The Project Gutenberg eBook of La Duchesse de Châteauroux et ses soeurs

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Title: La Duchesse de Châteauroux et ses soeurs

Author: Edmond de Goncourt

Jules de Goncourt

Release date: November 24, 2011 [eBook #38118]
Most recently updated: January 8, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

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LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX ET SES SŒURS

PAR
EDMOND ET JULES DE GONCOURT
NOUVELLE ÉDITION

Revue et augmentée de lettres et documents inédits

TIRÉS DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE LA BIBLIOTHÈQUE DE ROUEN, DES ARCHIVES NATIONALES ET DE COLLECTIONS PARTICULIÈRES
PARIS
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR

1906

AU COMTE

ÉDOUARD LEFEBVRE DE BÉHAINE
MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE FRANCE EN BAVIÈRE

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION

En donnant ces volumes au public, nous achevons la tâche que nous nous étions imposée. L'histoire du dix-huitième siècle que nous avons tenté d'écrire est aujourd'hui complète. Chacune des périodes de temps, chacune des révolutions d'état et de mœurs qui constituent le siècle, depuis Louis XV jusqu'à Napoléon, a été étudiée par nous, selon notre conscience et selon nos forces. L'Histoire des maîtresses de Louis XV mène le lecteur de 1730 à 1775; l'Histoire de Marie-Antoinette le mène de 1775 à la Révolution; l'Histoire de la société française pendant la Révolution le mène de 1789 à 1794; l'Histoire de la société française pendant le Directoire le mène enfin de 1794 à 1800. Ainsi tout le siècle tient dans ces quatre études, qui sont comme les quatre âges de l'époque qui nous a précédés et de la France d'où sont sortis le siècle contemporain et la patrie présente.

Le titre de ces livres suffirait à montrer le dessein que nous avons eu, et le but auquel nous avons osé aspirer. C'est par l'histoire des maîtresses de Louis XV que nous avons essayé l'histoire du règne de Louis XV; c'est par l'histoire de Marie-Antoinette que nous avons essayé l'histoire du règne de Louis XVI; c'est par l'histoire de la société pendant la Révolution et pendant le Directoire que nous avons essayé l'histoire de la Révolution.

Ajoutons cependant à cette signification des titres les courtes explications nécessaires à la justification, à l'intelligence et à l'autorité d'une histoire nouvelle.

* * * * *

Aux premiers jours où, dans les agrégations d'hommes, l'homme éprouve le besoin d'interroger le passé et de se survivre à lui-même dans l'avenir; quand la famille humaine réunie commence à vouloir remonter jusqu'à ses origines, et s'essaye à fonder l'héritage des traditions, à nouer la chaîne des connaissances qui unissent et associent les générations aux générations, ce premier instinct, cette première révélation de l'histoire, s'annonce par la curiosité et la crédulité de l'enfance. L'imagination, ce principe et cette faculté mère des facultés humaines, semble, dans ces premières chroniques, éveiller la vérité au berceau. C'est comme le bégayement du monde où confusément passent les rêves de sa première patrie, les songes et les merveilles de l'Orient. Tout y est énorme et monstrueux, tout y est flottant et poétique comme dans un crépuscule. Voilà les premières annales, et ce qui succède à ces recueils de vers mnémoniques, hier toute la mémoire de l'humanité, et toute la conscience qu'elle avait, non de sa vie, mais de son âge: l'Histoire commence par un conte épique.

Bientôt la famille humaine devient la patrie; et sous les regards satisfaits de cette Providence que les anciens voyaient sourire du haut du ciel aux sociétés d'hommes, les hommes se lient par la loi et le droit, et se transmettent le patrimoine de la chose publique. La pratique de la politique apporte l'expérience à l'esprit humain. Dans toutes les facultés humaines, il se fait la révolution qui substitue la parole au chant, l'éloquence à l'imagination. Le rapsode est devenu citoyen, et le conte épique devient un discours: l'histoire est une tribune où un homme doué de cette harmonie des pensées et du ton que les Latins appelaient uberté vient plaider la gloire de son pays et témoigner des grandes choses de son temps.

Puis arrive l'heure où les crédulités de l'enfance, les illusions de la jeunesse abandonnent l'humanité. L'âge légendaire de la Grèce est fini; l'âge républicain de Rome est passé. La patrie est un homme et n'est plus qu'un homme; et c'est l'homme même que l'Histoire va peindre. Il s'élève alors, dans le monde asservi et rempli de silence, un historien nouveau et prodigieux qui fait de l'Histoire, non plus la tradition des fables de son temps, non plus la tribune d'une patrie, mais la déposition de l'humanité, la conscience même du genre humain.

Telle est la marche de l'Histoire antique. Fabuleuse avec Hérodote, oratoire avec Thucydide et Tite-Live, elle est humaine avec Tacite. L'Histoire humaine, voilà l'Histoire moderne; l'histoire sociale, voilà la dernière expression de cette histoire.

Cette histoire nouvelle, l'histoire sociale, embrassera toute une société. Elle l'embrassera dans son ensemble et dans ses détails, dans la généralité de son génie aussi bien que dans la particularité de ses manifestations. Ce ne seront plus seulement les actes officiels des peuples, les symptômes publics et extérieurs d'un état ou d'un système social, les guerres, les combats, les traités de paix, qui occuperont et rempliront cette histoire. L'histoire sociale s'attachera à l'histoire qu'oublie ou dédaigne l'histoire politique. Elle sera l'histoire privée d'une race d'hommes, d'un siècle, d'un pays. Elle étudiera et définira les révolutions morales de l'humanité, les formes temporelles et locales de la civilisation. Elle dira les idées portées par un monde, et d'où sont sorties les lois qui ont renouvelé ce monde. Elle dira ce caractère des nations, les mœurs, qui commandent aux faits. Elle retrouvera, sous la cendre des bouleversements, cette mémoire vivante et présente que nous a gardée, d'un grand empire évanoui, la cendre du volcan de Naples. Elle pénétrera jusqu'au foyer, et en montrera les dieux lares et les religions familières. Elle entrera dans les intimités et dans la confidence de l'âge humain qu'elle se sera donné mission d'évoquer. Elle représentera cet âge sur son théâtre même, au milieu de ses entours, assis dans ce monde de choses auquel un temps semble laisser l'ombre et comme le parfum de ses habitudes. Elle redira le ton de l'esprit, l'accent de l'âme des hommes qui ne sont plus. Elle fera à la femme, cette grande actrice méconnue de l'histoire, la place que lui a faite l'humanité moderne dans le gouvernement des mœurs et de l'opinion publique. Elle ressuscitera un monde disparu, avec ses misères et ses grandeurs, ses abaissements et ses grâces. Elle ne négligera rien pour peindre l'humanité en pied. Elle tirera de l'anecdote le bronze ou l'argile de ses figures. Elle cherchera partout l'écho, partout la vie d'hier; et elle s'inspirera de tous les souvenirs et des moindres témoignages pour retrouver ce grand secret d'un temps qui est la règle de ses institutions: l'esprit social,—clef perdue du droit et des lois du monde antique.

Et lors même que cette histoire prendra pour cadre la biographie des personnages historiques, l'unité de son sujet ne lui ôtera rien de son caractère et ne diminuera rien de sa tâche. Elle groupera, autour de cette figure choisie, le temps qui l'aura entourée. Elle associera à cette vie, qui dominera le siècle ou le subira, la vie complexe de ce siècle; et elle fera mouvoir, derrière le personnage qui portera l'action et l'intérêt du récit, le chœur des idées et des passions contemporaines. Les pensées, les caractères, les sentiments, les hommes, les choses, l'âme et les dehors d'un peuple apparaîtront dans le portrait de cette personnalité où l'humanité d'un temps se montrera comme en un grand exemple.

Pour une pareille histoire, pour cette reconstitution entière d'une société, il faudra que la patience et le courage de l'historien demandent des lumières, des documents, des secours à tous les signes, à toutes les traces, à tous les restes de l'époque. Il faudra que sans lassitude il rassemble de toutes parts les éléments de son œuvre, divers comme son œuvre même. Il aura à feuilleter les histoires du temps, les dépositions personnelles, les historiographes, les mémorialistes. Il recourra aux romanciers, aux auteurs dramatiques, aux conteurs, aux poëtes comiques. Il feuilletera les journaux, et descendra à ces feuilles éphémères et volantes, jouets du vent, trésors du curieux, tout étonnées d'être pour la première fois feuilletées par l'étude: brochures, sottisiers, pamphlets, gazetins, factums. Mais l'imprimé ne lui suffira pas: il frappera à une source nouvelle, il ira aux confessions inédites de l'époque, aux lettres autographes, et il demandera à ce papier vivant la franchise crue de la vérité et la vérité intime de l'histoire. Mais les livres, les lettres, la bibliothèque et le cabinet noir du passé, ne seront point encore assez pour cet historien: s'il veut saisir son siècle sur le vif et le peindre tout chaud, il sera nécessaire qu'il pousse au-delà du papier imprimé ou écrit. Un siècle a d'autres outils de survie, d'autres instruments et d'autres monuments d'immortalité: il a, pour se témoigner au souvenir et durer au regard, le bronze, le marbre, le bois, le cuivre, la laine même et la soie, le ciseau de ses sculpteurs, le pinceau de ses peintres, le burin de ses graveurs, le compas de ses architectes. Ce sera dans ces reliques d'un temps, dans son art, dans son industrie, que l'historien cherchera et trouvera ses accords. Ce sera dans la communion de cette inspiration d'un temps, sous la possession de son charme et de son sourire, que l'historien arrivera à vivre par la pensée aussi bien que par les yeux dans le passé de son étude et de son choix, et à donner à son histoire cette vie de la ressemblance, la physionomie de ce qu'il aura voulu peindre.

Cette histoire qui demande ces travaux, ces recherches, cette assimilation et cette intuition, nous l'avons tentée. Nos livres en ont indiqué, croyons-nous, les limites, le dessin général, les droits et les devoirs. Cela nous suffit; et tous nos efforts seront payés, toutes nos ambitions seront satisfaites, si nous avons frayé à de meilleurs que nous la voie que nous avaient montrée Alexis Monteil et Augustin Thierry.

* * * * *

Il nous reste à dire quelques mots du présent livre: les Maîtresses de
Louis XV
, pour en définir la moralité et l'enseignement.

La leçon de ce long et éclatant scandale sera l'avertissement que la Providence s'est plu à donner à l'avenir par la rencontre en un même règne de trois règnes de femme, et la domination successive de la femme des trois ordres du temps, de la femme de la noblesse: madame de la Tournelle, de la femme de la bourgeoisie: madame de Pompadour, de la femme du peuple: madame du Barry. Le livre qui racontera l'histoire de ces femmes montrera comment la maîtresse, sortie du haut, du milieu ou du bas de la société, comment la femme avec son sexe et sa nature, ses vanités, ses illusions, ses engouements, ses faiblesses, ses petitesses, ses fragilités, ses tyrannies et ses caprices, a tué la royauté en compromettant la volonté ou en avilissant la personne du Roi. Il convaincra encore les favorites du dix-huitième siècle d'une autre œuvre de destruction: il leur rapportera l'abaissement et la fin de la noblesse française. Il rappellera comment, par les exigences de leur toute-puissance, par les lâchetés et les agenouillements qu'elles obtinrent autour d'elles d'une petite partie de cette noblesse, ces trois femmes anéantirent dans la monarchie des Bourbons ce que Montesquieu appelle si justement le ressort des monarchies: l'honneur; comment elles ruinèrent cette base d'un état qui est le gage du lendemain d'une société: l'aristocratie; comment elles firent que la noblesse de France, celle qui les approchait aussi bien que celle qui mourait sur les champs de bataille et celle qui donnait à la province l'exemple des vertus domestiques, enveloppée tout entière dans les calomnies, les accusations et les mépris de l'opinion publique, arriva comme la royauté, désarmée et découronnée, à la révolution de 1789.

Ce livre, comme les livres qui l'ont précédé, a été écrit en toute liberté et en toute sincérité. Nous l'avons entrepris sans préjugés, nous l'avons achevé sans complaisances. Ne devant rien au passé, ne demandant rien à l'avenir, il nous a été permis de parler du siècle de Louis XV sans injures comme sans flatteries. Peut-être les partis les plus contraires seront-ils choqués, peut-être les passions contemporaines seront-elles scandalisées de trouver en une telle matière et sur un temps une si singulière impartialité, une justice si peu appliquée à les satisfaire. Mais quoi? Celui-là ne ferait-il pas tout à la fois la tâche de l'histoire bien misérable et sa récompense bien basse, qui donnerait pour ambition à l'historien l'applaudissement du présent? Il est dans un ancien une grande et magnifique image qui montre à notre conscience de plus hautes espérances, et doit la convier à de plus nobles devoirs. L'architecte qui construisit la tour de Pharos grava son nom dans la pierre, et le recouvrit d'un enduit de plâtre sur lequel il écrivit le nom du roi qui régnait alors. Avec le temps le plâtre tomba, laissant voir aux marins battus des flots: Sostrate de Cnide, fils de Dexiphane… «Voilà comment il faut écrire l'histoire,» dit Lucien, et c'est le dernier mot de son Traité de l'histoire.

EDMOND et JULES DE GONCOURT.

Paris, février 1860.

* * * * *

Cette biographie des MAÎTRESSES DE LOUIS XV, écrite il y a bien des années, quand je me suis mis tout dernièrement à la relire et à la retravailler, m'a semblé manquer de certaines qualités historiques. Le livre, à la lecture, m'a fait l'impression d'une histoire renfermant trop de jolie rhétorique, trop de morceaux de littérature, trop d'airs de bravoure, placés côte à côte, sans un récit qui les espace et les relie.

J'ai trouvé aussi qu'en cette étude, on ne sentait pas la succession des temps, que les années ne jouaient pas en ces pages le rôle un peu lent qu'elles jouent dans les évènements humains, que les faits, quelquefois arrachés à leur chronologie et toujours groupés par tableaux, se précipitaient sans donner à l'esprit du lecteur l'idée de la durée de ces règnes et de ces dominations de femmes.

Même ces souveraines de l'amour que nous avions tenté de faire revivre, ne m'apparaissaient pas assez pénétrées dans l'intimité et le vif de leur féminilité particulière, de leur manière d'être, de leurs gestes, de leurs habitudes de corps, de leur parole, du son de leur voix… pas assez peintes, en un mot, ainsi qu'elles auraient pu l'être par des contemporains.

Cette histoire me paraissait enfin trop sommaire, trop courante, trop écrite à vol d'oiseau, si l'on peut dire. En ces années, il existait chez mon frère et moi, il faut l'avouer, un parti pris, un système, une méthode qui avait l'horreur des redites. Nous étions alors passionnés pour l'inédit et nous avions, un peu à tort, l'ambition de faire de l'histoire absolument neuve, tout pleins d'un dédain exagéré pour les notions et les livres vulgarisés.

Ce sont toutes ces choses et d'autres encore qui manquaient à ce livre, lors de sa première apparition, que j'ai tâché d'introduire dans cette nouvelle édition, m'appliquant à apporter dans la résurrection de mes personnages la réalité cruelle que mon frère et moi avons essayé d'introduire dans le roman, m'appliquant à les dépouiller de cette couleur épique que l'Histoire a été jusqu'ici toujours disposée à leur attribuer, même aux époques les plus décadentes.

Cette histoire des MAÎTRESSES DE LOUIS XV, publiée dans le principe en deux volumes, je la réédite, aujourd'hui, en trois volumes indépendants l'un de l'autre et ayant pour titre:

LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX ET SES SŒURS.
MADAME DE POMPADOUR.
LA DU BARRY.

Trois volumes contenant la vie des trois grandes Maîtresses déclarées et qui sont en ce siècle de la toute-puissance de la femme «l'Histoire de Louis XV», depuis sa puberté jusqu'à sa mort.

EDMOND DE GONCOURT,

août 1878.

LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX ET SES SŒURS

I

Louis XV pubère dans le courant du mois de février 1721.—Amour de la chasse et sauvagerie du jeune Roi.—Son éloignement de la femme.—Le duc de Bourbon forme le projet de marier Louis XV.—État dressé des cent princesses à marier en Europe.—Les dix-sept princesses dont le Conseil examine les titres.—Mademoiselle de Vermandois et les causes qui l'empêchèrent de devenir Reine de France.—Marie, fille de Leczinski, Roi de Pologne.—Certificat des médecins sur les aptitudes de la princesse à donner au Roi de France des enfants.—Déclaration de son mariage par le Roi à son petit lever.—Contrat de mariage de Louis XV et de Marie Leczinska.—Épousailles par procuration de la princesse polonaise à Strasbourg.—Arrivée de la Reine à Moret.—Célébration du mariage du jeune roi dans la chapelle de Fontainebleau, le 5 septembre 1725.—Amour du Roi pour sa femme.—Dépêche du duc de Bourbon sur la nuit de noce de Louis XV.

Louis XV né le 15 février 1710, était pubère[1] dans le courant du mois de février 1721.

L'enfant malingre dans l'exercice quotidien et passionné de la chasse, en une existence toujours au vent, à la pluie, au soleil, à la gelée, était devenu fort et musculeux. À quatorze ans et demi, Louis XV aura les apparences d'un jeune homme de dix-huit ans[2].

Les forêts retentissantes des aboiements des chiens, les journées à cheval où le chasseur endiablé prend un malin plaisir à harasser et à tuer sa suite, les solides et animales réfections[3] après le forcement des bêtes et les curées toutes chaudes de sang fumant, les longues stations au cabaret, dit du Peray, près Rambouillet, égayées de plaisanteries et de joyeusetés féroces[4]: C'est là tout ce que semble aimer sur la terre ce grand et vivace adolescent qui fuit la société des femmes comme la peste[5], qui évite même de les regarder. Chez le souverain et le maître, il y a en ce temps comme la sauvagerie brutale, méchante et farouche d'un jeune Hippolyte.

On dirait même que Louis XV, à l'époque de sa majorité de Roi de France, ce Louis XV bientôt si amoureux de la femme, éprouve un éloignement, une répulsion, une horreur singulière et étrange du sexe. Des témoignages irrécusables parlent de mauvaises habitudes nées et développées dans l'ombre des garde-robes, de fréquentations de pages, de sales polissonneries qui, un moment, faisaient craindre de voir reparaître à Versailles les goûts contre nature et les mignons de la cour des Valois[6].

Dans l'été de 1724, un voyage est organisé pour Chantilly[7] qui n'a d'autre but que de chercher à inspirer à Louis XV le goût de la femme; et en lui amenant ses sens et ses tendresses, la cour espère voir s'adoucir, s'humaniser, pour ainsi dire, le naturel intraitable et anormal du jeune Roi.

* * * * *

La virilité inquiétante du Roi, jointe à de courtes et violentes maladies, amenées tantôt par un excès de nourriture, tantôt par la fatigue d'une journée de chasse où l'on avait couru à la fois et un cerf et un sanglier, tantôt par l'effort furieux que le jeune chasseur avait fait pour casser un arbre dans une forêt, décidait le duc de Bourbon, déjà sollicité par le sentiment public, à marier Louis XV. M. le Duc songeait en outre, comme chef de la maison de Condé, que si le Roi venait à mourir sans héritier, c'était la maison d'Orléans qui était appelée à recueillir la succession[8]. Le projet de renvoyer l'Infante qui n'avait que sept ans et ne pouvait donner des enfants à Louis XV que dans six ou sept années était arrêté, et bientôt, malgré l'opposition de M. de Fréjus, le renvoi était adopté au conseil[9].

Alors se faisait un travail sur les princesses de l'Europe à marier, travail que nous retrouvons aux Archives nationales[10] sous le titre:

ESTAT GÉNÉRAL DES PRINCESSES EN EUROPE QUI NE SONT PAS MARIÉES, AVEC LEURS NOMS, ÂGES ET RELIGION.

«Il y en a quarante-quatre de l'âge de 24 ans et au-dessus et qui, par conséquent, ne conviennent pas.

Il y en a vingt-neuf de 12 ans et au-dessous qui sont trop jeunes.

Il y en a dix dont les alliances ne peuvent convenir parce qu'elles sont de branches cadettes, ou si pauvres que leurs pères et leurs frères sont obligés de servir d'autres princes pour subsister avec plus d'aisance.

Il reste dix-sept princesses sur lesquelles se réduit le choix à faire pour Sa Majesté et dont l'état est ci-joint avec des observations[11].

         44
         29
         10
         17
        ___

Total 100

La liste des dix-sept princesses était celle-ci: Anne, fille du prince de Galles: 15 ans. Amélie-Sophie, fille du même: 13 ans. Marie-Barbe-Joseph, fille du roi de Portugal: 14 ans. Charlotte-Amélie, fille du roi de Danemark: 18 ans. Frédérique-Auguste, fille du roi de Prusse: 15 ans. Anne-Sophie, fille de l'oncle paternel du roi de Prusse: 18 ans. Sophie-Louise, fille du même: 15 ans. Élisabeth, fille ainée du duc de Lorraine: 13 ans. Henriette, troisième fille du duc de Modène, 22 ans. Marie Petrowka, fille du Czar: 16 ans. Anne, fille du même: 15 ans. Charlotte-Guillelmine, fille du duc de Saxe-Eisenach: 21 ans. Christine-Guillelmine, fille du même: 13 ans. Marie-Sophie, fille du duc de Mecklembourg-Strélitz: 14 ans. Théodore, fille de Philippe, frère du prince de Hesse-Darmstadt: 18 ans. Thérèse-Alexandrine, Mademoiselle de Sens: 19 ans. Mademoiselle de Vermandois, 21 ans.

Anne, princesse aînée de Galles—15 ans.

Le duc de Bourbon[12], ne mettant pas en doute que la princesse Anne n'embrassât pas la religion catholique, faisait un exposé des avantages et des désavantages de l'alliance. Par ce mariage la France devait avoir le concours de l'Angleterre pour calmer les mouvements du ressentiment de l'Espagne. Cette alliance devait en outre, dans le cas d'un conflit, amener la neutralité de la Hollande, toujours attachée aux intérêts de l'Angleterre. Enfin elle devait rendre plus entière l'entente avec le Roi de Prusse qui sentait le besoin de ne pas se séparer de cette puissance. Les désavantages étaient ceux-ci: 1° L'effroi de la catholicité devant ce mariage avec une princesse qui resterait, malgré son abjuration, attachée à son ancienne religion; 2° l'empêchement à tout jamais apporté à la protection qu'il conviendrait peut-être un jour d'accorder au chevalier de Saint-Georges; 3° l'hostilité de la cour de Rome dont on avait besoin pour faire sentir au Roi d'Espagne que le mariage de Louis XV était indispensable; 4° l'appui donné, dans le cas où la Reine aurait une autorité dans le gouvernement, aux religionnaires, aux jansénistes, cause de tous les malheurs qui étaient arrivés sous les règnes de Henri III et Henri IV.

Amélie-Sophie, seconde princesse de Galles—13 ans.

Mêmes raisons, en faveur ou en défaveur de cette princesse que celles données au sujet de sa sœur aînée.

Marie-Barbe-Joseph, infante de Portugal—14 ans.

La mauvaise santé de la famille de Portugal, les esprits fols et égarés qu'elle avait produits, faisaient craindre que le mariage ne produisît pas le résultat cherché. On craignait que la princesse n'eût pas d'enfants, qu'elle en eût très-tard, que ces enfants mourussent, enfin que cette alliance n'introduisît dans la maison de France les vices du sang de la maison de Portugal.

Charlotte-Amélie, princesse de Danemark—18 ans.

Cette princesse était luthérienne et nièce d'une tante qui avait refusé d'être Impératrice pour ne pas changer de religion. Puis, en cas d'une abjuration, il y avait à redouter d'être engagé à prendre un parti trop déclaré contre le Czar et la Suède pour maintenir le père dans le duché de Neswick.

Fridérique-Auguste-Sophie, princesse de Prusse—15 ans.

Princesse luthérienne qui était, par les derniers traités entre l'Angleterre et la Prusse, promise au fils aîné du prince de Galles.

Les deux filles du margrave Albrecht, oncle paternel du Roi de Prusse.—L'aînée 18 ans, la cadette, 15.

Princesses calvinistes qui, n'étant que cousines germaines du Roi de Prusse, n'assureraient pas l'appui à la France du Roi appartenant au Roi d'Angleterre par les doubles mariages que ces deux souverains avaient faits entre leurs enfants.

Élisabeth, princesse aînée de Lorraine—13 ans.

Le passé où on retrouve des princesses de Lorraine, reines de France, plaidait en faveur de cette princesse, mais le duc de Bourbon faisait remarquer que les princesses de Lorraine qui avaient été reines de France avaient toujours apporté la guerre civile. Il ajoutait que cette maison avait une liaison trop intime avec la maison d'Autriche, et prédisait le mécontentement des ducs et des grands du royaume menacés de la prépondérance des princes lorrains établis en France[13].

Henriette, troisième princesse de Modène—22 ans.

La princesse Henriette était écartée comme fille d'un trop petit prince et sortant d'une maison où il y avait eu trop de mésalliances[14].

Marie Petrowka, princesse aînée czarienne—16 ans.

Le mariage de cette princesse était arrêté avec le duc de
Holstein-Gottorp.

Anne, princesse czarienne—15 ans.

La princesse Anne dont la main avait été offerte par la czarine, princesse bien faite et d'une figure aimable, était repoussée à cause de la basse extraction de sa mère, de l'éducation et des habitudes barbares de son pays, du sang encore trop neuf de la famille des Czars pour les vieilles familles royales de l'Europe.

_Charlotte-Guillelmine et Christine-Guillelmine, filles du duc de Saxe-Eysenach—L'aînée 21 ans, la cadette 13 ans.

Marie-Sophie, fille du duc de Mecklembourg-Strélitz—14 ans._

Trois princesses luthériennes sortant de branches cadettes peu riches.

Théodore, fille de Philippe, frère du prince de Hesse-Darmstadt—18 ans.

Luthérienne dont le père était cadet d'une branche cadette, et sa sœur mère du duc d'Havré, Flamand au service de l'Espagne[15].

Ici le duc de Bourbon arrivait à ses deux sœurs.

Mademoiselle de Sens—19 ans.

«Il y a quelque chose à dire sur sa taille.»

Mademoiselle de Vermandois—21 ans.

«Sa figure est telle qu'on la peut souhaiter.»

Ses mœurs ont répondu à son éducation; sa vocation pour la retraite est un témoignage de sa sagesse et de sa religion.

Elle est d'un caractère doux et d'un esprit aimable; son âge, qui peut être objecté, la rend plus propre à donner des héritiers bien constitués, et il pourrait mieux convenir de préférer une personne dont on connaît l'esprit et le caractère, à une autre dont on les ignore et qui les pourrait avoir tels qu'on aurait lieu par les suites de se repentir du choix qu'on aurait fait.

Ici, le duc de Bourbon prenant la parole, disait que la naissance de mademoiselle de Vermandois ne pouvait être considérée comme un obstacle à son élévation au trône, puisqu'elle était issue de Louis XIV au même degré que le duc d'Orléans qui pouvait peut-être devenir roi[16]. Le duc de Bourbon ajoutait: «Dans les différentes conférences et assemblées tenues au sujet du mariage de V. M., les personnes consultées n'ont trouvé que des obstacles qui me sont personnels[17]…»

Après un mûr examen du rapport du duc de Bourbon par les entours du Roi, quinze princesses étaient rejetées, et il ne restait plus que la princesse Anne d'Angleterre et mademoiselle de Vermandois sur lesquelles on voulût faire porter le choix du Roi.

Un conseil était tenu. M. de Fréjus déclarait que la princesse d'Angleterre lui paraissait le parti préférable, tout en ajoutant que le mariage du Roi avec une princesse de la maison régnante d'Angleterre avait l'inconvénient de forcer la France à donner l'exclusion au chevalier de Saint-Georges. Dans le cas où ce mariage manquerait, il adoptait l'idée du mariage avec mademoiselle de Vermandois. Villars et le maréchal d'Uxelles opinaient comme Fleury, le maréchal d'Uxelles, toutefois, avec une nuance de froideur pour la sœur du duc de Bourbon[18]. Venaient ensuite M. de Morville, de Bissy et Pecquet qui se montraient très-chauds pour mademoiselle de Vermandois. Le comte de la Mark, lui, disait bien haut qu'on ne devait conclure le mariage d'Angleterre qu'à toute extrémité et qu'il était entièrement favorable à un mariage contracté avec une des princesses cadettes de la maison de Condé[19].

Sur ces entrefaites, on recevait le refus du Roi d'Angleterre qui, sondé secrètement sur le mariage du Roi de France avec sa fille, faisait répondre que les constitutions de l'État s'opposaient à ce qu'une princesse anglaise changeât de religion[20], et la cour s'attendait bientôt à voir mademoiselle de Vermandois devenir la femme de Louis XV, et le duc de Bourbon son beau-frère.

Comment, alors que tout semblait assurer la réussite d'une alliance qui faisait la grandeur de la maison de Condé, comment ne se fit-elle pas avec les facilités, les pleins pouvoirs qu'avait le duc de Bourbon? S'il faut en croire le récit un peu romanesque de Soulavie et de Lacretelle, le mariage manqua par un accès de dépit et de colère de madame de Prie, la maîtresse du duc de Bourbon. Au dernier moment, madame de Prie, qui voulait dans l'épouse de Louis XV un instrument de domination future, eut la curiosité de connaître la femme qu'elle travaillait à mettre sur le trône. Elle se rendit à son couvent, se fit présenter sous un nom supposé et lui fit pressentir les hautes destinées qui l'attendaient sans pouvoir exciter chez la hautaine personne un mouvement de surprise, de joie. Donc peu de reconnaissance à attendre. Madame de Prie poussa la chose plus loin, elle voulut avoir l'opinion personnelle de la jeune princesse sur son compte, et, dans la conversation, elle prononça son nom avec quelques mots d'éloges. Mademoiselle de Vermandois l'interrompit en laissant percer toute son horreur pour la méchante créature, et plaignant son frère d'avoir près d'elle une personne qui le faisait détester de toute la France. Madame de Prie quittait le parloir sur cette phrase qui lui échappait: «Va, tu ne seras jamais Reine.»

De retour, l'habile femme vantait à son frère la beauté et l'esprit de mademoiselle de Vermandois, chargeant Paris-Duverney de détourner le Duc d'un mariage qui la perdrait elle et ses protégés. Duverney, inquiet pour lui-même, faisait peur au duc de Bourbon de l'hostilité de M. de Fréjus, qui, tout en ne se mettant pas à la traverse du mariage d'une manière ouverte, y était très-opposé. Il lui montrait mademoiselle de Vermandois devenue Reine, prenant uniquement les conseils de madame la Duchesse sa mère dont il aurait à subir les avis comme des ordres. Enfin chez le prince faible et un peu effrayé par les criailleries des partisans de la maison d'Orléans, il éveillait le sentiment d'étonner par une marque éclatante de désintéressement tous ceux qui le croyaient étroitement occupé de la grandeur de sa maison[21].

* * * * *

Dès lors il fallait chercher une autre princesse, une princesse qui n'alarmât pas par la grandeur de sa maison les plans secrets et les ambitions de madame de Prie. Paris-Duverney, qui avait amené le duc de Bourbon à renoncer au mariage de sa sœur avec Louis XV, était de nouveau consulté[22], et il donnait l'idée de faire la femme du Roi de France de la fille d'un très-pauvre prince auquel il avait prêté un peu d'argent dans le temps[23].

Stanislas Leczinski, privé de son royaume de Pologne, des revenus de ses biens confisqués, de la pension que lui faisait Charles XII, et réfugié en Alsace sous le Régent, vivait avec sa femme et sa fille, à Weissembourg, en la compagnie de quelques officiers de la garnison, de quelques chanoines de la localité, et en une misère telle qu'il n'y avait pas toujours du pain dans le castel délabré[24].

Sa fille très-vertueuse, mais si mal nippée que madame de Prie sera obligée de lui apporter des chemises[25], le roi Stanislas avait d'abord cherché à la marier à un simple colonel, Courtanvaux, depuis le maréchal d'Estrées, auquel il ne demandait d'autre apport que l'obtention du titre de duc et de pair. Le mariage manqué par la mauvaise volonté du Régent, Stanislas faisait proposer sa fille au duc de Bourbon, en lui faisant entrevoir les chances que ce mariage pourrait lui donner pour une élection au trône de Pologne. Le Duc n'ayant pas répondu, le bon et excellent père voulant soustraire sa fille aux mauvais traitements de sa mère qui ne l'aimait pas, après avoir échoué près du duc d'Orléans, songeait à faire pressentir le duc de Charolais et successivement tous les princes français.

Au milieu de ces tentatives infructueuses et de ses désespérances de marier sa fille, Stanislas recevait une lettre du duc de Bourbon qui lui annonçait le choix qui avait été fait de Marie Leczinska. Le prince transporté de joie entrait dans sa chambre en lui disant: «Ah! ma fille, tombons à genoux et remercions Dieu.» Elle le croyait rappelé au trône de Pologne, quand il lui apprenait que c'était elle qui devenait Reine de France[26].

Mais l'alliance ne se concluait pas aussi facilement que M. le Duc l'aurait voulu; malgré les défenses de parler du mariage du Roi sous peine de prison, défenses faites dans tous les cafés de Paris[27], les nouvellistes clabaudaient contre cette princesse sans illustration, sans crédit, sans argent. Puis on recevait une lettre du roi de Sardaigne qui, comme grand-père du Roi se plaignant de n'avoir pas été consulté, déclarait qu'il y avait à faire quelque chose de mieux et de plus convenable que cette chose condamnée par tout le monde et ne donnant pas grande idée du conseil de M. de Bourbon, lettre qui finissait par la menace de faire repentir un jour le Duc de ce qu'il faisait contre les intérêts du Roi[28].

Mais il se produisait un incident plus grave, le duc de Bourbon était averti par une lettre anonyme que la princesse tombait du haut mal[29], et que la Reine sa mère avait demandé plusieurs consultations à une religieuse de Trêves qui avait la réputation de guérir cette maladie. Là-dessus émoi du duc de Bourbon; demande au maréchal Dubourg de renseignements auprès d'un habile médecin de Strasbourg sur la constitution de la princesse, puis envoi près de la religieuse de Trèves du sieur Duphénix qui devait ensuite entretenir et questionner le premier médecin du Roi de Pologne sur la santé et le fond du tempérament de la princesse.

Les consultations de la religieuse de Trèves n'étaient point pour Marie Leczinska, mais pour une demoiselle attachée au service de sa mère, et le duc était complètement rassuré par ce certificat attestant la parfaite santé de la princesse et ses aptitudes à donner un dauphin à la France.

* * * * *

«Nous soussignés, conformément aux ordres dont Son Altesse Sérénissime nous a honorés, certifions nous être transportés à la cour de Sa Majesté polonoise, pour prendre connoissance de la constitution de Son Altesse Royale, la princesse Stanislas, de sa santé ou de ses infirmités, si elle étoit atteinte de quelqu'une. Après avoir eu l'honneur de voir Son Altesse Royale, examiné sa taille et ses bras, le coloris de son visage et ses yeux, nous déclarons qu'elle est bien conformée, ne paroissant aucune défectuosité dans ses épaules, ni dans ses bras dont les mouvements sont libres, sa dent saine, ses yeux vifs, son regard marquant beaucoup de douceur. À l'égard de sa santé, monsieur Kast, son médecin, natif de Strasbourg, nous a déclaré que depuis deux ans qu'il a l'honneur d'être à la cour, elle n'a eu d'autres maladies que quelques accès de fièvre intermittente en deux différentes saisons qui ont été terminés chaque fois par une légère purgation et un régime. La vie sédentaire de Son Altesse Royale et le long espace de temps qu'elle passe dans les églises, dans une situation contrainte, lui ont causé quelques douleurs dans les lombes, produites par une sérosité échappée des vaisseaux gênés par la tension des fibres musculeuses, laquelle sérosité nous jugeons tout extérieure, la moindre friction ou le mouvement la dissipant, de même que la chaleur, ce qui fait que pendant l'été elle n'en a point été attaquée. Nous devons ajouter qu'il nous a été rapporté par ledit sieur Kast que la princesse est parfaitement réglée, ses règles d'une louable couleur et ne durant qu'autant qu'il est nécessaire. On peut juger de ce fait par son coloris qui, quoique un peu altéré par les derniers accès de fièvre qu'elle a eus récemment, ne paroît cependant que très-légèrement changé; la carnation étant naturelle et assez animée pour juger de son rétablissement et de la régularité de ces mouvements périodiques.

«En témoignage de quoi nous avons signé le présent certificat, ce 12 mai 1725 à Weissembourg[30].

«DUPHÉNIX.

«MOUGUE, médecin, inspecteur des hôpitaux du Roi

Sur ce certificat, après quelques retardements donnés aux égards que la cour de France croyait devoir au roi d'Espagne, malgré qu'il eût refusé deux lettres du Roi, Louis XV, le dimanche 27 mai, déclarait son mariage qui était annoncé à toute la cour par M. de Gesvres, premier gentilhomme de la Chambre.

Voici les termes dans lesquels le jeune Roi déclarait son mariage: «J'épouse la princesse de Pologne. Cette princesse, qui est née le 23 juin 1703, est fille unique de Stanislas Leczinski, comte de Lesno, ci-devant staroste d'Adelnau, puis palatin de Posnanie, et ensuite élu roi de Pologne au mois de juillet 1704, et de Catherine Opalinski, fille du Castellan de Posnanie, qui viennent l'un et l'autre faire leur résidence au château de Saint-Germain-en-Laye, avec la mère du roi Stanislas, Anne Janabloruski, qui, en secondes noces, avait épousé le comte de Lesno, grand général de la grande Pologne»[31].

Aussitôt cette déclaration, le duc de Bourbon écrivait au Roi Stanislas:

«27 mai 1745.

«Le Roi ayant déclaré aujourd'huy son mariage avec la princesse Marie, fille de Votre Majesté, je crois qu'il est de mon devoir de vous en rendre compte dans le premier moment, afin d'éviter à Votre Majesté l'incertitude dans laquelle elle pourroit être, sur les réponses qu'elle a à faire à ceux qui auront l'honneur de lui en parler. Ainsi, Monseigneur, voilà l'affaire devenue publique, et par conséquent, ceux qui la vouloient traverser déconcertés»[32].

Trois jours après le 30 mai, le duc de Bourbon recevait une lettre confidentielle de Vauchoux, capitaine de cavalerie, qui avait été chargé de la négociation secrète du mariage. Vauchoux assurait le duc que les sentiments de Marie Leczinska, élevée par un confesseur alsacien, étaient ceux d'un enfant ne puisant sa doctrine que dans le catéchisme[33], lui donnait la confiance que la reconnaissance de la princesse pour Son Altesse Sérénissime éloignerait toujours de son intimité les personnes qui ne lui seraient pas entièrement dévouées, et joignait à sa lettre l'envoi d'une hauteur de jupe, de gants, d'une pantoufle,—la princesse ne se servait de souliers que pour danser[34].

Le duc de Bourbon poussait, activait les préparatifs du mariage, et le 5 août, le duc d'Antin, ambassadeur extraordinaire du Roi auprès de Stanislas, roi de Pologne, faisait à Strasbourg la demande en mariage de la princesse Marie.

À cette demande Marie Leczinska répondait par ces paroles pleines d'émotion:

«À la déclaration de leurs Majestés, je n'ay rien à ajouter, sinon que je prie le Seigneur que je fasse le bonheur du Roy comme il fait le mien et que son choix produise la prospérité du royaume et réponde aux vœux de ses fidèles sujets[35].»

Le 9 août, était fait et passé à Versailles le contrat de mariage du
Roi, rédigé par La Vrillière:

«AU NOM DE DIEU CRÉATEUR, soit notoire à tous que comme très-haut, très-excellent et très-puissant prince Louis XV, roi de France et de Navarre, occupé du soin de contribuer au bonheur de ses peuples et de satisfaire leurs vœux unanimes, se seroit enfin déterminé à assurer dès à présent la postérité dont la continuation intéresse si particulièrement le repos de son royaume et celui de toute l'Europe. Et que comme la Sérénissime Princesse Marie, fille de très-haut et très-excellent et très-puissant prince Stanislas, par la grâce de Dieu, roi de Pologne, et de très-haute et très-excellente et très-puissante Catherine Opalinska, son épouse, aussi par la grâce de Dieu, Reine de Pologne, est douée de toutes les qualités qui la peuvent rendre chère à Sa Majesté et à tout son royaume; Sadite Majesté auroit demandé aux Sérénissimes Roi et Reine de lui accorder la Sérénissime Princesse Marie, leur fille, pour épouse et compagne; et dans cette vue elle auroit nommé des commissaires pour, conjointement avec celui du Sérénissime Roi Stanislas, converser des articles et conditions nécessaires pour parvenir à l'accomplissement de ce mariage; lesquels articles ont été signés et arrêtés à Paris le 19 du mois dernier, suivant les pouvoirs respectifs, par Sadite Majesté, le 23 du dit mois et par ledit seigneur Stanislas de Pologne, à Strasbourg, le 22 du même mois; […]

«Les convention et traité de mariage entre Sa Majesté et ladite Sérénissime Princesse Marie ont été accordés et arrêtés ainsi qu'il suit. Avec la grâce et bénédiction de Dieu, les épousailles et mariage entre Sa Majesté et ladite Sérénissime Princesse Marie seront célébrés par parole de présent, selon la forme et solennité prescrites par les sacrés canons et constitution de l'Église catholique, apostolique et romaine, et se feront les épousailles et mariage en vertu du pouvoir et commission qui seront à cet effet donnés par Sadite Majesté, laquelle les ratifiera et accomplira en personne quand ladite Sérénissime Princesse Marie sera arrivée en sa cour. […]

«Sa Majesté donnera à ladite Sérénissime Marie, après la signature des présentes, pour ses bagues et joyaux, la valeur de cinquante mille écus, et lors de l'arrivée de ladite Sérénissime Princesse près de Sa Majesté, jusqu'à la valeur de trois cent mille livres, compris ceux qui lui auront été remis d'abord, lesquels lui appartiendront sans difficulté, après l'accomplissement dudit mariage, de même que tous autres bagues et joyaux qu'elle aura et qui seront propres à ladite Sérénissime Princesse, ou à ses héritiers et successeurs, ou à ceux qui auront ses droits et causes.

«Suivant l'ancienne et louable coutume de la maison de France, Sa Majesté assignera et constituera à la Sérénissime Princesse pour son douaire vingt mille écus d'or, soldés chacun an, qui seront assignés sur ses revenus et terres, desquels lieux et terres ainsi donnés et assignés, ladite Sérénissime Princesse jouira par ses mains et de son autorité et de celle de ses commissaires et officiers, et aura la justice comme il a été toujours pratiqué. Davantage à elle appartiendront les provisions de tous les offices vacans, comme ont accoutumé d'avoir les Reines de France, bien entendu toutefois que lesdits offices ne pourront être donnés qu'à des naturels François…»

«Sa Majesté donnera et assignera à ladite Sérénissime Princesse pour la dépense de sa chambre et entretien de son état et de sa maison une somme convenable, telle qu'il appartient à la femme et fille d'un Roi, la lui assurant en la forme et manière qu'on a accoutumé en France de donner leurs assignations pour leurs entretenemens.

«En cas que ce mariage se dissoût entre Sa Majesté et la Sérénissime Princesse, et qu'elle survive à Sadite Majesté, en ce cas il sera libre à la Sérénissime Princesse ou de demeurer en France, dans les lieux qu'il lui plaira, ou en quelqu'autre lieu convenable que ce soit, hors dudit royaume de France, toutefois et quantes que bon lui semblera, avec tous les droits, raisons et actions qui lui seront échus, ses douaires, bagues, joyaux, vaisselles d'argent et tous autres meubles quelconques avec les officiers et serviteurs de sa maison, sans que, pour quelque raison ou considération, on puisse lui donner aucun empêchement, ni arrêter son départ, directement ou indirectement, empêcher la jouissance et recouvrement de ses droits, raisons, actions… et pour cet effet Sa Majesté donnera au Roi Stanislas de Pologne, pour la susdite Sérénissime Princesse Marie, sa fille, telles lettres de sûreté qui seront signées de sa propre main et celle de son scel, et les leur assurera et promettra pour soi et pour ses successeurs Rois, en foi et parole royale.

«Ce traité et contrat de mariage ont été faits avec dessein de supplier Notre Saint-Père le Pape, comme Sa Majesté et le Sérénissime Roi Stanislas de Pologne l'en supplient, de l'approuver, et de lui donner sa bénédiction apostolique, promettant, Sa Majesté, en foi et parole de Roi, d'entretenir, garder et observer inviolablement, sans y aller, ni souffrir qu'il soit allé, directement et indirectement, au contraire, comme les susdits comte de Tarlo, commissaire procureur du Roi Stanislas, au nom dudit Roi et de ladite Reine de Pologne, et en celui de la Sérénissime Princesse Marie, leur fille, stipulant sous l'autorité des seigneurs et dame, ses père et mère, en vertu de ses pouvoirs et procurations… ont signé de leur propre main du présent contrat, duquel l'original est demeuré par-devers nous, pour, en vertu d'icelui, en délivrer les expéditions nécessaires en la forme ordinaire; fait et passé à Versailles, le neuvième jour d'août 1725, par-devant nous, conseiller secrétaire d'État et des commandements de Sa Majesté. Signé, Louise-Marie-Françoise de Bourbon; Auguste, duchesse d'Orléans; Louise-Françoise de Bourbon; L.-H. de Bourbon; Charles de Bourbon; Marie-Thérèse de Bourbon; Philippe-Élisabeth de Bourbon; N. d'Orléans; Louise-Anne de Bourbon; Louise-Adélaïde de Bourbon; Louis-Auguste de Bourbon; Alexandre de Bourbon, Marie-Victoire-Sophie de Noailles, comtesse de Toulouse, comte de Tarlo; Philippeaux; Fleuriau»[36].

Le 15 août, jour de la Vierge, le duc d'Orléans[37] épousait à
Strasbourg Marie Leczinska au nom du Roi de France[38].

Il y avait de grandes réjouissances à Strasbourg et un bal donné par le duc d'Antin. À ce bal, madame de Prie, qui avait fait la conquête de Marie Leczinska, sur la sollicitation de la Reine, était priée à danser par le duc d'Épernon avant la princesse de Montbazon et la duchesse de Tallard qui était une Soubise[39].

Enfin la Reine, munie des instructions de son père[40], se mettait en voyage[41] pour joindre le Roi qui venait de s'établir à Fontainebleau.

Par cette France qui n'a point encore de routes, en cette année où il venait de pleuvoir trois mois de suite, dans ces temps de grandeur et de misère, de luxe et de barbarie, ce fut un terrible voyage que ce voyage où la femme du Roi pensa plusieurs fois être noyée dans son carrosse, et d'où on la retirait, avec de l'eau jusqu'à mi-corps, à force de bras et comme l'on pouvait[42].

Enfin, le 4 septembre, Marie Leczinska arrivait à Moret. Le Roi venait au-devant d'elle avec toutes les princesses, ne la laissait pas s'agenouiller sur le carreau qu'on avait jeté parmi la boue du chemin, et l'embrassait sur les deux joues avec une vivacité qui étonnait tous ceux qui connaissaient l'éloignement du Roi pour les femmes, tous ceux qui l'avaient entendu dire il y avait deux ou trois mois qu'on ne le marierait pas de sitôt[43].

* * * * *

Le 5 septembre, Marie Leczinska, arrivée de Moret à dix heures du matin, montait tout droit à son cabinet de toilette, et là, accommodée et parée, se rendait dans le grand cabinet du Roi, d'où le cortège se mettait en marche pour la chapelle, traversant la galerie de François Ier, descendant le grand escalier entre la haie des Cent Gardes et des Suisses, la hallebarde à la main.

Au milieu de la chapelle avait été élevée une estrade au bout de laquelle se trouvaient un prie-Dieu et deux fauteuils surmontés d'un dais: le dais, l'estrade, le prie-Dieu, les fauteuils, les carreaux, recouverts d'une tenture de velours violet semée de fleurs de lis d'or et chargée des armes de France et de Navarre.

Sur des bancs installés au bas des marches de l'autel à droite et du côté de l'Épître avaient déjà pris place les archevêques, les évêques, les abbés nommés par les députés de l'assemblée générale du clergé pour assister à la cérémonie.

Sur un banc à gauche de l'autel se voyaient le comte de Morville et le comte de Saint-Florentin qui allaient bientôt être rejoints par les deux autres ministres et secrétaires d'État, le comte de Maurepas et le marquis de Breteuil, retenus par leurs fonctions auprès du Roi.

Le chancelier de France, dans sa robe de velours violet doublé de satin cramoisi, était assis dans son fauteuil à bras et sans dos, entre ses deux huissiers portant la masse, et derrière lui se groupaient les maîtres des requêtes en robe et en bonnet carré.

Un public de seigneurs, d'étrangers, de dames en grand habit, remplissait les tribunes et les amphithéâtres échafaudés dans les arcades des chapelles, et dont les balcons étaient garnis de tapis à fond d'or ou de broderies éclatantes.

Le cortège, parti du grand cabinet du Roi, débouchait dans la chapelle au son des fifres, des tambours et des trompettes.

C'étaient d'abord les hérauts d'armes précédés du marquis de Dreux, grand maître des cérémonies; venaient ensuite les chevaliers de l'Ordre du Saint-Esprit, en tête desquels marchaient l'abbé de Pomponne, le marquis de Breteuil, le comte de Maurepas, grands officiers de l'Ordre. Après les chevaliers du Saint-Esprit s'avançaient dans des habits très-magnifiques[44], et marchant seuls, le comte de Charolais, le comte de Clermont, le prince de Conti.

Enfin apparaissait le Roi, précédé du marquis de Courtanvaux, capitaine des Cent-Suisses de la Garde, suivi du duc de Villeroi, capitaine des Gardes du Corps en quartier, et qui avait à sa droite le duc de Mortemart, premier Gentilhomme de la Chambre, et à sa gauche, le duc de la Rochefoucauld, grand maître de la Garde-Robe. Louis XV marchait entre le prince Charles de Lorraine, grand écuyer de France, et le commandeur de Beringhen, premier écuyer du Roi, tous deux appelés à donner la main à Sa Majesté. Sur les côtés se tenaient les officiers des Gardes du Corps, et les Gardes-Écossais portant leurs cottes d'armes en broderie par-dessus leurs habits, la pertuisane à la main. Le Roi avait un habit de brocart d'or, garni de boutons de diamant, et, jeté sur les épaules, un manteau de point d'Espagne d'or.

Suivait la Reine, habillée d'un manteau et d'une robe de velours violet semé de fleurs de lis d'or, avec un corps formant une cuirasse de pierreries, et des agrafes de brillant aux manches[45]. Elle portait sur le haut de la tête une couronne de diamants, fermée par une double fleur de lis. Marie Leczinska était menée par les ducs d'Orléans et de Bourbon; et la queue de son manteau royal, qui avait neuf aunes de long, était portée par la duchesse douairière de Bourbon, par la princesse de Conti, par la princesse de Charolais qui étaient menées à leur tour et avaient leur queue portée par les plus grands noms de la monarchie.

Et c'étaient après la Reine la duchesse d'Orléans, puis mademoiselle de Clermont, et encore des princesses et des dames illustres qui, avec leurs meneurs et leurs porteurs de queue, formaient une procession qui n'en finissait pas, et que terminaient les dames d'honneur des princesses du sang.

Le Roi et la Reine allaient s'agenouiller sous le Haut-Dais; derrière Leurs Majestés, se plaçaient sur l'estrade les princes et princesses du sang.

Alors sortait de la sacristie le cardinal de Rohan, vêtu pontificalement et accompagné de l'évêque de Soissons et de l'évêque de Viviers qui lui servaient de diacre et de sous-diacre d'honneur. Le cardinal montait à l'autel, invitait par le héraut d'armes et le marquis de Dreux, le Roi et la Reine à s'approcher des marches de l'autel, et là leur adressait un discours et leur donnait la bénédiction nuptiale.

La bénédiction donnée, le Roi et la Reine retournaient à leur prie-Dieu, où le cardinal venait leur apporter l'eau bénite.

La messe commençait. L'évêque de Viviers chantait l'Épître, l'évêque de Soissons chantait l'Évangile, et, après avoir donné le livre à baiser au cardinal, le portait également à baiser au Roi et à la Reine.

Après l'offertoire, et pendant les encensements ordinaires, le roi d'armes allait se placer au pied de l'autel avec un cierge, chargé de vingt louis d'or. Le Roi descendait alors de son prie-Dieu, se mettait à genoux devant le cardinal assis dans un fauteuil placé dessus un marchepied sur l'escalier de l'autel, baisait la bague de l'Éminence, et lui remettait le cierge tenu par le héraut d'armes.

À la fin du Pater, le Roi et la Reine venaient s'agenouiller sur un drap de pied de velours violet, semé de fleurs de lis, tandis que l'évêque de Metz et l'ancien évêque de Fréjus étendaient au-dessus des deux mariés un poêle de brocart d'argent, qu'ils tenaient suspendu sur leurs têtes jusqu'à la fin des oraisons accoutumées.

La messe terminée, le cardinal de Rohan prenait des mains du curé de Fontainebleau le registre des mariages, le présentait au Roi et à la Reine auxquels il donnait la plume pour signer. La plume était présentée ensuite par l'abbé de Pezé, aumônier du Roi, aux princes et princesses du sang, pendant qu'au bruit du Te Deum les hérauts d'armes faisaient la distribution des médailles frappées à l'occasion du mariage.

Au retour de la chapelle, le duc de Mortemart, qui, le matin, avait apporté à Marie Leczinska la couronne de diamants qu'elle portait à la cérémonie, lui remettait un coffret de velours cramoisi rempli de bijoux d'or dont elle faisait des présents dans l'après-midi[46].

Le Roi, du moment où il avait vu Marie Leczinska, laissait éclater les naïfs symptômes du désir amoureux. Il montrait une gaieté inexprimable[47] et comme la satisfaction tapageuse d'un adolescent en bonne fortune.

Le matin du mariage, pendant la toilette de Marie Leczinska, il envoyait, nombre de fois, savoir quand cette toilette, qui durait du reste trois heures, serait finie. Après la célébration de la cérémonie à la chapelle, on le voyait, tout le restant du jour, empressé, attentif, galamment causeur aux côtés de la jeune Reine. Et le soir il attendait, avec une impatience fiévreuse, que sa femme fût couchée[48].

Sur cette nuit de noce, qu'on nous permette de citer une dépêche du duc de Bourbon au Roi Stanislas, dont les détails, intimes et secrets, doivent être pardonnés comme des détails qui intéressent l'histoire.

«… Je ne répète pas à Votre Majesté la joie et l'empressement que le
Roi a témoignés de l'arrivée de la Reine; tout ce que je puis dire à
Votre Majesté, est que cela a surpassé mes espérances, et, s'il se
pouvait, mes désirs.

«C'est la plus forte peinture que je puisse faire de la manière dont s'est passée l'entrevue. La Reine a charmé le Roi… Le Roi a passé toute la journée d'hier chez la Reine, où il me fit l'honneur de me dire qu'elle lui plaisait infiniment, et Votre Majesté m'en doutera pas, si elle me permet d'entrer dans un détail sur lequel je sais mieux que personne qu'il faut garder le silence, et dont je ne rends compte à Votre Majesté que pour lui prouver que ce n'est point langage de courtisan, quand j'aurai l'honneur de lui dire que la Reine plaît infiniment au Roi. Cette preuve est donc, si Votre Majesté me permet de le lui dire, que le Roi a pris quelques amusements comme comédie[49] et feu d'artifice, s'est allé coucher chez la Reine, et lui a donné pendant la nuit sept preuves de sa tendresse[50]. C'est le Roi lui-même qui, dès qu'il s'est levé, a envoyé un homme de sa confiance et de la mienne pour me le dire, et qui, dès que j'ai entré chez lui, me l'a répété lui-même, en s'étendant infiniment sur la satisfaction qu'il avait sur la Reine[51].»

II

Maison de la Reine—Brevet de dame d'atours, octroyé à la belle-mère de madame de Mailly.—Portrait physique de Marie Leczinska.—Caractère de la femme.—Le jeune homme chez Louis XV.—Entrevue du Roi et du duc de Bourbon obtenue par la Reine.—Disgrâce de M. le Duc.—Lettre de cachet remise par M. de Fréjus à la Reine.—Les rancunes du premier ministre contre la Reine.—La Reine obligée de lui demander la permission de faire un souper avec ses dames.—Maladie de Marie Leczinska et indifférence du Roi.—La Reine ne trouvant pas dans son salon un coupeur au lansquenet.—Louis XV abandonnant l'intérieur de Marie Leczinska pour la société de jeunes femmes.—Mademoiselle de Charolais.—Passion qu'elle affiche pour le Roi.—Madame la comtesse de Toulouse.—La petite cour de Rambouillet.—Froideurs des relations du Roi et de la Reine.—Les manies de la Reine.—Lassitude de son métier d'épouse et de mère.

Au moi de mai précédent avait été montée la maison de la Reine, avaient été choisies les femmes titrées avec lesquelles Marie Leczinska allait être condamnée à passer les longues heures de sa vie dans l'emprisonnement royal du palais de Versailles.

La charge de surintendante de la maison de la Reine et de chef du conseil, d'abord destinée à la jeune princesse de Conti, avait été définitivement donnée à mademoiselle de Clermont, sœur du duc de Bourbon[52].

Pour la nomination aux autres places, il y avait eu mille brigues, mille intrigues, mille cabales. La grande bataille s'était surtout livrée autour de la charge de la dame d'honneur[53] à laquelle le mérite personnel de la duchesse de Saint-Simon semblait devoir l'appeler; mais les inimitiés qu'avait soulevées contre lui le terrible duc et les attaches du mari et de la femme avec la maison d'Orléans faisaient donner l'exclusion à la duchesse. Et en dépit des efforts de M. de Fréjus pour écarter de l'entourage de la Reine les dévergondées de la Régence[54], le Roi nommait comme dame d'honneur, à cause de ses rares vertus, sa chère et bien-aimée cousine, la maréchale, duchesse de Boufflers, cette duchesse, que l'éclat de ses aventures anciennes et présentes et le libertinage connu et avéré des dames sous ses ordres, allait faire surnommer Madame Pataclin, du nom de la supérieure de l'Hôpital-Général, où l'on enfermait les filles de mauvaise vie[55].

La dame d'atours était la comtesse de Mailly, dont nous donnons le brevet.

BREVET DE DAME D'ATOURS POUR MADAME LA COMTESSE DE MAILLY.

«Aujourd'hui, may 1725, le Roy, étant à Versailles, a mis en considération l'exactitude et la dignité avec lesquelles la dame comtesse de Mailly a servi en qualité de dame d'atours la dauphine sa mère, et l'empressement que la France témoigne depuis la majorité de Sa Majesté de se voir assurer, par un prompt mariage, la tranquillité dont elle jouit, ayant déterminé Sa Majesté à faire un choix digne de remplir ses vœux et de former, dès à présent, la maison de la Reine, sa future épouse et compagne, Sa Majesté a cru ne pouvoir mieux choisir pour remplir la charge de dame d'atours, que la mesme personne qui l'a si dignement exercée. À cet effet, Sa Majesté a donné et octroyé à dame Anne-Marie-Françoise de Sainte-Hermine, comtesse de Mailly, la charge de dame d'atours de la Reine, sa future épouse et compagne, pour par elle en jouir et user aux honneurs, autorités, privilèges, fonctions, gages, pensions, états, droits, profits, revenus et émoluments y appartenant et qui lui seront ordonnés par les États de la maison de ladite dame Reine, tels et semblables qu'en ont joui les dames d'atours des Reines de France, et ce, tant qu'il plaira à Sa Majesté qui mande et ordonne au trésorier-général de la maison de ladite Reine, que lesdits gages, livrées, états et pensions il y ait à payer à ladite dame comtesse de Mailly à l'avenir, par chacun an, aux termes et à la manière accoutumée, sur ses simples quittances, sans que pour raison de ladite charge et de ses dépendances, il soit besoin d'une plus ample expression de la volonté de Sa Majesté ni d'autre expédition que le présent brevet qu'elle a pour assurance de sa volonté[56]…»

Ce brevet est instructif, il nous révèle un fait qu'aucun des contemporains ne semble savoir[57], c'est que Louise-Julie de Mailly la première maîtresse de Louis XV, n'était pas dame d'atours de Marie Leczinska, à l'époque de son mariage avec Louis XV. Je trouvais bien extraordinaire, avant la découverte de ce brevet, qu'il fût confié à une jeune fille de quinze ans et qui n'était point encore mariée, une charge si importante de la monarchie. Aujourd'hui il n'y a plus de doute, la charge était octroyée à sa future belle-mère, qui la lui transmettait à une époque inconnue, peut-être l'année suivante, année où elle épousait son fils.

Les douze dames du Palais qui, avec mademoiselle de Clermont, la duchesse de Boufflers et la comtesse de Mailly, complétaient la maison de la Reine, étaient madame de Prie, madame de Nesle, dont les galanteries étaient publiques avec du Mesnil, la maréchale de Villars, les duchesses de Tallard de Béthune, d'Épernon, enfin les dames de Gontaut, d'Egmont, de Rupelmonde de Matignon, de Chalais, de Mérode, toutes dames aux réputations douteuses et écornées.

Parmi les hommes de sa maison, Marie Leczinska avait comme grand aumônier M. de Fréjus, qui allait bientôt devenir son plus intime ennemi.

Puis, au-dessous de ces hauts dignitaires, venait tout ce monde que groupait autour d'une personne royale les mille domesticités, les mille services particuliers et spéciaux de la monarchie d'alors.

Il y avait d'abord une première femme de chambre[58] et douze femmes de chambre ordinaires. C'étaient les médecins, premier médecin, médecin ordinaire, médecins par quartier;—l'apothicaire du corps, l'apothicaire du commun;—les pannetiers, les verduriers, les maîtres-queux, les hâteurs, les galopins ordinaires, les enfants de cuisine, les lavandiers;—les garde-vaisselle; les capitaines des charrois; les valets de la garde-robe, les valets de pied pour le carrosse, etc.;—le marchand poêlier quincaillier;—le baigneur-étuviste;—le porte-manteau ordinaire;—le porte-chaise d'affaires;—le muletier de la litière;—le chauffe-cire pour cacheter les lettres.

Et ne croyez pas que le dénombrement de tant de fonctions et d'attributions soit complet dans les cent pages que contient l'état manuscrit de la maison de Marie Leczinska: nous trouvons dans le service des pensions qui se fait après la mort de la Reine, une pension pour l'homme qui préparait le café de la Reine, une pension pour la demoiselle chargée du nettoyage des porcelaines du cabinet de la Reine, une pension pour le luthier qui prenait soin des vielles de la Reine[59].

* * * * *

Marie Leczinska, dans les nombreux portraits qui la représentent, n'a point le visage noble que réclamait alors le cadre de Versailles, mais la princesse polonaise a cette gracieuse mine que célèbrent ses familiers et dont parle une lettre de Voltaire. C'est une aimable figure bourgeoise qui est comme l'image de la bonté dans son expression humaine, dans son enjouement heureux. Elle dit, cette bienveillante et gaie figure, sous son air, un rien vieillot, la bonne humeur des vertus de la femme. Car celle qui redoutait de perdre la couronne du ciel en acceptant la couronne de France ne porte rien sur sa figure du sérieux ou du soucieux de la dévotion.

Une expression de santé et de satisfaction, la sérénité de la conscience, le contentement et la patience de la vie rayonnent sur ces traits éclairés d'une douce malice, et dont le sourire est comme un reflet de ces libertés innocentes, de cet esprit gaulois avec lequel, de temps en temps, la Reine s'amusait à faire courir un gros rire parmi ses dames, sa Semaine Sainte, ainsi que les appelait la cour[60].

La Reine, sauf quelques vivacités qui la rendaient la plus malheureuse femme du monde et la faisaient aussitôt chercher le moyen de se faire pardonner, avait le caractère le plus heureux, le plus facile et le plus sociable. Elle était pleine de saillies, de reparties amusantes[61], d'observations gaiement spirituelles, et ne redoutait pas le ton de la galanterie, de la gaillardise même, quand la gaillardise était sauvée par les grâces du conteur. Qui ne connaît, à ce sujet, l'anecdote dont M. de Tressan fut le héros?

On parlait devant la Reine des houssards qui faisaient des courses dans les provinces et approchaient de Versailles.

Là Reine de dire: «Mais si je rencontrais une troupe, et que ma garde me défendît mal?

—Madame, laissa échapper quelqu'un, Votre Majesté courrait grand risque d'être houssardée.

—Et vous, M. de Tressan, que feriez-vous?

—Je défendrais Votre Majesté au péril de ma vie.

—Mais si vos efforts étaient inutiles?

—Madame, il m'arriverait comme au chien qui défend le dîner de son maître, après l'avoir défendu de son mieux, il se laisse tenter d'en manger comme les autres[62].»

Et la Reine de ne pas se fâcher et de presque sourire au hardi propos de
M. de Tressan.

Malheureusement les agréments de la Reine étaient timides, comme ses vertus étaient pudiques, presque honteuses. La femme, l'épouse ne se révélait sous la chrétienne, ne montrait les charmes de son esprit et de son cœur, tous les secrets de son amabilité que dans la familiarité de quelques amis, dans une petite société qui ne lui imposait pas. Il lui fallait, pour qu'elle fût encouragée à plaire, pour qu'elle entrât en pleine possession d'elle-même, le calme d'un salon, où l'âge amortissait le bruit des voix, la compagnie de la raison, l'intimité de la vieillesse, un milieu de tranquillité, presque d'assoupissement, qui convenait à la maturité de son intelligence et de ses goûts. Voilà où trouvait l'aisance et la liberté une Reine dont l'esprit eut toujours, comme le visage, l'âge d'une vieille femme. Aussi Louis XV, dont Marie Leczinska avait une affreuse peur, ne connut jamais la femme que connurent les de Luynes. Il ne vit dans Marie Leczinska qu'une pauvre peintresse qui n'avait aucune disposition pour la peinture, une médiocre et ennuyeuse joueuse de vielle, une liseuse de livres sérieux qu'elle ne comprenait pas, une étroite dévote, enfin une provinciale princesse écrasée de la présence et de la grandeur d'un Roi de France, n'apportant à la vie commune rien du ressort et de l'initiative plaisante de la femme, ne mettant dans l'union que l'obéissance, dans le mariage que le devoir, ne sachant de son sexe ni les caresses, ni les coquetteries, tremblante et balbutiante dans son rôle de Reine, comme une vieille fille de couvent égarée dans Versailles; groupant autour d'elle toutes les têtes chauves de la cour, rassemblant l'ennui dans ce coin du palais, plein d'un murmure de voix cassées, où rien de jeune ne vivait, où rien de vivant ne parlait aux jeunes ans du Roi.

Un singulier homme, ce jeune mari, ce jeune souverain que, hors la chasse et les chiens[63], rien n'intéressait, n'amusait, ne fixait, et dont le cardinal promenait vainement l'esprit d'un goût à un autre, de la culture des laitues à la collection d'antiques du maréchal d'Estrées, du travail du tour aux minuties de l'étiquette, et du tour à la tapisserie, sans pouvoir attacher son âme à quelque chose, sans pouvoir donner à sa pensée et à son temps un emploi[64]. Imaginez un Roi de France, l'héritier de la Régence, tout glacé et tout enveloppé des ombres et des soupçons d'un Escurial, un jeune homme à la fleur de sa vie et dans l'aube de son règne, ennuyé, las, dégoûté, et au milieu de toutes les vieillesses de son cœur traversé de peurs de l'enfer qu'avouait par échappées sa parole alarmée et tremblante. Sans amitiés, sans préférences, sans chaleur, sans passion, indifférent à tout, et ne faisant acte de pouvoir, et d'un pouvoir jaloux que dans la liste des invités de ses soupers[65], Louis XV apparaissait dans le fond des petits appartements de Versailles comme un grand et maussade et triste enfant, avec quelque chose dans l'esprit de sec, de méchant, de sarcastique qui était comme la vengeance des malaises de son humeur. Un sentiment de vide, de solitude, un grand embarras de la volonté et de la liberté joint à des besoins physiques impérieux et dont l'emportement rappelait les premiers Bourbons: c'est là Louis XV à vingt ans; c'est là le souverain en lequel existait une vague aspiration au plaisir, et le désir et l'attente inquiète de la domination d'une femme passionnée ou intelligente ou amusante. Il appelait, sans se l'avouer à lui-même, une liaison qui l'enlevât à la persistance de ses tristesses, à la monotonie de ses ennuis, à la paresse de ses caprices, qui réveillât et étourdît sa vie, en lui apportant les violences de la passion ou le tapage de la gaieté. L'oubli de son personnage de Roi, la délivrance de lui-même, toutes choses que ne lui donnait pas la Reine; voilà ce que Louis XV demandait à l'adultère, voilà ce que toute sa vie il devait y chercher.

* * * * *

Pendant les premiers mois qui suivaient le mariage, il n'était toutefois question que des empressements, des assiduités amoureuses, des coucheries régulières et quotidiennes du Roi avec la Reine.

Louis XV comparait Marie Leczinska à la Reine Blanche, mère de saint Louis, et disait aux courtisans qui voulaient lui faire admirer quelque femme de la cour: «Je trouve la Reine encore plus belle[66].» Mais un an ne s'était pas écoulé qu'un évènement politique apportait une grande froideur dans les relations entre les deux époux.

Marie Leczinska, naturellement pleine de reconnaissance pour le duc de Bourbon qui l'avait faite Reine de France, avait été en outre gagnée par les prévenances et les caresses de madame de Prie, qui, entrant à tout moment dans ses appartements pour surveiller ses actions, inspirant ses actions, dictant ses lettres[67], était devenue maîtresse absolue de la faible et timide princesse qui ne faisait qu'exécuter et contre-signer les ordres de la favorite du Duc. La Reine essayait bien un peu de résister, sentant dans tout ce que le Duc et sa maîtresse la poussaient à faire, qu'elle était entre leurs mains un moyen et un instrument pour ruiner le crédit de M. de Fréjus. Et malgré la dissimulation du Roi, Marie Leczinska n'était déjà pas sans savoir que Louis XV n'aimait pas M. le Duc, avait une antipathie des plus prononcées contre madame de Prie, était sous la complète domination de son précepteur. C'étaient donc continuellement des scènes, où la Reine était accusée d'ingratitude par le Duc, et où la Reine pleurait. Enfin il arrivait un jour où le duc de Bourbon imposait à la malheureuse princesse de lui avoir un entretien particulier avec le Roi. Sous un prétexte Louis XV était amené chez la Reine. Marie Leczinska voulait se retirer, mais le duc de Bourbon la forçait de rester, d'assister à l'entretien. Alors le Duc commençait à lire une lettre de Rome, une lettre du cardinal de Polignac qui était un réquisitoire en règle contre M. de Fréjus. Le Roi écoutait cette lecture avec ennui. À la lettre, le Duc voulait ajouter des faits. Le Roi donnait des signes d'impatience. Le Duc, s'apercevant du mécontentement du Roi, lui demandait s'il lui avait déplu?—Oui.—S'il n'avait pas de bonté pour lui?—Non.—Si M. de Fréjus avait seul sa confiance?—Oui. Et le Roi, repoussant le Duc qui s'était jeté à genoux à ses pieds, sortait plein de colère contre sa femme qui l'avait attiré dans ce piège[68].

Sur ces entrefaites, M. de Fréjus, qui s'était présenté chez le Roi et avait trouvé la porte fermée par l'ordre de M. le Duc, s'était retiré à Issy, tandis que le Roi, dans la dernière exaspération, s'était enfermé chez lui sans vouloir parler à personne… M. le duc de Mortemart, prenant parti contre la maison de Condé, se faisait donner un ordre qui enjoignait au duc de Bourbon d'envoyer chercher M. de Fréjus, et le lendemain le précepteur du Roi reparaissait triomphant à la cour.

Dès lors la chute de M. le Duc n'était plus qu'une question de temps. M. de Fréjus maintenu sous main par M. le duc d'Orléans, M. le prince de Conti, M. le duc du Maine, le maréchal de Villars, avait encore pour lui, dans le moment, les Noailles et la comtesse de Toulouse, qui, dans les petits et fréquents séjours que Louis XV commençait à faire chez elle, commençait à prendre une sérieuse influence sur l'esprit du jeune Roi. Dans un conseil tenu à Rambouillet, où depuis quelque temps se rendaient directement les courriers d'Allemagne, d'Espagne, de Savoie, le renvoi du Duc était arrêté, et, le 11 juin 1726, le duc de Bourbon recevait inopinément une lettre de cachet qui lui ordonnait de se rendre à Chantilly et lui défendait de voir la Reine. Madame de Prie était exilée dans sa terre de Normandie[69].

Cette disgrâce du duc de Bourbon et de madame de Prie était suivie d'une espèce d'abandon fait par le Roi de sa femme aux haines de M. de Fréjus. Il la mettait pour ainsi dire à sa discrétion dans cette dure lettre de cachet dont le futur premier ministre était porteur: «Je vous prie, Madame, et s'il le faut, je vous l'ordonne, de faire tout ce que l'évêque de Fréjus vous dira de ma part, comme si c'était moi-même. Signé: LOUIS[70].»

De ce jour, les rancunes du vieil homme d'Église, munies des pleins pouvoirs du Roi, travaillent à annihiler la Reine et l'épouse par le retrait de toute influence dans la distribution des grâces, par l'absence de toute autorité dans le gouvernement de sa maison, par la privation d'argent même, enfin par une succession d'humiliations voulues et cherchées: petites et mesquines vengeances que ne pourront désarmer et lasser la résignation et la dépendance de la pauvre Reine[71]. Les charités de la Reine l'auront-elles laissé sans un écu, Fleury ordonnera à Orry de lui faire porter cent louis, ce que le contrôleur-général déclare donner à son fils quand il est désargenté. La Reine de France veut-elle faire un souper avec ses dames à Trianon ou ailleurs, il faut qu'elle en demande la permission à Fleury, et Fleury se donne presque toujours le plaisir de refuser, alléguant que cela coûterait quelque extraordinaire[72].

Deux mois après la chute du duc de Bourbon, au mois d'août 1726, Marie Leczinska tombait malade, et si gravement, qu'elle recevait les sacrements. Le Roi montrait une grande indifférence pendant sa maladie, et le 27 septembre, le jour où, complètement rétablie, elle arrivait retrouver le Roi à Fontainebleau, Louis XV au lieu d'aller à sa rencontre, partait pour la chasse, prenait deux cerfs et ne rentrait qu'à neuf heures du soir au château[73].

Ces dédains du Roi, ces mépris visibles, ce manque d'égards, tuaient peu à peu le respect autour de la Reine qui était traitée par les courtisans comme une princesse sans conséquence. Le marquis d'Argenson nous la montre à Versailles, abandonnée de ses dames du Palais[74], ne trouvant pas même de coupeur parmi les seigneurs de la cour quand, le dimanche, il lui plaisait de jouer au lansquenet. Et nous la voyons dans ses appartements désertés, se promenant, la pauvre Reine, à la recherche de ce coupeur, et toute désolée de ne le point trouver, se plaindre en ces douces et tristes paroles: «Eh bien, on prétend que je ne veux pas jouer au lansquenet, ni commencer de bonne heure. Vous voyez qu'il fait bon de dire que je ne veux pas, mais qu'on ne veut pas[75].»

Toutes ces humiliations qui rendaient la Reine chagrine, boudeuse et pleureuse, la faisaient peu propre à garder et à retenir le Roi près d'elle[76], et poussaient le jeune mari dans la société de femmes jeunes et gaies, dont mademoiselle de Charolais amenait et menait la troupe.

On eût cru voir un gamin, presque un polisson, dans cette princesse de la maison de Condé qui devait toute sa vie garder son joli visage de seize ans et ses yeux si vifs, qu'ils se reconnaissaient sous le masque, dans cette aimable enfant terrible, comme il y en eut toujours dans les splendeurs ou les tristesses de Versailles, et dont le rôle semble être de déranger l'étiquette ou de dérider la Gloire.

Les vers, les chansons, les saillies[77], mademoiselle de Charolais employait tous les dons et toutes les impudences d'un esprit de malice, et cela avec la liberté d'un garçon, pour chasser les froideurs et le sérieux de la cour, y appeler l'amusement et les familiarités, improviser les divertissements, animer les soupers, et semer comme une Folie effrontée et charmante les extravagances, les refrains et les imbroglios de carnaval autour du trône, et à côté des affaires d'État.

Encore mieux faite pour entraîner que pour plaire, mêlant toutes sortes de caractères, la verve des Mortemart à la hauteur des Condé, relevant les audaces et les inconvenances de sa grâce par un certain air princesse qui sauvait presque tout, capricieuse, fantasque, vaporeuse, tourmentée à l'excès d'humeurs noires[78] dont elle se tirait par une plaisanterie, une échappée hasardeuse, quelque tour de page, mademoiselle de Charolais devait surprendre, par les contradictions de sa nature, un jeune mari lassé par l'immuable sérénité de sa femme.

La princesse était de toutes les entreprises hardies et tapageuses; elle était de ces caravanes nocturnes, où le Roi, qui commençait à battre le pavé, affrontait, dans les rues de Versailles, l'hôtesse du Cheval-Rouge, pendant qu'avec des paroles facétieuses et libertines, mademoiselle de Charolais cherchait à calmer la belle insultée qui criait: «Au voleur! à l'assassin[79]!»

Mademoiselle de Charolais, qui depuis l'âge de quinze ans avait eu des amants sans compter, et faisait un enfant presque régulièrement chaque année, regardant cela comme un accident naturel à son état de grande fille et de princesse[80], affichait dans le moment une passion pour le Roi, trouvant piquant de le débaucher la première, le poussant à l'adultère par mille coquetteries, finalement lui mettant ces vers dans une poche:

     Vous avez l'humeur sauvage
     Et le regard séduisant;
     Se pourroit-il qu'à votre âge
     Vous fussiez indifférent?

     Si l'amour veut vous instruire,
     Cédez, ne disputez rien;
     On a fondé votre empire
     Bien longtemps après le sien.

Mais le Roi, en sa timidité, échappait aux avances qui amusaient et effrayaient à la fois ses désirs, tant le jeune souverain était encore plein des contes à faire peur du vieux Fleury sur les femmes de la Régence[81].

* * * * *

Une autre femme intimidait moins le jeune Roi que cette endiablée princesse de Charolais: c'était la comtesse de Toulouse[82].

La comtesse de Toulouse était une belle et puissante créature, aux yeux brun-foncé[83], au regard assuré et plein de dignité, au sourire paisible et doux, dont le visage sans rouge et toute la personne montraient la tranquillité sereine et l'aimable recueillement d'un bel air dévotieux. Le salon de madame de Toulouse était la petite cour de Rambouillet, un refuge mondain pendant la brutale Régence de la galanterie passée, le souvenir et le reste de la cour de Louis XIV. Là les anciennes vertus des nobles compagnies, les beaux usages, les manières décentes et polies, le respect de la femme, la retenue du ton, les traditions des habitudes sociales vivaient encore dans l'aisance de l'enjouement, dans l'animation et la gaieté d'un nombre restreint de gens choisis, dans l'heureuse paix et les douceurs épicuriennes d'un petit monde dévot, jouissant à petit bruit de la vie. Mademoiselle de Charolais elle-même cédait au génie du lieu en entrant chez madame de Toulouse, elle n'y était plus qu'une princesse rieuse, un lutin apportant la vie des plaisirs délicats et des élégants passe-temps à cette cour d'harmonies, de nuances, de murmures, de suaves paroles, de galanteries discrètes, sur laquelle planait encore une ombre de grandeur et de magnificence qu'on ne trouvait que là. Involontairement le jeune souverain comparait à cette cour la cour bourgeoise et morne de la Reine de France; et l'amour s'éveillait en lui, un amour tout ému de scrupules religieux, mais qui se laissait peu à peu aller à la séduction mystique de cette belle et grasse dévote, que touchaient et troublaient l'hommage agenouillé et l'adoration platonique de ce Roi, alors le plus bel homme de son royaume.

Au milieu de ces distractions et de ces tentations qui n'étaient encore pour le Roi que l'éveil et l'apprentissage du libertinage, le goût du Roi pour la Reine, ce goût si vif aux premiers jours de leur union, allait diminuant et se perdant avec le temps comme toute passion physique.

Les relations du ménage avaient toujours un ton sérieux; elles prenaient, à partir de l'événement du mois de juin 1726, un air d'embarras. Cette absence d'abandon, ce manque d'effusion et d'épanchement réciproque que les valets avaient surpris dans les entretiens les plus intimes du Roi et de la Reine, augmentaient chaque jour. Les froideurs du Roi devenaient plus grandes. La Reine pleurait, cachait mal ses larmes; et la cour se réjouissait de voir au Roi cette épouse sans attraits et sans coquetterie qui devait si mal garder son mari et si peu gêner les intrigues. En effet, Marie Leczinska n'était point une de ces femmes savantes dans l'art de reconquérir leur bonheur avec les séductions permises du mariage, elle ne cherchait pas à ramener ce cœur qui lui échappait, et se détachait sans combat et sans murmure de l'amour du Roi. Elle s'enfermait et se réfugiait dans sa tristesse, elle s'armait de résignation, elle mettait comme une coquetterie à se vieillir et se vieillissait de gaieté de cœur, elle ôtait de sa toilette toutes les parures d'une jeune femme[84], s'enfonçait dans les lectures spirituelles, s'entourait de sévères compagnies.

Dans ce ménage où la séparation commençait, les riens, même les plus petites et les plus pardonnables manies venaient encore mettre la contrariété et l'éloignement. La Reine agaçait les nerfs de ce Roi nerveux par mille enfantillages, par la peur des esprits, par le besoin d'être bercée, rassurée et endormie par des contes et d'avoir toujours à sa portée une femme dont elle pût tenir la main en ses folles terreurs; puis encore par cent sauts et cent courses, la nuit, dans sa chambre, à la recherche de sa chienne. Ou bien c'était le matelas mis sur elle par cette princesse frileuse qui étouffait le Roi, et le chassait du lit de sa femme.

Enfin, après le labeur de tant d'enfantements, cette épouse qui était accouchée le 27 avril 1727 de deux filles, le 28 juillet 1728 d'une troisième fille, le 4 septembre 1729 d'un dauphin, le 30 août 1730 d'un duc d'Anjou, le 23 mars 1732 d'une quatrième fille, cette épouse qui se sentait encore enceinte, lasse de son métier de mère pondeuse, recevait les embrassements de son mari, avec les répugnances d'une femme qui répétait toute la journée: «Eh quoi! toujours coucher, toujours grosse et toujours accoucher[85]!»

III

L'attente universelle de l'infidélité du Roi.—L'Œil-de-Bœuf et l'antichambre.—Les alarmes de Fleury d'un retour d'influence de la Reine.—Les suppositions des courtisans.—La santé du Roi à l'Inconnue.—Le devoir refusé par la Reine au Roi.—Bachelier écartant le capuchon de madame de Mailly.—Son portrait physique.—L'ancienneté de la famille des de Nesle-Mailly.—Le contrat de mariage de Louise-Julie de Mailly-Nesle avec son cousin germain.—Sa liaison avec le marquis de Puisieux.—Ses relations secrètes avec le Roi depuis 1733.—Souper du Roi chez madame de Mailly à Compiègne le 14 juillet 1738.—La facile et commode maîtresse qu'était madame de Mailly.—Les soupers des petits appartements.—Tempérament atrabilaire de Louis XV.

La cour, de l'Œil-de-Bœuf à l'antichambre, les jeunes femmes, les jeunes gens, les politiques, la haute domesticité, l'intrigue, l'ambition, toutes les passions d'un monde qui se lève et se couche sur l'intérêt, épiaient aux portes les froideurs du ménage, et, calculant le dénoûment des derniers liens entre le Roi et la Reine, pressaient de leurs vœux l'avènement d'une maîtresse qui devait amener une révolution à Versailles, changer le cours des grâces et renouveler le gouvernement.

Tout ce qui était hostile au cardinal de Fleury, tous ceux que contrariait l'économie du vieux ministre, tous ceux que condamnait au repos et à l'obscurité la politique bourgeoise de l'homme d'État de la paix, les avidités des valets contenues et rognées, aussi bien que les impatiences des hommes à projets barrés dans leur carrière et dans leur avenir, sans théâtre, sans champ de bataille où déployer leur imagination ou tenter la fortune, saluaient de leurs espérances l'adultère du Roi.

Les tentations, les intrigues de la galanterie avaient la complicité et l'aide des Gesvres, des d'Épernon, des Richelieu. Humiliés du mauvais succès de leur conspiration des Marmousets, brûlants et travaillés de rancunes dont le ministre disgracié Chauvelin prenait en sous-main la conduite et le commandement secret, ils remplissaient de moqueries l'esprit du Roi, et par toutes les armes de l'esprit, le ridicule et l'ironie plaisante, la facilité des mœurs et l'exemple du plaisir, ils attaquaient les leçons et l'autorité du vieux prêtre au fond de son pupille.

La séduction du Roi par une femme convenait aux agitations, à la furie de grandes choses, à l'activité brouillonne de ce demi-génie, le maréchal de Belle-Isle, qui voyait seulement là, dans l'appui d'une maîtresse, flattée d'être associée à sa gloire, la réalisation de plans qui effrayaient à la fois et la sagesse de Fleury et la timidité du jeune Roi.

Puis c'était le ménage du frère et de la sœur Tencin, dont le rôle dissimulé était déjà si grand, si effectif, et qui voyait au bout de la liaison, au fond de l'affaire de cœur, le maniement de la volonté du Roi, la conduite de sa faveur, les facilités des approches de sa personne et de son pouvoir; toutes les suites d'une faiblesse qui permet et semble légitimer toutes les fortunes. Tant de vœux étaient appuyés, ils étaient servis par les femmes se piquant de dévotion et d'ultramontanisme, madame d'Armagnac, madame de Villars, madame de Gontaut, madame de Saint-Florentin, madame de Mazarin; par les molinistes zélés, et encore par la maison de Noailles, toute prête à une élévation de Tencin, en haine de Chauvelin, dont les Noailles jalousaient et craignaient la supériorité, s'il venait à recueillir la succession du cardinal.

Enfin, tout au bas de la cour, mais tout auprès du Roi, veillait et travaillait une influence occulte encore, mais déjà puissante. Les valets de chambre, réduits et maintenus dans leur rôle secondaire par la sagesse de Louis XV, sans autres fonctions que leurs devoirs domestiques dans une cour où le Roi n'appartenait qu'à sa femme, attendaient d'une cour dissipée et galante, d'un Roi échappé de son ménage et descendu au besoin de leur discrétion, à la nécessité de leurs complaisances, les profits complets de leur place.

Chose singulière! ces dispositions tournées au fond, dans toutes les têtes sérieuses, vers le renversement du ministère et du ministre, rencontraient, je ne veux point dire l'appui, mais presque l'acquiescement du cardinal, sous la condition d'être consulté dans le choix, et d'être assuré de la neutralité de la personne choisie. De vieux griefs contre la Reine n'étaient point encore morts chez le cardinal; il se rappelait encore avec amertume une tentative de Marie Leczinska pour faire rentrer M. le Duc en grâce auprès du Roi, sa reconnaissance envers les hommes qui l'avaient mise sur le trône[86], et il voyait dans une maîtresse un préservatif et une garantie contre un retour d'influence de la Reine, mettant à profit un jour de dévotion du Roi pour reprendre son mari. C'est ainsi que tous, ceux-là même que la conspiration menaçait, conspiraient pour l'infidélité du Roi.

Et ce n'était pas seulement à Versailles, c'était, ce qu'on n'a pas dit, c'était son peuple même qui entourait le jeune Roi de sa complicité, lui souriait, l'encourageait, comme si, habituée par la race des Bourbons à la jolie gloire de la galanterie, la France ne pouvait comprendre un jeune souverain sans une Gabrielle, comme si, dans les amours de ses maîtres, elle trouvait une flatterie et une satisfaction de son orgueil national!

Chaque jour le murmure et la promesse de la bonne nouvelle sortaient de toutes ces espérances, de toutes ces passions, de cette universelle attente, impatientes de compromettre le Roi, et résolues à préparer et à précipiter ses amours en les annonçant d'avance. La cour prononçait les noms de la comtesse de Toulouse, de mademoiselle de Charolais. Les suppositions couraient et s'abattaient çà et là, et jusque sur les dames de la Reine, exposées de si près aux désirs du Roi, et dont quelques-unes avaient les mœurs et les facilités du temps. La Reine, cette sainte, n'avait-elle point été forcée de se résigner à cette dame d'honneur, la maréchale de Boufflers, si affichée, à cette dame d'atours, madame de Mailly, à qui l'on prêtait une liaison avec M. de Puisieux? Et n'y avait-il pas encore, parmi les douze dames de son palais, madame de Nesle[87], madame de Gontaut[88], la maréchale de Villars, les duchesses de Tallard, de Béthune, d'Épernon, les dames d'Egmont de Chalais, toutes dames méritant l'honneur du soupçon et l'envie de la cour[89]?

Bientôt on parlait vaguement d'un toast du jeune souverain; et les gens au courant, les jeunes courtisans entrés au plus intime de la familiarité et de l'habitude du Roi, racontaient tout bas un souper de la Muette, où le Roi, après avoir bu à la santé de l'Inconnue[90], avait cassé son verre et invité sa table, et celle que présidait le duc de Retz, à lui faire raison. Ç'avait été une grande curiosité de connaître l'Inconnue; les voix des deux tables s'étaient partagées entre madame la Duchesse la jeune mademoiselle de Beaujolais et madame de Lauraguais, petite-fille de Lassay et belle-fille de M. le duc de Villars-Brancas. Mais le Roi avait gardé le silence et son secret[91].

Un ministre était un peu plus savant que tout le monde. Dans ses promenades matinales à cheval au bois de Boulogne, il avait remarqué la trace toute fraîche des roues d'une voiture allant, à travers des allées toujours fermées de barrières, de Madrid, résidence de mademoiselle de Charolais, à la Muette[92]. Mais ses suppositions se perdaient sur toutes les femmes de la société de mademoiselle de Charolais, et l'Inconnue restait l'inconnue pour le ministre comme pour les courtisans, dont quelques-uns avaient cependant observé qu'on ne pouvait prononcer devant le Roi le nom de madame de Mailly sans qu'il rougît[93]. Au milieu de ce mystère, le Roi, sorti de sa mélancolie, avec l'air et le rajeunissement d'un homme heureux de vivre, pris tout à coup d'une soif de plaisirs et s'empressant aux distractions, promenait et occupait l'activité d'une fièvre heureuse çà et là; et courant, et se répandant[94], il partageait les haltes de ses journées entre Rambouillet, où se tenait la comtesse de Toulouse[95], Bagatelle, où demeurait la maréchale d'Estrées, Madrid, où vivait mademoiselle de Charolais[96], douces retraites, palais charmants, petites cours de galanterie, de piquantes tendresses et de joli esprit, qui semblaient mettre sur le chemin du Roi les étapes et les stations enchantées d'un Décaméron français. Un jour, c'était Paris et le bal de l'Opéra que le jeune Roi étonnait de sa présence, de son entrain, d'une gaieté d'enfant; ou encore, infatigable, éclatant d'un esprit que la cour ne lui connaissait pas, il se jetait à des soupers, dont il entraînait et prolongeait jusque bien avant dans la nuit le bruit et la folie. De là, assez animé, il rentrait chez la Reine, qui lui témoignait ses répugnances et son horreur pour l'ivresse du vin de Champagne et son odeur, et finissait par allonger ses prières jusqu'à ce que le Roi fût endormi.

Un soir enfin arriva ce que toute la cour prévoyait et attendait. Bachelier, le valet de chambre du Roi, ayant été prévenir la Reine que le Roi allait se rendre chez elle, la Reine répondit qu'elle était désespérée de ne pouvoir recevoir Sa Majesté; à deux nouvelles demandes du Roi, Bachelier rapportait la même réponse; et de l'indignation, de la colère du Roi, partagées et enflammées par le valet de chambre, sortait l'engagement désiré par Bachelier: le Roi déclarait «qu'il ne demanderait plus jamais le devoir à la Reine[97].» Le jour suivant la cabale enhardie risquait tout: comme madame de Mailly se glissait en secret dans les petits appartements pour y passer la nuit, Bachelier, qui la conduisait, entr'ouvrant comme par mégarde son capuchon, la laissait voir à deux dames[98].

