The Project Gutenberg eBook of Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon

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Title: Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon

Author: Amédée Bouis

Release date: July 7, 2018 [eBook #57449]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE WHIP-POOR-WILL, OU, LES PIONNIERS DE L'ORÉGON ***

LE
WHIP-POOR-WILL

OU LES
PIONNIERS DE L'ORÉGON

Par M. AMÉDÉE BOUIS
(AMÉRICAIN)

PARIS.
AU COMPTOIR DES IMPRIMEURS-UNIS
—COMON ET Cie
15, quai Malaquais.

1847

Paris.—Imprim. de Lacour, rue St.-Hyacinthe-St.-Michel, 33.

PRÉFACE.

Notre ami, M. Bouis, fraîchement en cette ville, arrive de l'Amérique, en trois quaraques et un brigantin, tout exprès pour nous parler… plus ou moins français, et publie une Nouvelle ayant pour titre le «Whip-Poor-Will1, ou les pionniers de l'Orégon.» L'Auteur, comme il le dit lui-même, «est un barbare qui veut s'essayer dans la langue des Romains…» «Que ce monsieur le Huron est intéressant!2» Nous ne voulons pas dire que l'ouvrage de M. Bouis soit parfait; non; les éloges de l'amitié seraient suspects; l'auteur n'a pas oublié qu'il écrivait en France, en français et pour des Français qu'il estime sincèrement (toujours comme son compatriote le Huron… quand ils ne font pas trop de questions…) Les Français penchent pour l'orateur ou l'écrivain qui fatigue le moins leur attention… Le livre de M. Bouis est un hommage rendu par un étranger à notre langue. Un Anglais débarqua en Égypte, jeta un coup d'œil sur les Pyramides… et retourna à Londres très satisfait; apparemment nous sommes plus sociables que ces braves Égyptiens; d'abord nous n'avons pas la peste, terrible garde-côte!… Il y a des mauvais plaisants qui prétendent que nous avons mieux que cela;… au fait, après les derniers scandales… mais chut!… on m'entend!… (Gardez-vous d'enseigner, à ces nouveaux sénateurs, le chemin du sénat3. L'auteur, pour nous consoler sans doute, nous rappelle ce joli mot de Voltaire: «Il faut bien que les Français vaillent quelque chose puisque les étrangers viennent encore s'instruire chez eux4.» Ainsi, messieurs, ne soyons pas trop exigeants; d'ailleurs nous n'en avons pas le droit, s'il en faut juger par tant d'ouvrages insipides et mal écrits qu'on imprime aujourd'hui. Cependant M. Amédée Bouis sera très reconnaissant des bons avis qu'on voudra bien lui donner… quoiqu'en dise l'abbé de Saint-Yves, qui prétendait que «donner des conseils à un Huron était chose inutile, vu qu'un homme qui n'était point né en Bretagne ne pouvait avoir le sens commun5

[1] Prononcez: Ouip-Por-Ouil.

[2] Exclamation de la maîtresse de la maison dans l'Ingénu, roman de Voltaire.

[3] Ne quis senatori novo curiam monstrare velit. Suétone, Vie de César.

[4] Voyez la Correspondance de Voltaire: le célèbre écrivain parle de Bolingbroke, et dit: (les étrangers de distinction).

[5] Voy. l'Ingénu, par Voltaire.

Mais en usant librement de notre droit de critique, n'oublions pas que la forme, dont nous nous soucions si peu aujourd'hui, est le grand écueil pour l'étranger qui écrit notre langue. Aussi M. Bouis, qui est tout-à-fait à l'aise dans le récit et les descriptions, est lourd dans le dialogue; cela s'explique; il craint d'être vulgaire et trivial, et devient doctime et pesant. Les Anglais (et les Américains par conséquent) écrivent comme ils parlent; la langue anglaise est si riche, si énergique, et souffre tant d'inversions et de compositions de termes, qu'on la manie comme l'on veut… Mais nous autres Français, nous avons deux langues; une langue parlée, simple et élégante (quand elle est bien parlée) et une langue écrite, châtiée, prude et travaillée… L'ouvrage de M. Bouis est, en quelque sorte, une invitation qu'il nous envoie de venir visiter les forêts de l'Amérique; il s'offre lui-même pour nous guider dans les déserts de l'Ouest; mais avant de s'y élancer, il croit devoir conjurer les mânes des guerriers sauvages; écoutons:

«Il y a deux siècles, les tribus atlantiques résistèrent aux premiers colons, et les troublèrent longtemps dans la jouissance de leur conquête; les territoires de l'Ouest furent le théâtre de longs désordres, de croisements, de chocs multipliés entre ces peuplades errantes; aujourd'hui elles se retranchent dans les montagnes ou s'entourent de vastes déserts pour plus de sûreté; mais elles doivent disparaître devant le génie supérieur des Européens, race d'hommes admirablement organisés, race active, infatigable, amie de l'indépendance et des hazards: ce sont les futurs conquérants de l'Ouest… Passez, peuples sauvages!… car elle passa aussi la puissance de cette Rome si fière et si dédaigneuse!… elle se vit dépossédée, dans la suite des siècles, du rôle qui faisait sa gloire! les fils d'Arminius, jadis domptés par César, et conviés à la ruine de la ville éternelle, allèrent jusque dans le Capitole lui arracher le flambeau de la vie!… Elle passa aussi la puissance de ce despote «pour qui le monde s'étendit afin de lui procurer un nouveau genre de grandeur6.» Ses soldats fanatiques vous harcelaient jusque dans vos derniers refuges, séjour d'innocence et de paix!… Passez, vous qui n'avez point cultivé les arts et qui n'avez point fatigué la terre du poids de ces fastueux monuments cimentés par les larmes et le sang des malheureux!… Passez, peuples sauvages!… telle est votre destinée!… les vents du désert doivent effacer vos traces, car pour vous doivent s'accomplir les paroles du prophète: «Nous mourrons tous, et nous nous écoulerons sur la terre comme des eaux qui ne reviennent plus7

[6] Expression de Montesquieu en parlant de Charles-Quint.

[7] Bible, les Rois.

Le deuxième chapitre du livre (le camp d'Aaron) est écrit avec une grande simplicité de style. L'ouvrage de M. Bouis, comme les écrits de son compatriote, M. Fenimore Cooper, est d'une parfaite moralité; on y respire je ne sais quoi de pudique et d'attrayant, je ne sais quel parfum de vertu. Nous écoutons avec attendrissement les conseils du vieux pionnier, Aaron Percy, à sa jeune famille; il les encourage et leur parle de fermes, récoltes, etc. La petite Jenny est âgée de dix ans, eh bien! elle est déjà bonne ménagère; elle sait qu'en telle saison, telle nourriture convient mieux aux moutons et aux chèvres. Il y a dans ce chapitre un petit tableau champêtre exquis… En un mot, Percy parle à ses enfants comme à des hommes; tout cela nous semble bizarre, à nous autres Français; nous n'aimons pas qu'on entretienne les enfants d'intérêts matériels et qu'on leur fasse tant songer au pot-au-feu: ce qu'il faut à la jeunesse, c'est la poésie, ce sont les nobles sentiments, c'est le dogme de la famille et de la fraternité humaine; soyons vieux le plus tard possible… Mais enfin M. Amédée Bouis a dû peindre les choses comme elles sont; les Américains sont prosaïques et se lancent de bonne heure dans les affaires: «Droit au solide allait Bartholomée.» Faisons la réflexion de la perdrix chez les coqs: «Ce sont leurs mœurs, dit-elle; Jupiter, sur un seul modèle, n'a pas formé tous les peuples…» N'oublions pas qu'Aaron Percy n'ose promettre la main de sa fille à son jeune lieutenant avant de l'avoir consultée, mais il ajoute: «Je doute cependant que Julia refuse… l'annexion.» Le mot fera fortune en Amérique…

Le récit des aventures maritimes du jeune Frémont-Hotspur, occupe une grande partie du troisième chapitre; l'auteur nous fait assister à une pêche de la baleine et à un combat entre un matelot et un requin. Dans le quatrième chapitre, le vieux chasseur, Daniel Boon, et un jeune sauvage natchez, le dernier de sa tribu, conduisent les fils de la civilisation à la conquête de nouvelles terres; ils s'élancent ensemble dans les Prairies de l'Ouest, où ils doivent rencontrer plus tard la première caravane (les pionniers en waggons), sous les ordres d'Aaron Percy. Respirons un moment; non pas; ce sont alertes continuelles; le voyageur doit être constamment sur le qui-vive. «Il me semble toujours entendre cette sommation, plus ou moins respectueuse, des Arabes-Bédouins à ceux qu'ils poursuivent: eschlah! eschlah! (dépouille-toi! dépouille-toi!)» dit un marin gascon, ex-capitaine de corvette, qui fait partie de l'expédition…). Les pionniers aperçoivent des squelettes qui blanchissent au grand air, ce qui les rassure peu; Daniel Boon, le guide, parle de ces scènes de carnage avec un sang-froid qui fait dresser les cheveux sur la tête. Il exagère un peu les dangers de la route, tant pour aguerrir ses compagnons que pour se venger de leurs critiques anticipées.

Dans le chapitre cinquième, nous assistons à un combat entre deux serpents; l'un d'eux (le serpent à sonnettes) a charmé un oiseau, qui, à son tour, est peu charmé de l'honneur que lui fait le reptile en le croquant. Le serpent noir est vainqueur du serpent à sonnettes; les sauvages se disposent à immoler le premier à leur rage,

«Lorsqu'un milan aperçoit le reptile du haut de la nue, fond sur lui et l'enlève; le serpent fait mille ondulations pour se dégager; le milan, accablé sous le poids, presse son vol; mais un aigle habite aussi ces lieux: comme le lion, le roi des oiseaux est né pour les combats, et se déclare l'ennemi de toute société; voyez-le perché sur le faîte de ce sycomore; les petits oiseaux piaillent à ses côtés; mais il est magnanime; il les dédaigne pour sa proie, étend ses grandes ailes comme pour montrer sa puissance, et méprise leurs insultes. De sa vue perçante, il mesure l'espace, et découvre l'oiseau chasseur fier de son butin; il y a longtemps que ce milan l'importune de ses cris, il le faut châtier, l'insolent!… Le puissant oiseau quitte sa retraite et poursuit son ennemi; ce combat est digne d'être vu; c'est alors que l'art de voler est déployé dans toutes ses combinaisons possibles; la fureur de l'aigle est au comble; il pousse des cris effrayants, mais sa vélocité est admirablement combattue, et souvent rendue inutile par les ondulations soudaines et la descente précipitée du milan; l'aigle déploie toute sa tactique et l'attaque avec un art merveilleux dans les endroits les plus sensibles; tantôt il voltige devant son adversaire et l'arrête; mais le milan plonge et l'évite; l'aigle fond sur lui et le frappe de son bec recourbé; les cris du milan annoncent sa défaite; il résiste quelque temps encore et lâche enfin sa proie, que l'aigle saisit avec une adresse surprenante, avant qu'elle n'atteigne le sol.»

Dans le huitième chapitre, l'Auteur nous fait assister à un combat, décrit avec une égale rapidité de style:

«Après un moment d'hésitation, le capitaine Bonvouloir pénètre une seconde fois dans le taillis; il était à cheval, avantage immense pour l'ours; le marin l'aborde; l'ours montre les dents, écume et pousse un cri de rage; le cheval, effrayé, se cabre; l'ours profite de la position, se précipite furieux sur l'animal rétif et lui ouvre le poitrail de ses griffes; le capitaine lui porte un coup de tomahawk sur la tête et l'étourdit; l'animal lâche prise un moment, mais pour ressaisir sa proie; le cheval s'écrase sous son cavalier qui porte un nouveau coup à son terrible adversaire et le terrasse.»

Les pionniers pénètrent ensuite dans ces lieux dont la nature semble avoir fait le domaine des bêtes féroces, et goûtent le plaisir de ces chasses périlleuses que l'antiquité croyait réservées à ses demi-dieux.

Dans le chapitre sixième, au repas du soir, nous faisons plus ample connaissance avec les principaux personnages, «car Bacchus, à plusieurs qui paravant n'avaient pas grande familiarité ensemble, ni pas la cognoissance seulement les uns des autres, amolissant et humectant en manière de dire, la dureté de leurs mœurs par le vin, ne plus ne moins que le fer s'amolit dedans le feu, leur donne un commencement de commixtion et incorporation des uns avec les autres8

[8] Plutarque, Banquet des sept Sages, traduction d'Amyot.

Le jeune antiquaire allemand Wilhem, et le vieux naturaliste français Canadien, le docteur Hiersac, font assaut de science; ce dernier est plaisant avec ses anglicismes; il y a soixante-dix ans qu'il a quitté la France; il est, par conséquent, bien loin de son original français. Le capitaine Bonvouloir a conquis les suffrages de tous les graves guerriers sauvages par sa bonne humeur, et sa générosité. Le récit des aventures du jeune Natchez, par Daniel Boon, est d'une grande simplicité de style; le discours du vieux sauvage aveugle est digne d'un sagamore9; et l'Irlandais Patrick, pauvre paria de l'Angleterre, qui ne peut croire qu'il mangera de la viande et des pommes de terre tous les jours… En Irlande, ces malheureux meurent de faim; on en a dernièrement trouvé sept… que des chiens se disputaient entre eux10.

[9] Chef sauvage.

[10] Voyez le Siècle, du 6 septembre 1847 pour des détails plus horribles encore.

«Et que faire contre les persécutions?—s'écrie Patrick—le proverbe dit: Si la cruche donne contre la pierre, tant pis pour la cruche; si la pierre donne contre la cruche, tant pis pour la cruche!… J'ai été bien malheureux! Le tableau des misères humaines est continuellement sous les yeux des pauvres Irlandais; sur les terres à céréales, on sème des cailloux pour obtenir une herbe fine, succulente, nécessaire, dit-on, à la nourriture des animaux de luxe, et les pauvres fermiers en sont indignement chassés!… Qu'importe aux lords les clameurs de quelques millions de mendiants qu'ils accablent d'exactions!… A leurs yeux, ne sommes-nous pas ces Cananéens maudits que Dieu vomit dans sa colère!… Nous la cultivons, cette terre d'Irlande, oui, mais nous la cultivons comme Caïn… en méditant la vengeance!… Angleterre, à quoi te sert de nous détruire!… Crois-tu assurer ta gloire et ton triomphe sur les ruines de nos cabanes?… Tu ne pourras nous dompter et tes cruautés ne feront que graver plus profondément dans nos cœurs la haine que nous te portons! Notre courage, qui t'a souvent procuré la victoire dans les batailles, saura te résister! Opprimés par ta cupidité, relégués par l'orgueil de tes nobles dans une classe prétendue abjecte, nous avons le droit de protester!… Ces aristocrates!… eux dont les pères ont manié la carde et peigné la laine, nous les outrageons quand, pour leur parler, nous ne nous mettons pas la face dans la boue!… Irlande, ma pauvre patrie, tu appelles à grands cris le jour qui te délivrera de tes oppresseurs! Mais tu gémiras peut-être longtemps encore sous le joug! Tes bourreaux ont prononcé sur tes enfants l'implacable anathème du Pharaon!…11.

[11] «Opprimons-les avec sagesse, de peur qu'ils ne se multiplient encore d'avantage, et que si nous nous trouvons engagés dans quelque guerre, ils ne se joignent à nos ennemis»

(Exode, Chap. 1er, § 10.)

—«Allons, allons, calmez-vous,—dit Daniel Boon à Patrick, qui essuyait de grosses larmes;—l'Amérique ne vous dit-elle pas: Sois le bienvenu sur mes rivages, Européen indigent; bénis le jour qui a découvert, à tes yeux, mes montagnes boisées, mes champs fertiles, et mes rivières profondes? Du courage donc, pauvres Irlandais! affamés, nus, traités avec un dédain insultant, la vie pour vous n'est qu'une vallée de larmes! Où sera donc le terme de vos misères?… Dans votre anéantissement peut-être, si votre courage ne vous délivre de l'état où vous êtes! Mais que faire pour en sortir, me direz-vous?… Faut-il égorger ceux qui nous affament? Faut-il que la violence nous restitue la portion de terre sur laquelle le ciel nous a fait naître, et qui devait nous nourrir?… Tout est permis au peuple qu'on opprime pour secouer le joug et diminuer la mesure de ses maux. Sans propriété, sans protection, sans espérances, que vous reste-t-il? Les haillons et le désespoir!… Oui, pour vous, la misère est un frein, mais ce frein dont les despotes de l'Orient déchiraient la bouche des malheureux qu'ils subjugaient!… Puisque les lords sont sourds aux cris de l'indigence, rappelez-leur cette terrible menace des bourgeois français à leurs seigneurs: «Les grands sont grands, parce que nous les portons sur nos épaules; secouons-les, et nous en joncherons la terre!» Prends garde Grande Bretagne! ne régnais-tu pas aussi en souveraine sur notre continent! de ta main avide tu voulus nous étouffer au berceau! il nous fallut tout créer pour te combattre; nous étions sans armes, sans amis… Non… Lafayette descendit sur la plage américaine, et nous dit que la France était avec nous. Un grand peuple applaudissait à nos efforts, et attendait avec anxiété l'issue de la lutte; nous fûmes vainqueurs et quelle ne fut pas ta honte, lorsque la France, saluant l'aurore de notre liberté, fit entendre ce cri qui retentit jusqu'à tes rivages… l'Amérique est libre!…»

Les pionniers se couchent enfin: un cri sinistre et inconnu aux étrangers se fait entendre.

Was ist das? (qu'est-ce cela)—s'écria un Alsacien s'éveillant en sursaut;—Capetan Bonvouloir, haben sie gehört? (Capitaine Bonvouloir avez-vous entendu?)

«—Ia, mein Herr,—répondit le marin;—vous ne dormez donc pas? quant à moi, je pique les heures; il y a des brisants devant nous; on ne pouvait plus mal s'embosser; pas de pendus glacés, partant, pas moyen de découvrir l'ennemi! Je crois avoir entendu le cri de rage!… c'est une panthère aux yeux de feu!… diavolo! la combattre à pareille heure! docteur Wilhem, j'ai fait mes preuves sans ajouter aucune cruauté aux horreurs de notre métier; je tuais et l'on me tuait,… voilà tout; j'ai été chef de gamelle; j'ai eu pendant longtemps, la direction de la poste aux choux; par un caprice de Neptune, j'ai souvent barbotté dans le pot au noir; j'ai touché plus d'une banquise (réunion de glaçons); j'ai vu des mers calmes, houleuses, tourmentées et belles; je reçus huit blessures à Waterloo et l'empereur sut que j'y fis mon devoir, bien que la terre ne soit pas mon élément;… mais combattre un ennemi qui ne se montre pas!… nous sommes ancrés dans un vilain parage, la côte n'est pas saine; peut-être faudra-t-il rester longtemps à la cape à sec de toile; encore, si Neptune nous envoyait une brise carabinée, il y aurait moyen de transfiler les hamacs, en silence12, car ce n'est pas chatouiller avec une plume, que de vous envoyer une flèche à pointe de caillou jusque dans l'os.»

[12] Toutes ces expressions seront expliquées.

Nous aimons assez ce «je tuais, et l'on me tuait…» Le lecteur se rappelle sans doute le mot de Thémistocle: «Nous périssions, si nous n'eussions péri;» et celui du général Lamarque enseveli sous une avalanche; il dit lui-même «qu'il mourut, mais sans s'en apercevoir,» comme Montaigne raconte qu'il s'était trépassé pendant les guerres civiles, du choc d'un cheval qui le précipita du haut d'un ravin.

Dans les chapitres neuvième et dixième, les deux bandes de pionniers se rencontrent, et sont attaqués par les sauvages; ils combattent la ruse par la ruse, et trompent leurs ennemis; le jeune Natchez, Whip-Poor-Will, se dévoue; il se laisse prendre par les Pawnies, qui abandonnent leurs postes, et se réunissent pour le torturer; pendant ce temps, les pionniers lèvent le camp et leur échappent à la faveur des ténèbres.

Dans le douzième et dernier chapitre, les pionniers arrivent à leur destination. Ici l'auteur prend ses ébats, et s'égaie singulièrement aux dépens des peuples sauvages, en général; écoutons:

«Étendus sur l'herbe, ils s'inquiètent peu de l'avenir, et méprisent souverainement l'adage qui dit: «faites vos foins au temps chaud.» Un homme de leur couleur, une nature si parfaite ne travaillerait pas pour tout l'or du monde, de peur de compromettre la dignité de leur peau. Que répondre à des gens qui vous disent: «que le Grand-Esprit, après avoir créé l'homme blanc, perfectionna son œuvre en créant l'indien.» Tranquilles sur leurs peaux d'ours, lorsque la chasse ou la guerre ne les excite pas, ils semblent être sans passions comme sans désirs, et leur esprit aussi vide d'idées que s'ils étaient plongés dans le plus profond sommeil; ils affectent de paraître imperturbables; ici, l'on comprendrait ce philosophe à qui l'on vient annoncer que sa maison est en proie aux flammes, et qui répond: «Allez le dire à ma femme; je ne me mêle point des affaires du ménage…» Ma foi, ces gens-là ont raison; diabolique industrie!… Maudite rage de travailler, au lieu de chômer les saints, et de sommeiller sur les bords de nos fleuves, en disputant de paresse avec leurs ondes. Les sauvages se croient certainement plus heureux que nous, ce qui prouve que le bonheur peut habiter sous l'écorce, comme sous les lambris. Nous, hommes blancs, nous respirons… mais nous ne vivons pas; le sauvage seul jouit de la vie; au fait, les Stoïciens ne disaient-ils pas que le souverain-bien était l'ataraxie? Et puis, pour boire de l'eau et coucher dehors, on ne demande congé à personne, ce me semble… Ici, la doctrine d'Épicure est en pleine vigueur; de quoi s'agit-il, au bout du compte? Du présent, de la réalité; ouvrir les yeux, voir ce qui est, s'affranchir des maux corporels, des troubles de l'âme, et se procurer ainsi un état exempt de peines; voilà le bonheur, voilà la vraie philosophie…»

Le lecteur aimera peut-être ce mot «nous, hommes blancs, nous respirons… mais nous ne vivons pas; le sauvage seul jouit de la vie…» Entre nous soit dit, ces pauvres sauvages sont parfois bien ridicules… En Éthiopie, les ministres du prince assistent au conseil, en se tenant dans de grandes cruches d'eau fraîches (il est vrai qu'il y a des pays… où les cruches seules tiennent conseil…); M. Bouis nous dit quelque part qu'aux environs de la ville de Surate, est un hôpital fondé pour les puces, les punaises, et toutes les espèces de vermines qui sucent le sang humain. De temps en temps, pour donner à ces animaux la nourriture qui leur convient, on loue un pauvre homme pour passer une nuit dans cet hôpital; mais on a toutefois la précaution de l'y attacher, de peur que les piqûres des puces et des punaises ne le forcent à s'en aller, avant que ces insectes ne soient gorgés de sang!!! C'est pousser un peu loin l'amour pour les animaux, le lecteur en conviendra; les sages de l'Inde n'ont-ils pas compris que tout ce qui ne vit que du mal d'autrui, ne mérite pas de vivre?… Ce n'est pas précisément pour les intéressants insectes nourris à Surate que nous faisons cette réflexion…

Encore une fois, M. Amédée Bouis sera très reconnaissant à la critique des conseils bienveillants qu'elle voudra lui donner… Il est encore jeune (notre ami n'est âgé que de vingt-sept ans) et a, par conséquent, le temps de travailler. «Si l'on vous critique, mais à tort, riez-en, dit Sénèque; si, au contraire, la critique est fondée, corrigez-vous…»

M. Amédée Bouis quitta l'Université de Saint-Lewis (État du Missoury), à l'âge de seize ans, et se rendit en France où il refit ses classes; il commença d'abord, à Paris, l'étude de la médecine, qu'il abandonna ensuite pour l'étude du droit. Hyppocrate, Galien, Pline, Aristote, Ambroise Paré, Cuvier, Cujas, Pothier, Domat, M. Bouis a tout lu; Plutarque, Rabelais, Montaigne, Pascal, Montesquieu, Voltaire, Diderot, et surtout Jean-Jacques Rousseau, Lammenais etc., lui sont aussi familiers que la Bible… Le lecteur reconnaîtra même, de temps à autre, quelques petites réminiscences; ce sont des emprunts très licites… de petits vols… à l'américaine

M. Bouis est un républicain farouche, sincère et de la plus haute probité; il n'entend pas raillerie sur les relations internationales.

«Si j'avais l'honneur d'être sénateur au congrès des États-Unis (fait-il dire à un de ses héros), je m'occuperais spécialement de rassembler tous les serpents à sonnettes de notre continent pour les expédier en Europe, en retour des scélérats qu'on nous envoie clandestinement, et dont les États transatlantiques se purgent à leur grand bien…» Il est vrai qu'on en use peu scrupuleusement avec nos amis les Américains; ont-ils tort d'être vigilants?… Dernièrement le consul américain, en Allemagne, mit opposition au départ de dix criminels qu'on envoyait aux États-Unis; et comme dit M. Bouis (chap. V), «ils étaient munis de certificats constatant leur honorabilité; c'étaient des Gentlemen, en un mot.»

Charles D***.

Paris, ce 10 septembre 1847.

A M. Charles D***.

Je publie aujourd'hui, mon cher Charles, une Nouvelle ayant pour titre: le WHIP-POOR-WILL, ou les Pionniers de l'Oregon; tu le sais «je ne suis qu'un barbare qui veut s'essayer dans la langue des Romains,» et si les oiseaux de France viennent me reprendre leurs plumes, je crains que le pauvre geai, dépouillé de ses couleurs d'emprunt, ne fasse rire à ses dépens.—Quelle nécessité d'écrire, me diras-tu?… pourquoi tant citer?—Quelle nécessité! bon Dieu!… impitoyable censeur! j'ai entendu dire «qu'on ne pouvait décemment se présenter quelque part, sans avoir écrit, au moins un livre.» Quant aux citations, chacun, dans la machine ronde, tient à faire parade de sa science, afin que le Public, (il y a des gens qui ne croient pas au Public), afin, dis-je, que le Public sache qu'ils ont lu les livres de haute graisse comme les qualifie Rabelais… Ils sont à moi, ces vers divins, dont mon âme s'est pénétrée! s'écrie Corinne, après la lecture des grands poètes… Enfin, fais ton métier de critique, mais rappelle-toi, mon cher Charles, que l'académicien Carnéades, sur le point de combattre les écrits du stoïcien Zénon, se purgea… l'estomac… avec de l'ellébore blanc, de peur que les humeurs qui auraient pu y séjourner, ne renvoyassent leur superflu jusqu'au cerveau, et ne vinssent à affaiblir la vigueur de l'esprit: superiora corporis elleboro candido purgavit, ne quid ex corruptis in stomacho humoribus ad domicilia usque animi redundaret, et constantiam vigoremque mentis labefaceret… D'ailleurs je suis nouveau venu dans la République… des lettres, et, comme Ésope, je demande à être traité doucement… je me chargerais volontiers du panier aux provisions… Oui… mais Voltaire dit «que la condition de l'homme de lettres ressemble à celle de l'âne public; chacun le charge à sa volonté… et il faut que le pauvre animal porte tout

Adieu, ton ami,
Amédée BOUIS.
Paris, ce 4 juillet 1847.

LE WIGWHAM DES TROIS AMIS.

Il faut bien, pourtant, que les Français vaillent quelque chose, puisque les étrangers viennent encore s'instruire chez eux.

(Voltaire.)

Un jeune homme qui entasse pêle-mêle ses idées, ses inventions, ses lectures, doit produire le chaos; mais enfin dans ce chaos, il y a une certaine fécondité qui tient à la puissance de l'âge, et qui diminue en avançant dans la vie.

(M. de Chateaubriand.)
A chanter l'exilé rend sa peine légère;
Oh! laissez-moi chanter sur la rive étrangère!…
Raisonne, ô lyre! amis, écoutez: l'Orient!…
Voyez-vous à ce mot, ce ciel pur et riant?
(M. Alfred Mercier, Américain.)

Il chante… la chanson vibre au loin dans l'espace; on dirait un oiseau!

La pirogue bouillonne, écume, glisse et passe comme un poisson sous l'eau.

(Les Meschacébéennes, poésies par M. Dominique Rouquette, Américain.)

Arbres, plantes et fleurs qui vous montrez en cet endroit si hauts, si verts et si brillants, écoutez, si vous prenez plaisir à mon malheur, écoutez mes plaintes.

(Don Quichotte.)
CHAPITRE PREMIER.

Avant de quitter les confins de la civilisation pour nous élancer au milieu des hordes sauvages de l'Ouest, permettez-nous, lecteur, quelques réflexions sur les derniers jours d'un peuple qui accueillit nos pères fuyant la persécution, et leur livra le magnifique héritage de leurs propres ancêtres; ils ne sont plus ces temps où ils étaient seuls maîtres des solitudes que nous allons parcourir!… où les fleuves de la vaste Amérique ne coulaient que pour eux!… assis aux rochers paternels, dans les profondeurs des forêts, ils restent fidèles à la poétique indépendance de la vie barbare jusqu'à ce que la civilisation les refoule plus loin; là, insensibles à tout ce que nous appelons pouvoir; dédaignant tout ce que nous nommons pompe et grandeur, ils prennent la vie telle qu'elle se présente, et en supportent les vicissitudes avec fermeté… Encore quelques années et il n'existera d'autres traces de leur passage sur la terre que les noms donnés par eux aux montagnes et aux lacs: aucun de ces trophées de la victoire que l'homme, réuni en société, remporte sur la nature!… Nous n'entrerons point dans l'examen de l'origine des peuples sauvages de l'Amérique septentrionale, origine enveloppée d'une fabuleuse obscurité; nous ne chercherons point quels ont été leurs rapports avec les habitants de l'Asie, et si leur barbarie actuelle n'est que le débris d'une ancienne civilisation. L'opinion la plus accréditée parmi les érudits, place le berceau de ces peuples au-delà du vent du nord, sur un sol glacé; en effet, nous trouvons, chez les Indiens de l'Amérique septentrionale, des traditions analogues à celles de la famille asiatique, à laquelle ils doivent la plupart de leurs idées religieuses. D'ailleurs, l'esprit de système a exagéré, tantôt les similitudes, tantôt les différences, qu'on a cru remarquer entre l'ancien et le nouveau continent; certes, ces analogies sont trop nombreuses pour pouvoir être considérées comme un pur effet du hasard; mais (ainsi que le remarque le savant Vatter) elles ne prouvent que des communications isolées et des migrations partielles; l'enchaînement géographique leur manque presque entièrement, et sans cet enchaînement comment en ferait-on la base d'une conclusion?… La vie précaire du sauvage, toujours en guerre, soit avec la nature, soit avec les animaux féroces, est incompatible avec la civilisation. Sans asile, sans protection, les besoins l'assiégent; cependant cette existence de combats et de fatigues n'est pas sans charmes pour lui; il trouve, pour satisfaire ses appétits grossiers, les ressources de la force, de l'adresse, de l'intelligence. Une horde sans patrie comme sans lendemain, a toujours une répugnance marquée aux idées de discipline et d'ordre; à chaque combat elle joue son existence. On demande si les tribus sauvages actuellement connues se rallieront aux systèmes de civilisation établis?… Nous pensons que cette instabilité de fortune, ces habitudes nomades qui rendent impossible la société un peu étendue et permanente, font que la destinée de la partie sauvage de l'humanité est attachée à la destinée de la partie civilisée… Les habitants de l'Asie menacèrent autrefois de subjuguer le monde; aujourd'hui, les pâtres orientaux, faibles et défendus par leur seule misère, ont oublié leurs anciennes mœurs, leur férocité, leur courage: ils languissent sous la tutelle des peuples d'Occident.

Mais en est-il de même des peuples sauvages de l'Amérique septentrionale?… Non. On espérait qu'avec le secours de la religion et de l'exemple, ces hommes apprendraient enfin à cultiver les terres qu'ils s'étaient réservées, et multiplieraient au sein de l'abondance et de la paix; ces espérances, inspirées par l'amour de la justice et de l'humanité, s'évanouirent après quelques années d'essais infructueux: en cessant d'être chasseurs, les indigènes devinrent indolents, insensibles à l'aiguillon des désirs et de l'émulation, et toujours aussi imprévoyants que dans leurs forêts. De tant de familles devenues cultivatrices, pas une ne s'est élevée à l'aisance; toutes se sont éteintes, tandis que le nombre des blancs a augmenté au-delà de ce qu'on avait encore vu dans les temps modernes, Repoussées par les Américains, les tribus indiennes se dispersent dans les plaines incultes de l'Ouest, et en chassent les premiers occupants; mais toujours refoulées par la masse des envahisseurs qui les pressent, elles se voient contraintes de suivre la route tracée par les vaincus, et d'émigrer à leur tour.

Il y a deux siècles, les tribus atlantiques résistèrent aux premiers colons; elles les troublèrent longtemps dans la jouissance de leur conquête, et les territoires de l'Ouest furent le théâtre de longs désordres, de croisements, de chocs multipliés entre ces peuplades errantes; aujourd'hui, elles se retranchent dans les montagnes ou s'entourent de vastes déserts pour plus de sûreté; mais elles doivent disparaître devant le génie supérieur des Européens, race d'hommes admirablement organisés, race active, infatigable, amie de l'indépendance et des hasards: ce sont les futurs conquérants de l'Ouest. Passez, peuples sauvages! car elle passa aussi la puissance de cette Rome si fière et si dédaigneuse!… elle se vit dépossédée, dans la suite des siècles, du rôle qui faisait sa gloire!… les fils d'Arminius, jadis domptés par César, et conviés à la ruine de la ville éternelle, allèrent, jusque dans le Capitole, lui arracher le flambeau de la vie!… Elle passa aussi la puissance de ce despote «pour qui le monde s'étendit, afin de lui procurer un nouveau genre de grandeur13!…» Ses soldats fanatiques vous harcelaient jusque dans vos derniers refuges, séjour d'innocence et de paix!… Passez, vous qui n'avez point cultivé les arts, et qui n'avez point fatigué la terre du poids de ces fastueux monuments cimentés par les larmes et le sang des malheureux!… Passez, peuples sauvages!… Telle est votre destinée! Les vents du désert doivent effacer vos traces, car pour vous doivent s'accomplir les paroles du prophète: «Nous mourrons tous, et nous nous écoulerons sur la terre comme des eaux qui ne reviennent plus14

[13] Charles-Quint, expressions de Montesquieu.

[14] Bible: Les Rois.

Aujourd'hui, la plupart des propriétés de l'Ouest des États-Unis sont entre les mains des habitants de l'Est, et les émigrations qui se font sans cesse des États atlantiques aux nouveaux établissements, entretiennent les relations amicales; mais ces bons rapports ne dureront pas, disent les ennemis de nos institutions; pourquoi donc nos frères de l'Oregon rompraient-ils avec nous? Jadis c'était de la métropole que les colonies recevaient leur pontife et le feu sacré; non, rien ne pourra empêcher les Américains de se précipiter vers l'Oregon; notre pays est comme ce vase de la mythologie galloise «où bouillait et débordait sans cesse la vie.» Déjà nos pionniers sont aux lieux où le fleuve Missoury roule ses eaux; l'entendez-vous, le furieux!… comme il lutte contre des forêts d'arbres entiers, et de branches englouties! Ces obstacles excitent son impétuosité; alors, il prend un élan impossible à décrire: on le voit glisser sur la pente de l'abîme, se tordre dans les sinuosités du roc, et bondir contre les rochers qui lui disputent le passage; tandis que par une impulsion venue des profondeurs de ce chaos, les vagues étouffées refluent en tourbillons contre les flots qui les suivent; mais ceux-ci, impatients de leur lenteur, les pressent, et le fleuve, précipitant sa course victorieuse à travers ce dédale d'écueils, reçoit, en murmurant, le tribut des faibles ruisseaux, et court à la mer où il n'arrivera pas; le majestueux Père-des-eaux (le Mississippi) absorbe ce rival turbulent, et se grossit encore de nombreux tributaires pour arriver avec plus de dignité à l'Océan… Autrefois, de hardis Français explorèrent les solitudes du haut Missoury; ils descendaient gaîment nos fleuves, et leurs joyeux refrains éveillaient les échos de nos forêts; les Américains, se jouant de l'impossible15, marchent sur les traces de ces premiers pionniers de la civilisation, et la vieille Europe nous crie de nous arrêter!… le pouvons-nous?… une main nous pousse!… une voix nous répète sans cesse ces paroles de l'ange au Patriarche. «Levez vos yeux, Abraham, et regardez du lieu où vous êtes, au septentrion et au midi, à l'orient et à l'occident!… Je vous donnerai, à vous et à votre postérité, tout ce pays que vous voyez; je multiplierai votre race comme la poussière de la terre; si quelqu'un d'entre les hommes peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter le nombre de vos descendants16

[15] To Trample on impossibilities: expression de lord Chatam.

[16] Bible: La Genèse.


C'était au mois de juillet 182*; deux hommes descendaient le fleuve Missoury, dans un de ces canots de construction indienne, si renommés pour leur légèreté; l'un d'eux était un habitant des frontières, être isolé et sans famille, sans demeure fixe, et vivant en société intime avec la nature dans ces retraites cachées et solitaires; cet homme, chasseur au pied rapide, faisait sa vie de la chasse, et franchissait les pics des monts et les précipices comme les panthères. Son compagnon était un jeune sauvage Natchez; sa tête était rasée à l'exception de la mèche chevaleresque (Scalp lock); cet enfant des forêts était armé, suivant l'usage des hommes de sa race qui sont sur le sentier de guerre. Sur un côté de sa figure était son totem, l'oiseau whip-poor-will17; les indiens disent que ceux qui ont le même totem sont tenus, en toutes circonstances, et lors même qu'ils seraient de tribus ennemies, de se traiter en frères; cette institution est d'une stricte observance; selon leurs coutumes, nul n'a le droit de changer de totem, et dans leurs rencontres, ils sont respectivement obligés de se questionner à cet égard18.

[17] Le whip-poor-will, oiseau d'Amérique: les Sauvages croient reconnaître, dans ses cris plaintifs, l'expression de douleur de leurs ancêtres chassés par les colons venus d'Angleterre.

(Note de l'Auteur.)

[18] Cette coutume rappelle ce trait que les chants germaniques ont exprimé dans le Niebelungen, quand Markgraf Rüdiger attaque les Burgundes qu'il aime; il verse des larmes en combattant Hagen et lui dit:

Wie gerne ich dir wære gut mit meinem schilde,
Forst ich dir'n beiten vor Chriemhilde!
Doch nim du in hin Hagene unt tragen ander hant:
Hei, soldestu in füren heim in der Burgunden lant!
Je te donnerais volontiers mon bouclier
Si j'osais te l'offrir devant Chriemhilde:
N'importe! prends-le, Hagen, et porte-le à ton bras:
Ah! puisses-tu le porter jusque chez vous, jusqu'à la terre des Burgundes.
Der Niebelungen.

La pirogue19 glissait rapidement sous les vigoureux efforts du jeune sauvage habile à manier la pagaye. Les deux amis reprirent leur conversation un moment interrompue…

[19] Pirogue, canot indien.

(N. de l'Aut.)

—D'accord, Whip-Poor-Will;—dit le vieillard qui connaissait le penchant du Natchez à lui communiquer ses idées dans les circonstances importantes.—Ce que tu me disais tout à l'heure peut être vrai; il est possible que le monde que nous habitons soit porté par une tortue; mais vos pères ne vous disent pas comment les hommes y vivaient; les nôtres nous apprennent que le premier homme et la première squaw (femme) avaient été placés par leur créateur, dans une prairie délicieuse, où il y avait toutes sortes de fruits, mais il leur avait défendu de manger de ceux du pommier qui s'y trouvait; cependant la squaw en mangea, et en fit manger au chasseur; alors le Grand-Esprit, irrité, les renvoya du jardin…

—Il fit bien, Daniel;—dit le Natchez.

—Voilà l'histoire telle que nos ancêtres nous l'ont apprise; mais dis-moi, Whip-Poor-Will, comment vivaient vos pères, autrefois.

Le Natchez se disposa à répondre à cette demande d'une manière satisfaisante; pendant quelques minutes il dirigea le canot en gardant un profond silence, et les yeux baissés, comme pour recueillir ses idées; tirant ensuite la pagaye hors de l'eau, il la déposa à ses côtés dans la pirogue, et jeta un regard sur la rive pour s'assurer s'ils ne couraient aucun danger; il alluma ensuite son opwâgun (pipe) le présenta au vieillard, et lui dit:

—Daniel, donne-moi ta main, et fume dans mon opwâgun pendant que je te raconterai ce que nous ont appris nos pères; cet opwâgun est celui d'un jeune guerrier; il t'inspirera de bonnes pensées.

Le Natchez tendit la pipe au vieillard après en avoir aspiré lui-même quelques bouffées, et lui donna aussi quelques grains de wampum; il se fit un nouveau silence pendant lequel le guerrier se mit à réfléchir, la tête appuyée dans ses mains… Disons quelques mots du wampum: ce sont des coquillages taillés d'une manière régulière; pris séparément, ces petits cylindres peuvent être considérés comme la monnaie courante des sauvages; donnés après une promesse, un traité, un marché, un acte d'adoption, un discours, ils en sont considérés comme la garantie.

—Daniel, je te donne encore un grain de wampum afin que tu m'entendes mieux—dit le jeune sauvage en rompant le silence,—Ecoute-moi, Daniel; ce que tu m'as dit est gravé dans mon esprit;—le Natchez se leva, prit l'attitude de ceux qui haranguent, et raconta les traditions conservées par les sachems.20—Dans les premiers temps, dit-il, nos pères n'avaient que la chair des bêtes fauves pour subsistance; leurs squaws21 et leurs papouses22 mouraient de faim. Un jour, deux de nos guerriers allèrent à la chasse et tuèrent un daim; ils allumèrent un grand feu, et firent rôtir les morceaux les plus délicats de l'animal; au moment où ils allaient satisfaire leur appétit, ils virent une vierge qui descendit des nuages, et alla s'asseoir sur le sommet d'une colline voisine: «C'est un esprit qui veut manger de notre venaison23, se dirent-ils; offrons-lui en.» Ils présentèrent, à la vierge, la langue du daim; elle fut fort satisfaite de leur offrande. «Votre vertu mérite une récompense, leur dit-elle; revenez ici après treize lunes24, et vous y trouverez quelque chose qui vous sera d'un grand secours pour vous nourrir, vous, vos squaws et vos papouses, jusqu'aux dernières générations.» La vierge disparut ensuite. Nos chasseurs retournèrent, après treize lunes, et trouvèrent, sur la colline, beaucoup de plantes et de fruits qu'ils ne connaissaient pas. Là où la main droite de la vierge avait touché la terre, ils virent du maïz en pleine maturité; là où elle avait placé sa main gauche, les deux guerriers trouvèrent toutes sortes de légumes…

[20] Vieillards.

[21] Femmes.

[22] Enfants.

[23] Venaison. Chair de bêtes fauves.

(N. de l'Aut.)

[24] Treize jours.

—Natchez, ceci est une fable inventée par vos jongleurs,—observa le vieux chasseur blanc, qui, jusque-là, avait écouté avec la plus grande attention.

—Puisque les Peaux-rouges25 croient tout ce que vous leur dites, pourquoi ne pas croire aussi ce que nous vous disons? Nos docteurs disaient la vérité alors, mais les Visages-pâles26 leur firent boire de l'eau-de-feu27, et ils devinrent trompeurs…

[25] Les sauvages.

[26] Les blancs.

[27] Eaux-de-vie.

—Enfin, je veux bien que vos pères aient dit la vérité, Whip-Poor-Will; mais les Mandanes28 racontent la chose différemment. Toute la nation des Peaux-rouges, disent-ils, habitait un village souterrain, auprès d'un grand lac. Une vigne étendait ses racines jusqu'à leur demeure et leur laissait apercevoir le jour. Quelques-uns des plus hardis grimpèrent au haut de la vigne et furent charmés de voir une terre riche en fruits de toute espèce. De retour au village, ils firent goûter à leurs amis les raisins qu'ils avaient cueillis, et tout le monde en fut si enchanté qu'on résolut de quitter cette demeure sombre pour la belle contrée d'en haut: chasseurs, squaws et papouses, tous montèrent le long du ceps; quand la moitié de la peuplade fut arrivée sur la terre que nous habitons, une grosse squaw, en voulant faire comme les autres cassa la vigne par son poids, et priva ainsi le reste de la nation de la clarté du soleil… Mais dis-moi, Whip-Poor-Will, que vous ont transmis vos pères sur la première apparition des Anglais en Amérique?

[28] Mandanes, tribu sauvage de l'Amérique septentrionale.

—Quand les frères de Miquon29 arrivèrent ici dans de grosses cabanes qui vont sur l'eau, et qui ont des ailes, ils étaient en petit nombre et bien pauvres; ils nous demandèrent d'abord un peu de terre pour cultiver le riz et le tabac. On leur en donna… Plus tard, ils nous en demandèrent encore, et nous offrirent, en retour, des étoffes… Nous consentîmes à faire un échange avec eux…

[29] Guillaume Penn.

—Très bien, Natchez, très bien; mais les Anglais reprochent aux Peaux-rouges d'avoir voulu reprendre leurs terres, une fois les étoffes usées, et l'eau-de-feu consommée…

—Les Peaux-rouges s'aperçurent qu'on les avait trompés; ils brisèrent le calumet de paix, et déterrèrent le tomahawck39 pour combattre leurs persécuteurs. Le monde est grand; pourquoi les hommes blancs et les hommes rouges se font-ils la guerre? Où est le village des Natchez?… Les bois y sont, mais il n'y a plus de wigwhams40; le feu a effacé de la terre les traces de mon peuple; mes yeux ne peuvent plus les voir!… Cependant la main du Grand-Esprit avait placé nos pères dans une terre fertile!… Daniel, on ne peut dire le jour où je serai couché sur la mousse comme une branche desséchée; mes ossements blanchiront, peut-être, sous la voûte de quelque forêt; les feuilles tomberont et couvriront mon corps, car mon peuple est dispersé comme le sable que le vent balaie devant lui!… Daniel, ne vois-tu pas comme les visages-pâles multiplient sur les bords de nos grandes rivières?… La terre d'où ils viennent est donc une mauvaise terre?… sans soleil, peut-être, sans lune, sans gibier?… Les prairies du Point du Jour41 ne nourrissent donc pas de daims?… Le Grand-Esprit les en a-t-il chassés? Sans cela, pourquoi les visages-pâles auraient-ils abandonné leurs wigwhams et les ossements de leurs pères?… Ils quittent leur soleil sans savoir s'ils en trouveront là où ils vont…

[39] Le Calumet est une pipe indienne longue de quatre pieds: en temps de guerre, on l'orne d'un mélange particulier de plumes; l'envoyé ou l'ambassadeur qui le porte jouit de la plus parfaite sécurité en pays ennemi; à la vue du calumet les haines et les vengeances se taisent. On le revêt de plumes rouges en temps de guerre.

Le Tomahawck est une petite hache, dont la contre-partie est un morceau de fer octogone et creux; les sauvages s'en servent aussi pour fumer. C'est sur le manche de cette arme qu'ils marquent le nombre de chevelures qu'ils ont enlevées, ainsi que celui des ennemis qu'ils ont tués… Briser le calumet de paix, et déterrer le tomahawck équivalent chez ces peuples à une déclaration de guerre.

[40] Huttes, cabanes.

[41] L'Europe, qui est à l'orient relativement à l'Amérique.

(Note de l'Aut.)

—Whip-Poor-Will, peux-tu empêcher la neige de tomber, quand le vent du nord-ouest l'apporte?… Ce que le Grand-Esprit a fait, est fait; ni les visages-pâles, ni les peaux-rouges, ne peuvent le détruire… Quand le vent souffle c'est sa parole et sa volonté; n'est-ce pas le vent qui amena les hommes blancs?…

—Oui, Daniel,—répondit le Natchez,—et nous devons leur faire place, car ils sont unis comme une corde, et les hommes rouges divisés comme des branches… Quand je quittai le pays des Natchez, nous avions tous tiré nos couteaux;… tu connais mes malheurs…

—Oui; tout vient, tout passe, Natchez; tu avais une squaw (femme)… elle est partie pour l'ouest42; il faut en prendre une autre…

[42] Partir pour l'Ouest: mourir.

—Tu parles comme un vieillard, Daniel; tu as oublié le temps de ta jeunesse où ton cœur était gros et ton haleine brûlante!… Tout vient, tout passe, comme tu le dis; mais moi qui arrive, je ne suis pas encore passé; quand entendrai-je le bruit de ma cataracte?…43 Tu me parles d'une autre squaw!… ce n'est pas l'ouvrage d'un soleil44; lorsque les glaces brisent mon canot, lorsque le feu détruit mon wigwham45 je puis facilement en construire d'autres; mais si, parmi les jeunes squaws, je n'en trouve point qui veuille souffler sur mon tison46, ou entendre ma chanson de guerre, resterai-je alors, comme un vieillard, sur ma peau d'ours?… que ferais-je?… où irais-je? Les sachems du village me dirent quel chasseur fut mon père; un jour, il s'en alla vers l'Oregon, fuyant la colère du Grand-Esprit; un grand nombre de guerriers le suivirent; il laissa, au village, une jeune squaw et un papouse: le guerrier ne revint plus, et son fils Whip-Poor-Will, est le dernier des Natchez…

[43] L'approche de la mort.

[44] Un an.

[45] Hutte, cabane.

[46] L'agréer pour époux (Voy. ch. XII.)

(N. de l'Aut.)

Le jeune sauvage reprit la pagaye et dirigea le canot, en lui faisant faire de légères déviations pour éviter les branches d'arbre dont cette partie du fleuve était hérissée… Tout à coup, il pencha sa tête sur l'eau et fit entendre une légère exclamation; son compagnon arma sa carabine, et se tint prêt à tout événement: l'indien attéra…

—Tu ne te trompes pas, Whip-Poor-Will; je crois que c'est une Peau-rouge47

[47] Un sauvage; un ennemi.

L'attitude du chasseur blanc était menaçante quoiqu'il ne pût encore distinguer aucun objet capable d'exciter ses alarmes… Dans un pressant danger, les pensées du sauvage prennent le caractère de l'instinct. Le Natchez, dont les sens étaient plus exercés que ceux du chasseur blanc, reconnut bientôt l'approche d'un daim; il imita le cri du faon, et le chevreuil fut victime de sa curiosité.

—Aide-moi à charger ce daim sur mes épaules, Whip-Poor-Will, et continue la chasse jusqu'au coucher du soleil…

Les deux amis se séparèrent.

A quelque distance de là, un bateau à quille en usage, à cette époque, sur le Missoury, était arrêté au rivage; les bateaux à vapeur n'avaient pas encore troublé le silence des forêts vierges… Un grand nombre de voyageurs, Allemands et Américains, débarquèrent sur la rive. Parmi eux, on pouvait remarquer deux hommes dont l'un paraissait avoir atteint le milieu de la vie; ses manières pleines de franchise, ses allures dégagées annonçaient un marin français… il y avait longtemps qu'il avait manié le goudron pour la première fois. L'autre était un jeune homme d'une taille élevée, de manières douces et gracieuses; sa physionomie pensive annonçait un enfant de l'Allemagne…

—Ce voyage ne vous semble-t-il pas un des plus rudes travaux d'Hercule, docteur Wilhem? dit le marin français au jeune Allemand.—Il est possible que nous trouvions plus de besogne que nous en cherchons…

Le jeune Allemand jeta un regard de méfiance sur les bois où ils allaient pénétrer; lorsqu'il prit la parole, un feu extraordinaire brilla dans ses yeux.

—Mes bons amis, du courage,—dit le jeune pionnier,—dans quelques jours nous rejoindrons nos compagnons qui ont pris les devants. Aaron Percy les conduit; soyez donc sans inquiétude sur leur compte. L'important pour nous, c'est de trouver des chevaux, et un sauvage qui veuille bien nous guider dans ces solitudes… Du reste, nous sommes en nombre; nous pourrons toujours nous défendre contre les attaques des maraudeurs…

—Si vous avez besoin de deux bons bras, je suis à vos ordres, docteur Wilhem,—dit le capitaine Bonvouloir (c'était le nom du marin français); à ces mots, il ôta son bonnet de peau, et rejeta en arrière les cheveux noirs qui flottaient sur son front bruni par le soleil des tropiques…

Les pionniers étaient à quatre cent milles de St.-Louis ville située sur le Mississippi, à quelques lieues au-dessous de sa jonction avec le Missoury. A mesure que le voyageur avance vers le nord, les rives de ce dernier fleuve deviennent pittoresques; il ne rencontre plus de sombres et épaisses forêts; les bois sont entremêlés de prairies; quelquefois les arbres sont clairsemés au milieu de l'herbe et des fleurs; çà-et-là, on voit de vastes clairières, terres communes, passage des migrations, théâtre des essais de culture, où se groupent capricieusement quelques cabanes de backwoodsmen48.

[48] Ceux qui habitent les contrées éloignées de l'Ouest.

—Un homme à l'étrave!—s'écria le marin français d'une voix de stentor—c'est, sans doute, quelque vieux coureur des bois49; allons à sa rencontre…

[49] Coureurs des bois: on nommait ainsi les premiers Français canadiens qui explorèrent les territoires de l'Ouest.

—Un instant, un instant,—dit un Alsacien,—nous sommes en nombre, il est vrai, mais n'oublions pas qu'un Indien n'est jamais seul dans un endroit…

—Son extérieur n'annonce nullement un sauvage habitant des prairies,—observa le jeune antiquaire allemand, Wilhem;—interrogeons-le, et tâchons de savoir de lui la direction qu'ont prise nos amis…

Le lecteur aura déjà reconnu, dans ce vieillard, le compagnon du jeune Natchez…

—Avancez, avancez,—dit-il aux voyageurs, qui semblaient hésiter;—est-ce le goût des aventures, ou le désir de trouver des terres plus fertiles, qui vous conduit dans les régions de l'Ouest?…

—Nous sommes des pionniers,—répondit le docteur Wilhem;—nous désirerions avoir quelques renseignements sur la route qu'a prise une caravane, qui se dirige vers les montagnes rocheuses… Un retard de quelques jours nous fit manquer au rendez-vous…

—Je suis fâché du contre temps qui me procure l'honneur de vous être utile,—dit le vieillard;—je ferai en sorte que mon accueil vous en console; mais d'où venez-vous? où allez-vous? pardonnez-moi ces questions: vos réponses sont une dette qu'il serait cruel de ne pas acquitter envers un pauvre chasseur, qui, comme moi, voit rarement des étrangers…

—Nous nous dirigeons vers l'Orégon;—répondit le capitaine Bonvouloir.

—Vous sentez-vous assez de courage pour supporter les fatigues et les privations d'un tel voyage, bien différent, peut-être, de ceux que vous avez faits jusqu'à présent?…

—Nous braverons tout,—dit le docteur Wilhem…

—Dans quel but voyagez-vous?… Si vous êtes des antiquaires, que ne dirigiez-vous vos pas vers l'Italie et la Grèce? Les amateurs de l'antiquité ne trouveront pas, dans les recherches qu'ils feront ici, un jour, les mêmes sujets de discussion qu'offrent les anciens monuments de l'Europe et de l'Asie.

—Je suis jeune,—s'écria l'enthousiaste Allemand Wilhem;—avant de visiter les monuments de la Grèce et de l'Italie, je veux parcourir ce continent, dont l'émancipation m'a si vivement intéressé; je veux étudier l'organisation première de ces petites corporations qui vont annuellement fonder de nouvelles sociétés dans la profondeur des bois… D'ailleurs, j'aime aussi à contempler la surface de ce globe dans son état primitif, si indifférent aux yeux du vulgaire, mais si instructif pour l'observateur; j'aime me trouver au milieu de ces forêts majestueuses et imposantes par leur étendue…

—Votre projet est vaste et bien digne d'une tête aussi ardente que la vôtre;—dit le vieux chasseur;—il annonce une espérance de longévité qui caractérise bien la jeunesse; les distances ne vous effraient pas; mais puisque vous vous dirigez vers l'Orégon, il faut vous adjoindre un homme accoutumé aux courses dans les bois; je connais parfaitement ces contrées, les ayant parcourues dans toutes les directions en chassant avec les sauvages. Si vous voulez agréer nos services, nous nous ferons un véritable plaisir, le Natchez et moi, de vous servir de guides et d'interprètes.

Cette offre fut accueillie avec acclamation par les pionniers.

—Nous traversons de majestueuses forêts, des plaines immenses,—continua le vieux chasseur;—nous livrerons plus d'un combat aux farouches habitants des montagnes; c'est là, sans doute, le moindre de vos soucis; le désespoir est le partage de la vieillesse; mais à votre âge!!! Moi aussi j'ai été jeune, ardent, ambitieux!… Qu'importe, après tout, à la puissance créatrice que nous vivions sous l'écorce du bouleau, ou sous les lambris,—ajouta le chasseur en réprimant un mouvement d'enthousiasme;—pourvu que nous occupions la place qu'elle nous avait destinée dans l'échelle des êtres, ses desseins sont remplis!…

Les pionniers, précédés du vieillard, se mirent en marche, et se dirigèrent vers une hutte dont ils apercevaient la fumée.

Le chasseur de l'Ouest est comme le marin; la prairie est pour l'un ce que l'Océan est pour l'autre, un champ d'entreprises et d'exploits. La chasse, l'exploration de terres lointaines, les relations amicales ou hostiles avec les Indiens des frontières, sont les plaisirs des Backwoodsmen: les dangers passés ne font que les stimuler à braver de nouveaux périls; aussi sont-ils de ce tempérament actif et hardi, qui se complaît dans les aventures que suscite à l'homme la nature grande et sauvage: ils sont toujours prêts à se joindre à de nouvelles expéditions, et plus elles sont dangereuses, plus elles leur offrent d'attraits.

La nuit approchait; les pionniers marchaient en silence, et l'esprit involontairement frappé de ce genre de mélancolie qu'inspire le déclin du jour, surtout dans les bois, lorsque l'œil devient plus avide de distinguer les objets à mesure qu'ils s'obscurcissent.

—Y a-t-il longtemps que vous habitez ces contrées? demanda le docteur Wilhem au vieillard.

