The Project Gutenberg eBook of Les aventures de Don Juan de Vargas, racontées par lui-même

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Title: Les aventures de Don Juan de Vargas, racontées par lui-même

Author: Henri Ternaux-Compans

Release date: December 27, 2019 [eBook #61035]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel (from images generously made
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DE DON JUAN DE VARGAS, RACONTÉES PAR LUI-MÊME ***

LES AVENTURES
DE
DON JUAN DE VARGAS
RACONTÉES PAR LUI-MÊME

Traduites de l'espagnol sur le manuscrit inédit
PAR
CHARLES NAVARIN

A PARIS
Chez P. Jannet, Libraire

1853

L'éditeur se réserve tous droits de reproduction et de traduction.

Paris. Imprimerie Guiraudet et Jouaust, 338, rue S.-Honoré.

AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR.

L'auteur de l'ouvrage que nous publions aujourd'hui n'est pas complétement inconnu. Antonio Sinsal en parle dans sa Chronique de Jaen, comme vivant encore de son temps, dans un âge très avancé, et comme étant célèbre par ses voyages. Ambrosio Embustero en fait aussi mention dans les Hommes célèbres de l'Andalousie. Mais tous deux paraissent ignorer l'existence de sa relation. Le manuscrit, qui paraît original, est un in-4o, fort mal écrit et rempli de ratures. Il m'a été vendu par doña Hermenegilda Ajo, qui tient, calle de los Duendes, à Baeza, une des premières librairies de l'Andalousie, à laquelle elle joint un commerce assez étendu de vieille ferraille et de verre cassé. Il me coûte 12 réaux de vellon. C'est au lecteur à décider si je l'ai payé trop cher.

LES AVENTURES DE DON JUAN DE VARGAS.

PREMIÈRE PARTIE.

CHAPITRE Ier.
De la naissance de l'auteur et de ses premières années.

Retiré dans ma ville natale après avoir mené l'existence la plus orageuse, j'occupe les dernières années de ma vieillesse à écrire cette relation. J'ai parcouru les deux Indes, et concouru par mon épée au triomphe de la croix et à l'augmentation des domaines du roi notre seigneur, que Dieu protége. J'ai échappé à mille dangers, grâce à la protection de Notre-Dame d'Atocha, à laquelle ma mère m'avait voué dès mon enfance. Maintenant, vieux et cassé, sans récompense de mes services, retiré dans la petite maison de mes ancêtres, je n'attends rien des hommes, et je n'ai plus confiance qu'en la miséricorde de Dieu et en l'intervention de Notre-Dame, ma protectrice et ma patronne.

Mon père, don André de Vargas, descendait d'un des compagnons du vaillant roi Pelage qui se réfugièrent dans les montagnes des Asturies, plutôt que de plier sous le joug des ennemis de notre sainte loi; maints champs de bataille furent teints du sang de mes ancêtres, sang versé pour la défense de notre sainte foi catholique, et dont il leur est sans doute tenu compte dans le ciel. L'un d'eux, Garci Perez de Vargas, accompagna le saint roi Ferdinand à la conquête de Séville: dans un combat sa lance se rompit; mais, arrachant une forte branche d'un olivier voisin, il abattit tant de mécréants, qu'il reçut le surnom de machuca (massue).

Un autre de mes ancêtres prit part à la conquête de Jaen, et reçut pour sa récompense quelques terres aux environs de cette ville, où ma famille vécut long-temps dans l'aisance; mais don André, mon père, poussé par la noblesse de son sang, dépensa presque tout son bien au service des rois catholiques. Il se distingua dans les guerres d'Italie, et fut un des premiers qui plantèrent l'étendard de la croix sur les tours de l'Alhambra. Blessé grièvement dans cette occasion, il se retira dans sa patrie, n'emportant pour prix de ses exploits que ses blessures et la croix d'Alcantara, récompense plus précieuse pour un gentilhomme espagnol que ne l'auraient été tous les trésors des rois maures.

De retour dans sa maison, qu'il trouva presqu'aussi délabrée par le temps qu'il l'était par la vieillesse, il épousa doña Maria de Caravajal, qui était comme lui mieux partagée du côté de la noblesse que de la fortune; elle descendait de la maison de Caravajal, dont je parlerai dans le chapitre suivant: car, s'il est permis au fils d'un maltotier de décorer de bronze et de marbre le tombeau de celui dont il roule le sang bourbeux, c'est un droit et un devoir pour un gentilhomme de sang bleu[1] qui a méprisé les biens de la fortune d'employer sa plume à célébrer la gloire de ses ancêtres.

[1] L'orgueil castillan distingue dans la noblesse trois espèces de sang: sangre azul (sang bleu), se dit de la noblesse la plus illustre; sangre colorado (sang rouge), de la bonne noblesse; sangre amarillo (sang jaune), de celle qui a reçu quelque mélange de sang plébéien.

CHAPITRE II.
Histoire des Caravajal, famille de la mère de l'auteur.

Il est inutile de dire que la maison de Caravajal est d'une origine aussi illustre que la nôtre: sans cela l'orgueil de mon père se fût révolté à la seule idée de cette alliance. Cette maison s'était également illustrée lors de la conquête de l'Andalousie. Vers la fin du treizième siècle, deux frères jumeaux de ce nom, don Pedro et don Juan, vivaient à la cour de Ferdinand IV, roi de Castille. Le premier devint amoureux de doña Léonore Manrique de Lara, descendante des anciens souverains de la Biscaye, et ses tendres soins furent payés de retour. Leur union allait être bientôt célébrée quand le comte de Benavides, favori du roi, aperçut doña Leonor, dans une course de taureaux par laquelle on célébrait une victoire remportée sur les ennemis de la foi, victoire qui était due en partie à la valeur des deux Caravajal. Profitant de leur absence, Benavides demanda la main de la belle Leonor, que sa famille n'osa refuser à un homme aussi puissant.

Jamais taureau qui fait fuir tous les combattants devant lui n'égala la fureur de don Pedro de Caravajal en apprenant cette nouvelle. Suivi de son frère, il se rend à Palencia, où le comte s'était établi avec sa jeune épouse; le soir même, le rencontrant accompagné d'un de ses parents, les Caravajal les attaquent, et bientôt Benavides, frappé à mort, tombe pour ne plus se relever. Les deux frères se réfugient dans une église, et se hâtent d'envoyer un confesseur au mourant, un reste de pitié les empêchant de tuer son âme avec son corps. La porte où ce combat eut lieu s'appelle encore Puerta de los duelos, comme peuvent s'en assurer ceux qui visitent cette ville.

Les deux frères espéraient attendre dans ce saint asile le moment de se justifier auprès du roi. Mais celui-ci avait une telle affection pour Benavides, que, sans respect pour les saints, il fait saisir les deux frères. Ferdinand refuse même d'entendre leur justification; malgré la loyauté du combat, il les traite comme des assassins, et ordonne qu'on les précipite du haut des tours du château. Alors les deux frères, se voyant abandonnés des hommes, n'ont plus de confiance qu'en Dieu, citent Ferdinand à comparaître dans trente jours à son tribunal, et s'élancent dans les fossés de la forteresse. Le trentième jour au matin, Ferdinand fut trouvé mort dans son lit. La mémoire des Caravajal fut réhabilitée par son successeur, et c'est de don Juan que descendait la famille de ma mère. Ce fait est rapporté par tous nos chroniqueurs, qui désignent Ferdinand IV sous le nom de el Emplazado ou l'Ajourné. J'ai cru cependant devoir le consigner ici, afin que cette condamnation ne pût jamais être reprochée à ma famille. S'il est du devoir d'un bon soldat de nettoyer soigneusement ses armes, il doit avoir encore plus de soin de ne pas laisser la moindre tache sur son écusson.

CHAPITRE III.
De la jeunesse de l'auteur et de son éducation.

Quand je fus arrivé à l'âge de dix ans, mes parents m'envoyèrent à l'église de Saint-André, notre paroisse, pour y étudier la lecture et la doctrine chrétienne. Mon père me racontait ses campagnes et m'apprenait à combattre avec l'épée et le poignard. Ma mère me donnait quelques leçons sur une vieille mandoline, dont elle avait joué avec assez de talent, et me faisait répéter les romances du Cid et celles qui racontent nos anciennes guerres contre les Maures. C'est ainsi que s'écoulait ma jeunesse, en attendant que j'eusse l'âge de porter les armes, quand un événement que je vais raconter me força à quitter ma ville natale; je ne devais la revoir qu'après de longues années.

Près de notre maison vivait un vieux gentilhomme fort riche, marié tout nouvellement avec une jeune femme dont il était excessivement jaloux. Jamais elle ne sortait sans lui, et c'était à peine si, dans les journées les plus chaudes, il lui permettait de respirer un peu l'air sur un balcon qui donnait sur la rue. Un jour, c'était celui de la fête du glorieux apôtre saint André, patron de notre paroisse, j'avais accompagné ma mère à la messe solennelle qui se disait à cette occasion; comme je passais sous le balcon de notre voisine, elle laissa tomber un bouquet, que je m'empressai de ramasser, sans songer à mal. Je n'avais alors que seize ans, et j'étais plus ignorant des choses de ce monde qu'on ne l'est ordinairement à cet âge, car je quittais à peine la société de mes vieux parents.

Le vieux jaloux ne pensa pas de même; il vit dans cet événement la preuve d'une intrigue entre moi et sa femme, et résolut de me faire assassiner. Trois bandits payés par lui m'attendirent un soir dans la petite ruelle qui longe l'église, et qui n'est guère fréquentée après l'Angelus. Je me défendis de mon mieux; mais j'allais succomber sous le nombre, quand, en m'appuyant, pour mieux résister, contre une petite porte de l'église, je m'aperçus qu'elle était ouverte. Je me hâtai de me réfugier dans le sanctuaire, où les bandits n'osèrent me suivre, et le lendemain le bon curé de cette église, qui était un ami de la maison, me ramena à ma mère.

Me voilà donc sauvé pour cette fois; mais le danger me menaçait toujours: tout faisait supposer qu'on n'en resterait pas là. Quoiqu'on n'eût aucune preuve, il n'était pas difficile d'attribuer ce coup à notre vieux voisin, dont la jalousie était connue, et qui ne passait pas pour trop scrupuleux sur sa manière de se défaire de ses ennemis. Mais il était puissant et rusé; j'étais pauvre et ignorant. Après s'être consultés, mon père et le curé décidèrent qu'il fallait me faire quitter Jaen et m'envoyer à Séville, près d'un oncle de ma mère, chanoine de la cathédrale de cette ville. Mon paquet fut bientôt fait; mon père y ajouta quelques réaux, et je me mis en route avec une petite valise et la bénédiction de mes parents. C'était tout ce que leur pauvreté leur permettait de me donner.

CHAPITRE IV.
Séjour de l'auteur à Séville. Il est obligé de s'enfuir à Carthagène.

Qui n'a pas vu Séville n'a pas vu de merveille, dit un vieux proverbe. Qu'on juge donc de l'effet que produisit cette superbe cité sur moi, qui sortais pour la première fois de ma famille. Mon vieil oncle m'accueillit fort bien. Il vivait dans l'aisance; son grand âge ne lui permettait guère de quitter son fauteuil, et, pourvu que je vinsse de temps en temps lui tenir compagnie dans la soirée, il me laissait en toute liberté. Je commençai à me lier avec des jeunes gens de mon âge. Je fréquentai le manége et les écoles d'escrime; enfin, je me préparais à soutenir un jour le nom de Vargas dans les rangs de nos invincibles soldats.

Au bout de quelque temps, je n'étais plus le jeune homme simple qui était sorti de Jaen. La conversation de mes camarades, la lecture des aventures d'Amadis, encore plus de celles de la bonne mère Célestine, m'avaient inspiré de nouvelles idées. En face de la maison de mon oncle, dans la rue de Xérez, demeurait une veuve d'une quarantaine d'années, de celles que les vieillards trouvent passées et qui séduisent les jeunes gens. Je m'étais aperçu qu'elle ne me regardait pas d'un trop mauvais œil. Tout plein de ma Célestine, je m'adressai à une vieille revendeuse biscayenne, qui avait ses entrées libres dans la maison. Elle consentit à protéger mes amours, et ne me fit pas languir, car dès le lendemain elle me dit de frapper à minuit à la porte de la veuve, et qu'une servante prévenue m'ouvrirait la porte.

Jamais Amadis allant trouver la belle Oriane, Lancelot se rendant auprès de la reine Genièvre, ou Tyran le Blanc conduit par la bonne dame Quintagnone vers l'impératrice de Grèce, ne fut aussi fier de sa conquête. Je rêvais d'une foule de dragons et de géants que j'aurais à vaincre. Heureusement rien ne mit obstacle à mon rendez-vous. Je frappe, la suivante est à son poste, et je pénètre sans difficulté dans le château enchanté.

La bonne veuve, quoiqu'elle ne sût pas le latin, avait sans doute entendu parler du proverbe Sine Baccho et Cerere Venus friget. Elle avait préparé un jambon d'Estramadure et quelques bouteilles de Xérez auxquels nous nous empressâmes de faire honneur. Le reste de la nuit se passa sans encombre, et au point du jour la discrète suivante me fit sortir par où j'étais entré.

Ce commerce amoureux durait depuis quelques semaines quand un vieux Vingt-quatre[2], qui portait à la dame un intérêt plus que paternel, fut averti de ce qui se passait. La veuve avait eu l'imprudence, dans un marché avec sa revendeuse, de céder à celle-ci un vieux vertugadin de damas jaune datant du jour de ses noces, qui depuis long-temps faisait envie à la suivante, et qu'elle avait considéré comme devant lui appartenir. En outre, celle-ci était fâchée de voir à sa maîtresse un amant qui ne lui donnait rien, car j'étais trop pauvre pour le faire. Elle nous dénonça donc au Vingt-quatre, dont la vengeance ne tarda pas à se faire sentir.

[2] On appelle ainsi les membres du conseil municipal de Séville, qui sont au nombre de vingt-quatre.

Un muletier avait été dévalisé entre Ecija et Carmona. Il avait porté plainte et donné le signalement de ses agresseurs. Un de ces signalements pouvait s'appliquer à moi. Le Vingt-quatre qui était chargé de la police, le remarqua et résolut de me perdre en m'impliquant dans cette affaire. Heureusement le greffier chargé du rapport était comme moi de Jaen, et même un peu parent de ma famille. En toute autre occasion je ne me serais pas félicité de cette parenté avec un greffier, mais cette fois-ci je dois avouer qu'elle me sauva. Il vint avertir mon oncle de la méchante affaire qu'on allait me susciter. Nous n'étions pas de force à lutter avec un Vingt-quatre. Je commençais à être en état de porter les armes; mon oncle me donna quelques écus, une lettre pour le fils d'un de ses amis qui levait une compagnie à Carthagène, pour aller au secours du royaume de Naples, alors menacé par les Français, et de plus un long sermon sur le danger des liaisons illicites. Il avait autrefois prêché ce sermon avec l'approbation générale dans l'église de Sainte-Euphémie, et ce succès avait même contribué à lui faire obtenir son canonicat. Il ne perdit donc pas une si bonne occasion de le placer, ce qui contribua peut-être à le consoler de mon départ. En somme, c'était un excellent homme; il ne m'a jamais fait que du bien, et, tous les vendredis, je récite un chapelet pour le salut de son âme, que Dieu ait dans sa gloire.

Je pris donc la route de Carthagène, chargé d'argent à peu près comme un crapaud de plumes, et je fis gaîment la route à pied, rêvant tantôt à la belle que j'avais perdue, tantôt à la gloire que j'allais acquérir. J'arrivai ainsi à Carthagène, et je me hâtai d'aller présenter ma lettre au capitaine Diego Osorio.

CHAPITRE V.
L'auteur obtient une enseigne et s'embarque pour Naples.

Le capitaine Diego Osorio était un grand homme sec et jaune, vieilli sous le harnais. Il était sur le bord de la mer, occupé à surveiller l'embarquement de sa compagnie, qui devait mettre le lendemain à la voile pour Naples. Il me reçut du haut de sa grandeur, m'arracha presque des mains la lettre que je lui présentais en tremblant, et, après l'avoir lue, il me toisa des pieds à la tête et me dit: Mon petit jeune homme, ton oncle me demande pour toi une enseigne dans ma compagnie; tu lui servais sans doute d'enfant de chœur. Je ne te la donnerai pas pour deux raisons: la première, parce que tu portes sur ta tête un bonnet de soie brodé qui te donne plutôt l'air d'un godelureau que celui d'un soldat, et la seconde, parce que tu n'as pas encore de barbe au menton. Le bonnet était un don d'amour de ma veuve; j'y tenais beaucoup; cependant, je pris bravement mon parti. Je le lançai à la mer en disant: Capitaine, c'est ainsi que je me défais de mes ennemis. Ce bonnet est le mien, puisqu'il me prive du bonheur de servir sous vos ordres. Quant à la barbe, ce n'est pas pour être capucin que je demande une enseigne dans votre compagnie.

Le capitaine Osorio sourit, ce qui lui arrivait rarement, et reprit d'un ton plus doux: Tu m'as cependant l'air d'un luron (guapo); je serais fâché de te perdre. Es-tu le parent de Don André de Vargas, avec qui j'ai servi jadis sous le grand capitaine[3]? Quand je lui eus dit que j'étais son fils, il devint tout à fait gracieux, et me dit: Ecoute, je ne saurais te donner une enseigne au détriment de tant de vieux soldats, mais pars avec moi comme volontaire, et j'aurai soin de toi.

[3] C'est ainsi que les Espagnols désignent par excellence Gonzalve de Cordoue.

J'acceptai. Je ne pouvais guère faire autrement, et d'ailleurs j'étais pressé d'aller courir les aventures. Pendant tout le voyage, la galère qui nous portait arrêtait tous les navires que nous rencontrions, pour s'assurer s'ils n'étaient pas Français. Le roi de France eut dû de grandes actions de grâce au commandant de notre galère, pour tous les sujets qu'il lui découvrait: sans respect pour la géographie, Génois, Vénitiens, Sardes et autres étaient déclarés sujets du roi François Ier, et par conséquent de bonne prise. Je ne sais pas même s'il respectait toujours le pavillon du Saint-Père.

Après quelques jours d'une campagne plus fructueuse pour nous qu'utile au vice-roi de Naples, qui attendait des renforts avec impatience, nous découvrîmes, à la hauteur du cap Spartivento, à la pointe de l'île de Sardaigne, un gros navire qui, dès qu'il nous aperçut, parut chercher à nous éviter. Le commandant de notre galère en conclut qu'il devait être français, c'est-à-dire richement chargé. Il lui donna chasse et l'atteignit au bout de deux heures. C'était un vaisseau génois qui revenait avec une cargaison de soie de Tripoli de Syrie. Il était mieux armé que nous ne l'avions supposé, et sa prise nous coûta cher. Les Génois furent déclarés Français, et, voulant éviter qu'ils n'allassent fatiguer les oreilles du roi d'Espagne de leurs plaintes ridicules, on les attacha à bord de leur navire, auquel on fit une voie d'eau après l'avoir pillé. Notre galère, qui avait souffert considérablement dans le combat, se dirigea sur Naples, où le capitaine ne manqua pas de se vanter des victoires qu'il avait remportées sur les ennemis du roi d'Espagne. Cette affaire ne fut pas malheureuse pour moi: j'y ramassai quelques écus d'or qui traînaient dans un coin de la cabine du Génois, et Osorio, fidèle à sa promesse, me donna la place d'un de ses deux enseignes, qui avait été tué dans la dernière action.

CHAPITRE VI.
L'auteur est obligé de s'enfuir pour avoir tué en duel un de ses camarades.

Les troupes espagnoles vivaient à Naples dans la plus extrême licence, et c'est avec un vif repentir que je pense aujourd'hui à la vie que nous y menions. Grâce à Dieu et à ma sainte patronne, je ne cessai pas cependant de fréquenter les églises, et de fuir la conversation des hérétiques qui remplissaient les troupes allemandes dont la garnison était en partie composée. Ils se raillaient même de nos saintes pratiques, et les querelles devinrent si fréquentes que le vice-roi, qui les protégeait, au mépris de Dieu et de saint Janvier, patron de la bonne ville de Naples, envoya notre compagnie tenir garnison à Gaëte, d'où elle partit bientôt après pour Milan.

Je ne décrirai pas cette ville, non plus que celle de Naples. Je ne ferai pas comme certains soldats retirés, qui ne savent parler que d'Italie et de Flandres, et qui vous en assourdissent constamment les oreilles. J'ai parcouru tant de pays éloignés et peu connus, que je laisse ce soin à ceux qui n'ont pas autre chose à dire. Nous ne vivions pas mieux à Milan que nous n'avions fait à Naples. Si nous étions peu scrupuleux sur les moyens de nous procurer de l'argent, il ne moisissait pas dans nos poches, et les tables de jeu en absorbaient la majeure partie.

Un jour il s'éleva une dispute sur un coup douteux entre moi et don Estevan de Rada, l'autre enseigne de ma compagnie. Il osa me donner un démenti, et bientôt mon épée lui eut prouvé qu'un Vargas n'en souffre pas. Il tomba, et j'allai me cacher chez quelques amis, qui me donnèrent les moyens de gagner Gênes. Il me restait encore assez d'argent pour payer mon passage à bord d'un vaisseau qui partait pour Séville. J'avais tout lieu d'espérer que mon affaire était apaisée, et d'ailleurs je n'avais pas le choix. Je partis donc, et en arrivant j'appris de tristes nouvelles. Mon oncle le chanoine était mort, et l'on n'avait rien trouvé chez lui de quelque valeur. Une vieille femme qui le soignait et faisait sa cuisine prétendit que c'était bien naturel, parce qu'il donnait tout aux pauvres: il fallut bien se contenter de cette excuse. Ma veuve avait perdu son protecteur et avait épousé un riche boucher. Je n'avais rien à attendre de mes parents, qui avaient eux-mêmes bien de la peine à vivre. Je ne savais que devenir, quand je rencontrai sur la plage de San-Lucar un de mes camarades de Naples. Il me parla d'un nouveau pays, nommé Temistitan, que Fernand Cortez, gentilhomme d'Estramadure, venait de découvrir dans les Indes. Le bruit courait à Séville qu'on y avait trouvé des villes toutes d'or et d'argent, et où les instruments les plus vils étaient couverts de pierreries. Un vaisseau, envoyé par Cortez, venait d'arriver, chargé de présents pour l'empereur, et celui qui le commandait cherchait des hommes de bonne volonté. La proposition était tentante pour un gentilhomme sans ressources et qui avait des difficultés avec la justice. Je me laissai donc entraîner sans peine par mon ancien camarade, qui se nommait don Luis Maldonado.

CHAPITRE VII.
Départ de l'auteur pour Temistitan. Il est pris par un corsaire de Barbarie et recouvre sa liberté.

Après quelques jours d'une navigation heureuse, nous arrivâmes à la hauteur des Açores. Nous nous réjouissions de cet heureux début, quand nous aperçûmes dans le lointain trois voiles que nous ne tardâmes pas à reconnaître pour des corsaires barbaresques. Notre capitaine fit tous ses préparatifs pour une résistance digne du nom castillan, ce qui n'était pas chose facile à bord d'un navire encombré de marchandises et de passagers hors d'état de porter les armes. Nous ne tardâmes pas à être assaillis. Nous résistâmes de notre mieux; mais, après avoir combattu plusieurs heures et perdu la plus grande partie de notre équipage, il fallut céder au nombre. Les ennemis de notre foi coulèrent notre navire, après en avoir enlevé les marchandises les plus précieuses et les hommes qui pouvaient être vendus avantageusement comme esclaves. Tous ceux qui furent jugés d'un mauvais débit, ainsi que les blessés, trouvèrent une mort humide au milieu des flots. Que Dieu et sa sainte mère leur soient en aide!

Nous fûmes conduits à Tetuan. Maldonado et moi nous fûmes achetés par le même maître, marchand juif né à Séville, et que la crainte salutaire de la sainte inquisition avait forcé à s'enfuir au Maroc. Ce mécréant, bien loin de nous considérer comme des compatriotes, nous faisait souffrir mille maux, et semblait vouloir venger sur nous tous les porcs (marranos) de sa race qui ont été brûlés sur la grande place de Séville. Aussi depuis ce jour je n'ai jamais vu brûler un juif sans me dire avec quel plaisir je verrais à sa place ce coquin d'Isaac. Nous avions cependant un avantage sur nos compagnons d'infortune: comme notre maître n'était pas musulman, il nous laissait tranquilles sur le chapitre de la religion, tandis que les Maures faisaient souvent essuyer aux esclaves chrétiens les traitements les plus affreux, pour les forcer à renier la foi de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Ce juif avait amené d'Espagne sa jeune fille nommée Rébecca. Comme, pour se soustraire à la sainte inquisition, Isaac, lorsqu'il habitait Séville, feignait d'être chrétien, il avait fait élever sa fille dans notre sainte loi, qu'elle avait sincèrement embrassée. Quand Isaac se fut décidé à s'établir en Afrique avec l'or dont il avait dépouillé les chrétiens par les usures, il avait ouvertement professé sa maudite loi et voulu forcer sa fille à faire de même; elle s'y était refusée, c'est pourquoi il l'accablait de mauvais traitements. Rébecca se confia à nous, et nous dit combien elle désirait se rendre en terre chrétienne, si nous voulions favoriser sa fuite. Elle ne parla ni à des niais ni à des sourds, et comme elle savait le moyen de puiser dans le coffre-fort de son père, elle nous fournit de l'argent pour gagner un homme qui devait nous attendre à la porte de la ville avec trois chevaux. Une belle nuit, quelques coups de poignard nous assurèrent du silence du père. Nous nous laissâmes couler du haut des remparts au moyen d'une corde, et en peu d'heures les pieds légers de nos chevaux nous eurent portés aux portes de Ceuta, où le valeureux D. Lope Manrique, qui y commandait au nom de Sa Majesté, nous fit la meilleure réception.

