The Project Gutenberg eBook of Notes d'une mère: Cours d'éducation maternelle

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Notes d'une mère: Cours d'éducation maternelle

Author: Louise d' Alq

Release date: April 18, 2006 [eBook #18197]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTES D'UNE MÈRE: COURS D'ÉDUCATION MATERNELLE ***

Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

NOTES D'UNE MÈRE

COURS D'ÉDUCATION MATERNELLE
PAR

MADAME Louise d'Alq

NOUVELLE ÉDITION CORRIGÉE ET AUGMENTÉE
LA SEULE AUTORISÉE PAR L'AUTEUR
PARIS
BUREAUX DES CAUSERIES FAMILIÈRES

1883

* * * * *

AVIS IMPORTANT

Extrait de la Gazette des Tribunaux du 28 mars 1881:

2e CHAMBRE DU TRIBUNAL CIVIL DE LA SEINE.—Présidence de M. Cazanave.—Jugement du 24 juillet 1880:

Attendu… le Tribunal déclare que la dame Louise d'Alq reprendra la libre disposition de ses ouvrages, sans que F. Ebhardt, son ancien éditeur, avec lequel ses traités se trouvent résiliés, puisse en faire usage ni en tirer profit, etc., etc.

1ère CHAMBRE DE LA COUR D'APPEL DE PARIS.—Présidence de M. Larombière.—Arrêt du 22 mars 1881:

Après avoir entendu les plaidoiries de Me Georges Lachaud pour Mme Louise d'Alq, Me Beaupré pour M. Ebhardt; la Cour, considérant et adoptant les motifs des premiers juges, etc., etc.; confirme le jugement et notamment en ce qui concerne l'interdiction faite à Ebhardt de vendre aucun exemplaire des Œuvres de la dame Louise d'Alq, du jour du présent arrêt.

CHAMBRE DES RÉFÉRÉS.—Ordonnance du 30 juin 1881:

Attendu que M. Rozez, de Bruxelles, a fait déposer pour être vendus chez un intermédiaire, à Paris, des milliers de volumes achetés à Ebhardt depuis l'arrêt; attendu que Mme Louise d'Alq les a fait saisir, sur la demande en référé du sieur Rozez, prétendant qu'ils sont sa propriété, M. le président Vannier, après avoir entendu Me Martin du Gard, avoué de Mme d'Alq, a rendu ordonnance qu'il n'y avait pas lieu à lever la saisie, et que les parties devront se pourvoir au fond, etc.

De ces divers jugements, arrêts et référés, il s'ensuit que Mme L. d'Alq a seule le droit d'éditer ses œuvres, et peut poursuivre tout détenteur des éditions interdites ci-dessus. En conséquence, elle fait paraître une nouvelle édition de ces œuvres, corrigée, remaniée et augmentée, que le public a tout intérêt à se procurer en place des anciens volumes.

Le public est donc prévenu, afin qu'on ne puisse l'induire en erreur, que tout volume de Mme L. d'Alq, non revêtu de la signature autographe de l'auteur, fait partie des éditions belges, incomplètes et surannées, dont la vente a été interdite par l'arrêt de la Cour d'appel du 22 mars, prononcé en faveur de Mme L. d'Alq contre son ancien éditeur. Il est facile de vérifier le lieu de l'impression à la fin des volumes.

Le public est en droit d'exiger la signature autographe de l'auteur et de refuser tout autre exemplaire qui lui serait présenté.

* * * * *

Je vous ai amené ma fillette, me dit après un bout de conversation générale, et comme d'autres visiteurs venaient de sortir, une charmante et aimable jeune femme; voyez comme elle est grande, elle a dix ans et demi!

—C'est une bien belle enfant, l'œil éveillé, bien fraîche! Je suis sûre qu'elle est bonne aussi, studieuse, et ne fait jamais de peine à sa maman! dis-je en attirant la petite pour l'embrasser.

Je n'avais pas beaucoup remarqué l'enfant lors de son entrée dans le salon, entourée que j'étais de nombreuses visites masculines et féminines, et maintenant il me revenait tout à coup que nous avions parlé en gens du monde de choses et d'autres, et qu'il avait bien pu se glisser des phrases peu faites pour l'oreille d'une enfant, et surtout d'une enfant intelligente.

—Oh! oui, elle est assez bien; elle fait mes délices par ses beaux cheveux! je la peigne du matin au soir; voyez, me répondit la mère en faisant retourner sa fille et en soulevant à poignée une superbe chevelure ondulée avec soin qui recouvrait les épaules de l'enfant.

Je dois ajouter que celle-ci parut se prêter avec complaisance et non sans vanité à l'exhibition.

—Cependant, d'un autre côté, elle me désespère, reprit la jeune mère: elle n'aime pas l'étude, elle ne pense qu'à aller au théâtre, aux matinées d'enfants; elle n'a pas de goût pour la musique;… elle est très en retard, elle n'apprend pas…, on me dit que ça lui passera!…

Et elle s'interrompit en me regardant, attendant évidemment que, selon l'usage, je répondisse par les banalités ordinaires:—Certainement! ça lui passera, laissez-la donc s'amuser… Elle en saura toujours assez, etc.

Et tout au contraire, je dis:

—Ça dépend de vous de le lui faire passer, ma chère amie; c'est à vous de la diriger.

A cette réponse, si peu conforme à l'esprit de société, je l'avoue, la mère ne put retenir un mouvement, et l'enfant elle-même me lança un regard étonné. Je me mis à rire.

—Voyons, ma chère, vous vous êtes fort révoltée la semaine dernière contre un article dans mes Causeries familières sur l'esprit de société, où j'ose émettre que dans le monde on dit rarement la vérité, ou du moins toute la vérité, et même qu'il n'est pas possible de la dire. Je sais bien qu'en ne tombant pas dans votre sens je me mets tout à fait en dehors des usages, et je deviens une personne qui ne connaît rien au savoir-vivre… C'est une idée qui me passe par la tête, maintenant que je suis assez vieille pour me passer du monde et pour voir les choses de haut, d'essayer d'user de l'influence de ma position et de mes cheveux blancs pour moraliser un peu. Tant que j'ai été jeune, j'ai fait comme les autres, j'ai toujours approuvé, flatté; cela finit par devenir écœurant!—Pauvre chère dame! combien je vous plains d'avoir un mari pareil!—Ah! chère, vous êtes en effet bien malheureuse d'avoir une telle belle-mère!—Oui, c'est bien terrible pour vous, qui êtes jeune et jolie, de ne pouvoir prendre tous les plaisirs de votre âge!—Et ce sont des serrements de mains compatissants, des exclamations lamentables; on signale les torts de la partie adverse qui pourraient passer inaperçus, on excite ainsi encore davantage à la rébellion et à la révolte la personne qui nous fait ses plaintes, tandis qu'on se dit à soi-même:—Bah! son mari n'a pas tous les torts.—Allons donc, c'est bien naturel que sa belle-mère agisse ainsi!—Est-elle égoïste! elle voudrait tout pour elle! Et ainsi de suite… Et je me demande si l'on ne devient pas complice ainsi des aggravations de malheur qui résultent de cette condescendance; si l'on n'en portera pas, au jugement dernier, une sorte de responsabilité? Que de fois une observation raisonnable et sincère pourrait ramener une tête légère à de meilleurs sentiments, tandis qu'au contraire elle s'affirme dans son erreur sous l'égide de votre approbation!

Et comme ma jeune amie me regardait d'un air profondément désappointé, je continuai en riant:

—Allons! voilà que vous vous dites: Je suis joliment mal tombée aujourd'hui! elle a l'esprit de travers, ma vieille amie, elle est grincheuse, on voit bien qu'elle vieillit!

—Mais non! Mais non! protesta la jeune femme.

—Et maintenant, voilà que vous faites de l'esprit de société!

—Ah! vous êtes taquine! quand je vous dis que non! au contraire, votre critique me plaît; je veux absolument que vous me donniez des conseils sincères sur l'éducation de ma fille… Je suis gâtée; vous avez raison; ces banalités qu'on débite nous gâtent, nous déroutent; c'est un service que vous me rendrez… Vous savez que j'ai été privée d'une éducation maternelle; mettez votre expérience à ma disposition, je vous en supplie… J'adore ma fillette: je ne sais peut-être pas m'y prendre, donnez-moi vos conseils!

—Soit!… quand je vous ai dit tout à l'heure que je me proposais maintenant de morigéner le monde, ne me prenez pas exactement au mot. D'abord, je n'ai pas envie de me faire prendre en grippe par l'humanité entière, mais encore il y a parfois de la cruauté à dessiller les yeux… En résumé, je ne m'arrogerai jamais le droit de critique sévère; mais à ceux qui font appel à mes conseils et à ma sincérité, à ceux qu'il me semblera qu'il est un devoir pour moi d'éclairer, eh bien, je tenterai l'essai, au risque d'encourir leur courroux, et si je vois qu'on se regimbe trop, je m'arrêterai et je les abandonnerai à leur sort, reprenant les phrases banales de l'esprit de société.

—Non, je ne me fâcherai pas, je ne vous en voudrai pas… J'insiste de toutes mes forces pour que vous me disiez comment je dois faire pour faire de ma fille une femme, une vraie femme… Vous avez votre expérience personnelle…

—C'est-à-dire, je suis un peu, comme dit Chateaubriand dans son Génie du Christianisme, le grand nombre d'exemples que j'ai sous les yeux me rendent habile sans expérience.

J'embrassai la charmante petite mère et je continuai ma morale.

—Apprendre à être mère, apprendre à élever ses enfants, voilà un cours qu'il y aurait bien lieu d'ouvrir dans les nouveaux lycées de filles entre le cours de cuisine et le cours de couture! Il semble même que ces trois cours pourraient suffire à l'éducation des femmes. Grâce aux œuvres et au journal du docteur Brochard qui s'est dévoué à ce thème, les jeunes femmes maintenant ne peuvent plus ignorer les soins corporels à donner à leurs bébés; c'est un très grand résultat, mais ce n'est pas tout. Dans le corps de ce bébé, il y a une âme à former, un cœur à guider, une intelligence à développer. Comment s'y prendre? J'ai vu de bonnes et tendres mères bien embarrassées; je ne parle pas des mauvaises mères, mais de celles qui chérissent leurs enfants et s'en occupent comme vous le faites de votre fillette.

Je connais intimement une femme dont les amies envient beaucoup certaines réussites dans la vie; l'accusant surtout d'avoir été favorisée d'une chance énorme. Vous la connaissez aussi, c'est Mme X***.

—Est-elle heureuse! Voilà une femme qui a de la chance, tout lui réussit! s'écrie aussitôt mon interlocutrice.

—Jamais vous ne diriez: qu'a-t-elle fait pour avoir cette chance? Ne dépend-elle pas de ses mérites? Je choisis un type que je connais, que vous connaissez, je le répète, pour le dépeindre; mais ce type existe à beaucoup d'exemplaires, et si vous ne connaissiez pas celle dont je parle, vous en avez de pareilles dans votre entourage, et je pourrais vous citer des centaines de noms célèbres qui se trouvent dans le même cas. Les femmes qui réussissent et les hommes qui atteignent les sommets à l'aide de leurs capacités seules, ont bien des talents que les autres n'ont pas. Mme X. que je prends pour modèle connaît à fond cinq langues étrangères; elle est musicienne consommée et peintre; aucun ouvrage d'aiguille ne lui est inconnu; et les devoirs de la femme d'intérieur ne l'effraient pas.

—Oui, je le sais, Mme X. est universelle, c'est une nature exceptionnellement douée… elle avait un cerveau exprès pour apprendre!

—Vous êtes dans l'erreur; Mme X. était une enfant très ordinaire, elle a eu certainement plus de mal que votre Odette à apprendre… Elle n'a appris ce qu'elle sait que parce qu'elle a pris la peine de l'apprendre.

—Encore a-t-il fallu qu'elle voulût prendre cette peine… Odette ne veut pas travailler!

—Mais elle non plus n'aurait pas voulu travailler… C'est sa mère qui l'y a obligée.

—Oh! la sévérité! la dureté! jamais je ne pourrai rendre ma fille malheureuse…

—Mon amie n'a pas rendu sa fille malheureuse et n'a jamais été une mère sévère!

—Je ne vous comprends pas alors.

La jeune mère paraissait vivement s'intéresser à ma leçon dans cet art d'être mère; j'avais envie d'envoyer l'enfant dans la pièce voisine, mais je réfléchis qu'elle en avait déjà tant entendu qu'il n'y avait pas danger à ce qu'elle connût la suite, car c'est une erreur de croire qu'une enfant de dix ans ne comprend pas, quoiqu'elle comprenne souvent mal.

—Ses parents se sont donné la peine de la dégourdir, repris-je. Sa mère s'est dévouée à son éducation dès sa première enfance; elle lui ouvrait l'intelligence, non par des morales au-dessus de son âge, ni en lui laissant écouter les conversations des personnes plus âgées, ni en confiant ces soins intellectuels à une bonne, pas plus que les soins physiques. Elle inventait pour son bébé des petits contes, ayant toujours une morale directe pour l'enfant. Il n'y était pas question des minerais que l'on trouve dans la terre, ni des constellations des étoiles, mais de petites filles obéissantes, savantes, qui faisaient le bonheur de leur maman, mises en opposition avec d'autres petites filles méchantes, ignorantes, méprisées de tout le monde, et n'arrivant à rien. Et, selon les circonstances, la maman créait des aventures et des péripéties, où il n'était pas question de prince Charmant venant délivrer sa belle ni des habits de peau d'âne. «Raconte encore… et qu'est-elle devenue après, la méchante petite fille?» demandait l'enfant avec de grands yeux terrifiés, car elle saisissait bien la ressemblance avec elle, mais la maman ne faisait pas semblant de le faire exprès; c'était une histoire qu'elle racontait avec indifférence; alors elle lui disait comment la petite fille était devenue bonne, et combien sa maman avait de bontés pour elle, et combien elle lui devait de la reconnaissance. Et la petite fille grandissait avec l'idée de s'instruire, de travailler pour devenir l'orgueil et la joie de ses parents, de les soigner quand ils seraient vieux en échange de ce qu'ils faisaient pour elle, elle étant jeune.

Dès l'âge de quatre ans, sa mère lui apprit à lire sans qu'elle s'en doutât; elle lui fit désirer de savoir lire. Elle entendait tant parler autour d'elle du bonheur de faire de la musique et d'être instruit, qu'elle ne rêvait à cinq ans que de pouvoir mettre les doigts sur le piano et avoir un professeur d'écriture. Ces premières leçons lui furent promises comme une récompense. Et cependant elle était si enfant, qu'à la première visite de ce professeur d'écriture tant désiré, elle ne voulut jamais consentir à le regarder, tenant la tête cachée dans les jupes de sa mère comme une petite sauvage; mais l'envie de tenir une plume dans ses mains vainquit sa timidité. Quel bonheur de pouvoir écrire à ses petites amies, à son papa, quand elle serait à la campagne! En trois semaines, elle sut écrire; en quelques mois elle jouait des petites ariettes sur le piano et faisait ses gammes de ses petits doigts frêles; mais c'était sa mère qui lui inculquait chaque jour dans la tête quelques lignes de cette théorie musicale si abstraite, s'arrêtant à tout moment pour ne pas la fatiguer; et, sans s'en apercevoir, l'enfant apprenait. A cinq ans et demi, elle conjuguait ses verbes comme une grande demoiselle; la géographie l'intéressait fort; comme il lui tardait de pouvoir entreprendre un grand voyage sur la carte! Et les exploits de Clovis la ravissaient!

—C'était un prodige! une enfant étiolée!

—Mme X. une enfant étiolée! vous n'y pensez pas! Elle a toujours eu la plus belle santé du monde. Elle était plus que potelée, fraîche sans être rouge, gaie et rieuse comme pas une… C'est que sa mère la soignait autant au physique qu'au moral. De bonnes panades faites par la maman, et non par une bonne qui aurait pris le beurre, des petites côtelettes grillées à point, et si elle ne voulait pas manger, une histoire venait l'exciter, un baiser était promis en récompense. Aucune influence étrangère ne venait entraver la mère; l'enfant n'était pas fatiguée par des veillées inutiles; elle n'était point traînée à des théâtres ou à des bals; elle n'avait non plus le crève-cœur de voir sa mère sortir sans elle.

A huit heures du soir, elle s'endormait dans son petit berceau, ses parents veillant dans la pièce voisine, seuls ou avec quelques intimes: elle se réveillait fraîche et dispos, à six heures du matin, et se mettait au travail pour surprendre son papa, en sachant sitôt sa leçon. N'étant point excitée par les mauvaises passions, la vanité, la jalousie, les fatigues mondaines, qui développent une intelligence maladive chez les enfants que l'on appelle «petits prodiges», elle apprenait peu à peu, sans soubresaut.

La mère n'excitait pas son esprit inutilement en applaudissant à ses saillies, aussi aurait-elle paru un peu bêta auprès de ces petites poupées qui scrutent déjà les grandes personnes d'un œil investigateur, et savent les tourner en ridicule avec un esprit bien au-dessus de leur âge, mais qui sauront à peine écrire, et n'auront aucune disposition pour une étude sérieuse.

L'enfant s'habituait à une existence régulière, faite de travail et de jeux, jeux bruyants, exercices de corps, la changeant du tout au tout de ses études; et toujours, la mère à son côté, lui montrant le but à atteindre, la nécessité d'être instruite, autant pour pouvoir faire face à un revirement de fortune que pour tenir sa place au foyer domestique.

Après sa première communion, accomplie avec cette piété, cette foi, cette candeur qui n'est pas hélas! le partage de bien des petites filles sottes, ignorantes et mal élevées, elle fut mise au courant des soins de la maison. Sa mère se faisait remplacer par elle à la lingerie, dans tous les comptes avec les domestiques. Toujours levée dès six heures du matin, se couchant à neuf heures, la journée était occupée dans ses moindres minutes. Mais ces travaux étaient rendus amusants; c'étaient des récréations pour elle que de compter les bottes de foin à l'écurie, de distribuer l'avoine pour les chevaux, de donner le linge à la femme de chambre, et de vérifier le livre de la cuisinière: car les parents de Mme X. avaient de la fortune et un certain train de maison.

A quinze ans, elle avait terminé ses études françaises et pouvait passer ses examens. Elle tenait en partie double les livres de compte de son père, car une grande fortune exige une certaine comptabilité. Il faut se rendre compte des opérations de l'agent de change, des paiements faits par tels fermiers, des ventes à crédit, des coupes de bois, savoir ce qu'on aura à toucher chez son banquier à telle époque, les versements à faire sur les souscriptions aux emprunts d'État et ne pas oublier l'affaire en commandite avec celui-ci et celui-là. Il faut vérifier les comptes, les notes d'impositions et les polices d'assurances.

Elle n'en appréciait pas moins une bonne partie de cache-cache ou de quatre coins, et elle serait allée au bout du monde pour jouer au volant avec une camarade. Quant au bal, au bal où il y aurait des jeunes gens, elle ne comprenait pas encore le plaisir que l'on peut y trouver. Elle dansait avec ses amies, cela lui suffisait.

Il est vrai que ses dernières années s'étaient écoulées à la campagne, en dehors des séductions de la ville; comme elle atteignait l'âge de seize ans, ses parents jugèrent opportun de venir passer l'hiver à Paris: ils comprenaient que l'imagination de la jeune fille commençait à demander de nouveaux aliments, et, n'en trouvant pas, elle tombait dans le mysticisme: à tort ou à raison, son père ne désirait pas qu'elle entrât dans la vie religieuse.

Le monde eût bientôt fait raison de ces aspirations! Aux parties de cache-cache succédèrent les petites réunions et les soirées au Théâtre Français et au Théâtre Italien.

La mère de Mme X. n'était point austère: nous ne demandons pas, ma chère enfant, la mort du pécheur! elle était très fière de la beauté de sa fille, qui était à peu de chose près celle que vous et moi avons eue, et que toutes les jeunes filles ont à cet heureux âge; elle ne demandait pas mieux que sa fille connût ces jouissances éphémères, dont on n'apprécie bien le vide que lorsqu'on les a éprouvées… elle jouissait de ses succès de toute sa force.

Moi, qui ai suivi Mme X. pas à pas, pendant son stage dans le monde, je puis vous dire qu'elle était réputée pour aider admirablement sa mère à recevoir. Ce qui faisait son grand charme, c'était son absence de coquetterie. Très sensible aux hommages, aussi flattée qu'une autre de plaire et d'être aimée, elle préférait la qualité à la quantité, et c'est peut-être pour cela qu'elle était si généreuse de ses danseurs envers ses amies; elle n'a jamais su qu'on pouvait éprouver quelque plaisir à écraser une amie…

—Enfin, vous convenez qu'elle a eu le bonheur immense d'avoir une jeunesse brillante, et de jouir des plaisirs du monde que procure une grande fortune!

—Oui! Elle a eu ce bonheur, puisque bonheur il y a, mais elle le gagnait, elle le méritait. Après être restée quatre heures devant son chevalet, de huit heures du matin à midi, après avoir pris ses leçons d'allemand, d'italien et d'accompagnement, avoir arrangé elle-même ses chapeaux et ses toilettes, contrôlé les domestiques, elle allait au Bois vers cinq heures avec sa mère, et deux ou trois soirées par semaine étaient consacrées au monde. Elle jouissait de tous ces plaisirs avec délices, mais comme on jouit du parfum d'un bouquet, momentanément.

—Mme X. est une femme du monde accomplie… une parfaite maîtresse de maison…

—Sa mère lui a enseigné autre chose encore, cependant, que vous ne soupçonnez pas: c'est l'énergie et le contentement de peu…

—Le contentement de peu? comment, puisqu'elle avait tout ce qu'elle pouvait désirer?

—A-t-on jamais tout ce qu'on peut désirer? Que vous êtes enfant de dire cela!

—Enfin, elle avait une voiture!

—Une voiture! Ignorez-vous que ceux qui ont une voiture voudraient en avoir deux, trois, quatre? Un coupé ne fait la plupart du temps que rendre très malheureuse une femme du monde, car elle ne rêve dès lors que le dorsay à huit ressorts.

—Je m'en contenterais bien, moi!

—Vous dites cela aujourd'hui parce que vous n'en avez pas… mais le luxe est comme la gangrène, il ne sait pas s'arrêter, et c'est là que le proverbe est vrai plus que jamais: l'appétit vient en mangeant.

—Bref, ma fille ne connaîtra jamais le plaisir d'être recherchée dans le monde et d'être admirée dans une loge de l'Opéra!

—Pourquoi?

—Vous êtes agaçante, ma bonne amie, avec vos pourquoi? Vous le savez bien! Il faut de la fortune et elle n'en aura pas!

—Dussé-je vous irriter encore, je vais répéter: pourquoi la fortune est-elle indispensable? et pourquoi d'ailleurs n'en aurait-elle pas?

La jeune femme me jeta un regard de courroux et de découragement.

—Ne vous fâchez pas contre moi, continuai-je toujours en souriant, car je ne pouvais m'empêcher de m'amuser un peu de lui tenir ce langage si nouveau pour elle. Mais si votre fille devenait une artiste, comme Mme Massart, professeur de piano au Conservatoire, ou Mme Mirbel, la célèbre miniaturiste, pu encore un écrivain comme Mme Guizot (je vous cite les premiers noms qui me viennent en tête, mais combien de femmes se font une position par leur talent: Mme Pape-Carpentier, Mme Deslignières et tant d'autres), n'acquerrait-elle pas une réputation, sinon de la fortune, qui la ferait rechercher, ou au moins améliorerait sa position?

La jeune femme me regardait comme si je lui eusse parlé grec.

—Mais pour cela, se décida-t-elle à dire, il faut du talent, du génie!

—Eh! bien, votre fillette n'est-elle pas aussi intelligente que bien d'autres?

—Certes! mais elle ne travaille pas!

—Faites-la travailler; stimulez-la; donnez-lui de l'ambition. Au lieu de vous lamenter devant elle de votre manque de fortune, faites-lui comprendre qu'elle peut en acquérir par son travail, et si elle n'arrive pas à ce résultat, au moins vous atteindrez un but bien désirable, celui qu'elle apprenne à se satisfaire de la destinée qui lui est échue, si elle n'a pas l'énergie de la changer!… Quand on est mère, il ne suffit pas de dire: L'enfant est paresseux ou n'a pas de génie! Il faut tâcher de vaincre ses défauts et d'ouvrir la porte à ses qualités. C'est à cela qu'une bonne mère comme vous excelle quand on lui montre le chemin, si elle ne le voit pas.

Une visite arriva qui nous interrompit.

—Je voudrais bien reparler avec vous encore de tout cela, me dit la jeune mère, en se levant; ce que vous me dites m'intéresse vivement, je vous assure; vous m'ouvrez de nouveaux aperçus!

—Eh! bien, je suis à votre disposition! Mais je ne vous parlerai de la sorte que lorsque vous viendrez chez moi me le demander. Je n'irai jamais vous imposer ce qu'on appelle en anglais des lectures et en français des sermons!

—Je reviendrai… et j'amènerai, si vous voulez, mon amie de pension, la richissime Aglaé que vous connaissez; je crois qu'elle aura besoin passablement de vos conseils, quoiqu'elle soit dans une position bien différente.

—Bah! ce sera un vrai cours, alors!

—C'est vous qui l'avez dit!

La mère d'Odette et son amie Aglaé revinrent, ainsi qu'on le verra dans quelques-uns des chapitres du livre. Mais les événements de la vie les empêchèrent aussi bien que moi de venir avec une assiduité régulière.

Néanmoins, je pensai utile de poursuivre l'idée d'un Cours d'éducation maternelle, et de réunir, de classer sous cette rubrique, les nombreux articles ayant trait à l'éducation des enfants que j'ai écrit dans mes journaux, dont les collections sont épuisées pour la plupart. Tour à tour, j'emploierai la forme conversation, la forme personnelle, la forme sérieuse de la morale générale, car il faut pouvoir, dût l'attrait de la lecture en souffrir, être utile à tous, et non à quelque cas particulier, comme peut l'être une histoire suivie.

Quoique je n'aie pas divisé ce livre, il pourrait l'être en trois parties, car j'ai suivi un classement progressif autant que possible. Je commence par l'éducation du bébé, pour le suivre dans son développement physique et intellectuel; après l'éducation, je m'occupe de l'instruction à donner aux garçonnets et fillettes, et je termine enfin par l'éducation de l'adolescent, qui conduit à son entrée dans le monde.

CHAPITRE I

LES ENFANTS D'AUJOURD'HUI. L'ÉDUCATION.

Je ne suis pas encore, cependant, tout à fait une vieille femme, eh bien, c'est étrange, je me prends souvent à dire: c'était mieux il y a vingt ans!

Mais si je le dis, je crois que c'est aussi la vérité, et les affreux résultats de cette différence, ceux qui en sont cause, les subiront dans une vingtaine d'années; je veux parler de l'éducation des enfants.

Il faut une période de quarante ans, environ, un demi-siècle, pour que des changements bien radicaux se produisent dans les mœurs et les allures, changements qui ne peuvent arriver qu'insensiblement. C'est pourquoi on a entendu et entendra les grands parents de tout temps récriminer; c'est que toujours tout a changé, et à mesure que nous avons avancé dans la civilisation, comme l'ancienne Rome, nous avons avancé dans la connaissance de l'arbre du mal; ne s'appelle-t-il pas aussi l'arbre de la science? Hélas! oui, la science, que l'on reçoit aujourd'hui en lieu d'éducation, sans parvenir à remplacer celle-ci. S'il était dévolu à l'homme d'être parfait, il les posséderait toutes les deux; on en trouve des exemples, mais rares: la science étouffe les sentiments.

Je me demande aussi si le bien n'est pas plus étendu qu'on ne le croit. Le mal fait tant de bruit, comme toutes les minorités, qu'on n'entend que lui, parce que la majorité, le Bien, est calme. Je me pose cette question devant les lettres si nombreuses que je reçois, exprimant comme une soif de morale.

Si je m'en rapportais aux récriminations qui courent, je m'arrêterais, hésitante, me demandant si je ne hasarde pas trop, et si grand nombre de mes lectrices ne jetteront pas loin d'elles ces feuilles où elles trouvent une critique si sévère de leur conduite. Mais il paraît qu'il y a encore assez de femmes vertueuses et sincères, grâce au Ciel, pour fournir à une œuvre morale un contingent de lecteurs; et certes, sans tapage, en catimini, que de volumes essentiellement moraux et devant leur principal succès à ce mérite positif, se publient à un nombre d'exemplaires que n'ont jamais atteint ces ouvrages à scandale dont on crie si haut le succès!

Il est difficile de parler éducation sans s'attaquer, indirectement, il est vrai, aux parents; ce sont des conseils qu'on leur offre, mais parfois ces conseils peuvent les choquer comme un blâme, s'ils se sentent en faute, c'est-à-dire, ont l'idée invétérée de ne pas changer de manière d'agir.

La fureur, maintenant, est de gâter les enfants, de les laisser indépendants. «Ça viendra tout seul,» «il a le temps!» «Jamais on ne m'a rien dit, et je ne suis pas plus mal pour cela.» Ah! voilà, la grande phrase! le grand dada. C'est l'orgueil, la personnalité qui domine! Quelques parents ont le bon sens de dire: «J'ai été mal élevé, je ne veux pas que mes enfants soient comme moi.» Beaucoup d'autres pensent qu'il suffit qu'on leur ressemble.

Cela me rappelle une Américaine que je rencontrai à une table d'hôte, pendant la guerre de 1870, à Bruxelles; elle était phtisique au dernier degré, sa figure était recouverte d'une épaisse couche de blanc et de rouge, afin de lui enlever l'aspect cadavérique naturel et que l'on pouvait apercevoir sur son long cou décharné. Elle mélangeait à tous ses aliments du poivre rouge, du gingembre, du vinaigre et autres assaisonnements pimentés à l'excès; elle ne se couchait jamais avant deux heures du matin; elle engageait ses voisines à l'imiter, et comme nous répondions que ce régime abîmait la santé, elle nous répondit:

—C'est une erreur; voyez, moi!

En même temps, une forte quinte la secouait, ses yeux fiévreux et bistrés s'enfonçaient, sa frêle taille s'ébranlait. Il était difficile de se retenir de lui répondre: «Je serais bien fâchée de vous ressembler!»

Que de parents disent: «Voyez, moi! J'ai toujours été mauvaise tête comme mon fils; je n'ai jamais voulu rien apprendre!… Eh bien, je m'en suis sorti tout de même!

—Moi, je n'ai jamais aimé le ménage; ma fille me ressemble! Il m'a été impossible de tout temps de coudre un point, et de rester un jour sans sortir…

—Elle est un peu moqueuse, c'est vrai, reprend une autre, c'est un défaut qu'elle tient de famille; nous avons trop d'esprit. Elle ne fait pas grand mal!»

Que dire? que répondre? sinon s'incliner bien bas en parodiant la chanson de Nadaud:

… Vous avez raison!

L'erreur greffée sur l'orgueil humain est indéracinable, et voilà pourquoi le mal fait sans cesse des progrès.

Il est donc résolu de laisser les enfants s'élever eux-mêmes; à eux de choisir la religion qu'ils veulent suivre, la carrière, les sentiments!

Aussi, dans toutes les classes, chez le millionnaire comme chez l'ouvrier, l'enfance se gangrène; l'enfance n'existe plus; il n'y a que de petits hommes, de petites femmes, sauf la raison que donne l'expérience des années.

Voyez le gamin de la rue, non pas le voyou seulement dont le défaut d'éducation pourrait servir d'excuse, mais l'enfant des commerçants, dès le plus bas âge: il est hardi et insolent; il ne connaît pas le respect qu'il doit aux gens âgés et qui sont ses supérieurs! il est impossible de lui en imposer, s'il lui plaît de vous insulter. Il se sait soutenu par ses parents. Que sera sa hardiesse à vingt ans?

Et la fillette qu'un équipage fringant va promener, sa morgue, son impertinence n'ont pas de limites; elle parle argot et affecte les allures de l'actrice… Sa mère, son père même, l'adorent ainsi! Les parents sont beaucoup trop aveugles, mais c'est l'amour-propre et non l'amour paternel qui leur met un bandeau sur les yeux. Cet enfant, qui est à eux, fait à leur image, ne peut être, ne doit être qu'une perfection!

Certes, il y a des exceptions, beaucoup d'exceptions; si, autour de moi, je connais bon nombre d'enfants mal élevés, je pourrais prendre modèle sur d'autres bien charmants; je n'aurais qu'à jeter les yeux sur telle ou telle famille que je connais, dans le commerce, dans la bourgeoisie, où une mère sensée, industrieuse et active a su élever ses filles à son côté, les accoutumer au travail, à la docilité, leur faire conserver la simplicité, la douceur, la modestie de la jeunesse, et leur a appris à respecter la vieillesse, à écouter ceux qui en savent plus qu'elles.

Oui! il y a encore des pères qui savent dresser leurs fils, quoiqu'il puisse leur en coûter à rester sévères, sans cesser d'être tendres; qui élèvent leurs enfants en vue du bonheur de ces enfants et non du leur; et ces fils, enseignés à aimer le foyer domestique, à être prudents dans leurs amitiés et dans leurs affaires, se laissent guider par une main expérimentée et arrivent aux meilleures positions.

Mais, pour obtenir ces résultats, il faut se vaincre, se donner de la peine, voir le devoir avant tout, et mettre souvent de côté le plaisir, la lassitude… et surtout le faux amour-propre.

CHAPITRE II

NOTES D'UNE MÈRE SUR L'ÉDUCATION DES ENFANTS.

L'éducation de l'enfant commence, on peut dire, dès sa naissance; il est même avéré que, dans le lait de sa nourrice, l'enfant suce avec la force et la santé, au physique, une certaine dose de qualités morales et d'intelligence; cette pensée devrait faire réfléchir les mères avant de confier leurs enfants à des mains mercenaires.

Je m'émerveille toujours quand je vois des pères avoir plus de confiance dans des nourrices dont ils ne connaissent les antécédents matériels ni intellectuels que dans leurs propres femmes. Avouons que ce n'est pas flatteur! Cela provient de ce qu'on est toujours porté à admirer ce qu'on ne connaît pas!

Il n'y a qu'un cas où une femme est obligée de renoncer à nourrir son enfant, c'est celui de maladie sérieuse, avérée. Mais il n'entre pas dans mon plan de traiter ce sujet, pas plus que celui de l'hygiène de l'enfance; je laisse ce soin au docteur Brochard, connu de la plupart de mes lectrices, et dont c'est la compétence; je me réserve à l'éducation spéciale et, sur les demandes de mes correspondantes, je voudrais leur dire «comment doit être une petite fille de cinq ou six ans, bien élevée», puisque c'est ainsi que m'est posée la question.

Il est bien difficile d'indiquer une méthode pour bien élever les enfants, car cela dépend du caractère de l'enfant, des caractères des parents et des circonstances dans lesquelles on se trouve.

Il y a des parents qui semblent incapables de bien élever les enfants, et cependant ils en font des perfections, tandis que d'autres, ayant étudié le sujet sous tous ses aspects, et se croyant bien forts, réussissent fort mal, tellement le caractère humain défie tous les partis pris.

Une petite fille bien élevée ne doit être ni sauvage ni trop hardie, je dirai presque trop aimable.

Je crois qu'une enfant un peu sauvage est préférable, car cette sauvagerie, cette timidité se dissiperont avec le temps, tandis que la hardiesse s'accroîtra et deviendra insupportable.

Ce qu'on appelle une enfant terrible, est, en général, une enfant gâtée, que sa mère emmène partout avec elle, sans se contraindre ni la contraindre, à la moindre gêne. L'enfant entend tout, voit tout, s'habitue à parler de tout; elle dit des choses drôles que l'on applaudit, ce qui l'encourage à parler encore davantage, à dire tout ce qui lui passe par l'esprit, et elle s'habitue à ce qu'on admire tout ce qu'elle dit. Si, parfois, on la fait taire, comme elle n'en pense pas moins, elle devient hypocrite, dissimulée, menteuse…

Ce qu'il faut obtenir, c'est que l'enfant reste naïve, qu'elle ne pense pas à ce qu'elle ne doit pas penser.

J'ai connu bien des enfants terribles, bien des enfants désagréables, et d'autres aussi bien élevés, du moins qui en avaient l'apparence; car la bonne éducation n'est pas toujours sincère.

Marie, à six ans, lit et écrit et commence à conjuguer ses verbes; elle commence aussi le piano, joue déjà un grand morceau, et déchiffre l'album de Bleuettes, de M. Schmoll; c'est une petite fille bien portante, sans être d'une santé exubérante; elle a bon appétit aux heures voulues, car les règles d'hygiène sont exactement suivies: elle se couche à huit heures du soir, sans exception, se lève à six heures du matin, même en hiver; les ablutions sont toujours faites à l'eau froide; en été, la promenade a lieu à huit heures du matin, en mangeant la tartine qui compose le premier déjeuner; cette promenade consiste à aller au bon air, en jouant au cerceau et au ballon dans les prés, où se cueillent des pâquerettes; puis, quand le soleil monte, on apprend sa leçon au grand air; on rentre à onze heures et du meilleur appétit on déjeune d'un beefteak ou d'une côtelette saignante. Le piano vient comme recréation après le déjeuner; l'après-midi se passe, à l'abri de la chaleur, à faire les devoirs et prendre les leçons; le goûter consiste en un morceau de pain sec ou une tartine très légère de fromage blanc ou de confitures, ou encore en bons fruits, cerises, groseilles, etc. Vers cinq heures, récréation jusqu'au dîner. Après dîner, promenade ou jeux et coucher à huit heures.

En hiver, les leçons se prennent le matin; la promenade a lieu après le déjeuner de midi; cette promenade se passe en jeux de corps; Marie a surtout cette naïveté, cette fraîcheur d'impression qui fait le charme de l'enfance et aussi de l'adolescence. Les parents, les professeurs, les gens âgés quels qu'ils soient, sont, à ses yeux, des êtres supérieurs avec lesquels elle ne discute pas; tout ce qu'ils font est bien. Devant eux, elle n'ose bouger ni parler; elle écoute, questionne peu, et répond quand on la questionne; elle se tient tranquille et respectueuse. La toilette se résume pour elle dans la propreté; et lorsqu'on lui demande si une autre petite fille est bien gentille, c'est pour elle le synonyme de bonne. Sa pensée sérieuse est de satisfaire ses parents, de les rendre heureux; ses projets sont d'arriver à être très savante, à bien travailler; son grand désir est de bien jouer, bien s'amuser. Quant à faire de l'esprit, à critiquer, elle n'y songe pas.

Julie a tous les dehors de Marie, sauf qu'elle est pâle et mince et a un petit air rusé et concentré; elle sait faire la dame, et bien se tenir, mais ce n'est que par hypocrisie; ça lui est imposé. C'est une sournoise qui attend que sa mère ou sa bonne ne soient pas là pour pincer sa sœur.

Fanny n'est pas élevée du tout; pas de tenue, pas d'heures d'étude; elle a six ans, elle ne sait pas lire; elle voudrait bien jouer du piano, mais elle ne peut arriver à apprendre les principes. Elle est grande et forte et paraît dix ans. Elle est d'une santé exubérante; sa mère craint de la fatiguer, et lui fait prendre un exercice qui ne fait que l'enforcir au physique, et l'abrutir au moral. Elle ne peut supporter aucune gêne, aucune contrariété; elle sera toujours très en retard dans ses études; elle n'a aucun maintien; elle est fort belle enfant, et, comme on le lui répète à l'envi, elle sait fort bien montrer ses jambes, et sauter très haut devant les messieurs. C'est un garçon en jupon.

Alix est une futée; avec ses grands yeux enfiévrés, son petit corps mignon, la petite gâtée est un vrai démon d'esprit, elle saisit tout et apprend tout, caresse tout le monde et passe de main en main comme un petit chien ou un bibelot curieux; il est impossible d'avoir une conversation sérieuse en sa présence, sans qu'elle vienne vous interrompre; il faut toujours s'occuper d'elle et l'admirer. Elle cherche, cherche, et vous lance au visage une observation, souvent plus impertinente et désagréable que spirituelle.

—Madame, pourquoi tu portes un chignon noir quand hier tu avais des cheveux blancs?

La mère gronde.

—Veux-tu bien te taire!

Mais quand la dame est partie et que le mari rentre, elle lui raconte en riant comme la petite est observatrice, et elle embrasse l'enfant, en lui disant:—Tu as bien fait, va, ma chérie, de lui dire cela! Elle a été bien attrapée!

L'oncle, le parrain, le vieux cousin, tous gâtent l'enfant à l'envi, l'excitant à dire des mots drôles, et le soir, lorsqu'il y a du monde, on a toute la peine du monde à obtenir qu'elle aille se coucher à dix ou onze heures du soir; il faut l'emporter moitié en pleurs, moitié endormie; on la lève à huit heures le lendemain, pâle, fatiguée; le déjeuner succulent la tente peu; on ne sait que lui offrir pour éveiller son appétit; c'est une petite femme en herbe, déjà nerveuse, capricieuse, coquette, mais que la fièvre dévore avant l'âge.

Il serait bien difficile de dire ce que deviendront ces petits caractères, quand ils se développeront; mais quand on fait parler un enfant, qu'on l'observe, qu'on l'étudie avec l'intention d'en déduire son caractère futur, on trouve si rarement la fleur d'innocence et le caractère sincère et bien intentionné, qui sont les bases d'une existence vertueuse et bonne, qu'on n'est plus étonné de toutes les vilenies qu'on rencontre dans le monde. En étudiant l'enfance, on peut prédire ce que sera l'avenir.

Il n'y a rien de plus délicieux au monde et qui ne vous ouvre l'âme à plus de délices qu'une enfant telle qu'elle doit être.

CHAPITRE III

LES BESOINS ET LES PLAISIRS DE L'ENFANCE.

La plupart des parents de la génération actuelle ne comprennent pas les besoins de l'enfance.

Ils répètent à satiété que leur père et leur mère ne se souviennent pas d'avoir été jeunes, et eux-mêmes ne se souviennent pas d'avoir été enfants, ne se rappellent pas les soins que l'on a pris d'eux; on ne peut nier que l'éducation des enfants a subi des modifications importantes, quelques-unes au grand avantage de ceux qui en sont l'objet, d'autres provenant de l'égoïsme le mieux entendu. Le démaillottage, pratiqué d'ailleurs de longue date par les mères intelligentes, se propage heureusement, et les préjugés nuisibles se détruisent; mais du désir de fortifier l'enfant en lui faisant une éducation physique un peu forte, on tombe dans l'égoïsme en délaissant de s'en occuper.

Rien n'est meilleur pour un enfant qu'une forte éducation au physique comme au moral, mais elle n'imprime nullement qu'on le délaisse pour cela à lui-même, pas plus au moral qu'au physique.

Le développement physique ne consiste pas à devenir agile comme un petit singe, à monter dans un omnibus et à en descendre pendant qu'il marche, avec des jambes grêles, de même que je ne regarde pas comme un développement moral bien utile celui de donner des reparties malicieuses, de se moquer plus ou moins spirituellement de choses respectables.

Il est évident qu'aujourd'hui on ne comprend pas les besoins de l'enfance, pas plus que ses plaisirs. Pour qu'un livre pour enfants ait du succès, on exige d'abord que les parents le puissent lire avec plaisir; or, il est absolument impossible que ce qui a de l'attrait pour un esprit de trente ans, en ait pour une intelligence vieille de six années, et non seulement de l'attrait, mais de l'utilité.

On se figure moraliser par une histoire romanesque, où tous les personnages sont revêtus de la plus haute vertu à peu d'exceptions, et lesquelles absolument abhorrées; il en résulte que les enfants sont appelés à faire des comparaisons très fâcheuses à l'égard de leurs parents.

Ils s'aperçoivent des défauts de ceux-ci, se regardent très malheureux pour ce motif, et de là la leçon est complètement perdue. Dans les contes de Mmes Guizot, de Bouilly, de Berquin, etc., on s'y occupait bien davantage des enfants que des parents; les premiers seuls étaient en scène avec leurs défauts à corriger, leurs qualités à acquérir, défauts et qualités d'enfants. C'était l'histoire de la petite fille pressée, de la petite gourmande, de la désobéissante, etc. Les enfants trouvaient à chaque ligne des morales contre leurs défauts; à force de vouloir raffiner et perfectionner, on tombe dans l'excès contraire.

A l'égard des plaisirs, les enfants ambitionnent d'imiter les grands, il faut leur laisser ce plaisir, tout en le comprimant dans ce qui pourrait être nuisible. L'enfant qui ne désire pas être grand et vieillir, n'est plus un enfant, car pour connaître le prix du jeune âge, il faut être déjà désabusé, désillusionné de la vie. Maintenant bien des enfants, des fillettes surtout, apprécient parfaitement la valeur d'être jeunes, et ne souhaitent en aucune façon quitter leur fourreau court pour la robe à panier ou la traîne de la sœur aînée. C'est vers douze ans que cette science précoce commence, eh bien! les plus jeunes, qui heureusement ne la possèdent pas encore, conservent ce désir d'imiter papa et maman. Pour les satisfaire, maman consent à leur mettre de la poudre de riz, à flatter leur amour-propre, par des vêtements aussi riches que les siens, et en leur passant des caprices comme les siens aussi; imitations fort nuisibles.

Quant à celles qui ne le sont pas, on les supprime parce qu'on ne les comprend pas; exemple: il existe aux Champs-Elysées des petites voitures traînées par des chèvres qui font le bonheur des bébés; il y avait jadis un petit omnibus, une petite calèche, et c'était un grand bonheur pour les enfants d'avoir à leur taille ce que leurs parents ont. J'ai connu une toute mignonne petite fille, encore à l'âge où l'on porte la petite douillette bleue et la petite capote à bavolet; à peine si elle commençait à marcher, et le secret désir de ce petit être était de monter dans le petit omnibus; elle allait dans de grandes calèches avec ses parents, mais on la tenait sur les genoux; dans les grands omnibus, si elle y avait été, cela aurait été dans les bras de sa bonne; mais quel plaisir de monter dans le petit omnibus aux chèvres! On acquiesce avec plaisir à sa demande; elle va donc enfin jouir de la douce sensation de passer sur ces marches, d'entrer par cette petite porte, de marcher entre les deux rangs «jusqu'au fond»; quelle volupté!

—Près de la porte, n'est-ce pas fillette? lui dit son père.

—Non, au fond! balbutie l'enfant qui parle à peine.

Alors, il enlève le bébé dans ses bras, et le passe en riant à travers la fenêtre de l'omnibus. Oh! désespoir concentré de la pauvrette, qui retient ses larmes pour ne pas faire voir à son père qu'il lui a gâté son plaisir; entrer par la fenêtre, quelle honte! entrer comme une poupée, au lieu de faire la grande demoiselle! Eh! bien, aujourd'hui, on a voulu raffiner ce plaisir charmant des enfants, on a remplacé l'omnibus et la calèche par une corbeille, où l'on assied en rond les voyageurs; cette corbeille est ornée de fleurs, et l'aspect des bébés dans une corbeille de fleurs est ravissant de poésie, mais je doute fort que les bébés y trouvent autant de plaisir!

Les parents commencent par se satisfaire à eux-mêmes. Ils emmèneront leurs enfants au théâtre avec eux, mais ne les accompagneront pas à Robert Houdin. Ils les rendront agiles, afin de n'avoir pas à s'occuper d'eux, mais non dans le but de les rendre forts et courageux. Ils leur donneront de la science et non du cœur; puis ils se plaindront, quand ils seront vieux, de les trouver, égoïstes, durs ingrats.

La plupart du temps, ce sont les domestiques qui sont chargés de la première éducation; quel triste exemple dans ces affaires jugées par les tribunaux! Cette bonne qui martyrisait les enfants que sa maîtresse lui laissait du matin au soir, pendant qu'elle-même allait à son travail! Mais gagnait-elle seulement de quoi payer sa bonne? C'est qu'elle préférait ses travaux qui lui apportaient de la distraction à s'occuper de sa maison et de ses enfants; ce qui eût été plus triste, plus terre à terre.

Il est vraiment triste qu'une femme ayant des enfants soit obligée d'aller travailler au dehors; il semble que si son mari n'est pas assez fort pour subvenir aux besoins de sa famille, elle pourrait trouver un travail à faire chez elle. Mais on n'aime pas à se gêner, même pour ses enfants.

Telle autre mère dont la lamentable histoire s'est déroulée aussi devant les tribunaux, ayant une conduite fautive, faisait élever sa fille loin d'elle, pour qu'elle n'eût pas son mauvais exemple. Pourquoi ne se rangeait-elle plutôt?

