Title: Lettre de m. l'abbé Fortis à mylord comte de Bute, sur les moeurs et usages des Morlaques, appellés Montenegrins
Author: Alberto Fortis
Release date: January 20, 2006 [eBook #17555]
Language: French
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Pendant votre séjour parmi nous, vous aurez souvent entendu parler des Morlaques comme d'un peuple féroce, inhumain, stupide, & capable de commettre tous les crimes. Vous me taxerez, peut-être, de témérité, d'avoir dirigé mes voyages dans un pays habité par une nation semblable?
Les habitans[1] des villes maritimes de la Dalmatie, racontent une infinité d'actions cruelles de ce peuple, qui, livré à une rapacité habituelle, s'est porté, souvent, à des excès atroces. Mais ces faits raportés, ou sont d'anciennes dattes, ou, s'il y en a d'arrivés dans des tems plus modernes, les circonstances prouvent qu'il faut les attribuer plutôt à la corruption de quelques individus, qu'au mauvais caractère de la nation en général. Dans les dernières guerres contre les Turcs, les Morlaques peuvent avoir pris l'habitude de voler et d'assassiner impunément, et avoir donné, après la paix, quelques tristes exemples de cruauté et d'un naturel féroce. Mais quelles troupes, revenues d'une guerre, qui semble autoriser toutes les violences contre un ennemi, n'ont pas peuplé les forêts et les grand chemins de voleurs et de meurtriers? Je crois devoir une apologie à une nation, qui m'a fait un si bon accueil, et qui m'a traité avec tant d'humanité. À cet effet, je n'ai qu'à raconter sincèrement ce que j'ai observé de ses moeurs et de ses usages. Mon récit doit paroître d'autant plus impartial, que les voyageurs ne sont que trop enclins à grossir les dangers, qu'ils ont courus dans les pays qui ont fait l'objet de leurs recherches.
[Note 1: l'orthographe et la ponctuation propres au manuscrit original sont conservées dans la présente édition.]
De l'origine des MORLAQUES.
L'origine des Morlaques, répandus aujourd'hui dans les vallées riantes de Kotar; le long des rivieres de Kerka, de Cettina, de Naventa, & dans les montagnes de la Dalmatie intérieure[2], est envelopée dans la nuit obscure des siècles barbares. Il en est de même à l'égard de celle de plusieurs peuples, qui, à cause de leur ressemblance avec les Morlaques dans la langue & dans les Moeurs, paroissent composer une seule nation, étendue depuis le Golfe de Venise jusqu'à la mer Glaciale. Les émigrations des différentes tribus des peuples Slaves, qui sous le nom de Scythes, de Getes, de Goths, de Huns, de Slavini, de Croates, d'Avares, de Vandales, ont inondé les provinces Romaines du tems de la décadence de l'Empire, ont vu troubler étrangement la généalogie des nations qui dans des siècles plus reculés, se sont emparées peut-être des mêmes pays de la même manière[3]. Les restes des Ardiées, des Autariates, & des autres peuples Illiriens, anciennement établis, en Dalmatie & toujours impatiens du joug des Romains, se seront joints volontairement à ces conquérans étrangers dont la langue, & les moeurs ressembloient si fort à celles du peuple conquis[4]. Au commencement du treiziéme siècle, les Tartares chasserent Bela IV, Roi de Hongrie, qui se réfugia dans les isles de Dalmatie. Il est probable que plusieurs familles de ce peuple se fixérent, à cette occasion, dans les vallées désertes des montagnes & produisirent ces germes de Calmouks, qu'on voit encore s'y déveloper, principalement dans le comté de Zara.
[Note 2: Le pays habité par les Morlaques s'étend beaucoup plus loin vers la Grèce, l'Allemagne, & la Hongrie. Il ne s'agit ici que de la partie que l'auteur a parcourue.]
[Note 3: L'auteur compte parmi ces branches prétendues des Slaves, des peuples d'une origine très différente. Scythes paroit avoir été un nom générique, donné par les Grècs, à toutes les nations du nord de l'Asie & de l'Europe orientale. Ce que nous savons des Goths & de Huns, nous prouve clairement qu'ils n'ont pas été d'extraction Esclavone. Remarque du Trad.]
[Note 4: On ne peut pas douter de l'existence de la langue Esclavone en Illirie, déjà du tems de la république Romaine. Les noms des villes, des rivières, des montagnes, des peuples, de ces contrées, conservés par les auteurs Grècs & Latins, sont visiblement Esclavons. Promona, Alvona, Senia, Jadera, Rataneum, Stlupy, Uscana, Bilazora, Zagora, Tristolus, Ciabrus, Ochra, Carpatius, Pleuratus, Agron, Teuca, Dardani, Triballi, Græbai, Pirusiæ, & tant d'autres mots, qui se trouvent dans les historiens & les géographes anciens, le prouvent assez. On pourroit ajouter encore un grand nombre de noms de racine Esclavone, qu'on rencontre en Illirie dans des inscriptions, dressées du tems des premiers Empereurs.]
On ne peut pas faire grande attention au sentiment de Maginy, qui dérive de l'Épire & les Uscoques & les Morlaques. Le dialecte de ces peuples a cependant plus d'affinité avec celui des Rasciens, & des Bulgares, qu'avec celui des Albanois. Suposé même que les Morlaques de la Dalmatie Vénitienne fussent sortis, en partie de l'Albanie, il seroit toujours question de savoir d'où ils sont venus pour se transplanter autrefois dans ce dernier pays? Cet auteur fait d'ailleurs une nation séparée des Haiducks, qui, comme on peut juger par la signification de leur nom, n'ont jamais formé un peuple[5].
[Note 5: Haiduck, signifie originairement un chef de parti, ou, comme en Transylvanie, un chef de famille. En Dalmatie on se sert de ce mot pour désigner un criminel, un fugitif, un assasin ou un voleur de grand chemin.]
Étymologie du nom des MORLAQUES.
Dans leur langue, les Morlaques s'appellent généralement Ulah[6]; nom national, duquel cependant, autant que j'ai pu apprendre, il ne se rencontre avant le treizième siècle, aucun vestige dans les documens existans en Dalmatie. Il signifie un homme puissant & considéré. Le nom de More-Ulah, ou par corruption de Morlaque, que leur donnent les habitans des villes, pourroit indiquer leur origine, & faire présumer que ce peuple est parti des bords de la mer Noire[7] pour s'emparer du pays qu'il habite actuellement. Il est probable, que le nom de More-Ulah a dénoté, dès le commencement, les puissans ou les conquérans venus de la mer, qui s'appelle More dans tous les dialectes de l'Esclavon.
[Note 6: Dans ces mots Esclavons, la lettre H se prononce avec une aspiration gutturale.]
[Note 7: Ou plutôt des bords de l'Océan septentrional.]
Une Étymologie du nom Morlaque, inventée par le célèbre savant Dalmatien JEAN LUCIO, & adoptée aveuglément par son compilateur FRESCHOT, mérite peu d'attention: Cet historien prétend, que le nom de More-Ulah, signifie des Latins Noirs quoique le mot More, en langue Illyrienne, ne dénote pas le noir, & que les Morlaques soient plus blancs que les Italiens. Trouvant dans le mot Ulah, qui indique puissance & autorité, la racine commune des noms Ulah & Ulak ou Valaques, il en infère que les Morlaques & les Valaques doivent être nécessairement la même nation. Or les Valaques parlent un latin corrompu, & quand on leur en demande la raison, ils répondent qu'ils sont Romains: ainsi nos Morlaques sont aussi Romains, quoique leur langue soit si différente du Latin. Ces Ulah, descendans d'une colonie Romaine, furent depuis subjugués par les Slaves, parmi lesquels le nom de Ulah devint un terme injurieux, désignant la servitude, & appliqué uniquement aux classes les plus méprisées de la nation conquérante.
La foiblesse de ces conjectures chimériques se montrera suffisamment par quelques remarques. Les Morlaques ou les Ulah, prirent le nom de nobles & de puissans, avec autant de raison, que le corps de la nation prit celui de Slave ou d'Illustre. Ce mot de Ulah n'a aucun rapport avec le Latin, & s'il est en effet, la racine du nom des Valaques, la raison en est naturelle, puisqu'il est connu, que, malgré quelques colonies Romaines établies par TRAJAN, la Dacie étoit presque entièrement peuplée par une nation, qui parlait Esclavon aussi bien que ses conquérans postérieurs. Il est peu croyable que ces vainqueurs Slaves, voulant laisser ou donner un nom au peuple vaincu, en eussent choisi un, qui dans leur propre langue, signifie un homme noble & puissant.
Il se trouve, sans doute, plusieurs mots dérivés du Latin, dans le langage des habitans de l'intérieur de l'Illyrie. Tels sont falbun fable; plavo, jaune, slap, cascade; vino, vin; capa, bonnet; teplo, tiéde; zlip, aveugle; sparta, panier; skrynia, coffre; lug, forêt, qui viennent visiblement des mots Latins, Sabulum, flavus, lapsus, vinum, caput, tepidus, lippus, sporta, scrinium, lucus. Mais de ces mots, ou des autres encore, dont on pourroit dresser un assez long catalogue, il seroit absurde d'inférer que nos Morlaques modernes descendent en droite ligne des anciens Romains, établis en Dalmatie.
C'est un défaut commun à presque tous les écrivains, qui traitent de l'origine des nations, de tirer des conséquences générales d'un petit nombre de données légéres & particulieres, dépendantes, à l'ordinaire, de quelques circonstances accidentelles & passageres. Je suis persuadé de la possibilité de découvrir l'origine des peuples par l'examen des langues qu'ils parlent: mais je suis convaincu en même tems, de la nécessité d'une profonde critique, pour distinguer les mots primitifs d'une langue, de ceux qui ont été empruntés des langues étrangéres, si l'on veut éviter de tomber dans de grandes méprises. Dans la langue Illyrienne, répandue depuis la mer Adriatique jusqu'à l'Océan, se trouve une quantité considérable de racines, semblables à celles de la langue Grècque: il y en a même, parmi les noms des nombres, qui cependant doivent être sensés indigènes. Beaucoup de mots Esclavons sont entièrement Grècs; comme Spugga, Trapeza, Catrida, provenus sans aucune altération sensible de Spoggos, Trapeza, Kathedra. La multitude des Grécismes & l'analogie des deux Alphabeths, ne m'engagera, pas cependant à soutenir, que la nation nombreuse des Esclavons descend des Grècs, resserrés dans un pays borné: ou plutôt que la premiere de ces nations, a envahi & peuplé la Grèce dans les tems les plus reculés. Il seroit également difficile & inutile d'éclaircir des matières de cette nature, qui resteront toujours couvertes des ténèbres de l'Antiquité.
Un savant Anglois[8] a traité de la ressemblance entre la langue Illyrienne & l'Angloise. Il y a, sans doute, dans ces deux langues quelques mots correspondans: mais, comme ces mots se trouvent dans la langue Germanique, portée par les Saxons dans la Grande-Bretagne, il faudroit examiner, si ces mots n'appartiennent pas plutôt à quelque dialecte des anciens Celtes du nord? En tout cas, je serois sur mes gardes avant de prononcer sur ces matières, à moins d'observer une ressemblance frapante entre le corps entier & le génie des deux langues. La quantité de termes étrangers, mêlés sans l'Italien, prouve que, indépendamment de l'origine d'un peuple, son idiome peut contenir beaucoup de mots, qui lui sont communs avec des idiomes différens. Sans parler des Arabismes, des Grécismes, des Germanismes de la langue Italienne, dont MURATORI a déjà donné la collection, n'est-elle pas remplie encore d'Esclavonismes? Abbajare vient de objalati; svaligiare de svlaçiti; barare de varati; tartagliare de tartati, ammazzare de Maç, épée de son dérivé maçati; ricco de srichian, heureux; tassa de çassa; copa de kuppa; danza de tanza; bravo de pravo, adverbe d'approbation; briga est un mot purement Illyrien, qui répond à sa signification en Italie. Enfin, une infinité de mots du dialecte Vénitien, empruntés des Illyriens, ne prouvent pas que ces républicains descendent de la nation Esclavone.
[Note 8: BREREWOOD, de Scrut. Relig.]
De la différence entre l'origine des MORLAQUES, & celle des habitans des bords de la mer & des ISLES.
Les habitans des villes maritimes, qui font la véritable postérité des colonies Romaines, marquent peu de bonne volonté aux Morlaques, & ces derniers témoignent aux premiers, comme aux insulaires, un profond mépris. Ces sentimens réciproques, sont peut-être un indice d'une ancienne inimitié, qui a désuni ces deux races. Un Morlaque s'incline devant un gentilhomme des villes, ou devant un avocat, dont il a besoin: mais il ne les aime pas; il compte le reste de la nation, à qui il n'a pas à faire, dans la classe des Bodoli; nom auquel il attache une idée de mépris & d'injure. Je me souviens, à cette occasion, du propos d'un soldat Morlaque qui mourut, il y a peu de tems, dans l'hópital de Padoue. Le religieux, destiné à le consoler dans ses derniers momens, ignorant la force de ce terme, commença son exhortation par lui dire: courage mon cher Bodolo! «Mon pere, répliqua le mourant tout de suite, ne m'appellez pas Bodolo, ou je me damne».