Madame de Mailly était en 1738 une femme de trente ans, dont les beaux yeux, noirs jusqu'à la dureté, ne gardaient, aux moments d'attendrissement et de passion, qu'un éclair de hardiesse fait pour encourager les timidités de l'amour. Tout, dans sa physionomie, dans l'ovale maigre de sa figure brune[99], avait ce charme irritant et sensuel qui parle aux jeunes gens. C'était une de ces beautés provocatrices, fardées de pourpre, les sourcils forts, dont l'éclat semble un rayon de soleil couchant, une de ces femmes dont les peintres de la Régence nous ont laissé le type dans tous leurs portraits de femme, la gaze à la gorge et l'étoile au front, qui, la joue allumée, le sang fouetté, les yeux brillants et grands comme des yeux de Junon, le port hardi, la toilette libre, s'avancent du passé, avec des grâces effrontées et superbes, comme les divinités d'une bacchanale[100]. Ajoutez que madame de Mailly était inimitable pour porter sa beauté, et la faire valoir. Nulle femme à la cour ne savait si bien arranger les modes à sa tournure, ni chiffonner d'une main plus heureuse les demi-voiles qui prêtaient à ces déshabillés mythologiques le piquant de la pudeur.

Ce goût, ce soin et ce culte d'une opulente toilette suivaient madame de Mailly jusque dans la nuit. Elle ne se couchait jamais sans être coiffée et parée de tous ses diamants. C'était sa plus grande coquetterie, et l'heure de sa séduction était le matin, alors que, dans son lit, battant l'oreiller de ses beaux cheveux défrisés par le sommeil et pleins d'éclairs de diamants, elle donnait audience à ses marchands, à ses petits chats, comme elle les appelait. Ainsi, au milieu des parures, des deux ou trois millions de bijoux que Lemagnan faisait scintiller sous ses yeux, des plus riches étoffes étalées devant elle, et qui s'amassaient au pied de son lit, elle rappelait ces levers de femme, de l'école vénitienne dans le déploiement et le rayonnement des brocarts et des bijoux, dans la lumière d'une Tentation versant ses coffrets et ses écrins, aux pieds de la dormeuse qui s'éveille[101].

Le visage de madame de Mailly disait toute la femme. Ardente, passionnée, toute heureuse et toute fière de faire, à ses dernières années d'amour, la conquête de ce Roi de France «beau comme l'amour,» elle avait dû se montrer prête et résolue à toutes les avances, à toutes les facilités, à ces entreprises même et à ces violences de séduction dont Soulavie révèle les honteux détails[102]. Mais aussi elle devait être susceptible de tous les attachements, de tous les dévouements et de tous les sacrifices qu'inspire à une femme de cet âge et de ce caractère une liaison avec un homme de son âge, avec un jeune homme. Et il se trouvait, par un contraste étrange, que, sous sa rude voix, ses apparences de bacchante, la hardiesse d'un amour qui avait presque violé le Roi, madame de Mailly cachait les qualités tendres et douces d'un cœur aimant, les sentimentalités d'une la Vallière.

* * * * *

Les de Mailly étaient une vieille et illustre famille militaire. Ils remontaient, dans le milieu du XIe siècle, à Anselme de Mailly, tuteur du comte de Flandre et gouverneur de ses États, tué au siège de Lille: belle fin, qui semblait un apanage de cette noble race, dont le dernier mort avait péri en 1668, à l'âge de trente-six ans, au siège de Philisbourg. Puis, sous la Régence, on avait vu se perdre dans le libertinage et rouler dans le scandale l'héritier de ce grand nom, et le reste de cette vaillante famille, qui, sous les trois maillets des portes de ses hôtels, écrivait superbement: Hogne qui voudra[103]. Le dernier descendant, Louis III de Nesle, qui ne marque dans l'histoire que pour avoir étonné le czar, lors de son passage à Paris, par la variété de ses habits[104], Louis de Nesle avait, avec sa femme, mademoiselle de la Porte-Mazarin, affiché toutes les hontes, tous les désordres et tous les abaissements qui semblaient traîner une glorieuse famille dans la boue où se perdent et finissent les races épuisées et les grands fleuves las.

Le marquis de Nesle, le père de toutes ces demoiselles de Nesle aimées par Louis XV, vivait «à pot et à rot» avec les comédiens et les comédiennes. Amant de mademoiselle de Seine, lors de sa querelle avec la Balicourt, il prenait une part si vive au différend que, dans la lettre prêtée par les rieurs à l'actrice, elle disait avoir été empêchée d'envoyer au duc de Gesvres «la fleur des héros du royaume», ses créanciers ne lui laissant la liberté de sortir que le dimanche.

Et la lettre écrite de … en Flandre, à Messieurs de l'Académie Françoise par mademoiselle de Seine comédienne du Roi, disait vrai, au moins pour les créanciers. Le marquis, jouissant de 250,000 livres de rente, avait vu appréhender ses biens libres et une partie de ses biens substitués, à la requête de Philippe Doremus, bourgeois de Paris. Puis, bientôt les 70,000 livres de rente échappées à ses créanciers étaient saisies et l'on s'emparait de l'universalité de ses biens saisis et non saisis[105]. Aux abois, le marquis de Nesle se débattait dans la misère et les expédients désespérés, au milieu des huées du public et de l'ironie des nouvelles à la main qui annonçaient un jour: «Monsieur le marquis de Nesle est enfin parvenu à ne plus vivre à l'auberge, ou pour mieux dire, son crédit étant absolument épuisé, il a été obligé de faire faire son pot au feu chez lui, et, pour cet effet, a acheté de la vaisselle de terre.»

La fille aînée du marquis de Nesle, Louise-Julie de Mailly-Nesle, née le 16 mars 1710, l'année où est né Louis XV, avait été mariée le 31 mai 1726 à Louis, comte de Mailly, seigneur de Rubempré, son cousin germain.

Et voici le contrat de mariage que j'ai eu la bonne fortune de découvrir aux Archives nationales[106], contrat entre le très-haut et très-puissant seigneur comte de Mailly, capitaine-lieutenant des Gendarmes Écossais, et la haute et puissante Damoiselle Louise-Julie de Mailly:

FURENT PRÉSENS TRÈS-HAULT et très-puissant seigneur, Monseigneur Louis, comte de Mailly, chevalier Seigneur de Rieux, Rubempré, Brutelle, Lamothe Manneville et autres lieux, capitaine-lieutenant des Gendarmes Écossois du Roy, commandant la Gendarmerie de France, fils de deffunt très-haut et très-puissant Seigneur, Monseigneur Louis, comte de Mailly, seigneur desdits lieux, maréchal des camps et armées du Roy, et de très-haulte et puissante dame, Madame Anne-Marie-Françoise de Saint-Hermine, à présent sa veuve, dame d'atour de la Reyne. Ledit seigneur comte de Mailly, demeurant en son hôtel, rue de Vaugirard, paroisse Saint-Sulpice, pour luy et en son nom.

D'une part.

Et très-haut et très-puissant Seigneur, Monseigneur Louis de Mailly, chevalier des ordres du Roy, marquis de Néelle et de Mailly en Boulonois, comte de Bohain, Seigneur de plusieurs autres lieux et très-haute et très-puissante Dame, Madame Armande-Félice de Mazarin, son épouse, Dame du palais de la Reine, autorisée dudit Seigneur marquis de Néelle à l'effet des présentes au nom et comme stipulante en cette partie pour haute et puissante Damoiselle Louise-Julie de Mailly, leur fille aînée, à ce présente et de son consentement, demeurant à la cour et à Paris en leur hôtel, rue de Beaune susdite paroisse Saint-Sulpice.

D'autre part.

Lesquelles parties de l'agrément de très-hault, très-puissant, très-excellent et très-auguste Monarque Louis, par la grâce de Dieu, Roy de France et de Navarre et de très-haulte et très-puissante et très-excellente princesse Marie, Reyne de France, très-haulte, très-puissante et très-excellente princesse Marie de Baden-Baden, duchesse d'Orléans, très-hault et très-puissant prince Louis de Bourbon […] ont reconnu et confessé avoir fait entre elles les traités de mariage, donation et convention qui ensuivent: c'est à savoir que lesdits Seigneur Marquis et Dame Marquise de Néelle ont promis de donner en mariage ladite damoiselle Louise-Julie de Mailly, leur fille aînée, de son consentement, audit Seigneur comte de Mailly qui de sa part promet la prendre pour sa femme et légitime épouse et faire célébrer ledit mariage en face de notre Mère Sainte-Église le plus tôt que faire se pourra.

Pour être lesdits seigneur et demoiselle, futurs époux comme ils seront unis et communs en tous biens, meubles et conquêts, immeubles suivant et au désir de la coutume de Paris, à laquelle ils se soumettent, pour conformément à icelle leur future communauté et conventions de mariage être réglée encore qu'ils vinssent à établir leur domicile et faire des acquisitions en autres pays, coutumes et loix contraires, auxquelles est expressément dérogé et renoncé pour cet égard seulement.

Ne seront néanmoins tenus des dettes et hypothèques de l'un ou de l'autre faites et créées avant ledit mariage, et, si aucunes se trouvaient, elles seront payées et acquittées sur les biens de celuy ou celle qui les aura faites ou en sera tenu.

En faveur duquel Mariage ledit Seigneur Marquis de Néelle donne par ces présentes à ladite Damoiselle future épouse la somme de cent soixante mille livres à prendre après son décès en biens et effets de sa succession, au payement de laquelle somme, il a affecté et hypothéqué tous et chacun de ses biens présens et à venir, et en attendant que ladite somme de cent soixante mille livres devienne exigible par l'ouverture de la succession dudit Marquis de Néelle, il a promis et s'est obligé de payer, par chacun an, audit Seigneur et Damoiselle, futurs époux, la somme de huit mille livres qui commencent à courir de ce jourd'huy…

Promet en outre le dit Seigneur de Néelle de nourrir et loger lesdits Seigneur et Damoiselle, futurs époux, avec deux valets de chambre et deux femmes de chambre, dans les maisons où il fera sa résidence, soit à Paris ou ailleurs, au moins pendant dix années, lesquels logemens et nourritures qui auront été fournis sont estimés cinq mille livres par an et feront partie de la dot de ladite Damoiselle, future épouse; […]

Le Seigneur futur époux a doué et doue la Damoiselle future épouse de la somme de huit mille livres par chacun an de douaire, profit dont elle demeurera saisie du jour du décès dudit Seigneur futur époux, sans être tenue de faire aucune demande, ni interpellation judiciaire…

Le survivant desdits Seigneur et Damoiselle future épouse aura et prendra par préciput et avant part en meubles de la communauté tels qu'il voudra choisir suivant la prisée et l'inventaire et procès-verbal à criée jusqu'à la somme de vingt mille livres en deniers comptans, au choix du survivant; si c'est le Seigneur qui survit, il reprendra en outre ses habits, armes, chevaux et équipage, et, si c'est la Damoiselle future épouse qui survit, elle reprendra aussi, outre le préciput réciproque, sa chambre garnie, ses habits, linge, bagues, joyaux, bijoux, diamans et autres pierreries servant à son usage et à l'ornement de sa personne, à telle somme que cela puisse monter.

Pour l'amitié que ledit Seigneur futur époux porte à la Damoiselle future épouse, iceluy Seigneur futur époux a donné et donne par les présentes par donation entre vifs et irrévocable en la meilleure forme que donation peut valoir à la Damoiselle future épouse de luy autorisée autant qu'il se peut, les biens, terres et héritages qui lui appartiennent en meubles et immeubles, de quelque nature qu'ils soient, ensemble ceux qui se trouveront luy appartenir au jour de son décès en quelques pays qu'ils se trouvent et à quelque titre que ce soit, et en cas qu'au jour dudit décès dudit Seigneur futur époux il y ait des enfants nés du futur mariage ou des petits enfants, la donation demeurera nulle et comme non faite…

Car ainsi le tout a été convenu, respectivement stipulé, promis et accepté entre les parties, lesquelles pour faire insinuer ces présentes où besoin sera, ont fait et constitué leur procureur général et spécial, le porteur d'icelle auquel il donne tout pouvoir, et pour leur exécution ils ont élu leur domicile irrévocable en leurs hôtels et demeures à Paris… ledit jour, trente mai de l'année mil sept cent vingt-six.»

* * * * *

En dépit de l'apparentage magnifique, de tous les noms de terres et de seigneuries défilant dans ce triomphant contrat, en dépit des stipulations de rente qui ne furent jamais remplies par les grands parents, l'union du cousin et de la cousine, selon l'expression d'un contemporain, fut toujours le mariage de la faim et de la soif[107].

Par ce contrat de mariage, la jeune fille de seize ans était devenue la femme d'un débauché fort épris, dans le moment, de la fille d'un fourbisseur qu'il voulait épouser, et qui ne se décidait à se marier avec sa cousine que sur un ordre du Roi qui enfermait sa maîtresse[108].

Ainsi mariée à ce mari vivant fort en dehors de son ménage, sans enfant, et ayant sous les yeux l'exemple et la conduite des dames du palais de la Reine, madame de Mailly se laissait à avoir un jour une liaison avec le marquis de Puisieux[109].

Au milieu de cette liaison survenait l'intrigue de madame de Mailly avec le Roi, intrigue qui ne remonte pas à 1732 comme le dit Soulavie, mais dont la date est de 1733, ainsi que l'affirme dans cette note, écrite le 8 décembre 1744, le duc de Luynes: «J'ai appris depuis quelques jours seulement que le commerce du Roi avec madame de Mailly a commencé dès 1733, et je le sais d'une manière à n'en pouvoir douter, et personne n'en avait aucun soupçon dans ce temps-là.» Et en effet la liaison connue seulement de Bachelier, de mademoiselle de Charolais, de la comtesse de Toulouse, était tenue assez secrète pour que d'Argenson, en général bien informé, ne la fasse dater que de l'année 1736. Elle était même si peu ébruitée qu'en 1735, Puisieux, tenu à l'écart et toujours amoureux, tout à coup nommé à Naples par Chauvelin, qui voulait en débarrasser madame de Mailly, venant offrir à son ancienne maîtresse l'hommage de son ambassade et lui disant qu'il ne partirait que sur ses ordres, s'étonnait de se voir souhaiter un bon voyage si délibérément par cette femme près de laquelle il ne se connaissait pas de successeur.

Peu à peu se faisait, les années suivantes, la divulgation des amours du Roi avec madame de Mailly. Les courtisans se racontaient qu'à Versailles, quand le Roi sortait et revenait de souper dans ses petits appartements, il passait deux heures dans ses garde-robes où l'on supposait que Bachelier lui amenait madame de Mailly. On parlait aussi dans les voyages de Fontainebleau d'un appartement meublé situé au-dessous de la chambre du Roi et où personne ne logeait et dont Louis XV avait la clef, appartement tout proche du logement occupé par madame de Mailly[110]. Et le secret, si bien gardé qu'il fût, n'était plus un secret dans l'automne de 1737, où les amours royales fournissaient un couplet à la chanson de la Béquille du père Barnaba[111].

Enfin, l'année suivante, dans le voyage de Compiègne le Roi déclarait pour ainsi dire publiquement ses amours dans le souper qu'il allait faire au su et à la vue de tous chez Madame de Mailly le 14 juillet 1738[112].

Madame de Mailly était une charmante et facile maîtresse qui avait cette qualité,—tous le reconnaissent,—d'être très-amusante[113], une qualité bien grande pour ce Roi, si souvent inamusable. C'étaient des petits propos, des babillages drôles, un aimable jargon, du naïf qui jouait l'esprit, un rien de causticité particulier au sang des de Nesle, un fond d'enjouement auquel son bonheur prêtait des vivacités, des étourderies, des ingénuités d'enfant[114], des enfantillages de femme aimante. Un 2 janvier, jour de la messe de requiem, que l'on disait tous les ans pour les chevaliers de l'ordre du Saint-Esprit morts dans l'année, cérémonie où Louis XV assistait en perruque naturelle, quelqu'un apercevait madame de Mailly assise contre la porte de glace donnant chez le Roi, et dans un état d'affaissement tel qu'il s'approchait pour lui demander si elle se trouvait mal. Madame de Mailly lui répondait que non, mais qu'elle était au désespoir, que le Roi lui avait donné rendez-vous pour qu'elle pût le voir en perruque, qu'elle craignait d'être arrivée en retard…

Louis XV était aussi reconnaissant à la femme de l'humilité qu'elle mettait dans son adoration, de la facilité qui la faisait entrer dans toutes les amitiés et pour ainsi dire dans toutes les camaraderies du Roi. Elle avait encore ce mérite à ses yeux, d'être désintéressée, de ne devoir demander que bien peu de chose pour elle et les siens, d'avoir une certaine peur du cardinal de Fleury, de n'inquiéter enfin, par son peu d'importance et d'ambition, ni la cour ni la ville. Cette femme sur le retour, si pleine de qualités, n'avait qu'un défaut,—et ce n'est pas une médisance de l'histoire,—elle aimait le vin de Champagne comme ses grand'mères l'aimaient cinquante ans auparavant, et, le verre en main, aurait été capable de tenir tête à un Bassompierre[115].

Et voilà avec madame de Mailly les petits appartements qui s'animent et s'égayent jusqu'à la licence. C'est un bruit, une gaieté, un choc des verres, un pétillement du champagne[116]. Dans ces cabinets qui donnent par une porte secrète dans la chambre du Roi, et n'ont de communication avec le reste du château que pour le service, temple dérobé où l'art épuisa les enchantements, le plaisir s'abandonne et se met à l'aise. C'est le sanctuaire mystérieux, le palais magique caché dans Versailles, où les allégories du temps vous montrent du doigt le Sophi, le Roi, et Rétina, madame de Mailly, célébrant les fêtes nocturnes en l'honneur de Bacchus et de Vénus, dans la troupe sacrée des femmes aimables et des courtisans galants. Tout est exquis et rare dans ces débauches royales qui suivent les fatigues de la chasse[117]: les vins sont les plus vieux et les plus fins; la table est succulente, pleines d'épices et de délices, chargée des mets divins de Moutier[118], l'ancien cuisinier du duc de Nevers, le cuisinier en chef de la Régence, que la Régence immortalisa dans ses chansons; elle s'enorgueillit des salades accommodées par mademoiselle de Charolais et des entremets de truffes faits sous les yeux du Roi[119]. Parfois même,—cuisine rare et de mains augustes!—cette table a l'honneur des ragoûts que le Roi s'est amusé à tourner lui-même sur le feu dans des casseroles d'argent, avec le prince de Dombes, son premier sous-aide. Et les fêtes succèdent aux fêtes; un jour, ce sont les petites fêtes où Sévagi, Zélinde et Fatmé, le comte, la comtesse de Toulouse et mademoiselle de Charolais, tempèrent l'orgie et lui font garder le ton du monde et un air de décence; un autre jour, les grands mystères, où la maîtresse du Roi assiste seule, affranchissent la débauche, et, jetant les célébrants aux dernières intempérances de l'ivresse, les ramassent au petit jour et les portent au lit[120].

Ces excès, ces nuits sans sommeil, cet abus du vin, ont peut-être chez Louis XV une explication physiologique. Le Roi, dont l'enfance est attristée par un splénétisme[121], que l'on ne rencontre guère que dans les dégénérescences royales, a un fond atrabilaire qui le rend tout jeune, à certaines heures, sauvage, intraitable, ennemi de l'humanité! On le verra à Fontainebleau, en 1737, rester tout un jour dans son lit, sans vouloir voir ni entendre personne[122]. Cette humeur noire que madame de Pompadour aura plus tard tant de peine à détourner de l'idée fixe qui le hante, de la pensée de la mort, ne se plaît que dans l'entretien de la maladie, des opérations chirurgicales, des détails lugubres du néant humain, et n'aime que les alarmes qu'elle inspire aux vieillards, aux malades. Il y a chez le souverain une bile, des humeurs peccantes que seules peuvent chasser, pour un moment, le casse-cou de la chasse à courre, la violente distraction de l'orgie.

Un livre, publié en 1793, contient un chapitre physiologique sur Louis XV, curieux pour le temps où il a été écrit. L'auteur, mettant à profit les observations de Sauvage sur les effets produits dans les espèces animales et végétales par une succession de copulations de père en fils de la même famille, attribue les tics, les manies, l'apathie, la timidité de Louis XV à une maladie morale, à un désordre du système nerveux.

IV

Bachelier, le valet de chambre du Roi.—Les entretiens avec le Roi, le premier rideau tiré.—Le choix fait par Bachelier d'une favorite sans ambition et sans cupidité.—Le Roi souffrant du peu de beauté de sa maîtresse.—Les tribulations de madame de Mailly avec son père et son mari.—L'inconstance du Roi.—Sa maladie de l'hiver 1738.—Madame Amelot, la jolie bourgeoise du Marais.—Les immunités et les distinctions de la favorite.—Les quarante louis des premiers rendez-vous.—Les chemises trouées et la misère de madame de Mailly après la disgrâce de Chauvelin.—Mademoiselle de Charolais et madame d'Estrées travaillant à gouverner le Roi par madame de Mailly.—Humeurs de la favorite.—Quand vous déferez-vous de votre vieux précepteur?

Bachelier[123], le valet de chambre du Roi, était un gros et important personnage. Épanoui dans l'égoïsme d'un vieux garçon bien portant, maintenu en belle humeur par ses cinquante mille livres de rente, par sa jolie propriété de la Celle honorée de la visite de Louis XV, par l'amour d'une très-agréable personne, mademoiselle la Traverse, la fille de Baron, renfermé dans la société de deux ou trois gens d'esprit, battant le pavé et le monde de Paris et lui en apportant les nouvelles pour l'amusement du maître[124], Bachelier était peut-être l'homme le plus solide en place auprès de ce Roi, élevé par le Cardinal dans l'éloignement et la défiance de tout ce qu'il y avait de grand à la cour, et si bien disposé par son caractère et son éducation aux influences basses et familières de la domesticité. Et le valet de chambre du Roi avait encore eu la chance de trouver pour être son second, un autre lui-même, un sous-valet qu'il avait fait recevoir garçon bleu de la chambre, et qui, le remplaçant pendant ses courtes absences, n'entretenait le Roi que du dévouement de Bachelier; puis, son service fait et son rôle joué en conscience, se remettait aux ordres du seigneur de la Celle.

Par là-dessus, Bachelier parlait peu, avait l'air de penser profondément, s'était fait un peu géographe, et politique assez suffisamment, pour fournir à la conversation du Roi. Mais Bachelier avait surtout le flair des influences, l'évent des crédits en baisse, le facile détachement des individus, avec la science des manœuvres doubles et des ménagements d'avenir, qui, après lui avoir fait abandonner Chauvelin pour se livrer au Cardinal, lui fera conserver sous main des relations avec le chancelier exilé à Bourges. Il disait bien haut qu'il ne voulait jamais se remarier, de manière à écarter tout soupçon d'une grandeur future à la façon des valets de chambre Beringhen et Fouquet-Varenne, et jouait le bonhomme au naturel et sans enflure. Ne mettant à sa façon d'être ni hauteur, ni importance, mais usant de souplesse et de rondeur, caressant les espérances de tous, ayant un sourire pour les plans de Belle-Isle, trouvant une larme pour les chagrins de la Reine, qu'il flattait d'un retour du Roi, Bachelier, ce vrai souverain des petits appartements[125], le seul courtisan peut-être en lequel Louis XV eût confiance, ne semblait tenir à autre chose à la cour qu'à l'amitié de son maître qu'à peine éveillé, et le premier rideau tiré[126], il était seul à entretenir. On entendait Bachelier parler uniquement de son désir du bien de tous; il n'avait à la bouche que des paroles d'honnête homme, presque de citoyen, ne semblant viser qu'à réconcilier l'opinion populaire avec sa place, et les préjugés avec son service.

C'était sous ce jour que se montrait et se donnait à voir Bachelier; mais au fond ce qu'il avait voulu, ce qu'il voulait encore plus vivement que ne le voulait toute la cour, c'était une intrigue réglée, c'était une maîtresse de sa main dans le lit du Roi, une maîtresse convenable par son rang, mais une créature sans beauté, sans ambition, une femme capable d'une passion désintéressée pour le Roi, et d'une reconnaissance sans révolte pour les ouvriers de son élévation.

Et en novembre 1737, lorsque la déclaration de madame de Mailly, comme maîtresse déclarée, était attendue par une affluence de monde, comme on n'en avait jamais vu à Fontainebleau depuis Louis XIV, Bachelier[127] s'unissait peut-être au cardinal de Fleury pour empêcher cette élévation.

* * * * *

Madame de Mailly n'était vraiment point heureuse en son rôle et en sa position de favorite. Louis XV lui faisait ressentir les humiliations de son amour-propre d'amant, lorsqu'il entendait les étrangers, la cour, les amis aussi bien que les ennemis de sa maîtresse, le mari même à qui il avait pris sa femme s'étonner de cet attachement pour cette femme sans jeunesse et inférieure à mille autres beautés de Versailles. Lâche et honteux devant le refrain général, presque public, qui chaque jour grandissait, courait dans les chansons, se glissait même dans les causeries des courtisans et le forçait à crier une nuit par une cheminée à Flavacourt: «Te tairas-tu»[129]! le Roi, à chaque blessure à sa vanité, se vengeait sur sa maîtresse par quelque dureté, par quelque méchant et blessant compliment à l'endroit de sa beauté absente[130].

Puis pour ce Roi tatillon, curieux de petites affaires et entrant dans les détails de parenté, de ménage, d'argent de ceux qui l'approchaient, les désagréments que madame de Mailly essuyait de sa famille et dont il subissait le contre-coup, étaient une raison et un prétexte à des reproches et à des grogneries. Le marquis de Nesle dont les procès interminables étaient la conversation de Paris, très-indifférent au scandale et parfaitement insolent dans la ruine, lançait dans le public un mémoire où, maltraitant ses juges, injuriant son rapporteur Maboul, il parlait avec une hauteur magnifique de son misérable procès avec ses misérables créanciers[131]. Madame de Mailly tentait de faire quelques remontrances à son père, mais ses sermons étaient mal accueillis par le marquis de Nesle qui traitait sa fille de g…, et continuait à écrire de hautaines lettres où il menaçait tout le monde de la judicature de ses vengeances[132]. De là mille tracas pour le Roi qui n'avait pas l'esprit d'éloigner sans bruit le marquis, et de faire arranger ses affaires par quelqu'un de compétent. Ce n'était pas là, il est vrai, l'affaire du Cardinal qui voulait une lettre de cachet, un acte de publicité qui fît dire: «Voilà le précepteur plus maître que jamais du petit garçon, il fait fouetter le père de sa maîtresse.» Les filles du marquis de Nesle allaient en vain demander publiquement au Cardinal la grâce de leur père[133]; il était obligé de partir pour Caen, le lieu de son exil[134]. L'original et superbe marquis ruiné y faisait même une façon d'entrée, flanqué de mademoiselle de Seine sa maîtresse et de quatre pages qui étaient tout son domestique. Et quand les affaires du père commençaient à laisser tranquille le Roi, venait le tour du mari qui se faisait arrêter comme franc-maçon[135].

Enfin le Roi se trouvait en ces années en une veine volage, en une humeur papillonne; il n'avait pas que le besoin amoureux d'une maîtresse, il avait la tentation et l'appétit de toutes les femmes et de toutes les sortes de femmes[136]. Il était le jeune et bel infidèle qui, dans les romans du temps, toujours inassouvi et curieux, se donne à toutes les occasions, à toutes les rencontres, à tous les hasards. Ce tempérament ardent, mais cependant si longtemps constant, en cette vie de soupers inaugurée dans les petits cabinets, était amené à chercher moins les satisfactions de l'amour que le prurit du plaisir. Chez Louis XV prenait naissance le libertin, le polisson, ainsi que l'avait appelé cette nymphe du bal de l'Opéra, un peu trop vivement pressée par le Roi sous le masque[137]. Et madame de Mailly avait tous les jours à craindre de se voir abandonner pour une passion, un caprice, une passade.

Presque au moment où madame de Mailly était pour ainsi dire reconnue comme maîtresse déclarée, on parlait de débauches obscures, de fillettes amenées par Bachelier au Roi. Bientôt même Paris s'entretenait d'une galanterie[138] que Sa Majesté avait attrapée avec la fille d'un boucher de Versailles ou de Poissy. La chose même était assez sérieuse pour que les chirurgiens remplaçassent auprès du Roi les médecins et que Louis XV eût un certain nombre d'entrevues avec la Peyronie[139]. Et le jeune souverain se trouvait un moment, dans le mois de janvier de 1738, en un tel état d'affaissement et de langueur que la question de la Régence commençait à s'agiter tout bas entre les courtisans dans les coins des appartements de Versailles[140].

Louis XV rétabli et guéri pour quelque temps de l'amour des fillettes, une amie intime de madame de Mailly, madame de Beuvron, «ingrate à l'égard de la favorite comme Lucifer», était au moment de lui enlever le Roi.

Madame de Beuvron reléguée au vieux sérail, c'était aussitôt madame Amelot, la femme du tout nouveau ministre, et nommée par les jolies femmes bourgeoises de Paris. Dans deux ou trois soupers faits dans les petits appartements, elle enchantait le Roi par une timidité égale à la sienne. Pendant plusieurs jours le Roi n'était occupé que de la timide bourgeoise. Madame Amelot avait l'honneur de faire attendre pendant un grand quart d'heure, pour une promenade en calèche, Louis XV que l'on entendait dire: «Allons la prendre chez elle!» et il restait encore un quart d'heure à sa porte de faction avec toute sa suite. La cour voyait déjà la femme du ministre maîtresse déclarée, et madame de Mailly, horriblement malheureuse et très-jalouse, faisait répandre que madame Amelot était une beauté du Marais dont Sa Majesté se moquait comme de son apothicaire Imbert, que, par plaisanterie, il avait emmené à la chasse jusqu'à ce qu'il s'y fût cassé les reins. Mais la bourgeoise du Marais, désireuse du maintien de son mari au ministère, se refusait d'entrer en lutte avec la grande dame, lui faisant humblement la cour, et sollicitant son intérêt et sa protection[141].

Torturée de jalousie, madame de Mailly en tourmentait et persécutait sans cesse le Roi. Le soupçonnait-elle d'avoir reçu une impression d'une femme? Elle ne lui laissait de repos qu'après avoir obtenu de lui un mot désobligeant sur sa figure, sur sa toilette[142]. Elle guettait le Roi partout, usait sa vie sur ses traces, montait la garde autour des cabinets pour qu'aucune femme n'y soupât avec le Roi sans qu'elle y fût, si occupée à cet espionnage, si absorbée dans cette poursuite du Roi qu'elle ne paraissait plus le soir chez la Reine.

* * * * *

Malgré tout, et en dépit des mépris, des rebuffades et des infidélités de Louis XV, madame de Mailly se promenait avec l'attelage de chevaux tigrés tout nouvellement achetés par le Roi, elle était toujours dans la gondole royale quand les autres dames allaient en calèche, elle était en carnaval de toutes les parties de bal de l'Opéra dans la petite société de pèlerins et de pèlerines ou de chauve-souris que menait Louis XV, elle était la femme qui, au retour des chasses, offrait le pied du cerf au Roi à sa fenêtre[143]. Au feu de la ville son pliant était le plus rapproché du Roi, aux soupers elle était toujours à côté de Louis XV, et s'il y avait des princesses du sang, elle occupait la seconde place à droite; au jeu, la table où elle jouait n'était séparée de la table du Roi que par la cheminée, à la messe la seconde travée à droite de la Chapelle était gardée pour elle[144]. Elle était la seule dame de la cour fournie de bougie aux voyages de Marly; et à sa toilette assistait presque tous les jours l'ambassadeur d'Espagne. Madame de Mailly jouissait donc de toutes les immunités et de toutes les distinctions qui désignent au public une favorite, mais une favorite qui n'avait pas «un écu dans sa poche».

Le marquis d'Argenson raconte avec une certaine autorité qu'au bout de deux entrevues avec Louis XV, madame de Mailly avait parlé au Roi de sa misère qui était en effet fort grande. Le Roi de lui donner libéralement les quarante louis qu'il avait sur lui[145]. Puis une seconde libéralité une autre fois. Mais à la troisième sollicitation, le Roi, ainsi qu'un page qui aurait craint d'être grondé par son gouverneur, représentait à sa maîtresse qu'il n'avait que l'argent de sa cassette, qu'il y avait dessus beaucoup de charges à payer, qu'elle n'y suffisait même pas… Et les deux amants se lamentaient: madame de Mailly sur les exigences de ses créanciers, le Roi sur le peu d'argent dont le Cardinal lui laissait la disposition.

Le garde des sceaux, Chauvelin, qui avait trempé avec Bachelier dans l'intrigue qui avait amené madame de Mailly dans le lit du Roi, et qui avait les mêmes intérêts que le valet de chambre à conserver et à maintenir la maîtresse dans une étroite dépendance, faisait alors dire au Roi qu'il y avait un moyen très-simple d'arranger cela et de fournir aux dépenses de la maîtresse sans que le Cardinal le sût; il s'offrait à solder les rendez-vous sur les fonds secrets du ministère des affaires étrangères, et l'on était tout étonné de voir un jour madame de Mailly dans une élégante chaise qui était du même vernis que les cabinets du Roi[146].

Mais le payement des rendez-vous du Roi par le ministère des affaires étrangères ne durait guère. Au mois de février 1737, Chauvelin était renversé et le cardinal de Fleury, en haine des sympathies de madame de Mailly pour le ministre disgracié, gênait et contrariait les très-rares libéralités du jeune et avare Bourbon, si bien que madame de Mailly, perdant cinq écus au quadrille, ne pouvait les payer. Et ses amis s'entretenaient de ses chemises élimées et trouées[147], de la tenue de pauvresse de sa femme de chambre, et plaignaient du fond de leur cœur cette maîtresse de Roi moins payée que la maîtresse d'un sous-fermier.

* * * * *

Dans cette détresse et ce dénuement la malheureuse femme avait encore le tourment des mauvais conseils, des tentations, des mirages de grandeurs et de richesses avec lesquels deux femmes troublaient sa faible cervelle.

Grâce à sa maison de Madrid, qui communiquait avec la Muette par de petites allées fermées par des barrières pendant le jour, et qui avait permis à madame de Mailly de rejoindre, sans qu'on le sût, le Roi quand il couchait hors de Versailles, mademoiselle de Charolais était entrée dans l'intimité du Roi, effarouché jusqu'à ces derniers temps par ses hardiesses et ses inconvenances princières. En cette heure de faveur, poussée par son amant Vauréal, évêque de Rennes[148], et qui visait la succession de Fleury, Mademoiselle songeait à gouverner le Roi par sa maîtresse[149]. Elle s'adjoignait dans cette entreprise la maréchale d'Estrées qui avait fait à ses côtés le métier d'entremetteuse en second et lui apportait les conseils et l'expérience de son amant, le cardinal de Rohan. Et ces deux femmes, manœuvrées dans la coulisse par ces deux grands personnages ecclésiastiques, chauffaient l'ambition de madame de Mailly, l'excitaient à devenir maîtresse déclarée, à se faire créer duchesse, à exiger l'octroi de grands biens, et même la maréchale d'Estrées, exploitant habilement le goût que la maîtresse avait de sa propriété de Bagatelle, lui proposait de la lui vendre pour prendre sur elle la puissance et l'autorité d'un créancier.

Les deux femmes cherchaient à la détacher de Bachelier en lui disant qu'il lui barrerait toujours les grandeurs pour la garder plus dépendante de lui, qu'il voulait la réduire aux honneurs du mouchoir. Elles lui répétaient les propos qu'il tenait sur son compte. Oui, sans doute, il voulait la tirer de la pauvreté, peut-être lui procurer une petite aisance. Mais n'avait-il pas déclaré qu'il ne souffrirait jamais, à Dieu ne plaise, qu'on renouvelât les scandales de l'autre règne, qu'on n'intronisât à la cour une maîtresse régnante et qu'un jour des bâtards adultérins prissent la place des princes du sang et s'emparassent de toutes les dignités de l'État?

Le complot cependant s'ébruitait; on détachait alors près de la maréchale d'Estrées un abbé, ancien amant ou ancien confident, qui la faisait causer, lui montrant le danger de s'engager trop à fond dans une intrigue qui pourrait la priver des bienfaits de Sa Majesté. Madame de Mailly, elle de son côté, s'apercevait du mécontentement du Roi, se repentait, jurait qu'elle ne le ferait plus.

Après qu'on eut bien causé de la disgrâce et même de l'exil de la princesse de Charolais[150], le Roi, qui s'ennuyait à Versailles, revenait dîner à Madrid chez mademoiselle de Charolais et passer l'après-midi à Bagatelle chez madame d'Estrées, et les deux femmes recommençaient à parler à l'imagination de la maîtresse. Quoique presque indifférente à sa pauvreté, et ne voulant entendre aucune proposition venant d'un homme d'affaire, et toute défendue qu'elle était «par un petit sens fort droit contre sa tête de linotte[151]», madame de Mailly, sous le tiraillement des mauvaises suggestions, et dans ce perpétuel rappel de l'injustice de son sort, ne pouvait se défendre d'accès d'humeur où elle maltraitait le Roi de la colère ou du mépris de ses paroles.

Dans ces mauvaises heures, gare au Roi! madame de Mailly ne le ménage pas, et les courtisans sont dans l'étonnement de l'affolement rageur qui s'empare tout à coup de la douce créature, et qui au jeu, où elle est presque toujours malheureuse, lui met à la bouche quand Louis XV lui marque le chagrin qu'il éprouve de sa perte: Ce n'est pas étonnant, vous êtes là!

Mais où l'humeur de la maîtresse éclate et se répand en coups de boutoir qui, donnés au Cardinal, vont droit au Roi, c'est dans les soupers de Lucienne chez mademoiselle de Clermont. Dans ces soupers fouettés de Champagne jusqu'à l'aube, où le Cardinal est bafoué, honni, vilipendé, où, selon une expression du temps «on le tient par les pieds et par la tête tout le temps qu'on boit et qu'on mange,» où les convives se moquent tour à tour de ses amours séniles[152], de son radotage, de sa foire perpétuelle, madame de Mailly est la plus âpre à mordre après le vieux prêtre, et madame de Mailly est la femme qui ramène, comme un refrain sans pitié, après chaque coup de dent donné au premier ministre, cette apostrophe au Roi: «Quand vous déferez-vous de votre vieux précepteur[153]?»

V

Mademoiselle de Nesle, pensionnaire à Port-Royal.—Son plan dès le couvent de gouverner le Roi et la France.—Le besoin qu'avait madame de Mailly d'une confidente de son sang à Versailles.—Installation de mademoiselle de Nesle à la cour en mai 1739.—Sa laideur.—Son caractère folâtre et audacieux.—Louis XV faisant à madame de Mailly l'aveu de son amour pour sa sœur.—Mariage de mademoiselle de Nesle avec M. de Vintimille, neveu de l'archevêque.—Célébration du mariage en septembre.—Le Roi donne la chemise au marié.—Les complaisances de madame de Mailly.—Madame de Vintimille faisant abandonner à sa sœur la société de mademoiselle de Charolais pour la pousser dans la société de la comtesse de Toulouse.

Il y avait alors entre les quatre murs de Port-Royal, dans la paix et la retraite d'un couvent, dans un monde tranquille d'idées austères ou tendres, pieuses ou romanesques, une jeune fille qui roulait dans sa petite tête des ambitions énormes, non l'aspiration vague et impatiente, mais le projet délibéré et le plan réfléchi du plus audacieux rêve. Son imagination montait sans peur au rôle de souveraine de France, et machinait à froid la retraite de Fleury, le renversement du ministère, l'asservissement du cœur du Roi et l'asservissement de la cour[154]. On eût dit que tout ce que l'expérience apporte de sécheresse, tout ce que l'usage de l'humanité, tout ce que le frottement, l'exemple et la vie donnent de désillusions, avaient vieilli et mûri l'esprit, endurci et affermi le cœur de cette jeune fille, hier une enfant, de cette Félicité de Nesle qui déjà peut-être faisait entrer dans les plans de son élévation le renvoi de sa sœur, madame de Mailly. C'était comme une prescience, comme une divination machiavélique, qui l'avait éclairée sur le chemin de ces grandeurs qu'elle entrevoyait, qu'elle touchait presque, et vers lesquelles sa jeune pensée s'avançait dans un tâtonnement. Toutes ses espérances reposaient sur une étude ou plutôt sur une présomption de l'humeur de ce Roi dont elle pressentait et devinait, sur les ouï-dire et les bruits d'un couvent, la physionomie, la personnalité, les habitudes, la volonté sans force, le caractère plié aux dominations, les dégoûts, les lassitudes et les faiblesses.

Et elle étonnait une confidente de son âge, confondue et presque convaincue par le ton d'assurance avec lequel elle lui disait: «J'irai à la cour auprès de ma sœur Mailly; le Roi me verra; le Roi me prendra en amitié, et je gouvernerai ma sœur, le Roi, la France et l'Europe[155].» En même temps elle annonçait les faciles victoires qu'elle remporterait du premier coup sur le Roi[156], par les taquineries et les tyrannies dont les femmes savent si bien user, par un règne de jalousie, de secousses, de scènes, de brusqueries, de retours, en un mot, par l'ascendant de cette sorte de crainte, qui seule fait durable le gouvernement de l'amour.

Elle ne se faisait pas illusion sur sa beauté, dont il y avait—elle le savait—bien peu de chose à faire, mais elle comptait sur la vivacité de son esprit, plus personnel, plus original que l'esprit de sa sœur[157], sur l'entrain de son humeur et de ses idées, sur l'influence croissante que toute nature supérieure et remuante impose, dans le commerce de la vie, à la timidité et à la paresse de l'être qui lui est associé. Et la voilà écrivant tous les jours à sa sœur, la sollicitant de l'appeler auprès d'elle, invoquant ses bontés, parlant à ses tendresses avec les caresses et les enfantillages d'une petite sœur gâtée, intéressant déjà peut-être, par-dessus l'épaule de madame de Mailly, le Roi à ces jolies effusions et aux tournures lutines de son esprit de pensionnaire. Madame de Mailly ne résistait point longtemps, et la jeune personne sautait du couvent à Versailles[158].

* * * * *

Madame de Mailly se trouvait avoir besoin dans le moment d'un dévouement, d'une affection, d'un conseil. Dans l'éclat et l'affiche de sa liaison longtemps cachée, elle était pleine d'inquiétude, ne comptant que bien peu sur le courage du Roi pour la défendre, pour la soutenir contre la plus légère attaque du Cardinal. La favorite était en outre opprimée, anéantie, pour ainsi dire, sous la protection de son écrasante amie, mademoiselle de Charolais, qu'elle n'aimait point, qu'elle craignait, et avec laquelle elle ne s'épanchait pas, malgré les apparences d'une intimité complète. Le seul véritable ami qu'elle eut peut-être à la cour, le valet de chambre Bachelier, lui avait donné le conseil de «ne se fier à personne», et elle suivait ce conseil. Mais cette femme sans résolution personnelle, sans volonté, sans concentration, demandait le soulagement, dans l'ouverture de son cœur, de pouvoir parler à quelqu'un, de pouvoir consulter quelqu'un, appelait en un mot une confidente de son sang. Or, mademoiselle de Vintimille avait été de tout temps la sœur préférée de Madame de Mailly[159]. Et dans ces dernières années, où madame de Mailly s'était brouillée avec la duchesse de Mazarin[160], qui avait employé pour lui arracher le secret de sa liaison avec Louis XV l'artifice, les menaces et les mauvais traitements, l'amitié de la maîtresse du Roi s'était encore accrue pour celle de toutes les demoiselles de Nesle, dont l'indépendance, dans l'extrême pauvreté de la famille, avait affecté le plus de hauteur à l'égard de la duchesse[161].

Mademoiselle de Vintimille, sortie du couvent, se donna toute à son rôle de complaisante, de confidente de sa sœur; elle ne la quittait pas un instant, ne faisait aucune visite qu'avec elle, vivait dans la plus grande retraite au milieu de la cour. Ce don de sa personne, ce sacrifice de toutes les heures de sa vie, mettaient à tout moment sur les lèvres de la reconnaissante madame de Mailly le nom de sa sœur Félicité, avec toutes sortes de louanges passionnées, émues, si bien que le Roi eut la curiosité de connaître cette créature si dévouée qu'il jugeait déjà une femme d'esprit à travers les conversations de sa sœur qu'il avait appris à ne regarder guère que «comme un écho». Louis XV voulut admettre la sœur de madame de Mailly dans sa société.

Toutefois l'installation de mademoiselle de Nesle n'avait pas été définitive en décembre 1738, elle faisait encore de temps en temps des séjours à son couvent, et elle n'avait eu que de bien rares occasions de se rencontrer avec le Roi, peut-être une fois chez Mademoiselle, peut-être une autre fois chez la comtesse de Toulouse à une revanche au cavagnole entre madame d'Antin et madame de Mailly, où le Roi, prévenu que mademoiselle de Nesle devait venir, donnait l'ordre de l'avertir et la faisait asseoir. Ce n'était qu'au mois de mai 1739 qu'elle quittait son couvent pour n'y plus rentrer, pour demeurer avec madame de Mailly jusqu'au jour où elle serait mariée. Et elle n'était présentée que le 8 juin au Roi avec lequel elle soupait pour la première fois.

Mademoiselle de Nesle devant faire partie du voyage de Compiègne, Mademoiselle s'empressait d'offrir un appartement à l'invitée du Roi, mais il ne convenait pas à la hautaine personne d'être sous la protection de qui que ce soit, et mademoiselle de Nesle refusait cet appartement, disant à sa sœur: «que puisque le Roi désirait qu'elle eût l'honneur de le suivre, il aurait la bonté de pourvoir à son logement.» Cette requête, s'adressant directement à la personne du Roi, plaisait à Louis XV[162].

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Les courtisans qui voyaient mademoiselle de Nesle, ne trouvaient guère en elle l'étoffe ni l'avenir d'une maîtresse. Ce qui leur sautait aux yeux, c'était un long cou mal attaché aux épaules, une taille hommasse, une démarche virile, une peau brune, un ensemble de traits assez semblable aux traits de madame de Mailly, mais plus sec et presque dur, et qui n'avait pour lui ni ce rayon de bonté, ni cette tendresse de passion[163].

Aussitôt entrée à la cour, la jeune sœur de madame de Mailly mettait en jeu tous les ressorts d'un caractère folâtre, audacieux, et comme animé d'une pointe de vin. Elle profitait, pour s'avancer, de la première surprise du Roi, et de cette intimidation de la moquerie, si nouvelle pour un prince jusque-là entouré de soumissions. Elle s'exposait à ses désirs avec l'apparente naïveté et la liberté coquette d'une autre Charolais, mais avec plus de suite, une continuité plus hardie, une malice plus épigrammatique, et où le Roi se plaisait à reconnaître les qualités de son propre esprit. Et cette pensionnaire ne tardait pas à se rendre si agréable, si nécessaire au Roi, qu'il ne pouvait plus se passer d'elle[164], et qu'il ne semblait plus goûter la conversation et la société que dans la compagnie de cette amusante enfant répandant la gaieté autour d'elle. Mademoiselle de Nesle fortifiait ce goût et lui donnait la solidité d'une habitude, en ne laissant point le Roi à lui-même, en le tenant toujours sous son charme et sous son caprice, par des inventions de plaisirs, des boutades de pensées, par le tourbillon d'activité et d'imagination qui était sa nature avant d'être son rôle.

Mademoiselle de Nesle était bientôt de toutes les chasses et de tous les soupers de Louis XV, et au mois d'octobre, au voyage de Fontainebleau, elle était installée dans l'appartement des Villars. Madame de Mailly, qui s'apercevait que le Roi commençait à choisir, pour ses séjours dans ses petits châteaux, les semaines où elle était retenue pour son service près de la Reine[165], ne se sentait plus avoir que les restes des tendresses et des caresses du Roi. Des railleries, des méchancetés qui allaient un jour jusqu'à lui couper sa tapisserie, des comparaisons à l'avantage de sa sœur[166], des brouilleries, tous les contre-coups de l'infidélité du Roi préparaient lentement madame de Mailly à la confession qui lui arrachait toute illusion: le Roi lui avouait «aimer sa sœur autant qu'elle».

* * * * *

Cependant l'intérêt connu que Louis XV portait à la jeune femme et la protection royale que cet intérêt promettait dans l'avenir au mari, faisaient rechercher la main de mademoiselle de Nesle en dépit de sa laideur. Dès le mois de juillet 1739, au voyage de Compiègne, il avait été question d'une alliance de Félicité de Nesle avec le comte d'Eu, alliance en faveur de laquelle le Roi aurait assuré le rang des légitimés à la postérité[167]. On parlait d'un second mariage qui manquait parce que le maréchal de Noailles s'était blessé de ce qu'on ne s'était pas adressé à lui, et aussi un peu par la répugnance du Cardinal à laisser pénétrer dans la faveur intime du maître une si puissante famille[168]. Enfin Mademoiselle, qui apparaît comme l'entremetteuse du mariage de la sœur de madame de Mailly, décidait l'archevêque de Paris voulant être cardinal à demander sa main pour son petit-neveu, M. du Luc, qui devait prendre en se mariant le nom de Vintimille[169].

Le 14 septembre 1739, le soir à Marly, madame de Mailly faisait part du mariage à ses amis, annonçait que le Roi accordait 200,000 livres d'argent comptant, l'expectative d'une place de dame du palais de la Dauphine, une pension de 6,000 en attendant, et en outre un logement à Versailles dans l'aile qu'on appelait autrefois la rue de Noailles.

Le mariage et le dîner avaient lieu le dimanche 27 à l'archevêché. De là les mariés se rendaient à Madrid chez Mademoiselle, où ils soupaient.

Le Roi, venu tout exprès de la Muette pour le coucher, faisait l'honneur au marié de lui donner la chemise, honneur que Louis XV n'avait fait encore à personne au monde[170]. Et Soulavie, qui fait remonter la liaison du Roi avec mademoiselle de Nesle au mois de juin 1739, donne à entendre, mais sans appuyer son dire sur aucune autorité, que le Roi prenait la place du mari[171] qui allait coucher dans le lit du Roi à la Muette.

Le lendemain, le Roi assistait encore à la toilette de la mariée qui avait lieu à Madrid[172].

Trois mois après ce mariage, au jour de l'an de l'année 1740, le Roi, qui avait reçu de madame de Mailly deux magnifiques et singuliers pots à oille de porcelaine de Saxe, ne donnait d'étrennes qu'à une seule femme de la cour, à madame de Vintimille[173].

Ce fut sans doute une honteuse complaisance[174] que cette patience et ce partage par madame de Mailly des amours infidèles de Louis XV, et elle donna l'éclatant exemple des plus humbles lâchetés et des accommodements les plus bas en demeurant là où elle était réduite à tout servir pour ne rien gêner; malheureuse! qui, baissant la tête sous les dures paroles et dévorant l'injure d'être tolérée, ramassait du cœur du Roi ce que lui en jetait sa sœur. Et cependant il suffira d'un mot pour la faire plaindre dans sa honte, elle aimait.

Toutefois cette soumission ne se fit pas en un jour et sans lutte. Toutes ces années on assiste au déchirement de ce cœur, à travers ces brusqueries, ces bouderies, ces caprices, ces exigences, ces entêtements enfantins qui sont les petites et déraisonnables vengeances de la faible et aimante femme contre l'homme qui ne l'aime plus. Désireuse de jouer, madame de Mailly ne jouait pas pour empêcher le Roi de jouer. Habillée et toute prête, elle se refusait de suivre le Roi en traîneau, ou feignait de se trouver mal de la vitesse avec laquelle le Roi la menait. Un jour que le Roi avait commencé à souper à Choisi avant qu'elle fût descendue, rien ne pouvait la décider à se mettre à table, et elle soupait sur une servante dans une autre pièce. Ou bien, enragée de sa malechance au jeu, elle laissait le jeu du Roi, et envoyait acheter un cavagnole à Paris pour jouer sans le Roi[175]. Et aux coups de tête succédaient les impatiences. Le Roi tardait-il à lui répondre, elle lui jetait cette phrase: «Si une femme était si longtemps à accoucher, elle mourrait en travail[176].»

On sent en cette pauvre de Mailly, presque tout le temps de sa triste faveur, le trouble de cervelle et comme l'affolement des amours amères et maudites. Et cependant le Roi était-il enrhumé, c'était madame de Mailly qui lui préparait elle-même un bouillon de navet infaillible; le Roi avait-il le dégoût de sa robe de chambre, c'était encore elle qui courait aussitôt à Paris, achetait une étoffe charmante, faisait travailler toute la nuit et étonnait le Roi à son lever le lendemain par cette toute neuve robe de chambre posée sur la toilette[177].

En présence de ce cœur brisé qui ne lui en voulait pas et semblait toujours l'aimer, devant cette résignation qui n'avait que la révolte de la mauvaise humeur, devant peut-être la supplication de n'être point chassée, madame de Vintimille, qui s'était préparée pour une lutte à outrance, changeait de plan. Maîtresse absolue de l'esprit du Roi, elle ne craignait point de laisser sa sœur auprès de lui. Toutes ses précautions se bornaient à écarter de madame de Mailly les personnes qui pouvaient la mener et disposer de ses résolutions. Mademoiselle de Charolais, qui avait fait de la volonté de madame de Mailly un instrument à ses ordres, était éloignée des soupers[178] ainsi que sa sœur mademoiselle de Clermont[179]; ses exigences, sa pression sur le Roi pour faire arriver son amant Vauréal au ministère des affaires étrangères servaient d'occasion à madame de Vintimille, de prétexte au Roi, pour la mettre en pleine disgrâce. Ce débarras fait, madame de Vintimille tournait les amitiés de madame de Mailly vers la comtesse de Toulouse, vers les Noailles, dont elle connaissait l'ambition, mais dont elle savait aussi l'attachement et la constance.

VI

Le comte de Gramont nommé au commandement du régiment des gardes sur la recommandation de madame de Vintimille.—La mort du duc de la Trémoille.—Le duc de Luxembourg porté par les deux sœurs.—Menaces de retraite du cardinal.—Lettre dictée à madame de Mailly par madame de Vintimille.—Fleury, le neveu du cardinal, nommé premier gentilhomme de la Chambre.—Les protégés des deux sœurs.—Le maréchal de Belle-Isle.—La fraternité du duc et du chevalier.—Les projets de démembrement de l'Empire de Marie-Thérèse.—Louis XV entraîné à la guerre par les favorites.—Belle-Isle nommé ministre extraordinaire et plénipotentiaire à la diète de Francfort.—Le cardinal forcé de faire marcher Maillebois en Bohême.—Chauvelin.—Son passé mondain et galant.—Ses manières de fripon.—Il est exilé à Bourges.—Son pouvoir occulte sur les évènements politiques.—Il est à la tête du parti des honnêtes gens.

Au commencement du mois de mai 1741, la cour eut l'occasion dans deux circonstances importantes de s'apercevoir de l'influence que madame de Vintimille prenait, en sa grossesse, sur la volonté du Roi[180].

Le premier duc de Gramont mort, le comte de Gramont, qui faisait profession ouverte d'être ami des deux sœurs, leur demandait de s'employer pour qu'il héritât des charges de son frère. Madame de Vintimille faisait recommander si chaudement l'ami de la famille par madame de Mailly au Roi, que Louis XV choisissait spontanément et de son propre mouvement, sur la liste présentée par le Cardinal, le comte de Gramont pour le gouvernement du Béarn et de la Navarre et le commandement du régiment des Gardes[181]. Jusque-là, cette liste n'était qu'un acte de déférence de la part de l'Éminence qui savait que le Roi ne désignait pour la place que celui qu'il se réservait de lui indiquer nominalement. Et dans cette nomination enlevée pour la première fois au Cardinal, madame de Vintimille obéissait moins à une prédilection particulière pour le comte de Gramont qu'à l'envie d'accoutumer Louis XV à gouverner, à être le maître, à faire le roi.

Dans le courant du même mois, une autre mort affirmait encore plus ostensiblement le pouvoir secret de madame de Vintimille sur les déterminations du Roi. Le 23, le duc de la Trémoille[182] venait à mourir de la petite vérole, laissant un fils âgé de quatre ans. Le Roi ne voulait pas donner la charge de premier gentilhomme à un enfant, et, porté pour M. de Luxembourg, un de ses familiers préférés, n'osait faire prévaloir son désir. Pendant ce temps, la duchesse de la Trémoille sollicitait la charge pour son fils, les Bouillon pour le petit prince de Tarente, tandis que le Cardinal qui l'ambitionnait pour son neveu, et qui savait que les deux sœurs y poussaient le duc de Luxembourg[183], n'osait la demander de peur d'un échec et d'un nouveau triomphe de madame de Vintimille.

Dans cette perplexité l'Éminence restait à Issy, inactive et sans dévoiler sa pensée. Maurepas, qui déjà, à propos de la nomination du comte de Gramont, avait traité publiquement avec le dernier mépris les deux sœurs, et le contrôleur qui, plus avisé, s'était contenté de dire au Cardinal tout ce qui pouvait l'irriter, venaient le trouver dans sa retraite. Ils lui représentaient que cette occasion était décisive, que, s'il n'obtenait pas cette charge pour son neveu, son crédit était ruiné à ne jamais se relever, qu'il fallait tout employer, prières, menaces… À la suite de cette visite, le Cardinal écrivait une lettre au Roi, un chef-d'œuvre d'hypocrisie, où l'homme d'Église faisant valoir, du mieux qu'il pouvait, les plus mauvaises raisons qu'il avait trouvées en faveur du petit la Trémoille, suppliait Sa Majesté de ne pas donner à son préjudice la charge à son neveu déjà comblé des bontés du Roi[184]. Le Roi, qui était à Rambouillet, frappé du manque de sincérité du Cardinal, ne répondait pas.

Le soir, à son retour à Versailles, Louis XV trouvait une seconde lettre de Fleury, une très-longue lettre, dont la lecture le plongeait dans une mauvaise humeur qui s'échappait en bouffées de colère pendant le souper. Avant le souper, les courtisans avaient déjà remarqué la sérieuse et chagrine figure que le Roi avait dans sa visite à la Reine, l'oubli qu'il avait fait de donner sa main à baiser à Mesdames comme il en avait l'habitude. Resté seul avec madame de Mailly, Louis XV lui lisait la lettre du Cardinal. L'Éminence ne parlait plus au Roi de la charge de premier gentilhomme de la chambre, elle s'étendait sur son âge, sur ses infirmités qui ne lui permettaient pas de continuer son service, se plaignait de ce que son esprit n'était pas toujours présent le soir, enfin terminait sa lettre en demandant la permission de se retirer. Le Roi, qui perçait le jeu du Cardinal, se répandait en paroles pleines d'emportement, s'écriant qu'il voyait bien qu'il s'était trompé dans l'idée qu'il avait eue de l'attachement du Cardinal pour sa personne, qu'il ne songeait qu'à conserver l'autorité, qu'il jugeait qu'on ne pouvait se passer de lui, qu'il profitait de ce besoin pour arracher cette place, mais il était bien décidé à laisser le Cardinal se retirer et il ne ferait point son neveu premier gentilhomme de la Chambre. Et le Roi répétait à tout moment: «Je croyais qu'il m'aimait, qu'il était sans intérêt et sans ambition, qu'il ne faisait cas de son crédit que par rapport au bien de mon service.»

À toutes ces plaintes pleines d'amertume, à toutes ces paroles de colère qui demandaient un conseil, madame de Mailly ne répondait rien. Prise à l'improviste, la timide et indécise créature ne savait quel parti appuyer, quelle détermination encourager, quelle résolution prendre. Elle restait muette, tout effrayée au fond que la retraite du Cardinal n'entraînât sa disgrâce. Aussi à minuit, dès que le Roi la quittait, courait-elle chez sa sœur. La Vintimille l'écoutait, et aussitôt lui disait:[185]

Écrivez au Roi tout à l'heure, et demandez-lui en grâce de donner la charge à M. de Fleury.

Je suis trop troublée pour pouvoir faire une lettre, laissait échapper madame de Mailly.

Prenez votre écritoire, je dicterai, reprenait la Vintimille.

Et la Vintimille dictait à sa sœur une lettre, où elle demandait avec instance au Roi de ne plus songer à M. de Luxembourg et de tout sacrifier pour retenir le Cardinal qui était utile et nécessaire dans les circonstances présentes. Cela dit, madame de Vintimille ajoutait que si cependant le parti du Cardinal était pris irrévocablement, il ne fallait pas que le Roi s'en désespérât, mais qu'il devait se figurer être au moment où il le perdrait par la mort, et songer aux hommes les plus dignes de sa confiance. Alors la sœur de madame de Mailly préparait d'avance le renversement du ministère, passait en revue les ministres. Le Contrôleur, un semblant d'honnête homme, mais dur, mais haï, mais borné et tout au plus propre au maniement des finances. Le Maurepas, un esprit, des talents, mais d'une indiscrétion si outrée, qu'on ne pouvait rien lui confier. L'Amelot, le Breteuil, le Saint-Florentin, des gens si médiocres qu'ils ne valaient pas la peine qu'on parlât d'eux; il fallait donc chercher hors du ministère… Cette lettre, dont le Roi devinait facilement l'inspiratrice, lui rendait la tranquillité de l'esprit et le laissait reconnaissant pour celle qui sacrifiait au repos de son amant l'intérêt qu'elle avait paru prendre au duc de Luxembourg, pour celle qui, dans son empressement à retenir le Cardinal au pouvoir, immolait ses ressentiments et ses haines[186].

Le lendemain matin, le Roi après son lever disait au duc de Fleury: «Je vous donne la charge de premier gentilhomme de la Chambre[187].»

Alors commençait de la part du Cardinal une série de tartufferies du plus haut comique. À son neveu, qui lui apportait la nouvelle de sa nomination, il jetait: «Allez vous enfermer dans votre chambre, je vais trouver le Roi et lui rendre la charge[188].» Son neveu lui ayant fait observer que le Roi lui avait donné la charge devant tout le monde et qu'il avait déjà reçu nombre de compliments, le Cardinal se décidait à aller se jeter aux pieds du Roi en le prenant à témoin qu'il n'avait jamais demandé la charge. Chez la Reine il demandait à s'asseoir, n'en pouvant plus et se lamentant sur le malheur de cette charge donnée à son neveu. À quoi la Reine lui répondait «qu'elle ne voyait rien de si affligeant pour lui.»

Mesdames de Mailly et de Vintimille venant lui faire leurs compliments, le Cardinal pâlissait, rougissait, se troublait, voulait les reconduire, et, madame de Mailly s'y opposant, laissait échapper dans cette phrase la connaissance et la crainte qu'il avait du crédit de madame de Vintimille: «Si ce n'est pas pour vous, c'est pour madame de Vintimille.» Son Éminence se moque,» reprenait ironiquement madame de Mailly[189].

* * * * *

Madame de Vintimille, cherchant de solides assises à sa faveur, préparait en secret l'avènement de deux hommes vers lesquels l'opinion en ce moment se tournait comme vers les espérances de l'avenir, et dont elle voulait faire les ministres de son prochain règne: Chauvelin et le maréchal de Belle-Isle.

Le maréchal de Belle-Isle, le capitaine[190], le négociateur, l'administrateur, le harangueur, l'homme politique, l'homme magnifique, le patron d'une armée de clients, l'enfant gâté de la popularité[191], ce Pompée enfin, Belle-Isle avait eu grand'peine à sortir de la nuit et de l'abaissement où Louis XIV avait voulu tenir la famille de Fouquet: Belle-Isle était le petit-fils du fameux surintendant.

Ce fut seulement sous la Régence que Belle-Isle commença à se montrer, après avoir tout mis en commun, présent, avenir, fortune, avec un frère plus jeune, doué des qualités qui lui manquaient, et qui était dans l'ombre et au second plan une autre moitié de lui-même, le génie modeste et l'esprit modérateur de son ambition et de son caractère. Les deux Belle-Isle apportaient à Dubois et à d'Argenson les ressources d'un esprit flexible, les vues et les plans d'une imagination inépuisable, propre et prête à tout. Puis on les voyait prendre consistance sous le ministère de monsieur le Duc par leur entente des affaires étrangères, par le commandement que l'aîné obtenait dans la guerre d'Allemagne, par un ensemble de projets hardis que rien ne décourageait, et qui, repoussés et contrariés, revenaient sans cesse à la charge, gagnaient l'armée par leur audace, et battaient en brèche la politique du cardinal de Fleury.

Dès lors les Belle-Isle ne devaient plus que grandir. Liés l'un à l'autre, ils se complétaient l'un par l'autre. Le chevalier avait les idées, la réflexion, l'invention des moyens, le dessein des projets, la suite, la solidité, l'insinuation, la persuasion. Le duc avait tout le brillant d'un grand comédien pour faire réussir ce qu'imaginait son frère et enlever le succès. Rien ne lui manquait de ce qui parle au public, de ce qui séduit et entraîne l'opinion[192]. Il était un de ces hommes vides mais sonores, nés pour être ce qui ressemble le plus à un grand homme: un grand rôle. Il avait l'éclat et la passion; et tandis que la parole de son frère ne gagnait que les individus, la sienne emportait les partis. Tous deux, le duc et le chevalier, avaient l'art de se faire des amis partout, de raccoler des dévouements à leur gloire, d'organiser l'enthousiasme, de semer, de la cour jusqu'au peuple, la foi dans leurs plans, la confiance dans leur œuvre[193], et ils avançaient sans se lasser vers la réalisation de ces plans et de cette œuvre, marchant dans leur union et dans leur force, et montrant, au milieu d'un monde divisé par l'intérêt et dévoré par l'égoïsme, la fraternité de deux esprits mariés et confondus dans une unique volonté et dans une ambition unique[194].

Ces deux hommes représentaient le parti ennemi de l'Autriche, le parti de la guerre, l'opposition à la politique du Cardinal, à cette politique de paix à tout prix qui mettait son honneur à tenir fermé le temple de Janus. Ils accusaient les timidités et les pusillanimités du Cardinal d'avoir épargné et sauvé déjà trois fois la monarchie autrichienne: en 1730, après l'établissement de la compagnie d'Ostende, en 1734, après la prise de Philisbourg, et cette campagne d'Italie qui ne laissait à l'empereur que Mantoue; en 1739, alors que Fleury avait enchaîné la Turquie victorieuse et prête à marcher à la conquête de l'Autriche. La mort de Charles VI (20 novembre 1740), les complications que devait amener la Pragmatique Sanction, semblaient aux deux Belle-Isle donner à la France l'occasion de reprendre les projets de Richelieu, de les pousser jusqu'à l'extrémité, et d'en finir avec cette maison d'Autriche dont l'épée et les droits se trouvaient alors dans la main d'une femme.

C'est dans cette pensée que le duc de Belle-Isle, parvenu dans l'intimité de madame de Mailly, l'entretenait de ce démembrement, d'un partage des provinces de Marie-Thérèse, à laquelle il ne consentait à laisser qu'une petite souveraineté, en rendant aux Bohémiens et aux Hongrois l'éligibilité de leur couronne rendue héréditaire par la maison d'Autriche. Belle-Isle, avec l'entraînement et l'éloquence de sa parole, remplissait madame de Mailly de ses illusions sur les facilités de cette curée de l'Autriche et l'opportunité de ce remaniement de l'Europe[195].

Il lui parlait d'agir d'abord dans le Nord par des négociations et d'envoyer 150,000 hommes dans le midi de l'Allemagne pour frapper de grands coups, de concert avec le roi de Prusse. Il faisait à la maîtresse du Roi un tableau de l'Europe, selon lequel tout nous favorisait, et qui promettait à notre agression l'alliance des uns, la neutralité patiente des autres. Il lui montrait l'Angleterre occupée chez elle de la reconstitution du principe monarchique, sa démoralisation par le ministère corrupteur de Walpole, ses embarras devant une guerre maritime avec l'Espagne, ses appréhensions pour son électorat de Hanovre, le peu d'initiative de son Roi, toutes les raisons enfin qui devaient paralyser son action. Il lui montrait la Russie en proie aux divisions intestines, et distraite du reste de l'Europe par les mouvements des Suédois. Il lui disait quelle alliance sûre la France devait trouver auprès de la Prusse, qui avait besoin d'être appuyée dans son invasion de la Silésie, et à laquelle on offrirait les provinces autrichiennes à sa convenance; quelle alliance on trouverait en Espagne, quel appui auprès de la femme de Philippe V, cette princesse ambitieuse que ne satisfaisait pas encore l'établissement de don Carlos à Naples, et qui songeait à la Toscane ou au Milanais pour l'établissement du second Infant. Belle-Isle montrait encore à madame de Mailly et à madame de Vintimille l'alliance presque certaine du Piémont si on l'arrondissait aux dépens de l'Autriche, le soulèvement probable du Turc, l'aide toute-puissante que l'électeur de Bavière donnerait à la France contre l'offre de la couronne impériale.

Enfin il n'oubliait rien pour étourdir l'esprit, l'imagination et l'orgueil des deux favorites; il ne demandait que six mois pour réussir; et quelle gloire le Roi retirerait du succès! Ce serait un nouveau souverain, échappé aux lisières du Cardinal. Et quel mérite pour les deux sœurs d'avoir poussé à l'entreprise! Quelle reconnaissance leur en aurait le public, et quels remercîments leur en ferait l'amour du Roi!

Le cardinal de Fleury objectait les engagements de la France à la Pragmatique Sanction. Il rappelait vainement le prix dont la France avait été payée: la cession de la Lorraine à Stanislas avec réversibilité à la couronne de France. Vainement il rappelait la parole du Roi, sa promesse au prince de Lichstenstein lors de l'avènement de Marie-Thérèse de ne manquer en rien à ses engagements. Tous ses efforts venaient échouer contre l'influence des favorites, séduites par les plans grandioses et les expositions si flatteuses de Belle-Isle. Madame de Mailly, à laquelle madame de Vintimille laissait la part la plus compromettante de la lutte, en s'en réservant le commandement, s'écriait que le cardinal n'était plus «qu'un vieux radoteur capable de perdre l'État»; et quelque partagée et déclinante que fût son autorité sur le Roi, quelque grande que fût sa paresse à s'occuper des choses de l'État, elle puisait dans l'enthousiasme que lui avait soufflé Belle-Isle, dans les illusions dont il l'avait animée, assez de force, assez de puissance sur elle-même et sur l'esprit du Roi, pour entraîner Louis XV dans le parti de la guerre.

Cette victoire des favorites et de Belle-Isle opérait une sorte de révolution dans la politique, ou au moins dans la politique avouée du cardinal; il équivoquait, puis transigeait avec les plans qui triomphaient, et paraissait se prêter au coup de grâce que l'on voulait donner à la monarchie autrichienne. Mais, toujours économe, toujours préoccupé de marchander la guerre, enchanté d'ailleurs en cette occasion de couper les vivres au projet d'un ennemi que la gloire pouvait faire plus dangereux, il préparait l'insuccès de Belle-Isle en ne lui accordant que quarante mille des cent cinquante mille hommes qu'il demandait.

Cependant madame de Mailly faisait nommer Belle-Isle ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du Roi à la diète de Francfort pour l'élection d'un empereur; elle lui obtenait la mission de faire le tour de l'Allemagne pour rattacher les électeurs et les princes de l'Empire au parti de la France.

Soufflée par madame de Vintimille, elle le soutenait à la cour de tout ce qu'elle avait d'activité et d'influence, essayant de fouetter l'apathie du Roi avec les susceptibilités nationales, répétant qu'il fallait se venger sur Marie-Thérèse de tous les affronts que l'Autriche avait faits à la France, répétant dans le salon de Choisy: «Nous laisserons-nous donner cent coups de bâton sans nous venger[196]?»

Belle-Isle faisait sa tournée, encouragé par les lettres de madame de Mailly; il resserrait sur son chemin nos liens avec la Bavière, gagnait deux électeurs au parti de la France, ébranlait le troisième, travaillait à attacher le roi de Prusse à la politique française, tandis que le cardinal, enveloppé dans le mouvement des esprits que menaient mesdames de Vintimille et de Mailly et le parti de Belle-Isle, cherchait à tromper Marie-Thérèse par l'ambiguïté de ses réponses. Et quand l'insuffisance de l'armée accordée à Belle-Isle et l'entêtement de l'électeur de Bavière après avoir empêché les troupes françaises d'aller à Vienne, les enfermèrent en Bohême; quand l'héroïsme de Marie-Thérèse, la défection de la Prusse, la double politique du cardinal parlementant avec la reine de Hongrie, les discordes entre les généraux, eurent fait avorter la campagne et les projets de Belle-Isle, les deux favorites ne purent retenir leurs plaintes contre le cardinal. Elles l'accusèrent hautement d'avoir perdu l'occasion, d'avoir compromis le maréchal et trahi l'armée française par ses irrésolutions, ses lésineries et l'insuffisance de ses secours. Le cardinal effrayé voulait échapper à ces plaintes et se débarrasser de l'armée de Bohême par de secrètes négociations de paix. Madame de Mailly déjouait ce projet. Une lettre qu'elle se faisait adresser de l'armée, et qu'elle laissait traîner sur sa table, apprenait au Roi la vérité; et le cardinal, malgré sa résistance au conseil, était forcé de soutenir l'électeur de Bavière et de faire marcher Maillebois en Bohême.

Par leur protection à Belle-Isle les deux sœurs caressaient l'orgueil national, cet esprit de guerre et de conquête qui a toujours enivré la France: il leur fallait un héros dans leur jeu; c'était une popularité dont elles avaient besoin pour s'abriter. La protection que les deux sœurs donnaient à Chauvelin était toute différente et par son but et par sa façon; elle visait à flatter un autre sentiment de l'opinion publique, et elle manœuvrait avec réserve et ménagement entre les antipathies du Roi pour la personne de l'ex-chancelier et l'hostilité des Noailles, jaloux de l'influence de Chauvelin et de son parti.

Ce protégé secret[197], presque désavoué de mesdames de Vintimille et de Mailly, ce Chauvelin, auquel ses ennemis reprochaient son origine dans une boutique de charcuterie,—une boutique, au reste, de bonne noblesse: elle datait de 1543[198],—avait été écrasé à son entrée dans le monde par la supériorité d'un frère aîné. Cela l'avait jeté, pour faire quelque figure à côté de ce frère, vers les talents, les agréments, les beaux airs, tous les moyens de parvenir de l'homme du monde: sans rival dans tous les exercices du corps, le plus habile des écuyers, le meilleur danseur, le plus adroit tireur d'épée, et royal joueur d'hombre, et agréable chanteur, et joli discoureur, le beau Grisenoire trouvait le temps de devenir un homme d'État.

Une santé à toute épreuve, une volonté de fer, une puissance de travail énorme, lui donnaient, dans une vie dissipée et mondaine, le loisir et l'application nécessaires à cette seconde éducation qui ouvre l'esprit et refait les idées.

D'abord avocat-général remarqué, puis mari de la riche fille d'un traitant qui avait eu des affaires, puis président à mortier «par les plus belles intrigues de blanchisseuses et du Pont-aux-choux», il achetait de M. Bernard la terre de Gros-Bois et la payait avec des billets de M. Bernard fils, qu'il avait acquis sur la place, revêtant ainsi tous les actes d'une vie, que d'Argenson dit honnête, des manières d'un fripon[199].

Allié ici et là, un peu parent des Beringhen, un peu parent du duc d'Aumont par les Louvois, il rayonnait tellement et mettait en avant tant et de si divers protecteurs, que le Régent disait, en plaisantant, que tout lui parlait de Chauvelin, que les pierres même lui répétaient ce nom.

Sans emploi sous le Régent, il s'attachait au cardinal de Fleury. Appuyé auprès de lui par le maréchal d'Uxelles, Chauvelin se rendait précieux au cardinal par sa science du droit public puisée dans les manuscrits de M. de Harlai. Et bientôt, devenu le confident et le bras droit de Fleury, il était fait ministre des affaires étrangères et garde des sceaux.

Mais, au bout de quelques années, Chauvelin, dont la politique appuyant les plans de Belle-Isle était «trop fougueuse et trop magnifique» pour le petit train-train bourgeois du vieux Fleury, travaillait à se créer secrètement un parti, cherchant des appuis dans la maison de Condé qu'il opposait aux Toulouse et aux de Noailles, dans Bachelier, le valet de chambre du Roi, dans le monde des cabinets, dans madame de Mailly dont nous l'avons vu payer les rendez-vous avec l'argent des fonds secrets, tentant même d'enlever au cardinal son fidèle Barjac qu'il essayait d'acheter. Et au moment où son ambition immense, partagée par sa femme, était divulguée dans la comédie de l'Ambitieux[200], il avait été envoyé en exil à Bourges[201].

Toutefois Chauvelin demeurait, à Bourges et dans la disgrâce, une puissance, un parti et une idée. Il avait laissé à Paris de chaudes amitiés[202], et son retour était une des plus vives espérances de l'opinion. C'est qu'en ce temps si paisible et si dormant d'apparence, si remué et si agité pourtant, au milieu de ce tiraillement des consciences, devant l'Église pleine de violences et de factions, où les plus grandes familles se trouvaient forcées d'entrer pour garder ou gagner la feuille des bénéfices, devant le scandale des luttes sur la bulle Unigenitus, ce déchirement et ce partage de l'âme humaine en partis humains: jésuitisme, molinisme, jansénisme, sulpicianisme; en face du triomphe du sulpicianisme, dont les tracasseries, d'abord timides, s'élevaient dans le concile d'Embrun jusqu'à la persécution, Chauvelin représentait le tolérantisme, un tolérantisme qui penchait pour les persécutés.

Chauvelin tenait pour le parlement, qui était le centre du jansénisme. Chauvelin ministre, le public était assuré qu'on n'enlèverait pas au parlement la connaissance des affaires ecclésiastiques pour les attribuer à une commission ministérielle, comme il en était question. Et le parlement lui-même, qui, par la voix éloquente de l'abbé Pucelle, semblait s'enhardir aux remontrances de l'avenir et se préparer aux audaces du tiers état, le parlement voyait dans le retour de Chauvelin un encouragement et une victoire.

Actif, répandu, et par des relations immenses, des correspondances multipliées, pénétrant le ministère et les relations extérieures, bien venu des femmes les mieux accréditées, insinuant et d'une politesse affectueuse qui touchait à la grâce, Chauvelin allait encore à la popularité par le train bourgeois de ses mœurs, par la simplicité de sa vie à Grosbois, par le rare exemple d'un mari ne découchant jamais, ne soupant pas, et passant ses soirées au travail, par ses habitudes d'application aussi bien que par ce grand mot de bien public qui commençait dans sa bouche son chemin dans le monde[203]. L'état des esprits et les caractères de l'homme se réunissaient donc pour donner la première place dans les sympathies publiques au ministre disgracié, que les deux sœurs soutenaient sans se rendre compte peut-être du mouvement d'opinion qui les entraînait et les faisait se rencontrer avec le parti des honnêtes gens.

VII

Le château de Choisi.—La vie intérieure.—Louis XV ne passant plus qu'un jour plein à Versailles par semaine.—Les tentatives de madame de Vintimille pour donner au Roi le goût du gouvernement de sa maison et de son royaume.—Ses moqueries à l'endroit de la déférence de Louis XV pour son valet de chambre.—Grossesse laborieuse de la favorite.—Elle est prise d'une fièvre continue.—Colère du Roi à propos de son mutisme obstiné.—Retour à Versailles.—Madame de Vintimille accouche d'un fils.—Sa mort (9 septembre 1741).—Son cadavre servant de jouet à la populace de Versailles.—Madame de Vintimille la femme à idées et à imagination de la famille de Nesle.—Grâce maniérée et préciosité sentimentale de ses lettres.

En ces années le Roi acquérait, de la succession de la princesse de Conti, Choisi[204], ce petit château qui commençait cette ceinture de rendez-vous de chasse et de petites maisons que la royauté allait jeter autour de Versailles et de Paris, partout où il y avait assez de place et d'ombre pour loger le plaisir et cacher l'amour.

Délicieuse retraite que ce petit château de Choisi, si bien fait pour délivrer la royauté de l'étiquette de Marly[205] et lui permettre les aises et les amusements de la vie privée! Sa situation au bord de la Seine, à proximité de la forêt de Sénart, entre des arbres et de Peau, au pied d'un coteau, à l'abri des vents du midi, ses agréments intérieurs, les remaniements exécutés en trois mois, les communications faciles et dérobées, les portes discrètes et secrètes, la salle à manger si gaie en ses élégances, «la sculpture, l'or, l'azur, un meuble des mieux entendus,» la profusion des glaces, la commodité, le bon goût, la galanterie dont l'art du temps avait le secret et le génie[206], tout faisait de ce petit château une adorable cachette d'amoureux.

Le Roi s'y plaisait singulièrement: il y donnait carrière à ses goûts de bâtisse, à ses idées d'arrangement. Il y prenait des plaisirs de propriétaire, regardant les ouvriers travailler, faisant planter sous ses yeux un jeu d'oie sur le modèle de celui de Chantilly, marquant les arbres à couper pour dégager les points de vue. Il y menait la vie d'un particulier; il y permettait autour de lui la liberté d'une vie de château; et Choisi donnait aux courtisans de la vieille cour de Louis XIV l'étonnement de voir le gouverneur du château prendre place à côté du maître, la société du Roi s'asseoir sur des chaises à dos, les femmes se promener en robe de chambre, parfois même, au scandale du duc de Luynes, en robe à peigner et sans paniers. Les jours où le Roi ne chassait pas, et où la petite calèche fermée n'emportait pas les dames à sa suite: c'était la messe à midi, le déjeuner à une heure, sur les trois heures le jeu chez les dames, où le Roi se rendait comme un maître de maison; à sept heures et demie ou huit heures venait le souper, puis un cavagnole à dix tableaux qui durait une heure et demie ou deux[207].

Et les jolis matins auxquels il eût fallu les pinceaux fripons d'un Baudouin, les matins où le Roi venait éveiller les femmes, lutinant en jouant leur coquetterie ou leur pudeur, et faisant ainsi de chambre en chambre et d'oreillers de dentelles en oreillers de dentelles ce qu'on appelait: la ronde du Roi[208].

* * * * *

Madame de Vintimille, devenue la souveraine du petit palais, n'en laissait plus sortir le Roi, qui n'allait plus qu'un jour plein à Versailles, et ne voyait guère plus d'un quart d'heure le Cardinal par semaine[209]. Le vieux Fleury, dépité et furieux, appelait de ses vœux le voyage de Compiègne, où il allait tenir le Roi trois mois sous sa main, annonçant d'avance pour cette époque le renvoi de la Vintimille. Mais tout à coup le Roi déclarait à un souper de Choisi qu'il n'irait point cette année à Compiègne, annonce que tout le monde regardait comme une victoire de la favorite et l'enlèvement définitif du Roi à l'influence du Cardinal.

Alors le grand art de madame de Vintimille est d'occuper le Roi, et son grand effort se tourne à lui apprendre à vouloir. Il semble qu'elle ait eu l'idée de le préparer au gouvernement de l'État par l'administration de sa maison et de l'intéresser au pouvoir royal par une autorité particulière et domestique. On la voit fort appliquée à donner à Louis XV le goût d'une sorte d'économat de son intérieur, elle le pousse aux détails de ménage, elle lui fait renvoyer Lazure qui lui volait son vin de Champagne: c'est déjà l'œil du maître qui s'ouvre en attendant que le coup d'œil du Roi se montre. Elle secoue dans un petit cercle de décisions sans portée et de menues affaires la paresse de sa volonté. Elle enhardit, elle dégage sa résolution, et le Roi lui est reconnaissant de lui avoir trouvé ce passe-temps et de familiariser sa timidité avec l'exercice d'une initiative qui l'amuse.

En même temps que madame de Vintimille occupe le Roi, elle l'émancipe, elle le sort tout doucement des influences et des captations de son entourage par des railleries qui n'ont peur de personne et portent jusque sur Bachelier: «Eh bien! Sire, allez-vous dire encore cela à votre valet de chambre[210]?» est la phrase ordinaire avec laquelle madame de Vintimille pique l'amour-propre du Roi, le tient en garde contre des confidences qui mettent le maître, même quand il est roi, à la dévotion des valets.

En amusant ainsi le Roi, en lui donnant des goûts nouveaux d'activité et d'indépendance, madame de Vintimille ne tarde pas à le gouverner. Le Roi sourit et se prête à ses plans, à ses amitiés, à sa politique qui ne cesse d'avoir en vue le renversement du Cardinal, et la création d'un ministère composé d'hommes animés d'un esprit de force et d'une inspiration de grandeur que n'avait jamais eu le gouvernement du vieux Fleury. Cependant, même assurée du Roi, madame de Vintimille ne marche qu'avec précaution. Elle use de discrétion et de retenue, et ne donne rien à l'impatience. Madame de Vintimille est la femme maîtresse d'elle-même, la femme incapable des coups de tête de sa sœur de Mailly, la femme qui avait su sacrifier M. de Luxembourg à M. de Fleury. La favorite ne veut rien hâter, rien risquer contre le cardinal; c'est une disgrâce entière et sans retour qu'elle rêve, qu'elle médite et se promet, en sentant remuer dans ses entrailles l'enfant de Louis XV, le gage de sa domination future.

Et tout doucement madame de Vintimille faisait de Choisi, ce château de plaisir, un sérieux Versailles où elle habituait le Roi à traiter les affaires, à avoir des entrevues politiques, à tenir des conseils.

* * * * *

La grossesse de madame de Vintimille était laborieuse et traversée de malaises et de souffrances. Au mois de mars, le Roi, partant pour faire un séjour de deux jours à Choisi, avait voulu s'opposer au départ de madame de Vintimille, dans la crainte qu'un voyage aussi court la fatiguât trop. Mais madame de Mailly, soufflée par sa sœur, disait à Louis XV en badinant, qu'il ne pouvait pas être défendu de faire sa cour au Roi, qu'elle logerait dans le village et qu'elle pourrait au moins le voir pendant le jour[211]. Là-dessus les deux sœurs montaient en voiture précédant le Roi.

Au mois de mai, dans un voyage à Marly, madame de Vintimille, tombée malade, était saignée. Le Roi la gardait une partie du temps, assistant à ses dîners et remontant passer la soirée avec elle.

Au commencement d'août, dans un autre séjour à Choisi, alors que madame de Vintimille était dans le huitième mois de sa grossesse, elle était prise d'une fièvre continue avec des redoublements, qui la faisait saigner trois fois coup sur coup. Le Roi quittait Choisi très-préoccupé, laissant à la malade, pour lui tenir compagnie avec sa sœur, M. de Coigny, M. d'Ayen[212], M. de Meuse, et, le temps qu'il passait à Versailles, il recevait quatre courriers par jour de Madame de Mailly[213].

Le Roi ne restait que trois jours à Versailles, et, le 13 août, il revenait à Choisi où il trouvait la malade dans un état un peu meilleur, mais toujours avec de la fièvre. Le Roi lui annonçait à son arrivée qu'il lui donnait à Versailles le logement de monsieur et madame de Fleury; madame de Vintimille faisait espérer au Roi qu'elle serait assez forte pour venir s'y établir la semaine suivante.

Madame de Vintimille, qui tremblait la fièvre tous les soirs, avait les inégalités de caractère, les impatiences, les noires concentrations des jeunes malades qui se sentent atteints dans les sources de leur vie. Une fois, Louis XV la questionnait sur la cause de sa méchante humeur, lui demandait si elle se sentait du mal, la priait de lui confier si elle n'avait point quelque chagrin[214]. À toutes ces tendres et importunes demandes, madame de Vintimille ne faisait point d'autre réponse «sinon qu'elle ne se sentait pas dans son état naturel». Le Roi continuant à l'interroger, la malade ne répondait plus à ses questions. Pris d'un mouvement de colère devant ce mutisme obstiné, Louis XV ne pouvait se retenir de dire à la femme aimée: «Je sais bien, madame la comtesse, le remède qu'il faudroit employer pour vous guérir, ce seroit de vous couper la tête; cela même ne vous siéroit pas mal, car vous avez le col assez long; on vous ôteroit tout votre sang, et on mettroit à la place du sang d'agneau, et cela feroit fort bien, car vous êtes aigre et méchante[215].»

Ce n'était là qu'une boutade querelleuse d'amoureux, qui ne touchait pas à la passion de Louis XV pour la femme. Et on voyait le Roi, au lendemain de cette scène, s'occuper du choix de la voiture dans laquelle la femme grosse serait le plus commodément pour faire le voyage de Versailles, essayer lui-même tour à tour une litière et un vis-à-vis, et, après lui, y faire monter madame de Mailly avec le comte de Noailles, et en dernier lieu choisir le vis-à-vis.

Madame de Vintimille rentrait à Versailles, le 24 août, suivie d'un cortège d'amis, s'installait dans son appartement où le Roi venait passer la soirée. Et les jours suivants Louis XV soupait chez madame de Vintimille, faisant apporter dans sa chambre le souper des cabinets.

Le vendredi 1er septembre, le Roi restait jusqu'à deux heures du matin chez madame de Vintimille qui commençait à ressentir les grandes douleurs, mais qui les cachait. À cinq heures, les douleurs augmentant, elle envoyait éveiller sa sœur et monsieur de Meuse. Bourgeois l'accoucheur, qui avait été mandé et qui n'avait pas trouvé de voiture pour l'amener à Versailles, n'arrivant pas, madame de Vintimille était accouchée par la Peyronie. Elle mettait au monde un fils que l'archevêque venait ondoyer aussitôt, accompagné de son neveu qu'il avait une certaine peine à amener[216].

Le Roi, qui passait toute la journée dans la chambre à coucher, près du lit établi dans le grand cabinet du cardinal de Rohan[217], y prenait même son dîner. Le matin, Louis XV avait reçu dans ses bras l'enfant, puis l'avait posé sur un coussin de velours cramoisi[218], le touchant et le considérant avec curiosité, attention, plaisir, et comme s'il cherchait à retrouver en lui les traits du père. On se disait que jamais les enfants de la Reine n'avaient remué si vivement le cœur du Roi, et que l'enfant de la Vintimille éveillait en lui des sentiments de paternité qu'il n'avait jamais connus. Et déjà les courtisans calculaient tout bas dans la chambre le grand avenir de la Vintimille, jetée à la mort, huit jours après, toute vivante.

C'était de la part de Louis XV une occupation, mille soins de cette santé dont il surveillait en personne les détails, faisant mettre du fumier depuis le haut de la rampe qui règne le long de l'aile droite du château jusqu'en bas, donnant l'ordre d'arrêter les jets d'eau qui faisaient trop de bruit.

La fièvre persistait cependant, des inquiétudes commençaient à se manifester; madame de Mailly, sans aucun ajustement, en jupon blanc et en petit manteau de lit, ne quittait pas le lit de sa sœur.

Le 7, le Roi ne s'échappait de la chambre que pour le Conseil et son travail avec le Cardinal.

Le 8 au soir, il y avait une consultation de médecins. On avait mandé Sylva de Paris et Sénac de Saint-Cyr. Devant l'intensité de la fièvre, les deux médecins étaient d'accord pour saigner madame de Vintimille au pied. Le Roi, obligé ce soir-là de souper au grand couvert, abrégeait son repas et remontait au plus vite dans la chambre de madame de Vintimille. À minuit, elle était saignée en présence du Roi, qui allait se coucher à deux heures, rassuré par un mieux survenu dans l'état de la malade. Mais, sur les trois ou quatre heures, madame de Vintimille était prise de douleurs atroces qui avaient la violence et mettaient en elle l'épouvante d'un empoisonnement[219]. Elle demandait un confesseur, n'avait pas le temps de recevoir les sacrements, mourait dans ses bras[220] à sept heures du matin. Et comme le confesseur, chargé des dernières paroles de la mourante, entrait chez madame de Mailly, il tombait mort[221].

Tout est horrible dans cette mort: le corps ouvert, mal recousu, et abandonné absolument nu dans la chambre où tout le monde entrait; puis du château, où ne devait jamais séjourner un cadavre, ce corps emporté et jeté dans le coin d'une remise; et alors ce corps, et cette tête qui n'avait plus rien d'humain, et ce visage qui semblait une caricature de la mort, et cette bouche qui avait rendu l'âme dans une convulsion, et que l'effort de deux hommes avait dû maintenir fermée pour le moulage[222]; enfin ces restes macabres et déjà pourris de madame de Vintimille servant de jouet et de risée à la populace de Versailles[223].