Rébecca reprit son nom chrétien d'Isabelle. Sa beauté avait touché mon cœur ainsi que celui de Maldonado; tous les deux nous voulions l'épouser, et nous étions sur le point de vider cette querelle les armes à la main, quand un pieux religieux de la Merci, qui était venu à Ceuta pour racheter des esclaves chrétiens, nous décida à remettre cette question à la décision du Ciel. Nous jetâmes les dés, et quoique j'eusse promis un cierge de trois livres à Notre-Dame d'Atocha si j'étais favorisé par le sort, ce fut Maldonado qui l'emporta. Que ma sainte patronne me pardonne les imprécations dont je la chargeai à cette occasion! Le Ciel sait mieux que les faibles hommes ce qui leur convient: Maldonado, que j'ai rencontré depuis aux Indes, m'a raconté que, peu de temps après, elle l'avait quitté, après avoir dévalisé la maison, pour suivre un renégat qui la conduisit à Fez. Ainsi, après tout, ce fut moi qui fus le gagnant: c'est pourquoi j'ai ordonné dans mon testament qu'on offrît un cierge de trois livres à Notre-Dame d'Atocha.

N'ayant plus rien à faire à Ceuta, je m'embarquai de nouveau pour Séville. Mais l'impossibilité d'y subsister me força à prendre parti dans une nouvelle expédition que l'on préparait pour le Mexique. Je m'embarquai à San-Lucar sur la Santa-Engracia, et environ trois mois après je débarquai à Vera-Cruz.

CHAPITRE VIII.
Arrivée de l'auteur à Mexico.

Vera-Cruz était un ramassis de quelques cabanes. D'après ce que l'on m'a raconté, elle est depuis devenue une belle ville. A notre arrivée, nous fûmes accueillis par une foule d'Espagnols qui étaient venus de différentes provinces du Mexique y chercher une occasion de s'embarquer pour l'Europe, avec les trésors qu'ils avaient gagnés à la pointe de leur épée. D'autres étaient venus acheter des marchandises pour les conduire dans l'intérieur. Tous étaient chargés d'or et d'argent; ils passaient les nuits à jouer et à boire du vin d'Espagne, dont ils étaient privés depuis long-temps, et qu'ils payaient des prix exorbitants.

Quel spectacle c'était pour moi, dans les poches de qui un réal était aussi rare qu'une perdrix dans les rues de Séville, de voir des poignées d'or qu'on ne se donnait pas la peine de compter, et de penser que dans peu de jours je pourrais en posséder autant! Toutes les marchandises que notre vaisseau avait apportées furent bientôt vendues au prix qu'il plut aux marchands de demander. Quelques jeunes filles, qui se disaient nobles et vierges, ce que la charité chrétienne m'ordonne de croire, quoiqu'elles fussent probablement plus connues des Alcahuetas de Triana que du curé de leur paroisse, trouvèrent bientôt des maris. Un Père de Saint-François, qui avait acquis une grande dextérité en baptisant quelquefois dix mille Indiens dans une après-midi, eut bientôt expédié tous ces mariages. En peu de jours les navires reprirent la mer, et ceux qui ne partirent pas avec eux se remirent en route pour l'intérieur; de sorte que Vera-Cruz redevint presque désert jusqu'à l'arrivée d'une nouvelle flotte.

Le pays qui séparait Vera-Cruz de Mexico était entièrement soumis, et la route était continuellement fréquentée par les Espagnols. Nous traversâmes successivement Tlascala, dont les habitants furent les premiers qui se déclarèrent en faveur de l'illustre Fernand Cortez et qui lui restèrent toujours fidèles; Cholula, ville entièrement détruite lors de l'infâme trahison des habitants, qui avaient formé le projet de massacrer tous les Espagnols, et Otumba, illustrée par la victoire que la valeur castillanne, protégée par le glorieux apôtre saint Jacques, remporta sur la barbare furie d'une multitude innombrable de Mexicains.

Les traces du long siége qu'avait soutenu Mexico s'effaçaient rapidement; des palais comme ceux d'Espagne remplaçaient les anciennes habitations des seigneurs mexicains; une magnifique cathédrale commençait à s'élever; on avait assis les fondations sur les images de pierre qu'on avait arrachées des temples du démon. Les rues étaient remplies d'Indiens, dont les uns travaillaient à combler les canaux qui faisaient autrefois de cette ville une autre Venise, les autres apportaient de longues poutres ou traînaient d'énormes pierres. Un grand nombre succombaient à la peine; mais ils en étaient bien dédommagés, car les RR. PP. franciscains parcouraient les rues de la ville, et quand ils voyaient un Indien près d'expirer, ils versaient sur son front l'eau sainte du baptême, et l'envoyaient tout droit dans le séjour de la gloire. Combien leur sort était différent de celui des Indiens qui avaient péri pour la défense de leur fausse religion, et que les griffes du démon avaient entraînés dans les flammes de l'enfer! quelle consolation pour les propriétaires de ces magnifiques palais, pour les fondateurs de ces églises et de ces saints monastères, d'avoir été la cause du salut de tant d'âmes!

Cependant, après avoir employé quelques jours à rassasier mes yeux d'un spectacle tout nouveau pour moi, je ne tardai pas à m'apercevoir qu'il n'était pas aussi facile de faire fortune à Mexico que je me l'étais imaginé. Les trésors de Montezuma étaient partagés, les commanderies étaient données, plusieurs expéditions qui avaient été tentées vers le nord avaient assez mal réussi, et, comme dit le proverbe, ceux qui avaient été chercher de la laine s'en étaient revenus tondus. Je me décidai donc à me joindre à l'illustre Don Pedro de Alvarado, qui réunissait des soldats pour aller à la conquête du Guatemala, pays situé vers le sud, et dont on vantait beaucoup les richesses.

CHAPITRE IX.
L'auteur accompagne Alvarado à la conquête du Guatemala.

Notre armée se composait de cent cavaliers, de cent cinquante fantassins dont je faisais partie, car ma pauvreté ne m'avait pas encore permis d'acheter un cheval, et de six cents Indiens alliés. Nous marchâmes pendant assez long-temps à travers des pays soumis, dont les habitants ne nous offrirent aucune résistance. Nous arrivâmes ainsi à la rivière de Michapoyat, dont les habitants d'une ville nommée Atiquipaque nous disputèrent le passage. Les Indiens n'étaient plus si faciles à vaincre qu'autrefois; ils redoutaient encore beaucoup les chevaux et les armes à feu, mais ils ne regardaient plus ces animaux comme des monstres qui vomissaient du feu et de la fumée. Notre général eut son cheval tué par un Indien, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'on parvint à le remonter dans la mêlée.

Après une rude affaire, nous pénétrâmes dans la ville, que nous trouvâmes abandonnée; nous nous y établîmes, mais les Indiens y mirent le feu pendant que nous étions livrés au sommeil, et nous assaillirent de tous les côtés. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine et après avoir perdu un assez grand nombre des nôtres que nous parvînmes à les repousser. Le lendemain, nous nous emparâmes, non sans combat, de la ville de Taxisco, et plus tard de celles de Guazacapan et de Pazaco. Notre marche était lente, car les Indiens, en parsemant la route de cailloux aigus et de pointes de flèches, étaient parvenus à estropier presque tous nos chevaux. Ce spectacle me consola de mon métier forcé de fantassin: car si je n'avais pas de cheval pour me porter, je n'en avais pas un à traîner derrière moi, comme la plupart des nôtres. Cependant notre général imagina d'envelopper les pieds des chevaux dans des morceaux de peau de cerf, qu'on renouvelait aussitôt qu'ils étaient usés, et de cette manière ils furent bientôt guéris.

Nous arrivâmes ainsi près de la grande ville de Xélaluh, sur le territoire des Indiens Quiches. Ceux-ci nous attaquèrent dans une gorge de montagne qu'on appelait alors Olintepeque, et qui, depuis cette époque, a reçu le nom indien de Xéquigel (rivière de sang). Ils combattirent toute la journée avec acharnement et en faisant rouler sur nous d'énormes quartiers de rocher, ce qui, cette fois, fit mentir le dicton que le bien nous vient d'en haut. Après une lutte acharnée, nous forçâmes le passage, et nous arrivâmes dans la ville, dont tous les habitants s'étaient réfugiés dans les bois.

Le lendemain, le roi, qui se nommait Chigniavicelut, envoya une ambassade à Alvarado pour lui demander la paix, en lui offrant une grande quantité d'or. Il l'invitait à venir le voir à Ulatlan, sa capitale. Alvarado, le croyant de bonne foi, se mit en route, mais il hésita quand il vit la situation et la force de cette ville. Située au sommet d'un rocher escarpé, on n'y pénétrait que par deux portes auxquelles conduisaient des escaliers très rapides. Les rues en étaient fort étroites et les maisons très élevées. Alvarado remarqua aussi que l'on n'apercevait ni femmes ni enfants, ce qui est un signe certain que les Indiens méditent quelque trahison. Il n'hésita donc pas à donner le signal de mettre le feu à la ville et de massacrer les habitants.

Après avoir ainsi détruit la monarchie des Quiches, Alvarado nous conduisit vers Guatemala. Le roi vint au devant de lui sur une litière couverte d'ornements d'or et de plumes brillantes. Il nous fit distribuer des vivres en abondance, tant il était joyeux de notre victoire sur les Quiches, car une haine mortelle régnait entre les deux nations. J'en raconterai la cause au chapitre suivant, telle que je l'ai apprise du cacique de Xochitl, village qui me fut donné en repartimiento[4]. Je dirai seulement ici que Don Pedro Alvarado, ayant, par une rare prudence, soupçonné la fidélité du roi de Guatemala, le fit mettre à mort. Après nous avoir partagé son trésor, il y fonda une ville espagnole sous l'invocation du glorieux apôtre saint Jacques; je fus un de ceux qui s'y établirent les premiers, et je reçus pour ma part 800 castillans d'or et le village de Xochitl. J'aurais bien fait d'y rester. Mais l'homme est un voyageur sur cette terre, et mon humeur vagabonde ne me permettait pas de tenir en place.

[4] On nomme ainsi les villages qui étaient distribués aux conquérants, et dont les habitants étaient obligés de leur payer tribut.

CHAPITRE X.
Séjour de l'auteur à Guatemala.

Selon l'usage, D. Pedro de Alvarado fit inscrire sur un registre le nom de tous ceux qui voulaient s'établir à Guatemala, et leur distribua des places pour y construire des maisons. On procéda ensuite aux élections municipales, et je fus nommé un des deux alcaldes de la nouvelle ville. Ma maison fut bientôt construite. J'avais fait venir de Xochitl quelques jeunes Indiennes pour me servir, et je profitais de quelques moments de repos pour leur enseigner la doctrine chrétienne. Elles m'avaient donné quelques enfants, et tout alla bien tant que durèrent mes huit cents castillans.

Au bout de deux ans, tout le pays fut troublé par les réformes que voulut introduire un certain Las Casas, nouvellement nommé évêque de Chiapa, qui, armé d'un décret royal, voulait enlever les Indiens à ceux qui les avaient gagnés au prix de leur sang. Pour la moindre chose on commença à faire des procès aux conquérants. Si un Indien avait été frappé d'un coup d'épée dans un moment de colère, ou s'il succombait en portant des fardeaux ou en exploitant les mines, on commençait contre le propriétaire des poursuites qui le ruinaient. La place n'était plus tenable.

Ces coquins d'Indiens avaient découvert que c'était l'or et l'argent qui nous attiraient dans leur pays. Loin de s'empresser de nous l'apporter comme autrefois, ils le cachaient dans les endroits les plus inaccessibles; on ne trouvait plus rien. Tout cela me dégoûta. Vers la même époque, le bruit se répandit que Pizarro venait de découvrir dans le sud un pays très riche. Alvarado réunissait des troupes pour prendre part à cette conquête. Je vendis tout ce que je possédais à un camarade qui avait ramassé une quantité d'or à la conquête du pays des Zutugils, et je me joignis à cette vaillante troupe.

Voici comment le vieux cacique de Xochitl me raconta, avant mon départ du Guatemala, l'histoire de la querelle qui existait entre le roi de ce pays et celui des Quiches quand les Espagnols y arrivèrent. Ce cacique, nommé Ahbop, était un grand sorcier; il savait se changer en tigre et en serpent pour parcourir les forêts et découvrir des trésors. Mais, avec la malignité de sa race, il n'a jamais voulu me les faire connaître, et a fini par pousser la méchanceté jusqu'à mourir sous les coups plutôt que de me les révéler. Dans les commencements, je le traitais bien, pour tâcher de le prendre par la douceur, et ce fut alors qu'il me raconta cette histoire.

Le roi de Guatemala avait une fille jeune et belle, qui était prêtresse de leurs dieux, et par conséquent sorcière. Le démon lui avait enseigné l'art de se changer en toutes sortes d'oiseaux. Elle prenait souvent la forme d'un quetzal[5], et allait voltiger aux environs de la ville. Le roi des Quiches, qui était aussi magicien, prit la forme d'un aigle, et profita d'une de ses excursions pour l'enlever et la transporter dans sa capitale, où il la plaça au nombre de ses femmes. Le roi de Guatemala, outré de cet affront, leva une grande armée pour marcher contre lui; mais il ne put le vaincre, et c'était de là que datait l'inimitié entre les deux nations. C'est ainsi que la puissance de Dieu se rit des œuvres du démon. Car ce fut cette querelle qui prépara la voie à nos conquêtes. On peut même dire qu'elle les annonça, car l'aigle est le symbole de notre invincible empereur, et le quetzal peut être regardé comme celui du Mexique.

[5] Oiseaux d'un vert doré, des plumes duquel les Mexicains faisaient leurs plus beaux ornements.

Je dirai aussi quelques mots d'une aventure qui arriva à un soldat nommé Roldan. Celui-ci avait trouvé dans le pillage d'un temple une grande plaque d'or qui pesait plusieurs milliers de castillans. Forcé de partir pour une autre expédition, et ne voulant pas la confier à sa femme, qu'il connaissait pour très dépensière, il imagina de la noircir et de la jeter dans un coin, pensant qu'on la prendrait pour un morceau de métal sans valeur. Quelque temps après, l'évêque, voulant faire fondre des cloches pour la nouvelle église, envoya de maison en maison, pour demander des morceaux de cuivre inutiles. Cette femme aperçut cette plaque, et la jeta dans le panier du quêteur; elle fut comprise dans la fonte, qui réussit parfaitement bien. C'est même à ce mélange considérable d'or qu'on attribue le son brillant de cette cloche.

Quand le soldat fut revenu de son expédition, et qu'il ne trouva plus sa plaque, jugez de sa colère. Sa femme sait probablement mieux que moi les preuves qu'il en donna. Il voulut réclamer, mais il aurait fallu refondre toute la cloche, et l'évêque, appuyé en cela par le gouverneur, lui déclara que ce qui avait été donné à Dieu ne pouvait être repris. Peut-être en aurait-il pris son parti; mais qui a le mal a encore la raillerie. Dès qu'on sonnait la cloche, tout le monde lui disait: Roldan, entends-tu ton or. Il n'y avait pas jusqu'aux petits garçons qui ne courussent après lui dans les rues en répétant ces paroles. Il en conçut un tel dépit, qu'il ne voulut pas rester au Guatemala, et partit avec nous pour le Pérou, dans l'espérance de refaire la fortune qu'il avait perdue.

CHAPITRE XI.
Expédition de Pedro d'Aharado au Pérou.

Alvarado avait obtenu de l'empereur le gouvernement de tous les pays qu'il pourrait découvrir au Pérou, et qui ne faisaient pas déjà partie du gouvernement de Pizarro. Il s'embarqua avec sa troupe, qui se composait de 500 hommes, dont près de la moitié avaient des chevaux. Nous touchâmes d'abord à Nicaragua, pour y prendre des renforts. Après avoir débarqué à Puerto-Viejo, nous nous dirigeâmes vers Quito à travers un pays inconnu. Quelquefois nous rencontrions des villages, où nous nous procurions d'abondantes provisions de vivres; quelquefois aussi nous en étions réduits aux herbes et aux racines que nous trouvions dans les forêts.

A mesure que nous avancions, le pays devenait plus sauvage et plus montagneux. Nous marchâmes même pendant plusieurs heures sur de la cendre chaude, provenant de l'éruption d'un volcan voisin, dont pendant la nuit nous apercevions le feu, et qui semblait une des bouches de l'enfer. Nous arrivâmes enfin dans des montagnes couvertes de neige. Les Indiens, qui nous servaient de guides et de porteurs, succombaient par troupes à la rigueur du climat, et, ce qui fut bien plus funeste, nos chevaux ne tardèrent pas à éprouver le même sort. Nous savions bien que nous pourrions remplacer nos Indiens aussitôt que nous arriverions dans un pays habité, mais la perte des chevaux était irréparable. La descente fut encore plus pénible que la montée. Nous étions obligés de nous laisser glisser sur la neige, et malheur à celui qui déviait de la bonne route: il allait se perdre dans des précipices sans fond.

Quand nous fûmes arrivés à Pasi, au bas de la Cordillière, notre général passa sa troupe en revue, et l'on trouva que près de cent Espagnols et presque tous les chevaux avaient péri. Après nous être reposés pendant quelque temps, nous nous remîmes en marche, et nous découvrîmes, à quelques lieues de là, en approchant d'Ambato, des traces de chevaux qui nous apprirent que nous approchions d'un endroit occupé par les Espagnols. En effet, nous rencontrâmes peu après quelques cavaliers, qui cherchèrent d'abord à nous échapper; mais on réussit à leur couper le chemin; ils furent pris et conduits à Alvarado. D'après ce qu'ils lui racontèrent, Diego d'Almagro, qui venait de conquérir le royaume de Quito, avait appris sa venue par les Indiens, et, ne sachant à qui il avait affaire, il avait abandonné sa nouvelle conquête pour marcher au devant de lui. L'armée d'Almagro était campée à Rio-Bamba, à trois ou quatre lieues de là.

Les deux chefs se mirent en communication, mais ils ne pouvaient tomber d'accord sur les limites de leur gouvernement. Plusieurs fois ils furent sur le point d'en venir aux mains, et rien n'aurait pu empêcher une solution sanglante, si de bons religieux de saint François, qui se trouvaient dans les deux armées, ne fussent intervenus. La troupe d'Almagro était moins nombreuse que la nôtre, car il n'avait que 250 hommes. Mais ceux-ci étaient résolus à défendre jusqu'à la dernière goutte de leur sang le fruit de leur conquête, tandis que les nôtres étaient tout disposés à s'arranger avec eux, pourvu qu'on nous fît de bons avantages. Alvarado n'était pas non plus sans inquiétude sur la manière dont il serait jugé en Espagne s'il enlevait à ses compatriotes une province déjà soumise, et qui peut-être serait perdue par sa faute.

Grâce à l'intervention des bons Pères, les deux chefs conclurent un traité, par lequel Alvarado vendit à Almagro sa flotte, son armée et ses provisions de guerre et de bouche, moyennant la somme de 120,000 castillans d'or, en s'engageant par serment à repartir pour son gouvernement de Guatemala, et à ne jamais remettre les pieds au Pérou. Il fut stipulé également que chacun de ses soldats recevrait une certaine somme et serait traité comme les soldats d'Almagro, pour le partage du butin que l'on ferait à l'avenir. La nouvelle de cet accord fut reçue avec acclamation par les deux armées, qui se mêlèrent et se régalèrent ensemble. Les soldats d'Almagro se firent un plaisir de partager avec nous les vivres et les Indiennes qu'ils avaient en abondance. Ils avaient surtout de grands troupeaux d'une espèce de petits chameaux qu'on nomme dans le pays lamas; tout cela était en si grande quantité, qu'on eût eu facilement, pour un cheval, cent lamas ou cent jeunes Indiennes. Les premiers avaient l'avantage de trouver partout leur nourriture et d'en fournir à l'armée. Quant aux autres, lorsque personne n'en voulait plus, on les chassait du camp, après les avoir baptisées, ce à quoi les religieux de Saint-François se montraient fort zélés. Mais c'était un grand tort, selon moi: car une fois livrées à elles-mêmes, elles devaient retomber dans leur idolâtrie; tandis que, si on les eût mises à mort aussitôt après leur baptême, elles eussent été tout droit dans le séjour des anges. J'en fis la proposition à Almagro; mais, par une pitié mal placée, celui-ci ne voulut pas y consentir.

CHAPITRE XII.
Diverses expéditions au Pérou.

La première expédition à laquelle je pris part fut celle que Sebastien de Benalcazar fut chargé de diriger contre le cacique Ruminahui, qui, après la mort d'Atahualpa, s'était fait proclamer roi dans la province de Quito. Ce barbare, avant de nous livrer bataille, fit massacrer les femmes et les enfants, et nous attaqua ensuite comme un furieux, à la tête de sa troupe. Nous en fîmes un grand carnage, et Ruminahui, blessé, tomba entre nos mains avec plusieurs des principaux chefs. On avait surtout recommandé de le prendre vivant, parce que lui seul connaissait l'endroit où avaient été cachés les trésors de l'inga. Mais, avec la malice ordinaire aux Indiens, il aima mieux se laisser brûler à petit feu que de rien avouer.

Ne voulant pas prendre part à une expédition que Benalcazar voulait conduire vers le nord, je me rendis auprès de Pizarro, qui venait de fonder la ville de Los Reyes, qu'on appelle aujourd'hui Lima. Il venait d'y faire proclamer inga Mango, fils de Huaynacapac, au grand contentement des Indiens, qu'il espérait par là gouverner plus facilement; mais il ne tarda pas à reconnaître qu'il s'était trompé: ce fantôme de roi entretenait chez eux le désir de se rendre indépendants, ce qui obligea Pizarro à s'en débarrasser. On ne peut se figurer la quantité d'or et d'argent qui se trouvait alors entre les mains des Espagnols; aussi l'employaient-ils aux usages les plus vils. Ils allaient jusqu'à en fabriquer des marmites et à en ferrer les chevaux. L'un d'eux, qui avait eu pour sa part le soleil en or qui décorait le grand temple de Cuzco, le joua et le perdit en une seule nuit; aussi disait-on de lui: Il a trouvé moyen de perdre le soleil avant qu'il fût levé. Je ne puis retenir mes larmes quand, dans ma pauvre résidence de Jaen, où j'ai bien de la peine à vivre, je pense à tous les trésors que j'ai dissipés. Il me suffirait d'en avoir la centième partie pour adoucir le peu de jours qui me restent à vivre, et léguer à ma paroisse une somme suffisante pour tirer mon âme du purgatoire. Mais je place toute ma confiance dans l'intercession de Notre-Dame d'Atocha, ma sainte patronne. La reine des anges me tiendra compte, je l'espère, du sang que j'ai versé pour la propagation de notre sainte foi catholique.

La bonne harmonie avait malheureusement cessé d'exister entre Almagro et Pizarro. Ils ne pouvaient s'accorder sur les limites de leurs gouvernements. Fr. Thomas de Berlanga, évêque de Terre-Ferme, qui avait été envoyé par l'empereur pour régler leur différend, était évidemment partial pour ce dernier. Gagné par le don d'une somme considérable que lui fit Pizarro, l'évêque persuada à son rival d'entreprendre une expédition contre le Chili, province située vers le sud. On disait qu'elle abondait d'autant plus en or et en argent, qu'elle avait toujours résisté aux attaques des ingas. Heureusement pour moi, je souffrais encore d'une blessure qui m'empêcha de suivre Almagro, auquel je m'étais attaché, car le résultat de cette expédition fut désastreux.

Almagro emmenait avec lui le grand prêtre du soleil, et quelques uns des ingas dont on se défiait, et qu'on était bien aise d'éloigner. Ils avaient paru y consentir avec plaisir, mais ce n'était qu'une feinte. A quelque distance de Cuzco, ils trouvèrent moyen de s'échapper, et furent rejoints par d'autres chefs, qui, sous divers prétextes, avaient quitté successivement la ville. En peu de jours tout le pays fut en armes, en proclamant l'inga Mango, que Pizarro avait fait la faute de reconnaître, et celle plus grande encore de laisser sortir de Cuzco pour aller célébrer une fête dans la vallée de Yucai. Tous les Espagnols qui étaient dispersés dans les villages furent massacrés par les Indiens. Souvent même ils leur faisaient souffrir les plus horribles tourments. Ils aimaient surtout à leur couler de l'or fondu dans la bouche, et leur criaient par dérision: Voilà ce métal que vous aimez tant; maintenant vous pouvez vous en rassasier.

CHAPITRE XIII.
Siége de Cuzco par les Indiens.

Hernando Pizarro, qui commandait alors à Cuzco, avait toujours montré beaucoup de faiblesse pour les Indiens, et s'était toujours opposé aux mesures de rigueur que l'on avait voulu prendre contre eux. Il vit alors que ce n'est que par la sévérité que l'on peut venir à bout de cette maudite race; mais il était trop tard, et nous eûmes beaucoup à souffrir de son excès d'indulgence.

Aussitôt qu'il fut instruit de l'insurrection, Hernando fit une sortie dans la direction de Yucai, espérant se rendre maître de la personne de l'inga. Mais il le trouva à la tête de deux cent mille Indiens, et fut forcé de rentrer dans la ville, où nous fûmes bientôt complétement cernés. Les Indiens, qui n'osaient nous attaquer corps à corps, profitèrent de ce que les maisons étaient couvertes en paille pour y mettre le feu au moyen de flèches autour desquelles ils avaient entortillé du coton enflammé. Toute la ville fut ainsi successivement incendiée, et nous fûmes obligés de camper au milieu de la grande place du marché, le seul endroit qui fût à l'abri du feu. Les Indiens nous lançaient également, au moyen de machines, les têtes de ceux de nos compatriotes qui étaient tombés sous leurs coups. Notre position était terrible, car la forteresse, qu'Hernando Pizarro, dans sa folle confiance, avait laissée presque sans garnison, était tombée, dès la première attaque, entre les mains des Indiens.