La diversité considérable dans le langage, dans l'habillement, dans les coutumes & dans le caractère, prouve clairement que les habitans des contrées maritimes de la Dalmatie, ont une autre origine que ceux qui habitent les montagnes: ou si leur origine est la même, qu'ils se sont établis dans ce pays en différentes époques, & dans des circonstances, capables d'altérer le caractère national? Parmi les peuplades des Morlaques il regne la même diversité, résultante des différens pays d'où elles sont sorties, de leur mélange avec d'autres peuples, des invasions successives, & des guerres entre leurs tribus. Les habitans de Kotar sont généralement blonds, avec des yeux bleus, la face large & le nez écrasé; traits qui se rencontrent aussi chez les Morlaques des plaines de Scign & de Knin. Ceux de Douaré & de Vergoraz ont les cheveux châtains, le teint olivâtre, le visage long, & la taille avantageuse. Dans leur caractère on remarque la même diversité: les Morlaques de Kotar sont à l'ordinaire, doux, honnêtes & dociles; ceux de Vergoraz, au contraire sont féroces, altiers, audacieux & entreprenans. La situation de ces derniers, au milieu de montagnes stériles & inaccessibles, qui en augmentant les besoins, assurent aussi l'impunité des moyens pour les satisfaire, & leur inspire une passion démesurée pour la rapine. Peut-être le sang des anciens Ardiées & des Autariates, chassés par les Romains dans ces montagnes, coule-t-il encore dans leurs veines[9]?
[Note 9: «Les Ardiées, les Daorisses, les Plérées sont dans le voisinage de la rivière Narona. Les plus proches s'appellent les Ardiées Varales. Les Romains les éloignerent de la mer, & les chasserent dans les terres, pour les empêcher de piller & de saccager tout, selon leur coûtume. Leur pays est âpre, stérile, & digne de ses habitants sauvages.» STRABON. L. VII.]
Leurs pillages tombent à l'ordinaire sur les Turcs; en cas de besoin, cependant, ils n'épargnent guères plus les chrétiens. Entre plusieurs traits subtils & hardis de friponnerie, qu'on m'a racontés d'un de ces montagnards, il y en a un, qui me semble caractéristique. Un pauvre homme, se trouvant à une foire dans une ville voisine, posa par terre un chaudron, qu'il venoit d'acheter, & en s'assayant à côté, s'engagea dans un entretien sérieux avec un homme de sa connoissance. Le fripon de Vergoraz s'approcha, & mit le chaudron sur sa tête, sans changer de situation. Le propriétaire, ayant fini son entretien & n'appercevant plus son chaudron, demanda à celui qui le portoit sur sa tête, s'il n'avoit pas vu quelqu'un emporter cet ustencile? «Non, répondit le fripon je n'y ai pas fait attention, mais si, comme moi, vous aviez mis votre chaudron sur votre tête, on n'auroit point pu vous le voler». Malgré ces friponneries, qu'on dit être très-communes chez cette nation, un étranger peut voyager dans ce pays en toute sureté, & s'attendre à être par-tout bien escorté & reçu avec hôspitalité.
Des HAIDUCKS.
Le plus grand danger à craindre vient de la quantité des Haiducks, qui se retirent dans les cavernes & dans les forêts de ces montagnes rudes & sauvages. Il ne faut pas cependant s'épouvanter trop de ce danger. Pour voyager surement dans ces contrées désertes, le meilleur moyen est précisément de se faire accompagner par quelques-uns de ces honnêtes gens, incapables d'une trahison. On ne doit pas s'effaroucher, par la réflexion que ce sont des bandits: quand on examine les causes de leur triste situation, on découvre, à l'ordinaire, des cas plus propres à inspirer de la pitié que de la défiance. Si ces malheureux dont le nombre augmente sans mésure, avoient une ame plus noire, il faudroit plaindre le sort des habitans des villes maritimes de la Dalmatie.
Ces Haiducks mènent une vie semblable à celle des loups; errant parmi des précipices presque inaccessibles; grimpant de rochers en rochers pour découvrir de loin leur proye; languissant dans le creux des montagnes désertes & des cavernes les plus affreuses; agités par des soupçons continuels; exposés à toute l'intempérie des saisons; privés souvent de l'aliment nécessaire, ou obligés de risquer leur vie pour pouvoir la conserver. On ne devroit attendre que des actions violentes & atroces, de la part de ces hommes devenus sauvages, & irrités par le sentiment continuel de leur misere: mais on est surpris de ne les voir entreprendre jamais quelque chose contre ceux, qu'ils regardent comme les auteurs de leurs calamités, de respecter les lieux habités, & d'être les fidèles compagnons des voyageurs.
Leurs rapines ont pour objet le gros & le menu bétail, qu'ils traînent dans leurs cavernes, se nourrissent de la viande, & gardent les peaux pour se faire des souliers. Tuer le boeuf d'un pauvre laboureur, pour consommer une petite partie de sa chair & de sa peau, semble une indiscrétion barbare, que je ne prétends pas excuser. Il faut remarquer cependant que les souliers sont de la nécessité la plus indispensable à ces malheureux, condamnés à mener une vie errante dans les lieux les plus âpres, qui manquent d'herbe & de terre, & qui sont couverts par les débris tranchans des rochers. La faim chasse quelquefois ces Haiducks de leurs repaire, & les raproche des cabanes des bergers, où ils prennent par force des vivres quand on les leur refuse. Dans des cas semblables, le tort est du côté de celui qui résiste. Le courage de ces gens est en proportion de leurs besoins & de leur vie dure. Quatre Haiducks ne craignent pas d'attaquer, & réussissent à l'ordinaire à piller & à battre, une caravane de 15, à 20 Turcs.
Quand les Pandours[10] prennent un Haiduck, ils ne le lient pas, comme on fait dans le reste de l'Europe: ils coupent le cordon de sa longue culotte, qui tombant sur ses talons, l'empêche de se sauver & de courir. Il paroît plus conforme à l'humanité, d'employer un moyen de s'assurer d'un prisonnier, sans le lier comme un vil animal. Un Haiduck se croit un homme d'importance, quand il a pu répandre le sang des infidelles. Un faux zèle de religion, joint à leur férocité naturelle & acquise, porte ces malheureux à infester les Turcs voisins sans s'embarrasser des conséquences de ces déprédations. Souvent leurs ecclésiastiques, remplis de préjugés & de cette impétuosité ordinaire à la nation, sont la première cause de ces excès, en excitant & en nourrissant la haine naturelle de leurs compatriotes contre les Turcs.
[Note 10: Pandour, signifie en Esclavon, un preneur de voleurs. Cette espèce de maréchaussée a été pendant les dernières guerres, augmentée & employée comme une millice.]
Des vertus morales & domestiques des MORLAQUES.
Le Morlaque, qui demeure loin de la mer & des villes de garnison, est à l'égard du moral un homme assez différent des autres nations. Sa sincérité, sa confiance, & sa probité, tant dans les actions ordinaires de la vie que dans les affaires, dégénère quelquefois entièrement en débonaireté & en simplicité. Les Italiens, qui trafiquent en Dalmatie, & même les habitans des villes maritimes, n'abusent que trop souvent de l'honnêteté de ces bonnes gens. Par cette raison la confiance des Morlaques diminue sensiblement, & fait place aux, soupçons & à la crainte d'être trompés. Les expériences multipliées qu'ils ont des procédés des Italiens, a fait passer en proverbe la mauvaise foi de cette nation. Les termes Passia-viro, foi de chien, & Lanzmanzka-viro, foi d'Italien, sont dans leur langue, des termes synonimes & extrêmement injurieux. Cette prévention désavantageuse contre les Italiens, semblera devoir influer sur un voyageur peu connû: mais, malgré ces sentimens, le Morlaque, né généreux & hôspitalier, ouvre sa pauvre cabane à l'étranger, fait son possible pour le bien servir, & ne demandant jamais, refuse même souvent avec obstination, les récompenses qu'on lui offre. Dans ce pays, il m'est arrivé plus d'une fois, de partager la table d'un homme qui ne m'avoit jamais vu, & qui ne pouvoit esperer raisonnablement de me revoir de sa vie.
Aussi longtems que je vivrai, je n'oublierai pas l'acceuil cordial que j'ai reçu du Voïvode PERVAN à Coccorich. Mon unique mérite à son égard, étoit de me trouver l'ami d'une famille de ses amis. Une liaison si légére l'engagea néantmoins à envoyer à ma rencontre une escorte & des chevaux; à me combler des marques les plus recherchées de l'hôspitalité nationale; à me faire accompagner, par ses gens & par son propre fils, jusqu'aux campagnes de Narenta, distantes de sa maison d'une bonne journée; enfin à me fournir des provisions si abondantes, que je n'avois rien à dépenser dans cette tournée.
Quand je partis de la maison de cet excellent hôte, lui & toute sa famille me suivirent des yeux, & ne se retirerent qu'après m'avoir perdu de vue. Ces adieux affectueux me donnerent une émotion que je n'avois pas éprouvée encore, & que je n'espere pas sentir souvent en voyageant en Italie. J'ai apporté le portrait de cet homme généreux, à fin d'avoir le plaisir de le revoir malgré les mers & les montagnes qui nous séparent; & pour pouvoir donner, en même tems, une idée du luxe de la nation à l'égard de l'habillement de ses chefs. (V. T. IV.) me permit encore de prendre le dessin d'une de ses petites filles, habillée tout autrement que ne sont les femmes de Kotar & des autres contrées que j'ai parcourues.
Il suffit de traiter avec humanité les Morlaques, pour obtenir d'eux des bons offices de toute espéce & pour acquérir leur amitié. Dans ce peuple, l'indigent exerce l'hospitalité comme le riche: si celui-cy vous traite avec un agneau ou avec un mouton entier rôti, le pauvre offre un dindon, du lait, ou un gâteau de miel. Cette générosité ne se borne pas aux étrangers mais s'étend encore à tous ceux de la nation qui sont dans le besoin.
Quand un Morlaque voyageur va loger chez un ami ou chez un parent, la fille ainée de la famille, ou la nouvelle épouse s'il y en une dans la maison, le reçoit en l'embrassant. Un voyageur d'une autre nation, ne jouit pas de cette faveur à son arrivée; les jeunes filles, au contraire, se cachent alors ou se tiennent dans l'éloignement. Les infractions fréquentes des loix de l'hôspitalité, les ont peut-être effarouchées; où la jalousie des Turcs voisins a gagné aussi les Morlaques.
Aussi longtems que dans la maison d'un riche, dont le nombre est aujourd'hui bien diminué, se trouvent des denrées, les pauvres de ce village peuvent être assurés de leur subsistance. De-là vient qu'aucun Morlaque s'avilit assez jusqu'à demander l'aumône à un passant. Dans tous mes voyages, que j'ai faits par des contrées habitées par cette nation, je n'ai jamais rencontré un mendiant. Il m'est arrivé, au contraire, d'avoir besoin de choses que j'ai demandées à de misérables Bergers, qui malgré leur pauvreté, me donnerent libéralement ce qu'ils avoient. Plus souvent encore, quand j'ai traversé les campagnes au milieu des ardeurs du soleil, de pauvres moissonneurs sont venus à ma rencontre, pour m'offrir de leur gré des rafraichissemens, avec une cordialité franche & touchante.
Les Morlaques n'entendent guères l'économie domestique. Dans ce cas particulier, ils ressemblent aux Hottentots, & quand il se présente quelque occasion extraordinaire, ils consument souvent dans une semaine, autant qu'il faudroit pour les nourrir pendant plusieurs mois. Une noce, la fête d'un saint, l'arrivée de quelque parent ou ami: enfin tout prétexte de réjouissance, les engage à boire & manger sans modération toutes les provisions qu'ils possedent. Ils se tourmentent, au contraire, eux mêmes par la seule économie qui leur est habituelle: celle dans l'usage des choses qui devroient les garantir de l'intempérie des saisons. Quand un Morlaque, portant un bonnet neuf, est surpris par la pluye, il tire ce bonnet, & préfère de recevoir l'orage sur sa tête nue, au malheur de gâter sa coëffure. Il ôte ses souliers en passant par un bourbier.