Les jeunes femmes ont facilement confiance. Dernièrement je fus témoin de la scène suivante:

C'était une jeune gouvernante; elle avait de doux yeux bleus, des cheveux blonds soyeux, son petit chapeau noir fermé la coiffait gentiment, un voile loup tombait un peu plus bas que sa bouche, tiré soigneusement sur son visage; elle retenait gracieusement d'une main sa mantille, dans l'autre elle avait pris la main d'un bébé ravissant, âgé de quatre ans environ, pendant que l'aîné, qui n'avait certainement pas six ans, donnait la main à son petit frère; elle se disposait à traverser ainsi en courant le large boulevard Haussmann, au carrefour de l'église Saint-Augustin, sillonné en cet endroit par des tramways venant de tous côtés, de nombreuses lignes d'omnibus, des charrettes, des voitures en multitude. D'ailleurs, la rareté des voitures ne fait quelquefois qu'augmenter le danger, car elle endort les précautions. Une voiture arrive rapidement par un tournant ou sort d'une porte, on court, on s'affole et le malheur est arrivé. Un homme d'un certain âge, sur le refuge en face, examinait à travers son binocle la jeune fille, qui, parfaitement consciencieuse de cet examen, rougissait, se troublait et se préoccupait beaucoup plus du monsieur et d'elle-même que des enfants. La mère qui lui confie ses deux bébés, sait qu'elle est incapable de leur faire du mal; elle est bonne, pure, une vraie perle; mais si, pendant qu'ils vont traverser, une voiture survient trop vite, qu'un passant se jette brutalement dans le petit groupe, les mains des deux enfants se séparent, et le bébé éperdu est renversé sous la voiture; ah! certes, la pauvre gouvernante est désespérée, elle souffre sincèrement, elle s'évanouit, car elle se demande comment elle affrontera la vue de sa maîtresse! mais le malheur n'en est pas moins arrivé.

Journellement on voit les mêmes imprudences se renouveler; les bonnes, les gouvernantes, et, faut-il l'ajouter, les mères parfois, ne comprennent pas ce que c'est qu'un enfant. On veut qu'il ait de la raison.

La plupart du temps, aujourd'hui, on ne donne plus la main aux enfants; vous voyez des petites filles de cinq et six ans courir dans les rues de Paris, devant et derrière leurs mères, leur petit parapluie à la main, s'il pleut.

—Il est bon que les enfants apprennent de bonne heure à se suffire à eux-mêmes, dit-on.

Oui! mais il faut le leur apprendre, et on ne fait rien pour cela. Il faut se donner la peine de les gronder en temps opportun et pour des faits qui les concernent bien eux-mêmes et ne servent pas seulement à nos aises.

Élever les enfants est certainement une tâche difficile sous bien des rapports; et pour former un caractère, que de peine doit-on prendre! Je me dis cela souvent, en regardant jouer des petites filles avec leurs compagnes. Quelle différence dans les caractères, et comme on peut tirer de petits faits de grandes déductions!

Voici Juliette et Gabrielle qui sautent et gambadent; mais, ô terreur! elles glissent sur l'asphalte et s'étalent, s'entraînant l'une l'autre, car Juliette s'est cramponnée à Gabrielle; celle-ci est tombée sur les genoux et a dû se faire du mal, cependant elle se relève précipitamment, regarde autour d'elle pour voir si on l'a vue.

La mère, qui était devant, se retourne et la voit déjà debout:

—Tu es tombée! s'écrie-t-elle alarmée.

—Oh! à peine ai-je touché la terre, s'écrie l'enfant en riant, quoique des larmes de douleur brillent dans ses yeux.

—Tu t'es fais mal, dis-moi où.

—Mais non, mère, je t'assure! Ne dis donc rien!… tout le monde nous regarde. Allons-nous-en vite!

Et elle s'échappe en courant dans une allée latérale; arrivée derrière un gros arbre, auprès d'une fontaine, elle soulève le bord de son pantalon et découvre une bosse rouge, sur laquelle elle applique de l'eau fraîche, en se cachant.

Il est évident que le caractère de Gabrielle est énergique, fier et bon; il n'est ni égoïste, ni mou.

Qu'a fait Juliette pendant ce temps? Elle s'est laissée aller assise, et comme elle n'a que six ans, de même que sa compagne elle n'est pas tombée de bien haut et ne s'est pas fait grand mal. Cependant elle pousse des cris perçants et reste à terre.

Tout le monde s'empresse autour d'elle. Sa mère la prend par un bras et la relève rondement.

—Allons, maladroite, sotte! relève-toi!

—Mais elle s'est peut-être blessée grièvement, ma chère, fait observer la maman de Gabrielle, qui juge par sa fille: où t'es tu fait mal, mon enfant?

Et comme la petite continue à hurler sans répondre:

—Voyons, où? répète la dame alarmée; à la hanche?

—Je ne sais pas! hi! hi!

—Vous ne la connaissez pas, ma chère, elle pleure pour un rien, ne faites donc pas attention… Allons, viens; tu vois, on fait cercle autour de nous! dit la mère.

Et elle cherche à l'entraîner.

—Hi! hi!

—Tu ne peux donc pas marcher?

—Je ne sais pas! hi! hi!

—Essaie.

Juliette avance un pied, puis l'autre, et paraît tout étonnée de pouvoir marcher; mais elle se suspend au bras de sa mère et ne veut plus courir avec sa compagne, qui lui demande avec intérêt où elle a mal.

On rencontre à la porte de la maison le papa de Juliette, qui arrivait.

—Papa! papa! hi! hi!

—Qu'est-ce qu'il y a, ma chérie?

—Je suis tombée!

—Tu es tombée!… oh!… tu t'es fait mal?

—Oh! oui! hi! hi!

—Tu ne la tiens donc pas par la main! dit le père à sa femme d'un ton de reproche; tu ne surveilles pas assez cette enfant, il lui arrivera malheur!

Il prend la petite dans ses bras et la monte l'escalier.

Il l'assied sur le canapé.

—Où t'es-tu fait mal, dis-le à papa, ma chérie? Nous allons y mettre des compresses; où, où?

—Ça ne me fait plus bien mal, dit l'enfant, qui ne se soucie pas de compresses; mais… j'ai un peu mal là, et elle montre son estomac.

—Prépare-lui le quart d'un verre d'eau de fleurs d'oranger avec beaucoup de sucre, Thérèse, ça la remettra.

Un éclair de joie brilla dans les yeux de Juliette; elle se coucha sur la poitrine de son père et se fit câliner.

—Gabrielle aussi est tombée, fit observer Mme Thérèse, en mettant du sucre dans un verre.

—Oh! madame! s'écria Gabrielle d'un air fâché; il n'y avait pas besoin de le dire! Je ne suis presque pas tombée, vous n'avez même pas eu le temps de me voir à terre!

—Vous êtes-vous fait du mal?

—Jamais je ne me fais du mal, moi! je tombe, me relève; ça ne vaut pas la peine qu'on y fasse attention.

—Oui! elle est robuste comme un petit cheval, cette petite Gabrielle! remarqua le père de Juliette.

Cependant Gabrielle était mignonne et pâle auprès de sa fille, si forte et si rouge.

—Qu'est-ce que je vois donc là, cependant? fit la mère de Gabrielle, en soulevant du bout de son ombrelle le bord de la jupe courte de sa fille, laquelle, assise sur une chaise haute, laissait un peu voir ses jambes nues au-dessus des chaussettes. Une large tache violacée apparaissait au-dessous du genou.

—Oh! ce n'est rien! un petit bleu, dit-elle en ramenant sa jupe bien vite.

—Comment donc! un petit bleu! Mais vous auriez pu vous faire beaucoup de mal! dit le père; vous auriez pu vous casser la jambe! vous auriez pu vous luxer le genou… Prenez garde! je vous engage à veiller à cela, il pourrait bien se former un phlegmon… c'est excessivement grave… Quand j'étais au collège, j'ai eu un de mes camarades qui a fait une chute de ce genre, et il a fallu lui faire l'amputation… il en est mort!

La mère de Gabrielle était devenue triste et pâle en entendant ces fâcheux pronostics.

—Gabrielle, je veux que tu te soignes!

—Mère! j'y ai déjà mis de l'eau fraîche…je veux bien en mettre encore, mais je t'assure que je ne sens plus rien et il ne vaut pas la peine de tant s'occuper de moi!

—Je ne sais pas pourquoi tu ne veux jamais qu'on s'occupe de toi quand tu tombes!

—Je suis en colère contre moi! c'est si bête! si maladroit!… Montre donc tes bleus, Juliette?

—Non! répondit la petite gâtée en se pressant contre son père; c'est bien laid ton bleu! je ne voudrais pas l'avoir!

—Voulez-vous un peu d'eau de fleurs d'oranger, Gabrielle?

—Oh! merci, madame… je vais boire de l'eau pure et tremper mon mouchoir dans le restant du verre pour faire une compresse… C'est-y bête de se jeter par terre comme ça! Imbéciles de jambes, va!—et elle tapait sur ses mollets—je vous apprendrai à ne pas mieux vous tenir!… encore, c'était un chemin tout uni!

—Comme ce doit être froid! dit Juliette en regardant la compresse que sa petite amie s'appliquait, et tout en sirotant le sucre dans l'eau de fleurs d'oranger.

De tels caractères sont difficiles à métamorphoser par l'éducation; on peut cependant y arriver. Livrées à elles-mêmes, Juliette et Gabrielle deviendront, il est facile de le deviner, la première une petite-maîtresse égoïste et toujours geignante, l'autre une fille dévouée, énergique, ne s'occupant jamais d elle.

CHAPITRE IV

LES BONNES.

Que d'abus, que de victimes les illusions, la légèreté, l'ignorance, peuvent occasionner, mais non excuser! Malheureusement tout concourt souvent à entretenir et à confirmer ces illusions et ces ignorances.

Une voix s'élève-t-elle de temps à autre pour combattre les erreurs, elle est étouffée ou oubliée bientôt.

Le docteur Brochard a dit et répété combien les nourrices et les bonnes maltraitaient ou pervertissaient les pauvres petits enfants qui leur étaient confiés; pour moi, je voudrais pouvoir inculquer cette méfiance dans le cœur de toutes les mères; au risque de me répéter encore, je veux faire une nouvelle campagne à ce sujet.

Existe-t-il une cause plus intéressante que celle de ces pauvres bébés? Oh! je ne viens pas, mesdames, vous parler des malheureux petits Chinois, que leurs parents jettent à la voirie, ni des enfants orphelins à recueillir par la charité et si dignes de pitié; je veux seulement attirer votre attention sur vos propres enfants, ceux qui sont nés de votre chair et de votre sang, ceux qui sont là tout auprès de vous, tendant leurs petites lèvres roses toutes gonflées, et leurs petits bras blancs potelés vers vous, et qui voudraient vous dire s'ils le pouvaient:

—Maman! donne de l'argent pour sauver les petits Chinois, tant mieux! que le bon Dieu me le rende, mais donne ton temps à la surveillance de ton bébé… et n'accorde pas ta confiance illimitée en la nourrice ou en la bonne.

Je ne voudrais pas m'attirer l'aversion des bonnes, et paraître chercher à dénigrer cette classe de femmes, parmi lesquelles il peut y avoir, comme dans toutes les classes, mais moins dans celle-ci que dans d'autres par suite des circonstances, des cœurs d'or et dévoués. Mais, en ne prenant même que ces derniers, vous ne pouvez nier que par le défaut d'éducation, par le milieu généralement campagnard, sinon vicieux, où la bonne et la nourrice ont été éduquées, enfin par la force des choses, la meilleure de toutes est brutale sans en avoir conscience, dénuée de délicatesse dans ses paroles et dans ses actions, et votre enfant, ce trésor, né de parents citadins, fortunés, c'est-à-dire délicats, ne peut supporter sans mauvais résultats d'être traité comme un enfant né dans d'autres conditions, et pour lesquelles la nature l'aurait doué d'une constitution ad hoc et dont l'éducation doit répondre à l'avenir.

C'est pourquoi la meilleure des bonnes ou des nourrices ne peut élever un bébé comme le ferait sa mère. Le plus que vous pouvez exiger d'elle, sans même l'espérer, est qu'elle agisse comme s'il s'agissait de son propre enfant; or, regardez autour de vous, et voyez comme elles agissent envers leurs propres enfants!

Citer des exemples entraînerait trop loin, mais l'imagination ne pourra jamais exagérer ce qui se passe entre les bonnes et les enfants. J'aurais presque crainte, sinon horreur, de raconter certains faits, de peur d'en suggérer l'idée! On a vu des bonnes adorant les enfants qui leur étaient confiés, leur donner l'habitude de boire des liqueurs pour les satisfaire…!

Une, qui buvait de l'eau-de-vie en cachette de sa maîtresse, en frottait légèrement les lèvres de l'enfant, qui y prenait grand plaisir et lui fit ainsi contracter le vice de l'alcoolisme!

Il serait à désirer que les maris et les mères n'appréhendassent pas autant de dévoiler aux jeunes femmes certains vices, afin de les éclairer sur les dangers à éviter.

Mais j'entends ici maintes voix s'élever:

—Oh! j'ai une excellente vieille bonne! je puis avoir la plus grande confiance en elle!

—La mienne est une fille douce et honnête, qui n'a aucun vice.

—Celle-ci a élevé des enfants dans les meilleures maisons!…

Les jeunes femmes ont facilement confiance, d'abord parce qu'elles n'ont pas l'expérience du mal, triste expérience, hélas! qu'on acquiert avec les ans et toujours trop tard! ensuite, elles ont le caractère indécis et faible; quittant la tutelle paternelle pour entrer sous le joug conjugal, l'obéissance, la douceur sont de leurs principales qualités; leur bonne, leur nourrice sont plus âgées qu'elles, en savent plus qu'elles sur bien des points: elles cèdent et se laissent dominer. Ensuite encore, la confiance s'accorde d'autant plus facilement que c'est un soulagement pour les caractères légers qui aiment bien à se décharger des corvées ennuyeuses.

La jeune femme donne un coup d'œil de temps à autre à la nursery; elle aperçoit tout bien en règle. Plus une bonne est une maîtresse femme, plus elle a d'aptitude pour réglementer seule, sans surveillance, plus elle est à craindre pour l'enfant.

Comment une mère peut-elle souffrir qu'on morigène, qu'on caresse son enfant à sa place? Comment peut-elle renoncer pour… pour qui? grand Dieu! pour un monde… indifférent! à essuyer ces grosses larmes que les gronderies font couler, à entendre cette petite voix implorer son pardon; à donner une petite correction même, toujours mesurée par l'amour maternel, puis à voir ces ris faire des fossettes aux joues roses, à démêler ces fins cheveux encore si faibles, à chausser ces pieds si mignons et si vifs!

Petite fille, cette femme a aimé à habiller sa poupée, à la bercer, et aujourd'hui que Dieu met entre ses mains une poupée vivante bien autrement intéressante que celle aux yeux d'émail, où il y a plus qu'un corps à soigner, mais une âme à former, elle s'empresse de confier ce précieux trésor à une femme à laquelle elle n'aurait certainement pas voulu confier sa poupée de bois!

Pour se rendre compte du peu de confiance qu'il faut mettre dans les domestiques même les plus éprouvés, il n'y a qu'à parcourir les jardins publics, et on s'étonnera que là où il y a des gardiens pour empêcher de maltraiter les chevaux, on ne songe pas à en mettre pour empêcher de maltraiter les enfants!

Que d'accidents funestes sont dus, sans qu'on le sache jamais, à la malveillance ou simplement à l'ignorance des domestiques auxquels on confie les bébés! Lésion du cerveau, idiotisme, déviation de l'épine dorsale, bras et jambes démis, mort souvent, hélas! anémie, fièvres typhoïdes, maladies diverses et horribles, dartres, etc., puis infirmités morales, caractères faussés, pervertis dès l'enfance, dépravation de mœurs et de sentiment, etc.!

Tout petit, l'enfant est terriblement exposé loin des yeux vigilants de sa mère, éclairés par cet amour instinctif qui surpasse tous les autres.

Un peu plus âgé, il réclame, je ne dirai pas davantage, mais tout autant la surveillance continuelle de la mère, et il n'y a qu'une institutrice tout à fait d'élite qui puisse à peu près, mais jamais tout à fait, la remplacer entièrement.

Heureux les bébés de parents de position médiocre, où la mère peut s'occuper d'eux et les environner de ses soins! Heureux les bébés qui ne sont pas entourés de valets, et qui s'ébattent sous la sauvegarde maternelle, recevant les gronderies et les baisers de leur mère!

CHAPITRE V

LE DÉVELOPPEMENT DE L'ENFANT.

I

Voilà un bien grand mot, pour l'associer à la personne mignonne de l'enfance! mais il exprime si bien l'action de la croissance qui se produit dans la première partie de la vie humaine! des changements qui surviennent!

Parmi toutes les sciences sur lesquelles on appelle l'attention des jeunes filles, au nombre de tous les arts qu'on leur apprend, au milieu des talents qu'on leur donne, des préceptes qu'on leur inculque, pour les rendre des épouses modèles, des maîtresses de maison capables, des femmes instruites et mondaines, il y a un chapitre sur lequel on néglige de les éclairer, c'est sur les soins à donner aux enfants, quoique cependant ce soit un des événements les plus prévus de la vie que d'avoir une famille à élever.

La jeune fille la mieux éduquée, la plus instruite, la plus capable pour diriger sa maison, s'en remettra du soin d'élever son enfant, au physique comme au moral, à sa nourrice et à sa bonne.

Certes il arrive que la nourrice ou la bonne peut être capable et experte, mais n'est-ce pas triste d'entendre un mari obligé de dire à sa jeune femme: «Laisse donc faire ta nourrice, elle en sait plus que toi à ce sujet? » N'est-ce pas humiliant?

Ah! je sais bien, et là-dessus j'aurai beaucoup à dire; c'est une habitude dans beaucoup de familles de tenir les enfants sous la tutelle des domestiques, d'en faire leurs supérieurs, jusqu'au moment où l'âge leur fait secouer une partie de cette dépendance et conserver la plus fâcheuse.

La supériorité d'un inférieur, d'un subordonné, est néfaste, car elle intervertit les rôles. Il est très commode pour une mère frivole et mondaine de se débarrasser du poids de l'éducation de ses enfants sur les autres. Mais elle ne réfléchit pas si les gens auxquels elle donne cette effrayante responsabilité en sont dignes. Je sais bien qu'elle nous assurera que les domestiques sont de véritables perfections.

Que j'en ai connu de jeunes femmes, qui ont gardé ainsi, plus ou moins d'années, des domestiques précieux, faisant un éloge pompeux de leurs qualités éminentes, consentant à peine à leur reconnaître quelques imperfections insignifiantes… puis, un beau jour, patatras! on découvrait qu'il n'y avait pas de monstres pareils!

La domesticité, à la ville, est presque fatalement vouée à sa perte; mais, en mettant les choses au mieux, en admettant que ceux à qui vous confiez vos enfants soient braves, ils ne sont pas moins sans éducation.

Malheureusement, les pères ne s'inquiètent pas des bébés, et les femmes sont bien entraînées sur cette pente par leurs maris. Le bébé est une chose; il sera temps de s'occuper de lui quand il aura six ou sept ans… Mais alors on se trouve en présence d'une nature qu'on doit se féliciter si elle n'est qu'hébétée et si elle n'est pas viciée.

Lorsqu'une mère dit à son bébé, âgé de quatre ou cinq ans: «Obéis à ta bonne… Si elle t'a grondé, c'est que tu le méritais… Ce sont des mensonges que tu me fais;» elle donne à cette bonne le droit de torturer son enfant, et elle brise le germe de la dignité et de la justice qui naissait dans l'esprit de cet enfant…

Entre autres, je connaissais une élégante jeune femme… mais j'en ai connu et en connais des centaines dans le même cas… elle avait une adorable petite fille qu'elle adorait, et une femme de chambre des plus adroites, un phénix de femme de chambre… qui embrassait constamment l'enfant, à en user la peau de ses petites joues… (Encore une triste habitude de laisser embrasser ses enfants! Dans les maisons riches, les pauvres bébés n'arrivent dans les bras de leurs parents que chauds des baisers de l'office!) La jeune mondaine ne pouvait toujours suivre son enfant. Ne fallait-il pas, le matin, trouver, bien sauvegardée de tous bruits, dans un sommeil réparateur, le repos des fatigues du bal de la veille? ne fallait-il pas faire des visites, aller chez sa couturière, etc.? L'enfant eût été bien à plaindre si elle avait dû attendre que sa mère eût le temps de s'occuper d'elle!

—Oui! on m'a dit que ma femme de chambre brutalise ma fille… quand elle est seule avec elle, me disait-elle en réponse à une observation… Je ne peux pas le croire…, je la surveille beaucoup…; j'arrive à toute heure, au moment qu'elle ne m'attend pas, aux Champs-Elysées par derrière les buissons… Je la surprends… Un jour, il est vrai, j'ai trouvé l'enfant qui pleurait pitoyablement sur un bout du banc, pendant qu'Eudoxie causait, avec d'autres gouvernantes. Je l'ai réprimandée vertement et cela n'est plus arrivé!

—Comment le savez-vous, que ce n'est plus arrivé?

—Je ne l'ai plus surprise en faute.

—Mais la petite est toujours si rouge qu'on dirait qu'elle vient de pleurer!

—La petite est capricieuse, nerveuse, elle crie et pleure pour un rien.
Elle a besoin d'être corrigée.

—Elle ne pleure jamais quand elle est avec vous!

—C'est vrai… Ma femme de chambre me raconte toutes les méchancetés qu'elle lui fait. C'est un diable…

La petite fille, lorsqu'elle eut huit ans, eut le caractère dissimulé, l'intelligence obtuse, les sentiments corrompus, le parler vulgaire… Ce fut toute une éducation à refaire, et cette première empreinte s'efface difficilement à fond.

En revanche, elle avait un grand respect pour les domestiques. L'opinion de la femme de chambre avait beaucoup plus d'influence sur elle que celle de sa mère. Cette femme de chambre était véritablement la maîtresse de la maison. Cependant elle la détestait; la haine s'était accumulée dans son cœur avec la fourberie, et il lui tardait d'être elle-même mariée pour se soustraire à cette dépendance.

Mais lorsqu'elle sera mariée, elle s'empressera, au contraire, d'y retomber, afin de se décharger de ses devoirs, elle aussi.

Ce ne sont pas seulement les femmes qui ont de la fortune qui devraient apprendre à être mères, mais il faudrait que dans les écoles primaires on réservât quelques heures à cette étude.

Dans le peuple on traite les enfants un peu plus mal que les animaux, et telle concierge qui sacrifiera son lait à son chat, et le couchera sur son lit dans son édredon, sautant à la gorge de celui qui se permettrait le geste d'un coup de pied, brutalisera son enfant, ne lui donnera pas une nourriture convenable, le couchera dans un placard humide, et ne saura en aucune façon former son caractère! elle n'en comprendra même pas l'obligation. En corrigeant son enfant, elle n'a en vue, la plupart du temps, que sa satisfaction personnelle; en tous cas, elle ne sait guère comment s'y prendre.

L'amour maternel, dit-on, est instinctif à la mère et lui apprend à soigner son enfant; qui enseigne aux oiseaux à donner la becquée à leurs petits? Oui, ce serait très vrai, si nous étions laissés à l'état naturel, comme les oiseaux. Mais la civilisation est précisément là pour nous enlever nos instincts, et c'est l'éducation qui doit nous les rendre. Le cœur pris intellectuellement et l'instinct sont deux organes différents.

Des animaux ont de l'instinct, ils n'ont pas de cœur. Ensuite, le cœur ne suffit pas à tout dans la vie, et s'il est indispensable pour aimer et bien élever ses enfants, il faut aussi en avoir la science.

Il n'y a pas à nier que le cœur puisse jusqu'à un certain degré suppléer à la science qui manque et inspire une sorte de devination indiquant ce qui doit être fait. Une mère qui s'adonne de tout cœur à l'éducation de son enfant peut arriver, certainement, à posséder cette science d'intuition, mais à ces caractères légers si nombreux tant soit peu qu'ils soient distraits et éloignés du point de vue unique qu'il faut avoir pour arriver à ce degré, à ceux-là il faut enseigner les soins à apporter pour développer l'enfant au moral comme on le développe au physique.

Les hommes pour la plupart, je le répète, ne s'intéressent pas plus aux bébés qu'aux petits chiens. De ce que l'enfant ne les comprend pas tout de suite, ils assurent qu'il n'a pas d'âme, et que la nourriture corporelle seule lui est nécessaire. Le corps seul selon eux a à se développer pendant les premières années de sa vie; encore le développement du corps doit-il se faire n'importe dans quelle condition, et la croyance est invétérée qu'un enfant de faible constitution sera fortifié en étant élevé par une paysanne et, si l'on peut, au milieu de paysans.—Voyez comme leurs enfants sont robustes! s'écrie-t-on à l'appui; ils ne sont ni anémiques ni étiolés!

Il n'y a pas de règles sans exception, et un enfant peut devenir très robuste élevé par une paysanne à la campagne, mais il est nécessaire qu'il soit lui-même d'une origine robuste, et c'est bien pour cela qu'il meurt en si grande quantité des petits citadins en nourrice; qui ne connaît le proverbe «à brebis tondue Dieu mesure le vent»? aux poumons faibles et délicats il faut un climat doux, l'air vif les tue.

Dieu, dans sa sagesse infinie, a gradué la force du lait maternel, proportionnellement au nombre de jours de l'enfant, ce qui n'empêche pas que l'on donne fréquemment des nourrices qui ont déjà nourri deux ou trois bébés, c'est-à-dire qui ont du lait de deux ou trois ans [J'ai vu ce fait dans une des premières familles de France. La fille du duc de M., aujourd'hui marquise de B., a été nourrie en quatrième nourrisson par une robuste femme de quarante-deux ans, une maîtresse femme! la jeune femme n'en est pas moins anémique.]. L'enfant du paysan hérite de la force musculaire de ses parents et il peut supporter les brutalités, tandis que l'enfant d'une femme frêle aura les membres abîmés, mais non enforcis, par ces brutalités; on peut refaire une seconde nature, mais par des soins bien entendus. La mortalité des enfants est bien plus considérable à la campagne qu'à la ville, ou plutôt dans la classe populaire, parce que le faible y est condamné d'avance. Le fort seul peut résister et subsister.

Les parents ne se douteront jamais, parce qu'ils éloignent autant que possible de leurs yeux et de leur pensée ce spectacle et cette idée désagréables, que de fois leurs enfants meurent, ou sont malades, mal bâtis, abrutis ou pervertis par la faute de ceux qui ont été chargés à leur place, moyennant une récompense pécuniaire, de remplir leurs devoirs.

Le développement intellectuel demande au moins autant d'attention; certainement, on redressera le caractère, les habitudes, l'intelligence, comme on redressera les jambes, c'est-à-dire, à grand renfort de peine, et si l'on peut, et si cette intelligence n'est pas tuée comme il arrive du corps. Pour se développer, l'intelligence doit être exercée, mais d'une façon salutaire et entendue. Une jeune mère doit savoir qu'il lui appartient de former, de développer peu à peu, sans fatigue et avec douceur, l'intelligence de son enfant, en s'occupant de lui, en ne le laissant pas à lui-même, sans le gâter et sans le rudoyer, afin que cette intelligence se développe, droite et vigoureuse, pure de toute souillure, comme le corps. Alors seulement que les jeunes femmes seront elles-mêmes des mères parfaites, connaissant leur devoir et le remplissant, on pourra espérer une génération meilleure.

II

Je n'en ai pas fini avec ce sujet, et ce qu'il me reste à dire, qui est, je crois, le plus important, ne concerne pas seulement les bébés, les grands peuvent aussi en faire leur profit.

Constamment l'on entend dire, aussi bien chez les riches que dans les classes pauvres: «Cet enfant ne doit pas travailler: il est très intelligent, mais nous sommes obligés de le retenir dans ses études; le docteur recommande de ne point trop le tenir au travail.»

Ici, j'ouvre une parenthèse à l'égard des propos de docteurs; loin de moi l'idée d'attaquer un corps aussi honorable; il n'en est pas moins vrai que la Faculté tient souvent des propos un peu jetés à la légère et dont elle ne pèse pas toute l'importance. Il est de ces conseils qui sont bientôt donnés et qui débarrassent d'une grande responsabilité. Un médecin qui conseille à un pauvre hère du repos, une bonne nourriture, du bon air, des toniques, a bien plutôt fait que d'écrire une ordonnance.

Un médecin est appelé auprès d'un enfant fiévreux au teint excité, à l'œil brillant; cet enfant a des reparties vives, des rires et des gestes nerveux; il paraît plus avancé que son âge ne le comporte. Le docteur l'entend parler de ses études, raisonner d'une façon étonnante; il en conclut que l'enfant est surmené et il recommande de ne pas le fatiguer. Il est indispensable de s'entendre: est-ce bien l'étude qui fatigue les enfants? Parents, rappelons nos souvenirs et jugeons par nous-mêmes.

Nous souvenons-nous avoir jamais été fatigués par l'étude? par le travail? Nous avons été fatigués et énervés quand on nous a menés au théâtre, au cirque, aux bals costumés; après une veillée prolongée, après avoir siroté un peu de café noir, goûté à de bonnes liqueurs; le lendemain nous avons dû nous remettre, la tête pleine de nouvelles images, à l'étude; et notre petite intelligence aussi bien que nos membres ont été las!

La nourriture pimentée ou trop sucrée, le farniente énervant des vacances, les courses forcées du dimanche, les habillements gênants, les conversations intrigantes des grandes personnes, les excitations hélas! que trop d'enfants rencontrent dans leur entourage, voilà qui les fatigue et les énerve; mais ce n'est ni le travail ni l'étude; bien au contraire, l'étude calme les effervescences de la nature.

Prenez un enfant aussi nerveux, aussi délicat de physique, aussi vif d'intelligence qu'il soit: placez-le dans un milieu d'hygiène parfait, au bon air; donnez-lui une nourriture essentiellement saine et régulière, procurez-lui une existence calme, méthodique, vous pouvez le faire avancer dans ses études autant qu'il vous plaira, vous ne lui verrez jamais les yeux enfiévrés, ni la tête exaltée.

Que ses récréations se passent à des exercices du corps, qu'il se lève de bonne heure et se couche tôt, qu'il soit préservé des commotions humaines.

Le travail calme, mate les nerfs et ne les excite pas, c'est donc à tort qu'un médecin dit: «Ne faites pas travailler cet enfant,» il doit dire plutôt: «Ne le fatiguez pas», ce qui est tout autre chose. Il ne faut pas confondre; or les parents, dans la croyance de faire reposer leur enfant parce qu'ils ne lui feront rien faire d'utile, se mettent la plupart du temps à le surmener de plaisirs, de courses, de veillées.

Je le répète, je rappelle mes souvenirs et il ne me revient pas que l'étude m'ait excitée, tandis que je l'étais fort après des parties de plaisir.

Ce qui rend les enfants incapables de travail, ce qui affaiblit leur constitution, c'est la vie excitante de la ville d'une part, pour ceux qui ont de l'intelligence naturelle, c'est le manque d'encouragement pour ceux qui sont apathiques. En ayant peur de fatiguer les enfants par une contrainte quelconque, en ne craignant pas de les laisser se fatiguer, toujours par le même motif, c'est-à-dire en contraignant pour le bien, en laissant faire pour le mal, l'éducation ne peut aller que de mal en pis. Le fait est qu'avec la méthode de vouloir enseigner les sciences aux bébés dès le berceau, d'applaudir à leurs reparties spirituelles, et en les condamnant au repos pour ce qui est d'une étude suivie, on arrive à une instruction irrégulière.

J'ai dit que je m'adressais aussi bien aux grands qu'aux petits, parce qu'à tout âge on peut réparer le mal, et puis les jeunes filles qui me liront et qui ont pu se croire très maltraitées parce qu'on les forçait à travailler, verront que leurs parents n'étaient que justement préoccupés de leur avenir; celles qui ont été gâtées n'en voudront pas à leurs parents et essaieront de réparer le mal sans crainte de se fatiguer.

Jamais on ne doit exprimer devant un enfant un sentiment qui puisse le retarder en quoi que ce soit. On ne doit pas le consulter, ce n'est pas à lui à juger de ses forces. Les parents sont là pour le diriger, le guider, l'envoyer coucher, le faire lever, travailler et se reposer, non pas selon leur bon plaisir à eux, mais selon ce qui est bon pour l'enfant. La régularité est un des meilleurs principes hygiéniques de la santé, ainsi que le calme et l'absence des émotions malsaines; mais si l'enfant nerveux est guéri par le travail régulier, une nourriture saine, des exercices de corps, l'enfant apathique et engourdi sera développé et fortifié de même par un travail continu, un régime hygiénique, une volonté au-dessus de la sienne; il devra être secoué.

Les vices, le manque de soin, les plaisirs hors d'âge, l'indifférence qu'il rencontre, le manque de direction, voilà ce qui étiole l'enfant et le rend incapable de travail.

Et c'est pourquoi l'intelligence, l'adresse, le jugement doivent toujours être développés chez les enfants; il faut les habituer à compter sur eux-mêmes, à savoir se retourner, juger d'une position, ne pas être timorés, esclaves d'habitudes qui les rendraient maniaques. Au physique comme au moral, ils doivent être dégourdis, quand même, c'est-à-dire en dépit de leur position de fortune, et d'autant plus que leur caractère naturel peut être porté, davantage à l'apathie.

Ce qui engourdit beaucoup les enfants, c'est d'être servis, et vraiment je me demande comment des mères intelligentes elles-mêmes peuvent supporter chez leurs filles certaines manières…

—Vous avez un exemple au bout de la langue, dites-le, me dit la mère d'Odette.

—Eh bien, oui! l'autre jour je regardais sortir de chez moi une dame avec sa fille, jolie personne de dix-sept à dix-huit ans; la porte de la rue était fermée; la fille avait les mains dans son manchon, elle se mit un peu de côté; la mère ouvrit la porte qui est assez lourde, la fille passa, la mère la suivit et ferma la porte, pendant que la première faisait demi-tour, toujours les mains dans son manchon, d'un air parfaitement stupide. Comment une mère peut-elle tolérer cela?

—Et comment une personne intelligente peut-elle se contenter d'être une poupée?

—J'en connais d'autres dont les mères portent toujours les paquets quand elles vont faire des emplettes!

—Ah! oui, voilà encore où l'on aperçoit l'adresse; Mme X*** a, vous le savez, des mains d'enfant, encore d'enfant qui les a petites; elles sont blanches, frêles, ravissantes; eh bien, elle est d'une adresse remarquable; de ses mains mignonnes, elle porte des multitudes de paquets, dont même de forts lourds, sans avoir l'air gênée; on se demande comment elle s'y prend, tandis, que vous voyez d'autres femmes embarrassées aussitôt qu'elles ont deux choses à porter; on est sûr qu'elles en laisseront tomber une, ou la perdront; elles auront un air gauche et maladroit.

—Ce ne sera pas la petite fille de Mme C., car elle n'a que huit ans et elle suit déjà sa mère dans les rues de Paris sans donner la main, portant son rouleau de musique, son buvard plein de cahiers, son petit parapluie, que sais-je encore?

—Mme C. a sept enfants, elle n'a donc pas le temps de s'occuper à les gâter. Elle pousse peut-être les choses à l'excès, et il ne faut pas tourner à la négligence ou à la cruauté: cependant, dans les pays étrangers, on enseigne bien plus qu'en France aux enfants à se tirer d'affaire eux mêmes. En Angleterre, en Amérique, en Allemagne, une fillette de douze ans est une petite mère pour ses jeunes frères, et elle pense sérieusement en allant à ses cours à se chercher un mari, mais cela d'une façon très sensée.

—Certainement; et, sans sortir de France, je vous assure que le nombre d'enfants intelligents, de jeunes filles adroites, de femmes actives et dévouées que l'on rencontre est bien plus grand qu'on ne le croit généralement. Je connais une femme du monde élégant—Mais je vous raconterai cela une autre fois.

III

Mes amies me quittèrent à regret; la conversation est toujours si animée quand il s'agit de parler du prochain et d'en dévoiler les faiblesses! surtout s'il peut y avoir corrélation avec nous.

Mais la mère d'Odette revint peu de jours après et ramena la conversation sur le même chapitre.

—Figurez-vous que ce que vous avez dit devant ma fille, il y a trois semaines, lui a fait beaucoup de bien. Elle ne fait que répéter qu'elle veut acquérir en travaillant cette fortune qui lui fait tant défaut!… Mais n'est-ce pas trop l'exciter à l'ambition?

—Je suis très contente de ce résultat; l'ambition n'est pas encore à craindre à son âge. Cependant je préférerais lui voir l'ambition du talent, de la réputation, à celle des richesses.

—C'est que la fortune, voyez-vous, est la source de tous les bonheurs!

—Comment vous, d'un naturel si aimant, si poétique, qui appréciez si bien les délicatesses du cœur et les bienfaits d'une intelligence éclairée, pouvez-vous avancer un tel paradoxe? Est-ce avec de l'argent que vous remplaceriez votre enfant, si Dieu vous l'enlevait? La femme la plus riche arrive-t-elle à mieux conserver l'amour de son époux? Au contraire, bien des maris mènent fort bon ménage tant qu'ils sont pauvres et doivent travailler aux côtés de leurs femmes; lorsqu'ils ont de l'argent, ils ont l'occasion de prendre des plaisirs qui les détournent de leur intérieur; que de femmes ai-je connues qui regrettaient le temps de leur pauvreté! La jeune fille qui a une belle dot ne peut jamais se flatter d'être aimée pour elle-même; sa dot lui fera trouver un mari, mais ne la fera pas aimer de ce mari!

—Ce sera la chance, ma chère! Après tout, son mari pourra l'aimer, quoiqu'elle soit riche.

—Certes! Et si elle a des vertus et des talents, du bon sens, du cœur, et une foule de qualités domestiques, il l'aimera encore plus sûrement.

—Tout le monde ne peut pas avoir du génie!

—Non; mais chacun peut être heureux en sachant se contenter de sa position, à la condition qu'il n'ait pas de peines de cœur, que sa santé soit à peu près bonne, je dis à peu près, parce qu'il ne faut jamais demander la perfection!… Vous vous plaignez toujours de votre manque de fortune… Nous ne nous entendrons jamais à cet égard. Je ne consentirai jamais à trouver que vous êtes malheureuse par le seul motif que vous n'êtes point fortunée, êtes obligée de vous servir vous-même, ne pouvez aller en loge à l'Opéra. Vous n'avez perdu ni mari ni enfants, pas même vos parents; ils sont tous, ainsi que vous, en jouissance de leurs quatre membres et de leurs cinq sens; le déshonneur, Dieu merci, n'a pas pénétré dans votre maison; la concorde y règne. Toutes ces choses sont autant de bonheurs dont vous devez remercier la Providence, au lieu de vous plaindre de ne pouvoir avoir le luxe que possède telle ou telle de vos amies. Que diriez-vous donc si vous étiez comme la petite miss O'k, qui devient aveugle et ne pourra plus travailler pour gagner sa vie? ou comme Mme ***, qui est étendue sur son lit, raide depuis cinq mois? ou encore comme telle autre, dont le mari vient de se suicider, la laissant dans la misère et la douleur?

—Je ne pourrais pas supporter de tels chagrins!

—Pourquoi? les autres les supportent bien! et il faut bien les supporter! Croyez-vous donc que vous êtes la seule à souffrir et à ressentir, non seulement les peines cruelles et terribles, mais même les piqûres continuelles de la vie quotidienne? Ah! chère amie, regardez donc tous ceux qui souffrent autour de vous, et ne vous croyez pas d'une nature plus délicate.

Mais voilà, que vous me trouvez, dure, dans votre for intérieur! C'est que moi je connais les véritables peines de la vie! Vous êtes jeune encore, vous voudriez voir tout vous sourire, et la fortune qui vous tient rigueur vous fait envie. Hélas! je vous souhaite seulement de ne jamais avoir de plus grands motifs de chagrin que ceux que vous avez en ce moment! Quand vous serez vieille, vous jugerez la vie différemment, et vous verrez que la part vous a encore été faite belle et que le bonheur peut exister, aussi bien dans une mansarde, que d'ailleurs vous êtes bien loin d'habiter, que sous des lambris… quand on a jeunesse, santé et famille! Remarquez bien que je ne vous blâme pas d'essayer par tous les moyens dont vous disposez d'améliorer votre position; fondez un cours un pensionnat; utilisez votre talent de pianiste, surtout élevez votre fille dans ces sentiments; demandez à vos amis de vous être utiles, s'ils le peuvent, mais ne vous estimez pas malheureuse!

—Mais voyez comme Aglaé a eu plus de chance que moi!

—Aglaé a été épousée pour sa dot, et son mari est occupé à la manger! Il n'est un mystère pour personne que le bonheur du foyer n'existe pas dans cette maison.

—Elle va à l'Opéra toutes les semaines, et presque tous les soirs dans le monde montrer ses diamants.

—Et vous enviez cette occupation spirituelle de montrer ses diamants? Pendant qu'elle est dans le monde, son mari se déshabitue de sa société, et sa fille prend, en compagnie de la femme de chambre, ces jolies manières, ces sentiments, ces principes qui nous promettent en elle une mère de famille encore pis que sa mère!… Dieu préserve nos fils de ses filles!

—Je ne sais si elle est heureuse dans le fond, mais elle prend bien du plaisir!

—Eh! bien, elle n'en a pas l'air! Et je l'ai surprise bien des fois avec une expression amère et découragée sur la figure en mettant sa sortie de bal!… En admettant qu'elle fasse consister son bonheur dans ses succès dans le monde, je la plains! Oui! je la plains plus que vous!… Nous avons autre chose à faire ici-bas qu'à nous dorloter dans la fortune ou à nous rendre heureux par des satisfactions de vanité; et cette tâche, dans quelque humble position que nous soyons, elle existe; elle n'est pas toujours facile et agréable, mais où serait le mérite si elle l'était? Ce qui nous la facilite, c'est la conviction de faire notre devoir, de faire quelque chose d'utile, pas seulement à nous, mais à l'humanité, de contribuer, ne serait-ce que pour un atome, à la grande machine humaine.

Et ce n'est pas en s'occupant de futilités, de toilettes, de valses, d'intrigues, de succès de beauté qu'on y apporte un mouvement bien utile.

A ce moment, le timbre de la porte de l'escalier se fit entendre, et une voix d'enfant éclata dans l'antichambre.

—Voilà une visiteuse qui vous amène son bébé! Je ne pus retenir un mouvement d'ennui.

—Comment! ça vous contrarie qu'on vous amène les enfants, vous qui dites toujours qu'une mère ne doit pas les quitter? Vous ne les aimez donc pas?

—J'adore les enfants bien élevés, et j'ai reconnu la voix de celui-ci; vous allez voir!

Une charmante jeune femme, alerte et fraîche, entra vivement, et, avec elle, fit irruption dans le salon un beau petit garçon de six ans environ, aux grands yeux noirs et brillants, comme ceux de sa mère, plein de gaîté et de santé. Il tenait une baguette à la main; à peine avions-nous échangé quelques paroles qu'il nous interrompait:

—Donnez-moi de la ficelle, madame, je veux de la ficelle pour faire un fouet!

—Reste donc tranquille, mon enfant! lui dit sa mère.

—Je veux faire un fouet avec ma baguette; je veux de la ficelle!

—Je vais sonner la bonne, dis-je en me levant pour atteindre le cordon.

—Je vais sonner, madame! je veux sonner! s'écria aussitôt le petit garçon en se précipitant vers le coin de la cheminée, et avec la pétulance de mouvement qui distingue les enfants… intelligents et robustes, je le reconnais, le voilà qui se cramponne comme après une échelle à une petite étagère, afin d'atteindre le cordon de sonnette; sous les petits pieds chaussés de souliers forts et ferrés, l'étagère de peluche chancelle et s'effondre; encrier, livres, papiers, corbeilles qui se trouvaient dessus roulent à terre avec le petit garçon! Brouhaha général! tout le monde se récrie et environne le désastre!

Heureusement il n'y avait pas de bimbelots précieux sur mon étagère; j'en riais donc, en voyant que l'enfant, relevé par sa mère, n'avait aucun mal.

—Je vais sonner, repris-je, la bonne ramassera tout cela.

Mais aussitôt le petit diable de se débattre et de crier de nouveau:

—C'est moi qui sonnerai; attendez, je veux sonner!

Et la mère, complaisante, me dit en élevant son fils dans ses bras:

—Pardonnez-le, Madame, c'est un enfant gâté! Une fois qu'il aura sonné, il se tiendra tranquille!

Le petit garçon saisit le cordon de ses deux mains et le tira avec violence. Un violent coup de sonnette fut entendu à travers les murailles, pendant qu'un bruit comme le cinglement d'un fouet retentissait dans le salon et que la maman avec son enfant tombait renversée sur un fauteuil qui se trouvait heureusement là! il avait arraché le cordon de sonnette! En le voyant dans ses mains, il voulut bien s'arrêter de crier, un peu penaud.

Mais la honte du petit garçon ne dura pas longtemps et il se mit à crier en s'échappant des bras de sa mère et en gambadant:

—C'est moi qui ai sonné! c'est moi qui ai sonné!

Nous nous attendions à ce que sa mère le grondât, mais elle se contenta de me regarder d'un air moitié suppliant, moitié rieur, guettant mon indulgence.

—C'est un enfant terrible! lui dis-je en riant.

Quand elle vit que je riais, elle se remit tout-à-fait.

—Ah! oui! répondit-elle; il est si fort, si vigoureux qu'on ne peut le tenir! Il est excessivement intelligent, comme vous voyez, et il faut toujours qu'il en arrive à son but.

L'enfant, qui avait d'abord accompagné la bonne au dehors, était revenu et s'accoudait pensif, maintenant, sur les genoux de sa mère. Il avait laissé la porte du salon ouverte. Je fis un mouvement pour me lever afin de l'aller fermer; puis, me reprenant, je dis:

—Tenez, mon petit homme, allez fermer la porte comme un grand monsieur.

Mais la jeune mère courut aussitôt la fermer, en disant:

—Tu vois comme tu déranges!

L'enfant aurait très bien pu aller fermer la porte, puisqu'il était si intelligent et si fort; mais c'est ainsi que les parents pratiquent la plupart du temps. Sous le prétexte de santé, de développement, ils laissent faire le mal et ne pensent pas à l'utile et au bien.

—Je ne doute pas que ce petit garçon, de même qu'Odette, dis-je à la mère de celle-ci quand les autres furent partis, ne deviennent, elle une jeune femme et lui un jeune homme charmants, par la suite des années; mais ils n'en comporteront pas moins en eux-mêmes les défauts que leurs parents laissent prendre pied en eux, tandis qu'il aurait été facile de les détruire à l'état de germe.

CHAPITRE VI

PUNITIONS ET RÉCOMPENSES.

Il faut avouer que dans la science d'élever les enfants, on rencontre des questions terriblement difficiles à résoudre, et sur lesquelles les conseils les plus divers se trouvent également bons et mauvais. J'avoue que, pour mon compte, je trouve que la meilleure éducation (non pas instruction) est celle que la mère donne avec son cœur, sans principes arrêtés, et en en modifiant ainsi le mode, suivant les circonstances innombrables qui se présentent et la nature de l'enfant. Pour obtenir un résultat satisfaisant, il est indispensable que le cœur de la mère soit droit et sain, ainsi que son jugement; mais l'instinct maternel est si puissant, que les règles définies doivent être laissées aux personnes qui élèvent des enfants étrangers.

Sur le chapitre des punitions et des récompenses, les données sont assez certaines, et peuvent s'appliquer à peu près à toutes les natures; cependant il en est sur lesquelles bien des parents ou des maîtres font facilement fausse route. Il est des récompenses nuisibles, des punitions que les enfants désirent, et alors le but se trouve complètement manqué. Il faut se garder, par-dessus tout, de se servir d'un défaut de l'enfant pour le corriger d'un autre. Le remède serait souvent, dans ce cas, pire que le mal; et c'est une erreur dans laquelle il est facile de tomber. L'autre jour, une belle petite fille, capricieuse comme un petit démon, pleurait devant moi pour un bobo insignifiant. Sa mère, afin d'obtenir qu'elle se tût, lui dit: «Tu n'es pas jolie, va, quand tu pleures; si tu savais comme tu deviens laide!»

L'enfant sécha ses larmes à l'instant, et se mit de suite à sourire en faisant briller ses yeux. Il est évident que cette petite fille sera d'une coquetterie effrénée, si on continue à la menacer de devenir laide. A huit ans, une enfant ne doit pas savoir ce que c'est que la beauté, et je me rappellerai toujours cette réponse pleine de candeur que j'ai entendue, de la part d'une fillette de douze ans, fort avancée pour son âgé dans ses études, mais à l'âme naïve comme une enfant la conserve naturellement si elle est bien élevée par une mère tendre et pieuse.

—Cette petite amie dont vous nous parlez tant, et qui a quatorze ans, est-elle bien? lui demandait une jeune femme du monde, à qui être bien, semblait le point le plus important.

—Oh! oui, elle est très bonne! répondit l'enfant.

—Mais est-elle bien physiquement?

—Elle a l'air très doux et très aimable…….

—Oui, certainement, mais je vous demande si elle est jolie?

—Ah! je ne sais pas, dit la petite interloquée, je crois que oui; elle est si bonne, si instruite, si sage, que, bien sûr, elle doit être jolie!

