The Project Gutenberg eBook of Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614

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Title: Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614

Author: d'Evreux Yves

Annotator: Ferdinand Denis

Release date: January 2, 2022 [eBook #67080]

Language: French

Original publication: France: Librairie A. Franck, 1864

Credits: Jean-Adrien Brothier, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE DANS LE NORD DU BRÉSIL FAIT DURANT LES ANNÉES 1613 ET 1614 ***

BIBLIOTHECA
AMERICANA

COLLECTION D’OUVRAGES
INEDITS OU RARES
SUR
L’AMÉRIQUE.

LEIPZIG & PARIS,
LIBRAIRIE A. FRANCK
ALBERT L. HEROLD.

1864.

VOYAGE
DANS LE
NORD DU BRÉSIL
FAIT DURANT LES ANNÉES 1613 ET 1614

PAR LE
PÈRE YVES D’ÉVREUX.

PUBLIÉ D’APRÈS L’EXEMPLAIRE UNIQUE CONSERVÉ A LA BIBLIOTHÈQUE IMPÉRIALE DE PARIS.

AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES
PAR

M. FERDINAND DENIS,
conservateur à la bibliothèque sainte Geneviève.

LEIPZIG & PARIS,
LIBRAIRIE A. FRANCK
ALBERT L. HEROLD.

1864.

i

Le P. Yves d’Evreux
et les premières missions du Maranham.

Au temps de Louis XIII, le magnifique couvent des capucins de la rue St. Honoré comptait parmi ses moines deux religieux portant le même nom : Le P. Yves de Paris et le P. Yves d’Evreux. Le premier, ancien avocat, beau diseur, ardent à la dispute, imbu des idées de son siècle jouissait par la ville d’une haute réputation ; et les biographies modernes constatent encore son éclat effacé ; le second, ami secret de l’étude, plus ami de l’humanité, esprit observateur, âme passionnée pour les beautés de la nature, prêt à marcher où l’appelait son zèle, mais ne faisant nul cas de la curiosité que pouvait exciter sa personne, fut complétement oublié et oublié de telle sorte, que malgré un mérite reconnu deux cent cinquante ans ont passé sur son humble tombe sans qu’une voix amie ait appelé l’attention sur lui.

Pour qu’il fût fait mention de ce moine obscur, il a fallu deux choses, sur lesquelles on ne devait pas compter au temps où il vivait ; la transformation en un puissant Empire des déserts qu’il avait parcourus ; et l’amour passionné de certains vieux livres, qu’on réhabilite avec raison, parce que seuls, ils iiretracent des faits sans la connaissance desquels, la civilisation, croissante de certains pays, marcherait dans l’ignorance de ses origines.

Le grand couvent de Paris, renfermait alors bien des hommes condamnés à un injuste oubli. Fondé en 1575, par Catherine de Médicis[1], il avait acquis en peu de temps une renommée de science théologique, de zèle charitable dans les épidémies et d’abnégation, qu’il conserva à peu près intacte durant tout le dix-septième siècle. C’était là que le parti favorable aux religieux cloîtrés recrutait les esprits actifs qu’il opposait à l’évêque de Belley. C’était sur ces vastes terrains, possédés naguère par la maison de la Trémouille que s’élevait cette immense officine, bien connue du corps médical de Paris, où les habitués de la cour, aussi bien que les plus humbles bourgeois, venaient se munir de médicaments difficiles à se procurer autre part, ou qu’on préparait avec une incurie étrange dans les autres quartiers de l’immense cité[2]. Mais disons-le promptement ce n’était pas la science incontestée alors de ces religieux, ni les résultats positifs de leur administration soigneuse, ni même les bienfaits journaliers, par lesquels ils se rendaient utiles aux classes nécessiteuses, qui leur valaient le crédit universel dont ils jouissaient dans Paris, ils le devaient surtout aux conversions éclatantes, dont le grand monastère de la rue St. Honoré avait été tout récemment le théâtre. C’était dans ce couvent, qu’un des plus grands seigneurs du dernier règne, le comte du Bouchage, plus connu sous le nom du P. Ange de iiiJoyeuse, était venu renoncer au faste de la cour, et s’était démis volontairement de ses charges militaires, pour vivre dans la plus étroite pauvreté. C’était dans ce sombre asile qu’un des rejetons les plus illustres de la famille de Pembroke, avait abjuré le Calvinisme et, renonçant à la plus brillante existence, avait accepté les humbles fonctions qui dès la première année du siècle, il est vrai, s’étaient échangées pour lui contre les dignités de l’ordre, et l’avaient mis à même de poursuivre sans relâche, la mission qu’il s’était volontairement imposée.

[1] L’ordonnance qui constitue définitivement le monastère est du 28 novembre. Ce lieu de retraite avait été concédé l’année précédente par Catherine de Médicis, à des capucins venus d’Italie : la donation fut confirmée par Henri III le 24 septembre 1574. Voy. Boverio, Annali di Frati minori.

[2] Le Mercure Galant renferme une vue très curieuse de la vaste apothicairerie de ce couvent.

Il nous serait facile de multiplier ici les noms célèbres, et d’étonner peut-être, en mettant en relief ceux qu’on a si complétement oubliés ; pour être bref, nous nous maintiendrons strictement dans notre sujet[3].

[3] Dès l’année 1617, on ne comptait pas moins de 655 religieux dans les deux custodes de Paris et de Rouen, il y avait parmi eux 209 clercs. Vers 1685, il y avait en France 5681 capucins.

Le P. Yves d’Evreux et le P. Yves de Paris apparurent comme nous l’avons dit, à peu près vers la même époque ; mais la renommée toujours croissante de l’un, éclipsa complétement le souvenir bien fugitif que l’autre avait laissé et de bons esprits ont pu même un moment les confondre. Ils eurent cependant, il faut le répéter, une destinée bien différente. Yves d’Evreux, nous l’avons dit, s’éloignait en général du bruit politique, et ne se mêlait aux luttes du siècle que pour soulever quelque point de doctrine religieuse ; le second, infiniment plus jeune dans l’ordre que son homonyme, toujours prêt à prendre part aux combats que les ordres réguliers soutenaient parfois contre le pouvoir ecclésiastique, s’était acquis par cela même une immense renommée, dont se glorifiait le monastère. On le regardait comme un éloquent orateur et comme l’un des hommes les plus diserts de son temps. L’hyperbole de l’éloge monastique, ivva même jusqu’à le considérer comme la tête la plus forte qu’eut encore produite son ordre. Ce fut donc lui qui occupa uniquement ses supérieurs, lui dont les livres multiples, écrits surtout en latin, furent opposés victorieusement aux écrits violents lancés contre les ordres mendiants. Il avait gardé de son ancien état d’avocat, la faconde embrouillée de l’époque, il se mêlait en outre d’astrologie judiciaire, on lui attribuait en un mot le fatum mundi, livre absurde, mais qui pendant un temps s’était emparé des esprits. Déclaré à l’unanimité l’oracle de son couvent, on n’eut pas même un moment l’idée de joindre dans un commun souvenir, un religieux qui s’appelait comme lui et qui ne savait que faire le sacrifice de son existence, pour amener quelques âmes à Dieu ! Qu’eût fait notre humble amant de la nature, devant ce personnage glorieux, devant ce phénix des théologiens français, comme on se plaît à le nommer[4] ?

[4] Nous n’inventons rien : l’un de ses plus ardents admirateurs, capucin comme lui, il est vrai, parle de sa personne en ces termes : Tantarum segete scientiarum, factus est dives ut Galliae Phoenix hac nostra aetate communiter sit appelatus. Voy. le vaste répertoire de Denis de Gênes. Bibliotheca scriptorum ordinis minorum Sancti Francisci capucinorum. Wadding, plus modéré, se contente d’appeler Yves de Paris egregius concinnator, insignis Capuccinus. L’auteur anonyme des éloges mss. des capucins de la ville de Paris, met moins de bornes à son enthousiasme : « La nature a semblé vouloir s’épuiser pour donner à ce grand personnage tout ce qu’elle pouvait lui donner avec abondance de grandeur de plus rare et de plus surprenant ! » Né en 1590, Yves de Paris prit l’habit religieux le 27 septembre 1620, six ans après le retour d’Yves d’Evreux revenant malade du Brésil : il mourut le 14 octobre 1678. Ce religieux a fait imprimer 28 ouvrages, dont nous reproduirons ici les titres principaux en suivant l’ordre chronologique de leur publication : Les heureux succès de la piété ou les triomphes de la vie religieuse sur le monde et l’hérésie, 4me édit. Paris, 1634, 2 vol. in-12. — De l’indifférence, 2me édit. Paris, 1640, in-8. — La théologie naturelle. Paris, 1640-1643, 4 T. in-4. — Astrologiae novae methodus et fatum universi observatum, a Franc Allaco Arabe christiano. Paris, 1654. C’est ce livre, que le hardi et crédule capucin craignit cependant de publier sous son nom et qu’on désignait sous le nom de Fatum mundi. — Jus naturale rebus creatis a Deo constitutum, etc. etc. Parisiis, 1658, in-fol. — Le Fatum mundi fut réimprimé en 1658, et l’année d’après parut l’ouvrage suivant : Dissertatio de libro praecedenti ad amplissimos viros senatus Britanniae Armoricae. Parisiis, 1659, in-fol. — Digestum sapientiae in quo habetur scientiarum omnium rerum divinarum et humanarum nexus, etc. etc. 1654 — 1659, 3 vols. in-fol., réimp. avec des additions en 1661. — Le Magistrat Chrétien mis en ordre par le P. Yves, son neveu. Paris, 1688, in-12. — Les fausses opinions du monde. Paris, 1688, in-12. etc. etc. — On voit qu’il n’y a nulle analogie d’études entre les deux capucins homonymes. L’un des ouvrages du P. Yves de Paris fut brûlé de la main du bourreau.

vMais qui songe maintenant au P. Yves de Paris ? Qui s’intéresse même aux discussions dont la véhémence excita autour de lui une admiration si vive ? Remettons ici les hommes aussi bien que les faits à la place qu’ils doivent occuper réellement. Yves d’Evreux a su contempler dans sa grandeur primitive une terre exubérante de vie et de jeunesse, deux siècles d’oubli ont passé sur son œuvre et il brille aujourd’hui, jeune, plein de grâce, à côté de Lery, de Fernand Cardim, d’Anchieta, de toutes ces âmes privilégiées, qui unissaient la faculté de l’observation au sentiment exquis des beautés de la nature, et qui ont salué, poètes inconnus, l’aurore d’un grand Empire.

Yves d’Evreux, il le faut dire avec regret, a eu la destinée de presque tous les historiens primitifs du nouveau monde ; sa biographie quelque peu développée reste à faire : malgré les plus minutieuses recherches multipliées en ces derniers temps, au-delà de ce que l’on pourrait supposer, nous connaissons à peine les circonstances les plus importantes de sa vie ; on ne saurait même rien de positif à ce sujet, sans quelques notes glanées çà et là, dans les archives des vieux couvents. Comme son œuvre, son histoire réelle s’est éteinte dans tous les souvenirs. Les écrivains de son ordre pensent en avoir dit viassez sur lui, lorsqu’ils ont rappelé qu’il vivait au dix-septième siècle, qu’il fut zélé missionnaire, et qu’il fit un livre, continuation obligée du voyage de son compagnon, le P. Claude : ils oublient même de rappeler qu’il vécut deux ans parmi les indiens, où celui-ci ne fit qu’un séjour de quatre mois.

Selon les inductions qu’on peut tirer d’un livret ms. conservé à la bibliothèque mazarine, opuscule plein de dates précises, consacrées aux capucins du couvent de la rue St. Honoré, notre missionnaire devait être né vers 1577. Son surnom indique bien certainement la ville dont il est originaire, mais nous ne savons pas même le nom qu’il aurait dû porter dans le siècle, comme on disait alors. Sous ce rapport, les amateurs de vieux voyages ont été beaucoup plus favorisés à l’égard de son compagnon le P. Claude, qu’on sait avoir appartenu à une excellente famille d’Abbeville, celle des Foullon[5]. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que les parents du père Yves lui firent faire des études excellentes, et que les professeurs auxquels on le confia ne se contentèrent pas de lui enseigner le latin, mais qu’ils lui apprirent le grec et même l’hébreu et qu’ils surent lui inspirer ce goût littéraire, sans lequel il n’y a pas d’habile écrivain. Ce fut au couvent de Rouen qu’il fit son noviciat ; il y entra le 18 août 1595 ; le doute le plus léger ne saurait exister à ce sujet[6]. Après avoir pris l’habit dans cette maison, il y demeura probablement pendant quelques années et dut prêcher dans la plupart des villes de la haute Normandie. Il est également probable qu’alors il se trouva en rapport d’études et de ministère avec le viijeune François de Bourdemare, né comme lui normand, comme lui prédicateur dans sa province et destiné plus tard à lui succéder dans la mission du Maranham[7].

[5] Et non Sylvère, comme l’a dit par mégarde dans la biographie, le vénérable Eyriès. (Voy. à ce sujet M. Prarond, Les hommes utiles de l’Arrondissement d’Abbeville. 1858, in-8.)

[6] Voy. le ms. de la bibliothèque mazarine déjà cité, il porte au titre : Annales des R. P. Capucins de la province de Paris, la mer et la source de toutes celles de ça les monts. No. 2879, pet. in-4.

[7] François de Bourdemare ou Boudemard, né à Rouen, avait quitté la province, où sa famille jouissait du plus grand crédit, pour se faire capucin à Orléans. Il entra comme novice au couvent de cette ville, le 2 octobre 1603, mais il est infiniment probable qu’il revint en Normandie, avant de faire partie du grand couvent de la rue St. Honoré.

Distingué bientôt par ses supérieurs, et portant déjà le titre de prédicateur, qu’on n’accordait qu’aux religieux d’élite, le P. Yves fut désigné pour remplir les fonctions de gardien du couvent de Montfort. Malheureusement, les documents que nous avons sous les yeux et qui constatent ce fait, ne désignent pas d’une autre façon, la ville dans laquelle dut s’écouler la plus grande partie de la jeunesse studieuse de notre bon missionnaire. Il y a en France plus de treize localités portant ce nom, et il ne nous est point possible de dire d’une façon absolue, où notre voyageur s’affermit dans sa carrière religieuse. Dès les premières années du siècle, il change néanmoins de résidence, et nous le retrouvons au grand couvent de la rue St. Honoré, vers le milieu de l’an 1611, à l’époque où le P. Léonard de Paris était encore provincial de l’ordre[8], presque au moment où ce savant religieux allait être nommé par le pape supérieur des missions orientales.

[8] Le P. Léonard, mourut à Paris, âgé de 72 ans, le 4 septembre 1640. Antoine Faure, son père, était conseiller au parlement de Paris. Le livre des éloges historiques, ms. de la bibliothèque impériale, le qualifie « du plus grand homme que la religion des capucins ait jamais eus et aura peut-être jamais. » On le trouve de nouveau provincial de la rue St. Honoré en l’année 1615.

Nous aurons occasion de signaler autre part, le mouvement politique, appliqué aux expéditions maritimes qui se manifesta parmi nous, vers le milieu du XVIme siècle, et qui tenta de faire participer viiinotre commerce aux avantages que l’Espagne et le Portugal s’étaient exclusivement réservés. Cinquante ans plus tard et tout en profitant des avantages acquis par les explorations des Verazano, des Cartier, des Roberval et de tant d’autres navigateurs qui avaient créé pour nous, ce qu’on appelait alors la nouvelle France, on tournait les regards vers les régions plus favorisées où l’on prétendait coloniser ce que l’on appelait avec amour la France équinoxiale. Il y avait eu déjà en 1555, une France Antarctique, qui, si elle n’avait porté ce nom qu’un moment, n’en avait pas moins acquis à nos marins les sympathies chaleureuses et dévouées des peuples indigènes dont les tribus nombreuses se partageaient alors le Brésil. Le mouvement protestant aidait partout à ces conquêtes paisibles, bien qu’il ne dût pas laisser de traces durables dans l’Amérique du sud, les réfugiés comme les missionnaires, soumettaient ces nations barbares[9] dont les deux communions se disputaient la conversion. Sans parler ici de certaines prétentions des Navigateurs Dieppois, qui faisaient remonter leurs explorations premières des côtes du Maranham, à l’année 1524 ; sans mentionner même, les navigations d’Alphonse le Xaintongeois aux bouches de l’Amazone, dès 1542 ; il nous serait facile de prouver que vingt-cinq ans plus tard Henri IV concédait à un brave capitaine de la religion réformée, l’immense étendue de territoire vers lequel Yves d’Evreux devait se diriger, pour y évangéliser les sauvages, au sortir de sa paisible retraite de Montfort. Nous voyons en effet, Daniel de la Tousche, sieur de la ixRavardière en possession de ces concessions si vaguement définies grâce à des lettres patentes datées du mois de juillet 1605[10]. Nous acquérons la certitude même que deux ans plus tard, après avoir accompli deux voyages successifs dans le nord du Brésil, la Ravardière avait décidé les Tabajaras et les Tupinambas proprement dits à envoyer une sorte d’ambassade vers le roi très chrétien dans le but de solliciter sa protection contre les envahissements des Portugais. Cette mission indienne avait été sans résultat, mais la Ravardière n’en avait pas moins continué un séjour prolongé parmi ces peuples, et en 1610, ayant fait renouveler les anciennes concessions qui lui avaient été faites cinq ans auparavant, il s’était cru autorisé immédiatement après la mort de Henri IV, à former une association pour la colonisation définitive de ces régions abandonnées[11].

[9] Voy. sur l’expédition protestante du sieur Villegagnon, les Relations circonstanciées de Nicolas Barré, de Jean de Lery et de l’Anonyme, reproduit par Crespin. Il est certain que les Calvinistes avaient établi leur prédominance dans la baie de Rio de Janeiro. On peut leur opposer les nombreux pamphlets auxquels donna lieu le chef de l’entreprise. La réunion de ces pièces satyriques fait partie des riches collections de la bibliothèque de l’Arsenal.