* * * * *

Madame de Vintimille est la forte tête des cinq demoiselles de Nesle. Aussitôt qu'elle est établie à Versailles, elle gouverne sa sœur, elle la tire de son humiliant effacement, elle la force à prendre un parti dans les intrigues au milieu desquelles elle vivait peureusement, elle la mêle à la politique, elle l'arrache à sa timidité[224], elle lui donne la hardiesse de lutter pour ses protégés; de celle qui n'était rien que la maîtresse soumise du Roi et la servante de tous, elle fait presque une puissance avec laquelle le Cardinal et les ministres sont tout étonnés d'avoir à compter. Louis XV, dès qu'elle en est aimée, elle le tire à la fois de la servitude du Cardinal et de sa domesticité intime, elle le soulève du néant où le confinent ses ministres, elle éveille dans le jeune Roi sommeillant l'envie de gouverner, de régner. De ce Roi, enfant des pieds à la tête, et qui ne s'amuse à trente ans que des choses de l'enfance[225], elle cherche à faire un souverain, s'efforce d'emporter aux grandes choses cet esprit tout tourné vers les petites. Peut-être même cette «résurrection» d'un moment chez le souverain français dont tout l'honneur est attribué à madame de Châteauroux, n'est due qu'à la reprise, au plagiat, pour ainsi dire, par la plus jeune des de Nesle, des tentatives, des louables persécutions, des aimables violences de madame de Vintimille sur son apathique amant! Le renvoi d'Amelot et le remplacement du ministre des affaires étrangères par le Roi en personne, ne seront-ils pas une suite des conseils d'émancipation donnés par la jeune femme enlevée si soudainement par la mort? Et quant à la résolution du Roi de se mettre à la tête de ses armées en 1744, lors de la pleine faveur de madame de Vintimille en 1741, ne parlait-on pas déjà du projet du Roi d'aller commander en Flandre? n'était-il pas question de la préparation secrète de grands équipages pour le service du Roi? enfin n'avait-on point colporté ce mot de Louis XV à son cuisinier de Choisi: «Pajot, as-tu du cœur? Iras-tu bien à la guerre[226]?» mot qui semblait montrer prochainement le Roi de France aux frontières. Oui, dans le peu qu'a fait Louis XV de son métier de Roi pendant tout son règne, madame de Vintimille en apparaît comme l'inspiratrice, et cette favorite tire ses inspirations de sa pensée propre, et ne les doit pas comme madame de la Tournelle aux imaginations d'une madame de Tencin ou d'un Richelieu, n'apportant au fond, quand elle ne les accepte pas, que l'opposition et la contradiction des entêtements étroits.

Mais ce qui surprend et intrigue chez la grande dame politique, chez cette ouvrière de domination, c'est un respect, un goût, un appétit de l'intelligence, de l'esprit, de ces choses en si médiocre faveur près de ses sœurs et des gens de l'Œil-de-Bœuf. Il y a en effet dans cette habitante de Versailles et cette soupeuse des petits appartements, une épistolaire tout à fait énigmatique avec ses jolies mélancolies dans les grandeurs de la cour, avec sa soif et sa faim des soupers intelligents de la du Deffand, avec ses façons de dire sentant le commerce et l'amour des lettres, avec les efforts de grâce maniérée et le précieux sentimental de son style.

Qu'on en juge par ces deux lettres dont la première a été écrite deux jours après son mariage[227]:

Fontainebleau, 29 septembre 1739.

Que j'aime monsieur de Rupelmonde[228] de m'avoir procuré une lettre de vous, et que je vous sais gré d'avoir suivi votre idée! Est-il donc nécessaire, pour m'écrire, d'avoir beaucoup de choses à me dire? Sachez qu'une marque de souvenir et d'amitié de votre part me comble de joie, et de plus mettez-vous bien dans la tête qu'il ne vous est pas possible de ne dire que des riens. Votre lettre est charmante. Que je serais heureuse si tous les jours à mon réveil j'en recevais une semblable! Vous me demandez ce que je fais, ce que je dis et ce que je pense? Pour répondre au premier, je vais à la chasse trois ou quatre fois la semaine[229], les autres jours je reste chez moi toute seule; par conséquent, je ne parle point: ainsi voilà le second article éclairci; ou bien, quand je fais tant que de parler le reste du temps, c'est pour le coup que je ne dis que des riens. À l'égard du troisième, vous jouez le principal rôle, car je pense souvent à vous. Croyez que vous n'êtes pas la seule qui faites des châteaux en Espagne; je me trouve souvent dans la petite maison des jeudis au soir, ou vous êtes maîtresse absolue. Adieu, ma reine. Qu'il serait joli que cela fût réel! c'est ma seule ambition; ce qui vous surprendra, c'est que je n'en désespère pas. Adieu, donnez-moi de vos nouvelles souvent, croyez que vous n'en donnerez jamais à quelqu'un qui vous aime plus tendrement.

Fontainebleau, 7 octobre 1739.

_Vous êtes aussi aimable la nuit que le jour; l'insomnie vous sied parfaitement; je ne saurais vous cacher que je ne suis pas trop fâchée de cette petite incommodité, pourvu qu'elle ne dure pas. Je suis extrêmement flattée que pour vous amuser vous ayez pensé à m'écrire. Tout ce que vous me mandez d'obligeant m'enchante. Quoique l'homme soit porté à avoir beaucoup d'amour-propre, je vous dirai franchement que je ne crois pas avoir toutes les qualités que vous me prodiguez. Quand je lis vos lettres, je m'imagine que je rêve, et je vous avoue que j'appréhende le réveil; car il est agréable d'être loué par quelqu'un qui se connaît bien en mérite. Ce qui me fait croire que je n'en suis pas absolument dépourvue, c'est la connaissance que j'ai eue de vous, et qu'aussitôt que je vous ai vue, j'ai senti tout ce que vous valez: voilà sur quoi on me doit louer et sur quoi je prends bonne opinion de moi. Le reste, je l'attribue à l'amitié que vous avez pour quelqu'un dont nous n'ignorons pas les sentiments et que vous savez qui vous est tendrement attaché.

Vous me reprochez de ne point vous mander de nouvelles, c'est qu'il n'y en a pas: nos voyages de la Rivière[230] sont fort simples. Les princesses y ont été, malgré leur différend avec la maîtresse de la maison. Nous n'irons point à Choisi pendant Fontainebleau: s'il y avait quelque chose de nouveau, je vous le manderais, non par la poste, mais par Grillon ou monsieur de Rupelmonde qui est chargé de vous remettre cette épître. Que je vous sais bon gré, ma reine, de parler de moi avec ces dames et le président!

Je serai très-aise de vous devoir leur estime et quelque part dans leur amitié; comptez que je serai comblée de joie d'être à portée de les voir souvent, et vous savez que je les trouve aimables. Vous avez bien raison de croire que je ne suis pas parfaitement contente. Avant que de vous connaître je me croyais heureuse, mais, depuis que la connaissance est faite, je trouve que vous me manquez, et la distance qu'il y a entre nous met un noir et un ennui dans ma vie qui ne se peut exprimer. Vous conclurez de là avec raison que vous faites mon bonheur et mon malheur. Je suis touchée, comme je le dois, de ce qu'on vous mande de Bretagne; je pense de même sur la longueur du temps, la fin novembre n'est pas prochaine. Vous êtes étonnée, dites-vous, que les gens qui se conviennent ne soient pas assortis; je ne vois que cela dans le monde, je ne sais d'où cela vient, si ce n'est que l'on nous assure que nous ne devons pas être parfaitement heureuses dans cette vie; je crois que l'étoile y fait beaucoup. Enfin je ne veux pas penser à tout cela; je ne désespère pas d'être contente un jour, c'est-à-dire de vivre avec vous, avec votre société: voilà toute mon ambition. Vous me parlez de madame du Châtelet, je me meurs d'envie de la voir: actuellement que vous m'avez fait son portrait, je suis sûre de la connaître à fond. Je vous suis obligée de m'avoir dit ce que vous en pensiez, j'aime à être décidée par vous; je ferai en sorte de la voir, et le roi de Prusse fera le sujet de la conversation, si tant est qu'elle daigne m'écouter; car je crois que je lui paraîtrai fort sotte._

Adieu, ma reine, vous devez être excédée de mon bavardage, car il arrive fort à propos. Lisez ma lettre le soir, à coup sûr elle vous servira d'opium, mais, par grâce, ne vous endormez pas à la fin, ou du moins promettez-moi de lire les dernières lignes: à votre réveil je veux que vous sachiez que je vous aime, que je vous en assure, et que vous devez compter sur moi comme sur vous-même: que ne suis-je à portée de vous en donner des preuves!

Ma sœur me charge de vous faire mille complimens et amitiés: nous parlons souvent de vous. Faites mention de moi en Bretagne[231].

VIII

Les deux portes de l'Œil-de-Bœuf restent fermées toute la journée de la mort de madame de Vintimille.—Chagrin du Roi partant pour Saint-Léger.—Louis XV relisant la correspondance de la morte.—Le Roi est heureux de souffrir d'un rhumatisme en expiation de ses péchés.—Le petit appartement de M. de Meuse.—Les tristes soupers du petit appartement.—Mademoiselle de Charolais ne réussissant pas à rentrer dans l'intimité de madame de Mailly.—Influence de la comtesse de Toulouse et des Noailles sur le Roi.—Les emportements de madame de Mailly contre Maurepas.—L'aversion du cardinal de Fleury pour le maréchal de Belle-Isle.—Le maréchal fait duc héréditaire par la protection de madame de Mailly.—Chaleur de l'obligeance de madame de Mailly.—Son billet de recommandation en faveur de Meuse.—Sa délicatesse en matière d'argent.—L'anecdote des fourrures de la Czarine.

Le chagrin désespéré que ressentit Louis XV de la mort de madame de Vintimille montrait chez l'homme et l'amant une sensibilité tout à fait inattendue.

Au petit lever, La Peyronie, qui avait refusé aux instances de madame de Mailly de faire réveiller Louis XV pendant que vivait encore la mourante, entrait le premier. Le Roi lui demandait des nouvelles de la malade. La Peyronie répondait qu'elles étaient mauvaises. Au ton dont la réponse lui était faite, le Roi se retournait de l'autre côté et s'enfermait entre ses quatre rideaux après avoir donné l'ordre qu'on dît la messe dans sa chambre. La Reine venue pour voir le Roi, comme elle en avait l'habitude tous les matins, était refusée deux fois. Le Cardinal lui-même ne pouvait se faire ouvrir et ne parvenait à s'introduire que pour quelques minutes avec l'aumônier à la fin de la messe. Barjac, chargé d'un paquet arrivé par le courrier de Francfort, avait toutes les peines du monde à le faire remettre au Roi. Les gentilshommes de la chambre n'obtenaient pas leurs entrées, et, ce jour-là, les deux portes de l'Œil-de-Bœuf restaient fermées jusqu'à cinq heures de l'après-midi. Le Roi se levait seulement alors, descendant chez la comtesse de Toulouse, où il trouvait madame de Mailly[232], la prenait avec MM. d'Ayen, de Noailles, de Meuse, et montait en voiture pour Saint-Léger[233], se sauvant, pour ainsi dire, de Versailles, et ne disant pas le jour où il reviendrait.

Le Roi, qui était parti sans gardes, sans flambeaux, et sanglotant et pleurant, ne pouvait souper le samedi et le dimanche; le lundi, il se laissait mener à la chasse, mais il était si absorbé en ses tristes pensées, que, lorsqu'on lui demandait l'ordre pour le premier lancé, il ne répondait pas.

Dans la petite maison de campagne de Saint-Léger, au milieu de ce cercle étroit d'amis, où il n'était plus le roi, Louis XV, débarrassé des homélies du cardinal sur les faiblesses humaines, des consolations maladroites et peu sincères de la Reine, n'avait plus à cacher ses larmes et pouvait leur donner toute liberté[234]. Le roi s'enfonçait dans ses regrets, il trouvait une joie cruelle, une satisfaction douloureuse à les renouveler et à les raviver. Il s'occupait, il s'entourait, il semblait se nourrir et vivre du souvenir de tout ce que sa maîtresse avait été, et il poursuivait son ombre dans tout ce qui lui parlait d'elle, dans tout ce que la mort épargne d'une femme qui n'est plus, remontant le temps pas à pas, abîmé dans la lecture des lettres qu'il lui avait écrites et de celles qu'il en avait reçues, essayant de ressaisir jour par jour la trace et le parfum du temps envolé, allant de reliques en reliques et d'échos en échos, pour revenir à cette cassette aux deux mille billets, l'urne où tenaient les cendres de leurs amours. Et dans de longues conversations entrecoupées de soupirs, parlant des lettres et des papiers de la morte, il aimait à dire qu'il n'y avait découvert que des choses à l'honneur de son cœur, «rien que de très-bien et de très-convenable,» une seule chanson et encore à la louange de l'abbesse de Port-Royal, où madame de Vintimille avait été élevée, s'efforçant avec un culte amoureux et presque pieux de sa mémoire, de détruire l'universelle réputation de méchanceté que la comtesse avait laissée après elle[235].

Le mois de septembre se passait en petits voyages à Saint-Léger, coupés de séjours à Versailles, passés en grande partie dans les appartements de la comtesse de Toulouse en tête à tête avec madame de Mailly, séjours que le Roi abrégeait le plus qu'il pouvait[236].

La soudaineté de la mort de madame de Vintimille, son mystère, son horreur, les soupçons d'empoisonnement autour du lit, les insultes autour du corps, cette fin misérable qu'un Dieu vengeur semblait avoir abandonnée aux ironies de l'homme pour la faire plus exemplaire et plus frappante, avaient bouleversé le vif et ardent jeune homme qui était dans le Roi. L'inquiétude des châtiments célestes, la terreur de l'enfer qui, malgré les moqueries de madame de Mailly disant qu'il n'y a pas d'enfer, que c'était là un conte de bonne femme, avaient si vivement tourmenté le Roi il y avait deux ou trois ans, lorsqu'il ne faisait pas ses dévotions et ne pouvait toucher les malades[237], s'étaient réveillées tout à coup, livrant un terrible combat aux ardeurs de son tempérament. Il s'efforçait d'arriver à vivre avec madame de Mailly, comme M. le Duc vivait avec madame d'Egmont sans cohabitation charnelle, si ce n'est par accident; de quoi, dit d'Argenson, on se confesse bien vite. Le Roi écoutait maintenant la messe avec une contrition marquée; à tout moment il avait à la bouche les mots de religion, de lectures spirituelles. Il parlait maintenant de ses souffrances physiques avec un certain plaisir, et un jour les courtisans étaient tout étonnés d'entendre, après un long silence, tomber des lèvres du Roi: «Je ne suis pas fâché de souffrir de mon rhumatisme, et si vous en connaissiez la raison, vous ne me désapprouveriez pas: je souffre en expiation de mes péchés[238].»

La douleur du Roi trouvait cependant une consolation et un soulagement dans la douleur de madame de Mailly qui avait si bien immolé son bonheur aux plaisirs du Roi qu'elle pleurait avec de vraies larmes une sœur dans madame de Vintimille, et qu'on la voyait tous les jours entendre la messe en l'église des Récollets sur la tombe de sa rivale[239].

Au mois d'octobre, le Roi, de retour à Versailles et n'en sortant plus guère que pour la chasse et de petits voyages à la Muette, demandait un jour à M. de Meuse qui avait une fort triste chambre avec une seule fenêtre donnant sur la cour des cuisines, s'il ne lui ferait pas plaisir en lui donnant un autre logement. M. de Meuse répondait qu'il recevrait toujours avec reconnaissance les bienfaits du Roi.

«Je veux vous en donner un au-dessus de ma petite galerie,» disait le
Roi.

M. de Meuse se confondait en remercîments, et déclarait que sa reconnaissance serait d'autant plus grande qu'il serait bien près des cabinets de sa Majesté; «mais je ferai fermer la communication,» faisait Louis XV.

Et l'on raisonnait sur la distribution du logement; il était question d'une petite antichambre, d'une seconde antichambre pour y manger, d'une chambre bien éclairée, d'un cabinet, d'un office, d'une cuisine, etc. Au bout de quoi le roi ajoutait:

«Votre chambre sera meublée, vous y aurez un lit, mais vous n'y coucherez point. Vous aurez une chaise percée, mais vous n'en ferez point usage. Vous aurez la clef dans la poche, et vous pourrez y faire entrer MM. de Luxembourg et de Coigny, quand ils seront revenus de l'armée; mais il faudra que vous y dîniez. Qu'est-ce que vous voulez avoir pour votre dîner?»

M. de Meuse, qui commençait à comprendre, s'écriait gaiement qu'il aimait faire bonne chère, qu'il ne serait pas fâché d'avoir un potage, une pièce de bœuf, deux entrées, un plat de rôti, deux entremets.

«Mais j'irai y souper quelquefois,» jetait dans un sourire le Roi.
«Combien demandez-vous?»

À cette question, M. de Meuse, assez embarrassé, craignant de demander trop ou pas assez, se retournait vers madame de Mailly, lui disant: «Madame la comtesse, aidez-moi donc.»

Madame de Mailly et M. de Meuse calculaient, supputaient, et M. de Meuse, pressé par le Roi, déclarait qu'il pensait pouvoir supporter la dépense avec douze ou quinze cents livres par mois[240].

L'appartement, ainsi donné à M. de Meuse, allait être en effet la nouvelle habitation de madame de Mailly, dans la société et la compagnie de laquelle le Roi, en son chagrin, voulait se réfugier, fuir, au milieu de Versailles, la cour et la vie de représentation du château.

L'appartement au-dessus de la petite galerie, que bientôt madame de Mailly appellera «mon petit appartement,» se composait d'une salle à manger joignant les cabinets du Roi, d'un corridor où se trouvaient d'un côté un office et une cuisine, de l'autre une garde-robe de femme de chambre et une garde-robe de commodité, d'une petite chambre fort jolie avec un lit dans une niche de toile découpée par un tapissier de Paris, un cabinet très-bien éclairé, où le Roi passait une partie de l'année à travailler à ses plans, les après-dînées. Quelques changements y étaient faits plus tard, on prenait une partie de la cour de madame de Toulouse pour bâtir un nouvel escalier qui donnait une antichambre de plus, et on augmentait encore le petit appartement d'un salon d'assemblée trouvé dans un des cabinets où l'on bouchait les lanternes du plafond. C'était le salon où madame de Mailly jouait tous les soirs des jours, où le Roi ne chassait pas et travaillait avec le Cardinal de six à neuf heures.

Le service de la table était des plus simples. Le Roi était servi par un seul officier de la bouche, un seul officier du gobelet; le valet de chambre de madame de Mailly, improvisé maître d'hôtel, mettait les plats sur la table. Il n'y avait que trois douzaines d'assiettes de vaisselle plate marquées aux trois couronnes, et Moutiers, l'ancien cuisinier des cabinets, chargé de la dépense, apportait la plus grande économie[241].

Aux soupers du petit appartement qui avaient lieu à sept heures, les jours de chasse, il y avait en hommes toujours M. de Meuse, très-souvent le duc d'Ayen avec le comte de Noailles, une fois par hasard le duc de Villeroy ou le duc de Richelieu, et en femmes madame de Mailly toute seule. Le Roi continuait à être plongé dans une profonde tristesse. Souvent il lui arrivait, après avoir mangé un morceau, de tout refuser, puis de tomber dans une mélancolie noire, dans un état vaporeux dont les convives ne pouvaient le faire sortir, quelque gaieté qu'ils apportassent.

Ainsi se passaient ces étranges et lugubres soupers où, à tout moment, le bruit joyeux des verres, et le rire des paroles prêtes à s'enhardir, s'éteignaient sous les repentirs dévots du Roi, faisant maigre pour ne pas commettre «des péchés de tous côtés[242]», arrêtant tout à coup un sourire commencé pour entrer dans le remords, parlant à tout propos d'enterrement, et si à ce moment ses yeux venaient à rencontrer les yeux de madame de Mailly, éclatant en larmes, et forcé de quitter la table, sans pouvoir fuir cette mort de madame de Vintimille, où il trouvait au-delà de la mort même une épouvante suprême, la mort sans sacrements, sans réconciliation avec Dieu… On eût dit que les terreurs et les faiblesses d'un autre Henri III possédaient la conscience de ce roi du XVIIIe siècle, mêlant les actes de contrition aux larmes de l'amour.

* * * * *

De ce rapprochement, de ce ménage de larmoiement et de sensualité funèbre, madame de Mailly tirait une force; elle reprenait un peu d'autorité amoureuse sur le Roi. Louis XV ne faisait plus de voyages les jours où madame de Mailly était de semaine près de la Reine. C'était madame de Mailly qui dressait pour les voyages la liste des invitations et avertissait les princes et les princesses même.

Devant ce crédit renaissant, les femmes qui avaient autrefois ordonné de la volonté de madame de Mailly, voulaient ressaisir cette volonté, sans direction, sans gouvernement, depuis la mort de sa sœur. Mademoiselle, tenue à distance par madame de Vintimille, cherchait à se rapprocher de la maîtresse[243]. Elle parvenait à se faire inviter à quelques voyages à la Muette, mais restant dans l'ignorance si elle en serait jusqu'à la veille; et toujours la réception était froidement polie et sans aucun tête à tête avec madame de Mailly[244]. Dans un des voyages de cette année à Choisi, où le retour était si pénible pour le Roi[245], Mademoiselle eut le malheur d'avoir au jeu une grosse dispute à propos d'un petit écu. Le lendemain, pour radoucir son ancienne amie, elle lui faisait présent d'un fichet à pousser les billets hors les boules, garni de rubis et de diamants, avec des jetons en agate et en cornaline, qu'elle avait fait faire pour le cavagnole. Mais le cadeau ne servait à rien, madame de Mailly était lasse depuis longtemps de la princesse et de sa domination. On l'avait entendue dire à la Muette, en montant seule de femme dans le carrosse du Roi, en présence de Mademoiselle retournant coucher à Madrid: «qu'elle n'avait pas été fâchée de monter ainsi devant elle, et de lui faire voir qu'elle pouvait se passer d'elle[246].»

À l'heure présente, l'oreille de madame de Mailly et la faveur de l'amant appartenaient entièrement aux de Noailles, à la comtesse de Toulouse. Cette gent Noailles, ainsi que l'appelle le marquis d'Argenson, pour toutes les révolutions morales qui arrivent chez les souverains, pour les années d'indépendance d'esprit et de libertinage, pour les périodes d'activité physique, pour les retours d'idées religieuses, enfin pour toutes les dispositions de l'âme et du corps d'un Roi, avait des libertins, des athées[247], des chasseurs, des dévots et des dévotes qu'elle tirait comme d'un magasin d'accessoires et qu'elle produisait sur la scène de Versailles tour à tour. Or, dans ce moment, pour ce couple de tristes amoureux que la cour s'attendait d'un jour à l'autre à voir lire ensemble leur bréviaire, quelle meilleure confidente, complaisante, amie dirigeante que cette princesse dévotieuse, sans rouge, passant des deux heures à l'église, dans un confessionnal, penchée sous la lueur d'une petite bougie sur un livre de prière[248]! Du reste, la pieuse et prévoyante amie de la maîtresse, très au fait du peu de durée des affections terrestres, marchait toujours accompagnée de la jeune demoiselle de Noailles que la cour regardait comme destinée à recueillir la succession de madame de Mailly, tout en poussant dans l'intimité du Roi et de la favorite qui la mettait sur la liste des petits voyages[249], une autre de ses protégées, la jolie, la séduisante madame d'Antin.

* * * * *

Se sentant maintenue dans le cœur inconstant de Louis XV par la paix momentanée de ses désirs, et appuyée par cette coalition de tous les Noailles groupés à l'heure présente autour du Roi, madame de Mailly se surveillait moins, ne mettait plus de sourdine aux violences de ses antipathies, laissait éclater ses haines contre ses ennemis dans le ministère.

Le vieux de Meuse qui était, lieutenant-général et qui aimait la guerre, obligé de dîner tous les jours avec le Roi et madame de Mailly, ou avec madame de Mailly toute seule, les jours où le Roi était à la chasse, se lamentait un soir, à mots couverts, sur l'assiduité, la gêne, la contrainte de cette vie, sur l'espèce de brillante domesticité dans laquelle le confinait l'amitié du Roi, et rappelait à Louis XV la promesse qu'il lui avait faite l'année dernière de servir encore. Louis XV lui disait qu'il avait changé d'avis, puis, le voyant consterné de son refus, il ajoutait: «Il ne faut point prendre un air aussi triste, je suis persuadé de toute votre volonté, mais que voulez-vous faire en continuant le service? vous n'êtes plus jeune, vous avez une assez mauvaise santé; que voulez-vous devenir: maréchal de France? Ne puis-je pas vous faire duc et pair et chevalier de l'Ordre? Tenez-vous donc tranquille, et ne soyez point aussi affligé que vous le paroissez[250].» À quelques jours de là, la conversation familière et secrète revenait au Roi par le Cardinal, enjolivée d'ajoutés, de choses non dites et qui compromettaient Louis XV. Le Roi s'en plaignait à de Meuse devant madame de Mailly, qui, prenant tout à coup la parole avec emportement, disait que c'était elle qui était la cause de ces bavardages, que tout dernièrement la comtesse de Toulouse plaisantant de Meuse de ce qu'il n'allait pas à la guerre, et ayant vu sortir de Meuse tout peiné et sans répondre à la comtesse, elle n'avait pu se retenir de raconter à madame de Toulouse les regrets de M. de Meuse et la conversation du Roi; elle ajoutait qu'il y avait là le bailly de Froulay, qui était un ami de Maurepas et qui avait dû lui rapporter la confidence faite à la comtesse. Là-dessus, maltraitant de paroles Maurepas, elle donnait carrière à tous les ressentiments longuement amassés en elle et se livrait à une véritable exécution du ministre. Le Roi cherchait à le défendre, soutenant que sa légèreté ne s'étendait pas aux choses essentielles, qu'il y avait des choses qui n'avaient jamais été sues que de lui et de son ministre et dont personne n'avait jamais été instruit: «Cela est bien extraordinaire, répondait madame de Mailly avec une vivacité colère, s'il n'étoit pas secret en pareil cas, il faudroit donc que la tête lui eût tourné[251].»

* * * * *

En cette année 1742, madame de Mailly devient une influence, presque une puissance[252] à laquelle Breteuil recevant des nouvelles d'Allemagne envoie un courrier, ainsi qu'il en envoie un à Issy. Héritière de la politique de sa sœur, elle continue sa protection à Chauvelin et au maréchal de Belle-Isle; avec l'autorité qu'elle a prise sur le Roi, dans cette vie d'intimité avec lui, Chauvelin, elle est un moment, une heure sur le point de le voir rappeler. La lettre de rappel était écrite par le Roi, elle était remise au duc de Villeroy, ami de Chauvelin, le courrier se tenait botté pour partir[253], lorsqu'au dernier instant, le Roi s'ouvrait au cardinal qui avait l'habileté d'appeler au ministère d'Argenson et le cardinal de Tencin[254]. Et madame de Mailly était encore une fois jouée par le vieux Fleury.

Mais, si la favorite n'avait pu parvenir à replacer Chauvelin, elle avait le bonheur de maintenir en place contre les mauvaises dispositions du cardinal le maréchal de Belle-Isle qu'elle songeait, ainsi que sa sœur en avait eu l'idée, à faire un jour premier ministre, encouragée en ce projet par la comtesse de Toulouse devenue bélisienne[255] et si passionnément, qu'elle s'était presque brouillée avec ses neveux.

Madame de Mailly combattait, luttait, mettant à profit les fréquentes coliques et les jours d'alitement du cardinal à Issy. Mais le vivace vieillard qu'on avait vu, le jour où il avait eu ses quatre-vingt-neuf ans, dire, par une espèce de fanfaronnade, la messe à la chapelle[256], après quelques gobelets d'eau de Vals, quittant tout à coup sa marche tremblotante, son teint momifié, encore tout foireux et breneux, apparaissait dans les corridors de Versailles, le visage clair, redressant sur ses jambes cagneuses sa grande taille diminuée de quatre pouces, et se glissant et se coulant, ses longs cheveux blancs au vent, il pénétrait chez le Roi où, en une heure de conversation, il défaisait le travail de toute une semaine de la favorite.

Le malheur voulait pour madame de Mailly que précisément à cette heure le cardinal disait pis que pendre du Belle-Isle. Un moment, séduit par son éloquence et sa réputation de grand homme, mais encore plus par la croyance que M. de Belle-Isle était le grand ennemi de Chauvelin, le Cardinal n'avait pas tardé à éprouver une basse jalousie pour l'homme dont la grandeur des conceptions et des plans étonnait, déconcertait le terre à terre de ses idées politiques. Puis, lorsque l'Éminence s'était aperçue que M. de Belle-Isle était l'ami de gens qui passaient pour être liés secrètement avec Chauvelin, qu'elle avait reconnu qu'il était aimé du Roi, protégé par la maîtresse, qu'elle l'avait trouvé indépendant, elle l'avait pris dans l'aversion qu'elle s'était tout à coup sentie pour M. de Chauvelin, quelques mois avant son exil[257].

Donc la disgrâce du maréchal était résolue par le Cardinal, et le maréchal, devant arriver d'Allemagne le 3 mars dans la soirée et faisant prévenir à trois heures le Cardinal qu'il avait besoin de le voir à son débotté, le Cardinal ajournait l'audience sous le prétexte qu'ils seraient las tous les deux, et que le maréchal eût à se reposer. Sur cet ajournement, cachant un refus d'audience, tombait chez l'Éminence madame de Mailly qui, malgré l'enragement de Barjac, forçait la porte et demeurait enfermée une heure et demie avec le Cardinal. Le vieux Fleury, qui avait d'abord pris un ton de galanterie avec la maîtresse, entrait tout doucement en colère, et se fâchait, et criait, pendant que Barjac, son âme damnée, pestait dans l'antichambre. Enfin, madame de Mailly, à force de prières, de flatteries, d'importunités, arrachait au Cardinal la promesse de recevoir M. de Belle-Isle le lendemain[258].

La réception était des plus froides, durait une minute et demie, et, au sortir de l'audience du Cardinal, le Roi adressait à peine quelques paroles au maréchal.

À quelques jours de là, dans un conseil tenu à Issy,—et où, par parenthèse, le maréchal arrivait en retard, et où ce retard faisait envoyer savoir chez lui s'il était à la Bastille,—M. de Belle-Isle rencontrait chez les ministres et surtout chez M. de Maurepas une hostilité qui n'avait plus la pudeur de se dissimuler. Alors l'homme qui venait de concilier en Allemagne de grands et difficiles intérêts, qui venait de mettre la couronne impériale sur la tête de l'électeur de Bavière, le guerrier et le diplomate que d'Argenson compare «à Gulliver lié et tourmenté par des pygmées,» se plaignait avec des paroles pleines d'emportement et d'un hautain mépris, de l'indécence des propos tenus contre lui, du vilipendage de parti pris auquel s'était livré à son égard le ministère, du discrédit et du déshonneur dont on l'avait frappé, finissant par déclarer qu'il n'avait plus l'autorité nécessaire pour servir le Roi.

C'est alors que madame de Mailly, après cette première démarche auprès de Fleury qui avait peut-être sauvé le maréchal de l'exil, de la Bastille, se mettait en tête de lui faire obtenir une marque de confiance qui lui permît de travailler utilement pour le service du Roi. Le mercredi 14 mars, la maîtresse s'entretenait avec le duc de Luynes[259] du besoin, pour l'intérêt du Roi et de l'Etat, que le maréchal reçût une marque éclatante de bonté de Sa Majesté, répétant que c'était de toute nécessité et ne prévoyant, disait-elle, d'autre opposition que celle que pourrait apporter la volonté du Cardinal que le Roi voulait toujours traiter avec des égards et de la considération. Madame de Mailly ne cessait de parler de cette marque de bonté aux personnes qui se trouvaient là, sollicitant leur approbation, s'efforçant de préparer une opinion favorable à une chose qui semblait déjà faite au duc de Luynes.

Le lendemain de cette conversation de madame de Mailly avec le duc de Luynes (15 mai 1742), le maréchal de Belle-Isle était déclaré duc héréditaire[260].

Cette grâce, que la maîtresse proclamait tout haut son ouvrage, était une victoire sur Maurepas et presque une défaite du Cardinal qui, à son coucher, où l'on parlait du duc du matin, laissait échapper sur un ton indéfinissable: «Madame de Mailly aura été bien aise[261].»

Cette protection de madame de Mailly fut constante et sans lassitude. Madame de Mailly lutta encore pour Belle-Isle alors même qu'elle avait à lutter pour elle-même. Au milieu des alarmes de son amour, elle travaille à le maintenir en grâce auprès du Roi et à fortifier dans le public les assurances de sa faveur. Alors que des quarante mille hommes envoyés en Allemagne, Prague ne nous en rend que huit mille, au mois d'octobre 1742, madame de Mailly force le Roi, qui n'avait pas parlé à Beauvau dans un souper des cabinets, de l'entretenir, tout le temps d'un souper au grand couvert, des longs sommeils de Broglie, de ses erreurs, du génie de Belle-Isle; et par cette parole du maître aussitôt répandue, non-seulement elle couvre le maréchal, non-seulement elle rassure ses amis, mais elle engage le Roi dans une espèce de promesse publique de continuer à employer le maréchal avec de plus grands moyens d'action[262].

* * * * *

C'est là la femme; et son envie d'être agréable à ceux qu'elle aime produit, pendant sa liaison avec Louis XV, ce miracle que le Roi timide parle aux gens. Quand elle sait quelqu'un affligé de son silence, elle est au désespoir, et n'a de cesse et de tranquillité que lorsqu'elle a arraché quelques mots à son amant: «il faut qu'on s'en aille content du Roi.»

Cette chaleur de l'obligeance, vous la rencontrez du reste chez madame de Mailly, à un point rare et qui n'est pas ordinaire. Elle éclate tant qu'elle vit chez l'excellente femme, pour son père, pour ses ingrates sœurs, pour ses amis, pour ses connaissances, pour ceux même qui ne se recommandent à elle que par l'intérêt du malheur. Un jour paraît un mémoire d'une demoiselle de Nogent, fille d'un frère de la maréchale de Biron et d'une femme turque qu'une lettre de cachet avait fait renfermer dans un couvent. Sur la lecture du mémoire de la demoiselle qui avait de la fortune, madame de Mailly se monte la tête et s'imagine que ce serait un parti avantageux pour le chevalier Choiseul, fils de M. de Meuse, et assez pauvre cadet, et la voilà aussitôt partie pour Paris, et bientôt chez la maréchale de Biron à laquelle elle communique son idée, de là chez la maréchale d'Estrées qu'elle emmène, et de là au couvent, chez la demoiselle qui n'a aucune envie de se marier, mais qui lui demande sa délivrance; et madame de Mailly se met à courir jusqu'à ce qu'elle ait obtenu pour la prisonnière la permission de rentrer chez elle[263].

Et ce désir passionné de rendre service, on le retrouve, avec des tournures de cœur adorables, jusque dans les moindres recommandations qui échappent à sa plume. Voici un billet dont la pressante insistance n'a d'égale que la fantaisie de l'orthographe:

Ille vaquent par la mort de M. dentin (d'Antin) la place de capitaine des matelot sur le canal, que je déserirait fort pouvoir obtenir pour qui, pour une homme qui a surement mérité toute autres chose, puis que cest pour monsieur le marquis de Meuse, l'état de ces afair fait qu'il se retourne de tout les costés, ne pouvant avoir mieux, il se contente de peu; je mintéresent ont ne peux pas davantage à tout ce qui le regarde; et tout les plaisir qu'on peux luy faire je me les tient pour fait à moy même. J'ayme mieux vous escrire que de vous ennuier verbalement. Je conte baucoup sur vous pour cette petite afair. Compté aussy sur ma reconnoissance et sur le plaisir que j'ay de vous asurer que personne na l'honneur destre plus sincérment, monsieur, votre très humble et très obéissante servante,

MAILLY DE MAILLY.

Ce mardy[264].

La bonté, l'ouverture de cœur, la constance en amitié[265], la bienveillance active sont les vertus de cette femme; mais elle possède encore une autre grande qualité,—qualité rare pour une femme qui s'est vendue et qui est toujours pauvre,—c'est le désintéressement, la délicatesse en matière d'argent, le point d'honneur colère qu'elle met à ne vouloir pas être même soupçonnée de recevoir un cadeau. Et il y a à ce sujet une charmante anecdote.

M. de la Chétardie, ami de madame de Mailly, nommé ambassadeur en Moscovie, près de la Czarine, allait prendre congé de la favorite, lui offrant ses services pour la cour où il se rendait. Madame de Mailly, qui n'avait pas de relations dans ce pays lointain, le remerciait, lorsque, faisant réflexion que c'était la contrée d'où venaient les plus belles fourrures, elle le priait de lui faire l'emplette d'une fourrure et de deux toiles de Perse, en lui recommandant que la fourrure et les toiles de Perse n'allassent pas au-delà de six cents livres, n'étant pas assez riche pour «se payer du beau».

M. de la Chétardie, arrivé en Moscovie, et qui était sur un très-grand pied à la cour de la czarine, ne trouvant que des fourrures très-ordinaires, et ayant appris que les plus belles étaient détenues par l'Impératrice, qui en faisait une espèce de magasin, parla de sa commission au duc de Biron, duc de Courlande, favori de l'Impératrice. Le duc de Courlande lui demanda le nom de la destinataire. M. de la Chétardie lui nomme naturellement madame de Mailly, mais en ajoutant qu'elle ne pouvait y mettre qu'un certain prix. Le duc de Courlande de lui dire de ne plus s'embarrasser de la commission, qu'il en faisait son affaire. Il en parlait à la Czarine, et la Czarine, voulant faire à la maîtresse du Roi de France un présent digne de son royal amant, choisissait deux fourrures dont l'une était de 30,000 livres, l'autre de 60,000 livres, et douze toiles de Perse d'une beauté parfaite. Et un jour le duc de Courlande, qui avait fait faire lui-même le paquet, disait à la Chétardie: «Votre affaire est faite, il n'y a plus qu'à l'envoyer en France.» M. de la Chétardie, qui ne savait pas ce que contenait le paquet, demandait au duc de Courlande ce qu'il avait à lui rembourser, à quoi l'autre répondait que c'était une bagatelle et que la Czarine était charmée de lui faire cette petite gracieuseté.

Et le paquet arrivait à Amelot avec une lettre dans laquelle il y avait: «À l'égard du paquet de telle façon qui vous est adressé, je vous prie de le remettre à madame…», le nom ne s'y trouvait pas. Amelot assez embarrassé en parlait un jour au Roi après le conseil, devant les ministres, quand Maurepas disait peut-être méchamment: «Mais ce pourrait être pour madame de Mailly qui connaissait M. de la Chétardie, et qui lui aura donné quelque commission, il faudra s'éclaircir de ce fait.»

Le soir, le Roi, au souper des petits cabinets, ayant donné le mot à son monde, entreprit de badiner madame de Mailly sur ce qu'elle recevait des présents des cours étrangères sans rien dire. Madame de Mailly, qui ne savait rien, au premier mot du Roi devenait très-sérieuse, puis se fâchait, déclarait bien haut, devant les soupeurs devenus silencieux, qu'elle n'était ni femme, ni fille de ministre, tombait sur madame de Maurepas, sur madame Amelot, sur madame de Fulvy, belle-sœur du contrôleur général, disait que celle-ci avait un pot-de-vin sur toutes les marchandises des Compagnies des Indes, que celle-là touchait un tribut sur chaque vaisseau du Roi, que la troisième…, et finissait par déclarer que, quand le paquet lui arriverait, elle le jetterait à la rivière[266].

IX

Le Roi las de madame de Mailly.—Introduction de Richelieu dans les petits appartements.—Richelieu travaille à faire renvoyer la favorite.—Exclamation d'admiration du Roi à Petit-Bourg devant madame de la Tournelle.—Mariage de Marie-Anne de Mailly-Nesle avec le marquis de la Tournelle.—Dévotion du mari.—Apparition de madame de la Tournelle à la cour en 1740.—Inquiétudes de Fleury.—Entretien du Cardinal avec la duchesse de Brancas.—Maurepas, l'ennemi des maîtresses.—Il s'efforce de détruire madame de la Tournelle dans l'esprit du Roi, en même temps qu'il joue l'amoureux de sa personne.

Au fond, au bout de quelque temps de cette triste vie, tête à tête dans le petit appartement de Meuse[267], avec cette femme qui enlaidissait[268], l'ennui revenait à Louis XV et la liaison commençait à se dénouer. Les scènes de tendresse de madame de Mailly retardaient seules une rupture; elles enchaînaient encore le Roi, qui, mécontent de sa faiblesse, s'en fâchait par des duretés et des méchancetés qui jetaient la malheureuse femme dans le désespoir. Enfin le dénoûment fatal, dont le Roi avait l'impatience et n'avait pas la force, fut précipité par un homme qui commençait à prendre un ascendant sur l'esprit du Roi.

Ce n'était pas encore un familier des petits appartements; mais, dans le petit nombre de fois qu'il avait été invité aux soupers, le jeune courtisan avait grandement réussi par le feu de son esprit, la chronique indiscrète de ses amours et la petite gloire scandaleuse qui commençait à se faire autour de son nom. La princesse de Charolais, avant que madame de Vintimille l'écartât de la conduite du faible esprit de madame de Mailly, avait, dès l'abord, mis la favorite en garde contre ce nouveau venu: le duc de Richelieu. Animée contre lui de vieilles rancunes de cœur, et ne lui pardonnant guère, malgré les replâtrages et les raccommodements, le peu d'importance qu'il avait donnée à son amour, la princesse ne tarissait pas auprès de madame de Mailly sur le danger de laisser approcher trop près du Roi un homme érigeant l'inconstance des hommes en principe, un homme ambitieux de la première place dans les confidences du Roi et d'une sorte de ministère de ses amours. De là, une grande froideur de madame de Mailly pour le duc, une intrigue assez adroitement menée contre son crédit naissant, pour que le Roi lui infligeât presque un exil. Mais les préventions données par madame de Mailly s'effaçaient, et Richelieu revenait à la cour, furieux contre madame de Mailly, et résolu à pousser auprès du Roi une femme qui lui fût dévouée, d'un caractère plus personnel, et moins susceptible des impressions extérieures. Il s'unissait avec madame de Tencin pour remplacer et renvoyer madame de Mailly.

Tous deux passaient en revue la cour, ils discutaient les femmes, ils pesaient les chances de la beauté, de l'esprit, de la jeunesse, de la grâce; ils calculaient la docilité et la reconnaissance de chacune; ils en estimaient le degré et le temps de domination sur le Roi; et leur choix, après avoir longtemps erré, s'arrêtait sur une femme qui avait l'avantage de demander aux ennemis de madame de Mailly bien peu d'efforts pour passer de l'admiration du roi à son amour. C'était cette beauté qui, la première fois qu'elle avait été aperçue par Louis XV, à Petit-Bourg, chez M. le duc d'Antin, lui avait arraché cette exclamation: «Mon Dieu! qu'elle est belle[269]!»

La femme admirée par Louis XV se trouvait être une sœur de madame de Mailly, dont le portrait, peint en 1740 par Nattier[270], avait donné du même coup la réputation au peintre et la palme de la beauté parmi les femmes de la cour à cette autre de Nesle.

Cette sœur, appelée Marie-Anne de Mailly-Nesle, avait été mariée le 19 juin 1734, à l'âge de dix-sept ans, au marquis de la Tournelle. Mademoiselle Anne de Nesle, qui apportait 9,000 livres en 60 actions, épousait un mari possédant une terre aux environs d'Autun rapportant 52,000 livres de rente[271]. Et l'histoire est vraiment curieuse de cette terre de la Tournelle dont le revenu tout en bois ne s'élevait pas à plus de 4 ou 5,000 livres, il y avait une cinquantaine d'années. M. de Vauban, ami du grand-père de M. de la Tournelle, étant allé le voir dans cette terre, s'étonna qu'avec une si grande quantité de bois, il eût si peu de revenus. Il alla examiner en personne s'il n'y avait pas quelques débouchés, prenant une exacte connaissance du terrain, et à la fin, faisant la découverte que, sans beaucoup de frais, il était possible de creuser un petit canal qui conduirait à une rivière assez forte pour entraîner à bois perdu le bois jeté. M. de la Tournelle demandait le secret à Vauban, achetait les bois circonvoisins, faisait creuser le canal et, en 1734, la terre était affermée 52,000 livres[272].

Le marquis de la Tournelle était un jeune homme très-dévot, très-charitable[273], vivant sur sa terre et se montrant très-peu à Versailles. Les mauvais plaisants racontaient qu'il était éperdu d'amour pour sa femme, mais que c'était de l'amour perdu, n'ayant jamais pu être heureux[274].

Cependant, en mars 1740, au milieu de la grande faveur de madame de Mailly, poussé sans doute par sa femme qui s'ennuyait de cette vie provinciale, le mari de madame de la Tournelle sollicitait et obtenait la place de colonel-lieutenant du régiment d'infanterie de Condé[275].

Alors commençait à paraître de temps en temps à la cour madame de la Tournelle dont le nom ne se trouve jusqu'ici sous la plume du duc de Luynes qu'à propos d'une course en traîneaux dans le mois de janvier 1739. Au mois de mai 1740, la jeune sœur de madame de Mailly est presque de tous les soupers des petits appartements[276].

Madame de Vintimille régnante, il n'est plus question de la présence de madame de la Tournelle à la cour, on ne la revoit plus que cinq mois après la mort de madame de Vintimille, dans le bal masqué du mardi gras de 1742 donné chez le Dauphin, où elle reparaît costumée en Chinoise[277].

* * * * *

Quelque secrète qu'ait été l'impression produite sur Louis XV par la femme rencontrée à Petit-Bourg, par la soupeuse des cabinets pendant le mois de mai 1740, par la Chinoise du bal masqué du mardi-gras de 1742, le Cardinal en avait été informé, ainsi que des efforts de Richelieu pour attiser la passion du Roi; et il était sincèrement désolé de reconnaître un plan suivi pour perdre le Roi. S'il avait pu fermer les yeux sur une première faute de son élève, sur un entraînement de jeunesse et de tempérament, il ne pouvait voir avec patience l'engagement de son avenir dans une succession de scandales et dans une carrière de libertinage.

Richelieu l'effrayait comme le mauvais génie du Roi. Le vieillard devinait ses projets, ses succès futurs, et il avait le pressentiment de ce que deviendrait dans ses mains la conscience religieuse de Louis XV. Puis si, aux yeux du prêtre, du chrétien, madame de Mailly était la meilleure des maîtresses, celle qui dans le scandale apportait le plus de modestie, et dans le péché le moins d'impénitence, elle était aussi, au point de vue du ministre, celle qui dans la faveur avait trouvé le moins d'insolence et cherché personnellement le moins de pouvoir. Madame de Mailly, le Cardinal le savait, ne voulait d'empire que sur le cœur du Roi. Il y avait donc tout à redouter pour Fleury dans le remplacement de la maîtresse. C'était l'audace du changement donné au Roi, c'étaient ses inconstances enhardies et menées à l'habitude de la débauche, c'était sa religion affaiblie. Puis, derrière ces inquiétudes spirituelles, venaient les sollicitudes d'intérêts humains: la volonté du Roi passant aux mains d'une femme que Fleury ne pourrait plus mener aussi facilement qu'il avait mené madame de Mailly, sans que la pauvre femme entendît jamais parler de lui[278].

Nous avons du reste des pensées intimes, des inquiétudes secrètes du prêtre et de l'homme politique un document curieux: c'est une conversation avec la duchesse de Brancas l'amie intime de Richelieu, la mère de celui qui va devenir bientôt le beau-frère de madame de la Tournelle.

«Passons dans mon cabinet, lui disait un jour le Cardinal, nous serons mieux assis et aurons le temps de causer.»

Les voilà tous deux assis en face l'un de l'autre et assez mal à l'aise.

Le Cardinal parlait de M. de Richelieu,—cela ne disait pas grand'chose,—de l'abbé de Vauréal,—pas grand'chose encore—dit la duchesse «qui avait soin de couper les queues que pouvaient avoir ces sujets de conversation». Enfin le Cardinal se décidait à en venir à Petit-Bourg et à madame de la Tournelle.

Ce nom prononcé, l'Éminence poussait un profond soupir, puis, après un silence: «Eh bien, on veut donc perdre le Roi? Quand sera-t-il perdu?»

La duchesse cherchait à échapper à la brusque interpellation par quelques paroles évasives, mais le Cardinal lui prenant les mains et soupirant de plus belle, faisait:

—«Il n'est pas question de tout cela, madame la duchesse; le Roi est peut-être amoureux de madame de la Tournelle; et ce qui est encore plus sûr, c'est qu'on l'en rendra amoureux, s'il ne l'est déjà.

—«Et comment, reprenait la duchesse, votre Éminence me croit-elle instruite de ce qui est et même de ce qui doit être?»

—«Ah! point d'artifice. Je vous parle dans l'affliction de mon cœur, parlez-moi dans la sincérité du vôtre. Le duc de Richelieu ne pense point à donner madame de la Tournelle au Roi sans vous l'avoir confié?»

—«Je vous jure que je n'en sais pas un mot.»

—«Comment! pas un mot?»

—«Pas un.»

—«Vrai, vrai?»

—«Si vrai que je ne crois pas que M. de Richelieu ait parlé de tout cela au Roi.»

—«Réellement?»

—«Si réellement, que je crois qu'il serait fâché que le Roi se détachât de madame de Mailly.»

—«Serait-ce possible? cela me donnerait bien bonne opinion de votre ami.»

—«Vous la lui devez tellement, que, si vous voulez, je m'engage à l'instant de ne pas même le prévenir de vos inquiétudes, tant je pense qu'il n'a pas besoin de précautions pour se garantir de leur effet.»

Alors le Cardinal prenait un air de résignation et continuait en ces termes: «Je craignais bien plus le duc de Richelieu qu'un autre: cela ne me rassure pas tout à fait sur le Roi, mais j'accepte votre promesse; ne parlez rien de tout ceci au duc de Richelieu; ne le tentons pas de me punir de mes soupçons et pour m'en punir de les changer en réalités. Qu'il ne sache rien de ce que nous disons, cela me donnera le temps de prendre des mesures. Ah! si vous saviez combien il était nécessaire que madame de Mailly eût le cœur du Roi, combien il serait funeste de le lui enlever, combien il faut le lui conserver, combien la maréchale de Villeroy eut raison, tout coupable que cela soit aux yeux de Dieu, de préparer cet engagement, de le former!… Je tiens sans doute un étrange langage pour un prêtre, mais… si vous saviez combien j'ai gémi au pied de cette croix, combien, la pressant sur mon cœur, je l'ai arrosée de mes larmes, combien j'ai maudit mon pouvoir sans puissance sur le cœur du Roi! Le Roi a du moins les vertus de madame de Mailly; laissons-les-lui, je n'ai plus qu'un moment à vivre[279].»

Sortant de cette conversation, la femme de cour qui, certes, avait menti impudemment, comparait l'Éminence à Tartuffe, non dans la maison d'Orgon et dans la cuisine de madame Pernelle, mais à Tartuffe cardinal et premier ministre.

* * * * *

Le Cardinal, que l'air d'embarras et les réticences de la duchesse pendant cette conversation n'avaient pas rassuré, et que mille petites choses qu'il apprenait depuis confirmaient dans la conviction qu'il y avait une intrigue de Richelieu pour mettre la sœur de madame de Mailly dans le lit de Louis XV, choisissait M. de Maurepas pour faire peur au Roi de madame de la Tournelle. Maurepas acceptait et jouait le rôle qu'il eût pris de lui-même s'il ne lui avait pas été donné. Ce singulier ministre qui avait bâti sa faveur et qui la maintenait sur toutes sortes de légères assises, sur mille agréments, petits cancans, petits caquets, petits vers, petits gazetins: Maurepas, dont le grand génie de gouvernement était de plaire et d'amuser, et qui régnait comme une femme et avec les mêmes moyens, était naturellement jaloux des femmes comme de rivales, et des amours du maître comme une humiliation de ses talents.

Toute sa vie ministérielle montre une longue rancune de leur crédit, une vengeance de leurs grâces. Et il semble de leur sexe avoir tout le dépit qu'il a de leur fortune. Puis, pour servir le Cardinal en cette affaire, il y avait mieux qu'un tempérament, qu'une vocation chez Maurepas, il y avait une antipathie personnelle, l'aversion d'un membre de famille tout-puissant contre de pauvres et obscures parentes prêtes à monter plus haut que lui; aversion dans laquelle il était maintenu et renforcé par les sentiments bourgeoisement jaloux de sa femme que sa méchanceté et sa terrible langue avaient fait surnommer madame de Pique[280]. Aussi fit-il une vive guerre à Richelieu. Ce fut contre la maîtresse menaçante une défense pleine de malices et de pièges, un contre-jeu des plus habiles. Maurepas était partout rompant l'intrigue aux deux bouts, refroidissant le Roi chauffé par tous les propos du parti; en laissant tomber du bout des lèvres sans paraître y prendre garde, un mot sur l'avidité de madame de Mazarin, sur le caractère altier de madame de la Tournelle, sur l'ambition des deux femmes. Chez madame de Mazarin où il entrait familièrement, installé qu'il était dans sa parenté intime et dans tous ses secrets, il dictait à la tante et à la nièce leur conduite, s'autorisant auprès d'elle de son amitié, de son bon vouloir, de son zèle à les servir, paraissant tout leur ouvrir, tout leur donner, empressement, conseils, appui, crédit, et, sous cet air de leur rendre de petits services, les retenant loin de la cour.

Un moment même, pour mieux jouer la comédie et tromper des femmes de la meilleure façon, il feignait avec un grand naturel une violente passion pour madame de la Tournelle; il l'en impatientait comme à plaisir et comme s'il avait au fond de lui une joie ironique à persécuter de ses tendresses le cœur de la jeune femme encore assez sérieusement occupé en ce moment du duc d'Agénois[281] pour refuser la main du prince de Soubise. Enfin, excédée de ses importunités, madame de la Tournelle à laquelle on n'avait pas manqué de dire que l'amour de M. de Maurepas n'était pas dangereux, lui faisait l'aveu qu'en amour «elle aimait les périls» avec de tels mépris pour sa personne que pour se venger il se mettait à la tourmenter des attentions amoureuses et tendres du Roi pour madame de Mailly, réveillant peut-être imprudemment chez la femme des convoitises endormies[282].

X

Mort de madame de Mazarin.—L'histoire de la chaise aux brancards ôtés de madame de Flavacourt.—Les deux logements donnés à Versailles à mesdames de la Tournelle et de Flavacourt.—La demande d'une place de dame du palais de la Reine faite par madame de la Tournelle.—Embarras du Cardinal et ses efforts avec Maurepas pour empêcher la nomination.—Généreuse et imprudente démission de madame de Mailly en faveur de sa sœur madame de Lauraguais.—L'ancien sentiment de madame de la Tournelle pour le duc d'Agénois et sa lettre pour ravoir sa correspondance.—Les timidités du Roi dans son rôle d'amoureux.—Sa conversation avec le duc de Richelieu.—Les souffrances de madame de Mailly pendant six semaines.—Ses lâchetés amoureuses pour être gardée par le Roi.—Mes sacrifices sont consommés.—La déclaration du Roi à madame de la Tournelle, en grande perruque.—La sortie désespérée de madame de Mailly.—Lettre de madame de la Tournelle sur le renvoi de sa sœur.—Les conditions éclatantes posées par la nouvelle favorite.—La retraite de madame de Mailly à l'hôtel de Noailles.—Ses journées et ses nuits de larmes.—La visite que lui fait le duc de Luynes dans l'appartement de madame de Ventadour.

Au mois de septembre 1742, madame de Mazarin venait à mourir[283].

Madame de la Tournelle se trouvant seule avec une fortune insuffisante[284] à ses habitudes, à son nom, à la vie de Paris, privée de toutes les ressources d'amitié et d'aisance de la maison de sa bienfaitrice, et de plus embarrassée de sa position de veuve, priait Maurepas, qui héritait de madame de Mazarin, de lui obtenir quelque grâce à la cour. Maurepas lui faisait répondre qu'il ne saurait en parler au Roi sans en prévenir le Cardinal, et qu'elle devait commencer par se mettre dans un couvent avant de solliciter Son Éminence. Il est même des récits qui prêtent plus de brutalité à Maurepas: comme héritier de madame de Mazarin, il avait fait signifier aux deux sœurs, à madame de la Tournelle et à madame de Flavacourt, d'avoir à sortir de l'hôtel Mazarin. Ne sachant où se réfugier, sans père, sans mère, sans protecteurs, le mari de madame de Flavacourt était à l'armée, les deux jeunes sœurs s'étaient acheminées vers la cour; et tandis que madame de la Tournelle, toute furieuse de colère, s'en allait répandre l'indigne conduite de M. de Maurepas, sa sœur, madame de Flavacourt, avait fait poser sa chaise au milieu de la cour de Versailles, et, les brancards ôtés, les porteurs renvoyés, elle était demeurée là tranquillement, avec une sérénité naïve et une effronterie innocente, pleine de foi dans la Providence qu'elle attendait, et qui ne pouvait manquer de passer. Aussi ne fut-elle pas étonnée quand la Providence ouvrit la portière de sa chaise et la salua: c'était le duc de Gesvre. Fort ébahi, le duc lui demanda comment elle était là, écouta son histoire, et courut la raconter au Roi, qui la trouva si amusante qu'il donna sur l'heure un logement aux deux sœurs[285]. Malheureusement, ce n'est là que la légende très-spirituellement arrangée de l'installation des deux sœurs à la cour, un charmant conte imaginé, en ses vieux ans, par madame de Flavacourt, et conté à Soulavie qui l'a crue sur parole. De si jolis coups de théâtre n'arrivent guère, même dans les cours. Laissons au roman la chaise sans brancards de madame de Flavacourt: c'est la désobligeante dételée où Sterne trouvera une préface.

* * * * *

Revenons à la vérité qui est moins romanesque. Madame de Mazarin, se rendant aux exhortations de son confesseur, s'était réconciliée sur son lit de mort avec madame de Mailly[286] et bien certainement lui avait recommandé mesdames de la Tournelle et de Flavacourt. Madame de Mailly, avec sa bonté naturelle, avec ce sentiment de famille qui ne semble pas l'abandonner au milieu des plus noires trahisons, s'était chargée de ses deux sœurs que le duc de Luynes dit, installées à Versailles, aussitôt la mort de la femme chez laquelle elles habitaient.

Madame de Mailly prêtait à madame de Flavacourt son appartement dans l'aile neuve. Madame de la Tournelle, sur l'avis de Richelieu[287] qui avait déjà ses intentions, était logée dans l'appartement de l'évêque de Rennes, l'appartement dans la cour des Ministres près la cour des Princes.

La mort de la duchesse de Mazarin laissait une place vacante de dame du palais de la Reine. Il était tout naturel que madame de la Tournelle demandât la place[288] et qu'au lendemain de l'engagement qu'elle avait pris avec la morte, madame de Mailly appuyât la demande de sa sœur.

Le vieux Cardinal, très-embarrassé de cette demande, était très-perplexe. Il prévoyait qu'une place donnée à madame de la Tournelle allait être le triomphe du parti de Richelieu, et que le Roi ne résisterait pas longtemps à des attaques si proches, autorisées et servies par des occasions et des facilités journalières. Il n'ignorait pas que le Roi commençait à s'amouracher, qu'il avait écrit à madame de la Tournelle, que la mort de madame de Mazarin lui avait été un prétexte pour une lettre où il avait mis «du tendre et de l'affecté[289].»

Puis, quand par une de ces temporisations qui étaient une partie de la politique du vieillard, Fleury était resté près d'une semaine sans souffler un mot de la demande au Roi, Louis XV, si hésitant à interroger les gens, ne lui avait-il pas demandé quel était l'objet de la visite que lui avait faite madame de la Tournelle? À sa réponse que madame de la Tournelle désirait une place de dame du palais de la Reine et qu'il allait demander si le Roi voulait que son nom fût mis sur la liste des dames qui sollicitaient cet honneur, Louis XV n'avait-il pas dit d'une manière affirmative: «Oui, j'en ai parlé à la Reine?» Enfin, en dernier lieu, sur cette liste dressée par le Cardinal, le Roi, après avoir fait la remarque que le nom de la Tournelle était le dernier sur la liste, n'avait-il pas tiré son crayon, effacé son nom, écrit ce nom le premier en tête de la liste, jetant au Cardinal, comme si la première fois il lui donnait un ordre: «La Reine est prévenue et veut lui donner cette place?»

Devant cette volonté si précise et se manifestant d'une façon si nouvelle, le Cardinal ne perdait pas tout espoir; il se mettait, avec la collaboration de Maurepas, à la recherche de quelque tour de leur métier, pour réduire à néant la demande, sans avoir l'air de se refuser ouvertement aux désirs du Roi. Tous deux fouillaient les cartons de leurs ministères au sujet de la place vacante par le changement de madame de Villars, devenue dame d'atours par la mort de madame de Mazarin.

Tous deux faisaient faire des recherches dans les brevets par les commis et les secrétaires, espérant trouver quelque vieux droit, quelque ombre de survivance, quelque promesse de réversibilité en faveur de n'importe quelle femme qu'ils pussent opposer, avec une apparence de précédent ou de légalité, à l'établissement de madame de la Tournelle à Versailles. Malheureusement pour les ministres, la maréchale de Villars, en faveur de laquelle se trouvait une clause dans le brevet de la duchesse de Villars, se refusait à entrer dans cette petite conspiration, et ne voulait ou n'osait pas, malgré les instances de sa famille, barrer le chemin aux demoiselles de Nesle. Battus sur ce premier point, Maurepas et Fleury produisaient une lettre du marquis de Tessé, rappelant une parole du Cardinal, vieille de trois années, et la promesse de la place à une dame de Saulx dont ils faisaient appuyer la candidature par une recommandation écrite de la Reine, de la pauvre Reine qui, tour à tour jouet du Roi et des ministres, après avoir demandé la place pour madame de la Tournelle, la sollicitait pour madame de Villars, et en dernier lieu osait, sur les instances de Maurepas, non-seulement écrire en faveur de la créature du Cardinal, mais envoyait chercher madame de la Tournelle et lui déclarait en face que, malgré tout son désir de l'avoir dans son palais, si le Roi lui donnait à choisir, elle accorderait la préférence à madame de Saulx[290].

Le Roi ne laissait pas le choix à la Reine.

Dix jours après la mort de madame de Mazarin, madame de la Tournelle était déclarée dans la matinée dame du palais de la Reine, et Marie Leczinska se voyait dans l'obligation de lui en faire passer aussitôt la nouvelle par sa dame d'honneur[291].

C'était à la cour la nouvelle du matin du 20 septembre; la nouvelle du soir était la cession pure et simple, et sans aucun dédommagement, faite par madame de Mailly à madame de Flavacourt de la place de dame du palais avec les appointements[292].

* * * * *

Madame de Mailly avait toutes les vertus d'une dupe. L'aveugle et bonne créature, exploitée avec toute l'astuce imaginable par les deux sœurs dans ses sentiments de famille, dans l'espèce de maternité dont elle avait pris charge devant Dieu, était entraînée à cette démarche dont l'imbécile et imprudente générosité avait frappé tout le monde. Les deux sœurs n'avaient pas manqué de faire entrer en leur noir complot Richelieu qui, s'insinuant par elles dans l'intimité de madame de Mailly, après avoir endormi ses défiances, attrapé ses bonnes grâces, parlait à sa crédulité, exaltait sa confiance dans les protestations d'amitié et d'éternelle reconnaissance de madame de la Tournelle, faisait appel à sa bonté, surexcitait son désir d'être agréable au Roi. Et les sœurs et Richelieu eurent encore, en cette comédie, un adroit compère dans d'Argenson qui prit à partie l'amour même de madame de Mailly pour l'inviter au sacrifice, lui représentant, avec les paroles les plus touchantes, la gratitude du Roi, et le caractère nouveau et élevé et sûr de son attachement pour une maîtresse capable de ce dévouement et de cette noblesse d'âme.

La malheureuse, ainsi circonvenue et sollicitée par l'envie secrète qu'elle sentait le Roi avoir de l'établissement des deux sœurs à la cour, écrivait au Cardinal une lettre pour se démettre en faveur de madame de Flavacourt. La lettre, dont le contenu avait été arrangé d'avance par le Roi, était relue par lui, après que madame de Mailly l'avait écrite dans son petit appartement, et elle n'était envoyée que lorsque l'exigeant maître avait dit «qu'elle était bien[293]».

La lettre envoyée, madame de Mailly se rendait chez le Cardinal, qui tombait de son haut devant cette espèce de suicide résigné et tranquille en cette terre d'égoïsme et de calcul, jouait l'incompréhension, l'engageant à ne pas parler à la Reine de sa détermination, finissant par lui dire que ce n'était pas son avis qu'elle quittât.

Maurepas s'exprimait plus nettement. Il ne craignait pas de dire à madame de Mailly: «Vous ne connaissez pas, Madame, votre sœur de la Tournelle; vous devez vous attendre à être chassée de la cour par elle, lorsque vous vous serez dépouillée de votre charge pour la lui donner.»

Malgré tout ce que Maurepas et les autres pouvaient lui dire, la favorite persistait dans sa résolution. Et, le 21 septembre, la cour avait le spectacle de madame de Mailly suivie de madame de la Tournelle et de madame de Flavacourt allant remercier le Roi et la Reine de ce que leurs Majestés avaient fait pour elles.

Il y eut bien certainement dans cette immolation entêtée, dans ce sacrifice qui ne voulait rien entendre, la perception douloureuse de l'amour du Roi pour madame de la Tournelle, et le lâche désir d'une femme qui aime, d'être gardée.

On raconte en effet que pendant la brigue de ces plans, et sur l'intérêt amoureux que le Roi semblait y prendre, un jour, pendant que Louis XV était à la chasse, madame de Mailly faisait appeler sa sœur. Sa sœur entrée, madame de Mailly fondait en larmes, puis prenant tout à coup à bras le corps madame de la Tournelle, elle lui criait dans la figure: «Ma sœur, serait-il possible?» À quoi l'autre, peut-être touchée dans l'instant par la grandeur et la sincérité du désespoir, répondait: «Impossible, ma sœur!»[294] Un «impossible» qui ne rassurait madame de Mailly que pour quelques heures.

Au fond la cession de sa place à sa sœur, c'était pour madame de Mailly, en cas d'abandon du Roi, l'enlèvement d'une retraite à la cour, d'un refuge dans une charge, la condamnation à l'exil. Et cela pouvait déjà bien entrer dans les plans de Richelieu.

* * * * *

Voilà donc enfin madame de la Tournelle installée à la cour. Il ne reste plus à son parti que trois choses à faire, trois victoires à obtenir: sur madame de Mailly, sur le Roi, sur madame de la Tournelle elle-même. Il faut guérir madame de la Tournelle d'un amour tout chaud; il faut décider le Roi à faire en personne la conquête de madame de la Tournelle; il faut enfin renvoyer de Versailles madame de Mailly.

Les ambitions de madame de la Tournelle, la poursuite, les approches même de la faveur, l'enivrement et les tentations du rôle de maîtresse du Roi, n'avaient point éteint en elle un sentiment vif et sincère pour le duc d'Agénois[295]. Elle avait trop d'esprit pour ne pas penser très-souvent à l'oublier, et cependant elle ne l'oubliait pas. Richelieu lui vint en aide. Il envoya le beau duc, qui était son neveu, en Languedoc, et l'exposa aux avances d'une jolie femme apostée, dressée par lui, séduite par la promesse d'une grande position à Paris, enflammée par l'honneur que pouvait faire à l'amour-propre d'une provinciale la conquête d'un d'Agénois. Les avances amenèrent une correspondance, où d'Agénois, bien assuré du secret et de l'ignorance de madame de la Tournelle, se laissa aller à l'aventure avec la facilité et la reconnaissance d'un homme qui trouve un moyen de passer le temps en province. Il lança des expressions et des témoignages d'amour, qui, mis par le Roi[296] sous les yeux de madame de la Tournelle, analysés, soulignés et commentés avec force railleries sur la fidélité du beau d'Agénois, la détachèrent d'un souvenir tendre, et la débarrassèrent presque d'une faiblesse dont elle avait eu l'étourderie de prendre l'habitude[297].

Et bientôt elle ne pensait plus guère à d'Agénois que pour ravoir de lui les lettres qu'il avait d'elle:

«J'ay toujours oublié,—écrit-elle à Richelieu,—de vous parler de votre neveu: voicy l'armée de Broglio qui va vous joindre, ainsi par conséquent vous aller vous trouver ensemble; sur toutes choses ne luy faite aucune confidence de quelques peu d'importances qu'elle puisse estre. Je sçay positivement qu'il ne vous a pas pardonnes ni qu'il ne vous le pardonnera jamais; il pourra vous faire bonne mine, ne vous y fiez pas. Je suis fachés d'être obligé de vous mander cela, mais croyé que je sçay ce que je dit et que vous en seriez la dupe; je vous ay vue dans l'intention de lui compter comme tout c'estoit passé sans en rien omettre: gardé vous en bien, je vous le demande en grâce. Vous pouvez luy dire sans doute que ce n'est pas vous qui aves mené cette affaire la et surtout que vous n'en aves rien sçu, que quand le Roy vous la dit, mais je vous prie retranché tout détaille. Je vous parle vray: il a des lettres de moy que je voudrois bien ravoir avant qu'il vins à Paris parce que je ne me soucirait pas que monsieur de Maurepas et sa mère missent le nez dedans, ce qui pourroit fort bien arriver, ils sont gens à cela. Peut estre votre neveu ne les donneroit il pas, mais dans un moment de pique, enfin cela est plus sure si il vous les remettoit ou si vous ne voulé pas vous chargé de les redemander, monsieur le prince de Conti pourroit bien avoir cette bonté; en ce cas vous me les renverriés petit à petit par des couriers toujours à l'adresse de ma sœur. Adieu car j'entend le tambour j'aime autant fermer ma lettre[298].»

* * * * *

Il y avait une œuvre plus difficile que d'allumer le dépit de madame de la Tournelle et de ramener toutes ses passions à son ambition. Il s'agissait de décider le Roi, ce Roi paresseux, timide, ennemi des entreprises, habitué à être servi en amour comme en toute autre chose, gâté par les victoires toutes prêtes et les conquêtes toutes faites, accoutumé à la reconnaissance du droit divin de son plaisir, aux adorations comme aux complaisances, il s'agissait de le décider à se donner la peine d'aimer, la fatigue de plaire, à remplir ce rôle d'homme et d'homme amoureux qu'avaient rempli autrefois ses illustres aïeux. Et puisqu'il voulait posséder une fière et capricieuse jolie femme, trop haute ou trop habile pour se laisser mettre dans le lit du maître par les mains d'un ministre, il devait lui faire la cour, et la mériter par les efforts et les soins de ce noviciat d'amour dont toute maîtresse exigeait l'hommage et l'épreuve.

Mais, à peine engagé dans ce métier, la patience échappait au Roi. Tout à coup il interpellait Richelieu avec une voix presque colère: «Vous avez voulu que j'écrivisse, j'ai écrit, j'ai écrit deux fois, vous ne me conseillerez pas apparemment d'écrire une troisième… j'ai pris mon parti et pense à quelqu'un[299].»

Le Roi demandait alors à Richelieu s'il ne connaissait pas madame une telle, puis telle autre, puis celle-ci, puis celle-là[300], et à chaque nom prononcé, on pense de quelle manière Richelieu habillait la femme.

Le Roi de s'écrier dans son étonnement: «Qu'est-ce donc que ces femmes-là?»

—«Des femmes galantes, assez jolies et pas mal ennuyeuses au bout de vingt-quatre heures.»

—«Il faut donc, disait le Roi, penser à une femme qui me tente, quoiqu'elle m'inquiète. Avez-vous eu aussi madame de ***?»

—«Ah! pour ça, oui, répondait Richelieu; elle m'a fait trop de noirceurs pour l'oublier jamais: c'est madame de Prie, absolument elle[301].»

—«N'en parlons plus, reprenait le Roi, changeant tout à coup de visage, au nom de cette femme abhorrée, mais que faire? Pas même de réponse de madame de la Tournelle!»

—«C'est que madame de la Tournelle, se mettait à dire Richelieu avec une certaine éloquence, ne ressemble pas à madame de ***; c'est que belle comme les Amours, elle doit être une conquête; c'est que vos généraux ne feront point cette conquête pour vous; c'est qu'elle ne sera pas conquise si vous ne la conquérez pas. Assurément vos pareils ont des avantages; mais le plus grand en amour est d'être jeune, beau comme Votre Majesté, et surtout d'être aimable. François Ier, Henri IV, Louis XIV se donnèrent la peine de plaire: celle-là devrait coûter moins à Votre Majesté qu'à personne. Mais une maîtresse n'est point un portefeuille, et si vos ministres vous apportent le leur à votre conseil, je doute fort qu'ils puissent mettre madame de la Tournelle dans vos bras. Il faut lui plaire et commencer par lui dire que vous en êtes épris[302].»

* * * * *

Pendant ce long dévorement d'impatiences, de tourments, de feux, que Louis XV ne connaissait pas, et qui ramenaient toujours à madame de la Tournelle un amant plus humble dans un Roi plus amoureux, pendant les six semaines que durèrent ces révoltes, et ces combats, et ces capitulations, il est facile d'imaginer l'existence et les souffrances de la malheureuse de Mailly, vivant côte à côte avec cette passion irritée par une résistance qui étonnait le Roi, et dont elle sentait, avec ses nerfs et sa sensibilité de femme, chaque reprise, chaque progrès, chaque ravivement. Ce fut un calice bu goutte à goutte. Nulle douleur, nulle humiliation ne manqua à cette agonie de l'amour, la plus douloureuse, peut-être, dont une maîtresse de roi ait subi l'humiliation. Le Roi ne fit grâce de rien à madame de Mailly. Il ne lui épargna même pas ces duretés qui dénouent les plus vulgaires liaisons. Las de sa chaîne et sans force pour rompre, Louis XV se vengeait sur elle de ses impatiences et de ses irrésolutions, par toutes les cruautés des hommes faibles au bout des amours qu'ils n'ont pas le courage de briser. Versailles et Choisi retentirent de ces paroles impitoyables[303] dont la brutalité soufflette une femme, et comme la pauvre de Mailly s'obstinait à dévorer les affronts, comme elle voulait pardonner et aimer jusqu'à la fin, comme elle restait, s'attachant à une illusion dernière, la patience de son amour, après avoir fatigué la pitié, exaspérait la lassitude du Roi qui prenait en haine cette femme qui ne se tenait jamais pour chassée.

Les dîners et les soupers continuaient, mais c'étaient de tristes dîners, de tristes soupers, des repas aux longs silences, au milieu desquels une parole du Roi faisait tout à coup fondre madame de Mailly en larmes[304].

Devant la sincérité de ce désespoir, il prenait au Roi un instant le remords et la honte de violences qui dépassaient son caractère et perdaient jusqu'au ton d'un homme bien né. Madame de Mailly croyait avoir regagné l'indulgence et la charité du Roi, quand Louis XV lui venait dire qu'il était amoureux fou de madame de la Tournelle, qu'il ne l'avait pas encore, mais que bientôt il l'aurait, qu'il ne pouvait donc plus l'aimer[305].

En cette femme,—elle l'avouera plus tard,—qui ne s'était donnée au Roi, qui n'avait vécu avec lui les premiers temps que poussée par une extrême misère, mais chez laquelle l'amour était venu au bout de deux mois[306], et n'avait fait que grandir avec les années, se mêlaient à la fois, à cette heure, les tendresses suprêmes de la vieille femme, qui se sent aimer pour la dernière fois et les humilités de passion de la courtisane qui aime pour la première fois. Et au mépris de tout amour-propre, et sans aucune honte, et agenouillée dans les lâchetés de l'amour madame de Mailly promettait de fermer les yeux, de tout permettre, de tout souffrir, ne demandant que la grâce de rester, comme elle eût demandé la force de vivre. Le maître répondait: «Il faut se retirer aujourd'hui même.» Madame de Mailly se traînait aux pieds de Louis XV, elle suppliait, elle allongeait l'entrevue, et s'accrochait en défaillant aux misérables prétextes, à tous les petits retardements des amours condamnées, pour ne point partir encore. Elle finissait par s'adresser à la pudeur du Roi, l'assurant que s'il consentait à ne point la renvoyer, elle trouverait dans son amour le courage de cacher à ses sujets ce nouvel amour capable de diminuer leurs respects. Et le Roi, attendri par ces pleurs, par l'humilité de cette douleur, par cette immolation devant le soin de sa gloire, ébranlé peut-être aussi par la crainte d'un éclat, accordait, malgré ses engagements avec madame de la Tournelle, quelques jours de sursis à madame de Mailly.

Et les heures qu'elle passait encore à Versailles, et pendant lesquelles il lui était donné d'approcher encore de son amant, ces dernières heures, il fallait les conquérir chaque jour. C'est ainsi que la veille de son départ, le 2 novembre, l'on voyait, dans la journée, démeubler son petit appartement à côté des cabinets du Roi, et que l'on apprenait que madame de Flavacourt devait y venir coucher le soir sur un lit de camp[307]. Mais, au souper, la malheureuse femme trouvait pour retarder sa disgrâce d'un jour, des accents si vrais, des élans si touchants, que le Roi n'avait pas le courage de sa détermination, révoquait l'ordre, lui permettait de coucher encore cette nuit dans son petit appartement[308].

* * * * *

Richelieu, qui, en ces derniers temps, avait laissé les choses aller, le temps agir, et cet amour, où il avait fait tant de ruines, suivre la marche fatale et précipitée des amours qui finissent, et cette lente rupture défendre d'avance tout retour aux deux amants par le détachement journalier, et les duretés croissantes envenimées par une longue impatience, Richelieu commençait à s'inquiéter de la tranquillité de madame de la Tournelle, de son peu de hâte, de sa paresse à entrer dans son rôle de maîtresse et à se saisir du Roi. Les démarches et les manèges des ministres, les sympathies excitées par le désespoir de madame de Mailly, le murmure d'attendrissement presque unanime de la cour, les amitiés qui se groupaient en parti autour de cette disgrâce intéressante, décidaient Richelieu à remettre la main aux affaires de madame de la Tournelle et à hâter un dénoûment[309]. Il obtenait de madame de la Tournelle qu'elle reçût en sa présence le Roi au milieu de la nuit. Avec ce rendez-vous convenu et accepté, Richelieu terminait tout[310]. Il allait trouver madame de Mailly, et, se disant désolé et uniquement occupé d'elle depuis qu'elle ne pouvait plus aimer le Roi, il lui peignait vivement ce qu'elle se devait à elle-même, le soin de sa gloire, l'indignité du cœur du Roi, de ce Roi qui la délaissait et auquel il serait beau de renoncer. En finissant, il offrait de la mener, quand elle le voudrait, à Paris. Richelieu prenait ainsi le congé à son compte, en dégageant la personne du Roi. «Mes sacrifices sont consommés, dit madame de Mailly, j'en mourrai, mais je serai ce soir à Paris[311].»

* * * * *

De là, Richelieu se rendait auprès du Roi, et sans plus lui laisser le temps de se reconnaître, de respirer, de réfléchir, qu'il n'avait laissé à la favorite le temps de résister, il lui annonçait le départ de madame de Mailly, et le rendez-vous arraché à madame de la Tournelle. Puis il lui parlait du secret à garder, des grandes cours à traverser, des espions de Maurepas à tromper, du déguisement à prendre qui l'attendait chez lui.

Un peu après minuit, le Roi est chez Richelieu. Il y trouve de grandes perruques à l'usage des médecins, des habits noirs, des manteaux. Et voilà Louis XV et son confident déguisés qui se rendent le long des murs chez madame de la Tournelle, recevant pour la première fois une déclaration en perruque carrée[312]. La surprise empêchait l'embarras, et le romanesque, le comique presque de cette première entrevue en sauvait la gêne, mettait le Roi à l'aise, dissipait la peur que le timide amoureux avait de la fière créature. Le Roi sortait de chez madame de la Tournelle tout à fait engagé, et trouvant à cette cour ainsi faite un côté piquant, une nouveauté et un caractère d'aventure qui le charmaient comme un enfant[313].

Entre cette visite de Richelieu à madame de Mailly et le rendez-vous de la nuit, il y eut un dernier dîner, un dîner intime, où il n'y avait que de Meuse entre le Roi et la maîtresse prête à quitter Versailles[314]. Nul témoignage, nul livre, nul billet ne raconte ce dîner. Rien n'en dit le déchirement[315]. Seulement on vit sortir madame de Mailly de son petit appartement, la poitrine haletante, les yeux remplis de larmes, désespérée, presque folle, marchant sans voir et sans entendre. Derrière elle, venait le Roi qui la suivait, l'apaisait, la soutenait de paroles basses et douces, et finissait par lui dire: «À lundi.»

Ce «à lundi,» était-ce une permission de revenir à Versailles que reprendra ce soir même madame de Châteauroux à Louis XV? Était-ce simplement un leurre pour tromper sa douleur et endormir son désespoir[316]?

* * * * *

Madame de la Tournelle, sa sœur chassée, écrivait quelques jours après à
Richelieu parti pour la Flandre:

«_… J'ai montré au Roi vos lettres qui l'ont diverti; il m'a assuré qu'il n'avoit point dit à madame de Mailly que ce fut vous qui eussiez mené l'affaire, mais simplement qu'il vous avoit dit le fait et que vous l'aviez accompagné chez moi. Vous sentez bien que l'on fera bien des contes; vous n'avez qu'à toujours soutenir que vous n'en avez jamais rien su que quand cela a été fort avancé; cela est même convenable pour moi. Je ne veux point avoir l'air d'avoir recherché cet avantage, ni mes amis pour moi, d'autant que nous n'y songions ni les uns ni les autres… Sûrement Meuse vous aura mandé la peine que j'ai eue à faire déguerpir madame de Mailly; enfin j'ai obtenu qu'on lui mandât de ne point revenir que quand on lui demanderoit. Vous croyez peut-être que c'est une affaire finie? Point du tout; c'est qu'il est outré de douleur, et qu'il ne m'écrit pas une lettre qu'il ne m'en parle, et qu'il me demande de la faire revenir et qu'il ne l'approchera pas, mais qu'il me demande de la voir quelques fois: j'en reçois une dans ce moment où il me dit que si je lui refuse, je serai bientôt débarrassée d'elle et de lui; voulant dire apparemment qu'ils en mourront de chagrin tous deux. Comme il me conviendroit fort peu qu'elle fût ici, je compte tenir bon. Comme je n'ai pas pris d'engagement, dont je vous avoue que je me sais bon gré, il décidera entre elle et moi… Je prévois, cher oncle, que tout ceci me donnera bien du chagrin. Tant que le Cardinal vivra, je ne ferai rien de ce que je voudrai. Cela m'a donné envie de mettre ce vieux coquin dans mes intérêts en l'allant trouver. Cet air de confiance me le gagneroit peut-être… Ceci mérite réflexion… Vous pensez bien que tout le monde est en l'air et qu'on a les yeux sur le Roi et sur moi… Pour la Reine, vous imaginez bien qu'elle me fait une mine de chien; c'est le droit du jeu… Je vais vous dire les dames qui iront à Choisy: mademoiselle de la Roche-sur-Yon, mesdames de Luynes, de Chevreuse, d'Antin, de Flavacourt et votre très-humble servante… Il n'osoit pas même aller à Choisy, c'est moi qui lui ai dit que je le voulois. Personne ne logera dans l'appartement de madame de Mailly; moi je serai dans celui que l'on appelle le vôtre, c'est-à-dire_ si _M. Dubordage en a l'esprit, car le Roi n'en dira mot… Il vous a mandé que l'affaire étoit finie entre nous, car il me dit dans sa lettre de ce matin de vous détromper, parce qu'il ne veut pas que vous en croyiez plus qu'il y en a. Il est vrai que, quand il vous a écrit, il comptoit que ce seroit pour le soir; mais j'ai apporté quelques difficultés à l'exécution, dont je ne me repens pas[317]._»

Cette lettre est madame de la Tournelle tout entière, et l'histoire offre peu de documents pareils où une femme se soit ainsi peinte elle-même en pied et aussi crûment. Nul portrait qui vaille cette confession: c'est la femme même avec le sang-froid et l'impudeur de ses ingratitudes, le cynisme de ses sécheresses, la férocité moqueuse de son esprit et de son cœur. Il semble qu'elle pousse sa sœur par les deux épaules avec ces mots qui ont la basse énergie des expressions du peuple. Et quelle aisance dans sa sereine implacabilité! Rien ne la trouble, rien ne la touche, pas même cette surprenante douleur arrachée à l'égoïsme, les larmes de Louis XV! Au milieu de tout ce qu'elle a brisé, et de tout ce qui pleure, se lamente et meurt autour d'elle, elle raisonne, calcule, intrigue, avec une insensibilité dont le naturel épouvante. «Je compte tenir bon… J'ai apporté quelques difficultés à l'exécution, dont je ne me repens pas,» sont des mots qui donnent toute sa mesure et avouent tout son caractère. On la voit, ayant pris jour avec elle-même pour sa défaite, et voulant d'avance lui faire rendre tout ce qu'une défense lui donne de prix. Elle entend beaucoup obtenir avant de rien livrer: c'est une affaire où il faut des garanties. Il ne lui convient pas de commencer comme madame de Mailly, d'en passer par l'économie des dépenses de poche du Roi, de se salir les mains à ramasser le peu de louis qui avaient payé les premiers rendez-vous de sa sœur[318], de louer ses parures comme elle, et de recourir comme elle à la bourse de Villars et de Luxembourg[319]. Elle ne veut pas non plus qu'il lui arrive comme à sa sœur d'être obligée, après des années d'amour et de faveur, d'aller emprunter pour les visites royales des flambeaux et des jetons d'argent à sa voisine[320], et elle demande d'autres générosités que celles inscrites sur le Livre rouge.

Puis, au-dessus de ses exigences d'argent, madame de la Tournelle couve des exigences plus hautes; il faut que son orgueil ait part à son amour. Il y aurait pour elle l'humiliation du mystère dans une liaison furtive, dans un scandale caché et secret: elle entend paraître et éclater dans le triomphe d'une favorite. Ces volontés, ces conditions éclatantes, madame de la Tournelle ne tardait pas à les faire connaître, à les faire porter au Roi. Elle lui laissait entrevoir que le renvoi de madame de Mailly ne lui suffisait pas, qu'elle voulait être maîtresse déclarée, sur le pied de la Montespan; qu'elle ne se souciait pas comme de Mailly d'un petit logement aux soupers économiques, qu'elle demandait une maison montée, un appartement où elle pût recevoir le Roi d'une façon royale, la faculté enfin, dans ses besoins d'argent, d'envoyer toucher sur ses billets au Trésor. Il était question dans le public d'une terre de trente mille livres de rente, d'un hôtel à Paris et à la cour, de cinquante mille livres par mois, de cinq cent mille livres de diamants[321]. Le bruit courait même que l'ambitieuse personne avait stipulé qu'au bout de l'an, elle aurait des lettres de duchesse vérifiées au parlement, et que, si elle devenait grosse, sa grossesse serait publique et son enfant légitimé. Les petites vanités d'une femme étaient au fond de ces ambitions si grandes, si énormes, si insolentes de madame de la Tournelle, et dans ce furieux désir d'élévation, dans cette demande impérieuse du titre de duchesse, il y avait l'envie impatiente de se venger de Maurepas, d'humilier sa femme et de punir, en l'écrasant, le ministre qui avait tenté sans relâche de traverser sa fortune, et s'opiniâtrait à n'en point vouloir oublier le point de départ, ni les premiers commencements. Déjà elle s'approchait du tabouret en préparant l'alliance d'une de ses sœurs toute dévouée à ses intérêts, l'alliance de mademoiselle de Montcavrel avec le duc de Lauraguais qui mettait le précédent d'un duché dans la famille[322].

C'était beaucoup attendre, beaucoup exiger d'un Roi peu familiarisé avec les prodigalités de l'amour, et tenu «de si court» par le Cardinal; et le caractère du Roi, timide et craignant l'opinion, peureux devant toute résolution un peu brave, aurait dû encore diminuer la confiance de madame de la Tournelle. Mais tout cela ne rabattait rien de ses prétentions, elle comptait sur l'amour pour changer le Roi, lui faire perdre cet esprit d'économie, ce respect humain et ces pudeurs. En attendant, elle jouait l'indifférente; puis, ce jeu usé, elle faisait semblant de revenir au duc d'Agénois, disant que les lettres interceptées ne prouvaient qu'un caprice, et qu'elle n'y voyait point de quoi lui être infidèle. Elle agaçait, rebutait et aiguillonnait le Roi par les plus adroites comédies et les plus savantes coquetteries de son sexe, l'assurant qu'il lui ferait plaisir de s'occuper d'autres dames, et ne cessant, malgré tout, de l'entourer et de l'étourdir, par les demi-mots et les indiscrétions de ses amis, de ses ambitions, de ses volontés, de ses conditions[323].

Au bas de l'escalier de Versailles, à la nuit tombée[324], madame de Mailly avait trouvé un carrosse de la cour qui l'avait menée à Paris, à l'hôtel de Toulouse, chez les Noailles[325]. Les Noailles avaient la vertu, l'esprit d'être fidèles à leurs amis. Ils donnèrent l'hospitalité à la favorite sans abri, et qui n'aurait su, sans leur amitié, échapper aux mauvais traitements de son mari, peut-être où coucher! Madame de Mailly avait au chevet de son lit la maréchale de Noailles tout le temps de sa première douleur. Ce fut d'abord un désespoir affreux, une crise de sanglots et d'étouffements, une espèce de délire dans lequel la malheureuse femme appelait à grands cris Louis XV[326]. Le curé de Saint-Sulpice ne pouvait calmer la malade. On tremblait autour d'elle pour sa raison, pour sa vie. On avait peur que, dans la violence et l'égarement de son chagrin, elle ne fût prise de la tentation de mourir[327].

Au transport succéda l'agitation, une fièvre de projets, des vouloirs courts et saccadés, suivis d'abattement. Elle voulait partir pour Versailles[328], elle se dressait pour se lever, et, la voiture attelée, elle fondait en larmes, et retombait sur son lit.

C'étaient de douloureuses nuits blanches passées tout entières à creuser sa disgrâce; c'étaient des journées employées à envoyer chercher les gens qu'elle se persuadait attachés à sa personne[329] pour les consulter sur le parti qu'elle avait à prendre, implorant des avis[330] et ne prenant conseil que de sa douleur.

La vie de madame de Mailly était toute à la lecture et à la relecture des billets du Roi, que presque chaque jour de Meuse lui apportait; billets où, avec l'égoïsme cruel de l'amour, le Roi ne parlait guère que de sa passion pour madame de la Tournelle, du charme de la jeune femme, de l'empire à tout jamais pris sur lui. Ces lettres, ces dix-huit lettres[331] qu'au mois de novembre l'ancienne maîtresse était fière de montrer à ses familiers, elle en interrogeait chaque phrase, chaque mot, y cherchant, y poursuivant l'espérance, aujourd'hui désolée et voyant l'exil éternel, demain croyant l'épreuve finie et l'amour du Roi revenu.

Ces derniers espoirs qui rattachèrent madame de Mailly à la vie n'étaient point tout à fait aussi illusoires qu'ils pouvaient le paraître. La lettre de madame de la Tournelle à Richelieu nous montre que le cœur du Roi avait éprouvé après coup le déchirement de la rupture, et qu'il s'était bien plutôt séparé que détaché de son ancienne maîtresse, par les duretés et les brutalités inspirées par la sœur et arrachées à la débile volonté de l'amant. Dépité par les froideurs de madame de la Tournelle, humilié par sa longue résistance, Louis XV se retournait avec des remords de reconnaissance vers la douce et facile madame de Mailly. La séparation réveillait le sentiment qu'il croyait mort, et mille souvenirs se levant de ce passé d'hier dont tout portait le deuil autour de lui, mettaient dans ces billets tout amoureux d'une autre, quelque chose d'un revenez-y tendre et mélancolique pour la délaissée.

La petite société qui entourait madame de Mailly, pour lui donner du calme, la dérober peut-être au suicide, travaillait à la maintenir dans cette persuasion, lui répétant que le Roi n'était point décidé, que son appartement n'était point encore occupé, que la politique avait eu plus de part à son éloignement que toute autre chose.

Et, dans la succession des espérances et des désespérances qui se suivaient sans motif chez madame de Mailly, il y avait des jours où, suppliante, elle faisait l'impossible pour obtenir seulement d'habiter Versailles, s'engageant à ne jamais mettre les pieds au château; il y avait d'autres jours où, dans des fanfaronnades enfantines, la femme chassée se vantait d'avoir un moyen infaillible de rentrer à la cour quand elle voudrait[332].

