The Project Gutenberg eBook of La porte des rêves

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: La porte des rêves

Author: Marcel Schwob

Illustrator: Georges de Feure

Release date: August 4, 2017 [eBook #55259]

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe at
Free Literature (online soon in an extended version, also
linking to free sources for education worldwide ... MOOC's,
educational materials,...) Images generously made available
by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PORTE DES RÊVES ***

La Porte des Rêves

Par

MARCEL SCHWOB

Illustrations de GEORGES DE FEURE.

PARIS
IMPRIMÉ POUR LES BIBLIOPHILES INDÉPENDANTS
Chez Henry FLOURY, Libraire
1899



Table


À Monsieur Samuel POZZI, de l'Académie de Médecine

Mon cher Docteur

Les Anciens croyaient que deux portes s'ouvrent sur le royaume noir de l'Érèbe; l'une, légère, laisse s'envoler parmi nous les songes ailés; l'autre, massive, se referme sur ceux qui l'ont franchie, pour toujours.

J'étais descendu jusqu'au seuil de la porte inexorable. Vous m'avez saisi de votre main "qui guérit tout ce quelle touche" et vous m'avez ramené vers le soleil.

Grâce à vous, j'ai pu encore rêver ces rêves. Qu'ils vous soient donnés comme un faible témoignage de ma reconnaissance éternelle.

Votre ami

MARCEL SCHWOB

Paris, Octobre 1898.



LA FLÛTE

La tempête nous avait poussés très loin des côtes où nous avions accoutumé de faire la course. Pendant de longues journées sombres, le navire avait plongé, le nez en avant, à travers les masses d'eau verte crêtelées d'écume. Le ciel noir semblait se rapprocher de l'Océan, même au-dessus de nos têtes; l'horizon seul était entouré d'une marque livide, et nous errions sur le pont comme des ombres. Des fanaux pendaient à chaque vergue, et le long de leurs verres suintaient perpétuellement les gouttes de pluie, si bien que la lumière en était incertaine. À l'arrière, les hublots de l'habitacle du timonier luisaient d'un rouge transparent et humide. Les hunes étaient des demi-cercles d'obscurité; de la noirceur supérieure, dans les sautes de vent, émergeaient les voiles blêmes. Quelquefois les lanternes, en se balançant, faisaient se refléter des lueurs de cuivre dans les poches d'eau des prélarts qui couvraient les canons.

Nous chassions ainsi sous le vent depuis notre dernière prise. Les grappins d'abordage pendaient encore le long de la carène; et l'eau du ciel avait lavé et massé, en s'écoulant, tous les débris du combat. Car dans des tas confus gisaient encore des cadavres vêtus d'étoffes à boutons de métal, des haches, des sabres, des sifflets, des tronçons de chaînes et des cordages, avec des boulets rainés; des mains pâles étreignaient les crosses de pistolet, les pommeaux d'épée; des faces mitraillées, mi-couvertes par les cabans, ballottaient dans les manœuvres, et on glissait parmi des morts détrempés.

Cet ouragan sinistre nous avait ôté le courage de déblayer. Nous attendions le jour pour reconnaître nos compagnons, et les coudre dans leurs sacs; et le vaisseau de prise était chargé de rhum. Plusieurs barriques avaient été amarrées, tant au pied du mât de misaine qu'au mât d'artimon; et beaucoup d'entre nous, cramponnés autour, tendaient leurs gobelets ou leurs bouches aux jets bruns que chaque coup de tangage faisait jaillir, parmi les ronflements liquides.

Si la boussole ne nous trompait pas, le navire courait au sud; mais l'obscurité et l'horizon désert ne nous donnaient aucun point de repère pour la carte marine. Une fois nous crûmes voir des élévations obscures à l'ouest, une autre, des grèves pâles; mais nous ne savions si les hauteurs étaient des montagnes ou des falaises et la pâleur des grèves pouvait être la mer blafarde qui battait des brisants.

À de certains moments nous aperçûmes à travers la pluie fine des feux d'un rouge brumeux; et le capitaine héla au timonier de les éviter. Car nous nous savions signalés et poursuivis, et les feux étaient peut-être des brûlots; ou si nous longions, sans les voir, des côtes inhospitalières, nous pouvions craindre les signaux traîtres des naufrageurs.

Nous passâmes le fleuve d'eau chaude qui parcourt l'Océan: quelque temps, les embruns furent tièdes. Puis nous pénétrâmes de nouveau dans l'inconnu.


LA FLÛTE.


Et c'est alors que le capitaine, ignorant ce que l'avenir nous réservait, fit siffler le rassemblement. Là, dans la nuit, quelques hommes tenant des lanternes, notre troupe se réunit sur la dunette, et le capitaine d'armes nous divisa en groupes, et on entendit des chuchotements ténébreux. Le trésorier tira des numéros d'un sac à poudre, et nous annonça nos parts. Ainsi chacun reçut ce qui lui revenait du butin de notre croisière, tant sur les vêtements, tant sur les provisions, tant sur l'or et l'argent, et les bijoux trouvés aux mains, aux cous et dans les poches des hommes et femmes des vaisseaux pillés.

Puis on nous fit rompre, et nous nous écartâmes silencieusement. Ce n'était pas ainsi que le partage se faisait d'ordinaire, mais près de notre îlot de refuge, à la fin de l'expédition, le navire gonflé de richesses, et parmi des jurons et des querelles sanglantes. Pour la première fois il n'y eut pas un coup de couteau, pas un pistolet déchargé.

Après le partage le ciel s'éclaircit graduellement et l'obscurité commença à s'ouvrir. D'abord des nuages roulèrent, et les brumes se déchirèrent; puis le cercle livide de l'horizon se teignit d'un jaune plus éclatant; l'Océan refléta les choses avec des couleurs moins sombres. Une tache illuminée marqua le soleil; quelques rayons s'épandirent au loin, en éventail. La houle fut orangée, violette et pourpre; et des hommes crièrent de joie, parce qu'ils voyaient flotter des algues.

Le soir tomba sous un embrasement pesant, et nous fûmes réveillés par la lumière bleue et pâle du matin dans les mers australes. Nos yeux inaccoutumés à la blancheur chaude nous faisaient mal; et nous nous ruâmes aux bastingages, sans rien voir, quand la vigie annonça: «Terre droit devant.» Une heure après, le ciel étant d'un bleu épais, nous aperçûmes une ligne brune, à l'extrémité de l'Océan, avec un liséré d'écume.

On mit le cap dessus. Des oiseaux blancs et rouges rasèrent les cordages. Les vagues charriaient des bois multicolores. Puis un point mouvant nous apparut: sur la mer très opaque, sous le soleil incandescent, il semblait rose, et, quand il s'approcha, nous vîmes que c'était un canot ou une pirogue. Cette embarcation n'avait pas de voile, et elle paraissait dépourvue de rames.

Elle se dirigeait cependant par le travers de nous; mais, quoiqu'on la hélât, rien n'y était visible. À mesure que nous avancions, nous entendions seulement venir avec la brise un son doux et paisible, si modulé qu'il ne pouvait être confondu avec la plainte de la mer ou la vibration des cordes tendues à nos voiles. Ce son, d'une tristesse calme, attira nos compagnons aux deux flancs du vaisseau, et nous regardions curieusement la pirogue.

Comme le gaillard d'avant piquait le fond d'une grande lame, le mystère de l'embarcation fut éclairci. Elle était en bois de couleur; les rames semblaient parties à la dérive, et un vieillard y était couché, un pied nu posé sur la barre du gouvernail. Sa barbe et ses cheveux blancs encadraient tout son visage; sauf un manteau rayé, dont les pans étaient rabattus sur lui, il n'avait aucun vêtement; et il tenait à deux mains une flûte dans laquelle il soufflait.

Nous amarrâmes la pirogue, sans qu'il voulût se déranger; ses yeux étaient vagues, et peut-être était-il aveugle. Son âge devait être très grand, car les tendons de ses membres transparaissaient sous la peau. On le hissa jusque sur le pont et on retendit au pied du grand mât, sur une toile goudronnée.

Alors, sans cesser de tenir sa flûte d'une main contre sa bouche, il allongea un bras et mania tout autour de lui, en tâtonnant. Et il mit la main sur la confusion d'armes, de boulets à chaînes et de cadavres qui tiédissaient au soleil; il promena ses doigts sur le tranchant des haches et caressa la chair meurtrie des visages. Puis, il retira sa main, et les yeux pâles et vides, la figure tournée vers le ciel, il souffla dans sa flûte.

Elle était noire et blanche, et, sitôt quelle retentit parmi nous, elle parut un oiseau d'ébène poli, tacheté d'ivoire, et les mains transparentes voletaient autour, comme des ailes.

Le premier son fut grêle et mince, chevrotant comme la voix que le vieillard aurait pu avoir, et nos cœurs furent pénétrés du passé, du souvenir des vieilles qui avaient été nos grand'mères, et du temps innocent où nous étions enfants. Tout le présent s'enfonça autour de nous; et nous hochions la tête en souriant; nos doigts voulaient faire mouvoir des jouets, et nos lèvres étaient mi-closes, comme pour des baisers puérils.

Puis le son de la flûte enfla, et ce fut un cri de passion tumultueuse. Devant nos yeux passèrent des choses jaunes et des choses rouges, la couleur de la chair, la couleur de l'or, et la couleur du sang. Nos cœurs gonflèrent, pour répondre à l'unisson, et la folie des jours qui nous avaient entraînés au crime tourbillonna dans nos têtes. Et le son de la flûte s'accrut, et ce fut la voix sonore des tempêtes, et l'appel du vent au brisement de la vague, le fracas des carènes éventrées, le hurlement des hommes qu'on saigne à la gorge. la terreur des figures noircies à la suie, qui montent à l'abordage, le sabre aux dents, la plainte des boulets rames et l'explosion d'air des carcasses de navires qui sombrent. Et nous écoutions en silence, au milieu de notre propre vie.

Tout à coup le son de la flûte fut un vagissement; on entendit la lamentation des enfants qui viennent au monde, un cri si faible et si plaintif qu'il y eut un hurlement d'horreur. Car nous voyions d'un même moment, les yeux subitement éclairés de l'avenir, ce que nous ne pouvions plus avoir et ce que nous détruisions éternellement, la mort de l'espérance pour les errants de la mer, et les existences futures que nous avions anéanties. Nous-mêmes, sans femmes, rouges de meurtre, épanouis d'or, nous ne pourrions jamais entendre la voix des enfants nouveaux; car nous étions damnés au balancement des flots, soit que le pont dansât sous nos pieds, soit que notre tête, coiffée du bonnet noir, dansât à la corde d'une vergue: notre vie perdue sans espoir d'en créer d'autres.

Et Hubert, le capitaine d'armes, jura la mort, arracha au vieillard l'oiseau d'ébène taché de blanc: le son périt, et Hubert jeta la flûte dans la mer. Les yeux vagues du vieil homme tressaillirent, et ses membres anciens se raidirent, sans qu'on pût rien entendre. Quand nous le touchâmes, il était déjà froid.

Je ne sais si cet homme étrange appartenait à l'Océan, mais sitôt qu'il l'eut atteint, quand nous l'envoyâmes rejoindre sa flûte, il s'y enfonça et disparut avec son manteau et sa pirogue; et jamais plus le cri d'un enfant qui naît ne parvint à nos oreilles sur la terre ou sur la mer.


LA CITÉ DORMANTE

Ces pages ont été trouvées dans un livre oblong à couverture de bois; la plupart des feuillets étaient blancs. Sur la lame supérieure étaient grossièrement gravés deux fémurs surmontés d'un crâne et le livre émergeait du sable d'or d'un désert jusqu'alors inexploré.

La côte était haute et sombre sous la lueur bleu clair de l'aube. Le Capitaine au pavillon noir ordonna d'aborder. Parce que les boussoles avaient été rompues dans la dernière tempête, nous ne savions plus notre route ni la terre qui s'allongeait devant nous. L'Océan était si vert que nous aurions pu croire qu'elle venait de pousser en pleine eau par un enchantement. Mais la vue de la falaise obscure nous troublait; ceux qui avaient remué les tarots dans la nuit et ceux qui étaient ivres de la plante de leur contrée, et ceux qui étaient vêtus de façon diverse, quoiqu'il n'y eût pas de femmes à bord, et ceux qui étaient muets, ayant eu la langue clouée, et ceux qui, après avoir traversé, au-dessus de l'abîme, la planche étroite des flibustiers, étaient demeurés fous de terreur, tous nos camarades noirs ou jaunes, blancs ou sanglants, appuyés sur les plats-bords, regardaient la terre nouvelle, tandis que leurs yeux tremblaient.

Étant de tous les pays, de toutes les couleurs, de toutes les langues, n'ayant pas même les gestes en commun, ils n'étaient liés que par une passion semblable et des meurtres collectifs. Car ils avaient tant coulé de vaisseaux, rougi de bastingages à la tranche saignante de leurs haches, éventré de soutes avec les leviers de manœuvre, étranglé silencieusement d'hommes dans leurs hamacs, pris d'assaut les galions avec un vaste hurlement, qu'ils s'étaient unis dans l'action; ils étaient semblables à une colonie d'animaux malfaisants et disparates, habitant une petite île flottante, habitués les uns aux autres, sans conscience, avec un instinct total guidé par les yeux d'un seul.

Ils agissaient toujours et ne pensaient plus. Ils étaient dans leur propre foule tout le jour et toute la nuit. Leur navire ne contenait pas de silence, mais un prodigieux bruissement continu. Sans doute le silence leur eut été funeste. Ils avaient par les gros temps la lutte de la manœuvre contre les lames, par le calme l'ivresse sonore et les chansons discordantes, et le fracas de la bataille quand des vaisseaux les croisaient.

Le Capitaine au pavillon noir savait tout cela, et le comprenait seul; il ne vivait lui-même que dans l'agitation, et son horreur du silence était telle que, pendant les minutes paisibles de la nuit, il tirait par sa longue robe son compagnon de hamac, afin d'entendre le son inarticulé d'une voix, humaine.

Les constellations de l'autre hémisphère pâlissaient. Un soleil incandescent troua la grande nappe du ciel, maintenant d'un bleu profond, et les Compagnons de la Mer, ayant jeté l'ancre, poussèrent les longs canots vers une crique taillée dans la falaise.

Là s'ouvrait un couloir rocheux, dont les murs verticaux semblaient se rejoindre dans l'air, tant ils étaient hauts; mais au lieu d'y sentir une fraîcheur souterraine, le Capitaine et ses compagnons éprouvaient l'oppression d'une extraordinaire chaleur, et les ruisselets d'eau marine qui filtraient dans le sable se desséchaient si vite que la plage entière crépitait avec le sol du couloir.

Ce boyau de roc débouchait dans une campagne plate et stérile, mamelonnée à l'horizon. Quelques bouquets de plantes grises croissaient au versant de la falaise; des bêtes minuscules, brunes, rondes ou longues, avec de minces ailes frémissantes de gaze, ou de hautes pattes articulées, bourdonnaient autour des feuilles velues ou faisaient frissonner la terre en certains points.

La nature inanimée avait perdu la vie mouvante de la mer et le crépitement du sable; l'air du large était arrêté par la barrière des falaises; les plantes semblaient fixes comme le roc, et les bêtes brunes, rampantes ou ailées, se tenaient dans une bande étroite hors de laquelle il n'y avait plus de mouvement.

Or, si le Capitaine au pavillon noir n'avait pas songé, malgré l'ignorance de la contrée où ils étaient, que les dernières indications des boussoles avaient porté le navire vers le Pays Doré où tous les Compagnons de la Mer désirent atterrir, il n'eût pas poussé plus loin l'aventure, et le silence de ces terres l'eût épouvanté.

Mais il pensa que cette côte inconnue était la rive du Pays Doré, et il dit à ses compagnons des paroles émues qui leur mirent des désirs variés au cœur. Nous marchâmes tête basse, souffrant du calme; car les horreurs de la vie passée, tumultueuses, s'élevaient en nous.

À l'extrémité de la plaine nous rencontrâmes un rempart de sable d'or étincelant. Un cri s'éleva des lèvres déjà sèches des Compagnons de la Mer; un cri brusque, et qui mourut soudain, comme étranglé dans l'air, parce que, dans ce pays où le silence paraissait augmenter, il n'y avait plus d'écho.

Le Capitaine pensant que cette terre aurifère était plus riche au delà des levées de sable, les Compagnons montèrent péniblement; le sol fuyait sous nos pas.

Et, de l'autre côté, nous eûmes une étrange surprise; car le rempart de sable était le contrefort des murailles d'une cité, où de gigantesques escaliers descendaient de la route de garde.

Pas un bruit vital ne s'élevait du cœur de cette ville immense. Nos pas sonnaient tandis que nous passions sur les dalles de marbre, et le son s'éteignait. La cité n'était pas morte, car les rues étaient pleines de chars, d'hommes et d'animaux: des boulangers pâles, portant des pains ronds, des bouchers soutenant au-dessus de leurs têtes des poitrines rouges de bœufs, des briquetiers courbés sur les chariots plats où les rangées de briques scintillantes s'entrecroisaient, des marchands de poissons avec leurs éventaires, des crieuses de salaisons, haut retroussées, avec des chapeaux de paille piqués sur le sommet de la tête, des porteurs esclaves agenouillés sous des litières drapées d'étoffes à fleurs de métal, des coureurs arrêtés, des femmes voilées écartant encore du doigt le pli qui couvrait leurs yeux, des chevaux cabrés, ou tirant, mornes, dans un attelage à chaînes lourdes, des chiens le museau levé ou les dents au mur. Or toutes ces figures étaient immobiles, comme dans la galerie d'un statuaire qui pétrit des statues de cire; leur mouvement était le geste intense de la vie, brusquement arrêtée; ils se distinguaient seulement des vivants par cette immobilité et par leur couleur.

Car ceux qui avaient eu la face colorée étaient devenus complètement rouges, la chair injectée; et ceux qui avaient été pâles étaient devenus livides, le sang ayant fui vers le cœur; et ceux dont le visage autrefois était sombre présentaient maintenant une figure fixe d'ébène; et ceux qui avaient eu la peau halée au soleil s'étaient jaunis brusquement, et leurs joues étaient couleur de citron; en sorte que parmi ces hommes rouges, blancs, noirs et jaunes, les Compagnons de la Mer passaient comme des êtres vivants et actifs au milieu d'une réunion de peuples morts.

Le terrible calme de cette cité nous faisait hâter le pas, agiter les bras, crier des paroles confuses, rire, pleurer, hocher la tête à la manière des aliénés; nous pensions qu'un de ces hommes qui avaient été en chair peut-être nous répondrait; nous pensions que cette agitation factice arrêterait nos réflexions sinistres; nous pensions nous délivrer de la malédiction du silence. Mais les grandes portes abandonnées bâillaient sur notre route; les fenêtres étaient comme des yeux fermés; les tourelles de guetteurs sur les toits s'allongeaient indolemment vers le ciel. L'air semblait avoir un poids de chose corporelle: les oiseaux, planant sur les rues, au bord des murs, entre les pilastres, les mouches, immobiles et suspendues, paraissaient des bêtes varicolores emprisonnées dans un bloc de cristal.