—Il y a trente ans, j'arrivai dans ces parages, n'ayant pour tout bien qu'un fusil et un peu de poudre; je me traînai jusqu'à la cabane solitaire d'un chef sauvage… Il me reçut en frère… J'étais bien malheureux!… et cependant je suis le fondateur d'une ville50

[50] Boon'sborough, dans l'État du Kentucky.

—Daniel Boon!—s'écria un jeune Américain,—seriez-vous Daniel Boon?

—Oui, je suis Daniel Boon, et voilà ma cabane d'écorce,—répondit le vieillard en indiquant la fumée serpentant entre les arbres;—je suis fondateur d'une ville, mais victime d'une injustice, j'ai voulu voir d'autres hommes; je m'enfonçai dans les solitudes de l'Ouest, et me mêlai aux rudes chasseurs; cette séparation nécessaire fut bien cruelle!… mais à quoi bon se plaindre!… tout passe ici-bas!… la gloire de Daniel passera aussi!…

—Ne reverrez-vous plus le Kentucky?—demanda le capitaine Bonvouloir?

—Les plus opulentes cités ne pourraient procurer à mon cœur autant de plaisirs que les simples beautés de la nature dont je jouis librement dans ce sauvage lieu;—répondit le solitaire;—mais les délices de cette existence ne me rendent pas insensible aux regrets; je me rappelle encore le jour du départ; je ne pouvais perdre de vue la ville que j'avais fondée, et dont je m'éloignais… certainement pour toujours!—Le vieillard ôta son bonnet de peau, et laissa voir ses cheveux blancs.—Je voudrais revoir les délicieuses vallées du Kentucky; mais c'est un rêve! pourrais-je supporter la vue de ceux qui m'ont dépouillé! du reste, je puis suffire à tous mes besoins; depuis longtemps mon goût pour la chasse, s'est changé en une passion que les années n'ont fait que fortifier, car je chasse encore avec mes quatre-vingts ans… J'ai choisi ce pays à cause de sa tristesse,—ajouta le chasseur après un moment de silence;—avide de repos, j'espérais que dans cet isolement absolu, je trouverais l'oubli du passé. Cependant je jouis trop rarement de la visite des voyageurs, pour ne pas profiter de l'occasion qui se présente… Messieurs, ma cabane est désormais la vôtre…, Soyez les bien venus…

Il y avait dans cette proposition quelque chose de si sincère que les pionniers ne purent se défendre de l'accueillir. Un sentier les conduisit à un wigwham de belle apparence, et meublé d'après toutes les prescriptions de Lycurgue.

—Ce sont les armes et les trophées d'un jeune sauvage qui habite avec moi,—dit Daniel Boon aux voyageurs qui examinaient un tomahawck, et d'autres attributs d'un guerrier, suspendus dans la hutte.—Il ne tardera pas à rentrer; il se réfugia dans ces montagnes, après avoir accompli plusieurs actes de vengeance dans le pays des Natchez: il est considéré comme le plus intrépide chasseur de l'Ouest.

Le Natchez parut peu après avec un magnifique chevreuil chargé sur ses épaules: chacun admirait les belles proportions du jeune sauvage, son regard d'aigle et son maintien fier… Il raconta qu'ayant fait partir un daim, l'animal, pour lui échapper, s'était réfugié dans un étang; il le vit nager jusqu'au milieu, et disparaître; n'ayant point de canot, il ne put continuer la poursuite. Il s'embusqua dans un lieu élevé et attendit. Pendant longtemps l'eau demeura calme, et rien ne put indiquer la véritable position du daim; enfin il le vit paraître, et l'étendit sur la rive…

—Il y a un vieux Français-canadien qui demeure avec nous,—dit Daniel Boon au capitaine Bonvouloir;—ayant quitté la France depuis bien longtemps, il sera sans doute enchanté de rencontrer un compatriote. Il exerça d'abord la médecine à Québec, engagea ensuite ses services à une compagnie de trappeurs, et parcourut longtemps les pays d'en haut51. Aujourd'hui, retiré de la vie active, il partage ses loisirs, dans ces solitudes, entre la chasse et l'étude de l'histoire naturelle. Ce soir je vous présenterai au docteur Hiersac.

[51] Le Haut-Missoury.

Au même instant un vieillard d'une haute stature et encore robuste malgré son grand âge, entra dans la cabane: les voyageurs se levèrent, et se découvrirent à son arrivée.

—Messieurs, soyez les bien venus, leur dit-il en les saluant;—nous sommes de pauvres chasseurs, il est vrai, mais vous partagerez avec nous ce que nous pourrons vous offrir… Il y avait bien longtemps que je n'avais eu le bonheur de rencontrer un compatriote,—ajouta-t-il en serrant la main du capitaine Bonvouloir;—vous voyez en moi le dernier de ces coureurs des bois Français-Canadiens qui osèrent, les premiers, explorer les solitudes de l'Ouest; comme vous, je fus jeune, et j'aimais les longs voyages; maintenant, je ressemble à un vieux chêne épargné par la foudre… Les souvenirs de ma jeunesse sont restés gravés dans mon cœur52! Beau pays de France, te reverrai-je encore!… Je me rappelle le chant de tes rossignols, dont les modulations semblent le fruit d'une étude approfondie de l'art musical; coups de gosiers prolongés, cadences variées, battements vifs et légers, roulades précipitées, reprises soutenues, demi-silences inattendus, quelquefois un simple gazouillement: le rossignol cause alors avec lui-même; sa voix est tour à tour pleine, grave, aiguë, perlée, étudiée, étendue; en un mot, un si faible organe produit tous les sons que l'art des hommes a su tirer des instruments les plus parfaits… Ces oiseaux se disputent le prix du chant avec opiniâtreté; souvent, il en coûte la vie au vaincu, qui ne cesse de chanter qu'en expirant. D'autres, plus jeunes, étudient et reçoivent les airs qu'ils doivent imiter; le disciple écoute le maître avec une attention extrême: il répète la leçon, et se tait pour écouter encore; on reconnaît que le maître reprend et que l'élève se corrige53. Mais les entendrai-je encore?… Aujourd'hui, descendu des hauteurs de la jeunesse et de la vie dans la vallée du silence, jamais je ne reverrai le soleil du printemps!… Jamais ma tête, courbée comme les branches du saule-pleureur54, sous le poids des neiges et des frimas, ne se relèvera et ne reverdira, car toute chair est comme l'herbe, et toute gloire de l'homme est comme la fleur de l'herbe; l'herbe se sèche et la fleur tombe… Ma démarche, naguère rapide et fière comme celle de l'Elan, ressemble, maintenant, à la traînée lente et tortueuse du limaçon!… car je suis vieux… bien vieux!…

[52] Le souvenir de la jeunesse est tendre dans les vieillards; ils aiment les lieux où ils l'ont passée; les personnes qu'ils ont commencé à connaître dans ce temps leur sont chères; ils affectent quelques mots du premier langage qu'ils ont parlé.

Labruyère, de l'homme.

La vieillesse, dit Montaigne, attache plus de rides à l'esprit qu'au visage.

L'accent du pays où l'on est né demeure dans l'esprit et dans le cœur comme dans le langage.

(Larochefoucaud)
(N. de l'Auteur.)

[53] Nous empruntons ces détails sur le rossignol au naturaliste latin, Pline.

[54] Weeping-willow.

(N. de l'Auteur.)

Un long silence succéda aux dernières paroles du docteur Canadien.

—Messieurs, il est tard et vous êtes fatigués,—dit Boon;—songeons à faire nos dispositions pour la nuit; demain nous ferons plus ample connaissance…

Daniel Boon, et le Natchez Whip-Poor-Will déroulèrent un grand nombre de peaux d'ours et de bisons, qui devaient servir de lits aux nouveaux venus. Après un copieux souper, ils se couchèrent et dormirent d'un profond sommeil jusqu'au lendemain. Nous les confierons à la bienveillante hospitalité des trois amis, et nous franchirons l'espace qui les sépare d'une autre bande de pionniers qu'ils doivent rencontrer plus tard. Mais disons, d'abord, quelques mots du principal personnage de notre histoire: Daniel Boon était originaire de la Caroline septentrionale; il quitta cette province en 1775, et alla fonder un établissement dans le Kentucky, alors en friche et inhabité; il y éleva une maison fortifiée, que les émigrés appelèrent Boon'sborough; c'est, aujourd'hui, le nom d'une ville florissante dont Boon doit être regardé comme le fondateur. Il s'y trouvait tout à fait établi en 1775 et avait pris possession des terres environnantes; il y reçut des familles d'émigrants qui augmentèrent la population de sa petite colonie. Il repoussa les attaques des sauvages, et poursuivit l'exécution de son plan avec une constance inébranlable. On attendit sa vieillesse pour examiner ses titres à la possession des terres qu'il avait défrichées; un défaut de forme fut cause de sa ruine; au moment où il recueillait le fruit de tant de peines, dans un âge trop avancé pour qu'il pût commencer une nouvelle carrière, cet homme fut dépossédé et réduit à la misère. Considérant dès lors les liens qui l'attachaient à la société comme rompus, il dit un éternel adieu à sa famille et à ses amis, s'enfonça dans les régions immenses et à peine connues où coule le Missoury, et se bâtit une cabane sur le bord de ce fleuve…

LE CAMP D'AARON.

(Ce chapitre est dédié à Madame Julia DARST.)

On nous dit que la nature sera plus forte que nous; cette objection soulève mon âme. Ne lisons-nous pas dans les livres sacrés qu'un grain de foi soulève des montagnes? Eh bien! ce grain de foi, qu'est-ce autre chose que le génie humain, assisté de son premier ministre, la science, parvenant à l'aide de la persévérance, à dompter la création.

(M. de Lamartine, Discours du 4 mai 1846.)

Or, il n'y avait point d'homme dans tout Israël qui fût aussi beau ni aussi bien fait que l'était Absalon; depuis la plante des pieds, jusqu'à la tête, il n'y avait pas en lui le moindre défaut. Lorsqu'il se faisait les cheveux, ce qu'il faisait une fois tous les ans, on trouvait que sa chevelure pesait deux cents sicles selon la mesure ordinaire.

(Les Rois. Liv. II. §14.)
CHAPITRE II.

Nous allons parler, dans ce chapitre, de ces courageux pionniers qui tracent les sillons de nos provinces les plus éloignées; c'est par amour pour leurs enfants qu'ils vont s'établir au milieu des bois, et recommencer la pénible carrière des défrichements. Les nouvelles terres promettent, au travail, bonheur et indépendance: mais quelles fatigues! quelle incertitude dans les premiers pas! Il faut suivre l'Américain dans les déserts de l'Ouest; il faut surprendre cet homme, la hache à la main, abattant les vieux sycomores, et les remplaçant par l'humble épi de blé; il faut observer le changement qu'éprouve sa cabane lorsqu'elle devient le centre de vingt autres qui s'élèvent autour d'elle… Partout où nos colons s'établissent en nombre un peu considérable, ils portent des habitudes d'organisation parfaites; la sagesse des vues et des combinaisons, le courage et la persévérance dans la conduite et l'exécution, président à ces établissements. Ils s'attachent au sol par un lien étroit, et y sont, pour ainsi dire, enracinés; la relation est intime entre les terres et les propriétaires qui ont versé des sueurs pour les féconder. Nous savons que Solon fit un crime de l'oisiveté, et voulut que chaque citoyen rendît compte de la manière dont il gagnait sa vie. Chez nous, l'oisiveté est également un crime, car l'homme trouve des motifs d'action bien plus puissants qu'ailleurs; aussi notre industrie sait tirer parti de tout ce que la nature lui offre avec une si grande profusion. Si l'on veut pénétrer la sagacité qui assure aux Américains le produit de riches territoires, il faut, avons-nous dit, les suivre dans les profondeurs des forêts, et étudier sur les lieux mêmes leur activité, et leur persévérance. En effet, l'homme placé comme cultivateur au sein des bois, passe sa vie à vaincre une foule d'obstacles, qui, sans cesse, exercent ses forces et excitent son génie; il y acquiert une énergie qui le rend supérieur à l'habitant des villes: le laboureur courbé vers la terre et rompu aux travaux rustiques, ne se redresse que mieux devant l'ennemi, dit Mirabeau. Mais quelles ressources dans nos territoires!… une heureuse variété dans les productions, est la base de nos besoins, de nos secours mutuels, de notre union. Il était donc nécessaire, pour prospérer, de donner à nos jeunes sociétés toute l'énergie possible; il était nécessaire que les principes sages et simples qui nous gouvernent et règlent notre existence sociale, fussent établis pour le bien-être général, et que le bonheur de tous ne pût jamais être sacrifié au bien-être de quelques-uns. Ce concours de circonstances qui ont tant de pouvoir sur l'homme, la liberté et la justice, ont introduit dans nos mœurs, un esprit doux et tolérant, qui est devenu le premier trait de notre caractère national.


Transportons la scène à plusieurs centaines de milles du lieu que nous avons décrit dans le chapitre précédent. Une file de waggons s'avançait lentement dans ces immenses régions inconnues qu'arrosent le Missoury et ses tributaires; en suivant les détours des collines, elle se déroulait en mille aspects divers; quelquefois elle disparaissait en partie; puis, tout-à-coup, dans le lointain, on découvrait l'avant-garde qui marchait lentement, tandis que le corps général suivait dans le plus bel ordre: c'était des pionniers de l'Orégon. «Le prédicant américain, (dit M. Poussin), escorté de sa compagne courageuse et résignée, tous deux animés de la même foi, ont déjà franchi les montagnes rocheuses; d'autres missionnaires, préoccupés des mêmes intérêts, ont suivi les mêmes sentiers, et répandent partout avec eux la foi, la langue, l'influence, l'autorité de leur pays et de leur gouvernement… Autour d'eux viennent se réunir les enfants des forêts, pour recevoir les premières influences de la civilisation. Bientôt, quelques familles américaines, entraînées par le même sentiment de prosélytisme, sont venues se fixer également dans ces régions lointaines où elles sont destinées à devenir le noyau d'importantes colonies agricoles; car la vallée de la Colombia offre à l'Américain des attraits irrésistibles55

[55] Voyez la question de l'Orégon par M. le major du génie, G. T. Poussin.

Les pionniers avaient, pour chef, un de ces hommes à organisation puissante, prodige d'activité, de confiance personnelle et d'audace… Aaron Percy (c'était son nom), sans être un grand philosophe, connaissait assez les hommes pour savoir que quiconque veut en être obéi, doit les dominer par la raison et la fermeté. Le vieux pionnier s'était appliqué à ne jamais compromettre sa dignité, et à maintenir dans le camp une discipline sévère: aussi cette troupe fut un modèle d'ordre et de bonne conduite, quoiqu'il s'y trouvât des esprits inquiets et dissipateurs.

Nos colons, pour la plupart Américains, pleins du sentiment de leur force et de leur capacité, vont soumettre de nouvelles régions à l'empire de l'agriculture; renonçant à tous les avantages que procure le voisinage des villes, ils abandonnent les champs cultivés, disent un adieu, éternel peut-être, à leurs amis, et pénètrent dans une forêt immense, où ils doivent abattre le premier arbre, frayer le premier sentier, labourer et semer parmi une multitude de souches qu'ils peuvent à peine espérer de détruire dans tout le cours de leur vie… Estimés dans leurs comtés, ils s'expatrient!… ils se soumettent à toutes les rigueurs de la pauvreté, et consentent à loger sous la cabane d'écorce!… mais aussi, ils voient dans l'avenir, leurs enfants heureux et riches; les privations et les rudes travaux qui attendent ces bons pères ne les découragent pas. La nature se montre devant eux dans toute l'horreur qu'elle déploie avant d'être asservie; elle fait naître des forêts sur des débris de forêts; les lianes embrassent le tronc des arbres, montent jusqu'à leur cime, en descendent, remontent encore, et forment un treillage impénétrable: les pionniers admirent d'abord ces obstacles puissants qui les défient; la hache résonne, et la nature est subjuguée… L'Américain, grâce à son éducation, n'est jamais embarrassé dans les bois; il les parcourt avec facilité, et s'y oriente comme le marin au milieu de l'Océan. Il compte sur sa sagacité pour le choix d'une bonne terre; il juge de sa qualité par la grandeur et la beauté des arbres; les buissons, toutes les plantes qu'il foule, servent à son instruction; il observe les différentes couches du terroir; il suit les sinuosités des montagnes qui règlent la direction des ruisseaux; il cherche une chute d'eau, où il puisse un jour construire un moulin; enfin il examine et pèse tout, car il va mériter le titre de créateur.

Les waggons de la caravane, lourdes voitures à quatre roues, étaient couverts d'une double toile à voile, épaisse et bien cirée; quelques-uns étaient chargés de meubles et d'instruments aratoires. Les provisions étaient considérables, car malgré cette première effervescence qui transporte l'imagination au-delà des bornes ordinaires, nos pionniers surent prendre toutes les précautions contre les maux inévitables d'un long voyage, et qui rappellent à l'homme toute sa faiblesse au milieu de ses plus grands efforts. Les émigrants n'avaient donc rien oublié de ce qui pouvait être nécessaire à la conservation de leurs familles; un petit troupeau de bœufs, de vaches et de chèvres, suivait la caravane; de gros dogues, bien dressés, remplissaient admirablement l'office de bouviers, et veillaient sur le bétail.

Aaron Percy avait pris les devants; à ses côtés se tenait un jeune Américain que nous présenterons à nos lecteurs sous le nom de Frémont-Hotspur. Aaron l'avait choisi pour son lieutenant; aux yeux de miss Julia Percy (fille du vieux pionnier), Frémont-Hotspur était le plus beau jeune homme qu'elle eût encore vu. Monté sur un magnifique destrier, et armé de toutes pièces, il caracolait sur les ailes de la caravane, à droite, à gauche, en avant, en arrière, craignant toujours de donner dans quelque embuscade imprévue. Lorsqu'il se fut assuré qu'aucun danger ne les menaçait, il rejoignit Aaron, et rompit le silence:

—Position magnifique, M. Percy,—dit le jeune Américain en indiquant du doigt une colline verdoyante, à une distance d'environ deux milles de l'endroit où ils se trouvaient.

—C'est vrai; mais pas une seule habitation humaine!—observa Percy;—traverserons-nous ces prairies sans être inquiétés par les maraudeurs?… arriverons-nous sains et saufs au but de notre voyage?…

—Rassurez-vous, M. Percy,—dit Frémont-Hotspur,—votre sagesse nous préservera de ces calamités qui ont perdu la plupart des colonies naissantes. Tant d'obstacles à surmonter exigeraient, il est vrai, les forces d'Hercule, et la longévité d'un patriarche, mais qu'importe! nous l'entreprendrons, et certainement les générations futures nous devront quelque reconnaissance. La prospérité de nos États étonne déjà la vieille Europe, dont les débris viennent accélérer notre marche en dépit des entraves. N'oublions pas que nous laissons, dans le Kentucky, des amis qui admirent notre courage; nous trouverons peut-être, au-delà des montagnes rocheuses, des frères qui nous accueilleront et nous aideront. Nous signalerons notre récente existence par de vigoureux efforts…

—Craignez les illusions de l'imagination qui, trop souvent, embellissent ce qu'on voit dans une perspective éloignée, dit Percy;—car rien n'est si séduisant que le projet de former un nouvel établissement… Mais nous comptons tous sur vous, M. Frémont-Hotspur; vous êtes jeune, courageux et prudent; vous agissez, en toutes choses, avec résolution et promptitude; vous vendriez chèrement votre vie dans un combat avec les sauvages Pawnies56

[56] Les sauvages les plus redoutables des Prairies.

—Ma vie… ma vie… je voudrais avoir autre chose à défendre,—dit Frémont-Hotspur, après un moment d'hésitation.

—Je ne vous comprends pas, M. Frémont-Hotspur—observa Percy dans le plus grand étonnement;—regrettez-vous d'avoir quitté le Kentucky?… Quelque jeune lady de Boon'sborough vous aurait-elle inspiré des sentiments que vous n'osez avouer, même à un ami?… Vous craignez, peut-être, de ne pas rencontrer le bonheur dans le nouvel établissement?

Le vieux pionnier jeta un regard à la dérobée sur son jeune compagnon qui lui répondit avec un admirable sang-froid.

—M. Percy, un philosophe, prétend que «là où deux personnes peuvent vivre aisément ensemble, il se fait un mariage57:» Or, il a été prouvé que l'homme était doué d'une activité qui le portait à multiplier perpétuellement ses jouissances… donc…

[57] Montesquieu, Esprit des Lois.

—Au fait, au fait, M. Frémont-Hotspur; vous ne procédez que par circonlocutions; ainsi «là où deux personnes peuvent vivre aisément ensemble, il se fait mariage;» la conclusion de tout ceci?

—M. Percy, on a encore observé que la fortune changeait souvent, et pouvait beaucoup; et que si elle peut faire quelque chose pour quelqu'un… c'est pour un vivant: il faut donc se mettre sur son chemin. Je suis pauvre,—continua Frémont-Hotspur:—je n'ai pour tout bien qu'un waggon de marchandises; il est temps de songer à l'avenir; ce n'est pas que je me repens d'avoir fait le tour du monde… non…

Aaron Percy regarda son compagnon en ouvrant de grands yeux qui lui disaient assez qu'il ne comprenait pas où il voulait en venir.

—Vous savez, M. Percy,—continua Frémont-Hotspur,—que deux maladies travaillent nos compatriotes… celle des manufactures… et celle des émigrations à l'Ouest… Voici donc ce que je demande au ciel…

—Ah!… vous allez, enfin, vous expliquer; vos périphrases me donnaient de l'inquiétude… Allons… courage…

—Je demande au ciel un cottage58 dans la fertile contrée où nous allons, un cottage près d'une rivière, et au milieu de nombreux amis… Mais il manque quelque chose à ce tableau…

[58] Maison de campagne.

—Un moulin, sans doute;—dit vivement Percy.

—Fi! M. Percy… je voulais parler d'une femme…

—Une femme!…—s'écria Aaron stupéfait—et c'est dans l'Orégon que vous allez chercher une partner?…

—Eh! M. Percy… qui vous dit… qu'elle… n'est pas déjà trouvée?…

—Ah!… vous avez déjà fait un choix!… Vous avez raison, M. Frémont-Hotspur, il faut vous marier,—continua le vieux pionnier comme quelqu'un qui se rappelle avec une douce mélancolie les souvenirs de sa jeunesse;—oui, mariez-vous; je me souviens qu'étant jeune homme, j'eus honte d'être si peu utile au monde; j'épousai Suzanna Howard; ma maison en devint plus gaie et plus agréable; un nouveau principe anima toutes mes actions… Mariez-vous, M. Frémont-Hotspur, mais épousez une femme laborieuse; car, qu'un homme travaille, qu'il s'épuise en sueurs, qu'il fasse produire à la terre les meilleurs grains, et les fruits les plus exquis, si l'économie de la femme ne répond pas à l'industrie du mari, le repentir suivra de près… M. Frémont-Hotspur, pourrait-on, sans indiscrétion, vous demander le nom de celle à qui s'adressent vos vœux!…

Le jeune Américain fut un peu embarrassé par cette question, mais il résolut d'en finir…

—M. Percy, me croyez-vous uniquement saisi de l'humeur voyageuse qui, chaque année, enlève aux États atlantiques de nombreuses phalanges de cultivateurs?… Le docteur Franklin dit que «trois déménagements équivalent à un incendie;» or, j'ai fait naufrage sur les côtes de l'Écosse… premier déménagement; et comme on n'échappe jamais d'un écueil sans courir d'autres dangers, je fis un second naufrage sur les côtes de France… deuxième déménagement; je ne sais ce qui m'attend dans l'Orégon, mais celui qui fait naufrage une troisième fois a tort d'en accuser Neptune; il est donc peu probable que j'eusse quitté le Kentucky, si la Dame de mes pensées y eût été…

—D'accord,—dit Percy.

—Il est encore moins probable qu'elle se trouve dans l'Orégon, pays que je ne connais pas… vu que je n'y ai jamais fait naufrage…

—C'est logique…

—Le docteur Franklin dit encore,—continua Frémont-Hotspur;—que si vous voulez que vos affaires se fassent, allez y vous-même; si vous ne voulez pas qu'elles se fassent… envoyez-y…; or, mes affaires ne sont pas de celles qui se font par procuration; la compagne que je cherche ne peut donc être bien loin, et si dans deux mois je ne suis pas marié… j'embrasserai la vie sauvage…

Aaron Percy comprit enfin.

—M. Frémont-Hotspur,—dit-il au jeune Américain,—vous êtes un homme laborieux, et élevé dans les plus purs sentiments démocratiques; vos qualités vous ont conquis l'estime générale; je serai fier de vous nommer mon gendre…

—Vous comblez tous mes vœux,—dit Frémont-Hotspur avec joie.

—Mais ne concluons rien avant d'avoir consulté Julia; je doute, cependant, qu'elle se refuse à… l'annexion

Les deux pionniers parcoururent une grande partie de la prairie, en gardant le plus profond silence; les oiseaux fuyaient à leur approche; les antilopes se levaient presque sous les pieds des chevaux; rien ne surpasse leur légèreté et leur délicatesse; elles habitent les plaines découvertes; sauvages et capricieuses, promptes à prendre l'alarme, elles bondissent, et fuient avec une rapidité qui défie la balle du chasseur; quand elles effleurent ainsi les prairies pendant l'automne, leurs couleurs fauves se confondent avec les teintes des herbes desséchées, et l'œil peut à peine les suivre. Tant qu'elles se tiennent en plaine, elles sont en sûreté; mais la curiosité les entraîne souvent à leur perte. Les sauvages, pour les tuer, ont recours à un stratagème qui manque rarement son effet; ils se cachent dans les herbes, et attachent, à un bâton fiché en terre, un morceau de drap rouge ou blanc; les antilopes approchent en troupes, et les chasseurs leur décochent alors des flèches avec leur adresse sans égale.

—Halte!—s'écria Aaron Percy d'une voix de stentor, lorsque le waggon, qui marchait en tête, ne fut plus qu'à quelques pas de l'endroit où il se tenait avec son jeune lieutenant.—M. Frémont-Hotspur, examinons les voitures.

Les deux pionniers descendirent de cheval, et commencèrent l'inspection. La plupart des émigrants avaient beaucoup d'enfants; Aaron Percy en comptait sept. Lorsqu'il arriva à son waggon, qui se trouvait au milieu de la file, la bégayante couvée était en émoi; l'apparence lugubre de la forêt, la solitude dans laquelle ils se trouvaient, tout faisait vivement sentir aux petits Américains la privation des biens qu'ils avaient quittés;… aussi pleuraient-ils à chaudes larmes…

—Qu'est-ce que j'entends! et vous aussi ma fille Julia!—s'écria Percy avec autant de sévérité qu'il en pouvait montrer à une créature si douce,—que veut dire cette terreur? est-ce ainsi qu'on commence un établissement? Nos pères, persécutés en Europe, n'abordèrent-ils pas sur ce continent, où ils ne trouvèrent ni vaches, ni chèvres?… et nous avons tout cela, nous!!… Cessez donc de verser des larmes; nous avons un but qu'il faut atteindre, et plutôt que d'abandonner notre projet d'arriver les premiers dans l'Orégon, je livrerai aux périls du désert tout ce que nous possédons, et si c'est la volonté de Dieu, notre existence même!…

—Nous aurons tous du courage,—dit mistress Suzanna Percy avec calme;—prions l'Etre-Suprême de nous accorder la santé, c'est tout ce dont nous avons besoin. Votre mère n'a point de craintes, enfants; elles sera toujours près de vous;—ajouta la courageuse Américaine.

Ce langage simple les rassura, et leur ancienne maison, leurs jeux, leurs petits compagnons, et tous les charmes du Kentucky s'effacèrent de leur souvenir…

Mistress Suzanna Percy était une femme courageuse et résignée; le pionnier n'eût su mieux placer ses affections, et il avait toujours trouvé en elle une amie pleine de douceur et de dévouement… Si l'Américain veut être heureux, dit un proverbe du pays, qu'il consulte celle que le ciel lui a donnée pour compagne. Le lecteur connaît sans doute la base de la prospérité de nos familles; cette prospérité est uniquement fondée sur l'utilité réciproque de l'homme et de la femme, c'est-à-dire sur l'ordre d'un travail réglé et assidu, et sur cet amour fondé sur la conscience du devoir. Les mariages sont, en général, très heureux dans notre Amérique, parce que les jeunes personnes n'ont, le plus souvent, d'autre dot que leurs vertus et leur esprit d'économie; le bien-être d'une famille dépend donc, en grande partie, du savoir, de l'intelligence et de l'habileté de la femme. Dans nos habitations, jetées, pour ainsi dire, au milieu des forêts, nous goûtons un bonheur réel, ce bonheur qui se trouve au sein d'une famille bien ordonnée et dont les membres sont étroitement unis, car les affections sociales sont d'autant plus durables et plus énergiques qu'elles sont sans distractions et plus concentrées.

—Écoutez, enfants,—reprit Aaron Percy;—écoutez les instructions de vos parents; étant moi-même fils d'un père qui m'a élevé, et d'une mère qui m'a chéri comme si j'eusse été leur unique soutien, vous me devez le même respect que je leur portais. Enfants, notre sentier sur la terre est difficile et rude, car la sagesse se tient sur les lieux les plus élevés; pour y marcher avec assurance, il faut que les faibles s'appuient sur les forts. Honorez donc vos parents qui éclairent vos premiers pas; vous manquez d'expérience, il est donc nécessaire que vous soyez guidés dans la bonne voie par leur raison. La nature vous commande de les respecter, de leur obéir et de prêter une oreille docile à leurs enseignements et à leurs conseils. Si vous ne pouvez encore partager leur tâche, rendez-la-leur moins rude en vous efforçant de leur complaire et de les aider selon votre âge et vos forces… Ecoutez, enfants; c'est pour vous que nous avons entrepris ce nouvel établissement; nos peines seront légères si vous êtes tous industrieux; avec une volonté ferme, peu d'obstacles sont insurmontables: je vous promets, à chacun, cinq cents acres de terre au moins, quand vous songerez à vous marier; mais n'épousez que des femmes sages et laborieuses, car une femme querelleuse, dit le roi Salomon, est comme un toit d'où l'eau dégoutte toujours; il vaudrait mieux demeurer en un coin, sur le haut de la maison, que d'habiter avec une femme querelleuse dans un domicile commun; le père et la mère donnent la maison et les richesses, mais c'est le Seigneur qui donne à l'homme une femme sage… Enfants, celui qui a trouvé une bonne femme, a trouvé un grand bien, et il a reçu du Seigneur une source de joie… Vous rappelez-vous ce que je vous lisais l'autre jour dans mon livre?… on représentait anciennement un homme tressant une corde de paille, et une biche mangeait cette corde à mesure qu'il la tressait; quelle est la morale de cette histoire, Albert?—demanda Aaron à un petit garçon de douze ans qui s'essuyait les yeux en soupirant.

—Cet homme était, sans doute, un artisan laborieux, qui avait une femme peu économe; de sorte qu'elle avait bientôt dépensé ce que le pauvre diable avait amassé à la sueur de son front…

—Oui, à la sueur de son front, c'est vrai, c'est vrai,—reprit le bon père;—mais, écoutez-moi, Albert; à vingt-et-un ans, je vous donnerai ce que vous avez vu tracé en encre rouge sur ma carte de l'Orégon; vous aurez donc trois cents acres de terre, et une chute d'eau; vous y construirez un mill (moulin): vous vous rappelez sans doute ce que je disais hier, Albert? Si la roue d'un moulin dépasse quatre mètres de diamètre, elle doit avoir en vitesse, une force telle qu'elle fasse au moins cinq tours par minute, ou un tour toutes les douze secondes; vous me comprenez, n'est-ce pas, Albert?…

—Oui «Pa»59.

[59] Pa, pour papa.

—Vous savez qu'autrefois on laissait perdre une grande partie de la force motrice; aujourd'hui, au contraire, on met à profit les lois rigoureuses de la mécanique. Entre autres perfectionnements… car il faut perfectionner, n'est-ce pas, Albert?…

—Oui, «Pa.»

—Entre autres perfectionnements, dis-je, on a substitué des axes et des roues en fonte et en fer, aux roues et aux axes en bois; et tandis qu'anciennement on donnait à chaque moulin une roue hydraulique particulière, on n'établit plus maintenant qu'une seule roue hydraulique pour mettre en mouvement autant de moulins que peut le permettre la force motrice de l'eau qu'on possède… Cependant en présence des découvertes de chaque jour (car il faut perfectionner, vous en convenez vous-même, n'est-ce pas, Albert?… la tendance directe du progrès étant de substituer à la force de l'homme, dans tous les labeurs matériels, les forces brutes de la nature soumises à l'empire de son intelligente volonté); en présence des découvertes de chaque jour, dis-je, on a peine à comprendre comment les petits meuniers ne cherchent pas à sortir de l'ancienne routine, si contraire à leurs intérêts;—les yeux du petit garçon brillaient—ce n'est point que je fasse peu de cas de votre opinion, Albert? mais vous convenez vous-même qu'il faut perfectionner, or, ce mot équivaut à ceci «qu'il faut renoncer à l'ancienne routine.» Certes, je respecte votre avis, Albert; mais vous me permettrez de vous exposer, avec la franchise d'un sincère ami de la vérité, mon opinion qui n'est pas méprisable en ceci… car, après tout, j'ai de l'expérience;—et pour donner plus de poids à son argument, le vieillard ôta son bonnet de peau et laissa voir ses cheveux blancs: l'enfant cessa de sangloter et l'écouta respectueusement.—Je disais donc, que les petits meuniers n'ont à leur disposition qu'une force minime et ils continuent néanmoins à employer des meules dont les dimensions et le défaut de rayonnage réclament une grande puissance d'action… vous m'entendez, Albert? de là résulte pour eux un chômage fréquent qui les prive de tout gain; ajoutez à cela que leur manière de moudre échauffe la farine, la détériore et la rend moins productive dans la panification, chose essentielle, n'est-ce pas, Albert?

—Oui «Pa».

—Vous savez que les moulins les plus ordinaires se composent d'une roue extérieure qui est mise en mouvement par l'eau; votre maître, M. Harris et vous, êtes partisans de ce système; il est possible que vous ayez raison Albert; le procédé est assez simple: si je vous ai bien compris tantôt (et nous reviendrons sur cette discussion), si je vous ai bien compris, dis-je, au centre de la roue dont nous avons parlé, passe un essieu soutenu par deux pivots; à la partie de l'essieu qui donne dans le moulin est attaché un rouet à la circonférence duquel sont implantées quarante huit chevilles qui s'engrennent dans la lanterne, laquelle est composée de deux plateaux qui la terminent en haut et en bas, et de neuf fuseaux qui forment son contour… avez-vous une observation à faire, Albert?

—Non «Pa»; cependant n'oubliez pas que la lanterne est traversée par un axe de fer, qui d'un bout porte sur le palier

—Certes, Albert; et si je vous ai bien compris le palier est une pièce de bois d'environ un demi pied de largeur, sur cinq pouces d'épaisseur et neuf pieds de longueur entre ses deux appuis, et qui, de l'autre bout, supporte à son extrémité la meule supérieure, laquelle est mise en mouvement par la lanterne, qui, elle-même, est mue par le rouet. N'avez-vous aucune objection à faire, Albert?

—Non, «Pa.»

—Je continue donc; les meules sont renfermées dans un cintre de bois de la même forme. La meule inférieure, qui est immobile, forme un cône dont le relief depuis les bords jusqu'à la pointe, est de neuf lignes perpendiculaires; la meule tournante ou supérieure en forme un autre en creux, dont l'enfoncement est d'un pouce environ. Vous ai-je bien compris, Albert?

—Oui, «Pa,» mais il faut dire que le choix des meules est chose très importante, quel que soit le moulin…

—C'est vrai, Albert; je terminerai, en disant que pour chaque moulin du système anglais, il faut au moins la force de trois chevaux, et celle de quatre chevaux pour nos grands moulins à meules de six pieds: la force d'un cheval est représentée par cent soixante livres d'eau élevée à un mètre par seconde… Mais nous reprendrons cette discussion, Albert; vous me permettrez de développer mon système… Quant à vous, Arthur—un petit garçon de sept ans—vous entretenez l'esprit de rébellion dans la caravane!… Je m'aperçois que vous vous abandonnez aux penchants que l'on doit sans cesse combattre et réprimer!… Vous serez donc l'éternel jouet des passions! mais après la faute viennent les regrets et les remords; le calme et l'inaltérable contentement sont le partage d'une conscience pure; soyez donc plus sage: vous savez que je vous ai promis de vous faire travailler chez le charpentier… Et vous ma Jenny—(c'était une petite fille de dix ans qui sanglotait près de sa mère)—aidez vos parents, et soignez bien vos moutons et vos chèvres; vous savez que les moutons sont sujets au spleen (mélancolie) comme les hommes; il faut leur donner souvent du sel et y mêler un peu de soufre broyé avec de l'antimoine. S'il neige dans le pays où nous allons, vous ferez balayer votre basse-cour, Jenny, car les moutons deviennent aveugles lorsque la neige dure longtemps…

—Cependant «Pa»,—observa la petite fille—ma tante Molly me disait qu'il valait mieux leur construire un parc bien couvert; les moutons sont les plus délicats des animaux, et doivent toujours être à l'abri des injures du temps; ayant plus chaud dans les parcs qu'en plein air, ils mangent beaucoup moins, ce qui économise le fourrage… Ma tante Molly m'a appris aussi que plus il fait froid, plus la nourriture des bestiaux doit être grossière, le meilleur fourrage devant être réservé pour l'époque du dégel qui relâche leurs dents, et les affaiblit…

—Tout cela est vrai, ma Jenny:—dit Aaron—votre tante Molly est une excellente ménagère; elle ne peut vous avoir appris que des choses utiles; vous ferez donc comme vous le jugerez convenable; nous comptons tous sur votre diligence pour nous approvisionner abondamment de miel et de sucre d'érable…

La petite Jenny essuya ses larmes, et descendit de voiture; aussitôt les poulains de hennir, les moutons et les chèvres de bêler; jamais concert de basse-cour ne fut plus bruyant; tous s'empressent d'accourir à sa voix, les plus agiles arrivant les premiers. Jenny répand du sel sur des feuilles placées à une certaine distance les unes des autres; car, comme les hommes, les animaux ont des passions qui les excitent; ils connaissent la jalousie, la rancune et le plaisir de la domination; les plus forts, arrogants et impérieux, profitent de leur supériorité, et en abusent pour anticiper sur la part des plus faibles, qui mourraient de faim, sans une surveillance particulière, ou l'usage des subdivisions dans les basses cours. Chaque mouton, chaque chèvre de la caravane avait son nom, et obéissait quand Jenny lui parlait; elle faisait mettre des entraves de cuir aux jambes des plus obstinés; une chèvre (chose inouie!) fut fouettée trois fois pour la même faute!! Les poulains, inquiets et farouches, osent à peine approcher; ce n'est cependant pas la voix qui doit un jour leur commander; ils caracolent dans la prairie, leur crinière flottant au gré du vent, et distribuent des ruades aux pauvres chevaux attelés aux waggons; ceux-ci prennent la chose assez philosophiquement, et se consolent en pensant que les harnais qu'ils humectent actuellement de leurs sueurs, serviront, un jour, à dompter les petits insolents qui viennent les insulter, comme on dit, jusqu'à la bride. Jenny reste immobile; les poulains les plus hardis font un pas puis s'arrêtent, les jambes pliées et prêtes à se détendre comme des ressorts; ils font un autre pas, puis s'arrêtent encore; enfin, rassurés par l'immobilité de Jenny, ils s'approchent en tremblant de tous leurs membres; leurs yeux saillants brillent et roulent dans leurs orbites; leurs mères leur lèchent l'encolure pour les encourager; ils tendent enfin le cou, tirent la langue, et savourent le sel que la petite fille leur présente à pleine main… Un chevreau, qui voyageait en voiture avec la famille Percy, fut déposé sur l'herbe; il fit mille cabrioles en bondissant sur le gazon de la prairie, et après avoir reçu les caresses maternelles en remuant la queue, il revint prendre sa place ordinaire dans les bras de la petite Jenny. On eût dit un de ces daims du pays d'Akra, qui n'ont pas plus de dix pouces de hauteur, et dont les jambes ressemblent à de petites baguettes. Rien, au dire des voyageurs, n'est si doux si joli, si caressant que ces petites créatures; mais elles sont si délicates qu'elles ne peuvent supporter la mer, et meurent toutes avant d'arriver en Europe. Les moutons de la caravane étaient superbes, grâce aux soins de Jenny qui se fût privée de tout pour ses ouailles…

Nous avons vu qu'Aaron Percy parlait à ses enfants comme à des petits hommes. Cependant le sage roi, Salomon, nous a transmis quelques maximes qui peuvent trouver leur application; les voici telles qu'elles sont consignées dans la Bible:


Celui qui épargne la verge, hait son fils; mais celui qui l'aime s'applique à le corriger.


La verge et la correction donnent la sagesse; mais l'enfant qui est abandonné à sa volonté couvrira sa mère de confusion.


La folie est liée au cœur des enfants, et la verge de la discipline l'en chassera.


N'épargnez point la correction à l'enfant; car si vous le frappez avec la verge, il ne mourra point; vous le frapperez avec la verge, et vous délivrerez son âme de l'enfer.


Elevez bien votre fils, il vous consolera, et deviendra les délices de votre âme60.

[60] Voy. la Bible. Proverbes de Salomon.


Luther dit quelque part: «Qu'il faut fouetter les enfants, mais qu'il faut aussi les aimer»… Nous sommes de l'avis de Luther…

Revenons à nos pionniers; que feront-ils pour prévenir les accidents, les maladies qui peuvent affliger leurs familles? Il est aussi impossible de prévoir tous les maux qu'il est peu prudent de chercher à les deviner. Du reste, dans le nombre des émigrants, il y en a toujours un qui est à la fois mécanicien, laboureur, médecin… suivant la circonstance…

Aaron Percy, assisté de Frémont-Hotspur, continua l'inspection des voitures. Le waggon qu'habitait mistress Suzanna Percy et ses enfants avait été grandement endommagé par les cahots de la route, et nécessitait une prompte réparation. Pendant l'examen qu'en fit le vieux pionnier, miss Julia, sa fille, avança la tête hors du chariot, et Frémont-Hotspur osa regarder cette belle créature… Sa jeunesse, sa douce modestie, ses charmes simples mais puissants, tout cela formait un ensemble auquel le jeune pionnier ne put résister.

A la vue du lieutenant de son père, la joie se peignit sur les traits de la belle Américaine; Frémont-Hotspur toucha son bonnet de peau et salua: mistress Suzanna et sa fille s'inclinèrent légèrement.

—M. Frémont-Hotspur,—dit Percy,—les roues du waggon des dames se fendent; l'essieu crie; profitons de cette halte pour tout réparer… Du reste nous pouvons dresser ici nos tentes, et y attendre nos amis…

—Ce waggon, est le vaisseau de Thésée,—dit Frémont-Hotspur,—renouvelé pièce à pièce, il n'aura bientôt plus rien de lui-même…

Percy explora ensuite les environs, et découvrit que la colline, s'abaissant à son revers par une pente insensible et douce, les conduirait sans dangers dans un pays charmant, où se trouvaient réunies les trois choses qui leur étaient indispensables, l'eau, le bois et le fourrage. Mais pour arriver dans cette riante prairie, il fallait d'abord franchir une colline presque inaccessible, ou faire un long circuit dont le pionnier ne connaissait pas le terme. Persuadé que la patience et la ferme volonté triomphent de tout, Aaron Percy avait peine à croire que cette entreprise fût plus difficile pour la caravane, que ne l'avait été le passage des Alpes aux armées d'Annibal, de Charlemagne, et de Bonaparte; or, Annibal, Charlemagne et Bonaparte avaient franchi les Alpes… Aaron se disposa donc à gagner le terrible sommet… ce qui ne pouvait s'effectuer sans les plus grandes précautions… On conduit les chariots les uns après les autres; huit chevaux traînent péniblement le premier… Il touche presque au but, mais la chaîne qui retient l'attelage se rompt, et la voiture roule rapidement jusqu'au pied de la colline… Aaron la suit des yeux; vingt fois il la voit près de culbuter dans les ravins qui bordent la route… enfin elle s'arrête le long d'un torrent; les pionniers poussent un cri de joie, puis immédiatement ils disposent tout pour une seconde ascension… Aaron suivait involontairement les mouvements du waggon, et semblait le redresser par ceux de son corps et les gestes de ses bras: chaque secousse retentissait jusqu'au fond de son cœur; enfin le véhicule atteignit le sommet de la colline, et s'avança dans la plaine par une pente des plus douces. Les pionniers descendirent avec autant de plaisir et de tranquillité qu'ils avaient eu de peine de l'autre côté, et ils campèrent sur les bords d'une petite rivière tributaire du Missoury; des eaux fraîches et limpides arrivaient de tous côtés, des montagnes de l'Ouest. Le lieu choisi par Aaron Percy était un de ces sites qui prouvent que l'imagination des poètes n'est pas toujours au-dessus de la nature et de la vérité; de riantes collines, couronnées de superbes bouleaux, se prolongeaient au loin, offrant à l'œil cent bocages naturels et variés. Les voyageurs firent leurs dispositions pour la nuit; on dressa les tentes, et les jeunes gens roulèrent les waggons de manière à former une espèce de poste avancé qui devait protéger le camp contre toute surprise nocturne.

L'ENFANT DU NANTUCKET.

Je ne suis nay en telle planette, et ne m'advint oncques de mentir, ou asseurer chose qui ne feust véritable. J'en parle comme un gaillard onocrotale… J'en parle comme Saint-Jean l'Apocalypse… Quod vidimus, testamur.

(Rabelais. Gargantua.)

Fais-moi le plaisir de me dire à quelle profession tu es propre? As-tu fait ton droit? as-tu étudié la médecine? pourrais-tu être professeur de mathématiques? saurais-tu au moins faire des bottes, ou même tracer un sillon droit avec la charrue?

(George Sand. André.)
CHAPITRE III.

L'agrément du lieu n'était pas le seul motif qui avait déterminé nos pionniers à s'y arrêter; nous avons vu que les chariots, pour la plupart en mauvais état, nécessitaient une prompte réparation… Le soleil descendait à l'horizon; les montagnes commençaient à prendre une teinte plus sombre, et le hibou faisait entendre son chant lugubre. Avant la nuit, les jeunes gens firent un abattis de branches d'arbres, et formèrent une espèce de parc pour les bestiaux; pendant ce temps, mistress Percy, sa fille, et les femmes des pionniers allemands, s'occupaient du souper. Il était cinq heures du soir; on avait envoyé les bestiaux au pâturage, sous la garde de quelques fidèles dogues.

Le soleil disparut enfin derrière les montagnes qui bornaient l'horizon à l'Ouest, laissant après lui une longue traînée de lumière; toutes les familles faisaient cercle autour de leurs feux respectifs; le café, le chocolat, les gâteaux, les confitures, les tranches de bœuf fumé, un excellent repas, enfin, succédait au plaisir de la conversation. La belle et bonne miss Julia Percy, faisait une égale répartition de biscuit au lait, de bon fromage à la crême et de tasses de thé bien sucrées; on eût dit la Charlotte du Werther. «Six enfants se pressaient autour d'une jeune fille; elle tenait un pain bis dont elle distribuait les morceaux à chacun en proportion de son âge et de son appétit; elle donnait avec tant de douceur, et chacun disait merci avec tant de naïveté!!… toutes les petites mains étaient en l'air avant que le morceau fût coupé61» Aaron Percy observait avec intérêt les pionniers groupés autour des divers feux, et faisant honneur à leur souper.

[61] Goethe. Werther.

—Mistress Percy—dit-il à sa femme—il me semble que les vaches sont bien en retard; il fait nuit, et nos deux dogues-bouviers, Hercule et Goliath, ne donnent pas signe de vie.—Au même instant on entendit des beuglements et le tintement des clochettes; c'étaient les vaches que ramenait un des chiens.—Enfin les voilà… quoi! Goliath est seul avec cinq vaches! Que sont devenus Hercule et Betsy?…

Au nom de Betsy on vit briller les yeux de la petite Jenny qui affectionnait cette vache; ne la voyant pas venir, elle se mit à pleurer à chaudes larmes, en disant que certainement les loups avaient mangé Betsy; tout le camp était en émoi: on se mit en quête de la vache qui parut bientôt accompagnée du fidèle Hercule; on s'empressa de la traire comme les autres, et Jenny lui donna sa portion de sel, mais non sans l'avoir grondée; le chien reçut force caresses, et il lui fut bien recommandé de ne jamais se départir de sa vigilance.

Frémont-Hotspur et un irlandais nommé O'Loghlin se retirèrent dans leur tente commune, après avoir été invités par mistress Percy à venir faire la conversation après le souper, en compagnie de quelques autres pionniers, allemands et américains; on devait manger un pudding. Semblable à la femme du bon vicaire de Wakefield, chaque maîtresse de maison se pique de faire de merveilleuses tartes, des puddings tremblants et des crêmes délicates. Le repas du soir fut promptement terminé, et les travaux légers qui occupent, le soir, les familles américaines, succédèrent aux fatigues de la journée; le bruit des rouets annonçaient assez l'industrie des femmes. Plusieurs jeunes ladies lisaient; la lecture des bons livres, à laquelle les femmes américaines sont accoutumées dès leur jeunesse, donne à leur conversation un degré d'intérêt, et un fonds de connaissances solides qu'on trouve rarement ailleurs.

Quand Hotspur et les autres pionniers se rendirent à l'invitation qui leur avait été faite, Aaron Percy, sa femme et leur fille allèrent au-devant d'eux. Le feu, qui brillait, rendit la lumière des torches inutile; le bruit des rouets cessa, et les jeunes demoiselles s'assemblèrent pour causer; plusieurs grosses allemandes ayant, pour saler les porcs, d'aussi bonnes mains que femmes qui soient au monde, les écoutaient, le sourire sur les lèvres.

—M. Hotspur—dit mistress Percy au jeune américain, en lui versant du thé—pensez-vous que nous soyons inquiétés par les sauvages pendant notre trajet? Rarement de pareils voyages s'effectuent aussi pacifiquement.

—La nuit dernière, les hurlements de nos chiens semblaient annoncer l'approche des sauvages,—répondit Frémont-Hotspur,—et quelques-uns de nos amis d'Allemagne prétendent qu'ils ne se mettent jamais à table, sans que quelque petit bruit éloigné ne vienne les inquiéter. Ils commencent à se décourager; l'appétit va mal; ils ne sauraient manger morceau qui leur profite; jamais un plaisir pur, toujours assauts divers; enfin, comme le lièvre de la fable, tout leur donne la fièvre: leur sommeil, disent-ils encore, est souvent interrompu par une succession de rêves effrayants; je les rassure de mon mieux, en riant de leurs terreurs.

On servit le pudding; miss Julia était la majordome, et faisait les honneurs.

—Qui nommerons-nous pour speaker62 ce soir?—demanda Aaron Percy.

[62] Orateur, conteur.

Plusieurs dames prononcèrent le nom de Hotspur; les pionniers approuvèrent ce choix, et le jeune Américain fut proclamé speaker, à l'unanimité.

—Les dames,—dit Frémont-Hotspur en saluant le groupe,—me permettront de les consulter sur le choix d'un sujet.

—Vous avez passé votre jeunesse sur l'Océan,—observa miss Julia;—vous serait-il agréable de nous raconter quelque scène maritime?… vous avez dû faire la pêche de la baleine?…

—Tous les habitants du Nantucket63 commencent par là,—répondit Frémont-Hotspur;—on est d'abord simple baleinier; cet apprentissage, dangereux et pénible, est regardé comme indispensable. Il n'y a point d'école plus profitable; les jeunes gens passent par les grades de rameurs, de pilotes et de harponneurs; la pêche forme donc une pépinière de marins accoutumés à une vie laborieuse et dure; si la fortune leur destine de grandes richesses, l'expérience leur apprend ce qu'il a coûté de peines et de fatigues à leurs parents, pour amasser les biens qu'ils possèdent. Ces dames me prient de leur raconter quelque scène maritime? c'est l'histoire de ma vie qu'elles me demandent; mais il n'y a rien que je ne fasse pour être agréable à la société. Les grands capitaines écrivent leurs actions avec simplicité, dit-on, parce qu'ils sont plus glorieux de ce qu'ils ont fait, que de ce qu'ils disent. Je crois devoir adopter le système contraire, et mettre une grande ostentation dans les récits de mes hauts faits… pour en relever l'importance:

[63] L'île de Nantucket, dans l'État de Massachusetts, au sud du cap Cod, est un banc de sable aride; ses habitants se livrent à la pêche.

Je naquis dans l'île de Nantucket, par conséquent dans le voisinage de la mer; tout habitant des côtes se familiarise avec elle, la brave, et parvient à la dompter. L'habitude d'en affronter les périls rend les hommes plus courageux, plus entreprenants, et les voyages maritimes étendent le cercle de leurs connaissances. J'entendais souvent mon père, qui était marin, raconter les aventures de sa jeunesse, ses expéditions, ses premiers exploits enfin. Ces récits firent naître en moi un goût précoce pour le même genre de vie.