Cependant, dans la première quinzaine de décembre, au temps du retour de ce voyage de Choisi où madame de la Tournelle avait enfin cédé au Roi, madame de Mailly apprenait—ses amis ne pouvaient plus longuement lui en cacher la nouvelle—qu'on avait démeublé ses logements de Versailles, et que son petit appartement, l'appartement où elle avait passé après la mort de madame de Vintimille tant de douces et solitaires heures en tête à tête avec Louis XV, était condamné par une barre de bois clouée sur la porte[333].

Il lui fallut se résigner. Le duc de Luynes, qui voyait en ces jours la pauvre madame de Mailly installée dans un logement emprunté à madame de Ventadour aux Tuileries, nous fait une peinture navrante de l'abandonnée. Il la trouvait dans une immense chambre bien triste et bien froide. Des larmes coulaient continuellement sur son visage amaigri. Avec ce déliement des volontés brisées par un grand malheur, elle paraissait ne plus vouloir rien, s'abandonnant d'avance à tout ce que voudrait bien ordonner le Roi à son égard… Elle ne savait rien des arrangements en train de se faire pour le paiement de ses dettes[334], et s'y montrait complètement indifférente et comme étrangère. Elle disait enfin, d'un ton mourant, que maintenant elle ne comptait plus jamais revoir Versailles… Et la vie de madame de Mailly à cette heure était celle-ci: Elle allait tous les jours dîner à l'hôtel de Noailles avec la maréchale et quelquefois en tiers la duchesse de Gramont, revenait de bonne heure chez elle où elle restait jusqu'à neuf heures, repartait passer la soirée en tête à tête avec la comtesse de Toulouse. Dans ce temps, complètement vaincue et s'humiliant à plaisir, elle écrivait à celle qui l'avait supplantée une lettre où elle s'excusait auprès d'elle des violences et des colères de ses paroles[335].

À quelques jours de là, madame de Mailly était privée de la seule douceur qui lui fût accordée dans l'amer néant de la vie, de la correspondance du Roi. Et la raison que Louis XV donnait pour la cesser est bien touchante: il disait ne pas vouloir ruiner madame de Mailly, qui jetait tout son argent au courrier lui apportant un bienheureux billet[336].

XI

Refus de la duchesse de Luynes de faire partie du voyage de Choisi.—Le souper, les jeux de quadrille et de cavagnole.—Madame de la Tournelle proposant à madame de Chevreuse de changer de chambre.—Le Roi grattant en vain à la porte de madame de la Tournelle.—Lettre de la favorite donnant à Richelieu le pourquoi de son refus.—Louis XV malade d'amour.—L'aigreur et les allusions de la Reine.—Les représentations du Cardinal.—Lettre faisant appel aux sentiments religieux du Roi.—Les calotines de Maurepas.—Second voyage de madame de la Tournelle à Choisi.—La chanson l'Alleluia chantée par la favorite.—Troisième voyage à Choisi.—La tabatière du Roi tirée par madame de la Tournelle de dessous le chevet de son lit.—Départ de Richelieu, dans sa dormeuse, pour les États du Languedoc.—La favorite à l'Opéra.—Chronique des petits appartements envoyée par madame de la Tournelle à Richelieu.—Post-scriptum polisson d'une lettre de Louis XV.

À quelques jours de l'expulsion de Versailles de sa sœur, madame de la Tournelle se préparait à ce voyage de Choisi imposé au Roi[337], et où le Roi se promettait de voir arriver l'heure du berger. Avec un calme froid, une espèce d'indifférence hautaine, elle en ordonnait la mise en scène et le scandale. Elle voulait le cortège des plus beaux noms de France. Ce n'était point assez de la présence d'une princesse de Bourbon, la nouvelle favorite exigeait encore, pour la consécration de son installation, la couverture et le patronage de la vertu de la duchesse de Luynes. Mais la duchesse éludait la proposition, et, quand, à un souper, le Roi disait au duc qu'il invitait madame la duchesse au voyage de Choisi, monsieur de Luynes, oublieux du cordon bleu qu'il sollicitait depuis longtemps, ne répondait que par une profonde inclination, allait trouver monsieur de Meuse, et le priait de faire agréer au Roi la peine et le refus de sa femme[338]. Ce fut peut-être la seule protestation de la Cour. L'empressement à servir et la soif de se compromettre ne laissaient point longtemps vide la place refusée par madame de Luynes.

Le lundi 12 novembre, le Roi partait pour Choisi avec mademoiselle de la Roche-sur-Yon, madame de la Tournelle, madame de Flavacourt, madame de Chevreuse, le duc de Villeroy, le prince de Soubise. Madame de la Tournelle était aux côtés de Louis XV dans la gondole royale. Madame d'Antin et madame de Ruffec, qui avait remplacé la duchesse de Luynes, étaient arrivées avant le Roi. Les hommes du voyage étaient, outre le duc de Villeroy et le prince de Soubise, le maréchal de Duras, monsieur de Bouillon, monsieur le duc de Villars, monsieur de Meuse, le prince de Tingry, monsieur d'Anville, monsieur du Bordage, les ducs de Luynes et d'Estissac, monsieur de Guerchy, un ami particulier de madame de la Tournelle[339].

Le voyage était assez maussade. Peut-être madame de la Tournelle se trouvait dans une de ces dispositions d'esprit, où les irritations de la veille reviennent ou s'aigrissent. Était-elle inquiète des lettres du Roi à madame de Mailly? Était-elle blessée du refus de madame de Luynes? Était-elle ulcérée des froideurs méprisantes de la Reine? ou bien entrait-il dans ses plans de feindre la mauvaise humeur pour avoir plus à elle l'attention du Roi?

En attendant le souper, le Roi faisait une partie de quadrille avec messieurs du Bordage et de Soubise et mademoiselle de la Roche-sur-Yon. Madame de la Tournelle avait refusé de se mêler à la partie, trouvant que les cartes lui avaient été présentées trop froidement[340]. Le reste des dames jouait à cavagnole.

Lorsque le Roi passait pour souper, mademoiselle de la Roche-sur-Yon prenait place à sa gauche pendant que toutes les dames attendaient en face du Roi. Louis XV appelait à sa droite madame d'Antin et mettait sous son regard, au retour de la table, madame de la Tournelle entre messieurs de Bouillon et de Soubise. Le souper fut sérieux, presque silencieux; madame de la Tournelle évitant le regard du Roi, qui la cherchait des yeux avec complaisance, ne parla pour ainsi dire pas.

Après le souper, la partie de quadrille et le cavagnole recommençaient, pendant que madame de la Tournelle, appelant madame de Chevreuse[341], avait avec elle dans un coin du salon une longue conversation debout, chuchotée à voix basse. Or voici le sujet de la conversation. Au-dessus de la chambre du Roi, située au rez-de-chaussée, il y avait la chambre de madame de Mailly, la fameuse chambre bleue communiquant avec les appartements du Roi par un escalier intérieur. Madame de la Tournelle avait été placée dans la chambre de Mademoiselle, la chambre la plus rapprochée de la chambre bleue, tandis que madame de Chevreuse avait été logée, comme la plus jeune, dans une chambre d'en haut. Madame de la Tournelle disait à madame de Chevreuse qu'on l'avait mise dans une trop grande chambre, qu'elle ne pouvait pas souffrir les grands appartements, et qu'elle devrait lui faire le plaisir de troquer avec elle[342]. Madame de Chevreuse lui faisait observer qu'elle n'osait pas changer d'appartement dans la maison du Roi sans savoir la volonté du Roi, sans que Sa Majesté lui en parlât. Là-dessus madame de la Tournelle faisait signe à Meuse de venir la trouver, et, quoique Meuse assurât que le Roi trouverait bon le changement, madame de Chevreuse persistait à dire que, quelque envie qu'elle eût de faire plaisir à madame de la Tournelle, elle ne pouvait pas y consentir sans savoir les intentions royales[343].

Alors madame de la Tournelle revenait au jeu, et, le Roi couché, jouait avec une espèce de plaisir furieux, comme si elle eût voulu passer toute la nuit, ne quittant le cavagnole qu'à deux heures du matin au moment où tout le monde tombant de fatigue abandonnait la table de jeu.

Madame de la Tournelle se décidait enfin à monter dans sa chambre, s'y barricadait, et, feignant de dormir, quoique parfaitement éveillée et l'oreille aux écoutes, laissait longtemps le Roi gratter à sa porte—et n'ouvrait pas[344].

Ce grattement à la porte, la petite visite refusée, en voici la mention,—que ne retrouve-t-on pas dans les autographes?—en un indiscret aveu de la femme aimée à Richelieu, en une lettre intime où la jeune et machiavélique théoricienne d'amour ne craint pas d'avouer sans ambages et sans circonlocutions qu'elle s'est conduite ainsi avec le Roi uniquement parce que cela augmentera l'envie qu'il en a.

À Versailles, ce mardi, à trois heures après minuit.

«_Je ne suis point étonnée, mon cher oncle, de vostre colère, car je m'y attendois; je ne la trouve pourtant point trop raisonnable, je ne vois pas où est la sotise que j'ay fait en refusant honnestement la petite visite. Tout ce qui pourroit m'en faire repentir, c'est que cela augmentera l'envie qu'il en a. Voilla tout ce que je craint, la lettre que vous m'aves envoyes est très belle, même trop, je ne lescrirez pas[345]…, et puis cela auroit l'air d'un grand empressement, ce que je ne veus en vérité pas. Tachez de me venir voir, c'est absolument nécessaire. Bon soir, je ne vous en dirée pas davantage, car je ne peux plus tenir ma plume tant j'ay envie de dormir; je suis pourtant encore assé éveillé pour sentir que vous estes fol à lier; ce qu'il y a de plaisant, c'est que vous trouvez fort extraordinaire que les autres ne le soit pas tout à fait tant. Pour moy je vous avouerez que je men remercie et que je men sçay le meilleur gré du monde, je naporte pas autant de vivacité que vous dans cette affaire, et je m'en trouve bien.

Tranquilisé vous, cher oncle, tout ira bien, mais non pas comme vous le voudriez, j'en suis très fachés, mais cela m'est impossible. Adieu, cher oncle, je merite que vous ayez un peu d'amitiés pour moi, vu ma façon de penser pour vous.

Sur toute chose n'ayes pas l'air de rien savoir, car il me recommande un secret inviolable_[346].»

Madame de la Tournelle savait tout ce qu'elle gagnait à se refuser ainsi à celui qui, la voyant à tous les instants de la journée, lui écrivait deux ou trois lettres par jour[347]. Elle exaspérait en les impatientant les sens de ce Roi maigrissant, dévoré et bientôt malade de passion. Elle le tenait lié et enchaîné avec ce lendemain qu'elle approchait et retirait sans cesse de lui, et elle faisait, de ce Louis XV inassouvi et furieux d'ardeurs, l'amant docile et servile qui lui convenait.

* * * * *

Le Roi revenait à Versailles, le vendredi 16 novembre, de fort méchante humeur contre son adorée qu'il passait deux jours sans visiter[348], contre son entourage qu'il ne trouvait pas assez enthousiaste et auquel il marquait des froideurs, contre son premier ministre qu'il rembarrait, contre son peuple qui s'était permis d'afficher sur les murs de Choisi un placard insolent[349], enfin contre sa femme, la douce Marie Leczinska, à laquelle il ne trouvait pas une soumission assez résignée.

La Reine, habituée au service de madame de Mailly[350], à ce service caressant et humble des derniers temps et comme sollicitant un pardon, n'avait pu s'empêcher d'apporter une pointe d'aigreur dans ses rapports avec la fière et hautaine dame du palais qui venait de lui être imposée. Malgré les objurgations de madame de Montauban[351] et ses promesses «de se bien conduire avec les nouvelles amours du Roi», la Reine se laissait parfois aller à mettre dans quelque allusion secrète un peu de la vengeance d'une femme légitime. Or, un jour qu'on parlait du mauvais état de nos affaires en Allemagne, la Reine s'étant écriée «que ça allait être bien pire par la colère du ciel[352]», madame de la Tournelle, regardant en face la Reine, lui demandait avec une tranquille insolence ce qu'elle voulait dire par là[353]. De ce jour la présence de la favorite, selon l'expression même de madame de la Tournelle, devenait de l'opium[354] pour la Reine qui faisait semblant de dormir aux côtés de sa dame du palais, ne l'engageait plus à veiller, ne la retenait plus quand minuit était sonné. Dès lors, la Reine ne se laissait plus aller à aucune hostilité contre madame de la Tournelle, mais faisait tout haut l'éloge de madame de Mailly, déclarait à tous ceux qu'elle voyait qu'elle désirait qu'elle fût bien traitée, entourait le Roi dans Versailles d'un courant de sympathie en faveur de l'abandonnée, et Louis XV enrageait: un jour il refusait une lettre qu'on lui apportait de madame de Mailly et défendait qu'on lui en remît d'autres à l'avenir; un autre jour il demandait à la comtesse de Toulouse, lui peignant l'état de la malheureuse femme, de ne plus l'entretenir de cette matière, et comme elle insistait, il lui disait assez brutalement: «Eh! Madame, il y a plus d'un an que cela m'ennuie, il me semble que c'est bien assez[355]!»

De plus sérieux ennuis, et de plus grands tracas étaient ceux donnés au Roi par le Cardinal. Aussitôt qu'il avait appris le départ de madame de Mailly de Versailles, Fleury était accouru pour faire des représentations à Louis XV; mais à peine avait-il ouvert la bouche, que le Roi, enhardi par la passion, avait interrompu l'homélie en disant à l'Éminence que s'il lui avait abandonné le soin de son État il n'avait jamais songé à lui donner aucun droit sur sa personne[356]. Louis XV se croyait délivré de toute nouvelle représentation, quand le Cardinal, usant d'un moyen que les ministres et les maîtresses emploieront tout le règne, mettait sous les yeux du Roi une lettre vraie ou supposée provenant du décachetage de la poste et qui contenait: «Le Roi n'est plus aimé comme auparavant des Parisiens. On désapprouve hautement le renvoi de madame de Mailly et le choix d'une troisième sœur pour maîtresse. Si le Roi persiste dans sa vie scandaleuse, il se fera mépriser. La troisième n'est pas plus estimée que la seconde.»

«Eh bien, je m'en f…»[357], disait le Roi, après l'avoir lue, en la rendant au Cardinal abasourdi, et tout aussitôt il s'emportait contre la liberté que le public se donnait de parler de ses goûts secrets et marquait un ressentiment colère de ce qu'on était si peu réservé à son égard.

Le Roi n'était point encore quitte. À quelques jours de là il recevait une lettre du Cardinal, où le prêtre, parlant à son ancien élève avec autant de force que de liberté, engageait Louis XV à ne pas aller plus loin avec madame de la Tournelle, lui représentait le tort que ce commerce monstrueux apporterait à sa renommée en France et dans toute l'Europe[358], faisait appel à ses sentiments religieux, ébranlait sa passion par la menace des châtiments célestes, semait les inquiétudes dans sa conscience…, et tels étaient les tiraillements du Roi entre tous les sentiments qui l'assaillaient, son trouble, ses incertitudes que les courtisans doutaient un instant si Louis XV n'allait pas revenir à madame de Mailly et à Dieu[359].

L'amour l'emportait sur la morale. C'est alors que Fleury, désespérant de l'avenir du Roi, mais toutefois ne donnant pas sa démission, s'embusquait dans une maison sur la route du château de Choisi, lâchait son confesseur sur le prince[360], déchaînait la Muse de Maurepas et toute cette volée de chansons moqueuses dont les ironies commençaient à siffler aux oreilles de madame de la Tournelle.

Héritier de la veine des Ménippées et des Mazarinades, fécond, inventif, et aidé de la verve pasquinante d'une société d'amis dont l'esprit était à l'image du sien, Maurepas jetait tous les jours une nouvelle satire sur la famille et le sang des Nesle[361], fouettant l'opinion de couplets vifs et gaillards, faisant du rire et du refrain comme l'enfance et comme les jeux déjà forts de la liberté de la presse. Temps étrange où, dans notre gai pays, la guerre commençait contre la royauté, et le vent de la révolution se levait, dans le portefeuille d'un ministre, de petits vers rimés par une Excellence;—de petits vers qu'appellera un homme de 93 «les bleuettes de la liberté et les avant-coureurs des grands mécontentements». Enhardi par son ressentiment, soutenu par la vogue qu'a toujours rencontrée la chanson en France, Maurepas égratignait la favorite, avertissait le Roi par mille ironies légères, volantes, bourdonnantes, qui, des soupers de Versailles se répandant dans les soupers de Paris, faisaient donner par tous les échos du beau monde un charivari à ces nouvelles amours. C'était un petit journal quotidien, cachant ses coups sous l'innocence du badinage, insaisissable et désarmant la répression comme un bon mot désarme la colère, et faisant des ruines sans qu'on s'en aperçût, et montrant aux oisifs, et aux mécontents, et à la curiosité ennemie, et à l'utopie, l'homme dans le Roi et l'amoureux dans l'homme; en un mot apprenant l'irrespect aux peuples. Mais Maurepas ne voyait pas si loin, il jouissait du succès présent, il jouissait des amertumes de madame de la Tournelle[362]. Et il ne tarissait pas, et il improvisait calotines sur calotines, s'inquiétant assez peu d'être soupçonné[363], et faisant grand fond sur l'habitude que le Roi avait de lui, de son travail si facile, si léger, si superficiel: une aimable leçon qui ne demandait à l'élève ni sacrifice de temps, ni effort de réflexion.

* * * * *

Un second voyage avait lieu à Choisi le 21 novembre. C'étaient les mêmes hommes et les mêmes femmes, sauf la duchesse de Ruffec, que madame de la Tournelle faisait écarter sous le prétexte que cette dame avait des attentions pour le Roi, «qui paraissaient en vouloir à son cœur[364]».

La favorite avait, pendant ce séjour à Choisi, une attitude nouvelle; elle n'était point préoccupée, concentrée, peu parlante comme au premier voyage; elle jouait la gaieté, l'entrain avec un air de défi tout à fait singulier, et on l'entendait, le rire aux lèvres, le cœur peut-être saignant[365], chantonner, par bravade, dans le cercle de quelques amis rangés autour d'elle[366]:

     Grand Roi que vous avez d'esprit,
     D'avoir renvoyé la Mailly!
     Quelle haridelle aviez-vous là!
         Alléluia.

     Vous serez cent fois mieux monté
     Sur la Tournelle que vous prenez.
     Tout le monde vous le dira.
         Alléluia.

     Si la canaille ose crier
     De voir trois sœurs se relayer,
     Au grand Tencin envoyez-la.
         Alléluia.

     Le Saint-Père lui a fait don
     D'indulgences à discrétion
     Pour effacer ce péché-là.
         Alléluia.

     Dites tous les jours à Choisy
     Avant que de vous mettre au lit
     À Vintimille un libera.
         Alléluia[367].

Dans ce voyage madame de la Tournelle avait pris possession de la chambre bleue[368]. Cependant, malgré la pression de Richelieu arrivé de Flandre le 16 novembre, et qui ne quittait pas madame de la Tournelle depuis son arrivée[369], en dépit de l'air de satisfaction et de tranquillité répandu sur le visage du Roi, contrairement aux on dit que se murmuraient tout bas à l'oreille les courtisans sur la défaite de la favorite, il semble que l'affaire n'ait point abouti pendant ce voyage. Un vulgaire mal de dent dont souffrit Louis XV tout le temps à Choisi, une défaillance à la suite d'une incomplète extraction de la dent malade, furent-ils la cause d'un retard et d'une remise?

Il n'y avait point de voyage à Choisi à la fin de novembre, madame de la
Tournelle faisant sa semaine chez la Reine.

* * * * *

Un troisième voyage s'effectuait le 9 décembre, un voyage des plus brillants, où on comptait vingt hommes et six dames, et où la Duchesse, qui avait consenti à se rendre aux instances de Louis XV, oubliant ses soixante-dix ans, au son de sa vieille voix chantant des rondeaux du feu Roi et de la Régence, mettait en branle et en danse tout le monde.

Une tabatière que le Roi, après être monté en voiture, avait tirée de sa poche et renfoncée tout aussitôt, cette tabatière, le lendemain matin, madame de la Tournelle la tirait de dessous le chevet de son lit, et la montrait à M. de Meuse[370].

L'œuvre de Richelieu était accomplie, le duc tout d'un coup devenu le favori, l'homme à la mode de la cour particulière du Roi, montait à Choisi même le lendemain à neuf heures du soir dans sa chaise de poste pour aller tenir les États du Languedoc. Toute la société du petit château rangée autour de la dormeuse, le duc, après avoir fait bassiner son lit, entrait dans sa voiture où il y avait une vraie chambre à coucher et une petite cuisine propre à tenir chaudes trois entrées. Et en présence de tout ce monde, au milieu duquel madame de la Tournelle paraissait fort chagrine, il se couchait, disant qu'on le réveillât à Lyon[371].

Le 19 décembre, madame de la Tournelle dont la présence, quoique annoncée d'avance, était une surprise, se montrait impudemment à l'opéra, empressée d'afficher à Paris l'attachement de Louis XV; désireuse de faire ratifier le goût du Roi par le goût du public[372].

Avec cette liaison, une existence nouvelle commença pour le Roi. Délivré du préceptorat du Cardinal, de la réserve qu'il imposait à ses goûts, à ses plaisirs, et ne gardant de ses conseils qu'une pente à l'économie, il se précipita dans toutes les jouissances de l'amour satisfait, dans toutes les licences et les paresses des passions vives et des sensualités molles. Ce fut la furieuse échappade et la folle vie de garçon d'un jeune homme élevé par un prêtre, qui rompt, à l'époque de la maturité des appétits et de la plénitude des sens, les entraves de sa jeunesse. Indifférent à la France, à ses succès, à ses revers, abrégeant les conseils, il se plongea et s'oublia dans le vin et la bonne chère. Ni Prague, ni la Bavière, ni l'armée n'avaient place dans sa tête, pleine du vide des lendemains d'excès, où la pensée allait d'une truite du lac de Genève envoyée par Richelieu, à l'anecdote graveleuse toute chaude.

* * * * *

À la fin de décembre, madame de la Tournelle était installée à Versailles dans son appartement de favorite[373]. Et là, elle s'amusait à écrire, sous les yeux de Louis XV, la chronique des petits appartements qui allait porter à Richelieu, lorsqu'il était absent, les petites et les grandes nouvelles de la cour, la plaisanterie du jour, et l'assurance de l'amitié de la maîtresse de son Roi:

À Versailles, ce 28 décembre.

«_Bonjour, cher oncle; en vérité je suis bien aise que vous vous portiez bien: pour que ma joye fut complette, il faudroit que vous fussiez icy, car réellement je m'ennuye beaucoup de ne vous pas voir. Il me paroît que vous este curieux, car vous me faite bien des questions. Je croit que pour vous plaire ce que je pourrai faire de mieux est d'y repondre: je me trouve très-bien dans mon appartement nouveau et j'y passe de très-jolies journées; sçavoir comment l'on m'y trouve, ce n'est pas à moy à vous dire cela; j'en feré la question de votre part, nous verrons ce qu'on vous y repondra. J'ai mangé de votre truite[374], dans mon voisinage on l'a trouvée très-bonne et l'on a bue à votre santé. Je ne sçai point encore quand mon futur beau-frère arrivera, mais je voudrois déjà que tout cela fût fini; le beau-père a donné à la Moncavrel[375] son St-Esprit de diamant et la belle-mère une belle boete: ils font les choses au mieux comme vous voyes, je ne sçaurois trop me louer de leur politesse pour moi et pour ma sœur.

Je ne sais ce que vous voulez dire de ce courrier de M. de Broglio. Ce qu'il y a de sur c'est qu'ils vont prendre leurs quartiers d'hyver. J'ai lue votre lettre à celuy à qui vous souhaitez tant de bonheur et il vous en est très obligé; vous avez du recevoir de ses nouvelles; il y a peut-estre un article qui aura pu vous inquiéter par l'amitié que je me flatte que vous aves pour votre nièce, mais ce n'est rien; l'on vous expliquera mieux l'affaire à votre retour: au reste tout est comme quand vous este parti. J'ay toujours oublié de vous complimenter sur votre mariage avec mademoiselle Chauvelin. C'est bien mal à vous de ne m'en avoir rien dit; on n'a que faire de vouloir vous faire des tracasseries avec moy, il me semble que vous vous en faite bien tout seul. Il faut pourtant que je rende une justice, c'est que l'on a pas encore essayé. Je crois que c'est que l'on en sent l'inutilité, et ils ont bien raison, car quelques choses qu'il arrive vous pouves compter, cher oncle, sur ma tendre et sincère amitié. Je voudrois pouvoir vous en donner des preuves, ce seroit assurément de bien bon cœur.

Madame de Chevreuse est toujours très-mal[376] et Fargy est mort[377]. Le Roy est enrhumé, mais cela va bien; la Reine maigrit tous les jours, incessamment elle sera etique. Voilà toutes les belles nouvelles de la cour, car sans doute que vous savez que la poule[378] a pondu; madame de Nivernois est accouchée d'une fille[379]._»

* * * * *

Quelquefois c'était le Maître qui prenait lui-même la plume, et mandait à son favori ce que faisait le Roi, ce que devenait la Princesse, entremêlant les nouvelles d'ironies ou de réflexions d'un détachement singulier sur les généraux de ses armées. «… Je suis fasché,—écrivait-il,—que votre général soit malade de corps et d'esprit; à l'égard du corps, tout s'use, vous le sentés moins qu'un autre, mais cela n'en est pas moins vray.» Puis il repassait la lettre à madame de la Tournelle qui écrivait sur la même feuille:

«Je nay pas le temps de vous écrire plus au long, cher oncle, parce que le courier va partir, vos nouvelles sont diabolique et elles mon mis du noir dans l'esprit toute la journée, et je ne sçai comment sera la nuit. Je ne vous répondresz pas à tous les articles de votre lettre parce que ce n'est pas à moy; si le Roy vouloit, il s'en acquitteroit mieux que moy, vous feroit plus de plaisir et à moy aussi. Bonsoir.»

Et sur le peu de papier qui restait, le Roi écrivait ce badinage qui tourne si court, et comme une fin de chapitre du Sopha[380]:

«Puisque cela feroit plaisir à la princesse, je vous dires donc que je vous donne le bonsoir et que… adieu[381].»

XII

Mort du cardinal Fleury.—L'ambition sans vivacité de la favorite.—Interception d'une lettre du duc de Richelieu à madame de la Tournelle.—Disgrâce momentanée du duc.—Le pot au feu des deux sœurs dans un cabinet de garde-robe.—Le mutisme affecté de madame de la Tournelle sur les affaires d'État.—Elle abandonne Belle-Isle et Chauvelin.—La nouvelle société formée autour de la favorite.—La Princesse, la Poule, la Rue des Mauvaises-Paroles.—Croquis de la Poule.—Madame de Lauraguais, la grosse réjouie.—Les physionomies des ministres.—Crédit de madame de Lauraguais.—Émulation amoureuse entre les deux sœurs.—La beauté de madame de la Tournelle.—Son portrait sous l'allégorie de la Force.—Les bains de la favorite.—Voyage de la Cour à Fontainebleau en septembre.—Commencement de la maison montée de madame de la Tournelle.—Le cercle restreint des soupeurs et des soupeuses.—La jalousie de madame de Maurepas empêchant pendant neuf mois madame de la Tournelle d'être élevée au rang de duchesse.—Lettre de madame de la Tournelle sur son duché.—Sa nomination et sa présentation le 22 octobre 1743.—Lettres patentes de l'érection du duché de Châteauroux en faveur de madame de la Tournelle.

L'année 1743[382] commençait, et dans le premier mois de l'année mourait le vieux Cardinal[383], débarrassant le jeune Roi de toute contrainte dans ses amours.

Cette mort cependant, dans le premier moment, ne changeait rien à la position de la favorite, et la superbe prédiction de Richelieu «annonçant que bientôt celui qui pénétrerait dans l'antichambre de madame de la Tournelle aurait plus de considération que celui qui était tout à l'heure en tête-à-tête avec madame de Mailly[384]» ne se réalisait pas encore.

* * * * *

Au fond, madame de la Tournelle n'a pas l'ambition pressée, active, impatiente. Elle désire être duchesse, toutefois sans vivacité, avec la paresse de ses membres si peu remueurs, avec l'indolence de ce corps toujours couché sur une chaise longue et qu'on ne peut décider à prendre l'air dehors que sur les huit ou neuf heures du soir[385], mais aussi avec la persistance continue des natures molles et une tranquille confiance dans la complicité des choses et des évènements. Ce n'est pas l'ambitieuse par vocation à la façon de sa sœur Vintimille, et malgré l'énergie de ses partis-pris et la violence de ses résolutions, la favorite, dans les premiers temps de sa faveur, apparaît bien plus comme une femme qui s'est laissé séduire par la grandeur de la position qu'on lui a offerte. Il semble aussi que, par moments, cette jeune femme qui ne se sent aucun goût pour le Roi, chez laquelle un ancien amour rentrait parfois, trouve payer trop cher l'objet de ses ambitions, et, ainsi qu'elle le dit, ne regarde pas absolument comme sa félicité d'être aimée du Maître[386].

* * * * *

Le Roi aimait, mais l'amant de madame de Mailly avait été accoutumé à si peu rétribuer l'amour, qu'au moment de tenir ses promesses, il était un peu effrayé de l'énormité des demandes, et avait besoin de temps pour prendre l'habitude des générosités royales. Il arrivait encore que, dans ce temps, Louis XV était mis en défiance contre l'entourage de la favorite. Maurepas, que la mort du Cardinal laissait chancelant, que le duc de Richelieu travaillait à renverser, dont le Roi lui-même semblait annoncer le renvoi en ce rondeau moqueur pour son ministre[387] qu'il dansait et chantait à la Muette, pendant l'agonie de l'Éminence, Maurepas avait le bonheur d'intercepter une lettre de cette correspondance adressée chaque jour par le duc de Richelieu, et où il minutait à la favorite son plan de conduite, heure par heure[388]. Dans cette lettre, Richelieu posait, comme une des conditions du maintien de madame de la Tournelle, le renvoi de la plus grande partie des gens attachés à Sa Majesté. De là, la rentrée en faveur de Maurepas et une froideur marquée du souverain pour Richelieu qui n'était pas rappelé à la cour sitôt qu'il l'avait espéré. Puis, cette espèce de disgrâce transpirant, il se faisait à la cour, qui n'aimait pas le duc et sa parole dénigrante, un travail pour rendre à d'Ayen le cœur et l'oreille du Roi. Un moment, le refroidissement du Maître pour l'ami de madame de la Tournelle n'était un mystère pour personne; on savait que Richelieu avait témoigné un dépit presque colère de n'avoir point été de la dernière promotion des lieutenants-généraux. Et lorsqu'au mois d'avril Richelieu arrivait du Languedoc, le duc s'attendait en vain à voir le Roi lui donner le gouvernement de Montpellier qu'il sollicitait depuis longtemps.

On apprenait même, quelques jours après, que Richelieu proposant au Roi de lui faire reprendre une lieutenance en Languedoc d'un revenu de 18,000 livres contre Montpellier qui rapportait 22,000 livres,—une augmentation de 4,000 livres de revenus, c'était une bien petite grâce à obtenir,—Louis XV n'avait pas donné de réponse à Richelieu, et le gouvernement de Montpellier n'était point accordé[389]. Madame de la Tournelle se trouvait enveloppée dans le complot ourdi par Maurepas contre son conseil; elle sentait le Roi en garde contre elle, et, avec la perception que développe l'existence des cours, elle remarquait la contrainte de ceux qui s'approchaient d'elle, et la fière personne, sans faire un pas, sans tenter une démarche pour ramener le Roi, attendait dans sa belle et calme impassibilité!

* * * * *

Devant cette résistance du Roi à ne pas lui accorder ce qu'elle demandait, la favorite ne se fâchait, ni ne s'emportait, ni ne s'indignait, ne boudait même pas; elle se contentait seulement, avec un doux entêtement et une volonté poliment indomptable, à se refuser à aller dîner dans les cabinets, à ne pas permettre que le Roi fît apporter son souper dans son appartement, élevant presque des difficultés pour autoriser sa Majesté à faire monter chez elle, les jours où de Meuse avait la goutte, sa collation, une tasse de lait[390].

C'était sa manière de déclarer à Louis XV qu'elle ne le recevrait que lorsqu'il l'aurait mise en état de le recevoir, comme il convient à une maîtresse de roi; il y avait encore dans ce procédé une façon à la fois discrète et spirituelle de faire honte au petit-fils de Louis XIV, de sa parcimonie, des habitudes bourgeoises et rétrécies que lui avait données le Cardinal, de l'économie présente de ses amours. Et la cour assista pendant quelques mois à un curieux spectacle, le spectacle à Versailles de la favorite en pleine faveur, envoyant quérir son souper chez le traiteur et faisant faire son potage par sa femme de chambre dans un cabinet de garde-robe[391].

* * * * *

Indépendamment de cette sage et habile expectative, madame de la
Tournelle basait toute sa conduite sur une profonde connaissance du Roi.

Du premier coup, elle avait découvert sa marotte de ne pas vouloir être pénétré[392] et n'ignorait pas tout le mal qu'avaient fait à madame de Mailly ses maladresses à cet égard, sa vivacité à interroger Louis XV sur les affaires de l'État, son obstination à arracher à ce Roi défiant et fermé le secret de sa pensée. Madame de la Tournelle afficha donc un mutisme affecté, poussa l'abstention en toutes ces choses si loin, que cet éloignement de la politique avait au premier moment charmé et étonné le Roi comme la moins ordinaire des qualités d'une maîtresse[393]. Madame de la Tournelle forçait ainsi le Roi à parler le premier des affaires, et se laissait consulter, et se faisait prier pour écouter et donner son avis[394], tout en ayant l'air d'être seulement à la grave question de savoir quand le Roi voudrait bien lui accorder une voiture, et si elle attellerait à six chevaux: ce qui ramenait le Roi sans défiance à faire un calcul par lequel il cherchait à lui prouver que la dépense de six chevaux était trop considérable et qu'elle devrait se contenter de quatre[395].

Madame de la Tournelle avait encore l'art de deviner les répulsions et les sympathies du Roi pour les individus, et l'esprit de baser sa politique sur les sentiments personnels, si puissants, si vifs, si persévérants chez Louis XV. Elle soutenait Orry, le contrôleur général, le ministre de l'Argent. Elle soutenait d'Argenson qui, répandu dans le monde et les salons, lui en apportait l'appui, et contre-balançait Maurepas sur le terrain même de ses influences et de sa puissance. Elle soutenait les Noailles, malgré leurs étroites liaisons avec sa sœur de Mailly, malgré les accointances et les amitiés de la famille avec Maurepas, parce qu'elle savait les de Noailles établis dans l'habitude et l'amitié du Roi depuis son enfance, et que ses ambitions ne prenaient nulle alarme de la personnalité du maréchal de Noailles.

Desservi dans l'esprit du Roi par le Cardinal, il n'avait guère été employé par Louis XV, dans ces dernières années, que pour un travail que le Roi lui avait fait faire à Saint-Léger sur les affaires de la succession de madame de Vintimille; mais, le Cardinal mort, et M. de Belle-Isle retiré pour ainsi dire dans sa terre de Bissy, et surtout après la remise à Louis XV d'une lettre écrite par Louis XIV peu de jours avant sa mort et confiée à madame de Maintenon pour être remise à son petit-fils quand il commencerait à gouverner lui-même, le maréchal de Noailles devenait non pas seulement un ministre d'État, mais le personnage important du moment et le maître de la situation.

Mais les hommes que mesdames de Mailly et de Vintimille avaient protégés, en dépit des secrètes préventions du Roi, espérant abriter la fortune et la durée de leurs amours à l'ombre de leur gloire, de leur génie, de leurs grands rêves, de leurs plans heureux; ces hommes étaient abandonnés par madame de la Tournelle pour des hommes moins brillants, mais agréables au Roi. C'est ainsi qu'elle abandonnait Belle-Isle, ce grand homme à projets, nourri de fièvre, et dont la fièvre inquiétait et troublait la paresse du Roi, ainsi qu'elle abandonnait Chauvelin dont le grand tort était d'avoir le parti des hommes sérieux de la cour, ce qui effrayait le Roi[396].

* * * * *

Au mois d'avril, une société, qui n'était plus celle de madame de Mailly, se formait dans les cabinets autour de madame de la Tournelle. Les amis particuliers de l'ancienne favorite avaient été éloignés. M. de Luxembourg n'était plus appelé, et rencontrait même de certaines difficultés pour être employé à l'armée cette année[397]. Le ménage Boufflers, enveloppé dans la prévention qui régnait contre Belle-Isle, invité aux soupers une fois par hasard, était parti pour aller dans ses terres. De Meuse, le dîneur ordinaire du Roi, qui ne se sentait pas aimé au fond par la favorite[398], le duc de Villeroy, le duc d'Ayen, le comte de Noailles, Coigny qui étaient aussi bien les amis du Roi que ceux de madame de Mailly, avaient trouvé grâce; mais ces commensaux n'avaient plus l'oreille du Maître comme autrefois. La nouvelle cour des cabinets, comme l'appelait le duc de Luynes, était composée du duc de Richelieu, l'homme en faveur et l'amuseur en titre, de MM. de Guerchy et de Fitz-James, deux anciens amis de madame de la Tournelle, du marquis de Gontaut, du duc d'Aumont, très-intimement liés avec les deux sœurs. De toutes les femmes des petits cabinets, la seule madame d'Antin, quoique de l'intimité de madame de Mailly, avait été assez heureuse pour se maintenir dans les soupers et les voyages[399].

Les femmes que voyait alors presque uniquement le Roi, et dont il était entouré à toutes les heures, étaient: la Princesse, la Poule, la Rue des Mauvaises paroles: les petits noms d'amitié sous lesquels, dans l'intimité royale, s'appelaient madame de la Tournelle, madame de Flavacourt, madame de Lauraguais.

Madame de Flavacourt avait le charme des airs effarouchés, le comique d'effarements charmants devant les admirations trop indiscrètes, les compliments trop ardents; toute sa personne, à de certains moments, s'érupait comme se hérissent les plumes d'une poule[400]. Toutefois madame de Flavacourt ne jouait là qu'un rôle de jolie femme, de créature à la pudeur gentiment maniérée, un rôle discret, effacé, avec de petits cris drôles de temps en temps; quoique très bien avec les deux sœurs, la Poule n'était pas admise aux confidences[401].

Mais, et surtout en ce temps de diplomatie féminine, où la favorite qui n'avait qu'une médiocre confiance dans les victoires de son esprit, qui se sentait d'ailleurs portée à la raillerie par le sang de sa famille et à laquelle on avait fait la leçon sur le danger de parler, gardait un silence de commande, le premier rôle appartenait à madame de Lauraguais[402]. Elle était, à l'heure présente, le boute-en-train, la tueuse de l'ennui des cours, la dérideuse du front du Roi, cette Lauraguais, cette grasse, cette courte, cette laide commère, craquant de graisse, allumée d'une joie de peuple, toujours en gaieté, toujours prête à rire de tout le monde et que de Meuse avait baptisée: la grosse réjouie. Chez cette femme, qui apparaît au milieu de Versailles comme une duchesse taillée sur le patron de madame Dutour, la marchande de toile du roman de Marivaux, il y avait un forte et gaillarde santé, un gaudissement intérieur, débondant, sans une méchanceté bien noire, en ironies, en moqueries, en gaillardises, en lardons, en paroles agressives, qui faisait un jour dire au Roi, passant en voiture avec les deux sœurs, rue des Mauvaises-Paroles: «Ce n'est pas ici une rue qui convient à la Princesse, mais elle pourrait bien convenir à madame de Lauraguais[403].» Se souciant fort peu des gens qui n'étaient pas ses amis intimes, s'embarrassant encore moins des choses et des événements, très-peu allante et venante, et restant comme sa sœur, toute la journée, enfermée chez elle dans une paresseuse immobilité et une espèce d'horreur du mouvement, incapable de retenir et de renfermer en elle cette humeur railleuse, dont l'éruption était comme l'exutoire d'une activité qui ne se dépensait pas, nullement maîtresse de sa parole, elle passait le jour et une partie de la nuit à turlupiner la création entière.

«Beaucoup de paresse, un bon fauteuil, et se réjouir aux dépens de ses pareils,» c'est le portrait qu'en trace le duc de Luynes dans une phrase mal construite, mais qui peint la femme au vif[404].

Sous l'influence de madame de Lauraguais, les soupers prenaient un caractère qu'ils n'avaient point eu sous madame de Mailly; une verve mordante se mettait à les animer, à les égayer, à les marquer au coin d'une originalité presque de soupers de lettrés et d'artistes. Les rapports de police parlaient beaucoup au mois d'avril d'un souper, où les physionomies des gens de la cour et des ministres avaient été l'objet des comparaisons les plus piquantes, et où madame de Lauraguais avait brillé entre tous et toutes. La grosse duchesse, avec le sens caricatural qui est au fond de tout satirique, avait poliment trouvé que d'Argenson ressemblait à un veau qui tette, M. de Saint-Florentin à un cochon de lait, le contrôleur-général à un hérisson, M. de Maurepas à un chat qui file, M. le cardinal de Tencin à une autruche[405], M. Amelot à un barbet, M. le cardinal de Rohan à une poule qui couve, M. le duc de Gesvres à une chèvre, etc.

Et le bruit courait bientôt que madame de Lauraguais jouissait d'une faveur égale à celle de sa sœur[406]. Même on disait que le crédit de la première diminuait, tandis que celui de la seconde augmentait, et qu'elle faisait maintenant partie d'un conseil secret des arrière-cabinets dont était écarté le duc de Richelieu. On allait plus loin encore, on répétait que madame de la Tournelle s'était aperçue de l'amour du Roi pour madame de Lauraguais, de privautés même qui ne laissaient aucun doute sur une liaison intime, et l'on ajoutait que la favorite avait pris le parti de ne faire aucun reproche, moyennant quoi elle gardait son crédit, pendant que sa sœur faisait tout pour ne pas lui laisser apercevoir les préférences dont Sa Majesté l'honorait dans toutes les occasions[407].

* * * * *

Cette rivalité, cette émulation amoureuse entre les deux sœurs amenait-elle ce qu'elle amène quelquefois entre deux femmes qui se disputent un homme? Donnait-elle de l'amour à celle qui n'aimait point encore? ce qu'il y a de certain, c'est qu'au mois de juin, les courtisans remarquaient que madame de la Tournelle commençait à prendre du goût pour le Roi, et quelque temps après on entendait la femme aimée dire de sa propre bouche «que présentement elle aimait le Roi»[408].

Alors ce fut une occupation et une prise de possession du Roi par la tyrannie de la coquetterie sans cœur et du caprice sans pitié. Madame de la Tournelle ne ménagea à Louis XV nul des tourments et des aiguillonnements avec lesquels les liaisons vénales tiennent l'amour en haleine. Tantôt c'étaient des froideurs qui faisaient craindre au Roi d'être quitté, tantôt des exigences de femme impérieuses et entêtées comme des volontés d'enfants, puis des colères, puis des jalousies, une succession d'indifférences et d'éclats, d'emportements et de bouderies qui ne laissaient point de trêve au Roi et le tourmentaient sans cesse. Madame de la Tournelle mettait ses refus dans la possession même et laissait encore son royal amant gratter à la porte. Elle irritait enfin par toutes les taquineries et les variations d'humeur cet amour qu'elle gardait de la satiété, en le maintenant dans l'inquiétude; et elle s'emparait chaque jour davantage de ce roi inoccupé, égayant ou assombrissant à toute heure le ciel de ses pensées, et le tenant auprès d'elle sous le coup et le charme de son inconstance et de sa mobilité.

Madame de la Tournelle faisait aussi appel à toutes les séductions de sa beauté que les grâces lourdes et vulgaires, la grosse santé des charmes de madame de Lauraguais faisaient si bien valoir, et qu'elle savait encore, comme madame de Mailly, relever et ennoblir par de grandes parures[409], des pans de draperies flottantes, qui lui donnaient une jeune majesté olympienne et semblaient l'asseoir sur des nuées.

Une peau de tigre attachée à l'épaule, une cuirasse enfermant sa gorge délicate et drue, il faut voir, dans le serein rayonnement de son front, dans l'élancement vivace de son corps, la jeune immortelle en cette allégorie nerveuse de la force sous laquelle Nattier la divinise[410].

Il fallait voir la jeune femme avec son teint à la blancheur éblouissante, sa marche molle, ses gestes spirituels, le regard enchanteur de ses grands yeux bleus, son sourire d'enfant, sa physionomie tout à la fois mutine, passionnée et sentimentale, ses lèvres humides, son sein haletant, battant, toujours agité du flux et du reflux de la vie[411].

Et cette beauté de madame de la Tournelle se montrait accompagnée d'un doux enjouement, d'un art de ravir tout naturel et sans effort, d'une légère ironie du bout des lèvres,—et, contraste charmant,—«d'un esprit qui paraissait venir de son cœur quand on parlait de choses tendres ou sensibles»[412].

* * * * *

Tout le mois d'août, madame de la Tournelle se baignait. Tous les jours le Roi venait lui tenir compagnie dans son bain, revenant au bout de quelques instants faire la conversation dans la pièce voisine avec ceux qui l'avaient accompagné, et de la porte entr'ouverte arrivaient au Roi et à son monde les paroles, les petits rires de la baigneuse qu'on ne voyait pas, avec le frais bruit d'éclaboussures faites par des gestes de femme dans de l'eau. Puis madame de la Tournelle se couchait, et, ainsi que la Reine d'un Conte de fée galant, dînait dans son lit[413], le Roi assis à son chevet, la petite cour rangée debout autour d'elle.

* * * * *

À la mi-septembre la cour se rendait à Fontainebleau. Pendant que mesdames de Lauraguais et de Flavacourt se partageaient le logement du Cardinal, madame de la Tournelle s'installait dans l'appartement de M. de la Rochefoucauld dont les fenêtres donnaient sur le jardin de Diane. Il avait été «accommodé tout au mieux», et une porte de communication le rattachait aux petits cabinets du Roi.

À ce voyage la favorite obtenait un commencement de maison: c'était un cuisinier, le meilleur qu'on avait pu trouver, c'était un écuyer, c'étaient six chevaux de carrosse, c'était une berline en train d'être confectionnée[414]. Dès ce mois de septembre les désirs de madame de la Tournelle commençaient à être obéis comme des ordres. Aux premiers jours de l'arrivée de la cour, pendant la belle semaine, la semaine que faisait appeler ainsi la présence autour de la Reine de mesdames de la Tournelle, de Flavacourt, de Montauban, d'Antin; la favorite s'étant plainte que les places de la tribune de la chapelle n'étaient point commodes, que les bancs et les appuis n'étaient que des planches sans garniture, et que les banquettes pour se mettre à genoux n'étaient recouvertes que d'un méchant cuir; en vingt-quatre heures tout se trouvait changé: bancs, appuis, banquettes avaient été garnis de coussins en peluche cramoisie.

En défiance des empressements nouveaux autour d'elle, et disant qu'elle faisait grand cas de ceux qui étaient ses amis avant le renvoi de sa sœur, qu'elle estimait beaucoup ceux qui étaient demeurés les fidèles de madame de Mailly, mais qu'elle n'avait aucune confiance dans ceux qui cherchaient à lui plaire aux dépens de la renvoyée, la favorite vivait et faisait vivre le Roi dans un cercle toujours plus restreint d'hommes et de femmes. Les hommes soupant dans les cabinets de Fontainebleau n'étaient plus guère que MM. d'Anville, d'Estissac, de Villeroy, de Meuse. Et encore de Meuse se sentait-il seulement souffert à cause de la vieille habitude qu'en avait le Roi, et de l'appui que lui apportait Richelieu, qui toutefois lui-même ne pouvait triompher de l'antipathie de la favorite pour l'ami dévoué de madame de Mailly.

Aussi le vieux courtisan se préparait-il philosophiquement à la retraite, songeant à sa terre de Sorcy en Lorraine, où il avait passé de bonnes années autrefois, et dont une ancienne inscription, plusieurs fois répétée sur les murs, lui revenait à la mémoire: Tout va si mal que tout ira bien.

Quant aux femmes, il n'y avait plus que madame d'Antin qui fût tolérée aux soupers, et encore quelquefois. Madame de Boufflers, déjà très-rarement invitée aux soupers des cabinets de Versailles, avait été complètement écartée à la suite d'une altercation avec madame de Lauraguais. Mademoiselle de la Roche-sur-Yon soupait une seule fois. Pour la malheureuse mademoiselle de Charolais, quoiqu'elle eût acheté depuis un an la terre d'Athis pour être à proximité de Choisi, et quoique son appartement à Fontainebleau donnât sur le jardin de Diane, à deux pas des cabinets du Roi, elle n'était plus de rien du tout, et le Roi n'allait pas même lui rendre visite[415].

Dans la longue intimité qu'apportait entre Louis XV et la maîtresse un séjour presque tête à tête du matin au soir de plus de deux mois, en ce lieu propice de tout temps aux femmes aimées de nos Rois, en ce Fontainebleau où plus tard seront accordés les brevets des nombreuses faveurs et donations arrachées par madame de Pompadour, les ambitieux désirs de madame de la Tournelle cheminaient vers leur réalisation.

Le duché convoité par madame de la Tournelle, sans qu'elle voulût en parler à Louis XV, sans qu'elle permît d'en parler ouvertement, mais tout en laissant tenir par ses amis «tous les propos qui pouvaient conduire à cette grâce[416]», avait rencontré bien des difficultés et bien des atermoiements. Le 31 janvier, lors de la présentation de madame de Lauraguais, la cour s'attendait à entendre le Roi dire: «Madame la duchesse de Châteauroux, asseyez-vous[417].» Il n'en avait été rien, et les petites maîtresses de la cour s'étaient donné le plaisir de chanter pendant plusieurs mois:

Viens à Choisi, mon roitelet, ……………………….. Fais-moi gagner le tabouret, Disait la bien-aimée. ………………………..

En mai, le duché semblait ajourné, et même sur le bruit d'une grossesse de madame de la Tournelle, l'on prétendait que la maîtresse ne serait faite duchesse qu'après avoir donné des enfants au Roi.

Au fond, le véritable obstacle à l'élévation de madame de la Tournelle, c'était la jalousie de la vieille madame de Maurepas qui ne pouvait se faire à l'idée de voir la favorite duchesse, qui ne pouvait digérer que la parente qu'elle s'était accoutumée à regarder du haut de sa grandeur chez la duchesse de Mazarin, fût assise à la cour, quand elle, elle y resterait debout[418]! Et Maurepas, obéissant à ses ressentiments particuliers, en même temps qu'il caressait les petites passions mauvaises de sa femme, contrariait sourdement cette érection de duché, disant, au mois d'août, que s'il avait voulu être favorable à l'affaire de la favorite, elle serait terminée depuis longtemps.

La duchesse était réduite à faire ses affaires elle-même avec le concours de Richelieu, et un mois avant, elle écrivait à son confident, au sujet de ce duché, qu'elle semble chercher des yeux sur la carte de France:

_À Versailles, ce 17 juillet _1743.

«Quand je prends la plume pour vous écrire, cher oncle, j'oublie la moitié de ce que j'ay à vous dire: je ne peut pas m'empêcher de vous répéter encore que vous m'avez paru d'une humeur de chien dans votre dernière lettre et déraisonnable au dernier point à l'égard de mon affaire; elle n est pas plus avancée que quand je vous en ay escrit. Le Roy a dit au controleur de chercher une terre de vingt mil livres de rente, aparemment qu'il ne l'a pas encore trouvé, tout ce que je sçay c'est qu'il luy dit il y a quelque temps que la Ferté Imbault estoit a vendre, mais ci c'est celle la, je ne veux pas en porter le nom au moins que de le partager par la moitié par galanterie pour la vieille duchesse de la Ferté. Quant à ce que vous me dites de prendre mon nom, cela ne seroit guere possible, premierement, il faudroit une permission de mon père et du comte de Mailly, et en second lieu une grande malhonneteté pour la famille de mon mari, au lieu qu'en prenant le nom de la terre cela est tout simple: l'on m'a dit que le Roy pouvoit la nommer comme il voudroit, si celuy quelle porteroit ne me convenoit pas; en ce cas dite moy quel est celuy que je demanderois. Je suis bien faché que vous ne soyé pas ici car on ne peut pas parler aussi bien de tout cela par escrit. À l'égard de Vendome et d'Angouleme il ni faut pas compter, l'on prétend que des qu'il y a dix ans qu'un domaine ou terres est réuni à la couronne, le Roy n'est plus maitre d'en disposer, ou qu'au moins cela donneroit sujet à de grandes discussions, et il ne nous en faut point, il faut quelque chose qui aille tout de suite. Ainsi mendé moy ce que vous pensé surtout cela, car quand l'humeur ne vous a pas gagné, je vous crois de bon conseil et ay confiance en vous[419].»

À la fin d'octobre, au bout de six semaines de séjour à Fontainebleau, le duché était trouvé[420] et accordé et l'on ne s'occupait plus que de la rédaction de la grâce que madame de la Tournelle désirait voir rappeler les précédents de mesdames de la Vallière et de Fontanges[421].

Le duché donné à madame de la Tournelle était le duché de Châteauroux, tirant son nom de Raoul ou Radulphe de Déols qui avait bâti le château et la ville sur la rivière de l'Indre au Xe siècle. Cette terre, passée depuis aux Condé, avait été attribuée dans le partage des biens de la maison au comte de Clermont qui l'avait vendue au Roi pour payer ses dettes. Cette terre valait 85,000 livres[422] de rentes, et dans le renouvellement des fermes qui venait d'avoir lieu, les fermiers généraux qui continuaient à jouir de cette terre, s'étaient engagés à payer les 85,000 livres par an pendant le courant du bail. Le duché de Châteauroux demeurait domaine du Roi, madame de Châteauroux en jouissait par brevet pour sa vie seulement[423].

La présentation avait lieu le mardi 22 octobre 1743, après le débotté.

La présentation se faisait avec un certain appareil:

Il y avait huit dames dont cinq assises qui étaient mesdames de Lauraguais, de Châteauroux, la maréchale de Duras, les duchesses d'Aiguillon et d'Agénois. Les trois femmes debout étaient madame de Rubempré, madame de Flavacourt et madame de Maurepas qui enrageait. Sortie du cabinet du Roi, la nouvelle duchesse allait prendre son tabouret chez la Reine qui lui disait: «Madame, je vous fais compliment sur la grâce que le Roi vous a accordée.» Et s'asseyant, Marie Leczinska faisait asseoir à sa gauche mesdames de la Tournelle et Lauraguais et à sa droite madame de Luynes[424].

Quatre mois après Maurepas était obligé de libeller lui-même l'érection du duché de Châteauroux par ces lettres, où il semble avoir mis la vengeance de son ironie sérieuse et de son persiflage à froid:

«LOUIS, PAR LA GRÂCE DE DIEU, Roy de France et de Navarre, à tous présens et à venir, salut. Le droit de conférer les titres d'honneur et dignités étant un des plus sublimes attributs du pouvoir suprême, les Rois nos prédécesseurs nous ont laissé divers monuments de l'usage qu'ils en ont fait en faveur des personnes dont ils ont voulu illustrer les vertus et le mérite par des dons dignes de leur puissance, de terres et de seigneuries titrées qui puissent réunir en même temps les honneurs et les biens dans celles qu'ils ont voulu décorer. À CES CAUSES, considérant que notre très-chère et bien aimée cousine, Marie-Anne de Mailly, veuve du sieur marquis de la Tournelle, est issue d'une des plus grandes et illustres Maisons de Notre Royaume, alliée à la nôtre et aux plus anciennes de l'Europe, que ses ancêtres ont rendu depuis plusieurs siècles de grands et importants services à notre couronne, qu'elle est attachée à la Reine, notre très-chère compagne, comme Dame du Palais, et qu'elle joint à tous ces avantages toutes les vertus et les plus excellentes qualités de l'esprit et du cœur qui luy ont acquis une estime et une considération universelle, nous avons jugé à propos de luy donner par notre brevet du vingt et un octobre dernier le Duché-Pairie de Châteauroux et ses appartenances et dépendances, sis en Berry, que nous avons acquis de notre très-cher et très-amé cousin, Louis de Bourbon, comte de Clermont, prince de notre sang, qui le tenoit patrimonialement de la succession du duc de Bourbon son père et de ses auteurs, pour en disposer en toute propriété par nous et nos successeurs, et nous avons commandé par ledit brevet qu'il fût expédié à notre dite cousine toutes lettres sur ce nécessaires en conséquence dudit brevet. Elle a pris le titre de duchesse de Châteauroux et jouit en notre cour des honneurs attachez à ce titre. Et désirant que le don par nous fait à notre dite cousine, duchesse de Châteauroux, ait la forme la plus solide, la plus honorable et la plus authentique, nous avons par ces présentes signées de notre main, de notre propre mouvement, grâce spéciale, certaine science, pleine puissance et autorité royale…»[425].

XIII

Refus de Louis XV de désigner à Maurepas le successeur du duc de Rochechouart.—Richelieu nommé premier gentilhomme de la Chambre.—Les Parisiens le baptisant: le Président de la Tournelle.—Portrait moral du duc.—Appropriation par l'amant des qualités et des dons supérieurs de ses maîtresses.—Action dirigeante de madame de Tencin.—Curieux type de cette femme d'intrigue.—Ses axiomes de la vie pratique du monde.—Son activité fiévreuse.—La religion de l'esprit.—Madame de Tencin organise la ligue des Noailles avec les Rohan.—Guerre qu'elle mène contre Maurepas.—Ses jugements sur le contrôleur-général, le maréchal de Belle-Isle, de Noailles, d'Argenson.—La surveillance de l'entourage de la favorite.—Ses mépris de Louis XV et son instinct d'une grande politique.—Madame de Tencin donne à la duchesse de Châteauroux l'idée d'engager Louis XV à se mettre à la tête de ses armées.

Le succès de l'appareillage entre Louis XV et madame de la Tournelle allait bientôt valoir à Richelieu le salaire qui convenait à ses services et que méritaient ses complaisances[426]. La place de premier gentilhomme de la chambre donnée à la mort du duc de Rochechouart, tué à la bataille de Dettingen à son fils, devenait vacante cinq mois après par le décès de cet enfant, enlevé à quatre ans par une convulsion. La place semblait devoir revenir à monsieur de Saint-Aignan dont le père et le frère avaient possédé cette charge. Monsieur de Saint-Aignan avait été en outre blessé au service, et ses affaires étaient fort dérangées à la suite de quatorze années d'ambassade en Italie et en Espagne. La charge était en outre sollicitée par monsieur de Luxembourg que l'on disait avoir une promesse écrite du Roi, obtenue du temps de Mailly, et par monsieur de Châtillon qui allait se trouver sans charge, l'éducation du Dauphin étant presque terminée, et encore par monsieur de la Trémoille, très-appuyé par le duc d'Orléans. Au plus fort des compétitions, Maurepas, voulant avoir un mot du Roi, ne pouvait l'obtenir. Piqué, le ministre demandait à Louis XV quelle devait être sa réponse à ceux qui lui demandaient le nom du titulaire. Le Roi lui disait sèchement «qu'il n'avait qu'à répondre qu'il n'en savait rien»[427]. Maurepas et les courtisans étaient fixés, la place de premier gentilhomme de la chambre était donnée à Richelieu: et Louis XV et madame de Châteauroux attendaient le retour du courrier expédié à Montpellier et qui devait leur apporter l'acceptation du duc[428].

C'est ainsi que celui que les Parisiens appelaient avec une méprisante ironie le «président de la Tournelle» était mis au premier plan, et montait à une place dont la constitution de la monarchie française faisait une des plus grandes influences de l'époque[429].

* * * * *

Le temps est loin où, mêlé et confondu dans le petit monde des Marmouzets, en cette bande de jeunes gens mettant du rouge, passant une partie de la journée au lit, usant de l'éventail, une miniature de la cour des Valois, le modèle de Richelieu et son parangon était le duc de Gesvres. Le temps n'est plus même, où la conquête de la femme, son immolation à sa vanité, l'ostentation dans la volupté ainsi que l'appelle d'Argenson, lui paraissait une gloire suffisante. Aujourd'hui, en l'homme de cinquante ans s'est éveillée une ambition active et remuante, mais sourde et cachée, qui marche vers un but certain et fixé d'avance avec la ceinture lâche de la légèreté et du plaisir. À cette ambition Richelieu joint un cœur supérieurement sec, un grand mépris pratique des femmes, une conscience impudique, qui, sans honte du métier d'entremetteur royal, demande en souriant aux préjugés, si l'on rougit de donner au souverain un beau vase, un agréable tableau, un bijou précieux, et pourquoi l'on rougirait davantage de lui offrir ce qu'il y a de plus aimable au monde, une femme. À ce cynisme absolu, soutenu d'ironie sceptique et porté avec un grand air, ajoutez une bravoure toute française, un certain tact des fausses démarches, et la véhémence et l'affirmation d'une parole subjugante à la façon de son grand oncle le Cardinal[430], puis encore toutes les grâces d'état du joueur heureux, l'assurance du succès, la confiance insolente, la superstition en son étoile, il semble que l'on ait tout Richelieu et que l'on possède entièrement le secret de ses prospérités.

Et cependant une chose aida plus encore que tous ces dons la fortune de Richelieu: je veux parler de cette force modeste, la puissance d'assimilation qui était la qualité supérieure de cet esprit étroit et de ce génie misérable. Dans ses nombreuses amours, dans ses liaisons avec ce que la cour et Paris possédaient d'intelligences délicates et vives, dans le contact et l'épanchement de tant de femmes supérieurement douées, de mademoiselle de Valois, de la princesse de Charolais, de madame d'Averne, de la princesse de Rohan, des duchesses de Villeroy et de Villars, Richelieu s'appropria tout ce que ces cœurs raffinés, ces esprits éveillés, ces yeux perçants, ces âmes occupées de curiosité, ces nerfs sensibles, sentaient, devinaient, voyaient, percevaient pour lui. Il ne puisa pas seulement chez les femmes avec lesquelles il vécut et à travers lesquelles il passa, la science des riens, la déduction des apparences, la seconde vue des choses indifférentes, ce sens d'observation, cet instinct des hommes et des situations, qui n'appartiennent qu'à ce sexe armé providentiellement de toutes les armes de la faiblesse; mais il tira encore des femmes qui se lièrent à lui sa politique, sa diplomatie, ses plans d'intrigue, ses audaces, les ressorts de sa faveur et les moyens de son rôle. Ce furent des conversations de femmes, des conseils de femmes, des espionnages et des comptes-rendus, et encore des indications et des idées de femmes, qui réglèrent ses projets, dictèrent ou affermirent ses résolutions, inspirèrent ou arrangèrent ses plans de campagne, marquèrent ses positions sur la carte de la cour, poussèrent ses manœuvres et lui soufflèrent la victoire. Pour ôter toute illusion sur la valeur et l'initiative de la personnalité de Richelieu, il suffit de le considérer et de le montrer dans cette intrigue de madame de Châteauroux: il s'agite, mais c'est une femme qui le mène; et à le voir allant, venant, avançant, reculant, tournant à droite, tournant à gauche, sous la dictée de madame de Tencin, il semble le pantin des intrigues de cette femme, le premier ministre de l'intrigue.

* * * * *

Richelieu et madame de Tencin s'étaient rencontrés dans la caverne de l'intrigue, chez l'abbé Dubois, alors que l'ex-religieuse[431] échappée de Grenoble pour venir donner d'Alembert à Paris, tenait le ménage et le salon de l'abbé, et gagnait la faveur du Régent, en apportant à ses plaisirs la variété de débauches antiques, la distraction de nouvelles lupercales[432].

Il y avait déjà d'audacieux projets dans cette tête pétillante de malice et d'esprit si bien ajustée sur un long cou plein de grâce, dans cette jeune Tencin qui cherchait à se glisser dans les affaires, à se loger quelque part dans l'État avec son frère! Déjà courant les ministres, visitant les ambassadeurs, voyant les financiers, sollicitant les magistrats, donnant audience aux nouvellistes lui apportant la primeur des histoires de la cour et de la ville, présidant une assemblée furtive de prélats en permanence chez elle, quand le cardinal de Bissy ou le nonce du pape ne pouvait pas les recevoir[433], et ayant fait de sa maison une espèce d'académie, elle est la première des femmes politiques qui aient compris le pouvoir des gens qui tiennent une plume, qui ait caressé et choyé ce parti nouveau: les hommes de lettres[434].

Avant le dîner de madame Geoffrin, il y a le dîner de la Tencin, chez laquelle l'autre se glisse pour recueillir ce qu'il y a de meilleur et de plus illustre dans l'inventaire de la vieille femme.

Madame de Tencin, dit Duclos, avait une qualité que n'a poussée à ce point aucune femme de son temps: l'esprit d'avoir l'esprit de la personne avec laquelle elle avait affaire. C'était une merveille que la simplicité et la bonhomie dont elle enveloppait toute la rouerie de sa personne, et longtemps Marmontel rira de sa naïveté, quand il se rappellera au sortir des visites passées, ses exclamations: la bonne femme!

Cette curieuse personnalité du siècle, il fallait l'entendre en sa petite maison de Passy, en ce lieu de retraite où sa pensée se recueillait pour ourdir une trame, il fallait l'entendre professer l'expérience, tenir à ses familiers un cours pratique de la vie du monde, faire montre de «cet épais bon sens» dont la frêle créature semble avoir l'orgueil plus que de toute autre chose: «Faites-vous, disait-elle, à un homme de lettres dont elle avait entrepris l'éducation, des amies plutôt que des amis. Car au moyen des femmes on fait tout ce qu'on veut des hommes; et puis ils sont les uns trop dissipés, les autres trop préoccupés de leurs intérêts personnels pour ne pas négliger les vôtres; au lieu que les femmes y pensent, ne fût-ce que par oisiveté. Parlez ce soir à votre amie de quelque affaire qui vous touche; demain à son rouet, à sa tapisserie, vous la trouverez y rêvant, cherchant dans sa tête le moyen de vous servir. Mais de celle que vous croirez pouvoir vous être utile, gardez-vous bien d'être autre chose que l'ami, car, entre amants, dès qu'il survient des nuages, des brouilleries, des ruptures, tout est perdu. Soyez donc auprès d'elle assidu, complaisant, galant même si vous voulez, mais rien de plus, entendez-vous?[435]»

Madame de Tencin ambitionnait encore la réputation d'être une amie toute dévouée ou une ennemie déclarée.

* * * * *

Entre cette femme qui, malgré tout, en dépit même de l'indulgence du temps, ne pouvait échapper à la déconsidération[436], et Richelieu qui, malgré le relief de ses amours, avait grand'peine à se faire accepter de la grande société, Richelieu, qui avait eu besoin de tuer en duel le prince de Lixen pour ne plus entendre bourdonner à ses oreilles le nom de Vignerot[437], entre ces deux ambitions qui pressentaient de si grands obstacles, une liaison ne pouvait être qu'une ligue, la mise en commun de l'esprit d'entreprise de la femme et de la réputation à la mode de l'homme.

Madame de Tencin pensa que Richelieu était le seul homme qui pût mettre son frère au ministère, et peut-être, Fleury mourant, lui procurer sa succession. Elle s'attacha complètement à lui, surveillant les études de son fils, réglant les comptes de son intendant, servant ses amours, éclairant par des reconnaissances habiles tout ce qu'il tentait, interrogeant et confessant pour lui, à l'armée ou en province, la cour, Paris, le grand monde, le petit monde, la livrée, lui mettant l'oreille à toutes les portes, lui ouvrant l'intérieur de la Reine, lui dévoilant les colères du Cardinal, l'avertissant de l'influence naissante de Mirepoix sur le Roi, prenant la mesure des gens auxquels il allait avoir affaire, lui en donnant la clef et la valeur, lui ménageant les entrevues, lui épargnant les démarches, le mettant en garde contre la sottise des rancunes et la niaiserie des premiers mouvements, l'arrêtant sur le danger de faire entrer à l'académie un athée comme Voltaire, l'empêchant de perdre du temps avec de petites femmes, lui prêchant toutefois de les faire parler, le conseillant, le renseignant, lui annonçant toute chaude l'apoplexie de Breteuil, lui dénonçant la cabale qui se prépare pour le renverser au voyage de Fontainebleau d'automne, lui montrant l'ennemi ou le danger, la chose à faire ou le coup à craindre, la faveur à miner ou le crédit à ménager; et cela, dans une langue de scepticisme précise et concise, froide et nette comme la parole même de l'expérience.

Type curieux de ce temps dont l'apparence n'est que mollesse, paresse, et dont l'abord n'est plein que des dieux du repos, tandis qu'au fond et dans l'ombre des âmes, s'agitent les ambitions dévorantes et les activités furieuses qui se plaignent par la voix d'un homme de ce siècle «de ne pas dormir assez vite»; madame de Tencin n'est que mouvement, qu'agitation, que fièvre.

Toute la journée aux visites, aux audiences, aux conciliabules des ministres, aux avis de ses amis, de ses espions; toute la nuit aux écritures, aux mémorandums, aux rapports, aux missives de dix pages, à sa fabrique de lettres anonymes, à son grimoire[438].

Il semble qu'elle ne soit femme que par le système nerveux, et qu'elle ne tienne à l'humanité que par cette maladie de foie qui irrite encore son activité des chaleurs de sa bile. L'amour est pour elle une affaire de canapé[439]; ni la passion ni le sentiment ne parlent à son cœur, gagné et rempli tout entier par la nouvelle religion du siècle que Maurepas baptise «la religion de l'esprit».

* * * * *

Cette femme cependant détachée de son sexe, de son cœur, supérieure aux instincts tendres, aux illusions, aux émotions, partage son âme avec une autre moitié d'elle-même. Elle vit dans une de ces communautés d'existence, et toute à l'un de ces dévouements où souvent tout le cœur des sceptiques se concentre et se réfugie.

Ces menées sans trève, cette imagination sans sommeil, le maniement admirable de la flatterie, les ressources de l'intelligence, prescience, coup d'œil, esprit, séduction, tout était ramené par madame de Tencin vers l'ambition, vers la fortune de son frère[440], de ce frère avec lequel, au dire du public, elle faisait ce ménage dont le public voulut voir un autre exemple dans l'amitié fameuse de la duchesse de Gramont et du duc de Choiseul; liaisons étranges et profondes, où l'ambition aurait violé la nature pour faire garder à la famille les secrets entendus de l'oreiller seul, se dérober aux tentations comme aux expansions extérieures, et assurer à cette confidence et à cette intimité dernières la discrétion d'un même sang!

Aussitôt les amours du Roi arrangées par Richelieu, la faveur de madame de la Tournelle déclarée, madame de Tencin parle à Richelieu du besoin qu'ils ont d'unir toutes leurs forces pour le soutien de madame de la Tournelle, et de joindre contre Maurepas, les Rohan aux de Noailles[441]. Elle lui montre que là est la grande nécessité de leur situation, leur défense et le nœud du succès: il faut que Richelieu ramène à lui et rattache au parti madame de Rohan, cette maîtresse qu'il n'a point voulu offrir au Roi, préférant lui donner la maîtresse de son cousin. Et pour désarmer ce dépit amoureux d'un nouveau genre, ce sera madame de Tencin elle-même qui ira trouver madame de Rohan, et qui parviendra à obtenir qu'elle ne se plaigne plus qu'avec un reste d'aigreur «de n'avoir pu acquérir un ami, et de n'avoir paru digne à Richelieu que de certains sentiments».

Après avoir rallié les Rohan à Richelieu, toute son attention et toute sa stratégie se tournent contre Maurepas, «l'homme au cœur perfide». Voilà l'ennemi contre lequel madame de Tencin ne cesse de mettre en garde Richelieu, l'adversaire à craindre, le ministre à ruiner. Elle le perce, elle le suit. Elle dit à l'oreille de Richelieu le gazetin que Maurepas rédige et qui est remis au Roi tous les matins, les éclats de rire continuels que le Roi et le ministre s'en vont cacher dans les embrasures des fenêtres, l'alliance de Maurepas avec le contrôleur général, la dépendance d'Amelot qui ne fait pas «une panse d'a sans les ordres qu'il reçoit de Maurepas», les trois quarts d'heure que Maurepas a passés avec le Cardinal, la mine joyeuse qu'il montrait en sortant, la police des propos des petits appartements faite par Meuse pour le comte de Maurepas, les indiscrétions de Pont de Veyle sur le compte de son chef, chaque pas, chaque piste, chaque détour, chaque traité secret, chaque marche et jusqu'à chaque changement de physionomie de Maurepas. Puis, s'élevant à la conclusion, à la vue générale de la position, considérant, sans se laisser aveugler par l'hostilité, l'ensemble du pouvoir de Maurepas, son influence sur l'esprit du Roi, sa toute-puissance sur le secret de la poste, son armée d'espions, sa fabrique de petites nouvelles, tenant compte de ses cailletages et de ses coups fourrés, elle laissait à Richelieu dégrisé et ramené au vrai sens des choses, l'option entre deux seules conduites: un raccommodage plâtré ou une attaque à fond; et pour l'attaque, c'est elle encore qui en trace le plan et en marque le terrain: «La marine a recueilli cette année 14 millions, et n'a pas mis un vaisseau en mer;» c'est là, dit-elle, où il faut attaquer Maurepas.

Si rien ne la trouble, ni ne l'effraye, nul ne la trompe ni ne l'éblouit.

Le contrôleur général ne la dupe pas avec son air brusquement bonhomme, elle le voit depuis des temps infinis marcher sous terre, sans qu'on s'en aperçoive, et elle dévoile à Richelieu ses agissements secrets pour remplacer Amelot par son ami intime M. de Rennes; intrigue qui, si elle réussissait, ferait les ministres tout-puissants et amènerait la ruine de Richelieu et de son frère.

Le maréchal de Belle-Isle, dont les trois quarts des Parisiens font un homme de génie, ce Belle-Isle qui inquiète l'Europe, n'entre dans son jeu que comme un comparse: elle ne voit en lui qu'un assommoir à ministres, un moyen d'annihiler Maurepas, et elle engage Richelieu à renforcer les prôneurs de Belle-Isle, à répéter qu'il fait au-delà des forces humaines, pour lui faire prendre le haut du pavé et tenir le ministère dans l'humilité et le néant.

Elle pousse encore en avant le maréchal de Noailles, sachant bien que le héros n'est guère sérieux, et que c'est une bonne marionnette à faire disparaître un jour au profit de Richelieu. Cette alliance avec les de Noailles, il était bon, suivant elle, de l'affermir par une liaison avec les Paris-Duverney. Elle voyait de solides avantages à s'attacher ces grands amis de Belle-Isle et à tourner leur enthousiasme naturel au profit du maréchal de Noailles. Elle montrait qu'ils avaient beaucoup d'amis, «tous les souterrains possibles,» de l'argent à répandre, rien à désirer ni à demander, et qu'ils ne seraient accessibles que par les caresses de l'amitié.

Puis dans cette revue des puissances et des influences, de la cour, des individualités et des groupes d'intérêts, c'était d'Argenson qu'elle peignait comme sourdement hostile, dont elle racontait les nuits d'amour à la maison de Neuilly et les sommeils le lendemain matin au conseil, d'Argenson qu'elle montrait faisant des soupers sous le nez, où il buvait au point de ne pouvoir ni travailler ni se montrer, d'Argenson enfin complètement livré à l'intrigante Mauconseil dont la Tencin dira: «que Richelieu aurait toujours à sa volonté la personne, mais jamais le cœur».

Lumières, renseignements, conseils, tout aboutissait toujours au centre des opérations de Richelieu, et au cœur de la faveur: à madame de Châteauroux. Par madame de Tencin, Richelieu était mis au fait de la confiance placée bien mal à propos dans telle ou telle femme, et contre laquelle il fallait la précautionner. Par elle il savait le degré d'intimité où elle était avec d'Argenson, degré qu'il ne fallait pas laisser dépasser, par elle il connaissait le commerce d'amitié et d'ironie que la moqueuse personne avait avec Marville et leur fabrication en commun de ridicules et de travers, par elle il était instruit des propos indiscrets du premier valet de chambre de la favorite «le plus grand babillard de la terre», par elle il pénétrait dans les mystères de son alcôve. Par madame de Tencin Richelieu était tenu au courant, jour par jour, de la température de l'amitié de la duchesse de Châteauroux. Madame de Tencin lui mandait les manœuvres employées pour refroidir la favorite à son égard, lui disait qu'on ne cessait de lui répéter qu'il avait déjà dégoûté le Roi de sa sœur, qu'il en ferait autant d'elle s'il restait dans l'étroite privauté du Maître.

Toute dépitée que fût madame de Tencin des froideurs de madame de Châteauroux pour son frère[442], du refus qu'elle avait fait de ses services, de la répulsion qu'elle devinait en elle pour elle-même et ses intrigues[443], elle ne donnait rien au ressentiment, ni même à l'antipathie dans ses rapports sur la favorite. Ses jugements sur cette femme, haute comme les monts, ainsi qu'elle dit quelque part, étaient exempts de toute passion.

Son intelligence l'avait si bien délivrée des jalousies et des petitesses de son sexe qu'elle travaillait à maintenir, à asseoir la favorite, à en faire un personnage politique, en retirant à Voltaire la négociation secrète dont Amelot et Maurepas l'avaient chargée, et en tâchant d'obtenir que le roi de Prusse déclarât «qu'il nommait madame de la Tournelle comme la personne en laquelle il plaçait sa confiance.» Enfin madame de Tencin, en dernier lieu, consentait à lui indiquer un grand rôle dans une conception virile sortie de sa tête de femme.

* * * * *

Les plaintes de la France n'étaient pas sans écho dans cet esprit de femme, auquel on ne saurait refuser la clairvoyance, la lucidité, la netteté, le sang-froid, en même temps que l'instinct d'une politique générale plus grande, malgré toute la misère de ses détails, que la politique du ministère. Madame de Tencin souffrait de la faiblesse ou plutôt de l'absence de cette volonté qui donne la vie aux monarchies et circule du roi dans l'État. Elle se plaignait de cette indifférence dont rien ne pouvait tirer le Roi[444], de cette lâcheté apathique qui le disposait aux résolutions les plus mauvaises, mais lui donnant le moins d'embarras à prendre et le moins de peine à suivre. Elle déplorait avec l'opinion publique la somnolence de tête et de cœur de ce souverain, que la vue de Broglie, à son retour d'Allemagne, n'animait pas même d'un peu d'indignation, de ce souverain qui se dérobait aux déplorables nouvelles pour échapper à leur désagrément, et, désertant les affaires, voyant le mal et le laissant faire par crainte d'un dérangement ou d'un effort, croyant par lassitude chaque ministre sur parole, paraissait jouer à pile ou face dans son conseil les plus grands intérêts de l'État. Lui parler raison «c'était comme parler aux rochers», disait madame de Tencin, avec un fond de mépris qu'elle ne pouvait cacher. Et pour le tirer de son engourdissement, elle ne voyait d'autre moyen qu'une sortie violente de ses habitudes et de sa vie, d'autre voix que la voix de sa maîtresse: madame de Châteauroux devait décider Louis XV à se mettre à la tête de ses armées.

Tel était le projet dont madame de Tencin faisait donner par Richelieu l'idée à la favorite; et c'est ainsi que, au moment même où les esprits indignés des insolences de madame de Châteauroux commençaient à se tourner contre le Roi, madame de Tencin préparait dans la coulisse une Agnès Sorel de sa façon, qui devait, dans ses idées, non-seulement reconquérir à la maîtresse du Roi et au Roi les sympathies de la nation, mais encore procurer à Richelieu l'oubli de son misérable rôle de Figaro des petits appartements et la chance d'une grande fortune à ciel ouvert[445].

XIV

Transformation de la duchesse de Châteauroux.—Ses efforts pour ressusciter le Roi.—La nomination du duc de Noailles au commandement de l'armée de Flandre.—La vieille maréchale de Noailles.—Le sermon du Père Tainturier sur la vie molle.—La grande faveur de la duchesse de Châteauroux.—Elle est nommée surintendante de la maison de la Dauphine.—La nomination de toutes les places accordées au bon plaisir de la favorite.

Le projet de madame de Tencin tombait dans une âme qui y était toute prête et disposée: madame de Châteauroux se précipitait au rôle que Richelieu lui apportait. Aux ardeurs, aux hauteurs d'orgueil d'une Montespan, elle unissait sous l'apparence paresseuse de son corps les énergies et les ambitions viriles d'une Longueville. Cette cour molle et paresseuse, ce temps de petites choses, ce règne sans appareil, sans grandeur, sans déploiement de majesté, lui paraissaient un théâtre trop étroit pour son amour; dans sa fierté, dans ses impatiences, dans la fièvre de sa volonté, dans l'activité de ses projets, dans la passion de son esprit, il y avait le feu d'une Fronde aussi bien que l'âme d'un grand règne.

Enivrée par le plan de madame de Tencin, elle devenait tout à coup une autre maîtresse et révélait une autre femme: elle se mettait à remuer les volontés du Roi, à le mener au plus haut de ses devoirs, à lui faire manier presque de force les plus grandes parties du gouvernement, à l'aiguillonner et à l'accabler du sentiment de sa responsabilité, à lui parler sans cesse des ministres, du parlement, de la paix, de la guerre, de ses peuples, de l'État, et faisait à tout moment le rôle et le bruit de la conscience d'un roi auprès de ce monarque fainéant qui, tout étourdi de ces grandes paroles, de ces grandes idées dont madame de Châteauroux ne cessait de le poursuivre, lui disait: «Vous me tuez!—Tant mieux, Sire, répondait madame de Châteauroux, il faut qu'un roi ressuscite[446]!»

«Ressusciter le Roi!» rendre à l'État un roi enlevé à une reine, l'armer pour l'honneur de sa couronne et le salut de ses peuples, marcher debout à côté de lui comme la victoire, être l'inspiration de son courage, la voix de sa gloire, et désarmer enfin les chansons de la France avec les Te Deum de Notre-Dame…, telle est la superbe ambition qui s'empare de la favorite, éblouie de ce magnifique avenir.

Et voilà madame de Châteauroux versant à Louis XV le zèle qui la dévore, l'exhortant à la guerre, le poussant aux armées. Elle lui promet la reconnaissance et les adorations de ses sujets. Elle lui montre les insolences de l'ennemi, nos frontières menacées, nos armes sans audace, nos généraux sans génie, nos troupes sans confiance, notre fortune épuisée. Elle sort du tombeau l'ombre de Louis XIV pour rappeler à son petit-fils les soins de son héritage, les obligations de son sang. Elle tente à toute heure les mains du Roi avec cette épée de la France, si belle à porter.

* * * * *

Des intrigues de cour qui se croisaient bientôt, servaient et secondaient les projets belliqueux de madame de Châteauroux. Maurepas, désarmant un moment, entrait dans les vues de la favorite: il comptait, pendant la guerre et à l'armée, s'insinuer plus avant dans les bonnes grâces du Roi, aller à ses fins, faire rendre à sa position tous ses avantages, se ménager de faciles occasions de s'attacher des créatures, rendre son ministère plus recommandable, et rapporter tous les succès de la campagne à la sagesse de ses avis et à la célérité de ses ordres.

Le maréchal de Noailles venait après M. de Maurepas donner aux plans enthousiastes de madame de Châteauroux l'appui de représentations énergiques et l'autorité de sa position à la cour. Aimé du Roi[447], craint des ministres, les inquiétant par la supériorité de son esprit, l'ascendant de son âge, le crédit de ses alliances, le maréchal de Noailles avait été désigné par les avis réunis du conseil pour commander l'armée de Flandres; et le Roi l'avait nommé.

«Il faudra que vous voyagiez!» disait un jour Louis XV au maréchal. Le duc de Noailles répondait sur le ton de la plaisanterie qu'il était bien vieux pour entreprendre des voyages, mais voyant que le Roi parlait sérieusement et que l'on était dans la galerie, il lui faisait observer que ce n'était pas le lieu convenable pour prendre ses ordres, et qu'il le priait de vouloir bien lui marquer l'heure à laquelle il devait venir les recevoir. Le Roi donnait rendez-vous au maréchal après le débotté, dans sa garde-robe. Aussitôt que Louis XV lui déclarait qu'il le faisait appeler pour commander en Flandre, le maréchal s'écriait: «Est-ce vous, sire, qui le voulez?» Le Roi lui répondant que c'était lui-même qui le désirait; le maréchal lui représentait longuement les malheureuses circonstances présentes, l'éloignement de toutes les forces du Roi, le peu de troupes qui se trouvaient en Flandre et la supériorité des troupes d'Angleterre unies aux Autrichiens et aux Hanovriens…

Cette nomination était un coup habile des ministres: le maréchal était par ce commandement exilé de la cour, écarté de la personne du Roi; et un moment le maréchal eut peur pour son crédit de ce commandement des forces de la France du Rhin à la mer et qui lui permettait de promener en maître l'armée d'une frontière à l'autre.

Mais il y avait dans la famille de Noailles un conseil précieux, une femme de tête, qui, malgré ses quatre-vingt-dix ans, passait encore aux yeux des bons observateurs, pour le plus habile politique de son temps. Cette femme, vénérable et redoutable, dont tout le cœur et tout l'esprit n'avaient été tournés, pendant tout le cours d'une si longue vie, que vers l'agrandissement de sa maison; cette aïeule, mère de onze filles et de dix fils, dont les enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, tant morts que vivants, poussés par elle aux premiers emplois de l'État, montaient à plus de cent; cette femme de cour, sans scrupule et sans rigorisme étroit, qui avouait avoir usé également, presque indifféremment, du confesseur et de la maîtresse pour le gouvernement de la faveur des princes et l'avancement des siens, la vieille maréchale de Noailles, née Beurnonville, n'était point encore rassasiée des prospérités, des charges, des héritages, des survivances, qu'elle avait amassés sur son sang; et lorsque ses courtisans la comparaient à la mère des douze tribus d'Israël, lorsqu'ils lui promettaient que sa race s'étendrait comme les étoiles du firmament et le sable de la mer, il échappait à la vieille maréchale inassouvie, dans un soupir, ce regret: «Et que diriez-vous si vous saviez quels bons coups j'ai manqués[448]!»

Le maréchal avait une conférence avec sa mère, et sortant d'auprès d'elle, Maurepas avait presque de l'étonnement à le voir entrer aussi à fond et avec une telle apparence d'innocence dans tous ses plans. La vieille femme avait fait toucher à son fils du doigt la situation: il fallait emmener le Roi à l'armée et tout seul[449], de façon à jouer aux ministres ce piquant tour d'avoir le maître sous la main, et de travailler avec lui sur tous les paquets venant de Paris.

* * * * *

Insinuations de Maurepas, représentations du maréchal, insistances de Richelieu, de tous les familiers, de tous les courtisans à la dévotion de la maîtresse, tout conspirait auprès du Roi et dans ses entours les plus intimes pour le succès de madame de Châteauroux. Dans le cœur même de Louis XV se réveillaient les véhémentes apostrophes que le père jésuite Tainturier avait osé lui adresser en face du haut de la chaire, dans son sermon sur la Vie molle; et il sentait retentir en lui cette voix audacieuse et sévère l'appelant à toutes les activités, à toutes les initiatives, à tous les courages de la royauté, lui montrant, à côté de son conseil à éclairer, de ses ministres à gouverner, ses armées à conduire pour faire éclater en elles la puissance du bras de Dieu[450].

La duchesse de Châteauroux triomphait, et, si des empêchements divers[451] s'opposaient au départ du Roi, en l'automne de l'année 1743, elle avait la certitude que, au printemps prochain, le Roi se mettrait à la tête des armées.

* * * * *

Et l'année 1744, l'année de la grande faveur en même temps que de la disgrâce, commence pour la favorite. Alors on la voit menée par le Roi à l'Opéra dans le carrosse où il a ses filles[452].

On la trouve à l'audience de congé de l'attaché de Suède, placée la première en tête des dames titrées à la droite de la Reine. Elle apparaît un jour avec au cou un collier de perles de cent mille livres, acheté par le Roi à la princesse de Conti, un collier au milieu duquel il y avait une admirable perle longue. Parmi les caprices qui viennent à la toute-puissance, la duchesse avait la fantaisie d'avoir une clef des quatre balcons fermés du salon de Marly: aussitôt le contrôleur général du château s'empressait de lui faire forger et de lui porter cette clef qu'il n'avait pas lui-même[453].

* * * * *

Une place d'une très-grande importance et telle qu'il fallait remonter à madame de Montespan pour en retrouver une pareille dans l'histoire des faveurs de la monarchie, était donnée à la fin d'avril, au moment du départ du Roi pour l'armée, à la duchesse de Châteauroux. Elle était nommée surintendante de la maison de la Dauphine[454], de l'Infante dont Richelieu devait aller faire la demande en Espagne.

Mais la place n'était rien auprès de l'influence que la duchesse avait eue dans toutes les nominations, et qui faisaient de la maison de la Dauphine comme une chambrée de tous les amis, parents et parentes et créatures de la favorite et du duc de Richelieu. Et ces choix avaient été insolemment faits au mépris des prévisions et des listes courant déjà Paris qui nommaient la maréchale de Berwick ou de Duras pour la charge de dame d'honneur, madame de Matignon ou madame d'Antin pour la charge de dame d'atours. Les noms qui étaient prononcés pour les dames de la Dauphine, étaient madame d'Egmont la belle-fille, la duchesse de Rochechouart, madame de Lesparre, madame de Forcalquier.

La dame d'atours: c'était madame de Lauraguais. Parmi les autres femmes nommées on citait d'abord madame de Pons, fille de Lallemand de Metz qui avait toute la confiance de madame de Châteauroux, madame de Champagne, fille de madame de Doyes et nièce de monsieur d'Estissac; madame de Faudoas dont le beau-père avait rendu tous les services imaginables, il y avait quelques années de cela, en Languedoc à Richelieu. Madame de Châteauroux lui annonçait sa nomination dans ce billet: «Ne soyez point inquiète, le Roi vous a nommée dame du Palais de madame la Dauphine, je vous en fais mon compliment:» un billet qui troublait grandement les traditions des gens de la cour, qui ne reconnaissaient de palais que celui du Roi et de la Reine.

Deux autres femmes que nous retrouverons dans la voiture de la duchesse de Châteauroux, lors de sa fuite de Metz, étaient l'une madame de Bellefonds, nièce de Richelieu, l'autre madame du Roure, que la duchesse ne connaissait pas, mais qui était la sœur de son plus intime ami, le marquis de Gontaut. La duchesse pressait le marquis d'accepter une place dans la maison de la Dauphine, le marquis s'y refusait, disant qu'il aimait trop sa liberté. Là-dessus, elle lui demandait s'il n'avait pas quelque parent à qui il serait bien aise de faire plaisir. Le marquis lui nommait alors sa sœur qui avait peu de bien. Madame de Châteauroux de se désoler qu'il ne lui eût pas parlé plus tôt, de lui dire que toutes les places étaient données, qu'il était trop tard, et le soir, le Roi de recommencer les jérémiades de la duchesse.

… Ce n'était qu'une aimable plaisanterie, et quelques jours après la place était donnée à la sœur de M. de Gontaut[455].

Il semble que, dans toutes ces nominations, le bon plaisir de la maîtresse ait été seul écouté: c'est ainsi que monsieur de Chalais qui désirait très-vivement pour sa fille, madame de Périgord, une place chez la Dauphine, ne l'obtenait pas, malgré les instantes recommandations de Maurepas.

XV

M. de Rottembourg, mari de la fille de madame de Parabère.—Son entrevue secrète avec Richelieu, place Royale.—Offre de la coopération armée de Frédéric pour la campagne de 1744.—Conseil tenu à Choisi entre le Roi, madame de Châteauroux, Richelieu.—L'alliance du roi de Prusse acceptée, et rédaction du traité confiée au cardinal de Tencin.—Entrevues de madame de Châteauroux et de Rottembourg.—Le traité de juin 1744, précédé du renvoi d'Amelot.—Billet de remerciement de Frédéric à madame de Châteauroux pour sa participation aux négociations.—Lettre de la duchesse de Châteauroux au maréchal de Noailles afin d'obtenir son adhésion à sa présence à l'armée.—Réponse du parrain de la Ritournelle.—Billet ironique de la duchesse.—Les représentations de Maurepas à Louis XV.—Départ du Roi à l'armée sans sa maîtresse.—Madame Enroux en Flandre.

