The Project Gutenberg eBook of L'absence et le retour

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Title: L'absence et le retour

Author: Auguste Gilbert de Voisins

Release date: April 24, 2024 [eBook #73454]

Language: French

Original publication: Paris: Bernard Grasset, 1928

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ABSENCE ET LE RETOUR ***

GILBERT DE VOISINS

L’ABSENCE
ET LE
RETOUR

PARIS
BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
61, RUE DES SAINTS-PÈRES, PARIS, 6e
1928

DU MÊME AUTEUR

A la Librairie Bernard Grasset

Chez d’autres éditeurs

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : DANS LE FORMAT IN-4o TELLIÈRE, CINQ EXEMPLAIRES SUR MONTVAL, NUMÉROTÉS MONTVAL 1 à 3 ET I et II ; SIX EXEMPLAIRES SUR ANNAM, NUMÉROTÉS ANNAM 1 à 4 ET I et II ; TREIZE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN D’ARCHES, NUMÉROTÉS ARCHES 1 à 10 ET I à III ; TRENTE ET UN EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS 1 à 25 ET I à VI ; ET DANS LE FORMAT IN-16 COURONNE, TROIS CENT SOIXANTE-DIX EXEMPLAIRES SUR ALFA OUTHENIN CHALANDRE NUMÉROTÉS ALFA 1 à 350 ET I à XX.

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

Copyright by Bernard Grasset, 1928

A LAUTEUR DE « LA VIE SECRÈTE »
AU GRAND ROMANCIER, MON AMI :
ÉDOUARD ESTAUNIÉ

L’Absence et le Retour

I

Lorsque je me repris à vivre un peu, le premier objet dont la présence me fut révélée eut l’aspect d’un flacon cylindrique de sept ou huit centimètres de haut, muni d’un bouchon compte-gouttes, à l’émeri, et qui, sur son flanc, portait une étiquette rouge vif tournant au cinabre. Il m’occupa longtemps, je pense. Il représentait tout ce que les philosophes ont coutume d’appeler le monde extérieur. J’avais éprouvé déjà quelques vagues sensations de lumière, de parfums et de couleurs ; des sons avaient vibré jusqu’à mon tympan : l’écho d’une cloche, un coup de sifflet venant peut-être de la rue, le tambourin des doigts clairs de la pluie sur une vitre, le bruit sourd d’un meuble roulé, mais je ne savais placer au juste ces nouveautés dans le temps ni dans l’espace et je dois ruser, aujourd’hui, pour me les rendre intelligibles à moi-même, tant elles retournaient vite se fondre dans la nuée obscure de ce demi-sommeil qui me cloîtrait entre ses parois de velours.

Comment décrire ces choses ?

Des rayonnements, des éclairs, des bouffées, un bourdon grave et lent, un flux de la pénombre sur l’horizon noir, le reflux d’une brume striée de jaune qui montait et baissait en moi, si ce n’était au dehors.

Par quel sens les percevais-je, ces visions odorantes, ces senteurs sonores, ces musiques teintées, auxquelles la fièvre donnait un rythme ? Elles ne m’apprenaient rien, en somme, au lieu que ce petit flacon, je le vis de mes yeux, des yeux de ma face qui, jadis, admiraient les diverses splendeurs de l’univers et m’en transmettaient la joie. Toute mon attention se groupa donc autour du flacon, afin d’étendre et de compléter la vue, comme, dans le souvenir, un arbre surgi, un seul arbre à mi-côte, fait revivre avant peu la source, le chemin montant, les roches surplombantes, les chênes, les marronniers… la vallée entière.

Bientôt après, je m’aperçus que ce flacon étiqueté de cinabre tenait le milieu d’un carré blanc. Du même coup, mon évasion se confirma : il me semblait entr’ouvrir la porte de ma geôle. Le paysage s’élargissait ; j’y prenais en quelque sorte ma place, pour y jouer un rôle de spectateur.

Allongé sur le côté droit, j’admirais un beau champ de neige, bordé par des gentianes. Au centre, se dressait le flacon cylindrique, tout petit et cependant à la mesure du champ de neige, comme doit être, à celle d’une place urbaine, le monument solitaire qu’elle entoure. Les gentianes, naïves, très bleues, comme il convient, semblaient ordonnées à la façon stricte d’une platebande ou des arbres d’une avenue.

J’avais vu des gentianes en Suisse, en Savoie, en Dauphiné, non loin de tapis neigeux ; celles-ci étaient semblables et me parurent familières. Je leur souris… en tous cas, j’eus l’intention, la volonté de leur sourire.

Du temps passa : minutes ? journées ? semaines ? Comment savoir ? je n’en avais pas la moindre idée, mais je compris la qualité réelle de ce champ de neige : de la toile blanche, de la toile blanche assurément ! une nappe qui recouvrait un guéridon. Les gentianes ? des pétales de soie…

Oui, oui ! cette nappe devait être une nappe russe, brodée à son bord de fleurs bleues.

Oh ! ce fut comme si je m’échappais tout à fait, comme si j’étais libre, pour tout de bon ! Flacon, nappe brodée, guéridon, l’ensemble formait bloc, un bloc de choses vraies auquel je m’accrochai soudain, désespérément mais avec joie, en m’abîmant les ongles.


Encore du nouveau qui, cette fois, ne m’empêchait pas de souffrir… A certaines heures, je me sentais rôti sur le gril, devant un terrible feu flambant, et puis un courant froid survenu tranchait ma chair comme eût fait une lame d’acier. Ce supplice alterné me laissait un effroi sans nom, pire que l’affreuse peur de l’enfant réveillé dans l’ombre par un cauchemar qui ne veut pas se dissiper.

Parfois on m’attaquait. Des formes humaines, grossières par leur dessin et toutes blanches, se penchaient sur moi, me secouaient méchamment, m’oppressaient la poitrine, me blessaient de mille façons. Enfin, à des intervalles réguliers, on mettait mon crâne dans un grand seau plein de glace, tandis que mon corps continuait à souffrir ailleurs. Cela durait longtemps. Ma cervelle protestait, luttait contre le froid, refusait de se laisser enfoncer plus avant dans le seau de glace, jusqu’au moment où (par quel sortilège ?) ma tête, rendue à mon corps douloureux, se remettait à tiédir.

Un jour, j’aperçus avec netteté une figure, celle d’un jeune homme aux cheveux bruns, très courts, à la moustache courte aussi. Il portait un lorgnon. Jamais auparavant, je n’avais vu ce visage sérieux aux traits tirés. La bouche grave, le regard appuyé que des verres, pinçant le nez pointu, rendaient immobiles et surtout l’attention doctorale de ce regard me jetèrent à nouveau dans l’épouvante et je poussai des cris en me butant à ce visage inconnu, hostile, par conséquent, et maléficieux.

C’était pourtant là un progrès encore. Je cessai de m’occuper exclusivement du flacon bouché à l’émeri, de la nappe blanche et des gentianes, pour me rappeler un peu, très vaguement et comme un lointain souvenir, ma qualité d’homme vivant dans un monde d’hommes, puis, quelques instants plus tard, ma qualité d’homme malade.

Je venais d’être très malade…

Quel éblouissement ! De grands voiles se déchiraient devant moi ; je concevais les choses plus humainement et dans leurs rapports, quelques-unes, du moins : un petit nombre. D’autres manquaient, dont je pressentais l’importance, mais qui ne voulaient pas se laisser découvrir. Certes, je me souvins de mes derniers mois de travail excessif, des veilles continuelles, de sommeils courts peuplés de cauchemars, des interminables journées où je m’acharnais avec angoisse à finir une besogne toujours renaissante et des migraines qui m’avaient abattu jusqu’à la stupeur, puis torturé de façon à me suggérer que la folie ne cessait de me cravacher les tempes que pour m’éperonner de ses talons de fer. Je me vis même, enfourché par la folie, une folie tout en rouge qui faisait naître des blessures inscrites à mes flancs : longues traînées d’un sang aussi rouge que le manteau de celle à qui je servais de monture.

En somme, je me rappelais très bien avoir souffert, et diversement, mais une notion capitale manquait à ce souvenir. Je savais qu’elle manquait, je savais son importance et, peu à peu, une question se posa dans ma tête, s’y installa : un point d’interrogation trapu qui suivait par le haut la courbe de mon crâne, traversait en ligne droite mon front, à distance égale des deux yeux, verticalement, et prenait naissance dans ma bouche.

« Qui suis-je ? » demandait à ma place le point d’interrogation.

La réponse ne venait pas.

J’ajoutais des questions subsidiaires.

« Qui suis-je ? » signifiait sans doute « qui étais-je ? » mais ce travail excessif, de quel genre pouvait-il être ? cette besogne toujours renaissante, à quoi s’appliquait-elle ? Seule la douleur, en ses modes variés, demeurait certaine ; tout le reste me trahissait. Empereur d’un petit monde limité dont j’avais fait la découverte, je ne m’étais pas trouvé encore.

Le point d’interrogation, bien fixé dans mon crâne, bien installé, ne bronchait que par la base, par cet autre point, tout petit qu’il surmonte, point détaché qui gênait ma langue et m’agaçait les dents. J’en fus vite exaspéré. Je m’efforçai de le cracher, mais en vain.

Subitement, le supplice cessa et je me revis servant de monture à la folie, galopant, enfourché par elle, à l’allure d’un cheval emballé. J’étais en vérité une bête emballée sur le champ de neige ; cependant, avant peu, j’eus plaisir à voir saigner mes flancs, car les gouttes ne disparaissaient pas, sitôt tombées. Elles formaient des taches de plus en plus larges, d’un si beau rouge ! dont la couleur subsistait, toute fraîche, dessinant ma route. Cela me plut.

J’entraînai mon cavalier le long de l’avenue des gentianes. Ralentissant, je lui fis faire ensuite le tour du flacon solitaire et, pressant un peu, l’entraînai sur la neige qui volait en arrière sous mes coups de sabots. La folie ne me cravachait plus, je ne sentais pas son éperon. Elle m’encourageait par de petits claquements de langue, me flattait la tête, me caressait et, une seule fois, m’ayant arrêté, me donna à manger un morceau de sucre. Je pense bien qu’il n’en eut ni la forme, ni le goût… mais que donnerait-on d’autre à son cheval, au cours d’une promenade ?

En outre, je remerciais par devers moi la folie de ne point m’avoir trop poussé. J’étais une bête fourbue, claquée ; je respirais mal et ce fut avec un réel plaisir que je trouvai, en fin de course, le repos sur cette couche qui me servait de lit, sous les yeux d’un homme penché, très attentif, le nez pincé par un lorgnon.

Ce nez était pointu.

II

Sans doute, ma promenade de la veille, dans la neige, fut-elle l’occasion d’une rechute, car mes souvenirs s’arrêtent là, s’oblitèrent tout à fait. Je ne me rappelle qu’une station immobile, au fond de l’ombre la plus dense, sans nulle aventure, sans figure penchée sur moi, sans paysage visible et surtout sans couleurs. La nuit, une nuit bien close, bien calfeutrée…

C’est une rechute, assurément, et fort sérieuse, mais où l’instant vécu, l’instant souffert ne comptent pas tout seuls. Je ne sais pourquoi les événements qui suivent mon internement dans cette geôle privée de lumière ne se bousculent pas comme ils avaient l’habitude de faire auparavant. Ils se succèdent de façon plus normale et certains se placent même dans le passé, prenant figure de souvenirs, au lieu qu’il y a peu de temps, (hier ? ce matin ?) le présent seul me décrivait ma vie entière, un présent encombré, chargé de retouches, de ratures, de notes, de reprises, où le flacon monumental, le nez au lorgnon, les gentianes, le cheval emballé, les traces de sang sur la neige, se trouvaient sur le même plan, se pénétraient, sans que j’eusse la moindre envie de débrouiller tout cela, ni la notion qu’il pût en être autrement.

Voici que, pour la première fois, je puis distinguer aujourd’hui d’hier. A vrai dire, demain me paraît encore chargé de suppositions fort obscures en lesquelles j’ai peur de m’aventurer, mais demain ne m’occupe guère. Je me repose dans le temps présent, sur quelques heures d’un passé immédiat où je souffrais moins, me semble-t-il… L’espoir de ne plus souffrir du tout est absurde. Je l’écarte aussitôt, pour comparer le mauvais et le pire.


Apprenez donc que je viens, en ouvrant les yeux, de voir un grand paysage ou, plus exactement, quatre paysages mal conjugués mais d’un ensemble harmonieux. Je les reconnais, je les considère avec plaisir, je m’y promène en quelque sorte. Ils sont d’ailleurs séparés les uns des autres comme le seraient les aspects des quatre points cardinaux regardés par quatre fenêtres étroites et hautes. Je ne fais aucun mouvement du corps pour les voir, je ne bouge même pas la tête ; il me suffit de pencher mon regard vers la droite ou la gauche et de bien me souvenir. En quelques instants, je m’y retrouve. Maintenant, je sais en quel lieu du monde je me place.

Combien d’heures me suis-je assis au bord de ce fleuve jaune aux lourdes eaux ! Des verdures basses descendent jusqu’à la rive envasée, mais au delà, on n’aperçoit que cette liquide étendue que rien ne vient interrompre jusqu’à l’horizon. Tout à droite, une jonque apporte sa note pittoresque. N’est-elle pas, cependant, d’un dessin trop précis ? Les eaux bourbeuses, le ciel bas, de couleur beige, sont bien placés aux plans qui leur conviennent, mais la jonque me paraît avancer un peu plus qu’il ne faut, à cause peut-être des détails de sa voilure et des cordages…

Passons…

Ce bosquet de bambous est tout près de moi. Ah ! j’entends la brise dans ses feuilles qui, vers le haut, semblent divisées. A la base, on devine le bec d’un canard sauvage réfugié dans l’herbe et d’autres taches, plus petites, se placent adroitement, avec assez de goût, en somme, pour amuser le regard : une libellule s’agrippe à l’extrême bout d’une branche, un papillon volant, de couleur crème, piqueté d’orange, tend ses pattes pour se poser, et la gerbe de fleurs d’un arbuste voisin, aux corolles violet sombre, se détache de façon heureuse contre le vert pâle du bambou…

Passons…

Ici, je vois une masure assez ruineuse. La porte et le seuil sont d’un curieux dessin. Je n’en dirais pas autant du toit. Certes, il est en mauvais état, mais la poutre principale qui le soutient paraît d’une bien singulière perspective. Pourquoi ? Sans doute, parce que ce paon qui fait la roue appelle d’abord et retient l’attention. La délicatesse des teintes, ce vert et ce bleu qui voisinent luxueusement désintéressent de la masure qui demandait à être consolidée ou, plutôt, vue de façon plus juste, quand bien même la queue déployée du paon semblerait moins attrayante…

Passons…

Et cette cascade, admirée de tout près et d’en bas…

Quelle idée de se poster ainsi ! Le vent souffle, disais-je ; les gouttes viendront donc pleuvoir alentour et tremper le spectateur de la merveille. Que voulez-vous ! cette ruée d’eau claire, issue de la fente d’un rocher et bordée d’abord de mousses sombres, a trop d’éclat. On ne se lasse pas de contempler sa courbe, sa légèreté, les vapeurs qui l’environnent et la dalle noire contre laquelle rejaillit le fuseau liquide, pour s’épanouir en fleur transparente, en corolle de cristal dont les volutes décoratives, difficiles à saisir, ont de subtiles courbes, floues et précises à la fois, d’un charme vraiment chinois…

Passons…

Non ! non ! pour l’amour de Dieu ! ne passons pas !

Qu’importent ces décors, ce fleuve, ce bosquet, cette masure, ces ondes qui tombent en beauté ! Je me trouve au fond de la Chine ! Je suis jeune, je m’amuse et, surtout, je connais enfin mon métier !

C’est moi qui donne ses tons de pourpre au ciel du crépuscule. C’est moi qui teins de bleu le lac dormant. C’est moi qui rends les arbres verts, au printemps, qui les roussis, quand l’automne commence, et qui les dénude, en hiver. C’est moi qui badigeonne d’un même ton les vastes champs de riz et qui, d’un rouge vif, colore le bec de l’oiseau qui m’apparut, il y a quelques jours. C’est moi qui salis l’eau du fleuve et renouvelle les tons des ruisseaux. C’est moi… Non… j’exagère un peu : plus simplement, je suis peintre.


J’ai tâché de peindre cela qui plaisait à mes yeux, qui leur procurait du bonheur, qui faisait naître en moi l’ambition de me l’approprier, qui souvent se composait non sans quelque peine et m’incitait à rêver diversement. Il me fallait éviter à tout prix d’imiter, de rappeler de trop près les vieilles peintures chinoises que je dénichais parfois dans l’arrière-boutique des brocanteurs. Voir par moi-même, réaliser ma vision pour d’autres que pour moi, donner du spectacle offert une interprétation vraiment personnelle, tout en retenant avec soin l’influence de cet arome exotique, parfois enivrant, qui me forçait à comprendre la nature autrement que je n’eusse fait les roches, les forêts et la mer de mon pays de Provence ; en exprimer, pour ainsi dire, la magie par de nouvelles couleurs, des traits et des arabesques nouveaux… Voilà quel était mon seul désir.

Quelqu’un vient vers moi : un vieillard à longue barbe blanche, coiffé d’une calotte de bure, vêtu de façon paysanne, presque à la mode du pays. Je me lève de mon X et vais au-devant de lui la main tendue.

« Salut, Père Morbègue ! Vous prédisiez juste. La lumière est bonne, ce matin : j’ai pu travailler.

— Bonjour, monsieur Michel. Encore à peindre ! Vous finirez par user tous nos paysages ! »

Le père Morbègue a dit : « Bonjour, monsieur Michel ! » Je me nomme donc Michel… oui : Michel Duroy.

Ah ! je sais maintenant, pourquoi je me trouve en Chine ! Non seulement je vois les paysages qui me sont familiers, je les admire et m’y promène, mais je vois ma propre personne ; je puis la nommer librement !

III

Écoutez : je vais tâcher de m’expliquer.

Mon séjour exotique ne fut, en somme, que l’effet d’un heureux hasard, certes très bienvenu mais qui m’offrait une étrange surprise.

Je me trouvais seul au monde, mes parents étant morts dans la même année, peu après ma première communion. Ma grand’tante Valérie me recueillit chez elle et m’éleva. Je ne veux pas médire de tante Valérie à qui je dois beaucoup, mais j’ai connu plusieurs vieilles dames qui m’apprirent, plus tard, à juger celle-ci, qui me charmèrent, qui, parfois, me contaient plaisamment de belles histoires où des personnages imaginaires plus vrais que ma grand’tante, cueillaient des fruits d’or aux branches d’arbres enchantés, pour les offrir à des oiseaux-lyres dont les plumes changeaient les brises en musique, de vieilles dames, enfin, auxquelles je m’attachai tendrement.

Tout à l’encontre, ma grand’tante Valérie était trop maigre. Ses dents lui sortaient de la bouche de manière offensive, ses propres dents : elle se vantait fort, en effet, de n’avoir rendu visite au dentiste que sept fois en soixante-sept ans ! Coiffée d’un singulier ornement chevelu, couleur d’étoupe, anguleuse comme il n’est pas permis de l’être, les yeux saillants, d’un bleu terne, sans expression, très stricte et guindée par d’inexorables principes, tante Valérie m’éleva avec rigueur, parce qu’elle m’aimait bien, paraît-il, suivant une juste méthode : la sienne.

Je crois qu’elle ne chérissait, pour de vrai, que ses deux chats, deux chats de gouttière, jaunâtres, gras à lard, trop nourris, auxquels toute fantaisie était permise… (aucune à moi).

Le troisième objet de sa tendresse était un perroquet chauve, gris, impitoyablement jacassant, qui distribuait sur le tapis les graines de sa mangeoire. Tante Valérie se mettait alors à genoux (à moins qu’il n’y eût du monde), balayait la nourriture répandue et se répandait elle-même en discours hyperboliques, pour louer les vertus, les mérites, les excellences de « mon admirable Coco, mon Coco chéri, mon trésor aimé, mon roi des perroquets », enfin, d’une voix presque amoureuse, « mon Isidore », car Coco portait le nom d’Isidore, comme moi celui de Michel, dit sur un ton très différent.

Il arrivait parfois que l’un des chats, Paul ou Virginie, ayant refusé son repas, j’étais expédié, afin de ne pas déranger les servantes, chez un certain charcutier, homme de confiance dont la boutique était assez lointaine, ce qui m’enchantait peu en hiver, pour acheter de la rate dont les deux bêtes se montraient friandes à toute heure. Cette course utile me donnait, je ne sais pourquoi, l’impression d’être privé de dessert.

J’entends, je vois Virginie, Paul, Isidore ; je vois aussi ma tante Valérie… tous quatre sans plaisir, mais, pensant à eux, je me souviens, vaguement d’ailleurs, de notre appartement triste, où l’on ne pouvait jouer aux billes, situé à la fois à Paris et en province et, bien qu’il appartînt au XVe arrondissement, plus loin des boulevards et du Bois que Brest ou Besançon.

Aidez-moi, de grâce ! aidez-moi ! Voici l’ancien ennui qui menace de m’étouffer. J’en ai peur : il pourrait me saisir de nouveau ! Aidez-moi ! tirez-moi de son ombre ! donnez-moi du soleil !


Cette table austère, couverte de cahiers, de livres, de deux dictionnaires qui tiennent le coin de gauche, d’un encrier carré en porcelaine, d’un plumier et d’une feuille de papier buvard rectangulaire, d’un rouge gai, où j’ai arrangé des taches, à ma façon. Tout le reste paraît gris… Et puis, me faisant face, un homme en soutane qui me donne des leçons.

La voix de l’abbé Verdier sonne mal. Il bredouille et, comme il n’ignore pas ses travers, assure que ce défaut de langue l’empêcha de suivre une carrière de prédicateur qui promettait d’être brillante. Par contre ses leçons particulières passent pour inégalables. Il est lié avec tante Valérie à qui d’autres prêtres rendent visite et quelques dames, vêtues de noir ou de gris sombre : « Des personnes de notre monde, » a-t-elle dit.

L’abbé Verdier a une belle tête, une couronne de cheveux blancs, un peu jaunes, de belles mains sèches, une belle prestance. Il m’impose beaucoup, mais ne m’attire pas.

« La familiarité n’engendre rien de bon… »

Encore une phrase entendue, retenue, approuvée par ma tante.

Décidément, je suis un mauvais élève. Les jours passent, formant des semaines, des mois, des années. La série est interrompue par d’autres jours, d’autres semaines, où l’on ne fait rien, où l’on ne s’ennuie pas moins, cependant. L’abbé Verdier est fort mécontent de moi.

« Je rougirais d’avoir enseigné un cancre ! »

Ayant cherché « cancre » dans le premier volume des dictionnaires du coin de gauche, je trouve d’abord « crabe tourteau », ce qui m’amuse, car j’imagine mal l’abbé Verdier enseignant un crabe, et puis, hélas ! « écolier paresseux ».

Ce fut le début d’une période orageuse : reproches, paroles indignées, discours aigres de tante Valérie, tous très sévères et qu’il faut écouter de façon contrite, mais on assure que je ne sais pas m’y prendre.

« Figurez-vous, l’Abbé, il a le front de rire en dedans ! »

Ce front qui rit en dedans m’est incompréhensible.

Voici que je porte culottes, des bas de laine, puis des pantalons et une tunique. Je suis, paraît-il, un grand garçon. Je dois, faute d’être instruit par l’étude des chef-d’œuvres interprétés par l’abbé Verdier, ne point passer pour un ignorant. Et ce sont des leçons encore. On me fait connaître les monuments de Paris, ceux qui instruisent sans amuser. Quand je me promène ou, pour mieux dire, qu’on me promène (tante Valérie s’en charge) la visite proposée tourne à la leçon d’histoire : « puisque les livres ne lui apprennent rien ».

C’est ainsi que je fus mené à l’Observatoire, à la place Vendôme, à la Chapelle expiatoire, aux Catacombes de la place Denfert-Rochereau, enfin à diverses églises. Les notes mnémotechniques de ma tante, préparées par l’abbé, reposaient dans un sac de velours à fermoir de corne, puis étaient rangées très soigneusement, afin de servir plus tard.