Je n'avais encore que huit ans lorsque j'accompagnai le vieillard dans une de ses excursions; nous fîmes naufrage sur les côtes d'Ecosse; un pêcheur nous recueillit; mon père trouva facilement un emploi, car il était connu dans ce pays pour un audacieux marin. La cabane de notre bienfaiteur était merveilleusement située; je n'ai vu, de ma vie, un endroit plus propre à développer les idées contemplatives. Mes yeux s'étendaient involontairement sur la surface immense qu'ils avaient devant eux; je respirais les vapeurs salines dispersées par le choc perpétuel des flots, se poursuivant les uns les autres, comme s'ils eussent été soumis à une impulsion régulière et invisible; le soir, je m'endormais à leur bruit déchirant; le jour, je m'élançais avec transport au sommet des rocs; je découvrais alors le vaste Océan avec ses formes variées de sublimité et de terreur; les rochers, les précipices dont la vue glace d'effroi, tout cela me ravissait; les femmes des pêcheurs me chantaient, d'une voix rauque, et aussi bruyante que celle de l'Océan, les anciennes ballades, et les entreprises périlleuses des rois de la mer. Debout sur le faîte des rochers, et suspendu en quelque sorte au-dessus des précipices, je livrais de furieux combats aux oiseaux dont je voulais dérober les œufs… mais on vint m'arracher à cette vie active pour m'enfermer dans une école; moi, à qui le calme faisait peur!… Il me fallait des obstacles, des fatigues, des périls à braver, de grandes infortunes à supporter; il me fallait des naufrages enfin!… avez-vous vu la mer en courroux?—continua Frémont-Hotspur avec enthousiasme,—il faut la voir quand elle s'émeut, la furieuse! quelles vagues elle entasse!… l'écume vole jusqu'au sommet des rochers où se tient le spectateur émerveillé!… C'est alors que les flots présentent le plus splendide spectacle qu'il soit donné à l'homme de contempler!… Avez-vous vu périr un bâtiment?… que d'émotions on éprouve! quel bonheur de pouvoir sauver des frères!… A l'école, on crut remarquer en moi de grandes dispositions pour l'état ecclésiastique, et il fut décidé que je serais élevé pour être un jour un des plus zélés défenseurs de l'Eglise. Je débutai; ne forçons point notre talent; on nous l'a dit en bon français; mes sermons étaient secs et arides comme la plante qui croit dans le sable; j'étais loin d'avoir l'onction du docteur Blair; définitivement, je n'étais point né pour cette vocation; peu zélé, d'ailleurs, et plus sensible à la poésie des combats, je me décidai à affronter encore une fois le courroux du Dieu au fatal trident. M'émancipant de ma propre autorité, je m'élançai sur les traces de mon père, au risque d'écumer la mer pendant dix ans, comme Télémaque à la recherche d'Ulysse; je commençai mon Odyssée par un second naufrage; évitez les côtes de Bretagne; autrefois, dit la chronique, un bœuf, promenant à ses cornes un fanal mouvant, a mené les vaisseaux sur les écueils… Non loin de là, est l'île de Sein; c'était jadis la demeure des vierges sacrées qui donnaient aux Celtes beau temps ou naufrages; elles y célébraient leurs meurtrières orgies, et les navigateurs entendaient avec effroi, de la pleine mer, le bruit des cymbales barbares. Après ce second naufrage, sur les côtes de France, je m'engageai à bord d'un baleinier Américain qui se trouvait alors à Saint-Malo. J'écumai toutes les mers; je vis ces climats que le soleil éclaire et abandonne alternativement, pendant six mois consécutifs. En hiver, une nuit sombre étend son voile sur ces contrées; cependant, dans ces parages désolés, les flots présentent quelquefois un spectacle splendide; je veux parler des aurores boréales. Au moment où le météore apparaît le ciel fendille; entre le Nord et le couchant on découvre un arc lumineux d'où sortent et s'élèvent d'innombrables colonnes de lumière; des torrents de feu s'écoulent sans cesse de cet inépuisable source; mille rayons réunis en faisceaux, semblent couvrir la mer d'une voûte d'or de rubis et de saphirs… Mais parlons un peu des moyens de navigation… Un arbre flottant fut le premier navire; on imagina ensuite de le creuser au moyen du feu; l'art un peu plus éclairé, inventa les canots des Groënlandais, des habitants du Kamtchatka, etc.; c'est en étudiant l'histoire des peuples sauvages qu'on apprend à connaître toute l'énergie de l'espèce humaine. Le sauvage eut besoin, pour vivre, d'atteindre les animaux qui fuyaient devant lui… il inventa l'arc; obligé de demander sa subsistance à l'Océan, il construisit des canots insubmersibles; si, pour sauver sa vie, il eût été forcé de s'ouvrir un passage dans le sein d'un rocher de granit, il l'eût creusé sans autre instrument qu'un caillou. Il faut dire aussi que les circonstances font la moitié des frais. Les Phéniciens ayant peu de ressources chez eux, furent les premiers qui osèrent s'aventurer sur mer pour gagner des territoires plus fertiles: quant à la guerre, ils durent trouver cette mode établie, et l'on ne se battit pas longtemps sans faire un art de cette boucherie; de là l'organisation militaire, la discipline, la tactique. Les Barbares faisaient leurs excursions sur des bateaux nommés camares; ces bateaux étroits, renflés de la coque, étaient charpentés sans aucune attache de fer ou d'airain64. Par les gros temps et suivant la hauteur de la vague, ceux qui les montaient, ajoutaient, à la partie supérieure, des cordages, des ais qui s'emboîtaient, et fermaient le navire comme un toit65. Ils voguaient ainsi ballottés par les flots. La double proue des barques et la facilité qu'ils avaient de changer le coup de rame, leur permettaient d'aborder quand ils le voulaient, de l'avant ou de l'arrière, sans aucun danger. Les Arabes ont encore des petits bâtiments qu'ils nomment trankis, dont les planches ne sont pas clouées, mais liées, et comme cousues ensemble. Les historiens de l'antiquité nous apprennent qu'aux Indes, on se servait de bateaux de roseaux; ces roseaux étaient aussi gros que des arbres, ainsi qu'on pouvait le remarquer dans les temples où l'on en plaçait comme objets de curiosité; l'intervalle qui existait entre deux nœuds suffisait pour faire un bateau capable de porter trois hommes66. Vous savez qu'Eléphantiasis était, autrefois, le terme de la navigation sur le Nil; c'était le rendez-vous général des barques éthiopiennes; pliantes et légères, les bateliers les chargeaient facilement sur leurs épaules, lorsqu'ils arrivaient aux portages67. Les barques des navigateurs de l'Orient doivent être solidement construites, à cause des hippopotames, qui les percent quelquefois de leurs défenses. Ces animaux ont beaucoup de force dans le cou et dans les reins. On raconte (vous connaissez le proverbe; tout voyageur est un menteur), on raconte, dis-je, qu'une vague ayant jeté et laissé à sec, (sur le dos d'un hippopotame) une barque hollandaise chargée de quatre tonneaux de vin, sans compter les gens de l'équipage, cet animal attendit patiemment le retour des flots, qui vinrent le délivrer, et ne fit aucun mouvement qui indiquât qu'il en fut fatigué. J'ai dit qu'ils perçaient quelquefois les barques; on ne peut les éloigner, la nuit, qu'au moyen de la lumière; une chandelle placée sur un morceau de bois, et abandonnée au cours de l'eau, les empêche d'approcher. La route qu'un navire des Indes fabriqué de joncs, parcourait en vingt jours, un navire grec ou romain le faisait en sept68. Dans cette proportion, un voyage d'un an pour les flottes grecques et romaines, était à peu près de trois ans pour celles de Salomon. Deux navires d'une vitesse inégale ne font pas leur voyage dans un temps proportionné à leur vitesse, dit le célèbre Montesquieu; la lenteur produit souvent une plus grande lenteur. Quand il s'agit de suivre les côtes, et qu'on se trouve sans cesse dans une différente position; qu'il faut attendre un bon vent pour sortir d'un golfe, en avoir un autre pour aller en avant, un navire bon voilier profite de tous les temps favorables; tandis que l'autre reste dans un endroit difficile, et attend plusieurs jours un autre changement. Un navire qui entre beaucoup dans l'eau (comme ceux des Grecs et des Romains, qui étaient de bois, et joints avec du fer) navigue vers le même côté à presque tous les vents; ce qui vient de la résistance que trouve dans l'eau le vaisseau poussé par le vent, qui fait un point d'appui, et de la forme longue du vaisseau qui est présenté au vent par son côté; pendant que, par l'effet de la figure du gouvernail, on tourne la proue vers le côté que l'on se propose; en sorte qu'on peut aller très près du vent, c'est-à-dire très près du côté d'où vient le vent. Mais quand le navire est d'une figure ronde et large de fond, et que par conséquent il enfonce peu dans l'eau, il n'y a plus de point d'appui; le vent chasse le vaisseau, qui ne peut résister, ni guère aller que du côté opposé au vent. D'où il suit que les vaisseaux d'une construction ronde de fond sont plus lents dans leurs voyages; 1o ils perdent beaucoup de temps à attendre le vent, surtout s'ils sont obligés de changer souvent de direction; 2o ils vont plus lentement, parce que n'ayant pas de point d'appui, ils ne sauraient porter autant de voiles que les autres69…» Le même philosophe fait remarquer que l'empire de la mer a toujours donné, aux peuples qui l'ont possédé, une fierté naturelle, parce que se sentant capables d'insulter partout, ils croient que leur pouvoir n'a plus de bornes que l'Océan… Parlons aussi de la manière de voyager des peuples du Nord; ils se servent de traîneaux tirés par des chiens; ces animaux, chez les habitants du Kamtchatka, partagent la nourriture de la famille, et mangent dans la même auge; ce sont les femmes qui en prennent soin. Les attelages sont de huit chiens attelés deux à deux; les traits sont composés de deux larges courroies qu'on leur attache sur les épaules; au bout de chaque trait est une petite courroie qui, par le moyen d'un anneau, se fixe à la partie antérieure du traîneau: une courroie tient aussi lieu de timon: c'est encore une courroie qui sert de bride; elle est garnie d'un crochet et d'une chaîne qu'on attache au chien de volée. Le conducteur se sert, pour fouet, d'un bâton crochu, long de trois pieds, à l'extrémité duquel sont placés plusieurs grelots dont le son anime les chiens; quand il veut arrêter, il enfonce le bâton dans la neige, et met en même temps un pied à terre pour diminuer la vitesse par l'obstacle du frottement. Ce véhicule, trop élevé comparativement à sa largeur, verse aisément si le conducteur perd l'équilibre… Alors, les chiens, qui se sentent soulagés, redoublent d'ardeur et ne s'arrêtent plus… heureux si, dans sa chute, le voyageur peut se cramponner au traîneau; les chiens s'arrêtent bientôt, fatigués de traîner le nouvel Hippolyte… S'il se présente une colline, le conducteur doit la franchir à pied; pour la descendre, il faut dételer les chiens, n'en laisser qu'un seul à la voiture, et conduire les autres en laisse; impatients de regagner la plaine, ils renverseraient conducteur, voiture et bagage. Les voyageurs de ces pays sont exposés à de grands dangers; sortis de chez eux par un temps calme, ils peuvent, à tout instant, être surpris par un ouragan furieux, et ensevelis sous une montagne de neige… Dès le commencement de la tempête, ils s'écartent du chemin, et cherchent un refuge dans quelque bois; la neige, divisée par les rameaux des arbres, ne peut s'y rassembler en un seul monceau, comme dans les plaines. Le voyageur se couche, et attend la fin de l'ouragan qui dure quelquefois une semaine. Les chiens sont d'abord très sages, plus sages qu'on n'aurait droit de s'y attendre dans de pareilles circonstances; mais dès que la faim se fait sentir, ils deviennent, (comme certaines gens) insupportables, et dévorent les courroies de leurs attelages, celles qui réunissent les différentes pièces du traîneau, et n'en laissent que la charpente. En voyageant, ces peuples n'allument jamais de feu; ils vivent alors de poissons secs. S'ils éprouvent le besoin de prendre quelque repos, ils s'accroupissent sur la pointe des pieds au milieu de la neige et des glaces, s'enveloppent de leurs habits, dorment d'un profond sommeil, et se réveillent frais et dispos! Un sybaryte ne pouvait trouver le sommeil sur un lit de roses; cependant les rochers et la terre glacée offrent un lit assez doux au sauvage fatigué. Quant aux rennes, ils sont naturellement indociles, et ne perdent jamais entièrement ce défaut; mais on les dresse au traînage. Ils s'emportent souvent; les Koriaks, pour les réduire, leur attachent, sur le front, de petits os armés de pointes; ils tirent fortement la bride, les piquent, et ces animaux, qui se sentent blessés par devant, s'arrêtent aussitôt. On peut faire, avec un bon attelage de rennes, trente-six lieues par jour; mais le voyageur doit avoir soin de s'arrêter souvent pour les laisser manger; sans cette précaution, ils les perdrait tous. Les Koriaks qui possèdent de grands troupeaux de rennes, ne mangent que ceux qui meurent de maladies, ou par accident. Ils les nourrissent, pendant l'hiver, de mousse pétrie avec de la neige, dont ils forment une espèce de pain dur comme le marbre. La partie aqueuse et glacée se fond dans la bouche de l'animal qui trouve, dans la même pâte, et son fourrage, et sa boisson. Pour suppléer à leur maladresse, et se procurer des pelleteries, les Ostiacks dérobent, en été, de jeunes renards à leurs mères, et les élèvent. Ils ont un singulier moyen de procurer à ces animaux une plus belle fourrure et c'est aussi l'intérêt qui les rend cruels; les renards maigres ayant le poil plus fin, et mieux fourni, ils leur cassent successivement les pattes… afin que la douleur les empêche d'engraisser… Ces peuples sont d'ailleurs si peu sensibles, que s'ils ont besoin de colle, ils se tirent du sang du nez… à grands coups de poing… Parlons maintenant du principal sujet de ce récit… On distingue plusieurs espèces de baleines; je nommerai, par exemple, celle du golfe de Saint-Laurent; elle a soixante-quinze pieds de long; le disko, qui se trouve dans les mers du Groënland; le right-whale, ou baleine de sept pieds d'os; elle a soixante pieds de long; le spermacetty; les plus grandes donnent cent barrils d'huile; le hunch-back ou bossu; la fine-back ou baleine américaine; sulphur-bottom ou ventre soufré; et le grampus… L'huile de baleine est, (chez les insulaires) une boisson délicieuse; les jours de fêtes, les vessies gonflées de cette liqueur épaisse et repoussante, sont vidées avec profusion; les convives accueillent ce nectar comme nous recevrions les vins les plus exquis. La prise d'une baleine est célébrée par une fête générale; la joie brille sur tous les visages; la côte retentit de chants d'allégresse; l'énorme poisson est bientôt mis en pièce; on voudrait le dévorer tout entier avant de quitter la place… il est inutile de dire que la modération est toujours bannie de ces repas… La pêche de la baleine est devenue l'école de nos plus hardis navigateurs; il n'y a point de parage où ils n'aillent chercher ce poisson gigantesque. Les habitants du Nantucket, sont les plus habiles pêcheurs que l'on connaisse; leur audace est proverbiale; les femmes de cette île veillent aux affaires de leurs maris pendant leur absence; elles acquièrent bientôt l'expérience nécessaire à cette surintendance; elles sont, en général, renommées pour leur prudence, et leur bonne administration… Les navires les plus propres à la pêche de la baleine sont ceux de cent cinquante tonneaux, et non les hourques, les bailles à brai, les bouées ou les sabots70… L'équipage de chaque baleinier est toujours composé de treize personnes. Je dois aussi vous décrire la nacelle; les whale-boats (nacelles baleinières) sont d'invention américaine; on les fait de bois de cèdre; rien n'égale leur légèreté, si ce n'est la pirogue d'écorce des sauvages. Chaque nacelle peut contenir six personnes, savoir: quatre rameurs, le harponneur et le timonnier71. Il est absolument nécessaire qu'il y ait, à bord de chaque vaisseau, deux de ces nacelles; si l'une est submergée dans l'attaque de la baleine, l'autre, spectatrice du combat, doit lui porter secours. Cinq des treize hommes, qui composent l'équipage des vaisseaux baleiniers, sont presque toujours d'anciens matelots; on n'embarque jamais personne qui soit âgé de plus de quarante ans; l'homme, après cet âge, commence à perdre la vigueur et l'agilité indispensables pour une entreprise aussi hasardeuse… Un des matelots du navire est toujours en vedette, pour observer le soufflement des baleines pendant que le reste de l'équipage se repose dans une cabane construite sur le pont. Lorsque la sentinelle découvre une gamme72 il crie: «awaïte pauana!» (je vois une baleine); l'équipage reste immobile et dans le plus profond silence jusqu'à ce que le marin en faction ait répété une seconde fois «pauana!» (une baleine)! et il descend immédiatement du mât pour aider ses compagnons à lancer les deux nacelles chargées de tous les ustensiles nécessaires… Quand elles sont arrivées à une distance convenable, l'une d'elles s'arrête sur ses rames; elle est destinée à être le témoin inactif du combat qui va se livrer… A la proue de la nacelle assaillante, se tient le harponneur; c'est de son adresse que dépend particulièrement le succès de l'entreprise; il porte une veste courte, et étroitement attachée au corps par des rubans; ses cheveux sont arrêtés à la canadienne, au moyen d'un mouchoir fortement noué par derrière; dans la main droite, il tient l'instrument, meurtrier, le harpon, fait du meilleur acier, et marqué du nom du vaisseau; une corde, d'une force et d'une dimension particulières, est roulée dans la nacelle avec le plus grand soin; une de ses extrémités est fixée au bout du manche du harpon, et l'autre, à un anneau placé à la quille de la barque. Tout étant disposé pour l'attaque, les pêcheurs rament dans le plus grand silence, et attendent les ordres du harponneur; quand celui-ci s'estime assez près, il fait signe aux rameurs d'arrêter sur leurs avirons; et, réunissant dans ce moment critique, toute la force et toute l'adresse dont il est capable, il lance le harpon. La baleine blessée, devient furieuse; quelquefois, dans sa colère, elle attaque la nacelle, et la fracasse d'un seul coup de sa queue…

[64] Sine vinculo æris aut ferri connexa.

(Tacite. Hist., lib. III.)

[65] Donec in modum tecti claudantur.

(Idem.)

[66] Ctesias. Indic.

[67] Namque eas plicatiles humeris transferunt, quoties ad cataractas ventum est.

(Pline. Hist. nat.)

«Dans les Indes, dit Diodore de Sicile, les lieux voisins des fleuves et des marécages, portent des roseaux d'une grosseur prodigieuse; un homme peut à peine les embrasser: on en fait des canots

[68] Voyez Pline, Strabon.

[69] Montesquieu. Esprit des lois.

[70] Hourques, bailles à brai, bouées et sabots: petits navires d'une construction défectueuse.

[71] J'emprunte quelques détails aux lettres de M. St John.

[72] Gamme: baleine.

Hotspur fit une pause; l'Irlandais O'Loghlin parla chaleureusement en faveur de ces hommes qui s'exposaient à de si grands périls pour éclairer leurs semblables; cette sortie apologétique fut vivement applaudie par les auditeurs attentifs.

—Si la baleine était armée de la mâchoire du requin; si, comme ce monstre, elle était vorace et sanguinaire, nos hardis navigateurs ne reviendraient plus chez eux, amuser leurs femmes et leurs enfants du récit de leurs merveilleuses aventures… Quelquefois le cétacé entraîne la barque avec une telle vélocité, que le frottement de la corde fixée au harpon, en enflamme les bords… Enfin, épuisée par la perte de son sang, et par l'extrême agitation qu'elle se donne, la baleine meurt et surnage…

—Mais n'arrive-t-il pas quelquefois qu'elle n'est que blessée?—demanda miss Julia.

—Oui, miss,—répondit Hotspur;—alors pleine de vigueur alternativement elle paraît et disparaît dans sa fuite, et entraîne la nacelle avec une vélocité effrayante. Toujours à la proue, la hache à la main, le harponneur observe attentivement les progrès de l'immersion. La nacelle s'enfonce de plus en plus, le moment devient critique; le harponneur approche la hache du câble, et hésite encore… tout dépend de lui… il va couper?… Non… l'appât du gain… la crainte d'être raillé par les vieux marins ou loups de mer, fait qu'il suspend encore le coup… La barque court les plus grands dangers… qu'importe!… On attend encore… on s'encourage… la mer retentit au loin des cris de joie… on se flatte que la vitesse de la baleine va se ralentir… vain espoir!… elle redouble d'efforts… Le harponneur coupe la corde, et la nacelle se relève…

—Quelle hasardeuse entreprise!—dit mistress Suzanna Percy;—si l'on considère l'immense disproportion qui existe entre les assaillants et leur victime; si l'on se rappelle la faiblesse de leurs nacelles, l'inconstance et l'agitation de l'élément qui sert de théâtre à ces terribles combats, on conviendra que cette pêche exige l'emploi de toute la force et de tout le courage dont l'homme est capable…

—Nous avons dans le requin un ennemi bien plus redoutable, reprit Hotspur; on raconte que plusieurs matelots d'un navire s'étaient jetés à l'eau pour se rafraîchir; une partie de l'équipage, en sentinelle sur les vergues, veillait l'approche des requins; on en aperçut un d'une grosseur énorme, et dont la nageoire sillonnait les eaux… A la première alarme, les baigneurs regagnèrent le navire; le monstre vorace, voyant échapper sa proie, fend les vagues comme un trait, et arrive au moment où le dernier des nageurs, saisi par ses camarades, était presque dans la chaloupe… il lui emporte la jambe… Le malheureux matelot transporté à bord, expire au bout de quelques minutes… Un de ses camarades, nommé Emmanuel Purdy, s'écrie: «Ézéchiel est mort, et c'est ce monstre qui l'a tué;» il descend ensuite dans l'entrepont et se munit d'un long couteau. «Que vas-tu faire?» lui demanda-t-on. «Venger mon camarade,» répondit-il. Il remonte sur le pont et se précipite à la mer, avant qu'on puisse deviner son dessein. Le requin, qui n'avait point quitté les environs du vaisseau, se rapproche, en nageant, d'abord lentement, suivant l'habitude de ces poissons; l'équipage pousse un cri général. Emmanuel, dont ce combat n'était pas le premier essai, ménage ses forces; armé du coutelas, il reste immobile et attend le requin qui ne tarde pas à l'attaquer; l'intrépide matelot, plonge, l'évite, et décrit un cercle pour frapper le monstre au flanc; tous les mouvements du requin annoncent la fureur; il s'élance en se penchant sur le côté; sa gueule est placée à une certaine distancé de son museau; il ne peut rien saisir sans se renverser: c'est le moment favorable pour l'attaquer. Purdy l'aborde et lui plonge son couteau dans le ventre; le monstre blanchit l'élément des coups de sa queue; Purdy se tient entre deux eaux, et le frappe encore plusieurs fois. Le requin, vaincu, teint les flots de son sang, surnage et meurt: on le hisse à bord; Purdy lui ouvre le ventre, en retire le membre de son ami, et le restitue au tronc mutilé73.

[73] Ce trait de courage fut inséré dans la gazette de la Barbade.

(Not. de l'Aut.)

Les dames remercièrent Frémont-Hotspur de son empressement à les distraire un moment; on servit encore du thé, du plum-pudding et mille autres friandises. Aaron Percy tira sa montre; il était minuit, le récit du jeune Américain avait intéressé les pionniers, et personne n'avait parlé de se retirer.

—Ces messieurs veulent-ils se joindre à nous pour remercier l'Être suprême d'avoir aussi manifestement favorisé le commencement de notre émigration?—dit mistress Percy;—demandons, pour nous, les lumières du ciel, et sa protection pour les amis que nous avons laissés dans le Kentucky.

Après ces paroles simples, mais qui peignaient si bien l'âme compatissante de mistress Percy, tous les pionniers se découvrirent; la meilleure morale respirait dans l'exhortation d'Aaron, et tous l'écoutaient avec respect. Miss Julia ouvrit ensuite la Bible, et y lut quelques pages… Après la lecture, il se fit un long silence, et au bout de quelques minutes de recueillement, le vieux pionnier adressa la prière suivante au ciel:

«O grand Créateur! daigne jeter un regard sur cette multitude de tes créatures réunies dans ces lieux solitaires, et guide nos pas chancelants dans la nouvelle carrière que nous allons parcourir! Si nos desseins sont purs, ils ne peuvent venir que de toi! oui, c'est toi qui nous les inspires! Jadis nos pères ont espéré en ta Providence; ils ont espéré, et tu les as délivrés. Rends-moi, Seigneur, rends-moi digne d'être l'exemple, le consolateur et le guide du troupeau que tu m'as confié… Que tous unis par les liens de la concorde, nous mêlions sans cesse les accents de la reconnaissance aux pénibles travaux que nous allons entreprendre! Inspire à nos cœurs des sentiments dignes d'être transmis à nos descendants, et bénis, nous t'en conjurons, bénis nos projets et nos efforts! verse sur nos moissons futures tes rosées fécondantes: la terre que nous allons arroser de nos sueurs, deviendra l'asile des malheureux. Bénis nos compagnes et nos enfants; c'est pour eux, tu le sais, que nous abandonnons nos foyers; satisfaisant alors au plus doux de tes préceptes, nous remplirons ce continent immense de millions d'habitants qui, sans cesse heureux, te remercieront sans cesse de tes bienfaits, et te béniront à jamais jusqu'à la dissolution de l'Univers!…»

Il y avait quelque chose de profond dans la voix d'Aaron Percy, son calme et sa confiance dans l'allié qu'il implorait, pénétrèrent jusqu'au cœur des assistants. Après l'invocation, il y eut encore un moment de silence et de recueillement, et les pionniers se séparèrent. Frémont-Hotspur se disposa à relever les sentinelles; six hommes postés en vue les uns des autres, veillaient jusqu'à minuit; six autres leur succédaient et montaient la garde jusqu'au point du jour.

—M. O'Loghlin vous êtes de garde ce soir,—dit Frémont-Hotspur à l'Irlandais dont le lecteur a déjà fait la connaissance.

—A vos ordres, M. Hotspur,—répondit l'enfant de la Verte-Erin en s'armant jusqu'aux dents.—Est-ce à cheval que je monterai cette garde?… il me faudrait quinze jours pour apprendre à me tenir en selle… j'ose espérer que les sauvages ne choisiront pas cette nuit pour exercer leurs brigandages… d'abord je vous préviens que je crierai de toutes mes forces à l'apparition du moindre chat-huant dans l'air. Vous m'avez dit, M. Hotspur, que les sauvages enlèvent la chevelure avec la plus grande dextérité?… quoi!… ces démoniaques ne vous donnent pas le temps de vous réconcilier avec le ciel!!! je vous le répète, je donnerai l'alarme à l'apparition du moindre chat-huant…

—Bonsoir, M. O'Loghlin; soyez ferme au poste; j'espère que ce ne sera pas à votre négligence que nous devrons la visite des Pawnies.

—Le courage ne me manquera pas à l'heure de ma vie où j'ai le plus de force, observa O'Loghlin.—Bonne nuit M. Hotspur.

Frémont-Hotspur se rendit ensuite dans une autre partie du camp; quelques vigoureux pionniers prirent leurs fusils, en renouvelèrent l'amorce, et se placèrent de manière à pouvoir dominer la partie de la prairie dont la surveillance leur était particulièrement confiée. Enfin tout rentra dans le silence; dans les tentes régnait le calme le plus parfait; l'Être suprême n'a aucun crime à punir dans les familles qu'elles abritent; pourquoi permettrait-il que des rêves terribles et des visions de mauvais augure troublent leur sommeil?… Le lendemain, au lever du soleil, le camp retentissait du chant des psaumes et des prières…

Retournons reprendre les pionniers que nous avons confiés à l'hospitalité des trois amis.

LA PRAIRIE.

Mis arreras son las armas, mi descanso el pelear, et mi cama las duras penas.

Mes parures sont les armes, mon repos le combat, et mon lit des rochers durs.

(Ancienne romance espagnole.)

Childe-Harold promène ses yeux ravis sur des vallées fertiles et des coteaux romantiques. Que les hommes lâches, plongés dans la mollesse, appellent les voyages une folie, et s'étonnent que d'autres plus hardis abandonnent les coussins voluptueux pour braver la fatigue des longues courses; il y a dans l'air des montagnes, une suavité et une source de vie que ne connaîtra jamais la paresse…

(Lord Byron. Childe Harold.)
CHAPITRE IV.

Averti de l'approche du jour par le chant des oiseaux, Daniel Boon éveilla les pionniers; le soleil se leva radieux, éclairant successivement le sommet des montagnes voisines, et colorant de ses riches nuances les vapeurs suspendues sur leurs flancs.

On buvait encore le coup de l'étrier, lorsqu'une altercation s'éleva entre un sauvage et un sang-mêlé74, à propos d'un cheval que celui-ci prétendait lui avoir été volé. Le sang-mêlé était un garçon de vingt ans, si j'ai bonne mémoire, aux cheveux crépus et mêlés à peu près de la même façon que la barbe de Polyphème; il avait nom David, et à l'entendre il était homme à défier tous les Goliaths du désert. Il est de fait que nul, mieux que lui, ne savait se servir de ses mains, instruments éminemment perfectibles, merveilleux et dociles, et qui exécutaient admirablement toutes les conceptions de son esprit. Il avait été adjoint à l'expédition en qualité de cuisinier in partibus. Cet infortuné Blanc revendiqua énergiquement son bien, mais le sauvage fit la sourde oreille, et ne bougea pas plus que le dieu Terme. Daniel Boon proposa un mezzo-termine, mais David repoussa la branche d'olivier (branche desséchée et trompeuse!) et provoqua le sauvage; on régla les clauses du combat; il fut convenu qu'on userait des pieds, des mains et des dents; or, nous savons que les morsures d'hommes sont considérées comme les plus dangereuses; elles cèdent à l'application d'une tranche de bœuf cuit75; si la suppuration ne s'établit que le cinquième jour, on emploie le veau… On trouve dans la loi des Lombards, que si l'un des deux champions avait sur lui des herbes propres aux enchantements, le juge ordonnait qu'il les jetât, et lui faisait jurer qu'il n'en avait plus. Le sang-mêlé (à l'exemple de Mercure Pomachus, lorsqu'il conduisit les Tanagréens contre les Érethriens de l'Eubée), se fût volontiers servi d'une étrille, mais Daniel Boon rappela les clauses du combat qui interdisaient l'usage des armes. David eut alors recours au moyen ordinaire; il cracha dans ses mains. Les docteurs de l'antiquité nous disent qu'un fait particulier, mais dont l'expérience est facile, c'est que si l'on se repent d'avoir porté, (de près ou de loin), un coup à quelqu'un, et que l'on crache à l'instant même dans la main coupable, la personne frappée ne sent plus de mal. Quelques combattants, au contraire, pour rendre le coup plus violent, crachent également dans leurs mains76. Mais laissons-là l'antiquité: David et le sauvage se distribuent, au préalable, force coups de poings et de coups de pieds; enfin ils se saisissent; l'Indien se sent enveloppé des membres puissants du sang-mêlé comme jadis Laocoon, dans les nombreux replis du serpent de la mer; le feu brille dans leurs yeux; ils se raccourcissent, ils se baissent, ils se relèvent et font mille efforts pour se renverser. Les deux champions s'étaient si bien frottés d'huile d'ours qu'ils étaient luisants, et leurs ventres tendus montraient assez que le repas de la veille n'avait pas été modéré et frugal… Un peu de poussière ou de fumée sépare les abeilles qui se battent; mais pour séparer David et le sauvage, on mit entre eux un tison ardent; ils se lâchent, et les bottes d'estoc et de taille, les revers et les fendants, les coups à deux mains tombent comme la grêle; le Sang-mêlé atteignit l'Indien à la tempe, et l'étourdit. Enfin, Daniel Boon interposa le calumet de paix, et calma les ressentiments en citant plusieurs exemples de l'antiquité, entre autres, le vieux Silène, le père-nourricier du Dieu de la joie, se prélassant à cheval sur un âne, lorsqu'il fit son entrée dans Thèbes, la ville aux cent-portes: les soufflets furent qualifiés de coups de poing, et tout fut dit; le sauvage tira ses grègues et gagna les champs.

[74] Né d'un nègre et d'une femme sauvage.

[75] Ad hominis morsus carnem bubulam coctam.

Pline: Hist. nat. lib. XXVIII.

[76] Quidam vero adgravant ictus ante conatum simili modo saliva in manu ingesta.

(Pline: Hist. nat. lib. XXVIII.)

Un grand nombre d'Indiens d'une tribu voisine se rendirent au wigwham de Daniel Boon, pour voir les nouveaux-venus, et leur demander des présents. Un jeune guerrier étendit sa blanket sur l'herbe, s'y coucha, et entonna une chanson indienne, qu'un intéressant Aulètes accompagnait, en soufflant dans un os de chevreuil percé de trous.

Avant le départ eut lieu la cérémonie de la présentation des chevaux; voici en quoi elle consiste. Lorsque les Indiens-Renards déclarent la guerre à une tribu voisine, ils se rendent chez les Indiens-Sacks pour leur demander des chevaux. Arrivés chez leurs alliés, les Renards s'asseyent en cercle et fument, tandis que les jeunes Sacks galopent autour d'eux, et leur cinglent les épaules à grands coups de fouet; lorsque le sang ruisselle, les cavaliers mettent pied à terre, et présentent leurs chevaux à leurs hôtes, les Indiens-Renards… Quelques jeunes guerriers lancèrent des flèches au roc sorcier. Lorsque les sauvages partent pour la guerre, ils ne croient au succès de leur expédition que s'ils rendent visite à un célèbre rocher peint, où, selon eux, habite l'esprit des combats: ils se le rendent favorable, en lui sacrifiant leurs meilleures flèches qu'ils lancent contre le roc au grand galop de leurs chevaux…

Tous les pionniers (à l'exception de Daniel Boon, du vieux Canadien, et de quelques Alsaciens) étaient des jeunes gens à leur première campagne, remplis de force, d'activité. Le Natchez Whip-Poor-Will, monté sur un magnifique coursier, et armé de son Tomahack était certainement l'ennemi le plus redoutable qu'un homme eût pu rencontrer. «Tout-à-coup je vis paraître un cheval blanc; celui qui était monté dessus avait un arc; on lui donna une couronne, et il partit en vainqueur pour continuer ses victoires77.» Un grand nombre d'autres guerriers sauvages faisaient partie de l'expédition.

[77] Apocalypse. Ch. VI. §1, v. 2.

Daniel Boon sonna le boute-selle, et les deux cavalcades d'hommes blancs et d'hommes rouges partirent au milieu des «hourrahs;» c'était un spectacle à la fois sauvage et pittoresque que celui de ces cavaliers équipés si différemment, et cette longue file de chevaux qui serpentaient à travers les défilés des collines. La nature était belle et claire, l'atmosphère transparente et pure. Le pays que parcouraient nos pionniers était singulièrement âpre; ils passaient sous d'antiques arbres dont les rameaux se croisaient au-dessus de leurs têtes; excursion délicieuse! dans les autres pays on pense à l'homme, et à ses œuvres; ici on ne trouve que la nature seule. Les beautés d'une forêt ont aussi leur grandeur, surtout quand un fleuve superbe y promène ses flots majestueux; quand les branches des arbres, se courbant sur ses bords en dômes de feuillage, sont éclairés par les rayons de la lune au milieu d'une nuit solennelle. Les pionniers ne pouvaient se lasser d'admirer ces lieux qu'ils visitaient pour la première fois. L'enfant est heureux, dit-on, parce que chaque jour, chaque heure lui présente des objets nouveaux; et c'est pour renouveler les impressions de leur enfance que les hommes parcourent les contrées étrangères; ces impressions sont d'autant plus vives que les objets qu'ils rencontrent diffèrent de ceux qu'ils ont vus auparavant.

Une course de quelques heures conduisit nos pionniers à un site de rochers mêlés d'arbres de l'aspect le plus agreste; çà et là étaient comme parsemées sur les collines, des huttes d'Indiens, abandonnées et croulant de vétusté; naguère des chefs puissants s'y assemblaient… aujourd'hui ces habitations sont devenues le repaire des panthères et des loups; leurs hurlements ont succédé aux accents de la joie, et aux chants des guerriers… Les pionniers européens observaient les buissons d'un œil soupçonneux, croyant à chaque instant y découvrir les regards perçants d'un ennemi… Daniel Boon et le Natchez Whip-Poor-Will, marchaient en tête de la caravane et charmaient les ennuis de la route, par des histoires que le vieux chasseur, surtout, racontait avec beaucoup d'action et de vivacité. Jeune et doué de toute la facilité d'esprit et de caractère d'un enfant de la France, le capitaine Bonvouloir (avec lequel le lecteur a déjà fait connaissance) était un véritable Alcibiade, et toujours prêt à se conformer à tous les changements exigés par les mœurs des différents peuples au milieu desquels il se trouvait; cependant comme les marins de tout pays il ne put se décider à louer les choses de la terre ferme sans faire quelques restrictions en faveur du grand lac (la mer).

Wir sind in der wiese; welches schone grün! (Nous sommes dans la prairie; quelle belle verdure!) s'écria un pionnier allemand.

Mit wohlgefallen irrt das auge auf diesen blumigen wiesen umhor. (L'œil se plaît à errer sur ces prés émaillés de fleurs,)—dit un autre.

—Aurons-nous un bon sillage aujourd'hui, Colonel Boon?—demanda le capitaine Bonvouloir—échapperons-nous aux corsaires qui doivent nécessairement croiser dans ces parages?… nous voilà enfin dans les forêts de l'Ouest dont on parle tant; jusqu'à présent rien qui puisse être comparé aux eaux du grand lac; je vous observerai, en marin de bonne foi, que je ne vois pas trop ce que l'on peut trouver dans ces herbes; pas un phoque, pas un misérable requin, et, le dirai-je?… rien qui puisse offrir un agrément comparable à celui de la pêche de la baleine…

—Patience, capitaine;—dit Daniel Boon—vous n'en êtes qu'au départ, et vous vous plaignez déjà… tenez… pour commencer, nous voilà sur un champ de bataille… voyez le grand nombre d'ossements qui blanchissent au grand air.

—Peste! s'écria le marin en ouvrant de grands yeux—c'est donc une pourrière que cette vallée? hum!…

—Capitaine Bonvouloir, vous trouverez ici un trésor d'allégresses, vous qui aimez les combats,—continua le guide—les plaisirs inattendus sont les seuls plaisirs de ce monde. Nous voyageons sur les terres de peuples vigilants et rusés; ils portent dans leurs retraites montagneuses les passions farouches et les habitudes inquiètes de gens réduits au désespoir; ils épient tous les mouvements des voyageurs, et fondent sur les traînards et les vagabonds au moment où ils y pensent le moins. Herr Obermann, respectez la rose, la reine des parterres, mais écartez un peu les broussailles, et remarquez le grand nombre d'ossements qui tapissent ces buissons; des crânes, des squelettes desséchées marquent le théâtre de faits sanguinaires, et signalent aux voyageurs, la nature dangereuse du pays qu'ils traversent…

Comment! pas une colonne, pas une modeste pierre pour apprendre aux générations futures qu'un tel fut de ce monde! s'écria le capitaine Bonvouloir—parole d'honneur, colonel Boon, vous parlez de ces choses avec un sang-froid! ah!… ce sont donc de terribles ennemis que ces sauvages? tuer les gens au moment où ils s'y attendent le moins! mais c'est une violation cruelle du droit des gens!…

—Cachés dans ces prairies, les ennemis sont plus difficiles à trouver qu'à vaincre,—continua Daniel Boon—ils y dressent leurs embuscades, et leurs victimes, une fois traînées dans les buissons pour être dévorées par les loups, toutes les traces disparaissent…

—Messieurs—dit le vieux canadien Hiersac—nous nous trouvons, il est vrai, dans des parages dangereux, mais des troupes vaincues et réduites au désespoir, reprennent courage, et dans un nouvel engagement, elles rétablissent leurs affaires. D'ailleurs, (et vous en conviendrez vous-même) il faut, de temps à autre, quelques petits incidents qui fassent naître dans l'âme des voyageurs une curiosité inquiète… Prenez votre parti en brave; le colonel n'a pas exagéré les dangers de la route; l'ennemi est plus difficile à trouver qu'à vaincre; vous aurez donc plus besoin du bouclier que de l'épée; n'oubliez pas que la force ne peut rien contre la ruse: le muge, le plus rapide de tous les poissons, est la pâture quotidienne du pastenague, le plus lent de tous les habitants des eaux… du reste, les modes de combattre varient également selon les pays. L'histoire nous dit que les Perses, lorsqu'ils conquirent les îles de Chios, de Lesbos et de Ténédos, enveloppaient les habitants comme dans un filet, voici comment ils s'y prenaient: ils se tenaient tous par la main, et étendant leur ligne du nord au sud de l'île, ils allaient ainsi à la chasse des hommes78. Ils s'emparèrent aussi avec la même facilité, des villes Ioniennes de la Terre-ferme, mais ils ne pouvaient en prendre les habitants. Philostrate dit en parlant des Eréthriens: Ils éprouvèrent le même sort que des poissons, car ils furent pris comme dans un filet. Messieurs, permettez-moi de vous dire tout ce que je sais sur ce sujet; mes connaissances stratégiques sont très bornées; je ne vous ennuierai pas longtemps. Les Sarmates, jetaient des cordes sur leurs ennemis; après les avoir enveloppés, ils détournaient leurs chevaux, et renversaient tous ceux qui s'y trouvaient pris. Quelques peuples nomades de la Perse se servaient, à la guerre, et pour toute arme, de cordes artistement tissues; ils y mettaient toute leur confiance79. Dans la mêlée ils jetaient ces cordes à l'extrémité desquelles étaient des rets; ils enveloppaient chevaux et cavaliers, les tiraient à eux et les tuaient.

[78] Hérodote, liv. VI. Erato.

[79] Hérodote, liv. VII. Polymnie.

—Messieurs, je vous conseille de vous concilier les guerriers de l'expédition,—dit Daniel Boon.

—Nous y avons pourvu, colonel,—dit le docteur allemand Wilhem;—en arrivant, je ne pus résister à la tentation de mériter le titre de très généreux; je fus si prodigue de verroteries et d'écarlates que mes futurs amis m'estimeront bien pauvre.

—Il n'est pas prudent de laisser entrevoir au sauvage le tableau de notre luxe et de nos jouissances, pour le renvoyer ensuite à sa misérable hutte, et à ses simples plaisirs80;—continua Boon,—mais je vous disais, tout à l'heure, que ces régions étaient les plus dangereuses de notre continent; on y rencontre, à chaque pas, des vestiges de scènes de carnage et d'horreur. Il y a quelques années, des voyageurs furent faits prisonniers, et les sauvages les mangèrent; je tiens ce fait d'un coureur des bois; pensez-vous que les requins soient plus expéditifs?…

[80] Quanto ferociùs ante egerint, tanto cupidius insolitat voluptates hausisse. Ils se sont plongés dans les voluptés avec d'autant plus d'avidité qu'elles leur étaient étrangères, et que leur vie avait été plus sauvage.

(Tacite. Hist.)
(N. de l'Aut.)

—Vous afez dit que les sofaches les afaient manchés,—demanda un Alsacien d'une voix émue.

Ya, mein herr…

Der teufel!

—Probablement par la raison de Candide… pour encourager les autres; observa le marin français,—peste!… singulier appétit, ma foi… Alerte! alerte!

—Qu'y a-t-il?…—demanda vivement Boon…

—Ce n'est rien… il me semble toujours entendre cette sommation… plus ou moins respectueuse… des Arabes-Bédouins, à ceux qu'ils poursuivent: eschlah!… eschlah!…81 Docteur Hiersac, pendant que Xerxès était en marche, des lions attaquèrent les chameaux de la caravane sans toucher aux hommes qui les conduisaient. Mais en Chalceritide les oiseaux du pays combattaient les étrangers à coups d'ailes.

[81] Dépouille-toi! dépouille-toi!

—C'est vrai,—dit le docteur canadien,—Pline certifie le fait: et in ea volucres cum advenis pugnasse, pennarum ictu.

—Docteur Hiersac, vous frisez le pédant,—observa le jeune allemand Wilhem.

—Il y a cinquante ans que je n'ai eu le plaisir de citer mes auteurs; si je ne profitais de l'occasion qui se présente, je pourrais oublier mon latin

—C'est logique; observa le capitaine Bonvouloir;—il en est de la science comme des vieux costumes de nos théâtres; si l'on ne les exhibait, de temps à autre, devant un public ébloui de leur éclat, ils pourriraient; on commande donc des comédies pour les costumes…

—Tout récemment, il y eut un massacre général des Blancs qui se trouvaient disséminés dans ces régions,—reprit Daniel Boon après un moment de silence;—je fus le seul visage pâle (homme blanc) épargné82; ici donc les morts ouvrent les yeux aux vivants; tenez, nous allons mettre le feu aux broussailles, et vous verrez plus de cent de ces coquins de Pawnies.

[82] Historique.

Nein! nein! (non pas! non pas!)—s'écrièrent à la fois une douzaine d'Alsaciens.

Daniel Boon avait un peu exagéré les dangers de la route, mais son intention était d'aguerrir les pionniers, ses compagnons, et surtout de les forcer à rétracter ce qu'ils avaient dit contre les forêts de l'Amérique…

Herr Obermann,—dit le capitaine Bonvouloir à l'Allemand qui l'avait approuvé;—nous voilà une vilaine affaire sur les bras; maudite démangeaison de critiquer!… si les guerriers de l'expédition venaient à apprendre que nous avons parlé irrévérencieusement de leurs forêts, il est probable qu'au premier engagement, loin de nous porter secours, ils nous laisseraient travailler pour notre propre compte; c'est vous, herr Obermann, qui êtes cause de cette maladresse de ma part; je n'ai fait que formuler un regard de méfiance que vous avez jeté sur ces bois; je vous préviens que je vais rétracter au nom de tous les sceptiques de l'expédition.

Ia, capetan; schweigen ist besser als reden (oui, capitaine; il vaut mieux se taire que parler).

—Hum!… colonel Boon, je n'ai pas précisément… affirmé… que les requins étaient plus redoutables que les habitants de ces forêts,—dit le marin un peu décontenancé par les détails topographiques du phlegmatique cicérone;—les sauvages sont de formidables ennemis, je l'avoue… et il est très possible que je leur rende justice… un peu plus tard… quand j'aurai goûté de cette vie paisible que vous menez dans les bois; du reste, colonel,—ajouta le marin en termes moins sceptiques, afin de pallier sa première assertion,—je crois qu'il serait beaucoup plus instructif pour l'homme de venir dans votre Amérique contempler les progrès d'un peuple nouveau et éclairé, que d'aller en Italie dessiner les monuments de la décadence et fouler les débris d'une ancienne nation.

Le capitaine Bonvouloir suait à grosses gouttes; cette rétractation lui coûtait, mais en marin de bonne foi, il crut devoir faire amende honorable. Daniel Boon reçut les excuses des pionniers qui croyaient que tout était au mieux dans leurs villages; il les engagea à préparer leurs armes, car très probablement ils auraient à disputer le passage du premier gué; la terreur était au comble dans les rangs; plus d'un Alsacien philosophait sur sa bête tout en cheminant; car enfin, ils étaient seuls de leur province, à trois mille lieues de leurs amis, et qui plus est, entourés d'ennemis féroces; quelques-uns eussent été tentés de s'admirer, faisant partie d'une expédition au milieu de ces peuplades guerrières, s'il y eût eu, entre eux et leurs ennemis, d'autre juge d'un conflit que la ruse. L'imagination des enthousiastes s'était enflammée aux détails du vieux guide; bons et hardis cavaliers, les chasses aux buffalos, les combats avec les sauvages leur tournaient la tête. Rien n'est plus propre à enflammer la jeunesse que cette vie active des forêts: les États de l'Ouest fécondent sans cesse par une population énergique le centre qu'énerve le froissement de la rotation sociale.

—Vos forêts éveillent des émotions de grandeur et de solennité semblables à celles que j'éprouvai sous les voûtes des monuments de la ville éternelle,—dit le docteur allemand Wilhem, à Daniel Boon;—jamais je ne fus plus heureux; jamais ma sensibilité pour la nature ne fut plus vive; écoutez!… on croirait entendre les sons majestueux de l'orgue!…

—Prenez garde, docteur Wilhem,—dit le vieux Canadien,—dans les prairies, comme dans les déserts de l'Afrique, les sens sont souvent trompés. Ici, si l'on ne savait être dans un pays où il n'existe réellement d'autre édifice que la tente du voyageur, plantée le soir et enlevée le matin, on dirait (avec la plus complète illusion d'optique) que les rochers sont autant de vieilles forteresses ou de châteaux gothiques. On se croirait transporté au milieu des antiques castels de la chevalerie; ici, sont de larges fossés, là, de hautes murailles, des débris de temples immenses, des tours, des arcades majestueuses, des remparts, des dômes, des parcs, des étangs, des portiques… Vous croyez voir un manoir du moyen âge… Écoutez! écoutez!… c'est la voix du châtelain que vous venez d'entendre dans le murmure confus de la brise!… mais approchez… au lieu de ruines sublimes, vous ne trouvez qu'une terre aride et crevassée en tout sens par la chute des eaux;—et le docteur ajouta avec emphase;—ainsi s'est jouée la nature en créant l'espèce humaine, et chaque badinage a pris, chez nous, le nom de prodige; hæc atque talia ex hominum genere ludibria sibi, nobis miracula ingeniosa fecit natura…

Souvent, si l'on en croit l'auteur de l'Albania, on entend à midi ou à minuit, un bruit d'abord faible, mais grossissant de plus en plus, la voix des chasseurs, des aboiements de chiens, et le son rauque du cor dans le lointain. Bientôt le tumulte redouble; l'air retentit de cris plus élevés, des gémissements du cerf poursuivi et déchiré par les chiens, des acclamations des chasseurs, du trépignement des pieds des chevaux, bruit répété par les échos des cavernes. La génisse paissant dans la vallée tressaille à ce tumulte, et les oreilles du berger tintent d'effroi. Il tourne ses yeux égarés vers les montagnes, mais il n'aperçoit aucune trace d'un être vivant. Effrayé et tremblant, il ne sait ce qui cause sa crainte frivole, et si c'est l'ouvrage d'un esprit, d'une sorcière, d'une fée ou d'un démon; mais il est surpris et sa surprise ne trouve pas de fin83.

[83] On trouve dans l'Albania, le fragment ci-dessus, et beaucoup d'autres passages poétiques du plus grand mérite.

Note empruntée à Walter Scott.
(Voy. de la démonologie et de la sorcellerie.)

—Colonel Boon,—dit le jeune Allemand Wilhem, après un long silence,—il me tarde d'aller philosopher avec les Sagamores84 des montagnes; je leur prêcherai des sentiments plus humains…

[84] Sagamores, les chefs sauvages.

(N. de l'Aut.)

—Les sauvages ne vous comprendront pas,—dit Daniel Boon;—la vie errante, quoique exposée à de grands inconvénients, a cependant des charmes pour eux; l'indépendance absolue de toute espèce de frein; le petit nombre de désirs rarement portés au-delà des premiers besoins; l'habitude, enfin, de trouver, dans l'immensité des forêts, des ressources intarissables, tels sont, je crois, quelques-uns de ces attraits irrésistibles auxquels les indigènes sont si fortement attachés, que depuis deux siècles l'exemple de notre industrie leur a été inutile.

—On a beaucoup écrit sur cette question,—observa le capitaine Bonvouloir;—on niait même, autrefois, que les sauvages fussent des hommes; mais le pape Paul III décida et déclara, par une bulle, que les Indiens et les autres peuples du Nouveau-Monde étaient de l'espèce humaine85… Comment, après cela, douter de l'infaillibilité du pape!! Du reste, on a tout discuté; je ne sais quel impudent osa poser cette question… les femmes ont-elles une âme? Il fut décidé, à la majorité d'une voix, qu'elles en avaient une. Un écolier, quelque peu clerc, soutint cette thèse… que les Allemands ne pouvaient avoir de l'esprit;… on décida donc, à l'unanimité, que les Allemands n'avaient point d'esprit.—J'ai entendu dire que cette vie des bois, excitée seulement par les enivrantes émotions de la chasse et de la guerre, est si attrayante, qu'elle tente parfois les habitants des frontières,—reprit le docteur Wilhem après un moment de silence.

[85] Indos ipsos utpote veros homines existere decernimus et declaramus.

—C'est vrai,—répondit Daniel Boon;—quand ils ont joui pendant quelque temps de cette liberté sans limites, la dépendance qui existe nécessairement entre divers membres du corps social les épouvante; les philosophes citent, sans doute, ces faits pour prouver que la civilisation n'est point un avantage; mais n'en croyez rien, c'est Daniel Boon qui vous le dit; les misanthropes, par esprit de censure, préconisent l'Être sauvage qu'ils ne connaissent pas; les maux du corps sont, selon eux, la conséquence d'une manière de vivre que la nature réprouve; pleins de confiance en ce principe, ils ont cru pouvoir assurer que le sauvage, menant une vie conforme à la nature, devait conserver une santé parfaite; mais ils n'ont pas considéré que l'excès de la misère qu'il éprouve si fréquemment pouvait bien être encore plus nuisible que l'intempérance; ils n'ont pas remarqué que la nature a aussi son inclémence; ils semblent s'être dissimulé que la vie du sauvage, dont ils se plaisent à exalter les vertus et la sobriété, n'est qu'une alternative du jeûne le plus rigoureux, et de la plus insatiable gourmandise…

—Les tentatives pour les amener à la vie civilisée ont donc été vaines?—demanda le marin français.

—Toutes les fois que l'Indien a le choix,—répondit Boon;—il rejette avec dédain les coutumes des Visages-Pâles, et suit, avec obstination, les usages de ses pères… Non, le sauvage ne déposera jamais l'arc et le carquois pour se faire laboureur; ce sont des hommes blancs qui ensemenceront ces régions; transportez-y l'infatigable habitant de l'Ohio, ou le sobre Quaker, quelles richesses ne tireraient-ils pas de ces terres fertiles? Ce jour viendra, mais Daniel Boon n'aura pas le bonheur de le voir!… Ce que l'homme commence pour lui-même, Dieu l'achève pour les autres86.

[86] Lo que el hombre empesa para simismo, Dios le acaba para los otros.

(Proverbe espagnol.)

—Naquîtes-vous dans une province frontière?—demanda le jeune Allemand au vieux chasseur.

—Je naquis presque sauvage,—répondit celui-ci;—c'est dans les forêts que j'exerçai mes premiers pas; la nature a donc été ma première institutrice, parce que c'est sur elle que sont tombés mes premiers regards… Et vous docteur Wilhem?

—Je vis le jour non loin d'un château sur les bords du Rhin; ce château est depuis longtemps inhabité; la crédule superstition s'en est emparée; de là des légendes dont le récit dut exciter, de bonne heure, ma curiosité; «lorsque les marbres s'écroulent, a dit un poète; lorsque les annales manquent, les chants des bergers immortalisent la renommée de l'homme, en danger de périr87.» Tout ce qui a survécu à la puissance destructive du temps et des hommes attire mon attention; les monuments dont l'origine est incertaine ne m'en paraissent que plus intéressants. J'aime à m'occuper du passé, comme on aime à entendre les récits des voyageurs qui arrivent des pays lointains… L'idée des grandes distances exalte les facultés, et prête des ailes à l'imagination.

[87] Lord Byron, Childe Harold.

—Vous n'êtes pas le premier Européen chez qui j'aie remarqué ce respect pour les anciens monuments, les ruines et les tombeaux, dit Boon; je comprends combien l'obscurité intermédiaire de plusieurs siècles doit contribuer à exciter l'intérêt; en traversant ces lieux solitaires, tout réveille les souvenirs; si je revoyais Saratoga et Bunkerhill88!!

[88] Les Américains y remportèrent deux victoires sur les Anglais.

—Quel est votre passe-temps dans ces solitudes, colonel Boon?—demanda un pionnier.

—La chasse,—répondit le vieillard;—je récolte aussi beaucoup de miel…

—Du miel!—s'écria le capitaine Bonvouloir étonné,—nous n'avons pas encore rencontré une seule abeille!…

—Rien de plus simple que d'en attirer;—dit Boon,—et il tira de sa poche une petite boîte en étain, dont il fit sauter le couvercle; les pionniers sentirent s'exhaler l'odeur du miel le plus pur; les abeilles abandonnèrent les fleurs de la prairie et s'assemblèrent autour d'eux;—depuis que j'ai appris, des sauvages, l'art de découvrir leurs retraites, je ne force plus leurs inclinations, car ce n'est que lorsqu'elles jouissent de leur liberté qu'elles prospèrent…

—Puissent les bourbouilles89 me dévorer, si je comprends quelque chose aux évolutions de ce cheval!—s'écria le marin français;—Hippocrate dit que l'exercice de l'équitation occasionnait aux Scythes des douleurs dans les articulations; ils devenaient boiteux et la hanche se retirait; si ce cheval continue ses soubresauts, je ne sais ce qu'il en arrivera; mais certainement je ne tarderai pas à être désarçonné,… colonel Boon, veuillez lui adresser quelques mots, je vous prie.—Boon ferma sa boîte; les abeilles s'enfuirent, et le cheval rétif reprit son rang.—Vous nous parliez, je crois, d'une manière toute particulière de prendre les abeilles?—continua le marin.

[89] Bourbouilles, éruption milliaire dont les aiguilles incessantes martyrisent le patient de la tête aux pieds.

—Oui, capitaine,—répondit le guide,—à quelque distance qu'elles aillent, je suis sûr de les retrouver en automne; cette recherche ajoute à nos récréations; le Natchez Whip-Poor-Will et moi, nous savons tromper même leur instinct…

—Pourrait-on, sans indiscrétion, vous demander quelques détails sur cette chasse?

—Tous les ans nous consacrons une quinzaine de jours, à la chasse aux abeilles,—continua Boon,—nous partons, emportant avec nous quelques provisions, un briquet, de la cire, du vermillon et nos carabines; personne, vous le savez, ne doit aller dans les bois sans armes, car on peut rencontrer une bête féroce, ou un sauvage Pawnie plus féroce encore. Ainsi pourvus, nous nous dirigeons vers les lieux les plus reculés. Après avoir percuté les arbres, nous répandons du miel sur une pierre plate et nous allumons un petit feu que le Natchez alimente en y faisant fondre de la cire. Les abeilles, alléchées par l'odeur, viennent d'une distance considérable et se teignent le duvet dans du vermillon dont nous avons environné chaque goutte de miel; quand elles sont suffisamment approvisionnées, elles prennent leur vol en ligne droite; nous les suivons, car il est facile de les reconnaître à leur uniforme rouge; nullement émues à notre apparition, elles continuent de vaquer à leurs travaux accoutumés, les unes arrivant avec leur cargaison, les autres sortant pour de nouvelles explorations, ne se doutant pas de la déconfiture qui les attend at home. La hache résonne, l'arbre tombe avec un horrible fracas, et laisse à découvert les trésors accumulés de la république: le Natchez et moi nous les dépouillons sans pitié.

Autrefois, les abeilles formaient des présages privés et publics, quand elles étaient suspendues en grappes dans les maisons ou dans les temples, présages souvent accomplis par de grands événements. Elles se posèrent sur la bouche de Platon encore enfant, pour annoncer la douceur de son éloquence enchanteresse. Elles se posèrent dans le camp de Drusus, chef de l'armée romaine, lorsque l'on combattit avec le plus heureux succès, auprès d'Arbalon. Le miel, selon les Anciens, venait de l'air, généralement au lever des astres et principalement sous la constellation de Sirius, vers l'aube du jour; aussi à la naissance de l'aurore, dit Pline, les feuilles des arbres sont-elles humectées de miel; et ceux qui se trouvent, le matin, dans les champs, sentent leurs habits et leurs cheveux imprégnés d'une liqueur onctueuse. Au surplus, ajoute le célèbre naturaliste, que le miel soit une transpiration du ciel, ou une rosée des astres, un suc de l'air qui s'épure, plût aux dieux qu'il nous parvînt sans mélange, naturel, liquide, tel qu'il a coulé d'abord!… Aujourd'hui même, qu'il tombe d'une si grande hauteur, souillé mille fois sur sa route, corrompu par le suc des fleurs, enfin tant de fois changé, il conserve, cependant, un goût délicieux qui décèle encore une nature céleste90. On ne pouvait être admis aux mystères de Mithras et des Cabyres, sans avoir été lavé dans un fleuve; ceux de Mithras exigeaient qu'on s'y baignât pendant plusieurs jours; on se lavait ensuite les mains avec du miel qui, selon Platon et les anciens médecins, passait pour avoir une qualité détersive particulière et mondifiante… On n'admettait les catéchumènes au baptême, dans les églises d'Afrique, qu'après leur avoir fait goûter du miel et du lait; le miel, vu sa qualité fondante, détersive et spiritueuse, était le symbole de la purification intérieure, de l'éloquence et du don de prophétie. C'est pour cette raison que cet enfant, qui devait être prophète par excellence, devait aussi comme les églises d'Afrique l'ont fait pratiquer, manger de la crême et du miel. Nous retrouvons dans l'hymne d'Homère à Mercure, que les Parques avaient don de prophétie toutes les fois qu'elles mangeaient du miel.

[90] Pline, Hist. nat., lib. XI.

Les pionniers abrégeaient avec peine les haltes délicieuses qu'ils faisaient au sein d'une solitude agreste; enfin, du haut d'une colline, ils découvrirent devant eux la vaste prairie; jamais spectacle n'avait paru si beau aux Européens qui se trouvaient dans ces régions pour la première fois; ils croyaient rêver!… Nos voyageurs ne parcouraient pas un pays où les ruines éparses avec leurs traditions, et leurs souvenirs arrachent l'esprit de la contemplation du présent, et le reportent vers le monde passé; dans ces régions solitaires, aucune association ne réveille le souvenir des temps qui ne sont plus; au lieu de monuments croulant de vétusté, les pionniers avaient, d'un côté, l'immense prairie, et de l'autre les majestueuses forêts de l'Amérique, intactes comme au commencement des siècles. On a dit91: «que les plus belles contrées, quand elles ne retracent aucun souvenir, quand elles ne portent l'empreinte d'aucun événement remarquable, sont dépourvues d'intérêt en comparaison des pays historiques: aucun intérêt, oui, pour ceux qui passent leur vie dans le cercle monotone de la civilisation; chaque pays a des sources d'intérêt qui lui sont particulières. Celui qui aime à errer au milieu de vastes solitudes; celui qui n'a pas besoin du charme des souvenirs pour jouir du magnifique tableau qui frappe ses regards, celui-là trouvera dans les prairies de l'Amérique, une source de jouissances ineffables; c'est surtout à l'homme ami de la vague rêverie, que toutes ces scènes éloignées de la monotonie de la vie commune présenteront partout des tableaux sombres ou brillants; là ses pensées pourront errer librement, sans crainte d'interruption.

[91] Madame de Staël: Corinne.

