Title: Les grandes chroniques de France (2/6)
Editor: Paulin Paris
Release date: December 31, 2010 [eBook #34803]
Most recently updated: May 3, 2011
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)and the Online Distributed Proofreading Team
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PUBLIÉES PAR M. Paulin Pâris
De l'Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres.
1837.
* * * * *
L'auteur des Gesta Dagoberti est le dernier historien des rois Mérovingiens. Ce n'est pas qu'il ait écrit long-temps avant le second continuateur de Frédégaire ou l'auteur des Gesta Regum Francorum; mais, seul de tous les annalistes qui nous ont parlé des successeurs de Dagobert, il ne semble pas dévoué aux intérêts de la nouvelle famille dont l'ascendant tendoit à faire disparoître l'astre de Clovis; c'est même à lui seul que nous devons la révélation des sentiments pieux et charitables de Clovis II. L'abbé de Vertot, qui l'a fort maltraité dans une dissertation systématique[1], lui reproche d'avoir le premier répandu la fable de la démence de Clovis II: je pencherois plutôt à croire qu'il a seulement tenté de donner une explication morale au scandale d'une démence bien réelle, en l'attribuant aux effets de la dévotion indiscrète du roi pour les reliques de saint Denis. Jusqu'au XIIIème siècle, époque de rénovation religieuse, la tendance des moines étoit de présenter pour des événements bien connus des causes surnaturelles étroitement liées aux intérêts monastiques. Telle fut la source de la chronique de Turpin; de la relation du voyage de Charlemagne à Jérusalem; du récit de la damnation de Charles Martel, et enfin de la plus grande partie des Gesta Dagoberti.
Note 1: Mémoires de l'Académie des Inscriptions. Tome IV, in-4°.
A compter de cet anonyme, si curieux de la gloire de l'abbaye de Saint-Denis et dont le récit offre un mélange de traditions vulgaires, de légendes pieuses et de souvenirs véridiques, l'histoire de France tombe entre les mains des ennemis de la race mérovingienne. Les successeurs de Clovis II disparoissent de la scène active du monde, et l'on ne dit pas même comment Clovis II mourut. On lui prodigue les outrages, on lui donne l'épithète d'insensé qu'il peut avoir méritée dans les dernières années de sa courte existence, mais dont chacun de ses successeurs légitimes ne devoit pas être responsable. C'est à qui fera le plus de reproches à ces derniers, dont les droits légitimes étoient, après tout, le véritable crime. Ils avoient les mains liées, on les blâme de leur fainéantise; ils étoient gardés à vue dans de lointaines maisons de campagne, on les accuse de vivre au sein de la mollesse. «A quoi bon,» disoit-on autour des maires du palais, «des rois qui ne règnent pas, des enfants qui prétendent gouverner des hommes?» Puis, si le Mérovingien prenoit des années ou faisoit mine de vouloir détacher ses mains enchaînées, on lui donnoit secrètement un breuvage, ou bien on le laissoit assassiner en public: heureux quand on se contentoit de lui ravir sa glorieuse chevelure et de le confiner dans un monastère.
Peut-être, moins opprimés, ces princes se seroient-ils montrés dignes de leurs ancêtres. Mais il eût d'abord fallu les imiter en forfaits, et malheureusement pour eux, Nantilde, veuve de Dagobert Ier, ne fut pas une Frédégonde: elle ne voulut pas défendre avec des ruisseaux de sang les avenues du trône auquel étoit appelé son fils; elle ne sut pas tenter de nouvelles guerres et promener à la tête des armées le roi Clovis, âgé de cinq ans. Si les Mérovingiens succombèrent, c'est uniquement parce que les François étoient toujours les fils des compagnons du grand Clovis, et parce qu'il leur falloit toujours un chef qui reçût leurs serments en échange de butin et de dépouilles. On a beaucoup parlé de l'amour superstitieux de nos premiers ancêtres pour leurs princes héréditaires; je n'ai pu reconnoître aucune trace d'un pareil sentiment dans nos vieilles annales. Quand Childeric Ier oublie la guerre pour les femmes, ses leudes l'abandonnent et vont mettre leurs services aux pieds d'un Romain plus belliqueux. Le fort roi Clovis attire dans les rangs de ses guerriers vainqueurs les hommes d'armes de tous ses parents, rois chevelus, héréditaires et légitimes aux mêmes titres que lui. Plus tard, n'avons-nous pas vu les Francs courir au devant de Sigebert, de Chilperic et de Clotaire; dès qu'il s'agissoit de dépouiller un enfant et de partager la proie d'un vaincu? Partout où l'on se bat, les Francs y courent de préférence; et s'ils restent long-temps dévoués aux fils de Clovis, c'est que tous étoient des lions ou plutôt des tigres singulièrement dignes de ceux qui les maintenoient sur le pavois. Childebert, Clotaire Ier, Chilperic, Clotaire II, Dagobert Ier, voilà des noms assez terribles, assez redoutables: et comment ces bêtes féroces n'auroient-elles pas trouvé dans les François de ces temps-là une admirable sympathie, une fidélité à toute épreuve? Mais, dès que le prince guerrier vint à manquer, il dut se présenter quelque audacieux sujet pour prendre sa place. Et quand le trône eut été plusieurs fois de suite occupé par des enfants, il dut se former une nouvelle famille de guerriers, opposant son hérédité à celle de la première race royale. Voilà comment les Carliens ou Carlovingiens furent aisément substitués aux descendants du fort roi Clovis.
Nos annales, si incomplètes pour les huit derniers règnes de la première race, sont toutes écrites dans cet esprit public peu soucieux de la famille héréditaire. Les guerriers n'avoient rien à espérer des foibles rois légitimes, les établissements religieux fort peu de chose: au contraire, les maires du palais se faisoient craindre de tous et restoient les principaux distributeurs de bénéfices et de fondations pieuses: combien de raisons pour justifier une révolution en leur faveur! Dira-t-on que ces considérations, puissantes sur la majorité, n'auroient pas dû cependant étouffer complètement dans tous les cœurs les sentiments de justice? J'en conviendrai, s'il est démontré que ces sentiments eussent alors besoin d'être étouffés: mais loin de là; on n'en avoit pas la conscience, et pour s'en convaincre il suffit de se reporter à la demande que Pepin osa bien adresser au Pape, arbitre de toute justice, et surtout à la réponse que le Pape s'empressa de lui faire.
Après la Chronique de Fredegaire, dont les textes les plus authentiques s'arrêtent à la quatrième année du jeune Clovis, le monument le plus ancien a pour titre: Gesta Regum Francorum, dont j'ai déjà dit quelque chose dans la première dissertation. C'est lui que notre traducteur de Saint-Denis a le bon esprit de suivre dès que le secours des Gesta Dagoberti vient à lui manquer. Nos compilateurs d'histoire ont tous exprimé pour les Gesta Regum le plus profond mépris: ils en ont surnommé l'auteur l'anonyme fabuleux, sans faire attention que toutes les fables qu'il débite sur les temps les plus éloignés, il les tenoit de Fredegaire, et que pour l'époque la plus rapprochée, la seule dont il soit réellement responsable et la seule que nos Chroniques de Saint-Denis aient transcrite, il n'a d'autre tort que d'avoir assez mal distingué la date des événements. Les Gesta Regum sont, à mon avis, un monument très-précieux. Quand ils ne feroient que jeter un nouveau jour sur la manière dont on jugeoit, au temps de Thierry de Chelles, les prétentions des deux maisons rivales, ce seroit déjà tout autant qu'il en faut pour obtenir une réputation plus honorable que ne la lui ont faite l'abbé Dubos dans son histoire de l'Etablissement de la monarchie françoise, Dom Rivet dans le tome IV de l'Histoire littéraire, Dom Bouquet dans l'une des préfaces des Historiens de France, et le P. Lelong dans sa Bibliothèque de la France.
Les Gesta Regum Francorum finissent avec le règne de Chilperic II, mort en 720. Pour compléter son récit, le traducteur de Saint-Denis a mis à contribution la chronique de Sigebert de Gemblours, et la vie de Sigebert III, roi d'Austrasie, composée par le même abbé de Gemblours. Sigebert mourut dans les premières années du XIIe siècle: sa chronique est une compilation succincte d'autres annalistes, et le moine de Saint-Denis l'a suivie comme nous le ferions aujourd'hui, c'est-à-dire à défaut de témoignages plus anciens et de garants plus incontestables. L'abbé de Gemblours sert à dissimuler plusieurs lacunes des récits contemporains. Et parmi ces derniers il faut compter les continuations de Fredegaire qui, du règne de Thierry IV au couronnement de Pepin, nous offrent les lueurs historiques les moins incertaines. Un mot de ces continuations.
La première n'est qu'un extrait informe des Gesta Regum; l'on ne sait pourquoi les collecteurs historiques se sont tous obstinés à l'éditer comme un monument original: il s'arrête à l'année 680.—La seconde a plus d'importance: elle fut écrite en 736; elle embrasse les années 680 à 735. Les Chroniques de Saint-Denis l'ont exactement suivie pour les quinze dernières années. Le troisième ou plutôt le second continuateur, puisque le premier ne devroit pas être compté, semble avoir travaillé par les ordres du comte Childebrand, frère de Charles Martel; et cette circonstance nous donne le secret de son admiration exclusive pour la nouvelle famille. Il nous raconte l'histoire des années 736 à 741; sa narration est du plus haut intérêt, mais on ne peut trop regretter qu'elle soit aussi rapide pour une des époques les plus obscures et les plus curieuses de nos annales. C'est à ce troisième anonyme que se sont arrêtés les chroniqueurs de Saint-Denis: ils n'ont rien emprunté à la quatrième continuation de Fredegaire, écrite sans doute par le rédacteur de la troisième, mais sous les auspices du fils de Childebrand, le comte Nibelung. Sitôt qu'ils l'ont pu, nos traducteurs ont abordé le texte d'Éginhnrd; l'historien le plus important depuis Grégoire de Tours, et le seul de notre volume dont le nom soit à peu près connu.
Je dis à peu près, car il s'en faut bien que les anciens manuscrits et les anciens auteurs s'accordent, comme nous, à l'appeler Éginhard. C'est chez eux tour à tour Heinard, Ejard, Hémar, Adhelm ou Adhemar; pour notre traducteur de Saint-Denis, c'est Eginaus, et pour le ménestrel du comte de Poitiers, dans les mots que j'ai cités: Guetin qui dit que il norri Charlemagne[2]. Eginhard mourut sous le règne de Louis-le-Débonnaire: il devoit à Charlemagne son éducation et sa fortune; il consacra les loisirs de sa vieillesse à rappeler les événements qui avoient marqué les deux règnes de Pepin et de son bienfaiteur, et même il poursuivit son récit jusqu'aux premières années de la vie de Louis-le-Débonnaire. Éginhard écrivoit ses souvenirs en Germanie, dans le monastère de Lauresham qu'il avoit fondé. Il ne faut donc pas s'étonner si, nous décrivant avec le plus grand soin les expéditions des trois premiers rois Carlovingiens sur les Saxons, les Danois et les nations Slaves, il ne fait que rapidement indiquer les événements dont le midi de l'Europe étoit en même temps le théâtre. La trace de ces derniers avoit dû naturellement être moins profonde dans ses souvenirs. Aussi plusieurs écrivains assez rapprochés de ces temps-là le considèrent-ils seulement comme l'historien des guerres d'Allemagne.
Note 2: Voy. la Ière dissertation. Il devoit dire: que il fut norri par. C'est un contre-sens qu'ont évité les Chroniques de Saint-Denis.
Eginhard composa deux grands ouvrages, et tous deux ressortent admirablement dans la foule de ces annalistes contemporains, assez judicieux du moins pour n'avoir pas transmis leurs noms à la postérité. On ne doute plus que les Annales regum Francorum Pippini et Caroli magni ne soient de lui, et l'on n'a jamais sérieusement attribué à quelque autre la Vita et Conversatio gloriosissimi imperatoris Karoli regis magni. Dans ce dernier livre, bien supérieur au premier, Éginhard revient avec intention sur les qualités, les vertus et les mœurs du grand homme qu'il se plaisoit à nommer son bienfaiteur. On ne peut comparer cette Vie de Charlemagne qu'aux Mémoires du sire de Joinville sur saintLouis. Ils ont le même caractère de véracité; et s'il est vrai pourtant qu'Éginhard soit bien moins attachant, moins pittoresque, moins original que le bon sénéchal de Champagne, il faut en accuser l'éducation cléricale d'Éginhard, homme d'église et grammairien avant tout. Joinville, au contraire, étoit simplement un preux chevalier; si par malheur il avoit su le latin, son récit ne conserveroit pas le charme qui le recommande à jamais, et l'historien de saint Louis seroit très-inférieur à celui de Charlemagne.
C'est beaucoup pour Éginhard d'avoir dépassé de si loin tous les historiens François qui l'avoient précédé. Comparez-le à Grégoire de Tours, et même à Orderic Vital ou Mathieu Paris, vous serez frappé des avantages que lui donnent un jugement exquis, une exactitude à toute épreuve, et même une philosophie qui ne manque pas d'élévation. Jamais chez lui vous ne rencontrerez de ces invectives qui, chez l'évêque de Tours et le moine anglais, poursuivent la moitié des personnages historiques; rarement il s'arrête à l'effet des miracles, ou bien à l'éloge des donations pieuses et des pratiques superstitieuses. Les siècles, dira-t-on, n'étoient pas les mêmes: sans doute Éginhard vivoit loin des abominables règnes de Clotaire et de Chilperic; mais il étoit également éloigné de l'admirable époque de Philippe-Auguste et de saint Louis.
Notre chroniqueur de Saint-Denis a pris toute la substance d'Éginhard; il a fondu avec assez d'art la Vita et Conversatio Karoli magni dans le cours de la traduction des Annales Regum Francorum, en se contentant d'emprunter quelques additions au moine de Saint-Gal et à d'autres annalistes d'une autorité moins grave. Mais il ne s'en est pas tenu là: quand le monument des Grandes Chroniques de Saint-Denis fut érigé, tout ce qui étoit écrit dans un latin de quelque antiquité avoit, par cela seul, droit à la crédulité de tout le monde. Or, les souvenirs du règne de Charlemagne étoient consignés dans trois genres de documents historiques: les Chroniques contemporaines, les Chansons de geste et les Légendes; ce n'étoit plus le temps de l'invention des fraudes pieuses, mais on les adoptoit d'autant plus aisément qu'on ne comprenoit pas qu'elles eussent été jamais possibles. Les moines de Saint-Denis, trouvant donc d'anciens manuscrits des Annales d'Éginhard, du Voyage de Charlemagne à Jérusalem et de l'Expédition d'Espagne, ne pouvoient s'élever assez au-dessus des croyances contemporaines pour admettre les chroniqueurs mondains, et rejeter précisément les traditions que leur caractère religieux rendoit le plus respectables.
Ce fut beaucoup pour eux de négliger le secours des Chansons de geste; toutefois, il ne faut pas douter qu'ils n'en eussent également pris la substance s'ils en avoient pu trouver quelque vieille leçon latine. Philippe Mouskes, évêque de Tournay, qui compila dans le même temps que les moines de Saint-Denis une chronique de France en vers, n'eut pas la même retenue; il fondit dans son récit les traditions populaires, les inventions monastiques et les souvenirs contemporains. On pourroit appeler avec raison son histoire du héros de la France la trilogie de Charlemagne, et j'avoue que ce travail de Philippe Mouskes me sembleroit avoir aujourd'hui moins d'intérêt s'il étoit dépouillé de toutes ces additions romanesques que nos érudits lui reprochent néanmoins avec amertume. N'est-ce donc rien de nous initier dans le secret de la grande et complète renommée de Charlemagne telle qu'elle parcouroit le monde au temps de Philippe-Auguste et de saint Louis? Et si les fables, qui sont l'auréole du VIIIème siècle, ont eu sur les imaginations et sur les mœurs du moyen âge plus d'influence que les récits les plus véridiques, devons-nous refuser de les étudier, et leur interdire une certaine place dans l'histoire de l'esprit humain?
Mais, je le répète, le compilateur de Saint-Denis a négligé toutes les Chansons de geste. Bien qu'il eût dans les meilleures une confiance entière, comme il n'en trouvoit pas la mention originale dans les livres latins des abbayes, il ne pouvoit en grossir un recueil qui, pour les temps reculés, n'étoit qu'une œuvre de traduction. Voulez-vous cependant une preuve incontestable de son respect pour les chansons populaires et de son regret de n'en pas avoir à traduire? Voyez comme il s'excuse de garder le silence sur les prétendus exploits de l'enfance de Charlemagne: Ceus ne sont pas en memoire que il fist au temps de s'enfance, en Espagne, entour Gallafre, le roi de Tollete. Il est évident que par les mots en memoire, il faut entendre ici: en écrit grammatical, autrement la phrase n'auroit pas de sens. Et cette enfance de Charlemagne, cet exil du fils de Pepin auprès du roi Galafre de Tolède, tout cela formoit la matière d'une chanson de geste dont un trouvère du XIIIème siècle, Gerars d'Amiens, nous a conservé la substance dans un énorme poème[3].
Note 3: Manuscrit du roi, n° 7188.
J'ai hasardé beaucoup de notes et d'explications sur le texte des légendes de Constantinople et d'Espagne. Plus on étudiera l'histoire de France, et plus on attachera d'importance à toutes ces vieilles traditions, essor de l'esprit chevaleresque et source primitive de notre moderne littérature. Ou je me trompe fort, ou les Chansons de geste ne peuvent long-temps tarder à inspirer une véritable curiosité: je me suis donc efforcé de rendre mes lecteurs juges éclairés des nombreux rapports de noms qui semblent exister entre les héros de l'histoire et ceux des romans populaires. Mais je me suis abstenu religieusement de toutes conjectures, de toutes opinions systématiques; c'est à d'autres qu'il conviendra de le faire, ou du moins c'est dans un autre ouvrage qu'elles seront à leur place.
Je reviens au traducteur de Saint-Denis: il a divisé sa vie de Charlemagne en six livres. Dans le premier, il conduit l'histoire véridique du fils de Pepin jusqu'à son couronnement impérial en 800. C'est Éginhard qu'il prend pour garant, et qu'il suit encore rigoureusement dans le second livre et dans les deux premiers chapitres du troisième, consacrés aux dernières années du héros. Dans l'indication des sources latines je n'ai pas cru devoir suivre la division de Dom Bouquet, qui détache du livre d'Éginhard les premières années du IXème siècle. «Quoe sequuntur, dit-il, desumpta sunt ex Annalibus Loiselianis.» Il est évident que c'est la compilation anonyme à laquelle on a donné le nom d'Annales Loiseliennes qui aura dû plutôt copier Éginhard, écrivain contemporain et témoin pour ainsi dire oculaire. Au reste, les distractions de ce genre sont, comme on sait, très-rares dans l'admirable travail de l'illustre bénédictin.
Après quelques emprunts faits au moine de Saint-Gal, les Chroniques de Saint-Denis remplissent leur troisième livre de la Vie de Charlemagne, avec une célébre légende dont les leçons latines étoient fort répandues au XIIème siècle. J'ai comparé la traduction du Voyage de Charlemagne à Jérusalem avec le manuscrit latin que notre bibliothèque royale en possède encore aujourd'hui. On verra que j'ai mis également le plus grand soin à consulter les meilleures leçons de la chronique de Turpin, qui comprend les trois derniers livres. Cet examen m'a permis de distinguer dans cette détestable légende plusieurs interpolations importantes, et d'en mieux constater l'origine espagnole.
Pour lever sur ce point-là tous les genres de doute, il suffit de mettre en parallèle l'exactitude avec laquelle l'auteur y parle de la Péninsule, en décrit les localités, en rappelle les traditions, en recommande les églises, avec l'ignorance profonde qu'il montre dans tout ce qu'il nous dit du pays de France. Il se méprend sur la position de nos plus grandes villes, il confond toutes nos traditions historiques, il entasse dans l'armée de Charlemagne tous les héros populaires de trois ou quatre époques. Un François du XIIème siècle n'auroit jamais réuni Garin le Lohérain, Ogier le Danois et Renaud de Montauban. Un François eût mieux connu la position d'Agen et de Saintes que l'histoire de l'idole de Cadix, seulement consignée dans les légendes arabes. Enfin, un François n'auroit pas dit que les trois principales églises du monde étoient Saint-Pierre de Rome, Saint-Jean d'Ephèse et Saint-Jacques de Compostelle.
La chronique de Louis-le-Débonnaire termine notre volume. Elle est exactement traduite de la relation d'un savant et judicieux anonyme dont le mérite historique peut balancer la gloire d'Éginhard. On l'appelle ordinairement l'Astronome limousin, ou plus justement l'Astronome, tout court, car cet habile écrivain doit avoir été plutôt François d'origine ou bien Allemand, que Limousin ou Provençal. Je suppose qu'il aura fait partie de cette colonie transportée par Charlemagne et par Louis-le-Débonnaire en Aquitaine, afin de tenir en respect, par la force de l'exemple et des châtiments, l'esprit turbulent de populations mal soumises au joug de la domination françoise. Notre auteur connoît très bien le Languedoc, la Provence et le Limousin; mais il ne manque pas une occasion de flétrir le caractère et les mœurs des habitants de ces provinces; il leur prodigue les expressions de mépris et de haine, et ce n'est pas à de pareils signes qu'on doit reconnoître un enfant du pays. Dante, exilé de l'ingrate Florence, n'exalte pas au-dessus de Florence les villes qui lui offrent un asile, et s'il maudit les auteurs de ses maux, c'est parce qu'il les confond avec les ennemis de sa patrie. Tel n'est pas l'astronome prétendu Limousin.
Il étoit certainement contemporain de Louis-le-Débonnaire. Un passage de son texte me semble d'une haute importance littéraire, bien que personne n'y ait encore fait attention en France. Après avoir rappelé avec plus de détails que ne l'a fait Eginhard l'expédition d'Espagne terminée par la défaite de Roncevaux, il ajoute: «Dum enim quæ agi potuerunt in Hispania peracta essent, et prospero itinere reditum esset, infortunio obviante, extremi quidam in eodem monte regii cæsi sunt agminis. Quorum quia vulgata sunt nomina, dicere supersedi.»
Je le demande à tous les lecteurs: que signifie ce quia vulgata sunt nomina, sinon que dès le temps de Louis-le-Débonnaire, la renommée des vassaux tués dans les gorges des Pyrénées étoit généralement répandue et faisoit déjà le sujet de nombreux poëmes populaires? Il n'est donc plus permis de douter que dès les temps les plus voisins de l'événement dont Charlemagne garda toute sa vie le triste souvenir, les Chansons de Roland, d'Olivier et de leurs compagnons n'aient retenti dans les camps et dans les grandes réunions nationales. P. P.
10 juin 1837.
* * * * *
Comment le roy Sigebert et le roy Loys[4] despartirent les trésors leur père après sa mort.
Note 4: Loys. Ou Clovis, c'est le même mot, avec ou sans
aspiration. Ainsi Clotaire et Lothaire.
[5]Après la mort du bon roy Dagobert, descendi tout le royaume à Loys son fils qui encore estoit enfant assez petit d'âge. Les barons de France[6] et de Bourgoigne le reçurent à seigneur et lui firent homage, en une ville qui lors estoit apelée Massolaque. Egua le mestre du palais et la royne Nantheut qui estoit demourée en veuveté, gouvernoient le royaume noblement ès deux premiers ans du règne Loys. Cil Egua estoit l'un des plus beaux et nobles princes de Neustrie, le plus sage et le plus pacient, homme estoit plein et enluminé de toutes graces: car il estoit riche et estrait de haut lignage, droiturier en justice, sage en paroles, apareillié en responses: une mauvaise teche[7] avoit en lui à reprendre tant seulement, car l'on disoit que il es toit trop aver[8].
Note 5: Gesta Dagoberti, cap. 46.
Note 6: De France. «Omnes duces de Neustriâ et Burgundiâ cum Massolaco villa sublimant in regnum.» Mabillon, dans ses Francorum regum Palatia, avoue son ignorance complète de la situation de ce palais, qui, suivant les plus grandes probabilités, appartenoit aux rois de Bourgogne. C'est là qu'Aletés (suivant Fredegaire) avoit été tué par l'ordre de Clotaire II, en l'année 613.
Note 7: Teche, teiche, tesche ou tache. Disposition bonne ou mauvaise, d'où nous est resté entiché, qu'on a long-temps écrit entéchié.
Note 8: Aver. Avare.
[9]Cy en droit nous convient deviser comment le trésor du roy Dagoubert fu desparti entre ses fils après sa mort. Bien avéz oï, devant,[10] comment Pepin le mestre du palais d'Austrasie et les autres princes du royaume qui avoient esté sous la seigneurie du roy Dagobert requirent Sigebert à seigneur, d'un accort et d'une volenté. Pepin et Cunibert l'archevesque de Coloigne firent adonques aliances ensemble de rechief. Car ainsi comme ils avoient esté devant joint en pais et en amour,[11] que ils fussent ainsi tousjours mais sans desevrer. Sagement atrayoient à leur amour les princes et les plus grands Austrasiens, et les gouvernoient en humilité et en douceur comme ceus qui estoient preudomes et loiaus et profitables au roy et au royaume. Lors furent messages envoiés en France au roy Loys et à la royne Nantheut, et à Egua le mestre du palais de par le roy Sigebert, qui requéroit telle partie des trésors son père comme il lui afferoit. Le roy Loys et sa mère et Egua s'accordèrent volentiers à ce que il en eust sa part; si assignèrent jour de partir au roy Sigebert ou à ceux que il y voudroit envoier: et il y envoia pour lui l'archevesque Cunibert et Pepin le mestre du palais et aucuns riches hommes de son royaume. A Compiègne vinrent, là furent les trésors assemblés et despartis également par le commandement le roy Loys et la royne Nantheut; mais elle reçut la tierce part de tous les aquets que le roy Dagobert avoit aquis, puis que elle commença à régner en sa compagnie: et Cunibert et Pepin enmenèrent leur partie à Mets, là furent présentés au roy Sigebert.
Note 9: Gest. Dagob., cap. 47.
Note 10: Avez oï devant. On n'a rien ouy de semblable, et cette
manière de parler n'est pas traduite du texte.
Note 11: Que ils fussent. Il faut avant ces mots sous-entendre:
Vouloient-ils…
En tour un an après, mourut le bon prince Pepin, qui moult fu plaint et regretté de tous ceus du royaume d'Austrasie: car il estoit amé de tous et prisié pour sa bonté et pour sa loiauté. Aussi mourut en la cité de Clichi Egua le mestre du palais du roy Loys, au tiers an de son règne, qui moult fu sage homme et loial.[12] Après lui fu Herchinoal mestre du palais: cousin avoit esté au roy Dagobert de par sa mère: moult avoit en lui de bonnes graces; car il estoit plein de bonté et de pacience, sage et de bon engin, aux prestres, et aux sergens nostre Seigneur portoit honneur en grant humilité, des richesses de ce siècle avoit assez par raison. Tant estoit prisié et amé de tous les princes que chacun lui portoit honneur et grant affection.
Note 12: Gesta Dagob., cap. 48.
Incidence. En ce teins ala la royne Nantheut en la cité d'Orléans: son fils le roy Loys mena avec elle au quart an de son règne. Là fist assambler les prélats et les barons de Bourgoigne: (pour ce les fit là assambler que ce estoit, au tems de lors, le siège du royaume)[13]. Tous les barons et prélats débonnairement atraioit et parloit à chacun par belles paroles: Flaucate, qui François estoit de nascion, establit-elle mestre du palais de Bourgoigne, par la volenté et par l'élection des barons du païs: et quant elle l'eut mis en tel honneur, si lui fit espouser Rainberge une sienne nièce.
Note 13: Cet incidence est du traducteur.
[14]En ce tems mesmes, ordena son testament des villes de son douaire par la volenté de son fils[15], et les desparti aus églyses des saints et des saintes, dans lesquelles elle n'oublia pas le martyr saint Denis: si fit faire trois exemplaires de la chartre de son testament d'une mesme sentence, desquels l'un est gardé jusques aujourd'hui ès chartriers du trésor saint Denis. Quant elle eut ainsi son testament devisé, et les besoignes du royaume ordonées en prospérité, et son fils eut jà régné entour quatre ans au profit des deus royaumes, c'est à savoir de France et de Bourgoigne, elle trespassa de ce siècle, en sépoulture fu mise en l'abaïe Saint-Denis avec son seigneur, en un mesme sarqueuil.
Note 14: Gesta Dagob., cap. 49.
Note 15: Par la volenté de son fils. Le texte latin est mal rendu. Testamentum de villis quibus eam rex Dagobertus et filius ejus Hladovius ditaverant….
[16]Incidence. Quant le bon roy Dagobert et la royne Nantheut furent trespassés de ce siècle, le roy Loys gouverna tout seul le royaume de France et celui de Bourgoigne: les dons et les lais que son père avoit donné à l'églyse Saint-Denis garda et tint fermement, et les renouvela et reconferma par son seel et subscription de sa propre main. Au quatriesme an de son règne fu en France merveilleuse famine: par le conseil d'aucuns, commanda que l'églyse Saint-Denis fust découverte endroit les fiertres[17] que son noble père le roy Dagobert avoit fait couvrir par dehors d'argent pur par grande dévocion, et commanda que il fust desparti aus povres et aus pélerins. Ce commandement fit à l'abbé Aigulphe qui en ce tems gouvernoit l'abbaye, et l'enchargea que il le fésist selonc Dieu au plus loiaument que il porroit.
Note 16: Gest. Dag., cap. 50.
Note 17: Les fiertres. Les châsses.
Comment le roy Loys franchit par exemption l'églyse Saint-Denis, par la volenté S. Landri l'évesque de Paris.
[18]Long tems après, assembla le roy Loys les barons et les évesques de son royaume en la ville de Clichi au seizième an de son règne, pour traitier des communes besoignes du royaume. Quant tous furent asssemblés, le roy séit entre eus aourné des royaus ournemens, si comme il lui afféroit; il commença à parler entre les autres choses ce que le Saint-Esperit lui mettoit en courage et dist en telle manière: «Ententivement nous convient porter honneur et révérence aux honorables lieus des saints et des saintes, selon la coustume et le commandement de nostre très-débonnaire père, pour ce que nous les ayons à patrons et défendeurs contre les ennemis de l'ame, au jour et en l'heure de nécessité. Pour ce vous prie, seigneurs évesques, et vous seigneurs princes de nostre palais et de nostre royaume, que vous escoutiez d'oreille et de cuer le conseil que nostre sire, si comme je croi, a daigné espirer[19] en mon cuer; et sé vous esprouvez que ce soit profitable chose, en traitiez avec moi à l'aide de nostre Seigneur. Le Père tout-puissant, qui dit que sa lumière donroit clarté aux ténèbres, a embrasé et espris du feu de charité les cuers de vrais crestiens, par le mystère de l'Incarnation son fils nostre seigneur Jésus-Crist, par la faveur du Saint-Esperit pour laquele amour et pour lequel désirier le glorieux martyr saint Denis, saint Rustic et saint Eleutère ses compaignons ont déservi entre les autres martyrs couronne de victoire en joie pardurable: en laquelle églyse, où les cors saints reposent corporelment, nostre Sire a fait pour lui maint grant miracle en la gloire et en la loenge de son nom. En ce mesme lieu gist nostre père Dagobert et nostre mère dame Nantheut, qui là eslurent sépulture pour leur dévocion, en espérance que ils fussent parçonniers du règne des cieux, par les prières et par les mérites des glorieux martyrs. Et pour ce que ce saint lieu est fondé de nostre père, et enrichi ès choses temporelles de lui et des anciens roys et d'autres bons crestiens qui Dieu doutoient, pour acquérir la vie pardurable, la requeste de nostre dévocion si est telle, que Dan Landri évesque de Paris veuille donner et confermer un privilége au saint lieu, à l'abbé et aus frères de laiens (s'il vous samble, Seigneur, que ce soit bon), que ils soient exemps et sans juridiction de l'évesque de Paris à tousjours-mès, si que ils puissent plus délivrement et plus en pais prier pour nous et pour nos ancesseurs, pour le profit et pour l'estat du royaume. Et cette indulgence veult bien donner et confermer Dan Landri évesque de ce lieu à nostre requeste. Et nous, pour la révérence des martyrs volons avec vous confermer ce précepte présentement, que si aucunes choses sont données au saint lieu, soit en villes, ou en manoirs, ou en quelque chose que ce soit, et les choses mesmes qui encore porront estre données par ceus qui sont à avenir, soient en telle franchise, que nul évesque né personne nulle, quelle qu'elle soit, puisse rien oster ni aliéner du lieu, né, par mauvaise coustume, aquérir au lieu aucun povoir né aucune juridiction, né prendre, par eschange ou par emprunt, né croix, né calices, né garniment d'autel, né textes[20], né or, né argent, né nul rien, sans nostre commandement et sans nostre assentement et de tout le convent. Pour ce, volons-nous que les frères demeurent en telle pais et en tel franchise que ils puissent tenir paisiblement et sans nule moleste ce que on leur a donné; si que ils aient délectation et dévocion à prier plus dévotement pour les ames de nos pères et de nos mères et pour l'estat de nostre royaume. Nous voulons donques donner au lieu saint ce bénéfice et cette grace en l'honneur des martyrs par vostre conseil, de bon courage[21] et de volenté enterine: en telle manière toutes voies que l'ordre de l'Églyse soit maintenu de chanter et de lire ainsi comme nostre père l'establit[22], en cette mesme manière que ceus de saint Martin de Tours et saint Morise de Gaunes.» Quant le roy eut cessé de parler, les barons et les prélats qui de bon cuer et volontiers eurent sa parole escoutée, le loèrent moult de sa dévocion et de sa bonne volenté, et confirmèrent tous après lui le précept[23] en la manière que le roy l'eut devisé. En cette congrégacion furent aucuns saints évesques, desquels sainte Eglyse ne doute pas que ils ne soient saintefiés en paradis par les miracles que Dieu a puis faits à leurs sépultures, si comme saint Oain[24] et saint Radon son frère, saint Paladie, saint Cler, saint Eloy, saint Souplice, saint Castadie[25], saint Ethère, et saint Landri évesque de Paris qui confirma le privilége de sa propre volonté. Tous ces saints pères estoient présents en cette congrégacion et maint autres qui pas ne sont ci nommés.
Note 18: Gest. Dag., cap. 51.
Note 19: Espirer. Inspirer, introduire.
Note 20: Textes. Evangélistaires ou livres saints, couverts en métal. Sacros codices (Voyez déjà tome Ier, note 146.)
Note 21: Courage. Ce mot n'a jamais dans l'ancien françois une acception différente de cœur.—Enterine, entière. Traduction du latin integra.
Note 22: L'establit. Le texte latin n'est pas complètement rendu: «Eo scilicet ordine, ut sicut ibidem tempore domini et genitoris nostri Psallentium ordo per turmas fuit institutum, vel sicut in monasterio S. Mauricii Agaunis, et S. Martini Turonis die noctuque tenetur, ita in loco ipso, per omnia futura tempora celebretur.» Voyez notre tome Ier, fin du chapitre XVIII du cinquième livre des grandes chroniques.
Note 23: Le precept. Le temps a épargné cet instrument précieux, qui des archives de Saint-Denis est passé dans les archives du royaume. Voyez-en un fac-simile dans la diplomatique de Mabillon.
Note 24: Oain. Variantes: Hoain, Oians. Le latin des Gesta porte beatus Odoenus. Mais on ne retrouve plus cette signature dans l'original de la charte, à moins que ce ne soit celle que les critiques ont lu Auderdus. Aimoin nous apprend qu'Andoenus, autrement Dado, avoit été référendaire sous Dagobert, et qu'après lui, son fils Autharius avoit été revêtu de la même charge.
Note 25: S. Souplice, S. Castadie. On n'a pas déchiffré ces deux noms parmi les souscripteurs du Precept.
Comment le roy Loys devint hors de sens pour ce que il prist un des os du bras monsieur saint Denis.
[26]Le roy Loys gouverna son royaume paisiblement; sans guerre et sans bataille fu tous les jours de sa vie. Une fois vint en l'églyse Saint-Denis, ainsi comme mauvaise fortune le menoit, pour déprier les martirs. Et pour ce que il voloit avoir aucunes aliances d'eus avec soi, il commanda que les chasses des martirs fussent ataintes[27]; après fist ouvrir et desjoindre par fole présumpcion le vessel en quoi le précieux corps saint repose, moins religieusement le regarda que il ne dut. Ja soit ce que il le fésist par dévocion, si ne lui suffit pas le regarder tant seulement; ains brisa l'os de l'un des bras et le ravist. Et le martir monstra bien tantost que il ne lui plaisoit pas dont son corps estoit ainsi traitié: car le roy fu tantost si espoventé et si esbahi, que il chaï en frénésie et perdit son sens et sa mémoire en cette heure mesme; tantost fu le moustier raempli de ténèbres et d'oscurté; et une paour si grant prist soudainement à tous ceus qui là estoient, que ils se mirent à la fuite. Le roy donna puis aucunes villes au martir pour lui apaisier et pour ce que il recouvrast son sens et sa mémoire; l'os que il avoit folement desevré du corps fist vestir et aorner d'or pur et de pierres précieuses, et le fist remettre en la chasse avec le corps. (Pour cette raison puet-on prouver que le corps du glorieux martir gist laiens entièrement; quant il ne put oncques souffrir que un petit osselet fust osté de son bras ni desmembré de son corps, moins volentiers souffriroit donques que le chief de lui fust déseuré, et que il ne feust en sa chasse ou en l'églyse de léans.[28]) Le roy toutes voies recouvra son sens en partie, mais non pas entièrement, né en tel point comme il l'eut devant eu[29]. Si ne vesqui pas puis moult longuement, car il trespassa au chief de deux ans après que ce lui fu avenu.
Note 26: Gest. Dagob., cap. 52.
Note 27: Ataintes. Touchées.
Note 28: Cette parenthèse, qui est de notre traducteur, fait allusion aux prétentions qu'affectoit le chapitre de Notre-Dame de Paris à la possession du véritable chef de saint Denis. (Voy. Felibien, Hist. de l'ab. de Saint-Denis, page 209).
Note 29: Ici s'arrêtent les Gesta Dagoberti, que notre traducteur suivoit de préférence aux Gesta regum, et aux continuateurs de Fredegaire. Un peu plus haut, c'est-à-dire avec le prescript de Clovis II en faveur de l'abbaye de S.-Denis, finit le véritable texte d'Aimoin, qui jusqu'à présent avoit été d'un si grand secours à notre chroniqueur françois.
[30]Ce roy Loys eut femme du lignage de Sassoigne; Baltheur avoit nom, sainte dame et religieuse et plaine de la paour nostre Seigneur; si estoit sage dame et de grant beauté; et si fu celle que l'on dit sainte Baltheur de Chelle.
Note 30: Gesta regum Francorum, cap. 43. «Accepit uxorem de genere
Saxonorum nomine Bathildem, pulchram valdè et omni ingenio strenuam.»
Le traducteur a ajouté le reste, d'après les idées de vénération
qu'avoient ses contemporains pour sainte Bauthieut, Balteur ou
Bathilde de Chelles.
En ce tems morut le prince Pepin fils Carlomagne[31], et mestre du palais de Sigebert le roy d'Austrasie. Après lui fu en la dignité du palais son fils Grimoart, homme fu plein de mal et de desloiauté, si comme il aparut après[32]. Car quant le roy Sigebert fu mort, ce Grimoart prist son fils Dagobert, qui roy devoit estre, et l'avoit-il receu en garde; puis le tondit, et l'envoia en Escoce en exil[33] par Dodon l'évesque de Poitiers, et mist son fils[34] en la possession du royaume. Et quant les François Austrasiens virent la desloiauté que il avoit faite, ils en eureut moult grant desdain, par agait le prirent et le lièrent en fers, et puis l'envoièrent à Loys le roy de France, pour que il le jugeast et en féist justice selon son fait. Et le roy le mist en prison en la cité de Paris, lié en buies de fer[35]. Après le fist mourir de griefs tourmens selon sa desserte, comme celui qui telle desloiauté avoit faite à son droit seigneur.
Note 31: Fils Carlomagne. Fils de Carloman, maire du palais d'Austrasie.
Note 32: Cette parenthèse est le fait de notre traducteur; le continuateur de Fredegaire dit au contraire; «Grimoaldus, cùm esset strenuus, à plurimis diligebatur.»
Note 33: En exil. In Scotiâ ad peregrinandum dirigens. Ce qui est différent.
Note 34: Son fils. Nommé Childebert.
Note 35: En buies de fer. «Vinculorum cruciatu constrictus.»
[36]Incidence. Mais avant que ce avenist que nous avons ici conté, au tems que le roy d'Austrasie estoit encore en vie, assambla-il ses osts et alla à bataille contre Radulphe le roy de Toringe. En ce tems n'a voit encore nul hoir de son corps né nul n'en povoit avoir, et pour le désespoir en quoi il estoit chéus, fonda-il douze abaies en son royaume. Si estoient son coadjuteur et ministre Grimoart le mestre de son palais et Remacle évesque de la cité du Traet[37].
Note 36: Le fonds de cet alinéa se trouve dans le texte de la Vita
Sigiberti regis Austrasiæ, cap. 4 et 5, et dans la chronique de
Sigebert, moine de Gemblours (année 651).
Note 37: Du Traet. Ou Trajectum; ce n'est pas Utrecht, mais
Maestrick, où le siége épiscopal de Tongres fut d'abord transporté,
puis ensuite à Liège. Le biographe de Sigebert III écrit: Remaclo
Tungrensis episcopo.
[38]Incidence. Itte, qui a voit esté femme le premier Pepin mestre du palais d'Austrasie, se voua et donna à Dieu, elle et ses choses, par l'amonestement et le conseil saint Amant: une abaïe de nonnains fonda à Nivele et fist abbesse du lieu une sienne fille pucelle et vierge qui avoit nom Gertrus. [39]En ce tems revint en France saint Fursin, l'abaie de Laigni fonda par la volonté du roy Loys, qui moult honnourablement le reçut. Peu de tems après resplendirent en bonnes euvres au royaume de France ses deux frères, saint Follene et saint Ultane: et fonda ce saint Follene en ce tems l'abaïe Saint-Mor des fossés par le don d'une vierge qui avoit nom Gertrus; léans mesme gist-il par martire couronné.[40] En ce mesme tems florissoient en bonnes euvres au royaume de France saint Eloy évesque de Noion, saint Oain[41] archevesque de Rouen, saint Philibert en hermitage, saint Richier en Ponthieu[42] et saint Germer à Flai. Ansegise, le fils saint Ernoul, évesque de Metz, qui selon l'opinion d'aucuns fu dit Anchise, vivoit en ce tems: si avoit espousée Begue, fille au premier Pepin le mestre du palais Sigebert roy d'Austrasie, et seur Grimoart.[43] De cet Ansegise ou Anchise qui fu fils saint Ernoul, fu fils le second Pepin, qui estoit nommé Pepin le brief, qui engendra le noble prince Charles-Martel, si comme l'histoire dira ci-après. Charle Martiau fu père Pepin le tiers, qui fu père au grant roi Charlemaine: et par ce puet-on prouver que la ligniée de Mérovée continua sans faillir jusques à Charlemaine le grant.
Note 38: Sigiberti Gemblacensis monachi Chronicon. Anno 650.
Note 39: Cette mention de saint Fursin est citée par Jacques de Guise d'après la chronique de Sigebert; mais c'est en vain que nous l'y avons cherchée. Aimoin avoit auparavant placé le même fait sous le règne de Clovis Ier. Mais notre traducteur qui l'avoit d'abord suivi (voyez tome 1er, note 88), le rétablit ici à sa véritable place.
Note 40: Sigiberti monachi Chronicon. Anno 649.
Note 41: Saint Ouen, ou Dado. « Audoenus qui et Dado,
Rolhomage.» Texte de Sigebert, cité par Jacques de Guise.
Note 42: Saint Philibert, etc. Le texte de la chronique de Sigebert porte: « Philibertus et Richarius Pontivensis abbatiæ.» Quant à saint Germer de Flai (Flaviensis), c'est d'après son ancien biographe que notre traducteur en fait mention. Flai, plus tard Saint-Germer, est aujourd'hui un Village du département de l'Oise (Picardie).
Note 43: Vita S. Sigiberti Austrasiæ regis, cap. 4.
Comment Ebroin fu mestre du palais le roy Theoderic et comment il fist martirier saint Ligier évesque d'Ostun.
[44]Au tems de ce roy Loys avinrent moult de pestilences au royaume de France. De cestuy roy Loys puet-l'on plus dire de mal que de bien: tout fust-il assez dévot aus églyses des saints et des saintes; néantmoins eut-il en lui tant de vices que ils étaingnirent les vertus, s'elles y furent: abandonné fu à toute ordure de péchié, à fornicacion, à gloutonnie, à yvresce; et si fu despiseur de femmes. Et ne recorde pas l'histoire que sa vie né ses faits feussent dignes de loenge et de mémoire; car maint acteurs d'histoires le mettent à damnacion, pour ce que ils ne sevent la fin de son péchié. Ainsi dist-on de lui une chose et autres, mais nul n'en parole fors en doutance. Trois fils eut de la royne sainte Baltheur: Clotaire, Childeric et Theoderic. Mors fu en l'an de l'incarnation six cent soixante-deus, et de son règne le dis-sept, ensépulturé fu en l'églyse Saint-Denis avec son père. La royne sainte Baltheur sa femme fonda en son tems l'abaïe Saint-Pierre de Corbie et celle de Chelle-les-Nonains en laquelle elle gist corporelment. [45]En ce tems morut Herchinoal le mestre du palais.
Note 44: Gesta regum, cap. 44.
Note 45: Gesta regum, cap. 45.
Après la mort le roy Loys couronnèrent les François Clotaire, l'aisné des trois fils; si gouverna le royaume entre lui et sa mère la royne Baltheur. [46]Lors furent les François en doute de qui ils feroient mestre du palais. En la parfin en eslurent un qui avoit nom Ebrouin. (Ce fu celui qui fist martirier monseigneur saint Ligier l'évesque d'Ostun.) Le roy Clotaire morut, quant il eut quatre ans régné[47]. Lors couronnèrent les François le mainsné qui avoit nom Theoderic; Childeric le troisième envoièrent en Austrasie avec le duc Vulphoal pour le royaume recevoir. [48]Dès lors commença le royaume de France à abaissier et à décheoir, et le roy à fourlignier du sens et de la puissance de ses ancesseurs. Si estoit le royaume gouverné par chambellens et par connestables qui estoient apelés mestres du palais; et les roys n'avoient tant seulement que le nom et de rien ne servoient[49] fors de boire et de mengier. En un chastel ou en un manoir demouroient toute l'année jusques aux calendes de may. Lors issoient hors en un char pour saluer le peuple et pour estre salué d'eus, dons et présens prenoient et aucuns en rendoient, puis retournoient à l'hostel et estoient ainsi jusques aus autres calendes de may. [50]Cet Ebrouin mestre du palais fist tant que les François le cueillirent en grant haine pour son orgueil et pour sa desloiauté, et le roy Theoderic aussi qui les grevoit par son conseil[51]: agais leur bastirent, une heure, et les prirent tous les deux; Ebrouin tondirent etl'envoièrent en une abaïe de Bourgoigne qui a à nom Luxovion[52]. Le roy Theoderic chacièrent de France, et aucunes croniques[53] dient que ils le tondirent aussi en l'abaïe Saint-Denis.
Note 46: Gesta regum, cap 45.
Note 47: Quatre ans régné. On croit généralement que le texte des Gesta regum est ici corrompu, et devroit porter XIIII, au lieu de IIII annis. Cependant le continuateur de Fredegalre dit la même chose, et l'opinion générale des savans n'est, après tout, fondée que sur des chartes de donations et des Vies de Saints.
Note 48: Chronicon Sigiberti monach. A° DCLXII.
Note 49: Fors de boire, etc. «Quam irrationabiliter edere et bibere.»
Note 50: Gesta reg., cap. 45.
Note 51: Par son conseil. Par le conseil d'Ebrouin.
Note 52: Luxovion. C'est Luxeuil, aujourd'hui ville du
département de la Haute-Saône (Franche-Comté).
Note 53: Aucunes chroniques. Entre autres celle de Sigebert,
A° DCLXVII.
Lors mandèrent le roy Childeric d'Austrasie son frère et le duc Vulphoal, et le couronnèrent et firent roy sur eus. Ce roy Childeric estoit moult légier de courage, ses fais faisoit folement et sans conseil. Pour ce le commencièrent les François à haïr trop durement; et n'estoit pas de merveilles, car il leur faisoit trop de griefs sans raison. Une fois en fist-il prendre un des plus grans et des plus nobles, qui Bodile avoit nom, estraindre et lier le fist à une estache[54], et le fist battre moult cruellement sans loi et sans jugement. Quant les autres virent que il faisoit telles cruautés sans raison, si en eurent trop grant ire et trop grant desdaing[55]; ensamble firent conspiration, et s'assamblèrent contre lui. De cette conspiracion furent principaux Ingobert et Amaubert, et plusieurs autres des plus nobles du royaume. Ce Bodile, que il avoit fait lier et battre à l'estache, l'espia un jour que il chaçoit en bois entre lui et autres compagnons: seul le trouvèrent, et lui coururent sus et l'occirent, et sa femme Blichilde aussi qui estoit grosse d'enfant. Vulphoal le mestre du palais eschapa à quelque paine et s'enfuit en Austrasie. Lors firent les François mestre du palais Leudesie le fils Herchinoal, par le conseil saint Légier, l'évesque d'Ostun et son frère Garin; [si rapelèrent à roy Theoderic, qu'ils en avoient chacié][56]. Ebrouin qui avoit esté tondu en une abaïe de Bourgoigne s'en issit, quant il eut tant attendu que ses cheveux furent recréus: tant fist que il assambla grant gent que de ses compagnons que d'autres; et retourna en France à grant ost et à grant efforcement; à saint Ouan l'archevesque de Rouen envoia, et lui demanda comment il ouverroit, et cil lui remanda en un escrit ces paroles tant seulement: «De Frédégonde te souviegne!» et celui-ci qui fu malicieux et soubtil, entendi bien le conseil que il lui donna. Par nuit se leva et esmut son ost, et vint à une iaue qui a nom Ysere[57]; ceus qui ce pas gardoient occist, outrepassa le fleuve jusques à Sainte-Maxence; là remist à l'espée quanques il y trouva de ceus qui le passage lui devéoient. Le roy Theoderic qui là estoit en ce point, et Leudesie le mestre du palais et pluseurs autres s'enfuirent et eschapèrent en telle manière; et Ebrouin les chaça jusques à un lieu qui lors estoit nommé Bacivile[58]; là prist les trésors du roy qui là estoient, outrepassa jusques à une ville qui a nom Creci; là s'acorda au roy Theoderic qui le reçut en grace ainsi comme devant. A Leudesie, le mestre du palais manda que il venist à lui parler, et l'asseura par sa foi que il n'auroit de lui garde. A celui vint qui sa foi lui menti; car il l'occis tantost comme il fu venu. En telle manière se remist Ebrouin en la seignorie du palais dont il avoit devant esté osté.
Note 54: Estache. Poteau.
Note 55: Desdaing. Toujours pris dans le sens de notre
indignation.
Note 56: Cette phrase importante n'est pas dans les Gesta regum,
mais dans Sigebert.
Note 57: Isère. Variante: Aise. C'est l'Oise.
Note 58: Bacivile. Aujourd'hui Baisieux, village du département de la Somme (Picardie), proche de Corbie.
[59]Lors assambla le roy Theoderic un concile d'évesques par le conseil Ebrouin et, par sa sentence, en osta aucuns de leur éveschié et les autres damna par exil sans nul rappel. En cette tempeste et en cette persécution de sainte Eglyse fu saint Lambert osté de la cité du Traet[60]; en une abaïe entra pour esquiver les tumultes du monde; sept ans y demoura saintement et religieusement.
Note 59: Sigib. mon. Chronicon. Anno DCLXXXV.
Note 60: Du Traet. De Maestrick, comme plus haut et plus bas encore.
Ansegise fu occis en ce point par un homme qui avoit nom Gondoime. Cet Ansegise qui vaut autant comme Anchise, fu fils saint Ernoul et père Pepin le Brief le père Charles Martel. Ebrouin prist saint Légier et son frère Garin, si les fist tourmenter cruelment. A la parfin fu Garin lapidé et craventé de pierres, et saint Légier fu jeté en prison et afamé par long jeune. Après, lui fist Ebrouin les yeux forer, la langue et les lèvres trenchier.[61] Mais nostre Sire le rétablit puis et lui rendit la langue et la parole, si comme il est plus plainement contenu en sa vie; au darrenier lui fist le chief couper pour le martire consommer. Tant le voulut puis nostre Sire honorer, que il monstra les mérites et l'innocence de lui par les miracles que il fist en sa sépulture.
Note 61: A compter de là, le reste n'est pas dans Sigebert, mais est ajouté par le traducteur, d'après l'ancienne vie de Saint-Leger.
Comment Ebrouin fu occis, et comment Pepin le Brief, qui fu père Charles Martel, fu mestre du palais.
[62]En ce tems après que le roy fu mort, gouvernoient le royaume d'Austrasie deux ducs, Martin et Pepin le second, qui fu fils Ansegise le fils saint Ernoul, si comme l'histoire a là sus conté: (apelé fu Pepin le Brief[63], et fu père Charles Martel, si comme l'histoire le contera ci-après). Haine conçurent contre Ebrouin et contre le roy Theoderic; l'ost des Austrasiens esmurent contre eus, et le roy et Ebrouin revinrent d'autre part à bataille en un lieu qui est nommé Luchophale[64]; estour y eut fier et merveilleux, du peuple y chaï sans nombre et d'une part et d'autre. Mais à la parfin furent les Austrasiens desconfits et s'enfuirent du champ. Ebrouin les enchaça et fist d'eus trop cruele occision, et destruisit grant partie de cette région. Martin qui eschapa à quelque paine se mist en la cité de Laon, et Pepin s'enfui en Austrasie. Ebrouin retourna en France après cette victoire, puis manda à Martin qui encore estoit à Laon, que il venist surement parler au roy Theoderic. Les messages qui là furent envoies lui firent serement sus chasses toutes vuides pour lui décevoir. Lui qui cuida que ils lui tenissent vérité, vint au roy: occis fu tout maintenant, lui et ses compagnons que il avoit avec lui amenés.
Note 62: Gesta reg., cap. 46.
Note 63: Pepin le Brief. Tous les anciens chroniqueurs françois ont donné au père de Charles Martel le surnom qui n'est pourtant resté qu'à son fils, le roi Pepin. Sic vos non vobis…
Note 64: Luchophale, et mieux Lucofale (Lucofao, Lufao, Lucofago). On est indécis sur ce lieu. Don Calmet le retrouve dans Lifou, au diocèse de Toul; dom Ruinard dans Loisy, en Lorraine; dom Nicolas Lelong, dans Bois-Fay, près de Marle. Cette dernière opinion me semble la plus probable, Lucofago devant être précisément la traduction latine de ce mot vulgaire. Ce pourroit bien être encore Laffaux, à deux lieues de Soissons où, près d'un siècle auparavant, l'armée de Fredegonde avoit mis en déroute celle de Theodebert et Theoderic. (Voy. tom. 1, livre IV des grandes chroniques chapitre X).
[65]Ebrouin qui de rien ne fu chastié[66], pour nul grief que on lui eust devant fait, recommença à grever les François plus cruellement qu'il n'a voit onques devant fait; mais nostre Sire lui rendi les mérites de ses faits peu de tems après, en vengeance de monseigneur saint Légier et de son frère que il avoit fait martirier, par un François qui avoit nom Hermanfroi, qui l'espia une nuit: sur lui vint soudainement entre lui et ses aides et l'occist. Après ce fait s'en ala en Austrasie à Pepin le Brief. Lors eslurent les François un autre à la seignourie du palais qui avoit nom Garaton. Ce Garaton fist pais au duc Pepin d'Austrasie, et reçut de lui ostages en confirmation de la pais. Ce Garaton avoit un fils qui avoit nom Gillemer, fier et courageux estoit, mais trop estoit cruel de courage, et de pesmes[67] meurs; à son père pourchaça mal et fist tant que il lui supplanta la dignité du palais. De ce le reprist saint Oain archevesque de Rouen, et lui deffendist que il ne féist telle cruauté ni telle félonnie vers son père. Mais oncques rien n'en voulut laissier, pour le chastiment[68] du saint homme. Maintes discordes et maintes batailles fi contre Pepin le duc d'Austrasie, à qui Garaton son père avoit formées aliances. Mais pour le péchié de son père[69] et pour autres crimes que il avoit fais en prist nostre Sire telle vengeance, que il routa l'ame de son corps soudainement[70], selon la parole saint Oain. Et quant il fu mort, Garaton son père entra en l'honnour et en la dignité du palais, si comme il estoit devant esleu.[71] Une femme avoit qui moult sage estoit et estraite de haut lignage, Enseflède avoit nom. Mort fu quant il eut le palais gouverné une pièce de tems. Les François, qui avoient diverses intentions, ne surent qui ils péussent eslire après lui: si foloièrent à la parfin[72]; car ils eslurent un homme néant profitable au royaume, qui Berthaire avoit nom: petit estoit de stature, et n'es toit de nul sens ni de nul conseil.
Note 65: Gesta reg., cap. 47.
Note 66: Chastié. Refréné, réprimé.
Note 67: Pesmes. Très-mauvaises. (Pessimæ.)
Note 68: Chastiment. Reprimande.
Note 69: Le pechié de son père. Le péché de Gillemer à l'égard de son père.
Note 70: Que il routa, etc. «Iniquissimum spiritum exhalavit.»
Note 71: Gest. reg., cap. 48.—Fuitque et matrona nobilis atque
ingeniosa.
Note 72: Si foloierent à la parfin. Enfin, ils se conduisirent en
fous.
En ce point que les François estoient ainsi discordables et contraires à eus-mesmes, Pepin le Brief duc d'Austrasie esmut ses osts contre le roy Theoderic et Berthaire le mestre du palais, et cils revinrent d'autre part: en un lieu qui est apelé Tertrice[73], assamblèrent, forment et longuement se combatirent d'ambes parts; mais à la parfin fu Berthaire et le roy desconfis, et s'enfuirent du champ, et Pepin et les siens eurent victoire. Peu de tems passa après que Berthaire fu occis d'aucuns traistres de sa mesnie mesme, par le conseil Enseflède femme de Garaton son devancier. A la parfin firent pais et concorde ensamble le roy Theoderic et le duc Pepin, et cil fu esleu à la dignité du palais. Quant il eut les trésors receus et la cure du royaume, il repaira en Austrasie et laissa pour lui[74] un prince qui avoit nom Nordebert. Cil prince Pepin avoit femme noble de lignage et plaine de très-grant sens, Plectrude estoit apelée; deux fils avoit de lui, Droque avoit nom l'ainsné, et le mainsné Grimoart: à Droque l'aisné avoit-on donné la contrée de Champagne. [75]En cette manière comme vous avez oy, fu Pepin sire de toute Austrasie et de toute France, qui par autre nom est aucune fois nommée Neustrie. Et si dure, d'un sens, de la grant mer de la petite Bretaigne jusques au fleuve de Muese, et d'autre part du Rhin jusques à Loire. Moult amenda le païs de sa seignourie; car il mist les choses en meilleur estat que elles n'estoient devant. Saint Lambert, que le roy Theoderic avoit envoié en exil par l'assentement Ebrouin, rapela et remist en son siége en la cité du Traet: si fu mestre du palais d'Austrasie vingt-sept ans et demi, au tems de divers roys.
Note 73: Tertrice. «In loco nuncupante Textricio.» C'est aujourd'hui Tertry, village du département de la Somme (Picardie), à trois lieues de Péronne.
Note 74: Pour lui. Il falloit ajouter, auprès du roi. «Cum rege.»
Note 75: Le reste de l'alinéa n'est pas traduit des Gesta regum, et semble le fait du traducteur.
[76]Adont morut le roy Theoderic fils le roy Loys, qui fu fils le roy Dagobert, au dix-nueviesme an de son règne et de l'incarnacion nostre Seigneur six cent quatre-vingt et treize. Deux fils laissa de la royne Clotilde: Clodovée avoit nom l'aisné, et l'autre Childebert. Cil Clodovée, l'aisné fils, fu couronné après lui; trois ans régna, et puis morut. Après lui régna son frère Childebert; noble homme fu et droiturier; mais tout de mesme fu Pepin mestre du palais.[77] En ce tems vainqui en bataille Rabode le duc de Frise, et envoia Guillebrode en cette terre pour preschier la foi Jesu-Crist. Mort fu Nordebert que Pepin le Brief avoit mis pour lui au palais le roy; son fils[78] Grimoart mist après en l'office. En ce tems morut Begga la mère Pepin, femme fu Ansegise le fils saint Ernoul. Cil Droque, qui estoit fils le prince Pepin et comte de Champagne, morut en ce tems.
Note 76: Gesta regum, cap. 49.
Note 77: Chronicon Sigiberti. A° 694.
Note 78: Son fils. Le fils de Pepin.
[79] Saint Lambert reprist le prince Pepin pour ce que il maintenoit Alpaïs, une dame qui pas n'estoit son espousée, par dessus Plectrude sa propre femme. Le frère de cette Alpaïs, qui avoit nom Dodon, occist saint Lambert, pour ce tant seulement que il eut repris Pepin de son péchié. Porté fu le corps en la cité du Traet; (mais comment il fu puis reporté en la cité du Liége se taist l'histoire). Après lui fu évesque saint Hubert.
Note 79: Chronicon Sigiberti. A° 698 et 699.
Incidence. En ce tems que le roy Childebert régnoit, fonda l'évesque Aubert au diocèse d'Avranches, l'églyse Saint-Michiel, que l'on dist en péril de mer: aussi est apelée la Tombe, pour la hautesce d'elle.
[80]Incidence. En ce tems fu occis Hector, le séneschal de Marseille, pour les griefs que il faisoit à l'églyse de Clermont en Auvergne.
Note 80: Chronicon Virdunense Hugonis, abbat. Flaviniae. A° 597.
[81]En ce mesme tems Vulphoal le mestre du palais le roy Childeric fonda l'abaïe Saint-Michiel sur le fleuve de Muese, en l'éveschié de Verdun.
Note 81: Chronic. Sigib. A° 667.
[82]Le prince Pepin se combatit encontre mainte estrange nacion, contre ceus de Souave et de Frise, et eut victoire partout. Son fils Grimoart eut un fils d'une meschine[83], lequel eut nom Theodoal. Le prince Pepin eut un fils de cette Alpaïs, que il maintenoit pardessus Plectrude son espousée: Charles eut nom; homme fu noble en armes et de fière puissance et profitable au royaume; (par sa fierté fu puis apelé Charles Martiaus, si comme l'histoire contera ci-après en ses fais.)
Note 82: Gesta reg., cap. 49.
Note 83: Meschine. Concubine.
[84]En ce tems morut le glorieux roy Childebert, homme juste et de pure mémoire; (de ses fais ne savons rien, pour ce que l'histoire n'en parle pas.) Mort fu en l'an de l'incarnacion sept cent quatorze; de son règne dix-sept, ensépulturé fu en l'abaïe de Cauci[85] en l'églyse Saint-Estienne. Son fils Dagobert fu couronné après lui[86]. Il fu apelé le second Dagobert, pour le premier qui fonda l'abaïe Saint-Denis, et fu au quart degré de son lignage. Car le premier Dagobert engendra Loys, et Loys Thoderic, Theoderic Childebert, Childebert ce second Dagobert: et jà soit ce que pluseurs roys fussent entre eus deux, toutes voies furent-ils en droite lignée. Grimoart fils du prince Pepin qui mestre estoit du palais, avoit femme, si avoit nom Teudesinde; fille estoit d'un prince paien, Rabode le duc de Frise. Ce Grimoart estoit bien morigené et avoit en lui de belles graces; car il estoit doux et débonnaire, sage et atrempé, loial et droiturier. Un jour mut pour aler en Austrasie visiter son père Pepin qui malade estoit, en la cité de Liége entra pour adorer en l'églyse saint Lambert: en ce point que il estoit devant l'autel en oroison, Rangaire un sergeant Rabode le duc de Frise[87] de qui la fille il avoit espousée, l'occist. Un fils avoit d'une autre femme, qui avoit nom Theodoal; après lui fu en la seignourie du palais par le commandement le prince Pepin, son aioul.
Note 84: Gesta reg., cap. 50.
Note 85: Cauci. (Cauciago.) C'est Choisy-sur-Aisne, ou Choisy-au-Bac, aujourd'hui bourg du département de Seine-et-Marne (Brie).
Note 86: Les deux phrases suivantes sont une addition du traducteur.
Note 87: Un sergent Rabode, etc. Les Gesta ni les autres chroniques ne disent pas cela, mais seulement à Rangalio gentile, filio Betial, ce qui est bien différent. Notre traducteur a cru que le diable et Rabode c'étoit un.
[88]Incidence. En ce tems vint saint Gille des parties de Grèce en la terre de Gothie, qui ore est apelée Provence: là vesqui, et fist fruit de bonnes œuvres, si comme il est contenu en sa vie.
Note 88: Addition du traducteur.
Ci commencent les fais du très-noble prince Charles Martel et comment il eschapa de la prison sa marrastre, et comment il fu prince des deux royaumes.
[89]En ce point morut le noble prince Pepin, qui fu apelé le Brief, en l'an de l'incarnacion sept cent quinze; la seignourie du palais tint vint-sept ans et demi au tems de pluseurs roys. Plectrude sa femme gouvernoit le royaume sagement, entre lui et le roy Dagobert et Theodoal son neveu[90] le mestre du palais. Charles son fillastre, qui puis fu dit Martiaus, haïssoit-ele trop durement; prendre le fist et mettre en prison en la cité de Couloigne. Droit en ce point mut contens[91] et dissencions trop grans entre les François pour Theodoal le mestre du palais; car aucuns estoient contre lui et aucuns soustenoient sa partie. A ce monta la besoigne que ils firent bataille forte et cruelle, si en y eut assez d'occis d'une part et d'autre. Theodoal et les siens furent desconfits; mais il se sauva par fuite. En ce point estoit France troublée et en grant persécution. Quant Theodoal s'en fu fui et sa gent mise au desous, les François eslurent Raganfroy, et le firent mestre du palais. Lors esmut les osts de France entre lui et Dagobert le roy; la forest de la Charbonnière[92] trespassèrent jusques au fleuve de Muese, en dégastant tout le païs par feu et par occision; à un prince paien, Rabode le duc de Frise, firent aliances. Droit en ce point eschapa Charles de la prison de Plectrude sa marrastre, par l'aide de nostre Seigneur.
Note 89: Gesta reg., cap. 51.
Note 90: Entre lui, etc. Cette traduction n'est pas exacte. L'auteur des Gesta veut sans doute parler du temps qui suivit la mort de Pepin. «Plectrudis quoque, cum nepotibus suis vel rege cuncta gubernabat sub discreto regimine.»
Note 91: Contens. Querelles. Du latin contentio.
Note 92: De la Charbonnière. La forêt Carbonière étoit alors la partie occidentale de la forêt des Ardennes.
[93]Peu de tems après morut le roy Dagobert, et régna cinq ans tant seulement. Lors eslurent les François un clerc qui avoit nom Daniel; mais aucunes histoires dient que il fu frère au roy Dagobert[94], qui devant avoit régné. Ses cheveux lui lessièrent croistre, puis le couronnèrent et lui changièrent son nom et l'apelèrent Chilperic. Quant Charles fu eschapé de prison, il se pourquist et pourchaça de quanques il put avoir pour la seignourie conquérir du palais, que son père le prince avoit tenue, et comment il la pourroit tollir à Raganfroy. Mais le roy Chilperic et Raganfroy ajoustèrent leurs osts ensemble et murent à bataille contre lui jusques au fleuve de Muese; si revint d'autre part en leur aide Rabode le duc de Frise à qui ils s'estoient aliés, et Charles revint encontre eus hardiement, ses batailles ordona, et se ferit ès Frisons et entre ses autres ennemis; là souffrit si fort estour et périlleux, que il y perdit trop de ses gens; à la parfin fut-il desconfi, et il s'en eschapa par fuite.
Note 93: Gesta reg., cap. 52.
Note 94: Au roi Dagobert. L'origine de Chilperic II est fort
incertaine; il paroît cependant que le maire du palais Raganfroi,
ou Rainfroi, voulut le faire reconnoître pour le second file de
Childeric II, assassiné en 674 avec son fils aîné Dagobert. Dans ce
cas, il ne pouvoit passer pour le frère du dernier roi
Dagobert III. Les Gesta ni les continuateurs do Fredegaire ne
parlent en rien de l'origine royale de Daniel.
[95]Peu de tems après, le roy Chilperic et Raganfroy esmurent leurs osts derechief contre lui; en la forest d'Ardenne entrèrent, outre-passèrent jusques au Rhin et puis jusques à Couloigne, en dégastant tout le païs. Mais Plectrude, la marastre[96] qui femme avoit esté au prince Pepin, les en fist retourner par grant avoir que elle leur donna. En ce point que ils retournoient, Charles leur vint au-devant à un pas qui a nom Amblave[97]; entre eus se ferit, si leur fist moult grant dommage de leur gent. Après rapela sa force et mut son ost après eus; ils rassamblèrent leurs osts d'autre part, et vinrent contre lui; mais avant que ils vinssent à bataille ensamble, Charles les requist de pais et de concorde; à ce ne se voulurent accorder; ains issirent à bataille contre le droit en un lieu de Cambresis qui est apelé Vinci[98], le dimenche devant Pasques, en la tierce[99] calende d'avril; et il revint au-devant d'autre part et les reçut hardiement. Forte bataille rendirent d'ambedeux parts, desconfits furent à la parfin Raganfroy et le roy Chilperic, et eschapèrent par la fuite; et Charles eut victoire et demoura au champ comme noble vainqueur. Toute cette région mist à gast, et retourna en Austrasie à grant despoilles de ses ennemis. Aucunes croniques dient que[100] il les chaça jusques à Paris. Avant que il retournast en Austrasie, à la cité de Couloigne s'en alla et fist que elle fut de sa seignourie. Encontre Plectrude sa marrastre estriva[101] tant que elle lui rendit les trésors de son père. Si fist un roy sur soi qui avoit nom Clotaire. Tandis comme le prince Charles se demenoit ainsi au royaume d'Austrasie, le roy Chilperic et Raganfroy apelèrent en leur aide Eudes le duc d'Aquitaine, et firent aliances à lui. L'ost des Gascons assambla puis murent à grant ost tous ensamble contre le prince Charles et il revint contre eus hardiement et sans nul doute. Ensamble se combatirent fortement et longuement; à la parfin furent-ils desconfits, et s'enfuit le duc Eudes jusques à Paris; Saine trespassa et s'enfui tout outre jusques à Orléans. Là n'osa demourer: ains prist le roy Chilperic et tous ses trésors, et s'enfui en sa terre tout lié quant il put eschaper. Charles le suivit longuement; mais il ne le put trouver: Raganfroy le mestre du palais chaça jusques en la cité d'Angiers; dedens l'asist, né onques ne s'en voulut partir jusques à tant que il eut pris lui et la cité.[102] Pitié et miséricorde l'esmut à ce que il la lui donnast pour habiter. Quant il fu venu au-dessus de lui, en France retourna et entra en la seignourie du royaume sans contredit. En cette année morut le roy Clotaire que il avoit couronné par-dessus lui. En l'an après envoia le prince Charles ses messages au duc Eudes d'Aquitaine; tantfist le duc Eudes vers lui, que il eut sa pais et sa concorde et lui rendi le roy Chilperic que il en avoit mené, et grant plenté de ses trésors et de ses joiaus. Le roy ne vesquit pas puis moult longuement; cinq ans et demi régna; mort fu et ensépulturé en la cité de Noyon. Après lui eslurent les François un autre et le prince Charles le confirma, Théoderic avoit nom; droit hoir estoit, car il avoit esté fils le second Dagobert, et norri en l'abaïe de Chelles[103]; si régna puis quinze ans. En telle manière fu Charles le noble prince mestre du palais de France, et prince du royaume d'Austrasie.
Note 95: Gesta reg., cap. 53.
Note 96: La marastre, etc. La plupart des manuscrits portent la preude femme. C'est une erreur évidente, suivie par tous les précédents éditeurs. J'ai préféré la leçon du nº 1541: «Multoque thesauro à matrona Plectrude accepto, revertebantur gaudentes.» Cela est bien différent. Matrone ne signifie pas ici preude femme, mais veuve, et Plectrude ne fit pas retourner les Royaux, mais une fois leur course terminée, elle leur distribua de ses trésors en les remerciant au contraire du mal qu'ils avoient fait à son fillatre Charles.
Note 97: Amblaves. C'est un lieu situé non loin du monastère de
Stavelon, dans le pays de Liège.
Note 98: Vinci. C'est aujourd'hui une ferme du département du Nord,
située sur le terroir de Crevecœur, et dépendant de la paroisse de ce
bourg. Elle est à deux lieues de Cambrai, comme nous l'apprennent
Balderic et son savant éditeur M. Le Glay.
Note 99: La tierce calende. Les Gesta regum portent: XII Kal.
Ap. in quadragesima.
Note 100: Aucunes croniques. Entre autres celle du second continuateur de Fredegaire. «Quos Carlus persecutus, usque Parisius civitatem properavit.» (Cap. 56.) Ces concordances d'autorités prouvent avec quel soin scrupuleux notre traducteur françois établissait son texte.
Note 101: Estriva. Lutta, batailla. Nos paysans de la Champagne gardent le mot retriver, dans un sens analogue.
Note 102: Pitié et miséricorde. Cette phrase n'est pas dans les Gesta, mais dans Sigebert. A° 722. Au reste, ce ne fut que sept ans plus tard que Charles Martel consentit à donner pour lieu de refuge à Rainfroi la ville d'Angers.
Note 103: En l'abbaye de Chelles. Ici s'arrête le texte latin des Gesta regum, dont l'auteur étoit évidemment contemporain, d'après les derniers mots de son récit: «Franci vero Theudericum….. regem super se statuunt; qui usque nunc in regno subsistit.» Un ancien manuscrit de ces Gesta porte même: «Qui nunc anno sexto in regno subsistit.» Les principaux guides de notre traducteur seront désormais les continuateurs de Fredegaire, que l'on feroit mieux d'indiquer: Anonymes, continuateurs d'un anonyme. Pour le reste du paragraphe, c'est une addition du traducteur.
[104]En ce tems se rebellèrent les Sennes; le prince Charles assambla ses osts et entra en leur terre; vertueusement les domta et desconfit: après retourna en France à grant victoire. Au chief de cet an mesme assambla ses osts, le Rhin passa. Si avirona et cercha toute Alemaigne et toute Souave, et soumist toutes ces terres à sa seignourie; puis passa tout outre jusques au fleuve de la Dinoe; ès terres et ès régions qui par delà sont conduisit son ost de France; une terre qui est par delà le fleuve conquist, qui a nom Bulgarie[105]. Quant il eut toutes ces terres conquises et les parties devers Orient cerchées[106], il retourna en France à grans victoires et à grant proies de diverses richesses: en son retour amena avec lui dame Plectrude sa marrastre[107] et une sienne nièce qui avoit nom Sinichilde.
Note 104: Fredeg. cont., cap. 108.
Note 105: Bulgarie. «Fines Bajoarenses occupavit.» Il falloit traduire qui a nom Bajoarie ou Bavière.
Note 106: Et les parties, etc. Cela est du fait de notre traducteur, dont la mémoire étoit sans doute remplie des chansons de geste populaires.
Note 107: Dame Plectrude sa marastre. Le traducteur semble avoir été trompé par le mot matrona. Le continuateur de Fredegaire dit: «Cum matronâ quâdam, nomine Bilitrude et nepte suâ Sonichilde regreditur.»
En ce tems, brisa Eudes le duc d'Aquitaine les aliances que il avoit à lui formées. Le prince Charles, qui bien sut ces nouvelles par messages, esmut ses osts, Loire trespassa et chaça le duc bien avant en sa terre; mais prendre ne le put. Maintes richesses conquist sur ses ennemis, puis retourna en France; mais il n'y fist pas long séjour.[108] Ses osts rassambla derechief et mut contre les Sennes, les Alemans, les Bavarois et contre ceus de Souave, qui tous estoient revelés contre lui. Lanfroy le duc d'Alemagne sousmit et humilia par armes: toutes ces terres devant dites destruisist et gasta, puis retourna en France noble vainqueur partout, à grans victoires et à grans despoilles de ses ennemis.
Note 108: Le reste de l'alinéa n'est pas dans le continuateur de Fredegaire, mais semble fait d'après la Chronique de Sigebert; années 724 à 729.
Comment Charles Martiaus occist en une bataille trois cent quatre-vingt et cinq mille Sarrazins, et comment il tolli les dismes aux églyses.
Quant le duc Eudes vit que le prince Charles l'eut ainsi abatu et si humilié, et que il ne se porroit vengier sé il ne queroit secours d'aucune part, il s'alia aus Sarrazins d'Espaigne[109] et les apela en son aide contre le prince Charles et contre la crestienté. Lors issirent d'Espaigne les Sarrazins, et leur roy qui avoit nom Abdirames, à tout leurs femmes et leurs enfans et toute leur substance, en si grant plenté que nul ne le povoit nombrer ni estimer; tout leur harnois et quanques[110] ils avoient amenèrent avec eus, ainsi comme se ils deussent tousjours-mais habiter en France. Gironde trespassèrent, en la cité de Bordeaux entrèrent, le peuple occirent, les églyses ardirent et destruisirent tout le païs. Outrepassèrent jusques à Poitiers, tout mirent à destruction aussi comme ils avoient fait à Bordeaux, et ardirent l'églyse Saint-Hilaire, de quoi ce fu grans douleur. De là murent pour aller à la cité de Tours pour destruire l'églyse Saint-Martin, la cité et toute la contrée. Là leur vint au-devant le glorieux prince Charles et quanques il put avoir d'effort[111]; ses batailles ordona et se ferit en eus par merveilleus hardement, ainsi comme le loup affamé fiert entre les brebis. Au nom de la vertu nostre Seignour, là fist si grant occision des ennemis de la foi crestienne, si comme l'histoire tesmoigne, que il en occist en cette bataille trois cent quatre-vingt et cinq mille[112], et leur roy qui avoit nom Abdirames. [113]Lors fu-il primes apelé Martiaus par seurnom, car aussi comme le martiaus debrise et froisse le fer et l'acier et tous les autres métaus, aussi froissoit-il et brisoit par la bataille tous ses ennemis et toutes estranges nacions. Si fu plus grant merveille: car il ne perdi en cette bataille de toute sa gent que mille et cinq cents hommes. Leurs tentes et leurs harnois prist tout, et fist proie de quanques ils avoient, à lui et à ses hommes. Pourla raison de grant besoing prist-il les dismes des églyses pour donner aus chevaliers qui deffendoient la foi crestienne et le royaume, par le conseil et par la voulenté des prélas; et promist que sé Dieu lui donnoit vie, il les restabliroit aus églyses, et leur rendroit largement et ce et autres choses. Ce fist-il pour les grans guerres que il avoit souvent, et pour les continueux assauts de ses ennemis. Eudes, le duc d'Aquitaine, qui si merveilleux peuple de Sarrazins avoit fait venir en France, fist tant que il fu réconcilié au prince Charles Martiaus et occist puis des Sarrazins quanques il en put trouver qui estoient eschapés de la bataille.
Note 109: Il s'allia aux Sarrasins. La Chronicon Moissiacensis
Coenobii, qui semble du VIIIème siècle, dit le contraire. Eudes,
après avoir été vaincu par les Sarrasins, auroit demandé secours à
Charles Martel.
Note 110: Quanques. Tout ce que.
Note 111: D'effort. De résistance.
Note 112: Trois cent quatre-vingt-cinq mille. Cette énumération ne se trouve que dans Paul Diacre et dans la Chronique de Sigebert: «Ex eis CCCCLXXV millia cum rege suo Abdyrama peremit, et MDI suorum amisit.» (Ad ann. 730.) Voyez au reste pour la bataille de Poitiers le précieux travail que vient de publier M. Reynaud sur les invasions des Sarrasins en France. Paris, Dondey-Dupré, 1836.
Note 113: Lors fu primes appelé Martiaus. Cela et la mention de la prise des dîmes sont empruntés ad Chronicon S. Richarii, auctore Hariulfo monacho; elle remonte au XIème siècle. (Voy. lib. II, ad ann. 737.)
[114]En l'année après rassembla ses osts le noble prince Charles Martiaus, et entra en Bourgogne; les contrées du royaume cercha[115], les cités et les chastiaus saisist et garnist de sa gent, et y mist chevetains et chastelains fevetables[116] et loiaus pour le païs justicier, et pour contrester[117] aus rebelles. Quant il eut les choses ordonées à sa volonté, et mis pais par tout le païs, il retourna par la cité de Lyon, et se mist en possession de la cité, puis la livra à garder à ceus à qui il se fia et de là retourna en France. En ce tems morut Eudes le duc d'Aquitaine. Charles Martiaus qui les nouvelles en sut, mut à ost banie[118] pour sa terre saisir par le conseil de ses barons; le fleuve de Loire passa, puis Gironde; la cité de Bordeaux prist, et puis celle de Blaives, toute cette région mist en sa seigneurie, cités et chastiaus. Après retourna en France glorieux et victorieux pour tous ses fais, par l'aide du Roy des roys qui vit et règne sans fin. Mais aucunes chroniques dient[119] ci endroit que avant que il eust Aquitaine conquise, il se combati contre Hunaut et Gaifier les deux fils le duc Eudes.
Note 114: Cont. Fredeg., cap. 109.
Note 115: Cercha. Parcourut.
Note 116: Fevetables. Comme fievés, c'est-à-dire hommes dévoués et dont il avoit pris la foi.
Note 117: Contrester. Résister.
Note 118: Mut à ost bannie. Marcha avec une armée convoquée.
Note 119: Aucunes chroniques. Entre autres celle de Sigebert?. ad ann. 733. Mais dans tous les cas, les deux fils d'Eudes étoient Hatto et Hunaud. Gaiffier étoit fils de Hunaud.
A ce tems advint que les Frisons, qui sont gent cruelle et hardie, se rebellèrent contre lui trop cruellement. Là ne put-on aller par terre: car cette région est enclose de mer; pour ce lui convint-il assambler grant navie de nefs et de galies pour passer en Frise. En mer se mist, et arriva en cette terre par l'aide nostre Seignour: Astrasie et Emstrachie[120], deux contrées de cette région, trespassa toutes et chercha, et mist tout à destruction par feu et par occision.
Note 120: Astrasie. Westrachia, aujourd'hui Westergoe, qui donne son nom à l'un des quatre quartiers de la Frise; celui qui touche à la côte du Zuider-Zée.—Emstrachie (Austrachia), est aujourd'hui Oostergoe, le quartier oriental de la même contrée.
Rabode[121] le duc de Frise encontra sur un fleuve qui est apelé Burdonne; à lui se combati, et l'occist et lui et tout son ost, toutes leurs ydoles froissa et ardit. A tant retourna en France en prospérité à grans victoires et à grans despoilles de ses ennemis.[122] En ce point vinrent en France les Wandes, gent cruele et félonesse et sans nulle humanité; les cités prenoient, les églyses destruisoient, les abaïes ardoient et roboient, les chasteaus craventoient, le peuple occioient, et merveilleuse occision et efusion de sang humain faisoient; ainsi vinrent tout le païs gastant jusques à la cité de Sens. Fortement commencièrent à assaillir la ville de javelots, de fondes et de fondoufles[123] et de tels instrumens comme ils avoient. Mais Ebbe l'archevesque de la cité issit hors encontre eus à tant de gent comme il put avoir, armés de foi et d'espérance et de l'aide nostre Seignour; du siége les leva et les fist tourner à fuite. Tant les chaça que ils fussent hors de la contrée.
Note 121: Rabode. Le traducteur, ou plutôt le copiste, a écrit ce nom au lieu de Poppon, qui est dans le texte.—Burdonne. «Super Burdine fluvium.»
Note 122: Tout ce qui se rapporte aux Wandes ou Wandales est tiré d'une chronique anonyme publiée par Duchesne, tome III de ses Scriptores Francic., p. 394, d'après un manuscrit du commencement du XIème siècle. On retrouve la même chose dans le début aussi ancien du roman de Garin le Loherain que j'ai publié:
Vielle chanson voire volez oïr,
De grant istoire et de merveillous pris?
Si com li Wandre vinrent en cest païs,
Crestienté ont malement bailli,
Les homes morts et art tout le païs, etc.
Note 123: De javelots, de fondes et de fondoufles; la chronique anonyme dit seulement: «Omni arte, jaculis et machinis infestare.» Les fondoufles ou fandoufles étoient sans doute une espèce de fronde ou fonde.
[124]Le victorieux prince Charles Martiaus esmut ses osts en ce point, en Bourgoigne entra, et alla jusques à la cité de Lyon; les plus grans et les plus nobles de cette région soumist à sa seignourie: de là vint à Marseille, et puis à Arle le blanc[125], ses séneschaus et ses baillis mist partout; après retourna en France rempli de grans dons et de grans presens. Lors recommencièrent les Saisnes à se rebeller les premiers, par devers ces parties qui habitent sur le Rhin. Mais Charles Martiaus, qui cette présumpcion ne voulut pas souffrir sans vengeance, esmu ses osts, le Rhin trespassa par l'endroit où une rivière court qui est apelée Lippie[126]; une partie de cette région destruisit et gasta, et l'autre fist tributaire et en prist bons ostages: à tant retorna en France.
Note 124: Ici commence le troisième continuateur anonyme de la chronique de Fredegaire. L'auteur écrit par les ordres de Childebrand, frère de Charles Martel.
Note 125: Arle le blanc. (Arelatum.) Arles.
Note 126: Lippie. Aujourd'hui la Lippe.
Comment Charles Martiaus recouvra la cité d'Avignon et les autres cités que les Sarrazins avoient prises, et comment il morut.
En ce tems s'esmut une manière de gent forts et cruels, si estoient nommés Ismaëliciens, mais par autre nom sont orendroit[127] apelés Sarrazins. Devers Espaigne vinrent, et trespassèrent le Rhosne et s'aprochièrent jusques à la cite d'Avignon, qui tant est forte et haute que ils ne l'eussent de long tems prise par force né par assaut, sé elle n'eust esté traïe. Mais Maronte, un duc du païs, et aucuns trahiteurs se consentirent à eus et leur ouvrirent les portes; cils entrèrent ens qui jà avoient mis tout le païs à destruction. Quant le prince Charles Martiaus sut ces nouvelles, il envoia avant son frère le duc Childebrant et maint autre prince et duc à grant ost et grant appareillement d'engins et de tourmens[128]: la cité assiégèrent qui trop estoit forte et bien garnie, les engins drecièrent, et ordonnèrent leur gent pour livrer assaut; lors s'aprochièrent et drecièrent eschelles aux murs. En ce point vint le glorieux prince Charles Martiaus à grans effors; lors primes fu l'assaut commencié par merveilleuse vertu; de tous sens cernèrent la ville, les perrières firent lancier, les batailles aprochier, arcs et arbalestes traire et dars ruer; de toutes pars huier[129] trompes et araines sonner, en la manière que l'on fist jadis quant Jérico fu prise. De tous sens assailloient si viguereusement et si asprement, que grant paour povoient avoir ceus dedens. Lors s'esvertuèrent François, et montèrent sus les murs par eschelles et sus les maisons; si s'espandirent par la cité, les Sarrazins prirent et occirent tous; et fu la cité en telle manière recouvrée. Outre le Rhosne conduisist son ost; tout le païs des Ghotiens chercha, et vint jusques à Nerbonne, cité est noble et riche et mestresse de toute cette province; dedens estoit Anthisme un roy Sarrazin à grant plenté de sa gent: Charles Martiaus assist la cité, et les enclost dedens. Quant les plus grans des princes des Sarrazins d'Espaigne oïrent ce dire, ils murent de leur païs à merveilleux ost avec un autre roy paien, qui avoit nom Amour, pour secourir le roy Anthisme. Des nefs issirent car ils estoient venus par mer, et vinrent contre Charles Martiaus tous prests à bataille; et Charles leur revint au-devant, hardiement les encontra en une valée qui est apelée Corbarie, sur un fleuve qui a nom Byrra[130]. Là fu la bataille grant et merveilleuse; mais par la vertu de nostre Seignour le plus grant de leurs roys fu occis, et tous les autres desconfits. Puis que ils virent leur sire mort, ceus qui demeurèrent de l'occision au rivage de la mer fuirent et cuidèrent eschaper par l'aide de leur navie; ès nefs sailloient, par grant estrif[131], ceus qui y povoient avenir, et ceus qui avenir n'y povoient sailloient en la mer par paour et par destrèce de la mort. Mais François qui de près les assailloient, se mirent ès galies et leur coururent sus; les uns noièrent et afondrèrent en la mer, les autres occirent en lançant de dars et de javelos. Ainsi eut victoire le glorieux Charles Martiaus des Sarrazins par l'aide de nostre Seignour, et gagnièrent François leurs despoilles, et quanques ils avoient amené; la terre de Ghotie prirent et mirent à destruction, et prirent le duc Victor[132] et maints autres riches prisonniers; les plus grans cités et les plus nobles du païs abatirent et craventèrent jusques à terre, et boutèrent le feu partout, pour ce que elles estoient habitées de Sarrazins, si comme Nimes et Agens dont la contrée est appelée Aginnois, Bediers et autres cités du païs, et Sustancion, qui ore est apelée Monpellier[133]. Et quant il eut tout ses ennemis vaincus et mis sous pié, il retourna en France vainqueur par tout par l'aide de nostre Seigneur.
Note 127: Orendroit. Maintenant.
Note 128: Tourmens. Machines de guerre.
Note 129: Huier. Variantes: Huer, crier.—Araines. Trompettes d'airain, comme on disoit olifans, pour cors d'ivoire ou de corne.
Note 130: En une vallée, etc. «Super fluvio Birra et valle Corbaria palatio.» La Berre coule au milieu de la Vallée Corbière entre Narbonne et Leucate. Elle prend sa source dans les flancs d'une montagne également appelée le mont Corbière.
Note 131: Estrif. Effort.
Note 132: Le duc Victor. Voilà un gros contre-sens. Le continuateur de Fredegaire dit: «Captâ multitudine captivorum, cum duce victore regionem gothicam depopulantur.» Il est vrai que d'autres manuscrits suivis par Duchesne et Freher portent: «Cum duce, Victor… depopulatur.» Ce qui feroit croire que dans les prisonniers étoit le chef des Sarrasins. Mais cette leçon ne semble pas admissible, et, dans tous les cas, cet illustre vaincu ne s'appeloit pas Victor.
Note 133: Si comme, etc. Variante: Si comme Victicum, Nemausum,
Altimurium, Agatham, Biterris et Substancium qui ore est apelée
Montpellier. Ce sont Uzès, Nismes, Agde, Beziers et Substancion.
J'ignore quelle ville entend le chroniqueur par Altimurium. Pour
Substantion elle étoit placée à trois quarts de lieue de
Maguelonne, aujourd'hui Montpellier. Le texte du continuateur de
Fredegaire dit seulement: «Urbes famosissimas Nemausum, Agatem ac
Biterris…. destruens.»
Au second mois de l'an qui après vint[134], envoia le prince Charles Martiaus le duc Childebrant son frère et plusieurs autres princes en Provence à grant ost; lui mesme mut d'autre part droit vers la cité d'Avignon pour le duc Baronte[135] punir, qui dommage lui faisoit en ces parties: il le chaça jusques au rivage de la grant mer, et chercha[136] montagnes et valées si hautes et si périlleuses que il sambloit que nul n'y peust puier[137]: les chastiaus et les forterèces dessus la marine conquist, et toutes ces terres mist à sa seignourie. Après retourna en France glorieux et victorieux et renommé par tous ses fais par l'aide de nostre Seigneur; tant estoit fier et redouté que il ne trouva mais qui vers lui s'osast deffendre.
Note 134: Au second mois, etc. Nous lisons maintenant dans le texte du continuateur de Fredegaire qui nous est parvenu: «Denuò curriculo anni illius mense secundo.» Et le P. Lecointe a conjecturé qu'il falloit ainsi restituer ce passage: Denuò curriculo anni secundo. Le texte des Chroniques de Saint-Denis doit nous faire penser que le manuscrit du traducteur portoit: «Secundo curriculo anni, illius mense secundo.» Ce qui vaut encore mieux.
Note 135: Baronte. Lisez Maronte.
Note 136: Chercha. Parcourut.
Note 137: Puier. Monter. De Pui montagne. D'où nos mots appui et appuyer.
[138]Puis retournèrent d'Espaigne les Sarrazins, la cité d'Arle-le-blanc prirent et gastèrent tout le païs: mais Charles Martiaus leur courut au devant, si eut en son aide Liuprant le roy des Lombars. Tant eurent grant paour de lui que ils s'enfuirent sans bataille, pour la renommée de son nom tant seulement. Ainsi chassa les Sarrazins et leur tolit espérance de jamais retourner en France; quant devant avoient conquises presque toutes les régions d'Aise et de toute Libbie, (qui autant vaut comme Afrique) et grant partie d'Europe. [139]Le duc Baronte prist qui les Sarrazins avoit apelés d'Espaigne, si comme l'histoire a là sus conté; puis retourna en France glorieux vainqueur par la vertu de celui qui règne et régnera sans fin. [140]Dès lors en avant commença à afleboier, et le prist une maladie en une ville qui a à nom Vermerie[141], qui siet sur la rivière d'Aise. [142]Devant ce avoit formées aliances à Liupran le roy des Lombars: Pepin le moins agé de ses fils lui envoia premier, pour ce que il lui tondist les cheveux et fust son père spirituel, selon la coustume du tems de lors. Le roy Liupran le fist moult volontiers, et le renvoia à son père honouré de grans dons.
Note 138: Chronic. Sigib. mon. A° 738.
Note 139: Le duc Baronte. Notre traducteur, passant de Fredegaire à Sigebert, répète ici ce qu'il avoit dit d'après sa première autorité quelques lignes au-dessus.
Note 140: Cont. Fredeg., cap. 109.
Note 141: Vermerie. Aujourd'hui Verberie, petite ville du département de l'Oise (Picardie).
Note 142: Paul Diacre, lib. VI, cap. 53.
[143]Droit en ce tems lui envoia saint Grigoire, l'apostole de Rome, les clés du saint sépulcre et les liens dont saint Pierre l'apostole fu lié, et tant de présens et si grans que nul n'avoit onques veu ni oy parler de tels; par telle condicion que il mist les choses célestiales avant les terriennes, et deffendist l'Eglyse de Rome de la cruauté des Lombars, laissast leur familiarité et leur acointance, et venist à Rome, et fust prince et conseiller des Romains[144]. Les messages qui ces dons et ces nouvelles lui aportèrent reçut-il moult honnorablement, et leur donna moult larges dons au départir; grans dons et grandes richesses envoia à l'églyse Saint-Pierre de Rome par ses propres messages, par Singobert[145] l'abbé de Saint-Denis en France, et par Grimon l'abbé de Saint-Pierre de Corbie.
Note 143: Cont. Fredeg., cap. 110.
Note 144: On a conservé les deux lettres que Grégoire III écrivit en cette occasion à Charles Martel. On peut les voir dans le Recueil des historiens de France, tom. IV, pag. 92 et 93.
Note 145: Singobert, l'abbé…. Le texte du continuateur porte seulement: «Et Sigobertum reclusum sancti Dionisii.» Mais notre traducteur, qui connois soit l'histoire de son abbaye, a très-bien corrigé: Singobert abbé. Il fut élu, en effet, peu de temps après son retour de Rome.
Par le conseil de ses barons départi-il son royaume à ses fils à son vivant: à Charlemaines[146] l'aisné donna Austrasie, Souave et Thoringe; à l'autre plus jone, qui Pepin avoit nom, donna France, Bourgoigne, Provence et Neustrie, (qui ore est apelée Normendie).[147] Au tiers, qui Grifon avoit nom et estoit l'aisné de tous, n'assena[148] point de terre; dont il sourdit contens[149] après sa mort. En cette mesme année mut Pepin en Bourgoigne entre lui et Childebrant son oncle, à grant ost: toute la terre chercha, et se mist en saisine du don que son père lui avoit fait.
Note 146: Charlemaines. (Carlomanno.)
Note 147: Au tiers. Cette mention de Griffon semble le fait de notre traducteur.
Note 148: N'assena. N'assigna.
Note 149: Contens. Contentions, disputes.
Entre ces choses, advint ce qui est trop grief à raconter; car nouveaus signes aparurent au soleil, en la lune et ès estoiles, et fu l'ordonance de Pasques troublée. Si advinrent ces signes pour le défaut de si haut prince; car peu de tems après, lui prist une trop forte fièvre en une ville qui a nom Carisi[150], si sied sur la rivière d'Aise. Le royaume de France crut et eslargi en son tems, et laissa en grant pais et en grant prospérité. De ce siècle trespassa en l'onzième calende[151] de novembre. Les deux royaumes gouverna vingt-cinq ans; mort fu en l'an de l'incarnacion sept cent quarante-et-un et ensépulturé en l'églyse Saint-Denis en France, à qui il avoit donné maint beau don; [152]mis fu en coste le maistre autel en un riche sarcueil d'alebastre[153].
Note 150: Carisi. Ou Caricy. (Carisiacum.) Aujourd'hui
Quierzy-sur-Oise, village du département de l'Aisne (Picardie).
Note 151: L'onziesme calende. Il falloit traduire: Le onze des
calendes.
Note 152: Mis fu, etc. Addition du traducteur.
Note 153: Là s'arrêtent la plupart des manuscrits qui nous ont transmis la troisième continuation du prétendu Fredegaire. La quatrième a été composée évidemment par un clerc attaché à la personne de Nibelunge, fils de Childebrand, le frère de Charles Martel. Mais notre traducteur de Saint-Denis va s'attacher de préférence aux textes de la Chronique qui passe pour l'ouvrage d'Eginhard et que l'on a insérée dans la collection des Historiens de France, t. V. p. 196 et suiv,, sous le titre: Annales regum Francorum Pippini et Caroli magni, vulgò adscripti Eginhardo ipsius Caroli Magni notario, posteà abbati.
Cy commencent les fais du roy Pepin: et comment Grifon, le tiers des fils Charles Martiaus, guerroia son frère; comment Charlemaines devint moyne, et comment le roy Pepin fu couronné.
[154]Trois fils eut le victorieux prince Charles Martiaus: Charlemaines, Pepin et Grifonnet. Cil Grifon, qui aisné estoit, eut une mère qui avoit nom Sonnichilde, nièce estoit d'Odilon le duc de Bavière. Par son mauvais conseil lui fist commencier guerre contre ses frères, et le mist en espérance d'avoir tout le royaume: si monta en si grant présumpcion, que il saisi la cité de Montloon[155], et manda à ses frères bataille à jour nommé, et ses frères esmurent leurs osts contre lui et l'assiégèrent dedens la cité. A la parfin se rendit à eus, quant il vit que la force n'estoit pas sienne, et que il ne leur povoit contrester. Lors retournèrent les frères pour les besoignes du royaume ordoner, et recouvrer les provinces qui jà s'estoient départi de la société et de l'aliance des François, puis la mort de leur père. Si estoit leur intencion telle que ils vouloient le royaume laissier en tel point que le païs fust sûr et en pais, tandis comme ils guerroioient en estranges contrées: et pour ce que ils se doutoient que Grifon leur frère ne leur feist anui au royaume, endementiers[156] que ils seroient hors, Charlemaines le prist et le mist en prison en un nuef chastel qui siet delès Ardenne; là le fist moult bien garder jusques à tant que il mut pour aller à Rome.
Note 154: Eginhardi Annales, A° 741.
Note 155: Montloon. «Mons Laudunensis.» C'est Laon, souvent appelée encore par les annalistes: «Lugdunum Clavatum.»
Note 156: Endementiers. Tandis que.