Pour cette candide enfant, la beauté ne pouvait marcher sans la sagesse.

Menacer une enfant, lorsqu'elle fait mal ses devoirs, de ne pas lui mettre sa robe neuve, ou de lui donner du pain sec, c'est l'exciter à la vanité et à la gourmandise; si elle n'est pas encline à ces défauts, c'est la porter à répondre: Ça m'est égal.

Mais, dira-t-on, que faire? Priver une enfant de sortir peut nuire à sa santé; lui faire faire des pensums la dégoûtera du travail.

Tout cela dépend beaucoup des circonstances et des dispositions de chaque enfant; une mère sérieuse et attentive sentira instinctivement ce qui peut être utile au sien. Si ce dernier a été bien élevé, il suffira de le prendre par le cœur, par les sentiments; de lui faire sentir combien sa conduite est ingrate envers ses parents, comme il les afflige, au lieu d'être leur consolation, et lui inculquer qu'on n'est quelque chose dans le monde que par les bonnes qualités et le savoir.

Si l'enfant a du cœur, c'est-à-dire si l'égoïsme des parents ne l'a pas desséché, cela suffira la plupart du temps; sinon, il faudra user d'une grande fermeté. «Si tu ne veux rien faire pour tes parents, si tu es mauvais contre toi-même, lui dira-t-on, moi je veux accomplir mon devoir, je ne veux pas être une mère coupable, et c'est pourquoi je ne te céderai pas.»

Mais il ne faut pas faire durer le châtiment plus que la faute; il faut, au contraire, accorder bien vite le pardon comme la meilleure récompense.

Il est évident que, pour cela, il faut s'occuper de son enfant, et ne point l'abandonner aux mains de bonnes, décorées du titre de gouvernante, comme cela arrive souvent pour imiter les nurseries anglaises; dans ces familles où l'on veut singer le luxe, et où, ne pouvant le posséder à fond, on se contente de l'écorce, les enfants sont plus souvent à l'office qu'au salon.

De là viennent les éducations déplorables que nous avons sous les yeux; nos enfants ne se donnent même plus la peine de dissimuler leurs défauts, et ce sont les manières et les propos de la cuisine et de l'écurie que nous voyons introduits dans nos salons.

La privation de récréation est la meilleure punition sans contredit; je ne dis pas la privation de sortie, mais celle de jouer. La mère qui laissera son enfant seule, pour la punir, pendant qu'elle-même sortira, fera naître dans ce petit cœur de l'aigreur et de l'envie; lorsqu'elle rentrera, l'enfant n'aura rien fait, se sera peut-être, au contraire, amusée. La priver de jouer est une vraie punition.—«Mais il y a des enfants qui n'aiment point le jeu.»—C'est un malheur. Un enfant n'aimant point à jouer m'a toujours semblé une anomalie; c'est un cas fort rare, sinon nul, provenant de la nature; mais la mauvaise éducation actuelle le fait naître souvent. Ces petites filles dont on fait de véritables poupées, qu'on pare comme de petites cocodettes, qui savent, au sortir du berceau, endurer des chaussures étroites, et se priver de sauter à la corde pour ne point faire craquer leurs corsages, préfèrent ne point jouer et se pavaner comme des dames. C'est, je le crains bien, perdre son temps, que de dire: «Habillez vos enfants simplement, laissez-les jeunes, candides, tant que vous pourrez», car ces mauvaises habitudes sont invétérées partout maintenant.

Comment des parents qui osent dire souvent que la sagesse et le savoir viendront à leurs enfants tout seuls avec l'âge, sans les corriger ni les forcer à travailler, comment ne pensent-ils pas alors que les goûts de coquetterie et les idées du mal et du luxe sauront bien aussi venir aussi vite et sans encouragement?

Il existe une grande controverse sur la question de savoir si l'on doit frapper les enfants. Certaines personnes y sont complètement hostiles; d'autres, en ayant vu d'excellents résultats, soutiennent ce système. Il est bon dans certaines données très restreintes. Une claque, une fouettée, sont, dans bien des cas, le meilleur et l'unique moyen pour venir à bout, je ne dirai pas d'une mauvaise nature, car c'est précisément avec celles-là qu'il faut employer le plus de douceur, mais d'une nature apathique, indifférente, comme on en rencontre quelquefois. Premièrement, l'enfant ne doit jamais être frappé par des étrangers ou des subalternes; ensuite, c'est sur le moment même, cédant à l'impatience, qu'on administrera une calotte, mais je désapprouve absolument cette mère de ma connaissance, qui disait à une gouvernante: «Demain vous donnerez le fouet à Charles, parce qu'il m'a désobéi ce matin.» C'est l'humiliation, la crainte de se trouver en face d'une colère plus grande, qui produit une émotion salutaire dont l'enfant ne se rend pas compte et qui l'impressionne. Ensuite, on ne doit jamais frapper un enfant après huit ans. A cet âge, le raisonnement que, plus jeune, il ne pouvait comprendre, doit suffire.

Bien des parents disent:—«Voyez mon enfant, je ne l'ai jamais frappé, jamais puni,»—et on est tenté de leur répondre:—«Il est facile de s'en apercevoir, car il en aurait bien besoin.»—Certes, avec l'âge, tous ces défauts, ces caprices de l'enfant qu'on n'a jamais puni, s'aplanissent aux yeux des indifférents, mais ils n'ont point disparu du naturel; l'hypocrisie, l'usage du monde seuls les recouvrent, et on peut dire d'eux: Grattez le Russe, vous retrouverez le Tartare.

On doit aviser que les récompenses aient toujours un côté utile. Ainsi on promettra à l'enfant de lui laisser lire une histoire qu'on aura choisie instructive, de lui laisser faire une robe pour sa poupée; la mère qui aura su inspirer à sa fille de regarder ses leçons de piano et de dessin comme des récompenses, et l'en privera en punition, aura obtenu un excellent résultat.

CHAPITRE VII

JE SUIS COMME ÇA!

Que voulez-vous! je suis comme ça! Il n'y a rien à faire; je le sais bien, je suis méchante, je suis entêtée, paresseuse, bornée, mauvaise tête, etc., mais c'est dans ma nature!—Elle est comme ça! Elle ressemble à son père, il faut tâcher de s'en arranger! ajoute la mère.

Entre les défauts et les petits travers qu'il est bon de corriger dans les enfants, et de se défendre quand on est à l'âge de raison, le pis est celui de se résigner à ses défauts. C'est d'un orgueil inique d'avouer sa faute avec ostentation; c'est d'une indifférence coupable que de s'y résigner au lieu de chercher à s'en défendre.

A aucun prix, il ne faut permettre à un enfant de dire et de penser une chose pareille.

Très souvent, à force de répéter à un enfant: «Tu es un niais, tu seras toute ta vie un imbécile,» il arrive qu'au lieu de le stimuler, on le paralyse. Il s'entête dans ses mauvaises dispositions, il en prend son parti, et arrange sa petite vie avec son défaut.

Tous les caractères ne sont pas énergiques; il y en a qui sont apathiques et n'aiment pas la lutte: d'ailleurs, il est bien plus facile de s'abandonner à ses défauts que de lutter avec eux.

—Que voulez-vous? J'ai toujours été paresseux et ivrogne: je tiens cela de mon père; on n'a jamais rien pu faire des garçons dans notre famille: misérable je suis, misérable je resterai… à quoi bon me donner de la peine; je n'y arriverai pas. Ainsi parle celui qui préfère ne pas se corriger.

Certes, il n'est pas toujours facile de vaincre ses habitudes ou ses instincts, de se refaire une seconde nature; c'est d'autant plus difficile qu'on n'a pas été habitué dès l'enfance à considérer les difficultés en face. Ensuite, c'est là une excuse si facile pour ne pas se contraindre et pour se laisser aller!

Mais c'est surtout dès l'enfance qu'il faut prévenir l'homme de cette faiblesse et ne pas la lui permettre. Pour bien élever un enfant, il faut étudier son caractère, non pour s'y conformer, mais pour savoir comment le redresser.

Il y a des natures qui sont faites pour la lutte, et qui n'ont pas besoin d'être stimulées; en piquant légèrement leur amour-propre, en les humiliant, on les réveille, ne serait-ce que par esprit de contradiction. D'autres, au contraire, se découragent par les reproches, prennent les choses pour définitives et irrévocables, se buttent, s'habituent au mal, deviennent indifférents. Ceux-là ont besoin d'être soutenus par des éloges, d'être encouragés, secoués.

—Tu n'es ni plus maladroit ni plus stupide qu'un autre, et tu peux réussir aussi bien; seulement la volonté te manque; Dieu t'a doué comme ses autres créatures, mais c'est à toi de te développer, de te ciseler; tu ne veux pas prendre autant de peine que ton voisin; c'est une mauvaise paresse dont il faut que tu te corriges, et dont tu te corrigeras, je le veux!»

Ainsi parlait une mère à son enfant, qui se hasardait à lui tenir le langage d'une résignation feinte et ridicule.

C'est de la lâcheté de se laisser aller à l'existence passive. Et combien de gens se persuadent qu'ils ne peuvent pas faire telle ou telle chose, simplement parce qu'ils ne se donnent pas la peine de l'essayer!

Il est vrai qu'il y a des aptitudes, des vocations; mais la plupart du temps ces aptitudes proviennent encore plus de la direction donnée par l'éducation que du naturel. Que de défauts proviennent de l'éducation et combien d'autres sont supprimés aussi par l'éducation!

Le naturel existe évidemment, mais il peut être modifié, et il demande à être combattu, dirigé et mis à profit avec opportunité.

N'est-il pas prouvé qu'un fieffé voleur peut devenir un excellent surveillant? La plupart du temps, nous allons vers le mal faute de savoir nous diriger dans la voie du bien.

En résumé, si notre prochain est forcé de nous accepter comme nous sommes et de s'arranger de notre caractère et de nos défauts, nous, nous devons travailler sans nous laisser à nous améliorer, et non nous considérer, avec un fanatisme oriental, comme une chose indépendante de notre propre volonté.

Combien il est d'un esprit faible et étroit de renier ainsi l'étincelle si noble et si curieuse de la volonté que la Providence a mise en nous, et qui nous permet de nous diriger selon notre guise! La devise belliqueuse «vouloir c'est pouvoir» est parfaitement vraie dans ce qui concerne ce qui est réellement en notre pouvoir, ce qui nous appartient en propre. Ainsi, nous voulons faire mouvoir notre bras, nous le pouvons; nous voulons modérer notre colère, il suffît d'y penser, pour nous calmer.

Avec une attention continue, un exercice constant, nous pouvons aussi bien rendre nos doigts agiles que plier notre caractère.

Cela ne dépend absolument que de notre volonté, et il est absurde et faux de dire: «Je suis comme ça! je n'y puis rien!»

CHAPITRE VIII

RÈGLEMENT DE LA JOURNÉE D'UN ENFANT A L'ÉPOQUE DE SON INSTRUCTION.

Je ne saurais trop le répéter il ne faut pas songer à élever un enfant sans s'en occuper beaucoup, et c'est bien là le motif qui décide tant de mères à mettre leurs enfants en pension. Elles ne veulent ou ne peuvent s'en occuper. Les mères qu'un travail matériel ou intellectuel, mais nécessaire, retient, sont tout à fait excusables; et ce n'est pas elles que nous blâmerons. Mais je ne puis m'empêcher de m'étonner, et de juger un peu sévèrement, ces jeunes femmes instruites, possédant tous les talents et toutes les connaissances utiles, n'ayant rien à faire, toute la journée, que pianoter, broder, faire des visites et en recevoir, et qui se dérobent au soin d'élever leurs enfants, de les instruire, sous le prétexte qu'elles n'ont pas le temps ou que leurs enfants ne leur obéiraient pas et qu'elles n'obtiendraient aucun bon résultat. C'est un peu vrai, parce qu'elles ne sauraient pas ou ne voudraient pas s'y prendre comme il le faut.

Une des principales causes réside dans l'irrégularité que les mères, les femmes du monde, apportent, ou apporteraient à l'instruction de leurs enfants; il est indispensable, pour obtenir un bon résultat, que les heures du travail soient absolument régulières; pour n'importe quel motif on ne doit permettre de dérogation à ce principe. «Oh! maman, je t'en prie, une toute petite fois… laisse-moi sortir à cette heure-ci; je ferai mon devoir quand je rentrerai, ou demain.» Il faut savoir être inflexible. C'est l'heure du travail, elle doit être observée; mais pour cela il faut aussi que la mère elle-même soit exacte. Si, par exemple, elle dérange l'enfant dans sa récréation pour lui donner sa leçon, sous prétexte qu'une occupation quelconque l'empêchera plus tard, ou si elle n'est pas prête à l'heure fixée et qu'elle fasse attendre son élève, elle n'aura jamais qu'une enfant grognon, inattentive, fatiguée. Le caprice gâte le caractère d'un enfant.

Les enfants doivent se lever matin, et, sous aucun prétexte, on ne doit les faire ou les laisser veiller. Je blâme énergiquement les parents conduisant aux théâtres des fillettes au-dessous de quatorze ans, et même toutes celles qui n'ont pas fini leur éducation. Au reste, c'est une erreur de croire que les enfants s'amusent au spectacle; ils croient qu'ils s'y amuseront, parce que c'est le fruit défendu; mais une fois qu'ils y sont, ils s'y ennuient, ne comprenant pas les finesses de la pièce; ils luttent en vain contre la fatigue et finissent par s'endormir sur le rebord de la loge. Il n'est rien de plus triste, de plus anormal que de voir s'endormir, à un grand théâtre, un pauvre enfant qui dormirait bien mieux dans son lit, et qui en revient blasé sur un plaisir dont il se promettait tant de bonheur avant de l'avoir goûté. N'oublions pas qu'il vaut mieux désirer qu'être rassasié!

Voici un règlement pour la journée d'une fillette, que j'ai vu suivre avec d'excellents résultats, et dont la plupart des articles sont indispensables à une bonne éducation:

Lever à six heures du matin en été, sept heures en hiver, dans une chambre sans feu. L'enfant fait son lit et sa chambre ou aide à les faire dans la mesure de ses forces. Ablutions à l'eau froide ou, par les grands froids, légèrement dégourdie.—Déjeuner léger, pain rassis, lait chaud ou bouillon.

—L'enfant doit se mettre à l'étude à huit heures du matin en été et à huit heures et demie en hiver. Commencer par apprendre les leçons par cœur. Bien des personnes prétendent qu'on retient mieux en apprenant avant de se coucher et en dormant par-dessus; d'autres que la mémoire est moins fatiguée le matin. On peut essayer et même employer les deux moyens, mais le matin l'emporte généralement. En été, les enfants peuvent apprendre leurs leçons au jardin, au grand air, c'est encore meilleur; les études sérieuses durent jusqu'à dix heures et demie. Puis une heure et demie d'arts d'agrément: dessin, langues étrangères ou piano, en alternant un jour sur deux.—A midi, déjeuner à la fourchette et récréation. Le déjeuner doit se composer d'une côtelette ou beefteak grillé, œuf, légumes verts, puis d'un fruit pour dessert. Jamais de vin pur ni café. Le chocolat quotidien ou trop fréquent échauffe.—De une à deux heures, piano, puis devoirs écrits; au moment de goûter, à 3 heures, une demi-heure de repos; le goûter se compose d'une tartine de fromage blanc ou de confiture et d'un verre d'eau.—Reprise des devoirs jusqu'à 6 heures. Dîner, menu des parents ou à peu près. Le soir, piano, travail à l'aiguille; lectures, dictées.—Neuf heures sonnant, coucher dans une chambre sans feu, aussi froid qu'il fasse; l'enfant sera bien couvert dans son lit, qui ne sera jamais chauffé. Avant de se coucher, il peut boire un verre d'eau sans sucre, mais avec de la réglisse ou une pastille à la menthe.

Les heures de la promenade et des différentes études seront changées selon les saisons. En été, la sortie aura lieu de préférence entre 8 et 11 heures du matin; bien des leçons peuvent se donner dehors, comme celle du travail à l'aiguille; en vue des leçons dehors, on prolonge la durée de la sortie. En hiver, la sortie aura lieu après le déjeuner de midi. Pour les enfants qui sont élevés en pension, la promenade est remplacée par la récréation, ce qui vaut beaucoup mieux. Les mères qui élèvent leurs enfants chez elles doivent s'efforcer d'établir cet état de choses; c'est-à-dire ne pas habituer leurs enfants «à la promenade tous les jours», mais les mener jouer et courir une heure avec de petites compagnes.

Les jeunes femmes à Paris ne deviennent si coureuses, c'est le mot, que parce que leurs mères ont cru obligatoire de les faire promener des heures entières avec leurs gouvernantes. Elles ne peuvent plus se passer des promenades sempiternelles. Jouer, c'est encore s'occuper; se promener, arpenter dix fois les Champs-Elysées, les bras ballants, c'est être oisif; de plus, c'est éreintant, les promenades étant rarement plates. Il ne faut pas qu'une enfant regarde la promenade comme indispensable à sa santé, autrement elle se croira perdue dès qu'elle ne pourra pas sortir.

Je connais une jeune femme qui a été tellement habituée à sortir tous les jours quelque temps qu'il fasse, pendant qu'elle était enfant, qu'une fois jeune fille elle a cru cette promenade indispensable à sa santé; le médecin avait répété tant de fois devant elle qu'il fallait qu'elle fît un exercice quotidien au grand air, qu'elle s'est persuadée qu'elle était très malade quand elle ne le faisait pas et que sa vie était en péril. Elle fourbissait, s'il est possible de s'exprimer ainsi, toutes les institutrices, gouvernantes, femmes de chambre qu'on mettait pour l'accompagner, car sa mère avait dû renoncer à cette tâche. Maintenant qu'elle est mariée, précisément avec un homme peu marcheur, du matin au soir elle est dehors, par tous les temps, seule, sous le prétexte de faire de l'exercice. Mais, chose étrange, ces jeunes femmes si sorteuses, si marcheuses, ne le sont plus, ou du moins ne sont pas disposées à l'être lorsqu'il s'agit de promener leurs enfants! Elles courent de côté et d'autre, à tous les points de la ville, toute la journée, pendant qu'à une étrangère sont confiés ces précieux trésors!

Mais revenons à notre règlement. Il ne faut pas trop morceler les heures de travail, sous prétexte de repos; autrement l'enfant a à peine le temps de se mettre au travail qu'il se trouve dérangé. Les heures les plus mauvaises, car on est accablé par la chaleur et la fatigue, sont de quatre à six heures; aussi doit-on réserver un travail peu fatigant pour ces heures, la musique par exemple. Le dessin, demandant un grand jour, doit se faire plus tôt. Il suffit de travailler les arts d'agrément tous les deux ou trois jours; le piano seul demande à être pratiqué tous les jours. Trois heures d'étude bien employées suffisent pour faire une virtuose, et une heure à la fois seulement, si l'on veut. Une heure de gammes, une heure d'étude, une heure de morceaux d'agrément. De chacune de ces deux dernières heures, une demi-heure sera consacrée à déchiffrer.

Le piano est très hygiénique avant et après le repas; il repose l'intelligence, dont une occupation trop active fatiguerait la digestion. Bien des jeunes filles font des gammes en lisant. C'est trop machinal, et aucune des deux choses ne profite. D'autres se font coiffer pendant qu'elles font des gammes. Comme une jeune fille doit se coiffer elle-même selon notre manière d'élever les enfants, ceci n'est donc pas admissible.

La gymnastique et la danse se placent dans les heures de récréation.

Les enfants que l'on mène au cours n'ont pas besoin de sortie spéciale, mais il leur faut néanmoins une récréation avec des camarades.

Les langues étrangères peuvent en partie s'apprendre en même temps que le travail à l'aiguille ou les ouvrages de main. Les enfants ont tant de choses à apprendre qu'il faut utiliser les moindres minutes. Les Anglaises et les Allemandes sont très adroites en matière de petits ouvrages; une gouvernante chargée d'apprendre ces langues pourra donc, en même temps, démontrer les travaux et aussi promener les enfants. A Paris, on a, pour les fillettes élevées dans leurs familles, presque universellement adopté les cours. Une gouvernante étrangère, connaissant assez le français pour servir de répétiteur, est parfaite, si la mère ne veut pas se consacrer entièrement à l'éducation de ses filles.

Car il n'y a pas de milieu: ou il faut s'en occuper presque exclusivement et renoncer au monde, à ses plaisirs, ou ne pas s'en mêler.

Comme il est impossible d'apprendre tout à la fois et que les heures du jour n'y suffiraient pas, il faut savoir faire un choix dans les études qui doivent marcher de front, ensuite le travail doit augmenter progressivement. A cinq ans, une enfant de force ordinaire peut commencer en même temps la lecture, l'écriture et la musique: la mémoire s'exercera sur de petites fables. Aussitôt qu'elle saura écrire, on commencera les petits devoirs, la grammaire, l'histoire, la géographie, un peu de calcul, un peu de travail à l'aiguille et une langue étrangère. Une fois entré en pleine période de l'instruction, c'est-à-dire de huit à quatorze ans, on appuiera surtout sur la langue française, l'histoire; la préparation à la première communion prend beaucoup de temps, s'il est permis d'appeler temps perdu les leçons qu'on reçoit au catéchisme; les analyses sont d'excellents devoirs de style.

Les arts d'agrément doivent être de préférence laissés de côté pendant cette période. Les quelques heures consacrées au dessin, par exemple, risqueraient fort d'être perdues. On peut à tout âge apprendre à dessiner ou à parler l'anglais; il serait ridicule de ne pas connaître la grammaire à quinze ans, et le mécanisme du piano s'obtiendrait difficilement à cet âge. Lorsque la fillette est devenue jeune fille, qu'elle a franchi les principales difficultés de l'instruction, que son intelligence développée, son jugement formé, lui permettent de saisir plus promptement, de travailler plus sérieusement, alors de pianiste elle devient musicienne, ses doigts ont conquis l'agilité nécessaire au mécanisme, son goût va se former. Elle apprend la peinture, elle se perfectionne dans les langues étrangères et dans les branches de l'instruction si intéressantes qu'elle a effleurées surtout pendant les vacances, la botanique, l'histoire naturelle, les littératures étrangères, etc.

Je termine ce long chapitre, dont le sujet est cependant bien loin d'être épuisé et sur lequel j'aurai occasion de revenir, en appuyant surtout sur la nécessité d'apprendre à la jeune fille à rester chez elle, à s'occuper chez elle, à savoir se dispenser de sortir, même pendant plusieurs jours de suite! Pour combien de femmes ceci semblera une énormité! Combien j'en connais à Paris, qui me disent d'un air tout à fait candide:

—Oh! moi, je sors très peu; il m'arrive très fréquemment de ne sortir que deux fois par jour!

Le règlement que j'ai donné pour la journée d'une petite fille a pu paraître sévère, et cependant je dois reconnaître qu'il n'est que juste, et la plupart des parents sensés le reconnaîtront tel. On ne saurait trop appuyer sur un régime hygiénique très sévère.

Il y a surtout quelques points précisément hygiéniques sur lesquels il est nécessaire de revenir, afin d'attirer de nouveau l'attention sur leur urgence: le lever tôt et le coucher tôt, les soins de la chambre, et l'éloignement du feu. Un enfant qui se remue n'a jamais froid; d'ailleurs, il est préférable de le couvrir chaudement, de lui mettre de bons bas fourrés et des corsages de laine, que de l'habituer à s'approcher du feu, si l'on ne veut avoir un petit être étiolé, fané et ridé.

Aussitôt qu'une température modérée arrive, un enfant doit aller bras, jambes, cou et tête nus. La tête principalement doit être tenue à l'air autant que le soleil le permet, et le chapeau doit être aussi léger que possible. Un pantalon court et fermé est indispensable à toute petite fille, autant par hygiène que par décence. On peut le faire en flanelle ou en finette en hiver. Il n'est rien de plus sale et qui indique un enfant mal tenu que les bas mal tirés; cependant il arrive souvent qu'on doive entamer une vraie lutte avec ces chers petits démons pour obtenir ce résultat. Mais l'on doit être inflexible sur ce point. La jarretière doit être en élastique et mise au-dessus du genou; mais un moyen très employé et préférable, c'est d'attacher le bas au corsage de dessous, au moyen d'un long ruban. Les chaussures fortes, à semelles épaisses surtout, ni larges ni étroites, maintiennent le pied et empêchent qu'il ne se déforme. Si l'on permet des talons, ils doivent être très peu hauts et plats.

On ne doit pas permettre à une petite fille de rester en robe de chambre et en pantoufles pour prendre ses leçons.

La nourriture d'un enfant doit être simple et fortifiante, jamais excitante ni stimulante; les piments en sont exclus, ainsi que le café, le thé, le vin pur, les liqueurs. Les sucreries méritent aussi l'expulsion et les farineux s'y trouveront mélangés en petite quantité. De la viande rouge saignante, un peu de viande blanche et du poisson, des légumes aqueux et rafraîchissants, du bon bouillon, du bouillon froid en été, du pain, de bons fruits, jamais ou fort rarement de la charcuterie… On voit qu'ils ne sont pas très à plaindre et que leur menu est déjà assez varié.

Le grand air est leur meilleur apéritif, et ils ne doivent pas en avoir besoin d'autres. Au reste l'éducation est pour beaucoup dans la santé d'un enfant, l'éducation morale aussi bien que l'éducation physique. Les enfants deviennent souvent irritables, nerveux, souffreteux, parce qu'ils sont entourés de trop de soins, qu'ils entendent trop répéter autour d'eux: «Il est si délicat! ça lui fera mal! Il ne faut pas le contrarier, il est nerveux! Il faut lui céder!

L'enfant qui entend ces choses est perdu comme caractère; il ne guérira jamais de la maladie morale qu'on lui inculque; il se croira tout permis, colère, attaque de nerfs, vapeurs, il deviendra bientôt une véritable petite-maîtresse, un tyran. En éducation, le mal est difficile à réparer; on compare souvent l'enfance à une jeune plante, c'est tant qu'elle est jeune qu'il faut la redresser, le moindrement qu'on attende ce sera trop tard, il y aura à craindre de la briser, et il faudra bien plus de ménagement et de temps.

L'habitude a une grande influence sur la santé. On s'habitue au froid, à la chaleur, à la fatigue, au repos. Habituez donc vos enfants de bonne heure à une vie dure, mais qui ne leur semblera pas telle.

A propos de gymnastique, sujet toujours actuel quand il s'agit d'enfants, il est quelques règles hygiéniques qu'il est bon de connaître pour les observer. On doit se livrer à cet exercice de préférence avant le repas, afin de ne pas troubler la digestion et en même temps d'exciter l'appétit. Il faut remarquer que la large ceinture qui accompagne le costume à cet usage, n'est pas simplement un ornement dicté par la mode; elle doit serrer la taille pour maintenir les reins de façon à préserver de faux mouvements. La personne présidant aux exercices de gymnastique doit les faire ralentir et modérer vers la fin du temps qui leur est consacré, au lieu de s'arrêter brusquement, afin que l'effervescence dans laquelle les enfants se trouvent se calme peu à peu. Si les enfants sont en transpiration, on les fera changer de linge après un moment de repos, et s'être essuyés, frottés fortement même, avec une serviette spongieuse.

CHAPITRE IX

ESSAIS SUR L'ÉDUCATION DES GARÇONS.

I

Presque tout ce qu'on a écrit sur l'éducation des enfants concerne notre sexe; le chef-d'œuvre de Fénelon n'est-il pas encore intitulé l'Éducation des filles? C'est qu'on prétend, à juste titre, que ce sont elles qui sont appelées à élever les hommes; mais ne serait-il pas bon alors de se préoccuper, non seulement de leur en fournir les moyens, mais encore de leur apprendre à s'en servir?

Lorsqu'il naît un petit garçon dans une famille, c'est toujours une grande joie; souvent même on voit les jeunes mères en concevoir plus de plaisir que de la naissance d'une petite fille, et reporter sur lui la plus grande part de leur affection. Cependant, depuis son enfance, où la mère est obligée de masculiniser son propre caractère pour ne pas lui donner une éducation efféminée, jusqu'à l'époque où il s'émancipera tout à fait, elle aura à subir des appréhensions continuelles.

Pour l'éducation physique d'un garçon, il faut qu'elle s'arme d'énergie et de courage; dès son bas âge, il est essentiel de l'habituer aux exercices du corps, et aussi aux luttes et aux périls. Il arrive presque toujours malheur aux enfants qu'on entoure sans cesse de précautions et de craintes. Il ne faut jamais les arrêter dans un acte de bravoure et de témérité, et plutôt leur apprendre à se défendre qu'à éviter; car une éducation mâle, en formant des membres robustes, une forte santé, formera aussi un caractère droit et énergique; il est rare de voir des hommes grands, agiles et bien portants, ne pas être francs, loyaux et fiers, tandis que les corps chétifs, efféminés, mal conformés, renferment pour la plupart des esprits tortueux, timorés, enclins à la bassesse et à la platitude. Une mauvaise santé produit généralement un caractère inquiet et indécis. L'homme doit pouvoir résister aux attaques de tous genres que la vie lui réserve, et c'est à son éducation qu'il devra les forces morales et physiques qui lui permettront de supporter la lutte. La mère doit donc se résigner à le voir s'exposer à certains périls, à se séparer de lui, à le confier à des mains qui lui paraîtront bien rudes.

L'instruction hors le toit paternel est indispensable pour les garçons. Quelque fortune qu'ils aient, il faut absolument qu'ils s'habituent aux poussées des camarades, aux légères humiliations, aux privations qui leur seraient épargnées à la maison.

Dans un bon collège, l'égalité règne en souveraine, aucune distinction n'est tolérée, excepté celle du savoir aux salles d'étude, et celle de la force et du bon naturel aux récréations. Les bouderies, la vanité, n'y sont point supportées. Les angles d'un caractère aigu s'émoussent forcément au contact journalier des indifférents. Les plaintes sans motifs, les exigences, les doléances inspirées par la paresse et l'amour du bien-être ne rencontrent point l'oreille indulgente de la tendre mère, toujours prête à s'effrayer. La nature de l'enfant se conforme à ce régime au physique comme au moral, et il n'en apprécie que mieux les douceurs de la maison paternelle lorsqu'il y revient; il n'en chérit que davantage ses parents, parce qu'il a été privé de leurs soins et de leur affection. Un jour viendra où l'enfant devenu homme éprouvera de tout autres sentiments, jour néfaste, où son cœur semblera pour quelque temps se fermer à l'amour filial pour s'ouvrir à une autre affection, qu'il regrettera plus tard, mais qui pour le moment semble absorber son être tout entier. C'est celui où des étrangères quelconques, d'autant plus aimées qu'elles en sont moins dignes, accapareront sa confiance, son argent. La pauvre mère, ayant à peine le droit alors de donner un conseil, sera obligée de feindre, d'ignorer, et n'osera plus demander à son fils: D'où viens-tu? pour ne pas le forcer au mensonge.

Avec sa fille, la mère éprouve l'ineffable consolation de diriger ses affections, d'être la confidente du réveil de son cœur, d'assister aux douces émotions d'un amour pur et avouable. Et cependant les conseils maternels sont aussi nécessaires au fils qu'à la fille, car il est exposé à autant de dangers, quoiqu'ils ne soient pas du même genre.

Savoir conserver de l'influence sur son fils est, sans contredit, le but à quoi tendent toutes les mères; peu réussissent à l'atteindre, quelques moyens qu'elles emploient pour y arriver, et celles qui l'atteignent savent rarement s'en servir pour le bonheur de leur enfant.

Lorsque le petit garçon est encore tout jeune, la mère doit commencer à s'en faire tendrement aimer. Au père, qui doit conserver intacte son autorité, est réservée la sévérité quelquefois inflexible. La mère, au contraire, représente l'indulgence, la mansuétude; c'est elle qui implore le pardon, adoucit les rigueurs paternelles; c'est elle qui console l'écolier, qui fait parfois les pensums, qui accueille les confidences de l'adolescent. C'est à elle, si elle tient à bien diriger son fils, qu'il appartient de préparer le terrain où viendront s'ébattre les passions humaines.

Bien des mères s'imaginent mieux conserver leur fils pour elles, ou contribuer davantage à son bonheur futur, en agissant comme cette Nany, dans la pièce de ce nom, représentée au Théâtre-Français; c'est-à-dire en faisant un égoïste, incapable d'un attachement profond; en brisant son cœur, en détruisant ses illusions et son enthousiasme pour notre sexe. Le résultat le plus prompt de cette éducation est de faire des parents les premières victimes; chaque fois qu'ils détruisent le cœur de leur enfant, ce sont eux qui sont appelés à en souffrir le plus.

Combien de mères croient, en enseignant à leur fils le mépris des femmes, lui assurer la conquête de lui-même et annuler tout empire du sexe féminin sur lui! ces mères ne songent pas que les passions subsistent toujours; et que si, guidées par le cœur, elles peuvent être nobles et avoir un but élevé, sans cœur, elles deviennent viles, et descendent sur les objets les plus bas. Pourquoi voit-on si souvent des hommes égoïstes, d'une avance sordide, n'ayant jamais éprouvé d'affection pour qui que ce soit, incapables de bons sentiments, se ruiner et commettre les plus grandes folies pour des créatures abjectes? On se dit avec stupéfaction: «C'est étonnant, il n'aurait point fait cela pour sa mère, ou pour une honnête femme, comment peut-il aimer cette créature et tout sacrifier pour elle?»

L'explication en est bien simple. Non, ils n'aiment pas; un faux amour-propre et leurs passions sont seuls en jeu. Ces hommes n'ont point de cœur; leurs mauvais instincts, dépourvus de guide, les gouvernent seuls; et les créatures qui dominent de tels hommes, ne pouvant y arriver que par des moyens pernicieux, ne sont que des êtres pervertis.

Il est donc deux choses qu'une mère doit s'appliquer à développer en son fils: le cœur et l'estime de la femme. Au lieu de lui en montrer la perversité, en croyant l'en dégoûter, elle doit lui faire considérer les êtres méprisables qui déshonorent notre sexe, comme des exceptions, trop hideuses pour s'y arrêter longtemps, et diriger sans cesse ses regards sur celles qui sont chastes et vertueuses comme étant les seules dignes d'attention.

S'il est besoin, pour les enfants des deux sexes, que les parents soient infaillibles, c'est encore plus indispensable, s'il est possible, pour la mère qui désire conserver quelque ascendant sur son fils. Il est essentiel qu'à ses yeux elle soit entourée d'une auréole de sainteté et de vertu, afin qu'il ne perde pas toute confiance dans le bien; mais il ne faut pas qu'elle soit trop sévère, de peur qu'il ne craigne de s'épancher dans son sein.

—S'il a un cœur sensible, il souffrira, m'objectera-t-on.

Non; souffrir de trop aimer est encore jouir; combien seraient heureux de sentir leurs cœurs palpiter au prix même de quelques souffrances! Quelle émulation pour de nobles ambitions on y puise! quel intérêt pour la vie!

Et lorsqu'il rapportera à sa mère son pauvre cœur meurtri, ce sera le moment de lui faire comprendre que, parce qu'il a rencontré une femme méprisable, elles ne le sont point toutes; qu'avec une épouse chaste et pure il n'aura point de déceptions ni de désillusions, car le but principal d'une mère doit être d'amener son fils au mariage; non à un mariage de convenance, qui laisserait son cœur inoccupé, et lui apporterait seulement plus de fortune et de liberté pour satisfaire des goûts de dissipation, mais vers un mariage d'inclination, qui le retiendra à son foyer. Que de mères imprudentes, n'ayant en vue que leur ambition, éloignent leurs fils de celle qu'ils choisiraient, et les jettent ainsi, par l'isolement de sentiments purs où elles les forcent à vivre, dans le libertinage et la dépravation! Il est à remarquer, quoi qu'en puissent dire quelques esprits forts, que les jeunes gens mariés de bonne heure et suivant leur cœur, sont les plus rangés et les plus heureux, tandis que ceux qui ont été contrariés dans leur première inclination, qui d'ordinaire est toujours honorable, ou se sont jetés dans la débauche, ou bien ont fait des mariages d'argent et n'y ont trouvé ni bonheur ni gloire. Que de malheurs irréparables, que de crimes même, arrivent par suite d'unions mal assorties!

Pour préserver son fils de la mauvaise société, une mère saura sacrifier ses goûts, ses habitudes les plus chères; elle rendra son intérieur aussi gai que possible, afin qu'il s'y plaise; elle fera bon accueil aux amis de son fils, attirera de jolies et vertueuses jeunes filles, des femmes aimables et distinguées. Les relations avec les femmes du monde n'ont jamais, en les mettant même au pis, des suites aussi néfastes pour l'avenir d'un jeune homme que celles avec la mauvaise compagnie, sans parler des habitudes vulgaires et triviales qu'il puise dans cette dernière.

De même que j'ai dit au commencement qu'un homme doit apprendre plutôt à vaincre le danger qu'à l'éviter, il faut aussi lui enseigner plutôt à gagner de l'argent qu'à l'épargner. La générosité et le courage, l'amour et le travail marchent de pair. N'est-il pas odieux de voir des hommes lésiner et rapiner quelques sous sur les besoins de leurs familles ou sur leurs aumônes, et passer leur vie, les bras croisés, sans utiliser cette force et cette intelligence que Dieu leurs a données! L'occupation est une loi pour un jeune homme, quelque fortune qu'il ait.

La tâche des mères est donc délicate et difficile à remplir, autant que noble et douce; s'il est vrai que ce soient elles qui élèvent les hommes, que devons-nous penser, en voyant notre génération actuelle de jeunes gens? Âpres au gain et débauchés en même temps, reniant la vertu de notre sexe, sans s'apercevoir qu'ils blasphèment, qu'ils oublient qu'ils ont une mère et des sœurs, qu'ils auront une épouse et des filles; efféminés, fanfarons du vice, blagueurs devant les faibles, plats et vils devant ceux qui crient plus fort qu'eux, ne croyant qu'au mal, regardant le bien comme une illusion; voilà les plaies hideuses qu'il appartient aux jeunes mères de guérir, en élevant leurs fils en véritables hommes, lesquels, à leur tour, par leur contact, régénéreront les femmes; car tout se suit et s'enchaîne en ce monde. Les mauvais hommes font les mauvaises femmes; mais les mauvaises mères font les mauvais hommes. Ce sont ces mères inconséquentes, ne voulant déroger en rien à leurs préjugés, à leurs manies, à leur égoïsme, qui nous élèvent ces époux sans cœur, lesquels cherchent en vain le bonheur où leur mère le leur a montré, uniquement dans l'amour d'eux-mêmes, et ne l'y trouvent pas.

Quand un fils délaisse sa mère, c'est toujours de la faute de celle-ci; c'est souvent parce qu'elle a trop brusqué ses inclinations, et qu'il reconnaît plus tard l'égoïsme des doctrines dont elle l'a imbu, et qui ont causé son malheur. La mère a donc le plus grand intérêt à marier de bonne heure son fils avec une jeune fille aux habitudes simples; il lui sera plus facile alors de le retenir près d'elle; les petits-enfants arrivent bientôt, et forment l'entourage le plus charmant et le plus doux auquel une femme âgée puisse aspirer, en place de l'isolement où les plaisirs du jeune homme la laisseraient indubitablement.

Pendant que le professeur cultive l'esprit du jeune garçon, que le père lui apprend ses devoirs envers la société et envers lui-même, c'est à la mère qu'est dévolue la tâche de lui former, dès son enfance, un corps robuste, et plus tard une âme énergique et sensible qui lui permette d'être heureux toute sa vie, que la fortune lui réserve ses sourires ou ses rebuts.

II

Pendant que le ministre de l'instruction publique et les savants s'occupent de réformer l'instruction de nos fils au lycée et de modifier les méthodes, à nous, mères, il appartient de nous occuper de leur éducation, et non seulement de leur former le cœur, mais aussi les manières, la tenue, le caractère; c'est à nous de leur apprendre à vivre dans le monde, dans celui de la famille et dans celui de la société.

«J'ai connu un homme, a dit Diderot, qui savait tout, excepté dire bonjour et saluer; il vécut pauvre et méprisé.» Cet exemple se retrouve tous les jours. Chaque être humain n'est pas doué au même point d'un esprit analysateur; le temps manque parfois aussi souvent que le moyen, et c'est pour cela qu'on aime à trouver dans un livre, un journal, une publication quelconque, le résumé, la quintessence des observations que l'écrivain a faites à votre place. En rencontrant des jeunes gens aux manières polies et réservées, à l'abord sympathique, à l'extérieur je ne dirai pas beau, car la perfection des traits ne fait rien à la distinction, mais soigné et élégant, n'importe dans quelle position ils se trouvent, aux habitudes nobles, aux sentiments chevaleresques, et en voyant d'autres, à leur côté, sauvages, gauches, butors, malpropres, je me suis enquise de la cause de cette différence et je l'ai toujours trouvée dans l'éducation maternelle qu'ils avaient reçue.

Le jeune garçon élevé par une mère qui s'en occupe, lorsqu'il est enfant, puis pendant les sorties du collège, chaque fois qu'il revient à la maison, est toujours plus doux et moins brutal qu'un autre.

C'est à tort qu'on s'imagine qu'une éducation par les femmes effémine un homme; cela n'a pas lieu, du moins lorsqu'elle est bien dirigée. C'est une erreur de croire qu'un jeune homme, parce qu'il jurera, cravachera sans pitié son cheval ou son chien, boira de l'absinthe et toute espèce de liqueurs fortes, ne fréquentera que les estaminets, les clubs, en aura plus de courage et d'énergie.

Les femmes n'empêcheront jamais un garçon de devenir fort et courageux, car elles détestent la pusillanimité. Sans être ni une Spartiate, ni une mère des Gracques, je ne crois pas qu'il y ait eu, pendant la dernière guerre, une mère qui ait empêché son fils d'aller se joindre à ses frères d'armes. La mère endure mille douleurs, son cœur saigne par mille plaies, mais elle aime mieux donner sa propre vie que de voir le fruit de son sein atteint dans son honneur! Quelle est la mère, la sœur ou l'épouse qui voudrait que son fils, son frère, ou son mari fût un lâche? Qui plus que nous méprise les hommes qui ne savent pas être fermes et énergiques, lors même que nous profitons de leur faiblesse? Les femmes aiment et cherchent instinctivement dans tout homme, même dans leur fils, soutien et protection. Et c'est sur la mère qui agirait autrement que retomberait plus tard en grande partie le malheureux résultat de cette éducation déplorable.

Mais c'est elle aussi qui a à souffrir cruellement d'une éducation abandonnée entièrement aux mains masculines.

L'homme, qu'il soit enfant ou adolescent, qu'il ait atteint la maturité ou la vieillesse, a toujours besoin de la femme près de lui, pour le soigner et pour le civiliser. L'homme, loin de la femme, s'abrutit; il devient féroce, sans être plus brave pour cela. Dieu, à la prévoyance de qui rien n'a échappé dans la création, n'a pas placé sans motifs un être faible et doux près de l'être fort et rude.

Une mère doit donc s'appliquer, chaque fois qu'elle a son fils auprès d'elle, à le civiliser, à lui faire envisager la fréquentation du sexe féminin sous un point de vue chevaleresque et respectueux, à l'accoutumer à la bonne société, de façon qu'il trouvé triviale, sotte et insupportable celle qui ne pourrait que causer sa perte.

Ces dernières vacances, j'ai eu occasion de voir de jeunes collégiens de quatorze ans ne pouvant parler sans accentuer leurs phrases de jurons, incapables de saluer poliment, de se tenir avec décence, et d'avoir pour leurs mères la moindre attention délicate. On se demande avec terreur quels maris ces jeunes garçons feront plus tard; quelle désillusion éprouveront les jeunes filles qu'ils auront épousées, lorsqu'au lendemain de leur mariage ils se comporteront vis-à-vis d'elles avec un manque total d'égards et de bonne éducation? Si celles-ci sont aimantes, douces, réservées, bien élevées, quelle existence mèneront-elles?

La mère est faible; elle rit d'abord de voir jouer au sacripant son fils encore baby; on lui dit: laissez-le faire; ne doit-il pas devenir un homme? Lorsqu'il est plus âgé, elle en a déjà peur, et plus tard il devient son tyran et cause sa désolation.

Une femme d'esprit et du monde me disait dernièrement: Je ne donnerai jamais mes filles à des hommes qui n'aient été élevés par une mère ou une sœur. Je me permettrai d'ajouter: Encore faut-il que celles-ci se soient donné la peine de faire leur devoir!

Un jeune garçon élevé ainsi est accoutumé à avoir mille petites condescendances, à remplir une infinité de petits soins, à subir une masse de petits caprices qu'un autre ignore. Supposons, au contraire, un orphelin, ayant passé de bruyantes récréations avec ses camarades aux salles d'étude, près de professeurs raides, secs et parfois vulgaires; si ce pauvre enfant a vu ses vacances s'écouler dans le préau solitaire et silencieux du collège, échangé plus tard contre les écoles supérieures et les cours, où, sans guide, il a pu souvent se trouver en contact avec des êtres pervertis, certes celui-là qui n'a eu pour foyer que le restaurant, pour réunion de famille que la table d'hôte, pour le conseiller et l'aimer que des indifférents et des intéressés, est pardonnable de manquer de douceur et de distinction. Et souvent il est le meilleur des deux, parce qu'il sent plus que l'autre le besoin d'inspirer de l'affection.

C'est à la mère qu'il appartient d'apprendre à son fils à saluer, à se présenter devant le monde, à faire sa cour aux dames; qui le lui apprendra, si ce n'est elle? Consentirait-elle, d'ailleurs, que d'autres se chargeassent de ce soin?

C'est elle qui, dès son jeune âge, doit policer son langage, sa tenue, son caractère; c'est à elle qu'il revient de diriger ses goûts vers ce qui est bon et noble; de lui inspirer l'horreur de ces piliers d'estaminet, de ces buveurs d'absinthe, de cette hardiesse grossière envers le sexe féminin que la génération masculine actuelle tend à substituer à l'ancienne galanterie française si chevaleresque et si réputée! Ah! il est vrai que celles qui l'ont laissé se perdre en ont été les premières punies; et pour réparer ce tort, elles ont cru que ce qu'il y avait de mieux à faire était de mettre l'éducation des filles à la hauteur de celle des garçons; et afin qu'elles ne fussent plus choquées par la brutalité et le sans-gêne de ceux-ci, de les rendre elles-mêmes cavalières et vulgaires.

Si nous n'opposons une digue énergique à ce torrent de laisser-aller et de mauvaises façons qui nous envahit, la politesse, la galanterie, le bel esprit, qualités éminemment françaises et que nous nous enorgueillissions tant de posséder, cesseront bientôt de briller parmi nous. Ce sont elles, cependant, qui firent du siècle de Louis XIV le plus grand de l'ère chrétienne, en nous amenant des mœurs douces et civilisées, en produisant les plus grands génies littéraires et artistiques, et en rendant nos armées victorieuses. Oui, même cela, et surtout cela, j'ose l'affirmer, car le soldat chevaleresque qui veut se rendre digne des éloges de sa dame, fait des prouesses de valeur; il craint moins la mort lorsqu'il sait qu'il sera pleuré et regretté.

Je connais plusieurs jeunes femmes de la même famille; distinguées et remarquables sous tous les rapports, qui ont formé une ligue contre l'envahissement dans les salons et la famille des mœurs d'estaminet. Le cigare est éloigné, les expressions trop énergiques sont soigneusement prohibées. Elles ne supportent aucun laisser-aller en leur présence; elles admettent la repartie fine, spirituelle, le demi-sourire, mais jamais elles ne permettront devant elles une plaisanterie dont la crudité puisse les faire rougir, une pose qui leur fasse baisser les yeux; il n'est point besoin pour elles d'entrer sur ce sujet dans des discussions pénibles à soutenir et d'argumenter; le silence gardé à propos, un froncement de sourcils, un plissement de lèvres dédaigneux, un regard d'étonnement, sont de suffisantes protestations, le but de tout homme étant de plaire aux femmes présentes; elles ont su persuader leurs maris par la douceur, l'affection, le raisonnement, et surtout par le contact de leur distinction. Elles élèvent leurs fils dans ces mêmes principes, ceux de l'homme qui se respecte.

Je n'ai jamais vu personne fuir leurs maisons à cause des obligations qu'elles imposent; au contraire, leurs réceptions sont suivies et recherchées du sexe masculin, qui les respecte, les estime et les aime davantage pour leur retenue et leur dignité, lesquelles ne diminuent en rien leur grâce et leur esprit. J'ai eu occasion de remarquer que des jeunes gens, après les avoir fréquentées quelque temps, étaient singulièrement transformés à leur avantage, tellement l'influence d'une maîtresse de maison est indéniable sur ce point.

Il est nécessaire de vaincre autant que possible la timidité d'un jeune garçon, car elle se changerait plus tard en gaucherie lorsqu'il s'agirait d'être poli, et en effronterie pour se conduire malhonnêtement; il est bon, au contraire, d'accoutumer les enfants à ne jamais manquer d'aplomb, excepté pour mal agir.