Le jour était sur son déclin; les daims quittaient leurs retraites, et cheminaient lentement dans la prairie; parvenus au sommet des collines, ils levaient leurs têtes ornées de panaches, humaient l'air, découvraient les pionniers, et disparaissaient comme le vent. De temps à autre, un vautour effrayé se détachait lentement de sa proie, déployait ses grandes ailes, et se perdait dans l'azur de l'atmosphère en décrivant des cercles majestueux.

Wir fahren sehr schnell; wenn es so fortgeht, so werden wir bald angelangt seyn (nous allons bon train; si nous continuons ainsi, nous arriverons bientôt),—observa un Alsacien peu habitué à l'exercice de l'équitation.

—Une piste! cria Daniel Boon en indiquant au Natchez des traces sur l'herbe!

—Une ourse92! cria à son tour le capitaine Bonvouloir.

[92] Ourse: nom d'une voile.

Daniel Boon arrêta son cheval, et les pionniers ne formèrent qu'un seul groupe silencieux et immobile: le Natchez, Whip-Poor-Will, examina les pistes avec la plus grande attention, et en conclut que ce n'était point des traces de chevaux sauvages, puisqu'on ne voyait aucune empreinte de poulains; aussi le superstitieux enfant des bois déchargea sa carabine dans la direction qu'avait prise les prétendus ennemis, assurant qu'il ralentissait ainsi leur vitesse, et qu'il les atteindrait plus facilement. Enfin, par une exclamation, il attira l'attention de ses compagnons du côté qu'il indiquait du doigt, et les deux seules créatures humaines qu'ils découvrirent étaient de nature à ajouter au caractère désolé du site.

A la vue des deux sauvages, les pionniers se livrèrent à leurs conjectures sur les motifs qui les amenaient dans ces parages…

—Pensez-vous que ces deux hommes soient des Pawnies, colonel Boon?—demanda le capitaine Bonvouloir au vieux guide qui ne trahissait aucune inquiétude;—nous pourrons leur donner la chasse à grand bruit; c'est peut-être du fret à cueillette93; si ce sont des ennemis, nous nous en emparerons facilement.

[93] Si le capitaine d'un navire ne s'engage à partir que quand son chargement sera complet, qu'il l'aura en quelque sorte recueilli au moyen d'affrètements successifs, on dit que le bâtiment est chargé à cueillette.

(Note de l'Aut.)

—Pas encore,—dit Boon à l'impatient marin;—il ne faut montrer ni crainte, ni défiance; nous ferons bien d'avoir une conférence avec eux; il est donc indispensable que quelqu'un de nous les aborde en ami…

—Ce ne sera certes pas moi qui irai leur attacher les grelots,—dit vivement le capitaine Bonvouloir;—I beg to be excused (je demande à être excusé).

—Je décline également cette mission délicate,—dit le docteur Wilhem;—ce ne serait pas une petite affaire que d'avoir à brider ces gens-là.

—Ce sera donc vous, Herr Obermann?—dit Boon au vénérable Alsacien.

Nein! nein! (non pas! non pas!), s'écria celui-ci.

La mission était réellement périlleuse, car l'envoyé pouvait être percé de flèches. Le chef d'une expédition doit toujours se mettre en avant; le Natchez Whip-Poor-Will, armé de son tomahawck, de son arc et de son couteau à scalper (mokoman), s'avança donc hardiment vers les deux sauvages pour conférer avec eux.

—Ces deux enfants des forêts ne me paraissent pas trop abondamment pourvus des biens de ce monde, pour que leur bonheur puisse être digne d'envie, observa le marin français:—voyez, colonel, ils sont presque nus.

—Nous en saurons la raison tout à l'heure,—dit le chasseur;—ces sauvages ont sans doute sacrifié leurs habits à leur médecine; c'est un acte de désespoir des braves guerriers quand ils ont été malheureux dans une expédition, et qu'ils craignent d'être raillés à leur retour au village. Ils jettent leurs habits et leurs ornements, se dévouent au Grand-Esprit, et tentent quelques exploits éclatants pour couvrir leur disgrâce…; alors, malheur aux hommes blancs, sans défense, qu'ils rencontrent!

—Ces brigands ne sont peut-être pas seuls,—observa un pionnier alsacien.

—C'est pourquoi nous ne saurions prendre trop de précautions,—continua Boon;—ils placent des vedettes sur les collines environnantes, car dans ces immenses plaines où l'horizon est aussi éloigné que sur l'Océan, ils découvrent tout et communiquent à de grandes distances. Les éclaireurs épient, en même temps, et l'ennemi et le gibier; ce sont des télégraphes vivants; ils transmettent leurs observations par des signaux concertés d'avance; s'ils veulent avertir leurs compagnons qu'il passe un troupeau de buffalos94 dans la plaine, ils galopent de front, en avant et en arrière sur le sommet du plateau; si, au contraire, ils aperçoivent un ennemi, ils galopent à droite et à gauche, en se croisant les uns les autres; à ce signal tout le village court aux armes.

[94] Bison, bœuf sauvage.

—Les anciens Grecs avaient quelque chose d'analogue,—dit le docteur Wilhem;—ils se servaient, pour signaux, de torches que des hommes tenaient allumées sur les remparts. Quand les vedettes voulaient signaler l'approche d'un ennemi, elles agitaient les torches; elles restaient immobiles lorsque, au contraire, c'était un secours qui leur arrivait. Par les différentes combinaisons de ces feux, on faisait même connaître la nature du danger et le nombre des ennemis…; les Arabes avaient aussi leurs althalayahs; ils donnaient ce nom à de petites tours élevées sur des éminences, et d'où leurs éclaireurs avertissaient des mouvements de l'ennemi au moyen de signaux répétés de porte en porte. Au moyen-âge, dans les villes que la guerre menaçait constamment, un enfant était tenu à poste fixe, et en guise de sentinelle, dans le clocher de l'église; il était chargé d'observer ce qui se passait au loin, et d'annoncer l'approche des ennemis.

Colonel Boon,—observa le capitaine Bonvouloir,—nous rencontrerons, très probablement, des brisants dans le cours de cette expédition; nous avons, heureusement, une main expérimentée au gouvernail… ne craignez-vous rien pour le Natchez?… voyez comme ils gesticulent tous trois…; assurément, ils vont se battre…

—Soyez sans inquiétude,—dit Boon;—les sauvages, lorsqu'ils confèrent entre eux, en usent toujours ainsi; du reste, il est peu probable qu'ils aient des intentions hostiles; leur sagacité leur eût conseillé de se cacher dans les broussailles.

—C'est logique.

La conférence terminée, les pionniers se remirent en marche et franchirent lestement une multitude de collines (car les chevaux étaient encore dans l'ardeur d'une première journée de voyage) et firent halte sur les bords d'une petite rivière, tributaire du Missoury. Daniel Boon donna toutes les instructions nécessaires pour un campement de nuit: les chevaux, débarrassés de leurs fardeaux, se roulaient sur l'herbe ou paissaient en liberté95; le camp présenta bientôt le spectacle d'un laisser-aller mêlé d'activité qui caractérise une halte dans un pays abondant en gibier.

[95] Lorsque les Sarmates devaient faire de longs voyages, dit Pline, ils y préparaient leurs chevaux par une diète de vingt-quatre heures, pendant laquelle ils ne leur donnaient qu'un peu d'eau à boire (potum exiguum impertientes); ils leur faisaient ensuite faire cent cinquante milles sans s'arrêter.

(Pline Hist. nat., lib. VIII.)
(N. de l'Aut.)

LE COMBAT DES REPTILES.

Le serpent se repliant, blessa l'aigle à la poitrine, près de la gorge.

Homère.
CHAPITRE V.

Pendant qu'on faisait les dispositions pour la nuit, nos pionniers s'aventurèrent à une petite distance du campement; ils furent tout à coup arrêtés par un bruit singulier qui partait des broussailles; ce bruit cessait par moment, et recommençait aussitôt; les chasseurs découvrirent enfin un énorme serpent à sonnettes; il exerçait un charme. Qui n'a entendu parler de ce terrible reptile? c'est le plus redoutable de nos forêts; il masque son approche, déguise ses attaques, se replie en cercle comme pour dérober sa présence à ses victimes qu'il ne vainc que par son poison mortel. Malheur à ceux qui approchent de sa retraite! ils reçoivent, par une piqûre presque insensible, une mort aussi cruelle qu'imprévue… Nos pionniers observent le serpent; le reptile s'arrête, ses yeux étincellent, il fixe l'oiseau et suit tous ses mouvements; celui-ci, loin de fuir son ennemi, semble, au contraire, fasciné par un pouvoir invisible, il crie… ses plumes se hérissent… ses mouvements… ses accents, tout annonce le délire de la terreur; il s'avance, recule, bat des ailes, aiguise son bec, et après quelques moments passés dans l'agitation la plus convulsive, il se précipite dans la gueule du monstre qui en fait sa proie. Le marin français, indigné de la voracité du crotale, saisit un gourdin, et de deux coups il en eût fait trois serpents, mais le Natchez Whip-Poor-Will le supplia de ne point tuer le reptile; les autres guerriers de l'expédition lui firent la même prière, bourrant ensuite leurs opwagûns (pipes), ils se mirent à fumer; le serpent faisait mouvoir sa langue avec rapidité, et paraissait enivré par les bouffées de tabac que lui lançaient les Indiens. Il partit; les guerriers le suivirent dans les broussailles, en le suppliant de prendre soin de leurs femmes et de leurs enfants pendant leur absence, et de ne point les rendre responsables de l'insulte qu'il avait reçue de l'homme du point du jour96; ils eurent soin, toutefois, de se tenir à une distance respectable du monstre.

[96] Européen (le capitaine Bonvouloir).

—Le serpent à sonnettes est notre grand-père,—dit aux pionniers le Natchez Whip-Poor-Will imbu de toutes les superstitions de sa race,—il est placé dans les forêts pour nous avertir de l'approche du danger, ce qu'il fait en agitant les anneaux de sa queue; c'est comme s'il nous disait «prenez garde»; si nous en tuions un seul, les autres se révolteraient et nous mordraient; ce sont de dangereux ennemis; ne les irritez pas, car nous sommes en paix avec eux.

Après ce singulier colloque où apparut la superstition indienne dans tout son jour, le Natchez dit quelques mots aux guerriers; ils se réunirent, conférèrent ensemble pendant quelques minutes, et décidèrent que pour apaiser la colère du Manitou-Kinnibic (le serpent protecteur) ils lui sacrifieraient un chien; et tirant leurs couteaux, ils se précipitèrent sur un magnifique terre-neuve appartenant au capitaine Bonvouloir; déjà ils avaient lié les pattes du pauvre animal, lorsque le marin, furieux, saisit le sacrificateur et le faisant pirouetter:

—Que le diable emporte votre Manitou-Kinnibic!—s'écria-t-il;—si le serpent à sonnettes est votre protecteur, le chien est ami de l'homme blanc, et je ne souffrirai pas que, pour récompenser celui-ci de m'avoir tiré deux fois du fond de la mer, vous l'immoliez à votre Manitou, qui, entre nous soit dit, est un vil coquin! si vous versez une goutte du sang de mon chien, le seul ami qui me reste, je jure d'écraser votre grand-père la première fois qu'il se trouvera sur mon chemin… arrière païens!!

Daniel Boon, attiré par la voix stentorienne du marin, accourut sur les lieux et arriva à temps pour prévenir une rixe; il rappela les guerriers à l'ordre, et délia les pattes du chien.

Le serpent à sonnettes de son côté, s'efforçait d'avaler sa proie, lorsque survint un serpent noir pour la lui disputer. Ils s'abordent, s'entrelacent et se mordent avec acharnement. La fureur brille dans leurs yeux. Après un moment de lutte, le serpent à sonnettes se dégage des noueux replis du serpent noir; mais celui-ci, moitié élevé, moitié rampant, le poursuit et le force à accepter le combat. Les deux antagonistes épuisent, pour se déchirer, mille stratagèmes. Le serpent noir se rapproche de l'eau, son élément naturel, afin d'y attirer son adversaire et de le combattre avec plus d'avantage; l'instinct du crotale l'avertit de ce nouveau danger; il se roule autour d'une souche dont il fait son point d'appui, et se liant à son adversaire il l'arrête dans sa fuite calculée. Les guerriers sauvages, croyant que leur Manitou (le serpent à sonnettes) avait l'avantage, n'intervinrent pas; mais le serpent noir se ranime, fait de nouveaux efforts, s'allonge et glisse à travers les anneaux de son antagoniste; ils roulent ensemble sur le sable et atteignent la rivière; mais l'eau n'éteint point leur animosité; après un moment de lutte, ils reparaissent à la surface de l'onde, toujours entrelacés, toujours furieux: enfin le serpent noir enveloppe encore une fois le serpent à sonnettes, l'étouffe, l'abandonne au courant et remonte triomphant sur la rive. Les sauvages poussent un cri d'indignation et se disposent à immoler le vainqueur à leur rage, lorsqu'un milan aperçoit le reptile du haut de la nue, fond sur lui et l'enlève; le serpent fait mille ondulations pour se dégager; le milan accablé sous le poids, presse son vol; mais un aigle habite aussi ces lieux: comme le lion, le roi des oiseaux est né pour les combats, et se déclare l'ennemi de toute société. Voyez-le perché sur le faîte de ce sycomore; les petits oiseaux piaillent à ses côtés; mais il est magnanime; il les dédaigne pour sa proie, étend ses grandes ailes comme pour montrer sa puissance, et méprise leurs insultes… De sa vue perçante il mesure l'espace et découvre l'oiseau chasseur fier de son butin; il y a longtemps que ce milan l'importune de ses cris; il le faut châtier, l'insolent!… Le puissant oiseau quitte sa retraite et poursuit son ennemi; ce combat est digne d'être vu; c'est alors que l'art de voler est déployé dans toutes ses combinaisons possibles; la fureur de l'aigle est au comble; il pousse des cris effrayants, mais sa vélocité est admirablement combattue, et souvent rendue inutile par les ondulations soudaines, et la descente précipitée du milan; l'aigle déploie toute sa tactique, et l'attaque avec un art merveilleux dans les endroits les plus sensibles; tantôt il voltige devant son adversaire et l'arrête, mais le milan plonge et l'évite; l'aigle fond sur lui et le frappe de son bec recourbé; les cris du milan annoncent sa défaite; il résiste quelques instants encore, et lâche enfin sa proie que l'aigle saisit avec une adresse surprenante avant qu'elle n'atteigne le sol.

—Le serpent à sonnettes n'est pas gros, dit Daniel Boon,—mais il est plus redoutable que le boa; en parlant de boa, vous savez, sans doute, ce qui arriva à des voyageurs dans les forêts de la Venezuela? Dix-huit espagnols, fatigués, s'assirent sur un énorme serpent, croyant que c'était un tronc d'arbre abattu; c'est le père Simon, missionnaire, qui rapporte ce fait; au moment où ils s'y attendaient le moins, l'animal se mit à ramper… ce qui leur causa une extrême surprise…

—Et eux qui goûtaient fort cette façon d'aller, firent le reste du chemin à cheval sur le dos du serpent,—ajouta le capitaine Bonvouloir;—colonel, je croyais qu'il n'y avait des gascons que sur les bords de la Garonne.

—Le père Simon, missionnaire, certifie le fait;—dit Boon,—c'est une autorité écrasante… Je ne parlerai des serpents à sonnettes que pour remercier le ciel de nous avoir longtemps préservés contre l'effet de leur poison; le Natchez et moi, nous n'avons pas trop à nous en plaindre; il n'a été mordu que cinq fois.

Und sie leben noch! (et vous êtes encore vivant!) s'écria un Alsacien en s'adressant au jeune sauvage…

—Vous connaissez les suites d'une morsure de serpent à sonnettes,—continua Boon,—si l'on ne se hâte de combattre les effets du poison par l'application de topiques énergiques, on meurt dans des tourments affreux; les chairs qui environnent la plaie se corrompent et se dissolvent, le sang sort en abondance par les yeux, les narines, les oreilles, les gencives et les jointures des ongles; bientôt la bouche s'enflamme, et ne peut plus contenir la langue devenue trop enflée…

—O terribles crotales! si votre poison pouvait ne produire que ce dernier effet!—s'écria le marin,—je donnerais cent écus de ma poche pour qu'on en transportât une colonie dans ma province; mettez, Seigneur, mettez une garde à ma bouche, et une porte à mes lèvres, qui les ferme exactement.

—Un fermier de mes amis,—continua Boon,—marcha sur un serpent à sonnettes, qui s'élança sur lui et mordit ses bottes; quelque temps après s'être couché, ce colon fut saisi de maux de cœur très violents; il enfla démesurément, et périt cinq heures après. La mort de cet homme n'ayant éveillé aucun soupçon, son fils se servit des mêmes bottes et périt victime de son imprudence: le médecin les ayant examinées découvrit les crocs du reptile dans les tiges; le père et le fils s'étaient égratigné les jambes en les ôtant. J'ai vu un serpent à sonnettes, apprivoisé, qu'on montrait au public; on lui avait arraché les crocs au moyen d'un morceau de cuir qu'on lui avait fait mordre: toutes les fois qu'on le frottait légèrement avec une brosse, il se tournait sur le dos comme un chat devant le feu… Les Létons, disent les voyageurs, regardaient les serpents comme leurs dieux domestiques; ils les tenaient sous leurs poêles, où régnait toujours une douce chaleur, les nourrissaient de lait et les invitaient à leur table: quels convives!… quand le reptile daignait répondre à leur accueil, et mangeait de bon appétit, ils comptaient sur sa faveur, et se promettaient un sort heureux.

—J'ai vu des oiseaux qui les traitent autrement;—dit le capitaine Bonvouloir;—c'est le choyero ou milan du Mexique; quand il aperçoit un serpent endormi et roulé sur lui-même, il l'entoure de formidables piquants appelés choyas, puis il le frappe d'un coup d'aile; le serpent, réveillé en sursaut, se déroule précipitamment, et s'enfonce les pointes dans le ventre; alors le choyero en vient facilement à bout97

[97] On appelle Choya une espèce de Nopale-Raquette, dont les graines forment une boule ronde hérissée de piquants d'une force à percer le cuir le plus épais. Ces graines se détachent en grande quantité et jonchent le sol; elles servent d'armes à l'oiseau appelé le Choyero, du nom de cette plante.

(Voy. Voyage et aventures au Mexique par M. Gabriel Ferry.)

—Pline rapporte que quand l'araignée voit un serpent étendu à l'ombre d'un arbre, elle se jette sur lui et lui mord le cerveau, observa le docteur Hiersac; le reptile, en proie aux convulsions, siffle, mais ne peut fuir son ennemi ni rompre ses filets: le combat se termine toujours par la mort du serpent.

—Il est possible que les choses soient ainsi,—reprit Boon;—mais je suis d'avis qu'il ne faut pas trop s'en rapporter à ce que les anciens nous ont transmis sur ces matières; toutes les fois que je rencontre des serpents à sonnettes, je les envoie servir de fuseau aux sœurs filandières… Si j'étais sénateur au congrès, je m'occuperais spécialement de rassembler tous les reptiles de notre pays pour les expédier en Europe, en retour des scélérats qu'on nous envoie clandestinement, et dont les Etats transatlantiques se purgent à leur grand bien…98

[98] Le docteur Franklin envoya une grande caisse remplie de serpents, au ministère anglais.

—Vous feriez un acte méritoire, dit le marin français—ces criminels, ed altra simil canaglia99, dont les puissances européennes vous gratifient ainsi, sont munis de certificats constatant leur honorabilité et leur honnête aisance; ce sont des Gentlemen, en un mot…

[99] Et autre semblable canaille.

—On a quelquefois vu la rage se développer à la suite des morsures de serpents à sonnettes,—dit le guide après un moment de silence…

—Oh! oh!… je ne sache pas que les maîtres l'aient observé en Europe, s'écria le capitaine Bonvouloir;—qu'en dites-vous, docteur Wilhem?

—La chose n'est pas impossible, capitaine,—répondit le docteur allemand qui s'intéressait aux détails du vieux chasseur.

—Cependant il arrive rarement que les personnes mordues par les serpents à sonnettes deviennent enragées,—ajouta Boon.

—Il doit y avoir une raison pour cela…

—Je crois que l'explication la plus raisonnable qu'on en puisse donner, c'est que les personnes mordues meurent avant d'avoir eu le temps de devenir enragées; le virus ne se propage que lentement, tandis que le venin vous dépêche au bout de quelques heures…

—C'est logique,—observa le docteur Wilhem.

—Quant aux antidotes,—ajouta le chasseur, je crois que le plus sûr est d'arrêter, par des ligatures, la propagation du venin; on pratique ensuite dans la plaie, une large incision, on y verse une bonne charge de poudre, et on met le feu.

—Peste! quelle mine… on doit faire!…—s'écria le marin français;—colonel Boon, vous êtes partisan des topiques énergiques.

—Anciennement,—dit le vieux docteur Hiersac,—on combattait les effets du venin par un emplâtre composé de la tête du reptile, broyée avec des simples, et appliqué sur la plaie; on conseillait encore de manger le foie de l'animal pour purifier le sang100. On peut aussi employer le thériaque, dans la composition duquel entre de la chair de vipère qui, par sa similitude, attire le venin101; les maîtres ordonnaient encore de purger les mélancoliques, et d'opérer par les contraires… Autrefois, dans les pays aristocratiques, outre l'application de ventouses, il était d'usage de faire sucer la plaie par une personne de basse condition… par exemple… un manant… comme les appelaient les seigneurs…

[100] Ambroise Paré, liv. XX.

[101] Galien. Aux commodités du thériaque.

Les pionniers se disposaient à reprendre la route du campement, lorsque Daniel Boon découvrit une piste de chevreuil; un des guerriers de l'expédition fut envoyé à la découverte; il gravit la colline avec précaution, et vint avertir les chasseurs qu'il y avait un troupeau de daims dans les environs: on convint de profiter de l'occasion qui se présentait pour la première fois depuis le départ. Daniel Boon donna des ordres pour que les tentes fussent dressées, et accompagné des pionniers armés de leurs carabines, il se rendit à l'endroit indiqué. Arrivés sur le sommet de la colline, les chasseurs firent halte, et Whip-Poor-Will regardant avec précaution dans la vallée qu'elle dominait, aperçut un grand nombre de daims; les uns étaient couchés, les autres broutaient l'herbe de la prairie; quelques-uns bondissaient sur le gazon. Cependant leur vigilance n'était pas endormie, car, tandis que le reste du troupeau paissait, quelques vieux daims, les guides de la bande, faisaient sentinelle sur une hauteur; là ils étaient sur le qui vive, la tête haute et le nez au vent. A peine les chasseurs se furent-ils embusqués, que les vénérables patriarches les découvrirent, et donnèrent le signal de la fuite; il y eut descampativos général; on entendait, de loin, le craquement de leurs pattes, et le bruit des branches qui se brisaient sous leurs pas précipités; malgré leurs ramures, ils se frayaient un passage à travers les vignes, étalaient leurs belles queues en panache, et fuyaient comme le vent.

—«Ugh! nin-ga-om-pah!»—dit le Natchez en épaulant sa carabine.

—La traduction, s'il vous plaît, colonel Boon,—dit le capitaine Bonvouloir.

—Le Natchez dit que nous ne mangerons pas de venaison aujourd'hui; mais je propose de continuer la chasse.

—Tous les sauvages firent entendre le «ohé» approbateur, et plus d'un pionnier de bon appétit appuya la motion. Les chasseurs se mirent en marche en se tenant sous le vent, de peur que l'air teinté ne trahît leur approche; ils suivirent les traces des daims, marquées par la destruction de tout ce qui avait embarrassé leur passage: les jeunes bouleaux étaient brisés comme de menues broussailles. On fit une halte de quelques instants; Whip-Poor-Will inspecta l'amorce de sa carabine, et avec cet instinct sûr des sauvages, il conduisit les pionniers, tantôt sur le sommet des collines, tantôt dans le fond des vallons, leur montrant de temps en temps, dans le lointain, les animaux sauvages qui s'élançaient dans l'immense prairie; ils fuient d'abord, puis s'arrêtent, hument l'air, et fixent les audacieux chasseurs qui troublent leurs retraites. Après un quart d'heure de marche, le Natchez fit signe à ceux qui le suivaient de s'arrêter; il avait aperçu un daim paissant à l'ombre d'un bouleau. Daniel Boon recommanda au capitaine Bonvouloir et au docteur Wilhem, de faire un long circuit, afin qu'ils eussent, au moins, la chance de décharger leurs armes, si le Natchez venait à manquer son coup.

—Un sauvage manquer son coup!—s'écria le capitaine,—je ne sache pas que pareille chose soit jamais arrivée. Docteur Wilhem, la fortune conduit merveilleusement nos affaires; regardez, voilà devant nous au moins trente daims, auxquels je pense livrer bataille, et ôter la vie à tous, tant qu'ils sont. C'est prise de bonne guerre.

—Peste! vous faites bon marché de la vie de ces pauvres bêtes, capitaine;—dit Daniel Boon—c'est le serment de l'illustre hidalgo de la Manche; mais préparez vos armes: n'oubliez pas vos couteaux.

Le marin et son ami, le docteur allemand, s'embusquèrent convenablement; le Natchez Whip-Poor-Will, se mit à ramper dans les buissons comme une panthère qui va s'élancer sur sa proie; protégé par une petite inégalité de terrain, il put s'approcher jusqu'à une portée de fusil de l'animal; plusieurs autres daims paissaient non loin de là. Les pionniers allemands, restés auprès de Daniel Boon; ne perdaient pas le Natchez de vue; ils ne comprenaient rien à cette manœuvre, entièrement nouvelle pour eux; le vieux pionnier la leur expliquait de son mieux.

—Chut! pas si haut, Herr Obermann—dit-il au gros Alsacien qui le questionnait sur l'extrême finesse de l'ouïe chez les animaux;—Notre ami le Natchez, ne tire point, parce que le daim est sur ses gardes; ceux qui paissaient à l'écart se sont rassemblés; ils hument l'air; voyez, le daim a découvert le Natchez… il dresse les oreilles, fait plusieurs bonds comme pour essayer ses forces, s'arrête de nouveau et fixe le chasseur… allons donc, Whip-Poor-Will, il va…

Au moment où Daniel Boon allait prononcer le mot fuir, le coup part; le daim fait plusieurs bonds, en répandant du sang, et tombe mort; l'adroit sauvage pousse un cri de triomphe; les daims, effrayés, se dirigent du côté où les deux pionniers sont embusqués. Le capitaine Bonvouloir fait feu sur le guide, l'atteint à la patte, et se met à la poursuite de l'animal qui fait de vigoureux efforts pour s'échapper; mais se sentant pressé de trop près, il se retourne furieux et fond sur le capitaine qui, avec l'adresse d'un torrero, esquive le coup, saisit l'animal par les cornes, et lui plonge son couteau dans le côté; le Natchez pousse un second whoop, (cri de triomphe) en voyant le chevreuil tomber aux pieds du marin.

On chargea les daims sur les épaules de deux vigoureux sauvages, et les pionniers les conduisirent, comme des dépouilles opimes, au campement. Le capitaine ne cessait de parler de son fameux coup.

—Oh le magnifique animal!—S'écriait-il à chaque instant.—Colonel Boon, avez-vous remarqué comment je m'y suis pris pour lui introduire le couteau entre la première et la deuxième côte?…

—Oui, capitaine; répondit Boon.

—Jamais torrero de Séville ne fit la chose aussi habilement,—continua le marin;—il y a bonne prise sur un taureau, mais sur un daim!… Colonel, il faut en convenir, c'est un coup de maître…

Le daim abonde dans les forêts de l'Amérique septentrionale. Les Indiens de la nouvelle Angleterre le trappaient, mais le plus souvent ils le perçaient de leurs flèches. Quand un daim était pris par les pattes, dans une trappe, il y demeurait quelquefois un jour entier, avant que les Indiens n'arrivassent. Pendant ce temps, venait un loup affamé qui l'étranglait, et privait le chasseur de la moitié de son gibier. S'il ne se dépêchait, messire loup faisait un second repas, plus copieux que le premier, et ne laissait, du daim, que la peau et les os, surtout s'il s'était fait accompagner par quelques gloutons de son espèce. Le loup est quelquefois victime de sa gourmandise, car au-dessus de la première trappe en est une autre plus lourde, qui tombe sur le voleur et l'écrase. Quelquefois plusieurs loups forment une association et donnent la chasse aux daims, qu'ils poursuivent jusqu'à ce qu'ils les aient réduits aux abois; les pauvres bêtes deviennent alors une proie facile pour leurs féroces ennemis, qui leur sautent sur la croupe et les dévorent immédiatement.

Les sauvages tuent les daims lorsque ceux-ci se disposent à traverser les lacs et les rivières; ils dirigent leurs canots sur eux, et les prennent par les oreilles sans éprouver la moindre résistance. On peut facilement apprivoiser ces animaux; nous vîmes un Indien qui possédait deux faons tellement dociles qu'ils le suivaient partout comme des chiens; quand il traversait le fleuve ils nageaient à côté de la pirogue; lorsqu'il abordait au rivage, ils folâtraient autour de lui comme des agneaux, et ne cherchaient jamais à s'évader… On chasse le daim, en été, sur le bord des rivières et des lacs; le soir, ils se retirent dans les marais pour paître les plantes aquatiques, mais surtout pour se garantir contre les piqûres des insectes qui abondent dans les forêts de l'Amérique: le chasseur s'embusque près d'un endroit que les daims fréquentent habituellement, et en tuent quelquefois six dans la même soirée. La chair de cet animal est exquise; la saveur en est due au choix des plantes dont il se nourrit. Lorsque le sauvage est tourmenté par la soif, il fait une incision dans la gorge du daim qu'il vient d'abattre, y accole la bouche, et se désaltère en buvant un bon coup du sang de l'animal: s'il a faim, il lui ouvre le côté, en déchire les chairs encore palpitantes, et les dévore. Les Indiens mangent quelquefois la chair du daim sans aucune préparation culinaire; elle leur paraît plus succulente en cet état que lorsqu'elle a été rôtie au feu.

Le daim a l'ouïe fine, et l'odorat bien exercé; le chasseur l'approche toujours sous le vent. Des bandes de plusieurs centaines rôdent dans les plaines voisines des rivières; ils sont conduits aux pâturages par un mâle d'une grosseur extraordinaire qui est le guide et le protecteur du troupeau; si celui-ci fait face à l'ennemi, les autres tiennent bon, et ne l'abandonnent pas.

Les sauvages qui habitent les bords des lacs du Nord, ont une manière toute particulière de prendre les daims: plusieurs chasseurs s'embarquent, le soir, sur un canot et gagnent le large; à la proue de la pirogue on place des torches qui projettent une lumière brillante sur l'eau. Le daim timide se rend sur les bords du lac pour se désaltérer et paître les plantes aquatiques; il broute à la lueur du perfide flambeau qui s'approche graduellement, jusqu'à ce que les Indiens ne soient plus qu'à une faible distance; alors une balle étend l'animal sur la rive. Les sauvages ont deux saisons de chasse, l'été et l'hiver. Les fauves ne se trouvant que dans les régions froides et solitaires du Nord, pour y parvenir, ils sont obligés d'entreprendre de longs et pénibles voyages en remontant les rivières, qui, pour la plupart, ne sont qu'une suite de chutes, de rapides et de portages: mais comme il est impossible aux trappeurs de se munir de provisions à cause de la faiblesse de leurs canots, ils sont obligés de s'arrêter souvent pour chasser. Ces pêches et ces chasses ne sont pas toujours heureuses, et ils sont alors exposés à des privations auxquelles ils succombent quelquefois. Ils arrivent enfin au pays de chasse, et, après avoir construit leurs wigwhams, ils tendent leurs piéges; plus la saison est rigoureuse, plus la chasse est productive. C'est au milieu des neiges, des climats glacés, que ces hommes, légèrement vêtus, passent trois à quatre mois exposés à des fatigues dont on ne peut se faire une idée, à moins de les avoir partagées. Un novice, rempli de toute la confiance qu'inspire la jeunesse, voulut suivre une compagnie de Canadiens dans les pays d'en haut; il fallut deux mois de soins, de repos, et un régime des plus fortifiants pour le remettre de ses fatigues, et surtout de l'abstinence à laquelle il avait été exposé pendant cette longue et sévère épreuve; il n'en devint pas moins le plus habile trappeur de l'Ouest…

LE BIVOUAC.

(Ce chapitre est dédié à M. Onile BOURGEAT.)

Cet homme ne parle pas la même langue que toi, et le narrateur qui lui sert d'interprète, est forcé d'altérer le beau abrupte, le ton original, et l'abondance poétique de son texte pour te communiquer ses pensées.

(George Sand.)

Tiens, cyclope, bois ce vin, puisque tu manges de la chair humaine.

Ainsi donc, découvre ta poitrine.

(Marchand de Venise.)
Sur ma tombe, où m'attend l'oubli de tous les maux,
Que l'arbre du désert incline ses rameaux!
Que le plaintif Whip-Poor-Will, la nuit fasse entendre
Le monotone écho de son chant triste et tendre!
Que sur ce tertre nu, sans funéraire croix,
Le chasseur indien se repose parfois,
Et sans respect aucun pour ma cendre, qu'il foule,
Sommeille, insoucieux de l'heure qui s'écoule.
(Les Meschacébéennes, poésies par M. Dominique Rouquette, Américain.)
CHAPITRE VI.

Les pionniers avaient choisi, pour leur campement, un lieu qui, en cas d'attaque, pût offrir quelque avantage pour la défense. La rivière coulait entre deux collines élevées, et présentait successivement toutes les phases capables d'enchanter le voyageur: doux murmure des eaux, surface unie comme le cristal, courant intercepté par le rétrécissement subit des rochers, sourd mugissement des chutes et des cascades, rien, en un mot, de plus varié que son cours, que ses rives ombragées d'arbres de toute espèce.

La nuit approche; les collines, teintes des couleurs pourprées du soir, se confondent à l'horizon, et se perdent dans un lointain obscur; les rochers, couverts d'une mousse grisâtre, ressemblent à des créneaux éclairés par le reflet de la lune. Les pionniers préparaient leur souper; les feux, déjà allumés, éclairaient les bois, et jetaient une lueur rougeâtre sur un groupe de sauvages immobiles comme des statues: c'était un tableau digne du plus grand peintre. Assis avec eux près du feu, les Européens écoutaient leurs histoires; il y a un certain charme à connaître la manière de penser et de sentir d'un peuple, dont les habitudes diffèrent tant des nôtres. L'air attentif des guerriers, qui semblaient dévorer les paroles du conteur, la vivacité, les gesticulations de celui-ci, et, pour nos voyageurs, l'idée qu'ils avaient devant les yeux les héros de ces aventures, toutes ces circonstances concouraient puissamment à augmenter l'effet des récits: beaucoup de citadins échangeraient alors, volontiers, les connaissances qui font leur orgueil, pour les membres endurcis du Backwoodsman, ou pour la sagacité du sauvage; rien, en effet, ne présente un contraste plus frappant que l'Indien étonné que nous voyons quelquefois dans nos villes, entouré de mille objets nouveaux pour lui, et le même homme au milieu des bois, où ses facultés naturelles suffisent à toutes les situations qui peuvent s'offrir. Les pionniers admiraient les attitudes aisées et gracieuses, les manières simples et engageantes de ces enfants des forêts, et ils s'étonnaient qu'ils pussent être cruels…

Le souper auquel nous convions nos lecteurs, n'est qu'un à tous les jours, comme dirait le bon Montaigne; l'hygiène proscrit les mets somptueux, et pour nous disculper entièrement, nous invoquerons l'autorité du général Washington; il avoue lui-même que la vie des camps est, et doit être parcimonieuse. On nous saura peut-être gré d'insérer ici la lettre qu'il écrivit au docteur Cochrane, chirurgien en chef de l'armée, pour l'inviter à dîner avec lui, au quartier-général. Elle donne une idée de sa manière de vivre, et témoigne qu'il pouvait se montrer enjoué, même lorsqu'il était accablé des soucis publics:

«Cher Docteur,

«J'ai invité madame Cochrane et madame Livingston à dîner, demain, avec moi; mais ne suis-je pas, en honneur, obligé de leur dire quelle chère je leur ferai faire?… Comme je n'aime pas tromper, lors même qu'il ne s'agit que de l'imagination, je vais m'acquitter de ce devoir. Il est inutile d'affirmer, d'abord, que ma table est assez grande pour recevoir ces dames; elles en ont eu, hier, la preuve oculaire.

«Depuis notre arrivée dans ce premier séjour102 nous avons eu un jambon, quelquefois une épaule de porc salé, pour garnir le haut de la table; un morceau de bœuf rôti orne l'autre extrémité, et un plat de fèves ou de légumes, presque imperceptible, décore le centre. Quand le cuisinier se met en tête de briller (et je présume que cela aura lieu demain), nous avons, en outre, deux pâtés de tranche de bœuf, ou des plats de crabes; on en met un de chaque côté du plat du milieu, on partage l'espace, et on réduit ainsi à six pieds la distance d'un plat à un autre, qui, sans cela, se trouverait de près de douze pieds. Le cuisinier a eu, dernièrement, la sagacité surprenante de découvrir qu'avec des pommes on peut faire des gâteaux! il s'agit de savoir si, grâce à l'ardeur de ses efforts, nous n'obtiendrons pas un gâteau de pommes, au lieu d'avoir deux pâtés de bœuf… Si ces dames peuvent se contenter d'un semblable festin et se soumettre à y prendre part sur des assiettes qui étaient jadis de fer-blanc, mais qui sont maintenant de fer (transformation qu'elles n'ont pas subie pour avoir été trop frottées) je serai heureux de les voir103.

Et je suis, cher docteur, tout à vous,
Washington

[102] A West-Point.

[103] Voy. Washington's Writings.

Au nombre des pionniers européens, on remarquait un Irlandais nommé Patrick; ce pauvre paria de l'Angleterre, depuis qu'il respirait l'air libre de l'Amérique, marchait d'enchantement en enchantement; ce n'était plus le même homme; son air lugubre et mélancolique avait fait place à la sérénité et à la joie. Depuis longtemps, les pauvres d'Europe abandonnent leurs chétives cabanes, asile de l'extrême misère, où l'homme et l'animal, devenus compagnons, s'échauffent l'un l'autre dans les rigueurs de l'hiver, et passent ensemble de tristes jours; ils viennent chercher, en Amérique, la liberté et la vie. Indignés de l'effet que produit, dans leur patrie, la disproportion des richesses et les droits de primogéniture, ces malheureux se réfugient dans nos villes et dans nos campagnes; ils tombent au milieu d'une société où l'égalité est consacrée par la nature même des choses; où chaque homme est sollicité à l'indépendance par tout ce qui l'environne, surtout par la facilité de subvenir à ses besoins; où les titres de l'orgueil et du hasard sont foulés aux pieds; là, ils adoptent par nécessité, par habitude, par goût, les principes et les mœurs d'un pays où ils viennent vivre et mourir.

—Puisse l'Être suprême, le protecteur des bonnes gens, le père des cultivateurs, le dispensateur des rosées et des moissons, vous accorder de longues années de prospérité, pour le bien que vous m'avez fait en m'accueillant,—dit l'Irlandais aux pionniers américains.—Ainsi, colonel Boon, il est bien certain que je mangerai de la viande et des pommes de terre au moins… trois fois la semaine.

—Oui, M. Patrick, oui,—répondit le vieux guide,—vous mangerez de la venaison et des pommes de terre… tous les jourstous les jours

Le camp présentait une véritable scène de braconniers à la Robin-Hood; plusieurs pièces de venaison étaient suspendues au-dessus des tisons. Le capitaine Bonvouloir était l'amphytrion du souper; il avait tué un daim pour la première fois de sa vie, et les morceaux de l'animal qu'il avait si adroitement abattu, rôtissaient devant chaque foyer. Le brave pionnier ne se sentait pas de joie, et ne tarissait point sur son adresse à saisir le daim par la ramure. Quand il vit que Daniel Boon et le Natchez avaient tant de plaisir à leur faire fête, il voulut les aider dans leurs fonctions culinaires: la venaison104 avait si bonne mine!… elle exhalait un fumet si appétissant!…

[104] Venaison: chair de bêtes fauves.

—Est-il beau, ce daim, est-il beau!—s'écria le capitaine Bonvouloir avec enthousiasme.—colonel Boon, avez-vous remarqué comment je m'y suis pris pour introduire le mokôman105 entre la première et la deuxième côte?… Robin-Hood m'eût envié ce coup!… J'ai choisi le plus gras du troupeau… vrai daim de sacrifice!… Docteur Wilhem, et vous, Messieurs, admirez donc; ah! quel fumet!… je n'en ai jamais respiré de pareil, pas même celui de la truffe!

[105] Mokôman, couteau de chasse.

—Vous exagérez, assurément,—observa Daniel Boon.

—C'est vrai, le capitaine Bonvouloir exagère un peu.—dit le docteur Wilhem; et le jeune allemand ajouta avec enthousiasme—la truffe… la calomnier est un crime de… lèse-cuisine

—Ainsi, colonel Boon, il est bien certain que je mangerai de la viande et des pommes de terre au moins… trois fois… la semaine?—demanda l'Irlandais Patrick…

—Oui, M. Patrick, vous mangerez des pommes de terre et de la venaison… tous les jourstous les jours—répondit le vieux guide, le plus patient des hommes…

—Capitaine Bonvouloir, il est vrai que vous avez adroitement abattu ce daim,—dit le vieux docteur canadien Hiersac, à votre place j'aurais pris la fuite, lorsque l'animal se mit en devoir de se défendre: Les prêtres d'Hercule, sur le mont Sambulos, avaient meilleur marché de leur gibier. La tradition nous dit, qu'à des époques fixes, le Dieu leur apparaissait en songe et leur ordonnait de tenir, près du temple, des chevaux équipés pour la chasse: ut templum juxta equos venatii adornatos sistant. Ces chevaux, dès qu'on les avait chargés de carquois remplis de flèches, se dispersaient dans les bois… A l'approche de la nuit, ils revenaient hors d'haleine, et les carquois vides. Le Dieu, dans une seconde apparition, faisait connaître la route qu'il avait suivie à travers les forêts, et l'on retrouvait, sur ses indications, les bêtes fauves étendues çà et là106.

[106] Tacite. Annales.

Nous l'avouerons en chasseur de bonne foi; la venaison eût agréablement chatouillé le palais du plus fin gourmet… Nous sommes même persuadé que la grasse et folle cuisinière de Sterne eût abandonné sa poissonnière pour assister Daniel Boon dans ses fonctions; le vieux guide se piquait d'habileté, et faisait de son mieux pour donner aux pionniers un spécimen de son savoir-faire.

—Whip-Poor-Will—dit le capitaine Bonvouloir au jeune sauvage Natchez,—ouvre la cambuse, saisis la moque, efface le pouce107 et verse-nous le délicieux shominabo108. Docteur Wilhem, goûtez cette venaison, je vous prie; délicieux, délicieux, n'est-ce pas?

[107] Saisir la moque. La moque est une mesure d'étain qui renferme la ration de sept hommes. Le local où se fait la distribution étant peu éclairé, le cambusier (distributeur) manque rarement d'y introduire le pouce tout entier, ce qui diminue d'autant le liquide.

(M. Paccini; de la Marine.)

[108] Shominabo, boisson indienne.

Exquisite109! comme disent les Américains.

[109] Exquisite; excellent.

(N. de l'Aut.)

—Je m'en doutais,—continua l'heureux gastronome—je m'en doutais. Messieurs, approchez: «sers-toi, demande ce que tu aimes, et regarde-toi comme chez toi.» C'est une maxime des Quakers que tout voyageur doit connaître…

Les chasseurs firent cercle autour de la venaison.

—Parole d'honneur, colonel Boon, vous êtes un bon vivant; s'écria le capitaine Bonvouloir, en s'adressant au vieux guide;—oui, vous êtes un bon et joyeux compagnon; chose rare chez un octogénaire… Autrefois, les vieillards se rassemblaient dans un festin et terminaient,… paisiblement… leurs jours avec de la ciguë et du pavot… Une loi obligeait même les habitants de l'île de Céos à s'empoisonner lorsqu'ils avaient atteint l'âge de soixante ans. Mais laissons là l'antiquité: «les anciens sont les anciens, comme dit une héroïne de comédie110, et nous sommes les gens de maintenant.» Messieurs, encore une fois, pas de cérémonies. Dans le palais d'Odin, c'était à table qu'on recevait le prix de sa valeur dans les combats…

[110] Angélique à Thomas Diafoirus, dans le Malade imaginaire.

(N. de l'Aut.)

Le capitaine Bonvouloir prit place auprès de Daniel Boon, et se mit en devoir de faire honneur au repas.

—Pardonnez-moi, capitaine,—dit le vieux guide avec le plus grand sang-froid,—mais c'est la coutume ici…

—Que le chasseur… heureux… se serve le premier, n'est-ce pas? c'est tout simple… pour lui faire honneur… Messieurs, hâtons-nous… si nous allions mourir avant d'avoir entamé cette venaison!… cela s'est vu!… Docteur Wilhem, quelle partie de ce gigot peut vous être agréable? well done (bien cuit) ou à l'anglaise?

—Pardonnez-moi, capitaine Bonvouloir, vous ne m'avez pas compris;—observa froidement; Boon,—cette venaison est à la vérité, très appétissante, et je croirais difficilement qu'il y eût, à la ville, des mets qui pussent lui être comparés; mais c'est la coutume chez nous, sauvages des forêts, que le chasseur… heureux… ne mange jamais de son premier gibier… ainsi, permettez-nous de procéder sans vous…

Ces paroles furent comme un coup de foudre pour le gastronome de la Gironde; qu'on se figure Son Excellence Sancho Pança, gouverneur de l'île de Barataria, interrompu dans son repas par le docteur Pedro-Recio de Aguerró de Tirteafuero, lorsque celui-ci touche les plats de sa baguette magique et prononce le terrible absit (qu'on enlève ce plat); le digne écuyer de l'illustre hidalgo, sa fourchette en main, ressemble à Neptune armé de son trident; furibond, il se jette en arrière, et le visage enflammé111 il jure par l'âme de son père (car il en avait un) et par le soleil, qu'il chassera le docteur Pedro-Recio de mal-Aguerro-de-Tirteafuero, à coups de triques112.

[111] Todo encendido en colera.

[112] Garrotazos, coups de bâton.

(Voy. le Don Quichotte, 2e partie chap. XLVII.)
(N. de l'Aut.)

—Qu'entends-je, juste ciel!…—s'écria le marin.—Comment! moi, Achille Bonvouloir, ex-capitaine de corvette et soldat de Waterloo, je ne mangerai pas d'un daim que j'ai si adroitement abattu!… avouez, Colonel, que je lui ai supérieurement introduit le couteau entre la première et la deuxième côte; mais c'est, sans doute, une plaisanterie; pas si vite donc, Messieurs; les morceaux disparaissent comme l'éclair!… Des marins assis devant le gamelot y plongent la fourchette avec régularité…

L'air vif et piquant, l'exercice du cheval sont d'excellents stimulants, et c'est tout au plus si Trimalcion eût été en meilleures dispositions pour faire honneur à la cuisine de Daniel Boon, que ne l'étaient nos pionniers, lorsque l'agréable invitation vint frapper leurs oreilles…

—C'est encore la coutume chez nous,—continua Boon,—que le chasseur… heureux… raconte ses exploits pendant qu'on mange le produit de sa chasse; il doit dire comment il s'est rendu maître de son gibier; le devoir de ceux qu'il… traite… est de louer sa dextérité et surtout de vanter le goût délicieux de la bête qu'il a tuée; de ce jour date la gloire du novice… jour de triomphe pour lui, car il est proclamé brave et habile chasseur…

—Fort bien, Colonel, fort bien,—répliqua le Capitaine;—mais le rôle du renard au repas de la cigogne est un supplice pour un homme de bon appétit: se coucher avec un souper de chiourme113 sur l'estomac!… Sandis!114 pas si vite donc, Messieurs,—ajouta le marin en s'adressant aux pionniers…

[113] Chiourmes, rameurs des galères; de deux jours l'un (de peur de les alourdir) on leur donnait une soupe de trois onces de fèves bouillies. Lorsque la nage durait longtemps, pour prévenir la défaillance, on leur mettait dans la bouche un morceau de pain trempé dans du vin.

(Voy. M. Paccini; de la Marine.)

[114] Nous serons très sobres de Sandis et de Cadédis, dont les spirituels habitants de la Gironde sont si prodigues.

(N. de l'Aut.)

Sehr gut, sehr gut, capetan Bonvouloir, (très bien, très bien), dit un Allemand qui fonctionnait admirablement, et qui crut devoir adresser un compliment au marin sur sa dextérité à la chasse.—Sie haben ihn nicht gefehlt; sie haben ihn mause todt zu boden gestreckt. (Vous ne l'avez pas manqué; vous l'avez étendu raide mort).

—Votre serviteur, Herr Obermann, votre serviteur,—répliqua le marin;—mais n'anticipez pas trop sur le filet; peste, quel appétit! vous vous servez de votre fourchette avec une dextérité égale à celle de la Goule des Mille et une Nuits. Et vous, Herr Friedrich, si vous êtes aussi intrépide devant l'ennemi que devant un quartier de chevreuil, je vous prédis un brillant avenir… Et tu seras Marcellus! n'oubliez pas que la mastication rapide est contraire aux préceptes de l'hygiène: toute nourriture prise en excès, ou trop avidement avalée115 se digère difficilement… je vous menace donc de la goutte… de la catalepsie… de l'hydrophobie…—Les pionniers ne perdaient pas un coup de dent, et redoublaient d'activité.—Après le souper, je propose une attaque contre les féroces sauvages de ces forêts, ajouta le marin, dans le but d'éliminer quelques consommateurs; effectivement, plusieurs Allemands se levèrent vivement, en s'écriant: Nein! nein! (non pas! non pas!)

[115] Avide hausta (Pline).

—Capitaine Bonvouloir,—dit le docteur Wilhem à son ami,—il faut prendre votre parti en sage, et vous conformer aux usages établis… céans

—Tout beau, tout beau, docteur Wilhem,—dit Daniel Boon au jeune Allemand.—J'oubliais que vous aviez manqué le daim; vous devez partager la peine du capitaine Bonvouloir…

—Moi aussi!—s'écria le Docteur,—le capitaine est puni pour avoir atteint l'animal, et moi pour l'avoir manqué?… mais c'est le jugement de Fagotin!…

—Messieurs, résignez-vous,—dit Daniel Boon avec calme,—c'est le plus sage… Ce serait, peut-être, provoquer des scènes de sang et d'horreur, que de vous obstiner à vouloir souper; nos amis, les sauvages de l'expédition, sont superstitieux; ils s'en fâcheraient… et qui sait… peut-être y aurait-il des chevelures enlevées

Der teufel!—s'écria un Alsacien,—Der teufel!

—Quoi!… les choses en viendraient là,—demanda vivement le marin,—les guerriers sont donc bien susceptibles?…

—Certes…

—Colonel Boon, nous nous résignons,—dit le Capitaine,—mais avouez qu'il faut avoir… de grandes vertus… pour renoncer à de tels morceaux… Enfin, si cet… holocauste… est indispensable… pour le maintien de la bonne harmonie, je fais le sacrifice… sans murmurer

—Oui, résignez-vous,—ajouta le biblique Irlandais Patrick tout en mangeant;—«et quand vous jeûnerez, dit saint Mathieu, ne prenez point un air triste comme font les hypocrites; car ils se rendent tout défaits de visage, afin qu'il paraisse aux hommes qu'ils jeûnent.» Ainsi, colonel Boon, il est bien certain que je mangerai de la venaison et des pommes de terre au moins… trois fois… la semaine?…

—Oui, M. Patrick, oui, vous mangerez de la venaison et des pommes de terre… tous les jourstous les jours

Un second quartier de chevreuil, bien gras, enfilé sur deux broches de bois, fut planté d'un air de triomphe au milieu du cercle par le Natchez, Whip-Poor-Will; Daniel Boon dérogea à la coutume, et y convia le capitaine Bonvouloir, dont le visage s'épanouit à la vue de ce nouveau et glorieux specimen des talents culinaires du Backwoodsman; pour comble de luxe, un guerrier sauvage surprit agréablement les pionniers en leur présentant une gamelle remplie d'un miel délicieux.

La forêt retentissait de cris joyeux, d'exclamations, et d'éclats de rire.

Cette réunion d'hommes blancs et d'hommes sauvages, assis en cercle au milieu de leurs chevaux, et vus à la lueur des différents feux qui éclairaient les bois, rappelait cette bizarre transformation dont parle Anaxilas: il dit que si, pendant un festin, on faisait brûler une certaine liqueur (qu'il nomme) dans les lampes, tous les convives paraissaient affublés de têtes de chevaux… Les guerriers indiens de l'expédition burent du café pour la première fois; cet excitant ne tarda pas à produire son effet; ils oublièrent leur réserve habituelle, et se montrèrent joyeux compagnons. «Le café est une eau délicieuse» disaient-ils. Ces peuples connaissent cependant des plantes dont l'infusion produit des effets analogues à ceux du café, de l'opium ou du moukomore, espèce de champignon dont les habitants du Kamchatka font une liqueur excitante; prise modérément, elle rend plus gai; mais une dose excessive cause l'ivresse la plus furieuse; on n'a d'abord que des idées agréables et riantes; bientôt les plus sombres visions leur succèdent; d'horribles fantômes se peignent à l'esprit égaré: on danse, on rit, on pleure; on est transporté de fureur; on est saisi d'effroi, on ne médite que meurtres et massacres: souvent le malheureux, en proie aux convulsions, veut attenter à sa propre existence: on peut à peine le retenir… Les habitants des bords du fleuve Araxus (Volga) avaient également découvert un arbre dont ils faisaient brûler les fruits; ils s'assemblaient ensuite près du feu, et en aspiraient la vapeur par le nez. Cette odeur les enivrait comme le vin enivrait les Grecs… Ils se levaient, enfin, et se mettaient à danser en vociférant.

—Colonel Boon,—observa le capitaine Bonvouloir,—un Ancien116 a dit, avec raison, je crois, qu'on offrait des sacrifices à Jupiter pour obtenir la santé, et que l'on y mangeait au point de la perdre… Ce souper, tout à fait homérique nous prouve que vous nous recevez comme d'anciens amis.

[116] Diogène, Laërce.