[157]Lors esmurent les frères leur ost pour entrer en Aquitaine contre le duc Hunau; car ils voloient premièrement recouvrer cette contrée; un fort chastiau prirent, qui a nom Loches[158], puis allèrent au viel Poitiers; là départirent le royaume (avant que issisent de cette contrée), que ils avoient tenu entr'eus deux jusques alors. Quant ils furent retournés en France, Charlemaines esmut son ost, et entra tout seul en Alemaigne, pour ce que elle s'estoit desevrée de la société des François; toute la dégasta par feu et par occision, puis retourna en France.
Note 157: Eginh. Ann., A° 742.
Note 158: Loches. (Lucca.) Aujourd'hui ville du département d'Indre-et-Loire (Touraine).
[159]Un peu après, les deux frères Charlemaines et Pepin assemblèrent leur ost et murent contre Odilon le duc de Bavière, pour ce que il avoit une leur serour ravie: à lui se combatirent et le vainquirent lui et tout son ost. Quant ils furent en France retournés, Charlemaines alla tout seul ostoier[160] en Sassoigne; un chastiau prist qui est nommé Hobseobour[161], et prist un duc du païs qui avoit nom Theoderic, puis retourna en France[162]. Une autre fois allèrent les deux frères en Sassoigne arrière, et reçurent de rechief ce mesme Theoderic en leur merci, et quant ils eurent mis tout le païs à destruction, si se mirent au retour.
Note 159: Eginh. Ann., A° 743.
Note 160: Ostoier. Guerroier, diriger une ost.
Note 161: Hobseobour. «Hocseburg.» Sans doute Hochberg, dans le cercle de Souabe.
Note 162: Eginh. Ann., A° 744.
[163]En cette année monstra Charlemaines le bon propos que il avoit tousjours eu; car son cuer tendoit à guerpir le siècle, et à adosser[164] toute la vaine gloire de ce monde, et entrer en religion pour Dieu servir et faire sa pénitence. Pour cette raison laissa Pepin à ostoier[165] cette année, pour parfaire le veu Charlemaines son frère; car il voloit que il fust mis là où il vouloit, tout à sa volonté[166]. A Rome s'en alla Charlemaines, et laissa la fausse gloire de ce monde; un moustier fonda en un lieu qui a nom Montsoract, en l'honnour saint Sévestre, pour ce que il s'estoit là tapis, si comme l'on disoit, au tems de la persécucion des crestiens, qui fu sous l'empereur Constantin. Là le tondi et le benéi le pape Zacarie, et lui donna habit de moyne. Puis laissa-il ce lieu, pour ce que les nobles gens de France qui là alloient le visitoient trop souvent. En l'abaïe Saint-Beneoit de Moncassin entra en la congrégation des autres frères; la servi nostre Seigneur, et fist fruit de bonnes euvres par la bonne vie que il mena puis, toute sa vie.
Note 163: Eginh. Ann., A° 745.
Note 164: Adosser. Tourner le dos à.
Note 165: Laissa Pepin à ostoier. Pepin cessa de guerroyer.
Note 166: Eginh. Ann., A° 746.
[167]Grifon l'autre des frères ne vouloit estre sujet à son frère Pepin, jà soit ce que il vesquit sous lui honorablement; ains assambla tant de gent comme il put avoir, et s'enfui en Sassoigne. Peu de tems après, vint à ost contre son frère sur une rivière qui a nom Obacre, en un lieu qui est nommé Orhain[168]. Et le prince Pepin rassambla l'ost de France contre la desloiauté son frère; par Toringe s'en alla et entra en Sassoigne; son ost fist logier en un lieu qui est nommé Skahingue sur un fleuve qui estoit apelé Misaha; pas n'assamblèrent à bataille; ains firent parlement, et se départirent à tant[169]. Grifon qui bien s'aperçut de la légièreté et de la fausseté de la gent du païs, se départi de la terre, pour ce que il se douta d'aucune traïson. En Bavière s'en alla, les chevaliers et les sergens du royaume de France, qui à lui alloient, recevoit; Lanfrid[170] qui à lui vint pour lui aidier retint: si fist tant que il tolli la duchée à Thassille qui estoit duc du païs. Quant la nouvelle fu raportée de ses fais au prince Pepin son frère, il mut et entra en Bavière à grant ost; Grifon et tous ceus qui avec lui estoient et qui à lui estoient venu, prist; au duc Thassille rendi sa terre; à tant retourna en France. A Grifon son frère donna douze comtées du royaume de Neustrie; mais encore ne lui souffit-ce pas; ains s'enfui cette année mesme à Gaifier le duc d'Aquitaine.
Note 167: Eginh. Ann., A° 747.
Note 168: Obacre…. «Super fluvium Obacra, in loco qui dicitur
Horheim.» (Annales Fuldenses.) L'Obacre est aujourd'hui l'Ocker.
Note 169: Eginh. Ann., A° 748.
Note 170: Lanfrid. Le latin porte: Swilgerum.
[171]Le prince Pepin qui bien vit que le roy de France qui lors estoit ne tenoit nul profit au royaume, envoia adonques à l'apostole Zacarie messages, Burcart l'archevesque de Bourges[172] et Fourré son chapelain, pour demander conseil de la cause des roys de France qui en ce tems estoient: «Lequel devoit estre mieux roy, ou celui qui nul povoir n'a voit au royaume, né en portoit fors le nom tant seulement, ou celui par qui le royaume estoit gouverné et qui avoit le povoir et la cure de toutes choses.» Et l'apostole lui remanda que celui devoit estre roy apelé, qui le royaume gouvernoit et qui avoit le souverain povoir. Lors donna-il sentence que le prince Pepin fust couronné comme roy.
Note 171: Eginh. Ann., A° 749.
Note 172: De Bourges, de Wurtzbourg en Franconie.—Fourré ou Folrade.
[173]En cette année mesme fu roy clamé par la sentence le pape Zacarie et par l'élection des François. Oint fu et sacré en la cité de Soissons par la main saint Boniface le martir, en l'an de l'incarnacion nostre Seigneur sept cent cinquante. Childeric, qui roy estoit apelé, fu tondu et mis en une abaïe. Puis régna le roy Pepin quinze ans, quatre mois et vingt jours. Si avoit, devant ce, tenu la seignourie du palais et du royaume puis la mort Charles Martiaus son père, dix ans.
Note 173: Eginh. Ann., A° 750.
Coment le roy Pepin desconfit les Saisnes.
[174]En l'année après ce qu'il fut couronné, assembla-il ses osts et entra en Sassoigne. Et jà soit ce que les Saisnes se deffendissent vertueusement en l'entrée de leurs terres, toutes voies donnèrent-ils lieu[175] et s'en fouirent desconfis. Et le roy chevaulcha tout outre jusques à un lieu qui est appellé Rimi, qui siet sur le fleuve de Wisaire[176]. En celluy ost fu occis l'archevesque Hildegare. Lors se mist le roy au retour, quant la terre eut gastée. Ainsi qu'il s'en retournoit, il lui fu conté que Griffon, son frère, qui au duc Gaifier s'en estoit foui, estoit tué, et coment et par qui il avoit esté occis.
Note 174: Eginh. Ann., A° 751, 752, 753.
Note 175: Donnèrent-ils lieu. Cédèrent-ils la place, ou, comme dit le peuple: Fichèrent-ils le camp.
Note 176: Wisaire. Le Weser.
[177]En ce temps, fit le roy Pepin corriger et amender les chans et le service des églyses de France, par l'estude et l'autorité de Rome. Remi l'archevesque de Rouen, frère le roy, florissoit en ce temps en bones euvres.
Note 177: Cet alinéa n'est pas traduit des Annales d'Eginhard; mais on trouve la preuve du fait qu'il rapporte dans une lettre du pape Paul Ier à Pepin, insérée au 5ème vol. des Historiens de France, pag. 531.
En celluy an vint en France le pape Estienne au roy Pepin, en la ville de Carisi. La cause de sa voie fu qu'il requéroit aide et deffense pour luy et pour l'Églyse de Rome contre les Lombars. Après luy vint Charlemaines, le frère du roy, qui estoit moine de saint Beneoit de Mont-Cassin, par le commandement de son abbé, pour prier le roy son frère que il ne s'accordast mie au pape, né ne se consentist à sa requeste. Mais on cuida que il ne fit pas ce de bonne volenté; car il ne osoit contredire le commandement de son abbé, né l'abbé celuy du roy des Lombars qui ce luy avoit commandé.
Ce roy, qui Aistulphe avoit nom, faisoit trop de griefs aux Romains, car il vouloit avoir le treu[178] de chascun chef. [179]Le roy Pepin se consentit toutes voies à la requeste du pape et receut luy et l'Églyse en sa garde et defense. Le pape l'enoint et sacra à la royalle dignité luy et ses deux fils Charles et Charlemaines en l'églyse de Saint-Denis en France; et les conferma en tele manière que luy et toute sa ligniée tenissent la dignité du royaume à tous jours mais, par héritage; et escomenia tous ceulx qui encontre seroient ou qui force y feroient. Tout l'hiver demoura ce pape en France.
Note 178: Le treu. Le tribut. C'est précisément ce que nous payons aujourd'hui sous le nom de contribution personnelle. Ce dernier mot est bien moins révoltant.
Note 179: Eginh. Annal., A° 754.
Incidence. En cet an fu martirié en Frise saint Boniface, archevesque de Mayence, qui là estoit envoié en prédication.
Comment le roy Pepin et tout son ost entra en Lombardie et desconfist les Lombars.
[180]Le roy Pepin envoia ses osts et assembla, quant la nouvelle saison fut venue, pour entrer en Lombardie, et requerre la droiture saint Père envers le roy des Lombars[181], à la requeste le devant dit apostole Estienne. Les Lombars rassemblèrent tous leurs efforts pour contrester au roy et aux François et pour deffendre l'entrée de Lombardie. Au devant leur vindrent à l'entrée des montaignes, et leur rendirent forte bataille, mais toutes voies furent-ils desconfis et s'enfuirent. Et les osts des François passèrent oultre assés légièrement, tout fust le passage grief[182].
Note 180: Eginh. Annal. A° 755.
Note 181: La droiture, etc. Et soutenir les droits de saint Pierre contre le roi des Lombards.
Note 182: Tout fust. Bien que fust, etc.
Quant ils eurent les montaignes passées et ils furent ès plains de Lombardie, le roy Aistulphe et ses Lombars ne les osèrent atendre en bataille, ains se mistrent en la cité de Pavie et furent dedens assis: né le roy Pepin ne se voult lever du siège jusques à tant que le roy Aistulphe lui eut donné feauté et juré et donné quarante ostages que il rendroit son droit à l'Églyse de Rome. Quant la besoigne fut ainsi conformée par serement et asseurée par ostages, le roy retourna en France; l'apostole fist conduire à Rome à grant compaignie de François. Charlemaines, le frère au roy, qui moine estoit, estoit venu en France pour empescher la besoigne l'apostole, si comme il est dit dessus, et demoura en la cité de Vienne avec sa serourge la royne Berthe. Là le prist une fièvre et fut mort avant que le roy feust retourné de l'ost de Lombardie. Et le roy fist le corps de luy atourner et porter à Mon Cassin où il avoit receu l'abit et fait profession.
[183]Aistulphe, qui en l'année devant avoit juré au roy et donné ostages et ses barons liés avec lui par serement, que ils tiendroient et garderoient la droiture et la doctrine de l'Églyse de Rome, ne tint guères bien son convenant; car il n'accomplit onques chose qu'il eust promise. Pour ce semont ses osts le roy Pepin et entra à grant force en Lombardie. Le roy Aistulphe assist, ainsi comme il eut fait devant, en la cité de Pavie; par force le contraignit à ce que il tenist ce que il avoit devant promis et juré à l'Églyse, et luy rendist Pentapole et Ravenne et toutes les appartenances; et le roy les rendit à l'apostole et à l'Églyse de Rome. Atant retourna en France.
Note 183 Eginh. Annal. A° 756.
Et quant le roy Pepin s'en fu retourné, le roy Aistulphe ne se pena pas tant d'acomplir ce que il avoit promis, comme il fist de changer et de rappeler ce que il avoit acompli: mais nostre Seigneur mit conseil en sa besoigne meisme, et luy empescha son divers[184] propos: car il chaït de son cheval le jour qu'il chaçoit au bois; de celle froissure le prist une maladie et mourut. En pou de temps après, le royaume receut ung prince de son palais qui avoit nom Desier, si règna puis dix-huit ans.
Note 184: Son divers propos. Sa résolution inconstante.
[185]En ce temps vindrent au roy les messages Constantin, l'empereur de Constantinoble, au chastel de Compiègne où le roy estoit adonc au général parlement. Riches présens luy apportèrent de par leur seigneur. Entre les autres choses lui eut envoyé unes orgues de merveilleuse beauté. La meisme nuit, Thasille, le duc de Bavière, vint à grant compaignie des plus nobles de son païs. Là devint son homme et mist ses mains entre les siennes, selon la coustume françoise, et luy jura feauté à luy et à ses deux fils Charles et Charlemaine. Le serment qu'il eut fait au roy renovella puis sur le corps saint Denis et sur le corps saint Germain de Paris et sur le corps saint Martin de Tours, et promist qu'il porteroit foy et loyauté au roy et à ses deux fils comme à ses seigneurs, tous les jours de sa vie. Et tous les princes et les plus grans de Bavière qui avec lui estoient venus firent ce meisme serement sur les devant dis corps sains.
Note 185: Eginh. Annal. A° 757.
[186]Le roy assembla ses osts et entra en Sassoigne; mais les Saisnes lui contrestèrent et deffendirent vertueusement leurs forteresses et leurs chasteaux. Toutes voies furent-ils reculés et desconfis, et entra le roy en leurs terres par le passage qu'ils deffendoient. Quant ils furent oultre passés, ils combatirent communément ensemble; mais moult y eut des Saisnes occis. Si, furent contrains à ce que ils promistrent à faire la volenté du roy oultréement; et sa volenté si fut telle, que ils vendroient chascun an en sa court au général parlement, pour luy honorer et présenter trois cens chevaulx de pris. Ceste chose jurèrent tenir, en la manière de leur païs. Quant le roy les eut de ce treu chargés, il retourna en France.
Note 186: Eginh. Annal. A° 758.
[187]Lors receut le roy ung fils, Pepin fut appellé comme son père. Mais il mourut au tiers an de son aage. En celle année, célébra le roy la solemnité de Noël en ung lieu qui est nommé Longlare[188]; la Pasque en ung autre qui est appelle Jopila; n'onques de toute celle année ne chevaucha hors du royaume.
Note 187: Eginh. Annal. A° 759.
Note 188: Longlar. C'est Glare, dans la forêt des Ardennes, et dans le diocése de Liège.—Jopila, ou Jopil, étoit une autre maison royale à peu de distance de Liège, sur la Meuse.
[189]Le duc Gaiffier d'Acquitaine esmut le mautalent[190] du roy contre luy, pour ce que il recevoit les rentes en sa terre des églyses qui estoient establies soubs le roy, né rendre ne les vouloit aux menistres du roy[191], combien que le roy le fist admonester par ses propres messages. Pour ce, esmut ses osts et entra en Acquitaine pour la cause des églyses deffendre et pour restablir les choses que le duc avoit saisies. En ung lieu qui est appelle Thedoad fist le roy logier son ost. Le duc Gaiffier qui à luy n'osa estriver par bataille ly manda par ses messages que il estoit prest d'obéir du tout à sa volenté, et de rendre aux églyses ce que il avoit du leur; et de ce lui donroit teles séurtés comme il demanderoit. Et pour ce que il fust plus certain de ces convenances, il metroit par devers luy deux des plus nobles hommes d'Acquitaine, Algaire et Ytherie. Par ceste offre apaisa le courage du roy qui trop estoit courouciés contre luy, tant qu'il se tint de faire bataille contre luy par les ostaiges que il luy livra. Son ost départit à tant et retourna en France. En la ville de Carisi yverna et célébra la solennité de Noel et de Pasques.
Note 189: Eginh. Annal. A° 760.
Note 190: Mautalent. Ressentiment.
Note 191: Cette phrase est mal entendue. Il ne s'agit pas des ministres du roi, mais plutôt des directeurs ecclésiastiques des biens dont Pepin étoit l'avoué, le protecteur reconnu. «Waifarius, cùm res quæ in suâ potestate erant, et ad ecclesias sub manu Pipini regis constitutas pertinebant, rectoribus ipsorum venerabilium locorum reddere noluisset….»
[192]Le duc Gaiffier désiroit moult que il fust vengié en aucune manière des dommaiges que l'ost de France luy avoit fait, et jà soit ce que il eust au roy serement et ostages livrés de obéir à sa volenté, un pou de temps après envoya-il son ost jusques en la cité de Châlons en Bourgoigne, pour gaster le païs. Le roy sceut ce, qui adont tenoit parlement en une ville qui est appellée Durie[193]. Il retourna en Acquitaine à grant gent et à grant apareillement de bataille. Aucuns chasteaux prist par force desquels fuient les nobles Borbon, Canitille et Cleremont[194]. Aucuns se rendirent sans assault, pour ce que ils estoient trop souvent grevés par siége et par bataille. Tout ce que François trouvèrent hors des forteresces, gastèrent-ils par feu. Jusques à la cité de Limoges conduisit le roy son ost, en dégastant tout devant luy, et puis retourna en France, en la ville de Carisi. Illec célébra la solennité de Noël et de Pasques. En cel ost fut l'ainsné de ses fils qui puis tint le royaume et l'empire après son décès.
Note 192: Eginh. Annal. A° 761.
Note 193: Durie. C'est Duren, dans le diocèse de Julliers.
Note 194: «Quædam oppida atque castella…. in quibus præcipua fuere Burbonis, Cantilla, Clarmontis.» C'est Bourbon, Clermont en Auvergne, et Chantel le Castel, aujourd'hui petite ville du département de l'Allier.
Comment le duc Gaiffier fut occis, et de la mort le roy Pepin.
[195]En toutes manières désiroit le roy Pepin que la guerre qu'il avoit commenciée envers Gaiffier le duc d'Acquitaine feust à la fin menée. Ses osts assembla et entra à grant force en sa terre. Grant partie du temps d'esté despendit en ostoier; la cité de Bourges prist et le chastel de Touars. A tant retourna en France. En une ville qui a nom Gentilli[196] yverna et célébra la solennité de Noël et de Pasques.
Note 195: Eginhardi Annales. A° 762.
Note 196: C'est le village de Gentilly, aujourd'hui distant d'une lieue des barrières de Paris.
[197]En ce point se combatirent contre ses gens Chilpingue le conte d'Auvergne et Amigue le conte de Poitiers; mais il[198] et moult de leurs gens furent occis.
Note 197: Sigeberti Chronicon. A° 765.
Note 198: Il. Eux.
[199]Quant la nouvelle saison fut revenue, que l'on put ostoier, le roy assembla général parlement de ses barons en la cité de Nevers. Après le parlement, assembla ses osts de toutes parts et entra en Acquitaine; toute la terre cercha jusques à la cité de Caors, en dégastant tout le païs devant luy par fer et par feu, et quanqu'il trouvoit devant ses forteresses; par la cité de Limoges retourna en France sain et sauf, luy et tout son ost. De cel ost se despartit Thassille le duc de Bavière, et faint qu'il estoit malade; en son païs retourna, et se départit de l'aliance et de l'ommage du roy, et proposa que jamais en la court ne revendroit. Le roy départit son ost et séjourna cel yver en une ville qui estoit nommée Longlaire[200]: là, célébra la solennité de Noël et de Pasques.
Note 199: Eginh. Annal. A° 763.
Note 200: Longlaire, ou Longulaire; aujourd'hui Glare.
Incidence.—En celle année fu l'yver si aspre et si fort, que on ne recordoit pas que nul eust oncques veu si grant né si cruel.
[201]Le roy avoit deux divers propos pour deux diverses guerres qu'il avoit entre mains. Celle d'Acquitaine qui si long-temps avoit duré et une autre nouvelle contre le duc Thassille de Bavière qui son hommage avoit brisié et s'estoit départi de sa féauté. Grant parlement assembla de ses barons en une cité qui avoit nom Garmacie[202]. Toute celle année se tint en son royaume sans ostoier. En la ville de Carisi célébra la solennité de Noël et de Pasques. Éclipse de souleil fut en cel an en la première nonne de may, entour l'eure de midi[203]. De tout cel an ne se mut le roy de son royaume né pour la guerre de Bavière né pour celle d'Acquitaine qui encore n'estoit finée: mais après tint général parlement à Atigni, et célébra la solennité de Noël et de Pasques à Ais-la-Chapelle, à grant compaignie de ses barons.
Note 201: Eginh. Annal. A° 764.
Note 202: Garmacie. Latin: Wormacia. Aujourd'hui Worms.
Note 203: Eginh. Annal. A° 765.
[204]Quant la nouvelle saison revint, le roy tint général parlement en la cité d'Orléans, pour recommencier la guerre contre le duc Gaiffier; son ost assembla et entra en Acquitaine; le chastel d'Argent[205] referma que le duc Gaiffier avoit abatu: ce chastel et aucunes cités avoit abatues et craventées jusqu'à terre, pour ce qu'il pensoit bien qu'il ne pourroit longuement durer contre la force du roy. En la cité de Bourges mist le roy garnison. A tant retourna en France; la solennité de Noël célébra en une ville qui a nom Saumonci, et la solennité de Pasques à Gentilli.
Note 204: Eginh. Annal. A° 766.
Note 205: Argent. Plus tard Argenton.
[206]En celle année fu fait question entre l'Églyse d'Orient et celle d'Occident, c'est-à-dire entre les Griecs et les Latins, de la sainte Trinité et des ymages des Sains. Pour celle question déterminer assembla le roy grant conseil des prélas en la ville de Gentilli. Quant ce conseil fut finé, après Noël, le roy esmut son ost et entra en Acquitaine; par la cité de Narbonne s'en ala, et puis par Thoulouse; Ale le blanc et Gaieste prist, et toutes les contrées mist à sa seigneurie, puis retourna par Vienne: là célébra la solennité de Pasques. Tant ostoia à mont et à val, que la saison fu jà oncques passée; son ost qui trop estoit travaillé fist un peu de temps séjourner, puis mut au mois d'aoust, pour faire le demourant de la guerre d'Acquitaine. Par Bourges retourna et fist parlement de ses barons; puis mut et ala outre le fleuve de Gironde. Tout le païs d'entour Limoges destruist par feu et par occision. Maint chastel et maintes forteresces prist. Tout Agenois, tout Angoulesme, tout Pierregort mist en sa subjection et prit tous ses ennemis qui se deffendoient en fosses et en cisternes[207]. Et si prisrent ses gens Remistaine frère le duc Gaiffier et oncle le duc Heudon, qui de son neveu s'en estoit à lui fui, et puis de lui à Gaiffier. Pendre le fit à un gibet quant il eut sa trahison apperçeue. [208]Lors retourna le roy de France en son royaume, et départit ses osts pour le temps de yver qui approchoit. En la cité de Bourges se tint et y célébra la solennité de Noël. Là vint à luy ung message qui luy nonça la mort de l'apostole Estienne[209].
Note 206: Eginh. Annal. A° 767.
Note 207: Sigiberti Chronicon. A° 766, d'après le continuateur de
Fredegaire. Eginhard dit simplement que Remistain fut pris.
Note 208: Eginh. Annal. A° 767.
Note 209: Estienne. Cette faute de copiste se retrouve dans tous les manuscrits. C'est Paul qu'il falloit écrire, avec Eginhard.
[210]En ce meisme lieu, luy vindrent les messages Amurmoine le roy d'Espaigne. Présens luy aportèrent de par leur seigneur qui luy mandoit amour et aliances.
Note 210: Sigibert Chronico. A° 766. Cet écrivain écrit Amyrnomon, et continuateur de Fredegaire Amormuni.
[211]Au nouvel temps que le roy vit bien que la saison fust convenable pour ostoier, il assembla son ost de toutes pars pour mener à fin la guerre d'Acquitaine. Droit vers la cité de Xaintes s'achemina; mais avant qu'il parvenist là, fu prise la mère le duc Gaiffier, sa sereur et ses niesces, et amenées devant le roy: en grant debonnaireté les receut et commanda qu'elles feussent honnourablement gardées. Puis mut pour passer oultre le fleuve de Gironde. Là li revint au devant ung chevalier qui Érovique[212] avoit nom. Si se rendit à luy et une autre des seurs au duc Gaiffier. Puis que le roy eut ainsi sa volonté faite par toute Acquitaine, il retourna à ung chastel qui a nom Cels[213] pour célébrer la solennité de Pasques.
Note 211: Eginh. Annal. A° 768.
Note 212: Erovique. Latin: Eberwicus, ou Ebrovicus.
Note 213: Cels, ou Sels, château situé sur les bords de la Loire.
Quant la feste fu passée, il prit sa femme la royne Berthe et toute sa mesnie et s'en ala à la cité de Xaintes: ilec la laissa et mut moult hastivement après le duc Gaiffier; né oncques puis ne voult retourner jusques à tant qu'il fust occis.
[214]L'istoire ne parle pas de la manière de sa mort: mais aucunes croniques disent ci-endroit qu'il fu occis de sa gent meisme, pour ce que ils cuidoient acquerre la grâce le roy. Occis fu en Pierregortois. Le roy prist un aournement d'or et de pierres précieuses que il mettoit en ses bras aux festes solempneles que on appelle encore les bous[215] Gaiffier; et les fist pendre en signe de victoire en l'églyse Saint-Denis de France, devers le maistre-autel, qui encore y sont. Mais ils pendent maintenant desoubs les bras du crucefis d'or.
Note 214: L'istoire, c'est-à-dire les Annales d'Eginhard et sa vie de Charlemagne. On peut considérer la fin de cet alinéa comme une parenthèse de notre traducteur; elle prouve le soin qu'il mettoit à exposer tous les faits transmis. Les Aucunes chroniques sont celles du continuateur de Fredegaire, les Annales des Francs, publiées par Lambecius dans son admirable Bibliotheca Cæsarea Vindobona, et enfin la Chronique de Sigebert. J'ignore le premier auteur de l'histoire des pendants donnés à l'abbaye de Saint-Denis. C'étoit sans doute une tradition conservée dans les archives de l'abbaye, et sur laquelle on peut en croire notre moine traducteur.
Note 215: Les bous. Les pendants.
[216]Quant le duc Gaiffier fu occis et le roy eut sa guerre affinée, il retourna en la cité de Xaintes. En tant comme il demoura là, une enfermeté le prist. Mais avant qu'il agrevast plus, il se fist porter en la cité de Tours. Là fit ses oroisons devant le corps monseigneur saint Martin de Tours; après se fist porter à Paris. D'ilec en avant le prist la maladie si fort à engreger qu'il ne vesquit puis sé petit non. De ce siècle trespassa en l'uitième calende d'octobre, au quinziesme an de son règne, en l'an de l'Incarnacion sept cens soixante-huit, et fut mis en sépulture en l'églyse monseigneur Saint-Denis en France. (A dens fu concilié au sarqueus, une croix dessous la face et le chief tourné devers Orient. Si dient aucuns qu'il voult ainsi estre ensépulturé, pour le pechié de son père qui les dismes avoit tollues aus églyses)[217].
Note 216: Eginh. Annal. A° 768.
Note 217: Cette parenthèse est du traducteur, qui nous apprend, en voulant présenter une explication salutaire, la pose de Pepin dans son royal tombeau de Saint-Denis.
Deux fils laissa hoirs de son royaume, desquelx l'istoire a jà fuit mention, Charles et Charlemaines. Par le conseil et par l'assentement des François furent ambedui couronnés, Charles l'ainsné en la cité de Noyon, et Charlemaines en la cité de Soissons. Charles s'en ala à Ais-la-Chapelle. Là célébra la solennité de la Nativité, et en la cité de Rouen célébra celle de Pasques.
Cy fine le quint livre des Chroniques de France.
Ci commencent les fais et la vie du glorieus prince Charlemaines; en partie par la main Eginaus son chapelain, et en partie par l'estude Turpin, arcevesque de Rains; qui présens furent avec lui par tous ses fais, en divers temps, et sont tesmoins de sa vie et de sa conversation. Cil Eginaus nous descript sa vie jusques aux fais d'Espaigne; et le seurplus nous détermine l'arcevesque Turpin jusques à la fin de sa vie; lequel fu certain des choses qui avindrent, comme cil qui tousjours fu présens avec lui, par tout là où il estoit.
* * * * *
De celui qui les gestes descrit, et de la manière du vivre des anciens reps de France.
[218]Or dit doncques Eginaus chapellain[219] et nourri ou palais mon seigneur le victorieux prince et le très-renommé empereur, ay proposé à descripre ses meurs et sa vie, à l'aide de notre Seigneur, au plus briesvement que je pourrai, et [220]meismement ceulx qu'il fist, puis que il vint à terre tenir et qu'il eut receu son royaume. Car ceus ne sont pas en mémoire que il fist au temps de s'enfance en Espagne entour Gallafre, le roy de Tollete.[221] Si est profitable chose de retenir par escripture les victoires et les fais de si grant prince, pour ce que son nom et sa renommée ne soient mis en oubli; si que les roys et les princes crestiens puissent prendre exemple à sa vie et sa conversation. Griefve chose seroit à laisser cette œuvre par mon deffault et par ma négligence, quant je savoie que nul ne le savoit plus certainement de moy qui présent y avoie esté et veu de mes propres yeulx, et pensay que nul autre de moy ne les avoit escriptes[222]. Une autre cause raisonnable m'esmeut qui bien me doit souffire toute seule à ce que je soye tenu à descripre sa vie, c'est que il me nourrit. Et la très-grant amour que il avoit tousjours à moy et je à luy et à tous ses enfans, puis celle heure que je me commençay premièrement à converser en son palais, me contraint et lie à ce que je monstre par œuvres après sa mort la bonne volenté que j'eus en luy quant il vivoit; et je seroie noté et coupable d'ingratitude sé je ne me recognoissoie[223] aux honneurs et aux bénéfices qu'il m'a fais en sa vie.
Note 218: Ce premier alinéa est extrait du Prologue de la vie de Charlemagne par Eginhard. Le titre de tout l'ouvrage, tel que Dom Bouquet l'a donné dans le cinquième volume des Historiens de France, p. 88, est: Vita et conversatio gloriosissimi imperatoris Karoli regis Magni atque invictissimi augusti. On verra que notre traducteur n'a pas seulement suivi dans ce premier livre le texte d'Eginhard; il a fréquemment recouru pour le compléter aux Annales également attribuées, avec assez de raison, au même Eginhard; il a de plus compulsé Sigebert et plusieurs autres autorités que nous aurons soin d'indiquer en leur place.
Note 219: Chapellain. Eginhard ne dit pas cela, mais seulement: Domini et nutritoris mei.
Note 220: Meismement. Surtout.
Note 221: Cette parenthèse est le fait de notre traducteur, ou du moins elle étend le texte du quatrième paragraphe d'Eginhard, ainsi conçu: «De cujus nativitate atque infantiâ vel etiam pueritiâ, quia neque scriptis usquam aliquid declaratum est, nec quisquam modo superesse invenitur, qui horum se dicat habere notitiam, scribere ineptum judicans,» etc. Mais les chanteurs et les poètes s'emparèrent plus tard de cette partie oubliée de la vie de Charlemagne. Nous avons conservé plusieurs chansons de geste des XIIème et XIIème siècles, dans lesquels on voit Charlemagne obligé de quitter la France par la trahison des grands du royaume ou des bâtards de Pepin; se réfugier en Espagne, prendre service auprès du roi Galafre de Tolède, épouser la fille de ce prince et revenir enfin conquérir ce royaume. C'est à ces fables, regardées comme presque authentiques, que notre traducteur fait ici allusion dans cette parenthèse.
Note 222: Et pensay que. La latin porte: Et ne pouvois être assuré
que. «Liquidè scire non potui.»
Note 223: Sé je ne me recongnoissoie. C'est-à-dire: si je ne
témoignois pas ma reconnoissance. «Si tot beneficiorum immemor….»
(Cy endroit nous convient aucunes choses toucher briefment qui devant ont esté dictes, pour plus plainement descendre à nostre matière.) [224]La génération des Mérovées de laquelle les François souloient prendre leurs rois, dura jusques au temps d'un roy qui eut nom Childérich, qui par le commandement le pape Estienne fu déposé et tondu en une abaïe, à ce temps que Pepin, qui puis fu roy, estoit encore maistre du palais. Si sembloit bien que la lignie estoit jà faillie en lui-mesme, car ce roy n'estoit de nulle vigueur né digne de louenge nulle; sans nul pouvoir portoit nom de roy tant seulement.
Note 224: Eginh. vita Car. Mag. I.
Le prévost du palais, qui estoit lors appelle le greigneur seigneur de la maison[225], avoit en sa main le pouvoir et la richesse du royaume; au roy suffisoit le nom tant seulement. En la chaiere séoit, la barbe sur le pis et les cheveux espars sur les espaules, et monstroit par dehors semblant de seigneurie. Les messages qui de diverses parties venoient à court oyoit-il, et leur donnoit telle response connue on lui enseignoit ou commandoit, ainsi comme sé ce fust de son auctorité. Le comte du palais lui admenistroit ses dépens comme il cuidoit bien faire. Riens propre n'avoit fors une petite villète de petite apparence et un manoir où il séjournoit toujours yver et esté, et avoit aucunes villes où il avoit rentes, pour tenir aucuns sergens, pour lui admenistrer ce qu'il convenoit. S'il alloit en aucun lieu pour aucune aventure, il se faisoit charier à un chariot de beufs ou à bugles aussi[226], comme un païsant. Ainsi alloit au palais, ou à la commune assemblée du peuple qui une fois l'an estoit faite pour le commun proufit du royaume. Après repairoit là en sa maison toute l'année. Et le quens du palais procuroit de toutes les besoingnes du royaume et loing et près.
Note 225: De la maison. «Palatii præfectos, qui majores-domus dicebantur.» Notre traduction vaut mieux que celle de M. Guizot: «Les préfets du palais qu'on appeloit maires du palais.»
Note 226: Ou à bugles aussi. C'est un contre-sens; il failloit: Par un bouvier. «Bubulco, rustico more, agente.»
[227]En tel estat estoit le roy Childérich au jour qu'il fu desposé, et le prince Pepin père Charlemaines tenoit la seigneurie du palais ainsi comme par héritage. Car son ayeul Pepin-le-Brief[228] et son père Charles-Martel, l'avoient ainsi tenue devant; et avoit-il toute France délivrée des Sarrasins et des mescréans par deux batailles, dont l'une fu faitte en Acquitaine, et l'autre fu faitte en Nerbonnoys sur le fleuve de Biere[229]. En si très-grant plenté Sarrazins estoient venus des contrées d'Espaigne qu'il en occist en une bataille quatre cent et vint et cinq mille. Et ceulx qui s'en eschappèrent par fuite s'enfuirent arrière en Espaigne sans espérance de retour. La seigneurie du palais qui de son père lui estoit descendue admenistroit noblement le prince Pepin. Cet honneur souloit estre donné anciennement aux personnes les plus nobles du royaume et aux plus puissans du lignage. Cette seigneurie tint Pepin de son ayeul et de son père et de son ainsné frère Charlemaines soubs le roi Childérich, à la paix et la concorde de tout le royaume; car Charlemaines se rendit pou après qu'il eut régné en une abaïe qu'il eut fondée à Rome, en un lieu qui a nom Monsorat; en l'onneur de saint Sylvestre la fonda, pour ce qu'il se tapissoit en ce lieu au temps de persécution. Charlemaines guerpit puis ce lieu et se mist en l'abaïe de Mont-Cassin, pour ce que les gens et les nobles de France qui là aloient le visitoient trop souvent.
Note 227: Eginh. vit. C. M.—II.
Note 228: Pepin-le-Brief. On se rappelle que nos chroniques
désignent toujours ainsi Pepin d'Heristal, et non pas le fils de
Charles Martel.
Note 229: Biere. «Birra fluvius.» C'est la Berre, rivière qui coule à trois lieues de Narbonne. La phrase suivante n'est pas traduite d'Eginhard.
[230]A l'apostole qui lors estoit, demanda le prince Pepin, lequel devoit estre roi de France ou cil qui de rien ne servoit, fors de séjourner, né nulle cure n'avoit des besoignes du royaume, ou cil qui toute avoit la cure et près et loing, et par qui le royaume estoit tout gouverné. Et le pape lui remanda que cil devoit estre roy qui du tout avoit le pouvoir et la cure du royaume. Et dont lui conferma l'onction et la couronne du royaume et si fu roy en telle manière[231].
Note 230: Cet alinéa est traduit des Annales d'Eginhard, A° 750.
Note 231: Dans l'admirable exemplaire de nos chroniques, fait pour Charles V, il est remarquable qu'on a raturé les premiers mots de cette phrase pour y substituer: Par les barons de France fut esleu et ainsi, etc. Cette correction est du même siècle que le corps de l'écriture.
Après le décès du roy Pepin régnèrent ses deux fils Charles et Charlemaines, et départirent le royaume en telle manière que chascun régna en sa partie.
Des cinq batailles que il fist contre divers gens.
[232]La première bataille qu'il emprist fu contre le duc Gaiffier d'Acquitaine, que son père le roi Pepin n'avoit pas encore bien menée à fin, si comme nous proposons à dire ci après plus plainement.
Note 232: Eging. vit. C. M.—V.
[233]Quant cette guerre fu finée et du tout achevée, il emprist après bataille contre les Lombars, à la prière l'apostole Adrien, pourcequ'ils déshéritoient l'Églyse de Rome. Cette guerre meisme avoit commenciée le roi Pepin son père, à la requeste de l'apostole Estienne, contre le roy Aistulphe que il assist en la cité de Pavie et le contraint à ce qu'il jura rendre à l'Églyse de Rome tout quanque il luy avoit tollu. Mais le roy Charlemaines, puis qu'il eut la guerre entreprise, ne fina jusques à tant qu'il prist le roy Desier et son fils Adagisse et envoyez en essil, et Ruogause, le prévost de la duché d'Acquilée[234] qui contre lui appareilloit guerre; de tout le royaume de Lombardie ordonna à sa volonté et le donna à un sien fils qui avoit nom Pepin.
Note 233: Eginh. vit. C. M.—VI.
Note 234: Le prevost de la duchée d'Aquilée. «Ruodgandum
Forojuliani ducatûs præfectum.» C'est le Frioul.
[235]Après ces deux guerres fut reprise la tierce contre les Saisnes qui estoit ainsi comme entrelaissiée. Guerre n'eut oncques le roy plus longue né plus cruelle, né qui plus grevast né traveillast le peuple de France. Car les Saisnes, qui sont crueulx par nature, et qui au temps de lors estoient encore mescréans et contraires à notre foi, ne tenoient pas à mal fait de briser foi né serment, comme ceulx qui n'estoient de nulle foi. La raison pour quoi la paix ne pouvoit estre gardée entre les Saisnes et les François estoit pour ce que la marche[236] des deux royaumes estoit en plaines, fors en aucuns lieux où il a montaignes et boscages. Là faisoient souvent tençons, rapines et occasions. Et François qui plus ne peuvent ce souffrir coururent sur eus comme sur chiens; lors se prindrent à combattre les uns contre les autres, et fu la guerre commencée d'une part et d'autre par grant effort qui dura trente-trois ans continuellement, à grant dommage des deux parties, et plus grand sans comparaison des Saisnes que des François. Si péust la guerre estre légièrement finie sé ne fust la déloyauté des Saisnes. Car quant le roy les avoit desconfits si qu'il leur convenoit venir à merci, ils ne tenoient pas après né foy né loyauté né convenances qui eussent esté, ains recommencioient la guerre quant le roy estoit retourné en France. Longue chose seroit à raconter quantes fois ils furent vaincus et surmontés par armes et se mistrent du tout en la merci du roy et donnèrent tels ostages comme il demandoit. Les messages que le roy y envoioit receurent plusieurs fois, et furent aucunes fois si domptés qu'ils promistrent qu'ils recevroient la foi crestienne. Mais aussi comme ils estoient près et légiers à ce faire, aussi légièrement aloient-ils au contraire, si que l'en ne pouvoit pas bien savoir auquel de ces deux choses ils estoient plus prests. Au premier an mesme que la guerre fut commencée firent-ils ceste mutation. Mais le grand cuer et le ferme propos du roy, qui toujours duroit lui-meismes en prospérité et en adversité, ne peut oncques estre vaincu par la légièreté qui estoit en eus, né lassé pour paine né pour travail. Car il ne souffrit oncques qu'ils portassent sans paine nul dommage qu'il receust par eus, que il ne les vengeast tantost, ou par luy ou par ses menistres. Toutes voies furent-ils si menés à la parfin, que tous les plus grans et les plus nobles qui la guerre avoient toujours maintenue vindrent à merci et se mistrent du tout à sa subjection sans contredit. Dix mile hommes en prist et femmes et enfans de ceulx qui habitoient deçà et delà le rivage d'Albe[237], et les espandit en divers lieux parmi le royaume de France[238]. Le roy leur demanda s'ils voulloient laissier la mescréandise de leurs idoles et recevoir la foy crestienne, et habiter entre François comme un meisme peuple et une meisme gent. A ce s'accordèrent volontiers, et ainsi fut la guerre finée qui long-temps avoit duré[239]. Le roy ne se combattit contre eus en champ de bataille que deux fois. La première si fu de lez une montaigne qui est appellée Osnegi, en un lieu qui a nom Theotmell[240]; et la seconde si fu sur le fleuve du Haza[241]. Ces deux batailles furent en un meisme mois et assez tost l'une après l'autre. Et en ces deux parties de batailles furent-ils si durement desconfis, que nul ne fust puis qui osast guerre mener, né contrester à sa venue, sé ce ne furent aucuns qui se fioient ès forteresces d'aucuns lieux. En ces deux devant dittes batailles furent occis des plus grans et des plus nobles du royaume de France et des Saisnes. Au trente-troisiesme an de son règne fut cette guerre finée. Si n'avoient pas les François tant seulement guerre aux Saisnes, ains leur sourdoient pluseurs batailles et grans en diverses parties du monde en un meisme temps qui, par la diligence et par le grant cuer du roy, furent si bien et si sagement adménistrées, que l'en se doubte lequel fait plus à merveillier, ou la bonne fin et la glorieuse fortune, ou le sens et la pacience du roy. Car cette bataille commença deux ans devant celle de Lombardie, et fu tousjours maintenue sans cesser; et les autres qui en divers lieux estoient sourdies, refurent admenistrées sans entrelaissier. Si sage et de si noble cuer estoit le roy qu'il n'eschiva oncques travail né ne doubta péril qu'il ne receust les guerres et les batailles quant elles y sourdoient. Si sage et si discret estoit en recevoir le temps si comme il venoit que jà pour ce ne fut plus eslevé en son cuer pour ses grans victoires, né plus mat né plus confus pour nulle adversité.
Note 235 Eginh. vit. C. M.—VII.
Note 236: La marche. La limite.
Note 237: D'Albe. De l'Elbe.
Note 238: De France. Ajoutez: Et de Germanie.
Note 239: Eginh. vit. C. M.—VIII.
Note 240: Theotmell. «Juxta montem qui Osneggi dicitur, in loco Theotmell nominato.» C'est aujourd'hui Dethmold; en Westphalie, et avant la victoire de Charlemagne, la défaite de Varus avoit déjà illustré les mêmes lieux. M. Guizot a eu bien tort de dire, dans les notes de sa traduction d'Eginhard et d'après les Bollandistes, que Dethmold étoit dans l'évêché d'Osnabruck. Cette ville dépend de l'évêché de Paderborn.
Note 241: De Hasa. C'est la traduction du latin: «Apud Hasam fluvium. La Hase, rivière de Westphalie.
[242]La tierce de ses batailles fu en Espaigne et en Gascogne, en ce meisme temps que celle de Sassoigne duroit moult efforciement. Si trespassa les mons de Pirene; chastiaux et cités prist partout là où il ala, puis retourna en France, sain et entier à tout son ost, sé ce ne fust un poi de meschief qui luy avint à son retour, au trespasser des mons, par le malice des Gascons.
Note 242: Eginh. vit. C. M.—IX.
[243]La quarte de ses batailles fu contre les Bretons qui habitent en une partie de France par devers Occident, sur la grant mer. Car en ce temps n'estoient pas obéissans[244] au royaume de France, (jà soit ce que nous trouvons escript ès gestes du roy Dagobert que le roy de cette Bretaigne, qui avoit nom Judicael, lui fist hommage de tout son royaume[245]). En cette besoigne envoya le roy Charlemaines aucuns de ses princes qui la terre mistrent en subjection.
Note 243: Eginh. vit. C. M.—X.
Note 244 Obéissans au royaume. Les textes imprimés d'Eginhard portent: Dicto audientes non erant. La traduction de nos chroniques prouveroit qu'il y avoit: Dicto obedientes, ce qui vaut évidemment mieux.
Note 245: Cette phrase est du traducteur.
(Voy. Dagobert I, A° 635.)
La quinte de ses batailles si fu en Italie, en Puille et en Calabre et en terre de Labour, contre le duc Aresige. Mais le duc se mist du tout en sa volonté sans bataille faire, et luy envoya ses deux fils, Raymont et Grimaut, qui grant avoir luy donnèrent pour avoir sa paix et sa concorde; Grimaut le mainsné retint en ostage, et Raymont l'ainsné renvoya à son père, et avec luy les messages, pour recevoir la féaulté de la gent de la terre. A tant vint à Rome pour l'apostole honnourer et aourer, puis retourna en France.
Des quatre dernières batailles que il eut en son temps.
[246]La sixième de ses batailles fu contre les Baviers. Celle fu tost commencée et tost achevée. L'orgueil et la discorde[247] du duc Thassille fut cause de cette guerre, et ce fist-il par l'ennortement de sa femme qui estoit fille du roi de Pavie Desier que le roy avoit envoyé en essil. Ainsi cuidoit venger son père par son mari. Et pourcequ'il savoit bien qu'il ne suffisoit mie à guerroier à si puissant, il fist alliance à une manière de gens qui sont appellés Huns. Le roy vint contre luy à grand ost, mais le duc vint à lu y à merci quand il vit qu'il ne pourroit durer. Tels ostages livra comme le roy demanda: entre les autres un sien fils qui avoit nom Theodones. Là jura le duc que jamais contre luy ne seroit, pour nulle chose que l'en luy sceust dire.
Note 246: Tous les manuscrits continuent ce titre de la manière suivante: Et comment il escrut et mouteplia en son temps, et de l'amour que li roys paiens avoient en lui, et de l'onneur que il li portoient en leurs lettres, et des grans présens que il li faisoient en son temps. Mais on ne trouve rien de toute cette partie du texte d'Eginhard, dans le cours du chapitre. Les réviseurs de la traduction l'auront supprimé parce qu'on revoit les mêmes détails dans le troisième livre.
Note 247: Eginh. vita. C. M.—XI.—La discorde. Latin: Socordia. C'est plutôt: La lâche trahison.
En cette manière fu cette guerre fenie briefment, que l'en cuidoit que longuement deust durer. Le roy manda le duc en pou de temps après, né puis ne le laissa arrière retourner. Cette duchée de Bavière né fu puis tenue par duc, ains fu gouvernée par conte. Avant que le roy retournast de cette voie, il mist bones et devises par le cours d'une eaue entre les Baviers et les Alemans[248].
Note 248 Cette dernière phrase est ajoutée d'après celle-ci de la chronique de Sigebert: «A° DCCLXXXIX, Karolus Coloniæ super Rhenum pontes duos construxit et muniit.»—Bones et devises; bornes et séparations.
[249]La septième bataille que il emprist fu vers les Esclavons. En cel ost furent les Saisnes en l'aide du roy, avec les autres nations qui à luy obéissoient, jà soit ce qu'ils ne le féissent pas de bonne volonté. Car ils le faisoient plus par crainte que par amour. La raison pour quoi le roy emprist cette guerre contre les Esclavons fu pourcequ'ils grevoient les Abrodiciens[250] qui aux François s'estoient aliés long-temps devant; pour ce sembloit au roy qu'il fust tenu à leur aider contre leurs ennemis, et si en estoit encore plus esmeu, pource qu'ils ne vouloient cesser à son mandement.
Note 249: Eginh. vita. C. M.—XII.
Note 250: Abrodiciens. Les Abodrites, ou Obotrites, avoient pour ville principale Mecklenbourg.
En ces parties couroit un bras de mer qui vient de la grant mer d'Occident et court droit vers Orient; si est si long que nul n'est certain de sa longueur. En aucuns lieux à cent milles de large, en aucuns mains[251]. Sur ce bras de mer habitent moult de manières de gens, Thamsiens, Soionois[252], que nous appellons Normans. Ceulx tiennent le rivage et les isles, par devers Septentrion; ceulx de par deçà tiennent les Esclavons et les Haistes. De toutes ces manières de gens sont plus nobles et plus puissans les Esclavons ausquels le roy appareilloit bataille; contreulx se combatit et les chastia si et dompta à sa première venue qu'ils n'osèrent plus rien faire contre sa volonté.
Note 251: Les pas d'Eginhard sont ici assez mal traduits. «Longitudinis quidem incompertæ, latitudinis verò quæ nusquàm centum millia passuum excedat, cùm in multis locis contractior inveniatur.» La plupart des leçons portent même cent mille lieues de large, et Dom Bouquet a suivi ce mauvais texte. Au reste, la mer Baltique a plusieurs fois, comme on sait, une largeur de deux cent mille pas.
Note 252: Thamsiens, Soionois. Latin: «Dani ac Sucones quos
Nordmannos vocamus.»
[253]Après ceste bataille fut l'uitiesine contre les Huns (qui ores sont appellés Hongres). Selon l'opinion d'aucuns, ceste fut la plus longue et la plus griefve que le roy emprist oncques après celle de Sassoigne, et celle qu'il maintint et admenistra tousjours plus efforciement et à plus grant appareil. Une seule bataille fist par lui en Pannonnie contre eulx; car ils habitoient lors en cette terre. Les autres fist par son fils Pepin, par les contes et par les ballifs[254] de ses provinces. Si bien et si sagement fut cette guerre admenistrée, que elle fut affinée en l'uitiesme an qu'elle fut commenciée.
Note 253: Eginh. vit. C. M.—XIII.
Note 254: Les ballifs. «Comitibus atque legatis.»
Cette terre de Pannonie qui après fut gastée et deserte tesmoigne bien les grans batailles et les grans occisions qui au païs eurent esté: et le lieu meisme où le palais du roy Cagan[255] eut esté demoura si désert qu'il sembloit qu'il n'y eust oncques eu habitation d'omme. Toute la gloire et la noblesse des Huns péri en cette bataille: tous les trésors que leurs rois et les anciens princes avoient amassés furent ravis. Si ne recorde pas mémoire d'omme vivant que François eussent oncques éu victoire où ils gaignassent tant né dont ils feussent si enrichis; car il leur sembla que ils eussent devant esté povres, pour la très-grant plenté de richesses qu'ils conquistrent en cette bataille. Tant trouvèrent or et argent et précieuses dépouilles ès trésors du palais, que l'on doit cuidier que François tollissent à droit aux Huns ce qu'ils avoient tousjours à tort tollu aux autres nations. En cette guerre périrent deux princes de France tant seulement: l'un eut nom Henri duc d'Acquilée, et l'autre eut nom Girous, un des prévosts de Bavière. Ce Henri fut occis en une terre qui eut nom Liburnie, de lès une cité qui a nom Tarsatique[256]. Entrepris fut par les aguais de ceus de cette cité. L'autre, qui eut nom Girous, fut occis, soi tiers, en Pannonie tant seulement, tandis comme il chevauchoit parmi son ost et qu'il entendoit à amonnester ses gens et à ordonner ses batailles pour combatre contre les Huns; mais on ne sceut qui l'occist. Cette guerre ne fut pas moult dangereuse né dommageuse aux François, et si ne dura-elle longuement: si fut-elle fenie en prospérité. Après celle, fut fenie celle de Sassoigne, qui avant fut commenciée et qui si longuement avoit duré: bonne fin eut, ja soit qu'elle grevast François sur toutes les autres. [257]Celle de Linonie et celle de Boesme, qui après commencièrent, ne durèrent pas longuement; l'une et l'autre fut tost fenie par un ost tant seulement que Charlot le fils au roy guia.
Note 255: Cagan. C'étoit le titre particulier du roi des Huns ou
Avares.
Note 256: Tarsatique. M. Guizot rend ce mot par celui de
Tarsacos. Cependant on croit généralement que l'ancienne Tarsatique
est aujourd'hui la ville de Fiume, dans la Carniole.
Note 257: Eginh. vita. C. M.—XIV. «Boematicum quoque et Linonicum bellum…» Les Linoniens étoient les peuples de Lunebourg.—Guia, conduisit.
La nueviesme et la derrenière de ses batailles fut contre les Normans qui sont une manière de Danois. La cause de cette guerre fut pour ce qu'ils furent premièrement robeurs de mer, que l'en appelle galios[258]. Et après ce assemblèrent plus grans navies; puis commencièrent à haïr le peuple, et à envaïr ceulx de Galle et d'Alemaigne et les cités qui sont sur le rivage de la mer. Jà estoient montés en si grant orgueil qu'ils tenoient aussi comme leur toute Sassoigne et toute Frise. Si avoient jà les Abrodiciens soubsmis et fais tributaires: si se vantoient jà qu'ils vendroient à grant ost à Ais-la-Chapelle qui estoit ainsi comme la propre chambre du roy et là où le plus grant pouvoir estoit. Si cuidoit-on bien qu'ils commençassent à faire ce de quoy ils se vantoient, quelle que la fin en fust, sé leur propos n'eust este destourbé et empesché par la mort de leur prince[259]. Car il fut occis par un sien sergent meisme: ainsi fut cette guerre fenie sans commencier, que le roy eust hastivement emprise sé ne fust ceste adventure.
Note 258: Que l'on appelle galios. Ainsi, tous les manuscrits que j'ai consultés; mais ils doivent tous offrir une lacune dont il faut accuser le scribe primitif. Il faudroit donc lire: En de petites navies que l'on appelle galios.
Note 259: Leur prince. Eginhard et les autres historiens le nomment ailleurs Godefroi, ou Joffroi. Ce fut le père d'Ogier le Danois, le fameux héros de roman.
Coment les deus frères partirent le royaume, et des premières batailles que le roy Charles fist en Acquitaine, et coment le roy Desier de Pavie fit pris et envoié en esil, et du privilége que l'apostole Adrien donna à la couronne de France.
Jusques cy, avons parlé briefment de ses victoires: ci parlerons plus plainement de chacune, par ordre, et comment il vint à terre tenir après la mort son père. [260]Après le décès du roy Pepin, ses deux fils Charles et Charlemaines départirent le royaume par l'accort des barons, et régna chascun en sa partie. Charles estoit ainsné et fut couronné en la cité de Loon, et Charlemaines le mainsné, en la cité de Soissons. Après son couronnement s'en ala Charlemaines à Ais-la-Chapelle; là, célébra la solennité de la Nativité, et celle de la Résurrection en la cité de Rouen. (Appelé fu en son prénom Charles, et après Charlemaines, par ses merveilleuax fais. Car Charlemaines vault autant à dire comme Charles-le-Grant[261].) La province d'Acquitaine qui en la partie Charlemaines estoit venue ne put demourer en paix, pour aucuns remanens de la guerre qui devant y eut esté, et que le roy Pepin n'avoit pas encore bien achevée au jour qu'il trespassa. Car le duc Hunaut[262], qui béoit à avoir le royaume, esmut les grans et les puissans hommes de la terre[263] à commencier guerre contre le nouveau roy, et le roy assembla ses osts et s'esmut contre luy moult efforciement. Auparavant il manda son frère le roy Charlemaines au parlement, et luy requist qu'il luy aidast. Il ne luy voult aider pourceque ses barons lui desloèrent[264]. En son royaume demoura, et cil ostoia contre ses ennemis tout droit vers la cité d'Angoulesme. Le duc chacia et s'en faillit bien petit qu'il ne fut prins. Mais il se garantit par les destroits et par les forteresces des lieux qu'il cognoissoit, où l'en ne pouvoit pas légièrement né seurement entrer. A la parfin guerpi tout le païs et s'en fouyt au duc Lup de Gascongne; en sa garde se mist et lui requist qu'il le garentist. Mais le roy Charles, quant il sceut qu'il s'en fut fouy, manda au duc qu'il luy rendist son traiteur et son fuitif; et sé il ne faisoit ce, il pouvoit estre certain qu'il entreroit en Gascongne à tout son ost et ne s'en partiroit, devant ce qu'il fust de luy vengié. Le duc Lup, qui forment se douta du roy, luy envoia le duc Hunaut, sa femme et ses enfans, et luy manda qu'il estoit tout prest d'obéir à luy et d'accomplir tous ses commandemens. Le roy atendi les messages au lieu meisme dont il estoit meu, et il fonda tandis un chastel qui a nom Frontenoy[265], sur la rivière de Dordonne.
Note 260: Ici notre traducteur va laisser Eginhard le biographe pour reprendra la suite des Annales attribuées au même auteur. Voyez ci-dessus le dernier alinéa du cinquième livre.
Note 261: Cette phrase est le fait du traducteur.
Note 262: Le duc Hunaut. «Hunoltus quidam, regnum affectans.»
Note 263: Les grans et les puissant hommes de la terre. Le traducteur semble avoir lu Procerum animos, et non pas Provincialium animos, comme le portent les éditions imprimées des Annales. Il me sembla que la première leçon seroit plus naturelle.
Note 264 Lui desloèrent. L'en dissuadèrent.
Note 265: Frontenoy. Latin: «Francicum,» ou «Frontiacum.» C'est Fronsac, à cinq lieues de Bordeaux. La ville actuelle est située au-dessous de cet ancien château dont il ne reste plus rien.
Quant les messages furent retournés et luy eurent le duc rendu et sa femme et ses enfans, et le chastel fut fondé et aucques ediffié, il retourna en France pour célébrer la sollennité de l'Advent nostre Seigneur en une ville qui lors estoit nommée Durie[266]; et celle de la Résurrection, à St.-Lambert du Liége.
Note 266: Durie, ou Duren, dans le diocèse de Julliers.
En une cité qui lors estoit appellée Garmacie[267], assembla le roy général parlement du peuple et des barons. La royne Berthe, mère des deux roys, parla tandis à Charlemaines le mainsné, pour mettre entre eulx paix et concorde, en une ville qui lors estoit appellée Salucie[268]; car il i avoit lors entre eux contens. Puis mut en Lombardie, et de là à Rome pour aourer les apostres. En France retourna quant elle eut faite la besongne pour quoy elle estoit là alée.[269] Et la cause de celle voie fu pour requerre la fille Desier de Pavie pour Charlemaines son ainsné fils. [270]La solennité de Noël célébra le roy en Bourgoigne, et celle de la Résurrection célébra à Valenciennes en Haynaut; chief est de la Conté et si siet sur la rivière de Caux.
Note 267: Eginh. Annal. A° 770.—Garmacie. Worms.—Général parlement du peuple et des barons. L'annaliste dit seulement: «Populi sui generalem conventum.»
Note 268: Salucie. «Apud Salusiam.» C'est aujourd'hui Seltz, sur les bords du Rhin, à trois lieues de Haguenau.
Note 269: Annales Moissiacenses.
Note 270: Les phrases suivantes traduisent fort mal le texte des Annales. «Karolus autem rex natalem Domini in Moguntiaco, sanctumque Pascha in villâ Haristallio celebravit.—A° 771. Peracto, secundum morem generali conventu super fluvium Scaldam, in villâ Valentianâ,» etc. Ce qui aura le plus dérouté notre traducteur, c'est Moguntiaco, dans lequel il aura cru voir Macon, au lieu de Mayence.—Rivière de Caux ou d'Escaut.
[271]En ce temps qu'il yvernoit au païs, son frère le roy Charlemaines trespassa en la ville de Samoncy[272] en la seconde nonne de décembre. (Mis fu en sépulture en l'églyse de Saint-Denis en France, de lès le roy Pepin son père[273]); et le roy vint pour recevoir tout le royaume en une ville qui a nom Carbonat[274]. Là attendit les barons et les prélas du royaume; hommage et féauté luy firent ainsi comme ils avoient fait à son frère; car la royne, qui femme eut esté son frère, elle et son fils et une partie des barons s'en estoient alés en Lombardie. Mais le roy n'en faisoit pas grant force, car il savoit que celle voye ne luy feroit guères de profit[275]. La feste de Noël célébra en la ville d'Atigny, et celle de Pasques en une autre ville qui a nom Haristalle. [276]En ce temps trespassa le pape Estienne; après luy fu un autre qui avoit nom Adrien.
Note 271: Eginh. annal. A° 771.
Note 272: Samoncy. Château royal de l'ancien diocèse de Laon.
Note 273: De Saint-Denis. Cette phrase est du traducteur, et prouveroit contre le sentiment d'Hinemar que Carloman ne fut pas enseveli à Reims.
Note 274: Carbonat. M. Guizot traduit: la terre de Carbone. C'est peut-être Corbéni, entre Laon et Reims, aussi nommé Corbenacum.
Note 275: Voici le texte édite de l'annaliste: «Nam uxor ejus et filii, cum parte optimatum, in Italiam profecti sunt. Rex autem hanc corum profectionem quasi supervacuam impatienter tulit.» Ce passage donne beaucoup à penser. M. Guizot l'a plus mal rendu que notre traducteur: «Le roi désapprouva comme inutile ce départ.» Je pense que Charlemagne eût bien autrement désapprouvé ce départ, s'il eût pu servir la cause des enfans de son frère, et qu'il faut entendre quasi, par, pour ainsi dire, ou que l'on doit lire comme le vieux traducteur: Quasi supervacuam patienter tulit.
Note 276: Eginh. Annal. A° 772.
Le roy assembla parlement de ses barons en la cité de Garmacie, pour ce qu'il vouloit ostoier en Sassoigne. Ses osts assembla et entra en la terre; toute la degasta par feu et par occision. Un fort chastel prist, qui a nom Hereboure[277]. Là trouva une des ydoles des Saisnes qu'ils appelloicnt Yrmensule; despécier et ardre la fit le roy; si demoura illec pour trois jours; mais comme l'ost demouroit là, le rus et les fontaines séchèrent pour la presse du temps. Si estoit tout l'ost, hommes et femmes et bestes à grant détresse, que ils ne trouvoient que boire; et moult souffroient grant mesaise de soif quant nostre Seigneur les visita, que il ne voulloit pas que son peuple fust à si grant meschief; car il avint que quant ils se reposoient en droit heure de midi en leurs tentes, nostre Seigneur leur envoia l'eau toute nouvelle, par le conduit d'un ruissel qui estoit de lès les hesberges, au pié d'une montaigne, à si grant plenté que il suffisoit aux hommes et aux bestes de l'ost. Après la destruction de ces ydoles s'en partit le roy et son ost de ce lieu, et vint au fleuve de Wisaire[278]. Là vinrent à luy les Saisnes, et luy livrèrent douze ostages. Après retourna en France, et fist la feste de Noël et de Pasques en la cité de Haristalle.
Note 277: Herebourg. Latin: Eresburgum. C'est aujourd'hui Stadsberg, en Westphalie, sur le Dimel et sur les confins du comté de Waldeck. Au reste, il est encore permis de douter que cette idole d'Irmensul ait été, comme nous rassure M. Guizot, un monument grossier, élevé par la reconnoissance des Germains en l'honneur d'Arminius, vainqueur de Varus.
Note 278: Wisaire. Le Weser.
En celle année meisme laissa-il la fille Desier de Lombardie, que la royne Berthe sa mère luy avoit pourchaciée. Une autre espousa après qui avoit nom Hildegarde. Née estoit de Souave et femme de grant beauté et de grant noblesse[279]. Le pape Adrien qui plus ne pouvoit souffrir né endurer la persécution né les griefs que le roy Desier et les Lombards faisoient à l'Églyse de Rome, envoia en France au roy Charlemaines un message qui avoit nom Pierre; moult luy prioit qu'il le deffendist du roy Desier et des Lombards qui tant faisoient de griefs à l'Églyse de Rome et aux Romains. Et pour ce que le message ne pouvoit passer par Lombardie pour les guerres et ennemis de l'Églyse qui le païs gardoient, vint par mer jusques au port de Marseille; de là vint par terre jusques en France. Le roy trouva en une ville qui a nom Theodone[280] où il avoit demouré une partie de l'yver; son message conta, puis retourna à Rome par celle meisme voie que il estoit venu.
Note 279: Eginh. Annal. A° 773. Les deux phrases précédentes parfaitement intercalées dans le texte des Chroniques, sont traduites de la Vita Caroli magni.—XVIII.
Note 280: Theodone. Thionville.
Quant le roy eut déligemment enquis et sceu comme les choses alloient entre les Romains et les Lombards, et il eut apperceu certainement que l'Eglyse de Rome estoit grevée sans raison, il prist la besongne sur luy et establit soy deffendeur de sa partie; les osts de France esmut et vint en Bourgoigne jusques à une cité qui a nom Gennes[281], et siet sur le fleuve du Rosne. Là ordonna comment il pourvoit mieulx conduire ses osts ès plains de Lombardie: en deux parties les devisa; l'une en bailla à un sien oncle qui avoit nom Bernart, et luy commanda qu'il s'en alast par les montaignes de Montgieu; l'autre partie retint avec soy, et les conduist par les mons de Moncenis; et quant le roy et ses osts eurent les montaignes surmontées et les périls trespassés, ils descendirent en la plaine de Lombardie. Le roy Desier luy vint au devant luy et son ost, tous ordonnés à bataille; mais ce fu pour néant, car ils s'enfuirent sans retour, et le roy les enchaça et les clost en une cité qui avoit nom Tycine (mais ore est appellée Pavie). Tout l'yver demoura le siége devant la cité, car elle estoit trop forte à prendre.
Note 281: Gennes. Genève.
Incidence[282]. Hunaus, le duc d'Acquitaine duquel l'histoire parle devant, s'enfouit aux Romains, des Romains aux Lombards, et devint apostat et mescréant, et renya la foy de sainte Églyse. Pou de temps après, fut lapidé et craventé de pierres.
Note 282: Cette incidence est consignée dans une ancienne vie du pape Étienne II, où le meme Hunaut est appelé Huhnac; et dans la chronique de Sigebert, A° 771. On peut remarquer le rapport frappant qui existe entre cet Hunaut et Fromont, duc d'Aquitaine, l'un des héros du roman des Loherains, celui qui renoia Jesus-Christ.
Lors assembla le roy son ost et le laissa devant la cité, et ala à Rome au mandement de l'apostole, qui fu le quatre-vingt et quatorziesme apostole. Si couroit lors le temps de l'Incarnacion par sept cent soixante-treize ans. Là célébra la solennité de Pasques. [283]Avant qu'il s'en partist fu un concile célébré de cent et cinquante-trois que évesques que abbés. A ce concile fu le roy Charlemaines présent. Là luy donna le pape Adrien, par l'assentement et confirmation de tout le concile, si grant dignité qu'il eust pouvoir d'eslire apostole et ordonner du siége de Rome; et si le fist prince et deffendeur de tous les Romains, et voulut que les arcevesques et évesques fussent par lui en possession de leurs siéges; et s'ils y entroient par autrui, sans son congié et sans son gré, qu'il ne peust de nului estre sacré, et que le roy peust saisir leurs biens à ceulx qui de ce seroient rebelles sé ils ne venoient à amendement. A la parfin, conferma ce privilége en telle manière qu'il escommenia de l'autorité saint Père tous ceulx qui contre ce décret yroient.[284] Après ce concile retourna le roy à son ost, et prit la cité qui moult estoit lasse et acquise[285] pour le long siége. Après se rendirent toutes celles de Lombardie en la seigneurie des François.
Note 283: La relation de ce concile, vrai ou supposé, n'est pas empruntée aux annales d'Eginhard, mais à la chronique de Sigebert et à d'autres annalistes plus anciens. On doit blâmer Dom Bouquet d'en avoir fait disparoître la trace dans son édition des Historiens de France. Il se contente de placer cette note en regard du passage de la Chronique de Saint-Denis: «Ce concile est faux et supposé. Il en est fait mention dans les éditions de la chronique de Sigebert avant celle d'Aubert Lemire, et dans la chronique de Pesquaire, au tome III de Duchesne.»
Note 284: Eginh. Annal. A° 774.
Note 285: Acquise. Variante: Acquisse. J'ignore le sens de cette expression, qui ne répond d'ailleurs à aucun mot latin.
Et quant le roy eut ainsi toute Lombardie prise et soubmise à sa volenté, et de ces choses ordonné si comme il luy plut, il retourna en France et en amena le roy Desier pris et lié. Adelgise, un sien fils, auquel les Lombards avoient grant fiance, s'enfouit en Constantinoble à l'empereur Constantin, quant il vit que son père estoit pris et que la terre fut gastée. Là demoura et gista le remenant de sa vie en une dignité que l'empereur luy eut donnée[286]. Pris fu le roy Desier, sa femme, sa fille et tous ses barons. Tout rendit aux Romains quanques les Lombards leur avoient tollu. Ainsi fut le royaume de Lombardie soubsmis au royaume de France; et cessèrent à régner les roys, deux cens et quatre ans après leur commencement.
Note 286: Sigeberti chronicon. A° 774.
Coment il desconfit les Saisnes qui estoient entrés en France; et coment il ostoia en Sassoigne pour eux destruire. Après coment Ragaus, un de ses baillis de Lombardie, se révéla contre lui, et de la justice qu'il en fist. Après coment il mut de rechief contre les Saisnes, et coment il les desconfist et les fit baptisier.
[287]En ce temps que le roy Charlemaines traveilloit ainsi en la besoigne de sainte Églyse, les Saisnes yssirent de leur terre à grant ost, et entrèrent ès marches de France, jusques à un chastel approchèrent qui avoit nom Jaburg[288]. Ceulx qui en tour estoient se mistrent dedens la forteresse quant ils les apperceurent; par la contrée s'espandirent et gastèrent tout le païs par embrasement et par occision: car ils ardoient quanqu'ils trouvoient dehors les forteresses. En un lieu approchièrent qui avoit nom Frisdilar[289]; là estoit une chapelle que saint Boniface le martyr avoit fondée, et avoit dit au dedier[290] ainsi comme par prophécie qu'elle ne seroit jà arse. Les Saisnes qui en tour estoient commencièrent à penser comment ils la pourroient ardoir. En celle heure meisme que ils s'efforçoient de bouter le feu dedans, deux jouvenciaus en robe blanche apparurent en l'air si que aucun des crestiens qui estoient au chastel et aucuns des paiens de hors virent qu'ils deffendoient la chapelle du feu que les paiens alumoient. Pour ce ne la peurent oncques embraser né par dehors né par dedens, né de riens adommager; ains eurent si grand paour qu'ils tournèrent tost en fuie, jà soit ce que nul les en chaçast que l'en peust voir né appercevoir. Mais l'un d'eulx demoura qui fu trouvé tout mort acoutés et à genoulx de lès la chapelle, le feu devant luy et la bouche entre les mains, ainsi comme s'il souffloit le feu pour embraser la hapelle.
Note 287: Annales Francorum, vulgò Loiseliani dicti. A° 774.
Note 288: Jaburg. Latin: Buriaburg. C'est l'ancienne Burabourg,
ville ruinée d'Allemagne, sur les confins de la Westphalie.
Note 289: Frisdilar. Latin: Fridislar. C'est aujourd'hui
Fritzlar, tout près des ruines de Burabourg.
Note 290: Au dedier. En la dédiant.
Quant le roy oït les nouvelles, il esmut son ost hastivement; en trois[291] parties les devisa, et entra en leur terre par trois lieux, tout avant qu'ils le sceussent; par feu et par occision destruit et gasta tout. Avant luy, ceulx qui à deffense se mistrent occist. A tant s'en retourna en France chargié de proyes et de despouilles de ses ennemis. La feste de Noël et de Pasques célébra en une ville qui a nom Carisi[292]. Tandis comme il menoit son ost, il se pourpensoit et conseilloit comment il pourroit entrer en Sassoigne plus légièrement pour destruire celle génération toute et tant maintenir la guerre qu'ils feussent confondus ou qu'ils receussent la foy crestienne. Pour ce assembla parlement général à une ville qui a nom Durie; le Rin passa, et entra en Sassoigne à grant force; et en sa venue prist un chastel à force qui a nom Sigebourt[293]. Si estoit moult fort et de richesce et de garnison. Un autre qui avoit nom Herebourt refist et ferma que les Saisnes avoient abatu, et mist dedens garnison de la gent de France. De là s'en ala droit au fleuve de Wisaire en un lieu qui est appellé Bruneber[294]; là trouva grant plenté de Saisnes qui illec estoient assemblés pour le pas garder et pour deffendre le port, et pour rendre bataille à l'issue du fleuve. Mais ce leur valut petit, car ils furent reusés[295] et chaciés au premier assemblement, et moult en y eut d'occis. Quant le roy et son ost eurent passé l'eaue, il prist une partie de son ost et s'en ala droit au fleuve qui a nom Oacre[296]. Là vint au devant Helsis un des princes de Sassoigne. Avec luy amena tous les Ostfalois et se rendit au roy luy et toute sa gent; serment de féaulté luy fist et donna tels ostages comme le roy luy demanda; de là se départit l'ost et vint à un lieu qui est appelle Buqui[297]. Là vindrent une autre manière de gens qui sont appellés Engariens; en celle compaignie estoient les plus grans de leur terre. Serement et ostages luy donnèrent à sa volonté ainsi comme avoient fait les Ostfalois.
Note 291: En trois parties. Les Annales Loiseliani portent: Quatuor scarus.
Note 292: Eginh. Annal. A° 775.
Note 293: Sigebourg. Aujourd'hui Siegbourg, dans le duché de Berg.
Note 294: Bruneber. Aujourd'hui Brunsberg, lieu de Westphalie, sur le Weser, à peu de distance de la petite ville de Hoxter.
Note 295: Reusés. Repoussés.
Note 296: Oacre. «Ad Obacrum fluvium.» Aujourd'hui l'Oakre, ou l'Ocker.—Ostfalois, ou Ostfaliens, les Saxons orientaux.
Note 297: Buqui. C'est sans doute la ville impériale de Buckau, dans la Suabe. M. Guizot a traduit un peu librement la phrase: «In pagum qui Buchi vocatur» par: «Au village nommé Buch.»—Engariens. Latin: Angrarii, ce sont les mêmes peuples que Tacite avoit appelés Angrivarii.
Entre ces choses avint que cette partie de l'ost qu'il eut laissiée de lès le fleuve de Wisaire, en un lieu qui a nom Hudbequi[298] fu déceu par l'aguet et par le malice de leurs ennemis, et pour ce meismement qu'ils ne se menoient pas si sagement comme ils deussent, en tel péril de leurs ennemis. Car quant ceulx qui menoient les chevaux ès pastures retournoient ès hesberges en droit l'eure de nonne, les Saisnes se mesloient avec eus ainsi comme s'ils feussent de leurs tentes, et quant ils estoient endormis si les occioient; par telle manière en firent, une heure, grant occision: mais toutes voies ceulx qui veilloient leur coururent sus quant ils les eurent apperceus, et ceulx eschapèrent par fuite. Quant cette chose fu au roy nunciée, il se hasta de venir au plus tost qu'il put. Ceux qui fuyoient enchaça et occist grant partie. Les ostages des Ostfalois reçeut; à tant s'en retourna en France.[299] En son retour luy vindrent messages qui luy nuncièrent que Ragaud le Lombart qu'il avoit fait patrice et deffendeur et duc de la cité d'Acquilée faisoit contre luy conspiracion, et avoit plusieurs des cités de Lombardie traites à son accord. Le roy qui bien vit qu'il convenoit mettre hastif conseil en ceste besongne pour Ragaud refrener et rendre le mérite de sa trahison, entra en Lombardie moult hastivement à grand plenté de bonnes gens. Ragaud, qui le troubloit et esmouvoit contre luy, prist et luy fist le chef couper. Les cités qui de luy estoient désavouées receut en telle manière comme elles estoient devant, et y mist contes et juges et de la gent de France. Mais il n'eut pas bien les mons trespassés quant nouveaux messages luy vindrent au devant, qui luy nuncièrent que les Saisnes avoient pris le chastel de Hereboure, et avoient occis et chacé la garnison de la gent de France qui dedans estoit; et que Sigeboure un autre chastel avoit esté assailli, mais il ne fu pas pris; car ceulx de la garnison yssirent hors et se férirent ès Saisnes soudainement par derrière, tandis comme ils assailloient; si n'estoient pourveus né ordonnés en bataille contre leur venue, pource qu'ils entendoient à l'assaut. Si racontoient encore plus ces messages et pour vérité[300]. Car la gloire et la vertu Nostre Seigneur estoit là apparue tout appertement. Car il sembloit aux Saisnes et à tous ceulx qui là estoient qu'ils véissent en l'air deus escus de feu flamboians et ardans sur l'églyse du chastel, qui se démenoient l'un contre l'autre en bataille. Pour ceste merveille et pour ceste bataille que François leur livrèrent furent aucuns si espoventés qu'ils tournèrent tous en fuite, et ceulx de la garnison les chacièrent jusqu'au fleuve de Lippie, et en occirent moult en cette chace.
Note 298: Hudbequi. On ignore la situation précise de ce point.
Note 299: Eginh. Annal. A° 776.
Note 300: La fin de cet alinéa est plutôt traduit des Annales Francorum dites Loiseliani, du nom du savant qui en fournit le premier manuscrit connu. (Voy. Dom Bouquet, tom. V, p. 39.) —Lippie, la Lippe.
Après ces nouvelles le roy assembla parlement de sa gent en la cité de Garmacie, et ordonna comment il pourroit plus hastivement entrer en Sassoigne. Ses osts assembla et vint là où il béoit à aler si soudainement qu'il deffit et dérompit tout le propos de ses ennemis, et l'appareillement par quoi ils luy cuidoient contrester; car quant il fu venu à la fontaine de Lippie il trouva grant multitude de celle généracion qui moult estoit humbles et dévots par semblant et dolens de ce qu'ils avoient vers luy mespris: merci lui crièrent et promistrent qu'ils recevroient le saint baptesme et la foy crestienne. Le roy qui fut miséricors et débonnaire, leur pardonna. Tous ceulx qui le baptesme requistrent fist baptisier; et quant il eut leurs fausses promesses oïes, et leurs seremens et tels ostages comme il demanda reçeus, puis retourna en France. La solennité de Noël et de Pasques célébra en une cité qui a nom Haristalle. Mais avant qu'il se partist de Sassoigne restaura le chastel de Hereboure que les Saisnes avoient abatu, et un autre en fonda sur le fleuve de Lippie, et laissa dedans grant garnison de la gent françoise.
Coment il vint de rechief en Sassoigne pour les Saisnes humelier. Après coment il ostoia en Espaigne, par l'enortement d'un prince sarrasin. Et coment il prist Pampelune et maintes autres cités. Et d'un poi de meschief qui lui advint au retour. Et coment les Saisnes furent occis par les François orientaux, et coment il alla de rechief en Sassoigne.
[301]Quant le printemps fu retourné et la saison fu renouvellée, le roy assembla parlement de ses barons et du peuple après la feste de la Résurrection, pour ostoier en Sassoigne. Car il n'avoit point de fiance au serement né ès promesses de la desloiale gent du païs. Quant il fu là venu, il trouva les plus grans et les plus anciens du païs humbles et obéissans par semblant. Mais ils avoient autre chose au cuer qu'ils ne monstroient par dehors. Tous vindrent à luy, fors Guiteclin de Sassoigne[302]. Cil estoit un des princes des Ostfalois. Au roy n'osoit venir pource qu'il se sentoit coupable et meffait en moult de cas. Ainsi s'enfouyt à Sigefroy le roy de Danemarche.
Note 301: Eginh. Annal. A° 777.
Note 302: Guiteclin de Sassoigne. Ce héros des Saxons est aussi devenu celui d'une chanson de geste, célèbre au treizième siècle, et dont je connois trois copies: l'une à la bibliothèque du Roi, l'autre à celle de l'Arsenal, la troisième appartenant à M. Léon de la Cabane. Cette dernière est la plus complète.
Tous ceulx qui là vindrent au roy luy requistrent merci et miséricorde, par telle condition que s'ils brisoient plus ses estatus et ses commandemens qu'ils perdissent leurs franchises et feussent tous jours de serve condition. Une partie en fit le roy baptisier qui requeroient baptesme plus pour acquérir la grâce du roy qu'ils ne faisoient pour le salut de leur âme; car ils le monstrèrent bien après. Là vint meisme au roy un Sarrasin espaignol, Ybna L'arrabi[303] estoit appellé; aucuns de sa gent avec luy amena. Au roy rendit soy-meisme et toutes les cités que le roy d'Espaigne lui avoit baillées à garder. A tant retourna le roy en France, et célébra la Nativité en une ville qui a nom Dousy[304], et celle de la Résurrection en une ville qui a nom Cassinolle, un fort chastel qui siet en Poitou. La royne Hildegarde si acoucha là d'un fils qui eut nom Loys[305]. [306]Lors esmut le roy ses osts par l'ammonestement Ybna, le devant dit Sarrasin, en espérance de prendre aucunes cités en Espaigne; si ne conceut pas ce propos pour néant. Car il en prist aucunes; en Gascongne entra, et quant il dut les mons trespasser, il assist et prist une ville de Navarre qui a nom Pampelune. Le fleuve de l'Iberis[307] trespassa et s'en ala droit en Sarragoce qui est la plus noble cité qui soit en ces parties; la ville prist, le païs gasta, et puis retourna en Pampelune. Les murs en fit craventer jusques en terre, pour ce que plus ne se peussent rebeller. Lors prist à retourner en France; en une forest entra qui siet sur les mons de Pirene[308]; au plus haut lieu des montaignes avoient les Gascons basti un embuschement. Quant l'ost fut auques trespassé, ils se férirent oultrement en l'arrière-garde. Tous furent estourmis, et tout l'ost rempli de très-grande noise et tumulte. Et jà soit ce que les François valent mieulx sans comparaison que les Gascons et en force et en hardiesce, toutes voies furent-ils desconfis là, et meismement pour ce qu'ils estoient despourvus, et pour les fors destrois du païs où ils se combatoient.
Note 303: Ybna l'arrabi. L'annaliste écrit: Ibina la rabi. Il falloit: Ebn-Alarabi (voyez M. Reinaut, Invasions des Sarrasins en France, p. 94).
Note 304: Dousy. Ancienne maison royale entre Sedan et Mouzon. —Cassinolle, ou plutôt Casseneuil (Cassinogilum), est dans le diocèse d'Agen, au cronfluent des rivières de Leda et du Lot. Aimoin ayant confondu dans son livre «Des miracles de saint Benoist», la situation de Casseuil avec celle de Casseneuil, plusieurs érudits ont soutenu qu'il falloit retrouver ici Casseuil. M. l'abbé Montléon, dans son premier livre des Carlovingiens, est du même sentiment, auquel toutefois nous ne nous rendons pas.
Note 305: J'ignore dans quel historien notre traducteur a trouvé la mention de cet accouchement d'Hildegarde.
Note 306: Eginh. Annal. A° 778.
Note 307: L'Iberis. L'Ebre.
Note 308: L'annaliste dit bien: Pyrenei saltum ingressus est. Mais il entendoit sans doute le mont ou le rocher des Pyrénées. —Auques, quelque peu.—Estourmis. Troublés.
En cet assault furent occis aucuns[309] des plus nobles hommes de son palais qu'il avoit fais chevetains et ducteurs des batailles; et les Gascons s'esparpillèrent et se boutèrent ès forteresces des montaignes. Pour ceste mésaventure fu le roy moult dolent. Car ceste meschéance luy abaissa en partie l'onneur et le los des nobles victoires qu'il avoit eu en Espaigne. Les Saisnes qui eurent oy nouvelles de ceste aventure et cuidèrent que le roy eust receu plus grand dommage qu'il n'avoit, s'esmeurent en armes contre luy; jusques au Rin approchèrent. Mais quant ils ne peurent oultre passer, ils mistrent à destruction tout le païs par feu et par occision. Villes et hameaux praërent[310]; les moustiers craventèrent; enfans, hommes et femmes occioient et vierges tout communément, sans différence de sexe né d'age. Si que l'on pouvoit veoir tout appartement que ils n'estoient pas tant seulement meus pour praer né pour rober, mais pour venger le sang et l'occision que les François avoient tant de fois faite de leur gent. Si dura ceste persécucion dès une cité qui a nom Nice jusques au fleuve de la Moselle. Et si comme aucunes croniques dient ci endroit[311], ils firent ce dommage au roy par le conseil Guiteclin duquel nous avons ci-dessus parlé. Ces nouvelles furent racontées au roy au retourner d'Espaigne, en la cité d'Aucerre.
Note 309: Aucuns. L'annaliste dit: Plerique aulicorum, ce qu'on traduiroit mieux avec nos vieilles chansons de geste, par: La pluspart des Palaisins, Palatins, ou Paladins.
Note 310: Praerent. Dépouillèrent (prædaverunt).
Note 311: Ci endroit. Entre autres les Annales Loiseliani.
Tout maintenant comanda que les François Austrasiens et les Alemans fussent contre eus envoiés; ses osts départit avant et s'en ala yverner en la cité de Haristalle. Les François Austrasiens et les Alemans qui contre les Saisnes furent envoyés chevauchèrent à grand esploit, et se hastoient pour savoir s'ils les pourroient trouver en leurs contrées. Mais ceulx s'estoient jà mis au retour avant qu'ils parvenissent là. Après eus chevauchièrent hastivement et les attaindrent au païs des Hassiens, si comme ils s'en aloient droit à une eau qui a nom Herman[312]. Sus leur coururent emmi les gués, si comme ils trespassoient; à eus se combatirent et en firent si grant abatéis et si grant occision que de si grant nombre comme ils estoient en eschappa petit que tous ne feussent occis ou noiés.
Note 312: Herman. Le latin porte Adernam fluvium. On s'accorde à reconnoître la Hesse, dans le Pagus Hasiorum.
[313]Quant le roy eut célébré la solennité de Noël et de Pasques en la cité de Haristalle, il s'en départit et s'en ala droit au chastel de Compiègne. Là demoura tant comme il luy pleut. Et ainsi comme il s'en partoit, luy vint à l'encontre Hildebrant, le duc de Spolitaine[314]; grans dons et grans présens luy fist; mais l'histoire ne dit pas quels, et le roy le receut moult honorablement et luy redonna de ses richesches. Quant ce fu fait, il se despartit du roy qui estoit à une ville qui a nom Murtigny[315], et s'en ala en sa contrée. Le roy assembla ses osts en une ville qui lors estoit nommée Durie[316], pour ostoier en Sassoigne. Mais avant, fist le parlement de ses barons selon la coustume. Le Rin trespassa en un lieu qui a nom Lippie. Encontre luy vindrent les Saisnes à bataille, en un lieu qui a nom Bucelot[317], en espérance qu'ils les peussent contrester. Mais leur espérance fu vaine, car ils furent desconfis et chaciés, et le roy passa tout oultre après eus en la contrée des Histefalois[318], et les contraint à ce qu'ils vindrent à merci.
Note 313: Eginh. Annal. A° 779.
Note 314: De Spolitaine. De Spolete.
Note 315: Murtigny. Variantes: Montegni.—Montigny. Mais le latin porte: In villa Wirciniaco. C'est peut-être Versenay, à deux lieues de Reims, près le monastère de Saint-Bâle.
Note 316: Durie. Duren.
Note 317: Bucelot. Latin: Bucholt. Ce lieu étoit non loin de la
Lippe, d'après le texte de l'annaliste.
Note 318: Histefalois, et mieux Westphalois. Saxons-Occidentaux.
De là s'en ala sur le fleuve de Wisaire, en un lieu qui a nom Midufulli. Là demora ne say quans jours, pour reposer luy et son ost. Avant qu'il s'en parti, vindrent à luy Histefalois et un autre peuple qui a nom Angariens; serement de loyauté luy firent et lui donnèrent ostages. De là se départit le roy. Le Rin trespassa et vint tout droit pour yverner en une cité qui a nom Warmaise[319].
Note 319: Warmaise. C'est encore Worms.
[320]Quant la nouvelle saison fu revenue et l'en put ostoier, le roy assembla ses osts et entra en Sassoigne. Par le chastel de Hereboure trespassa et vint tout droit à la fontaine de Lippie. Là fist tendre ses héberges et y demoura ne sai quans jours; puis retourna son chemin vers orient, à un chastel qui a nom Oacres[321]. Là vindrent à lui tous les Saisnes Orientels ainsi comme il l'avoit mandé. De ceulx furent une grant partie baptisés, plus par faulse simulacion que par autre chose, car ils avoient celle manière de coustume. De là se départit le roy à tout son ost, et s'en ala droit au fleuve d'Albe[322]. Ses heberges fist tendre en un lieu qui est entre celle eaue et une autre qui est nommée Hore. Si assemblèrent tout à un en la pointe du lieu où le roy estoit logié. Là demoura une pièce, pour ordonner des besoignes qui estoient entre les Saisnes qui deçà le fleuve demouroient et les Esclavons qui par-delà habitoient. Et quant il eut les choses ordonnées selon la nécessité du temps il retourna en France.
Note 320: Eginh. Annal. A° 780.
Note 321: Oacres. Voici le latin: «Ad fontem Lippiæ venit…. indè ad Orientem, itinere converso, ad Obacum fluvium accessit.» (Voy. plus haut, A° 775.)
Note 322: D'Albe. De l'Elbe.
Coment le roi ala à Rome visiter les apostres, et coment l'apostolle Adrien le reçut honorablement et corona ses deux fils le jour de Pasques: Pepin, l'ainsné, du royaume de Lombardie, et Loys, le mainsné, du royaume d'Aquitaine. Après, coment Thassile, le duc de Bavière, lui fist homage, et coment ses gens furent déconfis en Sassoigne.
Pour aler à Rome vint le roy si comme il avoit devant proposé, pour accomplir son pélerinage. La royne Hildegarde sa femme mena avec luy et ses deux fils. A la cité de Pavie vint. Là célébra la Nativité, puis y demoura le remenant de l'yver. [323]Et quant la nouvelle saison revint, il mut pour aler à Rome. Le pape Adrien le receut moult honnourablement; ensemble célébrèrent la Résurrection. Là couronna le pape ses deulx fils, Pépin l'ainsné au royaume de Lombardie, et Loys le mainsné au royaume d'Acquitaine. Tant demoura là comme il luy pleut, puis il retourna par la cité de Milan. Thomas, l'arcevesque de la ville, baptisa et leva des fons une sienne fille, son père fut espirituel, et il luy mist à nom Gille. De là retourna en France. Mais quant il départit de la cité de Rome le pape Adrien et luy ordonnèrent que ils feroient de la besongne d'en droit Thassille le duc de Bavière. Ensemble y envoièrent leurs messages pour luy ammonester qu'il tenist le serement qu'il avoit fait au roy Pepin son père et à ses deulx fils[324], qu'il seroit mais tousjours leur subgiet et leur obéissant. De par l'apostole y furent envoiés deux évesques, Formose et Damase; et, de par le roy, Radulphe[325] diacre, et Éburcars le maistre eschanson du palais.
Note 323: Eginh. Annal. A° 781.
Note 324: A ses deux fils. L'annaliste ajoute: Ad Francos, ce qui
n'est pas sans importance.
Note 325: Radulphe. Latin: «Richulfus diaconus, ac Eberhardus
magister pincernarum.»
Quant ils furent là venus et ils eurent conté leur message, le duc s'amolia à humilier son cuer tant qu'il leur respondit que tout maintenant mouveroit pour aler au roy, sé tels seurtés et tels ostages lui estoient livrés qu'il ne feust pas mestier qu'il se doubtast de rien; et les messages luy donnèrent tels seurtés dont il se tint apaié. Tout maintenant mut et vint en France. Le roy trouva en la cité qui lors estoit appellée Warmaise. Tel serement luy fist comme il avoit jà promis à luy au temps du roy Pepin son père. Le roy luy demanda seureté du serement, et le duc luy livra douze ostages qu'il avoit fait venir de Bavière par un sien arcevesque Sisbert. Au chastel de Compiègne[326] estoit adoncques le roy, quant il receut ses ostages. Congié prist le duc et s'en retourna en sa contrée. Mais il ne tint pas moult longuement qu'il fu retourné, les convenances et les loyautés qu'il avoit au roy jurées, si comme l'histoire dira cy-après.
Note 326: Compiegne. Il faudroit Carisi» (Querzy), comme dans le latin.
[327]Quant la nouvelle saison fu venue que l'en pouvoit ostoier pour la grant plenté des pastures, le roy assembla général parlement des barons et du peuple si comme il avoit tousjours acoustumé, avant qu'il ostoiast en Sassoigne[328]. Il mut et vint en la cité de Coulongne; le Rin trespassa et conduisit son ost droit à la fontaine de Lippie. Là fist tendre ses heberges et y demoura aucuns jours. Entre les autres choses qu'il fist en ce lieu, avant qu'il s'en partist, receut-il les messages Sigefroy. Si les avoit envoiés Cagane et Vigurre deux des princes des Huns pour la paix confermer.
Note 327: Eginh. Annal. A° 782.
Note 328: Avant qu'il ostoiast en Sassoigne. Le latin n'est pas rendu exactement: «In Saxoniam eundum, et ibi, ut in Franciâ quotannis solebat, generalem conventum habendum, censuit.»
Quant le roy eut demouré en ces parties, et il eut ordonné de ses besoignes si comme il luy sembla mieulx selon le temps, il trespassa le Rin pour retourner en France. Mais ce Guiteclin dont nous avons parlé dessus, qui pour paour du roy s'en fu fouy à Sigefroy, le roy de Dannemarche, retourna en son païs quant il sceut que le roy s'en fu parti. Puis fit tant par ses paroles qu'il mist les Saisnes en vaine espérance de victoire, si que ils brisièrent la paix et les aliances qu'ils avoient faites au roy, et commencièrent nouvelle guerre.
Entre ces choses eut le roy nouvelles que les Sorabiens et les Esclavons[329] qui habitent entre le fleuve d'Albe et une autre eaue qui a nom Salen, estoient entrés en armes en la terre des Thoringiens et des Saisnes qui marchissoient auprès d'eulx, et avoient jà fait moult de dommages et aucuns lieux destruis par feu et par occision. Lors commanda le roy à trois de ses menistres, c'est à savoir Algise son maistre chambellan, à Gile son contestable, et à Garonde conte du palais[330], qu'ils meussent contre les Esclavons et préissent les François Austrasiens et les Saisnes. Eus s'en tournèrent et prisrent les François Orientiels, et meurent en Sassoigne pour reconforter leur ost des gens de la terre. Mais quant ils furent là venus, si trouvèrent que les Saisnes s'estoient tournés contre le roy par le conseil Guiteclin, et estoient appareillés contre eux à bataille. La besoigne pourquoy ils estoient meus entrelaissièrent, et tournèrent tout droit là où ils avoiént oï dire que leurs ennemis estoient assemblés. En leur voie encontrèrent le conte Theodoric, qui estoit cousin du roy[331], tout prest en leur aide, à tant de gent comme il peut avoir assemblé, si soudainement comme il seut que les Saisnes s'estoient allés contre le roy. Il se prist garde qu'ils se desréoient[332] trop folement et se hastoient trop despourvuement de courre sur leurs ennemis. Pour ce leur dit et conseilla qu'ils les féissent avant espier, pour savoir où ils estoient, né comment ils se contenoient et quel nombre de gens ils avoient; et quant ils seroient certains de leur estat, si les pourroient envaïr, sé le lieu estoit tel qu'ils péussent à eus combatre tout de front. A ce conseil s'accordèrent tous: si chevauchièrent ensemble jusques à une montaigne qui a nom Sontal. En un des costés de ce mont, par devers Septentrion, estoient les heberges aux Saisnes. Le comte Theodoric fist tendre ses trefs de l'autre part, et les menistres du roy firent passer leur ost oultre le fleuve Wisaire et se logièrent en l'autre rive pour mieulx avironner la montaigne. Lors prindrent conseil ensemble comment ils envaïroient leurs ennemis. Et pour ce qu'ils se doubtoient que la gloire et la louenge de la victoire ne feust donnée au conte Theodoric, s'ils se combatoient ensemble, ils proposèrent à combattre sans luy. Lors s'armèrent communément et yssirent hors de leurs heberges sans conroy; si aloient non mie comme sé leurs ennemis se deussent combatre, mais ainsi comme s'ils déussent tantost fuir. Et si s'en couroient l'un deçà l'autre delà si tost comme les chevaux povoient courre. Et leurs ennemis les attendoient au dehors de leurs heberges à bataille ordonnée. Et pour ce qu'ils venoient ainsi confusément, se combatirent-ils mauvaisement. Car quant la bataille fu commenciée, les Saisnes les attaindrent tout en tour et les occirent presque tous: et ceulx qui eschappèrent ne s'en fouirent pas à leurs tentes, mais aux heberges Theodoric, qui estoit logié d'autre part de la montaigne. Si fu le dommage plus grant pour l'autorité des princes qui là furent occis que pour le grant nombre des personnes. Car deux des messages du roy, Adalgise et Gille, et quatre des contes et vingt autres des plus nobles furent occis, sans le nombre des autres gens qui suivis les avoient et qui mieulx amoient à mourir avec eus que à vivre après leur mort. Puis que le roy eut ces nouvelles oïes, il assembla ses osts sans plus attendre et entra en Sassoigne. Tous les plus grans hommes de la terre manda, et enquist par quel conseil ce dommage luy avoit esté fait, et par qui ils s'estoient contre luy tournés. Ils s'escrièrent tous qu'ils avoient ce fait par Guiteclin. Mais ils ne luy povoient livrer pour ce qu'il s'en fuyt aux Normans, tantost après le fait. Mais ils luy livrèrent jusques à quatre mil et cinq cens de ceulx qui par luy avoient esté principal en ceste felonnie. Et le roy les fit mener en une eaue qui a nom Alarain[333], en un lieu qui a nom Ferdi; là leur fist à tous les chiefs couper. Au tiers jour[334] après que le roy eut eu vengence de ses ennemis, il s'en ala à une ville qui a nom Théodone. Là célébra la sollennité de Noël et de Pasques.
Note 329: Les Sorabiens et les Esclavons. Il falloit traduire: Les Sorabiens-Esclavons.—Salen. C'est la Sâle, qui se perd dans l'Elbe sur les confins de la Basse-Saxe.
Note 330: Voici le texte: «Adalgiso camerario, Ceilone comite stabuli, et Worado comite palatii.»
Note 331: Cousin du roi. «Propinquus regis.»
Note 332: Qu'ils se desréoient. Qu'ils (les ministres du roi) s'avançoient en désordre.
Note 333: Alarain. «Super Alaram fluvium.» L'Aller a sa source dans le Magdebourg et se jette dans le Weser un peu au-dessous de Ferden, le Ferdi de notre annaliste.—Theodone. Thionville.
Note 334: Au tiers jour après. Notre traducteur suit ici une leçon corrompue. «Unâ die decollati sunt,» dit simplement l'annaliste. Pour comprendre combien il étoit facile au treizième siècle de tomber dans de semblables erreurs de traduction, il faut connoître toutes les difficultés des manuscrits. L'absence de ponctuation et d'initiales, la confusion des i répètés, des u, des v, des n, des m, etc., enfin la rareté des leçons et l'impossibilité des concordances. Et quand on a pesé toutes ces occasions d'erreurs, on ne s'étonne plus que de la rareté des bévues du chroniqueur de Saint-Denis.
[335]Tassille, le duc de Bavière (qui en l'an devant luy avoit feaulté donnée), vint à armes contre luy par la volonté sa femme qui fille estoit Desier de Pavie que le roy avoit deshérité et envoie en essil. Ainsi cuidoit se vengier par son mari du deshéritement et de la condempnation de son père.
Note 335: Ce paragraphe, traduit de la chronique de Sigebert, A° 780, semble à tort transporté dans cet endroit. Pour le justifier, notre traducteur a ajoute les mots: Qui en l'an devant luy avoit feaulté donnée.
Coment il vint de rechief en Sassoigne, et coment il mena les Saisnes par deus fois à soveraine desconfiture. De la mort la royne Hildegarde; des espousailles la royne Fastrade; de la mort sa mère, la royne Berthe. Coment il mut en Sassoigne par trois fois ou par quatre. Coment il se vengea des François Orientels, qui contre luy s'estoient révélés par mauvais conseil.