[10] Comme on le verra autre part et lors de la publication de la première partie du voyage, l’ancienne expédition de la Ravardière avait été précédée par celle de Riffault en 1594, et des Vaux, le compagnon de ce dernier, s’était immédiatement mis à la découverte du pays en se mêlant aux Indiens.

[11] Nous croyons devoir reproduire ici le texte de cette concession renouvelée ; le premier texte nous est resté inconnu. « Louis à tous ceulx qui les présentes verront salut. Le feu roy Henry le grand nostre très honoré seigneur et père, que dieu absolve, ayant par ses lettres patentes du mois de juillet 1605, constitué et estably le sieur de la Ravardière de la Touche, son lieutenant général en terre de l’Amérique, depuis la rivière des Amazones jusques à l’île de la Trinité, il auroit faict deux divers voyages aux Indes pour descouvrir les havres et rivières propres pour y aborder et y establir des Collonies, ce qui luy auroit si heureusement succeddé (sic) qu’estant arrivé en ces contrées, il auroit facilement disposé les habitans des isles de Maragnan et terre ferme adjacentes vues par luy, Topinamboux, Tabajares et autres à rechercher nostre protection et se ranger soubz nostre authorité, tant par sa généreuse et sage conduitte et par l’affection et inclination naturelle qui se rencontrent en ces peuples envers la nation françoyse, laquelle ils avoient assez faict cognoistre par l’envoy qu’ils firent de leurs ambassadeurs, qui moururent sytost qu’ils furent arrivez au port de Cancalle, et dont nous aurions encore receu de pareilles asseurances, par les relations qui nous en furent faictes par le sieur de la Ravardière, ce qui nous auroit depuis donné occasion de luy faire expédier nos lettres patentes du mois d’octobre mil six cent dix pour retourner de rechef aux dits pays, continuer ses progrez ainsi qu’il auroit faict et y auroit demeuré deux ans et demy sans trouble, et dix-huit mois tant en guerre qu’en tresve avec les Portugais, etc. etc. » Nous avons réservé à dessein pour la publication prochaine du livre de Claude d’Abbeville dont celui-ci est le complément, tous les détails politiques qui regardent l’expédition ; nous réservons également pour cette partie de la collection les détails biographiques sur les Razilly, sur la Ravardière et sur de Pézieux.

xCe n’avait pas été toutefois aux hommes de son parti religieux, que la Ravardière s’était adressé pour mener à bien cette vaste entreprise, il était au contraire entré sans hésitation en pourparler avec de fervents catholiques dont la loyauté lui était parfaitement connue, l’amiral François de Razilly, l’une des vieilles gloires de la France, et Nicolas de Harlay, l’une de ses sommités financières, étaient devenus ses associés pour l’exploitation de son privilége. Nous ne connaissons pas dans tout le XVIIme siècle de transaction consentie entre catholiques et protestants qui manifestât à un plus haut degré que celle-ci, la probité unie au désintéressement : C’était en réalité, une entreprise digne du concours de ce père Yves d’Evreux ; dont tout nous atteste la droiture et la sincérité.

Le titre de lieutenant du Roy, avait été dévolu sans contestation à Razilly ; celui-ci s’était réservé en même temps toute liberté d’action, et n’avait pas cessé de faire prévaloir les prérogatives de la communion qu’il professait. Partout où il se présenterait sur ces plages, la croix allait être plantée solennellement. Des missionnaires catholiques devait être emmenés d’Europe pour prêcher la foi aux Indiens. Ces conventions reçurent en effet une exécution si ponctuelle, qu’on ne trouve pas un seul passage, soit dans Claude d’Abbeville, soit dans Yves d’Evreux, qui laisse soupçonner, le moindre dissentiment se manifestant parmi les chefs de l’expédition.

xiFort du crédit dont il jouissait depuis longtemps à la cour, aidé d’ailleurs par les secours pécuniaires, d’une importance réelle, qu’il avait tirés de son association avec Nicolas de Harlay, seigneur de Sancy, baron de Molle et de Gros bois, l’amiral de Razilly était parvenu rapidement au but qu’il s’était proposé, en intéressant la Régente au succès d’une entreprise, approuvée d’ailleurs précédemment par Henri IV. Sur sa demande, Marie de Médicis écrivit au P. Léonard, qui gouvernait alors le grand couvent des capucins de la rue St. Honoré, et lui demanda en réclamant ses prières, quatre religieux, destinés à fonder un couvent de l’ordre dans l’île de Maragnan. Il faut bien le dire, le nord du Brésil, qui offre aujourd’hui toutes les ressources de la civilisation, apparaissait alors, même aux plus doctes de l’université de Paris, comme une région vouée à toutes les horreurs de la vie sauvage, et dont les cosmographes, quand ils s’en occupaient, exagéraient à dessein la barbarie, laissant d’ailleurs à l’imagination le champ complétement libre, et ne marquant aucune délimitation exacte, sur ces cartes informes, où Raleigh se plaisait naguère à évoquer tous les monstres du monde antique.

Il n’y eut cependant pas un seul moment d’hésitation parmi ces religieux, lorsque le provincial eut fait lecture de la missive royale à l’heure où ils se trouvaient tous rassemblés dans le vaste réfectoire du monastère : quarante d’entre eux voulurent être choisis pour faire partie de cette périlleuse entreprise, et les documents officiels que nous avons sous les yeux, nous font connaître même l’espèce d’enthousiasme qui s’empara du couvent tout entier quand on connut la teneur du message des Tuileries. La plupart des pères du couvent s’offrirent dans un élan spontané pour desservir la mission nouvelle : le zèle des plus ardents dut être réprimé et le P. Léonard, d’accord avec le définiteur de l’ordre déclara xiiaussitôt, qu’on se maintiendrait strictement dans le choix des quatre religieux demandés.

Voici la liste de ces noms, dans l’ordre qu’ils devaient garder entre eux, et les rares historiens qui les mentionnent, se seraient évité quelques erreurs, si comme nous, ils avaient consulté les archives du couvent :

Le très vénérable père Yves d’Evreux, supérieur[12].

[12] On peut lire tout au long la lettre d’Obédience qui fut accordée au P. Yves dans la Chronologie historique des Capucins de la ville de Paris, p. 193, elle est en date du 27 août 1611, et commence ainsi : « Venerando in Christo Patri Yvoni Ebroiensi predicatori ordinis fratrum minorum Sancti Francisci Capucinorum, frater Leonardus parisiensis ejusdem ordinis in Provincia parisiensi licet immeritus salutem in domino, in eo qui est nostra salus. »

Le T. V. Claude d’Abbeville.

Le T. V. P. Arcène (sic) de Paris.

Le T. V. Ambroise d’Amiens.

Les religieux choisis parmi leurs frères, s’étaient prosternés à genoux devant le P. Léonard, pour le remercier humblement de l’honneur auquel ils se trouvaient appelés ; il leur fut annoncé que le voyage serait prochain : Dès l’heure même ils étaient prêts.

Il n’y a nul doute, on le voit, sur la qualité du religieux auquel devait être confiée la direction des missions du Maranham. On a donc quelque peine à comprendre, pourquoi l’ancien gouverneur de la province, Berredo, qui fait autorité au Brésil, accorde le titre de supérieur à Claude d’Abbeville, dont la nomination dans le mouvement hiérarchique suit seulement celle du digne missionnaire appelé à diriger ses travaux. Il fallait certainement que le P. Yves eût acquis déjà dans l’ordre une renommée incontestable, pour qu’on le préférât aux trois religieux qui venaient de lui être adjoints. Tous trois ils étaient prêtres ; comme lui, ils ont donné la preuve qu’ils possédaient une instruction solide, et le troisième xiiid’entre eux, déjà fort avancé dans sa carrière, avait été à diverses reprises revêtu de certains emplois honorables qui attestaient la considération dont il jouissait auprès de ses supérieurs. Le P. Ambroise s’était d’ailleurs voué avec ardeur à toutes les œuvres de charité, durant les années calamiteuses qui avaient pesé sur la fin du siècle, et sa bonté active était si connue, ses prédications ferventes étaient si bien accueillies par le peuple, qu’on l’avait surnommé l’Apôtre de la France[13].

[13] Ses restes reposent au Brésil ; ce fut le seul des quatre missionnaires qui ne revit pas l’Europe. Le P. Ambroise d’Amiens avait fait d’excellentes études, et avait même brillé en Sorbonne ; il allait prendre sa licence, pour se vouer à la magistrature ou simplement au barreau, lorsqu’il se décida en 1575 à entrer chez les Capucins ; c’était un des premiers frères qui eussent habité le couvent de la rue St. Honoré et il y avait rempli à diverses reprises l’office de gardien. Il faut placer entre les années 1584 et 1586, l’époque des courageux dévouements, où il brava les horreurs de la contagion pour secourir la population parisienne, qui lui décerna le surnom sous lequel on le connaissait. L’âge déjà avancé auquel il était parvenu aurait dû le faire exclure du voyage, à l’issue duquel il succomba, mais il est certain qu’on ne put résister à ses instances et qu’il mit tout en œuvre pour faire partie de la mission : il s’y rendit du reste d’une grande utilité. Voy. le ms. de la bibl. imp. intitulé : Eloges historiques de tous les grands hommes et de touts les illustres religieux de la province de Paris, fonds St. Honoré.

Les lettres d’Obédience délivrées au P. Yves d’Evreux par ses supérieurs sont datées du 12 août 1611, et lui ordonnent d’aller s’embarquer à Cancale, où il sera reçu à bord du vaisseau amiral commandé par le lieutenant du roi Razilly.

Le récit détaillé de la longue navigation qui devait conduire les missionnaires au Brésil, la séparation forcée de la flottille, les péripéties de ce voyage, qui dura près de cinq mois, et qui s’effectue aujourd’hui à jour fixe en moins de 25 jours ; tout cela a été dit en termes précis et excellents par Claude d’Abbeville, dans la première partie de la narration et nous ne saurions le répéter ici. Ce que xivnous pouvons affirmer c’est que le P. Yves n’eut pas seulement à supporter les désagréments d’un voyage maritime, dont nous ne saurions guère nous représenter maintenant les difficultés, mais qu’aux soucis d’une installation déplorable, vinrent se joindre encore bien des fatigues imprévues et, une fois à terre, bien des douleurs poignantes ; telles que celles que lui fit ressentir par exemple, la mort du digne P. Ambroise, puis les vives attaques d’une maladie, qui se renouvela jusqu’à son départ, et auxquelles il faillit succomber. Tout cela a été raconté, simplement, dignement, par le zélé missionnaire beaucoup mieux que nous ne saurions le faire ici.

Ce qu’il ne dit pas, le pauvre moine dont l’exquise sensibilité et la résignation touchante se montrent en tant d’occasions, c’est le chagrin qu’il dut ressentir, quand il vit que le courage imprévoyant de M. de Pézieux, n’avait eu pour résultat que la mort déplorable de cet ami, sans que la vaillance de M. de la Ravardière en pût tirer nul avantage pour le maintien de la colonie ; ce qu’il n’a pu nous raconter, c’est sa déchéance des fonctions de supérieur de la mission, qu’il dut apprendre avant même le triomphe des armes de Jeronymo de Albuquerque et l’expulsion définitive des Français. Pour expliquer cette circonstance dont le digne religieux ne fait nulle mention, il est indispensable de dire ici un mot de la situation administrative, dans laquelle se trouvait le grand couvent de la rue St. Honoré.

En 1614, le père Léonard, si renommé parmi ses frères, avait cessé d’être provincial et ne devait être promu de nouveau à ces hautes fonctions qu’à la fin de l’année 1615. C’était le très vénérable Honoré de Champigny qui l’avait remplacé[14] ; et l’on vante à bon droit les améliorations de toute nature, xvl’activité surtout dans la distribution des secours charitables, qui s’était introduite sous son gouvernement intérieur.

[14] Le P. Honoré de Champigny mourut en odeur de sainteté dans le courant de 1621.

A cette époque, un religieux étranger, originaire de l’Ecosse, et appartenant à une grande famille, fixait sur lui les regards de ses frères et l’on peut dire aussi ceux de la cour de France, le P. Archange de Pembroke, avait remplacé en quelque sorte le P. Ange de Joyeuse. Nommé provincial en 1609, et n’ayant pas cessé depuis ce temps de remplir des emplois importants, le capucin écossais avait été nommé après le départ du P. Yves, directeur des missions, dans les Indes orientales et occidentales. Les raisons qui firent abandonner plus tard l’expédition du Maranham se taisaient alors ou pour mieux dire n’existaient pas ; Archange de Pembroke résolut de se rendre lui-même au Brésil et de donner une impulsion considérable à la petite mission emmenée quelques mois auparavant par François de Razilly. Pour cela, il fit choix de onze religieux, sur le zèle desquels il devait compter, mais dont les noms sont restés dans l’oubli, et parmi lesquels se trouvait un historien, aujourd’hui complétement perdu, dont il nous a été impossible de retrouver la Relation malgré les recherches les plus persévérantes continuées durant plusieurs mois à Paris, à Rouen et à Madrid[15].

[15] L’indication de cet ouvrage nous a été conservée par Guibert et ne paraît ensuite dans aucune bibliographie spéciale. Bourdemare publia ses observations sous le titre de Relatio de populis brasiliensibus. Madrid, 1617, in-4. Léon Pinello parle du Fr. J. François de Burdemar (c’est l’orthographe dont il se sert), comme il parle d’Yves d’Evreux, probablement sur ouï-dire. Le livre des éloges affirme qu’il entreprit deux voyages en Amérique et qu’il vint mourir en qualité de forestier dans un couvent de son ordre, en Espagne, un an environ après la publication de son livre. Nous supposons que l’expression dont se sert ici le biographe est purement et simplement la francisation du mot espagnol forastero, étranger.

xviLe P. François de Bourdemare était du nombre de ces gentilshommes opulents, qui après avoir joui de toutes les superfluités de la fortune, éteignaient tout-à-coup dans un cloître ce que l’on appelait l’orgueil du siècle et les souvenirs mondains ; veuf depuis quelques années, il avait abandonné ses richesses territoriales à son fils et il était venu ensevelir sa vie dans les monastères d’Orléans et de Rouen, d’où il était passé au couvent de la rue St. Honoré de Paris ; là il donnait, dit-on, des preuves journalières d’une humilité qui dépassait de beaucoup à coup sûr, ce que l’on exigeait des membres de la communauté. Gentilhomme renommé naguère par son élégance, à cette époque de faste qui précéda le faste de Louis XIV, il ne portait plus que des vêtements rapiécés, il ajoutait encore par son abandon à la pauvreté de l’habit de capucin. Compléter le martyre, se vouer à la conversion des sauvages lui sembla la chose la plus naturelle et la plus enviable à la fois ; cet homme dont la société avait été si recherchée, et dont l’instruction était si solide qu’il pouvait écrire un long ouvrage en latin, regarda comme un bienfait des définiteurs de l’ordre d’être envoyé dans une contrée à peu près déserte, où manquaient toutes les ressources de la vie ; lui et Archange de Pembroke, dont la vie avait été plus brillante encore que la sienne s’embarquèrent le 28 mars 1614 avec dix autres moines, à bord du navire où commandait le brave de Pratz qui emmenait sur son navire 300 nouveaux colons et qui portait des secours à la Ravardière, dont on prévoyait sans doute à Paris, la situation difficile.

Comblés des dons de ces seigneurs de la cour de Louis XIII, avec lesquels ils se trouvaient naguère en relations journalières, charmés surtout de transmettre à l’humble couvent du Maranham, les beaux ornements auxquels la duchesse de Guise avait travaillé de ses propres mains, ils partirent au Hâvre, et l’on peut dire que pour l’époque leur xviitraversée fut une sorte de phénomène, ils ne mirent que deux mois et 15 jours pour parvenir à la côte nord du Brésil, mais une fois entrés dans la baie de Guaxanduba, ils apprirent en quel état déplorable se trouvaient alors les affaires de la France dans ces contrées. Les missionnaires n’ignoraient point que leur institution les mettait pour ainsi dire à l’abri de ces revirements politiques, que le reste de l’expédition pouvait redouter (on ne pouvait les faire prisonniers par exemple) ; ils se rendirent en pompe au couvent de St. Louis, ils y portèrent les présents de la duchesse de Guise, mais ils n’y trouvèrent plus qu’un seul religieux, le P. Arsène de Paris[16], et encore était-il accablé de maladies. Plus malade que son unique compagnon, sachant sans doute qu’il était remplacé dans son ministère, comme supérieur du monastère naissant, Yves d’Evreux s’était embarqué très probablement à bord d’un des navires qui avait accompagné l’escadre ; les documents que nous avons sous les yeux disent qu’en ce moment, il se trouvait réduit à l’inaction par une complète paralysie, suite probable des fatigues auxquelles l’avaient contraint ses travaux journaliers dans le fort.

[16] Le P. Arsène de Paris, ne tarda pas lui-même à quitter le Brésil, mais son zèle pour les missions n’était point diminué, par la triste issue des affaires du Maranham ; il passa au Canada, et prêcha les Hurons, après avoir converti les Tupinambas. Il fut même supérieur des missions de l’Amérique du Nord durant cinq ans ; il vint mourir dans le grand couvent de Paris le 20 juin 1645, il comptait 46 ans de religion. Il est infiniment probable qu’il eut pour successeur en Amérique le P. Ange de Luynes gardien de Noyon, que nous voyons commissaire et supérieur des missions du Canada en 1646.

Pour expliquer l’invasion lente mais continue de cette triste maladie, il suffit de se représenter d’ailleurs ce qu’était en réalité à ce moment la ville naissante de San Luiz. Bien que cette riante capitale soit considérée aujourd’hui à bon droit comme une des villes les plus salubres de l’Empire Brésilien, elle xviiisurgissait à peine alors du sein des forêts ; les miasmes délétères qui s’échappent toujours des lieux récemment défrichés, l’absence absolue de certains médicaments énergiques au moyen desquels on combat aujourd’hui victorieusement les influences paludéennes, tout concourt à expliquer, comment le P. Yves d’Evreux ne put attendre l’issue de la guerre commencée et dans quelle nécessité il se vit de regagner l’Europe, pour ne pas devenir le fardeau de la mission, après en avoir été l’agent le plus actif et le soutien le plus dévoué.