« Quelle statue s’érigeait, jadis, où se trouve, aujourd’hui, la colonne Vendôme et comment se nommait alors cette place ? »

J’ai appris par moi-même qu’il est, à Paris, d’autres monuments, des musées où l’on voit certaines dames dépourvues de leurs vêtements et même des salles de concert où l’on joue de la musique voluptueuse.

Tante Valérie ne connaissait la volupté que par le spectacle des amours de Paul et de Virginie, qui passaient pour de gracieux divertissements puérils. Demeurée elle-même à l’état de demoiselle, ma tante ne s’offensait pas de ces jeux, elle en faisait part, au besoin.

« Regarde, Michel, comme ils s’amusent ! Sont-ils assez gentils ! »


Mais Isidore vient d’interrompre tante Valérie. Brusquement, il s’est envolé, une chaînette pendue à la patte gauche. Il plane, soutenu par des ailes immenses, et parle d’une voix que je ne lui connais pas : la voix d’un ange évadé de son vitrail.

« L’abbé Verdier, dit Isidore, est un vieil imbécile qui ne sait que raser Michel. Paul et Virginie sont des chats galeux ou le seront, un jour. Tante Valérie est une pécore mal coiffée, mal habillée, mal chaussée et moins gentille pour son prochain qu’Angèle, sa cuisinière.

« Dors, mon petit Michel ! dors ! Je t’éventerai de mes ailes et te donnerai de beaux rêves. »

IV

Je vous ai dit que j’entendais jacasser Isidore et miauler les chats de ma tante. Il se passe, aujourd’hui, quelque chose de tout différent.

Je regarde la cascade qui rejaillit sur une dalle noire et, durant que je contemple ces jeux d’eau, je me sens interrompu, en quelque sorte, par une voix toute proche de moi, tout à côté de mon lit (puisque je suis couché), la voix de l’homme au lorgnon.

Les autres bruits étaient des souvenirs de bruits, ce faible murmure semble d’une qualité différente : il appartient à l’instant présent. J’écoute et me dépêche de retenir la phrase nouvelle, si précieuse…

« Certainement, il va mieux, mais il parle encore beaucoup. On pourra, néanmoins, lui donner quelques libertés, avec prudence. »

Sa voix a baissé ; je n’entends plus rien. N’importe ! J’ai fermé les yeux et, contre mes paupières, j’ai inscrit la phrase sur un mur crépi à la chaux, en grandes lettres majuscules, bien noires. Ainsi je pourrai la relire à ma guise.

Une heure plus tard, je suppose, j’ai entendu des pas feutrés, j’ai vu des ombres qui bougeaient autour de moi, pendant que je m’exposais un problème très compliqué, très grave, et tâchais de lui établir une solution raisonnable… Mais comme ces travaux sont malaisés !

Je sais que je suis malade : mes douleurs de tête me le rappellent. Je sais que je suis en Chine : les quatre paysages que je vois me sont trop connus. Pourquoi donc ne m’a-t-on pas renvoyé en France, là-bas, où j’avais accoutumé de vivre ?… Je ne trouve rien, je m’y perds !

Oh ! que se passe-t-il ? La cascade se déplace ; je ne la vois soudain que de biais, et la masure n’a pas du tout le même aspect. Quoi ! se peut-il qu’elle résiste, si branlante, à un tel déplacement ? Aussitôt après, le bosquet de bambous s’en va et la courbe du fleuve se détord pour s’enfuir à la manière des serpents.

Un magicien a dû passer, un magicien de Chine, car tout a disparu.


Il faut que je réfléchisse, sans me troubler… Comment faire ?

« Je t’ai prié, Michel Duroy, de bien réfléchir, sans te troubler ! »

J’ai si grand peur, que je dois me donner des ordres, pour m’affermir.

« Posez-le contre le mur », dit une autre voix… La mienne ? la voix du magicien ? Non : celle de l’homme au lorgnon.

Du gris, du gris assez lumineux… je n’aperçois rien que cela, aux alentours. Plus de feuillage, ni de jonque, ni d’eau bourbeuse ou vaporisée ; rien, vous dis-je, sauf ce gris lumineux, coupé, dans le bas, par une longue barre de cuivre, surmontée à chaque bout par des boules du même cuivre… Mais… mais ne les avais-je pas déjà entrevues ? Il me semble… sans que je puisse l’affirmer, cependant.

Tout à coup, les souvenirs accourent de nouveau, se bousculent : je retrouve tante Valérie sous ses aspects les plus charmants, escortée de l’abbé Verdier, de ses deux chats et d’Isidore. Ils font de leur mieux pour m’exaspérer, sans rien inventer de nouveau, car ils manquent d’imagination, mais cette répétition me fatigue plus encore que de méchantes fantaisies.

Pourtant, Isidore ne m’a-t-il pas éventé, un soir, de ses grandes ailes ? Oh ! ce souvenir je veux le garder, sans jamais y faire allusion.

Maintenant, on parle de tout autre chose.

« Mon petit ! je crois que Virginie vient de s’oublier, la pauvrette ! sous la bergère brodée. Prends un torchon à l’office et ne manque pas de bien essuyer. Surtout, aucun reproche à la chère bestiole : il faut la traiter avec douceur ! »

« Mon petit Michel ! Isidore réclame son goûter. Ne dérange pas les bonnes. Va vite ! Pourquoi un perroquet comme celui-là serait-il privé de friandises, lorsque nous nous les permettons ? »

J’obéissais toujours, sans grâce, il est vrai, sans me montrer flatté de l’honneur que me faisait ma tante… mais j’obéissais.

Je n’étais qu’un jeune imbécile ! Refuser n’eût servi de rien, néanmoins il y a des moyens de se venger qui ne sont pas dépourvus d’un certain agrément. Je n’y songeais pas ! Aurais-je, moi aussi, manqué d’imagination, de fantaisie ? Puisque je rêvais, la nuit, des quelques lectures furtives que je pouvais faire, pourquoi ne pas en faire usage ? Ah ! les gosses sont bien peu dégourdis !

Tu ne peux supporter ta tante, ton professeur en soutane, Paul, Virginie et Isidore ?… Moque-toi d’eux ! Invente une mascarade où ils joueront les rôles qu’il te plaira de leur imposer. Transforme tante Valérie en vieille sorcière ! La voilà qui perd ses dents ; ses cheveux sont pleins de poux, une araignée lui pend au nez et le jour où elle reçoit l’évêque en tournée pastorale, au moment où elle lui fait sa révérence, je ne sais par quel accident sa jupe est tombée, son jupon a suivi, un vent-coulis venu de la cheminée relève sa chemise et l’évêque, très myope, se penche par courtoisie et met son lorgnon, afin de mieux voir.

Pendant ce temps, Paul et Virginie font des horreurs sur les pieds épiscopaux et le cher Isidore pris d’une crise de pudeur, grimpe le long des jambes de ma tante et ouvre ses deux ailes pour cacher le paysage… ses deux ailes d’ange ?

Alors tu entres, tu sauves tout, tu rabats les jupes de ta tante, tu tords le cou aux deux chats, tu donnes Isidore à l’évêque qui s’engage à le garder toujours et qui sort chaussé de soulier crottés.

Pour l’abbé Verdier que nous oublions, on trouvera autre chose, mais je te suggère, mon enfant, de le faire surprendre par ta tante, en train de violer la cuisinière sur son fourneau tout rouge, ce qui répandrait une insupportable odeur de roussi.

Oui… mais je n’y songeais pas ! non plus qu’à recevoir en cachette quelques amis de mon choix…

Ouvre leur la fenêtre ! appelle-les discrètement ! Ils ne tarderont pas à venir. Tu les connais d’après les livres, (interdits ou permis par ta tante,) mais ils vivent et tu pourras leur parler.

En voici un qui a couru le monde. Il te contera de belles histoires du Pacifique où les îles sont des lieux d’enchantement dont jamais on ne se lasse. Les femmes s’y promènent vêtues de pagnes, portant des fleurs dans leurs lourds cheveux…

Va te perdre ensuite dans la forêt où les singes se balancent aux lianes, à bout de bras, où le tigre miaule, où la gazelle fuit, où, sur le bord d’un fleuve, de grands sauriens mouillés claquent des mâchoires, où l’orchidée pousse en plein air, sans être garée par des vitres, où le paon blanc étale sa roue magnifiquement, comme pour une cérémonie…

Descends vers le bord de la mer… Les sirènes du flot, assises sur des rocs, se divertissent et jouent avec l’écume. On dirait qu’elles font elles-mêmes des bulles en baisant la crête des vagues et, chaque fois que la bulle crève, il en jaillit un chant, à tel point séducteur, que le roi d’Ithaque, voguant aux alentours, doit faire boucher à la cire les oreilles de ses compagnons.

Te plairait-il d’extraire l’or d’une mine ?… C’est un peu plus loin. Ton ami te conduira, mais attends quelques jours, car voici une fée qui vient d’entrer et se froisserait à coup sûr si tu ne l’admirais dans sa danse, au lieu que, si tu parviens à gagner ses bonnes grâces, je crois qu’elle daignera sauter à la corde avec toi.

Puisque tu t’ennuies dans ton lit, Michel, ne perds pas ton temps !

V

Non, ça ne marche pas du tout avec l’abbé Verdier. Tante Valérie s’en lamente, un jour sur deux ; elle prend à témoins de ma très honteuse indignité ses chats qui n’en peuvent mais et le chauve Isidore qui ne sait compatir qu’en jacassant sur un ton plus aigre. On va donc tenter une expérience : m’envoyer dans un collège pseudo laïc, mais bien pensant, à la campagne, jusqu’à mon baccalauréat. On s’est même arrangé pour que cette institution de tout repos me garde durant les mois de vacances.

J’ai, paraît-il, enfin bien travaillé. Trois ans, j’ai fait honneur à ma famille (telle est la formule), puis est venu l’affreux accident.

Mes maîtres m’ont découvert un goût pour les beaux-arts. Les beaux-arts… ces mots me forcent à m’interrompre.

Tout à l’heure, je vous parlais d’un paysage qui s’en allait en morceaux. Je comprends pourquoi ! Le paysage était simplement un paravent à quatre feuilles que l’on ouvrait devant la fenêtre. Il m’enchantait si fort que j’avais à peine remarqué la barre de cuivre de mon lit et ses deux boules.

Ce paravent, je l’avais peint moi-même, là-bas, en Chine. Mais je ne suis donc plus en Chine, aujourd’hui ? Je suis peut-être à Paris ! Ah ! que de choses m’assiègent ! Ne m’en veuillez pas : je me sens plus instable. Excusez… Je retourne en arrière.

Mes maîtres, dis-je, m’ont découvert un goût pour les beaux-arts. Combien ai-je dessiné de roses, de pots en grès, de chaises, de bustes en plâtre, jusqu’à satiété, jusqu’au découragement ! mais je m’en consolais, étant autorisé à fouiller dans la bibliothèque du collège, bien fournie…

Et puis est survenu l’affreux accident.

Un jour d’été, jour de vacances où l’on me laisse un peu de liberté, je me suis rendu au village, emportant de quoi dessiner, pour mon plaisir, cette fois. Ayant fait connaissance, dans un bosquet, d’une gentille paysanne de mon âge (quatorze ans), je causai avec elle et, comme nous pensions être à l’abri des indiscrets, je la suppliai honnêtement de se dévêtir, afin de faire un croquis de son corps que je supposais agréable à voir, surtout pas en plâtre. Le temps était chaud ; elle consentit et je commençai ma première œuvre d’après le modèle vivant.

A peine ai-je indiqué l’attache délicate de l’épaule qu’un de mes professeurs survient, l’un des moins tendres. Il pousse un cri d’horreur, il lève les bras au ciel et, ne trouvant plus les mots qu’il faudrait dire, il prend la fuite.

Lucette, la gentille jeune paysanne, se rhabille, sans hâte apparente, et ne peut s’empêcher de rire. Je ne lui donne pas tort. De quel crime sommes-nous coupables ? Certes, je l’ai un peu caressée, en manière de remerciement, et j’ai même baisé sa jolie nuque, mais le détournement de mineure ne s’est pas autrement accompli.

« Moi, dit-elle, je retourne chez nous. Tout ça : des histoires qui ne regardent personne, et papa se méfie des messieurs du collège qui nous ont joué de vilains tours. Au revoir ! vous finirez le dessin une autre fois. »

Je montrai, je l’avoue, moins de désinvolture et m’en fus, ayant accompagné Lucette jusqu’à la porte de son logis, l’oreille basse quand il fallut entrer dans le préau du collège.

Ah ! ce fut un scandale sans nom ! D’abord eut lieu une façon de jugement, devant le directeur et les maîtres, qui me rappela le sort de maintes nobles figures de l’histoire (avec leurs dates), condamnées aux flammes ou à la roue, pour avoir suivi les ordres de leur démon intérieur (en somme, j’étais peut-être la graine d’un peintre illustre…). Puis, ce fut le cachot, qui ne laissa pas de m’humilier, cette punition étant réservée d’ordinaire aux petits. Mettre au cachot un garçon de quatorze ans passés montrait chez mes maîtres un esprit bien rétrograde ! Cette peine afflictive dura trois jours, le temps de correspondre avec Paris ; on n’osa pas envoyer une dépêche, bien que le cas en valût la peine. Enfin, je fus conduit sous bonne escorte à la gare, mais mon amie Lucette, mon modèle, veillait, qui me salua au passage par des rires et même par l’envoi d’un baiser. Chère fille ! ses jambes étaient d’un galbe délicieux. L’un des répétiteurs du collège devait m’accompagner et remettre son prisonnier entre les mains de Mlle Valérie dûment instruite de mon crime.

Tant que le voyage dura, je songeai aux jambes de Lucette et pas un moment aux jambes de ma tante. Son accueil fut à vrai dire assez frais.

Le silence, le silence absolu ; un visage immobile qui ne s’émouvait plus aux caresses des chats, ni même aux proclamations d’Isidore. L’épreuve du cachot continuait. Pour achever cette belle journée, il me fallut subir un discours du père Verdier.

Oui, je comprends que cet homme vénérable se fût trouvé, jadis, un talent d’orateur sacré. Je l’imaginai me parlant du haut d’une chaire… Très éloquent, il me démontra ma honte et mon ignominie par des phrases de grand style, lourdes de sens, vigoureuses, animées par une indignation sincère et coupées seulement, de temps à autre, par des appels lancés par Isidore, se rapportant à un sujet qui l’intéressait davantage : son prochain repas.

« Pour me résumer en quelques mots, il convient que vous commenciez une longue et sérieuse pénitence, afin d’alléger un peu le poids accablant qui pèse, par votre faute, sur les épaules de votre sainte et bonne grand’tante, car, songez-y courageusement, sans faiblir ni discuter avec vous-même, vous qui ne vous êtes assurément pas signalé par vos études, mais en qui je voyais une conscience pure, vous, Michel Duroy, nous avez trompés, entendez-vous ? trompés !

— Carotte ! Carotte ! » s’écria Isidore qui, du moins, montrait de la suite dans les idées.

Et je ne pus, hélas ! étouffer l’éclat de rire qui surgit dans ma gorge…

« Ah ! Dieu soit loué ! prononça une voix tout près de ma couche. Il me semble bien qu’il vient de rire ! »

Mais oui, j’ai ri… Pourquoi s’en étonne-t-on ?

VI

Le scandale au collège ayant passé toute mesure et ma tante Valérie ne pouvant supporter l’idée que son petit-neveu fût un dévoyé, les décisions à mon sujet ne tardèrent pas. Je fus mis avant peu dans un four à bachot. Ma tante exigea le compte-rendu minutieux de l’emploi de mon temps : Paris est si mal fréquenté, si plein de pièges ! Par ailleurs, elle voulut affecter une façon d’indifférence hautaine à mon sujet ou même d’éloignement pour « cet enfant qui s’est déshonoré. »

L’enfant sans honneur ne s’en porta pas plus mal et ne parut guère s’apercevoir de sa déchéance. Il se fit, à l’institution Ménandre, quelques camarades et, bien que le travail fût assez dur, se plaça dans les compositions de manière décente.

Des camarades ? n’en avais-je donc pas à la pension récemment quittée ? à ce collège dont le recrutement était à tout point de vue surveillé ?

Non. Là-bas, Michel Duroy passait pour bizarre, parce qu’il ne détestait pas la solitude ; pour un mauvais esprit, parce qu’il se complaisait peu à gagner les bonnes grâces de ces Messieurs par des courbettes et le choix déférant de son langage, enfin, vis-à-vis des autres élèves, pour un faux bonhomme (on employait des termes plus nobles ou plus familiers), non point à cause de son aventure avec Lucette, dont il ne s’était pas encore rendu coupable, mais parce qu’il crayonnait volontiers, sur des feuilles glissées dans ses cahiers, subrepticement, (le bandit s’y montrait assez expert), des caricatures de ses maîtres, de ses camarades, de tout le personnel de la maison, caricatures peu charitables, grotesques, voire même offensantes.

Ce dernier reproche était mérité, mais eussé-je fait la même espèce de charge d’un ami, si j’en avais eu ?

L’institution Ménandre, choisie cependant pour sa rigueur, le haut niveau de ses études et sa bonne tenue, me sembla plus douce et, durant les deux années que j’y fus, je passai fort honorablement mes deux baccalauréats.

A coup sûr, ces lauriers laïcs ne suscitèrent aucun enthousiasme chez ma tante qui eût sans doute préféré me voir entrer au séminaire… la vocation importait peu. Néanmoins, elle daigna me sourire. Je me le rappelle, ce sourire ! Que n’ai-je un crayon entre les doigts ! J’en fixerais la réserve et la difficile amabilité.

Puis, j’entre dans une nouvelle période de ma vie… et quelque chose, déjà, m’inquiète. Je vais bientôt y arriver…

Ah ! je me sens tout agité par l’approche de ce quelque chose plein de mystère. Je sais qu’il y a, dans un lieu de la terre pas très loin de moi, du… comment dirais-je ?… du soleil, peut-être… mais il est voilé. Je le devine sans l’apercevoir.

Oui, oui, je me rappelle des faits d’ordre courant, banal. Ils entourent ce que je ne vois pas.

J’entre dans une banque, dirigée par un très lointain cousin par alliance de ma tante, et ce sont là de bons jours. Je jouis d’une liberté relative qui me semble complète, bien qu’il faille rentrer, le soir, à la maison. Alors, j’ai connu un peu de la vie de Paris, j’ai eu quelques aventures (flatteuses, bien entendu, mais toutes diurnes). Je me rappelle leurs agréables détails.

Autre événement : on m’accorda une bourse personnelle : je vais avoir vingt et un ans dans six mois ! mais il me faut subvenir, pour ma part, aux frais de la famille… Subvenir aux frais de Paul, de Virginie et d’Isidore, cela me dégoûte un peu. Qu’importe ? puisque les bons jours se suivent. D’ailleurs, je triture dans ma tête un projet gros de conséquences. Il s’agit de quitter ma chère tante Valérie et de m’engager au plus tôt, pour couper les ponts. Il me semble qu’elle et moi, sommes en quelque sorte quittes.

Souvenirs d’enfance, de jeunesse… En sortirons-nous, un jour ?


Voilà que l’on m’appelle au téléphone de la banque. C’est la cuisinière de tante Valérie qui a couru jusqu’à la poste en face de chez nous et me supplie d’arriver en toute hâte, Mademoiselle étant très malade !

Cette brave Angèle, très supérieure à Isidore et qui me montrait, quand j’étais gosse, une certaine affection, paraît toute bouleversée.

Et moi qui viens de parler de bons jours !…

Je saute dans un taxi.

Angèle disait vrai. Tante Valérie est très malade. Brusquement saisie par une attaque, elle n’y survivra pas, dit le docteur Vergnault. Tout espoir est perdu.

J’ai veillé ma tante, jusqu’au matin. J’entends que je suis resté assis près de son lit en tâchant de ne pas dormir. Le médecin, le prêtre et la femme de chambre étaient dans la pièce à côté. Je me rendais utile quand l’occasion se présentait…

A l’aube, elle est morte, sans trop souffrir, semble-t-il, mais, avant l’extrême-onction, elle a balbutié quelques paroles, disant qu’elle voulait embrasser Isidore.

Les bons jours se sont retrouvés ensuite, assez vite.

Le dimanche après l’enterrement, je me suis rendu chez mon directeur, M. Édouard Cernaux, non à la banque, mais à son domicile, boulevard Haussmann. M. Cernaux m’a reçu tout de suite et m’a parlé sur un ton presque affectueux. Il me dit que si je travaille bien, je pourrai devenir un employé utile. Tant mieux.

Ah ! voici que j’y vois plus clair… Je devine où se trouve le soleil.

Attendez ! ne m’embrouillez pas !

M. Cernaux me présente ensuite à une jeune fille :

« Michel Duroy ; ma sœur Madeleine. »

Il a dit : « Ma sœur Madeleine ? »

Il ajoute :

« J’espère que, plus tard, quand votre chagrin sera moins grand, vous viendrez chez nous ; on vous y verra avec plaisir. »

Madeleine…

Tout à coup, je suis ici, près du paravent replié contre le mur, dans cette atmosphère lumineuse et grise, tout seul. L’homme au lorgnon a disparu.

Madeleine… elle avait des yeux clairs…

Alors, de nouveau, je me pris très volontairement à hurler : clameurs excessives que j’animais de toute ma force renaissante. Madeleine ! Il me fallait revoir Madeleine, ma femme ! Où était ma femme ?

La bouche grande ouverte, les bras tendus, tous les muscles raidis, je beuglais comme une bête mon désir désespéré. Dans cette convulsion bruyante, je ressentais une sorte de joie à m’entendre moi-même, à me dépasser, à crier plus haut encore, d’une voix plus forte ou plus aiguë.

Soudain, je me tus, perdant le souffle, ma poitrine manquant d’air. Mon mal s’accroissait d’un affreux hoquet. Je sombrais dans une onde gluante qui se serrait autour de moi. Lentement, difficilement, mais sans recours, je coulais à pic ; l’eau poisseuse toucha mes lèvres, enfin je perdis connaissance, à la façon, me semblait-il, dont on meurt.

VII

Chacun fait bien attention à ce que ma chambre soit silencieuse, mais on oublie qu’aujourd’hui j’ai l’oreille fine. Ces gens qui m’entourent finiront par se laisser prendre. Ah ! ils veulent jouer au plus malin ! soit. Les misérables ! ils ne se doutent pas de ma découverte. Si malade que je fusse, tout ce qui me forçait jadis à gémir avait surtout forme d’effroi. De cet effroi, je suis guéri et, depuis hier, je ne souffre plus que d’un mal que je soignerai tout seul : le désespoir.

La peur me donnait du délire, sans aucun doute, me chavirait la cervelle, ne m’accordait qu’une mémoire fragmentée, hallucinée, où mille souvenirs se brouillaient, mêlés à des images fausses. De mon désespoir, je serai maître, un jour, et, ce jour-là, je me vengerai.

Maintenant, je me souviens de tout et vous le dirai, peu à peu. Pour l’instant, la tâche importante est de vivre avec ma douleur, de la comprendre, de clairement la définir, en attendant l’heure où mes forces physiques permettront…

Ma cervelle est saine (je puis faire de tête des multiplications et des divisions assez difficiles.) Je suis donc sûr de vaincre. En outre, je possède un baume merveilleux dont je compte me servir comme d’une potion. Il me suffira de me rappeler ma vie avec Celle que vous savez.

… Non, non, je ne la nomme pas autrement, car je retomberais dans la peur. Si je la nommais, elle apparaîtrait aussitôt, elle me prendrait la main, elle se pencherait peut-être, pour me donner un baiser et je vous assure que la savoir auprès de moi me brouillerait l’esprit, sans retard. Il me faut donc garder mon esprit au repos, pour elle du moins.

Tenez ! faisons un traité d’alliance : décidons que, toutes les fois que je parlerai d’elle, vous ajouterez le nom de quatre syllabes, et je ferai de mon mieux pour ne le voir ni l’entendre…

Marché conclu ?


Pour le moment, je vais travailler à mon pensum quotidien. Ce matin, on a parlé près de mon lit ; j’ai retenu la phrase prononcée ; maintenant, il s’agit de l’inscrire sur une longue banderole de couleur attrayante, que je livrerai au vent. Parfois, les derniers mots disparaîtront dans un pli de l’étoffe, mais je saurai compléter ce qui manque ; parfois, tout sera visible.

On a dit :

« Au sujet de sa femme, il faudra être prudent. »

Je cite, naturellement, de mémoire. Laissez-moi peindre les neuf paroles, sur fond vert clair. Le travail sera vite fait.