Et la somnolence de cette cité dormante mit dans nos membres une profonde lassitude. L'horreur du silence nous enveloppa. Nous qui cherchions dans la vie active l'oubli de nos crimes, nous qui buvions l'eau du Léthé, teinte par les poisons narcotiques et le sang, nous qui poussions de vague en vague sur la mer déferlante une existence toujours nouvelle, nous fûmes assujettis en quelques instants par des liens invincibles.

Or, le silence qui s'emparait de nous rendit les Compagnons de la Mer délirants. Et parmi les peuples aux quatre couleurs qui nous regardaient fixement, immobiles, ils choisirent dans leur fuite effrayée chacun le souvenir de sa patrie lointaine: ceux d'Asie étreignirent les hommes jaunes, et eurent leur couleur safranée de cire impure; et ceux d'Afrique saisirent les hommes noirs, et devinrent sombres comme l'ébène; et ceux du pays situé par delà l'Atlantide embrassèrent les hommes rouges et furent des statues d'acajou; et ceux de la terre d'Europe jetèrent leurs bras autour des hommes blancs et leur visage devint couleur de cire vierge.

Mais moi, le Capitaine au pavillon noir, qui n'ai pas de patrie, ni de souvenirs qui puissent me faire souffrir le silence tandis que ma pensée veille, je m'élançai terrifié loin des Compagnons de la Mer, hors de la cité dormante; et malgré le sommeil et l'affreuse lassitude qui me gagne, je vais essayer de retrouver par les ondulations du sable doré, l'Océan vert qui s'agite éternellement et secoue son écume.


BÉATRICE

Τὴν ψυχὴν, Ἀγάθωνα φιλῶν, ἐπὶ χεἰλεσιν ἔσχον·
Ἣλθε γὰρ ἡ τλήμων ὡς διαζῃσομένη. PLATON.

Il ne me reste que peu d'instants à vivre: je le sens et je le sais. J'ai voulu une mort douce; mes propres cris m'auraient étouffé dans l'agonie d'un autre supplice: car je crains plus que l'ombre grandissante le son de ma voix. L'eau parfumée où je suis plongé, nuageuse comme un bloc d'opale, se teint graduellement de veines roses par mon sang qui s'écoule: quand l'aurore liquide sera rouge, je descendrai vers la nuit. Je n'ai pas tranche l'artère de ma main droite, qui jette ces lignes sur mes tablettes d'ivoire: trois sources jaillissantes suffisent pour vider le puits de mon cœur; il n'est pas si profond qu'il ne soit bientôt tari, et j'en ai pleuré tout le sang dans mes larmes.

Mais je ne puis plus sangloter: car l'affreuse terreur me serre la gorge quand j'entends mes sanglots; que Dieu me retire la conscience avant le son de mon râle qui va venir! Mes doigts faiblissent; il est temps d'écrire; j'ai lu assez longtemps le dialogue de Phédon,—mes pensées ne s'unissent plus qu'avec peine, et j'ai hâte de faire ma confession muette: l'air de la terre n'entendra plus ma voix.

Une tendre amitié m'avait dès longtemps rapproché de Béatrice. Toute petite, elle venait dans la maison de mon père, grave déjà, avec des yeux profonds, étrangement mouchetés de jaune. Sa figure était légèrement anguleuse, les méplats accusés, et la peau d'un blanc mat comme un marbre auquel un praticien n'aurait jamais touché, mais où le statuaire lui-même a mis la forte écriture de son ciseau. Les lignes couraient sur des arêtes vives, jamais adoucies par le trois-quarts; et, quand une émotion rougissait son visage, on eût dit d'une figure d'albâtre intérieurement éclairée par une lampe rose.

Elle était gracieuse, assurément, mais d'une souplesse dure, car la marque de son geste était si nette quelle restait fixée dans les yeux; quand elle tordait ses cheveux sur son front, la symétrie parfaite de ses mouvements paraissait l'attitude votive d'une déesse immobile, bien différente de la fuite rapide des bras de jeunes filles, qui semble un battement d'ailes à peine soulevées. Pour moi, que l'étude des choses grecques plongeait dans la contemplation antique, Béatrice était un marbre antérieur à l'art humain de Phidias, une figure sculptée par les vieux maîtres Éginètes, suivant les règles immuables de l'harmonie supérieure.

Nous avions lu longtemps ensemble les immortels poètes des Grecs, mais surtout nous avions étudié les philosophes des premiers temps, et nous pleurions les poèmes de Xénophane et d'Empédocle, que nul œil humain ne verra plus. Platon nous charmait par la grâce infinie de son éloquence, quoique nous eussions repoussé l'idée qu'il se faisait de l'âme, jusqu'au jour où deux vers que ce divin sage avait écrits dans sa jeunesse me révélèrent sa véritable pensée et me plongèrent dans le malheur.


Béatrice.


Voici ce terrible distique qui frappa un jour mes yeux dans le livre d'un grammairien de la décadence:

Tandis que je baisais Agathon, mon âme est venue sur mes lèvres: Elle voulait, l'infortunée, passer en lui!

Dès que j'eus saisi le sens des paroles du divin Platon, une lumière éclatante se fit en moi. L'âme n'était point différente de la vie: c'était le souffle animé qui peuple le corps; et, dans l'amour, ce sont les âmes qui se cherchent lorsque les amants se baisent sur la bouche: l'âme de l'amante veut habiter dans le beau corps de celui qu'elle aime, et l'âme de l'amant désire ardemment se fondre dans les membres de sa maîtresse. Et les infortunés n'y parviennent jamais. Leurs âmes montent sur leurs lèvres, elles se rencontrent, elles se mêlent, mais elles ne peuvent pas émigrer. Or, y aurait-il un plaisir plus céleste que de changer de personnes en amour, que de se prêter ces vêtements de chair si chaudement caressés, si voluptueusement voulus? Quelle étonnante abnégation, quel suprême abandon que de donner son corps à l'âme d'un autre, au souille d'un autre! Mieux qu'un dédoublement, mieux qu'une possession éphémère, mieux que le mélange inutile et décevant de l'haleine; c'est le don supérieur de la maîtresse à son amant, le parfait échange si vainement rêvé, le terme infini de tant d'étreintes et de morsures.

Or j'aimais Béatrice, et elle m'aimait. Nous nous l'étions dit souvent, tandis que nous lisions les mélancoliques pages du poète Longus, où les couplets de prose tombent avec une cadence monotone. Mais nous ignorions autant l'amour de nos âmes que Daphnis et Chloé ignoraient l'amour de leurs corps. Et ces vers du divin Platon nous révélèrent le secret éternel par où les âmes amantes peuvent se posséder parfaitement. Et, dès lors, Béatrice et moi nous ne pensâmes plus qu'à nous unir ainsi pour nous abandonner l'un à l'autre. Mais ici commença l'indéfinissable horreur. Le baiser de la vie ne pouvait nous marier indissolublement. Il fallait que l'un de nous se sacrifiât à l'autre. Car le voyage des âmes ne saurait être une migration réciproque. Nous le sentions bien tous deux, mais nous n'osions nous le dire. Et j'eus l'atroce faiblesse, inhérente à l'égoïsme de mon âme d'homme, de laisser Béatrice dans l'incertitude. La sculpturale beauté de mon amie se mit à décliner. La lampe rose cessa de s'allumer à l'intérieur de son visage d'albâtre. Les médecins donnèrent à son mal le nom d'anémie; mais je savais que c'était son âme qui se retirait de son corps. Elle évitait mes regards anxieux avec un sourire triste. L'amaigrissement de ses membres devint excessif. Son visage fut bientôt si pâle que les yeux seuls y brillaient d'un feu sombre. Les rougeurs apparaissaient et s'évanouissaient sur ses joues et ses lèvres comme les dernières vacillations d'une flamme qui va s'éteindre. Alors je sus que Béatrice allait m'appartenir entièrement dans peu de jours, et malgré ma tristesse infinie une joie mystérieuse s'étendit en moi.

Le dernier soir, elle m'apparut sur les draps blancs comme une statue de cire vierge. Elle tourna lentement sa figure vers moi, et dit: «Au moment où je mourrai, je veux que tu me baises sur la bouche et que mon dernier souffle passe en toi!»

Je crois que je n'avais jamais remarqué combien sa voix était chaude et vibrante; mais ces paroles me donnèrent l'impression d'un fluide tiède qui me toucherait. Presque aussitôt ses yeux suppliants cherchèrent les miens, et je compris que l'instant était venu. J'attachai mes lèvres sur les siennes pour boire son âme.

Horreur! infernale et démoniaque horreur! Ce n'est pas l'âme de Béatrice qui passa en moi, c'est sa voix! Le cri que je poussai me fit chanceler et blêmir. Car ce cri aurait dû s'échapper des lèvres de la morte, et c'est de ma gorge qu'il jaillissait. Ma voix était devenue chaude et vibrante, et elle me donnait l impression d'un fluide tiède qui me toucherait. J'avais tué Béatrice et j'avais tué ma voix; la voix de Béatrice habitait en moi, une voix tiède d'agonisante qui me terrifiait.

Mais aucun des assistants ne parut s'en apercevoir: ils s'empressaient autour de la morte pour accomplir leurs fonctions.

La nuit vint, silencieuse et lourde. Les flammes des cierges montaient tout droit et très haut, léchant presque les tentures pesantes. Et le dieu de la Terreur avait étendu sa main sur moi. Chacun de mes sanglots me faisait mourir de mille morts: il était exactement semblable aux sanglots de Béatrice quand, devenue inconsciente, elle se lamentait de mourir. Et, tandis que je pleurais, agenouillé près du lit, le front sur les draps, c'étaient ses pleurs à elle qui semblaient s'élever en moi, sa voix passionnée qui semblait flotter dans l'air, plaignant sa misérable mort.

N'aurais-je pas dû le savoir? La voix est éternelle; la parole ne périt pas. Elle est la migration perpétuelle des pensées humaines, le véhicule des âmes; les mots gisent desséchés sur les feuilles de papier, comme les fleurs dans un herbier; mais la voix les fait revivre de sa propre vie immortelle. Car la voix n'est autre chose que le mouvement des molécules de l'air sous l'impulsion d'une âme; et l'âme de Béatrice était en moi, mais je ne pouvais comprendre et sentir que sa voix.

Maintenant que nous allons être délivrés, ma terreur s'apaise; mais elle va se renouveler; je la sens arriver, cette horreur inexprimable; la voici qui nous saisit,—car je râle, et mon râle, qui est chaud et vibrant, plus tiède que l'eau de ma baignoire, c'est le râle de Béatrice!


ARACHNÉ

Her waggon-spokes made of long spinners' legs;
The cover, of the wings of grasshoppers;
Her traces of the smallest spider's web;
Her collars of the moonshine's watery beams....
(SHAKESPEARE. Romeo and Juliet.)

Vous dites que je suis fou et vous m'avez enfermé; mais je me ris de vos précautions et de vos terreurs. Car je serai libre le jour où je voudrai; le long d'un fil de soie que m'a lancé Arachné, je fuirai loin de vos gardiens et de vos grilles. Mais l'heure n'est pas encore venue—elle est proche cependant: de plus en plus mon cœur défaille et mon sang pâlit. Vous qui me croyez fou maintenant, vous me croirez mort: tandis que je me balancerai au fil d'Arachné par delà les étoiles.

Si j'étais fou, je ne saurais pas si nettement ce qui est arrivé, je ne me rappellerais pas avec autant de précision ce que vous avez appelé mon crime, ni les plaidoiries de vos avocats, ni la sentence de votre juge rouge. Je ne rirais pas des rapports de vos médecins, et je ne verrais pas sur le plafond de ma cellule la figure glabre, la redingote noire et la cravate blanche de l'idiot qui m'a déclaré irresponsable. Non, je ne le verrais pas—car les fous n'ont pas d'idée précise; au lieu que je suis mes raisonnements avec une logique lucide et une clarté extraordinaire qui m'étonnent moi-même. Et les fous souffrent au sommet du crâne; ils croient, les malheureux! que des colonnes de fumée fusent, en tourbillonnant, de leur occiput. Tandis que mon cerveau, à moi, est d'une telle légèreté qu'il me semble souvent avoir la tête vide. Les romans que j'ai lus, auxquels je prenais plaisir jadis, je les embrasse maintenant d'un coup d'œil et je les juge à leur valeur; je vois chaque défaut de composition—au lieu que la symétrie de mes propres inventions est tellement parfaite que vous seriez éblouis si je vous les exposais.

Mais je vous méprise infiniment; vous ne sauriez les comprendre. Je vous laisse ces lignes comme dernier témoignage de ma raillerie et pour vous faire apprécier votre propre insanité quand vous trouverez ma cellule déserte.

Ariane, la pâle Ariane, auprès de laquelle vous m'avez saisi, était brodeuse. Voilà ce qui a fait sa mort. Voilà ce qui fera mon salut. Je l'aimais d'une passion intense; elle était petite, brune de peau et vive des doigts; ses baisers étaient des coups d'aiguille, ses caresses, des broderies palpitantes. Et les brodeuses ont une vie si légère et des caprices si mobiles que je voulus bientôt lui faire quitter son métier. Mais elle me résista; et je m'exaspérais en voyant les jeunes gens cravatés et pommadés qui guignaient sa sortie de l'atelier. Mon énervement était si grand que j'essayai de me replonger de force dans les études qui avaient fait ma joie.

J'allai prendre avec contrainte le vol. XIII des Asiatic Researches, publié à Calcutta en 1820. Et machinalement je me mis à lire un article sur les Phansigar. Ceci m'amena aux Thugs.


Arachné.


Le capitaine Sleeman en a longuement parlé. Le colonel Meadows Taylor a surpris le secret de leur association. Ils étaient unis entre eux par des liens mystérieux et servaient comme domestiques dans les habitations de campagne. Le soir, à souper, ils stupéfiaient leurs maîtres avec une décoction de chanvre. La nuit, grimpant le long des murs, ils se glissaient par les fenêtres ouvertes à la lune et venaient silencieusement étrangler les gens de la maison. Leurs cordelettes étaient aussi de chanvre, avec un gros nœud sur la nuque pour tuer plus vite.

Ainsi, par le Chanvre, les Thugs attachaient le sommeil à la mort. La plante qui donnait le haschich au moyen duquel les riches les abrutissaient comme avec de l'alcool ou de l'opium servait aussi à les venger. L'idée me vint qu'en châtiant ma brodeuse Ariane avec la Soie je me l'attacherais tout entière dans la mort. Et cette idée, logique assurément, devint le point lumineux de ma pensée. Je n'y résistai pas longtemps. Quand elle posa sa tête penchée sur mon cou pour s'endormir, je lui passai autour de la gorge avec précaution la cordelette de soie que j'avais prise dans sa corbeille; et, la serrant lentement, je bus son dernier souffle dans son dernier baiser.

Vous nous avez pris ainsi, bouche contre bouche. Vous avez cru que j'étais fou et qu'elle était morte. Car vous ignorez qu'elle est toujours avec moi, éternellement fidèle, parce quelle est la nymphe Arachné. Jour après jour, ici, dans ma cellule blanche, elle s'est révélée à moi, depuis l'heure où j'ai aperçu une araignée qui tissait sa toile au-dessus de mon lit: elle était petite, brune, et vive des pattes.

La première nuit, elle est descendue jusqu'à moi, le long d'un fil; suspendue au-dessus de mes yeux, elle a brodé sur mes prunelles une toile soyeuse et sombre avec des reflets moirés et des fleurs pourpres lumineuses. Puis j'ai senti près de moi le corps nerveux et ramassé d'Ariane. Elle m'a baisé le sein, à l'endroit où il couvre le cœur,—et j'ai crié sous la brûlure. Et nous nous sommes longuement embrassés sans rien dire.

La seconde nuit, elle a étendu sur moi un voile phosphorescent piqué d'étoiles vertes et de cercles jaunes, parcouru de points brillants qui fuient et se jouent entre eux, qui grandissent et qui diminuent et qui tremblotent dans le lointain. Et, agenouillée sur ma poitrine, elle m'a fermé la bouche de la main; dans un long baiser au cœur elle m'a mordu la chair et sucé le sang jusqu'à me tirer vers le néant de l'évanouissement.

La troisième nuit, elle m'a bandé les paupières d'un crêpe de soie mahratte où dansaient des araignées multicolores dont les yeux étaient étincelants. Et elle m'a serré la gorge d'un fil sans fin; et elle a violemment attiré mon cœur vers ses lèvres par la plaie de sa morsure. Alors elle s'est glissée dans mes bras jusqu'à mon oreille, pour me murmurer: «Je suis la nymphe Arachné!»

Certes, je ne suis pas fou; car j'ai compris aussitôt que ma brodeuse Ariane était une déesse mortelle, et que de toute éternité j'avais été désigné pour la mener avec son fil de soie hors du labyrinthe de l'humanité. Et la nymphe Arachné m'est reconnaissante de l'avoir délivrée de sa chrysalide humaine. Avec des précautions infinies, elle a emmailloté mon cœur, mon pauvre cœur, de son fil gluant: elle l'a enlacé de mille tours. Toutes les nuits elle serre les mailles entre lesquelles ce cœur humain se racornit comme un cadavre de mouche. Je m'étais éternellement attaché Ariane en lui étreignant la gorge de sa soie. Maintenant Arachné m'a lié éternellement à elle de son fil en m'étranglant le cœur.

Par ce pont mystérieux je visite à minuit le Royaume des Araignées, dont elle est reine. Il faut traverser cet enfer pour me balancer plus tard sous la lueur des étoiles.

Les Araignées des Bois y courent avec des ampoules lumineuses aux pattes. Les Mygales ont huit terribles yeux scintillants: hérissées de poils, elles fondent sur moi au détour des chemins. Le long des mares où tremblent les Araignées d'Eau, montées sur de grandes jambes de faucheux, je suis entraîné dans les rondes vertigineuses que dansent les Tarentules. Les Épeires me guettent du centre de leurs cercles gris parcourus de rayons. Elles fixent sur moi les innombrables facettes de leurs yeux, comme un jeu de miroirs pour prendre les alouettes, et elles me fascinent. En passant sous les taillis, des toiles visqueuses me chatouillent la figure. Des monstres velus, aux pattes rapides, m'attendent, tapis dans les fourrés.

Or la reine Mab est moins puissante que ma reine Arachné. Car celle-ci a le pouvoir de me faire rouler dans son char merveilleux qui court le long d'un fil. Sa cage est faite de la dure coque d'une gigantesque Mygale, gemmée de cabochons à facettes, taillés dans ses yeux de diamant noir. Les essieux sont les pattes articulées d'un Faucheux géant. Des ailes transparentes, avec des rosaces de nervures, la soulèvent en frappant l'air de battements rythmiques. Nous nous y balançons pendant des heures; puis tout à coup je défaille, épuisé par la blessure de ma poitrine où Arachné fouille sans cesse de ses lèvres pointues. Dans mon cauchemar je vois penchés vers moi des ventres constellés d'yeux et je fuis devant des pattes rugueuses chargées de filets.