Pour les petites filles, la société des garçons est parfois à appréhender; pour ceux-ci, celle des filles est, au contraire, à désirer; si ce rapprochement risque d'éveiller chez les premières des idées de coquetterie dangereuse, il ne peut développer chez les autres que d'excellents penchants; mais il serait bien préférable qu'on arrivât à ce que cette fréquentation ne pût, comme en Amérique, amener de résultat nuisible pour aucun des deux sexes.

Un des grands écueils, en province, pour les jeunes gens, c'est d'abord l'ennui qu'ils rencontrent dans les sociétés, la plupart soumises à la monotonie d'habitudes routinières et dépourvues de tout attrait intellectuel; puis l'espèce de cordon sanitaire que les mères forment autour de leurs filles, qui ajoute, parfois, à l'insipidité de ces dernières. Les jeunes gens ne trouvant dans le monde aucun intérêt, aucune bienveillance, aucun plaisir, prennent en dégoût les visites et les soirées, et se rejettent sur une compagnie plus équivoque, mais qui leur offre plus de gaieté et un meilleur accueil.

Une mère devra donc faire un choix, et conduire son fils où il puisse trouver de l'agrément en même temps que la respectabilité. Nul doute, s'il est bien élevé, empressé, galant, dans le bon sens du mot, doué de petits talents de société, s'il a appris à se rendre utile et agréable auprès des femmes, nul doute, dis-je, que les familles les plus prudes ne soient enchantées de pouvoir admettre un élément masculin convenable dans le cercle de leurs filles, et le jeune homme, y trouvant alors distraction et attrait, s'habitue ainsi aux mœurs du foyer domestique et de la famille.

Il faut que les mères inspirent à leur fils un grand respect de lui-même, qu'elles lui inculquent de bonne heure que la jalousie et l'envie seules font naître cette fanfaronnade du vice si pernicieuse, et qui fait tant de victimes; il faut que le jeune homme se sente avili à ses propres yeux de se montrer dans une tenue délabrée et en mauvaise compagnie.

J'ai toujours vu que les mères les plus chéries de leurs fils, et qui en recevaient le plus de satisfaction, étaient celles qui avaient été les plus fermes pendant la jeunesse de ceux-ci et avaient su en faire des hommes du monde.

Pour mon compte, je ne crois pas aux mauvaises natures dans les enfants, ou plutôt je crois que nous portons tous, en naissant, le germe des bons et des mauvais instincts, des bons et des mauvais sentiments; il ne s'agit que de développer les uns aux dépens des autres; et ce résultat dérive de la première éducation; les personnes qui affirment qu'un enfant se corrigera en grandissant sont dans la plus grande erreur. Plus le mauvais penchant sera développé, plus on aura de peine à le réprimer.

Souvent les défauts d'un enfant sont éveillés par la nourrice, puis par la bonne; et si, à la place de celles-ci, c'était une mère intelligente et dévouée qui présidât au réveil de son intelligence, ce seraient des qualités qu'on verrait éclore à la place des défauts.

C'est dès le plus bas âge, on ne saurait trop le répéter, que doit commencer l'éducation d'un enfant. Les premières impressions que cette nature malléable reçoit sont ineffaçables, et cela prouve derechef l'erreur de ceux qui disent: Cet enfant est trop jeune pour comprendre ceci ou cela. Il ne comprend pas, il ne raisonne pas, il ne peut juger ni discuter ce que vous lui dites, ce que vous exigez de lui! C'est très vrai, mais ce n'est qu'un motif de plus pour que cela s'imprime en lui d'une manière indélébile. Les habitudes du collège, et plus tard de l'étudiant, viendront essayer de chasser les premiers principes, mais ils trouveront ceux-ci enracinés; ensuite la mère continuera son œuvre, sans relâche, à chaque vacance, à chaque retour du jeune homme auprès d'elle et elle restera victorieuse, comme me le prouvent nombre d'exemples que j'ai sous les yeux; lorsque le contraire arrive, c'est toujours à la négligence, à la faiblesse ou à l'incapacité maternelle qu'il faut l'attribuer.

III

Il règne une singulière ostentation: l'orgueil du mal, l'amour propre du vice; nous aimons à étaler, à exagérer nos défauts; puis nous faisons une pirouette, un calembour, et nous nous admirons nous-mêmes en nous répétant: Quel esprit nous avons! Pauvres gens qui oublient ce qu'un véritable grand homme a dit: L'esprit sans le bon sens ne sert à rien.

Nous croyons tout sauvé quand nous avons répondu par une saillie ou même tout bonnement par un mot d'argot entendu dans telle ou telle comédie. Que de cervelles vides se figurent s'instruire et apprendre le beau langage en retenant les phrases et les reparties qui se récitent au théâtre!

Nos jeunes gens se corrompent le cœur autant qu'ils le peuvent, et s'ils n'y parviennent pas, ils feignent d'y être arrivés. Ils rougissent de la vertu; ce qui doit être une honte pour tout homme raisonnable leur paraît le nec plus ultra du bon genre. Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils n'inspirent que de la pitié aux gens sérieux, et qu'on a envie de leur répondre:

—Si vous êtes réellement aussi perverti, tant pis pour vous, ayez au moins le tact de nous dissimuler ces plaies de votre nature vicieuse; mais si vous vous plaisez à vous faire croire plus mauvais que vous ne l'êtes, vous êtes un fameux idiot.

Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils ne s'attirent l'admiration que de plus sots qu'eux et ne sont applaudis que par les jaloux et les envieux, enchantés de leur voir perdre le prestige qu'ils conserveraient au-dessus d'eux.

Il fait pitié, et c'est grand dommage de voir, au milieu de ces ombres d'adolescents sans cervelles, sans cœur, sans âme, sans physique même, de voir, dis-je, s'égarer parmi cette plèbe une belle et forte organisation qui se laisse envahir et ronger par cette vermine! C'est précisément aux plus magnifiques natures, aux cœurs d'élite, que le démon du mal s'acharne, les considérant comme une proie, sans nul doute, plus digne de ses efforts, et il lance après elles une armée de lutins qui en deviennent d'autant plus facilement vainqueurs, qu'elles n'ont pas les ruses et les fourberies qui pourraient les garantir contre les attaques de leurs ennemis. Ils ne combattent pas à armes égales. Ils pourraient dominer; tout leur est donné par le ciel pour avoir un avenir illustre: fortune, jeunesse, physique, intelligence, savoir, position, tout, et ils perdent, ils jettent au vent toutes ces richesses, pour tomber dans les lacets tendus par quelques marsouins!

Nous venons de traverser une époque où le bon ton, grâce à certaines pièces en vogue, a été mis à la porte de la société française, même la plus aristocratique, et il serait facile de citer telle duchesse, dont les ancêtres furent au nombre des croisés et dont la noblesse remonte à un trône, qui, la voix haute et la canne à la main, faisait des, fromages en plein Champs-Elysées. C'était à qui aurait le plus mauvais genre. Il est triste de l'avouer, le sexe féminin s'est laissé entraîner dans ce précipice avec une promptitude tenant du vertige. Qui avait été cause de cet entraînement? Évidemment des jeunes gens mal éduqués, aux sentiments bas, à l'intelligence bornée. Cette mode, car c'en était une, a eu son temps; espérons qu'elle est tombée, remplacée; répétons-le bien haut, afin que tous ses enthousiastes le sachent bien. Avec les chignons bouclés, les gardénias à la boutonnière, les vestons courts, la mode de l'air impertinent a cessé d'exister; ceux chez qui elle a laissé subsister quelques lueurs d'esprit se hâtent de l'abandonner, afin de ne pas être en retard, et d'ici peu ils nargueront qui la suivront encore. Le bon ton, les manières distinguées, le respect de ce qui est vénérable et sacré va donc revenir. L'influence du bon reprendra le dessus. Nous ne nous laisserons plus mener par des êtres qui valent moins que nous.

Mais de la généralité descendons aux détails et étudions quelques moyens pour commencer à améliorer ces manières si sacrifiées.

Lorsque nos yeux, notre ouïe, sont agréablement frappés, il est très difficile que nous ne soyons pas favorablement impressionnés et influencés. Ce n'est pas un bel extérieur, un joli visage, mais surtout la distinction et la convenance de cet extérieur qui séduisent le plus dans un homme. Il est de ces mouvements, de ces gestes qui classent de suite un homme encore plus vite qu'une femme dans la société. Celles-ci s'assimilent vite toutes les positions; il n'en est pas de même du sexe masculin. Or, quelle est la mère qui n'aspire pas aux plus hautes situations sociales pour son fils? quelle est la mère qui ne désire qu'il en soit digne? Qu'elle ne néglige donc pas cette partie de l'éducation de son enfant.

Il ne s'agit pas de leçons d'un jour, mais de conseils persévérants. S'il faut commencer, dès ses premières années, l'éducation du petit garçon, il faut aussi la continuer, même lorsqu'il est homme. C'est là précisément que la tâche devient difficile; que de fois voit-on de jeunes garçons tout à fait charmants pendant leur adolescence, dont on augure mille biens pour leur avenir, et qui, une fois échappés à la sainte influence de la mère, perdent peu à peu toutes leurs qualités et ne font que des fruits secs!

Je me bornerai à signaler d'une façon spéciale aux mères qui ont des fils, deux gestes, dont l'un est à propager, autant que l'autre est à éviter.

Le premier est un certain mouvement des jambes rapprochant les talons, qui n'est d'ailleurs que le pas de la valse. Ce mouvement est excessivement élégant et gracieux. Ainsi, pour saluer, un homme ne doit pas plier la jambe, courber le corps; au contraire, il redresse la tête, rapproche les deux talons comme s'il se mettait au port d'armes et présente légèrement le buste en avant. Tout jeune homme ayant appris la danse, la gymnastique, et ayant de la grâce, de la désinvolture dans les mouvements, saluera de cette façon. Ce rapprochement des pieds a l'avantage de rehausser la stature (chacun sait qu'en éloignant les jambes l'une de l'autre, on perd plusieurs centimètres de hauteur). En résumé, ce mouvement dénote l'homme de bonne société. Ce serait une erreur de croire qu'il est dévolu particulièrement aux tailles élevées; il sied et est propre à tous, depuis le bambin de cinq ans jusqu'à l'homme âgé, tant qu'il a assez de force dans ses nerfs pour le faire. Certes, l'homme de haute taille possède toujours une facilité et une grâce de mouvement qui lui est absolument propre, et l'on ne saurait trop la mettre en œuvre pour développer le physique d'un jeune garçon. Mais cette distinction innée, l'homme de petite taille peut parfaitement l'acquérir; il ne faut jamais oublier que tout dépend de la volonté, et que tout le bien et le mal surtout est toujours en notre pouvoir. Il en coûte parfois de la peine et de la persévérance, mais le succès qui vient couronner nos efforts est un ample dédommagement. L'être le plus laid, le plus commun, peut, en s'étudiant, en se réformant, arriver à être beaucoup mieux que celui qui se fie sur les dons de la nature et croit qu'il ne lui reste rien à faire.

Le geste à éviter,—j'ai déjà eu occasion de le signaler, mais je suis heureuse de trouver celle d'en parler encore,—c'est cette habitude du sexe masculin de mettre la main dans la poche du pantalon.

On peut être un très brave garçon et avoir cette habitude, mais on ne saurait être un homme de bonne société; de plus, n'oublions pas que les gestes vulgaires dénotent nécessairement une certaine vulgarité dans l'esprit et dans les relations.

Je connais un jeune homme tout à fait charmant, et qui tient à l'être, ayant l'excellente ambition de fréquenter le monde de la famille. Il s'applique, et l'on ne saurait que l'en louer, à avoir une bonne tenue; il y arrive. Chacun l'aime, le recherche et le préfère à ses camarades, malgré quelques défauts de caractère qui pourraient le rendre inférieur à eux, mais qui disparaissent derrière son abord agréable. Malheureusement lorsque, surtout, il est sous l'empire d'une grande préoccupation, qu'il discute, par exemple, il s'oublie et plonge avec frénésie la main dans la poche de son pantalon. Un jour qu'il déployait, au milieu d'un salon, ses petits talents oratoires et qu'il se livrait avec succès à une improvisation réussie, il se laissa aller, sans s'en douter, à ce mouvement peu gracieux. Peu s'en fallut qu'il ne perdît aussitôt tout son prestige. Hommes et femmes s'entre-regardaient tout étonnés de trouver des manières si peu conformes aux règles de la bonne société dans un jeune homme à l'extérieur si distingué et si capable, car le monde est porté à blâmer chez les autres ce qu'il pratique lui-même. Tout à coup un petit garçon de six ans vient se camper devant l'orateur et le considère fixement. Le jeune homme s'arrête en riant devant ce petit observateur en herbe.

—Qu'as-tu à me regarder, mon petit ami?

—Mais, Monsieur, tu n'as donc pas de maman? lui répond l'enfant d'un air courroucé et sérieux.

—Pourquoi cette question? repartit l'autre, un peu interloqué.

—Parce que, si tu en avais une, elle te dirait que ce n'est pas beau, dans un salon, de mettre la main dans la poche de son pantalon.

Je n'essaierai pas de dire quelle fut la honte, le courroux du pauvre jeune homme, si justement et si vertement tancé. Le petit garçon avait tort, sans doute, dans sa franchise, mais nous lui pardonnons, dans l'espoir qu'elle aura servi à corriger notre jeune héros.

IV

S'il n'est pas bon, s'il n'est pas possible même, dans l'éducation des enfants, de suivre un système relativement à leurs caractères, puisqu'il faut nécessairement modifier les moyens à employer selon ces caractères mêmes, il n'en est pas de même de la direction à donner à l'éducation concernant leur avenir et leur position sociale. Le choix d'une carrière, pour un garçon, est une affaire sérieuse; pour une fille, on voudrait bien qu'elle n'eût que celle de mère de famille, qui est sans contredit celle qui lui revient de droit.

Il est excessivement difficile, et presque impossible, de prévoir, dès son jeune âge, quelle carrière l'enfant embrassera; on fait des projets, on a une préférence, et la plupart du temps, lorsque l'âge est arrivé, les circonstances sont changées, la roue de la fortune a tourné; toutes les précautions, les préparations, les plans se trouvent déjoués et sont devenus inutiles.

Ensuite, tel enfant qui semble turbulent, impétueux, et qu'on destinera, sur cet échantillon de son caractère, à l'état militaire, peut se modifier, sa santé devenir faible et ne plus le rendre apte au métier des armes. Tel autre qu'on voudra consacrer aux sciences ne sera doué que d'une intelligence médiocre, et toute étude trop soutenue menacera d'altérer sa santé.

Il est certain, cependant, qu'on peut disposer un enfant à la carrière que l'on désire en s'y prenant de bonne heure. On développera en lui certaines facultés, on restreindra les autres.

Pour arriver à ce but, il est indispensable, ainsi que dans toute éducation, de s'occuper d'élever ses enfants; il ne suffit pas de les faire instruire. Les malheureuses théories sur la liberté individuelle qu'on met tant en avant, portent beaucoup maintenant à respecter la soi-disant liberté de l'enfant! Pauvre petit être! mais si on lui laissait ainsi sa liberté physique et matérielle, il se tuerait bientôt, n'est-il pas vrai? puisqu'il serait sans expérience pour se prémunir du danger. De même il se tue au moral, si on le laisse libre. Il ne suffit pas de le guider, il faut vouloir pour lui.

Si on laisse germer les défauts, comment l'en accuser?

Il est vrai qu'il faut les étouffer, ces défauts, d'une certaine façon; c'est là que gît la science de l'éducation. La répression demande à être faite de telle ou telle manière, suivant la nature de l'enfant, et suivant la nature du défaut à réprimer.

Comment se fait-il que les pères avares ont presque toujours des fils prodigues? Parce qu'ils ne procèdent pas par le raisonnement, par la persuasion. Ils laissent grandir l'enfant sans lui inculquer les lois de l'économie; ils se bornent à le sevrer de toute jouissance, sans lui donner aucune compensation.

Ensuite, le prestige de l'autorité tombe, lorsque celui qui l'exerce ne sait pas se faire estimer et respecter en tous points. Pour conserver du pouvoir sur un enfant, il faut rester pour lui sur les hauteurs de la perfection. Il ne faut pas qu'un fils puisse accuser son père d'injustice, d'avidité dans le gain, d'égoïsme, etc. C'est pourquoi le père économe et rangé aura un fils économe à son tour, et le père avare aura un fils prodigue.

Dans une famille de mes connaissances, il se trouvait un jeune homme de vingt ans que son père obligeait de s'habiller avec la plus stricte simplicité, ou, pour mieux dire, presque avec pauvreté, quoiqu'il eût une fort belle fortune. Le pauvre enfant, d'un caractère un peu orgueilleux, préférait souvent ne pas aller dans un endroit public que s'y montrer ainsi vêtu; et lorsque son père le forçait à aller dans le monde, comme il ne s'y rendait qu'à contre-cœur, il y était gauche, timoré, morose. Rien ne donne de l'aisance et de l'aplomb comme de se sentir au niveau des gens qui vous entourent.

On peut juger facilement de toutes les dissensions qui devaient exister entre le père et le fils, lesquelles, depuis l'adolescence de celui-ci, ne faisaient que s'aggraver; le père redoublant de sévérité, le fils finissant par se réjouir de la perspective de liberté que lui montrait pour un temps peu éloigné l'âge avancé de l'auteur de ses jours.

Ce triste événement arriva plus tôt qu'on ne s'y attendait; mis en possession de la part d'héritage qui lui revenait, il n'eut rien de plus pressé que d'avoir des habits venant du tailleur en renom et de mener cette vie dispendieuse dont il avait été tenu si éloigné. De regrets, il ne pouvait en avoir. Il ne connaissait pas la valeur de l'argent, précisément parce qu'en ne lui en laissant jamais, il n'avait pas pu apprendre à la connaître. Son père avait toujours paru regarder cent francs une si grosse somme qu'il crut qu'un billet de mille francs devait être éternel; bientôt les dettes et la ruine s'amoncelèrent autour de lui.

Il est évident que c'est la valeur de l'argent qu'il faut apprendre à un enfant, et non l'économie, pas plus que la prodigalité. Car celui qui n'a pas conscience de cette valeur versera aussi bien sa bourse pour une superfluité, qu'il la fermera devant un besoin réel.

Mais je m'aperçois que je me suis un peu éloignée du sujet primitif de ma causerie.

Parfois, une décision prise trop tôt au sujet de la carrière d'un enfant peut étouffer une vocation véritable, un talent réel; il est difficile de reconnaître les véritables vocations, et il arrive souvent qu'on sacrifie un avenir sérieux à une chimère purement fantaisiste.

Un enfant saisit-il par hasard quelques notes d'une chansonnette, montre-t-il quelque sensibilité à la musique: aussitôt on déclare qu'il a des millions dans le gosier. Déclame-t-il gentiment une petite fable, nul doute qu'il ne puisse devenir un Talma, et s'il barbouille quelques bonshommes, il est clair qu'il possédera le talent de Rubens. Il s'ensuit souvent des discussions entre les membres de la famille, discussions qui toujours, plus ou moins comprises du petit héros, produisent sur lui l'effet le plus pernicieux. Ne cède-t-on pas, il se croit incompris, ne se met qu'avec dégoût au travail qu'on lui impose, et ne produit généralement qu'un fruit sec. Donne-t-on, au contraire, libre cours à cette prétendue vocation, le premier enthousiasme s'évanouit bientôt et il ne reste rien. On s'aperçoit trop tard de l'erreur dans laquelle on est tombé.

Le premier point à considérer pour décider de la direction à donner à l'éducation d'un enfant, est qu'elle puisse lui servir en mettant au pis les circonstances de sa vie. L'élever dans l'espoir qu'il jouira de la fortune, lors même qu'on en possède au moment où l'on prend cette décision, est un leurre; l'élever dans la conviction qu'il saura s'en faire une, conduira au même résultat.

Si l'on est dans une position médiocre ou inférieure, on doit éviter, n'importe à quel sexe il appartienne, de lui donner une éducation tendant à l'exciter à sortir de sa sphère, ce qui n'arriverait qu'à en faire un déclassé. C'est un but pratique et non chimérique qu'il faut poursuivre avant tout; les circonstances suppléeront au reste.

L'ambition de chacun dans sa sphère: voilà ce qu'il faut inspirer, sans chercher à ouvrir des horizons plus larges avant que le caractère ait assez de poids pour savoir en faire une juste appréciation. Ceci est plus spécial à l'instruction qu'à l'éducation.

Bien des pères veulent élever leurs fils au-dessus de leur niveau à eux; ils croient les rendre plus heureux en leur donnant les moyens de pénétrer dans un monde qui n'a pas été le leur. Ils n'arrivent qu'à se faire mépriser de leurs enfants, et à les exposer aux railleries de ceux qui se croient leurs supérieurs.

Le mérite personnel seul, avéré et positif, peut remplacer la naissance; une instruction incomplète mais prétentieuse qui ne sert qu'à vous faire duper, ne suffit pas, même accompagnée de la fortune.

Il est des natures exceptionnelles,—on en voit des exemples assez fréquents en Angleterre,—qui savent, tout en restant dans leur sphère, s'élever par leurs aptitudes et leurs sentiments. Le type du gentilhomme campagnard, cultivant ses terres, aimant et goûtant les beaux-arts, s'instruisant tous les jours par les lectures sérieuses, à la piste de nouvelle découvertes pour perfectionner les instruments servant à l'agriculture, mais ne cherchant pas à aller briller à la ville ni à faire partie de la Chambre des lords, est digne d'être cité. Le négociant, qui dépense généreusement sa fortune à se former une galerie des chefs-d'œuvre de nos peintres contemporains, qui fonde des prix et des pensions de retraite pour les artistes, qui possède des collections à faire pâlir d'envie des bibliophiles, mais qui passe une partie de sa journée derrière le guichet de sa caisse, sans jamais songer à toucher lui-même le crayon ou l'archet, et sans avoir la moindre prétention à envoyer sa prose pour prendre place dans les colonnes d'un journal politique, voilà un bel exemple à suivre.

Donnons donc à nos enfants une profession quelconque, serait-ce celle de sabotier, mais que ce soit une profession pratique, un métier dont ils puissent se servir en toute occasion; un jour ou l'autre, ils nous en sauront gré.

CHAPITRE X

SUR LE CHOIX DES MOYENS D'INSTRUCTION.

Dès qu'un jeune ménage voit poindre l'espoir d'avoir à élever une petite famille, la question des moyens d'éducation ou plutôt d'instruction à employer est débattue et mise à l'étude. La mère penche pour garder ses enfants auprès d'elle, le père craint la faiblesse du cœur maternel et veut les éloigner. La plupart du temps ces beaux projets et ces grandes décisions sont changées lorsque arrive le moment de commencer à instruire l'enfant. Chacun prône son dieu; les uns affirment, non sans raison, que l'instruction en commun est nécessaire au développement du caractère; d'autres vantent l'avantage de l'éducation en famille, et ils n'ont pas tort; une bonne éducation eh commun est excellente, mais comme il est très difficile de l'avoir bonne, celle de la famille est alors de beaucoup supérieure. Je pense qu'on doit essayer de réunir les deux, et cela n'offre pas autant de difficultés qu'il le paraît au premier abord. Le garçon sera gardé à la maison jusqu'à l'âge de dix ans, mais envoyé comme demi-interne au collège; de cette façon il bénéficiera des deux avantages. Plus tard, il est indispensable, pour qu'il apprenne à être homme, de le mettre absolument hors de la maison paternelle, sans l'en éloigner totalement cependant, quoique cela puisse paraître un contresens, tellement la nuance est délicate.

La petite fille a moins besoin de s'habituer à se passer des siens, mais il est bon aussi qu'elle soit initiée à la vie commune; on lui fera suivre les cours, ou bien on la placera, de neuf à douze ans, dans une bonne maison d'éducation. Après cet âge, elle ne doit plus quitter sa mère, et les cours qu'on pourra lui faire suivre suffiront parfaitement.

On peut aussi procurer à son enfant les avantages de l'éducation en commun en réunissant chez soi quelques enfants de ses amis. Je connais une famille très estimable et jouissant d'une jolie aisance, où se trouvent une fille de dix-huit ans et un petit garçon de dix ans. Les parents ont pris chez eux le fils d'un de leurs amis, qui est du même âge que le leur, et on leur amène chaque jour un autre enfant du voisinage. Ils reçoivent tous les trois les mêmes leçons, travaillent et prennent leurs récréations ensemble. En outre, la jeune fille est chargée des fonctions de répétiteur et de surveillante, ce qui lui permet de compléter ses études et l'oblige à occuper son temps d'une manière utile. Elle prend, en assistant aux leçons, quelques notions de langues mortes et des sciences positives; cette éducation par la sœur aînée présente, ainsi que je viens de le dire, plusieurs avantages, dont les principaux sont l'initiation de la jeune fille aux devoirs de mère de famille et un but sérieux à ses travaux de chaque jour.

Il est évident qu'il est fastidieux de travailler sans but; c'est un peu là le malheur des jeunes filles en général et ce qui les entraîne vers les futilités et le monde. On étudie lorsqu'on est enfant afin de ne pas être ignorant plus tard. Les jeunes gens poursuivent une carrière dans leurs études. Mais la jeune fille de dix-huit à vingt ans, dont l'instruction est tout à fait suffisante pour une femme, à qui même il est interdit d'en acquérir davantage, de franchir des échelons plus élevés sans prendre rang parmi les bas-bleus et la femme savante, quel but, quel encouragement a-t-elle? Elle étudie son piano pour briller en société; elle peint si elle veut devenir une artiste; autrement, tout ce qu'elle fait n'est guère qu'en vue de passer son temps, en attendant… quoi? qu'elle se marie ou que sa vie s'écoule peu à peu. On se fatigue vite de travailler et même de vivre en vue d'un espoir chimérique; combien plus grand est l'encouragement, lorsque le but est là tout près, et qu'on voit le résultat chaque jour!

Mais la décision sur la façon d'instruire un enfant étant prise, on n'est pas encore délivré de tout embarras; il faut choisir des professeurs ou une maison d'éducation. Dans le premier cas, une mère, ayant surtout plusieurs enfants, ne peut, quel que soit son dévouement et sa bonne volonté, les instruire elle-même. La direction d'une maison dans tous ses détails, la surveillance de sa famille, de ses domestiques et forcément ses devoirs d'épouse, ne peuvent laisser à une femme le temps de s'occuper sérieusement de l'instruction de ses enfants.

Je suis loin d'approuver celle qui les abandonne du matin au soir à une institutrice, ou à un précepteur; les récréations, les promenades, les soirées, appartiennent à la famille, mais les leçons ont plutôt à gagner à être données par des étrangers; premièrement, aussi capables que soient les parents, ne s'étant pas consacrés à l'instruction, ils ne peuvent connaître les secrets du métier de professeur; devant les enfants, il ne faut jamais faillir, hésiter, ni se tromper. Ensuite, le professorat exige une certaine habitude. Il faut d'abord une grande patience, une précision, une certaine expérience de l'enfance et des méthodes. C'est pour ainsi dire une vocation demandant des aptitudes spéciales. Les utopistes, en voulant que la mère instruise ses filles, sont donc dans l'erreur. Sauf de rares cas, le résultat ne sera jamais aussi complet que lorsque la mère s'occupe beaucoup de l'instruction et surtout de l'éducation, mais se fait aider par d'habiles professeurs.

On comprend facilement, d'ailleurs, ainsi que le dit vulgairement le proverbe, qu'il y a plus dans deux têtes que dans une; quelle que soit l'initiative que le cœur maternel puisse avoir pour former le caractère de ses enfants et pour les élever, il peut ne pas trouver les arides combinaisons nécessaires à l'instruction. Ces deux genres sont très distincts. Ensuite il y a le prestige de l'autorité, de l'intimidation, de la sévérité. La mère sera là comme répétiteur; elle atténuera les fautes, elle encouragera dans les moments de faiblesse; elle achèvera, parfois, le devoir au risque d'encourir la colère du professeur, et c'est pourquoi la mère et l'instituteur ne peuvent être une seule et même personne.

Par suite de ces considérations, il est préférable de choisir une personne s'étant déjà occupée d'éducation et ayant fait à ce sujet des études entières et complètes. Une novice en cette matière, aussi instruite et capable qu'elle soit, ne vaudra jamais ceux ayant de l'expérience. J'ai eu occasion de vérifier de visu cette assertion.

On me donna, étant jeune fille, un professeur de littérature et un professeur de musique; le premier, homme très savant et très érudit, avait rempli de hauts emplois nécessitant beaucoup de savoir, mais n'avait jamais exercé le professorat; le second était excellent compositeur, grand artiste, mais dans le même cas que le premier, eu égard à ses nouvelles fonctions. Je perdais totalement mon temps avec eux, et on dut les changer. J'ai connu une illustre maîtresse de piano, donnant d'excellentes leçons, faisant d'habiles élèves, mais incapable d'exécuter un morceau par elle-même. Elle était supérieure dans sa façon d'enseigner. Pour être professeur, il ne suffit pas de savoir, il faut encore savoir enseigner, et en outre savoir suivre le caractère de l'élève.

Il n'y a là ni manuel, ni traité qui puissent donner des règles, et dire: aujourd'hui telle leçon, demain telle autre. Il faut, avant tout, se conformer aux aptitudes des enfants, les aider, les encourager; parfois, forcer le côté faible. Ce qu'aucun livre n'apprendra non plus, c'est la patience, c'est la façon d'expliquer pour se faire comprendre des jeunes imaginations, c'est la manière de s'occuper de son élève, de prendre de l'autorité sur son esprit. Certains professeurs obtiennent souvent des mêmes enfants ce que d'autres n'ont jamais pu obtenir. Cela vient de la manière d'enseigner.

L'âge préféré pour une institutrice ou un précepteur est de vingt-six à trente-cinq ans. Plus jeunes, ils n'ont pu acquérir assez d'expérience; plus âgés, ils sont souvent aigris sur leur position, malades, fatigués, maniaques, etc. Il ne faut pas exiger qu'ils sachent tout, de crainte qu'ils ne sachent rien à fond. Or, il ne faut pas oublier que, pour enseigner, il est nécessaire de savoir dix fois plus que ce qu'on doit démontrer. Il est impossible qu'une jeune fille ayant passé ses trois examens à la Sorbonne ait pu trouver le temps d'étudier quatre ou cinq heures par jour, au moins, le piano, pour devenir une musicienne de première force, puis de consacrer des journées entières à la peinture, et en outre d'avoir pu s'exercer suffisamment dans les langues étrangères, avoir même fait les voyages nécessaires pour les connaître véritablement. C'est demander l'impossible. Une institutrice universelle peut commencer un enfant, mais bientôt des leçons spéciales sur chaque branche seront beaucoup plus fructueuses. L'institutrice restera comme répétitrice, si ce n'est pas la mère qui joue ce rôle.

Elle doit être choisie assez distinguée dans son extérieur, afin que son élève puisse la respecter et ne pas prendre de mauvais exemples; mais ses principes et ses mœurs doivent surtout être de la plus grande rigidité. La moindre coquetterie de sa part serait funeste à l'élève; un caractère léger, peu sérieux, n'est pas compatible non plus avec ces fonctions.

Ce n'est donc pas chose facile que le choix d'un professeur à admettre dans l'intimité de la famille. Lorsqu'on habite la ville, le mieux est qu'il soit externe, c'est-à-dire, arrive le matin et parte à l'heure du dîner. Et si la mère pouvait prendre sur ses autres occupations de se consacrer à son enfant depuis sept heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, il serait encore mieux de se contenter des cours et des leçons spéciales. C'est aussi le cas des familles auxquelles leurs ressources ne permettent point de trop fortes dépenses.

Quant au choix d'une maison d'éducation, le choix est encore plus difficile. On veut l'air des champs pour les petits êtres qu'on se propose d'y enfermer, et on veut en même temps la proximité de la ville, pour que l'enfant puisse jouir des leçons spéciales qui, là aussi, sont indispensables. On cherche les soins maternels, l'instruction solide et l'éducation du monde, tout à la fois.

Il y a à Paris des maisons laïques et religieuses réunissant toutes ces diverses qualités.

Les bonnes maisons d'éducation acceptent difficilement des élèves sortant d'une autre maison.

Il est excessivement important d'ailleurs de ne point changer, autant que possible, les professeurs; c'est toujours très nuisible aux progrès de l'enfant aussi bien qu'à son caractère.

Recommandons aussi à nos lectrices, quoiqu'il puisse y avoir de nombreuses exceptions, de se méfier des petites pensions, aux élèves peu nombreux, dites de famille. Généralement l'économie s'y métamorphose en mesquineries.

CHAPITRE XI

DE L'INSTRUCTION.

I

Il y a quelques années, il s'est produit un fait très singulier et qui, probablement, a passé inaperçu pour bien du monde; il avait été donné pour sujet au concours d'un prix de l'Académie, l'Instruction des femmes en général. Chose étrange, personne ne s'est présenté, ou plutôt n'a envoyé de travail, et l'Académie a été obligée de changer le sujet du concours afin de pouvoir décerner le prix.

Il semble, cependant, qu'il y ait beaucoup à dire aussi bien que beaucoup à faire sur ce sujet. C'est une étude encore neuve, car il ne faut pas remonter bien loin les siècles passés, pour trouver les femmes reléguées dans l'ignorance. Je ne parle ici qu'en général, car de tout temps il y en eut exceptionnellement de très instruites. Depuis les hétaïres de la Grèce, qui apprenaient les langues étrangères, la musique, les beaux-arts, et tout ce qui est susceptible de rendre leur conversation attrayante et intéressante pour les hommes, dont elles étaient surnommées les amies [En grec hétaïre signifie amie de l'homme.], et en passant par Marguerite de Valois, qui jouait de l'épinette, faisait à onze ans de petits discours en latin, et écrivait des lettres si charmantes à son royal frère, alors que les plus grands seigneurs se piquaient de ne pas savoir signer leurs noms, nous arrivons vite aux salons de Mlle Scudéry et de l'hôtel Lafayette. Mais ce ne sont là que des exceptions, je le répète, réservées à des femmes d'une certaine société et dans certaines positions.

Les Athéniens tenaient leurs femmes et leurs filles soigneusement enfermées dans le gynécée, où l'instruction ne pouvait leur arriver; dans le tiers-état du moyen-âge, et dans la bourgeoisie du XVIIIe siècle, on s'occupait peu d'initier les femmes aux sciences et aux beaux-arts, dont l'ère ne faisait que commencer à ouvrir réellement ses portes.

Maintenant, tout le monde a un droit égal de s'abreuver aux sources de l'instruction; la femme de la cour ne jouit pas de plus de privilèges que la simple boutiquière, et c'est cette instruction qui est le grand niveleur de toutes les classes.

Mais, depuis qu'on est plus instruit, en est-on meilleur? Je crains qu'il faille, malheureusement, répondre non. Pourquoi? C'est qu'on semble avoir pour objet de remplir la tête et d'isoler le cœur; l'intelligence absorbe l'âme, et de cet état de choses il ne faut attendre que des désastres.

«De la culture de l'esprit des femmes, a dit Shéridan, dépend la sagesse des hommes; » c'est pourquoi cette instruction des femmes mérite de nous préoccuper à un si haut degré.

L'instruction pour les deux sexes, dans quelque position qu'on soit, n'est jamais trop grande, mais c'est à la condition d'être bien dirigée.

Il semble, et on affirme, que plus on sait, plus on s'aperçoit de la profondeur de son ignorance. La jeune fille qui sort de pension à dix-huit ans s'écrie: «Je n'ai plus rien à apprendre, je sais tout; n'ai-je pas remporté tous les premiers prix?» Le savant de soixante-quinze ans, sur le bord de la tombe, après avoir travaillé toute sa vie, se dit: «Que de choses j'ignore encore! une nouvelle vie devant moi pour apprendre suffirait à peine.»

Mais, pour arriver à confesser cette grande vérité, il faut avoir pu acquérir cette profonde instruction qui la découvre à nos yeux, et que la médiocrité couvre d'un voile; tout le monde n'est pas dans la position matérielle aussi bien que morale d'y arriver; c'est donc à ceux qui savent qu'il appartient de dispenser cette richesse morale à chacun selon sa position, son degré d'intelligence et l'existence à laquelle il est destiné. C'est une erreur trop répandue de croire que cette demi-instruction qu'on reçoit au pensionnat nivelle et aplanisse tous les chemins; qu'elle donne accès dans les salons de l'aristocratie, et remplit la bourse au besoin. Ce demi-savoir ne fait, au contraire, que déclasser ceux qui l'ont acquis, les placer dans une fausse position et les mettre hors d'état d'en acquérir une meilleure.

Il est impossible que l'instruction soit la même pour tous; il est des portes qu'il vaut mieux ne jamais voir ouvertes, lorsqu'on ne doit pas les franchir; il est des horizons tellement grands que certains esprits ne peuvent les embrasser. L'égalité n'est pas plus possible en instruction qu'en fortune. Le jour où l'ouvrière jouera du piano et ira aux cours de la Sorbonne, elle rougira d'avoir les mains rouges et ne travaillera plus le soir. Or, les mains rouges et le travail du soir, c'est la vertu de l'ouvrière. Le jour où la femme du commerçant, croyant que l'instruction nivelle tout, voudra aller chanter dans le salon de la duchesse, ou causer chez le savant de l'Académie, elle négligera les livres de compte de son mari et recevra mal les clients.

Envisagée d'une façon générale, la femme n'a pas besoin d'une grande érudition; notre sexe possède une intelligence bien plus vive et plus perçante que celle de l'homme, elle sait s'approprier merveilleusement et tirer parti des moindres choses; il suffit de nous ouvrir quelques aperçus pour que, plus tard, au besoin, nous puissions acquérir ce qui pourra nous manquer; ce qu'on doit s'efforcer de nous donner, à cause précisément de nos aptitudes à tout saisir avec ardeur, c'est le contentement de notre position et la modération de nos désirs ambitieux. Ceux qui nous dirigent doivent mettre à profit nos dispositions pour nous faire approfondir une branche quelconque, qui ne soit pas seulement une futilité, mais qui puisse nous offrir un gagne-pain en cas de besoin.

Ce qui donne le plus de poids à un caractère, c'est de se savoir capable de quelque chose, c'est de sentir qu'il peut se passer des autres.

Si une instruction différente dans les détails doit être attribuée à chaque classe, il est cependant possible de la résumer dans son ensemble: la femme de tout rang, celle qui vient au monde dans une chaumière aussi bien que celle qui naît dans un palais, outre des principes inébranlables de vertu et de religion, doit apprendre, avec les notions plus ou moins élémentaires des sciences et des arts, à travailler à l'aiguille, à faire le ménage et la cuisine, et avoir une profession en rapport avec ses habitudes.

J'ai connu un père de famille qui possédait une très belle, sinon une grande fortune; sa femme savait ordonner à ses domestiques, mais non exécuter ni commander, car pour bien commander quelque chose, il faut savoir le faire par soi-même, au besoin, pouvoir le démontrer et se faire voir à l'œuvre. Comment une pauvre paysanne saura-t-elle épousseter et soigner de beaux meubles, si personne ne le lui apprend? A la campagne surtout on est exposé à avoir des serviteurs qui ne connaissent pas bien le service; comment les reprendre, si l'on ne sait pas soi-même d'où vient le mal? Chez M. B. (la famille vivait alors à Paris), à un dîner de cérémonie, le cordon-bleu, servit un jour une volaille rôtie qui n'avait pas été vidée. Mme B. n'y connaissait rien; elle témoignait sans cesse d'une ignorance terrible, indiquant à sa cuisinière des moyens ridicules d'accommoder certains plats, lui adressant des reproches hors de propos, etc. Des incidents de ce genre amenaient souvent des discussions entre elle et son mari, quoique sous tous les rapports, ils fissent très bon ménage. Ayant, plus tard, acheté une magnifique propriété à une vingtaine de lieues de Paris, ils se trouvèrent parfois, par suite de divers incidents, sans cuisinière; et Mme B. était dans l'impossibilité d'y suppléer, même par conseils à sa femme de chambre. Ce n'était pas sa faute, mais celle de son éducation.

Elle reconnaissait ses torts, seulement elle était trop âgée pour y remédier, car ce n'est pas lorsque les maladies et les soucis de la vie et de la famille sont arrivés qu'on peut changer ses habitudes et s'assujettir à des occupations qu'on n'a jamais pratiquées. Elle était parfaitement d'accord avec son mari pour élever sa fille autrement qu'elle ne l'avait été elle-même: le père voulut, dès que l'enfant eut fait sa première communion, qu'elle s'occupât de la maison, travaillant avec les domestiques dans la mesure de ses forces, et voyant ainsi par elle-même les améliorations qu'il serait bon d'introduire; on fit venir un cuisinier pour lui donner des leçons: «Je veux que ma fille, disait M. B., puisse faire une omelette à son mari, et quelques plats recherchés, s'il est malade, et préfère que la main blanche de sa femme les apprête; puis encore qu'elle sache commander ses domestiques et les enseigner.»

Il y des pensions en Belgique et en Allemagne, je crois même qu'on le fait dans quelques couvents de France, où, tour à tour, par semaine, les élèves passent à la lingerie, à la buanderie, à la cuisine, à l'infirmerie. Voilà la vraie instruction des femmes dans toutes les conditions, je le répète, avec quelques éléments d'érudition et une occupation principale pouvant leur être d'une utilité sérieuse.

Telle est, en résumé, l'instruction que doit recevoir notre sexe en général: le sujet est si grave que, pour l'approfondir, il faudrait y consacrer, non un chapitre détaché, mais un volume entier; néanmoins on peut essayer de donner un exposé succinct de l'instruction particulière inspirée par le bon sens et l'expérience, pour les filles, depuis celle de l'ouvrier jusqu'à celle du duc.

Ayant établi que l'instruction de toute femme, à quelque degré de l'échelle sociale qu'elle appartienne, doit se composer d'un peu d'érudition, des soins du ménage, et d'une profession lui permettant de gagner sa vie au besoin, il reste à définir les limites auxquelles ces différentes parties doivent s'arrêter, suivant les positions de fortune de chacune.

Nous nous occuperons, d'abord, de la classe moyenne, comme étant la plus nombreuse, et à laquelle il est laissé assez de loisir pour cultiver son esprit, tout en s'occupant d'économie domestique.

En quoi fait-on consister généralement ce qu'on appelle une belle éducation pour une jeune fille appartenant à la bourgeoisie?

On lui apprend comme principes solides de bonne conduite et de vertu, à assister machinalement, le dimanche, aux offices religieux, en toilette tapageuse, et à s'incliner imperceptiblement devant les jeunes gens de sa connaissance; puis on lui enseigne à se faire obéir et servir des domestiques, sous le prétexte de gouverner sa maison; et aussi à contraindre son caractère en société, afin de paraître une femme du monde.

Quand elle a appris, à la pension, un peu d'anglais, quelques morceaux de piano très bruyants, voire même des notions de dessin, et les petits ouvrages de main en vogue, on se déclare hautement satisfait, ne paraissant pas se douter que la femme pendant son séjour sur cette terre, ait un autre rôle à remplir que celui de briller et régner, et que les épreuves peuvent lui être prodiguées.

Hélas! chaque année a son hiver, chaque existence sa saison de tristesse; nous autres, parents, ne sommes-nous pas payés pour ne pas l'oublier?

Cette éducation ressemble beaucoup à celle que reçoit la jeune fille riche. On pousse celle-ci quelquefois un peu plus du côté des arts d'agrément; comme principes, on lui inculque, sûrement, une plus forte dose de vanité d'elle-même et de mépris pour son prochain. En gravissant le marchepied de sa calèche à huit ressorts, la petite personne est bien prête à se croire très supérieure à l'espèce humaine qui végète autour d'elle. Cette instruction ne présente que des surfaces polies et glissantes à celle qu'on a placée au sommet; rien n'est là pour lui permettre de se raccrocher; fatalement elle doit tomber dans le gouffre du vide qui l'entoure.

Il est vrai qu'on se trouve pris souvent entre deux dilemmes: entre la femme savante qui se masculinise et devient pédante, ridicule, veut dominer le sexe fort, et la femme ignorante qui est sotte, frivole, et incapable d'être une société et une compagne pour son mari, un guide pour ses enfants, un soutien pour elle-même.

Mais entre ces deux exagérations n'est-il donc pas un juste milieu? Par une instruction sérieuse, la femme ne peut-elle être initiée aux études des hommes, de façon à les comprendre et à pouvoir les écouter avec plaisir? Ne peut-elle surtout être apprise à savoir supporter l'adversité et à aider les siens à la supporter?

Ce n'est pas vers les sciences abstraites qu'il faut diriger les têtes, déjà si exaltées naturellement et si impressionnables, du sexe féminin. La femme doit être instruite, mais non savante. «L'érudition donne, même à la femme la plus aimable, une teinte apparente, parfois réelle, de philosophie hommasse qui éloigne d'elle,» a dit je ne sais quel grand moraliste.

En l'entraînant dans la politique, dans les controverses religieuses, dans le baccalauréat, comme quelques-uns veulent le faire, suivant de rares exemples d'outre-mer, c'est l'enlever à son ménage; c'est la masculiniser. Il ne faut pas confondre ces différentes directions avec la profession que je demande qu'on lui donne. Celle-ci la laisse toute à ses devoirs féminins. Elle lui est un point d'appui sur le terrain glissant de l'oisiveté dont je parlais tout à l'heure. Elle la protège et lui offre un crampon, non seulement dans ces heures où la monotonie et la régularité de sa vie la livrent à l'ennui, mais encore au jour, qui arrive tôt ou tard presque dans chaque existence, où la roue de la fortune s'éloigne de sa route.

La femme qui semble appelée à vivre dans une sphère très élevée doit, plus que toute autre, recevoir une instruction excessivement profonde; à celle-là même, on pourra permettre d'être savante, car c'est elle surtout qu'il faut préserver de cette oisiveté qui la jetterait dans la frivolité et la nullité la plus complète. Puisqu'on ne peut la stimuler en la faisant travailler pour vivre, il faut la faire travailler, si ce n'est pour son prochain, au moins pour la gloire; à tout prix il faut lui imposer une tâche, un but, lui montrer quelque chose de plus sérieux dans la vie que s'habiller, faire des visites et en rendre. A tout prix, il faut remplir le vide que laisseraient tous ses désirs satisfaits et le bien-être matériel, autour de son imagination et de son cœur; vide qui ne tarderait pas à être rempli par des caprices malsains, des énervements sans motifs, des rêves exaltés, finissant par conduire au mal ou au spleen.

A la fille de l'ouvrier, de l'artisan, du petit commerçant même, rien n'est plus funeste qu'une grande instruction, restant fatalement incomplète, laquelle est juste suffisante à lui ouvrir les yeux sur des fleurs aux corolles magiques, sans lui donner la perspicacité de percer jusqu'au précipice qu'elles recouvrent. L'instruction, comme tous les biens, veut n'être dispensée qu'avec sobriété, prudence, presque parcimonie et discernement.

Un homme doué d'une intelligence supérieure, de talents extraordinaires, peut, on a vu des exemples, s'élever au premier rang; une femme jamais! ou à de si rares exceptions qu'elles ne sont là que pour confirmer la règle; encore a-t-elle dû pour cela abandonner les privilèges de son sexe. La femme ne peut changer de position que par le mariage. Là est un grand écueil pour les jeunes imaginations.

Imbues de cette idée, les jeunes filles croient avoir le droit, ou veulent, par leur instruction, l'acquérir, de trouver ce prince des contes de fées, qui les sortira de leur position. L'ouvrière aspire après un monsieur; la bourgeoise, après un gentilhomme, et ainsi de suite.

En attendant ce bienheureux libérateur, on se pose en femme incomprise, on méprise ceux qui vous entourent, se croyant appelée à une destinée bien supérieure; en un mot, on est malheureuse dans sa position. On se trouve déclassée. Il m'a été donné de voir cependant, je le constate avec plaisir, au milieu de cette fièvre d'ambition qui est éclose dans les cerveaux féminins d'abord, comme de juste, pour pénétrer ensuite dans ceux des hommes, de même que notre mère Ève a mangé du fruit défendu avant Adam, quelques caractères qu'elle n'avait point atteints.

J'ai vu des commerçants, donnant par extraordinaire à leurs filles une instruction commerciale, dont les beaux-arts n'étaient pas absolument exclus, mais qui ne les enlevait pas à leur milieu; dès leur enfance, elles étaient nourries de l'idée qu'elles épouseraient un négociant comme leur père, qu'elles l'aideraient dans son bureau, qu'elles contribueraient à la prospérité de la famille, etc.

Elles ne regardaient point d'un œil d'envie les clientes qui contribuaient à leur fortune, et ne croyaient point déroger en faisant acte de présence au magasin. Celles-là ont été vraiment gaies et heureuses toute leur vie, car il est toujours heureux celui qui sait se contenter de ce qu'il a.

L'ambition est un noble sentiment quand il est bien dirigé et qu'il ne dépasse pas le but qu'il est donné d'atteindre en faisant le bien.