La banderole s’est remise à flotter au vent, mais je ne veux pas lire l’inscription. Le vent ne tombe pas, elle restera donc visible, quelque temps. D’ailleurs, à la première occasion propice, je tâcherai de porter mon attention à tout autre chose, car la banderole m’inquiéterait par le mystère qu’elle implique. On n’affirme pas ainsi sans donner de raison : ce serait me traiter comme un enfant à qui ses parents interdisent, par prudence, les chocolats à la crème dont, à l’occasion, il se régale si volontiers.

Rencontre singulière : l’occasion propice que je réclamais pour dériver mon esprit, pour me distraire, en somme, se présente toute seule.

Où suis-je, au juste, à l’instant présent ? je ne le sais pas encore ; peut-être, dans une maison de repos, une clinique, un hôpital privé. Cette personne qui vient de passer au pied de mon lit, grasse, entre deux âges, la chevelure maintenue par un diadème triangulaire en toile, semble coiffée à la façon des infirmières, mais plus qu’elle, c’est la fenêtre qui m’intéresse et me propose l’occasion.

Vous ai-je dit que l’homme au lorgnon m’a relevé la tête en haussant de ses mains mon oreiller sur un autre ? Cela se fit hier soir. Reposer à plat devient vite insupportable et le paravent chinois, (pourquoi mon œuvre se trouve-t-elle ici ?… question à classer), étant toujours replié contre le mur, afin de m’interdire les voyages à bon marché en Extrême-Orient, mon champ d’horizon est augmenté vers le fond, dans cette pièce étroite et longue.

La chambre où je souffre doit être au troisième étage, sinon plus haut. Je n’aperçois rien de la rue, néanmoins je vois la maison d’en face et un appartement à mon plan. Les vitres ont des stores, mais, de temps à autre, si la lumière est allumée, là-bas, avant qu’on ne ferme les persiennes, de vagues formes m’apparaissent, des formes humaines qui se déplacent.

Allons ! voilà qui est décidé : je vais m’intéresser à ces êtres, je me mêlerai à leur vie et si je ne puis les distinguer suffisamment, je suppléerai en inventant. Surtout n’essayez pas de me défendre les quelques plaisirs innocents que je tente de m’octroyer. Ne collez pas sur les vitres du papier noir !

Ces gens seront mes amis. Chaque fois que je sentirai ma tête et mes yeux trop pleins de l’image que vous savez, je rendrai visite à mes voisins, vis-à-vis. Ils sont deux, en ce moment : un homme assez gros, assez grand, (je le déduis de la mesure probable des fenêtres,) une femme, plus petite et qui paraît mince.

Je vous suivrai, Monsieur, Madame…

Au fait, avez-vous des enfants ? Peut-être ne sont-ils pas rentrés encore de l’école, quoiqu’il soit bien tard, ou se livrent-ils à quelque fameuse partie, dans le fond de l’appartement.

Décision primordiale :

Monsieur Madame, je vais tout de suite vous baptiser.

Comment parler à des gens anonymes ? Parle-t-on à un mur sans décoration ? Nommés par moi, mes amis, dès demain, vivront davantage.

Chère Madame, je vous appellerai dorénavant Lucie, du nom de la petite paysanne qui fut mon premier modèle, qui me fit passer pour un criminel notoire et, par ailleurs, me rendit service. C’est donc là, déjà, un témoignage d’affection réelle, très respectueuse, que je vous prie d’agréer.

Vous, cher Monsieur, serez baptisé Maxime, d’après le deuxième prénom, à vrai dire, peu usité, de mon meilleur ami, Jérôme Devilliers que j’ai en quelque sorte perdu de vue.

Votre embonpoint, deviné à travers le treillis des stores, a suscité l’image de ce bon compagnon. Il faudra, d’ailleurs, que je parle bientôt de Jérôme, je n’y manquerai pas, mais il me semble, aujourd’hui, que Maxime vous convient admirablement. Serrez la main que je vous tends et, de grâce, ne vous éloignez pas trop des fenêtres.

Lucie… Maxime…

Cette petite conversation de début m’a rafraîchi la tête. Je puis m’occuper, quelque temps, d’autre chose. Chut ! n’intervenez pas : je saurai m’arrêter quand il faudra.


Mon stage à la banque me procure un certain agrément. J’y fais de nombreuses connaissances. M. Édouard Cernaux, le patron, se montre toujours cordial à mon égard. Peut-être ne conserve-t-il pas de sa cousine Valérie Duroy un souvenir enchanteur et veut-il me le faire sentir. Les travaux dont je suis chargé n’ont rien qui m’enthousiasment ou m’enivrent, mais je m’y plie sans difficulté manifeste. La comptabilité ne me rebute pas et la nécessaire connaissance de l’anglais m’est d’une acquisition facile, car les langues vivantes étaient les seules parties du programme où je montrais, jadis, un certain zèle. Le père Verdier avait presque l’air de s’en offenser, car il les tenait, ces études, pour secondaires, sinon superflues, et les enseignait mollement, au lieu que le professeur du collège d’où je fus renvoyé se servait d’une méthode habile qui donna de bons résultats. Je me plais en outre à causer en anglais avec le caissier-adjoint de la banque, un gentil garçon, anglais lui-même.

J’en rougis, mais je dois vous confesser tout de suite que je viens d’être lâche. J’habite encore l’appartement de ma tante : un bail fort long me le permet. Cet appartement où logent de tristes, de gris, de mauvais souvenirs, n’a changé ni par son atmosphère, ni par ses teintes. S’il m’arrive de m’en moquer, c’est de mauvaise grâce. D’ailleurs, j’ai conclu avec Angèle, la cuisinière, dont les services me restent assurés, un pacte à ma convenance. Elle garde, dans une pièce de débarras, donnant sur l’escalier de service, les deux chats et le perroquet.

« Mademoiselle les aimait tant ! »

Isidore, Paul, ni Virginie ne semblent se plaindre de ce coup d’état : la bonne Angèle les soigne par piété, par devoir, par dévouement à la mémoire de sa maîtresse disparue, bien que, de celle-ci, elle eut souvent à se plaindre… Sentiment complexe. Je ne mets jamais les pieds dans l’antre réservé à ces trois bêtes, jamais, je vous le jure, et les miaulements non plus que les jacassements ne franchissent le seuil de mon domicile particulier.

Oui, j’habite encore ma chambre à coucher à laquelle j’ai adjoint une petite pièce voisine, ancien cabinet de toilette devenu mon bureau. J’ai changé le papier des murs, les rideaux, la plupart des meubles, certain tapis d’un vilain jaune. Je possède aussi quelques planches fixées au mur ; elles me servent de bibliothèque.

Sans doute avez-vous déjà compris que seules les dispositions testamentaires de ma tante me permettent ces luxes divers, bien qu’elle ait fait des largesses à l’abbé Verdier et légué de nombreux souvenirs, (clairement désignés, afin que l’on ne se trompe point), à de vieilles dames dont le nom m’était connu mais qui me paraissent toutes du même modèle, aussi bien par le costume, la voix, le geste, que par l’expression.

Souvenirs de ma tante Valérie ! J’ai prié le photographe du coin de la rue de les immortaliser. « Touchante attention » s’est écrié je ne sais quel cousin. Ceux qui m’appartiennent sont réunis sur une table Louis-Philippe et je rêve déjà de peindre d’après eux, plus tard, une nature morte, ou d’en faire une pointe-sèche vigoureuse… Un jour, j’exposerai cela dans un cadre d’ébène :

Michel Duroy
Le Goût de Tante Valérie

Il me semble que je deviens inutilement méchant, mais ne vous ai-je pas dit que mon ancien maître de dessin tenait de pauvres essais de caricature pour offensants ? Je crains qu’ils ne fussent surtout maladroits.

M. Cernaux, mon patron, est aussi devenu mon tuteur. Je n’ai qu’à m’en louer : il ne me gêne guère et me laisse la bride sur le cou. Je vais souvent dîner chez lui, nos causeries se prolongent…

Parfois, nous ne sommes pas seuls.

VIII

Non content de les avoir baptisés d’office, l’un et l’autre, je viens d’unir en justes noces Maxime et Lucie. Il m’eût été désagréable de fréquenter un couple irrégulier, et quels reproches me seraient venus d’outre-tombe, par un message de tante Valérie !

« Dans notre monde, mon cher neveu, cela ne se fait pas. »

Il m’est donc possible, depuis onze heures un quart, de fréquenter sans honte ces amis de date récente : une pendulette, posée tout au bord de ma vision, près de la tête de mon lit, me permet d’affirmer l’heure exacte du mariage, béni de loin, d’ailleurs, par un portrait du pape, laissé au mur par quelque ancien malade.

Maxime et Lucie reçoivent des visites que je ne connais pas. Des ombres, des profils nuageux, des masses grises entrent, prennent un siège (puisque la silhouette incertaine se raccourcit), puis s’en vont. A la réflexion, cela me semble tout naturel : sans doute, vient-on féliciter les nouveaux époux que, par discrétion, je laisse à leur bonheur.

Parlons plutôt, si vous le voulez bien, des soirées que je passe chez M. Cernaux et sa femme, personne d’un agrément tout différent, un peu popotte à l’avis des mauvaises langues, mais fort agréable et bonne musicienne.

D’abord, je me rendis chez eux à cause de certains convives étrangers, de commerce agréable, et qui bavardaient librement, de façon intéressante. Puis… j’ai rencontré quelqu’un d’autre. Aux instants où je me trouvais en tête à tête avec mon chef, il me montrait souvent les dernières acquisitions qu’il avait faites, en vue d’augmenter sa collection de gravures : une marotte, avouait-il. Elle en valait la peine.

Je crois bien que c’est grâce à lui que je me suis laissé tenter par ce métier de l’eau-forte.

La chambre où je couche est mal éclairée, au lieu que la petite pièce voisine reçoit une très bonne lumière. Mon atelier y est installé. Une table de taille moyenne, quelques livres de références, quelques bouteilles et cuvettes, pour les acides, des plaques de cuivre et de zinc, deux pots où je mets les vernis, une boîte pour les outils de mon métier : pointes, polissoirs, grattoirs, roulettes, burins, etc. et, dans un coin, deux grands cartons pleins de papiers divers (M. Cernaux m’a procuré du vieux japon de qualité).

Rien d’autre.

Le tapissier a installé devant la fenêtre, à l’extérieur, un store mobile qui permet de régler la lumière, de la tamiser, quand le soleil me gêne.

Et le reste de l’appartement de ma tante, qu’est-il devenu ? sa chambre ? son salon ?


Nous en revenons à mon aveu de lâcheté : vous me mettez au pied du mur…

Eh oui ! je n’ai pas osé y toucher. Les meubles sont enveloppés de leurs housses, les tiroirs du bureau sont fermés à clef, les bibelots (si ose les nommer ainsi) gardent leur place ancienne, indiquée par la cuisinière, Angèle : sa mémoire est infaillible ; enfin, un certain nombre d’œuvres d’art de tendance religieuse, devant lesquelles il me prend des envies de pleurer d’ennui, et des fleurs peintes, sans plus de fraîcheur.

Assurément, il m’a fallu trier, examiner tout cela, sous les yeux de M. Cernaux, exécuteur testamentaire, peu de jours après la mort de ma tante, mais je n’ai pas fait appel au marchand de bric à brac. Plus tard, le courage m’a manqué de mettre le nez dans ce fouillis ordonné. Je me suis contenté de fermer les portes et de confier les nombreuses clefs à Angèle.

Il est certaines habitudes d’ordre dont la seule apparence donne froid dans le dos. Celles de ma tante étaient de ce genre. Classement rigoureux et bizarre tout ensemble : on découvrait des objets qu’elle jugeait précieux, je pense, remisés en des endroits étranges, des coins poussiéreux, une cachette saugrenue, bien enveloppés, néanmoins, étiquetés et même numérotés. Les numéros se retrouvaient dans un répertoire, suivis d’indications en abrégé d’un déchiffrement difficile auquel je ne m’attardai pas.

Mais la plus belle découverte fut celle d’un coffret en bois des îles d’un superbe amarante fort bien travaillé, qui contenait trois enveloppes bordées d’or, sur lesquelles on lisait ces suscriptions… j’allais dire ces adresses, à l’encre rouge :

Pour Paul, félin valeureux.

Pour ma très douce Virginie.

Pour mon Isidore, en reconnaissance de vingt ans d’amour. (Lundi de Pâques.)

Dans les enveloppes quelques feuilles proprement pliées, où se lisaient les dates de l’achat des trois bêtes, avec les prix, plus le récit, divisé en paragraphes, des événements heureux ou malheureux les concernant.

Par exemple :

Mardi, 12 juillet. Isidore s’est blessé la patte sur une coquille de noix. Le vétérinaire, mandé en hâte, me donne de l’espoir. Il promet de revenir Vendredi, mais, pour plus de sûreté, j’ai porté un cierge à l’église.

Vendredi, 15 juillet. Tout va bien ! Dieu soit loué !

Il était aussi question, dans une enveloppe rose, des amours de ses chats, ce qui dénotait, chez ma bonne tante, une érudition érotico-féline vraiment remarquable. D’où provenait-elle ? Cette enveloppe rose révéla des descriptions assez surprenantes par leur précision, par leurs détails, et toutes datées, bien entendu, très scrupuleusement.

Je ne puis dire que ces memoranda fussent libertins, l’auteur ayant mis trop de conscience, trop d’application à les rédiger. Dans chaque enveloppe, quelques fleurs séchées finissaient de tomber en poussière.

Ces papiers reposent dans le tiroir d’où je les avais tirés, un jour, un jour que j’étais encore vêtu de noir.

Je ne décrirai pas d’autres objets hétéroclites, inattendus, surprenants, bons tout au plus à jeter : tasses ébréchées, morceaux de dentelle inutilisables, tirelires, peignes édentés, débris divers auxquels se rattachait peut-être un souvenir, bien rangés dans un placard. On les y retrouverait. Je ne portai chez moi que le coffret d’amarante où je garde quelques objets qui me sont chers. Les trois enveloppes dorées, l’enveloppe rose et son ancien contenu, furent ficelées avec les papiers personnels (quatre fortes liasses) de ma tante.

Angèle, qui distribuait jadis la progéniture de Paul et de Virginie dans le quartier, a trouvé le moyen de caser aussi les parents, bien que j’eusse d’abord le projet de les lui laisser… L’un d’eux avait fait ses ordures sur une eau-forte, une épreuve d’essai. Angèle se consolera, je l’espère, en soignant Isidore que j’entends rarement. De plus, ma cuisinière surveille l’appartement, s’efforce à ce que rien n’y soit déplacé, charge sa nièce de l’aider un peu, et prend une fille de ménage pour nettoyer, de temps à autre, selon ses idées, les pièces qui furent condamnées par moi, le maître. Surtout, elle suit pas à pas, et de quel regard de gendarme ! le plombier qui vient aveugler une fuite d’eau ou le serrurier qui raccommode une serrure faussée par mes soins.


Lorsqu’il lui arrive de nommer ma tante ou qu’il rappelle ses manies, M. Cernaux se permet parfois de sourire non sans malice.

Un soir, quelqu’un (vous savez qui) l’a interrompu d’un air presque mécontent pour dire :

« Tu racontes cela très drôlement, Ned, (c’est le petit nom qu’elle donne à son frère), mais je n’arrive pas à rire : je songe à la triste vie que menait M. Duroy… »

Je ne sais plus ce que mon chef a répondu.

Ah ! vous avez entendu ! Je viens de parler d’elle ! Il est vrai que je ne l’ai pas encore nommée, cependant je me rapproche de son prénom ; je ne cherche plus tant de subterfuges. Comprenez-vous l’importance de l’événement ? Sa sœur m’a défendu, comme si j’étais un ami, presque un intime.

Je sais bien que M. Cernaux, surchargé récemment de besogne, m’a pris comme secrétaire suppléant, mais on ne traite pas un employé de banque de cette façon ! Je n’avais déjà d’yeux que pour elle. S’en est-elle aperçu, la veille du jour où j’allais quitter Paris, en vue de mon service militaire, ce même soir, ce soir fameux où je lui présentai mes hommages de départ ?

Elle m’a dit, tout simplement, sans avoir l’air de me combler de joie et d’espérance :

« Dix mois sont vite passés, mais ne manquez pas de m’écrire. Vous me raconterez votre vie : je me sens très ignorante, n’ayant jamais été artilleur. Dites-moi surtout si l’ordinaire est bon et si vous trouvez des camarades à votre gré. Au revoir, Monsieur Duroy ! »

Partir pour Belfort avec un si doux viatique ! On s’en irait, le cœur léger, en Patagonie !


Mes débuts au régiment furent heureux, malgré les petits ennuis du métier. Je pus lui écrire ; elle me répondit. Je lui racontais mes pauvres plaisirs, mes pauvres peines ; elle me répondait par des lettres où je l’entendais me parler, où je la voyais aussi, la tête penchée sur la feuille de papier, ou levée de temps à autre, ses beaux yeux gris tournés… vers Belfort… Je veux que ce soit vers Belfort !

« Cher Monsieur Duroy. »

Le texte m’était bien connu, mais je m’obstinais à contempler la main active, inscrivant d’un mouvement vif des phrases pensées pour moi. Cette petite main aux longs doigts, aux ongles brillants, une main tout ensemble intelligente et belle qui trace des caractères élancés, avec une encre d’un joli bleu, sur du papier dont le gris est comme un rappel du gris luisant de ses yeux.

La page paraît couverte… pourtant, voici quelques lignes en travers, dans la marge de gauche :

« Tâchez de ne pas trop vous ennuyer !

« Sans adieu, cher Monsieur Duroy.

« Votre amie :
« ……… »

Il m’est interdit de déchiffrer, aujourd’hui, ces points de suspension, si claire que soit l’écriture qu’ils remplacent. Mon souvenir se couvrirait de brume, puis d’ombre, et finirait par s’évanouir.

La lettre précieuse, glissée dans mon portefeuille, je mets celui-ci dans la poche de mon uniforme et m’enjoins de voiler, quelque temps, les idées qui m’obsèdent.

IX

Il court des bruits singuliers à la caserne. Ils se groupent, s’amplifient, se laissent vite entendre. Nous pourrions avoir la guerre… la guerre nous menace… la guerre est déclarée, la France envahie.

Ce temps, je me le rappelle trop bien pour vous en parler longuement et les détails que je pourrais donner n’intéresseraient guère, cependant, les tout premiers jours, je me permis de rêver de gloire, comme un gosse exalté par ses soldats de plomb. Je me voyais rentrant à Paris, cette guerre ayant été heureuse et courte, serrant la main de M. Cernaux, félicité par lui, puis, aussitôt, invité à passer la soirée, en petit comité, dans une maison du boulevard Haussmann dont il était oiseux de me fournir le numéro.

Mon épopée personnelle fut, je dois l’avouer, très différente.

Je partis, souffrant d’une foulure gagnée à la caserne de Belfort et mal guérie. Elle me fit boiter pendant deux semaines, après quoi je retrouvai ma vigueur coutumière et pus me préparer à cette action nouvelle dont je ne savais pas grand’chose. Jadis, je passais pour un homme bien entraîné, pour un bon cavalier, ce dont tante Valérie avait été flattée, enfin pour un bon marcheur. Je n’ai point dit que mes études à la campagne ne m’eussent été d’aucun avantage, ni que je fusse un gringalet. Le travail, à la guerre, commençait à m’intéresser, lorsqu’il m’advint, causant avec des camarades, de me plier en deux par une secousse brusque et de ne pouvoir retenir un cri de douleur. L’aide-major consulté m’annonça que je souffrais de coliques hépatiques et cet agréable début, d’allure bien militaire, n’est-ce pas ? me valut quelque repos sur place. Ensuite, je parus très en forme et me réjouis d’être envoyé au front.

Pendant près de trois mois, je passai inaperçu. J’entendis le canon allemand, je vis couler du sang, j’obéis à des ordres, comme faisaient les autres, jusqu’au jour où, chargé de porter un renseignement à l’un de mes officiers, je crus devoir ajouter au message un trait de comédie déjà jouée en me pliant à la manière d’un objet que l’on ferme d’un coup sec. Cette fois, du moins, mes fantaisies hépatiques me menèrent à connaître le major Jérôme Devilliers qui désira que mon cas fût « suivi », quelques jours. Le major, je l’appréciai avant peu ; il nous arriva de causer et ce chirurgien de Paris dont le nom était, m’assurait-on, très réputé, fit de son mieux pour me remettre rapidement sur pied.

J’ai dit (Maxime lui ressemble) que je vous parlerais de ce Jérôme qui devint mon ami… pendant combien de temps ?

Je voudrais vous le faire voir. Ses compagnons le blaguaient volontiers, à cause d’une corpulence extrême que rendait plus imposante une taille dépassant de beaucoup la moyenne. A ces plaisanteries il répondait d’ailleurs avec verve. On l’appelait « le Mastodonte », mais cette masse de chair, dominée par une figure d’enfant joufflu, recélait une âme dévouée, sûre et forte, de belle qualité, (l’adoration des hommes qu’il soignait en donnait la preuve quotidienne), et un esprit des plus fins.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque, certain jour de répit où il disposait d’un peu de son temps, un propos de hasard, un de ces propos desquels on n’attend rien qu’un propos de réponse tout semblable, aussi passager et vain, m’apprit que le médecin-major Jérôme Devilliers connaissait mon chef, M. Cernaux !

« Mais oui, Duroy, nous étions ensemble au lycée et sommes restés liés depuis lors. Je l’ai même soigné, quand il se cassa la jambe dans un très vilain accident d’automobile. Vous savez qu’il conduit comme un fou (je dis : à tombeau ouvert). A propos, boite-t-il encore ? Il est rhumatisant et ses crises lui rappellent son ancienne fracture, douloureuse par temps humide. »

Je n’avais rien remarqué…

« Et sa sœur, l’avez-vous jamais rencontrée ? Quels yeux ! quelle chevelure ! Elle est charmante ! »

Je sentis que le « oui » de ma réponse n’était pas aimable, plutôt sec. Il provoqua chez le major un regard étonné. Je me reprochai ce regard.

Le lendemain, il me parlait de son fils, tout jeune étudiant en médecine et qui vivait à Paris.

« Il rêve de s’occuper plus tard de neurologie, le sacripant ! C’est son idée fixe, mais, pour le moment, il se rend utile dans les hôpitaux. Un brave garçon, mon petit Adrien… Je vais vous montrer sa photographie. Même sans être très perspicace, vous saurez reconnaître, Duroy, qu’il ressemble surtout à sa pauvre mère, morte quand il avait trois ans. Elle était mince, fine, presque fluette… Adrien ne tient pas de moi : le voici. »

Un visage anguleux d’adolescent, au nez pointu, déjà chaussé de lunettes. Ce visage ne fait-il pas naître en moi un souvenir ? Non, pas le moindre. Je m’en étonne aujourd’hui… Bast ! les souvenirs surgissent ou se refusent de façon si bizarre ! et, ce jour-là, tout en paraissant m’intéresser vivement à la photographie, pour effacer le « oui » malencontreux, je crois bien que je pensai à autre chose.

Néanmoins, pourquoi cet excellent homme ne fait-il plus mention de M. Cernaux, son ami, ni de la personne aux cheveux d’or, aux yeux d’un gris qui ne s’oublie pas, et si charmante, à son avis ?… Je m’en doute, peut-être.

Moi, je rêvais d’elle tous les jours et même tout le long de ces jours : la guerre ne m’empêche pas de songer à ses chères lettres qui m’apportent leur singulier enchantement. Elle m’écrit souvent, très souvent. Je sais par elle que M. Cernaux va partir pour Salonique et sa sœur s’en montre très inquiète.

Si le major Devilliers l’ignore, ne devrais-je pas le lui dire ?

Souffrant de nouveau, je ne sais au juste de quoi, je ne pose plus pour le jeune athlète et le bon soldat. Je viens d’être requis par le major, afin de l’aider dans son travail, très modestement : je lave la table d’opération, je nettoie les cuvettes… Joli métier !

Oui, certainement, je vais lui parler.

« Votre ami, M. Cernaux, va être envoyé à Salonique.