Cette faveur de la duchesse de Châteauroux, le besoin qu'un souverain étranger avait de l'alliance du Roi de France, et l'appel qu'il faisait à sa maîtresse pour l'obtenir, la poussaient au plus haut point, plaçant la femme aimée parmi les rares favorites qui partagent, avec l'amour de leur royal amant, une partie de sa puissance.

La négociation dont Amelot et Maurepas avaient chargé Voltaire, et que madame de Tencin avec son profond sens politique, voulait mettre aux mains de celle à la grandeur de laquelle elle travaillait, par un concours de circonstances heureuses, était confiée à la favorite.

M. de Rottembourg, neveu du diplomate silésien qui finit sa carrière par l'ambassade d'Espagne, avait épousé la fille de madame de Parabère, avait mangé au jeu et la fortune de son oncle et la fortune de sa femme; après quoi, il avait pris le parti de laisser sa femme dans un couvent en France[456], et de se rendre auprès du Roi de Prusse. Et Berlin s'émerveillait de la façon dont le Roi recevait Rottembourg, un homme qui n'avait aucun talent militaire, et dont tout le mérite était d'avoir été amené par le jeu à vivre dans la meilleure compagnie de Paris.

M. de Rottembourg était depuis des années en Prusse, et le monde de Paris l'avait parfaitement oublié, lorsque le duc de Richelieu, au milieu de l'hiver de 1743, recevait un billet par lequel M. de Rottembourg lui annonçait sa présence à Paris[457]. Dans ce billet il mandait à Richelieu qu'il désirait un entretien, mais que, ayant une communication de la plus haute importance à lui faire, il le priait de le recevoir le plus secrètement qu'il était possible. Richelieu prenait toutes les précautions imaginables pour qu'il ne fût vu de personne à son entrée dans son hôtel de la place Royale. Le premier mot de Rottembourg était: «Voilà ma lettre de créance,» et il remettait une lettre que Richelieu, après l'avoir décachetée, reconnaissait pour être de la main du Roi de Prusse. Là-dessus Rottembourg apprenait à Richelieu, que Frédéric avait des avis certains que pendant la campagne projetée pour l'année suivante, dans le temps que Louis XV serait occupé à la conquête de la Flandre, le prince Charles devait passer le Rhin et entrer en Alsace. Le seul moyen de parer ce coup, selon le Roi de Prusse, était, aussitôt le passage du Rhin par le prince Charles, que lui Frédéric entrât en Bohême. Et Rottembourg offrait cette coopération armée au nom de son maître, mais à une condition expresse: «C'est qu'aucuns des ministres actuels de S. M. n'auraient connaissance de ce traité, S. M. prussienne voulant qu'il fût conclu entre les deux Rois et lui (M. de Richelieu) en tiers[458].»

M. de Richelieu n'avait rien de plus pressé que de faire atteler et de se rendre sur l'heure à Choisy où se trouvait le Roi. En arrivant, il demandait ce que faisait le Roi; on lui répondait qu'il était chez madame de Châteauroux. Louis XV n'aimait pas les visites en ces moments-là. Richelieu continuait toutefois son chemin devant l'étonnement de l'homme de la Chambre.

Arrivé à la porte de la chambre de madame de Châteauroux, après avoir eu la précaution de tourner plusieurs fois la clef, Richelieu se décide à entrer. Louis XV lui demande sèchement ce qu'il veut: «Je viens rendre compte à Votre Majesté d'un événement qui le surprendra autant que moi,» s'écrie Richelieu, qui rend compte de son entrevue avec Rottembourg. Un conseil est aussitôt tenu entre le Roi, madame de Châteauroux et Richelieu; l'on prend la résolution d'accepter les propositions du Roi de Prusse, et Louis XV dit à Richelieu: «qu'il n'a qu'à aller en avant et à travailler d'après ce plan». Cependant Richelieu ne se trouvant pas les connaissances diplomatiques nécessaires, et le Roi de Prusse ne voulant d'aucun des secrétaires d'État, Richelieu conseillait à Louis XV de prendre pour la rédaction du traité le maréchal de Noailles et le cardinal de Tencin: «À la bonne heure, disait le Roi, allez leur parler de ma part, et voyez si l'on en voudra en Prusse[459].»

Du jour où le cardinal de Tencin s'occupait de l'élaboration du traité, Rottembourg[460], entrait en relation avec la femme qui avait appuyé de sa parole; dans le conseil de Choisi, l'alliance avec le Roi de Prusse, et qui pouvait déjà bien avoir été gagnée à Frédéric par quelque habile flatterie. De nombreuses entrevues avaient lieu entre l'envoyé secret du Roi de Prusse et la favorite, dans lesquelles le diplomate prussien recevait de la bouche de la femme aimée de Louis XV, des recommandations, des avertissements, des instructions propres à mener à bonne fin la négociation, le mettant dans le secret des antipathies du Maître, le garant des fausses démarches, lui faisant, pour ainsi dire, la leçon sur ce qu'il y avait à faire jouer ou à ne pas faire jouer. C'est ainsi que le 24 avril, à la suite d'un conseil où il avait été question du traité avec le Roi de Prusse, le cardinal de Tencin écrit que Rottembourg avait vu le matin madame de Châteauroux qui l'avait averti que son projet avait été rejeté dans le premier moment par le Roi à cause de deux difficultés qu'on était en train de tourner[461].

Enfin le projet du traité arrêté dans un comité chez le cardinal de Tencin, et Rottembourg attendant les ordres qui devaient l'appeler à Metz auprès du Roi pour la signature, madame de Châteauroux recevait du roi de Prusse une lettre dans laquelle il la prévenait que son envoyé secret irait la voir pour la consulter sur la manière dont il devait parler à Louis XV.

L'entrevue avait lieu à Plaisance, où se trouvait la duchesse de Châteauroux après le départ du Roi. La favorite, tout en reconnaissant que Belle-Isle était pour le moment le premier de nos généraux[462], engageait vivement Rottembourg à ne point déclarer à Louis XV la part que l'homme en défaveur avait à la négociation, l'engageait même à ne point le nommer dans la crainte de refroidir le Roi pour le traité. Et comme Rottembourg réclamait toujours le plus grand secret, et que la duchesse reconnaissait la difficulté que le traité fût signé à l'armée sans qu'on en eût connaissance, elle opinait pour que la signature eût lieu à Paris. Toutefois Tencin n'osait en faire la proposition au Roi et au maréchal de Noailles, dans la crainte qu'ils ne crussent l'un et l'autre qu'il avait inspiré cette idée à Rottembourg pour que tout l'honneur de la négociation lui revînt. Mais le Roi, de son propre mouvement, ou sur l'avis de madame de Châteauroux, décidait que le traité serait signé à Paris, et après quelques retardements apportés par le maréchal de Noailles, le traité d'alliance entre la France et la Prusse, au succès duquel la favorite avait si puissamment travaillé, était définitivement conclu au mois de juin[463].

Mais madame de Châteauroux avait fait plus que d'amener le Roi à une alliance avec la Prusse; servant les rancunes de Frédéric contre notre ministre des affaires étrangères[464], elle était devenue sa complice dans les manœuvres qui avaient eu pour but de mettre à la porte du ministère, un ennemi personnel, un homme qu'elle avait toujours vu servir les haines de Maurepas avec un semblant de domesticité[465].

Amelot était un petit homme à la physionomie timide, qui de son premier métier de commis auprès du Cardinal, avait gardé dans ses hautes fonctions une façon de tremblement; il semblait toujours implorer pour la conduite de son ministère, des lumières supérieures aux siennes, et les implorait, en effet, auprès de Maurepas à l'aide d'une porte secrète pratiquée dans le mur mitoyen de leurs deux cabinets; par là-dessus il était bègue.

     En plein conseil, Amelot,
     Comme en compagnie,
     N'eût-il à dire qu'un mot,
     Il le balbutie.
     À qui s'en moque, il répond:
     Mais, mais, mais m'en croyez-vous donc
     Moins sot, sot, sot,
     Moins so, so, moins ca, ca,
     Moins so, sociable,
     Moins ca, ca, capable[466].
     . . . . . . . . . . . . . . .

Le Roi qui depuis assez longtemps mettait une assez mauvaise volonté à l'écouter, à l'entendre, ne devait pas apporter trop de résistance à s'en séparer. Dès le commencement d'avril, se trouvant chez la duchesse de Châteauroux, une femme de la cour entendait le Roi revenant de lui parler, dire qu'il ne pouvait plus y tenir, qu'avant peu il voulait changer ce ministre et qu'il prendrait quelqu'un dont personne ne se doutait[467]. Et le 24 avril, le Roi, que le maréchal de Noailles sollicitait d'écrire un mot de sa main pour l'avancement des négociations avec la Prusse, s'y refusait en lui disant: «Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée, et cette défiance de quelqu'un en qui il doit paraître que j'ai de la confiance ne me convient point non plus qu'à mes affaires[468]…» Ce quelqu'un était Amelot.

Le dimanche 26 avril, M. de Maurepas avait beaucoup de monde à souper. On était au fruit. Quelqu'un vint lui parler tout bas. Le ministre sortait de table, se rendait chez le Roi qui lui ordonnait d'aller demander la démission à M. Amelot[469], chez lequel il entrait en lui disant: «Hodie tibi, cras mihi_[470]!»

L'exécution d'Amelot faite le 27 avril, l'acceptation en principe du
traité par le Roi au commencement de mai, valaient à la duchesse de
Châteauroux comme récompense de ses bons offices, cette lettre de
Frédéric:

«Postdam, le 12 mai 1744.

«Madame,

«Il m'est bien flatteur que c'est en partie à vous, Madame, que je suis redevable des bonnes dispositions dans lesquelles je trouve le Roi de France pour resserrer entre nous les liens durables d'une éternelle alliance. L'estime que j'ai toujours eue pour vous se confond avec les sentiments de reconnaissance. En un mot, Madame, je suis persuadé que le Roi de France ne se repentira jamais du pas qu'il vient de faire et que toutes les parties contractantes y trouveront un avantage égal. Il est fâcheux que la Prusse soit obligée d'ignorer l'obligation qu'elle vous a; ce sentiment restera cependant profondément gravé dans mon cœur[471]. C'est ce que je vous prie de croire étant à jamais,

Madame,

Votre très-affectionné ami,

FRÉDÉRIC[472].»

À cette lettre, la favorite, cinq jours avant son départ pour rejoindre le Roi, répondait par un billet où, dans la satisfaction de son orgueil, sa reconnaissance se mettait pour l'avenir tout au service du souverain qui lui avait écrit.

Plaisance, 3 juin 1744.

_Sire,

Je suis bien heureuse de pouvoir me flatter d'avoir pu contribuer à l'union que je vois avec joie qui va s'établir entre le Roi et Votre Majesté. Je sens, comme je le dois, les marques de bonté qu'elle me témoigne. Je désirerais bien vivement trouver souvent les occasions de lui prouver toute ma reconnaissance et le profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,

Sire,

De Votre Majesté

La très-humble et très-obéissante servante

Mailly, duchesse de Châteauroux_[473].

L'idée de la favorite acceptée par Louis XV, et la détermination prise par le Roi de se rendre à l'armée, madame de Châteauroux avait songé à ne pas se séparer de son amant et avait aussitôt préparé les moyens de le suivre. Dès l'automne 1743, où elle avait pu croire que le Roi allait partir pour les provinces menacées, elle avait songé à rendre favorable à son désir le maréchal de Noailles, ce maréchal de toute l'Alsace fait par elle, ce parrain auquel elle devait son aimable sobriquet de la Ritournelle.

Et le 3 septembre, elle lui écrivait une longue lettre, où timidement, elle s'ouvrait à lui avec beaucoup de circonlocutions et de périphrases, au bout desquelles elle faisait entendre au vieux courtisan que le Roi était de moitié dans la sollicitation.

Choisy, ce 3 septembre 1743.

Je sçay très bien, monsieur le maréchal, que vous avez autres choses à faire qu'à lire mes lettres, mais pourtant je me flate que vous vouderé bien me sacrifier un petit moment, tant pour la lire que pour y répondre, ce sera une marque d'amitiés à laquelle je seré très sensible, le Roy a eut la bonté de me confier la proposition que vous luy faite, d'aller à l'armée dès ce moment; mais n'ayez pas peur, quoique femme, je sçay garder un secret, je suis fort de votre avis et croit que cela sera tres glorieux pour luy, et qu'il n'i a que luy capable de remettre ces troupes comme il seroit à désirer quelles fussent ainsi que les testes qui me paroissent en fort mauvais état par l'effroy qui gagne presque tout le monde; il est vray que nous sommes dans un moment bien critique; le Roy le sent mieux qu'un autre, et pour l'envie d'aller, je vous répond qu'elle ne luy manque pas; mais moi, ce que je désirerais, c'est que cela fut généralement approuvé et qu'au moins il recueillit le fruit qu'une telle démarche mériteroit; pour un début ne faudroit-il pas faire quelque chose et d'aller là pour rester sur la deffensive, cela ne seroit-il pas honteux, et si d'un autre côté le hasard faisoit qu'il y eut quelque chose avec le prince Charles, on ne manqueroit peut-estre pas de dire qu'il a choisy le côté où il y avoit le moins d'apparence d'une affaire. Je vous fais peut-estre là des raisonnemens qui n'ont pas le sang commun; mais au moins j'espère que vous me diré tout franchement que je ne sçay ce que je dis. N'imaginez pas que c'est que je n'ay pas envie qu'il aille, car au contraire, premièrement ce seroit ne pas luy plaire, et, en second lieu, tout ce qui pourra contribuer à sa gloire et l'élever au dessus des autres rois, sera toujours de mon goût. Je croit, monsieur le maréchal, que, pendant que j'y suis, je ne sçaurois mieux faire que de prendre conseil de vous généralement sur tout; j'admet que le Roi parte pour l'armée; il n'a pas un moment à perdre et il faudroit que cela fut tres promt, qu'est-ce que je devienderé, est-ce qu'il seroit impossible que ma sœur et moy le suivassions, et au moins si nous ne pouvons pas aller à l'armée avec luy nous mettre à portée de sçavoir de ses nouvelles tous les jours. Ayez la bonté de me dire vos idées et de me conseiller, car je n'ay point d'envie de rien faire de singulier et rien qui puisse retomber sur luy et luy faire donner des ridicules. Vous voyé que je vous parle comme à mon amy et comme à quelqu'un sur qui je compte, n'est-ce pas avoir un peu trop de présomption, mais ces fondée, monsieur le maréchal, sur les sentimens d'amitiés et d'estime singulière que vous a voué pour sa vie votre ritournelle. Je crois qu'il est bon de vous écrire que j'ay demandé au Roy la permission de vous escrire sur ces matières-là et que c'est avec son approbation[474].

La réponse était délicate. Le maréchal de Noailles eut dans cette occasion le courage de ne pas craindre de déplaire au maître. Il répondait en ces termes à la maîtresse:

«… Je viens, madame, à ce qui vous regarde, et vous pouvez être assurée que, lorsque vous me ferez l'honneur de me demander conseil, je ne vous en donnerai jamais qui ne tendent à la gloire du Roi, et qui par conséquent ne soient les plus conformes à vos véritables intérêts. Je ne crois pas, Madame, que vous puissiez suivre le Roi à l'armée avec votre sœur. Vous en sentez vous même les inconvénients, en vous réduisant ensuite à demander si vous ne pourriez pas venir dans quelque ville à portée de recevoir tous les jours des nouvelles de Sa Majesté. Une partie des mêmes inconvénients subsiste à venir, ainsi que vous le proposez dans quelque ville à portée de la frontière.

«Comme il paraît qu'on veut se conformer en tout aux anciens usages, je vous rapporterai seulement ce qui s'est pratiqué en pareil cas du temps du feu Roi. La Reine faisait elle-même des voyages, et se tenait avec les personnes de sa suite, dans une place à portée de l'armée, mais je n'ai aucun exemple à vous citer qui puisse favoriser le dessein où vous êtes, et je ne puis m'empêcher de vous dire qu'il faudrait et pour le Roi et pour vous-même, que vous eussiez quelque raison plausible à donner qui pût justifier aux yeux du public la démarche que vous feriez. Vous voyez, Madame, par ma franchise que je parle plus en véritable ami qu'en courtisan qui ne chercherait qu'à vous plaire, et je crois que c'est ce que vous avez exigé et attendu de moi…» Et l'infortuné maréchal cherchant à amadouer la femme habituée à n'être refusée en rien, signait: le parrain de la trop aimable ritournelle[475].

À cette lettre, la Ritournelle ripostait cinq jours après par une ironie vraiment très-drôle, où elle disait au maréchal que ses coliques la forçaient cette année ou la forceraient l'année prochaine à prendre les eaux dans une ville très-rapprochée du Rhin, et par là, à portée de l'armée.

À Fontainebleau, ce 16 septembre 1743.

«Je ne puis pas laisser partir le courrier, monsieur le maréchal, sans vous remercier de votre lettre. Je la trouve telle qu'elle est, c'est-à-dire on ne peut pas mieux et on ne peut pas plus sensé de tous les points, même jusqu'au dernier; mais, monsieur le maréchal, j'ay des coliques qui ont grand besoin que l'on leur aporte remede, et je crois que les eaux de Plombières seroit merveilleuse et qu'il ni-a que cela pour me guérir. Si ce n'est pas cette année, au moins l'année prochaine. Je ne veux pas aller plus loin. Adieu, monsieur le maréchal, santé, bonheur et prospérité je vous souhaite et en vérité de bien bon cœur. Si le duc dayen (d'Ayen) est encore en vie, je vous prie d'avoir la bonté de luy dire mille choses de ma part[476].»

Et le même jour, le Roi que peut-être cette opposition au projet amoureux de sa maîtresse et l'ennui d'en être séparé, affermissaient dans ses hésitations, et faisaient remettre à l'année prochaine son départ pour l'armée, écrivait au maréchal cette lettre où il plaide pour la femme et excuse d'avance le coup de tête auquel elle pourrait se laisser aller.

«… Madame de la Tournelle m'avait communiqué, comme vous croyez bien, la lettre qu'elle vous a écrite. Je doute qu'on pût la retenir, si j'étais une fois parti; mais elle est trop sensée pour ne pas rester où je lui manderais. Les exemples que vous lui citez ne l'arrêteraient pas, je crois, et elle a de bonnes raisons pour cela, que je ne puis vous dire, mais qu'il vous est permis de penser[477].»

* * * * *

Maurepas était entré dans les desseins et les tentatives de madame de Châteauroux pour entraîner Louis XV à se montrer à la tête de son armée, mais il n'entendait pas que la favorite accompagnât le Roi. Au fond le ministre voyait avant tout dans la personne du Roi à l'armée l'éloignement de Louis XV de madame de Châteauroux, et avec l'éloignement, il comptait sur l'indifférence, sur l'oubli, sur la disgrâce de la favorite. Aussi dès que le projet de la favorite avait transpiré, Maurepas s'en montrait-il l'adversaire le plus acharné. Et tout l'automne de 1743, et tout l'hiver et tout le printemps de 1744, faisait-il entendre à Louis XV doucement d'abord, puis plus ouvertement, que s'il voulait faire son rôle de roi, de façon à jouir entièrement de l'affection de ses sujets, de l'estime même de ses ennemis, il fallait pousser jusqu'au bout le sacrifice de ses habitudes, se séparer en un mot de madame de Châteauroux pendant la campagne; et il ne manquait pas de rappeler au Roi l'exemple de Louis XIV abandonnant en pareille circonstance madame de Montespan aux soins de Colbert.

Madame de Châteauroux servie et défendue par son parti, liguée avec d'Argenson, eut beau lutter et combattre pied à pied, la parole de Maurepas, peut-être aussi cette popularité où le Roi entrait, l'applaudissement de l'opinion publique qui élevait en ce moment son cœur, réveillaient chez lui l'instinct de la pudeur et lui donnaient pour un moment la force de certains renoncements. Madame de Châteauroux recevait l'ordre de rester à Paris. Mais, comme si le Roi avait voulu donner une consolation au dépit de sa maîtresse, en faisant la part égale entre elle et la mère du dauphin, Louis XV en partant défendait à la Reine de le suivre, et les instances, les humbles prières, les billets timides et suppliants de Marie Leczinska n'obtenaient de son mari que quatre lignes sèches, écrites sur un coin de bureau, où Louis XV, au moment de monter en carrosse répondait à la Reine que «les dépenses l'empêchaient de l'amener avec lui aux frontières.[478]»

Le Roi avait pris sa résolution, toutefois il avait peine à s'arracher à madame de Châteauroux, et dans une lettre où il prévenait le maréchal de Noailles de l'attendre à souper le 30 avril, il disait: «Vous croyez bien qu'une princesse ne seroit pas fâchée que je différasse encore de quelques jours, mais qu'elle seroit bien fâchée que cela pût me faire quelque tort ou à mes affaires.» Et le 27 avril, dans une seconde lettre, le Roi annonçait son arrivée définitive à Valenciennes seulement pour le lundi 4 mai[479].

* * * * *

Cette fois Louis XV était exact. Le 2 mai, après avoir soupé au grand couvert, il rendait visite à la Reine chez laquelle il restait un quart d'heure, puis il donnait l'ordre pour son coucher à une heure et demie. À l'heure désignée il entrait dans sa chambre, ne faisait que changer d'habit, entamait une conversation avec l'évêque de Soissons en compagnie duquel il allait faire sa prière à la chapelle. Il rentrait chez lui, faisait venir le Dauphin auquel il parlait en présence de M. de Châtillon avec beaucoup de tendresse, écrivait à Madame qu'il évitait de voir pour s'épargner une scène d'attendrissement, écrivait à madame de Ventadour, lui disant: «Priez Dieu, maman, pour la prospérité de mes armes et ma gloire personnelle…» Son carrosse était dans la cour, au pied de la cour de marbre; à l'ordinaire, il y montait avec M. le Premier, M. le duc d'Ayen, M. de Meuse[480].

Le Roi arrive à l'armée. La France toute entière n'a de paroles et de louanges que pour lui. On s'entretient de sa gaieté extraordinaire, de son activité, de ses visites aux places voisines de Valenciennes, dans les magasins, dans les hôpitaux. Il a goûté le bouillon des malades et le pain des soldats, et chacun de se dire que cela va contenir les entrepreneurs. Il se montre attentif, laborieux, appliqué. On se confie qu'il se donne de grands mouvements pour savoir et pour connaître, qu'il se fait présenter les officiers, qu'il veut connaître tout le monde[481]. On admire le haut ton de sa réponse à l'ambassadeur des Hollandais: «Je vous ferai réponse en Flandres.»

La joie, la confiance sont parmi les troupes. Et surtout il n'est point question de femmes, se répètent les bourgeois et le peuple.

Tous vantent la bravoure du Roi, racontent qu'au siège de Menin il s'est montré à la tête des sapeurs, à six toises du chemin de ronde, à deux de la palissade. Le maréchal de Noailles met à l'ordre du jour cette demande de Louis XV, le jour où il a été d'avis d'envoyer la maison du Roi à l'ennemi: «S'il faut marcher à eux, je ne désire pas de me séparer de ma maison: à bon entendeur salut[482].» Enfin l'illusion est si grande que jusqu'à ceux qui connaissent Louis XV, tous espèrent, tous répètent: «Aurions-nous donc un Roi[483]?»

Soudain l'enthousiasme tombe, les dévotes Flandres se scandalisent, le soldat se moque et chansonne, et dans l'air, autour de la tente du Roi vole le refrain que les vieux officiers apprennent aux jeunes:

     Ah! madame Enroux
     Je deviendrai fou
     Si je ne vous baise.
     ………………..

Un murmure de dépit et d'indignation court par toute la nation. Les espérances de la France sont trompées et jouées: Madame de Châteauroux a rejoint le Roi à Lille[484].

XVI

Madame de Châteauroux à Champs et à Plaisance après le départ du Roi.—Lettre de la duchesse contre Maurepas.—Jalousie de la duchesse pour sa sœur madame de Flavacourt.—Départ des deux sœurs pour l'armée.—Mauvais accueil de la ville de Lille.—Lettre de la duchesse sur la capitulation d'Ypres.—Voyage du Roi et de sa maîtresse de Dunkerque à Metz.—Le Roi tombant malade le 8 août.—La chambre du Roi fermée aux princes du sang et aux grands officiers de la couronne.—Le comte de Clermont forçant la porte.—Conférence de la favorite avec le confesseur Pérusseau.—Journée du mercredi 12.—Le Roi prévenant la favorite qu'il faudra peut-être se séparer.—Le duc de Bouillon, sur l'annonce que Richelieu fait que le Roi ne veut pas donner l'ordre, se retire chez lui.—Le jeudi 13, Louis XV au milieu de la messe appelant son confesseur.—Expulsion des deux sœurs.—Le viatique seulement donné au Roi lorsque la concubine est hors les murs.—Louis XV demandant par la bouche de l'évêque de Soissons pardon du scandale de ses amours.

Madame de Châteauroux et son conseil, dans le premier moment, avaient été forcés de plier sous la manœuvre de Maurepas; et Richelieu n'avait pu tirer du ministre d'autre vengeance que de lui faire donner pendant la campagne, une mission d'inspection dans les ports, mission qui l'écartait de la guerre et du Roi[485].

Mais le mentor de madame de Châteauroux connaissait à fond le Roi. Il le savait «un homme d'habitude subjugué» et en quittant madame de Châteauroux, il avait assuré la favorite qu'elle n'aurait pas besoin d'une longue patience, et que la sagesse de Louis XV ne devait pas être de durée à alarmer ni ses familiers ni ses maîtresses.

Sur ces assurances, la veille du départ du Roi, la duchesse de Châteauroux allait embrasser à Paris le ministre de la guerre qui partait pour les Flandres, venait le lendemain pleurer à l'Opéra, puis se retirait avec madame de Lauraguais à Champs chez M. de la Vallière.

De là, elle se rendait à Plaisance dans la belle maison de Paris-Duverney, où, recevant du Roi courriers sur courriers, elle attendait, non sans impatience, la réalisation des promesses de Richelieu. Deux jours après le départ du Roi, les courtisans bien informés ne savaient-ils pas que M. de Boufflers faisait arranger pour la commodité des amours du Roi, les maisons perçant dans le Gouvernement[486]?

Le mois de mai, cependant, se passait tout entier, sans que Louis XV mandât la favorite auprès de lui, et le 3 juin, la duchesse, dans son inquiétude, écrivait à Richelieu cette lettre où déborde une si furieuse colère contre Maurepas qui fait le tourment de sa vie, et où se montrent de si vives alarmes et une telle hâte de se rapprocher du Roi.

Plaisance, le 3 juin 1744.

Brûlé cette lettre aussitôt que vous l'auré vue.

Je puis vous répondre, cher oncle, que M. d'Argenson s'est moqué du maréchal de Noailles en luy faisant entendre qu'il seroit ministre des affaires étrangères: car le Roy na point envie de les luy donner au moins quil nait changer de façon de penser depuis quatre jours, ce que je ne croit pas. À l'égard de faquinet (Maurepas), _je pense bien comme vous et suis persuadée que je n'en viendrai à bout qu'avec des faits, mais où en prendre? Que l'on m'en fournisse et je promet d'en faire usage, car il mest odieux et je ne l'avouré qu'à vous, car cela leur feroit trop de plaisir, mais il fait le tourment de ma vie. Lon parle plus que jamais de madame de Flavacourt l'on prétend quelle escrit au Roy, la Reine la ménage beaucoup et je sçai quelle luy a dit quelle vouloit estre sa confidente et que la poule luy a répondu quelle n'avoit nul goût pour le Roy, au contraire, mais que la peur d'estre chassé de la cour et de se retrouver avec son mary luy feroit tout faire.

Je nen ay pas soufflé le mot au Roy, parce que je croit que cela ne vaut rien par lettre et qu'en arrivant je veut l'assommer de tout ce que je sçay pour luy faire avoué si il y a quelque fondement. Convenés qu'avec ce que nous scavons, lon peut bien estre inquiète: mais parlé moy tout franchement, le Roy atil lair destre occupé de moy, en parle-t-il souvent, sennuye-t-il de ne me pas voir; vous pouvés fort bien démesler tout cela. Pour moy j'en suis très contente, lon ne peut pas estre plus exact à m'écrire ni avec plus de confiance et d'amitié, mais je n'en titrerois nul conséquence: le moment où l'on vous trompe est souvent celuy où lon redouble de jambes pour mieux cacher son jeu. Faquinet quoique absent remue ciel et terre; il faut nous en défaire et je nen désespère pas, parce que je ne perd pas cette idée là de vue et qua la longue lon réussit, que lon me donne des faits et je seré bien forte; mais il faut que je soit présente car c'est tout différent. Lon dit que le maréchal de Noailles ne désire pas que jaille, pourtant le duc d'Ayen en paroît avoir envie. Je ny comprend rien: en vérité, cher oncle, je nestois guère faite pour tout cecy, et de temps en temps il me prend des découragemens terrible; si je naimois pas le Roy autant que je fois, je serois bien tenté de laisser tout cela là. Je vous parle vray, je l'aime on ne peut pas davantage, mais il faut que je prenne part à tout, c'est un tourment continuelle, car réellement cela m'affecte plus que vous ne croyé. Cestoit si antipathique à mon caractère qu'il faut que je soit une grande folle pour mestre venu fourer dans tout cela. Enfin cest fait, il faut prendre patience; je suis persuadé que tout tournera selon mes désirs: quelque chose qui arrive, cher oncle, je puis vous assurer que vous naurés point d'amies qui vous aime plus tendrement. Madame de Modène[487] a pris le prétexte du logement que le Roy luy a donnée pour luy escrire un petit remerciment pour luy donner occasion de lui marquer par escrit quil auroit envie quelle vint à Lille pour pouvoir avoir une raison à donner à madame d'Orléans, ce que j'ay mandé au Roy, mais elle vouderoit que vous engageassiez lambassadeur de Naples à luy escrire pour la pressé de venir et quil luy mande que sa présence aist nécessaire pour les affaires. Arrangé tout cela comme vous voudrés, pourvu que nous allions, car je sens qu'il faut que je me rapproche. L'autre lettre que je vous escrit est pour que vous la fassies voir au Roy, veillez de près madame de Conty[488] et rendé moy compte de la réception que le Roy luy aura faite._

Pour vous seul[489].»

Indépendamment de la haine qu'elle avoue pour Maurepas, cette lettre est curieuse comme un témoignage autographe de la jalousie qu'éprouve la duchesse de Châteauroux pour madame de Flavacourt, jalousie qui s'était manifestée, pendant tout le printemps de cette année, par l'éloignement de sa sœur des soupers des petits appartements et des voyages de la cour[490]. Madame de Châteauroux consent à partager l'amour du Roi avec sa sœur Lauraguais: celle-ci est sa sœur d'adoption et lui est une habitude comme l'était madame de Vintimille à madame de Mailly, elle a les mêmes amis que la favorite, elle est attachée au même système politique; puis au fond elle est laide, et sa laideur rassure sa sœur contre une trop grande prise du cœur du Roi pour lequel elle n'est qu'un caprice libertin et un amusement des sens d'un moment. Madame de Flavacourt c'est autre chose: elle n'a jamais été en rapport de caractère et d'esprit avec madame de Châteauroux; madame de Flavacourt, en dépit de ses relations avec les deux sœurs, appartient d'une manière occulte au camp ennemi, elle est la familière de la Reine, elle a des relations avec Maurepas, «aux oreilles duquel elle est toujours pendue» dit madame de Tencin quelque part; elle est peut-être portée par le parti La Rochefoucauld pour remplacer sa sœur[491]; enfin elle est belle, d'une beauté supérieure à la beauté de la favorite, d'une beauté alors dans tout son éclat et qui la fait nommer quand on veut citer la plus belle de la cour[492].

Ce qu'il y a de certain, c'est que dans le mois de mai 1744, une correspondance s'était établie entre madame de Flavacourt et le Roi sous le couvert de Lebel[493].

Or, madame de Châteauroux n'avait pas une confiance sans limites dans la durée éternelle de la vertu de sa sœur, et attribuait avec l'opinion publique les premiers effarouchements de la Poule devant les désirs de Louis XV, à une peur un peu enfantine des menaces de son mari. Et vraiment elle ne pouvait être bien rassurée sur la solidité de cette sagesse par l'aveu presque défaillant de sa sœur, aveu qui ne se retrouve pas seulement dans la lettre de la duchesse, mais est exprimé dans des termes presque identiques par madame de Tencin qui dit le tenir du cardinal de Polignac auquel la Reine avait fait confidence[494].

Et cette annonce à l'avance de la facilité de sa défaite venait à la suite d'un petit incident de l'hiver, où s'était révélé l'amour du Roi pour la sœur de la favorite. Dans un bal masqué, donné au mois de janvier chez Mesdames, il y avait une mascarade de quatre personnes habillées en aveugles parmi lesquelles madame de Flavacourt menait le duc d'Agénois qui venait de reparaître à la cour. Madame de Flavacourt resta masquée pour ne pas être reconnue du Roi à qui elle avait dit qu'elle ne viendrait pas à ce bal; mais Louis XV informé de sa présence dans ce quadrille, montra un certain dépit et dit tout haut avec une brutalité qui n'était pas dans ses habitudes, qu'elle avait bien fait de ne pas se démasquer, car il lui avait annoncé que, s'il la reconnaissait, il la ferait sortir du bal et il ajoutait qu'il lui aurait tenu parole[495].

Or, il faut savoir que dans le moment, d'Agénois, l'ancien amant de madame de Châteauroux, affichait une grande passion pour madame de Flavacourt, qui sans se rendre, se laissait très-ostensiblement adorer. Cette comédie d'amour était-elle pour l'homme un moyen de raviver le sentiment mal éteint dans le cœur de son ancienne maîtresse? était-elle pour la femme avec la satisfaction de faire enrager sa sœur, le moyen d'exciter et de fouetter la passion naissante du Roi[496]?

* * * * *

Mais, pour que madame de Châteauroux allât à l'armée, il restait à sauver les apparences ou du moins à autoriser le scandale. Il fallait pour faire le pont une première complaisante. Ce fut une princesse du sang, la duchesse de Chartres, que sa belle-mère, la très-basse princesse de Conti, poussa à cette démarche, et dont le voyage fut couvert par une prétendue chute de cheval du duc de Chartres[497]. Le grand point était emporté: une cour de femmes était commencée à l'armée du Roy. Aussitôt Richelieu, inquiet du crédit que le maréchal de Noailles prend sur l'esprit du Roi, de la confiance dont le duc d'Ayen s'empare dans les conseils, brusque les choses et frappe les grands coups. Il mande à madame de Châteauroux de venir en Flandres, même sans l'ordre du Roi. Il annonce en même temps à Louis XV dans ce pathos anacréontique, auquel les femmes prêtaient tant de séductions: «le voyage de l'amour aveugle et désobéissant si digne de pardon quand il ôte son bandeau;» et pour mieux surmonter les craintes de la maîtresse aussi bien que les scrupules de l'amant, il déclare à l'un comme à l'autre d'un ton décidé et d'un air sans réplique, prendre la responsabilité de tout ce qui pourra suivre le rapprochement[498].

Le 6 juin, mesdames de Châteauroux et de Lauraguais venaient prendre congé de la Reine, sans toutefois qu'elles osassent parler de leur voyage de Flandres qui n'était plus un secret pour personne. La Reine les retenait à souper, leur parlait, et devant cette charité de la femme légitime, l'on remarquait l'embarras de la favorite pendant le souper et le jeu, où la duchesse s'était assise le plus loin possible de la Reine. Quant à madame de Lauraguais, dit de Luynes, «elle ne s'embarrasse pas si aisément»[499]. Mais l'épreuve de la Reine n'était pas encore finie: elle était forcée d'essuyer les salutations dérisoires de la cour des favorites, des autres coureuses à leur suite, de la duchesse de Modène venant prendre ses ordres avant le départ pour Lille: vile comédie! qui à la fin lassait la Reine et lui mettait à la bouche l'impatience de cette réponse: «Qu'elle fasse son sot voyage comme elle voudra, cela ne me fait rien.»

Deux jours après le 8 juin, dans le secret de la nuit, à l'heure où dorment les huées d'un peuple, une berline à quatre places, suivie d'une gondole pleines de femmes de chambre, emportait à l'armée les deux sœurs avec mesdames du Roure et de Bellefonds[500].

Quelque décence que Richelieu eût mise au rapprochement, quelque habiles que fussent les arrangements pris par ce maître des cérémonies des plaisirs du Roi, en dépit de cette cour d'honneur donnée à l'adultère où l'on ne comptait pas moins de trois princesses du sang; les murmures allaient croissant et les chansons des Suisses ne respectaient plus les oreilles du Roi.

Ce n'étaient que plaintes contre l'abandon des repas publics qui faisait dîner et souper le Roi chez sa maîtresse ou avec elle dans ses petits cabinets, ce n'étaient que paroles indignées contre l'installation de la favorite dans le Petit Gouvernement, la maison joignant le palais du Roi. Et dans la ville provinciale et religieuse le feu ayant pris à un corps de caserne, deux heures après l'arrivée de la duchesse de Châteauroux, les habitants voyaient, dans cet incendie, un effet de la colère céleste, et tous les soirs des troupes de jeunes gens, paraphrasant la chanson de madame Enroux, allaient chanter sous les fenêtres de la favorite:

     Belle Châteauroux,
     Je deviendrai fou
     Si je ne vous baise[501].
     . . . . . . . . . . . .

Le Roi, la favorite et sa sœur, le duc de Richelieu lui-même jugeaient bon de paraître céder au déchaînement de l'opinion de Paris, des provinces, de l'armée. Le Roi se séparant de madame de Châteauroux allait faire le siège d'Ypres.

Ypres était pris le 25 juin. Le même jour la duchesse écrivait à Richelieu cette lettre qui débute avec l'orgueil d'une rodomontade espagnole, et dont le papier, rencontre bizarre! porte Pro patria pour filigrane:

Lille, ce 25 juin 1744, à deux heures et demie après minuit.

Assurément, cher oncle, que voilà une nouvelle bien agréable et qui me fait grand plaisir, je suis au comble de la joye, prendre Ipres en neuf jours, savé vous bien qu'il ni a rien de si glorieux, ni de si flateur pour le roy, et que son bisaieul tout grand qu'il estoit n'en a jamais fait autant; mais il faudroit que la suite se soutint sur le mesme ton et que cela alla toujours de cet air la. Il faut lespérer, et je m'en flatte, parceque vous scavé qu'assé volontiers je vois tout en couleur de rose et que je croit que mon estoille dont je fais cas et qui n'est pas mauvaise influe surtout; elle nous tiendra lieux de bons généraux, ministre, etc. Il na jamais si bien fait que de se mettre sous sa direction. Dite moy donc un peu Meuse ce meurt[502], quelle folie, j'en suis pourtant faché reellement, cette nouvelle la ma chifonnée toute la journée: je n'aime point à voir finir les gens avec qui je vit; envoyé en scavoir les nouvelles de ma part, et si vous le voyé dite luy que je suis faché de son état. Madame de Modène meurt d'envie d'aller voir l'entrée du roy dans Ypres; elle vouloit que je le demanda au roy; je nen ay rien fait parce que je ne scay pas si il ne vaudroit pas mieux que je ni alla pas, parceque comme nous l'avons dit ensemble, si vous vous resouvené, avant votre départ qu'il faloit que je fus receus avec distingtion ou ni point aller, et je le pense. Je luy ay dit que je vous consulterois et que je n'en avois pas grande envie. Dite moy ce que vous en pensé et au plus vite parceque je crois qu'il ni a pas un moment de tems a perdre. Je seré bien aise que du Vernay me donne la réponse de Monmartel sur les Salles[503]. Il est trop tard pour mentendre sur ce chapitre; tout ce que je puis vous dire c'est que je les soutiendré tant que je pouré. Bonsoir cher oncle je vous aime de tout mon cœur[504].

Après la prise d'Ypres, madame de Châteauroux allait attendre le Roi à
Dunkerque et le laissait visiter seul les principales villes des
Flandres. À peine le Roi était-il venu la retrouver, que le passage du
Rhin par le prince Charles[505], la menace d'une invasion le
déterminaient à aller secourir l'Alsace.

Madame de Châteauroux refusait de quitter le Roi. Elle obtenait de le suivre[506] et dans cet itinéraire passant par Saint-Omer, Béthune, Arras, Péronne, La Fère, Laon, Reims, Châlons, Verdun, par toutes les villes où l'on s'arrêtait, le grand maréchal des logis, le comte de la Suse, ménageait à l'avance les communications des deux appartements.

Dans ce lent voyage qui ressemble un peu à une promenade militaire en bonne fortune, le Roi a souvent des aventures pareilles à celles de Laon. Il dîne incognito avec sa belle en quelque recoin caché. Le peuple l'a su et le guette, et quand le monarque sort en catimini avec la duchesse, on l'assourdit des cris: Vive le Roi! Louis XV s'esquive, serrant contre lui les basques de sa veste, se sauve dans un jardin. On l'a vu et l'on crie de nouveau: Vive le Roi! et Louis XV court encore… L'irrespectueux d'Argenson compare ces scènes à la fuite de Pourceaugnac poursuivi par des clystères[507].

À Reims un mal soudain et singulier[508] jetait la duchesse au lit. Et, tandis que les médecins ne voyaient dans sa maladie qu'une «ébullition», les courtisans y voulaient voir un remords, un des retours de cœur si ordinaires aux femmes, une révolution survenue en apprenant dans cette ville la dangereuse blessure que son ancien amant, le duc d'Agénois, venait de recevoir à la prise du Château-Dauphin. Le Roi donnant cours à son humeur funèbre parlait déjà de l'endroit où on enterrerait la duchesse, de la forme à donner à son tombeau[509].

Louis XV retardait d'un jour son départ de Reims, ne faisait que coucher à Châlons, et arrivait à Metz où le rejoignait madame de Châteauroux[510], guérie de son mal et faisant taire son cœur et son passé.

Ce fut là que les amours royales, aguerries aux murmures d'étape en étape, se cachèrent le plus impudiquement: une galerie en planches bâtie à grand bruit entre l'appartement du Roi et l'appartement de la favorite dans l'abbaye de St-Arnould, quatre rues barrées au peuple[511], en publiaient le scandale en en affichant le mystère.

Tout à coup dans la ville scandalisée, au milieu de ces jouissances éclatantes qui respectent à peine le regard des foules de la rue, le bruit se répand que le Roi est malade, très-malade[512].

Le samedi 8 août après une journée passée au grand soleil à visiter les fortifications, après un long souper et de nombreuses santés au roi de Prusse, son nouvel allié, après une nuit de fatigues amoureuses[513], le Roi se réveillait avec la fièvre et un violent mal de tête. Il devait entendre ce jour-là un Te Deum chanté pour les avantages remportés au passage des Alpes par le prince de Conti, son cousin le grand Conti, ainsi qu'il l'avait nommé la veille le verre en main; il se sentait hors d'état de pouvoir s'y rendre.

Malgré les saignées, l'émétique, les purgations, la fièvre et la douleur de tête du Roi augmentaient, les symptômes morbides s'aggravaient, et le 12, Castéra, un médecin de Metz appelé en consultation, déclarait ne pouvoir répondre de la vie de Louis XV[514].

Depuis le jour où le Roi tomba malade jusqu'au jeudi 13 après la messe, les deux sœurs et Richelieu se tenaient seuls dans la chambre du malade, n'y laissant pénétrer que les domestiques affidés, les quatre valets de chambre, les huit aides de camp qui appartenaient au parti de la favorite, enfin le service intime et compromis. Les princes du sang[515], les grands officiers de la couronne n'y entraient qu'à l'heure de la messe, et la messe dite, on les faisait avertir qu'ils avaient à se retirer. La Peyronie tout dévoué à la duchesse de Châteauroux[516], et complètement maître de Chicoyneau, le premier médecin et n'appelant que lui aux consultations, et se refusant à y admettre Marcot, le médecin ordinaire auquel il ne laissait que la faculté de tâter le pouls du Roi, un moment, dissimulait longtemps la gravité de la maladie[517].

Il arrivait même que sur la demande par les princes d'une consultation publique, la Peyronie ne craignait pas de déclarer que les transports du Roi n'avaient pas de quoi effrayer des médecins et que sa maladie n'avait point encore de caractère. Il ajoutait de plus que ceux qui l'interrogeaient devaient craindre de répondre de l'effet des alarmes qu'ils répandaient déjà, que ces alarmes, si le Roi s'en apercevait, pouvaient changer de nature ses redoublements fiévreux, le mettre en danger, et causer un événement dont ses médecins n'étaient pas responsables[518]. Et seul, tout seul, Richelieu continuait à assister à ces consultations en dépit du droit absolu du grand chambellan de se trouver à toutes, et de prendre part à tout ce qui intéresse la santé du souverain[519].

Les princes du sang éloignés de la personne du Roi, les grands officiers de la couronne parmi lesquels se trouvaient Bouillon, La Rochefoucauld, Villeroy, privés du droit d'exercer leurs charges, murmuraient tout haut dans la pièce qui était avant la chambre du Roi où les deux partis se rencontraient sans se parler[520].

On faisait représenter à madame de Châteauroux l'indécence du procédé, on la rappelait à la convenance, à la règle; à ces représentations, la favorite faisait répondre avec un dédain presque insultant que si on voulait obéir à ces principes, elle-même n'aurait pas le droit de rester dans la chambre du Roi. Sur cette réponse, le comte de Clermont, fort de son nom, de l'habitude du Roi, se décidait à forcer la porte[521] et, s'approchant du lit de la Majesté malade, lui disait respectueusement, mais avec les allures de la liberté militaire «qu'il ne pouvait croire que l'intention de Sa Majesté fût que les princes de son sang, qui étaient dans Metz, fussent privés de la satisfaction d'en savoir des nouvelles par eux-mêmes; qu'ils ne voulaient pas que leur présence pût lui être importune, mais seulement avoir la liberté d'entrer des moments, et que pour prouver que, pour lui, il n'avoit d'autre but, il se retirait sur-le-champ[522].»

Le Roi disait à Clermont de rester, mais ce n'était là pour le parti des princes et des grands officiers de la couronne qu'une bien petite victoire: la porte de la chambre du Roi ne restait qu'entrebâillée. L'important pour les adversaires de la maîtresse et de Richelieu était de faire arriver le confesseur au lit du Roi; et des conférences à ce sujet se tenaient tous les jours entre le duc de Chartres, le comte de Clermont, Bouillon, Villeroy, Fitz-James, le petit-fils de Berwick, évêque de Soissons, prélat d'une grande austérité, et le confesseur Pérusseau.

La duchesse de Châteauroux était instruite de ces conférences, et devant la faiblesse croissante de Louis XV, devant les premiers symptômes de ces terreurs religieuses qui feront tout à l'heure prendre au Roi pour les flammes de l'enfer la fumée d'un papier qui brûle, craignant de voir soudainement le malade appeler son confesseur et avec l'absolution entendre la sentence publique de son renvoi, elle tenait conseil avec Richelieu et le valet de chambre de service, et dans ce conciliabule on convenait de traiter avec le confesseur, de chercher à le gagner.

Alors derrière le lit du Roi[523], dans un petit cabinet dont Richelieu tenait la porte, avait lieu la conférence; une vraie scène de comédie entre la maîtresse et le jésuite.

La duchesse commençait par aller droit au but, demandant au père jésuite si elle serait obligée de partir, au cas où le Roi demanderait la confession et les sacrements; et comme l'homme de Dieu hésitait à s'expliquer, elle lui demandait une réponse nette, lui représentant combien un renvoi scandaleux compromettrait la réputation du Roi, et de quel avantage serait pour son honneur personnel comme pour celui du monarque, une sortie secrète et volontaire. Pérusseau qui, avec le zèle du salut du Roi avait de la finesse et de l'adresse et un grand attachement à son ordre en même temps qu'à sa place, parlait sans répondre, balbutiait, répétait en se sauvant dans les suppositions et les hypothèses: «Mais, Madame, le Roi ne sera peut-être pas confessé.»

«Il le sera,» lui disait vivement la duchesse qui, parlant de la religion de Louis XV, de la sienne, déclarait qu'elle serait la première à exhorter le Roi à se confesser pour le bon exemple, qu'elle ne voulait pas s'exposer à prendre sur elle qu'il ne le fût pas… et revenant sans ambages et sans circonlocutions à l'objet de la conférence, jetait au père jésuite: «Serai-je renvoyée, dites-le-moi?»

Pérusseau, troublé par cette interpellation, essayait d'esquiver la demande en lui remontrant qu'il n'était pas permis d'arranger d'avance la confession du Roi, que la conduite du confesseur dépendait de l'aveu du pénitent, qu'il n'avait, lui personnellement, aucune mauvaise opinion des rapports du Roi avec madame la duchesse, que tout en un mot dépendait des aveux du Roi.

«S'il ne faut que des aveux,» interrompait madame de Châteauroux, et en quelques mots, elle faisait d'un ton hautain et cavalier la confession de son amant, et, s'entêtant en sa demande, elle redemandait en face au jésuite: «Est-ce le cas de me faire renvoyer?… N'y a-t-il pas quelque exception pour un Roi?»

Plus embarrassé que jamais, tiraillé de côté et d'autre, lié de conscience avec le parti qui faisait de la confession le renvoi de la maîtresse, pesant aussi le ressentiment de madame de Châteauroux, si le Roi guérissait sans confession, Pérusseau à bout de paroles ambiguës, gagnait doucement le fond du petit cabinet et voulait s'évader, quand Richelieu voyant sa manœuvre lui barrait la retraite, et lui demandant en grâce de sortir des «car, des peut-être, des si,» le suppliait d'accorder d'avance à madame de Châteauroux d'être renvoyée sans scandale.

Mais comme le père Pérusseau s'enferme dans le silence, Richelieu saute sur lui, le presse, le cajole d'embrassades, le ramène à madame de Châteauroux qui, laissant monter des larmes à ses yeux, se faisant humble et caressante, et touchant de ses douces mains le menton du prêtre avec un geste de Madeleine repentie, lui jure que s'il veut bien éviter un éclat, elle se retirera de la chambre du Roi pendant sa maladie, qu'elle ne reviendra plus à la cour que comme son amie, qu'elle se convertira, que le père Pérusseau la confessera.

Promesses et caresses, rien ne put tirer du père jésuite le secret du sacrifice qu'il comptait exiger du Roi pour le réconcilier avec Dieu[524].

Malgré tout, la faiblesse, la maladie, la mort, retiraient d'heure en heure Louis XV des mains de madame de Châteauroux.

Le mercredi 12, en dépit de l'opposition de la Peyronie[525], quelques instants avant la messe, monsieur de Soissons s'approchant du lit du Roi, l'entretenait assez longtemps de la gravité de son état, des devoirs qu'il avait à remplir.

Richelieu, inquiet de cette conférence et n'osant la troubler, demandait à monsieur de Bouillon ce que l'évêque de Soissons pouvait dire au Roi. Monsieur de Bouillon lui répondait qu'il n'en savait rien, mais que si l'évêque parlait à Louis XV de choses sérieuses en ce moment, il n'y avait là que rien de très-naturel.

Aux pieuses sollicitations de monsieur de Soissons, Louis XV cherchait à échapper, disant qu'il était bien faible, qu'il avait un grand mal de tête, qu'il aurait beaucoup de choses à dire. Vainement monsieur de Soissons l'engageait à commencer sa confession, quitte à l'achever le lendemain.

Après la messe, tout le monde sorti, le Roi restait très-préoccupé de sa conversation du matin, pendant que Richelieu, qui depuis le commencement de sa maladie, jouait le médecin, lui tâtait le pouls à toute minute, jurait toute cette après-midi, très-inutilement sur sa tête, que le Roi n'avait qu'un léger embarras des viscères[526]. Madame de Châteauroux, qui à force de caresses parvenait à se faire baiser la main, entendait aussitôt le Roi lui dire: «Ah! princesse, je crois que je fais mal!» Elle voulait lui fermer la bouche avec un baiser. Louis XV se retirait de sa maîtresse, en laissant tomber sur la tendre effusion cette froide parole: «Il faudra peut-être nous séparer.»

La fin de la journée, le Roi la passait dans de grands troubles et de terribles inquiétudes de l'esprit.

Richelieu jugeant alors l'importance d'empêcher toute nouvelle action du parti religieux sur l'esprit du Roi, à onze heures du soir, à l'heure où les princes et les grands officiers étaient réunis dans l'antichambre, entr'ouvrait la porte de la chambre du Roi, appelait monsieur de Bouillon et lui disait que le Roi ne voulait pas donner l'ordre.

C'était refermer la porte de la chambre du Roi aux ennemis de la duchesse de Châteauroux. Aussi monsieur de Bouillon furieux déclarait-il que ceux qui voulaient prendre l'ordre d'un Vignerot étaient libres, mais que lui se retirait et ne reviendrait plus.

La nuit du mercredi 12 au jeudi 13 était très-mauvaise à partir de trois heures, si mauvaise que la Peyronie se voyait obligé d'aller avouer à monsieur de Bouillon qu'il ne croyait pas que le Roi eût deux jours à vivre et l'engageait à prévenir monsieur de Soissons. Monsieur de Bouillon le traitait avec la plus grande violence, lui reprochant d'avoir osé prendre sur lui toute la conduite de la maladie, l'accusant de l'avoir exclu des consultations contre tous les règlements de la maison du Roi. Puis aussitôt il envoyait quérir Champcenetz père et le chargeait d'avertir Louis XV qu'il entrerait ce jour dans sa chambre à moins d'un ordre exprès de Sa Majesté. Et avant que la messe commençât, il pénétrait chez le Roi avec MM. de la Rochefoucauld, de Fleury et les deux princes du sang. Et Bouillon parlait au Roi de la manière la plus forte et la plus touchante de la douleur inexprimable où il était de ne pouvoir lui montrer son zèle et son attachement, de même que les autres officiers de sa maison, en remplissant les devoirs de sa charge.

Le Roi tout mourant qu'il était, en l'esprit soupçonneux duquel étaient restées les paroles de Richelieu, lui représentant l'impatience des grands officiers de la couronne amenés par l'unique désir de faire parade de leurs charges, répondait: «Je le voudrais bien, mais il n'est pas encore temps.» Et la messe commençait, lorsque tout à coup le Roi s'écriait: «Mon Bouillon, mon Bouillon, je me meurs, le père Pérusseau, vite le père Pérusseau[527].»

Richelieu et madame de Lauraguais ont entraîné la favorite dans le cabinet où, quelques jours avant, elle traitait avec le confesseur. Madame de Châteauroux, anxieuse, palpitante, attend, écoute; étourdie de sa chute, dévorant sa honte, elle s'impatiente d'attendre la disgrâce, quand, la porte à deux battants s'entr'ouvrant, une voix jette ainsi l'exil au visage des deux sœurs: «Le Roi vous ordonne, Mesdames, de vous retirer de chez lui sur-le-champ.» Cette voix ajoutait encore à l'humiliation de madame de Châteauroux: c'était celle de l'évêque de Soissons[528].

Et l'ordre d'expulsion des deux sœurs était, sa confession finie, confirmé par le Roi disant à monsieur de Bouillon et aux grands officiers de la couronne: «Vous n'avez qu'à me servir présentement, il n'y a plus d'obstacles[529].»

Une scène tumultueuse pleine de violentes récriminations et de paroles colères, éclatait aussitôt dans l'antichambre, où les officiers de la couronne malmenaient les valets de chambre, le huguenot la Peyronie, le vieux de Meuse qui se trouvait mal et auquel il fallait aller chercher un verre d'eau[530].

On les menaçait tout haut, les amis de la Châteauroux, de répondre sur leurs têtes de la mort du Roi; Richelieu lui-même n'était pas épargné, mais l'impudent personnage sur un ton de goguenardise qui lui était habituel annonçait que, l'orage passé, les deux sœurs reviendraient plus puissantes et plus triomphantes que jamais[531], et cela jusqu'à ce qu'il reçût l'ordre de rejoindre l'armée du Rhin, avec tous les aides de camp, parmi lesquels restaient seuls à Metz, de Meuse et le duc de Luxembourg qui était malade[532].

Le soir, cependant, à l'heure où le Roi devait recevoir le viatique, l'évêque de Soissons apprend que la favorite n'a point encore quitté Metz; aussitôt le prélat fait dire à la paroisse que l'on attende pour apporter le viatique au Roi. Et rentrant chez Louis XV, il lui déclare que les lois de l'Église et les canons défendent d'apporter le corps de Notre-Seigneur, lorsque la concubine est encore dans les murs de la ville, et il arrache au mourant un ordre définitif de départ.

La communion n'est donnée au Roi que lorsque les deux sœurs, fuyant, les stores baissés, dans les colères de ce peuple impatient de ce retardement des sacrements et tout prêt à lapider les fuyardes, ont passé les portes de la ville[533].

Le vendredi 14, l'état du Roi s'aggravant, la résolution était prise de lui donner l'extrême-onction. Cependant monsieur de Soissons, apprenant que la duchesse de Châteauroux ne s'était pas éloignée et attendait à quelques lieues de Metz les évènements, obtenait du Roi un ordre qui lui prescrivait de continuer son voyage.

Le Roi administré, monsieur de Soissons faisait approcher les princes du sang et les grands officiers de la couronne et leur disait «que le Roi demandait pardon du scandale et du mauvais exemple qu'il avait donnés, déclarait au nom de Sa Majesté que son intention était que madame de Châteauroux ne restât point auprès de la Dauphine.» À quoi le Roi ajoutait d'une voix presque ferme: «Ni sa sœur[534].»

XVII

Fuite des deux sœurs de Metz.—La duchesse de Châteauroux décidée un moment à ne pas aller plus loin que Sainte-Menehould.—Ses lettres fiévreuses à Richelieu.—Les périls et humiliations du voyage.—Rentrée à Paris.—Nouvelles lettres.—État successif de découragement et de surexcitation de la femme.—Travail de Richelieu auprès du Roi toujours amoureux de la favorite.—Les chances de retour de la duchesse au mois d'octobre.—Entrevue du Roi et de la duchesse dans la nuit du 14 novembre.—Les têtes demandées par la favorite.—Exils de Châtillon, de Balleroy, de Fitz-James, de la Rochefoucauld, de Bouillon.—Maurepas chargé de la commission de rappeler la duchesse de Châteauroux à Versailles.—Soudaine maladie.—Délire furieux.—La malade est saignée onze fois.—Sa mort (8 décembre 1744).—Son enterrement.—Les accusations d'empoisonnement du temps.—La dissertation de l'abbé Galiani sur l'aqua tofana.—Conversation du médecin Vernage.—Maurepas encore plus incapable de crimes que de vertus.

Quel retour! quelle fuite pour la fière duchesse[535]! Réfugiée dans le fond de sa berline, poursuivie par les échos furieux des campagnes, elle courait à toute bride à travers les injures qui l'éclaboussaient, tremblante à la fois d'effroi et de colère.

Mais soudain, à Bar-le-Duc, la duchesse se rattachant à l'espérance avec la patience froide et la vue cynique des choses qui semblent le fond de son âme, déclarait à Richelieu sa résolution de s'arrêter à Sainte-Menehould et d'y attendre les évènements dans cette lettre où rien ne bat que l'impatience d'une vengeance de sang.

À Bar-le-Duc, à dix heures.

Je ne say pas pour quoy, cher oncle, vous ne voule pas que je prenne de l'espérance puisque le mieux est considérable, et que Dumoulin dit luy même qu'il y a grande espérance[536], je vous assure que je ne peut pas me mettre en teste qu'il en meurt; il est impossible que ce soit les monstres qui triomphe, mais ce que vous me dite de monsieur de la Rochefoucault, me fache beaucoup, surtout si c'est pour faire dire quelques choses à faquinet; je croit bien que tant que la teste du roy sera faible il sera dans la grande dévotion, mais dès qu'il sera un peu remit je parie que je lui troterez furieusement dans la teste, et qu'à la fin il ne poura pas resister et qu'il parlera de moy, et que tout doucement il demandera a Lebel ou a Bachelier ce que je suis devenu. Comme il sont pour moy, mon affaire sera bonne; je ne voit point du tout en noir pour la suite si le roy en revient, et en vérité je le croit; je ne vais plus à Paris, après mures reflections, je reste a ste menoult avec ma sœur, et ces dames s'en yront toujours; il est inutile de le dire parce quavans que lon le sache ils ce passera au moins deux ou trois jours, et puis je peut estre tombé malade en chemin, qui est assurément fort vraisemblable; mais remarqués que dicy a ce temps la chose sera décidé en bien ou en mal: si c'est en bien l'on nosera rien dire, et comme le roy ne ma pas fait specifier lendroit et qu'il a dit a paris, ou bien ou elle voudra, pourveu que cela soit loin, il est plus honneste pour luy si il en revient que j'aye crue que vingt lieus estoit au bout du monde, et que je me sois retiré dans un lieu ou je ne peut avoir nul sorte de nouvelles ni de consolation, et uniquement livrées à ma douleur; et puis dans la convalescence quarante lieues de plus ou de moins ne laisseront pas que dy faire, non pas pour me revoir car je ni conte pas sitot, mais pour me faire dire quelque chose; sy il en meurt je me renderé a paris, ou je vous attendrais la pour pouvoir vous parler; a légard de ma charge si je ne lay pas je vous dit que cela mets egal, mais je ne veus avoir rien a me reprocher pour raison, du reste qu'est ce que l'on pourra me faire, je resteré a paris, avec mes amis, mais je vous assure que je regretterai le roy toute ma vie, car je l'aimais a la folie et beaucoup plus que je le faisois paroistre, pour ce qui est de faire prévenir le Mirepoix, le Broglio, je ne pense pas comme cela, tant que le roy est vivant il ne me convient pas de faire aucunes demarches aupres de qui que ce soit, il faut souffrir avec patience tous les tourment que l'on voudra me faire; si il en revient je l'en toucheré davantage, et il sera plus obligé à une réparation publique; si il en meurt je ne suis pas pour faire des bassesses dut il men revenir le royaume de France; jusqua présent je me suis conduit tel qu'il me convenoit avec dignyté, je me soutienderé toujour dans le même gout, cest le seul moyen de me faire respecter, de faire revenir le public pour moy et de conserver la consideration que je croit que je mérite; j'oubliois de vous dire sur ce que le Soissons ce defent davoir parle au roy de madame de Lauraguais, que je le croirois assés et que jay pensé dès le premier moment que cela venait du roy, et par bonté pour moy pour que nous ne fussions pas séparé, et pour que ma sœur fut ma consolation, mais il ne faut pas le dire parce que cela justifieroit le Soissons et qu'en vérité je ne suis pas payé pour cela; je seré donc ce soir a sainte menoult, ainsi je vous en prie que demain matin jy ait un courier, et tous les jours, car vous ne scauriez croire quelle est ma situation de me trouver eloignée dans ce moment icy; ne laissé jamais monsieur de la Rochefoucaud teste a teste avec le roy, car cela m'inquiète; sil en revient, qu'il sera fâché de tout ce qu'il a dit et fait; je suis persuadé qu'il recevra la reine tout au mieux et qu'il lui fera cent mille amitiés parce qu'il ce croit des torts avec quelle et obliger de les réparer, vous me manderé quelle sont les dames quelle a amenes, vous diré a monsieur de Soubize la resolution ou je suis de rester a sainte menoult, et sur toutes choses des couriers, mais si il en revient, cher oncle, que cela sera jolie, vous verrez, je suis persuader que cecy est une grâce du ciel pour luy faire ouvrir les yeux et que les méchants périront; si nous nous tirons de cecy vous convienderé que notre étoile nous conduira bien loing, et que rien ne nous sera impossible, et jespere beaucoup. Vous faite fort bien de garder la lettre de Vernage, ne la perdez pas elle nous sera peut estre utile; ma sœur vous remercie de moitié, je vous aime tendrement. brulé mes lettres[537].

Arrivée à Sainte-Menehould le 18, le jour où se répand à Paris la nouvelle de la convalescence, nouvelle que n'a pas encore la duchesse de Châteauroux, le ton de son âme est complètement changé. Avec la fatigue physique qui fait manger les mots à sa plume et lui fait écrire davante pour davantage, l'abattement moral est venu.

Et dans cette confession du moment, dans cette désespérance d'une heure, elle donne à Richelieu sa parole qu'elle renonce pour toujours à la cour:

_À Sainte-Menoult, ce 18 à onze heures._

Je suis persuadé que le roy en reviendra et j'en suis dans le plus grand enchantement, sa dévotion me paroît poussée au plus loin, et cela ne métonne pas, ne soyé pas effrayé de ma proposition de rester icy. Ma lettre n'estoit pas party que je fis reflection que cela seroit ridicule, et nous partirons demain sans faute, mais c'est assé simple que ma teste se trouve égarée par cy par la, soyé tranquille je vous promets que je vais tout de suite a Paris, si l'on parle du retardement vous pouvé dire que ce sont les chevaux qui en sont cause, comme de fait, et je vous donne ma parole d'honneur que je ne paresse plus. Jespère que vous nauré pas de scène à essuyer, cela seroit aussi trop fort, mais il est bien certain que vous estes plus a plaindre que les autres, estant plus craint et moins soutenu, tout cecy est bien terrible et me donne un furieux degout pour le pays que jay habité bien malgre moy, et bien loin de desirer dy retourner un jour comme vous croyé, je suis persuadée que quand on le vouderoit, je ne pourrois pas my resoudre, tout ce que je voudrois par la suite cest que l'on repara l'affront que lon ma fait et nestre pas deshonorée, voila je vous assure mon unique ambition. bon soir, je ne peut pas vous en dire davante estant mourante. si vous mecrivez par la poste mandé moy simplement des nouvelles du roy sans aucunes reflections, mais je voudrois scavoir comment faquinet aura esté recuet; je conte sur des couriers de tems en tems, qu'est ce que madame de Bouflers dit de notre triste avanture, faite luy mes compliment, jay rencontré la Poule[538]; elle meriteroit bien que monsieur de Soissons luy donna une petite marque de bontée, je n'en desespere pas, ou elle viendra peut estre du roy[539], cela seroit assé plaisant; ah, mon Dieu qu'est ce que c'est que tout cecy, je vous donne ma parole que voila qui est fini pour moy, il faudroit estre une grande fôle pour avoir envie de sy rembarquer, et vous scavez combien peu j'estois flatté et éblouit de toutes les grandeurs et que si je m'en estois crue je n'en serois pas la, mais cest fait, il faut prendre son parti et ny plus songer, tacher de remettre du calme dans votre esprit, et de ne point tomber malade[540].

Le voyage recommença. Ce fut un éternel chemin fait à travers les malédictions, par le carrosse détesté et honteux qui semblait porter l'impopularité du Roi. Madame de Châteauroux se cachait aux relais. À chaque ville, à chaque bourg, elle s'enfonçait et se réfugiait dans quelque route de traverse où les chevaux venaient la reprendre, sans pouvoir l'emporter assez vite pour faire taire à ses oreilles les voix de l'horizon et ce murmure lointain qui demandait sa tête[541].

Enfin elle se glissait inaperçue dans ce Paris, tout entier tendu vers les courriers de Metz, plein d'anxiétés, de prières et de larmes et vouant à Louis le Bien-Aimé un de ces grands amours nationaux de la France qui ressemblent à l'amour: ils en ont la passion, l'élan, la sincérité, aussi bien que les retours, l'illogisme et le caprice. Là, encore cachée, et se sauvant du peuple parisien, enfermée chez elle par les risées des rues et les brutalités des halles, elle se débattait avec tout ce qui la soutenait et tout ce qui l'obsédait. Aux larmes succédaient les révoltes, à l'abattement l'orgueil. Elle rejetait la disgrâce, puis l'espérance; et dans ce faible corps de femme remué et tourmenté par des crises de nerfs qui allaient jusqu'aux convulsions, les crises de l'âme variaient et se renouvelaient sans cesse.

À la nouvelle de la réconciliation du Roi avec la Reine, madame de Châteauroux se laissait aller au désespoir; puis, le surmontant, elle reprenait courage et se rattachait à cette correspondance avec Richelieu, qu'elle n'avait point cessée, et qu'elle soutenait avec cet air d'ironie et ce sourire du bout des lèvres qui est parfois le masque et le ton des plus amères et des plus profondes douleurs de l'orgueil. Elle rassemblait ses esprits, son parti, ses chances. Elle pensait à l'habileté de Richelieu, aux démarches de la princesse de Conti; et, foulant aux pieds ses chagrins et le présent, elle s'oubliait dans la poursuite de ses rêves interrompus, elle se berçait avec l'avenir, elle voyait déjà ses amours renoués, et envoyait en ces termes ses plans d'intrigues et ses raisons d'espérance à Richelieu:

… Moy je croît que s'il (le Roi) y alloit tout seul[542] cela voudroit mieux pour le debarrasser de la reine, et puis pour qu'à son retour il prit son train de vie ordinaire; je suis persuadé même que c'est là sa façon de penser et qu'actuellement il rumine a tous ces arrangements la. Je crois que la première fois qu'il vera ses aides de camps, il sera un peu embarrassé, mais il faudra tacher de le mettre le plus a son aise que faire se pourra, vous ne scavé peut être pas la raison pour quoy monsieur de Soissons en a usé avec tant de douceur pour moy, c'est que c'est l'homme du monde le plus ambitieux, qui a demandé au Roy la place de monsieur le cardinal de Rohan, et qui a sceut que je m'y estois oposé et que javois beaucoup pressé le roy pour le coadjuteur, vous m'avouré que voilà un saint homme et qu'il est bien démontré que c'est la religion qui le conduit, en vérité avoir été au moment de voir périr le roy, pour des intérêts particuliers, est une chose incroyable, et dont je ne reviendrai pas sitot. Adieu, cher oncle, je mennuye beaucoup de ne vous pas voir, vous scavez combien je vous aime.

Remettes toutes ces lettres à leurs adresses, retournés. Depuis ma lettre ecrite japrend par la votre celle que monsieur d'Argenson vous a escrit. Je ne peut pas vous dire dans quel etat elle ma mis, je suis au désespoir, par la datte de celle de monsieur d'Argenson, je voit que c'est a sa seconde communion que l'on l'a exigé de luy, et jaime mieux que ce soit dans ce moment la qu'a present, qu'il est a luy totalement, cela n'est point ébruité du tout, aparamment qu'il n'en a pas nommé d'autre, et je ne tiens pas tout perdue, vous avez très bien fait de luy escrire, pour moy jay une petite lettre toute prete et je n'attend que le moment pour luy lacher, par ou il aprendra tout ce qui s'est passé depuis le commencement de sa maladie jusqu'à la fin. Mais il faut bien prendre son temps, car il ne faut pas manquer son coup. Je ne peut pas me mettre en teste que tout cela tourne à mal, et suis meme persuade que vous feré votre ambassade. Vous auriez du tenir secret la lettre de monsieur Dargenson, et je me meurs de peur que vous n'en ayez parlé; vous avez bien raison de dire qu'il seroit joli de faire revenire la journée des dupes pour moy, je n'en doute pas, c'est justement de meme un jeudy, mais il faut de la patience, il est vray qu'il en faut beaucoup. Tous les propos que l'on vous a mandé que l'on tenoit à Paris sont très réelle, vous ne scauriez croire jusqu'où ils sont poussé, si vous y aviez parue dans ce moment la, vous auriez été mis en pièces. Vous faite très bien d'aimer madame d'Aiguillon comme vous faite et de luy escrire si souvent, car elle fait bon usage de vos lettres et elle a marqués prendre un grand interest a vous et vous aimer beaucoup; je n'en ay jamais vue un si fol que vous, voue croyé tout ce que l'on vous dit et que l'on vous aime à la folie, en vérité c'est pitoyable. Le roy continue a s'ennuyer, je crains meme que cela ne fasse trainer sa convalescence, mais il ne tient qu'a luy d'y mettre ordre, moyennant quoy il est moins a plaindre. Vous m'aviez mandé que vous me diriés quel expédient vous aviés trouvé pour Lebel et Bachelier, vous rendissent conte de tout ce qui se passeroit, mais, dieu merci, vous n'en avez rien fait, et vous me paroissé très mal informé, mais quand on reçoit des lettres de ministres aussi agréables, on doit etre content; c'est très bien a monsieur d'Argenson d'en user comme il fait avec vous, et j'en suis d'autant plus aise, qu'il est très nécessaire dans ce moment cy d'avoir quelquun comme luy dans sa manche[543]. Je vous dis que nous nous en tirerons, et j'en suis persuadé; ce sera un bien jolie moment, je voudrais déjà y estre, vous le croiré sans peine. Adieu, cher oncle, je vous aime, je vous aime de tout mon cœur, et suis outré de vous entrainer dans mon malheur, cela l'augmente je vous jure de beaucoup. Brulé toutes mes lettres, c'est a dire celles que je vous escrit. Joubliois bien de vous dire que vous avez grande raison d'estre déterminé à ne point donner la démission de votre charge, vous seriez bien fol, il ne faut la donner qu'avec votre teste, et je suis persuadé que monsieur de Soissons aura beau faire et beau dire qu'elle restera sur vos épaules, et que nous aurons le plaisir de l'y voir encore longtemps. Cela seroit pourtant plaisant que l'on vous coupe la teste pour ce que vous avez fait pendant la maladie du roy, car je ne peux imaginer ce que l'on peut luy avoir dit[544].

Dans une autre lettre du 13 septembre, madame de Châteauroux songeait à prendre un nouveau rôle, un rôle inattaquable, le rôle d'amie du Roi, et cela dans sa lettre avec des allures viriles dignes de l'allégorie sous laquelle Nattier avait représenté la nerveuse duchesse.

Ce 13 septembre, à Paris.

_Tranquillisé vous, cher oncle, il se prépare de beaux cous pour nous, nous avons eut de rudes momens a passé, mais ils le sont, je ne connoit pas le roy dévot, mais je le connoit honneste homme et très capable damitié, quelques réflections qu'il fasse, sans me flatté je croit quelle ne seront qua mon avantage, il est bien sure de moi, et bien persuadé que je l'aime pour luy, et il a bien raison, car j'ay senti que je l'aimois à la folie, mais c'est un grand point qu'il le sache, et j'espère que sa maladie ne luy a pas oté la mémoire, jusquicy personne n'a connu son cœur que moy, et je vous répond qu'il la bon et tres bon; et tres capable de sentimens, je ne vous nires pas qu'il y ait un peu de singulier par mi tout cela, mais ce n'est pas ce qui l'emporte, il sera devot, mais point cagot, je l'aime cent fois mieux, je seré son amie, et pour lors je seré inattaquable: tout ce que les faquinets ont fait pendant sa maladie, ne fera que rendre mon sort plus heureux et plus stable, je nauré plus a craindre ni changemens ni maladie ni le diable, et nous menerons une vie délicieuse, ajouté un peu plus de foy que vous ne faites a tout ce que je vous dit, ce ne sont pas des reveries, vous veré si cela ne se réalisera pas, tout cela est fondée sur la connaissance que jay de l'homme a qui nous avons afaire et je vous assure que je connoit tous les plis et replis de son ame, et qu'il y a du beau et du bon, il ne faut pas le jugé parce qu'il a fait a votre egard, il n'estoit pas encore bien a luy et je suis persuadé que l'on luy a dit quelque chose d'affreux, et je ne peux pas imaginer ce que c'est, je ne suis pas encore bien convaincu que vous nalliés pas en Espagne; mais en tout cas je ne crois pas qu'il en nomme un autre, il fera faire la demande par l'eveque de Rennes, voila mon idée, quest ce que vous en dites. vous avés bien raison de dire qu'il ne faut marquer avoir aucune esperance de retour, est inutile et cela augmenteroit la rage de ces monstres qui est déja assé considérables, je pense comme vous sur ma lettre, il vaut mieux attendre que de manqué son coup[545]. Monmartel est bien pour cela aussi, madame Tencin voudroit déja qu'elle fut reçut, mais elles sent comme nous les conséquences si elle ne l'estoit pas bien. Adieu, cher oncle, porté vous bien; pour moy je vas songer réellement a me faire une santé de crocheteur pour faire enrager nos ennemis le plus longtemps que je pourré et avoir le temps de les perdre, et ils le seront, vous pouves en être sure. vous connoissé mon amitié pour vous, elle est, je vous jure, des plus tendres, faites mes compliment a messieurs de Soubise et d'Ayen, quand vous reverré du Mesnil dite luy milles choses et que je ne luy ay pas fait responce parce que je ne n'ay su ou le prendre, voila une lettre pour monsieur Daumont que vous lui remettré bien exactement en luy faisant mes complimens[546]._

Le souffle et l'humeur d'un moment emportaient tout: une désespérance absolue et sans bornes paralysait toutes ses facultés, la force même d'un désir lui manquait, et elle demeurait sans mouvement, la pensée endormie, la volonté morte, dans un de ces anéantissements qu'elle peignait si bien alors qu'elle disait «ne plus reconnaître en elle ni madame de la Tournelle ni madame de Châteauroux, et se sentir devenir une étrangère à elle-même[547].» Puis un rien la tirait de là, un aiguillon d'amour-propre, un sentiment de vengeance contre Maurepas, contre Pérusseau, et l'impatience d'une revanche éclatante et sans pitié, ne tardait pas à la posséder, et à donner à ses idées la furie de la fièvre.

* * * * *

Le Roi, entièrement guéri au mois de septembre, laissait bientôt voir une mélancolie qui rendait l'espoir et l'audace à Richelieu: l'amour n'était point mort dans ce cœur qui trouvait la solitude où madame de Châteauroux n'était pas. Le courtisan, retiré à Bâle, se remettait à l'œuvre, il reprenait ses plans, et travaillait pour la favorite avec l'ardeur d'un homme qui travaille pour sa fortune: ne voyait-il pas dans le lointain, au bout de ses efforts, derrière le retour de madame de Châteauroux, ce triomphe personnel de son ambition, cette superbe récompense de son zèle, le rétablissement en sa faveur de la dignité de connétable de France? Après s'être éclairé, après avoir fait tâter le Roi par le cardinal de Tencin et le maréchal de Noailles[548], il adressait au Roi un mémoire détaillé sur sa maladie de Metz, mémoire habile où il avait su glisser les ombrages et les soupçons, prêter à la conduite de ses adversaires des motifs d'ordre humain, attribuer enfin à tous les ennemis de madame de Châteauroux, qui avaient abusé des remords et de la faiblesse du Roi, des sentiments d'égoïsme, des vues ambitieuses le désir presque et l'impatience de la mort du Roi.

Madame de Châteauroux à laquelle le mémoire ou la lettre était adressée par Tencin écrivait à Richelieu avec le mépris supérieur qu'elle a l'habitude d'avoir pour l'expérience, la pratique de l'humanité de son oncle.

_À Paris, ce 18 octobre[549].

J'ay vue, cher oncle, le cardinal de Tencin dont je suis enchanté; il ma montré la lettre que vous avés escrit au roy que je trouve comique et tres bonne, surement elle luy aura plu, mais vous aves mal fait de lui repondre verbalement a ce qu'il vous avait demendé; il faloit lui escrire, c'est étonnant vous ne le connoissé pas du tout et vous estes surpris comme guelquun qui arriveroit à la cour, vous estes un drole d'homme. J'ai vu et vois madame de Bouflers tous les jours dont je suis tres aise; mais ma sœur pas tant je croit, je vous charge de faire mes compliments à monsieur de Belle-Isle et de luy dire que si je ne luy ai pas écrit sur sa lieutenance[550] c'est que… je ne scay pas quoy, je men raporte a vous pour tourner cela joliment, vous senté bien que c'est que jay oublié de lui écrire et que je veux que vous raccommodies ma sotise. Adieu, cher oncle, je vous aime, je vous assure on ne peut pas davantage et suis outré d'être si longtemps sans vous voir. À propos, le petit saint (Saint-Florentin) vous fera des difficultés sur le changement que vous demandés pour vos etats, mais tachez d'avoir gain de cause, car il seroit ridicule que vous eussiez quinze jours après le siége de libre sans venir à Paris, c'est pour lors que l'on diroit que vous estes en disgrace. Remettes cette lettre au chevalier de Grille[551].

Avec les lettres de Richelieu revenaient peu à peu autour du Roi quelques-uns des favoris que l'appareil des sacrements, les foudres de Fitz-James, les lettres de cachet de d'Argenson sous enveloppe, avaient dispersés pendant l'agonie du Roi. Et avec cette correspondance et ce monde, le Roi se refroidissait pour la Reine.

Dans un court séjour chez son beau-père à la cour de Lorraine, il montrait à tous par ses distractions et sa taciturnité, un homme amoureux absorbé dans le souvenir et les regrets. La gloire ne lui souriait plus, la guerre lui semblait une longue fatigue; et le 8 novembre, aussitôt la capitulation de Fribourg signée, il repartait en toute hâte pour Paris[552]. Il y courait chercher, non point l'applaudissement et le triomphe, mais le pardon de sa maîtresse.

Tenue au courant des choses par Richelieu, suivant de sa retraite, mouvement à mouvement, le cœur du Roi, raffermie et plus osée dans les insolences de son orgueil par la certitude de tout obtenir, la duchesse de Châteauroux avait pris la résolution de ne rentrer à Versailles qu'avec les plus formelles sûretés et les plus grandes satisfactions. Pour oublier, pour pardonner les scènes de Metz, les ignominies de la disgrâce, il lui fallait une expiation proportionnée à l'humiliation, une vengeance qui fît éclat,—ce n'était point assez,—qui fît peur. Et la duchesse attendait le Roi sans l'appeler, sachant bien qu'il viendrait.

Elle n'attendait pas longtemps. Dans la nuit du 14 au 15, le second jour de l'arrivée du Roi à Paris, les femmes de la Reine entendirent trois fois gratter à la porte. La Reine avertie dit que ce n'était rien, que c'était le vent. À la troisième fois cependant, au bout d'un intervalle, on ouvrit, mais on ne trouva personne[553], Le Roi n'y était plus, il était déjà sorti des Tuileries, avait traversé le Pont-Royal, et escorté de Richelieu, frappait rue du Bac, chez la duchesse de Châteauroux[554].

Devant cette visite inespérée, mais non si promptement attendue, devant cette visite d'un Roi venant dans la nuit lui apporter ses excuses et lui demander ses conditions pour renouer, la duchesse en dépit de son énergie morale, se trouvait mal, et ne pouvait dire autre chose que ces paroles qu'elle répétait et répétait encore: «Comme ils nous ont traités[555].» Le Roi la suppliait alors de revenir à Versailles. Madame de Châteauroux ne consentait à s'y rendre qu'incognito: son retour officiel devait être précédé de la retraite de tous ses ennemis. Et le lendemain elle partait pour Versailles cachée dans une de ces voitures publiques appelées pot-de-chambre. Avant de partir elle avait dit à ses gens qui l'avertissaient de l'espionnage de Maurepas: «Bientôt, il ne m'importunera plus.»

À Versailles la duchesse se montrait une autre femme que la femme de la veille. Elle reprenait ses hauteurs et ses exigences. Elle jouait le détachement, l'indifférence et répondait froidement aux sollicitations du Roi, «que satisfaite de ne pas aller pourrir dans une prison par ses ordres, et contente d'avoir la liberté et les plaisirs d'une vie privée, il en coûterait trop de têtes à la France, si elle revenait à la cour[556]…» Et la phrase n'a rien d'invraisemblable de la part de la femme qui dans ses lettres annonce. que «les méchants périront» et plaisante avec tant d'aisance sur des têtes coupées.

Le Roi cherchait à la calmer, lui disait «qu'il fallait tout oublier, et revenir le soir même à Versailles, et reprendre son appartement et ses emplois à la cour.» Mais ces paroles du Roi ne décourageaient guère les appétits de vengeance de la favorite.

Les scènes de Metz, la duchesse le savait, avaient froissé l'amour-propre du Roi; Louis XV y avait vu une diminution de l'autorité et de la volonté royale, un empiétement dangereux de l'Église, et une victoire du clergé grossie jusqu'à l'insolence par les prédicateurs de Paris. Le mémoire et les paroles de Richelieu avaient encore envenimé ces secrètes alarmes du Roi, et le tableau désillusionnant de toutes ces ambitions, empressées à son lit de mort avec des attitudes de dévouement, l'avait vivement et profondément touché. Tout ce qui lui rappelait Metz lui était importun et suspect; et tous ceux qui l'avaient précipité dans une pénitence publique de ses faiblesses, lui étaient devenus presque aussi odieux qu'à madame de Châteauroux. Il avait perpétuellement à la bouche la cabale de Metz, et quant à messieurs de la Rochefoucauld, Bouillon, Fleury, Balleroy, le Roi ne les appelait que «ces messieurs! où sont ces messieurs? que font ces messieurs»[557]?

Il couvait une haine sourde contre Châtillon, le gouverneur du Dauphin, qui, malgré ses volontés avait amené le Dauphin à Metz[558]; il nourrissait de vives colères contre madame de Châtillon, qui avait insulté ses amours, et parlé dans ses lettres à la reine d'Espagne de l'indignité de madame de Châteauroux[559]. Et pendant le reste de la campagne, il avait laissé échapper ses ressentiments contre l'évêque de Soissons Fitz-James, et contre son confesseur Pérusseau. Il n'y avait donc que l'horreur du sang qui séparât le Roi de madame de Châteauroux. La forme seule des vengeances demandées par sa maîtresse lui répugnait; et quand madame de Châteauroux abandonnait ces idées de sang, ces demandes de têtes, qu'elle descendait à se contenter de sévérités qui suffisaient à sa vanité, l'entente était prête de se faire. Le Roi lui abandonnait le duc de Châtillon[560] qui élevait le fils du Roi dans le dégoût des amours de son père. Il lui abandonnait Balleroy[561], Fitz-James[562], Pérusseau[563], la Rochefoucauld[564], le duc de Bouillon[565] qui tous étaient envoyés en exil ou punis par la disgrâce.

Pourtant l'impérieuse duchesse caressait de plus énormes satisfactions: elle voulait rentrer en triomphe dans une cour vaincue et décimée, et elle demandait que les princes du sang partageassent l'exil de leur parti, pour que l'expiation de Metz fût entière, et que la punition de la faction fût un mémorable exemple. Le Roi avait besoin de mille efforts sur lui-même pour lui refuser ce sacrifice.

Mais où la lutte fut la plus vive, où madame de Châteauroux s'acharna, ce fut autour de Maurepas. Madame de Châteauroux tenait absolument à ce qu'il fût chassé. Le Roi s'obstinait à garder ce ministre, le seul qui lui fit tolérable l'ennui du conseil et facile le travail du gouvernement. Enfin, après de longues batailles, une transaction eut lieu: madame de Châteauroux permit au Roi de garder Maurepas, mais à la condition qu'il lui serait permis de l'humilier, et que la façon, la mesure et les moyens de l'humiliation seraient laissés à son bon plaisir.

Tout adouci qu'il était, ce féroce traité de raccommodement entre les deux amants demandait douze jours de négociations, du 14 au 25 novembre.

* * * * *

Le mercredi 25 novembre, le duc de Luynes apprenait dans la soirée le rappel des deux sœurs à la cour. Mesdames de Modène et de Boufflers jouaient chez lui, quand un laquais de madame de Châteauroux apportait une lettre à madame de Modène. Madame de Modène lisait la lettre en hâte, se levait aussitôt, donnait son jeu à tenir, passait dans un cabinet où elle écrivait un mot, et allait parler dans l'antichambre au courrier auquel elle donnait huit louis. Le laquais de madame de Châteauroux montrait l'argent aux domestiques du duc de Luynes, en disant qu'il devait avoir apporté une bonne nouvelle puisqu'il était si bien payé. La duchesse de Boufflers recevait, elle aussi, une lettre de la favorite par le même courrier et dont elle donnait plus tard lecture en particulier à quelques personnes qui se trouvaient dans le salon. Voici les termes de cette lettre de madame de Châteauroux:

Je compte trop sur votre amitié pour que vous ne soyez pas instruite dans le moment de ce qui me regarde. Le Roi vient de me mander par monsieur de Maurepas qu'il étoit bien fâché de tout ce qui s'étoit passé à Metz et de l'indécence avec laquelle j'avois été traitée, qu'il me priait de l'oublier et que pour lui en donner une preuve, il espéroit que nous voudrions bien revenir prendre nos appartements, à Versailles, qu'il nous donneroit en toutes occasions des preuves de sa protection, de son estime, de son amitié, et qu'il nous rendoit nos charges[566].

Ce mercredi 25 novembre, en effet, le Roi au sortir du conseil faisait entrer monsieur de Maurepas dans le cabinet des perruques. Là avait lieu un entretien entre Maurepas et Louis XV qui imposait à son ministre l'humiliation d'aller en personne annoncer à madame de Châteauroux son rappel à la cour. Maurepas se disposant à écrire les paroles du Roi, Louis XV lui disait: «Les voilà toutes écrites» et lui remettait un billet.

Là-dessus Maurepas partait pour Paris et se rendait à six heures, rue du Bac à l'hôtel dépendant des Jacobins de la rue Saint-Dominique qu'habitaient les deux sœurs.

Maurepas demandait au suisse de l'hôtel si madame de Châteauroux était chez elle: on lui répondait que non. Il se nommait: on lui répétait qu'il n'y avait personne. Il déclarait enfin qu'il venait de la part du Roi: la porte lui était alors seulement ouverte[567].

Madame de Châteauroux était au lit, avait dans sa chambre le duc d'Ayen qui s'éloigna, quand il entendit que Maurepas venait de la part du Roi.

Il y eut d'abord un silence pendant lequel madame de Châteauroux considéra Maurepas sans un salut, sans une parole et donna aux ressentiments de sa vanité de femme le spectacle et la pâture de l'embarras du ministre. Maurepas un moment déconcerté lui remettait le billet du Roi[568] en lui disant que le Roi la priait de venir reprendre avec sa sœur leurs places à la cour, et le chargeait de l'assurer qu'il n'avait eu aucune connaissance de ce qui s'était passé à son égard pendant sa maladie à Metz.

Madame de Châteauroux répondait:

«J'ai toujours été persuadée, Monsieur, que le Roi n'avait aucune part à ce qui s'est passé à mon sujet. Aussi je n'ai jamais cessé d'avoir pour Sa Majesté le même respect et le même attachement. Je suis fâchée de n'être pas en état d'aller dès demain remercier le Roi, mais j'irai samedi prochain, car je serai guérie[569].»

L'infinie jouissance au fond de l'orgueilleuse femme, quand, la dure commission faite, Maurepas cherchait à se défendre des préventions qu'on avait pu lui donner contre lui…, avouait son embarras: aveu qui faisait venir sur les lèvres de la duchesse «qu'elle le croyait bien», avec une intraduisible intonation. Et de quel air encore, et avec quel: «Cela ne coûte pas cher[570],» faisait-elle l'aumône de sa main à baiser à Maurepas prenant congé et sollicitant cette faveur.

La duchesse était donc couchée le mercredi soir, avec un peu de fièvre, quand Maurepas lui avait fait sa visite[571]. La fièvre augmentait pendant la nuit, elle devenait plus violente dans la nuit du jeudi au vendredi, et le vendredi soir elle se compliquait d'élancements de tête insupportables. Vernage, aussitôt qu'il était appelé, déclarait que: «c'était une grande maladie,» parlait au duc de Luynes et à l'archevêque de Rouen de ses inquiétudes au sujet de la malignité de cette fièvre, ne se montrait pas rassuré par les apaisements momentanés du mal, et dès le troisième jour de la maladie appelait en consultation Dumoulin que l'on disait à la malade envoyé par le Roi pour ne pas l'effrayer[572].

La duchesse avait cependant conscience du danger de son état. Elle faisait son testament où elle instituait madame de Lauraguais sa légataire universelle, laissant des récompenses considérables en argent et en pensions à tous ses domestiques[573]. Elle demandait à voir le père Segaud auquel elle se confessait, se réconciliait avec sa sœur de Flavacourt dans une entrevue pleine d'attendrissement[574], recevait le viatique des mains du curé de Saint-Sulpice.

À la suite de plusieurs saignées, un mieux se produisait le samedi 28 dans l'état de la malade, et qui durait le dimanche et le lundi, mais le mardi 1er décembre les nouvelles de la nuit étaient très-mauvaises, et les courtisans faisaient la remarque que le Roi était fort sérieux et qu'il ne parlait à personne à son lever[575].

Dès lors ce furent chez la duchesse des douleurs folles, des convulsions, une agitation frénétique de tout le corps, des souffrances insupportables de la tête, un délire furieux, où dans les divagations accusatrices des paroles de la favorite se mêlait le mot de poison au nom de Maurepas.