Un Morlaque est à l'ordinaire très-exact à remplir ses engagemens, si une impossibilité absolue ne l'en empêche. Si au terme préscrit il ne peut pas payer une dette, il offre quelque présent à son créancier, en le priant de prolonger le terme du payement. De-là vient que souvent, par la quantité de ces présens, il paye le double de la valeur de la dette.
Des amitiés & des inimitiés.
L'amitié, si sujette, parmi nous, au changement pour les causes le plus légères, est très-durable chez les Morlaques. Ils en font presque un article de religion, & c'est au pied des autels, qu'ils en serrent les noeuds sacrés. Dans le Rituel Esclavon ils se trouve une formule pour bénir solemnellement, devant le peuple assemblé, l'union de deux amis ou de deux amies. J'ai assisté à une cérémonie de cette espéce dans l'église de Perusich, où deux jeunes filles se firent Posestre. Le contentement qui brilloit dans leurs yeux, après la formation de ce lien respectable, montroit aux spectateurs de quelle délicatesse de sentiment sont susceptibles ces âmes simples, non corrompues par les sociétés que nous appellons cultivées. Les amis unis d'une manière si solemnelle, prennent le nom de Pobratimi, & les amies celui de Posestrimé, qui signifient demi-frères & demi-soeurs. Aujourd'hui les amitiés entre deux personnes de sexe différent ne se forment plus avec tant d'appareil: elles étoient plus usitées dans les tems réculés, où regnoit encore l'innocence[11].
[Note 11: Dozivgliega Viila Posestrima
S'Velebite visoke planine:
Zloga fijo, Kraliu Radoslave;
Eto na te dwanajest delija.
Pifm. od Radosl.
«Sa Fée Posestrima lui cria du sommet des montagnes: vous êtes malheureux, Roi Radoslave; douze cavaliers tombent sur vous.»]
Les associations, existantes parmi le peuple en Italie, sous le nom de frères Jurés (Fratelli Giurati,) paroissent être une imitation des amitiés, des Morlaques, & des autres nations de la même origine. La différence entre ces Frères & les Pobratimi ne consiste pas seulement dans le défaut de cérémonie; mais surtout encore dans le but, qui est louable dans les contrées Esclavonnes, & qui en Italie au contraire, est nuisible à la société.
Dans ces amitiés, les Morlaques se font un devoir de s'assister réciproquement dans tous les besoins, dans tous les dangers, & de vanger les injustices que l'ami a essuyées. Ils poussent l'enthousiasme jusqu'à hazarder & à donner la vie pour le Pobratimé. Ces sacrifices même ne sont pas rares, quoiqu'on parle moins de ces amis sauvages, que des Pylades des anciens. Si la désunion se met entre deux Pobratimi, tout le voisinage regarde un tel événement comme une nouveauté scandaleuse. Ce cas arrive cependant quelquefois de nos jours, à la grande affliction des vieillards Morlaques, qui attribuent la dépravation de leurs compatriotes à leur commerce trop fréquent avec les Italiens. Mais le vin & les liqueurs fortes, dont cette nation commence à faire un abus continuel, produisent chez elle, comme par-tout ailleurs, des querelles & des événemens tragiques.
Si les amitiés des Morlaques, non corrompus, sont confiantes & sacrées, leurs inimitiés ne sont pas moins durables & presque indélébiles. Elles passent de père en fils, & les mères n'oublient jamais d'inculquer, déjà aux enfans en bas âge, le devoir de venger un père tué, & de leur montrer souvent, à cet effet, la chemise ensanglantée, ou les armes du mort. La passion de la vengeance s'est si fort identifiée avec la nature de ce peuple, que toutes les exhortations du monde ne pourroient pas la déraciner. Un Morlaque est porté naturellement à faire du bien à ses semblables, & à marquer sa réconnoissance pour les moindres bienfaits: mais il ne sait ce que c'est que de pardonner des injures. Vengeance & justice se confondent dans sa tête & composent une seule & même idée: combinaison, qui paroît, il est vrai, avoir formé la notion primitive de la justice. Ce peuple se sert d'un proverbe familier, qui n'est que trop accrédité: Kò fe ne ofveti, onfe ne pofveti, qui ne se venge pas, ne se sanctifie pas. Il est remarquable que dans la langue Illyrienne, Ofveta signifie également vengeance & sanctification, tout comme son verbe dérivé Ofvetiti. Les anciennes inimitiés des familles font couler le sang, encore après une longue suite d'années. En Albanie, comme on me dit, ces vengeances personnelles produisent des effets plus terribles encore, & les esprits aigris y sont plus difficiles à appaiser. Dans cette contrée, l'homme le plus doux est capable d'exercer la vengeance la plus barbare: il croit s'acquiter d'un devoir, en comettant un crime, en préférant un honneur chimérique à l'observation des loix, & en s'exposant de propos délibére aux châtimens les plus sévères.
A l'ordinaire, le meurtrier d'un Morlaque bien apparenté, se voit obligé de s'enfuir & de se cacher pendant longtems dans différens endroits. Si par son adresse ou par son bonheur, il parvient à se dérober aux poursuites de ses ennemis, & s'il a trouvé le moyen d'amasser quelque argent, il tâche, après un tems raisonnable, d'obtenir son pardon. Pour traiter des conditions de sa paix, il demande un sauf-conduit, qu'on observe fidellement. Il trouve des médiateurs, qui, à un jour fixé rassemblent les deux familles ennemies. Après quelques préliminaires on introduit le criminel dans le lieu de l'assemblée, où il entre en marchant à quatre, en se traînant par terre, & en tenant pendus à son col les armes, avec lesquelles il a exécuté le meurtre. Pendant qu'il se trouve dans cette position incommode & humiliante, un ou plusieurs des parens présens, font l'éloge du défunt; ce qui rallume quelquefois leur colère, & met la vie du criminel en danger. Dans quelques endroits, les parens du mort menacent le meurtrier, en lui mettant des armes à la gorge, & ne consentent, qu'après beaucoup de resistance, à recevoir le prix du sang répandu. En Albanie ces paix coûtent beaucoup: chez les Morlaques elles se font souvent à peu de fraix: toutes, cependant, se terminent par un bon repas aux dépens du criminel.
Des talens & des arts des MORLAQUES.
Une grande vivacité d'esprit, & un génie naturellement entreprenant, font réussir les Morlaques en tout à quoi ils s'appliquent. Bien conduits, ils deviennent d'excellent soldats. Dans la dernière guerre avec la Porte, le brave général DELFINO, qui conquît sur les Turcs une partie considérable de la province, les employa dans le service en toute manière, principalement comme grenadiers. Ils réussissent merveilleusement dans la conduite des affaires de commerce, & quoique déjà avancés en âge, ils apprennent avec facilité à lire, à écrire & à calculer. On dit, qu'au commencement de ce siécle, les bergers Morlaques s'occuperent beaucoup de la lecture d'un gros livre de théologie, de morale & d'histoire, compilé par un certain P. DIVCOVICH, & imprimé plusieurs fois à Venise avec leurs caractères Cyrilliens-Bosniaques, différens un peu des Russes. Il arriva souvent, quand le curé, plus pieux que savant, estropioit dans son prône quelque fait de l'histoire sainte, qu'un des auditeurs s'avisa de crier: Nie tako, il n'est pas ainsi. Pour obvier à ce scandale, on prit le parti de ramasser tous les exemplaires de cet ouvrage, qui par cette raison est devenu fort rare en Dalmatie. Leur vivacité d'esprit se montre aussi dans des reparties piquantes. Un Morlaque de Scign se trouvant présent à l'échange des prisonniers après la dernière guerre, vit qu'on rendit plusieurs soldats Ottomans contre un seul officier Vénitiens. Un des députés Turcs dit alors en se moquant, que les Vénitiens lui paroissoient faire un mauvais marché. «Sache, répliqua le Morlaque, que mon souverain donne volontiers plusieurs ânes pour un bon cheval».
Malgré les dispositions les plus heureuses pour tout apprendre, les Morlaques ont des connoissances très imparfaites à l'égard de l'agriculture & de l'art de gouverner le bétail. La ténacité à garder les anciennes coutumes, singuliérement propre à cette nation, & le peu de soin qu'on prend à les convaincre des avantages des nouvelles méthodes, ont du produire naturellement cet effet. Ils laissent les bêtes à corne, & à laine, exposées à l'inclémence de l'air, au froid, & souvent à la faim. Leurs charues, & les autres instrumens de labourage paroissent construits dans l'enfance des arts, & ressemblent aussi peu aux nôtres, que les modes du tems de Triptoleme ressemblent à celles du siécle présent. Ils font tant bien que mal, du beurre & des fromages, qui pourroient passer si ce laitage étoit préparé avec moins de malpropreté.
Le métier du tailleur se borne à l'ancienne & invariable coupe des habits, qui se prennent toujours de la même étoffe. Un drap plus étroit ou plus large que de coutume, désoriente un tailleur Morlaque, & met en défaut son habileté.
Ils ont quelques idées de l'art de la teinture, & leurs couleurs ne sont nullement à mépriser. Leur noir se fait avec l'écorce du Frêne, qu'ils appellent Jassea, mise en infusion avec du machefer, qu'ils ramassent dans les atteliers des maréchaux ferrans. Avec du Pastel sauvage, séché à l'ombre & bouilli pendant quelques heures, ils obtiennent un beau bleu foncé. Ils tirent le jaune & le brun du fustet [Scèdano], appellé par eux Raci, & la première de ces couleurs encore du Fusain [Evonimo] connu chez eux sous le nom de Puzzalina. Ils sont accoûtumés à teindre leurs étoffes à froid.
Presque toutes les femmes Morlaques savent broder & tricoter. Leurs broderies sont assez curieuses, & parfaitement égales des deux côtés de l'étoffe. Elles font un tissu à maille, que les Italiennes ne peuvent imiter, & dont elles se servent pour fabriquer cette espéce de cothurne, appelle Nazuvka, qu'elles portent dans leurs Pappuzze & leurs Oporche, ou souliers. Dans ces lieux on trouve aussi des métiers pour fabriquer des serges & des toiles grossieres: les femmes cependant y travaillent peu, leurs devoirs domestiques ne leur permettant guères de s'adonner à des travaux sédentaires.
Dans quelques villes, comme à Verlika, fleurit la poterie. Les vases travaillés grossiérement, & cuits dans des fourneaux rustiques creusés en terre acquièrent cependant avec le tems une dureté, qui surpasse celle des poteries Italiennes.
Des superstitions des MORLAQUES.
Ces peuples, tant ceux qui sont de l'église Romaine que ceux qui sont de la Grècque, ont par rapport à la religion les idées les plus étranges. L'ignorance des ecclésiastiques qui devroient les éclairer, achève de les entretenir dans des opinions absurdes. Les Morlaques croient avec tant d'obstination, aux sorciers, aux esprits, aux spectres, aux enchantemens, aux sortiléges, comme s'ils étoient convaincus de l'éxistance de ces Etres par mille expériences réitérées. Ils sont persuadés aussi de la vérité des Vampires, à qui ils attribuent, comme en Transylvanie, le désir de sucer le sang des enfans. Lorsqu'un homme, soupçonné de pouvoir devenir Vampire, ou comme ils disent Vakodlak, meurt: on lui coupe les jarrets & on lui pique tout le corps avec des épingles; ces deux opérations doivent empêcher le mort de rétourner parmi les vivants. Quelquefois un Morlaque mourant, croyant sentir d'avance une grande soif du sang des enfans, prie ou oblige même ses héritiers à traiter son cadavre en Vampire avant de l'enterrer.
Le plus hardi Haiduck se sauve à toutes jambes à la vue de quelque chose qu'il peut envisager comme un spectre, ou comme un esprit-follet; & de telles apparitions se présentent souvent à des imaginations échauffées, crédules & remplies de préjugés. Ils n'ont aucune honte de ces terreurs, & les excusent par une maxime, qui revient à un vers de PINDARE: «la crainte des esprits, fait fuir même les enfans des dieux». Les femmes Morlaques, sont, comme il est naturel, cent fois plus craintives & plus visionaires que les hommes, plusieurs, à force d'entendre dire qu'elles sont sorcières, s'imaginent l'être devenues réellement.