Rien ne nous a été raconté de la façon dont s’opéra son voyage, et nous ne savons pas même s’il se rendit à Paris, ou bien s’il alla demander un asile dans sa ville natale, au couvent de capucins[17], que l’ordre y avait fondé quelques mois seulement après son départ. Les archives de la ville d’Evreux, se taisent absolument sur ce point et ne contiennent rien, qui ait trait à la mission brésilienne ; il faut désormais attendre d’un hazard imprévu, des documents biographiques dont on ne peut pas même soupçonner l’existence.

[17] Le couvent des capucins de la ville d’Evreux ne fut érigé qu’en l’année 1612 « à l’extrémité d’un faubourg de la ville du côté du midy, en partie par les soins et par la libéralité de Jean le Jau, alors grand pénitencier et vicaire général du diocèse. » Voy. Histoire civile et ecclésiastique du comté d’Evreux, p. 365. M. l’abbé Lebeurier, dont on connaît les lumières et le zèle archéologique, a bien voulu faire toutes les recherches nécessaires sur le point qui nous occupe ici, elles ont été complétement infructueuses.

L’historique de la seconde mission des capucins français au Maranham, complétement ignorée de Berredo et des autres écrivains portugais, ne nous laisse pas dans la même incertitude au sujet des missionnaires qui succédèrent à Yves d’Evreux et à ses compagnons[18]. Nous savons qu’arrivés dès le 15 xixjuin devant la ville naissante, ils chantaient le Te Deum le 22 du même mois, dans le couvent rustique qu’avaient commencé à édifier leurs prédécesseurs ; mais nous n’ignorons pas, non plus, qu’ils prévoyaient dès lors, la ruine de la mission.

[18] Le ms. que nous avons sous les yeux et qui rend compte sommairement du voyage d’Archange de Pembroke ne laisse pas voir assez clairement le nom de la localité qui reçut les missionnaires, pour que nous essayions de le reproduire, nous transcrivons néanmoins le récit du débarquement : « Quelques soldats allèrent à terre et trouvèrent divers obstacles qui ne nous pronostiquèrent rien de bon, c’estoit quelques Portugais et un prestre séculier, qui animoient les Indiens contre les François : il y eut de la batterie et nos soldats apprirent que les Portugais avoient dessein de s’emparer de la côte du Maragnan et y chasser les François, ce qui fit conjecturer à nos pères qu’ils n’y feroient pas grand fruict. » Ms. du fonds des capucins de la maison rue St. Honoré.

Nous ne savons point quels furent les actes du P. Archange, au couvent de St. Louis ; mais il est à peu près certain qu’il n’imita dans son zèle ni le P. Yves d’Evreux, ni le P. Arsène de Paris ; nous voyons même que ses efforts échouèrent parce que la division s’était mise, « parmi les choses de la colonie et que cela s’accrut encore avec l’arrivée des Portugais, qui se rendirent maîtres du pays. » Le pieux biographe dont la narration nous sert ici de guide, admet bien que le nouveau supérieur administra le baptême à 650 Indiens, mais il ajoute que sans doute ces pauvres sauvages ne restèrent pas longtemps fidèles à la religion qu’ils avaient embrassée et qu’ils retournèrent à leur idolâtrie ; « le nombre des chrétiens sincères ne s’élevant pas au-delà de soixante, auxquels il faut joindre une vingtaine d’enfants. » Si l’on retrouvait une vie détaillée de l’aventureux moine écossais que signale le vieil écrivain de l’ordre, en la taxant de fort exagérée, on aurait probablement des renseignements plus détaillés sur sa mission en Amérique. Malheureusement ce livre, s’il existe dans quelque bibliothèque ignorée, est tout aussi rare que celui de François de Bourdemare et nous avons xxéchoué dans les recherches multipliées que nous en avons faites pour en offrir un extrait à nos lecteurs[19].

[19] Forcé de nous renfermer dans un cadre limité, nous ne pouvons donner que sommairement le récit des événements qui amenèrent l’abandon du Maranham par les Français. Tout fut décidé le 21 novembre 1614 après la bataille où périt l’infortuné de Pézieux. Outre le grand mémoire publié au sujet de cette expédition par l’Académie des Sciences de Lisbonne, on trouvera les renseignements les plus étendus sur cette période de l’histoire du Maranham et sur ses missions par les Jésuites dans la vaste et précieuse publication du docteur A. J. de Mello Moraes. Elle est intitulée : Corographia, Historica, Chronologica, Genealogica, nobiliaria e politica do emperio do Brasil. (Voy. le T. 3, publ. en 1860.)

Nous supposons toutefois, que le P. Archange de Pembroke, laissant plusieurs de ses missionnaires dans le couvent des capucins récemment édifié, effectua son retour en France, dès la fin de 1614 et qu’il fut ramené en Europe, par ce capitaine de Pratz, qui conduisait à Paris Gregorio Fragoso le propre neveu de Jeronymo de Albuquerque, chargé lui-même d’une mission diplomatique, qu’on allait discuter contradictoirement à Lisbonne. Rentré dans sa cellule du couvent de la rue St. Honoré, le P. Archange y oublia promptement le Brésil, il se mêla aux affaires politiques de son temps, les dignités de l’ordre vinrent le trouver de nouveau et il vécut dans le grand monastère, jusqu’au moment où Richelieu atteignit à l’apogée de sa puissance[20].

[20] Sa mort est fixée dans les Obituaires de l’ordre, au 29 août 1632 ; c’est-à-dire en l’année où fut célébré le traité de Castelnaudary. Il y avait alors 47 ans qu’il était en religion ; on lui donne toujours la qualification de religieux écossais, mais en réalité il appartenait à une famille galloise.

Les amateurs de vieux voyages, ceux qui scrutent encore avec intérêt les souvenirs épars dont il faudrait composer l’histoire plus glorieuse qu’on ne le suppose de nos colonies, ne s’arrêteront pas à ces détails, ils voudront savoir comment le Maranham échappa aux efforts courageux du brave La Ravardière. L’histoire générale du Brésil, publiée en ces xxiderniers temps par l’exact Adolfo de Varnhagen, leur répondra avec plus de précision encore, que le poète lauréat Southey. C’est là qu’ils pourront voir comment des forces portugaises ayant été expédiées dès le mois d’octobre 1612 pour chasser les Français de leur nouvel établissement, dont la cour de Madrid prenait ombrage, le mois de mai 1613 ne s’était pas tout-à-fait écoulé que Jeronymo de Albuquerque partant du Ceará s’était déjà concerté avec Martim Soares, pour faire réussir l’expédition hérissée de difficultés dont il avait le commandement. Des renforts indispensables venus de Pernambuco sont mis à sa disposition et le 23 août le blocus de l’établissement français est commencé ; le 19 novembre La Ravardière à la tête de deux cents fantassins et de 1500 Indiens attaque résolument ceux qui veulent le déloger de sa ville naissante ; le brave de Pézieux succombe dans une tentative imprudente, pour n’avoir pas exécuté les ordres d’un chef plus expérimenté que lui. Les Portugais prennent à leur tour l’offensive et bientôt, malgré son habileté reconnue et sa valeur brillante, le chef de la nouvelle colonie se voit contraint de négocier un arrangement, qui renvoie devant les cours de Madrid et de Paris les parties belligérantes. Avant d’en venir à cette extrémité, La Ravardière a perdu cent hommes et a vu neuf des siens prisonniers. On peut dire que si sa résistance est celle d’un brave dont la renommée était faite, la conduite de ses rivaux a tout le caractère chevaleresque qu’on déployait alors si souvent dans les combats singuliers. Pourquoi faut-il, qu’après des conventions librement consenties, et quand le 3 novembre 1614, La Ravardière a remis solennellement le fort de San Luiz à Alexandre de Moura, un acte déloyal ternisse cette campagne noblement terminée. La Ravardière, en effet, quitte dès lors le Maranham et suit Alexandre de Moura à Pernambuco, mais c’est bientôt pour être dirigé xxiisur Lisbonne, où il subit au fort de Belem une captivité étroite qui ne dure pas moins de trois ans[21].

[21] D’ordinaire les historiens taisent cette dernière circonstance ; nous ne la voyons même rappelée sommairement et sans commentaires que dans la collection diplomatique (le quadro elementar) du vicomte de Santarem. La lettre autographe, qui constate la captivité de La Ravardière existe à la bibliothèque de la rue de Richelieu, où nous en avons pris connaissance. Elle contraste, il faut le dire, avec ce qui s’était passé un an auparavant, dans le camp de Jeronymo de Albuquerque. Cette lettre écrite d’un style fort modéré est adressée à M. de Puysieux. (Voy. fonds franc. No. 228 — 15, p. 197)

On le voit par cet exposé sommaire, la ville de San Luiz, la capitale florissante d’une des provinces les plus riches du Brésil, est une cité d’origine absolument française ; et la chambre municipale l’a heureusement si bien compris, qu’elle a récemment relevé de leur ruine les modestes édifices qui datent de cette époque : il y a là, à la fois, absence de patriotisme étroit et sentiment de bon goût. Mais revenons au livre charmant, dont nous devons surtout nous occuper, faisons connaître le sort bizarre qui l’attendait en France. Nous évoquerons ensuite avec le bon moine, quelques souvenirs dont peut se colorer la poésie.

Moins malheureux en apparence, que ce Jean de Lery qu’on a si bien caractérisé, en l’appelant le Montaigne des vieux voyageurs[22], Yves d’Evreux n’avait pas vu son manuscrit égaré durant quinze ans, une mésaventure plus complète, plus absolue l’avait frappé. Expédié aux supérieurs de l’ordre, ce livre, qui complétait celui de Claude d’Abbeville xxiiifut détruit avant son apparition. Imprimé chez François Huby dans les ateliers duquel s’était déjà éditée la relation de son compagnon, il avait été complétement lacéré. François Huby, nous le disons ici avec regret s’était en cette occasion laissé séduire et, oubliant les devoirs imposés à sa profession, n’avait pas craint de devenir l’instrument d’une préoccupation politique des plus mesquines. Selon toute probabilité, la raison qui faisait retenir La Ravardière au fort de Belem, conduisait les mains sacriléges qui détruisaient rue St. Jacques, le volume précieux dans lequel on exposait avec une si admirable sincérité, les avantages que devait produire à la France l’expédition de 1613. Mais entre l’impression du voyage de Claude d’Abbeville et celle du livre qui en est la suite nécessaire, un événement d’une haute portée politique s’était produit. Le mariage d’une princesse espagnole avec Louis XIII encore enfant avait été définitivement résolu[23] ; et tout un parti, dans la cour de France, avait un singulier intérêt à étouffer ce qui pouvait porter quelque ombrage à la maison d’Espagne. Les projets de conquête dans l’Amérique du sud, cessaient tout-à-coup de trouver des partisans. Dès lors même on dut employer tous les moyens pour faire oublier un projet de conquête, dont avec le temps l’Espagne s’était inquiétée : et la relation écrite d’un style si modéré, qui racontait simplement les incidents d’une mission lointaine, fut vouée à un complet anéantissement.

[22] Je me plais à rappeler ici une aimable expression du savant Auguste de St. Hilaire. Lery avait effectué comme on sait son voyage à Rio de Janeiro au temps de Villegagnon, c’est-à-dire en 1556. La première édition de ce récit charmant ne parut qu’en 1571. Notre Yves d’Evreux, qui a par le style tant de points de contact avec cet écrivain avait-il lu son livre ? Nous ne voyons rien en lui, qui puisse faire conclure pour l’affirmative. Les éditions du Voyage de Lery, se multiplièrent cependant à tel point, qu’il y en eut une cinquième et dernière en 1611.

[23] Ce projet d’une double alliance entre les deux couronnes, datait déjà de 1612, il fut annoncé officiellement le 25 mars, de la même année, et l’on sait qu’il ne s’effectua que trois ans plus tard. Le départ des missionnaires avait eu lieu déjà le 19 mars. Les fiançailles du roi de France avec l’infante ne préoccupaient pas encore les esprits comme ils les préoccuperont par exemple en 1615. Tous les faits relatifs à l’alliance des deux royaumes, sont consignés longuement dans le livre suivant : Inventaire général de l’histoire de France par Jean de Serre, commençant à Pharamond et finissant à Louis XIII. Paris, Mathurin Henault, in-18. (Voy. le T. VIII.)

xxivAu moment où cet acte arbitraire s’effectuait, un seul homme en France, porta un intérêt réel à l’œuvre et à son auteur. François de Razilly n’était pas tombé heureusement dans la captivité qui paralysait tous les efforts de La Ravardière ; on peut dire même qu’il n’avait pas perdu de vue, un seul moment, les avantages que son pays pouvait tirer d’une colonie dont il avait dirigé les premiers efforts. Sachant que le volume dû au père Yves d’Evreux allait être détruit complétement, bien qu’il fût imprimé dans son intégrité ; il se transporta à l’imprimerie de Huby, pour s’y faire remettre un exemplaire du livre ; soit qu’il n’eût pas mis assez de promptitude dans ses démarches, soit que la destruction de l’œuvre fût commencée, les feuilles qu’il parvint à se faire délivrer, ou qu’un de ses agents se procura par subtilz moyens, ne purent être réunies sans qu’on eût à déplorer la perte de divers fragments ; des lacunes assez importantes, ne permirent point d’en former un exemplaire complet. L’amiral fit imprimer sa protestation, autre part, sans aucun doute, que dans les ateliers de la rue St. Jacques, il la joignit au livre qu’il fit relier magnifiquement aux armes de la maison de France, et il alla le porter, non pas à Marie de Médicis, l’ancienne protectrice de la colonie du Maranham, mais à Louis XIII. Le roi enfant s’était fort amusé l’année précédente des trois pauvres Sauvages Tupinambas, dont il avait été le parrain, ses souvenirs même étaient assez vifs, pour qu’il crayonnât de temps à autre les ornements grotesques dont nos brésiliens prétendaient s’embellir[24] ; il lut peut-être quelques pages du beau volume que Razilly venait de lui offrir, mais à cela se borna sans doute, l’intérêt xxvqu’il lui accorda. Richelieu n’était pas encore surintendant de sa marine, les projets de navigations lointaines sommeillaient à la cour pour bien des années. Le livre du P. Yves, accolé à celui du P. Claude, dont il était la suite, fut déposé sur les rayons de la bibliothèque et tout le monde l’y laissa dormir. Ce fut là au temps du digne Van-Praet, au début de l’année 1835, que l’auteur de cette notice eut le bonheur de le rencontrer. Il serait oiseux de raconter ici de quelle surprise fut frappé l’heureux découvreur à la lecture de ce récit aimable, si sincère dans ses moindres détails, si précieux par ses utiles renseignements. Pour faire comprendre sa valeur, il suffit de dire, que notre bon missionnaire était demeuré deux ans, où son vénérable compagnon n’avait vécu que quatre mois à peine. Yves d’Evreux figura dès lors dans une série d’articles, que publiait la Revue de Paris, sur les vieux voyageurs français, et certes il parut sans désavantage à côté de ce P. du Tertre, que Châteaubriand a nommé d’une façon si juste, le Bernardin de St. Pierre du dix-septième siècle.

[24] On a pu voir, il y a quelques mois, chez un marchand de curiosités de la rue du petit Lion un dessin attribué à Louis XIII enfant et qui représentait bien évidemment la figure d’un Tupinamba ornée de peintures bizarres.

Cet article, dont le moindre défaut sans doute était d’être trop peu développé forma en la même année une mince brochure publiée chez Techener et promptement épuisée. Yves d’Evreux ne fut plus dès lors complétement inconnu aux amateurs de vieux voyages, aux hommes de goût même, qui recherchent curieusement les écrivains oubliés, avant-coureurs du grand siècle. Préoccupé plus qu’on ne le croit en Europe de ses poétiques traditions et de ses gloires naissantes, le Brésil salua le nom du vieux voyageur et lui donna un rang parmi les hommes trop peu connus qu’on doit interroger sur ses origines. L’empereur D. Pedro, qu’on doit ranger parmi les bibliophiles les plus éclairés et dont on connaît le goût pour les raretés bibliographiques, qui jettent quelque jour sur les antiquités de son vaste empire, en fit xxvifaire une copie, son exemple fut imité ! L’unique exemplaire de la bibliothèque impériale fut lu et relu ; une phalange d’écrivains habiles et zélés qui ont exhumé du néant l’histoire de leur beau pays, l’appelèrent en témoignage de leurs assertions, Adolfo de Varnhagen, Pereira da Sylva, Lisboa, l’auteur du Timon, et en dernier lieu le savant Caetano da Sylva, le citèrent parmi les meilleures autorités qu’on pût invoquer sur les croyances indiennes et contribuèrent singulièrement à le faire sortir de son obscurité.

La France n’avait pas attendu ces témoignages d’estime pour assigner au P. Yves d’Evreux, la place qu’il méritait. Si Boucher de la Richarderie n’avait pas même prononcé son nom en rehaussant de tout son pouvoir celui de Claude d’Abbeville, M. Henri Ternaux Compans l’avait destiné à augmenter sa précieuse collection des voyageurs qui ont fait connaître l’ancienne Amérique. M. d’Avezac le cite avec honneur et fait ressortir ses qualités.

Tous ces témoignages d’admiration pour l’humble écrivain, qui sacrifia sans murmure son œuvre, n’ont malheureusement pas eu pour résultat de faire sortir sa vie de l’obscurité qui la voile, et nous ne savons en vérité sur quelles autorités se fonde un savant bibliographe, quand il le fait vivre jusqu’en l’année 1650[25].

[25] La plus grande obscurité règne en général sur la biographie de ces vieux voyageurs devenus tout-à-coup si importants au point de vue historique. Le vénérable Eyriès que nous citons parfois est bien peu fondé dans son assertion par exemple, lorsqu’il affirme que Claude d’Abbeville poussa sa carrière jusqu’en 1632. Les mss. de la maison St. Honoré le font mourir à Rouen dès l’année 1616, après 23 ans de religion. Il n’est pas exact non plus de lui attribuer la vie de la bienheureuse Colette vierge de l’ordre de Ste. Claire. Ce livre parut en 1616 in-12 et en 1628 in-8 ; les initiales qu’il porte au titre auraient pu faire éviter cette méprise, peu importante, il est vrai. L’opuscule dont nous parlons se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal, où nous avons été à même de l’examiner.