— Tiens ! il vous l’a donc écrit ? Merci, Duroy, mais je le savais d’hier. Il regrettera son ancien poste. Dans ma lettre d’il y a trois jours, je lui parlais de vous et de notre rencontre inattendue… Mon cher Duroy, ne manquez pas de veiller à ce que ma provision d’ouate hydrophile soit renouvelée…

— Pensez-vous que je pourrai bientôt ?…

— C’est promis, vous dis-je. Dès le début de la semaine prochaine, vous recommencerez à tirer le canon avec vos camarades, puisque ce divertissement a pour vous tant de charmes ! »

Faire autre chose ! L’ennui, un lourd ennui m’accable, dès que je me trouve condamné à l’inaction ou bien à des besognes que n’importe qui ferait tout aussi proprement que moi.

Le major tâche de me consoler, mais il n’y arrive pas, il n’aurait pu y arriver, ignorant ce qu’alors j’ignorais moi aussi et que je sais bien, aujourd’hui.


L’ennui me suivait pas à pas, en personne, « en personne », je l’affirme ! Je ne le voyais pas. Je le vois à présent, dans mon souvenir. Étais-je à ce point aveugle ?

Cet homme maigre ne portait pas notre uniforme, mais un sarrau gris, sanglé… Son crâne à cheveux gris, assez longs, tombant sur la nuque, était coiffé d’une calotte grise. Des mains très osseuses, démesurées, me semble-t-il, et toujours gantées de gris, oui, je dis bien, gantées. Sarrau, cheveux, calotte et gants étaient du même gris sans reflets : un gris mort.

Il me suivait partout, il se plantait devant moi quand je nettoyais les instruments du major… ou ne faisais rien. J’en suis certain, maintenant, et il me paraît étrange qu’à l’époque je ne m’en fusse pas douté. Jamais je ne pensais à l’homme gris, silencieux et maigre qui ne me quittait pas. J’avais donc la berlue ?

Mais, aujourd’hui, comme je me le rappelle avec précision !

Il serait là, devant cette fenêtre, que je reconnaîtrais l’Ennui ! Comment, ne l’apercevant pas à la guerre, bien qu’il y fût, ai-je pu faire mes pauvres besognes ? J’oublie que le major m’aidait.

Non ! j’en ai assez ! Interrompons, je vous en supplie ! Ce serait tout le temps la même chose. Oui, c’est entendu, j’ai fait la guerre entière, sans une égratignure, jusqu’en novembre 1918, mais de quelle façon ! Promené de droite et de gauche, pendant deux mois il m’arrivait de me croire valide et je reprenais mon rôle actif d’artilleur, sans trop de maladresse, j’espère. Puis, cela s’interrompait. Nulle maladie grave : rien que des tracas de santé qui me remettaient au repos, quelques jours. A ce propos, je dois de la reconnaissance au médecin-major Devilliers qui, plus tard, devint mon cher Jérôme…

Ne parlons pas trop de lui : certains faits demeurent obscurs… Ils s’éclaireront peut-être, mais je ne sais de quelle lumière.

La véritable lumière, celle qui réchauffe, comme le soleil aux beaux jours, me venait des lettres que m’écrivait une jeune fille. A leur arrivée, l’homme gris mourait-il pour quelques heures ? Je le suppose. Dans mes réponses, je tâchais de passer sous silence tout ce qui pouvait laisser comprendre à leur destinataire le rôle de valet de comédie que je jouais, à ma honte, parmi des hommes qui perdaient leur sang, un bras, une jambe, un morceau de tête, ou se faisaient tuer sur le coup.

En février 1918, mon colonel a demandé pour moi la croix de guerre, par charité, assurément, ou bien à cause de Devilliers poussé par un élan d’amitié charitable. Les autres n’avaient nul besoin de charité, que je sache ! Un jour prochain, car cette guerre ne va pas tarder à finir, (est-elle finie ? Je ne sais plus !) aurai-je le front de me présenter chez quelqu’un, le veston fleuri d’un ruban ?…

Elle demeure depuis fort longtemps chez sa mère, Mme Cernaux, une vieille dame à beaux cheveux blancs, aimable et spirituelle que je n’ai fait qu’entrevoir à Paris et qui s’est retirée, durant la tourmente, dans sa propriété, aux environs d’Hyères. J’ai reçu de là-bas quelques cartes postales, de nombreuses lettres et des paquets au savoureux contenu.

De même que mes camarades (si j’ose les nommer ainsi !) j’ai eu des permissions… mais comment les utiliser ? Je rentrais à Paris, j’entendais de loin la mélodieuse voix d’Isidore, je mangeais les omelettes d’Angèle, je m’ennuyais…


Hyères est un chef-lieu de canton situé dans le département du Var, à 949 kilomètres, par chemin de fer, de Paris.

X

La guerre se termine par une victoire, une victoire que mes camarades seuls ont gagnée. Sans effort, je prends ma part de leur joie, je me l’assimile de grand cœur, en tâchant néanmoins d’être modeste… Me voyez-vous plastronnant d’un air avantageux et croyant avoir servi la patrie par de glorieuses coliques hépatiques ?… Je le répète, si vous le voulez bien, n’insistons pas.

Je suis rentré à Paris et, bien que le voyage eût lieu de nuit, je voyais déjà le soleil, ce soleil qui se voilait toujours de brume épaisse ou sur lequel l’ennui posait un éteignoir. Il m’aveugle aujourd’hui.

Le lendemain même de mon arrivée, je vais chez M. Cernaux, rentré lui aussi, blessé au bras à Salonique, déjà mieux portant, près d’être guéri, me dit-il. Puis il ajoute avec une simplicité qui m’effare :

« Écoutez, Duroy : j’ai comme une idée que vous verriez sans déplaisir ma sœur Madeleine… Vous la trouverez dans la pièce voisine. Elle vous attend. »

Madeleine !… Je pousse la porte…

« Je vous salue, Mademoiselle. Ah ! quelle joie d’être enfin ici ! Depuis si longtemps… »

Elle m’interrompt :

« Vous m’avez vraiment allégé la guerre, Monsieur Duroy. Malgré l’inquiétude que nous donnait mon frère, si lointain, quand je rentrais du petit hôpital qui m’occupait, en Provence, vos lettres me rendaient un peu de courage, et je vous en remercie. D’ailleurs, je les ai gardées. Un reproche, pourtant : quelle mauvaise mine vous me rapportez !… Voici mon frère :

« Édouard, regarde-le ! Tu ne lui trouves pas la figure d’un malade ?

— Madeleine a raison : votre tête ne me revient guère, Duroy. Il faut la remettre au point, et sans tarder !… Je comprends bien : vous avez fait une guerre pénible, ennuyeuse, austère, une guerre qui ne rendait rien : même pas la joie d’agir, mon pauvre garçon, et d’achever ce que vous aviez entrepris ! Toujours à demi malade !… Je crains que certaine demoiselle qui ne vous est pas tout à fait inconnue, non contente de lire vos lettres entre les lignes, se montrait encore indiscrète en écrivant de France à Salonique.

— Tais-toi donc, imbécile !

— Au lieu d’injurier votre frère, interjetai-je, avouez donc, Mademoiselle, que vous exagériez… Ou bien est-ce moi qui me suis mal fait entendre ?

— Vos lettres étaient pourtant fort claires !

— En tout cas, vous voyez en ce moment la tête d’un homme heureux… Je vous le jure !

— Heureux et surmené, dit Cernaux. Ne tâchez pas de vous contraindre, Duroy : comme chacun de nous, vous avez besoin de repos… et il me vient soudain une idée lumineuse ! Usant de mon droit de directeur de banque, je vous accorde, je vous impose un congé. Madeleine et moi avons le projet de rejoindre notre mère dans sa villa, près d’Hyères. Nous vous emmenons. Là-bas, devant les oliviers et les pins, au centre d’un jardin fleuri, vous aurez tout le loisir d’oublier. »

Puis il m’a serré la main et Madeleine a souri.

Comme cette conversation m’est restée présente !… Se passait-elle en plein soleil ? Enfin, avez-vous su donner son juste prix à la radieuse récompense que l’on m’octroyait ?

Madeleine… Je puis prononcer le nom de Madeleine ! Sans doute, en m’adressant à elle, j’emploie le vocable de cérémonie : Mademoiselle, mais lorsque je lui parle en secret, dans mon cœur, Madeleine, le nom de la jeune fille à qui toute ma vie est vouée, Madeleine s’offre à mes lèvres pour se laisser prononcer en silence.

Non, je n’ai plus besoin de banderole ni de mur crépi ! ce sont des soins superflus que de peindre ou d’inscrire le nom bien aimé ! Pourquoi ne puis-je, cependant, le murmurer, le prononcer de vive voix, le crier ?… Ah ! ne gâchons pas notre bonheur ! Je le murmure, ce nom, je le prononce, je le crie en moi-même… Cela suffit.

Veuillez ne pas me regarder, un moment. Détournez les yeux, je vous prie, du malade qui veut se reprendre…

Madeleine auréolée d’or. Madeleine aux nobles gestes, Madeleine aux douces mains, Madeleine dont le seul regard, lumineux et gris, fait revivre…

Je m’évanouis de bonheur !


Sans doute, la nuit a-t-elle été mauvaise. Je me réveille avec un violent mal de tête, mais on m’a posé sur le front, sous la nuque, des compresses très froides qui m’aident à penser, à jouir de mes pensées ensoleillées.

Tiens ! j’oubliais !… Qu’est-ce donc ?… Voyons, Michel Duroy, tu dérailles ! Ce sont les gens d’en face avec qui tu prétends être lié : l’un d’eux. Ils devaient te rendre service et te distraire, or je ne veux plus être distrait.

… Distrait à l’heure où j’ai tout compris, où je suis certain que mon chef, M. Cernaux, m’approuve et qu’il a depuis longtemps deviné l’amour de Madeleine ? Que ferais-je d’une importune distraction ?

Regardons, un instant par simple curiosité, comme le flâneur jette un coup d’œil, en passant, sur les boutiques.

Les gens d’en face ?… Maxime est seul. Il a relevé les stores. La pièce est éclairée ; il y marche de long en large.

Regardons bien, au contraire ! Maxime, je veux dire (ah ! me serais-je trompé ?) ce gros homme de très haute taille qui fait les cent pas, qui se promène comme une bête en cage… Ah ! mon Dieu ! ce n’est pas Maxime ! Maxime était un être inventé à plaisir ; Maxime était un personnage de rêve, de cauchemar plutôt que de rêve. Je le vois très clairement : il allume une cigarette à son briquet, d’un geste que j’ai mainte fois remarqué…

C’est Jérôme !… Je vous jure que l’homme qui loge dans l’appartement de l’autre côté de la rue porte le nom de Jérôme Devilliers et qu’il passe pour un chirurgien très réputé !

Lui !… Quel hasard l’a mené là ? Il ne sait donc pas que je me trouve à quelques mètres, qu’une rue seulement nous sépare ? Certaines camaraderies en qui l’on avait foi se défont vite.

« Aussitôt rentrés à Paris, disait-il, quelle bonne amitié sera la nôtre ! et tu n’auras plus à rendre aseptique ma table d’opération. »

Il me traitait comme un égal, comme un ami. Ce temps est passé.

Un pareil abandon me dégoûte un peu : j’en ressens de la peine, trop de peine. Je ferme les yeux et veux retourner là-bas. Là-bas, à 949 kilomètres, par chemin de fer… Quand j’y serai, je ne penserai plus à Jérôme.

XI

C’est un endroit de prix, une villa exquise, entourée de pins et d’oliviers et dont le jardin est planté de belles fleurs. On aperçoit la mer, tout au loin, qui présente, au delà des pins, une tache heureuse. Chaque matin, en ouvrant ma fenêtre, elle me réjouit le cœur. Le temps est ce qu’il doit être : heureux aussi. L’après-midi, nous faisons souvent de longues promenades : Mme Cernaux, sa fille Madeleine, son fils Édouard et moi. Mme Cernaux ne nous accompagne pas toujours, ses jambes étant douloureuses, assure-t-elle. Édouard Cernaux qui ne souffre pas de rhumatismes, que je sache, prétend avoir de secrètes besognes dont il ne peut s’occuper que dans la solitude, des lettres importantes à écrire (n’étais-je pas son secrétaire à Paris ?) tout cela afin de nous laisser seuls.

Courses sous bois avec Madeleine, causeries prolongées, sauf quand il fallait du silence ou quelque rêverie solitaire…

Chers souvenirs ! chères soirées dans le petit salon d’un rose passé où, parfois, on fait flamber deux ou trois bûches pour ajouter encore une touche de tiède intimité.

Cernaux m’avait prié d’emporter des toiles, du papier, mes pinceaux, mes couleurs, mes crayons.

« Il ne faut pas vous ennuyer chez nous, ni trouver le temps long. »

M’ennuyer !

Madeleine me montre les points de vue, les détails du paysage qui lui agréent plus particulièrement. J’en fais pour elle des esquisses que, plus tard, je reprendrai ou des dessins plus poussés que je saurai, j’espère, graver, un jour, et qui deviendront des eaux-fortes.

Ce matin, lumineux et faste entre tous les matins, nous avons visité ensemble une petite église provençale, toute proche, rustique et d’un style assez pur. Des souvenirs d’enfance la lui rendent chère. Nous sommes entrés. Je voulais la bien connaître.

En sortant, Madeleine m’a dit, tout bas :

« Je rêverais que cette petite église fût décorée par vous, à votre idée, librement, sans contrainte… Elle me plairait plus encore, je la chérirais davantage. »

Un silence s’interposa où j’attendais que ses lèvres me dissent autre chose.

« Car je vous aime aussi, Monsieur Duroy ; j’aime en vous l’homme et l’artiste… Michel, je vous aime d’un très tendre amour. »

Nous retournâmes à la villa ; nos mains jointes tremblaient et nos lèvres, bientôt, se connurent.


L’après-midi de ce même jour, comme un vent d’est assez oppressant se levait, déconseillant la promenade habituelle, Cernaux voulut causer avec moi, seul à seul.

« Parlons franc, Duroy. Je me doute, depuis assez longtemps, que vous êtes épris de Madeleine. Cette union ne me désobligerait en rien. Vous m’êtes très sympathique, mon ami, et je sais, d’autre part, que les fatigues de la guerre passeront avec quelque repos. Avant peu, je reverrai le jeune homme vigoureux et fin, au regard direct, à la poigne solide, que j’ai connu. Votre regard, vous l’avez toujours, mais ça n’empêche que vous semblez fort démoli. Nous y mettrons bon ordre. La question santé devant être liquidée à bref délai, je ne puis vous cacher qu’il me plaira beaucoup de vous appeler mon beau-frère. Le projet convient tout à fait à maman et puisque vous tenez à lui demander, ce soir même, la main de sa fille, (encore une indiscrétion de Madeleine !) il se peut qu’elle vous l’accorde… Il se peut, car les femmes changent parfois d’avis… Débrouillez-vous !

« Quant à Madeleine… quant à Madeleine… la question se présente tout autrement…

« Ne pâlissez pas ! n’ayez pas l’air agité ! Sacrebleu ! on a meilleure tenue, dans la banque ! Une mauvaise note à votre passif, mon cher Duroy !… Quant à Madeleine, disais-je, cette folle prétend qu’elle vous aime. Je le savais aussi. Néanmoins, elle a pris l’inutile soin de me l’affirmer avec une malséante violence. Nous avons même commencé, avant-hier, à ce sujet, une petite discussion qui tournait à l’aigre, dès le début. Cette jeune personne me devrait, pourtant, un peu de respect : elle est de quinze ans ma cadette !

« Je comptais, en rentrant à Paris, vous proposer une assez belle situation dans la banque, mais qui vous obligerait à passer un an, tout seul, en Chine, en Indo-Chine et au Japon, afin de visiter de près nos succursales, de m’en rapporter des nouvelles précises, de vive voix et par un rapport détaillé… Après quoi vous auriez eu le loisir de vous marier, si, cher Monsieur, vos intentions étaient… stabilisées.

« Fureur de Madeleine qui répond tout net, tout cru, avec une autorité que je ne lui connaissais pas. (Comme on se leurre !) Elle doit la réserver pour les grandes occasions. Donc, Madeleine, ma sœur, toujours très obéissante à mes moindres suggestions, m’affirme que ces projets sont absurdes, que je ne vaux pas la corde pour me pendre, que je désire son malheur, que votre temps de guerre, par suite des méfaits de la tondeuse, a déjà changé l’onde (vous entendez ?) de votre chevelure, enfin que la solution la plus simple est de vous épouser ici-même, à Hyères, dans cette petite église qu’elle aime tant. Un voyage en Extrême-Orient serait un magnifique voyage de noces, suivi d’un idéal séjour… et ma sœur, au cas où je me permettrais une opinion différente, s’est remise à dire des bêtises, un peu plus fortes, cette fois, et que je n’ose répéter.

« Il s’en est suivi, mon cher Duroy… que j’ai cédé à ses aimables fureurs. Veuillez saluer respectueusement votre futur beau-frère ; allez embrasser maman, ma houleuse sœur Madeleine… et soyez heureux. »


Ma tête bat ! j’ai la fièvre ! je souffre de nouveau !

Où donc est Madeleine, Madeleine, ma femme ? Madeleine ! où donc es-tu ?…

Je roule dans une ombre épaisse, puis, soudain, il me semble que j’entends pleurer… Ce sanglot me fait mal… Ce sanglot me fait plus mal encore !…

Une idée nouvelle surgit… Ah ! surtout pas cette idée-là, ou je perdrai la tête pour de bon !…

Mais qui se permet de sangloter si près de mon chevet ?

XII

Étrange apaisement…

J’ouvre les yeux assez tard : la pendulette m’a bientôt renseigné. Je me sens vite calme, ma tête est libre… 32 multiplié par 26, cela fait… 832. Je vais en profiter pour élucider un peu le problème d’hier. J’éviterai, si possible, de m’émouvoir. Je jouerai le rôle du monsieur que la question n’intéresse pas, qui cherche la solution comme celle d’un mot croisé lu à la fin de son journal.

En somme, je garderai mon sang-froid ; c’est la meilleure défense, car il m’en faut une, effective, facile à manier, si je veux vaincre l’ennemi bien armé, vigilant, qui me surveille et qui, pour avoir l’air de me soigner, se fait représenter par ce petit homme mince, au nez chevauché d’un lorgnon. Voilà l’ennemi.

Si malade, apparemment, il se peut que je délire, que je parle dans mon sommeil… L’ennemi en profitera pour me garder plus longtemps au lit, pour faire durer la comédie (lui seul, au demeurant, la trouve drôle,) et préparer son succès.

Résumons… Et d’abord, il est certain que l’on me cache Madeleine, Madeleine, ma femme. Voyez comme je me dis cela d’un air paisible : l’air de celui qui va se venger, mais dont le masque, bien sculpté, bien peint, a l’expression de la douceur !

Madeleine serait-elle encore chez sa mère, là-bas, près de la petite église où nous nous sommes mariés, en partant pour la Chine, l’église provençale dont elle m’a confié la décoration ? L’hypothèse n’est pas déraisonnable, mais cruelle, atroce par sa cruauté !

Ce matin, je verrais si bien Madeleine tout auprès de mon lit, causant à voix basse, après m’avoir réveillé par un baiser ! Jadis, ma femme et moi ne nous quittions guère. Je vais vous en donner tout de suite un exemple.


Après la longue traversée de Marseille à Saïgon, suivie de traversées plus courtes, pour visiter les succursales de la banque, où il me fallait accomplir ma charge d’inspecteur, il nous avait plu, partant de Hong-Kong, de retrouver en des voyages à cheval une liberté entière. Seule notre curiosité ou notre fantaisie dessinait la route à suivre.

Madeleine monte bien à cheval : elle le sait et faisait avec moi de rudes randonnées. Peu lui importait de coucher sous la tente, de manger dans une auberge de hasard. Nous chevauchions des journées entières, botte à botte, nourris de beaux paysages et en espérant pour le lendemain de plus beaux encore. A ce pays, nous demandions la pâture d’un quotidien conte de fées… Il ne nous le refusait pas.

Voulions-nous retourner en France, par hasard ? Un coup d’aile nous transportait au pied de la petite église où, certain jour, Madeleine m’avait paru si belle.

Je vous ai dit, n’est-ce pas ? que notre mariage s’était fait en famille, sans autres invités que ce Jérôme Devilliers dont il fut déjà question (Édouard Cernaux et lui nous servaient de témoins) et trois cousines venues de Marseille, assez gentilles mais un peu sages…

On ne peut pas chevaucher sans fin, si fort que l’on s’y plaise. Il y eut un long séjour à Pékin, où je me suis remis à mon travail de peintre, un voyage en divers lieux du Japon, après quoi nous rentrâmes en France, au bout de dix-huit mois.

Je ne regrette pas une heure de ce voyage : toutes furent belles, surprenantes, variées et chacune apportait sa griserie, son harmonie, son baume…

Aujourd’hui, seulement, quelque chose paraît avoir manqué.


Traverser la Chine comme nous le fîmes, ne rien rencontrer de ce qui hante les routes, les temples, les bois, l’empire entier et ne s’en douter que plus tard !…

Cet après-midi, couché dans mon lit, en France, des apparitions me sont révélées que nous avons dû croiser sans les voir. Je sais qu’elles étaient là et, sur le moment, nous n’y prenions point garde.

L’immense dragon tout en or, aux yeux d’émeraude, qui s’amusait, semblait-il, à prendre nos deux chevaux dans les lacets de sa mouvante queue…

L’oiseau couleur de perle, aux longues ailes, qui s’envola sous le nez de nos bêtes, vira lentement dans l’air, frôla d’une de ses molles plumes le visage de Madeleine, se perdit au sein de la brise qui soufflait, mais, avant de disparaître, laissa choir de sa griffe précieuse, baguée de rubis, une fleur faite d’aube qui, soudain, tomba en poudre dès, que sautant à terre, je l’eusse recueillie au bord de la piste que nous suivions.

Nous n’avons rien vu de ces spectacles et rien même de l’image vivante des dieux enclos dans les statues de pierre que nous regardions, l’un et l’autre, en nous extasiant…

Ne le regrettons pas : il se peut que Madeleine s’en fût effrayée.


Trois semaines à Hyères nous servirent à prendre l’air de notre pays, à savoir le respirer… mais, à ce moment, il me semble que j’ai perdu la mémoire. Je me souviens d’avoir revu ma belle-mère, se portant bien, mon beau-frère Édouard, venu de Paris en notre honneur. Je me retrouve moi-même, juché sur une haute échelle, pour étudier sur place les possibilités de ma future décoration de la petite église…

Tout en haut… sur l’avant-dernier échelon… Oui, j’en suis certain. Je regardais à droite, puis, dans ma main, un croquis rapide pris en Chine, sur mon album… (Je tiens mon sujet depuis longtemps !)

Madeleine, près de la porte grande ouverte de l’église m’indiquait du doigt les pans de mur, et me rappelle mes projets…

Je suis au sommet d’une échelle… Je parle à ma femme éclairée par un beau soleil, au seuil de l’église. Madeleine est vêtue de blanc ; elle porte un chapeau de paille… La couleur du ruban de ce chapeau se présente à mes yeux : un vert vif, un vert de sauterelle (aucun doute !) Quelle splendide lumière ! Je tourne un peu la tête pour mieux l’admirer…

Tout cela ne m’explique pas le moins du monde pourquoi on m’a séparé de ma femme, mais puisque, ce matin, je me sens assez calme, si j’essayais de faire une allusion à l’Ennemi qui, je pense, arrivera dans une demi-heure environ, une allusion lointaine qui lui laisserait deviner, sauf s’il est une bête, que toute sa stratégie ne vaut plus rien, du moment qu’elle est contrariée par la mienne ?

Mieux encore : je vais lui prouver mon bon sens en posant une question banale. Il y répondra certainement, grâce à cette banalité même. Cherchons la question que je devrai poser…

Ceci, je crois, pourrait convenir. Je viens de voir apparaître, en face, Maxi… je veux dire Jérôme ; or vous n’ignorez pas qu’à Paris, les médecins du même quartier se connaissent et Jérôme jouit d’une grande réputation ; on me l’a cité comme un chirurgien hors de pair.

Bon Dieu ! je ne pensais pas que Jérôme s’ingénierait à me rendre service, une fois de plus !

Je puis parler. Je parlerai doucement, tranquillement, comme si je demandais : « Docteur, faites changer, je vous prie, cette ampoule électrique qui me gêne, le soir, » ou bien : « Docteur, à quel jour de la semaine sommes-nous ? » afin qu’il s’imagine que je ne puis voir le calendrier, près de mon lit.