[336]Quant le printemps fu repairié et la saison renouvellée, le roy s'appareilla de rechef pour ostoier en Sassoigne, car il avoit nouvelles oïes que les Saisnes s'estoient révélés contre luy plus fièrement qu'ils n'avoient oncques fait devant. Avant qu'il se départist de la ville où il avoit iverné, fut morte sa femme Hildegarde en la seconde kalende de may. Le roy fist enterrer le corps si comme il avoit proposé. Il entendit que les Saisnes estoient assemblés en un lieu qui a nom Theomel[337], et qu'ils s'appareilloient à bataille contre luy à tout leur effort. Vers celle part tourna son chemin, si tost comme il peut. Bataille leur rendi, que pou en eschappa de si grant nombre comme ils estoient que tous ne feussent occis.
Note 336: Eginh. Annal. A° 783.
Note 337: Theomel. Latin: Thietmelle. C'est encore Dethmold.
Après cette victoire se départit du champ et s'en ala à un lieu qui a nom en leur langage Padrabone[338]. Là fist tendre ses heberges pour attendre une partie de son ost qui à luy devoit venir.
Note 338: Padrabone. Paderborn.
Tandis qu'il demouroit encore en ce lieu, nouvelles lui vindrent que les Saisnes qui de sa bataille estoient eschappés, à quanques ils povoient avoir de secours de toutes pars, estoient assemblés ès contrées de Witefale[339] sur une eaue qui a nom Hasan. Là se rapareillèrent pour combatre de rechief contre luy, s'il alloit en ces parties. Quant le roy eut oy ces nouvelles, il rassembla ses gens qui puis estoient à luy venus de France, avec ceux que il avoit devant, et vint sans demeure au lieu où ils estoient assemblés. A eus se combatit aussi benheureusement comme il avoit fait devant, si que la plus grant partie en fut occise et l'autre prise et mise en chétivoison[340]. Et François ravirent toutes leurs despoilles et firent proie de quanques ils avoient. Premièrement vint au fleuve de Wisaire et puis à un autre qui a nom Albe, en cerchant tout le païs et le dégastant par feu et par occision. Et quant il eut toutes ces contrées détruites il retourna vers France: Femme espousa qui avoit nom Fastrade; Françoise estoit de nacion. Et après pou de temps elle conceut et enfanta du roy deux filles.
Note 339: Witefale. «In finibus Westfalorum, super fluvium Hasam.»
Note 340: Chetivoison. Captivité.
En celle année meisme trespassa de ce siècle la royne Berthe mère du roy Charlemaines, qui femme eut esté son père Pepin le roy. En la tierce yde de juin mourut[341]. Dame estoit plaine de bonnes meurs et de doulce mémoire. En sépulture fu mise en l'églyse mon seigneur saint Denis en France, coste à coste du roy Pepin. Si couroit alors le temps de l'Incarnacion Nostre Seigneur, sept cents quatre-vingt-quatre.
Note 341: La fin de l'alinéa est du traducteur, comme presque tous
les détails relatifs à la sépulture des personnes royales.
Le roy départit son ost et vint pour yverner en une ville qui a nom
Haristalle. Là célébra la sollennité de Noël et de Pasques.
[342]Quant la nouvelle saison fu venue, le roy assembla ses osts pour ostoier en Sassoigne, et pour essaier s'il pourroit mettre à fin cette guerre qui tant avoit duré. Le Rin trespassa à la fontaine de Lippie[343]; de là vint au fleuve de Wisaire, en un lieu qui a nom Huccubi, en dégastant toutes les contrées de Westefalois. Ses heberges fist tendre, pour demourer sur le fleuve. Mais en dementiers qu'il y demouroit, il apperceut qu'il ne pourroit entrer en Sassoigne par devers Galerne[344], si comme il avoit proposé, pour les eaues qui estoient crues pour les grans pluies qui eurent esté. Pour ce tourna en Thoringe, à Charlot son fils laissa une partie de son ost et luy commanda qu'il ne se esloignast de la contrée de Westephale. Lors entra ès plaines de Sassoigne parmy Thoringe. Ces plaines sient entre le fleuve d'Albe et un autre qui a nom Salan. Et puis qu'il fu entré en la terre, il dégasta et destruisit tous les champs et les contrées des Saines, partie en occist et partie en mit en chétivoison; les villes destruist et ardit. A tant retourna en France.
Note 342: Eginh. Annal. A° 784.
Note 343: A la fontaine de Lippie. «In loco qui Lippeheim vocatur
Rhenum trajecit.»
Note 344: Par devers Galerne. Du côté du Septentrion. «In
Aquilonares Saxoniæ partes.»
Endementiers que Charlot son fils qu'il eut laissié en Westephale chevauchoit un jour en un païs qui avoit nom Draigni[345], si luy vint au-devant un ost des Saisnes tous prest à bataille, de lès le fleuve de Lippe; il se combatit à eus par beneurée fortune, car il les mist à telle confusion qu'il en occist la plus grant partie, et le remenant eschappa par fuite. A son père retourna en France à grant victoire et grans despouilles de ses ennemis. Et le roy reprist son ost et retourna en Sassoigne encontre le temps d'yver. La nativité célébra en ses heberges sur le fleuve d'Ambre, en un païs qui est appelé Huetagore, près d'un chastel qui est appellé Sequidirbourc[346]. D'illec s'en ala en un lieu qui a nom Rim, pour tout le païs mettre à destruction. Si est ce lieu là où le fleuve de Wisaire et cil de Waharne assemblent. Mais il retourna arrière au chastel d'Hereboure, car il ne povoit oultre ostoier pour le fort yver et pour la grant habundance d'eaue[347]. Et pour ce qu'il avoit propos d'yverner en ces parties où il eut mandé sa femme et ses enfans, bonne garde et seure de sa gent leur laissa, et puis chevaucha tout oultre à son ost, pour proier les villes et pour destruire les contrées de Sassoigne. Tout cel yver ostoia parmy la terre, une heure çà et l'autre là, sans repos prendre, et dégasta tout le païs par occision et par embrasement de feu; et non mie tant seulement par luy, mais par ses menistres que il envoia par devers lieux pour le païs gaster; ainsi troubla et destruist la terre de Sassoigne tant comme cel yver dura.
Note 345: Draigni. «In pago Draigni juxtà Lippiam fluvium.» Notre traducteur a oublié la mention de la Lippe, et M. Guizot celle de Draigni.
Note 346: «Celebratoque natalitio Domini die, super Ambram fluvium; in pago Huettagoe, juxtà castrum saxonum quod dicitur Schidirburg, ad locum nomine Rimi, in quâ Wisira et Vagarna confluunt, populabundus accessit.» L'Ambra, c'est l'Ambre, qui sort du Tyrol, arrose la Bavière et va se jeter dans l'Iser, près de Mosbourg.—Le confluent dont il est question est celui du Weser et de la Wehra. M. Guizot a fait ici un contre-sens dont notre chronique ne lui avoit pas donné l'exemple. «Il célébra,» dit-il, «dans son camp le jour de la naissance du Seigneur, et marcha en le dévastant, dans le canton d'Huellagoge, près du fleuve de l'Ems, non loin du fort saxon qui porte le nom de Dekidroburg, au confluent du Weser et de la Werne.» Il seroit précieux de retrouver un lieu situé près du fleuve de l'Ems, au confluent du Weser et de la Werne.
Note 347: Eginh. Annal. A° 785.
Et quant la nouvelle saison répaira et il eut fait de France venir gens et viandes et ce que mestier luy fu, il assembla un parlement de ses barons en un lieu qui a nom Padrabonne[348]. Et quant les choses qui à ce parlement appartenoient furent ordonnées, il s'en partit et s'en ala en un païs qui avoit nom Hardengoant[349]. Là luy fu dit que Albion et ce Guiteclin qui mains dommages luy avoient fais estoient en une terre de Sassoigne qui a nom Albine[350]. Premièrement les fist amonnester par les Saisnes meismes qu'ils guerpissent leur desloyauté et venissent à luy seurement. Mais eus qui en eus-meismes se sentoient coupables et meffais, n'osèrent à luy venir jusques à ce qu'il leur promist pardon et miséricorde, et jusques à tant qu'ils eurent par devers eus ostages et seurtés de leurs vies. Ces ostages leur livra et amena Amalimons[351], un des princes du palais que le roy y envoia, et ceulx vindrent en la présence du roy en une ville qui a nom Atigni. Là furent baptisiés et crestiennés; car le roy mut à retourner en France, quant il eut là envoié Amalimons. Grant pièce de temps se tint ainsi en pais cette perverse nacion, pour ce meisme qu'ils ne povoient trouver nulle raison de recommencier la guerre; et plus, pour ce qu'ils doubtoient le roy pour sa fierté et pour ce qu'il luy chéoit bien en tous ses fais.
Note 348: Padrabonne. «Padrabrunna.» Paderborn.
Note 349: Hardengoant. Les éditions écrivent: Bardengou, Bardengoo, Bardengawi, et Bardincum. Suivant toutes les apparences, c'est Bardewick, en Basse-Saxe, à sept lieues de Hambourg, réduit aujourd'hui à l'état de village.
Note 350: Albine. Il falloit traduire, comme le remarque Dom
Bouquet: Qui est au-delà de l'Albe, ou l'Elbe. «In transalbinâ
Saxonum regione.»
Note 351: Amalimons. «Amalwinus, unus Aulicorum.» La traduction
ancienne la plus naturelle de ce mot eut été Amauguin.
En celle année les François Orientels conceurent malevolenté contre le roy et firent conspiration contre luy. De ceste traïson fut principal un des contes du païs qui eut nom Hardré[352]. Mais puis que le roy sceut la vérité, la chose fu tost abaissée et estainte par son sens. Car il dampna ceulx qui estoient parçonniers[353] et consentans de ceste traïson; les uns dampna par essil et aux autres fist les yeulx crever.
Note 352: Hardré. Ce nom d'Hardré est devenu célèbre dans les vieilles poésies françoises parmi ceux des traîtres. La chanson de Garin le Loherain nous le présente comme le chef de la race des Fromont de Gascogne, ennemis mortels des Lorrains. D'autres poèmes le citent comme l'un des principaux membres de celle de Ganelon. La famille du viel Hardré étoit même une expression proverbiale qui s'appliquoit généralement à tous les traîtres. Mais remarquons la difficulté de reconnoître ce nom d'Hardré dans l'Hastradus d'Eginhard, l'Hastrad de M. Guizot, et l'Hastrade des autres historiens.
Note 353: Parçonniers. Participants. Le peuple a conservé le féminin parçonnière.
Coment il envoia ses osts sur les Bretons, et coment il ala à Rome, et coment il conquit Puille et Calabre. Et des messages Thassille le duc de Bavière, que il envoia à l'apostole Adrien pour confermer le païs de leur seigneur et du roi. Puis après coment il retourna en France.
[354]Quant l'yver fu trespassé et la nouvelle saison venue, le roy célébra la Résurrection en la ville d'Atigny, après appareilla ses osts pour ostoier en Bretaigne:[355] la Bretaigne petite est appellée à la différence de la grant Bretaigne qui maintenant est nommée Angleterre. Si veullent aucuns dire cy endroit que celle gent retiennent la langue bretonne des anciens Bretons. Car quant les Anglois qui d'une partie de Sassoigne qui a nom Angle vindrent eurent celle Bretaigne prise, ils tuèrent et chacièrent les Bretons de celle isle et d'eus vindrent les Anglois. Lors s'enfouit une partie de la gent du païs, la mer passèrent et vindrent habiter ès derraines parties de France, par devers Occident. Et celle gens appellés sont Bretons bretonnans[356]. Ce peuple fut jadis conquis et tributaire du roy Dagobert. Et pour ce qu'ils ne vouloient jamais obéir, le roy[357] y envoya Adulphe un des princes de son palais, à grant ost. En pou de temps après reffraint et abaissa leur présumpcion; leurs ostages et plusieurs de leurs nobles hommes amena au roy qui luy firent hommage et obéissance pour le commun du païs.
Note 354: Eginh. Annal. A° 786.
Note 355: Bretaigne la petite. «In Britanniam Cismarinam.» Les deux phrases suivantes, qui ont leur prix, sont du fait de notre traducteur.
Note 356: Bretons-bretonnans. Cette phrase est encore de notre traducteur. On en doit conclure que du moins au XIIIème siècle l'opinion commune étoit que la langue des Bas-Bretons étoit celle des anciens habitans de l'île de Bretagne plutôt que celle des Gaulois.
Note 357: Le roy. Charlemaines.
Quant le roy eut soubmises les estranges nacions qui à luy marchissoient et il eut mise pais par tout son royaume, il appareilla son erre[358] pour aler à Rome, en propos de visiter les apostres et de conquerre une partie d'Italie qui a nom Bonivent. Car il luy sembloit que ce feust chose bien séant que le membre feust joingt au chef et que celle partie du royaume d'Italie feust de sa seigneurie, quant il en tenoit le chef, dès celle heure qu'il eust conquis le roy Desier de Lombardie.
Note 358: Son erre. Ou son oirre. Il disposa son voyage.
A ceste besoingne commencier ne voult pas faire longue demeure. Son ost assembla et entra en plain yver ès plains de Lombardie. La Nativité nostre Seigneur célébra en la cité de Florence; au plus tost qu'il peut après ala à Rome, là le receut le pape Adrien à grant honneur; puis eut conseil de l'apostole et de tous ses barons d'entrer en la province de Bonivent. Mais Arragise, le duc de celle contrée, qui jà avoit senti son advenement et fu certain qu'il vouloit entrer en sa terre, luy cuida faire changier son propos. Car il envoia avant à luy Eaumont[359], l'ainsné de ses fils, qui de par luy luy présenta ses dons et ses présens et luy prioit qu'il se soufrist[360] d'entrer en sa terre. Mais le roy qui tousjours béoit à mener à fin son propos et parfaire ce qu'il avoit commencié retint Eaumont et toute sa gent[361]; en la contrée de Champaigne ostoia et assist la cité de Capue, tout appareillié de bataille rendre au duc, sé il ne faisoit sa volonté.
Note 359: Eaumont. Ainsi portent presque toutes les leçons manuscrites. Les textes latins portent: Rumoaldo. Mais on me permettra de rappeler encore ici que nos anciens poèmes françois nous présentent souvent Eaumont ou Aumont, comme l'un des Sarrasins les plus formidables de ceux qui avoient sous le règne de Charlemngne envahi l'Italie. L'Agramant d'Arioste étoit supposé fils de cet Eaumont, ou Almont.
Note 360: Se souffrist. S'abstint. C'est un ancien gallicisme fort usité dans nos auteurs du moyen-âge.
Note 361: Et toute sa gent. Il eut fallu traduire: Et il ostoia à toute sa gent, etc. «Cum omni exercitu suo Capuam, civitatem Campaniæ, accessit, etc.»
Le duc qui moult se doubtoit, guerpit la cité de Bonivent qui est chef de celle région et s'en ala à une autre cité qui siet sur la mer qui est nommée Salerne, il et toute sa gent. Puis eut tel conseil de ses barons qu'il envoia ses deux fils au roy à tout grans dons et présens de diverses richesces, et luy promist qu'il estoit tout prest à ses commandemens. Le roy s'assentit à ses prières et se tint de luy faire grief et de bataille commencier meismement, pour l'amour et pour la paour de Nostre Seigneur. Le mainsné de ses fils retint à ostages et des autres barons jusques à onze que le peuple luy livra. L'ainsné de ses fils retourna au père. Après renvoia ses propres messages au duc pour recevoir les hommages et les seremens de luy et du peuple.
Toutes choses ainsi faites, il receut les messages Constantin empereur de Constantinoble qui de par luy estoient venus pour requerre sa fille. Et quant il les eut oys et délivrés, il retourna à Rome, Là célébra la Résurrection Nostre Seigneur à grant joie et à grant sollempnité. [362]Tandis comme il demeuroit à Rome, Thassille le duc de Bavière envoia messages à l'apostole Adrien; ces messages furent un évesque qui avoit nom Harnun, et un abbé qui avoit nom Orri. Par eus le requéroit qu'il feust moienneur de la pais de luy et du roy Charlemaines. Le pape qui moult en fut lié receut volontiers sa prière. Au roy requist et amonnesta, de l'autorité de saint Père et de saint Pol, qu'il receust la paix et la concorde du duc Thassille. Et le roy respondit qu'il le feroit volentiers.
Note 362: Eginh. Annal. A° 787.
Lors fut demandé aux messages quelle séeurté ils donroient de la confirmacion de la paix, et ils respondirent que on ne leur avoit rien enchargé de ceste chose, et que de ceste besoigne ne pouvoient autre chose faire fors que de raporter à leur seigneur leur parolle et leur bonne response. Mais de ce fut moult le pape Adrien esmeu, et les appella faulx et decevables et les excommenia s'ils se retraioient de la France et de la feaulté qu'ils avoient au roy promise. En celle manière se départirent, sans plus rien faire, de la besoigne pour quoy ils estoient venus.
Après ce que le roy eut les apostres visités et il eut fait moult humblement ses veuz, et ses obligacions rendues, il mut à retourner en France. La royne Fastarde, ses fils et ses filles et toute leur compaignie[363] trouva en la cité de Garmacie, ainsi comme il les avoit laissiés; là assembla général parlement de ses barons et du peuple, avant qu'il en partist. Lors commença à raconter devant ses princes comment il avoit exploitié en celle voie, et au derrenier leur conta des messages au duc Thassille, pour quoy ils estoient venus à Rome.
Note 363: Et toute leur compaignie. «Omnemque comitatum quem apud eos dimiserat….»
Coment le roy entra en Bavière, à trois osts, par trois parties. Et coment le duc Thassile se humelia par paour.
Quant le roy fu du tout retourné en France, il eut conseil à ses barons de la besoigne au duc Thassile. Aucuns loèrent qu'il essaiast que il vouldoit faire de l'offre qu'il avoit faite. Mais toutes voies assembla-il ses osts pour ostoier en Bavière et les envoia en trois parties. A Pepin son fils livra l'ost des Lombars et luy commanda qu'il alast par la valée de Tridente. Les François Austrasiens et les Saisnes fist venir tout droit au fleuve de la Dynoe, en un lieu qui a nom Pfaringue[364]; avec soy retint la tierce partie de sa gent: si les conduist droit au fleuve qui a nom Lechun[365] qui depart Bavière et Alemaigne. Son ost fist logier près d'une cité qui a nom Auguste[366].
Note 364: Pfaringue. «Ad Danubium, in loco qui Pferinga vocatur.»
C'est aujourd'hui Pforingen.
Note 365: Lechun. Le Lech.
Note 366: Auguste. C'est Augsbourg.
En celle manière béoit à entrer en Bavière, sé le duc ne se feust humilié. Mais quant il sceut qu'il fut ainsi attaint, il vint au roy et luy pria par grant humilité qu'il luy pardonnast ce qu'il s'estoit vers luy meffait. Et le roy qui estoit miséricors et débonnaire par nature lui pardonna tout. Theodone un sien fils et douze autres personnes luy bailla en ostages et tels comme il demanda. Du peuple et des barons prist serement et retourna en France. En une ville qui a nom Ingilenham[367], près de la cité de Mayence, yverna et célébra Noël et Pasques.
Note 367: Ingilenham. C'est Ingelheim.
[368]En celle ville meisme assembla le roy grant parlement. Si y vint le duc Thassile, aussi comme les autres barons. En la présence du roy et devant tous les autres barons l'encusèrent les Baviers de traïson et de conspiracion contre leur seigneur, dont il devoit avoir le chief tranchié selon les lois. Si l'accusèrent en ce cas, et disoyent qu'il avoit ce fait, puis que le roy s'estoit départi de Bavière, et puis qu'il luy eut fait feaulté et hommage et asseuré par ostages. Car, si connue ils disoyent, il s'étoit alié aux Huns contre le roy et les avoit esmeus à ce qu'ils feissent bataille contre le roy et contre les François; si de voir avoit-il ce fait par le conseil Liberge sa femme qui avoit esté fille du roy Desier de Pavie. Car elle haoit trop durement François pour l'essil et la destruction son père; et sans faille ce estoit vérité ce dont ils l'accusoient, si comme la fin prouva en celle année meisme.
Note 368: Eginh. Annal. A° 788.
De mains autres cas l'accusèrent en fais et en dis qui ne peurent estre fais né dis par nul homme qui ne feust appertement ennemi du roy et des François. Damné fut à la parfin, de tous les barons du conseil, du chief perdant[369], pour ce qu'il fut devant tous convaincu des cas dont il estoit accusé. Mais la débonnaireté du roy le délivra, tout feust-il jugié à mort. Son abit luy mua et le tondit et le mist en une abbaie. Là vesquit avec les autres religieusement. Car il y entra débonnairement et dévotement luy et Theodone son fils. Les Baviers qui eurent esté parconniers et consentans de son mesfait furent dampnés par essil et envoiez en divers lieux.
Note 369: Du chef perdant. «Capitali sententiâ damnatus est.»
En pou de temps apparut bien la traïson; que les Huns à qui il avoit fait aliance parfirent ce qu'ils avoient promis. Et tant assemblèrent de gens qu'ils furent deux osts. L'un entra en la marche d'Acquilée et l'autre en Bavière. Mais ce fu à leur grant dommage, car ils furent desconfis et chaciés de ces deux lieux et s'enfuirent en leur païs à grant perte de leurs choses et à grant occision de leur gent.
Autre fois se meurent à venir en Bavière, à plus grant ost qu'ils n'avoient fait devant. Les Baviers les desconfirent en la première bataille et en occirent une grant multitude sans nombre. Et mains autres de ceulx qui ne furent mie occis et cuidèrent eschaper se ferirent ou fleuve de la Dinoe, si qu'ils furent dedans affollés et noiés.
Entre ces choses, Constantin empereur de Constantinoble, qui moult avoit grand mautalent envers le roy Charlemaines, pour ce qu'il luy avoit sa fille véée[370], manda à Theodore qui gardoit le royaume de Sezile et à plusieurs autres de ses menistres qu'ils entrassent en la province de Bonivent et qu'ils la méissent à gast et destruction. Eus s'appareillèrent pour faire son commandement. Mais Grimaut qui après la mort son père avoit receu la duché en celle année meisme, par la volonté du roy, et Hildebrant le duc de Spolitaine assemblèrent leurs effors. Avec eus fut Guinguise[371] un des messages du roy qui puis fu duc de Spolitaine, après celluy Hildebrant. La gent l'empereur encontrèrent en la terre de Calabre; à eus se combatirent et occistrent grant partie et eurent victoire sans grant dommage d'eus né de leur gent. A leurs heberges retournèrent à grant nombre de prisonniers, et si grant plenté de despouilles eurent qu'ils furent tous rassasiés.
Note 370: Veée. Refusée.
Note 371: Guinguise. «Legatum regis Winigisum, qui posteà in ducatu
Spoletano successit.»
En ce temps vint le roy en Bavière; quant il vint là, il cercha tout le païs et ordonna du tout à sa volonté. Puis retourna à Ais-la-Chapelle, là demoura une grant partie du temps; car la Nativité et la Résurrection fu avant passée qu'il s'en partist.
[372]En Esclavonnie a une nacion qui habite sur le rivage de la grant mer[373]. En leur propre langue sont appellés Weltabi; eu langue françoise Wilzi. Icelle gent haient François de tousjours, et volentiers guerroient les voisins qui à eus sont subgiés et joings par aliance. Le roy qui plus ne voult souffrir leur orgueil sans vengeance assembla ses osts pour refraindre leur présumpcion. A Coulogne passa le Rin et puis s'en ala parmi Sassoigne. Jusques au fleuve de Albe fist tendre ses heberges, par deux fois fist faire pons de fust entre eus et luy; l'un enclost et ferma aux deux chiefs de fors palis; dedens les enclos fist drecier tours et barbacannes bien deffensables et mist dedens bonne garnison. Le fleuve passa et conduisit son ost en la contrée de celle perverse nacion. Tout destruisit devant lui. Et tout fust celle gent fière et batailleuse, et se fiast au grant nombre de leur gent, si ne put pas longuement soutenir la force du roy. Oultre passa le roy et son ost jusques à une cité qui a nom Dragwite. Le roy de celle cité qui estoit le plus noble de lignage et d'ancienneté des roys d'Esclavonnie yssit hors de la ville à grant nombre de sa gent; devant le roy vint et se mist du tout à sa merci. Serement luy fist et luy donna tels ostages comme il voulut demander. Quant les autres princes du pais virent ce, ils vindrent au roy à l'exemple de celluy, et luy firent hommage et seurté telle comme il commanda.
Note 372: Eginh. Annal. A° 789.
Note 373: Grant mer. L'annaliste dit Oceani, mais c'est la mer
Baltique.
Quant le roy eut ce fier peuple soubmis et dompté, en la manière que vous avez oy, il retourna arrière, par celle meisme voie qu'il eut alé, au pont qu'il avoit fait faire sur le fleuve d'Albe. Et si comme il passoit parmi Sassoigne, il ordonnoit des besongnes selon la nécessité du temps.
En France célébra la sollennité de Noël et de Pasques en la cité de Garmacie. [374]Oncques n'ostoia le roy de celle année: en celle cité receut et oyt les messages des Huns et les siens renvoia à leurs princes.
Note 374: Eginh. Annal. A° 799.
La raison pourquoy les messages estoient ainsi envoiés d'une part et d'autre estoit pour les Saisnes et pour la division de leur royaume et de leur région. Ce contens et ceste discorde fu commencement et naissance de la guerre qui fu faite contre les Huns. Et pour ce qu'il ne semblast que le roy despendist le temps en oiseuse, il se mist à navie, au fleuve de Meuse[375]. En Germanie s'en ala en un lieu qui a nom Salz; là avoit fait un moult riche palais sur le fleuve de Sala. Là demoura tant comme il luy plut, puis retourna arrière par celle eaue meismes en la cité dont il estoit venu. Tandis comme il yvernoit en celle ville, le palais en quoy il séjournoit ardit d'aventure. Mais oncqucs pour ce ne s'en mut, jusques à ce que la Nativité et la Résurrection fussent passées.
Note 375: Meuse. Il falloit traduire le Mein. «Per Moenum fluvium, ad Saltz palatium suum in Germaniâ, juxtâ Salam fluvium constructum, navigavit.»
Coment le roy ostoia sur les Huns, à deus paires de osts, et coment il destruist toute celle région et s'en retourna à grant victoire. Après de l'érésie Élipan l'archevesque de Tholète, et de la conspiration que Pepin, son ainsné fils, fist contre lui. Du concile que le roy assembla pour condamner l'érésie Félicienne; et puis coment il ostoia de rechief contre les Saisnes.
[376]En la fin de l'yver et sur le commencement d'esté vint le roy de celle cité où il eut si longuement séjourné droit en Bavière, en propos d'ostoier sur les Huns le plustost qu'il pourroit et de prendre vengeance de leur fais et de leur présumpcion. Ses osts assembla par tout son royaume. Quant les viandes et les nécessités de l'ost furent chargés, il se mist à la voie; mais il départit son ost en deux parties, l'une en livra à Thierri et Mainfroy son chambellan, et leur commanda qu'ils conduisissent leur ost selon le rivage de la Dinoe qui s'estendoit par devers Galerne droit vers Occident[377]. L'autre partie retint avec luy et s'en ala selon la rive de ce meisme fleuve par devers Orient, pour entrer en Pannonie. Aux Baviers commanda qu'ils descendissent selon la Dinoe pour garder la navie qui menoit leurs viandes et les nécessités de l'ost.
Note 376: Eginh. Annal. A° 791.—En la fin de l'yver. Il faudroit: De l'esté, comme le latin.
Note 377: Galerne. Le Septentrion. «Per aquilonarem Danubii ripam.»
Au premier lieu où ils se logièrent ce fu sur un fleuve qui a nom Athinse[378]. Cil fleuve court entre les Huns et les Baviers, et est certaine bonne et devise de leurs royaumes. Là demoura l'ost trois jours et fist-on prières à Dieu et chanter létanies pour que celle bataille feust commenciée et fenie en prospérité: tantost s'esmurent les osts et fu la bataille dénonciée aux Huns de par les François. Les garnisons que les Huns avoient en leurs forteresses furent partie occises et chaciées, et les chasteaux abatus et craventés; dont l'un estoit fermé sur le fleuve de Cambone[379], et un autre près d'une cité qui a nom Comagène sur le tertre de Combert[380]; clos estoit ce chastel de haults murs et de fors: toutes ces forteresces degastèrent François par feu et par occision. Ainsi mena le roy celle partie de l'ost qu'il conduisoit jusques à un fleuve qui a nom Arabonne[381]; oultre passa et s'en ala tousjours selon le rivage jusques-là où ce fleuve chiet en la Dynoe. Là fist tendre ses heberges pour demourer aucuns jours. D'ilec proposa à retourner par une contrée qui a nom Abbarie[382]. L'autre partie de son ost qu'il avoit livrée au conte Thierri et à Mainfroy son chambellan, commanda à retourner par celle meisme voie qu'ils estoient alés. Par celle manière destruisit par feu et par occision la plus grant partie de Pannonie sans autre encontre de leurs ennemis, et se retraist en Bavière sain et haitié[383], luy et tous ses osts.
Note 378: Athinse. Les éditions de l'annaliste portent: «Super Anesum.» C'est la rivière d'Ens, qui se jette dans le Danube, et qu'il ne faut pas confondre, comme le fait M. Guizot, avec le fleuve de l'Ems.
Note 379: Cambone. «Super Cambum fluvium.» C'est aujourd'hui le Kamp, rivière d'Autriche.
Note 380: Combert. Voici le texte latin: «Altera, juxta Comagenis civitatem, in monte Cuneberg vallo firmissimo erat extructa.» Suivant l'Itineraire d'Antonin, Comagènes étoit une ville de Pannonie entre Vienne et le mont Cetius. En effet, dans sa carte d'Autriche, Lazius met une montagne qu'il appelle Comagenus mons, et dont le nom vulgaire est Kaunberg. (Voyez le Dictionnaire de Lamartinière.) Tout cela n'a pas empêché M. Guizot de nous apprendre dans une note sur Comagène, que cette ville étoit probablement Comborn.
Note 381: Arabonne. «Ad Arrabonis fluenta.» C'est le Raab.
Note 382: Abbarie. Ou plutôt Bavière, selon le texte latin.
Note 383: Haitié. Dispos.
Les Frisons et les Saisnes qui par son commandement estoient en l'autre partie de son ost que Thierri et Mainfroy conduisoient, retournèrent en leur païs. Cest ost fut mené sans dommage, fors que si grant pestilence et si grant mortalité fu des chevaux, en celle partie de l'ost que le roy conduisoit, que de tant de milliers comme ils estoient n'en demoura pas la dizième partie. A tant départit son ost et s'en ala yverner en une cité qui a nom Renebourc[384]; là célébra la sollennité de Noël et de Pasques.
Note 384: Renebourc. «Reginum civitatem quæ nunc Reganesburg vocatur.» C'est Ratisbonne.
[385]Orgelle est une cité qui est assise au plus hault lieu des mons de Pirene. L'évesque de celle cité avoit nom Félix, si estoit Espaignol de nacion. A luy se conseilla Elipan l'archevesque de Tholette par lettres, et luy demanda que il sentoit de l'umanité nostre Seigneur, savoir mon sé on le devoit croire selon ce qu'il estoit propre homme, ou selon ce qu'il estoit fils adoptif de nostre Seigneur Dieu le père[386]. Moult folement et moult felonnessement luy demanda de ceste chose, et si ne le prononça pas tant seulement fils adoptif, contre l'ancienne doctrine et contre la foy de sainte Églyse, ains compila livres qu'il envoia à cil évesque par quoy il s'efforçoit à deffendre celle hérésie et sa mauvaise opinion. Pour ceste chose fut mandé au palais[387]; là fut son erreur récitée au concile des évesques qui pour ceste chose y estoient assemblés. Convaincu fu de son erreur et de son hérésie. A Rome l'envoia le roy à l'apostole Adrien qui condamna luy et sa fausse doctrine, et puis le renvoia en sa cité.
Note 385: Eginhardi Annal. A° 792.—Orgelle, variantes: Orgale, Lorgale et Corgale. C'est Urgel.
Note 386: Cette phrase est mal entendue; il falloit: «Savoir mon en tant que homme, sé il estoit fils propre ou fils adoptif de Dieu.» Secundum id homo est, proprius an adoptivus Dei filius credendus esset.
Note 387: Au palais. L'annaliste ajoute: «Regis qui tunc apud Reginum Bajoariæ civitatem residebat.» Ainsi l'empereur fait venir un évêque d'Aquitaine en son palais de Ratisbonne, pour lui faire rendre compte de ses opinions en matière de foi!
L'ainsné des fils le roy qui Pepin avoit nom fist en ce temps coujuracion contre son père entre luy et une partie des François. La raison de ceste conjuracion si fu, comme ils disoient, pour ce qu'ils ne povoient plus souffrir la cruauté de la roy ne Fastarde. De ceste traïson fu le roy acointié par un Lombard qui avoit nom Fardulphes; et pour ce qu'il en eut le voy accointié premièrement, et qu'il garda sa loyauté envers le roy, il le fist rendre en l'abbaïe Saint-Denis; et tous les autres qui eurent esté parçonniers de la traïson furent dampnés selon la loy des chiefs perdans et d'autres paines[388]; car les uns curent les chiefs couppés, et les autres furent occis de glaives, et les autres furent pendus. Tout cel yver se tint le roy en Bavière pour la bataille qu'il avoit receue contre les Huns. Et fist tandis faire un pont de nefs sur la Dynoe pour passer et rapasser sans encombrer toutes les fois que mestier en seroit. En ce païs meisme fist la sollennité de Noël et de Pasques.
Note 388: Et d'autres peines. Le latin est mal rendu, ou plutôt c'est une faute du copiste; il eut fallu: Selon la loi des chiefs perdans à diverses peines, etc. «Ut rei læsæ majestatis partim ladio cæsi, partim patibulis suspensi, etc.»
[389]Moult désiroit le roy mener à fin la guerre qu'il avoit receue contre les Huns. En ce point qu'il ordonnoit ses besongnes pour entrer en Pannonie, nouvelles luy vindrent que les osts du conte Thierri qu'il avoit menés par Frise eurent esté entrepris en un détroit qui avoit nom Riuste. Là avoient souffert estour par les Saisnes, et au derrenier avoient-ils esté desconfis[390].
Note 389: Eginh. Annal. A° 703.
Note 390: Voici la phrase latine: «Nuntiatum est copias quas Thedericus comes per Frisiam ducebat, in pago Rhiustri juxtà Wisiram à Saxonibus esse interruptas atque deletas.»—Estour. Lutte.
Quant le roy oï ces nouvelles il en fist moins de semblant qu'il put et feignit le dommage, pour la noblesse de son courage; et pour plus hastivement prendre vengeance de ses ennemis qui ce luy avoient fait, il laissa le propos que il avoit d'aller en Pannonie sur les Huns. Aucuns de sa gent le firent entendant que ils avoient esprouvé que ce seroit son preu et son avancement qu'il feist faire un fossé entre deux fleuves; si avoit nom l'un Radance et l'autre Halomore[391]; et fussent ces fossés si larges et si profons qu'ils peussent bien porter navire de la Dynoe au Rin. Car l'un des fleuves chéoit en la Dynoe. Le roy vint à ce lieu à tout son ost; celle euvre commença, et fist mettre moult grant plenté d'ouvriers, tout le mois de septembre, à faire ces fossés entre les deux fleuves; si orent deux mille pas de long et trois cens de large. Rien ne valut ceste besongne à la fin; car l'euvre ne se put tenir fermement, pour la terre qui estoit mole de sa nature et meismement pour la continuance des plouages qui eurent esté en ce point. Et ce que les ouvriers jettoient à mont en deux jours ou en trois, reçuloit tout à val en une heure de nuyt.
Note 391: Halomore. «Cùm ei persuasum esset à quibusdam si inter Radantiam et Almonum fluvios fossa navium capax duceretur, posse commodè è Danubio in Rhenum navigari; quod alter Danubio, aller Moeno miscetur.» M. Guizot traduit: «Il étoit alors convaincu que s'il pouvoit creuser un canal capable de porter bateaux, entre les fleuves du Rednitz et de l'Almone, dont l'un joint le Mein et l'autre le Danube.» Puis en note, il ajoute: «L'Almone nom que lui donne Eginhard; on ne sait pas bien de quelle rivière il veut parler.» On sait très-bien que l'Almonus est la rivière d'Altmuhl, qui a sa source en Franconie, et se jette dans le Danube entre Ingolstad et Ratisbonne.
Tandis comme le roy demoura pour celle besongne, lui vindrent deux paires de mauvaises nouvelles. L'une fut que les Saisnes s'estoient du tout retournés contre luy, et l'autre que les Sarrasins estoient entrés en sa terre par devers Espaigne et s'estoient combattis aux François qui les marches gardoient; si en avoient maint occis et s'en estoient retournés à grant victoire. Le roy qui moult fut troublé de celle victoire et de ces nouvelles retourna en France. La Nativité et la Résurrection célébra sur un fleuve qui a nom Moene, près d'une ville qui a nom Saint-Chilien[392].
Note 392: «Natalem Domini apud Sanctum-Kilianum in Wirtziburgo, juxta Moenum fluxiùm; Paschalis verò festi solemnitatem super eumdem fluvium in villa Francofurti, quâ et hiemaverat.» Saint-Killan étoit une abbaye de Wurtzbourg, sur le Mein.
[393]Au commencement d'esté fist le roy un parlement de ses barons et du peuple. Apres fist un concile de tous les prélas de son royaume pour dampner l'hérésie Félicienne. A ce concile furent présens deux évesques, légas de Rome, Estienne et Théophille: si avoient pouvoir de l'apostolle Adrien qui les y avoit envoies. En ce concile fut condampnée celle hérésie, et un libelle escript de la condampnacion et confermé par les séels de tous les évesques du concile.
Note 393: Eginh. Ann. A° 794.
Là fut morte la royne Fastarde et mise en sépulture en l'églyse
Saint-Albane la cite de Maience.
Ces choses ainsi faittes, le roy assembla ses osts et les départit en deux, pour plus aisiément entrer en Sassoigne. La partie qu'il retint avec luy conduisit en la souveraine Austrasie[394] par devers Orient; l'autre partie livra à Charlot son fils[395], si luy commanda qu'il passast le Rin et entrast en Sassoigne par devers Occident. Là estoient les Saisnes assemblés et s'estoient logiés en un champ qui a nom Quisnotfeldic[396]; là attendoient le roy en bataille à grant espérance de victoire que eulx meismes s'entrepromettoient. Maisquant ils sceurent certainement que le roy venoit à si grant ost de deux parties, ils furent hors de leur vaine espérance et furent vaincus sans bataille. Au roy vindrent à mercy et se soubmistrent du tout à sa volonté; ostage luy livrèrent. En ce point demourèrent les choses; en leur contrée retournèrent et le roy passa le Rin et retourna en France. A Ais-la-Chapelle yverna et célébra Noël et Pasques.
Note 394: En la souveraine Austrasie. «Ab Australi parte.»
Note 395: Charlot son fils. Notre traducteur rend toujours le nom du fils de Charlemagne, Karolus, par celui de Charlot, qui se trouvoit consacré dans toutes les anciennes chansons de geste. Elles s'accordent à nous représenter Charlot comme un jeune présomptueux, plusieurs fois tiré d'embarras par les pairs de France, et enfin tué à la suite d'une partie d'échecs par Ogier le Danois, ou par Renaud de Montauban.
Note 396: Quisnotfeldic. «In campo qui Sinotfeldus vocatur.» Variante: «Sintfeld.» Dom Bouquet, dans sa table géographique, dit que ce lieu s'appelle aujourd'hui Sende. J'ignore sa position.
[397]Jà soit ce que les Saisnes eussent fait parlement entre eulx de tenir les convenances en l'esté trespassé, et eussent donné ostages tels comme le roy demanda, toutes voies pensoit-il bien qu'ils ne tendroient jà loiauté né convenances, car il les avoit tant de fois essaies qu'il ne s'i povoit fier. Pour ce assembla parlement de ses barons selon la coustume, oultre le Rin, en une ville qui a nom Cufeste[398], ci siet de costé la cité de Maience, sur une revière qui a nom Moene. Ses osts assembla et entra en Sassoigne, presque toute la cercha et dégasta par le feu et par occision. En un païs entra qui a nom Bardago, de lès une montaigne qui a nom Bardenvelt[399] fist tendre ses heberges. Tandis comme il attendoit la venue des Esclavons qu'il avoit mandés nouvellement, luy vindrent nouvelles que Wilesinus[400] le roy des Abrodiciens s'estoit embatu en un embuschement que les Saisnes luy avoient basti sur l'eaue de Wisaire et que ils l'avoient là occis, en trespassant le fleuve.
Note 397: Eginh. Annal. A° 795.
Note 398: Cufeste. «In villâ Cuffenstein, quæ super Moenum contra Mogunciacum urbem sita est.» C'est aujourd'hui un village du nom de Kuffstein.
Note 399: Bardenvelt. «Cùmque in pagum Bardengau pervenisset, et juxtà locum qui Bardenweg vocatur, positis castris.»
Note 400: Wilesinus. «Wiltzan, regem Abotritorum.» C'est le même nom de roi déjà mentionné par l'annaliste, sous l'année 789, mais que notre traducteur n'avoit pas alors reproduit.
Ces fais et ces nouvelles esmeurent le roy contre les Saisnes plus encore qu'il n'estoit devant; tout destruist et dégasta comme tempeste ce que il trouva devant luy, et puis s'en retourna en France. Mais avant qu'il se partist de Sassoigne, quant il séoit en ses heberges sur le fleuve d'Albe, vindrent à luy messages des Huns qui habitent en Pannonie; là, Thudon, l'un des plus nobles de celle gent, promist au roy que volentiers devendroit crestien.
Le roy retourna à Ais-la-Chapelle; là célébra la Nativité et la Résurrection, si comme il l'avoit fait l'année devant. [401]En ce temps, mourut l'apostolle Adrien en la cité de Rome. Apres luy tint le siége un autre qui avoit nom Lyon; tantost après qu'il fut sacré envoia au roy les clefs de l'églyse de Rome et l'enseigne de la cité et mains autres présens. Et si luy manda qu'il luy envoiast aucun de ses princes qui de par luy receut les seremens et les obéissances du peuple de la cité. Pour ceste besongne envoia le roy Angibert, l'abbé de Saint-Richier. Et par luy meisme envoia mains riches joyaulx de son trésor à l'églyse mon seigneur saint Père de Rome.
Note 401: Eginh. Annal. A° 796.
Après ces choses, il acueillit ses osts et entra en Sassoigne; à Pepin son fils commanda qu'il assemblast son ost de Lombardie et de Bavière, et alast en Pannonie contre les Huns. Quant il fu en Sassoigne entré, il dégasta toute la terre; après retourna pour yverner à Ais-la-Chapelle. Entre ces choses, Pepin, son fils, qui en Pannonie fu entré, se combatit aux Huns, les chaça tous et desconfist outre une eaue qui a nom Tizan[402], tous leurs païs et leurs champs dégasta. Leurs trésors et leurs richesces ravit et puis retourna à son père à Ais-la-Chapelle et luy présenta les richesces qu'il avoit conquises sur les Huns en Pannonie. Et le roy en envoia une partie à l'églyse de Rome, et l'autre départi par grant libéralité à ses princes et à ses chevaliers[403]. Cil Thudon dont l'histoire a dessus parlé, qui estoit un des princes des Huns, vint au roy si comme il avoit promis. Baptizié fut luy et tous ceulx qui furent avec luy; serement fist de loiauté, et le roy l'onnoura moult et luy donna aucuns joiaus de ses trésors. Cil retourna à tant; mais il ne se tint pas longuement en sa loyauté né en la foy qu'il avoit receue; et Dieu luy en rendit assez tost après le guerredon; mais l'istoire s'en taist à tant. Le roy demoura cel yver à Ais-la-Chapelle jusques après la Résurrection.
Note 402: Tizan. «Trans Tizam fluvium.» C'est la Teisse, rivière de
Hongrie qui se jette dans le Danube.
Note 403: Notre traducteur réunit ici toute l'histoire de cette guerre de Pepin contre les Huns, dont Eginhard semble faire deux expéditions; l'une ayant pour chef Henry, duc de Frioul, et l'autre Pepin, roi d'Italie; mais on est tenté de croire qu'Eginhard s'est effectivement trompé, ou plutôt que son texte a été corrompu dans cet endroit.
[404]Barcinone est une cité qui siet en la marche d'Espaigne. Une heure estoit de Sarrasins, autre heure estoit de Crestiens. En ce point la tenoit un Sarrasin qui avoit nom Zaton. Cil vint à Ais-la-Chapelle, à où le roy estoit, si luy rendit la cité de sa propre volonté et mist soy et les siens en sa subjection.
Note 404: Eginh. Annal. A ° 797.
En ce point, le roy envoia Loys son fils à tout une partie de sa gent pour asségier la cité d'Oisce[405]; et luy vint par Sassoigne pour destruire le païs et pour estaindre la desloiauté de celle nacion perverse. Si ne s'en partit jusques à tant qu'il eut cerchié toutes les contrées du païs. Car il ostoia tout outre jusques ès derraines parties par delà, qui durent jusques à la grant mer et sont encloses entre deus fleuves, Albe et Wisaire. Quant il eut tout mis à destrucion, il retourna à Ais-la-Chapelle. Tandis comme il séjournoit ilec, vint à luy en message Obdelle fils Abimenge le roy de Moretaigne[406] et un autre message de Nicete patrice de Cecile, qui Théotiste avoit nom et luy apportait lettres de l'empereur de Constantinoble. Ces messages oyt et congéa et retourna à tant chascun en sa contrée.
Note 405: Oisce. «Ad obsidionem Oscæ in Hispaniam misit.» C'est
Huesca.
Note 406: Moretaigne. «Abdellam, Sarracenum, filium Ibinmauge regis
de Mauritania.» Il eut fallu Abenhumeiæ.
Lors eut conseil le roy qu'il iroit yverner en Sassoigne pour mener à fin celle guerre qui tant avoit duré. A ses deux fils Pepin et Loys manda qu'ils vinssent à luy. Et ceulx firent son commandement, tantost comme ils furent venus d'ostoier; car Pepin avoit esté en Italie, et Loys en Espaigne. Le Rin passa et entra en Sassoigne. Ses heberges fist tendre sur le fleuve de Wisaire. Le lieu où son ost fut logié fist appeller Haristalle qui encore est ainsi appellé des gens du païs; son ost départit et l'envoia pour yverner par toute la terre. Les messages des Huns congéa qui estoient à luy venus à grans présens. Les messages Aldephons le roy de Galice receut aussi moult honnourablement qui grans présens luy apportoient. Ses deux fils envoia Pepin en Italie et Loys en Acquitaine, et commanda à Obdelle le devant dit Sarrasin qui estoit à luy venu en message, que il allast avec son fils Loys et qu'il le menast par mi Espaigne; et celluy fist ce que le roy luy commanda et le mena partout où il voult. Et le roy demoura en Sassoigne tout l'yver et y fist la sollennité de Noël et de Pasques.
[407]En celle saison que le printemps approchoit, les Saisnes qui habitent outre le fleuve d'Albe s'esmeurent et prindrent les messages et les gens que le roy avoit là envoiés, pour le païs garder et justicier. L'une partie en occistrent et l'autre partie gardèrent pour rançon[408]. Si prindrent aussi Godescaus un message du roy, en son retour, que il avoit envoié à Sigefroi, le roi de Dannemarche; et l'occistrent. Moult fut le roy esmeu de ces nouvelles; ses osts assembla sur l'eaue de Wisaire. Ses heberges fist tendre en lieu qui a nom Machidan[409]. En Sassoigne entra sur celle diverse gent pour venger sa honte et la mort de sa gent. Toute celle contrée qui est entre Albe et Wisaire mist à destruction par feu et par occision. Mais les Saisnes qui habitent oultre le fleuve d'Albe qui ses gens et ses messages avoient occis montèrent en orgueil, pour ce qu'ils n'avoient porté encore la peine de si grant fais. Si prindrent leurs armes, et entrèrent en la contrée des Abrodiciens qui estoient de la compagnie et de l'aliance aux François, et tousjours s'estoient loyaument portés vers eulx dès l'eure qu'ils eurent receu leur amour. Mais Tascon[410] le duc de cette gent leur vint au-devant à tout son ost, quant il sceut leur esmouvement, en un lieu qui a nom Suenthana. A eulx se combatit et fist moult grant occision de leur gent, à quatre mille furent estimés cil qui chaïrent ès premières envaïes.
Note 407: Eginh. Annal. A°. 798.
Note 408: Pour rançon. Le sens est ici mal rendu. «Paucis eorum quasi ad nuntiandum reservatis.»
Note 409: Machidan. Le texte latin édité porte: «In loco cui Munda nomen.» C'est aujourd'hui Munden, dans le duché de Brunswick-Lunébourg, et non pas Minden, comme le dit M. Guizot.
Note 410: Tascon. «Trasco.»
Eburne[411], un messagier du roy, fu en celle bataille en la partie des Abrodiciens et se combatit en la dextre partie de l'estour. Desconfis furent les Saisnes et chaciés honteusement; si perdirent moult de leur gent et tournèrent à moult grant dommage et à grant confusion de leurs contrée. Et quant le roy qui estoit d'autre part eut leur voie destruite et eut son cuer esclarié[412] de ses messages et de sa gent qu'ils avoient occis, il s'en retourna en France. A Ais-la-Chapelle oït et receut les messages Hélaine l'empéreris de Constantinoble; si estoient nommés Michaus, Glagliane et Théophille[413].
Note 411: Eburne. Notre traduction n'est pas complète: «Nam in primis congressione quatuor millia eorum cecidisse narravit legatus regis Eberwinus nomine, qui in eodem prælio fuit, et in Abotritorum acie dextrum cornu tenuit.»
Note 412: Esclarié. Variantes: Esclari.—Esclerié.—Esclarci.
Ce mot est synonyme de rendu serein, rasséréné.
Note 413: Les noms sont ici corrompus. Il s'agit ici de l'impératrice Irène, de Michael, surnommé Ganglianos, et de Théophile, prêtre du palais de Blaquernes à Constantinople.
L'empire gouvernoit celle Hélaine; car son fils Constantin avoit esté pris et aveuglé par ses gens, pour son orgueil et pour ses mauvaises meurs. Ces messages estoient venus pour Sisime requerre, le frère Therasie patriarche de Constantinoble, qui avoit esté pris en bataille; volentiers fist le roy leur requeste, si s'en retournèrent à tant.
Après eulx reviendrent autres messages de par Aldephons, le roy d'Espaigne; Froie et Basilique estoient nommés; dons et présens apportèrent de par leur seigneur, c'est à savoir sept Mores et sept muls à riches lorains d'or; si les avoit conquis à prendre une cité qui a nom Olisipone[414], sur une gent qui sont appelles Manubiens; et tout fussent-ils là envoies pour dons, si sembloit-il qu'ils fussent envoies pour signe de victoire. Les messages et les présens receut moult honnourablement, de beaux dons les honnoura, si les congéa quant ils s'en vouldrent aler.
Note 414: Olisipone. Lisbonne. Tout ce récit est horriblement
défiguré. «Venêre de Hispaniâ legati Adelphonsi regis, Basiliscus et
Troia, munera deferentes quæ ille de manubiis quas victor apud
Olisiponnam civitatem à se expugnatam coeperat, regi mittere curavit;
Mauros videlicet septem, cum totidem mulis atque loricis.»
En ce temps entrèrent les Mores à navie en unes isles de mer qui sont appelés Baltaires[415]. Moult de dommages firent avant qu'ils s'en partissent. Toute celle saison jusques à Pasques demoura le roy à Ais-la-Chapelle.
Note 415: Baltaires. Baléares.
[416]En ce temps avint un moult lait cas à Rome. L'apostole Lyon aloit un jour à l'églyse Saint-Jehan de Latran et d'ilec à l'églyse Saint-Laurent de la Gravelle[417] pour sermonner au peuple et pour faire le service nostre Seigneur. Souldainement s'embatit sur un aguait que les Romains luy avoient basti de lès cette église meisme. Du cheval l'abatirent, les yeulx luy crevèrent et luy coupèrent la langue, si comme il sembla à aucuns[418], tout nu le despouillèrent et le laissièrent ainsi comme demi-mort. Porté fut au moustier Saint-Erasme le martir, par le commandement de ceulx meisme qui ce luy avoient fait. De ce moustier le tira Auboin, un sien message qui estoit son chambellan, si le receut Winigèse, le duc des Vaus de Spolitaine[419] qui à Rome estoit venu hastivement, quant il sceut de ce fait nouvelles: à son hostel qui en la cité estoit l'en fist porter. Moult fut le roy courroucié, quant il sceut nouvelles de la honte que l'en eut faitte au souverain de l'Églyse et au vicaire saint Père. Si commanda que il luy fut admené à grant honneur. (Si dient aucunes croniques que notre Seigneur luy rendit sa langue et ses yeulx par miracle)[420].
Note 416: Eginh. Annal. A° 799.
Note 417: De la Gravelle. Variantes. De la Graile.—De la Graell. Il falloit, du grille. «Quæ ad craticulum vocatur.» Sans doute à cause du martyre de saint Laurent, déjà dans ce temps-là peint ou sculpté sur les portes.
Note 418: Si comme il sembla à aucuns. «Ut aliquibus visum est.» Ces derniers mots semblent ici mieux traduits que par M. Guizot: «Ce qui a été vu par plusieurs personnes.»
Note 419: Des Vaus de Spolitaine. «A Winigiso duce Spolitano.»
Note 420: Ce n'est pas Eginhard qui dit cela; mais la chronique de Sigebert rapporte quelque chose d'approchant: «Romani linguam et oculosque evellunt. Cui voce et visu reddito divinitùs, iterùm ei oculos et linguam eruunt radicitùs.»
Le roy estoit jà meu pour ostoier en Sassoigne: pour ce ne laissa-il pas son erre qu'il avoit commenciée. Général parlement tint de ses barons et du peuple en un lieu qui a nom Lippe[421] sur le Rin. En ses heberges se tint et attendit l'apostole Lyon qu'il avoit mandé. Entre ces choses envoia Charlot son fils et une partie de son ost en un lieu qui a nom Albim[422] pour traittier aucunes besongnes des Wilses et des Abrodiciens, et pour recevoir aucuns des Saisnes de Nordelinde[423]; tandis comme il attendoit son retour, vint l'apostolle Lyon. A grant honneur le receut et le retint avec luy, ne scay quans jours. La besongne pour quoy il estoit venu à luy conta. Après le fist le roy conduire à Rome, par la gent meisme et restablir en son siège. Tandis comme le roy demouroit en ce meisme lieu, receut-il et congéa Daniel, le message Michiel patrice de Secile. D'autre part lui vindrent males nouvelles de Herice et de Giroux deux de ses chevaliers; car Giroux qui prevost estoit de Bavière eut esté occis en une bataille contre les Huns; Herices l'aultre qui maintes batailles avoit fournies et maintes victoires eues avoit esté entrepris et occis par les citoiens d'une cité de Liburnie qui est appellée Tarte[424].
Note 421: Lippe. Lippenheim.
Note 422: Albim. Sur l'Elbe.
Note 423: De Nordelinde. Il y a réellement dans le texte édité de l'annaliste: Saxones de Nordlindis. Mais ce doit être une faute, pour Nordmannis.
Note 424: Tarte. «Tarsatica.» Aujourd'hui Fiume, dans la
Carniole.
Puis que le roy fut entré en Sassoigne, il cercha le païs et dompta les rebelles: des besongnes ordonna à sa volenté selon le temps et la nécessité. Après retourna en France: à Ais-la-Chapelle ala pour yverner. Là célébra la Nativité et la Résurrection. Là vint à luy le comte Guy prevost et garde des marches de Bretaigne, qui en cel an meisme avoit cerchié toutes les contrées des Bretons, entre luy et aulcuns autres comtes qui avec luy furent en celle hesongne. Et luy porta les armes et les noms par escript des ducs et des contes de celle contrée et des princes qui à luy s'estoient rendus; si sambloit bien que toute la terre fut acquise; et si estoit-elle, sé la desloiauté des gens ne fust tournée.
A luy furent, là meisme, apportées les enseignes des Mors qui avoient esté ès isles de Baltaire où ils estoient entrés pour tout mettre à destruction. Un Sarrasin qui avoit nom Azan luy envoia en ce point les clefs de la cité d'Oisce[425] et mains autres présens, et luy promist que il luy livreroit, quant il verroit son point et son lieu. Le patriarche de Jhérusalem luy envoia par un moine sa benéicon et autres reliques du saint lieu de la Résurrection. Congié luy donna quant il s'en voult retourner, et envoia avec luy Zacharie l'un des prestres du palais et luy chargea dons et offrandes pour porter au saint sépulcre. Tant demoura le roy à Ais-la-Chapelle que il y célébra la Nativité nostre Seigneur.
Note 425: Oisce. Huesca.
[426]Au renouvel du temps, le roy se départit de Ais ainsi comme en my mars; tout le rivage de la mer de Flandres chevaucha, droit vers la terre de Neustrie[427] qui ore est appellée Normandie. En la mer mist garnison de nefs et de galies contre les assaus des Normans qui souvent y faisoient dommage. La Résurrection célébra en Pontieu[428]. De là se départit, et s'en alla selon le rivage de la mer droit à Rouen; Saine passa et s'en alla droit à Tours faire ses offrandes et ses oroisons en l'églyse Saint-Martin. Aucuns jours y demoura pour une maladie qui prist la royne; là meisme mourut-elle et fu mise en sépulture en ladite églyse, en la seconde none de juin.
Note 426: Eginh. Annal. A° 800.
Note 427: Cette phrase est mal entendue par notre traducteur; la mer de Flandres répondoit à l'Océan britannique, et il s'agit ici de l'Océan gallique qui baigne les côtes de Bretagne et d'Aquitaine. Voici la phrase latine: «Littus Oceani gallici perlustravit, et in ipso mari ubi tunc piraticam Nordmanni classem exercebant, præsidia disposuit.»
Note 428: Ponthieu. «Apud Sanctum-Richarium.»
De là se mist le roy au retour; par la cité d'Orléans retourna à Paris et puis s'en alla à Ais-la-Chapelle. En la cité de Maience assembla parlement. Après ces choses assembla ses osts et vint en Lombardie; en la cité de Ravenne vint, là demoura sept jours tant seulement. A son fils Pepin livra son ost et luy commanda qu'il s'en alast en la duché de Bonivent. Avec luy vint de Ravenne et vindrent jusques en la cité d'Ancone. Là se départit le roy de luy et s'en ala à Rome. Le pape Lyon luy ala à l'encontre jusques à une ville qui a nom Nomentum[429]; à grant joie et grant honneur le receut le roy. Et quant ils eurent ensemble mengié, l'apostole se départit et s'en ala à Rome. Lendemain entra le roy dans la cité, et l'apostolle fu au-devant sur les degrés de l'églyse Saint-Père, à grant compaignie des cardinaulx et du clergié; et le receut si comme il descendoit de son cheval; en rendant louenge à notre Seigneur. Ainsi le menèrent jusques dedens l'églyse. Ce avint en l'uitième kalende de décembre. Sept jours après qu'il fut là venu, il fist assembler l'apostolle, les cardinaulx et les autres prélas, et leur conta en audience la raison pourquoy il estoit là venu. Et aux autres jours après commença la besongne qui estoit cause de sa voie; mais trop luy fu grief à commencer celle besongne, car c'estoit pour enquérir des crimes qui estoient mis sus l'apostolle; et quant nul ne fut qui avant se traïst pour ces crismes prouver, l'apostolle prist en sa main le texte des Évangiles, devant tout le peuple le nom de la Ste-Trinité appella et se purgea des crimes dont il estoit accusé. Et ce meisme jour vint à Rome le prestre Zacharie que le roy eut envoié à Jhérusalem; avec luy amena deux moines, messages du patriarche qui de par luy luy apportèrent les clefs du saint sépulcre et du mont Calvère et une enseigne de soie. Le roy receut les messages et les présens moult débonnairement. Et quant ils eurent demouré à sa court tant comme il leur pleut, il les congéa et leur donna de ses ichesses.
Note 429: Nomentum. Aujourd'hui Lamentana.
Cy fine le premier livre des gestes le fort roi Charlemaines.
* * * * *
Coment il fut coroné à l'empire en la cité de Rome; et coment il dampna par exil ceulx qui avoient laidi l'apostole Lyon. Et puis des crolléis de terre qui furent par le monde; et des messages et des présens Aaron le roy de Perse. Et puis des messages Hélaine l'empereris de Constantinoble.
[430]Le jour de la Nativité, entra l'empereur en l'églyse Saint-Père de Rome, droit en ce point que l'en devoit célébrer la grant messe. L'apostole Lyon luy assist la couronne impériale sur son chief, ainsi comme il fut encliné en oroisons devant l'autel. Lors le peuple commença à crier en telle manière: «Au grant Charlemaines Auguste, couronné de Dieu, paisible empereur des Romains, soit vie et victoire.» Après ces loenges du peuple, le pape le aourna et vestit de garnemens impériaulx; selon la coustume des anciens princes[431]. Le nom de Patrice mist jus, et fu appelle dès illeques en avant empereur et Auguste.
Note 430: Eginh. Annal. A° 801.
Note 431: Notre traducteur commet ici une inexactitude qui pourroit bien n'être pas involontaire. Il falloit: le pape l'adora, et non pas l'aourna et vestit. «Post quas laudes, à Pontifice more antiquorum principum adoratus est.»
Pou de jours après commencèrent, que il commanda que ceulx qui l'apostole Lyon avoient déposé fussent devant luy amenés. Question fu disputée sur le fait et furent jugiés et dampnés selon les loys de Romme des chiefs perdre. [432]Mais l'apostole pria tant l'empereur pour eulx, que la vie et les membres leur furent respités. Toutes voies furent-ils dampnés par essil pour la grant félonie de leur fait. De ce cas parçonniers furent Pasquale le donneur[433], Campule le saquellier et mains autres nobles de la cité qui tous furent parçonniers de la sentence ainsi comme ils furent du fait.
Note 432: Dom Bouquet termine ici le texte d'Eginhard, et renvoie pour la suite aux Annales Loiseliennes. Mais, suivant toutes les apparences, les Annales Loiseliennes, monument anonyme et formé de plusieurs pièces, avoient emprunté, pour le commencement du IXème siècle, le récit historique qu'Eginhard en avoit rédigé. Dom Bouquet auroit donc dû renvoyer des Annales Loiseliennes à Eginhard, et non pas de celui-ci à celles-là.
Note 433: Le donneur. Les premiers copistes portoient sans doute: Li donneres de non. «Pasqualis nomenclator.»—Le saquellier, ou peut-être le sacristain. «Sacellarius.»
Tout cel yver demoura l'empereur en la cité pour ordonner des besongnes et pour reformer les choses communes; et non mie tant seulement les besongnes qui appartiennent à l'apostole, mais à toute la terre d'Italie; car il ne fist oncques gueres autre chose toute la saison. Après, Pepin son fils envoia avec grant partie de son ost en la duchée de Bonivent.
Et après la Résurrection, en la septiesme kalende de may se départit l'empereur de Rome et s'en ala en la cité des Vaus de Spolite[434]. Tandis comme il demouroit là, fut merveilleusement grant crolléis de terre, en ce mois meisme, et en la seconde heure de la nuit. Et fu ceste tempeste par toute Italie si grant que les cités et les montaignes fondirent en aucuns lieux. De ce crolléis trembla le moustier Saint-Pol en la cité de Romme si très forment que grant partie des trefs et de la couverture chaït jus. En ce meisme temps crollèrent aucuns lieux en Alemaigne outre le Rin et en aucuns lieux en France. Et fut grant pestilence en celle année, pour le temps qui estoit mol et destrempé.
Note 434: Vaus de Spolite. C'est comme plus haut, Spolète.
Des Vaus de Spolite s'en partit l'empereur et s'en ala en Ravenne[435]. Là luy dist-on que les messages Aaron le roy de Perse estoient arrivés au port de Pise. Encontre eulx envoia jusques entre Verziau et Yvorie[436]. Deus estoient ces messages et à divers seigneurs. Cil qui estoit venu de par Aaron de Perse estoit droit Persan né d'Orient: l'autre estoit Sarrasin né d'Aufrique; si estoit envoie de par l'amiraus Abraham. Quant ils furent amenés devant l'empereur, le message au roy de Perse luy dist que Ysaac le Juif que il avoit envoie à Aaron le roy de Perse, quatre ans avoit jà passés, avec deux autres messages, Lamfroy et Sigimont, estoit retourné et avoit apporté grans dons et grans présens; mais Lamfroy et Sigimont estoient jà mors en la voie.
Note 435: En Ravenne. Il falloit ajouter: et de là en Pavye. «Et
aliquot dies ibi moratus, Papiam perrexit.»
Note 436: Entre Versiau et Yvorie. «Inter Versellas et Eboreiam.»
C'est Verceil et Yvrée.
Lors envoia l'empereur Archambaut son notaire en Ligurie pour appareiller le navire en quoy les olifans et les autres présens feussent admenés. (Moult apporta le messagier du roy d'Aufrique beaux présens. Entre les autres choses présenta à l'empereur le corps saint Ciprien le martyr, évesque de Cartage, et de saint Sperat le premier martir de Scillitanie et le chief saint Penthalyon[437]). La saint Jehan Baptiste célébra en la cité d'Avorie. Après trespassa les mons et retourna en France.
Note 437: Cette phrase est faite d'après le récit d'Ado, archevêque e Vienne. «Tunc Delata sunt ossa B. Cypriani à Carthagine, cum reliqulis beatorum Scillitanorum martyrum Sperati sociorumque ejus, etc.»
En celle année fut prise Barcinone, une cité d'Espaigne qui par deux ans avoit esté assiégée, et fut pris Zaton, le chevetain de la cité et plusieurs autres Sarrasins. Si refut prise une autre cité de Lombardie qui a nom Theate[438]. Destruite fu et arse et mains autres chasteaulx qui à celle cité se tenoient desquiels l'un fu pris par force et l'autre fu rendu. Si fu pris Roselin le prévost de celle cité. Ce Roselin et l'autre Zaton furent amenés devant l'empereur et condampnés par essil au mois d'octobre.
Note 438: Theate. «Theate civitas.» C'est aujourd'hui Chiezi.
En celle meisme année arriva au port de Venise[439] le Juif Ysaac que l'empereur avoit envoie au roy de Perse. A l'Empereur présenta un olifant et mains autres présens. Etpour ce qu'il ne put passer les mons pour l'iver et pour les noifs, le fist l'empereur séjourner toute la saison en la cité de Verziaux. Delà s'en ala à Ais-la-Chapelle et y célébra la Nativité nostre Seigneur.
Note 439: Au port de Venise. Il falloit au Port-Vendre, ou Porto-Venere, comme dans le latin.—Noifs. Neiges.
[440]En celluy temps envoia Hélaine[441], l'empereris de Constantinoble, à l'empereur un message qui avoit nom Lion pour confermer paix et amour entre les François et les Grieux. Et quant il se partit de cour, l'empereur envoia avec luy en message Jesse, l'évesque d'Amiens, pour telle chose meisme comme cil estoit envoie, avec le conte Héligant. La sollennité de Pasques célébra le roy à Ais-la-Chapelle. Au mois de juigniet après vint à l'empereur le Juif Ysaac et amena l'olifant qu'il avoit gardé tout l'yver en Lombardie avec luy.
Note 440: Eginh. annal. A° 802.
Note 441: Hélaine. Il falloit Irène ou Herène, comme dans les textes latins.
En ce point furent prises deux des cités de Lombardie, Orthonne et Leucère; Leucère fu prise par grant assault; car elle estoit assiégée à moult grant planté de gent. Entour la forest d'Ardaine demoura le roy tout cel esté et se déduisit en chaces de bestes sauvages. Ses gens envoia contre les Saisnes, toute la terre qui est environ le fleuve d'Albe gastèrent et mistrent à destruction. En ce temps prist Grimoart le duc de Bonivent Guinigise le duc de Spolite, en la cité de Nochieres[442]; mais il le tint toute voies honnourablement en prison. [443]En cel yver fut grant crolléis et moult grans mouvemens de terre entour le pais de Ais-la-Chapelle et pestilence et grant mortalité.
Note 442: Nochières. C'est toujours Lucera, en Pouille.
Note 443: Eginh. Annal. A° 803.
Après ces choses, Guinigise que Grimoart eut pris fu rendu.
En ce point retournèrent les messages de l'empereur qu'il avoit envoiés en Constantinoble; si vindrent avec eulx les messages Nicephore l'empereur qui lors gouvernoit l'empire, car les Grieux avoient déposé Hélaine l'emperéris, quant les messages l'empereur Charlemaines furent là venus. Ces messages estoient ainsi nommés: Michiau Pierre et Calixte. En ce point qu'ils vindrent, l'empereur en Alemaigne estoit sur le fleuve de Salas, en un lieu qui a nom Salz. La forme de la pais pourquoy ils estoient venus promistrent par ung escript.
Quant ils eurent demouré à court tant comme il leur plut, ils retournèrent en Constantinoble et portèrent à leur seigneur l'epistre Charlemaines l'empereur. Après ces choses s'en ala l'empereur Charlemaines en Bavière; là ordonna ses besongnes de Pannonie, et puis retourna à Ais-la-Chapelle au mois de décembre; là demeura toute la saison et y célébra la Nativité de nostre Seigneur Jhésu-Crist.
Coment les Brabançons et les Flamens sont estrais de la mauvaise gent de Sassoigne; puis de Godefroi le roi de Danemarck, coment il prist parlement à l'empereur, et coment l'apostole Lyon vient à lui. De Cagan, prince des Huns, et coment l'empereur envoia Charlot, son fils, à ost sur les Esclavons, et coment l'empereur assigna terre à ses trois fils; puis coment il envoia Charlot son fils ostoier sur les Sorabiens, et Pépin sur les Mores.
[444]Quant la nouvelle saison fu revenue et il fu temps convenable pour ostoier, l'empereur rassembla ses osts pour ostoier en Sassoigne. En la terre entra à grant force. Les Saisnes qui habitoient de là le fleuve d'Albe fist passer par deçà en France et femmes et enfans. Leur païs donna à une manière de gens qui sont appellés Abrodiciens. (De celle gent sont ores estrais les Brebançons et les Flamens, et ont encore celle meisme langue[445]).
Note 444: Eginh. Annal. A° 804.
Note 445: Cette parenthèse est du traducteur.
En ce point vint Godefroy le roy de Dannemarch à grant noise et à grant ost et à grant navie en un lieu qui est nommé Liestrop. Car il avoit devant promis à l'empereur qu'il vendroit à luy à parlement; mais il mentit de convenant, car il n'i vint pas par le conseil de sa gent. L'empereur l'attendit sur le fleuve d'Albe, en un lieu qui a nom Hodunstet, Et quant il vit qu'il ne venoit pas, l'empereur luy manda par messages qu'il luy rendist les fuitifs.
Quant ce vint en mi-septembre, l'empereur repaira vers la cité de Coulongne. Ses osts départit, puis s'en ala chacier et déduire en la forest d'Ardenne. Et puis repaira à Ais-la-Chapelle.
Entre ces choses luy vindrent nouvelles que l'apostole luy mandoit qu'il vouloit célébrer la Nativité avec luy, en quelque lieu qu'il feust. De ces nouvelles fu l'empereur moult lié. Lors envoia Charlot son fils contre luy jusques à Saint Morise de Gaune[446], et luy commanda qu'il le receust honnourablement. Il meisme ala encontre jusques en la cité de Rains. En la cité de Carisi le mena. La Nativité célébrèrent là. D'ilec se partirent et s'en alèrent à Ais-la-Chapelle. Un pou de saison demoura avec luy à court. Moult l'honnoura l'empereur de dons et de joyaulx. Et quant s'en voult retourner, l'empereur le fist conduire par Bavière jusques en Ravenne, pour ce qu'il luy plaisoit à retourner par le païs.
Note 446: De Gaune, ou d'Agaune, vulgairement Chablais.
La raison pour quoy l'apostole vint à l'empereur si fu pour ce que l'en disoit communément, et en estoient jà venues nouvelles à nostre sire l'empereur, que le saint sanc Jhésu-Crist avoit esté trouvé en la cité de Manthoue. Et pour ce luy eut l'empereur mandé qu'il enquist la vérité de ceste chose. Et l'apostole qui eut trouvée ochoison d'issir de son païs s'en vint par Lombardie ainsi comme pour enquerre la vérité des nouvelles. Mais l'istoire se taist à tant de la fin de ceste besongne.
[447]Pou de temps après trespassa que Cappanes[448] le prince des Huns vint à l'empereur pour son besoing et pour la nécessité de son peuple. Et luy requist qu'il luy donnast terre et région à luy et à sa gent entre Carninthe et Sabbarie; car ils ne povoient pas demourer en leurs terres pour les assaus et pour la guerre des Esclavons. L'empereur le receut moult honnourablement, pour ce meisme que illuy sembloit bon crestien. Sa requeste luy ottroia, dons luy donna, puis s'en retourna. Mais il ne vesquit pas moult longuement qu'il fu repairé à sa gent. Et le Cagan qui après luy fu sire des Huns requist à l'empereur par un sien prince qu'il luy souffrist avoir autelle amour, honneur et autelle seigneurie sur les Huns comme Capanus son devancier souloit avoir. Et l'empereur luy octroia volentiers ce qu'il requist et voult qu'il eust la cure et la seigneurie de son royaume, selon les anciennes coustumes du païs. En celle année meisme assembla son ost et à Charlot son fils le livra pour conduire sur les Esclavons. Toute la terre dégasta, et occist leur prince qui avoit nom Zechone; puis retourna à son père en la forest de Vosaigue, en un lieu qui est appellé Camp. Car l'empereur s'estoit parti de Ais-la-Chapelle au moys d'aoust. Si estoit jà entré en celle forest par la cité de Mes et de Théodon. Et quant l'ost que Charles son fils avoit mené en Esclavonie fu départi, il répaira pour yverner à Théodon. A luy vindrent là ses deux fils Pepin et Loys, et célébrèrent avec luy la sollennité de la Nativité.[449] Après la feste vindrent à luy deux ducs de Venise, Gilerique et Benoist, un autre duc de Jadre qui avoit nom Pons, et Donub évesque de celle meisme cité; messages estoient[450] d'une gent qui sont nommés Dalmaciens. Dons et présens luy apportèrent. Lors ordonna l'empereur à sa volonté du peuple de Venise et de Dalmacie. Après ce que ces messages s'en furent partis, il assembla général parlement de ses barons pour ordonner de paix et de concorde entre ses fils, et pour donner partie de terre à chascun, si que chascun sceust assigner à sa part, s'il avenoit, par aventure, qu'ils survesquissent.
Note 447: Eginh. Annal. A° 806.
Note 448: Cappanes. Il falloit Cagan.
Note 449: Eginh. Annal. A° 806.
Note 450: «Venerunt Willerus et Beatus, duces Venetiæ, necnon et
Paulus dux Jaderæ, atque Donatus, etc.» Jadre, c'est Zara en
Dalmatie.
De ce fu fait testament et constitucion de garder paix et concorde entre ses deulx fils. Et ce fu conformé par le serment de tous ses barons. Après ce, fist l'empereur chartre escripre qui fu envoiée au pape Léon pour ce qu'il la confermast par sa bulle et par la subscripcion de sa propre main. Et l'apostole qui volontiers le fist la conferma si comme l'empereur meisme la devisa. Après ce parlement se départit de Théodon et laissa ses deulx fils chascun en son royaume, Loys en Acquitaine et Pepin en celuy de Lombardie; le Rin et la Mozelle passa à nage[451]. Si s'en ala en la cité de Coulongne[452]; là fist quarantaine et célébra la Résurrection nostre Seigneur.
Note 451: A nage. En vaisseaux. «Navigavit.»
Note 452: Coulongne. Il falloit: Nimègue. «Noviomagus.»
Après un petit de temps s'en ala à Ais-la-Chapelle. Ses osts assembla et les livra à Charlot son fils pour ostoier en Esclavonie sur un gent qui sont appelles Sorabiens, et habitent d'une part sur le fleuve d'Albe. A eulx eut grant bataille: là fu occis Milduhoc le duc des Esclavons; deulx chasteaux fermèrent les François en cette voie, l'un sur le rivage d'un fleuve qui a nom Sale, et l'autre sur le fleuve d'Albe. Et quant Charle eut ainsi les Esclavons domptés et humiliés, il retourna à son père à tout son ost qui lors estoit sur la rivière de Meuse en un lieu qui a nom Silli.
En celle année meisme fist l'empereur assembler grans osts en Bavière, en
Alemaigne et en Bourgoigne, et les envoia en une ville qui est appellée
Behelm[453]. Grant partie de celle terre dégasta par feu et par occision,
puis s'en retourna sans grief et sans dommage.
Note 453: Behelm. Bohème. In terram Behemannorum.
En celle année meisme il envoia Pepin le roy de Lombardie contre les Mores, en l'isle de Corse, qui souvent destruisoient celle contrée ainsi comme par accoustumance. Mais ils ne l'attendirent pas; ains s'en retournèrent quant ils sceurent que celle navie venoit. Hadumare qui estoit comte de la cité de Genes y fu occis, pour ce qu'il se combattit contre eus trop folement. En ce temps retournèrent les Navaroys et les Pampelunois à la loy des Sarrasins; mais puis se repentirent et repairèrent à la foy de sainte Églyse. Nicephore l'empereur de Constantinoble envoia derechief grant navire par Nicete un de ses princes pour recouvrer, s'il peust, l'isle de Dalmacie. Les messages qui jà avoient esté envoies près de quatre ans avant retournèrent en la navie des Grieus. En celle année célébra l'empereur la Nativité de nostre Seigneur Jhésu-Crist à Ais-la-Chapelle.
De divers éclipses de soleil et de lune en divers temps; des messages et des présens le roy de Perse. Coment l'empereur envoia Boucart, un des comtes de son palais, pour deffendre l'île de Corse contre les Mores, et coment ils furent desconfis. Puis coment un prince de l'empereur de Constantinoble amena navies pour gaster Italie. Et du roy Pepin, coment il ala contre luy, et coment ils donnèrent trèves l'un à l'autre, coment l'empereur envoia Charlot contre Godefroi le roy de Danemarch, puis coment cil Godefroi comenca à clore un païs de murs, de l'une mer à l'autre.
[454]En la quarte kalende de septembre de l'année trespassée fu éclipse de lune. Lors estoit le soleil en la seizième partie du signe de la Vierge, et la lune en la seizième partie du signe des Poissons. En celle année droit en la kalende de février fu la lune dix-septième, quant l'estoile Jovis fu veue trespasser ainsi comme par mi. Et en la tierce ide de février fu éclipse de soleil en plain midi. Si estoit l'une et l'autre estoille en la vingt-cinquième partie du signe qui est appellé le Aquaire. Derechief fu éclipse de lune en la quarte kalende de mars; si apparurent en l'air compaignies de merveilleuse grandeur[455]. Si estoit le soleil en l'onzième partie des Poissons et la lune en l'onzième partie de la Vierge. Car l'estoille de Mercure fu veue enmi le cours du soleil ainsi comme une petite tache noire, en la seisième kalende d'avril; et, un pou devant, avoit esté moienne au centre de celle meisme estoille. Si fu veue en celle manière par huit jours; mais l'en ne put savoir quant elle en yssit, pour l'empeschement des nues.
Note 454: Eginh. Annal. A° 807.
Note 455: Compaignies. Le latin porte: «Acies miræ magnitudinis.»
De rechief fut éclipse de lune au mois d'aoust, en l'onzième kalende de septembre, en la tierce heure de la nuit. Si estoit le soleil en la cinquième partie de la Vierge, et la lune en la quinte partie des Poissons. En telle manière fu la lune trois fois en obscurté, et le soleil une fois, de septembre de l'an devant dit jusques au septembre d'après. Rabert, que l'empereur avoit envoié en Orient, mourut en son retour. En ce point vint à l'empereur Abdelle le message du roy de Perse, en la compaignie de deus moines, George et Félix, messages à Thomas, le patriarche de Jhérusalem. Cil Abdelle qui message estoit du roy de Perse aporta dons et présens de par son seigneur. C'est assavoir tentes et paveillons, et un tref de merveilleuse grandeur et de très-grant beauté; car il estoit de fine soie, et le tref et les cordes enluminés de diverses coulours. Et si luy apporta draps de soie riches et précieux, et vaisseaulx plains de basme et d'electuaires, confis de précieuses espices et plains d'odeurs aromatiques. Entre les autres présens lui envoia unes orloges de léton, ouvrées de merveilleuse maistrie. En ces orloges estoit ordonné le cours des douze heures du jour, et autant de pilonetes d'arain qui en la fin de l'eure cheoient sur un timbre et le faisoient chanter et raisonner mélodieusement. Moult d'autres soubtiletés estoient en ces orloges qui trop seroient longues à raconter: en la fin des douze heures sailloient hors douze chevaliers par fenestres que ils ouvroient à leur yssir; et puis le reclouoient par engin quant ils entroient dedens[456].
Note 456: Il y a dans la cathédrale de Reims un horloge assez ancienne qui ressemble à celle-ci. Il est vrai qu'Eginhard dit positivement que l'horloge d'Abdalla étoit une clepsydre.
Entre ces autres présens luy apportèrent deus chandeliers de cuivre grans et merveilleusement ouvrés; et furent ces dons présentés à l'empereur à Ais-la-Chapelle en son palais. Cil message et les deus moynes qui estoient venus de par Thomas patriarche de Jhérusalem fist l'empereur demourer avec luy une pièce de temps: au départir, les honnoura moult de riches dons, puis commanda qu'ils fussent conduis en Italie pour attendre temps convenable pour passer.
En ce temps meisme envoia l'empereur Bouchart, un sien prince de son palais, pour deffendre l'isle de Corse pour les Mores qui souvent la dégastoient comme par acoustumance. Selon leur coustume estoient ils jà issus dehors Espaigne et estoient premièrement entrés en Sardaigne. Aux gens du païs s'estoient combatus; mais ils furent desconfis et perdirent bien trois mille de leurs hommes. De là se mistrent à voilles tendues en l'isle de Corse. Mais au port où ils arrivèrent trouvèrent le conte Bouchart et sa mesnie tout appareilliés de combatre. Ensemble combatirent. Mais les Mores furent desconfis et chaciés et perdirent moult de leurs gens, et y retint le comte Bouchart treize de leurs nefs. En celle année trouvèrent fortune contr'eulx meismes en tous les lieux où ils arrivoient; et disoient que c'estoit pour ce qu'ils avoient, en l'année devant dite, soixante moynes perdus pris en l'isle de Patalaire[457] et vendus en Espaigne: desquels aucuns retournèrent puis en leur païs par la franchise de l'empereur du païs.
Note 457: Patalaire. «Patalaria insula.» C'est peut-être les Baléares.
En ce point fist la pais à Pepin, roy de Lombardie, le prince Nicète qui à tout la navie de l'empereur de Constantinoble demouroit lors à Venise. Trèves donnèrent l'un à l'autre qui dévoient demourer jusques au mois d'aoust en suivant. A tant retourna en Constantinoble. Charles l'empereur célébra la Nativité à Ais-la-Chapelle[458]. En celle année fu l'yver mol et plein de pestilences.
Note 458: Eginh. Annal. A° 808.
Au nouvel temps retourna l'empereur en la cité de Noion[459]. Là fist le jeusne de la quarantaine et y célébra la Résurrection, et puis retourna à Ais-la-Chapelle. Là luy fu nuncié que le roy Godefroy de Dannemarch estoit entré ès contrées des Abrodiciens, qui estoient en son aliance aussi comme en sa garde. Pour ceste besongne envoia Charlot son fils au fleuve d'Albe, à tout grant ost des François et des Saisnes, et luy commanda qu'il contrestast à ce roy forcené, s'il vouloit entrer en Sassoigne. Mais la chose avint autrement: car il se tint grant pièce sur le fleuve d'Albe, et prist aucuns des chasteaulx d'Esclavonnie; et au derrenier s'en retourna en Dannemarch, au grand dommage de sa gent. Et tout eust-il chacié Dragon, le duc des Abrodiciens, qui pas ne se fioit en son menu peuple, et eust-il perdu un autre duc qui Gondelade avoit nom, et tout avoit-il fait deux parties de la terre tributaire, si perdit-il toutes voies grant partie de son ost, et un sien nepveu fils de son frère, et plusieurs autres hommes de la cité qui furent occis à l'assault d'un chastel. Et Charlot, le fils de l'empereur, qui contre luy avoit esté envoie, fist tandis un pont sur le fleuve d'Albe, son ost conduisit oultre, au plus tost qu'il put, sur deux manières de gens qui sont appelles Livons et Smelgilde, pour ce que ces deux peuples s'estoient soubsmis et aliés aux Danois. Leurs régions destruist et gasta. Le fleuve d'Albe trespassa et se retraist en Sassoigne.
Note 459: Noion. Il falloit Nimègue. «Noviomagus.»
En cel ost que le roy eut fait sur les Abrodiciens se mistrent les Esclavons de leur volenté, par l'ancienne haine qu'ils avoient sur les Abrodiciens, et s'en retournèrent en leurs marches à tout quanqu'ils en pouvoient porter; mais avant que le roy Godefroy retournast de cel ost destruisit-il un chastel qui avoit nom Empores[460] et séoit sur le rivage de la grant mer; en langue danoise estoit appelle Reric, grant profit faisoit ce chastel à celle région pour le trespas des marchans du païs. Et le roy Godefroi prit les marchans avec lui et les enmena par mer, et arriva à un port qui a nom Liustorp.
Note 460: Empores. C'est un contre-sens. Emporium doit se prendre pour marché, et le nom de celui-ci étoit Revic.
En tant de temps comme il démolira là, establit à clore de murs celle part de son royaume par-devers Sassoigne, selon les bonnes et les devises des deus royaumes; en telle manière que celle cloture de voit commencier à un rigort de mer devers orient qui est appelle Ostalsar jusques à la mer par devers occident. Et si devoit celle enceinte enclore tout le rivage d'un fleuve qui a nom Egidoire, ès-parties devers Acquilon. En toute celle enceinte ne devoit avoir que une toute seule porte, par quoy les gens à pié et à cheval et les charretes et les chars yssissent et entrassent. Celle besongne commanda à ses ducs et à ses contes et à ses princes, et puis après retourna en son païs.
Coment Cardulphe le roy des Nordenbriens fut chacié de l'isle de Bretaigne, et restabli arrières par le comandement de l'empereur; et coment l'empereur des Grieux envoia de rechief sa navie contre Pepin pour destruire Lombardie. Coment il s'en retourna sans riens faire. Coment le roy Loys ostoia en Espaigne, et coment Godefroi, le roy des Danois, s'escusa vers l'empereur de souspeçon. Du concile que l'empereur assembla. Puis coment il fonda une cité pour défendre sa terre des estranges nations.
Entre ces choses avint que Carduphe le roi des Nordenbriens[461] fut chacié de l'isle de Bretaigne; à l'empereur vint comme essillié de son règne. La raison pourquoy il estoit à luy venu luy compta, et l'empereur le fist conduire à Rome, et de là retourna arrière en son païs, au conduit des messages de l'empereur et de l'apostole, et fu ainsi rétabli par eulx dans son royaume. Le message à l'apostole Lyon avoit nom Adulphe, dyacre estoit et né de Sassoigne: et les messages l'empereur furent deux abbés, Orfride le notaire, et Nantier abbé de Saint-Omer.
Note 461: Carduphe, le roy des Nordenbriens. Ou Ardulphe, roi de
Northumberland. Les historiens anglais ne parlent pas du
rétablissement de ce prince, avec l'aide de Charlemagne.
En ce point fist l'empereur fermer deux chasteaux par ses menistres sur le
fleuve d'Albe; bonnes garnisons y mist contre l'assault des Esclavons. A
Ais-la-Chapelle retourna. Là célébra la Nativité et la Résurrection nostre
Seigneur.
[462]L'empereur de Constantinoble et les Grieux qui tousjours ont envie contre les Latins pour le nom et la dignité de l'empereur, envoia sa navie derechief destruire la terre d'Italie. Premièrement vint et arriva en Dalmatie et puis en Venise. Tandis comme elle yvernoit là, une partie s'en ala en une isle qui a nom Commacle[463]. Contre la gent et la garnison de celle isle se combatirent. Mais vaincus furent les Grieux et rechaciés en Venise. Le maistre et le chevetain de celle navie qui Pons avoit nom mettoit grant travail et grant entente envers le roy Pepin comment paix et aliance fust confermée entre Grieux et François, aussi comme sé ce ly fust enjoint. Mais il s'en partit avant que la besongne fust affinée, pour ce qu'il s'apperceut que deux des ducs de Venise, Vulharenne et Benoist, luy destourboient son propos et lui appareilloient agais par quoy ils le peussent prendre.
Note 462: Eginh. Annal. A° 809.
Note 463: Commacle. C'est Commachio.
En dementiers que ces choses advinrent en ces parties, Loys l'un des fils l'empereur qui roy estoit d'Acquitaine assembla ses osts et entra en Espaigne. Une cité assist qui a nom Tourtouse, sur un fleuve qui a nom Hie. Une pièce de temps tint siége devant cette cité, et quant il vit qu'il ne la pourroit prendre sans trop long siége, il retourna en Acquitaine. Après ce que Cardulph le roy des Nordumbriens fust restabli en son siége par les messages l'apostole et l'empereur si comme l'istoire de devant dit, un de ces messages qui avoit nom Ardulphe fu pris ainsi comme il s'en retournoit; mais tous les autres eschappèrent sans grief, mené fu en Bretaigne et racheté par un des hommes le roy qui Cenuphes[464] avoit nom, et le roy le délivra et renvoia à Rome.
Note 464: Cenuphes. Ou Cenulphes, roi de Mercie, mort en 819.
[465]Populanium, une cité de Toscane qui siet sur la mer fu robée et prise en ce temps par une manière de Grieux qui sont appellés Orobites. En ce point yssirent d'Espaigne les Mores. En l'isle de Corse entrèrent et destruisirent une cité le jour de Pasques meisme. Nul homme n'y laissièrent fors l'évesque de la ville et aucuns vieillars malades.
Note 465: Populanium. C'est Piombino.
Entre ces choses, Godefroy le roy de Danemarche manda à l'empereur par marchans qu'il avoit oy dire qu'il estoit esmeu et courroucié vers luy, pour ce qu'il avoit ostoié en l'année devant sur les Abrodiciens, et qu'il s'estoit vengié des dommages qu'ils luy avoient fait: puis manda que volentiers se purgeroit vers lui de ceste chose, et bien monstreroit qu'ils brisièrent premièrement les aliances qu'ils avoient à luy, avant qu'il ostoiast sur eulx. Et puis requéroit que un parlement fust pris de eulx deux et de leurs princes oultre le fleuve d'Albe, en la marche des deulx royaumes; si que les deux causes feussent là rentrées et proposées devant tous; et qui avoit tort l'amendast au jugement des barons. L'empereur ne refusa pas le parlement; si l'accorda volentiers. Oultre le fleuve d'Albe s'assemblèrent les deulx parties au jour qui fu pris et les barons de chascune part en un lieu qui est appelle Bardenflot. Moult de cas proposèrent les Danoys en la présence l'empereur et les barons de France; mais ils s'en départirent d'ambedeulx pars sans plus faire, si que celle besongne demoura sans prendre fin. Et sans faille la vérité si estoit que Trasque le duc des Abrodiciens avoit assemblé osts et avoit appellé les Saisnes en son aide contre les Wiltzes; leurs terres et leurs villes avoit gastées par feu et par occision; et puis qu'il eut fermé aliances au roy Godefroy et qu'il eut baillé son fils en ostage à l'empereur. Et quant il fu retourné en sa terre, il assembla plus grant ost qu'il n'avoit fait devant ce et leur destruisit la plus grant cité et la plus noble de la contrée Esmeldenge. Si fu tant enorgueilli de ses bonnes aventures qu'il contraignit par force à venir en sa compaignie et en sa seigneurie tous ceulx qui devant s'en estoient partis[466].
Note 466: Toute cette phrase a été mal comprise. L'annaliste raconte des événements postérieurs au parlement de Godefroi et Charlemagne. «Trasco verò dux Abroditorum, postquàm filium suum postulanti Godofrido obsiderat, collectâ popularium manu, et auxilio Saxonibus accepto, vicinos suos Wilzos adgressus, agros corum igne et ferro vastat. Regressusque domum cum ingenti prædâ, accepto iterùm à Saxonibus validiori auxilio, Smeldingorum maximam civitatem expugnat.»
Après ces choses, l'empereur se partit d'Ardenne et retourna à Ais-la-Chapelle. Au mois de novembre qui après vint, assembla un conseil d'évesques; là fu question faite et meue de la procession du Saint-Esprit. Si la proposa premièrement un moyne nommé Jehan de Jherusalem, et elle fu disputée mais ne fu pas déterminée; ains fu envoié à Rome, au pape Lyon, pour ce qu'il la feist déterminer. Portée fu par un évesque qui avoit nom Bernart et par Adam abbé de Saint-Père-de-Corbie. En ce conseil meisme fu meue une autre question de l'estat de l'Églyse et de la conversation des menistres de sainte Églyse qui ès offices servoient nostre Seigneur. Mais rien n'en fu déterminé, car la question estoit trop griève si comme il leur sembloit.
[467]En si très-grant amour et en si très-grant reverence eut l'empereur saincte Églyse, que tousjours la maintint et gouverna en toutes manières, et aourna les églyses d'or et d'argent, de pierres précieuses et de draps de soie. Les offices des églyses vouloit qu'ils feussent administrés en tel habit comme ils devoient estre; meisme des portiers ne voulloit-il pas qu'ils administrassent en habit commun[468].
Note 467: Ici notre traducteur quitte un instant les annalistes et revient à la vie de Charlemagne par Eginhard, chapitre 26.
Note 468: Le texte d'Eginhard est plus clair. «Sacrorum vasorum ex auro et argento, vestimentorumque sacerdotalium tantam in eâ (ecclesiâ Aquisgrani) copiam procuravit, ut in sacrificlis celebrandis ne janitoribus quidem, qui ultimi ecclesiastici ordinis sunt, privato habitu ministrare necesse fuisset.» Je crois qu'ici Eginhard vouloit seulement dire que tous les officiers ecclésiastiques et même les bedeaux et portiers de l'église d'Aix-la-Chapelle, étoient habillés aux dépens de l'église.
A Ais-la-Chapelle fonda une églyse en l'onneur de Nostre-Dame moult grant et moult belle; le marbre et les colonnes fist apporter de Romme et de Ravenne. Moult luy pesoit que les chantres et le service des églyses de France se descordoient de l'églyse de Romme. Et pour ce qu'il vouloit mieulx boire et puiser à la fontaine que au trouble ruissel envoia-il à Romme deulx clers pour apprendre la manière et les chans des Romains. Ceulx retournèrent quant ils en furent sages. Par eulx fut introduite[469] premièrement la cité de Mes et après les églyses de France[470]. Tant avoit grant cure des pouvres nostre Seigneur, que il ne soustenoit pas tant seulement ceulx de son royaume, mais les pouvres crestiens qui habitent en Auffrique, en Égypte et en Surie; et meismement ceulx de Jerusalem estoient confortés de ses aumosnes. Et pour ceste raison meisme l'amoient le roy d'Égipte et de Perse et d'autres régions de payennie. Si désiroit plus leurs aliances pour ce que les pouvres crestiens qui mendioient à leur povoir en eussent aucuns bénéfices et aucuns alligemens. Par tout son royaume et empire faisoit faire loyale justice par ses menistres. Si compila et fist vint et neuf chappitres de lois[471].
Note 469: Introduite. C'est-à-dire, instruite, initiée.
Note 470: Eginhardi Vita Caroli-Magni, cap. 27.
Note 471: Chapitres de lois, ou Capitulaires.
[472]Moult de choses furent contées à l'empereur de la ventance et de l'orgueil Godefroy le roy de Dannemarche; pour ce se pena qu'il édifieroit une cité oultre le fleuve d'Albe, et mettroit garnison de François contre les envaïes et les assaus des estranges nacions. Pour ceste besongne furent quis et assemblés ouvriers en France et en Alemaigne, garnis et appareillés d'armes sé mestier fust et de telle chose comme à telle œuvre convient; et fu commandé qu'ils fussent menés par Frise au lieu où celle cité devoit être commenciée. Quant le lieu convenable à tele besoigne fut trouvé, l'empereur commanda au conte Egebert la cure de l'œuvre, et qu'il trespassast le fleuve d'Albe et pourpreist et ordonnast le siége de la cité. Et ils la commencièrent à garnir en la première y de de mars. Droit en ce point fu occis Trascon le duc des Abrodiciens en traïson, en un chastel qui a nom Reric[473]. Si cuida-l'en que ce fust par les gens Godefroy le roy de Dannemarche.
Note 472: Eginh. Annal. A° 809.
Note 473: Reric. Ce chastel est l'Empoire ou marché dont il est parlé plus haut, Année 808.
Coment Amor, le prévost de Saragoce, promist aux gens l'empereur qu'il se rendroit à eux, luy et ses cités et ses chasteaux. Coment les Mores d'Espagne entrèrent au royaume de Sardaigne et destruirent l'isle de Corse. Comment le roy Pepin de Lombardie assist Venise par mer. Coment l'empereur oï nouveles de la mort Pepin, le roy de Lombardie, et coment les messages Nicephore, l'empereur de Constantinoble, prisrent congié; et coment l'empereur envoia à luy ses propres messages.
En ce temps mourut Aureole, un conte qui habitoit ès marches de France et d'Espaigne, outre les mons de Pyrenne, entre la cité d'Osque et de Sarragoce. Et Amor le prévost de Sarragoce saisist tantost son lieu et mist garnison dedens ses chasteaulx[474]. Ses messages envoia à l'empereur et luy manda qu'il voulloit estre soubs luy en sa seigneurie luy et les siennes choses. Et pour ceste chose requist-il parlement aux gens l'empereur. Si promist-il à ceus qui pour ceste besoigne meisme eurent esté à luy envoiés qu'il feroit tout ce qu'il avoit promis à ce parlement. Prins fu le parlement, mais la besoigne ne fu pas menée à fin par moult de raisons dont l'istoire ne parle pas[475]. En ce temps fu éclipse de lune en la septiesme kalende de janvier. Les Mores d'Espaigne assemblèrent navie, au royaume de Sardaigne arrivèrent premièrement et puis en l'isle de Corse. Presque toute la prindrent et gastèrent, pour ce qu'ils n'y trouvèrent ainsi comme nul deffendeur. Pepin, l'ainsné fils de l'empereur, qui roy stoit de Lombardie, assist la cité de Venise par terre et par eaue; et ce fist-il par le conseil des plus grans de la cité meisme. La cité et toutes ses appartenances receut en sa seigneurie; après conduisit celle meisme navie pour gaster les rivages de la mer de Dalmacie. Mais Pol, qui estoit chevetain de la navie d'Orient que l'empereur de Constantinoble avoit là envoie pour destruire Italie, vint contre luy en l'aide des Dalmaciens. Pour ce s'en retourna la navie au roy Pepin sans autre chose faire. En ce temps mourut Huroltrude, l'ainsnée des filles l'empereur, en la huitième ide de juillet.
Note 474: Eginh. Annal. A° 810.
Note 475: La principale fut la nécessite dans laquelle le calife de Cordoue mit Amor ou Amoros de quitter Saragosse et Huesca, sa patrie. Voyez de curieux détails sur Amoros, dans le livre de M. Reinaud: Invasions des Sarrasins en France. Paris, 1830. (Pages 118 et suivantes.)
En ce point demoura le roy à Ais-la-Chapelle, et proposoit à ostoier hastivement sur Godefroy, le roy de Dannemarche, quant nouvelles luy furent apportées que la navie des Danois de deux cens nefs estoit arrivée en Frise et que elle y estoit encore; si avoit jà dégastées toutes les isles qui sont sur le rivage de Frise. Les Danois estoient vainqueurs; ils avoient fait les Frisons tributaires de cent livres d'argent qu'ils lui avoient jà paiés; si en povoient jà bien estre retournés en leur païs. Et sans faille la vérité estoit telle, et les nouvelles disoient que le roy Godefroy avoit amenée celle navie en Frise.