Maintenant je sens distinctement les deux genoux d'Arachné qui glissent sur mes côtes, et le glouglou de mon sang qui monte vers sa bouche. Mon cœur va bientôt être desséché: alors il restera emmailloté dans sa prison de fils blancs,—et moi je fuirai à travers le Royaume des Araignées vers le treillis éblouissant des étoiles. Par la corde de soie que m'a lancée Arachné, je m'échapperai ainsi avec elle,—et je vous laisserai—pauvres fous—un cadavre blême avec une touffe de cheveux blonds que le vent du matin fera frissonner.


BARGETTE

À la jonction de ces deux canaux, il y avait une écluse haute et noire. L'eau dormante était verte jusqu'à l'ombre des murailles. Contre la cabane de l'éclusier, en planches goudronnées, sans une fleur, les volets battaient sous le vent. Par la porte mi-ouverte, on voyait la mince figure pâle d'une petite fille, les cheveux éparpillés, la robe ramenée entre les jambes. Des orties s'abaissaient et se levaient sur la marge du canal; il y avait une volée de graines ailées du bas automne et de petites bouffées de poussière blanche. La cabane semblait vide; la campagne était morne; une bande d'herbe jaunâtre se perdait à l'horizon.

Comme la courte lumière du jour défaillait, on entendit le souffle du petit remorqueur. Il parut au delà de l'écluse, avec le visage taché de charbon du chauffeur qui regardait indolemment par sa porte de tôle; et à l'arrière une chaîne se déroulait dans l'eau. Puis venait, flottante et paisible, une barge brune, large et aplatie; elle portait au milieu une maisonnette blanchement tenue, dont les petites vitres étaient rondes et rissolées; des volubilis rouges et jaunes rampaient autour des fenêtres, et sur les deux côtés du seuil il y avait des auges de bois pleines de terre avec des muguets, du réséda, et des géraniums.

Un homme, qui faisait claquer une blouse trempée sur le bord de la barge, dit à celui qui tenait la gaffe:

—Mahot, veux-tu casser la croûte en attendant l'écluse?

—Ça va, répondit Mahot.

Il rangea la gaffe, enjamba une pile creuse de corde roulée, et s'assit entre les deux auges de fleurs. Son compagnon lui frappa sur l'épaule, entra dans la maisonnette blanche, et rapporta un paquet de papier gras, une miche longue et un cruchon de terre. Le vent fit sauter l'enveloppe huileuse sur les touffes de muguet. Mahot la reprit et la jeta vers l'écluse. Elle vola entre les pieds de la petite fille.

—Bon appétit, là-haut, cria l'homme; nous autres, on dîne.

Il ajouta:

—L'Indien, pour vous servir, ma payse. Tu pourras dire aux copains que nous avons passé par là.

—Es-tu blagueur, Indien, dit Mahot. Laisse donc cette jeunesse. C'est parce qu'il a la peau brune, mademoiselle; nous l'appelons comme ça sur les chalands.

Et une petite voix fluette leur répondit:

—Où allez-vous, la barge?

—On mène du charbon dans le Midi, cria l'Indien.

—Où il y a du soleil? dit la petite voix.

—Tant que ça a tanné le cuir au vieux, répondit Mahot.

Et la petite voix reprit, après un silence:

—Voulez-vous me prendre avec vous, la barge?

Mahot s'arrêta de mâcher sa liche. L'Indien posa le cruchon pour rire.

—Voyez donc—la barge! dit Mahot. Mademoiselle Bargette! Et ton écluse? On verra ça demain matin. Le papa ne serait pas content.


Bargette.


—On se fait donc vieux dans le patelin? demanda l'Indien.

La petite voix ne dit plus rien, et la mince figure pâle rentra dans sa cabane.

La nuit ferma les murailles du canal. L'eau verte monta le long des portes d'écluse. On ne voyait plus que la lueur d'une chandelle derrière les rideaux rouges et blancs, dans la maisonnette. Il y eut des clapotis réguliers contre la quille, et la barge se balançait en s'élevant. Un peu avant l'aube, les gonds grincèrent avec un roulement de chaîne, et, l'écluse s'ouvrant, le bateau flotta plus loin, traîné par le petit remorqueur au souffle épuisé. Comme les vitres rondes reflétaient les premières nuées rouges, la barge avait quitté cette campagne morne, où le vent froid souffle sur les orties.

L'Indien et Mahot furent réveillés par le gazouillis tendre d'une flûte qui parlerait et de petits coups piqués aux vitres.

—Les moineaux ont eu froid, cette nuit, vieux, dit Mahot.

—Non, dit l'Indien, c'est une moinette; la gosse de l'écluse. Elle est là, parole d'honneur. Mince!

Ils ne se tinrent pas de sourire. La petite fille était rouge d'aurore, et elle dit de sa voix menue:

—Vous m'aviez permis de venir demain matin. Nous sommes demain matin. Je vais avec vous dans le soleil.

—Dans le soleil? dit Mahot.

—Oui, reprit la petite. Je sais. Où il y a des mouches vertes et des mouches bleues, qui éclairent la nuit; où il y a des oiseaux grands comme l'ongle qui vivent sur les fleurs; où les raisins montent après les arbres; où il y a du pain dans les branches et du lait dans les noix, et des grenouilles qui aboient comme les gros chiens et des choses... qui vont dans l'eau, des... citrouilles—non—des bêtes qui rentrent leurs têtes dans une coquille. On les met sur le dos. On fait de la soupe avec. Des... citrouilles. Non... je ne sais plus... aidez-moi.

—Le diable m'emporte, dit Mahot. Des tortues peut-être?

—Oui, dit la petite. Des... tortues.

—Pas tout ça, dit Mahot. Et ton papa?

—C'est papa qui m'a appris.

—Trop fort, dit l'Indien. Appris quoi?

—Tout ce que je dis, les mouches qui éclairent, les oiseaux et les... citrouilles. Allez, papa était marin avant d'ouvrir l'écluse. Mais papa est vieux. Il pleut toujours chez nous. Il n'y a que des mauvaises plantes. Vous ne savez pas? J'avais voulu faire un jardin, un beau jardin dans notre maison. Dehors, il va trop de vent. J'aurais enlevé les planches du parquet, au milieu; j'aurais mis de la bonne terre, et puis de l'herbe, et puis des roses, et puis des fleurs rouges qui se ferment la nuit, avec de beaux petits oiseaux, des rossignols, des bruants, et des linots pour causer. Papa m'a défendu. Il m'a dit que ça abîmerait la maison et que ça donnerait de l'humidité. Alors je n'ai pas voulu d'humidité. Alors je viens avec vous pour aller là-bas.

La barge flottait doucement. Sur les rives du canal, les arbres fuyaient à la file. L'écluse était loin. On ne pouvait virer de bord. Le remorqueur sifflait en avant.

—Mais tu ne verras rien, dit Mahot. Nous n'allons pas en mer. Jamais nous ne trouverons tes mouches, ni tes oiseaux, ni tes grenouilles. Il y aura un peu plus de soleil—voilà tout.—Pas vrai, l'Indien?

—Pour sûr, dit-il.

—Pour sûr? répéta la petite. Menteurs! Je sais bien, allez.

L'Indien haussa les épaules.

—Faut pas mourir de faim, dit-il, tout de même. Viens manger ta soupe, Bargette.

Et elle garda ce nom. Par les canaux gris et verts, froids et tièdes, elle leur tint compagnie sur la barge, attendant le pays des miracles. La barge longea les champs bruns avec leurs pousses délicates: et les arbrisseaux maigres commencèrent à remuer leurs feuilles; et les moissons jaunirent, et les coquelicots se tendirent comme des coupelles rouges vers les nuages. Mais Bargette ne devint pas gaie avec l'été. Assise entre les auges de fleurs, tandis que l'Indien ou Mahot menaient la gaffe, elle pensait qu'on l'avait trompée. Car bien que le soleil jetât ses ronds joyeux sur le plancher par les petites vitres rissolées, malgré les martins-pêcheurs qui croisaient sur l'eau, et les hirondelles qui secouaient leur bec mouillé, elle n'avait pas vu ses oiseaux qui vivent sur les fleurs, ni le raisin qui montait aux arbres, ni les grosses noix pleines de lait, ni les grenouilles pareilles à des chiens.

La barge était arrivée dans le Midi. Les maisons sur le bord du canal étaient feuillues et fleuries. Les portes étaient couronnées de tomates rouges, et il y avait des rideaux de piments enfilés aux fenêtres.

—C'est tout, dit un jour Mahot. On va bientôt débarquer le charbon et revenir. Le papa sera content, hein?

Bargette secoua la tête.

Et le matin, le bateau étant à l'amarre, ils entendirent encore des coups menus piqués aux vitres rondes:

—Menteurs! cria une voix fluette.

L'Indien et Mahot sortirent de la petite maison. Une mince figure pâle se tourna vers eux, sur la rive du canal; et Bargette leur cria de nouveau, s'enfuyant derrière la côte:

—Menteurs! Vous êtes tous des menteurs!


JEANIE

L'amoureux de Jeanie était devenu matelot, et elle était seule, toute seule. Elle écrivit une lettre et la scella de son petit doigt, et la jeta dans la rivière, parmi les longues herbes rouges. Ainsi elle irait jusqu'à l'Océan. Jeanie ne savait pas vraiment écrire; mais son amoureux devait comprendre, puisque la lettre était d'amour. Et elle attendit longtemps la réponse, venue de la mer; et la réponse ne vint pas. Il n'y avait pas de rivière pour couler de lui jusqu'à Jeanie.

Et un jour Jeanie partit à la recherche de son amoureux. Elle regardait les fleurs d'eau et leurs tiges penchées; et toutes les fleurs s'inclinaient vers lui. Et Jeanie disait en marchant:

—Sur la mer il y a un bateau—dans le bateau il y a une chambre—dans la chambre il y a une cage—dans la cage il y a un oiseau—dans l'oiseau il y a un cœur—dans le cœur il y a une lettre—dans la lettre il y a écrit: J'AIME JEANIE.—J'aime Jeanie est dans la lettre, la lettre est dans le cœur, le cœur est dans l'oiseau, l'oiseau est dans la cage, la cage est dans la chambre, la chambre est dans le bateau, le bateau est très loin sur la grande mer.

Et, comme Jeanie ne craignait pas les hommes, les meuniers poussiéreux, la voyant simple et douce, l'anneau d'or au doigt, lui offraient du pain et lui permettaient de coucher parmi les sacs de farine, avec un baiser blanc.

Ainsi, elle traversa son pays de rochers fauves, et la contrée des basses forêts, et les prairies plates qui entourent le fleuve près des cités. Beaucoup de ceux qui hébergeaient Jeanie lui donnaient des baisers; mais elle ne les rendait jamais—car les baisers infidèles que rendent les amantes sont marqués sur leurs joues avec des traces de sang.

Elle parvint dans la ville maritime où son amoureux s'était embarqué. Sur le port, elle chercha le nom de son navire, mais elle ne put le trouver: car le navire avait été envoyé dans la mer d'Amérique, pensa Jeanie.

Des rues noires obliques descendaient aux quais des hauteurs de la ville. Certaines étaient pavées, avec un ruisseau dans le milieu; d'autres n'étaient que d'étroits escaliers faits de dalles anciennes.

Jeanie aperçut des maisons peintes en jaune et en bleu, avec des têtes de négresse et des images d'oiseaux à bec rouge. Le soir, de grosses lanternes se balancèrent devant les portes. On y voyait entrer des hommes qui paraissaient ivres.

Jeanie pensa que c'étaient les hôtelleries des matelots revenant du pays des femmes noires et des oiseaux de couleur. Et elle eut un grand désir d'attendre son amoureux dans une telle hôtellerie, qui avait peut-être l'odeur du lointain Océan.

Levant la tête, elle vit des figures blanches de femmes, appuyées aux fenêtres grillées, où elles prenaient un peu de fraîcheur. Jeanie poussa une double porte, et se trouva dans une salle carrelée, parmi des femmes demi-nues, avec des robes roses. Au fond de l'ombre chaude un perroquet faisait mouvoir lentement ses paupières. Il y avait encore un peu de mousse dans trois gros verres étranglés, sur la table.


Jeanie.


Quatre femmes entourèrent Jeanie en riant, et elle en aperçut une autre vêtue d'étoffe sombre, qui cousait dans une petite loge.

—Elle est de la campagne, dit une des femmes.

—Chut! dit une autre, faut rien dire.

Et toutes ensemble lui crièrent:

—Veux-tu boire, mignonne?

Jeanie se laissa embrasser, et but dans un des verres étranglés. Une grosse femme vit l'anneau.

—Vous parlez, et c'est marié!

Toutes ensemble reprirent:

—T'es mariée, mignonne?

Jeanie rougit, car elle ne savait si elle était vraiment mariée, ni comment on devait répondre.

—Je les connais, ces mariées, dit une femme. Moi aussi, quand j'étais petite, quand j'avais sept ans, je n'avais pas de jupon. Je suis allée toute nue au bois pour bâtir mon église—et tous les petits oiseaux m'aidaient à travailler! Il y avait le vautour, pour arracher la pierre, et le pigeon, avec son gros bec, qui venait la tailler, et le bouvreuil, au poitrail rouge, qui venait jouer de l'orgue. Voilà mon église de noces et la messe que j'ai eue.

—Mais cette mignonne a son alliance, pas? dit la grosse femme.

Et toutes ensemble crièrent:

—Vrai, une alliance?

Alors elles embrassèrent Jeanie l'une après l'autre, et la caressèrent, et la firent boire, et on parvint à faire sourire la dame qui cousait dans la petite loge.

Cependant un violon jouait devant la porte et Jeanie s'était endormie. Deux femmes la portèrent doucement sur un lit, dans une chambrette, par un petit escalier.

Puis toutes ensemble dirent:

—Faut lui donner quelque chose. Mais quoi?

Le perroquet se réveilla et jabota.

—Je vas vous dire, expliqua la grosse.

Et elle parla longuement à voix basse. Une des femmes s'essuya les yeux.

—C'est vrai, dit-elle, nous n'en avons pas eu; ça nous portera bonheur.

—Pas? elle pour nous quatre, dit une autre.

—On va demander à Madame de nous permettre, dit la grosse.

Et le lendemain, quand Jeanie s'en alla, elle avait à chaque doigt de sa main gauche un anneau d'alliance. Son amoureux était bien loin: mais elle frapperait à son cœur, pour y rentrer, avec ses cinq anneaux d'or.


BÛCHETTE

Le père de Bûchette la menait au bois dès le point du jour, et elle restait assise près de lui, tandis qu'il abattait les arbres. Bûchette voyait la hache s'enfoncer et faire voler d'abord de maigres copeaux d'écorce; souvent les mousses grises venaient ramper sur sa figure. «Gare!» criait le père de Bûchette, quand l'arbre s'inclinait avec un craquement qui semblait souterrain. Elle était un peu triste devant le monstre allongé dans la clairière, avec ses branches meurtries et ses rameaux blessés. Le soir, un cercle rougeâtre de meules de charbon s'allumait dans l'ombre. Bûchette savait l'heure où il fallait ouvrir le panier de jonc pour tendre à son père la cruche de grès et le morceau de pain brun. Il s'étendait parmi les branchilles éclatées pour mâcher lentement. Bûchette mangeait la soupe au retour. Elle courait autour des arbres marqués, et si son père ne la regardait pas, elle se cachait pour faire: «Hou!»

Il y avait là une caverne noire qu'on appelait Sainte-Marie-Gueule-de-Loup, pleine de ronces et sonore d'échos. Haussée sur la pointe des pieds, Bûchette la considérait de loin.

En matin d'automne, les cimes fanées de la forêt encore brûlantes d'aurore, Bûchette vit tressaillir une chose verte devant la Gueule-de-Loup. Cette chose avait des bras et des jambes, et la tête semblait d'une petite fille âgée autant que Bûchette elle-même.

D'abord Bûchette eut peur d'approcher. Elle n'osait même pas appeler son père. Elle pensait que c'était là une des personnes qui répondaient dans la Gueule-de-Loup, lorsqu'on y parlait fort. Elle ferma les yeux, craignant de remuer et d'attirer quelque attaque sinistre. Et, penchant la tête, elle entendit un sanglot qui venait de par là. Cette étrange petite fille verte pleurait. Alors Bûchette rouvrit les yeux, et elle eut de la peine. Car elle voyait la figure verte, douce et triste, mouillée de larmes, et deux petites mains vertes nerveuses se pressaient sur la gorge de la fillette extraordinaire.

—Elle est peut-être tombée dans de mauvaises feuilles qui déteignent, se dit Bûchette.

Et, courageuse, elle traversa des fougères hérissées de crochets et de vrilles, jusqu'à toucher presque la singulière figure. Des petits bras verdoyants s'allongèrent vers Bûchette parmi les ronces flétries.

—Elle est pareille à moi, se dit Bûchette, mais elle a une drôle de couleur.

La créature verte pleurante était demi-vêtue par une sorte de tunique faite de feuilles cousues. C'était vraiment une petite fille, qui avait la teinte d'une plante sauvage. Bûchette imaginait que ses pieds étaient enracinés en terre. Mais elle les remuait très lestement.

Bûchette lui caressa les cheveux et lui prit la main. Elle se laissa emmener, toujours pleurante. Elle semblait ne pas savoir parler.

—Hélas, mon Dieu! Une diablesse verte! cria le père de Bûchette, quand il la vit venir.—D'où arrives-tu, petite, pourquoi es-tu verte? Tu ne sais pas répondre?

On ne pouvait savoir si la fille verte avait entendu.

—Peut-être quelle a faim,» dit-il.

Et il lui offrit le pain et la cruche. Elle tourna le pain dans ses mains et le jeta par terre: elle secoua la cruche pour écouter le bruit du vin.

Bûchette pria son père de ne pas laisser cette pauvre créature dans la forêt, pendant la nuit. Les meules de charbon brillèrent une à une, au crépuscule, et la fille verte regardait les feux en tremblant. Quand elle entra dans la petite maison, elle s'enfuit devant la lumière. Elle ne put s'accoutumer aux flammes, et poussait un cri, chaque fois qu'on allumait la chandelle.

En la voyant, la mère de Bûchette lit le signe de croix.

—Dieu m'aide, dit-elle, si c'est un démon; mais ce n'est point une chrétienne.

Cette fille verte ne voulut toucher ni le pain, ni le sel, ni le vin, d'où il paraissait clairement qu'elle ne pouvait avoir été baptisée, ni présentée à la communion. Le curé fut averti, et il passait le seuil dans le moment où Bûchette offrait à la créature des fèves en gousse.

Elle parut très joyeuse, et se mit à fendre aussitôt la tige avec ses ongles, pensant trouver les fèves à l'intérieur. Et, déçue, elle se remit à pleurer, jusqu'à ce que Bûchette lui eût ouvert une gousse. Alors elle grignota les fèves en regardant le prêtre.

Quoiqu'on fit venir le maître d'école, on ne put lui faire entendre une parole humaine, ni prononcer un son articulé. Elle pleurait, riait, ou poussait des cris.

Le curé l'examina fort soigneusement, mais ne put découvrir sur son corps aucune marque du démon. Le dimanche suivant, on la conduisit à l'église, ou elle ne manifesta point de signes d'inquiétude, sinon qu'elle gémit quand elle fut mouillée d'eau bénite. Mais elle ne recula pas devant l'image de la croix, et passant les mains sur les saintes plaies et les déchirures d'épines, elle parut affligée.