Je me répéterai d’abord la phrase, je la préparerai, à la façon d’un enfant bègue qui se force à bien prononcer, puis…

XIII

Ah ! j’entends une porte qui s’ouvre à l’étage en dessous : c’est l’Ennemi dont je connais les habitudes, le docteur au nez pointu ! Dans cinq minutes, il entrera. S’il m’était possible de lui tendre la main, peut-être poserais-je mieux la question… Non, ce serait donner prise à l’Ennemi. D’ailleurs tout essai de geste est une torture : je souffre trop. Je me contenterai donc de parler… Attendons.

Le voici ! Il me tâte le pouls, se penche sur moi, se redresse, me considère avec attention.

C’est l’instant propice, et je dis, d’une voix égale, en tournant les yeux vers la fenêtre :

« Docteur Devilliers, n’est-ce pas ? »

Un sourire, d’abord…

Je n’imaginais pas que l’Ennemi saurait courber ses lèvres de manière à sourire sans apparence d’artifice (Méfions-nous du traquenard !) puis le sourire s’éteint et je lis sur ce visage faux une expression d’inquiétude. Il est découvert et s’en doute, mais il a néanmoins murmuré :

« Oui, le docteur Devilliers… Ne vous agitez pas, mon ami !… »

Et n’a plus soufflé mot.

Moi ! son ami !

Il n’en est pas moins vrai que j’avais deviné juste. Alors, puisque Jérôme Devilliers demeure en face, pourquoi ne me soigne-t-il pas ? pourquoi n’a-t-il jamais mis les pieds ici ? Devilliers est chirurgien, direz-vous. Bast ! Il me connaît mieux qu’aucun médecin et ne me l’a-t-on pas vanté pour sa science en médecine générale… Par conséquent…

J’avoue que ses paroles m’inquiètent… Ne se serait-il pas aperçu que je regardais la fenêtre ? Il m’en bouchait presque la vue. Sa phrase n’était-elle qu’une phrase d’apaisement, le baume spirituel offert à l’agité ? Je lui parlais d’un homme très connu ; il a répondu : « Oui, le docteur Devilliers, » afin que je me taise, pour couper court. J’aurais nommé le président du Conseil ou l’ambassadeur d’Italie que la réplique eût été de même ordre : « Oui, Monsieur Untel. » C’est ainsi que l’on traite les enfants, lorsqu’ils inventent des mots biscornus et veulent qu’on les leur explique. On répond n’importe quoi.

Pour soutenir le bon renom de sa clinique, l’homme au nez pointu tient peut-être à ce que ma fièvre ait baissé, ce soir, mais il se moque bien de la question que je lui posais avec angoisse.

Cherchons néanmoins un semblant d’excuse à l’Ennemi : tâchons de nous montrer juste. Je crois qu’il m’a floué, qu’il a gagné la première manche, par des moyens malhonnêtes, en évitant le danger, mais, en outre, craignait-il la rivalité d’un confrère plus estimé que lui ?

Je dis des sottises, puisque Jérôme ne s’y prêtait pas, n’ayant jamais paru. Avouons que l’homme au nez pointu s’est simplement montré plus malin que moi et qu’il m’a déloyalement mystifié.

Voilà Jérôme Devilliers qui rentre chez lui. Je le reconnais toujours par l’importante place que sa silhouette prend sur la fenêtre. Il est accompagné d’une femme, celle, sans doute, que j’ai baptisée Lucie. Je la distingue mal. Elle ne paraît d’ailleurs que rarement. Ce ménage serait-il désuni ?… Pauvre Jérôme !… Allons donc ! Je fais un roman : cette personne est simplement une cliente qu’il emmènera bientôt dans son cabinet de consultation.

Que vous disais-je ? Elle sort de la pièce et je lui dis :

« Au revoir, Madame Lucie ! »

Cet adieu manque de ferveur : Lucie m’intéresse moins depuis que Maxime a repris son vrai nom.


La journée passe, tant bien que mal. Pour être honnête, je devrais insister sur le bien, car j’ai découvert, tout seul, un moyen de me procurer à volonté des moments supportables.

Je ferme les yeux et m’imagine travaillant à ma décoration. Il y a, quelque part dans le vaste monde, un cartable plein de croquis, d’esquisses, de plans, pour la mise en place de cette œuvre future qui demeurera, hélas ! dans ma tête, mais qu’il me plaît de composer d’avance, derrière mes paupières closes.

Vous ai-je parlé du sujet ?

L’église n’a que trois murs dont on puisse se servir utilement. Je voudrais les décorer par une représentation peinte des rois Mages.

Gaspard et Balthazar, en marche, tiennent la gauche et la droite. Le panneau du centre, au fond, nous présente Melchior, parvenu au terme de sa queste mystique, devant la crèche où sont la Mère et l’Enfant.

Mon idée serait de traiter les panneaux latéraux en clair obscur : Gaspard et Balthazar voyagent dans une nuit finissante, au lieu que, sur le panneau du centre, se lève une aurore d’orient où paraît encore, tout en haut, l’étoile qui servit de guide aux rois Mages, un peu pâlie par le jour naissant.

Le panneau du milieu, plus grand que les deux autres, me permet d’y grouper les trois bergers, l’âne et le bœuf, aux côtés de la Sainte Famille.

J’éprouve un très réel repos à préparer ma tâche. Parfois, un détail s’offre à moi ; je cherche à le bien situer, et parfois, ce sont des questions de lumière qui m’inquiètent.

Où donc est ce cartable, plein de dessins et d’indications qui me seraient précieuses ?… Je le feuilleterais joyeusement… Patience ! Je le ferais feuilleter par une main charitable qui me présenterait mes croquis dans un bon jour. Même ainsi, je crois qu’ils me deviendraient vite familiers, comme jadis, mais sans attendre, il me faut admettre que le geste de Gaspard est maladroit : il conviendra de l’étudier de nouveau, avec un modèle bien choisi.

XIV

Je viens d’ouvrir les yeux… Que se passe-t-il ?

Je me réveille tout à fait…

Les persiennes, les fenêtres de Jérôme sont ouvertes. Je découvre de mon lit une large bande de son appartement, quelques meubles couverts de housses, d’autres nus. De temps en temps, deux femmes en tablier passent tenant un balai, un plumeau, un torchon, époussetant, balayant, essuyant, avec grand zèle, me semble-t-il, un zèle méritoire.

On dirait que l’on achève un sérieux nettoyage matinal. Comment n’ai-je pas entendu, plus tôt (il est à peine neuf heures) battre ces petits tapis qui restent pliés sur la balustrade du balcon ? L’une des deux femmes vient d’enlever encore la housse d’un fauteuil qu’elle a roulé devant la fenêtre. Il est rayé de jaune et de rouge… Ce jaune, ce rouge… où donc ai-je vu une étoffe, un fauteuil tout pareils ?


Faisons une inspection de ma mémoire. D’abord, je m’y retrouve moi-même, errant dans des rues de l’autre côté de l’eau, sans but précis, mais avec l’espoir de dénicher peut-être quelque gravure pas trop chère qui serait d’un plaisant effet, pendue au mur de ma chambre, ma chambre à moi, dans l’ancien domaine de tante Valérie. Aucune gravure ne se présente, mais j’aperçois un fauteuil rayé de rouge et de jaune (c’est bien le même !) N’aurais-je pas besoin d’un fauteuil convenable, voire élégant, pour recevoir, non plus les reliefs des repas d’Isidore, puisqu’il est relégué à la cuisine, mais certains peintres amis et peut-être de renom, venus afin de jeter un coup d’œil sur mes eaux-fortes, sur mes toiles ?

J’entre dans la boutique, j’interroge le marchand : ce meuble est d’un prix raisonnable. Aussitôt, je renonce à la gravure (désirais-je vraiment en trouver une ?) et me décide, non sans fastueuse vanité, pour le fauteuil.

Il m’appartint, il fut chez moi ; je n’ai pu le donner à Jérôme que je ne connaissais pas, à cette époque. Comment expliquer qu’il se trouve, aujourd’hui, dans son appartement ? Par hasard ?… non, c’est trop improbable. Les meubles auraient-ils des sosies que seul un petit détail distinguerait ?… N’insistons pas : ce fauteuil ressemble au mien ; voilà tout le mystère.

Si je m’obstine pourtant à penser à lui, c’est qu’il réveille un autre souvenir.


Douces heures que nous passâmes à Paris, Madeleine et moi, à la recherche d’un appartement, pour notre retour de Chine ! Un troisième étage, rue de la Baume, nous tentait beaucoup. Nous étions mariés depuis quinze jours et campions à l’hôtel. J’emmenai ma femme visiter mes chambres de garçon. Elle pourrait ainsi me dire ce qu’il lui plairait de conserver de mon pauvre mobilier… Rien, surtout, qui rappelât tante Valérie !

« Ce dessin anglais au joli cadre, me dit-elle en sortant, les quelques objets qui te sont chers, ta table de travail, fort jolie, quoi que tu en dises, et le fauteuil jaune et rouge, une trouvaille ! Rien d’autre : tu as été trop malheureux dans ce logis sinistre pour que j’étende mon choix… Quant au précieux Isidore dont la santé, vient de me dire Angèle, est bien chancelante, je ne puis me décider à l’aimer, fût-ce comme le témoin de ta jeunesse. Qu’il crève ! D’ailleurs, il semble s’y résoudre. Ne m’en veuille pas, Michel : je deviendrais folle, rien qu’à l’entendre et, une fois embarqués à Marseille, son jacassement nous poursuivrait et gâterait le chant des sirènes qui, sans faute, devra nous ravir. »

La première fois qu’elle l’aperçut, le fauteuil plut à Madeleine. N’est-ce donc pas le même fauteuil, si absurde que paraisse l’hypothèse ?…

On s’occupa, quelques jours plus tard, de cet appartement, rue de la Baume, qui agréait à Madeleine et nous fut loué, mais je jurerais que le fauteuil trouva sa place dans une chambre de débarras, en attendant notre installation.

Je ferme les yeux et tâche de voir le panneau de gauche, à l’angle duquel je voudrais planter un arbre aux larges feuilles étalées, d’un vert sombre, mais le ciel se raye tout soudain de jaune et de vert et l’une des branches de l’arbre, une branche en bois ancien, reste nue, se courbe et prend l’apparence d’un bras de fauteuil.

Cela est affreux ! On me gâte le paysage. Mon roi Gaspard veut s’asseoir ! Mon roi Gaspard veut s’asseoir dans le fauteuil de Jérôme qui fut le mien.

Mon panneau sera ridicule !


Ce n’est pas l’homme au nez pointu qui peut me jouer d’aussi vilains tours : si méchant qu’il paraisse. Il en est bien incapable ! Il m’a mystifié, je l’accorde, mais là s’arrête son talent. D’autres ennemis, plus experts, savent entrer dans ma tête… seulement, je ne les connais pas.

Je me suis souvent aperçu de l’hostilité d’un visage, néanmoins, je ne m’en souciais guère. J’étais un gars costaud, agile et musclé (quelques succès remportés jadis au foot-ball, à l’escrime, en feraient foi). Je passais donc, sans daigner hausser les épaules, au lieu qu’aujourd’hui, ces gens qui m’en veulent m’attaquent dans mon lit. Ils ont la partie belle, puisque j’y demeure immobile, dans ce lit que mon poids a durci de façon désagréable.

XV

Aujourd’hui, je ne m’occuperai pas de la petite coalition qui s’est formée pour me rendre la vie plus cruelle et qui veut ma perte… ou ma folie. Depuis quelque temps, j’ai retrouvé le contrôle normal de ma volonté ; j’en profiterai donc pour garder le calme, malgré mon cauchemar de la nuit dernière.

Oui, la nuit dernière, un cauchemar m’a rendu visite, pas très horrible, en somme, supportable et de qualité assez ordinaire. Des camarades m’en contèrent du même genre, et plus d’une fois.

Je me promenais dans un grand hôtel moderne, un palace tout neuf, tout blanc, et me trouvais à son dernier étage, accompagné de Madeleine. Tout à coup, il me prit l’envie de descendre au rez-de-chaussée par le « lift ». (Nous avions, je crois, donné rendez-vous à une amie dans le salon de thé.) Je ne sais par quelle maladresse, j’entrai dans la cage de l’ascenseur, sa porte étant restée ouverte, et je tombai… je tombai… comme si c’était pour toujours. Madeleine n’avait rien vu et me cherchait dans les longs corridors blancs de l’hôtel. Moi, pendant ce temps, je tombais et l’apercevais, parfois, me cherchant encore. Enfin, je me trouvai assis, tout en bas, bien installé sur les coussins de la cabine.

La chute, c’est évident, ne fut pas agréable, mais la partie la plus pénible du cauchemar n’avait pas commencé, car il me fallut, ensuite, joindre Madeleine, qui errait de ci de là, pauvre chérie ! et s’impatientait de mon absence. Je mobilisai les domestiques, je l’appelai d’abord inutilement et la découvris, après combien d’heures ? dans sa chambre, se poudrant le bout du nez et s’imaginant que j’étais allé refaire ma provision de cigarettes !

« Et cette pauvre dame, dit-elle, qui nous attend pour prendre le thé ! »

Puis, avec un sourire :

« Suis-je à ton goût, Michel, dans cette robe ? »

Simple cauchemar, mais je me souviens d’en avoir eu plusieurs, au cours de cette semaine, où je dégringolais d’un toit en y posant des tuiles, ces jolies tuiles roses et moussues, si communes en Provence…


Pour effacer les moindres traces de mon aventure nocturne, voyons un peu ce que fait Jérôme…

Il n’est pas chez lui ; les fenêtres sont encore toutes ouvertes. Je crois que l’on remet en place les tapis mobiles et les meubles aussi. Le jour est assez clair… Si j’allais faire un petit tour dans cette pièce ? Jérôme avait bon goût ; d’un peu plus près, je pourrais juger de son installation et me plaire à cette visite, à moins que Madame n’adore le Louis-Philippe, les soies capitonnées, les poufs et que l’esthétique de Jérôme ne s’y accoutume.

Pour dire le vrai, j’ai gardé de l’affection pour Jérôme, si fort que m’ait peiné son éloignement, et, s’il ouvrait la porte, en ce moment, si son gros et grand corps venait encombrer ma chambre, peut-être ressentirais-je un certain plaisir, car on s’expliquerait… Je lui dirais ma façon de penser, il me dirait la sienne, ouvertement, brutalement, et l’on n’en parlerait plus.

Les bonnes ont débarrassé un piano de petits objets que je ne distingue pas bien. Il s’agit maintenant d’y poser une étoffe que l’on déplie avec soin, que l’on inspecte de près, comme pour y découvrir des traces de mites ou des brûlures de cendre : ces fumeurs de cigarettes sont des gens odieux ! Le vieux fumeur que j’étais en sait quelque chose…

Pour continuer leur examen minutieux de l’étoffe, les deux femmes s’approchent de la fenêtre. Tiens ! c’est un châle de Manille… quel beau châle ! Vert, d’un vert acide, avec, au centre, une guirlande blanche faite de roses, je pense. On dirait le châle que nous avons rapporté de Chine : une pièce ancienne en parfait état. Même là-bas, les amateurs les plus raffinés l’admiraient beaucoup pour sa rareté, ses broderies, sa couleur et surtout sa frange, une frange très longue, très souple, tombant bien et qui permettait d’admirables arrangements décoratifs. Ce châle vert ravissait Madeleine.

Ah ! que j’aimerais le voir de tout près… celui d’en face ! Il ressemble tant au nôtre ! Madeleine aussi voulait le mettre sur le piano… Décidément, Jérôme a eu de la chance.

Les deux bonnes sont des femmes méchantes : encore des ennemies ! Depuis que le châle a retrouvé sa vraie place et que les petits objets ont été placés comme avant…

Non ce ne sont pas les bonnes qui ont disposé ces objets, mais une personne qui vient d’entrer et a fait fermer les fenêtres.

Depuis lors le châle a disparu : demain matin, si l’on ouvre, il ne sera qu’une vague tache verte au fond de la pièce, même quand les lumières seront allumées.

Mais qui viendra me dire si le châle fut bien drapé ?

Triste après-midi… Ce grand carré vert acide, avec sa guirlande blanche, me hantait. Je le voyais couvrant les épaules de Madeleine qui en ramenait deux pointes sur sa poitrine, tandis qu’une autre retombait sur sa robe, dans le dos. Je ne puis penser qu’à la démarche de Madeleine que les danseuses d’Espagne, les princesses d’extrême-orient et le collège des fées s’unissent à rendre souple, singulière, légère… et je souffre de savoir Madeleine absente.

On allume les lampes, chez Jérôme, on n’a pas encore fermé les persiennes, je regarde de tout mon regard, je tâche de raccorder, de rassembler, de classer certains détails, de forcer ma mémoire à mieux se souvenir ; je mets ma cervelle au travail, ce qui me fait battre la tête… J’entrevois, je devine à moitié l’ahurissante solution à laquelle je ne veux pas croire, qui s’affirme pourtant, qui va, bientôt, hélas ! devenir trop précise…

J’ai compris ! je sais !

XVI

Le fauteuil était bien mon fauteuil, le remplaçant d’une gravure ; le châle vert était bien celui que j’offris à Madeleine. J’ai compris et je sais encore que cet appartement en face est le nôtre (était, peut-être…) J’ai reconnu le salon auquel il nous suffisait de mettre la dernière main et de l’orner en détail à notre goût. Là, dans le coin de gauche que je ne puis voir, doivent être pendues diverses toiles d’amis dont me plaisaient le dessin, la composition, la couleur. Je ne trouve pas non plus deux tableaux que j’avais peints à son intention, avant de gagner le midi, pour la dernière fois… Admettons qu’ils me soient cachés, admettons plutôt qu’on les ait pendus dans l’antichambre, à Hyères, et que Madeleine vienne de les regarder, sans sourire, en passant, à cet instant même où je suis couché dans un lit de clinique, rue de la Baume, à Paris (949 kilomètres), un lit duquel j’aperçois tous les jours le numéro 12 où nous devions vivre, où loge apparemment un chirurgien célèbre qui fut mon toubib à la guerre et a chassé ma femme de chez elle.

Rue de la Baume… Par hasard je me souviens d’une remarque de Madeleine. Nous avions observé que la maison, droit devant nous, portant le numéro 13, était une clinique. « Mauvaise réclame pour les clients ! » dit Madeleine.

Eh bien, l’un des clients, c’est moi ! Il me faut devenir superstitieux, car ni Madeleine, ni son frère Édouard, ni Jérôme, l’ami de son mari ne sont venus me dire bonjour. De plus, j’ai oublié l’ancienne adresse de Jérôme. Ces temps derniers, voulant changer de logis, il en cherchait un dans le huitième arrondissement, près de nous.

Il l’a trouvé ! Il l’a vite trouvé !


Voici que j’ai besoin de vous.

Expliquez ! expliquez, vous dis-je ! ne restez pas debout, les bras ballants et la figure fermée, comme celle de mes pires ennemis !

Qu’a-t-il fait de Madeleine ?

Le petit imbécile au nez pointu vous sert de façon utile, je pense. Sans doute le payez-vous bien. Je le vois supprimant mon courrier, car Madeleine pourrait m’écrire, si sa mère est très malade, là-bas. C’est lui, c’est vous, je le sais, qui me faites si mal au dos, si mal à la nuque, si mal aux jambes… Bagatelles ! mais il se peut aussi qu’il ouvre les lettres de ma femme, qu’il les lise, qu’il se plaise à les lire, qu’il s’en délecte !…

Oh ! martyrisez-moi physiquement à votre gré ; je le préfère : le martyre est presque doux, au lieu que ça !…

Non, je ne connais pas la raison qui empêche Madeleine d’habiter chez elle et de venir me voir, ou bien me serais-je trompé. Il suffisait d’un peu réfléchir. Je n’ai pas su. La vraie raison, la voici, celle qui a empêché ma femme d’habiter chez nous et de venir me voir.

Notre appartement est plein d’objets, de souvenirs rapportés d’extrême-orient. Aucune pièce importante, sauf une kouanine d’un fort beau style. Or sachez que les bibelots même gardent leur caractère, leur accent. Je vous ai dit que les dragons, les chimères, les monstres qui parfois animent l’art chinois, mais dont la signification réelle, l’apparence vraie, nous échappa, en quelque sorte, lorsque nous parcourions la campagne et visitions les temples, se révélèrent à moi depuis lors.

Il est sans doute arrivé à Madeleine une toute pareille aventure. La maladie m’a donné des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, jusqu’au fond du souvenir. Madeleine, au milieu de cet entourage d’objets hantés, a dû se transformer de façon semblable.


La voyez-vous, ma pauvre chérie, livrée aux bêtes d’une ménagerie exotique et, un soir qu’elle se reposait sur sa chaise-longue, un journal ou quelque livre entre les mains, distraite, tout à coup, par un bruit dans la cheminée ?

La grille est soulevée par une griffe habile ; un soupir rauque se fait entendre et la tête du dragon paraît, cornue, baveuse, ornée d’escarboucles. Il entre dans le salon en livrant passage à des oiseaux étranges, à de petits lézards tortillards qui parfois perdent leur queue. Les oiseaux ont bien grotesque tournure, avec leur bec de ton cinabre, leurs pattes grêles, leur plumage de cendre, mais voici d’épais crapauds pustuleux, glaireux, qui vont pondre des œufs glauques dans une coupe de jade posée sur un guéridon, tout près de Madeleine. Et la ménagerie a l’air de se hâter ; elle ne garde pas le silence, loin de là. Les soupirs du dragon se multiplient ; il y a des gloussements, des sifflets minces, des piaulements, des grognements, l’aboi d’un chien minuscule devant lequel est posé un manchon de dame, je le crois en zibeline… Un canard sauvage bat furieusement des ailes sous le piano et la volée des papillons hiératiques, surchargés de poudre décorative, ne laisse pas de gêner Madeleine et l’empêche d’y voir clair.

Elle est attaquée, mon cher amour, par cela même qu’en Chine nous n’avions pas aperçu. Les bêtes chinoises se vengent et semblent y prendre plaisir.

Madeleine s’inquiète, Madeleine a tout à fait peur, Madeleine s’épouvante, car la grande kouanine de bois vient, par un geste magique, de lui jeter des sorts… (lesquels ?) La déesse lui parle aussi, exigeant d’être libérée de son bois, en usant d’un langage inconnu dont le sens exact n’échappe pourtant point à Madeleine.

Que peut faire ma femme ? Ce ne sont pas des rêveries de malade : elle jouit, grâce à Dieu, d’une santé robuste, mais se trouver, soudain, logée dans une maison hantée, et de quelle façon ! cela dépasse peut-être ses forces. Quel parti prendre ? Parlez sincèrement : donnez votre avis… Fuir, sans aucun doute, n’est-ce pas ? fuir vers le midi où sa mère l’attend ?

Elle se lève de sa chaise-longue, évite de son mieux les reptiles qui la pourchassent, ferme la porte à clef, boucle une valise dans sa chambre libre encore d’esprits bestiaux, gloutons et lubriques… (ne voulaient-ils pas la frôler, la toucher, la caresser, baver sur ses mains ?…)

Ah ! c’est abominable !

Elle téléphone à la gare pour retenir une couchette, fait appeler un taxi, met son manteau de voyage…

Je la vois sur le trottoir, devant notre porte… Oui, c’est bien le 12 de la rue de la Baume qu’elle délaisse avec une si fiévreuse hâte : j’ai regardé le numéro.

« A la gare de Lyon ! en vitesse ! j’ai peur de manquer le train. »

La voilà sauvée !…

J’avais aussi jeté un coup d’œil sur le numéro 13. Ma mémoire me disait vrai : une clinique, en effet, cette même clinique où je l’attends, où je l’attendrai.

Presque tout s’élucide, puisque Madeleine est hors de danger.

XVII

Aujourd’hui, journée ennuyeuse, pleine de rumeurs, de murmures échangés que je n’écoute même pas. A quoi bon ?

Le soir, on me fait boire un breuvage salé qui laisse dans la bouche un goût détestable. Comme je veux n’y plus penser, je pars pour Hyères afin de rejoindre Madeleine. A l’instant où je m’envole, le docteur, en réponse à ma plainte : « C’est mauvais », me répond : « Oui, cher Monsieur, mais cette boisson un peu répugnante vous vaudra une bonne nuit. »

L’imbécile !… Je file dans les airs… Je suis arrivé !