Dans la nuit du vendredi 4, la malade qui avait perdu depuis deux ou trois jours la connaissance, était saignée trois fois, et l'on s'attendait à sa mort pour le samedi[576].

Le Roi ne sortait plus que pour aller à la messe[577], ne paraissait plus que pour assister au conseil ou donner l'ordre, restant toute la journée enfermé dans ses cabinets. Messieurs d'Ayen, de Gontaut, de Luxembourg se relevaient pour lui apporter des nouvelles deux fois par jour. Et Montmartel adressait chaque jour quatre courriers à Lebel qui envoyait encore à Paris des gens à lui, de manière que le Roi eût des nouvelles à toutes les heures.

Le visage du Roi qui, avec ses rembrunissements et ses éclaircies, était une espèce de miroir sur lequel la cour, tous les jours, lisait le bulletin de la maladie, annonçait un mieux dans la matinée du samedi. Dans la journée on parlait de moments où la tête de la malade redevenait libre, et les amis de la favorite recommençaient à espérer, le jour où l'on croyait qu'elle allait mourir.

La duchesse de Châteauroux avait autour de son lit le dévouement de chaudes amitiés[578]. Monsieur de Gontaut, lié avec elle du temps qu'elle n'était encore que madame de la Tournelle, y passait des heures. Il était remplacé par d'Ayen pour lequel la froideur de la favorite s'était changée en une véritable affection, et à d'Ayen succédait Luxembourg, l'ami personnel de madame de Mailly, d'abord en disgrâce, mais tout à fait réconcilié avec la duchesse par sa maîtresse madame de Boufflers. Madame de Boufflers était une des assidues à son chevet, et l'on raconta que, la veille de la mort de la favorite, dans un moment de lucidité, la duchesse eut avec elle une longue conversation et la chargea de dire plusieurs choses secrètes au Roi.

Mais la vraie garde-malade était madame de Modène dont la chaude affection pour la duchesse l'avait fait accuser de basse complaisance pendant le voyage de Metz, et qui, dans la sincérité de son affection, montrait une indifférence qui étonnait pour son mariage avec le duc de Penthièvre. Madame de Modène soigna la duchesse de Châteauroux jusqu'au dernier moment, la servant nuit et jour, tenant la place à son chevet de sa sœur bien-aimée qui manquait.

Car, pendant que la duchesse agonisait, madame de Lauraguais, accouchée d'une fille quelques jours avant, et alitée dans l'appartement au-dessus, ignorait que sa sœur était si proche de la mort, croyait qu'elle était seulement indisposée, qu'elle avait une fluxion sur les yeux[579]. Et quand les cris de la mourante, dans ses épouvantables souffrances, montaient jusqu'à madame de Lauraguais, on faisait du bruit dans sa chambre pour distraire son attention; mais enfin ces cris elle les entendait: on lui disait alors que c'étaient les cris d'une femme en douleur d'enfant dans la rue[580].

Le lundi 7, le duc d'Ayen apprenait au Roi que la duchesse n'était pas encore morte, mais qu'elle était à toute extrémité, et qu'il devait s'attendre à recevoir la triste nouvelle d'heure en heure. Le Roi montait aussitôt dans une voiture pour laquelle on gardait un attelage tout harnaché depuis deux ou trois jours, et escorté de deux palefreniers portant des flambeaux[581], se rendait à la Muette, mandant à d'Argenson avant de partir qu'on vînt lui rendre compte seulement dans le cas d'affaires très-pressées[582].

La duchesse de Châteauroux expirait à l'âge de vingt-sept ans, le mardi 8 décembre 1744[583], à sept heures du matin, après avoir été saignée une fois à la gorge, une fois au bras et neuf fois au pied sans que la perte de tout ce sang pût parvenir à maîtriser cette agonie furibonde et la rage de ce corps épuisé[584].

Elle mourait, la favorite, selon le vœu qu'elle avait formé dès l'enfance, un jour de fête de la Vierge, le jour de la Conception[585].

Le jeudi 10 décembre, la duchesse de Châteauroux était inhumée dans la chapelle de Saint-Michel à Saint-Sulpice, à six heures du matin, une heure avant l'usage, et le guet sous les armes, pour sauver son cercueil des fureurs de la populace.

Mort étrange, fatale, et qui, rapprochée de tant d'autres morts, de tant d'autres disparitions subites de la grande scène de Versailles, de tant d'autres foudroiements, promène, derrière la comédie, la folie et le sourire de ce siècle, derrière ce carnaval enchanté du plaisir, de la galanterie, de l'esprit, les soupçons et les terreurs d'une Italie du seizième siècle! Fins hâtées, brusques dénouements de jeunes existences, renversements des plus beaux rêves, les coups de la Providence ont en ce temps une violence qui ne semble appartenir qu'aux mains de l'homme: la mort y semble véritablement humaine, tant elle se montre jalouse et précipitée! Princes, princesses, maîtresses de roi, sont enlevés si vite et dans de si particulières circonstances, qu'on les dirait emportés par l'ombre de Locuste. Le poison! un poison inconnu et ad tempus, voilà la grande épouvante léguée par la cour de Louis XIV à la cour de Louis XV. Le poison, c'est le cauchemar des agonies de ce dix-huitième siècle, qui verra plus tard le successeur de Louis XV entre un homme accusé de l'empoisonnement du Dauphin, de la Dauphine, et encore entre un homme accusé de l'empoisonnement de madame de Châteauroux: entre Choiseul et Maurepas!

Il arrivera même au milieu du siècle que devant la conviction générale de l'empoisonnement des maîtresses, des princesses des princes, des hommes et des femmes jouant un rôle à la cour, et devant les soupçons accusateurs que laisseront échapper les médecins Tronchin et la Breuil, lors de la mort de la Dauphine[586], il arrivera que Louis XV chargera le ministre Bertin de s'enquérir s'il existe des poisons qui puissent faire périr à échéance fixe, sans laisser de traces.

Et quelqu'un aura la mission du ministre Bertin de faire causer l'abbé Galiani sur les poisons de son pays. Galiani, sans se douter que le Roi le fait interroger, dira: «… Par exemple à Naples, le mélange de l'opium et des mouches cantharides, à des doses qu'ils connaissent, est un poison lent, le plus sûr de tous, infaillible, et d'autant qu'on ne peut pas s'en méfier. On le donne d'abord à petites doses pour que les effets soient insensibles: en Italie nous l'appelons aqua di Tufania, eau de Toufanie[587].

«Personne ne peut en éviter les atteintes, parce que la liqueur qu'on obtient dans cette composition est limpide comme de l'eau de roche et sans saveur.

«Les effets sont lents et presque imperceptibles; on n'en verse que quelques gouttes dans du thé, du chocolat, du bouillon, etc. Il n'y a pas une dame à Naples qui n'en ait sur sa toilette pêle-mêle avec ses eaux de senteurs; elle seule connaît le flacon et le distingue; souvent la femme de chambre de confiance n'est pas dans le secret, et prend ce flacon pour de l'eau distillée ou obtenue par dépôt, laquelle est la plus pure et dont on se sert pour étendre ou développer les odeurs quand elles sont trop fortes.

«Les effets de ce poison sont fort simples. Vous ressentez d'abord un malaise général dans toute l'habitude du corps. Le médecin vous examine, et n'apercevant aucuns symptômes de maladie, soit externes, soit internes, point d'obstructions, d'engorgements, d'inflammations, il conseille les lavages, la diète, la purgation. Alors on redouble la dose, mêmes malaises, sans être plus caractérisés… Le médecin qui n'entrevoit rien d'extraordinaire, attribue l'état du plaignant à des matières viciées, à des glaires, à des humeurs peccantes qui n'ont point été suffisamment entraînées par la première purgation. Il en ordonne une seconde. Troisième dose, troisième purgation. Quatrième dose… Alors le médecin voit bien que la maladie lui échappe; qu'il ne l'a pas connue, qu'elle a une cause, qui ne se découvrira qu'en changeant de régime. Il ordonne les eaux, etc., etc. Bref les parties nobles perdent leur ressort, se relâchent, s'affectent, et le poumon surtout comme la plus délicate de toutes, et l'une des plus employées dans le travail de l'économie animale […]

«Et par cette méthode on suit quelqu'un, tant et si longtemps que l'on veut: des mois, des années; les constitutions robustes résistent plus longtemps…[588]»

Et le confident de cette conversation ne pouvait s'empêcher de reconnaître qu'il était impossible de mieux peindre «les symptômes, les périodes, les nuances» de la maladie du Dauphin et de la Dauphine.

* * * * *

L'imagination publique, encore sous l'émotion de la mort de madame de Vintimille, ne taisait plus à la mort de madame de Châteauroux le murmure de ses accusations. Les accusateurs alléguaient les dénonciations de la mourante, ses indications précises d'avoir été empoisonnée une première fois dans une médecine à Reims[589]. Ils appuyaient sur la demi-journée passée à Paris par Maurepas, et dont l'emploi était inconnu[590]. Ils parlaient de poisons, subtils comme les poisons de la Renaissance, glissés dans la lettre du Roi.

Mais ces accusations contemporaines n'étaient que des suspicions et des préventions passionnées. Les lumières que l'histoire possède aujourd'hui donnent à l'historien le droit et le devoir d'en faire justice. Il suffira pour cela de rapporter l'opinion et le témoignage du médecin de madame de Châteauroux, Vernage. Aux insinuations d'empoisonnement, Vernage haussait les épaules. Il racontait qu'au retour de Metz, il avait prescrit à madame de Châteauroux un régime rafraîchissant, de la distraction, de l'exercice. Mais la duchesse n'avait point voulu suivre ses recommandations. Tout entière au souvenir et au ressentiment de la disgrâce, à la vengeance, elle s'était abandonnée à la fièvre de ses projets et de ses passions. Quinze jours avant sa mort, à la prière des amis de madame de Châteauroux, Vernage avait eu avec elle une longue et sérieuse conversation sur sa santé. Il lui avait dit: «Madame, vous ne dormez pas, vous êtes sans appétit, et votre pouls annonce des vapeurs noires; vos yeux ont presque l'air égaré; quand vous dormez quelques moments, vous vous réveillez en sursaut; cet état ne peut durer. Ou vous deviendrez folle par l'agitation de votre esprit, ou il se fera quelque engorgement au cerveau, ou l'amas des matières corrompues vous occasionnera une fièvre putride[591].» Et Vernage insistait auprès d'elle sur la nécessité pressante de se faire saigner, de se soigner. La duchesse promettait de prendre soin d'elle à Vernage, à Richelieu, à ses amis, à tous ceux qui l'approchaient. Mais ce grand retour de fortune, la réconciliation avec le Roi, les débordements de la joie et de l'orgueil, les imprudences amoureuses dans un moment dangereux[592], amenaient la réalisation des prévisions de la médecine: c'était une fièvre putride, avec transport au cerveau, qui enlevait madame de Châteauroux. L'autopsie venait encore confirmer le dire de Vernage: elle ne révélait d'autres désordres intérieurs que la dilatation et le gonflement sanguin des vaisseaux capillaires de la tête[593].

Cependant, il est au-dessus de ces preuves matérielles des probabilités morales qui combattent plus victorieusement encore pour la défense de Maurepas. Le caractère du ministre le met au-dessus ou au-dessous d'une pareille accusation; et sa défense, une défense qui est en même temps le jugement de Maurepas, est tout entière dans cette parole de Caylus: «Je vous réponds qu'il est encore plus incapable de crimes que de vertus[594].» Pour passer outre, pour persister dans une accusation contre laquelle protestent toutes les déductions que la justice historique peut tirer de l'attitude morale de l'homme et des dehors de son âme, il faudrait admettre qu'il y ait eu dans le dix-huitième siècle des natures assez supérieures pour cacher sous l'insouciance et l'ironie, sous la plus charmante et la plus facile légèreté de la conscience et du ton, des sentiments et des paroles, une arrière-nature pleine de ténèbres et de profondeurs où les passions sans remords auraient travaillé à des crimes sans bruit. Évidemment ce serait là une supposition dont le dix-huitième siècle ne mérite pas l'honneur: les monstres n'y sont point si parfaits, les scélérats n'y sont que des roués.

XVIII

Conversion de madame de Mailly à un sermon du P. Renaud.—Elle quitte le rouge et les mouches.—Le lavement des pieds du Jeudi-Saint de 1743.—Les charités de l'ancienne favorite.—Sa vie de pénitence.—Son testament et sa mort.

Ainsi des sœurs que le Roi avait aimées, deux étaient mortes tourmentées de la persuasion d'avoir bu la mort, désespérées et délirantes. Et la survivante, celle-là qui la première avait mêlé le sang des Nesle au sang royal, madame de Mailly, condamnée à vivre et réduite à envier le repos de mesdames de Vintimille et de Châteauroux, traînait dans la déconsidération, dans les regrets, dans les austérités et les macérations religieuses les restes d'une existence qui n'était plus qu'une expiation.

Après quelques lueurs d'espérance, désabusée par les cruelles lettres du Roi[595], «un curieux monument de la sécheresse humaine,» comme les appelle le prince de Tingry, madame de Mailly s'était arrachée du monde pour se jeter en Dieu.

Touchée par un sermon du père Renaud, ce disciple du père Massillon qui, venu comme lui de la Provence prêtait à la religion les tendresses et les élancements amoureux du Midi, madame de Mailly se sentait tout à coup ravie et dégoûtée d'elle-même par cette parole douce et pénétrante qui parlait du bonheur de vivre avec Dieu. Un jour où elle devait dîner chez monsieur de la Boissière, où elle était attendue par les convives, qu'elle avait nommés, elle faisait dire qu'elle ne pouvait pas s'y rendre; et l'on apprenait ce jour-là le grand renoncement de madame de Mailly: elle quittait pour toujours le rouge et les mouches[596].

Une transformation s'était faite en elle, pareille à ces illuminations dont les historiens des premiers siècles de l'Église nous entretiennent comme de miracles.

De ce jour elle se vouait à une pénitence exemplaire[597] et le Jeudi-Saint de l'année 1743, la cour et le peuple se pressaient chez les sœurs grises de Saint-Roch pour voir madame de Mailly, qu'accompagnait la jeune veuve du duc de la Trémoille, faire humblement le lavement des pieds[598].

Toute la bourse de l'ancienne favorite, tout son temps, toute son âme étaient aux bonnes œuvres. Elle ne s'employait qu'à visiter les pauvres et les prisons, se ruinant et se dépouillant si bien en secours et en charités, que parfois, c'était à peine si elle se réservait pour son nécessaire personnel, deux ou trois écus de six livres[599].

Cette vie d'immolation et de sacrifice menée avec courage, avec gaieté même, dura jusqu'en 1751, année où madame de Mailly mourait avec un cilice sur la chair[600]. Son légataire universel était son neveu, le fils du Roi et de madame de Vintimille; son exécuteur testamentaire le prince de Tingry auquel elle laissait un diamant de prix et, en outre, une somme de 30,000 livres «pour ce qu'il savait bien». Cette somme était destinée à solder les créanciers mal payés par le Roi et lésés dans des accommodements[601].

On enterra la pécheresse selon ses volontés, dans le cimetière des Innocents[602], parmi les pauvres, sous l'égout du cimetière; et une croix de bois fut toute la tombe de celle qui, dérangeant quelques personnes à Saint-Roch et souffletée de ce mot: «Voilà bien du train pour une p…!» avait répondu: «Puisque vous la connaissez, priez Dieu pour elle!»

APPENDICE

* * * * *

MADAME DE MAILLY.

Louise-Julie de Mailly-Nesle, né le 16 mars 1710, mariée le 31 mai 1726 à Louis-Alexandre comte de Mailly et seigneur de Rubempré, son cousin germain, morte la 5 mars 1751.

* * * * *

LA MARQUISE DE VINTIMILLE

Pauline-Félicité de Mailly de Nesle, appelée avant son mariage Mademoiselle de Nesle, née au mois d'août 1712, mariée le 28 septembre 1739 à Jean-Baptiste-Félix-Humbert, marquis de Vintimille, morte le 10 septembre 1741.

Compiègne, 30 juillet 1740[603].

Je suis persuadée, madame, que vous prenez part à ce qui me regarde; ainsi il ne me fallait pas d'excuse d'avoir tardé à me faire votre compliment sur la perte que je viens de faire[604]. Je me doutais bien que vous n'en saviez rien, je compte trop sur votre amitié, pour douter un moment que vous êtes capable de m'oublier, et, à vous parler franchement, je n'imagine jamais ce qui peut me faire de la peine: c'en serait une véritable pour moi, si je pouvais prévoir que vous fussiez un moment sans m'aimer. Sans fadeur, je vous trouve si aimable et si fort à mon gré, passez-moi ce terme, que je serais furieuse si vous étiez assez mal née pour n'avoir pas pour moi un peu de bonté, car, en vérité vous avez peu de gens qui vous soient aussi tendrement attachés. Je le disputerais quasi à madame de Rochefort, à qui je vous prie de faire mille complimens. Je ne vous en ferai point à vous, en finissant ma lettre: je vous dirai tout crûment que je vous aime et que je vous embrasse de tout mon cœur.

Compiègne, 8 août 1740.

_Je suis au comble de ma joie, Madame. Cette façon de commencer une lettre vous paraît peut-être singulière; mais quand vous saurez de quoi il s'agit, vous serez aussi contente que moi. Je vous dirai donc que j'ai trouvé le moment favorable de parler à ma sœur au sujet de M. de Forcalquier; je lui ai dit ce que je pensais de la façon dont le Roi le traite, et lui ai fait un grand détail avec beaucoup d'éloquence, qui dans toute autre occasion m'aurait surprise; mais je trouve que l'on parle toujours bien quand on soutient une bonne cause et surtout quand cela regarde quelqu'un à qui on s'intéresse; enfin j'ai parlé et persuadé: je suis parfaitement contente de cette réponse. Elle m'a promis de parler; je ne mets pas en doute qu'à son tour elle persuadera: je lui ai fait de grandes avances de la part de M. de Forcalquier, et l'ai assurée que s'il ne l'avait point encore vue chez elle, c'est qu'il n'avait osé.

Elle m'a paru sensible à tout ce que je lui disais d'obligeant de sa part, et m'a dit que je lui ferais plaisir de lui amener. Réellement elle s'est portée de si bonne grâce à tout ce que je lui disais, et si aise de trouver occasion de faire plaisir, que j'aurais voulu que vous fussiez témoin de notre conversation: si vous la connaissiez autant que moi, vous l'aimeriez à la folie; elle a mille bonnes qualités et une façon d'obliger singulière. Que tout ceci ne vous passe pas, et remarquez qu'en femme prudente je ne vous écris pas par la poste: on y lit les lettres fort ordinairement. Après que vous vous serez ennuyée de la mienne, mettez-la au feu, je serais au désespoir qu'elle fût perdue._

Le duc d'Ayen m'a donné un mémoire de votre part, je ferai ce qui dépendra de moi pour faire réussir votre affaire. M. le Premier n'est point ici, je compte qu'il sera bientôt de retour: en attendant je parlerai à M. de Vassé. Je compte bien aller souper dans votre petite maison, et je regrette beaucoup de n'être pas à portée de vous voir plus souvent. Je me flatte que vous pensez quelquefois à moi; vous me devez un peu d'amitié, car on ne peut vous être plus tendrement attachée que je vous le suis.

Je vous embrasse, Madame, de tout mon cœur. Voilà l'épître de Voltaire que je vous renvoie. Le duc d'Ayen me charge de vous rendre réponse pour lui, et de vous faire mille très-humbles compliments de sa part.

* * * * *

Le buste et le portrait que Louis XV avait commandés après la mort de madame de Vintimille furent-ils exécutés et existent-ils encore? Quant à moi, je ne connais aucun portrait peint ou gravé de madame de Vintimille. Il existait un dessin d'elle dans le cabinet Fontette qui devrait se retrouver au cabinet des Estampes, mais les recherches que j'ai fait faire ont été vaines, ainsi que les recherches faites pour le portrait de madame de Châteauroux faisant partie de la même collection.

* * * * *

LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS

Diane-Adélaïde de Mailly-Nesle, appelée avant son mariage mademoiselle de Montcavrel, née en 1714, mariée à Louis, duc de Brancas, dit duc de Lauraguais, morte le 30 novembre 1769.

À propos du mariage de mademoiselle de Montcavrel avec Lauraguais, donnons cette note écrite par Louis XV et trouvée dans les papiers de Richelieu:

«Je donne 24 ou 30,000 livres au plus pour les frais de noces; 80,000 livres en rentes sur les postes dont moitié seront mises en communauté.

«La pension de dame du palais dès à présent.

«Trente ans de privilège sur les juifs et je m'engage de le renouveler pour jusqu'en 1800 inclusivement. Mais je voudrois savoir si, en accordement du mari, la femme ou les enfants jouiront de ce don des juifs, ou si l'on compte qu'ils seront partagés avec les enfants du premier lit, et à qui l'on compte que ce don reviendra en cas de mort, sans enfants des futurs époux.

«Quels biens peuvent assurer le douaire à perpétuité pour les enfants, puisque l'on en exclut le duché et les terres du comtat?»

Brevet de dame d'atours de Madame la Dauphine pour la duchesse de Lauraguais.

AUJOURD'HUY 20 décembre 1744. Le Roy étant à Versailles, s'étant déterminé de bonne heure à penser au mariage pour Monseigneur le Dauphin qui pût, en perpétuant la succession de la Couronne dans la ligne directe, affermir de plus en plus l'union qui règne entre les deux plus puissants thrones de l'Europe, Sa Majesté a fait la demande de l'Infante d'Espagne Marie-Thérèse-Antoinette-Raphaelle, cette princesse a été accordée aux vœux de Sa Majesté et à ceux de M. le Dauphin et désirant qu'elle soit servie avec la magnificence convenable à une Princesse issue d'un sang aussi auguste, Sa Majesté a voulu former sa maison des personnes les plus dignes de cet honneur, Sa Majesté a nommé la dame de Mailly duchesse de Lauraguais pour remplir la charge de dame d'atours de cette princesse. Son mérite et les autres qualités qu'exige cette place de confiance répondent à sa naissance. À cet effet, Sa Majesté a retenu et retient ladite dame duchesse de Lauraguais, en l'état et charge de dame d'atours de madame la Dauphine pour après qu'elle aura presté le serment entre les mains de madite dame, la servir en ladite charge, en jouir et user aux honneurs, autorités, prérogatives, prééminences, privilèges, franchises, libertés, exemptions y appartenants et aux gages, pensions et autres droits qui seront réglés par Sa Majesté… (Archives nationales. Lettres missives de la maison du Roi. Registre O/1 88.)

* * * * *

Un brevet du 1er février 1743 nommait déjà à cette place la duchesse de
Lauraguais.

Madame de Lauraguais recevait en janvier 1745, les boutiques de Nantes qu'avait la maréchale d'Estrées et restait la maîtresse du Roi jusqu'à l'avènement de madame de Pompadour avec laquelle elle avait de vives altercations.

Congédiée par le Roi, madame de Lauraguais est, tout le temps de la faveur de madame de Pompadour, la maîtresse de Richelieu. Elle sert chaleureusement son amant par ses intrigues et le reste d'influence qu'elle a gardé sur Louis XV, et elle contribue beaucoup à la nomination de Richelieu au commandement de l'expédition de Minorque. (Voir notre histoire de madame de Pompadour.) Faur, l'auteur de la Vie privée du maréchal de Richelieu, a donné dans son troisième volume des lettres d'elle de cette époque qui sont peut-être un peu arrangées et que je n'ose donner textuellement ici. Mais voici une lettre parfaitement authentique de l'amoureuse duchesse à propos de l'expédition de Minorque, lettre qui passait à la vente d'autographes de A. Martin:

… «Ma pauvre tête me tourne. J'ai bien peur que l'amiral Bing n'arrive avant que la tranchée ne soit ouverte, et par conséquent ne vous donne beaucoup de difficultés, et ne vous allonge votre siège. J'espère bien que vous surmonterez toutes ces difficultés et que vous serez vainqueur de Mahon. Mais je crains bien que le siège ne soit bien meurtrier. Ah que je suis donc malheureuse de vous voir au milieu de ces dangers. Je voudrois être votre cuirasse. Mais songez je vous en conjure qu'un général ne peut ni ne doit s'exposer: et puis vous n'etes pas à vous, vous etes à moi, à moi qui vous adore, qui ne vis que pour vous, qui vous regarde comme ce que j'ai de plus cher au monde. Ma vie est attachée à la votre…»

Je ne connais pas de portrait peint, dessiné ou gravé de la duchesse de
Lauraguais.

* * * * *

MADAME DE FLAVACOURT

Hortense-Félicité de Mailly-Nesle, nommée avant son mariage mademoiselle de Mailly, née le 11 février 1715, mariée le 21 janvier 1739 à François-Marie de Fouilleuse, marquis de Flavacourt, vivante encore en l'an VII de la République.

«Madame de Mazarin a demandé aujourd'hui (16 janvier 1739), l'agrément du Roi pour le mariage de mademoiselle de Mailly, sœur de madame de la Tournelle avec le marquis de Flavacourt. Mademoiselle de Mailly est belle-petite-fille et nièce à la mode de Bretagne de madame de Mazarin. Elle est fille de madame de Nesle, laquelle étoit fille de M. Mazarin; et du côté de M. de Nesle, le père de M. de Nesle étoit frère de M. de Mailly, lequel Mailly avoit épousé mademoiselle de Sainte-Hermine que nous avons vue dame d'atours de madame la Dauphine. M. de Mailly eut six enfants, trois garçons dont l'aîné épousa Mlle de Mazarin, c'est madame de Mailly dame du palais. Le second s'appelle Rubempré et a épousé mademoiselle d'Arbalette de Melun, et le troisième est le chevalier de Mailly qui vient de servir en Hongrie. Les trois filles sont: madame de Listenay, madame de la Vrillière (aujourd'hui madame Mazarin) et madame de Polignac. Madame de la Vrillière a eu un garçon qui est M. de Saint-Florentin qui a épousé mademoiselle Platen, une fille morte à 12 ou 13 ans, une autre qui a épousé M. de Maurepas, et une autre qui a épousé M. de Plelo; elle est morte. Madame de Polignac a eu deux ou trois garçons dont l'aîné vient d'épouser mademoiselle de Mancini. M. de Nesle, fils de M. de Nesle dont je viens de parler avoit épousé mademoiselle de Mazarin; de ce mariage sont venues cinq filles: madame de Mailly, dame du palais, dont je viens de parler, mademoiselle de Nesle et mademoiselle de Montcavrel, mademoiselle de la Tournelle et mademoiselle de Mailly qui se marie aujourd'hui; elle a environ vingt-trois ans. M. de Flavacourt a, à ce que l'on dit, 26,000 livres de rente, et madame sa mère en a encore 22,000. Madame de Flavacourt est Grancey, elle avoit une sœur qui s'appelait madame de Hautefeuille, toutes deux filles de madame de Grancey qui avoit épousé en secondes noces le maréchal de Montrevel. M. de Nesle d'aujourd'hui a une sœur qu'on appelle madame de Nassau, laquelle a un fils qu'elle a voulu faire présenter sous le nom de prince de Nassau, mais cela a souffert quelques difficultés. Madame Flavacourt étoit présentée le 25 janvier par madame de Mazarin.» (Mémoires du duc de Luynes, vol. II).

Au dire de Soulavie, après la mort de madame de Châteauroux, Richelieu vint trouver madame de Flavacourt et lui offrit de la part de Louis XV pour remplacer sa sœur tout ce qu'elle pouvait désirer. La vertueuse madame de Flavacourt, à la longue énumération des grâces promises, répondit simplement: «Voilà tout! Eh bien, je préfère l'estime de mes contemporains!» La réponse est bien belle pour la femme qui se disait prête à se livrer au Roi, pour ne pas retourner vivre avec son mari, pour la femme que nous allons bientôt voir devenir une des premières promeneuses et soupeuses de madame du Barry.

Madame de Flavacourt a été peinte dans un portrait de Nattier connu sous le nom du Silence. Ce tableau qui passait pour le chef-d'œuvre de Nattier est aujourd'hui perdu et je doute même qu'il ait été gravé.

Elle a été représentée une seconde fois par Nattier, les cheveux courts et finissant en petites pointes frisées, la gorge nue, un carquois au dos dont l'attache retient un fragment de tunique sur la pointe de ses seins.

On lit dans le tournant du cadre: LA MARQUISE DE FLAVACOURT; dans la tablette, la phrase de Soulavie: Je préfère l'estime de mes contemporains…, et tout en bas, gravé à la pointe: Peint par Nattier.—Gravé par Masquelier.

Le premier état porte en haut de la page: T. VII, page 52. Un état postérieur porte: T. VII, pag. 85.

Ce portrait a été gravé pour l'édition des Mémoires du maréchal duc de
Richelieu
(par Soulavie), publié à Paris chez Buisson, en 1793.

Madame de Flavacourt passait au Tribunal révolutionnaire et y montrait une gaieté brave qui la sauvait de la mort. Soulavie qui donne ce détail dans ses Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, dit qu'elle vivait encore en l'an VII.

Madame de Flavacourt avait eu, en 1739, un fils, Auguste-Frédéric, et, en 1742, une fille nommée Adélaïde qui, en 1755, épousa le marquis d'Étampes.

* * * * *

LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX

À Versailles, ce 11 mai 1744.[605]

«Que vous este heureux, monsieur le maréchal, vous este avec le Roy, que vostre ritournelle est malheureuse, elle est éloigné du roy, vous allé voit le Roy toute la journée, moy je ne le verré peut-estre que dans cinq mois, c'est bien affreux, mais vous ne me plainderé pas, car vous avez bien autre chose à penser, aussi je ne m'y attend pas. Je connois votre attachement pour le Roy, ainsi je ne suis pas en peine du soin que vous prendrez de sa personne, l'on peut s'en rapporter à vous. Adieu, monsieur le maréchal, vous devé sçavoir à quoy vous en tenir sur l'amitiés que je vous ay voué depuis bien longtemps.»

À Plaisance, ce 16 mai 1744.

«Je vous rend mille graces, monsieur le maréchal, du bulletin que vous maves envoyé. Je suis, je vous assure, bien touché de toutes vos attentions, cela me fait juger de la bonté de votre cœur, car les malheureux vous font pitié, et vous faite ce qui est en vous pour leurs adoucir leurs peines. Je vous répond que cela vous sera méritoire. Recevez en attendant, monsieur le maréchal, les assurances de la plus sincère reconnoissance et de la plus tendre amitié.

MAILLY, Dsse DE CHÂTEAUROUX.»

À Plaisance, ce 3 juin 1744.

«Je ne saurois trop vous remercier, monsieur le maréchal, de toutes vos attentions et des marques d'amitiés que vous me donnée. Tout ce que vous me mandé du roy m'enchante et ne me surprend pas. J'estois bien sure que dès qu'il seroit connu, il seroit adorée: ce sont deux choses inséparables. Je vous supplie d'estre persuadé, monsieur, de la véritable amitié que votre ritournelle vous a voué pour sa vie.

La D. de Châteauroux.»

À Plaisance, ce 5 juin 1744.

«Je vous fais mon compliment, monsieur le maréchal; voilà un début fort agréable, car le siége n'a pas été long et lon dit qu'il en a couté fort peu d'hommes, et c'est fort jolie comme cela, le roy merite d'estre heureux et estant aussi bien secondé. Les gens qui lui sont attachés peuvent estre tranquilles et surement la campagne sera brillante. Personne, comme vous pouvez bien croire, ne le désire autant que moy ni que vous soyé persuades de la véritable amitié, monsieur, que je vous ay voué.

«La D. de Châteauroux.»

«Je reçois votre lettre, monsieur, par le courrier. Je vous en suis tres obligée. Tout ce que vous me mandé m'enchante.»

À Lille, ce 28 juin.

«C'est a faire a vous, monsieur le maréchal, de prendre des villes; il me paroît que vous n'aves qu'a les regarder. Je vous assure que je vous en fais mon compliment de bien bon cœur, et que tout ce qui peut vous arriver de glorieux et de flateur me fait un plaisir extrême. Vous ne devés pas etre surpris de cette façon de penser, car il y a long tems que vous deves connoitre l'amitie veritable que j'ay pour vous, et qui ne changera jamais.

«La D. de Châteauroux[606].»

TABLE DES CHAPITRES

I

Louis XV pubère dans le courant du mois de février 1721.—Amour de la chasse et sauvagerie du jeune Roi.—Son éloignement de la femme.—Le duc de Bourbon forme le projet de marier Louis XV.—État dressé des cent princesses à marier en Europe.—Les dix-sept princesses dont le Conseil examine les titres.—Mademoiselle de Vermandois et les causes qui l'empêchèrent de devenir Reine de France.—Marie, fille de Leczinski, Roi de Pologne.—Certificat des médecins sur ses aptitudes à donner au Roi de France des enfants.—Déclaration de son mariage par le Roi à son petit lever.—Contrat de mariage de Louis XV et de Marie Leczinska.—Épousailles par procuration de la princesse polonaise à Strasbourg.—Arrivée de la Reine à Moret.—Célébration du mariage de Louis XV dans la chapelle de Fontainebleau, le 5 septembre 1725.—Amour du Roi pour sa femme.—Dépêche du duc de Bourbon sur la nuit de noces de Louis XV.

II

Maison de la Reine.—Brevet de dame d'atours, octroyé à la belle-mère de madame de Mailly.—Portrait physique de Marie Leczinska.—Caractère de la femme.—Le jeune homme chez Louis XV.—Entrevue du Roi et du duc de Bourbon obtenue par la Reine.—Disgrâce de M. le Duc.—Lettre de cachet remise par M. de Fréjus à la Reine.—Les rancunes du premier ministre contre la Reine.—La Reine obligée de lui demander la permission de faire un souper avec ses dames.—Maladie de Marie Leczinska et indifférence du Roi.—La Reine ne trouvant pas dans son salon un coupeur au lansquenet.—Louis XV abandonnant l'intérieur de Marie Leczinska pour la société de jeunes femmes.—Mademoiselle de Charolais.—Passion qu'elle affiche pour le Roi.—Madame la comtesse de Toulouse.—La petite cour de Rambouillet.—Froideurs des relations du Roi et de la Reine.—Les manies de la Reine.—Lassitude de son métier d'épouse et de mère.

III

L'attente universelle de l'infidélité du Roi.—L'Œil-de-Bœuf et l'antichambre.—Les alarmes de Fleury d'un retour d'influence de la Reine.—Les suppositions des courtisans.—La santé du Roi à l'Inconnue.—Le devoir refusé par la Reine au Roi.—Bachelier écartant le capuchon de madame de Mailly.—Son portrait physique.—L'ancienneté de la famille des de Nesle-Mailly.—Le contrat de mariage de Louise-Julie de Mailly-Nesle avec son cousin germain.—Sa liaison avec le marquis de Puisieux.—Ses relations secrètes avec le Roi depuis 1733.—Souper du Roi chez madame de Mailly à Compiègne le 14 juillet 1738.—La facile et commode maîtresse qu'était madame de Mailly.—Les soupers des petits appartements.—Tempérament atrabilaire de Louis XV.

IV

Bachelier, le valet de chambre du Roi.—Les entretiens avec le Roi, le premier rideau tiré.—Le choix fait par Bachelier d'une favorite sans ambition et sans cupidité.—Le Roi souffrant du peu de beauté de sa maîtresse.—Les tribulations de madame de Mailly avec son père et son mari.—L'inconstance du Roi.—Sa maladie de l'hiver 1738.—Madame Amelot, la jolie bourgeoise du Marais.—Les immunités et les distinctions de la favorite.—Les quarante louis des premiers rendez-vous.—Les chemises trouées et la misère de madame de Mailly après la disgrâce de Chauvelin.—Mademoiselle de Charolais et madame d'Estrées travaillant à gouverner le Roi par madame de Mailly.—Humeurs de la favorite.—Quand vous déferez-vous de votre vieux précepteur?.

V

Mademoiselle de Nesle, pensionnaire à Port-Royal.—Son plan dès le couvent de gouverner le Roi et la France.—Le besoin qu'avait madame de Mailly d'une confidente de son sang à Versailles.—Installation de mademoiselle de Nesle à la cour en mai 1739.—Sa laideur.—Son caractère folâtre et audacieux.—Louis XV faisant à madame de Mailly l'aveu de son amour pour sa sœur.—Mariage de mademoiselle de Nesle avec M. de Vintimille, neveu de l'archevêque.—Célébration du mariage en septembre.—Le Roi donne la chemise au marié.—Les complaisances de madame de Mailly.—Madame de Vintimille faisant abandonner à sa sœur la société de mademoiselle de Charolais pour la pousser dans la société de la comtesse de Toulouse.

VI

Le comte de Gramont nommé au commandement du régiment des gardes sur la recommandation de madame de Vintimille.—La mort du duc de la Trémoille.—Le duc de Luxembourg porté par les deux sœurs.—Menaces de retraite du Cardinal.—Lettre dictée à madame de Mailly par madame de Vintimille.—Fleury le neveu du Cardinal nommé premier gentilhomme de la Chambre.—Les protégés des deux sœurs.—Le maréchal de Belle-Isle.—La fraternité du duc et du chevalier.—Les projets de démembrement de l'Empire de Marie-Thérèse.—Louis XV entraîné à la guerre par les favorites.—Belle-Isle nommé ministre extraordinaire et plénipotentiaire à la diète de Francfort.—Le Cardinal forcé de faire marcher Maillebois en Bohême.—Chauvelin.—Son passé mondain et galant.—Ses manières de fripon.—Il est exilé à Bourges.—Son pouvoir occulte sur les événements politiques.—Il est à la tête du parti des honnêtes gens.

VII

Le château de Choisi.—La vie intérieure.—Louis XV ne passant plus qu'un jour plein à Versailles par semaine.—Les tentatives de madame de Vintimille pour donner au Roi le goût du gouvernement de sa maison et de son royaume.—Ses moqueries à l'endroit de la déférence de Louis XV pour son valet de chambre.—Grossesse laborieuse de la favorite.—Elle est prise d'une fièvre continue.—Colère du Roi à propos de son mutisme obstiné.—Retour à Versailles.—Madame de Vintimille accouche d'un fils.—Sa mort (9 septembre 1741).—Son cadavre servant de jouet à la populace de Versailles.—Madame de Vintimille, la femme à idées et à imagination de la famille de Nesle.—Grâce maniérée et précieux sentimental de ses lettres.

VIII

Les deux portes de l'Œil-de-Bœuf restent fermées toute la journée de la mort de madame de Vintimille.—Chagrin du Roi partant pour Saint-Léger.—Louis XV relisant la correspondance de la morte.—Le Roi est heureux de souffrir d'un rhumatisme en expiation de ses péchés.—Le petit appartement de M. de Meuse.—Les tristes soupers du petit appartement.—Mademoiselle de Charolais ne réussissant pas à rentrer dans l'intimité de madame de Mailly.—Influence de la comtesse de Toulouse et des Noailles sur le Roi.—Les emportements de madame de Mailly contre Maurepas.—L'aversion du cardinal de Fleury pour le maréchal de Belle-Isle.—Le maréchal fait duc héréditaire par la protection de madame de Mailly.—Chaleur de l'obligeance de madame de Mailly.—Son billet de recommandation en faveur de Meuse.—Sa délicatesse en matière d'argent.—L'anecdote des fourrures de la Czarine.

IX

Le Roi las de madame de Mailly.—Introduction de Richelieu dans les petits appartements.—Richelieu travaille à faire renvoyer la favorite.—Exclamation d'admiration du Roi à Petit-Bourg devant madame de la Tournelle.—Mariage de Marie-Anne de Mailly-Nesle avec le marquis de la Tournelle.—Dévotion du mari.—Apparition de madame de la Tournelle à la cour en 1740.—Inquiétude de Fleury.—Entretien du Cardinal avec la duchesse de Brancas.—Maurepas, l'ennemi des maîtresses.—Il s'efforce de détruire madame de la Tournelle dans l'esprit du Roi, en même temps qu'il joue l'amoureux de sa personne.

X

Mort de madame de Mazarin.—L'histoire de la chaise aux brancards ôtés de madame de Flavacourt.—Les deux logements donnés à Versailles à mesdames de la Tournelle et de Flavacourt.—La demande d'une place de dame du palais de la Reine faite par madame de la Tournelle.—Embarras du Cardinal et ses efforts, avec Maurepas, pour empêcher la nomination.—Généreuse et imprudente démission de madame de Mailly en faveur de sa sœur madame de Lauraguais.—L'ancien sentiment de madame de la Tournelle pour le duc d'Agénois et sa lettre pour ravoir sa correspondance.—Les timidités du Roi dans son rôle d'amoureux.—Sa conversation avec le duc de Richelieu.—Les souffrances de madame de Mailly pendant six semaines.—Ses lâchetés amoureuses pour être gardée par le Roi.—Mes sacrifices sont consommés.—La déclaration du Roi à madame de la Tournelle, en grande perruque.—La sortie désespérée de madame de Mailly.—Lettre de madame de la Tournelle sur le renvoi de sa sœur.—Les conditions éclatantes posées par la nouvelle favorite.—La retraite de madame de Mailly à l'hôtel de Noailles.—Ses journées et ses nuits de larmes.—La visite que lui fait le duc de Luynes dans l'appartement de madame de Ventadour.

XI

Refus de la duchesse de Luynes de faire partie du voyage de Choisi.—Le souper, les jeux de quadrille et de cavagnole.—Madame de la Tournelle proposant à madame de Chevreuse de changer de chambre.—Le Roi grattant en vain à la porte de madame de la Tournelle.—Lettre de la favorite donnant à Richelieu le pourquoi de son refus.—Louis XV malade d'amour.—L'aigreur et les allusions de la Reine.—Les représentations du Cardinal.—Lettre faisant appel aux sentiments religieux du Roi.—Les calotines de Maurepas.—Second voyage de madame de la Tournelle à Choisi.—La chanson l'Alleluia chantée par la favorite.—Troisième voyage à Choisi.—La tabatière du Roi tirée par madame de la Tournelle de dessous le chevet de son lit.—Départ de Richelieu, dans sa dormeuse, pour les États du Languedoc.—La favorite à l'Opéra.—Chronique des petits appartements envoyée par madame de la Tournelle à Richelieu.—Post-scriptum polisson d'une lettre de Louis XV.

XII

Mort du cardinal de Fleury.—L'ambition sans vivacité de la favorite.—Interception d'une lettre du duc de Richelieu à madame de la Tournelle.—Disgrâce momentanée du duc.—Le pot-au-feu des deux sœurs dans un cabinet de garde-robe.—Le mutisme affecté de madame de la Tournelle sur les affaires d'État.—Elle abandonne Belle-Isle et Chauvelin.—La nouvelle société formée autour de la favorite.—La Princesse, la Poule, la Rue des Mauvaises-Paroles.—Croquis de la Poule.—Madame de Lauraguais, la grosse réjouie.—Les physionomies des ministres.—Crédit de madame de Lauraguais.—Émulation amoureuse entre les deux sœurs.—La beauté de madame de la Tournelle.—Son portrait sous l'allégorie de la Force.—Les bains de la favorite.—Voyage de la Cour à Fontainebleau en septembre.—Commencement de la maison montée de madame de la Tournelle.—Le cercle restreint des soupeurs et des soupeuses.—La jalousie de madame de Maurepas empêchant pendant neuf mois madame de la Tournelle d'être élevée au rang de duchesse.—Lettre de madame de la Tournelle sur son duché.—Sa nomination et sa présentation le 22 octobre 1743.—Lettres patentes de l'érection du duché de Châteauroux en faveur de madame de la Tournelle.

XIII

Refus de Louis XV de désigner à Maurepas le successeur du duc de Rochechouart.—Richelieu nommé premier gentilhomme de la chambre.—Les Parisiens le baptisant: le Président de la Tournelle.—Portrait moral du duc.—Appropriation par l'amant des qualités et des dons supérieurs de ses maîtresses.—Action dirigeante de madame de Tencin.—Curieux type de cette femme d'intrigue.—Ses axiomes de la vie pratique du monde.—Son activité fiévreuse.—La religion de l'esprit.—Madame de Tencin organise la ligue des Noailles avec les Rohan.—Guerre qu'elle mène contre Maurepas.—Ses jugements sur le contrôleur général, le maréchal de Belle-Isle, de Noailles, d'Argenson.—La surveillance de l'entourage de la favorite.—Ses mépris de Louis XV et son instinct d'une grande politique.—Madame de Tencin donne à la duchesse de Châteauroux l'idée d'engager Louis XV à se mettre à la tête de ses armées.

XIV

Transformation de la duchesse de Châteauroux.—Ses efforts pour ressusciter le Roi.—La nomination du duc de Noailles au commandement de l'armée de Flandre.—La vieille maréchale de Noailles.—Le sermon du Père Tainturier sur la vie molle.—La grande faveur de la duchesse de Châteauroux.—Elle est nommée surintendante de la maison de la Dauphine.—La nomination de toutes les places accordées au bon plaisir de la favorite.

XV

M. de Rottembourg, mari de la fille de madame de Parabère.—Son entrevue secrète avec Richelieu, place Royale.—Offre de la coopération armée de Frédéric pour la campagne de 1744.—Conseil tenu à Choisi entre le Roi, madame de Châteauroux et Richelieu.—L'alliance du roi de Prusse acceptée, et rédaction du traité confiée au cardinal de Tencin.—Entrevues de madame de Châteauroux et de Rottembourg.—Le traité de juin 1741 précédé du renvoi d'Amelot.—Lettre de remerciements de Frédéric à madame de Châteauroux pour sa participation aux négociations.—Lettre de la duchesse de Châteauroux au maréchal de Noailles pour obtenir son adhésion à sa présence à l'année.—Réponse du parrain de la Ritournelle.—Billet ironique de la duchesse.—Les représentations de Maurepas à Louis XV.—Départ du Roi pour l'armée sans sa maîtresse.—Madame Enroux en Flandre.

XVI

Madame de Châteauroux à Champs et à Plaisance après la départ du Roi.—Lettre de la duchesse contre Maurepas.—Jalousie de la duchesse pour sa sœur madame de Flavacourt.—Départ des deux sœurs pour l'armée.—Mauvais accueil de la ville de Lille.—Lettre de la duchesse sur la capitulation d'Ypres.—Voyage du Roi et de sa maîtresse de Dunkerque à Metz.—Le Roi tombant malade le 8 août.—La chambre du Roi fermée aux princes du sang et aux grands officiers de la couronne.—Le comte de Clermont forçant la porte.—Conférence de la favorite avec le confesseur Pérusseau.—Journée du mercredi 12.—Le Roi prévenant la favorite qu'il faudra peut-être se séparer.—Le duc de Bouillon, sur l'annonce que Richelieu fait que le Roi ne veut pas donner l'ordre, se retire chez lui.—Le jeudi 13, Louis XV, au milieu de la messe appelant son confesseur.—Expulsion des deux sœurs.—Le viatique seulement donné au Roi lorsque la concubine est hors les murs.—Louis XV demandant, par la bouche de l'évêque de Soissons, pardon du scandale de ses amours.

XVII

Fuite des deux sœurs de Metz.—La duchesse de Châteauroux décidée un moment à ne pas aller plus loin que Sainte-Menehould.—Ses lettres fiévreuses à Richelieu.—Les périls et humiliations du voyage.—Rentrée à Paris.—Nouvelles lettres.—État successif de découragement et de surexcitation de la femme.—Travail de Richelieu auprès du Roi, toujours amoureux de la favorite.—Les chances de retour de la duchesse au mois d'octobre.—Entrevue du Roi et de la duchesse dans la nuit du 14 novembre.—Les têtes demandées par la favorite.—Exils de Châtillon, de Balleroy, de Fitz-James, de la Rochefoucauld, de Bouillon.—Maurepas chargé de la commission de rappeler la duchesse de Châteauroux à Versailles.—Soudaine maladie.—Délire furieux.—La malade est saignée onze fois.—Sa mort (8 décembre 1744).—Son enterrement.—Les accusations d'empoisonnement du temps.—La dissertation de l'abbé Galiani sur l'aqua tofana.—Conversation du médecin Vernage.—Maurepas encore plus incapable de crimes que de vertus.

XVIII

Conversion de madame de Mailly à un sermon du P. Renaud.—Elle quitte le rouge et les mouches.—Le lavement des pieds du Jeudi-Saint de 1743.—Les charités de l'ancienne favorite.—Sa vie de pénitence.—Son testament et sa mort.

Appendice.

FIN DE LA TABLE.

NOTES:

[1: Journal et Mémoires de Mathieu Marais sur la Régence et le règne de Louis XV, publiés par M. de Lescure, t. I.—Voici le récit de Mathieu Marais: «Le Roi a eu un mal fort plaisant et qu'il n'avoit point encore senti: il s'est trouvé homme. Il a cru être bien malade et en a fait confidence à un de ses valets de chambre qui lui a dit que cette maladie-là était un signe de santé. Il en a voulu parler à Maréchal, son premier chirurgien, qui lui a répondu que ce mal n'affligeroit personne, et qu'à son âge il ne s'en plaindroit pas. On appelle cela en plaisantant le mal du Roi.»]

[2: Villars dit dans son Journal: «Il (le Roi) est plus fort et plus avancé à quatorze ans et demi que tout autre jeune homme à dix-huit ans.» Et au conseil tenu au sujet de son mariage, le duc prononce ces paroles: «Dieu pour la consolation des François a donné un Roy si fort qu'il y a plus d'un an que nous pourrions en espérer un Dauphin.»]

[3: Louis XV mangeait effroyablement dans sa jeunesse. Narbonne, le commissaire de police de Versailles, raconte que le lundi 22 juillet 1726, Louis XV, après avoir bien dîné, allait à la Muette et qu'il y mangeait beaucoup de figues, d'abricots, de lait, puis un levraut, puis une grande omelette au lard qu'il faisait lui-même, après quoi il revenait à Versailles où il soupait comme à l'ordinaire.]

[4: Nous avons déjà indiqué dans le «Louis XV enfant» donné dans les Portraits intimes du XVIIIe siècle l'espèce de méchanceté innée qui existe chez Louis XV. En 1724, Mathieu Marais nous le montre faisant mille mauvais et cruels tours à tout ce qui l'approche, coupant les sourcils à ses écuyers, et tirant une flèche dans le ventre de M. de Sourches.]

[5: Expression d'un seigneur du temps recueillie par Soulavie.]

[6: En juin 1724, Mathieu Marais note ceci sur son journal: «Le propre jour, que le maréchal de Villeroy est venu à Versailles, on a découvert que le jeune duc de la Trémoille, premier gentilhomme du Roi, lui servait plus que de gentilhomme et avoit fait de son maître son Ganymède. Ce secret amour est devenu bientôt public et l'on a envoyé le duc à l'académie pour apprendre à régler ses mœurs… Le lendemain, on a proposé de marier ce jeune homme avec mademoiselle d'Évreux, sa cousine germaine, fille du duc de Bouillon et de sa première femme qui était la Trémoille, ce qui a été agréé du Roi qui a bientôt sacrifié ses amours.»]

[7: À propos de ce voyage où il était question de déniaiser le Roi, et où madame de la Vrillière qui était chargée de la commission, emmenait la jeune et jolie duchesse d'Épernon, Barbier dit: «On espère que cela le rendra plus traitable, plus poli.»]

[8: Le Roi venait tout récemment d'être saigné du bras et du pied dans une indisposition qui avait donné des inquiétudes à la cour; et l'on avait entendu le duc de Bourbon dire: «Je n'y serai plus pris; s'il guérit, je le marierai.»]

[9: Ce renvoi de l'Infante fut une très-grosse affaire. Le Roi et la Reine d'Espagne donnaient l'ordre a l'abbé de Livry, porteur de la nouvelle de sortir des terres d'Espagne, renvoyaient en France mademoiselle de Beaujolais qui était fiancée à Don Carlos, laissaient publiquement insulter les Français par la populace, contractaient un traité d'alliance avec l'Empereur, massaient des troupes à la frontière, tenaient pendant un certain temps la France sous la menace d'une déclaration de guerre. Quant à l'Infante, cette petite fille aux jolies reparties, et en laquelle perçait déjà, dans de gentilles paroles, le dépit enfantin de ne se sentir point aimée du Roi, et bientôt la grosse honte de se voir préférer une autre Reine de France, elle partait le 5 avril 1725 pour retourner en Espagne.]

[10: Archives nationales. Monuments historiques, carton K 139-140. La plus grande partie de ces pièces ont été publiées dans la Revue rétrospective, t. XV.]

[11: La chemise qui renferme cet état porte: Raisons de marier le Roy. 1° La Religion. 2° La santé du Roy. 3° Les vœux des peuples. 4° La tranquillité dans l'intérieur. 5° La confiance des puissances étrangères. 6° Les entreprises funestes. Le second paragraphe intitulé: La santé du Roy est rédigé en ces termes: «Son état actuel a presque la consistance d'un homme formé. La dissipation d'esprit que procure le mariage apportera des fruits utiles à sa personne et à son royaume, sans altérer sa santé, au lieu que les dissipations du célibat y sont presque toujours contraires et donnent une inquiétude nouvelle à ceux qui s'intéressent sincèrement à la conservation du Roy.»]

[12: Nous donnons ces observations d'après le rapport du duc de Bourbon au Roy sur le mémoire rédigé sur son ordre.]

[13: Le duc repoussait surtout cette princesse parce que sa mère était une d'Orléans.]

[14: La véritable raison de son exclusion était le mariage de mademoiselle de Valois, fille du Régent, qui avait épousé le duc de Modène.]

[15: On ne voulait pas de cette princesse parce qu'on disait dans le public que sa mère accouchait alternativement d'une fille ou d'un lièvre.]

[16: Les papiers que nous citons réduisent complètement à néant le mémoire de Lemontey publié dans le t. IV de la Revue rétrospective, mémoire où il traite le projet de mariage entre Louis XV et mademoiselle de Vermandois de fable inventée par l'auteur des Mémoires secrets pour servir à l'histoire de Perse, et copiée depuis par Voltaire et Duclos.]

[17: Au rapport du duc de Bourbon, qui ne craignait pas de proposer d'une manière si nette sa sœur, est joint un mémoire destiné à être mis sous les yeux du Roi qui, faisant le plus grand éloge de la princesse, presse le duc de faire célébrer ce mariage comme le meilleur à faire dans la situation actuelle de l'Europe. Le rapport s'exprime ainsi: «Est-il question de faire une alliance plutôt qu'une autre, pour nous tirer de quelque grand embarras? Faut-il rompre une ligue formidable et, par quelque traité de mariage, attirer dans notre parti quelque grande puissance? Non, notre royaume tranquille au dehors comme au dedans nous permet de choisir ce qui nous paraîtra le meilleur et n'exige que de voir marier le Roi, premièrement avec une princesse qui puisse avoir vraisemblablement des enfants; secondement qui puisse, par toutes qualités de l'esprit et du corps, laisser espérer à tous les bons Français qu'elle fera le bonheur de son mari et celui de l'État. Toutes ces bonnes qualités se rassemblent d'un coup d'œil dans la personne de mademoiselle de Vermandois… Si vous choisissez une princesse étrangère, vous ne connaîtrez ni son âme, ni son corps. Quant au corps, je veux qu'elle soit suivant toutes les apparences dans les conditions requises; qui est-ce qui me répondra de ce que l'on ne voit pas, des défauts du tempérament et des infirmités qu'on a tant de soin à cacher, surtout celles qui ont rapport aux enfants? Qui peut répondre si la figure plaira au Roi? Quant à l'âme, que savez-vous ce que vous prendrez? Tout le monde sait qu'il n'y a rien de pareil à tous les artifices que l'on emploie pour plâtrer une fille à marier. Il me semble qu'elles sont toutes des anges avant leurs noces, comme elles sont des diables fort peu après… Mais voici le triomphe de la cause que je plaide; par un miracle unique, nous sommes dans un cas qui ne peut avoir rien de pareil.—Le corps et l'esprit de mademoiselle de Vermandois sont à découvert; V. A. S. les peut connaître aussi bien que l'anatomiste et le confesseur.»]

[18: Un émissaire du duc de Bourbon était allé trouver le maréchal d'Uxelles dans sa retraite, et dans une longue conférence sur la nécessité de marier le Roi, amenait la conversation sur mademoiselle de Vermandois. Et comme le maréchal lui objectait, ainsi que le croyait tout le monde, qu'elle voulait se faire religieuse, l'envoyé secret du duc laissait échapper que si la volonté de la princesse était bien décidée, ce serait un empêchement sans réplique, mais que rarement la vocation tenait à de certaines épreuves. À quoi le maréchal, qui semblait se soucier médiocrement de cette alliance, répliquait que le duc s'exposait à ce que tous ceux qui étaient opposés au renvoi de l'infante diraient qu'il ne s'était déterminé à prendre cette résolution que pour la satisfaction de ses intérêts personnels, et que la maison d'Orléans allait acquérir autant d'amis qu'il y avait de personnes jalouses ou mécontentes.]

[19: Archives nationales. Monuments historiques. Carton K, 139-140.]

[20: On répandait dans le public qu'une des conditions de ce mariage était la reddition à l'Espagne de Mahon et de Gibraltar, et que le Parlement anglais s'y était opposé.]

[21: Histoire de France pendant le dix-huitième siècle, par C. Lacretelle, Paris, 1812, t. II.]

[22: Madame de Prie, reconnaissant l'insuffisance politique du duc de Bourbon, avait formé un conseil intime des quatre frères Paris. Le rôle que jouèrent ces quatre frères sous les sœurs de Nesle et madame de Pompadour mérite qu'on raconte leur origine.

Le père Paris tenait au pied des Alpes une auberge ayant pour enseigne À la Montagne, aidé dans le service des voyageurs par quatre vigoureux garçons. En 1710, un munitionnaire cherchant à travers les Alpes un passage pour faire passer promptement des vivres en Italie au duc de Vendôme, tomba dans l'auberge et confia son embarras à l'aubergiste. Le père Paris lui dit que ses fils connaissaient tous les défilés et lui feraient passer son convoi; en effet, le convoi passa. Le munitionnaire présenta les jeunes gens au duc de Vendôme qui les fit entrer dans les vivres. Nés avec le génie des affaires, un abord plaisant, actifs, unis et agissant de concert sur un plan suivi, ils réussirent tout de suite. Devenus suspects à Law dont ils critiquaient les opérations, ils étaient un moment exilés, mais rentraient bientôt en France où leur fortune était déjà assez bien établie en 1722, pour que Paris l'aîné fût nommé garde du Trésor royal. La disgrâce de M. le Duc entraînait celle des Paris, mais ils reprenaient faveur en 1730, époque où Paris de Montmartel, le cadet des quatre, était fait garde du Trésor royal. Devenu banquier de la cour, pendant tout le cours du siècle il influe tellement sur la finance du royaume, qu'il fixe le taux de l'intérêt et qu'on ne place ni on ne déplace sans le consulter un contrôleur général.—Disons que la proposition de Paris-Duverney rencontra, peut-être pour son adoption et sa réussite, les louanges que lors de la négociation à Rastadt du mariage de la duchesse d'Orléans, le comte d'Argenson avait faites de la princesse Marie, voulant la donner comme femme au duc d'Orléans.]

[23: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. IV.]

[24: Barbier dit tenir les faits des gens de la maison.]

[25: Dans l'état des princesses à marier Marie Leczinska avait été comprise dans la liste des dix princesses rejetées tout d'abord parce qu'elles étaient de branches cadettes ou trop pauvres.—Voici la note qui la concerne: «Marie fille du Roi de Pologne Leczinski.—21 ans. Le père et la mère de cette princesse et leur suite viendraient demeurer en France.»]

[26: Mémoires secrets sur les règnes de Louis XIV et de Louis XV, par Duclos, t. II.—En l'excès de sa reconnaissance, Stanislas, dans la lettre en réponse (avril 1725) à la lettre de notification du duc de Bourbon, lui écrivait qu'il lui transmettait sa qualité de père et qu'il voulait que le Roi tînt sa fille de la main du duc.]

[27: Journal et Mémoires de Mathieu Marais, publiés par M. de Lescure, t. III. On chantonnait:

     Par l'avis de Son Altesse
     Louis fait un beau lien;
     Il épouse une princesse
     Qui ne lui apporte rien
     Que son mirliton.
]

[28: Lettre communiquée par M. de Châteaugiron, Revue rétrospective, t. XV.]

[29: On parlait aussi d'un mal à la main.]

[30: Archives nationales. Monuments historiques. Carton K, 139-140.]

[31: Journal et Mémoires de Mathieu Marais, t. III.—Mathieu Marais dit que, devant cette déclaration de mariage, la cour se montrait triste comme si on était venu lui dire que le Roi était tombé en apoplexie. La cour éprouvait une humiliation de ce mariage et n'était pas sans inquiétudes sur les difficultés que pouvait nous susciter avec le concours de l'Empire, du roi d'Espagne, de l'Angleterre, Auguste, le vrai Roi de Pologne.]

[32: Archives nationales. Monuments historiques. Carton K, 139-140.—Le même jour le duc de Bourbon écrivait à Marie Leczinska: «Votre mariage avec le Roi n'étant pas déclaré, je n'ai pas osé jusqu'à présent vous écrire et je me suis contenté de supplier le Roi votre père de vous assurer du désir que j'avais de voir sur le trône de France une princesse dont les vertus retentissantes dans toute l'Europe ne pourraient pas manquer de faire le bonheur de l'État, la satisfaction du Roi et la consolation de ses sujets; mais aujourd'hui que le Roi vient de rendre publique cette grande et importante affaire, ce serait manquer à mon devoir, si je différais un moment de vous marquer ma joie d'avoir été assez heureux pour qu'il se trouvât, durant mon ministère, l'occasion de rendre à ma patrie le service le plus essentiel qu'elle pût attendre de moi.»]

[33: Il s'agissait de renseignements sans doute demandés à cause des bruits qui commençaient à courir en France sur les prédilections de la princesse pour les jésuites, et à propos de ce surnom d'Unigenita qu'on était en train de lui donner. Marie Leczinska préparait pour présent de noces au Roi un livre d'heures écrit de sa main et dont elle avait fait acheter pour la reliure le maroquin à Paris.]

[34: Revue rétrospective, t. XV.]

[35: Archives nationales. Monuments historiques. Carton K. 139-140.]

[36: Mémoires du comte de Maurepas Buisson, 1792, t. II.—Le Mercure de France dit à la date du 9 août: Les princes et princesses de la Maison Royale se rendirent dans le Cabinet du Roi à Versailles pour la signature du contrat de mariage de S. M. avec la princesse Marie, fille du Roi Stanislas. Le contrat ayant été lu par le comte de Morville, il fut signé par le Roi etc… et par le comte de Tarlo chargé des pleins pouvoirs de Stanislas et de la princesse Marie pour remplir ces fonctions, lequel partit le lendemain pour porter ce contrat au Roi Stanislas à Strasbourg.]

[37: Dans les lettres du duc de Bourbon conservées aux Archives, se montre une grande indécision sur le personnage qui doit épouser Marie Leczinska au nom du Roi. Le duc songe d'abord à faire épouser la Reine par son père, puis par le duc d'Antin; il réfléchit enfin qu'il serait plus convenant de charger de ce rôle un prince du sang, et il pensait au duc de Charolais, quand le duc d'Orléans réclamait cet honneur comme premier prince du sang.]

[38: Voici le récit que donne de ce mariage la Gazette de France du 5 août 1725.

«De Strasbourg, le 16 aoust 1725.

«Le 14 de ce mois après midy, le duc d'Orléans nommé par le Roy pour épouser en son nom la princesse Marie, fille du Roy Stanislas, estant accompagné du duc d'Antin et du marquis de Beauvau, ambassadeurs de Sa Majesté Très-Chrétienne, alla au Gouvernement dans les caerosses du Roy Stanislas. Ils montèrent dans l'appartement de la princesse Marie qui s'y rendit, aussitôt après leur arrivée, avec le Roy Stanislas, et la Reine son épouse. Après la lecture des pleins pouvoirs donnés par le Roy au duc d'Orléans, le cardinal de Rohan, grand Aumônier de France, fit la cérémonie des fiançailles.

«Le 15, vers onze heures du matin, la princesse Marie se rendit avec le Roy Stanislas et la Reine son épouse à l'Église Cathédrale où le duc d'Orléans l'épousa au nom de Sa Majesté Très-Chrétienne. Cette cérémonie fut faite par le Cardinal de Rohan, grand Aumônier de France, en présence des deux ambassadeurs. Après la célébration du mariage, le duc de Noailles, Capitaine des Gardes du Corps, et les officiers qui composoient la maison de la Reine entrèrent en fonctions de leurs charges auprès de Sa Majesté qui revint au Gouvernement, où elle trouva mademoiselle de Clermont, princesse du sang, Surintendante de sa Maison, qui luy présenta les dames que le Roy a envoyées au-devant d'Elle. La Reine disna en public avec le Roy Stanislas et la Reine son épouse; et Elle fut servie par les officiers du Roy de France.»

Le Mercure de France dit que mademoiselle de Clermont était partie le 25 juillet, suivie de dix carrosses du Roi attelés de huit chevaux, accompagnée de la dame d'honneur qui était la maréchale de Boufflers, de la dame d'atours qui était la comtesse de Mailly, et de la duchesse de Béthune, et de la comtesse d'Egmont et des marquises de Nesle et de Rupelmonde. Le Mercure ajoute que toutes ces dames, par respect pour la princesse et par bienséance pour les carrosses du Roi, firent le voyage sans écharpes et en manteaux troussés. Quant à la marquise de Prie, elle avait pris les devants avec la marquise de Tallard, et était partie le 19 juillet pour Strasbourg.]

[39: Journal de Barbier, édition Charpentier, t. I.—Le duc d'Antin représenta son maître et souverain avec la plus grande magnificence, étonnant la ville de Strasbourg par le luxe de ses équipages et la tenue de ses douze pages en habits galonnés d'argent et de soie, aux parements de velours vert garnis de réseaux d'argent.]

[40: Avis salutaires du Roi Stanislas à la Reine de France sa fille, au mois d'août 1725:

«Écoutez, ma chère fille, oyez et prestez l'oreille, oubliez votre peuple et la maison de votre père; j'emprunte la parole du Saint-Esprit, ma chère enfant, pour vous dire un adieu, puisque dans l'événement d'aujourd'hui, je ne contemple que son ouvrage et la droite du Tout-Puissant qui nous conduit au travers de toute la prudence humaine, de toutes les spéculations politiques, de toute attente.

«Répondez aux espérances du Roy par toute l'attention à sa personne, par une entière complaisance en ses volontez, par la confiance en ses sentimens, et par votre douceur naturelle à ses désirs; que de luy plaire soit toute votre envie, de luy obéir tout votre plaisir, et d'éviter tout ce qui peut lui faire la moindre peine soit votre étude, et que sa vie précieuse, sa gloire et son intérest soient toujours votre unique et aimable objet.»… (Archives nationales. Monuments historiques, K, 138.)]

[41: La Reine partait le 17 de Strasbourg, couchait ce jour-là à Saverne chez le cardinal de Rohan, arrivait à Metz le 21, en repartait le 24, se trouvait à Châlons le 28, gagnait Montereau le 3 septembre, d'où le lendemain 4, elle se mettait en Marche pour Moret où elle arrivait avec le Roi qui était allé au-devant d'elle.]

[42: Journal et Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t.1.—Barbier raconte qu'il y eut un retard à Moret, parce que le carrosse de la Reine était embourbé de telle façon qu'il fallut y mettre trente chevaux pour le retirer d'une fondrière.]

[43: Mémoires de Barbier, édition Charpentier, t. I.—Soulavie parle, au moment du mariage du Roi, d'une série de peintures érotiques commandées par Bachelier à Mademoiselle R…, célèbre par ses belles nudités, pour éveiller chez le jeune Roi le goût de la femme. C'était une lascive pastorale, où l'amitié innocente d'un berger et d'une bergère était menée en douze toiles, par la succession de curiosités entreprenantes et d'amoureux attouchements, au grand dénouement. Une série de peintures identiques et auxquelles la tradition attribuait la même destination aurait été vue par M. Thoré et existait sous l'Empire dans un coin caché d'un château royal. On ne doutait pas que ces peintures ne fussent de Boucher qui les aurait peintes un ou deux ans après avoir remporté le premier prix à l'Académie de peinture.]

[44: Dans cette année de pluie diluvienne, de misère et de famine, où le pain coûtait dans certaines provinces de France jusqu'à sept sols la livre, il avait été question de ne point faire affiche de luxe dans ce mariage; mais la noblesse de France ne put se résigner à n'être point magnifique en ses habits, et Narbonne raconte que la plupart des seigneurs avaient des bas de fil d'or pur trait de la valeur de 300 livres.]

[45: Marie Leczinska s'était mariée à Strasbourg—c'est le Mercure de France qui nous l'apprend—en habit d'étoffe d'or à fond noir avec une mante en point d'Espagne d'or.]

[46: Gazette de France, n° 37 de l'année 1725.]

[47: Lettre du duc de Bourbon au Roi Stanislas le 4 septembre 1725.—Une lettre du duc de Noailles, qui fut chargé d'aller au-devant de la Reine, et qui l'accompagnait pendant son voyage, témoigne également des sentiments amoureux du Roi:

«Sire, je n'ay point voulu importuner Votre Majesté de mes lettres pendant le cours du voyage de la Reyne, sçachant que Votre Majesté étoit informée de ce qui s'y passoit et que je n'aurois fait que grossir le nombre de ceux qui avoient l'honneur de lui en rendre compte, mais je ne puis garder le silence après avoir consommé la fonction dont j'ay eu l'honneur d'estre chargé et ayant autant de sujets de félicitations à faire à Votre Majesté. La Reyne est arrivée en parfaite santé, et la manière dont elle a été reçue du Roy doit combler Votre Majesté de la joie la plus vive; elle surpasse mesme, s'il est permis de le dire, l'attente que l'on en avoit et renferme une infinité des circonstances des plus flatteuses dont l'étendue d'une lettre ne me permet pas de faire le détail à Votre Majesté…» (Musée des Archives nationales. Plon, 1872.)]

[48: Journal de Barbier; édition Charpentier, tom. I.]

[49: On jouait ce soir-là à Fontainebleau l'Amphitryon et le Mariage forcé, de Molière.]

[50: Barbier dit: «Le Roi, étant tout déshabillé se jeta dans le lit avec une vivacité extraordinaire. Ils ont été depuis onze heures du soir jusqu'à dix heures du matin. Le Roi alla ensuite se mettre dans son lit jusqu'à une heure pour se reposer.»—Voir la lettre de Voltaire du 7 septembre 1725.]

[51: Lettre du duc de Bourbon au roi Stanislas en date du 6 septembre 1725, tirée des Archives nationales et publiée par la Revue rétrospective, t. XV]

[52: Nous trouvons aux Archives nationales dans le registre du secrétariat de la maison du Roy, année 1725, un brevet à la date du 21 may de 50,000 livres de pension pour Mademoiselle de Clermont, chef du Conseil et surintendante de la Maison de la Reine pour en jouir sa vie durant par-dessus les autres pensions qu'elle a et sur ses simples quittances.]

[53: La charge avait une grande importance. La dame d'honneur avait le pouvoir «de commander sur le fait de la chambre de la Reine, de recevoir les serments des femmes de chambre et autres officiers de la chambre, de leur ordonner et commander tout ce qu'elle verra nécessaire pour le service de la Reine, de les admonester selon que leurs fautes le requerront, de disposer et d'ordonner du fait et dépense de l'argenterie et autres dépenses pour son service; de faire prendre toutes sortes de marchandises pour ce nécessaires et d'en faire arrêter le prix avec les marchands comme elle verra bon et être juste et raisonnable, désigner les rôles et autres acquits…» Je ne trouve pas le traitement que recevait la dame d'honneur en 1726, mais en 1769 elle recevait 16,558 francs qui se décomposaient ainsi, sçavoir: Gages 1,200 fr.—Pour son plat, 7,200 fr.—Habillement, 930 fr.—Jetons et Tapis, 148 fr.—Charrois, 1,080. fr.—Pensions, 6,000 fr. Cy. 16,558 francs.]

[54: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie. Londres, 1790, t. IV.]

[55: Journal et Mémoires de Mathieu Marais, publiés par M. de Lescure. Didot, 1868, t. III.—On lit à la fin du brevet de nomination: «Aujourd'huy six septembre mil sept cent vingt-cinq, la Reine étant à Fontainebleau, la dame maréchale duchesse de Boufflers a presté entre les mains de Sa Majesté le serment dont elle est tenue.»]

[56: Archives nationales. Registres du Secrétariat du Roi. Registre O/69. Dans l'état de 1769 nous trouvons que la dame d'atours recevait neuf mille quatre-vingt-six livres, qui se décomposaient ainsi, savoir: Gages, 600 liv.—Plat, 3,600 liv.—Charrois, 886. liv.—Pension, 4,000 liv. Cy. 9,086 livres.]

[57: Soulavie donne très-positivement madame de Mailly comme nommée dame d'atours à la formation de la maison de la Reine.]

[58: Dans l'état de 1769, la première femme de chambre a six mille francs se décomposent ainsi, savoir: Gages, 150 fr.—Nourriture, 1297 fr. 10.—Entretenement 385 fr.—Et pour tous autres droits et profits, 4,167 fr. 10. Cy 6,000.]

[59: Archives nationales. Maison de Marie Leczinska. Carton O/3742.]

[60: Mémoires du Président Hénault. Dentu, 1855.—Mémoires du duc de Luynes, passim.]

[61: C'est la Reine qui dira quand elle apprendra la part prise par la vieille et galante princesse de Conti à l'intrigue de madame de Mailly: «Ce vieux cocher aime encore à entendre claquer le fouet.» C'est elle qui dira en 1738 à la maîtresse venant lui demander la permission de se rendre à Compiègne: «Vous êtes la maîtresse.»]

[62: Mémoires de d'Argenson, édition Janet, t. I.]

[63: Le marquis d'Argenson dit: «Le Roi fait véritablement un travail de chien pour ses chiens; dès le commencement de l'année il arrange tout ce que les animaux feront jusqu'à la fin. Il a cinq ou six équipages de chiens. Il s'agit de combiner leur force de chasse, de repos et de marche; je ne parle pas seulement du mélange et des ménagements des vieux et des jeunes chiens, de leurs noms et qualités que le Roi possède comme jamais personne de ses équipages ne l'a su, mais l'arrangement de toute cette marche, suivant les voyages projetés et à projeter, se fait avec des cartes, avec un calendrier combiné, et on prétend que Sa Majesté mènerait les finances et l'ordre de la guerre à bien moins de travail que tout ceci.»—À propos des chiens du Roi, on me communique, relié dans un petit volume en maroquin vert, aux armes, un manuscrit de la main du Roi intitulé: «État des chiens du Roy du 1er janvier 1738 et des jeunes chiens entrés depuis 17… Ce petit volume portant sur son dos: État des troupes, est curieux par les noms et les` appellations des chiens et des chiennes de Sa Majesté. C'est Triomphante, Pucelle, Sultane, Gaillarde, Topaze, Volage, Furibonde, Gambade, Princesse, Mascarade, Bacchante, Gogaille, Tonnerre, Soldat, Nicanor, Tintamarre, Naufrage, Ravage et toute la suite des terminaisons ronflantes en aux: Fialaux, Favinaux, Fanfaraux, Garçonneaux, Rapidaux, Merveillaux, Barbaraux, Demonaux, Cerberaux, etc.]

[64: Mémoires du duc de Luynes, t. II et III.—Mémoires du duc de Richelieu, par Soulavie, t. IV et V.]

[65: Dans le choix de ses soupeurs qui ne comprenait qu'un petit nombre des seigneurs qui avaient chassé avec lui dans la journée, le Roi mettait un despotisme taquin, cruel parfois. Un jour, ayant accepté du duc de Crillon un mouton venant du midi et dont la chair passait pour excellente, il se complaisait à ne pas l'inviter à manger de son mouton avec les autres chasseurs. Un autre jour, le prince de Léon qui était fort gourmand et désirait manger d'un poisson que l'on devait servir le soir, ayant été oublié sur la liste du souper, se mettait intrépidement à table avec le Roi. Aussitôt Louis XV de dire: «Nous sommes treize, et je n'ai demandé que douze couverts; il y a quelqu'un de trop et je crois que c'est M. de Léon; donnez-moi la liste, je veux le savoir.» Le duc de Gesvres, désirant sauver M. de Léon, faisait semblant d'aller chez Duport, huissier de l'appartement, et revenait disant qu'il n'avait trouvé ni Duport, ni la liste. «Je le crois bien, reprenait le Roi piqué, car Duport est à droite et vous avez été à gauche, allez donc le chercher où il est.» La liste fatale, où n'était pas M. de Léon, était apportée. Il restait néanmoins à table, mais le Roi ne lui disait pas un mot, ne lui offrait de rien, affectait même de faire le tour à droite en servant un plat de rougets barbets, et en finissant ce plat au voisin de M. de Léon. Le malheureux gourmand, dit Soulavie, eut la bonté de mourir de douleur pour cet affront.]

[66: Vie privée de Louis XV, à Villefranche, chez la veuve Liberté, 1782, t. V.]

[67: Journal de Barbier. Édition Charpentier, t. I.]

[68: Mémoires du Président Hénault, publiés par le baron de Vigan. Dentu, 1855.]

[69: Journal de Barbier, t. I.]

[70: Histoire de la Régence, par Lemontey, t. II.—Un manuscrit de l'Arsenal, Histoire de France, n° 220, donne une version un peu différente.—«Madame, ne soyez pas surprise des ordres que je donne. Faites attention à ce que M. de Fréjus vous dira de ma part; je vous en prie et vous l'ordonne.»]

[71: À propos du néant absolu auquel a été réduite Marie Leczinska après la chute du duc de Bourbon, donnons cette lettre de la Reine adressée à M. de Fréjus et que veut bien me communiquer M. Boutron.

«31 août 1726.

«Vous ne doutez pas, Monsieur, du plaisir avec lequel j'ay receu votre lettre, vous m'en avez fait infiniment en me mandant des nouvelles de la santé du roy, pour laquelle il m'est naturel d'être toujours inquiète; je suis bien fâchée que la peine qu'il a eue de se lever si matin aye esté inutile, ayant eu une si vilaine chasse, remercié (le) de la bonté qu'il a pour la femme du monde la plus ataché et qui la resent le plus vivement et dont le seul désir est de le mériter; toute mon impatience est de l'en aler au plutôt assurer moi-même, ce que j'espère ne tardera point, me portant de mieux en mieux; j'ay esté fort afoiblie par le chaud qu'il a fait, mais depuis qu'il est cessé, mes forces me reviennent; je n'envoye à Fontainebleau que lundi, comme nous sommes convenus, crainte d'incomoder le roy. Si je suivois mon inclination, vous i veyrez des couriers plus souvent; je suis fort contente de ce que vous me dites de mon entresol, vous connoissez mon gout a estre seule, ainsi vous pouvez juger par là qu'il ne me déplaira pas. Vous avez raison de dire que l'on ne fait point la même chose à ma cour qu'à celle du roy, au lieu que l'on ne fait que bailler à Fontainebleau, à Versailles on ne fait que dormir; pour moi, en mon particulier, je m'en fait une occupation et de jour et de nuit, m'ennuyant beaucoup, cela ne déplaît point à mes dames que vous sçavez estre très paresseuses. À propos desquelles je vous dirai que j'ay fait comme je vous dit qui esté comme elles sont toute la journée chez moy de leur donner la permission d'estre habillé plus commodément, et pour celles qui ne sont point dames du palais ont eu ordre d'estre en grand habit. Comme il m'est revenue de plusieurs endroits que cela faisoit de la peine aux autres, et que plusieurs même qui sont resté à Paris, ont tenue quelque discours sur cela; j'ay résolue aujourd'hui et j'est même dit à la maréchalle que me portant bien et sortant demain à la chapelle, qu'elles se missent toutes en grand habit. J'espère que vous approuverez cela, d'autant plus que effectivement, il n'y a ici, outre mes dames que très peu d'autres, et que l'on prétend que c'est cette raison qui les empêche de venir.

«Je souhaiteroit de sçavoir aussi les intentions du roy, sur mon ajustement et de celles qui me suiveront en arrivant à Fontainebleau; couchant à Petitbourg, cela fait une espèce de voyage; enfin vous me ferez plaisir de me donner vos conseils en tout, et celui qui me sera le plus sensible de tout est que vous soyez persuadé de ma parfaite estime pour vous.

«MARIE.»

«À Versailles.

«Je vous aurez escrit plutôt sur le mécontentement des dames, mais, j'ay esté trop foible, je crois que vous ne désaprouverez pas ce j'ay fait d'autant plus que me portant bien présentement elle n'ont pas besoin d'être si assidue, je ne doute point que vous n'ayez de la peine à lire ma lettre, ma main estant encore un peu tremblante.

«À Monsieur,

«Monsieur l'ancien Évêque de Fréjus,

«En Cour.» ]

[72: Journal de Barbier, t. II.]

[73: Journal des règnes de Louis XIV et Louis XV, par Narbonne, premier commissaire de police de Versailles, édité par le Roi. Versailles, 1866.]

[74: Ce sera une amusante comédie, quand madame de Mailly sera devenue la maîtresse, de la voir le soir, au jeu quotidien de cavagnole de la Reine, après la visite d'un demi-quart d'heure du Roi, aussitôt le Roi sorti, demander à la Reine la permission de quitter et passer son tableau à une autre joueuse.]

[75: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. I.]

[76: Le marquis d'Argenson dit: «Pour ce qui est de la société, au commencement de son mariage, le Roi voulait passer ses soirées chez la Reine, y jouer et y causer. La Reine, au lieu de l'y attirer, de l'y mettre à son aise, de l'y amuser, faisait toujours la dédaigneuse. Aussi le Roi en prit-il du dégoût, et s'habitua à passer ses soirées chez lui d'abord avec des hommes, puis avec des femmes, sa cousine Charolais, madame la comtesse de Toulouse.» Disons que les dédains, attribués à Marie Leczinska par d'Argenson, étaient de l'embarras, de la gêne, de la peur.]

[77: C'est elle qui, faisant enlever une échelle ayant tout l'air d'une potence au moment d'une visite de Law à Saint-Maur, disait à madame la Duchesse: «Belle maman, il faut la faire ôter, il prendrait cela pour une incivilité.» C'était encore elle qui disait, à propos de madame Amelot, la prétentieuse femme du secrétaire d'État, qui se plaignait de ne pouvoir se rendre de sitôt à Versailles, parce qu'elle avait à meubler sa maison de Versailles, de Fontainebleau, de Compiègne: «Il ne faut pas s'étonner, c'est la tapissière du Marais.»]

[78: Mémoires du duc de Richelieu, par Soulavie, t. IV.]

[79: Ibid., t. V.]

[80: On la disait malade pendant les six dernières semaines de sa grossesse, et l'on allait savoir de ses nouvelles sans en demander plus. Malheureusement, un jour, un Suisse tout neuf répondait à un domestique qui venait s'informer de la santé de mademoiselle: «Aussi bien que son état peut le permettre et l'enfant aussi.»]

[81: Soulavie, sans donner aucune preuve de son dire, affirme que la liaison du Roi avec mademoiselle de Charolais est incontestable, mais qu'elle n'a duré que très-peu de temps, parce que Louis XV voulait trouver de la solidité dans les sentiments qu'on lui témoignait, solidité dont mademoiselle de Charolais était absolument incapable.]

[82: Marie-Victoire-Sophie de Noailles, née le 6 mai 1688, fille d'Anne, duc et maréchal de Noailles, et de Marie-Françoise de Bournonville, avait épousé en premières noces Louis Pardaillan d'Antin, marquis de Gondrin, avec lequel elle avait vécu seulement trois ans, et s'était remariée le 22 février 1728 avec Louis-Alexandre légitimé de France, comte de Toulouse.]

[83: Mémoires du duc de Richelieu, par Soulavie, t. IV.]

[84: Le Glaneur historique et moral, juin 1732.]

[85: Peut-être à la fatigue, au dégoût de ces plaisirs que sollicitait sans se lasser le tempérament du Roi, se joignaient des suggestions, des conseils à voix basse, des paroles tombées au fond de l'âme chrétienne de la Reine, maintenant mère d'un Dauphin, l'inspiration d'étranges scrupules sur le respect dû à la sainteté du sacrement, et le doigt d'un confesseur, montrant les anges qui gardent le lit nuptial purifié par la continence.]

[86: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, t. IV.]

[87: Mémoires du marquis d'Argenson, édition Renouard, t. II.—«Madame de Mazarin entretenait publiquement le beau du Mesnil, un joueur pour lequel elle était obligée de vendre un jour, dit d'Argenson, son hôtel, ses nippes, ses pôts-à-oille, ce qu'elle avait tiré de ses amants l'abbé de Broglie et M. de Maugis, ce qu'elle avait volé à la Reine.»]

[88: Madame de Gontaut, belle-fille du maréchal de Biron qui, au dire de Besenval, avait le visage le plus beau et le plus parfait qu'ait jamais formé la nature, s'était mise sur les rangs pour enlever le Roi à sa femme, quatre ou cinq ans après son mariage. Et l'intrigue, aidée par une cabale, touchait à la conclusion de si près que le vieux ménage des Biron, pour ne pas être témoin du déshonneur de sa belle-fille, se préparait à se retirer dans sa terre. Dans ce temps, M. de Gesvres, célèbre par son impuissance, et dont les manières de femmelette étaient si moquées, chargé d'un message pour le maréchal, était par lui retenu à souper. Madame de Gontaut, qui n'aimait pas le duc, apostrophait tout à coup, au milieu du repas, son fils, le jeune Lauzun: «Je vous trouve bien des couleurs aujourd'hui, par hasard auriez-vous mis du rouge?» Le jeune homme se défendant d'en avoir mis: «Eh bien, si vous dites vrai, reprenait madame de Gontaut, frottez-vous avec votre serviette pour faire voir à tout le monde que vous n'en avez pas, car rien n'est si affreux pour un homme et ne le couvre d'un plus grand ridicule.» Au retour de son message, comme le Roi vantait la figure de madame de Gontaut, le duc de Gesvres faisait chorus avec le Roi sur les charmes de la jeune femme, ajoutant que «c'était bien dommage que des dehors si séduisants couvrissent un sang entièrement gâté par la plus affreuse débauche.» Il n'en fallut pas davantage pour que le Roi ne songeât plus à madame de Gontaut.]

[89: Mémoires du duc de Richelieu, t. III.]

[90: Mémoires de Maurepas, t. II.]

[91: Mémoires du comte de Maurepas, t. II.—Le public faisait grand bruit autour du nom de madame Portail, la femme du premier président, mais Versailles n'ignorait pas que sa malice, sa folie, les allures entreprenantes de toute sa personne avaient effrayé le Roi qui s'était fait remplacer au rendez-vous par M. de Lugeac. On citait encore une madame d'Ancézune et d'autres, mais la cour savait qu'aucune de ces femmes, amenées au Roi pour tromper ses sens et le distraire des froideurs de la Reine, n'étaient faites pour toucher son cœur. Aucune n'était de taille à continuer son rôle au-delà d'un caprice, à étendre son rêve au-delà du réveil.]

[92: Mémoires du marquis d'Argenson, édition Renouard, t. II.]

[93: Mémoires du duc de Luynes, t. II.]

[94: Narbonne, le commissaire de police qui a fait un relevé des séjours du Roi hors de Versailles, nous apprend qu'en 1730 le Roi ne demeure que 102 jours à Versailles, en 1731, 116 jours, en 1732, 105 jours, en 1733, 125 jours.]

[95: Madame de Toulouse qui, au dire d'un contemporain, était d'une avarice égale à son père le maréchal de Noailles, tirait de temps en temps de Louis XV pour s'indemniser de ses séjours chez elle, des ordonnances de 150,000 à 300,000 livres.]

[96: Mademoiselle de Charolais acquérait au commencement de 1733 de M. de Pezé, gouverneur et capitaine de Madrid et du Bois de Boulogne, une maison dans la cour du château… Elle faisait de cette habitation à mi-chemin de Versailles et de Paris sa principale demeure et s'y réjouissait fort. Dans les jours gras de cette année, ayant renvoyé après le souper tout son monde, le petit duc de Nivernais, jeune homme de quinze ou seize ans, ennuyé de quitter la partie, se cachait derrière une portière, et était témoin d'un tête à tête très-vif de la princesse avec le comte de Coigny. Il était surpris et réprimandé par la princesse, dont il se vengeait par la chanson

     La fille la plus vénérable,
         Sans contredit,
     S'ajoute un titre respectable,
         Dont chacun rit.
     Demoiselle par excellence.
     . . . . . . . . . .
     Deux mille à qui Coigny succède
         Diront ici.
     Ce qu'à la fée qui l'obsède
         Dit Tanzaï.
]

[97: Le marquis d'Argenson raconte ainsi le fait dans ses Remarques en lisant, n° 2103: «Un domestique principal de la Reine m'a dit que c'était cette princesse qui avait la première fait divorce avec le Roi; que depuis deux ans il avait madame de Mailly; quand la Reine en fut informée, elle s'imagina sottement qu'il y avait du risque pour sa santé, puisque madame de Mailly avait eu accointance avec des libertins de la cour. Elle refusa donc les droits de mari au Roi, car il allait souvent coucher avec elle. La dernière fois, il passa quatre heures dans son lit sans qu'elle voulût se prêter à aucun de ses désirs. Il ne la quitta qu'à trois heures du matin en disant: «Ce sera la dernière fois que je tenterai l'aventure;» et ce fut la dernière fois.]

[98: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. V.—Il n'y a pas pour ainsi dire de bibliographie à faire des biographies des demoiselles de Nesle; l'histoire de leur vie est éparse dans de Luynes, dans d'Argenson, dans les Mémoires de Richelieu. Et je ne trouve guère jusqu'à nos temps que deux morceaux de biographie spéciale consacrés à la plus jeune: la notice de deux pages sur la duchesse de Châteauroux insérée dans les Portraits et caractères de personnages distingués de la fin du XVIIIe siècle, par Senac de Meilhan, Dentu, 1813, et le Fragment des mémoires de la duchesse de Brancas, publié dans les Lettres de Lauraguais à madame ***. Buisson, an X (1802).

Je citerai cependant un petit volume très-rare publié, en Allemagne, sans indication de localité, intitulé: Remarquable histoire de la vie de la défunte Anne-Marie de Mailly, duchesse de Châteauroux, favorite de Louis quinzième, roi de France, 1746 (en allemand), volume contenant quelques anecdotes qui ne se trouvent que là.

En dehors de cela, il n'y a pas autre chose à consulter que les imbéciles romans allégorico-historiques qui contiennent si peu de vérité vraie. C'est Tanastès, Conte allégorique, la Haye, 1745, où madame de Mailly, madame de Châteauroux, madame de Lauraguais sont désignées sous les surnoms d'une fée antique, d'Ardentine, de Phelinette. Ce sont les Mémoires secrets sur l'histoire de Perse, Amsterdam, 1749; où Retima, Zélinde, Fatmé, sont les pseudonymes sous lesquels se dissimulent madame de Mailly, la comtesse de Toulouse, mademoiselle de Charolais. Ce sont enfin les Amours de Zeokinizul, Roi des Kofirans, Amsterdam, 1747, qui désignent la comtesse de la Tournelle sous l'anagramme de Lenourtella, madame de Vintimille sous celui de Lentinimil, madame de Mailly, sous celui de Liamil.

Et c'est là, je crois, presque tout. Cependant il ne faut pas oublier surtout pour l'histoire de madame de la Tournelle le curieux et rare livre intitulé: Correspondance du cardinal de Tencin et de madame de Tencin sa sœur avec le duc de Richelieu. Sur les intrigues de la cour de France depuis 1742 jusqu'en 1757, et surtout pendant la faveur des dames de Mailly, de Vintimille, de Lauraguais, de Châteauroux, de Pompadour, 1770. Ce livre cité, nous tombons dans le roman et les correspondances apocryphes comme celle-ci: Correspondance inédite de madame de Châteauroux avec le duc de Richelieu, le maréchal de Belle-Isle, de Chavigni, madame de Flavacourt, etc., par madame Gacon Dufour, Paris, Collin, 1806, 5 vol. in-16, etc.]

[99: Mélanges historiques, par M. B… Jourdain, t. II.—Boisjourdain, opposant la beauté de madame de Mailly à la beauté charnue et matérielle de madame de Vintimille, dit que c'était une beauté maigre et efflanquée.]

[100: Un grand nombre de peintres firent le portrait de madame de Mailly, puisqu'à la date de décembre 1739, le duc de Luynes écrit: «L'on peint actuellement madame de Mailly en pastel. C'est un nommé Latour. Madame de Mailly disait ce matin que c'était le seizième peintre qui a fait son portrait.»