De ceste chose fu moult l'empereur esmeu et en si grant esmay de ceste besongne vengier qu'il envoia tantost ses courriers par toutes les provinces de son empire pour ses osts assembler. Luy-meisme vint tantost à tant de gens comme il peut avoir; et se pourpensoit de passer le Rin pour attendre ses osts sur le rivage de Lippie.
Tandis comme il demouroit, mourut l'olifant que Aaron le roy de Perse luy avoit envoié. A la parfin quant son ost fu assemblé, il vint au plus hastivement qu'il peut, droit au fleuve d'Alara[476]. Ses héberges fist tendre sur le rivage de celle eaue en droit là où elle assemble au fleuve de Wisaire. Ilec demoura pour oïr nouvelles de ses ennemis et pour oïr les menaces de Godefroy le roy des Danoys. Car ce roy estoit si enflé d'orgueil et si plain de vaine gloire pour les victoires qu'il avoit eues contre les Frisons, qu'il se vantoit et disoit qu'il se combatroit contre l'empereur à un jour nommé en champ de bataille. Endementiers que l'empereur demouroit en ce lieu luy furent apportées nouvelles de diverses parties. Luy fu conté pour voir que la navie des Danois qui Frise avoit dégasté s'en estoit retournée, et le roy Godefroy occis d'un sien sergent meisme. Mais la raison de sa mort ne raconte pas l'istoire. Et si luy refut conté que les Wiltzes avoient pris le chastel de Robuqui qui siet sur le rivage d'Albe. En ce chastel estoit Heudes, un message l'empereur, et plusieurs des Saisnes orientaux. Si luy fu conté que son fils Pepin le roy de Lombardie estoit trespassé de ce siècle en l'uitiesme ide de juillet. Et si luy fu dit au derrenier que deux légacions estoient à luy venues de deulx parties, pour confirmacion de paix. L'une partie fu de par l'empereur de Constantinoble, l'autre de par l'aumacour de Cordes[477] en Espaigne. Les deulx messages retint-il honnourablement: des besoignes de Sassoigne ordonna à sa volenté et puis retourna en France. En cel ost fu si grant pestilence de bues et de bestes aumailles que à peine en demoura-il un seul, et non mie là tant seulement, mais par toutes les provinces de l'empire. A Ais-la-Chapelle vint l'empereur au moys d'octobre. Les devant dis messagiers oït, et conferma paix et amour à Nicéphore l'empereur de Constantinoble, et Abulas[478] le roy de Cordes. La cité de Venise que son fils Pepin le roy de Lombardie avoit prinse, l'an devant dit, rendit à l'empereur de Constantinoble, et receut le conte Henri[479] que Abulas le roy de Cordes luy rendit et que Sarrasins avoient prins, long-temps avoit.
Note 476: Alara. L'Aller, qui se jette dans le Weser.
Note 477: L'aumacour de Cordes. L'émire de Cordoue.
Note 478: Abulas, ou Abulafer. C'est une corruption du mot arabe Almodaffer (le victorieux), surnom d'Hackam, émir de Cordoue. Voy. Reinaud, Invas. des Sarrasins, p. 3.
Note 479: Henry. Le latin varie beaucoup ici suivant les manuscrits: Heimricum, Haimrichum, Adimrichum.
[480]Moult désiroit cil Nicéphore empereur de Constantinoble qu'il eut la paix et l'amour de l'empereur, ainsi comme Micheau et Léon et les autres devant luy avoient eu. Souvent lui envoioient leurs messages de leur volenté, pour confermer paix et aliance. Si cuidoit bien qu'ils le féissent plus pour paour que pour amour. Et pour ce qu'il avoit nom d'empereur, ils l'avoient suspeconneux et doubtoient qu'il ne leur tollist leur empire. Car à ce temps estoit la fierté et la puissance des François si grant qu'elle estoit doubtable aux Grieux et aux Romains.
Note 480: Eginhardi Vita Caroli, cap. 16.
En celle année fu éclipse de lune et de soleil par deux fois; la septiesme ide de juin et la seconde kalende de janvier. En celle année yssirent les Mores d'Espaigne et gastèrent toute l'isle de Corse.
En cel an, Abderame, le fils Abulas le roy des Cordes, chaça Amor de la cité de Sarragoce, et cil s'en fouit par force et se retraist en la cité d'Osque. Après la mort le roy Godefroy de Dannemarche, Aminge son frère receut le royaume; paix et aliance conferma à l'empereur Charlemaines[481]. Arsaphie le message l'empereur de Constantinoble prist congié et se départit de court. Avec luy envoia l'empereur ses propres messages pour telle raison comme celluy estoit venu. Ces messages qui furent là envoiés furent ainsi nommés: Haydon évesque de Basle, Hue le conte de Touraine, Hayons un Lombart né de la cité d'Acquilée, Woleris duc de Venise, et Léon né de Sézille. Celluy Léon renvoioit l'empereur en son païs par sa volenté, car il s'en estoit à luy fouy, dix ans avoit jà passés, au temps qu'il demouroit à Romme. A l'autre qui avoit nom Hayons fu commandé qu'il retournast à son seigneur en Constantinoble qui devant l'avoit osté de son honneur et de son estat par son meffait.
Note 481: Eginh. Annal. A° 811.
Coment les princes de France et de Dannemarche assemblèrent pour confermer la paix entre Aminge le roy et l'empereur; et coment l'empereur envoia trois paires d'ost en trois parties. Coment les François desconfirent les Huns, et coment les Huns resquirent terre pour habiter. Coment l'empereur ala à Boulogne pour voir sa navie. Des presens Aminge le roy de Dannemarche. De la mort Charlot, l'ainsné fils de l'empereur. De la mort au roy Aminge. Coment Nicéphore, l'empereur des Grieux, fu occis, et coment l'empereur envoia son neveu à grant ost contre la navie d'Aufrique et d'Espaigne qui devoit venir en Italie.
La paix qui estoit fermée entre l'empereur et Aminge le roy de Dannemarche fu tant seulement jurée; si ne put estre autrement confermée à celle fois, fors que les parties firent serement; pour ce qu'ils ne povoient pas aisément assembler, par la grieveté de l'yver et pour les chemins qui estoient périlleux à chevaucheurs. Mais quant la nouvelle saison fu venue, dix des plus nobles hommes de chacune partie assemblèrent par accort sur le fleuve d'Egidore[482]. Là fu la paix confermée par serement et par ostages, chascun selon la manière de son païs. Les François qui de par l'empereur y furent envoies estoient ainsi nommés: le comte Walac fils Bernart, le comte Wodon, le comte Buchart, le comte Voroque, le comte Bernart, le comte Egibert, le comte Thierry, le comte Albon, le comte Ostdag et le comte Guimans. De la partie des Danois furent Hancuins, Enguadon, frère le roy Aminge, et les autres furent les plus nobles de leurs gens: Offres, par surnom Urdmuille, Vuastran, Samon, Hurim, Offrin fils Heiligen, et Offres de Scanove, Aoves et Elbi.
Note 482: Egidore. C'est l'Eyder, rivière de Danemarck qui se perd dans mer d'Allemagne.
Quant l'empereur eut ainsi paix confermée aux Danois et il eut tenu général parlement, selon sa coustume, il devisa son ost à Ais-la-Chapelle, pour aler en trois parties de son royaume; l'une outre le fleuve d'Albe pour le pays gaster; ceux qui là alèrent refermèrent le chastel de Hobuqui[483] qui sict sur la rivière d'Albe que les Wiltzes avoient abatu l'année devant; la seconde envoia en Pannonie, pour afiner la guerre des Huns; et la tierce envoia en Bretaigne pour punir la desloyauté des gens du païs.
Note 483: Hobuqui, ou Hobuochi. Suivant Lambecius, ce fort étoit bâti sur l'emplacement de la ville de Hambourg.
De ces trois parties retournèrent ses osts à grans victoires et à grans despouilles de leurs ennemis. Les Huns qui autrement sont appellés Avares eurent si longuement maintenue la guerre contre les François, que ils furent amenusiez de nombre et de force; et ceus qui pour gloire acquerre souloient les autres nacions envaïr et guerroier ne se povoient plus aider. Car toute leur gloire et toute leur noblesse chayt et périt en celle derrenière bataille; tous leurs trésors et toutes leurs richesses qu'ils avoient amassées à tousjours et acquises par leurs grans victoires vindrent ès mains des François. Si ne recorde l'en pas que France feust oncques si enrichie par nulles victoires de tantes manières de richesces. Tant estoient les Avares afoiblis qu'ils ne povoient mais souffrir les assaus né les envaïes des Esclavons; ainsi requistrent à l'empereur une terre pour habiter qui a nom Sabbarie[484]. La demourèrent en telle manière qu'ils estoient, sous la seigneurie des François, sans nom de roy et de royaume.
Note 484: Sabbarie. La même que la ville de Zagrabie, dans la
Basse-Hongrie, sur la Save, suivant Lambecius. On a déjà vu plus haut
tout cet alinéa, extrait du 13ème chapitre de la Vita Caroli Magni.
La dernière phrase semble empruntée aux Annales Fuldenses, A° 805.
[485]A Boulongne sur la mer ala l'empereur pour veoir la navie qu'il avoit commandé à faire en l'an devant dit. Une tour qui eut esté anciennement faitte sur le port, pour prendre enseigne et adresce[486] aux nefs qui par la mer aloient, refist et restaura, et commanda que le feu y fust allumé chascune nuyt à plus hault, pour ce que les desvoiés se adreçassent celle part, à la clarté de la lumière. Et aucuns veulent dire que Jules César la fist faire après ce qu'il eut France conquise, pour passer en Angleterre, et l'appella la tour d'Ordre[487]. De Boulongne s'en ala l'empereur à une ville qui siet sur le fleuve d'Escaut et est appellée Gant. Là vit les nefs et les galées qui estoient faittes jà pour la devant dite navie. A Ais-la-Chapelle retourna entour le moys de novembre, mais avant qu'il y parvenist encontra-il Alvin et Hebyn, les messages Aminge le roy de Dannemarche, qui de par leur seigneur lui apportaient présens et paroles d'amour et de concorde. A Ais-la-Chapelle le attendoient autres messages d'Esclavonnie, Kanizance prince des Huns, Thudum et mains autres nobles hommes du peuple des Esclavons qui habitent sur la Dynoe. Tous se pouroffrirent devant l'empereur, par le commandement des chevetains des osts qui avoient esté envoiés en Pannonie.
Note 485: Eginh. Annal. A° 811.
Note 486: Voici le lexie latin: «Farumque ibi ad navigantium cursus dirigendos antiquitùs constitutam restauravit, et in summitate ejus nocturnum ignem accendit.» C'est, comme on va le voir, la fameuse Tour d'Ordre, célèbre dans les Chansons de geste, et qui subsista jusqu'à la fin du XVIIème siècle. Il est probable que son nom d'Ordre étoit une corruption du mot ardens.
Note 487: Cette dernière phrase est de notre traducteur, et justifie encore ce que l'on a dit si souvent de la coutume qu'avoient nos anciens historiens de rapporter à Jules César tous les travaux exécutés par ordre des anciens empereurs romains. Caligula passe avec un peu plus de raison pour le premier fondateur de la Tour d'Ordre.
Entre ces choses mourut Charles l'ainsné des fils l'empereur en la seconde ide de décembre[488]. Cel yver demoura l'empereur à Ais-la-Chapelle.
Note 488: L'annaliste se tait sur les circonstances de la mort de Charles ou Charlot. Le récit des romanciers auroit-il un fondement historique?
[489]En ce temps mourut Aminge le roy des Danoys. Sigefroy qui eut esté nepveu le roy Godefroy de Dannemarche, qui devant Aminge eut esté au règne, et Amlom le nepveu Heriol estrivèrent ensemble pour le royaume. Accorder ne pouvoient que l'un d'eulx régnast; leurs osts assemblèrent et se combatirent: en celle bataille furent tous deux occis. La partie Amlom qui eut victoire prist les deux frères Heriol et Raganfroy si les couronna tous deux. A ce s'accorda la partie desconfite, pour ce qu'ils ne le povoient contredire. En celle bataille montrent dix mille neuf cens et quarante personnes.
Note 489: Eginh. Annal. A° 812.
En ce temps fu occis Nicephore l'empereur de Constantinoble en la guerre qu'il menoit contre les Bulgres. Mainte noble victoire eut eue et maintes grans batailles eut fornies en son temps. Après luy receut l'empire un sien gendre qui avoit nom Michiau. Les messages l'empereur Charlemaines qui au temps Nicephore eurent là esté envoiés receut et congéa; ses propres messages l'évesque Michiel, Théodoine et Asaphie renvoia à l'empereur pour confermer paix et aliances. A Ais-la-Chapelle vindrent en la présence l'empereur; profondément s'inclinèrent, et en langue de Grec l'appellèrent Basilée. Ce fut le salut qu'ils luy rendirent selon leur manière. La forme de l'aliance receurent par escript. Congié prindrent à tant et s'en retournèrent à Romme. Le libelle de celle aliance receurent de l'apostole Lyon qui les conferma par son seel.
En ce temps assembla parlement l'empereur à Ais-la-Chapelle. Bernart son nepveu, fils le roy Pepin, envoia en Lombardie; et pour ce que parolles estoient que la navie d'Espaigne et d'Aufrique devoit arriver pour dégaster Italie, il commanda Balan, le fils Bernart, son oncle qu'il i fust tousjours avec luy jusques à tant qu'il veist sé c'estoit voir ou mensonge. Vérité fu toutes voies qu'elle vint, ainsi comme renommée l'avoit devant consonné; l'une partie arriva en Sardaigne et l'autre en Corse.
En ce temps meisme arriva une navie de Danois (qui sont appellés Normans) en une isle qui a nom Irlande, et marchise à Escoce. Aux gens du païs se combatirent, mais ils furent desconfis et occis en partie; et le remenant s'en fouyt à grant meschief en leur païs. Paix et concorde fut faitte entre l'empereur et Abulas roy des Sarrasins, et entre luy et Grimoart le duc de Bonivent; par telle condicion que lui et sa terre feussent en sa subjection et qu'il paieroit chascun an par manière de truage vingt et cinq mille souls d'or[490].
Note 490: C'est de ce tribut long-temps payé à la France que vient
l'expression proverbiale tant prodiguée dans nos anciennes poésies de
l'Or de Bonivent.—Truage ou treuage, formé de tributum, ou
plutôt du verbe tribuere.
En ce temps envoia l'empereur ses osts contre unes gens qui sont appellés
Wiltzes. Paix firent et donnèrent ostages Heriol et Raganfroy de
Dannemarche requistrent par leurs messages paix et concorde, et prièrent à
l'empereur qu'il envoiast Aminge leur frère que il tenoit par devers luy.
En celle année fu éclipse de soleil en la première ide de may, entre l'eure de midi et de nonne.
Coment l'empereur fist ordonner le service de sainte Eglyse au royaume de France. Et puis, coment il assembla concile et fit disputer de la procession du Saint-Esperit. Des messages que il envoia à Michiau, l'empereur de Constantinoble. Et coment il accompagna à l'empire son fils Loys. Coment ils firent assembler cinq conciles au royaume de France, en divers lieus, pour amender l'estat de sainte Eglyse. De la desconfiture Michiau, l'empereur des Grieux, et coment Crumas, le roi de Bulgrie, fu desconfit devant Constantinoble.
L'empereur qui moult estoit ententif et curieux à maintenir et accroistre l'estat de sainte Églyse fist cerchier les escriptures des sains Pères anciens. Et en fist extraire et compiler les leçons qui affèrent à chascune feste de l'an, par la main et par l'estude de Pol son diacre[491].
Note 491: Pol ou Pous. Sans doute Paul-Diacre. Je n'ai pas retrouvé le texte latin de cette phrase, dans les annalistes.
Général parlement fist assembler à Ais-la-Chapelle en l'an de l'incarnation huit cent et neuf; là fut disputé derechief de la procession du Saint-Esprit, et comment la règle de crestienté tesmoigne et afferme certainement le Saint-Esprit venir du père et du fils égaument, sans créacion et sans généracion, d'une consubstancialité et d'une coéternalité. Le nom et la manière de la procession[492] du Saint-Esprit nous enseigne saint Jehan en l'Apocalipse, quant il dit ainsi: «L'ange me monstra un fleuve d'eaue vive resplandissant comme cristal, qui yssoit du throsne de Dieu et de l'Aignel.»
Note 492: De la procession, ou dont procède.—Presque tout cet alinéa a déjà été inséré à sa place, sous l'année 809.
[493]Celluy yver se tint l'empereur à Ais-la-Chapelle. Au nouveau temps envoia Amalhaire l'arcevesque de Tresves et un abbé qui Pierre avoit nom à Michiau, l'empereur de Constantinoble, pour conformer aliances. Général parlement assembla. Son fils Loys, le roy d'Acquitaine, manda; la couronne impériale luy assist au chief, voiant tous ses barons, et le fist parçonnier et compaignon de tout l'empire. A Bernart son nepveu qui fils eut esté le roy Pepin donna le royaume de Lombardie, et voult qu'il feust appellé roy.
Note 493: Eginh. Annal. A° 813.
Après commanda que conciles fussent célébrés par toute France, pour amender l'estat de saincte Eglyse. L'un fu fait en la cité de Maience; le second en la cité de Rains; le tiers en la cité de Chaalons; le quart en la cité d'Orléans; le quint en la cité d'Arle-le-Blanc. Puis fist réciter en plain consistoire des barons les corrections et les constitutions qui eurent esté faittes en chascun des conciles. Et qui l'exemplaire en vouldra trouver et avoir, si le quiere en ces cinq cités devant dictes, jà soit ce que l'exemplaire en fut retenu ès escrins du palais. De ce parlement, fuient envoiés aucuns des barons de France et de Sassoigne, oultre le fleuve d'Albe, ès marches des Normans qui l'empereur avoient requis de paix et de concorde, par tel si que Aminge le frère le roy que l'empereur tenoit fust rendu. Au lieu déterminé assemblés furent; si furent seize d'une part et seize d'autre. La paix qui entre eulx courut conformèrent par serement et ainsi receurent les Danois le frère de leur roy.
En ce temps n'estoient pas les deux roys de Dannemarche en leurs terres, mais estoient alés ostoier en une cité qui a nom Westerfort. Celle région estoit ès derrenières parties de leur royaume, entre Occident et Septentrion, vers la fin de Bretaigne encontre bise. Le peuple et le prince de celle contrée ne leur vouloient obéir né estre en leur subjection. Toutesvoies, quant ils les eurent domptés et soubsmis, ils retournèrent en leur païs et receurent leur frère qui leur eut esté rendu. Mais assez tost après ce que ils furent retournés, le fils le roy Godefroy qui devant eut régné et plusieurs nobles hommes de Dannemarche qui en autre païs aloient et estoient en essil, leur appareillièrent bataille. A la partie des deux roys se tint le commun de tout le royaume et grant nombre d'autre gent qui à eulx aplouvoient de toutes parts; bataille firent et les chacièrent assez légièrement hors du royaume.
Les Mores d'Espaigne qui l'isle de Corse avoient prise et dégastée s'en retournèrent par mer. Mais Hirmengaire, le comte de Spolitaine, leur bastit un aguait à un destroit, et prist huit de leurs vaisseaux; si trouva dedens cinq cens Corsiens et plus qu'ils enmenoient pris. Après avint que les Mores qui de ceste honte et de cest dommage se vouldrent vengier s'assemblèrent et entrèrent en Toscane. Une cité dégastèrent qui a non Cencelle[494] et une autre qui est appellée Nice en la contrée de Narbonne. Après arrivèrent et entrèrent en Sardaigne; à ceulx du païs se combatirent, mais furent desconfis et chaciés et s'en fouyrent à grant dommage de leurs gens. Michiau l'empereur de Constantinoble se combatit en ce temps contre unes gens qui sont appellés Bulgres. Et pour ce que fortune luy fu contraire à celle bataille et qu'il n'eut pas victoire de ses ennemis, il se désespéra. Puis qu'il fu retourné en Constantinoble il laissa l'empire et devint moyne[495]. Après lui receut la dignité Lyon qui fu fils Barde le patrice. Après ces choses avint que Crumas le roy de Bulgrie monta en trop grant orgueil, pour ce qu'il avoit occis Nicéphore, l'empereur de Constantinoble, et l'empereur Michiau desconfi et chacié de Messie[496]. Pour ce mena son ost devant la cité de Constantinoble et mist ses tentes devant les portes. Un jour chevauchoit par devant les murs de la cité plus follement et plus despourvuement que mestier ne luy fust. Quant l'empereur aperceut sa folie, il issit hors soudainement. En ce poignéis[497] fu le roy Crumas griefvement navré; et il s'en fouit arrières en son païs luy et tout son ost[498].
Note 494: Cencelle, ou Centocelle. C'est Civita-Vecchia.
Note 495: Devint moine. L'entrée en religion étoit le suicide du temps.
Note 496: Messie. Moesie.
Note 497: Poignéis. Lutte. De pugna, et pugnatio.
Note 498: Ici s'arrête le texte des Annales d'Eginhard, si ce n'est qu'elles mentionnent encore à l'année suivante la mort du grand empereur. Le reste de notre second livre est traduit du chap. XVII de la Vita Caroli-Magni.
L'empereur appareilla navie contre les Normans et fist faire nefs et autres vaisseaux de lès les fleuves de Gaule et Alemaigne qui chient en la mer, par devers Septentrion. Et pour celle gent qui souvent s'embatoient ès marches de France parmi les fleuves, fist-il clorre et garnir de forteresces les pons et la terre des fleuves, pour que celle gent né autres robeurs n'y peussent entrer. Ce meisme fist-il en la province de Narbonne sur les rivages des fleuves, par devers midi et par tout le rivage d'Italie jusques à Romme, pour les Mores d'Espaigne qui jà avoient appareillé navies pour ces contrées destruire. Et pour ce garanti-il tout ce païs de griefs dommages; Lombardie des Mores, France et Alemaigne des Normans qui oncques en son temps dommage ne luy firent: fors que les Mores destruirent une fois une cité qui a nom Cencelles; et les Normans en Frise aucunes isles qui sont près du rivage de France et d'Alemaigne.
Ci fine le second livre des gestes le fort roy Charlemaines.
* * * * *
Des églyses et autres édifices que l'empereur édifia; de ses femmes et de ses enfans. Coment il fut nourri et introduit. Puis parole d'un sien fils de bast, qui avoit nom Pepin, coment il fist conspiration contre son père et de la vengeance des traitres.
[499]Si fier et si puissant come vous avez oï estoit l'empereur en acroistre son royaume et en plaissier[500] et soubmettre ses ennemis, et assiduement ententif à guerroier en toutes les parties du monde en un meisme temps; si ne demouroit pas, pour ce, qu'il ne fust curieux des œuvres de miséricorde. Car il édifia églyses et abbaïes en divers lieux, en l'onneur de Dieu et au proffit de s'ame: aucuns en commença et aucuns en parfist. Entre les autres, fonda l'églyse de Ais-la-Chapelle de œuvre merveilleuse, en l'onneur de nostre dame sainte Marie. En la cité de Maience fist un pont sur le Rin de cinquante piés[501] de long, car tant a le fleuve de large là endroit. Mais ce pont ardit un an avant qu'il mourust; né puis ne put estre reffait, pour ce qu'il mourut trop tost. Si r'avoit-il en propos qu'il le reféist tout de pierre. Divers palais commença en divers lieux d'œuvres merveilleuses et cousteuses: un en fist près de la cité de Maience, de lès une cité qui a nom Geleham. Un autre en la cité[502] sur le fleuve Wahalam. Si commanda par tout son royaume aux évesques et à ceulx à qui les cures en appartenoient que toutes les églyses et les abbaïes qui estoient cheues par vieillesce fussent refaites et appareilliées. Et pour ce que ceste chose ne feust mise en oubli né en nonchaloir, il leur mandoit expressément par ses messages qu'ils accomplissent son commandement.
Note 499: Eginhardi vita Caroli Magni, cap. XII. Le commencement de ce livre repose sur des documents authentiques, et principalement sur la vie de Charlemagne par Eginhard.—Si fier estoit. C'est-à-dire, quelque fier que fût. Le peuple a gardé cette ancienne forme de langage.
Note 500: En plaissier. Maltraîter, accabler.
Note 501: Cinquante. Il falloit cinq cents. «Quingentorum passuum.» La version rédigée dans les premières années de Philippe-le-Bel, et dont j'ai parlé dans la dissertation du premier volume, ne commet pas cette faute. (Voy. Msc. du roi, n° 8396, f. 46 v°).
Note 502: En la cité. Le nom de la ville «Noviomagum», Nimègue, est oublié dans tous les Msc.
[503]La première de ses femmes fu fille le roy Desier de Lombardie. Celle prist-il par l'enortement de la roy ne Berthe sa mère, puis la laissa-il; mais l'en ne sceut pourquoy. Après en espousa une autre qui avoit nom Hildegarde. Femme estoit de grant noblesse et née du lignage de Souave. Trois fils eut de celle dame: Charles, Pepin et Loys; et autant de filles: Rustrude, Berthe et Gisle. Trois autres filles eut: Theodorée, Hirtrude et Rotade. Deux en eut d'une sienne femme qui eut nom Fastarde née de Germenie, et la tierce d'une meschine de qui l'istoire ne parle mie.
Note 503: Eginh. Vita Caroli Magni, cap. XVIII.
La tierce de ses femmes eut nom Leodegarde. Mais de celle n'eut-il nuls enfans né hoirs. Après sa mort eut trois meschines; Gersonde née de la gent de Sassoigne; de celle eut-il une fille qui Adaltrux fu appellée. La seconde fu Régie: de celle eut deux fils, Dreue et Hue. Et la tierce eut nom Aldalinde, de laquelle il eut un fils qui Thierri eut nom. Sa mère la royne Berthe tint tousjours à grant honneur; si grant révérence luy portoit que tant comme il vesquit il n'y eut oncques entr'eulx paroles né contens[504], fors tant seulement quant il laissa la fille Desier de Lombardie qu'il avoit prise par son conseil. Après la mort Hildegarde sa bru[505], plaine de jours mouru; mais avant, vit au palais la mesnie son fils multipliée de fils et de filles à grant nombre qui de luy estoient yssus. Le corps fist l'empereur porter en l'églyse mon seigneur saint Denis en France, là la fist enterrer, coste à coste du roy Pepin son père. Une sœur avoit l'empéreris qui avoit nom Gisle; en sainte conversation vivoit et avoit fait le veu de chasteté dès le temps de son enfance. Moult l'empereur l'aimoit et lui portoit grant honneur. Morte fu avant sa mère et enterrée au moustier où elle conversoit.
Note 504: Contens. Contentions, disputes.
Note 505: Sa bru. La bru de Berthe.
[506]Tous ses enfans, fils et filles faisoit l'empereur introduire, premièrement, ès libéraux sciences, ainsi comme luy meisme avoit esté introduit. Et quant les fils estoient de tel age qu'ils povoient souffrir la paine de chevauchier, si leur faisoit apprendre l'us d'armes et de chacier ès bois, selon la coustume de François. Les filles faisoit introduire en toutes manières d'onnesteté, et commandoit qu'elles entendissent à la fois à filer et à ouvrer de soie, pour ce qu'elles ne s'abandonnassent trop à oyseuse.
Note 506: Eginh. Vita Caroli Magni, cap, XIX.
De tous ses fils ne perdit que deux, tant comme il vesquit: Charles et Pepin le roy de Lombardie; et Ruotrude l'ainsnée de ses filles que Constentin l'empereur des Grieux avoit espousée. Cil Pepin laissa un fils qui avoit nom Bernart, et cinq filles: Aldechilde, Atulle, Gondrée, Bertarde et Théodarde. Tant monstra le roy aux enfans, après la mort leur père, la paix et la miséricorde de son cuer qu'il laissa le fils régner après le père, et les filles fist garder et nourrir en son palais tout ainsi comme sé ce fussent ses propres enfans.
La mort de ses deux fils et de sa fille qui estoit empereris de Constantinoble souffrit paciemment[507], selon la grant vertu de son cuer; mais toutes voies la pitié et l'amour qu'il avoit à eulx le contraingnit jusques aux larmes.
Note 507: Paciemment. Il y a dans Eginhard: «pro magnanimitate quâ excellebat, minùs patienter tulit.» Il faut croire que le minùs étoit effacé dans la leçon dont notre traducteur se servoit, mais son bon sens lui fit réparer cette faute par le toutes voies suivant.
En ce temps mourut l'apostole Adrien. En si grant amour l'avoit que quant sa mort luy fu nunciée, il en fist aussi grant dueil com s'il eust perdu son père ou le plus chier enfant qu'il éust. En amitiés estoit bien attrempé et assez légièrement les recevoit[508]; saintement gardoit et cultivoit en amour ceulx qu'il aimoit. Si grant cuer eut tousjours de ses enfans nourrir qu'il ne mangea oncques sans eulx né ne chevaucha: quant il estoit en estranges terres, les fils chevauchoient avecques luy, les filles alloient après un pou, mais ce n'estoit pas sans compaignie de gens à pié et à cheval qui especiaulment estoient establis pour eulx garder. Moult estoient belles et moult les amoit: si fut-ce une merveille que oncques nulle n'en voult marier à homme estrange né prince, fors l'ainsnée qui fu donnée à Constantin, l'empereur de Constantinoble. Ainsi les garda tousjours en son palais; car il disoit qu'il ne pourroit vivre sans eulx. Si avint-il qu'il en oït aucunes fois mauvaise renommée; mais il avoit le cuer si débonnaire et si pacient qu'il s'en déportoit ainsi comme s'il n'en fust en nulle souspeçon.
Note 508: Notre chroniqueur est ici bien loin de la précision et de l'élégance d'Eginhard. «Erat enim in amicitiis optimè temperatus, ut cas et facilè admitteret et constantissimè retineret, colebatque sanctissimè quoscumque hâc affinitate sibi conjunxerat.»
Un fils avoit qui Pepin avoit nom, qui n'estoit pas né de femme espousée. De cestuy n'a pas encore l'istoire parlé né faitte mencion[509]. Moult estoit bel de vis[510], et de corps estoit laid pour une boce qu'il avoit sur le dos. Comme le roy estoit en Bavière où il yvernoit et appareilloit bataille contre les Huns, il fist conspiration contre son père et s'alia contre luy à aucuns des barons de France qui l'avoient mis en espérance. Le roy sceut la traïson. Les traitres dampna selon les loys des chiefs perdans[511]; son fils rendit[512] en une abbaïe à sa requeste meisme.
Note 509: Né faitte mencion. C'est Eginhard, l'auteur de la Vita Caroli Magni qui parle ainsi, mais notre traducteur en a déjà parlé au livre précédent.
Note 510: Vis. Visage.
Note 511: Des chiefs perdants. Entraînant la peine capitale.
Note 512: Rendit. Rendit moine.
[513]Avant ceste traïson, y en avoit-il une autre plus grant faite contre luy-meisme. Quant la chose fu descouverte, il fist prendre les traitres: aux uns creva les yeux, les autres dampna par esil. Et oncques nul n'en fist occire, fors trois tant seulement qui au prendre se mistrent à deffense. Occis furent, car ils ne povoient autrement estre pris. Si furent aucuns qui distrent que la royne Fastarde fu cause du fait de ces deux conspiracions et que l'empereur feust aliéné de sa débonnaireté naturelle, quant il se consentist aux parolles et à la cruaulté de la royne; car l'en savoit bien qu'il estoit de si bonne manière par nature qu'il aivoit l'amour et la bonne volenté à tous. Et oncques en sa vie, en son royaume, n'en estranges terres, ne put-on dire sur luy une note de cruaulté sans raison.
Note 513: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXI.
De la charité qu'il avoit vers les pélerins, de sa quantité et des accidents de sa personne. Puis de son habit et de sa manière de vivre; puis de ses meurs et coment il estoit sobre et attempré.
Homme fu plain de grant charité vers estranges gens et vers pélerins meismement; si grand cure avoit de les recevoir et tant y en venoit et si souvent, que la multitude ne sembloit pas estre à charge au palais tant seulement, mais partout le royaume de France. Mais le bon roy qui avoit la bonne renommée quant au monde, tout ne feist-il pas force, aussi attendoit-il le mérite, quant en ce à Dieu; pour ce ne luy estoit à charge né à grief[514].
Note 514: Je doute que notre traducteur comprit mieux sa phrase que celle d'Eginhard. Voici cette dernière: «Ipse tamen, præ magnitudine animi hujusce modi pondere minimè gravabatur, cùm etiam ingentia incommoda laude liberalitatis ac bonæ famæ mercede compensaret.»
[515]Homme fu de grant corps et de fort estature et non mie trop grant. Sept piés avoit de long, à la mesure de son pié; le chief avoit réond, les yeux grans et gros et si clers que quant il estoit courroucié, ils replandissoient comme escarboucle[516], le nés avoit grant et droit et un pou hault par le milieu. Brune chevelure, la face vermeille lie et alegre[517]; de si grant force estoit qu'il estendoit trois fers de cheval tous ensemble légièrement, et levoit un chevalier armé sus sa paume, de terre jusques à mont. De Joieuse son espée coupoit un chevalier tout armé; de tout nombre estoit bien taillié. Six espans avoit de ceint sans ce qui pendoit dehors la boucle de sa courroye.
Note 515: Eginhardi vita Caroli Magni, cap. XXII.
Note 516: Et si clers que etc. Cette circonstance n'est pas mentionnée dans Eginhard. Quant à son nez, le biographe se contente de dire: «Naso paululùm mediocritatem excedente.» Ces deux derniers mots ont trompé le traducteur.—Brune chevelure—«Canitie pulchrâ.»
Note 517: La fin de cet alinéa n'est pas dans Eginhard.
En estant et en séant, estoit personne de grant authorité, jasoit ce qu'il eust le chief un pou mendre que droit, et le ventre plus gros; mais la droite mesure et la bonne disposicion des autres membres celoit ce qui là messéant estoit. Fier estoit en alant; bien sembloit grant homme et noble en toutes manières; clere voix avoit et plus clere ce sembloit qu'il n'appartenoit à son corsage.
Tousjours fu santéis[518], fors en tour quatre ans avant qu'il mourust. Lors le commencièrent à prendre fièvres et autres maladies et à la parfin clocha-il d'un pié. Dès-lors commença-il à user de son conseil plus que de celuy aux phisiciens; [519]si fu dommage, car il en mourut ains ses jours. Aussi comme contre cuer les avoit, pource qu'ils luy faisoient mengier chairs cuites en eaue et luy deffendoient les rostis qu'il mengeoit volentiers, comme il avoit tousjours accoustumé.
Note 518: Santéis, en santé.
Note 519: Si fu domage. Cette réflexion bienveillante pour les médecins n'est pas d'Eginhard.
Acoustumement chevauchoit en chasçant en bois, selon la coustume des François, car à paine est-il nacion qui autant en sache. En bains chaus naturelement se déduisoit, [520]et noioit mieulx que nul autre ne feist. Et, tout pour ce, fist-il faire une sale et uns bains à Ais-la-Chapelle, où il demoura jusques à la fin de sa vie. Et ses fils faisoit baingner avecques luy et non mie seulement ses fils, mais ses barons et ses princes; et aucunes fois grant tourbe des sergens qui le gardoient; si que ils estoient bien cent ou plus telle fois avecques lui. [521]De robes se vestoit à la manière de France. Emprès sa char usoit de chemises et de famulaires de lin[522]: par dessus vestoit une cote ourlée de soie, chausses et soulliés estrois chausçoit. En yver, vestoit un garnement fourré de piaus de loutre ou de martre. Tousjours avoit l'espée ceinte, dont le pomiaus estoit d'or ou d'argent, et le baudrié d'un tissu de soie. Si en ceignoit deux[523], mesmement ès haultes festes et quant il venoit messages d'estranges terres. Estranges manières de robes tant feussent belles ne voult oncques vestir, fors une fois tant seulement qu'il vestit une cote et un mantel à la guise de Romme à la prière l'apostole Adrien. Mais aux grans festes solenneles avoit un garnement tissu à or et solliers à pierres précieuses. Aux autres jours avoit petit de différence entre son habit et l'habit commun du peuple[524].
Note 520: Noioit. Nageoit.
Note 521: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXIII.
Note 522: Famulaires. «Feminalibus lineis.» Cela répond assez bien à nos caleçons.
Note 523: Deux. Les leçons imprimées portent gemmato au lieu de geminato qu'a lu notre traducteur. Il faudroit donc, à la place de deux, mettre de gemmées. (Une épée dont le pommeau étoit garni de perles.)
Note 524: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXIV.
En mengier et en boire estoit moult attrempé, et plus en vins que en viandes, comme celluy qui merveilleusement haioit yvresse en toutes personnes. De viande ne se povoit pas si abstenir comme il faisoit de vin, car il se plaignoit aucune fois que le jeusner le grevoit.
Aux grans festes mengeoit petit, et lors tenoit-il grant court plénière de diverses manières de gent; acoustuméement estoit chacun jour servi de quatre mets tant seulement, sans le rost dont les veneurs le servoient. Et de ce mengeoit-il plus volentiers que de nul aultre. A son mengier faisoit lire aucuns rommans ou aucunes anciennes histoires des princes anciens[525]. Moult oioit volentiers les livres de saint Augustin et meismement ceulx qui sont intitulés de la cité de Dieu. Si sobre estoit en vin et en aultre breuvage que pou avenoit qu'il beust plus que trois fois au mengier.
Note 525: Quoique mal traduit, ce passage est assez heureusement rendu: «Inter coenandum, aut aliquod acroama aut lectorem audiebat. Legebatur historiæ et antiquorum res gestæ.» Acroama est évidemment un jongleur, un homme qui faisoit un récit, ou jouoit une pièce. Il eut fallu au lieu de faisoit lire romans, mettre: faisoit réciter romans ou lire, etc.
En esté après mengier prenoit aucun fruit, ou pomme ou poire, et puis buvoit une seule fois. Despoiller et deschaucier se faisoit aussi bien comme par nuit, et se dormoit et reposoit deux heures ou trois. Ès grans nuis d'yver avoit telle manière de vivre qu'il rompoit son dormir quatre fois ou cinq en une meisme nuit, non mie tant seulement en veillant, ains se chauçoit et vestoit; et venoient ses princes devant luy. Et sé le séneschal du palais[526] avoit nul plait qui sans luy ne peust estre déterminé, tantost faisoit venir les parties sé elles estoient présentes, et donnoit sentence après la cognoissance de la cause. Si avenoit souvent qu'il ne délivroit pas tant seulement une seule besongne, mais toutes celles qui lendemain devoient estre délivrées par devant luy au palais.
Note 526: Le seneschal. «Comes palatii.»
[527]En loquence étoit paisible[528] et abundant et appertement délivroit et manifestait par paroles quanques il voulloit. Si n'avoit pas tant seulement langue françoise[529], mais savoit plusieurs languages que il avoit apris en son enfance[530]. Entre les autres avoit le latin si prest et si à main qu'il le parloit aussi légièrement comme françois; mais le grec entendoit-il mieux qu'il ne parloit. Si emparlé[531] et sage estoit en parolles qu'il sembloit que ce feust un grant clerc et un grand maistre; clerc estoit-il voirement; Car il fu introduis ès libérales sciences, si comme nous dirons cy-après. Il escripvit lui-meisme les chans de diverses chançons que l'en chante des fais et des batailles des anciens roys[532]. Il mist noms aux doze moys selon la langue Tyoise. Il mist noms propres aux doze vens, car avant ce, ils n'estoient nommés que les quatre vens cardinals.
Note 527: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXV.
Note 528: Paisible. Variante: prêt; le latin porte copiosus. Ce qui s'accorde assez mal avec l'adjectif paisible.
Note 529: Françoise. «Patrio sermone», dit Eginhard, c'est-à-dire: langue tudesque, celle que les François n'avoient point encore oubliée.
Note 530: En son enfance. Ces derniers mois ne sont pas dans
Eginhard.
Note 531: Emparlé. Ce mot étoit sinonyme de disert, éloquent.
Note 532: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXIX. «Item barbara et antiquissima carmina quibus veterum regum acta ac bella canebantur, scripsit memoriæque mandavit.» Il en fut de ces vers comme des lois dont Eginhard nous apprend, dans la phrase précédente, que Charlemagne avoit fait, pour la première fois, écrire les formules consacrées depuis un temps immémorial. En dépit des précautions de Charlemagne, les poëmes tyois ou tudesques ne nous sont pas parvenus. On peut raisonnablement supposer qu'ils partagèrent le sort de la langue nationale, et qu'ils se transformèrent graduellement en poëmes romans; puis, quand leur métamorphose fut accomplie, on les écrivit pour la première fois dans la nouvelle langue, sous le nom de Chansons de geste.
De son sens et de sa lettreure. Coment clergié vint en France par Alcuin, son maistre, et des deux moines Escos qui enseignèrent les gens de sapience, pour l'amour de Nostre-Seigneur. Coment il honora toujours l'Eglyse de Rome, et d'aucunes incidences.
[533]Les grans clers et mesmement les maîtres des ars libéraux tenoit en grant honneur; les ars et les maistres aimoit pour ce qu'il en savoit, car il en eut assez apris en sa jeunesse[534]. En ce temps estoit l'estude de théologie et de philosophie ainsi comme toute mise en oubli, et les estudes de la divinité[535] ainsi comme entre laissiées toutes. Si avint en son temps, comme Dieu l'eut ordonné devant, que deux moynes d'Escoce arrivèrent en France; si estoient passés oultre avec marchéans de la Grant-Bretaigne. Ces moynes estoient merveilleusement sages ès choses corporeles et ès divines escriptures. Preudomes estoient; n'autre marchandise ne menoient fors qu'ils désiroient que le monde feust enseigné et introduit de leur doctrine. Pour ce preschoient entre eulx deulx par chascun jour au peuple: «Sé aucun est convoiteus d'apprendre science, si viengne à nous et apreingne.» Si longuement et si persévéramment crièrent parmy le monde où ils aloient, que tout le monde s'enmerveilloit; et cuidoit aucuns qu'ils fussent fols et desvés[536].
Note 533: Le commencement de ce chapitre est encore extrait de la Vita Caroli Magni, d'Eginhard, cap. XXV.
Note 534: Ici notre traducteur quitte Eginhard et s'attache au moine de Saint-Gall, qui écrivit deux livres intitulés: De gestis Caroli Magni regis Franc. et imp. libri duo. Le moine adressa cet ouvrage en 883 à l'empereur Charles-le-Gros. Je sais bien que les érudits le traitent avec beaucoup de mépris; ils se fondent sur quelques fables évidentes, sur quelques fautes palpables de chronologie, pour révoquer en doute tous les autres récits et, pour ainsi dire, toutes les autres dates. Il faut se contenter de remarquer que ce moine écrivoit dans un âge avancé, soixante-neuf ans après la mort de Charlemagne; qu'il jouissent de quelque considération, puisqu'il adressoit son travail au petit-fils du héros de la France; enfin qu'il se représentoit Charlemagne, non pas d'après le type de grandeur que nous nous faisons, mais d'après celui que ses contemporains comprenoient. Un demi-siècle après sa mort, Charlemagne étoit déjà un être surnaturel. Nous retrouvons dans le moine de Saint-Gall moins la physionomie de Charlemagne que l'expression de l'opinion publique vers la fin d'un siècle dont Charlemagne avoit encore éclairé les premières années.
Note 535: Divinité. Théologie. Les Anglois ont conservé ce mot dans le même sens.
Note 536: Desvés. Égarés. (Hors de la voie.)
La nouvelle en vint à l'empereur qui tousjours avoit aimé sapience. Hastivement furent mandés, et quant ils furent devant luy, il leur demanda si c'estoit voir qu'ils eussent sapience? et ils luy respondirent qu'ils l'avoient et qu'ils estoient prêts de la donner, au nom de nostre Seigneur, à tous ceulx qui la requerroient.
Après il leur demanda quel loier ils voulloient avoir de ce faire? et ils respondirent que nulle riens fors seulement lieux convenables à ce faire et gens soubtiles et engigneuses et nettes de péchié, et la soustenance du corps tant seulement, sans laquelle nul ne peut vivre en ceste mortelle vie. Quant l'empereur oït ce, il fu raempli de joie, car c'estoit une chose que il désiroit moult.
Premièrement les tint avec luy une pièce de temps, jusques à tant qu'il lui convint ostoier en estranges terres, sur les ennemis; lors commanda que l'un qui Climent avoit nom demourast à Paris. Enfans fist querre, fils de nobles hommes, des moyens et des plus bas, et commanda que on leur admenistrast quanques mestier leur seroit; lieux et escoles leur fist faire convenables pour apprendre. L'autre envoya en Lombardie et luy donna une abbaïe de Saint-Augustin de lès la cité de Pavie, pour ce que tous ceulx qui voudroient aprendre sapience alassent en ce lieu[537]. Quant Albin, par surnom Alcuin[538], qui Anglois estoit et demouroit encore en son pais, oï dire que l'empereur retenoit les sages hommes qui à luy venoient, il quist une nef et passa en France et vint à l'empereur, et mena avec luy aucuns compaignons. Cil Albin, Alcuin par surnom, estoit homme exercité et sage en toutes escriptures sur tous ceulx de son temps; et ce n'estoit merveille, car il avoit esté disciple le très sage Bède qui après saint Grégoire fu le plus excellent exposeur des saintes Escriptures. L'empereur, tant comme vesquit, le tint tousjours entour luy, fors quant il luy convenoit aler en armes contre ses ennemis. L'abbaïe de lès Tours qui est appellée Saint-Martin luy donna, pour ce qu'il se reposast là et aprist ceulx qui de luy vouldroient aprendre, jusques à tant que l'empereur feust retourné. Tant multiplia et fructifia sa doctrine à Paris et par tout son royaume que, Dieu merci! la fontaine de doctrine et de sapience est à Paris ainsi comme elle fu jadis à Athènes et à Rome.
Note 537: Monach. S. Gall. lib. I, cap. II.
Note 538: Par surnom Alcuin. Cette parenthèse est du traducteur.
Et comme il fu si grant philosophe et si merveilleux maistre en toutes escriptures, si estoit-il de haulte vie et aourné de mœurs et de vertus. De luy aprist l'empereur moult de sciences libérales, si l'appelloit son maistre et se nommoit son disciple. Mais en l'art de grammaire fu son maistre Pierre le Pisan. Plus ententivement s'estudioit l'empereur en l'art d'astronomie et du cours des estoiles que en nulle autre science.
[539]La religion de la foy crestienne cultiva et garda dignement et saintement. En l'églyse que il fonda à Ais-la-Chapelle, en l'onneur de Nostre-Dame, mist colompnes de marbre qu'il fist venir de Rome et de la cité de Ravenne pour ce qu'il ne les povoit avoir d'autres lieux.
Note 539: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXVI.
L'églyse fréquentoit au matin et au soir, et par nuit aux matines sans nulle paresce, et mettoit grant estude que l'office de sainte Églyse feust en grant révérence. Les ministres admonestoit souvent qu'ils ne souffrissent nulle deshonnesteté né nulle ordure. La manière de chanter et de lire amenda, comme cil qui bien s'en savoit entremestre; mais il ne lisoit nulle fois en l'églyse né ne chantoit, fors en commun aucunes fois et en basse voix[540]. Sur tous autres lieux avoit en mémoire et en révérence l'églyse de Saint-Père de Romme. Moult y donna grans richesces en or et en argent, en soye et en pierres précieuses. Aux apostoles meisme envoia souvent grans dons. Tout le temps qu'il régna comme empereur mist grant peine et grant estude que la cité de Romme feust en tel estat et en telle authorité comme elle avoit esté anciennement. En quarante et sept ans qu'il régna la visita quatre fois tant seulement.
Note 540: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXVII.
[541]La raison pourquoy il y ala la derrenière fois si fu pour refourmer et mettre en paix l'Églyse de Romme qui moult estoit troublée; (car les Romains avoient trop laidement traitié le pape Léon et luy avoient les yeulx crevés et la langue coupée[542]. Mais nostre Seigneur Dieu luy rendit sa langue et ses yeulx par miracle si comme istoire tesmoingne ailleurs que cy, plus plainement). Là demoura le roy tout cet yver. La dignité de l'empire ne receut pas de sa volenté: pour ce dist-il le jour de son couronnement que s'il eust sceu le conseil de l'apostole tout feust-il grant feste et sollennelle comme le jour de Pasques, il ne feust jà entré en l'églyse le jour.
Note 541: Eginhardi vita Caroli Magni, cap. XXVIII.
Note 542: Cette parenthèse n'est pas traduite d'Eginhard.
[543]Incidence. En ce temps estoient moynes en l'églyse Saint-Martin de Tours, si comme saint Ode abbé raconte. Ces moynes vivoient trop délicieusement, et avoient robes de soie et souliers dorés. Bien monstra nostre Seigneur que leur vie ne luy plaisoit pas. Car deulx anges entrèrent en leur dortoir quant ils dormoient; l'un tenoit une espée nue et voulloit ceulx occire que l'autre luy monstroit au doit; un seul en eschapa qui pas ne dormoit; à l'ange qui tenoit l'espée dist: «Je te conjure de Dieu le tout puissant que tu ne m'occies mie.» Ainsi eschapa. Ce moustier donna puis l'empereur à celuy Alcuin son maistre dont nous avons dessus parlé. Abbé en fu et la gouverna puis, toute sa vie.
Note 543: J'ignore d'où celle incidence est traduite.—Ode.
Variantes: Oedes,—Eudes.
De la persécution qui avint outre mer aux crestiens et des messages l'empereur de Constantinoble; de la sentence de leurs lettres; de l'avision l'empereur des Grieux par quoi il admonestoit l'empereur et monstroit par raisons que il devoit emprendre la besogne.
[544]Au temps de ce prince, avint en la terre d'oultre-mer une grant persécution à la crestienté; car les Sarrasins entrèrent en la terre de Surie. La cité prisrent, le saint sépulcre et les sains lieux violèrent, et le patriarche chacièrent hors qui estoit homme de grant saincteté et de parfaite religion, et luy firent moult d'ennuis et de tourmens. Toutes voies, si comme à Dieu plut en qui grant fiance il avoit eschapa-il de leurs mains et autres personnes avec luy. En Constantinoble s'enfouit à Constantin l'empereur et à son fils Léon. A pleurs et à larmes leur compta la grant douleur et la grant persécution qui en la terre d'oultre-mer estoit avenue; comme les felons Sarrasins avoient la cité prise, le sépulcre ordoié[545] et les autres sains lieux de la cité désolés, les chastiaux et les cités du royaume prises, les champs gastés et le peuple occis en partie et partie mené en chétivoison. Et tant avoient fait de honte à nostre Seigneur et de persécutions à son peuple, qu'il n'estoit pas cuer d'homme crestien qui n'en deust estre dolent et courroucié. Dolent fu l'empereur de ces nouvelles. A ce fu la chose accordée, à la parfin, par une vision qui avint à l'empereur Constantin si comme nous vous dirons cy après, que ce meschief et ceste douleur seroit mandée à Charlemaines, l'empereur des Romains. La haute renommée de ses mœurs et de ses fais estoit là espandue par toutes les parties d'Orient. Quatre messages eslurent-ils pour ce message fournir dont les deux furent crestiens et les deux aultres Hébreux. Les deux crestiens furent Jehan évesque[546] de Naples, et David archeprestre de Jhérusalem.
Note 544: A compter de ce chapitre, le récit n'est plus fondé que sur des traditions postérieures au règne de Charlemagne. Les unes se rattachent à son prétendu voyage à Jérusalem, les autres à l'expédition d'Espagne que couronna la défaite de Roncevaux. Les traducteurs les plus anciens des Chroniques de France, Nicolas de Senlis et le ménestrel du comte de Poitiers, n'ont admis dans leur compilation ni l'une ni l'autre de ces traditions populaires, et ils ont imité en cela la retenue d'Aimoin. C'est la troisième version des Chroniques (celle qui parut au commencement du règne de Philippe-de-Valois) qui d'abord accorde sa confiance à la relation de Turpin. Cependant elle ne traduisit pas encore la chronique fabuleuse intitulée dans le manuscrit de Saint-Germain, aujourd'hui cotté n° 1085: «Descriptio qualiter Carolus-Magnus clavum et coronam Domini à Constantinopoli Aquisgrani attulerit, qualiterque Carolus calvus hoec ad Sanctum-Dyonisium retulerit.» C'est le moine de Saint-Denis qui, peu de temps après, garantit l'authenticité de cette Chanson de geste, en lui donnant place dans les Grandes chroniques. Quel que peu de fondement historique qu'elle ait, la tradition du voyage de Charles étoit déjà fort ancienne à l'époque où notre traducteur s'empara de sa légende latine. Les jongleurs la récitoient et la chantoient dans toute l'Europe plus d'un siècle auparavant, et M. Fr. Michel vient d'en publier l'une des curieuses leçons, sous le titre anglois de: The travels of Charlemagne to Jérusalem and Constantinople. Paris, Techener, 1836. Son opinion est que le manuscrit de Londres qui lui en a fourni le texte, sans doute fort corrompu comme tous les textes anglois des anciens poëmes de France, peut remonter au commencement du XIIème siècle. Bien plus: avant M. Michel, l'abbé de La Rue avoit prétendu dans ses Bardes, Jongleurs et Trouvères, tome II, page 25, que le même poëme étoit du commencement du XIIème siècle; mais les raisons sur lesquelles il fondoit son opinion ne m'ont pas paru concluantes. Ce ne seroit pas la seule fois que l'abbé de La Rue auroit pris pour une marque d'ancienneté les formes du dialecte anglo-normand, conservées en Angleterre long-temps après qu'elles étoient tombées en désuétude en France, et même en Normandie. En tous cas, nous pouvons du moins assurer que le Msc. de Saint-Germain, avec lequel nous avons confronté cette partie de la Chronique de Saint-Denis, remonte aux premières années du XIIème siècle pour le moins. Le texte en est surchargé de corrections marginales et interlinéaires, lesquelles semblent plutôt modifier le fond du récit que redresser les inattentions du copiste.
Note 545: Ordoié. «Sali», rendu ord.
Note 546: Evesque. Sacerdos.
Et estoit ce Jehan homme religieux, et simple comme coulon[547]. Et David estoit homme loyal, droiturier et plain de la paour nostre Seigneur. Et les deux messages hébreux Isaac et Samuel. Ce Samuel estoit évesque de leur loy et de grant religion en leur manière; sage en parole et emparlé en deux manières de langages. Ysaac estoit de grant sens en leur loy. Les deux crestiens Jehan et David portoient la chartre où le mandement estoit escript par la main du patriarche Jehan, scellé par le commandement l'empereur Constantin. Et les deux Hébreux apportoient la chartre l'empereur scellée de son propre scel. Mais la sentence des deux estoit ainsi comme toute une.
Note 547: Coulon. Pigeon, colombe.
La teneur de la charte le patriarche Jehan estoit telle. «Jehan, sergent des sergens, patriarche de Dieu en Jhérusalem. Et Constantin empereur des parties d'Orient à très-noble roy d'Occident Charles-le-Grant et puissant vainqueur et tous jours auguste, soit empire et règne en nostre Seigneur; amen. La grâce de la doctrine des apostres est venue jusques à nous resplendissant de la grant clarté de paix; et tant a espandu de grâce et de liesce ès cuers des hommes crestiens qu'ils devroient tousjours loer nostre Seigneur. Nous-meismes recongnoissons bien que nous devrions espéciaument regehir et reconnoistre plus abundanment sa grâce et sa miséricorde.
»Moult nous esjouissons en nostre Seigneur, selon ce que nous avons enquis de tes meurs et de tes fais, de ce qu'il nous convient rendre loenges à Dieu en sa bonté et en sa pacience. De ce avient-il doncques que tes travaux et tes faits sont terminés et fenis bénéreusement: car tu aimes paix en ton cuer; et pour ce que tu l'aimes, tu la treuves, tu la gardes en souveraine charité.
«Saches donc, très-cher sire, que les paiens ont fait si très-grant dommage à nostre Seigneur ès parties de Jhérusalem que nul crestien ne le devroit souffrir. Je meisme suis getté du siége où mon seigneur saint Jacques jut premièrement, par le commandement nostre Seigneur, et mains crestiens occis, mains pris et mis en chétivoison; et ce qui est moult plus grande douleur, le sépulcre nostre Seigneur ordoyé et soullié et chéu ès mains des Sarrasins. Pour tels griefs et pour semblables nous convient mander et escripre le besoing de la crestienté, à toy qui es prince et puissant; que toutes ces choses peuvent estre amandées par toy, à l'aide de nostre Seigneur. Et pour ce mandons nous à toy par escript, qui es le plus puissant et le plus renommé de tous les princes crestiens, que tu en faces aler renommée à tous nos frères, prélas et princes; et non mie tant seulement à ceux de tes provinces, mais à tous ceux qui à toy marchissent et qui à toy sont joings par amour et par familiarité. Et bien sachent tous que qui aider et secourre ne nous vouldra, qu'il attende la cruele sentence du jugement. Et si sache chascun qu'il n'a point de ferme constance en son lieu s'il souffre que le sépulcre nostre Seigneur où il fu trois jours et trois nuis, pour nostre rédempcion, soit villainement traitié par les félons mescréans. Si ne doit nul cuider qu'il doie porter sans paine ce qu'il aura véé[548] à nostre Seigneur, en si grant besoing; car c'est orgueil et despit quant ce n'est vengé et amendé, qui est contraire et honte à nostre Seigneur.»
Note 548: Véé. Refusée.
»Que te diroie plus? Mains autres griefs semblables te péussions mander et escripre; mais nous sommes empeschiez par douleur et par larmes.»
Telle estoit la sentence de la chartre au patriarche Jehan, que les deux chrestiens apportoient; et celle de la chartre l'empereur Constantin que les deux Hébreux apportoient étoit telle[549].
Note 549: Chaque phrase de cette lettre est rapportée dans le Msc. Saint-Germain, d'abord dans un langage imaginaire, puis en latin. Voici le langage qui nous semble imaginaire, et son préambule: «Sed sacræ Constantini imperatoris et epistolæ patriarchæ una et cadem est prope sententia. Imperatoris autem exemplar hoc est: Ayas Anna bonac saa Caiibri milac Pholi Ansitan Remuni segen Lamichel bercelin fade abraxion fativatium. Hoc est: Constantini, etc.»
«Constantin et Léon, son fils, empereurs et rois des parties d'Orient, mendres[550] de tous et à paine dignes d'estre empereurs, à très-renommé roy des parties d'Occident, Charles le très-grant, soit puissance et seigneurie béneureusement[551]. Très-chier ami Charles-le-Grant, quant tu auras ces lettres veues et leues, saches que je ne te mande pas pour défaut de cuer, né pour défaut de gens né de chevalerie; car j'ay aucunes fois eu victoires sur païens avec moins de chevaliers et de gens que je n'ay; je les ay boutés hors de Jhérusalem qu'ils avoient prise deux fois ou trois; et par six fois les ay vaincus et chaciés de champ, à l'aide nostre Seigneur, et mains pris et mains occis.
Note 550: Mendres. Moindres.
Note 551: Avant cette phrase est encore une tirade double de la première, qui est présentée comme le texte original de la traduction latine que l'on fait suivre. Il faut encore remarquer que la lettre du patriarche et celle des empereurs finissent également par deux ou quatre phrases rimées avec intention, et que le chroniqueur de Saint-Denis n'a pas traduites. Ainsi voici la fin de celle de l'empereur: «Nil opus est ficto—Domini quo visio dicto—Ergo dicto tene fundum.—Domini præcepta secundum.» On diroit que ces conclusions rimées étoient alors destinées à remplacer nos formules finales épistolaires.
»Que te diroie-je plus? Il convient que tu sois ammonesté certainement par moy de Dieu, non pas par mes mérites; mais par les tiennes, à parfaire si grande besoingne. Car une avision m'advint, par nuit nouvellement, endementiers que je pensoie comment je pourroye envaïr ces Sarrasins. Tandis corne j'estoie en telle pensée et je prioie à nostre Seigneur qu'il m'envoiast secours, je vi soubdainement ester un damoisel devant mon lit, qui m'appella par mon nom moult bellement, un petit me bouta[552], et me dit: Constantin, tu as acquis aide à nostre Seigneur, de la besoingne que tu as emprise; il te mande par moy que tu appelles en ton aide le grand Charlemaines de France, deffendeur de la foy, de la paix de sainte Églyse. Lors me monstra un chevalier tout armé de haubert et de chauces, un escu à son col, l'espée ceinte; l'enhoudeure[553] en estoit vermeille une lance blanche en son poing. Si sembloit, à chief de pièce[554] que la pointe rendist flambe tout ardant; et il tenoit en sa main un heaume d'or; et par semblant estoit vieil et avoit longue barbe. De moult bel voult[555] estoit et de grant estature; le chief avoit blanc et chanu, et les yeulx resplandissans comme estoile. Dont l'en ne doit pas cuider que ces choses ne soient faittes et ordonnées par la volenté nostre Seigneur.
Note 552: Me bouta. Me toucha.
Note 553: L'enhoudeure. La poignée. «Manubrium.»
Note 554: A chief de pièce. Au bout du compte.
Note 555: Voult ou Volt. Visage.
»Et pour ce que nous avons certainement enquis quel homme tu es et de quex meurs et de quex faits, nous nous esjouissons en nostre Seigneur, et luy rendons grâces en tes merveilleux faits, en ton humilité et en ta pacience. Si suis en certaine espérance que la besoigne sera finée en prospérité par tes mérites et par ton travail; car tu es deffendeur de paix, et la quiers par grant désir; et quant tu l'as trouvée, tu la gardes et nourris en grant amour et en grant charité.
»Saches-tu, très-chier sire, que les païens ont fait si très-grant honte et si grant dommage à Dieu en Jhérusalem, que nul féal crestien ne le devroit souffrir longuement; mais tu peux bien amender légièrement toutes ces choses à l'aide nostre Seigneur; et pour ce qu'il ne semblast que nous voulsissions soubsmettre[556] les mérites de ta charité, escripvons-nous ces choses à toy que Dieu a sur tous esleu. Que te diroie-je plus? Tu as moult de raisons par quoy tu dois tantost obéir au commandement nostre Seigneur. Qui est cil qui tantost ne doie faire ce que Dieu luy mande? Haste-toi donc, noble roy auguste, d'accomplir la volenté et le commandement nostre Seigneur; que tu ne soyes coulpé vers luy de trop longue demeure. Car cil qui va contre les commandemens de Dieu ne pourra eschiver la coulpe de l'inobédience.»
Note 556: Soubsmettre. Ce mot signifie dédaigner, ne pas tenir compte.
Coment les messages trouvèrent l'empereur à Paris, et coment l'empereur fu dolent des nouvelles qu'il vit ès lettres; de la response des barons; coment l'empereur et les barons murent; et coment il revint à droite voie au bois, pour le chant de l'oisel.
Tant eurent les messages erré[557] qu'ils vindrent en la cité de Reims, et tout droit alèrent à Paris là où ils cuidoient l'empereur trouver, si comme on leur avoit fait entendre en la voie. Là leur fu dit certainement qu'il n'y estoit pas, et qu'il avoit conduit son ost en Auvergne contre aucuns de ses princes. En la cité demourèrent deux jours, pour eulx reposer et pour ce espéciaument que Jehan, évesque de Naples, l'un des messages crestiens, estoit un petit deshaitié au piés et en la teste[558]. Liément se remistrent au chemin, quant il fu reposé; tout droit s'en vindrent au chastel Saint-Denis, en France. Là leur dit-on les nouvelles, que le roy avoit pris le chastel pourquoy il estoit alé là, et jà estoit retourné jusques près de Paris.
Note 557: Erré. Voyagé.
Note 558: Deshaitié, etc. Incommodé de la poitrine et de la tête.
Quant ils se furent reposés par trois jours à Saint-Denis, ils se mistrent en chemin et vindrent à Paris; devant l'empereur se présentèrent, droit en ce point qu'il entroit en la cité. Si comme ils purent le saluèrent, et puis luy tendirent les deux chartes qu'ils apportoient. L'empereur les receut, les seaulx brisa, et les lut moult longuement[559] sans mot dire. Lors vit le roy que Dieu l'avoit esleu à parfaire sa besongne, et que la renommée de ses faits et de sa prouesse estoit espanduë jà jusques en Orient. Lors eut grant joie à son cuer; mais pour ce estoit-il dolent que les mescréans avoient prise la sainte cité de Jhérusalem, et le saint sépulcre ordoié et souillé; si en commença-il à plourer.
Note 559: Moult longuement. «Et cum taciturnitate benè perscrutatis.»
Bien apperçut que ceulx qui entour luy estoient demandoient les uns aux autres que ces chartres povoient chanter[560], qui en telle tristesce avoient l'empereur mis. Lors fist appeller Turpin l'arcevesque de Reims, et luy commanda qu'il déist, oyans tous, en françois la sentence des chartres. Si estoit la teneure des chartres tout en la manière que vous avez oï. Et quant il les eut leues bien et appertement devant tous, ils commencièrent à amonester l'empereur et à crier tous à une voix en celle manière: «Roy, sé tu cuides que nous soions si las et si travailliés que nous ne puissions souffrir le travail de si grant voie, nous venons et promettons que sé tu, qui es nostre sire terrien, refuses à venir avecques nous, et que tu ne nous y veuilles conduire, nous mouverons demain matin au point du jour avec les messages; car il nous semble que riens ne nous peut grever, puisque Dieu veult estre nostre conducteur.»
Note 560: Povoient chanter. «Quid canerent cartæ.» Cette dernière expression prouve assez bien, à mon avis, que le texte latin étoit lui-même la traduction d'un texte vulgaire.
Moult fu lié l'empereur de ce qu'ils s'acordoient ainsi tous d'une volenté à ce qu'il désiroit à faire; tantost fist crier parmi le royaume de France que tous ceulx qui armes pourroient porter, et viels et jeunes, appareillassent d'aler avec luy en Orient contre les Sarrasins. Après, si commanda que tous ceulx qui à son commandement ne vouldroient obéir rendissent à tousjours mais, eulx et leurs hoirs, quatre deniers de leur chief, en nom de servage[561].
Note 561: «Quatuor mummos de capite, quasi servis solverent.»
Que vous compteroit-on plus? Tant assembla de peuple et de toutes manières de gent en assez peu de temps, qu'il eut grant ost et plus fort que il n'avoit oncques devant éu.
A la voie se mist l'empereur et tout son ost. Nous ne povons pas raconter toutes les choses et toutes les adventures qui leur advinrent en celle voie, car trop seroit la matière longue. Mais une adventure raconterons qui à l'empereur advint, qui bien est digne de mémoire. En celle voie de Jhérusaleni a un bois qui bien dure deux journées ou plus; en celle forest conversoient[562] moult de bêtes sauvages qui naturelement désirent sang humain et dévourent les gens, mesmement quant elles sont affamées; comme grifons, ours, lions, linces, tigres, et moult d'autres manières de bestes sauvages.
Note 562: Conversoient. Demeuroient, s'agitoient.
En ce bois entra le roy et ses gens, au matin s'appareillèrent et le cuidoient bien trespasser en un jour.
Toute la journée errèrent jusqu'au vespre, tant que le bois qui de soy estoit obscur, pour la plenté[563] des arbres, commença encore plus à obscurcir quant la clarté du jour faillit. Leur droit chemin perdirent; par montaignes et par valées commencièrent à aler parmi les bois; las furent et travaillés les hommes et les chevaux, tant pour la pluie qui sur eulx chéoit, comme pour ce qu'ils ne savoient où ils aloient, né quelle part ils déussent tourner. Et quant il fu nuit obscure, l'empereur et l'ost se hébergièrent[564].
Note 563: Plenté. L'abondance.
Note 564: Se hébergièrent. «Nocte sub obscurâ ipsemet castrametari præcepit.»
Quant ce vint que une partie de la nuit fu trespassée, l'empereur, qui pas ne dormoit, se jut en son paveillon. Lors commença à dire ces vers du Pseaultier; car il savoit assez de lettres: Deduc me, Domine, in semitam mandatorum tuorum, etc. Si vault autant à dire en françois comme: Beau sire Dieu, maine-moy en la voie de tes commandements; et les autres paroles qui s'ensuivent après, toutes jusques en la fin du seaume. En dementiers que l'empereur disoit ainsi ces paroles, la voix d'un oisel fut haultement oïe delès luy, si que ceulx qui delès l'empereur dormoient s'éveillèrent aussi, comme tous épouventés et tous ébahis, et dïstrent que c'étoit signe d'aucune grant merveille qui avenir devoit quant les oiseaux parloient raison humaine.
L'empereur pardist[565] tout le seaume qu'il avoit commencié, et y adjouta encore ces parolles: Educ de carcere animam meam, Domine, ut confiteatur nomini tuo. Si vault autant à dire en françois comme: Beau sire Dieu, délivre m'ame de la chartre du corps, si qu'elle puisse regehir et rendre graces à ton saint nom. Lors commença l'oisel à crier derechief plus hault et plus ententivement que devant et dit ainsi: Franc, que dis-tu? que dis-tu? Les gens du païs distrent qu'ils n'avoient oncques jamais oï oisel parler si ententivement. L'en a bien oï parler que les Grieux duisoient aucuns oyseaux en leur langage, pour saluer les empereurs, et sont les parolles telles: Cheré, Basilon anichos[566]. Si vault autant à dire en latin: Salve, Cesar invictissime; et en françois: Très-victorieux empereur, Dieu te saut! Et pour ce que cel oisel respondit si apertement à la raison l'empereur, en latin, on ne doit pas doubter qu'il ne feust envoié de par Dieu, pour ramener l'empereur à droite voie et tout son ost. Lors se levèrent tous, au point du jour, et s'appareillèrent; et l'oisel suivirent par une voie qui les ramena au droit chemin qu'ils avoient perdu. Encore dient les pélerins qui par celle voie vont en Jhérusalem, qu'ils oient aucunes fois les oiseaulx du païs chanter en telle manière. Et plus, que les passans et les gens du païs tesmoignent que puis que Charles-le-Grant fu au païs, à celle voie, ne fu que celle manière d'oiseaux ne chantassent ce chant ainsi comme par accoustumance.
Note 565: Pardist. Dit complètement.
Note 566: C'est-à-dire: [Greek: chaire, Basileu anikêtos]. (Salut,
Roi invincible.)
Coment l'empereur et sa gent furent reçus en Constantinoble, et coment les deux empereurs délivrèrent le sépulcre et toute la sainte terre des Sarrasins, et restablirent le patriarche. Des grans richesces que l'empereur grec apareilla pour donner à l'empereur Charles; coment l'empereur refusa, puis coment il requist les saintes reliques.
Tant eut l'ost erré que ils vindrent en la cité de Constantinoble; sé ils furent honnourablement receus de l'empereur et du peuple, ce ne fu pas à demander. Oultre passèrent les deux empereurs et leurs osts jusques à la cité de Jhérusalem. Les Sarrasins occirent et chacièrent, et délivrèrent la cité et tout le royaume de tous les mescréans. Au patriarche et à la crestienté rendirent et restablirent ce qu'ils avoient devant perdu.
Et quant la cité et tout le païs refu mis en bon point, l'empereur Charlemaines demanda congié à l'empereur des Grieux, de retourner en France; mais cil qui sage estoit et avisé en telles choses, ne béoit pas[567] que luy né sa gent s'en partissent ainsi, sans riens avoir du sien. Lors requist et pria à l'empereur Charlemaines que au moins demourast jusques au lendemain, se plus ne luy plaisoit à demourer. Et cil qui aussi débonnaire estoit comme un aignel, luy respondit de lie cuer qu'il feroit ce qu'il vouldroit, et qu'il demoureroit trois jours, sé il voulloit; car il cuidoit qu'il le voulsist retenir, pour ce qu'il eust mestier de luy et de sa gent pour aucune guerre; mais pour ce ne le voulloit-il pas faire, fors pour luy honnourer tant seulement de dons.
Note 567: Béoit. Désiroit.
Ainsi demoura celle journée, et lendemain, avant le jour, il fist son ost appareiller pour retourner en France. Au patriarche, aus évesques du païs prist congié humblement et dévotement; mais l'empereur de Constantinoble eut tandis fait appareiller, au-dehors de la porte de la cité, en une grant place droit emmi la voie de l'empereur, la noblesse de toutes manières de richesces[568], destriers, pallefrois, divers oiseaux de proie, pailes et draps de soie de diverses couleurs, et toute la gloire de pierres précieuses.
Note 568: La noblesse, etc. Notre traducteur semble avoir ici mal lu le texte latin qui porte: «Animalia multi generis iàm bestiarum quâm volucrum variora, variique coloris pallia…. præparari fecit.»
Quant l'empereur Charles sceut que il faisoit tel appareillement, il manda ses barons et ses prélas, et se conseilla à eux, qu'il feroit de ceste chose, et s'il prendroit ce que l'empereur avoit fait appareiller ou non: tout n'eust-il[569] courage de rien prendre que l'empereur lui offrist; mais ainsi le voult faire pour oïr le conseil de sa gent.
Note 569: Tout n'eus-il courage. Bien qu'il n'eût envie.
Lors respondirent tous les prélas et les princes, que jà par leur conseil n'en seroit rien pris; car il sembleroit qu'ils feussent là venus pour avoir soudée de leurs voies et de leur travail; né ne sembleroit pas qu'ils eussent fait pélerinage pour la sainte terre délivrer des mains des Sarrasins pour dévocion né pour charité qu'ils eussent vers nostre Seigneur, mais pour gaigner et acquérir richesces; et lui-meisme qui avoit si grant nom de bonté par tout le monde en seroit diffamé. Car on diroit qu'il ne seroit pas là venu par dévocion, mais par fine convoitise et pour acquerre autrui terre et autrui royaume, et pour assembler en ses trésors autrui richesces.
Moult fu l'empereur lie de ces nouvelles, quant il oït tel conseil, comme il désiroit et comme il avoit proposé en son cuer. Lors commanda que l'en déist tout coiement aux chevetains de l'ost qu'ils se hâtassent de passer, et l'en commanda à ceulx qui conduisoient les eschièles que chascuns commandast en sa langue à sa gent (pour ce qu'ils avoient gens de diverses nacions), que nul ne feust si hardi qu'il méist la main à chose que on lui offrist, et que nul n'y jetast l'ueil par convoitise.
Ainsi les fist l'empereur introduire et admonester avant qu'ils ississent de la cité. Lors s'esmurent tous ainsi comme il l'avoit commandé; et quant ils vindrent au lieu, ils trouvèrent tout ainsi comme on leur avoit dit; si avant vindrent que ils peurent légièrenient choisir[570] et véoir les grans richesces qui là estoient assemblées.
Note 570: Choisir. Examiner, distinguer.
Lors Constantin l'empereur d'Orient appella Charles l'empereur de France; et lui dist en telle manière:
«Sire, chier amy, roy de France et empereur auguste, je te requiers humblement, par amour et par charité, que toy et l'ost prengniez et eslisiez à vostre plaisir de ces richesces, qui pour vous et pour vos gens sont assemblées; et bien me plaist encore que vous les prengniez toutes.» Lors luy respondit l'empereur Charles que ce ne feroit-il en nul manière; car luy et ses gens estoient là venus pour les célestiales choses acquerre, non mie pour terriennes richesces, et qu'ils avoient souffert de bon cuer les travaulx et voie pour la grâce nostre Seigneur, non mie pour la gloire de ce monde.
En telle manière estrivoient[571] les deux empereurs, en contens de charité et d'amour. L'un ne cessoit d'ammonester l'autre, qu'il presist de ses richesces par charité; l'autre se deffendoit que il ne brisast son propos. L'empereur d'Orient lui mettoit au devant que grant honte seroit à luy et à sa gent s'il ne prenoit aucune chose, et s'il s'en retournoit ainsi en France sans aucuns dons; et puis disoit après qu'il esconvenoit qu'il presist aucuns joyaux, non mie pour loier de son travail, mais pour monstrer aux gens de son païs quant il seroit retourné, et en tesmoignage de la grâce et de la miséricorde nostre Seigneur, et que il eut esté en ces parties. Et sans faille, l'empereur Charles avoit moult pensé la nuit devant, si comme il dist puis à ses barons, que ce seroit bonne chose et honneste qu'il emportast aucun saintuaire ès parties d'Occident qui feussent au peuple aliances à Dieu[572], et matière d'amour et de dévotion. Pour ce respondit à l'empereur Constantin en telle manière:
«Or, scay-je bien», dit-il, «que le Saint-Esprit te fait ce dire; car ce meisme avois-je huy pensé et désiré de tout mon cuer. Mais m'entencion n'est pas que je emporte rien de ces choses amassées devant moy, pour ce que je serois plus tost soupçonneux en ce fait de convoitise que de charité. Mais honneste chose seroit que j'emportasse chose qui feust exemple de pitié au peuple d'Occident. Et pour ce me consentirois-je à ta prière, sé tu veux oïr ma requeste et eslire telle chose que je péusse porter honnestement.»
Note 571: Estrivoient. Luttoient.
Note 572: «Quod occidentalibus partibus gratiæ Dei pignus esse videretur.»
Lors luy respondit l'empereur Constantin que moult désiroit oïr sa requeste, et lui octroya qu'il requéist quanques il voudroit. Lors luy décovrist l'empereur Charles son cuer; si dist ainsi:
«Je te requiers donc que tu m'octroyes des peines[573] de la passion nostre Seigneur Jhésu-Crist, qu'il souffrit en la croix pour nous péchieurs; pour ce que ceulx de nos parties d'Occident qui, pour la rémission de leurs péchiés, ne peuvent çà venir, aient et voient sensiblement aucune remembrance de nostre Seigneur et de sa passion, par quoy leurs cuers soient amolis par pure dévocion, et que la pitié et la passion nostre Seigneur Jhésu-Crist les amaine à fruit de pénitence.»
Note 573: Des peines. C'est-à-dire, sans doute: des instruments de supplice
Coment l'empereur fist querre les reliques, et coment ils furent tout purgiés par confession avant que ils les trovassent; de la prière l'empereur Charlemaines et d'un miracle qui avint.
De ceste requeste fu moult lié l'empereur d'Orient: débonnairement lui octroya ce et autres choses quanques il luy plairoit à prendre. A tant se départirent; Charles retourna à ses arcevesques, évesques, abbés, moynes et autres gens de religion, et à ceulx de ses princes qui plus estoient sages; et leur demanda conseil comment le hault saintuaire devoit estre traittié et mené plus honnestement et plus religieusement. Et l'empereur de Constantinoble repaira à son clergié et à ses barons, pour enquerre où les saintes reliques estoient repostes; car il ne savoit encore pas où sainte Hélaine, la mère le premier Constantin, avoit mis ce saint trésor né en quel lieu il estoit.
Lors luy respondirent ainsi: «Sé tu veux touchier ou prendre une partie des peines nostre Sauveur, digne chose seroit que l'abitacle de foy (ce sont les cuers de nous péchieurs) feussent avant nettoiés, par confession de vraie repentance, et que les espines et les chardons de nos piés feussent avant escartés et estrepés[574], par le jeune de trois jours; et que les greniers de nos cuers feussent avant remplis du fruit de vraie pénitence; et lors pourroit-on dignement approchier des saintes reliques.»
Note 574: Estrepés. Arrachés.
L'empereur Constantin loua moult ce conseil, et maintenant commanda que il fust ainsi fait. Le clergié et les barons alèrent et enseignèrent le lieu où les saintes reliques estoient, et firent tant qu'ils trouvèrent ce saint trésor. Lors eslut l'empereur douze personnes pour les reliques traittier; mais il leur commanda qu'ils jeunassent, avant, trois jours.
Ces choses ainsi faittes, les deux empereurs vindrent au lieu de la confession où les saintes reliques estoient reposées; tout aussi tost comme les empereurs furent ens entrés, il se laissa chéoir sur le pavement, et se confessa de bon cuer de ses péchiés à un saint arcevesque qui avoit nom Eborin, et commanda à sa gent qu'ils feissent tous ainsi. Quant tous furent confès, le clergié d'Orient et d'Occident commencièrent à chanter seaumes et litanies. Tandis comme ils chantoient ainsi, les douze sains hommes s'appareillèrent à ouvrir la sainte mémoire de nostre rédemption. Avant qu'ils attouchassent le lieu des saintes reliques, ils demandèrent entre eulx lequel y mettroit plus tost la main. Lors commencièrent à crier, ainsi comme sé ce feust par le Saint-Esprit, que les saintes reliques qui le chief nostre Seigneur avoient atouchié féussent avant traites, pour ce que nostre Seigneur Jhésu-Crist qui nous délivra de mort est nostre chief. Lors s'approucha un évesque grec, de la cité de Naples, qui avoit nom Daniel, homme honnourable et digne en vie et en mœurs; en grant dévocion de plours et de larmes prist la chose en quoy la sainte couronne estoit, et quant il l'eut deffermée et ouverte, si grant odeur et si très-doulce en issit et espandit sur tous ceulx qui là estoient, qu'il leur sembla qu'ils estoient en un paradis terrestre.
Charles l'empereur mist les genoulx à terre, et fist à Dieu une oroison par grant dévocion, et dist: «Sire Dieu tout puissant, qui fourmas tout le monde et mesuras ciel et terre à ta pauline, et tout quanques il contient, et qui siés au throsne de la majesté, sur chérubins et sur toutes les ordres du ciel, et tournes et mues merveilleusement et puissamment, je te prie que tu daignes recevoir la prière de ton sergent. Je te requiers donc, beau sire Dieu, de cuer dévot et humble, en la présence de ta majesté, que tu veuilles souffrir que je puisse porter une partie de tes saintes peines, et que tu veuilles monstrer visiblement à ce peuple qui est cy présent les miracles de ta glorieuse passion, si que je puisse monstrer au peuple d'Occident de tes peines vraiement, en telle manière que aucuns mescréans ne puissent plus doubter que tu ne aies ce souffert, et paine éue en la sainte croix corporelement, soubs la couverture de nostre fresle humanité. Tu es sire de tout et fourmas toutes choses quant elles n'estoient pas. Tu plungas au parfont lac du puis d'enfer les mauvais anges qui contre toy péchièrent et chaïrent par orgueil; là sont et seront tourmentés perpétuelement. Si te prie que tu daignes orendroit encliner les oreilles de ta pitié aux prières de moy pécheur, et que tu m'octroies ce que je te requiers.»
Quant l'empereur eut ainsi aouré nostre Seigneur, nostre Seigneur monstra bien qu'il avoit oï sa prière, par un miracle qui bien fait à raconter. Car une rousée descendit du ciel maintenant qui arousa le fruit de la sainte couronne, si que les espines flourirent maintenant et rendirent si très-grant odeur et si très-doulce, que ceulx qui au temple estoient prièrent nostre Seigneur qu'ijs feussent tousjours mais en ce point et que jamais celle odeur ne leur faulsist. Tant estoient en grant délit, qu'ils ne cuidoient mais ainsi estre en ce siècle corporelement. Si grant clarté et si merveilleuse resplendisseur estoit partout céans, que chascun cuidoit estre vestu de robe du ciel. Les malades qui là estoient ne souffrirent nul mal ainsi comme ils faisoient devant; ains cuidoient estre garis ainsi comme s'ils feussent en paradis. L'empereur Charles se leva d'oroison ainsi comme s'il se levast de dormir; moult fut lie du miracle et de la vision; lors commença à dire avec David le prophète ces paroles du Pseaultier:
Exaudi, Domine, vocem meam quia clamavi ad te, etc. Si vault autant à dire en françois comme: «Beau sire Dieu, oï la voix dont je crie à toy; aies merci de moy, et oyes mes prières.» Mains autres seaulmes du Pseaultier dist tous jusques à la fin; et les prélas et tout le clergié chantoient, tandis, te Deum laudamus, par grant dévocion.
Quant les loanges de ce miracle furent finées, l'empereur termina son oroison et dist: Inclina aurem tuam mihi, Domine, et exaudi verba mea, etc. Si est autant à dire en françois comme: «Sire, encline à moy tes oreilles, et escoute mes parolles.»
Coment le fust de la sainte couronne raverdit et fleurit par miracle; d'un autre miracle qui advint en celle heure que trois cent et un malades furent guéris. Puis du grant miracle du gant qui se tint en l'air, et puis des louenges que le peuple rendit à Dieu.
Grant grace fist nostre Seigneur à l'empereur, à celle heure; car cil qui prist pour nous nostre humanité et voult souffrir ces paines et autres pour nous, voult faire tel miracle à sa prière et à la prière de ceulx qui de bon cuer le requéroient. Et pour ce que nulle doubte n'en peust jamais estre au monde, voult-il encore certifier la vérité par un autre miracle merveilleux. Car droit en ce point que le saint évesque Daniel voult le saint fust de la couronne couper par mi, à unes forces[575], le fust qui longuement avoit esté sec et sans nulle terrienne humeur apparut aussi vert par la rousée qui descendit du ciel, comme le jour meisme qu'il fu coupé de terre, et le fist Dieu flourir, ainsi comme s'il feust planté ou enraciné en terre par autretel miracle comme la verge Aaron flourit qui devant pour long-temps avoit esté sèche.
Note 575: Unes forces. Avec des ciseaux. «Forcipes.»
Qui seroit donc si mescréaut et si aliéné de foy et de sens? qui oseroit dire que ce ne feust du fust[576] que nostre Sauveur daigna souffrir pour nous le jour de sa passion?
Note 576: Que ce ne feust du fust. C'est-à-dire: que ce bois ramené par Charlemagne ne fût réellement le bois sur lequel.
Tous estoient esmerveillés et esbahis des grans merveilles qu'ils véoient: sur tous les autres, Charles l'empereur d'Occident estoit lie et fervent de dévocion; le jeusne avoit cultivé par trois jours; tant de fois s'estoit agenouillié sur le pavement nu à nu, qu'il avoit les genoulx et les coudes tous despiécés.
Moult se doubta que les nouvelles fleurs des espines de la sainte couronne qui devant ledit miracle estoient flouries ne chéissent à terre et qu'elles ne feussent defoulées en la presse de gens; pour ce trancha une pièce d'un paile[577] vermeil qu'il avoit appareillié pour vestir les saintes reliques; dedans les enveloppa diligemment et les mit en son dextre gant; et il en appareilla un autre à mettre les saintes espines qui avoient été sacrées, et abevrées du sang de Jésu-Crist. Le gant où les fleurs estoient tendit pour garder, à l'arcevesque Eborin; mais ils plouroient si durement tous deux, que je ne sçay quel des deux avoit les yeux plus empeschiés pour l'abondance et pour la plenté des larmes.
Note 577: Paile. Drap, étoffe. Pallium.
L'empereur qui cuida que cil l'eust receu, le sacha de sa main; cil qui estoit en oroison se dreça, un pou après, pour les merveilles esgarder, en ce point que l'empereur luy rendit son gant; mais il se relaissa tantost chéoir en oroison plus fermement; si que il ne regarda l'empereur né ne receut le gant. Lors avint un nouvel miracle que le gant se tint tout en l'air l'espace d'une heure.
Quant l'empereur eut les saintes espines envelopées et mises en sauf, et les yeux lui furent esclarcis, après ce qu'il eut cessé à plourer, il se retourna vers l'arcevesque Eborin pour demander le gant qu'il lui cuidoit avoir baillié; mais quant il vit le gant ester en l'air, et il voult demander à l'arcevesque que ce pouvoit estre, il ne peut parfaire, pour les sanglos et pour les larmes qui luy empeschoient la parolle, pour la joie que nostre Seigneur luy faisoit; né ne peut aussi oïr response. Moult se doubta qu'il ne despleust à nostre Seigneur de ce qu'il avoit mis les saintes fleurs en son gant; pour ce demanda-il à l'arcevesque de reschief où il eut mis le gant, et comment ce estoit ainsi avenu. Et il luy respondit qu'il n'en avoit point veu né reccu. Lors prist l'empereur le gant et traist hors la pièce de paile en quoy il avoit les fleurs envelopées; le paile desvelopa pour mettre les saintuaires plus honnestement; mais il trouva qu'elles estoient jà converties en manne, par la vertu nostre Seigneur. Lors fu merveilleusement plain de grant joie, et commença à dire avec David le prophète en ceste manière: Quàm magnificata sunt opera tua, Domine; c'est-à-dire: «Beau sire Dieu, comme tes œuvres sont grans et merveilleuses!» Celle manne envelopa derechef au paile, qui jusques aujourd'huy est gardée dignement en l'églyse mon seigneur saint Denis en France, avec une partie de la manne que Dieu envoia aux fils d'Israël quant ils estoient au désert. En dementiers que ceulx dedans estoient en celle joie et en tel délit pour les miracles qu'ils véoient appertement, ceulx qui dehors estoient hurtoient aux portes et huchoient à hauls cris qu'elles leur fussent ouvertes, et en la fin furent-elles en partie ouvertes et en parties brisées. Lors entrèrent dedens à grans presses, en rendant graces à nostre Seigneur, et disoient en telle manière: «Huy est vraieinent le jour de la résurrection.» Et puis après disoient: Hæc est dies quam fecit Dominus, exultemus et loetemur in câ. Si vault autant à dire en françois comme: «Huy est le jour que Dieu a fait, auquel nous devous esjoïr et esleescier». Et l'empereur Charles avançoit et ennortoit chascun qu'ils rendissent graces à Dieu, et luy-mesme disoit ainsi, avec David le prophète: Cantate Domino canticum novum, quia mirabilia fecit. Si vault autant à dire en françois comme: «Chantés à Dieu chançons nouvelles, car il a huy faittes merveilles; pour laquelle chose, biaux seigneurs, nous devons tous rendre graces à Dieu de pure entention, qui a huy daigné visiter son peuple.» En telle manière rendoient graces et louenges à Jhésu-Crist, et les continuèrent si longuement qu'ils eurent chanté plusieurs seaulmes du Pseaultier.
Coment l'évesque Daniel aporta le saint clou à Charlemaines; des loanges et des graces que l'empereur rendoit à nostre Seigneur; et puis coment les saintes reliques furent appareilliées pour apporter en France.
De celle place se départirent, et alèrent jusques au lieu, tout en chantant, où les autres reliques estoient. L'évesque Daniel, qui estoit esleu pour ce faire, prist le clou et l'aporta haultement à l'empereur Charles. Cy endroit ne doit-on pas taire un beau miracle que nostre Seigneur voult là faire par sa miséricorde; car tout ainsi comme il advint quant les saintes espines flourirent, si comme vous avez oï, une odeur espandit maintenant, de si merveilleuse doulceur, qu'elle ne raemplit pas tant seulement les gens, mais toute la cité. Si estoit de si grant vertu, que trois cens et un malades furent guaris en celle heurre de diverses enfermetés, qui tous affermoient certainement qu'ils avoient tous santé receue en une mesme heure de temps.
Un malade qui fu dessus les trois cens avoit langui près de trente ans en trois manières de maladies; car il avoit la veue perdue et l'oïe et la parolle; et disoit qu'il avoit premièrement receue la veue et après l'oïe, et après la parolle, par la vertu nostre Seigneur. Et disoient avec le prophète David: Omnes gantes, plaudite manibus. Si vault autant à dire en françois, comme: «Toutes gens, esjouissez-vous; chantez à Dieu, en voix de léesce, ceulx qui à luy ont espérance.» Et puis après si chantoient ce seaume: Suscepimus, Deus, miscricordiam tuam in medio templi tui. Si vault autant à dire en françois, comme: «Sire Dieu, nous avons reçeu ta miséricorde, au milieu de ton temple.» Et celuy malade qui fut curé par-dessus les trois cens affermoit la manière si comme il fu gari, et asseignoit l'ordre de sa curacion selon l'ordre des trois miracles. Car quant les espines de la sainte couronne furent hors, il recouvra la veue; et quant le saint fust fu tranchié, il recouvra l'oïe. Et quant les espines flourirent, il recouvra la parole; et quant le saint clou fu levé, ce meisme miracle et plusieurs autres advinrent en diverses personnes. Et pour ce que nous ne povons pas tous les miracles raconter qui là advinrent en celle journée, nous en convient plusieurs laissier pour la confusion eschiver.
Mais un n'en voulions pas laissier qui avint à un enfant. Cil enfant avoit la senestre main et tout le cousté sec, dès le premier jour qu'il fu né; et pour ce estoient les membres de l'autre part plus lens et plus paresseux. Mais en celle heure que le saint clou fu trait hors de la boîte, et il eut atouchié l'air, l'enfant recouvra plainement santé et vint en courant à l'églyse, loant et glorifiant nostre Seigneur; et commença à conter, oyans tous, la manière coment il eut esté guari. Il gisoit en son lit à heure de nonne, en tel point qu'il ne dormoit né ne veilloit plainement; si luy sembla qu'il véist devant luy un fevre blanc et chanu qui luy traioit parmi le pié et parmi la main senestre une lance et un clou de fer. Et quant l'enfant eut ce raconté, le clergié commença à haulte voix: Te Deum laudamus. Et l'empereur Charles commença à chanter avec David le prophète: Manus tuoe, Domine, fecerunt me et plasmaverunt me. Da mihi intellectum ut discam mandata tua; et d'autres seaumes du Psautier. Si vault autant à dire en françois comme: «Beau sire Dieu, qui me féis à fourme d'homme, donne-moy entendement, et que je puisse entendre et apprendre tes commandemens, et que je puisse monstrer à ton peuple d'Occident la mémoire de ta glorieuse passion.»
Toutes ces reliques furent mises en divers sacs; chascun par soy, et puis refurent mises ensemble en un grant sac de cuir de bugle que l'empereur portoit attachié à son col. C'est assavoir la couronne d'espines, le saint clou, une pièce du fust de la sainte croix, le suaire nostre Seigneur, la chemise nostre Dame, qu'elle avoit vestue en celle heure qu'elle enfanta nostre Seigneur sans peine, et la ceinture dont elle ceint nostre Seigneur au bercel; et le bras destre saint Siméon, dont il receut nostre Seigneur au jour qu'il fu offert au temple en Jhérusalem.
Coment l'empereur d'Occident prist congié à l'empereur d'Orient; cornent ils vindrent au chastel de Limedon; et puis du fils au baillif de ce chastel, qui fu résuscité par miracle.
A tant prist congié l'empereur Charlemaines à l'empereur Constantin et au clergié d'Orient; en grant amour et en grant déevocion se remist au retour luy et ses osts; à grant joie vint à un chastel qui a nom Limedon[578]. Moult de merveilles avindrent en celle voie, puis qu'ils se partirent de Jhérusalem et de Constantinoble, que je ne vueil pas cy raconter.
Note 578: Limedon. Dom Bouquet écrit: Ligmedon. Le latin porte: «Duratium», ou: «Duras», qui semble meilleur.
En ce chastel devant nommé entra l'empereur. Premièrement fu mené à l'églyse, si comme il afféroit pour mettre et pour garder les saintes reliques qu'il portoit à son col, pendues à un cuir de bugle en manière d'escharpe.
Les arcevesques, évesques, abbés, moynes, arcediacres et autres dignes personnes, qui pour ce faire estoient esleus, portoient autres reliques en sacs et en autres vaisseaulx. En ce chastel avoit un baillif qui avoit nom Salathiel; si avoit un fils à l'ostel qui de grièves et diverses maladies estoit souvent tourmenté. Aporter le fist l'empereur devant luy ainsi comme il aloit à l'églyse. La mère de l'enfant, qui Maria estoit nommée, estoit en moult grant cure de porter son enfant devant l'empereur, pour la renommée des vertus que nostre Seigneur faisoit pour luy et avoit fait toute celle voie en la cité de Naples et en autres cités, villes et chastiaux. L'enfant trespassa de ce siècle: tantôt comme il fu porté devant l'empereur, le père et la mère commencièrent à braire et à crier et à faire merveilleux dueil, et disoient à l'empereur: «Très-doux roy, conforte et aide tes sergens! Nous n'avions que un seul fils qui estoit tourmenté de diverses enfermetés; il avoit les yeux perdus par la foiblesse du chief; il avoit le nés gros et boçu[579]; il avoit les mains et les piés paralitiques, de goute caduque estoit chascun jour tourmenté. Tant souffroit, que grant douleur le mettoit hors de sens, dont chascun disoit qu'il estoit forsené; et devant toy l'avons cy amené en espérance qu'il recouvrast santé, par la vertu de ces saintes reliques; que nous savons bien que tu apportes une partie de la sainte couronne, un des sains clous et une partie du fust de la sainte croix, le suaire de nostre Seigneur, la sainte chemise nostre Dame, le lien du bercel son bon fils, le destre bras du bon vaillant saint Siméon, et moult d'autres saintes reliques. Et pour ce que la renommée de tant de reliques et de tant de miracles qui sont avenus en ceste voie, de diverses maladies[580], estoit venue jusques à nous, avions-nous espérance que nostre fils receut la santé du corps et fermeté de foy à l'ame; mais il est mort, dont nous sommes dolens. Pour ce te requérons et prions que tu t'aproches du corps.»
Note 579: Le nez gros et boçu. Le malheur n'eût pas été des plus graves; mais le latin dit: «In naribus erat gibbosus.» Ce qui, je crois, indique une tumeur dans les narines.
Note 580: De diverses maladies. «Super diversis infirmitatibus.»
Et quant l'empereur vit le père et la mère qui menoient tel dueil, si l'en prist grant pitié, et grant compassion eut de leur douleur. Du blanc mulet descendit maintenant; le père et la mère luy commencièrent à crier à haulte voix: «Grant empereur Charles, nous te requérons que ta miséricorde et ta pitié soit aujourd'huy sur nous. Si ne dois pas targer[581] à monstrer les miracles nostre Seigneur qui si certains sont, que l'on diroit vraiment qu'ils soient jà faits avant qu'ils soient avenus. Or, nous créons de vrai cuer que sé le corps de nostre enfant est atouchié et signié de la partie de la sainte croix que tu portes, qu'il résuscitera, ou au moins l'ame de luy aura perdurable repos en gloire.»
Note 581: Targer. Tarder.
Lors prist l'empereur l'escharpe de cuir de bugle où les reliques estoient honnourablement mises, et s'aprouchia de la bière où le corps de l'enfant gisoit sans ame; et tantost comme l'empereur leva les bras et l'ombre tant seulement atoucha le corps, si très-grant pueur en issit, que l'empereur et tous ceulx qui entour lui estoient ne peurent durer, tant fussent-ils encore assez loing du corps.
A la parfin l'évesque Eborin, homme de si grant sainteté, et Guibert arcédiacre, homme aussi de grant religion, Johel évesque de Gérunte, Gelases soubsdiacre de Grèce, un des plus nobles hommes de la cité de Thèbes, et si estoient religieux de sainte simplesse[582], tous prièrent l'empereur qu'il s'aprochast plus près du corps. Et cil Gelase, diacre grec, qui bien sentit la vertu de nostre Seigneur, descendit présentement et prist le vaissel des mains l'empereur, où les saintes reliques estoient, et acourut au corps du mort. Et ainsi comme il hastoit de mettre hors la porcion de la vraie croix, il apuia le vaissel à la bière où le mort gisoit; tout maintenant par ce saint atouchement, l'enfant qui Thomas avoit à nom fu resuscité et saillit sus, sain et haitié, devant l'empereur et devant tous ceulx qui là estoient, tout ainsi comme s'il venist de dormir.
Note 582: De sainte simplesse. «Laudabilis simplicitatis.»
De la liesce de la gent du païs, pour les miracles qu'ils véoient; puis coment les malades furent guéris. Coment l'empereur fit crier par tout le monde que tous vénissent à un jour pour veoir les reliques.
De ce miracle furent tous ceulx du chastel et du païs merveilleusement esmus et plains de liesce; graces et louenges rendirent tous communément à nostre Seigneur, et aplouvoient[583] de toutes parts à l'églyse. Les uns apportoient leurs malades et les autres les amenoient tout bellement à pié, les autres les faisoient apporter en lis et en litières; et la vertu nostre Seigneur estoit si grant, que en une heure en furent guaris de diverses maladies quarante-neuf que hommes que femmes.
Note 583: Aplouvoient. Nous disons encore dans le même sens figuré: pleuvoient.