Ces vieilles sorcières, sont censées habiles dans l'art de faire des sortiléges de toute espéce. Un des plus ordinaires, est celui d'ôter le lait aux vaches d'autrui, pour augmenter le lait de leurs propres vaches. Elles exécutent encore des choses plus merveilleuses. On m'a raconté l'histoire d'un jeune homme, à qui deux sorcières enlevèrent, pendant son sommeil, le coeur, pour le manger rôti. Dormant profondément, il ne s'apperçut pas de sa perte; mais en se reveillant il sentit la place du coeur vuide. Un cordelier, couché dans la même chambre & qui ne dormoit pas, vit bien l'opération des deux sorcières, mais, se trouvant enchanté, ne put pas l'empêcher. L'enchantement cessant au réveil du jeune homme, ces ces deux méchantes femmes, après s'être frottées avec un onguent, s'envolèrent. Après leur départ le cordélier, s'empressant de tirer de la braise le coeur moitié rôti, le fit avaler au jeune homme, qui, comme de raison, le sentit tout de suite remis à sa place accoutumée. Ce cordélier raconte souvent cette histoire, & en assure, sous serment, la vérité. Les bonnes gens, qui l'écoutent, n'oseroient soupçonner que le vin a produit cette apparition, & que les deux femmes, dont l'une n'étoit nullement âgée, étoient venues dans la chambre pour autre chose que pour faire des sortiléges. Si ce peuple souffre du mal, causé par ces sorcières, appellées Ujestize, il a le remède à portée dans le secours des enchanteresses, connues sous le nom de Babornize, qui défont les enchantements, formés par les premières. Un malheureux incrédule, qui douterait de la vérité de ce systême de magie, auroit à craindre le ressentiment des deux pouvoirs opposés.
Entre la communion Romaine & la Grècque règne une haine décidée, que les ministres de ces religions ne cessent de fomenter. Les deux partis racontent, l'un de l'autre, milles anecdotes scandaleuses. Les églises des Latins sont pauvres, mais assez propres: celles des Grècs sont aussi pauvres, & de plus d'une malpropreté honteuse. Dans une ville de la MORLACHIE, j'ai vu un prêtre, assis par terre à la place devant l'église, écouter la confession des femmes qui s'étoient mises à genoux à ses côtés: posture singuliere, qui indique l'innocence des manières de ce bon peuple. Ils marquent aux ministres des autels une vénération profonde, une soumission entière & une confiance sans bornes. Souvent ces ministres traitent militairement leurs ouailles, & les corrigent par des coups de bâton. Sur ce procédé, comme sur les pénitences publiques, ils s'appuyent de l'exemple de l'église primitive.
Les prêtres abusent encore de la crédulité & de la confiance des pauvres Montagnards, en leur vendant chèrement des billets superstitieux & d'autres drogues de cette espéce. Ils écrivent d'une manière singuliere dans ces billets, appelles Zapiz, le nom de quelque saint; quelquefois ils en copient d'anciens, en y ajoutant quelque absurdité de leur propre invention. Ils attribuent à ces Zapiz à peu près les mêmes vertus, que les Basilidens attribuèrent à leurs monstrueuses amuletes. Pour se préserver ou pour se guérir de quelques maladies, les Morlaques les portent cousus à leur bonnet: souvent, dans le même but, ils les attachent aux cornes de leur bétail. Le profit considérable, que les prêtres tirent de ces paperasses, les engage à prendre toutes les mésures possibles pour en maintenir le crédit, malgré les fréquentes preuves de leur inutilité, dont ceux, qui s'en servent, ne manquent pas de s'appercevoir. Il est remarquable, que les Turcs même du voisinage accourent pour avoir de ces billets des prêtres Chrétiens; ce qui augmente encore le débit de cette marchandise.
Un autre point de la superstition Morlaque; qui cependant n'est pas entièrement inconnue parmi le peuple en Italie, c'est une vertu particulière contre l'épilepsie & plusieurs maladies, attribuée aux médailles de cuivre & d'argent du Bas-Empire, ou aux monnoyes Vénitiennes du moyen âge, qui passent généralement pour être des médailles de Sainte Hélene. Ils attribuent la même vertu aux monnoyes Hongroises, appellées Petizze, quand leur revers représente la Sainte Vierge, portant l'enfant Jésus sur le bras droit.
Les Turcs voisins, qui portent dévotement ces zapiz superstitieux, & qui présentent des offrandes, ou font dire la messe, devant les images de la sainte Vierge (actions surement contraires aux préceptes de l'Alcoran), tombent dans une contradiction manifeste, en ne voulant pas répondre au salut, usité parmi les habitans des bords de la mer, buaglian Issus; loué soit Jésus. Par cette raison les voyageurs vers les frontières se saluent réciproquement, en disant, buaglian Bog, Dieu soit loué.
Des manières des MORLAQUES.
L'innocence de la liberté, naturelle aux peuples pasteurs, se conservent en Morlachie; où l'on en observe, au moins, des vestiges frapants dans les endroits éloignés des côtés maritimes. La cordialité n'y est gênée par aucuns égards, & elle se montre à découvert sans distinction des circonstances. Une belle fille Morlaque rencontre en chemin un compatriote, & l'embrasse affectueusement sans penser à mal. J'ai vu les femmes, les filles, les jeunes gens, & les vieillards, se baiser tous entre eux, à mésure qu'ils s'assembloient sur la place de l'église; en sorte que toute une ville paroissoit composée d'une seule famille. Cent fois j'ai observé la même chose aux marchés des villes, où les Morlaques viennent vendre leurs denrées.
Les jours de fête, outre le baiser, ils se permettent encore de certaines libertés, que nous trouverions peu décentes: mais qu'ils ne regardent pas comme telles, en disant, que ce sont des badinages sans conséquence. Par ces badinages, cependant, commencent à l'ordinaire leurs amours, qui, quand les amants sont d'accord, finissent, souvent par des enlèvemens. Il arrive rarement qu'un Morlaque déshonore une fille, ou l'enlève contre sa volonté. Dans un cas semblable, elle seroit surement une belle défense, puisque dans ces pays le sexe cède de peu aux hommes en force & en courage. Presque toujours une fille fixe elle-même l'heure & le lieu de son enlèvement. Elle le fait pour se délivrer d'une foule d'amants, auxquels elle a donné peut-être des promesses, ou desquels elle a reçu quelques présens galans, comme une bague de laiton, un petit couteau, ou telle autre bagatelle.
Les femmes Morlaques prennent quelque soin de leurs personnes pendant qu'elles sont libres: mais, après le mariage, elles s'abandonnent tout de suite à la plus grande malpropreté; comme si elles voulurent justifier le mépris avec lequel leurs maris les traitent. Il ne faut pas s'attendre, cependant, à des émanations douces à l'approche des filles Morlaques: elles ont la coûtume d'oindre leurs cheveux avec du beurre, qui, devenu rance; exhale, même de loin, l'odeur la plus détestable.
De l'habillement des femmes.
Les habits des femmes Morlaques varient suivant les districts, & paroissent toujours singuliers aux yeux d'un étranger. La parure des filles diffère de celles des femmes mariées, en ce que les premières portent sur leur tête des ornemens bizarres, au lieu que les dernieres n'osent se coëffer que d'un mouchoir noué, blanc ou en couleur. Ces filles mettent un bonnet d'écarlate, d'où descend à l'ordinaire jusqu'aux épaules un voile, comme une marque de leur virginité. Si ce bonnet est garni de plusieurs médailles, parmi lesquelles se trouvent souvent de précieuses antiques; d'ouvrages de filogramme, comme des pendants d'oreilles, & de chaînes d'argent, terminées par des croissans: les plus hupées se croyent assez parées. Quelques-unes y mettent encore des verres colorés, montés en argent. Les pauvres portent ce bonnet sans ornemens, ou garni seulement de coquillages étrangers, de boules de verres enfilées, ou de quelques pièces rondes d'étain, un principal mérite de ces bonnets, & par quoi les plus élégantes Morlaques montrent leur bon goût, c'est celui de fixer les yeux par le brillant des ornemens, & de faire du bruit au moindre mouvement de tête. Dans quelques endroits, elles plantent sur ces bonnets, des houpes de plumes teintes, qui ressemblent à deux cornes; dans d'autres elles y mettent des pannaches de verre filé, ou des bouquets de fleurs artificielles; achetées dans les villes maritimes. On voit, dans cette variété d'ornemens fantasques & barbares, percer quelquefois une étincelle de goût & de génie.
Leurs chemises, déstinées pour les jours de fête, sont brodées en soye rouge, souvent même en or. Elles travaillent elles-mêmes ces chemises en menant paître les troupeaux; & l'exactitude, avec laquelle elles font cette broderie, en marchant & sous métier, est réellement surprenante. Ces chemises se ferment au cou par deux crochets, nommés Maite, & elles sont ouvertes sur la poitrine comme celles des hommes.
Tant les femmes que les filles, portent des colliers de verres, en couleurs mêlées d'une manière barbare; elles chargent leurs doigts d'une quantité de bagues de laiton, ou d'argent, & leurs poignets de brasselets, de cuir couverts de lames d'étain ou d'argent selon leurs facultés. Elles ne connoissent pas les corps, & ne mettent jamais dans leurs corsets, brodés ou garnis de verre enfilé ou de coquillages, ni fer ni baleine. Où ce corset se joint à la jupe, elles portent une large ceinture, tissue de laine en couleur, ou faite de cuir ornée de plaques d'étain. Cette jupe est garnie, encore, à ses bords de coquillages, & s'appelle Modrina, puisqu'elle est toujours d'un bleu foncé nommé Modro. Leurs Robes, ou Sadak, de serge comme la jupe descend jusqu'au gras de jambes, & on la borde d'écarlate. Les bas des filles sont toujours rouges, & leurs souliers, ou Opankê semblables à ceux des hommes, sont composés d'un semelle de cuir crud, avec un dessus de bandelettes entrelacées de peau de mouton, appellées Opulé. Elles lient ces bandelettes au-dessus de la cheville du pied, de manière que cette chaussure ressemble au brodequin des anciens. Quelque riche que soit une famille, on n'y permet pas aux filles de se servir d'autres souliers, mariées: elles peuvent quitter les Opanke & prendre des babouches, ou l'apuzzé à la mode des Turques.
Les filles cachent sous le bonnet leurs cheveux tressés: les femmes laissent tomber ces tresses sur la poitrine, se les nouent quelquefois sous le menton; toujours elles y attachent, des verres, des médailles ou d'autres pièces de monnoye percées suivant la coutume des Tartares & des sauvages de l'Amérique. Une fille qui donne atteinte à sa réputation risque de se voir arracher son bonnet rouge, par le curé, en public dans l'église, & d'avoir les cheveux coupés par quelque parent, en signe d'infamie. Par cette raison, s'il arrive qu'une fille manque à son honneur, elle dépose volontairement les marques de sa virginité & quitte son pays natal.
Des mariages des MORLAQUES.
Il est très-commun chez cette nation, qu'un jeune homme, natif d'un endroit très-éloigné, fasse la demande d'une fille. Ces mariages se traitent entre les viellards des familles intéressées, sans que les époux futurs se soient jamais vus. La raison de ces recherches lointaines, n'est pas la rareté des filles dans le village ou dans les environs, mais le désir de s'allier à une famille étendue & célèbre pour avoir produit des hommes courageux. Le père de l'époux, ou quelque parent âgé, vient demander la fille, ou plutôt une fille d'une telle maison, le choix n'étant pas à l'ordinaire déterminé d'avance. On lui montre toutes les filles de la maison, & il choisit selon son goût, quoiqu'il respecte le plus souvent le droit d'ainesse. Rarement on refuse une fille & l'on s'arrête peu à l'examen des circonstance de celui qui la recherche. Souvent un Morlaque donne sa fille à son propre valet ou à un simple laboureur, comme il étoit usité du tems des patriarches. Tant on fait peu de cas des femmes dans ces contrées.
Elles jouissent néantmoins, dans ces occasions, d'un droit, que le sexe dans d'autres pays voudroit posséder, & auquel il pourroit prétendre avec justice. Quand on accorde la fille demandée, l'entremetteur du mariage va chercher l'époux & le mene chez sa future, pour qu'ils apprennent à se connoître. Si les jeunes gens se plaisent réciproquement, l'affaire est conclue. Dans quelques districts, la fille, avant de donner sa parole, va voir la maison & la famille du prétendant, & elle a la liberté de rompre le contract, toutes les fois que les personnes ou l'habitation lui déplaisent. Si elle en est contente? elle retourne dans la maison paternelle, où le futur, avec ses parens & les amis de sa famille, l'accompagnent.
Le tems fixé pour les noces étant arrivé, l'époux assemble ses parens les plus distingués, qui ainsi réunis, s'appellent Svati, qui bien montés & bien ajustés, vont ensemble à la maison de l'épouse. L'ornement distinctif d'un homme invité aux noces, est un panache de queue de Paon, planté sur le bonnet. Toute la compagnie est bien armée, pour pouvoir repousser les attaques ou les embûches de ceux qui voudroient troubler la fête.