Nous allons, Madeleine et moi, visiter notre petite église, pour mieux composer le panneau de gauche.

Cette déclivité du sol me choque. Gaspard serait mieux sur terrain plat. Maintenant, vous apercevrez tout le pays pierreux parsemé d’arbustes malingres. A droite, quelques plantes grasses dont j’exagère assurément la taille, forment un bosquet dont le vert, l’éclairage aidant, est assez spécial. La lune n’est pas couchée : nous touchons au crépuscule du matin…

Un souvenir passe.

« L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient. »

Le roi nègre doit marcher encore longtemps pour atteindre la Crèche. Il est au second plan, mais on le distingue nettement, suivi de nombreux serviteurs, très déférants, qui se tiennent à bonne distance. Ils sont tous vêtus de blanc : j’avais besoin de ces touches claires. Quant aux plantes grasses, trop rapidement dessinées, il me faudra découvrir, dans un jardin botanique, ce curieux arbuste et l’étudier de près.

Madeleine m’écoute, tandis que je lui explique, devant un mur, le paysage que je garde achevé dans ma tête, du moins je me l’imagine, mais dont je livre à qui de droit divers croquis… Où se trouvent-ils ?… Elle me comprend, elle me fait déjà des objections. Les termes employés ne sont pas toujours justes, elle s’exprime à la manière d’un musicien qui parlerait de peinture, mais, en prêtant attention, en tâchant de comprendre sa pensée, j’obtiens d’elle des indications précieuses, si je me donne la peine de les traduire.

Peut-être, en effet, la suite de Gaspard est-elle trop groupée devant les hautes plantes grasses que le roi Mage a dépassées. Je voudrais me rendre compte de l’effet produit par une dispersion des touches claires. Les plantes, si singulières, d’un dessin si baroque, à nos yeux d’occidentaux, seraient mises en valeur, et je puis me permettre, n’est-ce pas ? un peu de pittoresque dans le panneau représentant un Mage à la peau sombre, accompagné d’une escorte de même race que lui.

Je n’avais pas encore remarqué que mon Gaspard boitait d’une jambe… Mauvais dessin ? Il me semble pourtant que non ! Et les nègres de la suite boitent aussi !…

Non, non, je me trompais : ces pauvres gens sont simplement très las : ils n’en peuvent plus, à cette heure. Malgré l’aurore qui change déjà la couleur du ciel, leurs yeux se ferment, ils poussent de profonds soupirs, ils trébuchent. La Crèche est trop loin !… Demain, ils repartiront, mais c’est aujourd’hui qu’ils eussent désiré marcher encore, devancer l’étoile, au besoin, et atteindre le but de leur rêve.

Maintenant, ils gisent sur le terrain pierreux, couchés au hasard. Ils dorment.

J’ai bien sommeil aussi !…

L’imbécile disait vrai : la nuit fut bonne et sans rêves. Il est revenu, ce matin, la bouche en cœur.

« Salut, cher Monsieur ! Vous avez dû dormir paisiblement. Pas la moindre température ; votre visage est tout reposé ; la garde en est ravie. Encore un progrès et bientôt…

— Merci. »

Il veut achever sa phrase :

« … Vous en ferez d’autres : c’est le chemin qui mène à une complète guérison.

— Merci. »

Rien que ces deux mots, tout secs. Pourquoi insister ? Je voulais en rester là, mais l’espoir de vaincre a la vie si dure ! Vite, je prépare une nouvelle phrase, presque la même, en somme, que l’autre jour, et qui, cependant, est plus directe. La réponse pourrait être un aveu. Je le regarde avec soin, je ne perds pas des yeux la mauvaise figure de celui qui me soigne et par lequel j’ai décidé de me laisser soigner. Allons-y !…

Observez la politesse du « s’il vous plaît. »

« Dites-moi, s’il vous plaît, l’adresse du docteur Jérôme Devilliers. »

Un temps… un doute passager dans le regard, puis une réponse impassible, car il s’est repris.

« Le docteur Jérôme Devilliers habite au 18 de la rue de Courcelles, tout près d’ici. »

Il ment comme un laquais, cet homme sans foi ! cet arracheur de dents ! Il ment et ne sourcille même pas ! Il ment avec art ! Il sait s’y prendre !… N’est-ce pas à vomir ? « 18, rue de Courcelles… tout près d’ici… »

Tu te trompes, crapule ! cet homme a son gîte plus près encore, beaucoup plus près : 12, rue de la Baume !…

Je ne dirai pas un mot de la journée !… Bouche close !… Bouche cadenassée !…

Ah ! « le chemin de la guérison » : l’odieuse phrase professionnelle ! Vraiment, elle manquait au bouquet !

Il est sorti, enfin, tout tranquillement !

Par un effort de ma bouche, de ma langue, n’aurais-je pu former et lui lancer un crachat ?…

XVIII

Il fait grand vent. Je l’ai entendu souffler très tôt ; il souffle encore, il siffle même. En certains coins de France, il doit hurler, mais ici, rue de la Baume, il perd de sa noblesse tragique et se satisfait d’ennuyer un pauvre malade immobile, par des bruits inharmonieux. Ce vent opiniâtre, insistant, se donne du mal, il m’agace, il me tape sur les nerfs.

A Paris, le vent n’a rien de romantique. Sans lui, la matinée serait plaisante. On se promènerait volontiers ! Je vois du soleil ; le ciel doit se rapprocher du bleu, du bleu pâle de Paris, se parer d’ailes d’anges, à peine sales, presque blanches… Un beau ciel, quoi !

Cependant, afin de m’agréer, le vent me conduit à rêver de beaux voyages, de longues traversées, (je suis bon marin), d’aventures lointaines, ou, simplement, il me rappelle des coups de mistral en Provence, où les platanes ont l’air si malheureux, où la couleur de la Méditerranée change, où le ciel (le seul qui soit), se dévêt de tout ornement floconneux et se montre nu.

Madeleine aimait le vent. Certains jours je devinais son adorable corps sous l’étoffe plaquée ; elle riait avec le vent, elle chantait dans le vent, le vent jouait avec elle.

A quoi sert d’y songer, ce matin, puisque Madeleine est absente ?


Le médecin passe ; il fait ses petites simagrées coutumières, puis il part. J’avais juré de ne pas souffler mot : je n’ai donc pas soufflé mot. Il en paraissait mécontent, gêné. Sa figure montrait même un peu d’inquiétude… Ah ! tant mieux !

Ensuite : visite de l’infirmière. Celle-là ne me cause aucun tracas : elle entre, elle sort… Une grosse femme qui parle avec un léger accent de l’est, (alsacien ?) Elle se montre empressée, habile, et s’excuse quand il m’arrive de crier ; polie, en outre. Elle m’est parfaitement indifférente.

Et me voilà seul, de nouveau. Ce vent m’agace de plus en plus. Puisque je pensais à des voyages, d’ailleurs inutiles, pourquoi m’a-t-on privé du paravent chinois, de mon paravent ? Il fut d’abord ouvert au pied de mon lit, puis on le plia contre le mur, puis il disparut définitivement. Il m’eût, aujourd’hui, permis de petites courses faciles, variées, sans surprises, les sites m’étant bien connus, mais agréables, au lieu que je dois m’intéresser au paysage imposé, qui ne change guère, d’un balcon au milieu duquel une fenêtre donne chez moi. Le divertissement est maigre…

Ah ! je me souviens ! mon paravent laissait passer le soleil, à certaines heures, n’étant pas assez haut, et le jour me gênait. Il resta très peu contre le mur, enfin on l’exila pour ne pas s’y accrocher les pieds. C’est une attention du personnel de la clinique, une attention touchante, en vérité, (j’allais dire émouvante). Cette clinique est de beaucoup la meilleure de Paris, j’y passe des journées exquises, des nuits sans pareilles, malgré son numéro 13. Mes yeux vont se remplir de larmes…

Si le vent se met à faire chanter les vitres !…

Il s’y met bien…

Je vais donc m’absenter, un moment, sur le balcon déjà cité.


Le balcon d’en face est vide, comme tous les jours. Je reconnais le dessin de la balustrade à cause d’une courbe de la fonte où je passais les pieds pour me pencher, ce qui épouvantait Madeleine et lui donnait, disait-elle « mal au cœur ».

Attention ! la fenêtre, là-bas, vient de s’ouvrir : sans doute, une cliente qui veut se rafraîchir un peu. Jérôme doit surchauffer la pièce qui lui sert de salon d’attente. La personne sort. Serait-ce Lucie que je n’ai jamais vue de si près ? Non : Lucie paraissait un peu plus grasse. Celle-ci a mis tout autour de son visage un voile dont le violet semble assez beau. Elle le tient sous son menton, à cause de ce vent maudit. Quelqu’un a refermé la fenêtre derrière elle. Pourquoi ? Elle s’appuie à la balustrade, regarde… Elle attend peut-être une voiture ou bien avait-elle simplement trop chaud, comme je le supposais d’abord. Elle fait quelques pas, puis s’accoude de nouveau…

Une jolie ligne, cette femme, une jolie ligne, vraiment. Cela doit avoir du galbe, de l’élégance, du chic. Notez d’ailleurs que ces qualités sont tout imaginaires. Comment voulez-vous distinguer, malgré le temps clair, la tournure, même séduisante, d’une femme, de l’un à l’autre côté d’une rue ?

Oh ! ce vent !

« Chère Madame ! vous êtes de la dernière imprudence ! Mettez-vous donc à l’abri tout de suite ! Rentrez chez l’illustre chirurgien. Il manque à tous ses devoirs ! Laisser une jeune femme qui daigne lui rendre visite exposée à de si fortes intempéries ! »

Et, changeant d’interlocuteur, je m’adresse à Jérôme lui-même :

« Allons, Jérôme ! tu n’y penses pas ! Elle va prendre froid. Fais-la rentrer, espèce d’animal ! et plus vite que ça ! »

Tout bien réfléchi, je lui ai parlé comme s’il se trouvait à deux pas. Oui, j’avoue avoir gardé beaucoup d’amitié pour ce gros garçon oublieux, dont la conduite est difficile à définir, mais qui me l’expliquerait en quelques mots et détient des excuses qu’il n’ose pas me fournir.

Cette fois, les fenêtres ont bien craqué. Oh ! quelle tempête ! La pauvre femme n’en demeure pas moins accoudée. Elle a du mérite.

Être allongé dans un lit, lorsque je voudrais tant savoir la teinte de ses yeux, le ton exact de sa robe, de son voile, la couleur de ses bottines et le nom de sa couturière ! Il y a des gens qui n’ont pas de chance !

C’est de pire en pire ! Voici qu’en tentant de faire encore quelques pas, la jeune femme, attaquée par le vent, rabat brusquement ses jupes des deux mains. Elle a dû pousser un cri et, au même moment, son voile se défait. Ses cheveux sans chapeau s’ébouriffent. Elle se jette vers la fenêtre, frappe aux vitres elle se retourne pour saisir le bout du voile, elle se penche à la balustrade, mais la gaze violette s’envole dans la rue, elle se retourne encore, elle va rentrer…

Elle est rentrée, mais je l’ai vue !

Ce fut un instant très court, mais je l’ai vue ! J’en suis certain ! Je le jure devant Dieu !

C’était elle ! C’était Madeleine !


Ah ! je pénétrerai dans cette maison !

Je fais d’abord un grand effort de mes deux bras et me redresse un peu. Je parviens à m’asseoir sur mon lit. J’ai peur que le cœur ne me manque. Non : je suis bientôt debout !

Alors, je hurle, je hurle à plein gosier ! Je ne savais pas que l’on pût souffrir à ce point.

J’entends l’infirmière qui accourt de la pièce voisine. Je la repousse avec brutalité…

Ah ! que j’ai mal !…

Je tâche d’ouvrir la porte… Saurai-je atteindre la rue ? Trois étages ! Le sang me monte à la tête. Je vais perdre connaissance…

Oui, je tombe, mais je retiens encore son cher nom sur mes lèvres, afin de le garder toujours.

XIX

Qu’il me soit arrivé quelque chose de très sérieux, de vraiment grave, une façon d’accident, je m’en rends compte, car ces derniers jours ont été mis entre parenthèses. Furent-ils nombreux ? Comment savoir ?… mais, aujourd’hui, je le crois du moins, je puis continuer la phrase coupée.

Je me rappelle quelques gestes. Certainement, j’ai voulu sauter de mon lit. Sauter ?… J’étais donc bien agile ! Sans doute, me suis-je cassé la jambe, car j’ai entendu, il y a quelques instants, dire : « Puisque la fracture est simple ! »… En tous cas, je me sens plus immobile que jamais !

Pourquoi cette fantaisie acrobatique ?

Eh oui ! le clown a tenté plus qu’il ne pouvait faire ; une chute s’en est suivie. Les spectateurs ont poussé des cris, quelques enfants ont rigolé, les pauvres petits ! pensant que cela participait au jeu normal et que le programme détenu par Maman le mentionnait, mais moi je me demande pourquoi le clown, si prudent d’ordinaire, a tenté un exercice trop difficile et quelle fut la cause précise de sa déconfiture.

L’orchestre jouait-il faux à ce moment ?

Un clown peut avoir l’oreille juste et se troubler pour une défaillance de clarinette.

La porte des écuries avait-elle battu, par hasard ?

La figure d’un des jeunes admirateurs du clown, d’une de ses admiratrices lui déplut-elle soudain ?

Tiens… j’y suis peut-être !

Procédons sans hâte : le sort de ce pauvre garçon me désespère.

Ou plutôt cette figure féminine l’a-t-elle, tout à coup, trop charmé ? charmé jusqu’à lui faire perdre l’équilibre ? médusé ? ravi vers les étoiles ?… Les étoiles obligent, quand on tâche de les atteindre, à des bonds déraisonnables. Cette figure encadrée d’une chevelure blonde lui a-t-elle subitement inspiré de l’amour ? (pensons au coup de foudre !) un amour où l’être entier se perd, devant lequel rien n’existe, un amour du genre de celui…

Oui, c’était bien ça ! je le sais ! je le vois !

Elle voulait rattraper son fichu qui se perdait dans la rue (un fichu violet, j’en suis sûr) ; elle s’est ensuite redressée, elle s’est tournée vers moi… et j’ai reconnu Madeleine ! Alors le clown renommé pour sa prudence a risqué le saut vers les étoiles… S’est-il cassé les reins, la patte ? Les gazettes sportives nous le diront : je m’arrangerai pour qu’on me les procure.

Et voilà Messieurs et Dames, fillettes et petits garçons, le récit de l’accident. Partez ! la représentation est finie. Les quelques numéros marqués à la suite du programme ne valaient pas la peine que l’on restât : Je m’en porte garant…

Mon numéro à moi était le numéro 13.


La journée fut longue. J’ai certainement une forte fièvre. Il me faut prendre beaucoup sur moi pour, si j’ose dire, me remettre d’aplomb et raisonner un peu.

Mon pauvre clown, tu es mal fichu, mais, promets-le-moi, ne tente plus jamais de cabriole stellaire. Imagine seulement que tu te prends la tête dans les mains (cela aide beaucoup), tâche de comprendre et demande à ton cerveau ce que tu demandais à tes muscles. Pour t’aider, je vais me mettre à ta place.

Quoi ?… J’ai vu Madeleine chez elle. J’ai simplement éprouvé le grand désir de l’embrasser, de la tenir dans mes bras. Rien d’étonnant, n’est-il pas vrai ? Tout homme épris sentirait de même, à coup sûr !…

Du calme, Michel Duroy ! du calme, mon vieux clown !…

Néanmoins, « Michel », comme nom de clown, ça sonne mal : ça fait plus mal encore sur l’affiche. (Question à étudier.)

Allons ! voilà que je m’échappe ! Rentrons dans ma coquille.

Madeleine est chez elle et n’est pas venue me voir. Elle a ses raisons. Je connais bien Madeleine ; son cœur est d’une autre qualité que les cœurs du commun : le sang qui coule dans ce cœur, qui le fait battre, est plus pur. Elle m’attend comme je l’attends, mais des raisons majeures s’interposent, empêchent la rencontre. Elle doit le juger ainsi : nous jugions si souvent de même !

Mais… mais Jérôme ne va-t-il pas la voir ? Oui, son amitié pour nous l’y oblige. Il s’en voudrait d’agir autrement. Fort attaché à Madeleine, il lui rend visite chez elle, en face… pas très souvent… Je déraille ! Très souvent au contraire, puisque je le croyais installé chez lui (dans mes meubles !) C’est Madeleine qui n’est jamais chez elle. Je n’ai vu Madeleine qu’une seule fois, en face, et j’ai de multiples raisons de m’en souvenir !

Je me résume : quel attrait engage mon ami Jérôme à se rendre si fréquemment chez Madeleine ?

Là ! ma question est posée !

Dites ! avez-vous senti cela : une idée qui se cache dans votre cervelle et refuse de se laisser dénicher ? Quand, par hasard, on l’entrevoit, elle a changé de sens, elle s’est, exprès, mal accoutrée, ou trop bien travestie. Comment, dès lors, la définir ? Une femme de théâtre que l’on a toujours vue en paniers et en perruque blanche, devient, un instant, étrangère lorsqu’elle paraît devant la rampe, vêtue de haillons, voire en Scaramouche, en Arlequin, la batte aux doigts.

Viens donc ! idée qui m’obsède et qui m’échappe tout ensemble ! Viens donc ! je te l’ordonne ! Idée hésitante, tremblante (de peur, je pense), idée grelottante, vilaine idée, idée mauvaise, ignoble idée !…

Enfin, je t’ai trouvée !


Madeleine me trompe, Madeleine, ma femme, couche avec Jérôme, mon ami, là, bien en face, chez moi !

Certes, ils prennent leurs précautions, mais un malade peut avoir bonne vue, n’être pas tout à fait imbécile !

Madeleine et Jérôme !

Je croyais si fermement à l’amour de ma femme ! Je me forçais tant à croire, malgré certaines apparences, à la sûreté, à la fidélité de mon ami !

Or Jérôme est l’amant de Madeleine et ces deux êtres me narguent, me sachant indisponible. Aucun danger : ils peuvent se donner du plaisir. Ils se payent ma tête à bon marché et, sortant du lit qui nous appartenait jadis, où, Madeleine et moi, nous couchions ! il leur arrive, chauds encore d’une étreinte, d’aller à pas de loup vers la fenêtre (celle-là !), vêtus de kimonos, (la pudeur est une vertu), pour jeter un coup d’œil sur le compère étendu entre ses draps, au troisième étage, bien surveillé d’en bas par le numéro 13 qui lui sert de concierge.

Afin de faire durer leurs délices, cet excellent compère, s’est, de nouveau, cassé je ne sais quoi, par délicatesse…

Voilà un homme charmant, un vrai galant homme !

XX

Je préfère mon tourment d’aujourd’hui !

La colère se laisse mieux surveiller que la peur panique dont il faut subir l’appel hallucinant et qui m’entraîne, sans que je puisse même ébaucher une défense. La colère me mord, me griffe, me harcèle ; ses dents pointues se plantent dans ma chair, ses ongles la déchirent et des lambeaux pendent autour de moi, lambeaux de peau qui saignent et se collent ensuite, après avoir réussi leur petit effet. Il n’en reste pas moins que je suis dessous, bien vivant, et que ma tête n’est chaude que de rage aiguë.

Vous dirai-je qu’ils font des progrès étonnants ?

Je ne les savais si bien entraînés, ni l’un ni l’autre ! Ils me dispensent même de les surveiller : un coup d’œil, à certains moments du jour, me renseigne abondamment, l’évidence étant aisée à deviner.

Non content de m’avoir pris ma femme, Jérôme se délecte en l’amusant à sa manière. N’importe-t-il pas de soutenir le courage d’une épouse que les dures circonstances de la vie séparent de son époux ? Jérôme s’est chargé de cette tâche et s’en acquitte le mieux du monde, avec conscience.

Madeleine et Jérôme sont toujours sortis : ils rentrent peut-être à l’aube, quand je dors, mais je n’ai pas besoin de rêver pour savoir quel fut le programme de leur nuit, car il suffit, comme je le disais plus haut, de me rendre à l’évidence.

Jadis, Madeleine était toujours joyeuse : le plaisir de vivre se lisait dans ses yeux. Les journées passées à la campagne, dans les bois, s’émaillaient de fleurs fraîches, quand elle riait, et ce rire faisait naître de beaux reflets, lorsque nous allions en barque jusqu’aux îles.


Je lui faisais cependant un reproche… Ce reproche, Jérôme l’aurait-il surpris ? Ma femme n’aimait pas le monde ; les dîners en ville lui étaient insupportables et les soirées aussi. L’autre la changerait-il plus que je ne pus le faire ? Cette nuit, où il nous mena souper dans je ne sais quelle nouvelle boîte de Montmartre que l’on disait inégalable, au lieu de la divertir, l’attrista. Voir des gens se morfondre en riant, se donner soif en buvant et se réjouir du spectacle sinistre qu’ils fournissaient eux-mêmes, tout cela rendait Madeleine morose. Oh ! ces danses ébauchées entre des tables et des chaises !…

Je l’entends qui me parle, cette nuit-là :

« Danser avec des femmes louées pour avoir l’air de se divertir, le pourrais-tu, Michel ?

« De la place ! il me faut de la place pour danser et tu m’as dit que je dansais bien ! Notre salon en Provence, où l’on ouvre les fenêtres, au printemps, où l’on ne sent pas le tabac, mais les fleurs du jardin qui nous livrent leurs parfums, où l’on entend le souffle des brises, la voix du vent, le beau bruit de la mer, où la décoration n’est pas faite par de mauvais peintres, mais par des corolles encore tout épanouies, des branches de laurier et d’olivier !… Là, j’aimais danser jusqu’à l’aube. Les danseuses ni les cavaliers ne manquaient : Toulon n’était pas loin, et ceux-ci ne paraissaient pas s’exhiber, et celles-là ne bourraient pas leurs réticules avec des billets gagnés à la sueur de leur corps ! »

Voilà ce que disait Madeleine.

Jérôme écoutait et souriait de plaisir.

Comment s’y est-il pris pour gâter à ce point son caractère ? Il ne manque pas de savoir faire, mais la tâche était dure ! Il a donc habitué sa maîtresse aux sorties fréquentes, aux boissons des bars, à la basse noce. Il se garderait bien de danser lui-même, ayant peur de se rendre ridicule. Vous le voyez, n’est-ce pas ? de taille plus que normale (1 m. 87) large des épaules, épais et tenant dans ses bras cette femme mince, racée, une nymphe des temps modernes ?

Plus tard, Montmartre ne les a plus satisfaits : Madeleine mordait à l’appât. Il lui a fallu des bouges. On en trouvait, jadis ; on en trouve encore, facilement, où le semblant de joie s’avilit, où les femmes n’ont plus nom de femmes, avec leur fard d’un vilain rouge, leur peau graisseuse, leurs mains prenantes. Jérôme l’accoutume à ce nouveau plaisir et Madeleine oublie le parfum de ses violettes, la poudre d’or de ses mimosas, la chanson du flot qu’un grincement de phonographe étoufferait et l’haleine méditerranéenne que viendrait gâter ce gros cigare, mal tenu par une bouche grasse et lippue.

Je l’ai vu, ce spectacle de sa déchéance, je le vois, je l’ai casé dans ma mémoire. Madeleine ne rit plus ; elle rigole et Jérôme prend un air de brute, de mastodonte (on l’appelait ainsi), de mastodonte en goguette !…

Mais à quoi mènerait une rage chaude sans effet ? Je mets la mienne en glacière, dans la glacière d’un des bars de nuit où ils passent. Elle se réchauffera, au jour que je choisirai, à cette heure qui sonnera, qui ne sonne pas encore…

Eh bien, j’attends.


Vous dites que j’exagère, que je me plais à rêver le pire ? Donnez-vous donc la peine de la regarder ! Ce geste n’est pas un geste de Madeleine, c’est celui d’une garce, de la fille de bas étage que Madeleine, ma femme, est devenue.