Dans cette situation, on convoqua un conseil de guerre. Les uns étaient d'avis de s'ouvrir un passage les armes à la main, et de tâcher de regagner la côte; les autres représentaient que, si l'on abandonnait Cuzco, il ne fallait pas songer à embarrasser la marche par tous les trésors qu'on y avait réunis, et qu'ils perdraient ainsi en un seul jour le prix de leurs travaux. Ils ajoutaient que la prise de cette ville encouragerait tellement les Indiens, que bientôt les chrétiens, forcés de se rembarquer, iraient traîner dans leur patrie le reste de leurs jours dans la pauvreté et le mépris universel. D'ailleurs, il était probable que l'armée de l'inga ne resterait pas long-temps réunie, et que le gouverneur Francisco Pizarro, aussitôt qu'il apprendrait notre position, nous amènerait du secours. Ce dernier parti prévalut, et il fut décidé qu'on attaquerait d'abord la forteresse, d'où les Indiens nous incommodaient considérablement.

Cette forteresse, construite de gros quartiers de rochers, n'était abordable que par un seul côté. Nous l'attaquâmes pendant la nuit, afin de surprendre les Indiens, car ils ne combattaient jamais après le coucher du soleil, qu'ils regardaient comme leur dieu, et n'avaient pas même l'idée de poser des sentinelles. Malgré cela ils montrèrent la plus grande valeur et nous tuèrent bien du monde. Juan Pizarro, qui nous commandait, fut blessé à la tête d'un coup de pierre, dont il mourut quinze jours après. J'eus aussi deux ou trois côtes brisées, mais je fus rétabli en peu de jours. Je dois citer ici la conduite de l'inga chargé de la défense de cette forteresse. D'une taille gigantesque, il combattit long-temps avec une massue garnie de pointes de cuivre. Ses coups redoutables renversaient tous les assaillants. Jamais il ne fut possible de pénétrer dans les retranchements par le côté qu'il défendait. Voyant les Espagnols maîtres de la place, il lança au loin sa massue, et, se croisant les bras, il se jeta du haut des remparts dans un précipice, sans vouloir accepter la vie que ses ennemis lui offraient. Exemple d'autant plus remarquable, que cette nation est ordinairement faible et timide.

Quelques uns assurent avoir aperçu le glorieux apôtre saint Jacques monté sur un cheval blanc et combattant à la tête des Espagnols, mais tant de bonheur n'était pas réservé à un pauvre pécheur comme moi. Je n'ai rien aperçu, mais il est vrai que j'avais assez à faire de me défendre avec mon bouclier contre les pierres qui pleuvaient sur moi de tous les côtés. Cette faveur du ciel était réservée à d'autres, plus heureux et sans doute plus purs que moi.

Depuis la prise de la forteresse, nos affaires allaient toujours en s'améliorant. L'inga, craignant une famine, avait été obligé de renvoyer une grande partie de ses soldats pour cultiver les terres. Il ne nous attaquait plus, et se contentait de nous bloquer. Nous respirions donc un peu, et nous nous occupions à soigner nos blessures. Tout d'un coup nous apprîmes qu'on avait aperçu un corps nombreux d'Espagnols à peu de distance de Cuzco.

CHAPITRE XIV.
Arrivée d'Almagro. Sa mort.

C'était l'illustre Almagro, qui revenait du Chili. Cette expédition avait été très malheureuse. Après avoir souffert d'horribles maux dans des pays déserts et dans des montagnes couvertes de neige, Almagro avait été obligé, par le manque de vivres, de retourner sur ses pas, sans pouvoir parvenir dans les riches pays qu'on lui avait fait espérer. Exaspéré par ce mauvais succès, et par l'injustice qu'on commettait à son égard en refusant de lui remettre Cuzco, qui faisait partie de son gouvernement, il s'empara de vive force de la ville. Les Pizarro se défendirent bravement dans leur maison; mais il les força d'en sortir en mettant le feu au toit, qui était en paille, et les envoya prisonniers dans la forteresse. Tous les amis d'Almagro, dont je faisais partie, se réjouirent de cet heureux succès; mais ils tremblaient que les Indiens ne profitassent de nos querelles pour nous attaquer de nouveau. Heureusement pour nous il n'en fut rien: une fois que l'inga eut dispersé son armée, il ne put jamais parvenir à la réunir.

Si Almagro avait suivi notre conseil, il aurait sur-le-champ fait trancher la tête aux deux Pizarro, car les morts ne mordent plus; mais sa générosité le perdit: non seulement il les épargna, mais il les fit garder avec tant de négligence qu'ils parvinrent à s'échapper et à rejoindre, à Lima, leur frère Francisco. Celui-ci, qui nous avait abandonnés pendant le siége, se réveilla quand il apprit que son autorité était menacée; il leva des troupes et s'avança contre Almagro, qui se hâta de marcher à sa rencontre: les deux armées se rencontrèrent dans une plaine que l'on nomme de las Salinas, à quelques lieues de Cuzco.

Mes larmes tombent sur ma barbe blanche quand je pense à cette fatale journée. Plusieurs de mes meilleurs amis restèrent sur le champ de bataille. Ceux qui furent rapportés blessés à Cuzco furent lâchement assassinés par les soldats de Pizarro. Nos maisons furent pillées comme si nous avions été des Indiens révoltés. L'infortuné Almagro fut conduit à Lima, où l'audacieux Pizarro lui fit faire son procès comme rebelle au roi; tous les serpents de la haine et de l'envie l'enveloppèrent de leurs replis. Pizarro fit condamner à mort un homme avec lequel il s'était approché de la sainte table en jurant de le traiter en tout temps comme son frère.

Almagro fut étranglé dans sa prison, et ensuite son corps exposé sur un échafaud public comme celui d'un traître. A peine eut-il le temps de signer un acte par lequel il transmettait tous ses droits au fils qu'il avait eu d'une Indienne. Tous ceux de ses amis qui ne purent s'échapper furent jetés en prison, sans pouvoir même obtenir de s'embarquer pour l'Espagne, où l'on craignait qu'il ne portassent leurs plaintes. J'aurais partagé leur sort si je n'avais été sauvé par une Indienne avec laquelle je vivais depuis long-temps, et qui me cacha dans d'immenses souterrains qui faisaient autrefois partie du temple du Soleil.

CHAPITRE XV.
Aventure de l'auteur dans les souterrains.

J'avais toujours bien traité cette femme, qui avait été avant la conquête une des vierges consacrées au soleil. Elle avait appris assez bien l'espagnol, et m'était fort attachée. Quand elle vit ma détresse elle me dit: «Ce que je vais faire me coûtera probablement la vie, mais je vais sauver la tienne. Jure-moi par le Dieu que tu portes à ton cou de ne jamais révéler ce que tu verras, et suis-moi.»

Elle se dirigea vers les ruines du temple qui avait été brûlé pendant le siége, et s'enfonça dans une excavation tellement basse que nous étions obligés de ramper sur les pieds et sur les mains. Après avoir marché ainsi pendant une demi-heure, nous arrivâmes dans une espèce de caveau, d'où nous descendîmes par un escalier de plus de trois cents marches. Il nous conduisit dans une vaste caverne qui paraissait creusée dans le roc. Dans les parois on avait pratiqué douze niches. Chacune contenait ce que je pris d'abord pour des statues, mais ma conductrice m'apprit que c'étaient les corps embaumés des douze ingas qui avaient précédé Huascar.

Chacun de ces corps était assis sur un trône d'or massif, et couvert de pierres précieuses. Un immense soleil, également en or, couvrait le plafond. Le sol était couvert, à une hauteur de plusieurs pieds, de colliers, de bracelets, et d'autres bijoux que les chefs indiens offraient aux mânes de leurs anciens souverains quand ils venaient visiter ce lieu: il y avait là plus d'or qu'il n'en eût fallu pour acheter toutes les Espagnes.

Quand je fus un peu revenu de mon étonnement, l'Indienne me quitta en promettant de revenir bientôt m'apporter des vivres. Elle revint en effet, et pendant plus d'un mois elle m'en fournit autant que je pouvais en consommer.

Au bout d'un temps que je ne pouvais calculer, puisque je n'apercevais jamais le soleil, l'Indienne cessa de venir. Je n'ai jamais pu savoir son sort, mais il est probable que quelque Espagnol l'avait tuée ou vendue comme esclave: car, si ses compatriotes l'avaient massacrée pour la punir d'avoir révélé leur secret, ils ne m'auraient pas épargné. Je ne savais que faire; cependant, pressé par la faim, et espérant que la persécution contre les amis d'Almagro se serait ralentie, impatient d'ailleurs de jouir de l'immense richesse dont je me voyais possesseur, je résolus de tenter la fortune.

La chose n'était pas facile, car ma provision d'huile était épuisée en même temps que mes vivres, et j'étais plongé dans l'obscurité la plus profonde. Je réussis cependant à retrouver l'escalier et le souterrain, dont j'eus soin, en sortant, de fermer l'extrémité extérieure avec une grosse pierre, de crainte que quelqu'un ne fût tenté d'y pénétrer. Je m'avançai ensuite vers la ville pour tâcher de gagner la maison d'un de mes anciens amis; mais, pour mon malheur, je tombai sur une garde dont le chef me connaissait pour un des partisans les plus zélés d'Almagro. Il me conduisit en prison, et le lendemain, chargé de chaînes, je fus envoyé à Lima.

Nous marchâmes pendant plusieurs jours, et j'étais sur le point de succomber à la fatigue, car il me fallait suivre à pied le pas des chevaux de mes gardiens. A notre arrivée dans les défilés qui conduisent à Xauxa, les Indiens, qui nous attendaient dans une embuscade, firent rouler sur nous une grêle de rochers qui fut suivie d'une pluie de flèches. Mes gardiens furent renversés de leurs chevaux et assaillis par les Indiens, qui les achevèrent à coups de massue. Le cacique qui les conduisait était assez au fait de nos discordes pour supposer, en me voyant chargé de chaînes, que je devais être un ennemi de Pizarro. Il ordonna donc de m'épargner, et fit panser quelques légères blessures que les flèches m'avaient faites. Après avoir marché pendant plusieurs jours à travers d'épaisses forêts, nous arrivâmes dans une forteresse indienne construite de briques cuites au soleil, où demeurait alors l'inga Mango. Cette forteresse était située au sommet d'un rocher inaccessible. On montait jusqu'à une certaine hauteur par un escalier en pierre très étroit et sans parapet; un homme déterminé aurait pu le défendre seul contre une armée. L'escalier s'arrêtait à une plate-forme à cent pieds au dessous de la forteresse. De là, ceux que l'inga admettait auprès de lui étaient placés dans un grand panier, que l'on tirait du haut des remparts à l'aide d'une corde de fil de palmier.

CHAPITRE XVI.
Séjour de l'auteur à la cour de l'inga Mango.

Les amis de l'infortuné Almagro étaient tous les jours plus maltraités; on les appelait les Chilenos, parce qu'ils avaient presque tous pris part à l'expédition du Chili. Pizarro ne leur permettait pas de s'éloigner de Lima, dans la crainte d'une révolte; ils étaient en proie à la plus affreuse misère, parce que, lors du sac de Cuzco, ils avaient été dépouillés de tout ce qu'ils possédaient. Peut-être aurait-il mieux fait de leur laisser tenter quelque expédition pour refaire leur fortune; mais Pizarro était persuadé que, dès qu'ils seraient réunis en armes, ils se tourneraient contre lui.

Les Chilenos s'étaient mis en rapport avec l'inga, et lui avaient promis de le rétablir à Cuzco s'il voulait se réunir à eux. Je ne prétends pas les excuser d'avoir ainsi manqué à ce qu'ils devaient au roi et aux saints, mais ils étaient réduits au désespoir. Pour persuader l'inga, ils lui avaient envoyé un certain Antonio Barduna, qui se trouvait alors dans la forteresse. Comme il me connaissait depuis long-temps, il me prit sous sa protection, et quand il eut terminé son traité avec l'inga, il obtint de lui de m'emmener à Lima.

Avant de parler de ce qui s'y passait, je veux dire quelques mots de Mango inga. S'il avait voulu reconnaître les vérités de notre sainte foi, il aurait été un prince accompli; mais il était l'ennemi mortel de N. S. J.-C. et de sa sainte mère, et c'est sans doute pour cela que non seulement il a subi sur la terre un supplice honteux, mais qu'il brûle actuellement dans les flammes éternelles de l'enfer. Il était surtout irrité contre Pizarro, qui avait fait tuer à coups de flèches, après l'avoir attachée à un arbre, celle de ses femmes qu'il chérissait le plus.

Mango avait appris à se servir des armes des Espagnols; il montait même assez bien à cheval, et se servait adroitement de l'épée. Lors de la grande insurrection, les Indiens nous avaient pris une assez grande quantité d'armes et de chevaux. Ils ne pouvaient faire aucun usage des fauconneaux et des arquebuses, parce qu'ils ignoraient la fabrication de la poudre, mais leurs principaux chefs se servaient des chevaux, plus hardis en cela que les Mexicains, qui, bien des années après la conquête, n'osaient encore en approcher. Les Indiens avaient même su réparer les casques et les armures qui étaient tombés entre leurs mains, mais avec de l'or, seul métal qu'ils sussent bien travailler, de sorte qu'on voyait souvent un casque ou une cuirasse rongés de rouille et rapiécés avec des morceaux d'or fin. Plus il y avait d'or, moins les Indiens l'estimaient.

Les armes des Indiens sont des lances faites d'un bois très dur, qui sont quelquefois garnies de cailloux tranchants; il y en a aussi qui ont des pointes en cuivre. Ils ont aussi des arcs et des flèches, et, pour combattre de près, des massues. Ils sont assez braves individuellement, surtout ceux de la race des ingas, mais ils ne savent pas combattre en ordre, et leurs bataillons sont aisément rompus, surtout par le choc des chevaux.

Rien n'égale leur dévouement à leur inga. Jamais on n'a pu tirer d'eux, ni par les menaces ni par les tortures, aucun renseignement sur ses projets ni sur le lieu où il faisait son séjour. On ne peut non plus leur faire découvrir les trésors cachés, comme le prouve celui qui est au milieu de Cuzco, que j'ai vu de mes yeux et dont je n'ai pu m'emparer. Mon malheureux sort m'a toujours empêché de retourner dans cette ville. Si j'avais pu le faire, je ne traînerais pas le reste de mes vieux jours dans la pauvreté.

CHAPITRE XVII.
Mort du marquis Pizarro.

J'ai déjà dit quel était le malheureux sort des amis d'Almagro. On les avait dépouillés de tout, et on ne leur permettait pas même de s'éloigner pour chercher une meilleure fortune. Ils étaient si pauvres au milieu de la richesse générale, que douze d'entre eux qui habitaient une petite maison dans le faubourg de Lima ne possédaient qu'un seul manteau, dont ils couvraient alternativement leurs haillons quand ils allaient par la ville. Moi-même je n'avais pour me vêtir que les étoffes communes que fabriquent les Indiens, et j'étais obligé de vivre de racines, de fruits et de chicha, espèce de bière qu'on fabrique avec du maïs. Nous n'avions pas même l'espérance d'obtenir justice en Espagne. Le marquis avait défendu qu'aucun de nous s'embarquât, et avait envoyé à la cour son frère Hernando, pour distribuer de riches présents à toutes les personnes influentes, et raconter à sa manière tout ce qui s'était passé. Mais Dieu et sa sainte mère ne permirent pas qu'il aveuglât le conseil. Il fut renfermé dans la forteresse de Medina del Campo, où il resta plus de vingt ans.

Nous nous rassemblions quelquefois pour nous raconter nos misères, et, n'y voyant pas de terme, nous résolûmes de tuer le marquis et de proclamer à sa place le fils d'Almagro, encore jeune, mais qui promettait d'avoir un jour les vertus de son père. Nous avions résolu d'assaillir Pizarro au sortir de la messe, mais les saints qui nous protégeaient nous épargnèrent ce sacrilége. Au moment de partir, nous apprîmes qu'il ne s'y était pas rendu, sous prétexte qu'il était malade. Nous fûmes très effrayés, et nous crûmes tout découvert. Beaucoup d'entre nous parlaient de se séparer et d'attendre une meilleure occasion, quand Juan de Herrada, s'élançant vers la porte, s'écria: Si nous hésitons nous sommes perdus, dès ce soir nous serons dénoncés; je vous déclare que si vous ne me suivez pas pour exécuter immédiatement notre projet, je vais tout déclarer au marquis pour me soustraire au supplice qui nous attend.

Il n'y avait donc plus à hésiter. Tirant nos épées et criant: Vive le roi, et meure le mauvais gouvernement! nous nous élançâmes vers la maison qu'habitait Pizarro. Herrada, apercevant l'un de nous qui faisait un détour pour ne pas traverser une flaque d'eau qui se trouvait au milieu de la place, le renvoya en lui disant: «Comment! nous allons nous baigner dans le sang, et tu as peur de te mouiller les pieds?» La porte de la maison du marquis était heureusement ouverte; on entendait le bruit que nous faisions sur l'escalier. Quelques uns de ses amis, qui avaient dîné avec lui, se voyant sans armes, sautent par une fenêtre et s'enfuient à travers le jardin. Il ne resta auprès du marquis que son demi-frère Martin de Alcantara, Francisco de Chaves, et deux petits pages.

Chaves entr'ouvrit la porte pour nous demander ce que nous voulions; il fut à l'instant percé de plusieurs coups d'épée. Nous lui passâmes sur le corps, et nous aperçûmes le marquis se faisant boucler son armure par son frère. Nous nous élançâmes vers lui en criant: Mort au tyran! Je dois dire que tous deux se défendirent comme des gentilshommes castillans. Plusieurs de nos amis furent blessés. Alcantara me donna un coup de tranchant sur le bras, mais au même instant je lui plantai ma dague dans la poitrine. Le coup fut tellement violent, que le pied me glissa dans le sang; je tombai, et mes amis, me croyant mort, chargèrent le marquis avec une nouvelle violence. Celui-ci se défendait comme un lion; mais, ayant passé son épée au travers du corps de Narvaez, il ne put la retirer assez vite, et tomba percé de plusieurs coups. Il eut à peine le temps de tracer sur le sol une croix avec son sang; il l'embrassa et rendit le dernier soupir.

Aussitôt nous nous répandîmes dans la ville en brandissant nos épées teintes de sang et en criant: Le tyran est mort, vive le roi et Almagro. La maison du marquis et celles de ses principaux partisans furent mises à sac; nous y trouvâmes des trésors immenses, et qui nous dédommagèrent de nos misères passées. L'or y était dans une telle abondance qu'on dédaignait d'emporter l'argent. Les partisans de Pizarro cherchèrent à se réunir pour le venger, et l'on en serait venu aux mains dans toutes les rues de la ville, si les religieux n'étaient sortis avec le saint sacrement. Tous ceux qui se trouvaient sur leur passage les accompagnèrent dévotement après s'être agenouillés; de cette manière l'effusion du sang fut arrêtée, et l'ordre fut rétabli dans la ville.

Ainsi périt le conquérant du Pérou et le meurtrier d'Almagro. Après avoir vengé mon ami, je ne pus me défendre de verser quelques larmes sur celui qui nous avait si souvent conduits à la victoire. Ce sentiment était général parmi nous, et beaucoup se firent, comme moi, un devoir d'employer la dîme de ce qu'ils avaient pris dans sa maison à faire dire des messes pour le repos de son âme. Son corps fut enterré secrètement par deux de ses domestiques, enveloppé dans un vieux manteau qu'on leur donna par charité; mais on m'a raconté que, depuis peu de temps, on lui a élevé un somptueux monument dans la cathédrale de Lima.

CHAPITRE XVIII.
Gouvernement d'Almagro le fils. Bataille de Chupas.

Après avoir donné à la joie les premiers moments de notre délivrance, nous nous empressâmes d'envoyer dans tout le Pérou la nouvelle de ce qui s'était passé. Les partisans des Pizarro, et surtout Holguin, qui commandait à Cuzco, se soulevèrent contre nous. Nous serions venus à bout de les réduire; mais Dieu trouvait sans doute que nos péchés étaient bien grands, car il nous envoya un nouveau fléau en la personne du licencié Vaca de Castro, qui arriva d'Espagne presque au moment de la mort du marquis.

Le licencié Vaca de Castro était chargé de pleins pouvoirs de S. M. S'il était arrivé plus tôt il nous aurait sans doute fait rendre justice; mais en apprenant la mort du marquis, il se déclara contre nous, et ne voulut pas même entendre nos justifications. Comme tous les partisans des Pizarro avaient couru au devant de lui, il eut bientôt réuni une nombreuse armée. Dieu sait que nous n'avions aucune intention de nous révolter contre lui; mais Vaca de Castro n'était entouré que de gens qui lui demandaient vengeance, et nous dépeignaient comme les plus grands scélérats. Il fallut donc nous préparer à la résistance. Nous n'aurions pas même eu assez d'armes, si Mango inga, toujours fidèle à la mémoire d'Almagro, n'eût consenti à nous rendre l'artillerie et les arquebuses qui étaient tombées entre ses mains lors du siége de Cuzco. Il nous envoya également un nombre de guerriers choisis, commandés par son frère l'inga Paullo.

Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine de Chupas. Notre parti se distinguait par des écharpes blanches, celui des Pizarro par des écharpes rouges. Le feu de notre artillerie fit éprouver à l'ennemi des pertes considérables, et la victoire semblait se déclarer pour nous quand Almagro, entraîné par la vivacité de l'âge, sortit de sa position pour attaquer la cavalerie ennemie, commandée par Caravajal. Il était parvenu à la mettre en déroute; mais, Vaca de Castro ayant profité d'un moment de désordre pour le charger en flanc avec sa réserve, notre cavalerie se débanda et entraîna l'infanterie dans sa fuite. Je fus moi-même renversé avec mon cheval, et je restai sur le champ de bataille sans pouvoir me relever. Le coucher du soleil mit fin au carnage, et, pendant la nuit, les Indiens qui s'étaient tenus cachés dans les forêts pendant le combat vinrent comme des loups enragés mutiler et dépouiller les morts; ils égorgèrent tous les blessés qu'ils découvrirent; heureusement j'étais parvenu à me traîner dans un épais buisson, et, au milieu de l'obscurité, ils ne m'aperçurent pas.

Tous ceux de nos malheureux compagnons, le jeune Almagro lui-même, qui tombèrent entre les mains de Vaca de Castro, furent mis à mort sans pitié; leurs propriétés furent distribuées aux vainqueurs. Heureusement pour moi, je fus près de deux jours sans pouvoir me relever, et, quand je fus en état de le faire, le champ de bataille était désert; il n'y avait de vivant autour de moi que des bandes de vautours occupés à dévorer les cadavres des hommes et des chevaux. Je gagnai avec bien de la peine un village indien, où quelques uns des guerriers de Paullo inga avaient déjà trouvé un refuge. Heureusement ils me reconnurent pour un des leurs, de sorte que les Indiens m'épargnèrent, tandis qu'ils étaient impitoyables envers tous les blessés du parti des Pizarro.

Je passai quelques semaines dans ce village. Un Indien que j'avais envoyé pour savoir ce qui se passait revint m'annoncer que Vaca de Castro avait ordonné, sous les peines les plus sévères, de lui livrer tous les partisans d'Almagro, et qu'il faisait exécuter impitoyablement tous ceux qui tombaient entre ses mains. Je ne savais que devenir. Rentrer au Pérou, c'était courir à une mort certaine; rester au milieu des Indiens, c'était traîner une vie misérable que terminerait une mort sans confession. Je résolus donc à tout hasard de me diriger vers le nord, et, si je pouvais gagner un des ports du golfe du Mexique, de m'embarquer de là pour l'Espagne.

CHAPITRE XIX.
Voyage de l'auteur jusqu'à Sainte-Marthe.

Protégé par les Indiens, je gagnai d'abord la ville de Quito et ensuite la province de Popayan, qui avait jadis été conquise par Sebastian de Benalcazar. Je passai près d'un an à faire cette route. L'Indien qui me conduisait, nommé Chuspa, avait été chasqui ou courrier au service de l'inga. Il connaissait très bien tout le pays, et me faisait éviter tous les endroits habités par des Espagnols, qui m'auraient livré à mes ennemis. Nous souffrîmes souvent de la faim, et pendant tout ce temps nous ne mangions presque que des serpents, des grenouilles, des racines et l'écorce de certains arbres qu'il connaissait, et dont le goût ressemble à celui de la cannelle.

Quand nous approchâmes de Popayan, dernière limite des états de l'inga, mon guide me déclara qu'il ne pouvait me conduire plus loin, le pays lui étant complétement inconnu. Je me décidai donc à entrer dans la ville, et mon premier soin fut d'aller entendre une messe et de me confesser. Je m'approchai d'un religieux de la Merci, et, à mon grand étonnement, quand il m'eut adressé la parole, je reconnus ce Maldonado que j'avais laissé à Ceuta, marié avec la belle Juive. Nous nous racontâmes nos aventures. Maldonado se conduisit envers moi en véritable ami. Il me dit que je ne serais pas en sûreté à Popayan, mais qu'il allait partir pour Santa-Fé de Bogota, dans le pays des Muyzcas, et qu'il m'emmènerait avec lui. En attendant, il me cacha dans son couvent.

Le voyage de Popayan à Santa-Fé passe pour rude et difficile; mais ce n'était rien après toutes les fatigues que j'avais éprouvées. Don Alonso Luis de Lugo, gouverneur de ce pays, que l'on avait surnommé la Nouvelle-Grenade, me fit une très bonne réception. Je l'accompagnai dans une expédition contre les Indiens Muzos, dont le pays est célèbre par ses mines d'émeraudes. Mais nous perdîmes beaucoup de monde dans cette occasion, sans avoir pu les soumettre. Il fallut y renoncer pour envoyer des secours sur la côte: elle était alors menacée par des corsaires français, qui avaient pillé et brûlé Sainte-Marthe et Carthagène. Je profitai de cette occasion pour me rapprocher de l'Espagne, où j'avais dessein de retourner.

Pendant notre marche nous entendîmes parler d'une nation appelée les Tayronas. On nous raconta que dans leur temple on voyait des images du soleil et de la lune en or et en argent. Nous résolûmes de nous emparer de ce village, qui était entouré d'une triple rangée de palissades tournant sur elles-mêmes comme un colimaçon, et ne laissant au milieu qu'un passage fort étroit. Nous l'attaquâmes au milieu de la nuit. Les Indiens firent une courageuse résistance, et nous n'y pénétrâmes qu'après avoir perdu un assez grand nombre des nôtres. Mais quand nous entrâmes dans le temple, le soleil et la lune s'étaient éclipsés, soit qu'ils n'eussent jamais existé, soit que les Indiens les eussent emportés. Mon seul bénéfice dans cette affaire fut un coup de flèche dans la cuisse. Heureusement qu'elle n'était pas empoisonnée. J'en fus quitte pour boiter pendant quelque temps, tandis que j'ai souvent vu des Espagnols mourir dans d'affreuses convulsions après avoir été blessés par les flèches de ces sauvages.