En présence d’un volumineux manuscrit de la xxviibibliothèque impériale nous avons pu croire une seule fois que tous nos doutes sur les points principaux de la biographie de notre écrivain allaient être enfin éclaircis, il n’en a rien été. Les Eloges historiques de tous les grands hommes et tous les illustres religieux de la province de Paris ne renferment malheureusement que les notices relatives aux religieux de St. Honoré, de Picpus et de St. Jacques[26]. Il est dit même dans le cours de l’ouvrage que le P. Pascal d’Abbeville[27] ayant séparé sa province de la province de Normandie en 1629, il ne faut point chercher dans ce recueil les noms des religieux qui n’habitèrent pas Paris.

[26] Ce recueil vraiment curieux, commencé le 18 novembre 1709, se composait jadis de 3 vols. in-4., le T. 1er malheureusement égaré contenait les Annales de la Province, sa perte nous a privé probablement de quelques détails précieux sur la mission du P. Yves ; il est inscrit sous ce numéro : Capucins de la rue St. Honoré 4 (Ter.).

[27] Le P. Paschal d’Abbeville fut élu au couvent de la rue St. Honoré 19me provincial ; la division qu’il opéra en 1629, eut lieu probablement par suite du nombre croissant des religieux dans les trois couvents de Paris.

C’est un fait que l’on a trop complétement mis en oubli, que l’excitation toute littéraire qui se fit sentir en France à deux reprises diverses, lors de l’arrivée sur notre sol des Sauvages brésiliens qu’on vit à soixante ans de distance débarquer soit à Rouen, soit à Paris. Ces apparitions successives d’Indiens, qui sont d’ailleurs suivies toujours de relations remarquables, provoquent évidemment dans les esprits, un retour vers les beautés primitives de la nature, qui n’est ni sans charme, ni sans grandeur. Notre Montaigne ne lui échappe pas, et il le témoigne par quelques paroles pleines de grâce, à propos d’une chanson brésilienne. Les deux plus grands poëtes de ces temps-là, si divers et si rapprochés cependant, s’en émeuvent au point de consacrer une attention toute particulière à ces habitants des grandes forêts, mêlés xxviiifortuitement aux gens de la cour de France et dont ils se prennent à envier les joies paisibles et surtout l’insoucieuse existence. Ronsard ne veut pas que ces hommes qui lui rappellent ce que fut le monde à son origine, perdent rien de leur heureuse innocence, et il adjure même ceux qui les vont visiter de ne point échanger l’ignorance où ils vivent contre les soucis de la civilisation[28]. Malherbe en entretient longuement à son tour le docte Peiresc ; il en fait l’objet de plusieurs de ses lettres, c’est sur xxixleurs traces, qu’il faut chercher la paix et la joie. Leurs danses ont inspiré les raffinés de la cour, et l’un des plus habiles artistes de Paris a fait sur leurs airs une sarabande d’un goût merveilleux, dont le poète envoie une copie[29]. Nous pourrions encore citer d’autres exemples de ce subit engouement pour l’indépendance des pauvres Indiens et surtout pour le magnifique pays qu’ils habitent. Selon ces poètes, en tête desquels il faut mettre du Bartas[30], c’est à cette source vivifiante, que peut se renouveler par des comparaisons nouvelles, une verve prête à tarir. Sans aucun doute, tous ces vieux voyageurs trop complétement oubliés durant un siècle, exercèrent une réelle influence sur leur temps et plus tard, comme on peut s’en convaincre en relisant Chateaubriand, la naïveté de leurs récits, la fraîcheur de leurs peintures, inspirèrent les grands écrivains qui songeaient déjà dans leurs descriptions à sortir des types convenus et à émouvoir par la vérité.

[28] On ne connaît pas généralement ces vers de Ronsard, ils s’adressent au fondateur de la France antarctique, à ce changeant personnage, tour-à-tour huguenot et fervent catholique, dont Lery fuit les sévérités excentriques, jusqu’au plus profond des forêts :

Docte Villegaignon tu fais une grand’ faute,
De vouloir rendre fine une gent si peu caute,
Comme ton Amérique, où le peuple incognu
Erre innocentement tout farouche et tout nud,
D’habits tout aussi nud, qu’il est nud de malice,
Qu’il ne cognoist les noms des vertus ni des vices
De Sénat ny de Roy, qui vit à son plaisir,
Porté de l’appétit de son premier désir :
Et qui n’a dedans l’âme ainsi que nous emprainte
La frayeur de la loy qui nous fait vivre en plainte :
Mais suivant sa nature est seul maistre de soy,
Soy mesme est sa Loy, son Sénat et son Roy.
Qui de coutres trenchans la terre n’importune
Laquelle comme l’air à chacun est commune
Et comme l’eau d’un fleuve est commun tout leur bien
Sans procez engendrer de ce mot tien et mien.
Pour ce laisse les là ne romps plus (je te prie)
Le tranquille repos de leur première vie.
Laisse les (je te prie) si pitié te remord
Ne les tourmente plus et t’enfui de leur bord.
Las ! Si tu leur apprends à limiter la terre,
Pour agrandir leurs champs, ils te feront la guerre
Les procez auront lieu, l’amitié défaudra
Et l’aspre ambition tourmenter les viendra
Comme elle fait ici, nous autres pauvres hommes
Qui par trop de raisons trop misérables sommes :
Ils vivent maintenant en leur âge doré.

Le poète, en continuant ses conseils finit par dire : comme Rousseau Je voudrois vivre ainsy.

[29] Voy. la Correspondance et la Collection Peiresc.

[30] Cet écrivain aimable en donne une preuve, dans son poème de la première semaine qui ne fut imprimé qu’en 1610 bien que l’auteur fût déjà mort en 1599.

Déjà l’ardent Cocuyes és Espagnes nouvelles,
Porte deux feux au front et deux feux sous les ailes
L’aiguille du brodeur aux rais de ces flambeaux
Souvent d’un lit royal chamarre les rideaux :
Au rais de ces brandons, durant la nuit plus noire
L’ingénieux tourneur polit en rond l’yvoire,
A ces rais l’usurier recompte son trésor,
A ces rais l’escrivain conduit sa plume d’or.

Le lampyre que les indiens des Antilles nommaient Cocuyo fut partout comme on voit la grande merveille du XVIme siècle. Le P. du Tertre lui a consacré quelques lignes charmantes.

Yves d’Evreux n’est pas seulement un peintre habile, un conteur naïf, c’est un observateur clairvoyant des mœurs d’une race pour ainsi dire éteinte, qu’on ne saurait trop souvent consulter. Pour ne choisir qu’un exemple parmi ceux qu’il offre en si xxxgrand nombre, il est le seul qui nous décrive de véritables idoles modelées en cire par les Indiens ou sculptées dans le bois. Hans Staden, Thevet, Lery et même Gabriel Soares si explicites sur le culte du Maraca, se taisent sur celui qu’on rendait alors à ces statuettes grossièrement façonnées, sans doute, par les habitans nomades des grandes forêts, mais qui n’en constitue pas moins un commencement dans la pratique naissante de l’art ; il dit de la façon la plus précise comme on le pourra voir aisément : « Cette perverse coustume prenoit accroissement et s’enhardissoit ès villages proches de Juniparan. » Puis il ajoute, que son compagnon le R. P. Arsène, trouvait au destour des bois de ces idoles… Or, on peut tirer de ce passage une induction curieuse et qui n’est pas sans importance pour l’archéologie future d’un grand empire, c’est qu’au début du XVIIe siècle un changement notable s’était opéré déjà dans les idées religieuses du grand peuple de la côte. Sans doute à cette époque les Piayes avaient vu des statues dans les églises qu’on édifiait de toutes parts sur le littoral : avec la merveilleuse facilité d’imitation que possèdent les Indiens, déjà à la fin du XVIe siècle, ils avaient personnifié quelques-uns des nombreux génies dont ils peuplaient leurs forêts. Ces premières idoles, furent malheureusement taillées dans le bois ; nulle d’entre elles que nous sachions n’a été conservée par les musées ethnographiques du nouveau monde, qui de toutes parts, commencent à se fonder ; elles existaient cependant en assez grand nombre. Arrivés dans le voisinage du fleuve des Amazones, les Tupinambas étaient entrés en relation d’idées avec des peuples indigènes infiniment plus civilisés qu’eux ; la puissante nation des Omaguas par exemple, dont les tribus venaient des régions péruviennes, pouvait avoir exercé son influence sur l’art grossier, dont on trouva parmi eux de si curieux specimen. Il est à remarquer que ces faits importants, sont en général xxxiabsolument négligés par les historiens portugais. Ce n’est pas une gloire médiocre pour notre vieille littérature, que d’avoir produit des écrivains assez observateurs pour en faire l’objet d’une étude attentive.

Parmi ceux qui se mêlèrent à ces nations malheureuses, au début du XVIIe siècle, nous ne connaissons à vrai dire qu’un seul voyageur portugais, dont les récits charmants doivent être placés à côté de ceux de Jean de Lery et du P. Yves d’Evreux[31]. C’est ce Fernand Cardim, qui était encore supérieur des jésuites en 1609 et qui visita les Indiens du sud, après avoir longtemps administré les Aldées d’Ilheos et de Bahia. Bien que ce missionnaire ne puisse nullement se comparer pour l’importance des documents qu’il renferme à Gabriel Soares[32], auquel il faudra toujours recourir dès que l’on prétendra avoir une idée exacte des nationalités indiennes et de la migration des tribus, il est surtout par son style, de la parenté de notre vieil écrivain ; il a comme lui un abandon de préjugés, qui lui fait aimer les Sauvages et un charme d’expression qui peint admirablement l’Indien dans son Aldée, en nous révélant surtout la grandeur naïve de son caractère.

[31] Narrativa epistolar de uma Viagem e missão jesuitica pela Bahia, Porto Seguro, Pernambuco, Espirito Sancto, Rio de Janeiro etc. Escripta em duas Cartas ao Padre Provincial em Portugal. Lisboa, 1847, in-8.

[32] Tratado descriptivo do Brasil em 1587 etc. Rio de Janeiro, 1851, in-8. Ces deux ouvrages ont été exhumés par M. Adolfo de Varnhagen, l’historien si connu du Brésil. Ce dernier ouvrage dont un ms. se trouve à la bibliothèque impériale de Paris est reproduit également par son habile éditeur, dans la Revista trimensal. Gabriel Soares, périt en 1591 sur une côte inhospitalière, à la suite d’un déplorable naufrage, c’est presque, comme on le voit, un contemporain d’Yves d’Evreux.

La relation du P. Yves d’Evreux n’ajoute pas seulement un document d’une importance réelle à l’histoire du Brésil, elle n’est pas uniquement destinée à constater les faits qui succédèrent à la fondation xxxiide San Luiz, aux yeux des Français, elle doit avoir encore un autre genre de mérite. Par la naïveté élégante de sa diction, par la couleur habilement ménagée de son style, par la finesse de ses observations, on pourrait dire aussi par le sentiment exquis des beautés de la nature qu’elle révèle chez son auteur, elle appartient à la série des écrivains français, qui continuent l’époque de Montaigne et qui font présager le grand siècle. Yves d’Evreux, si on eût été à même de le lire, eût exercé sur son temps, l’influence qu’avait eue quelques années auparavant Jean de Lery, qui décrivait des scènes analogues à celles qu’on le voit si bien peindre. Moins habile écrivain que lui, Claude d’Abbeville continua cette influence littéraire.

Si dans la retraite qu’il s’était choisie, et que nous supposons, non sans quelque raison, avoir été ou Rouen ou Evreux, ou même le bourg de St. Eloi, le P. Yves apprit quel avait été définitivement le sort de ses chers indiens, son âme en dut être profondément contristée. Après l’expulsion des Français, Jeronymo de Albuquerque avait été nommé Capitão mór du Pará, tandis que Francisco Caldeira Castello Branco était désigné pour continuer les découvertes et les conquêtes vers les régions du Pará. Ce fut des efforts combinés de ces deux officiers que résulta la fondation définitive de la riante cité de San Luiz et dans le même temps celle de Belem.

Ces deux villes s’élevèrent pacifiquement et sans que les Indiens missent d’opposition à leur construction. Bien loin de là, ils prêtèrent leur concours aux travaux considérables qu’elles exigeaient, et plusieurs d’entre eux accompagnèrent même un officier nommé Bento Maciel sur les rives du Rio Pindaré, à la recherche des immenses richesses métalliques qu’on supposait à tort exister sur ses bords ; expédition fatale, qui n’eut pas d’autre résultat que l’anéantissement des Guajajaras.

xxxiiiLes Tupinambas ne commettaient plus sans doute d’hostilités contre les Portugais et ils vivaient sous la direction de Mathias d’Albuquerque, le fils du gouverneur, mais ils n’en regrettaient pas moins vivement leurs anciens alliés. Ils n’occupaient plus le voisinage immédiat de la cité nouvelle, c’était dans le district de Cumá que se groupaient leurs nombreuses Aldées. Un jour que le chef européen qui les surveillait s’était absenté pour rejoindre son père qui l’avait mandé auprès de sa personne, quelques Indiens arrivés du Pará passèrent par Tapuytapera. Ils étaient porteurs de lettres qui devaient être remises au Capitão mór de San Luiz. Un Tupinamba converti au Christianisme et que l’on appelait Amaro, profita du passage de ses compatriotes pour mettre à exécution un épouvantable projet. S’emparant de l’une des lettres, que portait l’un de ses compatriotes, il la déploya et feignit de la lire[33], puis s’adressant aux chefs, il leur déclara que le contenu de ce message n’était autre chose qu’une abominable trahison ourdie par les Portugais, ceux-ci avaient résolu, osa-t-il affirmer, de les rendre tous esclaves. Un épouvantable massacre durant lequel périrent sans exception tous les blancs fut le résultat de cette ruse indienne que les événements précédents ne rendaient que trop facile à réaliser. Le bruit d’un incident pareil gagna bientôt le littoral. Mathias d’Albuquerque se porta résolument sur les lieux et vengea ses compatriotes en exterminant sans pitié les Tupinambas.

[33] Berredo affirme que cet Indien était un ami dévoué des Français. Mais le Jornal de Timon mieux informé, nous révèle le nom de ce terrible sauvage, il s’appelait Amaro, et il avait été élevé dans les missions du sud. Par conséquent il ne pouvait y avoir contracté une grande tendresse pour les Français. Pour ourdir son affreux stratagème, il suffisait bien de la haine conçue par certains Indiens contre ceux qui asservissaient leur pays, il n’était pas nécessaire d’être originaire de Rouen ou bien de la Rochelle.

xxxivAlors les tribus éloignées s’excitent entre elles, à former une alliance indissoluble ; un esprit implacable de vengeance anime maintenant ces sauvages naguère si paisibles et si disposés à embrasser la foi nouvelle, que leur avait prêchée Yves d’Evreux. Les Aldées lointaines se soulèvent spontanément. Jeronymo d’Albuquerque expédie des troupes aguerries contre les Indiens, la mort et l’incendie remplacent les fêtes auxquelles on s’était livré naguère avec tant d’abandon. Trois ans s’étaient écoulés à peine cependant depuis le départ des capucins français ; on était arrivé au commencement de 1617. La ville de San Luiz do Maranham bâtie avec activité, commençait à prendre l’aspect d’une cité européenne. Cet accroissement rapide ne pouvait manquer d’inquiéter les sauvages, ils étaient devenus clairvoyants : contraints à abandonner le sud du Brésil, pour trouver les grandes forêts au sein desquelles ils avaient espéré recouvrer leur indépendance, ils n’avaient plus maintenant qu’une pensée, c’était la destruction complète d’une race envahissante que leurs ancêtres n’auraient pu chasser. Les chefs Tupinambas formèrent une ligue des bords solitaires du Cumá à ceux de l’Amazone ; on allait marcher secrètement vers la colonie nouvelle et, à un jour convenu, tous les habitans devaient en être exterminés. Il n’y avait plus guère d’Indien, alors, qui ne bravât sans terreur les décharges de la mousqueterie.

Pendant que ce projet s’ourdissait et que l’on songeait à en poursuivre l’exécution, Mathias d’Albuquerque était sans défiance à Tapuytapera, avec un petit nombre de soldats ; c’en était fait de lui et des hommes qu’il commandait, lorsqu’il se trouva un traître parmi les indigènes ; le complot des chefs fut découvert au commandant portugais, celui-ci ne se laissa pas intimider par le nombre des ennemis redoutables qu’il avait à combattre, il leur livra une première bataille et les repoussa à cinquante lieues xxxvde là, aidé dans cette action audacieuse par un officier plein de bravoure que l’on nommait Manuel Pirez.

L’antagoniste de Razilly et de La Ravardière vivait encore, mais il était bien près à cette époque de finir sa carrière ; fixé à San Luiz dans la cité naissante, il put aider son fils de ses avis et des forces qu’il tenait en réserve. Mathias d’Albuquerque ne se laissa pas effrayer par les difficultés de tout genre que rencontrait sa petite armée dans ces immenses solitudes ; il battit partiellement les Indiens et le 3 février 1617, il remporta sur eux une victoire complète, ils furent repoussés dans la profondeur des forêts. Alors seulement, le vieux général rentra à San Luiz, les tribus les plus redoutables venaient d’être exterminées ; et ce qu’il venait d’accomplir dans ces déserts, Francisco Caldeira le faisait à son tour dans les solitudes du Pará, où s’élevait la cité de Belem.