Peut-être imaginez-vous que j’aspire à la réclame que me feront les journaux :

« Michel Duroy tue sa femme, Madeleine Duroy, dans un lieu de plaisir que la police surveillait. »

Ah ! mes pauvres amis ! (s’il m’en reste !) vous êtes loin de compte ! Certes j’abattrai Jérôme, cela importe peu ! mais je reprendrai Madeleine, je la modèlerai de mes doigts, j’effacerai la bave des baisers de l’autre, je tuerai, une seconde fois, l’amant qui l’a salie ; je le tuerai en elle, et Madeleine, mon ancien amour, me reviendra purifiée, après sa longue absence.

Amis qui me restez, amis qui vous cachez, amis que j’ignore ou que j’imagine, pensez-vous que je déraisonne ? C’est alors, amis indifférents, que vous ne savez pas aimer.

XXI

J’étais résolu à me laisser soigner. L’homme au nez pointu en profite pour me faire, chaque matin, une piqûre qui doit, à son avis, me rendre des forces. Il me parle, tâche d’entrer en conversation, mais ne parvient qu’à parler tout seul.

J’entends bien, j’écoute et, malgré ma faiblesse très réelle, je vous assure, (il me semble être un chiffon mouillé,) j’arrive à garder le plus obstiné silence et me moque intérieurement de ce très savant docteur en médecine qui perdrait moins son temps s’il causait avec une pendule ; au lieu que je dis « bonjour, merci, le temps s’améliore, quelles nouvelles donnent les journaux ? » à la grosse infirmière dont il convient de me louer, jusqu’à nouvel ordre.

Mes rapports avec le médecin m’amusent, je l’avoue ! il me faut quelques petites distractions de ce genre, succinctes, il est vrai : ça fait passer le temps, et je ne saurais constamment réfléchir : ça fatigue. D’ailleurs, je pense moins à Madeleine, j’écarte son image. Parfois, elle force la porte et reparaît. Ce sont là des visites dont je me passerais volontiers et, pour qu’elle ne traîne pas, je lui fais tout simplement les cornes. Le moyen a réussi : il me fut enseigné par une servante italienne, lorsque j’étais enfant.

A un autre point de vue, je me suis manqué de parole. Mon premier devoir, puisque je veux guérir, ne serait-il pas de me soigner moi-même ? Or j’avais découvert un sûr moyen de fuir les visions qui m’ensorcellent. Pourquoi ne plus l’employer ? De colère, de honte ou de douleur, ces visions me rendent fou… Je les abandonne pour retourner à mon art.

L’art ne m’a jamais trompé ni trahi, même aux pires jours. Il m’advint de douter de lui, quand il semblait se refuser, quand je restais devant ma toile toute prête, comme un crétin des Pyrénées devant un hiéroglyphe, comme un charcutier de village à qui le bâton servant à décrocher les saucisses est plus utile que la palette et le pinceau dont il n’a que faire, comme moi-même, hélas ! entre les mains de qui l’on mettrait un saxophone pour exprimer l’émouvante beauté des hanches de mon modèle. Cette stupeur durait quelque temps ; je tâchais de m’en distraire par un essai de dessin à la mine de plomb, à la sanguine… Le panier à papier ne tardait pas à se remplir d’esquisses déchirées que l’on eût dites l’œuvre d’un enfant hydrocéphale.

« Je ne suis qu’un barbouilleur ! pensais-je, un gâcheur imbécile ! Que l’on m’offre de ripoliner à neuf en orange, le vieux bois de la kouanine chinoise de mon salon ! Que l’on me charge de peindre les murs d’une étable avec la bouse répandue. Voilà qui est de mon ressort ! »

Je me désolais de ces crises, car il n’est pas indifférent de s’apercevoir que l’on n’est qu’un raté.


Un matin de beau soleil, à Hyères, au jardin, je prenais la vie au tragique, me sentant la tête vide et les yeux brumeux. Le vent d’est agitait les oliviers dans le feuillage desquels couraient de souples ondes d’argent… Rendre cela !… La main lourde, abruti par la touffeur de l’air, je n’arrivais à rien et la variation du baromètre n’était pas en cause, puisque ce supplice durait depuis quinze jours. Or, soudain, la nymphe du jardin vint à moi.

La Provence est toute peuplée de nymphes, pour qui sait les voir. Celle-ci avait posé le long de son corps une grande branche de glycine abondamment fleurie.

« La lumière est bonne, me dit la nymphe inattendue ; je t’offre cette glycine à peindre, avec moi qui la tiendrai. »

L’art me revenait, me consolait, me rendait l’usage de mes mains, de mes yeux. Je me repris à peindre, et la nymphe sourit avant de disparaître.

Restons-en là, je vous prie ! Restons-en là !

Eh non ! Ce que je viens de dire est tout à fait imaginaire : une gentille histoire, sans plus, et je suppose que la toile demeura blanche. Assurément, il m’arrive de rêver des sottises ! Revenons à la vie réelle, celle qu’il est si bon de vivre.


En effet, je me trouvais à Hyères ; je m’y trouve encore.

Attendez ! J’ai des crampes dans les doigts : je ne pourrai pas me défendre de Madeleine… Tant pis !… J’entends sa voix derrière les oliviers :

« Ça m’amusera, mon gros loup. On se fera du bon sang !

— A ton aise, ma poule ! »

Ils paraissent tous les deux et s’adressant à moi, Madeleine ajoute :

« Viens aussi : tu n’es pas gênant ! »

Où me mèneront-ils ?

Nous sortons tous les trois du jardin, prenons une allée, à gauche, traversons une petite place et dans une ruelle, à droite, faisons halte.

Non, je ne me suis pas étonné, sauf de la banalité même du spectacle qui devait s’offrir.

Jérôme a frappé à la porte (la lanterne suspendue ne manquait pas !) et nous sommes entrés. Le salon où ces dames attendent et se font les ongles est tendu de soie jaune et rouge, les fauteuils, les canapés, les chaises, les tabourets pareillement, mais, à côté de cette soie que j’ai vue quelque part, les bas de ces dames semblent d’un ton de mandarine bien hasardeux.

La tunique de Madeleine est toute simple, de style grec, dirait-on. Elle porte sur l’épaule un bouquet de glycines lié par un brin de paille. Jérôme, toujours aussi énorme, s’est costumé en marin, comme un enfant sur la plage : culottes et jersey, béret bleu, chaussettes claires, sandales de paille… Jérôme est tout plein gentil. On le dirait mignon s’il ne tenait tant de place. Sa bonne figure grasse n’a pas changé. En ce moment, il suce un sucre d’orge.

Un éléphant court vêtu…

Madeleine ne cesse de bavarder :

« Ma petite Rosa ! Quel plaisir de te revoir ! Eh ! ta poitrine tient encore bien, malgré le métier ! Mes compliments !

« Et toi, Nanette, ma gosse ! ça t’excite toujours, les nègres ? Permets que je te farde un peu mieux les yeux…

« Oh ! pardon Madame ! je ne vous avais pas vue. La maison marche comme vous voulez ? Bonne affaire !

« Voyons, Jérôme ! à quoi penses-tu ? Ne te fourre pas les doigts dans le nez : nous sommes en compagnie ! Maintenant, on va danser !

Mais… celui-là… vous ne le connaissez pas ! Mon mari ; Mesdames ! Il sait que je couche avec Jérôme et ça lui fait plaisir. S’il vous plaît d’en tâter, à votre tour, ne vous gênez pas ! »

Durant ce temps, j’écarte les chaises et me mets au piano. Il me reste dans la tête quelques airs de danse qui conviendront, j’espère. Mon ami Jérôme se refuse à danser, mais il fouette avec ardeur une toupie obèse, peinte en jaune et rouge, tout en poussant de gentils petits cris.

Je vais plaquer le premier accord, lorsque j’aperçois, devant moi, un cadre au mur, un dessin. Je n’ignore pas que les œuvres d’art, en ce genre de lieu, sont de qualité inférieure… Comme on se trompe ! Une fort jolie sanguine, en vérité : simplement une main de femme, longue, délicate, que l’on voudrait toucher, entre les doigts de laquelle une fleur est éclose…

Une œuvre d’art… je n’y pensais plus ! L’art vient encore une fois à mon secours !… Je m’interromps de jouer.

Qu’arrive-t-il ? Les fauteuils s’éventrent, les femmes s’enfuient, rappelées sans doute par de pressants devoirs. Jérôme baise sa toupie bariolée et le piano s’ouvre tout entier, puis, comme un paravent, se replie contre le mur.

Je prends Madeleine par la taille et nous sortons.

« Allons voir, lui dis-je, le panneau du milieu, celui du bon roi Melchior. M’accompagneras-tu, ma chérie ?

— De grand cœur, Michel ! »

Et Madeleine me tend ses lèvres.

XXII

A peine avons-nous marché un quart d’heure que nous arrivons à l’église. L’instant est vraiment exquis.

« Mais laissez-moi donc tranquille ! Je n’ai nul besoin que l’on me rende des forces ! Allez-vous-en, docteur, vous m’ennuyez ! Je me promène avec ma femme ! »

Oui, l’instant est vraiment exquis : l’aube a presque paru, elle fait pressentir une radieuse aurore. Je retrouverai la lumière élue pour ma décoration. Le ciel me donne un avertissement sévère. Voilà les tons qu’il me faudra considérer souvent, avec scrupule, avec patience, si je veux en transposer les finesses et l’éclat à demi-voilé.

« Je compte sur ton aide, Madeleine. Il t’arrive parfois de me blaguer parce que je dors, dis-tu, comme un paysan. Eh bien, à toi de m’en empêcher désormais ! Tu me tireras, chaque jour, du sommeil, quelque temps avant le début de ce glorieux spectacle. Je t’offrirai même un réveil-matin, à cet effet. Mais dépêchons-nous ! Allons voir le roi Melchior qui va s’agenouiller devant la crèche. Il a précédé les deux autres Mages… Non ! regarde d’abord la splendeur du ciel. Tâche de comprendre ce que je devrai suggérer… Ce ne sera pas facile, avoue-le !

— C’est entendu, Michel ! Nous viendrons ici tous les matins : les couleurs du ciel se poseront d’elles-mêmes sur ta palette ou s’offriront à ton choix !… Ah ! le beau peintre à qui, je le sais, il suffit de tremper le bout de son pinceau dans un rayon, dans un reflet, dans une buée, pour trouver le ton juste qu’il cherchait ! »

Elle me parle, je ne sais pourquoi, tout bas, tout près de l’oreille, et sa voix est la plus douce des musiques.

« Entrons à l’église, ma chérie, puisque ton ami, le curé t’a confié un double de la clef. »

Nous ouvrons les deux portes toutes grandes. Voilà le panneau central qui m’occupera, aujourd’hui : le plus important, de beaucoup. La Vierge, l’Enfant, saint Joseph, le bœuf et l’âne, Gaspard et Balthazar, le groupe des bergers, sont en place, bien qu’à peine indiqués, mais il suffit que je me les représente. Seul, Melchior me donnera encore grand mal, à cause toujours de l’éclairage. En prenant au dehors des esquisses nombreuses, je finirai sans doute par y parvenir !

Voici le roi : il entre à notre suite. Je pense qu’il désire reprendre la pose que nous avions déjà décidée. Il la retrouvera tout de suite.

« Salut, roi Melchior, lui dis-je, votre attention me touche beaucoup ; vous êtes, sans contredit, le plus gracieux des rois et votre aimable visite va faciliter mon travail.

— Tu devrais avoir honte, Michel, dit Madeleine : prends-tu ce bon roi pour un paresseux de ton espèce ? Lui, se lève tôt et trouve tout naturel de t’aider ainsi à mieux peindre !

— Non, mes amis, répondit Melchior, vous me remerciez sans raison ! Vous étiez mécontent, Michel, des vitraux de notre église, qui sont assurément fort laids : du vilain Saint-Sulpice, tout au plus ! Mais, avant qu’on ne les remplace, les anges assez piteux qui s’y trouvent représentés, se sont offerts à chanter une dernière fois. Ils exécuteront un petit concert, ce matin même. Oh ! je sais, ma chère Madeleine, que vous détestez la musique en vase clos ! De la place ! de l’air ! voilà qui vous convient ! Nous irons donc sur le parvis : le paysage que l’on y découvre est beau. En levant le nez, nous pourrons admirer, quelques instants, les couleurs que le ciel nous gardera et le chœur choisi par les anges : ce chœur d’Ambroise Thomas, s’il vous plaît ! (hélas ! tous les goûts sont dans la nature) saura bien nous ravir par les portes ouvertes… Venez, mes enfants ! »

Cette petite place de l’église, encore tout aérée par la brise matinale, quelles délices elle dispensait !

« Et surtout, Michel, reprit-il, je voulais vous dire que, décidément, je refuse de participer à ce panneau : j’entends, d’y faire figure. Le voisinage du bœuf et de l’âne me déplaît par trop, n’est pas digne de ma personne, et puis… et puis, j’en veux aux deux autres Mages qui ont dû prendre une auto en cours de route pour arriver avant moi, une auto de complaisance ! C’est pas de jeu, mes amis ! N’ayez pas l’air furieux, Michel : ça n’en vaut pas la peine !… et, maintenant, petits anges des vitraux, chantez ! »

Ils chantèrent, nous les entendions bien… Que chantaient-ils ? De l’Ambroise Thomas ? Allons donc ! Un air, un air qui m’est connu ; j’ai l’impression de plaquer son premier accord sur les touches d’un piano. (Je ne joue de l’orgue, ni d’aucun instrument céleste !) C’est tout juste si je tapote… Ils chantent ! Ils chantent !…

Et voilà que Gaspard relève les pans de son grand manteau de cour et se met à danser, sans souci des dalles, dures et sévères à ses bottes, du parvis. Il danse d’une façon qui me déplaît. Dans les temps très anciens cette danse eût été dénommée chahut. Il danse, il fait des entrechats. Il me rappelle certaine affiche de Lautrec pour le Moulin-Rouge.

Ah ! ceci est pire : l’esquisse que je méditais m’échappe : l’aurore s’est muée en jour ; les tons de la robe du roi Mage ont changé… Jamais je ne peindrai le panneau du centre ! Ce Mage qui fait le pitre me donne le frisson ! Madeleine supportera-t-elle un pareil spectacle ? Elle se gêne ! Madeleine rigole ! Madeleine va danser aussi. Elle pointe un pied en l’air, pousse des cris, excite le danseur à se dépouiller de son manteau, à s’arracher la barbe, à semer ses bijoux, à jeter surtout cette noble tiare dont j’espérais tirer un beau parti, à ne plus se ressembler du tout ! Et les anges des mauvais vitraux s’en donnent à cœur joie, ils ne chantent plus, ils gueulent leur chanson d’une voix éraillée. On se dirait dans un café-concert de bas-étage, en province ! A la sortie, on leur donnera tout au plus cent sous.


C’est fini : le roi Mage s’est calmé ; Madeleine de même. Alors ma femme s’approche de Melchior et son altesse, qui a dû vendre des sucreries sur les quais, lui dit d’une petite voix doucereuse, pateline, où passe un accent d’orient :

« Ma chère, je tiens à vous offrir un petit cadeau, un cadeau de rien du tout, un simple souvenir… Vos façons d’agir sont depuis quelque temps ridicules : il les faut réformer. Je sais que la cocaïne vous est chère, que vous en usez tous les jours, mais, croyez-moi, ne vous piquez plus ! Ce moyen, d’ailleurs mauvais, est passé de mode et vos deux cuisses, ma bonne Madelon, sont dans un état !

« Prenez cette mignonne boîte en argent, qui contient une poudre blanche, mais ne la montrez pas à votre médecin, à moins que vous ne soyez son amie intime ; en ce cas, il vous fournirait de quoi la remplir. Au fait, ne se nomme-t-il pas Jérôme Devilliers ?…

« Une pincée seulement : vous la humerez comme un parfum, et toute piqûre sera inutile. Vous preniez même le soin de stériliser la seringue ! Quelle sottise et que de temps perdu ! Retournez, vous dis-je, aux habitudes de votre défunte aïeule qui prisait tout simplement du tabac. Ce tabac blanc est plus joli, meilleur aussi. Glissez la boîte dans votre petit sac et veuillez agréer mes hommages.

« Quant à vous, Michel, je vous le répète : cette grande machine décorative m’ennuie. Je m’arrangerai avec le curé de la paroisse pour la faire ôter, une fois en place. Balthazar est tout à fait de mon avis, quant à Gaspard, quelle importance peut avoir le jugement artistique d’un nègre ?

« Au revoir ou, plutôt adieu ! Je vous ai assez vus, l’un et l’autre… Cependant, merci pour la danse ! »

Madeleine est à jamais perdue ! l’art me dédaigne pour toujours ! Madeleine et mon art sont tous deux avilis…

Alors… que me reste-t-il ?

XXIII

Que me reste-t-il ?…

Une aide qui, certes, ne se refusera pas : celle de la Camarde.

Il faut crever, mais encore crever rapidement, sans nul délai, en vitesse et loin de tout secours. Voyez-vous si quelqu’un s’ingéniait à me rendre la vie, cette vie d’aujourd’hui ?… Ah ! j’aime mieux pas !

Je dois m’abattre de manière aussi sûre que j’eusse abattu l’autre. Maintenant, Jérôme peut vivre ; je lui en offre le loisir, mais avec une arrière-pensée.

Jadis, il ne manquait pas de conscience ; je l’ai connu scrupuleux. Pourvu que ces beaux sentiments lui reviennent ! Je lui souhaite, le mois prochain, une conscience bien armée, prête au combat et qui, très patiemment, lui inflige un joli tourment aussi gros que son ventre, aussi solide que ses épaules, plus aigu, si possible, que son esprit… Le voilà pourvu.

D’elle, je ne parlerai pas. Si je ferme les yeux, c’est pour ne plus la voir.


Le plus commode serait, en somme, de finir ici même. J’ai remarqué que mes forces reviennent, que je n’ai plus de fièvre. A la rigueur, je pourrais me lever. On s’en est aperçu ; il y a quelques instants, le médecin parlait de fauteuil roulant, de béquilles, de je ne sais quoi !

Néanmoins il y a des inconvénients.

Dans la pièce voisine, je trouverais facilement du poison. J’entends souvent ouvrir une petite armoire. On en tire des flacons étiquetés de rouge dont quelques gouttes me sont offertes, avec parcimonie, dans le fond d’un verre d’eau. Cependant, il y a des femmes qui font la garde. On les appelle des gardes : le terme est juste. Elles interviendraient, pousseraient des cris, m’arracheraient des mains la drogue espérée… « Michel Duroy livré aux bacchantes » : beau sujet de tragédie !

Me jeter dans la rue ? Un troisième étage suffit… Même obstacle : mon poste de police serait alerté, avant même que je n’aie ouvert la fenêtre.

Une lame d’acier ?… Je me charcuterais inutilement.

Un revolver ?… Où le trouver ? et il y aurait toutes les chances pour qu’il ne fût pas chargé. Nous sommes ici dans une clinique où je parie que l’on se suicide peu.

Me pendre ?… Je ne vois ni corde, ni ficelle solide.

Quel ennui !

Cherchons ailleurs… Vous m’aiderez, n’est-ce pas ? Ne m’abandonnez pas méchamment et je vous promets que nous réussirons bientôt.

Les autos, les autobus, je les écarte tout de suite. Un de mes plus chers amis a glissé, un soir où il pleuvait, sous une camionnette militaire et s’en est tiré avec une écorchure au genou : quinze jours de lit. Je ne veux pas souffrir.

On vous repêche de la Seine. On vous surveille, en haut de la tour Eiffel : les balustrades y sont hautes et ne croyez pas que je puisse encore faire de l’acrobatie… Pourtant, une acrobatie modeste, en m’efforçant beaucoup… Essayons de la tour Eiffel.

Me voici devant le guichet. J’allais passer, quand une vieille femme, à genoux, couverte d’un châle en loques (il fait froid, aujourd’hui) me tend la main. Son bras gauche me barre l’entrée. Je lui donne vingt sous. Elle ne veut pas partir. Quel étrange regard, suppliant et malsain, tout ensemble ! Non, ce bras de mendiante m’arrête ; de plus, il y a trop de monde : un dimanche ? un jour férié ?…

Ah ! j’ai fait une trouvaille ! Le chemin de fer de ceinture… Je m’arrangerai : mon projet est assez malin. Un train a passé ; j’attends l’autre. Je me couche sur les rails, la tête posée de façon à ce que l’accident se produise bien, et presque sans douleur. J’entends le second train. Je compterai jusqu’à 55, un gentil chiffre qui me donne de l’espoir…

Quelqu’un me tire par le bras. Suis-je découvert ?… Ah ! la vieille mendiante ! Est-elle si vieille ? Son regard m’hallucine ! Je me relève et fais le geste de lui donner vingt sous. Elle dit : « Merci, Monsieur ! » Le train a profité de ce court instant pour passer, sans nul dommage. Mon aumône était stupide.

La Seine encore, mais, cette fois, avec des précautions… Je suis sur le Pont-Neuf. Personne, alentour, que des ouvriers occupés à leur besogne : ils dépavent, en vue de futurs travaux. Ils ne feront nulle attention : dépaver un pont leur suffit. Je prends donc, un à un, des pavés et les fourre dans mes poches. Mon veston s’alourdit, mon gilet pèse et c’est à peine si je puis empêcher mon pantalon de me tomber sur les pieds.

J’ai placé douze pavés ; je dois ressembler à l’image d’un journal communiste, représentant un financier cousu d’or… Moi, je suis cousu de pierres, de pierres très précieuses. Quels reproches me ferait mon tailleur ! « Du tissu anglais, Monsieur Duroy ! »

Maintenant, il reste à enjamber le parapet. Vous n’ignorez pas que je nage bien, mais le meilleur nageur coulerait, portant une surcharge de douze pavés ; par conséquent… Personne n’a même tourné la tête. La veine, enfin ! je touche au but. Je lève un pied facilement. Mon pantalon est moins lourd que je ne pensais, mon gilet et mon veston de même. L’étoffe anglaise aurait-elle craqué ? Non, quelqu’un vient de me délester habilement de mes pierres. C’est encore elle, la mendiante qui me tend la main. Je me trompais tout à fait : elle n’est pas vieille, mais son visage semble ravagé et, toujours, ses yeux m’épouvantent. Elle a dû même être belle… Oh ! ces yeux !

« Partez ! lui dis-je.

— Oui, Monsieur, tout de suite, mais je vous demande une petite aumône. J’ai faim, mon bon Monsieur ! ne me renvoyez pas ainsi ! »

Que voulez-vous ! je me laisse faire : je lui donne vingt sous.


Voyez ! à Paris nous n’aurons que des échecs. Allons plus loin, dans un pays dont je connais les ressources : Hyères, par exemple. Je vous jure que là…

Et puis, une idée surgit…

Chut ! je ne vous dirai rien encore. Attendons d’être là-bas, sur place et je vous garantis que nous y serons débarrassés de toute mendiante. Le voyage, même en troisième classe, est assez cher. On ne mendie pas à Paris pour aller ensuite faire le même métier sur la Côte d’Azur, à Nice, peut-être, ou Monte-Carlo, à la sortie du casino. Non, je n’y ai jamais vu de mendiants et cette femme-là, toute déguenillée qu’elle soit, attire trop l’attention. Le Prince viendrait en personne la prier de repasser la frontière.

Entrez dans le jardin. Vous pouvez encore beaucoup m’aider. Je sors à l’instant de la boutique d’un marchand de la ville, un vieil ami, qui m’a vendu une bonne corde, souple, solide, facile à nouer, car je suis revenu à l’un de mes anciens projets auquel je n’ai fait qu’ajouter un peu de poésie… Exactement ce qu’il faut… Il ne reste plus qu’à choisir un pin convenablement fourchu, bien robuste…

Je n’ose pas vous avouer mon idée poétique… Bast ! puisque vous m’avez accompagné, mes chers amis, dans un instant, je divulgue le secret.

Ce pin, je le connais ; il est vieux, sans doute, mais résistant. Il n’a rien perdu de sa vigueur. Il est fourchu ; sa maîtresse branche quitte le tronc assez haut et s’en écarte. On dirait qu’il fut créé pour le but même que je poursuis… Mais je n’ai pas tout dit !

Courage ! quelques mots encore : écoutez bien ! je ne résiste plus : vous vous êtes montrés trop gentils !