En ce chastel demoura l'empereur six mois et sept jours pour son ost reposer; mais pour ce ne cessoit pas la vertu nostre Seigneur qu'elle ne feist miracle. Longue chose seroit à raconter les miracles qui là advinrent, tandis comme l'empereur y demouroit; une multitude ainsi comme sans nombre d'aveugles y furent enluminés, douze démoniacles y furent délivrés du diable; huit mesiaux[584] y furent guaris, quinze paralitiques y receurent plaine santé, quatorze clops[585] y furent redréciés, trente muets et cinquante-deux boçus y furent guaris; ceulx qui estoient fiévreux, sans nombre, et jusques à cinquante-cinq malades du mal de la gorge que l'on appelle escrocles. Une femme veuve et une sienne fille qui estoient hors de leurs sens, et une autre preude femme de la cité du Liége qui là fu amenée, les mains liées, et plusieurs autres personnes que hommes que femmes des villes voisines, qui estoient tourmentées de diverses maladies, furent tous guaris par la vertu nostre Seigneur; et s'en repairèrent sains et haitiés en leurs hostieux[586]. Et vingt et neuf contraits[587] qui les nerfs des jambes avoient séchés et retrais, receurent plaine santé.
Note 584: Mesiaux. Lépreux.
Note 585: Clops. Éclopés. «Claudi.»
Note 586: Hostieux. Hôtels, logis.
Note 587: Contraits. C'est un mot que celui de paralytique ne rend qu'imparfaitement. «Contracti.»
Ce chastel fist l'empereur reffaire et rappareillier en partie, pour tant comme il y demoura. Là sont escripts presque tous les faits qu'il fist oultre le Rhin en son temps[588].
Note 588: «Illud etiam castrum rex Karolus construxit studiosè, magnâ ex sui parte. Illic quoque ejusdem regis omnia fermè gesta quæ ultra Renum fecerat certissimè sunt scripta.» Ce passage est assez curieux; il faut en conclure qu'au commencement du XIIème siècle, époque à laquelle je crois pouvoir faire remonter cette légende latine, la ville de Durazzo ou Duras (non pas Ligmedon ou Limecon) passoit pour posséder un ancien manuscrit des véritables actions de Charlemagne; peut-être les Annales d'Eginhard, qui sont effectivement presque en entier consacrées aux expéditions d'Allemagne.
Quant il eut là demouré six mois et sept jours, si comme nous avons dit, pour son ost reposer et mesmement pour les grans miracles que la divine vertu faisoit en ce lieu pour luy, il se remist en chemin et s'en revint à Ais-la-Chapelle, puis y fist faire une églyse de grant œuvre en l'onneur de nostre Dame Sainte-Marie. Dedens mist les saintes reliques moult honnourablement, et après envoia ses coursiers ainsi comme par tout le monde, et fist crier que tous venissent à Ais-la-Chapelle aux ides de juing, pour veoir et pour aourer les saintes reliques qu'ils avoient apportées de Jhérusalem et de Constantinoble la riche; c'est à savoir huit des espines de la sainte couronne que nostre sire eut sur son chief le jour de sa passion, et une partie du fust de la sainte croix; le suaire en quoy il fu envelopé en sépulture, la chemise nostre Dame qu'elle eut vestue à son glorieux enfantement, et le bras destre saint Siméon, dont il receut nostre Seigneur au temple, le jour de la Chandeleur; et maintes autres précieuses reliques.
En pou de temps après ce qu'il eut fait crier, il assembla tant de gens que nul ne le porroit esmer[589]. Quant ce vint au jour qui y fu mis, c'est à savoir au second mercredi de juing, l'empereur eut conseil aux arcevesques, aux évesques, aux abbés et aux autres personnes de dignité, coment il ouvreroit. Et pour ce que la multitude estoit si grand que nul ne la povoit nombrer, fist-il prêchier aux prélas en trente lieus, et amonnester le peuple que chascun feust bien confés et repentant de ses péchiés avant qu'il approuchast aux saintes reliques.
Note 589: Esmer. Estimer.
Coment l'empereur fist sermoner les prélas en trente lieus, et coment il establit le lendit par la confirmation de tous les prélas qui là furent; et puis du nombre des prélas et de leurs noms; d'une église que l'empereur fist faire, et de la requeste que l'empereur fist à tous les prélas.
Quant ce vint au jour qui fu mis, et les prélas et le peuple furent assemblés, l'empereur descouvrit les saintes reliques pour monstrer au peuple, les prélas et évesques fist sermoner en trente lieus. La establit l'empereur le lendit, par la constitution des prélas qui là furent présens, en la quarte fère de la sepmaine de juing[590], aux jeunes des Quatre-Temps. Si fu bien avenant chose que il fust establi aux temps des jeunes, que nul ne doit atouchier à tels saintuaires s'il n'est jeun[591] et sobre et sanctifié par confession et par pénitence[592]. Mais pour ce que nous avons cy fait mencion de la rémission des péchiés, nous voulons cy deviser et parler de la miséricorde et de l'indulgence des péchiés qui là fu establie. Les prélas qui là furent présens establirent ce pardon que quiconque viendroit au lendit au temps que nous avons nommé pour aourer les saintuaires, pour quoy[593] il fust confés et repentant de ses péchiés, les deux parties de la pénitence de ses péchiés luy seroient relaschiés, de quelque péchié que ce feust; et, plus encore, que il povoit faire parçonniers du fruit de sa voie, sa femme, ses enfans et ses amis, pour quoy ils feussent en tel point qu'ils le péussent avoir.
Note 590: En la quarte fère. «In junio mense et in hebdomada secunda, in jejunii scilicet quatuor temporum quartâ feriâ.»
Note 591: Jeun. A jeun.
Note 592: Ce passage prouve assez bien, il me semble, contre l'opinion de beaucoup d'antiquaires, que le premier objet de l'institution du lendit ou landit, ou foire de Saint-Denis, fut d'exposer et de laisser voir les reliques précieuses que l'église se glorifioit de posséder. Comme les religieux ne pouvoient s'astreindre à recevoir toute l'année les dévots que l'espérance de contempler la chemise et la ceinture de la sainte Vierge, la couronne d'épines, les clous et partie de la croix du Sauveur, etc., etc., auroit chaque jour attirés en foule, on assigna, on indiqua trois jours de l'année pendant lesquels on seroit admis à les adorer. Ces trois jours prirent le nom de «temps indiqué, indictum,» vulgairement l'indict ou lendit. En même temps, une somptueuse foire ne manqua pas de se tenir et d'obtenir de grands priviléges auxquels l'abbaye de Saint-Denis perdoit fort peu de chose. On a souvent fait honneur à Charles-le-Chauve de l'institution du lendit; il est probable que cette solennité remonte à l'époque primitive de la célébrité des reliques de l'abbaye de Saint-Denis. Tant que le catholicisme fut la seule religion de la France, le lendit resta fidèle aux motifs de sa fondation; mais, au temps des protestants, les châsses et les sanctuaires cessèrent de s'ouvrir, et le lendit ne fut plus qu'une grande foire surveillée par MM. les suppôts de la police.
Note 593: Pour quoi. Pourvu que.
Et ce firent et establirent tous les prélas qui là furent, arcevesques, évesques, abbés, desquels les noms sont cy mis. Premièrement, le pape Léon; Turpin, l'arcevesque de Rains; Justin, arcevesque de Mont-Laon; Johan, arcevesque de Lyon; Arnoul, arcevesque de Tours; Pierre, arcevesque de Milan; Orsent, arcevesque de Ravenne; Théodore, arcevesque de Penthapole de Libie; Haimbert, arcevesque de Sens; Gosbert, arcevesque de Bourges; Grimaud, arcevesque de Rouen; Achilas, arcevesque d'Alixandre; Théophile, patriarche d'Antioche; Umbert, évesque de Saintes; Guibert, évesque d'Orléans; Jehan, évesque d'Abranches; Giuffroy, évesque de Noyon; Israël, évesque de Mez; Rodulphe, évesque de Cambray; Goubert, évesque de Troyes; Richart, évesque d'Amiens; Rotard, évesque de Flandres; Geron, évesque de Pavie; Hardoin, évesque de Versel; Eusèbe, évesque de Boulongne; Estienne, évesque d'Auguste; Marchaire, évesque de Belge; Fromont, évesque de Liége; Robert, évesque de Soissons; Anthonie, évesque de Placence; Torpe, évesque de Pise; Désier, évesque de Langres; Licon, évesque d'Angiers; Lupicus, évesque de Valence; et Fortunas, arcediacre de cette églyse. Ces deux mistrent le suaire nostre Seigneur sur le corps d'un mort qui maintenant fu résuscité.
Ce miracle voult faire nostre Seigneur devant son peuple, si comme je croy, pour ce qu'il feust lumière de foy et de créance aux présens, et après à ceulx qui après luy vendroient. Tous les prélas qui là furent et tous ceulx que nous nommerons après distrent qu'ils eurent veu ce miracle qui estoit œuvre de Dieu, le Père tout puissant.
Les abbés furent Fourré, abbé de Saint-Denis en France; Florent, abbé de saint Benoit du Mont-Cassin; Lupicius, abbé de Lyon; Pierre, abbé de Laon; Serges, abbé d'Angiers; et Serges, abbé de Rains; Jehan, abbé de Châlons; Pierre, abbé de Nivelle; Aubert, abbé de Saint-Quentin-du-Mont; Jehan, abbé de Saint-Quentin en l'Isle; Carbonel, abbé de Limedon; Rabode, moyne de Saint-Praiest, et Guidon de ce meisme lieu; Anthoines, évesque de Verdun; Ponce, évesque d'Alle; Nicholas, arcevesque de Vienne; et Soltain, son arcediacre; Dasée, évesque de Thoulouse; Machaire, évesque de Troyes; et Antoine, un sien arcediacre; Raimbaut, évesque de Marseille; Rigomers, évesque de Meaulx. Tous ces prélas qui cy sont nommés et mains autres dignes personnes conformèrent par leurs scaulx celle constitution que l'empereur establit, et demourèrent là un mois et trois jours pour garder les saintes reliques à l'honneur de Dieu et au profit du peuple.
Mais avant qu'ils se départissent[594], l'empereur leur fist une requeste et leur dit en telle manière: «Seigneurs tous qui cy estes assemblés, vous premièrement, sire pape de Romme, qui estes chief de toute crestienté, et trestous seigneurs prélas, arcevesques, évesques, abbés, je vous requiers que vous m'octroiez un don.» A ce respondit Turpin, l'arcevesque de Reims, pour tous:
«Très-doulx empereur et sire, quanqu'il te plaira à requerre, nous te octroions doulcement et de bonne volenté.»—«Je vueil donc,» dist-il, «que vous et devant tous dessevrez de la compaignie de Dieu et de sainte Églyse, tous ceulx qui empescheront et destourberont en quelque lieu que je muire, que le corps de moy soit apporté à Ais-la-Chapelle et mis en sépulture. Car je désire à estre là mis honnourablement et en la manière que l'en doit roy et empereur mettre en sépulture, sur tous autrès lieux.»
Note 594: Dans la chronique latine, cette requête de Charlemagne est faite à plusieurs années de là, mais à peu près dans les mêmes termes, ainsi que les réponses des prélats.
L'apostole et tous les prélas qui là furent assemblés obéirent à la requeste l'empereur. A tant se départirent, et retourna chascun en sa contrée, en loant et glorifiant le roy qui règne et régnera par tous les siècles des siècles. Amen.
Cy endroit peut-on demander coment les saintuaires et la bonne foire du lendit furent puis translatés en France. Les saintuaires sont en l'églyse monseigneur Saint-Denis, et la foire du lendit siet entre Saint-Denis et Paris. La raison pourquoy ce avint si fu telle: Charles-le-Grant, dont nous avons parlé et parlerons encore cy après, eut un fils qui Loys eut à nom, roy fu et empereur. Cil Loys eut quatre fils de diverses femmes, Lohier, Pepin, Loys et Charles. Charles si fu leur frère de père tant seulement, et fils de la royne Judith que le père espousa dernièrement. Après la mort du père, l'empire fu départi aux quatre frères. Lohier eut l'empire d'Alemaigne, Loys le royaume d'Acquitaine, Pepin eut celui de Lombardie, et Charles le royaume de France.
Entre les frères monta contens pour la terre; les trois frères guerroièrent Charles, premier pour ce qu'il leur sembloit avoir en partie le plus noble royaume; merveilleux ost amenèrent contre luy, et il se rappareilla d'autre part encontre eulx moult efforciement.
Au temps de lors estoit l'églyse de Saint-Denis en France couverte d'argent par-dessus les martirs; et pour ce que le roy n'estoit pas encore si riche d'avoir qu'il peut moult grans osts conduire sans aide, il vint à Saint-Denis au couvent et à l'abbé, et parla ainsi et leur dist: «Beaux seigneurs, j'ai mestier d'avoir[595], pour mes guerres maintenir; et vous avez couverture d'argent sur vostre moustier qui de riens ne vous sert; je la prendrai s'il vous plaist; et si Dieu me donne victoire de mes ennemis, je le vous rendray largement, et recouvriray l'églyse aussi richement ou plus comme elle est maintenant.»
Note 595: J'ai mestier d'avoir. J'ai besoin de secours.
L'abbé et le couvent respondirent: «Sire, faites vostre volenté et vostre plaisir de ce que nous avons.» Le roy prist l'argent, son ost conduist contre ses ennemis, et eut victoire par l'aide de nostre Seigneur. Pas n'oublia les convenances qu'il eut à l'abbé et au couvent. A l'églyse vint, et leur dist: «Seigneurs, je vous ay telle chose en convenant; prest suy que je le face, et vous aurez conseil que vous prengiez en eschange de ceste chose ces reliques et la foire du lendit, que mon ayeul le grant Charles establit à Ais-la-Chapelle. Je vous délivreray et reliques et foire à tousjours-mais, et le feray cy venir aussi franchement et à telles coustumes comme par-devant ala.» Eulx se consentirent et eurent conseil qu'ils préissent les saintes reliques et la foire du lendit. En telle manière fu-elle en France translatée.
Cy fine le tiers livre des fais et gestes le fort roy Charlemaines.
* * * * *
De la vision et du signe que Charles vit au ciel; et coment monseigneur saint Jaques s'apparut à luy, et luy dist qu'il délivrast la voie là où son corps gisoit. Et coment Pampelune fu prise et toute la terre jusques au perron Saint-Jaques; et puis coment il fist baptiser tous les Galiciens et occire ceulx qui baptesme ne vouldrent recevoir.
Quant l'empereur Charles eut conquises toutes ces terres et ces estranges cités et chasteaux sans nombre de l'une mer jusques à l'autre, par l'aide de nostre Seigneur, et il les eut soustraites des mains aux mescréans, et convertis à la foy crestienne, si comme l'istoire a devant parlé, il fu moult traveillé et debrisié des grans osts qu'il eut tant de fois conduits sur ses ennemis, et des grans travaulx et continuels dont il avoit tant eu. Lors en son cuer proposa qu'il n'ostoieroit plus, et qu'il useroit le remanant de sa vie en paix et en repos, sé sainte églyse n'avoit de luy mestier. Mais nostre Seigneur, qui encore vouloit que la foy crestienne feust par luy multipliée, luy changea son propos en la manière que nous dirons.
Une nuit regarda vers le ciel, et vit un chemin d'estoilles qui començoit, si comme il luy sembla, à la mer de Frise, et s'adreçoit entre Alemaigne et Lombardie, entre France et Acquitaine, entre Bascle et Gascongne et entre Espaigne et Navarre, tout droit en Galice où le corps monseigneur saint Jacques reposoit sans nom et sans mémoire.[596] En telle manière vit ce signe par plusieurs nuis; lors commença fortement à penser en son cuer que ce povoit signifier.
Note 596: En Champagne, et sans doute en d'autres provinces, on appelle encore la voie lactée le chemin de Saint-Jacques.
Tandis comme il estoit une nuit en cette pensée, un homme plain de plus grant beauté que nul ne sauroit deviser s'aparut à luy et luy dist ainsi: «Beau fils, que fais-tu?» Et Charles luy respondit: «Sire, qui es-tu?»—«Je suis,» dit-il, «Jaques, l'apostre et disciple Jhésu-Crist, fils Zebédée, frère Jehan l'évangéliste, que nostre Seigneur eslut par sa grace sur la mer de Galilée, pour preschier la foy au peuple, et suy celluy que le roy Hérodes martiria par glaive. Moult me poise de ce que mon corps est en Galice, sans nule mémoire, laidement traitié entre mains des Sarrasins: dont je me merveille moult que tu n'as délivré des mescréans la terre où mon corps gist, qui tant de cités et tant de régions as conquises en ton temps.
»Pour laquelle chose je te fais à savoir qu'autres si comme nostre Seigneur t'a fait puissant sur tous autres roys terriens, aussi t'a-il eslu à délivrer ma terre des mains aux Sarrasins, et à faire la voie aux pélerins, là où mon corps repose; pour que il te doint couronne de victoire en la joie de paradis. Et ce chemin d'estoilles que tu as veu en ciel segnifie que tu iras à grans osts en ces parties, pour destruire la païenne gent et pour délivrer ma sépulture des mains aux Sarrasins; et que tout le peuple qui habite de l'une mer jusques à l'autre et en autres diverses régions, iroit après, tous en pélerinage, pour empetrer vers nostre Seigneur pardon de leurs péchiés; et puis le temps de la vie jusqu'à la fin de ce siècle raconteront les vertus et les miracles que nostre Seigneur a fais pour ses amis.
»Appareille-toy doncques, et meus[597] au plus tost que tu pourras; car je seray en ton aide par tout, et sera ton nom tousjours-mais en louenge, et je impétreray vers nostre Seigneur à toy couronne pardurable en la joie de paradis.»
Note 597: Meus. «Remues, pars.»
En telle manière s'aparut messire saint Jaques par trois fois à Charlemaines. Quant Charles eut ce oï, il fu très lie, meismement pour la promesse que l'apostre luy avoit faitte de la joie de paradis. Ses osts assembla de toutes parts, et entra efforciement en Espaigne pour destruire les ennemis de la foy crestienne et pour essaucier le nom Jhésu-Crist.
Pampelune fu la première cité qu'il asséist. Trois mois y fu, né prendre ne la peut, car elle estoit trop forte et de murs et de siége. Lors fist sa prière à nostre Seigneur et dist ainsi: «Jhésu-Crist, sire, pour laquelle foy essaucier je suy venu en ce païs pour destruire la gent sarrasine, donne-moy que je preigne ceste cité à la gloire et à louenge de ton nom; et tu, sire saint Jaques, sé c'est vérités que tu t'aparus à moy, prie nostre Seigneur qu'il me laist ceste cité prendre.»
Tout maintenant que il eut ce dit, les murs de la cité froissèrent et fondirent jusques en terre. Lors entrèrent ens François; les Sarrasins qui baptesme vouldrent recevoir demourèrent et furent gardés en vie; et les autres qui en mescréandise vouldrent demeurer furent occis. Quant la merveille de ce miracle fu par le pays espandue, les princes sarrasins venoient au-devant de Charles partout où il aloit; devant luy s'inclinoient et se humilioient humblement. Les cités rendoient, et les autres qui pas jusques à luy ne venoient luy envoioient treus[598]. Si fist en telle manière toute la terre d'Espaigne tributaire.
Note 598: Treus. Tributs.
Moult s'esmerveilloient Sarrasins de ce qu'ils véoient la gent de France si belle et si forte, si fière et si bien appareilliée d'armes et de chevaux et d'autres harnois. Leurs armes mettoient sus, et les recevoient paisiblement et honnourablement. En telle manière trespassa Charles à tous ses osts toute Gascongne, Navarre et Espaigne jusques en Galice, en prenant villes et chastiaux. La sépulture mon seigneur saint Jaques visita dévotement, puis passa oultre jusques au perron[599] sans contredit. Sa lance ficha en la mer, et quant il vit qu'il ne povoit oultre passer, il rendit graces à Dieu et à mon seigneur saint Jacques, par qui aide et par qui assentement il estoit venu.
Note 599: Perron. Monceau de pierres; peut-être les cailloux qui tapissent les bords de la mer. Je serois assez disposé à croire que dans le trésor de nos rois on conserva long-temps cette prétendue lance avec laquelle Charlemagne avoit sondé la mer. Du moins, le serment ordinaire de Philippe-Auguste étoit-il, Par la lance saint Jacques! Voyez la Chronique de Reims.
Les Galiciens qui puis la prédication nostre Seigneur et mon seigneur saint
Jaques et de ses disciples estoient reconvertis à la païenne loy, fist
Charles baptiser par la main l'arcevesque Turpin. Ces choses ainsi faites,
il erra par toute la terre d'Espaigne de l'une mer jusques à l'autre.
Des noms des cités et des villes que Charlemaines prist en Espaigne, et coment la cité de Luiserne fondi à sa prière. Puis de quatre cités que il maudist. Puis de l'imaige Mahomet qui a nom Salamcadis et de la force que elle a par une légion de dyables qui dedans est enclose. Puis des églyses que Charlemaines édifia, de l'or et des richesses que les roys d'Espagne luy donnèrent.
[600]Les cités et les greigneurs[601] villes que il prist en Espaigne, sont ainsi nommées ou estoient ainsi appellées au jour que elles furent prises et conquises; car, par aventure, le nom d'aucunes se sont puis changées si comme il avient souvent ailleurs. Visunia[602], Lamegue, Dumia, Colimbre, Luge, Orenes, Uria, Thuda, Medoine, Bracara, maistresse cité en ces parties; Sainte-Marie, Wimarana, Erine, Compostelle, qui en ce temps estoit encore petite, et en cette cité gist le corps de mon seigneur saint Jaques. Toutes ces cités conquist en Galice. Celles qu'il conquist en Espaigne sont telles: Auscala[603], Godelfare, Xalamanca, Uzda, Ulmas, Canalias, Madritas, Maqueda, Sainte-Eulalie, Thalaveria, qui moult est plantureuse; Medina Celum, qui vault autant comme: haulte cité; Berlanga, Osma, Segoncia, Segovia, qui moult est grant cité; Aavilla, Salamancha, Sepulveda, Thoulete, Kalatrava, Badajot, Turgel, Ventosa, Luiserne, qui est par autre nom appellée Carcensa, si siet en un lieu qui a nom Vauvert, Caparra, Austurga, Ovetum, Legio, Karrion, Burgues, Nadere, Balagurria, Urance, Clathahus, Miraclar, Tuthela, Sarragoce, Pampelune, Baionne, Jasque, Osque, qui seult estre fermée de quatre vings tours; Theraconne, Barbatre, Boras, Urgalle, Elna, Geronne, Barcinone, Terferida, Tortosa, Aurelium, qui est aussi cité trop forte; Alganatte, Adanie, Ispalide, Escalonne, Hora, Burriane, Ubeda, Baccia ou Troissa, Petrousa, en cette cité fait-on le fin argent; Valence, Denia, Sathive, Granade, Sebile, Cordes, Abula, Accintine. En celle celle cité gist le corps saint Torquat, confesseur qui fu sergent mon seigneur saint Jaques; a sa sépulture est un olivier qui flourist et porte flour chascun an, le jour de sa feste par miracle. Si est ès ydes du mois de may. Après est la cité Biserte, en celle cité sont les très-forts chevaliers qui sont appellés Arabis. Les grans isles, Bougiu, par coustume est royaume; l'isle d'Agabibe, la cité de Boaram, qui est en Barbarie; Meloide, Evice, Formentere, Alchoras, Almarie, Moneque, Gilbathar, Carthage, Septe, qui siet ès destrois d'Espaigne, là où le cours de la mer est plus estroit; Gesir et Tarifa. Si ne conquist pas Charles toutes ces terres tant seulement, mais la terre Landaluf et toute la terre de Portingal, toute la terre de Serrane, toute la terre de Cateloine, toute la terre de Navarre, toute la terre de Bascle, et maintes autres régions qui pas ne sont cy nommées, pour eschiver la confusion.
Note 600: Cette première phrase n'est pas dans le texte latin ni dans la plupart des anciennes traductions.
Note 601: Greigneurs. Les plus grandes.
Note 602: Visunia, ou Vesunna. C'est aujourd'hui Périgueux. —Lamègue, ou Lamego, sur la frontière du Portugal, vers Galice, et peu éloignée de Coïmbre, ou Colimbre.—Dumia, ou Dume, en Galice, vers Braga.—Luge, ou Lugo, en Galice.—Orenes, en latin Aurenias, aujourd'hui Orense, en Galice.—Uria, ou Urie, en Galice.—Thuda, s. d. Tuy, en Galice.—Medonia, aujourd'hui Mondonedo, en Galice.—Bracara, Braga, archevêché, aujourd'hui la Corogne.—Wimarana; c'est Guimaraens, dans la province de Tras-los-Montès.—Erine, variante: Crunia.
Note 603: Auscala, Alcala.—Godelfare, Guadalaxara, près d'Alcala.—Uzda; c'est Uzeda, à huit lieues d'Alcala.—Ulmas; c'est Olmeda, à dix lieues d'Uzeda.—Cavalias, ou Canalias? —Madritas, Madrid.—Maqueda, dans la Nouvelle Caslilte. —Sainte-Eulalie?—Berlanga, Barlonga, dans la Vieille Castille, de même que Osma. Segoncia, Siguenza.—Aavilla, Avila, dans l'Estramadure.—Turgel?—Godiana(?)—Emerita, ancien nom de Merida, dans l'Estramadure.—Altancora, aujourd'hui Antequerra, au royaume de Grenade.—Palence, aujourd'hui Palencia, au royaume de Léon.—Luiserne ou Lucena, dans l'Andalousie.—Ventosa, au royaume de Léon.—Caparra, ou l'ancienne Capara, aujourd'hui Las Ventas de Caparra, dans l'Estramadure.—Austurga, aujourd'hui Astorga, même royaume.—Ovetum, ancien nom d'Oviedo, dans l'Asturie.—Legio, ancien nom de Léon.—Karrion, ou Carrion de los Conde, dans le royaume de Léon.—Burgues, ou Burgos. —Nadere, «Nageras;» c'est Nagera, dans la Vieille Castille; aujourd'hui petite ville, autrefois cite puissante.—Balagurria, autrefois encore Balesguer, et aujourd'hui Balaguer, en Catalogne.—Urance, le latin porte: Urantia quæ dicitur Arcus Stella.—Clathahus, latiné: Klattahus; ce doit être: Calataiud, dans l'Aragon.—Miraclar. Le texte latin de Notre-Dame porte: Miradam; c'est Miranda de Ebro, dans la Vieille Castille. —Tuthela, Tudela, dans la Navarre.—Jasque, aujourd'hui Jaca, dans la Navarre.—Osque, aujourd'hui Huesca.—Theraconne, aujourd'hui Taracona, sur la frontière de Navarre et de Castille. —Basbastre, aujourd'hui Balbastro, en Aragon.—Boras, aujourd'hui Borja, à trois lieues de Taracona.—Aurelium, ou Aurelia, nom d'une ancienne ville de Lusitanie, depuis nommée Carissa Regia.—Alganetta, dans le latin: Alganensis urbs(?). —Adanie(?).—Ispalide, c'est Séville.—Escalonne, ou Escalona, à huit lieues de Tolède.—Hora, sans doute Oreja, lieu de l'Estramadure, sur le Tage.—Burriane, aujourd'hui Borriano, château fort à sept lieues de Valence.—Baccia, l'ancienne Bacca, dans l'Andalousie. Petrousa(?). Le manuscrit de Notre-Dame porte: «Baccia vel Troissa, in quâ fit argentum optimum.»—Sathive, ou Xativa, au royaume de Valence. Cordes, Cordoue.—Abula, ancien nom d'Avila.—Accintine, sans doute le même nom qu'Accitum, territoire des anciens Accitani.—Biserte est, en Afrique, au royaume de Tunis.—Les Grandes Isles; c'est Majorque.—Bougie, encore en Afrique.—L'Isle d'Agabibe, la cité de Boaram. Le latin porte: «Agabiba insula: Boaram quoe est urbs in Barbariâ. Mais je crois qu'il faudroit lire: «Insula Boaram, Agabiba quoe est urbs in Barbariâ.» Nous trouverions ainsi: Azebila, sur la côte de Barbarie, et l'ile d'Alboran, qui n'en est pas éloignée.—Meloide(?).—Evice; c'est Yvica, l'une des Baléares.—Formentere; c'est le cap Formentelli, dans l'île Majorque.—Alchoras, ou Alcazaz, dans la province de la Manche. —Almarie, ou Almerie, port de mer dans le royaume de Grenade, célèbre dans nos anciens romans chevaleresques pour les riches draps qu'on en tiroit.—Moncque, sans doute Almuneca, assez près d'Almerie.—Carthage: c'est Carthagène.—Septa, Ceuta. Gesir; c'est Algesiras.—La terre Landaluf, l'Andalousie. —Serrane. Le latin porte: «Sarracenorum tellus.
Toutes ces cités et ces régions devant nommées estoient obéissans à luy et à son commandement. Aucunes de ces cités conquist sans bataille et aucunes par grant engin et par grant bataille. Mais la cité de Luiserne qui siet en un val qui a nom Vauvert ne put-il prendre jusques au dernier; car elle estoit trop forte et trop garnie. En la parfin l'assegia et fut entour quatre mois; mais quant il vit que il ne la pourroit prendre par force, il fist sa prière à Dieu et mon seigneur saint Jaques; lors chaïrent les murs et demoura sans habiteurs. Et une grant eaue ainsi comme estanc, leva en mi la cité noire et obscure et horrible; si nooient dedans grans poissons tous noirs qui jusques aujourduy sont veus noer[604] parmi cel estanc. Et aucuns des anciens rois de France et des empereurs de Romme prindrent aucunes fois de ces cités devant nommées, si comme Clovis le premier roy chrestien, Clotaire, Dagobert, Pepin, Charles Martiaus; ceulx conquistrent l'Espaigne en partie, et en partie la laissèrent. Mais Charles le grant la conquist toute entièrement en son temps et la fist obéir à ses commandemens. Quatre cités y eut qu'il maudist quant il les eut conquises par grant travail; si sont maudites et sans habiteurs jusques aujourduy. C'est assavoir Luiserne, Ventouse, Caparra et Adama, et tous les temples et toutes les idoles des Sarrasins qu'il trouva en Espaigne destruist du tout en tout, fors une tant seulement qui est en la terre Landaluf, si a nom Salamcadis, si vault autant à dire comme le Dieu de Cadis. Car ce mot de Cadis si est mis pour le propre nom du lieu; Salam en Arabie si vault autant comme sire Dieu. Si dient les Sarrasins que leur Dieu Mahommet fist cel image en son propre nom, quant il vivoit, et enclost et scella dedens une légion de diables par l'art de nigromance, qui celle image tiennent en si grant force que nul ne la peut fraindre né brisier; et s'aucun crestien aproche près, tantost meurt, ou il est en grant péril de mort. Mais s'aucun Sarrasin s'aprouche, il s'en retourne sain et haitié; et s'aucun oisel s'y assiet par avanture, tantost meurt.
Note 604: Noer. Nager.
Si voulions icy deviser le siége de l'image. Sur le rivage de celle mer est une haulte pierre moult bien ouvrée d'ancienne œuvre sarrasinoise, large et quarrée par dessous, et par dessus estroite et haulte, tant comme un corbel peut voler. Sur celle haulte colombe[605] est celle image sur ses piés en estant, de cuivre fin et esméré, et si est fait te en forme d'omme. En sa destre main tient une clef, la face a tournée devers midi. Si ont sorti[606] les Sarrasins que celle clef luy doit chéoir de la main en celle année que un roy sera né en France ès derreniers jours de ce siècle[607], qui toute la terre d'Espaigne convertira à la foy crestienne; et quant ceulx de la terre verront que celle clef luy sera chéue, ils répoudront[608] leurs richesces en terre et guerpiront la terre d'Espaigne[609].
Note 605: Colombe. Colonne.
Note 606: Ont sorti. Ont vu par le sort, par sorcelleries. Le latin et plusieurs leçons de la traduction partielle de la Chronique de Turpin portent: «Ut ipsi Sarraceni asserunt.» La clef auroit dû tomber dans le XVème siècle, à la naissance de Ferdinand le catholique. Il est vrai qu'il n'est pas né en France.
Note 607: De ce siècle du monde. In novissimis temporibus.
Note 608: Ils répoudront. Ils enfouiront, feront rentrer. «Gazis suis in terrâ reconditis.»
Note 609: On peut croire que l'occasion de cette fable a été l'ancien temple d'Hercule à Cadix, célèbre dans l'antiquité; surtout pour les colonnes de bronze qui en ornoient le péristyle. «Hercule, dit Strabon, n'y étoit représenté par aucune image personnelle; mais on y voyoit des colonnes de bronze de huit coudées de haut, sur lesquelles étoit écrite en lettres phéniciennes la dépense qu'on avoit faite pour la construction du temple.» Ce temple passoit pour conserver les os de plusieurs des compagnons d'Hercule; les navigateurs venoient y faire des sacrifices, et les échappés de naufrage y pendoient des ex-voto. (Voyez Montanus, note des Commentaires de César, page 543; édition Elzevirienne d'Amsterdam, 1661.)
De l'or et des richesses que les rois et princes d'Espaigne donnèrent et présentèrent à Charlemaines fist-il faire l'églyse Saint-Jaques, par trois années que il demoura au païs. Patriarche et chanoines y establi, selon la constitution et la règle saint Isidore le confesseur; noblement l'estora et la garni de campanes, de draps de soie, de livres, de textes, de croix, de calices et d'autres aournemens.
Du remenant de l'or et de l'argent que il apporta d'Espaigne estora-il et fonda maintes églyses, quant il fu retourné en France. C'est à savoir l'églyse Nostre-Dame-Sainte-Marie d'Ais-la-Chapelle, et l'églyse Saint-Jaques en celle ville meisme. Une autre églyse de Saint-Jaques en la cité de Bédiers[610], et en la cité de Thoulouse, une autre églyse de Saint-Jaques; et la quarte de Saint-Jaques en Gascongne, entre la cité d'Axa et Saint-Jehan-de-Sorges[611], sur le chemin aux pélerins. La quinte aussi de Saint-Jaques en la cité de Paris, entre le fleuve de Saine et Monmartre[612]; et moult d'autres églyses et abbaïes que il estora et fonda sans nombre, parmi tout le monde.
Note 610: Bediers. Beziers.
Note 611: De Sorges. «Inter Axa et Sanctum Johannem Sorduæ. C'est évidemment Ax et le village de Sorgeat dont il s'agit. Mais qu'est devenue l'église Saint-Jean?
Note 612: C'est Saint-Jacques de la Boucherie, dont il ne reste plus que la haute tour, ouvrage du XVème siècle.
Coment le roy Agolant reprist la terre d'Espaigne puis que Charlemaines fu retourné en France, et coment Charlot mut contre luy. D'un exemple qui monstre quel péril il a de retenir exécution de mort; et puis coment Charlemaines quist tant Agolant que il le trouva. Des batailles que François firent contre Sarrasins, autant contre autant. Des lances qui reprisrent en terre de ceulx qui devoient mourir en bataille; du meschief où Charlemaines fu et coment il retourna en France.
En pou de temps après ce que Charles fu retourné en France, un roy païen de la terre d'Aufrique qui avoit à nom Agolant entra à grant ost en Espaigne. La terre que Charlemaines avoit prise conquist, et occit et jeta fors des cités et des chastiaulx les Crestiens qu'il avoit laissiés à garder la terre. Quant Charles oït ces nouvelles, il assembla ses osts et entra de rechief en Espaigne; et celle fois fut meneur de ses osts le duc Miles d'Aiglant[613].
Note 613: Le père de Roland.
Cy endroit voullons raconter une merveilleuse aventure qui avint en cel ost, pour donner exemple d'amendement aux exécuteurs qui retiennent les lais qu'ils doivent départir aux povres, pour les ames des mors. Un jour estoit l'ost logié en la terre des Bascles, de lès une cité qui a nom Baionne. Là prinst maladie à un chevalier qui avoit nom Romarique; au lit accoucha, et quant il se sentit agrégier[614], il fist sa confession à un prestre et receut son Sauveur. A un sien cousin commanda qu'il vendist un cheval qu'il avoit et départist l'argent aux povres pour s'ame; cil trespassa. Son cousin vendit le cheval cent sous, mais les deniers qu'il déust départir pour l'ame du mort despendit-il en robes et en viandes. Et pour ce que la venjance du souverain juge seult[615], aucunes fois, ensuivre le meffait tout maintenant, le mort s'aparut au vif au chief de trente jours. Si gisoit lors en son lit, ainsi comme en transes, et luy dist ainsi: «Saches-tu que nostre Sire m'a pardonné mes péchiés. Et pour ce que tu as trente jours retenues mes choses que je te commanday à donner aux povres pour le remède de m'ame, j'ay autant de temps demouré ès peines du purgatoire; hors en suis, par la miséricorde de Dieu, et si saches certainement que je seray demain assis en la gloire du paradis, et tu seras mis ès tourmens d'enfer.»
Note 614: Agrégier. Aggraver.
Note 615: Seult. A coutume.
A tant s'esvanoy le mort, et le vif se leva et fu en moult grant paour et en grant angoisse de cuer. Au matin commença à raconter à tous ceulx qui oïr le vouldrent celle avision. Tost fu partout espandue celle nouvelle, et tandis comme l'ost estoit en bruit et en murmure de celle chose, horribles voix furent en l'air ouyes soudainement, endroit celluy qui la vision comptoit, et sembloit que ce féust urlemens de loups, et ruimens[616] de lions; et tout maintenant le ravirent les diables, en la présence de tous ceulx qui entour luy estoient. Par quatre jours fu quis de gens à cheval par montagnes et par valées; mais il ne peut oncques estre trouvé. Entour douze jours après que ce fu avenu chevauchoit l'ost par la terre de Navarre. Lors fu trouvé le corps de luy par aventure, tout défroissé sur le couperon d'un sault[617], à quatre journées de la devant dite cité. A celle heure que les diables le ravirent, ils le portèrent hault en l'air par l'espace de trois lieues par devers la mer; là le jettèrent et l'ame de luy portèrent ès peines d'enfer[618].
Note 616: Ruimens. Rugissements.
Note 617: Le couperon d'un sault. «In cujusdam rupis fastigio.»
Note 618: Il y a dans le roman du Saint-Graal une histoire qui a beaucoup d'analogie avec celle-ci: Nascien, le frère du roi Mordrain, est ainsi ravi, pendant la nuit, par des esprits invisibles qui le transportent sur le faite d'un rocher, au milieu de la grande mer. Toute la différence, c'est que le rapt est, dans Turpin, l'œuvre des démons, et dans le Saint-Graal, celle des anges.
Pour ce, sachent tous ceulx qui les testamens des mors retiennent eu leur propre vie, qu'ils se dampnent perpétuellement.
Charlemaines et le duc Miles d'Aiglant qui des osts estoient conduiseurs, commencièrent à quérir Agoulant parmi la terre d'Espaigne. Tant et si sagement le quistrent qu'ils le trouvèrent en un païs qui est appellé la Terre des Chans, sur un fleuve qui est appelle Cheia[619], en mi une praerie qui siet en un païs plain qui est grant et large. En ce meismes lieu fonda Charlemaines une églyse en l'onneur des deux martirs Faconde et Primitif, et une abbaïe où les corps des deux martirs reposent. Puis y eut ville grant et plantureuse qui siet en ce lieu.
Note 619: C'est la Tierra de Campos, province du royaume de Léon, et cette rivière est la Ceiga.
Tant chevaucha Charlemaines que les deux osts s'aprochièrent; lors demanda Agoulant bataille à Charlemaines, en telle manière comme il vouldroit; vingt contre vingt, quarante contre quarante, cent contre cent, mille contre mille, deux mille contre deux mille, ou un contre un. Charles envoya cent Chrestiens contre cent Sarrasins; si furent tantost occis les Sarrasins; et puis en envoya Agoulant autre cent qui furent tantost occis, et puis deux cens contre deux cens qui furent tantost occis.
A la parfin envoya Agoulant deux mille contre deux mille, dont les uns furent tantost occis, et les autres s'enfuirent.
Quant Agoulant vit qu'il perdoit ainsi ses gens en toutes manières, il getta son sort privéement[620], et trouva que Charlemaines perdroit; lors luy remanda bataille plennière à lendemain, et Charlemaines le receut et fu octroié d'une partie et d'autre. Aucuns des Crestiens appareillèrent leurs armes et moult bien et moult bel, à combattre à lendemain, et fichièrent au soir leurs lances en terre devant leurs herberges en la praerie, selon le devant dit fleuve; et au matin trouvèrent-ils, reprises en terre et couvertes d'escorces et de foilles, les lances de ceulx seulement qui en celle batailledevoient martire recevoir pour la foy Jhésu-Crist.
Note 620: Il fit en particulier une conjuration.
Lors s'esmerveillèrent plus que ne pourroit nul cuider, et tournèrent toute voie ce miracle à louenge de nostre Seigneur; les lances coupèrent après terre, et les escos qui demourèrent se monteplièrent, et y eut puis grans bois, qui jusques aujourd'huy apparoissent encore en ce lieu meismes; car il y eut moult de lances[621].
Note 621 Cette forêt seroit-elle ou auroit-elle été proche du lieu nommé, de temps immémorial: Pena de Francia (Roche de France)?—Le latin dit: «Erant autem multæ ex hastis fraxineæ.»
Ce signe fu merveilleuse chose, et grant joie et grant profit des ames signifioit, et grant occision et martire de corps. Que vous diroit-on plus? Lendemain vindrent en bataille d'une part et d'autre; là furent occis quarante mille Crestiens, et Miles d'Aiglant, père Rollant et Chevetaine de l'ost. Si furent occis ceulx desquels les lances flourirent le soir devant la bataille. Tous ceulx receurent martire pour l'amour de nostre Seigneur.
Là fu Charles à tel meschief que son cheval fu soubs luy occis. Si eut encore en tour luy deux mille Crestiens à pié. Quant se vit l'empereur sus ses piés, il trait Joyeuse, s'espée, et se ferit par grant vertu au milieu des Sarrasins.
Là trancha mains païens par mi, et fist en tour luy merveilleuse occision. Au vespre se retrairent les païens et les Sarrasins, et les Crestiens aussi vers les herberges. Lendemain vindrent secourre Charlemaines quatre marchis d'Italie, à tout quatre mille hommes; mais Agoulant qui bien sceut que secours luy estoit venu se retraist arrières, et Charlemaines retourna lors en France à tout son ost.
Au miracle devant dist des lances qui reprindrent est entendu le salut des ames de ceulx desquels les lances flourirent et de nous-meismes. Car ainsi comme les chevaliers Charlemaines appareillèrent leurs armes contre les ennemis, ainsi devons-nous appareiller nos armes: c'est-à-dire bonnes vertus contre les vices. Et sé nous avons donc foy contre l'érésie des bougres[622], charité contre envie, largesse contre avarice, humélité contre orgueil, chasteté contre luxure, oroison contre temptacion, povreté contre les bonnes aventures des choses terriennes, persévérance contre légièreté de propos, silence contre tençon, obédience contre charnel courage; nos hantes[623] flouriront devant nostre Seigneur au jour du jugement.
Note 622: «Contra hereticam pravitatem.»
Note 623: Hantes. Bois de lance.
O! comme sera ores beneurée et flourie l'ame en paradis du vainqueur qui loiaument se sera combatu contre les vices! car nul ne sera couronné, fors ceulx qui loyaulment se seront embatus contre les péchiés; et ainsi comme les chevaliers Charles moururent en bataille, ainsi devons-nous mourir quant aux vices et vivre au monde en saintes vertus, si que nous puissions desservir couronne flourie en la joie de paradis.
Des grans osts que Agoulant assembla contre Charlemaines; puis coment il manda à Charlemaines que il venist à luy; coment Charlemaines ala à luy en guise de message pour luy espier. Des batailles que il fist contre Agoulant; coment Agoulant s'en fui; coment Charlemaines retourna en France pour rassembler ses osts; puis parle des noms des haus homes que il mena avec luy en cette voie.
En tant de temps comme Charlemaines demoura en France pour ses osts assembler, Agoulant se pourchaça de toutes pars et assembla merveilleusement grans osts de diverses nacions, Mores, Moabithiens, Éthiopiens, Sarrasins, Turcs, Aufricains et Persans, et tant de rois et de princes sarrasins comme il put avoir de toutes les parties du monde; Théosime, le roy d'Arabe; Buriabel, le roy d'Alixandre[624]; Avithe, le roy de Bougie; Hospine, le roy d'Agaibes[625]; Fauthime, le roy de Barbarie; Alis, le roy de Marocli; Maimon, le roy de Mèque; Ebrechim, le roy de Sébile; et l'Aumaçor de Cordes[626].
Note 624: Alixandre. Alexandrie.
Note 625: Une leçon latine porte: Regem Algabriæ; les autres: Regem Acie Agabilæ. J'ai suivi la leçon françoise du manuscrit 7871. Ce sont les Algarves, souvent nommées, autrefois royaume de Garbe.
Note 626: Le latin porte: «Altumajorem, regem Cordubæ.» A la même époque le calife de Bagdad, le plus célèbre des princes musulmans, se nommoit Almanzor. De lui, je pense, aura été formé le nom d'Aumaçor, si célèbre dans nos anciens poëmes.
Ainsi vint Agoulant à tous ses osts jusques à une cité de Gascongne qui a nom Agen et par force la prist. Lors manda Agoulant à Charlemaines qu'il venist à luy paisiblement à petite compagnie de chevaliers, en promettant qu'il luy donneroit or et argent, et soixante chevaux chargiés d'autres richesces, s'il voulloit tant seullement estre subgiet à luy et obéir à ses commandemens. Pour ce le mandoit, que il le voulloit congnoistre et qu'il le peust plus légièrement occire en bataille. Mais Charlemaines, qui bien pensoit le malice, prist avec luy deux mille hommes des plus esleus de sa gent, et vint près à quatre milles de la cité d'Agen, où Agoulant et sa gent estoient. Repostement les laissa en un embuschement, quant il approcha près de la cité; mais il en prist soixante avec luy tant seulement et mena jusques sur une montagne dont il peut pleinement voir toute la cité. Là les laissa et changea son habit, et fu en guise de message sans lance, son escu tourné sur son dos, ainsi comme messages vont au temps de bataille; un seul compagnon prist et vint jusques en la cité. Aucuns des Sarrasins issirent hors encontre eux, et leur demandèrent qu'ils queroient?
«Nous sommes messages,» dirent-ils, «du grant roy Charlemaines, qui nous a envoiés à toy çà, pour parler à Agoulant.» Les Sarrasins les prisrent et les menèrent devant Agoulant, et là distrent ainsi: «Le roy Charlemaines nous a envoyés à toy, Agoulant; Charlemaines te mande qu'il vient parler à toy à tout soixante chevaliers tant seulement pour faire ton commandement, et veult chevauchier avec toy et estre ton homme, sé tu luy veuls accomplir ce que tu luy as promis. Pour ce te mande que tu viengnes à luy à tout soixante de tes hommes sans plus, si parleras à luy paisiblement.» Lors leur dist Agoulant que ils retournassent arrières à Charlemaines et luy déissent que il l'atendist.
Quant ceulx s'en furent partis, Agoulant s'arma luy et les siens que il béoit mener avec luy. Il ne cuidoit pas que ce feust Charlemaines qui à luy parlast. Là le congnut l'empereur et les rois sarrasins qui avec luy estoient. Le siége de la cité vit, et tempta de quelle part elle estoit plus légière à asséoir et à prendre. Aux soixante chevaliers que il avoit laissiés en la montaigne retourna et puis aux deux mille; et Agoulant le suivit à tout sept mille Sarrasins pour luy occire s'il péust; mais ils s'avancièrent si, par tost chevauchier, que Agoulant ne les peut atteindre. Adoncques retourna Charlemaines en France; et quant il eut ses osts assemblés il retourna en Espaigne[627], et vint jusques devant la cité où Agoulant estoit: le siége mist entour, et assist Agoulant dedens et ses gens. Là fu entour six mois; au septiesme fist drecier ses perrières et mangoniaux; et ses truies fist fouir[628], ses chastiaux de fust venir et approchier des murs de la cité. Et quant Agoulant vit qu'il estoit en tel destroit, luy et les plus grans de son ost s'en issirent une nuit repostement par les chambres privées[629] et trespassèrent le fleuve de Gironde qui près de la cité couroit.
Note 627: On donnoit encore ordinairement, au XIVe siècle, à tout le
Languedoc, le nom d'Espagne.
Note 628: Et ses truies fist fouir. Variantes du manuscrit 7871: «Et ses truies et ses moutons.» Le latin porte: «Et troiis et arietibus, cæte risque artificiis ad capiendum,» etc. La truie est une machine de guerre qui sert à protéger les mineurs et ceux qui creusent des fossés autour de la place assiégée.
Note 629: «Per latrinas et foramina.»
En telle manière eschapa à celle fois Agoulant des mains Charlemaines; lendemain entrèrent en la cité les Crestiens à grant joie. Des Sarrasins qui furent trouvés en la cité, les uns furent occis et les autres s'en fouirent par le fleuve de Gironde. Mais toutes voies en y eut-il d'occis plus de dix mille. Puis vint Agoulant et sa gent jusques à la cité de Xaintes qui estoit et commandement des Sarrasins[630], Charlemaines ala après, et luy manda qu'il luy rendist la terre et la cité. Mais Agoulant remanda qu'il ne la rendroit point; mais s'il voulloit bataille, il l'aurait par tel convent que la cité feust à celuy qui vaincroit. D'ambedeux pars fu la bataille octroyée.
Note 630: Notre auteur, qui ne connoît bien que la topographie de l'Espagne, fait faire à Agoulant une marche rétrograde, c'est-à-dire inverse de celle qu'il devoit suivre. Nouvelle preuve que la relation est l'ouvrage d'un Espagnol et non d'un François.
Mais le jour devant que les eschièles des Chrestiens feussent rangiées et ordonnées devant les héberges, pour combatre, avint une merveilleuse chose ès prés qui sont entre la cité et un chastel qui a nom Taillebourc[631]. Là fichèrent aucuns leurs lances en terre devant les tentes; lendemain les trouvèrent reprises et pleines d'escorces et de feuilles ceux tant seullement qui pour l'amour de Jhésu-Crist devoient mourir et recevoir martire en celle bataille. Celluy meisme miracle estoit jà avenu en une autre bataille si comme l'istoire l'a dessus racompté[632]. Ceulx qui leurs lances virent foillues et reprises furent moult liés de ce miracle; maintenant les coupèrent près de terre, tous ensemble se mistrent en une eschiele et se férirent les premiers en la bataille; moult de Sarrasins occistrent, mais à la parfin moururent-ils en bataille, martirs pour l'amour de nostre Seigneur; si furent ceulx qui furent occis environ quatre mille. En celle bataille fu Charles à si grant meschief que son cheval fu soubs luy occis, et fu-il moult empressé par la force des païens. Son cuer et sa force reprist, avec sa gent a pié se férit en eux par grant vertu, et en fist moult grant occision; et à la parfin les Sarrasins ne peurent endurer sa force, ains guerpirent la bataille et s'enfouyrent en la cité; et Charlemaines les suivit et assegia la cité de toutes pars fors par devers le fleuve.
Note 631: Taillebourg est effectivement à trois lieues environ de
Saintes.
Note 632: Cette réflexion est de notre traducteur de Saint-Denis.
Elle n'est pas dans le texte latin, ni dans les autres versions
françoises.
Lendemain, ainsi comme après mienuit, se mist Agoulant à la fuite, par devers le fleuve qui a nom Charente. Mais Charles et sa gent qui bien les aperceurent les enchascièrent; et en tel enchaus fu occis le roy d'Agaibes et le roy de Bougie, et environ quatre mille des autres Sarrasins.
Lors déguerpit Agoulant la terre de Gascongne, les pors[633] passa et vint en Pampelune. La cité garnit et commença à refaire les murs par où ils estoient cheus. A Charlemaines manda qu'il l'attendroit là, et qu'il auroit à luy plainière bataille. En ces entrefaites Agoulant rapareilla de toutes pars sa force. Maintenant assembla plusieurs eschièles de combatteurs et fist moult grant appareil de bataille. Et quant Charles oï ces nouvelles, ne le voult plus ensuivre, pour ce que ses osts estoient las et travailliés d'errer et de combattre, et si estoit moult afleboié et apeticié pour la mort de mains bons preudommes.
Note 633: Les pors, ou passages, de l'espagnol puerto, qui a ce dernier sens. Les pors de Pampelune, dont il est si souvent parlé dans les Chansons de geste, commencent à la ville de Saint-Jean-Pied-de-Port.
Pour ce retourna en France et meismement pour plus grans osts assembler. Tous les rois, les princes et les ducs assembla, et fist par tout crier que tous contens feussent accordés et que ferme paix feust faitte; à tous ceulx qu'il haoit pardonna son mautalent; à ceulx qui à bataille ne se povoient appareillier par povreté, donna armes et garnemens[634].
Note 634: Il importe de remarquer que, pour la première fols ici, notre traducteur de Saint-Denis se départ de la bonne foi qui le caractérise: il modifie sciemment le texte du pseudonyme Turpin, sans doute afin de ne pas ôter à son abbaye le bénéfice de l'affranchissement des serfs, dont il parlera plus loin. Non-seulement toutes les traductions partielles de Turpin, mais encore celle des chroniques de France qui précéda le travail des moines de Saint-Denis (manuscrit du roi 8396.2.), reproduisent exactement le passage de l'auteur latin. Voici donc la leçon des chroniques anciennes:
«Quant Karlemaines oï ce, il repaira en France, et accueilli ceus de partout son règne, et manda et commanda que tous ceus qui estoient sers de mauveses coustumes rendans, et qui estoient desous mauvez seigneurs nés, de son chief sers, que ils fussent quites de tous servages, et fussent toutes les mauveses coustumes abatues et d'eus et de toute leur ligniée qui est et qui à venir est, et qu'ils fussent quites et franchis à tous jours. Et fist crier par toute France simplement que tuit cil qui iront en Espaigne avecques luy sus la gent sarrasine seroient riches…. Et encore fist li roy Karlemaines plus, car il commanda que tuit cil qui estoient emprison fussent délivrés et assous quelque forfet que ils eussent fet. Et encore plus; car à tous ceus qui estoient povres donna richesce et revesti les nus; il acorda tous les anemis et les déshérités releva et les remist en leurs possessions. Et tous ceus qui savoient armes porter, tous iceux fist-il chevaliers….. Et tous ceus que li rois assembla en sa compaignie pour aler en ce voiaige, Turpins li arcevesques, de l'autorité Jhésu-Crist et de saint Pierre et saint Pol, les assout de tous leurs péchiés.» Ce passage rend exactement le texte de la plupart des manuscrits; mais celui de N. D., n° 133, offre un sens encore plus net et plus hardi: «Mandavitque per totam Franciam ut omnes servi qui sub jugo duro et malis exactionibus pravorum dominorum religati tenebantur, soluti à servitute proprii capitis, et venditione depositâ, cum omni suâ progenie semper liberi permanerent.» Voyez la bonne traduction en vers que Philippe Monskes a donnée de ce passage, dans l'excellente édition de M. de Reiffenberg. Bruxelles, 1836, tome 1, p. 205.
Ci sont après nommés les plus grans des princes qui alèrent avec luy en
Espaigne.
Le duc Rollant, comte du Mans et sire de Blaives, nepveu Charlemaines et fils de sa sœur Berte et du duc Milon d'Aiglant, conduiseur des osts et guieur[635] des batailles: cil vint à quatre mille combatans. Olivier, comte de Gênes, fils au comte Renier, vint aussi à quatre mille. Estouz, le comte de Langres, à tout trois mille; Arastannes, le roy de Bretaigne, vint à tout sept mille, car à ce temps avoit roy en Bretaigne[636]; Angelier le Gascoing, duc d'Acquitaine, à tout quatre mille; Gaiffier, roy de Bourdiaux, à tout quatre mille; Gerin et Guerier, Salemon, Estous l'Escot[637], et Baudouin, frère Rollant: tous ceux y amenèrent dix mille combatans. Gondebeuf, roy de Frise, y vint à tout quatre mille; Hoyaus, le comte de Nantes, y en amena deux mille; Ernaut de Biaulande, deux mille; Naymes, le duc de Bavière, dix mille; Constentin, le prévost de Romme, vingt mille; Ogier, le roy de Dannemarce, dix mille[638]; Lambert, le prince de Bourges, deux mille; Sanses, le duc de Bourgoigne, dix mille; Regnault d'Aubespin, Gaultier du Termes, Guielin, Guerin, le duc de Loheraine, en amenèrent quatre mille; Begues, Auberis le Bourgoing, Bernart de Nubles, Guimart, Estormis, Thierri, Yvoire, Bérengier et Hoton; tous ceulx y amenèrent grant ost. Turpin l'arcevesque de Rains et Ganelon, le traitre qui vendi les douze pers au roy Marsilion, y amenèrent grand gent. L'ost de la propre terre Charlemaines estoit prisié à quarante mille chevaliers; d'autre gent et de gens à pié n'estoit nul nombre. En telle manière entra Charlemaines à tout son ost en Espaigne, et pourprist les montaignes qui sont devant la cité de Pampelune, où Agoulant l'attendoit à bataille; mais quant il vit les grans osts amener, il se commença forment à merveillier de son pouvoir. Si grant paour le prist qu'il n'osa à luy combatre, ains requist trèves pour parler à Charlemaines, et l'empereur les luy octroia volontiers.
Note 635: Guieur. Conducteur. D'où, guide.
Note 636: Le texte latin est mal rendu: «Alius tamen rex tempore
ipsius in Britanniâ erat.»—Arastanes. «Adelstanes.»
Note 637: Estous l'Escot. Le texte latin porte: Salomoni, Socius
Estulli.
Note 638: Le manuscrit de Notre-Dame ajoute à l'article d'Ogier: «De quo usquè in hodiernum diem vulgò canitur; quia innumera fecit mirabilia.» Ces merveilles ne se rattachent pas à l'expédition d'Espagne, dans laquelle Ogier le Danois ne tint que le second rang, mais aux exploits précédents, dont les Chansons de geste sont remplies. Au reste, ce passage suffisoit pour prouver que l'auteur de cette relation d'Espagne n'étoit pas contemporain de Charlemagne. Mais, d'un autre côté, comme il écrivoit certainement avant le XIIème siècle, il faut en conclure qu'au XIème les poèmes vulgaires sur Ogier étoient fort célèbres en France. Les autres manuscrits de Turpin et les imprimés rapportent cette réflexion, avec moins de probabilité, au comte de Nantes Oël; la traduction renfermée dans le bon manuscrit 7871 porte: «Ogier de Danemarche, dont on chante et chantera toz jorz des grans proccesque il fist.» Bernart de Nubles. —Variante: Berard de Meilli.—Latinè: Bernardus de Nublis.
Coment Agoulant vint parler à Charlemaines en trèves; de leurs paroles et de leur disputoison. Coment ils repristrent bataille autant contre autant, et coment les Sarrasins furent tousjours desconfis; coment Agoulant vint à Charlemaines pour baptesme recevoir; coment il s'en parti mal paié pour les povres que il vit mengier en bas; et puis coment il prist jour de bataille à lendemain.
Puis que trèves furent données et ce vint à lendemain, Agoulant issit de la cité, luy et sa gent; de lès la ville laissa son ost; soixante des plus hauls de ses hommes prist, et vint à Charlemaines qui estoit à un mille de la cité. Les osts des Crestiens et des Sarrasins estoient logiés en un trop biau plain et trop grant, assez près de la cité. Si avoit bien six milles de long et de lés. En mi estoit le chemin de Saint-Jacques qui les deux osts devisoit, et quant Agoulant fu devant Charlemaines, il[639] luy dist en telle manière:
«Es-tu ce Agoulant qui ma terre m'a tollue par tricherie et par desloyauté? Je avois conquise Gascongne et Espaigne à l'aide nostre Seigneur, et les avois convertis à la foy crestienne; les rois et les princes avois soubmis à ma seigneurie et à mon empire, et tu as mes Crestiens occis, et mes cités et mes chastiaux pris, et la terre dégastée par feu et par occision, tandis comme j'estoie retourné en France. Pour laquelle chose je me plaing moult durement.»
Note 639: Il. Charlemaines.
Quant Agoulant entendit que Charlemaines partait à li en arabic, il se merveilla moult, et moult en fu lié; car Charlemaines avoit appris sarrazinois en la cité de Tholette, où il demoura une partie du temps de son enfance. Lors respondit Agoulant: «Je te prie,» dist-il, «que tu me dies tant pour quoy tu as tollue la terre à nostre gent qui pas ne te vient par héritage; car ton père né ton aïeul né ton bisaïeul né nul de ton lignage ne la tindrent onques.»
Et Charlemaines respondit: «Pour ce disons-nous que la terre est nostre, que nostre Seigneur Dieu Jhésu-Crist, créeur du ciel et de la terre, a esleu nostre gent crestienne sur toutes autres, et a establi que elle soit dame et maistresse de tout le monde. Et pour ce ay-je convertie ta gent sarrasine à nostre loy tant comme je ai peu.»
Agoulant respondit: «Ce n'est pas,» dist-il, «digne chose que nostre gent soit subjette à la vostre; car nostre loy vault mieux que la vostre, et nous avons Mahommet qui est messagier Dieu et fu envoié à la gent sarrasine; lesquels commandemens nous tenons; et si avons nos dieux tous puissans qui, par le commandement Mahommet, nous démonstrent les choses qui sont à venir. Ces dieux nous créons et cultivons par lesquels nous vivons et régnons.»
«Agoulant,» dit Charlemaines, «tu erres, en ce que tu dis que vous tenez les commandemens de Dieu. Car vous avez les commandemens et la faulse loy d'un homme mort plain de toutes vanités; et créez et aourez le diable en vos faulses idoles. Mais nous tenons les vrais commandemens de Dieu, et nous créons et aourons Dieu le père et le fils et le Saint-Esprit; dont nos ames vont en la joie de paradis, par la sainte foy que nous tenons; et les vostres si vont au parfont puis d'enfer, pour la faulse loy que vous tenez. Et pour ce appert que nostre foy vault mieulx que vostre loy. Pour laquelle chose je t'ammoneste que toy et ta gent recevez baptesme, ou tu envoies qui tu vouldras contre moy à bataille. Si recevrez douloureuse mort de corps et d'ames.»—«Jà ce n'aviengne,» dist Agoulant, «que je reçoive baptesme né que je renie Mahommet mon dieu tout puissant! Ainsi me combatray-je, moy et ma gent, contre toy et la tienne, par tel convent que se nostre loy plaist mieulx à Dieu que la vostre, vous serez vaincus; et se la vostre loy vault mieulx que la nostre vous serez vainqueurs; si soit honte et reprouche à tousjours-mais aux vaincus, et louenge et honneur aux vainqueurs! Et s'il avient que nostre gent soit vaincue, je recevray baptesme, sé je puis tant vivre.»
Ainsi fu octroié d'une part et d'autre; et se départirent à tant. Et lors envoia Charlemaines vingt Crestiens contre vingt Sarrasins; et tantost furent les païens occis. Et puis quarante contre quarante; et tantost furent occis. Et puis cent contre cent; à cette fois furent Crestiens occis pour ce qu'ils s'en fouirent pour paour de mort. Ceulx qui ainsi moururent pour ce qu'ils fouirent, segnifient la perte d'aucuns qui laschement se combattent contre les vices. Car ainsi comme ceulx qui se combatent pour la foy ne doivent oncques fouir né ressortir; ainsi ne doivent ceulx qui se combatent contre le deable; car s'ils ressortissent, ils meurent en péchié. Mais ceulx qui fortement se combatent vainquent légièrement le deable qui les péchiés amenistre.
Après furent envoiés deux cens contre deux cens; et puis mille contre mille, et tousjours furent occis les Sarrasins. Lors requist Agoulant trèves à Charlemaines, pour parler à luy, et dist que la foy crestienne valoit mieulx que la leur; et Agoulant vint, et luy dist que luy et sa gent recevroient baptesme le lendemain. A tant retourna à ses gens et dist à ses roys et à ses gens qu'il voulloit estre baptisé, et commanda à toute sa gent qu'ils s'appareillassent à recevoir le baptesme, dont aucuns se consentirent et aucuns le refusèrent.
Lendemain, en droit l'eure de tierce, vint Agoulant à Charlemaines pour recevoir baptesme. A l'eure qu'il vint estoit Charlemaines assis au mangier luy et sa gent. Tout maintenant qu'il le vit séoir à table, et maintes autres tables appareilliées entour luy, et vit ceulx qui mangeoient en divers habis, les uns en habis de chevaliers, les autres en habis d'évesques, les autres en habis de moines, les autres en habis de chanoines réglés, et les autres en habis de clers, il demanda de chascun ordre, et quels gens c'estoient?
«Ceulx,» dit Charlemaines, «que tu vois vestus de draps de soie et d'une couleur, ce sont les évesques et les prestres de nostre loy qui nous preschent et exposent les commands nostre Seigneur: ceulx nous absolvent de nos péchiés et nous donnent la bénéiçon nostre Seigneur. Ceulx que tu vois en noir habit, ce sont moines et abbés, et sont plus saintes gens que les autres; si ne cessent de prier la divine majesté pour nous. Ceulx que tu vois après qui sont en blanc habit, ils sont appelles chanoinés réglés, qui vivent selon la règle des meilleurs sains, et prient aussi pour nous, et chantent messes et matines et heures, pour l'estat de nostre foy.»
Entre les autres choses regarda Agoulant d'autre part, et vit trèze povres vestus de povres draps, qui mengeoient à terre sans nappe et sans table, si avoient pou à manger et pou à boire. Lors demanda à Charlemaines quels gens c'estoient. «Ce sont,» dist-il, »les gens Dieu, messages nostre sire Jhésu-Crist, que nous paissons chascun jour eu l'onneur des douze apostres.» Lors respondit Agoulant: «Ceulx qui sont entour toy sont beneurés, et largement mengent et boivent, et sont bien vestus et noblement; et ceulx que tu dis qui sont messages de ton Dieu, pourquoy souffres-tu qu'ils aient faim et mesaise, et qu'ils soient si povrement vestus et si loing de toy assis né si laidement haitiés? Mauvaisement sert son Seigneur qui ses messages reçoit si laidement. Grant honte fait à son Seigneur qui ainsi ses messages sert. Ta loy que tu disoies qui estoit si bonne monstres bien, par ce, qu'elle soit faulse.» Après ces paroles, se départit de Charlemaines, et s'en retourna à sa gent, et refusa le saint baptesme qu'il vouloit recevoir. Lendemain manda bataille à Charlemaines. Lors entendit bien l'empereur qu'il eut baptesme refusé pour les povres qu'il vit si laidement traitiés. Pour ce commanda Charlemaines que les povres de l'ost feussent honnourablement vestus et suffisamment repeus de vins et de viandes.
Cy endroit se peut chascun avertir qui cil est en grant coulpe vers nostre Seigneur qui ses povres ne paist en temps de nécessité. Sé Charlemaines perdit ainsi le roy Agoulant et sa gent qui ne furent baptisés, pour ce qu'il vit les povres laidement traitiés, que sera-il, au jour du jugement, de ceulx qui en ceste mortelle vie ont eu les povres en despit et malement les ont traitiés? Coment pourront-ils oïr cette horrible sentence, quant il dira: «Alez-vous, maléois[640], au feu pardurable: car j'ai eu faim, vous ne me donnastes pas à mengier.» Pour ce devons regarder que la foy et la loy nostre Sire vault pou aux Crestiens? sé elle n'est acomplie par œuvres, selon l'apostre qui dit que aussi comme corps est mort sans ame, aussi est foy morte sans bonnes œuvres. Et aussi comme le roy païen refusa baptesme, pour ce qu'il ne vit pas en Charlemaines droites œuvres, ainsi me doubte-je que nostre Seigneur ne refuse en nous la foy du baptesme, au jour du jugement, pour ce qu'il n'i trouvera pas les œuvres.
Note 640: Maléois. Maudits. Comme on a fait de Benedictus, bénéoit.
Coment tous les Sarrasins furent desconfis et Agoulant occis, fors aucuns qui eschapèrent. Coment François furent occis par leur convoitise, quant ils retournèrent par nuit au champ de la bataille; coment le roy Fourré se combatit à Charlemaines, et cornent li et sa gent furent occis. Et puis de ceulx qui moururent sans bataille.
Lendemain vindrent tous armés au champ de bataille, d'une part et d'autre, par le convent des deux roys. Le nombre de la gent Charlemaines estoit esmé[641] à cent et trente-quatre mille; de la gent Agoulant cent mille. Quatre batailles firent les Crestiens de toutes leurs gens, et les Sarrasins en firent cinq. Celle qui première assembla à nostre gent fu tantost vaincue; après vint la deuxième, qui tantost refu desconfite. Quant les Sarrasins virent qu'ils perdoient ainsi leurs gens, ils mistrent leurs autres trois batailles en une, et Agoulant au milieu; et quant les Crestiens virent ce, si les attaindrent de toutes pars. D'une part, Ernault de Biaulande, à tout son ost; d'autre part, le comte Estous de Langres, à toute sa gent; d'autre part, le roy Gondebeuf de Frise et son ost; d'autre part, le roy Constentin et sa gent; et d'autre part, Rollant et Olivier; et d'autre part, Charlemaines à tout son ost.
Note 641: Esmé. Estimé.
En eulx se ferit premier Ernault de Biaulande; tant en occist à destre et à senestre, qu'il vint jusques au roy Agoulant qui au milieu de sa gent estoit. Tant s'esvertua, qu'il le occist de s'espée. Lors leva merveilleux cris de tous sens. Es Sarrasins se férirent les Crestiens de toutes pars, et tant y férirent et chaplèrent[642], qu'ils les occirent tous.
Note 642: Chaplèrent. Frappèrent.
Là fu l'occision des Sarrasins si grant, que nul n'en eschapa, fors le roy de Sebile, et l'aumaçor de Cordes et aucuns de leurs gens. Ceulx s'en fouirent à petite compaignie. En celle journée y eut tant de sanc respandu, que ceulx à pié estoient en sanc jusques au gros des jambes. Prise fu la cité, et tous les Sarrasins qui dedens furent trouvés, occis.
Et pour ce occist Charlemaines Agoulant qui se combatit à luy, pour l'estrif et pour le convenant de la foy crestienne. Pour ce apert qu'elle surmonte toutes manières de loys et de créances par sa bonté; mais simplement toutes manières de créances sont erreurs et mescréandises, et elle seule surmonte en ciel les anges et les archanges.
O tu, Crestien, sé tu tiens bien ta foy et accomplis les commandemens de l'Évangile par œuvres, tu surmonteras les anges en paradis avec ton chief, Jhésu-Crist, dont tu es membre. Sé tu désires donques si hault monter, croy fermement; car ainsi comme dit l'escripture: «Cil qui croit fermement peut tout faire.»
Lors assembla Charlemaines ses osts de toutes pars, liés et joieux, en rendant graces à nostre Seigneur, pour si grant victoire; il ala jusques au pont d'Arge, qui est en la ville Saint-Jacques[643]. Là fist ses trefs tendre pour hébergier; mais aucuns Crestiens retournèrent la nuit au champ de bataille, où les Sarrasins gisoient mors, sans le sceu Charlemaines, pour la convoitise de l'or et de l'argent et des autres richesces; et ils cuidèrent à l'ost des Crestiens retourner chargés de despoilles de mors. L'aumaçor de Cordes et autres Sarrasins qui de la bataille estoient eschapés et qui se tapissoient entre les autres montaignes leur coururent sus et les occistrent tous, du plus grant jusques au meneur.
Note 643: En la ville Saint Jaques. Le latin dit: Via Jacobitana.
En tour mille estoient, par nombre, ceulx qui ainsi furent occis. Tels gens segnifient ceulx qui en ce siècle se combatent contre le monde; car autresi[644] comme ceulx qui retournèrent aux charoingnes des mors qu'ils avoient devant vaincus, pour convoitise des terriennes choses, et furent occis de leurs ennemis, ainsi est-il de ceulx qui les vices ont ainsi vaincus et jà en ont fait pénitence; ils ne doivent pas retourner aux vices, qu'ils[645] ne soient occis des diables par mauvaise fin. Et ainsi comme ceulx qui retournèrent aux estranges despoilles perdirent la présente vie et reçeurent laide mort, aussi est-il des gens de religion qui le siècle ont adossé et guerpi, et puis retournent aux terriennes honneurs.
Note 644: Autresi. De même.
Note 645: Qu'ils. Afin qu'ils.
Tels gens, s'ils ne se gardent, perdent la célestiale vie et embrassent la mort pardurable.
A lendemain fu dit à Charlemaines qu'un prince de Navarre qui Fourré avoit nom s'appareilloit à bataille contre luy; si estoit en un chastel qui estoit sur la montaigne de Garzin[646].
Note 646: Apud montem Garzin (manuscrit 133 de Notre-Dame). Mont-Jardin, manuscrit du roi 7871, et Philippe Mouskes, f° 228.
Là vint Charlemaines, et les Sarrasins s'appareillèrent contre luy. Le jour devant le jour de la bataille, fist Charlemaines prière à nostre Seigneur que tous ceulx qui en cel estour devoient mourir feussent cognoissans des autres; et quant l'ost se fu armé, nostre Sire fist telles démonstrances, que croix rouges apparurent par dessus les haubers sur les espaules de ceulx qui en celle bataille se devoient mourir. Lors les dessevra Charlemaines des aultres, et les enclost en une chapelle pour ce qu'ils ne feussent occis.
Que vous compteroit-on plus? La bataille fu faitte, et les Sarrasins furent desconfis. Le prince Fourré fu occis et trois mille Sarrasins; et les Crestiens que Charlemaines eut enfermés à la chapelle furent trouvés mors; par nombre estoient cent et cinquante. O! comme sont les jugemens et les voies nostre Sire repostes[647]! Comme est benoiste la compaignie des champions nostre Sire, qui pas ne voult que leurs mérites feussent péries; car jà soit qu'ils ne feussent pas occis par les glaives de leurs ennemis, ne perdirent-ils pas la victoire du martire. Quant Fourré et sa gent furent ainsi occis, Charlemaines prist le chastel de Montgarzin et toute la terre de Navarre.
Note 647: Repostes. Cachées.
Coment Fernagu le jaiant vint contre Charlemaines d'oultre la mer. De sa force et de sa grandeur. Et puis coment il emporta les barons Charlemaines en la cité de Nadres l'un après l'autre. Coment Rollant se combati à luy toute jour; et puis coment il demanda trêves à Rollant pour dormir, et coment Rollant li mist une pierre sous le chief pour ce qu'il ronflast.
Ces choses ainsi faittes, nouvelles furent dites à Charlemaines que Fernagu[648], un jaiant du lignage Golias, estoit venu en la cité de Nadres[649], des contrées de Surie. Si l'avoit envoie l'amirant de Babilonne contre Charlemaines, pour deffendre la terre d'Espaigne, à tout vingt mille Turs. De si grant vertu estoit, qu'il avoit la force de quarante hommes des plus fors que l'on péust trouver. Cop d'armes né de lances né de saiette ne doubtoit. Là vint Charlemaines le plus tost qu'il peust.
Note 648: Fernagu. Le latin porte: Ferracutus, que l'on a, depuis, traduit plus exactement: Ferragus.
Note 649: Nadres. Je crois bien que c'est une faute des premiers copistes de Turpin, et qu'il faudroit lire Jadres, ou Cadres (Cadix).
Quant le jaiant sceut qu'il venoit, il yssit hors du chastel et de la cité tout armé, et demanda bataille d'un seul chevalier corps à corps. Premièrement, y envoia Charlemaines Ogier le Danois. Quant Fernagu le vit tout seul en champ, il s'en ala tout bellement de lès luy; à la main destre le prist, et l'embraça et l'emporta à toutes ses armes au chastel, voyans tous, aussi ligièrement comme s'il fust une brebis. Si grant estoit, qu'il avoit douze coudes de long, sa face un coude, son nez une paume, ses bras et ses cuisses de quatre coudes, et les dois de sa main trois poiguiés de lonc. Après Ogier, y ala Regnault d'Aubespine; et le jaiant le prist à un seul bras, si l'emporta en sa chartre.
Après furent envoiés vingt chevaliers des plus puissans de l'ost, et le païen tous les emporta deux à deux en la cité, et mist en sa chartre.
Quant l'empereur vit la force du jaiant, il n'y osa plus nuls envoier. Si estoit tout l'ost esbahi des merveilles que cil faisoit. Rollant, qui onques nul homme ne redoubta, s'en vint lors à Charlemaines, et lui requist bataille contre Fernagu; et l'empereur, qui se doubta, lui otroia à grans prières. Rollant s'arma et ala contre le païen. Le Sarrasin le prist tantost par la main destre, et le leva légièrement sur le col de son cheval.
Ainsi qu'il l'emportoit vers le chastel, Rollant le prist par le menton, et luy tourna la tête si devant derrière, qu'ils chaïrent ambedeux à terre. Tantost saillirent sus et montèrent sur leurs chevaux; vers luy s'en vint Rollant, l'espée traite, car il le cuida occire; à luy faillit, mais il férit le cheval si qu'il le coupa parmi à un seul coup. Moult fu dolent Fernagu de son cheval, quant il le vit occis, et il fu à pié en mi le champ. Lors commença fortement à menacer Rollant, et s'en vint vers luy l'espée traite. Mais Rollant, qui le vit venir, s'avança, et le férit parmi le destre bras. Pas ne le navra, mais il luy fist voler l'espée en mi le champ. Et le jaiant, qui trop fu courroucié, s'en vint vers luy poing clos pour luy férir; mais il asséna son cheval en mi le front, si que il le férit et le rua mort. Ainsi se combatirent tout à pié, sans espées, des poings et des pierres qui estoient en mi le champ, jusques à l'heure de none; et quant ce vint vers le vespre, Fernagu demanda trèves à Rollant jusques à lendemain.
En telle manière furent les trèves prises, qu'ils vendroient lendemain au champ de la bataille, sans chevaux et sans lances; à tant se départirent. Si retourna Rollant à l'ost, et le païen en la cité. Lendemain bien matin, s'en revindrent au champ, si comme ils avoient devant devisé. Mais Fernagu apporta s'espée, et Rollant un baston tort et gros, dont il se combatit toute jour à luy; mais onques blécier ne le put, pour ce qu'il estoit trop bien armé.
Au champ avoit grant plenté de pierres grosses et rondes dont Rollant le feroit souvent, là où il l'assenoit; n'onques blecier né navrer ne le put. Ainsi se combatirent jusques à midi que le païen fu las et pesant, et eut moult grant talent de dormir. Trèves demanda à Rollant tant qu'il eust dormi; car moult estoit travaillié, et Rollant les lui donna volentiers. Fernagu s'endormi, qui moult estoit las et travaillié; et Rollant? qui estoit jouvencel fort et alègre, luy apporta une pierre dessous le chief pour ce qu'il dormist plus volentiers. Car né Rolant né autres ne luy osoient nul mal faire, tant comme les trèves duroient, pour la constitution qui estoit telle[650] que sé Crestien donnast trèves à Sarrasin, né Sarrasin à Crestien, l'un n'osoit mal faire à l'autre; et cil qui brisoit les trèves avant qu'il eust défié, estoit par droit occis.
Note 650: «Quia institutio talis erat inter eos, ut.»
De la desputoison de la foy que Rollant faisoit au Sarrasin, et coment Rollant se combati à luy pour soustenir la foy crestienne. Coment le jaiant le geta sous luy, mais il se releva tost à l'aide de Dieu. Et coment la cité fu prise quant le jaiant fu occis.
Quant Fernagu eut assez dormi, il s'esveilla et se tint en séant, et Rollant s'assist de lés luy, et luy demanda coment il estoit si fort qu'il ne doubtoit coup de lance né de bas ton né d'espée. «Par nul sens,» dist le païen, «je ne puis estre occis né navré, fors par le nombril.» Si parloit en langue espagnoise[651], que Rollant entendoit assez. Lors le commença le jaiant fort à regarder, et s'émerveilloit moult de sa prouesse et coment il povoit avoir vers luy tant duré. Lors luy demanda coment il avoit nom. «J'ay nom Rollant,» dist-il.—«Et de quel lignage es-tu, qui si fort te combas à moi et si fort me travailles?»—«Je suis,» dit Rollant, «né du lignage de France.» Lors lui demanda Fernagu quelle loy les François tenoient; et Rollant luy respondit: «Nous sommes Crestiens, par la grace nostre Seigneur, et tenons les commandemens de Jhésu-Crist. Si estrivons et nous combatons pour sa foy tant comme nous povons.»
Note 651: «Lingua hispanica.» Philippe Mouskes entre dans le sens de
son texte en traduisant:
«En sarrasinois li gehi.»
«Et Rollant moult bien l'entendi,»
«Si qu'il ne s'en est percéus.»
(Éd. de M. de Reiffenberg, p. 236.)
Quant le païen oï le nom de Jhésu-Crist: «Qui est,» dist-il, «cil Crist que tu crois?» Et Rollant respondit: «C'est,» dit-il, «le Fils Dieu le Père, qui de la Vierge voult naistre et souffrir mort en la croix pour nos péchiés, et fu en sépulture enseveli, et au tiers jour ressuscita et retourna ès cieulx à la destre du Père, où il règne et régnera sans fin.» Lors lui dist Fernagu:—«Nous créons que le créeur du ciel et de la terre est un seul Dieu. N'onques n'eut né fils né père, et aussi comme il n'est engendré de nulluy, aussi n'engendra-il onques nulluy. Dont il me semble qu'il soit un seul Dieu et non une trines.»—«Tu dis voir,» dist Rollant, «quant tu dis qu'il est un seul Dieu; mais tu cloches en la foy quant tu dis qu'il n'est pas trines. Car qui croit en Père, il croit en Fils et en Saint-Esprit, et en un seul Dieu qui parmaint en trois personnes.» Lors respondit Fernagu: «Se tu dis que le Père soit Dieu, et le Fils soit Dieu, et le Saint-Esprit soit Dieu, dont sont-ils trois Dieux, et non un seul.» —«N'est pas ainsi,» dit Rollant; «mais je te préesche un seul Dieu en Trinité; car il est un et terne, toutes les trois personnes sont ensemble pardurables et vives; et comme le Père est, tel est le Fils, tel est le Saint-Esprit; en personnes est propriété, en essence unité, en majesté est aourée équalité. Un seul Dieu et terne aorent les anges en ciel[652]. Abraham en vit trois, et si n'en aoura qu'un seul.»—«Or, me monstre,» dit le païen, «coment trois choses sont une,»—«Je te le monstreray,» dist Rollant, «par l'exemple d'umaine créature: il y a trois choses en la harpe quant elle sonne, l'arc, les cordes et le son; et si n'est que une seule harpe. Ainsi a-il trois choses en Dieu; le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et si est un seul Dieu. Et ainsi comme tu vois en l'amande trois choses, l'escorce, la coquille et le noel[653], et si est une seule amande; ainsi sont trois personnes en Dieu, et si est un seul Dieu. Au soleil a trois choses, blancheur, resplandisseur et chaleur, et si est une meisme chose. En la roe de la charrete a trois choses, le moieu, les rais, les jantes, et si est une seule roe. En toi-meisme a trois choses, le corps, les membres et l'ame, et si est un seul homme. Tout aussi est en Dieu unité et trinité.»
Note 652: Tout cela est emprunte à la préface du sacrifice de la messe: «In personis proprietas, in essentiâ unitas, et in majestate adoratur equalitas. Quem Trinum laudant angeli,» etc.
Note 653: Le noiau.
«Or entens-je,» dit Fernagu, «coment Dieu est trines et un; mais je n'entens pas cornent il engendra le Fils si comme tu dis.»—«Crois-tu,» ce dist Rollant, «que Dieu fourmast Adam, le premier homme?»—«Je le crois,» dit le jaiant.»—«Ainsi,» dist Rollant, «comme Adam, qui de nulluy ne fu engendré, engendra fils; ainsi Dieu le Père, qui de nulluy ne fu engendré, engendra Fils de soy-mesme, si comme il voult, devant tous temps, en la manière que nul ne porroit dire né penser.»—«Ce me plaist,» dist le jaiant, «que tu dis; mais je ne voi pas que cil qui estoit Dieu feust fait homme.»—«Cil,» dist Rollant, «qui créa toutes choses, et ciel et terre de noient, fist son Fils prendre humaine chair, sans semence d'omme, en la Vierge, par la vertu du Saint-Esprit.»—«De ce me merveil,» dist Fernagu, «et à ce entendre veux-je travailler, coment il nasquit de Vierge sans semence d'omme si comme tu dis.»—«Je te le monstreray,» dit Rollant: «Dieu, qui fourma Adam sans semence d'omme, voult que son Fils nasquit de Vierge sans semence d'omme. Car ainsi comme il nasquit du Père sans mère, ainsi nasquit-il corporelement de mère sans homme, parce que tel enfentement affiert à Dieu.»—«Moult me merveil,» dist le jaiant, «coment la Vierge enfanta sans homme.»—«Je te le monstreray,» dist Rollant, «que cil qui fait au pois ou en fève engendrer un ver, les bouteurs[654] et les serpens sans semence de masle, cil meisme fist que la Vierge conceupt Dieu et homme sans nulle corrupcion de soy et sans semence d'omme. Cil qui fist le premier homme sans semence d'autrui, si comme je t'ay monstré, légièrement peut faire que son Fils feust fait homme au corps de la Vierge, et que il nasquit homme sans humain attouchement.»
Note 654: Bouteurs. Crapauds.
—«Bien peut estre,» dist Fernagu, «qu'il fust né de Vierge si comme tu dis; mais sé il fu fils de Dieu, il ne put en croix mourir, puisque Dieu ne meurt pas.»—«Tu dis voir,» ce dist Rollant, «en ce que tu dis qu'il peut naistre de Vierge; et en ce que tu recongnois qu'il fu fait homme, doncques il mourut comme homme; car toute rien qui naist meurt. Mais pour ce qu'il nasquit Dieu et homme, et prist au corps de la Vierge ce qu'il n'estoit pas devant, sans perdre ce qu'il estoit devant, il mourut en la croix selon l'umanité, et veilla tousjours, selon la déité, par laquelle vertu il résuscita; et comme il fu Dieu et homme, il mourut en la croix comme homme, et il résuscita du sépulcre comme Dieu.
»Qui croit donques à sa nativité, il doit croire donques à sa passion et à sa résurrection.»—«Coment,» dist Fernagu, «doit-on croire à sa résurrection?»—«Pour ce,» dist Rollant, «que il nasquit, il mourut; et il résuscita au tiers jour, selon la déité, si comme je t'ay dit.»
Quant le jaiant entendit ces parolles, il se merveilla moult, et dist à Rollant: «Rollant, Rollant, pourquoy me dis-tu telles parolles desvées? Ce ne peut estre que homme mort reviengne en vie derechief.» Et Rollant respondit: «Je te di que le Fils-Dieu ne résuscita pas seul. Ains te di que tous les hommes qui nasquirent depuis le commencement du monde jusques en la fin seront résuscités au jour du jugement devant le trône de la majesté Jhésu-Crist. Illec recevra chascun sa desserte, selon sa mérite, quelle qu'elle soit, ou bien ou mal. Que cil Dieu qui le petit arbre fait croistre en hault, et le grain du forment qui est mort fait revivre et croistre et fructifier, résuscitera chascun de mort à vie au derrain jour, en sa propre chair et en son propre esprit; et de ce peus-tu prendre exemple à la nature du lion.
»Sé le lion résuscite son faon au tiers jour par son flair et par s'alaine, quelle merveille fu-ce dont sé Dieu le Père, le tout puissant, résuscita son Fils au tiers jour par sa divine puissance? Si ne te doit pas sembler nouvel miracle. Quant Hélie le prophète plusieurs mors fist vivre, plus légièrement donques résuscita Dieu le Père son Fils; et luy-meisme, qui plusieurs mors résuscita devant sa passion, en nulle manière ne povoit estre tenu pour mort; car la mort fuit devant luy, et à sa voix et à son commandement résuscitent les mors à grandes tourbes.»
Lors dist le jaiant: «Je voy assez ce que tu dis; mais coment il monta ès cieulx, ne puis-je veoir.»—« Cil,» dist Rollant, «qui du ciel descendit, aussi légièrement y peut-il monter; cil qui de soy-meisme résuscita de mort, par sa meisme puissance trespassa-il les cieulx. Et ce peux-tu veoir légièrement par mains exemples. Vois-tu la roe du moulin tant comme elle descent aval d'amont? autant remonte-elle d'aval amont. L'oisel qui vole en l'air, autant comme il monte, autant ravalle-il quant il veult. Tu-meisme, sé tu descens d'une montaigne, tu peus bien monter de là où tu es descendu. Le soleil se leva hier par-devers orient et se coucha en occident; en ce meisme lieu où il est huy levé revendra. Là donques d'où le Fils de Dieu descendit, là meisme retourna-il par sa propre vertu.»—«Je me combatray,» dist le jaiant, «à toy; que sé celle foy que tu presches est vraye, que je soie vaincu; et sé elle est fausse, que tu soies maté; et soit perpétuel reprouche au vaincu et à sa gent, et aux vainqueurs et aux siens soit louenge et gloire.»—«Je l'octroie bien ainsi,» dist Rollant.
Lors se levèrent et vindrent à bataille derechief. Rollant envaït le jaiant et le férit de son baston, et le jaiant jetta un coup de s'espée vers luy; mais Rollant, qui fu légier et hastif, saillit à senestre, et receut le coup sur son baston. Le coup du jaiant, qui grant fu et pesant, coupa le baston par mi. Lors saillit avant Fernagu, et saisit Rollant aux poings, vers terre l'inclina, et le jetta légièrement soubs luy. Quant Rollant vit qu'il ne pourroit autrement eschapper en nulle manière, il commença à réclamer dévotement le Fils de la Vierge Marie, et il[655] aida tant à son champion, qu'il se sourdit, et tourna le jaiant soubs luy. Lors jetta la main à s'espée, et le férit au nombril. Lors commença le jaiant à crier à haulte voix, et réclama son dieu Mahommet: «Mon Dieu, secourre-moy, car je muire.» A tant se départit Rollant, et s'en ala sain à l'ost des Crestiens.
Note 655: Il. Le fils de la Vierge Marie.
Maintenant descendirent du chastel les Sarrasins, et issirent de la cité et emportèrent leur seigneur entre leurs bras envers la forteresce. Lors brochièrent les Crestiens, et se mistrent avec les Sarrasins qui emportoient Fernagu; au chastel entrèrent par force, qui estoit fermé au-dessus de la cité. Occis furent le jaiant et les Sarrasins, le chastel et la cité prise, et les prisonniers délivrés par la vertu nostre Seigneur.
Coment l'aumaçor de Cordes et le roy de Sebille rappareillèrent bataille contre Charlemaines, puis qu'ils furent eschapés; de la cautèle malicieuse que les Sarrasins firent pour les chevaux des nostres espouventer, et du remède que l'empereur trouva contre ce, et coment le roy de Sebille fu occis, et l'aumaçor eschapa qui puis fu baptisé.
En pou de temps après ces choses ainsi faittes, fu raconté à Charlemaines que en la cité de Cordes l'attendoient à bataille l'aumaçor de celle cité meisme, et Hébraïm, le roy de Sebille, qui s'en estoient eschapés de la bataille de Pampelune, où Agoulant fu occis. Si estoient à eulx venus en aide les Sarrasins de sept cités, de Sathine, de Dénie, de Rebode, de Abule, de Baécie, de Sebille et de Grenade.
Quant il oït ces nouvelles, il ordonna son ost pour chevauchier contre eulx à bataille. En ce qu'il s'approchoit de la cité de Cordes, les deux roys issirent tout armés contre luy à bataille rengée, et chevauchièrent contre Crestiens, entour quatre milles loing de la cité. Si estoient environ dix mille, et les nostres entour sept mille. Lors devisa Charlemaines son ost en trois batailles. La première fu de chevaliers très-preux, la seconde de gens à pié, la tierce de chevaliers. Tout en telle manière devisèrent les Sarrasins leurs gens.
En ce point que nostre première bataille dut assembler à la première des Sarrasins, une grant tourbe de leurs gens à pié se mist devant les chevaux à nos combateurs, et avoit chascun en sa teste une barboire[656] cornue noire et horrible, ressemblant à deable, et tenoist chascun deux timpanes en ses mains, qu'il heurtoit ensemble, et faisoit une noise et un tumulte grant et si épouventable, et les chevaux de nos combateurs eurent si grant paour, qu'ils s'enfouirent arrière, ainsi comme tout forsenés, maugré ceulx qui les chevauchoient.
Note 656: Barboire. Masques barbus. «Larvas barbatas.»
Après la première, furent les autres deux; et couroient les chevaux si fort tost comme sajette nouvellement descochiée. Moult estoient liés les Sarrasins de ce qu'ils véoient. Lors commencèrent nos Crestiens à aler pas pour pas jusques à tant que nos gens vindrent à une montaigne qui estoit à deux milles de la cité. Là se rassemblèrent les Crestiens, et firent murs de eulx-meismes.
De rechief se mistrent en conroy, et les attendirent; et les Crestiens tendirent leurs tentes et demourèrent illecques jusques au matin, au point du jour, qu'ils se levèrent; et se conseilla Charlemaines à sa gent qu'ils feroient. Lors fu crié par tout l'ost que chascun couvrist la teste de son cheval de toile ou de drap, si qu'ils ne peussent veoir les barboires, et estoupassent forment les oreilles, si qu'ils ne peussent oïr les cris des Sarrasins né le son des timpanes.
Ce grant engin et soutil trouvèrent, encontre le malice des Sarrasins. Quant ils eurent ainsi fait, les chevaux alèrent hardiement avant, que pou de force faisoit leur épouventement, pour ce qu'ils ne véoient né oïoient. Lors commencièrent les Crestiens la bataille hardiement, et forment se combatirent jusques à l'eure de midi, et moult en occidrent; mais ils ne les peurent pas vaincre tous, car ils estoient toujours ensemble. Si avoit au milieu d'eulx un char que huit bœufs menoient, et, dessus, une enseigne à quoy ils se ralioient. Mais tantost comme Charlemaines l'apperceut, il se férit en la tourbe des Sarrasins, garni et avironné de la vertu nostre Seigneur. Lors commença à occire et à craventer à destre et à senestre, jusques à tant qu'il vint à l'estendart qui sur le char estoit; et tantost comme il eut couppé la perche qui la bannière soutenoit, se desconfirent les Sarrasins, et commencièrent à fouir en diverses parties. Les Crestiens se pristrent lors à crier et à huchier, et se férirent ès Sarrasins, et en occidrent huit mille. Là fu occis le roy de Sebille, et l'aumaçor de Cordes eschapa et s'en fouit à tout deux mille; en la cité se mist. Lendemain la rendist à Charlemaines par tel convent qu'il recevroit baptesme, et la tendroit de luy, et des ore en avant obéiroit à ses commandemens.
Ces choses ainsi faittes, Charlemaines départist les terres et donna les contrées à ses chevaliers et à ceulx de ses gens qui demourer y vouldrent. Aux Bretons donna la terre de Navarre et des Bascles; aux François, la terre de Castille; aux Puillois, la terre de Nadres et de Sarragoce; la terre d'Arragon aux Poitevins; aux Thiois, la terre de Landaluf qui siet sur la marine; la terre de Portugal aux Danois et aux Flamans; Galice ne vouldrent François habiter, pour ce qu'elle leur sembloit trop aspre[657]. Puis celle heure ne fu nuls hommes, né hault né bas né duc né prince en toute la terre d'Espaigne, qui contre Charlemaines osast combatre né contrester.
Note 657: Philippe Mouskes ajoute ici, de sa propre autorité, au
texte de Turpin, exactement traduit par le chroniqueur de
Saint-Denis, le passage suivant:
Li manestrel et li jongleur
Orent Prouvence, si fu leur.
Par nature encor çou trovons,
Font Provenciel et cans et sons
Miliors que gens d'autre païs,
Pour çaus dont ils furent nays.
M. de Reiffenberg, dans son excellente édition de Mouskes, fait ici une remarque malicieuse qu'on me permettra de relever. «Cette origine,» dit-il, «qui donne pour aïeux aux Provençaux des musiciens et des poètes, est gracieuse et ingénieuse à la fois. MM. Raynouard et Fauriel l'adopteront sans doute volontiers; mais ainsi ne fera point M. P. Paris.»
M. de Reiffenberg veut bien établir entre mon sentiment et l'opinion de MM. Raynouard et Fauriel une sorte de comparaison qui doit naturellement m'être défavorable; cependant, j'oserai dire ici que ce passage d'un poète de la fin du XIIIème siècle ne préjuge aucunement la question de l'antériorité des poètes hispano-provençaux sur les poètes françois. Que les premiers aient été plus habiles dans le grand art des petits couplets, des tençons, et des jeu-partis, c'est une opinion que j'adopterois volontiers; mais il y a loin de là à la composition des grandes chansons de geste, qui restent le véritable titre de gloire de l'ancienne poésie françoise.
De la seigneurie que l'empereur establit au siége de Compostelle, que les rois et les prélas d'Espaigne feussent obéissans au prélat du siége. Après lesquels sont les principaus églyses de tout le monde. Et coment l'arcevesque Turpin qui présent fu par tout, raconte les meurs et la qualité de Charlemaines.
Quant Charlemaines eut ainsi Espaigne conquise, et nul ne fu qui contre luy osast puis se rebeller, il laissa en la terre des plus grands princes de son ost, et ala en Galice visiter et aourer le corps monseigneur saint Jaques; et les bons Crestiens qu'il trouva au païs conferma en la foy, et ceulx qui par la force et desloyauté des Sarrasins l'avoient relenquie et s'estoient tournes à la loy Mahommet né pas voulloient laissier, fist occire, et aucuns en envoya en essil. Par les cités establit évesques et menistres de sainte Églyse. En la cité de Compostelle, où le corps mon seigneur saint Jaques repose, assembla conseil d'évesques et parlement de barons; là establit en l'onneur monseigneur saint Jaques que tous les arcevesques et les évesques, les roys et les autres princes d'Espaigue et de Galice présens et avenir fussent obéissans à l'arcevesque de Compostelle. En une ville qui est appellée Irie[658] n'establit point d'évesque, car il ne la tint point pour cité; mais il voult et ordonna qu'elle feust obéissante au siége de Compostelle; et je, Turpin, arcevesque de Rains, qui fu présent en ce conseil de soixante évesques, dédiai l'églyse et l'autel de monseigneur saint Jaques, à la requeste Charlemaines, ès kalendes de juillet. A celle églyse soubsmit Charlemaines toute Espaigne et Galice, et la luy donna ainsi comme douaire, et commanda que chascun chief d'ostel luy rendist, chascun an, quatre deniers de droite rente, et feussent quittes par tout de tous servages.
Note 658: Irie. Iria. Tout ce paragraphe vient singulièrement en aide à ceux qui attribuent aux prêtres de l'église de Compostelle la rédaction de Turpin. Il est à supposer que, dans les dernières années du onzième siècle, il existoit entre les deux siéges d'Iria la métropole, et Compostelle la suffragante, une rivalité que Calixte II, devenu pape, fit cesser en transportant à cette dernière ville le droit do métropole, dont la première jouissoit depuis un temps immémorial. Cette révolution diocésaine eut lieu vers 1124; mais on voit évidemment que la question n'étoit pas encore résolue quand fut rédigé notre Turpin.
Puis establit en ce meisme conseil que celle églyse feust toujours-mais appellée siége d'apostre, pour ce que le corps monseigneur saint Jaques y reposé; et que tous les conciles de tous les prélas y feussent tenus et les dignités et les croces données, et les évesques sacrés, et le roy d'Espaigne et de Galice enoingt et sacré par la main l'arcevesque du siége, en l'onneur de Dieu et de monseigneur saint Jaques l'apostre. Et sé la foy feust faillie ès autres cités, et que question feust mue sur aucuns articles, qu'elle feust réformée et réconciliée par l'arcevesque et le concile du lieu. Et à bon droit doit estre la foy réformée et réconciliée en celle honnourable églyse; car ainsi comme Ephèse est siége d'apostre, ès parties d'Orient, pour la raison de monseigneur saint Jehan, frère monseigneur saint Jaques, ainsi doit estre en Occident le siége de Compostelle, siége où la foy soit réformée et réconciliée; ce sont les deux siéges que la mère de deux fils Zebedée requist à nostre Seigneur que l'un séist à la destre et l'autre à la senestre de son règne.