Les gens du village en eurent grande curiosité; quelques-uns de la crainte; et malgré l'avis du curé, on parla d'elle comme de la «diablesse verte».

Elle ne se nourrissait que de graines et de fruits; et toutes les fois qu'on lui présentait les épis ou les rameaux, elle fendait la tige ou le bois, et pleurait de désappointement. Bûchette ne parvint point à lui apprendre en quel endroit il fallait chercher les grains de blé ou les cerises, et sa déception était toujours semblable.

Par imitation elle put bientôt porter du bois, de l'eau, balayer, essuyer et même coudre, bien qu'elle maniât la toile avec une certaine répulsion. Mais elle ne se résigna jamais à faire le feu, ou même à s'approcher de l'âtre.

Cependant Bûchette grandissait, et ses parents voulurent la mettre en service. Elle prit du chagrin, et le soir, sous les draps, elle sanglotait doucement. La fille verte regardait piteusement sa petite amie. Elle fixait les prunelles de Bûchette, le matin, et ses propres yeux se remplissaient de larmes. Puis la nuit, quand Bûchette pleura, elle sentit une main douce qui lui caressait les cheveux, une bouche fraîche sur sa joue.


Bûchette.


Le terme s'approchait où Bûchette devait entrer en servitude. Elle sanglotait maintenant, presque aussi lamentable que la créature verte, le jour où on l'avait trouvée abandonnée devant la Gueule-de-Loup.

Et le dernier soir, quand le père et la mère de Bûchette furent endormis, la fille verte caressa les cheveux de la pleureuse et lui prit la main. Elle ouvrit la porte, et allongea le bras dans la nuit. De même que Bûchette l'avait conduite autrefois vers les maisons des hommes, elle l'emmena par la main vers la liberté inconnue.



CRUCHETTE

As-tu encore un peu d'eau dans la cache, frangin?—je me meurs... dit Jambe-de-Laine.

—Nib de lance, répondit Silo; mais Cruchette va venir.

Les cailloux semblaient rouges, tant le soleil ensanglantait les yeux. La bruyère était sèche; les clochettes bleues s'abattaient sur la mousse brûlée. Il y avait un petit bois de chênes-nains, au bout de la lande, et le cri des oiseaux y sonnait frais. Assis parmi les meules pierreuses, Silo et Jambe-de-Laine, épuisés de chaleur, frappaient mollement les cailloux de leurs masses de plomb.

—Eh ben, si t'avais été Joyeux, Petite-Jambe, dit Silo, t'aurais crampsé sur la route ou au fond d'un trou. Hardi, la gradaille va rappliquer; t'as des bras de lait, pauv'p'tit homme. Tiens, j'te vas éclater ton fade d'cailloux. Gare, j'pique au tas.

—J'ai mal, dit Jambe-de-Laine, soulevant à peine sa tête pâle.

—Va donc, soldat, reprit Silo, est-ce qu'on meurt dans les champs de pierres? Voilà Cruchette; n'y a pas de fouant; tout est franc comme l'or; nous allons boire, enfin!

Derrière les monceaux de cailloux parut la figure craintive d'une fille brune; elle guetta les alentours, s'essuya les joues et apporta une cruche à l'ombre de la meule où travaillaient Silo et Jambe-de-Laine.

—Cruchette, Cruchette, dit Silo, mon copain est malade. Donne-lui un coup d'eau fraîche; c'est un bon garçon, il a de la peine. Je vas vous laisser; si le sergent vient, défilez-vous par le fossé: moi, je vas refaire le manche à ma masse.

Cruchette se glissa timidement jusqu'aux pierres. Le bourgeron levé sur le pot, Jambe-de-Laine y but longtemps; puis il regarda les yeux de la fille.

—Et c'est tout? dit-il.

—Comme tu voudras, répondit Cruchette.

On ne les surveillait pas beaucoup. Les sergents passaient toutes les heures, sachant que les hommes punis de prison préfèrent le travail de cailloux au peloton de chasse. De l'appel du matin à l'appel du soir, le calot baissé sur les yeux, ils maniaient la masse de plomb et rentraient dans la prison pendant la nuit. Silo, ayant servi en Afrique, connaissait les compagnies où l'on peine sous le revolver. Il avait la figure osseuse et tannée, des membres longs et l'œil féroce. Jambe-de-Laine venait on ne sait d'où. Il était faible, paresseux et lâche. Mais son sourire était tendre, ses yeux pleins de charme, et sa démarche très nonchalante.

Silo et Jambe-de-Laine devinrent comme deux frères. L'ancien qui avait sué dans des trous au pays du soleil eut pour le jeune une grande sollicitude. D'ordinaire il doublait son travail en cassant les pierres de Jambe-de-Laine. Et lorsque celle qu'ils avaient appelée Cruchette apparaissait vers le milieu du jour, Silo la menait vers «le petit frère qui avait les foies blancs».

—Tiens Cruchette, disait-il—et, crachant de côté: «Petit, voilà de quoi boire, passe ta peine.»

Et d'où venait Cruchette? Comme un papillon qui vole autour d'une chandelle, cette fille à la cruche errait parmi les prisonniers. Elle leur tendait le pot et la bouche; elle ne parlait presque pas, et pleurait avec les plus jeunes. Quelquefois elle avait des genêts dans les cheveux, les mains terreuses, les seins parfumés de foin. Si elle se sentait les joues rouges, elle les appuyait au ventre brun de sa cruche pour les pâlir. Elle paraissait aimer son pays et ses landes pierreuses.

—Cruchette, lui dit Jambe-de-Laine, étendu dans le fossé, une main derrière la tête, ce n'est pas une vie. J'ai encore quarante jours à tirer. Veux-tu nous en aller?

Cruchette le regarda avec de grands yeux.

—Oui, reprit Jambe-de-Laine, on en a parlé déjà avec Silo. La mer n'est pas loin et ça le connaît. Il y a une crique par là. On démarrera un canot. Nous irons en Angleterre. Sur les quais de là-bas, on trouvera bien à s'embaucher. J'apprendrai le métier. Ça nous mènera dans les Indes où les hommes sont couleur de cuivre. Si nous avons de la chance, nous irons dans leurs montagnes qui sont pleines d'or et nous ferons ce que nous voudrons.

Cruchette secoua la tête. Deux gouttelettes transparentes coulèrent sur ses joues. Jambe-de-Laine lui caressa les cheveux.

—Laisse-moi pleurer, dit-elle; ça me fera du bien. Comment veux-tu que j'aille? Mes pieds sont nus. On me chassera de tous les bateaux. Je ne sais pas ce que c'est que les Indes; ici j'aime mes fleurs jaunes et mes hommes qui travaillent dans les cailloux, et je leur donne à boire. Mais tu ne t'en iras pas, petit ami?

Jambe-de-Laine haussa les épaules.

L'heure chaude passait. Silo siffla doucement, pour avertir que le sergent arrivait. Tous deux, accroupis, soulevèrent la masse et l'abattirent avec un roulement de pierres. Puis les ombres s'allongèrent. On entendit des voix. Au commandement, des hommes en bourgeron se levèrent, et vinrent par file déposer aux pieds du chef d'escouade leurs marteaux de plomb. Puis se forma la colonne par quatre pour rentrer au quartier. On ne lit pas l'appel avant de remettre les soldats en prison où les gamelles pleines étaient rangées sur les bat-flancs. Mais, le soir, quand le commandant de poste, lanterne au poing, compta ses prisonniers dans la salle dallée, il lui manquait deux hommes: Jambe-de-Laine et Silo.

Ils avaient roulé leurs bourgerons et leurs calots sous les pierres. Nu-tête, la chemise ouverte, ils suivaient la lisière de la route vers la mer. La brise de la nuit soufflait. Jambe-de-Laine marchait plus lentement:

—Allons, dit Silo, t'es plus dans la peine, mon gars; t'as des plumes aux pattes, comme les chouans qui volent le soir.

L'air était salé. Ils ne dirent plus rien, tandis que leurs godillots faisaient crier la terre sèche. Les haies, blanches de brunie, noircissaient derrière eux. À l'horizon, des moulins à vent sombres faisaient tourner leurs ailes encore un peu rougies de soleil.

—Et Cruchette? dit Silo tout à coup. Va donc—nous en retrouverons, dans les Indes, des Cruchettes avec des yeux doux. Mais, mon gars, maintenant t'es plus dans la peine, y aura part à deux.

Jambe-de-Laine ne répondit pas. Il était las, peut-être. La lande s'abaissait, grise, vers la mer; on entendait les lames qui brisaient.


Cruchette.


Par le sentier de ronde, Silo mena son camarade à la petite crique où une barque, rames rentrées, était couchée sur le sable. Comme ils s'approchaient, de l'intérieur de la barque surgit une forme féminine:

—Je m'en vas avec vous, dit-elle, en riant à travers ses pleurs.

—Cruchette, dit Jambe-de-Laine, viens-nous-en! Cruchette est venue!

—Pour moi, mon gars, répondit Silo d'une voix profonde.

—Pour moi, mon vieux, cria Jambe-de-Laine.

—Dis donc, on n'est plus sur les cailloux, ici.

—On fait ce qu'on veut; j'ai plus besoin de toi.

—Cruchette, dit Silo.

—Cruchette, dit Jambe-de-Laine.

Et elle courut entre eux deux: car l'un en face de l'autre, près de la barque et du flot qui tremblait, à la lueur de la lune montante, ils avaient tiré leurs couteaux blancs.



LA VENDEUSE D'AMBRE

Les glaciers n'avaient pas encore envahi les Alpes; les montagnes brunes et noires étaient moins coiffées de neiges: les cirques ne resplendissaient pas d'une blancheur si éblouissante. Là où on voit aujourd'hui des moraines désolées, des champs neigeux uniformément glacés, avec çà et là des fentes et des crevasses liquides, il y avait des bruyères fleuries parfois, et des landes moins stériles, de la terre encore chaude, des brins d'herbe et des bêtes ailées qui s'y posaient. Il y avait les nappes rondes et tremblotantes des lacs bleus, avec leurs cuvettes taillées dans les hauts plateaux; tandis qu'on a maintenant le regard inquiétant et morne de ces énormes yeux vitreux de la montagne, où le pied, craignant l'abîme, semble glisser sur la profondeur gelée d'insondables prunelles mortes. Les rochers qui ceignaient les lacs étaient de basalte, d'un noir vigoureux; les assises de granit se couvraient de mousse et le soleil allumait toutes leurs paillettes de mica. Aujourd'hui les arêtes de blocs, obscurément soulevés, confusément groupés, sous le manteau sans plis du givre, défendent leurs orbites pleins de glace sombre, comme des sourcils de pierre.

Entre deux flancs très verts, au creux d'un massif élevé, courait une longue vallée avec un lac sinueux. Sur les bords, et jusqu'au centre, émergeaient des constructions étranges, quelques-unes accotées deux à deux, d'autres isolées dans le milieu de l'eau. Elles étaient comme une multitude de chapeaux de paille pointus sur une forêt de bâtons. Partout, à une certaine distance du rivage, on voyait surgir des têtes de perches qui formaient pilotis: des troncs bruts, déchiquetés, souvent pourris, qui arrêtaient le clapotis des petites vagues. Immédiatement assises sur les extrémités taillées des arbres, les huttes étaient faites avec des branches et la vase séchée du lac; le toit, conique, pouvait se tourner dans toutes les directions, à cause du trou à fumée, afin qu'elle ne pût être rabattue à l'intérieur par le vent. Quelques hangars étaient plus spacieux; il y avait des sortes d'échelons plongeant dans l'eau et des passerelles minces qui joignaient souvent deux îlots de pilotis.

Des êtres larges, mafflus, silencieux, circulaient parmi les huttes, descendaient jusqu'à l'eau, traînaient des filets dont les poids étaient des pierres polies et trouées, happaient le poisson en croquant parfois le fretin cru. D'autres, patiemment accroupis devant un cadre de bois, lançaient de leur main gauche à leur main droite un silex évasé, en forme d'olive, avec deux rainures longitudinales, et qui entraînait un fil hérissé de brindilles. Ils serraient avec leurs genoux deux montants qui glissaient sur le cadre; ainsi naissait dans un mouvement alternatif une trame où les brins se croisaient à distance. On ne voyait pas là d'ouvriers en pierres, qui les éclataient avec des curettes de bois durci, ni de polisseurs à la meule plate, où il y a une dépression centrale pour la paume de la main, ni d'habiles emmancheurs qui voyageaient de pays en pays, avec des cornes de cerfs perforées, pour y fixer solidement au moyen de lanières en peau de renne de jolies haches de basalte et d'élégantes lames de jade ou de serpentine venues de la contrée où le soleil se lève. Il n'y avait pas de femmes adroites à enfiler des dents blanches de bêtes, et des grains de marbre poli, pour en faire des colliers et des bracelets, ni d'artisanes au burin tranchant, qui gravaient des lignes courbes sur les omoplates et sculptaient les bâtons de commandement.

Les gens qui vivaient sur ces pilotis étaient une population pauvre, éloignée des terrains qui engendrent de bons métiers, dépourvue d'outils et de bijoux. Ils se procuraient ceux qu'ils voulaient en les échangeant contredit poisson sec avec les marchands forains qui arrivaient dans des canots grossièrement creusés. Leurs vêtements étaient des peaux achetées; ils étaient forcés d'attendre leurs fournisseurs en poids de filets et en crochets de pierre; ils n'avaient ni chiens ni rennes; seuls, avec un grouillement d'enfants boueux qui clapotaient au ras des perches, ils existaient misérablement dans leurs tanières à ciel ouvert, fortifiées d'eau.

Comme la nuit tombait, les sommets des montagnes autour du lac encore pâlement éclairés, il se fit un bruit de pagaves et on entendit le choc d'une barque contre les pilotis. Saillissant dans la brume grise, trois hommes et une femme s'avancèrent aux échelons. Ils avaient des épieux en main, et le père balançait deux boules de pierre à une corde tendue, où elles tenaient par deux gorges creuses. Dans un canot qu'elle amarrait à un tronc plongeant, une étrangère se dressait, richement vêtue de fourrures, soulevant un panier tressé de joncs. On apercevait vaguement dans cette corbeille oblongue un amas de choses jaunes et luisantes. Cela semblait lourd, car il y avait aussi des pierres sculptées dont on entrevoyait les grimaces. L'étrangère monta néanmoins avec légèreté, le panier cliquetant au bout de son bras nerveux; puis, comme une hirondelle qui disparaît dans le trou de son nid, près du toit, elle entra d'un bond sous le cône et s'accroupit près du feu de tourbe.

Elle différait extrêmement d'aspect avec les hommes des pilotis. Ceux-ci étaient trapus, pesants, avec d'énormes muscles noueux entre lesquels couraient des sillons le long de leurs bras et de leurs jambes. Ils avaient des cheveux noirs et huileux qui leur pendaient jusqu'aux épaules en mèches droites et dures; leurs têtes étaient grosses, larges, avec un front plat aux tempes distendues et des bajoues puissantes; tandis que leurs yeux étaient petits, enfoncés, méchants. L'étrangère avait les membres longs et le port gracieux, une toison de cheveux blonds et des veux clairs d'une fraîcheur provocante. Au lieu que les gens des pilotis restaient presque muets, murmurant parfois une syllabe, mais observant tout avec persistance et le regard mobile, l'étrangère bavardait sans cesse dans une langue incompréhensible, souriait, gesticulait, caressait les objets et les mains des autres, les tâtait, les tapait, les repoussait facétieusement et montrait surtout une curiosité insatiable. Elle avait le rire large et ouvert; les pêcheurs n'avaient qu'un ricanement sec. Mais ils regardaient avidement le panier de la vendeuse blonde.


La vendeuse d'ambre.


Elle le poussa au centre, et, un copeau de résine allumé, elle présenta les objets à la lueur rouge. C'étaient des bâtons d'ambre travaillé, merveilleusement transparent, comme de l'or jaune translucide. Elle avait des boules où circulaient des veines de lait, des grains taillés à facettes, des colliers de bâtonnets et de billes, des bracelets d'une pièce, larges, où le bras pouvait entrer jusqu'au-dessous de l'épaule, des bagues plates, des anneaux pour les oreilles avec une petite broche d'or, des peignes à chanvre, des bouts de sceptre pour les chefs. Elle rejetait les objets dans un gobelet qui sonnait. Le vieux, dont la barbe blanche pendait en tresses jusqu'à la ceinture, souleva et considéra ardemment ce vase singulier, qui devait être magique, puisqu'il avait un son comme les choses animées. Le gobelet de bronze, vendu par un peuple qui savait fondre le métal, brillait à la lumière.

Mais l'ambre étincelait aussi, et le prix en était inestimable. Cette richesse jaune emplissait l'obscurité de la hutte. Le vieil homme gardait ses petits yeux rivés dessus. La femme tournait autour de l'étrangère, et, plus familière maintenant, passait les colliers et les bracelets près de ses cheveux pour comparer les couleurs. Coupant avec une lame de silex les mailles déchirées d'un filet, un des jeunes hommes jetait vers la fille blonde des regards furieux de désir: c'était le cadet. Sur un lit d'herbes sèches qui craquaient à ses mouvements, le fils aîné gémissait lamentablement. Sa femme venait d'accoucher; elle traînait le long des pilotis, avant noué son enfant sur le dos, une sorte de chalut qui servait à la pèche nocturne, tandis que l'homme, étendu, poussait des cris de malade. Penchant la tête de côté, renversant la figure, il regardait avec la même avidité que son père le panier plein d'ambre, et ses mains tremblaient de convoitise.

Bientôt, avec des gestes calmes, ils invitèrent la vendeuse d'ambre à couvrir sa corbeille, se groupèrent autour du foyer et firent mine de tenir conseil. Le vieux discourait en paroles pressées; il s'adressait au fils aîné, qui clignait très rapidement des paupières. C'était le seul signe d'intelligence du langage; le morne voisinage des bêtes aquatiques avait fixé les muscles de leurs figures dans une placidité bestiale.

Il y avait au bout de la chambre de branches un espace libre: deux poutres mieux équarries que le reste du plancher. On fit signe à la vendeuse d'ambre quelle pourrait s'y coucher après qu'elle eut grignoté une moitié de poisson sec. Près de là un filet simple, en poche, devait servir à capter, la nuit, sous l'habitation, les poissons qui suivaient le courant très faible du lac. Mais il semblait qu'on n'en ferait pas usage. Le panier plein d'ambre fut placé de leurs bras rassurants à la tête de la dormeuse, en dehors des deux planches où elle s'était étendue.

Puis, après quelques grognements, le copeau résineux fut éteint. On entendait couler l'eau entre les pilotis. Le courant frappait les perches de battements liquides. Le vieux dit quelques phrases interrogatives, avec une certaine inquiétude; les deux fils répondirent par un assentiment, le second, toutefois, non sans quelque hésitation. Le silence s'établit tout à fait parmi les bruits de l'eau.

Tout à coup, il y eut une courte lutte au bout de la chambre, un frôlement de deux corps, des gémissements, quelques cris aigus, et un long souffle d'épuisement. Le vieux se leva à tâtons, pris le filet en poche, le lança, et, tirant soudain dans leur glissière les planches où s'était couchée la vendeuse d'ambre, il découvrit l'ouverture qui servait à la pêche de nuit. Ce fut un engouffrement, deux chutes, un bref clapotis: le copeau de résine, allumé, agité au-dessus du trou d'eau ne laissa rien voir. Alors le vieux saisit le panier d'ambre, et, sur le lit du fils aîné, ils se divisèrent le trésor, la femme quêtant les grains qui roulaient, épars.