—Je vous remercie de votre indulgence,—dit Daniel Boon;—les guerriers sauvages ne connaissent point les cérémonies et l'usage des compliments; rien de tout cela ne prouve la bonté du cœur; ils prennent leurs amis par la main, et les traitent comme leurs plus proches parents… Mais je doute que notre réception, quelque cordiale qu'elle soit, vous fasse oublier les agréments que les étrangers doivent trouver dans la compagnie de nos belles américaines…

—Les femmes de l'Amérique sont ravissantes, dit le marin,—et l'on pourrait leur appliquer ce qu'un Apôtre disait jadis de certaines personnes dont il recommandait l'exemple: «Leur conversation est mêlée de timidité; leurs ornements ne consistent ni dans les tresses de leurs cheveux, ni dans l'or et les pierreries, mais dans la simplicité du cœur, c'est là qu'on reconnaît cet esprit doux et tranquille qui est d'un si grand prix à la vue de Dieu…» Le saint homme avait raison; un esprit doux et tranquille est également d'un grand prix aux yeux des hommes, et quand je vois une jeune personne, jolie, mais revêche, et médisante, je pense à cette belle femme de la légende, qui avait toutes les perfections, mais, la nuit, allait se repaître de cadavres dans les cimetières… Messieurs, l'auteur de Corinne dit que le voyager est un des plus tristes plaisirs de la vie; «Car lorsque vous vous trouvez bien dans quelque ville étrangère, c'est que vous commencez à vous y faire une patrie…» C'est la vérité; je n'oublierai jamais le bon accueil qui me fut fait dans les différents États de l'Union, par les personnes que j'ai eu le bonheur d'y connaître… Nulle part je n'ai rencontré tant de fraternité; c'est sans doute à ces mœurs tranquilles et sages, à ce calme des passions, que vos familles doivent le bonheur dont elles jouissent depuis plusieurs générations. Mais les gentlemen de l'Amérique n'atteindront jamais le degré de raffinement des habitants du Kamtchatka, en fait de galanterie et de prévenances; j'y fus reçu et traité en prince; je dois vous dire qu'au Kamtchatka, il est d'usage d'inviter à un repas, celui dont on veut se faire un ami. Au jour indiqué, on chauffe la hutte, et l'hôtesse prépare autant de nourriture que si elle devait traiter dix personnes… L'hôte et le convive quittent leurs habits; le premier ferme la porte de la cabane et apporte l'auge de cérémonie, remplie de tous les mets préparés par sa femme. Lui-même ne mange qu'avec distraction, car il est sans cesse occupé à enfoncer des poignées de chair et de graisse dans la bouche de son futur ami, et à jeter de l'eau sur des cailloux rougis au feu; cette eau se convertit en vapeur et répand dans la hutte une chaleur, insupportable. C'est un combat de gloire entre les deux hommes; l'un s'obstinant à endurer la chaleur, et à ne pas refuser de manger; l'autre lui portant, jusque dans le gosier, de nouveaux morceaux et augmentant toujours la vapeur étouffante. Mais la partie n'est pas égale; il est permis à l'hôte de sortir et de respirer, tandis que le convive n'obtient cette insigne faveur qu'après s'être déclaré vaincu. Ne pouvant plus y tenir, il demande grâce, convient galamment qu'on ne peut mieux régaler son monde, et qu'il n'a jamais eu si chaud de sa vie. Mais il n'en est pas encore quitte; il faut qu'il achète la liberté de respirer, et qu'il reconnaisse la politesse qu'on vient de lui faire… par un présent au choix de son hôte… Alors, celui-ci réunit quelques voisins, et tous dansent ensemble devant l'étranger. La danse est le complément obligé de tout honneur chez les peuples sauvages. Les femmes exécutent des pas de deux; elles étendent une natte sur l'herbe, s'y agenouillent l'une devant l'autre, et chantent d'une voix basse; elles commencent d'abord par de faibles mouvements des épaules et des mains; la voix s'élève peu à peu, les mouvements s'accélèrent, les danseuses se lèvent, augmentent graduellement la rapidité de leurs pas, et continuent ainsi jusqu'à ce que les forces leur manquent. Mais je vis mieux que cela chez les Hottentots… Platon loue l'antiquité de n'avoir établi que deux danses: la pacifique et la pirrhique117; en eût-il excepté la washna? nous ne le pensons pas… Les femmes qui exécutent cette danse doivent faire des lamentations et couper des concombres, de manière que ces deux opérations aillent toujours simultanément. Lorsque les danseuses se lamentent sut un ton bas et monotone, elles coupent lentement, et à mesure que leur douleur s'exprime d'une manière plus véhémente, elles coupent plus vite, et quand la coryphée (qui est ordinairement une femme très grasse) fait entendre ses gémissements sur le diapason le plus élevé, les couteaux glissent, et les concombres disparaissent avec la rapidité de l'éclair… Chez ces mêmes Hottentots, un jeune homme ne jouit d'aucune considération s'il n'a fait preuve de virilité… en battant sa mère!… Oh mœurs! Messieurs, je jouis de la confiance illimitée des sauvages de l'Amérique: pourquoi cela?… c'est parce que nous autres Français, nous sommes expansifs; nous sommes ce peuple dont parle Jérémie: «peuple qui aime à remuer les pieds, et ne demeure point en repos;»118 oui, nous sommes cette nation «vive, enjouée, quelquefois imprudente, qui fait sérieusement les choses frivoles, et gaîment les choses sérieuses119,» et l'on nous dit descendus de Pluton, du plus inexorable des dieux!…120 Qu'importe! qu'on nous laisse comme nous sommes: le capitaine Cook, était humain, aussi trouva-t-il de la bienveillance, même chez les anthropophages; mais le cruel Pizarre n'y rencontra que des hommes féroces comme lui. Oui, les sauvages de l'Amérique sont pour moi… en déshabillé… terme qu'il faut prendre au pied de la lettre… Ce sont de bonnes gens, après tout; peu importe qu'ils se lavent, comme les Orientaux, en commençant… par les coudes… ils entendent bien la plaisanterie… (il faut avoir diablement d'esprit pour être sauvage!) Ces malheureux font tout ce qu'ils peuvent pour m'être agréables… je ne leur cherche donc point de défauts, et puisqu'à la faveur de mon harnais, je trouve à souhait un pays admirable, je suis bien déterminé à faire servir les moindres incidents aux plaisirs de la gaîté; oui, l'ouest de l'Amérique est un pays de bons vivants et de joyeux noëls; aussi je mets de côté mes petites répugnances, et je fais potage avec eux… en famille… Les Chefs ou Sagamores, comme vous les appelez, sont les plus sociables des hommes qui fument et prennent leurs repas en croisant les jambes; les pauvres diables se contentent de peu, et ne pressurent pas leurs sujets… modération rare chez les Souverains!… En Europe, je pensais souvent, bien souvent, à ce joli mot du grand Henri à de braves campagnards qui venaient lui offrir une petite dotation… pour son fils, le Dauphin de France: «Non, non, mes enfants, leur dit-il, c'est beaucoup trop pour de la bouillie.» D'autres sauvages, les Africains, par exemple, sont plus ombrageux; ils donnent carte blanche à leur roi…, mais seulement après qu'il s'est fait amputer le bras gauche… en témoignage de son dévoûment au peuple…; avertissement salutaire donné au bras droit!… C'est l'équivalent du boulet du citoyen Marat… Ces peuples ont de singulières coutumes: les ministres du Prince assistent au conseil, en se tenant… dans de grandes cruches d'eau fraîche… Les sujets se croiraient déshonorés s'ils ne partageaient le sort de leur maître: le roi est-il borgne, boiteux ou mutilé? ils se privent du membre correspondant. Sous le rapport de la religion, leur extravagance est la même: les uns adorent le serpent, les autres le coq; ceux-ci un animal féroce, ceux-là un fleuve ou une cascade… Le soleil, la lune, les astres, les pierres, ont leurs partisans…; quelques-uns adorent indifféremment leur roi… ou un lézard121. Je dois vous dire, pour terminer, que personne ne voit manger le roi, en Afrique; il est même défendu, sous peine de mort, de le regarder lorsqu'il boit. Un officier donne le signal avec deux baguettes de fer, et tous les assistants sont obligés de se prosterner. L'échanson qui présente la coupe, doit avoir le dos tourné vers lui, et le servir dans cette posture. On prétend que cet usage est institué pour mettre la vie du Prince à couvert de toutes sortes de charmes et de sortiléges… Un jeune enfant, qu'un de ces despotes aimait beaucoup, et qui s'était endormi près de lui, eut le malheur de s'éveiller au bruit des deux baguettes, et de lever les yeux sur la coupe au moment où le roi la touchait de ses lèvres. Le grand-prêtre s'en aperçut et fit immédiatement tuer l'enfant: il jeta ensuite quelques gouttes de son sang sur les habits du roi, pour expier le crime et prévenir de redoutables conséquences…

[117] Platon. Des lois.

[118] Bible. Jérémie, chap. XIV.

[119] Montesquieu. Esprit des Lois.

[120] Une tradition des Druides.

[121] Voyez l'intéressant ouvrage de Douville.

Les pionniers poussèrent un cri d'indignation…

Enfin, la dernière poincte des morceaux fut baffrée, comme dit Rabelais, au milieu des récits d'exploits personnels, et au dire de plusieurs, si la fortune n'avait pas été inconstante, maints beaux et bons daims, cerfs et daims bons et beaux, leur eussent servi de trophée… Ce ne fut que quand la vanité fut bien satisfaite, et la faim à peu près apaisée, que les chasseurs discutèrent les événements de la journée avec le calme et la modération en harmonie avec leurs manières habituelles, et qui eussent fait honneur à de plus doctes assemblées… Quiconque pouvait raconter une histoire intéressante, était sûr d'être écouté… Daniel Boon, malgré son grand âge, était rempli d'enjouement.

Les pionniers s'étendirent sur leurs peaux d'ours, et écoutèrent les aventures des guerriers sauvages; il faut désespérer, lecteur, de conserver la moindre partie de l'intérêt qu'ils donnèrent à leurs récits, car c'est dans un désert, au milieu des prairies de l'Amérique, qu'il faut les entendre. Un chasseur raconta qu'un jour, étant à la chasse, il vit un daim blanc sortir d'un ravin; au moment de l'ajuster il en aperçut sept autres, tous aussi blancs que la neige; il leur envoya plusieurs balles, mais inutilement; désespérant de son adresse, il rentra au village; un vieux sauvage le consola, et lui dit que ces daims blancs étaient enchantés, et ne pouvaient être atteints que par des balles d'un métal particulier; il promit de lui en foudre, mais il ne voulut pas qu'il fût présent à l'opération.

Un autre orateur se leva et dit: Nouvellement revenu de Hoppajewos (pays des songes), je vais raconter comment les choses s'y passent, et ce que j'y ai vu. Si on me dit «tu rêves comme font les malades ou les buveurs d'eau de feu» je répondrai «vas-y voir…» Il n'y a, dans le pays des songes, ni jour ni nuit; le soleil ne se lève ni ne se couche; il n'y fait ni chaud ni froid on n'y connaît ni le printemps ni l'hiver… on n'y a jamais vu ni arc ni flèche, ni tomahawck. La faim dévorante, et la soif ardente y vinrent, dit-on, dans les temps anciens, mais les sachems (chefs) les précipitèrent dans le fond de la rivière, où elles sont encore aujourd'hui. Ah le bon pays!… a-t-on envie de fumer? partout on trouve l'opwâgun (la pipe); il n'y a qu'à la porter à la bouche… Veut-on se reposer au pied d'un arbre? on n'a qu'à étendre le bras, on est sûr de rencontrer la main de l'amitié… La terre étant toujours verte et les arbres en feuilles, on n'a besoin ni de peaux d'ours, ni de wigwhams. Quelqu'un veut-il voyager? le courant des rivières le porte où il veut aller, sans le secours des pagayes… Ah le bon pays!… Veux-tu manger? dit le cerf à ceux qui ont faim; prends seulement mon épaule droite, et laisse-moi aller dans les bois de Nenner-Wind, elle y repoussera bientôt, et l'année prochaine, je reviendrai t'offrir la gauche; mais prends garde de trop détruire, parce qu'à la fin tu n'aurais plus rien…—Tiens, dit le castor, coupe ma belle queue, je puis m'en passer jusqu'à ce qu'elle repousse, puisque je viens de finir mon habitation. Ah le bon pays!… on n'y fait que boire, manger, fumer et dormir.»

Un troisième orateur, un vieux guerrier aveugle, se leva et adressa aux pionniers un discours qui leur fut traduit par Daniel Boon.

—«Amis du Point du jour122, vous n'avez donc ni wigwham, ni feu, ni peaux d'ours? Restez avec nous, nous vous donnerons de la venaison et de la terre. Amis, on vous a dit bien des mensonges à notre égard; avec ce grain de wampum123, nous vous nettoyons les oreilles pour qu'elles puissent mieux entendre ce qui est vrai, et rejeter au loin ce qui ne l'est pas; nous purifions vos cœurs avec la fumée de cet opwâgun. Amis du Point du jour, encore quelques lunes, et nos tribus auront passé comme un songe… En effet, qu'est-ce que la durée d'un guerrier, d'une famille, d'une nation, comparée à celle de ce fleuve rapide, qui coule éternellement sans jamais tarir?… Cette déplorable catastrophe n'est pas la seule source des regrets qui ont inondé mon cœur d'amertume… Après les jours funestes, le soleil, comme pour dissiper l'effroi des hommes et les consoler, reparaît aussi brillant que la veille; mais le soleil des enfants de ma jeunesse, qui se coucha longtemps avant l'heure de la nature, ne reparaîtra jamais!… jamais les yeux de ma vie ne les reverront!… leur mère, Agonéthya, brisée sous le poids de la douleur, comme les glaces de l'hiver sous les pieds du voyageur, me quitta aussi pour les suivre! Au lieu de six chasseurs intrépides, mon écorce124 n'abrita plus, mon feu n'éclaira plus que la solitude d'un homme accablé de ses pertes! Je l'abandonnai, ce feu, ainsi que la chasse et la pêche, et je vécus de larmes et de regrets; comme les oiseaux nocturnes, je fuyais la lumière du jour; et comme la martre farouche, j'habitais les lieux les plus écartés de la vue des chasseurs!… Pourquoi le bon génie, au lieu de protéger les hommes, (auxquels il a refusé la fourrure du castor, la vitesse de l'aigle et la force de l'élan,) permet-il au mauvais esprit de couvrir leurs sentiers de feuilles, de piéges et de précipices? Qu'est-ce qu'un guerrier dont le frisson de la décrépitude fait trembler les mains et chanceler les pas? incapable de bander son arc, de lancer son tomahawck et de remplir sa chaudière, il ressemble au nuage qui a lancé son tonnerre et n'est plus qu'une vapeur humide et légère, jouet de la brise et des vents; j'existe!… et cependant je ne suis plus! les douleurs m'accablent!… mes oreilles se ferment!… je deviens sourd à la voix de l'amitié, comme à celle de la nature, qui parle si mélodieusement dans le chant des oiseaux!… les brouillards avant-coureurs de la mort, m'environnent; mes yeux ne voient plus! je ne reconnais mes amis qu'après leur avoir serré la main!… Jadis, lorsque j'étais entouré de mes enfants, je ne vivais que de plaisirs et d'espérances!… leur départ pour le grand pays de chasse125 a flétri mon espoir, comme les guerriers flétrissent l'herbe sur laquelle ils ont longtemps campé!… ce qui me reste de vie ne mérite pas plus ce nom que les rayons de la lune, affaiblis par les nuages, ne méritent celui de lumière!… Amis du Point du jour, mettez la main sur mon cœur; sentez-vous comme il bat? voyez-vous comme mes vieilles veines se gonflent? comme mes yeux rétrécis s'agrandissent? cela vient du plaisir que j'ai de me trouver avec des hommes généreux… Asseyez-vous sur nos peaux d'ours, et fumons ensemble, chez nous, c'est le symbole de l'amitié et du bon accord…»

[122] Européens.

[123] Voy. le chap. Ier.

[124] Mon toit.

[125] Partir pour le grand pays de chasse: mourir.

Les pionniers formèrent un grand cercle, et, assis sur les peaux d'ours, ils fumèrent amicalement le calumet, avec les guerriers sauvages…

—Docteur Hiersac, vous nous disiez tantôt que vous aviez été en prison,—dit le capitaine Bonvouloir, après un moment de silence.

—Je passai dix ans sous, sur, ou dans les pontons d'Angleterre, et cela, pour avoir voulu exécuter au Canada, ce que, jadis, Jeanne d'Arc fit en France; mais je n'ai pas succédé126 dans mon entreprise…

[126] Du verbe anglais, to succeed, réussir…

—Plaît-il?…

—Je dis que je n'ai pas succédé dans mon entreprise…

—-Vous voulez dire: que vous n'avez pas réussi dans votre entreprise?

—Oui; cependant j'aurais dû m'attendre au ressentiment qui éclata sur ma tête… les pontons!!… j'eus occasion de réfléchir sous ce toit d'infortunes!… j'y fis des repas dont l'amertume n'est pas encore passée!… si je me rappelle mon séjour dans ce lieu abominable! le temps avec sa lime et son éponge

—C'est faux!—s'écria le capitaine Bonvouloir…

—Comment; c'est faux!…

—Je m'explique; la mythologie nous dit: qu'un vieillard ailé, armé d'une faux, et traversant l'espace d'un vol rapide et continu… figure le temps…

—Une faux ou une éponge, il n'importe,—continua le docteur;—la nuit de mon arrestation fut la plus terrible et la plus longue que j'eusse encore passée;… cette disposition de l'homme à faire le mal, est-elle coévale127

[127] Coéval, mot anglais qui signifie contemporain de

—Plaît-il?…

—Je demande si cette disposition de l'homme à faire le mal est coévale à sa création;… mon imagination fut sillonnée par le poison corrosif de l'abattement…

—Holà! docteur, s'écria le capitaine,—vous avez donc rompu avec la simplicité et le naturel? vous êtes bien loin de votre original français.

—Voyons, capitaine, passez-moi quelques barbarismes, quelques anglicismes; j'ai, il est vrai, sucé la langue française avec le lait, comme on dit, mais il y a soixante-dix ans que j'en suis complétement sevré!… Renoncer à nos vieux mots si naïfs!… nenni! Je renoncerais plutôt aux riants coteaux, aux douces prairies où j'ai tant de fois entendu le chant mélodieux des oiseaux.

Le capitaine promit au vieux docteur de ne plus l'interrompre, et celui-ci fit aux pionniers l'histoire de sa longue captivité.

L'irlandais Patrick était plus attentif à ce qui se passait à la cuisine qu'au récit de M. Hiersac.

—Colonel Boon,—dit-il enfin au guide,—si vous vouliez avoir l'obligeance de dire quelques mots à nos amis, les sauvages, je goûterais volontiers de cette anguille dont ils se régalent…

—Peste! quel appétit!… vous mourrez d'une indigestion, M. Patrick,—observa Boon.

—Je jouis d'un tempérament de Tartare,—répliqua l'Irlandais.

—A votre service donc; nos amis, les guerriers, seront enchantés de vous être agréables.

Le chasseur dit quelques mots aux sauvages qui se hâtèrent de servir Patrick.

—C'est un mets délicieux!—s'écria celui-ci,—capitaine Bonvouloir, vous avez raison; un souper sans apprêts fait espérer un sommeil fort doux et qui ne sera troublé par aucun songe désagréable… cette anguille est succulente…

—M. Patrick, je suis enchanté que vous rendiez justice à nos rivières,—dit Daniel Boon en souriant;—je serai l'interprète de vos bons sentiments auprès de nos amis, les guerriers de l'expédition…

—Cette anguille est de l'espèce connue sous le nom d'anguilles argentées128,—observa le docteur Hiersac:—au commencement de l'automne, elles descendent nos rivières pour se rendre à la mer; elles sont grasses, délicates et très recherchées. Vous n'ignorez pas, Messieurs, que Numa (selon Cassius Hamina) fit une loi pour interdire, dans les banquets, les poissons sans écailles. Vous savez aussi que la peau des anguilles est épaisse: Verrius nous apprend qu'on s'en servait, à Rome, pour châtier les enfants des citoyens. M. Patrick, l'homme se procure tout aujourd'hui par sa force et son adresse,—continua le vieux Docteur;—l'essence d'Orient, et ce qui la produit, l'ablet129 ne passera plus à travers les losanges de chanvre

[128] Silver eels.

[129] L'ablet est un petit poisson d'eau douce, aux écailles argentées, vives et brillantes. Il tire son nom de sa blancheur, able n'étant que la traduction du latin albus avec une simple transposition de lettres. C'est avec les écailles et même avec la membrane qui enveloppe tout le corps et le péritoine de l'able que l'on obtient, à l'aide de l'ammoniac, l'essence d'Orient employée pour la coloration des perles fausses… Ablette de mer est un poisson de genre ombrine, et de la famille des sciénoïdes.

(N. de l'Aut.)

—Plaît-il?—s'écria le capitaine…

—Je dis que l'ablet ne passera plus à travers les losanges de chanvre… ou les filets… si vous l'aimez mieux… et nos Dames ne pourront, désormais, se plaindre du défaut de galanterie de nos pêcheurs; c'est en vain que les vifs-habitants des eaux ont l'immensité de l'Océan pour refuge; on les y poursuit, et l'adresse de l'homme est toujours victorieuse dans cette lutte… les Belles des différents pays (grâce à l'intrépidité de nos marins), peuvent ajouter à leurs ornements tous les jolis riens de la coquetterie… La pêche, Messieurs, est devenue un art véritable, et Neptune a pu s'apercevoir du dépeuplement progressif de son empire…

—Aïe! aïe! aïe! s'écria le capitaine Bonvouloir en faisant la grimace de Panurge achetant les moutons de Dindenaut;—docteur Hiersac je vous rends les armes: «la pêche est devenue un art véritable et Neptune a pu s'apercevoir du dépeuplement progressif de son empire!…» Parole d'honneur! voilà qui l'emporte sur tout ce que j'ai entendu jusqu'à présent!… Mais, dites-nous, colonel Boon, comment se fait cette opération… dont vous nous parliez tantôt…—et le marin jeta un coup d'œil, à la dérobée, sur le couteau suspendu à la ceinture du Natchez, Whip-Poor-Will.

—Vous voulez parler du scalpage

—Oui.

—Oh… rien de plus simple,—dit le vieux chasseur avec le plus grand sérieux, et sans interrompre son repas;—pour scalper, le Natchez, notre ami, saisit sa victime par les cheveux, et les entortille ensemble afin de séparer la peau de la tête; lui mettant ensuite un genou sur l'estomac, il tire de sa gaine le fatal mokoman (couteau), cerne la peau du front, et arrache la chevelure.

Daniel Boon fit un geste très expressif. En entendant cette terrible mais fidèle description de l'opération du scalpage, les pionniers poussèrent un cri d'horreur. Deux Alsaciens, qui, jusque-là avaient peu goûté les préceptes hygiéniques rappelés par le capitaine Bonvouloir, perdirent l'appétit pour le reste de la soirée.

—Le Natchez accorde quelquefois de petits adoucissements,—continua Boon.

—Oui, de ces adoucissements qui font grincer des dents,—s'écria le marin avec effroi.—«Ils vous font cesser de vivre avant que l'on soit mort130

[130] La Fontaine, le philosophe scythe.

—C'est la coutume, chez les sauvages, de scalper leurs ennemis,—continua Boon.—Le Natchez fait cette opération de la manière la plus chirurgicale.

—Je conçois que la faim puisse porter l'homme à manger son semblable;—reprit le marin français—un sentiment naturel nous fait préférer notre propre conservation à celle d'autrui; dans de pareilles circonstances toute loi cesse… ou, au moins, semble cesser… et l'homme, n'a plus d'égal ou de maître… s'il est le plus fort. Je comprends également que l'aigle et le vautour osent affronter les orages à la poursuite de leur proie; l'impérieuse nécessité les excite; mais que des êtres humains, non encore sortis de cet état primitif que les poètes appellent l'âge d'or; que ces êtres humains, dis-je, abandonnent leurs villages où ils vivent en paix, pour aller, à de grandes distances, en exterminer d'autres et se repaître de leur chair… C'est une chose incroyable et dont on ne peut se faire une idée, à moins d'être un Ali-Pacha, ou un stoïcien aussi froid que Chrysippe!… Malheureux jeune homme!—s'écria le capitaine en s'adressant à Whip-Poor-Will, qui continuait tranquillement son repas,—aveugle Natchez! les exhortations de nos missionnaires ne peuvent donc rien sur vos natures sauvages!… Un genou sur l'estomac et deux coups de couteau!… Juste ciel! mais jamais pareille chose ne s'est vue!…

—Pardonnez-moi, capitaine,—dit le jeune antiquaire Wilhem;—les Germains scalpaient aussi; c'est le decalvare131 mentionné dans la loi des Wisigoths: c'est le capillos et cutem detrahere132 encore en usage chez les Francs, vers l'an 879, d'après les annales de Fulde; c'est le hettinan des Anglos-Saxons. Pour scalper133, le Scythe faisait d'abord une incision circulaire à la hauteur des oreilles; et prenant la tête par le haut, il en arrachait la peau… en la secouant, et non sans efforts, dit l'élégant Hérodote. Il pétrissait ensuite cette peau entre ses mains, après en avoir gratté toute la chair avec une côte de bœuf; quand il l'avait bien amollie, il s'en servait comme d'une serviette, ou la suspendait à la bride de son cheval. C'est ce qui avait donné lieu au proverbe: «opérer comme dans une manufacture scythe…»

[131] Decalvare, peler la tête.

[132] Detrahere, arracher; detrahere cutem et capillos, arracher le cuir chevelu.

[133] Hérodote dit: pour écorcher une tête.

Le lecteur nous pardonnera, sans doute, tous ces détails. «Si je n'avais égayé la matière, dit Voltaire, personne n'eût été scandalisé…, mais aussi personne ne m'aurait lu.»

—Les habitants des îles Canaries,—dit le vieux docteur Canadien,—regardaient l'effusion du sang avec horreur; ayant un jour capturé un vaisseau espagnol, leur haine pour cette nation ne leur fit point imaginer de plus rigoureuse vengeance que d'employer les prisonniers à garder les chèvres, occupation qui passait, chez eux, pour la plus misérable. Certes, Apollon ne se fût pas fait berger dans ce pays… Mais les habitants des îles Kazegut sont idolâtres, et d'une cruauté extrême pour leurs prisonniers: ils leur coupent la tête, l'écorchent, en font sécher la peau garnie des cheveux, et en ornent leurs cabanes comme d'un trophée…

—Pour en revenir au scalpage,—dit le docteur Wilhem;—les cruautés qui se commettent dans les guerres des peuples de l'Afrique, font frémir. Ceux qui tombent vivants entre les mains de leurs ennemis, doivent s'attendre aux plus horribles tourments. Après les avoir longtemps tourmentés, les vainqueurs leur font une incision d'une oreille à l'autre, appuient un genou contre l'estomac, et leur arrachent la mâchoire inférieure… qu'ils emportent comme un trophée… Leurs combats sont d'épouvantables boucheries; les vainqueurs dévorent les vaincus, et en suspendent les mâchoires à l'entrée de leurs cabanes.

—Colonel Boon,—dit l'Irlandais Patrick au Guide;—est-il bien sûr que je mangerai de la venaison et des pommes de terre, au moins… trois fois la semaine?…

—Tous les jours, M. Patrick, tous les jours,—répondit le chasseur.—Whip-Poor-Will vous présente ses scalps ou chevelures acquis par le procédé que vous savez;—ajouta Boon en s'adressant au capitaine Bonvouloir, qui recula de trois pas, et lança un regard farouche au jeune sauvage—ne manifestez aucune répugnance, il est même convenable que vous les palpiez, mais avec les plus grandes précautions.

—Les palper?… qui, moi?…—s'écria le marin épouvanté:—palper des chevelures humaines!

—C'est l'usage;—dit Daniel Boon—et ce serait témoigner du mépris pour leurs coutumes les plus sacrées, que de vous y refuser; il y aurait même… du danger…

—Je palpe, colonel, je palpe!—s'écria vivement le capitaine en touchant les scalps avec un dégoût qu'il ne put surmonter.

—C'est une grande marque de confiance,—continua Boon—ils accordent rarement cette faveur aux étrangers… A votre tour, docteur Wilhem; rendez cet hommage à l'héritage de leurs pères; c'est la généalogie du Natchez, sa propre vie de gloire et de combats; faute d'histoire et de monuments, le sauvage se revêt ainsi du témoignage de ses exploits…

Le Natchez Whip-Poor-Will présenta successivement ses scalps à tous les pionniers, et chacun lui adressa un petit compliment sur sa vaillance…

—Colonel Boon, vous serait-il agréable de nous donner quelques détails sur la jeunesse du Natchez Whip-Poor-Will? demanda le capitaine, qui tenait à connaître les antécédents de ses commensaux.

—Très volontiers, répondit Boon.

Le chant nasal des sauvages se changea graduellement en murmures confus, et cessa enfin tout-à-fait; quelques-uns se roulèrent dans leurs blankets134 et s'étendirent sur le gazon. Les pionniers alsaciens bourrèrent leurs pipes et abandonnèrent les cartes pour se joindre au groupe des auditeurs impatients… Daniel Boon se leva, prit l'attitude d'usage, réfléchit un instant, et raconta aux étrangers les particularités les plus saillantes de la jeunesse de son compagnon.

[134] Couverture de laine.

«La tribu des Natchez réside sur les bords du Tombecbée, faible tributaire du Mississipi. Dans cette tribu il y avait un guerrier d'une grande férocité; le jeune sauvage acquit beaucoup d'influence au conseil; les Sachems135 l'avaient surnommé la grande bouche, à cause de sa brillante élocution. Si Whip-Poor-Will était la terreur de ses ennemis, il n'en était pas moins redouté des siens, qui se glorifiaient de l'avoir pour chef de guerre, mais n'avaient avec lui aucun rapport amical: sa hutte était isolée, et il vivait seul. Il y avait dans le même village un autre Indien qui jouissait d'une grande réputation de bravoure. Un jour, Whip-Poor-Will le rencontra en présence d'un tiers; Panima (c'était le nom de ce guerrier) se servit, à son égard de plusieurs expressions insultantes; notre ami, furieux, tire son couteau, fond sur lui et l'étend mort à ses pieds… La nouvelle de ce meurtre répand la consternation dans le village; les habitants accourent en foule sur le lieu du combat; Whip-Poor-Will ne fait aucune tentative pour s'échapper, et présentant le couteau encore sanglant au plus proche parent de sa victime, il lui dit: «Ami, j'ai tué ton frère; tu vois, j'ai creusé une fosse assez grande pour deux guerriers; je suis disposé à y dormir avec lui.» Tous les amis du mort refusent le couteau que leur présente Whip-Poor-Will; alors il se rend au Wigwham136 de la mère de la victime et lui dit: «Femme, j'ai tué ton fils; il m'avait insulté, mais il n'en était pas moins ton fils, et sa vie t'était chère; je viens me mettre à ta disposition; si tu veux m'adopter, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour te rendre l'existence agréable; sinon, je suis prêt à partir pour le grand pays de chasse137.» La Squaw, (femme) lui répondit: «Mon fils m'était bien cher; c'était le soutien de mes vieux jours, et tu l'as plongé dans le long sommeil138; je le pleurerai longtemps; mais il y a bien assez d'un mort; si je prenais ta vie, ce ne serait nullement améliorer ma condition; je serais heureuse si tu voulais être mon fils à sa place, m'aimer, et prendre soin de moi comme lui, car je suis bien vieille…» Whip-Poor-Will, reconnaissant de la sollicitude de la Squaw qui voulait lui sauver la vie, accepta aussitôt cet arrangement. Vous savez que chez les sauvages, il faut qu'un meurtrier apaise le ressentiment des parents de sa victime, sinon l'exil ou la mort est son partage; ordinairement les chefs interviennent dans ces négociations, et, le plus souvent, l'on s'accommode à l'amiable… Whip-Poor-Will alla donc habiter le wigwham (hutte) de la Squaw. Cependant un guerrier du village, après quelques mois de réflexions, résolut de venger la mort de son parent, et tua un des frères de Whip-Poor-Will; celui-ci rencontra l'assassin le jour même et lui dit: «Néhankayo, ce soir je dormirai après avoir invoqué le Grand-Esprit; si je puis te pardonner avant le lever du soleil, tu vivras; sinon, tu mourras…» Le guerrier tint parole; il dormit, mais le sommeil n'amena pas le pardon: il fit dire au meurtrier qu'il n'y avait plus d'espoir pour lui, et qu'il l'engageait à se résigner à son sort. Néhankayo, averti à temps, s'enfuit du village. Le sauvage est infatigable à la poursuite d'un ennemi: il sait attendre mais non pas oublier… Le Natchez chercha Néhankayo pendant longtemps, dans les prairies, dans les bois, dans les montagnes; mais celui-ci, constamment sur ses gardes, évitait sa rencontre. Whip-Poor-Will change de tactique; il se cache, et attend le meurtrier de son frère, comme un tigre attend sa proie; il le rencontre enfin, l'arrête et lui dit: «Néhankayo, il y a longtemps que je te cherche: meurs donc!» Le sauvage ne change pas de contenance et découvre sa poitrine; Whip-Poor-Will arme sa carabine, fait feu, et l'étend mort… Après cet acte de vengeance, il se rendit au village des Creeks; il avait juré de manger la nation entière, serment indien qui annonce une guerre d'extermination; mais il fut fait prisonnier après avoir scalpé neuf des principaux guerriers. Les derniers rejetons de la race des Natchez, bien que dépouillés de leur grandeur primitive, conservent encore toutes les qualités de l'héroïsme sauvage. Whip-Poor-Will prouva aux Creeks qu'il était digne de ses aïeux, et réussit à leur échapper. Il fut adopté par la tribu des Ioways, où il avait cherché un refuge. Pendant son séjour chez ces derniers, il se fit de nombreux ennemis. Cependant il y avait une créature qui l'aimait, c'était la jolie fille d'un Sachem du village; elle avait beaucoup d'adorateurs, et la renommée de sa grande beauté s'étendit de telle façon que non seulement les guerriers de sa tribu, mais encore ceux des villages voisins, recherchèrent sa main. Le Natchez la demanda, et personne n'osa se déclarer le rival de ce redoutable champion: Il l'épousa; la jeune indienne l'aima avec toute l'ardeur d'une nature sauvage; le guerrier n'avait jamais goûté un pareil bonheur; son front se dérida et sa férocité disparut: on eût dit un tigre apprivoisé. L'influence qu'exerçait la jeune Squaw (femme) sur l'esprit de son époux, était sans bornes; mais le Natchez vit s'évanouir rapidement son bonheur domestique; sa bien-aimée mourut. Le guerrier se fit une profonde incision dans les chairs pour apaiser la colère du Manitou, et témoigner sa tendresse à la créature chérie qui l'avait quitté… Il rendit ensuite les derniers devoirs à Woun-pan-to-mie139. De retour dans son wigwham (hutte), il en défendit l'entrée à tous, et le silence qui y régnait était celui de la tombe. Au bout de quelques jours, il en sortit magnifiquement paré; ses yeux brillaient de cet éclat qui leur est ordinaire, mais sa physionomie ne trahissait aucune émotion. Il se rendit, d'un pas ferme, à l'endroit où était ensevelie celle qu'il avait tant aimée, cueillit une fleur et la déposa sur la tombe; se retournant ensuite vers le soleil levant, il se mit en marche à travers la vaste prairie qui s'étendait devant lui. Où allait-il? partait-il pour une expédition?… Mais quel était le motif d'une détermination de ce genre? un rêve, un faux rapport, la bouillante impatience d'une jeunesse longtemps oisive, le désir d'élever la gloire de leur nation, ou celui de mériter les applaudissements et l'admiration des femmes, en chantant devant elles leurs prouesses et leurs victoires…

[135] Vieillards.

[136] Cabane.

[137] Mourir.

[138] Tu l'as tué.

[139] L'Hermine.

Daniel Boon fit une pause; l'expression d'une tristesse soudaine avait paru sur les traits du Natchez, lorsque son vieil ami prononça le nom de Woun-pan-to-mie; mais il reprit bientôt son maintien calme; rompant, de sa voix sombre et imposante, le silence qui avait succédé à cette première partie du récit, il fit entendre quelques mots gutturaux… Daniel Boon continua:

«Après avoir parcouru les bois pendant plusieurs, jours, le Natchez s'arrêta et s'étendit sur le gazon de la prairie, en attendant le lever de la lune qui guide les pas du voyageur pendant la nuit. La lumière de la pâle constellation commençait à poindre au-dessus de l'horizon; Whip-Poor-Will n'était encore qu'assoupi, lorsqu'il crut entendre des gémissements humains; d'un bond il fut sur pieds, et aperçut une vieille femme toute décrépite brandissant un tomahawck140, et se disposant à massacrer une jeune indienne qu'elle tenait par les cheveux; celle-ci était agenouillée, et implorait miséricorde; le Natchez reconnaît en elle sa jeune compagne, se précipite furieux sur la sorcière, lui fend la tête d'un coup de tomahawck, et tend les bras à Woun-pan-to-mie, lorsque la terre, s'entrouvrant tout-à-coup, les deux femmes disparaissent à ses yeux. Whip-Poor-Will veut saisir sa bien-aimée, mais l'abîme se referme, et le guerrier ne rencontre sous sa main qu'un énorme bloc de sel, dont il avait cassé un morceau dans sa fureur…141 Notre ami ne retourna plus au village des Ioways; je le rencontrai à la chasse, il me demanda l'hospitalité, et depuis ce temps, nous partageons le même wigwham et les mêmes périls…

[140] Le Tomahawck est une petite hache en acier poli, dont la contre-partie est un morceau de fer octogone et creux, et qui sert de pipe. C'est sur le manche de cette arme que les sauvages marquent le nombre de scalps (ou chevelures) qu'ils ont enlevées.

[141] Cette légende est connue au Missoury, sous le nom de Légende de la rivière Saline.

(N. de l'Aut.)

Un long silence succéda au récit de Daniel Boon; tous les regards se portèrent sur le Natchez, qui soutint cet examen avec le maintien assuré et l'impassibilité de sa race.

—Ainsi, colonel Boon, il est bien certain que je mangerai de la venaison et des pommes de terre, au moins trois fois… la semaine?…—demanda l'Irlandais Patrick en rompant le silence…

Tous les jours, M. Patrick, tous les jours,—répondit Boon.142

[142] L'Irlandais ne mange de viande qu'une fois l'an… au jour de Noël. Voy. Selections from the evidence received by the Poor Irish Inquiry commissionners (1835).

(Note de l'Aut.)

—Me voilà enfin sur cette terre d'Amérique, terre de paix et de bénédiction,—continua Patrick,—le Tout-Puissant en soit loué!!… Que ces forêts sont belles et délicieuses! le chant des oiseaux qui les habitent, la beauté des arbres, le silence imposant qui y règne, tout cela m'enchante!… On a raison de dire que l'homme pauvre ne se porte pas bien; que son état est celui d'un individu continuellement malade. Mais regardez-moi, Messieurs, voilà le résultat d'un long séjour dans les cachots. «Ne craignez rien de ce qu'on vous fera, dit saint Jean l'Apocalyptique, le diable mettra quelques-uns de vous en prison, afin que vous soyez éprouvés…» Examinez-moi donc, docteur Hiersac; un anatomiste ne saurait mieux choisir pour une démonstration ostéologique; n'ai-je pas l'air de l'homme transparent des Foires ou de ce Tytie de l'antiquité, qui, par l'excès de ses souffrances, était réduit à rien? Je ne suis qu'un fantôme! et que faire contre les persécutions? le proverbe dit: «Si la cruche donne contre la pierre, tant pis pour la cruche, si la pierre donne contre la cruche, tant pis pour la cruche…» Mais me voilà définitivement sur le chemin de la fortune; les chrétiens de ce continent ne me refuseront pas leurs bons avis, je l'espère… Je vous supplie, Messieurs, de verser quelques consolations dans mon âme, et d'éclairer ma conduite du flambeau de votre expérience. Je me transporte déjà, en imagination, vers les temps de bonheur et de prospérité future, où, du seuil de ma maison, je verrai mes prairies verdir, mes champs se couvrir de moissons, mes bestiaux croître et multiplier, mon verger chargé de fruits; tout cela doit naître d'une terre qui m'appartiendra, et dont la fécondité me récompensera de mes sueurs!… En Irlande, dans le Connaught, je ne possédais aucun bien… si ce n'est mon âme… parce qu'elle n'a pu être vendue à l'encan… Dans l'Orégon, j'aurai une maison… des terres… et qui plus est, je mangerai de la venaison et des pommes de terre, au moins… trois fois la semaine… Enfin, je coulerai des jours aussi heureux que ceux réservés par le Seigneur à ses élus! Quelque chose qui m'arrive désormais, je ne pourrai dire que je n'ai pas eu ma part de bonheur!… mais est-il bien sûr, colonel Boon, que je mangerai de la venaison et des pommes de terre, au moins… trois fois… la semaine?

—Oui, M. Patrick, oui, vous mangerez de la viande et des pommes de terre tous les jourstous les jours; c'est la mille et unième fois que je vous le répète; oui, vous mangerez le produit des travaux de vos mains; votre femme (quand vous en aurez une) sera dans le secret de votre ménage, comme une vigne qui porte beaucoup de fruits; vos enfants seront tout autour de votre table comme de jeunes oliviers; oui, vous mangerez de la venaison et des pommes de terre trois fois par jourtrois fois par jour.

J'ai été bien malheureux!—continua Patrick,—mon histoire est celle de plusieurs millions de mes compatriotes. Le tableau des misères humaines est continuellement sous les yeux des malheureux Irlandais; sur les terres à céréales, on sème des cailloux pour obtenir une herbe fine, succulente, nécessaire, dit-on, à la nourriture des animaux de luxe, et les pauvres fermiers en sont indignement chassés!… Qu'importe aux lords les clameurs de quelques millions de mendiants qu'ils accablent d'exactions!… A leurs yeux, ne sommes-nous pas ces Cananéens maudits que Dieu vomit dans sa colère!… Nous la cultivons, cette terre d'Irlande, oui, mais nous la cultivons comme Caïn, en méditant la vengeance!… Angleterre, à quoi te sert de nous détruire!… crois-tu assurer ta gloire et ton triomphe sur les ruines de nos cabanes?… tu ne pourras nous dompter, et tes cruautés ne feront que graver plus profondément dans nos cœurs, la haine que nous te portons! Notre courage, qui t'a souvent procuré la victoire dans les batailles, saura te résister! Opprimés par ta cupidité, relégués par l'orgueil de tes nobles dans une classe prétendue abjecte, nous avons le droit de protester!… Ces aristocrates!… eux dont les pères ont manié la carde et peigné la laine, nous les outrageons quand, pour leur parler, nous ne nous mettons pas la face dans la boue!… Irlande, ma pauvre patrie, tu appelles à grands cris le jour qui te délivrera de tes oppresseurs; mais tu gémiras peut-être longtemps encore sous le joug! tes bourreaux ont prononcé sur tes enfants l'implacable anathème du Pharaon!…143.

[143] «Opprimons-les avec sagesse, de peur qu'ils ne se multiplient encore davantage, et que si nous nous trouvons engagés dans quelque guerre, ils ne se joignent à nos ennemis.»

(Bible: Exode.)

—Allons, allons, calmez-vous; dit Daniel Boon à Patrick qui essuyait de grosses larmes,—l'Amérique ne vous dit-elle pas: «Sois le bien-venu sur mes rivages, Européen indigent; bénis le jour qui a découvert à tes yeux, mes montagnes boisées, mes champs fertiles, et mes rivières profondes: du courage donc. Pauvres Irlandais! affamés, nus, traités avec un dédain insultant, la vie, pour vous, n'est qu'une vallée de larmes! Où sera donc le terme de vos misères?… dans votre anéantissement peut-être, si votre courage ne vous délivre de l'état où vous êtes! Mais que faire pour en sortir, me direz-vous?… Faut-il égorger ceux qui nous affament? Faut-il que la violence nous restitue la portion de terre sur laquelle le ciel nous a fait naître, et qui devait nous nourrir?… Tout est permis au peuple qu'on opprime pour secouer le joug, et diminuer la mesure de ses maux. Sans propriété, sans protection, sans espérances, que vous reste-t-il? Les haillons et le désespoir!… Oui, pour vous, la misère est un frein, mais ce frein dont les despotes de l'Orient déchiraient la bouche des malheureux qu'ils subjugaient!… Puisque les lords sont sourds aux cris de l'indigence, rappelez-leur cette terrible menace des bourgeois français à leurs seigneurs: «Les Grands sont grands, parce que nous les portons sur nos épaules; secouons-les, et nous en joncherons la terre!» Prends garde, Grande-Bretagne! ne régnais-tu pas aussi en souveraine sur notre continent! de ta main avide tu voulus nous étouffer au berceau; il nous fallut tout créer pour te combattre; nous étions sans armes, sans amis… Non… La Fayette descendit sur la plage américaine, et nous dit que la France était avec nous. Un grand peuple applaudissait à nos efforts, et attendait avec anxiété l'issue de la lutte; nous fûmes vainqueurs, et quelle ne fut pas ta honte, lorsque la France, saluant l'aurore de notre liberté, fit entendre ce cri qui retentit jusqu'à tes rivages… L'Amérique est libre!…

—Courage, M. Patrick!—S'écria à son tour le vieux docteur canadien,—vous voilà en Amérique, et ubi panis et libertas, ibi patria144: Courage! le jour de la délivrance viendra pour l'Irlande; vous aurez raison de ce pays «où beaucoup d'esclaves parlent avec plus de liberté qu'on n'en accorde aux citoyens de plusieurs autres contrées145;» mais il faut végéter encore un peu dans la «fluente du temps qui engloutit tout,» comme dit Voltaire… Il se passe des choses bien horribles dans ce monde! Le repos, l'opulence, tous les avantages pour les uns; les haillons, les fatigues, toutes les humiliations pour les autres! Patience: rarement l'avenir manque de faire rendre compte des malheurs du passé; la veille de la première éruption du Vésuve, on se demandait (en se promenant parmi les fleurs qui couvraient son sommet), si cette montagne était un volcan… Oui, il y a des peuples bien misérables sur cette terre! Que l'homme mécontent de son sort se transporte, en imagination du moins, chez ces malheureux qui, pour tromper la faim, mêlent à la farine et au son, des écorces d'arbres pilées, des racines desséchées et broyées, enfin tout ce qu'ils croient capable de soutenir leur triste existence; qu'il apprenne alors à gémir sur les vraies souffrances de l'humanité!… M. Patrick, votre patrie n'a été, jusqu'ici, que le satellite de l'Angleterre, dont elle est malheureusement trop voisine: mais l'heure de la délivrance approche! Les Anglais ne parlaient-ils pas de purger complétement l'Irlande de sa population?… C'est ce qu'ils appelaient le «balayage du pays!…146» Et l'on demande «s'il est un homme doué de raison et de philosophie qui puisse dire pour quel motif deux nations quelconques de l'Univers sont appelées ennemies naturelles, comme si cela entrait dans les intentions de l'Être Suprême et de la nature147…» Je dirai ici mon sentiment, et quand même il m'attirerait l'exécration universelle, je ne dissimulerai pas ce qui me paraît être la vérité; oui, il y a des haines de race qui seront éternelles. Tacite parle de deux peuples séparés seulement par un… fleuve… et se touchant… pour mieux se haïr… Ce sont, en apparence, deux amis qui s'embrassent, mais en réalité, deux rivaux qui voudraient s'étouffer!…148. Chez les Romains, aimer la patrie c'était tuer et dépouiller les Barbares, et Rome affecta aux guerres gauloises, un trésor particulier, perpétuel, sacré… C'est de cette même Gaule qu'elle attend aujourd'hui la liberté!… Est-ce à dire que je veuille bouleverser le monde?… Non, M. Patrick. Mais les Anglais proclament le commerce «le véhicule du christianisme,» et cependant l'Irlande est là, affamée, nue, courbée sous le joug de la misère et de l'ignorance, s'agitant en vain sous le fer qui la mutile!… L'Angleterre la châtie sans réserve et sans pitié, et cela au dix-neuvième siècle, à la face du monde entier! Dans les jours de malheur, elle lui promet amitié éternelle en échange du sang de ses enfants; mais le danger passé, elle fait peser sur elle la plus lourde tyrannie…149. Lors de la guerre d'Amérique, la Grande-Bretagne, avare du sang des siens, prodiguait l'or pour acheter, aux électeurs d'Allemagne, des régiments entiers à tant par tête; ces honteux marchés lui étaient familiers, et elle payait à un haut prix les hommes qu'elle obtenait des maisons ducales de Brunswick et de Hesse-Cassel, qui vendaient leurs sujets: il y eut un tarif du sang!… On appelait ce trafic, recrutement… Outre la somme convenue pour la solde, l'entretien, on convenait encore de «payer pour chaque soldat qui serait tué en Amérique… ou n'en reviendrait pas,» vingt livres sterlings, à l'électeur marchand. Telle était une des clauses du traité avec le landgrave de Hesse-Cassel150… On connaît la lettre de ce prince au baron de Hohendorf, commandant des troupes hessoises en Amérique: «J'ai appris avec un plaisir inexprimable le courage que mes troupes ont montré, dit-il, et vous ne pouvez vous figurer la joie que j'ai ressentie en apprenant que de mille neuf cent cinquante Hessois qui se sont trouvés à l'affaire de Trenton, il n'en est échappé que trois cent quarante-cinq; ce sont justement mille six cent cinquante hommes tués. Et je ne puis assez louer la prudence que vous avez montrée en adressant une liste exacte des morts à mon ministre à Londres. Cette précaution était d'autant plus nécessaire, que les listes envoyées au ministère anglais ne portaient que quatorze cent cinquante-cinq hommes morts. Il en résulterait une différence de quarante-six mille deux cents florins à mon préjudice, puisque, suivant le compte du lord de la trésorerie, il me revient quatre cent quatre-vingt-trois mille quatre cent cinquante florins, au lieu de six cent quarante-trois mille cinq cents, que j'ai droit de demander, suivant notre convention. La cour de Londres observe qu'il y avait une centaine de blessés qui ne devaient pas être comptés, mais j'espère que vous vous serez souvenu des instructions que je vous ai données à votre départ de Cassel, et que vous n'aurez pas cherché à rappeler à la vie, par des secours inhumains, les malheureux dont vous ne pourriez conserver les jours qu'en les privant d'un bras ou d'une jambe.151 M. Patrick, les enfants d'Erin firent entendre ce cri, au jour de leurs triomphes: «Il faut secouer le joug de la tyrannie anglaise! Il faut briser le lien anglais, source de tous nos maux! Il faut en émancipant l'Irlande, couper la main droite de l'Angleterre!…152» La cause de la France fut, à vos yeux, celle de tous les peuples asservis qui aspiraient à la liberté: en Irlande, on célébrait le triomphe de la liberté française; l'hymne de la victoire retentit aussi dans vos vallées!…153 pourquoi ne chantez-vous plus?… Grâce au ciel, votre ancienne alliée n'a pas à se reprocher la misère et les haillons d'aucun peuple154. Consolez-vous M. Patrick, en Tauride était une terre qui guérissait toutes les blessures155. L'Amérique sera pour vous de qu'est la France pour un autre peuple malheureux, bien malheureux!…

[144] Là où est le pain et la liberté, là est la patrie.

[145] «On peut voir dans cette cité, (Athènes) beaucoup de vos serviteurs qui parlent avec plus de liberté, qu'on n'en accorde aux citoyens de plusieurs autres villes.»

(Démosthènes, 3e Philippique).
(N. de l'Aut.)

[146] The clearing of the country.

[147] Lettre de David Hartley à Benjamin Franklin; la réponse du Docteur est piquante.

[148] La Prusse, votre amie, et l'Angleterre, votre amie, ont bu l'autre jour à la France la santé de Waterloo. Enfants, enfants, je vous le dis: montez sur une montagne, pourvu qu'elle soit assez haute; regardez aux quatre vents, vous ne verrez qu'ennemis; tâchez donc de vous entendre. La paix perpétuelle que quelques-uns vous promettent (pendant que les arsenaux fument!… voyez cette noire fumée sur Cronstadt et sur Portsmouth…) essayons, cette paix, de la commencer entre nous… Français, de toute condition, de toute classe, et de tout parti, retenez bien une chose, vous n'avez sur cette terre qu'un ami sûr, c'est la France. Vous aurez toujours par-devant la coalition, toujours subsistante, des aristocraties, un crime d'avoir, il y a cinquante ans, voulu délivrer le monde. Ils ne l'ont pas pardonné, et ne le pardonneront pas. Vous êtes toujours leur danger. Vous pouvez vous distinguer entre vous par différents noms de partis. Mais, vous êtes, comme Français, condamnés d'ensemble. Par-devant l'Europe, la France, sachez-le, n'aura jamais qu'un seul nom, inexpiable, qui est son vrai nom éternel… la Révolution.

(M. Michelet, Le Peuple).

On a dit avec raison, (nous le croyons du moins) «qu'après la révolution de juillet, la France avait pour alliés, tous les peuples, et pour ennemis tous les princes. Les démocrates, qui repoussent avec le plus d'énergie l'alliance Anglaise, distinguent soigneusement, dans leur animadversion, le gouvernement britannique et le peuple anglais. Les Espagnols fraternisent avec nous: ils aiment peu notre gouvernement.

(Voyez le Dict. Politique au mot Alliance.)

[149] Plus les Francs furent sûrs des Romains… moins ils les ménagèrent.

(Montesquieu, Esprit des lois.)

The union between England and Ireland is but a parchment mockery: (l'union de l'Angleterre et de l'Irlande est une moquerie)…

(Daniel O'Connell).

Lord Byron a comparé l'union de l'Irlande et de l'Angleterre, à celle du requin et de sa proie: l'un dévore l'autre… et cela fait une union…

(N. de l'Aut.)

[150] Je vous remercie du Catéchisme des souverains, production que je n'attendais pas de la plume de M. le landgrave de Hesse. Vous me faites trop d'honneur de m'attribuer son éducation. S'il était sorti de mon école, il ne se serait point fait catholique, et il n'aurait pas vendu ses sujets aux Anglais, comme on vend du vil bétail pour le faire égorger. Ce dernier trait ne s'assimile point avec le caractère d'un prince, qui s'érige en précepteur des souverains. La passion d'un intérêt sordide est l'unique cause de cette indigne démarche. Je plains ces pauvres Hessois, qui termineront aussi malheureusement qu'inutilement leur carrière en Amérique.

(Lettre de Frédéric-le-Grand à Voltaire, 18 juin 1776.)
(N. de l'Aut.)

[151] Cette lettre, vraie ou, supposée est datée de Rome, le 18 février 1777.

[152] Tone's Mémoirs…

They vowed not to leave one English man in their country.

(Leland)

[153] «Right or wrong, success to the French!… they are fighting our battles, and if they fail, adieu to liberty in Ireland for one century.» (Que les Français aient raison ou tort, puissent-ils réussir!… ils défendent notre cause, et s'ils échouent, nous pourrons désespérer de la liberté, en Irlande, pour un siècle.)

«La révolution française agita l'Irlande opprimée; je me souviens d'un banquet donné en 1792, en l'honneur de ce grand événement, où me conduisit mon père, et où j'étais assis sur les genoux du président, quand on porta ce toast: Puisse la brise de France faire verdoyer notre chêne d'Irlande.»

(Thomas Moore.)
(N. de l'Aut.)

[154] «Nos pères, ayeulx et ancestres, de toute mémoyre, ont été de ce sens, et ceste nature que, dans les batailles par eulx consummées, ont pour sygne mémorial des triumphes et victoyres, plus volontiers érigé trophées et monuments es cueurs des vaincuz par grâce, que es terres par eulx conquestées et par architecture. Car plus estimoyent la vibve soubvenance des humains acquise par libéralité, que la mute inscription des arcz, columnes, et pyramides subjectes es-calamitez de l'aer, et ennuy d'un chascun…»

(Rabelais)

[155] Terra qua sanantur omnia vulnera.

(Pline.)

Les échos de la forêt répétèrent les dernières paroles prononcées, et tout rentra dans le silence…

Suivant un ancien usage, celui qui venait d'être élu empereur, au Mexique, devait jurer que pendant son règne les pluies tomberaient au besoin; que les fleuves n'inonderaient pas les campagnes; que les terres ne seraient ni brûlées par la chaleur, ni stériles, et qu'aucune maladie contagieuse n'affligerait l'empire… Mais les ministres anglais pensent comme César, qu'un serment ou un parjure ne doit rien coûter quand il s'agit d'arriver au pouvoir. Dans la séance des communes du premier mars 1847, lord John Russell informe la chambre que Sa Majesté a donné l'ordre de «convoquer un conseil, afin de désigner un jour de jeûne et d'humiliation par suite de la calamité dont il a plu à la Providence d'affliger l'Irlande!…156»

[156] «On fit vœu pour la guérison du peuple d'élever un temple à Apollon (ædes Apolloni pro valetudine populi vota est.)»

Tite-Live.

«Sans doute, c'est pour nous ménager que vous n'avez pas voulu en venir aux mains; ou plutôt, s'il n'y a pas eu de combat, n'est-ce point que le parti le plus fort a été aussi le plus modéré? Et il n'y en aura pas encore aujourd'hui, Romains: ils tenteront toujours votre courage et ne mettront jamais vos forces à l'épreuve (Nec nunc erit certamen, Quirites; animos vestros tentabunt semper, vires non experientur.)»

Tite-Live, liv. IV.

Les nombreuses notes qui se trouvent dans ce chapitre sont destinées à ceux qui cherchent la raison des choses…

(N. de l'Aut.)

LES PLEIADES.

Ce que vous venez de me dire m'a mis la puce à l'oreille, et je ne mangerai morceau qui me profite avant d'être informé de tout exactement.

(Don Quichotte.)
Le ciel est-il moins clair, la foudre gronde-t-elle?
Circule-t-il partout une transe mortelle?
Voit-on dans la nature un signe inusité,
Funeste avant-coureur d'une calamité?
Un sanglant météore un sinistre interprète?
Non, partout la paix règne, et la terre et le ciel
Obéissent tous deux à leur cours naturel.
(La Rose de Smyrne, poème par M. Alfred Mercier, Américain.)

Sois brave comme tu le dois puisque tu es Spartiate.

CHAPITRE VII.

Le bivouac présentait une scène qui ne pouvait être contemplée avec indifférence que par ceux des pionniers qui étaient habitués à la vie des frontières. L'immense forêt qui les entourait, bornait l'horizon aux limites étroites de la vallée; il y avait dans la situation solitaire du camp, dans les ténèbres de la nuit, des raisons assez plausibles pour éveiller des craintes chez ceux des voyageurs qui se trouvaient dans ces pays pour la première fois; ils jetaient de temps en temps un regard de méfiance sur cette scène sombre et silencieuse. La lune parut enfin au-dessus des montagnes; alors mille formes étranges et nouvelles se présentèrent à leurs yeux; ce n'était plus les illusions de l'optique, ni cette variété d'objets bien connus qu'éclairait le soleil pendant le jour, mais des illusions plus singulières et plus bizarres. Chacun frappé de la beauté des choses que lui peignait son imagination, blâmait son voisin de ce qu'il croyait en voir de différentes. Quel champ, en effet, que ce vague de l'obscurité, environnés, comme l'étaient nos pionniers, de forêts et de montagnes, que le voile de la nuit semblait avoir rapprochées d'eux. Il était bien tard, qu'ils contemplaient encore la majesté de la nature.

—Il faut en convenir, colonel Boon,—dit le capitaine Bonvouloir un peu inquiet;—oui, il faut en convenir, les sauvages de vos contrées sont plus redoutables que les corsaires de l'Océan. La sanglante coutume de dévorer leurs prisonniers existe-t-elle encore parmi eux?

—Les cas sont extrêmement rares,—répondit le vieux guide;—cependant, il y a quelques années, les Pawnies (les plus redoutables maraudeurs de ces prairies) commirent un acte atroce, pour obéir à une superstition.

—Hum! hum!… pourrait-t-on vous demander quelques détails sur cette affaire, Colonel?—

—Certainement,—répondit Boon;—vous savez qu'à l'oblation du calumet, les Pawnies joignent le sacrifice sanglant, et selon ce qu'ils disent avoir appris de… l'oiseau et de… l'étoile

—Ah!… de… l'oiseau… et de… l'étoile?—dit le capitaine Bonvouloir—Je ne m'attendais pas à voir… une… étoile… dans cette affaire? vous avez dit un… oiseau… et une… étoile?

—Oui,—continua Boon;—selon ce qu'ils disent avoir appris de… l'oiseau… et de… l'étoile, le sacrifice le plus agréable au Grand-Esprit, est celui d'un ennemi offert de la manière la plus cruelle possible…

—Ah! ah!—firent les pionniers épouvantés.—(Que le lecteur se rappelle les ah! ah! de Bridoison, dans la comédie)157.

[157] Mariage de Figaro.

—Vous ne sauriez entendre sans horreur, les circonstances qui accompagnèrent l'immolation d'une jeune fille de la tribu des Sioux. C'était au moment des semailles, et dans le but d'obtenir une bonne récolte, que ce crime fut consommé… Cette jeune fille était âgée de quatorze ans; après avoir été bercée pendant six mois, de l'idée qu'on préparait une fête pour le retour de la belle saison, elle s'en réjouissait. Le jour fixé pour la prétendue ovation, étant arrivé, elle fut revêtue de ses plus beaux ornements, et placée au milieu de plusieurs guerriers qui semblaient ne l'escorter que par honneur; n'ayant dans l'esprit que des idées riantes, elle s'avançait vers le lieu du sacrifice dans la plus entière sécurité, et pleine de ce mélange de timidité et de joie, si naturel à un enfant entouré d'hommages. Pendant la marche, qui fut longue, le silence n'était interrompu que par des chants religieux et des invocations au Grand-Esprit, sévères préludes qui ne devaient guère contribuer à entretenir l'espérance si flatteuse dont on l'avait, jusque-là, bercée. Arrivée au bûcher, quelle ne fut pas sa surprise, en ne voyant que des torches et des instruments de supplice; quand il ne lui fut plus possible de se faire illusion sur son sort, qui pourrait peindre les déchirements de son âme;… levant les mains au ciel, elle conjurait les bourreaux d'avoir pitié de son innocence, de sa jeunesse… de ses parents… mais tout fut inutile;… rien ne put les attendrir;… le supplice dura aussi longtemps que le fanatisme put permettre à des cœurs féroces de jouir de ce terrible spectacle;… enfin le chef sacrificateur lui décocha une flèche qui fut suivie d'une grêle de traits, lesquels, après avoir été tournés et retournés dans les blessures, en furent arrachés; le corps de la jeune fille ne fut bientôt qu'un affreux amas de chairs meurtries et sanglantes;… le reste est horrible à dire…

—Continuez!… continuez!… s'écrièrent tous les pionniers.