La partie de l'instruction concernant le ménage comprend la couture, le repassage, la cuisine, le soin des malades et des enfants, la connaissance de la viande pour l'alimentation, celle des problèmes de l'économie domestique, etc.

La jeune fille, élevée par sa mère à s'occuper dans la maison, se trouve insensiblement initiée à ces travaux. Malheureusement, il arrive souvent que les mères, soit par faiblesse, soit par ambition mal-placée de rester maîtresses souveraines de leur intérieur, soit, la plupart du temps, par amour-propre maternel, pour laisser à leurs filles plus de loisir à jouer la femme du monde, se réservent ces occupations prosaïques, et lorsque la jeune personne se trouve subitement, par le mariage, à la tête d'une maison et d'une famille, tout est à refaire dans son éducation et ses habitudes.

L'érudition féminine doit porter spécialement sur l'arithmétique, généralement trop négligée; sans repousser l'étude de l'histoire et de la géographie, ainsi que celle de la littérature, on devrait appuyer plus qu'on ne le fait sur la botanique, enseigner un peu de médecine, un peu de chimie au point de vue domestique; ces notions seraient bien utiles à une mère de famille ou à une maîtresse de maison, que l'art de pianoter très imparfaitement, ou de savoir analyser les matières qui composent le soleil ou la lune, ainsi qu'on l'enseigne dans tous les cours de physique spéciaux aux jeunes personnes.

J'ai déjà eu l'occasion d'entretenir mes lectrices sur l'éducation professionnelle des femmes. Je pense donc inutile de répéter ce qui a été dit à ce sujet. La profession faisant partie de toute instruction féminine bien entendue, ne doit pas être purement nominale, de sorte que, lorsqu'il s'agit d'en faire usage, elle s'évanouisse en fumée et en projets; telle jeune fille se croit capable, parce qu'elle chante agréablement, de pouvoir, le jour qu'elle le voudra, aborder l'Opéra et gagner cent mille francs par an. Telle autre, qui réussit assez joliment la copie d'un petit tableau, ne doute pas que dans son pinceau, elle ne possède une fortune, et considère ses moindres esquisses comme des objets précieux.

Les personnes qui n'ont jamais travaillé pour de l'argent sont généralement imbues de l'idée que rien n'est plus facile que d'en gagner, et c'est une chose extraordinaire combien les débutants ont d'exigence et de prétentions exorbitantes.

Je n'entends pas non plus pour les femmes de ces professions masculines, comme certains économistes voudraient leur en faire prendre, professions les entraînant dans un milieu hors des attributions de leur sexe.

Il faut leur enseigner des professions pratiques, véritables, n'existant pas que dans l'imagination, susceptibles de leur être utiles d'un jour à l'autre, n'exigeant ni bassesse, ni aptitudes exceptionnelles, ni protections spéciales, mais seulement du travail, comme il en faut pour tout.

Il leur faut, surtout, apprendre à ne point rougir de les avouer, à se faire honneur d'être capables de quelque chose d'utile.

Il serait trop long, et je sortirais du cadre que je me suis tracé, si je voulais entrer ici dans les détails de l'éducation de l'âme et du cœur, appelée à tenir bien plus de place dans la vie d'une femme et à avoir bien plus d'influence sur son existence que l'instruction: éducation qui ne doit pas se borner, ainsi que je l'ai fait entendre au commencement de ce chapitre, à leur donner de la piété et de la vertu en apparence seulement, mais à pratiquer le bien dans la solitude comme devant la foule, et à avoir horreur et répulsion pour tout ce qui est mal, plutôt pour l'acquit de leur conscience que pour le qu'en dira-t-on du monde.

CHAPITRE XII

LES ARTS D'AGRÉMENT.

I

La musique au point de vue de l'instruction masculine.

Est-il utile que mes fils apprennent la musique? demande une mère.

Oui, certainement oui. Faites tout votre possible, employez toute votre autorité, pour que vos fils soient aussi musiciens que vos filles, et apprennent un instrument quelconque.

Quelle jouissance, quel agrément, quel bienfait pour leur avenir cela peut leur procurer, de quelle utilité, de quelle ressource cela peut leur devenir, vous ne vous en faites pas une idée, puisque vous posez cette question.

Dans le monde, à part la petite satisfaction de vanité, ce talent, aussi petit qu'ils l'aient, les fera rechercher et aimer de leurs supérieurs; un aide-de-camp, un secrétaire, un fonctionnaire de l'administration, un jeune magistrat, arrivant dans une petite ville, présenté dans une société, se voit de suite agréé, accueilli d'une manière bien différente, s'il est précédé d'une réputation de musicien. Il sera donc bon à autre chose qu'à danser, qu'à dire des niaiseries, qu'à stationner devant le buffet, se dit-on, et on en conclut, avant même de le voir, qu'il doit être un homme distingué, ou du moins qu'il en a reçu l'éducation. Il trouve plus facilement accès dans les familles et près des femmes de la bonne société; étant plus à même qu'un autre de se plaire avec ces dernières, d'apprécier leurs distractions et d'en jouir, il est, par ces motifs, éloigné des compagnies communes et perverses.

Car, en laissant de côté la considération que cela puisse contribuer, dans bien des cas, à l'avancement d'un jeune homme et à sa position dans le monde, l'influence que la connaissance de cet art a sur ses sentiments et sur ses habitudes, est incontestable. «Dieu nous a donné la musique pour calmer nos passions», a dit Platon. Lorsqu'on est initié aux pensées sublimes et élevées des grandes conceptions musicales, lorsqu'on est sensible aux accents de la divine harmonie, on ne saurait être vulgaire, ni mauvais. Même regardée comme puérile, la musique offre à l'homme, aussi bien qu'à la femme, un délassement noble et pur, au lieu des délassements trivials dans lesquels le sexe masculin est obligé de se jeter, pour se reposer des luttes et des travaux positifs de la vie.

Pourquoi, ce qu'on apprend à la fille, ne pas l'apprendre au garçon, qui doit devenir son compagnon plus tard? Quelle jouissance, s'ils sont tous deux musiciens, le mari et la femme goûteront ensemble! Ce sera une puissante raison qui le retiendra à la maison, que la plupart du temps il quitte parce qu'il ne sait qu'y faire. C'est une similitude de goûts qui les rapprochera (il n'en existe jamais trop), qui leur rendra courts et agréables les moments qu'ils ont à passer ensemble; d'un autre côté, combien de jeunes femmes vont chercher au dehors un auditoire qu'elles ne trouvent pas dans leurs maris! Et encore, quels compagnons pour la solitude, quelle consolation pour les moments de découragement, existent dans Mozart et ses émules.

Tout homme insensible à la musique n'est homme qu'à demi; la musique est la langue des dieux, elle est un bienfait du ciel dont elle est descendue. Mais, pour la goûter, il est à peu près indispensable d'être musicien soi-même. Quelques parents objecteront que les jeunes gens sont obligés, dans les lycées, de sacrifier leurs heures de récréation à cette étude, et que cela peut nuire à leur santé!

Et comment fait-on dans les autres pays? car, il faut bien l'avouer, l'éducation masculine sous le rapport des arts d'agrément est singulièrement négligée en France; cependant, les études de philosophie et de sciences ne sont pas inférieures aux nôtres à l'étranger, et les hommes n'en sont pas moins forts et robustes, adroits à la gymnastique et à tous les exercices du corps qui ont développé leurs facultés physiques, sans avoir exigé qu'on négligeât le développement de leurs facultés morales.

Il ne peut pas être donné à tous d'acquérir un grand talent musical; il faut d'ailleurs, pour cela, une disposition particulière; pourvu qu'ils en sachent assez pour cultiver leur voix s'ils en ont, et pour jouer une valse ou un accompagnement, ce sera suffisant pour avoir quelque influence sur leurs mœurs et leurs idées.

A une certaine époque de ses études scolaires, le jeune garçon sera obligé d'abandonner momentanément cet art, du moins en partie; mais le connaissant déjà, il y reviendra après, avec d'autant plus de délices. Dans l'enfance, le petit garçon se prête volontiers, comme tous les enfants, à apprendre la musique. Il appartient alors à la mère de lui en inculquer, lorsqu'il est encore tout jeune, le goût et les principes élémentaires. C'est un précieux fondement que vous jetez pour plus tard. Avant que le latin et le grec viennent s'emparer de lui, faites commencer le violon à votre enfant, si vous lui voyez les moindres dispositions. Si vous ne lui en voyez pas, tâchez de les lui faire naître, de les développer, par tous les moyens possibles; qu'il apprenne, surtout, à en faire un délassement, et point un travail. Autrement; lorsqu'il entrerait au collège, la force de l'âge, les heures sédentaires que réclament les études, le poussant aux exercices turbulents, s'il fallait qu'il commençât la musique, l'y feraient renoncer ou la prendre en dégoût. La connaissant déjà, il ne se refusera pas à la continuer. Dès l'âge de dix-huit ans, parfois plus tôt, le jeune homme s'aperçoit de tout le plaisir qu'il peut en retirer et il ne regrette plus le temps qu'il y a passé, ni les récréations qu'il y a sacrifiées. Il n'y a pas d'exemple d'un jeune homme de cet âge qui ne soit satisfait d'être musicien, ou qui ne regrette de ne pas l'être. Avec les années, cette satisfaction ne fait que s'accroître, ou ces regrets ne deviennent que plus amers; j'en ai été témoin, maintes fois, chères lectrices, et c'est par expérience que je vous parle.

Parfois, des personnes qui, soit par la négligence de leurs parents, soit par nonchalance ou inaptitude totale de leur part, ne possèdent pas telles ou telles connaissances, ont le mauvais goût, comme fiche de consolation, d'en faire fi, de les dédaigner, devant ceux mêmes qui ont le bonheur de les posséder. «A quoi bon jouer du piano ou du violon, savoir la musique! on en fera toujours bien assez sans moi! disent-ils; les soucis de la vie vous forcent souvent à abandonner ça! A quoi bon apprendre les langues étrangères? dans tous pays, on trouve des gens qui parlent le français!»

Pauvres gens! l'ignorance, la fatuité et la jalousie les font parler ainsi, et ils en sont les premières victimes; ils ne s'aperçoivent pas qu'ils se couvrent de ridicule aux yeux des gens sensés! Alors même que cela ne leur serait d'aucune utilité, le fait seul d'acquérir une amélioration quelconque est un devoir pour nous. Autant vaudrait-il qu'ils dissent: «A quoi bon distinguer, le ciel des ténèbres, penser et aimer, avoir un cœur, une intelligence, on peut remplacer tout cela… avec de l'argent peut-être?» Ne nous laissons pas influencer par des raisonnements aussi absurdes, provenant d'esprits bornés et envieux; contentons-nous de leur répondre:

«Vous parlez ainsi, mes bons amis, parce que vous êtes comme le renard de la fable de Lafontaine, qui, regardant les raisins qu'il ne pouvait atteindre, disait qu'il les trouvait trop verts. Les raisins sont trop verts pour vous, voilà tout!»

II

Les langues étrangères.

Quel est le meilleur moyen pour apprendre les langues étrangères aux enfants?

Il est en très grand usage maintenant de donner aux enfants en bas âge des bonnes étrangères pour leur apprendre les langues. Cet usage offre des inconvénients, si les parents ne connaissent pas la langue qu'ils font apprendre à leurs enfants.

Les bonnes étrangères ont, comme celles de France, des accents, des prononciations vicieuses, et emploient des mots vulgaires, grossiers, et des locutions peu grammaticales. Imaginez un enfant qui apprendrait le français avec une Provençale, ou une Alsacienne! ou encore avec une Auvergnate, et qui répéterait, d'après sa bonne:—Fouchtra!… j'avons ben faim à c'te heure!—C'est exactement le même cas. Dans les pays étrangers, comme dans le nôtre, chaque province a son patois et chaque classe a ses expressions de politesse. Si des domestiques français apprennent à votre enfant des mots insolites, vous vous en apercevez de suite, et le reprenez. S'il vient vous dire: C'est-y-embêtant, ou bien: Ma bonne m'a dit que la dame d'en face est une….. vous le faites taire, et vous réprimandez la bonne; vous ne laissez pas aux mauvaises habitudes le temps de s'invétérer, et vous êtes à même de juger du degré d'éducation morale de votre domestique. Mais s'il s'agit d'une langue que vous ne compreniez pas, tout moyen de contrôle vous échappe.

On se réserve, il est vrai, de faire prendre plus tard des leçons à l'enfant, mais il aura beaucoup de mal, alors, à renoncer aux travers qu'il aura contractés; il faudra qu'il passe du temps à les perdre, comme il aura passé du temps à les prendre. Je connais un Anglais du meilleur monde, qui a appris le français avec une bonne, et qui n'a jamais pu perdre la prononciation de: Mam'zelle, et qué que vous v'lez.

Il est des nuances délicates qui dénotent la bonne société. On entend souvent des étrangers de distinction, des princes russes, etc., dire: Ça m'embête! Ce sont des domestiques qui leur ont appris cette expression élégante! et personne n'ose et n'a le courage de les avertir.

Il en sera de même pour vos enfants, si vous les faites examiner par quelqu'un connaissant la langue qu'on leur a apprise de cette manière. Il est bien difficile de se rapporter à des jugements, la plupart du temps trop indifférents ou trop intéressés, poussés à la flatterie par le désir de plaire ou à la dénigration par la jalousie.

Une de mes amies m'assurait, dernièrement, que son fils, ayant appris l'anglais avec une bonne anglaise, le parlait parfaitement. Comment le savait-elle? elle ne pouvait en être juge. En Angleterre l'usage, le bon ton, ne permettent pas qu'on emploie souvent les mots monsieur ou madame; on dit: oui, non, ou merci, tout court. Les inférieurs, les boutiquiers seuls répètent, à tout propos et à chaque minute: Yes, sir, yes sir. Le fils de cette personne avait contracté cette habitude, ainsi que celle d'abréviations qui ont lieu dans la langue anglaise parlée familièrement et vulgairement, et il laissait à tous les Anglais avec lesquels il causait l'impression qu'il était un valet.

Mais, en admettant même que l'accent soit bon, le langage correct, devez-vous consentir que la première venue puisse dire à votre petite fille, et même à votre petit garçon, des choses dont vous ne pouvez apprécier l'opportunité; éveiller des idées, inculquer des prétextes, précisément à l'âge où les enfants, comme de la cire molle, reçoivent la moindre empreinte qui passe sur eux, et d'autant plus vite qu'elle répond davantage aux instincts pernicieux que dame Nature jette au fond de tout être humain? Naturellement, je ne m'adresse pas ici aux mères frivoles, qui abandonnent la première éducation de leurs enfants à des mains mercenaires; celles-là ne se donneront pas d'ailleurs la peine de me lire; d'autres occupations, hélas! réclament leur temps et leur attention. Je parle à ces bonnes et tendres mères de famille qui se préoccupent du développement, autant au moral qu'au physique, des petits êtres que Dieu leur a envoyés.

Si vous ne pouvez donner à vos enfants une gouvernante, c'est-à-dire, une personne possédant une certaine instruction, et sur la moralité de laquelle vous puissiez avoir les meilleurs renseignements, ainsi que sur son accent, ne leur donnez pas de bonne étrangère ordinaire; permettez-moi cet avis. On peut parfaitement apprendre une langue sans cela; j'en vois constamment d'excellents exemples.

Voici la méthode que j'ai vu réussir, qui est simple et à la portée de tout le monde. En même temps que les autres branches de la science, et avec l'aide d'un bon professeur, l'enfant apprend grammaticalement la langue étrangère, c'est-à-dire qu'il apprend à la lire et à l'écrire; des dictées et des lectures à haute voix le familiarisent déjà avec la prononciation; il est évident que l'élève ne parlera et ne comprendra que fort peu, mais il pourra, je le répète, lire et écrire; c'est la méthode Robertson. Quand l'instruction est finie, instruction, si c'est un garçon, dans laquelle il a acquis la connaissance du latin et du grec, qui facilite énormément l'étude des langues vivantes, vous le conduisez ou l'envoyez passer six mois dans le pays même, en pension, dans une famille particulière et distinguée (il s'en trouve beaucoup en Angleterre et en Allemagne qui prennent des pensionnaires; ce sont surtout des familles de pasteurs); et après quelques semaines, comme si un voile se déchirait tout d'un coup, il comprendra et il parlera; mais alors il le fera correctement et avec élégance, ses précédentes études grammaticales et littéraires, son jugement ainsi que ses habitudes de la bonne société l'y ayant préparé.

Si vous ne pouvez procurer ce séjour, ou si c'est d'une jeune fille qu'il s'agit, qui ne puisse s'éloigner, vous lui donnez deux ou trois heures par jour, pour converser avec elle dans la langue désirée, une institutrice capable, qui ne parle pas un mot de français. Je vous garantis qu'on apprend tout aussi bien de cette manière et avec moins de risque.

On objecte que le jeune homme a tant de choses à étudier au collège, qu'il n'a que peu de temps à consacrer aux langues étrangères. Dans ce cas, il oubliera ce qu'il en aura appris, étant enfant, car rien ne s'oublie aussi facilement qu'une langue qu'on ne parle pas, pour ainsi dire, journellement, et j'en connais des cas; mais s'il veut plus tard reprendre l'étude de cette langue, il réussira en peu de temps à se familiariser avec elle.

Mon opinion est différente si vous parlez la langue que vous voulez enseigner à votre enfant; alors, donnez-lui une bonne du pays, et qu'il l'apprenne en même temps que le français; cela ne présente plus les mêmes inconvénients; il en sera de même, si vous le conduisez dès son enfance dans le pays où, entendant parler la langue par un grand nombre de personnes, il n'est pas soumis à une influence unique.

En Allemagne, les accents diffèrent, suivant les provinces, encore davantage peut-être qu'en France. Celui du Hanovre est le meilleur et le plus pur; il équivaut à notre accent de Touraine, qui est supérieur à celui de Paris, où l'on grasseie; l'accent berlinois est à celui de Hanovre ce que celui de Paris est à celui de Tours; ensuite, vient l'accent silésien, qui est bon aussi; mais évitez à tout prix de prendre pour gouvernante une Bavaroise, une Saxonne ou une Autrichienne; votre enfant apprendrait un allemand presque incompréhensible; dans le duché de Bade, il est corrompu par le voisinage de la Suisse, et dans les provinces du Rhin il n'est pas non plus très pur.

Pour la langue italienne, c'est l'accent florentin qui est le meilleur, le seul bon; le romain est peut-être plus doux, mais tourne au patois, ainsi que celui de Venise, les canzonnetas n'en ont que plus la couleur locale; mais nous ne nous occupons pas ici de la fantaisie, qui vient toujours assez facilement ensuite, si on le veut.

Quant à la langue anglaise, c'est la prononciation de la province de Galles qui est la plus claire, ainsi que celle de la Louisiane en Amérique. L'anglais de Boston, et de presque toutes les provinces américaines, est corrompu par l'émigration allemande, si abondante. Le vrai Anglais chante, bredouille, et mange toutes ses paroles en parlant; aussi, en arrivant en Angleterre, un étranger, connaissant bien d'ailleurs cette langue, mais dont les oreilles ne sont pas habituées à ce mélange, éprouve une véritable difficulté à comprendre.

Les Irlandais et les Ecossais ne parlent que des patois, lesquels sont excessivement pittoresques dans les ballades et les romans, mais manqueraient totalement de charme dans la bouche de nos enfants, et quand on pense que les bonnes anglaises sont la plupart irlandaises!

L'étude des langues s'est tellement propagée tout d'un coup en France, qu'avec cet enthousiasme, peut-être un peu trop entraînant et superficiel qui distingue notre caractère, nous nous sommes emparés à tout prix de cette idée, et quelques personnes ont imaginé de faire faire les premières études scolaires en langues étrangères. A première vue, cette idée paraît sublime; en y réfléchissant cependant, on trouve que nos enfants français sont, après tout, destinés à vivre en France, à faire leur carrière en France, à parler, à écrire en français; or, notre belle langue, chacun le sait, est d'une difficulté extrême; elle renferme des règles et des exceptions innombrables, des délicatesses et des nuances infinies; peu même de ceux qui consacrent leur vie à l'étudier peuvent se flatter de s'en servir dans toute sa pureté et sa correction; on ne saurait donc apporter trop de soins, trop de temps, ni commencer trop tôt à en inculquer les principes. Au contraire, pour une langue étrangère, il suffit de pouvoir se faire comprendre, de l'entendre, de la lire et l'écrire assez convenablement pour des relations d'affaires ou d'amitié; on ne prétendra jamais remplir la carrière d'avocat ou de littérateur en pays étranger; une connaissance plus superficielle est donc suffisante.

III

La peinture.

L'étude de la peinture se divise en deux catégories; la première comprend le dessin et l'aquarelle, la seconde le pastel et l'huile. On pourrait encore en admettre une troisième, la peinture industrielle; mais cette dernière ne rentre pas absolument dans l'éducation des enfants, tandis qu'au contraire la première surtout en fait partie essentiellement.

Il est très utile et très agréable pour tout le monde, lors même qu'on ne se sent pas de dispositions, ou qu'on n'a pas le loisir d'apprendre la peinture, de connaître au moins le dessin et l'aquarelle. C'est une étude qui ne demande pas beaucoup de temps et qui est plutôt un délassement qu'un travail. Au contraire des autres branches de l'éducation, elle n'exige pas d'être inculquée dès l'enfance, le jugement en étant la principale base.

Certainement, il en est à peu près de même pour tout, et la musique peut à peine être comprise et interprétée avec sentiment par un adolescent. Mais le mécanisme du piano et du violon exige impérieusement qu'on commence de bonne heure l'étude de ces instruments; de même que les doigts, la mémoire doit aussi être exercée, lorsqu'on est encore tout jeune, et les noms, les dates, les règles, tout ce qui est routine, en un mot, se retient alors bien plus facilement.

Pour le dessin, c'est tout différent, il n'y a ni mécanisme ni routine; tout y est sentiment et jugement, et, à moins de dispositions particulières, on n'entreprend guère cette étude avec fruit, avant l'âge de quinze ans.

Si l'on se borne à l'étude du paysage au crayon ou à l'aquarelle, il n'est pas besoin de longues années de travail, pour y trouver une source de jouissances infinies, particulièrement pour les personnes qui habitent la campagne ou qui voyagent.

Quel délassement plus charmant, en se reposant d'une longue marche, à l'ombre d'un arbre touffu, que de prendre l'esquisse d'un point de vue préféré! quel plus gracieux souvenir à envoyer aux parents, à l'amie éloignée, que le croquis de l'endroit où leur pensée s'efforce de nous voir! et quoi de plus agréable que de pouvoir rapporter dans notre album les vues de sites qui nous rappellent une sensation ou un souvenir? de fixer les couleurs chatoyantes de ces fleurs que la saison va nous enlever! et, par ce moyen, être à même, plus tard, de les reproduire avec notre aiguille et de varier ainsi à l'infini nos tapisseries! Il est impossible d'énumérer tous les côtés utiles et agréables du dessin. Les notions du dessin sont exigées maintenant dans tous les examens de jeunes filles comme de jeunes gens.

Les Anglais, sous le rapport de l'aquarelle, ont toujours été très supérieurs, et dans toutes les pensions des Iles Britanniques les jeunes misses apprennent les water-colours, et arrivent facilement à un degré de perfection étonnant. Ils ont une manière à eux de saisir un paysage et de l'esquisser; j'ai vu des aquarelles faites par de jeunes élèves anglaises, qui ont étonné des peintres français. Un professeur anglais, pour ce genre de peinture, serait donc à préférer.

Le petit bagage de l'aquarelliste n'est pas bien embarrassant. Il consiste en un block et une petite boîte de fer-blanc formant palette, et contenant couleurs et pinceaux. Ces matériaux nous viennent d'Angleterre; les boîtes françaises, généralement, ne sont point commodes, et les couleurs pas aussi bonnes. Quant au block, tout à fait d'importation anglaise, c'est ce qu'on peut imaginer de plus confortable pour dessiner ou peindre en plein vent. C'est une espèce d'album dont toutes les feuilles collées ensemble forment un pupitre résistant pour placer sur les genoux; une case est réservée aux crayons, et on n'a pas besoin de s'embarrasser de carton, ni de craindre de chiffonner son papier. Quand le travail est fini, à l'aide de la lame d'un canif, on décolle la feuille de Bristol.

Certes, si vous en avez le loisir, l'étude de la peinture sérieuse, et à l'huile, est bien celle dont on retire le plus de jouissances personnelles, et qu'on pourrait, en quelque sorte, qualifier d'égoïste, si rien de ce qui touche à l'art pouvait mériter cette atroce qualification. Quoique nous réservant les plus pures sensations, même lorsque nous en faisons seuls, la musique nous laisse toujours une impression mondaine, et nous ne pouvons nous défendre de désirer un auditoire. Pour la peinture, au contraire, on n'éprouve le besoin de personne, on peut passer des journées entières devant son chevalet sans s'apercevoir qu'on est seul. «Créer est un plaisir de Dieu!» a dit un homme illustre.

Mais, que de temps et de travail il faut pour arriver à un résultat passable! Que de menus frais à faire qui finissent par devenir onéreux, que de choses à abandonner! car, pour peindre, la tranquillité d'esprit et de longues heures sans dérangement sont de toute nécessité.

Les femmes ne peuvent arriver que difficilement à bien dessiner, et cependant le dessin est la base essentielle de la bonne peinture. Le motif en est qu'elles ne peuvent aller dans les ateliers et dans les musées faire des académies et étudier le nu; elles ne peuvent non plus apprendre l'anatomie; il faut donc qu'elles renoncent aux figures d'ensemble, et se contentent d'études de la tête et de copies.

Je m'arrête, car je n'ai pas la prétention de faire ici un cours de peinture, mais simplement, comme le titre que j'ai choisi l'indique, de communiquer quelques idées sur certaines branches de l'instruction, idées qui puissent ou éclaircir des doutes ou ouvrir des aperçus.

La peinture s'apprend à tout âge; et ceux qui prétendent s'ennuyer à la campagne ou à la ville, qui ont des loisirs dont ils ne savent que faire, peuvent y chercher le plus noble délassement manuel et intellectuel. Le simple dessin linéaire, le paysage à l'aquarelle, je le répète, est indispensable à toute éducation un peu complète. Quant à la troisième catégorie, la peinture industrielle, au point de vue utilitaire, elle devrait tenir la première place dans l'instruction de toutes les jeunes filles. Tout en étant un art charmant de pouvoir dessiner sur bois et graver, faire une eau-forte comme la reine d'Angleterre, peindre sur étoffe et sur porcelaine, comme Mme Sardou, la femme de l'auteur éminent, le faisait avant son mariage, on peut faire des objets utiles, lors même qu'on n'a pas besoin d'y chercher un gain, tandis que dans la peinture artistique on n'arrive le plus souvent qu'à faire des croûtes bonnes à mettre au grenier.

CHAPITRE XIII

EXERCICES DE CORPS.

L'éducation physique des enfants mérite autant d'attention que celle de leur intelligence. La gymnastique, la danse, la natation, l'équitation, les armes sont des moyens agréables pour développer la santé et la force corporelle de nos enfants, lesquels moyens ne sont pas dépourvus d'influence sur leur moral. Une nature étiolée ne pourra jamais trouver la somme d'énergie nécessaire à supporter les épreuves de la vie, et un caractère timoré ayant peur de l'eau, d'un saut périlleux, d'un animal ombrageux, n'osera jamais non seulement faire une action courageuse, mais même soutenir ses opinions; son caractère sera bas et vil.

La danse est certainement un exercice qui donne de la grâce et de l'aisance aux mouvements; cependant je ne conseillerai pas à une mère de famille de la faire apprendre de trop bonne heure à ses filles, car elle développe en même temps les goûts de la coquetterie et des plaisirs du monde; goûts qui s'éveillent toujours assez vite, surtout dans le sexe féminin, et qui ôtent à l'enfance cette naïveté, ce naturel si charmant à voir. Pour les mêmes motifs je me déclare tout à fait hostile aux bals d'enfants, que je regarde comme pernicieux, et ne pouvant que vicier leurs natures. Pourrait-on me citer quel bien nos enfants en retirent? Qu'ils dansent en rond ou à la corde, sans façon, avec la gaieté et le sans-souci de leur âge, à la bonne heure! mais qu'ils dansent les lanciers et la polka sérieusement, comme de grandes personnes, gênés et guindés dans leurs habillements, et que leurs petits traits soient altérés par le dépit, la jalousie et l'envie, inséparables de ces réunions, où l'amour-propre est toujours en jeu peu ou prou, c'est ce que je ne puis tolérer. Éloignons le plus qu'il est en notre pouvoir, de ces chers petits êtres, la coupe d'amertume, que le monde présente à ceux qui veulent prendre part à son festin!

De toutes façons, cela ne peut avoir qu'un résultat funeste. Si vous n'êtes pas dans une grande position de fortune, vous risquez d'éveiller en eux des goûts que vous ne serez pas en mesure de satisfaire plus tard, et dans le cas contraire ces goûts prendront toujours d'eux-mêmes une telle extension que vous ne devez vous préoccuper que de les modérer.

Les leçons de danse ne sont donc utiles qu'à l'époque où la jeune fille et le jeune homme vont faire leur entrée dans le monde. Dans certaines maisons d'éducation, on les remplace par des cours de maintien et de démarche, qui peuvent n'être que profitables.

La gymnastique est l'exercice le plus indispensable et le plus utile. Tout s'y trouve réuni; amusement, déploiement des forces et des grâces du corps, intrépidité, utilité.

Les heures de récréation passées au gymnase sont des heures utilement employées. Quant à moi, j'éprouve un véritable plaisir à assister aux cours de gymnastique dans un établissement bien monté. Ce qui est excessivement intéressant, c'est d'y suivre les progrès d'un enfant qui arrive; les premières fois, chétif, nerveux, pâlissant de frayeur devant le plus petit saut, accompagné de sa mère qui lui recommande sans cesse la prudence et stimule ses craintes par ses précautions, poussant des cris lorsqu'elle voit le maître le lancer sur l'échelle de cordes. Puis, progressivement, si elle est vraiment animée du désir de faire le bonheur de son enfant, si c'est une femme de bon sens, ou si une volonté plus ferme et au-dessus d'elle l'oblige à la persévérance, la mère et l'enfant se transforment au bout de quelques mois; elle est joyeuse d'avoir su vaincre ses appréhensions ridicules et de lui voir des joues fraîches et roses, des membres robustes; lui, aussi vigoureux maintenant au physique qu'au moral, est tout fier de ses exploits, de sa témérité, et raille les nouveaux arrivants.

La gymnastique développe les membres, la taille, et, en donnant de l'assurance aux mouvements, en donne aussi au caractère. Cet exercice est éminemment salutaire de toute façon pour la femme. De quelle utilité immense il peut lui être en cas d'incendie, de guerre, de désastre quelconque, de pouvoir se sauver et sauver les autres! En voyage, en excursion, combien il est agréable de ne pas connaître le vertige et de posséder de l'agilité! Au reste, tous ces avantages sont maintenant tellement reconnus partout, qu'on voit peu de jardins et même de maisons où il y ait des enfants, qui ne soient munis d'un appareil de gymnastique.

La natation est aussi excellente au point de vue de la santé qu'au point de vue de l'utilité, et aucun parent ne doit négliger d'y habituer ses enfants pendant les chaudes journées d'été. Il est nécessaire de commencer jeune ces exercices, afin que les membres et l'organisation s'y accoutument; plus tard, il serait difficile de remédier à des habitudes de mollesse invétérée, et aux vices de conformation intérieurs et extérieurs qui en résultent.

L'équitation, les armes, rentrent dans la catégorie de l'étude de la danse. Il est excellent de les connaître, pour les hommes surtout, mais ils ne peuvent être recommandés qu'aux familles jouissant d'une grande fortune, et dont les enfants peuvent disposer de loisirs et d'argent. En un mot, ils ne sont point indispensables et leur utilité est contestable.

Beaucoup de jeux se rapprochent de la gymnastique, et les parents doivent les choisir de préférence pour récréer leurs enfants. Le ballon, le jeu de grâce, le volant, le criquet, sont bien préférables aux simples jeux de cache-cache, de colin-maillard, de quatre-coins, etc., qui n'exercent que les jambes, tandis que les autres, outre les mouvements divers qu'ils exigent des bras et de la taille, mettent à contribution l'adresse, le coup d'œil, le jugement en même temps que l'agilité.

Les personnes entre les mains desquelles repose le soin d'élever des hommes et des femmes futures, doivent naturellement s'efforcer à ce qu'une seule heure même de l'existence de l'enfant ne soit pas perdue inutilement; c'est pendant ces courtes années de l'éducation qu'il s'agit de former leur corps et leur intelligence, ainsi que de leur donner de quoi les mettre à même de fournir une carrière longue et brillante. Si les bons professeurs ont le talent de rendre intéressantes et attrayantes des études arides et abstraites, il faut une certaine aptitude pour savoir diriger les heures de récréation, de façon à ce qu'il en sorte un enseignement utile sans que ce jeune monde s'en aperçoive, et sans être obligé de les tenir dans le sérieux indispensable aux heures d'étude. Rien de plus funeste que de les faire promener, roides et silencieux au côté de leurs gouvernantes, au lieu de laisser un peu la nature à elle-même, tout en sachant, je le répète, y trouver un avantage pour eux.

Je crois donc qu'on ne saurait trop insister pour procurer aux enfants élevés chez leurs parents, des récréations utiles, prises en commun: au gymnase, en hiver, à l'école de natation, en été.

Le développement de la taille a chez les enfants une importance considérable, non seulement au point de vue de la beauté, mais à celui de la santé, et il doit être l'objet de la sollicitude constante des mères.

Dès l'âge le plus tendre, l'enfant doit s'ébattre en plein air, en toute liberté, et les mouvements de ses membres ne doivent pas être gênés par des vêtements trop étroits. A la campagne surtout, on doit laisser les enfants se livrer à la gymnastique naturelle, si nécessaire à leur âge, courir, sauter, grimper aux arbres: par ces exercices, ils acquièrent de la force et de l'adresse.

Certains parents timorés qui retiennent toujours leurs enfants et, dans la crainte d'un danger imaginaire, les empêchent de courir, de sauter, de grimper, leur rendent le plus mauvais service; ils se développent lentement ou mal et deviennent d'une grande maladresse. Dès qu'ils veulent se mêler aux jeux des autres enfants, ils tombent et souvent se blessent malheureusement, là où un autre enfant en eût été quitte pour une bosse ou une légère écorchure.

Laissez donc les enfants s'ébattre en liberté et suivre généralement leur volonté, tant qu'elle n'est pas contraire à l'accroissement de leur corps ou de leur esprit. Une bonne gymnastique bien dirigée, suivant les principes de l'art, est encore préférable à celle que font instinctivement les enfants; pour les filles comme pour les garçons, elle aura les plus heureux résultats; pour les filles surtout, auxquelles elle fera perdre cette sotte timidité, ces peurs ridicules qui leur font pousser des cris au moindre accident et les mettent hors d'état de se tirer du moindre mauvais pas auquel elles peuvent se trouver exposées. La gymnastique est donc absolument indispensable; mais on n'a pas toujours sous la main un établissement bien monté et des professeurs. Quelques notions et conseils sur cette étude pourront donc rendre service à bien des mères.

La gymnastique comprend l'enseignement pratique d'exercices particuliers propres à développer la force et la souplesse du corps; c'est un art précieux, non seulement à cause des heureux effets qu'il produit sur la santé des jeunes gens des deux sexes, mais encore par la confiance qu'il leur inspire dans certaines circonstances difficiles.

Mais on doit bannir de l'enseignement de la gymnastique tout exercice dangereux qui expose les enfants à des efforts, des foulures ou des entorses; avant tout, il importe de donner aux enfants de bonnes habitudes et d'aider au développement de leur force et de leur adresse; tels sont, les exercices sur place qui ont pour but d'assouplir les bras et les jambes; la course, le saut, les exercices du trapèze, du cheval de bois, des cordes à nœuds, des mâts, des échelles, etc.

Quels que soient les exercices gymnastiques que l'on fasse faire aux enfants, il faut toujours observer certaines règles hygiéniques et certaines précautions. Les meilleures heures pour se livrer à ces exercices sont celles qui précèdent les repas; car ils pourraient troubler la digestion. Il ne faut pas non plus excéder les forces de l'enfant, le surmener; on le fatiguerait sans profit.

Les vêtements dont on se sert pour faire la gymnastique doivent être larges et légers, ne gêner en rien les mouvements et ne serrer trop nulle part. Une large ceinture qui serre un peu la taille est cependant utile pour maintenir le ventre et le préserver de faux mouvements.

Il est prudent de se modérer vers la fin des exercices, de manière à ne pas se trouver trop en sueur au moment où l'on se reposera, mais il ne faut pas non plus s'arrêter brusquement, de crainte de s'exposer à un refroidissement subit, ce qui est toujours dangereux.

Si les vêtements sont mouillés, on aura soin d'en changer et de s'essuyer parfaitement avec une serviette bien sèche; mais il faudra surtout éviter de se laver à l'eau froide, de se coucher par terre ou de boire frais.

Il existe une gymnastique, que j'appellerai une gymnastique maternelle, qui se fait sans appareils, basée sur un ensemble de mouvements rationnels; on la prétend même préférable à celle qui s'exécute avec des instruments; elle seule peut donner à l'homme le summum de ses forces et le maintenir dans un état constant de santé et de souplesse.

Que les mères soient bien persuadées que faire faire à leurs enfants pendant cinq minutes quelques exercices libres bien ordonnés, est plus salutaire que de les promener pendant une demi-heure. Rien n'égale ces exercices pour mettre le corps en activité, pour le préparer aux mouvements quelquefois brusques et toujours beaucoup plus violents aux engins. Puis enfin beaucoup de familles ne peuvent, ou faire la dépense de tous les instruments de gymnastique, ou trouver assez de place pour les installer chez elles.

Je ne puis ici indiquer ces mouvements rationnels, limités de façon à ce qu'on puisse les exécuter chez soi sans aucun inconvénient; mais il existe des livres spéciaux faciles à se procurer. Les formes des mouvements, les exercices sont en général coordonnés de manière à pouvoir s'adapter à toutes les circonstances, à toutes les conditions d'âge et de sexe. Il va sans dire que les exercices doivent être rejetés dans tous les états inflammatoires et fébriles bien déclarés.

Il est très important de faire des exercices tous les jours, autant que possible à la même heure et avant un repas, en ayant bien soin de laisser un intervalle d'une demi-heure entre la fin des exercices et le repas.

Il faut avoir soin de se débarrasser des parties du vêtement qui peuvent serrer, soit au ventre, soit au cou, soit à la poitrine.

Les exercices devront être exécutés lentement, sans hâte ni brusquerie, en ayant soin de ménager des intervalles de repos convenables; cependant il faut y mettre de la vigueur et toute la plénitude de la force de tension des muscles.

CHAPITRE XIV

LES VACANCES.

Au lieu de répéter ces vieux clichés, célébrant le retour des enfants au foyer et le bonheur des parents à les embrasser, je veux envisager cette période de l'année sous un aspect plus sérieux et plus important. Le temps des vacances, qui semble n'offrir à l'esprit que plaisir et joie, constitue néanmoins des devoirs spéciaux aux parents et aux enfants, que les uns et les autres sont coupables de ne pas remplir et qui ont l'influence la plus grave sur leur existence.

Bien des parents, dans leur bonheur de posséder près d'eux ces êtres chéris, dont les circonstances les forcent à se séparer le reste de l'année, se laissent aller à les soustraire à toute contrainte; ils s'efforcent de leur procurer le plus d'amusement possible, de leur donner du bon temps, comme ils disent.

On les dorlote, on les laisse dormir la matinée (c'est de rigueur; ne faut-il pas les dédommager de se lever matin toute l'année au lycée ou à la pension?). Ensuite, on laisse paresser l'enfant en déshabillé, aussi longtemps qu'il le désire; on ne l'assujettit à aucune étude, on supporte tous ses caprices: pauvres petits, il faut bien les laisser faire un peu ce qu'ils veulent, ils sont si tenus le restant de l'année! Quel est le résultat de ce régime? Premièrement, qu'avant que la première quinzaine des vacances soit écoulée, les parents sont littéralement harassés de la présence de leurs enfants, et qu'ils appellent de tous leurs vœux le terme du laps de temps dont ils s'étaient promis tant de jouissances. Les enfants, de leur côté, s'ennuient bientôt de ce farniente, tout en étant trop jeunes et trop faibles pour avoir le courage d'y remédier eux-mêmes; ils deviennent de plus en plus désagréables, et finissent parfois par arriver au même résultat que les parents, c'est-à-dire à désirer revoir leurs professeurs et leurs camarades. Mais tout cela n'est encore que le moindre malheur. Ce qui est bien plus grave et mérite une sérieuse considération, c'est que par ce moyen on détruit en quelques semaines tout le bien qu'une année d'efforts de part et d'autre a pu faire.

L'enfant qui ne se lève de bonne heure, qui ne consent à travailler régulièrement, à avoir de l'ordre, etc., que parce que la règle de la maison d'éducation où il est l'y oblige, qui n'est pas convaincu qu'il faut que les choses marchent ainsi dans la vie, et qui sait que ses parents l'autoriseront à faire autrement, cet enfant prend en haine d'abord la vie de la pension, et ensuite il ne vit qu'avec l'espoir que, lorsqu'il sera son maître, il pourra suivre tous ses penchants. Sa soumission, ses bonnes habitudes ne sont que factices; il brûle de s'y soustraire, et il le fera à la première occasion. On voit des jeunes filles consentant à se marier avec le premier venu, afin de pouvoir faire leur volonté: déjeuner au lit, par exemple, ce qui est le rêve de tout pensionnaire à quelque sexe qu'il appartienne, et rester couché jusqu'à onze heures, à lire paresseusement quelque niaiserie. Ils veulent ainsi réagir contre ce qu'ils appellent les exigences de ceux qui les ont élevés; ils ne comprennent pas qu'à n'importe quel âge et dans quelque position qu'on se trouve, il ne faut jamais perdre son temps inutilement, et que, toute la vie, on est obligé de pratiquer la soumission les uns envers les autres, si l'on veut vivre avec ses semblables.

Autre inconvénient de ce changement de vie: non seulement il leur est dur, à la rentrée, de reprendre leurs anciennes habitudes, mais leur santé est presque toujours atteinte: les épidémies de fièvres, de bronchites, de cholérine, etc., qui éclatent dans les maisons d'éducation, arrivent d'ordinaire à la rentrée de vacances quelconques, courtes ou longues. L'organisme, l'estomac de l'enfant sont gâtés de même que son caractère.

Le devoir des parents pendant les vacances est de continuer et même de perfectionner l'œuvre d'éducation et d'instruction commencée à la pension. Les habitudes des enfants doivent, autant que possible, rester les mêmes; leurs travaux seuls sont modifiés; ils se lèveront de bonne heure, mais au lieu d'aller à la salle d'étude, ils iront faire une longue promenade à la campagne, en compagnie de gens instruits, si c'est possible, herborisant, étudiant la botanique, l'histoire naturelle; dans la journée, après avoir appris les leçons que les professeurs leur donnent toujours pour ces quelques semaines, ils consacreront leurs heures de loisir aux arts d'agrément, qu'ils sont obligés, par leurs études plus sérieuses, de négliger dans le courant de l'année. La musique, le dessin, auxquels ils ne peuvent ordinairement donner plus d'une demi-heure par jour au lycée, doivent être leur grande occupation pendant les vacances; n'est-ce pas, en effet, une distraction et une récréation?

Il faut se rappeler que dans la vie d'un enfant une heure ne doit pas être perdue. Les promenades auront toujours un but instructif. On les mènera visiter les musées, les monuments publics, où l'on trouvera moyen d'exercer leur mémoire et d'accroître leurs connaissances historiques.

Je conseille de mener rarement les enfants au théâtre, mais beaucoup à la campagne. Pour la première distraction, si on en use, il faut faire un choix scrupuleux, et s'en tenir exclusivement aux œuvres classiques. Il ne faut pas croire que ce qui nous ennuie ne soit pas capable d'amuser un lycéen. Il sera heureux d'y retrouver des rapprochements avec ce qu'il sait déjà; entendre dire sur le théâtre de ces beaux vers qu'on lui fait apprendre au collège, ne fera que l'encourager et lui être profitable; de même pour les jeunes musiciennes, elles auront un double plaisir à entendre avec orchestre et chant ce qu'elles jouent sur le piano. Les tableaux représentant les faits de l'histoire les intéresseront vivement, et une visite au Jardin des plantes, au Jardin d'acclimatation, etc., les amusera bien autrement qu'une longue station sur une promenade publique. Un voyage, outre son utilité pour la santé et son agrément, peut être un excellent sujet d'étude, s'il est fait dans de bonnes conditions; mais il ne faut pas qu'il consiste simplement à introduire la jeune pensionnaire dans la vie des hôtels et des casinos. Le bord de la mer est une école où l'on peut agrandir le cercle de ses connaissances. Les collections minéralogiques, les herbiers trouvent largement à s'y compléter, et instruisent en amusant.

Après les arts d'agrément qui, dans leur genre, exercent l'esprit et meublent l'intelligence, les sports fortifient le corps et développent les forces musculaires. Il ne faut pas craindre d'y consacrer un temps convenable. Les bains froids, la gymnastique, l'équitation, s'il est possible, le cricket, sont des amusements utiles. C'est ainsi que tout est gain pour les jeunes gens, que tout doit avoir un but d'utilité. On ne leur permettra surtout, sous aucun prétexte, de balandrer.

Combien voit-on d'enfants passer leurs vacances, les traits alanguis et pâlis par le désœuvrement, à torturer des animaux, à passer de fauteuil en fauteuil, s'endormant sur un livre à moitié lu, ne retrouvant leur énergie qu'à l'heure d'aller se coucher, afin de solliciter une prolongation de veille qui ne leur sera d'aucune utilité.

Tous les jours, ils promettent de travailler le lendemain, et ce lendemain, comme celui de l'aubergiste qui avait écrit sur son enseigne: Demain je donnerai à boire pour rien; ce lendemain est toujours pour le jour suivant!

Mais ce n'est pas seulement à orner leur esprit que nous devons nous appliquer, ou à maintenir leur santé dans un état florissant, il est encore un point que les mères ne sauraient négliger pendant les vacances, et sur lequel elles ont une influence toute-puissante: c'est l'éducation du cœur et la culture des bonnes manières. Cette partie de l'éducation d'un enfant est malheureusement trop souvent négligée dans les institutions; il est peut-être même impossible qu'il en soit autrement là où le nombre des élèves ne permet pas de s'occuper de chaque nature en détail, et où la multitude de choses arides et sèches à enseigner rend forcément les rapports entre maîtres et élèves moins affectueux et plus raides.

Mais s'il incombe aux parents des devoirs sérieux, parfois pénibles même à remplir, de leur côté, les enfants doivent songer à leur faciliter la tâche; car, outre tout le bien qui leur en revient, ne doivent-ils pas laisser à ces pauvres parents, si heureux de leur présence, un bon souvenir de ce court espace de temps passé auprès d'eux? Si les enfants sont désagréables, taquins, volontaires, capricieux, les parents se sentiront comme délivrés par leur départ et de cette façon l'amour de la famille se trouve peu à peu amoindri, effacé, pour faire bientôt place à l'indifférence, sinon à pis encore!

Pour l'enfant, qui est en pension, comme pour celui élevé à la maison, le temps des vacances le rapproche toujours de sa mère par les loisirs qu'il lui donne; c'est donc une occasion qui se présente à elle de prodiguer plus largement ses conseils et ses soins.

Il est toujours dommage de s'arrêter pendant cette vie qui est si courte, et les temps d'arrêt sont encore plus à éviter pendant l'enfance; si l'homme mûr et le vieillard peuvent se permettre de chercher dans les vacances qu'ils prennent, comme magistrats, fonctionnaires, administrateurs, travailleurs; en un mot, de la grande machine du monde, un repos absolu, un délassement complet de la faculté qu'ils exercent sans relâche et qui a besoin de se reposer par intermittence, il n'en est pas de même de l'enfant, lequel ne doit pas plus s'arrêter dans son éducation qu'il ne s'arrête dans sa croissance.

Mettre un enfant au repos intellectuellement, sous le prétexte qu'il a le temps, qu'il apprendra plus tard, c'est comme si on voulait l'empêcher de grandir, en disant: «Il grandira plus tard.» On ne grandit plus après un âge à peu près fixe, on n'apprend plus certaines choses avec la même facilité à un certain âge.

Les vacances ne doivent donc être qu'un changement de travail, mais non pas un arrêt; et si l'on en profite pour s'occuper davantage des exercices du corps, si l'on recherche l'amélioration physique, c'est toujours un progrès, et il ne faut pas oublier que, dans ce qui est humanité, ce qui ne progresse plus recule, puisque rien ne reste stationnaire. De l'instant où la lumière ne croît plus, elle baisse; aussi les jeunes gens, et même les hommes, dont je parlais tout à l'heure, profitent-ils des vacances simplement pour s'adonner à d'autres études que leurs occupations ordinaires ne leur laissent pas le temps de pratiquer dans le cours de l'année.