Ils ne tirèrent le filet qu'au matin, lis coupèrent les cheveux au cadavre de la vendeuse d'ambre, puis rejetèrent son corps blanc sur les pilotis, en pâture aux poissons. Quant au noyé, le vieux lui enleva de son couteau de silex une rondelle du crâne, amulette qu'il enfonça dans le cerveau du mort pour lui servir pendant sa vie future. Puis ils le déposèrent hors de la hutte, et les femmes, se déchirant les joues et s'arrachant les cheveux, poussèrent les ululations solennelles.



LA FILLE DU MOULIN

Madge!

La voix monta par l'ouverture carrée du plancher. Une énorme vis de chêne poli traversait le toit rond et tournait avec un son rauque. La grande aile de toile grise clouée sur son squelette de bois s'envolait devant la lucarne parmi la poussière de soleil. Au-dessous, deux bêtes de pierre semblaient lutter régulièrement, tandis que le moulin ahanait et tremblait sur sa base. Toutes les cinq secondes, une ombre longue et droite coupait la petite chambre. L'échelle qui montait jusqu'au faite intérieur était poudrée de farine.

—Madge, viens-tu? reprit la voix.

Madge avait appuyé sa main contre la vis de chêne. Un frottement continu lui chatouillait la peau, tandis qu'elle regardait, un peu penchée, la campagne plate. Le tertre du moulin s'y arrondissait comme une tête rase. Les ailes tournantes frôlaient presque l'herbe courte ou leurs images noires se poursuivaient sans jamais s'atteindre. Tant d'ânes semblaient avoir gratté leur dos au ventre du mur faiblement cimenté que le crépi laissait voir les taches grises des pierres. Au bas du monticule, un sentier, creusé d'ornières desséchées, s'inclinait jusque vers le large étang où se trempaient des feuilles rouges.

—Madge, on s'en va! cria encore la voix.

—Eh bien, allez-vous-en, dit Madge tout bas.

La petite porte du moulin grinça. Elle vit trembler les deux oreilles de l'âne qui tâtait l'herbe du sabot, avec précaution. Un gros sac était affaissé sur son bât. Le vieux meunier et son garçon piquaient le derrière de l'animal. Ils descendirent tous par le chemin creux. Madge resta seule, sa tête passée dans la lucarne.

Comme ses parents l'avaient trouvée un soir, étendue dans son lit à plat ventre, la bouche pleine de sable et de charbon, ils avaient consulté des médecins. Leur avis fut d'envoyer Madge à la campagne, et de lui fatiguer les jambes, le dos et les bras. Mais depuis qu'elle était au moulin, elle s'enfuyait dès l'aurore sous le petit toit, d'où elle considérait l'ombre tournoyante des ailes.

Tout à coup elle frémit, de la pointe des cheveux aux talons. Quelqu'un avait soulevé le loquet de la porte.

—Qui est là? demanda Madge par l'ouverture carrée.

Et elle entendit une faible voix:

—Si l'on pouvait avoir un peu à boire: j'ai bien soif.

Madge regarda à travers les échelons. C'était un vieux mendiant de campagne. Il avait un pain dans son bissac.

—Il a du pain, se dit Madge; c'est dommage qu'il n'ait pas faim.

Elle aimait les mendiants, comme les crapauds, les limaces et les cimetières, avec une certaine horreur.

Elle cria:

—Attendez un peu!


La fille du moulin.


Puis descendit l'échelle, la face en avant. Quand elle fut en bas:

—Vous êtes bien vieux, dit-elle—et vous avez si soif?

—Oh! oui, ma bonne petite demoiselle, dit le vieil homme.

—Les mendiants ont faim, reprit Madge avec résolution. Moi j'aime le plâtre. Tenez.

Elle arracha une croûte blanche de la muraille et la mâcha. Puis elle dit:

—Tout le monde est sorti. Je n'ai pas de verre. Il y a la pompe.

Elle lui montra le manche recourbe. Le vieux mendiant se pencha. Tandis qu'il aspirait le jet, la bouche au tuyau, Madge tira subtilement le pain de son bissac et l'enfonça dans un tas de farine.

Quand il se retourna, les yeux de Madge dansaient.

—Par là, dit-elle, il y a le grand étang. Les pauvres peuvent y boire.

—Nous ne sommes pas des bêtes, dit le vieil homme.

—Non, reprit Madge, mais vous êtes malheureux. Si vous avez faim, je vais voler un peu de farine et je vous en donnerai. Avec l'eau de l'étang, ce soir, vous pourrez faire de la pâte.

—De la pâte crue! dit le mendiant. On m'a donné un pain, merci bien, mademoiselle.

—Et que feriez-vous, si vous n'aviez pas de pain? Moi, si j étais aussi vieille, je me noierais. Les noyés doivent être très heureux. Ils doivent être beaux. Je vous plains beaucoup, mon pauvre homme.

—Dieu soit avec vous, bonne demoiselle, dit le vieil homme. Je suis bien las.

—Et vous aurez faim ce soir, lui cria Madge, pendant qu'il descendait la pente du tertre. N'est-ce pas, brave homme, vous aurez faim? Il faudra manger votre pain. Il faudra le tremper dans l'eau de l'étang, si vos dents sont mauvaises. L'étang est très profond.

Madge écouta jusqu'à ne plus entendre le bruit de ses pas. Elle tira doucement le pain de la farine, et le regarda. C'était une miche noire de village, maintenant tachée de blanc.

—Pouah! dit-elle. Si j'étais pauvre, je volerais du pain blond dans les belles boulangeries.

Quand le maître meunier rentra, Madge était couchée sur le dos, la tête dans la mouture. Elle serrait la miche sur sa taille, avec les deux mains; et, les yeux proéminents, les joues gonflées, un bout de langue violette entre les dents serrées, elle tâchait d'imiter l'image qu'elle se faisait d'une personne noyée.

Après qu'on eut mangé la soupe:

—Maître, dit Madge, n'est-ce pas qu'autrefois, il y a longtemps, longtemps, vivait dans ce moulin un géant énorme, qui faisait son pain avec des os d'hommes morts?

Le meunier dit:

—C'est des contes. Mais sous la colline, il y a des chambres de pierre qu'une société a voulu m'acheter, pour fouiller. Plus souvent je démolirais mon moulin. Ils n'ont qu'à ouvrir les vieilles tombes, dans leurs villes. Elles pourrissent assez.

—Ça devait craquer, hein, des os de morts, dit Madge. Plus que votre blé, maître! Et le géant faisait du très bon pain avec, très bon; et il le mangeait—oui, il le mangeait.

Le garçon Jean haussa les épaules. L'ahan du moulin s'était tu. Le vent n'enflait plus les ailes. Les deux bêtes circulaires de pierre avaient cessé de lutter. L'une pesait sur l'autre, silencieusement.

—Jean m'a dit dans le temps, maître, reprit encore Madge, qu'on peut retrouver les noyés avec un pain où on a mis du vif-argent. On fait un petit trou dans la croûte et on verse. On jette le pain à l'eau, et il s'arrête juste sur le noyé.

—Est-ce que je sais, dit le meunier. C'est pas des occupations de jeunes demoiselles. En voilà des histoires, Jean!

—C'est mademoiselle Madge qui m'a demandé, répondit le garçon.

—Moi je mettrais du plomb de chasse, dit Madge. 11 n'y a pas de vif-argent ici. Peut-être qu'on trouverait des noyés dans l'étang.

Devant la porte, elle attendit le crépuscule, son pain sous son tablier, du petit plomb serré dans le poing. Le mendiant devait avoir eu faim. Il s'était noyé dans l'étang. Elle ferait revenir son corps, et, comme le géant, elle pourrait moudre de la farine et pétrir de la pâte avec des os d'homme mort.




BLANCHE LA SANGLANTE

Après que Guillaume de Flavy se sentit las des guerres et de la politique, il voulut augmenter son héritage et prendre femme. C'était un grand homme, et fort, large des épaules, mamelu et velu de poitrine; posant ses deux mains sur deux chevaliers armés, il les faisait plier jusqu'à terre. Il chaussait ses houseaux et passait lui-même dans la glèbe, à travers la boue, frappant de sa main épaisse le dos des hommes crottés qui se courbaient parmi les sillons. Sa face carrée était rouge par le sang qui lui battait toujours les tempes, et les os des viandes craquaient entre ses mâchoires.

Près de Reims, il vit un jour, chevauchant à la lisière de ses prairies, les champs de Robert d'Ovrebreuc. Il mit pied à terre et entra dans la grande salle de la maison. Les huches, rangées le long des murs, vastes, propres à cacher les gens, avaient un air minable: la table du ménage était boiteuse, les ferrailles du foyer rouillées, la broche enduite d'un demi-pouce de crasse. On voyait çà et là un tablier de cordonnier, des alênes, des marteaux plats; et dans un coin un homme, jambes croisées, tirait l'aiguille sur une chemise de grosse toile. Mais accroupie sur les pierres de l'âtre, le regard étonné, clair, des cheveux d'or semés autour de sa figure pâle, une petite fille tournait la tête vers Guillaume de Flavy. Elle pouvait avoir dix ans; sa poitrine était plate, ses membres grêles, ses mains menues; et la bouche était celle d'une femme, tranchée dans la face pâle comme une coupure saignante.

C'était Blanche d'Ovrebreuc; son père était devenu, peu de jours avant, par succession, vicomte d'Acy. Le dos rond, la barbe longue, les mains rendues aptes seulement aux outils, il avait, en considérant ses fiefs, l'aspect surpris et inquiet d'un homme qui manie un objet dangereux. L'écuyer anglais Jacques de Béthune, qui servait sous Luxembourg, était déjà venu demander la fille, et son père, incertain, ne savait s'il fallait attendre mieux. Les terres de succession étaient grevées de trois cent mille écus; l'ancien vicomte d'Acy en devait, de sa personne, bien dix mille; peut-être les Anglais ou les Luxembourgeois s'arrangeraient-ils de cela.

Mais ce fut Guillaume de Flavy qui emporta la petite Blanche. Il paya les dettes pour garderies terres. L'ayant épousée par juste mariage, il promit de ne l'épouser vraiment que dans trois ans. Ainsi, homme de grande mine, il mit la main sur les fiefs d'Acy et sur un être grêle, sauvage, enfant. Trois mois après, la petite Blanche, les sourcils froncés, l'œil pâle, errait par le château comme une chatte malade, ayant connu les épousailles cruelles de Guillaume de Flavy.


Blanche la Sanglante.


Elle ne comprenait pas et ne pouvait comprendre. Elle était bien différente d'âge et de forme. L'homme était dur pour elle, comme pour son barbier: quand il s'était essuyé la bouche, à table, du revers de la main, il jetait les viandes dont il ne voulait plus à la figure de ce barbier obséquieux. Il hurlait et jurait continuellement, ayant gardé le gouvernement de son vin et de ses mangeailles. Il ramenait les plats devant lui, laissant aux deux bouts de la table le père et la mère de Blanche, une mère qui avait déjà la tête branlante et des os qui lui faisaient des encoignures au corps: elle vivota quelque temps, presque sans manger, presque sans parler, ancienne, inintelligible, devint blafarde et mourut. Le père, ayant dépéri comme s'il eût pris du poison, signa des actes pour Flavy, après boire; il avait abandonné les terres, chargées de dettes, et se frottait les mains, en chantonnant, pour sa bonne rente viagère. Mais, ne mangeant plus, il voulut avoir l'argent, cria faiblement, pauvre créature effarée, composa de son écriture tremblée un rôle de plaintes pour le roi. Guillaume saisit les papiers au passage; le vieux gémit; les valets le mirent en basse-fosse et, l'ouvrant au soleil un mois plus tard, ils trouvèrent un cadavre sec, les dents fixées dans un soulier dont les rats avaient rongé la pointe.

La petite Blanche devint extraordinairement gourmande. Elle mangeait des sucreries à en mourir, et sa bouche sanglante était gorgée de pâtes rondes et de crèmes. Penchée sur la table, les yeux près des viandes, elle dévorait rapidement, avec un regard toujours limpide; puis elle buvait de grands traits de vin, pineau ou morillon, la tête en arrière; on voyait passer sur sa figure une onde de plaisir: elle renversait un gobelet de vin dans sa bouche ouverte largement en dessous, le gardait sans l'avaler, les joues gonflées, et le faisait gicler d'elle dans le visage des convives, comme une fontaine vivante. Chancelante après le repas, elle se levait; et, prise de vin, elle se mettait debout contre le mur, comme un homme.

Ses façons plurent au bâtard d'Aurbandac, noir et malfaisant, dont les sourcils se joignaient en ligne au-dessus du nez. Il venait souvent vers Flavy, dont il était le parent, et dont il attendait impatiemment les terres. Étant souple, nerveux, les jarrets d'acier, les poignets forts, il regardait d'un air narquois le corps pesant de Guillaume. Mais la petite Blanche n'en était pas touchée. Il lui parla dès lors avec délicatesse de ses robes; s'étonna de lui voir encore sa toilette de noces (car il la trouvait grandie depuis); il cita de petites bourgeoises qui avaient des robes d'écarlate, de Malines ou de lin vair, fourrées de bon gris, à grandes manches, avec un chaperon dont la longue cruche laissait pendre un tissu de soie rouge ou verte, qui traînait jusqu'à terre. Elle écouta comme si on lui parlait d'un costume de poupée. Alors le bâtard d'Aurbandac lui lit raison, le verre en main, et la lit boire et rire, et lui donna des sucreries, raillant son mari, de sorte qu'elle éclaboussait le vin comme un oiseau qui se baigne, en battant des ailes, dans une ornière pleine.

Le barbier, dont la face longue portait des marques d'os de gigot, se penchait entre eux; et il mit sa tête avec celle du bâtard. Ils complotèrent de prendre le château; que ce serait le bâtard qui l'aurait, la femme étant à merci de chacun par son innocence, pourvu qu'elle eût la clef de la cave et du garde-manger.

Un soir Guillaume de Flavy, trébuchant sur le seuil, se heurta la figure: il se lit une plaie qui lui ouvrait la joue et le nez. Il cria pour avoir le barbier, qui apporta presque aussitôt des toiles ointes, d'une singulière odeur. La nuit passant, la figure de Guillaume enfla; la peau était blanche et tendue, avec des traînées brunes; les yeux proéminents pleuraient sans cesse, et la blessure avait le hideux aspect des chairs mortifiées.

Toute la matinée il resta dans un fauteuil, hurlant de douleur; la petite Blanche semblait terrifiée, tant qu'elle oublia de boire; et elle regardait Guillaume de l'autre bout de la chambre avec ses yeux transparents, tandis que sa bouche, très rouge, remuait faiblement.

À peine Guillaume fut-il monté dormir, veillé par l'écuyer Bastoigne, que le château retentit de mille bruits légers. Blanche écoutait, l'oreille à la porte, un doigt sur les lèvres. On entendait des heurts étouffés de cottes de mailles, de sourds choquements d'armes, le guichet de la grosse poterne qui grinçait, un grésillement inaccoutumé dans la cour; quelques lueurs incertaines de falots passaient et repassaient. Cependant les torches de résine, dans la grande salle où les pièces de viande étaient encore dressées, brûlaient avec une flamme droite et un long filet fumeux à travers l'air calme.

Blanche monta doucement de son pas d'enfant vers la chambre de son mari: il dormait sur le dos, sa figure enflée, entourée de bandages, tournée vers les poutres supérieures. Bastoigne sortit parce que Blanche allait se mettre au lit. Elle s'y faufila en effet et saisit la hideuse tête sous son bras, en la flattant. Guillaume respirait avec difficulté, à souffles inégaux. Alors la petite Blanche se jeta en travers, prit l'oreiller, le maintint solidement sur la figure emmaillotée, et fit glisser un judas, ordinairement scellé, au-dessus du lit.

La tête noire du bâtard y passa: il rampait avec précaution. D'un bond, il fut à genoux sur la poitrine de Guillaume et lui assena sur la tête deux, trois coups, avec un bâton fendu qu'il traînait. L'homme émergea des draps et un cri horrible jaillit de sa bouche tuméfiée. Mais le barbier, sortant sous les sangles, saisit à bras-le-corps Bastoigne qui ouvrait la porte; et le bâtard trancha la gorge à Guillaume avec une langue-de-bœuf qu'il avait à la ceinture. Le corps se redressa et roula par terre, entraînant la petite Blanche; elle resta sur le sol, gisant sous le cadavre chaud, recevant le sang tiède qui lui coulait dans le cou, parce que sa robe était prise sous son mari agonisant, et qu'elle n'était pas assez forte pour se dégager.

Le barbier prévenant aida la petite Blanche à se relever, pendant que le bâtard se ruait à la fenêtre; et comme Blanche d'Ovrebreuc, vicomtesse d'Acy, était religieuse, elle essuya sa bouche et la figure de son mari avec son chaperon de Picardie, le lui mit sur sa face gonflée et dit de sa voix enfantine trois Pater et un Ave parmi les cris des hommes du bâtard d'Aurbandac, qui cherchaient les coffres d'avoine.


LE PAPIER ROUGE

Je feuilletais à la Bibliothèque Nationale un manuscrit ancien, lorsque mon attention fut éveillée par un nom étrange qui me passait sous les yeux. Le manuscrit contenait des «lays» presque tous copiés dans le Jardin de Plaisance, une farce à quatre personnages, et le récit des miracles de sainte Geneviève; mais le nom qui me frappa était inscrit sur deux feuillets rapportés à l'aide d'un onglet. C'était un fragment de chronique datant de la première moitié du XVe siècle. Et voici le passage qui avait retenu mon regard:

«L'an quatorze cent trente-sept, l'hiver fut froid, et y eut notable famine pour les récoltes détruites par grosse grêle et forte.

«Item, plusieurs du plat pays entrèrent à Paris environ la fête Notre-Seigneur, disant qu'il y avait diables par la campagne ou larrons étrangers, capitaine Baro Pani et ses suppôts, tant hommes que femmes, pillant et troussant gens. Lesquels viennent, comme ils disent, du pays d'Égypte, et ont un langage propre, et leurs femmes ont des jeux dont elles enseignent les simples. Et sont ceux tant larrons et meurtriers que plus ne se peut. Et sont de très mauvais gouvernement.»

La marge du feuillet portait la mention suivante:

«Ledit capitaine de bohémiens et ses gens furent pris par les ordres de monseigneur le prévôt et menés au dernier supplice, excepté toutefois une de leurs femmes qui échappa.

«Item, convient de noter ici que la même année fut appointé maître Étienne Guerrois clerc criminel de la prévôté, en lieu et place de maître Alexandre Cachemarée.»

Je ne puis dire ce qui excita ma curiosité dans cette courte note, le nom du capitaine Baro Pani, l'apparition des Bohémiens dans la campagne de Paris en 1437, ou ce singulier rapprochement que faisait hauteur des lignes marginales entre le supplice du capitaine, l'évasion d'une femme et le déplacement d'un clerc au criminel. Mais j'éprouvai l'envie invincible d'en savoir plus long. Je quittai donc aussitôt la Bibliothèque, et, gagnant les quais, je suivis la Seine pour aller fouiller les Archives.