Ce n’était pas à coup sûr ce qu’avaient rêvés Yves d’Evreux et ses trois compagnons, pour le Maranham : ils en avaient fait en leur âme le séjour d’une société nouvelle, où tous ces cœurs simples allaient se réunir à eux, pour célébrer un Dieu de paix. Des ordres de massacre remplaçaient les jours de prière ; une solitude effrayante s’était faite autour des colons. Il y aurait cependant une sorte d’injustice à le taire ; les religieux qu’avaient amenés avec lui Jeronymo d’Albuquerque, avaient continué l’œuvre des missionnaires français. Comme Yves d’Evreux et comme le P. Claude d’Abbeville, F. Cosme de San Damian et F. Manoel da Piedade, appartenaient à l’ordre des capucins dès l’année 1617, c’est-à-dire au moment où sévissait la guerre et quand Bourdemare publiait son livre ; ils demandaient à la cour de Madrid des religieux infatigables, endurcis à toutes les fatigues et capables de les aider. Le 22 juillet quatre nouveaux religieux arrivaient dans ces régions, mais ce xxxvin’était pas au petit couvent de San Luiz qu’ils étaient destinés, ils restèrent aux environs de Belem et commencèrent les conversions du Pará[34].

[34] Voy. Berredo, Annaes historicos do Maranham, voy. également O Jornal de Timon (M. Lisboa). Lisbonne, 1858, No. 11 et 12. Cet écrivain fixe l’époque de la mort de Jeronymo de Albuquerque, à l’année 1618 ; son fils Antonio de Albuquerque, lui succéda dans le gouvernement de la province.

Il est toutefois bien incertain, que ces faits historiques, auxquels il faut accorder désormais une place si importante dans les annales du Brésil, soient jamais parvenus aux oreilles des missionnaires dévoués qui avaient bravé tant de fatigues pour convertir les Indiens ; pendant plus de deux siècles, l’Europe y demeura complètement indifférente, et ce ne fut même qu’une vingtaine d’années après leur accomplissement qu’on vit les capucins du grand couvent de Paris reprendre courageusement l’œuvre de leurs prédécesseurs[35] : à cette époque, Yves d’Evreux était bien près d’avoir accompli sa carrière si, pour lui déjà, ce dur pèlerinage n’était fini.

[35] En 1635 des missionnaires de l’ordre des capucins partent pour la Guyane. Leurs travaux sont consignés dans les mss. légués par le grand couvent de Paris.

Tout était consommé d’ailleurs pour les peuples un moment nos alliés fidèles, auxquels il avait tenté de porter les lumières de l’Evangile. Déjà, ils s’étaient retirés sur les bords déserts du Xingú, du Tocantins et de l’Araguaya. Et c’est là, bien loin des colons européens qu’ils se sont perpétués sous les noms connus à peine des Apiacas, des Gés, des Mundurucus, si redoutés jadis, si peu craints aujourd’hui et d’ailleurs favorisés par une administration humaine[36]. Ces possesseurs primitifs du Brésil parlent encore dans sa pureté l’idiome des Tupis, dont le P. Yves nous a conservé quelques vestiges comme Thevet et surtout xxxviiJean de Lery l’avaient fait avant qu’il ne rassemblât laborieusement les éléments de son livre. C’est sur les bords de ces grands fleuves que nous avons nommés que tant de tribus décimées ont été observées il y a quarante ans par l’illustre Martius. Mais le savant voyageur ne se plaindrait plus aujourd’hui que nul ne soit allé recueillir les souvenirs expirants dont ces Indiens sont demeurés les dépositaires. Lorsque le gouvernement brésilien eut la pensée, en ces derniers temps, d’instituer une commission scientifique composée de savants nationaux, et chargée de visiter les points les plus reculés de cet immense empire qui ne renferme pas moins de 36° d’orient en occident, ce fut le Ceará, le Maranham, le Pará et même le Rio Negro, qu’il voulut qu’on explorât. Il avait parfaitement compris que s’il y avait dans ces terres vierges, d’admirables productions naturelles à recueillir, il y avait aussi toute une mythologie, toute une série de traditions historiques à préserver de l’oubli. Aussi tandis que les Freyre Alleman, les Capanema, les Gabaglia, réunissaient les précieux matériaux sur l’histoire naturelle, sur la géographie et sur la météorologie, dont ils ont commencé une vaste publication[37], un poète historien, aimé de son pays, s’en allait résolument dans ces solitudes inexplorées pour s’initier aux secrets de la vie indienne. Antonio Gonçalvez Dias, né lui-même dans l’intérieur du Maranham, familiarisé dès l’enfance avec les légendes américaines, parlant la lingoa geral, se chargeait en quelque sorte d’exécuter le programme tracé par Martius. Bientôt les légendes américaines, nous n’oserions dire les mythes religieux des grands peuples du littoral, nous apparaîtront, tels qu’ils se sont perpétués dans l’intérieur (grâce à l’exil peut-être) et ce sera alors, quand le moment des sérieuses études xxxviiiethnographiques sera arrivé, que l’on comprendra toute la valeur des récits naïfs de Lery, de Hans Staden et d’Yves d’Evreux.

[36] Voy. sur ces peuples, la rapide visite qui leur a été faite par M. de Castelnau en 1851 : Expédition scientifique dans les parties centrales de l’Amérique du sud. T. 2. p. 316.

[37] Voy. Trabalhos da Commissão scientifica de exploração. Rio de Janeiro. Typographia universal de Laemmert, 1862, in-4.

Il y aurait cependant une étrange injustice à nier les anciennes tentatives faites par les religieux portugais pour opérer la conversion des peuples sauvages dans le voisinage de l’Amazonie ; ce fut grâce à eux, que l’exploration du Maranham commença vers l’année 1607, par ces voyages qu’accomplissaient avec tant de courage les missionnaires partis des couvents de Pernambuco : tentatives qui ne furent point perdues pour la géographie, mais qui, au profit de l’œuvre chrétienne, n’aboutirent d’abord qu’à un martyre inutile. Plus tard, sans doute l’œuvre des Figueira et des Pinto porta ses fruits et de grands travaux évangéliques adoucirent la position des Indiens du Maranham[38]. C’est encore un écrivain français, à peu près ignoré et contemporain de nos bons missionnaires, qui a retracé avec le plus de zèle et on pourrait dire avec un soin vraiment pieux, l’itinéraire suivi par ces hommes courageux, contemporains du P. Yves qu’il a connu sans doute, mais dont il ne possède ni la grâce, ni la naïveté[39]. xxxixPierre du Jarric nous apprend comment les vastes régions intérieures d’un pays que convoitait la France, furent parcourues par deux religieux de son ordre, à peu près au temps où La Ravardière pour la première fois en explorait le littoral. Francisco Pinto et Luiz Figueira avaient toutefois, à cette époque, un grand avantage moral sur les Français, ils savaient admirablement la langue des peuples qu’ils tentaient de convertir. Bien plus jeune que son compagnon, destiné à succomber dans son apostolat, le P. Luiz Figueira s’initia alors plus que jamais aux secrets d’une langue déjà visiblement altérée sur le bord de la mer, et qui se conservait dans sa pureté primitive au sein des forêts. Cinq ans après l’impression du volume qu’on devait au P. Yves, il publia son Arte de Grammatica et pour la première fois depuis les essais incomplets du XVIe siècle, on eut les principes d’une langue que parlait encore un peuple courageux destiné bientôt à périr[40]. Revenons à notre pieux voyageur.

[38] On trouvera les renseignements les plus détaillés sur les missions jésuitiques et sur l’administration des Indiens au Maranham (choses si peu connues en France) dans la Corografia historica chronographica du Dr. Moraes e Mello. Cet écrivain a soin de rappeler dès le début de son Tome 3, les immenses secours qu’il a tirés des dons faits à l’institut historique de Rio de Janeiro par le conseiller Antonio Vasconcellos de Drummond e Menezes. Dans le cours de ses longs voyages, le diplomate auquel on doit de si précieux renseignements sur l’Afrique, ne s’était pas borné à ces recherches et il avait réuni touchant le Brésil d’innombrables manuscrits sur lesquels aujourd’hui s’appuie l’historien. Privé depuis plusieurs années de la vue, il en a fait hommage à son pays.

[39] Trois ans environ, avant le départ de la mission des capucins pour le Maranham, le P. du Jarric dédiait au roi enfant, le livre suivant : Seconde partie de l’histoire des choses plus mémorables advenues tant ez Indes orientales, que autres pays de la descouverte des Portugais en l’establissement et progrez de la foi Chrétienne et Catholique et principalement de ce que les religieux de la Compagnie de Jésus y ont faict et enduré pour la mesme fin depuis qu’ils y sont entrez, jusqu’à l’année 1600, par le P. Pierre du Jarric, Tolosain de la mesme compagnie, à Bourdeaus, Simon Mellange, 1610, in-4. Tout ce qui est relatif au Brésil, se trouve contenu dons ce vaste recueil entre les pages 248 et 359. Mais c’est dans le livre V de ce que l’auteur appelle l’Histoire des Indes Orientales, part. 3, p. 490, qu’il faut chercher les faits curieux signalés dans cette notice.

[40] Cette première édition, publiée en 1621, est devenue pour ainsi dire introuvable, la seconde que nous avons sous les yeux est intitulée : Arte de Grammatica da lingua brasilica do P. Luis Figueira, Theologo da Companhia de Jesus. Lisboa, Miguel Deslande, anno 1687, pet. in-12. Le savant bibliographe portugais M. Innocencio da Sylva ne reproduit pas exactement ce titre, mais il signale une édition faite à Bahia en 1851, par M. João Joaquim da Sylva Guimaraens : le titre en est fort développé. La Grammaire d’Anchieta, Arte da Grammatica da lingoa mais usada na Costa do Brazil, parut à Coïmbre en 1595, in-8. On n’en connaît en Portugal qu’un seul exemplaire.

S’il vivait encore, comme cela est assez probable, xlbien au-delà de l’époque qu’on assigne à ces événements, en 1619, par exemple, Yves d’Evreux ne faisait plus partie certainement du vaste monastère dont il était sorti jadis pour se rendre dans le nouveau monde. On peut supposer que son homonyme de Paris commençait à l’éclipser et qu’il se tenait loin de la grande communauté ; s’il eût habité le couvent de la rue St. Honoré, il n’est pas probable qu’on l’eût complétement oublié dans les courtes biographies qu’on accorde si libéralement à des religieux qui n’avaient rien écrit, tel est entre autres cet Yves de Corbeil, simple frère lai mort en 1623, et que recommandait uniquement dans l’ordre son dévouement à l’humanité.

Nous en avons d’ailleurs la certitude, c’était dans un humble couvent de sa province natale que le P. Yves s’était retiré : nous le trouvons en 1620 à St. Eloy[41], et nous supposons qu’il avait choisi cette résidence parce qu’il s’y trouvait dans le voisinage du couvent des Andelys.

[41] St. Eloi près Gisors, dans le département de l’Eure, est une bourgade de 384 habitans à 25 kil. des Andelys ; il y a également St. Eloi de Fourques, village de l’Eure à 25 kil. de Bernay. Nous inclinons à croire que ce fut dans la première de ces bourgades, que demeura notre missionnaire.

Dans ces fertiles campagnes, où s’était éveillé le génie du Poussin, notre bon missionnaire avait encore sans doute des loisirs suffisants pour admirer la riante nature et la fraîcheur des paysages. Peut-être en d’autres temps eût-il été à même de retracer ces fines observations qui en font parfois un incomparable naturaliste ; mais après l’émotion qu’avait imprimée à sa pensée la majestueuse solitude des forêts séculaires du Brésil, il ne se laissa plus captiver que par les ardentes disputes de la théologie. Un livre encore introuvable (car nous nous heurtons à chaque moment ici, à des raretés presque aussi xlidifficiles à rencontrer que le voyage), nous prouve que pour son repos, il ne sut pas résister à l’esprit du siècle. N’ayant plus à convertir les Indiens, il se prit à discuter avec les protestants, et chose assez bizarre, ce fut un de ses compatriotes, personnage essentiellement estimé de ses coreligionaires qu’il attaqua ou peut-être auquel il répondit seulement. Nous ignorons le titre du premier opuscule, qu’il lança à son adversaire, mais un savant bibliographe de la Normandie, M. Frère, nous a fourni le second ; c’est pour nous une sorte de révélation.

Ce livret est intitulé : Supplément nécessaire à l’escript que le capucin Yves a fait imprimer touchant les conférences entre lui et Jean Maximilien Delangle. Rouen, David Jeuffroy, 1618, in-8.[42]

[42] Voy. la Bibliographie Normande. Nous nous sommes adressé directement à la docte obligeance de M. Frère pour obtenir la communication du supplément nécessaire ; malgré des recherches persévérantes, il s’est vu dans l’impossibilité de nous fournir d’autre renseignement que celui dont on peut prendre connaissance dans son excellent ouvrage.

Cet écrit que le docte bibliographe attribue à notre missionnaire, pourrait ne pas être émané directement de sa plume, mais il prouve l’existence d’un autre ouvrage plus étendu, et démontre qu’il y avait eu entre lui et les dissidents de sérieuses discussions orales. Mieux lui eussent valu, sans doute, les naïves discussions qu’il avait naguère avec Japi Ouassou en l’île du Maranham ou les prédications si rarement interrompues qu’il faisait naguère au Port St. Louis et qu’interrompait si rarement la grave assemblée des Indiens, auxquels une sévère politesse enjoint d’écouter l’orateur tant qu’il lui plaît de garder pour lui la parole ; circonstance qui (pour le dire en passant) a bien pu tromper en mainte circonstance un ardent missionnaire, sur le succès qu’il obtenait. Yves d’Evreux, cette fois, avait affaire à l’un des xliihommes les plus fermes et les plus estimés parmi les protestants et l’écrit du religieux fut déféré au parlement.

Jean Maximilien de Baux, seigneur de Langle, était un jeune ministre plein d’ardeur, originaire d’Evreux comme le P. Yves, et demeurant alors au grand Quevilly, petite ville de quinze à seize cents habitans à une bien faible distance de Rouen[43]. Nous ne savons point quel était l’objet en discussion : quelque diligence que nous ayons faite, aucune des pièces du procès n’est venue à notre connaissance ; mais il est certain que le dernier écrit, dont M. Frère nous a révélé l’existence, excita d’une manière fâcheuse l’attention de l’autorité, car un arrêt du parlement, en date du 8 avril 1620, intervint à son sujet, et condamna David Jeuffroy à cinquante livres d’amende pour avoir édité sans permission préalable, le livre incriminé[44]. Cette décision n’atteint pas notre missionnaire on le voit, elle s’applique uniquement à l’imprimeur qu’il avait choisi, mais elle implique en soi un blâme indirect qui atteint le livre, et l’on peut supposer que notre bon missionnaire s’était laissé emporter par l’ardeur de la polémique, à des personnalités regrettables. On était cependant assez peu scrupuleux sur ce point en 1618, et il ne paraît pas qu’en définitive, la carrière du jeune ministre auquel s’attaquait le P. Yves, en ait été suspendue dans sa marche ; bien loin de là, nous le voyons dès l’année 1623 député par ses coreligionaires au synode national de Charenton, puis il fait xliiipartie, quatre ans plus tard, de celui qui se tient alors en Normandie, dans la ville d’Alençon.

[43] Le grand Quevilly, Clavilleum, bourgade de la Seine inférieure est à 6 kil. de Rouen seulement, et fait partie du canton de Grand-Couronne.

[44] Maximilien de Baux fut appelé plus tard à desservir l’église du culte réformé à Rouen. Il poussa sa carrière jusqu’à l’âge de 84 ans et mourut en 1674 ; il laissa après lui la réputation d’un homme dont l’âme était droite et les mœurs singulièrement austères. Voy. les frères Haag, La France protestante.

A partir de l’année 1620, nous perdons toute trace du P. Yves d’Evreux. Cependant plusieurs écrivains ecclésiastiques bien postérieurs à cette date, enregistrent son nom dans leurs vastes nécropoles, en multipliant de telles erreurs à son sujet, qu’on acquiert la certitude qu’ils n’avaient jamais vu son livre. Boverio da Salluzo[45], Marcellino de Pise[46], Wadding[47], d’ordinaire si exact, le P. Denys de Gênes[48], ou ne donnent que des détails généraux fort approximatifs sur son œuvre sans en spécifier la date, ou altèrent grossièrement le millésime de l’année d’impression. Ce dernier, par exemple, le fixe à 1654, erreur bien évidente, procédant d’une première faute d’impression et que répètent à l’envi Masseville[49] et même le Moreri Normand[50]. Le P. xlivFranc. Martin, de l’ordre des Cordeliers, dont on conserve le manuscrit à Caen la change seul de son autorité privée et la porte à 1659, en donnant toujours comme lieu d’impression la ville de Rouen. L’Epitome de la bibliotheca oriental y occidental de Leon Pinelo, livre qui fut réédité comme on sait par Barcia au XVIIIe siècle, est le seul ouvrage en ce tems où soit mentionné le voyage que nous réimprimons, avec une certaine exactitude, mais là encore, le titre de la relation publiée par notre pauvre missionnaire se trouve si singulièrement altéré par le bibliographe espagnol, qu’on voit dans cette indication erronée l’influence de Denis de Gênes, il est difficile de reconnaître sous un pareil déguisement l’habile continuateur du P. Claude d’Abbeville[51].

[45] Capucinorum Annales, Lugduni, 1632, in-fol., puis la traduction italienne : Annali di Frati minori Cappucini etc. Venetia, 1643, in-4.

[46] Annales seu sacrarum historiarum ordinis minorum Sancti Francisci qui Capucini nuncupantur etc. Lugduni, 1676, in-fol.

[47] Annales ordinis minorum, 2me édit., Romae, 1731, puis les Scriptores ordinis minorum, 1650, in-fol. du même.

[48] Bibliotheca Scriptorum ordinis minorum. Genuae, 1680. in-4., réimp. en 1691 pet. in-fol. Ce dernier, après quelques lignes sur les mérites du P. Ivo Ebroycencis vulgo d’Evreux donne ainsi l’Indication de son livre : scripsit gallicè Relationem sui itineris et Navigationis Sociorum que Capucinorum ad regnum Marangani : cui etiam adjunxit historiam de moribus illarum nationum. Rothomagi, 1654. Voy. T. 1 in-4.

[49] Histoire de Normandie. T. VI, p. 414. Masseville prouve évidemment qu’il s’est contenté de traduire le P. Denys de Gênes, puisque il dit, que notre missionnaire « donna une Relation géographique des régions où il avait pénétré et particulièrement du pays de Marangan. » Regni Marangani a dit son prédecesseur.