Boon reprit après un moment de silence:

—Le grand chef, pour couronner dignement tant d'atrocité, s'approcha de la victime, lui arracha le cœur encore palpitant, et vomissant mille imprécations contre la nation des Sioux, leurs ennemis, il le dévora aux acclamations des guerriers, des femmes et des enfants de la tribu… Le sang de la jeune fille fut répandu sur les semailles pour les féconder, et chacun se retira dans sa cabane… espérant une bonne récolte.

Le récit du guide n'était pas de nature à rassurer nos pionniers; ces histoires sont terrifiantes, en effet, quand on les entend de la bouche de narrateurs à demi-sauvages, et surtout quand on a, d'un côté, une forêt, et de l'autre, un désert où, peut-être, des ennemis se glissent pour vous surprendre dans les ténèbres. Quelques Alsaciens se livraient tout bas à des réflexions peu rassurantes sur l'idée qui pouvait venir aux barbares guerriers de l'expédition de les rôtir au feu qu'ils attisaient; quoique gens de courage dans une guerre conduite d'après la tactique européenne, ils appréhendaient cependant un danger inconnu, et qui se présentait à eux sous un aspect terrible. Le courage est-il une vertu relative qu'on peut acquérir, et la peur est-elle une faiblesse naturelle à l'humanité qui puisse être diminuée par de fréquents dangers? Les philosophes ne s'accordent pas sur ce sujet.

Les voyageurs ne songèrent plus qu'à prendre quelques heures de repos; plusieurs Allemands s'étaient déjà étendus sur l'herbe; pour eux, le récit de Boon devint de moins en moins intelligible, surtout pour ceux qui avaient bien soupé; ses paroles se mêlèrent à leurs rêves, et bientôt ils ne les entendirent plus…

—Quelles agréables veillées dans la contemplation de la lune et des étoiles, colonel Boon,—dit le docteur Wilhem;—quel doux sommeil en plein air!…

—Le ciel est sans nuages,—dit le capitaine Bonvouloir en se disposant à étaler sa blanket (couverture de laine) sur l'herbe;—les étoiles brillent d'un lustre que je ne leur ai jamais vu; le firmament ressemble à une voûte d'azur parsemée de rubis, de brillants, de saphirs, dont la splendeur est la même depuis le zénith jusqu'à l'horizon… ce qui n'empêche pas que ces sauvages Pawnies sont bien redoutables;… un genou contre l'estomac, et deux coups de couteau!! Colonel Boon, c'est bon pour le Natchez et vous qui êtes faits à semblables averses; je conçois que vous soyez tranquilles, mais nous!! Je crois qu'il serait utile de placer des vedettes; au lieu d'être pris comme des lapins dans leurs terriers, nous serions, au moins, à même de faire bonne contenance en cas d'une attaque de nuit; qu'en dites-vous, colonel Boon?…

—C'est inutile,—répondit celui-ci;—le Natchez déjouera toutes les ruses de nos ennemis; quant aux bêtes féroces, nous n'avons rien à en craindre, Whip-Poor-Will a mis ses mocassins158 en faction…

[158] Mocassins: souliers faits de peau de daim.

—Plaît-il?—s'écria le marin français étonné;—des mocassins en faction?…

—Oui,—répondit Boon;—de tous nos vêtements, les souliers, conservant le plus longtemps l'odeur du corps, on s'en sert la nuit pour éloigner les loups et les panthères, surtout lorsque la pluie ne permet pas d'allumer du feu. Placés à quelques distances du camp, ils sont comme un rempart à l'abri duquel le chasseur peut dormir tranquillement au pied d'un arbre; dès que les loups ont flairé l'odeur des mocassins, qui annoncent le voisinage de l'homme, ils poussent des hurlements et s'enfuient…

—Des souliers en faction!—s'écria une seconde fois le capitaine;—je m'attendais à une ronde à la sonnette159

[159] Autrefois, chez les Grecs, la ronde visitait les postes avec une sonnette pour reconnaître si les sentinelles n'étaient pas endormies; quand elle sonnait, il fallait que la sentinelle répondît.

(Voy. Thucydide.)

—Allons, tranquillisez-vous,—dit le docteur Hiersac;—Pline nous apprend que les grues-sentinelles veillent, pendant la nuit, en tenant dans leur patte une petite pierre dont la chute décèle leur négligence, quand elles sommeillent. Les autres grues dorment, la tête cachée sous l'aile, se soutenant alternativement sur une patte, et sur l'autre… le chef, le cou tendu, observe et avertit.

—Du reste, colonel Boon,—ajouta le marin après un moment de réflexion,—il est possible que l'odeur des souliers écarte les bêtes féroces, mais les Sycioniens s'y prenaient autrement; on raconte que les loups se jetaient sur leurs troupeaux; ils consultèrent l'oracle; le Dieu leur indiqua un arbre sec dont l'écorce mêlée à de la viande fit périr tous les loups qui en mangèrent; si je connaissais les plantes de ces forêts, je leur composerais… un sédatif… à la Diafoirus…

—Colonel Boon, ce n'est pas l'espace qui nous manque ici,—observa l'Irlandais Patrick:—anciennement on faisait coucher les ânes dans des endroits spacieux; sujets à rêver, ils s'estropiaient pendant leur sommeil, s'ils n'étaient placés au large. On faisait aussi disparaître les verrues en se couchant dans un sentier au milieu des champs, et les yeux fixés sur la lune; il fallait, toutefois, avoir la précaution d'étendre les bras au-dessus de la tête… et puis de se frotter avec tout ce qu'on pouvait saisir… Mais aurons-nous bien chaud sur ces peaux d'ours?… En Irlande, nous avons une manière particulière de coucher chaudement à la belle étoile, malgré, la fraîcheur du climat. Les heureux habitants de l'Amérique n'ont pas encore imaginé d'entrer dans un pâturage, de faire lever les bœufs qui y sont couchés, et de s'étendre à leur place; lorsqu'on se sent refroidir et gagner par l'humidité, on n'a qu'à faire lever un autre bœuf, et ainsi de suite pendant toute la nuit. La place occupée par ces animaux est toujours parfaitement sèche, et d'une chaleur agréable… Colonel, pouvez-vous disposer d'un peu de tabac?… J'ai contracté, avec des matelots, la vilaine habitude de mâcher ce végétal…

—Est-ce du perrique, du pig-tail, du shoe-string, du sweet-scented, du waggoned, ou du délicieux cavendish160, que vous voulez?—demanda le docteur Hiersac;—par la sambleu! le colonel Boon vous en donne pour quatre marins!… Si ce que disent les physiologistes est vrai, «que le volume du cœur de l'homme doit être comparé à la grosseur de son poing, ce morceau de tabac peut… hardiment… servir d'objet de comparaison, et cela sans que le cœur perde au change…

[160] Espèces de tabac.

Les Américains qui faisaient partie de l'expédition, vu leur grande habitude de parcourir les bois, n'appréhendaient rien de fâcheux de leur position; ils s'amusaient avec les échos du voisinage auxquels ils faisaient répéter des chansons; après bon nombre de joyeux refrains, ils se roulèrent dans leurs blankets et s'endormirent. Le Natchez, Whip-Poor-Will, entonna son chant de guerre:

C'est moi! je suis un aigle de guerre!
Le vent est violent, mais je suis un aigle!
Je ne suis pas honteux; non, je ne le suis pas.
La plume d'aigle se balance sur ma tête.
Je vois mon ennemi au-dessus de moi!
Je suis un aigle, un aigle de guerre.
Désennuyons les morts
Partons, pour les couvrir
Et disons-leur tout haut
Qu'ils vont être vengés.
Levons le tomahawck,
Suspendons nos chaudières;
Graissons, tous, nos cheveux,
Peignons, tous, nos visages,
Chantons la chanson de sang
Ce bouillon de nos guerriers.
Je vais en guerre venger la mort de nos braves,
Comme le loup affamé, je serai inexorable.
J'exterminerai mes ennemis et les dévorerai;
Je tannerai la peau de leurs crânes sanglants,
Et, comme le tonnerre, je consumerai leurs villages.
Je vais en guerre, venger la mort de nos braves,
Comme le loup affamé, je serai inexorable.

Les échos des bois répétèrent les dernières paroles qui venaient d'être prononcées, et tout rentra dans le silence. Le capitaine Bonvouloir se coucha enfin, mais non sans avoir maudit vingt fois les féroces Pawnies; son esprit accablé, se lassa bientôt de ses contemplations; la nature reprit insensiblement son empire, et il s'assoupit.

Les philosophes s'accordent à dire que l'âme ne s'endort pas comme le corps, et qu'inquiétée par des sensations inaccoutumées, elle éveille les sens pour en avoir l'explication; tandis que lorsqu'elle est accoutumée aux bruits qu'elle entend, elle demeure tranquille et ne dérange pas les sens pour en obtenir un éclaircissement inutile; or, l'âme a besoin des sens pour connaître les choses extérieures; pendant le sommeil, les uns sont fermés, comme les yeux; les autres à demi engourdis, comme le tact et l'ouïe. Si l'âme est inquiétée par les sensations qui lui arrivent, elle a donc besoin des sens pour en avoir l'explication.

Le capitaine Bonvouloir s'éveilla au milieu de la nuit; les feux étaient presque éteints; le Natchez et Daniel Boon dormaient; les pionniers américains dormaient aussi; la plupart des chiens donnaient pareillement auprès des cendres qui jetaient une sombre lueur sur les objets d'alentour. L'oiseau Whip-Poor-Will soupirant, avec un accent mélancolique, les trois monosyllabes qui forment son nom, invitait les voyageurs à venir contempler la beauté de la nuit. Au milieu de ce calme imposant, le capitaine eut envie de s'approcher de ce chantre des bois, lorsqu'il entendit des bruits étranges et lugubres qui partirent de la profondeur de la forêt et en troublèrent le silence; le marin se recoucha et prêta l'oreille: un cri sinistre et inconnu aux étrangers se fit entendre.

Was ist das? (qu'est-ce cela)—s'écria un Alsacien s'éveillant en sursaut;—Kapetan Bonvouloir, haben sie gehört? (capitaine Bonvouloir avez-vous entendu)?

Ia, mein Herr,—répondit le marin;—vous ne dormez donc pas? Quant à moi, je pique les heures161; il y a des brisants devant nous; on ne pouvait plus mal s'embosser162; pas de pendus glacés163, partant, pas moyen de découvrir l'ennemi: la bourrasque nous viendra-t-elle du nord-oit (nord-ouest), du su-et (sud-est), ou du sur-oit (sud-ouest)? Herr Obermann, la chronique nous dit qu'on entendait, toutes les nuits, à Marathon, des hennissements de chevaux, et un bruit semblable à un cliquetis d'armes. Ceux qui n'y venaient que par curiosité, ne s'en trouvaient pas bien; mais ceux qui, n'ayant entendu parler de rien, passaient là par hasard, n'avaient rien à craindre du courroux des esprits164… Les cris qui partent de ces bois ont quelque chose de sinistre; je tremble comme la feuille du sycomore agitée par le vent du désert; si c'est là le prélude de ce que nous devons entendre plus tard, j'avoue que me voilà complétement désenchanté… Cependant les chiens n'ont pas jappé à nuitée

[161] Je veille.

[162] Jeter l'ancre.

[163] Réverbères; voy. les Mystères de Paris.

[164] Pausanias, ch. XXXII.

—Qu'y a-t-il donc, capitaine?—dit le vieux, docteur Hiersac;—auriez-vous entendu de ces langues aériennes, dont parle Milton, et qui profèrent le nom des hommes sur les rives de la mer, dans les déserts sablonneux et dans la solitude?… Les Dieux nocturnes, dont je parle, capitaine, sont les Esprits des ténèbres, les Démons, les Génies; quant aux Faunes, ce sont des dieux aux brusques apparitions. Vous savez ce que c'est qu'une terreur panique: Pan, suivant les croyances primitives, était un Dieu de l'air et des sons, des sons lointains, mystérieux, insaisissables, et quelquefois des sons inattendus et burlesques. De là, l'idée que Pan apparaissait à l'improviste au sein d'un bois épais, au bord d'une source, à la cime d'un rocher, comme l'audacieuse chèvre de Virgile, à l'anfractuosité mousseuse du Trapp et du Grunstein, tantôt évanide et cave comme un fantôme, tantôt terrible et armé de pied-en-cap comme un guerrier d'Ossian… Capitaine, vous repentez-vous déjà de vous être mis en route?… Pline nous dit que quand les cailles partent pour les climats tempérés, elles sollicitent d'autres oiseaux à les accompagner. Le glottis, séduit, part d'abord avec plaisir, mais il ne tarde pas à s'en repentir; il est quelquefois partagé entre le désir de quitter les cailles, et la honte de revenir seul: jamais il ne les accompagne plus d'un jour; au premier gîte il les abandonne; mais les cailles y trouvent un autre glottis laissé là l'année précédente, et la même chose se renouvelle chaque jour… Mais le cychrame, plus persévérant, est impatient d'arriver au terme; il éveille les cailles pendant la nuit, et, presse le départ… Capitaine, êtes-vous glottis ou cychrame?…

—Quel étrange abus de l'érudition!—s'écria le marin;—docteur Hiersac, vous êtes un pédant!… Je vous prie de croire que je n'ai rien de commun avec les deux oiseaux dont vous venez de parler…

—Chut!… Capitaine,—dit le docteur Wilhem à son ami;—courons-nous quelque danger. Bravo! bravo!… nous ne pouvons mieux commencer notre Iliade forestière; un jour, ou plutôt une nuit de gloire, une mort illustre, un nom immortel comme ceux des grands chasseurs de l'antiquité!… que peut-on désirer de plus?…

—Alerte!—s'écria le marin en interrompant l'enthousiaste Allemand par cette exclamation subite,—je crois avoir entendu le cri de rage! c'est une panthère aux yeux de feu!… Diavolo! Diavolo! la combattre à pareille heure! Docteur Wilhem, j'ai fait mes preuves sans ajouter aucune cruauté aux horreurs de notre métier; je tuais et l'on me tuait, voilà tout; j'ai été chef de gamelle; j'ai eu, pendant longtemps, la direction de la poste aux choux165; par un caprice de Neptune, j'ai souvent barbotté dans le pot au noir166; j'ai touché plus d'une banquise (réunion de glaçons); j'ai vu des mers calmes, houleuses, tourmentées et belles; je reçus huit blessures à Waterloo, et l'empereur sut que j'y fis mon devoir, bien que la terre ne soit pas mon élément;… mais combattre un ennemi qui ne se montre pas!… Si c'est un catamount167, il aura beau jeu, car le peu de sang que l'Anglais me laissa dans les veines n'est pas à la disposition d'un quadrupède, quelque noble qu'il soit; d'abord, je joue du couteau au premier coup de dent; encore, si j'avais mon collègue168!… Parlez-moi de l'Océan en courroux, et des vents déchaînés, mais…—le marin s'interrompit en apercevant un animal de la taille d'un chien, qui pénétra dans le camp, ramassa quelques os, les emporta dans les broussailles, et se mit à les ronger avec un grand bruit de mâchoires.

[165] Poste aux choux: c'est le nom que les marins donnent au canot, qui, chaque matin, va chercher les provisions.

[166] Pot au noir: la région des calmes qui s'étend à peu près à cent lieues au nord et au sud de l'équateur; la mer y roule des flots huileux.

[167] Catamount; felis montana: chat des montagnes.

[168] Collègue: un maillet.

—Par St-Nicolas!—s'écria l'irlandais Patrick en tremblant comme une feuille;—docteur Wilhem, avez-vous entendu? c'est une panthère très-certainement; à l'entendre ronger les restes du chevreuil, il est facile de calculer le peu de résistance que feraient nos membres sous sa dent meurtrière; quant à moi je n'ai que des os à son service;… et comment nous emparer du monstre!…

—Les barbares les prenaient en leur jetant pour appât, des viandes frottés d'aconit, qui est un poison,—dit le docteur Hiersac;—aussitôt que ces animaux en avaient goûté, leur gorge se serrait… occupat illico fauces earum

—Comment nous tirer d'ici?…—s'écria le marin,—malheureusement nostr'homme dort!169 si nous mettions le pavillon en berne?…170

[169] Le maître d'équipage: le Natchez Whip-Poor-Will.

[170] Signe de détresse.

—Quelle enfilade de mots étranges!—dit Daniel Boon, que les premières paroles des deux pionniers avaient éveillé;—capitaine Bonvouloir, vous vous croyez donc toujours à bord de votre corvette? sont-ce des moustiques qui vous tourmentent? elles ne sont guère tracassières que dans la baie de Fondy; l'Angleterre y tenait une garnison de trente hommes. Sur la liste de cet établissement militaire, j'y ai vu quatorze guinées allouées (per annum) à un soldat pour y entretenir de la fumée. Moi-même, ayant eu occasion de bivouaquer dans ces parages, j'étais obligé d'entourer mon lit de pierres plates, et d'y entretenir une fumée perpétuelle171. Sont-ce des hurlements que vous avez entendus? c'est sans doute un loup; vous savez que le petit loup de médecine est un manitou pour les sauvages; ils attachent une idée superstitieuse à son apparition, et prétendent comprendre les nouvelles qu'il vient leur annoncer. La rapidité ou la lenteur de sa marche, ainsi que le nombre de ses hurlements servent de règle à leurs interprétations. Ce sont, ou des amis qui approchent de leurs camps, ou des ennemis aux aguets, prêts à fondre sur eux; capitaine, il est possible que ce que vous avez entendu soit un stratagème imaginé par les Pawnies pour nous frapper de terreur…

[171] Il y a, en Égypte, une quantité prodigieuse de moucherons. Les Égyptiens, au dire d'Hérodote, pour se garantir de leurs piqûres, couchaient sur le haut des tours; le vent empêchait les moucherons d'y voler. Les habitants des parties marécageuses de l'Égypte, étendaient la nuit, autour de leurs lits les filets dont ils se servaient, pendant le jour, pour prendre le poisson.

Voy. Hérodote, liv. II. Euterpe.
(N. de l'Aut.)

—Plaît-il?… des Pawnies!—s'écria le marin—les brigands qui ont dévoré le cœur de cette jeune fille?

—Oui, capitaine,—dit Boon;—aussitôt que la guerre est résolue, la jeunesse s'assemble, et élit un chef; tous se peignent le visage et le corps; ils suspendent la chaudière autour de laquelle ils dansent en hurlant, et s'imposent une abstinence rigoureuse; pour être inexorables, disent-ils, il est nécessaire d'avoir été longtemps aigri par les irritations de la faim

—S'imposer une abstinence rigoureuse pour être inexorables!—dit le marin—c'est à quoi n'ont jamais songé Néron et Caligula! Colonel, le droit des gens est fondé sur ce principe, que les diverses nations doivent se faire, dans la paix, le plus de bien, et dans la guerre, le moins de mal qu'il est possible… sans nuire à leurs véritables intérêts; les sauvages respectent donc bien peu les conventions humaines? s'imposer une abstinence rigoureuse pour être inexorables!… est-ce le démon qui leur a enseigné ce moyen d'exciter leur férocité!… c'est digne de ce tireur d'or qui mangeait avec les mains rouges de ses meurtres, se faisant honneur de mêler à sa nourriture le sang qu'il versait en trahison! c'est digne de ce Montluc qui mettait, à dresser ses enfants au carnage, sa sollicitude paternelle, et aimait à marquer sa route avec des lambeaux humains attachés aux branches des arbres…172

[172] Aussi le craignait-on plus que la tempeste qui passe par de grands champs de bled, dit Brantôme.

(N. de l'Aut.)

—Après un court noviciat, vous prendrez les choses aussi philosophiquement que le Natchez et moi;—reprit Boon,—et la crainte d'être scalpé ne vous empêchera pas de courir dans les bois…

—C'est possible, colonel, c'est possible; il y a des situations où l'homme qui pense, sent combien il est inférieur à l'enfant de la nature, et où il doutera si ses opinions les plus invétérées ne sont autre chose que de brillants mais étroits préjugés; j'avoue que j'avais du penchant pour cette existence… paisible… que vous menez dans les forêts de l'ouest, et… ce que… je puis en avoir dit de mal… c'est tout bonnement façon de parler… figure de discours… très-usitées… en notre pays… du reste «Tout boun gascoun ques pot reprenquè très cops.»173

[173] Tout bon Gascon peut se dédire jusqu'à trois fois.

—Comme «Tout bon normand meurt sur la potence»,—dit Daniel Boon, en riant;—ce sont des proverbes indigènes. Mais rassurez-vous, capitaine; nous ne sommes plus au temps où les courils174, et autres esprits des ténèbres se plaisaient à tourmenter les malheureux humains…

[174] Courils, ou sorciers bretons; petits hommes lascifs, qui, le soir, barraient le passage aux voyageurs, et les forçaient à danser avec eux jusqu'à ce qu'ils mourussent de fatigue.

—Colonel Boon, ce n'est pas que cette obscure clarté de la nuit ait rien de lugubre,—reprit le marin en feignant beaucoup d'assurance;—nous avons un clair de lune élyséen; ces lieux plairaient beaucoup… aux imaginations mélancoliques… qui aiment à s'approcher de la mort, et à en sentir les ténèbres… Habitué à coucher sur les vaigres175 d'un navire, je ne me plains pas, non plus, de la peau d'ours qui me sert de matelas…

[175] Vaigres, planches d'un navire.

Pour le coup le vieux Hiersac ne put résister au Dieu qui l'agitait, et la science déborda.

—Chez les anciens,—dit-il,—on faisait asseoir les époux sur une peau (in lanata pelle) pour leur rappeler la couche nuptiale des hommes des premiers siècles, lesquels n'avaient point d'autre lit que les dépouilles des bêtes prises à la chasse, ou des victimes immolées. Apollonius de Rhodes fait consister toute la magnificence du lit nuptial de Médée, dans la toison d'or que Jason avait enlevée à Colchos par son secours… Hippocrate remarque, en parlant des Lybiens qui habitaient le milieu des terres, qu'ils dormaient sur des peaux de chèvres, et qu'ils mangeaient la chair de ces animaux; ils n'avaient, ajoute le Maître, ni couverture, ni chaussure, qui ne fût de peaux de chèvres… car ils n'élevaient point d'autre bétail… Apollonius de Rhodes (qui est un exact observateur des costumes, n'est-ce pas, capitaine?), Apollonius de Rhodes, dis-je, décrit ainsi les trois héroïnes Lybiennes qui apparurent à Jason: tandis que j'étais plongé dans l'affliction, trois déesses m'apparurent; elles étaient habillées de peaux de chèvres, qui leur prenaient depuis le haut du cou et leur couvraient le dos… et les reins…

—Colonel Boon, je le répète, une simple peau d'ours me suffit,—reprit le capitaine;—tout bon marin doit parler de même, et Dieu m'est témoin que j'ai du goût pour le goudron, mais combattre la nuit!! la fortune se plaît à obscurcir les belles actions, de même qu'un fleuve couvre de son limon, une pierre précieuse; combattre des sauvages!!… ils nous cribleront de flèches avant qu'ils ne soient découverts…

—Les sauvages!—s'écria le docteur Canadien,—ce sont les cigognes de Pline; d'où viennent-elles?… où se retirent-elles?… c'est encore un problème; nulle ne manque au rendez-vous, à moins qu'elle ne soit captive;… personne ne les voit partir… quoiqu'elles annoncent leur départ;… personne, non plus, ne les voit venir… on s'aperçoit seulement qu'elles sont venues;… le départ et l'arrivée, ont lieu la nuit… et qu'elles volent en deçà ou au delà… on croit qu'elles n'arrivent jamais que la nuit… Les ténèbres sont le symbole de la tranquillité, du calme et du repos… quel silence!… quelle fraîcheur!… quelle soirée mélancolique et délicieuse sous ces ombrages épais, et dans ces sentiers solitaires!… capitaine Bonvouloir, rassurez-vous; le Natchez a le réveil tragique; on ne l'aborde pas impunément? même lorsqu'il dort…

—Il est possible que notre ami, le Natchez, connaisse de bons coups, mais je vous préviens que si l'on me touche, je crierai comme une poulie gémissant sous ses moufles…176

[176] Moufles, appareils de poulies.

Nous sommes en nombre;—dit à son tour, le biblique Irlandais Patrick—«Voici le lit de Salomon environné de soixante hommes des plus vaillants d'entre les forts d'Israël; ils sont tous expérimentés; chacun a l'épée au côté à causes des surprises qu'on peut craindre pendant la nuit…»

—Fort bien, M. Patrick, fort bien,—reprit le marin;—cependant, vous conviendrez que nous sommes ancrés dans un vilain parage; la côte n'est pas saine; diable!… peut-être faudra-t-il rester longtemps à la cape à sec de toile177; encore si Neptune nous envoyait une brise carabinée178 il y aurait moyen de transfiler les hamacs, et de torcher de la toile en silence, car ce n'est pas chatouiller avec une plume que de vous envoyer une flèche à pointe de caillou jusque dans l'os!… Ainsi, colonel, vous croyez que ce sont des Pawnies?…

[177] Être à la cape, être dans l'impossibilité de doubler le cap Fayot sur lequel les jette la raffale de la gamelle; ce qui veut dire, en style maritime, le dénûment qui réduit les marins à se nourrir de fayots (haricots secs).

[178] La brise augmente avec régularité et lenteur; elle commence par être une jolie brise, fraîchit et devient bonne, puis forte, et enfin brise carabinée. Lorsqu'elle suit cette marche progressive, on torche de la toile, c'est-à-dire que l'on conserve les voiles le plus longtemps possible.

(Voy. M. Paccini: de la Marine.)

—Oui, capitaine; malheur aux voyageurs qui seraient aperçus dans la prairie après une marche fatigante; les Pawnies emploient, dans leurs guerres, la méthode de tous les peuples sauvages; ils préfèrent la ruse à la force ouverte, et choisissent ordinairement la nuit pour l'attaque.

—Comment!… quand Vénus, l'étoile du marin, brille dans le ciel, ils nous attaqueraient! voyez, colonel; le firmament resplendit de cette délicieuse teinte bleue qui distingue le ciel d'Italie; une nuit étoilée des prairies est vraiment admirable;… mais les Pawnies!…

—Les Pawnies sont de vrais pharisiens dans l'observation de leur culte; le plus ordinaire est celui qu'ils rendent à un oiseau empaillé (un canard, je crois) rempli d'herbes et de racines, auxquelles ils attribuent une vertu surnaturelle179. Ils disent que ce manitou a été envoyé à leurs ancêtres par l'étoile du matin, pour leur servir de médiateur, quand ils auraient quelque grâce à demander au ciel. Toutes les fois qu'il s'agit d'entreprendre une affaire importante, ou d'éloigner quelque fléau de la peuplade, l'oiseau médiateur est exposé à la vénération publique; on fume le calumet, et le chef de la tribu en offre les premières bouffées à l'astre protecteur; si, comme vous le dites, c'est Vénus, l'étoile du marin, qui brille en ce moment dans le ciel, elle vous rend un mauvais service en paraissant dans ces parages, car les Pawnies la vénèrent spécialement, et lui sacrifient leurs prisonniers180. Pour obtenir ses faveurs, les sauvages lui offrent annuellement les premiers produits de leurs chasses… et leurs prisonniers à mesure qu'ils en font. Par ces offrandes, ils s'efforcent de se rendre propice cet oiseau qu'ils supposent avoir une grande influence sur l'astre, leur protecteur; ils le supplient d'être l'interprète de leurs vœux, et de leur faire obtenir tout ce qu'ils désirent, par exemple du succès dans leurs chasses, des chevaux légers et (permettez-moi de le dire) des femmes soumises

[179] V. Correspondance du P. Desmet, missionnaire.

[180] Nous parlons des Sauvages des prairies, en général; ceux de nos lecteurs qui désireraient connaître les pratiques religieuses de chaque tribu, en particulier, peuvent consulter l'ouvrage de notre savant compatriote, M. Georges Catlin (The north american indians).

—Allons, à la guerre comme à la guerre,—dit le marin;—les filets sont tendus; la nuit, au clair de la lune, les poissons s'y jetteront en foule… Il faut donc s'arranger selon la morale turque, qui veut qu'on n'établisse ici-bas aucun domicile durable.

—Capitaine Bonvouloir,—dit le jeune Allemand Wilhem à son ami,—dans la marine, l'officier de quart est un souverain déclaré habile ou mal habile le lendemain d'une mauvaise nuit. Du reste, le docteur Franklin dit que «l'homme n'est complétement né que du moment où il est mort,» pour un perfectibiliste vous n'êtes pas des plus zélés.

—Le docteur Franklin était un mauvais plaisant,—répliqua le capitaine;—peste! je n'ambitionne pas cette perfection. Satan dit à Job: L'homme donnera toujours peau pour peau, et il abandonnera tout pour sauver sa vie. Voulez-vous connaître la devise des sauvages? la voici: vitetôtempoignezscalpez… et qui qu'en grogne tel est mon bon plaisir. Les Parques ne dépêcheraient pas plus lestement. Être attaqués la nuit par des Peaux-Rouges!!… Je ne sais qui s'avisa d'écrire181 que les marques d'une crainte réciproque engagent bientôt les hommes à s'approcher, et que, d'ailleurs, ils y seraient portés par le plaisir qu'un animal sent à l'approche d'un animal de son espèce. Colonel Boon, la violence de la douleur contraint quelquefois les animaux les plus inoffensifs à recourir à tous les moyens. Les chats-huants, par exemple, investis par un nombre supérieur, se renversent sur le dos, et se défendent avec les pattes; ils ramassent leur corps qu'ils couvrent tout entier de leur bec. Dieu sait ce que les sauvages Pawnies nous préparent, mais les naturalistes prétendent que les animaux venimeux sont tous plus dangereux lorsque, avant de blesser, ils ont mangé quelque bête de leur espèce… Il n'y a que le diable qui soit capable de brûler les gens en dépit de la loi, et d'infliger des supplices qui feraient trembler… même… un czar de toutes les Russies!! Messieurs, je ne suis pas des plus robustes, mais puisqu'il est dans la manière de penser des hommes, que l'on fasse plus de cas du courage que de la timidité, je vous déclare que je me défendrai bravement une fois à l'abordage, car Rousseau nous conseille, dans l'Émile, de saisir hardiment celui qui nous surprend la nuit, homme ou bête, il n'importe; de l'empoigner; de le serrer de toute notre force; s'il se débat, de le frapper, de ne point marchander les coups, et quoi qu'il puisse dire ou faire, de ne lâcher jamais prise, que nous ne sachions ce que c'est. Le poète Homère peint Achille féroce comme un lion. Par mon père!! Achille Bonvouloir (ex-capitaine de corvette) aux prises avec son ennemi, ressemblera à une bête fauve, et n'aura rien d'humain!… Cependant, colonel, n'y aurait-il pas moyen d'éviter le supplice en se faisant adopter?…

[181] Montesquieu: Esprit des lois.

—Ils accordent rarement cette faveur,—répondit Boon;—«si nous adoptions tous nos prisonniers, disent-ils, comment apaiserions-nous les mânes de nos guerriers? Comment le village participerait-il à nos triomphes! N'est-il pas nécessaire que notre jeunesse, en les voyant mourir comme des braves, apprenne à subir le même sort avec un égal courage?… Cependant ils les épargnent quelquefois, et leur disent, pour les rassurer: «Soyez sans crainte, vous n'irez pas dans nos chaudières; nous ne boirons point le bouillon de votre chair; nous vous donnerons des peaux d'ours pour la nuit182

[182] Voy. Travels in high Pensylvania.

—N'y a-t-il pas quelques petites formalités à remplir?—demanda le marin.

—Oh! un grand nombre,—répondit Boon; d'abord, comme tous les jeunes gens, il vous faudra passer par une série de tortures volontaires;… on commence par jeûner pendant quatre jours et quatre nuits…

Der teufel!—s'écria un Allemand;—quatre chours sans joucroute!… der teufel!…

—C'est sans doute la plus rude épreuve qu'ils aient à subir!—dit le gastronome gascon stupéfait.

—Pas précisément, capitaine,—continua Boon en conservant son sérieux;—des crochets passés dans les muscles pectoraux soulèvent les martyrs volontaires, qui doivent sourire lorsqu'on les hisse…

Der teufel!—s'écria le même Allemand.

—J'en ai la sueur froide!—dit le marin.

—Ainsi suspendu entre ciel et terre, on vous fera pirouetter sur vous-même jusqu'à ce que vous perdiez connaissance. Revenu à vous, vous serez décroché et traîné à l'entrée de la cabane à mystères, et vous offrirez en sacrifice, au Grand-Esprit, le petit doigt de votre main gauche; vous poserez le membre sur un crâne de buffalo, et un guerrier vous le fera sauter d'un coup de tomahawck. Cette formalité remplie, vous serez saisi par deux jeunes gens des plus robustes, et traîné, le visage dans la poussière; on vous abandonnera ensuite à vous même… jusqu'à ce que le Grand-Esprit vous donne assez de force pour vous relever183

[183] Voy. l'ouvrage de M. Georges Catlin: The north american Indians.

—Quelle énumération!—s'écria le capitaine Bonvouloir;—ceci égale presque les tortures de la sainte inquisition! c'est une violation cruelle du droit des gens! Colonel Boon, vous avez parlé, je crois, de crochets, de couteau, et de l'amputation d'un membre? Miséricorde!… je renonce à ce moyen d'échapper au supplice!… Docteur Wilhem, nous étions en quête d'aventures, nous voilà servis à souhait!… peut-être n'avons-nous affaire qu'à une panthère.

—Cette rencontre serait peu agréable,—observa le vieux naturaliste Canadien;—selon l'illustre Cuvier184, tous les animaux du genre chat ont des ongles rétractiles, c'est-à-dire munis de ligaments élastiques qui les redressent et en dirigent la pointe vers le haut pendant tout le temps que l'animal ne fait pas agir ses muscles; il les rabaisse à l'instant où il veut s'en servir pour agripper

[184] Cuvier. Notes sur Pline.

—Si le ciel ne nous vient en aide, je ne sais comment nous nous tirerons d'ici!—dit le marin…

—Lampride assure, cependant, qu'Héliogabale fit atteler des tigres à son char, pour mieux représenter Bacchus,—continua le vieux Canadien;—preuve que le tigre n'est pas indomptable. Démétrius rapporte, d'une panthère, un trait digne d'être cité. Elle était couchée au milieu du chemin en attendant qu'il passât quelque voyageur…

—Pour l'agripper, sans doute,—observa le capitaine.

—Non,—continua le docteur Hiersac;—elle fut aperçue par le père du philosophe Philinus. Saisi d'effroi, il veut retourner sur ses pas, mais l'animal se roule devant lui, joignant aux caresses les plus pressantes, des signes de tristesse et de douleur très intelligibles… même dans une panthère… Elle était mère, et ses petits étaient tombés dans une fosse, à quelque distance de là. Le premier effet de la compassion… fut de ne plus craindre… le second… d'examiner ce qu'elle demandait.

—C'est logique,—observa encore une fois le marin;—la prudence lui dictait cette conduite…

Elle tirait le philosophe, doucement… avec ses griffes.

—Et il se laissa conduire?…

—Certes,—lorsqu'il découvrit la cause de sa douleur, et par quel service il devait acheter la vie, il retira les petits de la fosse; avec eux, la mère escorta…

—Quelle escorte!—s'écria le capitaine. Ce sont de ces politesses de tigres qui semblent vous sourire au moment où ils vont vous étrangler!

—Avec les petits, dis-je, la mère escorta son bienfaiteur jusqu'au-delà des déserts, en bondissant de joie autour de lui, et témoignant ainsi le désir de payer sa dette de reconnaissance… sans rien demander… chose rare… même chez l'homme…

—Que craignent nos amis?—demanda le Natchez Whip-Poor-Will à Daniel Boon;—le jeune sauvage n'avait encore rien dit, mais ses sens ne le trompaient pas sur la nature du danger qui les menaçait.

—Natchez,—dit le marin au guerrier;—puisque les ténèbres n'ont aucune obscurité pour toi; que la nuit est aussi claire que le jour, et que les ténèbres sont à ton égard comme la lumière du jour même…, bon…, voilà que je m'embrouille… ce n'est pas que j'aie peur, quoique tout homme soit sujet à la crainte, de quelque ataraxie stoïque qu'il veuille se parer, car l'histoire nous apprend que l'orateur Démosthènes, fuyant un champ de bataille, rendit ses armes à un buisson auquel ses vêtements s'étaient accrochés… On dit même que si César se fût trouvé seul (pendant la nuit) exposé au feu d'une batterie de canon, et qu'il n'y eût eu d'autre moyen de sauver sa vie qu'en se mettant dans un tas de fumier… ou dans quelque chose de mieux… on y eût trouvé, le lendemain, Caïus Julius enfoncé jusqu'au cou… Colonel Boon, est-ce que ces barbares Pawnies attaqueront toujours les gens comme des houssards?… ne se présenteront-ils jamais bien serrés pour être enfilés dans les règles!… Je crois qu'il serait bon de leur envoyer quelques balles pour leur faire une douce violence? qu'en pensez-vous?—et le marin ajouta vivement—Vois-tu, Natchez, vois-tu des yeux qui brillent dans les broussailles?…

LA PANTHÈRE.

CHAPITRE VIII.

A l'aide de la lumière brillante que projetait la lune, alors dans son plein, les pionniers purent distinguer les traits sombres et les formes athlétiques de Whip-Poor-Will; son œil vif semblait percer les ténèbres; immobile à sa place, et gardant un profond silence, il écouta ces hurlements prolongés qui semblaient avoir quelque chose de prophétique. Le sauvage est superstitieux, nous eûmes occasion de le voir, et le Natchez ne se pressa pas d'agir…

—Vos oreilles vous ont trompé, capitaine Bonvouloir, dit le docteur Wilhem à son ami…

—Rapportons-nous-en aux sens du Natchez,—répliqua le marin;—il entend ce que les visages-pâles ne peuvent entendre.

Whip-Poor-Will, depuis le moment où ses sens avaient pu saisir des sons éloignés, était resté immobile comme une statue; enfin le guerrier à la taille gigantesque se souleva à moitié; on eût cru voir un serpent qui se dressait en déroulant ses anneaux.

—Nous courons quelque danger,—dit Daniel Boon en voyant l'attitude de Whip-Poor-Will;—chut!… attendons que l'ennemi nous attaque…

—Capitaine Bonvouloir, réjouissons-nous,—dit le docteur Wilhem;—voilà l'occasion que nous cherchions depuis longtemps de nous distinguer; notre entreprise est glorieuse; si elle offre des périls la renommée nous en récompensera; on dira de nous ce qu'on dit jadis de Saül et de Jonathas: plus prompts et plus légers que les aigles, et plus courageux que les lions, ils sont demeurés inséparables dans leur mort même.

—Je crois qu'il est temps de disposer nos âmes à répondre dignement au grand appel de l'Éternité,—dit le marin;—peu importe, après tout, que ce soit du sud-quart-sud-est, est-quart-nord-est, sud-est-quart-sud, ou de toute autre partie de la rose des vents que nous vienne la bourrasque, nous serons prêts;… je ferai ma partie convenablement; mais où frapper un ennemi qui ne se montre pas!… Nous serons criblés de flèches avant de découvrir d'où elles partent; par Notre-Dame-des-Bons-Secours, c'est un vilain quart à passer!

—Chut! pas si haut,—dit Daniel Boon; et ses yeux parcoururent les taillis voisins avec cette perspicacité si remarquable chez ceux dont les facultés ont été rendues plus subtiles par les dangers et la nécessité.

—Whip-Poor-Will, verschnappen sie sich nicht (Whip-Poor-Will ayez bon bec),—dit l'Alsacien Obermann au Natchez, par forme d'encouragement.

L'indien fit entendre, comme à l'ordinaire, une légère exclamation, et dit aux pionniers que c'était une panthère attirée aux environs du campement par l'odeur du sang des daims qu'on avait dépecés. En effet, les chevaux piétinaient et donnaient des signes d'alarme; le Natchez se leva avec précaution, prit son arc, ajusta une flèche, et la décocha dans les broussailles; il en partit des cris effroyables mêlés de craquements de branches: Whip-Poor-Will était renommé dans l'Ouest pour la sûreté de son coup d'œil. En entendant les cris de la panthère, ceux des pionniers qui dormaient, réveillés en sursaut, se levèrent précipitamment, et cherchèrent leurs armes; on n'entendait dans le camp que gens faisant leur testament; les chevaux avaient rompu leurs liens et fuyaient de tout côtés… La nuit empêchait de rien distinguer; les pionniers se croyaient réellement attaqués par des ennemis nombreux et redoutables. Les sauvages de l'expédition firent entendre le war-hoop; ce cri est le plus perçant qu'il soit possible à l'homme de produire; nul autre ne retentit aussi loin dans les bois; suivant les circonstances, les indigènes peuvent en rendre les modulations plus ou moins effrayantes par le battement rapide des quatre doigts de la main sur les lèvres pendant les efforts de l'aspiration; c'est le cri de la victoire; les guerriers le poussent souvent pour s'animer dans la mêlée… Tacite, en parlant du bardit ou chant des Germains, dit: «Ce sont moins des paroles qu'un concert guerrier; ils cherchent surtout la dureté des sons et un murmure étouffé, en plaçant le bouclier contre la bouche, afin que la voix, plus forte et plus grave, grossisse par la répercussion.»185

[185] L'Alarido était le cri que poussait une troupe d'hommes d'armes lorsqu'elle faisait une invasion subite sur le territoire ennemi. Con grande alarido, disent les Espagnols.

(N. de l'Aut.)

Enfin le tumulte cessa, et les pionniers étaient persuadés qu'ils avaient repoussé l'ennemi; on s'adressa des compliments réciproques sur la manière vigoureuse dont chacun s'était défendu. Daniel Boon riait sous cape. Comme une alarme de ce genre est toujours le signal d'une joie très vive, les pionniers s'amusaient à peindre les impressions différentes que la frayeur avait produites sur chacun d'eux, et personne ne fut épargné…

Wir sind glücklicherweise mit dem schrecken davon gekommen, (Nous sommes bien heureux d'en avoir été quittes pour la peur)—dit un Alsacien.

Der weg ist sehr schlecht; wir bleiben stecken (la route est bien mauvaise, nous sommes embourbés),—dit un autre.

Es verlangt mich sehr das ziel meiner reise zu erreichen (il me tarde bien d'être arrivé au terme de mon voyage.)

Es geht nicht rechten dinzen zu; (il y a du louche).186

[186] Nous traduisons par des équivalents.

Sind wir hier verrathen oder verkauft? (Je crois qu'ils nous vendent.)

Sie blasen in ein horn (ils s'entendent comme larrons en foire),—ajouta l'allemand Obermann en parlant de Boon et du Natchez Whip-Poor-Will.

Mann muss die zeiten nehmen wie sie kommen (on doit prendre le temps comme il vient),—dit le docteur Wilhem à ses compagnons pour les rassurer.

—Peste!… quelle réception nous fîmes à ces maraudeurs!—dit le capitaine; quant à moi je frappais à tort et à travers… cependant, j'avouerai franchement que je ne pouvais bien distinguer l'ennemi… je sentais bien que je frappais sur quelque chose, mais, comme dit notre Rabelais, soubdain, je ne scay comment, le cas feut subit, je n'eus loysir de considérer; d'ailleurs, j'étais réellement trop occupé. La lionne fixe les yeux à terre, quand elle défend ses petits, afin de ne pas être intimidée à la vue des épieux. Je combattais pour la défense du camp, pro aris et focis, mais, je le répète, je ne pouvais voir mes antagonistes… Personne d'avarié?—demanda le marin—Herr Obermann, où êtes-vous?…

Hier! hier! (ici, ici)—répondit l'alsacien qui s'était caché sous un monceau de bagages.

—Montrez-vous donc, il n'y a plus de danger,—dit Daniel Boon;—Messieurs, la panthère n'est que blessée; il faut la poursuivre; à cheval!…

Les pionniers accueillirent cette proposition avec transport; les chiens furent rassemblés, le Natchez prépara des torches, chaque pionnier s'arma de pied en cap, Daniel Boon sonna le boute-selle, et l'on partit. A voir tant de flambeaux réunis, on eût dit une procession d'esprits infernaux, ou de ces gens consacrés à Mars qui (de l'une et l'autre armée), s'avançaient au-delà des rangs, un flambeau à la main, et donnaient le signal du combat, en le laissant tomber.187

[187] On leur laissait ensuite, de part et d'autre, la liberté de se retirer derrière les rangs. On se servait de ces porte-flambeaux avant l'invention des trompettes.

Les sauvages redoutent la panthère ou tigre de l'Amérique, parce qu'elle unit la perfidie à la férocité; elle arrive toujours sans bruit en rampant dans les broussailles, se précipite sur sa proie et l'enlève, avant qu'on ne se soit douté de son approche.

—Halte! dit Boon, après un quart d'heure de marche;—que personne ne laisse tomber son flambeau, car les herbes sont sèches, et une conflagration générale de la prairie en serait la conséquence… Whip-Poor-Will, descend de cheval, et examine cette feuille; il me semble que quelque animal y a passé…

Le Natchez mit pied à terre, examina les feuilles, et reconnut les traces de la panthère; détachant son tomahawck de sa ceinture, il pénétra dans un épais buisson. Après une longue perquisition, il fit entendre son exclamation ordinaire, et appela les pionniers; ceux-ci pénétrèrent dans les broussailles, et le Natchez leur montra des antilopes à moitié dévorées; les pauvres bêtes, malgré leur agilité, avaient été la proie de la panthère. Une carcasse de buffalo gisait à l'entrée du taillis, véritable charnier; l'emplacement, dans une circonférence de cinquante pieds, était battu et labouré; on pouvait compter combien de fois le buffalo avait été terrassé… Tout à coup les chasseurs entendirent le hurlement court et redoublé que pousse la panthère, lorsqu'elle sent sa proie; on attisa les flambeaux, les chiens se mirent sur la piste, et aboyaient tous ensemble, les plus poltrons hurlant plus fort que les autres: Daniel Boon et le Natchez les excitaient de la voix; on voulait forcer la panthère à quitter sa retraite; la meute, effrayée, n'osait trop s'aventurer; cependant il y avait là des dogues pour qui l'on eût parié, si leur courage eût répondu à leurs forces. L'affreuse panthère poussait des cris terribles; à chaque instant, on la croyait lancée, mais les chiens (même les plus hardis) détalaient à toutes jambes au moindre de ses mouvements… Quelques coups de feu la déterminèrent; elle sortit brusquement; cette apparition fut, pour tout le monde, le signal de la retraite; il y eut descampativos général: la panthère se réfugia dans un autre buisson.

—Capitaine Bonvouloir,—dit le vieux canadien Hiersac au marin—voilà une magnifique occasion de vous montrer, attisez votre flambeau, pénétrez dans le taillis, saisissez cette panthère par les oreilles, et nous l'amenez

—Nenni!—s'écria le capitaine;—je ne combats qu'au grand jour; peste! attaquer cette panthère!… aille qui voudra lui donner le coup de grâce; du reste, c'est l'affaire du Natchez. Pénètre dans ces broussailles, Whip-Poor-Will, la bête doit être bien malade; tâche de voir dans quel état nous l'avons mise; je garderai l'entrée du taillis, et si elle veut s'échapper, je l'assommerai…

—Capitaine, la fortune vous réservait ce coup,—dit Boon;—l'aventure est périlleuse, il est vrai, mais qu'importe?… pour le brave là où est le danger… là est l'honneur: en avant donc!…

—N'y a-t-il pas trop de danger?—demanda le marin.

—Certes il y en a,—dit le vieux docteur Hiersac;—mais où serait le mérite d'un exploit de ce genre, s'il n'était dans le péril auquel on s'expose en le tentant? jadis les chevaliers faisaient le serment: qu'en la poursuite de leur queste ou aventure, ils n'éviteraient point les mauvais et périlleux passages, ni ne se détourneraient du droit chemin, de peur de rencontrer des chevaliers puissants ou des monstres, bêtes sauvages, ou autres empêchements, que le corps et le courage d'un seul homme peut mener à chef…188 En avant donc, capitaine; la panthère est occupée à se défendre; il vous sera facile de la surprendre par derrière…

[188] Serment des récipiendaires à la chevalerie. Art. 16.

—Eh bien je vais tenter l'aventure, car c'est grandement servir l'humanité que de faire disparaître pareille engeance de la surface de la terre!… holà, vous, guerriers sauvages, tenez vous prêts à me porter secours; colonel Boon, prêtez moi votre tomahawck.

—Le voici.

—Messieurs les Américains, il faut avoir ce que vous appelez du bottom189 pour risquer la partie contre un tigre,—dit le marin en examinant son long couteau;—il me semble voir cette panthère accolée à une souche et jouant des pattes pour écarter les chiens; ne lui donnez pas le temps de me trop labourer de ses griffes: le géant Ferragus, d'illustre mémoire, n'était vulnérable qu'au nombril… mais pour moi, pauvre Achille, je ne suis invulnérable ni aux talons ni ailleurs, et nous savons que Tripet, désarçonné par Gymnaste, rendit plus de quatre potées de souppe… et son asme meslée parmy les souppes190 attisez vos flambeaux, et environnez le taillis pour m'éclairer; mais en avant!… il est temps de se montrer à l'ennemi…

[189] Bottom: avoir du bottom, avoir du toupet.

[190] Rabelais: Gargantua.

Le capitaine piqua des deux, pénétra dans le taillis, et fut glacé d'effroi lorsque, parvenu au centre du fourré, il se vit face à face avec un ours énorme; les prunelles ardentes de l'animal étaient fixées sur le chasseur; son cou tendu, sa gueule béante et le sourd grognement qu'il faisait entendre, semblait lui dire «tu n'iras pas plus loin.» Le pionnier français se crut dévoré et sortit vivement du buisson; son chien, son fidèle compagnon, le sauva encore une fois; il fait retentir l'air de ses aboiements, s'allonge en bondissant autour de son ennemi, se dresse contre lui, l'attaque, l'évite, et suit tous les mouvements de son maître, en le serrant de près, bien résolu de périr avec lui…

—Vous reculez, capitaine!—s'écrièrent tous les pionniers.

—Quel épouvantable arsenal de griffes et de dents!—s'écria le marin;—la panthère est à l'agonie, mais nous avons affaire à un ours gris de la plus belle taille…

—Un ours? bravo!—dit vivement Daniel Boon;—combattre un ours gris est, aux yeux des sauvages, l'acte le plus héroïque qu'il soit donné à l'homme d'accomplir… capitaine Bonvouloir, si vous voulez conquérir l'estime et l'admiration des guerriers de l'expédition, livrez bataille à cet ours; la renommée aux cent bouches publiera ce haut fait dans tout l'ouest; vous aurez même droit à la considération des non-apprivoisés191, et ce n'est pas peu dire…

[191] Tribus hostiles des Prairies.

Après un moment d'hésitation, le capitaine pénétra une seconde fois dans le taillis; il était à cheval, avantage immense pour l'ours; le marin l'aborde; l'ours montre les dents, écume et pousse un cri de rage; le cheval, effrayé, se cabre; l'ours profite de la position, se précipite furieux sur l'animal rétif, et lui ouvre le poitrail de ses griffes; le capitaine Bonvouloir lui porte un coup de tomahawck sur la tête et l'étourdit; l'animal lâche prise un moment, mais pour ressaisir sa proie; le cheval s'écrase sous son cavalier, qui porte un nouveau coup de tomahawck à son terrible adversaire et le terrasse. Les sauvages de l'expédition poussèrent un cri de joie en voyant rouler l'ours aux pieds du capitaine, à qui ils vinrent tous serrer la main…

Etes-vous blessé, capitaine?—demanda Daniel Boon.

—Légèrement, colonel;—répondit le marin—Par Notre-Dame des bons Secours! je me croyais à l'abordage, et jouant de la hache!… j'ai la jambe un peu avariée; mon cheval, comme le coursier du Paladin, n'a plus qu'un défaut… celui d'être mort… cet exploit me coûte cher; mais que dit Whip-Poor-Will à cet ours?—ajouta le marin en regardant le Natchez qui parlait à l'animal, en le frappant sur le museau; celui-ci étendu sur l'herbe, poussait des grognements sourds…

—Les sauvages se croient obligés de faire des excuses aux ours qu'ils terrassent;—répondit le vieux guide,—c'est un hommage qu'ils rendent au courage déployé par cet animal dans les combats: le tribunal de la sainte inquisition ne faisait-il pas aussi des excuses aux juifs qu'elle condamnait à être brûlés?… capitaine, nos amis, les guerriers, attendent, pour enlever l'ours, que vous l'ayez harangué…

—Que lui dire, si ce n'est qu'il sera bientôt dépecé, rôti, et mangé avec force accompagnement de joyeux refrains;… le haranguer? diavolo! ce n'est pas chose facile que d'improviser un stump-speech192; cependant… attendez… je crois me rappeler certaine chanson finnoise… oui… j'y suis, j'y suis;… colonel Boon, veuillez traduire ma harangue à nos amis les guerriers aux jambes nues.—Le capitaine s'approcha de l'ours, mit un genou en terre, prit une des pattes de l'animal et commença ainsi:

[192] Discours en plein air.

«Respectable habitant des forêts, cher animal que j'ai eu la gloire de vaincre, et qui a reçu de si profondes blessures, daigne accorder à nos familles la santé et la prospérité, et quand ton âme viendra errer auprès de nos demeures, daigne exaucer nos vœux. Il faut que j'aille rendre grâces aux dieux qui m'ont accordé une si riche proie. Mais quand le flambeau du monde éclairera le sommet des montagnes; quand, après avoir accompli mon vœu, je retournerai dans ma cabane, que l'allégresse y règne pendant trois nuits entières. Je monterai désormais sur la colline, je rentrerai avec plaisir dans ma maison, et aucun ennemi n'osera m'attaquer. Ce beau jour a commencé dans la joie, c'est dans la joie qu'il doit finir. Je n'oublierai jamais ma jolie chanson de l'ours.»

—Bravo, capitaine, bravo!—s'écria le vieux docteur Hiersac;—voilà une improvisation vraiment pindarique.

—A cheval!… et retournons au campement,—dit Boon.

Les pionniers partirent.

L'ours gris est le seul quadrupède que les sauvages de l'Amérique du Nord, redoutent réellement; il faut être plus que brave, disent-ils, pour oser l'attaquer. Ce terrible animal sert de thème favori aux chasseurs de l'ouest. Si on l'attaque, il livre bataille; souvent même, lorsqu'il est pressé par la faim, c'est lui qui est l'agresseur; blessé, il devient furieux, et poursuit le chasseur; sa vitesse est supérieure à celle de l'homme, bien qu'inférieure à celle du cheval. Il ne se trouve plus guère, maintenant, que dans les régions élevées, dans les âpres retraites des montagnes Rocheuses… Les peuples idolâtres du Nord, les finnois, par exemple, croient que les ours ont une âme immortelle, et leur accordent une vénération particulière; c'est un point essentiel de leur religion de ne pas omettre, à la chasse de cet animal, certaines pratiques superstitieuses. Ils ont des chansons qu'ils ne manquent jamais de chanter après l'avoir tué, et par lesquelles ils croient conjurer sa vengeance… Les Ostiaks regardent le nom de cet animal comme un présage funeste, et évitent de le prononcer… Au Kamchatka, tuer un ours est la marque de la plus grande valeur; les contes, les chansons ne célèbrent que les exploits des tueurs d'ours; le héros qui a terrassé un de ces formidables animaux, en conservé soigneusement la graisse; il en présente avec autant d'économie que d'orgueil, aux amis qu'il reçoit; c'est alors qu'il commence à connaître l'avarice; il voudrait que cette provision, témoignage de sa valeur, pût ne jamais finir… Quand un Ostiak a tué un ours, il ne lui rend guère moins d'honneur qu'à ses dieux, car il craint que l'âme de l'animal ne se venge, un jour, sur la sienne, dans l'autre monde. Il lui demande pardon, dans ses chansons, de lui avoir donné la mort, en suspend la peau à un arbre, et ne passe jamais devant cette dépouille, sans lui rendre hommage… M. Viardot, dans ses spirituels souvenirs nous parle d'une chasse «fort singulière, et où l'on n'a pas à brûler un grain de poudre, car c'est l'ours lui-même qui, par un suicide, se livre au chasseur. Personne n'ignore combien il est friand de miel, et avec quelle adresse il sait dénicher les ruches que les abeilles établissent dans le creux des vieux arbres. Lorsque les paysans (russes) voient une de ces ruches naturelles se former à la racine de quelque grosse branche au sommet du tronc, sûrs que l'ours viendra y fourrer ses griffes et sa langue, ils lui tendent un piége, le plus simple du monde. Au bout d'une corde attachée plus haut que la ruche, et descendant plus bas, pend une grosse pierre, ou une poutre, ou tout autre objet dur et pesant. Quand l'ours, par l'odeur alléché, grimpe au tronc de l'arbre, comme un gamin au mât de cocagne, pour s'emparer du butin des abeilles, il rencontre en chemin cet obstacle. D'un coup de patte il détourne la pierre; mais du bout de sa corde, et cherchant l'équilibre, la pierre retombe sur lui. Il la repousse plus loin, elle tombe plus lourdement. La colère le gagne et s'accroît avec la douleur. Plus il est frappé, plus il s'indigne, et plus il s'indigne plus il est frappé. Enfin, cet étrange combat de la fureur aveugle contre un ennemi inanimé, contre une loi physique, finit d'habitude par un coup si violent sur la tête, que l'ours tombe au bas de l'arbre, tué quelquefois, mais au moins tellement étourdi, que les chasseurs embusqués près de là n'ont plus qu'à lui donner le coup de grâce.»193

[193] M. Louis Viardot; Souvenirs de chasse en Europe.