En passant dans les rues étroites du Marais, le long des grilles du bâtiment national, sous le porche sombre du vieil hôtel, j'eus un instant de découragement. Il nous est reste si peu de «criminel» du quinzième.... Trouverais-je mes gens dans les Registres du Châtelet? Peut-être avaient-ils fait appel au Parlement... peut-être ne rencontrerais-je qu'une sinistre note au papier rouge. Je n'avais jamais consulté le Papier-Rouge, et je décidai d'épuiser le reste avant d'en venir là.

La salle des Archives est petite; les hautes fenêtres ont de minuscules carreaux anciens; les gens qui écrivent sont courbés sur leurs liasses comme des ouvriers de précision; au fond, sur un pupitre en estrade, le conservateur surveille et travaille. L'atmosphère est grise, malgré la lumière, à cause du reflet des vieux murs.


Le papier rouge.


Le silence est profond; aucun bruit ne monte de la rue: rien que le froissement du parchemin qui glisse sous le pouce et la plume qui crie. Lorsque je tournai la première feuille du registre pour 1437, je crus que j'étais devenu, moi aussi, clerc criminel de monseigneur le prévôt. Les procès étaient signés: AL. CACHEMARÉE. L'écriture de ce clerc était belle, droite, ferme; je me figurai un homme énergique, d'aspect imposant afin de recevoir les dernières confessions avant le supplice.

Mais je cherchai vainement l'affaire des Bohémiens et de leur chef. Il n'y avait qu'un procès de sorcellerie et de vol dressé contre «une qui a nom princesse du Caire». Le corps de l'instruction montrait qu'il s'agissait d'une fille de la même bande. Elle était accompagnée, dit l'interrogatoire, d'un certain «baron, capitaine de ribleurs». (Ce baron doit être le Haro Pani de la chronique manuscrite.) Il était «homme bien subtil et affiné», maigre, à moustaches noires, avec deux couteaux dans la ceinture, dont les poignées étaient ouvragées d'argent; «et il porte ordinairement avec lui une poche de toile où il met la drone, qui est un poison pour le bétail, dont les bœufs, vaches et chevaux soudain meurent, qu'ils ont mangé du grain mélangé avec la droue, par étranges convulsions».

La princesse du Caire fut prise et menée prisonnière au Châtelet de Paris. On voit par les questions du lieutenant criminel qu'elle était «âgée de vingt-quatre ans ou environ»; vêtue d'une cotte de drap quelque peu semée de fleurs, à ceinture tressée de fil en manière d'or; elle avait des yeux noirs d'une fixité singulière, et ses paroles étaient accompagnées de gestes emphatiques de sa main droite, qu'elle ouvrait et refermait sans cesse, en agitant les doigts devant sa figure.

Elle avait une voix rauque et une prononciation sifflante, et elle injuriait violemment les juges et le clerc en répondant à l'interrogatoire. On voulut la faire dévêtir pour la mettre à la question, «afin de connaître ses crimes par sa bouche». Le petit tréteau étant préparé, le lieutenant criminel lui ordonna de se mettre toute nue. Mais elle refusa, et il fallut lui tirer de force son surcot, sa cotte et sa chemise, «qui paraissait de soie, aussi marquée du sceau de Salomon». Alors elle se roula sur les carreaux du Châtelet; puis, se relevant brusquement, elle présenta son entière nudité aux juges stupéfaits. Elle se dressait comme une statue de chair dorée. «Et lorsqu'elle fut liée sur le petit tréteau, et qu'on eut jeté un peu d'eau sur elle, la dite princesse du Caire requit d'être mise hors de la dite question et qu'elle dirait ce quelle savait.» On la mena chauffer au feu des cuisines de la prison, «où elle semblait trop diabolique ainsi éclairée de rouge». Lorsqu'elle fut «bien en point», les examinateurs s'étant transportés dans les cuisines, elle ne voulut plus rien dire et passa au travers de sa bouche ses longs cheveux noirs.

On la fit alors ramener sur les carreaux et attacher sur le grand tréteau. Et «avant qu'on eut jeté peu ou point d'eau sur elle ou qu'on l'eût fait boire, elle qui parle requit instamment et supplia d'être déliée, et qu'elle confesserait la vérité de ses crimes». Elle ne voulut se revêtir sinon de sa chemise magique.

Quelques-uns de ses compagnons avaient dû être jugés avant elle, car maître Jehan Mautainct, examinateur au Châtelet, lui dit qu'il ne lui servirait de rien si elle mentait, «car son ami le baron était pendu, aussi plusieurs autres». (Le Registre ne contient pas ce procès.) Alors, elle entra dans une éclatante fureur, disant que «ce baron était son mari ou autrement, et duc d'Égypte, et qu'il portait le nom de la grande mer bleue d'où ils venaient (Baro pani, signifie en roumi «grande eau» ou «mer»). Puis elle se lamenta et promit vengeance. Elle regarda le clerc qui écrivait, et supposant, d'après les superstitions de son peuple, que l'écriture de ce clerc était le formulaire qui les faisait périr, elle lui voua autant de crimes qu'il aurait «peint ou autrement figuré par artifice» de ses compagnons sur le papier.

Puis, s'avançant soudain vers les examinateurs, elle en toucha deux à l'endroit du cœur et à la gorge, avant qu'on put lui saisir les poignets et les attacher. Elle leur annonça qu'ils souffriraient de terribles angoisses dans la nuit, et qu'on les égorgerait par traîtrise. Enfin, elle fondit en larmes, appelant ce «baron» à diverses reprises «et pitoyables»; et, comme le lieutenant-criminel continuait l'interrogatoire, elle avoua de nombreux vols.

Elle et ses gens avaient pillé «et robé» tous les bourgs du pays parisien, notamment le Montmartre et Gentilly. Ils parcouraient la campagne, s'établissant la nuit, en été, dans les foins, et en hiver dans les fours à chaux. Passant le long des haies, ils les «défleurissaient», c'est-à-dire qu'ils en ôtaient subtilement le linge qu'on y mettait à sécher. Le midi, campant à l'ombre, les hommes raccommodaient les chaudrons ou tuaient leurs poux; certains, plus religieux, les jetant au loin, et, en effet, bien qu'ils n'aient aucune croyance, il existe parmi eux une ancienne tradition que les hommes habitent, après leur mort, dans le corps des bêtes. La princesse du Caire faisait mettre à sac les poulaillers, emporter la vaisselle d'étain des hôtelleries, creuser les silos pour prendre le grain. Dans les villages d'où on les chassait, les hommes revenaient, par son ordre, la nuit, jeter la «droue» dans les mangeoires, et dans les puits des paquets noués avec du «drap linge», gros comme le poing, pour empoisonner l'eau.

Après cette confession, les examinateurs, tenant conseil, furent d'avis que la princesse du Caire était «très forte claironnasse et meurtrière et qu'elle avait bien desservi d'être à mort mise; et à ce la condamna le lieutenant de monseigneur le prévôt; et que ce fût en la coutume du royaume, à savoir qu'elle fût enfouie vive dans une fosse». Le cas de sorcellerie était réservé pour l'interrogatoire du lendemain, devant être suivi, s'il y avait lieu, d'un nouveau jugement.

Mais une lettre de Jehan Mautainct au lieutenant-criminel, copiée dans le registre, apprend qu'il se passa dans la nuit d'horribles choses. Les deux examinateurs que la princesse du Caire avait touchés se réveillèrent au milieu de l'obscurité, le cœur percé de douleurs lancinantes; jusqu'à l'aube ils se tordirent dans leurs lits, et, au petit jour gris, les serviteurs de la maison les trouvèrent pâles, blottis dans l'encoignure des murailles, avec la figure contractée par des grandes rides.


Le papier rouge.


On fit venir aussitôt la princesse du Caire. Nue devant les tréteaux, éblouissant des dorures de sa peau les juges et le clerc, tordant sa chemise marquée au sceau de Salomon, elle déclara que ces tourments avaient été envoyés par elle. Deux «bourreaux» ou crapauds étaient dans un endroit secret, chacun au fond d'un grand pot de terre; on les nourrissait avec de la mie de pain trempée dans du lait de femme. Et la sœur de la princesse du Caire, les appelant par les noms des tourmentés, leur enfonçait dans le corps de longues épingles: tandis que la gueule des crapauds bavait, chaque blessure retentissait au cœur des hommes voués.

Alors le lieutenant criminel remit la princesse du Caire aux mains du clerc Alexandre Cachemarée avec ordre de la mener au supplice sans plus loin procéder. Le clerc signa le procès de son paraphe accoutumé.

Le registre du Châtelet ne contenait rien de plus. Seul, le Papier-Rouge pouvait me dire ce qu'était devenue la princesse du Caire. Je demandai le Papier-Rouge, et on m'apporta un registre couvert d'une peau qui semblait teinte avec du sang caillé. C'est le livre de compte des bourreaux. Des bandes de toile scellées pendent tout le long. Ce registre était tenu par le clerc Alexandre Cachemarée. Il comptait les gratifications de maître Henry, tourmenteur. Et, en regard des quelques lignes ordonnant l'exécution, maître Cachemarée, pour chaque pendu, dessinait une potence portant un corps au visage grimaçant.

Mais au-dessous de l'exécution d'un certain «baron d'Égypte et d'un larron étranger», où maître Cachemarée a griffonné une double fourche avec deux pendus, il y a une interruption et l'écriture change.

On ne trouve plus de dessins, ensuite, dans le Papier-Rouge, et maître Étienne Guerrois a inscrit la note suivante: «Aujourd'hui 13 janvier 1438 fut rendu de l'official maître Alexandre Cachemarée, clerc, et par ordre de monseigneur le prévôt, mené au dernier supplice. Lequel étant clerc criminel et tenant ce Papier-Rouge, figurant en manière de passe-temps les fourches des pendus, fut pris soudain de fureur. Dont il se leva et alla au lieu des exécutions défouir une femme qui avait été là enterrée le matin et n'était pas morte; et ne sais si ce fut à son instigation ou autrement, mais la nuit alla dans leurs chambres couper la gorge à deux examinateurs au Châtelet. La femme a nom princesse du Caire; elle est de présent sur les champs, et on n'a pu la saisir. Et a ledit Al. Cachemarée confessé ses crimes sans toutefois son dessein, dont il n'a rien voulu dire. Et ce matin fut traîné aux fourches de notre sire pour y être pendu et mis à mort, et illec fina ses jours.»


LE LOUP

L'homme et la femme, qui traînaient leurs pieds sur la route des Sables, s'arrêtèrent en écoutant des coups espacés et sourds. Ils avaient été poursuivis par les deux mâtins de Tournebride, et le cœur leur sautait dans le ventre. À gauche, une ligne sanglante coupait la bruyère, avec des bosses noires de place en place. Ils s'assirent dans le fossé; l'homme rapetassa ses brodequins troués avec du fil poissé; la femme gratta les plaques blanches de terre poussiéreuse qui écaillaient ses mollets. Le gars était «moëlleux», poignes solides, des nœuds aux bras; l'autre tirait sur la quarantaine, une «gerce de rempart». Mais des yeux luisants et mouillés, la peau encore assez fraîche, malgré le hâle.

Il grommela en se rechaussant:

—On croûte encore des briques, à ce soir. C'est pas saignant que tous les cagnes du patelin, des cabots de malheur, viennent vous agricher les fumerons, quand on a le ventre vide? J'y foutrais rien un ferme-gueule, au patron, si je l'dégotais.

La femme lui dit doucement:

—Ne crie pas, mon petit homme. C'est que tu ne sais pas leur causer aux cabzirs. On les laisse venir comme ça... petit... petit... et puis quand ils sont là, tout près, t'as plus qu'à les gonfler.

—C'est bon, dit le gars. On va pas plumer ici.

Ils longèrent la route en boitant. Le soleil était couché, mais les coups sonnaient toujours. Des lumières jaunes sautaient parmi les bosses noires, éclairant çà et là des masses rougeâtres.

—En voilà, des briques à croûter, dit la femme. Chez les casseux d'cailloux.

On voyait maintenant des ombres se mouvoir sur les terre-pleins. Il y en avait qui piochaient la terre, courbés comme des houes, tirant des cailloux rouges. D'autres les éclataient en tas, avec des masses. Des enfants en bourgeron portaient des lanternes. Les travailleurs avaient un calot enfoncé sur la tête, et des lunettes mistraliennes, à verres bleus; leurs sabots étaient empâtés de glaise sanguine. Un grand maigre travaillait d'attaque, le crâne plongeant dans son bonnet jusqu'aux oreilles; il avait la figure couverte d'un loup en fil de fer noirci; il devait être vieux:—deux pointes de moustaches grises débordaient sous le grillage.

Dans le pays on craignait les carriers. C'étaient des hommes mystérieux qui creusaient, masqués, dans la terre rouge pendant le jour et une partie de la nuit. Les entrepreneurs gageaient ce qui leur arrivait—généralement des repris de justice, des terrassiers ou des puisatiers qui variaient leur travail en luttant dans les foires, des hercules falots en carnaval forcé. Les mioches édentés qui venaient piétiner dans les retroussis de terres volaient les poules et saignaient les cochons. Les rôdeuses de grand'route fuyaient le long de la carrière; sans quoi les masques leur roulaient la tête dans les brousses et leur barbouillaient le ventre de terre mouillée.

Mais les deux cheminots s'approchèrent du trou illuminé, cherchant la soupe et le gîte. Devant eux un môme balançait sa lanterne en chantant.

L'homme au loup s'appuya sur sa pioche et releva la tête. On ne voyait de sa figure que le menton luisant à la lumière; une tache noire bouchait le reste. Il claqua de la langue et dit:

—Ben quoi, le trimard, ça boulotte? Quand on est deux, comme ça, on n'a pas froid au ventre. N'en faudrait, pour la tierce, des poules comme la tienne. On a de la misère, nous autres—ça serait assez rupin.

Les hommes se mirent à crier:

—Ohé, Nini, lâch' ton mari.—Ohé, ohé, viens te coucher.—T'es bien leste, Ernest, à enl'ver l' reste.—T'es bien pressé d'aller t' plumer.—Dis donc, Étienne, c'est-il la tienne?—Sacré mâtin, v'là des rondins.

Et puis les gosses piaillèrent:

—Oh! c'te cafetière! Elle l'a épousé pour ses croquenots. Ils sont bat. Ça coûte cher, des paffes comme ça, parce que ça paye des portes et fenêtres.

Le gars «moëlleux» arriva sur l'homme au loup en balançant ses poings.

Il lui dit tranquillement:

—Toi, j'te vas asseoir du coup. J'te vas foutre un transfèrement que le mur de ton trou t'en rendra un autre.

Et il lui envoya sous le menton deux brusques poussées.

L'homme au loup chancela, prit sa pioche et la balança. L'autre regarda en dessous et crocha un pic à moitié enfoncé dans un tas de cailloux.

—T'en veux? dit le carrier maigre. J'te fais claquer la tirelire. Mon nom, c'est La Limande; je suis Parigo, de Belleville; je me suis lavé les pieds à la Nouvelle pour une gonzesse que je n'avais pas assez à la bonne; ça fait qu'un soir j'ai crevé une boutique et j'ai été paumé sur un fric-frac. Je reviens de loin; j'ai tiré quinze longes. Je m'en fous, je vais te tomber.

Alors la femme sauta sur le gars et cria:

—Tu entends, je te défends la batterie. Il va te crever; je le connais, je ne veux pas que tu te battes.... Je ne veux pas... je ne veux pas....

Le gars «moëlleux» la poussa de côté.

—Moi, dit-il, j'ai pas de nom. Je me suis pas connu de dabe; paraît qu'il a été sapé. C'était un maigre, mais il m'a fait solide. On y va?

La femme criant toujours, les camarades l'enfermèrent dans un cercle. Elle déchirait les bourgerons, pinçait et mordait. Deux terrassiers lui tinrent les poings.

Les combattants se carrèrent, l'outil levé. L'homme au loup abattit sa pioche. Le gars sauta de côté. Le pic retombant rencontra le fer de la pioche, qui rendit un son clair. Puis ils tournèrent autour d'un monticule, sautant de ci, de là, frappant à côté, écumants. Ils enfonçaient à mi-jambes dans la terre rouge; l'homme au loup y laissa ses sabots. Le pic et la pioche se croisaient. Quelquefois des étincelles jaillissaient dans la nuit, quand les ferrures battaient le briquet.

Mais le gars avait de la moelle. Quoique l'autre eut de longs bras au bout desquels la pioche tournoyait, terrible, du pic il parait les coups de tête et envoyait de furieux revers dans les jambes.

L'homme au loup abattit sa pioche en terre et leva les bras.

—J'vas prendre mes galoches, dit-il. On a la chemise trempée.


Le loup.


T'es un gars solide. J'te fais pardon et excuse, moi. La Limande.

En se retournant, il passa dans le cercle des carriers et regarda la femme sous le nez. Alors il cria un coup et sauta de nouveau sur sa pioche en hurlant:

—Ah! le paillasson! Ah! tu m'as gamellé! Je te reconnais bien: je vas te crever ton homme!

La femme tomba en arrière, les yeux blancs. Ses bras raidis se collèrent aux hanches, son cou gonfla; et elle battait alternativement le sol de ses deux tempes.

Le gars «moëlleux» avait repris sa parade. Mais l'homme au loup attaquait avec fureur. Les fers heurtés tintaient.

Et le carrier maigre criait:

—C'est le trou sanguin ici. Tu y passeras. À toi ou à moi, il faut qu'on y cloue le chêne. T'es venu pour acheter ma tête, avec ta poule. Tu entends, cette femme-là, elle est à moi, à moi seul. Je veux l'emplâtrer après que je t'aurai tombé. Je l'habillerai de noir.

Et le gars à la femme disait, parmi les ahans du pic:

—Grand cadavre, viens donc que je te défonce. Viens la prendre, ma femme, vilain masque. T'es trop vioque pour me ceinturer!

Comme il l'appelait «vieux», son pic se ficha dans le crâne de l'homme maigre. Le fer grinça sur la toile du loup, qui glissa et tomba. Le carrier s'abattit en arrière, son grand nez au vent, ses moustaches grises frissonnantes. Sur le calot noir, une tache rouge s'agrandissait, suintant par le trou du front.

Tous les travailleurs crièrent:

—Holà!

La femme se roule vers le bruit, et, rampante, vint regarder l'homme démasqué. Quand elle eut vu le profil maigre, elle pleura:

—T'as tué ton daron, mon homme, t'as tué ton daron!

Dans la minute, ils furent sur leurs pieds et s'enfuirent vers la nuit, laissant derrière eux la ligne sanglante de la carrière.