Dans les anciens tems, de telles surprises étoient à craindre: alors, comme on peut voir par les chansons héroïques de la nation: les prétendants à la main d'une fille, tâchoient de mériter la préférence par des actions courageuses, ou par des preuves d'âgileté, d'adresse, & de vivacité d'esprit. Dans un ancien poème sur les noces du Vojvode JANCO de Sebigne, qui étoit contemporain du fameux GEORGE STRATIOTICH surnommé Scanderbeg, les frères d'une certaine JAGNA de Temeswar, qu'il avoit demandée en mariage, proposerent à ce JANCO, après l'avoir enyvré, des jeux, avec l'alternative de lui donner leur soeur s'il gagnoit, ou de le tuer s'il perdoit. «En premier lieu ils produisirent une lance, dont la pointe perce une pomme, & lui dirent d'un air gracieux: JANCO, avec une flèche tu dois abattre cette pomme, si tu manques ton coup, tu ne rapporteras pas ta tête; & tu n'emmèneras pas l'aimable épousée»[12]? Un autre jeu proposé, étoit de franchir d'un seul sault neufs chevaux placés l'un à côté de l'autre: le troisième, de reconnoître sa future, entre neuf filles voilées. Janco, brave guerrier, mais peu habile dans ces joutes galantes, mit à sa place un de ses neveux, comme l'usage de son siècle lui permettait de faire. Le moyen par lequel ZÉCULO, ce neveu de JANCO, devina l'épouse promise à son oncle, mérite d'être rapporté, au risque d'allonger cette digression. Sur son manteau, étendu par terre, il jette une poignée de bagues d'or, & s'adressant aux neuf voilées, il dit: «Approche, ramasse les bagues, aimable enfant, toi qui es déstinée à JANCUS. Si une autre ose étendre sa main, d'un seul coup de sabre, je lui tranche la tête & le bras ensemble. Toutes reculèrent avec effroi: mais l'amante de Janco ne recula pas; elle ramassa les bagues, & en para ses mains blanches». Ce ZÉCULO avoit, en vérité, un talent particulier pour reconnoître les masques.
[Note 12: Ce poëme ne passe pas pour être exactement conforme à la vérité historique: mais il sert, au moins à faire connaître les moeurs du tems, & le caractère de la nation.]
Celui, qui après ces épreuves, étoit refusé tâchoit de se dédommager par la force d'une, préférence, accordée à un autre, & qu'il croyoit injuste: d'où résultoient de sanglantes querelles. Sur les tombeaux des anciens Slaves, qu'on trouve encore dans les forêts & dans des lieux déserts de la Morlachie, on voit beaucoup de grossiers bas-reliefs qui représentent de tels combats[13].
[Note 13: Il se trouve de ses tombeaux principalement dans les bois entre Gliuhuski & Vergoraz, sur les bords du Trébisat, un peu loin de l'ancien chemin militaire, qui conduit de Salona à Narona. On en voit beaucoup encore à Lovrech, à Cista, à Mramor, entre Scign & Imoski. Il y en a un isolé à Dervenich en Primorjé, appellé Costagnichia-Greb; comme aussi à Zakuçaz, qu'on dit érigé sur le lieu même du combat.]
On conduit à l'église l'épouse voilée, au milieu des Suati à cheval. Après la cérémonie de la bénédiction, on la ramene à la maison de son père, ou à celle de son époux, si elle est peu éloignée, parmi les décharges d'armes à feu, & parmi des cris de joye & des témoignages d'une allegresse barbare. Pendant la marche, & pendant le repas, qui commence aussi-tôt après le retour de l'église, chacun des Soati exerce une fonction particulière. Le Parvinaz les précéde tous, & chante à quelque distance. Le Bariactar fait flotter un étendart de soye, attaché à une lance, dont la pointe est garnie d'une pomme: aux noces des gens de distinction, on voit trois ou quatre de ces Bariactars. Le Stari-Svat est le principal personage de la nôce, & cette dignité se donne toujours à l'homme le plus considéré parmi les parens. Le Stachés reçoit les ordres du Stari-Svat. Les deux Divéri, destinés à servir l'épouse, doivent être les frères de l'époux. Le Kuum fait les fonctions de parrain, & le Komorgia, ou Seksana, celles de gardien de la dot. Un Chiaus porte la masse, & range la marche comme un maître de cérémonie; il chante à haute voix: Breberi, Davori, Dobra-Srichia, Jara, Pico; noms des anciennes divinités tutelaires de la nation. Le Buklia, est l'échanson de la nôce, en voyage comme à table. Ces charges se doublent ou se triplent suivant l'importance ou les besoins d'une compagnie nombreuse.
Le repas du premier jour se donne quelquefois dans la maison de l'épouse: mais plus souvent dans celle de l'époux, où se rendent les Svati immédiatement après la bénédiction du mariage. Trois ou quatre hommes à pieds, précédent, en courant, le cortège, & le premier arrivé reçoit pour prix de son agilité une Mahrama espèce d'essuye-main brodé aux deux extrémités. Le Domachin, ou le chef de la maison, va à la rencontre de sa belle-fille, à laquelle, pendant qu'elle est encore à cheval, on présente un enfant, pris dans la famille ou chez les voisins, pour le caresser. Avant d'entrer dans la maison, elle se met à genoux, & baise le seuil de la porte: Sa belle mère, ou quelqu'autre femme de la parenté, lui met alors en main un crible, rempli de grains, & de menus fruits, comme noix & amandes, qu'elle doit répandre sur les Svati, en les jettant derrière elle par poignées. Ce jour l'épouse ne mange pas avec les parens; mais à une table particulière avec le Stachés & les deux Divéri. L'époux s'assoit à la table des Svati: mais pendant ce jour, consacré à l'union conjugale, il n'ose rien couper ni délier: c'est au Kuum à lui découper le pain & les viandes. L'office du Domachin est d'inviter à boire, & le Stari-Svat, en faveur de sa dignité, doit répondre le premier à cette invitation. A l'ordinaire le tour de la Bukkàra, espèce de coupe de bois d'une grande capacité, commence par des voeux pour la prospérité de la foi, ou par des santés adressées aux noms les plus respectables.
Dans ces repas règne, au reste, l'abondance la plus excessive, à laquelle contribuent aussi les Svati, dont chacun, apporte sa part des provisions. On commence le dîner par le fruit & le fromage, & on le finit par la soupe, d'une manière précisément opposée à nos usages. Parmi les viandes, entassées avec prodigalité, se trouvent des chevreaux, des agneaux, de la volaille, & quelquefois du gibier: mais on sert rarement du veau, & jamais peut-être chez les Morlaques, qui n'ont pas adopté des moeurs étrangères. Cette aversion pour le veau vient des tems les plus reculés, & déjà St. Jerome en fait mention[14]. Un auteur, né en Bosnie & vivant au commencement du siècle passé, POMCO MARNAWICH dit: «que jusqu'à son tems les Dalmates, préservés de la contagion des vices étrangers, s'abstiennent du veau comme d'une nourriture immonde»[15]. Si les femmes de la parenté sont invitées à un tel festin, suivant un usage généralement établi, elles mangent en particulier, & jamais à la table des hommes.
[Note 14: At in nostra provincia scelus putant vitulos devorate. HIERONIM. contra Jovin.]
[Note 15: Ad hanc diem Dalmatæ, quos peregrina vitia non infecere, ab efu vitulorum, nonfecus ac ab immunda esca, ab horrent. MARNAV. de Illyrico.]
L'après-dinée se passe en jeux d'esprit ou d'adresse, à danser, ou à chanter d'anciennes chansons. Après le souper, les trois invitations solemnelles à boire finies, le Kuum mene l'époux dans la chambre nuptiale, qui est toujours ou la cave, ou l'étable ordinaire des bestiaux. A peine y arrivé, il fait sortir le Stachés & les deux Divéri, & reste seul avec les deux conjoints. Si un meilleur lit, que la paille, s'y trouve, il les y conduit; & après avoir ôté la ceinture à la fille, il oblige les époux à se déshabiller réciproquement. Autrefois l'usage vouloit que le Kuum déshabillât l'épouse en entier, & en vertu de cet usage, ce père spirituel conserve le privilège de la baiser dans toutes les occasions: privilège, agréable peut-être au commencement, mais qui, avec le tems, devient surement onéreux. Quand les époux sont déshabillés, le Kuum se retire, & écoute à la porte, s'il y en a une. Il annonce l'événement par un coup de pistolet, auquel les Svati répondent par une décharge de leurs fusils. Si l'époux n'est pas content de l'état, où il a trouvé sa jeune femme, la fête est troublée. Nos Morlaques cependant ne font pas autant de bruit d'un tel accident que n'en font les habitans de l'Ukraine, quoique ces deux nations conviennent d'ailleurs assez dans l'habillement, dans les usages, dans le dialecte & même dans l'ortographe. Les Mals-Russes promenent le lendemain en triomphe la chemise de la nouvelle mariée, & maltraitent brutalement la mère, si la vertu de la fille est suspectée. Un des outrages qu'ils font à un telle gardienne peu exacte, s'est de lui donner à boire dans un gobelet percé au fond[16].
[Note 16: Ces coutumes sont assez générales par toute la Russie.]
Pour punir le Stachés & les deux Divéri, d'avoir abandonné la fille confiée à leurs soins, on les fait boire des rasades copieuses, avant de les admettre de nouveau dans la compagnie des Svati. On consomme dans les occasions une quantité prodigieuse de Rakia, ou d'eau de vie. Le jour suivant la jeune femme dépose le voile & le bonnet, & assiste la tête couverte, au repas des Svati: où elle est obligée d'écouter les équivoques les plus grossieres, & les plus mauvaises plaisanteries, que les convives yvres, secouant dans ces occasions le joug de la décence; se croyent permis de lui adresser.
Ces fêtes, nommées Zdrave par les anciens Huns, s'appellent Zdravizze chez les Morlaques; d'où dérive le mot Italien Stravizzo, festin ou régal. Elles durent trois, six, ou huit jours, & quelquefois davantage, suivant les moyens ou l'humeur prodigue de la famille qui les donne. Dans ces jours d'allegresse, la jeune femme fait des profits considérables, qui composent à peu près tout son petit pécule: car elle n'a pour dot que ses habits & une vache; il arrive même souvent que son père, au lieu de la doter, exige une somme de l'époux. Tous les matins elle présente de l'eau à ses hôtes, dont chacun après s'être lavé les mains, est obligé de jetter dans le bassin une pièce d'argent: aussi est-il juste qu'ils payent celle qui les engage à remplir un devoir de propreté qu'ils oublient d'observer à l'ordinaire pendant plusieurs mois. Il est permis à la jeune femme de faire des tours de malice aux Svati: comme de cacher leurs Opanké, leurs bonnets, leurs couteaux, ou d'autres choses de première nécessité; qui sont forcés alors de les racheter avec une somme d'argent, déterminée par la compagnie. Outre ces contributions, ou volontaires ou extorquées, chaque convive, suivant l'usage établi, doit encore faire un présent à l'épouse, qui le dernier jour des Zdravizze, leur offre à son tour quelques petites galanteries. Le Kuum & l'époux les portent, sur leurs sabres nus, au Domachin; qui les distribue aux Svati en observant les rangs: ces petits présens consistent à l'ordinaire, en chemises, en mouchoirs, en serviettes, en bonnets, ou en bagatelles de peu de valeur.
Les cérémonies des noces, sont à peu près entièrement les mêmes, dans toute la vaste contrée occupée par les _Morlaques:_les habitans des isles, & ceux des villages des côtés de l'Istrie & de la Dalmatie, les observent aussi, en n'y mettant que peu de variations. Parmi ces variations, il en est une digne d'être remarquée, qui s'observe dans l'isle Zlarine près de Sebenico. Dans le moment, où l'épousée est prête à suivre son mari dans sa chambre, le Stari-Svat, qui à l'ordinaire se trouve yvre, doit abatre d'un seul coup de sabre la guirlande de fleurs qu'elle porte sur la tête. Dans le village de Novaglia, situé dans l'isle de Pago, au Golfe de Quarnaro, règne une coûtume plus comique & moins dangereuse, quoique également sauvage & brutale. Quand un jeune homme est sur le point d'emmener sa promise, le père & la mère, en lui remettant leur fille, lui font, avec une exagération grotesque, le détail de ses mauvaises qualités. «Puisque tu veux l'avoir absolument, sache qu'elle ne vaut rien, qu'elle est obstinée, capricieuse &c». L'époux se tournant alors vers elle lui dit: «vous êtes faite ainsi? je je rangerai bien votre tête». Il accompagne ces paroles de gestes menaçans, & en faisant semblant de la battre, afin que son procédé ne soit pris pour une vaine cérémonie, il lui donne souvent des coups réels. En général les femmes Morlaques, comme les insulaires, excepté les femmes des villes, ne paroissent pas fâchées de recevoir des coups de bâton de leurs maris, & quelquefois même de leurs amants.