En tout le monde n'a que trois églyses principaulx qui par excellence sont honnourées sur toutes autres, celle de Rome, celle de Compostelle et celle d'Ephèse[659]. Ce n'est mie sans raison; car autresi comme nostre Seigneur establit principaument saint Père, saint Jaques et saint Jehan, et les honnoura plus que nuls des autres, en ce qu'il leur révéloit les secrès, si comme il appert par les évangiles; ainsi voult-il que leurs siéges feussent honorés sur tous autres; et par raison sont des principaux. Car ainsi comme ces trois apostres eurent plus de grace et plus de digneté que les autres, ainsi doivent avoir les lieux où ils preschièrent la foy et où leurs sains corps reposent.
Note 659: Remarquez qu'un membre du clergé de France n'auroit jamais
avancé chose semblable.
L'églyse de Rome est avant mise; car saint Père, le prince des apostres, la dédia par sa prédication, et la sacra par le sang de sa passion.
La seconde est celle de Compostelle; car messire saint Jaques qui, après saint Père, eut plus de grace et de digneté, la sacra premier par son sang et par sa prédication.
La tierce doit estre celle d'Ephèse, en laquelle saint Jehan l'évangéliste escripvit celle excellente évangile: In principio erat Verbum, et l'Apocalipse où il nous descouvre les célestiaux secrès; qui tant eut de grace envers nostre Seigneur qu'il eut le privilége de savoir sur les autres.
Tant doivent avoir ces trois églyses d'onneur et de digneté, que sé jugemens, soient divins, soient humains, ne peuvent estre terminés aux autres églyses qui sont par tout le monde, ils doivent estre traitiés et deffinis en ces trois églyses[660].
Note 660: C'est-à-dire que s'il arrive qu'une question ne puisse être résolue ni jugée dans les autres églises, il faut qu'elle le soit dans l'une de ces trois métropoles.
En la manière que l'istoire a lassus raconté fu Espaigne et Galice délivrée des mains aux Sarrasins, par la vertu nostre Seigneur et de monseigneur saint Jaques, et par l'aide Charlemaines.
Cy endroit fait l'istoire mencion des meurs et de la quantité[661] Charlemaines, et de la manière de vivre. Voir est que l'istoire a là-dessus parlé de ce meisme; et s'on demande pourquoy elle en parle en deux lieux, l'en peut respondre que c'est selon les divers auteurs. Car Éginaus, qui fu son chappellain, et d'enfance nourri en son palais, et qui fu tous jours présent en tous ses fais, met la premiere descripcion, et nous escript toutes ses batailles et tous ses fais jusques à la bataille d'Espaigne.
Note 661: Quantité. Taille.
D'ilec en avant les prist l'arcevesque Turpin, et les nous descripvit jusques à la fin de sa vie, certain de toutes les choses qui depuis avindrent, comme celluy qui tousjours fu avecques luy, et dit ainsi[662] que Charlemaines estoit brun de chevelure et vermeil en face, noble et avenant de corps, mais fier estoit en regardeure. En estant[663] avait huit piés de long, à la mesure de son pié meisme, qui moult estoit grant. Par pis[664] et par espaules estoit très-large; ventre et reins avoit convenables selon le corps; gros bras et grosses cuisses avoit. Très-fort estoit de tous membres; en batailles chevalier très-aigre et très-sage. De face avoit paume et demie de long; de barbe une paume, de nez demi-paume, de front un pié de lonc. Tantost estoit espoenté celuy qu'il regardoit par mautalent; nul ne povoit longuement durer devant luy qu'il regardoit par courroux à yeux ouverts. Le ceint de sa courroie avoit huit paumes de long, sans ce qui pendoit dehors la boucle de sa courroie. Pou de pain menjoit; petit de vin et trempé buvoit; bien menjoit un quartier de mouton ou deux gélines, ou une espaule de porc, ou un paon, ou une grue, ou un lièvre. De si grant force estoit plain qu'il coupoit un chevalier armé, c'est assavoir un de ses ennemis séant sur son cheval, dès la teste jusques aux cuisses, à un seul coup, et luy et le cheval, de Joieuse s'espée. Les bras et les poings avoit si fors, qu'il estandoit légèrement quatre fers de cheval tous ensemble; un chevalier armé levoit sus sa paume jusqu'à son chief, à un seul bras. Par raison habundoit en parolles, en jugemens très-droiturier, très-large en dons.
Note 662: Ce portrait de Charlemagne et tous les détails biographiques réunis ici ne se trouvent pas dans la bonne et ancienne leçon du manuscrit de Notre-Dame, n° 133. C'est une amplification du récit d'Eginhard.
Note 663: En estant. Debout.
Note 664: Pis. Poitrine.
En Espaigne tant comme il y demoura tenoit chascun an feste pleinière, et portoit sceptre et couronne aux quatre festes solemneles: à Noël, à Pasques, à la Pentecoste et le jour de la feste Saint-Jaques. Et faisoit tenir s'espée toute nue devant son trosne, selon la manière des anciens empereurs. Pour son corps garder veilloient chascune nuit six vings hommes preux et loyaulx; les quarante faisoient la première veille de la nuit; dix au chevet, dix aux piés, dix à destre et dix à senestre. Si tenoit chascun en main destre une espée nue, et en la senestre un cierge ardent.
Tout en telle manière faisoient les autres quarante la seconde veille de la nuit, et les autres quarante la tierce jusques au jour. Qui tous vouldroit raconter ses fais et ses merveilles, avant fauldroit main et paine que l'istoire ne feroit. Mais en la fin nous convient raconter coment il retourna en France et la meschéance qui luy advint de ses barons en Roncevaux, par la traison du trahie Ganelon.
Ci finit le quint livre des fais et des gestes Charlemaines.
Note 665: C'est avec les événements racontés dans ce dernier livre que commence la fameuse Chanson de geste, de la Déroute de Roncevaux. L'origine s'en perd dans l'obscurité des IXème, Xème et XIème siècles; mais elle a certainement précédé la pseudo-relation de l'archevêque Turpin, et c'est elle dont on a exploité la popularité au profit des légendes et de l'église Saint-Jacques-de-Compostelle. Voici le début de la vieille chanson, telle que la publie actuellement M. Francisque Michel, d'après un manuscrit de la bibliothèque Bodléienne:
Carles, li reis, nostre emperere magne,
Set ans tuz pleins ad ested en Espaigne,
Tresqu'en la mer conquist la terre altaigne,
N'i a castel qui devant luy remaigne,
Mur né cités n'i est remés à fraindre
Fors Sarragoce qui est une muntaigne.
Li reis Marsille la tient qui Dieu n'en aime….
* * * * *
Du message Ganèlon et de la traïson que il fist au roy Marsile. Des présens que le roy Marsile et les Sarrasins firent au roy et aux combateurs par malice. Et puis de la bataille, coment les Crestiens furent occis.
Puis que Charlemaines, le très-puissant et très-renommé, eut conquise toute Galice et soubsmise à la foy crestienne, à l'onneur de Dieu et de monseigneur saint Jaques, il retourna en France et fist ses osts heberger delès Pampelune. En ce temps demouroient en la cité de Sarragoce deux rois Sarrasins, Marsile et son frère Baligans. Si les avoit envoiés contre Charlemaines le soudan de Babilonne pour deffendre Espaigne, des parties de Surie, à tout grans osts. A l'empereur estoient subgiez et volentiers luy obéissoient par semblant, mais c'estoit faussement, car ils ne l'osoient refuser.
Le roy Charlemaines qui pas ne voulloit qu'ils demourassent ainsi en la terre après luy, sé ils n'estoient crestiens ou tributaires, leur manda par Ganelon qu'ils receussent le baptesme ou qu'ils luy envoiassent treu. Et ils luy envoyèrent pour luy decevoir trente chevaux chargiés d'or et d'argent et d'autres richesces, et autres quarante chargiés de très-pur vin et très-doulx, qu'ils présentèrent aux princes et aux combateurs de l'ost, et mille belles Sarrasines pour eulx servir en péchié de fornication[666]. A Ganelon le traitre, qui le message avoit fait, présentèrent pour luy decevoir vingt chevaux chargiés d'or et d'argent et de draps de soie, pour ce qu'il leur livrast, pour occire, Rollant et Olivier et les autres combateurs de l'ost. Et le traitre s'i accorda et receut les richesces.
Note 666: «Ad faciendum stuprum.» La chanson de geste ne compte pas ces femmes dans les présents que Blancandin est chargé par Marsille de distribuer en France.
Quant ils eurent ainsi la traïson pourparlée et conferinée, Ganelon retourna à Charlemaines. Les richesces que ces deux rois envoièrent présenta, et dist que Marsile désiroit moult à estre crestien et qu'il s'appareilloit moult pour venir après luy en France baptesme recevoir, et pour luy faire hommage de toute Espaigne. Charlemaines crut bien le traiteur, dont ce fut grant doleur. Et ordonna coment il passeroit les pors de Cisaire[667] pour retourner en France. Par le conseil de Ganelon, commanda à Rollant son nepveu, duc du Mans et conte de Blaives, et Olivier son compagnon, conte de Gennes, et aux autres combateurs de l'ost, qu'ils demourassent en Roncevaux à tout vingt mille François pour faire l'arrière garde, jusques à tant que l'ost eust passé les pors de Cisaire. Ainsi fu fait comme il devisa. Les plus grans barons de l'ost qui l'arrière-garde faisoient, receurent le vin tant seulement que les Sarrasins avoient envoyé et les autres menu-peuples prisrent les femmes. Et pour ce que aucuns des Chrestiens avoient esté ivres, la nuit devant, du vin sarrasinois, et aucuns avoient péchié ès Sarrasines et ès autres femmes crestiennes meismes qu'aucuns avoient amenées de France, voulut nostre Seigneur qu'ils feussent occis. Et sans faille l'entencion aux Sarrasins qui les avoient envoiés estoit telle, que sé les Crestiens prenoient les présens des vins et des femmes, qu'ils pourroient bien péchier en yvresse et en fornication, et pour ce se courrouceroit leur Dieu à eulx et les lesseroit occire.
Note 667: Portus Cisereos. C'est le passage de Pampelune à
Saint-Jean-Pied-de-Port.
Que vous conteroit-on plus? quant ce vint au matin que Charlemaines et ses osts passoient les pors entre luy et Ganelon et l'arcevesque Turpin, et que Rollant et Olivier et les autres nobles combateurs de l'ost furent démourés en Roncevaux pour faire l'arrière-garde, Marsile et Baligans issirent des bois moult matin, à tout cinquante mille Sarrasins armés; des montagnes et des vallées issoient espessement où ils s'estoient répons et célés deux jours et deux nuis, par le conseil Ganelon; et deux batailles firent de toutes leurs gens tant seulement. La première fu de vint mille et la seconde de trente mille. La première qui de vint mille fu vint soudainement, et commença à férir et à lancier aux nostres par derrière. Et les nostres se retournèrent vers eux; dès le matin jusques à l'eure de tierce se combatirent et les occirent tous; si que de tous les vint mille n'en demoura mie un seul.
Tantost revint après l'autre bataille des Sarrasins qui estoit de trente mille. Nos Crestiens trouvèrent las et travaillies des autres qu'ils avoient occis et du fort estour qu'ils avoient rendus le jour meisme. Tous les occirent, par la volonté nostre Seigneur, si que nul n'en eschappa, fors Tierri et Baudouin, si comme vous orrez cy-après. Les uns furent tresperciés de lances, les autres décolés d'espées, les autres destranchiés de coingniés et de haches, les autres occis en traiant de sagettes et de javelos; les autres furent tués de perches, les autres escorchiés de coutiaux; les uns ars en feu, les autres pendus aux arbres. Tous furent occis, fors Rollant, Baudouin et Tierri[668]. Baudouin et Tierri se tapirent ès bois, et puis eschapèrent-ils.
Note 668: Le latin ajoute: «Et Turpinum et Ganelonum.»
Cy endroit peut-on demander coment nostre Seigneur souffrit que ceulx fussent occis qui pas n'avoient péchié en avoutire[669] n'en ivresce; car plusieurs ne péchièrent mie. Et à ce peut-on respondre qu'il ne voulloit mie qu'ils retournassent plus en péchié, en leur païs, et qu'il leur voulloit rendre maintenant la couronne de gloire pour leur passion.
Note 669: Avoutire. Adultère.
Ceulx qui péchièrent en avoutire et en ivresse voulut qu'ils préissent mort, car il voulloit qu'ils purgeassent leurs péchiés par martire. Si ne doit-on pas croire que le débonnaire Dieu ne leur guerredonnast les paines et les travaulx qu'ils avoient pour luy souffers, quant en la fin avoient son nom réclamé et leurs péchiés confessés; car jà soit ce qu'ils eussent péchié, si furent-ils occis pour luy.
Ci doivent prendre exemple ceulx qui leurs femmes mainent avec eulx ès osts et es batailles; car Daire, le roy de Perse, et Anthoine et autres princes terriens menèrent leurs femmes en leurs compaignies, quant ils aloient ès osts et ès batailles, et pour ce furent desconfis et occis; Daire, par le grant Alixandre, et Antoine par l'empereur Octovien; pour ce mesmement ne devroit nul prince mener femmes en bataille. Car elles ne sont fors empéeschement.
Ceulx qui péchièrent en ivresse et en fornication signifient les prestres et les gens de religion qui se combatent contre les vices, et qui en nulle manière ne se doivent enivrer né couchier avec les femmes. Et s'ils le font ainsi comme autres hommes, il advient qu'ils sont dévourés de leurs ennemis, c'est des diables; et enchéent, par aventure ès autres vices où ils sont pris et dampnés[670] par mauvaise fin.
Note 670: Pris et dampnés. Surpris et condamnés par suite d'une mort subite qui ne leur permet pas de se repentir.
Coment les Sarrasins furent desconfis et s'enfuirent. Et coment Rollant les suivit tout seul pour savoir quelle part ils tournoient. Et puis coment il sona son olifant, pour ses compagnons rassembler, qui pour la peur des Sarrasins se tapissoient par les bois. Coment il occit le roy Marsile, et puis coment il fendi le perron quand il cuida despecier s'espée. Et puis coment il sona derechief l'olifant que Charlemaines oït de huit milles.
Quant la bataille fu faite et les Sarrasins se fureut retrais ainsi comme à deux mille loing, Rollant alloit tout seul parmi le champ pour enquerre quel part ils estoient tournés. Ainsi comme il estoit encore loing d'eulx, il trouva un Sarrasin, aussi noir comme arrement[671], qui las estoit de combatre et s'estoit reposé au bois. Tout vif le prist et le lia fermement à quatre hars torses. A tant le lessa et monta une haulte montaigne, pour savoir quel part les Sarrasins estoient alés. Lors les choisit auques loing de luy[672], et vit qu'ils estoient moult grant multitude. Lors descendit de la montaigne et ala après eux parmi la vallée de Roncevaux, par celle meisme voie que Charlemaines et ses osts aloient qui jà avoient passé les pors; lors sonna son cor d'olifant[673] qu'il portoit par coustume en bataille pour aucuns des Crestiens rappeler, et s'aucuns en fussent demourés. A la voix du cor vindrent à luy environ cent Crestiens qui par les bois estoient muciés. Avecque soy les mena et retourna au Sarrasin que il avoit lié à l'arbre.
Note 671: Arrement. Encre.
Note 672: Les choisit auques. Les aperçut quelque peu loin de lui.
Note 673: Olifant. D'éléphant. Le plus souvent on disoit simplement un olifant, comme dans le titre de ce chapitre.
Quant il l'eut deslié, il leva Durandal s'espée toute nue sur luy, et le menaça qu'il luy coupperoit la teste s'il n'aloit avec luy et s'il ne luy monstroit le roy Marsile: car Rollant ne le cognoissoit pas; et s'il voulloit ce faire il le laisseroit aler tout vif. Le Sarrasin alla avec luy et luy monstra Marsile de loin, entre les compaignies des Sarrasins, à un cheval rouge et à un escu rond.
A tant le laissa Rollant aler, si comme il luy avoit promis. Lors se férit entre les Sarrasins, luy et tous ceulx qui avec luy estoient hardis et encouragiés, de bataille seurs et avironnés de la vertu nostre Seigneur. Un Sarrasin choisit qui plus estoit grant que nul des autres; celle part se trait et le férit si qu'il le fendit tout dès le chief jusques en la selle, et coupa luy et le cheval, si que l'une moitié de luy et du cheval chaï à destre et l'autre à senestre.
Et quant les Sarrasins virent si ruiste coup et si merveilleux, ils commencièrent à fouir çà et là, et laissièrent Marsile au champ, à petite compaignie. Et Rollant et les siens qui en son aide avoit la vertu nostre Seigneur se férit entre les Sarrasins plus fier que un lion, et commença à étrenchier à destre et à senestre et à craventer, tant qu'il s'approucha du roy Marsile, et quant cil le vit venir, il commença à fouir. Mais Rollant qui de près le suivoit l'enchaça tant qu'il l'occist entre les autres Sarrasins par l'aide de nostre Seigneur.
En celle dernière bataille furent tous ses cent compaignons occis. Lui-mesme fu navré de quatre lances et griefment feru de perches et de pierres; mais toutes voies eschappa-il de cette bataille par l'aide de nostre Seigneur.
Tantost comme Baligant sot la mort de son frère, il s'en fouy de ces contrées entre luy et ses Sarrasins. En ce point, estoient parmi le bois Baudouin et Thierri, et aucuns autres Crestiens qui se reponoient[674] pour la paour des Sarrasins. Et Charlemaines et son ost passoient les pors, qui encore rien ne savoient de l'occision qui en Roncevaux avoit esté.
Note 674: Reponoient. Cachoient.
Lors commença Rollant à repairer parmi le champ de la bataille, las et travaillé des grans coups qu'il avoit donnés et receus, et angoisseux et dolent de la mort de tant de nobles barons qu'il véoit devant luy occis et détranchiés. Grant doleur demenoit, et s'en vint en telle manière parmi les bois jusqu'au pied de la montaigne de Cisaire, et descendit de son cheval de lès un arbre, près d'un grant perron de marbre qui ilec estoit drécié, en un moult biau pré, au dessus de la vallée de Roncevaux. Si tenoit encore en son poing Durandal s'espée. Durandal si vault autant à dire comme donne dur coup, ou fiert durement Sarrasins. L'espée estoit esprouvée, sur toutes autres clère et resplandissante et de belle façon, tranchant et afilée si fort qu'elle ne povoit fendre né brisier: si fine estoit que avant faulsist bras que espée.
Quant il l'eut sachée[675] toute nue et il l'eut grant pièce regardée, il la commença à regreter ainsi comme tout en plourant, et dist en telle manière:
«O espée très-belle, clère et flamboiant que il ne convint pas fourbir ainsi comme autres espées, de belle grandeur et d'avenant largeté, forte et belle, ferme sans nulle malmeteure, blanche comme ivoire, par l'enhoudure entresseignée de croix, d'or resplandissant, aournée de pommiau de beril, sacrée et aournée du saint nom de nostre Seigneur A. et Omega., et avironnée de la force nostre Seigneur Jhésu-Crist! Qui usera plus de ta bonté? qui t'aura? qui te tendra?
»Cil qui te portera ne sera jà vaincu n'esbahi, né jà paour n'aura de ses ennemis, né ne sera surpris, né déceu par fantosme né par illusion; mais toujours aura en son aide la divine vertu. Par toy sont Sarrasins vaincus et occis; la foy crestienne essauciée; la louenge nostre Seigneur montepliée et acquise. O tantes fois ay-je vengié par toi le saint nom Jhésu-Crist! O quans milliers des ennemis de la foy j'ai par toi occis! quant Sarrasins que juifs et autres destruis! La justice de Dieu est par toy soustenue et remplie; les piés et les mains acoustumés à larrecin sont par toy du corps esrachiés. Ah! tant de fois comme j'ai par toi occis ou Sarrasins ou desloyaux juifs, autant de fois cuidé-je avoir vengié le sanc de Jhésu-Crist! O très-benereuse espée, en tranchant et en aguisement très-isnelle[676], à laquelle ne fu né ne sera jamais nulle ressemblée! Celluy qui te forgea, n'avant n'après ne peut oncques puis faire une telle? Qui de toy fu navré ne put oncques puis vivre? J'ai trop grant deuil, sé mauvais homme et pereceux t'a après moy. J'ai trop grant dueil sé Sarrasins ou autres mescréants te tiennent ou te manient.»
Note 675: Sachée. Tirée.
Note 676: Isnelle. Prompte.
Quant il eut s'espée regretée, il la dreça contre mont et féru trois merveilleux coups au perron qui devant luy estoit, si qu'il la cuida brisier; pour ce qu'il avoit paour qu'elle ne veinst ès mains des Sarrasins.
Que vous compteroit-on plus? le perron fu coupé d'amont jusques aval en terre, et l'espée demoura toute saine, sans nulle briseure. Et quant il vit qu'il ne la pourroit despécier en nulle manière, si fu trop dolent.
Son cor d'ivoire mist à sa bouche et commença à corner par grant force, si que il peust plus savoir s'aucun des Crestiens qui par le bois estoient repost, pour la paour des Sarrasins, venissent à luy; ou que ceulx qui jà avoient les pors passés venissent à luy et préissent s'espée et son cheval, et enchassassent les Sarrasins qui s'enfuyoient. Lors sonna l'olifant par si grant vertu qu'il le fendit parmi, pour la force de l'alaine qui issit de sa bouche et lui rompirent les nerfs et les vaines du col.
Le son et la voix du cor ala jusqu'aux oreilles Charlemaines par le conduit de l'ange qui jà s'estoit logié en une valée qui jusques aujourduy est apellée le Vau-Charlemaines. Si estoit loin de Rollant entour huit miles, vers Gascoigne. Tantost comme Charlemaines entendit la voix du cor Rollant, il voult retourner comme celluy qui entendit par la voix de l'olifant que il avoit mestier d'aide; mais le faulx Ganelon, qui la traison avoit faite et pourparlée, et bien estoit coupable de la mort Rollant si luy dist: «Sire, ne retournez jà en arrière, pour doubte que vous aiez de Rollant; car il a de coustume qu'il corne volentiers pour petit de chose. Sachez qu'il n'a mestier de vostre aide. Ainsi va orendroit chaçant et cornant après aucune sauvage beste parmi ce bois.» O desloyal Trichierre! O le conseil Ganelon qui bien doit estre comparé à la traïson de Judas.
Coment Rollant fist sa confession à Dieu, et coment il regéhi[677] de son cuer les articles de la foy. Et puis coment il pria Dieu por ses compaignons qui en celle bataille et autres avaient receu martire. De Baudoin son frère et de Tierri qui survindrent à son trespassement; et de la grant soif que il eut; et coment il rendit à Dieu son esprit.
Note 677: Regehi. Avoua, reconnut.
Après ce que Rollant eut ainsi le cor sonné, et les nerfs et les vaines luy furent routes[678] du col, il se coucha sur l'erbe et eut plus grand soif que nul ne pourroit penser.
Note 678: Routes. Rompues.
A Baudouin son frère, qui en ce point survint, fist signe qu'il lui apportast à boire. Et en grant paine s'en mist du querre[679]; mais il n'en pot point trouver. A lui retourna isnelement, et quant il vit qu'il commençoit à trère[680], et qu'il estoit jà près de mort, il bénéit l'ame de luy, son cor et s'espée prist, et monta sur son cheval et s'enfouit à Charlemaines et à son ost; car il avoit paour qu'il ne fust là occis des Sarrasins.
Note 679: Du querre. D'en chercher.
Note 680: Trère. Être oppressé.
Tantost comme il s'en partit, Thierri survint là où Rollant moroit; forment le commença à plaindre et à regreter et luy dist qu'il garnisist son corps et s'ame de confession. Ce jour meisme s'estoit Rollant confessé à un prèstre, et avoit receu son Sauveur avant qu'il alast en bataille; que la coustume estoit telle que les combateurs se confessoient et recevoient leur Créateur, par les mains des prestres et des gens de religion qui en l'ost estoient avant qu'ils se combatissent. Si estoit la coustume et belle et bonne[681].
Note 681: Ce passage est précieux, en ce qu'il prouve qu'au temps de la composition du faux Turpin, l'usage de se confesser avant d'aller au combat n'étoit plus établi. Au XIIème siècle, il étoit revenu, comme on peut le voir par les historiens de la bataille de Bouvines, par Villehardoin et par tous les annalistes des croisades. Cela est si vrai que Philippe Monskes, au XIIIème siècle, ce traducteur scrupuleux du texte de Turpin, omet cette réflexion du conteur latin.
Rollant le benoist martir leva les mains et les yeux au ciel, de bon cuer fist sa confession, et pria nostre Seigneur en telle manière: «Sire Dieu Jhésu-Crist, pour laquelle foi essaucier, je guerpi mon païs et suis venu en ceste estrange contrée pour confondre gent sarrasine, et pour qui j'ai tantes batailles de mescréans vaincues par ta divine puissance, et pour qui j'ai souffert tant coups, tantes plaies, tantes faims, tantes soifs et tantes autres angoisses, je te commant m'ame en ceste derrenière heure; ainsi, Sire, comme tu daignas naistre de la Vierge, et pour moy souffrir le gibet de la croix, et mourir et estre au sépulcre enseveli, et au tiers jour résusciter, et au saint jour de l'Ascension monter ès cieulx, et à la destre du Père estre assis que ta déité n'avoit oncques laissiée; ainsi vueilles-tu m'ame délivrer de perdurable mort. Car je me rens coupable et pécheur plus que je ne pourrois dire; mais tu, Sire, qui es débonnaire pardonneur de tous pécheurs, et ne hez rien que tu aies fait, qui oublies les péchés de ceulx qui à toi repairent, quant ils ont repentance de leurs meffais en quelque heure que ce soit, qui espargnas au peuple de Ninive, et délivras la femme qui estoit reprise en avoutire, et pardonnas à Marie-Magdelène ses péchés, et à saint Père pardonnas son meffait quant il ploura; et au larron ouvris la porte de paradis quant il te réclama en la croix, ne me vueilles-tu pas béer pardon de mes péchiés? Délaisses-moy tous les vices qui en moy sont, et vueilles m'ame saouler et repaistre de pardurable repos. Car tu es cil en qui nuls corps ne périssent quant ils meurent, ains sont mués en mieux; qui as coustume de délivrer l'ame du corps et mettre en meilleur vie, qui dis que tu aimes mieulx la vie du pécheur que la mort.
»Je crois du cuer et regehis de bouche que tu veulx m'ame oster de ceste mortelle vie transitoire, pource que tu la faces vivre plus béneureusement, sans comparaison; après la mort, meilleur sens et meilleur entencion aura; et telle différence comme il a entre homme et son ombre, autant aura-elle meilleure vie en la célestiale région.»
Lors prist Rollant, le glorieux martir, la pel et la char d'entour ses mamelles, à ses propres mains, ainsi comme Thierri qui présent estoit raconta puis, et commença à dire à grans larmes et à grans soupirs: «Dieu Jhésu-Crist, fils Dieu le Père et de la Vierge Marie, regehis[682] de tous mes sens et de toutes mes entrailles, et croi que tu es mon raembeeur[683], que règnes et vis sans fin, et que me résusciteras de terre au derrenier jour, et que je te verray Dieu, et mon Dieu et mon Sauveur, et en ceste moie char.» Et tant comme il disoit ceste parole, il prist par trois fois sa pel et sa char à ses mains forment et dist ces meismes paroles par trois fois.
Note 682: Regehis. Je regehis, je reconnois.
Note 683: Raembeeur. Rédempteur.
Après mist ses deux mains sur ses yeux et dist ainsi par trois fois: «Et ces miens yeux te verront.» Après ces parolles il ouvrit les yeux et commença à regarder au ciel et garnist son pis et tous ses membres du signe de la croix et dist: «Toutes terriennes choses me sont en vileté. Car voy maintenant, par le don de nostre Seigneur, ce que yeux ne virent oncques, n'oreilles n'oïrent; et ce que cuer d'omme ne peut penser que nostre Seigneur appareille à ceulx qu'il aime.» A la parfin leva les yeux contre mont vers le ciel, et pria pour les ames de ses compaignons qui on la bataille avoient esté occis; et dist ainsi: «Sire Dieu, ta pitié et miséricorde sont esméues sur tes féaux, qui pour toy sont occis en ceste bataille, qui de lointaines terres sont venus çà en estranges contrées, pour combatte contre les gens mescréants; qui pour ton saint nom, pour ta foy déclairer, et vengier ton précieux sang gisent mors ci en droit par les mains des Sarrasins. Mais tu, biau Sire, leur vueilles leurs péchiés pardonner et les ames délivrer des paines d'enfer. Envoie, nostre Seigneur, trois anges et trois archanges qui défendent leurs ames des régions de ténèbres et les conduient au célestial règne, si qu'ils puissent régner avec toy en la compaignie des glorieux martirs, qui vis et règnes sans fin avec le Père et le Saint-Esprit par tout les siècles des siècles. Amen.»
En la fin de celle glorieuse confession, se partit Thierri de Rollant, et la benoite ame se partit du corps après ceste prière. Si remportèrent les anges en pardurable repos où elle est en joie sans fin, pour la dignité de ses mérites, en la compagnie des glorieux martirs[684].
Note 684: Dans les chansons de geste de Roncevaux, les derniers instants de Roland sont moins exclusivement pieux et bien plus touchants pour nous. J'en ai donné une leçon dans la préface de Berte aus grans piés; on peut la comparer au précieux texte que vient d'en publier M. Francisque Michel, et que j'ai déjà cité plus haut:
Li quens Rollans se jut desus un pin
Envers Espaigne an ad turnet son vis:
De plusurs choses à remembrer li prist,
De tantes terres come li bers cunquist,
De dulce France, des homes de son lin,
De Carlemaigne, son seigneur qui l'nurrit,
Ne peut muer n'en plurt et n'en suspirt,
Mais lui méisme ne volt metre en obli,
Claimet sa culpe si pria Dieu merci, etc.
Voilà de la poésie, de l'épopée chrétienne; tandis que le texte de
Turpin n'est qu'un rabâchage monacal de ce que tout le monde
connoissoit déjà parfaitement sans lui.
[685]Pour la mort de tel prince déust bien faire toute crestienté grant dueil et lamentation. Car comme il fu noble de lignage comme celuy qui estoit de royal ligne, plus fu noble en fais et en prouesce de corps que nul qui en son temps né puis vesquist, ne déust oncques à luy estre comparé. Plain estoit de vertus et de bonnes meurs, pui et fontaine de créance, pillier et soustenance de sainte Eglyse, confort de peuple par ses dignes parolles, médicine contre les plaies et les griefs, du païs défendeur et espérance du clergié, tuteur des veuves et des orphelins, pain et récréation des besoingneus, large aux povres, fols large aux hostels, pour ce espandit tousjours et sema ses richesses ès églyses et ès mains des souffreteux.
Note 685: Le paragraphe suivant est la traduction d'une pièce de vers qui manque dans plusieurs exemplaires latins et qui porte souvent le titre d'Epitaphium comitis Rotolandi.
Tant parfu sages en toutes choses et meismement en la doctrine de la foy et de la créance, que son cuer estoit aussi comme une aumaire pleine de livres[686]. Tous ceulx qui à luy venoient pour conseiller povoient aussi en luy puiser comme en une grant fontaine; sages estoit et de très-grant sens et conseil, débonnaire de cuer, et franc et doulx en parolles; tant avoit en luy de tous biens que toutes manières d'onneurs et de graces se traveilloient en sa louenge[687].
Note 686: Dogmata corde tenens, plenus velut archet libellis. Le texte donné par M. Ciampi et par M. de Reiffenberg porte à tort libellus. La leçon du Msc. de N. D. est préférable.
Note 687: Notre traducteur n'a pas rendu les deux derniers vers de
l'épitaphe:
Pro tantis meritis hunc ad coelestia vectum
Non premit urna rogi, sed tenet auta Dei.
De l'avision l'arcevesque Turpin; coment il fu certain de la mort Rollant et de la mort le roy Marsille. Et puis de Baudoin, coment il aporta vraies nouvelles, et raconta la manière de la mort et de la confession Rollant. Et puis coment Charlemaines et tout son ost retourna en Roncevaux; et du dueil Charlemaines, et des regrets qu'il fist de Rollant.
Que vous raconteroit-on plus? en ce point que la sainte ame glorieuse du glorieux martir le conte Rollant se départit du corps, je, Turpin, arcevesque de Reims, estois avec l'empereur en un lieu qui est nommé le Val Charlemaines, et en celluy jour meismes qui fu en la seconde kalende de juillet avois-je célébré le sacrement de l'autel. Lors fus soudainement ravis en esprit[688], et estois en tel point comme cil qui ne dort né ne veille. Si ouy grand voix de compaignes qui se aloient à mont, chantant vers le ciel; si me merveillay moult que ce povoit estre. Ainsi comme ils s'en aloient à mont, chantant en telle manière, je tournai ma face par devers moy, si vis une tourbe aussi comme de chiens tous noirs, si sembloit bien qu'ils vénissent de praer, ou de tollir, ou de rapiner. Par devant moy trespassèrent à tout leur proie, urlant et braiant, et criant, et disant; et je leur demanday que ils portoient, et ils me respondirent à briefs mots, isnelement: «Nous portons,» distrent-ils, «Marsille et ses compaignons en enfer, et Michel porte vostre buisineur[689] et plusieurs autres lassus aux cieulx.» Rollant appelloient buisineur, pour ce qu'il eut tousjours acoustumé à porter son olifant en bataille.
Note 688: Dans la vieille chanson de geste, c'est Charlemagne qui, dans un songe, croit voir l'annonce de la mort de Roland.
Note 689: Buisineur. «Buccinator,» corneur.
Quant je eus la messe chantée et je me fus désarmé des armes nostre Seigneur Jhésu-Crist, je vins au roy et luy dis: «Roy, saches-tu certainement que Rollant ton nepveu est trespassé de cette mortelle vie, et que saint Michel, l'ange nostre Seigneur, emporte l'ame de luy et de mains autres Crestiens qui receu ont martire avec luy, en paradis, en pardurable repos. Mais je ne say mie le lieu où il est mort, et les déables d'enfer emportent l'ame de Marsille et de mains autres Sarrasins en enfer le puant.»
Tandis comme je disoie ces porolles à Charlemaines, Baudouin vint sur le cheval Rollant, esperonant de grant ravine[690], plourant et doulousant, et grant due il demenant, qui raconta tout maintenant au roy Charlemaines et à tous ceulx qui entour luy estoient tout ainsi comme les choses estoient alées, et coment il avoit laissié Rollant sur la montaigne, de lès le perron, où il trajoit à la mort, et toute la manière de sa confession et de ses plains et de ses regretemens. Lors commencièrent tous à crier et à plourer parmi l'ost, et très-grand dueil à démener et à retourner arrière en la voie de Roncevaux.
Note 690: Ravine. «Force.»
Charles trouva tout premièrement Rollant son nepveu, le très-puissant prince et très-vaillant tant comme il fu en vie et en plaine santé, et le trouva tout mort enversé. En vers[691] gisoit, les mains croisiées sur son pis, ainsi comme il avoit réclamé notre Seigneur Jhésu-Crist et batu sa coulpe. Le roy se laissa chéoir sur luy, et commença à plourer et à gémir, et à soupirer et à faire dueil trop merveilleux et si très-grant que nul ne le pourroit penser. Tant avoit grant douleur et grant angoisse au cuer, qu'il ne povoit mot sonner né parler. Dieu! qui le véist son très-grant dueil demener et faire, com grant pitié il péust avoir au cuer! Ses poings destordoit et féroit ensemble, la face derompoit, et agratinoit aux ongles sa barbe, et ses cheveux sachoit à poingnées, et quant il put parler si cria à haulte voix:
«O Rollant! beau doulx nepveu, destre bras de mon corps, honneur de France, espée de justice haulte, roide sans ploier, haubert fort et entier, heaume de salut, par prouesce comparé à Judas Machabée, semblable à Sanson le fort, à Saül et à Jonathas comparé par fortune de mort, en bataille chevalier très-preux et très-sage, courtois et amiable, chevalereux sur tous autres chevaliers, le fort des forts, le preux des preux, lignié des roys, destruiseur de gent sarrasine et de gent mescréande, défendeur des Crestiens, mur de clergie, baston d'orphelins et de veuves, viande et récréation des povres, releveur d'églyses, langue sans mensonge, sage et discret en tous jugemens, duc et conduiseur des osts et des batailles, le bon des bons, esleu sur tous autres pillier et soutenance de toute crestienté, pourquoi t'amené-je en ce païs et en ces estranges contrées? Pourquoi vis-je plus sans toy, et pourquoi ne muiré-je avecques toi? Pourquoi me laisses-tu triste et dolent, et courroucié et fresle en ceste mortelle vie? Hélas! que pourroi-je faire? Que pourroi-je dire? Que pourroi-je devenir? Biau très-doux nepveu, l'ame de toy soit avec les confesseurs, avec les vierges sans fin, et s'esjoïsse en la compaignie des martirs, en la gloire de nostre Seigneur Jhésu-Crist. Tous les jours de ma vie me convient mais plourer, plaindre, gémir et souspirer sur toy, comme David fist jadis sur Absalon son fils, et sur Saül Jonathas. Jamais jour de ma vie n'aurai joie, né resconforté ne serai; de plourer ne cesserai.» Par telles parolles et par semblables plaingnit et regreta Charlemaines son nepveu, tant comme il vesquit puis[692].
Note 691: En vers. «Sur le dos.» D'où notre à l'envers.
Note 692: Les regrets de Charlemagne, d'abord assez semblables à ceux-ci, finissent d'une manière bien plus touchante dans la vieille chanson de geste, texte de M. Francisque Michel:
«Ami Rollans, jo m'en irai en France;
Com jo serai à Loun en ma chambre,
De plusurs regnes vendront li home estrange;
Demanderont: U est li quens Cataignes? (capitaine)
Jo lur dirai qu'il est morz en Espaigne.
A grant dulur tendrai puis mun realme
Jamais n'ert jur que ne plur né n'en pleigne.
(Couplet 205.)
Coment Charlemaines fist logier son ost, et se reposèrent celle nuit meisme là où le corps Rollant gisoit; et coment chascun trova son ami mort ou navré. Coment Olivier fu trové, et coment Charlemaines enchauça les Sarrasins et les occist; et coment Ganelon fu détrait à chevaus pour la traïson; et puis coment chascun emportoit son ami, les uns mors et les autres navrés.
Quant Charlemaines eut ainsi regreté Rollant, son très-chier nepveu, et il eut cessé à plourer, il reprist son cuer, si commanda isnelement et sans aloigne[693], à tendre trefs, aucubes et paveillons en ce lieu mesme où Rollant gisoit mort. Là se reposa l'ost, celle nuit, dolent et desconforté de leurs amis qui gisoient mors parmi les champs; le corps de Rollant fist ouvrir Charlemaines, le desconforté, et puis laver et nétoier, puis embaumer de basme et de mirre. Les obsèques et le service de mors fist chanter aux menistres de sainte Églyse, aux arcevesques, aux évesques, aux abbés et aux moines, à très-grant luminaire. Toute celle nuit mena l'ost dueil et plours très-grans et très-merveilleux, et ce n'estoit pas de merveille, de tantes nobles personnes qui là gisoient mors. Grant luminaire et grant feu firent, parmi les bois, à mont et à aval, çà et là, jusques à tant qu'ils virent le jour apparoir. Au matin s'armèrent tous communément, petits et grans, viels et jeunes, et forts et foibles, et murent et vindrent isnelement en la valée de Roncevaux, au lieu où la bataille avoit esté le jour de devant, et où les barons gisoient mors et enversés, et les autres chevaliers qui à la bataille n'avoient pas esté: là trouvèrent mort Rollant. Là, trouva son ami chascun, dont les plusieurs estoient mors et les autres non; mais ils estoient navrés à mort. Le très-vaillant Olivier, le très-preux, trouvèrent mort, tout en vers, estandu ainsi comme en croix, lié de quatre fors hares à quatre pieux fichiés en terre, et escorchié de couteaulx agus, du col jusques aux ongles des piés et des mains. En plusieurs lieux estoit trespercié de saiètes et de javelots et d'épées, et froissié de coups et de bastons.
Note 693: Aloigne. Retard.
Lors commença le pleur et le cri merveilleux et horrible par toute la valée; si très-merveilleux et si grant que les montaignes en résonnoient, les valées et les bois de toutes pars. Chascun regretoit son fils ou son frère, ou son cousin ou son ami. Et ce n'estoit pas de merveille sé le pleur et le cri y es toit très-grant pour tantes nobles personnes qui là gisoient mors et enversés. Lors jura le roy, par le roy tout puissant, qu'il ne cesseroit de courre jusques à tant qu'il trouveroit ses ennemis, et non fist-il[694]; car tout maintenant, commanda que l'enchacement feust commencié tost et hastivement. Là fist nostre Seigneur apperts miracles pour luy, très-grans et très-merveilleux: car le soleil se tint en sa lueur par l'espace de trois jours. Tant les chaça nostre empereur et sa gent, qu'ils les trouvèrent de lès la cité de Sarragoce, les uns gisans, les autres manans, sur le fleuve d'Esbra. Tant se combatirent et tant en abatirent les nostres, que trente mille en y eut par nombre occis et mors, et les plusieurs saillirent par paour de mort du fleuve, et se noièrent; environ dix mille en y eut de noiés, si comme aucuns livres disent cy endroit[695].
Note 694: Et non fist-il. Et ne cessa-t-il pas.
Note 695: Aucuns livres. Lesquels? Ici notre chroniqueur de Saint-Denis renchérit sur Turpin, qui parle seulement de quatre mille hommes tués, et qui se tait des noyés.
Quant la bataille fu defénie et les païens occis et noiés au fleuve, les nostres se retrairent, et retournèrent à leurs amis qui gisoient mors en Roncevaux. Les mors et les navrés furent isnelement portés là où le corps de Rollant gisoit.
Lors fist l'empereur enquerre se c'estoit voir que Ganelon eust Rollant et les autres barons de France et d'Angleterre trahis et vendus au roy Marsille, si comme chascun disoit communément parmi l'ost. Pris fu isnelement, et tost retenu et emprisonné comme souspeçonneux de si grand traïson comme l'on disoit. Lors quant Pinabaux de Sorente entendit la nouvelle que Ganelon son oncle estoit pris pour cause de traïson des François qui mors estoient, il se trait avant pour luy deffendre comme son oncle. Tantost comme Thierry l'Ardennois, qui escuier avoit esté Rollant, le vit qui sa voit moult bien toute la convine comme celuy qui avoit esté en la bataille dès le commencement jusques au deffinement, et présent à la mort Rollant son maistre, si tendit son gage contre luy, et dist ainsi que la traïson avoit-il faitte et pourparlée, et qu'il lui feroit regehir de bouche et recognoistre, et qu'il en avoit eu trente somiers chargiés d'or et d'argent et d'autres richesses.
Tout maintenant s'alèrent armer et montèrent aux chevaux, sans nul respect, et furent ensemble mis devant tous. Lors brochièrent des espérons l'un contre l'autre, et férirent et chapelèrent tant comme ils peurent l'un sur l'autre. Mais tout maintenant fu Pinabaux occis et mort sans nul retour. Lors fu la traïson du félon Ganelon découverte et congneue tout appertement; et tout maintenant qu'il eut congneue la traïson, sans plus faire d'aloigne, l'empereur fist quérir quatre des plus forts roncins de tout l'ost, et le fist lier tost et apertement par piés et par mains. Tant fu trait et sachié çà et là, qu'il fu despécié tout par membres.
Telle fu la vengeance des barons qui furent mors par traïson, telle fin eut le déloyal par qui tant de preux hommes furent occis, dont France se dolut après moult longuement, et Charlemaines s'en dolut tous les jours de sa vie.
Lors prindrent les François les corps de leurs amis, de leurs fils, de leurs frères, de leurs cousins, et les atournèrent au mieulx qu'ils peurent pour porter avec eulx. Moult fust le cuer dur et fort qui ne plourast s'il véist coment ils les atournoient: ils les fendoient parmi les ventres, et jettoient hors les entrailles d'eulx, et les embasmoient de basme et de mirre qui avoir le pouvoit, et ceulx qui avoir ne le pouvoient si les atournoient de sel et les saloient. Los uns les troussoient sur leurs cous, les autres les portoient entre leurs bras, les autres sur mules, et les autres sur chevaux; elles autres faisoient bières de fust et les couchoient dedens, et les autres portoient les navrés, qui n'estoient encore mie mors, sur eschieles, à leurs couls; les autres les enterroient là meisme; les autres les portoient, les uns jusques à tant qu'ils fleroient[696], et puis les enterroient, et les autres portoient leurs amis jusques en France ou jusques à leurs propres lieux. En telle manière les démenèrent, comme vous avez oï; grant pitié et grant pleur y avoit, mais dueil à démener riens ne vault, car ne le povoient recouvrer.
Note 696: Répandoient de l'odeur.
En ce temps estoient deux grans cimetères; l'un estoit en Alle, en un lieu qui a nom Aleschamp; et l'autre estoit à Bordeaux sur Gironde[697]. Ces deux cimetères avoient sacré sept évesques sains hommes: saint Maxime d'Osque[698]; saint Trophime, évesque d'Alle; saint Pons, évesque de Narbonne; saint Saturnin, évesque de Thoulouse; saint Fourcis, évesque de Pierregort; saint Marceau, évesque de Liége; saint Eutrope, évesque de Xaintes. En ces deux cimetères que je vous ay nommés, que ces sains hommes benéirent et sacrèrent à leur vivant, furent enterrés les François les plus grans, et la plus grant partie de ceux qui furent occis en Roncevaux, et ceux évesques qui moururent sans glaive en la montaigne de Garganc, dont l'istoire a là-dessus parlé.
Note 697: Le pseudonyme Turpin s'empare ici de la tradition en vogue de son temps et qui se rapportoit d'une part au fameux Eliscampi, Aleschans ou Champs-Elysées d'Arles, de l'autre au cimetière de Saint-Seurin de Bordeaux. Aleschans étoit consacré par les chansons de geste de la famille d'Aimery de Narbonne; c'est là que Vivien avoit été enterré, que Guillaume avoit vu ses compagnons les plus braves tomber sous le fer des Sarrasins. Mais la première source des légendes sur Aleschans étoit sans doute la multitude de tombes romaines et de monuments antiques dont la plaine étoit jonchée. On aura voulu naturellement faire l'histoire de ces tombes, et les lier à celle des héros les plus chers aux souvenirs nationaux.
Pour Saint-Seurin y c'est dans les chansons de geste des Lorrains, lesquelles je m'obstine à regarder comme antérieures à celles de Roncevaux même, qu'il faut chercher la source de sa primitive célébrité. C'est là qu'avoient été inhumés tous les chefs des deux illustres familles de Fromont de Lens, et de Hervis de Metz; mais ni dans les chansons de geste des enfants d'Aimery, ni dans celles des enfants d'Hervis, on ne voit d'allusions aux tombes des héros de Roncevaux dans Aleschans et dans Saint-Seurin. Preuve décisive que ces chansons étoient antérieures au pseudonyme Turpin, c'est-à-dire à la fin du XIème siècle. En effet, à peine divulgué, le texte de Turpin fut considéré comme un article de foi et prit sa place au milieu des croyances les plus profondément enracinées. Un trouvère n'auroit donc jamais osé célébrer, après lui, les mêmes localités, sans faire concorder exactement le récit de la légende et celui de son poëme.
Note 698: Osque. Huesca.
Coment le corps de Rollant fu porté en la cité de Blayes, et enterré en l'église de Saint-Romain; et coment Charlemaines renta l'églyse. Et puis de divers lieus où Olivier et les autres barons furent portés; et puis des aumosnes que Charlemaines fist pour les morts; et coment Turpin demora à Vianne.
Le corps de Rollant fist Charlemaines porter en la cité de Blayes, dont il estoit sire et duc, sur deux mules, en bière dorée couverte de riches pailes de soie, en l'églyse qu'il avoit fondée fut posé, et mis dedens[699] chanoines ruillés. Là le fist-on ensépulturer moult richement et moult honnourablement, si comme à tel prince afféroit qui de si grant renommée et de si hault estoit que tous ceux qui oioient parler de luy, et à qui il avoit guerre, le creignoient. S'espée Durandal fist pendre au chief, et aux piés son olifant, en l'onneur de nostre Seigneur Jhésu-Crist, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et en l'honneur de sa très-haulte renommée et prouesse; mais l'oliphant fu puis porté à Bourdeaux sur Gironde, en l'églyse saint Severin[700]. Beneurée est la très-noble cité de Blayes, qui est aournée de si grant hoste de cui aide elle est garnie, de cui prouesce elle est esjoïe. A Belin[701] fu enterré le très-noble Olivier, qui seul fu comparé par prouesce à Rollant, et estoit son compaignon juré en armes et fiance; le roy Ogier de Danemarche; Gondebœuf, roy de Frise; Aratans, le roy de Bretaigne, et Garin, duc de Lorraine, et mains autres barons: tous ceulx furent enterrés à Belin, qui de tant et de si nobles princes est honnouré.
Note 699: Et mis dedens, et furent mis.—Ruillés. Réguliers.
Note 700: La plupart des leçons latines portent:
«Sed et tubam postea aliam in beati Severini basilicam apud Burdegalam condignè transtulit.» L'excellent manuscrit de N.D., n° 133, porte: «Sed alius posteà tubam in B. Severini basilicam apud Burdigalam indignè transtulit.» Et la chronique du temps de Philippe-le-Bel, renfermée dans le Msc. 8396, dit: «Mès le cor en fist puis porter, ne sai quel sire, en la chapèle S. Severin à Bordeaux.»
Philippe Mouskes de son côté nous dit que Durandal fut ensuite remise
entre les mains de Charlemagne:
Mais par tant qu'ele estoit si bonne
L'en ostèrent puis li Kanonne
Si l'envoièrent Carlemaine
Qui grant joie et grant dol en maine.
(Vers 9024.)
Note 701: Belin. Lieu dont les chansons des Lorrains avoient
précèdemment fondé la célébrité. Voyez Garin le Loherain.
A Bourdeaux au cimetère Saint-Severin refurent enterrés ces nobles barons: Gaiffier, duc de Bourdeaux et d'Acquitaine; Gelin et Gelier, Regnault d'Aubespine, Gaultier de Termes, et Guelin, et Bègue, et bien d'autres personnes. Hoël, comte de Nantes, en fu porté pour mettre en terre et en sépulture à Nantes en Bretaigne la cité, avec mains autres barons.
Quant tous ces nobles barons furent ainsi ensépulturés comme vous avez oï en divers lieux, Charlemaines fist donner aux povres robes et à mengier, et départit pour l'amour de nostre Seigneur Jhésu-Chrit, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, douze mille onces d'argent et autant de besans d'or, à l'exemple de Judas Macbabée. Et toute la terre qui est à six milles de la cité de Blayes, et la cité meisme, donna à saint Romain, et toutes les appartenances de la ville, en l'honneur de Dieu et de son cher nepveu Rollant, et pour tous ceulx qui avec luy avoient receu mort. Le lieu et les personnes franchit; car il ne voult qu'ils féussent subgiés à nulle humaine personne, et les lia par serrement, eulx et ceulx qui après eulx vendroient, qu'ils revestiroient et paistroient trente povres, chascun an, au jour de l'aniversaire de son chier nepveu Rollant, pour l'ame de luy et de tous ceulx qui furent occis en Roncevaux; et feroient chanter autant de vigilles et de messes; et ainsi firent le serement, et promistrent à tenir comme il voult deviser.
Après cest establissement, je Turpin et l'empereur, et une partie de nostre ost, nous despartismes de la cité de Blayes, et nous en alasmes par Gascongne, par la cité de Thoulouse, droit en Alle-le-Blanc. Là trouvasmes l'ost des Bourgoignons, qui s'estoient despartis de nous dès Roncevaux, et estoient là venus à tous leurs mors navrés, parmi Molaine[702] et Thoulouse. Si les emportoient en charettes et en litières, et aucuns sur mules et sur chevaux, pour enterrer au cimetère d'Aleschans, dont nous avons là meisme dessus parlé.
Note 702: Molaine. Aujourd'hui Mauléon.
En celluy cimetère furent enterrés, par nos mains, ces nobles barons:
Estouz de Langres, Salmon et Sanse, le duc de Bourgoigne, Hernault de
Beaulende, Auberri le Bourgoignon, Guimart et Estormis, Attes et Thierri,
Yvorin et Yvoire, Bérengier, et Berart de Nubles, et Naimes le duc de
Bavière, et dix mille autres personnes. Mais Constentin, le prévost de
Rome, et avec luy mains autres barons romains et puillois furent portés par
mer en la cité de Rome, et noblement ensépulturés.
Pour les ames de tous ceulx qui là furent enterrés fist Charlemaines donner aux povres, en la cité d'Alle, douze mille onces d'argent et autant de besans d'or, à l'exemple de Judas Machabée, ainsi comme il eut fait en la cité de Blayes.
Et après ces choses, nous nous en alâmes tous ensemble en la cité de Vianne, et je Turpin demorai en la cité, moult travaillé et moult affoibli des grans travaux et des coups et des plaies que j'avois souffers en Espaigne; et Charlemaines s'en ala droit à Paris à tout son ost, qui moult restoit jà afoibloié pour les travaux, et plus encore pour le dueil de Rollaut son nepveu, et d'Olivier le preux et des autres barons.
Coment Charlemaines retourna en France, et fist concile de prélas et parlement des barons; et coment il rendi graces au benéoit martir saint Denis, et li donna et lessa en gage toute France en la présence des barons; et puis coment il s'en ala à Ais-la-Chapelle. Et puis de la vision Turpin de la mort Charlemaines.
Quant Charlemaines fu retourné en France, il vint à Saint-Denis. Là fist assembler conseil des prélas et des barons; à Dieu et monseigneur saint Denis rendit graces et, merci de ce qu'il luy avoit donné force et pouvoir de vaincre et confondre la gent sarrasine. Là fist un tel establissement, qu'il donna toute France à l'Églyse en l'honneur des martirs; ainsi comme saint Pol l'apostre et saint Clément luy avoient jadis livré[703] pour convertira la foy crestienne; et voult et ordonna que tous les rois de France et tous les prélas présens et à venir fussent obéissans à nostre Seigneur et au pasteur de l'Églyse, et que nul roy ne peust estre couronné sans son assentement et sans son conseil, né évesque ordonné en court de Rome né dampnés ne receus sans sa volenté et sans son assentement.
Note 703: Luy avoient, avoient livré la France à Saint-Denis. En effet, les deux donations ont la même authenticité.—Toute France à l'Églyse. Toute l'Ile-de-France à l'églyse de Saint-Denis.
A la parfin, après plusieurs dons et plusieurs privilèges qu'il donna à l'Églyse, establit-il et commanda que chascune personne chief d'ostel de toute France rendist chascun an en l'églyse quatre deniers, non pas par servitude, mais par franchise, et que tous ceulx qui cerfs estoient[704] devant fussent franchis. Par tant, si ne doit-on pas cuider que ce soit servage, ains est droit establissement de franchise. Car ainsi fist Alexandre-le-Grant quant il eut conquis tout Orient, que tous ceulx qui luy rendoient quatre deniers feussent quittes de toute autre coustume. Dont les roys de France paient chascun an quatre besans d'or et dessus leurs chiefs les offrent aux martirs, en recognoissance qu'ils tiennent de Dieu et de luy tout le royaume de France; ce qu'ils ne féissent en nulle manière sé ce feust en nom de servage[705]. Après prist le roy sa couronne et la mist sur l'autel. La couronne de France livra en garde de Dieu et de saint Denis, et se démist de toutes honeurs terriennes.
Note 704: Il falloit ajouter avec le texte latin: Et qui donneroient
librement ces deniers, «qui hos nummos libenter darent.»
Note 705: Voici un exemple bien coupable de fraude pieuse que je
suis obligé de signaler.
1° Tout ce qui suit la mention de l'affranchissement des serfs qui donneroient à Saint-Denis quatre pièces d'argent (quatuor nummos), ne se trouve dans aucun exemplaire de la chronique latine de Turpin; c'est une addition, une invention du traducteur de Saint-Denis, et l'on n'en voit pas de traces dans la Chronique des rois de France, rédigée sous Phillppe-le Bel, mais non pas dans l'abbaye méme de Saint-Denis.
2° Tout ce qui regarde l'église de Saint-Denis et les privilèges exorbitants que Charlemagne lui auroit prodigués, est une interpolation criminelle, faite dans le XIIIe siècle, au texte déjà bien criminel du faux Turpin. Il semble, car on ne peut être ici trop sévère, que les moines de Saint-Denis aient voulu partager avec Saint-Jacques-de-Compostelle les bénéfices de la fraude dont s'étoient rendus coupables les rédacteurs du faux Turpin, et qu'ils n'en aient admis le contenu que sous la condition d'y faire quelques suppressions et surtout quelques additions à leur profit. Auroient-ils donc fait ouvertement trafic du mensonge? je ne le pense pas. Quand la Chronique de Turpin fut admise au milieu des chroniques nationales, il y avoit déjà long-temps que l'opinion publique la regardoit comme authentique; mais possesseurs des textes les plus respectés de toutes nos annales, il fut facile aux moines de Saint-Denis de faire à celle de Turpin quelques additions dont personne n'eut la pensée de discuter l'authenticité.
Cependant un manuscrit nous est resté, le plus ancien, le plus exact de tous ceux qui renferment le psoudo-Turpin; on voit que je veux parler du n° 133 de Notre-Dame, copié vers la fin du XIIème siècle, alors que les moines de Saint-Denis n'avoient encore aucune autorité sur l'histoire nationale; il ne contient pas le fameux passage, et son silence est ici la condamnation patente de la fraude du traducteur de Saint-Denis. Voici donc le texte qu'il nous offre:
«Rex debilitatus, cum suis exercitibus parisiacam rediit urbem. Deindè, veniens ad ecclesiam beati Dionysii, eumdem locum honoravit et obsecrationibus et oblationibus. Qui cùm aliquantis diebus ibi moram fecisset, tandem apud Aquisgrani versus Leodium pervenit, etc.»
On voit qu'ici il n'y a plus que des prières et des offrandes, au lieu d'un concile, d'un don de toute la France, d'une suprématie effrontée accordée à Saint-Denis dans toutes les questions d'ordre politique et religieux. Il est d'autant plus important de relever cette fraude audacieuse, entée sur celle des moines de Saint-Jacques de Compostelle, que si l'on ne prouve cette interpollation dans le texte primitif du faux Turpin, il sera impossible d'admettre qu'un moine espagnol en ait été l'auteur.
Au reste, l'interpolation fut adroitement faite. Ses auteurs avoient eu soin d'y rappeler les intérêts de l'église Saint-Jacques, et d'y flatter l'orgueil national. Mais le chroniqueur de Saint-Denis a omis cette sorte de confirmation, qu'il jugooit sans doute inutile de son temps. La voici telle qu'elle est traduite dans le vieux manuscrit 7871:
«Et tous les sers qui ces deniers donroient, il les franchi. Dont ala-il devant le cors mon seignor S. Denise si li requist que li priast à Deu que tuit cil qui volontiers donnoient ces deniers et cil qui lor terres avoient lessiées por amor Deu et qui estoient alé en Espaigne eussent joie permenable…. La nuit que li rois et fete ceste prière, saint Denis li aparut en dormant, si l'esveilla et si li dist: Rois, saches que j'ai requis à Notre-Seigncur que tuit cil qui alèrent o toi en Espaigne que il ont pardon de lor pechiés, et cil qui volontiers et de boen cuer donent les deniers por édifier m'église, il auront pardon des lor plus grans meffez. La matinée conta li rois ce qu'il avoit oï, si donerent tuit par costume les deniers de boen cuer, et cil qui les donoit volontiers estoit apellés li frans de Saint-Denis. Dont vint la coustume que celle terre qui devant fut apellée Galle fut donc nommée France; c'est à dire quelle fut franche de tot servage d'autre gent. Et pour ce, doivent les gens de France estre seignor et anoré de sor totes autres gens.»
Congué prist aux glorieux martirs et au royaume de France; à Ais-la-Chapelle s'en ala et là parfist le remenant de sa vie. Puis tous les jours tant comme il vesquit plaignit et regreta son chier nepveu Rollant, et Olivier, et les autres barons qui mors furent en Roncevaux. Puis qu'il se départit d'Espaigne, et meismement puis la mort de Rollant ne put avoir santé. Tousjours puis tant comme il vesquit donna aux povres doze mille onces d'argent et autant de besans d'or, et robes et viandes, pour les ames de Rollant et d'Olivier et des autres barons, en la sixième kalende de juin. Et faisoit lire autant de Pseaultier et chanter autant de messes au tel jour comme ils receurent martire. Avant qu'il se départist de moy en la cité de Vianne, me promist, sé il mouroit avant de moy, il le me feroit assavoir par certain message; et je luy promis aussi que sé je mourroie avant de luy, que je luy feroie vraiernent assavoir.
Un jour advint en la cité de Vianne, où je demouroie, que j'avoie chanté une messe pour les fils Dieu de Requiem, et je disoie un pseaume du Pseaultier que je avoie acoustumé à dire. Après la messe je vis une légion de déables soudainement trespassans par devant moy; j'en appelai un qui derrière aloit, et je le conjuray, de la vertu de Dieu, que il me dist où ils aloient; et il me dist qu'ils aloient à Ais-la-Chapelle à la mort de Charlemaines, qui en celle heure devoit mourir. Je n'eus pas assouvy le pseaume que j'avois commencié, que je les vis retourner et passer par devant moy, et demandai au derrenier à qui j'avoie devant parlé qu'ils avoient fait? Et il me respondit que un Galicien sans chief, et un François décolé[706] avoient tant mis de fusts et de pierres de moustiers en balance, que les bienfais qu'il avoit fais pesoient plus que le mal; et pour ce leur avoient les anges tollue l'ame, et l'avoient mise ès-mains du souverain Roy.
Note 706: Ces mots soulignés ne sont pas dans le Msc. de N. D.
Quant le déable eut ce dit, il s'esvanoyt tautost. Lors sceu-je bien et entendis certainement que Charlemaines estoit trespassé en la joie de paradis, en celle heure meisme. Si luy souvint-il, à la mort, de la promesse qu'il avoit faitte quant il se départit de moy à Vianne; car il commanda à un chevalier qu'il me venist noncier et faire certain de sa mort. Quinze jours après son trespassement vint à moy le message qui me raconta la manière de sa mort. Lors fus-je certain que au mois et du jour que je l'advision avois eue, avoit-il esté mors.
De plusieurs signes qui avindrent devant la mort Charlemaines; et puis de son testament, et coment il fu ensepulturé. Puis après, de la sénification Charlemaines et Rollant, et d'Olivier et Turpin.
Le temps de l'Incarnation estoit adonc en la sisiesme kalende de février, mais pour ce qu'il apparust bien par plusieurs signes que le terme de sa vie approchoit, si comme nous dirons ci après, revoult-il ordonner de son testament par grant délibération, ainçois qu'il accouchast de la maladie dont il mourut. Dieu et sainte Églyse fist hoirs de tous ses biens meubles et de tous ses trésors, et les devisa en trois parties. La tierce partie devisa et donna aux povres menistres de son palais; les autres deux devisa en deux parties selon le nombre de trente-deux arcevesques de son empire, et voult que chascune arceveschié receust le treu qui à l'arceveschié afferoit; et les autres deux parties égaument aux évesques des éveschiés qui soubs luy estoient en son empire. Et estoient tels: Romme, Ravenne, Milans, Aquilée, Grace, Couloigne, Maïence, Taillebourc, Trèves, Besençon, Lion, Vienne, Arle, Narbonne, Ébraudune, Darentose, Bourdeaux, Sens, Tours, Bourges, Rains, Rouen.
Saintement et honnestement vesquit tous les jours de sa vie. Son empire crut et monteplia si comme l'istoire l'a devisé. L'estat de sainte Églyse laissa en grant paix et en grant concorde. Cel an de l'Incarnacion tel mourut comme nous avons dit dessus, en l'an de son aage soixante et deux ans, de son règne quarante-sept ans, du règne de Lombardie quarante-trois, de son empire quatorze. Tant fu puissant et renommé qu'il tint toute la terre qui siet entre le montde Gargane et la cité de Cordes en Espaigne.
A Ais-la-Chapelle fu son corps posé, en l'églyse Nostre-Dame, qu'il avoit fondée; purgié fu et embasmé, et enoing et empli d'odeurs et de précieuses espices. En un trosne d'or fu assis, l'espée ceinte, le texte des évangiles entre ses mains. En telle manière fu assis en son trosne, qu'il a ses espaules, par derrière, un petit inclinées, et la face honnestement dréciée contre mont; dedens sa couronne, qui à une chaine d'or est attachiée sur son chief, est une partie du fust de la sainte croix. Vestu fu de garnemens impériaux, et la face couverte d'un suaire par dessoubs. Son sceptre est un escrin d'or que l'apostole Lion sacra et mit devant luy. Si est sa sépulture emplie de trésors et de richesses, et de diverses odeurs et de précieuses espices.
Plusieurs signes avindrent par trois ans devant qui apertement signifioient sa mort et son deffinement. Le premier fu que le soleil et la lune perdirent leur couleur naturelle par trois jours, et furent ainsi comme tous noirs, un pou avant ce qu'il mourust. Le second fu que son nom, qui estoit escript en la paroy de l'églyse de Nostre-Dame d'Ais, que il avoit fondée, effaça de luy-meisme.
Le tiers signe si fu que un porche qui estoit entre l'églyse et le palais fondit par soy-meisme le jour d'une Assencion. Le quart fu que un pont de fust que il avoit fait faire par sept ans en la cité de Maïence, sur le fluve de Rin, fondit en mi l'eaue. Le cinquiesme si fu quant il chevauchoit un jour de lieu en autre, le jour devint ainsi comme tout noir, et un grant brandon de feu courut soudainement de la destre partie en la senestre par devant luy; et de ce fu moult espouvanté, et ébahi si durement, qu'il chaït à terre du cheval; et ses chevaliers et sa gent qui avec luy chevauchoient coururent tantost à luy et le levèrent de terre isnèlement.
Certainement doit-on croire qu'il soit parçonniers à la couronne et à la gloire des martirs; car ainsi il souffroit avec eux les peines et les travaux en ceste mortelle vie. Par ce peut-on savoir que quiconques édifie églyses ou moustiers en l'onneur de Dieu et des sains, il appareille à s'ame le règne des cieux, et il sera osté des mains au déable ainsi comme Charlemaines fu[707].
Note 707: Voilà toute la morale de l'œuvre; aussi la plupart des leçons du pseudo-Turpin finissont-elles ici. Ce qui suit, évidemment, est une sorte de commentaire de l'éditeur de la chronique.
Turpin ne vesquit pas moult longuement que Charlemaines fu trespassé. En la cité de Vianne mourut dignement et glorieusement, moult agrevé des plaies et des travaux qu'il eut souffert en Espaigne. De lès la cité de Vianne fu ensépulturé vers Orient, en une petite églyse. Mais aucuns clers chanoines[708] pristrent puis le corps et le portèrent en la cité, en une églyse où il repose honnestement et dignement; pour ce que cette églyse où il estoit premièrement estoit aussi comme gastée. Le corps du saint homme trouvèrent tout entier en char et en poil, revestu des garnemens qui affièrent à évesque. Il est couronné de couronne de victoire en paradis qu'il desservit en terre par mains travaux.
Note 708: Il y a dans le texte: «Cujus sanctissimum corpus nostris temporibus quidam ex nostris clericis quodam sarcofago, etc.» C'est ici Godefroi, le prieur de Saint-André, qui parle, et nous prouve que ce monastère à son tour voulut avoir sa part dans la proie de l'affaire Turpin.
L'en doit croire que ceulx qui reçeurent martire pour la foy Jhésu-Crist ils sont couronnés ès cieulx pour leur desserte. Et jà soit que Charlemaines et Turpin ne feussent pas martirs en Roncevaux avec Rollant et Olivier et avec les autres martirs, toutes voies sont-ils parçonniers de leurs mérites et de leur gloire, en ce qu-ils sentirent tant comme ils vesquirent sans eulx les douleurs et les travaux de leurs plaies. Et ainsi comme dit l'apostre, sé ils furent parçonniers et compaignons des douleurs et des paines, ils seront parçonniers de la gloire et du confort.
Selon la signification des noms, Rollant si vault autant comme Roole de science, pour ce qu'il surmonta tous les princes et tous les roys de sapience.
Olivier vault autant comme homme de miséricorde, car fut miséricors sur tous autres, débonnaire en parolles, débonnaire en fais, et patient en toutes manières.
Charlemaines si vault autant comme jour de char, pour ce qu'il surmonta et resplandit tous les princes et les roys charnels, après Jhésu-Crist, en science et en vertus.
Turpin si vault autant comme homme très-biau, sans aucun vice de laidure; car il fu tousjours honneste en parolles et en fais.
D'une adventure merveilleuse qui advint à Rollant comme il vivoit, avant qu'il entrast en Espaigne, et coment il délivra son oncle des mains aux Sarrasins[709].
Note 709: Ce chapitre manque dans les éditions imprimées latines et françoises de la chronique de Turpin; mais on le retrouve dans un grand nombre de manuscrits, entre autres pour le texte latin dans celui de Notre-Dame, et pour la traduction dans le n° 7871. Les chroniques de France, du temps de Philippe-le-Bel, ne l'ont pas admis.
Mais, pour bon exemple donner aux roys et aux princes qui guerre ont à mener contre les ennemis de la crestienté, ne doit-on ci oublier une merveilleuse adventure qui advint à Rollant au temps qu'il vivoit, avant qu'il entrast en Espaigne. Il advint qu'il assist à grant ost une cité qui avoit nom Garnopole[710]; sept ans entiers dura le siège.
Note 710: Garnopole. Grenoble (Grationopolis).
Tandis comme il estoit au siège devant cette cité, un message vint à luy, et luy dist que les roys des Wandres et de Frise et de Sassoigne avoient assis Charlemaines son oncle en la cité de Dalmacie, en un chastel; pour ce luy mandoit son oncle qu'il le secourust tost et hastivement, et le délivrast des mains des païens qui assis l'avoient à grans osts. Moult fu Rollant dolent quant il sceut le péril où son oncle estoit. Si commença à penser lequel il feroit sé il iroit délivrer son oncle, et guerpiroit le siège de la cité où il avoit si longuement sis, et souffert tant de peines et de travaulx; ou s'il la prendroit avant qu'il alast en l'aide son oncle.
Oez[711] que fist le noble prince Rollant en la nécessité de deux fortunes: trois jours et trois nuits jeusna, sans boire et sans mengier, luy et tous ses osts en oroison, priant à Dieu que il leur envoiast secours par telles parolles:
«Biau sire Jhésu-Crist, fils du hault Père, qui la rouge Mer partis et devisa, ton peuple feis parmi passer à terre seiche, et le roy Pharaon qui les chaçoit plungeas en la mer, luy et tout son peuple; à ton peuple qui estoit par le désert envoias la manne du ciel, maintes nations et maint peuple occis qui leur estoient contraires, et Sion le roy des Amoriens, Og le roy de Basan, et tous les roys de la terre Chanaan; et leur délivras la terre de promission pour habiter, si comme tu l'avoies devant promis à leur père Abraham; et tu sire, qui les murs de Jhéricho trébuchas sans aucune humaine force, où les ennemis de ton peuple estoient enclos: beau sire Dieu, si comme c'est voir, et je croi fermement que tu es tout puissant, par ta sainte parolle vueilles destruire et cravanter ceste cité par les bras de ta puissance, si que la gent païenne qui se fie en sa fiance et non mie en toi, cognoisse appartement que tu es Dieu tout puissant, plus fort que nuls roys, vrai aideur de tous Crestiens, et destruiseur de Sarrasins et de toutes gens mescréans, qui vis et règnes avec Dieu le Père et le Saint-Esprit, sans commencement et sans fin.»
Note 711: Oez. Ecoutez.
Après ceste parolle, les murs de la cité chaïrent sans aucune force d'homme, si que la cité fu toute desclose de toutes pars, et le prince Rollant entra dedans luy et ses osts sans nulle défence; les Sarrasins occirent et chacièrent tous. Si fu la cité conquise en telle manière comme vous avez oï. Moult fu Rollant lié et tous ses osts de la grace que nostre Seigneur luy avoit faitte par sa vertu. Louenges luy rendirent de bonne entencion.
Lors prist Rollant son ost, et ala délivrer son oncle en la terre des
Thioys[712]; ses ennemis desconfist et enchaça, et délivra son oncle de
leurs mains, par la vertu et par la grace de nostre Seigneur
Jhésu-Crist[713].
Note 712: Thioys. Allemands.
Note 713: Ici finit la relation du Turpin, dans le manuscrit de
Notre-Dame.
On lit à la suite (f° 34, r°):
«Amen.
Qui legis hoc carmen Turpino posce veniam
Ut pletate Dei subveniatur ei.»
Vient ensuite le récit de la mort de l'archevêque, et puis le fond de
notre chapitre 10, qui manque dans les traductions françoises de
Turpin et qui n'avoit pas été fait pour être confondu avec lui.
De ce qui avint en Espaigne long-temps après la mort Charlemaines: coment l'aumacour de Cordes se vanta qu'il conquerroit toute Espaigne. Son ost assembla, et fist moult de dommages en la terre, puis s'en ala tout espoenté par les miracles que il vit.
Cy endroit nous convient mettre en mémoire ce qui advint en la terre de
Galice après la mort de Charlemaines.
Long-temps après fu le païs en paix, quant un prince sarrasin qui estoit aumacour de Cordes s'esmut par l'aatisement[714] du diable, et se vanta qu'il conquerroit la terre d'Espaigne et de Galice que Charlemaines avoit tollue à ses prédécesseurs. Si revint de rechief à la loy païenne qu'il avoit renoiée et guerpie; ses osts assembla, la terre et le païs destruist et gasta en divers lieux, et vint à la cité de Compostelle, là où le corps monseigneur saint Jacques repose.
Note 714: Aatisement. Instigation. «Dæmonis instinctu.»
Tout quanques ils trouvèrent dedens prisdrent et ravirent; l'églyse du glorieux apostre destruisirent, dont ce fu grant douleur; textes[715] d'or et tables d'argent, croix, encensiers et autres ornemens ravirent. Dedens l'églyse meisme hébergeoient leurs chevaux, et faisoient leurs ordures de lès le mestre-autel de léans.
Note 715: Textes. Couvertures.
De ce se courrouça nostre Seigneur et les punit, en telle manière que tous ceulx qui ce faisoient estoient si esmeus dedens le corps, qu'ils mettoient hors, par dessoubs, les boiaulx et les entrailles[716]. Les autres perdoient les yeulx et s'en aloient parmi l'églyse une heure çà et l'autre là, comme ceulx qui goute ne véoient. L'aumacour qui maistre estoit d'eulx perdit la veue du tout; mais toutes voies il la recouvra par le conseil d'un des prestres de léans que il avoit pris. Cil luy loua[717] qu'il appellast l'aide nostre Seigneur. Lors commença le Sarrasin à haulte voix: «O Dieu des Crestiens! Dieu de Jacques, Dieu de Marie, Dieu de Pierre, Dieu de Martin, Dieu de tous Crestiens, sé tu me veulx rendre les yeulx et donner santé de ma vie ainsi comme devant, je renoierai Mahommet mon Dieu, et ne revendray plus à la terre de Jacques, ton grant homme, pour mal faire. O tu! Jacques, grant homme et grant sire, sé tu me veulx donner santé de mes yeulx et de mon ventre, je te rendrai quanques j'ai pris en ta maison.»
Note 716: «Fluxu sanguinis intestinorum interibant.»
Note 717: Loua. Conseilla.
Quinze jours après ce qu'il eut tout rendu à double, et restabli quanqu'il avoit tollu à l'églyse, il recouvra santé des yeulx et du ventre. De la contrée Saint-Jacques se départit, et promist que jamais en ces parties ne retourneroit pour rober né pour mal faire; et bien recognoissoit et preschoit que le Dieu des Crestiens estoit puissant, et Jacques son disciple grant homme.
Ainsi se départit et s'en ala parmi Espaigne, le païs gastant. A une cité vint qui avoit nom Cornus[718]. En celle cité estoit une églyse moult noblement fondée en l'onneur de saint Romain. Si estoit moult bien garnie de livres, de croix, d'argent, et de textes d'or. L'aumacour, qui pas n'avoit oublié sa cruaulté, vint et ravit quanqu'il avoit dedens celle églyse. La cité mist tout à gast et à destruction. Si advint, quant il fu hesbergié, que un de ses princes et des menistres de son ost entra en l'églyse Saint-Romain. Comme il regardoit çà et là, si vit trop belles coulombes de pierres qui soustenoient la couverture de l'églyse, et estoient sur argentées et dorées par amont[719]; et le Sarrasin, qui fu plain de félonnie et d'envie, prist un gros coing de fer, et commença à férir d'un maillet à merveilleux coups, en une creveure qui estoit en la coulombe ainsi comme une jointure, et le faisoit en entencion de l'églyse trébuchier. Mais nostre Seigneur luy monstra bien qu'il s'en courrouçoit, car il fu maintenant mué en pierre naturelle; et celle propre est encore en l'églyse, en semblance de homme. Si a toute couleur, en robes et en visage, comme le Sarrasin portoit à l'eure qu'il fu mué. Et soulent racompter les pélerins qui là vont que celle image de celluy Sarrasin rend pueur très-grant.
Note 718: Cornus. Le texte de N. D. porte Ornix. «Ad villam quæ dicitur Ornix.» Peut-être Orense.
Note 719: Par amont. Par le haut. «In summitate.»
Quant l'aumacour vit celle nouvelle, il dist à ses princes: «Vraiement, moult est grant et puissant le Dieu des Crestiens; car ses gens, jà soit que ils soient mors et trespassés de ceste vie, ont povoir que ils destraignent et justicient ceulx qui mal font à leurs lieux; les autres font vuider les entrailles du corps, et les autres muent en pierre. Jacques me tollit les yeux, Romain a fait de mon homme pierre. Mais Jacques est plus débonnaire que cil Romain; car il eut pitié de moy et me rendit les yeulx, et cil Romain ne me veut rendre mon homme. Fuyons-nous de cest païs, et n'y revenons plus, que pis ne nous en viengne.»
Lors se départit l'aumacour de la contrée, et en mena son ost. Si ne fu puis nul si hardy, de long-temps après, qui osast le païs envaïr, né la contrée Saint-Jacques.
Sachent tous que tous ceulx qui sa contrée et son païs troubleront seront à tousjours-mais dampnés sans fin; et ceulx qui des Sarrasins la garderont et deffendront desserviront la joie de paradis par les mérites de nostre Seigneur et de monseigneur saint Jacques, à laquelle nous doint tous parvenir, par la prière de monseigneur saint Jacques, le roy des roys qui vit et règne en Trinité parfaite, par tous les siècles des siècles. Amen.
Cy fine le sixiesme et derrenier livre des fais et gestes le fort roy Charlemaines.
* * * * *
De sa mère, qui elle fu, et quant il fu né; et coment son père lui octroia le royaume d'Acquitaine, pour ce qu'il y avoit esté né, et establit sages hommes pour l'enfant garder et gouverner. Après, coment l'empereur alla à Rome et luy livra le royaume, et puis coment l'empereur le manda par deux fois.
Cy commence la vie et les fais du débonnaire roy Loys, fils Charlemaines, qui roy fu et empereur. Mais pour ce qu'il porta couronne, et fist aucuns grans fais au vivant de son père, nous conviendra parler du roy Charlemaines jusques ça avant.
Plusieurs femmes eut l'empereur Charlemaines: en elles engendra grant lignée de fils et de filles. La première de ses femmes eut nom Hildegarde, noble dame fu de la lignée de Sassoigne. Deux hoirs masles conçut ensemble la première fois[720], desquels l'un commença près d'aussi tost à mourir comme à naistre. L'autre qui, par la volonté Nostre-Seigneur, nasquit plein de vie et bien fourmé; baptisé fu, et par nom appellé Loys, en l'an de l'Incarnation sept cens et soixante dix et huit. Et pour ce qu'il fu né en Acquitaine, le père lui octroia dès lors le royaume, sé Dieu lui donnoit vie, et voult qu'il en fust sire clamé.
Note 720: Vita Ludovici Pii imperatoris, Caroli magni filii. —III. A compter d'ici, le moine de Saint-Denis traduit la vie anonyme de Louis-le-Débonnaire, publiée par un de ses contemporains, peu de temps après la mort de l'empereur (voyez la Dissertation). L'original de cette vie a été inséré dans le 6° vol. des Historiens de France, page 80 et suivantes.
Bien savoit l'empereur, qui tant estoit sage, que un royaume est ainsi comme le corps d'un homme, qui souvent est heurté et débouté de diverses et grans maladies, et tost mourroit aucunes fois s'il n'estoit secouru par le conseil de phisique; et tout ainsi est-il du corps d'un royaume ou d'un empire, qui tost gaste et destruit par discordes et par guerres, sé il n'estoit secouru et gouverné par le conseil des sages hommes. Pour ce voult-il ordonner et establir contes et autres menistres par tout le royaume d'Acquitaine de la gent de France[721], qui feussent si sages et si puissans, que nul ne peust à eulx contrester par malice né par force, et qu'ils eussent la cure des cités et du païs.
Note 721: De la gent de France. Cette observation est précieuse; elle nous permet de supposer que les comtes et les vassaux, nommés par Charlemagne, n'étoient pas originaires des provinces aquitaniques. «Ordinavit comites, abbatesque, nec non alios plurimos quos vassos vulgò vocant, ex gente Francorum.» Quelle est cette langue vulgaire, de laquelle, au temps de Louis-le-Débonnaire, faisoit partie le mot vassos ou vassaux? Auparavant, dans le chap. II, le même auteur exprime l'aspérité des côtes dans les Pyrénées, par les mots: asperitate cautium.
En la cité de Bourges establit premièrement le comte Imbert[722]; en la cité de Poitiers, Albouin[723]; en Pierregort, Wibode; en Auvergne, Ytier; en Vallage[724], Oulle; en Toulousain, Corsone[725]; en Bourdelois, Seguin; en Albigois, Haimon; en Limosin, Rogier.
Note 722: Imbert. Le latin porte: «Primo Humbertum, paulo post Sturbium præfecit comitem.» A propos de Sturbium, je remarquerai que l'un des vassaux les plus ordinairement cités dans les Chansons de geste des Lorrains, de Roncevaux, etc., est Estormis de Boorges, qui sans doute est le méme que Sturbium, ou plutôt Sturminium, comme on le voit écrit dans l'édition d'Aimoin, de 1567, page 524.
Note 723: Albouin. Latinè: Abbonem. Chansons de geste: Aubouins.
Note 724: Vallage. M. Guerard pense qu'il faut entendre par Vallagia, la Vallée, petit pays de l'Anjou (voyez la liste des provinces et pays de France, dans l'Annuaire de la société de l'Histoire de France, 1836, page 143).
Note 725: Corsone. Peut-être le même que le héros de roman Orson. Seguin de Bordeaux, Haimes et Roard (latinè Rothgarium), sont également célèbres dans d'autres chansons.
[726]Et quant l'empereur eut ainsi ordonné au royaume d'Acquitaine, il trespassa le fleuve de Loire et repaira à Paris. Pou de temps trespassa puis qu'il lui prist volenté d'aller en Rome, pour visiter les apostres, et pour recommander soy et son fils en leur garde. Et ainsi comme il le proposa, ainsi le fist. L'enfant fist porter ainsi comme en un berceuil; car il n'estoit encore pas d'aage né de force qu'il peust souffrir le chevauchier, né le travail de si longue voie. Et quant il vint, il fu moult honnourablement reçu du clergié et du peuple. Là, fu l'enfant enoing et couronna à roy par la main l'apostole Adrien.
Note 726: Vita Ludovici Pii.—IV.
Quant le père eut là de mouré une pièce, il retourna en France en prospérité, luy et tous ses osts. Le roy Loys, son fils, envoia en Acquitaine, et luy livra tout le royaume. Un noble prince qui avoit nom Arnoul et mains autres menistres luy livra pour luy garder et conduire. Jusques à Orléans l'emportèrent en un berceuil; et là meisme, avant qu'il entrast au royaume d'Acquitaine, luy appareillèrent armes et chevauchée telle comme il afféroit à son aage. En sa terre fu reçu des barons si comme il dut. Quatre ans y demoura sans guères yssir du païs; mais son père qui maintenoit les guerres et les assauts continuels contre la gent de Saissoigne, si comme l'histoire l'a plainement devisé en ses fais, se doubta moult de luy, et eut paour que le peuple d'Acquitaine ne montast en aucune présumpcion contre l'enfant, pour ce qu'il estoit si loin de luy; si se doubtoit encore plus que l'enfant n'accoutumast mauvaises meurs et mauvaises enfances de la manière de la gent du païs[727]: car quant tel aage est nourri en mauvaises tèches[728], il ne les désaprent pas légièrement. Pour ce luy manda qu'il vinst à luy. L'enfant qui estoit grant et bien chevauchant, ordonna son royaume au conseil de Arnoul, son maistre, et laissa ès provinces et ès marches contes et ballifs, pour la terre gouverner et deffendre, se mestier en feust[729].
Note 727: «Cavens ne….. peregrinorum aliquid disecret morum.»
Note 728: Teches. Habitudes; d'où nous avons gardé entiché.
Note 729: L'auteur latin, sans parler d'Arnoul, de comtes ni de baillis, dit simplement: «Relictis tantùm marchionibus qui fines regni tuentes, omnes, si fortè ingruerent, hostium arcerent incursus.» On voit que d'abord les marquis étoient essentiellement des chefs préposés à la défense des marches ou limites. Il y a loin d'eux aux marquis des temps modernes; mais aussi combien avons-nous de comtes qui aient des comtés, de ducs qui aient des duchés, de barons qui aient des baronnies? et nous sourions des enfants qui jouent à la poupée!
A grans gens meust et vint à son père là où il le manda[730], en habit de Gascon estoit atourné, si comme le père luy avoit mandé, luy et les autres nobles hommes de son aage qui avec luy chevauchoient par compaignie. Si avoit vestu ainsi comme une cloche roonde[731], et les manches de la chemise longues et pendans. Les esperons laciés sur les chauces[732] et un javelot en sa main. Avec le père demoura une pièce de temps, et avec luy alla jusques à Heresbourc.
Note 730: Où il le manda. A Paderborn. «Ad Patrisbrunam.» Ce dernier mot n'a pas été compris par le moine de Saint-Denis, qui va plaisamment le traduire par: si comme le père lui avoit mandé.
Note 731: Comme une cloche roonde. C'est à peu près ce que nos paysannes portent encore et nomment thérèse, sans doute du nom de l'Espagnole sainte Thérèse. Le texte latin dit amiculo rotondo, cape ronde, et Catel a remarqué avec raison, à propos de ce passage: «que dans Paris, encore aujourd'hui(1633), on appelle une cloche, les chapes que les Parisiennes portent, qui couvrent la tête et ne passent point la ceinture.» (Histoire du Languedoc, liv. 1.)
Note 732: Tout cela est librement rendu. Il falloit: «Si avoit une cloche roonde, les manches de la tunique (ou camisia) amples, le vestement des jambes large, les éperons fixés à la chaussure, etc.»
Quant l'esté fu auques trespassé et ce vint le temps de septembre, il rinst congié au père et retourna pour yverner en Acquitaine.
[733]En ce temps advint que un Gascon qui avoit nom Adereliques[734] prist Corson de Thoulouse, si ne peut eschapper de ses mains jusques à temps qu'il se feust alié à luy par serrement contre le roy. Le roy qui ce sceut assembla parlement par le conseil des barons pour prendre vengeance de ce fait. Cil Adereliques semont[735], mais il ne voult avant venir, pour ce qu'il se sentoit meffait, jusques à tant que le roy luy eut livré ostage de seureté.
Note 733: Via Ludovici Pii.—V.
Note 734: Adereliques. Le latin porte: Adelericus. C'est évidemment le même nom que Alori, l'un des traîtres les plus fameux de la race de Ganelon, dans les anciennes Chansons de geste. C'était le fils de Loup, ou plutôt de Ganelon lui-même. Chorson doit être l'Orson des mêmes épopées.
Note 735: Semont. Le roi manda cet Adereliques; le latin ajoute: In loco Septimaniæ cujus vocabulum est mors Gothorum. C'est peut-être Morganz, aujourd'hui village du département des Landes, tout proche de Saint-Sever.
Au parlement vint toutes voies, mais l'en ne lui osa mal faire sur l'asseurement le roy, et meismement pour le péril des ostages qu'il tenoit par devers luy. Ainsi luy fist-on donner dons au départir.
Les ostages du roy rendit et les siens receut; si se départit de court en telle manière à cette fois. Au temps d'esté qui après vint, mut le roy pour aler à son père, qui mandé l'avoit, à simple chevauchée et sans grant compaignie. Avec luy demoura tout l'iver et tout l'esté. Là fut amené cil Adereliques en la présence des deux roys, et fu mis à raison[736] du cas dont il estoit acusé. Et pour ce qu'il ne s'en put purgier, il fu envoyé en essil, sans aucun rappel.
Note 736: Mis à raison. Interrogé.
Et cil Corson fu osté de la duchié pour ce qu'il s'estoit consentu à la volenté de l'autre. En son lieu fu mis un autre qui avoit nom Guillaume. (Si n'estoient pas, au temps de lors, ces duchiés par héritage, ains estoient ainsi comme ballifs que l'on mettoit et ostoit à temps[737].) Cil Guillaume trouva les Gascons moult fiers et moult orgueilleux au commencement, comme gens qui par nature sont légiers et muables, meismement pour le Gascon Adereliques que le roy eut envoyé en essil: mais il fist tant en pou de temps et par sens et par armes qu'il les fist tenir tout en paix; et abatit si leur orgueil qu'ils n'osèrent rien emprendre contre lui[738].
Note 737: Cette parenthèse est une réflexion du traducteur.
Note 738: Voici encore l'un de nos héros de roman, le célèbre Guillaume, surnommé tour à tour d'Orenge, d'Acquitaine, de Gelloue, Fiere-Brace et au Court Nez. Ainsi l'histoire vient-elle en aide à nos anciennes poésies beaucoup plus nettement qu'on ne l'a cru jusqu'à présent. Guillaume est surtout représenté par nos poëtes comme le soutien du trône chancelant de Louis-le-Débonnaire. Il faut entendre ici le trône d'Aquitaine que Louis occupa effectivement plus de vingt ans avant la mort de son père.
Des messages de divers princes sarrasins et du parlement que le roy tint à Thoulouse: et coment son père le fist chevalier et le mena ostoier avec luy sur les Wandres. Après, coment il ala aidier Pepin son frère en Lombardie. De la conspiration de Lothaire contre son père, et puis coment le roy Loys quitta au pays d'Acquitaine le treu de blé que ceulx du pays luy devoient.
En celle année meisme tint le roy général parlement en la cite de Thoulouse. Là vindrent les messages Abutaire un roy sarrasin, et mains autres messages d'autres princes sarrasins qui au royaume d'Acquitaine marchissoient. Divers dons apportoient et requeroient pais et aliances, selon sa volenté. Si les receut le roy et puis les congéa.
[739]En l'an qui après vint, mut le roy pour aler encontre son père, en un lieu qui a voit nom Ingeelham. D'ilec ala avec luy à Renebourg[740]. Lors commanda le père qu'il retournast, jusques à tant qu'il feust revenu de celle besoigne, et demourast, tandis, avec sa marrastre, la royne Fastarde. Avec luy[741] demoura tout cel yver. Et avant que l'empereur fust retourné, luy et ses osts qu'il eut menés sur les Wandres[742], il manda à son fils qu'il s'en alast au royaume d'Acquitaine, et qu'il appareillast si grant ost comme il pourroit et alast aider à Pepin, son frère, en Italie. Si comme son père le commanda le fist. Ses osts appareilla et ordonna de son royaume si comme il dut. Les mons[743] trespassa et entra en Lombardie. La Nativité célébra en la cité de Ravenne.
Note 739: Vita Ludovici Pii.—VI.
Note 740: Renebourg ou Renesburg. C'est Ratisbonne. Il y a immédiatement après une phrase et le commencement d'une autre, dont la traduction manque dans tous les manuscrits de la Chronique de Saint-Denis, et que peut-être le traducteur aura réellement omis de rendre. Les voici: Ibiquè ense, jam appellens adolescentiæ tempora, accinctus est, ac deindè patrem in Avares exercitum ducentem usque ad Chaneberg comitatus, jussus est reverti, et usque ad reversionem, etc.
Note 741: Luy. Elle.
Note 742: Wandres ou Avares.
Note 743: Les mons. «Per montis Cinisii….. anfractus.» Les monts Cenis.
Quant il fu venu à son frère, ils assemblèrent leurs osts et entrèrent en la province de Bonivent; un chastel prirent et dégastèrent le païs; vers le nouveau temps, se mistrent au retour pour venir au père; mais en ce qu'ils retournoient, leur furent comptées telles nouvelles dont ils furent dolens. Car il leur fut dit que leur frère Pepin s'estoit allié à plusieurs nobles princes contre son père et jà estoient retenus et atains du fait. Tant errèrent toutes-voies qu'ils vindrent en Bavière où leur père estoit en un lieu qui est appelé Salz. A grant joie les receut. Toute celle saison demoura le roy Loys avec son père qui moult estoit en grant cure de luy, et moult se doubtoit qu'il ne feust pas bien pleinement introduit et enseignié en bonnes meurs, et qu'il ne feust corrompu par aucunes mauvaises accoustumances[744].
Note 744: Aucunes mauvaises accoustumances. «Aut externa inhærescentia in aliquo deshonestarent.»
Quant le printemps fu revenu, il prist congié de retourner en son royaume: mais tant[745] aprist de luy, avant qu'il s'en départist, que nul prince ne peut estre sé povre non et souffreteux qui pense seulement de ses propres choses et met en non chaloir les choses communes. Et, pour ce, voult le père mettre conseil en ceste chose au royaume d'Acquitaine. Mais moult se doubtoit que les barons du païs ne conceussent haine et mauvaise volenté contre son fils, sé il leur soustraioit par sens ce qui leur avoit esté souffert et octroié par folie. Pour ce voult-il que ceste besoigne feust faite comme de par luy. Ses propres messages envoia là, pour ce faire, Willebert qui puis fu arcevesque de Rouen, et le conte Richart pourvéeur et ordonneur de ses villes; et leur commanda que les villes qui jusques au jour de lors avoient servi aux us du palais fussent rendues et establies aux communs us du païs et du peuple. Ainsi fu fait[746].
Note 745: Tant. Le sens de ce mot se rapproche de ainsi ou telle chose.
Note 746: Tout ce passage de l'historien du Débonnaire est obscurément rendu. Charlemagne voyoit avec peine que les grands du royaume d'Aquitaine eussent obtenu de la foiblesse de son fils des concessions de terres trop considérables, et il y remédia. «Interrogatus est ab eo cur rex cùm foret, tantæ tenuitatis esset in re familiari ut nec benedictionem quidem, isi ex postulato, sibi offerre posset; didicitque ab illo quia privatis studens quisque Primorum, negligens autem publicorum, perversa vice, dum publica vertuntur in privata, nomine tenus dominus factus sit omnium penè indignus. Volens autem huic obviare necessitati… misit illi missos suos Willibertum… et Richardum comitem, villarum suarum provisorem, præcipiens ut villæ quæ catenus usui servierant regio, obsequio restituerentur publico. Quod et factum est.»
Notre traducteur semble voir ici une distinction du domaine public et du domaine royal: je pense qu'il se trompe. L'historien a voulu seulement exprimer élégamment la même chose de deux manières. Usus regius, et obsequium publicum.
[747]Et tantost comme le roy eut receu les messages son père, il monstra bien le sens et la miséricorde qui estoit en luy de nature. Le sens, en ce qu'il ordonna comment il yverneroit chascun yver en quatre lieux de son royaume[748]; en telle manière que chascun de ces lieux le recevroit à son tour; et seroit si garni quant il y devroit venir, que la garnison suffiroit aux despens du palais jusques à l'autre saison. Sa miséricorde monstra, en ce qu'il commanda que les villes et le peuple ne rendissent plus aux princes et aux chevaliers aucunes rentes de blés qu'ils leur avoient paiés jusques au temps de lors[749]. Et jà soit ce que les princes luy en portassent grief, il regarda, selon sapience, la povreté de ceux qui ces rentes paioient et la cruaulté de ceulx qui les recevoient, et puis la perdition des uns et des autres. Et mieux aima donner aux siens du sien propre, que ce qu'ils feussent en péril des ames, et que le peuple en feust grevé. Et en ce meisme temps quitta-il aussi treus de blés et de vins que l'on paioit, chascun an, en la terre d'Albijois dont le païs estoit moult grevé. Avec luy estoit lors un loyal homme et sage que son père luy avoit renvoie, Meginaires avoit nom. Sage estoit du proufit temporel et de l'onnesté du palais qui y appartenoit[750]. Et tant plurent au père ces choses quant il en oï parler, qu'il s'esjoïssoit forment des fais et des beaux commencemens de son fils. A l'exemple de luy, laissa-il en aucuns lieux de France, en ce temps, rentes de blés que le peuple devoit aux chevaliers.
Note 747: Vita Ludovici Pii.—VII.
Note 748: L'auteur latin nomme ces lieux: Theoduadum palatium,
Cassinogilum, Andiacum et Evrogilum. C'est Doué, en Anjou,
aujourd'hui petite ville du département de Maine-et-Loire.
—Chasseneuil_, dans l'Agenois.—Angeac-Champagne, dans l'Angoumois.
—Et Ebreuil, sur la Sioule, en Auvergne.
Note 749: «Inhibuit à plebeiis ulterius annonas militares quos vulgò foderum vocant dari.» Foderum est la même chose que le fuerr ou fourrage; ce qui forme la litière des chevaux.
Note 750: «Gnarumque utilitatis et honestatis regiæ.»
Des messages aux Sarrasins, et coment le roy Loys espousa femme, et coment il ferma chasteaux et cités. Coment il prist plusieurs cités en Espaigne. Coment il suivit son père en Sassoigne. Coment l'empereur visita Bretaigne et Normandie. Coment le roy Loys fist jugement des Gascons selon leurs fais.
[751]En pou de temps après, s'en alla le roy en la cité de Thoulouse: là, tint général parlement de ses barons. Les messages Alphonse le roy de Galice, qui pour paix et pour alliance estoient venus à grans présens, receut et congéa. Et les messages Bahaluc, un prince sarrasin[752], qui pour autel besoing estoient à luy venus, reçeut et congéa. Et par la volenté de son père espousa une noble dame, fille le conte Ingram, qui Hildegarde[753] avoit nom.
Note 751: Vita Ludovici Pii.—VIII.
Note 752: Un prince sarrasin. Il étoit des environs d'Huesca, comme nous l'apprend M. Reinaud (Invasions des Sarrasins, page 110), et comme le fait naturellement supposer le texte latin: «Qui locis montuosis Aquitaniæ proximis principabatur.»
Note 753: Hildegrde. Le latin porte: Hermengardem.
Après ces choses, mist bonnes gardes par toutes les contrées et marches d'Acquitaine. La cité d'Aussonne[754], le Chastel de Cardone, de Casteserte, et mains autres chastiaulx qui pour le temps avoient été gastés et déserts, fist refremer et habiter, et y mist bonnes garnisons; puis les livra en la garde le conte Borel.
Note 754: Aussonne. Le latin porte Ausona; ce doit être Ozon ou Ossun, en Gascogne, aujourd'hui village du département des Hautes-Pyrénées, près de Tarbes.—Cardone, dans le territoire d'Ossun.—Casteserte, aujourd'hui Castel-Sagrat, près de Valence.