[50] Voy. ce précieux ms. à la bibl. de Caen. Une bibliothèque américaine, composé par le colonel Antoine de Alcedo, Madrid, 1791, 2 vol. in-8., ne mentionne pas le P. Yves : mais cette omission nous laisse peu de regrets, son compagnon, le P. Claude d’Abbeville, y est représenté convertissant avec un zèle infatigable les Sauvages du Canada !

[51] La première édition de l’Epitome, supprimée par ordre de l’inquisition et devenue rarissime, ne porte sur son titre gravé, qui fixe la date de l’impression du livre à 1629, que les noms d’Antonio de Léon, celui de Pinelo est omis. Il n’y est fait nulle mention d’Yves d’Evreux (ce livre fait partie de la bibl. Ste Geneviève), l’édition donnée en 3 vols. pet. in-fol. par Barcia travestit ainsi le titre de notre livre : Fr. Yvon de Evreux, capuchino. Relacion de su viage al Reino de Marangano, con sus compañeros : historia de las Costumbres de aquellas naciones. Imp. 1654, in-4. frances.

Nous en avons à peu près la certitude, par les manuscrits que nous a légués le grand couvent de la rue St. Honoré, Yves d’Evreux vécut au-delà de l’année 1629, mais il ne revint pas à Paris, tout indique même qu’il devait être tombé dans une sorte de défaveur, parce que l’on avait sans doute à cœur de faire oublier au roi d’Espagne les tentatives qui avaient été faites naguère sur le Maranham. Cela est si vrai, que les anciens chefs de l’expédition ne purent renouer une vaste entreprise, dans laquelle étaient engagés leurs plus chers intérêts. Malgré la faveur dont il semble avoir joui à la cour, l’amiral de Razilly échoua complétement dans ses tentatives sur ce point, et lorsqu’il fut rendu à la liberté, après xlvsa captivité dans le château de Belem, le brave La Ravardière ne retourna jamais dans l’Amérique du sud. Ces deux noms paraissent encore une fois dans l’histoire de notre marine[52], et ils apparaissent glorieusement, mais c’est en Afrique, sur ces côtes inhospitalières, où de hardis pirates devaient être châtiés de temps à autre, pour que toute sécurité ne fût pas enlevée à notre commerce.

[52] Isaac de Razilly, chevalier de l’ordre de St. Jean de Jérusalem, premier capitaine de l’Amirauté de France, chef d’Escadre des vaisseaux du roi en la province de Bretagne, est nommé amiral de la flotte royale qu’on expédie sur les côtes de la Barbarie en 1630 et il s’adjoint La Ravardière : le 3 septembre de la même année nous le trouvons devant Safy, où il s’occupe du rachat des captifs.

La Ravardière employa glorieusement et, nous le voyons, d’une façon toute chrétienne, les dernières années d’une vie active, consacrée entièrement à la gloire de son pays ; le temps lui manqua pour tracer le récit de ses voyages dans l’Amérique du sud. Nous savons de science certaine que, par ses ordres, une relation détaillée de son expédition sur les bords de l’Amazone avait dû être dressée en 1614. Cette espèce de journal, qui éclaircirait tant de choses, ne nous est pas parvenu, il ne serait pas sans intérêt à coup sûr, de la comparer aux documents qui nous ont été transmis vers le même temps par un autre Français, dont les voyages ont eu les honneurs d’une réimpression. Dix ans auparavant, en effet, le garde des curiosités de Henri IV et de Louis XIII, Jean Mocquet avait parcouru les rives de l’Amazone, vers le milieu de l’année 1604, et s’était efforcé de faire connaître le grand fleuve à ses compatriotes. Malheureusement, ce pauvre chirurgien de campagne, avait plus de zèle que de lumières et ses observations ne pourraient se comparer à celles d’un homme aussi connu par son instruction que par sa loyauté. Le voyage de La Ravardière xlvisur l’Amazone et dans le Maranham, doit être aussi décrit minutieusement dans la grande chronique manuscrite des pères de la compagnie qui existe encore à Evora. En consultant les savants travaux bibliographiques de M. Rivara, nous en avons acquis la certitude, le chapitre 111 de ce vaste recueil est consacré entièrement au séjour des Français dans ces régions. Nous n’avons pas été à même de l’examiner. Grâce à l’esprit d’investigation, qui s’est emparé de tant de savants historiens, on ne saurait donc désespérer complètement de retrouver l’écrit que nous signalons.

Le Brésil fait chaque jour les plus louables efforts pour réunir en corps de doctrine les documents inédits qui constituent ses origines historiques ; si jamais le voyage de La Ravardière était découvert dans quelque bibliothèque ignorée, ce serait avec Claude d’Abbeville et Yves d’Evreux le guide le plus sûr qu’on pût consulter sur ces provinces du nord dont on connaît à peine les splendides solitudes et dont notre missionnaire révèle pour ainsi dire le passé.

Voyage au Brésil
exécuté dans les années 1612 et 1613,
par le
P. Yves d’Evreux,
religieux capucin,
publié avec une introduction et des Notes
par
M. Ferdinand Denis,
conservateur à la bibliothèque sainte Geneviève.

SUITTE DE
L’HISTOIRE
DES CHOSES PLUS
MEMORABLES ADVENUES
EN MARAGNAN ES
ANNEES 1613 &
1614.[53]

SECOND TRAITE.

A PARIS
DE L’IMPRIMERIE DE FRANÇOIS HUBY, RUE SAINT JACQUES A LA
BIBLE D’OR & EN SA BOUTIQUE AU PALAIS EN LA
GALERIE DES PRISONNIERS.

MDCXV.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

1

AU ROY.

SIRE,

Voicy ce que j’ay peu par subtils moyens recouvrir du livre du R. P. Yves d’Evreux supprimé par fraude et impieté, moyennant certaine somme de deniers, entre les mains de François Huby, Imprimeur[54], Que j’offre maintenant à V. M. deux ans & demy apres sa premiere naissance aussi tost estouffee qu’elle avoit veu le jour. Afin que V. M. & la Royne sa Mere pour lors Regente, ne voyant point une verité si claire que celle-cy, fust plus aisement persuadee, par faux rapports, à laisser perir contre leurs sainctes, et bonnes intentions, la plus pieuse & honorable entreprise qui se pouvoit faire dans le nouveau monde. Comme il se verra tant par l’Histoire du R. P. Claude Dableville, que ceste presente à laquelle il ne manque que la plus grand part de la Preface, & quelques Chapitres sur la fin que je n’ay peu recouvrir. Cela s’est faict encor’ à dessein pour faire perdre insensiblement à V. M. le tiltre de Roy Tres-Chrestien. Luy faisant abandonner les sacrifices et sacrements exercez sur les nouveaux Chrestiens, la reputation de ses armes, & bandieres, l’utilité qui pouvoit luy arriver, & à ses subjects, d’un si riche & fertile pays, et la retraicte du tout importante, d’un port favorable pour la navigation de long cours, aujourd’huy ruinee faute d’avoir conservé ce que j’avois avec tant de soins, & de despenses acquis. Pour à quoy parvenir, l’on s’est servy de deux impostures trop recogneuës de 2personnes qui ont bon jugement, L’une, que le pays estoit infertile, & ne produisoit aucune richesse, contre la verité, que j’ay tousjours constamment maintenuë, et qui ne paroist aujourd’huy que trop veritable, L’autre, que les Indiens estoient incapables du Christianisme contre la parole de Dieu, & la doctrine universelle de l’Eglise. Voilà comment, SIRE, ceste belle action si bien commencee s’est esvanoüye, tant par la fraude & malice de ceux qui pour couvrir leurs fautes & manquement les ont rejettez sur ceux du pays, Qui par la negligence des mauvais François, qui n’ayant autre but que leur profit & interest particulier, se sont peu souciez, de celuy de V. M. & empescher une si signalee perte, qui sert aujourd’huy de fables à toutes les nations estrangeres, de mespris de vostre authorité Royale à toute l’Europe, & de douleur à tous vos bons subjects. Desquelles illusions, quand il plaira à V. M. s’en relever par les salutaires advis de personnages d’honneur, recogneuë pour estre zelez à l’accroissement de la gloire de Dieu, & celuy de vostre Royaume, je luy offre encor’ ma vie, celle de mes freres. Et ce peu de pratique & experience qui est en nous pour faire recognoistre par tous les coins de ce nouveau monde, qu’il n’y a point en la Chrestienté un si grand et puissant monarque qu’un Roy de France. Quand il veut employer, je ne diray pas sa puissance, mais seulement son authorité. C’est, SIRE, Tout ce que peut un de vos plus humbles subjects, auquel tous les mauvais traitemens, pertes de biens & de fortune, que contre la foy publique que j’ay soufferts durant la minorité de V. M. n’ont point faict encor’ perdre le courage de la servir glorieusement. M’assurant qu’elle aura mes services pour agreables, & le vœu solemnel que je fais d’estre le reste de ma vie,

son tres-humble et tres-obeissant serviteur et subject,
FRANÇOIS DE RASILLY.

3

AU ROY.

SIRE,

La principale raison qu’eurent les Anciens de canoniser entre les Dieux la plus-part de leurs Empereurs, fut la pieté à la Religion qu’ils avoient recogneuë en iceux pendant leur vie. Et c’est chose bien notable que nous trouvons par les Histoires, qu’encore que quelques-uns des Empereurs eslevez de bas lieu, au sommet de l’Empire, se soient monstrez cruels et sanguinaires vers leurs subjects, nonobstant ils n’ont pas laissé d’obtenir apres leur mort le nom de Dieux, avoir des Temples et des Autels, des Sacrifices et des Prestres, establis et ordonnez par le Senat, et ce en consideration de la Pieté et Religion qu’ils avoient conservee inviolablement au milieu de plusieurs autres imperfections. Ces Monarques grands en domination, petits en la cognoissance du vray Dieu, estoient poussez d’une inclination emprainte naturellement dans leur cœur, de la Majesté Divine, de laquelle tous Monarques sont le vif Image, et partant à eux appartient de dilater le Royaume de Dieu, comme les Lieutenans de sa Majesté souveraine. A ceste fin, ils parsemoient leurs arcs et trophees, leurs colonnes et statuës des enseignes de la Religion, et laissoient à la posterité des plaques et planches des metaux plus incorruptibles, ainsi que sont la Bronze, Or et Argent, gravees de leurs Images, et des vestiges de leur pieté, à ce que le temps n’en offuscast la memoire.

Antonin le Pieux, laissa sur la Bronze et l’argent, sa Pieté et Religion Burinee en ceste sorte. C’estoit une Dame vestuë en Deesse, devant laquelle estoit un Autel chargé d’un feu continuellement bruslant, & entre ses mains elle tenoit un Vase plein 4de bonnes odeurs qu’elle jettoit à chasque heure en sacrifice dans ce feu, signifiant par là la Pieté et Religion qu’il portoit aux Dieux.

Si l’inclination naturelle privee de grace et de lumiere surnaturelle, avoit tant de puissance au cœur de ces Monarques, que pouvons-nous dire, voire que pouvons-nous penser, combien Dieu agite interieurement les cœurs des Rois illustrez et enrichis de la vraye Religion ?

Louys quatriesme Empereur, Prince vertueux et chery de tous, preferoit à toutes ses affaires celles de la Religion ; & pour exciter tous ses subjects à son imitation, avoit marqué sa monnoye d’un Temple traversé d’une Croix, & tout autour estoit inscrit, Christiana Religio.

Celuy qui a emporté le prix, Sire, par sus tous les Monarques du Monde, en faict de Pieté & Religion a esté sainct Louys, l’honneur des François, duquel vous heritez le Sang, le Sceptre, le nom, et l’imitation de ses vertus : car non seulement, il a employé ses thresors, sa noblesse, ains aussi sa propre personne, passant les Mers, (Mers qui ne respectent, non plus que la mort aucune qualité de personnes, pour les envelopper dans ses ondes) afin de restaurer la Pieté & Religion abatuë par les cruautez des Infidelles, & y est mort pour ce subject.

Jamais siecle de Roy n’eust tant de convenance avec le siecle de ce bon Roy sainct Louys, qu’a le vostre, Sire, & laissant à part ce qui ne faict à mon propos, je prendray seulement ce beau subject, que l’ouverture vous est faicte d’imiter sa Pieté & Religion envers ces pauvres Sauvages, qui desirent extremement cognoistre Dieu, et vivre soubs l’ombre de vos Lys, non pas seulement les habitans de Maragnan, Tapouytapere, Comma, Cayetez, Para, Tabaiares, Longscheveux : ains aussi plusieurs autres Nations, lesquelles souhaittent s’approcher 5des Peres, ainsi que je diray amplement au suivant Discours.

Vous seul, Sire, pouvez tout ce bien, par ce qu’ils ayment naturellement les François & hayssent les Portugais, tout ce que peuvent nos Religieux, c’est d’exposer leur vie à la poursuitte de la conversion de ces pauvres gens : chose de peu de duree, si vostre Royale pieté n’y met la main.

Cest’ affaire n’est pas tant difficile, comme l’on pourroit s’imaginer, ny de si grande charge et despence que l’on estimeroit : il n’y faut des cinquante, ou des cent mille escus, ains une liberalité mediocre fidellement administree (pour l’entretien des Seminaires, où seront admis les enfans des Sauvages, unique esperance de l’establissement ferme de la Religion en ces pays là,) sera suffisante.

Si vostre Majesté, Sire, se resout à cela, je m’asseure qu’à vostre imitation, plusieurs de vos Princes & Princesses, Seigneurs & Dames, s’exciteront à contribuer quelque chose, pour l’augmentation de la Foy en ces quartiers là.

Et afin que je ne sois facheux à vostre Majesté par une prolixité malseante, je finiray avec cest’ histoire Evangelique de la pauvre Chananee reputee pour chienne, laquelle ne demandoit pour la delivrance de sa fille possedee du Diable, que les miettes tombantes de la table Royale du Redempteur : Ceste nation des Sauvages est issüe d’un mesme Pere que ceste Chananee, ses enfans sont possedez des Demons par l’infidelité : Elle ne demande ny vos thresors ny grande somme de deniers, ains seulement les miettes superflues, qui tombent deçà, delà, de vostre Royale grandeur.

Parquoy, Sire, je vous supplie tres-humblement de regarder de bon œil ceste pauvre Nation, & recevoir de bon cœur ce petit Discours des choses plus memorables arrivees pendant les deux ans que j’ay pratiqué avec eux, suivant le commandement 6de la Royne vostre mere, faict à nos Reverends Peres, duquel nous nous sommes aquitez le plus fidelement qu’il nous a esté possible, ainsi que verrez en ce Traitté, lequel quand vostre Majesté aura eu pour agreable avec le contenu d’iceluy, je m’estimeray tres-bien recompensé de ce que j’en pretens recevoir en ce Monde, auquel tant qu’il plaira à Dieu me faire vivre, ce sera pour m’employer avec toute la fidelité à moy possible, au service de vostre Majesté, comme celuy qui est & sera à jamais d’icelle,

Tres-humble & fidele suject
F. YVES D’EVREUX
CAPUCIN.

7

ADVERTISSEMENT
au Lecteur.

Amy lecteur, vous serez adverty, que je ne feray aucune repetition des choses que le Reverend Pere Claude a escrit en son histoire, seulement j’adjousteray ce que l’experience m’a donné plus qu’à luy, n’ayant esté que quatre mois dans Maragnan et moy deux ans entiers : vous trouverez ceste verité, quand vous confererez nos deux escrits ensemble, d’autant que l’addition que j’en feray, supposera ce qu’il en aura escrit de mesme matiere.

PREFACE
Sur les deux
Traittez suivans.

La Sapience, aux Proverbes 29. propose un enigme tres-beau en ces paroles : pauper & dives obviaverunt sibi, utriusque illuminator est Dominus : J’ay veu le pauvre sortir d’un hospital chargé de playes et d’ulceres, couvert & non vetu de vieux haillons, marcher en la place publique, & entrer dans le temple du Seigneur par la porte du midy : & en mesme heure j’ay consideré le riche sortir de son Palais bien vetu de soye, & paré d’or, d’argent et de pierres precieuses, venir le long de la voye qui s’aboutit à la porte du Tabernacle du coté de Septentrion, si à propos, que l’un & l’autre, le pauvre & le riche, se sont rencontrez teste à teste, front à front, droict au milieu du grand rideau du Sancta Sanctorum, où la face du Seigneur rend une si belle clarté, que le visage de ces deux rayonnoit d’une mesme splendeur Divine. Voilà ce que veut dire la Sapience sous l’obscurité de ces paroles.

Laissons les diverses explications mystiques 8et spirituelles qui se peuvent tirer de là, & prenons seulement celle qui faict à nostre subject, laquelle nous avons mise pour frontispice à nostre livre.

Ce pauvre est le pere Sainct François, et les Religieux de son Ordre : Ce Riche est la Royale puissance de sa Majesté tres-Chrestienne procedee de la tige sacree du Roy Sainct Louys. Quand est ce, & en quel lieu, ce Pauvre, & ce Riche se sont-ils trouvez à la rencontre ? ç’a esté veritablement en la Mission Evangelique pour convertir les Indiens. Le troisiesme s’est trouvé entre les deux, sçavoir est, ce grand Dieu illuminateur des pecheurs, gisans sous les tenebres de la mort.

Le pauvre Sainct François a faict dans les Indes, ce que disoit Sainct Paul, en la conversion des Gentils ; Ego plantavi, J’ay planté la Foy parmy les Sauvages de Maragnan : Sainct Louys protecteur de la France & Ayeul de nostre Roy respond, suivant la promesse faicte quand nous embrassames ceste entreprise, Rigabo, Je l’arrouseray, & ne permettray qu’elle se flestrisse, faute de luy donner soulagement. Car ce n’est rien, de planter, si l’humeur manque à la racine qui refocille la plante nouvelle : autrement l’ardeur du Soleil secheroit le tout : Et nostre Dieu qui suit tousjours la disposition des subjets, asseure infalliblement qu’il donnera augmentation à l’entreprise, Incrementum dabo : Et ce par une lumiere plus grande de jour en jour des mysteres de nostre Foy versee sur ces Indiens obtenebrez de l’ignorance, utriusque illuminator est Dominus, Le Seigneur est le flambeau de tous deux.