Arrivés à Sainte-Marthe, nous trouvâmes la ville dans le plus déplorable état. Les corsaires de la Rochelle l'avaient réduite en cendres après l'avoir pillée. Les habitants s'étaient enfuis dans les bois à leur approche, mais ils y étaient revenus après leur départ, et y avaient construit quelques huttes en branchages. Je m'y embarquai sur un vaisseau destiné pour la Corogne, qui eut bien de la peine à se procurer les vivres nécessaires pour la traversée, tant ils étaient rares dans la ville. Après quelques jours de navigation nous nous trouvâmes au milieu des corsaires français. Notre vaisseau était trop faible pour essayer de se défendre. Nous tombâmes donc entre les mains des hérétiques, qui nous conduisirent à la Rochelle.

CHAPITRE XX.
Mariage de l'auteur; son retour à Jaen sa patrie.

Nous arrivâmes en quelques semaines à la Rochelle. C'est une ville très forte, entourée d'un mur flanqué de hautes tours. Les habitants sont devenus très riches par le commerce. Ils sont nominalement sous l'autorité du roi de France, mais par le fait ils se gouvernent en république. Cette ville est infectée d'hérésie, et les sectateurs de Calvin en ont expulsé les catholiques. Aussi ils haïssent les Espagnols, et leurs vaisseaux ne les épargnent pas quand ils les rencontrent dans leurs courses. Ils ont successivement pillé presque toutes les côtes du golfe du Mexique.

Je dois dire cependant que le capitaine du vaisseau dont j'étais le prisonnier se conduisit très bien à mon égard. Il me laissa mes hardes et quelques objets à mon usage. Mais comme cela ne m'aurait pas fait vivre long-temps, il me procura quelques leçons de mandoline, qui, si elles ne m'enrichissaient pas, me faisaient au moins subsister.

Parmi mes élèves se trouvait la fille d'un vieux marchand huguenot très riche. Ce n'était pas qu'il approuvât cet amusement, qu'il traitait de profane, mais il ne savait rien refuser à sa fille. Malgré cela elle trouvait sa maison un séjour bien triste; les sons de ma musique firent arriver l'amour dans son cœur, et, sur ma promesse de l'épouser, elle consentit à fuir avec moi la maison paternelle pour se réfugier en Espagne. Notre projet ne tarda pas à être mis à exécution. Nous fîmes une copieuse saignée à la caisse du beau-père, et grâce à la protection des saints, qui riaient sans doute de voir dévaliser un huguenot, nous arrivâmes à Bordeaux. Comme nous craignions d'être poursuivis par la justice, nous nous hâtâmes de quitter les terres de France. Aussitôt notre arrivée à Bilbao, je me hâtai de tenir à ma Catherine la parole que je lui avais donnée. Un Père de la Merci se chargea de la réconcilier avec la sainte église catholique, et nous donna ensuite sa bénédiction dans l'église de Saint-Isidoro.

Nous avions encore un bien long voyage à faire par terre; nous traversâmes Burgos, Madrid et les plaines de la Manche. En arrivant près d'Anduxar, nous fûmes attaqués par une troupe de ces Maurisques qui parcourent les Espagnes pour échapper aux édits, et complétement dévalisés. Après nous avoir fait toutes sortes d'outrages, ils nous abandonnèrent en nous attachant à des arbres, et nous aurions sans doute péri, sans une troupe de bohémiens qui passa par là quelques heures après et qui nous détacha. Nous avions tout perdu, et nous ne pûmes gagner Jaen qu'en demandant l'aumône de village en village. J'y rentrai après dix-huit ans, aussi pauvre que j'en étais parti. Mes parents n'étaient pas dans une position plus heureuse, et l'âge ajoutait encore à leurs souffrances. Ma pauvre femme ne put résister long-temps à ses chagrins, et je la perdis peu de temps après. Je fis, mais en vain, quelques efforts pour trouver de l'emploi. D'ailleurs mon caractère aventureux ne me permettait pas de jouir d'une vie tranquille. Je rêvais jour et nuit du trésor que je connaissais à Cuzco. Je pris donc la résolution de tenter encore une fois la fortune, et de retourner aux Indes.

DEUXIÈME PARTIE.

CHAPITRE I.
Voyage de l'auteur en Allemagne.

Dans mon dessein de retourner aux Indes, je me dirigeai vers Séville, où D. Estevan de Guevara levait des troupes pour le Mexique. C'était un de mes anciens camarades du Pérou. Il me fit très bon accueil et me choisit pour son lieutenant; sa compagnie était formée, et nous allions nous embarquer quand notre destination changea tout à coup. Les hérétiques de l'Allemagne, ayant à leur tête le duc de Saxe, s'étaient soulevés contre notre magnanime empereur, et celui-ci appelait à son aide ses fidèles Castillans. D. Estevan nous proposa de renoncer pour le moment à notre expédition, et d'aller en Allemagne châtier les luthériens. Cette proposition fut reçue avec des acclamations, et notre vaisseau se dirigea vers Anvers.

Cette ville, comme toutes celles des Pays-Bas, est très riche, mais tout ce pays est infecté de mauvaises doctrines. Nous aurions volontiers porté remède à ces deux inconvénients, mais le temps ne le permettait pas, et, d'ailleurs, l'empereur avait une faiblesse incroyable pour ces gens-là, peut-être parce qu'il était lui-même Flamand. Le bourgmestre d'une petite ville nommée Malines fit pendre deux ou trois de nos soldats qui s'étaient approprié de la vaisselle d'argent, et notre capitaine, malgré ses plaintes réitérées, ne put pas en obtenir justice. Quelques autres, s'étant écartés pour trouver des vivres, furent battus et maltraités par les paysans; croirait-on que, dans ce pays de bourgmestres, on s'avisa encore de donner raison à ceux-ci?

Heureusement les choses changèrent quand nous fûmes entrés sur le territoire de l'empire. Si l'on n'y buvait que du vin aigre et un détestable mélange qu'ils nomment de la bière, et qui paraît sortir de la cuisine de Lucifer, on avait du moins la satisfaction de les boire souvent dans des vases d'argent, qu'on emportait pour se souvenir de ses hôtes et pour n'en être pas oublié. Les vivres y sont aussi fort abondants. Ces misérables hérétiques veulent faire leur paradis dans ce monde; mais nous leur donnâmes un avant-goût de la réception qui les attend dans l'autre.

Nous rejoignîmes l'armée de l'empereur assez à temps pour assister à la bataille de Mühlberg, où le duc de Saxe fut fait prisonnier, et où les troupes espagnoles se couvrirent d'une gloire immortelle. La religion catholique fut rétablie partout, et le Te Deum chanté dans toutes les églises. Ce pays est très fertile; on y trouve même des mines d'argent, surtout dans une petite ville nommée Annaberg. Dans une autre ville, nommée Vittemberg, nous trouvâmes le tombeau de l'archihérésiarque Martin Luther. Nous voulions le détruire et jeter ses cendres au feu, mais on nous en empêcha par l'ordre exprès de l'empereur. Il fut toujours trop indulgent pour les hérétiques, et ce fut là son plus grand défaut; on ne saurait le reprocher à notre glorieux monarque Philippe II, actuellement régnant.

Après sa victoire, l'empereur se rendit à Augsbourg, où devait se réunir la diète germanique; il avait, dit-on, l'intention de faire élire son fils pour son successeur à l'empire, mais il ne put y parvenir. Il était bien étonnant pour nous autres vétérans des Indes, qui avions vu mettre à mort les puissants souverains du Mexique et du Pérou par des officiers de peu d'importance, de voir l'empereur obligé de se soumettre à la volonté de quelques petits princes, et de solliciter leurs suffrages sans pouvoir les obtenir. Qu'étaient le prince de Hesse et le marquis de Brandebourg auprès du puissant Montezuma ou du grand Atabaliba, qui auraient pu payer leur rançon avec les joyaux qui ornaient un de leurs serviteurs? Cette réflexion, et la discipline qu'on cherchait à introduire, me dégoûtaient de la guerre d'Europe et me faisaient désirer de retourner aux Indes.

CHAPITRE II.
Séjour de l'auteur en Allemagne.

Ce qui m'étonnait surtout, c'est que, parmi les soldats allemands de l'empereur, il n'existait pas plus de foi que parmi les luthériens. Jamais ils n'employaient la moindre partie de leur butin à faire dire des messes ou à faire des offrandes à la vierge ou aux saints. Cependant personne ne savait mieux qu'eux moissonner dans le champ d'autrui et découvrir les cachettes. Je croyais qu'aux Indes nous avions trouvé tous les moyens de faire parler les prisonniers, mais j'avoue qu'à cet égard ils pouvaient nous en remontrer. Je les aurais même blâmés s'il ne se fût agi d'hérétiques, race dévouée à tous les tourments.

Quand ils s'étaient emparés d'un paysan, ils lui serraient le front avec une corde, lui écrasaient les doigts avec la vis d'un mousquet, ou lui mettaient les pieds sur des charbons ardents, après les lui avoir frottés de lard. Nous avions employé tous ces moyens aux Indes; mais ils avaient encore d'autres inventions: ils étendaient quelquefois le patient la face sur un banc, et, prenant une cordelette garnie de nœuds, ils la tiraient comme une scie sur la chair nue, de sorte qu'elle parvenait enfin jusqu'aux os; ils appelaient cette opération jouer de la contrebasse, et il était rare qu'elle ne fît pas avouer au patient où il avait caché son argent. Ces Allemands avaient encore une invention assez plaisante et dont nous nous sommes souvent amusés: après avoir frotté les pieds de l'hérétique avec du sel mouillé, ils les faisaient lécher par une chèvre. Le chatouillement produit par ce moyen les faisait éclater d'un rire inextinguible, et qui aurait fini par les tuer s'ils n'eussent terminé la plaisanterie d'une manière non moins agréable pour nous, c'est-à-dire en nous livrant ce qu'ils voulaient nous dérober. Cette méthode est très bonne et n'a qu'un inconvénient: c'est qu'on n'a pas toujours une chèvre sous la main, et qu'il est très difficile de prendre ces animaux une fois qu'ils sont sortis de leur étable.

Je ne dois pas oublier une querelle que j'eus avec un capitaine allemand nommé Wolff. Cet homme, sans éducation, était d'une force prodigieuse. On racontait qu'il était autrefois colporteur, employé par un marchand de Cologne pour aller vendre de la verrerie dans les villages. Un jour il fut rencontré par trois soldats qui voulaient le dépouiller. Il les supplia de lui permettre de poser son paquet par terre, et quand il en fut débarrassé il les assomma tous trois avec son bâton de voyage. N'osant plus rentrer chez lui après ce bel exploit, il prit parti dans les troupes et parvint au grade de capitaine.

Bien qu'il ne crût guère ni à Dieu ni à ses saints, ce Wolff, au lieu de les invoquer, avait recours à toutes sortes de sorcelleries; il portait des amulettes et autres inventions du démon, pour se mettre à l'abri des blessures. Il avait surtout la manie d'apprendre à connaître l'avenir, et ses camarades avaient abusé plus d'une fois de cette manie et de sa simplicité pour lui jouer des tours. Un jour nous étions logés dans un village et couchés dans le même lit; il remit la conversation sur la devinaille, et je finis par lui dire qu'en Espagne nous avions des moyens de deviner qu'il ne connaissait pas. C'était le gratter où il lui démangeait, et il me supplia de les lui enseigner. Après m'être long-temps fait prier je feignis d'y consentir, et je lui dis de mettre la tête sous la couverture, en prononçant certaines paroles. Il n'y manqua pas, et je laissai échapper ce que je ne tenais pas avec les mains. Il sauta en bas du lit en me disant un torrent d'injures, pendant que je lui répétais, en éclatant de rire: Capitaine, vous avez deviné. Cette aventure amusa toute la ville, et fut même racontée à la table du général. Mais il fallut joindre un coup d'épée à cette pointe d'esprit pour que Wolff fût complétement satisfait. Quoique gentilhomme, je ne crus pas devoir lui refuser la satisfaction qu'il demandait. Nous nous battîmes dans un petit bois près de la ville, et je lui passai mon épée au travers du corps. Heureusement le général avait trop ri de la plaisanterie pour me tourmenter à cause de cette affaire.

CHAPITRE III.
Second mariage de l'auteur.

On nous envoya tenir garnison dans une petite ville nommé Landshut. C'était un assez triste séjour, surtout en hiver, et ce fut là que je vis pour la première fois la terre couverte de neige. Nos Espagnols ne pouvaient s'accoutumer à ce triste climat. Un jour que nous traversions un village, nous fûmes poursuivis par des chiens, et quand nous voulûmes prendre des pierres pour les leur jeter, la gelée les avait si fortement attachées à la terre que nous ne pûmes les arracher. L'un de nous s'écria, et c'était bien notre sentiment à tous: Maudit pays, où on lâche les chiens et où l'on attache les pierres!

J'avais remarqué, près de la maison où j'étais logé, celle d'un vieux colonel pensionné qui avait une fille charmante. A force de passer et de repasser devant ses fenêtres, j'avais fini par m'en faire remarquer aussi. Encouragé par l'attention qu'elle paraissait me témoigner, j'allai, selon l'usage de l'Andalousie, chanter le soir sous ses fenêtres, en m'accompagnant de la mandoline. Il fallait que mon amour fût bien brûlant pour résister au froid terrible que j'avais à supporter. Enveloppé de mon manteau, je passais chaque nuit quelques heures sous sa fenêtre. Enfin elle se montra, et nous fûmes bientôt en conversation réglée, car elle avait suivi son père dans les guerres d'Italie, et je parlais la langue de ce pays.

Peu à peu je gagnai du terrain. Le froid était tel, qu'il y aurait eu de la cruauté à ne pas me laisser entrer dans la chambre, et de là au lit il n'y avait pas assez loin pour qu'un voyageur comme moi n'eût bientôt trouvé le chemin. Tout allait donc pour le mieux, quand, un matin, réveillé par un bruit inattendu, j'aperçus le colonel au pied du lit, accompagné de quatre Croates armés de mousquets, et d'un père capucin. Il me déclara qu'il avait amené ce capucin pour me marier ou recevoir ma confession de mort, à mon choix, car il ne voulait violenter personne.

J'étais honteux comme un renard qu'une poule aurait pris au piége, d'autant plus qu'en regardant la jeune fille je m'aperçus qu'elle n'était nullement effrayée, c'est-à-dire qu'elle était complice de son père. Je pensai que le mieux était de faire bonne mine à vilain jeu, et de ne pas lutter contre un homme qui avait pour lui Manille, Spadille et Basta[6]. Je consentis au mariage, qui fut célébré sans qu'on nous laissât même sortir du lit, et le colonel se retira en nous souhaitant une bonne nuit d'un air ironique. Je pensai probablement comme lui que j'avais assez chanté pour ce jour-là, et, quoique ma mandoline fût dans un des coins de la chambre, je n'étais nullement disposé à faire des roulades.

[6] Termes du jeu de l'hombre.

Une fois marié, je résolus de quitter le service, d'autant plus que mon histoire n'aurait pas manqué de se répandre, et que je redoutais d'avance les railleries de mes camarades. Mais où la chèvre est attachée il faut bien qu'elle broute. J'aimais ma femme, et après tout, en supposant qu'elle fût complice de son père, je ne pouvais lui en vouloir de m'avoir mis dans l'obligation de l'épouser, puisque je le lui avais promis. Nous allâmes ensemble à Vienne, où, grâce à mes services et à l'appui de quelques amis de mon beau-père, j'obtins une place d'écuyer dans la maison de l'empereur.

CHAPITRE IV.
Séjour de l'auteur à Vienne. Sa fuite chez les Hongrois sauvages.

Mon séjour à Vienne dura environ une année. Cette ville est tellement fréquentée par les Espagnols, qu'il est inutile de la décrire. On nous y voit cependant avec jalousie, et les Allemands sont tellement querelleurs, surtout quand ils ont bu, qu'il est bien difficile à nos Espagnols d'éviter d'avoir quelques démêlés avec eux. Cependant je m'acquittais tranquillement de mon emploi, et je vivais en assez bonne harmonie avec mes camarades, quoiqu'ils ne pussent pas me pardonner de ne pas m'enivrer comme eux. J'aurais probablement fini mes jours dans cette ville, sans un événement qui a empoisonné le reste de ma vie.

Un jour un des principaux officiers de l'empereur me fit appeler, et me proposa une compagnie de cavalerie dans l'armée qu'on levait alors contre les Turcs. Je m'empressai d'accepter, mais, à mon grand étonnement, quand je l'annonçai à ma femme, je crus m'apercevoir qu'elle n'en était ni surprise ni fâchée. Cela éveilla mes soupçons. Je l'épiai, et je ne tardai pas à m'apercevoir qu'elle était d'intelligence avec cet officier, et que c'était pour jouir plus tranquillement de leurs amours qu'ils avaient résolu de m'envoyer en Hongrie combattre le croissant, tandis qu'ils l'introduisaient dans ma maison.

Mon parti fut bientôt pris. Je feignis de partir, et au milieu de la nuit un valet que j'avais mis dans la confidence me rouvrit la porte de la maison. Je trouvai les deux amants occupés à fêter mon départ, et je vis aussi clairement que possible que, si le saint était absent, la chapelle n'était pas vacante. Je me vengeai comme il convient à un noble Espagnol. Après avoir poignardé ma femme, je mis à mon ennemi la pointe de ma dague sur le cœur, en lui jurant de le traiter de même s'il ne reniait Dieu et sa sainte mère. Il y consentit lâchement, et j'eus la consolation de l'envoyer dans l'autre monde chargé d'un péché mortel, et de tuer son âme avec son corps.

L'on n'est pas aussi indulgent à Vienne qu'en Espagne pour la juste vengeance d'un mari outragé. D'ailleurs, j'étais sans amis et sans protecteurs. Je ne savais que devenir, quand mon valet, qui craignait lui-même d'être impliqué dans cette affaire, me proposa de me réfugier chez ses compatriotes les Hongrois sauvages ou Czeclers.

Ces Czeclers sont les restes des Hongrois qui s'étaient révoltés contre l'Autriche. Ils habitent de vastes plaines, dont la possession est sans cesse contestée entre les Turcs et les Allemands. Bien qu'ils se disent chrétiens, ils pillent indistinctement les deux nations. Toujours prêts à se réunir au plus fort, ils ne vivent que de butin, et vendent aux uns ce qu'ils ont pris aux autres. Ils passent leur vie à cheval, et ne donnent d'autre préparation à la viande que de la placer pendant une heure ou deux sous la selle de leur cheval pour la mortifier un peu. Voilà les gens chez lesquels je fus forcé de me réfugier, et encore nous ne pûmes arriver chez eux qu'en traversant des montagnes désertes dans lesquelles nous faillîmes périr plusieurs fois.

Peu à peu je m'accoutumai à leur genre de vie. Notre demeure principale était un ravin presque inaccessible, traversé par un torrent. Nous pouvions former une troupe de deux ou trois cents cavaliers, et nous n'en sortions que la nuit pour aller piller les villages turcs. Nos déprédations finirent cependant par fatiguer ceux-ci; les plaintes arrivèrent au sultan Soliman, qui régnait alors, et celui-ci ordonna au pacha de Belgrade d'en finir avec nous à tout prix.

Nos espions nous annoncèrent un jour le passage d'une riche caravane. Nous allâmes l'attendre; mais au lieu de paisibles marchands nous trouvâmes une troupe de janissaires, qui nous reçurent à coups de mousquet. Nous essayâmes de battre en retraite; mais elle était coupée, car nos espions nous avaient vendus aux Turcs. Chacun se dispersa pour fuir de son mieux, mais, pour mon malheur, je m'embourbai dans un marais. Un spahis cassa la tête de mon cheval d'un coup de pistolet, et me força à me rendre. Il m'attacha à la queue de sa monture, me traîna ainsi jusqu'à Belgrade, et le lendemain il me vendit pour un ducat à un marchand d'esclaves, qui me conduisit à Constantinople.

Je faisais partie d'une troupe de plusieurs centaines d'esclaves chrétiens. On nous avait divisés par bandes de vingt, qui marchaient à la file. Afin de nous empêcher de nous échapper, on nous avait rivé au cou des fourches, dont chacun, pour pouvoir marcher, était obligé d'appuyer le manche sur l'épaule de celui qui le précédait. On ne les ôtait pas même la nuit. A mesure que nous avancions, on augmentait les coups, en diminuant la nourriture, de sorte que quand nous arrivâmes à Constantinople nous pouvions à peine nous tenir sur nos jambes.

CHAPITRE V.
Histoire d'Aben-Humeya.

Quelques jours après mon arrivée, je fus vendu à un Turc, qui m'emmena chez lui. Je fus bien étonné quand il m'adressa la parole en espagnol, et bien davantage encore quand, en examinant ses traits, ils ne me semblèrent pas inconnus. Il me regardait aussi avec étonnement, et m'interrogea sur mon nom et ma patrie. Quand je lui eus répondu, il me demanda: Ne te rappelles-tu pas un certain Thomas Corcobado, dont la mère vendait des légumes dans la rue de Los Caballeros. A ces mots il me tomba des yeux comme des écailles, et je reconnus un jeune Maurisque avec lequel j'avais joué cent fois dans les rues de Jaen.

Il me traita avec amitié, me fit ôter mes fers et me fit donner tout ce dont j'avais besoin. Quand je fus remis par quelques jours de repos et de bonne nourriture, il me raconta son histoire. Il était de la race des Gazules, illustre dans les annales de Grenade. Comme la plupart des Maurisques, son père, tout en feignant de se convertir à notre sainte foi, pratiquait en secret ses superstitions idolâtres. Mais il ne put échapper à la sainte inquisition, et fut brûlé lors de l'autodafé par lequel on célébra l'avénement de notre glorieux empereur Charles V. Sa mère se retira à Jaen, où ils vécurent assez pauvrement d'un petit commerce de légumes. Quand les Maures se révoltèrent dans les Alpuxares, Thomas alla les rejoindre, et quitta son nom chrétien de Thomas pour reprendre celui d'Aben-Humeya.

Tout le monde connaît les glorieuses victoires remportées sur les Maurisques par le marquis de Mondexar, dans lesquelles la valeur espagnole brilla d'un nouveau lustre. Aben-Humeya s'était distingué dans plusieurs combats, et fut un de ceux qui, sous la conduite d'Aben-Farax, défendirent si long-temps le château d'Albaycin. Contraints enfin de se rendre, ils furent conduits prisonniers à Antequère et de là à Malaga, où on les envoya raser Neptune avec un couteau de bois, comme on dit à Séville, ou, pour parler plus clairement, ramer sur les galères de Sa Majesté. Heureusement pour Thomas ou Aben-Humeya, sa galère fut prise auprès de l'île de Chypre, où elle avait été envoyée porter des secours aux Vénitiens qui défendaient Famagouste. Il fut mis en liberté, prit du service, et devint bientôt capitaine de la même galère où jadis il avait ramé. Il s'enrichit par des prises sur les Génois et les Vénitiens, et était devenu l'un des plus riches Turcs de Constantinople, et l'un des favoris de Soliman. Je dois lui rendre la justice qu'il me traita plutôt comme son ami que comme son esclave. Mais il fit tous ses efforts pour me convertir à sa fausse religion. Grâce à la protection de ma sainte patronne, je résistai à tous ses efforts. Ce fut en vain qu'il m'offrit la main d'une de ses filles et une partie de ses trésors. Je préférai à toutes ses offres le salut de mon âme. J'essayais, de mon côté, de lui persuader de rentrer en Espagne et de solliciter le pardon de notre mère la sainte Eglise; mais il ne voulut pas non plus m'écouter.

J'espérais qu'il se déciderait à me donner ma liberté et les moyens de retourner en Espagne; mais, sans me refuser, il me remettait toujours. Ses pensées se tournaient sans cesse vers son ancienne patrie, et il était heureux d'avoir quelqu'un avec qui il pût en parler. Malheureusement pour moi, il mourut peu de temps après; l'on vendit tous ses effets, et par conséquent ses esclaves. Je fus acheté par un nommé Ali, qui se préparait à faire le pèlerinage de la Mecque, et je m'embarquai avec lui peu de jours après pour Tripoli de Syrie. Les commencements de notre voyage furent heureux; mais, au moment d'entrer dans le port, nous fûmes assaillis et pris par une galère de Malte. En arrivant dans cette ville, on remit les esclaves chrétiens en liberté, et les religieux de la Merci distribuèrent à chacun de nous dix écus pour l'aider à regagner sa patrie. Le capitaine d'un navire espagnol me prit à son bord par charité, et six semaines après j'étais à Séville.

CHAPITRE VI.
Départ de l'auteur pour les Indes. Son naufrage à la Bermude.

J'avais pris, comme on l'a vu, le plus long pour me rendre aux Indes, mais je n'avais pas renoncé à mon projet. Le trésor des ingas me tenait toujours au cœur, et je n'avais pas perdu l'espoir de le recouvrer. Je m'embarquai donc pour Porto-Bello, d'où je devais, en traversant l'isthme, me rendre à Panama, et de là au Pérou.

Nous approchions du terme de notre voyage, quand nous fûmes assaillis par une horrible tempête. Nous fûmes plusieurs jours sans savoir où nous étions; enfin, nous aperçûmes la terre très près de nous, et presqu'en même temps nous touchâmes sur un rocher. On se hâta de jeter la cargaison par dessus le bord pour alléger le navire, et, le temps s'étant un peu radouci, on s'occupa du sauvetage des passagers. Les uns se jetaient tout nus à la mer et gagnaient la côte; les autres voulaient sauver leurs effets les plus précieux et étaient engloutis par les vagues. Nous employâmes le restant de la journée et celle du lendemain à ramasser tous les objets que la mer jetait sur la rive; mais ce n'étaient guère que des pièces de bois et quelques caisses de biscuit avarié. Nous manquions surtout de vêtements, car nous étions presque tous entièrement nus. Une jeune femme d'Antequère, qui accompagnait son mari, revêtu de la charge de contador, eut tant de honte de se voir dans cette position que, pour cacher sa nudité, elle exigea de son mari de l'enterrer dans le sable; elle n'en voulut jamais sortir, et périt dans cette position. Que la reine des anges ait pitié d'elle.