Dans les environs de Dernifa, la nouvelle épouse est obligée, pendant la première année de son mariage, de baiser tous les hommes de sa nation & de sa connoissance, qui viennent dans sa maison. Cette année écoulée, elles sont dispensées de cette salutation, comme si la malpropreté insuportable, à laquelle elles s'abandonnent en peu de tems, les rendit indignes de faire de telles politesses. Cette malpropreté est peut-être, en même tems, la cause & l'effet de la manière humiliante, avec laquelle les maris & les parens les traitent. Quand les hommes nomment une personne du sexe devant des gens respectables, ils se servent toujours de la formule, usitée aussi parmi nos paysans quand ils nomment leur bétail, sauf votre respect. Le plus poli Morlaque en parlant de sa femme, dit: da prostite, moya xena, pardonnez-moi, ma femme. Ceux en petit nombre, qui possedent un mauvais chalit, où ils dorment sur la paille, n'y souffrent jamais leur femme, qui est obligée de coucher sur le plancher. J'ai couché souvent dans les cabanes des Morlaques, & j'ai été témoin de ce mépris universel qu'ils marquent au sexe. Mais si les femmes, dans ces endroits où elles sont ni belles ni aimables, paroissent mériter un tel mépris, il leur fait perdre cependant encore le peu de dons qu'elles avoient reçues de la nature.
L'état de ces femmes, dans leurs grossesses & dans leurs accouchemens, passeroit pour un miracle dans les autres pays, où la vie molle du sexe le rend si sensible. Une Morlaque, quand elle est enceinte, ne se ménage point, ni à l'égard de la nourriture, ni du travail, ni de la fatigue d'un voyage. Souvent elle accouche seule, au milieu des champs, loin de toute habitation: elle ramasse alors son enfant, le va laver à la première eau qu'elle trouve, le porte chez elle, & reprend le lendemain ses occupations accoutumées; même celle de mener paître les troupeaux. Quand l'enfant nait dans la maison paternelle, on ne laisse pas, suivant l'usage immémorial de la nation, de le laver dans l'eau froide: de sorte que les Morlaques peuvent dire comme les anciens habitans d'Italie:
Durum à stirpe genus, natos ad flumina primum Deferimus, foevoque gelu duramus & undis
Aussi les bains froids ne produisent-ils pas à ces enfans de mauvais effets, comme le croient ceux qui désaprouvent la coutume des Ecossois & des Irlandois comme préjudiciable aux nerfs, & qui attribuent à la superstition les immersions usitées chez les anciens Germains[17].
[Note 17: V. Mém. de la Soc. Econom. de Berne. A. 1764. p. III.]
On enveloppe ces petites créatures de misérables haillons, & après les avoir soignés dans cet état, au plus mal possible, pendant trois à quatre mois, on les laisse se trainer à genoux, tant dans la maison qu'en pleine campagnes. Par ce moyen ils acquièrent, avec l'habitude de marcher de bonne heure, encore cette force & cette santé robuste, dont jouissent les Morlaques, & qui les rend capables d'affronter les neiges & les froids les plus violens sans couvrir la poitrine. Les mères allaitent leurs enfans jusqu'à ce qu'une nouvelle grossesse les force de cesser & si elles ne redevenoient enceintes pendant quatre ou six ans, elles continueraient à les nourrir de leur lait. Cette coutume rend croyable ce qu'on dit de la longueur de leurs mamelles, qui leur rend possible d'allaiter les enfans derrière le dos, ou par-dessous les bras.
Ils mettent tard la culotte aux garçons, qu'on voit communément à l'âge de 14 à 15 ans courir encore couverts d'une simple chemise, qui leur va jusqu'aux genoux. Cette coutume s'observe sur-tout vers les confins de la Bosnie, à l'imitation de celle des sujets de la Porte, qui avant d'avoir la culotte ne payent point de Karaz ou de capitation. Avant cette époque on regarde les garçons comme des enfans, incapables de travailler & de gagner leur vie.
A l'occasion d'un accouchement, & principalement du premier, tous les parens & amis de la famille, envoyent des présens de choses comestibles, & avec ces présens on fait un souper appelle Bàbine. Les accouchées n'entrent dans l'église qu'après quarante jours écoulés, & après avoir été purifiées par la bénédiction du prêtre.
Les enfans des Morlaques passent leur bas âge dans les bois, à garder les troupeaux. Dans ce loisir & dans cette solitude, ils s'occupent de travaux en bois, qu'ils exécutent avec un simple couteau. On voit chez eux des tasses & des sifflets de cette matière, ornés de bas-reliefs singuliers, qui ne manquent pas de mérite, & qui prouvent la disposition de cette nation à faire des progrès dans les arts.
Des Alimems des MORLAQUES.
Le lait, préparé de toute manière, est la nourriture la plus commune des Morlaques. Ils l'aigrissent avec du vinaigre, & il en résulte une espèce de caillé extrêmement rafraichissant. Le petit lait, qu'ils en séparent, est leur boisson la plus agréable, qui ne déplait pas non plus à un palais étranger. Avec du fromage frais, frit dans du beurre, ils font leur meilleur plat, quand ils veulent régaler un hôte inattendu. Ils ne se servent guères de pain préparé à notre manière: mais de galettes[18], pétries de farine de millet, d'orge, de mays, de sorgo, & de froment s'ils sont en état d'en acheter; ils cuisent ces galettes journellement sur la pierre de l'âtre.
[Note 18: Ils les appellent Pogaccie, nom emprunté de l'Italien, Fogaccia, en prononçant la lettre F suivant l'usage des anciens Esclavons.]
Les choux aigres, dont ils font la plus grande provision possible, avec les racines & les herbes comestibles, qui se trouvent dans les bois & dans les champs, leur fournissent une nourriture saine & peu couteuse. Mais après les viandes rôties, pour lesquelles ils ont une véritable passion, l'ail & les échalottes sont pour eux les mets les plus délicieux. Un Morlaque s'annonce, déjà de loin, aux nez non accoutumés à cette odeur, par les exhalaisons de son aliment favori. Je me souviens d'avoir lu quelque part, que STILPON, repris pour être entré, contre la défense, dans le temple de Céres après avoir mangé de l'ail, répondit: «donnez-moi quelque chose de meilleur, & je ne mangerai plus d'ail». Les Morlaques n'accepteroient pas cette condition, qui même ne leur seroit pas peut-être avantageuse. Il est probable, que l'usage journalier de ces végétaux corrige en partie la mauvaise qualité des eaux des réservoirs fangeux & des ruisseaux marécageux, dont les habitans de plusieurs cantons de la Morlachie sont nécessités, pendant l'été, de faire leur boisson ordinaire. Ces végétaux contribuent peut-être aussi à maintenir ce peuple sain & robuste. On trouve en effet parmi eux un grand nombre de vieillards frais & vigoureux, & je serois tenté d'en faire encore un mérite à l'ail, quoiqu'en puisse dire HORACE. Il m'a paru étrange, que les Morlaques, qui font une si grande consommation d'ail, d'oignons & d'échalottes, ne plantent pas ces végétaux dans leur vastes & fertiles campagnes, & que, par cette négligence, ils se voyent obligés d'en acheter tous les ans pour plusieurs milliers de ducats des laboureurs des environs d'Ancona & de Rimini. Ce seroit une contrainte salutaire que de les forcer à de telles plantations: si je ne craignois pas m'exposer au ridicule, je proposerois un moyen de leur épargner des sommes considérables, c'est celui de les encourager à des cultures de cette espèce par des récompenses: moyen par lequel on obtient tout du laboureur.
Un des derniers gouverneurs de la Dalmatie, animé d'un zèle patriotique, introduisit dans cette province la culture du chanvre, qui cependant ne subsiste plus avec la même vigueur. Quelques Morlaques, convaincus par l'expérience des avantages de cette culture, la continuent néanmoins, & ne dépensent plus autant pour les toiles étrangeres, dont ils fabriquent chez eux une partie. Pourquoi ne pourroient-ils pas tous reprendre le désir de cultiver une plante qui est devenue pour eux un besoin de première nécessité?
La vie frugale & laborieuse des habitans de la Morlachie, jointe à la pureté de l'air qu'ils respirent, font qu'il s'y trouve, sur-tout dans les montagnes, un grand nombre de gens qui parviennent à un âge très-avancé. Comme ils ignorent cependant à l'ordinaire le tems précis de leur naissance, je ne voudrois pas chercher parmi eux un second DANDO[19]. Je crois pourtant avoir remarqué un bon vieillard qui pourrait faire pendant au célèbre PARR.
[Note 19: Alexandre Cornelius memorat Dandonem Illyricum D. annos vixisse
Plin. 7. c. 48.]
Des meubles, des Cabanes; de l'habillement & des armes des MORLAQUES.
Les Morlaques aisés se servent, au lieu de matelats, de couvertures grossières, qui leur viennent de la Turquie: rarement un richard parmi eux a un lit comme les nôtres; il est peu commun même de voir un bois de lit travaillé grossièrement, dans lequel ils dorment sans draps & sans matelats, entre leurs couvertures Turques. Le lit de presque tous est la terre nue, couverte, tout au plus, d'un peu de paille, où ils étendent leur grosse couverture, dans laquelle ils s'enveloppent entièrement. En été ils aiment dormir dans une cour en plein air, & cette coutume est sans doute le moyen le plus sûr de se délivrer des insectes domestiques.
Dans leurs cabanes ils ont peu de meubles, & simples, tels comme doit les avoir un peuple de bergers & de laboureurs, qui dans ces arts même est si peu avancé. Si la maison d'un Morlaque a un galetas, & si elle est couverte d'ardoise ou de tuile, les travées servent de garderobe à la famille qui alors est censée vivre d'une manière magnifique: dans ces maisons brillantes même, les dames couchent sur le plancher. Je les ai vues quelquefois moudre jusqu'à minuit, en chantant à haute voix des chansons tout-à-fait diaboliques, dans la même chambre où je devois coucher, & au milieu de dix ou douze personnes étendues par terre, & qui, malgré cette musique dormoient d'un profond sommeil.
Dans les endroits éloignés de la mer & des villes, les maisons des Morlaques ne sont que de pauvres cabanes, couvertes de paille ou de bardeau, appelle Zimblé; couverture usitée sur-tout dans les montagnes, où l'on manque d'ardoise, & où il est à craindre que les vents, en découvrant la cabane, n'ensévelissent les habitans sous les ruines du toit. Le bétail vit dans le même bâtiment, & n'est séparé de ses maîtres que par une simple cloison de baguettes entrelacées, enduite de boue ou de bouse de vache: les murs de la cabane sont encore de la même matière, ou composés de grosses pierres posées à sec les unes sur les autres.
Au milieu de la cabane se trouve le foyer, dont la fumée sort par la porte, le seul endroit par où elle puisse s'échapper. Par cette raison ces misérables demeures sont toutes noires & vernies de suye: tout y sent la fumée, même le lait dont se nourrissent les Morlaques, & qu'ils offrent volontiers aux voyageurs. Les personnes & leurs habits contractent la même odeur empestée. Pendant la saison froide, la famille soupe autour du foyer, & chacun, s'endort au même endroit, où assis à terre il avoit mangé. Quelques cabanes sont garnies, de bancs. Au lieu d'huile, ils brûlent du beurre dans leurs lampes: le plus souvent cependant ils s'éclairent la nuit avec des copeaux de sapin, dont la fumée noircit étrangement leurs visages. Rarement un Morlaque aisé habite une maison, bâtie à la manières des Turcs, ou meublée à la nôtre: les plus riches vivent à l'ordinaire en sauvages. Malgré la pauvreté & la saleté de ces habitations, ce peuple n'y souffre aucune de ces immondices, que nous gardons quelques fois longtems dans nos chambres. Dans ces contrées, personne, ni homme ni femme, quoique malade, pourrait se résoudre à aller à ces nécessités dans sa propre cabane; on porte, dans les cas d'un tel besoin, les mourans même, en plein air. Si un étranger, par mépris ou par ignorance, s'avisoit de salir de cette manière la plus chétive habitation, il risqueroit la vie, ou au moins de recevoir solemnellement la bastonnade.
L'habillement des hommes est simple & économique. Ils se servent, comme les femmes, d'Opanké en guise de souliers: ils se chaussent d'une espèce de brodequin tricoté, nommé Navlakaza, qui au-dessus de la cheville du pied se joint à l'extrémité de la culotte, par laquelle le reste des jambes est couvert. Cette culotte, faite d'une grosse serge blanche, se lie aux hanches par un cordon de laine, qui la serre comme un sac de voyage. La chemise entre peu dans cette culotte. Sur la chemise ils portent un pourpoint, appellé Jacerma, & en hyver ils mettent encore par-dessus un manteau de gros drap rouge, qu'ils nomment Kabaniza, ou Japungia. Leur tête se couvre avec un bonnet, surmonté d'une espèce de Turban cilindrique, appellé Kalpak. Ils se rasent la tête, & ne laissent subsister qu'un petit toupet de leurs cheveux, à la mode des Polonois & des Tartares.