Qui le peut mieux sçavoir que les Sauvages, lesquels en rendent temoignage par les Baptesmes qu’il ont receu de nos mains, & la promesse comme generale de se faire Chrestiens ? c’est pourquoy ils font responce, credimus. O pieté Royale, vous n’avez point perdu vostre temps de nous avoir envoyé les messagers de l’Evangile.

9

Suitte de L’Histoire des choses plus memorables advenuës en Maragnan és années 1613 & 1614.

PREMIER TRAICTÉ.

De la Construction des chappelles de S. François & de S. Loüis en Maragnan[55].

Chap. I.

Le Psalmiste Royal David en son Psalme 28, qu’il composa en action de graces pour la consommation du Tabernacle, dict. Afferte Domino filii Dei, afferte Domino filios arietum. Apportez au Seigneur, ô enfans de Dieu, apportez au Seigneur des enfants de beliers, ce que Rabbi Joanathas va expliquant en cete sorte : Tribuite coram Domino laudem cœtus Angelorum, tribuite coram Domino gloriam & fortitudinem. Contribuez devant le Seigneur loüange, ô chœurs Angeliques, contribuez devant le Seigneur gloire et force : Il vouloit dire que les bien-heureux Anges assistent les hommes en toutes leurs sainctes entreprises, & specialement quand il est question de procurer le salut des ames, car ces bien-heureux Esprits marchent au devant & fendent la presse des Diables ennemis de salut, Pour donner seur accez aux hommes Apostoliques vers les Ames errantes par les deserts de l’Infidelité, 10qui sont icy paragonnees aux Enfans des Beliers cornus, qui rampent deçà delà par les rochers de dureté de cœur, Prises toutefois avec la douceur de l’Evangile se laissent amener doucement à la porte du Tabernacle de Dieu, lavees dans la grande mer du Baptesme, & offertes à la face du Sancta Sanctorum.

Les Premiers sacrifices que receut Dieu du Peuple d’Israël, quand ils allerent posseder la terre de Promission, de laquelle ils bannirent l’Infidelité, furent sous les tentes & pavillons du Tabernacle, mais puis apres le Temple fut basti, dans lequel les mesmes sacrifices furent offerts.

Chose semblable nous arriva, qui allions en ce Païs plein d’Infidelité & d’Ignorance de Dieu farcy de Diables, effrontement tyrannisans ces Pauvres ames captives, pour y donner la lumiere de l’Evangile, bannir la mécroyance, chasser les Demons, planter & construire l’Eglise de Dieu : Car nous celebrâmes l’espace de quatre mois et plus, les saincts sacrifices sous une belle tente, au milieu des arbres verdoyans, puis une partie de nostre équipage estant retournée en France pour querir secours, & l’autre demeuree pour fonder la Colonie, nous fismes bastir la Chappelle de Sainct François de Maragnan en un lieu beau & plaisant, joint à la mer, enrichy d’une belle fontaine, qui jamais ne tarit, où je choisis ma demeure pour servir par apres de convent aux Religieux que j’attendois en secours. Cette chappelle fut achevee la veille de Noel, Jour bien à propos ; correspondant à la devotion qu’avoit jadis le Seraphique Pere Sainct François, auquel la chappelle estoit consacree. D’autant qu’iceluy, entre toutes les festes de l’annee, celebroit la nuict toute lumineuse & sans tenebres de la naissance du vray Soleil Jesus-Christ, & ce sainct Pere avoit telle coustume de bastir une Creche où il passoit cete nuict en haute contemplation du profond mystere de l’Incarnation, 11& de l’abaissement si nouveau du Tres-haut enterre. De verité je m’esjoüissois infiniement voir dans cette petite Chappelle (faicte de bois, couvertes de Palmes, ressemblant plus à la Creche de Bethleem, qu’aux grands & precieux Temples de l’Europe) nos François en grande devotion Psalmodier les Matines de cette nuict ; Puis lavez au Sacrement de Penitence, recevoit le mesme Fils de Dieu, dans la creche de leurs cœurs, enveloppé des langes des SS. Sacremens de l’Autel.

Nous solemnisâmes le jour de pareille devotion : que la nuict, y adjoustans la Predication, chose que nous avons gardee tousjours du depuis, Festes & Dimanches : de quoy nous recevions tant de contentement, qu’encores qu’endurassions beaucoup en ces premiers commencements, toutefois tandis que dura cette devotion, le temps se passoit si viste, que le jour ne nous sembloit pas durer deux heures ; d’autant que l’esprit nourry de pieté, ne sçauroit avoir si peu d’occupation d’ailleurs, qu’il ne s’estonne de voir si tost la nuict venir.

Je n’estois pas seul qui ressentois cecy, ains plusieurs autres qui me l’ont dit du depuis, que tandis que la santé me permit de garder cet ordre, il ne leur ennuyoit aucunement.

Cete devotion s’augmenta encore bien plus quand la Chappelle Sainct Loüis au Fort fut edifiee[56], à la forme & façon des Eglises de nos Convens, bastie de charpente, close & couverte de bons aiz, ciez des arbres nommez Acaioukantin. Là j’allois celebrer la Messe, chanter Vespres, faire la Predication, et baptiser les Cathecumenes. Au soir la cloche sonnoit, & tous se trouvoient avant que d’aller se coucher, en cette chappelle, où l’on chantoit le Salut, & sonnoit on le Pardon, puis chacun se retiroit où il vouloit.

12

De l’Estat du Temporel en ces premiers Commencemens.

Chap. II.

L’homme est composé d’esprit et de corps, l’esprit comme le plus noble doit estre servy le premier, puis apres le corps ; à ce subject il estoit plus que raisonnable de travailler premierement aux Chappelles pour en icelles repaistre les esprits de la parole de Dieu, & des SS. Sacremens, puis s’appliquer à ce qui regardoit le temporel ; Or tout ainsi qu’une terre, non encore cultivee ne donne pas grand contentement à son Maistre, voire s’il n’avoit du pain d’ailleurs, il pourroit mourir de faim aupres d’Icelle semblablement le lieu que l’on avoit choisi pour bastir la forteresse de Sainct Loüis estoit esloigné de toute commodité ; d’autant que c’est une poincte de roche qui avance dans la mer, en un des bouts de l’Isle, où jadis les Sauvages avoient habité & jardiné, & par ainsi rendu sterile ; d’autant que la terre ayant porté trois ans n’a plus de force à produire aucune chose sinon du bois, si d’adventure elle ne repose plusieurs annees ; cela fut cause que nous patissions beaucoup en ces commencements, voire à peine avions nous de la farine du Païs, de laquelle nous faisions du Migan, c’est à dire de la boüillie avec du sel, de l’eau et du poivre, qu’ils appellent Ionker, & de cela seulement nous sustentions nostre vie. Quelques uns qui ne pouvoient manger de cette farine seiche, la détrempoient dans l’eau & la mangeoient, Ceux qui estans en France à peine pouvoient manger des viandes delicates, trouvoient en ce Païs les legumes, quand ils en pouvoient avoir, tres-delicieuses.

Je rapporte cecy pour loüer la patience des François au service de leur Roy, & pour effacer cette tache qu’ordinairement on jette sur leur manteau, qu’ils sont impatiens, indomtables et mal-obeïssans ; Car je tesmoigne, avec verité, que je ne vey 13jamais tant de patience, et tant d’obeissance, qu’en ces Pauvres François. Que ceux donc qui ont bonne volonté d’aller en ces Païs ne s’estonnent d’entendre cette grande pauvreté ; Car ils ne patiront jamais, ce que nous avons pati, & de jour en jour la terre s’accomode & les vivres s’augmentent.

Pour remedier à cette disette, l’on delibera d’envoyer à la pesche des vaches de mer[57], environ à 30 & 40. lieües de l’Isle : ces bestes poissons ont la teste de vache sans cornes toute fois, deux pates sur le devant au dessous des mamelles, elles produisent leurs veaux comme les vaches, & les nourissent de leur laict, mais le petit veau a cette proprieté digne d’estre remarquee, pour nous servir d’instruction, c’est qu’il embrasse sa mere par sus le dos avec ses deux petites pates, & jamais ne la quitte, quoy que morte, tellement qu’on les prend vifs, & en a-on apporté de vifs jusques en l’Isle, & sont tres-delicats. Que cecy serve aux enfans à executer le commandement de Dieu, d’honorer Pere & Mere, c’est à dire, de leur survenir, aymer & respecter ; que les Catholiques se souviennent de demeurer fermes & colez au giron de l’Eglise leur Mere, & qu’aucune persecution ne les en arrache, que tous bons François cherissent leur Roy & leur Patrie. Ces Vaches de mer sont prises à la pasture qui est l’herbe croissante au bordage de la mer : Les Sauvages coulans leur canot doucement par derriere elles, d’où ils les dardent de deux ou trois harpons, & mortes qu’elles sont, sont tirees à terre, mises en pieces & salees ; Chose pareille arrive aux delicieux & gloutons, qui s’estans fabriquez leur ventre pour Dieu, sont surpris de la mort au milieu des viandes, et saouls sont traisnez en un moment dans les Enfers.

Le sel du tout necessaire, tant pour saler ces vaches, que pour autres commoditez, se pesche environ à quarante lieuës de l’Isle, dans des grandes plaines sablonneuses, ou il se faict naturellement en 14forme de glace, dur & luisant comme cristal, & ce par le flus & reflus de la mer qui donne dans ces plaines, & quand la mer est retiree, le Soleil vient à le cuire par sa chaleur, & est beaucoup meilleur, que celuy de France, & que celuy d’Espagne. Il faut l’aller pescher avant la saison des pluyes, pour ce qu’elles noyent le lieu où il se trouve.

Ayant prouvenu à ce mesnage, l’on dispersa une partie des François par les villages, pour y vivre suivant la coustume du Païs, qui est d’avoir des Chetouasaps, c’est à dire hostes ou comperes, en leur donnant des marchandises au lieu d’argent ; Et cette hospitalité ou comperage est entr’eux fort estroicte ; car ils vous tiennent proprement comme leurs enfans, tandis que vous demeurez avec eux, vont à la chasse & à la pesche pour vous, & d’avantage leur coustume estoit de donner leur filles à leurs Comperes, qui prenoient deslors le nom de Marie, & le sur-nom du François pour designer l’alliance avec tel François, en sorte que disant Marie telle, c’estoit autant que de dire la Concubine d’un tel. De sçavoir au vray pour quoy ils appellent leurs filles données aux François, pour concubines du nom de Marie, je ne puis l’asseurer, sinon qu’un jour un Sauvage me dist, luy monstrant un Tableau de la Mere de Dieu, et luy disant, Koaï Toupan Marie. Voilà la Mere de Dieu Marie : il me respondit : chè aï Toupan Arobiar Marie. Je croy & cognoy que la Mere de Dieu est Marie, & appellons nos filles que nous donnons aux Caraibes Marie. Cette coustume de prendre les filles des Sauvages, a esté deffenduë aux François, & cela ne se faict plus, si ce n’est occultement, mesme les sauvages qui de premier abord que l’on fist cete deffence, se doutoient de la fidelité & amitié des François envers eux, pour ne prendre leurs filles comme ils avoient de coustume, à present qu’ils ont esté entierement informez que Dieu defend d’avoir des femmes sinon en mariage, 15& que les Peres Messagers de Dieu le preschoient & l’avoient fait prohiber par ordonnance du Grand, se scandalisent quand ils voyent les François faire au contraire & le venoient denoncer au Grand & à Nous, en sorte qu’il faut que le François face ses affaires bien secrettement, s’il ne veut que cela soit cogneu.

De la Construction du Fort de Saint Louys, & de l’ardeur des Sauvages à porter les terres.

Chap. III.

Le temps venu qu’il faisoit bon travailler aux fortifications de la place designee pour la defence des François, & que la charpente jà faicte selon le dessein donné pour servir de ceinture au fort à soutenir les terres fut dressee : alors on fit dire par tous les vilages de l’Isle & de la Province de Tapouytapere[58] : que chacun les uns apres les autres eust à venir travailler aux terres que l’on tiroit des fossez du Fort pour les porter sur les terrasses des courtines, esperons, & plates formes, qui du depuis furent couvertes de gros & grands Apparituries[59] qui sont arbres durs comme fer et incorruptibles, en sorte que le canon auroit de la peine contre ceste place & l’escalade tres-dificile : aussi tost dit, aussi tost faict, tellement que de toutes parts un vilage apres l’autre, les Sauvages venoient amenants femmes & enfans quant à soy, aportans des vivres necessaires pour le temps qu’ils sçavoient demeurer à travailler, & ce souz la conduite de leurs Principaux : coustume qu’ils observent en toutes leurs entreprises de consequence, que non seulement ils marchent avec leurs Principaux, ains ils tiennent le front de la compagnie. La nature leur ayant donné ceste 16cognoissance que l’exemple des Principaux encourage infiniment les Inferieurs.

En quoy ils sont plus fideles à la nature, que nous ne sommes, puis que nous voyons tout le contraire en la Republique Chrestienne : d’où certainement toutes les erreurs & corruptions de mœurs ont pris leur source : car encore que nous devions prester l’oreille seulement à la doctrine & ne point amuser nostre veuë à la mauvaise vie : ce nonobstant les foibles s’acrochent plus aux œuvres qu’au bien dire.

Ces Sauvages venus ils se mettent à travailler d’un ardeur incomparable, monstrans de voix & de geste un courage admirable, & eussiez dit plustost qu’ils aloient aux nopces qu’au travail, ne cessans de rire & s’esjouyr les uns avec les autres, chacun courant portant son fais du fond des fossez au dessus des terasses, & y avoit entr’eux une emulation non petite à qui feroit plus de voyage, & porteroit plus grand nombre de paniers de terre.

Icy vous noterez qu’il n’y a gens au monde si infatigables au travail qu’iceux, quand de bon cœur ils entreprennent quelque chose, ne se soucians de boire ou de manger, pourveu qu’ils viennent à chef de ce qu’ils entreprennent, & au plus fort des difficultez, ils ne font que rire, huer, et chanter pour s’entr’encourager : à l’oposite si vous pensez les rudoyer & les faire travailler par menaces ils ne feront rien qui vaille, & cognoissant leur naturel estre tel, jamais ils ne contraignent leurs enfans ny leurs esclaves, ains ils les ont par douceur.

Le François approche fort de ce naturel, specialement les Nobles, qui ne peuvent subir le joug de la contrainte, mais exposent leur propre vie aux doux commandemens de leurs Princes : beau document pour ceux qui ont charge d’autruy, de plustost les avoir par douceur & clemence que par force & rigueur, menageant en ce point le naturel de la nation Françoise. Non seulement les hommes travailloient : 17mais aussi les femmes & les petits enfans, ausquels petits enfans, ils faisoient de petits paniers, pour porter de la terre selon leur petite force. J’ay veu plusieurs de ces petits qui n’avoient pas plus de deux ou trois ans faire leurs charges dans leurs petits paniers avec leurs menotes n’ayans pas la force naturelle d’user de peles ou autres instrumens à charger.

Je m’enquis de quelques Anciens, pourquoy ils permettoient que ces enfans travaillassent, amusans plus ceux qui les regardoient & specialement leurs peres & meres que d’avancer besongne ; & davantage verso.qu’ils les mettoient en danger estans nuds & tendres comme ils sont, d’estre blessez par quelque eboulement de terre ou roulement de pierre. Telle fut leur responce par le Truchement : Nous sommes bien aises que nos enfans travaillant avec nous à ce Fort, à ce que venus en leur vieillesse, ils disent à leurs enfans, & ceux cy à leurs descendans : Voilà les forteresses que nous & nos peres ont faict pour les François, lesquels amenerent des Peres pour faire des maisons à Dieu, & vindrent pour nous defendre contre nos ennemis.

Ceste façon de faire remarquer à leurs enfans ce qui se passe leur est commune en general en toutes choses, & ainsi suppleent au manquement d’escriture, pour communiquer les affaire des siecles passez à la posterité : & pour ne rien oublier, ains vivement le graver en leur memoire : souvent ils devisent par ensemble des choses passees aux siecles de leurs grands Peres ou au temps de leur jeunesse, et l’enseignent à leurs enfans, comme nous dirons cy apres. Je voudrois que nos Peres eussent esté aussi diligens à graver dans le cœur de leurs descendans…

....... .......... ...

18folio 17.… ment & en abondance, les Sauvages mettent le feu aux buissons & haliers, dans lesquels ces reptiles se retirent. Il y en a de trois sortes[60], les uns de terre, qui font leur demeure dans les bois ; les autres d’eau douce, qui habitent és rivages de ce fleuve, & és lieux marescageux ; Les troisiesmes sont de mer, & vivent en icelle, mais elles viennent faire leurs œufs dans le sable prochain en grand nombre, puis les couvrent industrieusement avec le mesme sable : Ils ressemblent aux œufs de poule, hors-mis qu’ils n’ont pas la coque si dure, ains flexible et mole, & ne sont pas droictement si gros ny aigus, mais ronds, sont fort bons, soit à la coque, soit en autre façon que les vouliez manger.