Notre pilote nous annonça que nous étions dans l'île de la Bermude, et que nous y péririons infailliblement, parce qu'on y manquait complétement d'eau. Heureusement cette dernière prévision ne se réalisa pas, et nous réussîmes à découvrir une source d'une eau qui, quoique saumâtre, nous fit le plus grand plaisir. Nous parvînmes à allumer du feu en frottant deux morceaux de bois l'un contre l'autre, méthode que quelques uns d'entre nous avaient apprise des Indiens. Assurés de notre existence, nous construisîmes quelques cabanes avec les débris du navire, en attendant qu'il plût à Dieu de nous délivrer de cette solitude. Nous prenions assez de tortues et de poissons pour suffire à notre nourriture journalière.

La discorde ne tarda pas à se mettre parmi nous. Les matelots, qui faisaient bande à part, exigèrent qu'on leur abandonnât les femmes de quelques passagers. Ceux-ci s'y étant refusés, ils nous livrèrent un combat sanglant. Heureusement nous n'avions pas d'armes dangereuses. Chacun s'arma des pièces de bois qui lui tombèrent sous la main, et il y eut plus de têtes cassées que de vies perdues. Quelques religieux qui se trouvaient parmi nous s'entremirent pour rétablir la paix, et il fut convenu qu'on remettrait aux matelots quatre négresses qui avaient accompagné quelques unes de nos passagères. Après avoir fait les difficiles, elles s'accoutumèrent assez bien à leur sort. Mais ces Hélènes couleur de suie furent sur le point de faire du camp des matelots une seconde Troie. Nous fûmes obligés d'intervenir. Comme nous avions placé un poste sur un rocher assez élevé, pour nous avertir s'il passait quelque navire, et que personne ne voulait y aller à cause de l'ardeur du soleil, il fut convenu qu'on y construirait une cabane pour les négresses, et que ceux qui seraient chargés de faire le guet jouiraient de leur société. Depuis ce temps, ce poste fut fort recherché.

Au bout de quelques semaines, nos guetteurs nous avertirent de l'approche de cinq pirogues. Les Indiens abordèrent sur un autre point de l'île sans nous avoir aperçus. Quelques uns d'entre nous se glissèrent le long des rochers, et nous étions déjà dans leurs embarcations quand ils nous aperçurent et coururent sur nous, en nous lançant des flèches et en poussant de grands cris. Nous prîmes le large sans plus attendre. Heureusement les pirogues contenaient quelques provisions, et nous pûmes gagner en peu de jours le port de Saint-Christoval de la Habana. Le commandant se hâta d'envoyer un petit navire au secours de nos compagnons, mais on ne trouva que quelques cadavres. D'autres Indiens avaient rejoint les premiers; tous ensemble avaient attaqué les Espagnols et les avaient massacrés. Ils étaient ensuite retournés probablement sur le continent, en emmenant les femmes, car on n'en trouva pas une seule parmi les morts, de sorte que nos pauvres passagères, après avoir évité les Carybdes à peau blanche, avaient été la proie des Scyllas à peau rouge. J'espère que le supplice qu'elles ont probablement subi leur comptera dans le ciel comme un martyre. Les Indiens sont assez laids pour cela.

CHAPITRE VII.
Séjour de l'auteur à Saint-Christoval. Son départ pour le Mexique.

Pendant que nous étions à Saint-Christoval, un de nos compagnons, nommé Vetanzos, fit un assez bon tour, mais qui finit par tourner au détriment de son inventeur. Il répandit secrètement le bruit qu'il était visitador (inspecteur). On appelait ainsi les agents que l'empereur envoyait dans les colonies pour examiner ce qui se passait et lui en rendre compte. Ils étaient libres de garder l'incognito, et de ne déployer leur caractère que quand ils le jugeaient convenable. C'était sur leur rapport que les fonctionnaires des colonies étaient rappelés ou recevaient de l'avancement. Vetanzos ajoutait qu'il avait perdu tous ses papiers dans le naufrage, et qu'il avait écrit en Espagne pour en avoir d'autres.

Toute la ville donna dans le panneau. Chacun lui apportait des présents, et il ne faudrait pas demander à certaines dames ce qu'elles lui offrirent afin d'obtenir de l'avancement pour leur père ou pour leur mari. Comme on lui donna beaucoup de cuir de bœuf, une des principales productions de l'île, il y en eut bien quelques uns qui gardèrent les cornes, probablement parce qu'elles étaient d'un transport plus difficile. Il avait déjà ramassé, en échange de belles promesses, une assez jolie cargaison, et avait frété un navire pour se rendre en Espagne chercher son diplôme qui n'arrivait pas, quand un cavalier espagnol nouvellement arrivé le rencontra et le reconnut pour un paysan de Velez, à qui il avait vu couper les oreilles pour avoir volé une bourrique à la foire de Carmona.

Ce cavalier, tout étonné de le voir traiter avec respect, alla révéler à l'audience royale ce qu'il en savait. On le fit arrêter, et, l'absence des oreilles ayant été constatée, son procès ne fut pas long. Il fut promené sur un âne dans toute la ville, la figure tournée du côté de la queue, reçut deux cents coups de fouet, et fut condamné à dix ans de galères. Décidément les bourriques lui portaient malheur; ce n'était pourtant pas la faute de ses oreilles. Il conserva son sang-froid pendant toute la cérémonie; il allongea même deux doigts de la main droite en passant devant certain gentilhomme qui avait obtenu de lui, par le crédit de sa femme, la promesse de la croix d'Alcantara.

Pendant que je suis en train de raconter des histoires, je veux encore en dire une autre, qui fait honneur à l'esprit d'un habitant. On avait commencé depuis quelques années à introduire des esclaves nègres pour le service des sucreries, mais il était très difficile de les conserver: soit mal du pays, soit que les travaux fussent trop durs, ils se pendaient presque tous. Un certain habitant, qui en avait déjà perdu plusieurs de cette manière, en aperçut sept ou huit qui se dirigeaient vers la forêt. Ne doutant pas de leur dessein, il met un morceau de corde dans sa poche et tombe tout d'un coup au milieu d'eux, «Vous allez, leur dit-il en leur montrant sa corde, dans le pays des esprits? Eh bien! puisque tous mes esclaves y vont, j'y veux aller aussi, et là nous verrons s'ils m'échapperont; je leur ferai bien payer la peine qu'ils me donnent de courir après eux.» Les nègres furent si frappés de cette menace, qu'ils retournèrent au travail et ne pensèrent plus à se donner la mort.

Après avoir séjourné quelques semaines à Saint-Christoval, nous trouvâmes une occasion de nous embarquer, et bientôt après nous arrivâmes à Mexico, qui avait alors pour vice-roi D. Antonio de Mendoza.

CHAPITRE VIII.
Expédition contre Tamaulipas.

Je trouvai Mexico bien différent de ce qu'il était lors de mon premier séjour. On avait comblé tous les canaux et tout reconstruit à l'espagnole. Il ne restait plus de traces de la magnificence indienne, mais celle des Espagnols surpassait toute description. On ne pouvait plus, il est vrai, comme au temps de la conquête, gagner des sommes immenses d'un coup d'épée; mais les familles nobles possédaient des terres et des mines qui leur donnaient un produit régulier et considérable. Les propriétaires de certaines mines surtout avaient des revenus immenses. On me raconta que l'un d'eux, qui n'était qu'un pauvre soldat, s'était égaré à la chasse, et que, surpris par la nuit, il avait allumé du feu pour se garantir des bêtes sauvages. Le lendemain, il aperçut de l'argent fondu dans les cendres, creusa dans cet endroit, et se trouva au bout de quelques semaines un des plus riches mineurs de la Nouvelle-Espagne.

Grâce à quelques anciens amis que je retrouvai à Mexico, j'obtins une compagnie d'infanterie. La première expédition à laquelle je pris part était commandée par D. José de Bolea et dirigée contre les Indiens de Tamaulipas. Ces Indiens, après avoir adopté notre sainte foi catholique, s'étaient révoltés et avaient massacré leurs missionnaires. Ils prétextaient que ceux-ci, au lieu de s'occuper de leur instruction religieuse, les faisaient travailler aux mines à leur profit; cela prouve bien que leur conversion était feinte: car, s'ils eussent été de vrais chrétiens, ils auraient subi sans murmurer toutes les tribulations qu'il plaisait à Dieu de leur envoyer. D'ailleurs, pouvait-on s'attendre à ce que les bons pères négligeassent leurs intérêts particuliers, comme s'ils étaient venus d'Espagne uniquement pour sauver l'âme de pareils drôles?

Ces Indiens étaient conduits par des nègres fugitifs qui avaient quelque idée de l'art de la guerre. Ils s'étaient fortifiés au sommet d'un rocher, où ils avaient amassé quantité de pierres et de gros troncs d'arbres pour les faire rouler sur nous, de sorte qu'ils repoussèrent deux ou trois assauts consécutifs, et que nous fûmes réduits à les bloquer pour les prendre par la famine. Pour nous distraire un peu, nous faisions presque chaque jour des battues. Nous prîmes peu d'hommes, parce qu'ils s'étaient presque tous retirés dans la forteresse, mais il nous tomba entre les mains quantité de femmes et d'enfants. Notre général les fit tous pendre en vue de la forteresse, pour effrayer ses défenseurs, de sorte que bientôt les arbres furent plus peuplés que les villages.

Au bout de quelque temps, les Indiens furent forcés de se rendre, faute de vivres. Les chefs demandèrent une capitulation, et à cette occasion notre général inventa un tour assez plaisant. Il les invita à un festin de réconciliation, et ceux-ci, qui souffraient la faim depuis long-temps, se hâtèrent d'accepter. On mêla dans leur boisson une substance appelée opium, qui ne tarda pas à les endormir. Dès qu'ils furent dans cet état, on les dépouilla entièrement nus et on les attacha à des poteaux au milieu d'un tas de fagots. Rien n'était plus amusant que la figure étonnée qu'ils firent en se réveillant. Le général leur reprocha leur révolte, et comme il n'y avait pas de capitulation, il ordonna qu'on mît le feu aux fagots et qu'on les brûlât comme des renégats qu'ils étaient. Cependant notre aumônier eut soin de s'approcher du bûcher pour donner l'absolution à tous ceux qui se repentiraient à l'heure de la mort. Quant à la masse des Indiens qui défendaient la place, ils demandèrent merci à genoux en apprenant la mort de leurs chefs. Bolea usa d'indulgence à leur égard et les renvoya chez eux, après leur avoir fait abattre le poignet droit d'un coup de hache pour les mettre hors d'état de porter les armes.

La guerre continua pendant quelque temps. Mais grâce à la précaution que nous prîmes de ne pas nous charger de prisonniers, nous parvînmes à battre successivement tous les caciques. Je ne saurais trop recommander cette précaution à ceux qui font la guerre dans les Indes. Comme les Espagnols ignorent la langue des habitants, il se trame toujours des complots entre les prisonniers et les Indiens de service. Ils embarrassent la marche et consomment les vivres. Il faut donc tuer ou mutiler tous ceux qu'on peut saisir. Mais je n'ai pas besoin de dire à des chrétiens qu'à moins qu'on ne soit pressé par le temps, il n'est jamais permis de tuer un Indien sans avoir régénéré son âme par l'eau sainte du baptême. Autrement, ce serait les traiter comme des animaux, et je ne suis pas de ceux qui disent que Notre Seigneur Jésus-Christ n'est pas mort sur la croix pour eux comme pour nous.

CHAPITRE IX.
Expédition contre les Otomis.

Au bout de quelques semaines tout fut pacifié, et nous reprîmes la route de Mexico. Deux ou trois jours avant d'entrer dans cette ville, nous passâmes la nuit près d'une grande ferme appartenant à Christoval de Olid, et régie par un majordome qui avait perdu un œil. Celui-ci, pour se consoler sans doute de son malheur, avait procuré la même infirmité à tous les êtres vivants qui se trouvaient sur la ferme, de sorte que chevaux, bœufs, Indiens, porcs, volailles, tout était borgne.

On ne nous laissa pas long-temps reposer à Mexico, et nous reçûmes l'ordre de marcher contre les Otomis, qui avaient pris les armes. D. Jose Bolea, encouragé par des succès récents, espérait une victoire facile, mais il se trompait, pour son malheur, car Satan, auquel ces Indiens ne cessent de faire des sacrifices secrets, leur inspira une ruse véritablement diabolique. Un soir on vint lui annoncer que l'on apercevait auprès du camp un nombreux troupeau de cerfs. Il était fou de la chasse: il prit une arquebuse légère et partit avec quelques officiers comme lui sans armure. Il aperçut en effet les cerfs, qui, en ayant l'air de paître tranquillement, s'enfonçaient peu à peu dans la forêt. Il s'élance à leur poursuite, mais à peine a-t-il pénétré dans le fourré qu'il est salué d'une grêle de flèches. C'étaient ces démons d'Indiens qui s'étaient couverts de peaux de cerfs pour l'attirer dans une embuscade. Presque tous ses compagnons tombèrent morts ou blessés, et Bolea regagna le camp presque seul. Pendant toute la nuit, les Otomis célébrèrent une grande fête. Ils massacrèrent les prisonniers et les firent rôtir, ainsi que les cadavres des morts. Ils n'épargnèrent qu'un religieux de Saint-François; encore le forcèrent-ils toute la nuit à tourner la broche à laquelle rôtissaient les Espagnols. Ces Indiens ont une sorte de répugnance à manger la chair des religieux; ils prétendent qu'elle leur donne la diarrhée. Que cette idée soit vraie ou fausse, elle lui sauva la vie. Ils se contentèrent de lui faire une amputation, en lui disant qu'il leur avait souvent prêché, en leur prenant leurs poules pour son couvent, qu'un vrai chrétien devait se défaire du superflu.

Quelques jours après, nous leur rendîmes un autre tour qui valait bien celui-là. Nous avions mis le siége devant leur principale ville. Elle était entourée d'une triple rangée de madriers, et, comme nous ne pouvions la forcer faute d'artillerie, notre général leur fit proposer un traité par lequel il leur promettait de se retirer s'ils consentaient à lui payer un léger tribut. Les Otomis acceptèrent, et il fut convenu que chaque maison lui paierait une paire de pigeons, oiseaux que les Indiens élèvent en grande quantité. Au milieu de la nuit, nous lâchâmes, après leur avoir attaché aux pattes une mèche de coton allumée, tous ces pigeons, qui s'empressèrent de retourner à leur colombier. Comme toutes les maisons sont couvertes en paille, peu de minutes après la ville fut en flammes. Les Indiens, après avoir fait tous leurs efforts pour éteindre l'incendie, cherchèrent à s'échapper. Mais c'était là que nous les attendions. Nous avions placé devant la seule porte d'entrée un énorme tas de fagots embrasés, et nous abattions à coups d'arquebuse tous ceux qui cherchaient à le traverser. Il n'en échappa ni vieux, ni jeune, ni homme, ni femme, ni grand, ni petit. Ce fut ainsi que nous nous vengeâmes comme des hommes, tandis qu'ils s'étaient vengés comme des chiens en dévorant nos infortunés soldats. En cherchant ensuite dans les cendres, nous recueillîmes une grande quantité d'or, et nous en donnâmes la dîme aux RR. PP. de Saint-François, afin qu'ils priassent pour nos compagnons.

CHAPITRE X.
Suite du précédent.

Après la prise de cette ville, nous n'eûmes plus qu'à châtier les Otomis rebelles qui s'étaient dispersés dans les montagnes. Nous employions de grands chiens dressés à cette sorte de chasse et qui savent découvrir les Indiens dans les recoins les plus cachés; voici comment nous les dressions, pour occuper nos soirées. On donnait à un prisonnier complétement nu un long bâton, et on lâchait sur lui les jeunes chiens. Dans les premiers temps, ils ne faisaient que tourner autour de lui en aboyant sans oser s'approcher, de sorte que l'Indien les écartait facilement avec son bâton, et croyait que ce n'était qu'un jeu; mais quand on trouvait qu'il avait assez duré, on lâchait sur lui un vigoureux mâtin qui l'avait bientôt éventré; on laissait alors les jeunes chiens faire la curée. Cette manière de les dresser est excellente; ils devenaient bientôt si âpres après les Indiens, que nous avions de la peine à en préserver ceux qui étaient à notre service. Quelques uns de ces chiens étaient si utiles qu'ils recevaient au profit de leur maître la même paie que les soldats.

Le vice-roi, excité sans doute par quelques uns de ces prêtres qui se mêlent toujours de ce qui ne les regarde pas et qui se firent l'organe des plaintes des Indiens, blâma les mesures que nous avions prises et rappela Bolea. Je ne prétends pas dire qu'il ne fut un peu sévère, mais cela est nécessaire avec cette race maudite des Indiens, qu'on ne peut faire marcher qu'à coups de bâton. Les religieux ont fait bien du mal dans les Indes en se posant comme leurs protecteurs, et surtout ce Las Casas, qui a publié contre les conquérants des livres pleins d'injures. Il aurait dû se rappeler que c'était à leur épée qu'il devait son évêché de Chiapa, qu'il n'est pas pressé de quitter: au lieu d'écrire contre eux, il devrait prier pour eux à chaque messe qu'il dit; mais l'ingratitude a toujours été le fléau de ce monde.

Quelque temps après mon retour de cette expédition, je fus chargé par le vice-roi d'une mission pour explorer le Popocatepetl, volcan situé près de Mexico, et dont le nom signifie montagne fumante. On prétendait que son cratère contenait une masse d'or en fusion. Déjà plusieurs tentatives avaient été faites pour y pénétrer. Je partis accompagné de trois cents Indiens, qui portaient tout ce dont j'avais besoin. Les flancs inférieurs de la montagne sont assez bien cultivés; plus haut on ne trouve plus que des rochers arides parsemés de sapins rabougris, et enfin de vastes champs couverts de cendre et de lave. Nous mîmes trois jours à faire cette ascension.

Quand nous fûmes arrivés sur le bord du cratère, nous y plaçâmes une longue poutre, dont une extrémité, garnie d'une poulie, dépassait le bord de huit ou dix pieds; l'autre extrémité fut chargée de pierres pour l'empêcher de basculer. Nous passâmes dans la poulie une longue corde au bout de laquelle était attaché un grand panier; c'était par là que je devais descendre. Après m'être mis à genoux sur le bord du cratère et avoir adressé mes prières à Dieu et à ma sainte patronne, j'y entrai résolument, la tête couverte d'un casque, pour me protéger contre les pierres qui tombaient du haut du cratère en bondissant de rocher en rocher.

Arrivé à la profondeur d'environ cinquante brasses, je fus environné d'une fumée sulfureuse si épaisse, qu'elle me prenait à la gorge et m'empêchait de respirer. Je donnai en toute hâte le signal convenu pour qu'on me remontât, et j'arrivai au sommet presque sans connaissance. Je fis le lendemain une seconde tentative qui ne fut pas plus heureuse; il fallut revenir à Mexico sans aucun résultat. Il n'est pas douteux que ce ne soit le démon qui, pour empêcher le roi catholique de jouir des trésors que renferme cette montagne et de les employer à la propagation de la foi, ne les protége par cette fumée pestilentielle qu'il fait sortir des soupiraux de l'enfer; d'autres ont prétendu que ce cratère est une des entrées du purgatoire, et que souvent on y entend les cris des âmes en peine. On a même fondé à mi-côte une petite chapelle où un capucin prie pour elles, et qui est dédiée à Nuestra Señora de los Remedios. Je ne sais pas si cette opinion est plus fondée que l'autre, mais, dans tous les cas, ceux qui la combattent ne sont pas ceux qui reçoivent l'argent des messes.

CHAPITRE XI.
Départ de l'auteur pour le Pérou. Il est abandonné dans une île sauvage.

Je n'avais pas renoncé à mon voyage du Pérou et au trésor des ingas. N'ayant pas le moyen de faire le voyage, j'eus l'imprudence de me confier à don Blas de Berlanga, neveu de l'ancien évêque du Pérou. Nous convînmes qu'il fréterait un petit navire à Acapulco et paierait tous les frais, et que nous partagerions. C'était certainement lui faire une belle part, mais j'aurais dû me rappeler le proverbe, que l'avarice finit par déchirer le sac.

Après quinze jours de navigation, nous arrivâmes en vue d'une assez grande île couverte de verdure. Nous résolûmes de nous y arrêter pour prendre de l'eau et renouveler nos provisions, s'il était possible. Le traître Berlanga s'embarqua avec moi dans une chaloupe. En arrivant nous prîmes un léger repas; je ne sais s'il mêla quelque drogue dans mes aliments, mais quand je me réveillai le soleil était sur le point de se coucher, et les voiles du navire s'apercevaient à peine à l'horizon. Le Ciel a sans doute puni sa perfidie: il s'éleva dans la nuit un ouragan terrible, et jamais on n'a entendu parler de Berlanga ni de son vaisseau.

J'étais tellement occupé à regarder ma dernière espérance qui fuyait, que je ne m'aperçus pas qu'un grand nombre d'Indiens s'étaient approchés et avaient fini par m'entourer complétement. Je fus tiré de ma rêverie par une explosion de cris sauvages mêlés du son d'instruments plus sauvages encore. Sortant de ma stupeur, je levai les yeux et je me vis entouré d'une troupe d'Indiens peints de diverses couleurs et la tête couronnée de plumes, qui dansaient en se tenant par la main. Je crus ma dernière heure arrivée, et je me prosternai en invoquant ma sainte patronne pour obtenir le pardon de mes péchés; mais quelle était mon erreur! Deux chefs, la tête humblement baissée vers la terre, me prirent par les mains et m'emmenèrent, tandis que toute la foule nous suivait en hurlant et en jouant de ses diaboliques instruments. On me conduisit sous un grand hangar, et l'on me fit asseoir sur un banc placé sur une espèce d'estrade. Un des chefs me fit un long discours auquel je ne compris rien. Puis toute la foule, qui était restée, pendant qu'il parlait, la face contre terre, recommença à chanter et à danser. Enfin on apporta des brasiers que l'on plaça tout autour de moi, et sur lesquels on jeta une espèce de gomme dont la fumée était tellement acre qu'elle pensa m'étouffer et me fit éternuer plusieurs fois. En l'entendant, la foule se dispersa en faisant de grandes acclamations. La même cérémonie se renouvela le lendemain et les jours suivants. Tous les matins on me présentait trois petits gâteaux de maïs sur un plateau d'or. Une garde nombreuse, armée d'arcs et de flèches, veillait autour du hangar et m'empêchait d'en sortir.

Je ne comprenais rien à cette conduite et à cette manie de me faire éternuer, qui paraissait le but principal de cette cérémonie. Comme la langue que parlent ces Indiens ressemble beaucoup à celle du Mexique, je parvins à me faire comprendre des prêtres. Je découvris que quelques années auparavant un vaisseau espagnol avait abordé dans cette île, et qu'un moine qui se trouvait à bord, après avoir prêché le christianisme aux Indiens, leur avait donné une image en bois du glorieux apôtre saint Jacques, dont ils avaient, dans leur ignorance, fait une idole. Me voyant vêtu à peu près de la même manière, et ne comprenant pas comment j'étais arrivé dans leur île, ils me crurent descendu du ciel, m'installèrent dans leur temple comme leur dieu, et m'adressèrent des prières. Regardant l'éternuement comme un acquiescement à leurs vœux, ils ne cessaient leurs fumigations que quand ils l'avaient obtenu, de sorte que toute la journée on me faisait éternuer à me faire sauter la cervelle. C'était en vain que je cherchais à leur faire comprendre que je n'étais pas un dieu, mais un homme, et que je ne pouvais leur accorder ce qu'ils demandaient. Ils ne cessaient de m'implorer et de m'enfumer que quand l'éternuement tant désiré leur faisait comprendre que j'étais sensible à leurs prières.

CHAPITRE XII.
Suite du précédent. Retour de l'auteur au Mexique.

Au bout de quelque temps, à force de condescendre aux vœux des mortels, les yeux me sortaient de la tête, et j'aurais fini par éternuer mon âme si ma sainte patronne ne fût venue à mon secours. Un matin j'étais sur mon trône, revêtu de brillants ornements de plumes rouges que m'avaient fabriqués mes adorateurs, quand j'entendis retentir au loin quelques coups de mousquet; bientôt une foule éperdue se précipita dans le temple, suivie de plusieurs hommes vêtus à la mode castillane. Ils allaient se jeter sur moi, me prenant pour une idole, qu'ils voulaient briser selon leur louable habitude, quand tout d'un coup je me levai en leur criant en espagnol: «Arrêtez, je suis chrétien comme vous.»

Il serait difficile de peindre leur étonnement; les uns se frottaient les yeux comme des hommes qui doutent s'ils sont bien éveillés, d'autres dirigeaient sur moi leurs escopettes, et un moine commença à m'exorciser. Je m'approchai d'eux et fis cesser leurs doutes en leur racontant mon histoire, tandis que la foule des Indiens, surprise que j'eusse pu d'un seul mot arrêter les Espagnols, se prosternait à mes pieds et faisait retentir l'air de ses acclamations.

Je me hâtai de profiter de cette occasion pour quitter l'île, et je laissai, pour me remplacer, le saint Jacques de bois, que les Indiens purent enfumer à leur aise sans qu'il eût l'air de s'en apercevoir, ce qui m'a fait sans doute regretter. Heureux celui qui, parvenu à un poste élevé, excite le même sentiment quand il le quitte! Ma conscience m'a quelquesfois reproché cette aventure: j'ai craint d'avoir commis une profanation en recevant les adorations des Indiens. Mais de savants casuistes m'ont rassuré à cet égard, puisque j'avais fait tous mes efforts pour les en dissuader. Toujours est-il que, depuis ce temps, je ne puis voir une tabatière sans me rappeler que j'ai été dieu.