Pendant les vacances, au lieu de travailler dans les livres imprimés, devant une table d'étude, l'enfant travaille dans le grand livre de la nature ouvert devant lui, en plein air, sous la voûte céleste; au lieu de s'astreindre aux définitions abstraites, il a les démonstrations matérielles, au lieu de la rigidité de la leçon du professeur, il reçoit les doux conseils de sa mère.

Pendant les quelques semaines que dure ce laps de temps consacré à renouveler nos forces, afin de ne pas reculer, les enfants doivent toujours travailler un peu à leurs études habituelles, de façon qu'au retour des classes, qu'il s'agisse des bancs du collège, du couvent ou de ceux des cours, ils aient plutôt gagné des places que d'en perdre.

Mais ce à quoi la mère doit s'attacher particulièrement, c'est à profiter de l'occasion où l'enfant lui appartient plus spécialement pour lui inculquer cette éducation spéciale du cœur et de l'âme que personne, sauf elle, peut lui donner.

En voyageant avec lui aux bords de la mer, ou dans les montagnes, en sus des enseignements géographiques et topographiques, elle lui apprendra, s'il est en âge, à observer les mœurs et les coutumes, à apprécier les gens et les choses; elle formera son jugement par les comparaisons et la vue des choses nouvelles.

Il est vrai que pour cela la mère doit avoir elle-même du discernement, cette qualité si rare et si précieuse; elle doit surtout se dévouer et penser au plaisir et au bien des autres, de préférence à son agrément personnel; mais il faut espérer que nous possédons encore parmi les femmes de France grand nombre de ce cas!

Les familles sont fortement émotionnées souvent par les concours: ce sont là de ces solennités importantes dans la période de la vie que l'on appelle la jeunesse. Que de gros chagrins, et aussi que de joie, selon que l'on reçoit la récompense ou la semonce justement méritée!

On est porté un peu trop souvent à accuser l'impartialité des professeurs; certes, c'est une bien grande déception pour celui qui a conscience de sa valeur, de se voir méconnu et préféré un rival moins digne! L'injustice est ce qu'il y a de plus cruel au monde pour un cœur droit et sincère.

Mais, bien souvent aussi, les enfants, et les parents encore davantage, sont aveuglés par l'orgueil, et se figurent lésés parce qu'ils ne s'aperçoivent pas de la valeur réelle de leurs concurrents, au lieu de puiser dans la préférence donnée un nouveau motif d'émulation.

Tous ne peuvent avoir les premiers prix, même tous les méritants, et s'il s'en trouve forcément parmi eux d'évincés; c'est une raison de plus pour ceux-là de s'efforcer de démontrer par l'avenir l'erreur qu'on a pu commettre en ne les plaçant pas au premier rang.

Les vacances sont pour beaucoup aussi, chaque année, la rentrée définitive dans la famille; l'instruction, appelée à tort l'éducation, est terminée… pour la partie indispensable à toute personne qui ne veut pas se distinguer des autres par une honteuse ignorance. Mais ce sont là deux appellations fausses. L'instruction n'est à proprement parler que commencée. Et, tandis que le jeune homme ne quitte les bancs du collège que pour s'adonner à des études plus sérieuses, soit qu'il fasse son droit, soit qu'il se dispose à entrer dans des écoles spéciales, soit encore qu'il se destine aux affaires commerciales, la jeune fille ne doit pas oublier que c'est bien à tort et doublement à tort que l'usage autorise à dire qu'elle a terminé son éducation; c'est là l'expression consacrée, mais qu'il faut avoir soin d'interpréter avec une signification tout autre que littérale.

C'est de son instruction et non de son éducation qu'il s'agit; cette dernière, qu'il ne faut pas confondre avec l'autre, peut être à peu près terminée, car l'enfant est élevé, est éduqué, mais l'instruction est bien loin d'être terminée.

C'est à elle, à elle seule qu'il appartient de compléter les deux, qui doivent faire d'elle une femme accomplie. Les moyens un peu obligatoires employés jusqu'alors, ne sont plus de mise; l'étude n'est plus par elle considérée comme un travail désagréable, mais comme un besoin nécessaire, un emploi utile de son temps; on lui a donné des éléments, on lui a ouvert la voie; c'est à elle à se perfectionner librement et sans y être forcée; elle est en âge d'en comprendre la nécessité.

Comme éducation, elle a aussi à se perfectionner dans les usages du monde, dans les obligations et les devoirs de la maîtresse de maison, de la mère de famille; il lui reste donc encore beaucoup à faire, beaucoup à apprendre sous d'autres formes, et dans d'autres branches peut-être; et sûrement elle n'a pas terminé… Ses vacances, qu'elle a cru en songe devoir être désormais perpétuelles, ont de quoi être bien employées, car c'est le véritable travail de la vie qui commence.

CHAPITRE XV

DE L'UTILITÉ DES VOYAGES POUR LA JEUNESSE.

J'ai quelque peine à me décider à résoudre cette question, parce que j'ai pour principe de ne jamais donner de ces conseils, bons seulement pour ceux qui ont de la fortune, et ne servant qu'à donner des regrets à ceux qui ne peuvent les suivre, parce qu'il leur en manque les moyens pécuniers, mais qui sont néanmoins susceptibles de les apprécier et de les envier.

Les voyages, il faut bien l'avouer, sont indispensables à former les hommes, à ouvrir l'intelligence, à permettre les comparaisons, à donner du jugement, à instruire, à enseigner.

Cependant, si les voyages lointains ont cette utilité, j'ajouterai que même le plus petit déplacement porte son fruit.

Pour la jeune fille, le voyage, le déplacement, n'est pas aussi indispensable que pour le jeune homme. A quoi bon lui ouvrir tant d'horizons qu'elle ne saurait jamais atteindre? et combien en voit-on, au retour, ne plus trouver autour d'elles assez d'espace pour leurs aspirations!

Il faut élever les enfants pour le milieu où ils doivent vivre, si l'on ne veut pas courir la chance de les déclasser. Le sexe masculin peut toujours changer de milieu; il dépend de lui d'en sortir, de s'élever, et il n'a jamais trop d'ambition, si cette ambition est soutenue par de l'énergie et des capacités. De la femme il n'en est pas ainsi; à moins de faire partie de la brillante cohorte des artistes, où, s'il est beaucoup d'appelées, il y a peu d'élues, la femme ne peut changer de position que par le mariage; et c'est une bien grande exception que celle-là.

J'ai connu plusieurs jeunes filles appartenant au commerce ou à la petite bourgeoisie, n'ayant que des dots modestes, chaleureusement encouragées par leurs parents à étendre leur esprit et leurs connaissances. Pas une de mes lectrices qui n'ait aussi de ces exemples dans son entourage. Bientôt leur intelligence développée, les talents qu'elles acquièrent, les placent en dehors de leur cercle, au-dessus des autres membres de leur famille; leur donnent le droit d'aspirer à un cadre plus large; les parents en sont fiers, les louanges ne manquent pas, elles sont recherchées, attirées, reçues là où leurs parents sont à peine tolérés à cause d'elles.

Vient le moment de les marier; les épouseurs, en rapport avec leurs dots et leurs naissances, ne leur paraissent plus dignes d'elles; peut-être eux-mêmes en auraient-ils peur, et cependant elles ne peuvent espérer en trouver là où elles ne sont regardées que comme des intrus. Elles luttent quelque temps, se figurent qu'elles sont au-dessus de leur entourage et, en définitive, finissent par devenir des incomprises; elles murmurent contre leur destinée qui les entoure d'un cercle de fer. C'est pourquoi, à moins d'être bien sûr de pouvoir lui faire franchir le cercle qui l'enserre, il n'est pas nécessaire de donner à la jeune fille des aperçus qui ne seraient cause que de regrets et de déceptions.

Cette doctrine semblera peut-être un peu étroite; elle est le fruit de l'expérience faite de visu!—Que de jeunes filles les parents font élever à Paris, dans de grands pensionnats, et qui, lorsqu'elles doivent rentrer dans leurs villages, ne rêvent qu'aux succès de Paris, et s'étiolent ou s'aigrissent et deviennent malheureuses! Elles sentent en elles les moyens, le savoir; mais qu'en faire? D'autres essaient de briser le fameux cercle, et elles ne réussissent qu'à se mettre entre deux fers.

Pour la jeune fille qui a de la fortune, qui est destinée à voir le monde, ou à combattre par une profession libérale, les voyages sont très utiles.

Mais pour le jeune homme ils sont le complément indispensable, et je regarde comme très fortunés ceux que les événements entraînent au loin.

J'ai connu une pauvre mère, veuve, isolée, qui travaillait pour nourrir et élever son fils. Elle ne vivait que pour lui… je n'oserais ajouter qu'il ne vivait que pour elle, car il n'en était malheureusement rien! Les plus grands soins, l'éducation la plus tendre, l'instruction la plus sévère, n'avaient donné que les résultats les plus piètres; c'était une mauvaise nature.

A l'âge de dix-huit ans, petit employé de commerce, il ne pouvait arriver à se suffire; sa mère travaillait toujours pour lui!… On lui proposa une position excessivement avantageuse, mais il fallait faire un voyage au Japon.

Le Japon, ce pays si différent du nôtre! Puis l'inconnu, l'imprévu qui pouvait en résulter, n'était-ce pas fait pour tenter l'esprit aventureux d'un jeune garçon léger, un peu indolent, aimant le plaisir, détestant le travail? Ce qu'il aurait trouvé… peut-être pas ce qu'il croyait! et une fois loin de sa mère, n'ayant plus à compter que sur lui, sa nature se serait transformée! Les étrangers n'auraient pas supporté ses caprices, ses humeurs; combien son caractère aurait pu y gagner!

La pauvre mère ne vit qu'une chose, la séparation; son fils sans elle, elle sans son fils. Elle n'était pas personnelle, car le jeune homme ne lui rendait aucun soin, ne lui causait que des ennuis, mais son amour était égoïste en cela qu'elle songeait davantage au bonheur qu'elle éprouvait à le voir, à s'occuper de lui, qu'au bien qui pourrait résulter pour lui de son éloignement.

Il ne partit pas… Quelques mois après, il se laissait entraîner par ses camarades dans une orgie, et ivre il roulait sous une voiture qui l'écrasait; on rapportait son cadavre à la pauvre mère; je n'ai jamais connu une infortune plus grande!… Pourquoi ne l'avait-elle pas laissé partir?

Nous avons, il est vrai, cette autre infortune illustre, cette mère qui a été pleurer son fils sur sa tombe, au Zululand! mais il n'est pas besoin d'aller s'exposer chez les sauvages pour se former, et un tour d'Europe est déjà suffisant.

Pour un jeune homme destiné au commerce, rien n'est meilleur, quelque haute position qu'il occupe, de le placer pendant une année chez un négociant d'un pays étranger, où il se perfectionne dans la langue et apprend les affaires. Nos commerçants notables ne manquent pas de le faire pour leurs fils.

Il n'y a pas d'argent mieux employé que celui consacré à un voyage; la preuve en est: les séjours à Rome accordés comme récompense aux artistes.

Aussi je me permettrai de signaler aux oncles et aux parents généreux, et je suis persuadée que mon avis recevra un assentiment enthousiaste de la part des jeunes gens, comme un excellent encouragement, un cadeau utile, de payer un voyage pour les vacances à l'étudiant ou au collégien studieux.

Je ne m'oppose pas à ce que les jeunes filles voyagent, seulement il est positif que la vie d'hôtel et des grands chemins ne leur est pas aussi indispensable qu'au sexe masculin, mais les voyages n'en restent pas moins le plaisir le plus utile pour l'un et pour l'autre sexe.

A défaut de voyage lointain, le déplacement est déjà un avantage autant intellectuel que physique, dont on ne doit pas négliger de faire jouir même les enfants.

Sous le rapport de l'utilité, je ne recommande pas l'installation dans une ville d'eaux en vogue, où l'on recommence à peu de chose près l'existence oisive et élégante des villes, avec la facilité en plus de faire des connaissances à la légère, et de prendre de mauvaises habitudes.

La villégiature dans la campagne véritable, le séjour sur une plage agreste où les sorties consistent à aller en robe de toile, sur les falaises, cueillir les plantes marines et dans les galets chercher le coquillage, et non pas à poser, serrée en une toilette de satin et de gaze, au milieu du sable, autour du kiosque de musique, voilà ce qui est profitable à la santé et même à l'esprit, quand on ne peut ou ne préfère, avide de nouveau, parcourir les pays étrangers, étudier les mœurs, visiter les monuments, admirer les musées, se repaître d'objets inconnus à nos yeux et qui présentent à l'intelligence ouverte, à l'imagination vive et impressionnable, un charme dont on ne se fatigue jamais.

Voyagez et faites voyager les vôtres, donc, autant que possible, ne serait-ce que quelques journées par année; mais si des devoirs impérieux vous attachent à la maison, lisez des livres de voyages, des livres ayant rapport aux pays étrangers, car on ne peut bien s'apprécier soi-même qu'en apprenant à connaître les autres.

CHAPITRE XVI

LE CHOIX D'UNE PROFESSION.

On peut dire que ce chapitre fait suite en quelque sorte à ceux sur le développement de l'enfant, et quoique le choix d'une profession ne soit mis en question qu'à l'âge de l'adolescence, il est, selon le système que je vais expliquer, indispensable de s'y préparer à l'avance. Je veux parler spécialement des professions à donner à une enfant riche, parce que c'est principalement pour les filles que la solution de cette question présente des difficultés, et ce sont toujours des questions difficiles que je dois m'occuper, les autres n'ayant pas besoin d'être approfondies; ensuite parce que l'embarras est double quand il s'agit de filles de familles aisées ou riches.

C'est maintenant un fait avéré qu'on peut être certain de ne pas conserver toute sa vie la même position de fortune.

Parmi un nombre assez considérable de personnes qu'il m'a été donné de connaître directement ou indirectement, je puis dire qu'à quelques rares exceptions près, je les ai toutes vues dans un espace de vingt années changer de position du tout au tout. Ceux-ci, en petit nombre, que j'avais laissés dans une humble position, désolés, sinon désespérés, je les ai retrouvés superbes et brillants. Ceux-là, toute une pléiade, que j'ai vus planer dans les hautes régions de l'opulence et des honneurs, sont descendus dans la plus obscure pauvreté.

Il n'y a pas encore bien longtemps que j'ai eu un nouvel exemple frappant. Il y a quelque dix ans à peine, dans la cour d'un splendide hôtel du boulevard Haussmann, vous eussiez vu monter dans son landau confortable superbement attelé, une belle femme de quarante ans environ, le véritable portrait de la matrone antique; il n'était que deux heures de l'après-midi, car ce n'était pas aux heures préférées de la foule élégante qu'elle se rendait au Bois, mais aux heures où le soleil est le plus doux à respirer, où les allées désertes permettaient à ses cinq petits garçons qui faisaient échelon depuis l'âge de dix ans jusqu'à deux ans, de s'ébattre sous ses yeux.

Ce landau était donc plein de têtes blondes et enfantines. Le dimanche on prenait deux voitures; dans le clarence, étaient une gouvernante et une bonne avec les deux plus jeunes bébés; dans le landau, sur le devant, se plaçaient les trois aînés; dans le fond l'heureuse mère, ne laissant à personne le soin de bercer son sixième, nouveau-né, une mignonne fillette qu'elle nourrissait; le père était assis à côté. Quelle belle famille! Quelle bonne mère! Quelle union parfaite! Jamais elle n'allait au théâtre ni au bal, pour ne pas quitter ses enfants. Elle présidait à leurs études, à leurs jeux, à leur toilette, malgré le nombreux personnel de domestiques qui l'entourait.

Elle avait droit dans ses armes à une couronne fermée par son père, à un manteau de lord par sa mère… Le bonheur, la fortune, les honneurs, tout lui souriait… Aujourd'hui, c'est dans une petite ruelle, à Montrouge, que l'on habite! Quel vent de malheur a soufflé sur tout cela? et la petite fille bercée dans le landau, quelle va être sa destinée de jeune fille?

Les fortunes sont tellement peu sûres, que personne ne se fait même illusion. Il est impossible de prévoir les événements, et de dire ce qu'on sera demain; aussi c'est une préoccupation constante de tous les parents sérieux, de mettre leurs enfants à même de pouvoir, en cas de besoin, trouver des ressources en eux-mêmes.

Il y a aussi une classe plus modeste qui se préoccupe de la même question, c'est cette classe où le chef de la famille gagne, chaque année, de quoi faire mener aux siens une existence tout juste convenable, mais qu'il laissera sans ressources, le jour qu'il tombera malade. C'est une misère dorée avec un précipice au bout.

Ce que je reçois de demandes, d'avis, de ces deux positions, on peut se l'imaginer. Une mère jouissant d'une fortune moyenne me dit: «J'ai envie de faire apprendre à mes filles l'état de modiste ou de couturière.»

Une autre m'écrit: «Je donne à mon enfant une profonde instruction; il me semble que je ne puis lui laisser une fortune plus solide. Avec de l'instruction on arrive à tout.»

Cette autre encore: «Parmi les beaux-arts que ma fille apprend, je veux qu'elle en approfondisse un, sous le rapport industriel. C'est une sorte de métier artistique qu'elle aura toujours sous la main.»

Je réponds, en prenant les demandes à reculons, et je commence par la dernière solution:

—Si votre fille a besoin de gagner sa vie dès à présent ou du moins dans un court délai, vous avez pleinement raison de choisir un art industriel, celui le plus en vogue pour le moment. On ne peut guère faire un tel choix quand il s'agit d'un avenir incertain et éloigné, parce que la mode change; à un moment donné, la peinture sur porcelaine et la peinture sur éventail étaient d'un bon rapport; aujourd'hui elles rapportent à peu près de quoi mourir de faim.

Le dessin sur bois est beaucoup plus recherché; on fait tant de publications illustrées que l'on manque d'artistes. Ici, on se trouve devant une difficulté: les maîtres en ce genre ne veulent pas faire d'élèves. Ils ont peur des concurrents. Mais la mode, la science, les découvertes peuvent changer tout cela, et, d'ici quelques années, un autre art viendra détrôner celui-là. La miniature sur ivoire s'est vue ruinée par la photographie, quoiqu'il ne puisse y avoir rivalité ni comparaison. Mais il est bien rare maintenant qu'on fasse faire un portrait à la miniature.

A la première question je répondrai:

—Madame, il n'y a que les petites filles de classes ouvrières qui vont à l'apprentissage, puis en journée. Ce n'est pas à un si maigre résultat que vous songez. Si vos filles étaient réduites par une immense adversité à être ouvrières (cela s'est vu), elles sauraient mieux travailler que des ouvrières de profession, rien qu'en sachant ce que toute jeune fille de famille sait. Il n'y en a pas une, aujourd'hui, qui ne sache tailler et coudre, monter un chapeau aussi bien qu'une ouvrière de profession; du moins, il lui manquerait peu pour se perfectionner. Mais si vous entendez qu'elle soit capable de fonder une maison de modes ou une maison de couture, cela est différent: il n'est pas nécessaire d'avoir été à l'apprentissage, et je vais vous répondre, en même temps qu'à la seconde maman, qui pense que l'instruction peut tenir lieu de tout: celle-ci se rapproche du but.

Il y a quelque chose de plus à enseigner à un enfant qu'un métier, sans contester que la connaissance approfondie d'un métier soit excellente: c'est à être intelligent, c'est à savoir employer, mettre à profit son savoir, son talent. En un mot, pour employer une expression vulgaire, il doit apprendre à «savoir se retourner».

D'où vient que l'on rencontre fréquemment des gens d'un talent incontestable qui restent en route et qu'on voit arriver des personnes bien moins capables professionnellement que les premiers? Elles savent mieux s'y prendre; leur intelligence a été plus développée, et si, parfois, c'est par un don naturel, très souvent aussi cela provient du développement que l'on a donné à l'intelligence pendant leur enfance. L'intelligence vaut encore mieux qu'un métier, que du talent; elle leur suppléera, mais si elle est secondée par eux, elle aidera à sortir du milieu ordinaire.

Vous donnez une profession à un jeune homme; vous apprenez un métier artistique ou un art industriel, comme vous voudrez, à une jeune fille, le gouvernement se renouvelle, les temps changent, la mode fuit, il faut qu'ils sachent aussi changer et se modifier. Les circonstances de la vie sont si diverses que la première chance pour réussir est de savoir s'y plier, s y conformer.

L'énergie et l'intelligence, voilà deux soutiens puissants pour le malheur. Je n'admets le suicide dans aucun cas. Je puis le comprendre par déshonneur, encore même du déshonneur on peut se racheter; mais le suicide par misère, je ne le comprends pas; les peines de cœur peuvent abattre, tuer, parce qu'elles sont souvent irrémissibles; les pertes d'argent peuvent toujours se réparer.

Un enfant, aussi fortuné qu'il soit, doit s'habituer à l'idée que cette fortune, dont il jouit, ne lui appartient pas, qu'il n'en a qu'une jouissance temporaire, momentanée, et il doit se tenir prêt aux revers et à gagner sa vie. Un jeune homme doit être convaincu qu'il est absolument déshonorant de vivre aux croûtes de ses parents.

Je connais des jeunes gens dont les parents sont dans l'aisance, d'autres qui sont excessivement riches, et qui, en attendant que leurs fils aient atteint l'époque où la profession qu'ils ont choisie leur rapporte, leur font gagner leur vie par des répétitions, des articles dans les journaux, etc. Par exemple, un jeune stagiaire, en attendant que les causes lui arrivent se met secrétaire d'une illustration du barreau, etc.

Une femme peut posséder un talent à fond, un homme choisir une carrière; mais en outre ils doivent avoir l'intelligence de savoir se plier aux circonstances.

La plupart du temps, on arrive précisément par la voie à laquelle on pensait le moins.

On retrouve des exemples à chaque pas. Un tel qui avait été élevé pour les arts, où il végétera toute sa vie, serait arrivé s'il s'était mis dans le commerce. Tel autre s'obstine à ne pas vouloir accepter une position qu'il croit au-dessous de lui.

Quand on se trouve dans l'adversité, il y a mille moyens de se retourner. On parle toujours que la femme seule est misérable, mais j'en connais des quantités qui se sortent parfaitement d'affaires. Ce sont des femmes intelligentes qui ne se laissent pas abattre. Un exemple entre autres: Une femme de ma connaissance et du meilleur monde, par suite du décès d'un parent âgé qui mourut sans avoir fait de testament, se trouva sans fortune; elle avait un mobilier assez complet; au lieu d'attendre dans l'inaction d'avoir mangé son modeste pécule et d'être forcée de vendre son mobilier, elle loua un petit appartement, le choisissant avec deux sorties sur l'escalier; elle le disposa le plus coquettement possible, faisant des rideaux avec une robe de bal, habillant un pouf d'une jupe de satinette brochée; ne craignant pas de grimper sur une chaise posée sur une table, pour atteindre le haut des fenêtres, ni de se taper sur les doigts avec le marteau, car il ne fallait pas penser à prendre un tapissier; elle se renferma dans la plus petite pièce, et sous-loua les deux autres; ayant trouvé à louer le tout ensemble, elle se transporta autre part, où elle recommença; l'année d'après elle avait loué peu à peu la maison entière, et faisait des affaires prospères.

Bien des personnes choisissent une profession et ne savent pas ou ne veulent pas se sortir de là. Elles se lamentent, implorent tous les échos, accusent le ciel de les oublier, mais elles ne feraient pas le moindre effort; cela leur paraît impossible même; n'ayant jamais fait attention à rien qu'à ce qui se trouvait sous leur nez, elles n'ont jamais vu au delà, et, il faut bien le dire, leurs parents ne les ont pas secoués, développés.

En général, les personnes qui ont joui réellement de la fortune, sont intelligentes, et savent mettre de côté un faux amour-propre qui les empêcherait de chercher à se relever. Mais il y en a une foule qui n'ont fait que côtoyer cette fortune, la voyant assez de près pour pouvoir en parier, et elles se trouvent déplacées et malheureuses.

Une femme qui se trouve dans ces conditions, vient de temps en temps me demander de lui indiquer une occupation. Depuis plusieurs années, elle est à la recherche d'un emploi, et chaque fois qu'on lui en indique un, quelque chose, oh! toujours un excellent motif, l'empêche d'accepter. L'autre jour, elle me racontait que l'an dernier, après avoir imploré le baron de R., elle en avait reçu un secours de cinquante francs, et qu'elle compte en faire autant cette année. Je me sentais vraiment saisie de commisération pour elle, je ne l'en pensais pas là, lorsqu'elle continua ses doléances, disant:

—On me dit: Travaillez, travaillez! C'est bientôt dit: il faut des aptitudes, je n'en ai pas; je ne peux cependant pas aller balayer la rue!

Je restai stupéfaite. Voilà une femme qui aurait été humiliée de gagner sa journée en balayant la rue, et qui ne rougissait pas de recevoir une aumône du baron R.! Mais si elle avait eu réellement un peu de fierté vraie, avant d'implorer un secours, elle aurait d'abord été se mêler à l'escouade des balayeurs, qui ont certainement des sentiments de fierté que n'a pas celle qui mange le pain de l'infirme, du vieillard, quand elle a en elle des facultés suffisantes à se suffire.

Ce qu'il faut enseigner aux enfants, outre un métier, ou un talent, c'est à savoir s'en servir, c'est à connaître la vie, la valeur des mots, la conséquence des choses.

Les enfants riches sont mieux à même d'apprendre tout cela et d'avoir leur intelligence ouverte, parce qu'ils reçoivent plus d'instruction, voyagent, lisent, entendent raisonner; et le jour où l'infortune arrive, ils ne sont pas aussi malheureux d'être obligés de déroger, que d'autres, élevés en regardant en haut et qui se morfondent d'envie.

Dans la plus haute société, on voit se donner des fêtes où les convives se plaisent à s'habiller en paysans, en grisettes, en ouvriers. La grande dame est heureuse d'échapper au poids des grandeurs, et de courir, une journée entière, inconnue comme une petite bourgeoise.

Observez les jeux des enfants. Les bébés de parents très riches jouent à la bonne, à la marchande, à la ruine; ceux des pauvres, joueront au grand seigneur, au carrosse.

Enseignez donc à votre enfant ce que vous voudrez, mais enseignez-lui, surtout, à ne pas regarder le travail comme indigne de lui. Qu'il soit bien persuadé de la véracité de ce proverbe: «il n'y a pas de sots métiers, il n'y a que de sottes gens.»

C'est par son mérite et ses capacités, par la manière supérieure dont il s'en acquittera, qu'il prouvera que la tâche entreprise est au-dessous de lui.

Avec du travail, de la persévérance, de l'intelligence, on peut toujours se sortir d'affaire; il faut compter sur soi, sur ses efforts personnels et matériels, et non sur des protections, des passe-droits.

On peut reconnaître le vrai riche qui a eu des revers, à ce qu'il ne parle jamais de son temps de splendeur. Le pauvre, qui a eu soi-disant des malheurs, est chipie et pimbêche à l'excès (pardon, mais ces deux mots n'ont pas de masculin, ces défauts étant très particuliers aux femmes); il tient à faire sentir à tout instant qu'il vaut mieux que sa position, tellement il a peur qu'on ne s'en aperçoive pas!

Il y a des personnes auxquelles il manque toujours quelque chose pour réussir; la plupart du temps, elles se plaignent de ne pas avoir de fonds; ceux qui en ont, s'empressent de les perdre; d'autres réussissent sans capitaux, ou avec capitaux!

—C'est la chance! disent les premières.

C'est-à-dire, c'est de savoir saisir la chance quand elle passe et de savoir aussi la retenir.

Ce que je vois de bonnes occasions auprès desquelles passent quantité de gens qui ne les voient pas parce qu'ils regardent trop haut ou qui ne veulent pas prendre la peine de se baisser!

Aujourd'hui, le commerce, les affaires, sont, peut-on dire, à la mode; nous ne sommes plus au temps où l'on dédaignait de gagner de l'argent. Mais malheur à l'incapable!

L'autre jour, on introduisit auprès de moi une élégante visiteuse, une femme du grand monde; elle voulait me demander des conseils. Elle désirait vendre un secret de parfumerie, puis elle me raconta qu'elle allait gagner de l'argent cet hiver. Elle allait s'occuper de placer du vin parmi ses connaissances. Le marchand lui avait promis une belle commission, mais elle ne voulait pas qu'on le sût.

J'avoue que je n'approuve pas tout à fait ce manège, parce que j'aime que l'on ait le courage de son opinion. Les personnes qui sont obligées de chercher de cette façon à se procurer de l'argent sont à plaindre, car elles souffrent réellement; il faut les plaindre d'autant plus que, la plupart du temps, l'argent qu'elles cherchent ainsi à se procurer ne servira qu'à leur fournir des satisfactions d'amour-propre, bientôt suivies de déceptions cruelles.

Pour en revenir au choix d'une profession, une instruction complète donnant la connaissance d'une foule de choses pratiques, c'est-à-dire ne se bornant pas aux études scientifiques et aux beaux-arts superficiels, mais ayant enseigné aussi une partie commerciale et, avec cela, la volonté et l'intelligence des choses, voilà la meilleure profession.

CHAPITRE XVII

L'AGE INGRAT.

Cet âge (de onze à dix-huit ans) réclame, pour les deux sexes, une attention particulière sous tous les rapports, même sous celui de la toilette; néanmoins, c'est l'âge dont on se préoccupe le moins d'une façon spéciale. Il est souvent question de l'enfant, du bébé; on parle fréquemment de la jeune fille, mais la fillette et le garçonnet sont laissés dans l'ombre. Il est évident qu'en perdant ses dents de lait, l'enfant acquiert sa première laideur. Sa croissance, en le rendant disproportionné, lui ôte les grâces potelées du premier âge; les études auxquelles on le soumet, le travail de la nature qui s'opère en lui avec force et rapidité, le rendent maussade et méchant parfois. Voilà pour le physique; au moral, sans pouvoir offrir les compensations de la communion d'idées, il comprend trop et gêne les conversations. En somme, c'est l'âge ingrat, et cependant c'est à cet âge que nous commençons à juger ce qui nous entoure, c'est à cet âge que nos convictions se forment, que tout nous frappe, que des impressions ineffaçables se gravent en nous; c'est à cet âge que notre cœur comme notre intelligence se développent en même temps que nos membres; et qu'avides de les exercer, nous nous jetons sur tout ce qui se présente, nous nous en emparons, et nous nous l'approprions pour notre vie entière généralement.

Ces quelques années exigent une surveillance de tous les instants, et lorsqu'on a pris toutes les précautions possibles pour que le petit être ait été bien entouré dans ses premiers pas dans la vie, matériellement et intellectuellement, afin qu'il n'arrive aucun accident à ses frêles petits membres, et que sa fraîche mémoire ne soit pas souillée de mots impropres ou de mauvaises impressions, il ne faut pas se lasser, car le moment important arrive seulement. Le corps et l'âme doivent être plus que jamais préservés, sous peine de les voir l'un et l'autre s'étioler. La santé pour le physique, la toilette et les manières pour l'extérieur, l'âme et le cœur, le jugement et l'intelligence pour le moral, voilà toutes les choses importantes qu'il s'agit de diriger et sur lesquelles il est indispensable d'attirer l'attention des parents.

Par la santé, j'entends aussi le développement et la conformation du corps de dix à dix-huit ans. Le tempérament se constitue, les membres se forment à peu près tels qu'ils doivent rester toute la vie. Aussi les précautions qu'on a prises pendant l'enfance ne doivent-elles être continuées qu'avec plus d'attention pendant l'adolescence. La gymnastique pour les deux sexes est indispensable; elle est préférable à tout autre exercice du corps, car elle ne rend pas seulement fort et alerte, elle rend aussi adroit et agile.

Généralement on fait beaucoup sortir les enfants; c'est un tort, vis-à-vis surtout des petites filles. (Les garçons sont d'ordinaire au collège à cet âge, et je parle des filles élevées par leurs mères.) C'est pourquoi l'éducation de la pension ou du couvent peut être préférable. La fillette y joue, y court, mais ne sort pas, c'est-à-dire ne prend pas l'habitude de se parer tous les jours, et d'aller faire de grandes courses, silencieuse et guindée, à côté de sa mère ou de son institutrice.

Je connais des femmes qui ont été tellement accoutumées dès leur enfance à sortir, à aller arpenter les boulevards et les Champs-Elysées, que, jeunes filles, un jour de réclusion les rend déjà malades, et, jeunes femmes, elles ne peuvent supporter leur intérieur. La femme doit vivre chez elle, et comme le tempérament se plie aux habitudes de longue date, il n'y a qu'à lui donner celle-ci pour qu'il s'y conforme.

L'estomac a besoin aussi d'être formé, mais non gâté. Peu à peu, il arrivera à supporter tous les bons aliments, mais jamais les mauvais, ni l'irrégularité des repas.

Le sommeil est nécessaire aux jeunes gens. Le sommeil du soir, qui est dans l'ordre de la nature, répare les forces, tandis que celui du matin, au moment où la terre se réveille, énerve et alanguit. Se lever tard est une habitude perverse qu'il ne faut pas laisser prendre; et pour cela il faut éviter avec soin d'en faire une récompense, ainsi que cela a lieu très souvent. Je connais une mère prudente, pour les enfants de laquelle la plus grande punition qu'on puisse leur infliger est de les obliger à rester tard au lit.

Il est vrai que c'est souvent de nos propres défauts qu'héritent ces petits êtres, et nous croyons, nouvelle erreur, y trouver un titre à notre indulgence; tandis que nous devrions n'y voir qu'une leçon et un ordre sévère, pour nous qui les avons expérimentés à nos dépens, de les en préserver. Mais l'amour-propre est là pour nous aveugler! Que de parents se mirent avec complaisance dans les défauts de leurs enfants!

Pour bien élever un enfant, surtout à l'âge où il est clairvoyant, il faudrait être parfait, et je connais bien des parents qui ont plutôt l'héroïsme d'une séparation qu'ils reconnaissent nécessaire que celui de se corriger!

Comme toilette et comme manières, la démarcation est bien tranchée. Depuis la première communion jusqu'à son entrée dans le monde, c'est-à-dire de onze à dix-huit ans, la fillette et la jeune fille doivent s'abstenir de tout ce qui est trop recherché, trop compliqué, sous peine de paraître, non pas de petites femmes en miniature, comme lorsqu'elles avaient six ans, et que leurs mères se plaisaient à modeler leurs toilettes sur les leurs propres, mais à de petites bonnes femmes; car, à quinze ans, si l'on s'affuble trop, on peut très facilement en paraître vingt ou davantage.

Il faut aussi éviter de tomber dans l'excès contraire, ce qui arrive fréquemment aujourd'hui: pour une raison ou pour une autre, coquetterie de mère, de sœur, ou de jeune fille même, est maintenu l'habillement de la fillette, jusqu'à l'entrée dans le monde; la jupe reste courte, les cheveux ondulés flottant dans le dos, et l'on supprime ainsi ces quelques années si suaves et si pleines de charme de l'adolescence; restons dans la règle commune; suivons les usages reçus par la majorité et bons à suivre par les gens sensés. Dès que la petite fille atteint sa douzième année, on supprime les falbalas, les bijoux, les plumes, les corsages décolletés et à manches courtes. La jupe doit s'allonger et ne plus découvrir le mollet, les cheveux sont nattés ou relevés dans un réseau.

Les manières et le langage subissent la même transformation. La démarche devient moins libre, plus posée; les reparties, les saillies d'enfant, qu'on appelle spirituelles, et qui sont toujours, d'ailleurs, ridicules dans la bouche d'un enfant, ne sont absolument plus tolérées; en un mot, la fillette doit rentrer dans l'ombre, comme la fleur, qui est son emblème, se cache sous les feuilles.

Les bonnes habitudes, avons-nous dit, se prennent à cet âge, physiquement aussi bien que moralement. La jeune fille, prenant l'habitude de se tenir courbée, la gardera, de même si elle contracte celle de la paresse. Le caractère demande à être formé dès la première enfance, et il est presque impossible de transformer, à douze ans, l'enfant colère, gourmande, menteuse, dont les défauts n'ont pas été réprimés plus jeune. Il faut alors la briser, la contraindre, et la tâche est devenue excessivement difficile; il s'agit de ne pas laisser perdre les bons fruits que la première enfance donne, ou plutôt ces fleurs que le printemps fait éclore. Il nous appartient de les cultiver pour qu'elles se changent en fruits; ces fruits eux-mêmes doivent arriver à la maturité, sans qu'aucun insecte vienne y mordre et s'introduire jusqu'au cœur.

N'arrive-t-il pas parfois que dans notre verger nous trouvons notre plus beau fruit attaqué? et ne sommes-nous pas obligés de veiller sans cesse? Nous craignons, au moindre coup de vent, que le faible lien qui le retient à l'arbre et lui donne la vie ne vienne à se briser; mais ce qui est plus pénible encore, n'est-ce pas de le voir ronger par un ver que nous ne pouvons extraire, si nous ne nous y prenons à temps? Rien ne peut mieux donner l'idée de l'âme d'un enfant. Il faut veiller, jusqu'à ce qu'elle soit formée, et si la moindre gelée peut perdre la fleur, une main étrangère peut nous ravir le fruit.

Le genre d'éducation se modifie totalement lorsque commence l'âge de raison.

Les corrections, les caresses, les choses palpables, pour ainsi dire, ont seules le dessus dans le bas âge; le raisonnement, la persuasion n'y peuvent rien. Mais quand arrive l'époque dont je m'occupe, ce n'est au contraire qu'à la persuasion et au raisonnement qu'on doit recourir. Et c'est pourquoi la tâche devient de plus en plus difficile et se restreint davantage dans le cercle maternel. Il ne suffit plus d'exprimer sa volonté, de la faire obéir, il faut l'expliquer, la déterminer, savoir s'adresser à l'entendement de l'enfant et s'appliquer à le lui former.

Mais ce qui offre une double difficulté, c'est que dans les choses mêmes qu'il faut lui apprendre, il est nécessaire de lui en céler une partie; c'est une pierre d'achoppement que bien des mères ne savent pas tourner. Sous le prétexte de conserver la candeur de la fillette, elles lui interdisent toute lecture; elles ne veulent rien lui faire connaître de la vie ou du monde; puis, l'âge venu, sans préparation aucune, elles lui ouvrent toutes les portes et lui permettent, elles y sont bien obligées d'ailleurs, toutes les lectures. C'est par paresse, la plupart du temps, et simplement pour se dispenser de prendre une peine, un soin quelconque. Une mère qui entend bien sa mission et son devoir initie peu à peu sa fille à la vie; elle la lui explique, la lui analyse, lui ouvre le chemin, la guide par la main, non en en éloignant complètement les ronces pour ne lui laisser que les fleurs, mais en lui apprenant à les éviter elle-même ou à les supporter; car l'existence est pleine d'entraves, d'épines, et la jeunesse ne doit pas l'ignorer.

De douze à quinze ans, les jeunes imaginations veulent tout saisir; le mal surtout les attire comme l'abîme qui donne le vertige; essayer de le leur dissimuler tout à fait est impossible. Leur apprendre à le regarder froidement, à l'envisager avec horreur, est un grand bienfait. L'ignorance n'empêche pas de tomber; au contraire, elle précipite à mesure que l'entendement se développe, que l'intelligence arrive sans la science; on doit donc insensiblement démontrer le bien du mal.

Aussi, c'est précisément à cet âge si intéressant où la petite personne devient fillette, que la mère doit quitter le moins son enfant. C'est alors que les impressions sont les plus fortes, d'autant plus qu'elle croit savoir et ne sait rien.

La tâche devient aussi plus difficile, parce que l'enfant veut déjà essayer son jugement, et, l'expérience ainsi que la science lui manquant, elle est entraînée à juger à faux. C'est une grande victoire de lui enseigner à se défier de son propre jugement et de lui laisser apercevoir l'étendue de son ignorance.

Les liaisons, les fréquentations sont d'une haute importance à cette époque de la vie. Elles s'emparent de nous avec une intensité telle, qu'elles sont la source souvent de bien des entraînements et de bien des malheurs. Essayer d'y soustraire la jeunesse est presque impossible sans froisser son cœur. Seulement, la vigilance doit redoubler. Il faut surtout éviter d'exiger de brusques ruptures, qui font tourner en intrigues un simple engouement qui serait tombé de lui-même. Le meilleur moyen, l'unique, pour garantir la jeunesse de toute influence, est de l'occuper, de la fatiguer, physiquement et moralement; lui donner le moyen de dépenser amplement l'exubérance de forces que lui donne son âge, et qui, concentrée, ne manquerait pas de se déverser d'un autre côté.

Les jeunes filles s'éprennent les unes pour les autres de vives amitiés; elles se figurent bientôt qu'elles sont victimes et tyrannisées, si on veut les priver de voir celles qu'elles ont choisies pour amies; elles trouvent aisément des personnes qui croient bien faire en facilitant un rapprochement à l'insu de la mère, entre les jeunes amies, comme si tout ce qu'on dissimule aux parents ne soit pas déjà une faute par cela même, et qu'ils n'aient pas des motifs puissants pour désirer être obéis.

Malheureusement, on est toujours tenté de penser que les parents ont tort; on n'a pas assez de confiance dans leur morale, et c'est là que se trouvent le danger et la cause de l'indiscipline, de l'insubordination. Les jeunes n'ont plus foi aux vieux. Hélas! on est forcé d'avouer que c'est un peu la faute de ceux-ci; s'ils ne se montraient pas aussi souvent fautifs et répréhensibles, la jeunesse s'habituerait à les respecter davantage et à s'en rapporter à leurs décisions.

Il y a cependant des enfants bien élevés qui ne se permettent pas de juger leurs parents et agissent comme Sem envers Noé. Cela dépend encore de l'éducation qu'on leur a donnée.

Pour en revenir aux mauvaises liaisons, je répète et j'insiste, comme étant un point important, pour qu'on ne brusque pas les ruptures, à moins qu'on puisse mettre une distance matérielle entre les deux amies et opposer une forte distraction à l'ennui qui résulterait de la séparation. Dans le cas contraire, il faut se contenter de veiller, de persuader doucement, et d'attendre, ce qui ne tarde souvent pas, que les circonstances de la vie viennent dénouer d'elles-mêmes les liens qu'elles ont formés.

Si la jeune fille arrivait à voir son amie en cachette de sa mère, même rarement, cela pourrait lui être beaucoup plus nuisible que de la voir souvent en sa présence. Le fruit défendu possède un attrait puissant. Puis on prend l'habitude des cachotteries, des intrigues, et tout cela décline en besoin, qui se rejette plus tard sur des objets où le péril est plus grand.

CHAPITRE XVIII

NOTES D'UNE MÈRE DE FAMILLE.

I

Le monde de province.

Mon mari vient d'obtenir d'être nommé directeur d'une mine importante, dont la société a son siège à Paris; nous allons donc quitter notre tranquille appartement de l'avenue de Neuilly où nous jouissions du voisinage de la grande ville et des libertés qu'elle donne, en même temps que de l'air de la campagne et aussi des libertés de celle-ci! Ici, comme à Paris, on connaît à peine ses voisins; on va, on vient, sans se préoccuper de personne! Il paraît que D. où nous allons est une ville charmante; il y a de belles promenades, de l'animation, une garnison très forte… «Il faudra tenir nos filles!» a dit mon mari. Une préfecture… il y aura des bals! qui sait? Notre aînée, Berthe, est jolie… elle trouvera là plus facilement à se marier que dans ce grand Paris où l'on vit si isolé! C'est l'indépendance, dit-on; j'en conviens, mais c'est aussi l'isolement!»

Ainsi pensais-je et écrivais-je sur mes tablettes, il y a un an à peine, et aujourd'hui que je connais la vie à D., qu'est-ce que j'y ai trouvé? mes espérances de mère se sont-elles réalisées? Par quel moyen suis-je arrivée à les réaliser?

Arrivant dans une ville où l'on ne connaît personne, il n'est pas facile d'établir des relations. Mon mari, excessivement occupé de son installation, était aux mines du matin au soir. Mes filles, impatientes de voir et de se faire voir, me tourmentaient, et nous allâmes, le premier dimanche, entendre la musique sur le Cours. Quelle foule! On nous regardait avec une certaine curiosité, car nous étions nouvelles et nous n'étions connues de personne! Aussi je ne pourrais pas affirmer que cette curiosité fût tout à fait bienveillante. Les femmes paraissant appartenir à la haute société de la ville nous jetaient à la dérobée des regards dédaigneux et scrutateurs, comme si nous étions des bêtes dangereuses (mes filles peut-être leur semblaient à craindre, avec leur expression spirituelle, simple, naturelle à la fois, que donne la vie de Paris); les bourgeoises et les commerçants ne se gênaient pas pour nous examiner. Les hommes paraissaient plus discrets et plus bienveillants en même temps; des jeunes filles jolies, bien mises, l'air point sottes, attirent toujours la sympathie du sexe masculin, ce qui leur vaut, immédiatement la haine de l'autre sexe. Il est vraiment périlleux d'être d'une supériorité trop écrasante, et je crois préférable pour une femme de rester un peu dans l'ombre que de faire pâlir tout autour d'elle par son éclat.

Il n'en est pas moins vrai que, le premier moment de curiosité passé, nous allions avoir l'air, si nous restions sans société, de gens mis en quarantaine. Or, les connaissances qui s'offraient à nous nous auraient placés dans un milieu d'où plus tard nous n'aurions jamais pu sortir.

Il faut avoir bien soin, en province, de ne pas se déclasser et de se mettre de prime abord à la place que l'on veut tenir.

A Paris on peut fréquenter un peu de tous les mondes; sans appartenir à l'aristocratie, on a parmi ses relations bon nombre de familles titrées qui ne vous dédaignent pas; on les reçoit en même temps que des négociants, toujours très estimés; on mélange les opinions politiques et religieuses. Chacun s'enquiert peu, dans un salon, de ce que peut être son voisin. C'est le cas de le dire, «le pavillon couvre la marchandise»; du moment qu'on se rencontre sous le toit d'un ami commun, c'est qu'on se vaut. D'ailleurs, on ne se retrouve guère autre part, et il n'y a pas de conséquence à craindre de s'être rencontrés.

Ainsi que me l'expliquèrent le docteur en renom que j'appelai sous le plus petit prétexte et afin de faire une connaissance, et aussi le curé de la paroisse à qui j'allai faire une visite de nouvelle paroissienne, dans cette petite ville de D., de même que dans la plupart des villes de province, il y a quatre ou cinq sociétés parfaitement distinctes qui ne se fréquentent jamais l'une l'autre: celle des commerçants; celle de la noblesse, qui est cléricale et légitimiste, qui se croirait déshonorée de mettre le pied à la préfecture, et ne sort guère de ses hôtels que pour aller à l'église; la bourgeoisie, composée de la magistrature et du haut négoce, et le monde officiel. Malheureusement, chacune de ces sociétés se subdivise en deux ou trois partis politiques ou religieux. Il y a les légitimistes, qui sont admis à cause de leurs opinions dans les salons de la noblesse; les partisans du gouvernement actuel, qui composent plus essentiellement le monde officiel; les républicains; puis les protestants qui forment à part un clan rigide et puritain, et encore les israélites, société riche, brillante et gaie… J'en oublie, bien sûr!

Mon mari est républicain libéral;… mais ce serait nous fermer bien des portes que d'embrasser trop chaudement ce parti;… quand on a des filles à marier, est-il permis d'avoir une opinion politique? La majorité serait contre nous. Le parti dit de l'opposition donne bien un bal par cotisation chaque hiver, mais ce ne sont pas là les réceptions nécessaires pour trouver un mari!

Le curé m'a reçu avec beaucoup de bienveillance; il avait déjà remarqué depuis huit jours que nous étions des paroissiennes assidues, et il a bien voulu m'admettre, ainsi que mes filles, membre dans une société de dames patronnesses, où, moyennant une légère cotisation et certaines démarches et visites, nous parviendrons à faire un peu de bien à quelques familles pauvres de la ville, et en même temps nous nous trouverons en contact avec les femmes les plus distinguées de D.

Le médecin (en province les médecins ont le temps de devenir des amis de leurs malades), qui est le médecin du préfet, et va beaucoup dans le monde officiel où il est protégé par sa famille et par ses opinions calmes et raisonnables (il est toujours, paraît-il, pour le gouvernement, quel qu'il soit, m'a-t-il dit; c'est un homme qui a la bosse du droit et de la discipline); il doit nous présenter au maire, au receveur, et se félicite déjà d'avoir une nouvelle maison pour passer ses soirées, car j'ai annoncé hautement l'intention de recevoir.

Enfin mon mari, par ses rapports d'affaires, a eu bientôt quelques amis dans son parti, ce qui va nous permettre d'avoir un pied dans tous les clans. Il ne me déplaît pas de passer pour ne pas être de l'avis de mon mari en matière politique, cela autorise tous les genres de relations.