Ils se ceignent les reins avec une écharpe rouge, de laine ou de soye tissue à mailles. Entre cette écharpe & la culotte ils placent leurs armes, en arrière un ou deux pistolets; en avant un énorme couteau, nommé Hanzar, enfermé dans une gaine de laiton, ornée de fausses pierreries. Ce Hanzar est souvent assuré par une chaîne de laiton, qui tourne autour de l'écharpe. A la même place ils mettent un cornet, garni d'étain, dans lequel ils tiennent la graisse nécessaire pour garantir leurs armes de l'humidité, ou pour se guérir eux-mêmes, quand chemin faisant ils se meurtrissent les pieds. De l'écharpe pend aussi une bourse, destinée à contenir un briquet, & le peu d'argent qu'ils peuvent avoir. Le tabac à fumer se conserver encore dans l'écharpe, enfermé dans une vessie séche. Ils tiennent la pipe sur les épaules, laissant la tête dehors, & passant le tuyau entre la chemise & la peau nue. Quand un Morlaque sort de chez lui il porte toujours son fusil sur l'épaule.
Les chefs de la nation sont vêtus avec plus de magnificence. On peut juger du goût de leurs habits par le portrait de mon bon hôte, le Vajvode PERVAN de Courrich. (p. IV.)
De la poësie, de la musique, des danses & des jeux des MORLAQUES.
Dans les assemblées champêtres, qui se tiennent à l'ordinaire dans les maisons où il y a plusieurs filles, se perpétue le souvenir des anciennes histoires de la nation. Il s'y trouve toujours un chanteur, qui accompagne sa voix d'un instrument, appellé Guzla monté d'une seule corde, composée de plusieurs crins de cheval entortillés. Cet homme se fait entendre en repetant, & souvent en raccommodant, les vieilles Pismé, ou chansons. Le chant héroïque des Morlaques est extrêmement lugubre & monotone. Ils chantent encore un peu du nez, ce qui s'accorde, il est vrai, assez bien avec le son de l'instrument dont ils jouent. Les vers des plus anciennes chansons, conservées par la tradition sont de dix syllabes & sans rime. Les poësies abondent en expressions fortes & énergiques; mais on y apperçoit à peine quelques lueurs d'une imagination vive & heureuse. Elles font cependant une impression singulière sur l'ame des auditeurs, qui peu à peu les apprennent par coeur. J'en ai vu soupirer & pleurer aux passages, qui ne m'avoient aucunement afecté. La valeur des paroles Illyriennes mieux entendue des Morlaques, produit peut-être cet effet: ou, ce qui est plus probable encore, leur esprit simple & peu cultivé, est remué par les impulsions les plus foibles. La simplicité & le désordre, qu'on trouve réunis dans les poësies des Troubadours Provençaux, forment aussi le caractère distinctif des contes poétiques des Morlaques. Il s'en trouve néanmoins dont le plan est assez régulier: mais le lecteur, ou l'auditeur, est toujours obligé de suppléer, par sa pensée, au défaut des détails, nécessaires à la précision, & sans lesquels une narration, en vers ou en prose, paroitroit monstrueuse aux nations éclairées de l'Europe.
Je ne suis pas parvenu à découvrir de ces poësies, dont l'antiquité bien constatée remonte au de-là du quatorziéme siècle. La cause de la perte des plus anciennes, est apparemment la même que celle qui fit disparoitre tant de livres Grècs & Latins, dans les tems de la barbarie réligieuse. Je soupçonne, qu'on en pourroit trouver de plus ancienne datte chez les Méredites, & chez les habitans des montagnes Clémentines, peuples séparés entiérement des autres nations, & qui menent une vie purement pastorale. Mais, qui se flattera de pénétrer impunément jusqu'à ces peuplades sauvages & intraitables? Je me sens assez de courage pour entreprendre une telle expédition; non seulement pour chercher de ces anciennes poësies, mais encore pour étudier l'histoire naturelle de ces contrées totalement inconnues, & qui renferment peut-être encore les plus précieux monumens des Grècs, & des Romains: mais trop d'obstacles s'opposent à l'ordinaire à l'accomplissement de tels desirs.
J'ai traduit plusieurs chansons héroïques des Morlaques, & j'en joindrai une, qui m'a paru bien faite & intéressante, à cette lettre. Sans prétendre la comparer aux poësies d'OSSIAN, je me flatte qu'on y trouvera au moins un autre mérite, celui de peindre la simplicité des anciens tems, & les moeurs de la nation. Le texte Illyrien mettra le lecteur en état de juger combien cette langue sonore & harmonieuse, négligée cependant par les peuples cultivés même qui la parlent, est propre à la musique & à la poësie. OVIDE, pendant qu'il vivoit parmi les Slaves de la mer noire[20], ne dédaigna pas de faire des vers dans leur idiome, & y réussit jusqu'à l'admiration, & à acquérir l'amitié de ces sauvages: quoique par un retour de l'orgueil Romain, il parut se repentir après, d'avoir profané de cette manière les muses Latines[21].
[Note 20: Les Allemands: qui comptent OVIDE parmi leurs poëtes, ne seront pas contens de le voir ici du nombre des Illyriens. Si les Getes & les Goths ont été une même nation, ils auront raison. Car la langue des Goths étoit un dialecte de la Teutonique.]
[Note 21: Ah! pudet, & Getico scripsi sermone libellum,
Structaque funt nostris barbara verba modis.
Et placui (gratare mihi), coepique poëtæ
Inter inhumanos nomen habere Geras.
OVIDE. de Ponto. IV. Ep. 13.]
La ville de Raguse a produit plusieurs poëtes élégans, & même quelques femmes distinguées par le talent de faire des vers: le plus célèbre de ces poëtes est JEAN GONDOLA. Les autres villes des côtes & des isles de la Dalmatie, n'en manquèrent pas non plus: mais le grand nombre d'Italianismes, introduit dans les dialectes de ces villes, y altère de plus en plus l'ancienne pureté de la langue. Les habiles gens dans cette langue & sur-tout le plus savant entr'eux, l'Archidiacre MATHIAS SOVICH, trouvent le dialecte des Morlaques également barbare & rempli de mots & de façons de parler étrangères[22]. Celui des Bosniens dont se servent aussi les Morlaques montagnards dans l'intérieur des terres, est à mes oreilles plus harmonieux que le dialecte Illyrien des habitans des côtes. Mais revenons à nos chansons.
[Note 22: Depuis mon retour, le savant, pieux & charitable Archidiacre SOVICH, est mort, emportant les regrets de tous les honnêtes gens de sa nation. La mémoire de cet excellent homme, digne d'un meilleur sort & d'une plus longue vie, ne doit se perdre parmi ces compatriotes s'ils chérissent leur honneur. Né à Pétersbourg au commencement de ce siècle, d'un père originaire de Cherso & attaché au service de PIERRE le Grand, il devint orphelin dans l'âge le plus tendre; mais il reçut une excellente éducation dans la maison de l'admiral Zmajevich. Après la mort de cet admiral, il fut ramené en Dalmatie par l'abbé CARAMAN qui avoit été envoyé en Russie pour y chercher les connoissances nécessaires à la correction du Bréviaire Glagolitique. A la recommandation de Mr. ZMAJEVICH, alors archévêque de Zara, le jeune SOVICH entra dans le seminaire della Propaganda, où il s'appliqua à la théologie & principalement à la lecture des manuscripts Glagolitiques. Il aida Monsieur Caraman, mort aussi depuis peu archévêque de Zara, dans la correction du Missel, & à écrire une apologie, qui ne vit pas le jour. Pour rècompense de ses services, il obtint la place d'Archidiacre d'Osero, où il vécut dans une retraite philosophique, partageant le peu qu'il possedoit avec les pauvres & avec ses amis. On l'appella plusieurs fois à Rome pour la correction du Missel: il y alla une seule fois & revint mécontent. Dans sa solitude il n'abandonnoit pas les études, comme le prouvent plusieurs manuscrits précieux de sa composition que j'ai vus entre ses mains. Parmi les productions de sa plume, doit se trouver un ouvrage fin: savoir la Grammatica Slavonica de Meletius Smotrisky, traduit en latin avec le texte à côté, purgée de superfluités, & enrichie d'observations à l'usage des jeunes Ecclésiastiques Illyriens. Cet ouvrage mérite d'autant plus de voir le jour, que la langue Esclavone, usitée dans les livres religieux, & qu'on enseigne dans les séminaires de Zara & d'Almisa, n'a aucune grammaire bien faite, & que, après la mort de Sovich, il ne se trouve plus en Dalmatie personne, qui sache profondémemnt cette langue.]
Quand un Morlaque voyage par les montagnes désertes, il chante, principalement de nuit, les hauts faits des anciens rois & barons Slaves, ou quelque aventure tragique. S'il arrive qu'un autre voyageur marche en même tems sur la cime d'une montagne voisine, ce dernier répéte le verset chanté par le premier; & cette alternative de chant continue aussi longtems que les chanteurs peuvent s'entendre. Un long hurlement, consistant dans un Oh! rendu avec des inflexions de voix rudes & grossières, précède chaque vers, dont les paroles se prononcent rapidement, & presque sans modulation qui est reservée à la dernière syllabe, & qui finit par un roulement allongé, haussé à chaque expiration.
La poësie ne s'est pas perdue entièrement chez les Morlaques, & ils ne sont pas réduits à répéter uniquement les anciennes compositions. Il y a encore beaucoup de chantres, qui après avoir chanté, en s'accompagnant de la Guzla, quelque morceau antique, finissent par des vers composés à la louange de ceux qui les employent. Plus d'un Morlaque est en état de chanter, depuis le commencement à la fin, ces propres vers impromptus, & toujours au son de la Guzla. Ils ne manquent pas d'écrire leurs poësies, quand l'occasion se présente de transmettre à la postérité quelque événement mémorable. La musette, le flageolet, & un chalumeau de plusieurs roseaux, sont encore les instrumens favoris de la nation.
Les chansons nationales, conservées par tradition, contribuent beaucoup à maintenir les anciennes coûtumes. De-là vient que leurs cérémonies, leurs jeux, & leur danses tirent leur origine des tems les plus reculés. Leurs jeux consistent presque tous dans des preuves de force ou d'adresse: comme de sauter plus haut, ou de courir plus vite, ou de jetter le plus loin une pierre qu'on peut soulever à peine. Les Morlaques dansent, au son de la voix ou de la musette, leur danse favorite appellée Kolo, ou cercle; qui change bientôt en celle qu'ils nomment Skosi-gori, ou sauts hauts. Tous les danseurs, hommes & femmes, se tenant par la main, forment un rond, & commencent par tourner lentement. A mésure que la danse s'anime, ce rond prend des figures différentes, & dégénère à la fin en sauts extravagans, exécutés par les femmes même, malgré le désordre qu'ils mettent dans leur habillement. Il est incroyable avec quelle passion les Morlaques aiment cette danse sauvages. Quoique fatigués par le chemin ou par le travail, quoique mal nourris, ils la dansent, & passent plusieurs heures, sans presque prendre de repos dans ce violent exercice.
De la médecine des MORLAQUES.
De ces bals s'ensuivent fréquemment des maladies inflammatoires. Dans un tel cas, comme dans d'autres, les Morlaques se guérissent eux-mêmes, & n'appellent jamais un médecin, puisque heureusement il ne s'en trouve aucun parmi eux. Une bonne quantité de Rakia, ou d'eau-de-vie, est leur première potion médicinale: si la maladie ne s'amende pas, ils infusent dans l'eau-de-vie une bonne dose de poivre, on de poudre à canon, & ils avalent la mixture. Après quoi ils se couvrent bien si c'est en hyver; ou, si c'est en été, ils s'exposent, couchés sur le dos, aux ardeurs du soleil, afin, comme ils disent, de suer le mal. Ils ont contre la fièvre tierce une cure plus systématique. Le premier & le second jour, ils prennent un gobelet de vin, dans lequel trempe une pincée de poivre: le troisième & le quatrième, ils doublent la dose. J'ai vu plus d'un Morlaque parfaitement remis par le moyen de cet étrange fébrifuge.
Ils guérissent les obstructions, en appliquant une grande pierre platte sur le ventre du malade; & les rhumatismes par de violentes frictions, qui écorchent d'un bout à l'autre le dos du patient. Contre les douleurs de rhumatismes, ils employent encore une pierre rougie au feu, & enveloppée d'un linge mouillé. Pour reprendre l'appétit, perdu à la suite d'une longue fièvre, ils boivent copieusement du vinaigre. Mais le dernier & principal remède, dont ils se servent, quand ils peuvent l'avoir, dans les cas les plus désespérés, c'est le sucre, dont ils mettent un morceau encore dans la bouche des mourans, pour qu'ils puissent passer dans l'autre vie avec moins d'amertume. Ils employent l'Ivette contre les douleurs des jointures, & appliquent fréquemment les sangsues aux membres enflés.