Eh bien, ce pin, ce pin sauveur, est placé devant la fenêtre de Madeleine, la jeune personne qui fut mon épouse et qui l’est, peut-être, à cette heure. Affaire d’habitude ! Ce matin même, elle se promenait en face de la clinique, rue de la Baume, sur son balcon, et tenait un mouchoir serré contre son nez, car le froid augmente. Or je savais que, dans ce mouchoir, elle cachait une mignonne petite boîte en argent (un cadeau ?…) où elle venait de prendre une pincée de poudre blanche. C’est tout naturel ! Madeleine a bien le droit de se promener sur son balcon lorsqu’il fait froid.

Ah ! vous êtes vraiment complaisants : vous avez jeté la corde par-dessus la grosse branche… Préparez le nœud, je vous prie : mes doigts sont un peu gourds.

Et, lorsque ma chère Madeleine sera venue rendre ses devoirs à madame sa mère (demain, peut-être !) en ouvrant ses persiennes, un beau matin comme celui-ci, elle verra monsieur Michel Duroy assez congestionné, les jambes tordues, le sang aux yeux et, pour tout dire, pendu, pendu haut et court, et se balançant poussé par la brise…

Mais je conserverai, sur ma bouche gonflée, une façon de sourire un peu narquois, dont elle se souviendra.

Oui, c’est parfait, ainsi. J’abuse de votre amabilité. Je passe le nœud coulant à mon cou, je le serre, sans qu’il me gêne cependant, et vais monter sur vos épaules. Ce sera dur !… Pas tant que cela ? J’y monte. Le sport eut le bénéfice de me maintenir un poids normal pour mon âge et pour ma taille. Attendez ! Je ne vous gêne pas trop ? Merci… Au moment où cet oiseau bleu se sera posé…

Quoi ? Elle encore !

« Non ma bonne dame, vous arrivez trop tard ! Soit : je me pendrai sous vos yeux, sous vos terribles yeux !… »

Ah ! je déraisonne ! je deviens fou ! ce sont les yeux de Madeleine ! la bouche de Madeleine, son corps ! C’est Madeleine devenue mendiante ! Ce châle râpé, c’était son châle vert de Manille, semé de roses !

« Vous êtes venue, mon ancien amour, sans que je vous appelle. Quand je vous appelais vous ne paraissiez pas ! Eh bien, vous entrez dans la salle pour les trois coups : le rideau va se lever. Comme dernier adieu, je vous offre la seule pièce de vingt sous qui reste en mon gousset !… Prenez ! c’est une aumône… Quand ce bel oiseau bleu qui vole au-dessus de nos têtes se sera posé… Il se rapproche… Il est tout près… Il se posera sur mon épaule !… Il s’y pose !…

« Attention ! Je vais sauter… Je saute !

« Ah ! c’est fini ! »

XXIV

Je ne puis dire avec certitude ce qui s’est passé. Je ne suis sûr que de l’extrême dureté de mon lit. On a donc glissé des planches sous le matelas ?

L’oiseau bleu venait de se poser sur mon épaule. J’ai sauté, la corde au cou, (pas de bien haut, il est vrai), pour me pendre. J’ai senti une terrible secousse à la nuque… et me voilà, de nouveau !

Si Madeleine était, par malice, montée dans le pin fourchu, pour couper l’autre bout de la corde, je serais tombé par terre maladroitement en me faisant très mal aux jambes, car je m’aperçois qu’elles sont toutes deux bandées, mais cela n’expliquerait pas ma douleur à la nuque.

Aurais-je sauté en rêve ? Quel divertissement !

Peut-être un trop violent effort ?… Non, non, la vérité est tout près de moi ; elle rôde dans mes alentours et ne veut pas se laisser voir.

Cependant, l’oiseau bleu s’est posé sur mon épaule ; je vous en décrirais le vol et l’approche avec minutie ; j’ai même senti son poids, un instant, mais, bien entendu, il s’est envolé aussitôt, avec un grand bruit d’ailes.

Quant à Madeleine…

Soit : parlons un peu de Madeleine : il me semble qu’à son propos j’ai commis de grossières erreurs. Cette pauvre intoxiquée, vieillie, sordidement vêtue, et qui s’obstinait à me poursuivre, pour mon bien, pour ce qu’elle imaginait être mon bien, ne me représente pas, en dépit de ses velléités charitables, ne saurait me représenter Madeleine.

J’ai dû rêver : encore un de ces affreux cauchemars qui me mettent la tête à l’envers. Ah ! cela doit être facile de me soigner ! Les pauvres gens ! Dès que le médecin viendra, je tâcherai de causer avec lui, ou plutôt l’écouterai-je, s’il me parle de son plein gré.

Toutes ces abominations seraient donc fausses ? inexistantes ? inventées… et par moi ?

Douce joie qui m’exalte, qui me livre à l’autre torture d’où je ne sortais plus et que m’infligeait l’absence de ma femme ! Car Madeleine, à l’heure qu’il est, me paraît aussi belle, aussi tendre, aussi bonne… Elle a ces mêmes yeux gris au tout puissant regard, ces mêmes mains fraîches qu’elle posait sur mon front, quand je souffrais d’une migraine.

Il me semble que, ce matin, très tôt, avant que je m’éveille, elle faisait ainsi, son adorable corps penché vers moi et… Oui ! elle s’est penchée davantage, la main toujours posée sur mon front, et m’a baisé la bouche !

Concevez comme c’est terrible de ne pouvoir ainsi démêler le vrai du faux et d’en arriver à me refuser un exquis souvenir parce que d’autres souvenirs, hélas, trop véridiques ! s’y rattachent toujours.

J’accepterais volontiers, je savourerais ma torture avec reconnaissance, si Madeleine était venue, ce matin, me rafraîchir le front, me baiser la bouche, et si je ne pouvais en douter !

J’arrive à nier l’évidence pour que ce geste adorable devienne vrai.


J’étais à Hyères, je suis à Paris. Pourquoi et comment ? Qu’il y ait un intervalle entre ces deux séjours, je l’explique : il me paraît court, il a dû être assez long.

Pensez donc ! transporter d’Hyères à Paris un bonhomme à demi pendu, mal pendu, pendu de travers, cela ne se fait pas en un instant ! Je n’ai plus, du temps qui passe, une idée juste.

Mais me suis-je pendu ? D’ailleurs ne m’a-t-on pas sorti de mon lit pour me panser, ce matin ? J’ai le sentiment de m’être presque réveillé et que l’on m’a fait une piqûre…

Ce serait donc cette piqûre ou les précédentes qui m’engageaient à échafauder ce roman infâme où j’admettais la déchéance d’une femme adorée ?

J’entends le médecin et lui parlerai sans délai.

« Ah ! dit-il, que je vous plains, cher monsieur, et quelle secousse vous a donnée l’accident de cette nuit ! »

Il sait donc, celui que je nommais l’homme au nez pointu et que je détestais si fort, bien qu’il eût la figure d’un brave garçon ? D’autre part, s’il ne sait pas, de quoi me plaint-il ?

« Ce fut une nuit agitée comme bien d’autres. Nous nous efforçons d’être prudents avec vous, dans l’emploi des drogues qui devraient vous calmer : elles ne vous calment pas, ou si peu !

— Qu’est-il donc arrivé, docteur ?

— Ah ! la bonne voix que vous avez ce matin ! Elle me tranquillise… Ce qui vous est arrivé ? Vous avez sans doute fait un faux mouvement, au cours d’un de vos cauchemars, vous vous êtes soulevé dans votre lit que, d’ailleurs, nous avions dû éloigner du mur, pour mieux vous maintenir pendant votre délire, puis brusquement, ayant dépassé vos forces, vous êtes retombé contre la barre de cuivre où s’appuient vos oreillers. Le choc s’est produit à l’endroit précis de la nuque, endommagé par votre premier accident. Souffrez-vous beaucoup ?

— Ma tête entière me fait très mal, docteur.

— Ne parlez pas trop, Monsieur Duroy. Je vais changer vos pansements avec l’aide de Mlle Blancheney votre garde. Ne m’en veuillez pas si je vous couvre le visage. C’est… c’est pour nous rendre la tâche plus aisée.

— Mademoiselle Blancheney, venez, » ajouta-t-il d’une voix très posée.

Il entre quelqu’un et, à ce moment, je suis sûr d’avoir entendu une autre voix d’homme, dans la pièce voisine, qui disait tout bas :

« D’ailleurs, sa femme en est bouleversée. »

Sa femme… La femme de qui ?… Voyons ! je ne suis pas le seul malade que l’on soigne dans cette clinique ! N’exagérons pas !… et, cependant, il faut m’en assurer.

Je me hâte d’interjeter quelques mots :

« Docteur ! un moment, je vous prie ! Je voulais vous parler de Madeleine, ma femme…

— Tout va bien, Monsieur Duroy, et je vous promets qu’après un léger repos, vous serez autorisé, cet après-midi même, à recevoir une visite. Sitôt votre pansement fini, je vous donnerai une potion calmante, la seule que vous supportiez bien ; peut-être ferez-vous une sieste, je l’espère, et vous vous sentirez beaucoup plus calme, la tête moins douloureuse. Comme je ne manque jamais à ma parole, vous pouvez être certain d’en profiter pour causer ensuite librement.

— Merci, Mademoiselle Blancheney, tout semble prêt : aidez-moi. »

Je suis certain que tous les deux me cachent quelque chose. Madeleine est « bouleversée ». Encore une parole de médecin ! Si « bouleversée » qu’elle fût, rien, dans le temps, ne l’aurait éloignée de moi !

« Monsieur Duroy, de grâce, ne vous agitez pas. Songez que, cet après-midi… »

« Bouleversée ! »

XXV

Il me faut prendre une drogue de plus !… Prenons-la sans protester, puisque, dit-on, j’ai besoin de repos. Mlle Blancheney (j’ignorais son nom), me la prépare studieusement dans un coin de ma chambre, puis elle vient me l’offrir avec un de ces gestes avenants, arrondis, comme on tâche d’en avoir pour que le gâteau offert à l’enfant lui paraisse meilleur.

J’avale et ne dis mot.

N’ayant aucune envie de dormir, je réfléchis un peu. Ces paroles touchant Madeleine m’inquiètent, car il s’agit assurément de Madeleine. « D’ailleurs, sa femme en est bouleversée… » cela ne signifie-t-il pas qu’elle est malade, ma pauvre chérie, et que seule cette maladie l’empêche de venir ? Je l’imagine chez nous, dans notre lit, souffrant de son éloignement, fiévreuse, agitée… Une rue nous sépare, mais quand on est brisé par de fortes températures, recru de fatigue et la tête brouillée, une rue, c’est large ! c’est très large !

J’ai la terreur d’apprendre que sa maladie est grave, qu’elle a pris froid, qu’elle souffre d’une bronchite, d’une congestion pulmonaire, d’une pleurésie… Que sais-je ? Ou bien n’a-t-elle pas, durant un séjour chez sa mère, fait l’imprudence de manger à Toulon, des coquillages ?…

La fièvre typhoïde !

Mon cher Jérôme s’est vu alité pendant plusieurs semaines parce qu’il avait cédé à sa gourmandise habituelle et succombé (lui, un médecin !) aux charmes d’un étalage de moules apportées par certain pêcheur dont on pouvait être « parfaitement sûr » !

Sans faire une sottise pareille, Madeleine se sera laissé tenter par les coquillages qu’elle aime, servis à une table d’amis. On affirme que ces moules furent pêchées tout au loin, sur des roches saines, par les soins du fils de la maison, qui jamais ne commettrait une imprudence. Le résultat est le même, néanmoins.

Madeleine m’appelle, et c’est moi qui ne viens pas ! Durant que j’étais malade, elle l’était davantage et n’a pas voulu m’inquiéter. Il n’y a nul autre mystère et toute son absence en est expliquée. Je sais bien que Jérôme est auprès d’elle, qu’il la soigne, qu’il ne la quitte guère ! Cet homme surchargé de besogne, s’est encore une fois sacrifié : la femme de son ami le plus intime passe avant tout ! Je le reconnais bien ! L’un de nous lui demanderait d’aller décrocher la lune avec ses dents (ses dents sont excellentes), qu’il se procurerait sans tarder une échelle et grimperait dessus, jusqu’au dernier échelon.

« Jérôme ! fais attention !… »

J’ai cru que Jérôme allait tomber !


Mais pourquoi cette escalade vers la lune rappelle-t-elle le souvenir d’une autre escalade plus modeste, contre le mur de la petite église d’Hyères. Étais-je attiré aussi par quelque lune, moins haute et rouge à son coucher ?… ah ! le beau rouge de cette lune imaginaire !

Ayant atteint l’avant-dernier échelon, je m’installe de mon mieux. Le soleil entre par les portes grandes ouvertes de l’église. Madeleine, debout sous le porche, me parle d’en bas ; la lumière joue dans ses cheveux d’or. Je tiens des papiers à la main et tâche de mettre en place, d’après ces esquisses au crayon, l’un des panneaux de la décoration que je peindrai selon le vœu de Madeleine. Je baisse la tête, pour mieux voir, et me voilà soudain pris de vertige : l’église entière se met à tourner autour de moi… et je tombe. Depuis lors, je ne me souviens de rien, sauf de cris de douleur, de réveils lourds suivant des sommeils abrutissants, de séances sur une table d’opération.

J’avais dû me mettre en bouillie et c’est encore à Jérôme, je le parie, qu’est échu l’agréable devoir de me rendre une forme humaine. Où ça ?… A Hyères, probablement : sur place. Enfin, je me suis trouvé ici, mis à la torture, chaque jour, de façons très diverses, mais j’ai trop souffert de la tête pour me rappeler autre chose que des abominations. Suis-je devenu fou ? je ne le crois pas, me sentant, aujourd’hui, raisonnable, mais cela prouve-t-il grand’chose ?… Attendons : on me le dira plus tard.

Je crois que si je fermais, un instant, les yeux, je me laisserais encore prendre par le sommeil. Eh non ! j’ai trop envie de penser à Madeleine.

Elle est chez nous, le visage rouge, le regard brillant, en pleine crise de fièvre. Elle s’agite, des pensées absurdes lui dansent dans la cervelle, elle s’imagine de folles aventures, elle voit des paysages qui ne tiennent pas debout et se sent assourdie par ce bourdonnement continuel qui fait croire que la chambre est pleine de frelons.

Jérôme ou le fils de Jérôme lui a peut-être donné un soporifique… Je n’avais pas encore pensé au fils de Jérôme dont la photographie me fut montrée pendant la guerre. Il est, à coup sûr, interne maintenant… Une gentille petite frimousse au petit nez… Je me la rappelle…

Ce soporifique… Ah ! qu’il serait doux de dormir en même temps que Madeleine et de rêver que nous dormons tous deux !

XXVI

Si je dormais, je descendrais l’escalier de la clinique ou, plutôt, mes jambes étant faibles, je prendrais l’ascenseur. Ensuite, je traverserais la rue de la Baume, j’irais demander des nouvelles de Madeleine, chez nous.

Va-t-elle s’endormir ? Si bien soignée qu’elle soit, on ne sait jamais ce qui peut arriver quand on a très, très envie de dormir. On a l’air de sommeiller, et puis…

J’ai traversé la rue ; j’aperçois la porte de ma maison. Quelle porte sinistre ! Ces draperies noires et les deux initiales M. D. Madeleine Duroy ! C’est cela : je ne me trompais pas ou, plutôt, j’avais bien deviné : elle est morte ; Madeleine est morte… Vous l’aviez compris, je pense.

J’entre chez la concierge :

« Madame Lebrun, ma femme est-elle morte ?

— Eh oui, mon pauvre monsieur ! mais vous pouvez aller la voir, la chère dame ! Je viens de faire une petite prière au pied de son lit. »

Je monte par l’ascenseur qui est très lent. J’ouvre avec mon passe américain : Madeleine a la manie (faut-il dire : avait la manie ?) des serrures très modernes. Les deux bonnes sont en deuil ; elles pleurent et se tamponnent les yeux. Quelques phrases, puis on me conduit chez Madeleine.

Madeleine est morte, toute blanche, contre l’oreiller, plus belle, plus divinement belle que jamais. Une main hostile, osseuse me serre le cœur et, dans ce cœur, le sang s’arrête.

Morte… mais elle est restée les yeux grands ouverts. L’ami qui a recueilli son dernier soupir a voulu me laisser son dernier regard, à moi qui l’aimais.

Je m’agenouille auprès d’elle.

« Madeleine, tu étais toute ma vie, le meilleur de mon âme, le parfum de ma pensée ! Ta chevelure semblait faite d’un reflet de soleil sur un beau vase d’or.

« Viens, Madeleine, mon épouse chérie : ne reste pas couchée dans notre chambre ! Des gens voudront s’approcher de toi, te coucher au fond d’un cercueil, le poser sur un corbillard, pour enfin t’emporter !

« Laisse-moi t’emporter moi-même, dans mes bras. Je te chercherai la plus belle sépulture, la plus douce à ton beau corps. Nous la choisirons ensemble… Le veux-tu, mon amour ? »

Et Madeleine, afin de me dire que son désir était le mien, ferma doucement ses yeux gris d’ardoise et m’offrit ses lèvres, entr’ouvertes par un souffle que je sus recueillir, un souffle embaumé de bonheur.


Alors je l’enlaçai, sûrement, avec vigueur, avec confiance, et nous partîmes, aspirés au dehors par le vent d’une ardente et tendre musique, dont les arpèges nous aidaient en notre envol, nous entraînaient suivant le rythme de l’air et nous ravissaient vers d’autres cieux.

J’avais pressenti sa secrète pensée : nous allions, tous deux, là-bas, vers sa Provence aimée. C’était là-bas qu’elle voulait sommeiller pour toujours.

Ah ! que ne pouvait-elle entendre ce que les beaux oiseaux chantaient, quand nous passions, ni respirer les fleurs aériennes qui lui présentaient leurs parfums, ni voir les magnifiques jeux de lumière dont le soleil, en son honneur, se plaisait à orner la nuée rose et grise qui nous soutenait ! Enfin, perçus de très haut, ce furent les flots de la mer, les vagues, les roches rouges, l’écume et les reflets de la Méditerranée, si chère à Madeleine, et nous fûmes posés, l’un et l’autre, dans un beau jardin que, l’un et l’autre, nous connaissions.

Où lui choisir, dans ce jardin, le lieu de son repos ? J’errais, la portant toujours et ne sachant me décider, quand j’aperçus, à quelques pas, trois hommes appuyés sur des bêches et qui me faisaient signe.

« Ici, me dirent-ils d’une même voix sereine, d’une voix de légende qui vivrait encore ; ici, Madeleine dormira son dernier sommeil en béatitude et en paix. Nous avons creusé nous-mêmes sa tombe non loin de son église, et la terre qui la couvrira lui sera légère comme un duvet : nous vous le promettons tous les trois. »

Chacun des trois vint baiser pieusement la main de Madeleine et chacun, ayant baisé la noble main, si fine, si longue, si belle en son geste immobilisé, offrit à Madeleine un présent.

Melchior lui offrit une médaille en électron qui portait à son avers le profil de Vénus et à son revers une branche de laurier.

Balthazar lui offrit une toile d’araignée en or, par où filtrait un peu de clair de lune.

Gaspard lui offrit un oiseau bleu d’azur qui se percha sur mon épaule et se mit à chanter pour Madeleine un chant que les mortes peuvent entendre et dont le son leur rappelle toujours la voix de l’homme qu’elles ont aimé…

Après quoi, les trois Mages me la prirent des bras et, doucement, comme ils eussent mis un enfant au berceau, la déposèrent dans sa tombe.

Puis les rois mages appelèrent, en notes claires, une brise qu’ils avaient conviée et la brise couvrit d’une poudre impalpable, en pollen de mimosas, le corps de ma bien-aimée, puis ne cessa de souffler de l’or que la fosse n’eût été comblée.

Alors la brise et les trois rois s’en furent, afin de me laisser pleurer.

XXVII

Je me réveille, paraît-il, les yeux pleins de larmes. Si Mlle Blancheney, ma garde, savait ce que je viens de rêver, elle s’en étonnerait moins. Elle revient quelques instants plus tard et m’annonce une visite.

On pourrait bien me laisser tranquille ! Mon rêve de cette nuit n’était que la transposition de l’angoisse qui me crevait le cœur.

Ah ! pleurer tout seul ! me souvenir d’elle et sentir, sans témoins, la torture que sa perte me vaut ! une torture qui ne fera qu’augmenter, s’amplifier, s’étendre… se creuser aussi ! J’avais perdu la mémoire ; elle me revient et chaque souvenir nouveau sera plus cruel que le précédent…

Tâchons de réagir. Je recevrai l’intrus s’il ne prolonge pas trop ses condoléances…

Pleurer tout seul !

« Faites entrer, Mademoiselle, mais dites d’abord que je souffre d’une forte migraine.

— Oui, Monsieur. »

La porte s’ouvre. J’entends une voix d’homme.

« Qu’il ait encore très mal à la tête, c’est tout naturel, Mademoiselle Blancheney. »

Le voici : un homme de haute taille, très corpulent, très solide. Il parle tout de suite :

« Cher vieux Michel ! enfin la convalescence et, bientôt j’espère, nous te verrons sur tes pattes ! »

C’est Jérôme Devilliers, l’ami Jérôme. Il sait, mais il a peur de le laisser paraître.

Je reste calme.

« Je te reconnais, Jérôme, mon ami Jérôme. Parle-moi d’elle, d’elle seulement. Je ne suis plus malade : ne te gêne pas. Je saurai me tenir si tu ne restes pas trop longtemps. Comment est-elle morte, et de quoi ?

— Morte ! qui ça ?

— Oh ! de grâce, Jérôme, dispense-toi de phrases vaines !… Madeleine a dû mourir cette nuit, n’est-ce pas ? peut-être hier ? A-t-elle beaucoup souffert ? »

La grosse voix s’attendrit :

« Madeleine est à deux pas, dans le salon d’attente. Elle va venir t’embrasser. J’entrais d’abord, pour m’assurer de ton état. N’importe ! au diable les précautions !

— Madeleine est…

— Elle est même derrière la porte, cette porte-ci… Madeleine ! votre mari désire vous voir ! »

Et le grand rêve aérien qui m’enveloppait encore se déchire.


Madeleine est ici, près de moi, Madeleine en personne, Madeleine toute entière !

« Ah ! Michel, mon chéri ! »

Les mêmes yeux gris, le même front couronné d’or, les mêmes mains de princesse, la même voix qui m’enchante, les mêmes lèvres… Merci, mon Dieu ! les mêmes lèvres sur les miennes !

« Madeleine, tu m’es revenue !

— Mon amour, je ne t’ai jamais quitté ! pas un jour ! Je rôdais autour de toi, mais il ne fallait pas que l’on me vît : tu délirais tout aussitôt ! Non, ne parle pas : je t’expliquerai. Tu délirais, mon chéri, tu me disais des horreurs ! Tu détestais aussi Jérôme qui te soignait depuis le lendemain de l’accident.

— Misérable ! en as-tu déblatéré des infamies ! » dit la grosse voix tâchant de s’adoucir.

Attention ! ce sont les méchants enfants qui pleurent, et les désespérés. Écoutons !

« Michel, mon amour ! tu m’aimes encore ? comme avant ? comme toujours ?…

— Oh ! tais-toi, Madeleine !

— Et mon fils, reprit Jérôme, l’avais-tu assez pris en grippe, à cause de son nez pointu ! Il est vrai qu’il te présentait un visage inconnu… et cependant, une nuit, tu as parlé de sa photographie !

— Jérôme, tu lui diras pardon de ma part… Madeleine, laisse-moi mieux te voir, mieux t’admirer !

— Allons ! dit Jérôme, je n’ai plus rien à faire ici ! Je reviendrai, plus tard, dans la journée.

— Cette attente, Michel ! Savoir qu’une seule rue nous séparait ! Souvent, je craignais de m’être trop approchée de la fenêtre. Jérôme me donnait constamment des nouvelles, mais je ne pouvais même plus passer mon temps dans la chambre d’à côté : il semblait que cela t’agitait davantage, que je fusse proche de toi, mais je passais toutes mes nuits dans cette chambre.

— Madeleine, je te croyais partie pour jamais !

— Michel, je suis auprès de toi. Donne ta douce main !

— Madeleine, je t’ai vue morte ! je t’ai vue mise au tombeau !

— Michel, je suis là, bien vivante, et toi, toi, mon cher amour, tu es guéri !

ACHEVÉ D’IMPRIMER LE
28 AVRIL 1928 PAR
LIMPRIMERIE FLOCH,
A MAYENNE (FRANCE).