Les Espagnols avaient été à la recherche d'une île nommée Païtiti, que l'on disait habitée par des Amazones et remplie d'or et d'argent. On ajoutait même qu'il s'y trouvait une fontaine dont la vertu était telle, que tous ceux qui s'y baignaient revenaient à l'âge de vingt ans. Ils avaient erré long-temps avant d'arriver dans l'île où je me trouvais, mais ils n'avaient rien découvert que quelques rochers habités seulement par des oiseaux de mer. Après avoir pris des vivres et de l'eau, ils continuèrent leurs recherches en remontant vers le nord pour se rapprocher du Mexique, d'où ils étaient partis, et rentrèrent enfin à Acapulco sans avoir rien découvert.

Cette ville n'est, à proprement parler, qu'un village de pêcheurs; mais il s'y tient tous les ans une foire très considérable à l'arrivée des galions de Manille: ils y apportent des marchandises de la Chine et du Japon, qu'ils échangent contre des métaux précieux et des productions d'Europe. Quand cette foire est terminée, il est d'usage que les marchands donnent un grand tonneau de vin aux porte-faix qui ont travaillé à charger et décharger leurs ballots. Ceux-ci le placent sur une espèce de corbillard, et, vêtus d'habits de deuil, ils parcourent ainsi la ville en versant des larmes. On appelle cette cérémonie enterrer la foire. Je n'ai pas besoin de dire que les porte-faix la terminent en vidant le corps du défunt.

CHAPITRE XIII.
Retour de l'auteur à Mexico.

J'achetai un cheval à Acapulco pour retourner à Mexico; mais je ne tardai pas à être atteint d'une fièvre violente, qui me força à m'arrêter dans un village nommé Tuzutepec. Le curé m'y reçut avec une hospitalité toute castillane, et ne voulut me laisser partir que quand je fus complétement rétabli. On voit auprès de Tuzutepec les ruines d'une ville considérable, qui fut détruite lors de la conquête du pays. Au milieu s'élève une haute pyramide, qui servait de temple aux Indiens: c'était là qu'ils sacrifiaient au démon des victimes humaines. Le bon curé y avait fait ériger une petite chapelle à la Vierge.

Les Indiennes de cette province ont un usage particulier. Pendant leur jeunesse, elles se livrent à peu près à tout venant, sans que personne y trouve à redire. Quand elles ont atteint l'âge de vingt-cinq ans, elles convoquent tous leurs amants et leur déclarent qu'elles ont assez joui des plaisirs de la jeunesse, et qu'elles veulent choisir l'un d'eux pour époux. Chacun, pour mériter la préférence, s'empresse d'apporter un objet quelconque, qui doit servir à l'établissement du ménage futur; il a soin de joindre à son présent une plume de perroquet rouge. La jeune fille réunit alors tous ses amants, et, après les avoir remerciés de leur générosité et leur avoir fait ses adieux, elle nomme celui qu'elle a choisi pour époux, et rompt avec tous les autres. Mais dans les fêtes elle place sur sa tête toutes les plumes de perroquet qu'elle a reçues, et qui indiquent le nombre de ses anciens amants. Il y en a qui en ont une telle quantité, que leur tête ressemble à un porc-épic enflammé. A dater de leur mariage, elles observent envers leur mari une fidélité inviolable. L'adultère est inconnu chez ces Indiens; il est vrai qu'il faudrait être bien enclin au péché pour séduire les vieilles quand on peut avoir toutes les jeunes.

Les Indiens de Tuzutepec ont aussi une singulière façon de soigner les malades. Ils s'imaginent que leur souffrance vient de ce que le mauvais esprit est entré dans leur corps. Pour le faire sortir, ils les étendent par terre et les piétinent tant qu'ils peuvent. Le malade meurt ordinairement pendant l'opération, mais cela ne les empêche pas de recommencer. Pendant que j'avais la fièvre, une vieille Indienne, que le curé m'avait donnée pour me soigner, m'offrit d'en faire usage, mais je me contentai de la remercier de sa bonne volonté.

Cette vallée est extrêmement chaude, et le curé m'a raconté un usage que les Indiens suivaient du temps de leurs anciens rois. Dans la salle du conseil se trouvaient d'énormes cruches que l'on remplissait d'eau, et quand le roi convoquait les caciques, ceux-ci, pour être plus au frais, se mettaient chacun dans une de ces cruches avant de commencer la délibération. On ne leur voyait que la tête, de sorte qu'ils ne pouvaient contracter la mauvaise habitude de gesticuler en parlant, comme le font certains prédicateurs, et encore moins en venir aux coups dans la chaleur de la discussion. On peut rire de cette coutume, mais j'ai vu faire pis chez les chrétiens, où quelquefois ce sont les cruches seules qui sont appelées au conseil.

Quand ma guérison fut complète, je pris congé du bon curé pour m'en retourner à Mexico. J'y vécus quelque temps tranquille; mais la fortune n'était pas encore lasse de me persécuter, et je ne tardai pas à me voir compromis dans la malheureuse affaire du marquis del Valle, comme on le verra au chapitre suivant.

CHAPITRE XIV.
Affaire du marquis del Valle.

Tout le monde sait que D. Fernand Cortez, marquis del Valle et conquérant du Mexique, que des envieux avaient rendu suspect à la cour, ne put jamais obtenir la permission de revoir sa conquête, et qu'il mourut en Espagne. On se montra plus clément à l'égard de son fils: celui-ci, après de longues sollicitations, obtint la permission d'aller prendre possession de son marquisat del Valle d'Oaxaca et des immenses propriétés qu'il devait à la valeur de son père. Tous les descendants des conquérants vinrent au devant de lui pour lui faire une brillante réception. Il entra dans Mexico escorté de plus de quatre cents gentilshommes couverts d'or et de pierreries. Les Indiens, n'oubliant pas que son père les avait toujours protégés, se pressaient autour de lui et semaient des fleurs dans tous les endroits où il devait passer. Tout cet éclat lui attira des envieux, et l'audience commença à le soupçonner, comme on en avait si injustement soupçonné son père, de vouloir s'emparer de la couronne du Mexique.

Quelque temps après, la marquise mit au monde deux jumeaux, et ce fut une occasion pour les Espagnols et pour les Indiens de célébrer de nouvelles fêtes. Elles durèrent pendant huit jours. Les Espagnols firent des courses de bague et un carrousel. Les Indiens apportèrent une grande quantité d'arbres et les plantèrent dans la grande place de Mexico, de sorte qu'elle semblait une forêt toute couverte de verres de couleurs. Ils y lâchèrent une quantité d'animaux sauvages de toutes espèces qu'ils avaient pris au filet, et donnèrent ainsi le spectacle d'une grande chasse. On faisait rôtir le gibier aussitôt qu'il était abattu, pour le distribuer au peuple, en y joignant quantité de pulque, espèce de vin qu'on extrait de l'aloës, de sorte que toute la place retentissait des cris de vive le marquis et la marquise.

Le lendemain on fit une grande mascarade qui représentait la première entrée de Cortez à Mexico. Le marquis jouait le rôle de son père, et Gonzalez Davila celui de Montézuma. On répéta toutes les cérémonies qui avaient eu lieu à cette occasion, et au moment où Montézuma devait embrasser Cortez et le présenter au peuple, Davila ôta une couronne d'or qu'il avait sur la tête et la plaça sur celle du marquis. Toute la place retentit alors de nouvelles acclamations.

Le soir il y eut dans le palais du marquis un souper auquel assistèrent les quatre cents gentilshommes qui avaient pris part à la fête, et parmi lesquels je me trouvais pour mon malheur. Quand les têtes furent échauffées par le vin, on commença à se plaindre des nouvelles ordonnances, qui peu à peu avaient dépouillé les conquérants de tout ce qu'ils avaient gagné à la pointe de leur épée. On but à la santé du grand Cortez, et, pour terminer la fête, on improvisa une espèce de trône sur lequel on promena son fils dans toutes les salles du palais, ayant sur la tête la couronne de Montézuma.

Tout cela n'était qu'une affaire de gens ivres qui n'aurait eu aucune suite; il faut avouer cependant que ce jour-là les vins d'Estramadure avaient chassé la prudence de nos têtes. Le souvenir des révoltes du Pérou était encore tout frais; l'envie ne dormait pas, et alla nous dénoncer à l'audience, qui gouvernait alors la Nouvelle-Espagne, parce que le nouveau vice-roi n'était pas encore arrivé. Des traîtres lui assurèrent que le lendemain nous devions nous saisir de l'étendard royal et proclamer le marquis empereur du Mexique et successeur de Montézuma.

Le lendemain matin on vint dire au marquis que l'audience avait reçu d'Espagne des dépêches qu'elle devait lui communiquer. Sans aucune défiance, il se hâta de se lever et de se rendre au palais du Gouvernement, ne remarquant même pas que les alentours étaient garnis de soldats. A peine fut-il entré dans la salle qu'un des auditeurs s'approcha de lui en disant: Marquis, je t'arrête comme traître à Dieu et au roi. Le marquis mit d'abord la main sur la garde de son épée; mais, voyant des soldats qui s'approchaient de tous les côtés, il la rendit sans mot dire.

Presqu'au même instant, des soldats conduits par les auditeurs se dirigèrent vers nos maisons, où nous dormions presque tous, fatigués des plaisirs de la veille. Je fus arrêté et jeté dans un cachot, ainsi que les trois frères Davila, D. Louis Ponce de Léon, D. Fernand de Cordoue, D. José de Bolea, mon ancien général, et plus de deux cents autres gentilshommes des premières familles de Mexico.

CHAPITRE XV.
Retour de l'auteur en Espagne.

L'audience poursuivit notre procès avec vigueur. Peu de jours après, Alonso et Gil Davila, ainsi que mon ancien général Bolea, furent condamnés à mort et exécutés sur un échafaud recouvert en velours noir. On prétendit avoir trouvé dans leurs papiers des preuves qu'ils avaient tramé de longue main une conspiration pour rendre le Mexique indépendant; mais rien n'établissait la culpabilité du marquis. Tous trois moururent en héros. Un dominicain de l'école de ce fou de Las-Casas voulut reprocher à Bolea sa conduite envers les Indiens, et exiger qu'il en fît réparation; mais Bolea lui répondit: Je quitte ce monde sans rien devoir à personne, si ce n'est quatre réaux, que j'ai oublié de payer à mon cordonnier en quittant Séville; voilà tout ce que j'ai sur la conscience. Leurs corps furent ensevelis dans l'église de Saint-Augustin; quant à leurs têtes, les auditeurs les avaient d'abord fait placer sur la porte de la maison de ville, ce qui pensa exciter une sédition, parce qu'on regardait cela comme une accusation de trahison contre la ville, de sorte que l'audience ordonna qu'on les enlevât et qu'on les clouât au gibet.

Bien d'autres gentilshommes auraient été victimes de la fureur de l'audience, sans l'arrivée du nouveau vice-roi, D. Gaston de Peralta, marquis de Falces. Il fit mettre en liberté le marquis et la plupart de ses amis, et envoya les autres, parmi lesquels je me trouvais, en Espagne, pour y être jugés. En débarquant, on nous envoya prisonniers au château d'Ayamonte, sur les frontières du Portugal.

Je ne pus m'empêcher, en me voyant dans cette forteresse, de me rappeler le sort de Gonzalo Pizarro et d'autres conquérants, qui avaient gémi quinze ou vingt ans dans les fers sans pouvoir obtenir qu'on terminât leur procès. Je résolus donc de m'évader et de rejoindre en Portugal le roi D. Sébastien, qui préparait alors une expédition contre les Maures d'Afrique. Aidé de deux de mes compagnons, je fabriquai une échelle de corde, et nous descendîmes par une des fenêtres de la tour dans laquelle nous étions détenus. Arrivés sur les bords de la Guadiana, nous nous cachâmes dans les roseaux. Le lendemain matin, nous aperçûmes un pêcheur dans sa nacelle. Un de mes camarades se mit à imiter le cri du canard sauvage. Le pêcheur s'approcha, croyant qu'un de ces oiseaux, blessé par un chasseur, était tombé dans les roseaux.

En un instant il fut poignardé, et sa barque nous transporta à Tavira, dans le royaume des Algarves. Comme on nous traitait en prisonniers d'état, on ne nous avait pas enlevé l'or que nous possédions: ce fut chose facile de se procurer des chevaux et des armes. Nous nous mîmes en route pour Lisbonne. Tout le long de la route nous rencontrions des troupes de jeunes laboureurs qui allaient rejoindre l'armée du roi D. Sébastien, et de temps en temps un seigneur couvert d'armes brillantes et suivi de nombreux soldats. A mesure que l'on approchait de la capitale, cette foule devenait plus compacte et plus joyeuse: on eut dit qu'elle allait assister à une fête. Peu de jours se passèrent, et la plaine d'Alcazarquivir était couverte de leurs cadavres. Les plus heureux étaient esclaves chez les Maures. Mais j'ai tort de dire les plus heureux, car j'y ai souffert mille morts, tandis que mes compagnons d'armes recevaient dans le Ciel la couronne du martyre, due à tous les guerriers chrétiens qui succombent dans un combat contre les infidèles.

TROISIÈME PARTIE.

CHAPITRE Ier.
L'auteur accompagne le roi D. Sébastien dans son expédition d'Afrique.

Le roi D. Sébastien, alors âgé de vingt-deux ans, était également remarquable par sa force et par sa valeur. Il pouvait être considéré comme le plus parfait cavalier de son royaume. On ne pouvait lui reprocher d'autre défaut que le désir si naturel à son âge de courir les aventures; il y était secrètement encouragé par le roi D. Philippe, son oncle, qui, le voyant encore sans enfants, n'aurait pas été fâché de le voir périr pour profiter de sa succession. Mais ce sont là de ces matières d'état dont les hommes prudents font mieux de ne pas parler.

Muley-Mohamed, roi de Maroc, chassé de son royaume, était venu le trouver et lui avait promis de se reconnaître pour son vassal s'il voulait d'aider à rentrer dans ses états. D. Sébastien avait réuni dans ce but une nombreuse armée, dans laquelle je parvins à obtenir une enseigne. C'était peu pour un ancien capitaine, mais beaucoup pour un fugitif.

Une flotte de plus de cent vaisseaux nous transporta en Afrique. Le jeune roi, sans vouloir écouter l'avis de ses officiers les plus expérimentés, s'avança rapidement dans l'intérieur, et bientôt nous nous trouvâmes en présence d'une armée de plus de cent mille Maures, qui, se déployant en croissant, nous enveloppèrent complétement. Le roi essaya vainement de percer l'armée ennemie, à la tête de ses plus braves chevaliers. Nous fûmes mis dans une déroute complète. Le roi eut trois chevaux tués sous lui. Les Maures ne voulaient pas le tuer; ils ne le connaissaient cependant pas, mais le voyant couvert d'une brillante armure, ils le regardaient comme un prisonnier d'importance, et qui pouvait payer une riche rançon. Ils allaient même en venir aux mains entre eux, quand un chef lui fendit la tête en leur criant: «Comment! chiens que vous êtes, quand Dieu vous accorde une si brillante victoire sur les ennemis de notre foi, vous allez vous égorger pour la rançon d'un prisonnier!»

Tous les seigneurs portugais qui ne périrent pas dans la bataille tombèrent entre les mains des Maures, et ceux-ci exigèrent d'eux une rançon exorbitante. Un des plus heureux fut D. Antoine, prieur de Grato, qui, depuis, se fit proclamer roi de Portugal. Pris par un Maurisque renégat, il parvint à lui persuader que l'habit de chevalier de Saint-Jean était un habit monastique, et qu'il était très pauvre. Il s'entendit avec un juif, qui le racheta pour quelques ducats, et dont il fit ensuite la fortune. Les autres seigneurs furent obligés de payer cinq mille cruzades par tête. Quant à nous autres, nous fûmes rachetés en masse par le roi D. Henri, successeur de D. Sébastien, non sans avoir souffert toutes les misères imaginables, car on faisait si peu de cas de nous qu'on ne prenait pas la peine de nous nourrir. On nous jouait pour quelques maravedis, ou l'on nous échangeait contre les objets les plus vils. Qui m'eût dit que je vivrais assez pour voir échanger dix gentilshommes de nom et d'armes contre un porc ou un baudet?

Peu de temps après mon retour à Lisbonne, le roi cardinal Henri mourut, et, malgré les efforts de D. Antoine de Crato, le duc d'Albe, à la tête d'une armée de nos invincibles Castillans, prit possession du royaume au nom de S. M. Philippe II. J'étais fier de voir mon souverain ajouter une nouvelle couronne à celles qui ornaient son front, mais je n'étais pas pressé de retourner au château d'Ayamonte, en attendant qu'il plût à la chancellerie de Grenade de juger mon procès; je profitai donc de l'offre d'un marchand portugais, nommé Mendez de Silva, qui retournait à Goa et qui m'offrait un passage à bord de son vaisseau. Je n'avais pas prospéré dans le métier des armes. Je commençais à être d'un âge où l'on estime la richesse et la gloire pour ce qu'elles valent, et, n'espérant pas pouvoir retourner au Pérou, je résolus de tenter la fortune en me livrant au commerce des Indes, qui enrichit le Portugal et qui fait de Lisbonne la seule rivale de Séville.

CHAPITRE II.
Séjour de l'auteur à Goa.

La ville de Goa, métropole des possessions portugaises dans les Indes, renferme plus de 100,000 habitants. La grande ville de Mexico même n'avait pu me donner l'idée du luxe qui y règne. On n'y voit peut-être pas tant d'or et d'argent qu'à Mexico, mais on y rencontre à chaque instant des caravanes d'éléphants et de chameaux couverts de tapis précieux. Le moindre gentilhomme rougirait de s'y montrer autrement que dans un palanquin et suivi de quinze ou vingt esclaves vêtus de soie. Des navires richement chargés arrivent des points les plus éloignés des Indes et encombrent le port; en un mot, c'est une nouvelle Tyr, qui a sur l'ancienne l'avantage de voir tous les édifices publics surmontés de la croix, emblème de notre salut.

Mon protecteur, Mendez de Silva, passait pour un des plus riches marchands de la ville. Il était père d'une fille charmante; rien ne paraissait manquer à son bonheur. Mais c'était un nouveau chrétien, c'est-à-dire un de ces juifs qui ont fait semblant de se convertir, sous le règne du glorieux roi D. Emmanuel, pour ne pas être expulsés du Portugal. Il observait en secret les cérémonies de la loi de Moïse. Mais, malgré tous ses efforts, il ne put se cacher aux yeux de l'envie, et fut dénoncé à la sainte inquisition. Un matin, les alguazils entrèrent dans notre maison, s'emparèrent de tout ce qu'elle contenait, et nous traînèrent en prison.

Quelques jours après, Mendez, revêtu d'un san benito, faisait l'ornement d'un auto-da-fé, et tous ses biens étaient confisqués. Un des inquisiteurs, zélé pour la propagation de la foi, garda sa fille pendant quinze jours, afin de l'instruire dans notre sainte religion, et l'envoya ensuite dans un couvent de religieuses ursulines, offrir sa virginité à Dieu en expiation des péchés de son père. Quant à moi, comme j'étais vieux chrétien et que je ne possédais rien, l'inquisition me renvoya, après m'avoir fait faire amende honorable devant la porte de la cathédrale, pour avoir servi chez un juif.

Cette aventure me rendit le séjour de Goa désagréable. Je m'embarquai avec Thomas Lobo, dont le vaisseau était chargé de marchandises destinées à la grande foire qui se tient tous les ans à Malacca. Nous y arrivâmes sans encombre, et nous jetâmes l'ancre à côté d'une grosse jonque qui ne nous offrait rien de suspect. Cette sécurité fit notre malheur. Au milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par des cris terribles: plus de cent Malais, armés d'épées empoisonnées, avaient envahi notre navire et massacré tous ceux qui se trouvaient sur le pont; ils avaient ensuite fermé les écoutilles, de sorte qu'il nous fut impossible de résister; ils ne nous laissaient sortir qu'un à un de l'entrepont et nous chargeaient de chaînes.

Cosa Geinal, qui les commandait, nous fit ensuite défiler devant lui. Il choisit tous ceux qui lui parurent de bonne défaite. Les autres eurent la tête tranchée et furent jetés à la mer. Il fit ensuite mettre le feu à notre navire, après en avoir tiré tout ce qui pouvait lui être utile. Sa joie ne fut pas de longue durée; notre navire brûlait encore quand un vaisseau commandé par Antonio de Sousa et armé de trente pièces de canon parut dans la rade. Reconnaissant le navire incendié pour Portugais, il ne douta pas que l'autre ne fût un pirate, le salua d'une volée de canon et ordonna l'abordage. Cosa Geinal, revêtu d'une armure de mailles, combattit bravement à la tête des siens. Sa valeur était telle qu'il fût peut-être parvenu à repousser les Portugais; mais, profitant de ce qu'on nous oubliait dans la chaleur du combat, je tirai de ma poche un couteau qu'on m'avait laissé, et, m'avançant lentement derrière lui, je lui coupai le jarret droit. Il tomba sur la face, et aussitôt les siens se débandèrent et se jetèrent à l'eau pour tâcher de gagner la rive à la nage. Mais comme elle était encore assez éloignée et qu'ils étaient embarrassés du poids de leur armure, ils se noyèrent presque tous. Sousa fit aussitôt pendre aux vergues de son navire tous les pirates, morts ou vifs, qui lui tombèrent entre les mains, et entra ainsi triomphant dans le port de Malacca.

CHAPITRE III.
Voyage de l'auteur à Borneo.

Ne pouvant distinguer nos marchandises de celles qui appartenaient aux pirates, Sousa prit le parti de garder le tout, de sorte que nous ne pûmes faire de grandes dépenses à la foire. Nous errions tristement, Lobo et moi, au milieu des boutiques de marchandises. Les théâtres, les bateleurs, les animaux savants, qui remplissaient toutes les places, attiraient à peine nos regards, quand il rencontra un de ses compatriotes nommé Fonseca. Celui-ci lui raconta qu'il était en grande faveur à la cour du sultan de Borneo, qui l'avait envoyé à Malacca pour acheter des marchandises d'Europe. Il nous proposa de l'accompagner, en nous assurant que ce prince aimait beaucoup les Européens. Comme notre sort pouvait difficilement devenir pire, nous acceptâmes sa proposition.

Le sultan de Borneo nous reçut très bien, et se montra très satisfait de ce que lui apportait Fonseca. Il nous fit revêtir de caftans d'honneur, et nous renvoya en nous promettant de nous élever au rang de mandarin. Le soir, nous causions, en buvant, de notre grandeur future, quand Lobo s'écria: Pourvu qu'il ne vienne pas à l'idée du sultan de nous demander d'embrasser le paganisme. Quant à moi, s'il me le propose, je lui répondrai que je veux mourir chrétien. Il me fera les plus belles offres, je les refuserai. Il me fera empaler, et j'obtiendrai la couronne du martyre. Qu'est-ce à dire? lui répliqua Fonseca. Il sied bien à un petit compagnon que j'ai tiré de la misère de vouloir avoir le pas sur moi! Tu diras, tu feras! Apprends que c'est à moi à porter la parole pour nous tous. C'est moi qui répondrai au sultan, et si nous sommes empalés, j'entends l'être le premier. Si je ne me fusse pas trouvé là, dans leur ferveur avinée ils en seraient venus aux coups, et j'eus toutes les peines du monde à mettre le holà.

Le lendemain, au lieu des récompenses que nous attendions, nous vîmes entrer des gardes qui nous chargèrent de fers et nous traînèrent devant le sultan. Voici ce qui causait notre disgrâce. Parmi les objets d'Europe que Fonseca avait achetés à la foire de Malacca, se trouvait une tapisserie de Flandre à personnages, représentant le sacrifice d'Abraham. Le grand-prêtre persuada au sultan que cette figure qui tenait le cimeterre levé était un personnage enchanté, et qu'il descendrait la nuit de la tapisserie pour le massacrer. Nous eûmes beaucoup de peine à le faire revenir de cette idée; mais, depuis cette époque, il nous traita toujours avec défiance, et parut aussi pressé de nous voir sortir de son île que nous étions peu désireux d'y rester.

Nous ne pouvions pardonner au grand-prêtre le tour qu'il nous avait joué; voici comment nous nous en vengeâmes. Les habitants de Borneo adorent un grand singe couvert de poils qui est de la grandeur d'un homme. Le matin d'une fête solennelle, je parvins à me glisser dans le temple, qui n'était autre chose qu'une vaste cabane en bambou, et je donnai au singe, qui les dévora avec avidité, des boulettes de sucre dans lesquelles j'avais mêlé des drogues purgatives. Au moment où le sultan, suivi de toute sa cour, se prosternait devant lui, l'animal se mit à faire des contorsions épouvantables, et, s'élançant sur les poutres qui soutenaient le toit, il inonda toute l'assemblée de ses malédictions. Le sultan lui-même ne fut pas épargné. A cette marque de la colère du dieu, tout fuit épouvanté. Nous avions bien de la peine à retenir nos rires; mais le grand-prêtre se tira d'affaire mieux que nous ne l'avions espéré: il sut persuader au peuple et au sultan qu'il fallait apaiser la colère du dieu par des présents, et ce fut lui qui eut tout le profit de mon invention.

Les habitants de Borneo sont très simples, et ce pays serait d'une conquête facile, car ils ont un grand respect pour les blancs, qu'ils regardent comme une race supérieure. Ils disent que, quand le grand singe eut créé le premier homme, celui-ci eut trois fils. Un jour, ses trois enfants pénétrèrent dans le jardin du grand singe pour y voler des bananes. Celui-ci les ayant poursuivis avec un bâton, l'aîné se réfugia dans la maison: c'est pour cela qu'il a conservé la fraîcheur de son teint. Le second grimpa sur le toit, où il fut brûlé par le soleil: il est le père des races basanées. Le troisième se réfugia dans le four encore chaud: c'est pour cela que les nègres sont noirs et ont les cheveux crépus.

Une autre particularité des habitants de Borneo, c'est qu'ils traitent très mal leurs femmes et les méprisent. Ils répugnent même à épouser des filles vierges; quand un jeune époux trouve sa fiancée dans cet état, il dit que c'est une preuve que personne n'en a voulu, et quelquefois même il la répudie. Si les RR. PP. franciscains avaient une mission dans cette île, ils auraient bientôt rétabli la paix dans les familles.