—M. un tel y va?

—Oh! c'est le mari qui l'attire! n'y faites pas attention; la femme le reçoit à contre-cœur.

—Mais une telle y est toujours fourrée?

—Peu importe! c'est une amie de madame; mais monsieur saura y mettre bon ordre, si cela devient trop fort!

Aussitôt notre salon arrangé, j'ai annoncé que je donnerais le thé le mercredi de chaque semaine; je n'ai invité personne directement et tout le monde est venu. J'avais assuré le curé qu'il trouverait sa table de whist installée, mais il a eu peur de manquer de partner et a cru prudent d'amener un vieux colonel retraité et une vieille baronne, qui a coiffé Sainte-Catherine une cinquantaine de fois au moins. Notre premier thé n'était pas très brillant; mes filles, auxquelles j'ai appris à aimer, à respecter la vieillesse et à s'amuser de peu, ont été ravies de la distraction qui leur était apportée par cette soirée. Le docteur ayant prouvé qu'il était un excellent partner, le colonel lui a voué sa sympathie, et ils se sont promis de se retrouver chez nous chaque semaine, comme sur un terrain neutre, où l'on peut se rencontrer sans se compromettre.

Avais-je donc réussi à constituer d'emblée un salon, ce qui se forme si difficilement en province, un salon neutre où je pourrais recevoir tout le monde? Je n'osais l'espérer.

La baronne prit vite ma fille aînée en amitié; elle voulait la donner pour amie et modèle à ses nièces; je me tenais un peu sur la défensive, car je me méfie beaucoup des amitiés féminines, spontanées surtout, provenant de femmes dans une position plus élevée; elles sont portées à prendre avec vous certains tons protecteurs qui vous déplacent bien vite.

Je ne désirais recevoir de femmes que ce qu'il était nécessaire pour prouver que l'on peut nous voir, et aussi pour être invitées aux grandes réceptions; quant à aller jouer les comparses dans des réunions intimes, j'étais décidée à l'éviter.

Le colonel, qui trouve ma cadette un «charmant démon», veut absolument la faire danser, et comme j'ai objecté que nous ne connaissions pas de danseurs, il a amené trois de ses protégés, le dessus du panier des officiers de la garnison. Le docteur n'a pas voulu être en reste, et lorsque les mères de filles à marier ont su que nous avions des cavaliers, elles ont désiré vivement faire partie de notre coterie.

Nos petits thés, commencés en décembre avec quatre joueurs de whist, étaient devenus de vrais bals de cinquante personnes au moment du carnaval!

Il ne s'est pas donné une fête à laquelle nous n'ayons été invitées. J'ai surtout tenu à ne jamais donner à mes réceptions un cachet trop cérémonieux, mais j'ai eu beaucoup de peine, car, soit par flatterie, soit par ironie, on voulait à toute force les décorer du nom de bal, et quelques femmes y arrivaient en toilettes parées; mais on me trouvait toujours en robe de soie noire montante, et mes filles en robe de cachemire gris avec de simples rubans bleus ou roses dans les cheveux. En revanche, le côté rafraîchissements a sans cesse été l'objet de mes soins d'une façon particulière; mon punch (rien n'anime une soirée comme du bon punch), le chocolat, le thé et les petits fours servis en abondance et de premier choix m'ont toujours valu des remerciements.

Par exemple, j'ai évité les grands dîners si dispendieux et si dérangeants; mais le curé et le docteur avec autorisation d'amener un de leurs jeunes amis, ont toujours eu leur couvert mis.

Pour aller dans le monde, mes filles n'ont eu qu'une robe blanche avec fleurs variées; les envieuses les ont surnommées les demoiselles blanches; on leur a demandé sournoisement si elles étaient vouées au blanc; ce qui n'empêche pas qu'avec peu de frais elles n'ont jamais été fanées comme les autres. Je n'ai souffert, de leur part, aucune préférence pour un danseur plus que pour un autre.

Enfin, j'ai essayé de réaliser ce problème difficile d'être très stricte sans pruderie. Mais j'étais bien décidée à ne pas recommencer l'hiver prochain, si je n'avais pas réussi; il faut vaincre ou mourir dans ces cas difficiles! Si j'eusse échoué, j'aurais envoyé la plus jeune passer l'hiver chez sa grand-mère et j'aurais tenté un voyage avec l'aînée.

Il n'y a rien qui fasse plus mauvais effet que de mener plusieurs hivers de suite deux sœurs dans le monde. Heureusement, la nouveauté a un si grand charme et un si grand attrait, que plusieurs jeunes gens de la ville s'enthousiasmèrent pour les Parisiennes et, au grand désespoir et à la profonde déception des familles du crû, eurent le mauvais goût de préférer des étrangères. C'est cependant ce qui arrive le plus communément, et, de même, les jeunes filles épousent le plus souvent des jeunes gens étrangers que des jeunes gens de la ville. En province on se voit si souvent, on vit si étroitement ensemble, que l'on est un peu comme frères et sœurs.

Un des protégés du docteur, jeune avocat de belle espérance, a demandé ma fille aînée en mariage vers la fin de l'hiver; c'est un honnête homme, d'un caractère égal et bon, aimant la vie de famille, aspirant après un foyer à lui. Un jeune homme qui a de tels sentiments fera un bon mari, quelle que soit sa fortune. Nous ne donnons qu'une petite rente pour dot à nos filles; les jeunes époux auront un peu de peine à joindre les deux bouts dans le commencement; mais on s'aime mieux quand on a souffert et lutté ensemble. J'ai pour principe, lorsque l'on a des filles à marier, qu'il ne faut pas laisser échapper le premier honnête homme que l'on rencontre.

Maintenant je n'ai plus à m'inquiéter du monde. Notre famille agrandie possède de bons amis à D., et nous commençons à ne plus être considérés en étrangers. J'occupe une place qui était vacante; je tiens le milieu entre les diverses sociétés; je suis restée la Parisienne, comme on m'a surnommée. J'espère bien marier ma cadette l'hiver prochain; elle a un caractère éveillé et aventureux, qui fait que j'aimerais assez lui voir épouser un brave officier qui l'emmènerait voyager un peu. Je la suivrai volontiers en Afrique, et lorsque je reviendrai, je resterai encore plus «la Parisienne» que jamais, car n'ayant plus à observer certaines considérations à cause de mes filles, je me donnerai le plaisir de ne recevoir que ceux qui me plairont; je me consacrerai autant qu'une mère peut le faire à l'établissement et à l'éducation de mes deux fils, dont l'un va arriver de l'École polytechnique, et l'autre du collège.

II

La veille du jour de l'an.

Le jour de l'an est une de ces éphémérides qui restent dans le souvenir et se représentent à la pensée chaque fois que l'époque les renouvelle.

Lorsqu'on est enfant, le jour de l'an est un grand jour, on vit de longues heures dans l'espérance de ce qu'il vous apportera, et d'aussi longues heures dans le souvenir de ce qu'il vous a apporté.

Peu à peu on grandit, et chaque année enlève un nom des nombreux donataires; à vingt ans, on reçoit peu d'étrennes, du moins elles ont perdu du caractère de surprise qui a tant de charme.

On sait très bien que M. un tel va apporter un sac de bonbons, c'est obligatoire; une dizaine d'autres jeunes gens en feront autant; ce sont les habitués des quinzaines, les danseurs de l'hiver; c'est comme une carte de visite, et l'on n'y ajoute pas plus d'importance.

Lorsque nous sommes mariées et que nous avons des bébés, les jours de l'an redeviennent des journées mémorables, nous revivons dans les autres. Les bébés pensent encore à nous; ce sont de petites fables copiées à grande peine en cachette, des broderies faites dans des coins noirs à des heures indues, que les chers petits êtres vous apportent la joue empourprée, le cœur battant bien fort, puis se sauvent tout honteux et suffoqués par le rire, après avoir déposé leur offrande naïve sur vos genoux; mais l'émotion que l'on éprouve n'est rien en comparaison de la leur à eux, car à tout âge il est bien vrai que celui qui donne jouit plus que celui qui reçoit!

Ensuite les enfants deviennent grands, et… c'est une grande tâche d'essayer de réunir la famille autour de soi, au moins une fois l'an, lorsque les ailes ont poussé aux oisillons et leur ont permis de voleter hors du nid!

Cette année est la première que je vais commencer, depuis plus de vingt ans, sans avoir ma nichée autour de moi! C'est vraiment une année infortunée qui s'annonce!

Mon mari est si occupé, qu'il se doute à peine que c'est demain le premier jour de l'an. Depuis longtemps, nous nous sommes blasés sur ces petites attentions en les reportant sur nos enfants. Mais Berthe est mariée, et… son mari l'a emmenée passer les vacances de la magistrature dans sa famille à lui. La vieille tante va avoir un jeune ménage pour lui fêter ses quatre-vingt-deux ans, et moi… moi, je perds ma fille!

Mon fils aîné, ce brave et loyal Gustave… s'est laissé entraîner par son cœur! Il a prêté à un ami inconséquent deux mois de sa pension et les petites économies que je lui envoyais pour ses plaisirs du dimanche. Son père a été inexorable: il le condamne à ne pas faire le voyage de D. pour les fêtes! Pauvre enfant! Son jour de l'an va être bien sombre, dans les rues de Paris, pleines de boue et de brouillard!

Il fera des visites officielles! Cela ne lui nuira pas et le formera! Il commencera à midi, en grande tenue, et cela ira encore bien jusqu'au soir! Mais la soirée? Il n'y a que des dîners et des réunions de famille, ce jour-là; les théâtres même sont déserts! C'est alors qu'il sentira le vide et l'isolement autour de lui, en se voyant seul, sans une table où son couvert soit mis, sans une famille pour le fêter et l'accueillir!

Bernard, lui aussi, ne sera pas près de nous, mais il ne sera pas seul. Il a été décidé que pour le récompenser des bonnes études qu'il a faites, il irait passer les vacances de Noël et du nouvel an chez un de ses bons amis, où il y a de belles chasses. C'est drôle! Nous punissons Gustave en le tenant éloigné de nous, et nous récompensons Bernard de la même façon… Mais Bernard sera dans une famille qui l'entourera d'affection!… Cela ne fait rien; je suis jalouse de ce genre de récompense où nous sommes si peu en cause!

Le jour de l'an. Jeanne est donc seule auprès de moi. Nous avons commencé la journée par nos visites à l'église, au Seigneur, puis à son vicaire notre bon curé, et à quelques pauvres malades, ou invalides, mais qui n'auraient osé venir à nous. «Ce sont là nos visites officielles, à nous autres femmes,» ai-je dit à Jeanne.

Je l'ai envoyée ensuite avec la femme de chambre rendre ses devoirs à la vieille baronne, et la petite sournoise a remis en passant un petit paquet chez son vieil ami le colonel. Le paquet contenait une blague à tabac joliment brodée.

Je ne l'en blâme pas, et ce qui prouve qu'elle n'a pas eu tort, c'est la coïncidence des deux pensées. Pendant son absence, son vieil ami a fait porter ici par son ancien planton deux fort beaux bouquets; l'un était enfoncé dans un grand sac de bonbons à double fond, l'autre, plus mignon, paraissait avoir une bien grosse queue; un ruban frangé d'argent en sortait, et quand Jeanne le tira, il amena un petit écrin, dans lequel se trouvait une parure en turquoise, formant des myosotis. Un homme de soixante-dix ans peut se permettre une telle liberté envers une petite amie de vingt! Jeanne avait dit, il y a quelques jours, devant lui, sans penser à rien, qu'en fait de bijoux elle n'aimait que ceux qui représentaient des fleurs, et en fleurs que le myosotis!

C'est une attention délicate qui quadruple la valeur du moindre petit présent que de chercher à réaliser un désir exprimé. Le bouquet se composait de myosotis, de roses blanches et de réséda.

Allons! ma Jeanne sera encore heureuse comme un enfant ce nouvel an!

Mon bouquet à moi se compose de camélias rouges et blancs, entourés d'un cordon de primevères mélangées d'azaléas et de gardénias; les chocolats à la crème, qui sont au pied, ont la meilleure mine. C'est ce qui peut s'offrir à tout le monde, surtout à une femme.

Mais le timbre de la porte retentit; les visites vont commencer. Depuis que les usages parisiens s'introduisent partout, à D. comme ailleurs, les femmes restent chez elles, le jour de l'an, ce qui fait qu'on ne reçoit que des hommes.

M. le curé ne me rendra sa visite que demain, car, de même que les personnages officiels, il reçoit lui aussi.

Mon mari fait sa tournée en habit noir et en cravate blanche; une vraie corvée! s'inscrivant ou laissant un petit morceau de bristol glacé, sur lequel son nom est écrit, et qu'on a convenu d'appeler carte de visite, dans les rares maisons où il ne trouve personne.

Notre médecin et le colonel arrivent les premiers. Jeanne saute sans façon au cou du colonel pour le remercier. Un petit gland rouge sort de sa poche; c'est la blague de Jeanne qu'il porte sur son cœur! Le docteur est un peu gêné, car il n'a pas pensé qu'il fût nécessaire de nous donner des étrennes.

Mais voilà les jeunes de l'armée et de la magistrature qui font irruption; les mieux renseignés offrent en entrant un élégant sac de bonbons.

—Madame, vous permettez… cette année qui commence… mon modeste sac sera bien heureux que vous daigniez… balbutie-t-on.

—Monsieur… c'est bien aimable d'avoir pensé à nous, dis-je en venant au secours de l'arrivant.

—Mademoiselle, veuillez me permettre de déposer à vos pieds mon modeste tribut… avec mes souhaits de bonne santé…

—Oh! monsieur! vous êtes bien aimable…

—Que tous vos vœux soient exaucés, mademoiselle, dans cette année qui commence…

—Et qu'il y ait beaucoup de bals, que nous dansions beaucoup de cotillons, n'est-ce pas, monsieur?

—Madame, je vous présente mes hommages… voulez-vous me permettre, à mes souhaits sincères, d'ajouter le sac traditionnel?

Et ça dure comme ça plusieurs heures. Les uns balbutient des phrases de l'incohérence desquelles on ne s'aperçoit pas, car la formule varie si peu, qu'on la devine dès le premier mot et qu'on ne laisse pas finir.

Cependant vers trois heures arrive le receveur; c'est un gros galantin de quarante ans aux allures conquérantes, qui cherche toujours à se distinguer et ne fait rien comme tout le monde. Il tient à passer pour un original; il a fait un mystérieux voyage la semaine dernière, et tout le monde est persuadé qu'il a acheté ses cadeaux à Paris! C'est du plus grand genre! Entre nous soit dit, il fait une cour assidue à Jeanne, qui l'a piqué un peu par un dédain à peine nuancé.

Il arrive les mains vides… c'est surprenant! il a dîné chez nous et pris le thé une vingtaine de fois!

Mais il jette des yeux étonnés sur tous les meubles et paraît en faire l'inspection; serait-il indiscret? Ses paroles sont entrecoupées, il répond d'un air distrait… qu'a-t-il? il ouvre la bouche et il la referme comme s'il voulait dire quelque chose.

Enfin, il paraît faire un effort comme quelqu'un qui va briser ses vaisseaux.

—Est-ce que ma petite boîte a eu le bonheur de vous plaire? dit-il à demi-voix à Jeanne.

—Votre boîte? s'écrie-t-elle en rougissant, se troublant et jetant des regards désespérés autour d'elle. Mais, je n'ai rien reçu de vous, on ne m'a rien remis de vous!

—Comment! vous n'avez rien reçu?… oh! quel désagrément! Voilà de ces choses qui n'arrivent qu'à moi!

Et le pauvre monsieur de se désoler.

—Comment!… Vous m'aviez fait envoyer quelque chose? Comme c'est gracieux de votre part! Ça se sera perdu! Quel malheur! Je vous en sais toujours bien gré!

Et ma gentille fille débitait toute cette menue monnaie de paroles aimables en vraie femme du monde, tandis que je devinais, moi, pour qui le fond de ses yeux est visible comme celui d'un lac limpide, à la malice qui les animait, qu'elle doutait bien un peu de la sincérité du visiteur.

Eh bien, non, elle avait tort! Mais aussi quelle mésaventure! Après nous avoir quittés tout penaud, il revint encore plus penaud vers la fin de l'après-midi; il avait découvert d'où venait l'erreur. En se présentant chez la femme de son payeur, sa dernière visite, il fut reçu par les plus vives démonstrations de joie et de gratitude.

La mère et la fille le remerciaient à qui mieux mieux!

—Vous nous gâtez! Une boîte à gants et une boîte à mouchoirs! Cette dernière étant la plus belle, je l'ai prise pour moi, disait la mère.

—Et quels délicieux bonbons! ajoutait la fille; dans la boîte de maman il y en a qui sont de vrais objets d'art!

En effet, sur la table s'étalaient deux coffrets: l'un simple; l'autre, celui qui était destiné à Jeanne, plus riche.

Que faire? Avouer que le marchand s'était trompé, qu'on avait eu l'intention de ne donner qu'un seul présent? Ce n'eût pas été d'un galant homme. Mais il ne pouvait s'empêcher de faire une mine assez piteuse. En revenant nous conter l'explication qui avait eu des témoins, il s'arrêta au télégraphe pour expédier l'ordre d'un nouvel envoi à notre adresse, car il ne voulait pas avoir le démenti d'offrir des nouveautés parisiennes.

Je le consolai de mon mieux en lui contant l'histoire du cheval de bois qui arriva, un jour de l'an, chez un grave savant du premier étage, au lieu d'aller chez la jeune mère de l'entresol. Le grave savant crut qu'on se moquait de lui, et ferma la porte pour toujours à l'envoyeur…

Enfin, la voilà terminée cette journée! Je suis littéralement harassée; j'ai la langue sèche et l'âme desséchée de répéter les mêmes phrases, le cerveau fatigué de chercher à varier les formules. Sans l'incident du receveur, c'eût été bien monotone!

Jeanne est un peu pâle et ses yeux sont cernés, maintenant que l'animation causée par les visites est tombée. Elle n'est pas aussi lasse que moi, parce qu'elle est soutenue par les illusions si vivaces de la jeunesse. Tant mieux pour elle, puisse-t-elle les conserver longtemps! Mais c'est bien difficile quand une fille est instruite, point sotte, qu'elle lit et comprend ce qu'elle lit, qu'elle sait lire autre part que dans des livres, surtout sur les figures et dans les cœurs! Elle ne tardera pas à se détourner, lasse et ennuyée, de ces masques souriants, aussi ennuyés qu'elle, qui viennent, comme ils l'ont fait aujourd'hui, sans but, se suivant comme des moutons de Panurge, répétant les mêmes mots comme des perroquets!

Heureusement que, de même que dans le ciel le plus nuageux il y a des éclaircies, quelques bons amis, quelques cœurs sincères viennent nous réchauffer de leur soleil!

Le jour de l'an, ce jour de corvée est passé, et c'est dans la vie calme quotidienne qu'on a bien plus le temps et l'occasion d'en jouir et de les apprécier!

III

Le rêve et la réalité.

Une année s'est encore écoulée, et mon projet de marier Jeanne ne s'est pas réalisé. Mademoiselle embellit de jour en jour; elle a vingt-deux ans, et l'on comprend qu'elle sera encore plus jolie quand elle en aura vingt-quatre, quoiqu'elle soit déjà mieux qu'elle ne l'était à dix-huit. Ses succès dans le monde augmentent, car à sa beauté vient s'ajouter l'esprit, l'instruction, l'aplomb, la science de la toilette qu'une toute jeune fille ne peut posséder. Elle est plus éclatante; mais je ne vois pas que ce soit là un motif pour ne pas se marier! Cependant, je l'ai remarqué très souvent, ce sont les filles les plus douées qui ne se marient pas, pourquoi? Parce que, comme ma Jeanne, elles ont le travers d'être trop difficiles! Sous le prétexte que sa sœur a épousé un homme qui n'est pas précisément un héros, ce qui ne l'empêche pas d'être un excellent mari et de faire ses affaires, ma cadette s'est mise dans la tête de ne devenir la femme que d'un homme supérieur! Elle est si entourée et si recherchée, qu'elle ne doute pas, avec le temps, pouvoir arrêter l'attention de quelque grand personnage, un prince peut-être,—Dieu sait jusqu'où vont les jeunes imaginations!—tout au moins un prince dans le royaume des arts ou des lettres.

Aussi que de frais me fait-elle faire! et où ne me conduit-elle pas, croyant toujours rencontrer son prince charmant? et en attendant se prodiguant, rivalisant, combattant, l'emportant dans tous les endroits de la ville où une jeune fille «du monde» peut se montrer, toujours sous les armes, mise à ravir, l'œil ouvert, l'esprit présent! Puisse son cœur n'y pas recueillir de l'amertume pour plus tard!

Ce n'était pas là le but que je poursuivais; j'avais toujours tenu à faire de mes filles plutôt de bonnes ménagères, des épouses sérieuses, que de brillantes femmes du monde. Comment un résultat si différent s'est-il produit pour Jeanne? Je me le demande avec anxiété… hélas! je n'ai pas assez veillé, ma défiance a été endormie un seul instant, et il a suffi pour laisser introduire dans la bergerie… non, chez moi, veux-je dire… le loup… non, une «femme charmante» (style masculin).

Il m'était revenu quelques commérages sur ce que nous ne recevions pas de jolies femmes par jalousie. Je voulus prouver le contraire et j'accueillis la personne qui a fait tant de ravages chez nous. Mme Bathilde ne s'occupe guère de son mari, ni de ses enfants. Du mauvais côté de la quarantaine, elle voit le monde s'éloigner d'elle, et elle a trouvé bon de s'emparer de Jeanne pour la sauver de son isolement. Elle a tout à fait réussi. Lasse et un peu souffrante, j'ai consenti à lui laisser chaperonner ma fille une fois ou deux… C'était trop! Elle lui mit en tête une foule de sottises beaucoup trop enrubannées et enfleuries pour que l'enfant n'en fût pas charmée, et si la mère veut souffler dessus avec sa sévérité et sa morale, on lui répond:

—Mais vous ne vous souvenez donc pas que vous avez été jeune?

—Mais si, je me souviens, et c'est précisément pour cela! Je me souviens trop, peut-être… je sais que ce que vous dites est faux, et je voudrais que mes filles profitassent de mon expérience!

Mais allez donc lutter contre les séductions et l'attrait du flatteur avenir que l'on fait luire à ses yeux! Je me briserais comme le pot d'argile contre le pot de fer! Je me ferais détester de mon enfant! Je l'éloignerais de moi! Il vaut donc mieux user d'indulgence et rester à son côté pour veiller!

Lui faire briser ses relations immédiatement avec Mme Bathilde, c'eût été exciter la rébellion, et de la femme évincée me faire une ennemie. Le mal est fait; il faut en tirer le meilleur parti possible; tout en essayant de l'enrayer peu à peu. Ce n'est pas en administrant un kilo de quinine à la fois que l'on guérit la fièvre, mais par de petites doses données avec persévérance chaque jour.

Ma chère Jeanne n'est d'ailleurs pas pervertie, Mme Bathilde n'en a pas eu le temps; elle a seulement pris des idées extravagantes que je n'aurais pas voulu lui voir. Peut-être en reconnaîtra-t-elle à temps l'abus!

Je me trouve donc lancée bien plus dans le monde que je ne me le proposais. D'un côté, je ne le regrette pas, car j'en profite pour y entraîner mes fils autant qu'il est en mon pouvoir.

Gustave, sorti de l'école, reste avec nous, dans l'administration, où il a trouvé un emploi avantageux; et Bernard va faire son droit à D. même, ce qui est une grande chance pour moi de pouvoir guider mon jeune fils dès ses premiers pas dans le monde.

Je sais bien que les hommes graves, et mon mari tout le premier, trouvent très ridicule la prétention des mères de vouloir bien éduquer leurs fils; à quoi bon les bonnes manières? Il semble qu'un homme sache toujours faire ce qu'il veut! Oui! un homme d'une nature très supérieure sait se donner plus tard le vernis qui peut lui manquer par la faute de son éducation; d'ailleurs, dans les hommes supérieurs dont je parle, qui apprennent tout, connaissent tout, comprennent tout, dont l'esprit embrasse les détails aussi bien que les généralités, les bonnes manières sont d'intuition; ils aiment le beau, le grand, le noble instinctivement, et ils ne veulent pas rester au-dessous de leur propre appréciation. Mais d'autres natures, moins richement douées, ne reconnaissent le besoin de l'éducation qu'en acquérant l'expérience à leurs dépens, en faisant ce qu'on appelle des écoles. Alors, ils déplorent les circonstances qui les ont privés, dans leur jeunesse, de cette précieuse éducation, et ce n'est qu'au prix de grands efforts qu'ils parviennent à la remplacer. Souvent ils se rebutent, deviennent sauvages, se persuadent qu'ils n'ont rien à faire dans le monde policé, et s'abrutissent de plus en plus dans une société au-dessous du niveau social qu'ils pourraient fréquenter, mais avec laquelle ils n'ont pas besoin de se gêner.

J'ai lu quelque part que les lutteurs et les combattants de la vie n'avaient point le temps d'apprendre les belles manières! Quelle rhapsodie! Est-ce que l'on perd du temps à lever son chapeau un peu plus haut en saluant (on remarquera que je ne dis pas le tenir plus bas!), ou à se tenir en équilibre sur sa chaise?

Les jeunes gens ne s'imaginent pas quelle autorité les bonnes manières donnent sur ceux qui vous entourent! Loin de moi l'idée d'élever mes fils pour en faire des hommes fats et banals, recherchant les succès de salon! Mais la distinction, la réserve, le bon ton procurent une influence extrême à un homme, dans le monde qu'il fréquente; ses inférieurs, et même ses supérieurs, le respectent davantage; il leur impose, et il s'impose!

On n'ose pas lui manquer, se permettre devant lui des incartades; on le respecte; «la familiarité amène le mépris»; j'ajoute: «la politesse tient à distance». J'ai vu des gens grossiers et insolents se calmer et céder devant les manières distinguées de leur adversaire.

D'ailleurs les bonnes manières et le bon ton influent aussi énormément sur le caractère, et si je cherche tant à faire prendre à mes fils le goût de la bonne compagnie, c'est que je suis certaine de les éloigner ainsi de la mauvaise! A ceux qui sont habitués de respirer le parfum des roses, le fumier répugne toujours plus qu'à ceux qui vivent dans les étables; je ne nie pas qu'il y ait des exceptions, des anomalies, qui ne font que confirmer la règle, des instincts pervers qui, comme dans certaines maladies, ont le goût des acides et des pourritures.

Oui! le bon ton, de même que la vertu, impose le respect à ceux qui nous fréquentent. Il est rarement le partage du vice abject.

Ainsi, un ivrogne, un homme rusé, cruel, violent, peut difficilement conserver les manières élégantes d'un homme sobre, doux, bienveillant et franc. Notre âme se reflète toujours sur notre extérieur.

Voilà ce que je répète à mes fils et ce qui est très vrai. En leur enseignant et en les habituant à être soignés dans leur mise, à pratiquer cette propreté exquise qui est le plus grand luxe d'un homme, je leur inspire l'horreur des gens vulgaires; en leur faisant fréquenter des femmes du monde spirituelles, élégantes, j'espère les éloigner d'une classe de femmes où ils ne pourraient trouver d'épouses dignes d'eux.

Gustave se prête facilement à mes idées, et m'a déjà répété souvent qu'il ne comprend pas comment un homme qui a de l'instruction, qui est habitué à une atmosphère spirituelle, artistique et élégante, puisse éprouver un sentiment réel pour une femme, laissant, à chaque parole qu'elle prononce, échapper une si grande discordance avec ce qu'il est habitué à entendre.

Ce n'est pas par un orgueil malentendu que je me réjouis de voir mon fils penser ainsi, et je puis ajouter qu'il s'y mêle une pensée très charitable envers les femmes de position inférieure. Ne seraient-elles pas réellement plus à plaindre encore que lui, puisque inévitablement il arriverait toujours un moment où il s'apercevrait de sa méprise et où la femme qu'il aurait entraînée d'autant plus facilement qu'il l'aurait éblouie, se trouverait déclassée et délaissée?

Chacun doit rester à sa place; l'ouvrière qui cherche à se faire distinguer d'un jeune homme d'une classe plus élevée que la sienne perd sans s'en douter tout au moins le bonheur de sa vie, lors même qu'il viendrait à l'épouser et à l'introduire au sein d'une famille qui la considérerait comme une intruse, tandis qu'elle pourra être une petite reine en restant dans son monde!

De même, ma petite Jeanne, en cherchant un mari trop au-dessus de sa position, ne se déclassera pas, parce qu'elle est auprès de sa mère; mais elle joue aussi le bonheur de son existence en risquant fort d'essuyer bien des désillusions et des déceptions pour finalement rester vieille fille!

Mais, à son âge, on ne s'imagine pas encore combien le temps marche vite; on trouve la jeunesse si longue que l'on croit avoir le temps de trouver ce que l'on cherche; et on se laisse ainsi surprendre par les années qui fondent sur nous au galop.

IV

Mes fils.

Bernard est tout l'opposé de Gustave, comme caractère, et un peu aussi comme physique.

Celui-ci influe-t-il sur celui-là? On serait porté à le croire. Très brun, pas grand, trapu, une figure étiolée quoique intelligente, mon pauvre Bernard est brusque, timide, peu communicatif; il aime à se vanter du mal qu'il ne serait pas capable de faire.

Il est vraiment des moments où une mère ne reconnaît pas ses enfants, ses propres enfants qu'elle a élevés!

J'aime mes quatre enfants également. Je les ai chéris, choyés, éduqués avec la même tendresse et le même zèle… mais quels résultats différents! Lorsqu'ils étaient petits, je ne constatais pas une grande dissemblance; il a fallu des circonstances, presque des événements, maintenant qu'ils ne sont plus des enfants, pour me la montrer. Berthe et Gustave, les aînés, sont bien tels que je les désirais; Jeanne et Bernard me déroutent.

Hier, nous allions au bal du général.

Ce n'est pas qu'à mon âge on tienne beaucoup au bal; j'avoue que ce n'est pas sans un soupir qu'à huit heures du soir j'ai quitté mon feu… et mon mari, pour aller m'habiller.

Mon mari… mais oui… qui peut satisfaire son goût pour le coin du feu! Je suis triste de l'y laisser seul! Mais une mère a des devoirs!

Je sais le danger qu'il y aurait à tenir Jeanne sevrée des plaisirs mondains qu'elle a goûtés.

Mon mari ne se croit pas obligé de se dévouer!

Tant que je n'avais pas mes fils, il endossait l'habit noir en rechignant, et il venait promener une figure ennuyée aux portes des salons. Le fait est que ce que les pères viennent faire dans un bal n'est guère amusant! Ils ont mille affaires en tête dont ils voudraient parler, et ils doivent causer de futilités; ils auraient des lettres à écrire, des journaux à lire, et ils doivent s'asseoir à une table de whist!

Ils aimeraient à se délasser des corvées de la journée en robe de chambre et en pantoufles, ils doivent chausser l'escarpin et mettre le menton dans le faux-col! Mon pauvre mari est d'ailleurs tellement accablé d'affaires, qu'il est devenu légèrement morose depuis quelque temps; en tout cas, il paraît préférer aller au café ou se coucher, que causer et rire. La maison n'est donc pas gaie le soir, et il est de mon devoir de saisir les occasions de distraire mes enfants, afin qu'ils ne cherchent pas eux-mêmes leurs distractions.

Jeanne et moi, nous sortons (ensemble) à dix heures de notre cabinet de toilette commun. Nous nous servons mutuellement de femme de chambre, et nous sommes assez vite prêtes, parce que nos toilettes sont toujours préparées d'avance. Hier, Jeanne portait une toilette d'ondine qui ne nous avait pas coûté cher! Sur de la tarlatane vert-d'eau nous avions disposé des écharpes en tarlatane blanche un peu défraîchie, mais dont le vert du dessous faisait ressortir la blancheur. De longues algues-marines faisaient l'office de rubans pour draper les écharpes. Une longue guirlande de nénuphars blancs, entremêlés d'herbes, prenant dans sa coiffure, venait s'attacher sur l'épaule, faisait le tour du décolleté de la robe, traversait le corsage en sautoir et se terminait après avoir traversé la jupe. C'était excessivement frais. Cette guirlande avait été cueillie dans la matinée par Gustave, qui nous a même aidées à l'épingler. Il aime beaucoup sa sœur, et était tout heureux de la voir jolie. C'est lui aussi qui lui avait dicté sa coiffure. Ses cheveux divisés en deux parties, ondulés et frisés par le bout, étaient un peu soulevés devant par des peignes posés en dessous, puis réunis derrière par une broche catogan.

J'oubliais de mentionner que des ruches panachées blanches et vertes en tarlatane ornaient le bord inférieur de la jupe. Ces ruches même nous avaient donné assez de mal pour les poser, comme nous n'avions pas beaucoup de temps.

De ma toilette je ne dirai pas grand'chose, se composant invariablement d'une robe de velours noir en hiver et de soie en été, accompagnée d'une mantille de dentelle noire.

Quoique bien des femmes de mon âge posent encore pour trouver des danseurs, je trouve que lorsqu'on a une fille qui danse, c'est le comble du ridicule d'avoir l'air de se mettre pour ainsi dire en concurrence avec elle.

Gustave est habillé en un tour de main, et s'applique, en galant cavalier, à ne jamais nous faire attendre. Bernard flâne, il veut finir sa lecture, fumer sa cigarette au jardin; bah! la toilette d'un homme, ça marche bien plus vite que celle d'une femme! Il sera encore prêt avant nous… il faudra qu'il attende!… Enfin il monte dans sa chambre, lambine, ne se presse pas, essaie tel ou tel vêtement; descend faire faire le nœud de sa cravate par sa sœur, remonte, le défait parce qu'il ne le trouve pas bien, redescend, veut visiter la boîte de poudre de riz de sa sœur et la répand sur son pantalon noir! Il faut brosser pendant une demi-heure! Il met trop de cosmétique à ses moustaches naissantes et se tache les joues; il doit se débarbouiller de nouveau, mais comme il défraîchit ses manchettes, je remonte lui en donner d'autres! Bref, la toilette de Bernard, c'est un dérangement perpétuel pour toute la maison. Il est d'une coquetterie, ce petit sauvage, dont on ne peut se faire une idée. Il ne se trouve jamais suffisamment bien; il nous accuse d'égoïsme, si nous ne l'admirons pas avec enthousiasme, et en même temps si nous ne paraissons pas assez difficiles dans ce qui le concerne.

Après environ une heure de retard, poussé par Gustave, il finit par descendre définitivement comme un ouragan en mettant ses gants.

—Partons-nous? s'écrie-t-il; allons! il va encore falloir une demi-heure à Jeanne pour mettre sa sortie de bal! Oh! les femmes! les femmes!

En disant ces mots, il se précipite vers sa sœur pour qu'elle lui boutonne ses gants, dont il enfile le dernier avec précipitation. En ce moment précisément, Jeanne se pliait gracieusement en arrière pour que Gustave lui plaçât son manteau sur les épaules, ce qui faisait traîner sa robe un peu plus… crac… crac!

—Ma robe!

—Mon gant!

—Maladroit!

—Au diable les femmes avec leurs queues! voilà mon gant crevé!

Le groupe se divise… Que vois-je? Hélas! les pauvres ruches gisant pantelantes sur le parquet, détachées de la jupe; la main de Bernard sortant par la déchirure faite au gant, en voulant passer le pouce trop vite!… Allons! il faut se mettre à faufiler ou à épingler; la bonne n'est pas encore couchée, elle aidera; mais voilà un nouveau retard qui ne serait rien sans les petites choses peu avenantes que l'on échange.

—Tu ne sauras donc jamais faire glisser tes pieds sous les traînes?

—Elles sont ridicules, tes traînes; voilà! qui m'a acheté ces gants-là?

—C'est moi, mon frère!

—Eh bien! ils ne sont pas bons.

—Ils vont avec le caractère de celui qui les porte, réplique Jeanne qui était irritée.

—Ne l'excite pas, lui dit Gustave tout bas, ou nous allons avoir une scène.

—Mais voici le père qui rentre du café, car il est près de onze heures et demie.

—Comment! pas encore partis? Vous devriez être rentrés! Eh bien, par exemple, c'est insensé de sortir à cette heure!… moi, je vais au lit!

J'avoue que j'aurais bien envie d'en faire autant, et j'ai le cœur légèrement meurtri par ces petites escarmouches. Jeanne voit la lassitude peinte sur ma figure et ses yeux deviennent humides.

Je devine qu'elle craint que je renonce… Non, je suis trop bon soldat pour reculer! Le retard ne fait pas peur à Jeanne, qui sait au contraire qu'on fait plus d'effet en arrivant tard.

Le bal est dans tout son essor quand nous arrivons; j'entre au bras de Gustave, Bernard donne le bras à sa sœur, je m'efface pour laisser voir ma fille, si jolie; elle est immédiatement enlevée par un danseur. Le maître de la maison, me voyant revenir de saluer sa femme, m'offre son bras pour me trouver un siège; de cette façon Gustave peut s'envoler, et je le vois bientôt tournoyer avec une des plus élégantes jeunes femmes de la ville.

Je me retourne… où est Bernard? J'aperçois sa figure rechignée dans le chambranle de la porte. Je l'appelle d'un signe.

—Pourquoi ne danses-tu pas?

—Gustave a précisément pris la seule danseuse que j'aurais voulue.

—Bah!… il y a cent jolies personnes ici… Vois là-bas cette jeune fille en rose!

—C'est ça! un paquet! Personne n'en a voulu, puisqu'elle est sur sa banquette! J'aime mieux aller boire du punch au buffet!

Or, quand Bernard commence à boire du punch au buffet… il ne quitte guère ce coin-là. Que faire? il faudrait lui trouver une femme qui lui plût pour le former un peu, ce pauvre enfant! Précisément je vois Mme Bathilde qui s'avance… Pourquoi pas elle? à l'âge qu'elle a, plein de prestige pour tous les jeunes gens, on aime à faire des éducations! Elle n'a pas de danseur. Mais, si je lui dis de l'inviter, ce sera un motif pour qu'il ne veuille pas!

—Eh bien, monsieur le ténébreux, vous vous en allez quand j'arrive! Mon valseur vient de se fouler le pied! voulez-vous que nous finissions la danse ensemble? Je vous prends votre fils! conclut-elle, en me jetant un regard vainqueur.

Je m'empresse de faire un signe d'assentiment très prononcé.

—Mais je danse mal, madame, dit Bernard se défendant, ma sœur me dit toujours que je suis un valseur détestable.

—Eh bien, je vous apprendrai, venez donc!

Elle brûlait de faire voir qu'elle trouvait des cavaliers! Je la connaissais assez pour savoir qu'elle ne le lâcherait pas si vite, saurait se faire offrir le bras pour aller au buffet, puis pour danser un quadrille, et je la pensais même capable de se faire inviter pour le cotillon. Je n'avais donc pas à m'occuper de mon Bernard de toute la soirée. Quelques bonnes amies s'approchèrent pour voir ce que je dirais des uns et des autres, mais je les laissai parler et je me renfermai dans des réponses monosyllabiques qui durent leur donner une pauvre opinion de mon esprit; je préférais observer… d'abord ma fille, ma jolie Jeanne, si fêtée, si adulée, qui se posait à mes côtés entre les danses comme une libellule, repartant aussitôt, et dont les succès cependant me laissaient triste et le cœur serré… puis mon beau Gustave, empressé, galant avec toutes les femmes, ne méprisant pas les paquets, comme avait dit son frère, les faisant danser au contraire, ce qui les rendait fort enthousiastes de lui… mais ayant cependant une préférence, oh, oui! sans cela, il eût été banal et j'en aurais été affligée! n'oubliant pas de venir m'offrir son bras et de s'informer de mes besoins de temps en temps.

Je me plaisais aussi à examiner les physionomies si singulières qu'ont le plus grand nombre des femmes en toilette de bal.

Il faut être jeune, et surtout jolie, bien faite, distinguée, et habillée avec beaucoup de goût; faute de réunir ces conditions, une femme est tout simplement grotesque en toilette de bal; aussi que de caricatures voit-on! Le rang des mères est tout à fait curieux à lorgner! Que d'épaules anguleuses ou de rotondités trop prononcées! Que de coiffures ressemblant à tout ce que l'on peut imaginer! La mère avec des panaches, des couronnes, accompagnées de robes de couleurs inouïes!

Il est si facile de s'abstenir de toutes prétentions, d'avoir une mise simple et peu voyante; de passer, inaperçue quand on a un certain âge! Mais c'est précisément ce que l'on ne veut pas, en général, et on recherche le contraire. On l'obtient, mais à quel prix?

* * * * *

Les notes personnelles d'une mère de famille s'arrêtent ici, car notre livre n'est pas un roman, l'histoire d'une seule famille, limitée par de certaines circonstances; il doit convenir à tout le monde, et ne perdre son ton de généralité que partiellement pour des sortes de citations.

CHAPITRE XIX

L'INITIATIVE.

L'initiative est certainement une fille de l'intelligence. Comme celle-ci, elle demande à être développée chez les enfants. Malheureusement on tombe souvent dans les excès; tantôt, sous prétexte de donner à l'enfant de la décision de caractère, on voit des parents encourager la hardiesse, l'impertinence, les sentiments d'une indépendance allant jusqu'à la licence, tantôt on voit au contraire l'initiative complètement supprimée, et l'enfant presque réduit à l'idiotisme.

On croit donner du caractère à un enfant en lui accordant une entière liberté dans tout; on oublie combien il a besoin d'être guidé. On n'arrive nullement au résultat désiré; un enfant ainsi habitué est indiscipliné, volontaire, et malgré cela peut avoir parfaitement un caractère faible et indécis. Le caractère doit être formé, dressé, et non pas laissé à lui-même. Les digues qu'on peut lui imposer ne nuisent en rien à l'initiative ni à la fermeté.

Il y a des parents très brusques, très autoritaires, qui paralysent les caractères. Ils arrêtent l'élan, l'enthousiasme, les efforts. Ceci est très malheureux pour l'enfant; cependant, lorsque l'apathie n'est pas naturelle, une fois la pression éloignée, on voit bientôt l'intelligence instinctive se réveiller.

Il est donc très essentiel de ne pas confondre l'initiative avec la hardiesse et l'indépendance; je connais une mère qui tient sa fille dans une complète ignorance des choses de la vie, sous le prétexte de ne pas lui donner le goût de l'indépendance; elle lui a fait une règle de conduite, de tenue, dont elle ne doit pas se départir. Or, quelle est la règle qui puisse être suivie sans exception? Il n'y a rien d'absolu dans le monde. Par exemple: «Sous aucun prétexte tu ne feras ceci ou cela!» Mais il peut se présenter une circonstance impérieuse qui oblige à enfreindre cette règle. Il est vrai que la jeune fille a l'esprit très étroit et elle prend à la lettre ce qui lui est dit. Elle n'a aucune timidité vraie, mais elle est timorée à l'excès.

Tout en enseignant à une jeune fille à ne pas faire certaines choses, par exemple, stationner sur la porte, courir dans la rue, sortir sans que son manteau soit boutonné, parler à un monsieur dans la rue et mille autres choses, il faut cependant lui faire comprendre qu'il y a mille circonstances dans la vie où il est, au contraire, nécessaire de faire ces choses. D'abord, cela dépend de la position que l'on occupe; ainsi, vous êtes riche, mademoiselle, vous avez des domestiques, vous vous faites servir, cependant au besoin vous vous servez très bien vous-même; mais venez-vous à perdre votre fortune, aussitôt sachez abandonner vos grands airs, et mettez-vous au niveau de votre position; laissez de côté vos délicatesses et vos susceptibilités intempestives. Dans certains moments, dans certaines occasions, telles choses sont à propos qui ne le sont pas dans d'autres. Il faut savoir distinguer; mais ici nous retombons dans le discernement, dans le jugement, qui est sans contredit la qualité la plus utile à posséder, la mère de toutes, pourrait-on dire.

L'initiative ne doit pas être inspirée par l'orgueil, mais par une certaine confiance en soi-même, qui n'enlève cependant la modestie en quoi que ce soit. Ce n'est pas la confiance en ses talents que l'on a, mais la foi en sa persévérance et dans les études que l'on a faites.

Que de jeunes filles sont pleines de bonne volonté, mais persuadées qu'elles sont incapables de faire telle ou telle chose par elles-mêmes! elles ne veulent même pas essayer. Elles manquent d'idée, d'activité, d'ingéniosité. Elles paraissent intelligentes, car elles raisonnent sur toutes les choses de la vie, mais elles ne savent rien faire par elles-mêmes; elles n'osent pas; elles hésitent si elles doivent ou non. Elles n'ont pas soif d'apprendre et de se rendre utiles.

Un exemple bien frappant que l'on voit à tout propos: un membre d'une famille se sent-il indisposé, la première pensée est d'aller quérir le médecin; celui-ci n'est pas chez lui, on l'attend avec impatience, mais on ne songe pas à ce qui pourrait être fait. Le médecin arrive, il ordonne la moindre chose, des serviettes chaudes, un cataplasme; mais la domestique n'est pas là; impossible de faire sans elle; on serait tenté de croire que la jeune fille est une enfant ignare.

J'ai vu une jeune mariée, qui avait reçu une éducation de ce genre, terriblement embarrassée.

Elle et son mari passaient seuls leur premier mois de noces dans l'hôtel de leurs parents à la ville, ceux-ci étant à la campagne. Un jour, ils avaient dîné dehors, et les domestiques en avaient profité pour sortir. Le mari fut pris d'une gastrite; ils montèrent dans une voiture et en route s'arrêtèrent chez un pharmacien pour acheter du tilleul.

C'était amusant de voir cette jeune femme embarrassée avec son petit paquet de tilleul dans les mains, effrayée à l'idée que son mari était malade. Elle n'avait pas eu la précaution de prendre avec elle une clef de l'appartement. Elle n'avait pas l'habitude!… Quant aux malades, jamais elle ne s'était occupée de les soigner; sa mère l'avait toujours soignée, elle, et lui avait évité les moindres soucis avec soin. Le concierge fut obligé de passer par une fenêtre pour s'introduire dans l'appartement et ouvrir la porte en dedans. Puis, il s'agit d'allumer le feu, de faire bouillir de l'eau; jamais de la vie elle ne s'était occupée de tout cela, elle ne savait par quel bout s'y prendre. Elle fut obligée de descendre réclamer le service de la concierge, qui était une fraîche brune aux yeux pers, et qui soigna le mari avec des attentions de toute espèce, pendant que la jeune inutile fut engagée à rester dans sa chambre, pour ne pas se fatiguer.

On n'apprendra jamais assez aux enfants, non seulement en bas âge, mais surtout dans l'adolescence, à savoir ce qu'on appelle en langage vulgaire, se retourner: faire usage de leurs dix doigts en temps opportun, utiliser leurs capacités selon les circonstances et les occasions.

Une fois, j'allais rejoindre une amie avec laquelle je devais me rendre à Saint-Germain, pour visiter une maison de campagne. Sa fille venait avec nous: c'était une jolie personne de dix-huit ans. Ses grands yeux noirs brillaient comme des diamants, et un gracieux sourire était stéréotypé sur ses lèvres.

Il était convenu que nous partirions par le train d'une heure, afin d'avoir l'après-midi à nous, mais «Laure n'est pas prête,» me dit la mère quand j'arrivai chez elle pour les chercher. La femme de chambre était occupée à l'habiller. A vrai dire, cela m'eût étonnée qu'il en fût autrement, car je connais Mme C. de longue date et je sais qu'elle attend toujours après sa fille. Le train d'une heure fut bientôt manqué, et je prévoyais déjà que nous manquerions le train de 2 heures, ce qui me donnait grande envie de renoncer à l'excursion pour ce jour-là, quand Mme C., s'étant absentée du salon, vint annoncer que nous pouvions descendre, Laure était prête; la jeune fille sortit enfin du corridor qui conduisait à sa chambre du pas égal et mesuré qui lui est particulier. Rien au monde ne peut la sortir de sa placidité immuable. Pendant que nous piétinions sur place, et que nous avancions sur le palier pour devancer le moment de monter dans la voiture, Mlle Laure, tenant absolument à ne pas franchir la porte sans avoir mis le dernier bouton de ses gants, s'était arrêtée pour accomplir ce travail de haute importance.

—Viens donc, lui dit sa mère; nous allons encore manquer ce train: tu mettras tes gants dans la voiture.

Je regardais Mme C., elle tenait ses gants à la main; il lui semblait ainsi entraîner plus vite sa fille. Elle lut sans doute dans mes yeux, car elle me dit d'un ton d'excuse:

—C'est dans sa pension qu'on l'a rendue chipie comme cela! Elle croirait commettre une faute énorme d'être vue dans la rue sans ses gants!

Enfin nous étions sur le trottoir, sa mère la poussa dans la voiture.

—N'as-tu rien oublié, au moins? As-tu ton parapluie, ton mouchoir?

—J'ai oublié mon mouchoir, répondit Laure.