—Capitaine Bonvouloir,—dit Daniel Boon au marin,—permettez au Natchez de vous passer au cou ce collier fait des griffes de l'ours que vous avez tué; cet exploit, et quelques bouteilles de rhum que je vous conseille d'offrir en cadeau à nos amis, les guerriers, achèveront de vous gagner tous les cœurs.

Le capitaine se hâta d'accomplir cette petite formalité.

—Qu'est-ce cela, colonel?—demanda le marin stupéfait en voyant le Natchez disposer ses appareils aglutinatifs pour opérer un pansement efficace;—Whip-Poor-Will va-t-il verser sur ma plaie, le lait de beurre, ou l'huile du Samaritain?…

—Le Natchez veut panser votre blessure d'après la méthode des sauvages du Mexique,—dit le vieux docteur Hiersac;—ce sont des… fourmis… qu'il tient renfermées dans cette petite boîte. Quand il aura étanché le sang qui coule de la plaie, il en rapprochera les deux lèvres, et les exposera ensuite à la morsure de ces insectes…

—Définitivement les sauvages de l'Ouest sont des empiriques!—s'écria le capitaine;—des fourmis, juste ciel!… quel baume!…

—Lorsque les deux antennes ou tenailles, dont la tête de ces fourmis est garnie, se sont enfoncées de côté et d'autre,—continua le vieux canadien—on sépare, avec les deux ongles, le corselet à l'endroit où il se joint à la partie postérieure du corps; les fourmis, en expirant, enfoncent plus profondément leurs tenailles qui restent ainsi fixées sur l'une et l'autre lèvre de la plaie194.

[194] Voy. Voyage et Aventures au Mexique par M. G. Ferry.

—Aïe! aie! aie!—s'écria le marin, que pansait le jeune sauvage—par là sambleu! Natchez, tu imposes, sans doute, une diète rigoureuse à tes fourmis, pour les rendre inexorables!… Aïe!… holà! holà!…

—Courage, capitaine,—dit le docteur allemand, Wilhem, à son ami;—la rotondité de votre abdomen annonce de grands éléments de vitalité… courage donc; je compte faire mon profit de ce topique, s'il réussit sur vous…

—C'est cela, faciamus experimentum in anima vili,—répliqua le marin.

Le Natchez, après quelques précautions pour prévenir une inflammation, s'enveloppa de sa blanket, et s'étendit sur l'herbe avec le calme et la tranquillité d'un monarque. Longtemps, les pionniers se tinrent éveillés auprès du feu, le fusil sur l'épaule, et prêtant l'oreille au moindre bruit; il n'arriva aucun autre événement, et les probabilités de combat n'existant plus, quelques-uns s'assoupirent.

—Il est inutile de se recoucher,—dit Daniel Boon; le jour va paraître; nous ferons une partie de chasse dans la matinée, si vous vous sentez tous en bonne disposition…

Nein! nein! (non pas! non pas!)—s'écrièrent à la fois, une douzaine d'Alsaciens, qui avaient expié quelques paroles imprudentes en passant la nuit dans les plus terribles angoisses: Daniel Boon se complut à les effrayer un peu, tant pour les aguerrir, que pour se venger de leurs critiques anticipées.

—Colonel Boon, des officiers expérimentés prétendent qu'un soldat ne resterait pas sous les armes, plus de six heures, sans qu'il en résultât quelque inconvénient pour lui,—dit le capitaine Bonvouloir en baillant;—et il y a vingt-quatre heures que nous sommes sur pieds! la fatigue entre dans les prescriptions de l'hygiène, mais à la condition des intervalles de repos: par la sambleu! je suis moulu! les féroces Pawnies n'ont qu'à paraître, et c'en est fait de nous; je ne suis pas homme à leur tenir tête pendant dix minutes!… peste! quelle nuit!! et c'est ce que vous qualifiez… une vie paisible?… c'est l'existence du neveu de Rameau, qu'on rencontrait habillé de la veille pour le lendemain!…

L'aurore parut enfin, et un glorieux lever du soleil transforma le paysage comme par enchantement. L'Alsacien Obermann perdit connaissance en voyant les traces de la panthère à dix pas de l'arbre au pied duquel il s'était couché; elles étaient larges; la bête sanguinaire avait avancé et reculé plusieurs fois, et sans l'intervention du Natchez Whip-Poor-Will, elle se fût certainement livrée à quelque acte de violence sur la personne de l'honnête enfant de l'Alsace.

On déjeûna; Daniel Boon parcourut les environs, et découvrit la route qu'avait prise la caravane commandée par Aaron Percy. Le vieux chasseur sonna le boute-selle, et les pionniers partirent.

LE CONSEIL DES SACHEMS.

Ils veulent du sang, ils disent du sang! du sang! nous voulons du sang!

Quels sont ces gens dont le costume est si étrange, si fané? qui sont sur la terre et ne ressemblent point à ses habitants?

Shakespeare, Macbeth.
CHAPITRE IX.

Revenons à ceux de nos pionniers que nous avons laissés campés dans la prairie, et attendant leurs compagnons. Un des fils d'Aaron Percy, et un jeune Écossais, qui avaient conduit les bestiaux aux pâturages, prétendaient avoir vu un homme rouge traire une vache qui s'était un peu éloignée des autres; ils avaient été saisis de frayeur à cette apparition; Mac, l'Écossais, très superstitieux de son naturel, crut voir le nain du rocher195 qui faisait tourner le lait des vaches: les deux enfants avaient jugé prudent de reconduire le bétail au campement avant le coucher du soleil.

[195] Voyez le nain noir (The black Dwarf) de Walter-Scott.

—Bien douce est la bête qui se laisse traire par tout le monde, dit le petit Albert sans attendre que son père l'interrogeât; Betsy (c'était le nom de la vache) ne porte pas le tribut que chaque soir elle donnait à Julia…

—Et l'on sait que les sorciers ne boivent que du lait pur,—ajouta le jeune Écossais;—les hommes ne sont pas des objets si communs dans ces prairies; si nous étions aux Grampians196, la vieille Anna me dirait la vérité sur ce que nous avons vu.

[196] Montagnes d'Écosse.

—Paix, Mac,—dit Aaron au superstitieux bouvier.—Est-ce bien un homme que vous avez vu Albert?…

—Oui, Pa, un homme rouge; demandez à Mac: du reste, ma sœur Julia peut s'en assurer; Betsy ne recevra pas sa portion de sel ce soir, et nos jeunes amis doivent compter sur un peu moins de lait qu'à l'ordinaire,—ajouta Albert en indiquant les enfants des pionniers qui attendaient avec leurs pots.—Oui, Pa, pendant que les vaches paissaient encore, un être hideux sortit des buissons, aborda Betsy, et la débarrassa d'une partie de son lait.

—C'est possible, Albert c'est possible,—dit Percy;—votre camarade Mac, parce qu'il a lu plus de livres de sorcellerie, de chevalerie et de phyllorhodamancie que Don Quichotte, croit voir des apparitions partout… Mac, tracez des cercles magiques; calculez le nombre des ennemis sur le plus ou moins de consistance du marc de café, ou sur les oscillations d'une bague suspendue à un cheveu; bientôt vous n'oserez plus sortir, de peur de prendre votre ombre pour quelque spectre menaçant… M. Frémont Hotspur, allons en quête de cet espion…

Les pionniers partirent, et après une heure de perquisitions, Aaron Percy pénétra seul dans un taillis dont le silence mystérieux éveilla ses soupçons; il se trouva face à face avec le plus vigoureux Pawnie de l'Ouest. Le Sauvage lui décocha une flèche et s'enfuit: les cris d'Aaron attirèrent ses compagnons qui le transportèrent au camp. L'ennemi était dans les environs; il était donc urgent de procéder immédiatement à l'élection d'un nouveau chef; les yeux de miss Julia se portèrent sur Frémont-Hotspur; les pionniers comprirent ce langage muet mais expressif du regard, et Frémont-Hotspur fut proclamé chef à l'unanimité. Les dames avaient été invitées à donner leur vote; les enfants aussi avaient pris part à l'élection; et pourquoi pas? Nos lecteurs savent sans doute, que lors de la mort d'Auxence, évêque de Milan, on s'était réuni dans la cathédrale pour élire son successeur. Le peuple, le clergé, les évêques de la province, tous étaient là et très animés. Les deux partis, les Orthodoxes et les Ariens voulaient chacun nommer l'évêque. Le tumulte aboutit à un désordre violent. Un gouverneur venait d'arriver à Milan au nom de l'empereur; c'était un jeune homme, il s'appelait Ambroise. Informé du tumulte, il se rend à l'église pour le faire cesser; ses paroles, son air plurent au peuple: il avait bonne renommée. Une voix s'éleva du milieu de l'église, la voix d'un enfant, selon la tradition; elle s'écrie: il faut nommer Ambroise évêque. Et séance tenante, Ambroise fut nommé; il est devenu saint Ambroise197. On vit un évêque se proclamer lui-même. A la mort de Pierre Lombard (le maître des sentences), le chapitre à qui était attribuée, à cette époque, l'élection de l'évêque, ne pouvait s'accorder sur le choix; toutes les voix se réunirent pour confier cet important mandat à Maurice de Sully, archidiacre de Paris, ex-mendiant aux environs d'Orléans: «Je ne lis pas dans la conscience des autres, dit-il, mais je lis dans la mienne. Ma conscience me dit que si je prends le gouvernement de ce diocèse, je ne chercherai qu'à le bien régir avec la grâce du Seigneur; si donc vous ne faites opposition, ajouta-t-il en montrant sa poitrine, je me nomme moi-même… voici votre évêque…

[197] M. Guizot; Cours d'histoire moderne.

L'Irlandais O'Loghlin égaya un moment les pionniers, en leur racontant qu'un oracle avait conseillé aux rois Doriens de prendre pour guide (ils voulaient rentrer dans le Péloponèse) celui qui avait trois yeux. Ils ne savaient pas trop ce que cet oracle voulait dire, lorsque le hasard leur fit rencontrer un homme qui conduisait un mulet borgne. Cresphontes conjectura que c'était celui dont l'oracle parlait, et les Doriens se l'attachèrent.

Rarement, avons-nous dit ailleurs, les Sauvages se battent en rase campagne; la guerre chez eux, est une suite de ruses réciproques, à l'aide desquelles chaque parti espère surprendre son ennemi. Retranchés dans les forêts, ils savent échapper aux recherches; mais lorsqu'ils combattent les hommes blancs, assez souvent ils hazardent des engagements en plaine. Frémont-Hotspur, dès qu'il s'aperçut que l'ennemi épiait tous les mouvements de la caravane, songea à faire une retraite nocturne; mais comment partir? comment traverser la rivière qui n'était pas guéable en cet endroit!… plus bas, un pays vaste et ouvert, offrait une retraite sûre et facile… Maîtres de la vallée, et approvisionnés de vivres pour quelques jours encore, les pionniers se flattaient de lasser la patience des sauvages, qui n'oseraient les attaquer dans leurs retranchements: ou bien, s'ils en avaient l'audace, une poignée d'hommes suffirait pour les repousser. Frémont-Hotspur tenait à les chasser du défilé, afin de pouvoir gagner la plaine. Quelques sentiers difficiles à franchir, eussent pu conduire d'un revers à l'autre de la colline, des individus isolés, mais pour une caravane, le seul endroit praticable était gardé par les sauvages Pawnies qui connaissaient parfaitement ces parages, depuis longtemps le théâtre de leurs déprédations; le passage que les pionniers avaient surnommé le défilé des Thermopyles, leur parut une position inexpugnable, et ils s'en étaient emparé pendant la nuit précédente; bordé d'énormes rochers à pic et de ravins, on ne pouvait le forcer sans courir les plus grands périls. Les Sauvages se divisèrent en deux bandes; l'une devait attaquer las pionniers, tandis que l'autre veillerait sur le gué pendant le jour, et se retirerait le soir dans le défilé. Le nouveau commandant de l'expédition, Frémont-Hotspur, avait bien examiné les lieux; il voyait l'extrême danger qu'il y aurait à tenter le passage, car l'ennemi, sortant à l'improviste de son embuscade, fondrait sur eux, et nul doute que la caravane entière y resterait. Le jeune américain sentait l'importance du combat qu'il fallait livrer; le sort de l'expédition, par conséquent leur ruine ou leur triomphe, en dépendait. Après ces réflexions, qui lui furent inspirées par le caractère d'une lutte où la barbarie était aux prises avec la civilisation, Frémont-Hotspur convoqua un conseil de guerre: les pionniers décidèrent qu'ils se tiendraient sur la défensive. Vers le coucher du soleil il s'éleva tout-à-coup un tel concert de hurlements que la terre et les lieux d'alentour semblaient à l'envi pousser des cris; les mères saisissent leurs enfants: la terreur multiplie tous les bruits d'alentour; on prête l'oreille… le cœur palpite… chacun écoute avec la plus vive anxiété, et communique ses conjectures; on croit deviner… on se flatte que ce n'est qu'une fausse alarme. Un des pionniers, qui était monté sur un arbre, pour observer, indiqua, en ouvrant et en fermant plusieurs fois la main, le nombre de Pawnies qu'il apercevait: il descendit ensuite, saisit son fusil et se rendit au poste que lui assigna Frémont-Hotspur. Les ennemis parurent sur la colline, et se rangèrent en bataille. Il y avait quelque chose de bizarre et d'effrayant dans la contenance et les gestes des vigoureux géants qui se montraient au premier rang. L'armure défensive du sauvage est presque nulle. S'ils nous sont inférieurs dans la tactique du combat, ils excellent dans le maniement des armes à feu, et ne se précipitent pas sur leurs ennemis avec cette impétuosité qui rappelle la rage aveugle des barbares du moyen âge. Ils entonnèrent leurs chants de guerre, et défièrent les pionniers au combat, par des hurlements que l'écho de la vallée rendait encore plus effrayants. Voyant qu'on ne sortait pas, ils se décidèrent à attaquer le camp et s'avancèrent jusqu'aux pieds des retranchements: on combattit un moment, mais un orage éclata avec violence, et les sauvages battirent en retraite. A cette journée qui finissait sous de si funestes auspices, succédait une nuit non moins terrible. A une heure assez avancée, les sentinelles crurent entendre les mouvements d'une marche nocturne et les pas lointains de chevaux; la profonde obscurité ne leur permettait de rien distinguer; elles donnèrent l'alarme. La faim, les dangers, et les événements extraordinaires qui s'étaient succédé depuis quelques jours, avaient un peu ébranlé les imaginations. A ce cri «l'ennemi arrive» les pionniers saisirent leurs armes croyant le camp envahi. Frémont-Hotspur parcourait les rangs, le fusil sur l'épaule, et engageait ses compagnons à une vigoureuse résistance; quoique harassés de fatigue (car ils avaient travaillé aux retranchements pendant une grande partie du jour), pas un ne murmura. Les dames même montrèrent une énergie toute virile; armées de pelles et de pioches, elles s'étaient chargées de tous les travaux que la faiblesse de leur sexe leur permettait, afin de laisser aux hommes plus de liberté pour combattre.

—Voilà en effet des cavaliers qui galopent dans la plaine;—dit miss Julia Percy—ils s'avancent vers le camp.

Frémont-Hotspur, debout sur un des charriots, cria d'une voix stentorienne «Qui Vive!» «Pionniers de l'Orégon» répondit le capitaine Bonvouloir. Les émigrants poussèrent un grand cri de joie.

—Descendez de cheval, et venez partager avec nous tout ce que nous pourrons vous offrir,—dit Frémont-Hotspur.

Les pionniers mirent pied, à terre, et Frémont-Hotspur reconnut le marin français, le capitaine Bonvouloir, et le docteur Wilhem…

—Peste; quelles palissades!—s'écria le capitaine—l'ennemi est donc à vos portes?…

—Oui.

—Quand s'est-il montré?—demanda vivement Daniel Boon.

—Aujourd'hui, pour la première fois;—répondit Hotspur, et ils sont nombreux.

—Les palissades sont-elles solides et bien défendues?

—Vous pouvez vous en assurer; c'eût été montrer peu de sollicitude pour les femmes et les enfants qui nous accompagnent, que de négliger ce qui pouvait leur offrir un refuge. Notre vigilance n'a pas été en défaut un seul instant. Les jeunes gens ont gardé les palissades pendant tout le jour, et nous nous proposons d'aller à la découverte dans les bois vers le milieu de la nuit, afin de nous assurer du nombre de nos ennemis;… à vos postes… à vos postes…—dit Frémont-Hotspur aux pionniers qui se groupaient autour des nouveaux venus.—Colonel Boon, vous avez avec vous un bon nombre de guerriers indiens; ils nous seront d'un grand secours pour débusquer ces coquins de Pawnies… Miss Julia, hâtez-vous d'aller rassurer votre père; les amis que nous attendions sont arrivés, et nous allons immédiatement concerter ensemble les meilleures mesures à prendre pour sortir de ce mauvais pas.

La belle Américaine disparut dans l'obscurité afin de s'acquitter de la commission de Frémont-Hotspur; il eût été impossible de reconnaître le moindre signe d'inquiétude sur les traits de celui-ci; il était trop familiarisé avec les grands dangers pour s'en alarmer…

—Vous m'avez dit que vous avez été attaqués aujourd'hui même?—demanda Daniel Boon au jeune Américain…

—Il y a quelques heures, avant que l'orage n'éclatât, nous avions l'ennemi sur les bras; notre chef, Aaron Percy, a été dangereusement blessé ce matin; nous craignons même pour ses jours: le commandement m'a été déféré par intérim, mais je suis prêt à le résigner…

—M. Frémont-Hotspur,—dit Boon,—si vos compagnons vous ont choisi, il faut qu'ils aient eu de bonnes raisons pour cela; on dit que vous avez été proclamé à l'unanimité; mes amis et moi nous confirmons ce choix; continuez donc d'exercer vos fonctions; nous serons heureux de recevoir et d'exécuter vos ordres. Le camp a été fortifié par vos soins, voilà déjà qui dénote chez vous des connaissances stratégiques; c'est précisément ce qu'eût fait le grand Napoléon…

—Nos retranchements, que vous admirez, sont l'ouvrage des dames;—dit Frémont-Hotspur;—oui, elles ont exécuté, de bonne volonté, ce que les sauvages eussent commandé aux leurs, vu que, chez eux, les pauvres squaws198, sont chargées des travaux les plus pénibles… Miss Julia vient-elle réclamer nos services?…

[198] Femmes.

—N'interrompez pas votre conférence, M. Hotspur,—dit la jeune fille;—je viens de la part de mon père; le vieillard désirerait savoir si vous avez l'intention de lever le camp cette nuit? Il est prêt à se conformer à tout ce que vous déciderez pour notre salut…

—Nos amis, les guerriers sauvages, jugent nécessaire d'avoir recours à une médecine de guerre pour connaître la véritable position de l'ennemi qu'ils veulent surprendre cette nuit,—dit Frémont-Hotspur à la fille d'Aaron Percy;—j'ose espérer que miss Julia et ses amies ne témoigneront aucun mépris pour ces prétendues révélations du Grand-Esprit; leur scepticisme blesserait les docteurs sauvages qui aiment à se présenter de sa part;… en encourant leur mauvais vouloir, nous nous exposerions peut-être à de grands dangers…

—Nous savons que les sauvages sont superstitieux, M. Hotspur,—dit la belle Américaine;—que nos amis procèdent à toutes les cérémonies en usage chez eux dans de pareilles circonstances; les femmes, nous a-t-on dit, ne prennent point part aux danses guerrières: nous devons donc désespérer d'être invitées à y figurer…

Des nuages rouges et noirs, sillonnés par l'éclair, s'avancent lentement de l'ouest; le vent agite la cime des arbres, sort des forêts, avec d'horribles sifflements et courbe tout devant lui. Les ombres de la nuit s'étaient répandues peu à peu, et bien que l'heure ne fût pas avancée, des ténèbres épaisses couvraient la vallée.

Nous devons dire que chaque sauvage se choisit un objet de dévotion qu'il appelle sa médecine; c'est, ou quelque être invisible, ou, le plus souvent, quelque animal qui devient son protecteur et son médiateur auprès du Grand-Esprit; il ne néglige jamais de se le rendre propice. Les guerriers commencèrent leurs cérémonies par la danse de l'approche, qu'ils exécutent lorsqu'ils sont sur le point de partir pour une expédition militaire: elle fait partie de la danse de guerre… Par leurs mouvements, et leurs poses, les sauvages indiquent leur manière de surprendre l'ennemi. Les scalps du Natchez Whip-Poor-Will furent fixés à des perches, et les guerriers dansèrent à l'entour en brandissant leurs tomahawcks et en criant de toute la force de leurs poumons. La danse du scalp a lieu ordinairement à la lueur des torches et à une heure fort avancée de la nuit. Le bruit sourd et éloigné du tonnerre se fit entendre: «C'est une divinité qui gronde, qui menace, et qui vient, sur les ailes de l'orage, pour punir les hommes,» dirent les sauvages; et ils tirèrent tous leur médecine. C'étaient de petits sacs en cuir contenant certaines racines pulvérisées. Quand les sauvages veulent faire mourir un ennemi, ils en dessinent l'image, piquent avec un instrument aigu la partie qui représente le cœur, et y appliquent un peu de médecine. Nous lisons dans les vieilles chroniques que Robert d'Artois chercha à faire mourir le roi Philippe et ses autres ennemis en les envoûtant, c'est-à-dire en faisant baptiser par un sorcier des figures de cire à l'image des personnes qu'il voulait détruire, et en les piquant au cœur avec une aiguille. Philippe, qui apprit cette manœuvre, en eut grand'peur.

L'obscurité augmentait l'effet éblouissant des éclairs; la foudre éclatait, et les forêts d'alentour répétaient en échos prolongés ce roulement majestueux. Un jeune guerrier se leva, entonna son chant de mort et dansa longtemps seul. A cent pas de l'arbre qui abritait la cabane à mystères, un sycomore fut frappé de la foudre et embrasé: le feu du conseil étant éteint, les sauvages, qui ont une terreur superstitieuse des éclairs, en allèrent chercher; de retour dans la loge, ils continuèrent leurs cérémonies. Effrayés de la violence de la tempête, les principaux guerriers se levèrent, et offrirent du tabac au Grand-Esprit en le suppliant de cesser de gronder. Les docteurs sauvages prétendent qu'en fouillant à l'instant même au pied de l'arbre frappé de la foudre, on doit trouver une boule de feu… Les anciens avaient des idées non moins bizarres concernant la foudre. Je ne veux pas nier, dit Pline, qu'il peut arriver aussi que des feux tombent des étoiles sur les nuages, comme nous le remarquons par un temps serein; le trait siffle en volant; la chute de ces feux ébranle l'air; en entrant dans la nue, ils produisent des vapeurs frémissantes, accompagnées d'un tourbillon de fumée, comme l'eau où l'on plonge un fer incandescent. De là les tempêtes… Une longue suite d'observations des astres a prouvé aux maîtres de la science que ces feux qui tombent du ciel, et qui ont reçu le nom de foudres, viennent des trois planètes supérieures, mais principalement de celle qui se trouve au milieu des deux autres. Peut-être cette planète ne fait-elle par là qu'évacuer la surabondance d'humidité qu'elle reçut de l'orbite supérieure et de l'excès de chaleur que lui envoie le globe qui est le plus bas… Les Romains appelaient foudres domestiques et regardaient comme l'augure de toute la vie, celles qui éclataient lorsqu'un homme s'établissait et obtenait de la famille; mais ils pensaient que leur influence ne durait que pendant dix ans pour les particuliers, à moins qu'elles n'arrivassent le jour de la naissance, ou à l'époque d'un premier mariage; et que celles qui étaient d'un augure public n'avaient plus d'influence après trente ans, hors les cas où elles se faisaient entendre le jour même de l'établissement d'une colonie… Quand la foudre grondait à gauche, on le regardait comme un heureux présage, parce que l'Orient est à la gauche du monde… Chez toutes les nations, il est d'usage de frapper des mains quand l'éclair brille199.

[199] Pline, lib. II, De tonitribus et fulgetris; Du tonnerre et des éclairs.

«Les Thraces tiraient des flèches contre le ciel, quand il tonnait, pour menacer le dieu qui lance la foudre… persuadés qu'il n'y a d'autre dieu que celui qu'ils adorent200

[200] Hérodote, liv. IV. Melpomène.

Les cérémonies terminées, tous les sauvages se levèrent en même temps et restèrent immobiles; les pionniers les observaient dans le plus grand silence: le Natchez semblait agité d'une crainte superstitieuse; on eût dit qu'il écoutait une voix qui se faisait entendre au milieu de l'orage; ses compagnons attendaient ses ordres. Il choisit quelques jeunes guerriers des plus braves et sortit du camp: les pionniers les suivirent des yeux pendant quelques instants; enfin ils disparurent dans l'obscurité…

—Partageons les dangers du Natchez,—dit le capitaine Bonvouloir…

Un grand nombre d'Américains et d'Allemands répondirent à ce généreux appel; ils sortirent tous bien armés, et rejoignirent Whip-Poor-Will.

—Le Natchez court à une mort certaine,—dit miss Julia à Daniel Boon.

—Il faut laisser le sauvage agir et combattre l'ennemi à sa manière. Les Pawnies font de la guerre un brigandage; cachés dans les broussailles, il est difficile de les découvrir, et les hautes conceptions des blancs doivent faire place à la ruse pour qui veut les atteindre. Ne craignez rien pour notre ami, le Natchez… Les Pawnies savent qu'il est ici pour éteindre leurs feux201, comme ils disent; c'est le guerrier le plus redoutable de l'Ouest: tous leurs efforts tendront à s'en emparer, car ils ont de terribles vengeances à exercer sur lui.

[201] Les tuer.

—Infligent-ils toujours d'affreux supplices à leurs prisonniers?—demanda miss Julia avec anxiété;—on m'a dit qu'ils les mangeaient quelquefois…

—Rarement,—dit Boon;—mais Whip-Poor-Will ne peut espérer un traitement humain, car il en use largement lorsque l'occasion se présente; d'ailleurs il s'y attend. Vous avez dû remarquer qu'il s'est frotté avec de la racine de yarrow, qui a la propriété de garantir contre l'action du feu. Arrivé au camp ennemi, il s'y glissera avec les précautions d'un tigre, et demain… Eh bien! demain vous verrez à sa ceinture des échantillons des plus belles chevelures de l'Ouest…

—Oh! l'horreur!—s'écria la jeune Américaine,—est-ce que le Natchez n'a pas renoncé à cet usage?

—Il renoncerait plutôt à la vie…

—Mais vous, colonel Boon, pourquoi vous tenir dans les bois, si loin de l'aisance qu'on trouve dans les villes?…

—Moi?…—dit le guide un peu embarrassé par cette question,—je… mais chut!… regardez là-bas… miss… ne distinguez-vous pas une créature vivante qui se dirige de notre côté?… c'est quelque ennemi qui veut pénétrer dans le camp… voyez… Cet être semble parfois s'élever à la hauteur de l'homme pour reprendre ensuite de moindres proportions;… il n'est plus qu'à quelques pas… M. O'Loghlin, vous chargez-vous de le dépêcher?…

L'Irlandais tira son couteau et alla au-devant de l'ennemi; mais sa colère fut au comble quand (après avoir été un quart d'heure sous les armes) il découvrit que c'était un chat sauvage: il n'y a point de mauvais traitements qu'il ne lui fît subir avant de le laisser échapper…

Transportons-nous dans une autre partie de la prairie; Whip-Poor-Will et ses compagnons atteignirent, à la faveur des ténèbres, un coteau boisé; le Natchez se traîna jusqu'à une petite distance du feu des Pawnies; ils tenaient conseil; un de leurs orateurs allait parler: les Sachems, trop attentifs à la délibération, ne s'aperçurent pas de sa présence. Après un long silence, un des principaux guerriers se leva et dit: «Le plus grand de nos malheurs, frères, est la diminution de notre sang, et l'augmentation de celui des blancs. Cependant, nous dormons, aujourd'hui que nous sommes faibles, comme lorsque nous étions nombreux et redoutables!… D'où sont-ils venus, ces visages-pâles? qui les a conduits au-delà du grand Lac salé202? Pourquoi nos frères, qui en habitaient alors les rivages, ne fermèrent-ils pas leurs oreilles aux belles paroles de ces renards? Oui, leurs paroles ont été fausses et trompeuses comme l'ombre du soleil couchant: depuis cette époque ils ont multiplié comme les fourmis au printemps. Il ne leur faut qu'un petit espace pour vivre; pourquoi cela? parce qu'ils cultivent la terre. Avant que les cèdres du village soient morts de vieillesse, et que les érables de la vallée aient cessé de donner du sucre, la race des semeurs de petites graines aura éteint celle des chasseurs de chair203. Où sont les wigwhams des Pécods? allez voir les lieux qu'ils occupaient, vous n'y trouverez pas un seul guerrier de leur sang, ni la moindre trace de leurs villages; les habitations des visages-pâles les ont remplacés; les charrues labourent la terre où reposent les ossements de leurs pères… Qui d'entre vous dira que non ou voudra nier quelque partie de mon discours? Si quelqu'un se présente, je m'arrête pour l'entendre. Mais qu'il s'élève, qu'il s'élève aussi haut qu'une montagne afin que ses paroles puissent courir comme le vent… Quand il aura parlé, qu'il ne descende pas pour se cacher avant qu'on lui ait répliqué… Personne ne parle?… je continue… Les blancs disent: «une carabine est bonne, mais une charrue vaut encore mieux; un tomahawck est bon, mais une hache vaut encore mieux; un wigwham est bon, mais une maison vaut encore mieux.» Renvoyons les visages-pâles sous le soleil qui se lève204 quand le nôtre se couche: ces renards du point du jour (Orient) nous trompent avec l'eau de feu205, qui brûle la gorge et l'estomac; elle rend l'homme semblable à l'ours gris; dès qu'il en a goûté, il mord, il hurle et finit par tomber comme un arbre mort… Mais je m'arrête; peut-être que parmi nos jeunes guerriers il y en a qui n'approuvent pas mes paroles…»

[202] La mer.

[203] Les Sauvages.

[204] Orient.

[205] Eau-de-vie.

A peine ce dernier mot fut-il sorti de sa bouche que Koohassen laisse tomber son manteau de peau et se lève; le feu de ses yeux annonce un caractère indomptable et la trempe vigoureuse de son âme. Il dit: «Mawhingon, nous approuvons tout ce que tu viens de dire; la puissante tribu des Pawnies fait trembler toutes les peuplades de ces prairies; nos guerriers peuvent vivre sans remuer la terre comme des Squaws; le gibier ne manque qu'aux lâches; peut-on être brave et guerrier quand on a de la terre qui produit des graines, et quand on a des vaches et des chevaux?… non… Et quand la guerre est déclarée, comment se partager en deux? peut-on être à la fois dans les bois pour manier le tomahawck, et dans les champs pour conduire la charrue?… non… Ceux qui cultivent la terre passent trop de temps sur leurs peaux d'ours… Qui veut frapper fortement son ennemi doit avoir longtemps tourné le dos au wigwham. En vivant comme les visages-pâles, nous cesserons d'être chasseurs et guerriers. Eh bien! ces blancs avec leurs chevaux et leurs champs, vivent-ils plus longtemps que nous? savent-ils dormir sur la neige ou au pied d'un arbre?… non… ils ont tant de choses à perdre que leur esprit veille toujours. Savent-ils mépriser la vie et mourir, comme nous, sans plaintes ni regrets?… non… Qu'est-ce qu'un homme qui ne peut plus aller où il veut?… fumer, dormir et se reposer?… Au lieu de ployer comme le roseau du rivage, les peaux-rouges résisteront comme le chat des montagnes, ou ils fuiront comme des abeilles; oui, plutôt que de nous soumettre, nous irons rejoindre nos ancêtres… Qui enseignera à nos enfants à ne pas redouter la dent et la chaudière de nos ennemis, et à mourir comme des braves en chantant leurs chansons de guerre… Voyez les Chactaws et les Natchez qui ont cessé de chasser pour se courber vers la terre, que sont-ils devenus?… Faut-il, comme eux, boire l'eau de feu et oublier la vengeance? Les lunes n'impriment sur nous aucune tache, comme la flèche qui traverse les airs ou l'épervier qui poursuit sa proie… Respectons les forêts, ne déchirons point la terre où reposent les os de nos ancêtres!… J'espère que la vérité a éclairé mes paroles, comme le soleil luit sur la surface du lac… J'ai dit ce que le Grand-Esprit m'a inspiré: Chassons les blancs!…»

Ce discours, prononcé au bruit de la foudre, à la lueur des éclairs, remplit les guerriers d'un enthousiasme surnaturel. Un des Sachems proposa d'incendier le camp des pionniers; les voix furent partagées dans le conseil. Ceux à qui l'âge et l'expérience donnaient plus d'autorité firent observer qu'il serait dangereux d'attaquer les blancs dans leurs retranchements… mais les jeunes et fougueux guerriers étaient en majorité. Jetant leurs manteaux de peaux, ils montrèrent leurs poitrines haletantes et leurs bras souples comme des serpents. Une sorte de rage délirante semblait les transporter; des sifflements, des cris rauques et des hurlements interrompaient les chants et se confondaient dans un concert infernal…

LA BATAILLE SANS LARMES.

Dans ladicte torture, les pieds nus, oingts de lard de porc, et retenus dans un brâsier, sur un feu ardent, après être resté en silence l'espace de… il commence à dire à haute voix et en vociférant: Aïe! Aïe! Aïe!…

(Pratique de la Sainte Inquisition.)

Je vous le dis, le boyre, le manger, le dormyr n'ont pas tant de saveur pour moi que d'ouïr crier des deux parts: «à eux!» et d'entendre hennir les chevaux démontés, dans la forêt, et d'entendre crier «à l'aide! à l'aide!» et de veoir tomber dans les fossés petits et grands sur l'herbe, et de veoir les morts qui ont des tronçons de lances dans les flancs traversés. Faire provision de casques, d'épées, de chevaux, voilà tout ce que j'aime.

(Poésies des Troubadours.)
CHAPITRE X.

Le Natchez Whip-Poor-Will fut découvert dans son embuscade, et fait prisonnier; la joie des Pawnies était au comble; ils préparèrent tout pour le torturer.

Le capitaine Bonvouloir, le docteur Wilhem, et Frémont-Hotspur étaient rentrés au camp: ils eurent avec Daniel Boon une longue conférence. Ils ne devaient avoir aucun doute sur le sort qui les attendait s'ils étaient vaincus; une mort glorieuse était donc préférable aux tourments que les sauvages infligeaient à leurs prisonniers.

—L'arme au pied, et que personne ne bouge!—dit Frémont-Hotspur.

Après avoir donné cet ordre qui fut ponctuellement exécuté, le jeune pionnier rentra dans la tente d'Aaron Percy; miss Julia lisait des prières; sa voix était un peu émue, mais pleine de douceur et de calme…

—Venez, M. Frémont-Hotspur,—dit Percy en apercevant le jeune Américain;—venez, je crains de ne pouvoir mourir en paix, quand le moment sera venu; je ne puis être seul sans que mille images effrayantes se présentent à mon imagination!… Je suis accablé de réflexions involontaires qui m'affligent et m'oppressent; mon cœur palpite comme si c'était pour la dernière fois!… M. Frémont-Hotspur, je n'ai pas longtemps à vivre; nos compagnons ont placé toutes leurs espérances en vous; à votre tour, mettez votre confiance en Dieu, qui nous a protégés jusqu'aujourd'hui, et marchez vers le but.

Aaron fit une pause; son émotion le suffoquait.

—Pourquoi vous abandonner à ces noirs pressentiments, M. Percy?—dit Frémont-Hotspur au vieux pionnier;—l'ennemi nous égale en nombre, il est vrai, mais nous avons, sur lui, l'avantage de la tactique…

—Allez remplir votre devoir, M. Frémont-Hotspur,—dit Percy;—n'oubliez pas qu'il y a ici des créatures qui n'ont d'appui que dans l'existence de leur père; défendez-vous bravement, mais, réfléchissez mûrement avant d'ôter la vie aux sauvages ennemis qui nous attaquent; c'est un don qu'il ne sera jamais en votre pouvoir de leur rendre; j'approuve les mesures prises par vous et le colonel Boon pour la défense du camp: elles sont légitimes et convenables à des chrétiens… Priez pour votre père, Julia,—ajouta le vieillard en affectant de paraître calme; et, tendant la main à Frémont-Hotspur, il lui dit: allez faire votre devoir…

Les cris, les hurlements des sauvages Pawnies, le sifflement des flèches épouvantaient les irrésolus…

—Maison d'Aaron, mets ta confiance dans le Seigneur! il est ton secours et ton bouclier!—s'écria Percy en proie au délire; toi qui es assis au plus haut des Cieux, nous attendons une nouvelle manifestation de ta volonté! Fais ce que ta sagesse, qui ne se trompe jamais, jugera convenable!… Je serai heureux s'il reste encore quelqu'un de ma race pour voir la lumière et la splendeur de Jérusalem!… Qui est celui qui me conduira jusque dans la ville fortifiée; qui est celui qui me conduira jusqu'en Idumée?… car les ennemis ont tendu leur arc avec la dernière aigreur, afin de percer, de leurs flèches, l'innocent dans l'obscurité!… Ils le perceront tout d'un coup, sans qu'il leur reste aucune crainte, s'étant affermis dans l'impie résolution qu'ils ont prise!… Chantez les louanges de Dieu!—ajouta Percy, après un moment de silence;—faites retentir les cantiques de son nom!… Ange du Seigneur, étends sur nous tes ailes protectrices!

Il se fit un long silence dans la tente; les sauvages de la plaine, comptant sur une victoire facile, proclamaient leur joie féroce par des hurlements: mais leurs cris de triomphe cessèrent pour un moment. Il est assez ordinaire à ces peuples de se retirer lorsqu'ils sont satisfaits du résultat d'une première attaque…

—A-t-il plu à la Providence que quelqu'un des nôtres fût frappé?—demanda Aaron Percy qui avait repris ses sens.

—Non,—répondit Frémont-Hotspur;—l'ennemi s'est retiré.

—M. Frémont-Hotspur,—dit Daniel Boon en entrant dans la tente de Percy;—les sauvages ont entraîné une des voitures… c'est la vôtre; nos compagnons préposés à la garde des retranchements n'osèrent violer vos ordres en faisant feu sur les mécréants qui vous ravissaient votre petite fortune…

—Est-ce bien mon waggon?—demanda vivement Frémont-Hotspur.

—Oui, répondit Boon.

—Je rends grâce au ciel que ce malheur soit tombé sur moi plutôt que sur un autre,—dit Frémont-Hotspur;—qu'on lève les tentes, et qu'on mette les chevaux aux voitures. Colonel Boon, remerciez les guerriers sauvages des services importants qu'ils nous ont rendus cette nuit, mais ne leur permettez pas de s'éloigner du camp: j'ai de graves motifs pour que mes ordres ne soient pas violés; vous connaissez la passion de nos auxiliaires pour le scalp; que le Natchez, Whip-Poor-Will, use de toute son influence sur eux pour les contenir.

Frémont-Hotspur ignorait que le Natchez fût captif; Daniel Boon sortit et signifia les ordres du jeune commandant qui furent ponctuellement exécutés.

Des vociférations épouvantables succédèrent à la tranquillité qui avait régné pendant quelques instants dans la vallée; les Pawnies, armés de tisons enflammés, torturaient leur prisonnier. Daniel Boon devina ce qui se passait, mais il comptait beaucoup sur l'héroïsme du Natchez, qui lui avait recommandé de ne lui porter aucun secours; le succès d'un plan concerté en secret, en dépendait. Mais assistons à cette scène digne de la sainte inquisition…

—Ha, ha, Natchez, ta dernière heure est arrivée,—lui dit le chef;—il faut que le soleil brille sur ta honte! Un Pawnie est un renard dans le conseil, et un ours gris dans les combats; mais qu'est-ce qu'un Natchez? une peau rouge, qui va mendier sa venaison; un écureuil qui ne peut rester en place: la vengeance des Natchez dort, et ils attendent les fêtes pour chanter au milieu des Squaws.

—L'âme des Pawnies coule avec leur sang par la piqûre des flèches de Whip-Poor-Will,—répliqua le Natchez;—nous avons eu des chefs plus sages que le castor, et plus rusés que le renard: quand la neige était rougie de leur sang les oiseaux poussaient des cris, les loups hurlaient, et les reptiles rampaient d'un autre côté, car ce sang était bien rouge!…

—Tu mourras Natchez,—s'écria le chef furieux;—c'est la queue du serpent blessé dont il ne faut point manger; c'est aussi des derniers vagabonds de ta tribu qu'il faut se méfier, car vos pères vous ont laissé un grand nombre d'injures à venger…

Whip-Poor-Will semblait défier la colère de ses ennemis. Il entonna son chant de mort. Ces chants ne consistent, en général, que dans le récit de leurs propres prouesses, ou de celles de leurs ancêtres, à la chasse ou à la guerre: mais quand ils marchent au supplice, ce sont des invectives et des insultes adressées à leurs bourreaux…

—Les cœurs des Pawnies n'ont pas de sang!—s'écria le Natchez pendant qu'on le torturait;—Venez!… repaissez-vous de ma chair!!… avec elle vous dévorerez vos aïeux, vos pères, vos frères, vos fils, qui ont servi de nourriture à mon corps!… savourez mon sang!… savourez le bien! c'est celui d'un brave!… Je vais mourir!… je vois les lâches qui vont m'arracher la vie!… lorsqu'on parlera de moi au village des Natchez, les guerriers diront: «Whip-Poor-Will est mort comme un homme, en méprisant la fureur de ses ennemis; aiguisons nos tomahawcks, pour couvrir son corps de chevelures; s'ils ont bu le bouillon de sa chair, nous boirons le leur, et nous donnerons leurs os à nos chiens.» Attache moi fortement, entends-tu, Powhattan? tourmente moi comme je t'aurais tourmenté, et tu verras si je sais mourir; Whip-Poor-Will ne craint pas la mort; ses pères l'attendent dans le pays de chasse

La joie des bourreaux était au comble; Whip-Poor-Will opposa une constance invincible à leur rage; les uns s'apprêtaient à lui arracher les dents, les ongles; les autres lui brûlaient toutes les parties du corps avec des tisons ardents. Nous avons dit que dans ces circonstances, il s'établit une lutte presque surnaturelle entre le courage le plus héroïque, et la férocité la plus inouie; la fermeté est égale à l'acharnement: c'est au milieu de ces tourments infernaux que le prisonnier, attaché au poteau, entonne son chant de mort, et excite la colère des ennemis qui le torturent. Un Pawnie tira son couteau et s'avança pour scalper le Natchez, mais celui-ci fit un effort surhumain, rompit ses liens, saisit un canon de fusil qui rougissait au feu, et défia ses ennemis. Effrayés de tant d'audace, les Pawnies n'osèrent aborder un homme à demi-brûlé.

Whip-Poor-Will, après en avoir terrassé plusieurs, se mit à fuir, les ennemis le poursuivirent comme une meute. On entendait leurs cris dans le lointain; à voir tant de flambeaux on eût dit une procession de spectres infernaux: le silence se rétablit peu à peu dans la plaine.

—M. Percy, partons,—dit Frémont-Hotspur d'une voix calme, mais ferme;—nous sommes sauvés!… M. Percy, m'entendez-vous?… partons, vous dis-je!…

—Il divisa la mer, et les fit passer! et il resserra les eaux comme dans un vase!—s'écria Percy de nouveau en proie au délire.—Et l'on verra le froment semé dans la terre sur le haut des montagnes, pousser son fruit qui s'élèvera plus haut que les cèdres du Liban; et la cité sainte produira une multitude de peuples semblables à l'herbe de la terre!…

—M. Percy, m'entendez-vous? C'est moi, Frémont-Hotspur!… Partons, vous dis-je!… songez à votre femme, à vos enfants!…

—Fuyez, M. Frémont-Hotspur, et abandonnez-nous à notre malheureux sort!—dit mistress Percy…

—Moi fuir!—s'écria Frémont-Hotspur avec indignation; non, madame, nous périrons tous, ou vous serez sauvés avec nous!… M. Percy, partons!…

Frémont-Hotspur ne reçut pas de réponse; Daniel Boon entra dans la tente, et aida le jeune pionnier à transporter Aaron Percy dans un des waggons; le plus grand calme régnait toujours dans la vallée. On fit quelques préparatifs pour protéger les femmes et les enfants contre le froid, et après un quart d'heure d'attente dans le plus grand silence, Frémont-Hotspur donna le signal du départ; la caravane se mit en marche en suivant le cours de la rivière, et arriva au gué; ceux des Pawnies préposés à sa garde, avaient déserté leurs postes; on traversa la rivière sans obstacle: c'est dans de tels pas que les surprises les plus sanguinaires ont lieu dans les guerres des Indiens. Après avoir franchi le défilé qui eût offert de grands avantages à des ennemis moins vindicatifs que des sauvages, les pionniers débouchèrent dans la plaine, et pressèrent leur marche; ils avaient triomphé sans verser le sang ennemi, et sans avoir payé le succès de la vie d'un seul de leurs compagnons…, cette victoire était plus en harmonie avec leurs principes… La lune s'abaissait vers l'horizon, mais le jour ne paraissait pas encore; on se hâta de sortir de ces dangereux parages à la faveur de l'obscurité… Les pionniers marchaient dans le plus profond silence; de temps à autre seulement, on entendait les pieds des chevaux qui heurtaient les cailloux… Enfin le soleil se leva radieux, et atteignit la moitié de sa course, avant que les voyageurs fissent halte pour prendre quelques instants de repos… Aaron Percy avait repris ses sens; il distingua Frémont-Hotspur dans le groupe de ceux qui venaient s'informer de son état, et lui tendit la main, mais le jeune Américain pria Daniel Boon de raconter tout ce qui s'était passé. Celui-ci fit approcher le jeune Natchez; son corps était tellement couvert de brûlures, que les pionniers purent à peine le reconnaître; c'était à son dévouement qu'ils devaient leur salut; pour forcer l'ennemi à abandonner le défilé, il s'était laissé prendre, persuadé que tous les guerriers Pawnies s'empresseraient de quitter leurs postes pour venir lui infliger les plus horribles supplices: le stratagème avait complétement réussi: il leur échappa enfin et se mit à fuir dans une direction opposée à celle que devait prendre la caravane; les Pawnies l'y suivirent, et les pionniers purent partir sans crainte. Chacun s'empressa de lui témoigner sa reconnaissance; cependant les dames n'osaient approcher; les scalps sanglants des ennemis, suspendus à la ceinture du jeune sauvage, leur inspiraient une horreur invincible.

Après une courte prière, Frémont-Hotspur donna l'ordre de partir; la caravane se remit en marche, et ne fit halte qu'à une heure avancée de la nuit… Tout-à-coup une lueur aussi brillante que celle du soleil parut à l'horizon…

—La prairie est en feu,—dit Daniel Boon;—les Pawnies ne bougeront pas, bien convaincus que les flammes nous atteindront plus vite qu'ils ne le pourraient eux-mêmes;… mais nous sommes en sûreté… que les dames se rassurent…

Il n'y a point de spectacle plus effrayant que celui de ces vastes incendies qui, dans un court espace de temps, parcourent des plaines de vingt à trente milles de circonférence, et dévorent les roseaux dont elles sont couvertes. Ces conflagrations présentent l'image de la destruction la plus rapide dont on puisse se faire une idée: il n'est personne qui ne soit saisi de terreur à la vue de ce spectacle. Les sauvages incendient quelquefois les prairies pour cacher leurs traces à ceux qui les poursuivent; ils sont alors redoutables, même à leurs amis, car dans leur humeur farouche, ils ne respectent rien. Les conflagrations des prairies accélèrent la végétation en détruisant les tiges desséchées; c'est la nuit qu'elles offrent un spectacle vraiment sublime; vues à la distance de quelques milles, tantôt elles paraissent permanentes, tantôt elles roulent en tourbillons de flammes et de fumée…

Les pionniers se remirent en route, et ne furent plus inquiétés par les sauvages Pawnies. Avant de franchir les plaines arides qui avoisinent les montagnes rocheuses, nous les verrons renouveler leurs provisions; les jeunes gens se promettaient de profiter de la première occasion qui se présenterait pour faire une battue générale, et les guerriers sauvages de l'expédition ne cherchaient qu'à donner des preuves de leur habileté à la chasse.

LE TORRERO.

J'ai été environné par un grand nombre de jeunes bœufs, et assiégé par des taureaux gras; ils ouvraient leurs bouches pour me dévorer comme un lion rugissant.

(Psaumes.)

Vous poursuivrez vos ennemis et ils tomberont en foule devant vous. Cinq d'entre vous en poursuivront dix mille… Vos ennemis tomberont sous l'épée devant vous…

(Bible. Le Lévitique.)
CHAPITRE XI.

Nos pionniers avaient entendu parler de la chasse aux buffalos, et désiraient, depuis longtemps, en être témoins. On leur avait dépeint l'énorme animal, dont la force semble défier toute arme lancée par la main de l'homme, succombant aux fatigues d'une longue poursuite. Le buffalo, tel qu'il existe dans les plaines de l'Amérique du Nord, diffère essentiellement du bison de l'Europe et de l'Asie, par sa forte tête couverte d'un poil noir et crêpu, ses larges naseaux, ses cornes courtes, solides et légèrement arquées; une excroissance de chair s'élève sur le garrot, entre les deux épaules; cette loupe, caractère distinctif du buffalo, est réputée un morceau délicat… Les buffalos se réunissent en hordes considérables, et sont conduits aux pâturages de l'Ouest, par quelques vénérables patriarches de la race bovine; on en rencontre quelquefois quatre mille ensemble. En paissant, ils se dispersent et occupent un espace immense dans la Prairie. Lorsqu'ils émigrent, ils forment une colonne compacte, et renversent tout ce qui s'oppose à leur passage; rien ne les arrête, pas même les rivières les plus rapides. Les sauvages profitent habilement des accidents de terrain qui peuvent embarrasser la marche de ces animaux, et forcent quelquefois tout un troupeau à se précipiter, du haut d'un rocher, dans une plaine à cent pieds au-dessous… Ils se contentent de prendre la bosse (l'excroissance qui s'élève sur le garrot), l'aloyau, le filet, et abandonnent le reste aux animaux carnassiers, qui, après un événement pareil, ont de la pâture pour longtemps, les vautours se gorgent tellement de viande, qu'ils ne peuvent plus s'envoler; les petits sauvages s'amusent alors à les tourmenter. On comprend aisément que selon la direction que prennent les buffalos, les tribus indiennes soient souvent exposées à être privées de chasse, et, par conséquent, de nourriture pendant longtemps. Aussi quand l'occasion se présente, ils en profitent, bien qu'ils soient les plus imprévoyants des mortels… Le moyen le plus ordinaire, et en même temps le plus divertissant, de prendre le buffalo, c'est de l'attaquer à cheval; les chasseurs, montés sur d'excellents coursiers, entourent le troupeau, choisissent quelques génisses, les plus grasses de celles qui sont accessibles, et leur lancent leurs flèches dans une succession rapide; dès qu'elles tombent, ils les abandonnent pour d'autres, et ainsi de suite, jusqu'à ce que leurs carquois soient épuisés.

Quelquefois les sauvages, dans les plaines découvertes, tuent le buffalo par surprise; ils se déguisent en loups, et imitent à s'y méprendre, les mouvements et la marche de ces animaux. Les buffalos, ne fuient pas à la vue de ces faux loups, et se mettent seulement en mesure de se défendre avec leurs cornes, mais les sauvages, arrivés à portée, les criblent de flèches…

Les bisons ou taureaux de Péonie, dit Pausanias, sont, de tous les animaux sauvages, les plus difficiles à prendre vivants, aucun filet n'étant assez fort pour leur résister. On les chasse de la manière suivante. Lorsque les chasseurs ont trouvé un endroit en pente rapide, ils l'entourent de palissades, et le garnissent ensuite de peaux fraîches; s'ils n'en ont pas, ils frottent d'huile des peaux sèches pour les rendre glissantes; ensuite, les meilleurs cavaliers se mettent à la poursuite des bisons, et les chassent vers cet endroit; à peine ces animaux ont-ils posé le pied sur la première peau qu'ils glissent, coulent le long de la descente, et arrivent au bas. Les chasseurs ne s'en occupent plus; mais cinq jours après, lorsque la faim et la fatigue leur ont fait perdre la plus grande partie de leur férocité, ceux dont le métier est de les apprivoiser, leur présentent, tandis qu'ils sont encore couchés, des pignons de pin épluchés avec le plus grand soin; ils les attachent ensuite, et les emmènent206.

[206] Pausanias, Voyage en Grèce.

Revenons à nos pionniers; depuis plusieurs jours, ils manquaient de provisions; leurs vigies, placées en éclaireurs, ne signalaient le passage d'aucun troupeau de buffalos; enfin, un matin, elles vinrent annoncer, qu'il y en avait un en vue. Les jeunes gens poussèrent des cris de joie, et résolurent de profiter d'une occasion qui ne se représenterait peut-être plus. Aaron Percy, encore convalescent, s'excusa, et quelques Alsaciens peu amateurs des exercices violents, lui tinrent compagnie; ils s'amusèrent à tirailler dans les environs, et abattirent plusieurs daims; la venaison, distribuée entre les femmes et les enfants, apporta quelque soulagement à leurs souffrances, et arrêta les progrès de la famine qui commençait à se faire sentir.

Nous avons dit que c'est à la chasse ou à la guerre qu'un étranger peut voir, dans tout leur développement, les facultés des sauvages; c'est à la poursuite des animaux féroces ou des ennemis qu'ils déploient toute leur activité.

Les pionniers, bien armés, se mirent en route; une belle prairie, émaillée de fleurs d'automne, s'étendait devant eux à perte de vue; ses bords étaient marqués par des cotonniers, arbres au feuillage frais et brillant, sur lesquels les yeux se reposent avec délice après avoir longtemps contemplé de monotones solitudes. Dans ces prairies errent de grands troupeaux de daims et d'antilopes; les loups, dans leur rage famélique, les poursuivent et les mettent en pièces. Souvent ils attaquent les jeunes buffalos; les génisses les défendent tant qu'ils se tiennent près du troupeau, mais s'ils s'en écartent, elles n'osent s'exposer elles-mêmes… rare exemple d'un défaut de sollicitude maternelle!

—Que voyons-nous là-bas, colonel Boon?—demanda le capitaine Bonvouloir,—est-ce un nuage ou un troupeau de buffalos?

—Ce sont des pigeons sauvages,—répondit le vieux chasseur.

—Des bichons!—s'écria un gros Alsacien stupéfait.

Ia, mein herr,—répondit Boon;—le nombre de ces oiseaux, qui fréquentent les déserts de l'Ouest, semble presque innombrable; ils forment, comme vous le voyez, de véritables nuages qui se meuvent avec une vitesse extraordinaire.

En effet, les pigeons sauvages remplissent ces contrées de leurs bandes voyageuses. Rien n'est plus agréable à voir que leurs rapides évolutions, leurs cercles, leurs changements soudains de direction, comme s'ils n'avaient qu'un même esprit; leurs couleurs varient à chaque instant suivant qu'ils présentent aux spectateurs leur dos, leur poitrine ou la partie inférieure de leurs ailes. Quand ils s'abattent dans les plaines, ils couvrent des acres entiers de terrain; dans les bois, les branches se brisent sous leur nombre…

—Ces oiseaux,—observa le docteur Wilhem,—doivent dévorer, en passant, tout ce qui peut servir à leur subsistance.

—C'est vrai,—dit Boon;—vous savez sans doute que ces immenses bandes observent une certaine discipline, afin que chaque membre puisse se procurer sa nourriture. Comme les premiers rangs trouvent nécessairement la plus grande abondance, et que l'arrière-garde n'a plus que peu de chose à glaner, aussitôt qu'un rang se trouve le dernier, il se lève, passe par-dessus toute la troupe et prend place en avant; le rang suivant en fait autant à son tour, et de cette manière les derniers devenant continuellement les premiers, toute la bande participe successivement aux grains… Mais regardez un peu plus à l'Ouest, capitaine Bonvouloir, et vous apercevrez un troupeau de trois à quatre mille buffalos…

—Des buffalos!—s'écria le marin au comble de l'étonnement,—jamais!… J'ai entendu les échos des rochers répéter le roulement du tonnerre; colonel Boon, c'est un orage qui se prépare.

—Buffalos! buffalos!—s'écria Whip-Poor-Will.

—Entendez-vous, capitaine?—dit Hotspur,—le jeune Natchez confirme le fait avancé par le colonel Boon; quant à moi, je ne vois que par leurs yeux: ainsi je crois que ce sont des buffalos…

Whip-Poor-Will s'étendit sur le sable et y accola l'oreille; un profond silence régnait parmi les chasseurs qui, tous, avaient pris l'attitude de personnes qui écoutent un bruit lointain.

—Buffalos! buffalos!—s'écria une seconde fois le Natchez en se relevant.

—J'avoue que je ne suis pas un Œil-de-Faucon207,—dit le marin,—mais je crois pouvoir distinguer un troupeau de buffalos d'un nuage; ne voyez-vous pas que l'horizon s'obscurcit…

[207] Voy. les ouvrages de M. Fenimore Cooper.

—Ce n'est pas un nuage que vous apercevez dans le lointain,—dit tranquillement le vieux guide,—ce sont les buffalos qui paissent sur les collines; faisons un grand détour, et abordons-les sous le vent.

Le Natchez Whip-Poor-Will supporta avec la fermeté d'un stoïcien toutes les contradictions des Pionniers européens; les traits de sa physionomie impassible ne perdirent rien de leur immobilité.