De ces seize portraits et de ceux qui suivirent, il n'y en a pas un seul d'existant aujourd'hui dans les musées et les collections particulières.

Comme portrait gravé, nous n'avons qu'une misérable gravure exécutée pour l'édition de Soulavie de 1793.

Madame de Mailly est représentée en robe montante bordée de fourrure, avec sur la tête une espèce de fanchon noire nouée sous le menton, et le buste enveloppé d'un grand voile jouant autour d'elle.

Ce portrait porte dans le tournant du cadre: MADAME DE MAILLY: dans la tablette: Puisque vous la connaissez si bien, priez donc Dieu pour elle. Au-dessous de la tablette, on lit à la pointe sèche, sans indication de nom de peintre: N. V. I. Masquelier sc. 1702. Ce portrait figure dans le volume 7, page 88.]

[101: Voici le curieux récit du duc de Luynes (12 août 1739): «Le mercredi, le Roi partit de la Meute sur le midi, il alla à Madrid, où il entra chez Mademoiselle qui dormait; ne s'étant point réveillée, le Roi alla chez mademoiselle de Clermont qui se réveilla, mais la visite ne fut pas longue. Le Roi passa ensuite à l'appartement de madame de Mailly; elle était éveillée, mais dans son lit, toute coiffée et la tête pleine de diamants, mais elle couche toujours ainsi; elle avait sur son lit la jupe de son habit pour le mariage de Madame, et dans sa chambre un joaillier nommé Lemagnan qui a beaucoup de pierreries et qui prête des parures valant deux ou trois millions. Il y avait aussi des marchands de Paris de parure d'habits que l'on appelle de Charpes (Duchapt) et que madame de Mailly appelle ses petits chats. Le Roi entra dans la plaisanterie et les appela de même, examina la jupe et les pierreries du sieur Lemagnan fort en détail.»]

[102: «Le Roi, encore sauvage et délicat en 1732 (époque de ses premières passions pour madame de Mailly), ne recherchant alors aucune femme s'il n'en était recherché lui-même… Madame de Mailly, qui n'était ni entreprenante, ni dévergondée, avait fait toutes les avances pour séduire le Roi qui n'en fut pas séduit. Attendant le moment indiqué, assise sur un canapé, affectant une posture voluptueuse, montrant la plus belle jambe qu'il y eût à la cour et dont la jarretière se détachait; cette affectation même repoussa le jeune monarque. Bachelier voulut lui faire apercevoir des objets délicieux, et le Roi, honteux ou distrait, n'y prit pas garde. Madame de Mailly l'agaça et le prince fut froid; alors Bachelier voyant que tout était perdu sans une entreprise déterminante, prit le Roi sous les aisselles et l'obligea… et le Roi qui jouait à cheval fondu avec Bachelier et Lebel et autrefois avec le cardinal, dans l'intérieur de ses appartements quand il était seul avec eux, se laissa précipiter sur madame de Mailly par son valet de chambre.»

Au récit de Soulavie, ajoutons le récit de Boisjourdain, qui diffère sur les détails, mais qui témoigne d'une certaine violence exercée sur les sens du Roi: «Le duc de Richelieu fut chargé par le cardinal de Fleury de lui proposer madame de Mailly. Ce seigneur, qui savait se plier à tout et qui plaisait au Roi, trouva le moyen de le mettre adroitement dans la conversation sur le compte de la Reine; lui parla du vide qu'elle laissait dans son cœur, de son ingratitude et de la nécessité de remplacer la passion qu'il avait pour elle par une autre; enfin détermina le Roi à une entrevue avec madame de Mailly; mais elle fut infructueuse; le Roi, soit timidité, soit par un reste d'attachement pour la Reine, ne fut pas ébranlé. La dame en fut désespérée et se plaignit qu'on l'eût exposée à une sorte d'affront. L'on eut bien de la peine à la décider à un second tête-à-tête; on la prévint qu'il fallait oublier le monarque et ne s'occuper que de l'homme. La facilité du jeune prince à revenir à elle l'encouragea et l'enhardit elle-même. On assure que, dans ce rendez-vous, pour triompher et parvenir à son but, elle ne se borna pas aux agaceries ordinaires, mais qu'elle se laissa aller aux moyens et aux avances des plus habiles courtisanes. Alors le jeune homme se livra à des emportements d'autant plus violents qu'ils avaient été longtemps contraints. Enfin madame de Mailly sortit dans une espèce de désordre amoureux du lieu où elle avait été seule avec le Roi, et, passant devant ceux qui avaient intérêt à connaître le résultat de la démarche, elle ne leur dit autre chose que ces mots très-expressifs: «Voyez, de grâce, comme ce paillard m'a accommodée.»

Enfin, le marquis d'Argenson, tout en se trompant sur la date de l'aventure et sur l'introducteur, la raconte en ces termes: «Cela s'est accompli dans les entresols du Roi; un nommé Lazure en est le concierge; il a sous lui un second qui amena au Roi cette dame, c'était l'hiver dernier; elle parut derrière un paravent. Le Roi était honteux, il la tira par sa robe; elle dit qu'elle avait grand froid aux pieds, elle s'assit au coin du feu. Le Roi lui prit la jambe et le pied qu'elle a fort joli, de là il lui prit la jarretière. Comme elle avait ses instructions de ne pas résister à un homme si timide, elle dit: «Eh! mon Dieu! je ne savais pas que Votre Majesté me fît venir pour cela, je n'y serais pas venue!» Le Roi lui sauta au cou, etc.».]

[103: Mémoires du duc de Richelieu, par Soulavie, t. V.]

[104: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. I.]

[105: Mémoire signifié par Louis de Mailly, marquis de Nesle, chevalier des ordres du Roy, demandeur, contre les syndics et directeurs de ses prétendus créanciers, défendeur.—Mémoire pour les syndics.—Mémoire pour les syndics et directeurs des créanciers du marquis de Nesle contre le marquis de Nesle.—Les papiers séquestrés de la famille de Mailly aux Archives nationales contiennent plusieurs cartons de pièces imprimées ou manuscrites: procédures, saisies, ventes de vaisselle plate, etc., de l'infortuné marquis.]

[106: Papiers séquestrés. Famille Mailly de Nesle.—Contrat de M. le comte et madame la comtesse de Mailly, 30 may 1726. Carton 1/1-10.]

[107: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. I.—Le duc de Luynes nous apprend qu'en mars 1740, par suite de partage, les quatre sœurs—il y avait des arrangements particuliers pour mademoiselle de la Tournelle—avaient chacune 7,500 liv. de rente ou environ, savoir 100,000 écus à rente constituée au denier-vingt, 200,000 liv. qui étaient au denier-quarante, et 200,000 liv. d'argent comptant. Outre cela madame de Mailly, à qui M. de Nesle en la mariant avait promis 8,000 liv. de rente et qui n'en avait jamais rien touché, devait être payée de quatorze ou quinze années d'arrérages qui lui étaient dus.]

[108: Journal des règnes de Louis XIV et de Louis XV, par Pierre Narbonne, premier commissaire de police de Versailles, édité par Le Roi. Versailles, 1866.]

[109: Mémoires du duc de Richelieu, par Soulavie, t. V.]

[110: Journal de Barbier, édition Charpentier, t. III.]

[111:

     Notre monarque enfin
     Se distingue à Cythère;
     De son galant destin
     L'on ne fait plus mystère
     Mailly, dont on babille,
     La première éprouva
     La royale béquille
     Du père Barnaba!
]

[112: Journal des règnes de Louis XIV et de Louis XV, par Pierre Narbonne, Versailles, 1866.—Cette affiche publique de la liaison du Roi avec madame de Mailly venait à la suite d'une brouille. D'Argenson dit, à la date du 16 juin 1738: «Madame de Mailly a été brouillée avec le Roi pendant la semaine de la Pentecôte, et personne ne sait pourquoi, mais elle est raccommodée et bien mieux que jamais. Amantium iræ amoris integratio est, dit Térence.»]

[113: Journal des règnes de Louis XIV et Louis XV, par Pierre Narbonne, Versailles, 1866.]

[114: En fait d'ingénuité, Barbier raconte celle-ci: «Le seigneur de la Roque qui fait le Mercure galant a été à l'extrémité avant le voyage de Fontainebleau… Fuzelier, poëte qui a fait plusieurs pièces, garçon d'esprit et mal à l'aise, a fait des mouvements auprès de M. de Maurepas, de qui cela dépend pour avoir cette commission. Comme il est de tout temps ami du marquis de Nesle et de madame de Mailly sa fille, il l'alla trouver un matin dans son lit et lui dit: «Madame, je viens vous prier de me rendre un service.» Elle se défendit d'abord sur ce qu'elle ne demandoit quoi que ce soit; il la tourmenta tant, qu'elle lui dit: «As-tu un mémoire?—Oui, madame.» Elle le prit, le lut. «Qu'on me lève, dit-elle: mes porteurs! Va m'attendre chez M. de Maurepas, j'y vais dans le moment.» Elle y arrive. M. de Maurepas n'étoit pas chez lui. Elle dit à son valet de chambre qu'elle reviendra, et de prier M. de Maurepas de l'attendre, et par un effort d'imagination, pour servir plus chaudement Fuzelier, elle va tout de suite chez M. de la Peyronie premier chirurgien du Roi. «Je viens, lui dit-elle, vous demander une grâce qu'il faut que vous m'accordiez absolument. Je vous demande pour Fuzelier, que je protège, un privilège exclusif pour distribuer le Mercure.» M. de la Peyronie tomba de son haut; il lui témoigna la disposition de lui accorder tout ce qui dépendoit de lui, mais en même temps l'impossibilité de le faire sur cet article… Malgré ses instances, madame de Mailly, persuadée que la demande était ridicule, s'en retourne chez M. de Maurepas tout en colère et lui dit: «Je venois vous demander une grâce pour Fuzelier, mais il faut qu'il soit fou pour me faire faire des démarches pour une chose qui ne se peut pas. Je viens de chez M. de la Peyronie qui me l'a bien assuré.—Mais, Madame, je suis informé de ce que demande Fuzelier, cela n'a point de rapport avec M. de la Peyronie.—Comment! dit-elle, il demande le privilège exclusif du Mercure.—«Cela est vrai, lui répondit le ministre, c'est le Mercure galant, qui est un ouvrage d'esprit.—Oh! dit-elle, que ne s'explique-t-il donc, cet animal-là! Si cela est ainsi, je vous le recommande très-fort.» L'anecdote est-elle vraie? Plus tard on prête, toujours sur le Mercure, une bévue à peu près pareille à madame du Barry.]

[115: Mélanges de M. de B… Jourdain, Paris, 1807, t. II.]

[116: À la date de juillet 1743, de Luynes dit: «Dans les commencements des cabinets les soupers étaient extrêmement longs; il s'y buvait beaucoup de vin de Champagne; le Roi même buvait assez; et quoiqu'il n'y parût pas tant qu'à quelques-uns de ses courtisans, il ne laissait pas que d'y paraître quelquefois.»]

[117: Les soupers des cabinets n'avaient lieu que les jours de chasse.]

[118: Moutier devenait le cuisinier des petits appartements seulement au moment où madame de Mailly était des soupers. Moutier était une espèce d'artiste qui avait chez M. de Nevers, outre des gages considérables, des conditions toutes particulières: il n'était tenu à faire à souper que deux fois par semaine, et le duc devait lui fournir tous les ans trois habits à son choix. Le Roi avait voulu absolument l'avoir, mais ça avait été une très-grosse affaire: les officiers de la bouche s'étant livrés à toutes sortes de brigues pour qu'il ne fût pas reçu, et ayant poussé la mauvaise volonté jusqu'à lui fournir des produits gâtés dans les premiers soupers où le Roi l'avait essayé.]

[119: Mémoires du duc de Luynes, t. II.]

[120: Vie privée de Louis XV, Londres, 1785, t. II.—Le duc de Luynes nous donne l'heure à laquelle se couchait le Roi au sortir de ces soupers. Le 26 juin 1738, à un souper où assistait madame de Mailly, le Roi, après avoir bu du Champagne, se couchait à six heures du matin, après avoir entendu la messe, et restait au lit jusqu'à quatre heures du soir. Le 3 juillet, dans un autre souper ou était encore madame de Mailly, le Roi, qui buvait pas mal de champagne, sortait de table à cinq heures du matin, allait jouer au tric-trac avec M. du Bordage et, toujours après avoir entendu la messe, se mettait au lit dont il ne sortait cette fois qu'à cinq heures du soir.]

[121: Louis XV enfant. Portraits intimes du XVIIIe siècle, par E. et J. de Goncourt. Un volume Charpentier.]

[122: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. II.]

[123: La fortune de cette famille des Bachelier est bizarre. Le père était un maréchal-ferrant auquel on amenait un cheval du duc de la Rochefoucauld à ferrer et qui l'enclouait. Il renonçait à son enclume et entrait au service du duc, puis passait au service de Louis XIV, en 1703; au bout de vingt ans de service de valet de garde-robe, il obtenait un brevet de survivance en faveur de son fils François-Gabriel Bachelier. Et en 1723, une note de Marais nous apprend que ledit Gabriel Bachelier, un des valets de chambre de Louis XV qui ne l'avait pas quitté pendant toutes ses chasses, recevait du jeune Roi un cheval superbement harnaché, un brevet de 4,000 livres de pension et une canne d'or.]

[124: Ces nouvelles avaient aussi le mérite d'être, selon l'expression de d'Argenson, le contre-poison des nouvelles remises par le lieutenant de police Hénault au cardinal Fleury.]

[125: Quand le maréchal de Belle-Isle sera nommé ministre plénipotentiaire à Francfort, ce sera de Bachelier qu'il prendra ses véritables instructions.]

[126: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. III.]

[127: Bachelier, en dehors de l'influence que pouvait lui donner sur le Roi une maîtresse de sa main, aurait été amené à rendre publique la liaison du Roi avec madame de Mailly par le souvenir d'une phrase, qu'un jour le cardinal lui aurait dite en travaillant avec lui: «qu'il quitterait le ministère à la première maîtresse qu'aurait le Roi[128].» Bachelier pensait du coup faire premier ministre Chauvelin ou le devenir lui-même.]

[128: Mémoires de d'Argenson. Édition Renouard, t. I.]

[129: C'était au commencement de la faveur de madame de Vintimille. Flavacourt et le mari de la Vintimille parlaient des amours du Roi, de la laideur de l'une et l'autre sœur, du mauvais goût du souverain. L'appartement des deux beaux-frères était situé au-dessous d'une chambre, où se trouvait dans le moment le Roi qui, pour mieux les écouter, avançant la tête dans la cheminée, jetait à la fin à celui qui tenait la parole, le terrible: «Te tairas-tu!»]

[130: M. du Luc écrivant à madame de Mailly pour qu'elle obtînt de placer un homme à lui dans un des châteaux du Roi, finissait sa lettre par cette phrase: «Un mot dit de la belle bouche d'une belle dame comme vous, finira l'affaire.» Sur le vu de la lettre, le Roi disait: «Ah! pour une belle bouche, vous ne vous en piquez pas, je crois?» En effet, madame de Mailly avait la bouche grande, mais bien meublée, selon l'expression d'un contemporain.]

[131: Sur ses 250,000 ou 200,000 livres de rente, le marquis était réduit alors à 24,000 livres de pension alimentaire, sur lesquelles dit de Luynes, il en avait fait 6,000 à ses filles.]

[132: Mémoires de d'Argenson. Édition Renouard, t. II.]

[133: La démarche de madame de Mailly semble avoir été une démarche pour la forme; M. de Bouillon lui avait persuadé que c'était le seul moyen de réduire son père à la raison et lui avait proposé «un ajustement» par lequel son père aurait 60,000 livres de rente payée à 5,000 livres par mois. La veille de la lettre de cachet, madame de Mailly travaillait à l'arrangement avec Maboul deux heures le matin et trois heures l'après-dînée.]

[134: Le marquis de Nesle avait été d'abord exilé à Lisieux, puis à Évreux, et enfin obtenait d'aller à Caen.]

[135: On lit dans les Mémoires du marquis d'Argenson, à la date du mois de mai 1740: «M. de Mailly, mari de la maîtresse du Roi, a eu ordre de sortir de Paris pour avoir tenu chez lui loge et souper de francs-maçons, malgré les ordres réitérés du Roi. L'auguste qualité de c… du Roi ne l'a pas exempté de cette proscription. Aussi cette dame voit en ce moment son père et son mari exilés.»]

[136: Soulavie dit: «Le Roi passa dans peu de temps d'une extrême réserve avec les femmes dans un grand libertinage.»]

[137: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. II.]

[138: Journal de Barbier, édition Charpentier, t. III.—Le chroniqueur dit: «On dit qu'un garde du corps avait gagné une pareille… de ladite petite bouchère, et que, voyant le Roi maigrir, sachant que la petite fille avait rôdé autour des petits appartements, il alla trouver le cardinal Fleury et lui avoua qu'il avait encore la … de la petite créature et que, si le Roi l'avait vue, il pourrait bien en avoir autant.»]

[139: Dans le moment où le Roi ne chassait plus, ne sortait plus même de sa chambre, M. le Duc engageant le Roi à voir des médecins, et le Roi s'y refusant sous prétexte que cela occuperait trop les nouvellistes, Courtanvaux s'écriait avec son franc parler: «Mais, sire, cela n'empêchera pas que tout Paris n'ait beaucoup parlé. On a dit publiquement que les chirurgiens étaient nécessaires à Votre Majesté plus que les médecins consultants.» Et comme on s'étonnait de la vivacité de l'apostrophe, Louis XV dit: «Je suis accoutumé à m'entendre dire par Courtanvaux tout ce qu'il pense.»]

[140: D'Argenson rapporte que madame de Mazarin, son amant du Mesnil, et leur conseil, l'abbé de Broglie, hasardant devant la Reine des projets de régence, Marie Leczinska répétait: «Ah! quel malheur si une telle perte arrivait!» et cela jusqu'à ce qu'au bout de ses exclamations elle laissa échapper tout bas et dans un soupir: «Pour la régence, je ne l'aurai pas!» Ces entretiens qu'on ébruita ne furent jamais pardonnés à la Reine par le Roi.]

[141: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. II]

[142: Le Roi, ayant vu à Rambouillet chez la comtesse de Toulouse la marquise d'Antin, l'avait trouvée fort jolie. Le soir, à un souper des cabinets, madame de Mailly, lui jetait tout à coup: «Sire, on dit que vous avez vu madame la marquise d'Antin et que vous l'avez trouvée charmante!»—Point du tout, répondait le Roi qui cherchait à se dérober, et était obligé, quelques instants après, de dire à la duchesse d'Antin: «Votre belle-sœur avait une coiffure qui lui seyait bien mal.»]

[143: Il arrivait parfois cependant à madame de Mailly d'éprouver des refus sur ce qui lui tenait le plus au cœur: la publicité de sa liaison avec le Roi. C'est ainsi qu'en septembre 1739, mademoiselle de Charolais et madame de Mailly faisaient l'impossible pour que le Roi allât au bal de l'Hôtel-de-Ville. Le projet de ces dames était de se mettre aux côtés de Sa Majesté, à la fenêtre qui donne comme une tribune sur la grande salle du bal et de se démasquer sous prétexte de la chaleur aux yeux de tous. Madame de Mailly s'entêtait à ce que le Roi y vînt, elle répétait: «Mais, Sire, ce pauvre M. de Gesvres, mais ce pauvre M. le prévost des marchands qui s'est donné tant de peine pour vous recevoir! Au moins, Sire, que ce soit pour l'amour de moi.» Mais le Roi, qui était au fait du projet de sa maîtresse, s'y refusa. En vain Mademoiselle fit cent singeries, composa un placet, l'attacha à un rideau par une épingle en disant au Roi: «Sire, vous ne lisez pas les placets qui vous sont présentés.» Le Roi répondait: «Je sais ce qu'il contient, j'y mets néant dès à présent.» Le soir, madame de Mailly toute masquée, sa chaise attelée, son relais préparé à Sèvres, le duc de Villeroy venait lui dire que le Roi n'irait pas au bal et qu'il avait défendu de lui remettre la clef de l'appartement du Roi à l'Hôtel-de-Ville, dans le cas où elle voudrait aller au bal sans lui. Et madame de Mailly, ainsi qu'elle le racontait au duc de Luynes, était obligée de se démasquer, de renvoyer sa chaise, de se coucher.]

[144: Mémoires du duc de Luynes, t. II et III.]

[145: Mémoires du marquis d'Argenson. Édition Renouard, t. I.—Madame de Mailly avouera plus tard qu'elle avait cédé à des besoins d'argent, qu'elle n'aimait pas le Roi, et que l'amour ne s'était déclaré chez elle qu'au bout de quelques années.]

[146: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. I.]

[147: Mémoires de d'Argenson, t. II.]

[148: Guérapin de Vauréal, petit-fils d'un mercier qui avait acheté une charge d'auditeur des comptes, possesseur d'une très-jolie figure et entré dans les ordres, débutait par être surpris en conversation criminelle à Marly avec la comtesse de Poitiers, dame d'honneur de la duchesse d'Orléans, ce qui le faisait surnommer coadjuteur de Poitiers. Il était aimé ensuite par la marquise de Villars et la duchesse de Gontaut, dont la jalousie à son sujet éclata dans des chansons où les deux rivales se dirent toutes les méchancetés possibles.]

[149: On voit, pendant ce temps, Mademoiselle se faire la garde-malade de madame de Mailly. La maîtresse a-t-elle un rhume, est-elle obligée de garder le lit? Mademoiselle passe chez elle toutes les après-midi, et se fait apporter dans sa chambre son souper.]

[150: «On dit que le sujet de la brouillerie de M. le Cardinal,—c'est Barbier qui parle,—vient de ce que Mademoiselle avait tant pressé et tourmenté le Roi pour renvoyer M. Amelot et pour donner la place de secrétaire d'État à M. de Vauréal, évêque de Rennes, que le Roi lui en avait donné sa parole. Il faut observer que le public critique donne ce Monseigneur pour amant à cette princesse et que c'était bien là le plus court chemin pour obtenir un chapeau de la cour de Rome et pour prétendre à la place de premier ministre. M. le cardinal de Fleury, instruit du fait, alla trouver le Roi, se déchaîna contre la princesse, lui remontra que cela était non-seulement contraire à ses intérêts, mais scandaleux. Le Roi lui répondit qu'il avait donné sa parole et qu'il le voulait. Sur cela le Cardinal prit congé du Roi et donna ordre à toute sa maison de partir sur le champ pour Issy. M. le duc d'Orléans a pris parti dans cette affaire et, avec l'autorité de la religion, a fait entendre au Roi que de pareilles paroles ne l'engageaient en rien. Il l'a déterminé à n'en rien faire; et il a engagé, d'un autre côté, le Cardinal à revenir prendre sa place à Versailles, de sorte que Mademoiselle piquée au cœur ne voulait point aller à Fontainebleau.»]

[151: Mémoires de d'Argenson. Édition Renouard, t. II.]

[152: Les amours du Cardinal consistaient en une liaison sans doute très-chaste, mais très-intime et très-suivie avec madame de Lévis, qu'on savait souvent dîner en tête-à-tête avec le vieux Fleury dans une maison de campagne à Vaugirard. C'était cette madame de Lévis, un esprit sage et éclairé, capable d'entrer dans les plus grandes affaires et d'un secret impénétrable. L'homme d'église consultait cette femme supérieure pour le maniement et la cuisine des plus délicates choses du gouvernement laïque d'une monarchie toujours gouvernée par une favorite.]

[153: C'est encore madame de Mailly qui disait un jour au Roi auquel elle demandait une grâce et qui répondait qu'il en parlerait au Cardinal: «Ne vous déferez-vous jamais de ce tic?»]

[154: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. V.]

[155: Récit fait par madame de Flavacourt à Soulavie. (Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, par Soulavie, Paris 1801, t. I).]

[156: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, t. V.]

[157: «Elle avait de l'esprit, mais aussi brut qu'elle l'avoit reçu de la nature, sans éducation, sans acquit, sans connoissance.» (Mémoires du duc de Luynes, t. VII. Petite notice sur la Vintimille, page 102.)]

[158: Le duc de Luynes écrit à la date du 26 décembre 1738: «Versailles.—Mademoiselle de Nesle est ici depuis quelques jours c'est madame de Mailly qui en prend soin.»]

[159: Le duc de Luynes dit: «Madame de Mailly ne voit que mademoiselle de Nesle de toutes ses sœurs, les trois autres sont toujours chez madame de Mazarin.» Il n'y avait chez madame de Mazarin que madame de Flavacourt et madame de la Tournelle; la troisième sœur, appelée Montcarvel, mariée plus tard a M. de Lauraguais, demeurait chez madame de Lesdiguières.]

[160: La brouille était complète entre la nièce et la tante. Voici ce que raconte de Luynes à propos du voyage de Marly de mai 1739: «Le jour que l'on arriva, M. d'Aumont, qui avait fait la liste du souper, y avoit mis madame de Mailly et madame de Mazarin. Madame de Mailly ayant lu la liste, dit à M. d'Aumont d'ôter ou l'une ou l'autre, parce qu'elles ne soupoient point ensemble. La liste étoit montrée à madame de Mazarin avertie; cela embarrassa beaucoup M. d'Aumont; cependant il prit son parti d'aller dire à madame de Mazarin que c'étoit un malentendu, et qu'elle n'étoit point du souper.» (Mémoires du duc de Luynes, t. II.)]

[161: Mémoires du duc de Luynes, t. X.]

[162: Mémoires du duc de Luynes, t. X.—Ce récit donné par de Luynes est contredit par lui-même écrivant, à la date du vendredi 19 juin 1739, que mademoiselle de Nesle loge chez Mademoiselle qui lui fait continuellement des cadeaux.]

[163: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, t. V.—Elle était laide, dit un contemporain cité par de Luynes, d'une de ces laideurs qui impriment plus la crainte que le mépris; sa taille était gigantesque, son regard rude et hardi… Soulavie, qui eut de madame de Flavacourt, morte seulement en l'an VII de la République, de curieux renseignements sur ses sœurs, dit, et ce sont les expressions de madame de Flavacourt: «Elle avait la figure d'un grenadier, le col d'une grue, une odeur de singe.» Le mari de madame de Vintimille n'appelait sa femme que «mon petit bouc», disant que c'était un diable dans le corps d'un bouc.]

[164: Donnons la parole à l'anonyme cité par le duc de Luynes qui, contre toute vraisemblance et tous les témoignages historiques, cherche à montrer dans l'intimité du Roi et de mademoiselle de Nesle une passion platonique: «Elle ne connoissoit de devoirs que ceux qu'elle devoit au Roi et à sa sœur. Mademoiselle, qui avoit le plus contribué à son mariage et dont le motif étoit de s'en faire une créature et un moyen de plus pour parvenir à gouverner, s'aperçut bientôt qu'elle s'étoit lourdement trompée. Au lieu d'y trouver l'utilité qu'elle cherchoit, elle n'y trouvoit qu'une barrière insurmontable. Madame de Mailly n'eut plus le même besoin d'elle depuis qu'elle eut sa sœur. Cette princesse fut si irritée, qu'elle résolut de perdre madame de Vintimille en la rendant suspecte à sa sœur, et voici comment elle s'y prit: La Vintimille, comme je l'ai dit, étoit d'une assiduité extrême à faire sa cour au Roi; le Roi la traitoit avec toute la distinction imaginable, il l'écoutoit avec attention lorsqu'elle parloit, il étudioit ses regards lorsqu'il avoit parlé, enfin tout ce qu'un langage muet peut faire découvrir d'estime, de considération et de goût apprenoit à madame de Vintimille le cas qu'il faisoit d'elle et l'amitié qu'il avoit pour elle. Elle en fut flattée beaucoup moins par vanité, dont elle n'étoit pas extrêmement susceptible, que par la reconnoissance, qui produisit bientôt en elle des sentiments plus vifs. Il est sûr qu'elle prit une grande passion pour le Roi; il est vraisemblable que le Roi s'en aperçut, mais il est certain qu'elle ne songea jamais à nuire à sa sœur, et la conduite du Roi et d'elle a bien prouvé qu'elle ne l'auroit jamais supplantée, mais qu'elle auroit pu lui succéder si le Roi avoit perdu madame de Mailly, soit par la mort, soit par une retraite. Le Roi, fidèle à madame de Mailly, jouissoit de l'esprit de madame de Vintimille; il voyoit avec plaisir que madame de Mailly ne parloit que d'après elle; il étoit convaincu que madame de Vintimille l'adoroit, qu'elle ne vouloit que sa gloire et qu'elle étoit assez éclairée pour bien connoître les moyens de la lui procurer; il y a toute apparence qu'il se promettoit de lui donner toute sa confiance après la mort du Cardinal.»]

[165: Au mois de décembre 1739, madame de Mailly se fâchait toute rouge au sujet d'un voyage du Roi à la Muette, une semaine qu'elle était de service auprès de la Reine. Il y avait déjà eu précédemment, à propos d'un voyage à Choisi, une petite brouille entre le Roi et la maîtresse qui avait déclaré que si le Roi ne voulait pas la mener, elle demanderait la permission à la Reine, et arriverait tout à coup à Choisi.]

[166: Un jour que madame de Mailly soutenait qu'elle était plus blanche et moins sèche que sa sœur, le Roi lui dit brusquement: «Ne pariez pas, vous perdriez!»]

[167: Mémoires du duc de Luynes, t. II.]

[168: Ibid., t. III.]

[169: Ibid., t. III.]

[170: Une correspondance manuscrite de Dubuisson, citée par M. Rahery, dit: «J'ajoute à ce qui regarde mademoiselle de Nesle, que Mgr l'archevêque de Paris lui a fait présent de 25,000 fr. en bijoux, qu'il était du dîner de noce, que Mademoiselle en a fait le souper et que c'est elle et le Roi qui ont donné la chemise aux nouveaux mariés.»]

[171: Le dimanche suivant avait lieu la présentation par Mademoiselle à la Reine de madame de Vintimille entourée de mesdames de Mailly et de la Tournelle ses sœurs, qui tour à tour avaient pris, prenaient ou allaient prendre à Marie Leczinska le cœur du Roi. La Reine accueillait ce monde avec une froideur marquée.]

[172: Le mari qu'avait épousé mademoiselle de Nesle était une espèce de jeune cynique et de fou méchant, qui, tout en trouvant agréable d'être des soupers des petits appartements et d'user des chevaux du Roi, parlait de son mariage avec le plus sanglant des mépris, ne ménageait ni sa femme, ni sa belle-sœur, ni le Roi même, s'attirant la risée des honnêtes gens, les brusqueries de sa belle-sœur, l'aversion de sa femme qu'elle étendait bientôt à toute la famille et qui lui faisait refuser, lorsqu'elle accoucha, une magnifique layette envoyée par l'archevêque de Paris.]

[173: Le duc de Luynes écrit à la date du 4 janvier 1740.—Versailles. Madame de Vintimille nous montra hier une boîte d'or incrustée que le Roi lui a donnée pour ses étrennes; ce fut le jeudi, veille du jour de l'an. Le Roi lui fit beaucoup de questions, si on lui avoit jamais donné des étrennes, si elle vouloit qu'il lui en donnât, après quoi on se mit à table, et le Roi, pendant le souper, donna à M. le duc de Villeroy la tabatière qu'il remit sur-le-champ à madame de Vintimille. Elle est la seule à qui le Roi ait donné des étrennes.]

[174: On disait que madame de Mailly étant stérile et ne pouvant avoir d'enfant du Roi, lui avait livré sa sœur pour en avoir de lui afin de se l'attacher par cette progéniture, à l'exemple de Sara donnant Agar à Abraham.]

[175: Le duc de Luynes, assistant à un souper du Roi chez la comtesse de Toulouse, était frappé du sérieux, de la froideur de la maîtresse, qui à la fin cependant badinait avec un étui à cure-dents d'ivoire que le Roi avait tourné et qu'il lui avait donné.]

[176: Mémoires du duc de Luynes, t. III.]

[177: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. III.]

[178: Mademoiselle de Charolais écartée, la maréchale d'Estrées devenait la compagne habituelle de mesdames de Vintimille et de Mailly. Cette vieille femme, qui joue un assez triste rôle, plaisait par un fonds de gaieté naturelle, un esprit plaisant, une conversation badine et voltigeante.]

[179: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. III.—Quand cette princesse mourait au mois d'août 1741, un mois avant la mort de madame de Vintimille, la cour témoigna une grande indifférence pour la fin brusque de cette princesse de quarante-quatre ans.]

[180: Il y avait un autre petit fait passé au mois de février dernier qui montrait déjà la connaissance que l'on avait de l'autorité de madame de Vintimille sur la pensée du Roi. Sylva le médecin, à la suite de bruits et de propos survenus après la mort de M. le Duc qu'il avait soigné, écrivait à madame de Vintimille une lettre pour la prier de combattre les préventions qui pouvaient exister dans l'esprit du Roi.]

[181: Au mois de juin suivant avait lieu la réception du nouveau duc de Gramont comme colonel du régiment des gardes. Le régiment sous les armes, massé en bataillon carré sur la grande place entre les écuries et le château, le Roi à cheval, suivi du duc de Gramont en uniforme et à pied, s'avançait à sa rencontre, s'arrêtant à trente pas. Les officiers faisaient cercle autour du Roi, les tambours derrière. Alors le Roi prononçait la formule d'usage: «Vous reconnaîtrez M. le duc de Gramont pour colonel de mes gardes, et vous lui obéirez en ce qu'il vous commandera pour mon service.» Aussitôt les tambours de battre, les officiers de reprendre leurs postes, le Roi de se porter sur la droite, du coté des Récollets. Puis le régiment se mettait en marche pour Paris par compagnie, le duc de Gramont à la tête de la compagnie-colonelle, saluant le Roi au passage, et venant prendre place aux côtés de Sa Majesté. Mesdames de Vintimille et de Mailly assistaient à la réception dans le carrosse de madame de Gramont.]

[182: Le duc de la Trémoille, qui serait d'après quelques bibliographes l'auteur d'Angola, est une figure singulière et restée dans l'ombre. Accusé de goûts contre nature dans sa jeunesse, il meurt victime de son dévouement conjugal: s'étant enfermé avec la duchesse attaquée de la petite vérole, il périssait de cette maladie à laquelle sa femme échappait. Entré à la fin de 1737 avec plusieurs jeunes seigneurs et madame de Mailly dans la conspiration des Mirmidons,—celle des Marmousets est de 1732,—conspiration qui avait pour but de remettre en place Chauvelin, il priait le Roi, la mine éventée, de ne point le nommer au Cardinal. Le Roi ayant manqué à sa parole, le duc lui faisait les plus vifs reproches, le priait de le rayer du nombre de ses familiers, lui disant en propres termes: «qu'il ne pouvait plus être son ami,» et, se renfermant strictement dans les fonctions de gentilhomme de la Chambre, cessait de fréquenter les petits appartements.]

[183: Le Roi ayant appris la nouvelle de la mort de M. de la Trémoille pendant son souper, on avait remarqué qu'au sortir de table, madame de Mailly avait fait parler M. de Luxembourg au Roi.]

[184: Dans une audience qu'avait eue précédemment madame de la Trémoille, le Cardinal, sollicité par elle, lui avait répondu sèchement qu'il ne se mêlait point de ces sortes de grâces.]

[185: Madame de Vintimille se rendait compte de la situation en un moment. Elle n'était point encore assurée de sa toute-puissance sur la débile volonté du Roi, le Cardinal était bien vieux et ne pouvait guère vivre encore longtemps; la femme politique trouvait plus prudent d'attendre que de risquer sa fortune sur un coup de cartes douteux.]

[186: La lettre de madame de Vintimille envoyée au Roi dans la nuit,—Louis XV se couchait cette nuit-là à deux heures et demie, quoiqu'il dût se coucher de bonne heure à cause de la procession du lendemain,—la lettre envoyée la nuit ou le matin de très-bonne heure, faisait brûler, au dire de Soulavie, le billet déjà écrit par lequel le Roi acceptait la retraite du cardinal de Fleury.]

[187: Ce matin, le duc de Luynes qui se rendait à la toilette de madame de Mailly, était frappé du sérieux de la maîtresse, de la tristesse du duc de Luxembourg.]

[188: «Ah! me voilà compromis avec tous les princes du sang,» répétait à tout moment le Cardinal, qui craignait pour l'avenir l'hostilité de la maison d'Orléans qui avait appuyé en dernier lieu et très-chaudement la candidature du petit la Trémoille.]

[189: Récit d'un anonyme donné par le duc de Luynes. Mémoires du duc de Luynes, t. X.—Ibid., t. III.]

[190: Sur la réputation de l'homme de guerre nous ne pouvons mieux faire que de citer la lettre écrite par Frédéric au cardinal de Fleury et que donne le duc de Luynes.

Lettre du Roi de Prusse à M. le cardinal de Fleury:

«Berlin, le 20 décembre 1741.

Monsieur mon cousin,

L'attachement pour la France, le zèle pour votre gloire, et l'affection pour la gloire de la cause commune m'obligent aujourd'hui de vous écrire pour vous prier, par les motifs les plus pressants, de rendre M. de Belle-Isle à l'armée de Bohême, comme l'homme le plus capable du métier de la guerre, le plus conciliateur, et le plus susceptible de la confiance des princes d'Allemagne, que vous ayez actuellement. Vous ne sauriez croire (n'étant pas sur les lieux) quels poids M. de Belle-Isle donne aux affaires du Roi votre maître en Allemagne, tant par rapport à vos alliés (qui ont mis tous leur confiance en lui) que relativement à votre armée, chez qui le poids de la réputation de ce grand homme décide en partie du succès de vos entreprises.

Je le prendrai, moi personnellement, comme une marque des égards et de l'amitié que le Roi, votre maître, a pour moi, s'il continue le maréchal de Belle-Isle dans le poste qu'il lui a donné, et je vous le demande à vous personnellement comme la plus grande marque d'amitié que vous puissiez me donner.

Tout dépend dans le monde du choix des hommes capables que l'on emploie, et M. de Belle-Isle peut être compté dans son métier au rang des plus grands hommes…»

Et Frédéric terminait par ce post-scriptum: «Pour Dieu et pour votre gloire, délivrez-nous du maréchal de Broglie, et pour l'honneur des troupes françoises rendez-nous M. le maréchal de Belle-Isle.»]

[191: Il y avait au fond un charlatan chez le maréchal de Belle-Isle. On se moqua beaucoup de lui lorsque, le 3 mars 1743, arrivant de l'armée, il se rendit publiquement chez le Roi, soutenu sous les bras par deux écuyers.]

[192: Le maréchal avait encore en ce temps de corruption la réputation d'un homme de mœurs pures et qui ne cherchait des distractions que dans le travail.]

[193: Chronique du règne de Louis XV, 1742-1743, Revue rétrospective, t. IV. 1834.]

[194: Voici la vive et pittoresque et assez méchante biographie que donne le marquis d'Argenson du duc de Belle-Isle, le 13 février 1731, le jour où il est nommé maréchal de France: «Le roi de la fête est M. de Belle-Isle dont on présume de si grandes choses, quoiqu'il n'ait encore rien fait pour la guerre. Il n'a servi toute la guerre de 1701, que comme capitaine de dragons. Il eut un bon coup de fusil au siège de Lille, tout à travers la poitrine; il obtint ensuite une commission de colonel réformé; pendant la Régence, il fut en faveur. Il eut permission d'acheter la charge de mestre de camp général des dragons à force d'argent, ce qui donne rang de brigadier. Il alla comme volontaire à notre petite guerre d'Espagne, et attrapa quelque chose au talon, ensuite il commanda de beaux camps de paix. Il s'est montré homme de cour, homme de cabinet et grand pourvoyeur; homme à vues justes et d'un grand travail. Il a un frère sensé et pesant: sans ce frère il serait un fol; sans lui son frère (le chevalier de Belle-Isle) serait un homme ordinaire. À notre guerre de 1733, il a commandé la petite armée de Moselle, et chacun a été charmé d'y être, d'autant qu'on y était bien pourvu de tout et qu'on n'y voyait pas l'ennemi. Il prit Trabarch en pétardant, il parut à Philisbourg à deux tranchées et y hasarda l'attaque d'un ouvrage qui n'était pas mûr, mais qui réussit par bonheur. Enfin commandant dans les évêchés, lieutenant-général, cordon bleu, neveu de feu madame de Lévy, la bonne amie du cardinal, nommé plénipotentiaire à Francfort, on vient de lui donner le bâton de maréchal à l'âge de cinquante-quatre ans.]

[195: Mémoires du comte de Maurepas. Buisson, 1792, t. IV.]

[196: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. III.]

[197: D'Argenson dit que, quoique madame de Vintimille fut demeurée toujours fidèle à ses engagements avec le parti Chauvelin, elle lui donnait bien du mal avec son naturel emporté et indépendant.]

[198: Mémoires du comte de Maurepas. Paris, Buisson, 1792, t. III.—Le nom du ministre et de sa femme sont mêlés à nombre de sales affaires d'argent. Dans la vente d'un rubis du Roi, madame Chauvelin fut accusée d'avoir stipulé et reçu de Ganners, le lapidaire, des étrennes de diamants. Une accusation plus grave fut celle relative à la vente d'une cuirasse de diamants donnée par Mahomet II à François Ier que le mari et la femme vendaient à des marchands 600.000 livres, en en retenant pour eux 150,000.]

[199: Mémoires du marquis d'Argenson, édition Renouard, t. I.]

[200: Papiers de l'abbé Cherier. Bibliothèque de l'Arsenal. Manuscrits.]

[201: Narbonne le commissaire de police raconte en ces termes l'exil de Chauvelin le mercredi 20 février 1737. Maurepas, secrétaire de la Maison du Roi et ministre de la Marine, se rendait chez Chauvelin à six heures du matin et lui redemandait les sceaux au nom du Roi. Chauvelin entrait dans la chambre de sa femme et lui disait: «Ah! Madame, l'apostume est crevé, le Roi m'exile à Gros-Bois. Vous viendrez me rejoindre quand il vous plaira.» Et il partait sous la garde de cinquante mousquetaires. Au mois de juin il était transféré de Gros-Bois à Bourges. Soulavie donne la lettre suivante que je croirais apocryphe comme une lettre écrite par le Cardinal à Chauvelin après sa disgrâce:

«Les liaisons qui ont subsisté entre vous et moi, Monsieur, m'engagent à vous donner des marques de mon souvenir dans le malheur qui vient de vous arriver. Je ne puis que vous plaindre de vous être attiré l'indignation du Roi, mais faites réflexion à votre conduite.

«Le Roi vous honoroit de ses bontés, vous en avez mésusé au point de rompre les mesures que Sa Majesté prenoit pour l'affermissement de la paix de l'Europe et la tranquillité de ses peuples. Vous savez avec quelle ouverture de cœur je me suis toujours comporté à votre égard; malgré tout cela, vous trompiez ma confiance de la manière la moins permise; rappelez-vous, Monsieur, ce que je vous ai dit des premiers avis, que j'eus de certaines intelligences; la manière dont je vous en parlai me donnoit lieu d'espérer que la suite répareroit les premières démarches; si j'avois seul à me plaindre de vous, j'y serois moins sensible, mais le bien et le repos de l'État y étoient trop intéressés et dès lors je ne pouvois être indifférent. Vous avez manqué au Roi, au peuple et à vous-même; ce sont de tristes vérités à vous dire…»]

[202: Il semble que, tout exilé qu'il était, Chauvelin correspondait avec le Roi.]

[203: Mémoires du marquis d'Argenson, t. II.]

[204: Choisi-Mademoiselle, qui avait appartenu à mademoiselle de Montpensier avait été vendu par le duc de Villeroy à madame la princesse de Conti, il était acheté à son héritier, le duc de la Vallière, en 1739, et prenait le nom de Choisi-le-Roi. Ce château était célèbre par sa terrasse sur la rivière et par les huit grands morceaux de sculpture d'après l'antique de ses jardins, exécutés par Anguier pour le surintendant Fouquet.]

[205: Choisi devenait la maison favorite pour les petits soupers. Et l'on voyait souvent sortir à la nuit, d'un pavillon de Marly, madame de Mailly en chaise de poste, gagnant Choisi, escortée de porte-flambeaux et de deux pages de l'écurie du Roi.]

[206: Mémoires secrets sur l'histoire de Perse, 1749.—Vie privée de Louis XV, 1785, t. II.—Louis XV créa a Choisi le petit château, où le service des valets était remplacé par des mécanismes, des confidentes et des servantes. Il y construisit aussi un théâtre sur lequel on ne joua guère qu'une fois. C'était la pièce de Boursault, Ésope à la cour, où un courtisan reproche au Roi de se griser. Le Roi crut voir, dans le choix de cette pièce, une leçon que la Reine lui avait fait faire par le gentilhomme de la chambre sur le goût du champagne que lui avait donné madame de Mailly, et montra de l'humeur.]

[207: Mémoires du duc de Luynes, t. III.]

[208: Ibid., t. III.]

[209: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. III.]

[210: Mémoires du marquis d'Argenson, édition Renouard, t. III.—Madame de Vintimille a le franc parler avec tous et sur tous plus naturellement libre et oseur que sa sœur, qui ne le trouve, ce franc parler, que sous une pointe de vin, ou sous l'excitation de la mauvaise humeur. Au mois de juillet 1740, la cour s'était émue d'une conversation fort vive de madame de Vintimille avec le comte de Clermont, qui était pourtant l'ami intime des deux sœurs, où elle lui avait dit très-librement et très-ouvertement sa pensée sur la querelle des légitimés et des princes du sang, lui donnant absolument tort dans cette affaire.]

[211: Mémoires du duc de Luynes, t. III.]

[212: Le duc d'Ayen, au dire du mari, dire confirmé par d'Argenson, était devenu l'amant de madame de Vintimille. Le fait est-il vrai? Je n'en sais rien, mais, quoi qu'il en soit, il est incontestable que le duc d'Ayen vivait dans l'intimité la plus grande avec la favorite. Et un jour qu'il questionnait le Cardinal sur les voyages du Roi, le vieux Fleury lui disait narquoisement: «Eh! Monsieur, vous avez des amies qui le savent bien mieux que moi,» faisant allusion à madame de Vintimille.]

[213: Mémoires du marquis d'Argenson, t. III.]

[214: Quelques-uns remarquèrent chez madame de Vintimille comme une fatigue et un dégoût de la vie, et l'on dit qu'elle mourut sans montrer grand regret.]

[215: Le propos fut tenu, dit le duc de Luynes, devant dix à douze personnes.—L'anonyme cité par le duc de Luynes dans son volume Xe dit: «Sa maladie alarma ses amis; elle paroissoit plongée dans la plus profonde tristesse, et elle ne se prêtoit à rien de tout ce qu'on vouloit lui faire pour sa guérison. Le Roi parut véritablement affligé et dans une grande occupation d'elle; lui seul pouvoit la déterminer à suivre les ordonnances des médecins, et on avoit lieu de juger que madame de Vintimille se plaisoit à faire durer un état qui lui donnoit occasion de connoître chaque jour l'amitié du Roi pour elle.» Le marquis d'Argenson raconte que, madame de Vintimille ne voulant rien prendre de ce qui lui était ordonné, le Roi était obligé de se mettre a genoux devant son lit pour l'engager à se soigner.]

[216: «M. de Vintimille, dit l'anonyme cité par M. de Luynes, avoit augmenté tous les jours d'indécence et de folie, il n'y avoit point d'horreurs qu'il ne dît de sa femme; les détails les plus dégoûtants étoient pour l'ordinaire le sujet de ses conversations à table devant tous les valets. Il racontoit publiquement qu'il avoit surpris sa femme prenant de force le petit Coigny. Il en revint assez à madame de Vintimille pour fortifier la haine qu'elle avoit déjà pour lui, elle ne voulut plus vivre avec lui comme sa femme, elle fit lit à part. Cependant la famille de M. de Vintimille désiroit passionnément qu'elle eût un enfant. J'ignore ce qui la détermina à encourir le risque, mais au retour de Fontainebleau 1740, elle coucha avec son mari et devint grosse. Le premier mouvement de M. de Vintimille quand il l'apprit fut une joie extrême,… mais soit par de mauvais conseils, soit par un accès de folie inouïe, il changea de ton quelques jours après, et dit publiquement qu'il n'avoit aucune part à cette grossesse, que c'étoit l'ouvrage de M. d'Ayen, de M. de Forcalquier, ou du Roi…» L’anonyme ajoute que l'entrevue ne fut pas longue entre le mari et sa femme. L'enfant dont madame de Vintimille accouchoit fut le petit comte de Luc, appelé par ses camarades de collège le demi-Louis, que madame de Pompadour songea plus tard à marier avec sa fille Alexandrine.]

[217: L'appartement de M. de Fleury n'était point encore libre, et madame de Vintimille avait été installée dans l'appartement du cardinal de Rohan, alors absent de Versailles.]

[218: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, t. V.]

[219: Madame de Vintimille mourait ainsi que mourra sa sœur, la duchesse de Châteauroux, persuadée qu'elle était empoisonnée, et Soulavie aura toutes les peines du monde à cinquante ans de là à faire revenir madame de Flavacourt sur l'idée que sa mort n'était pas naturelle et qu'elle avait été empoisonnée par Maurepas.]

[220: C'est un fait affirmé par Soulavie, mais que je ne retrouve pas dans de Luynes, dont Soulavie avait eu en communication le manuscrit et avec lequel il a fait tout son récit de la mort de madame de Vintimille qui se trouve dans le volume 5e des Mémoires du maréchal duc de Richelieu.]

[221: L'anonyme cité par de Luynes assure que madame de Vintimille succomba à un érésypèle laiteux. D'Argenson attribue sa mort à une fièvre miliaire, maladie commune en Piémont, mais presque inconnue alors en France. De Luynes dans son journal donne un détail curieux: «On lui a trouvé une petite boule de sang qui commençoit même à toucher au cerveau; madame d'Antin m'a dit qu'elle l'avoit entendue se plaindre depuis sa grossesse, qu'elle sentoit cette boule étant en carrosse. Elle m'a ajouté que madame de Vintimille, avant d'être mariée même, sentoit cette boule.»—C'étoit une veine dilatée qui avoit fait un petit enfoncement dans le cerveau, ce qui lui paroissoit être une petite boule. (Note postérieure du duc de Luynes.)]

[222: Mémoires du marquis d'Argenson, édition Jannet, t. II.—Le Roi avait exprimé le désir qu'on fît un portrait peint et un buste de madame de Vintimille.]

[223: Mémoires du duc de Luynes, t. III.—Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. V.—D'Argenson dit: «Il est arrivé des horreurs à son cadavre… On la transporta morte avec un simple linceul sur le corps, du château à l'hôtel de Villeroy, et là ses domestiques la laissèrent et allèrent boire comme cela arrive souvent; le peuple monta et s'en saisit, on lui jeta des pétards… on fit toutes sortes d'indignes traitements à son vilain corps.»]

[224: On vit, pendant tout le XVIIIe siècle, un curieux ex-voto à l'église Saint-Leu; c'était un ex-voto représentant Louis XV âgé de six ans, avec derrière lui sa gouvernante madame de Ventadour, agenouillé devant Saint-Leu et lui demandant d'être guéri de la peur, de cette peur qui plus tard se changea en cette extrême timidité qui inspirait au Roi à la vue de tout visage nouveau, une sensation inquiétante. (Tableau de Paris, par Mercier, t. IX.)]

[225: Un jour c'était les nœuds, un autre jour la tapisserie. Le goût de la tapisserie prenait au Roi comme une envie de femme grosse, et le courrier qui allait à Paris chercher le métier, les laines, les aiguilles, ne mettait que deux heures un quart pour aller et venir.]

[226: Mémoires du marquis d'Argenson, édition Renouard, t. III.]

[227: Ces deux lettres, avec trois autres que je donne à l'Appendice, sont adressées par madame de Vintimille à madame du Deffand. Elles ont été publiées en 1809 dans la Correspondance inédite de madame du Deffand, parue chez Collin. Depuis, elles ont été republiées par M. de Lescure dans la Correspondance complète de la marquise du Deffand. Plon, 1865.]

[228: M. de Rupelmonde, maréchal de camp, dont la femme était dame du palais de la Reine.]

[229: La chasse est la grande distraction de Fontainebleau et souvent les deux sœurs accompagnaient le Roi courant le cerf. L'année suivante, dans le mois d'octobre, mesdames de Vintimille et de Mailly, suivant la chasse en calèche avec M. de Luxembourg, pensaient périr. Dans un passage du Long Rocher, une roche ayant soulevé une roue de la voiture, la calèche aurait été précipitée en bas, si l'on n'avait eu le temps de couper les guides d'un cheval.]

[230: Propriété de la comtesse de Toulouse où le Roi allait quelquefois souper en compagnie des deux sœurs. Le duc de Luynes dit, à la date du 21 octobre 1739: «Le Roi a monté en calèche avec Mademoiselle, mademoiselle de Clermont, mesdames de Mailly, de Vintimille et de Chalais; Sa Majesté est allée souper à la Rivière… c'est la seconde fois qu'il y va souper.»]

[231: Sauf madame de Vintimille dont ces lettres annoncent un goût des lettres et des lettrés, les demoiselles de Nesle sont d'aimables et moqueuses grandes dames très-indifférentes aux choses de l'esprit. Il n'y a pas la moindre trace, pendant leur règne, d'un rien de cette protection amie, donnée plus tard par madame de Pompadour aux hommes de génie et de talent de son temps. Madame de Mailly fait une démarche pour obtenir le privilège du Mercure à Fuzelier, va voir dans l'atelier de Lemoyne le buste de Louis XV, et c'est tout. Madame de la Tournelle, si maltraitée dans le «Mémoire pour servir à l'histoire de sa vie» par Voltaire qui lui impute l'oubli dans lequel l'a laissé la cour, madame de la Tournelle et madame de Lauraguais, n'useront de leur crédit en faveur des artistes pas plus que madame de Mailly. On ne voit les deux sœurs montrer de la chaleur qu'une seule fois; c'est à propos de la réception de la Clairon, mais ce jour-là, leur sollicitation fut si vive que M. de Gesvres voulut donner sa démission et resta depuis longtemps brouillé avec madame de Lauraguais.]

[232: Madame de Mailly qui, dans les derniers jours de la maladie de sa sœur, couchait chez la maréchale d'Estrées, pour donner son appartement à Sylva, restait dans son lit jusqu'à une heure de l'après-midi, fondant en larmes et ne voyant que ses intimes. À une heure, sur un mot que venait lui dire le duc de Villeroy, elle se levait, montait dans sa chaise, se rendait chez la comtesse de Toulouse qui n'était point encore arrivée, et se recouchait dans la niche de la comtesse jusqu'à l'arrivée du Roi.]

[233: Propriété aux environs de Rambouillet, appartenant à la comtesse de Toulouse.]

[234: Le marquis d'Argenson, qui voyait le Roi le 14 décembre, remarquait qu'il avait les yeux rouges.]

[235: Mémoires du duc de Luynes, t. III.]

[236: Dans un de ses séjours à Versailles, le Roi étant en train de souper à son petit couvert, arrivait, avec sa figure joviale, le mari de la Vintimille, qui faisait la révérence à plusieurs personnes de sa connaissance avec un air extraordinaire de gaieté. Le Roi rougissait et sortait de table brusquement.]

[237: Louis XV, dit Narbonne, touchait les écrouelles la veille des quatre fêtes solennelles jusqu'en l'année 1737. Il imposait les mains sur le visage des malades, les promenant du front au menton et de la joue droite à la joue gauche disant: «Dieu te guérisse, le Roi te touche.» L'aumônier donnait à chaque malade une pièce de 24 sols.]

[238: Mémoires du marquis d'Argenson, t. III.—Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[239: Mémoires du marquis d'Argenson, t. III—Le marquis dit que madame de Mailly avait toujours un portrait de sa sœur sous les yeux.]

[240: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[241: Mémoires du duc de Luynes, t. III et IV.—Le duc raconte que madame de Mailly lui montrait au mois de mai une liste de repas faits à Fontainebleau, dans le mois d'avril précédent, et où le Roi avait été obligé d'admettre des gens de la cour à sa table, une liste contenant trente-cinq repas, sur lesquels il y en avait eu plusieurs de douze et de quinze personnes, et dont le total ne montait qu'à 2,819 liv. Le duc ajoutait qu'avec un tout autre homme que Moutiers la note se serait élevée à 10 ou à 12,000 liv.]

[242: Le Roi devenait d'un rigorisme extrême pour les pratiques de la religion. Pendant le carême de 1742, le duc d'Ayen, souffrant, ne soupait presque pas dans le petit appartement à cause qu'il faisait gras. Un jour cependant, emmené par le Roi à la chasse où il se trouvait mal, et ramené pour souper, madame de Mailly demandait à Sa Majesté de vouloir bien permettre à M. d'Ayen de manger un morceau gras. «S'il est malade, il n'a qu'à le manger là-dedans,» répondait le Roi. Là dessus, dans un premier mouvement de vivacité, madame de Mailly s'écriait: «Cela étant, je m'en vas donc manger un morceau avec lui!» et se levait. Le Roi ne céda pas, et M. d'Ayen fut obligé d'aller faire gras dans une autre chambre.]

[243: Sur la nouvelle de la mort de madame de Vintimille, Mademoiselle, venue exprès de Paris pour voir madame de Mailly qui était encore chez elle, n'avait pas été reçue, et n'avait pu parler qu'à une femme de chambre.]

[244: Mademoiselle a voulu reprendre le rôle de m…, dit d'Argenson, mais cela lui a mal réussi: elle est allée souper à la Muette, méprisée de tout le monde, personne ne lui parlant plus, le Roi et la maîtresse chuchotant contre elle en la regardant.]

[245: Le Roi hésitait beaucoup à retourner dans ce château tout plein encore du souvenir de madame de Vintimille, et il fallait pour le décider, que madame de Mailly lui dît que, s'il ne voulait pas y aller, «ce serait elle toute seule qui irait inspecter ses bâtiments.»]

[246: Mémoires du duc de Luynes, t. III.]

[247: D'Argenson accuse le duc d'Ayen de travailler dans les soupers des petits appartements à détruire la religion du Roi.]

[248: Mémoires du marquis d'Argenson, t. III.]

[249: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[250: Le pauvre de Meuse, qui n'obtenait pas la permission de servir, qui n'était pas fait duc et pair, et qui avait des deux mois de goutte qui le retenaient dans sa triste chambre de Versailles, était enfin nommé en mai 1743 gouverneur de Saint-Malo avec la permission de vendre ou de faire passer sur la tête de son fils le gouvernement de Ribemont qu'il avait.]

[251: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[252: Lorsque, dans l'éloignement de Condé des affaires et l'ensevelissement du duc d'Orléans à Sainte-Geneviève, le jeune prince de Conti voulant jouer un rôle en septembre 1742, partait sans la permission du Roi pour se rendre à l'armée, et que Louis XV envoyait un courrier à M. de Maillebois pour mettre aux arrêts le prince à son arrivée, c'était madame de Mailly à laquelle le prince avait confié son projet sous le plus grand secret, qui se chargeait d'avoir une entrevue du Roi à la vieille princesse de Conti. Elle la faisait cacher dans la loge du concierge de Choisi, elle partait au-devant du Roi qui était à la chasse, traversait la rivière, arrêtait Louis XV en chemin et le décidait, à force de prières, à recevoir la mère du prince et à faire pardonner au jeune homme son escapade. Le prince de Conti demeurait en relation d'amitié avec la duchesse de Châteauroux, qui plus tard s'essayait à faire du prince français un Roi de Pologne.]

[253: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. IV.]

[254: Madame de Mailly, lorsqu'elle le rencontrait, lui tournait carrément le dos.]

[255: Mémoires de d'Argenson, t. IV.]

[256: Ibid., t. III.]

[257: Mémoires du marquis d'Argenson, t. IV.]

[258: Ibid., t. IV.]

[259: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[260: Le duc de Luynes dit: «Ce duché sera vérifié au parlement comme celui de Chevreuse, Duras, Lorges, etc.» C'est sur la terre de Gisors que ce duché est attaché. En même temps l'empereur, en reconnaissance des services du maréchal, le déclarait prince de l'Empire.

Au mois de septembre, le matin du jour où la maréchale de Belle-lsle devait prendre son tabouret dans le cabinet du Roi, madame de Mailly allait la voir le matin, lui disait qu'elle ne devait pas s'embarrasser de tous les discours qu'on tenait contre le maréchal, qu'il suffisait que le Maître fût content, que le Roi l'était de M. de Belle-Isle et n'avait jamais changé; que pour elle, elle avait toujours persisté dans les mêmes sentiments d'amitié; que l'on avait pu croire qu'ils étaient diminués parce qu'elle avait cessé de prendre aussi ouvertement son parti depuis tous les mauvais bruits qui avaient couru dans le public, mais qu'elle avait cru en cela la servir plus utilement et qu'elle n'avait jamais cessé de prendre le plus véritable intérêt à ce qui le regardait.]

[261: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[262: Mémoires du duc de Richelieu, t. VI.—Mémoires du duc de Luynes, t. IV.—Le Roi, en remontant dans son appartement, disait à madame de Mailly: «Madame la comtesse, vous serez bien contente de moi, car je n'ai cessé de parler à M. de Beauvau pendant mon souper.» Et madame de Mailly faisait le lendemain une longue visite à la maréchale de Belle-Isle, l'assurant qu'elle ne devait avoir nulle inquiétude, que le Roi connaissait l'attachement de M. de Belle-Isle pour sa personne et ses intérêts, et qu'il était fort content de lui.]

[263: Mémoires du duc de Luynes, t. I.]

[264: Archives nationales.—Le marquis d'Antin mourait en avril 1741.]

[265: Le duc de Luynes fait remarquer que, quoique madame de Mailly fût très-impressionnable, très-mobile, elle avait la constance en amitié.]

[266: Journal de Barbier, édition Charpentier, t. III.—Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. III.]

[267: Bachelier, qui en était quelquefois spectateur, disait à d'Argenson que cette vie avec «l'ennuyée et l'ennuyeuse» madame de Mailly et le duc d'Ayen et le duc de Noailles qui avaient plus de jargon que d'esprit, était le comble de l'ennui et le règne de Morphée.]

[268: Il semble même qu'en vieillissant, madame de Mailly ne prenait plus soin de sa toilette. Le duc de Luynes, parlant de la favorite à un retour de Choisi, dit: «On ne peut pas être moins parée qu'elle l'étoit; elle revint à Versailles avec la même robe qu'elle avoit en sortant de son lit.» Deux ans avant, madame de Mailly arrivant au sermon dans une robe jaune chamarrée de martre zibeline, avec un petit chaperon de fleurs jaunes et une aigrette, dans une toilette de masque, le Roi avait dit à la maréchale de Villars: «Je crois que la czarine doit être mise actuellement comme cela.» Du reste, malgré les louanges que les contemporains donnent à son art de se mettre, madame de Mailly semble toujours avoir eu un goût de toilette un peu voyant. Et de Luynes parle quelque part d'une robe apportée à la favorite à Choisi, d'une robe faite de plumes de toutes couleurs qui devait être plus originale que jolie.]

[269: Fragment des Mémoires de la duchesse de Brancas.—Lettres de Lauraguais à madame ***. Buisson. 1802.]

[270: Les Mémoires inédits sur la vie des membres de l'Académie Royale disent: «Ce fut la duchesse de Mazarin qui fit naître l'occasion dans laquelle Nattier produisit ses ouvrages pour la première fois. Elle lui amena en 1740 ses deux nièces, les belles mesdemoiselles de Nesle, connues depuis sous les noms de mesdames de Châteauroux et de Flavacourt, pour les peindre sous les allégories du Point du jour et du Silence. Ces deux tableaux qui sont pour ainsi dire les chefs-d'œuvre de Nattier, firent tant de bruit à la Cour qu'ils excitèrent la curiosité de la Reine qui, les ayant vus, fut si frappée de leur parfaite ressemblance, qu'elle ordonna sur-le-champ à Nattier de commencer le portrait de madame Henriette.»]

[271: Il était stipulé dans le contrat de mariage en sa faveur 5,000 liv. de douaire, 2,000 liv. d'habitation et 20,000 livres de préciput.]

[272: Mémoires du duc de Luynes, t. III.]

[273: Nouvelles manuscrites de novembre 1743 à février 1745. Bibliothèque nationale. Département des manuscrits. Sup. fr. 13,695 à 13,699, t. III.]

[274: Fragment des Mémoires de la duchesse de Brancas. Lettres de Lauraguais à Madame ***. Buisson, 1802.]

[275: Dans cette affaire madame de Mailly apportait toute la chaleur qu'elle mettait à obliger ses parents et ses amis, et on l'entendait dire que si elle n'avait pas demandé ce régiment à M. de Clermont avec autant d'insistance, M. de la Tournelle ne l'aurait pas eu.]

[276: Le duc de Luynes dit: «Mesdames de Flavacourt et de la Tournelle ont été présentées le même jour (25 janvier 1739), l'une mariée et l'autre fille, madame de la Tournelle fut présentée dans le Cabinet du Roi, et le Roi la salua; madame de Flavacourt, alors mademoiselle de Mailly, fut présentée chez la Reine, (l'usage étant qu'on ne présente les filles au Roi que dans l'appartement de la Reine); le Roi ne la salua pas, ce n'est pas l'usage, lorsque le Roy y vint un moment.»]

[277: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[278: Fragment des Mémoires de la duchesse de Brancas. Lettres de Lauraguais à Madame ***. Paris, 1802.]

[279: Fragment des Mémoires de madame de Brancas. Lettres de Lauraguais à Madame ***. Paris, 1802.]

[280: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie.]

[281: Le marquis d'Argenson indique le mois de novembre 1740, comme l'époque de la liaison intime de madame de la Tournelle avec le duc d'Agénois.]

[282: Fragment des Mémoires de la duchesse de Brancas.—Lettre de Lauraguais à Madame ***. Paris, 1802.]

[283: Madame de Mazarin mourait à 54 ans d'une maladie de la gorge compliquée d'une inflammation d'entrailles.]

[284: D'après d'Argenson, madame de la Tournelle n'était pas dans une position aussi misérable qu'elle apparaît dans les Mémoires du temps. Elle avait quarante mille livres de rente tant de la dot constituée par M. le Duc qui se croyait son père, que de son défunt mari qui lui avait laissé son bien en mourant, étant en pays de droit écrit.]

[285: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. IV.]

[286: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[287: La duchesse de Brancas dit: «Il fut question de lui donner un appartement, et le duc de Richelieu m'avoua, lorsqu'on en parlait chez le Roi, avoir dit: Il y en a un qui n'est pas vacant, mais point occupé, celui de l'évêque de Rennes: je dirai à madame la duchesse de Brancas de lui écrire que le Roi, espérant qu'il ne refusera pas, l'a donné à madame de la Tournelle en attendant qu'elle en ait un à elle. Je fus donc obligée de mander tout cela à l'évêque de Rennes…»]

[288: Voici le récit que fait la duchesse de Brancas de cette demande: «Outrée de dépit (contre Maurepas), madame de la Tournelle part pour Versailles, va chez le Cardinal et s'y fait annoncer. Qu'on la prie, dit-il, d'entrer dans mon cabinet. Il l'y trouve, et plus frappé de sa figure qu'étonné de sa présence: Eh! mon Dieu, lui dit-il, que voulez-vous, que voulez-vous de moi, Madame?—Une place de dame du palais de la Reine, lui répondit-elle.—Hé bien! Madame, lui dit-il, en la reconduisant, je vous promets d'en parler au Roi. Il prévoyait que le voyage de madame de la Tournelle à Versailles, et que la visite qu'il en avait reçue feraient trop de bruit pour la cacher. Dès le soir on en causait partout. Madame de Mailly ne savait qu'en penser; le Roi ne savait qu'en dire: le lendemain on parlait encore plus de ce voyage. Comment! disait-on à madame de Mailly, votre sœur est venue chez le cardinal et point chez vous? Elle était interdite et le Roi embarrassé.» Je n'ai point besoin de dire que je crois complètement inexact le récit de cette demande faite en dehors et en cachette de madame de Mailly. Les trois sœurs vivent ensemble à Versailles depuis le jour de la mort de madame de Mazarin, et de Luynes et d'Argenson sont complètement d'accord pour affirmer la part affectueuse et vaillante que prend madame de Mailly à faire réussir dès le principe la nomination de mesdames de la Tournelle et de Flavacourt.]

[289: Mémoires du marquis d'Argenson. Édition Renouard, 1865. t. IV.]

[290: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[291: On passait sur la difficulté grande alors de faire monter madame de la Tournelle dans les carrosses de Roi, son défunt mari n'étant pas un homme de condition.]

[292: Mémoires du duc de Luynes, t. II.]

[293: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[294: Fragment des Mémoires de la duchesse de Brancas. Lettres de Lauraguais à Madame ***. Paris, 1802.]

[295: D'Argenson, parlant de madame de la Tournelle, dit: «Elle a eu jusqu'à trois affaires: M. de la Trémoille, M. de Soubise, M. d'Agénois. Le premier la séduisit par ses charmes, M. de Soubise par intérêt et par vues; elle avait besoin de lui pour que la maison de Rohan et madame de Tallard s'intéressassent à elle, en vue d'entrer chez la Dauphine; elle ne lui permit que la petite oie, et elle eut M. d'Agénois pour se procurer les conseils de M. de Richelieu qui était en partie carrée avec elle, son cousin le petit d'Agénois et madame de Flavacourt.]

[296: Le Roi, mettant sous les yeux de madame de la Tournelle les lettres du fidèle d'Agénois, lui disait ironiquement: «Ah! le beau billet qu'a la Châtre, voilà ce que m'envoie la poste!»]

[297: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. VI.]

[298: Lettre autographe inédite de la duchesse de Châteauroux (madame de la Tournelle). Les lettres autographes de la duchesse de Châteauroux que nous avons publiées ici pour la première fois, dans les Maîtresses de Louis XV, lettres si curieuses non point seulement pour la biographie de la maîtresse, mais pour l'histoire du règne de Louis XV sont conservées à la Bibliothèque de Rouen et proviennent de la collection Leber, où elles étaient cataloguées sous le titre de: Lettres autographes secrètes et galantes de la duchesse de Châteauroux et de Louis XV au duc de Richelieu.

Quelques-unes de ces lettres de madame de Châteauroux portent ses armes, les trois maillets des Mailly-Nesle, et les trois tours du duché de Châteauroux sous le manteau ducal; l'une a pour cachet une tête de Socrate. Presque toutes sont écrites sur un papier de Hollande très-glacé dont le filagramme porte pour devise Pro patria ou Hony soit qui mal y pense.]

[299: Fragment des Mémoires de madame de Brancas. Lettre de Lauraguais à Madame ***. Buisson, 1802.—Au fond, le commencement d'amour du Roi se débattait encore avec les préventions que Maurepas lui avait données contre madame de Mazarin et sa famille, et il croyait madame de la Tournelle altière et intrigante comme sa tante.]

[300: Les bruits de cour parlaient alors, pour remplacer madame de Mailly, de madame de Rohan, de madame de Congé et d'autres. Les désirs du Roi erraient un peu au hasard et même au-delà de Versailles et des femmes de la cour. Madame de Tencin écrit que Maurepas avait eu l'idée de maintenir madame de Mailly dans les honneurs et les apparences de la faveur, en donnant au Roi une petite fille; on avait même cherché la petite fille, et l'on avait jeté les yeux sur la comédienne Gaussin qui fut au moment de doubler la de Mailly, si, au dernier moment, on n'avait pas eu peur de la santé de la courtisane.]

[301: Était-ce madame de Rohan que Richelieu comptait alors parmi ses maîtresses et qu'il préféra garder pour lui en donnant au Roi madame de la Tournelle qu'il aimait moins? Aussitôt que madame de Rohan apprenait la part que le duc avait eue à l'intrigue, elle lui écrivait une singulière lettre de rupture où elle se plaignait «de n'avoir pu acquérir un ami et ne lui avoir paru digne que de certains sentiments». Madame de Tencin, la confidente des deux anciens amants, et qui recevait des lamentations en huit pages de la femme sacrifiée, engageait le duc à la ramener à lui, en lui disant qu'à l'heure présente c'était la seule femme de la cour dont on pouvait se faire une amie aussi bien qu'une maîtresse.]

[302: Fragment des Mémoires de madame de Brancas. Lettres de Lauraguais à Madame ***. Buisson, 1802.]

[303: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. IV.]

[304: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[305: Ibid., t. IV.—«Tu m'ennuies, j'aime ta sœur,» répétait le Roi à madame de Mailly, d'après d'Argenson.]

[306: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, 1865, t. IV.]

[307: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[308: Dans le public le bruit courut que la disgrâce de madame de Mailly venait d'avoir soutenu avec trop de chaleur le maréchal de Belle-Isle, et en dernier lieu Maillebois accusé «de fêter plus Bacchus que Mars». On parla d'une lettre interceptée de Belle-Isle à Maillebois qui contenait cette phrase: «Ne vous pressez pas, un autre (de Broglie) recueillerait les lauriers que vous auriez acquis, nous avons pour nous la sultane favorite.» Au fond la politique n'était pour rien dans le renvoi de madame de Mailly, le Roi la remplaçait parce qu'il était las d'elle, et qu'elle commençait à être vieille et laide.]

[309: D'Argenson dit que c'est Richelieu mandé par le Roi de l'armée de Flandre, beaucoup plus tôt qu'il ne l'eût été sans cela, qui arrangeait toute la quitterie du Roi et de madame de Mailly; d'Argenson ajoute: «Il est en tout l'avocat consultant du Roi, son professor di pazzia.»]

[310: «Il n'y a que madame de Mailly qui m'embarrasse, avait dit le Roi à Richelieu, au moment où encore indécis sur les remplaçantes qu'il donnerait à l'ancienne maîtresse il était déterminé à s'en séparer.—Et voilà, répondait au Roi Richelieu, ce qui doit beaucoup moins embarrasser Votre Majesté que tout autre chose. Je me charge, moi, de ce qui est convenable entre elle et Votre Majesté. Je ne lui apprendrai pas qu'elle n'en est plus aimée; elle en meurt de chagrin, mais je l'occuperai du seul moyen de sauver sa gloire. Vous n'entendrez sûrement plus parler d'elle.—En êtes-vous bien sûr? m'en répondez-vous? s'écriait le Roi, qui se mettait à serrer la main de Richelieu.—Je la connais trop bien, disait Richelieu pour en douter. Elle sera si profondément désolée, qu'elle se jettera vraisemblablement tout de suite dans un couvent.»]

[311: Fragment des Mémoires de la duchesse de Brancas. Lettres de Lauraguais à Madame ***. Paris, 1802.]

[312: Fragment des Mémoires de la duchesse de Brancas. Lettre de Lauraguais à madame ***, Paris, 1802.—Ce récit est confirmé par de Luynes qui dit que le Roi continue à aller tous les soirs chez madame de la Tournelle avec un surtout et une grande perruque par-dessus ses papillotes.]

[313: Ces entrevues se répétaient pendant tout un mois. Soulavie raconte, je ne sais d'après quel témoignage, que dans une de ces visites nocturnes, Richelieu se donna le plaisir de faire une grandissime peur à Maurepas. Reconnaissant son ennemi dans un homme en train d'espionner le Roi dans l'obscurité, au qui-vive de Louis XV, interpellant le quidam, il tirait son épée, en criant: «Sire, je le tue.»]

[314: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[315: D'Argenson dit: «Madame de Mailly a été renvoyée un peu plus durement qu'une fille d'opéra: le samedi à dîner le Roi lui dit qu'il ne voulait pas qu'elle couchât le soir à Versailles; elle devait cependant y revenir le lundi; il y eut quantité de missives et de courriers ce jour-là. Madame de la Tournelle a voulu absolument exiger que sa sœur ne revînt jamais à Versailles, tant qu'elle serait maîtresse du Roi.»]

[316: Le duc de Luynes dans le récit duquel ne se trouve pas la phrase de Soulavie: «À lundi à Choisy, madame la comtesse… à lundi, j'espère que vous ne vous ferez pas attendre,» par la raison bien simple que c'était le lundi 5 à quatre heures et non le lundi 12, jour du départ pour Choisi que devait revenir madame de Mailly, le duc de Luynes affirme que le Roi témoigna hautement qu'il continuait et continuerait à avoir de l'amitié pour madame de Mailly et qu'il désirait qu'elle demeurât à Versailles. Cette affirmation concorde parfaitement avec la teneur de la lettre à Richelieu que nous donnons dans ce chapitre. Et elle enlève tout caractère de véracité à l'anecdote du bonhomme Metra, quoiqu'il dise la tenir d'un témoin oculaire. D'après l'auteur de la Chronique secrète, Louis XV, retiré à la Muette après le renvoi de madame de Mailly pour éviter sa rencontre, aurait vu tout à coup arriver la femme éplorée qui, sur l'ordre intimé par un donneur de lettre de cachet de remonter en carrosse, aurait poussé des cris plaintifs et se serait arraché les cheveux, pendant que Louis XV, que la curiosité avait attiré à la croisée, regardait cette scène à travers les carreaux et riait des attitudes comiques amenées par le désespoir de la maîtresse. Madame de Mailly n'avait pas reçu de lettre de cachet, et Louis XV ne faisait pas de séjour à la Muette après le départ de madame de Mailly de Versailles.]

[317: Catalogue d'autographes provenant du cabinet de M. A. Martin, 1842.]

[318: Mémoires du marquis d'Argenson, t. IV.]

[319: Mémoires du duc de Luynes, t. III.]

[320: C'était seulement en avril 1741, que pour faire cesser ses indignes emprunts, Louis XV se décidait à donner à sa maîtresse quatre flambeaux et 200 jetons d'argent.]

[321: Chronique de louis XV, 1742-1743, Revue rétrospective, t. V.—Voici les conditions que donne Barbier: «Elle serait maîtresse déclarée, elle aurait une maison, elle n'irait point aux petits soupers du Roi dans les petits appartements; elle aurait tous les soirs dix couverts chez elle et elle nommerait elle-même les personnes qui y souperaient; elle aurait de plus cinquante mille écus de pension assurée pour sa vie.»]

[322: Mademoiselle de Montcavrel, nommée depuis mademoiselle de Mailly, et qui était l'intime compagne de madame de la Tournelle comme mademoiselle de Vintimille l'avait été de madame de Mailly, épousait à l'âge de 28 ans le duc de Lauraguais, le fils de madame de Brancas, l'amie de Richelieu, et qui comptait tirer de grands avantages de ce mariage-là. Il lui était assuré un douaire de 10,000 liv., pour lequel le Roi prolongeait de soixante ans une rente qu'il avait établie sur les Juifs de Metz, et qui n'avait plus que trois ans à courir. Il lui donnait 100,000 liv. argent comptant. Outre cela la mariée devait obtenir, dès le moment de son mariage, le brevet de dame du Palais de la Dauphine, et en toucher les appointements qui étaient de 2,000 liv. Elle avait encore les 6,500 liv. de rente qu'avaient ses autres sœurs. M. de Lauraguais n'avait que les 20,000 liv. de rente qui lui avaient été données par son père, lors de son premier mariage avec mademoiselle d'O. Le contrat de mariage de mademoiselle de Montcavrel avec le duc de Lauraguais était signé à Versailles, le 19 janvier 1743, et quarante personnes assistaient à la signature. Le mariage se faisait chez madame de Lesdiguières, tante de madame de Mailly, qui se chargeait de la noce et empruntait pour le repas la maison de madame de Rupelmonde qui était en Auvergne. Les mariés allaient coucher chez le duc de Brancas. Madame de Mailly, qui s'était beaucoup occupée du mariage de sa sœur, qui y avait intéressé le Roi, et qui avait failli la marier à M. de Chabot, ne paraissait pas à la noce pour ne pas se rencontrer avec madame de la Tournelle.]

[323: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.—Madame de la Tournelle, même après le départ de madame de Mailly, continuait à dire et à faire dire «qu'elle était aimée de M. d'Agénois et qu'elle l'aimait, qu'elle n'avait nul désir d'avoir le Roi, qu'il lui ferait plaisir de la laisser comme elle est, et qu'elle ne veut consentir à ses propositions qu'à des conditions sûres et avantageuses».]

[324: Le 3 novembre 1742, à sept heures du soir.]

[325: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.—Madame de Tencin dit que madame de Toulouse lui donnait un appartement de sept pièces de plain-pied.]

[326: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. VI.]

[327: Chronique du règne de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.]

[328: De Luynes dit: «Elle est dans un état digne de compassion; sa santé n'étant pas déjà bonne, on peut juger de sa situation… Elle n'est occupée que du désir de revenir ici, et l'on croit que le Roi le désireroit aussi, mais que l'autre s'oppose à ce retour.»]

[329: M. de Gesvres, mandé par elle à Paris, dans la peur de se compromettre, de déplaire au Roi et à madame de la Tournelle, feignait une indisposition pour ne pas quitter Versailles.]

[330: Toujours aveugle, toujours confiante, toujours à son rôle de victime et continuant toujours à se livrer à ses ennemis, elle aurait invoqué les conseils de d'Argenson. D'Argenson, comprenant toute l'importance de la tenir éloignée de Versailles et de lui faire accepter l'exil, lui répétait hypocritement ce que la fausse amitié avait dit autrefois à madame de Montespan: que le Roi avait l'esprit excité contre elle, et qu'une retraite ne pouvait manquer de le ramener.]

[331: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[332: Chronique du règne de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.]

[333: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.—Du même coup, le petit comte du Luc, le fils de madame de Vintimille, perdait le logement qu'il avait à Versailles. Privé des soins de madame de Mailly que madame de la Tournelle ne s'offrait pas à continuer, le bâtard du Roi était, contre l'intention de Louis XV, envoyé, pour y être élevé, à la terre de Savigny, appartenant au marquis du Luc.]

[334: Au dire de nouvelles à la main à la date de 1742, que m'a communiquées dans le temps le marquis de Flers, les dettes de madame de Mailly montaient à 1,100,000 liv. dont 300,000 étaient dues aux fermiers généraux des postes, 40,000 à Duchapt, marchand de modes; 100,000 à un marchand d'étoffes. Le duc de Luynes, mieux renseigné, assure que ses dettes ne dépassaient pas 160,000 liv. plus une somme de 60,000 liv. due au duc de Luxembourg, mais elle avait signé pour 400,000 liv. de dettes de son mari. Lors de l'arrangement définitif on payait ses dettes personnelles avec une forte réduction des créances. Le Roi lui donnait 20,000 liv. de pension outre les 12,000 qu'elle avait déjà, et la logeait définitivement dans la maison, rue Saint-Thomas du Louvre, où logeait feu madame de Lesdiguière. De Luynes ajoute qu'il fallait meubler le logement et qu'elle n'avait pas un sol, ce qui amenait ses amis à demander pour elle une année d'avance. Il raconte aussi qu'à l'observation que quelqu'un lui faisait sur la tristesse et l'obscurité de la maison, elle répondait que cela ne lui faisait rien, «qu'on lui aurait ordonné d'aller habiter une prison, qu'elle y aurait été tout de même.»]

[335: Chronique du règne de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.]

[336: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[337: Voir la lettre autographe de madame de la Tournelle du Catalogue Martin cité dans le chapitre précédent.]

[338: Le Roi disait dans le premier moment à M. de Meuse assez sèchement: «Hé bien, elle n'a qu'à n'y point venir.» M. de Meuse lui reparlait une heure après du refus de madame de Luynes, et, cherchant à en atténuer l'irrévérence, Louis XV était un moment sans répondre, puis, prenant un visage riant, ordonnait à Meuse «qu'il allât trouver madame de Luynes, et qu'il lui annonçât qu'elle ne seroit pas de ce voyage-ci, que ce seroit pour un autre, et qu'il ne lui savoit pas mauvais gré de ses représentations.»]

[339: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[340: Chronique du règne de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.]

[341: Madame de Chevreuse, qui avait dans sa maison l'exemple de la dignité et de la pudeur donné par la duchesse de Luynes, se disculpait de ses relations avec la favorite en disant que ses sentiments n'étaient qu'une continuation d'une amitié d'ancienne date et qui avait commencé au couvent.]

[342: Sans doute madame de la Tournelle trouvait bon de reculer encore cette défaite que, dans sa lettre à Richelieu, elle semblait annoncer, appeler même pour ce voyage.]

[343: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[344: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. VI.—Madame de la Tournelle obtenait le lendemain ou le surlendemain de son séjour de Choisi que les deux antichambres conduisant de la chambre bleue à sa chambre fussent condamnées. Le Roi n'en restait pas moins, pendant le reste du voyage, très-occupé de la jeune femme. Aux déjeuners il se mettait toujours à côté d'elle, et l'on remarquait qu'il recommençait à jouer à cavagnole, à ce jeu auquel Louis XV ne jouait plus depuis deux ans et auquel l'avaient fait renoncer, disaient les courtisans, les humeurs de madame de Mailly qui était très-mauvaise joueuse.]

[345: Il est établi par cette lettre, ainsi que je l'ai dit, que c'était Richelieu qui rédigeait les lettres de madame de la Tournelle au Roi.]

[346: Lettres autographes secrètes et galantes de la duchesse de Châteauroux et de Louis XV au duc de Richelieu, 1742-1744, conservées à la bibliothèque de Rouen, collection Leber, N° 5,816.]

[347: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[348: Chronique de Louis XV 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.]

[349: Chronique de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.]

[350: Le service de madame de Mailly, la Reine n'en avait pas eu toujours à se louer. Toute excellente femme qu'était madame de Mailly, elle avait rendu dans les premiers temps, avec son naturel moqueur, la vie fort dure à Marie Leczinska. Et les semaines, où la dame d'atours remplissait sa charge, la Reine était dans un état de nervosité qui mettait sens dessus dessous la domesticité de sa Maison. La pauvre Reine était persuadée,—et c'était malheureusement la vérité,—que la favorite passait son temps à l'examiner à l'effet de lui trouver des ridicules dont elle allait se divertir avec la Roi.]

[351: Madame de Tencin dit de madame de Montauban «que dans le commerce de l'amitié elle était sûre comme la Bastille».]

[352: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. IV.]

[353: Les historiens sont unanimes pour reconnaître la hauteur blessante avec laquelle madame de Châteauroux traitait quelquefois la Reine. Il y a plus, la Reine subissait des persécutions singulières de la part de la favorite. On ne bouchait qu'après sa mort des trous qu'elle avait fait percer du côté du Roi, dans le cabinet où s'habillait la Reine, et qui lui permettait d'entendre ce qui s'y disait.]

[354: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.—Le duc de Luynes dit positivement que la Reine ne pouvait se décider à adresser la parole à madame de la Tournelle.]

[355: Chronique du règne de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.]

[356: Chronique du règne de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective t. V.]

[357: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. VI.]

[358: Chronique du règne de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.]

[359: Fleury aurait dit: «On se plaint de mon ministère, on voudroit que le Roi régnât. Eh bien, on verra quel sera le train des affaires quand le Roi lui-même les conduira.»]

[360: Mais le confesseur se voyait refuser l'entrée du cabinet du Roi. Alors il était question de décider le Roi, à cause du scandale qui résultait de son éloignement des sacrements, à communier en blanc ainsi que le faisait Louis XIV, qui n'avait jamais cessé de satisfaire aux devoirs de la religion, mais Louis XV s'y refusait.]

[361: Cette fin de novembre, disent les Mémoires de Maurepas, cette fin de novembre qui ramenait les gens de la campagne, et pendant laquelle se traitait justement la défaite de madame de la Tournelle, était l'époque choisie par les petits poètes de la cour et les poètes de commande pour la fabrication des vers satiriques destinés à être répandus au nouvel an.]

[362: Peut-être contre l'attente de Maurepas, le succès des chansons du ministre dans le public avançait-il la victoire de madame de la Tournelle. Leurs taquineries journalières, en irritant le Roi, le familiarisaient avec l'impopularité, et elles avaient ce résultat imprévu de le décider à tout braver et à ne plus rien marchander à son amour.]

[363: Un jour que le Roi disait à propos des chansons: «Voyez, le public aime Maurepas; il n'est point maltraité.» Richelieu s'écriait: «Ah! je n'en suis pas surpris, c'est lui qui les a faites.»]

[364: Chronique du règne de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.]

[365: À propos de ces chansons qui lui auraient été adressées par la poste, la favorite aurait dit, avec un air d'autorité qui avait été remarqué, que, si elle conservait la faveur du Roi, elle trouverait bien le moyen d'arrêter la licence avec laquelle on parlait et on écrivait sur certains articles.]

[366: Mémoires du duc de Luynes, t. III.]

[367: Une autre de ces chansons relatives aux cinq sœurs s'exprimait en ces termes:

     L'une est presque en oubli, l'autre presque en poussière,
     La troisième est en pied; la quatrième attend
         Pour faire place à la dernière.
         Choisir une famille entière,
         Est-ce être infidèle ou constant?
]

[368: Soulavie dit: Quant à la soie du lit bleu que madame de Mailly avait filé, qu'elle avait ensuite donné au Roi comme gage de ses amours, et dans lequel il couchait ou va coucher avec ses sœurs, elle était encore due en 1744 à un marchand de la rue Saint-Denis.]

[369: Le soir de son arrivée, dit le duc de Luynes, Richelieu, qui soupait avec madame de la Tournelle, avait une longue conversation avec la favorite avant et après le souper.]

[370: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.—Le duc ajoute: Outre la tabatière dont j'ai parlé ci-dessus de madame de la Tournelle, le Roi lui en donna encore une autre le lendemain; elles sont belles toutes deux, la première est d'agate arborisée émaillée, et l'autre est d'or émaillé.—La Chronique de Louis XV dit, à la date du 15 décembre: «Le Roi est d'une extrême gaieté et c'est avec regret que Sa Majesté part aujourd'hui de Choisy.»]

[371: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.—Des vers satiriques parurent sur le départ de M. de Richelieu dans sa chaise de poste, faite en forme de lit «dans laquelle quatre armoires étoient pratiquées avec toutes les commodités d'un homme malade dans sa chambre.»]

[372: Chronique de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.]

[373: Le samedi 22 décembre, madame de la Tournelle prenait possession de son nouvel appartement, qui était l'ancien appartement du maréchal de Coigny. Changeait-elle quelques jours après, ainsi que l'indiquerait cette phrase, d'une lettre du Roi de janvier: «La marquise de la Tournelle est dans son nouveau logement, depuis hier, ou pour mieux dire, dans celui de sa sœur»?]

[374: C'est sans doute la truite dont Louis XV remercie Richelieu dans une lettre du 3 janvier: «Sa Majesté a paru fort contente à son souper de la truite du lac de Genève que M. de Richelieu lui a envoyée: demain, en en mangeant le reste, sa compagnie pourra juger si elle a raison et sûrement ne manquera pas de boire à sa santé.»]

[375: Sa sœur qui venait d'épouser le duc de Lauraguais.]

[376: Madame de Chevreuse avait la petite vérole. Le Roi écrivait quelques jours après à Richelieu: «Cette dernière (madame de Chevreuse) ne s'en tirera pas trop bien. Helvétius n'en a pas bonne opinion. Elle a une rougeur dans l'œil qui ne dénote rien de bon.»]

[377: M. de Fargis, dit le duc de Luynes, mort de la petite vérole dans la nuit du 6 ou 7 décembre, était un homme aimable et de bonne compagnie; il avait été capitaine des gendarmes de la Reine et avait hérité de son oncle, M de Montmort, de la terre de Mesnil-Haberton qu'il avait vendue au comte de Toulouse.]

[378: La Poule, madame de Flavacourt. Elle accouchait, le samedi matin 15 décembre, d'une fille chez sa belle-mère où elle logeait. Madame de Mailly, qui était auprès d'elle, se retirait devant la visite de madame de la Tournelle, venue de Choisi pour la voir.]

[379: Lettre autographe de la duchesse de Châteauroux (madame de la Tournelle) provenant de la collection Leber. Bibliothèque de Rouen.]

[380: Il semble que c'était dans les habitudes du Roi de mettre, dans les lettres que les amants écrivaient à deux, des post-scriptum de cette façon. Je trouve dans une lettre (4 août 1743), publiée dans la Vie privée de Richelieu dont malheureusement je ne puis fournir l'original, mais qui présente tous les caractères de l'authenticité, une fin conçue en ces termes:

«Bonsoir, Votre Excellence! c'est en baisant la main de la princesse que je finis ma lettre. Elle vous fait bien ses compliments.»