—Ah! quelle enfant! Fanny, vite, montez chercher le mouchoir que mademoiselle a oublié, dit la mère à la femme de chambre qui était descendue nous aider.

En ce moment deux jeunes gens passaient sur le trottoir, et plongeaient leurs regards dans la voiture. J'entendis qu'ils disaient:

—Jolie personne! Quels yeux expressifs!… Quel vif esprit ils reflètent!…

Enfin, nous partons; en chemin, Mme C., selon une excellente méthode, apprête l'argent pour pouvoir payer le cocher en descendant sans perdre de temps; mais il lui manquait de la monnaie; j'en étais munie; auparavant je voulus voir un peu ce que ferait Laure, et je lui demandai si elle n'avait pas sa bourse. Elle me répondit qu'elle n'avait jamais plus de cinquante centimes dans sa poche.

Sa mère prit la parole:

—Si je lui laissais de l'argent, elle le perdrait; elle a seulement quelques sous pour donner aux pauvres. Comme elle ne sort jamais sans moi ou son institutrice, elle n'en a pas besoin.

—Oui, mais vous pensez à la marier, elle est en âge; elle sortira seule; il faudra bien qu'elle s'habitue à avoir de l'argent!

—Bah! son mari en aura pour elle!

—Mais son mari ne sera pas toujours cousu à sa jupe!

Pendant ce temps, je comptai ma monnaie.

—Il manque pour le pourboire, dis-je; eh bien, mademoiselle Laure, nous allons utiliser vos sous.

—Combien faut-il? dit-elle.

—Cinq sous.

—On ne donne que cinq sous de pourboire?

—Comment! tu trouves que ce n'est pas assez? dit sa mère.

—Moi, je ne sais pas!

—Alors, si vous prenez une voiture, quelques jours après vos noces, vous ne saurez pas combien il faut donner de pourboire à votre cocher?

—Oh! mon Dieu, non! je lui donnerai aussi bien un franc que deux sous!

Quelle éducation!

Nous arrivions à la gare; l'heure sonnait, il n'y avait pas une minute à perdre. Malheureusement Mme C. et moi étions peu ingambes, lourdes, épaisses; il eût fallu courir pour arriver à temps au guichet; Laure y serait arrivée en une seconde; précisément une jeune fille comme elle nous dépassa, alerte et vive, envoyée par sa mère; elle prit ses billets, tandis que nous n'arrivâmes que pour voir le guichet se fermer à notre nez, pendant que Laure nous suivait de son petit pas. Quel désappointement! Attendre une heure et partir par le train de trois heures pour arriver à quatre, c'était à y renoncer! Heureusement qu'un vieux monsieur qui se trouvait là vit notre ennui; il venait précisément de prendre des billets pour des amis qui n'étaient pas arrivés, et comme on sonnait pour la dernière fois et qu'on allait fermer les portes, il nous les céda obligeamment, attendu qu'il avait une heure pour en prendre d'autres.

Une fois dans le wagon, un peu reposées de nos émotions, je dis à Mme
C.:

—Et vous auriez vu inconvénient à faire courir Laure devant nous prendre les billets tout à l'heure?

—Elle n'aurait pas su… Ensuite, on lui a appris à la pension à ne jamais presser le pas dehors… Puis, voyez-vous, je ne tiens pas à ce qu'elle s'émancipe trop… Elle ne songe pas, comme d'autres jeunes filles, à avoir de l'indépendance, elle ne saurait qu'en faire! Elle est incapable de rien faire par elle-même!

Franchement, je ne savais trop que répondre à de telles raisons. En ce moment, je vis que la figure de Laure s'était assombrie. Elle venait de faire sauter un bouton de son gant; il est bien vrai que rien n'est laid comme des gants non boutonnés qui retombent sur le poignet; mais nécessité fait loi! Voyant son ennui je sortis de ma poche une toute mignonne ménagère, dont j'ai l'habitude de me munir quand je vais en excursion.

—Tenez, lui dis-je en la lui passant, vous trouverez là de quoi réparer l'accident.

—Coudre en wagon? fit-elle avec des yeux étonnés.

—Pourquoi pas? C'est peut-être un peu plus difficile.

—C'est que ce n'est pas moi qui raccommode mes gants; c'est ma femme de chambre.

J'avais presque envie de dire: «Il faudra aussi choisir un mari qui sache coudre les boutons!»

—Vous trouvez Laure peu dégourdie, me dit la mère qui lisait mes pensées sur mon visage. Il est vrai que, de son naturel, timorée et un peu lente de perception, il n'a rien été fait pour la secouer, parce que nous avons longtemps pensé qu'elle se ferait. D'ailleurs ce n'est pas amusant de gronder une enfant! Je crois que le mariage la développera.

—C'est ainsi qu'on a fait pour vous?

—Oh! non. J'étais aussi un peu engourdie, mais j'avais une mère qui ne m'aurait pas supportée telle que, et il faut bien avouer que j'ai été rudoyée et ai reçu bien des sermons peu agréables.

—Vous vous en êtes mal trouvée? Vous regrettez d'être intelligente, active?

—Oh! non. Je bénis tous les jours le souvenir de ma mère pour cela; mais, sur le moment même, je vous assure que je ne l'aimais pas! Les circonstances de la vie m'ont appris combien il est agréable de savoir un peu de tout!

Que pouvais-je répondre à cela? Mettre davantage les points sur les i eût été absolument contraire à l'esprit de société.

CHAPITRE XX

LES JEUNES FILLES DANS LE MONDE.

Tout change… il y a aussi des choses qui ne changent point! Tous, tant que nous sommes, nous rions de nos parents qui disent: «Autrefois, quand nous étions jeunes, il n'en était pas ainsi!» Nous, à notre tour, nous répétons bientôt: «Quand nous étions enfants, il n'en était pas ainsi!»

En effet, des femmes encore jeunes, mères actuellement, peuvent se rappeler combien il leur tardait de vieillir, alors qu'elles avaient quatorze ans! On avançait de tous ses vœux le jour où la robe s'allongerait enfin un peu; on hâtait par maintes tentatives le moment où la coiffure pourrait prendre un aspect plus sérieux; on anticipait sur le temps, en laissant volontiers croire à quelques années de plus, quand il était question d'âge. Quel bonheur de passer pour avoir dix-huit ans, quand on n'en avait que quinze!

Il n'en est plus de même aujourd'hui; la plupart du temps la jeune fille de quinze ans sait parfaitement ce que lui enlève chaque jour; elle prolonge autant que possible son adolescence; elle ne quitte qu'à regret, à dix-huit ans, la coiffure de cheveux épars (encore tente-t-on d'introduire l'usage de la porter même par de jeunes femmes), elle se garderait d'échanger sa frange sur le front en bandeaux ondulés; la robe courte ne peut pas s'allonger, puisque la maman la porte courte aussi. Le chapeau fermé n'est plus à envier, mais plutôt à craindre; en un mot, qui résume tout, peut-on dire, le cachemire n'est plus de mode! La jeune fille d'il y a vingt ans aspirait à se marier pour porter un cachemire. Aujourd'hui, elle aimerait mieux renoncer au mariage, si c'était à ce prix? Ce qu'elle craint, avant tout, c'est de se vieillir, c'est de perdre le moindre de ses avantages.

La fillette de douze ans commence à se rajeunir, afin de paraître plus avancée dans ses études; elle connaît déjà cette terrible valeur du temps, et dès lors plus de candeur, plus de naïveté; elle n'est plus pressée de jouer à la maman et préfère prolonger la durée de la flirtation en la commençant tôt.

Ceci provient évidemment de la faute des mères; précisément parce qu'elles ont eu le tort de se vieillir trop vite dès l'abord, elles se rattrapent dans une seconde jeunesse à laquelle, pour la faire durer, il est nécessaire de ne point produire de grandes filles.

La grande préoccupation de ces quelques mères est de tenir leurs filles jeunes, fillettes le plus longtemps possible; ne croyez pas que ce soit dans le but unique de se rajeunir elles-mêmes, c'est bien dans l'intérêt de ces chères filles, assurent-elles; elles oublient que le temps est ce qui échappe le plus à la volonté humaine.

Nous pouvons nous préserver du soleil et de la pluie, nous pouvons faire de la clarté en pleine nuit, nous pouvons disperser les nuages à l'aide du canon, commander aux vagues, au feu, grâce aux perfectionnements de la science, mais devant le temps qui s'écoule nous restons impuissants. En vain nous cherchons à nous tromper nous-mêmes par de fausses apparences, en vain nous nous figurons arrêter les années en les empêchant de marquer sur nous et nos filles l'empreinte de leurs griffes; un peu plus tôt, un peu plus tard, le temps reprend ses droits, car il ne nous a pas fait grâce d'une minute.

Que vous introduisiez votre fille dans le monde à dix-sept ou à vingt ans, sa trentième année arrivera toujours à son heure. Elle aura eu dix ans ou treize ans de jeunesse selon votre volonté.

Chaque chose a son opportunité dans la vie. Il y a l'âge de l'étude, l'âge des plaisirs mondains, l'âge de l'ambition, l'âge du calme. Il est bon de ne pas empiéter; on n'arrive qu'à supprimer.

La fillette doit passer sa tendre adolescence à l'abri du monde et des idées de coquetterie, afin de se donner sans distraction à l'étude, afin de ne pas avancer trop vite dans la connaissance des désillusions.

Mais lorsque l'âge de vivre humainement est arrivé, lorsqu'il est temps de goûter des plaisirs doux et permis, puis de songer à devenir épouse et mère de famille, pourquoi en retarder l'instant? Pendant un très petit nombre d'années seulement, il est possible de danser avec ce bonheur pur et sans mélange, qui est l'apanage de la jeunesse!

Il n'y a qu'un âge pour croquer les pommes vertes à belles dents; certes, il ne faut pas en abuser au point d'abîmer son estomac; de même, des petites sauteries, des petits bals, des petits plaisirs qu'on ne saurait plus goûter à cinquante ans, doivent être permis à la jeunesse, lorsque l'étude ne réclame plus aussi strictement l'attention, et avant que les grands devoirs de la famille ne viennent nous accaparer.

En ne contrecarrant pas, pour des motifs d'un intérêt relatif, ce que la nature a en quelque sorte institué, on évite bien des heurts. Pourquoi voyons-nous tant de femmes d'un certain âge ridiculement coquettes et avides de plaisirs mondains? parce qu'elles ont été contrecarrées à l'époque où il aurait été rationnel pour elles de les prendre. Maintenues en arrière sévèrement par une mère trop coquette ou très rigide, du couvent elles ont passé dans la maison du mari où les douceurs de la maternité leur ont fait l'effet de devoirs amers, parce qu'elles les privaient de cette liberté chérie si vivement attendue et espérée. Ces désirs, cette soif inassouvie se concentrent, s'attirent et font explosion enfin, précisément au moment où il serait temps de se retirer.

Que de femmes je connais dans ce cas, et que de maris déçus! Ils ont épousé des jeunes filles aux yeux baissés, n'étant jamais sorties, ne connaissant rien du monde, et qui, secrètement, dans le fond de leur âme, n'avaient que le désir de le connaître; mariées, elles se sont métamorphosées en les créatures les plus mondaines. Au contraire, une jeune fille qui est allée deux ou trois ans dans le monde ne demande pas mieux que de vivre un peu retirée, sans être pour cela blasée.

Il ne faut rien exagérer, et c'est là cependant ce qui a lieu le plus souvent.

Il y a deux courants très différents dans la manière de diriger les jeunes filles dans le monde; tous les deux exagérés, l'un où, copiant les Américaines, les artistes, la jeune fille s'émancipe beaucoup trop; l'autre où sa retenue devient une pruderie gauche, maladroite; parfois même on trouve les deux excès réunis dans la même personne.

II

Les jeunes filles ont beaucoup de peine à rester dans un juste milieu: ou elles sont trop raides, ou elles ont trop d'abandon, c'est le naturel qui manque. La femme cherche toujours à poser quand elle est dans le monde, et c'est ce qui lui ôte son plus grand charme. Que de fois prend-on une fausse opinion de telle et telle personne, sur laquelle on a beaucoup à revenir quand on les fréquente dans l'intimité! Que de fois une jeune fille diffère de ce qu'on la voit dans le monde!

Celle-ci paraît froide et compassée, elle ne répond que par monosyllabes et sans lever les yeux; ses cheveux sont mis en bandeaux plats, sa mère répète qu'elle n'a pas encore porté de robe en soie; elle étudie, dit-on, du matin au soir, mais son savoir ne perce pas. On ne la laisse lire ni journal, ni revue; même l'innocente nouvelle de son journal de modes est prohibée; le théâtre, la valse, lui sont défendus. En sa présence, sa mère fait baisser la voix des visiteuses au moindre mot risqué. Mais pénètre-t-on dans son intimité, on la trouve tout autre, elle ne se contient plus; si elle ne parlait pas, c'est qu'elle ne sait rien dire; quand elle se laisse aller à parler, son langage est commun et vulgaire, sa démarche guindée dissimule une ignorance complète des usages du monde et de vilains gestes sur lesquels sa mère la sermonne sans cesse; elle est colère, fausse, menteuse, gourmande, curieuse, et cache tous ses défauts sous ses paupières baissées. La simplicité de sa mise lui est imposée et elle brûle du désir de la remplacer par les plus élégantes futilités; on la croit occupée à étudier, tandis qu'elle passe son temps à de mauvaises lectures, que sa femme de chambre lui passe en cachette, mais dont elle a bien soin de feindre l'ignorance la plus complète, afin de ne pas se dévoiler.

Telle autre, au contraire, a le nez au vent et l'œil ouvert; sa tête tourne dix fois en une seconde, elle parle à tort et à travers, disant tout ce qui lui passe par la tête, croyant avoir de l'esprit; elle s'habille autrement que tout le monde, afin d'être remarquée, elle se vante d'être incapable de tenir une aiguille, elle se vante de tout savoir, de parler de tout, précisément parce qu'elle ignore tout ce que cette connaissance avancée lui imposerait, et chez elle, douce, mélancolique, elle travaille tous les matins à coudre sa toilette du soir; elle est beaucoup moins pervertie qu'elle ne le dit, et en somme est un excellent cœur.

Telle encore pose pour ne pas vouloir se marier, et en meurt d'envie, tandis que telle autre pose pour la franchise et la flirtation américaine et ne se tourmente pas de rester fille.

Une jeune fille bien élevée doit s'étudier à ne pas poser, à être simple et naturelle sans excès; afficher un grand désir de se marier peut être naturel, mais ce n'est pas modeste, et puis c'est poser pour être naturelle, et il faut l'être sans poser; répéter à tout instant qu'on ne veut pas se marier, n'a pas l'air sincère, quand même ça le serait; affecter une simplicité outrée dans sa mise et ne porter que de la bure est aussi excentrique que de ne porter que du velours.

Une jeune fille, dans le monde, doit s'attacher à passer inaperçue… Voilà certes une phrase qui va appeler des larmes dans bien des yeux, quoique toutes les bouches doivent s'empresser de dire que c'est leur avis et leur désir.

Je sais bien que passer inaperçue, c'est donner le pas à des rivales qui sont loin de mériter la préférence; passer inaperçue, c'est renoncer à des succès bruyants, mais aussi à des défaites cruelles, à des déceptions blessantes.

Pour cela aussi, il ne faut pas poser. J'ai connu une mère qui prétendait désirer que ses filles ne se fissent pas remarquer; elle l'assurait à tout propos et elle les menait à outrance dans le monde avec de nouvelles toilettes chaque fois, toujours fort remarquables. Ses filles, fort jolies, étaient fort recherchées; mais on ne pouvait s'empêcher de rire au nez de cette mère, qui aurait pu se contenter d'assurer qu'elle cherchait à ce que ses filles ne fussent remarquées qu'en bien, ce qui était vrai, et au moins n'aurait pas avoué l'exagération et la pose.

La timidité est l'un des plus grands charmes de la jeunesse, mais il ne faut pas la confondre avec la gaucherie ou la pruderie.

Vous voyez entrer dans un salon des jeunes filles, le front haut, le regard hardi, raides, ayant crainte de répondre au salut d'un homme, ce n'est pas par timidité; la rougeur ne leur monte pas au visage, elles ne ressentent aucune émotion, elles sont parfaitement maîtresses d'elles-mêmes, mais elles sont retenues par la crainte d'être trop aimables; à un moment donné, elles mettent cette morgue de côté, et elles deviennent alors beaucoup trop familières, et manquent absolument de tenue.

La tenue, voilà le grand mot, et Gondinet, dans sa pièce des Braves Gens, nous l'explique par la bouche du colonel (l'excellent Landrol).

Il reproche à ses officiers de trop aimer l'habit civil, en place de la tenue, ou plutôt l'uniforme qui les obligerait à avoir de la tenue!

Dans le monde une jeune fille doit avoir une tenue très réservée, mais non pas être malhonnête; jamais elle ne doit être familière avec un jeune homme, lui parler avec laisser aller, ou paraître le rechercher, mais il ne lui est pas interdit d'être polie et gracieuse.

Une jeune fille ne fera pas un profond salut à un homme, surtout à un homme jeune; elle ne le fera pas passer devant elle, elle ne lui offrira pas une chaise; mais, si lui, lui fait ces politesses, elle l'en remerciera avec grâce, sans un empressement intempestif.

Sans être coquette, on peut être aimable, et il vaut mieux l'être convenablement avec tous que d'avoir des préférences. C'est là ce qu'une jeune fille doit éviter. Réserver meilleur accueil aux plus riches, aux mieux posés, être fière avec les petits, est le meilleur moyen de se créer des ennemis mortels et de faire mal parler de soi.

Il est reçu que les jeunes filles se laissent tantôt secouer la main par les jeunes gens, et tantôt font une inclination absolument imperceptible, lorsqu'un homme les salue. Il vaudrait beaucoup mieux ne pas donner sa main à serrer, et incliner la tête ou le corps un peu plus. Le moyen d'empêcher ces démonstrations familières? me dira-t-on; une femme peut-elle refuser nettement la main à un homme qui lui tend la sienne? Un refus catégorique serait difficile et impoli; j'ai vu mainte fois des jeunes filles et des jeunes femmes être bien ennuyées dans de telles circonstances, et obligées de surmonter leur répugnance; le seul moyen est d'observer l'étiquette, d'en imposer par le cérémonial, de ne pas accepter ce laisser aller, cette camaraderie qui annule presque les sexes et enlève par conséquent à la femme son plus grand avantage, celui que lui donne le respect de son sexe; savoir se faire respecter, garder sa dignité féminine, voilà ce qu'il faut inculquer à une jeune fille; pour cela, il n'est pas besoin d'être raide, il suffit par son bon ton personnel, une dignité gracieuse, de conserver comme une auréole de supériorité sur les esprits vulgaires qui oseraient se permettre trop de familiarité. C'est ainsi que, tout en étant bonnes, affectueuses avec les pauvres et les domestiques, les femmes de la véritable aristocratie, c'est-à-dire celles qui en font partie, non pas uniquement par leurs aïeux, mais par leurs sentiments, savent en imposer à leurs subalternes.

La vogue du moment est aux airs cassants, à la démarche hardie, aux allures provoquantes, comme aux chapeaux tapageurs; au gymnase, au manège, aux bains froids, puis aux eaux en été, les fillettes prennent de bonne heure des façons peu compatibles avec la pudeur de la jeune fille. Les cheveux épars sur les épaules, les jupes courtes y contribuent pour leur part; les pères (le sexe masculin, en somme), sont la cause de ce mal qu'ils sont les premiers à déplorer plus tard; ils s'amusent de ces mines diaboliques, et cette petite fille singeant le garçonnet ou l'actrice en vogue est amusante au possible, rien n'est plus vrai… et cependant qu'il apparaisse une fillette aux allures modestes, à la toilette vaporeuse comme celle d'une petite vierge, à l'expression candide et timide, osant à peine lever ses grands yeux, répondant d'une voix presque basse, rougissant quand on s'adresse à elle, ne sachant pas tout, questionnant encore, se troublant lorsque les regards se fixent sur elle, eh! bien, cette apparition effacera immédiatement les autres, et les mêmes hommes ne pourront s'empêcher de la préférer.

Je connais bien des hommes, et des hommes dont le haut mérite et la grande position ont dû leur donner l'habitude d'être en vue, qui ne laissent pas d'éprouver une certaine émotion au moment où les deux battants de la porte d'un salon s'ouvrent devant eux, où ils se sentent le point de mire d'une assemblée; et de toutes jeunes filles bravent avec le plus superbe aplomb cette terrible critique féminine! L'aplomb ne doit venir qu'avec l'âge, ou ce n'est plus que de la hardiesse. Après la vingtième année, la timidité de la jeune fille de quinze ans serait de la gaucherie ou de la stupidité, mais il faut laisser un changement à venir pour la femme, la jeune mère de trente ans, et enfin pour la matrone de quarante. Ce sont ces transformations successives qui font le charme de chaque âge.

III

Autant il est mauvais de retarder jusqu'à l'âge de vingt ans l'entrée d'une jeune fille dans le monde, autant il est peu rationnel de l'y mener étant fillette. Les bals d'enfants, avec leur cortège de vanités et de prétentions, sont les cauchemars des gens sensés.

La fillette a besoin d'avoir des amies; il est obligatoire qu'elle joue, s'amuse avec des compagnes, mais comme on le fait dans les pensions, pour la fête de sainte Catherine, en robe de tous les jours, à sauter et à faire la dînette, voire même à jouer des charades ou des proverbes, seules ou devant les parents. Mais ces matinées pour lesquelles il y a lutte de toilettes, où les enfants arrivent empesés, se toisant les uns les autres, parés par leurs mères comme de petites châsses; où les petits garçons sont stylés à ne danser qu'avec les petites filles les plus élégantes, et où la pauvrette qui n'est pas jolie ou bien habillée se voit délaissée et prend un avant-goût des amertumes que le monde futile nous réserve, ces réunions sont des plus immorales, et ne contribuent qu'à pervertir les enfants.

Pour qu'une éducation puisse être menée à bien, il faudrait que les enfants fussent persuadés que leur mérite seul peut leur obtenir une préférence, et au premier pas qu'ils font dans le monde, ils s'aperçoivent du contraire; pour qu'ils puissent résister au choc, ils doivent être déjà bien forts, et c'est pourquoi il faut retarder ce moment.

A dix-sept ou dix-huit ans, selon qu'elle est avancée dans ses études, une jeune fille peut être conduite à quelques bals, à quelques dîners, et aux sauteries, aux huitaines. Mais il faut en éviter l'abus. Cet abus donne un des deux résultats suivants: ou il sature, il blase, il fatigue l'âme et le corps, ou le plus souvent, tout en blasant et fatiguant, il donne une telle habitude du monde que l'on ne sait plus s'en passer.

Les visites, les fêtes, ne doivent être qu'un accessoire, qu'une distraction nullement indispensable; une femme doit être habituée à se suffire elle-même et à aimer son intérieur. Ce n'est pas un défaut dans une jeune fille, si elle n'est pas toujours désireuse de sortir n'importe par quel temps ni à quel moment; cependant elle doit toujours être prête, si c'est une nécessité ou si ses parents le lui demandent.

Les quelques années s'écoulant entre l'adolescence et le mariage doivent préparer la jeune fille à devenir épouse et mère de famille, c'est-à-dire à faire très rarement sa volonté; à sortir ou à rester à la maison, non pas selon son bon plaisir, mais selon que ses devoirs ou les désirs de son mari et les besoins de ses enfants le lui imposeront. C'est ce que les jeunes filles ne s'imaginent jamais assez.

CHAPITRE XXI

LE RÈGLEMENT DE LA JOURNÉE D'UNE JEUNE FILLE.

Ceci m'a été demandé par quelques correspondantes, dont les filles ont fini leur instruction, c'est-à-dire ne rentrent pas en pension, car, ainsi que j'ai eu occasion de l'expliquer dans un article précédent, c'est à tort qu'on dit avoir fini ou son instruction ou son éducation, quand on sort de pension; il reste encore beaucoup de choses à apprendre.

J'ai donné le règlement de la journée d'une petite fille. Pour la jeune fille de quatorze à dix-huit ans, c'est-à-dire alors qu'elle n'est pas encore d'âge à aller partout dans le monde avec sa mère, il y a quelques différences à introduire.

La jeune fille continuera à se lever à la même heure qu'à la pension ou au couvent, c'est-à-dire très matin, mettons sept heures, au plus tard, en hiver. Sous aucun prétexte, on ne doit lui permettre de lire au lit, pas plus le matin que le soir; je m'élève absolument contre cette fâcheuse habitude qui entraîne, entre autres inconvénients très graves, de s'enrhumer, de mettre le feu et d'alanguir l'esprit en même temps que le corps. De même, celle de déjeuner au lit. J'avoue que j'aimerais bien voir les parents prêcher d'exemple.

La jeune fille se lèvera, et fera sa chambre elle-même, sans feu, bien entendu; je proteste encore contre le feu, surtout le matin et le soir. Si la jeune fille travaille dans sa chambre ou y reçoit ses amies, on peut permettre un petit feu de bois dans l'après-midi.

J'insiste pour un déjeuner très matinal, presque en se levant, et chaud; il ne faut jamais sortir sans avoir pris quelque chose de chaud, lait, café, chocolat, soupe, etc.

Une jeune fille ne doit pas flâner la matinée en robe de chambre et décoiffée. Elle ne doit même pas avoir de robe de chambre, mais des sauts de lit ou peignoirs pour se coiffer. A neuf heures du matin, elle doit être prête, corsetée, coiffée, la chambre faite, tout mis en ordre. Elle se met alors au travail jusqu'au déjeuner, travail sérieux, perfectionnant ses études en littérature, botanique, physique, langues, etc. L'étude des arts d'agrément est réservée pour l'après-midi et la soirée, parce que les visiteurs peuvent l'interrompre. C'est aussi le matin qu'elle s'occupe de ménage et de toilette.

L'étude du piano est réservée pour avant et après les repas, et sert à utiliser les moments perdus que l'on a souvent à cette heure. Par exemple, on fait des gammes, au moment du crépuscule, en attendant que les lampes soient allumées; au contraire, on dessine à l'heure du plus beau jour.

Je n'aime pas beaucoup voir une jeune fille prendre l'habitude de sortir tous les jours à heure fixe. Une jeune fille ne doit pas prendre d'habitudes; il faut laisser cela aux vieilles routinières. Elle doit toujours être prête à tout, et surtout toujours visible, toujours propre, nette, mais simple et sans prétention.

Elle doit beaucoup s'occuper de la confection et des réparations de sa toilette, mais sans ostentation, sans en tirer vanité, sans l'afficher et jamais au salon, à moins que ce ne soit tout à fait entre intimes. Par contre, elle doit toujours avoir sous la main un ouvrage d'aiguille pour s'occuper, ne jamais rester oisive.

La lecture est réservée pour le soir; je n'ose interdire la broderie le soir, surtout lorsqu'il y a un petit cercle, et que l'on cause ou qu'un membre fait la lecture à haute voix, mais c'est fatigant pour la vue.

Bien remarquer que les ouvrages de main sont surtout bons en causant, mais non dans la solitude. Comme lecture, des livres et des journaux choisis soigneusement; pas de journaux politiques; amis et connaissances doivent être aussi très éliminés. Les mères ne sauraient prendre trop de précautions sur l'entourage de leurs filles, femmes de chambre, institutrices, fournisseurs, etc. Je voudrais bien que la mère pût accompagner sa fille partout, et vivre avec elle constamment; ce n'est pas toujours possible!

La jeune fille à quelquefois besoin d'être laissée seule avec ses amies. Comme celles-ci sont choisies ça peut être toléré, mais chez la mère même; éviter de la laisser seule chez ses amies.

La jeune fille devant aussi être initiée aux soins du ménage, au gouvernail de la maison, on voit qu'il ne lui restera pas beaucoup de temps de loisir; c'est ce qu'il faut: ce qu'il y a de plus à craindre pour elle, c'est le temps de rêver!

Il est dommage si la mère va beaucoup dans le monde et au théâtre et est obligée de laisser sa fille seule le soir! Une mère doit un peu se sacrifier pendant ces quelques années où une tâche si précieuse lui est dévolue. Une mère doit se sacrifier à son enfant, principalement à deux époques de sa vie, sinon toujours; pendant la première enfance jusqu'à l'âge de cinq ans, où les soins mercenaires sont si périlleux, puis pendant l'entrée dans l'adolescence, où le péril est d'un autre genre, mais non moins grand.

CHAPITRE XXII

SUR LA MANIÈRE DE VIVRE D'UNE JEUNE FILLE.

En indiquant succinctement le règlement de la journée d'une jeune fille, je n'ai pas fait de distinction de fortune. Autant que possible, les jeunes gens des deux sexes doivent être tenus éloignés des douceurs du luxe. Peu de parents, cependant, savent être assez fermes contre leur propre tendance; que de mères se complaisent, au contraire, à orner leurs idoles!

Une fillette, à partir de douze ou quatorze ans, peut avoir sa chambre, ne serait-ce qu'un petit cabinet, auprès de celle de sa mère; si elle a une sœur, elle partagera la chambre avec elle. La porte, donnant dans la chambre de la mère, restera ouverte le plus souvent possible. La fenêtre sera aussi ouverte fréquemment.

Les meubles d'une chambre de jeune fille se composent d'un lit, d'un chiffonnier ou d'une commode, d'une table à toilette, à moins que la commode puisse en servir; d'un petit bureau, auquel le chiffonnier peut suppléer s'il forme «secrétaire», d'une table à ouvrage, d'une table de nuit; on peut ajouter un guéridon ou table de milieu et une armoire à glace, mais ces derniers meubles ne sont pas indispensables.

La mère tâchera de pouvoir lui donner un placard pour suspendre ses robes. On s'efforce d'installer ainsi confortablement une fillette, afin de lui apprendre à avoir de l'ordre, à ranger elle-même ses affaires, à aimer son chez elle.

Ces douces émotions si pures qu'éprouve une jeune fille à avoir une gentille chambre, aussi petite que soit celle-ci, ne se retrouvent guère dans la vie, et alors qu'elle aura un appartement en entier, tant doré qu'il puisse être, elle éprouvera une jouissance bien moins vive et moins bonne que dans la possession de sa simple chambrette. Quelle est celle de nous qui ne me comprendra, en se reportant en arrière par la pensée dans sa chambre de jeune fille? C'est la seule qui ait été vraiment à elle!

En sièges: un prie-Dieu, une ou deux chauffeuses, deux chaises volantes; je prohibe absolument la chaise longue; tout au plus, dans une chambre grande et luxueuse, un petit tête-à-tête et deux petits fauteuils.

J'oubliais une petite bibliothèque ou étagère, pour les livres d'études et de prières.

Sur la cheminée, à la place d'une pendule, une statue de piété ou une corbeille de fleurs, des flambeaux, un bougeoir, des vases, un porte-montre, car c'est encore là une des grandes jouissances de la fillette que de posséder une montre; elle n'a donc pas besoin de pendule, quoique ce soit tout à fait facultatif.

Les meubles seront en tapisserie faite de sa main; elle pourra ainsi, à peu de frais, embellir sa chambre par des coussins en application, des petits tapis, des voiles de fauteuil en filet, etc.

Aussi riche qu'elle soit, une jeune fille doit être apprise à ranger ses affaires elle-même, à se coiffer, à s'habiller et se déshabiller seule. Elle raccommodera ses gants, brossera ses manteaux, rafraîchira un chapeau, et fera encore bien d'autres travaux de ce genre, selon le temps que peuvent lui laisser ses études et autres occupations. Une excellente habitude est de ranger sa toilette le soir avant de se coucher, même aussi tard que l'on puisse revenir du bal et aussi fatiguée que l'on soit.

Des habitudes de la jeunesse et surtout de la plus tendre jeunesse, dépendent les forces de l'avenir; mais ces habitudes, il ne faut pas qu'elles soient imposées, il faut qu'elles soient prises simplement, par le contact de l'exemple, par le raisonnement, la persuasion.

Bien des jeunes filles ne font que subir, et de mauvaise grâce, le règlement un peu sévère imposé par leurs mères, ne voient pas le moment de se marier pour rester au lit jusqu'à dix heures, y déjeuner, y lire, etc. comme leurs mères. Elles ne comprennent pas que leurs mères ont souvent la santé ébranlée, et ce n'est pas toujours par plaisir qu'elles agissent ainsi.

Voici un petit tableau journalier des heures que les enfants, suivant leur âge, doivent consacrer au sommeil, à l'exercice, à l'étude et au repos.

Il est dressé par le docteur Friedlander, et s'applique aux enfants des deux sexes, de sept à quinze ans, qui se trouvent dans des conditions normales.

Age sommeil exercice étude repos

7 ans 9 h. 9 h. 2 h. 4 h. 8— 9— 9— 2— 2— 9— 9— 8— 3— 4— 10— 8— 7— 3— 4— 11— 8— 7— 5— 4— 12— 8— 6— 6— 4— 13— 8— 5— 7— 4— 14— 7— 5— 8— 4— 15— 7— 4— 9— 4—

J'avoue que je ne partage pas en tous points l'avis de ce docteur. Je crois qu'il faut à l'enfance plus de sommeil.

A un adulte, même, selon moi, pour ne pas s'user trop vite, huit heures de sommeil sont indispensables; en revanche, je sais par expérience qu'un enfant de sept ans peut travailler plus de deux heures, et que neuf heures d'exercice peuvent l'épuiser. Le tableau suivant me paraît plus normal pour les jeunes Français et surtout les jeunes Françaises.

Age sommeil exercice étude repos

7 ans 10 h. 6 h. 4 h. 4 h. 8— 10— 6— 4— 4— 9— 10— 6— 4— 4— 10— 9— 6— 5— 5— 11— 9— 5— 6— 4— 12— 9— 5— 6— 4— 13— 9— 4— 7— 4— 14— 9— 4— 7— 4— 15— 8— 4— 8— 4—

Ainsi, jusqu'à dix ans, l'enfant se levant à six heures du matin sera couché à huit heures du soir; à dix ans, on commencera à le laisser veiller jusqu'à neuf heures, et à quinze ans seulement il lui sera permis d'attendre dix heures.

Les heures de repos sont consacrées aux repas et à la toilette, bains, etc. Les heures d'exercice comprennent la promenade, les leçons de gymnastique, de danse, de natation, etc.

CHAPITRE XXIII

PARALLELE ENTRE JEUNES FILLES.

J'ai eu hier la visite de deux jeunes abonnées bien dissemblables, et je pourrais dire que si la première pouvait s'appeler «comme il faut être», la seconde serait désignée «comme il ne faut pas être».

Toutes les deux avaient dix-huit ans, mais leur éducation a été bien différente, ou plutôt le principe, l'idée qui y a présidé, car toutes les deux ont été élevées en pension; toutes les deux ont d'excellents parents qui les aiment tendrement, toutes les deux sont de familles respectables, quoique n'appartenant pas à la même position sociale.

Eudoxie est héritière d'une fortune immense; fille unique d'un père qui a gagné des millions dans la manipulation des cuirs, elle a été gâtée à l'excès. Sa grosse maman n'a d'yeux que pour elle, et son papa n'a jamais voulu admettre que l'on pût contrarier sa fillette. Elle a été élevée dans la première maison d'éducation de Paris, c'est-à-dire qu'elle a la réputation d'y avoir été élevée parce qu'elle y est restée une année à l'époque de sa première communion, et y va faire une petite retraite tous les ans à la même époque. Le reste du temps, elle l'a passé chez ses parents, à être tour à tour gourmandée ou gâtée avec excès par sa mère, flattée par son père, tiraillée par une miss anglaise qui essayait en vain de la faire travailler. Elle est très mal élevée; sa voix est rude et forte, son geste beaucoup trop violent et libre, elle a le ton cassant qu'elle a emprunté aux pièces de théâtre où sa mère la conduit depuis son enfance, sous le prétexte de ne pas la laisser avec les domestiques.

Elle a l'habitude de prendre part à la conversation, de couper la parole à son père quand il parle, et de dire au nez des gens tout ce qui lui passe par la tête, à tort et à travers, enfin une vraie enfant terrible. Elle se croit fort spirituelle parce qu'on rit lorsqu'elle parle, et qu'on s'écrie: «Est-elle drôle! oh! oh!… ah! ah! est-elle amusante!» Ne voulant pas faire un mauvais compliment à ses parents, on ajoute quelquefois: «Elle a bien raison! Elle est franche!… ah! c'est charmant… Vous avez une charmante fille… un vrai petit démon!»

Et le papa et la maman se rengorgent de fierté.

—Tiens-toi donc! lui dit sa mère, un peu honteuse de temps en temps de son laisser-aller.

Elle est du reste très jolie, piquante, brunette, et a l'air fort intelligente. Elle a touché à tout chez moi, a essayé tous les sièges de mon salon, feuilleté les livres et albums, remué les objets d'étagère, demandé ce qu'il y avait de l'autre côté des portes, et finalement, pour avoir un prétexte à changer de place, demandé un verre d'eau! Elle a laissé tomber trois fois son ombrelle, m'a posé des questions qui, pour être ingénues, n'en étaient pas moins assez embarrassantes, et comme je finissais par ne plus trop faire attention à elle, elle a posé câlinement la tête sur l'épaule de son père, témoignant son désir de voir la visite se terminer, ce qui m'a rappelé certain petit chien de ma connaissance, lequel, quand une visite se prolonge trop, s'asseoit devant la personne, et aboie de façon à interrompre la conversation.

Pendant cette visite, elle avait fait, à diverses reprises, des remarques pleines de franchise, de beaucoup trop de franchise, même sur certaines personnes de connaissance commune.

A un moment donné, elle s'est mise à se regarder dans la glace, et à faire la bouche en cœur, à glisser ses yeux en coulisse; en somme, je lui crois bon cœur, mais c'est une petite prétentieuse insupportable.

Jeanne, au contraire, est tout l'opposé. Elle a été élevée, cependant, dans la même maison d'éducation, mais y a resté huit années consécutives, ayant eu le malheur de perdre sa mère en bas âge.

Son père prétend, et sa fille en est un exemple, que l'éducation est instinctive. Je crois qu'il y est pour beaucoup. Je ne sais si sa fortune est aussi grande que celle des parvenus dont je viens de parler, mais il appartient à la haute aristocratie, et sa fille, gracieuse et mignonne, a surtout un cachet de distinction exquise et du plus parfait comme il faut.

Elle apporte dans la conversation la timidité et la candeur de son âge, ne parle que lorsqu'on l'interroge et répond avec bon sens, écoute attentivement sans remuer, n'ose toucher à rien, et ne pose jamais une question; sa mise est simple et sans prétention, elle sait se suffire à elle-même, en s'occupant de mille petits travaux; la musique et tous les arts d'agrément font ses délices; elle travaille, non en vue du monde, mais pour elle-même et les siens.

Si elle juge, elle ne se permet pas de faire connaître son jugement; mais je crois plutôt qu'elle ne s'arroge pas ce droit, elle respecte trop les personnes plus âgées et plus expérimentées qu'elle pour oser les juger; elle accepte ce qu'on lui dit et n'est pas habile à découvrir les ridicules; elle a encore l'enthousiasme et les illusions de la jeunesse qui font trouver tout beau et sans défaut; elle admire, elle s'étonne, elle souhaite, trois sentiments que la vieillesse expérimentée et blasée ne sait plus éprouver. Quel charme une jeune fille bien élevée apporte dans l'intérieur où un mari l'introduira! Et combien l'homme qui se marie doit étudier le caractère et le genre de l'éducation reçue par la femme qu'il va prendre!

Ce qui distinguait en outre mes deux visiteuses, c'est que Jeanne se possède parfaitement. Sans affecter en aucune façon, elle se retient, elle subit l'influence de la personne en présence de laquelle elle se trouve; elle sait respecter et tenir sa place. C'est là une qualité beaucoup plus rare que l'on ne croit. La plupart des jeunes filles ou jeunes gens se laissent emporter par la force de l'habitude, la fougue, le naturel peut-être; et les gestes, les éclats de voix, l'abandon indiscret, la familiarité prennent le dessus bien vite. On ne leur en impose pas longtemps. Mais, eux aussi, ils perdent leur prestige, et on voit bientôt ce qu'ils valent.

En habituant les enfants à se contenir, non seulement devant les étrangers mais aussi en famille, on obtient de grands succès de réaction sur une mauvaise éducation.

XXIV

LES JEUNES MÈRES DE GRANDES FILLES.

«J'ai trente-cinq ans; puis-je me permettre le chapeau Gainsborough placé crânement? Mon mari trouve que c'est trop jeune pour moi, que j'ai l'air de la sœur de ma fille (est-ce donc un malheur, madame?); mon mari ne montre-t-il pas par là qu'il ne tient pas à moi? Si je paraissais vieille, il ne m'aimerait plus peut-être, et il m'en veut de mon air jeune dont je suis si fière! Mme S…, la femme du sous-préfet, qui a quarante-cinq ans au moins, vient de faire venir de Paris un chapeau cabossé, avec un gros nœud alsacien devant, en ruban écossais, que ma fille qui a dix-sept ans, oserait à peine mettre au jardin! Veuillez donc me conseiller, madame; forte de votre appui, votre réponse à la main, je me présenterai devant mon mari, et il lui sera bien difficile d'aller contre!…»

Hélas! chère madame, au risque de m'attirer votre courroux et celui de bien d'autres lectrices, je suis forcée de vous dire que votre mari a raison, en paraissant croire que «c'est un malheur de paraître la sœur de sa fille!»

Il est des grâces de profession comme il est des grâces d'état. Seulement ici le sens est pris en sens contraire, ou plutôt d'obligations.

Une mère doit imposer du respect; la question n'est pas si elle est jolie ou non, si elle a la chance de conserver une beauté éternelle; une mère qui veut être mère ne peut pas paraître la sœur de sa fille, sans risquer de perdre aux yeux de celle-ci le prestige d'autorité qui lui est donné par son âge.

Si votre fille voit en vous une sœur, une compagne, elle ne pourra avoir cette confiance que l'on a en celui dont l'âge et la gravité, l'expérience et la connaissance des choses paraissent au-dessus des siens propres, et produisent ainsi l'impression salutaire.

L'habit ne fait pas le moine, est un proverbe faux et vrai tour à tour comme tous les proverbes; l'habit ne change pas le cœur de l'hypocrite, c'est vrai, mais l'habit non seulement métamorphose tellement la physionomie que l'être beau et distingué peut devenir commun et laid, et celui qui est affreux s'améliorer beaucoup, mais encore l'habit métamorphose le moral. Osez donc avoir le même maintien, la même tenue avec certains vêtements comme avec d'autres? Et il est impossible de soutenir que l'habillement n'ait une influence énorme sur les mœurs et sur les idées.

Pourquoi est-ce l'usage de s'envelopper de crêpe noir quand on a eu la douleur de perdre un être aimé? Parce qu'il semblerait incompatible de se revêtir de rose quand on a le cœur triste. La couleur des habits est-elle donc l'interprète des sentiments? Pourquoi se moque-t-on d'une vieille femme qui s'habille de nuances claires? Parce qu'il semble incompatible d'allier le caractère sérieux de la vieillesse avec un vêtement jeune, parce qu'il semble que la personne qui le porte doit avoir le caractère de son vêtement. Donc, si l'habit ne fait pas toujours l'homme, l'homme choisissant l'habit d'après son caractère, on peut presque toujours le juger d'après cet habit, et souvent on peut dire que la personne fait la toilette.

La femme qui conserve, en dépit d'un certain âge, une taille mignonne, une expression juvénile et riante, conserve aussi la plupart du temps un caractère gai et enfantin.

Ne l'aurait-elle pas, on est tenté de le lui supposer. D'ailleurs, elle-même, en passant, se regarde dans une glace, elle aperçoit cette image gentille, et elle sent poindre en elle les idées et les sentiments de son allure. Avec une robe courte et un chapeau rond, on se sent, plus légère, plus portée à courir, à se dissiper.

Comment voulez-vous que votre fille vous obéisse si elle ne voit en vous qu'une sœur? si votre extérieur ne lui en impose pas? Comment serez-vous son chaperon, son porte-respect auprès d'autrui, si votre attitude, votre mise, donnent le droit de vous adresser les mêmes paroles qu'à elle?

Vous paraissez croire qu'il est très avantageux pour vous de paraître jeune! Je ne saisis pas bien à quel point de vue vous vous placez. Il est très avantageux, certes, d'être jeune; il est très avantageux de conserver les symptômes de la jeunesse, parce qu'ils sont synonymes de force, de santé, mais il n'est pas absolument utile de conserver les apparences d'une jeune femme quand on est mère d'une fille de dix-sept ans; cela ne vous empêche pas de garder un aspect très agréable dans votre intérieur, aux yeux de votre mari; mais après une vingtaine d'années de mariage, lorsqu'on a surtout des enfants grands, il ne déplaît pas à un mari que sa femme prenne un air tant soit peu imposant et autoritaire, de façon qu'elle puisse supporter avec lui une partie de la grande responsabilité qui lui incombe comme chef de famille.

Certes, à trente-cinq ans, une femme, et surtout certaines femmes, pas principalement les grandes beautés, mais plutôt les figures chiffonnées, sont encore jeunes d'aspect. Cependant, êtes-vous bien sûre que vous paraissez réellement aussi jeune que vous croyez? Peut-être la manière dont vous vous habillez y contribue; vous pouvez faire illusion, mais ne supporteriez pas un examen attentif.

Quant à la femme du sous-préfet que vous me citez, il y a plusieurs motifs pour lesquels vous ne devez pas l'imiter aveuglément.

D'abord, parce que les autres commettent des erreurs, nous ne sommes pas obligées de les suivre dans cette voie; ensuite, et surtout, cette femme n'a pas d'enfants, et par conséquent elle n'a pas besoin d'avoir l'air d'une matrone.

En outre, elle occupe dans le monde une position qui lui fait presque une obligation d'être coquette, de représenter. Néanmoins, j'insiste sur ce que, si elle avait une grande fille, elle devrait être plus circonspecte.

Les mamans de garçons ne sont pas tenues à autant de sévérité que celles des fillettes.

Vous êtes appelée à rencontrer bientôt un futur gendre: il faut qu'il puisse vous distinguer de sa fiancée! Appelée au rôle de mentor, vous ne pouvez pas avoir l'air d'en avoir besoin d'un vous-même.

Et puis, voyez quel malheur! si vous alliez être plus jolie que votre fille!… Cela peut très bien arriver!… Une femme de trente-cinq ans, attifée avec science, ajoutant à une beauté savante et étudiée le charme de l'esprit et de l'expérience du monde, peut effacer facilement une jeune fille modeste et retenue!

Donc, ne vous en déplaise, évitez de paraître la sœur de votre fille; ni chapeaux cabossés, ni toques sur le front. Le chapeau tricorne, avec pointe abaissée sur le front, garni de deux longues plumes, vous offrira l'élégance et la majesté réunies, sans tomber déjà dans la coiffure de la femme âgée; comme formes, comme nuances, séparez-vous bien de ce que vous adoptez pour votre fille, tout en conservant l'harmonie.

Au reste, à votre âge, les vêtements amples et majestueux rajeunissent plutôt, parce qu'ils dissimulent, encadrent les petites défectuosités qui commencent à se laisser apercevoir, tandis que les vêtements jeunes les dévoilent.

Gardez-vous avec soin de vous mettre sur le même rang que votre fille dans les réunions et les lieux publics; poussez-la en avant, faites-la valoir; une mère doit s'oublier elle-même, vous gagnerez en influence, en hommages respectueux, en dignité, ce que votre coquetterie pourra perdre; et je ne crois pas que vous perdiez au change, car les succès de la jeunesse n'ont qu'une durée très éphémère et très relative, tandis que l'influence acquise par l'estime et la vénération ne fait que s'accroître avec le temps.

Tout le monde, votre fille la première, vous sauront gré de ce léger sacrifice, seulement anticipé, puisque le moment où vous seriez obligée à le faire ne tarderait pas, et vous en récompenseront largement.

DÉDICACE

A MA MÈRE

C'est le livre terminé que l'on voit ce qu'il est, car par l'ensemble il se complète; d'ailleurs, les préfaces et les dédicaces, que l'on place au commencement du volume, sont toujours écrites et imprimées quand il est terminé. Je trouve donc plus logique de mettre ces quelques mots à la fin.

Une famille qui possède un vieillard possède un trésor, dit un proverbe chinois.

C'est ce trésor précieux qui m'a inspiré, dans sa grande expérience, ce Cours d'éducation maternelle, auquel j'ai essayé d'enlever l'aridité du sujet par des exemples pris sur le vif, vécus, et par cela même intéressants, car chacun s'y retrouve ainsi que son entourage et peut en tirer profit, s'il veut.

Fénelon a écrit l'Éducation des filles, beaucoup d'autres écrivains féminins se sont occupés de cette question; mon plan a été de former des mères qui sachent élever des garçons, tâche autrement difficile que d'élever des filles. Je n'ai pas l'ambition d'une réussite complète; je me contente d'apporter ma goutte d'eau au petit ruisseau qui va à l'océan.

L. D'ALQ.