Montaigne dit quelque part que «la vivacité et la subtilité de conception d'un certain peuple étaient si grandes, qu'ils prévoyaient les dangers et accidents qui leur pouvaient advenir, de si loin, qu'il ne fallait pas trouver étrange, si on les voyait souvent, à la guerre, pourvoir à leur sûreté, voire avant que d'avoir recogneu le péril…» Les Kalmoucks sentent de loin la fumée d'un feu ou l'odeur d'un camp: l'odorat leur indique où ils trouveront du butin à enlever. Ils mettent le nez à l'ouverture d'un terrier de renard, et reconnaissent si l'animal est absent. Les vapeurs qui, dans les temps les plus sereins, s'élèvent de leurs steppes, et excitent à la surface de la terre, un mouvement d'ondulation qui trouble et fatigue la vue, ne les empêchent pas de découvrir dans le lointain la poussière que font lever les cavaliers et les troupeaux; ils se couchent à terre, appliquent l'oreille sur le gazon, et entendent, à des distances extraordinaires, le bruit d'un camp ennemi, ou celui d'un troupeau qu'ils cherchent.

—Je gage trois paires de mocassins contre trois livres de cavendish208, que le Natchez a raison,—dit Boon.

[208] Cavendish: espèce de tabac.

—Je relève le gant,—s'écria le capitaine Bonvouloir; mais je propose de substituer aux mocassins vingt-cinq livres de morue, et au tabac un équipement de trappeur.

—Nous acceptons,—dit Frémont-Hotspur.

—En avant donc!—s'écria le marin;—Natchez, il me tarde de te confondre; cependant, il faut espérer… j'ose même espérer que ma chevelure ne figurera pas au nombre des dix-sept scalps qui ornent ta ceinture… Si j'ai un conseil à te donner… c'est de changer de métier;… un genou sur l'estomac et puis deux coups de mokoman209!… Natchez, n'en parlons plus.

[209] Couteau.

Les chasseurs traversèrent une de ces petites forêts de bouleaux et de pruniers sauvages qui forment comme des oasis dans les déserts de l'Ouest, et débouchèrent de nouveau dans la prairie, agréablement variée par des plis de terrain, des collines et des vallons; à la grande satisfaction de tous, ils découvrirent, à une petite distance, un grand troupeau de buffalos…

—J'ai perdu!—dit le capitaine Bonvouloir.—Colonel Boon, comment aborderons-nous ce troupeau?… il y a là au moins trois mille bêtes; disposons le plan d'attaque de manière à ce qu'il n'en échappe pas une seule.

—Peste! quel appétit!—observa le docteur Wilhem,—vous voulez donc tout massacrer?

—Whip-Poor-Will va se déguiser en buffalo,—dit Daniel Boon,—et nous attaquerons ce troupeau à la manière des sauvages; dans quelques heures, les dames de l'expédition auront de l'occupation… A vos postes, gentlemen, le Natchez est prêt…

Les pionniers avaient fait halte à une petite distance du troupeau; Whip-Poor-Will, qui passait pour le guerrier le plus agile et le plus intrépide de l'Ouest, se déguisa de manière à rendre la déception complète; il se plaça ensuite entre le troupeau et des ravins qui bordaient une petite rivière. Les autres chasseurs, selon la coutume des sauvages, s'approchent dans le plus grand silence; profitant des inégalités de terrain, tantôt ils se cachent dans d'épais taillis, tantôt ils rampent dans les buissons et forment un demi-cercle. A un signal donné par le rusé Whip-Poor-Will, ils se mettent en selle et, plus rapides qu'un tourbillon de vent, ils brandissent leurs tomahawcks, se précipitent sur le troupeau et font retentir les vallées de leurs cris. Cette première manœuvre produit une panique parmi les buffalos, qui fuient en désordre et ne savent où aller… Les pionniers eurent occasion d'admirer l'adresse et le sang-froid des sauvages dans cette lutte où il y a de grands dangers à courir… On ne saurait dire qui montrait plus d'ardeur, des hommes ou des chevaux; ceux-ci, sans avoir besoin d'être guidés, s'élançaient sur les buffalos avec une véritable frénésie; l'animal aux cornes aiguës les éventrait sans merci. Enfin le rusé Natchez prit la fuite, et se blottit dans les crevasses d'un ravin; les buffalos, qui marchaient en tête, arrivés sur les bords de l'abîme, aperçurent le danger, mais trop tard, car ils ne pouvaient plus rétrograder. Ceux qui suivaient, effrayés par les cris des sauvages, continuèrent d'avancer, et rendirent toute retraite impossible; une grande partie du troupeau culbuta dans le gouffre.

Le capitaine Bonvouloir rejoignit ses compagnons qui avaient tué une belle génisse, mais qu'ils ne pouvaient aborder à cause de la présence d'un énorme taureau qui les en tenait à une distance respectable.

—Vous êtes des guerriers,—s'écria le marin,—qui allez en pays étranger pour rencontrer l'ennemi, et qui reculez dès qu'il se montre. Je viens d'abattre six taureaux de ce poil, et certes, celui-ci n'a pas le crâne tellement dur qu'il faille, pour le lui entamer, une des balles enchantées de Robin-Hood…

—Halte là! capitaine,—dit Frémont-Hotspur,—il est vrai que vous expédiez merveilleusement les daims et les ours; mais vous ne connaissez pas le métier de torrero210, et «à novice avocat, cause perdue,» dit le proverbe; le Natchez lui-même ne sait trop que penser de cette attitude, qui est celle d'un ennemi bien déterminé à se défendre.

[210] Torrero est le mot générique pour désigner tout homme combattant le taureau, à pied ou à cheval.

Le capitaine Bonvouloir pique des deux; arrivé à une petite distance du buffalo, son cheval effrayé recule en remuant les oreilles avec tous les symptômes de l'aversion; le buffalo se bat les flancs de sa queue, sa bouche est béante, ses yeux rouges se dilatent et étincellent comme des charbons ardents: le marin aborde hardiment ce puissant antagoniste; celui-ci pousse un rauque beuglement, fond sur lui avec impétuosité et lui présente son large front hérissé de poils. Le capitaine simule une fuite, le buffalo le poursuit; tout-à-coup le pionnier fait pirouetter son cheval parfaitement dressé à cette manœuvre, tire à bout portant et étend le taureau sur l'herbe: un cri de triomphe accueille cet exploit…

Les chasseurs choisirent les morceaux les plus délicats des nombreuses pièces qu'ils avaient abattues, et reprirent la route du campement. Les sauvages s'assemblèrent en conseil et fumèrent le calumet en actions de grâces au Grand-Esprit; on fit un partage équitable des produits de la chasse, et en un moment les broches et les chaudières furent en pleine activité. Daniel Boon et le Natchez se chargèrent de préparer un souper splendide. Aaron Percy, alors en pleine convalescence, y fut convié avec sa famille, et la charmante miss Julia put apprendre une nouvelle manière de préparer une daube. Le Natchez prit une bosse de buffalo et l'enveloppa soigneusement dans une peau fraîche entièrement dépouillée de son poil; pendant ce temps, Daniel Boon creusa un trou au-dessus duquel il alluma un grand feu; le trou une fois chauffé jusqu'au rouge fut nettoyé, et le Natchez y plaça la bosse de buffalo. Les deux amis couvrirent le tout de cendres chaudes, et quelques heures après nos pionniers faisaient honneur à un souper digne d'un épicurien; on mangea beaucoup, on but du café, du thé, les langues se délièrent, enfin la plus bruyante gaîté régna dans le camp.

HAIL COLUMBIA!

Aurais-je dit quelque sottise? cela est possible; j'aime trop la mythologie, et je ne suis pas toujours heureux dans mes citations.

(George Sand, André.)

Plus on voit, moins on écrit; plus les impressions sont vives, accumulées, pressantes, moins on est tenté de les vouloir rendre.

(Armand Carrel.)

Répète-moi que ton affection m'a suivi, et qu'aux heures du découragement où je me croyais seul dans l'univers, il y avait un cœur qui priait pour moi.

(George Sand.)
CHAPITRE XII.

Les pionniers, bien pourvus de provisions, se remirent en route peur l'Orégon; ils voyageaient à travers une âpre région de collines et de rochers; dans beaucoup d'endroits, cependant, on rencontrait des petites vallées verdoyantes et arrosées par de clairs ruisseaux, autour desquels s'élevaient des bouquets de pins, et des plantes en fleurs: ces charmants oasis réjouissent et rafraîchissent les voyageurs fatigués. Après quelques jours de marche, les pionniers atteignirent les montagnes rocheuses; de loin, elles s'étaient montrées solitaires et détachées; mais en avançant vers l'Ouest, on reconnaissait facilement qu'on n'en avait vu que les principaux sommets; leur élévation en ferait des phares pour une vaste étendue de pays, et les objets se distinguent de loin dans la pure atmosphère de ces plaines211. Quoique quelques uns des pics s'élèvent jusqu'à la région des neiges perpétuelles, leur hauteur, au-dessus de leur base, n'est pas aussi grande qu'on pourrait se l'imaginer, car ils surgissent du milieu de plaines élevées, qui sont déjà à plusieurs milliers de pieds au-dessus du niveau de l'Océan. Ces plaines, vastes amas de sable formés par les débris granitiques des hauteurs, sont souvent d'une stérilité affreuse. Dépourvues d'arbres et d'herbages, elles sont brûlées, pendant l'été, par les rayons d'un soleil ardent, et balayées, l'hiver, par les brises glacées des montagnes neigeuses. Telle est une partie de cette vaste contrée, qui s'étend du nord au midi, le long des montagnes, et qui n'a pas été appelée, sans raison, le grand désert américain. On ne peut parcourir ce pays qu'en suivant les courants d'eau qui le traversent. Des plaines étendues et singulièrement fertiles se trouvent cependant dans les hautes régions de ces montagnes.

[211] J'emprunte quelques détails topographiques à l'excellent ouvrage de M. Washington Irving: Astoria.

Les sommets granitiques des monts-rocheux sont nus et arides, mais plusieurs des Cordillères inférieures sont revêtues de bruyères, de pins, de chênes et de cèdres; quelques unes des vallées sont semées de pierres brisées qui ont évidemment une origine volcanique; les rocs environnants portent le même caractère, et l'on découvre, sur les cimes élevées, des vestiges de cratères éteints212. Les sauvages des prairies de l'Ouest placent dans ces régions leurs heureux terrains de chasse, leur pays idéal, et croient que Wacondah, le maître de la vie, (c'est ainsi qu'ils désignent l'Etre suprême) y fait sa résidence. Là aussi se trouve la terre des âmes, où s'élève la cité des esprits francs et généreux. Ceux des chasseurs sauvages qui, pendant leur existence, ont satisfait le maître de la vie, y jouissent après leur mort, de toutes sortes de délices. Quelques uns de leurs docteurs pensent néanmoins, qu'ils seront obligés de voyager vers ces monts redoutables, et de gravir un de leurs pics les plus âpres et les plus élevés, malgré les rocs, les neiges et les torrents bondissants. Après de pénibles efforts, ils parviendront au sommet d'où l'on découvre la terre des âmes; de là, ils verront aussi les heureux pays de chasse et les âmes des braves; elles reposent sous des tentes au bord des clairs ruisseaux, ou s'amusent à poursuivre les troupeaux de buffalos, d'élans et de daims, qui ont été tués sur la terre. Il sera permis, à ceux des sauvages qui se seront bien conduits, de descendre et de goûter les plaisirs de cette heureuse contrée; mais les méchants seront réduits à la contempler de loin, et, cette vue ne fera que les désespérer. Après avoir été tantalisés, ils seront repoussés au bas de la montagne, et condamnés à errer dans les plaines sablonneuses qui l'environnent.

[212] Voy. Astoria.

Les pionniers atteignirent enfin le but de leur voyage; transportés de joie, et les yeux pleins de larmes, ils poussèrent de grands cris, tombèrent à genoux, et baisèrent cette terre, l'Eldorado de leurs désirs. Une femme sauvage de la tribu des Missourys, apprit à des trappeurs canadiens que le fleuve qui porte leur nom, s'échappait de montagnes nues, pelées et fort hautes, derrière lesquelles un autre grand fleuve sortait également et coulait à l'Ouest: c'était la Columbia213; c'est la première nouvelle qu'on ait eu de l'Orégon… Un fait remarquable et qui caractérise les contrées situées à l'Ouest des montagnes rocheuses, c'est la douceur et l'égalité de la température. Cette grande barrière, divise le continent en différents climats, sous les mêmes degrés de latitude. Les hivers rigoureux, les étés étouffants, et toutes les variations de température du côté de l'Atlantique, se font peu ressentir sur les pointes occidentales des montagnes rocheuses; les pays situés entre elles et l'Océan pacifique, sont mieux favorisés: dans les plaines et les vallées, il ne tombe que peu de neige pendant l'hiver… Durant cinq mois, (d'octobre à mars) les pluies sont presque continuelles: les vents dominants, en cette saison, sont ceux du sud et du sud-est. Ceux du nord et du sud-ouest amènent le beau temps. De mars à octobre, l'atmosphère est sereine et douce; il ne tombe presque pas de pluie pendant cet intervalle, mais la verdure est rafraîchie par les rosées de la nuit, et les brouillards du matin214.

[213] Le titre de ce chapitre, Hail Columbia (Salut Colombie) est également celui d'un de nos chants patriotiques.

[214] Voy. Malte-Brun, Géographie.

(Note de l'Aut.)

Les sauvages d'un village voisin apprirent l'arrivée des pionniers, et vinrent en grand nombre leur rendre visite; les enfants paraissaient les regarder avec curiosité, et nul doute que les blancs ne fussent les croque-mitaines dont les mères les menaçaient pour s'en faire obéir. Les guerriers eux-mêmes ne furent pas indifférents aux belles choses qu'on leur montrait. Les squaws (femmes sauvages) mettent, dans leur parure, beaucoup de coquetterie; c'est dans les ornements que consistent la richesse et la magnificence dont elles se piquent; c'est dans l'ajustement de leurs petites jupes que brillent leur art et leur goût; les dessins, les mélanges de couleurs, rien n'est épargné: plus leurs vêtements sont chargés de verroteries, plus ils sont estimés. Des peaux de serpents donnent du relief à leurs physionomies, et ajoutent plus de piquant à leurs charmes; elles n'épargnent rien quand elles veulent paraître… Jamais les sauvages n'avaient vu un si beau jour; la joie et l'admiration étaient au comble; toutes les figures rayonnaient de plaisir; les pionniers furent unanimement proclamés des hommes généreux; les squaws leur embrassaient les mains, et y laissaient l'empreinte de leurs lèvres peintes de vermillon: ce qui faisait dire au capitaine Bonvouloir qu'elles pouvaient se flatter d'avoir fait impression sur lui

Les bivouacs du soir étaient toujours le théâtre de quelques scènes animées; parfois un sauvage se levait et pérorait d'une voix monotone; les autres l'écoutaient; ces peuples sont superstitieux, nous avons eu occasion de le voir, et pour eux l'histoire la plus merveilleuse est la meilleure. Ceux des pionniers qui voulaient connaître le goût des squaws, et les voir dans l'embarras, leur montraient toute leur pacotille de verroterie, les laissant libres de choisir elles-mêmes ce qui leur plairait davantage; elles se jetaient sans hésiter sur les colliers bleus et blancs…

Daniel Boon ayant fixé son départ au lendemain, le capitaine Bonvouloir se retira dans sa tente pour écrire à ses amis d'Europe; après une heure de réflexion, il commença sa lettre:

Mon cher Charles,

Pline dit quelque part que des écrivains, qui n'ont jamais mis le pied dans certaines contrées, les décrivent cependant, et en apprennent à un indigène plus de choses vraies et exactes que tous les indigènes n'en savent. Mais moi qui suis sur les lieux, sur quelle palette trouverai-je des couleurs propres à peindre tout ce j'ai vu!… Les forêts, les vastes prairies de l'Amérique, les chasses aux daims, aux buffalos, aux chevaux sauvages! Je commençai mon Iliade forestière en terrassant un ours formidable; si je publiais mes impressions de voyage, on n'y croirait pas; les Gascons ont une malheureuse réputation de par le monde! et cependant j'éprouve le besoin de m'épancher! le bonheur qui ne se partage pas n'en est pas un!… Comment décrire ce combat avec l'ours gris!… exploit qui fit sensation dans tout l'ouest;… mais on n'y croira pas!… voilà ce qui me tourmente!… voilà où nous en sommes sur les bords de la Garonne!! Les eaux de ce fleuve sont pires que celles du Léthé; celles-ci faisaient oublier les chagrins de cette malheureuse vie, mais les eaux de la Garonne vous communiquent un esprit de scepticisme!… Ah!… je ne sais quel impertinent censeur de l'antiquité215 s'avisa d'écrire, qu'à nous autres Gascons le mentir n'est pas vice, mais… façon… de parler!… J'aurais voulu voir nos sceptiques aux prises avec cet ours gris; mais on n'y croira pas, cher Charles, malgré mille précautions oratoires… peu ordinaires (il faut l'avouer) au climat de la Gironde; voilà, encore une fois, ce qui me tourmente: quand il s'agit de prouver des choses si claires, on est sûr de ne pas convaincre, dit notre Montesquieu: Un autre grand homme assure que jamais les voyageurs n'ont menti… quoique dans leurs villages les idiots en médisent, et les condamnent216… Oui, mais la sagesse des nations ne dit-elle pas de son côté que:

Tout voyageur
Est un menteur?

Et le mot du bon roi Henri qu'on nous cite toujours… à nous autres Gascons… il mentira tant… qu'à la fin il dira vrai… Cependant, il faut voyager, mon cher Charles; celui qui n'a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connaît pas l'homme, ou ne le connaît qu'à demi; il faut voyager «ne serait-ce que pour calculer en combien de manières différentes l'homme peut être insupportable217…» Mais toi, mon cher Charles, me croiras-tu? oui; alors causons, entre nous s'entend; ne communique donc ce journal à personne; on critiquerait, c'est le droit de chacun, et tu sais qu'on n'est pas prophète en son pays… Je craindrais de partager le sort de ce jeune Spartiate qui se rendit à Athènes pour étudier sous les grands maîtres de cette cité célèbre; de retour à Lacédémone, ses concitoyens (des envieux sans doute) le firent châtier par les Éphores, sous prétexte qu'il n'avait étudié que la rhétorique… chose parfaitement inutile en Laconie. Entrons en matière, et moquons-nous, en passant, des ennemis de la civilisation (blancs et rouges). Un mien ami (un jeune antiquaire allemand) aidant, je viendrai bien à bout de cette lettre, quoique j'aie plus souvent manié le goudron que la plume… Cher Charles, je me suis aussitôt trouvé à l'aise avec les personnages qui jouent le premier rôle dans ces forêts; je veux parler des sauvages: tu le sais, j'ai un cœur sensible; quelques âmes se lient elles-mêmes quand elles chargent les autres des liens de la reconnaissance. Les squaws (femmes sauvages) s'efforcent, par toutes les séductions de leur sexe, de trouver grâce devant nous; elles demandent des présents d'une voix si douce, que je ne puis rien leur refuser; ce serait un grain noir dans le collier de ma vie; elles baisseraient la tête, et fermeraient les yeux (tout cela veut dire mourir, en style sauvage)… Cependant, affirmer que les femmes, ici, ont toutes les perfections, et que le paradis de Mahomet ne renferme pas de houris plus séduisantes, serait un peu exagérer les choses. Elles n'ont rien à apprendre; on trouve, dans leurs huttes, des miroirs, et autres ustensiles de toilette; faut-il leur en faire un crime? Vers le milieu du XVIIe siècle, les femmes n'atteignirent-elles pas le nec plus ultra de l'absurdité en couvrant leurs visages de taches noires représentant une infinité de figures diverses, préférant généralement celle d'une voiture avec des chevaux?… Nos dames, dit Bulwer, ont dernièrement adopté la singulière coutume de se couvrir la figure de marques noires, comme en avait Vénus, pour faire ressortir leur beauté; c'est bien, si une tache noire sert à rendre la figure remarquable, mais quelques ladies se la couvrent entièrement, et donnent à ces taches toutes les formes imaginables. Bulwer cite une dame dont les mouches variées étaient un curieux specimen de ce que la mode peut offrir de plus bouffon; le front était décoré d'une voiture à deux chevaux, un cocher, et deux postillons; la bouche avait une étoile de chaque côté, et sur le menton était une grande tache ronde. Un autre écrivain dit, en parlant d'une dame: «Ses mouches sont de toute taille, pour les boutons et pour les cicatrices; ici, nous trouvons l'image de toutes les planètes errantes et quelques-unes des étoiles fixes; déjà enduites de gomme pour les affermir, elles n'ont besoin de nul autre éclat.» L'auteur de la Voix de Dieu contre la vanité dans les ajustements, déclare que ces taches noires lui représentent des taches pestilentielles; «et il me semble, dit-il, voir les voitures de deuil et les chevaux tout en noir dessinés sur leurs fronts, et déjà harnachés pour les conduire en toute hâte à l'Achéron…» Cette mode était établie depuis longtemps déjà, car dans le Dictionnaire des Dames (1694), on dit: «elles (les dames de ce temps-là) auraient, sans nul doute, occupé leur place dans les chroniques, parmi les prodiges et les animaux monstrueux, si elles eussent apporté en naissant, des lunes, des étoiles, des croix et des losanges sur leurs joues, et surtout si elles fussent venues au monde avec une voiture et des chevaux…» Les dames du temps de Henri VI d'Angleterre étaient surtout ridicules dans leurs coiffures, qui représentaient une infinité de formes; les préférées étaient celles dont les cornes faisaient l'ornement. Le poète Lydgate était surtout choqué des cornes; dans un poème composé contre elles, il déclare «que les clercs, d'après une grande autorité, rapportent que les cornes furent données aux bêtes pour leur défense, et (au contraire du sexe féminin) pour pouvoir opposer une résistance brutale. Mais cela a dépité les archifemmes, emportées et violentes, furieuses comme des tigres pour le combat singulier, et elles ont agi contre leur conscience. N'écoutez pas la vanité, leur disait-on, mais jetez au loin les cornes218

[215] Salvianus Massiliensis.

[216] Shakespeare: La tempête.

[217] La Bruyère: Caractères.

[218] Histoire des costumes en Angleterre, par Fairholt.

Quant aux jeunes guerriers, je ne révélerai pas ici tous les secrets de leur tactique; il y en a parmi eux qui connaissent plus d'un tour, que l'agneau enseigne à ceux de la société… Cependant j'ai vu des peuples plus habiles dans l'art de confondre le bien d'autrui avec le leur. Les Yalofs219, par exemple, ont une manière de voler qui leur est particulière. Ce ne sont pas leurs mains qu'il faut surveiller, mais leurs pieds. Comme la plupart de ces peuples marchent pieds nus, ils exercent ces membres comme nos filous d'Europe exercent leurs mains; ils ramasseraient une épingle à terre!… S'ils découvrent un morceau de fer, un couteau ou des ciseaux, ils s'en approchent, tournent le dos à l'objet qu'ils ont en vue, et vous regardent fixement en tenant les mains ouvertes; pendant ce temps, ils saisissent l'instrument avec le gros orteil, et pliant le genou, ils lèvent le pied par derrière jusqu'à leurs pagnes qui servent à cacher l'objet volé: et le prenant ensuite avec la main, ils achèvent de le mettre en sûreté.

[219] Yalofs: peuples de l'Afrique.

Notre guide (en qui mérite abonde) est un jeune Natchez nommé Whip-Poor-Will; c'est le guerrier le plus redoutable de l'Ouest; aussi a-t-il des ennemis dans tous les buissons; quelle vendetta!… il a dix-sept scalps ou chevelures à sa ceinture!… je n'oserais jeter une pierre à son chien… Des chevelures, bon Dieu!!… oui, des chevelures, mon cher Charles; il en a autour du cou, au manche de son tomahawck ou casse-tête, etc. Aimez-vous la muscade?… on en a mis partout;… avec cela qu'il vous scalpe de la manière la plus chirurgicale: mettez la main sur lui, souvenez-vous des lois de la guerre… et ne parlez pas220Pst… c'est fait… on serre les fils et il n'y paraît plus… comme dit madame de Sévigné… Les sauvages ne connaissent pas l'effervescence des désirs, le tumulte des passions ni les anxiétés de la prévoyance; ils aiment à mettre du mystérieux dans leurs actions les plus indifférentes. On n'aperçoit, sur ces figures impassibles, aucun de ces mouvements variés, de ces nuances fugitives qui peignent les affections de l'âme et sont les indices du caractère. Ordinairement mélancoliques, ils sont effrayants lorsqu'ils passent tout à coup du repos absolu à une agitation violente et effrénée; les restes de ces tribus se distinguent encore par une certaine fierté que leur inspire le souvenir de leur ancienne grandeur; ils tiennent, avec une opiniâtreté extrême, à leurs mœurs, à leurs habitudes… Étendus sur l'herbe, ils s'inquiètent peu de l'avenir et méprisent souverainement l'adage qui dit: «Faites vos foins au temps chaud.» Un homme de leur couleur, une nature si parfaite, ne travaillerait pas pour tout l'or du monde de peur de compromettre la dignité de sa peau rouge. Que répondre à des gens qui vous disent «Que le Grand-Esprit, après avoir formé l'homme blanc, perfectionna son œuvre en créant l'homme rouge!…» Il est de fait qu'ils sont grands, bien conformés, mais les enfants de l'Ouest221, les Hugers222 américains, n'ont rien à leur envier sous ce rapport: le docteur allemand (mon ami) dit que Plinus parle d'un pays montagneux qui produit des éléphants223. Tranquilles sur leurs peaux d'ours, lorsque la chasse ou la guerre ne les excite pas, les sauvages semblent être sans passions comme sans désirs, et leur esprit aussi vide d'idées que s'ils étaient plongés dans le plus profond sommeil; ils affectent de paraître imperturbables. Cher Charles, ici tu comprendrais ce philosophe à qui l'on vient apprendre que sa maison est en proie aux flammes, et qui répond: «Allez le dire à ma femme, je ne me mêle pas des affaires du ménage224.» Souvent les guerriers me font dire par l'interprète, Daniel Boon: «Ah! mon frère, tu ne connaîtras jamais comme nous le bonheur de ne penser à rien et de ne pas travailler?… Après le sommeil, c'est ce qu'il y a de plus délicieux.» Ma foi, ces gens-là ont raison; diabolique industrie! maudite rage de travailler, au lieu de chômer les saints, et de sommeiller sur le bord de nos fleuves en disputant de paresse avec leurs ondes! «La plupart des arts, dit Xénophon, corrompent le corps de ceux qui les exercent; ils obligent de s'asseoir à l'ombre ou auprès du feu; on n'a de temps ni pour ses amis ni pour la république…» Ici, cher Charles, peu de propriétaires ayant pignon sur rue, et si on leur disait comme l'ange à Mathusalem: «Lève-toi et bâtis une maison, car tu vivras encore cinq cents ans,» ils répondraient avec l'illustre patriarche: «Si je ne dois vivre que cinq cents ans de plus, ce n'est pas la peine que je me bâtisse une maison; je veux dormir à l'air comme j'ai toujours eu coutume de faire…» Ainsi font les sauvages, ayant biens et chevanches… ils se croient certainement plus heureux que nous, ce qui prouve que le bonheur peut habiter sous l'écorce comme sous les lambris. Nous, hommes blancs, nous respirons mais nous ne vivons pas; le sauvage seul jouit de la vie; au fait, les stoïciens ne disaient-ils pas que le souverain bien était… l'ataraxie? Et puis, pour boire de l'eau et coucher dehors, on ne demande congé à personne, ce me semble. Ici la doctrine d'Épicure est en pleine vigueur; de quoi s'agit-il, au bout du compte? du présent, de la réalité; ouvrir les yeux, voir ce qui est, s'affranchir des maux corporels, des troubles de l'âme et se procurer ainsi un état exempt de peine, voilà le bonheur, voilà la vraie philosophie: le destin n'est-il pas responsable de son œuvre?… Chez les sauvages, peu de philosophes doctimes et pesants; ils ne sont pas gens à discuter sur l'intérêt bien entendu, le matérialisme atomistique, l'utilitairisme et l'impératif cathégorique… Que craignent-ils, au bout du compte? comme les Gaulois… la chute du ciel… Qu'on emploie le syllogisme, qu'on décoche le savant enthymème pour faire comprendre à de pareilles têtes la nécessité de l'agriculture et de l'industrie; je vous donne toutes les figures de Quintilien (comme dit Paul-Louis Courrier); faites feu à bout portant, attaquez par l'antithèse, l'hypotypose et la catachrèse; dites-leur, avec le sage Salomon:


Ce qu'est le vinaigre aux dents, et la fumée aux yeux, tel est le paresseux à ceux qui l'ont envoyé…


Vous dormirez un peu, vous sommeillerez un peu; vous mettrez un peu vos mains l'une dans l'autre pour vous reposer, et l'indigence viendra se saisir de vous comme un homme qui marche à grands pas, et la pauvreté s'emparera de vous comme un homme armé…


Celui qui laboure la terre sera rassasié de pain; mais celui qui aime l'oisiveté sera dans une profonde indigence…


Où l'on travaille beaucoup, là est l'abondance; mais où l'on parle beaucoup l'indigence se trouve souvent…


Les pensées d'un homme fort et laborieux produisent toujours l'abondance, mais le paresseux est toujours pauvre…


Allez à la fourmi, paresseux que vous êtes; considérez sa conduite, et apprenez à devenir sage…

Ou bien,

Crains d'un lâche repos la fatigue accablante;
Préfère à la mollesse une vie agissante.
A trente ans tu diras, des plaisirs détrompé:
L'homme le plus heureux, c'est le plus occupé…
Tout travaille et se meut dans la nature entière;
Le plus petit insecte agit dans la poussière.
… Le temps est un éclair pour le mortel actif:
Le temps avec lourdeur pèse sur l'homme oisif.

Vous serez étonné, quand vous serez au bout,
De ne leur avoir rien persuadé du tout…

[220] Job.

[221] The Boys of the west: surnoms de nos compatriotes de l'Ouest.

[222] Du mot anglais huge, qui signifie grand, fort.

[223] Ipsa provincia, montuosa ab oriente, fert elephantos.

(Pline. Hist. nat.)

[224] Anciennement, dans l'île de Java, si le feu prenait à quelque maison, les femmes étaient obligées de l'éteindre sans le secours des hommes, qui se tenaient sous les armes pour empêcher qu'on ne les volât!…


Mais préludez par un récit de combat, un trait de bravoure; on dresse l'oreille aussitôt, l'alarme est au camp… tout s'émeut… on écoute… on dévore vos paroles… c'est que les combats et la chasse font les délices de ces peuples; toutes leurs facultés les servent merveilleusement dans ces occasions. Sur un terrain sec, au milieu des feuilles éparses et roulées par le vent, le sauvage reconnaît les traces de l'ennemi; une branche rompue, et mille autres circonstances, sont pour lui des indices qui ne le trompent jamais, ce n'est que par la patience et l'habitude qu'on se familiarise avec cette partie divinatoire de la chasse…

Parlons des docteurs. La connaissance des rites superstitieux fait toute la science des jongleurs sauvages; comme ils sont les médiateurs entre les hommes rouges et le Manitou, et possèdent toute la science des nations qu'ils séduisent, ils jouissent d'un grand crédit; il faut se tenir en garde contre leurs médecines, car il en résulte quelquefois malheur et misère. Ils évoquent les esprits au son de leurs tambours; on les respecte, on les craint, quelquefois on les aime… mais le plus souvent on les hait… Partout, la ruse, quelque grossière qu'elle soit, exploite la simplicité: Un africain, en proie aux chagrins, s'adresse aux prêtres pour obtenir un nouveau fétiche225; il en reçoit un os de poisson, un caillou, ou un petit morceau de suif orné de quelques plumes de perroquet!… Pourquoi ces jongleurs chercheraient-ils plus d'art? Il faut si peu de chose pour se jouer de l'esprit humain!…

[225] Fétiche ou Totem: nom qu'on donne aux différents objets du culte superstitieux des peuples sauvages.

D'autres sauvages, les Koriaks, par exemple, lorsqu'ils craignent quelque calamité, immolent un chien, lui arrachent les intestins, les attachent à deux perches plantées à quelque distance l'une de l'autre, et passent religieusement entre elles. Les vaines terreurs dont ils étaient agités se dissipent, quand ils ont eu le bonheur de se promener entre les entrailles d'un pauvre animal, et la superstition qui les remplit de craintes, offre elle-même des moyens faciles de les calmer… Les docteurs rendent visite aux malades, qu'ils prétendent guérir à l'aide de charmes et d'incantations; quoiqu'il en soit, ils se montrent assez habiles jongleurs; ils s'enfoncent de longs couteaux dans la gorge et répandent le sang à gros bouillons; ils s'insèrent des bâtons aigus dans le nez, ou ils rejettent, par les narines, des osselets qu'ils avaient avalés; d'autres percent leur langue d'un bâton ou se la font couper pour en rejoindre ensuite les morceaux… Tu sais, cher Charles, que la médecine, chez les Druides, était fondée uniquement sur la magie, et que les herbes employées par eux n'étaient pas douées de grandes vertus curatives. Mais leur recherche et leur préparation devaient être accompagnées d'un cérémonial bizarre et de formules mystérieuses; ces plantes étaient censées en tirer, du moins en grande partie, leurs vertus salutaires. Ainsi il fallait cueillir le samolus à jeun, de la main gauche, sans le regarder, et le jeter dans les réservoirs où les bestiaux allaient boire; c'était un préservatif contre les épizooties.

Le jongleur, chez les sauvages de l'Amérique septentrionale, est un personnage très considéré; lorsque le pays est menacé de quelque fléau, le prophète-docteur ou maître de la pluie est consulté. A l'époque des grandes sécheresses, on lui fait des présents; il promet de la pluie, les nuages doivent éclater et le ciel fondre tout en eau: tremblez, hommes rouges! car des misérables qui vivent de votre crédulité se vantent de troubler la nature entière!… L'âme, au dire des Indiens, est une vapeur légère qui prend et conserve la forme du corps, et les traits du visage après la mort; elle se livre, dans l'autre monde, à toutes les jouissances innocentes qu'elle partageait avec le corps pendant la vie… Ces plaisirs sont éternels et tels qu'Ossian les décrit: Elles (les âmes) poursuivent les daims formés par des vapeurs, et tendent leur arc aérien; elles aiment encore les plaisirs de leur jeunesse et montent les vents avec joie226. C'est une âme qui tient beaucoup de la nature corporelle; elle a besoin d'arcs, de flèches, de troupeaux, et fait dans l'autre monde à peu près ce qu'elle faisait dans celui-ci… Les habitants de Formose croient à un enfer, mais c'est pour punir ceux qui ont manqué d'aller nus en certaines saisons, ou qui ont agi sans consulter le chant des oiseaux; ceux qui ont porté des vêtements de toile et non de soie ou qui ont mangé des huîtres sont également punis aux enfers… Ces pauvres peuples, occupés de vaines superstitions, frappés des contes effrayants qui font le sujet ordinaire de leurs entretiens, sont dupes des ridicules épouvantails que leur imagination enfante sans cesse; ils ont des visions pendant la nuit; ils voient, dans les bois, se former et se dissiper devant eux d'horribles fantômes; ils ont à lutter contre des puissances terrestres et infernales: les docteurs-jongleurs se rendent facilement maîtres de ces âmes faibles… Notre arrivée ici, mon cher Charles, fut une bonne affaire pour les sauvages qui en eurent la joie qu'on peut croire; ils ont un grand nombre de maximes qu'ils répètent à tout venant, par exemple celle-ci: «On ne quitte pas son pays pour recevoir mais pour donner des présents…» Le chef nous reçut debout, entouré de ses officiers; on dit ces derniers les hommes influents de la tribu, bien qu'ils n'aient pas, dans un pot, autant de farine qu'on en peut prendre avec les trois doigts; ils étaient là, le chapeau à la main et se tenant sur leurs membres… On offrit des siéges (des crânes de bœufs!), on alluma le feu du conseil, et on fuma la pipe d'amitié; force nous fut d'essuyer tout au long l'énumération des bonnes qualités de chacun des guerriers présents. Cette réunion d'hommes presque nus, si féroces à la guerre, si implacables dans l'assouvissement de leur vengeance, et maintenant si doux et si tranquilles dans leur village, offrait un spectacle imposant. Les enfants sautaient de joie et exprimaient, à leur manière, le bonheur qu'ils éprouvaient de nous voir, le Sagamore (chef) nous conseilla d'adopter sa coiffure (une tête de cerf ornée de son panache), nous nous excusâmes; on nous demanda nos raisons!… Parole d'honneur, le monde devient curieux, et l'on fait, aujourd'hui, des questions qui ne se faisaient pas autrefois!…

[226] They pursue deer formed of clouds, and bend their airy bow; they still love the sports of their youth, and mount the winds with joy…

«Sur le bord étroit de cette fosse couraient des centaures armés de flèches comme ils avaient coutume de l'être sur la terre quand ils se livraient à l'exercice de la chasse… Ils s'arrêtèrent en nous voyant descendre; trois d'entre eux s'écartèrent de la troupe, armés de leurs arcs, et de leurs flèches qu'ils avaient préparés à l'avance.

(Dante. Enfer, ch. XII.)

Les sauvages font grand cas d'un bon estomac, d'une excellente paire de jambes et des cinq sens de nature. Ce sont les plus imprévoyants des mortels227; ils consomment dans un repas une prodigieuse quantité de nourriture; la cuisine d'Alcinoüs n'y suffirait point… Prêcher la sobriété à des gens qui sont dans l'abondance, ce sont injonctions incommodes et de difficile observance… On ne pourrait leur faire comprendre qu'il est sage de réserver quelques provisions pour le lendemain, «On chassera» est leur seule réponse. Le Sagamore (chef) m'invita à dîner: «Attila vous convie au banquet qui doit avoir lieu vers la neuvième heure du jour.» J'acceptai; Voltaire dit qu'il faut être poli et ne point refuser un dîner où l'on est prié parce que la chair est mauvaise… Le mets favori des insulaires que j'ai visités consiste en poissons qu'on laisse longtemps pourrir; quand on ouvre la fosse où ils ont été déposés, on ne trouve qu'une pâte que l'on retire avec des cuillers. L'étranger ne peut supporter l'odeur infecte de cette affreuse marmelade, mais aucun mets ne flatte plus le palais d'un Polynésien.

[227] Un Caraïbe vendait, le matin, son lit de coton, et venait pleurer pour le racheter, faute d'avoir prévu qu'il en aurait besoin pour la nuit prochaine.

Chaque peuple a sa manière de recevoir les étrangers. Un navigateur reçut un singulier hommage aux îles Kazegut. Il traitait un seigneur africain à son bord, lorsqu'il vit paraître un canot chargé de cinq insulaires dont l'un, étant monté à bord, s'arrêta sur le tillac en tenant un coq d'une main et un couteau de l'autre. Il se mit à genoux devant le navigateur sans prononcer un seul mot; il se leva ensuite, et se retournant vers l'Est, il coupa la gorge du coq; il se remit à genoux, et fit tomber quelques gouttes de sang sur les pieds de l'amiral… Il alla répéter cette cérémonie au pied du grand mât et de la pompe, et présenta ensuite le coq au navigateur qui lui demanda l'explication de cette conduite; l'insulaire répondit que les habitants de son pays regardaient les blancs comme les dieux de la mer, et que le mât était une divinité qui faisait mouvoir le vaisseau; quant à la pompe, ils la considéraient comme quelque chose d'extraordinaire, puisqu'elle faisait monter l'eau dont la propriété naturelle était de descendre… Le capitaine Philips fut bien accueilli par les Africains; les nobles ou Rabaschirs le reçurent à la porte du palais du roi et le saluèrent à la mode ordinaire du pays, c'est-à-dire en faisant claquer d'abord leurs doigts, et lui serrant ensuite la main avec beaucoup d'amitié… Les habitants de Calicut secouaient une éponge trempée dans une fontaine sur les étrangers qui leur rendent visite, et leur donnaient ensuite de la cendre… Ce qui voulait dire: «Sois le bien venu, prends place auprès du feu, et bois si tu as soif; nous pourvoierons à tous tes besoins.»

Les peuples sauvages sont très hospitaliers; quand ils voyagent, un cheval, des habits, des armes composent tout leur bagage; s'ils découvrent dans le désert, la tente d'un inconnu, ils sont contents; c'est la demeure d'un frère, d'un ami, qui partagera avec eux tout ce qu'il possède… Je fus exact au rendez-vous; la modestie, cher Charles, défend à ma sincérité de te dire l'excès de considération qu'on eut pour moi… Je ne te décrirai pas la salle du festin (la maison d'Antenor avait une peau de léopard suspendue à la porte, signal pour avertir les Grecs de respecter cet asyle)… Les guerriers étaient majestueusement accroupis, et fumaient leur pipe avec le grave cérémonial si cher aux Indiens. Au premier abord, je fus un peu déconcerté par la taciturnité de mes hôtes, mais peu à peu ils se montrèrent affables; le chef surtout est un bon vivant, le plus sociable des hommes. Il avait nom (esquisito nombre) Hoschegaseugah; J'entrai dans la salle du festin; on y fricassait, on se ruait en cuisine; Les convives firent cercle autour d'une marmite qui bouillait au milieu de la chaume enfumée; je crus d'abord qu'il s'agissait de quelque manœuvre cabalistique… nenni!… c'était un mets rare qu'on me réservait… une citrouille bouillie!!!… Mon hôte me mit en main une baguette empennée, vulgairement appelée flèche, et je fus invité à travailler pour mon propre compte,… je te laisse à penser quelle fête!!… Quand un habitant du Kamchatka traite un de ses amis, il prend lui-même un gros morceau de lard, le lui enfonce dans la bouche, et coupe ce qui n'y peut entrer… c'est une des grandes politesses du pays. Enfin, repu comme un boa, je jetai des regards furtifs autour de moi, bien décidé à ne pas laisser échapper l'occasion de faire une honorable et silencieuse retraite; mais point de mouvement rétrograde possible; il fallut prendre l'écuelle aux dents, et faire paroli à une dizaine de convives bien endentés, ayant tous un appétit proportionné à la quantité de mets qu'il s'agissait d'absorber. On fuma ensuite; jamais les sauvages ne prennent le calumet sans en offrir les prémices au Grand-Esprit, ou à ses Manitous (esprits de second ordre, êtres intermédiaires entre les hommes et la divinité). Mais parlons des femmes sauvages. Les squaws déploient plus de vivacité que les hommes; cependant elles partagent les malheurs de l'asservissement auquel le beau sexe est condamné chez la plupart des peuples où la civilisation est imparfaite… Les hommes considèrent l'agriculture comme une occupation vile, parce qu'il leur faut des dangers pour ennoblir leurs travaux… Lorsque rien ne les force au mouvement, ils restent assis auprès du feu, et écoutent les histoires merveilleuses de leurs conteurs… Ce sont les Germains de Tacite. «Lorsqu'ils ne sont point à la guerre, ils chassent quelquefois, et le plus souvent, ils restent oisifs, car ils aiment à dormir et à manger (dediti somno ciboque)… Les plus braves et les plus belliqueux ne font rien, laissant la conduite de leur famille, de leur maison et de leurs champs, aux femmes et aux vieillards, aux plus faibles de leurs parents; ils vivent en quelque sorte engourdis, et c'est un étrange contraste de leur nature, que ces mêmes hommes aiment ainsi la paresse, et haïssent le repos.»228

[228] Tacite. De moribus Germanorum.

… Quand les femmes crient famine, les hommes courent les bois, poursuivent les bêtes fauves, traversent, dans de frêles canots, des torrents dangereux, gravissent les sommets escarpés, couchent sur la neige, endurent la faim, la soif, l'insomnie, et s'exposent à mille dangers pour pourvoir aux besoins de leurs familles… Les femmes restent au village, cultivent la terre, préparent les mets, tannent les peaux, nourrissent les enfants, leur enseignent à tirer de l'arc, à nager… Elles doivent aussi remarquer avec soin ce qui se passe aux conseils, et l'apprendre par tradition à leurs enfants; elles conservent le souvenir des hauts faits de leurs pères, et des traités qui ont été conclus cent ans auparavant… Les sauvages ne donnent point à leurs femmes ces marques de tendresse qui sont en usage en Europe; mais cette indifférence, dit Thomas Jefferson229, est l'effet de leurs mœurs, et non d'aucun vice de leur nature; ils ne connaissent qu'une passion, celle de la guerre; la guerre est, chez eux, le chemin de la gloire dans l'opinion des hommes, et c'est par la guerre qu'ils obtiennent l'admiration des femmes; c'est là le but de toute leur éducation; leurs exploits ne servent qu'à convaincre leurs parents, leurs amis, et le conseil de leur nation, qu'ils méritent d'être admis au nombre des guerriers… Parmi eux, un guerrier célèbre est plus souvent courtisé par les femmes, qu'il n'a besoin de leur faire sa cour; et recevoir leurs avances est une gloire que les plus braves ambitionnent. L'histoire de Booz et de Ruth se renouvelle souvent ici. Les larmes, réelles ou affectées, ne manquent pas aux sauvages, aucun peuple ne pourrait lutter avec eux, s'il s'agissait de pleurer abondamment et amèrement la perte d'un parent ou d'un ami; ils vont même, à des époques fixes, hurler et se lamenter sur la tombe des défunts. Nous entendons souvent des gémissements au point du jour, dans les environs du village; ces cris proviennent de quelque hutte, dont les habitants pleurent un parent tué à la guerre… il y a cinquante ans!… Je vis une jeune veuve, mon cher Charles, qui trois jours après avoir perdu son chasseur (mari) se pressait d'user pour ainsi dire son deuil, en s'arrachant les cheveux; elle faisait couler ses larmes abondamment, afin qu'elle pût éprouver une grande douleur en un court espace de temps et épouser… le soir même… un jeune guerrier qu'elle aimait!…230 Les peuples sauvages ont de singulières coutumes, n'est-ce pas?… Au Brésil, par exemple, un écart de la raison avait établi que le mari se coucherait à la place de sa femme qui aurait donné un défenseur à la patrie; et qu'il recevrait, là, les visites de ses parents et amis: on le traitait, on l'alimentait, comme si c'eût été lui qui fût accouché… O mœurs!…

[229] Notes on Virginia.

[230] Chez les Hottentots, une veuve qui se remarie est obligée de se couper la jointure du petit doigt, et de continuer la même opération aux doigts suivants, chaque fois qu'elle contracte de nouveaux liens.

Quant aux mariages, la première démarche que fait un jeune guerrier, c'est de présenter à la fille qu'il voudrait épouser, un tison enflammé; si elle souffle dessus, c'est lui faire entendre qu'elle ne désapprouve pas sa démarche, et qu'il peut espérer; alors il entonne son chant de guerre, c'est-à-dire, il fait, en chantant, le récit de ses prouesses, des dangers qu'il a courus, des chevelures qu'il a enlevées. «Voilà mon tison, dit-il, à la fille qu'il aime; je l'ai pris de mon feu, et non de celui d'un autre. Ouvre la bouche, souffles-y l'haleine du consentement, tu me rendras content. Tu baisses les yeux?… je continue. Pour te convaincre que je suis un brave, regarde le manche de ce tomahawck; voilà les marques de sept chevelures sanglantes. Mais si, comme un nuage noir et épais, qui tout à coup obscurcit la lumière du soleil, le doute venait voiler ton esprit, suis moi, je te les montrerai. Tu y verras aussi de la viande fumée, du poisson grillé, et des peaux d'ours. Veux-tu avoir pour mari, un guerrier? prends-moi: j'en vaux bien un autre. Veux-tu un chasseur infatigable? prends moi, tu verras si jamais la faim vient frapper à ta porte. Si l'eau des nuages, ou le froid de l'hiver entrent dans ton wigwham (hutte), je saurai bien les en chasser; l'écorce de bouleau ne manque pas dans les bois, et voilà mes dix doigts. Quant à ta chaudière, elle sera toujours pleine, et ton feu bien allumé… Tu ne dis rien?… je m'arrête. Puis-je revenir encore te présenter mon tison?…—Oui…»

Rien n'excite plus l'admiration des squaws, et ne les conduit plus promptement à l'amour; voilà pourquoi, les jeunes gens, avant de présenter le tison enflammé, ont un si grand désir de se distinguer: «Dites moi, madame, qui faut il que je tue pour vous faire ma cour?»

Les préliminaires de mariage chez les habitants du Kamchatka, sont bizarres; le Kamchadale choisit ordinairement son épouse dans une famille voisine; il se rend chez sa maîtresse et sollicite le bonheur de travailler pour ses parents; il s'étudie à leur montrer son zèle, sa diligence et son adresse; telles étaient les mœurs patriarchales; Jacob servit sept ans pour mériter Rachel. Si l'amant déplaît, il perd ses peines… mais s'il est agréé, il obtient la faveur de toucher sa maîtresse; c'est en quoi consiste la difficulté, that's the rub,… comme dit Hamlet. Ses efforts sont quelquefois inutiles; en effet, dès qu'on lui accorde la permission de toucher sa Dulcinée, celle-ci est mise sous la garde de toutes les femmes de l'habitation. Les sévères duègnes ne la quittent plus d'un instant; plus l'amant est habile à poursuivre sa fiancée, plus elles sont alertes à le repousser; d'ailleurs la fille, qui n'est jamais seule, pousse des cris dès qu'elle l'aperçoit; les femmes accourent, se jettent sur lui, le saisissent par les cheveux, le mordent et l'égratignent; au lieu de la victoire qu'il espérait, il ne remporte que des meurtrissures. Cette comédie dure souvent des années entières: Point de franche lipée, tout à la pointe de l'épée… Maltraité, battu, l'amant est longtemps à se rétablir, et ne guérit que pour livrer de nouveaux assauts et essuyer de nouvelles défaites; quelquefois, après sept années de tentatives toujours renouvelées et toujours malheureuses, il se fait jeter par les fenêtres.

Les ouvertures et les propositions de mariage, chez les Hottentots, sont l'office du père ou du plus proche parent de l'homme, qui s'adresse au plus proche parent de la femme. Il est rare que la demande soit refusée, à moins qu'une famille ne soit déjà liée par quelque autre engagement. Si la jeune personne n'a aucune inclination pour le mari qu'on lui propose, il ne lui reste qu'une ressource pour éviter d'être à lui, c'est de lui faire une visite, les parents étant présents (ante ora parentum); pendant cette visite, les deux amants se pincent, se chatouillent et se fouettent! (O mœurs!…) La jeune fille devient libre si elle résiste à cette dangereuse épreuve; mais si le jeune homme l'emporte, comme il arrive presque toujours, elle est obligée de l'épouser.

Bien que les sauvages affectent de n'avoir point de jalousie, ils ne laissent pas d'y être extrêmement sensibles. Un guerrier indien, mécontent de sa femme, dissimula son ressentiment et la mena à la chasse comme il en avait l'habitude. L'année était bonne, le gibier abondait. Le mari, quoique bon chasseur, prétendait ne pouvoir rien trouver, et alléguait pour raison qu'il fallait qu'on eût jeté quelque sort sur lui. La femme cria famine; le mari lui dit qu'il avait eu un songe, et que le Manitou lui avait ordonné de traiter sa femme en esclave. Celle-ci, qui croyait qu'on pouvait éluder ce songe (ce qu'ils font parfois), supplia son mari de l'accomplir. Il n'y manqua pas. Dès la nuit suivante, il attaqua sa propre cabane comme l'eût fait un ennemi, s'empara de sa femme, la lia à un arbre, alluma un grand feu et fit rougir des fers pour la torturer; mais loin d'en rester là, il lui reprocha ses infidélités, vraies ou prétendues, et la brûla à petit feu. Le frère de la femme arriva sur ces entrefaites, et tua le féroce mari; mais sa sœur était dans un état si désespérant, qu'il crut devoir abréger ses souffrances; il la poignarda, lui rendit les derniers devoirs, et reprit la route du village, où il fit le récit de cette triste aventure.

Chez ces peuples, les choses ne se passent pas précisément comme chez nous. Au Kamchatka (j'admire le code moral de ce pays), au Kamchatka, l'époux outragé (je veux parler de l'outrage par excellence; le curé de Meudon, Rabelais, eût rendu la chose par un seul mot), l'époux outragé, dis-je, cherche à se venger sur l'amant de sa femme; il le provoque en duel (duel singulier!), les deux champions se dépouillent de leurs habits. L'agresseur (au Kamchatka, c'est le mari!), l'agresseur laisse à son adversaire l'avantage de porter les premiers coups; l'honneur le veut ainsi dans ce pays-là; le mari tend donc le dos, se courbe et reçoit sur l'échine trois coups d'un fort bâton, ou plutôt d'une espèce de massue de la grosseur du bras. Il prend le bâton à son tour, et non moins animé par la douleur qu'irrité de l'affront qu'il a reçu, il donne le même nombre de coups à son ennemi; ainsi l'offenseur… heureux… et le malheureux offensé frappe et est frappé alternativement jusqu'à trois fois; il arrive souvent que l'un des combattants reste sur la place. Si, cependant, l'on préfère son dos à son honneur et à sa gloire, on peut transiger avec l'époux offensé, mais c'est lui qui dicte les conditions; il demande ordinairement des habits, des pelleteries, des provisions de bouche (des provisions de bouche!!!) et autres choses semblables… Dans les pays civilisés, on n'en est pas quitte à si bon marché; les maris sont exigeants; outre les coups de bâton, on paie toujours bien cher des succès de ce genre… C'est juste, après tout: «Buvez l'eau de votre citerne et des ruisseaux de votre fontaine,» nous dit le sage Salomon231.

[231] Bible. Proverbes de Salomon, chap. V, § 2 (Qu'on doit s'attacher à sa femme).

Cependant Juvénal dit quelque part que «l'on a vu souvent des liens mal noués et près de se dissoudre, resserrés par un robuste médiateur.»… L'illustre latin n'entendait pas précisément une médiation dans le genre de celle de M. Robert dans la comédie de Molière.

Mais terminons ici cette lettre déjà bien longue… Cher Charles, si jamais tu portes ta peau d'ours vers l'Orégon, tu passeras par le village de Wilhemette; avant d'y allumer ton feu, informe-toi de la cabane d'Achille Bonvouloir; tu trouveras un abri sous son écorce pour y reposer tes os; cependant rassure-toi, ami; le Français sera intrépide voyageur, mais qu'on ne lui enlève pas l'espoir de revoir la mère-patrie… Adieu, cher Charles; puisse Manitou, le Grand-Esprit, te souffler un bon vent et de bonnes pensées; puisses-tu, dans tes voyages, trouver, tous les soirs, un abri pour ton canot, du bois pour allumer ton feu et (si le gibier est rare) du poisson pour te nourrir. Qu'à ton retour chez toi, la santé, tes parents et tes amis te prennent cordialement par la main.

Telles sont mes paroles que je confirme par trois tailles sur l'écorce du sycomore qui m'abrite.

Adieu.
Forget me not.

CONCLUSION.

Dès la première aube du jour, Daniel Boon, le docteur Hiersac et le Natchez Whip-Poor-Will étaient sur pieds; après avoir fait leurs préparatifs de départ, les trois amis se rendirent auprès des pionniers pour leur faire leurs adieux; chacun eût voulu pouvoir retarder le moment de la séparation…

—Oui, mes amis,—dit Daniel Boon aux pionniers rassemblés autour de lui,—nous sommes peut-être le peuple destiné à opérer la révolution la plus consolante pour l'humanité; la folie des conquêtes passera; le commerce sera plus respecté qu'il ne l'a été jusqu'ici; il sera le destructeur des préjugés et le soutien de l'agriculture… Peut être achèterez-vous, par de grandes fatigues, le bonheur des générations futures; c'est le seul espoir qui puisse vous les faire supporter avec courage. Vos enfants, fiers à leur tour, des vertus et de la gloire de leurs pères, devront à votre mémoire de transmettre sans altération, à leurs neveux, les libertés et l'indépendance nationales conquises par tant de constance et d'héroïsme… Mes amis, celui-là seul qui saurait lire dans l'avenir, pourrait signaler les obstacles, peut-être même les orages qui vous attendent; l'existence des États (comme celle des hommes) n'est qu'une lutte perpétuelle… Mais encore quelques années, et les populations pourront se compter par milliers dans ces régions où l'on ne voit aujourd'hui que des animaux sauvages… Adieu, mes amis; n'oubliez jamais que vous êtes Américains; les ennemis de nos institutions feront de grands efforts pour vous égarer, mais rappelez-vous qu'un gouvernement paternel veille sur vous, et que votre cause est celle de tout un peuple qui s'intéresse à votre prospérité… Amérique, tes destinées sont grandes!… tu ne sens pas encore tes forces! tu ne connais pas encore les faveurs que la fortune doit te prodiguer! Gouvernée par de sages lois, ta prospérité étonnera le monde!… J'ignore les desseins de la Providence; mais nos neveux verront de grandes choses!… Un jour, debout sur les pics des Monts-Rocheux, ils salueront le radieux soleil d'Orient, et, tendant la main à la France qui vit leurs pères au berceau, ils s'écrieront: «Eh bien! sommes-nous toujours dignes de vous?…» Adieu, mes amis, adieu; peut-être vous reverrai-je encore…»

Les pionniers étaient émus jusqu'aux larmes. Daniel Boon, le vieux docteur canadien et le Natchez montèrent à cheval et partirent; on les suivit longtemps des yeux; les dames agitaient leurs mouchoirs, et les hommes leurs bonnets de peau… Enfin les trois amis disparurent derrière les collines.


Daniel Boon mourut peu de temps après son arrivée sur les bords du fleuve Missoury. Le vieux docteur canadien revit le beau pays de France. Quant au Natchez Whip-Poor-Will, privé de son unique ami, il renonça à la vie sauvage, se retira dans l'État de New-York et fut adopté dans la tribu des Tuscarooras; il embrassa la religion chrétienne et devint un zélé propagateur de la foi parmi ses frères… Nous le rencontrerons encore…

TABLE DES MATIÈRES.

Préface I
Dédicace j
Chapitre premier. Le Wigwham des trois amis 7
II. Le Camp d'Aaron 45
III. L'Enfant du Nantucket 81
IV. La Prairie 115
V. Le Combat des reptiles 157
VI. Le Bivouac 183
VII. Les Pléiades 255
VIII. La Panthère 295
IX. Le Conseil des Sachems 321
X. La Bataille sans larmes 349
XI. Le Torrero 363
XII. Hail Columbia! 383
Conclusion 425

Paris.—Impr. de LACOUR, rue St.-Hyacinthe-St.-Michel, 33.