Dans les endroits, où se trouve une ochre rougeâtre, on a la coutume de mettre de cette terre sur les blessures & sur les contusions: comme on sait aussi en Bohème & en Misnie, où cette terre abonde. Greisel qui rapporte ce remède, a reconnu sa vertu par sa propre expérience, comme je l'ai expérimentée aussi sur moi en Dalmatie. Sans avoir étudié l'anatomie, les Morlaques savent très-bien remettre les membres disloqués & fracturés: ils saignent habilement, avec un instrument, semblable à celui avec lequel on tire du sang aux chevaux, sans jamais causer ces accidens, qui suivent si souvent l'usage de la lancette.
Des funérailles des MORLAQUES.
Pendant qu'un mort reste encore dans la maison, sa famille le pleure déjà avec de véritables hurlemens, qui redoublent quand le prêtre vient le prendre. Dans ces momens de tristesse, les Morlaques parlent au cadavre, & lui donnent sérieusement des commissions pour l'autre monde. Après ces cérémonies on couvre le mort d'une toile blanche, & on le porte à l'église, où recommencent les lamentations, & où les parentes du défunt & des pleureuses louées, chantent sa vie d'un ton lugubre. Quand il est enterré, tout le cortège funèbre, avec le curé de la paroisse, retourne à la maison du défunt, où, en mêlant les prières avec la crapule, on fait un repas immodéré.
Pour marquer de l'affliction, les hommes se laissent croître la barbe pendant quelque tems: coutume qui, comme plusieurs autres de ce peuple, approche de celle des Juifs. Un bonnet bleu ou violet est encore un signe de deuil. Les femmes s'enveloppent la tête d'un mouchoir bleu ou noir, & couvrent de noir tout ce qui est rouge dans leurs habillemens.
Pendant la première année, après l'enterrement d'un parent, les femmes Morlaques vont, au moins chaque jour de fête, faire de nouvelles lamentations sur le tombeau, & y répandre des fleurs & des herbes odorantes. Si la nécessité les force quelquefois de manquer à ce devoir, elle s'excusent auprès du mort, en lui parlant comme s'il étoit vivant, & lui rendent compte des raisons qui les ont empêchées de lui faire la visite accoutumée. Elles lui demandent des nouvelles de l'autre monde, & lui adressent souvent les questions les plus singulières. Tout cela se chante d'un ton lamentable & mésuré. Les jeunes filles, qui désirent d'apprendre les belles manières de la nation, accompagnent souvent ces femmes, & chantent avec elles des duets vraiment funèbres.
Voilà les observations que j'ai faites sur les moeurs d'une nation jusqu'ici peu connue & méprisée. Je ne prétends pas que ces détails, que j'ai ramassés dans une grande étendue de pays, & dans des endroits assez éloignés l'un de l'autre, conviennent également à tous les villages de la Morlachie. Les différences cependant, qui pourraient s'y trouver, seront peu considérables.
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ARGUMENT du poëme Illyrien suivant.
Asan, capitaine Turc, est blessé dans un combat, & sa blessure le met hors d'état de retourner dans sa maison. Sa mère & sa soeur vont le visiter dans le camp: mais sa femme, retenue par une pudeur qui nous paroîtra étrange, n'ose pas y aller aussi pour voir son mari. Asan prend cette délicatesse pour un défaut de sentiment de la part de sa femme, s'en fâche, & dans le premier mouvement de sa colère, il lui envoie une lettre de répudiation. On arrache cette tendre épouse & mère à cinq créatures touchantes, à ses enfans, dont le dernier est encore au berceau, & elle les quitte avec la douleur la plus amere. A peine revenue dans la maison de son père, les principaux seigneurs du voisinage demandent sa main. Son frère, le Begh Pintorovich, l'accorde au Cadi, ou au juge d'Imoski: malgré les prières de sa soeur désolée, qui aimoit toujours son premier époux & ses enfans avec la plus vive tendresse. Le cortège nuptial, pour aller à Imoski devoit passer devant la maison d'Asan, qui, guéri de ces blessures & revenu chez lui, se répent vivement de son divorce. Connoissant parfaitement le coeur de celle, qui avoit été son épouse, il envoie à sa rencontre deux de ses enfans, auxquels elle fait des présens, qu'elle avoit préparés pour eux. Alors Asan lui-même fait entendre sa voix en rappellant ses enfans, & en se plaignant de l'insensibilité de leur mère. Ce reproche, le départ de ses enfans, la perte d'un mari que, malgré ses manières rudes, elle aimoit autant qu'elle en étoit aimée, causent une si grande révolution dans l'ame de cette jeune épouse qu'elle tombe morte subitement, & sans proférer une parole.
Sto se bjeli u gorje Zelenoi?
Al-su snjezi, al-su Labutove?
Da-su snjezi vech-bi okopnuli;
Labutove vech-bi poletjeli.
Ni-su snjezi, nit-su Labutove;
Nego sciator Aghie Asan-Aghe.
On bolu-je u ranami gliutimi.
Oblaziga mater, i Sestriza;
A Gliubovza od stida ne mogla.
Kad-li-mu-je ranam' boglie bilo,
Ter poruça vjernoi Gliubi svojoi:
Ne çekai-me u dworu bjelomu,
Ni u dworu, ni u rodu momu.
Kad Kaduna rjeci razumjela,
Josc-je jadna u toi misli stala.
Jeka stade kogna oko dwora:
J pobjexe Asan-Aghiniza
Da vrât lomi kule niz penxere,
Za gnom terçu dve chiere djevoike:
Vrati-nam-se, mila majko nascia:
Ni-je ovo babo Asan-Ago
Vech daixa Pintorovich Bexe.
Quelle blancheur brille dans ces forêts vertes? Sont ce des neiges, ou des cygnes? Les neiges seroient fondues aujourd'hui, & les cygnes se seroient envolés. Ce ne sont ni des neiges ni des cygnes, mais les tentes du guerrier Asan-Aga. Il y demeure blessé & se plaignant amerement. Sa mère & sa soeur sont allées le visiter: son épouse seroit venue aussi, mais la pudeur la retient.
Quand la douleur de ses blessures s'appaisa, il manda à sa femme fidelle: «Ne m'attends pas ni dans ma maison blanche, ni dans ma cour, ni parmi mes parens». En recevant ces dures paroles cette malheureuse reste triste & affligée. Dans la maison de son époux, elle entend les pas des chevaux, & désespérée elle court sur une tour pour finir ses jours en se jettant par les fenêtres. Ses deux filles épouvantées, suivent ses pas incertains, en lui criant: Ah, chere mere, ah! ne suis pas: ces chevaux, ne sont pas ceux de notre père Asan; c'est ton frère, le Beg Pintorovich qui vient te voir.
J vratise Asan Aghiniza,
Ter se vjescia bratu oko vrâta.
Da! moi biate, welike framote!
Gdi-me saglie od petero dize!
Bexe muçi: ne govori nista.
Vech-se máscia u xepe svione,
J vadi-gnoi Kgnigu oproshienja,
Da uzimglie podpunno viençanje,
Da gre s'gnime majci u Zatraghe.
Kad Kaduna Kgnigu prouçila,
Dva-je sina u çelo gliubila,
A due chiere u rumena liza:
A s'malahnim u besicje sinkom
Odjeliti nikako ne mogla.
Vech-je brataz za ruke uzeo,
J jedva-je finkom raztavio:
Ter-je mechie K'sebi na Kogniza,
S'gnome grede u dworu bjelomu.
U rodu-je malo vrjeme stâla,
Malo vrjeme, ne nedjegliu dana,
Dobra Kada, i od roda dobra,
Dobru Kadu prose sa svi strana;
Da majvechie Imoski Kadia.
Kaduna-fe bratu svomu moli:
«Ai, tako te ne xelila bratzo!
Ne moi mene davat za nikoga,
Da ne puza jadno serze moje
Gledajuchi sirotize svoje».
A ces voix l'épouse d'Asan tourne ses pas, & courant les bras étendus vers son frère, elle lui dit: «Ah mon frère! vois ma honte extrême! Il me répudie, moi qui lui ai donné cinq enfans»! Le Beg se tait & ne répond rien: mais il tire d'une bourse de soye vermeille, une feuille de papier, qui permet à sa soeur de se couronner pour un nouveau mari, après qu'elle sera retournée dans la maison de ses pères. La dame affligée voyant ce triste écrit, baise le front de ses fils & les joues de rose de ses deux filles. Mais elle ne peut pas se séparer de l'enfant au berceau. Le sévére Beg l'en arrache, l'entraine avec force, la met à cheval, & la ramene dans la maison paternelle.
Peu de tems après son arrivée, le peu de tems de sept jours à peine écoulé, de toute part on demande en mariage la jeune & charmante veuve, issue d'un sang illustre. Parmi les nobles prétendans se distingue le Kadi d'Imoski. D'une voix plaintive elle dit alors à son frère: «ne me donne pas à un autre mari, mon cher frère: mon coeur se briseroit dans ma poitrine, si je revoyois mes enfans abandonnés».
Ali Bexe ne hajasce nista,
Vech-gnu daje Imoskomu Kadii.
Josc Kaduna bratu-se mogliasce,
Da gnoi pisce listak bjele Knighe
Da-je saglie Imoskomu Kadii.
«Djevoika te liepo poz dravgliasce,
A u Kgnizi liepo te mogliasce,
Kad pokupisc Gospodu Svatove
Dugh podkliuvaz nosi na djevoiku;
Kadà bude Aghi mimo dwora,
Neg-ne vidi sirotize svoje».
Kad Kadii bjela Kgniga doge
Gospodu-je Svate pokupio.
Svate Kuppi grede po djevoiku.
Dobro Svati dosli do djevoike,
I Zdravo-se povratili s'gnome.
A Kad bili Aghi mimo dvora,
Dve-je chierze s'penxere gledaju,
A dva fina prid-gnu izhogiaju,
Tere svajoi majçi govoriaju.
«Vrati-nam se, mila majko nascia,
Da mi tebe uxinati damo».
Kad to çula Asan-Aghiniza,
Stariscini Syatov govorila:
«Bogom, brate Svatov Stariscina,
Ustavimi Kogne uza dvora,
Da davujem sirotize moje»
Ustavise Kogne uza dvora,
Svoje dizu liepo darovala.
Svakom' sinku nozve pozlachene,
Svakoi chieri çohu da pogliane.
A malomu u besicje sinku
Gnemu saglie uboske hagline.
A to gleda Junak Asan-Ago;
Ter dozivglie do dva sina fvoja:
«Hodte amo, sirotize moje,
Kad-se nechie milovati na vas
Majko vasciâ, serza argiaskoga».
Kad to çula Asan Aghiniza,
Bjelim liçem u Zemgliu udarila;
U put-se-je s'duscjom raztavila
Od xalosti gledajuch sirota.
Le Beg ne fait point d'attention à ses prières, & s'obstine à la donner au Kadi d'Imoski. Alors elle le prie de nouveau: puisque tu veux absolument me marier, envois au moins une lettre en mon nom au Kadi, & dis-lui: la jeune veuve te salue & te prie par cet écrit, que quand tu viendras la chercher, accompagné des seigneurs Svati, de lui apporter un voile, avec lequel elle puisse se couvrir, afin qu'en passant devant la maison d'Asan, elle ne voie pas ses enfans orphelins.
Après avoir reçu la lettre, le Kadi assemble sur le champ les seigneurs Svati pour chercher son épouse, & pour lui porter le long voile qu'elle demande. Les Svati arrivent heureusement à la maison de l'épouse, & la conduisent avec le même bonheur vers la demeure de son époux.
Arrivée, chemin faisant, devant la maison d'Asan, ses deux filles la voyent d'un balcon, & ses deux fils courent à sa rencontre, en criant: «chère mère reste avec nous; prens chez nous des rafraichissemens».
La triste veuve d'Asan, entendant les cris de ses enfans, se tourne vers le premier Svati: «Pour l'amour de Dieu, cher & vénérable arrête les chevaux près de cette maison, afin que je donne à ces orphelins quelque gage de ma tendresse». Les chevaux s'arrêtent devant la porte, elle descend & offre des présens à ses enfans: elle donne aux fils des brodequins d'or, & de beaux voiles aux filles. Au petit inocent, qui couche dans le berceaux, elle envoit une Robe.
Asan voyant de loin cette scene, rappelle ses fils: «revenez à moi, mes enfans; laissez cette cruelle mère, qui a un coeur d'airain, & qui ne ressent plus pour vous aucune pitié».
Entendant ces paroles, cette veuve affligée pâlit & tombe par terre. Son ame quitte son corps au moment qu'elle voit partir ses enfans.