CHAPITRE IV.
L'auteur se fait corsaire.

Un jour que je me promenais avec mes deux compagnons à quelque distance de la ville, nous aperçûmes une jonque chinoise qui s'approchait de la rive. Ceux qui la montaient descendirent à terre et s'assirent tranquillement sur l'herbe pour prendre leur repas. Nous vîmes que c'était une occasion que Dieu et sa sainte mère nous envoyaient; comme nous ne possédions autre chose que les habits que nous avions sur le corps, nos malles furent bientôt faites. Nous nous glissâmes derrière les buissons jusqu'à la planche que les Chinois avaient mise pour descendre à terre. Nous montâmes à bord, coupâmes les câbles, et un vent favorable nous éloigna de Borneo. Nous laissâmes les pauvres Chinois, qui jetaient des cris de désespérés, profiter des faveurs du grand singe.

Au bout de quelques jours, nous aperçûmes un navire portugais à l'ancre dans une petite baie. Nous nous hâtâmes de nous diriger de ce côté, et bientôt nous fûmes au milieu de nos compatriotes. Ils étaient commandés par Don Juan Botelho, gentilhomme portugais, qui, se croyant lésé par le nouveau gouverneur que le roi Philippe II avait envoyé à Goa, s'était décidé à exploiter la mer pour son compte. Il m'avait connu lors de l'expédition d'Afrique, et m'offrit d'être un de ses officiers. Je me hâtai d'accepter, car je m'étais aperçu que le commerce n'était pas mon fait: puisqu'il ne fallait compter que sur la fortune pour vivre, j'aimais mieux la chercher l'épée à la main que derrière un comptoir.

Botelho avait à son bord soixante Portugais et près de deux cents Malais, ce qui lui permettait de tenter de grandes entreprises; mais il manquait de vivres. Nous abordâmes donc quelques jours après à un port nommé Toubasoy, pour tâcher d'acheter des bestiaux. Le chef se montra très disposé à nous en vendre; il fit conduire sur le bord de la mer un troupeau de buffles, et s'éloigna après en avoir reçu le prix. Au moment où nous allions les embarquer, nous entendîmes le son d'une espèce de conque marine, et au même moment tous les buffles se précipitèrent comme des furieux dans l'intérieur du pays, sans qu'il fût possible de les arrêter. Ce rusé personnage les avait accoutumés à venir au son de cette conque recevoir une distribution de sel, de sorte qu'après avoir vendu et livré son troupeau aux navigateurs, il trouvait moyen de le ravoir. Ce commerce ne laissait pas d'être avantageux, mais nous résolûmes d'y mettre un terme et de ne pas être ses dupes.

Nous feignîmes de mettre à la voile; mais, au milieu de la nuit, au moment où il nous croyait bien loin, son village, cerné par nous, fut attaqué de tous les côtés. Nous y mîmes le feu en lançant dans les toits de paille des dards entourés de mèches allumées. Tout ce qui chercha à s'échapper tomba sous nos coups. Le pillage fut peu de chose, mais nous eûmes le plaisir de la vengeance. Quant au chef, qui tomba vivant entre nos mains, voici le châtiment que nous lui infligeâmes. Après l'avoir attaché à un poteau, nous tressâmes avec du coton ses longues moustaches et la houpe de cheveux qu'il avait au sommet de la tête; puis, après avoir enduit le tout d'un mélange de cire et de goudron, nous les allumâmes, de sorte qu'il avait l'air d'un candélabre à trois branches. Quand nous eûmes assez ri de la triste figure qu'il faisait, on jeta sur lui quelques brassées de roseaux, et bientôt le tout fut consumé.

Nous allâmes ensuite jeter l'ancre près de l'île Haynan, et nous prîmes quelques jonques chargées de riz et d'autres provisions, qui nous furent d'un grand secours. Nous eûmes soin de jeter à la mer ceux qui les montaient, pour qu'ils n'allassent pas jeter l'alarme dans le pays. C'est une bonne précaution. Plus d'une entreprise a échoué faute de l'avoir observée, et notre négligence fit manquer notre attaque contre l'île de Fan-si, comme on verra plus loin.

Au bout de quelques jours, nous vîmes arriver quatre barques peintes et dorées qui naviguaient au son des instruments: c'était la fille du gouverneur d'Haynan; elle allait au devant d'un jeune seigneur du pays qui devait l'épouser le jour même. Nous la laissâmes s'approcher, et quand les barques furent à portée de mousquet nous leur criâmes de se rendre. Il n'y avait pas moyen de faire autrement, Botelho prit pour lui la mariée, et nous distribua les jeunes filles qui l'accompagnaient. Il retint pour la manœuvre vingt Chinois des plus robustes, et mit le reste en liberté. Le lendemain, nous rencontrâmes la flottille du marié, qui s'avançait toute pavoisée de bannières de soie; nous l'arrêtâmes également, et pour le dédommager de la perte des présents de noce, que nous gardâmes, nous lui rendîmes sa fiancée et ses compagnes, en lui assurant que nous les avions toujours respectées, ce qu'elles ne manquèrent pas de confirmer, de sorte qu'il partit enchanté de notre générosité. Botelho, qui n'était pas cruel, crut pouvoir lui donner la vie, parce que nous allions quitter ces parages.

CHAPITRE V.
Expédition contre Fan-si.

Après avoir navigué pendant plusieurs jours le long de la côte, nous aperçûmes une ville considérable. Le patron d'une petite barque que nous arrêtâmes nous dit qu'elle se nommait Han-Tong et qu'on y tenait dans ce moment une foire importante. Nous ne pouvions trouver une meilleure occasion pour nous défaire de notre butin: aussi Botelho nous fit-il réciter les litanies de la Vierge et dire notre chapelet pour remercier le Ciel, qui nous protégeait si visiblement. Nous nous hâtâmes de nous défaire de nos marchandises, pour lesquelles on nous remit plus de 50,000 taels en lingots d'argent; puis, nous apercevant que nous commencions à exciter les soupçons des autorités, nous remîmes à la voile.

Quelques jours après, nous rencontrâmes un corsaire chinois, nommé Yam-ti. Ce corsaire avait habituellement des rapports avec les Portugais, il nous proposa d'associer notre fortune à la sienne pour entreprendre une expédition contre l'île de Fan-si. Il nous assura que cette île, située à peu de distance de la côte, n'était occupée que par un temple desservi par quelques bonzes, et qui renfermait les tombeaux des anciens rois de la Chine: ils étaient, disait-il, couverts de lames d'or et remplis d'immenses richesses. Botelho ne se fit pas faire deux fois une pareille offre, et nous naviguâmes de conserve en nous dirigeant vers le nord.

Après une longue attente, nous aperçûmes l'île que nous cherchions. Elle est fort petite et entourée d'un mur de terrasse. De distance en distance s'élèvent des idoles en cuivre, de la forme la plus grotesque; elles tiennent dans leurs mains des chaînes du même métal qui les réunissent les unes aux autres, de sorte qu'elles forment une espèce de guirlande autour de l'île. Derrière ces idoles, nous vîmes briller au soleil les pointes dorées des temples et des pagodes, dont les murs étaient revêtus de porcelaines de diverses couleurs.

Botelho descendit dans la chaloupe avec moi et trente soldats bien armés. Nous arrivâmes bientôt au pied d'un escalier de marbre rouge, qui conduisait au sommet de la terrasse; nous le montâmes, et nous nous trouvâmes dans un bois d'orangers fort épais. Persuadés, par le silence qui régnait autour de nous, que Yam-ti nous avait dit la vérité en nous assurant que l'île n'était gardée que par quelques bonzes, et que sa réputation de sainteté faisait toute sa défense, nous nous avançâmes, et nous trouvâmes bientôt une espèce d'ermitage peint et doré, dans lequel se trouvait un vieillard à barbe blanche, si âgé qu'il pouvait à peine se traîner. Il était vêtu d'une longue robe de damas jaune, et coiffé d'une espèce de mitre. Il fut si effrayé en voyant entrer une troupe de gens armés, qu'il tomba presque sans connaissance. On parvint à le rassurer, et les réponses qu'on en obtint convainquirent Botelho que l'île renfermait d'immenses richesses et qu'elle était presque déserte. Satisfait de ces renseignements, et voyant la nuit s'approcher, il retourna à bord pour faire commencer le pillage au point du jour; mais il commit la faute énorme de ne pas tuer le vieil ermite, ou du moins de ne pas l'emmener avec lui.

Les heureuses nouvelles apportées par notre chef ne tardèrent pas à se répandre à notre bord, et l'espérance du butin que nous devions faire le lendemain nous empêchait de fermer l'œil. Tout d'un coup notre attention fut attirée par un bruit effroyable de cloches et de gongs. L'île entière paraissait illuminée par des feux que l'on avait allumés de tous les côtés. Sans nul doute nous étions découverts. Le vieil ermite, que nous avions eu la faiblesse d'épargner, avait sans doute trouvé assez de force pour se traîner à la maison principale des bonzes et donner l'alarme. Bientôt les gongs retentirent et les feux brillèrent également tout le long de la côte: il n'était pas douteux qu'au point du jour nous serions attaqués. La quantité immense des feux que nous apercevions nous faisait assez connaître que nous aurions affaire à une population très considérable. Notre seule ressource était donc de lever l'ancre au plus vite. Nous partîmes en rugissant de colère et en nous arrachant la barbe d'avoir manqué une si belle occasion de nous enrichir, sans coup férir, pour le reste de nos jours. J'observai que, dans notre ardeur du pillage nous avions eu le tort de ne pas promettre la dîme du butin à un saint qui nous aurait protégés, et c'est sans doute à cause de cela que le démon protecteur de ces païens prévalut contre nous.

CHAPITRE VI.
L'auteur devient prisonnier des Tartares.

Un malheur ne vient jamais sans l'autre, et l'expérience nous le prouva, car à peine étions-nous éloignés d'une vingtaine de lieues de l'île de Fan-si, que nous fûmes assaillis par une violente tempête, qu'on appelle dans ce pays un typhon. Notre navire ne put y résister long-temps, quoique pour l'alléger nous eussions lancé à la mer nos canons et presque toutes nos richesses; il fut jeté sur un rocher et mis en pièces en peu d'instants par la violence des vagues. Sept d'entre nous échappèrent seuls au naufrage qui engloutit tous nos compagnons. Nous trouvâmes sur le sable le corps de Botelho, auquel nous creusâmes une fosse avec nos mains. Après l'avoir enterré de notre mieux, nous plaçâmes sur sa tombe une petite croix de bois.

Nous marchâmes pendant toute la journée, et vers le soir nous arrivâmes à un petit village habité par des pêcheurs chinois. Ils nous donnèrent un peu de riz et nous assurèrent qu'à quelque distance dans l'intérieur se trouvait une grande ville appelée Quam-ti. Nous nous y rendîmes, et les Chinois nous y laissèrent assez tranquilles, mais sans nous faire la moindre charité; nous étions réduits pour subsister à aller chercher du bois dans une forêt voisine. Un jour j'aperçus à la porte d'une maison un vieillard qui me fit signe d'entrer. Je me défiais de lui, quand, tirant de sa poitrine une petite croix d'argent, il me la fit apercevoir à travers ses doigts. Je me jetai aussitôt entre ses bras, joyeux de reconnaître un chrétien; il m'étonna bien davantage en m'adressant la parole en langue portugaise. Cet homme me raconta qu'il avait fait naufrage sur cette côte bien des années auparavant, et s'était marié dans cette ville, où il jouissait d'une honnête aisance; mais depuis cette époque c'était la première fois qu'il avait la joie de voir un compatriote et un chrétien.

Moscoso, c'était son nom, nous combla de bienfaits, mes compagnons et moi, et s'occupa activement de nous trouver de l'emploi. Quant à moi, je m'avisai de dire que j'étais médecin, et, appliquant aux Chinois quelques remèdes de vétérinaire que j'avais appris lorsque je servais dans la cavalerie allemande, j'étais en passe de faire une jolie fortune, quand tout d'un coup la terreur se répandit dans la ville. On apprit qu'un corps de cinquante mille cavaliers tartares avait franchi la grande muraille, et qu'après avoir défait l'armée chinoise il se dirigeait sur Quam-ti.

En effet, au bout de quelques jours nous aperçûmes dans la plaine les bannières tartares, écartelées de vert et de blanc. Le gouverneur de la ville, suivi des principaux habitants, alla se jeter aux pieds du général tartare, en le suppliant de recevoir la ville à merci. Celui-ci, sentant le besoin de faire reposer son armée, y consentit assez gracieusement.

Le lendemain, les Tartares ouvrirent une espèce de marché, et vendirent à vil prix tout ce qu'ils avaient pillé sur leur route. Ils avaient enfermé dans des sacs toutes les femmes dont ils avaient pu s'emparer, et, pour s'assurer le débit de toute leur marchandise, ils ne permettaient pas de regarder dans le sac, qu'ils vendaient sur le pied d'un quart d'écu. Je voulus prendre part à cette espèce de loterie; j'achetai un sac, et, l'ayant ouvert à mon arrivée chez moi, je fus stupéfait d'en voir sortir une vieille femme toute décrépite. J'allais dans ma colère jeter mon acquisition dans la rivière, quand cette femme me raconta qu'elle appartenait à une des principales familles de Quam-ti, et me pria de la conduire chez un riche marchand: sur son ordre, il n'hésita pas à me compter mille taels. Ravi de cette aubaine, je voulus tenter de nouveau la fortune; j'allai acheter une quantité de sacs, que je fis charger sur une charrette. Mais, en déballant mon emplette, je ne trouvai que des paysannes, dont cinq ou six seulement étaient passables. Je gardai seulement ces dernières; mais, comme elles se disputaient toute la journée, je finis par les mettre à la porte à coups de fouet.

Au bout de quelques jours, le général tartare, nommé Natim-Khan, ayant appris qu'il y avait dans la ville des étrangers venus d'un pays très éloigné, me fit appeler, et m'adressa beaucoup de questions sur le Portugal. Je lui répondis de manière à ne pas exciter sa méfiance, mais cependant de manière à lui donner une haute idée de mon pays. Aussi me traita-t-il avec une faveur qui fut encore augmentée quand je lui eus rendu un signalé service, dont il sera question au chapitre suivant.

CHAPITRE VII.
Séjour de l'auteur auprès de Natim-Khan.

Les Tartares avaient remporté plusieurs grandes victoires sur les Chinois, et conquis déjà la moitié du pays. L'empereur avait levé une nouvelle armée, et s'avançait contre eux à marches forcées. Natim-Khan ne laissait pas d'être inquiet; ce n'était pas qu'il ne méprisât avec raison les troupes du céleste empire: elles étaient hors d'état de lui résister, mais il redoutait les éléphants, dont les Chinois avaient un grand nombre, parce que les chevaux craignent ces animaux, qui mettent facilement en déroute la cavalerie tartare.

Natim-Khan me demanda si je ne connaissais pas quelque moyen d'effrayer les éléphants, et voici ce qu'il fit d'après mon conseil. L'armée chinoise s'avançait contre nous au nombre de cent mille combattants, précédée de cent vingt éléphants rangés sur une seule ligne. Natim-Khan fit charger deux cents chameaux de fagots de paille et autres matières combustibles; il les fit enduire de goudron depuis la tête jusqu'aux pieds; puis, après y avoir mis le feu, il les lança contre les éléphants. Ceux-ci, effrayés de cet incendie mobile, firent volte face, et, sans que leurs conducteurs pussent les arrêter, ils foulèrent sous leurs pieds l'infanterie chinoise. Natim-Khan la fit alors charger par ses Tartares, et en peu d'instants il fut maître du champ de bataille.

Après cette victoire, les Tartares marchèrent sur Nankin, et s'en emparèrent. Ce qu'on remarque de plus curieux dans cette ville, c'est une tour de la hauteur des clochers d'Europe les plus élevés, toute couverte en porcelaine. On y a suspendu une multitude de clochettes dorées, dont le son produit une espèce de carillon quand elles sont agitées par le vent. Cette ville renfermait alors plus de cinq cent mille habitants, et passait pour la plus commerçante de la Chine.

Je ne fus pas moins utile à Natim-Khan lors de la prise d'un château fort près de Nankin, où l'élite des troupes chinoises s'était retirée. Je fis remplir un chariot de sacs de noix, et je m'avançai déguisé en paysan chinois, suivi de plusieurs autres chariots dans lesquels étaient cachés des soldats tartares. En arrivant à la porte, j'eus soin, en arrêtant mon chariot pour que les Chinois pussent le visiter, de le placer dans la porte de manière à ce qu'on ne pût la fermer. Pendant la visite, je déliai un des sacs, de sorte que les noix se répandirent de tous les côtés. Les Chinois se précipitent pour les ramasser; les Tartares alors s'élancent hors des chariots le sabre à la main, et font main basse sur eux. Une fois maîtres de cette porte, nous donnâmes entrée à un corps de Tartares, qui attendait le résultat à peu de distance. Les Chinois se comportèrent bravement dans cette occasion; ils se firent tous tuer.

Natim-Khan fut très satisfait de ce succès. Il me fit promener dans les rues de Nankin monté sur un cheval blanc et revêtu d'une pelisse d'honneur, et me donna le quart du butin qui fut fait dans la forteresse. Je me trouvai donc riche de 10,000 onces d'or et de 50,000 d'argent. Désireux de retourner en Espagne, où je pouvais vivre avec cette fortune à l'égal des plus grands seigneurs, je demandai et j'obtins mon congé, quoique Natim-Khan fît tous ses efforts pour me retenir. Il m'offrit même de me créer mandarin de la première classe; peut-être aurais-je accepté s'il y avait eu des prêtres catholiques à sa cour. Mais comment rester dans un pays où je ne pouvais ni entendre la messe, ni me confesser à l'heure de la mort?

Parmi les ambassadeurs des rois vassaux de la Chine qui étaient venus à la cour de Natim-Khan l'assurer de la soumission de leur maître, se trouvait un envoyé du roi du Tonquin. Comme mon intention était de gagner Malacca, j'obtins de Natim-Khan un ordre pour cet envoyé de me conduire à la cour du roi son maître, et de protéger le reste de mon voyage. Quand je pris congé de lui, il m'embrassa les larmes aux yeux, et m'appela son ami; il me donna encore tant d'étoffes et d'objets précieux, que je pus en charger plusieurs chameaux.

CHAPITRE VIII.
Séjour de l'auteur au Tonquin.

Le voyage fut long, mais sans incidents remarquables. Le roi du Tonquin, aussitôt qu'il eut appris de son ambassadeur que j'étais un des amis de Natim-Khan, me fit la réception la plus brillante. Il vint au devant de moi à deux lieues de la ville, monté sur un éléphant richement caparaçonné, et m'y fit asseoir à côté de lui. A droite et à gauche s'avançait sur deux files une garde formée des plus belles femmes du pays, revêtues d'armures dorées, et portant des couronnes de plumes d'autruche; en tête marchaient des joueurs d'instruments, précédés de crieurs qui répétaient: Honneur et gloire à l'ami du grand Natim-Khan, le vainqueur du grand dragon de la Chine.

A mon arrivée, le roi me donna un palais avec de nombreux esclaves pour me servir; ses éléphants, ses chevaux, tout était à mes ordres, et trois fois par jour on me servait un festin somptueux. Tantôt le roi me menait à de grandes chasses, tantôt on exécutait devant moi des danses et des comédies. Je me plaisais tellement dans ce contraste avec la vie misérable que j'avais toujours menée, que je commençais à oublier l'Espagne. Mais ma sainte patronne veillait sur moi, et le châtiment du ciel ne se fit pas attendre.

Un matin, les gardes du roi entrèrent dans mon palais et me traînèrent devant lui chargé de chaînes. Il venait d'apprendre que les Chinois s'étaient révoltés, et qu'après avoir tué Natim-Khan ils avaient mis son armée en déroute. Alors le vainqueur du grand dragon ne fut plus qu'un chien de Tartare, et son ami qu'un misérable espion. Le roi, après m'avoir accablé d'injures, me fit attacher à un poteau où l'on m'exposa aux mouches après m'avoir frotté de miel. J'avais déjà subi ce supplice pendant plus d'une heure et j'étais sur le point d'y succomber, quand on vint me détacher pour me jeter dans un cachot.

La nuit, une vieille esclave vint me trouver et me dit que le roi m'avait accordé la vie sur les instances d'une de ses parentes. Elle ajouta que Soleil-de-Beauté, c'est ainsi qu'elle la nommait, m'avait aperçu à travers une jalousie, et était devenue éprise de ma personne; elle prétendait avoir des droits à la couronne, et m'offrait de m'épouser si je voulais la conduire à la cour du roi d'Arracan, son oncle, qui lui avait promis de les faire valoir. Le bruit des exploits des Portugais dans l'Inde était arrivé jusqu'à ses oreilles, et elle ne doutait pas de la victoire si je voulais me mettre à la tête de son armée.

L'homme qui se noie ne choisit pas la branche à laquelle il s'accroche. On peut donc se figurer si j'hésitai à accepter cette proposition. Le lendemain, au milieu de la nuit, la même esclave, qui avait sans doute gagné les gardes, me conduisit vers une petite barque couverte dans laquelle m'attendait ma future épouse. Dès que j'y fus entré la barque s'éloigna à force de rames. Je me précipitai aux pieds de la princesse et lui fis mille protestations d'amour et de reconnaissance, qu'elle accueillit assez bien. Quand le jour fut venu, je la suppliai de rendre mon bonheur complet en ôtant son voile. Elle y consentit après avoir fait quelques façons, et je découvris, à mon grand étonnement, que Soleil-de-Beauté était une petite vieille de soixante et dix ans, fort peu ragoûtante. Bien qu'elle m'eût sauvé la vie, je ne savais si je devais être satisfait de mon marché.

Heureusement ses droits à la couronne du Tonquin étaient plus clairs que ses yeux. Quand nous fûmes arrivés à Arracan, le roi se montra très disposé à les soutenir, mais à son profit. Il l'épousa en grande pompe, la relégua dans le vieux sérail, et déclara la guerre au roi du Tonquin pour faire valoir les droits de sa nouvelle épouse. Quant à moi, il voulait d'abord me faire empaler comme criminel de lèse-majesté, mais enfin il céda aux prières de Soleil-de-Beauté, qui lui jura que je l'avais toujours respectée. Cela était parfaitement vrai, et je n'avais pas eu besoin d'invoquer ma sainte patronne pour conserver ma chasteté dans cette occasion. Le roi me fit donc donner quelques écus, en m'ordonnant de sortir sur-le-champ de ses états et de n'y jamais rentrer. J'acceptai avec reconnaissance, et je me mis en marche en compagnie d'un bonze mendiant qui se rendait au Pégu, et qui pour un écu consentit à me servir de guide.

CHAPITRE IX.
Guerre pour un éléphant blanc.

Nous marchâmes pendant plusieurs semaines à travers d'immenses forêts de bambous, dans lesquelles l'on ne rencontre que de rares villages; peu à peu le pays devint plus peuplé, et enfin nous approchâmes de Pégu, dont les environs sont très riches et très bien cultivés. Le roi, qui avait déjà eu quelques rapports avec les Portugais, me reçut avec bienveillance et m'offrit de l'emploi dans une armée qu'il levait pour repousser les attaques du roi de Siam.

Le sujet de cette guerre était un éléphant blanc que possédait le roi du Pégu, et qui était adoré comme un dieu; il était dans une magnifique écurie ornée d'ivoire et de porcelaine; on lui donnait à boire dans des seaux d'argent, et ceux qui le servaient lui présentaient sa nourriture à genoux, dans des plats d'or. La possession d'un animal de cette espèce était considérée comme d'autant plus précieuse, qu'elle donnait au prince qui en jouissait une espèce de suprématie sur les rois voisins. C'était pour cela que le roi de Siam mettait tant d'importance à l'enlever à celui du Pégu, beaucoup moins puissant que lui.

Il le lui avait donc fait demander par un ambassadeur. Celui-ci se distingua par un trait que je veux citer ici. Quand il entra dans la salle d'audience, il s'aperçut qu'on n'avait pas préparé de siége pour lui; sur un signe qu'il fit, un de ses esclaves se courba en avant en s'appuyant sur les mains. Il s'assit tranquillement et prononça son discours, dans lequel il menaçait le roi du Pégu de la vengeance de son maître s'il ne consentait à lui céder l'éléphant blanc; mais ce dernier, comptant sur la protection du dieu, le refusa sèchement. L'ambassadeur se retira, et, comme on lui faisait observer qu'il laissait son esclave au palais, il répondit avec hauteur: Les ambassadeurs du roi mon maître n'ont pas l'habitude d'emporter leur siége.

Malgré tous ses efforts, le roi du Pégu n'avait pu réunir qu'une armée beaucoup moins nombreuse que celle de son ennemi; sa défaite était donc imminente sans un expédient que je lui suggérai. Il fit apporter dans son camp une immense quantité d'une espèce d'eau-de-vie fabriquée avec du riz; puis, à la première attaque des Siamois, il fit semblant de s'enfuir dans une déroute complète. Les Siamois se mirent aussitôt à piller son camp et à s'enivrer: c'était ce que j'avais prévu. Quand ils furent bien remplis d'eau-de-vie, nous les attaquâmes de nouveau et nous en fîmes une horrible boucherie; le roi de Siam lui-même fut fait prisonnier, et le roi de Pégu le condamna à nettoyer les ordures de l'éléphant blanc dont il avait voulu s'emparer. Ce malheureux roi n'avait pour vivre que le petit commerce qu'il faisait en vendant ces ordures aux dévots de la classe du peuple, qui les considéraient comme des reliques.