CONTE DES ŒUFS

Il était une fois un bon petit roi (n'en cherchez plus—l'espèce est perdue) qui laissait son peuple vivre à sa guise: il croyait que c'était un excellent moyen de le rendre heureux. Et lui-même vivait à la sienne, pieux, débonnaire, n'écoutant jamais ses ministres, puisqu'il n'en avait pas, et tenant conseil seulement avec son cuisinier, homme d'un grand mérite, et avec un vieux magicien qui lui tirait les cartes pour le désennuyer. Il mangeait peu, mais bien; ses sujets faisaient de même; rien ne troublait leur sérénité; chacun était libre de couper son blé en herbe, de le laisser mûrir, ou de garder le grain pour les prochaines semailles. C'était vraiment là un roi philosophe, qui faisait de la philosophie sans le savoir; et ce qui montre bien qu'il était sage sans avoir appris la sagesse, c'est le cas très merveilleux où il pensa se perdre, et son peuple avec lui, pour avoir voulu s'instruire dans les saines maximes.

Il advint qu'une année, vers la lin du carême, ce bon roi fit venir son maître d'hôtel, qui avait nom Fripesaulcetus ou quelque chose d'approchant, afin de le consulter sur une grave question. Il s'agissait de savoir ce que Sa Majesté mangerait le dimanche de Pâques.

—Sire, dit le ministre de l'intérieur du monarque, vous ne pouvez faire autrement que de manger des œufs.

Or les évêques de ce temps-là avaient meilleur estomac que ceux d'aujourd'hui, en sorte que le carême était fort sévère dans tous les diocèses du royaume. Le bon roi n'avait donc guère mangé que des œufs pendant quarante jours. Il fit la moue et dit:

—J'aimerais mieux autre chose.

—Mais, sire, dit le cuisinier, qui était bachelier ès lettres, les œufs sont un manger divin. Savez-vous bien qu'un œuf contient la substance d'une vie tout entière? Les Latins croyaient même que c'était le résumé du monde. Ils ne remontaient jamais au déluge—mais ils parlaient de reprendre les choses à l'œuf, ab ovo. Les Grecs disaient que l'univers naquit d'un œuf pondu parla Nuit aux ailes noires; et Minerve sortit tout armée du crâne de Jupiter, à la façon d'un poulet qui crèverait à coups de bec la coquille d'un œuf trop avancé. Je me suis souvent demandé, pour ma part, si notre terre n'était pas simplement un gros œuf, dont nous habitons la coque; voyez combien cette théorie s'accommoderait avec les données de la science moderne: le jaune de cet œuf gigantesque ne serait autre que le feu central, la vie du globe.

—Je me moque de la science moderne, dit le roi: mais je voudrais varier mes repas.

Sire, dit le ministre Fripesaulcetus, rien n'est plus facile. Il est nécessaire que vous mangiez des œufs à Pâques; c'est une manière de symboliser la résurrection de Notre-Seigneur. Mais nous savons dorer la pilule. Les voulez-vous durs, brouillés, en salade, en omelette au rhum, au truffes, aux croûtons, aux lines herbes, aux pointes d'asperges, aux haricots verts, aux confitures, à la coque, à l'étouffée, cuits sous la cendre, pochés, mollets, battus, à la neige, à la sauce blanche, sur le plat, en mayonnaise, chaperonnés, farcis? voulez-vous des œufs de poule, de canard, de faisan, d'ortolan, de pintade, de dindon, de tortue? désirez-vous des œufs de poisson, du caviar à l'huile, avec une vinaigrette? faut-il commander un œuf d'autruche (c'est un repas de sultan) ou de roc (c'est un festin de génie des Mille et une Nuits), ou bien tout simplement de bons petits œufs frits à la poêle, ou en gâteau avec une croûte dorée, hachés menu avec du persil et de la ciboule, ou liés avec de succulents épinards? aimez-vous mieux les humer crus, tout tièdes?—ou enfin daignerez-vous goûter un sublimé nouveau de ma composition où les œufs ont si bon goût, qu'on ne les reconnaît plus,—c'est d'un délicat, d'un éthéré,—une vraie dentelle....

—Rien, rien, dit le roi. Il me semble que vous m'avez dit là, si je ne me trompe, quarante manières d'accommoder les œufs. Mais je les connais, mon cher Fripesaulcetus—vous me les avez fait goûter pendant tout le carême. Trouvez-moi autre chose. Le ministre, désolé, voyant que les affaires de l'intérieur allaient si mal, se frappa le front pour chercher une idée—mais ne trouva rien.

Alors le roi, maussade, fit appeler son magicien. Le nom de ce savant était Nébuloniste, si j'ai bonne mémoire; mais le nom ne fait rien à l'affaire. C'était un élève des mages de la Perse; il avait digéré tous les préceptes de Zoroastre et de Chakyâmouni, il était remonté au berceau de toutes les religions et s'était pénétré de la morale suprême des gymnosophistes. Mais il ne servait ordinairement au roi qu'à lui tirer les cartes.

—Sire, dit Nébuloniste, il ne faut faire apprêter vos œufs d'aucune des manières qu'on vous a dites; mais vous pouvez les faire couver.

—Parbleu, répondit le roi, voilà une bonne idée: au moins je n'en mangerai pas. Mais je ne vois pas bien pourquoi.

—Grand roi, dit Nébuloniste, permettez-moi de vous conter un apologue.

—À merveille, répondit le monarque, j'adore les histoires, mais je les aime claires. Si je ne comprends pas, puisque tu es magicien, tu me l'expliqueras. Commence donc.

—Un roi du Népal, dit Nébuloniste, avait trois filles. La première était belle comme un ange; la seconde avait de l'esprit comme un démon; mais la troisième possédait la vraie sagesse. Un jour qu'elles allaient au marché pour s'acheter des cachemires, elles quittèrent la grande route et prirent un chemin de traverse par les rizières qui tapissent les rives du fleuve.

Le soleil passait obliquement entre les épis penchés et les moustiques dansaient une ronde parmi ses rayons. À d'autres endroits les hautes herbes entrelacées formaient des bosquets où flottait une ombre délicieuse. Les trois princesses ne purent résister au plaisir de se nicher dans l'un d'eux: elles s'y blottirent, causèrent quelque temps en riant, et finirent par s'endormir toutes trois, lassées par la chaleur. Comme elles étaient de sang royal, les crocodiles qui prenaient le frais au ras de l'eau, sous les glaives ondulés des épis trempés dans la rivière, n'eurent garde de les déranger. Ils venaient seulement les regarder de temps en temps et avançaient leur mufle de corne brune pour les voir dormir. Tout à coup ils replongèrent sous l'eau bleue, avec un grand clapotement, ce qui réveilla les trois sœurs en sursaut.


Le contes des œufs.


Elles aperçurent alors devant elles une petite vieille ratatinée, toute ridée, toute cassée, qui trottinait en sautillant, appuyée sur une canne à béquille. Elle portait un panier couvert d'une toile blanche.

—Princesses, dit-elle d'une voix chevrotante, je suis venue pour vous faire un cadeau. Voici trois œufs entièrement semblables; ils contiennent le bonheur qui vous est réservé dans votre vie; chacun d'eux en renferme une égale quantité; le difficile, c'est de le tirer de là.

Disant ces mots, elle découvrit son panier, et les trois princesses virent en se penchant trois grands œufs d'une blancheur immaculée, reposant sur un lit de foin parfumé. Quand elles relevèrent la tête, la vieille avait disparu.

Elles n'étaient pas fort surprises; car l'Inde est un pays de sortilèges. Chacune prit donc son œuf et s'en revint au palais en le portant soigneusement dans le pan relevé de son voile, rêvant à ce qu'il en fallait faire.

La première s'en alla droit à la cuisine, où elle prit une casserole d'argent. «Car, se disait-elle, je ne puis rien faire de mieux que de manger mon œuf. Il doit être excellent.» Elle le prépara donc suivant une recette hindoue et le savoura au fond de son appartement. Ce moment fut exquis; elle n'avait rien goûté d'aussi divinement bon; jamais elle ne l'oublia.

La seconde prit dans ses cheveux une longue épingle d'or dont elle perça deux petits trous aux deux bouts de l'œuf. Puis elle y souffla si bien quelle le vida et le suspendit à une cordelette de soie. Le soleil passait à travers la coque transparente, qu'il irisait de ses sept couleurs; c'était un scintillement, un chatoiement continuels; à chaque seconde la coloration changeait et on avait devant les yeux un nouveau spectacle. La princesse se perdit dans cette contemplation et y trouva une joie profonde.

Mais la troisième se souvint qu'elle avait une poule de faisant qui couvait justement. Elle fut à la basse-cour glisser doucement son œuf parmi les autres; et, le nombre de jours voulu s'étant écoulé, il en sortit un oiseau extraordinaire, coiffé d'une huppe gigantesque, aux ailes bariolées, à la queue parsemée de taches étincelantes. Il ne tarda pas à pondre des œufs semblables à celui d'où il était né. La sage princesse avait ainsi multiplié ses plaisirs, parce qu'elle avait su attendre.

La vieille n'avait d'ailleurs pas menti. L'aînée des trois sœurs s'éprit d'un prince beau comme le jour, et l'épousa. Il mourut bientôt; mais elle se contenta d'avoir trouvé dans cette vie un moment de bonheur.

La puînée chercha ses plaisirs dans les beaux-arts et les travaux de la pensée. Elle composa des poèmes et sculpta des statues; son bonheur était ainsi continuellement devant elle, et elle put en jouir jusqu'au jour de sa mort.

La cadette fut une sainte qui sacrifia toutes les distractions de cette vie aux joies du Paradis. Elle ne réalisa aucune de ses espérances dans ce monde passager afin de les laisser éclore dans l'existence future, qui est, comme vous le savez, éternelle.

Là-dessus, Nébuloniste se tut. Le roi, pensif, réfléchit longtemps. Puis sa figure s'éclaira, et il s'écria d'un ton joyeux:

—Voilà qui est merveilleux; mais ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que j'ai compris du premier coup. Cela veut dire qu'il faut mettre couver mes œufs.

Le grand magicien s'inclina devant la sagacité du roi, et tous les courtisans battirent des mains. Les gazettes ne manquèrent pas de vanter l'esprit de Sa Majesté qui avait ainsi démêlé la morale d'un profond apologue.

La conséquence fut que le bon roi ne voulut pas être le seul heureux. Il s'enferma pendant trois heures et élucubra le premier décret de son règne. De par tout le royaume il était désormais interdit de manger des œufs. On les ferait couver. Le bonheur des sujets serait assuré inévitablement de cette manière. Des peines sévères sanctionnaient l'exécution de la loi.

Le premier inconvénient du nouveau régime fut que le roi, occupé contre son habitude des affaires du royaume, en perdit la tête et oublia de commander son déjeuner pour le dimanche de Pâques. Il le regretta bien ce jour-là.

Puis il y eut aussitôt des hommes politiques pour commenter le décret. L'apologue de Nébuloniste s'était répandu par les journaux et l'on vit dans la loi du prince un mythe ingénieux qui commandait aux hommes de vivre en cénobites. Le pauvre roi se trouva ainsi avoir établi, sans le savoir, une religion d'État.

Ce furent alors de grandes querelles dans le royaume. Beaucoup d'hommes préfèrent trouver leur bonheur dans ce monde que dans l'autre; ceux-là firent la guerre à ceux qui voulaient faire couver leurs œufs. Le pays fut ensanglanté, et le bon roi s'arrachait les cheveux.

Son cuisinier le tira de peine bien ingénieusement et prit du coup sa revanche sur le magicien. Il lui conseilla de faire couver tous ses œufs, puisqu'il ne voulait pas les manger,—mais de laisser ses sujets, comme auparavant, libres de ne pas être heureux. Tout heureux de cette solution, le roi décora son ministre et révoqua son unique décret.

Mais les couveurs d'œufs ne furent point contents. Comme ils ne pouvaient plus faire des prosélytes de par la loi, ils émigrèrent du royaume, où on ne les laissa jamais rentrer. Ils parcoururent alors l'univers entier, où, depuis, ils ont forcé bien des gens à être heureux dans l'autre monde. Quant au roi, il finit par s'ennuyer de sa nouvelle vie; il prit exemple sur ses sujets, et le malin Fripesaulcetus acheva de le déconvertir en lui servant, l'année suivante, des œufs accommodés à la quarante et unième manière pour terminer le carême—des œufs rouges.


LE ROI AU MASQUE D'OR

Le roi masqué d'or se dressa du trône noir où il était assis depuis des heures, et demanda la cause du tumulte. Car les gardes des portes avaient croisé leurs piques et on entendait sonner le fer. Autour du brasier de bronze s'étaient dressés aussi les cinquante prêtres à droite et les cinquante bouffons à gauche, et les femmes en demi-cercle devant le roi agitaient leurs mains. La flamme rose et pourpre qui rayonnait par le crible d'airain du brasier faisait briller les masques des visages. À l'imitation du roi décharné, les femmes, les bouffons et les prêtres avaient d'immuables figures d'argent, de fer, de cuivre, de bois et d'étoffe. Et les masques des bouffons étaient ouverts par le rire, tandis que les masques des prêtres étaient noirs de souci. Cinquante visages hilares s'épanouissaient sur la gauche, et sur la droite cinquante visages tristes se renfrognaient. Cependant les étoiles claires tendues sur les têtes des femmes mimaient des figures éternellement gracieuses, animées d'un sourire artificiel. Mais le masque d'or du roi était majestueux, noble, et véritablement royal.

Or, le roi se tenait silencieux et semblable par ce silence à la race des rois dont il était le dernier. La cité avait été gouvernée jadis par des princes qui portaient le visage découvert; mais dès longtemps s'était levée une longue horde de rois masqués. Nul homme n'avait vu la face de ces rois, et même les prêtres ignoraient la raison du secret. Cependant l'ordre avait été donné, depuis les âges anciens, de couvrir les visages de ceux qui s'approchaient de la résidence royale; et cette famille de rois ne connaissait que les masques des hommes.

Et tandis que les ferrures des gardes de la porte frémissaient et que leurs armes sonores retentissaient, le roi les interrogea d'une voix grave:

—Qui ose me troubler, aux heures où je siège parmi mes prêtres, mes bouffons et mes femmes!

Et les gardes répondirent, tremblants:

—Roi très impérieux, masqué d'or, c'est un homme misérable, vêtu d'une longue robe; il paraît être de ces mendiants pieux qui errent par la contrée, et il a le visage découvert.

—Laissez entrer ce mendiant, dit le roi.

Alors celui des prêtres qui avait le masque le plus grave se tourna vers le trône et s'inclina:

—O roi, dit-il, les oracles ont prédit qu'il n'est pas bon pour ta race de voir les visages des hommes.

Et celui des bouffons dont le masque était crevé par le rire le plus large tourna le dos au trône et s'inclina:

—O mendiant, dit-il, que je n'ai pas encore vu, sans doute tu es plus roi que le roi au masque d'or, puisqu'il est interdit de te regarder.

Et celle des femmes dont la fausse figure avait le duvet le plus soyeux joignit ses mains, les écarta et les courba comme pour saisir les vases des sacrifices. Or, le roi, penchant ses yeux vers elle, craignait la révélation d'un visage inconnu.

Puis un désir mauvais rampa dans son cœur.

—Laissez entrer ce mendiant, dit le roi au masque d'or.

Et parmi la forêt frissonnante des piques, entre lesquelles jaillissaient les lames des glaives comme des feuilles éclatantes d'acier, éclaboussées d'or vert et d'or rouge, un vieil homme à la barbe blanche hérissée s'avança jusqu'au pied du trône, et leva vers le roi une figure nue où tremblaient des yeux incertains.

—Parle, dit le roi.

Le mendiant répliqua d'une voix forte:

—Si celui qui m'adresse la parole est l'homme masqué d'or, je répondrai, certes; et je pense que c'est lui. Qui oserait, avant lui, élever la voix? Mais je ne puis m'en assurer par la vue—car je suis aveugle. Cependant je sais qu'il y a dans cette salle des femmes, par le frottement poli de leurs mains sur leurs épaules; et il y a des bouffons, j'entends des rires; et il y a des prêtres, puisque ceux-ci chuchotent d'une façon grave. Or, les hommes de ce pays m'ont dit que vous étiez masqués; et toi, roi au masque d'or, dernier de ta race, tu n'as jamais contemplé des visages de chair. Écoute: tu es roi et tu ne connais pas les peuples. Ceux-ci sur ma gauche sont les bouffons—je les entends rire; ceux-ci sur ma droite sont les prêtres,—je les entends pleurer; et je perçois que les muscles des visages de ces femmes sont grimaçants.

Or, le roi se tourna vers ceux que le mendiant nommait bouffons, et son regard trouva les masques noirs de souci des prêtres; et il se tourna vers ceux que le mendiant nommait prêtres, et son regard trouva les masques ouverts de rire des bouffons; et il baissa les yeux vers le croissant de ses femmes assises, et leurs visages lui semblèrent beaux.

—Tu mens, homme étranger, dit le roi; et tu es toi-même le rieur, le pleureur, et le grimaçant; car ton horrible visage, incapable de fixité, a été fait mobile afin de dissimuler. Ceux que tu as désignés comme les bouffons sont mes prêtres, et ceux que tu as désignés comme les prêtres sont mes bouffons. Et comment pourrais-tu juger, toi dont la figure se plisse à chaque parole, de la beauté immuable de mes femmes?

—Ni de celle-là, ni de la tienne, dit le mendiant à voix basse, car je n'en puis rien savoir, étant aveugle, et toi-même tu ne sais rien ni des autres ni de ta personne. Mais je suis supérieur à toi en ceci: je sais que je ne sais rien. Et je puis conjecturer. Or, peut-être que ceux qui te paraissent des bouffons pleurent sous leur masque; et il est possible que ceux qui te semblent des prêtres aient leur véritable visage tordu par la joie de te tromper; et tu ignores si les joues de tes femmes ne sont pas couleur de cendre sous la soie. Et toi-même, roi masqué d'or, qui sait si tu n'es pas horrible malgré ta parure?

Alors celui des bouffons qui avait la plus large bouche fendue de gaieté poussa un ricanement semblable à un sanglot; et celui des prêtres qui avait le front le plus sombre dit une supplication pareille à un rire nerveux, et tous les masques des femmes tressaillirent.

Et le roi à la figure d'or fit un signe. Et les gardes saisirent par les épaules le vieil homme à la figure nue et le jetèrent par la grande porte de la salle.

La nuit se passa et le roi fut inquiet pendant son sommeil. Et le matin il erra par son palais, parce qu'un désir mauvais avait rampé dans son cœur. Mais ni dans les salles à coucher, ni dans la haute salle dallée des festins, ni dans les salles peintes et dorées des fêtes, il ne trouva ce qu'il cherchait. Dans toute l'étendue de la résidence royale il n'y avait pas un miroir. Ainsi l'avait fixé l'ordre des oracles et l'ordonnance des prêtres depuis de longues années.

Le roi sur son trône noir ne s'amusa pas des bouffons et n'écouta pas les prêtres et ne regarda pas ses femmes: car il songeait à son visage.

Quand le soleil couchant jeta vers les fenêtres du palais la lumière de ses métaux sanglants, le roi quitta la salle du brasier, écarta les gardes, traversa rapidement les sept cours concentriques fermées de sept murailles étincelantes, et sortit obscurément dans la campagne par une basse poterne.

Il était tremblant et curieux. Il savait qu'il allait rencontrer d'autres visages, et peut-être le sien. Dans le fond de son âme, il voulait être sur de sa propre beauté. Pourquoi ce misérable mendiant lui avait-il glissé le doute dans la poitrine?