[755]Vers la nouvelle saison, le père, qui contre les Saisnes s'appareilloit, luy manda qu'il venist à luy à tant de gens comme il pourroit. Tantost s'appareilla et vint à luy à Ais-la-Chapelle. Ensemble tindrent parlement en un castel qui siet sur le Rin, si est appelle Fremersheim. Après entrèrent en Sassoigne et ostoièrent jusques vers la feste saint Martin. Au repairer de cet ost, s'en retourna Loys au royaume d'Acquitaine. Si estoit jà trespassé grant partie de l'yver.
Note 755: Vita Ludovici Pii.—IX.
[756]Quand ce vint au nouvel temps, le père luy manda qu'il s'appareillast pour mouvoir avecques luy en Italie. Mais assez tost après eut autre conseil et luy manda qu'il ne se meust. En Italie vint le roy Charlemaines sans luy, et avant qu'il retournast de celle voie le firent les Romains empereur de la cité de Rome, si comme l'istoire devise en ses fais. Mais endementiers que ce advint, ala son fils en la cité de Thoulouse; son ost appareilla et vint en Espaigne.
Note 756: Vita Ludovici Pii.—X.
Et quant il approucha de la cité de Barcinone, Zadon, le duc de la ville, qui jà estoit à luy subgiet, luy vint au devant, mais il ne luy livra pas la cité. Le roy passa oultre jusques à une cité qui a nom Hilerde[757], et par force la prist et puis la craventa. Chastiaulx et forteresces prist, gasta et ardit; puis passa tout oultre, jusques à une cité qui a nom Osque[758]. Les champs qui estoient plains de blés soièrent[759] et gastèrent; tout ce qu'ils trouvèrent dehors les murs de la cité mistrent en feu et à destruction. Et quant l'yver approcha, le roy et son ost retourna en son païs.
Note 757: Hilerde. C'est Lerida.
Note 758: Osque. Huesca.
Note 759: Soièrent. Coupèrent, ou comme on dit encore en Champagne: scièrent.
[760]Quant le printemps fu venu, Charlemaines l'empereur s'appareilla pour ostoier en Sassoigne: à son fils manda qu'il le suivist, et qu'il s'appareillast aussi comme pour demeurer tout l'yver en cette terre. Si fist le commandement du père: à une ville vint qui Neuscie[761] avoit nom; le Rin passa et se hasta moult de venir à son père. Mais avant qu'il venist à luy, encontra un message en un lieu qui avoit nom Ostephale[762], qui luy dit que son père luy mandoit qu'il ne se travaillast en avant, mais tendist ses héberges en aucun convenable lieu, et l'attendist là. Car il n'estoit pas mestier qu'il se travaillast en avant, pour ce que l'empereur s'estoit jà mis au retour, à grant victoire de ses ennemis. Le roy luy ala à l'encontre quant il sceut qu'il approchoit, et le receut à grant joie et le baisa et l'acola plusieurs fois. Moult le louoit l'empereur de tous ses fais et se tenoit à beneuré de ce que nostre Seigneur luy avoit donné tel hoir.
Note 760: Vita Ludovici Pii.—XI.
Note 761: Neuscie. «Ad Neusciam venit, Rhenum ibidem transiit.»
Note 762: Ostephale. «Ostfaloa.» Les Ostfaliens ou Est-phaliens étoient établis entre l'Elbe et le Weser; mais on ne connoît plus de lieu particulièrement nommé Ostphale.
A la par fin, quant les batailles et les longues guerres furent finées que l'empereur eut si longuement maintenues contre la gent de Sassoigne, et qui trente trois ans dura, si comme nous avons parlé plus plainement et devisé en ses fais, il cessa de guerroier, et le roy Loys son fils se départit de luy et s'en ala yverner au royaume d'Acquitaine.
[763]Après la fin de l'yver, l'empereur vist qu'il avoit temps et lieu de visiter aucunes parties de son royaume. Et pour ce meismement qu'il avoit toutes guerres affinées et estoit en paix demouré, il s'en ala ès parties d'Occident et avironna le royaume de France, selon le rivage de la mer de Bretaigne et de Normendie[764]. Quant le roy Loys le sceut, il luy manda et pria par un message qui avoit nom Adimaires, qui à luy vint en la cité de Rouen, qu'il daignast venir en Acquitaine et visiter le royaume qu'il luy avoit donné, et veoir son nouveau palais de Cassinoge[765]. L'empereur receut volentiers la prière de son fils, et moult le loua et mercia de ce qu'il luy avoit mandé; mais toutes voies ne luy octroia-il pas sa requeste, ains luy manda qu'il venist encontre luy à la cité de Tours. A luy vint, et le père le receut à grant joie. Au retourner en France le convoia jusques à Vernon, et de là s'en retourna en Acquitaine.
Note 763: Vita Ludovici Pii.—XII.
Note 764: Le latin dit seulement: «Coepit circuire loca sui regni mari contigua.»
Note 765: Son nouveau palais de Cassinoge. «Ad locum qui
Cassinogilum vocatur venire.» Il est assez probable que notre
traducteur aura lu: «Ad locumque Cassinogil novum castrum, veniret.»
[766]Ainsi passa l'yver. Zadon, le duc de Barcinone, vint jusques à arbonne par l'amonnestement d'un sien ami, si comme il comptoit; là fu pris et amené au roy, et le roy le renvoia tantost à son père[767].
Note 766: Vita Ludovici Pii.—XIII.
Note 767: Ermoldus Nigellus, dans son poëme historique sur
Louis-le-Débonnaire, fait prendre Zado à la suite du siége du
Barcelone.
En ce temps tint le roy parlement à Thoulouse. En ce point mourut Burgondion, le comte de Frédence[768]. Sa conté donna le roy à un autre qui avoit nom Liutaire. De ce furent les Gascons si courrouciés, et montèrent en si grant présumpcion qu'ils tuèrent assez des hommes à celluy conte Liutaire. Pour ce, furent semons en parlement. Premièrement refusèrent à y venir: à la par fin vindrent avant, à quelque paine. Et le roy les fist juger selon leurs fais. Si en furent les uns ars et les autres occis; car d'autelle mort avoient-ils fait les autres tous mourir. Si n'est nulle loi plus droiturière que faire mourir les homicides d'autelle manière de mort comme eulx mesmes occirent[769].
Note 768: Fredence. «Fedentiacus.» C'est Fesenzac.
Note 769: Cette dernière réflexion, qui réduit à leur mince et juste expression tous les arguments des adversaires de la peine de mort, est du moine de Saint-Denis.
Coment le roy Loys entra en Espaigne à trois osts. Coment il prist Barcinone, et de la famine qui fu dedens la cité de Barcinone. Et coment son père luy envoya Pepin en secours. Et après, coment il entra de rechief en Espaigne et puis coment il asségia la cité de Tortouse.
En pou de temps après, eut le roy conseil à ses barons d'asségier la cite de Barcinone. Son ost devisa en trois parties. L'une en retint avec luy en un lieu qui avoit nom Tutelle[770]; la seconde livra à un sien prince nommé Rostaires[771], pour assiégier la cité d'Osque[772]; la tierce envoia après la seconde au siége, pour secours faire sé mestier feust. Mais ceulx de la cité, quant ils se virent asségiés, mandèrent secours au roy de Cordes, qui tantost s'appareilla pour eulx secourre. Et quant la tierce partie de l'ost le roy, qui aloient aider à ceulx qui tenoient le siège, furent venus jusques à la cité de Sarragoce, il leur fu dit qu'ils devoient encontrer les Sarrasins qui venoient au secours de la cité d'Osque[773]. De celle ompaignie estoient chevetains Hademaire, et Guillerque[774] qui avoit la première banière.
Note 770: Le latin porte: Dans le Roussillon, «unam Ruscellioni ipse permanens secum retinuit.»
Note 771: Rostaires. «Rostagnus.»
Note 772: D'Osque. Il ne s'agit pas ici d'Huesca, mais de Barcelone; et notre traducteur aura lu sans doute: «Alteri obsidionem Oscæ injunxit,» au lieu de urbis qu'il devoit y avoir.
Note 773: D'Osque. Ce mot est encore de trop, et notre traducteur a mal entendu toute cette phrase qui présente en effet quelque obscurité. C'est l'armée sarrasine envoyée au secours de Barcelone, qui, apprenant à Sarragosse que les Chrétiens alloient leur fermer la route de la ville assiégée, se rejettent sur les Asturies, puis reprennent le chemin de Cordoue. Alors, le corps d'armée de Guillaume, n'ayant plus à craindre les secours des Cordubiens, revient sous les murs de la ville assiégée.
M. Reinaud, qui a décrit le siége de Barcelone dans ses Invasions des Sarrasins (f° 113 et suiv.), dit que les guerriers de l'émir de Cordoue «se portèrent contre les Chrétiens des Asturies qui les mirent en fuite.» Il est bien vrai que dans le texte donné par Duchesne on trouve: «In Asturias sese verterunt, clademque eis improvisè importaverunt, sed multò graviorem reportaverunt.» Toutefois ces derniers mots ne sont pas dans les trois manuscrits de la bibliothèque du Roi, comme l'a remarqué D. Bouquet, ni dans l'édition du même texte, publiée à la suite d'Aimoin en 1567. D'un autre côté, pour expliquer la prise de Zadon sous les murs de Narbonne, que notre chronique mentionne plus haut, on peut supposer qu'il avoit suivi l'armée de Cordoue dans son invasion des Asturies, et que de là il avoit eu l'imprudence de s'aventurer dans l'Aquitaine.
Note 774: Hademaire et Guillerque. «Erat autem ibi Willelmus, primus signifer, Hademarus et cum eis validum auxilium.» C'est le fameux Guillaume d'Orange, et sans doute Aimerl de Narbonne, que les poëtes lui donnent pour père.
Quant ils oïrent les nouvelles, ils tournèrent autre voie et alèrent sur une gent qui s'appelle Hasturiens, et leur firent moult de dommages et d'occisions, et puis alèrent tout droit aux autres[775] qui la cité avoient assise. Quant ils furent assemblés, ils contraindrent si fortement ceulx de dedens, qu'ils n'en laissoient nul né entrer né saillir. Si longuement les contraignirent en celle manière, qu'ils eurent dedens si très-grant famine, qu'ils arachoient les cuirs viels des portes et des huis; si les mettoient tremper en eaue, et puis les mangeoient pour viande. Et les autres qui mieulx aimoient à mourir que à languir en tel douleur, se laissoient cheoir des murs à terre. Aucuns y en avoit qui cuidoient que les François, par le fort yver qui approchoit, se deussent départir, mais ceulx de dehors qui bien pensoient que ceulx de dedens avoient telle espérance, firent apporter buches et ramées pour faire loges et maisons, ainsi comme pour demourer tout l'yver. Quant ceulx de dedens virent ce, ils chaïrent tantost en désespérance.
Note 775: Aux autres. C'est-à-dire: porter secours aux autres.
Lors eurent conseil les plus grans qu'ils vendroient aux Crestiens, et leur rendroient Hamur, leur prince, qui cousin estoit Zadon le seigneur de la ville, lequel Zadon à celluy l'avoit baillé en garde; par telle condicion que quant ils auroient celluy Hamur et la ville rendue, qu'ils s'en peussent aller sauves leurs vies. Ceulx de dehors qui bien savoient que la cité ne se povoit plus tenir, et qu'elle estoit au prendre ou au rendre, eurent conseil qu'ils manderoient au roy qu'il venist au siége, pour ce que à grant honneur luy seroit atourné sé si puissant et si noble cité estoit en sa présence prise. Le roy s'y accorda volentiers, et vint à tout son ost hastivement. Par six sepmaines fist la cité assaillir continuellement, et furent les Sarrasins si menés qu'ils ne se peurent plus tenir; ains rendirent au roy et leurs corps et la cité à sa volenté.
Quant ils eurent ainsi la cité rendue, le roy y envoia tantost bonnes gardes de par luy; dedens ne voult pas entrer devant ce qu'il eust ordonné coment il y peust mieulx entrer à la louenge nostre Seigneur, et coment il sacreroit ceste victoire au souverain vainqueur. Lendemain fist revestir le clergié, et les fist ens entrer à procession, en chantant hympnes et respons en la louenge nostre Seigneur; et commanda qu'ils alassent droit à une églyse de Sainte-Croix qui en la ville estoit[776]. Lors entra après les processions en rendant graces et louenges à nostre Seigneur.
Note 776: Je pense que notre traducteur a rendu exactement ici le sens de l'annaliste latin, et qu'il ne faut pas admettre l'explication du père Pagi, qui voit une anticipation dans le nom de Sainte-Croix donne ici à un temple religieux de Barcelone. Il est assez naturel de supposer que le gouverneur musulman de Barcelone étant depuis long-temps tributaire du roi d'Aquitaine, l'une des premières conditions des rapports bienveillants entre les deux nations avoit été la tolérance d'une église chrétienne dans la ville.
Après ces choses se départit le roy de la cité, et retourna en Acquitaine pour yverner. Mais il laissa là le conte Bera[777], et luy laissa grant aide de la gent des Gothiens[778] pour la cité garder. Quant le père sceut[779] qu'il estoit là allé ostoier, il se doubta moult de luy pour le péril des Sarrasins; pour ce luy envoya Charles son frère[780], qui jà estoit alé jusques à Lyon. Mais quant le roy le sceut, il luy manda tantost qu'il ne se travaillast en avant pour ce que la cité estoit prise, et cil qui moult liés fu de ces nouvelles retourna à son père.
Note 777: Bera. Sans doute celui que les Chansons de geste nomment Berard de Montdidier. Ce vassal (ou chevalier) picard pouvoit bien avoir suivi Louis en Aquitaine.
Note 778: Gothiens. Espagnols chrétiens.
Note 779: Sceut. Avant la prise de Barcelone.
Note 780: Son frère. Frère de Louis.
[781]Tandis comme le roy yvernoit en Acquitaine, le père luy manda qu'il venist à luy à parlement à Ais-la-Chapelle, à la Chandeleur. Le roy acomplit son commandement. Avec luy demoura une pièce de temps, et quant vint vers le karesme, il prist congié au père, et retourna en Acquitaine.
Note 781: Vita Ludovici Pii.—XIV.
Quant l'esté fu repairé, le roy esmut ses osts de rechief, et entra en Espaigne. Par la cité de Barcinone trespassa, et vint jusques à une autre qui a nom Tarascon[782]. Les Sarrasins qu'il y trouva prist, et aucuns s'en fouirent; tous les chastiaux et les forteresces dégastèrent ses gens jusques à la cité de Tortouse. En lieu qui avoit nom Columbe[783] départit son ost en deux parties; la plus grant partie retint avec luy, et les mena contre Tortouse. Ysambar, Hademaire, Beire et Borel fist chevetains de l'autre partie, et leur commanda qu'ils alassent au-dessus d'un fleuve qui est nommé Yberus; et quant ils aroient trouvé le passage, qu'ils courussent sus hardiement à leurs ennemis qu'ils trouveroient despourveus. Le roy se départit d'eulx, et conduit son ost droit à Tortouse. Ceulx chevauchièrent si longuement, selon le fleuve d'Yberus, qu'ils trouvèrent le passage. Oultre passèrent, et un autre fleuve après qui avoit nom Tingue[784]. Six jours chevauchièrent ainsi par nuit si tost comme ils povoient, et par jour se tapissoient en valées et en forests. Et quant ils furent ainsi passés bien avant sans dommage, ils s'espandirent par la terre de leurs ennemis, et dévastèrent tout, et alèrent jusqu'à une belle grand cité qui avoit nom Ville-Rouge[785]. Moult y firent grans gains et grans proies; car ils trouvèrent les Sarrasins despourveus qui pas ne se gardoient de celle adventure; et ceulx qui eschapèrent s'espandirent par le païs et esmeurent toute la contrée. Lors assemblèrent Sarrasins et Mores en grant multitude, et leur vindrent à l'encontre à l'entrée d'une valée qui est appelée Val d'Ilbane[786]. Celle valée si est faite en telle disposition, qu'elle est parfonde ès-plaines, et de toutes pars environnée de haultes montaignes; et s'ils ne l'eussent eschevée[787], par la volenté nostre Seigneur, ils eussent esté pris ou craventés de pierres, sans grans travaulx de leurs ennemis. Et endementiers que les Sarrasins se garnissoient lèz le païs, les nostres trouvèrent une autre voie qui estoit plus haulte et plus plaine. Et quant les Sarrasins et les Mores virent ce, ils cuidèrent qu'ils ne le féissent mie tant seulement pour eulx garder et eschever le péril, ains cuidèrent qu'ils le féissent plus pour la paour qu'ils eussent d'eulx. Lors les commencièrent à enchacier par derrière; et les nostres laissièrent la roie devant eulx[788] quant ils les apperceurent, et tournèrent les faces devers leurs ennemis; hardiement et vertueusement leur contrestèrent, et firent tant, à l'aide de nostre Seigneur, qu'ils firent tourner leurs ennemis en fuite, puis revindrent à leur proie, et estoient tant joyeux, qu'ils vindrent au roy, à très-petite perte de leur gent, au vingtième jour qu'ils s'estoient partis de luy; et le roy, qui moult fu lié de leur venue, retourna en Acquitaine quant il eut gasté la terre des Sarrasins.
Note 782: Tarascon. C'est Tarragone qu'il falloit. «Tarraconam.»
Note 783: Columbe. « Sanctæ Columbæ.»
Note 784: Il falloit, comme l'auteur latin, dire qu'ils passèrent d'abord la Ciuga, puis l'Yberus ou l'Ebre. La Ciuga, qui prend sa source dans les Pyrénées, se jette dans la Segre, à Mequinença, un peu au-dessus de l'Ebre.
Note 785: Ville-Rouge. Aujourd'hui Villa-Rubia, sur le Tage, à deux lieues d'Ocagna. Les nombreuses foires et les importants priviléges dont elle se glorifie attestent encore aujourd'hui son ancienne splendeur. L'annaliste latin dit: Villam corum maximam.
Note 786: Val d'Ilbane. Latinè: Vallis-Ibana. Ce doit être le lieu que nomme Ausone dans l'une de ses epigrammes:
Valiebanæ res nota, et vix credenda poetis…..
Note 787: Eschevée. Esquivée.
Note 788: Devant. C'est-à-dire: derrière. «Retro.» Toutefois le mot du traducteur sembleroit mieux convenir ici.
Coment de rechief il envoya son ost sur la cité de Barcinone et de Tortouse, et coment ils firent nefs pour passer le fleuve d'Yberis, et coment ils furent aperceus. Et puis de leur victoire contre Abaidon le roy de Tortouse. Après coment le roy meisme vint à prendre la cité; et puis comme ils asségièrent la cité d'Osque et gastèrent tout le païs.
[789]Un pou de temps après, s'appareilla de rechief pour ostoier en Espaigne; mais le père li manda qu'il n'y alast pas par soy. En ce temps faisoit faire nefs et galies en tous les grans fleuves qui chéoient en la mer, encontre les assaulx des Normans. Et pour ce manda-il à son fils qu'il en féist aussi faire en sa terre sur le fleuve de Gironde et sur le Roosne. Le roy Loys ne vint pas en Espaigne pour ce que le père luy avoit deffendu, et le père luy envoya un sien prince qui Ingobert estoit nommé, qui représentast la personne du fils et conduisist les osts pour le fils et pour le père.
Note 789: Vita Ludovici Pii.—XV.
Ainsi demoura le roy en Acquitaine, pour garnir les fleuves de nefs et de galies; et son ost erra tant qu'il vint à Barcinone. Là, prindrent conseil les chevetains, coment ils pourroient surprendre leurs ennemis. Si s'accordèrent à ce qu'ils feroient petites nefs; et puis partiroient chascune en quatre parties, telles que chascune peust estre portée jusques au fleuve, à deux chevaux ou à deux mules, et puis feussent jointes ensembles à bendes et à clous, et puis estoupées d'estoupes, de craie, de cire et de pois.
Quant ils se furent tous à ce accordés, Ingobert prist grant partie de l'ost et s'en ala vers Tortouse. Ademaire et Bera, et les autres qui pour ceste besoigne avoient esté esleus chevauchièrent par trois jours. Si n'avoient couverture fors du ciel, car ils n'avoient né tentes né paveillons, et ne faisoient feu, sé petit non, pour qu'ils ne feussent apperçeus par la fumée; le jour se reposoient ès bois, et par nuit erroient tout comme ils povoient. Au quart jour firent joindre les membres de leurs nefs ensemble, et les garnirent d'estoupes et de pois. Dedens entrèrent, et passèrent en telle manière le fleuve d'Yberus, et les chevaux firent noer[790] tout oultre. Ce fait leur donna bon commencement; et pour ce, peussent avoir accomplie une grant partie de leur volenté s'ils n'eussent esté apperçeus. Car en ce point que les nostres estoient ainsi au dessus du fleuve d'Yberus, entour trois journées, Abaidons, le duc de Tortouse, gardoit les rivages du fleuve, que les autres ne passassent oultre. Si avint que un More entra au fleuve pour se baigner, et vit fiente de chevaux qui avec l'eaue descendoit; il la prist et la mist à son nez, et sentit bien que c'estoit. Lors commença à crier: «Esgardez, esgardez, seigneurs compaignons! mestier vous est que vous vous gardez; car ceste fiente n'est pas d'asne, né de mule né de beste qui ait acoustumé à paistre en herbages, ains est de cheval si comme il appert par l'odeur de la fiente: et pour ce je vous prie et loe que vous vous gardez sagement; car, si comme il me semble, nos ennemis nous espient au dessus de ce fleuve.»
Note 790: Noer. Nager.
Tout maintenant, deux de leurs compaignons envoièrent à cheval pour savoir se ce estoit voir ou non; et ceulx qui bien apperceurent les nostres retornèrent maintenant et nuncièrent à leur duc Abaidons ce qu'ils avoient trouvé. Lors eurent si grant paour, qu'ils s'en fuirent maintenant tous, et laissèrent leurs hesberges, et quanqu'ils avoient dedens. Et les nostres qui passés furent descendirent selon le fleuve jusques à leurs paveillons, et quanqu'ils trouvèrent ens, ravirent; et hébergèrent celle nuit dedens. L'endemain vint encontre eulx à bataille Abaidons, le duc de Tortouse, à grant compaignie de Mores et de Sarrasins, qu'il eut assemblé de toutes pars. Et combien que les nostres féussent mains[791] que ceulx n'estoient, si se combatirent si fort, qu'ils les firent tourner en fuie; et si ne finèrent d'enchacier et d'occire jusqu'à tant qu'il fust nuit, que les estoiles apparurent au ciel. Après ceste victoire retournèrent à leurs compaignons; longuement sistrent devant la cité, et puis retournèrent à leur païs quant ils eurent le païs destruit et gasté.
Note 791: Mains. Moins.
[792]L'année après, le roy rassembla ses osts, et ala luy-meisme asségier Tortouse. Avec luy eut Haribert, Luitart, et Ysembert, et grant aide de la gent de France. Ses engins fist lancier aux murs et aux tours de la cité, et tant en craventa que ceulx dedens qui assez perdoient de leurs gens aux assaulx se désespérèrent et luy rendirent les clefs de la cité, qu'il envoya depuis à Charlemaines, son père. Moult furent espouventés les Sarrasins et les Mores de celle contrée, et doubtoient moult qu'ils ne perdissent leurs forteresses par autre adventure. Mais le roy retourna en Acquitaine quarante jours après ce que le siège fu commencié.
Note 792: Vita Ludovici Pii.—XVI.
[793]L'année après rassembla le roy son ost pour asségier la cité d'Osque. A celle fois fu livrée au conte Haribert, que son père lui avoit envoyé. La vindrent sa gent, et asségièrent la ville. Tous ceulx qu'ils encontroient prenoient vifs ou chaçoient en fuie. Mais tandis comme ils furent en ce siège, leur advint un meschief pour ce qu'ils ne se tenoient pas si sagement comme mestier leur feust. Car aucuns des hardis bataillons de l'ost venoient trop près des murs pour hordoier à ceulx de dedens, et de si près ils parloient à eulx et les laidengeoient[794], et leur lançoient javelos et sagettes; et ceulx de dedens qui bien virent qu'ils s'estoient trop éloingnés de l'ost, et qu'ils aroient à tart secours, eurent moult grant despit de ce qu'ils les laidengeoient; et pour ce meismement qu'ils estoient si pou de gens, les portes ouvrirent et vindrent assembler à eulx, et ceulx les receurent hardiement. Si en eut assez d'occis d'une partie et d'autre. A la parfin se retrairent ceulx de la cité, et les autres retournèrent à l'ost. Longuement tindrent le siège devant la cité, et moult y firent de dommages; et quant ils eurent le païs gasté et leurs ennemis grevés, quanqu'ils peurent, il leur convint retourner pour le fort yver qui approchoit. En Acquitaine vindrent au roy, qui en ce temps se déduisoit en gibiers et en chaces, si estoit jà la saison vers la fin de septembre. Grant joie eut le roy de la venue de sa gent. Tout cel yver demoura en sa terre sans ostoier.
Note 793: Vita Ludovici Pii.—XVII.
Note 794: Ladengeoient. Injurioient.
Coment le roy ala contre les Gascons, en leur terre entra, et les contraint de venir à merci. De l'agait qu'ils bastirent au retour. Et coment il refourma l'us de chanter et de lire en son royaume. Des églyses qu'il restora; et puis de la paix où son royaume estoit; et puis de la mort de ses frères.
[795]Au nouvel temps tint le roy parlement de ses barons. Quant ils se furent assemblés, il leur compta nouvelles qu'il avoit oïes, que une partie de Gascons qui à luy estoient obéissans et en sa subjection, s'appareilloient d'eulx rebeller contre luy; et que par estouvoir[796] convenoit que l'en y envoyast, pour eulx abatre et chastier. Et les barons s'accordèrent à la volenté le roy, et distrent que ceste besoigne ne devoit estre entrelaissiée qu'ils ne feussent abatus de leur présumpcion. Son ost appareilla et y vint. Et quant il vint à une ville qui a nom Aix[797], il manda à ceulx qui contre luy se rebelloient qu'ils venissent à luy. Ceulx refusèrent à venir, et le roy entra en leur terre et mist tout à destruction.
Note 795: Vita Ludovici Pii.—XVIII.
Note 796: Par estouvoir. Par force.
Note 797: Aix. Aquis villam. C'est Acqs ou Dax.
A la parfin quant il eut tout gasté et mis à destruction quanques à eulx appartenoit, ils vindrent à merci. Et jasoit ce qu'ils eussent aussi comme tout perdu, si furent tous liés quant il leur voult pardonner leurs vies. Et tout oultre passa le roy parmi les mous de Pirenne, et vint jusques à Pampelune Là, demoura un pou de temps, et ordonna des choses au commun proufit du païs, puis se mist au retour par celle meisme voie où il estoit alé; mais les Gascons, qui par nature sont pou estables et pou loyaux, firent embuschement ès destrois des montaignes pour les assaillir. Grans dommages peussent avoir fait, et meismement en tels trespas où force de chevalerie n'a mestier, sé sa pourvéance n'eust eschivée leur malice. Car l'un qui premier venoit fu pendu et pris. Et ainsi furent prises les femmes et les enfans de tous les autres, et tenues jusques à tant que tout l'ost eut tous les périls passés, et quant ils furent en lieux que les Gascons ne les povoient de rien grever.
[798]Ainsi le roy retourna en Acquitaine. Jà soit ce qu'il amast et doubtast Dieu dès les jours de s'enfance, et eut volenté de garder et d'essaucier sainte Églyse, cil bon propos ne chayt pas de son cuer, ains crut et multiplia si comme il monstra par œuvres qui mieulx monstroient qu'il déust mieulx estre prestre que roy. Car avant que le royaume d'Acquitaine venist en sa main, l'évesque et le clergié de la terre, pour ce qu'ils habitoient soubs tirans, estoient plus ententis à chevauchier en armes et à brandir javelos, selon la coustume du païs, qu'ils n'estoient au service nostre Seigneur; et pour le service nostre Seigneur refourmer qui estoit oublié, fist-il venir de dehors de la terre maistres qui reprenoient l'us de chanter et de lire, et estoient maistres de divinité[799] et des autres sciences; si avoit assez plus[800] grant cure et plus grant compassion de l'estat des moines et d'autres religieus qui avoient laissié les choses du monde pour desservir la joie perdurable. Si estoit en si povre point le païs[801], avant qu'il venist en son gouvernement, qu'il estoit ainsi comme tout coulé. Mais en son temps fu si recouvré et en si bon estat, que luy-meisme eut grant volenté de guerpir le siècle et d'entrer en religion, à l'exemple de Charlemaine[802], le frère le roy Pepin son aïeul, qui ainsi l'avoit fait; et bien éust mis à œuvre son propos, sé le père l'eust souffert; mais[803], à droit parler, la volenté nostre Seigneur qui pas ne vouloit que homme de si grant bonté et de si grant pitié eust cure de soy tant seulement; ains vouloit que le proufit de plusieurs feust par luy gardé et multiplié.
Note 798: Vita Ludovici Pii.—XX.
Note 799: Divinité. Théologie.
Note 800: Assez plus. C'est-à-dire: principalement. Le latin dit:
præcipuè.
Note 801: Le païs. C'est-à-dire, sans doute, les établissements
religieux du pays.
Note 802: Charlemaine. Carloman.
Note 803: Mais. C'est-à-dire: ou plutôt.
Maintes églyses et maintes abbaïes restaura et édifia, desquelles plusieurs sont cy nommées: le moustier Saint-Philebert[804], le moustier Saint-Florent, le moustier de Carioz, le moustier de Conches, le moustier Saint-Maixent, le moustier de Grandlieu, le moustier Saint-Savin, le moustier Saint-Théofrit, le moustier Saint-Passant, le moustier Sainte-Marie-des-Pucelles, le moustier Sainte-Ragonde, le moustier Saint-Deuthère en la terre de Thoulousain, et plusieurs autres qui ne sont pas ci nommés. A l'exemple de luy faisoient plusieurs des prélas, et non mie tant seulement les évesques, mais les gens lais qui restoroient les églyses qui estoient cheues, et en faisoient aucunes nouvelles. Si estoit jà la chose commune si bien gouvernée et en si grant proufit portée, que combien que le roy feust en son palais ou hors du royaume, à paine fust trouvé aucun qui se plaignit de tort ou de grief que on luy eust fait; car le roy avoit accoustumé à séoir aux plais du palais trois fois en la sepmaine, pour oïr terminer les causes.
Note 804: Saint-Philebert. Saint-Philibert-du-Pont-Charrau, en Poitou, aujourd'hui village du département de la Vendée. Saint-Florent, en Anjou, aujourd'hui hameau du département de Maine-et-Loire, près de Saumur.—Carioz. Charrou.—Conches. Conques, en Rouergue, aujourd'hui chef-lieu de canton du département de l'Aveyron.—Saint-Maixent, en Poitou.—Grant lieu, Maulieu, en Auvergne.—Saint-Savin, en Poitou, à quatre lieues de Montmorillon.—S.-Theofrit vulgò S.-Chaffe, dans l'arrondissement de Puy en Velay.—Mabillon avoue ne pouvoir reconnoître les abbayes de S.-Pascent et d'Uter ou Deuthere.—Sainte-Marie, en Limousin.—Sainte-Ragonde. Sainte-Radegonde, en Poitou.
En ce temps, envoya le père au fils l'un des contes du palais, qui Archambaut avoit nom, pour aucunes parolles du père au fils et du fils au père; et quant il fu retourné à son seigneur, il luy compta l'ordonnance de choses qu'il avoit veues au royaume d'Acquitaine, et la grant paix dont le peuple s'esjoïssoit par le sage gouvernement du roy. De ce fu le père si liés, qu'il commença à plourer de joie et dist à ceux qui en tour luy estoient: «O seigneurs! grant joie devons avoir, quant nous qui sommes viels sommes surmontés par les sens de ce jeune homme.» Et puis si toucha une parole de l'Évangile et dist: «Pour ce qu'il a loyalement multeplié le besant, son seigneur luy a baillé et donné le pouvoir en la masse et en tout le royaume son père.»
[805]En ce temps, trespassa Charles, l'un de ses frères; et Pepin l'autre, qui roy estoit de Lombardie, estoit jà trespassé long-temps avoit devant. Plus n'y avoit que luy demouré de tous les hoirs masles de son père; et pour ce estoit en luy mise toute l'espérance de tout le royaume. Et en ce point envoya Guerri l'évesque de Capes[806] au père, pour conseil querre d'aucunes besoignes. Tandis comme il demouroit là pour attendre la response, plusieurs furent, François et Allemans, qui luy distrent qu'il amenast le roy et qu'il venist à son père, et que il se tint désormais près de luy; car vieillesse et le dueil de ses fils qui mors estoient l'avoient moult afleboié. Cil Guerris retourna et compta au roy ceste chose. Le roy à son conseil se conseilla, et ils luy loèrent[807] presque tous qu'il le féist. Mais le roy eut conseil de soy-meisme né ne voult ainsi faire, pour ce que le père ne l'eust soupçonneux, et qu'il n'y notast aucune chose; pour ce n'y voult pas aler, ains demoura en Acquitaine. A ceulx à qui il avoit guerre et qui paix lui requirent donna trèves jusques à un an.
Note 805: Vita Ludovici Pii.—XX.
Note 806: L'evesque de Capes. «Capis prælato.» Le contre-sens étoit difficile à éviter. Il falloit mettre: le préposé aux oiseaux de proie, ce qu'on a plus tard nommé le fauconnier. Voy. Ducange, au mot capus.
Note 807: Loerent. Conseillèrent.
Coment le père manda le fils, et puis s'en retourna. De la mort Charlemaines, et coment les barons mandèrent te roy Loys après le décès de son père; coment il le fit ensepoulturer, et coment il rendi son testament. Puis parle moult d'autres diverses choses.
Entre ces choses, le père, qui sentoit bien que il afleboioit et qu'il approuchoit de la fin de son aage, se doubtoit moult que le royaume qui en si hault estat et si noblement ordonné estoit ne venist à confusion après sa mort, et que il ne feust troublé par estranges guerres ou par les dissensions des princes meismes du royaume. Pour ce manda son fils qu'il venist à luy. A grant joie le receut et le retint avec luy tout cel esté.
Tandis comme il demoura avec luy, l'enseigna-il de ce qu'il sentoit qu'il n'estoit pas souffisamment introduit. C'est assavoir coment il devoit vivre et régner, et son royaume tenir et gouverner. Après se départit de luy et retourna en Acquitaine. Le père, qui jà aprouchoit de sa fin, commença à afleboier moult durement, et luy prindrent aucunes maladies qui luy nunçoient sa fin. Au derrenier accoucha du tout au lit; et en pou de jours après ce qu'il eut ordonné son testament, il trespassa à la joie de paradis.
De laquelle mort demoura le royaume de France plein de douleur et de tristesse; mais la vérité de l'Escripture fu esprouvée en celluy qui après vint; qui[808] dist ainsi pour reconforter les cuers de ceulx qui de tels mors sont dolens: «Mors est l'homme droiturier. Et si est ainsi comme s'il ne feust pas mort, car il nous laisse hoir à luy semblable.» En la quinziesme[809] kalende de février trespassa le glorieux empereur, en l'an de l'Incarnacion huit cens et quatorze. De son trespassement et de sa sépulture n'est pas maintenant mestier de reprendre ce que nous avons dit en ses fais. En ce temps, ainsi comme entour la Purification Nostre-Dame, tenoit l'empereur Loys parlement des barons en un lieu qui a nom Thédats[810]. Les barons palazins[811] et les autres princes qui furent à son trespassement envoyèrent à luy tantost un message qui avoit nom Ramps, pour luy dénuncier la mort de son père, et luy mandèrent qu'il venist là au plus tost qu'il pourroit. Par Orléans s'en ala le message. Théodulphe, l'évesque de la cité, qui moult estoit sage homme, s'apperceut bien pourquoy il estoit envoyé. Tantost manda à l'empereur par un autre message se il vouloit qu'il alast contre luy ou qu'il l'attendist en la cité; et l'empereur luy remanda qu'il vouloit qu'il alast à luy. Ne demoura puis longuement que le second message vint, et puis le tiers; et le cinquiesme jour après que les messages furent venus, mut l'empereur à moult grant gent; car l'en se doubtoit que Walla, qui au temps son père estoit le souverain du palais, n'appareillast aucun mal et aucune conspiracion contre l'empereur; mais il ne le fist ainsi, ains vint à luy tantost, et obéyt à luy comme à son droit seigneur, selon la coustume de France[812]. A l'exemple de luy firent tous les autres barons; si luy vindrent à l'encontre à grans tourbes, et luy firent obédience et hommage comme à leur droit seigneur.
Note 808: Qui. Laquelle Escripture Sainte. Ecclesiaste, 34.
Note 809: Quinziesme. Il falloit la quinte.
Note 810: Thedats. Theothuadum. C'est Doué.
Note 811: Les barons palazins. «Proceribus Palatinis.»—Vita
Ludovici Pii.—XXI.
Note 812: Plusieurs manuscrits ajoutent: car François aiment par
amour leur seigneur. Mais il n'y a rien de pareil dans le latin.
A Haristalle vint, et entra en Ais-la-Chapelle au trentiesme jour qu'il se partit du royaume d'Acquitaine. Tout feust-il débonnaire par nature, si avoit-il esté courroucié par plusieurs fois d'une honte et d'un reprouche qui couroit par le palais au temps de son père, de ses sereurs. Si en estoit la court diffamée tant seulement de ce, et non d'autres choses. Pour ce, voult mettre conseil en ceste chose, que le diffame ne renouvellast qui estoit esmeu par Odille et Hiltrude[813] une de ses sereurs. Pour ce commanda à quatre des maistres de sa court, avant qu'il venist à Ais-la-Chapelle, à Walle et Garnier, Lambert et Ingobert, qu'ils s'en alassent devant, et qu'ils gardassent que esclandres ne venissent plus en son palais; et tous ceulx[814] qu'ils trouveroient coupables d'avoutire et ceulx qui par orgueil seroient rebelles encontre luy, qu'ils les méissent en prison, et feussent bien gardés jusques à tant qu'il seroit venu. Mais aucuns qui se sentoient meffais en tels cas vindrent à luy entre-voies. Tant le prièrent, qu'il leur pardonna tout, et puis leur recommanda qu'ils retournassent et déissent au peuple que il venoit, et que hardiement attendissent sa venue.
Note 813: Odille. «Odilonem et Hiltrudem.» Odillon, ancien duc de Bavière. Hiltrude, sœur de Pepin-le-Bref. Le latin est moins obscur: «Cavens ne quod per Odilonem et Hiltrudem olim acciderat, revivisceret scandalum.»
Note 814: Tous ceulx. Le latin dit: aliquos, certains, ce qui est déjà bien assez.—Avoutire. Adultère.
Entre ces choses, Garnier, l'un des quatre dont nous avons dessus parlé, appella un sien nepveu qui Lambert avoit nom, et manda par luy à celluy Odille[815] qu'il venist à luy; car il le vouloit prendre et garder jusques à la venue l'empereur. Si fist ceste chose sans le sceu Walle et Ingobert. Mais Odille, qui en sa conscience se sentoit coulpable, se pourveut aigrement et cruellement contre luy. Cil vint si comme il l'avoit mandé, et quant Garnier le cuida prendre, celui l'occist[816], et Lambert son nepveu navra en la cuisse si qu'il en fu long-temps afolé; mais au derrenier fu occis. Si en fu l'empereur moult courroucié quant il luy fu dit. Et tant fu dolent de la mort de Garnier qu'il commanda que Tulles, qui en ce meisme cas estoit coulpable, et à qui il avoit jà oncques son méfiait pardonné, eut les yeulx crevés.
Note 815: Odille. Il falloit Hodoin, que notre traducteur confond bien à tort avec l'Odille cité dessus.
Note 816: Celui l'occist. Hodoin occit Garnier.
[817]Quant l'empereur vint à Ais-la-Chapelle, il fu reçu moult honnourablement du peuple et de ses amis, et d'aucuns chevaliers de France qui là estoient, et fu de rechief de tous clamé empereur. Après ces choses il ala orer[818] sur la sépulture son père et prier pour luy, et rendre graces à nostre Seigneur de tous bénéfices. Ses amis et ses prouchains qui longuement avoient esté en pleurs et en tristesce pour la mort de son père reconforta; et sé deffaute eut esté aux obsèques et au service, il le restaura et rendit. Son testament fist réciter devant luy, et voult qu'il feust tenu entièrement, tout en la manière qu'il l'eust devisé; et chascune églyse métropolitaine, c'est-à-dire arceveschié, eut sa partie du testament, qui par nombre furent vingt-et-un. Les joyaux et les aournements qui espécialement afferoient[819] à la personne de l'empereur laissa au trésor à luy et à tous ceulx qui après luy régneroient. Après ordenna de ce que l'en donroit aux fils et aux filles de ses fils, aux nepveux et aux sergens du palais qui son père avoient servi. Après ordenna de ce que l'ent donroit aux povres communelment selon la coustume de Crestienté. Ainsi accomplit-il et rendit tout le testament son père entièrement, si comme l'escript le devisoit.[820] La compaignie des femmes, qui trop estoit grande au palais, fist mettre hors, fors aucunes qui furent retenues en la court pour servir en aucuns offices. A ses sereurs rendit ce que leur père leur avoit donné, et les envoya en leurs propres lieux; et à ceux à qui il n'avoit rien laissié donna raisonnablement.
Note 817: Vita Ludovici Pii.—XXII.
Note 818: Orer. Prier.
Note 819: Afferoient. Appartenoient.
Note 820: Vita Ludovici Pii.—XXIII.
Des messages l'empereur de Constantinoble, et coment le roy manda Bernart son nepveu qui roy estoit de Lombardie, et coment il rendi aux Saisnes et aux Frisons leurs terres. Et de la justice que le pape Léon fist à Rome, et coment le roy y envoya Bernart son nepveu pour savoir la vérité de ceste chose.
Messages receut l'empereur de diverses parties, qui à son père estoient envoyés; diligemment et volentiers les oyt, largement leur pourveut[821], dons leur donna et puis les congéa. Les plus sollempnels estoient les messages Michiel, l'empereur de Constantinoble. A celluy Michiel avoit envoié Charlemaines l'empereur messages avant qu'il trespassast. Ces messages furent Amauri, arcevesque de Treves, et Pierre, abbé de Nanthules[822]; pour confirmacion de paix et d'alliance estoient alés là. Avec eulx amenèrent ces deux messages, Christofle et Grégoire, qui à Charlemaines aportoient response de ce qu'il avoit mandé par escript. Avec eulx envoia Loys l'empereur en messages, Léon l'évesque de Regie[823], et Ricod le conte de Poitiers, pour reuouveller l'amour et l'alliance entre les deux empereurs.
Note 821: Largement leur pourveut. « Dapsiliter curavit.»
Note 822: Nanthules. «Nonantulæ.» Je pense que ce doit être Nonantola, ville d'Italie, dans le duché de Modène, dont l'abbaye est des plus anciennes.
Note 823: Leon, évesque de Regie. Contre-sens. Il falloit à Léon, nouvellement substitué empereur, Nortbert, évêque, etc.
En celle année tint l'empereur général parlement à Ais-la-Chapelle. Par toutes les provinces de son royaume envoia preudes hommes et loiaulx de son palais, et esprouvés en droit pour amender les forfais et pour faire à chascun droit et justice. Bernart son nepveu, le roy de Lombardie, manda: cil y vint volentiers, et l'empereur luy donna grans dons et le congéa.
En ce temps vindrent à court les messages Grimoart, le prince de Bonivent, pour obéir à la volenté l'empereur. Pour leur seigneur jurèrent qu'ils rendroient, chascun an, sept mille souls de deniers d'or ès trésors l'empereur.
[824]Trois fils avoit l'empereur: Lothaire, Pepin et Loys. L'istoire ne parle pas quand né coment ils furent nés, et pour ce nous en convient taire. [825]Lothaire envoia en Bavière, pour le pays gouverner; Pepin en Acquitaine; Loys, le tiers, retint encore avec luy pour ce qu'il estoit trop jeune.
Note 824: Cette phrase est une addition du traducteur.
Note 825: Vita Ludovici Pii.—XXIV.
En ce temps vint à court Heriols, le prince de Dannemarche, que les fils le roy Godefroy avoient chacié du royaume. A l'empereur vint à garant; si se rendit à luy et luy fist hommage à la coustume de France[826]. L'empereur le reçeut et luy dist qu'il alast en Sassoigne, et attendist tant qu'il li peust envoier secours pour sa terre recouvrer. Et en ce mesme temps rendit-il aux Saisnes et aux Frisons leurs terres et leurs héritages qu'ils avoient perdus au temps de son père.
Note 826: Et lui fist hommage. «JuxtLa morem Francorum, manibus illius se tradidit.» De là sans doute l'expression que nous conservons encore: se mettre entre les mains de quelqu'un.
De cette chose parlèrent plusieurs diversement, qui diversement estoient meus: car les uns disoient qu'ils cuidoient qu'il eust ce fait par debonnaireté et par franchise de son cœur; les autres disoient que c'estoit par non sens et mauvaise pourvéance, et disoient que tels gens sont par nature cruels et desloyaux, et devroient tousjours estre si restrains et si chastiés qu'ils n'eussent povoir de guerre esmouvoir né rebeller. Mais l'empereur qui mieulx amoit à vaincre par débonnaireté que par armes, le fist pour ce que il les peust vaincre par franchise et par amour, et que ils feussent plus tenus à luy, pour ce que il leur faisoit plus grant miséricorde. Si ne fu pas deceu d'espérance, car ils obéirent tousjours depuis humblement et dévotement à luy.
[827]En tour un an après ces choses, fu racompté à l'empereur que aucuns des plus puissans de Rome estoient jurés et aliés encontre l'apostole Léon. La chose fu descouverte et attainte: et pour ce les fist l'apostole décoler selon les lois et les anciens establissemens des empereurs de Rome[828]. L'empereur qui oï ce dire, porta grief de ceste vengeance, et non pas pour ce qu'elle ne feust bien selon les lois, mais pour ce que le souverain preslat et le chief spirituel de tout le monde avoit osé faire si roide justice. Bernart son nepveu, le roy de Lombardie, y envoia pour savoir sé c'estoit voir ou non. Et luy commanda par un messagier qui avoit nom Girout, qu'il en sçeut amander la vérité.
Note 827: Vita Ludovici Pii.—XXV.
Note 828: Les annales attribuées à Eginhard racontent le même fait, mais sans les réflexions de l'astronome limousin: «Lege Romanorum in id conspirante.» Elles omettent également la réflexion de la phrase suivante, dont voici le texte latin: «Velut à primo orbis sacerdote tam severè animadversa.» Or, ce passage des Annales d'Eginhard doit donner à penser que le mécontentement de l'empereur venoit de ce que le pape avoit fait, dans ce cas, acte d'usurpation sur les droits de l'empereur, unique souverain de Rome et seul juge des crimes politiques.
Quant le roy Bernart fu à Rome, il enquist de la chose et manda à l'empereur ce qu'il avoit trouvé. L'apostole Léon qui bien sçeut que l'empereur estoit meu contre luy pour ceste chose, envoia tantost ses messages à l'empereur; les messages furent Jehan, abbé de Blanche-Selves, Théodore le donneur et le duc Serges.
Coment le roy envoia ses osts sur les Saisnes et sur les Abrodites[829], et coment leurs terres furent gastées, et des fils Godefroy de Dannemarche; du pape et des Romains; du revel[830] des Gascons; de la mort le pape Léon, et coment le pape Estienne vint en France; et d'autres incidences.
Note 829: Inexactitude fondée sur le contre-sens de la première phrase de ce chapitre.
Note 830: Revel. Soulèvement, révolte.
En ce temps fist l'empereur un commandement que les princes de Sassoigne et les Abrodites qui au temps son père estoient subgiés, feussent chastiés et humiliés, et que leurs propres royaumes leur feussent rendus[831]. Pour ceste besoigne fu envoie le conte Baudri[832], à grant ost; le fluve d'Egidore[833] trespassèrent, et entrèrent en la terre des Normans, en un lieu qui a nom Sinelhandi[834]. D'autre part furent les fils Godefroy qui jà fu roy de Dannemarche, à grant ost, et si avoient navie[835] de deux cens nefs. Avant n'osoient venir né plus faire; si se départirent à tant d'une part et d'autre, sans bataille. Les gens l'empereur gastèrent et ardirent tout le pays devant eulx; le païs ramenèrent en l'ancienne subjection. Quarante ostages receurent des barons et du peuple de la terre et retournèrent à l'empereur qui lors tenoit parlement en un lieu qui a nom Paderbrun. A ce parlement estoient venus les plus grans princes des Esclavons orientels.
Note 831: Voici un gros contre-sens. Il falloit traduire, comme l'a remarqué Dom Bouquet: L'empereur avoit ordonné que l'on réunit à Heriols, prince danois, les comtes saxons et les Abrodites, autrefois tributaires de Charlemagne, pour l'aider à se mettre en possession du royaume de Danemarck.
Note 832: Le comte Baudri. Ou plutôt le légat, qui va reparoître
au chapitre XII.
Note 833: Egidore. C'est aujourd'hui l'Eyder, rivière de
Danemarck.
Note 834: Sinelhandi. «Sinlendi.» J'ignore la position de ce lieu.
Note 835: Navie. Flotte.
Droit en ce temps, requist à l'empereur trèves de trois ans, Abulas un roy sarrasin. Premièrement furent accordées et octroiées, mais puis furent rappellées pour ce qu'elles ne tenoient nul proufit, et fu mandée bataille aux Sarrasins[836]. Et en ce temps, repairèrent de Constantinoble l'évesque Norbert et le conte Ricon, que l'empereur eut là envoiés en message. Si rapportèrent pais et aliances confirmées entre les François et les Grieus.
Note 836: Voyez plus loin, Chapitre XII. Abulas, suivant M. Reunaud, est le même que l'émir de Cordoue Hakan, surnommé Aboulassy, ou le méchant, à cause de ses crimes.
En ce meisme temps, avint que l'apostole Léon acoucha malade; et tandis comme il gisoit au lit, les Romains, qui pas ne l'aimoient, prisrent et saisirent, sans attendre justice né jugement, tout quanques ils disoient qui leur avoit esté tollu, champs, vignes, jardins et maisons que l'apostole avoit faites nouvelles. Mais, au commencement, leur deffendi ceste chose le roy Bernart, par Guinigise le duc des Vaulx de Spolite[837], et manda à l'empereur toutes ces choses par certains messages. [838]Quant ce vint vers la nouvelle saison, l'empereur commanda que les François orientels et aucuns de la gent de Sassoigne s'appareillassent contre les Sorabiens et les Esclavons, qui s'étoient fors traïs de sa subjection, et jà s'appareilloient contre luy. Mais leur effort fu tost et légièrement plaissié[839] et abatu. Les Gascons qui habitoient près des montagnes se rebellèrent aussi en ce temps contre l'empereur du tout en tout, selon la ligière manière qu'ils ont de nature. La raison pour quoi ils se retournèrent, si fu pour ce que l'empereur osta Seguin[840], le conte de la terre, pour son meffait et pour ses mauvaises meurs, et pour la diversité qui en luy estoit si grant et si cruelle que à paine la povoit-on souffrir. Mais ils furent si domptés et si batus par deux batailles tant seulement, qu'ils vindrent à merci et se repentirent de leur folie, mais trop tard.
Note 837: Des Vaulx du Spolite. De Spolète.
Note 838: Vita Ludovici Pii.—XXVI.
Note 839: Plaissié. Comprimé.—Leur effort, l'effort des
Sorabiens.
Note 840: Seguin. «Sigwinus.» Etoit fils d'Alori ou «Adeloricus,»
et nos chansons de geste ont également célébré sa félonie.
Entre ces choses vindrent nouvelles à l'empereur de la mort l'apostole Léon; si estoit trespassé en l'uitiesme kalende de jugnet[841], ou vingt et un au de son siége. Après luy fu au siège Estienne Diacone. Assez tost après son sacre, mut pour venir à l'empereur. Si estoient à peine passés deux mois quand il vint à luy; mais avant eut envoié messages à l'empereur, qui li firent satisfacion de son sacre et de son ordenement.
Note 841: Jugnet. Juin.
Quant il oït nouvelles de son advènement, il manda Bernart son neveu qu'il alast contre luy et que il le compaignast. Et quant il sceut qu'il approchoit, il envoia autres messages pour luy amener à grant honneur, et puis s'en ala à Rains et attendit sa venue là. Et envoia de rechief contre luy Hildebault, son maistre chapelain, et Theodulphe, l'évesque d'Orléans. Après commanda à Jehan, l'arcevesque d'Arle, qu'il alast devant à grant compaignie des ministres de sainte Eglyse, revestus en chapes et en garnemens de soie. Au derrenier mut l'empereur et ala encontre l'apostole Estienne, environ demie lieue loin de l'églyse Saint-Remi, honnestement et dévostement le receut comme le vicaire saint Père, et il mesme le soustint à ses mains quand il entra en l'églyse Saint-Remi. Et tandis comme les religieux et le clergié chantoient Te Deum laudamus, le soustenoit tousjours l'empereur. Après les graces qu'ils eurent à Dieu rendues, l'apostole les acomplit par une oraison qu'il dit en la fin. Lors se départirent et alèrent aux hostels. Et l'apostole si descouvrit à l'empereur sa besoigne et luy dit la raison pour quoi il estoit venu: Léans mangièrent ensemble. Après mangier repaira l'empereur en la cité, et l'apostole demoura en l'abbaïe. L'endemain semonist[842] l'empereur l'apostole pour mangier avec luy, honourablement et largement fu toute la cour servie, et fu l'apostole honouré de grans dons. Au tiers jour après semonist l'apostole l'empereur au mangier et luy donna aussi plusieurs riches dons. Et lendemain qui fu jour de dimanche porta l'empereur couronne tandis comme l'en célébra en l'églyse la grant messe.
Note 842: Semonist. Invita.
A la parfin, quant l'apostole eut impetré la besoigne pour quoi il estoit venu, il prist congié à l'empereur et s'en retourna à Rome, et l'empereur se partit de Rains et s'en ala à Compiègne, et demoura trente jours au plus. Là reçeut et oït les messages Abdirame, le fils le roy Abulas, puis s'en ala yverner à Ais-la-Chapelle.
[843]Devant ce, avoit commandé aux messages le roy sarrasin que ils l'attendissent à Ais-la-Chapelle; mais si avoient jà demouré environ trois mois avant qu'il venist là, et quant il fu venu, il les oït et congéa. Là meisme vint à luy Nicephore, messagier Léon, l'empereur de Constantinoble; oultre les amistiés et les aliances estoit contenue en sa légation la composicion de la paix faite entre les deux empereurs, du contens qui estoit des contrées des Esclavons et des Romains. Mais à ceste fois ne put estre le contens abaissié, pour ce que ceulx-ci n'estoient pas présens, né Cadolac le bailli de ces parties, sans lesquels la cause ne povoit estre terminée. Mais, pour ceste besoigne mettre à fin, furent envoiés en Dalmacie Albigaire et Cadale, sires et princes de ces parties.
Note 843: Vita Ludovici Pii.—XXVII.
En ce temps envoyèrent les deux fils Godefroy de Dannemarche messages à l'empereur, pour requérir paix et aliance. Car Hériols les guerrioit et grevoit durement; mais l'empereur refusa leurs aliances, pour ce qu'elles sembloient estre faintes et sans nul proufit, et commanda que l'en envoiast secours à Hériols qui la guerre maintenoit contre eulx.
Incidence.—En celle année, ès kalendes de febvrier, fu éclipse de lune et apparut la comète au signe du Sagitaire. Au tiers mois après ce qu'il fu retourné de France, trespassa l'apostole Estienne. Après luy fu au siège un qui Pascases eut à nom. Tantost comme il fu sacré, envoia Théodoire à l'empereur, et luy euvoia présens et un prestre par qui il luy signifioi qu'il n'avoit pas esté esleu de sa volenté né par convoitise, mais par droite élection du clergié et du peuple. Et quant cil Théodoire eut impetré vers l'empereur l'amistié et les convenances anciennes, il retourna dont il estoit venu.
De la bleceure l'empereur, et coment il réforma l'estat des abbaïes. Et coment les prélas lessièrent le boban du siècle à l'exemple de luy. Coment il ordenna de ses fieus; coment Bernart se revéla contre luy, et puis coment il se repenti.
[844]En celle année meisme, le dimanche de la quinte sepmaine de la quarantaine, qui est le jour de Pasques flouries, advint que quant le service qui affiert à sollempnité du jour fu chanté, l'empereur issit d'une églyse pour aler au palais, par unes alées de fust où il le convenoit passer. Si estoient vieilles et pourries de l'umeur[845] de l'eaue qui chéoit dessus. Quant l'empereur fu dessus et grant tourbe de gens et de ses princes, ces alées fondirent tout à un fais, et donnèrent si grant effroi, que tous ceulx qui au palais estoient eurent grant paour; tous se doubtèrent que l'empereur ne feust mort; mais Dieu qui l'amoit le garantit en ce péril. Avec luy chaïrent plus de vingt, que contes que barons, sans les chevaliers et les sergens qui entour estoient et furent bléciés en diverses manières. Mais l'empereur n'eut nul mal, fors tant seulement que le poumeau de son espée luy heurta au pis, et l'une des oreilles fu un petit escorchée; et l'une des cuisses bien à mont les illeis[846], fu un peu serrée entre deulx fusts. Mais assez tost fu guarri de toutes ces bleceures par le conseil des cirurgiens, si qu'il chevaucha et chaça entour vingt jours après. Général parlement fist assembler à Ais-la-Chapelle. Si ne fu pas ceste assemblée tant seulement des barons, ains fu d'arcevesques et évesques, d'abbés et de tous les estais de sainte Églyse. Là fu bien monstrée la ferveur et la dévotion qu'il avoit à sainte religion. Car il fist faire et ordenner un livre de la vie canoniale, en quoi toute la perfection de ceste ordre est contenue, si comme il appert par ceulx qui la gardent et la mettent en œuvre.
Note 844: Vita Ludovici Pii.—XVIII.
Note 845: L'umeur. L'humidité.
Note 846: Les illeis. Les entrailles. Variante du manuscrit 8302: Outre les yllières. Le latin dit: «Juxta inguina.»
En ce livre meisme fist-il ordenner de la quantité du pain et de la mesure du vin et autres choses nécessaires; si que tous chanoines, moines et nonains qui soubs ceste ordre serviront nostre Seigneur ne feussent destourbés né empeschiés pour deffault né pour nécessité. Et quant ce livre fu compilé et ordenné, il commanda qu'il feust porté, par sages hommes et honnestes, par toutes les cités et les abaïes de son empire, et qu'ils le féissent escripre en tous les lieux. De ce eurent les églyses et les abaïes grant joie. Et le très-débonnaire empereur en acquist louenge en nostre Seigneur et mémoire perpétuel. Après establit que un abbé qui Benoit avoit nom, preud'homme et religieux, et aucuns autres moines honnestes et de honneste vie en toutes choses alassent et venissent par les abaïes de moines et de nonnains, et informassent[847] ceulx et celles qui mestier en auroient, selon la règle saint Benoit.
Note 847: Informassent. Instruisissent.
Après regarda l'empereur que c'estoit laide chose que les sergens Dieu fussent subgiés à nulle humaine servitute. Et regarda que tels seigneurs sont, aucunes fois, de si grant rapine qu'ils font moult de griefs aux abaïes où ils ont de leurs hommes. Pour ce, establit que quelconque personne de serve condicion qui seroit digne en meurs et en science d'estre appellée en religion et aux saintes ordres du sacrifice de l'autel feussent franchis de leurs propres seigneurs, que leurs seigneurs feussent ou clers ou lais. Et voult et ordenna que chascune personne et sergens et chambrières, ès abaïes du royaume, eussent leur droite livraison, si que chascun sceust qu'il devroit avoir; si que par oultrage et par mauvais gouvernement les abaïes ne feussent gouvernées né grevées né apovries, et que le service nostre Seigneur ne feust mis en négligence. En toutes choses preschoit humilité le saint empereur, par œuvre et par bouche; et disoit que quiconque s'umilioit, à l'exemple de Jhesu-Crist, qu'il seroit assis ès cieulx; si que par son amonnestement les prélas et les clers commencièrent à laisser et à mettre jus les baudrés et les ceins d'or et d'argent, chargiés d'aumosnières de soie et de coutiaux à manches d'or et de pierres précieuses; les robes de draps espéciaux, les frains et les espérons dorés; et disoit le saint empereur que ce lui sembloit monstre, quant les personnes de sainte Eglyse qui exemple doivent donner au peuple, usent de tels aournemens, selon la vaine gloire du monde. [848]Mais l'anemi de paix ne souffrit pas longuement sans bataille et sans temptacion la sainte dévocion du preudomme; ains s'efforça en toutes manières de luy troubler par luy et par ses membres, et esmeut contre luy et prélas et barons et meismement ses propres fils, si comme nous vous dirons ci après.
Note 848: Vita Ludovici Pii.—XXIX.
Quant il eut ordenné ces choses, ainsi comme vous avez oï, il ordenna après l'estat de ses fils. De Lothaire l'ainsné fist empereur et voult qu'il feust empereur clamé. Pepin, l'ainsné après, envoia en Acquitaine au royaume, et Loys, le tiers, en Bavière; pour ce que le peuple scéust à qui il deust obéir. Tantost après ces choses, vindrent nouvelles que les Abrodiciens qui estoient en sa subjection s'estoient tournés encontre lui, et aliés au fils le roy Godefroy, et jà dégastoient cette partie de Saissoigne qui siet sur le fleuve d'Albe[849]; mais l'empereur y envoya tantost souffisans messages et chevalerie qui assez tost les abatirent et mistrent au dessoubs. Selon la coustume françoise ala l'empereur chacier en la forest de Vouge[850]. Après repaira pour iverner à Ais-la-Chapelle.
Note 849: Sur le fleuve d'Albe. «Saxoniam Transalbianam vexabant.»
Note 850: La forest de Vouge. «Vosagi lustra.» Ce sont plutôt les monts des Vosges.
En cette voie lui fu compté comment Bernart son nepveu, le roi de Lombardie, qui par luy avoit esté couronné, au temps le roy Charlemaines son père, s'estoit tourné contre luy par le conseil d'aucuns traiteurs. Et si s'estoient à luy aliés et jurés tous les princes des cités du règne de Lombardie, et jà avoient mis garnisons ès destrois des montaignes et à toutes les entrées de la terre.
Quant l'empereur sceut certainement la vérité, par le tesmoingnage Suppone et l'évesque Rathal, il assembla ses osts moult efforciement de toutes les parties de France et d'Alemaigne; au plus hastivement qu'il put mut et vint jusques à la cité de Chalon. Mais Bernart qui bien vit qu'il ne pourroit durer envers luy à la parfin né à bonne fin venir de cette besoingne (car plusieurs de ceulx qui s'estoient à luy aliés luy failloient), du tout chaït en désespérance. Les armes mist jus et vint à l'empereur, à ses piés se laissa chéoir et luy regehi[851] qu'il s'estoit vers luy meffait. A l'exemple de luy firent tons les autres. Tous désarmés vindrent avant et se mistrent haut et bas en sa merci et en son jugement, et recongnurent à la première fois toute la traïson, et par quel ennortement et comment et à quelle fin ils béoient à en venir.
Note 851: Regehi. Confessa.
De ceste traïson furent principaulx Egidion, que l'empereur cuidoit son ami especial, et Renier, qui conte eut esté du palais, au temps de Charlemaines son père, fils le conte Mehenier; et Reginal, prevost et chambellen de la chambre le roy. Si n'estoient pas seuls en ce cas; ains avoient plusieurs compaignons et clers et lais. Des clers fu l'un, Anselm, arcevesque de Millan, Volfouth, évesque de Tremoigne[852], et Theodulphe, évesque d'Orléans. Quant la traïson fut plaineinent descouverte et les traiteurs furent mis en prison, l'empereur s'en repaira pour yverner à Ais-la-Chapelle, si comme il avoit proposé devant.
Note 852: Tremoigne. Pour Cremone.
Coment l'empereur fist justice de Bernart son nepveu, le roy de Lombardie, et des autres traiteurs. Et de la présumpcion des Bretons et de leur subjection. Et coment l'empereur espousa la royne Judith, et du mandement Leudevit à l'empereur. Et coment le duc Bourna occist trois mil hommes de la gent Leudevit.
[853]Tout cel yver demoura l'empereur à Ais-la-Chapelle. La Nativité et la Résurrection y célébra sollempnement. Après la feste, fist traire de prison Bernart son nepveu, qui jusques alors eut esté roy de Lombardie, et les autres traiteurs qui, selon les lois, devoient les chiefs perdre. L'empereur ne voult pas qu'ils feussent dampnés par si cruelle sentence; mais, toutes fois se consentit que ils eussent les yeux crevés, contre la volenté d'aucuns qui vouloient que ils feussent dampnés selon les lois, sans miséricorde. Mais, au derrenier[854], fu jugement parfait. Car Bernart et Renier furent décolés pour ce qu'ils portoient impaciamment ce qu'ils estoient aveuglés et qu'ils ne savoient gré de la vie qu'il leur avoit donnée. Des trois évesques qui estoient parçonniers de la traïson ne se voult l'empereur autrement vengier, mais qu'il les fist dégrader de leurs ordres par leurs compaignons évesques, et les fist tondre en religion. A tous les autres, fors à ceulx qui ci sont nommés, ne fist oncques tollir né vie né membres, mais que les uns en furent tondus et les autres envoiés en essil.
Note 853: Vita Ludovici Pii.—XXX.
Note 854: Au derrenier. A la fin.
Après ce, vindrent nouvelles à l'empereur que les Bretons ne luy vouloient plus obéir né estre de sa seigneurie; ains appareilloient armes contre luy, et avoient jà fait un roy qui avoit nom Marmanon. Mais l'empereur ne mist ceste besoingne en délai, ains appareilla ses osts hastivement, pour entrer en leur terre. En la cité de Vannes tint parlement, et puis entra en Bretaigne. En pou de temps et en pou de travail destruit tout le païs né ne voult oncques cesser jusques à tant que Marmanon, leur roy, fust occis. Si l'occist la garde des destriers du roy qui avoit nom Choslo. Puis que leur roy fu occis, toute Bretaigne fu abatue et vaincue, et tous vindrent à l'empereur à merci en telle condicion comme il luy plaisoit; ostages donnèrent tels comme il demanda; de la terre ordonna à sa volenté.
[855]Puis retourna en France par la cité d'Angiers. Là estoit la royne Hermengars qui longuement avoit esté malade. Puis que l'empereur fu là venu, vesquit deux jours tant seulement. Au tiers trespassa, en la quinte nonne d'octobre.
Note 855: Vita Ludovci Pii.—XXXI.
Incidence. En cette année fu éclipse du soleil en l'uitiesme yde de juillet. L'empereur fist honnestement mettre la royne en sépulture, puis se partit et s'en alla par Rouen et par Amiens, et se retrait pour yverner à Ais-la-Chapelle, par Héristalle[856]. Ainsi qu'il entroit au palais, les messages Sigon, le duc de Bonivent, se présentèrent devant luy, grans présens apportèrent devant luy et accusèrent leur seigneur de la mort le duc Grimouar son devancier.
Note 856: Ici le texte n'est pas exactement rendu. «Recto itinere ad hiberna se Aquis contulit. Cui revertenti et Heristalium intranti palatium, occurrere missi Sigonis, etc.»
Avec ces messages vindrent autres de diverses nations, les messages des Abrodiciens et des Godescans[857] et les messages Leudevit, prince de la petite Pannonie, et les messages des Thimothées, qui nouvellement avoient laissié la société et l'aliance des Boulgres, et s'estoient joins et alliés à l'empereur. Les messages Leudevit venoient pour accuser Cadale de ce qu'il estoit de si mauvaises meurs et si divers, comme ils disoient, que nul ne pouvoit à luy durer. Mais ils mentoient si comme il apparut apres. Et quant il eut oï ces messages et il eut ordonné des besoignes pour quoi ils estoient venus, et il les eut honnourés et congéés, il demoura au palais d'Ais pour yverner.
Note 857: Des Godescans. «Abodritorum videlicet et Goduscanorum et
Timotianorum qui, Bulgarorum societate relictâ, etc.»
Endementiers qu'il se yvernoit là, les princes de Saissoigne luy amenèrent et luy rendirent Schlaomire, le roy des Abrodiciens. Devant fu accusé de ce qu'il s'estoit tourné encontre luy. Et pour ce qu'il ne se peust pas bien purgier de ce cas, fu-il chacié en essil, et son royaume baillé à un autre qui avoit nom Céadrague; fils estoit à un prince qui Trasconis estoit nommé.
[858]En ce temps advint que un noble homme de Gascoigne, qui avoit nom Lup Centule, se combatit contre Guérin le conte d'Auvergne, et contre Bérengier le conte de Thoulouse. Mais en cette bataille perdi Gersane, son frère, et plusieurs autres; si eust esté mort ou pris, s'il ne feust fouy; puis fu-il pris et amené devant l'empereur, et contrains à dire pourquoi il avoit ce fait. Et pour ce que ce fu chose prouvée qu'il avoit guerre commenciée et en son tort, fu-il chacié en essil[859]. En ce palais demoura l'empereur tout cel yver, et y tint général parlement. Devant qu'il s'en partist retournèrent les messages qu'il avoit envoies par tout son royaume, pour l'estat de l'Eglyse réfourmer. Et par dessus y adjousta aucuns chapitres de lois (par lequel deffault les causes n'estoient pas bien jugiées), qui moult sont profitables et sont gardées, jusques aujourd'hui en jugement.
Note 858: Vita Ludovici Pii.—XXXII.
Note 859: Cette punition de Loup-Centulle est l'une des bases sur lesquelles repose la fameuse charte de Charles-le-Chauve en faveur de l'abbaye d'Aloon, charte dont l'authenticité a si fréquemment été soutenue et contestée. Voyez, en dernier lieu, l'ouvrage de M. Fauriel. (Histoire de la Gaule méridionale sous la domination des conquérants germains, tome 3. Appendices.)
En ce temps n'avoit point l'empereur de femme, car la royne Hermengars avoit esté morte nouvellement. Ses amis luy amonnestèrent qu'il se mariast; si le faisoient plus plusieurs, pour ce qu'ils cuidoient qu'il voulsist déguerpir l'empire, pour entrer en religion. Et à la parfin s'i accorda, et ils luy requistrent et amenèrent de toutes pars nobles pucelles, filles de hauts barons. Une en épousa qui avoit nom Judith, si estoit fille le conte Velpon. Au nouveau temps se départit et s'en alla en son palais de Hengelehem. Là vindrent à luy le peuple et les barons; si oït nouvelles de son ost qu'il avoit envoie en Pannonnie contre Leudevit. Si demoura ceste besoigne sans perfection; et pour ce qu'elle fu ainsi entrelaissée, sans mener à fin, Leudevit monta en si grant orgueil qu'il manda par ses messages à l'empereur que s'il vouloit recevoir tels conditions comme il mandoit, volentiers luy obéiroit ainsi comme il eut fait devant. L'empereur eut en despit ses messages et ses mandemens, né pas ne receut ses condicions. Et Leudevit, qui ainsi demoura en sa desloyauté, attraioit à lui tous ceulx qu'il pouvoit contre l'empereur; et s'accompagnoit à tous ceulx qu'il cuidoit qui eussent mal cuer vers lui. Un petit après ce que l'ost fu retourné de Pannonie, et que Leudevit estoit en tel point comme vous avez oï, Cadolac, le duc d'Acquilée, mourut. Après luy fu un autre qui avoit nom Baudris. Et quant ce duc Baudris fu venu au païs, et il entroit en la contrée, il trouva l'ost Leudevit dessus un flun qui a nom Draves. Et combien qu'il eut pou de gens avec luy, si leur courut-il sus, et les chaça hors de la contrée. Et quant Leudevit fu ainsi desconfit et chacié, il se rapareilla à bataille contre Bourna, le duc de Dalmatie, sur le flun de Calapie[860]. Et quant Bourna s'apperceut que les Godescans qui aider luy devoient l'eurent traï, et il vit que les siens mesmes s'enfuyoient et le laissoient en péril, il s'enfouit et eschapa ainsi des mains à ses ennemis. Mais puis se vengea-il bien de ceulx qui guerpi l'avoient à son besoing, quant ils le dussent aidier.
Note 860: Calapie, ou Colapie. C'est aujourd'hui le Kulpe, qui coule en Hongrie.
En cel yver qui après vint, Leudevit entra en Dalmacie de rechief; tout mist à destruction par feu et par occision. Le duc Bourna qui bien sceut qu'il ne pourroit contrester à son effort, se pourpensa comment il le pourroit grever autrement par malice. Il assembla sa gent et espia son point et ferit en son ost si soudainement, que cil né sa gent ne s'en pristrent garde. Si grant occision en fist que le nombre des occis fu esmé[861] à trois mille. Là perdit Leudevit chevaux et armes et plusieurs autres richesses, et s'enfuit de la contrée tout desconfit. Ces nouvelles furent apportées à l'empereur à Ais-la-Chapelle qui moult en fu lié durement.
Note 861: Esmé. Estimé.
Coment son frère Pepin ostoia sur les Gascons, et coment le duc Bourna sivit Leudevit par l'empire. Coment les Normans vindrent en Acquitaine, et coment l'empereur pardona son mautalent à tous ceulx qui traï l'avoient, et puis coment il mit la pais entre ceulx qui se descordoient.
Entre ces choses et en celle année meisme, avint en Acquitaine que les Gascons, qui par nature sont discordables et de legier esmouvement, se rebellèrent contre l'empereur; mais il envoia Pepin, son fils, qui en pou de temps les chastia, si que nul ne fu si hardi qui s'osast troubler contre l'empereur.
Après ces choses, se partit de sa gent et s'en alla à petite compaignie chacier en la forest d'Ardenne. Et quant le temps d'iver fu repairé, il se retrait vers Ais-la-Chapelle. Là repairèrent à court le peuple et les barons si comme ils souloient.
[862]A court vint le duc Bourna, et se complaignit à l'empereur des griefs et des dommages que Leudevit luy faisoit. Et l'empereur luy livra aide et gent par quoi il peust celluy grever et sa terre mettre en destruction. En trois parties se devisèrent. Et quant ce vint vers le printemps, ils entrèrent en la terre Leudevit et la dégastèrent presque toute; mais Leudevit n'en vint onques à eulx à parlement né à bataille, ains se tint tousjours en un chastel qui moult estoit fort et haut.
Note 862: Vita Ludovici Pii.—XXXIII.
Quant Bourna et la gent à l'empereur s'en furent repairés, ceulx de la cité de Charente[863] et mains autres qui avoient esté de la partie Leudevit, se rendirent au duc Baudri qui de par l'empereur estoit duc d'Acquilée.
Note 863: Ceulx de la cité de Charente. Le latin porte:
«Carniolensos et quidam Carentanorum.» Aujourd'hui les peuples de la
Carniole et de la Carinthie.
Une chose advint là en ce point, que Sanilla appella de traïson Bera, le comte de Barcinone. A cheval se combatirent selon leur coustume et selon leur loy[864], car l'un et l'autre estoient Gotiens; mais à la parfin fu vaincu Bera et deust avoir perdu le chief selon les lois: si trouva-il si très-grant débonnaireté en l'empereur, qu'il n'en porta autre paine fors qu'il fu envoie en essil à Rouen, à la volenté et au rappel l'empereur.
Note 864: Ni les lois écrites des Goths, ni la loi romaine qui étoit celle de plus grand nombre des Aquitains, n'admettoient les combats judiciaires; mais l'usage de ces combats prévaloit, surtout chez les Goths. L'astronome limousin confond donc ici cet usage, qui avoit plus de force que la loi, avec la loi même.
Entre ces choses vindrent nouvelles à l'empereur, à court, de treize nefs et de plusieurs galios plains de robeurs qui s'estoient parties de Normandie[865] et s'adréçoient vers France, pour le païs gaster. Lors fu commandé que tous les pors de Flandres et de Neustrie (qui ores est nommée Normandie) feussent bien gardés et deffendus; par espécial l'entrée de Seine là où elle chiet en mer: lors furent bien deffendus. A donc Normans s'espendirent par la mer et vindrent en Acquitaine. Les pors trouvèrent sans défense. Pour ce, entrèrent légièremént en la terre, et quant ils orent gasté le païs[866], ils retournèrent en leurs contrées.
Note 865: De Normandie. «A Northemannæ sedibus mare conscendisse.»
Note 866: Le latin dit: «El vastato vico cujus vocabulum Buin.» Les annales d'Eginhard nomment le même lieu Bundium, et les annales de Saint-Bertin Burnad. Hadrien Valois pense que cette dernière leçon est la meilleure, et qu'il faut reconnoître ici Born, ou Saint-Pol de Born, en Languedoc.
[867]En ceste saison yverna l'empereur à Ais-la-Chapelle, et là fist parlement au mois de febvrier. De là furent envoiées trois légions pour gasler la terre Leudevit, le prince de Pannonie. Les aliances qui avoient esté fermées à Abulas, un roi de Sarrasins, furent rompues, pour ce qu'elles ne sembloient pas loyaulx né profitables, et fu bataille mandée et criée contre les Sarrasins.
Note 867: Vita Ludovici Pii.—XXXIV.
Quant ce vint vers les kalendes de may, l'empereur assembla parlement vers la cité de Noion[868]. Là fist réciter tout de nouvel, devant les barons, tels partis[869] comme il avoit fais à ses fils, et les fist confirmer par les seaulx de tous les princes qui furent présens. A ce concile vindrent les messages l'apostole Pascase, lesquels avoient à nom Léon, le donneur de noms, et Pierre, évesque de Cencelles; si comme il dut les honnoura, et puis les oï et les congéa. De Noion se partit, et s'en ala pour yverner à Ais-la-Chapelle. Mais ainçois qu'il venist là, il s'en ala par Remiremont et par les plains et forests de Vosges; si fu jà passé tout l'esté et la moitié de septembre ayant qu'il venist à Ais.
Note 868: Noyon. «Noviomagus.» C'est plutôt Nimègue, dont le nom latin est le même.
Note 869: Partis. Partages.
En ce temps mourut cil Bourna dont l'istoire a là devant parlé. En son lieu mist l'empereur Landas[870]. En ce point vint à court un messagier qui apporta nouvelles de la mort Léon, l'empereur de Constantinoble, et du couronnement Michiel. Au mois d'octobre qui après fu, tint l'empereur parlement à Théodone[871]. Là meisme fist espouser à Lothaire, son ainsné fils, Hermengart la fille le conte Huon. A celles espousailles furent présens les messages l'apostole, Théodoire et Floriens. De par l'apostole présentèrent dons de diverses manières; et combien que l'empereur feust tousjours de merveilleuse débonnaireté et piteux et miséricors vers toutes gens, si le montra-il plus encore à ce parlement; car il rappella d'essil ceulx qui estoient traiteurs et qui estoient convaincus de traïson et de conspiracion encontre luy. Et ne leur donna pas tant seulement la vie et les membres qu'ils devoient perdre par jugement selon les lois, ains leur rendit entièrement leurs terres et leurs possessions. Aalard, abbé de Saint-Pierre de Corbie, qui estoit ainsi comme en essil au moustier Saint-Philebert, rappella en son églyse et en son office. Et Bernard, un sien frère, qui ainsi restoit au moustier Saint-Benoist, rappela et envoia en son propre lieu. Ces choses ainsi faites, il envoia son fils Lothaire pour yverner en Dalmacie, et il retourna à Ais-la-Chapelle.
Note 870: Landus. «Nepotem suum, nomine Ladasdeum.»
Note 871: Theodone. Thionville.
[872]En l'an qui après fu, assembla parlement en un lieu qui a nom Atigni. A ceste assemblée furent évesques et abbés et autres ministres de sainte Église; et si y furent aussi les barons du royaume. Là se réconcilia et apaisa à tous ceulx qu'il avoit fait tondre en religion, contre leur volenté, et à tous ceulx qu'il cuidoit avoir de riens grévés, combien qu'ils l'eussent desservi, et confessa et dist devant tous qu'il s'estoit envers eulx meffait et en print pénitence de sa volenté, ainsi comme l'empereur Théodoire avoit fait jadis, comme sé il eut ce fait sans raison et sans jugement. Et se repentit et prit pénitence de ce qu'il avoit fait à Bernart son nepveu, qui par droit jugement avoit esté puni. Selon son meffait s'amanda de quanqu'il se put pourpenser qu'il se fust meffait en telles choses: et mettoit grant cure à apaisier à nostre Seigneur, pour les choses qu'il tenoit à péchié, et par aumosnes et par les oroisons de sainte Eglyse, ainsi comme s'il eust fait par déloyauté et par cruauté ce que il avoit fait par droit jugement.
Note 872: Vita Ludovici Pii.—XXXV.
En ce temps envoia gens qui murent de Lombardie contre Leudevit, le prince de Pannonie. Et quant cil sceut ce, il ne les osa attendre, ains guerpit sa terre et s'en fouit à garant à un prince de Dalmacie. Cil le receut en sa cité, mais il luy en rendit mauvais guerredon; car il meisme l'occist puis en traïson, et se mist en possession de la seigneurie de la ville. Aux gens l'empereur ne fist oncques bataille né parlement, mais il leur manda par messages que moult s'estoit mesfait vers l'empereur et que volentiers vendroit à luy à merci.
En ce temps vindrent nouvelles à la court et fu compté à l'empereur que sa gent qui gardoient les marches d'Espaigne avoient passé le fleuve de Sichore[873] et estoient entrés bien avant en la terre; tout avoient ars et destruit devant eulx, et estoient retournés à grant gains sans dommages; et ceulx aussi qui gardoient les marches de Bretaigne estoient aussi passés oultre, et avoient tout gasté par feu et par occision; et tout ce estoit meu par un Breton qui avoit nom Guiomart, lequel se commençoit à rebeller et enforcier contre eulx. Après le parlement, envoia l'empereur son fils Lothaire au royaume de Lombardie; un moine, qui Wale avoit nom, luy bailla pour le garder, si luy appartenoit de lignage, et avec luy Géront son chambellan: et lui commanda qu'il ouvrast par leur conseil et redresçast les privées choses et les communes du royaume. Pepin son fils envoia aussi au royaume d'Acquitaine, pour le royaume garder et gouverner. Mais avant, le fist espouser la fille le conte Théodebert[874].
Note 873: Sichore. La Segre.
Note 874: Theodebert. Il étoit comte de Madrie, contrée de la
Neustrie, située entre Evreux et Rouen. Théodebert fut père du comte
Odon d'Orléans, et de Robert duquel descendit Robert-le-Fort.
Après ces choses ainsi faites, quant ce vint le mois de septembre, il ala chacier et soi déporter en deduis de bois, selon la coustume de France; et puis passa le Rin, pour yverner, en un lieu qui en Thiois est nommé Franquoforch[875]. Là fist assembler parlement de toutes les nacions qui delà le Rin obéissoient au royaume de France; avec les princes du païs ordena en ce parlement de toutes les choses qui appartenoient au proufit de la terre. En ce parlement oït et congéa deux paires de messages des Normans et des Avares qui ores sont appellés Hongres, si comme aucuns veullent dire. Dons et présens apportoient, et requéroient renouvellement de pais et d'aliance. En ceste ville demoura l'empereur tout l'yver, et fist rappareiller et refaire de nouvel œuvre aucuns nouveaux édifices qui pour le temps d'yver lui estoient proufitables.
Note 875: Franquoforch. Francfort.—Thiois. Allemand.
[876]Quand ce vint au nouvel temps, droit au mois de may, fist-il assembler un parlement, avant qu'il se partist, des François Austrasiens et des Saisnes et autres nacions qui à ces parties marchissoient. A ce parlement vint à fin la guerre de deux frères, qui entre eulx estoit pour un royaume. Mileguast et Celeadrages estoient nommés, gentilshommes estoient et eurent esté fils au roy Luibi, qui eust esté occis en une bataille contre les Abrodites. Si estoit pour ce le contens, que le peuple s'acordoit à Celeadrages le plus jeune, et non mie à Mileguast l'ainsné, pour ce qu'il estoit, si comme l'en disoit, plus lasche et plus paresseux que mestier ne seroit au royaume gouverner. Et ceste discorde mut devant l'empereur. Et quant la volenté du peuple fu cognue et sceue, le royaume fu donné au mineur de ces frères. L'empereur les honnoura moult et leur donna grans dons, jurer les fist qu'ils seroient amis et loyaux l'un vers l'autre et vers luy-mesme; si se départirent atant.
Note 876: Vita Ludovici Pii.—XXXVI.
Coment l'apostole Paschases corona à l'empire Lothaire: coment Dreues, le frère l'empereur, fu évesque de Mez; de la souspeçon de l'empereur et de l'apostole. Coment il s'escusa par messages. Des signes qui avindrent, et coment Charles le chauf fu né, et de moult d'autres choses.
Entre ces choses, Lothaire, un des fils l'empereur, à qui l'empereur eust commandé le royaume de Lombardie pour gouverner, par le conseil de ceulx qui il eut avec luy envoiés, si comme là dessus est dit, proposa à retourner à son père; mais entre ces choses, Paschases lui envoia ses messages, et si luy mandoit en priant qu'il alast à Rome et qu'il y fust à la Résurrection nostre Seigneur. Cil obéit à son commandement, et l'apostole le receut moult honnourablement le jour de Pasques en l'églyse Saint-Père; la couronne impériale lui mist sur le chief et fu appelé empereur-auguste, puis prist congié de retourner en France. En la cité de Pavie demoura un pou de temps, pour ordonner d'aucunes besoignes. Après s'en partit, et vint au père, et luy compta les choses si comme elles estoient avenues: lesquelles estoient parfaites, et lesquelles estoient commencées et demourées sans perfection. Et pour ce que l'empereur voulloit que le royaume fust loyaument et entièrement gouverné, il envoia Maringue et Aalart, le conte du palais, pour les besoingnes ordener et mettre à fin.
En ce temps trespassa Gondulphe, évesque de Mez. Un frère avoit l'empereur, qui Dreues avoit nom; clerc estoit et chanoine de l'églyse, et vaillant homme, et menoit belle vie et honneste; tout le peuple et le clergié le requistrent d'un cuer et d'une volenté aussi comme sé ce feust élection faite par le Saint-Esprit. Si fu moult merveilleuse; car aussi comme l'empereur et les barons s'i accordèrent, aussi le peuple et tout le clergié; n'oncques n'en fu un seul trouvé par qui il feust contredit. Moult en fu lié l'empereur, et moult volentiers leur octroia leur requeste.
En ce point fu compté à l'empereur que Leudevit le tyran estoit mort, et qu'il avoit esté occis en traïson. A tant se départi le parlement, et un autre fu crié à Compiègne au mois de septembre.[877] En ce temps meisme vindrent nouvelles à court, que Théodore, secrétaire de l'églyse de Rome, et Léon, donneur de noms,[878] estoient occis. Si leur avoit-on premièrement les yeux sachiés[879], et après couppé les chiefs au Latran, en la maison l'apostole. Si disoit-on que ce avoit esté fait par envie pour ce qu'ils estoient loyaux amis Lothaire, le fils l'empereur. En ce fait estoit l'apostole moult diffamé, car on lui mettoit sus que ce avoit esté fait par son assentiment. De ce fu l'empereur moult esmeu vers luy, et pour savoir sé c'estoit voire ou non, y envoia-il Adelinge, abbé de Saint-Vast, et le conte Onfroy; mais avant qu'ils départissent de court, sourvindrent les messages l'apostole Pascase, Jehan, évesque de Blance-Selve, et Benoist, arcediacre de l'églyse de Rome: si les eut envoiés à l'empereur, pour soy excuser du devant dit cas dont il estoit souspeçonné; leur excusation fu oïe; congié prindrent, et puis s'en retournèrent à telle response comme l'empereur leur donna. Mais pour ce ne demoura pas qu'il n'y envoiast les devant dis messagiers, pour enquerre la vérité.
Note 877: Vita Ludovici Pii.—XXXVII.
Note 878: Donneur de noms. Nomenclator. Ce titre appartenoit à l'officier chargé de proclamer le nom de ceux qui avoient l'honneur de dîner avec le pape ou l'empereur.
Note 879: Sachiés. Arrachés.
Par son royaume chevaucha l'empereur en visitant le païs, et demoura en chascun lieu tant comme mestier estoit. Droit à Compiègne s'en ala pour tenir le parlement qu'il avoit fait crier. Là retournèrent à luy les messages qu'il avoit envoiés à Rome et luy comptèrent comment l'apostole Pascase estoit purgié de la mort de ceulx qui eurent esté occis par son serement, et par le serement de plusieurs évesques; mais il ne put livrer ceulx qui estoient coupables du fait; et disoit bien que ceulx qui estoient occis l'avoient bien desservi. Les messages à l'apostole qui avec eulx estoient venus se présentèrent devant l'empereur; ces messages estoient Jehan, évesque de Blance-Selve, Quirius, son diacre, et Léon, le maistre des chevaliers. L'empereur ne voult pas plus faire de vengence de celle occision, comme cil qui par nature estoit miséricors; et si luy pésoit-il bien qu'il n'en povoit autre chose faire. Aux messages l'apostole donna response, si s'en partirent à tant.
En ce temps apparurent plusieurs signes moult espouventables qui moult espouventèrent l'empereur. Le palais d'Ais-la-Chapelle croulla par mouvement de terre, et grans sons et grans tumultes furent oïs par nuit. Une pucelle jeuna doze mois, sans boire et sans mangier; foudres et tempestes chéirent souvent, pestilences d'hommes et de bestes coururent en plusieurs lieux. Pour ce commanda l'empereur que chascun s'esforçast de donner aumosnes, et jeunast et depriast à Nostre-Seigneur qu'il gardast son peuple, et que ses prestres chantassent messes et en féissent prières au Créateur de toutes choses; car il luy sembloit que ces signes qui advenoient, sénéfioient mortalité et déchéement de peuple.
En celle année, au mois de juin, eut la royne Judith un fils. Si voult la royne et l'empereur qu'il eut nom Charlon. En ce temps envoia l'empereur deux chevetains, Eble et Asinaire, oultre les mons de Montgieu[880], à tout grant gent. Jusqu'à la cité de Pampelune passèrent; bien firent ce pourquoi ils y furent envoiés; mais l'istoire n'en dit plus. Au repairer furent entrepris entre les montaignes par ceulx du païs, qui par nature sont desloyaulx et traiteurs. Toutes leurs gens perdirent et eux-meismes furent pris. Le conte Eble envoièrent à Cordes en Espaigne au roy des Sarrasins. Mais le conte Asinaire déportèrent[881], pour ce qu'il estoit de leur lignage.
Note 880: Montgieu. «Trans Pyrinæi montis altitudinem.»
Note 881: Déportèrent. Il falloit traduire: Espargnièrent.
«Pepercerunt.»
[882]Puis que Lothaire fu venu à Rome, si comme nous l'avons dit, l'apostole Eugène le receut moult honnorablement. Ainsi comme ils parloient une heure des choses qui estoient advenues, Lothaire luy demanda pourquoi ceulx qui estoient amis vers l'empereur et à ceulx de France avoient esté occis, et ceulx qui pas n'avoient esté occis estoient gabés et despités des Romains, et pourquoi si grans querelles et tantes estoient entre luy et les Romains; au derrenier fu sceu et fu trouvé que ceulx du peuple avoient perdu plusieurs édifices, héritages et possessions par l'ignorance et négligence de l'apostole et par la convoitise et la rapine des juges. Mais Lothaire fist rendre au peuple possessions et héritages et tout quanqu'il leur avoit tollu sans raison. Moult en fu le peuple lié, et moult lui sceurent bon gré de ceste chose. Après ce, si fu establi, selon l'ancienne coustume, que ceulx qui de Rome seroient juges, convendroit qu'ils feussent du palais et du costé l'empereur et tels que ils féissent loyaux jugemens aussi aux pauvres comme aux riches.
Note 882: Vita Ludovici Pii.—XXXVIII.
Après ces choses ainsi ordenées, repaira Lothaire en France. A son père conta toutes ses besoignes, qui moult fu lié de ce que mauvaistié et tricherie estoit abatue, et loyauté et justice soustenue.
De divers messages qui vindrent à court, et des messages au roy de Boulgrie, qui requeroient abonnement des deux royaumes; et coment Heriols, un prince des Normans, fu baptisié, et d'autres incidences.
[883]Au mois de mai qui après fu, tint l'empereur parlement à Ais-la-Chapelle. Là vindrent les messages des Boulgres qui longuement avoient démené bataille[884] en Bavière, par le commandement l'empereur. Si estoit telle leur entencion qu'après la confirmation de paix et l'aliance, que l'on traitast de bonner[885] les marches entre les Boulgres et les Alemans et les François-Austrasiens. A ce parlement furent aussi les messages des Bretons; si y estoient les plus grans de leurs gens. Moult s'umilièrent et promistrent subjection et obédience. Entre les autres estoit Guiomart, qui tous les autres surmontoit de pouvoir et de noblesse; si fut cil dont l'istoire a parlé, qui par son orgueil esmut l'empereur à ce qu'il entrast en Bretaigne. Sa terre luy gasta, puis vint à merci. Et l'empereur luy pardonna tout, à luy et à tous ceulx de sa partie et plus; il luy donna dons et le laissa aller en sa terre tout délivre. Mais cil qui estoit mauvais eut tost oublié les bénéfices que l'empereur luy eut fais. Car tantost comme il fu retourné en son païs, il courut sus à ses voisins et meismement à ceulx qui obéissoient loyaument à l'empereur. Toutes voies fu la fin telle au derrenier que les hommes le conte Lambert l'occistrent en sa maison meisme.
Note 883: Vita Ludovici Pii.—XXXIX.
Note 884: Avoient demené bataille. Le latin ne dit pas précisément cela. «Legatio… quæ diu in Bajoaria, secondam præceptum ejus substiterat.»
Note 885: Bonner. Borner. Abonnement, imposition de bornes, démarcation.
Quant tous ces messages se furent partis et le parlement fu fini, l'empereur s'en alla chacier en la forest de Vouge; jusques au mois d'aoust demoura en ce déduit. Après retourna à Ais-la-Chapelle pour tenir le parlement qu'il eut fait devant crier. Là fu la paix confermée que les Normans requeroient.
Après ce parlement envoia Loys, le meindre de ses fils, en Bavière. Et il repaira à Noion[886], luy et Lothaire son autre fils. Tout le mois de septembre se déduisit en chasce de bois; vers le commencement d'yver s'en alla à Ais-la-Chapelle. Assez tost après, fist assembler parlement. Là vindrent de rechief les messages le roy de Boulgrie, qui moult portoit grief ce que l'empereur luy avoit mandé, et de ce qu'il n'avoit pas impetré vers l'empereur ce qu'il requeroit. Pour ce avoit arrière envoiés ses messages et luy mandoit par grand présumpcion, si comme il estoit contenu en sa lettre, que certaines bonnes feussent mises entre les deux royaumes, ou qu'il gardast ses marches au mieulx qu'il pourroit. De ce fu toute la court esmeue et disoient tous que le roy qui ce mandoit avoit bien desservi de perdre terre. Et pour ce que l'empereur voulloit estre certain de ce roy, s'il avoit ceste chose mandée ou non, commanda que les messages feussent retenus jusques à ce que l'on eust là envoié; et pour ceste chose y fu envoié Bertrique, le conte du palais, qui raporta que ce n'estoit pas voire. Et l'empereur délivra les messages quant il en fu certené.
Note 886: A Noyon, ou plutôt: à Nimègue.
[887]En celle année vint Pepin à son père qui yvernoit à Ais-la-Chapelle. Assez tost luy commanda le père qu'il s'en retournast et qu'il feust tout appareillé, s'il avenoit par aventure qu'aucun besoing sourdist par devers Espaigne. Quant ce vint vers les kalendes de juillet, l'empereur repaira vers Hengelihem; car il avoit commandé que les barons et le peuple feussent là assemblés à parlement. A celle assemblée establit moult de choses qui estoient profitables à l'estat de sainte Eglise; là receut et conjoït les messages l'apostole et les messages l'abbé de Mont-Olivet[888]. A ce parlement furent présens deux princes de deux manières de gens; Céadrague, un duc des Abrodiciens, et Tonglones, un duc des Sorabiens. Devant l'empèreur furent accusés d'aucuns cas. Et pour ce que la preuve estoit assez clère, l'empereur les punit et chastoia et puis les renvoia en leur païs. Là meisme, vint à court Heriols, un prince des Normans, et luy et sa femme et ses enfans et grans compaignies de Danois. Baptizié fu et sa femme et ses enfans et toute sa compaignie. Moult luy fist grant honneur l'empereur et luy donna grans dons. Et pour ce qu'il doubtoit que l'on ne le chaçast hors de son païs, pour ce qu'il estoit crestien, ou que l'on lui féist aucun grief, lui donna-il une contrée de Frise, qui a nom Riustre[889], afin qu'il péust là venir à garant, sé mestier en estoit.
Note 887: Vita Ludovici Pii.—XL.
Note 888: L'abbé de Mont-Olivet. «Legationes tàm à sanctâ sede romanâ quàmque à monte Oliveti per Dominicum abbatum perlatas suscepit, audivit atque absolvit.»
Note 889: Riustre. «Quemdam comitatum in Frisiâ, cujus vocabulum est Riustri.»
En ce temps estoient gardes et deffendeurs de toute Pannonie Baudin et Giron[890]. Ce Baudin vint lors à court et amena à l'empereur un prestre qui Georges[891] avoit nom. Preudomme estoit et de honneste vie, et disoit qu'il savoit faire orgues à la manière de Grèce. Moult en fu l'empereur lie, si rendit graces à Nostre-Seigneur de ce qu'il avoit trouvé maistre de tel art qui onques n'avoit esté en us au royaume de France. A Radulphe le trésorier[892], commanda qu'il luy administrat despens et tout quanques mestier lui seroit à celle besoigne.
Note 890: Baudin et Giron. «Baldricus et Geraldus.»
Note 891: Georges. Les éditions du texte latin portent: Gregoire.
Note 892: Radulphe le trésorier. «Tanculfo sacrorum scriniorum prælato.»
Coment Azon, un roy sarrasin, degasta la terre l'empereur par devers Espagne. Et coment l'empereur y envoia secours, mais il vint trop tart. Et de la mort l'apostole Eugène, et de la paresce des princes qui la terre déussent garder; et coment il envoia Pepin son fils pour garder les marches d'Espaigne, et moult d'autres choses.
En mi le mois d'octobre fist le roy parlement de la gent d'Allemagne, oultre le Rin, en un lieu qui a nom Salz. Là vindrent nouvelles à court que Azon, qui du palais s'en estoit fouy, fu receu en une cité qui a nom Auxonne, puis prist une autre ville et la destruist et craventa. A ceulx qui la deffendoient fist moult de maux; en tous les chastiaux qu'il prenoit si mettoit garnison. Si envoia un sien frère à Abdirame un roy des Sarrasins, pour secours querre; et il luy envoia grant plenté de sa gent. De ceste nouvelle fu l'empereur moult esmeu et entalenté de ceste honte vengier; mais toutes-voies n'en voult-il rien faire de soy, ains attendit le conseil de sa gent.
Incidence. Hildoins, l'abbé de Saint-Denis en France, envoia lors de ses moines à Rome, à l'apostole Estienne[893], et lui requist le corps saint Sébastien le martir. Et l'apostole qui vit sa dévocion luy octroia sa requeste, et luy envoia par ses messages le corps saint Sébastien en un écrin portant. Cil le receut dévotement et le porta à Soissons, et le mist moult honnorablement de lès le corps monseigneur saint Mard de Soissons. Là fist nostre Seigneur tant de si beaux miracles, en l'avènement et en la présence du corps saint, que à paines pourroit-on en compter le nombre.
Note 893: Estienne. Il falloit: Eugène.