Je ne veux point passer sous silence un usage singulier des habitants du Pégu. Quand il y a plusieurs frères dans une famille, ils n'épousent qu'une seule et même femme. Tous les soirs chacun passe son dard à travers les fentes d'une natte qui forme les parois de la chambre; l'épouse commune en saisit un au hasard, et c'est son propriétaire qui a le droit de passer la nuit avec elle. Quand il y a plusieurs sœurs, elles n'épousent aussi qu'un seul mari; mais alors celui-ci a le droit de les prêter à ses amis, pourvu que ce soit gratuitement; si on peut lui prouver qu'il a reçu de l'argent pour cela, il est vendu, ainsi que ses femmes, au profit du roi. Il règne parmi eux une grande liberté de mœurs: aussi ce ne sont pas les enfants du roi qui héritent de la couronne, mais ses neveux, fils de ses sœurs; les Péguans disent que c'est la seule manière d'être certain que leur roi est bien réellement du sang royal. Cette idée ne me paraît pas mauvaise, et je ne sais si on ne ferait pas bien, en Espagne, de l'appliquer aux majorats de la grandesse: nous verrions moins de gentilshommes dégénérés.

Outre l'éléphant blanc, les Péguans adorent une idole qu'ils nomment Sommonocodon, et croient qu'elle accorde la fécondité aux femmes qui passent la nuit dans son temple. Je ne crois pas que le démon puisse faire de miracles, mais je dois avouer que pendant mon séjour dans ce pays j'ai vu souvent ce moyen réussir, surtout quand la femme était jolie, et le talapoint du temple jeune et vigoureux. Je regarde cependant cela comme une superstition: il n'appartient qu'aux saints de bénir le mariage de celles qui vont dévotement en pèlerinage à leur chapelle.

CHAPITRE X.
Naufrage de l'auteur aux Maldives.

Il y avait déjà près de dix ans que j'étais aux Indes; je devais espérer que l'affaire du marquis del Valle serait oubliée; mes cheveux commençaient à blanchir, et j'éprouvais un pressant désir de revoir ma patrie. Je pris donc congé du roi du Pégu, qui me combla de bienfaits, et je m'embarquai à bord d'un vaisseau commandé par Diego Veloso, pour retourner à Goa. Nous abordâmes d'abord à Trinquemale, dans l'île de Ceylan, pour y prendre des rafraîchissements. Un juif vint à bord nous offrir ses services; il nous présenta une lettre de recommandation ainsi conçue: «Ce juif nous a livrés au roi de Ceylan; je prie mes compatriotes de me venger. Signé A. Barbosa.» Comme ces paroles étaient en portugais, il ne les comprenait pas, et les regardait comme un excellent certificat. Nous résolûmes de venger nos compatriotes, et quand nous eûmes embarqué tout ce dont nous avions besoin, nous levâmes l'ancre, emmenant le juif avec nous. Connaissant le goût de sa nation pour le lard, nous le piquâmes comme une poularde et nous le lançâmes à la mer dans un tonneau vide, pour lui laisser la chance d'être jeté sur la côte et d'apprendre aux naturels comment se vengent les Portugais.

Quelques jours après, une fumée épaisse commença à se répandre dans le navire, et bientôt nous ne pûmes douter que le feu ne fût dans la cale. Le danger était d'autant plus grand que nous avions à bord plus de cinq cents barils d'eau-de-vie de dattes; aussi tous nos efforts pour arrêter l'incendie étaient inutiles. Il ne fallut songer qu'à nous jeter dans les embarcations; à peine étions-nous à mille pas du vaisseau, qu'il éclata comme une bombe, en lançant des jets de flammes de tous les côtés, et bientôt la mer fut couverte de ses débris. Veloso, supposant avec raison que nous n'étions pas éloignés des îles Maldives, fit gouverner à l'ouest, et nous y débarquâmes le troisième jour, après avoir horriblement souffert de la soif et de la chaleur.

A peine avions-nous touché la terre que nous fûmes entourés par les habitants, armés de zagayes; ils nous enlevèrent le peu que nous avions sauvé, et nous poussèrent vers leur village. Après nous avoir partagés comme un vil troupeau, ils nous employèrent aux travaux les plus rudes et les plus dégoûtants, et nous épargnèrent si peu les coups, qu'ils m'ont bien rendu avec usure tous ceux que j'ai distribués dans ma vie.

Les nobles des Maldives, bien qu'ils aillent presque nus et qu'ils ne vivent que de poissons et de fruits, sont plus fiers de leur noblesse que les premiers grands d'Espagne. Voici comment ils la confèrent: Le récipiendaire est attaché à un poteau, et pendant trois jours on lui fait souffrir tous les maux imaginables. Il reçoit des soufflets et des coups de pieds; on lui crache à la figure, on lui jette des poignées de fourmis et d'insectes venimeux, enfin on ne lui laisse de repos ni jour ni nuit; seulement il n'est pas permis de faire couler son sang. S'il succombe dans cette épreuve, il est noté d'infamie et n'a guère d'autre ressource que de se suicider. S'il résiste, au contraire, on le porte plutôt qu'on ne l'amène aux pieds du roi. Celui-ci l'inonde d'une liqueur qu'il est inutile de nommer, et le voilà aussi noble que s'il descendait du roi Rodrigue.

Je m'acquis quelque faveur auprès du roi en découvrant celui qui lui avait volé une bague à laquelle il tenait beaucoup, et qu'il ne pouvait retrouver. Je fis rassembler tous ses esclaves, et, après avoir fait une foule de simagrées qu'ils prirent pour des opérations magiques, je leur annonçai que j'apercevais une plume de perroquet sur le nez du voleur. Celui-ci y porta la main pour voir si j'avais dit vrai, et je n'eus pas de peine à le désigner. Il voulut nier, mais une volée de coups de bâton l'eut bientôt ramené à la sincérité. Cette aventure m'attira la réputation d'un grand devin, et me fit dispenser de tout travail pénible. J'obtins même du roi de faire avertir à Caranganore quelques marchands portugais qui s'y trouvaient, et ceux-ci furent assez généreux pour avancer la petite somme qu'on réclamait pour notre rançon, et pour nous conduire à Goa sans rien exiger pour notre passage.

CHAPITRE XI.
Voyage de l'auteur à Bantam.

Je rentrai donc à Goa aussi pauvre que j'en étais parti. Pour tâcher de relever ma fortune, j'acceptai les offres d'une compagnie de marchands, qui me chargèrent d'aller vendre une cargaison à Achem pour leur rapporter du poivre. Nous nous arrêtâmes quelque temps dans une petite île nommée Talinkan, pour réparer quelques avaries que nous avions éprouvées; elle fait partie de l'archipel de Nicobar. Quand nous entrâmes chez le souverain de cette petite île, nous fûmes très étonnés de voir tous les assistants se retourner, relever leurs jaquettes, et nous présenter ce qu'on ne montre pas d'ordinaire en compagnie. Nous crûmes d'abord que c'était une insulte préméditée; mais notre interprète nous expliqua que c'était au contraire la plus grande marque de politesse qu'ils pussent nous donner; par là ils se déclaraient nos esclaves et se montraient prêts à recevoir une fustigation. Nous nous empressâmes de leur rendre leurs civilités, et après nous être ainsi regardés sans nous voir pendant quelque temps, nous traitâmes de l'achat des vivres dont nous avions besoin; après quoi nous prîmes congé d'eux en répétant la même cérémonie.

Nous étions depuis peu de jours à Achem quand une flotte hollandaise parut devant cette ville, pour réclamer un vaisseau de cette nation qui avait été saisi l'année précédente. Le roi demanda notre secours, que nous lui accordâmes d'autant plus volontiers que les Hollandais commençaient à nous disputer le commerce des Indes. Ceux-ci, de leur côté, firent alliance avec les sultans du Palembang, de Bencoulen et d'autres rois de Sumatra, jaloux de voir que tout le commerce de l'île avec les Européens se concentrait à Achem. Le siége de cette ville dura deux mois, et l'on combattit des deux côtés avec un égal acharnement. Enfin le roi d'Achem, voyant qu'il avait perdu la plus grande partie de ses troupes et qu'il ne pouvait résister plus long-temps, ordonna de mettre dans les canons tout ce qu'il possédait d'or et d'argent et de bijoux, et fit faire une dernière décharge sur l'ennemi; il se renferma ensuite dans son palais, auquel il mit le feu après avoir poignardé ses femmes et ses enfants. Toute la population fut massacrée; les indigènes ouvraient l'estomac à leurs prisonniers pour voir s'ils n'avaient pas avalé des perles ou des diamants, et il y en eut qui trouvèrent de cette manière des richesses considérables. Quant au petit nombre de Portugais qui avaient survécu, les Hollandais consentirent à les recevoir à quartier, mais à condition de les déposer dans les ports de l'Inde qui leur conviendraient.

Les Hollandais, après m'avoir long-temps promené sans me permettre de sortir du vaisseau, me débarquèrent à Balassore; le capitaine eut même la charité de me donner dix roupies, avec lesquelles je gagnai Benarès, où j'arrivai absolument sans ressources. Ma misère était telle que je fus forcé de me louer à un riche Banian qui avait fondé une espèce d'hôpital pour les puces, les punaises et autres insectes. Les Banians croient à la transmigration des âmes, et se font un point de religion non seulement de ne rien manger de ce qui a eu vie, mais d'assister les animaux comme leurs frères. Ce Banian me donnait donc une roupie par jour pour me laisser sucer le sang par ces insectes. Quel métier pour un gentilhomme! c'était un vrai martyre, et, comme je ne le souffrais pas pour la foi, il ne me comptait pas pour le paradis.

Au bout de quelque temps mon sort s'améliora. J'avais raccommodé tant bien que mal un vieux mousquet de fabrique européenne, et, comme personne dans la ville n'était en état d'en faire autant, j'abandonnai mon état de restaurateur des puces et des punaises pour prendre celui d'armurier. Cela me procura la connaissance d'un des principaux officiers du Grand Mogol, qui me proposa de l'accompagner à Delhi. J'acceptai d'autant plus volontiers que cela me rapprochait des états européens.

CHAPITRE XII.
Séjour de l'auteur à la cour du Grand Mogol.

Achar-Khan, qui régnait alors à Delhi, avait conquis presque toute l'Inde septentrionale. Rien de ce que j'avais vu jusque alors ne pouvait donner une idée de la magnificence de sa cour. Son trône était d'or massif et couvert de pierres précieuses; le dais qui le couvrait était supporté par quatre colonnes d'argent, autour desquelles s'enroulait une vigne d'or émaillée, dont les feuilles étaient formées par des émeraudes et les grappes par des rubis. Il ne sortait jamais qu'avec une suite de cent éléphants, couverts de housses de soie cramoisie brodée d'or, et de deux mille gardes, dont les casques et les cuirasses étaient d'argent doré. On prétend que son armée s'élève à plus de deux cent mille hommes.

Les Mogols sont mahométans, mais les habitants des pays qu'ils ont conquis sont presque tous païens; ils les traitent avec la plus grande dureté, et les font mettre à mort sous le plus léger prétexte. Pendant que j'étais à Benarès, le cheval du gouverneur s'abattit; on le releva couvert de contusions. Il fit proclamer aussitôt que son médecin lui avait ordonné des cataplasmes de pièces d'or, et exigea pour cet usage mille sequins par jour, que la ville fut obligée de lui compter. Quand les officiers mogols voyagent, non seulement ils se font fournir gratis toutes les provisions dont ils ont besoin pour eux et pour leurs chevaux, mais encore ils exigent le paiement d'une certaine somme pour avoir usé leurs dents à les mâcher.

Ce peuple est généralement très propre, et ne comprend pas la saleté sainte que quelques uns de nos religieux observent sur leur personne. Deux pères capucins étaient venus de Goa avec un passeport du Grand Mogol pour lui proposer d'embrasser la religion chrétienne. Quand il les vit, il fut furieux qu'ils osassent se présenter devant lui dans l'état de saleté qui leur est habituel, et qui rend si respectable chez nous l'habit de Saint-François. Il voulait d'abord les faire mettre à mort; mais, comme ils invoquèrent son passeport, il ordonna qu'on les fît tremper quatre heures dans de l'eau de savon. On les frotta ensuite de toutes sortes d'essences; on leur frisa la barbe et les cheveux, si bien qu'ils embaumaient comme des pommes de senteur. Quand cette opération fut terminée, ils reçurent l'ordre de partir sur-le-champ, pour ne pas mettre la peste dans la ville en retombant dans leur première faute. Comme j'avais amassé quelque argent, je profitai de cette occasion pour retourner à Goa.

Pendant la route, il ne nous arriva rien de remarquable, si ce n'est un combat que notre petite caravane eut à soutenir contre des singes dans une forêt de cocotiers. Un de nous ayant tiré sur eux imprudemment et en ayant blessé un, ses camarades firent pleuvoir sur nous une telle grêle de noix, qui sont de la grosseur de la tête d'un homme, que nous fûmes obligés de fuir jusqu'à ce que nous eussions gagné la rase campagne. J'ai assisté à bien des combats sur terre et sur mer, mais je me suis rarement trouvé à une affaire aussi chaude. Heureusement nous n'eûmes pas de morts, mais plusieurs d'entre nous furent très dangereusement blessés à la tête.

Je ferai ici mention de la manière assez singulière dont les habitants prennent les singes. Ils placent du maïs, dont ces animaux sont très friands, dans des bouteilles de grès, dont le goulot est calculé de manière à ce que les singes puissent y passer la main quand elle est ouverte, et ne puissent pas la retirer quand elle est fermée. Le singe ne manque pas d'y enfoncer le bras pour prendre une poignée de maïs, mais il ne peut la retirer. Comme ils ne peuvent pas emporter la bouteille, qui est trop lourde, ils restent dans cette position sans vouloir lâcher leur proie. On en prend de cette manière de grandes quantités. Il est presque impossible de les apprivoiser, mais les habitants les assomment pour les manger.

CHAPITRE XIII.
Voyage de l'auteur à Bagdad.

Découragé de voir la mauvaise fortune me poursuivre, je n'aspirais qu'à retourner en Espagne. Puisque je devais finir mes jours dans la misère, je voulais au moins que ce fût dans ma ville natale, où ma noblesse était connue et où j'espérais retrouver ma maison paternelle. Je m'embarquai à bord d'un navire indien qui allait à Mascate, dans le golfe Persique. Nous fûmes assaillis par une horrible tempête. Les passagers hindous et mahométans se persuadèrent qu'elle était excitée par la présence d'un chrétien; ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que le Necoda ou capitaine les empêcha de me jeter à la mer. Nous perdîmes nos mâts et notre gouvernail, et nous eûmes beaucoup de peine à entrer dans le port de Mascate, d'où je me rendis à la célèbre ville d'Ormuz, entrepôt de tout le commerce entre l'Inde et la Perse. Une particularité de cette île, c'est qu'on y prend les crabes de mer sur les arbres: le bord de la mer est couvert de mangliers, dont les branches trempent dans l'eau comme celles des saules; quand la marée est basse, on n'a qu'à secouer l'arbre pour en faire tomber des crabes en quantité.

A Ormuz, je me joignis à une caravane qui allait à Shiraz, où le roi de Perse tenait alors sa cour. Il me fit venir et me fit mille questions sur l'Inde et le Portugal; dans son orgueil, regardant tous les souverains du monde comme ses vassaux, après son repas il faisait proclamer à son de trompe qu'ils pouvaient se mettre à table, parce qu'il avait dîné. Ce prince s'avisa de me demander si, sur ma route, je n'avais pas entendu les oiseaux même proclamer sa gloire et ses conquêtes. Je crus voir un piége dans cette question, et je me tirai d'affaire en lui répondant que j'avais en effet entendu les oiseaux, mais que, comme j'ignorais leur langue, je ne pouvais lui répéter ce qu'ils disaient.

Je partis pour Bassorah avec une autre caravane. Il faut traverser un pays infesté par un peuple sauvage, appelé les Turcomans, qui passent pour les descendants des amours du démon avec une cavale blanche: aussi sont-ils toujours à cheval. Ils ne vivent guère que de pillage, et rançonnent toutes les caravanes; ils savent, par leur art magique, produire une obscurité qui les écarte de leur route, ou faire entendre le bruit des armes et des instruments guerriers. Ils inspirent un tel effroi qu'une caravane de plusieurs milliers de personnes se laisse piller par une trentaine de Turcomans. Le chef de la nôtre leur joua pourtant un assez bon tour. Il était convenu d'une certaine somme pour être escorté par eux; quand nous fûmes arrivés il la leur compta en fausse monnaie bien brillante, qu'ils acceptèrent avec plaisir, car ils sont très ignorants. Quand ils se seront aperçus de cette supercherie, ils n'auront probablement pas fait des vœux pour l'heureuse continuation de notre voyage.

La ville de Bassorah, située à l'embouchure de l'Euphrate, un des quatre fleuves qui arrosaient le paradis terrestre, contient plus de cent mille habitants. Les environs, à une grande distance, sont couverts de jardins ornés de fontaines jaillissantes. Je fus obligé d'y rester assez long-temps pour attendre le départ de la grande caravane de Bagdad, car l'Euphrate est tellement infesté de pirates qu'il n'est pas possible d'y naviguer. Pour mon malheur, je fus saisi d'une fièvre si violente au moment où la caravane se mit en marche, qu'il me fut impossible de la suivre. Dès que je fus un peu mieux, je partis pour la joindre avec quelques cavaliers en retard comme moi. Nous ne connaissions pas bien la route, et nous manquâmes plusieurs puits, de sorte que nous fûmes sur le point de mourir de soif. Nous aurions succombé sans la rencontre d'une troupe d'Arabes errants, qui nous donnèrent une outre remplie d'eau saumâtre en échange d'un peu de poudre. Ces Arabes sont naturellement hospitaliers quand la tentation de dépouiller les étrangers n'est pas trop forte, et comme nous n'avions aucune marchandise avec nous, ce fut leur bienveillance naturelle qui l'emporta. Quand on leur reproche leurs pillages, ils répondent que Dieu a donné la terre aux uns, la mer aux autres, et que, puisqu'il ne leur a donné que le sable du désert, il faut bien qu'ils en vivent.

CHAPITRE XIV.
Retour de l'auteur en Europe.

Bien que Bagdad ne soit plus ce qu'elle était du temps des califes, qui en ont été expulsés par les Turcs, c'est encore une ville importante et considérable, habitée par un grand nombre de marchands fort riches. J'y arrivai complétement sans argent, et je fus réduit à demander l'aumône dans les caravansérails, en contrefaisant l'imbécile pour ne pas me rendre suspect; mais ma sainte patronne ne m'avait pas abandonné, et m'envoya une ressource sur laquelle je ne comptais pas.

D'après la loi musulmane, celui qui a répudié sa femme ne peut la reprendre que quand elle a été mariée avec un autre. Quand un mari se repent d'avoir divorcé d'avec sa femme, il cherche quelqu'un qui consente à l'épouser et à la répudier le lendemain sans l'avoir approchée. On fait ordinairement choix pour cela d'un étranger, qui consent à quitter aussitôt la ville avec une récompense. C'est ce qu'on appelle un hulla. Un jeune marchand qui demeurait dans notre caravansérail, ayant répudié sa femme dans un accès de colère, me proposa de lui servir de hulla. J'épousai donc cette belle inconnue; le mari me retint toute la nuit à boire avec lui, et au point du jour il me fit signer l'acte de divorce; pour ma peine, il me donna dix sequins d'or, avec lesquels je me joignis à la caravane d'Alep. Pendant la route, nous rencontrâmes une troupe d'Arabes qui firent mine de nous attaquer, mais nous élevâmes une espèce de retranchement avec les ballots de marchandises, et nous fîmes si bonne contenance qu'ils se retirèrent, en se contentant de nous dire un torrent d'injures.

En arrivant à Alep, j'eus le bonheur de rencontrer un marchand vénitien qui m'avertit de cacher ma qualité d'Espagnol, parce que l'Espagne était en guerre avec les Turcs, et qu'on m'arrêterait comme espion. Il me reçut dans sa maison et me fit passer pour son compatriote. Je lui donnai beaucoup de renseignements sur le commerce de l'Inde; pour me récompenser, il me promit de me ramener en Europe, et me tint parole. Après quelques semaines de séjour à Alep, nous partîmes ensemble pour Alexandrie. Je dois faire ici mention d'un usage singulier. Les marchands d'Alep qui vont en voyage emportent avec eux des cages remplies de pigeons. De temps en temps ils en lâchent un, après lui avoir attaché un petit billet à la patte. Le pigeon ne manque pas de regagner à tire d'ailes son colombier. C'est de cette manière qu'ils correspondent avec leur famille.

D'Alexandrie nous nous embarquâmes pour Venise. Il y avait alors dans les prisons de cette ville un homme qui se faisait passer pour le roi D. Sébastien de Portugal. Comme le sénat cherchait à savoir la vérité sur son compte, et que j'avais autrefois connu ce prince, on me le fit voir. Je ne sais si c'était un imposteur, mais il est certain qu'il avait beaucoup de ressemblance avec ce prince. Il fut plus tard livré au gouverneur de Milan, qui le réclama au nom du roi d'Espagne. Je ne sais ce qu'il est devenu.

Mon généreux protecteur, qui était de la famille des Tiepolo, me donna la somme nécessaire pour retourner dans ma patrie. J'allai m'embarquer à Gênes sur une galère qui se rendait à Carthagène; mais il était dit que je devais être malheureux jusqu'au bout: nous fûmes pris par les Français et conduits à Marseille, où j'eus à subir une assez longue captivité. Je ne recouvrai ma liberté qu'à la paix. On m'envoya à Barcelonne, et de là je gagnai Jaen. Il y avait près de cinquante ans que j'avais quitté cette ville pour la première fois.

Mon père était allé depuis long-temps chercher au ciel la récompense de ses vertus. Je retrouvai encore ma mère, presque centenaire, et qui ne semblait avoir vécu que pour me conserver mon petit patrimoine, car elle mourut peu de jours après. Quant à moi, je n'ai tiré de mes voyages d'autre fruit que mon expérience. Je suis le dernier de mon nom, et je n'ai d'autre amusement dans ma triste vieillesse que d'écrire ce petit livre. J'ai ramé plus de trois quarts de siècle sur la mer de ce monde, et j'espère que, grâce à la protection de ma sainte patronne, je finirai par jeter l'ancre dans le port d'une éternité bienheureuse. Amen.

FIN.

TABLE DES MATIÈRES.

Avertissement du traducteur. Page 5
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE Ier. De la naissance de l'auteur et de ses premières années. 7
CHAPITRE II. Histoire des Caravajal, famille de la mère de l'auteur. 10
CHAPITRE III. De la jeunesse de l'auteur et de son éducation. 12
CHAPITRE IV. Séjour de l'auteur à Séville. Il est obligé de s'enfuir à Carthagène. 15
CHAPITRE V. L'auteur obtient une enseigne et s'embarque pour Naples. 19
CHAPITRE VI. L'auteur est obligé de s'enfuir, pour avoir tué en duel un de ses camarades. 22
CHAPITRE VII. Départ de l'auteur pour Témistitan. Il est pris par un corsaire de Barbarie et recouvre sa liberté. 25
CHAPITRE VIII. Arrivée de l'auteur à Mexico. 29
CHAPITRE IX. L'auteur accompagne Alvarado à la conquête du Guatemala. 33
CHAPITRE X. Séjour de l'auteur à Guatemala. 37
CHAPITRE XI. Expédition de Pedro d'Alvarado au Pérou. 41
CHAPITRE XII. Diverses expéditions au Pérou. 45
CHAPITRE XIII. Siége de Cuzco par les Indiens. 49
CHAPITRE XIV. Arrivée d'Almagro. Sa mort. 53
CHAPITRE XV. Aventure de l'auteur dans les souterrains. 55
CHAPITRE XVI. Séjour de l'auteur à la cour de l'inga Mango. 59
CHAPITRE XVII. Mort du marquis Pizarro. 62
CHAPITRE XVIII. Gouvernement d'Almagro le fils. Bataille de Chupas. 67
CHAPITRE XIX. Voyage de l'auteur jusqu'à Sainte-Marthe. 70
CHAPITRE XX. Mariage de l'auteur. Son retour à Jaen, sa patrie. 74
DEUXIÈME PARTIE.
CHAPITRE Ier. Voyage de l'auteur en Allemagne. 77
CHAPITRE II. Séjour de l'auteur en Allemagne. 80
CHAPITRE III. Second mariage de l'auteur. 84
CHAPITRE IV. Séjour de l'auteur à Vienne. Sa fuite chez les Hongrois sauvages. 87
CHAPITRE V. Histoire d'Aben-Humeya. 91
CHAPITRE VI. Départ de l'auteur pour les Indes. Son naufrage à la Bermude. 94
CHAPITRE VII. Séjour de l'auteur à Saint-Christoval. Son départ pour le Mexique. 98
CHAPITRE VIII. Expédition contre Tamaulipas. 101
CHAPITRE IX. Expédition contre les Otomis. 105
CHAPITRE X. Suite du précédent. 108
CHAPITRE XI. Départ de l'auteur pour le Pérou. Il est abandonné dans une île sauvage. 112
CHAPITRE XII. Suite du précédent. Retour de l'auteur au Mexique. 115
CHAPITRE XIII. Retour de l'auteur à Mexico. 118
CHAPITRE XIV. Affaire du marquis del Valle. 121
CHAPITRE XV. Retour de l'auteur en Espagne. 125
TROISIÈME PARTIE.
CHAPITRE Ier. L'auteur accompagne le roi D. Sébastien dans son expédition d'Afrique. 129
CHAPITRE II. Séjour de l'auteur à Goa. 132
CHAPITRE III. Voyage de l'auteur à Bornéo. 136
CHAPITRE IV. L'auteur se fait corsaire. 140
CHAPITRE V. Expédition contre Fan-si. 144
CHAPITRE VI. L'auteur devient prisonnier de Tartares. 148
CHAPITRE VII. Séjour de l'auteur auprès de Natim-Khan. 152
CHAPITRE VIII. Séjour de l'auteur au Tonquin. 155
CHAPITRE IX. Guerre pour un éléphant blanc. 159
CHAPITRE X. Naufrage de l'auteur aux Maldives. 163
CHAPITRE XI. Voyage de l'auteur à Bantam. 166
CHAPITRE XII. Séjour de l'auteur à la cour du Grand Mogol. 170
CHAPITRE XIII. Voyage de l'auteur à Bagdad. 173
CHAPITRE XIV. Retour de l'auteur en Europe. 177

Note sur la transcription électronique

On a conservé l'orthographe de l'original, y compris ses variantes (par ex. Sebastian/Sebastien/Sébastien).