Et plus bas est écrit de la main de madame de Châteauroux:

«Le Roi ordonne que je vous dise un petit bonsoir, et j'obéis avec grand plaisir. Je n'ai reçu la lettre où vous me parliez de votre intendant, que quand la chose a été faite. Il me semble que je vous ai entendu dire du bien de M. Lenain, ainsi je me flatte que vous n'en serez pas fâché. Je n'ai pas pu vous faire réponse par le courrier dont j'ai été bien fâchée, mais ce qui est différé n'est pas perdu. Si vous voyez Dumenil, dites-lui que j'ai reçu sa lettre et qu'au premier soir je lui ferai réponse.»]

[381: Lettre de Louis XV et de la duchesse de Châteauroux provenant de la collection Leber. Bibliothèque de Rouen.]

[382: Au jour de l'an 1743, le Roi donnait pour étrennes à madame de la Tournelle une montre qu'il avait fait faire pour madame de Mailly, dont la boîte était de laque enrichie de diamants. Madame de la Tournelle faisait présent à Sa Majesté d'un almanach dont la couverture était de la Chine, ornée de son chiffre en brillants.]

[383: Le Cardinal mourait le 29 janvier. Aussitôt l'Éminence morte, la Chronique de Louis XV dit que le Roi rappelait par une lettre le duc de Richelieu à Versailles.]

[384: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[385: Mémoires du duc de Luynes, t. V.—Le Roi, à un retour de chasse, faisait porter son souper chez madame de la Tournelle qui le recevait couchée sur une chaise longue, pendant que ses femmes de chambre et celles de madame de Lauraguais servaient Sa Majesté.]

[386: Chronique de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.]

[387: Voici ce rondeau qui a sept couplets:

     Le Maurepas est chancelant,
     Voilà ce que c'est que d'être impuissant!
     Il a beau faire l'important,
     Bredouiller et rire,
     Lorgner et médire,
     Richelieu dit en le chassant:
     Voilà ce que c'est que d'être impuissant!
]

[388: Chronique du règne de Louis XV, 1742-1743, Revue rétrospective, t. IV.]

[389: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[390: Ibid., t. IV.]

[391: Mémoires de Luynes, t. V.—C'était la même conduite à l'égard des voitures. Madame de la Tournelle avait exprimé le désir d'avoir une berline à elle pour se promener, et se refusait de se servir des carrosses du Roi. Aussi ne sortait-elle presque jamais, quoiqu'elle aimât beaucoup les spectacles.]

[392: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, 1862, t. IV.]

[393: Quelquefois cependant la nature dominante de madame de la Tournelle l'emportait. C'est ainsi qu'un mois avant la mort du Cardinal, la Chronique du règne de Louis XV raconte que le Roi ayant fait lire un article d'une de ses lettres à madame de la Tournelle, celle-ci avait voulu voir la lettre tout entière, que le Roi avait eu beau lui dire que ce qu'il ne lui montrait pas ne pouvait être vu, elle avait persisté avec une violence telle que le Roi avait été obligé de jeter la lettre au feu.]

[394: Madame de la Tournelle n'était pas sans avoir entendu parler de ce souper des cabinets, où madame de Mailly et mademoiselle de Charolais lancées dans la politique et le Champagne, le Roi s'était tout à coup écrié: «Tout à l'heure, un homme (le cardinal de Fleury) me disait: «Sire, je n'ai qu'une grâce à demander à Votre Majesté avant de mourir, c'est de se souvenir de ce que je lui ai dit dans sa jeunesse, que si jamais Votre Majesté écoutait les conseils des femmes sur les affaires, Elle et son État étaient perdus sans ressource.» Et le Roi avait ajouté après un silence: «Et je dis à cela que si quelque femme osait jamais me parler d'affaires, je lui ferais fermer ma porte au nez sur-le-champ.»]

[395: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[396: Huit jours après la mort du Cardinal, au moment où l'on croyait voir Chauvelin redevenir premier ministre, ramené aux affaires par madame de la Tournelle, on apprenait qu'il avait reçu une lettre de cachet qui, renforçant son exil, le faisait aller de Bourges à Issoire. Le motif de ce rigoureux déplacement était la remise au Roi d'un mémoire justificatif de Chauvelin, injurieux pour la personne du Cardinal. Le Roi, très en colère, s'adressant à Richelieu dans les cabinets, disait: On m'a remis un mémoire de Chauvelin qui tend à flétrir la mémoire de M. le Cardinal; les expressions m'en ont fait horreur; j'ai envoyé M. Chauvelin en exil plus loin qu'il n'était.—À propos du retour à Paris et de la présentation au Roi de Chauvelin qui devait être faite par madame de la Tournelle, le bruit courut que le parti avait consigné un million pour la favorite, au cas où il serait rappelé à la cour et au ministère des affaires étrangères.]

[397: Il est vrai que si l'on en croit une chanson, madame de Boufflers lui préparait pour la fin de la campagne le retour en grâce près de la favorite par une singulière preuve d'amour;

     Luxembourg doit être à la cour
     Reçu des mieux à son retour.
     Admirez quel excès de zèle,
     La Boufflers a su mettre en jeu!
     Car pour lui gagner la Tournelle
     Elle couche avec Richelieu!
]

[398: Marville, qui avait tiré les vers du nez à M. de Gesvres, avait appris par lui que de Meuse avertissait Maurepas de tout ce qui se passait dans les cabinets, et que c'était par cette voie que le ministre avait su tout le mal que Richelieu disait de lui au Roi.]

[399: Mémoires du duc de Luynes, t. II.]

[400: Soulavie dit que ce nom lui venait aussi de coiffures qui lui donnaient une certaine ressemblance avec une poule huppée.]

[401: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[402: Présentée à la cour le jeudi 31 janvier, elle soupait pour la première fois dans les cabinets le vendredi suivant.]

[403: Mémoires du duc de Luynes, t. V.—Remarquons ici que très-souvent Soulavie a l'habitude de rédiger, en une phrase parlée, une chose que de Luynes dit avoir été dite par le Roi sans en donner les termes exprès. Soulavie aime aussi à refaire, à arranger les mots du Roi qu'il ne trouve pas assez concis, assez caractéristiques.]

[404: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[405: Sur cette comparaison, le Roi disait avoir été extrêmement longtemps à se faire à la physionomie du cardinal.]

[406: Chronique du règne de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.—La séduction de Louis XV par le sang des de Nesle est vraiment particulière. On parla un moment d'un vif caprice du Roi pour madame de la Guiche, une fille bâtarde de madame de Nesle et de M. le Duc.]

[407: Chronique du règne de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.—Il ne peut y avoir aucun doute sur les liaisons du Roi avec madame de Lauraguais, Soulavie raconte que madame de Lauraguais avait été surprise avant son mariage par le Roi dans une de ses rondes libertines du matin à Choisi. D'Argenson dit: «Sa Majesté s'est trouvée quelquefois assez d'appétit pour tâter de cette grosse vilaine de Lauraguais.»]

[408: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[409: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. VI.]

[410: Donnons la liste des portraits gravés de madame de la Tournelle devenue la duchesse de Châteauroux.

LA FORCE.

Madame la duchesse de Châteauroux est représentée tenant une torche d'une main, une épée de l'autre. Elle a les cheveux épandus autour du visage en boucles follettes. Ses épaules et sa gorge sortent d'une cuirasse autour de laquelle vient se nouer à la ceinture une peau de tigre. À ses côtés, accroupi sur ses pattes, un lion montre les crocs.

On lit dans le cadre:

LA FORCE.

Et plus bas:

J. M. Nattier pinx. Balechou.

L'adresse est:

À Paris, chez Surrugue, graveur, rue des Noyers, attenant le magasin de papier, vis-à-vis St-Yves A P D R.

Ce portrait réduit avec quelques changements, dans le format in-4°, et gravé en contre-partie, a été reproduit par Pruneau sous le titre:

     MADAME LA DUCHESSE
         DE CHÂTEAUROUX
     Morte le 10 décembre 1744.

On lit en bas:

     Peint par J. M. Nattier.—Gravé par Pruneau.
     À Paris, chez Bligny, cour du Manège, aux Tuileries.

Ce portrait est dans un médaillon avec un nœud de ruban plissé dans des fleurs.

Un autre portrait, le beau portrait désigné dans les Mémoires inédits sur les membres de l'Académie royale, sous le titre du Point du Jour, a été également gravé. Il représente la duchesse couchée sur un nuage, des roses dans les cheveux, habillée en déesse mythologique d'une courte chemisette très-décolletée, avec un flottement de draperie sur ses jambes nues, et repoussant d'une main, une étoile au front, des pavots et la Nuit. Derrière elle, un Amour se prépare à éteindre son flambeau pâlissant dans le jour naissant. On lit au bas de l'estampe:

         Nattier pinx. Malœuvre sc.
     LA NUIT PASSE, L'AURORE PAROIT.
         À Paris, chez Basan, graveur.

Dans la série des figures de femmes olympiennes gravées d'après Nattier, les catalogues de vente font encore des duchesses de Châteauroux de LA SOURCE, de FLORE À SON LEVER; mais rien ne confirme ces attributions.

Un autre portrait, qui a été gravé pour une édition des Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, porte:

LA DUCHESSE DE CHÂTEAU ROUX.

La Duchesse est représentée les cheveux coupés courts à la façon d'un homme; l'attache d'un carquois retient la chemise qui laisse à découvert un bouton de sein. Elle a au-dessus de la tête une étoile. On lit en bas, à la pointe: Masguelier sculp.

Il y a un second état qui porte en haut: t. VII, page 52; et en bas au dessous du nom: «Mais croyez-vous qu'il m'aime encore?»

Cet état porte à la pointe: Peint par Nattier, Gravé par J.
Masquelier
, 1792.

Je connais deux portraits peints de la duchesse de Châteauroux Le premier est celui gravé par Masquelier en 1792 et qui a été intercalé dans l'édition des Mémoires du maréchal duc de Richelieu. Il est en la possession de M. de Saint-Valry qui le tient de sa famille. Il provient du château de Crécy possédé par madame de Pompadour, qui, d'après une tradition du pays, aurait fait construire un Boudoir des Beautés aimées avant elle par son royal amant. Les cheveux courts de la duchesse sont légèrement poudrés; elle a de grands yeux très-bruns (et non bleus) en amandes et imperceptiblement relevés à la chinoise dans les coins; le nez est fin, délicat, presque mutin, la bouche très-petite et charnue avec un menton grassouillet un peu lourd. Très-fardée, le rouge de ses joues fait paraître nacrées les blancheurs de sa gorge. Elle est habillée d'un habit de satin blanc avec une bretelle en forme de cordon de carquois retenant l'étoffe à ses épaules. Ce portrait est un Nattier moins conventionnel que d'habitude et qui, dans la peinture esquissée de cette figure, serre la nature d'assez près et vous donne une représentation de la favorite moins enjolivée, moins affinée, moins délicatifiée que dans son portrait officiel de la Force.

Un autre portrait d'une qualité inférieure, et appartenant au baron Jérôme Pichon, est exposé en ce moment au Trocadéro. C'est, sauf un changement dans le mouvement des mains, la même coiffure, le même allumage des joues par le fard, la même robe de satin blanc en une effigie plus grossière et dans une peinture plus alourdie.

Il y aurait peut-être un portrait de la duchesse de Châteauroux dans les palais royaux de la Prusse: le portrait demandé, d'après de Luynes, par Frédéric à d'Argenson, par l'entremise de M. de Courten.

Il existait autrefois un dessin de madame de la Tournelle dans le cabinet de M. de Fontette, que la Bibliothèque ne possède plus.]

[411: Voici un portrait en vers de madame de la Tournelle, que donnent les Mélanges de Bois-Jourdain:

     Elle a d'Hébé la brillante jeunesse,
         Toute la grâce et l'enjouement,
         Ce doux regard plein de finesse
         Où se niche si joliment,
         Sous les traits de la gentillesse,
         L'expression du sentiment;
         Ce je ne sais quoi qui nous touche
         Plus séduisant que la beauté;
     Le sourire enfantin, des lèvres, une bouche
         Où réside la volupté,
         Un teint que le lys et la rose
         Tour à tour ont soin d'embellir;
         Un sein qui jamais ne repose,
         Doux labyrinthe du désir.
]

[412: Fragment des Mémoires de la duchesse de Brancas. Lettres de Lauraguais à Madame ***. Buisson, 1802.]

[413: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[414: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[415: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[416: Mémoires du duc de Luynes, t. IV.]

[417: Chronique du règne de Louis XV, 1742, 1743, Revue rétrospective, t. V.]

[418: Correspondance du cardinal de Tencin et de madame de Tencin avec le duc de Richelieu, 1790.]

[419: Lettre autographe de la duchesse de Châteauroux. Collection Leber. Bibliothèque de Rouen.]

[420: Madame de Tencin écrivait au commencement d'octobre à Richelieu: «De Betz a un moyen pour faire à madame de la Tournelle 80,000 francs de rente, sa vie durant, sans qu'il en coûte rien au Roi; c'est en lui donnant le duché de Châteauroux qui est compris dans le bail des fermes, et qui ne diminuera pas d'un sou le bail, en le retranchant et en le donnant à madame de la Tournelle.»]

[421: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[422: Les rentes du duché arrivaient fort à propos à madame de la Tournelle. Elle avait de grands besoins d'argent, depuis qu'elle était à la cour; elle s'était même, paraît-il, considérablement endettée. Il y avait bien des moyens, dit madame de Tencin, de lui faire avoir de l'argent, mais il fallait que le Roi fît au moins un clin d'œil, et ce clin d'œil, il ne le faisait pas. Puis la favorite était en garde contre les marchés compromettants, contre ces pots de vin dans lesquels Maurepas, qui la guettait, espérait lui prendre la main. Un moment des amis l'avaient abouchée avec un chevalier de Grille et un M. de Betz, mais il semble que la délicatesse de la favorite en matière d'argent avait fait rompre la négociation.]

[423: Le cardinal de Tencin écrivait à Richelieu, à la date du 25 janvier 1744: «Montmartel et Duverney ont aussi vu madame de Châteauroux… Le premier prendra soin de sa terre et de toutes ses affaires et lui donnera tant par mois ce qui pourrait bien aller à des mille livres. Elle n'a pas été d'avis qu'on demandât une augmentation du brevet de retenue.»]

[424: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[425: L'original de ces lettres patentes dont un fragment est donné dans les Mémoires de Maurepas et dont la publication intégrale existe dans de Luynes, est conservé aux Archives nationales, carton O/1 87.—Barbier disait en exagérant, je crois, un peu les choses: «Le Roi en même temps a formé une maison considérable à madame de la Tournelle… Cela se passera dans le grand à l'exemple de Louis XIV,… on parle pour elle à Versailles de l'appartement qu'avait feu madame la Duchesse et que le Roi lui donne des meubles superbes.»]

[426: Richelieu n'avait encore eu comme récompense obtenue du temps de madame de Mailly «de l'obligation que lui avait Louis XV» que les premières entrées à Versailles. On sait qu'il y avait cinq espèces d'entrées chez le Roi: 1° les entrées familières; 2° celles des gentilshommes de la chambre; 3° les premières entrées; 4° les entrées de la Chambre, celles qu'on appelle des quatorze et qui sont proprement celles du cabinet; 5° les entrées de la Chambre. Donnons de ces entrées si recherchées, un brevet, le BREVET d'entrée pour M. de Soubise: «Aujourd'huy 16 février 1744, le Roy étant à Versailles, désirant donner à M. le prince de Soubise une nouvelle marque d'estime et de sa bienveillance, Sa Majesté lui a permis et permet d'entrer librement et à toutes heures qu'il voudra en tous les lieux de la Maison où Sa Majesté pourra être, voulant que les portes lui en soient ouvertes sans difficultés, conformément au présent brevet que pour assurance…» (Archives nationales. Lettres missives. Registre 0/1 88.)]

[427: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[428: L'auteur de la Vie privée de Richelieu dit avoir vu la lettre de Louis XV à Richelieu, où le Roi annonçait que la place du duc de Rochechouart avait été demandée par la Princesse pour lui, et qu'à la cour on la lui avait déjà donnée; il ajoutait: «Et moi aussi, vous pouvez le lui dire de ma part.»]

[429: Le vendredi, 14 février 1744, Richelieu prenait les entrées de la charge de premier gentilhomme de la Chambre, prêtant serment avant que le Roi allât à la messe. Il avait servi la veille le Roi à son coucher, il le servait le matin à son lever. Le vendredi 21 février, au petit couvert du Roi dans sa chambre, Richelieu servait Louis XV à table pour la première fois.]

[430: Mémoires de d'Argenson. Édition Renouard, t. IV.]

[431: Après trois grossesses successives, la Tencin avait obtenu par le crédit de son frère un bref du pape qui résolvait ses vœux et lui permettait de vivre dans le monde avec le titre de chanoinesse.]

[432: C'était elle qui était l'ordonnatrice de ces Fêtes d'Adam, de ces Fêtes des Flagellants, pour lesquelles la sœur du cardinal, recherchant dans les monuments du passé tous les détails de la débauche de tous les âges et de toutes les nations, mettait en scène les tableaux vivants du Plaisir des temps antiques et des temps modernes.]

[433: Mélanges historiques, satiriques et anecdotiques, de M. B. Jourdain, Paris, 1807, t. II.]

[434: On sait que c'était madame de Tencin qui, continuant la protection de mademoiselle de la Sablière à sa ménagerie, à ses bêtes, donnait au premier de l'an, à ses dîneurs deux aunes de velours pour le renouvellement de leurs culottes. Voir le salon de madame de Tencin dans La Femme au XVIIIe siècle.]

[435: Mémoires de Marmontel. Paris, 1804, t. I.—Madame de Tencin est l'auteur des Malheurs de l'amour, qu'on dit être une espèce d'autobiographie, et en collaboration avec d'Argental et Pont-de-Veyle, des Mémoires du comte de Comminges et du Siège de Calais.]

[436: Madame de Tencin n'avait seulement pas contre elle, le scandale de ses amours publiques avec le vieux Fontenelle et son neveu d'Argental, avec le cardinal Dubois, avec Dillon, colonel d'un régiment irlandais qui la rendit mère de deux enfants, avec le maréchal de Medavy qui lui succéda, avec d'Argenson, avec Camus Destouches, lieutenant-général d'artillerie, auquel quelques-uns attribuent la paternité de d'Alembert; il y avait encore contre elle le suicide du conseiller de la Frenaye qui, avant de se brûler la cervelle chez elle, l'accusait dans son testament de l'avoir dépouillé de tout son bien et la laissait même soupçonner d'être pour quelque chose dans la violence de sa mort. À la suite de cette mort arrivée le 6 avril 1726, madame de Tencin était arrêtée et conduite au Châtelet, où elle subissait un interrogatoire de quatre heures devant le cadavre de son amant. Son frère, le cardinal d'Embrun remuait ciel et terre pour ôter la connaissance de l'affaire à cette juridiction et grâce à l'appui du maréchal d'Uxelles, qui était alors l'amant de madame de Fériol, il obtenait un ordre pour faire transférer sa sœur à la Bastille avec la remise des papiers saisis à M. le Duc, premier ministre, et ensuite un arrêt qui renvoyait la connaissance de cette affaire au Grand Conseil. L'affaire instruite et jugée de nouveau au mois de juillet; la mémoire de la Frenaye était condamnée et son testament biffé, et la dame déchargée de l'accusation intentée contre elle. Et le 3 juillet elle sortait de la Bastille, pour rentrer dans sa maison de la rue Saint-Honoré, «ayant la tête aussi haute que si c'eût été une femme vertueuse.»]

[437: Journal historique de Barbier, 1854, t. II.]

[438: La clef de ses correspondances secrètes.]

[439: «Pour prendre un peu de relâche dans des occupations si sérieuses, dit Bois-Jourdain, elle se délassait de temps en temps, sur son lit de repos, des fatigues de son cabinet; et sans se piquer autrement de constance, ni de délicatesse, elle partageait ses faveurs entre un certain nombre d'amis, dont elle traitait les uns par intérêt, les autres par estime, quelques-uns par caprice et d'autres par amour du plaisir.»—Disons ici que l'intérêt, quoi qu'on ait dit, semble n'avoir pas joué de rôle dans sa vie. Elle n'a jamais joui que d'un revenu très-modique, et les richesses, elle ne les voulait que pour son frère et encore comme un moyen de pouvoir et de domination.]

[440: Le cardinal de Tencin avait eu dans sa jeunesse l'heureuse idée, pour attirer l'attention sur lui, de convertir Law, projet qui d'abord avait fait rire le Régent, mais auquel se rattachait bientôt le prince, en songeant que le protestantisme du financier pouvait nuire au succès de sa banque. La conversion de l'Écossais valait au convertisseur des actions qu'il avait l'esprit de changer en espèces à temps, en même temps qu'elle le faisait envoyer à Rome par Dubois auquel il obtenait le chapeau. Puis il devenait lui-même cardinal et archevêque de Lyon. En dépit de son billet à la princesse Borghèse: «Adieu, princesse, je vous aimerai toute ma vie et par de là, si tant est qu'il y ait un par de là,» le frère de madame de Tencin, jusqu'à ce qu'il fût appelé au ministère, jouait la dévotion, avait toujours son bréviaire sous son bras, et était soutenu par la maison d'Orléans, par madame de Chelles, moine des pieds à la tête, et toutes les repenties de la régence dont il s'était fait en quelque sorte le prêcheur ordinaire. Avec cela il donnait deux dîners sans femmes par semaine: l'un aux ministres étrangers, l'autre aux gens de la cour, et faisait tous les soirs le piquet du Cardinal. Le duc de Luynes le peint comme un vieillard à la figure charmante, à la conversation toute aimable, au tour d'esprit caressant, insinuant. Bernis dans ses Mémoires déclare qu'il n'y avait personne pour tirer autant de parti d'un sourire qui avait l'air d'être fin, ou d'un silence réfléchi.]

[441: Madame de Tencin engage quelque part Richelieu à ne point se brouiller avec d'Ayen à propos de madame de Boufflers «qui n'est point une femme sûre surtout quand elle a du vin dans la tête».]

[442: Dans une lettre à la date du 3 janvier 1742, madame de Tencin dit: «Madame de la Tournelle a fait ses visites du jour de l'an avec mesdames de Boufflers et de Luxembourg. Elles lui proposèrent en passant devant la porte de mon frère de s'y faire inscrire. Madame de la Tournelle refusa. Elles insistèrent et ne purent la déterminer: elle dit qu'elle ne le connaissait point. Or, vous remarquerez qu'elle a dîné chez lui dans un voyage qu'il fit à Paris avant d'être cardinal.» Madame de Tencin dit dans une autre lettre: «Madame de la Tournelle et mon frère se sont conduits comme la bienséance le demandoit; ils se sont fait quelques politesses réciproques et ne sont pas allés plus loin…» Au fond il y eut pendant assez longtemps du froid entre le cardinal et la favorite à laquelle Belle-Isle avait persuadé, dit la Chronique du règne de Louis XV, que le cardinal avait blâmé ses rapports avec le Roi de France.]

[443: Cette répulsion pour madame de Tencin existait surtout au plus haut degré chez le Roi; D'Argenson écrit quelque part: «Il lui venait la peau de poule quand on lui parlait de madame de Tencin.»]

[444: Rien n'avait égalé l'indifférence ou au moins l'indolence de Louis XV lors de la bataille de Dettingen, cette bataille où le duc de Rochechouart, les marquis de Fleury et de Sabran, les comtes d'Estrades et de Rostaing furent tués, où le prince de Dombes, le duc d'Ayen, le comte d'Eu, le duc d'Harcourt, Beuvron, le duc de Boufflers furent blessés, et où pour la première fois, depuis qu'elle existait, la maison du Roi perdit deux étendards.]

[445: Correspondance du cardinal de Tencin, ministre d'État et de madame de Tencin sa sœur, avec le duc de Richelieu, sur les intrigues de la cour de France depuis 1742 jusqu'en 1757, et surtout pendant la faveur de mesdames de Mailly, de Vintimille, de Lauraguais, de Châteauroux et de Pompadour. En un seul volume in-8 de 400 pages, 1790.—Ce livre, un des plus rares du XVIIIe siècle, et dont, par parenthèse, l'exemplaire de la Bibliothèque nationale est incomplet, et dont l'exemplaire que je possède provient de la bibliothèque du malheureux Maximilien de Bavière, ne doit pas être confondu avec les fausses correspondances de madame Gacon-Dufour et autres. Cette correspondance dont on attribue quelquefois la publication à de La Borde et à Soulavie, est due presque entièrement aux soins de Benjamin de La Borde: le volume contenant 385 pages et Soulavie n'ayant été chargé de la collation de l'édition qu'à partir de la page 369. Cette correspondance a été imprimée incontestablement sur des originaux confiés à M. de La Borde par Richelieu, peut-être pas avec toute la fidélité réclamée aujourd'hui, mais telles qu'elles sont, ces lettres apportent pour l'histoire des sœurs de Nesle, un document, que j'hésiterais à citer textuellement jusqu'à la retrouvaille des originaux, mais qui ne peut manquer d'être employé et produit dans son esprit. Un petit nombre des lettres de madame de Tencin publiées dans le volume de Benjamin de La Borde ont été reproduites en 1793 dans le second volume de la Vie privée de Richelieu, et en 1823 dans un autre recueil qui a un caractère plus sérieux: les Lettres de madame de Villars, de Lafayette, de Tencin, Chaumerot jeune, 1823. À la fin du volume se trouve une clef. La guimbarde, Lesperoux, les robes brodées; c'est le Roi. Les gouttes du général; c'est madame de la Tournelle. Helvétius, le géomètre; c'est Richelieu. Mademoiselle Sauveur; c'est le cardinal Fleury. Le cuisinier; c'est d'Argenson, etc.]

[446: Fragment des Mémoires de madame la duchesse de Brancas, publié dans les lettres de Lauraguais à madame ***. Paris, Buisson, an X.—Portraits et caractères de personnages distingués de la fin du XVIIIe siècle, par Senac de Meilhan. Dentu, 1813.]

[447: Le duc de Luynes peint le maréchal de Noailles comme un grand vieillard de soixante-cinq ans, au visage aimable. Retiré et enfermé chez lui depuis des années il vivait dans la plus grande dévotion, une dévotion qui allait jusqu'à se faire dire l'office des morts, couvert d'un drap mortuaire pour l'expiation de ses péchés. Il savait beaucoup de choses, mais assez superficiellement. Avec cela du brillant dans la conversation, beaucoup de badinage dans l'esprit, de la singularité dans l'imagination, des conceptions militaires et l'art de parler au soldat.

D'Argenson qui ne flatte pas ses contemporains dit du maréchal que «c'est un fol et un hypocrite, un bonhomme un peu bilboquet, un brave avantageux, une imagination déréglée conduite par un follet indécent et malin, une cervelle hantée par des songes de la nuit, un noctambule

Quant à Saint-Simon, on sait qu'il était l'ennemi personnel du maréchal, et qu'il l'a peint beaucoup trop en noir.]

[448: Mémoires du duc de Luynes, t. V.—Mémoires du maréchal duc de Richelieu, t. VI.—Mémoires du comte de Maurepas, t. IV.]

[449: Là, dans cette conférence entre la mère et le fils, étaient sans doute préparés les événements qui devaient éclater à la veille du départ du Roi pour l'armée: la disgrâce d'Amelot, l'espèce d'exil à Lyon de Tencin qu'on rendait responsable de la malheureuse tentative de Stuart, l'envoi en province de Maurepas sous le prétexte d'une inspection des ports; seul d'Argenson, le ministre de la guerre, qui appartenait au parti de la favorite et des Noailles, devait suivre le Roi.]

[450: Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV, par Barbier, 1849, t. II.]

[451: Au maréchal qui implorait la présence du Roi, et le suppliait de voir ses troupes, de visiter ses frontières que le Roi son bisaïeul avait presque entièrement examinées à l'âge de seize ans, Louis XV qui rêvait une action, une bataille, répondait que la seule visite de ses frontières ne lui convenait nullement dans ce moment.]

[452: À propos de cette soirée à l'Opéra, qui eut lieu le 3 janvier 1744, le commissaire de police Narbonne écrit: «Bien des personnes disent que le Roi ne devrait pas mener sa maîtresse avec ses filles.» Narbonne raconte que, à un mois de là (le 9 février), le Roi se rendait avec les deux sœurs, le duc d'Ayen, le comte de Noailles, déguisés de manière à n'être pas reconnus, dans le bal public du Cabaret Royal, bal dont l'entrée était de trois livres, et qui avait été fondé par Cosson, le valet de chambre du comte de Noailles. Le Roi en sortait bientôt en disant: «Voilà un vilain bal!»]

[453: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[454: Il n'y avait même jamais eu de surintendante d'une dauphine en France; madame de Montespan était surintendante de la Reine.]

[455: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[456: Madame de Rottembourg qui avait dans les veines du sang de sa mère, semble s'être fatiguée vite de la vie de couvent. Le marquis d'Argenson donne cette anecdote sur son compte: «Fargis a fait la cérémonie de marier deux couples d'amants mariés ailleurs. C'était au camp de Compiègne où M. le duc de Biron commande. Madame de Rottembourg et la duchesse de Vaujour l'y sont venus voir. On a bu et on a dit que leur fréquentation était illégitime. On a habillé Fargis en pontife; on lui a fait une mitre de carton; il a béni les prétendus mariés, puis il a mis au lit M. de Biron avec madame de Rottembourg, et M. de Bissy avec la duchesse de Vaujour.»]

[457: Frédéric II, dans l'Histoire de mon temps, vol. III chap. IV, dit: «Le baron de Chambrier, depuis vingt ans ministre de Prusse à la cour de Versailles, étant âgé, et n'ayant pas assez de liaisons avec les gens en place pour se servir auprès du Roi de leur crédit, avait, d'ailleurs, peu traité de grandes choses, et était scrupuleusement circonspect. Cela fit juger au Roi qu'il fallait envoyer quelqu'un à cette cour qui fût plus délié, plus actif, pour savoir à quoi s'en tenir avec elle. Son choix tomba sur le comte de Rottembourg. En 1740, il avait passé du service de France à celui de Prusse; il était apparenté avec tout ce qu'il y avait de plus illustre à la cour: il pouvait par ces voies se procurer des connaissances qui auraient échappé à d'autres et, par conséquent, informer le Roi de la façon de penser de Louis XV, de ses ministres, de ses maîtresses; car il fallait une boussole pour s'orienter. Le trop grand feu du comte de Rottembourg pouvait se tempérer par le flegme de M. de Chambrier: tous deux pouvaient rendre des services utiles à l'État. Le comte de Rottembourg partit donc pour Versailles. Il fit faire ses premières insinuations par Richelieu et par la duchesse de Châteauroux.» Et le récit de Frédéric est confirmé par Flassan dans son Histoire de la Diplomatie Française, t. V, où il répète les expressions du Roi de Prusse disant que Rottembourg fit faire les premières insinuations d'alliance par le maréchal de Richelieu et la duchesse de Châteauroux.]

[458: La coopération de Frédéric n'était pas aussi désintéressée qu'elle apparaît dans le récit fait par Richelieu à Besenval. Avant de partir de Berlin, Rottembourg, étant venu sonder Valori, sur les dispositions du ministère français à l'égard du Roi de Prusse, l'avait prévenu qu'il fallait du grain à son oiseau, ajoutant: «Qu'est-ce que vous voulez lui donner?» (Mémoires et négociations du marquis de Valori, ambassadeur de France à la cour de Berlin, Paris, 1820. T. I.]

[459: Mémoires du baron de Besenval. Baudouin frères, 1821. T. I.]

[460: Quand la présence de Rottembourg fut connue à Paris, il fit habilement répandre le bruit qu'il n'était chargé d'aucune négociation, mais qu'il était venu pour se faire soigner de la blessure qu'il avait reçue à la bataille de Molivitz.]

[461: Correspondance du cardinal de Tencin et de madame de Tencin avec le duc de Richelieu, 1790.]

[462: Le maréchal de Belle-Isle, alors en disgrâce, mais qui disait que la faveur d'un homme comme lui repoussait comme la barbe, et pour lequel, nous l'avons dit, Frédéric avait la plus grande estime, était le collaborateur de Rottembourg dans le projet du traité.]

[463: Correspondance du cardinal de Tencin et de madame de Tencin avec le duc de Richelieu, 1790.—Flassan, dans son Histoire de la Diplomatie française dit que le traité fut signé le 5 juin.]

[464: D'Argenson dit que Rottembourg venu en France pour traiter secrètement de la nouvelle alliance du Roi de Prusse, demanda dans ses entrevues avec la duchesse et Richelieu, comme condition du traité de juin 1744, le renvoi d'Amelot et que cela s'exécuta deux jours après.]

[465: Richelieu poussa très-vivement au renvoi du ministre, disant que faire chasser Amelot, c'était toujours _crever un œil à Maurepas.]

[466: Chronique du règne de Louis XV. Revue rétrospective, t. V.—Aux Archives nationales, dans les Monuments historiques, carton K, 138, existe un long mémoire manuscrit sur l'administration d'Amelot qui se termine triomphalement par ces lignes: «Si l'on rapproche et le peu de durée de son ministère (1737-1744) qui ne fut que de sept ans, et la multitude et l'importance des révolutions qu'il dirigea, on conviendra qu'il étoit difficile d'exécuter de si vastes projets en si peu de temps. Reculer nos frontières et ajouter une province au Royaume, donner des états à un Roi détrôné, placer sur le premier trône du monde un prince faible, sans argent et presque sans armée, assurer au légitime possesseur une succession disputée par des puissances redoutables, rétablir la paix entre trois empires, soumettre à une république orgueilleuse des insulaires jusqu'alors indomptables, abaisser du moins pour un temps la maison d'Autriche, et mettre, pour ainsi dire, la dernière main à l'ouvrage de Richelieu…»]

[467: C'était de lui dont Louis XV parlait, décidé qu'il était déjà à reprendre la direction de la politique étrangère.]

[468: Correspondance de Louis XV avec le maréchal de Noailles, par C. Rousset, Didier, 1869. Introduction.]

[469: Mémoires du duc de Luynes, t. VI.]

[470: Mémoires de d'Argenson, t. IV.—Barbier rapporte un bruit qui courait à Paris sur la cause de la démission d'Amelot: «On dit à présent, comme chose sûre, que le déplacement d'Amelot vient de ce que le Roi de Prusse avant de nous abandonner en Bohême, ce qui a passé pour trahison, avait écrit au Roi trois lettres que le cardinal Fleury avoit reçues et tenues secrètes et dont il avoit défendu à M. Amelot de parler au Roi, et que le Roi de Prusse, piqué de ne pas recevoir de réponse, avait pris son parti. Cela s'est découvert. Le comte de Rottembourg, envoyé extraordinaire du Roi de Prusse, en a montré au Roi les copies. M. Amelot a été obligé de convenir du fait, et que, sur ses excuses, le Roi lui a demandé de qui il était ministre, du Cardinal ou de lui.» Amelot sortait du ministère fort pauvre, n'ayant que 1,000 écus de rente et 18,000 de sa femme; il avait dépensé 30,000 livres de rente qu'il devait avoir à la mort de son père pour faire honneur à l'état de ministre.—Au fond, cette démission d'Amelot effrayait tous les ministres et le comte d'Argenson disait au marquis: «Croyez que ceci est la destruction du ministère; que ce sont les cabinets, les Noailles, M. de Richelieu et la maîtresse qui veulent nous détruire pour régner, et ils nous traitent comme vous voyez.»]

[471: Le duc de Luynes nous apprend qu'après la mort de madame de Châteauroux, Frédéric fit demander par M. de Courten le portrait de la favorite à d'Argenson qui le lui envoya.]

[472: Œuvres de Frédéric II. Berlin, Decker, 1854. T. XXV, p. 562.]

[473: Œuvres de Frédéric. Berlin, Decker, 1854, P. 561.]

[474: Lettres autographes de la duchesse de Châteauroux adressées au maréchal de Noailles. Bibliothèque nationale, département des manuscrits (Supp. français 1234. Recueil de lettres autographes du dix-huitième siècle). Cette correspondance, publiée pour la première fois par nous dans les Maîtresses de Louis XV, on la retrouvera ici dans le corps du volume et dans l'appendice.]

[475: Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, par C. Rousset. Didier, 1869. T. I.—La lettre est datée du 11 septembre 1743.]

[476: Lettres autographes de la duchesse de Châteauroux au maréchal de Noailles. Bibliothèque nationale, département des manuscrits(Supp. français n° 1234).]

[477: Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, par C. Rousset, t. II.]

[478: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[479: Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, par C. Rousset. Didier, 1869. T. II.]

[480: Mémoires du duc de Luynes, t. V.—Pierre Narbonne, le premier commissaire de police de Versailles, nous a laissé un curieux récit de ce départ d'un Roi de France pour la guerre. Je le donne ici en note:

«Le Roi partit de Versailles pour se rendre à l'armée de Flandre, le dimanche 3 mai, à trois heures un quart du matin. Il sortit de sa chambre pour aller à la chapelle faire sa prière et adorer le Saint-Sacrement. Il descendit par le petit escalier de la chapelle et monta dans une calèche avec le duc d'Ayen, fils de M. le maréchal de Noailles, faisant les fonctions de capitaine des gardes, le marquis de Beringhen, premier écuyer, et le marquis de Meuse.

«L'escorte était composée d'officiers aux gardes et de vingt gardes.

«La chaise de poste du Roi suivait. Il y avait dans le coffre de cette voiture deux millions en or.

«Venaient ensuite une cantine et un fourgon sur lequel il y avait des roues, cordages, essieux et autres ustensiles pour servir au besoin.

«Sur les quatre heures, le Roi fut rencontré à Sèvres suivi de sa chaise de poste, dans laquelle il n'y avait personne, et de onze autres chaises. Il passa à la Muette ou il entendit la messe et en partit pour aller droit à Péronne, à 31 lieues de Paris, où il doit rester jusqu'au mardi 5 mai.

«Sa Majesté, qui devait partir incognito et n'emmener personne, a changé d'opinion.

«Le reste de sa maison militaire comme gardes du corps, gendarmes, chevau-légers et mousquetaires, quatre-vingts suisses, gardes de la porte, la prévôté de l'hôtel, vingt-quatre pages de la grande et petite écurie, vingt-quatre valets de pied, ont ordre de partir depuis le lundi 4 jusqu'au samedi 9 mai. Il y aura aussi un détachement de la bouche et autres offices du Roi.

«On dit que les bureaux de la guerre se tiendront à Lille.

«M. d'Argenson, ministre de la guerre, était parti dès la veille du départ du Roi.

* * * * *

«La veille de son départ (2 mai), le Roi écrivit une lettre à Mgr l'Archevêque de Paris pour ordonner des prières publiques et pour demander à Dieu la prospérité de ses armes.

«Le 3 mai parut un mandement de Mgr l'Archevêque, portant que l'on ferait des prières de quarante heures qui commenceraient à Paris le 6 mai et continueraient les deux jours suivants, et que jusqu'au retour du Roi, on ferait des processions les dimanches et fêtes entre vêpres et complies.

«Les prières de quarante heures commencèrent à Versailles, le dimanche 10 mai. La Reine vint à la grand'messe, puis à vêpres et au salut avec Mgr le Dauphin et Mesdames de France. Le lundi et le mardi, la Reine vint seule au salut; le mardi, elle suivit avec toutes ses dames la procession derrière le Saint-Sacrement.»]

[481: Journal de Barbier, édition Charpentier, t. III.]

[482: Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, par C. Rousset. Introduction.]

[483: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. IV.]

[484: Le Roi abandonnait la campagne commencée pour aller recevoir sa maîtresse à Lille et tout en écrivant au maréchal de Noailles: «Quoiqu'il fasse très-beau et bon ici, je suis tout prêt à partir aussitôt que ma présence pourra être de la plus petite utilité…» Louis XV ne se pressait pas de retourner au siège.]

[485: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. VII.]

[486: Mémoires de d'Argenson. Édition de Renouard, t. IV.—La nouvelle est donnée par d'Argenson à la date du 5 mai; aussi ne faut-il regarder la lettre de la duchesse datée du 11 mai, que je donne dans l'appendice, et où elle se lamente d'être menacée de ne pas voir le Roi pendant cinq mois, que comme un moyen d'intéresser à son départ le maréchal de Noailles. Du reste, il n'est pas impossible que l'appel par le Roi de sa maîtresse, qui devait presque aussitôt son départ se rendre de Plaisance à Séchelles et de Séchelles à Lille, ait été retardé par des causes inconnues. Il avait été question au mois d'avril d'un mode de rapprochement abandonné depuis. La duchesse devait aller prendre les eaux à Saint-Amand, et la comtesse de Toulouse avait envoyé plusieurs chariots pour meubler un de ses châteaux de la Flandre, où la maîtresse de Louis XV aurait été à portée du camp et du quartier du Roi.]

[487: Richelieu, usant de son ascendant sur son ancienne maîtresse, l'avait décidée à ce voyage dans l'intention de donner un illustre cortège à la duchesse.]

[488: Madame de Châteauroux avait une certaine inquiétude de ce voyage de la vieille princesse, d'après les secrets motifs que les bruits de la cour et les communications de madame de Tencin prêtaient à ce voyage. Suivant une lettre de Mademoiselle écrite à M. de Langeron, un objet qui tenait plus à cœur à la princesse de Conti, que la chute de son gendre et la grossesse de sa fille, était un renversement du ministère suivi du retour de Chauvelin. On lui attribuait encore la pensée de donner sa fille au Roi pendant l'absence de la duchesse de Châteauroux.]

[489: Lettres autographes de la duchesse de Châteauroux. Collection Leber. Bibliothèque de Rouen.]

[490: Mémoires du duc de Luynes, t. VI.—«Madame de Flavacourt, sœur de madame de Châteauroux, dit d'Argenson à la date du mois d'avril, belle, mais fausse, avec peu d'esprit ni de naturel, a été lorgnée par le Roi et y a répondu; il a été question d'un marché à l'imitation de sa sœur. Elle a voulu pour première condition que l'on renvoyât sa sœur, le Roi a craint que cela donnât une nouvelle scène au public et les grands frais d'une maîtresse nouvelle déclarée, de sorte que la première personne à qui il a été le dire c'est à madame de Châteauroux. Sur quoi elle a dit: Sire, vous me chasserez, si vous voulez, mais je commence par vous demander ou que cela soit sur-le-champ, ou que ma sœur le soit; et sur cela il a été déclaré que ladite sœur de Flavacourt ne serait plus des cabinets, ni de la Muette, ni de Choisy.]

[491: «Je crois aussi que M. de la Rochefoucauld mettra le peu qu'il sait en usage pour faire réussir la Flavacourt. Elle est très-engraissée et, par conséquent, embellie. Elle paraît de la plus grande gaieté. La Reine l'accable de caresses. Tout cela marque du moins des espérances.»]

[492: La préférence donnée par le Dauphin à la figure de madame de Muy, la plus laide de toute la cour, sur la figure de madame de Flavacourt, amusait un moment tout Versailles.]

[493: Dans une lettre du 19 juin 1744 adressée à Richelieu, madame de Tencin écrit: «… Voici dans la plus grande exactitude tout ce qui s'est passé à ce sujet. On vient de dire à mon frère, de la part de l'homme que vous savez, que la Flavacourt écrivoit au Roi, que les lettres étoient sous l'enveloppe de Lebel, que comme les lettres étoient adressées au Roi, on n'avoit osé les décacheter, mais qu'on connoissoit le caractère. La chose nous parut si importante que nous ne nous tînmes pas à ce premier avis. On renvoya celui qui l'avoit donné faire de nouvelles questions; on le pria de bien examiner la chose, il répondit: qu'il ne pouvoit s'y méprendre, qu'il connoissoit parfaitement le caractère des trois sœurs et leur cachet (je vous rapporte ses propres termes); qu'il étoit sûr que les lettres pour le Roi adressées à Lebel étoient de madame de Flavacourt; qu'il y en avoit eu de Versailles et de Paris et qu'à vue de pays il pouvoit y en avoir dix ou douze depuis ce premier avis… Voilà l'homme qui vient encore de voir celui qui a vu les lettres et qui lui avoit dit de la part de mon frère qu'il s'étoit trompé, et que madame de Flavacourt n'avoit point écrit: il a soutenu qu'il ne s'étoit pas trompé, qu'il était sûr de ce qu'il avoit dit…»]

[494: «… Je parle d'abord de la lettre de madame de Lauraguais, et puis de quelque chose de plus intéressant, c'est d'une conversation de la Reine et de madame de Flavacourt. La Reine lui a dit que le Roi l'avait lorgnée à son souper. Elle ajouta qu'elle n'avoit pas de meilleure amie qu'elle, et qu'elle voulait être sa confidente. La Flavacourt répondit qu'elle lui diroit tout; que, si la chose arrivoit, elle ne se livreroit que par crainte, n'ayant aucun goût pour le Roi; mais qu'elle ne vouloit pas être chassée de la cour et se trouver encore dans la nécessité de vivre avec son mari.»]

[495: Mémoires du duc de Luynes, t. VI.]

[496: Ibid.Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. VI.]

[497: Le samedi 16 mai la princesse de Conti demandait à la Reine une audience dans laquelle elle lui faisait part du projet de son voyage, lui en expliquant les motifs, lui demandant son agrément. La Reine qui désapprouvait fort le voyage, lui disait fort honnêtement que cela ne la regardait en aucune manière et que la princesse n'avait besoin d'aucun agrément. Là-dessus la princesse de Conti faisait allusion aux discours qu'on tenait dans le public, déclarait qu'ils n'avaient aucun fondement, et qu'elle ne menait point avec elle mesdames de Châteauroux et de Lauraguais, ajoutant, qu'il n'y avait eu aucune proposition faite de sa part, ni de celle de ces dames, ni rien de concerté ensemble. Les deux princesses partaient le 29 mai, laissant le public assez étonné de ne pas voir les deux sœurs profiter de leur départ pour se rendre en Flandre.]

[498: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t VII.]

[499: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[500: Madame de Rubempré étant allée, la veille du départ de ces dames, coucher à Plaisance, elles lui proposèrent de l'emmener avec elles en Flandre; l'arrangement ne put se faire sur-le-champ, mais madame de Rubempré promit d'y aller, et, dit de Luynes, elle est partie ou part ces jours-ci.]

[501: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. IV.]

[502: De Meuse n'était que malade. Il jouera bientôt un rôle dans la maladie de Metz, un rôle de dévouement pour la femme, qui dans les premiers temps de sa faveur ne pouvait le souffrir, mais semble, à l'heure présente, être prise d'un commencement d'attachement pour le vieux familier de Louis XV.]

[503: Les frères Salles, hommes d'affaires auxquels s'intéresse la duchesse de Châteauroux, et dont parle très-souvent madame de Tencin dans ses lettres.]

[504: Lettres autographes de la duchesse de Châteauroux. Collection Leber. Bibliothèque de Rouen.]

[505: Le maréchal de Coigny commit de grandes fautes dans cette affaire. Il laissa passer par surprise une armée de 60,000 hommes sur quatre points différents, et ne l'apprit que le lendemain au soir. M. de Coigny était âgé et atteint d'une rétention d'urine.]

[506: Le Roi quittait Dunkerque le 19 juillet.—Louis XV part en lançant cette phrase qui promettait: «Je sais me passer d'équipage, et, s'il le faut, l'épaule de mouton des lieutenants d'infanterie me nourrira parfaitement.»]

[507: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. IV.]

[508: En mourant, la duchesse de Châteauroux dira qu'elle a été empoisonnée dans une médecine à Reims.]

[509: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. IV.]

[510: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, t. VIII.—«La maison habitée par la duchesse de Châteauroux était la maison abbatiale du premier président. Il y eut trois galeries en planches de faites dont la troisième sur la rue scandalisa le peuple, l'usage en étant bien marqué.» (Mémoires du duc de Luynes, t. VI.)]

[511: La Remarquable histoire de la vie de la défunte Anne-Marie de Mailly, duchesse de Châteauroux… publiée en allemand en 1746, parle d'un assez bizarre cadeau offert par les juifs de Metz au Roi, qui en fit hommage à la duchesse de Châteauroux. «Ils firent faire, dit l'écrivain allemand, un précieux melon en or et l'offrirent au Roi. La tige de ce melon était garnie de diamants, et l'intérieur au lieu de pépins était rempli de petits diamants et de pierres précieuses. La valeur de cet objet fut estimée à dix mille pistoles. Le Roi accepta gracieusement ce cadeau qu'il ne crut pouvoir mieux utiliser qu'en le donnant à la duchesse de Châteauroux qui trouva ce don fort agréable.»]

[512: Cette maladie de Metz sauvait le prince Charles dont l'armée allait être prise ou détruite. Le maréchal de Noailles qui écrivait au Roi, de Schelestadt à la date du 9 août: «Je suis dans une véritable inquiétude de savoir Votre Majesté incommodée et d'être hors de portée de savoir de ses nouvelles à tous moments… Mon tendre et inviolable attachement pour la personne de Sa Majesté ne me laissera aucune tranquillité que je ne la sache entièrement rétablie»; le maréchal de Noailles, le vieux courtisan, aura, tout le temps que la vie du maître est en danger, l'attention si bien tournée vers la chambre du Roi, et sa vigilance se trouvera tellement distraite des mouvements de l'ennemi par la lutte du parti de la Tournelle et du parti des princes du sang, que lorsqu'il combinera son mouvement d'enveloppement, le prince Charles aura déjà passé le Rhin, à la barbe de l'armée française, et marchera par la Souabe sur la Bohême menacée. Le maréchal n'aura que le très-médiocre avantage de battre dans deux combats, une arrière-garde sacrifiée à dessein. Sur cette faute militaire, l'envoyé prussien, M. de Schmettau, éclatait en reproches contre l'ami de la ritournelle, contre le maréchal de la maîtresse chassée, si bien qu'un moment on le faisait responsable de l'atteinte portée à la vie du Roi par ce voyage de Dunkerque à Metz entrepris par son conseil, sous l'influence mortelle de chaleurs caniculaires. Dans ces circonstances, le maréchal demandait une entrevue au Roi qui lui répondait cette lettre amicale où l'on peut voir au fond un congé donné à l'homme de guerre: «Metz, ce 30 août 1744.—Je serai ravi de vous revoir, monsieur le maréchal, vous me trouverez avec bien de la peine à revenir, il est bien vrai que c'est de la porte de la mort. Ce n'a pas été sans regret que j'ai appris l'affaire du Rhin, mais la volonté de Dieu n'était pas que j'y fusse, et je m'y suis soumis de bon cœur, car il est vrai qu'il est le maître de toutes choses, mais un bon maître. En voilà assez, je crois, pour une première fois.» La petite cour de Metz était dans l'attente de l'entrevue. Le maréchal se rendait chez le Roi sur les huit heures, Sa Majesté jouait, le maréchal mettait un genou en terre et lui baisait la main avec effusion, le Roi lui disait: «Vous voyez, monsieur le maréchal, un ressuscité,» et il n'était question de rien de particulier. Depuis cette visite, dix jours se passaient sans que le maréchal pût travailler avec le Roi; et il voyait, lui, le général en chef de l'armée d'Alsace, les troupes menées au siége de Fribourg par le maréchal de Coigny, et quand il demandait au Roi s'il aurait l'honneur de l'accompagner, Louis XV lui disait assez sèchement: «Comme vous voudrez.»]

[513: Le bruit courut que, cette nuit, Richelieu avait enfermé le Roi avec les deux sœurs.]

[514: Pendant la convalescence de Louis XV, la Peyronie interrogé par le duc de Luynes sur ce qu'il pensait de la maladie du Roi, lui répondit: «que le Roi, dans l'état ordinaire de bonne santé, étoit dans l'usage d'aller deux fois par jour à la garde-robe et abondamment; que plusieurs jours avant, continuant à toujours manger de même, il n'alloit plus que rarement et que peu à la fois, ce qui avoit formé un amas considérable de matières qui avoient reflué dans le sang; qu'outre cela il croyoit qu'il avoit eu un coup de soleil, ce qui paroissoit démontré par une douleur fixe qu'il avoit dans un côté de la tête, et très-vive que le Roi a eue pendant toute sa maladie, ce qui donnoit avec raison les plus grands sujets d'inquiétude. La Peyronie m'a ajouté qu'à ces deux accidents il croyoit qu'il s'étoit joint un peu de fièvre maligne, qui cependant n'étoit pas accompagnée de tous les symptômes ordinaires de cette fièvre.»]

[515: Il n'y avait à Metz de princes du sang que le duc de Chartres, le comte de Clermont, le duc de Penthièvre, et encore ce dernier, convalescent de la petite vérole, ne pouvait-il sortir de sa chambre.]

[516: À quelques temps de là on chantait à Paris sur l'air des Pendus une chanson faite sur leur confrère par des médecins.

     Or, écoutez petits et grands,
     L'histoire du chef des merlans,
     Qui s'est joué, l'infâme traître,
     Des jours de son Roi, de son maître,
     Et faillit à nous perdre tous
     Pour complaire à madame Enroux.
]

[517: Malgré le désir qu'avait le Roi d'avoir les soins de Dumoulin qu'il avait demandé dès le 9, malgré l'impatience de son arrivée, ce ne fut que le 13 qu'on lui envoyait un courrier et il n'arrivait à Metz que le dimanche 16.]

[518: Fragment des Mémoires de madame la duchesse de Brancas. Lettres de Lauraguais à madame ***. Buisson, 1802.]

[519: Mémoires du duc de Luynes, t. VI.]

[520: Ibid., t. VI.]

[521: D'après la Vie privée de Louis XV qui l'a emprunté aux Amours de Zeokinizul roi des Kofirans, le comte de Clermont aurait enfoncé le battant de la porte d'un coup de pied, en adressant à Richelieu: «Quoi! un valet tel que toi, refusera la porte au plus proche parent de ton maître!»]

[522: Mémoires du duc de Luynes, t. VI.]

[523: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. VII.]

[524: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, t. VIII.—Dans le récit de la maladie de Metz où Soulavie tire tous ces détails du duc de Luynes, il ne raconte pas cette conférence entre la favorite et le P. Pérusseau d'après les mémoires du duc. Le courtisan chroniqueur dit en effet seulement ceci: «On prétend que le mardi ou le mercredi, madame de Châteauroux et M. de Richelieu voyant le danger où étoit le Roi, avoient parlé au P. Pérusseau pour tâcher d'user de ménagement pour elle, s'il étoit question de confession, madame de Châteauroux lui ayant donné parole positive qu'elle ne rentreroit plus dans la chambre du Roi pendant sa maladie et qu'elle ne reverroit jamais le Roi qu'en qualité d'amie. Je ne suis point du tout certain de ce fait. On ajoute que la proposition ne fut point agréée par le P. Pérusseau, et cela est aisé à croire.»]

[525: Le 11, la Peyronie avait parlé à M. de Soissons du danger où se trouvait le Roi, mais le mercredi, quoique l'état fût aggravé, il lui disait que rien ne pressait.]

[526: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie. Buisson. 1793, t. VI.]

[527: Mémoires du duc de Luynes, t. VI.]

[528: Mémoires du duc de Luynes, t. VI.—Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie. Buisson, 1793.—Presque aussitôt l'expulsion des deux sœurs, M. de Soissons donnait l'ordre, malgré la solennité de la fête du lendemain, de détruire la galerie qui conduisait madame de Châteauroux chez le Roi, et cette destruction fut menée avec tant de diligence que le samedi à l'heure que tout le monde se réveilla, il n'y avait plus vestige de galerie. «Les bois, dit de Luynes, étoient enlevés, les murs reblanchis, de manière que ceux qui l'avoient vue la veille et les jours précédents pouvoient croire s'être trompés.» Devant le pouvoir pris par M. de Soissons sur l'esprit du Roi la valetaille murmurait: «Notre bon maître va donner à présent son royaume à M. de Fitz-James, s'il le lui demande pour son salut.»]

[529: Mémoires du duc de Luynes, t. VI.—Bouillon écrivait aussitôt à la Reine, il lui disait: que son respect et son attachement pour elle, et le devoir de sa charge ne lui permettaient pas de lui laisser ignorer l'état où se trouvait le Roi, que la nuit avait été fâcheuse, la matinée peu consolante, que le Roi avait eu des agitations si violentes pendant la messe qu'il avait demandé aussitôt le Père Pérusseau, qu'il s'était confessé avec beaucoup d'édification, qu'il devait recevoir le viatique le soir de ce même jour. Avec la lettre de Bouillon, arrivait un courrier de d'Argenson qui disait à peu près les mêmes choses que le chambellan du Roi, et annonçait à Marie Leczinska que Louis XV trouvait bon que la Reine s'avançât jusqu'à Lunéville, M. le Dauphin et Mesdames jusqu'à Châlons. Le lendemain, la Reine partait à sept heures du matin pour Metz, où elle arrivait le lundi à onze heures. Le Roi qui dormait, s'éveillait, l'embrassait, lui demandait pardon des peines et des chagrins qu'il lui avait donnés. Le rapprochement entre les deux époux durait bien peu de temps. À quelques jours de là, lorsque le Roi était rétabli, elle lui demandait de permettre de le suivre à Saverne, à Strasbourg, il lui répondait froidement: «Ce n'est pas la peine,» et sans vouloir plus longtemps l'entendre allait faire la conversation avec les gens qui étaient dans la chambre.]

[530: Mémoires de Maurepas, t. IV.]

[531: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, par Soulavie, t. VII.]

[532: Journal de Barbier, édition Charpentier, t. III.—Le Roi avait huit aides de camp, tous maréchaux de camp qui étaient M. le marquis de Meuse, lieutenant-général, le duc de Richelieu, le duc de Boufflers, le duc de Luxembourg, le prince de Soubise, le duc d'Ayen, le duc de Picquigny et le duc d'Aumont. D'après la Vie privée de Richelieu, le duc aurait reçu le jour où il fut administré, une lettre anonyme dans laquelle on l'engageait à quitter Metz, sa vie courant des dangers. D'Argenson le poussait pour sa sûreté aussi à retourner à Paris, l'avertissant, en ami, qu'il avait entendu dire que M. de Soissons, qui devait administrer le Roi, avait projeté de s'adresser personnellement à lui, pour lui reprocher publiquement d'être la cause du désordre de ce prince. Mais Richelieu qui se défiait de d'Argenson persistait à rester.]

[533: Dans le premier moment de leur disgrâce, les deux sœurs n'auraient pas trouvé dans les écuries du Roi un officier qui voulût leur donner une voiture pour les soustraire au peuple ameuté. C'était M. de Belle-Isle qui leur prêtait un carrosse avec lequel elles sortaient de la ville, et attendaient dehors avec mesdames de Bellefonds, du Roure, de Rubempré, leurs voitures. Elles avaient reçu un premier ordre de d'Argenson qui leur ordonnait de se retirer à quatre lieues de Metz sans désignation d'endroit; sur une indication de Belle-Isle, elles s'étaient rendues dans un château d'un président de Metz qui n'était pas meublé. La nuit suivante, à deux heures du matin, elles recevaient un nouvel ordre de continuer leur voyage. Avec cet ordre était arrivé un courrier de cabinet qui avait la prescription de leur faire éviter la rencontre de la Reine, de M. le Dauphin, de Mesdames; et le duc de Luynes les rencontrait à Sainte-Menehould courant à trois berlines et ayant fait déjà plusieurs détours à cause du changement de route de la Reine.]

[534: Mémoires du duc de Luynes, t. VI.—La nuit du vendredi au samedi 15 août était encore plus mauvaise que toutes les nuits précédentes et l'on s'attendait à tout moment à apprendre la mort du Roi. Dans le cabinet du maréchal de Belle-Isle qui se trouvait au-dessous de la chambre de Louis XV, l'on n'entendait pas remuer que l'on ne crût que c'était le dernier moment de Sa Majesté. D'Argenson avait donné l'ordre d'emballer ses papiers, le duc de Chartres faisait atteler sa chaise de poste pour se rendre à l'armée du Rhin. À six heures du matin, on appela les princes pour assister aux prières des agonisants, et depuis six heures jusqu'à minuit Louis XV tomba dans une espèce d'agonie. Le nez du Roi enflait, ses yeux changeaient, sa poitrine s'emplissait… Les médecins avaient perdu la tête, et le mourant était abandonné aux empiriques. Un chirurgien d'Alsace, nommé Moncerveau, qui vivait à Metz, lui donnait une dose d'émétique qui amenait une évacuation et un soulagement. La nuit du dimanche au lundi était encore terrible, et le lundi matin, le chapelain qui lui portait, après la messe, le corporal à baiser était effrayé de l'immobilité du Roi. Un mieux cependant se produisait vers le 17. Le 23, Dumoulin déclarait que le Roi était hors de danger, et le 26 comme première marque de convalescence on lui faisait la barbe et on lui donnait du pain dans du bouillon.]

[535: Les deux sœurs quittaient Metz le 14 août et arrivaient le 20 août à Plaisance, où elles séjournaient avant leur rentrée à Paris.]

[536: «Dumoulin, disent les Mémoires de Maurepas, qui est arrivé à midi et demi (dimanche 16), l'a trouvé bien: il a même dit au Roi qu'il aurait part aux bénéfices sans en avoir eu les charges; en lui tâtant le ventre, il lui a dit: Votre Majesté a le ventre d'une fille, il est dans un état qui tend à sa convalescence.»]

[537: Lettres autographes de la duchesse de Châteauroux. Collection Leber. Bibliothèque de Rouen.]

[538: Malgré toutes les précautions prises pour que la Reine et la favorite ne se rencontrassent pas, de Luynes dit qu'elles se croisèrent à Bar-le-Duc.]

[539: On voit que la duchesse de Châteauroux est toujours préoccupée d'être remplacée par sa sœur, madame de Flavacourt. La voiture de la duchesse s'était, en effet, croisée avec la voiture de la Poule. Madame de Flavacourt avait si bien supplié la Reine de l'emmener, que celle-ci avait maladroitement cédé. Cependant, dans les premiers jours, la Reine empêchait madame de Flavacourt de monter chez le Roi. Le 6 septembre, premier jour de la semaine de madame de Flavacourt, la Reine ne paraissait pas au dîner du Roi, pour que la sœur de madame de la Tournelle n'apparût pas aux yeux du Roi, au grand jour et toute seule. Elle n'entrait que le soir avec toutes les autres dames, à l'heure du souper. Mais le Roi chez lequel on craignait une émotion, un ressouvenir des deux sœurs ne laissait rien apparaître. Toutefois, soit la connaissance du blâme général pour sa complaisance, soit la gêne que mettait la sœur des deux favorites dans la petite cour groupée autour du convalescent, la Reine, lors de son départ pour la cour de son père, disait assez sèchement à madame de Flavacourt qu'elle ne pouvait la ramener et la laissait regagner Paris à ses frais et à sa guise.]

[540: Lettres autographes de la duchesse de Châteauroux. Collection Leber. Bibliothèque de Rouen.]

[541: Vie privée de Louis XV. Londres, 1785, t. II.—Les amours de Zéokinizul, Roi des Kofirans. Amsterdam, 1747.—À la Ferté-sous-Jouarre, où les deux sœurs furent reconnues, les paysans, sans l'intervention d'un notable du pays, brisaient les voitures et mettaient en pièces les deux favorites.]

[542: Il s'agit du projet de son voyage à Strasbourg. La Reine demandait à suivre le Roi qui, endoctriné par Richelieu, refusait sa demande presque impoliment.]

[543: D'Argenson qui, au dire de Soulavie, lors de l'expulsion de la duchesse, lui avait adressé un geste de hauteur et de mépris, voyant l'amour renaître chez le Roi, cherchait à se rapprocher d'elle et de Richelieu.]

[544: Lettres autographes de la duchesse de Châteauroux. Collection Leber. Bibliothèque de Rouen.]

[545: Cette lettre que madame de Châteauroux voulait faire parvenir au Roi dans un moment favorable, ne lui était remise que le 10 octobre, dans son passage à Saverne pour se rendre au siège de Fribourg.]

[546: Lettres autographes de la duchesse de Châteauroux. Collection Leber. Bibliothèque de Rouen.]

[547: Lettre de la duchesse de Châteauroux, publiée dans l'Isographie.—La voici toute entière:

_À Plaisance, 4 mai _1745.

_Vous ettes charmant, cher oncle, de me tenir parole et de me donner tous les jours des nouvelles du Roy. Je vous en ay une obligation que je ne peut vous dire. Cela augmenteroit, si cela etoit possible, l'amitié que j'ay pour vous. Je m'ennuye à périr, cela ne paroît-il pas le plus singulier du monde. Je ne reconnoit en moy ni madame de la Tournelle, ni madame de Châteauroux, je suis une étrangère pour moy. Cela ne fait pas une situation agréable au moins, cher oncle. Je ne sçay pas combien cette mauvaise plaisanterie durera, mais elle ne vaut rien du tout. Je vous écriré plus au long par le courrier; en attendant, je vous souhaite toute sorte de bonheur et de prospérité.

La D. de Châteauroux.

À Monsieur le duc de Richelieu à l'armée de Flandres._ (Collection d'Aimé Martin.)]

[548: Dans un journal de la campagne de Louis XV en 1744 ou mémorial essentiel pour rédiger l'histoire curieuse des intrigues, etc. publié dans les Mémoires de Maurepas, nous trouvons à la date du 19 septembre: «Le Roi dit du bien de Richelieu au maréchal de Noailles, afin qu'il revienne près de lui.» Il est un autre document plus significatif daté du lendemain et que nous trouvons aux Archives:

Aujourd'huy 20 septembre 1743. Le Roy étant à Metz et ayant accordé à la duchesse de Lauraguais une pension de 9,000 livres pour en jouir à compter du jour de son mariage et désirant lui donner un titre qui assure cette grâce, Sa Majesté a déclaré et déclare, veut et entend que ladite dame duchesse de Lauraguais jouisse, sa vie durant, de la somme de 9,000 livres de pension et qu'elle en soit payée par chacun an à commencer du 23 février 1743 sur ses simples quittances par les gardes du Trésor Royal présents et à venir… Registre du Secrétariat d'État. Registre O/1 88.]

[549: Lettres autographes de la duchesse de Châteauroux. Collection Leber. Bibliothèque de Rouen.—Dans ce mois d'octobre, la duchesse de Châteauroux semble assurée de sa rentrée en faveur, et fait de la protection comme si elle était favorite. Voici une lettre de la fin du mois adressée à Richelieu:

_À Paris, ce 25 octobre.

Voilà un mémoire, cher oncle, qui vous expliquera ce que l'on désire de vous pour M. du Fesy, reellement si vous le pouves vous feré tres-bien, car il est bien facheux pour luy d'avoir manques l'affaire des postes et celle-cy le dédommageroit en quelques façons, enfin je suis chargé de vous presser très fort pour que vous luy accordies et je m'en acquitte. Par votre dernière lettre, je vous vois de très méchante humeur, et je ne peux pas dire que vous ayé tort, car tout ce qui vous est arrivée est fort désagréable et je l'ay senty je vous assure encore mieux que vous. Mais pourquoy ne songerions nous a vous faire envoyer au devant de la dauphine, lon dit que la commission est encore plus honorable que l'autre, j'en parlé hier avec le cardinal de Tencin qui aprouva mon idée; qu'en dite vous, si vous laprouviez nous chercherions les moyens de la faire parvenir jusqu'au roy, mais sur toute chose n'ayé pas l'air d'y songer et n'en parlé a personne, car si nous ne réussissons pas ce seroit encore pis, je voulois vous ecrire fort longuement aujourd'hui, mais j'ay été malade comme une bete toute ma journée de ma colique. Vous n'auré qu'un petit bonsoir, ce maudit siège (le siège de Fribourg) me fait trembler, je ne peut pas vous dire les inquietudes que vous me causè, car je regarderé comme une espèce de miracle si il y en a un de vous qui en revienne; vous scavez, cher oncle, comme je vous aime je vous assure que je ne suis point changé et qu'au contraire je vous aime si cela est possible encore davantage._ (Lettres autographes de la duchesse de Châteauroux. Bibliothèque de Rouen.]

[550: La lieutenance de Belle-Isle dont parle madame de Châteauroux, est la lieutenance générale de Pologne, qui lui avait été donnée par le Roi de Pologne le 1er octobre 1744.]

[551: Le chevalier de Grille cité fréquemment dans les lettres de madame de Tencin comme un ami intime de madame de Châteauroux.—Le duc de Luynes dit dans son journal, à la date du samedi 25 janvier: «On sut hier au soir ici que le Roi a donné à M. le chevalier de Grille la compagnie des grenadiers à cheval: Le chevalier de Grille est fort ami de madame la duchesse de Châteauroux et depuis longtemps.»]

[552: Le Roi arrivait à Paris le 13 novembre au soir, il entendait le 14 le Te Deum à Notre-Dame, le 16 il allait dîner à l'Hôtel de Ville, de là se rendait au Salut des Grands-Jésuites de la rue Saint-Antoine, puis parcourait toutes les illuminations de Paris jusqu'au bout de la rue Saint-Honoré. Soulavie qui a la spécialité des autographes suspects, cite une lettre de la duchesse de Châteauroux qui dit s'être mêlée à la foule pour voir le BIEN-AIMÉ, et avoir été arrachée de sa contemplation amoureuse par «Voilà sa p…» La lettre est-elle vraie, et l'injure a-t-elle été subie? Ce qu'il y a de certain, c'est que quelques jours après, sur la nouvelle de la reprise de la favorite par le Roi, il courait à la halle cette phrase pittoresque: «Il reprend sa guinche, eh bien! s'il retombe malade, il n'aura pas de nous un Pater.» La lettre donnée par Soulavie est redonnée dans la Vie privée de Richelieu au milieu d'un certain nombre de lettres de la duchesse de Châteauroux. Ces lettres, qui sont jointes à des lettres de Louis XV beaucoup plus incontestables, je ne les crois pas absolument fabriquées, et cependant je n'ai qu'une très-médiocre confiance dans leur parfaite authenticité, n'y retrouvant pas le ton hautain, les allures viriles, les expressions énergiques et triviales qui sont la signature des lettres de la collection Leber.]

[553: Mémoires du duc de Luynes, t. VI.]

[554: Mémoires du duc de Richelieu, par Soulavie, t. VIII.]

[555: Fragment des Mémoires de madame de la duchesse de Brancas. Lettres de Lauraguais à madame ***. Buisson, 1802. Ce sont les seuls mémoires qui parlent d'une entrevue secrète à Versailles.]

[556: Mémoires du duc de Richelieu, par Soulavie, t. VII.]

[557: Mémoires de d'Argenson, édition Renouard, t. IV.]

[558: Narbonne, le commissaire de police de Versailles, raconte que le chancelier ayant conjuré M. de Châtillon en son nom et au nom de tout le royaume de ne pas emmener le Dauphin, avait fini par lui dire: «Monsieur, vous vous en repentirez»; à quoi, M. de Châtillon avait répondu qu'il prenait à son compte les suites de l'événement. Il avait ordre de ne s'avancer que jusqu'à Châlons, puis jusqu'à Verdun; mais ayant résolu dès Versailles de mener le Dauphin jusqu'à Metz, il passait outre, et le Dauphin arrivait à Metz le lundi à quatre heures. On ne jugeait pas à propos d'annoncer cette arrivée au Roi qui avait donné un ordre contraire. La fièvre du Roi était encore considérée comme ayant un caractère de malignité en même temps qu'on craignait une scène d'attendrissement pour son état de faiblesse. Ce n'était donc que le jeudi que l'on demandait au Roi s'il trouvait bon que le Dauphin vint à Metz et ce n'était que le lendemain vendredi que le Dauphin était censé arriver à Metz. Le Roi le voyait ce jour-là, et faisait une réception très-froide au prince et à son gouverneur.]

[559: Le Roi avait eu connaissance de cette correspondance par Vauréal, son ambassadeur en Espagne.]

[560: Le duc était déjà exilé. Le 10 novembre, avant l'arrivée du Roi à Paris, le duc de Châtillon recevait une lettre de cachet datée du 17 octobre, par laquelle le Roi lui ordonnait de se rendre dans ses terres et d'y rester jusqu'à nouvel ordre. Un ordre particulier portait que madame de Châtillon suivît son mari. L'exil du ménage n'était levé que dix ans après par la protection de madame de Pompadour.]

[561: M. de Balleroy, ancien gouverneur du duc de Chartres, et qui passait pour avoir composé le véritable discours que l'évêque de Soissons avait tenu contre la duchesse de Châteauroux, lorsque Louis XV avait reçu l'extrême-onction, avait été aussi exilé, le lendemain du jour où l'on avait connu l'exil du duc de Châtillon.]

[562: Fitz-James, l'évêque de Soissons détesté, était exilé dans son diocèse, non par lettre de cachet, mais verbalement. Lorsqu'il voulait revenir à la cour pour le mariage de la Dauphine, le Roi lui faisait dire que sa disgrâce était très-réelle. Plus tard, Louis XV s'opposait à sa promotion au cardinalat. Fitz-James s'en vengeait en continuant à entretenir le Roi de canons et de foudres vengeresses contre les rois adultères, et il avait beau jeu; Compiègne étant du diocèse de Soissons.]

[563: Louis XV ne sévit pas contre son confesseur Pérusseau, mais, en souvenir de la cruelle incertitude où il avait laissé madame de Châteauroux à Metz, il s'amusa à le tenir dans l'inquiétude d'un remplacement suspendu pendant de longues années sur sa tête.]

[564: La lettre de cachet adressée au duc de La Rochefoucauld était de la plus grande dureté. La voici: «Vous manderez à M. de La Rochefoucauld que je suis fort mécontent de sa conduite et qu'il reste à la Roche-Guyon jusqu'à nouvel ordre. Si cependant il a quelques affaires qui demandent sa présence à Paris, il m'en fera demander la permission; il ne pourra aller que de la Roche-Guyon à Liancourt et de Liancourt à la Roche-Guyon. Mandez-lui aussi qu'il se tient bien des propos dont je suis instruit et que l'on augmente.»]

[565: Quant au duc de Bouillon, il allait être envoyé non à Navarre, mais dans un château du duché d'Albret qui n'était pas habité depuis deux cents ans, quand madame de Lesdiguières qui était de ses amis et qui avait pour ainsi dire élevé la duchesse de Châteauroux, était avertie de l'ordre d'exil. Elle faisait prier madame de Châteauroux de passer chez elle, lui disait qu'il était honteux pour la gloire du Roi qu'il exilât un de ses grands officiers qui venait de lui montrer autant d'attachement dans sa grande maladie, et lui déclarait que, comme il ne dépendait que d'elle de faire changer cet ordre, elle ne lui pardonnerait jamais et ne la verrait de sa vie, si l'ordre n'était changé.» L'ordre ne fut pas donné.]

[566: Mémoires du duc de Luynes, t. VI.—Cette lettre de madame de Châteauroux n'est pour ainsi dire qu'une reproduction du billet du Roi et du discours dicté par Louis XV à Maurepas.]

[567: Mémoires du duc de Luynes, t. I.]

[568: Ce billet, qui n'était que la répétition de celui dont madame de
Châteauroux avait envoyé un extrait dans sa lettre à madame de
Boufflers, courait, en copies manuscrites, le soir de ce jour, tout
Paris.]

[569: Mémoires du maréchal duc de Richelieu, vol. VII.]

[570: De Luynes affirme qu'elle prononça cette phrase, ou la phrase, «Cela est sans conséquence.»—Selon madame de Brancas, il n'y aurait eu d'autres paroles, entre la favorite et le ministre, que ces seuls mots: «Donnez-moi les lettres du Roi et allez-vous-en.» J'ai une plus grande confiance dans le récit du duc de Luynes, repris entièrement par Soulavie, récit que le duc semble tenir de Maurepas lui-même.]

[571: Le bruit courut que l'arrivée inopinée de Maurepas dans un temps critique avait amené une révolution qui avait entraîné la mort de la duchesse. De Luynes combat ce bruit. Il affirme que la duchesse n'avait point ses règles, au moment de la visite de Maurepas, qu'elle était, d'ailleurs avertie d'avance de la visite par le Roi; reconnaît qu'il est vrai qu'elle était dans son lit, le mercredi à six heures du soir, mais il nous apprend qu'elle sortit dans la soirée, pour aller chez mesdames de Lesdiguières et de Brancas. Ce fut seulement le lendemain, le jeudi 26, jour où elle devait signer le bail d'une maison dans le quartier de l'hôtel de feu madame la Duchesse, qu'elle tomba vraiment malade et fut saignée pour le première fois.]

[572: Mémoires du duc de Luynes, t. VI.]

[573: Le duc de Luynes affirme qu'elle n'avait pour toute fortune que 60 actions qui lui avaient été données au moment de son mariage par feu M. le Duc, qui se croyait son père. Le désintéressement des trois sœurs ne peut être nié. Madame de Mailly coûta très-peu de chose à l'État, madame de Vintimille ne voulut accepter que le nécessaire. Quant à madame de Châteauroux, avide de grandeurs et de dignités et même de revenus lui permettant de tenir un grand état de maison, elle n'eut point l'amour de l'argent de madame de Pompadour. Elle dédaigna les offres des hommes d'affaires, qui, pour une simple préférence, lui offraient des millions. Et Soulavie déclare avoir vu une lettre d'elle adressée à Richelieu, où elle traitait une de ces offres de grossièreté indigne.]

[574: Voici le récit que Soulavie et Boisjourdain donnent de cette entrevue: «Madame de Modène lui ayant dit que sa sœur, madame de Flavacourt, était venue pour la voir, madame de Châteauroux lui répondit: Ah! je suis bien fâchée qu'on l'ait laissée aller, pouviez-vous douter que je n'eusse eu grand plaisir à la voir? Madame de Modène lui répliqua: «Je suis bien charmée de votre façon de penser pour elle; car elle est là, et je ne savais comment vous l'annoncer». Elle la fit donc entrer et l'embrassa en lui disant: «Ma sœur, vous vous étiez retirée, pour moi j'ai toujours conservé pour vous les mêmes sentiments.» Madame de Flavacourt lui baisa les mains en fondant en larmes.—Une chose curieuse c'est que, malgré l'affirmation de Soulavie qui fait mourir la duchesse de Châteauroux dans les bras de madame de Mailly, la duchesse ne voulut pas recevoir sa sœur. Le duc de Luynes affirme que madame de Mailly, s'étant adressée inutilement à Vernage, se présenta plusieurs fois à la porte de sa sœur sans pouvoir être reçue.]

[575: L'auteur de la Vie privée de Richelieu donne à la date du 2 décembre une lettre de d'Argenson à Richelieu qui ne me semble pas fabriquée. La voici: «Je ne puis vous entretenir d'autre chose, Monsieur, que de l'inquiétude où nous met madame de Châteauroux… L'embarras de la tête qui subsiste est le plus terrible. Cependant elle répond juste à toutes les questions qu'on lui fait. Vernage assure même que dans cette maladie-ci qui est assez commune dans Paris, la plupart de ceux qui en reviennent ont eu des symptômes beaucoup plus forts que madame de Châteauroux n'en a eu jusqu'ici, qu'on ne devait pas même regarder l'affaire comme désespérée, si l'on voyait ce même accident augmenter. Les évacuations du ventre avaient bien été ces jours passés et il est fâcheux qu'elles aient été aujourd'hui moins abondantes. Cet accident cependant n'est pas décisif, et outre qu'après de grandes évacuations, il n'est pas étonnant qu'elles diminuent, vous pouvez vous souvenir que nous avons éprouvé les mêmes variations dans la maladie du Roi et il y a sans doute des moyens qu'on emploiera pour rendre la liberté au ventre.

«Voila donc quel est dans ce moment-ci le sujet de nos alarmes et désespérances, mais au milieu d'une pareille situation vous pouvez juger de celle du maître et de ceux qui lui sont véritablement attachés. Je ne puis vous exprimer à quel point je partage sa douleur pour lui, pour elle et pour tous ceux qui pensent comme nous. Je suis indigné de la joie interne et masquée des vilaines gens que je vois sans cesse autour de lui avec un dehors composé, qui jouissent de la peine de leur pauvre maître et qui désireroient bien la voir portée au dernier période. Dieu veuille que sa santé n'y succombe pas! Il a un visage qui fait trembler et il passe malgré cela une partie de la journée dans la représentation…»]

[576: À la date du 6 décembre, le nonce du pape Durini mandait à Benoit XIV: «La Châteauroux est pour ainsi dire dans un état complètement désespéré par suite d'une fièvre maligne accompagnée d'un transport au cerveau; le mal s'est déclaré le jour même où elle apprenait que le Roi la rappelait à la cour. On prétend que le Roi est venu la voir la nuit avant sa confession au P. Segau (Ségaud), jésuite de distinction. Elle a reçu depuis le viatique. Les médecins conservent donc bien peu d'espérance qu'elle puisse se rétablir» (Lettere di Mgr Carlo Durini arcivescovo di Rodi, nunzio apostolico in Parigi, al cardinal Valenti, secretario di stato per Benedetto XIV. Curiosità storiche raccolte da Felice Calvi. Milano, Antonio Valardi, 1878.)]

[577: Le Roi avait envoyé à la chapelle et à la paroisse faire part de son intention qu'il fût dit des messes pour demander à Dieu la guérison de madame de Châteauroux.]

[578: Barbier dit que toute la cour vint se faire inscrire à la porte de la duchesse où l'on donnait régulièrement le bulletin.]

[579: D'Argenson dit, à la date du 17 novembre, que sans cette fluxion la belle duchesse eût reparu au cercle de la Reine.]

[580: Mémoires du duc de Luynes, t. V.]

[581: Le Roi partait avec M. le Premier et M. d'Harcourt, capitaine des gardes en quartier. Il était si pressé de quitter Versailles que de Meuse qui n'était pas avec lui au moment où il prenait cette détermination ne pouvait arriver assez à temps pour monter en voiture avec lui et était obligé de le rattraper dans sa chaise. Là à la Muette le nonce du pape Durini dit qu'il ne discontinuait pas de pleurer, s'accusant de la mort de la duchesse et l'attribuant aux scènes de Metz. Il passait quelques jours complètement renfermé avec les amis particuliers de madame de Châteauroux: MM. d'Ayen, de Luxembourg, de Gontaut, de la Vallière et M. de Soubise accouru à la Muette. Il avait, dans sa douleur, plaisir à vivre seulement avec ceux qui lui parlaient de la morte et il nommait, pour le voyage de Trianon, mesdames de Modène, de Boufflers, de Bellefond, les trois femmes qui avaient vu madame de Châteauroux pendant sa maladie. Il avait envoyé un courrier à Richelieu qui tenait les États du Languedoc. Pendant le séjour de Trianon, le prince de Conti, qui avait été fort amoureux de la duchesse, étant arrivé un matin de fort bonne heure, le Roi le faisait entrer pendant qu'il était au lit, l'entretenait seul pendant toute une heure, lui parlant avec force larmes de cette femme qu'ils avaient tous deux aimée. C'était encore une entrevue pleine d'attendrissement que celle que le Roi avait au commencement de janvier avec madame de Lauraguais qui ne savait que depuis quelques jours la mort de sa sœur. Il lui prêchait la résignation, lui disant: «Madame, Dieu vous a frappée, il m'a frappé aussi; je croyais n'avoir qu'à désirer, mais Dieu en a disposé autrement. Il faut adorer sa main et se soumettre.» Puis, ce Roi en lequel la religion et le tempérament amoureux se livraient de continuels combats, envoyait ses soupers dans son appartement, lui donnait les loges de Nantes qu'aura plus tard madame du Barry, reprenait ses habitudes avec elle, en en faisant la maîtresse intérimaire entre madame de Châteauroux et madame de Pompadour.]

[582: Bois-Jourdain raconte que ce jour le Roi ne put soutenir la séance du Conseil jusqu'à la fin et dit à ses ministres: «Messieurs, finissez le reste sans moi.»]

[583: Le nonce du pape Durini écrit le 13 décembre: «Le mardi 8 courant, madame de Châteauroux mourut assistée par un religieux jésuite et donnant des signes de repentir, au milieu d'une chambre pleine de seigneurs de la cour selon l'habitude détestable de cette nation de mourir en public.»]

[584: La remarquable histoire de la vie de la défunte Anne Marie de Mailly, duchesse de Châteauroux, favorite de Louis quinzième, roi de France (publiée en allemand en 1746) donne à propos du testament de la femme, un détail sur l'achat de dentelles pendant la campagne de 1744 qui ne se trouve que là. Je crois n'avoir pas besoin de dire qu'il y a une grande exagération dans la note de l'écrivain allemand, enfin la voici telle qu'elle a été rédigée. «Par son testament elle (la duchesse de Châteauroux) institua la duchesse de Lauraguais héritière de ses meubles et objets précieux. Cela se monte à plusieurs millions entre autres pour un million de dentelles qu'elle avait achetées pendant son séjour en Flandres. Le duché de Châteauroux fait retour à la couronne; le roi a cependant ordonné de payer aux trois sœurs sur ce duché une rente viagère de 25,000 livres.»]

[585: Le P. Segaud qui l'avait assistée à ses derniers moments, racontait que l'entretenant de la confiance que nous devons avoir à la sainte Vierge, la duchesse lui avait dit que dans tous les temps elle avait porté sur elle une petite médaille de la sainte Vierge et qu'elle avait demandé deux grâces par son intercession: l'une de ne point mourir sans sacrements, l'autre de mourir le jour d'une des fêtes de la Vierge.]

[586: Madame la Dauphine, se trouvant très-bien le premier mercredi de février 1757, prenait sa tasse de chocolat d'habitude. L'instant d'après elle se trouvait mal; les syncopes, une perte effroyable survenaient… Tronchin appelé parlait d'une crise surnaturelle et madame Adélaïde lui administrait le contre-poison de madame de Verrue qu'elle tenait de la princesse de Carignan et qu'elle avait toujours dans les cassettes qui la suivaient. Par hasard, ce jour-là, madame Adélaïde qui préparait tous les jours le chocolat de la princesse ne l'avait pas fait. Beccari des petits appartements fut soupçonné; Dour, garçon d'office, lui avait vu apprêter la tasse de chocolat suspecte et avait dit qu'il ne comprenait pas comment il fallait autant de temps pour préparer une tasse de chocolat, et pourquoi on y faisait entrer autant d'ingrédients, des eaux qu'on tirait de divers flacons.]

[587: Aqua tofana.]

[588: L'Espion dévalisé. Londres, 1781.]

[589: De Luynes confirme les propos de madame de Châteauroux disant que pendant sa maladie elle avait été empoisonnée à Reims dans une médecine.]

[590: Madame de Brancas dit que Maurepas partit à midi de Versailles, qu'il ne fit que changer de voiture en arrivant chez lui, alla quelque part avant de se rendre chez madame de Châteauroux, chez laquelle il ne se rendit qu'à la fin de la journée, et elle se demande où il alla, avec qui il s'aboucha avant la visite. Elle ajoute qu'à peine la duchesse eut lu la lettre du Roi, elle sentit d'insupportables douleurs aux yeux et à la tête. Ce récit doit être accepté avec la plus grande défiance. La femme qui écrit cela ne dit-elle pas quelques lignes plus bas: «À peine le Roi sut-il la mort de madame de Châteauroux qu'il exila M. de Maurepas à Bourges.»]

[591: Mémoires de madame du Hausset, publiés par M. F. Barrière. Lettre adressée à M. de Marigny et qui s'est trouvée jointe au cahier du journal de madame du Hausset.—Richelieu et le bailli de Grille, l'intime ami de madame de Châteauroux, répétaient à tout le monde qu'elle était morte très-naturellement.]

[592: On adonné mille raisons à la mort de madame de Châteauroux. Nous avons déjà dit que le duc de Luynes rejette absolument comme cause de la mort de la duchesse une révolution morale survenant dans un temps critique; cependant un contemporain la fait mourir pour s'être dégarnie et baignée dans ce moment. Un petit livre rarissime, une espèce de continuation du pamphlet de mademoiselle Fauque, livre que je n'ai pas cité dans la bibliographie de madame de Pompadour et qui a pour titre: Mémoires pour servir à l'histoire de la marquise de Pompadour. (Londres, aux dépens du sieur Hooper, à la Tête de César, 1763), déclare que la duchesse de Châteauroux est morte des suites d'une tentative d'avortement.]

[593: Mémoires du duc de Luynes, t VI.—Il affirme qu'il y avait aussi un commencement d'inflammation d'un poumon.]

[594: Fragment des Mémoires de la duchesse de Brancas.—Lettres de Lauraguais à madame ***. Buisson, 1802.]

[595: Le duc de Luynes dit au mois de décembre 1743: Madame de Mailly s'aperçoit présentement que l'aveuglement de sa passion «allait au point qu'il l'empêchait de sentir toute la dureté du caractère du Roi, quoiqu'elle ait pu le remarquer souvent et qu'elle l'éprouvât elle-même.» Et madame de Tencin, dans une lettre de 1744, parle d'une conversation de madame de Mailly qui lui fait dire fort injustement que l'ancienne favorite n'avait jamais aimé le Roi de bonne foi.]

[596: Chronique du règne de Louis XV, 1742-1743. Revue rétrospective, t. V.]

[597: Il semble toutefois en ces premières années de sa conversion que l'ancienne favorite n'était point encore maîtresse de ses ressentiments. Madame de Tencin parle d'une lettre de madame de Mailly adressée au duc de Charost au moment de la campagne de 1744, lettre dans laquelle elle lui demande si les vivandières suivraient l'armée; et à quelque temps de là elle faisait un portrait de sa sœur, la duchesse de Châteauroux, qu'elle terminait en disant qu'elle était «une sotte de premier rang». Lors de la maladie du Roi à Metz au mois d'août 1744, Barbier dit que madame de Mailly ne quittait pas les églises de Paris.]

[598: Chronique du règne de Louis XV. Revue rétrospective, t. V.—On parlait dans ce temps d'un projet que madame de Mailly avait de fonder une maison aux environs de Paris, où elle élèverait de jeunes personnes. M. de Noailles applaudissait à ce projet et devait demander l'autorisation du Roi.]

[599: Soulavie affirme tenir le fait du maréchal de Mailly.]

[600: Madame de Mailly mourait le 30 mars d'une fluxion de poitrine, le huitième jour de sa maladie, à l'âge de quarante et un ans. Elle était soignée avec une grande affection par son père qui l'aimait beaucoup. Madame de Pompadour dit dans une lettre à son frère: «La pauvre madame de Mailly est morte, j'en suis réellement fâchée; elle étoit malheureuse, le Roy en est touché. Dans une autre lettre adressée à la comtesse Lutzelbourg elle répète ses regrets presque dans la même phrase.—Voici l'extrait de Barbier à propos de sa mort: «Cette pauvre comtesse est morte à quarante et un ans… Le P. Boyer, ancien prédicateur de l'Oratoire, était mort aussi d'une fluxion de poitrine huit ou dix jours auparavant, ce qui avait d'autant plus frappé madame de Mailly, qu'il était dans son intimité ainsi que le P. Renault. Après les exercices de piété, ces gens-là ne se quittaient pas, mangeaient très-souvent ensemble et faisaient, dit-on, très-bonne chère, ce qui faisait même plaisanter quelquefois.]

[601: En décembre 1743, le duc de Luynes dit: «Les dettes de madame de Mailly ne sont pas encore payées à beaucoup près; on a retranché aux créanciers une partie de ce qu'ils demandoient, et on a payé un à-compte d'un sixième tout au plus; on veut encore faire de nouveaux retranchements, et le projet est à ce qu'il paroît de payer des à-comptes de temps en temps. Cet arrangement est présentement la seule chose qui fasse de la peine à madame de Mailly.» En 1751 le duc de Luynes ajoute que madame de Mailly avait su que plusieurs des marchands avaient perdu dans les accommodements qui avaient été faits.]

[602: Soulavie nous apprend que lors de la démolition du cimetière des Innocents en 1785, on trouva son cercueil, que sa famille fit transporter dans un nouveau cimetière hors les murs, où elle fut confondue avec tous les morts.]

[603: Ces deux lettres forment le complément de la correspondance de madame de Vintimille avec madame du Deffand, publiée dans la Correspondance inédite de madame du Deffand. Paris, 1809, t. 1.]

[604: Le comte du Luc, frère de l'archevêque de Paris et son beau-père, était mort quelques jours avant.]

[605: Correspondance inédite de la duchesse de Châteauroux avec le maréchal duc de Noailles à l'armée de Flandre, 1743-1744. (Bibliothèque Nationale. Manuscrits S. F. Recueil de lettres autographes, dix-huitième siècle.) Nous donnons ici les lettres que nous n'avons pas insérées dans le corps du texte.]

[606: Cette dernière lettre fait partie de la collection d'autographes de feu M. Chambry et m'a été communiquée par lui.]