Le roi au masque d'or arriva parmi les bois qui cerclaient la berge d'un fleuve. Les arbres étaient vêtus d'écorces polies et rutilantes. Il y avait des fûts éclatants de blancheur. Le roi brisa quelques rameaux. Les uns saignaient à la cassure un peu de sève mousseuse, et l'intérieur restait marbré de taches brunes; d'autres révélaient des moisissures secrètes et des fissures noires. La terre était sombre et humide sous le tapis varicolore des herbes et des petites fleurs. Le roi retourna du pied un gros bloc veiné de bleu, dont les paillettes miroitaient sous les derniers rayons; et un crapaud en poche molle s'échappa de la cachette vaseuse avec un tressaut effaré.

À la lisière du bois, sur la couronne de la berge, le roi, émergeant des arbres, s'arrêta, charmé. Une jeune fille était assise sur l'herbe; le roi voyait ses cheveux tordus en hauteur, sa nuque gracieusement courbée, ses reins souples qui faisaient onduler son corps jusqu'aux épaules; car elle tournait entre deux doigts de sa main gauche un fuseau très gonflé, et la pointe d'une quenouille épaisse s'effilait près de sa joue.

Elle se leva, interdite, montra son visage, et, dans sa confusion, saisit entre ses lèvres les brins du fil qu'elle pétrissait. Ainsi ses joues semblaient traversées par une coupure de nuance pâle.

Quand le roi vit ces yeux noirs agités, et ces délicates narines palpitantes, et ce tremblement des lèvres, et cette rondeur du menton descendant vers la gorge caressée de lumière rose, il s'élança, transporté, vers la jeune fille et prit violemment ses mains.

—Je voudrais, dit-il, pour la première fois, adorer une figure nue; je voudrais ôter ce masque d'or, puisqu'il me sépare de l'air qui baise ta peau; et nous irions tous deux émerveillés nous mirer dans le fleuve.

La jeune fille toucha avec surprise du bout des doigts les lames métalliques du masque royal. Cependant le roi défit impatiemment les crochets d'or; le masque roula dans l'herbe, et la jeune fille, tendant les mains sur ses yeux, jeta un cri d'horreur.

L'instant d'après elle s'enfuyait parmi l'ombre du bois en serrant contre son sein sa quenouille emmaillotée de chanvre.

Le cri de la jeune fille retentit douloureusement au cœur du roi. Il courut sur la berge, se pencha vers l'eau du fictive, et de ses propres lèvres jaillit un gémissement rauque. Au moment où le soleil disparaissait derrière les collines brunes et bleues de l'horizon, il venait d'apercevoir une face blanchâtre, tuméfiée, couverte d'écailles, avec la peau soulevée par de hideux gonflements, et il connut aussitôt, au moyen du souvenir des livres, qu'il était lépreux.

La lune, comme un masque jaune aérien, montait au-dessus des arbres. On entendait parfois un battement d'ailes mouillées au milieu des roseaux. Une traînée de brume flottait au fil du fleuve. Le miroitement de l'eau se prolongeait à une grande distance et se perdait dans la profondeur bleuâtre. Des oiseaux à tête écarlate froissaient le courant par des cercles qui se dissipaient lentement.

Et le roi, debout, gardait les bras écartés de son corps, comme s'il avait le dégoût de se toucher.

Il releva le masque et le plaça sur son visage. Semblant marcher en rêve, il se dirigea vers son palais.

Il frappa sur le gong, à la porte de la première muraille, et les gardes sortirent en tumulte avec leurs torches, lis éclairèrent sa face d'or; et le roi avait le cœur étreint d'angoisse, pensant que les gardes voyaient sur le métal des écailles blanches. Et il traversa la cour baignée de lune; et sept fois il eut le cœur étreint de la même angoisse aux sept portes où les gardes portèrent les torches rouges à son masque d'or.

Cependant la peine croissait en lui avec la rage, comme une plante noire enroulée d'une plante fauve, lit les fruits sombres et troubles de la peine et de la rage vinrent sur ses lèvres, et il en goûta le suc amer.

Il entra dans le palais, et le garde à sa gauche tourna sur la pointe d'un pied, ayant l'autre jambe étendue, en se couronnant avec un cercle lumineux de son sabre; et le garde à sa droite tourna sur la pointe de l'autre pied, avant étendu sa jambe opposée, en se coiffant d'une pyramide éblouissante par de rapides tourbillons de sa masse diamantée.

Et le roi ne se souvint même pas que c'étaient les cérémonies nocturnes; mais il passa en frissonnant, ayant imaginé que les hommes d'armes voulaient abattre ou fendre sa hideuse tête gonflée.

Les halles du palais étaient désertes. Quelques torches solitaires brûlaient bas dans leurs anneaux. D'autres s'étaient éteintes et pleuraient des larmes froides de résine.

Le roi traversa les salles des fêtes où les coussins brodés de tulipes rouges et de chrysanthèmes jaunes étaient encore épars, avec des balanceuses d'ivoire et des sièges mornes d'ébène rehaussés d'étoiles d'or. Des voiles gommés et peints d'oiseaux à pattes diaprées, à bec d'argent, pendaient du plafond où s'enchâssaient des gueules de bêtes en bois de couleur. Il y avait des flambeaux de bronze verdâtre, faits d'une pièce, et percés de trous prodigieux laqués en rouge, où une mèche de soie écrue passait au centre de rondelles tassées d'un noir huileux. Il y avait des fauteuils longs, bas et cambrés, où on ne pouvait s'étendre sans que les reins fussent soulevés, comme portés par des mains. Il y avait des vases fondus de métaux presque transparents, et qui sonnaient sous le doigt d'une manière aiguë, comme s'ils étaient blessés.

À l'extrémité de la salle, le roi saisit une torchère d'airain qui dardait ses langues rouges dans les ténèbres. Les gouttelettes flamboyantes de résine s'abattirent en frémissant sur ses manches de soie. Mais le roi ne les remarqua pas. Il se dirigea vers une galerie haute, obscure, où la résine laissa un sillon parfumé. Là, aux parois coupées de diagonales croisées, on voyait des portraits éclatants et mystérieux: car les peintures étaient masquées et surmontées de tiares. Seulement le portrait le plus ancien, écarté des autres, représentait un jeune homme pâle, aux yeux dilatés d'épouvante, le bas du visage dissimulé par les ornements royaux. Le roi s'arrêta devant ce portrait et l'éclaira en soulevant la torchère. Puis il gémit et dit:

—Ô premier de ma race, mon frère, que nous sommes pitoyables!

Et il baisa le portrait sur les yeux.

Et devant la seconde figure peinte, qui était masquée, le roi s'arrêta et déchira la toile du masque en disant:

—Voilà ce qu'il fallait faire, mon père, second de ma race.

Et ainsi il déchira les masques de tous les autres rois de sa race, jusqu'à lui-même. Sous les masques arrachés, on vit la nudité sombre de la muraille.

Puis il arriva dans les salles des festins où les tables luisantes étaient encore dressées. Il porta la torchère au-dessus de sa tête, et des lignes pourpres se précipitèrent vers les coins. Au centre des tables était un trône à pieds de lion, sur lesquels s'affaissait une fourrure tachetée; des verreries semblaient amoncelées aux angles, avec des pièces d'argent poli et des couvercles percés d'or fumeux. Certains flacons miroitaient de lueurs violettes; d'autres étaient plaqués à l'intérieur avec de minces lames translucides de métaux précieux. Comme une terrible indication de sang, un éclat de la torchère fit scintiller une coupe oblongue, taillée dans un grenat, et où les échansons avaient coutume de verser le vin des rois. Et la lumière caressa aussi de vermeil un panier d'argent tressé où étaient rangés des pains ronds à croûte saine.

Et le roi traversa les salles des festins en détournant la tête.

—Ils n'ont pas eu honte, dit-il, de mordre sous leur masque dans le pain vigoureux, et de toucher le vin saignant avec leurs lèvres blanches! Où est celui qui, sachant son mal, interdit les miroirs de sa maison? Il est parmi ceux dont j'ai arraché les faux visages: et j'ai mangé du pain de son panier, et j'ai bu du vin de sa coupe....

On arrivait par une étroite galerie pavée de mosaïque aux salles à coucher, et le roi y glissa, portant devant lui sa torche sanglante. Un garde s'avança, saisi d'inquiétude, et sa ceinture d'anneaux larges flamboya sur sa tunique blanche; puis il reconnut le roi à sa face d'or et se prosterna.

D'une lampe d'airain suspendue au centre, une lumière pâle éclairait une double file de lits de parade; les couvertures de soie étaient tissées avec des filaments de nuances vieilles. Un tuyau d'onyx laissait couler des gouttes monotones dans un bassin de pierre polie.


Le roi au masque d'or.


D'abord le roi considéra l'appartement des prêtres; et les masques graves des hommes couchés étaient semblables pendant le sommeil et l'immobilité. Et, dans l'appartement des bouffons, le rire de leurs bouches endormies avait juste la même largeur. Et l'immuable beauté de la figure des femmes ne s'était pas altérée dans le repos; elles avaient les bras croisés sur la gorge, ou une main sous la tête, et elles ne paraissaient pas se soucier de leur sourire qui était aussi gracieux quand elles l'ignoraient.

Au fond de la dernière salle s'étendait un lit de bronze, avec des hauts reliefs de femmes courbées et de fleurs géantes. Les coussins jaunes y gardaient l'empreinte d'un corps agité. Là aurait dû reposer, dans cette heure de la nuit, le roi au masque d'or; là ses ancêtres avaient dormi pendant des années.

Et le roi détourna la tête de son lit:

—Ils ont pu dormir, dit-il, avec ce secret sur leur face, et le sommeil est venu les baiser au front, comme moi. Et ils n'ont pas secoué leur masque au visage noir du sommeil, pour l'effrayer à jamais. Et j'ai frôlé cet airain, j'ai touché ces coussins où s'abattaient jadis les membres de ces honteux....

Et le roi passa dans la chambre du brasier, où la flamme rose et pourpre dansait encore, et jetait ses bras rapides sur les murs. Et il frappa sur le grand gong de cuivre un coup si sonore qu'il y eut une vibration de toutes les choses métalliques d'alentour. Les gardes effrayés s'élancèrent mi-vêtus, avec leurs haches et leurs boules d'acier hérissées de pointes, et les prêtres parurent, endormis, laissant traîner leurs robes, et les bouffons oublièrent tous les bonds d'entrée sacramentels, et les femmes montrèrent au coin des portes leurs visages souriants.

Or le roi monta sur son tronc noir et commanda:

—J'ai frappé sur le gong afin de vous réunir pour une chose importante. Le mendiant a dit vrai. Vous me trompez tous ici. Ôtez vos masques.

On entendit frissonner les membres et les vêtements et les armes. Puis, lentement, ceux qui étaient là se décidèrent et découvrirent leurs visages.

Alors le roi au masque d'or se tourna vers les prêtres et considéra cinquante grosses faces rieuses avec de petits yeux collés par la somnolence: et, se tournant vers les bouffons, il examina cinquante figures hâves creusées par la tristesse avec des yeux sanguinolents d'insomnie; et, se baissant vers le croissant de ses femmes assises, il ricana,—car leurs visages étaient pleins d'ennui et de laideur et enduits de stupidité.

—Ainsi, dit le roi, vous m'avez trompé depuis tant d'années sur vous-mêmes et sur tout le monde. Ceux que je croyais sérieux et qui me donnaient des conseils sur les choses divines et humaines sont pareils à des outres ballonnées de vent ou de vin; et ceux dont je m'amusais pour leur continuelle gaieté étaient tristes jusqu'au fond du cœur; et votre sourire de sphinx, ô femmes, ne signifiait rien du tout! Misérables vous êtes! mais je suis encore le plus misérable d'entre vous. Je suis roi et mon visage parait royal. Or, en réalité, voyez: le plus malheureux de mon royaume n'a rien à m'envier.

Et le roi ôta son masque d'or. Et un cri s'éleva des gorges de ceux qui le voyaient; car la flamme rose du brasier illuminait ses écailles blanches de lépreux.

—Ce sont eux qui m'ont trompé—mes pères, je veux dire, cria le roi, qui étaient lépreux comme moi, et m'ont transmis leur maladie avec l'héritage royal. Ils m'ont abusé, et ils vous ont contraints au mensonge.

Par la grande baie de la salle, ouverte vers le ciel, la lune tombante montra son masque jaune.

—Ainsi, dit le roi, cette lune qui tourne toujours vers nous le même visage d'or a peut-être une autre face obscure et cruelle, ainsi ma royauté a été tendue sur ma lèpre. Mais je ne verrai plus l'apparence de ce monde, et je dirigerai mon regard vers les choses obscures. Ici, devant vous, je me punis de ma lèpre, et de mon mensonge, et ma race avec moi.

Le roi leva son masque d'or; et, debout sur le trône noir, parmi l'agitation et les supplications, il enfonça dans ses yeux les crochets latéraux du masque, avec un cri d'angoisse; pour la dernière fois, une lumière rouge s'épanouit devant lui, et un flot de sang coula sur son visage, sur ses mains, sur les degrés sombres du trône. Il déchira ses vêtements, descendit les marches en chancelant, et, écartant avec des tâtonnements les gardes muets d'horreur, il partit seul dans la nuit.

Or le roi lépreux et aveugle marchait dans la nuit. Il se heurta aux sept murailles concentriques de ses sept cours, et contre les arbres anciens de la résidence royale, et il se fit des plaies aux mains en touchant les épines des haies. Lorsqu'il entendit sonner ses pas, il connut qu'il était sur la grande route. Pendant des heures et des heures il marcha, sans même éprouver le besoin de prendre de la nourriture. Il savait qu'il était éclairé de soleil par la chaleur qui voilait son visage, et il reconnaissait la nuit au froid de l'obscurité. Le sang qui avait coulé de ses yeux arrachés couvrait sa peau d'une croûte noirâtre et sèche, Et, quand il eut marché longtemps, le roi aveugle se sentit las, et s'assit au bord de la route. Il vivait maintenant dans un monde obscur et ses regards étaient rentrés en lui-même.

Comme il errait dans cette plaine sombre des pensées, il entendit un bruit de clochettes. Aussitôt il se représenta le retour d'un troupeau de brebis à laine épaisse, mené par des béliers dont la queue grasse pendait à terre. Et il tendit les mains pour toucher la laine blanche, n'ayant point honte des animaux. Mais ses mains rencontrèrent d'autres mains tendres, et une voix douce lui dit:

—Pauvre homme aveugle, que veux-tu?

Et le roi reconnut la voix charmante d'une femme.

—Il ne faut pas me toucher, cria le roi. Mais où sont tes brebis?

Or la jeune fille qui se tenait devant lui était lépreuse, et à cause de cela portait des clochettes suspendues à ses vêtements. Mais elle n'osa pas l'avouer, et répondit en mentant:

—Elles sont un peu derrière moi.

—Où vas-tu ainsi? dit le roi aveugle.

—Je rentre, répondit-elle, à la cité des Misérables.

Alors le roi se souvint qu'il y avait, dans un endroit écarté de son royaume, un asile où se réfugiaient ceux qui avaient été repoussés de la vie pour leurs maladies ou leurs crimes. Ils existaient dans des huttes bâties par eux-mêmes ou enfermés dans des tanières creusées au sol. Et leur solitude était extrême.

Le roi résolut de se rendre dans cette cité.

—Conduis-moi, dit-il.

La jeune fille le saisit par le pan de sa manche.

—Laisse-moi te laver le visage, dit-elle; car le sang a coulé sur tes joues depuis une semaine peut-être.

Et le roi trembla, pensant quelle allait avoir horreur de sa lèpre et l'abandonner. Mais elle versa de l'eau de sa gourde et lava le visage du roi. Puis elle dit:

—Pauvre, comme tu as dû souffrir de l'arrachement de tes veux!

—Comme j'ai souffert avant, sans le savoir, dit le roi. Mais allons. Arriverons-nous ce soir à la cité des Misérables?

—Je l'espère, dit la jeune fille.

Et elle le reconduisit en lui parlant tendrement. Cependant le roi aveugle entendait les clochettes, et, se tournant, voulait caresser les brebis. Et la jeune fille craignait qu'il ne devinât sa maladie.

Or le roi était exténué de fatigue et de faim. Elle sortit un morceau de pain de son bissac et lui offrit sa gourde. Mais il refusa, craignant de souiller le pain et l'eau. Puis il demanda:

—Vois-tu la cité des Misérables?

—Pas encore, dit la jeune fille.

Et ils marchèrent plus loin. Elle cueillit pour lui du lotus bleu, et il le mâcha pour rafraîchir sa bouche. Le soleil s'inclinait vers les grandes rizières qui ondulaient à l'horizon.

—Voici l'odeur du repos qui monte vers moi, dit le roi aveugle. N'approchons-nous pas de la cité des Misérables?

—Pas encore, dit la jeune fille.

Et, comme le disque sanglant du soleil tranchait encore le ciel violet, le roi se pâma de lassitude et d'inanition. À l'extrémité de la route tremblait une mince colonne de fumée parmi des toitures d'herbages. La brume des marais flottait autour.

—Voici la cité, dit la jeune fille; je la vois.

—J'entrerai seul dans une autre, dit le roi aveugle. Je n'avais plus qu'un désir; j'aurais voulu reposer mes lèvres sur les tiennes, afin de me rafraîchir à ta figure qui doit être si belle. Mais je t'aurais souillée, puisque je suis lépreux.

Et le roi s'évanouit dans la mort.

Et la jeune fille éclata en sanglots, voyant que le visage du roi aveugle était pur et limpide, et sachant bien qu'elle-même avait craint de le souiller.

Or de la cité des Misérables s'avança un vieux mendiant à la barbe hérissée, dont les yeux incertains tremblaient.

—Pourquoi pleures-tu? dit-il.

Et la jeune fille lui dit que le roi aveugle était mort, après avoir eu les yeux arrachés, pensant être lépreux.

—Et il n'a point voulu me donner le baiser de paix, dit-elle, afin de ne pas me souiller; et c'est moi qui suis véritablement lépreuse à la face du ciel.

Et le vieux mendiant lui répondit:

—Sans doute le sang de son cœur qui avait jailli par ses yeux avait guéri sa maladie. Et il est mort, pensant avoir un masque misérable. Mais, à cette heure, il a déposé tous les masques, d'or, de lèpre, et de chair.


TABLE

La flûte
La Cité Dormante
Béatrice
Arachné
Bargette
Jeanie
Bûchette
Cruchette
La Vendeuse d'Ambre
La Fille du Moulin
Blanche la Sanglante
Le Papier Rouge
Le Loup
Conte des Œufs
Le Roi au Masque d'Or


Illustrations

Tryptich
Frontispiece
Pl. 01—La flute
Pl. 02—Béatrice
Pl. 03—Arachné
Pl. 04—Bargette
Pl. 05—Jeanie
Pl. 06—Bûchette
Pl. 07—Cruchette
Pl. 08—La Vendeuse d'Ambre
Pl. 09—La Fille du Moulin
Pl. 10—Blanche la Sanglante
Pl. 11—Le Papier Rouge
Pl. 12—Le Papier Rouge
Pl. 13—Le Loup
Pl. 14—Conte des Œufs
Pl. 15—Le Roi au Masque d'Or