[894]Cil Azon dont nous avons parlé s'efforçoit en toutes les manières qu'il povoit de gaster la terre à l'empereur; tant avoit aide de Mores et de Sarrasins, qu'il convint qu'aucuns qui jusques alors avoient tenu leurs terres et leurs chastiaulx de l'empire, s'enfouissent et guerpissent le païs; et plusieurs se tournèrent à force contre leur seigneur, et s'alièrent à luy. D'iceulx furent les uns Guillemot, le fils Bère, et plusieurs autres. Pour sa terre doncques deffendre et à sa gent donner espérance, ordenna l'empereur de ceste besoingne: Elissacar et le conte Hildebran envoia devant et leur commanda qu'ils préissent en leur aide les Gothiens et les Espaignos, et meismement Berard[895] le conte de Barcinonne, qui son païs vertueusement deffendoit. Et quant Azon sceut ce, il requist de rechief secours des Sarrasins et fist tant qu'il eut en son aide un roy sarrasin, qui Armaran avoit nom[896]. Jusques à Sarragoce dévastèrent tout le païs et puis jusques à Barcinonne. Après les premiers que le roy eut là envoiés y envoia-il Pepin son fils, le roy d'Acquitaine, et deux contes de son palais, Hue et Mainfroy. Mais ils demourèrent tant et chevauchèrent si lentement, que ceulx eurent gasté Barcinonne et la contrée de Gironde[897], avant qu'ils venissent là.
Note 894: Vita Ludovici Pii.—XLI.
Note 895: Berard, ou Bernard, fils de Guillaume de Gellone.
Note 896: «Quem exercitum impetratum cum duce suo Amarvan….»
Note 897: De Gironde. C'est-à-dire de Gironne.
Un pou de temps avant que ce avinst, furent veus signes en l'air comme batailles de chevaliers armés, resplandissans de feu, et aussi comme tains et souillés de sang humain.
A Compiègne estoit le roy quant ce advint. Là eut receu dons et présens que l'en luy faisoit en l'an une fois, aussi comme de coustume; et quant il sceut ces nouvelles, il envoia encore gens de rechief pour celle marche deffendre. En la forest de Compiègne chaça et se déporta en tel déduit jusques vers l'entrée de l'yver. En cette année, droit au mois d'aoust, trespassa l'apostole Eugène. Après fu eslu Valentin, cardinal-diacre. Cil ne vesquit puis plus longuement d'un mois.
Après luy, fu esleu Grégoire, prestre-cardinal du tiltre saint Marc; mais la consécration de luy fu prolongée jusques à tant que l'empereur eust sceu l'élection[898]. Mais il s'y acorda volontiers, quant il eut examiné la fourme de l'élection. Au mois de septembre que l'empereur estoit à Compiègne, vindrent à court les messages Michiel, l'empereur de Constantinoble. Dons et présens lui apportèrent, honnorablement furent receus, largement visités, de dons honnourés et à la parfin conjoïs. Hildoins, abbé de Saint-Denis, qui estoit un des plus sages hommes de ce temps, envoia lors à Rome, et impetra le corps de deux glorieux martirs, saint Père et saint Marcelin. En France les fist apporter à ses propres despens, et les fist mettre en l'églyse Saint-Mard de Soissons[899], là meisme où il eut fait apporter le corps saint Sébastien. Mains miracles y demonstra depuis nostre Seigneur, par les mérites des corps sains.[900] Au mois d'octobre, qui après vint, tint l'empepereur parlement à Ais-la-Chapelle, et certainement sceut que la besoingne d'Espaigne où il eut envoié sa gent contre Azon le desloyal eut mauvaisement et pereceusement esté faite, par la négligence des chevetains de l'ost. Ceulx pour qui le deffault fu ainsi avenu ne voult autrement punir; mais il les osta de l'onneur où il les avoit mis. Baudri, le duc d'Acquilée, osta de la duchié, car il sceut certainement que les Boulgres avoient gasté toute celle région par son deffault et par sa paresce. La terre qu'il eut tenue départit en quatre et la livra à garder à quatre contes. Mais il emploia mauvaisement la grace qu'il fist à ceulx qui le corps et la vie avoient meffais par droit. Car en guerredon de si grant bénéfice comme de la vie donner furent armés contre luy de toute cruaulté et de toute mauvaistié et desloyauté, si comme l'istoire contera ci-après.
Note 898: Eust sceu l'élection. Le latin dit: «Ad consultum imperatoris.»
Note 899: Deux manuscrits du texte latin appellent cet abbé Heinardus, et n'indiquent pas que les reliques aient été déposées à Soissons. «In proprio territorio propriisque sumptibus recondidit.»
Note 900: Vita Ludov. Pii. XLIII.—Le texte publié porte: Mense februario.
En ce temps, vindrent d'oultre-mer Halitcaire, évesque de Cambrai, et Auffroy, abbé de Nonantule. Moult se louèrent de Michel, l'empereur de Constantinoble, qui moult honnourablement les avoit receus. Au temps d'esté tint parlement l'empereur à Hengilehem. Là receut dons et présens par les messages de l'églyse de Rome, Quirius et Théophile; honnourablement les recent et les conjoït, et de là se départit après ce parlement, et s'en alla à Théodone[901]. Grant renommée estoit lors que Sarrasins devoient venir ès marches d'Espaigne; pour ce, commanda à Lothaire qu'il se traisist vers ces parties, et féist ost des François-Austrasiens. Ainsi le fist comme il luy fu commandé; son ost conduisit jusques à Lyon sur Rosne. Là attendit un message qu'il eut avant envoie pour savoir la certaineté des Sarrasins. Tandis comme il demouroit là, Pepin, son frère, vint à luy parler; tandis, vint le message de devers Espaigne, et rapporta certainement que les Sarrasins et les Mores, jà bien avant estoient venus à grans osts: mais ils s'estoient retrais arrière né à celle fois ne béoient plus à faire. Quant les deux frères furent certains de ceste chose, ils se départirent; si s'en alla Pepin on Acquitaine, et Lothaire s'en retourna au père.
Note 901: Theodone. Thionville.
Entre ces choses, advint que les deux fils Godefroy de Dannemarche chacèrent hors du royaume Heriols. Devant ce, a voient ces deux frères faites aliances à l'empereur. Et pour ce qu'il voulloit aider cellui Hériols, il leur manda par aucuns contes de Sassoigne qu'ils le tenissent en paix et le tenissent en autelle amour et en autelle compaignie, comme ils estoient devant. Mais Hériols ne put pas tant attendre que la paix feust du tout confermée; ains entra en leurs terres, les proies prist et gasta, et ardit aucunes de leurs villes. Ceulx cuidèrent certainement qu'il eust ce fait par l'assentement et par la volonté les gens l'empereur; pour ce, passèrent le fleuve d'Egidore[902], et vindrent soudainement sur eulx, qui de tout ce ne se prenoient garde; en fuye les chacièrent et ravirent tout quanqu'ils trouvèrent dedens leurs tentes, quant ils furent dedens entrés. Mais quant ils eurent après la vérité sceue, et que Hériols n'avoit pas ce fait par eulx[903], ils se doubtèrent moult du courroux l'empereur et qu'il n'en préist vengence. Pour ce, envoièrent premièrement à ceulx à qui ils avoient meffait, et puis à l'empereur; et recongnurent bien qu'ils avoient vers luy mespris, et que près estoient de l'amender à son plaisir, mais qu'ils eussent sa bonne volenté comme devant. Et l'empereur qui naturellement estoit débonnaire et misericors, et meismement[904] à ceulx qui vers luy s'umilioient, leur pardonna tout son mautalent.
Note 902: Egidore. L'Eyder.
Note 903: Par eulx. Par les gens de l'empereur.
Note 904: Meismement. Surtout.
Incidence. En ce temps avint que le comte Boniface, qui estoit prévost et garde de l'isle de Corse, de par l'empereur, monta sur mer entre luy et Berard son frère, en une petite nef coursière[905] ainsi comme galie, et gens assez bien appareillés, pour la mer cherchier et pour encontrer, sé aventure fust, les galies et les robeurs qui en celle isle de Corse faisoient souvent moult grant dommage. Mais ils n'en trouvèrent nuls en celle fois. En l'isle de Sardaigne arriva: de là, s'esmeut pour aler en Aufrique, par le conduit de ceulx qui savoient la mer et la voie. Si arriva au port dessous Carthage. Encontre luy vint grant multitude d'Aufricans, qui par cinq assaus se combatirent à luy et à sa gent. Et par cinq fois furent vaincus, et moult en y eut d'occis; et si en y eut d'aucuns, tout feussent-ils desconfis, qui moult requeroient leurs ennemis asprement et hardiment. Et le conte Boniface rassembla ses compagnons, si rentra en sa nef, et retourna à tant en l'isle de Corse. Et les Aufricans auxquiels il sembloit qu'oncques mais n'eussent trouvé si fières gens, demourèrent en grant paour en leur terre.
Note 905: Nef. Il falloit: Flotte. «Conscensâ parvâ classe.»
En celle année fu apporté à l'empereur une manière de blé d'une contrée de Gascongne, dont le grain estoit moindre que de fourment, et disoit l'on qu'il estoit chéu du ciel.
Tout cet yver demoura l'empereur à Ais-la-Chapelle. [906]Et quant ce vint vers la fin du caresme, que la sollempnité de Pasques aprouchoit, si grant croulle et si grant mouvement de terre fu que à poy que le palais et les tours ne chéirent. Après ce croulle, venta si durement que la force du vent ne descouvrit pas tant seulement les petits édifices, mais le palais d'Ais et le moustier Nostre-Dame, qui estoit couvert de grant entaillement de plomb.
Note 906: Vita Ludovici Pii.—XLIII.
Après ce que l'empereur eut demouré à Ais pour aucunes grans besoingnes, il s'en partit vers les kalendes de juin, et s'en alla à Garmaise, pour tenir parlement qui là devoit estre au mois d'aoust Mais ce parlement dut demourer pour aucunes nouvelles qui vindrent à court. Car l'en disoit que les Normans voulloient briser les convenances qu'ils avoient à l'empereur, et s'appareilloient pour courre sur la terre qui est delà le fleuve d'Albe. Mais ces nouvelles que l'en comptoit ainsi n'estoient pas vraies. Tenu fu le parlement et fu là ordenné des besoingnes au commun prouffit du païs. Après ce parlement se partit de court Pépin, et s'en ala en Lombardie.
Coment l'empereur s'apperceut de la traïson que les siens meismes luy bastissoient; et coment ils esmeurent ses fils meismes contre luy, et coment ils le cuidèrent prendre, et puis coment l'empereur les fist mettre en prison.
En ce parlement s'apperceut premièrement l'empereur de la traïson de ceulx à qui il avoit les corps et la vie pardonné. Et sceut certainement la traïson et la conspiration que ils bastissoient. Comme traiteurs s'en aloient cherchant et fuironnant à chascun[907], pour esmouvoir les cuers de ses barons contre luy. Pour ce, se voult garnir aussi comme d'une tour et d'une deffense, contre leur malice. Car il fist le conte Berart[908] chambrier et conte du palais, qui devant ce gardoit les marches par devers Espaigne. Mais ceste chose esmut plus le mal et le venin de leurs cuers que devant, et en furent plus esmeus vers luy. Et pour ce ne se descouvrirent-ils pas à cette fois; car ils virent bien qu'ils ne pourroient accomplir leur propos, ains attendirent qu'ils eussent temps et lieu convenables.
Note 907: Fuironnant. Furetant. «Quasi per quosdam cuniculos sollicitare.»
Note 908: Berart, ou Bernart, duc de Septimanie.
Après ces choses s'en ala l'empereur oultre le Rin, à une ville qui est nommée Franquefort; en chaces de bois se déporta une pièce de temps. Et quant ce vint vers la Saint-Martin, si repaira pour yverner à Ais-la-Chapelle. Tant demoura que la Nativité fu passée. [909]Vers le temps de la quarantaine estoit jà la saison passée, quant les traiteurs ne se peurent plus tenir célés, qu'ils ne descouvrissent le mal qu'ils avoient en pensée contre si doulx et si débonnaire seigneur. Premièrement se descouvrirent les plus grans et firent qu'ils s'alièrent à eulx en traïsoa; les mendres déceureut aussi par parolles, par promesses, et firent tant et sus et jus, qu'ils eurent grant nombre de compaignons.
Note 909: Vita Ludovici Pii.—XLIV.
Et quant ils virent qu'ils eurent les plus grans de leur acort, si s'en alèrent à Pepin, l'un des fils de l'empereur; à luy se complaignirent de ce que l'empereur les avoit estrangiés et esloigniés de luy, dont ils estoient chéus en despit, eulx et tous les autres; et Berart estoit tout sire du palais, qui jà estoit monté en trop grant orgueil. Et plus grant desloyauté luy faisoient-ils entendant; car ils disoient qu'il honnissoit l'empereur de sa femme, et qu'il estoit si atourné par sorcerie, qu'il ne s'en povoit venger, né soi-meisme avertir de ceste chose. Si estoit grant honte à l'empereur premièrement, et puis à luy et à tous ses frères; et appartenoit, ce disoient-ils, à bon fils et loyal de porter grief la honte de son père, et de luy remettre et restablir en dignité et en bonne mémoire; et le bon fils qui ce feroit au père ne desserviroit pas tant seulement renommée et louange de vertu, mais accroissement d'honneur terrienne. Par telles parolles et par autres semblables déceurent le jeune homme et l'esmeurent si contre son père, qu'il les crut des grans desloyaultés qu'ils luy faisoient entendant. Avec eulx mut à grant gens et vint jusques à Orléans. Au duc qui de par l'empereur y estoit, ostèrent la duchié et y mistrent un autre qui avoit nom Mainfroy. Puis se mistrent à la voie et s'en vindrent jusques à Verberie. L'empereur qui certainement savoit qu'ils avoient faite conspiration contre luy, contre Judith sa femme et contre Berart, pour ce appela-il Berart, et lui dist qu'il s'en fuist; que les traiteurs ne le trouvassent entour lui. A Judith l'emperéis commanda qu'elle demourast à Laon, et qu'elle se tinst en l'églyse Nostre-Dame. Après ce, il s'en vint à Compiègne. Les traiteurs qui estoient à Verberie sceurent jà bien comment il eut ouvré; pour ce envoièrent Guérin et Lambert à Laon, et leur commandèrent que sé la royne faisoit nul dangier, que ils la tirassent hors de l'églyse. Et quant elle les vit si eut paour: ceulx firent ainsi comme on leur eut commandé. Quant elle fu là venue, ils luy firent souffrir assez de paines et de griefs; et, pour paour de mort, la contraindront à ce qu'elle leur promist que s'elle povoit parler à son seigneur, elle luy ammonnesteroit et prieroit qu'il mist jus le baudré de chevalerie[910] et le signe d'empereur, et puis se feist tondre en religion; et puis leur promist que elle-meisme metroit voile sur son chief, et devendroit nonnain. Et de tant comme les traiteurs désiroient plus ceste chose, de tant créoient-ils plus légièrement que ce peust avenir. Pour parler de ceste besoigne, l'envoièrent à Compiègne en grant compaignie de leurs gens. Et quant elle put parler à luy premièrement, elle luy pria qu'il souffrist qu'elle mist le voile de lin sur son chief, pour eschiver la mort. De ce que les traiteurs requeroient pour luy, il respondit qu'il en aroit conseil.
Note 910: Le baudré. Le baudrier. Cette expression répond au cingulum militiæ.
De si très-grant haine haioient les traiteurs et sans raison le roy, qui toujours avoit vescu si débonnairement vers toutes gens; et leur pesoit dont cil vivoit[911] par lequel bénéfice eulx-meismes vivoient, qui par leur meffait deussent mourir selon les lois. Après ce que la royne fu retournée et elle eut compté la response à l'empereur, ils l'envoièrent maintenant en essil, en l'abbaïe de Sainte-Ragonde.
Note 911: Dont cil vivoit. De penser que celui-là vivoit aux bienfaits duquel eux-mesmes devoient la vie, etc.
[912]Entour le mois de mai, Lothaire, l'un des fils l'empereur, vint de Lombardie à Compiègne, et alla droit où l'empereur estoit lors. Tantost s'en alèrent à luy les traiteurs, pour savoir sé ils le pourroient esmouvoir contre le père et traire de leur parti; et tout luy pleust-il bien[913], par adventure, ce que les traiteurs avoient fait, toutes voies ne fist-il au père né honte né villenie. A Heribert, frère Berart, firent les traitres sachier[914] les yeux, dont l'empereur fu moult dolent. A un autre, qui son cousin estoit, si avoit nom Ode, firent mettre jus le baudré de chevalerie, et l'envoyèrent en essil; pour ce, disoient-ils, qu'ils estoient tous deux coupables du fait qu'ils mettoient sus à Berart et à la royne.
Note 912: Vita Ludovici Pii.—XLV.
Note 913: Et tout lui pleust-il bien. Et quoiqu'il eût sans doute pour agréable…
Note 914: Sachier. Arracher.
En celle tribulation demoura l'empereur tout cet esté; si n'avoit d'empereur fors le nom. Et quant ce vint vers le mois de septembre, les traiteurs tendoient à ce qu'ils peussent faire un parlement[915] en aucun lieu de France. Mais l'empereur qui plus se fioit ès Alemans que ès François, pour ce que les traiteurs les avoient aussi comme deceus, ne s'y accordoit pas; ains travailloit à son pouvoir repostement, qu'il feust assemblé en aucun lieu d'Alemaigne. Toutes voies, fu-il fait ainsi comme il le désiroit, et fu le parlement crié à Maience[916]. Et pour ce qu'il se doubtoit que la grant plenté des traiteurs et de ceulx qui à eulx se tenoient ne surmontast le petit nombre de ses amis, il fist commander que chascun venist à ce parlement simplement, sans armes et sans grant compaignie. Au conte Lambert manda que le païs et la contrée fussent bien gardés; si envoia avec luy l'abbé Hélisachar, pour faire droit et justice.
Note 915: Un parlement (conventum generalem.). «La coutume de ce temps,» dit Hincmar, Epistolata de ordine Palatii, «étoit de convoquer tous les ans deux assemblées générales (Placita). La première, à l'ouverture de l'année, pour ordonner l'état de toute l'administration; et la nécessité la plus rigoureuse pouvoit seule changer l'époque de cette première assemblée. L'autre réunion avoit pour but de distribuer les récompenses aux seigneurs et aux principaux officiers du conseil. On y préparoit aussi les matières sur lesquelles on auroit à statuer dans l'assemblée de l'année suivante, etc.» C'est de cette seconde réunion dont il s'agit dans notre texte.
Note 916: Le texte latin porte Neomago, Nimègue.
A ce parlement vindrent de toutes pars, au terme qui fu mis. Efforciement y vint aussi comme toute Alemaigne[917], pour aider à l'empereur, sé mestier en feust. Il se pourpensa comment il pourroit abaissier la force de ses ennemis; pour ce reprist-il et blasma l'abbé Hilduin, et luy demanda pourquoi il estoit là venu, et ainsi garni comme contre ses ennemis, contre le commandement qui avoit esté fait. Pour ce qu'il ne put nier, il luy fu commandé qu'il s'en yssit hors du palais, et qu'il s'en allast yverner en son paveillon, à pou de ses gens, de lès une ville qui a nom Patebrune[918]. Et à l'abbé Walle de Corbie, refu aussi commandé qu'il s'en allast en s'abbaïe, et vesquit en son cloistre selon sa ruille[919].
Note 917: Comme toute Alemaigne. Pour ainsi dire toute l'Allemagne.
Note 918: Patebrune. Paderborn.
Note 919: Ruille. Règle. On peut voir la fureur des partisans de Wala contre Berard ou Bernard, dans la vie de cet abbé de Corbie, rédigée par Paschasius Radbertus. (Historiens de France, tome VI, p. 279.)
Et quant les traiteurs et ceulx de leur partie virent ce, ils se desperèrent forment[920]. Oncques toute celle nuit ne finèrent d'aller né de venir et de comploter ensemble. A l'ostel Lothaire, le fils l'empereur, s'assemblèrent tous et luy donnèrent en conseil qu'il convenoit par force qu'on se combatist ou qu'on se départist du parlement, maugré l'empereur; en tel conseil despendirent toute la nuit. Quant ce vint au matin, l'empereur manda son fils Lothaire, qu'il ne creust pas le conseil de ses ennemis, ains revenist à luy, comme le fils doit revenir au père. Toutes voies y alla contre la volonté des traiteurs, qui moult en furent courroucés. Et l'empereur ne le reprist pas laidement né asprement, ains le chastoia doulcement et courtoisement, et entra avec luy au palais. Le peuple qui dehors estoit, si se commença à merveiller et forsener contre luy et contre sa gent. Et fu la forsenerie à ce montée qu'ils se feussent entre occis aux espées et aux coustiaux, sé ce ne feust le sens à l'empereur qui entendit la noise. Car jà estoient en tel point qu'il n'y avoit que du férir, quant l'empereur et Lothaire se montrèrent aux fenestres du palais; puis qu'ils eurent veu l'empereur et Lothaire ensemble, et il eut à eulx parlé, la forsenerie du peuple fu apaisiée. Tous les principaux de la traïson fist prendre l'empereur, et mettre en prison. Après les fist mettre en jugement, et comme le droit et les lois donnassent qu'ils deussent tous perdre les chiefs, sa miséricorde et sa débonnaireté fu si grant qu'il ne voult oncques que nul en receust mort. Né oncques de si grant fait n'en portèrent paine oultre, fors que les lais[921] furent tondus en lieux convenables, et les clers furent gardés en moustiers de religion.
Note 920: Desperèrent forment. Désespérèrent fortement.
Note 921: Les lais. Les laïcs.
Coment l'empereur envoia querre la royne Judith, et coment elle se purgea du blasme que les traiteurs li mettoient sus; et coment Berart offri son gage du blasme de la royne. Coment l'empereur chastoia Pepin, son fils, de ses mauvaises meurs, et coment il fu mis en prison.
[922]Après ces choses que vous avez oïes, repaira l'empereur à Ais-la-Chapelle pour yverner. Son fils Lothaire tint adès[923] avec luy, puis envoia querre la royne Judith que les traiteurs avoient envoiée en essil en Acquitaine, au moustier Sainte-Ragonde, et ses deux frères Conrat et Rodulphe, qu'ils avoient fait tondre en abbaïe; mais oncques ne voult-elle à luy habiter né porter honneur d'espouse, jusques à tant qu'elle se feust purgiée, selon les lois, du blasme que les traiteurs luy avoient mis sus. De ce se purgea loyaulment si comme elle dut.
Note 922: Vita Ludov. Pii.—XLVI.
Note 923: Adès. Toujours; les Italiens disent dans un sens analogue: Adesso.
A la feste de la Purification qui après fu, donna l'empereur la vie à tous ceulx qui estoiènt jugiez à mort. Ses trois fils qui avec luy estoient renvoia en leurs contrées; Lothaire en Italie, Pepin en Acquitaine et Loys en Bavière; et il demoura à Ais toute la saison, jusques après la Résurrection. D'Ais se départit et alla en Ingeleham. Là n'oublia pas sa débonnaireté et sa miséricorde, qui avec luy estoit créée et née, ainsi comme dit Job, et qu'il avoit apportée du ventre de sa mère. Car tous ceulx qu'il avoit envoiés en essil pour leurs meffais, rappela et leur rendit leurs héritages et leurs possessions. Et tous ceulx qu'il eut fait tondre en abbaïes, fist-il aussi rappeller, ceulx qui revenir s'en voulloient. Après s'en alla vers Remiremont, par Vousge trespassa[924], et se déporta là, une pièce de temps, en pescheries et en chasces de bois. Son fils Lothaire qui à luy estoit venu envoia en Italie. Vers le mois de septembre tint parlement à Théodone[925]; à celle assemblée vindrent trois messages de par les Sarrasins d'oultre-mer. De ces trois furent les deux Sarrasins et le tiers Crestien. Paix et amour requeroient. Divers présens aportoient d'espices aromatiques et draps de soie. Ce qu'ils requistrent leur fu octroié. Congié prisdrent et puis s'en retournèrent.
Note 924: «In partes Rumerici montis, per Vosagum transiit.» Par les
Vosges.
Note 925: Theodone. Thionville.
A ce parlement revint Berart, qui pour la paour des traiteurs s'en estoit fouy en Espaigne. A l'empereur vint et luy dist qu'il estoit tout prest de soi purgier et demoustrer, par son corps et par ses armes, selon la coustume de France, qu'il n'avoit coulpe au cas que l'en lui avoit mis sus; et sé nul estoit qui de ce le vousist accuser, qu'il l'accusast; mais il ne put estre trouvé. Et pour ce que parolle et fumée eut de ce esté, il se purgea par serement.
A son fils Pepin eut l'empereur commandé qu'il feust à ce parlement, mais il ne vint à court jusques à tant que il feust failli: dont l'empereur fu courroucié, et pour ce qu'il le volloit chastoier et reprendre de ceste inobédience, et d'aucunes autres mauvaises meurs qui en luy estoient, luy commanda-il qu'il demourast avec luy; jusques à la Nativité le tint. Mais luy, qui pas n'y demouroit volentiers, s'en partit sans le sceu du père et s'en alla en Acquitaine: et l'empereur demoura tout cel yver à Ais-la-Chapelle.
[926]Vers la nouvelle saison vindrent nouvelles à court et fu compté à l'empereur qu'aucuns esmouvemens de guerre estaient sours en Bavière. Tantost s'appareilla et vint jusques à Hausbourt, et assez tost après estaint tout et appaisa tout le païs[927]. En France retourna et tint un parlement en la cité d'Orlians. A son fils Pepin manda qu'il feust là à l'encontré de luy, et cil y vint: toutes voies ce fu contre sa volenté. Lors s'apperceut l'empereur qu'il estoit desvoié de bien faire et corrompu d'aucuns mauvais hommes, et meismenient par Berart, qui en Acquitaine demouroit, et par qui conseil il ouvroit au temps de lors. Pour savoir de ceste chose trespassa Loire l'empereur, et vint à Joquegny en son palais, qui est en Limosin[928]. La cause de Berart fu enquise et débatue. Accusé fu de desloyauté, mais l'accuseur se tira arrière, né ne voult aler avant en la besoigne, jusques au gage de bataille. Toutes voies pour ce que l'en avoit de luy souspecon et grant présumpcion, fu-il osté de son estat et de l'onneur où il estoit. Et l'empereur envoia Pepin à Trèves en prison, pour le chastier de ses mauvaises meurs. Quant il fu là mené, ceulx qui garder le devoient luy firent si grant laschée, ou appenséement[929] ou par négligence, qu'il s'en eschapa par nuit. Par le païs s'en ala celle part où il voult. Si ne retourna pas en Acquitaine, jusques à tant qu'il[930] s'en fu parti.
Note 926: Vita Ludov. Pii.—XLVII.
Note 927: Estaint tout, etc. Le latin dit plus simplement:
«Insurgentia sedavit.» Hausbourt. Variantes: Heresbourc.
Note 928: Joquegny. «Ad Jocundiacum palatium venit, in territorio
Lemovico situm.» C'est aujourd'hui Joac suivant Don Germain, IVème
livre De re dipptomaticâ.
Note 929: Ou appenséement, ou avec méditation. Cette phrase répond
à ces mots latins: «Cùm indulgentiùs haberetur.»
Note 930: Qu'il. Que l'empereur.
En ce point voult mettre l'empereur bonnes et devises[931] entre le royaume Lothaire et le royaume Charlot, son mainsné fils; mais sa besoigne ne fu pas parfaite pour aucuns empeschemens dont nous parlerons ci-après.
Note 931: Bonnes et devises. Bornes et séparations.
En tour la feste Saint-Martin fist l'empereur querre Pepin son fils, et luy manda qu'il venist à luy. Et cil se defuioit, et pas ne vouloit aler en Acquitaine, jusques à tant que son père s'en feust parti. Retourner s'en vouloit en France l'empereur, mais l'yver commença si fort et si aspre comme l'on n'avoit veu long-temps devant. Premièrement commença par plouages, et après fu la terre molle et destrempée. Et puis gela si très-fortement que nul n'estoit qui peust aler à cheval. D'Acquitaine se partit, et vint à une ville qui a nom Reste[932]. Le flun de Loire trespassa et s'en vint yverner en France. [933]Mais trop fu travaillé et luy et sa gent des griefs qu'ils souffrirent en celle voie.
Note 932: Reste. Aujourd'hui Rest, sur la Loire, à peu de distance de Mont-Soreau.
Note 933: Mais trop fu travaillé, etc. Le latin porte: «Quod et fecit, sed minùs honestè quàm decuit.» C'est-à-dire, avec moins de dignité qu'il ne convenoit à son rang.
Coment tout le peuple se tourna devers ses fils, et de la déception l'apostole. Coment ses fils le prindrent luy et sa femme et Charlot son petit fils. Coment ils despartirent le royaume; de la complainte que il fait de ses fils; puis coment il gaba le serjant qui le gardoit à Saint-Maard de Soissons.
[934]L'ennemi contraire à tout bien et à toute paix ne cessoit, chascun jour, de troubler la sainte pensée de l'empereur par ses menistres, qui firent entendant à ses fils qu'il les vouloit trahir et déshériter. Si ne regardoient mie à ce qu'il estoit si débonnaire et si humain à toutes gens, neis[935] à ceulx qui avoient sa mort jurée, comme luy-meisme savoit bien; coment donc pouvoit ce estre qu'il feist cruaulté né traïson vers ses enfans? Mais pour ce que mauvaises parolles corrumpent bonnes meurs, et la goute d'eaue qui chéit continuellement cave la pierre dure, il advint aussi que les menistres du diable pourchacièrent tant qu'ils assemblèrent tous ses fils à tant comme ils purent avoir de gens, chascun endroit soy. Et l'apostole Grégoire firent aussi venir par malice sous la couleur de pitié, ainsi comme pour mettre paix, sé il peust, entre l'empereur et ses enfans. Mais la vérité fu après apperceue. D'autre part vint l'empereur à Garmaise à grant ost. Là demoura grant pièce pour luy conseiller et aviser qu'il feroit. A la parfin, envoia à ses fils l'évesque Bernart[936] et autres messages, et leur mandoit qu'ils venissent à luy comme fils devoient venir à père.
Note 934: Vita Ludov. Pii.—XLVIII.
Note 935: Neis. Même.
Note 936: Bernart, évêque de Worms, ou Garmaise.
A l'apostole manda que s'il voulloit faire ainsi comme ses devanciers avoient fait, pourquoi il tardoit tant à venir à luy. Toutes voies s'espandit partout renommée, et raconta ce qui estoit vérité des autres. De l'apostole redisoit l'en qu'il n'estoit pour autre chose venu fors pour escommunier l'empereur et les évesques, s'ils estoient contraires à ses fils, et s'ils estoient de riens inobédiens à luy. Mais quant les prélas oïrent ce, ils respondirent que jà en ce cas ne luy obéiroient. Et sé il venoit pour eulx escommenier, il s'en iroit luy-mesme escommenié. Car l'autorite des anciens canons, ce disoient-ils, sentoit tout autrement.
Quant ce vint à la feste Saint-Jehan-Baptiste, l'empereur et ses fils d'autre part vindrent en un lieu qui puis icelle heure fu tousjours nommé Champ aux menteurs ou Champ plain de mençonges, pour ce que ceulx qui à l'empereur promettoient foi et loyauté luy mentirent en place[937]. Et pour ceste raison en demoura tousjours depuis le nom. D'une part et d'autre estoient jà les eschielles ordonnées pour assembler. Si n'avoit mais que de la bataille commencier, quant l'en dist à l'empereur que l'apostole venoit à luy; et quant l'empereur le vit venir qui jà estoit ordenné en sa bataille, il le receut toutes voies, mais ce fu à mains de révérence que ne dut; et luy dit qu'il ne venoit pas à luy en la manière qu'il devoit, car il avoit grant souspeçon contre luy. Aux hesberges fu mené. Là parla à l'empereur et luy affirma pour vérité qu'il n'estoit pour autre chose venu, fors pour mettre paix et concorde entre luy et ses fils. Car il avoit oï dire, ce disoit-il, qu'il estoit esmeu contre eulx, et qu'il ne voulloit oïr nulle prière. Ses causes et ses raisons l'empereur oï et demoura avec luy ne scay quans jours.
Note 937: Campus-Mentitus. On croit que ce lieu est situé entre
Basle et Argentières; en allemand: Rotleube.
Au départir, luy dist l'empereur que quant il seroit retourné qu'il pourchassast la paix envers ses fils. En tant de temps comme l'apostole fu avecques l'empereur, estoit jà tout le peuple tourné encontre luy, et s'en estoit alé en l'ost de ses fils. Si avoient les uns attrais par dons, les autres par prière, et les autres par menaces. Né l'apostole ne retourna puis à luy si comme il luy avoit commandé. Car ses amis ne souffrirent pas qu'il retournast. Moult fu l'empereur afleboié quant ses ennemis luy eurent ainsi sostraites les grans compagnies qu'il avoit amenées et le menu peuple. Et quant ce vint à la Saint-Pierre et Saint-Pol, la menue gent crioit contre l'empereur par flaterie, et d'autre part ses fils le menaçoient que ils courroient sur luy. Et le preudomme qui vit qu'il ne pourroit durer contre leur force se doubla moult de la cruaulté du menu peuple. Lors manda à ses fils qu'il ne feust pas livré ès-mains des menues gens: et ils luy remandèrent qu'il issit de ses hesberges et venist contre eulx et ils vendroient contre luy. Ainsi le convint faire. Encontre luy revindrent d'autre part, et descendirent des chevaux quand ils approuchièrent de luy. Lors les admonnesta qu'ils gardassent vers luy ce qu'ils luy avoient promis, et non mie taut seulement vers luy, mais vers sa femme et vers son fils. Et ils luy respondirent qu'il feust asseur de ce et que si feroient-ils. Lors les baisa, si les suivit jusques à leurs tentes. Tout maintenant luy fu sa femme ostée et menée en la tente Loys; et Lothaire fit mener elle et Charlot son petit fils en sa heberge, et commanda qu'ils feussent bien gardés.
Les traiteurs prindrent les seremens du peuple et partirent l'empire en trois parties aux trois frères. Loys prist la royne Judith et l'envoia de rechief en essil, en Italie, en une ville qui a nom Tartone[938]. Le pape Grégoire, qui près estoit là, commença à plourer quant il vit que les choses estoient ainsi menées, et s'en retourna à Rome.
Note 938: Tartone. Tortonne.
A tant se départirent les deux frères. Loys s'en ala en Bavière et Pepin en Acquitaine. Lothaire prist le père et le fils et les fist mener loin de luy privéement, à chevaucheurs armés, qui moult bien les gardoient. A une ville vint qui a nom Melangi[939]. Là demoura un pou, pour ordonner d'aucunes besoignes. Au peuple qui estoit avec luy donna congié et fist crier un parlement à Compiègne; par le païs de Vouge trepassa et par une abbaïe qui a nom Maurmoustier, et s'en ala tout droit à Mez et de là à Verdun; puis retourna en France. En la cité de Soissons s'en ala et laissa là son père en estroite prison en l'abbaïe Saint-Maard, et commanda qu'il feust estroitement gardé. Et Charlot son petit fils[940] fist aussi garder. Mais toutes voies ne commanda-il pas qu'il feust tondu. De là se partit et s'en ala en déduis de chaces et de gibiers, et y demoura jusques vers la fin de septembre.
Note 939: Merlegium villam. C'est l'ancien château de Marlenheim, à quatre lieues de Strasbourg, vers les Vosges.
Note 940: Son petit fils. Le jeune fils de l'empereur.
La complainte que l'empereur fait de ses fils, de leur cruauté et du deffault de foi et de desloyauté de ses barons et de ses prélas; et parle en telle manière en sa propre personne[941].
Note 941: Dom Bouquet dit ici en note: «Cette complainte, qui est une fable, ne se trouve pas dans la vie latine de Louis-le-Débonnaire.» J'avoue que je ne vois rien de fabuleux dans cette complainte, dont l'original étoit, suivant les plus grandes probabilités, conservé dans l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, quand les Chroniques françoises de Saint-Denis furent rédigées, c'est-à-dire vers la fin du XIIIeme siècle. Rien n'est invraisemblable dans la narration du malheureux empereur, et l'on ne voit pas bien comment on auroit inventé un monument de ce genre deux ou trois siècles après les événements auxquels il se rapportoit? On ne le retrouve plus aujourd'hui que dans la traduction du moine de Saint-Denis, voilà pourquoi si peu de personnes en ont remarqué le caractère et discuté la sincérité.
«Je Loys, César et empereur Auguste de l'empire des Romains, par la grace de Dieu. Comme je gouvernasse le monde qui est soubmis à l'empire de Rome, et je féisse plus grant lasche[942] de justice pour miséricorde que je ne déusse vers aucuns de mes gens, ceulx meismes que j'avois ainsi laschiés et donnée la vie qu'ils avoient meffaite par droit furent de si grant cruaulté qu'ils ne s'esmeurent pas tant seulement contre moy, ains misrent mes chiers enfans en telle forsenerie que eulx-meismes gettèrent les mains à moy et me misrent en prison et mon petit fils Charlot; et ma femme Judith envoièrent en essil. Tourmenté fu et grevé par ceulx à qui je n'avoie fait nul grief; mais toutes voies portoie-je ces maulx paciemment pour ce qu'il me sembloit que la volonté nostre Seigneur me pugnesist pour mes péchiés, en telle manière. En la cité de Soissons fu amené, en l'abbaïe et au couvent Saint-Maard et Saint-Sébastien. Et pour ce qu'ils savoient bien que je amoie bien le lieu, ils se conseillèrent et cuidèrent que je me deméisse, de ma volonté, de mes armes et de mon sceptre par aventure, après si grant tribulation et si grant desconfort.
Note 942: Lasche. Relâchement.
»Et quant ils m'eurent léans mis en estroite prison, pour faire ce qu'ils avoient devant pourparlé, ils envoièrent à moy aucuns de leurs menistres, et me firent entendant que l'emperéis Judith, ma femme, estoit vestue et voilée en une abbaïe de nonnains; et disoient qu'ils cuidoient encore mieulx qu'elle feust morte. Et pour ce que ils savoient bien que j'amoie moult Charlot, mon petit fils, sur toutes créatures, me disoient-ils aussi qu'il estoit tondu et vestu comme moine, au couvent de léans. Et quant je oï ce, je ne me peus tenir de plourer; si ne fu pas merveille; car j'estoie desposé et getté hors de la dignité d'empereur, et avoie perdu ma femme et mon doulx fils. Plusieurs jours fu en telles douleurs, en cris, en pleurs; si n'avoie nul qui de riens me reconfortast, et bien sentoie que je me dégastoie tout et afleboioie durement, pour le grant courous que j'avoie; si n'avoie confort de nully fors de Dieu. Car les huis et les entrées estoient si gardées que nul ne povoit à moy venir. Toutes voies y avoit-il une petite voie estroite par quoi l'on povoit aler au couvent des frères et en l'églyse; mais elle estoit moult curieusement gardée. Lors me pourpensay que je iroie; et quant je fus là venu, je m'agenoillay devant tous les frères et leur monstray comme à sages mires la maladie dont je me douloie, et leur priay moult dévotement qu'ils feussent en oraisons pour moy envers mon seigneur saint Maard et mon seigneur saint Sébastien, et qu'ils priassent pour l'ame ma femme, car je cuidoie certainement qu'elle fu trespassée, si comme ils m'avoient fait entendant. Et les preudommes qui grant compassion avoient de ma douleur me reconfortèrent moult, et ainsi comme s'ils feussent certains des choses qui estoient à avenir, me promirent que sé je mettoie du tout m'espérance en Dieu, que j'aroie prochainement confort et médicine de mes douleurs, par les prières et les mérites des glorieux confesseurs. Et quant ils m'eurent ainsi bien réconforté, et prié pour moy, ils me ramenèrent arrière, jusques à l'uis de la prison. Ens entray, et fu dedans aussi comme devant. La nuit qui après vint, estoie en la chartre, et moult désiroie à véoir l'estoile journal[943], pour la nuit qui trop me duroit.
Note 943: L'estoile journal. Lucifer. L'étoile du jour.
»Quant ce vint après matines, si m'en entrai en une petite chapelle dédiée de la trinité qui estoit près de la prison; et demouray illec grant pièce de nuit. Si regarday par aventure parmi une fenestre, et vis l'un des sergens qui me gardoit, qui sans raison me faisoit tant de maux comme il povoit; si estoit couchié près des fondemens, dessoubs la couverture, pour garder que je n'eschapasse, parmi celle fenestre. Et quant je me perceu qu'il dormoit comme cil qui estoit ivre et plain de vin, je montai en une eschièle qui estoit en un anglet de la chapelle, et pris une corde qui pendoit à un las, et la liai à une des hantes[944] qui léans estoit pour porter les enseignes en rouvoisons[945]; puis fis un las en la corde et la gettai parmi la fenestre. Par tel engin sachai à moy l'espée de celuy qui dormoit et la jettai en un fossé plain de fange et d'ordure, qui estoit près du fondément du mur. Lors appelai le sergent par son nom et lui dis: O bon sergent et bonne guaite[946] et espérance de tous tes compaignons, dors-tu ou sé tu veilles? Et il me respondit: «Je veille, je veille. Et je luy dis: Que fais-tu? Et il me respondit: Que te chaut? Et je luy dis: Sé besoing estoit, tu n'aroies point d'espée. Lors jetta les bras à son chief et puis se leva pour querre s'espée. Lors luy redisis: Hé bon sergent, sé tu m'éusses aussi bien gardé comme tu as t'espée, je ne feusse pas or ci. Et il me respondit: quoi qu'il soit fait de m'espée, je t'ai bien gardé jusques ci si comme il m'est commandé, et garderai encore. Je lui respondis: Pour ce doncques que tu es si bonne guaite et si sage, en guerredon de ton bon service, va et si prens t'espée que tu as si honteusement perdue en ce beau lieu et net qui est tout fait pour garder armeures. Et ainsi fu le ribaut escharni, qui maint despit m'eut fait en son povoir.
Note 944: Hantes. Perches.
Note 945: En rouvoisons. Pendant les rogations. Il s'agit ici des bannières d'église.
Note 946: Guaite. Sentinelle.
»En ce jour meisme, les frères de léans qui estoient en grant paine de savoir coment ma besoigne se portoit par dehors, me mandèrent la vérité en escript, en un rollet, par Hardouin, qui, chascun jour chantoit une messe devant moy. Si ne le m'osa bailler appertement, pour ceulx qui me gardoient. Mais quant j'alai offrir à sa main[947], pour l'ame de ma femme que je cuidoie qu'elle feust morte, il m'estraint la main de lès l'autel et jetta tout bellement le rollet en un saquelet devant moy, si que nul ne l'apperceut.
Note 947: Offrir à sa main. Sans doute, déposer en ses mains une offrande.
»Quant la messe fu chantée et ils furent tous hors issus, je pris ce rollet et commençai à lire. Lors vi bien que ma femme n'estoit pas morte et que mon fils n'avoit nul mal, et que plusieurs barons se repentoient moult de ce qu'ils s'estoient vers moy fauscé, et qu'ils m'avoient ainsi relenqui.
»Et vi après qu'ils s'appareilloient durement par armes que je feusse restabli. Et tant amenda ma besoigne de jour en jour par les mérites des glorieux confesseurs, que ils parfirent bien ce qu'ils avoient commencié, si comme il apparut en la fin.
De la repentance des barons qui contre luy furent, et de la fausse cautele des traiteurs. Coment Lothaire l'emmena à Ais-la-Chapelle. Coment les barons s'alièrent pour luy délivrer. Coment il fu laissié à Saint-Denis et il s'enfuit à Vienne, et coment il fu restabli en l'empire.
[948]La saison fu jà si avant passée que le septembre approucha. Entour les kalendes d'octobre repaira Lothaire à Soissons. Son père prinst qui estoit en l'abbaïe de Saint-Maard en estroite prison et le mena avecques lui à Compiègne. Là vindrent les messages Constantin, l'empereur des Griecs[949], Marc, arcevesque d'Ephèse, et Tules, maistre-sergent du palais[950]. A l'empereur estoient envoiés. Si luy apportoient présens; mais le fils ne voult le souffrir, ains oït les messages et receut les présens. Au parlement qui là fu assemblé se purgèrent aucuns[951] par serement et aucuns par simples parolles des cas que on leur mettoit sus. Si furent plusieurs qui avoient si grant pitié du père, qu'ils se repentoient, dont ils s'estoient consentis au fils contre luy, et estoient tous en celle répentance, fors ceux tant seulement qui la traïson avoit pourparlée. Et pour ce que les traitres se doubtoient que les choses qui estoient avenues ne se tournassent en cas contraire, ils se pourpensèrent d'un malice qui moult leur povoit valoir, ce leur sembloit. Car ainsi comme l'empereur avoit fait commune pénitence et plaine satisfaction au peuple de ce dont ils l'encolpoient, tout feust ce par faulceté, ainsi voulloient-ils qu'il féist plaine satisfaction à sainte Eglyse et qu'il méist jus les armes et baudré de chevalerie sans nul rappel, et qu'il ne feust pas tenu pour chevalier; contre le jugement des canons et des lois qui dient que nul ne doit estre puni né jugié deux fois, en un meisme cas. Pou en y eut qui ce jugement contredéist. La plus grant partie s'i accorda de parolle tant seulement, si comme il advient souvent en telles besoingnes, pour ce qu'ils n'eussent le mautalent des plus puissans. Ceste chose firent les traitres par le conseil d'aucuns évesques qui estoient parçonniers de la traïson.
Note 948: Vita Ludov. Pii.—XLIX.
Note 949: Le latin porte seulement: «Legatio Constantinopolitani imperatoris.» Cet empereur se nommoit Théophile et non pas Constantin.
Note 950: Et Tules, etc. Le latin porte: «Marcus archiepiscopus Ephesi, et protospatarius imperatoris.» La charge de protospataire (premier porte-glaive) répondoit assez bien à celle de grand écuyer, chez nos rois.
Note 951: Le latin ajoute: «Cum multi insimularentur devotionis in patrem.»
Ainsi jugièrent le preudomme qui pas n'estoit présent, et qui oncques n'avoit esté oï né convaincu du cas dont ils le jugièrent: et à ce le contraindrent que luy-meisme se déposa de l'ordre de chevalerie, et mist ses armes devant l'autel saint Sébastien le martir; et luy firent vestir une gonne[952] et puis garder comme devant en estroite prison. Après se départit le parlement droit à la feste Saint-Martin; si repaira chascun en sa contrée dolent et triste de ce qu'il estoit avenu à l'empereur. Et tout l'empire et tout le royaume de France en grant tumulte et en grant esmay. Le peuple de France et de Bourgoingne, d'Acquitaine et d'Alemagne s'assemblèrent, chascun en sa contrée, et se complaignoient ensemble de la honte et des griefs que l'en faisoit à l'empereur.
Note 952: Gonne. Robe longue. Variante du manuscrit 8299. Coulle: du latin cucullus. «Pullaque indutum veste.»
Guillaume le connestable de France et le conte Egebart travailloient moult à ce que l'empereur feust restabli. Tous ceulx qu'ils savoient de ceste volonté alioient ensemble; les contes Berart et Guérin refaisoient ainsi en Bourgoigne. Le peuple faisoient assembler et les attraioient à cest accort, les uns par promesses, les autres par beaux admonnestemens, et les autres lioient par seremens. Loys l'un des fils l'empereur qui jà estoit tourné devers son père, et qui lors demouroit en Alemaigne, et l'évesque de Mez, Dreues, qui frère estoit l'empereur, et mains autres qui là s'en estoient fouis, envoièrent le conte Huon[953] en Acquitaine à Pepin, l'autre frère, pour l'attraire à leur partie.
Note 953: Le comte Huon. Le latin édité porte: «Hugo abbas.»
C'étoit l'abbé de Saint-Quentin, fils de Charlemagne et frère de
Dreues de Metz aussi bien que de l'empereur.
[954]Quant l'yver fu trespassé et la nouvelle saison fu revenue, Lothaire prist son père et se partit d'Ais, et mut à venir droit à Paris. Parmi la terre de Hasbain trespassa, et fist assavoir à tous ceulx qu'il cuidoit que l'amassent qu'ils venissent encontre luy à Paris. Mais le conte Egebart et les autres barons de celle contrée avoient tandis assemblé grans gens. Contre Lothaire s'en alèrent pour délivrer l'empereur; si eussent encommencié ce qu'ils avoient en propos, mais l'empereur qui ce sceut regarda le peuple et le péril de luy et des autres, et fist tant à quelque paine qu'ils n'en firent plus.
Note 954: Vita Ludov. Pii.—L.
Tant chevaucha Lothaire toutes voies qu'il vint à Saint-Denis en France[955]. Pepin, qui jà s'estoit parti d'Acquitaine à grant gent, vint jusques au fleuve de Loire. Là s'arresta, car il ne put passer pour les pons qui estoient despéciés et les nefs enfondrées. Jà estoient partis de Bourgoigne le conte Warin et le conte Berart à grant compagnie de gens d'armes et estoient venus au fleuve de Marne.
Note 955: Vita Ludov. Pii.—LI.
Là demourèrent un pou en une ville qui a nom Bonnueil, pour le temps mauvais qu'il faisoit, et pour aucuns de leurs compaignons attendre. Ne sai quans jours demourèrent ainsi en celle ville et ès autres villes voisines; si estoit jà la saison vers caresme.
Quant ce vint doncques le jeudi de la première sepmaine de caresme, ils envoièrent à Lothaire en messages l'abbé Rambaut et le conte Gaucelin, et luy mandèrent qu'il leur rendist leur droit seigneur tout délivré: et sé il voulloit ce faire sceust-il qu'ils seroient pour luy envers son père, et jà pour chose qu'il eust faitte, despis ne luy en feroient, né jà n'en seroit courroucié né aménuisé de santé né de honneur; ou sé ce non, certain feust qu'ils leur seroient à l'encontre et requerroient leur droit seigneur par armes, et se combatroient à luy, sé il le convenoit faire[956], pour loyauté et pour justice à l'aide de nostre Seigneur.
Note 956: Sé il le convenoit faire. S'ils s'y trouvoient obligés.
A ce respondit Lothaire que nul ne devoit estre plus dolent de la honte né du grief du père, né plus lie né plus joyeux de son bien né de son honneur que luy meisme; né de ce ne luy en devoit-on pas mettre sus le blasme né la coulpe, pour ce qui avoit esté fait par le commun accort des anciens princes et des prélas, par lequel jugement il avoit esté déposé et mis en prison. A cette response se partirent les messages et retournèrent à ceulx qui envoiés les avoient. Mais tant leur dist[957], au départir, que le conte Guerin, Ode, Fouques et l'abbé Hue revenissent à luy pour traitier comment leur besoingne seroit faite; et commanda à sa gent qu'ils luy feissent assavoir quant ils devoient venir pour aler encontre eulx, et pour traitier de la besoingne. Mais toutes voies changea-il son propos et son conseil, quant il se fu conseillé à ceulx qui plus estoient de son cuer; car quant ce vint à lendemain, il laissa son père tout délivré à l'abbaïe Saint-Denis, et s'en ala en Bourgoingne, et chevaucha tant qu'il vint à Vienne et demoura là une pièce du temps; et ceulx qui avec l'empereur furent demourés luy admonnestoient qu'il repréist le sceptre et la couronne impériale; mais il ne le voult faire, jà soit ce qu'il eust esté déposé contre droit, jusques à tant qu'il eust esté réconcilié à sainte Église, par le ministère des évesques, ainsi comme il avoit esté dégradé. Le dimanche doncques qui après fu, fu réconcilié sollempneément par les évesques devant le maistre autel et luy ceint-on l'espée et le baudré de chevalerie, ainsi comme au commencement. Pour sa restitution, fit le peuple merveilleusement grant joie et grant léesce: meisme les élemens s'en réélescièrent, si comme il sembloit; car jusques à ce jour estoient cheutes fouldres et tempestes et si grans pluies que nul ne recordoit qu'il eust oncques si grans veues: et les vens avoient si fort venté que nul ne povoit passer les eaues, né à nefs né à bateaux.
Note 957: Leur dist: Ajoutez: Lothaire.
[958]De Saint-Denis se départit l'empereur, son fils ne voult ensuivre, jà soit ce que plusieurs luy ennortassent. Par Nanteuil passa et s'en ala à Carisi. Là attendit son fils Pepin etles barons qui séjournoient oultre le fleuve de Marne, et son fils Loys qui à luy venoit et amenoit avec luy tous ceulx qui oultre le Rin s'en estoient fouis. Si avint aussi que tous ses amis vindrent à luy, le dimanche de la mi-caresme que sainte Église s'esléesce, et que l'en chante Letare Jherusalem, en signifiant la grant joie qui là fu à ce jour. Liement et débonnairement les receut l'empereur. Moult les mercia tous, et leur rendit graces de leur bonne amour et de la foy enterine qu'ils luy avoient portée. Liement donna congié à Pepin son fils de retourner en Acquitaine. Et aux autres aussi donna congié en grant dévocion et humilité, quant ils se vouldrent partir. De France se partit et s'en ala à Ais-la-Chapelle: là receut sa femme l'empéreis Judith, que Boniface et l'évesque Rataut[959] luy eurent amenée de Lombardie, où ils l'avoient envoiée en essil, et Charles son fils qu'elle avoit tousjours avec luy. La Résurrection célébra à Ais-la-Chapelle; après la feste, s'en ala chacier en Ardaine, et après la Penthecoste s'en ala vers Remiremont pour soy déduire en chaces et eh pescheries.
Note 958: Vita Ludov. Pii.—LII.
Note 959: Ratoldus, évêque de Vérone.
Coment Lothaire ardi et prist la cité de Chalon, et coment l'empereur vint au secours, mais ce fu trop tart. Coment il le chaça jusques à Blois, et coment il vint à luy à merci, et coment l'empereur accusa les traiteurs par devant ses barons.
Quant Lothaire s'en fu fouy en Bourgoingne, si comme vous avez oï, le conte Lambert et le conte Mainfroy[960], qui sa partie soustenoient, furent demourer en Normandie et plusieurs autres de leur accort; la terre gardoient et la voulloient tenir à force contre l'empereur. Moult en avoit grant despit le conte Ode et mains autres de la partie l'empereur. Gens assemblèrent pour eulx chacier hors du païs et pour combatre encontre eulx, sé autrement ne povoit estre; mais ceste entreprise leur tourna à dommage et à confusion, pour ce qu'elle ne fu pas si bien né si sagement administrée comme elle deust; car leurs ennemis leur coururent sus, une heure qu'ils ne s'en prenoient garde; et ceulx qui furent esbahis de leur venue soudainement tournèrent en fuie. Là fu occis le conte Ode et Guillaume et un sien frère et mains autres de leurs gens, et ceulx qui eschaper purent par fuite et estre sauvés, s'en fouirent.
Note 960: Lambert étoit comte de Nantes, et Mainfroyon Malfredus avoit été dépouillé du comté d'Orléans en 828. (Note de Dom Bouquet.)
Ceulx qui eurent ainsi victoire demourèrent aussi comme en désespérance; et bien virent qu'ils ne povoient pas demourer illec seurement, car Lothaire leur estoit si loin qu'ils ne povoient avoir de luy secours; si se doubtoient encore assez plus que l'empereur ne venist sur eulx, ou qu'il n'y envoiast, ou qu'ils ne feussent encontrés de luy ou de sa gent s'ils se mettoient en voye pour aler à Lothaire. Pour ce se hastèrent d'envoyer à luy, et luy mandèrent la besoingne, le péril où ils estoient, et qu'il ne laissast pas qu'il ne les secourust. Et quant il oï ce, il proposa qu'il les secourroit. Le conte Warin et ceulx qui avec luy estoient garnirent en ce point la forteresce de Chalon, pour ce qu'elle leur feust refuge et deffense contre leurs ennemis, sé mestier feust. Lothaire qui ce sceut cuida là venir soubdainement, mais il ne peut à cette fois. Et toutes voies y vint-il à la fin, le chastel assist, et ardit tout quanqu'il trouva dehors la forteresce. Grant assault donnèrent ceulx de dehors, et ceulx dedens firent grant deffense. Quinze jours dura l'assault moult grant et moult aigre, et au derrenier fu la cité rendue. De trop grant cruaulté furent les vainqueurs, car ils robèrent premièrement toutes les églyses et toute la cité, fors seulement une petite églyse qui estoit fondée en l'onneur de saint George qui eschapa par miracle; car en ce point que toute la cité ardoit, la flambe qui tout dévouroit de toutes pars de la chapelle, prendre ne s'y put né nul mal ne luy fit; si ne fu-ce pas de la volonté ni du commandement Lothaire que la cité fu arse et destruite.
Tant cria la chevalerie contre Gaucelme, contre le conte Sanila et contre Madalesme, que ils eurent les chiefs coupés[961]. Et Gerberge, qui eut esté fille le conte Guillaume, fu noiée comme sorcière et enchanteresse[962]. La raison pourquoi les autres furent décolés ne savons-nous pas, car l'istoire s'en taist à tant. [963]Endementiers que ces choses advindrent, l'empereur et son fils Loys s'en alèrent en la cité de Langres; là luy furent premièrement ces nouvelles contées, qui moult le firent triste et dolent. Et Lothaire, qui ainsi eut exploité comme vous avez oï, se partit de Chalon, et par la cité d'Ostun s'en ala droit à Orléans; de là mut et s'en ala au Mans à une ville qui à nom Matulle[964]; l'empereur et son fils les suivirent à grans osts. Et quant Lothaire, qui jà avoit les sieus receus qui de Normandie s'en estoient à luy fouis, sceut que son père le suivoit, il fist tendre ses herberges assez près de l'ost l'empereur. En ce point démourèrent quatre jours, pour messages qui aloient des uns aux autres. Et la quarte nuit, Lothaire fist deslogier son ost, et commença tousjours à s'en aler de l'empereur et l'empereur à luy par une adresce, jusques à tant qu'il vint jusques au fleuve de Loire près du chastel de Blois, là endroit à une petite eaue qui a nom Cize qui chiet en Loire. Les hesberges tendirent d'une part et d'autre.
Note 961: Voici le latin édité: «Adclamatione porro militari, post
captam urbem, Gotselmus comes, itemque Sanila comes, nec non et
Madalelmus vassallus dominicus….» Gerberge étoit la femme de
Gaucelme.
Note 962: La phrase suivante n'est pas traduite du latin.
Note 963: Vita Ludov. Pii.—LIII.
Note 964: Matulle. En latin: Maduallis. On croit que c'est aujourd'hui la ville de Laval.
En ce point vint Pepin à tout grant gent à son père, et quant Lothaire sceut ce, il vit qu'il ne pourroit durer. A donc vint humblement à son père, et le père qui fu doulx et debonnaire ne luy fist autre mal fors qu'il le chastoia et reprinst de parolles. Les seremens prist de luy et de ses barons en telle seureté comme il voult, et puis le renvoia en Italie. Et pour eschiver les périls qui pourroient avenir, fist garder et fermer les destrois des montaignes et des chemins de Lombardie, que nul n'y peust passer sans le congié de ceulx qui les gardoient. Après s'en ala à Orléans; Loys son fils mena avec luy. Là luy donna congié de soy en retourner et aux autres; d'ilec s'en retourna à Paris. Après la feste de saint Martin tint parlement au palais de Attigni. Là fu ordonné coment aucunes mauvaises accoustumances des églyses et des choses communes feussent amendées; pour ce manda à son fils Pepin que toutes les choses qui avoient esté en sa terre tollues aux églyses, lesquelles luy et ses devanciers avoient données, feussent rendues et restablies sans demeure. Des messages envoia par les cités et par les abbaïes, et leur commanda que l'estat de sainte Églyse qui jà estoit déchoy feust refermé, et puis commanda aux messages qu'ils cerchassent les contrées pour les larrons et pour les robeurs, qui à ce temps faisoient moult de maulx; et, quant mestier leur serait, qu'ils appellassent en leur aide les princes et les seigneurs du païs et les hommes des éveschiés et des abbaïes pour prendre et pour chacier les maufaiteurs, et puis repairassent à luy, pour denuncier ce qu'ils auroient fait de ceste besogne, en Garmaise, où il devoit tenir parlement à l'issue de l'yver.
[965]Grant partie de cette saison demoura à Ais-la-Chapelle. Devant la Nativité s'en partit et s'en ala à Théodone, et d'ilec à Mez. Là célébra la sollempnité de Noël avec Dreues, l'évesque de la cité, qui son frère estoit. De là se partit et célébra la purification nostre Dame à Théodone. Là assembla parlement de ses barons, si comme il avoit ordonné devant.
Note 965: Vita Ludov. Pii.—LIV.
En cette assmblée fist sa complainte, devant tous les princes, des évesques qui avoient esté contre luy, et qui estoient cause de sa déposicion et de sa honte; mais aucuns s'en furent fouis en Lombardie, et aucuns, tout feussent-ils semons, ne vouldrent ou ils n'osèrent avant venir. De tous ceulx que l'empereur accusoit n'en y eut que un seul qui avoit nom Ébons[966]. Contraint fu à rendre raison de son meffait; si se complaignoit moult durement de ce, et disoit que l'en se prenoit à luy tant seulement de ce dont les autres devoient estre aussi en coulpe, et en laquele présence ce eut esté fait. A la parfin, quant la chose luy tourna à ennuy, il confessa tout plainement sa coulpe par le conseil d'aucuns évesques, et conferma par sa parole meisme qu'il n'estoit plus digne d'estre évesque né prestre, et jugea-il meisme qu'il devoit estre déposé d'office et de bénéfice, et puis bailla à l'empereur le libelle de cette sentence par les évesques meismes. Après ce fu Agobart, arcevesque de Lyon, deposé de l'arceveschié, pour ce qu'il avoit esté semons trois fois, né point n'estoit venu avant.
Note 966: Ébons. C'est le fameux archevêque de Reims.
Tous les autres évesques parçonniers de ce cas s'en estoient fouis en Italie. Le dimanche, qui fu après devant la Quarantaine, l'empereur et tout le peuple qui eurent esté à ce parlement vindrent à Mez; tandis comme l'en chantoit la grand messe, vint devant le maistre autel de l'églyse et fist lire, sur son chief, sept oroisons par sept arcevesques, en réconciliation de luy à sainte Églyse. Car ce ne suffisoit pas, si, comme il luy sembloit, il n'estoit réconcilié et restabli selon la manière qu'il avoit esté déposé; et moult en fu le peuple lie et en rendirent graces à nostre Seigneur; car ils virent qu'il fu restabli plainement en l'empire.
Après s'en retourna l'empereur et le peuple à Théodone, et le dimanche qui fu le premier jour de la Quarantaine, donna congié à chascun de retourner en sa contrée. Mais il se mut de la ville jusques à la fin de caresme et fist à Mez la sollempnité de la Résurrection. Après la Pentecoste, ala tenir général parlement en la cité de Garmaise.
En cette assemblée furent les deux fils Pepin et Loys. Lors n'entrelaissa pas l'empereur qu'il ne pensast du prouffit de la chose commune selon la coustume; car il fist avant venir les messages qu'il avoit envoyés par tout le royaume, et enquist diligeament à chascun coment ils avoient exploitié. Et quant il sceut que aucuns de ses comtes avoient esté lasches et péresceux en leurs terres garder et en prendre vengence des larrons et des malfaiteurs, il les condempna par diverses sentences, et les punit de telles sentences comme ils avoient desservi par leur paresce. ([967]Ci ne doit-on pas entendre que ce feussent comtes qui feussent princes, né hauls barons qui teinssent les comtés par héritages; ains estoient ainsi comme ballifs que l'on ostoit et mettoit à certain temps et punissoit de leurs meffais, car ils le desservoient; et si releva et adréça aucuns preudommes que ses fils avoient mal menés et grevés à tort.) Et reprist ses fils des griefs qu'ils faisoient à ceulx qu'ils devoient garder, et leur deffendit que plus ne le féissent, s'ils ne voulloient estre inobédiens à ses commandemens, et sé ils ne le faisoient il l'amanderoit selon droit jugement. Mais avant qu'il départist, on fist crier un autre parlement après Pasques à Théodone. Après ces choses, se traist à Ais-la-Chapelle pour yverner. A son fils Lothaire manda qu'il luy envoyast aucuns de ses plus nobles hommes pour traitier d'amour et de concorda entre eulx deux.
Note 967: Cette parenthèse n'est pas traduite du latin. Notre moine de Saint-Denis s'exprime ainsi pour expliquer une sévérité qui auroit scandalisé les barons du XIIIème siècle.
De la requeste Judith l'empéreris; coment Lothaire ne put venir à son père pour sa maladie. Des chastoiemens qu'il luy manda, pour les griefs qu'il faisoit à sainte Églyse. Des messages l'apostole que Lothaire retint; de la mort des barons Lothaire, et coment l'empereur manda ses fils au parlement; et d'autres choses.
L'empéreris Judith, qui bien veoit que l'empereur afléboioit et envieillissoit trop durement, et moult se doubta et apensa que il mourroit en tel point que elle et Charlot son fils seroient en péril, s'ils ne faisoient tant vers l'un des frères qu'il feust de leur accort, de ce se conseilla aux princes et au conseil l'empereur, et ils luy loèrent que ce feust Lothaire; car il leur sembloit que ce feust le plus profitable à l'empire. A l'empereur prièrent qu'il luy envoyast les messages de paix et d'amour, et qu'il luy priast de ceste chose. Et l'empereur, qui tousjours aima paix et concorde et non mie tant seulement de ses fils, mais des étranges et de ses ennemis meismes qui aucunes fois avoient sa mort jurée, le fist volentiers. [968]Mais en ces entrefaittes vindrent à court les messages Lothaire, desquels Walle fu le souverain[969]. L'empereur leur toucha de la besoingne devant dite. Et quant elle fu affinée et accordée, l'empereur revoult estre réconcilié à sa femme et à celuy Walle premièrement; car ils avoient eue sa male volonté pour aucunes raisons dont l'istoire a dessus parlé, et tout maintenant leur pardonna tout quanqu'ils avoient vers luy mespris, et manda Lothaire son fils par ses messages meismes qu'il venist à luy, et s'il y venoit, ce seroit son preu. Arrière retournèrent les messages et comptèrent à Lothaire ce qu'il luy manda et qu'il venist à luy. Mais il ne put à cette fois pour une maladie qui le prist. Ne demoura pas puis longuement que cil Walle accoucha malade et mourut. Long-temps languit Lothaire de celle maladie. Et l'empereur, qui par nature estoit piteux et compatient, fu moult dolent quant il sceut que son fils estoit cheu en langueur. Huon, son frère, et le conte Algaire envoya pour le visiter, et voult savoir coment il luy estoit. Et leur commanda qu'ils luy rapportassent certainneté de son estat. A l'exemple du roy David, qui moult fu dolent de son fils Absalon, qui tant avoit fait de mal au père et de persécutions.
Note 968: Vita Ludov. Pii.—LV.
Note 969: Souverain, premier.
Quant Lothaire fu eschappé de celle maladie et il fu du tout guari, il fu compté à l'empereur qu'il avoit rompu la paix et la concorde qu'il avoit promise, et gastoit jà moult durement la terre de l'églyse de Saint-Pierre de Rome et occioit les hommes que Pepin, son aïeul, et Charlemaines, son père, et luy-meisme avoient receue en garde.
De ces nouvelles fu l'empereur si esmeu et si courroucié qu'il y envoyast tantost ses messages, et ne voult qu'ils eussent ou pou ou néant d'espace pour eux appareiller à faire si longue voie. A son fils manda en admonnestant qu'il ne féist né ne soufrist à faire si grant desloyauté, et luy souvinst que quant il luy bailla à garder le royaume d'Italie, qu'il luy jura la cure de l'Églyse, et il la receust en telle manière qu'il la garderoit et deffendroit vers tous adversaires, et toutes ces convenances conferma-il par son serement: et bien sceust-il que s'il le brisoit, il courrouceroit Dieu et en seroit jugé au jour du jugement. Après ce, luy manda qu'il féist garnir les trespas de quanque mestier leur seroit jusques à Romme. Car il y béoit à aler pour visiter les apostres. Et sans faille il y feust meu; mais les Normans, qui soudainement s'embatirent en Frise, luy destourbèrent celle voie. Car il convint qu'il y alast à grant ost; mais il envoia tandis messages à Lothaire, l'abbé Foulcaut et un autre abbé qui avoit nom Rambaut et le comte Richart. Et leur commanda que le comte Richart et l'abbé Foulque luy apportassent la response de Lothaire, et que l'abbé Rambaut s'en alast tout oultre pour conseil querre d'aucuns cas à l'apostole George[970], et pour luy-mesme luy faire savoir la volonté l'empereur d'aucunes besoingnes. Au mandement l'empereur respondit Lothaire que volentiers feroit rendre les choses qui auroient esté perdues ou tollues à aucunes églyses de Lombardie. Mais le commandement qu'il luy mandoit d'aucunes autres choses ne pourroit-il garder né accomplir.
Note 970: Georges. Il falloit Gregoire.
A tant s'en partirent les messages et retournèrent à l'empereur, qui jà estoit retourné luy et son ost de Frise, et avoit les Normans chaciés de la terre. En son palais de Franquefort le trouvèrent, là estoit demouré en déduit de bois tout le mois de septembre. [971]Après celle saison s'en ala pour yverner à Ais-la-Chapelle. Et l'abbé Rambaut, qui fu alé jusques à Romme, si comme il luy fu commandé, trouva l'apostole Gregoire malade de flum de sang. Et jà soit ce qu'il le laschast aucunes fois par ailleurs, il le rendoit aussi continuellement par les narilles; mais il fu si très lie de la venue du message à l'empereur, que luy meisme dist qu'il avoit aussi comme tout oublié sa douleur. Avec soy le fist mengier et luy donna grans dons. Au départir envoia avec luy deux messages qui estoient évesques, si avoit l'un nom George et l'autre Pierre. Lothaire, qui bien sceut qu'il envoioit messages à l'empereur, envoia à la cité de Bouloingne Léon, qui au temps de lors tenoit grant lieu en sa court. Les deux messages à l'apostole trouva, durement les espovanta et leur commanda qu'ils ississent de la cité. Et quant l'abbé Rambaut, qui message estoit à l'empereur, vit ce, il prist tout coiement la lettre que l'apostole envoioit à l'empereur et la bailla à un sien sergent qui la porta jusques oultre les mons, en l'abit d'un pauvre mandient de la cité. Puis se partit et repaira à l'empereur.
Note 971: Vita Ludov. Pii.—LVI.
En ce temps, avint une mortalité et une pestilence ès barons et au peuple qui de France s'en estoient alés avec Lothaire si très grande qu'elle est merveilleuse à raconter et à oïr. Car en si pou de temps comme il a des kalendes de septembre jusques à la Saint-Martin, moururent tous ceulx qui sont ci nommés: Joucelin[972], évesque d'Amiens; Élizée, évesque de Troies; Walle, abbé de Corbie; Hue, Lambert, Godefroy et les fils de Godefroy; Aginbert, comte du Perche; Bulgaire et Richart. Ce Richart eschapa premier; mais il en rechay, puis il mourut. Tous estoient de si grant affaire et si sages que l'en disoit que France estoit demourée orpheline de sens et de noblesce et de force, puis que ceulx s'en estoient partis. Après la mort de ces nobles hommes, monstra bien nostre Seigneur coment c'estoit profitable chose de garder ses commandemens; car il dit que le sage ne se doit pas glorifier en son sens, né le fort en sa force, né le riche en sa richesse[973]. Mais qui est cil qui ne se doie esmerveiller du fin cuer et de la bonne volenté l'empereur, et comme saintement et dignement nostre Seigneur le gouverna à tous les jours de sa vie, car quant il oït la mort de tous ces nobles hommes, qui pour haine de luy l'avoientdéguerpi et s'en estoient alés à Lothaire son fils, il ne s'en esjoï oncques en son cuer, né ne s'esléesça pour la mort de ses ennemis, ains commença à plourer et à batre sa coulpe[974] et à prier nostre Seigneur qu'il leur pardonnast leurs péchiés.
Note 972: Joucelin, c'est-à-dire, Josse, autrefois… C'est le Josse olim du texte latin qui a trompé notre traducteur.—Jessé avait été privé du siége d'Amiens en 830.
Note 973: Jeremie, ch. 9, v. 23.
Note 974: Sa coulpe. L'habitude de prononcer, en se frappant la poitrine, le mea culpa, avait fait confondre ce mot avec celui qui désignait la poitrine même. De la l'expression si fréquente de battre sa courpe ou coulpe.
En ce temps se rebellèrent les Bretons derechief: mais aussi légièrement furent-ils chaciés et abatus, comme l'empereur mist s'espérance à cellui que l'en dit: biaux Sire Dieu, tu as povoir quant tu veulx[975]. En ce temps environ la Chandeleur, assembla l'empereur grant parlement à Ais-la-Chapelle et meismement d'évesques; là fu ordonné de l'estat de l'Églyse. Et fu faite la complainte des rapines et des griefs que Pepin et les siens avoient faits aux églises. Pour ce fut ordené que Pepin et sa gent feussent admonnestés à com grant péril des ames ils avoient tollues et ravies les choses des églyses. Si tint ceste admonicion bonne fin; car Pepin et sa gent receurent débonnairement l'admonnestement l'empereur, et obéit volontiers à son père; car il rendit aux églyses leurs biens et leurs possessions, et conferma la restitution par son séel, et voult que sa gent se tenissent dès lors de telles rapines.
Note 975: Sagesse, c. 12, v. 18.
[976]Après cestuy parlement, en fist l'empereur assembler un autre ou temps d'esté, en la contrée de Lyon en un lieu qui s'appelle Stramat[977]. A ce parlement vinrent ses deux fils Pepin et Loys. Lothaire n'i fut pas, car il estoit encore trop foible après sa maladie. En ce parlement furent débattues les causes de l'églyse des arceveschiés de Lyon et de Vienne qui estoient vagues et sans pasteurs; les évesques qui semons estoient au parlement s'en estoient destournés, si comme l'évesque Agobars et Bernart, arcevesque de Vienne. Ce Bernart y vint toutes voies, mais il s'en refouyt tantost; si ne fu pas ceste besoingne parfaite pour ce que les prélas n'estoient pas présens.
Note 976: Vita Ludovici Pii.—XLII.
Note 977: Stramat, en latin Stramiacum. C'est aujourd'hui Crémieux.
En ce parlement fu aussi plaidoié et débatu la cause des Gotiens qui estoient divisés en deux parties; car l'une soustenoit la partie Berart et l'autre celle de Berengier, le fils le comte Huironne[978]. Et ceste cause fu terminée par une aventure qui advint; car celluy Berengier mourut. Et la seigneurie et le povoir demoura toute à Berart.
Note 978: Huironne. Le latin porte: H. Turonici quondam comitis filius.
De la comète qui apparut. Coment l'empereur donna à Charlot, son petit fis, partie de l'empire, dont les frères furent moult courouciés. Coment il le couronna. De la complainte du peuple contre le comte Berard. Coment il donna grant terre à Lothaire, pour ce que il feust garde de son fils Charlot, et coment Loys ostoia contre son père.
Après ce parlement et ces choses, se départirent tous, et donna l'empereur congié à ses fils; en chaces de bois se déporta vers le mois de septembre; vers la Saint-Martin se traist vers la Chapelle pour yverner. Tout cet yver y demoura et y célébra la sollempnité de Noël et de Paques. [979]Lors apparut au ciel un signe espouvantable que l'en nomme l'estoille comète; si dient les astronomiens qu'elle signifie mort de princes. L'empereur qui l'estudioit volentiers en telles choses, l'apperceut premièrement: tantost fist venir devant luy deux clercs qui de cel art savoient, et leur demanda qu'il leur sembloit de ce signe? L'un de ces deux clercs fu celluy qui ceste histoire escript, si comme il dit là endroit. Lors luy dit le clerc qu'il attendist la response de luy de ce qu'il demandoit, jusques à lendemain qu'il auroit mieux l'estoille pourveue et la signification congnue; et l'empereur cuida, si comme il estoit voir, qu'il ne luy déist fors pour passer temps et pour ce qu'il avoit paour que il ne feust contraint à respondre telle chose dont l'empereur fu courroucié. Lors luy dit: «Va tost sur les murs de ce palais et me saches à dire la vérité de ce que tu auras veu; car je sai bien que c'est l'estoille et le signe dont nous avons aucunes fois parlé. Va doncques, et si m'en saches à dire ce qu'il t'en semblera.»
Note 979: Vita Ludovici Pii.—LVIII.
Adont luy respondit le clerc, quant il eut celle estoille veue; aucunes choses dist et d'aucunes se tut. Et l'empereur qui bien s'en apperceut luy dit lors: «Une chose y a, dont tu ne parles mie. Car je scay bien que ce signifie mort de princes et mutacion de règne.» Le clerc luy mist avant l'authorité du prophète pour lui appaisier, qui dist ainsi: N'aies paour des signes du ciel qui les gens espouvantent[980]. Et l'empereur respondit par grant sens et par grand fermeté de cuer et de foi: «Nous ne devons,» dit-il, «nulle riens doubter tant comme celluy qui créa l'estoille. Et nous-mesmes ne povons pas assez louer né merveiller sa débonnaireté qui nous daingne admonester par tels signes, pour que nous qui sommes pécheurs et sans repentance, nous retraions de nos péchés. Et pour ce que ce signe touche moy et tous les autres, chascun se devroit efforcer de sa vie amender, que nos péchiés ne nous tollent à avoir sa grace et sa miséricorde.» Quant il eut ce dit, il demanda le vin[981], si but; et puis tous les autres. Presque toute celle nuit veilla en prières et en oroisons. Au matin appella les ministres du palais et leur commanda que l'en donnast aux moustiers et aux povres, aux moines, aux chanoines et aux autres gens de religion. Messes fist chanter à tant de prestres comme l'en peut trouver. Si ne se doubtoit pas tant de luy come de l'estat de Sainte Églyse qu'il avoit à garder.
Note 980: Jeremie, chap. 10, v. 2.
Note 981: Il demanda le vin. Le latin dit: «Paulisper mero induisit.» C'est bien là le vin du coucher; sorte de collation que nos pères faisoient avant de reposer, et dont il est si souvent parlé dans les Chansons de geste.
Après ces choses, s'en ala pour chacier en la forest d'Ardaine. Et, ainsi comme l'en disoit, toutes les choses que il voult ordenner et faire en ce temps luy vindrent à bonne fin[982]. Le mois d'aoust approchant, fu à Ais-la-Chapelle. Là donna une partie de l'empire à Charles son fils, en la présence des ministres du palais et des contes palazins qui là furent assemblés. De ce furent moult courrouciés les autres frères quant ils le sceurent. Pour ce firent parlement ensemble; mais quant ils virent qu'ils ne le pourroient pas contredire, ils faingnirent et souffrirent ce que l'empereur avoit ordonné. Ainsi demoura le père tout cel esté. Quant ce vint vers le septembre, il assembla parlement vers la ville de Carisi; là vint son fils Loys du royaume d'Acquitaine, et fu présent à celle assemblée. Avant que le parlement départist, fist l'empereur chevalier son fils Charles, et le couronna et vestit de garnemens royaux, et luy donna Neustrie que Charles, son aïeul[983], avoit tenue. Tant comme il put s'efforça de garder la paix entre ses fils.
Note 982: Vita Ludovici Pii.—LIX.
Note 983: Son aïeul. «Quam homonymus ejus Karolus….»
Après, donna congié à Loys de retourner en Acquitaine, et Charlot envoia en la partie qu'il luy avoit donnée. Mais avant qu'il se partist du père, les barons de Neustrie qui là estoient luy firent feaulté et hommage. Et ceulx qui pas n'estoient là luy firent autel serment quant il fu retourné en son royaume.
En ce temps vindrent à cour presque tous les plus nobles d'Espaigne[984]. Tous se plaignoient de Berart, le duc de ces parties, et disoient qu'il tolloit aux hommes et aux églyses leurs biens sans raison, tout à sa volenté. Pour ce, requeroient à l'empereur, qu'il les receust en sa garde et après y envoiast tels qui fussent si sages et si forts qu'ils rétablissent les choses tollues aux l'églyses et aux peuples, et féissent tenir et garder les anciennes coustumes et lois du païs. Volontiers s'accorda l'empereur à ceste requeste. Pour ceste besoingne furent esleus le comte Donnat, le comte Boniface et l'abbé de Flavigni. A tant se départit de là l'empereur et s'en ala chacier en bois vers le septembre, si comme il avoit accoustumé; vers yver se retraist vers Ais-la-Chapelle.
Note 984: D'Espaigne. «Penè omnes Septimaniæ nobiles.»
Quant le fort yver fu passé[985], droit ès kalendes de janvier, l'estoille comète apparut au ciel au signe de l'Escorpion. En pou de temps après mourut Pepin, l'un des fils l'empereur, l'empéreris Judith ne mist pas en oubli la besoingne qu'elle avoit encommenciée; car si comme nous avons jà dit, elle s'estoit conseilliée au conseil du palais, coment elle auroit en son aide l'un des fils l'empereur. Après la mort du père, derechief s'en ala aux barons et les pria de ceste besoingne. Et ils prièrent à l'empereur qu'il envoiast querre Lothaire, et luy mandast qu'il venist à luy par telle condicion que s'il voulloit amer et garder Charles, son frère, sceust-il certainement qu'il luy pardonneroit bonnement quanqu'il avoit oncques vers luy meffait, et qu'il luy donroit encor moitié de l'empire, fors Bavière tant seulement. Ceste chose pleut à Lothaire et à sa gent, et luy sembla que c'estoit son preu. [986]Après Pasques vint à son père en la cité de Garmaise, Le père le receut liement luy et sa gent. Largement leur fist livrer et administrer quanque mestier leur fu. Et l'empereur luy dist qu'il luy tiendroit volontiers ce qu'il luy avoit promis; et que dedens trois jours seroit conseillé et avisé, entre luy et sa gent, coment l'empire seroit départi et devisé, en telle manière toutes voies que luy et Charles auroient avantage de prendre avant à leur choix. Et Lothaire eut conseil qu'il s'accorderoit à ce; mais que l'empereur devisast l'empire à sa volenté. Toutes voies, disoit-il bien que ceste particion ne pouvoit estre égaument faite, pour ce que l'on ne savoit pas né les lieux né les régions. Lors départit l'empereur l'empire au mieux et au plus justement qu'il peut en deux parties, fors le royaume de Bavière qu'il eut donné à Loys son autre fils. Les barons et le peuple appella. A Lothaire donna tout le royaume d'Austrasie, si comme il se comporte jusqu'au fleuve de Meuse. Et l'autre partie de deçà devers occident donna à Charles, son petit fils; et confirma ceste partition par ses parolles, devant les barons et devant tout le peuple. Si lié estoit de ces choses qu'il avoit ainsi ordonnées, qu'il en rendit graces à nostre Seigneur et admonnestoit ses fils qu'ils s'entramassent entièrement, et se gardassent l'un l'autre. Et à Lothaire pria et commanda qu'il eust grant cure de son frère et qu'il luy souvenist qu'il estoit son père; et à Charles commanda qu'il luy portast honneur comme à son père espirituel et comme à son ainsné frère.
Note 985: La plupart des leçons latines portent hieme transactâ; mais Dom Bouquet a judicieusement préféré celle de quâ hieme.
Note 986: Vita Ludovici Pii.—LX.
Quant le père qui tousjours ama paix eut ainsi fait paix et amour entre les frères et entre les barons à son povoir, il donna congié à Lothaire de retourner en Italie. Mais avant luy donna de grans dons et sa benéiçon. Et si luy admonnesta qu'il gardast sa loyaulté et ce qu'il luy avoit promis. Tout cel yver demoura à Ais-la-Chapelle et célébra la Nativité et la Résurrection avant qu'il s'en partist. [987]Moult porta grief ceste partition Loys, le roi de Bavière. Ost assembla et saisit toute la terre delà Rin. L'empereur, qui ces nouvelles oït, le souffrit jusques à Pasques. Tantost après la feste esmut son ost et trespassa le Rin et la cité de Maïence et ala jusques à Tribure[988]. Là demoura un pou pour accueillir et pour attendre son ost. Lors s'en partit et vint jusques à la cité de Bodomat[989]. Là vint à luy son fils moult humblement quelque grief qu'il en eust; des parolles du père fu blasmé et repris; et luy recongnut qu'il avoit mal fait et promist qu'il amenderoit tout. Et le père qui tousjours fu doulx et débonnaire luy pardonna tantost. Avant le chastia et reprit de parolles dures si comme il l'avoit desservi; après le blandit et assouagea de belles paroles. A tant luy donna congié de retourner en Bavière. Et l'empereur se mist au retour; le Rin passa et entra en Ardaine pour chascier, si comme il avoit accoustumé en celle saison.
Note 987: Vita Ludovici Pii.—LXI.
Note 988: Tribure, ou Tribourg. Entre Mayenne et Oppenheim,
au-delà du Rhin.
Note 989: Bodomat. Latin: Bodomia. Il y avoit dans ce lieu de
Germanie un palais de nos rois.
De la discorde des barons et du peuple du royaume d'Acquitaine. Du parlement que l'empereur tint à Chalon, de l'ordonnance du royaume d'Acquitaine, et de l'estat de sainte Églyse. Coment son fils Loys esmut de rechief ses osts contre luy; de la maladie qu'il en eut et de son mautalent; et coment il accoucha au lit de la mort en la cité de Maïence.
Encore se déportoit l'empereur en chaces et en gibiers, quant certaines nouvelles luy vindrent d'Acquitaine par messages qui à luy venoient; et affirmoient, ce qui voir estoit, que une partie des plus nobles hommes de la terre attendoient son ordonnement et sa sentence du royaume d'Acquitaine; et les autres estoient courrouciés de ce qu'ils avoient oï dire qu'il avoit donné son royaume à Charles, son mainsné fils. Et pour ceste besoigne vint à luy Ébroin, l'évesque de Poitiers, et luy dist que luy et les autres des plus grans hommes du royaume d'Acquitaine attendoient à oïr sa volenté, et estoient tous près d'accomplir son commandement; si estoient en ceste volenté et en ceste ordonnance les plus grans du païs, si comme luy-meisme, le comte Regnault, le comte Gérart, qui gendre estoit Pepin, le comte Rothaire et mains autres qui estoient de leur volenté. Mais l'autre partie du peuple et meismement Emein, le plus grant et le plus chevetain, n'estoient pas de celle volenté, ains avoient prins l'enfant Pepin, son nepveu, pour ce qu'il devoit estre droit hoir du royaume; et s'en aloient par toute la terre et mettoient toutes leurs cures en faire rapines; et pour ce prioit l'évesque Ébroin à l'empereur pour Dieu qu'il méist hastivement conseil en ceste besoigne, et venist tost au païs, et ordennast du royaume à sa volonté avant que ceste pestilence moutepliast plus. L'empereur regracia moult l'évesque Ébroin pour sa bonne volenté et pour sa loyaulté et tous les autres aussi qui à son accort se tenoient. Arrière les renvoia et manda aucuns qu'ils feussent à luy à Chalon en Bourgoigne au mois de septembre, car il proposoit à y faire parlement. Si ne doibt-on pas cuider que l'empereur eust courage de l'enfant Pepin son nepveu deshériter. Mais il voulloit mettre conseil en sa besoigne et chacier et reprendre la légièreté des gens du païs, car il cognoissoit leur manière et leur desloyauté comme cil qui avoit esté norri au païs; et sçavoit qu'ils estoient gens où il n'avoit point d'espérance de seureté. Et pour ce qu'ils peussent corrompre et convertir les mauvaises meurs, Pepin son frere, le père de l'enfant, chacièrent-ils au commencement hors du royaume ceulx que luy-meisme avoit là envoiés pour luy garder et enseigner, ainsi comme ils avoient esté baillés à luy-meisme au temps Charlemaines son père. Et quant ils les eurent hors boutés, si s'abandonnèrent à faire leurs grans desloyautés parmi le royaume, toutes rapines et homicides si comme il est apparent, et comme savent ceux qui encore sont vivant. En toutes manières voulloit que l'enfant feust saintement nourri et enseigné, si qu'il peust prouffiter à soy et aux autres. Si luy souvenoit de cil qui ne vouloit donner terres à ses fils tant comme ils estoient jeunes; et quand on luy en parloit, il se excusoit en telle manière: «Je ne suis pas tant esmeu par envie contre mes enfans que j'ay engendrés de moy, que je veuille qu'ils ne soient à grant honneur. Mais pour ce, je scai bien que l'on admoneste légièrement à si jeunes gens de faire cruaulté, et ceux qui sont jeunes volontiers si accordent et assez légièrement.» Vers le mois de septembre s'en alla l'empereur à Chalon. Là assembla parlement si comme il avoit ordenné. Là fu traitié des besoignes de sainte Église et des besoignes du royaume communes et privées.
Après ce entendit et ordenna du royaume d'Acquitaine; de la cité de Chalon se partit, si estoit Loys avecques luy, l'emperéris Judith et Charles son fils, à grans compaignies de princes et de peuple. Le fleuve de Loire trespassa et s'en ala à Clermont en Auvergne. Là furent venus ses amis et ceulx qui loyauté luy portoient. Liément et débonnairemient le receurent. Et puis voult qu'ils féissent serement de loyauté à Charles son fils. Aucuns de ceulx qui ne voulloient avant venir fist prendre pour ce meismement que ils ne voulloient avant venir, ains alloient entour la route, espiant et faisant toultes et larrecins quant ils povoient. Jugier les fist et justicier selon les loys. Tant demoura au païs pour ordenner des besoignes du royaume que la Nativité approucha. La feste fist en la cité de Poitiers.
[990]La meisme nuit vint à luy un messagier qui luy apporta nouvelles que son fils Loys avoit assemblé Saisnes et Thoringiens, et estoit entré moult esforciement en Alemaigne. De ces nouvelles fu l'empereur si troublé, qu'il en receut en soy une maladie, car il estoit de grant aage et de fleumatique complexion, qui plus habunde en yver que en esté. Si avoit autres enfermetés dedans le corps et la douleur des nouvelles qui moult le tourmentoient, jà soit ce qu'il feust débonnaire oultre manière d'homme. Mais le grant cuer de luy qui oncques ne fu pour nulle adversité brisié, et ce qu'il véoit sainte Églyse troublée et le peuple crestien en persécucion, le fist fort à souffrir toutes adversités pour l'amour de nostre Seigneur.
Note 990: Vita Ludovici Pii.—LXII.
Quant ce vint vers le caresme, que les saintes jeunes durent commencier, il appareilla son ost pour ostoier en Alemaigne contre son fils Loys. Si le grevoit plus pour ce qu'il souloit tout ce saint temps despendre en matines et en jeunes et en oraisons et aumosnes; et il le convenoit ostoier et chevauchier en armes par le païs, né ne voulloit avoir un seul jour de repos pour la cure qu'il avoit de sainte Églyse ramener à pais et à concorde. Car il faisoit à l'exemple du bon pasteur qui pas ne doubte à abandonner son corps à martire pour la délivrance de ses ouailles: dont l'en ne doibt pas doubter qu'il ne ait les mérites receues, quant le souverain des pasteurs promet grant loier à ceulx qui ainsi travaillent pour l'amour de luy. A Ais-la-Chapelle s'en vint à grant travail de son corps et meismement pour la maladie qu'il sentoit. Droit à la sollempnité de Pasques vint là. Après la feste, se mist à la voie pour accomplir la besoigne pour quoi il estoit meu: le Rin trespassa et s'en alla en Thoringe, où il avoit entendu que Loys estoit. Mais quant il sceut que son père venoit si efforciement, il ne l'osa attendre, ains se mist à la fuite par Esclavonie, et par là retourna en Bavière. Et l'empereur assembla parlement en la cité de Garmaise. Si envoia endementiers en Italie à son fils Lothaire, et luy manda qu'il venist à son parlement pour traitier de ce et d'autres choses. Charles son fils et l'emperéris estoient demourés en France, et conversoient adoncques au royaume d'Acquitaine.
Incidence. Droit en ce temps fu éclipse de soleil universel, tel que entre l'éclipsé et la nuit n'a voit point de différence. Et jà soit ce qu'il feust[991] doulx et débonnaire selon nature, si eut-il fin triste et douloureuse. Car il fu par ce signifié que celle grant lumière qui luisoit au monde dessus le candelabre, se devoit départir en ténèbres et en tribulations. Car il commença lors à afleboier et à perdre le boire et le mangier, puis à sangloter et à souspirer et à deffaillir du tout. Et quant il se sentit ainsi en foible point, il commanda que on lui tendist ses paveillons en une isle de lès la cité de Maïence. Lors si defaillant fu de ses membres qu'il accoucha du tout au lit.
Note 991: Qu'il feust. Que l'éclipse.
Qui pourroit raconter la cure qu'il avoit de sainte Églyse et la joie qu'il avoit quant il la véoit en bon estat, et la douleur aussi et la compassion qu'il avoit de sa tribulacion? Qui pourroit nombrer les larmes qu'il respandoit en priant nostre Seigneur pour le confort de sainte Églyse? Il ne se doutoit pas pour ce qu'il trespassoit de ce siècle, mais pour les tribulacions qu'il sentoit qui estoient à venir après sa mort, et disoit en se complaignant: «Las pourquoi est ma vie fénie en telle tribulacion et en telle persécution de paix et de concordance.» Là estoient présens mains vaillans prélas pour lui reconforter et mains autres sergens nostre Seigneur. Entre les autres estoit Henry[992], arcevesque de Trèves; Othogaire, arcevesque de Maïence, et Dreues son frère, arcevesque de Mez, et arcichapellain du palais. Et en tant comme il estoit plus son prouchain, de tant se fioit-il plus en luy; c'estoit celluy à qui il se confessoit chascun jour, à qui il offroit à Dieu le sacrifice de vrai cuer contrit. Par quarante jours ne prist oncques aultre viande que le corps du Sauveur, en regraciant et loant la justice de nostre Seigneur, et en disant: «Sire Dieu, tu es juge droiturier; car pour ce que je n'ai pas jeuné la quarantaine, je te rends orendroit ces jeunes commandées.
Note 992: Henry. Le latin peut-être corrompu ou mal édité porte: Heti.
Coment l'empereur fist aporter tous ses joiaus devant luy pour départir aux églyses. Coment il donna sa couronne et s'espée à Lothaire, pour ce qu'il amast et soustenist Judith sa femme et Charles son fils. Comment il se complaint de son fils Loys. De son trespassement, et coment Dreues son frère, évesque de Mez, fist le corps porter à Mez, et noblement ensépoulturer en l'églyse Saint-Arnoul.
Lors commanaa à Dreues, son frère, qu'il féist venir devant luy tous les chambellens du palais et les menistres, et voult que tous ses joyauls et ses meubles feussent escris, en quelque chose que ce feust: en escrins, en or, en couronnes ou en pierres ou en armes, en livres, en vaisseaux et en draps de soie ou en ornemens d'églyses. Pour ce le faisoit qu'il voulloit savoir qu'ils pourroit donner aux églyses, aux povres et aux menistres du palais; et, au derrenier, que il pourroit donner à ses deux fils Lothaire et Charlon. A Lothaire donna sa couronne et s'espée par telle condicion qu'il portast foy et loyauté à sa femme Judith et à Charlon son frère, et qu'il luy laissast en paix sa partie du royaume, telle comme il luy avoit donnée devant les princes du palais, ainsi comme luy-meisme estoit tenu à tenir et à garentir par son serement.
Après ce qu'il eut ainsi ordenné de toutes ces choses, il rendit graces à Dieu de ce que riens propre ne luy demouroit. Son frère, l'évesque Dreues, et les autres prélas qui présens estoient, regracioient Dieu de ce qu'ils véoient la fin du saint prudomme en telle dévocion et en telle persévérence, sacrifiant à Dieu en vraie pacience les tribulations de ce siècle. Si devoit avoir bien telle fin, car il avoit tousjours eue vie aournée de vertus. Mais une chose y avoit qui un petit troubloit leur joie, car ils se doubtoient qu'il ne voulsist son cuer apaisier envers Loys son fils, qui tant de tribulacions lui avoit faites. Car ils savoient bien qu'il l'avoit tant de fois courroucié et meismement en la fin de sa vie qu'il en avoit grant ire et grant douleur au cuer. Toutes voies se fièrent tant en la pacience de son doulx cuer qui oncques pour nulle adversité n'avoit esté brisée qu'ils essaièrent légièrement sa pensée par l'évesque Dreues son frère: car il ne voulloit refuser de nule chose qu'il voulsist.
Et quant l'évesque Dreues luy eut son fils ramerteu, il monstra premier par semblant l'amertume et la douleur de son cuer. Mais après quant il fu revenu petit à petit à sa pensée et il se fu efforcié de parler tant comme il put, il commença à raconter et à nombrer les angoisses et les maulx qu'il luy avoit fais et puis les mérites qu'il avoit desservis à faire telles choses contre nature et contre le commandement nostre Seigneur. «Mais pour ce,» dist-il, qu'il ne peut à moy venir, pour faire satisfaction en tesmoing de Dieu et de vous qui ci estes présens, je luy pardoing tout quanqu'il m'a meffait. Mais à vous,» dist-il, appartient de luy amonnester que sé je luy pardone ce qu'il a tantes fois vers moy mespris, toutes voies n'oublie-il pas les travaulx et les griefs qu'il m'a fais à la fin de ma vie qui m'ont mené à la mort. Et qu'il n'oublie pas aussi ce qu'il a petit prisié et mis en despit les commandemens de nostre Seigneur qui commande qu'on porte honneur à son père et à sa mère.» [993]Après ces parolles il commanda que l'en chantast Vigiles devant luy; si estoit samedi au soir. Et puis commanda que l'en le seignast du signe de la sainte croix. Luy-meisme prist la croix et fist signe sur son front et sur son pis. Et quant il estoit las, il faisoit signe à l'évesque Dreues, son frère, qu'il le préseignast.
Note 993: Vita Ludov. Pii.—LXIV.
Toute celle nuit demoura si foible que nulle vertu corporelle n'estoit en luy, mais tousjours avoit pensée saine sobre et attemprée et certaine mémoire de sens naturel. Et au dimanche au matin commanda qu'on appareillast pour chanter messe; et voult que l'évesque Dreues son frère la chantast. Après la messe receut son Sauveur, et en un petit galice un pou de son précieux sang. Lors pria son frère et tous les autres qu'ils allassent mengier, et dist qu'il attendroit bien tant qu'ils feussent revenus.
Après quant ils eurent mengié et ils furent revenus, il sentit que l'eure de son trespassement approchoit. Il joingt le pouce au doi et fist signe à Dreues, son frère, qu'il s'approchast de luy, car il faisoit adès[994] ainsi, quant il le voulloit appeler. Quant luy et tous les autres prélas se furent approchés de luy, il leur requist par signes et par parolles telles comme il put qu'ils li donnassent leur benéiçon. Quant ce vint à celle heure que l'ame se dut départir du corps[995], il tourna sa face à senestre partie, et à toute la force du corps qu'il put en soy trouver, par manière de grant indignacion, il dist: Huz! huz![996] qui vault autant à dire comme hors, hors: dont il appert que il vit le diable à celle heure; de laquelle compaignie il n'eut oncques que faire né mort né vif. Après ce, retourna sa face à destre partie et puis si leva les yeulx vers le ciel; et de tant comme il regardoit plus horriblement à la senestre partie, de tant regardoit-il à la destre plus liement, en telle manière que entre luy et un homme qui rit n'avoit point de différence.
Note 994: Adès. Toujours.
Note 995: Le texte latin ajoute: Ut plures me retulet.
Note 996: Huz. C'est, je pense, l'interjection dont on se sert encore pour faire avancer les bêtes de somme. Hu! lequel mot, suivant le latin, significat foras, foras.
En ceste manière trespassa de ceste mortelle vie à la joie de paradis si comme l'en croit certainement. Car (ainsi comme un sage maistre dit) cil ne peut mauvaisement mourir qui tousjours a bien vescu. Le jour de son trespassement fu en la douziesme kalende de juillet. Le temps de sa vie soixante-quatre ans. Le temps du royaume d'Acquitaine trente-sept ans. Le temps de son empire vingt-sept ans. Le temps de l'incarnation huit cent quarante.
Quant il fu trespassé, Dreues son frère, l'évesque de Mez, et les autres prélas, les abbés, les comtes et les barons[997] qui là estoient présens, prindrent le corps et le firent mettre en terre à Mez à grant procession du clergié et du peuple: en l'églyse Saint-Arnoul le fist son frère enterrer honnourablement avec sa mère, la royne Hildegarde, qui léans estoit ensépulturée.
Note 997: Les barons. «Wassis dominicis.»
Au temps de cestuy empereur furent apportées les reliques en France de saint Ypolite et de saint Tiburce, et mises honnourablement en l'églyse Saint-Denis en France.