Le long de ceste Riviere est orné d’arbres, portant casses beaucoup meilleures, que celles que l’on use communément, j’en ay gousté moy-mesme, & plusieurs autres de nostre equipage : & outre la vertu medicinale qu’elles ont, beaucoup plus forte, que celle de Levant : car l’experience a enseigné qu’une once verso.d’icelle faict autant d’operation, que deux de celle du Levant. Elles sont excellemment bonnes confites ne laissant de lascher le corps, & l’entretenir en son benefice. On y voit de tres-belles prairies, longues & larges indiciblement, & portent le foin doux & fin. On y trouve la pite de laquelle se font les taffetas de la Chine en quantité, croissant comme des queuës de cheval, belle comme la soye, & encore plus forte. La terre y est forte & grasse, & beaucoup plus fidelle à la moisson que celle de Maragnan, ou des environs, et m’a-t’on dict qu’on y peut faire deux cueillettes l’annee. Les forests sont de haute fustaye, encore vierges en la couppe, ennoblies de plusieurs sortes de bois fort excellent, soit en couleur, soit en proprieté de medecine : & les Sauvages habitans là, nous ont rapporté qu’il s’y trouvoit du bois de Bresil. Parmy ces Forests il y a une telle multitude de Cerfs, Biches, Chevreils, 19Vaches braves[61] & Sangliers qu’en peu d’heure vous en tuez autant que vous voulez : & afin qu’on ne m’estime user d’hyperboles en cet endroit, je m’en rapporte aux tesmoignages de ceux qui se sont trouvez folio 18.en ce voyage de Miary, & sont à present en France, & liront cecy, & confesseront qu’eux-mesmes m’ont dict, que les Sauvages de leur embarquement leur apportoient une si grande quantité de venaison, qu’ils n’en sçavoient que faire. Un Gentilhomme du mesme voyage m’a raconté avoir tué trois Sangliers d’un coup de mousquet[63], ce qui ne pourroit estre s’ils n’y estoient espois.

Il y a grand nombre d’arbres chargez d’esseins de mouches à miel, menues & petites environ comme la moitié des nostres, mais bien plus industrieuses, car elles font de tres-excellent miel liquide & clair comme eau de roche, & ce miel est contenu dans des petites phioles faictes de cire, grosses comme un estœuf, semblables en forme à nos petites phioles de verre, suspenduës par ordre és rameaux d’un petit arbre, composé de cire. Le quel petit arbre de cire, est attaché & colé aux branches au tronc, ou bien dans le creux des arbres des Forests, ou des Prairies. De ce miel on en faict de tres bon vin fort & chaut à l’estomac, qui approche en verso.couleur & en goust au vin de Canarie. Nos gens en firent quantité pendant qu’ils estoient là, duquel plusieurs furent coiffez. Il s’y trouve une autre espece de miel, mal appellé miel pourtant, car il est aigre comme vin aigre & est fait par une autre espece de mouches.

Quelques jours apres que nos gens furent arrivez en cette contree, ils se mirent à chercher les Tabaiares[62], & leurs habitations ; Ils trouverent des Aioupaues[64] et des chemins nouvellement frayez : mais ils ne peurent trouver ceux qu’ils cherchoient : C’est pourquoy voyans que leur farine diminuoit, & qu’à peine en pourroient ils avoir pour retourner 20jusques en Maragnan, encore bien courte, ils delibererent de r’amener leur armee de Sauvages avec eux, & choisir seulement deux Esclaves Tabaiares, ausquels ils donnerent de la farine pour vivre un mois avec des marchandises, leur promettant une seure liberté & bonne recompense, au cas qu’ils allassent chercher, & trouver leurs semblables, ce folio 19.qu’ils accepterent & accomplirent, & approchans des villages des Tabaiares, commencerent à huer, & ce pour eviter d’estre flechez : D’autant que ceste Nation estoit en continuel combat avec une autre nation voisine. A leur cry plusieurs sortirent, ausquels ils raconterent le contenu de leur charge : comme les François estoient en Maragnan bien fortifiez, que les Peres estoient avec eux, & qu’on les estoit venu chercher, mais que la farine manquant, on avoit esté contrainct de quitter la poursuitte, & qu’ils avoient esté choisis & envoyez pour parfaire cette entreprise, & dévelopant les marchandises, leur donnerent ferme asseurance de leur discours : à quoy servit beaucoup la recognoissance qu’ils eurent de ces deux Esclaves, autrefois pris en guerre par les Tapinambos. Vous pouvez penser quelle chere on leur fist, & quelle resjouyssance eurent ces Tabaiares de telles nouvelles. Laissons les en repos l’espace de 3. & 4. mois, pour conter à leur aise & r’embarquons-nous avec nos gens, pour retourner en l’Isle.

verso.

De la Preparation des Tapinambos, pour faire le Voyage des Amazones.

Chap. VII.

Aussitost que ceste armee fut retournee de Miary, l’on parla chaudement de faire dans peu de temps le Voyage des Amazones[65]. Ja auparavant 21on en parloit, mais assez froidement, tellement que peu de gens le croyoient, comme à la verité il n’y avoit pas grande apparence de quitter l’Isle, estant si peu de gens que nous estions, pour la deffendre contre les Portuguaiz, desquels nous estions menacez dés ce temps là.

A cette nouvelle toute l’Isle & les Provinces circonvoisines se remuerent : Car vous devez sçavoir qu’il n’y a Nation au Monde si encline à la guerre, & à faire nouveaux voyages que ces Sauvages Bresiliens. Les 4. & 500. lieuës ne leur sont rien, pour folio 20.aller attaquer leurs ennemis, & gaigner des Esclaves. Et combien qu’ils soient naturellement peureux & craintifs, si est-ce que quand ils sont eschauffez au combat, ils demeurent fermes jusques à ce qu’ils n’ayent plus d’armes, & lors ils se servent des dents & des ongles contre leurs ennemis.

La plus part de leur guerre se faict par ruse & finesse, allans sur l’aube du jour inopinément attrapper leurs ennemis dedans leurs loges, & ordinairement ceux qui ont bonnes jambes se sauvent de leurs mains, les vieillards, femmes, & enfans demeurans pour les gages, qui sont amenez esclaves dans les terres des Tapinambos. Ils font encore autrement, c’est que sous pretexte de marchandise, ils vont le long des rivieres où habitent leurs ennemis, ausquels ils font de belles promesses, & monstrent leurs danrees, & Caramemos ou paniers, dans lesquels ils mettent ce qu’ils ont de plus cher, & quand ils voient leur beau, ils se jettent sur ces pauvres Simpliciaux, tuans les uns, & amenans les autres captifs : Et pour cette cause toutes les Nations du verso.Bresil se défient d’eux, & ne veulent paix avec eux, les tenans generalement pour traitres.

Ils sont fort asseurez quand ils sont en la compagnie des François ; & veulent tousjours que les François marchent devant : que s’ils voyent qu’un François tourne en arriere, ils seroient bien marris 22qu’il eust meilleures jambes à fuyr qu’eux. En cecy l’on peut voir combien vaut l’opinion que l’on a conceuë des personnes, qui est neantmoins la plus grande vanité & folie de cette vie : car souvent il arrivera que les bons & vertueux demeureront en arriere, où les vicieux & corrompus seront cheris & eslevez.

Je fus fort diligent & curieux à remarquer leur façon de faire pour aller à la guerre, ne me contentant point de ce que j’en avois oüi dire. Premierement les femmes & les filles s’appliquent à faire les farines de guerre[66] en abondance sçachans naturellement que le soldat bien nourry en vaut deux, & qu’il n’y a rien plus dangereux en une armee que folio 21.la famine, laquelle rend les plus courageux, foibles & sans cœur, & qu’au lieu d’aller contre l’ennemy, il faut aller chercher à vivre. Cette farine de guerre est differente de l’ordinaire, par ce qu’elle est mieux cuite, & meslee avec du Cariman, qui fait qu’elle se garde longtemps : Il est bien vray qu’elle n’est si agreable au goust, mais plus saine que la fraische.

Secondement les hommes s’employent à faire des canots, ou à refaire ceux qui estoient ja faicts, propres à telles affaires ; Car il faut qu’ils soient longs & larges pour y contenir plusieurs personnes, & porter aussi leurs armes & leurs provisions, & neantmoins ce n’est qu’un arbre, Lequel apres qu’ils l’ont couppé par le pied, & bien esbranché, n’y laissant que le seul corps de l’arbre bien droit de bout à l’autre, ils fendent & levent l’escorce avec quelque peu de la chair de l’arbre, environ la largeur & profondeur de demy-pied : ils mettent le feu dans cette fente, avec des copeaux bien secs, qui bruslent à loisir le dedans de l’arbre, & à mesure que le feu brusle, ils grattent le bruslé avec une tille d’acier, & poursuivent ceste façon de faire jusqu’à tant que tout l’arbre soit verso.creusé en dedans, ne laissant d’entier que deux doigts d’époisseur, puis avec leviers lui donnent la forme & largeur, & ces canots de guerre sont quelquefois capables 23de porter deux ou trois cens personnes[67] avec leurs provisions. Ils voguent à la rame par des jeunes hommes forts & robustes, choisis pour cela, tenans chacun son aviron de 3. pieds de long, poussans l’eau en pique & non en travers.

Troisiesmement, ils preparent leurs plumaceries, tant pour la teste, bras, reins, que pour leurs armes : Pour la teste, ils se font une perruque de plumes d’oissillons rouges, jaunes, pers & violets qu’ils attachent à leurs cheveux avec une espece de gomme, & appliquent sur leur front de grandes plumes d’Arras, & de semblables oiseaux rouges, jaunes & pers en forme de mitre, qu’ils lient par derriere la teste. Ils mettent à leurs bras des bracelets de plumes de diverses couleurs, tissus avec fil de coton, comme est aussi semblablement cette mitre susdite. Sur les reins ils ont une rondache faite de plumes de la queuë d’Austruche[68], qu’ils suspendent avec deux cordons de coton teint en rouge, passant du col en croisade sur le dos, tellement que vous diriés à les voir emplumez par folio 22.la teste, par les bras, & sur les reins que ce soient des Autruches qui n’ont des plumes sinon qu’en ces 3. parties de leurs corps : Et en effect il me souvient voyant cela de cete belle antiquité que remarque Job chap. 39. Penna struthionis similis est pennis Erodii & Accipitris : La plume de l’Autruche est semblable aux plumes du Heron, & de l’Espervier : lequel passage est clairement expliqué par les diverses leçons ou versions, de l’ancienne coustume tant des Grecs que des Romains, qui estoient que les Colonels presentoient aux Capitaines & Soldats des plumes d’Autruche pour mettre sur leurs casques & heaumes afin de les inciter à la victoire.

Et de faict je voulu sçavoir par mon Truchement pourquoy ils portoient ces plumes d’Autruche sur leurs reins : ils me firent responce que leurs peres leur avoient laissé ceste coustume, afin de les enseigner comment ils se devoient comporter en guerre 24contre leurs ennemis, imitans le naturel de l’Autruche, qui est quand elle se sent la plus forte, qu’elle vient verso.hardiment contre celui qui la poursuit : si elle se sent la plus foible, levant ses aisles pour emboufer le vent, elle s’enfuit, jettant de ses pates le sable & les pierres vers son ennemy : ainsi devons nous faire, disoient-ils. J’ay recogneu ce naturel de l’Autruche par experience en une petite Autruche privee qui estoit au village d’Usaap, laquelle estoit assaillie journellement par tous les petits garçons du lieu : quand elle voyoit qu’il n’y en avoit que deux ou trois apres elle, elle se retournoit, & avec son estomach les jettoit par terre : que si elle voyoit que la compagnie fust trop forte pour elle, elle gaignoit au pied.

Je m’asseure qu’il y aura des esprits qui s’estonneront de ce que je viens de dire, & specialement comme il est possible que ces Sauvages tirent les moyens de se gouverner de la proprieté des Animaux : mais s’ils se ressouviennent que la cognoissance des herbes medecinale a esté enseignee aux hommes par la Cicoigne, la Colombe, le Cerf & le Chevreil : si la façon de faire la guerre, poser les sentinelles a esté prise des Gruës : si le bien de l’Estat Monarchique folio 23.a pris son commencement des Mouches à miel : Si les Architectes ont appris des Arondelles à faire les voutes : Si Jesus Christ mesme nous renvoye à la consideration des Milans, Vautours, Aigles & Passereaux, leur estonnement cessera & specialement, s’ils veulent croire que ces Sauvages imitent en tout ce qu’ils peuvent la perfection des Oyseaux & Animaux qui sont en leur pays, sur lesquelles perfections ils composent toutes leurs chansons qu’ils recitent en leurs danses : car les Oyseaux de leurs pays estans vestus de trois couleurs, specialement rouge, jaune, & pers, ils ayment les draps & habits de ces mesmes couleurs : pour ce que les Onces & Sangliers sont les plus furieux Animaux de leur terre, 25ils prennent leurs dens & les enchassent dans leurs levres, jouës & oreilles pour paroistre plus furieux. Les plumes des armes sont mises aux bouts des espees & des arcs : bref tout cela ainsi preparé, ils se mettent à boire de leur vin fait de mouay publiquement pour dire à Dieu à ceux qui restent dans le pays.

verso.

Du partement des François avec les Sauvages pour aler aux Amazones.

Chap. VIII.

Auparavant que j’entre en matiere, il sera bon que j’allegue ce que j’ay appris des Sauvages, touchant la Verité des Amazones, parce que c’est une demande ordinaire, s’il y a des Amazones en ces quartiers là, & si elles sont semblables à celles desquelles les Historiographes font tant de mention ? Pour le premier chef, vous devez sçavoir que c’est un bruit general & commun parmy tous les Sauvages qu’il y en a, & qu’elles habitent en une Isle assez grande, ceinte de ce grand fleuve de Maragnon, autrement des Amazones, qui a en son embucheure folio 24.dans la mer cinquante lieuës de large, & que ces Amazones furent jadis femmes & filles des Tapinambos, lesquels se retirerent à la persuasion & soubs la conduicte d’une d’entr’elles, de la societé & maistrise des Tapinambos : & gagnans pays le long de ceste riviere, en fin appercevans une belle Isle, elles s’y retirerent, & admirent en certaines saisons de l’annee, sçavoir des Acaious, les hommes des prochaines habitations pour avoir leur compagnie. 26Que si elles accouchent d’un fils c’est pour le pere, & l’emmene avec luy apres qu’il est competamment alaicté : si c’est une fille, la mere la retient pour demeurer à tousjours avec elle. Voilà le bruict commun & general.

Un jour pendant que les François estoient en ce voyage : je fus visité d’un grand Principal fort avant dans ceste riviere, lequel apres qu’il m’eust faict sa harangue (ainsi que je diray en son lieu cy apres) me dit qu’il estoit habitant des dernieres terres de la Nation des Tapinambos, & qu’il luy falloit pres de verso.deux lunes pour retourner de Maragnan en son village : je luy fis responce que je m’estonnois de la peine qu’il avoit prise de venir de si loing. Il me repliqua, j’estoy venu en Para pour voir mes parens, quand les François passerent pour aller faire la guerre à nos enemis, & ayant ouy tant parler de vous autres Peres, j’ay voulu moy-mesme vous voir pour en porter des nouvelles asseurees à mes semblables. Je luy fis demander à lors par mon truchement, si sa demeure estoit fort esloignee des Amazones il me dit qu’il falloit une lune, c’est à dire un mois pour y aller. Je luy fis repliquer, s’il y avoit esté autrefois, & les avoit veuës, il me fit responce, qu’il ne les avoit point veuës, ny estoit entré en leurs terres : mais bien qu’il avoit rangé dans les canots de guerre l’Isle où elles habitoient.

Quant au second Chef, ce mot d’Amazone leur est imposé par les Portugais & François[69], pour l’aprochement qu’elles ont avec les Amazones anciennes, à cause de la separation des hommes : mais elles ne se coupent pas la mamelle droitte, ny ne suivent le courage de ces grandes guerrieres, ains folio 25.vivant comme les autres femmes Sauvages, habiles & aptes neantmoins à tirer de l’arc, vont nuës, & se defendent comme elles peuvent de leurs ennemis.

En l’an donc mil six cens treize, au mois de Juillet le huictiesme jour, le Sieur de la Ravardiere 27partit du port saincte Marie de Maragnan, salué de plusieurs canonades & mousquetades tirees du fort sainct Louys, comme est la coustume des gens de guerre, menant avec soy quarante bons soldats, & dix Matelots, ayant pris pour son asseurance vingt des Principaux Sauvages, tant de l’Isle de Maragnan Tapouitapere, que de Comma[71], & alla droict prendre terre à Comma, là où plusieurs canots de Sauvages l’attendoient, & ayant faict provision de farines, cingla de Comma aux Caïetés, où il y a vingt villages de Tapinambos, & sejournant en ce lieu pres d’un mois, renvoya sa barque avec soixante esclaves qui luy furent donnez. Le dix-septiesme d’Aoust, il alla des Cayetés avec plusieurs habitans du mesme pays, & vint en un village appellé Meron, où il fit embarquer dans de grands canots tant les Sauvages que les François, verso.& vint à l’emboucheure de la riviere de Para : sur ce chemin de mer un François fut noyé par le renversement du canot où il estoit, ses Compagnons se sauvans à Fourchon sur le ventre du canot renversé.

Ceste riviere de Para est fort peuplee de Tapinambos, tant à son emboucheure que le long d’icelle ; estant arrivé au dernier village environ soixante lieuës de l’emboucheure, il fut affectionnement prié par tous les Principaux de ce pays là d’aller faire la guerre aux Camarapins, gens farouches[70] qui ne veulent paix avec personne, & partant ils n’espargnent aucun de leurs ennemis : ains les captivent tuent & mangent sans accepter : Ils avoient tué peu auparavant trois des enfans d’un des Principaux Tapinambos de ces Regions là, & en avoient gardé les os pour monstrer à leurs parens, afin de leur faire davantage de dueil.

Ceste armee donc des François & des Tapinambos au nombre de plus de mil deux cens sortit de Para, & entra en la riviere des Pacaiares & de 28folio 26.là en la riviere de Parisop[72], où ils trouverent Vuacêté ou Vuac-ouassou, qui fit offre de mil deux cens des siens pour renforcer l’armee, dont il fut remercié. Il en fut pris seulement quelque nombre qu’il accompagna luy mesme, et les mena au lieu des ennemis, lesquels demeuroient dans les Iouras[73], qui sont des maisons faictes à la forme des Ponts aux Changes & de sainct Michel de Paris, assises sur le haut de gros arbres plantees en l’eau. Incontinent ils furent assiegez de nos gens, & salvez de 1000. ou 1200. coups de mousquet en trois heures, & se deffendirent valeureusement, en sorte que les flesches tomboient sur les nostres, comme la pluye ou la gresle, & blesserent quelques François & plusieurs Tapinambos, pas un toutesfois n’en mourut. On leur tira quelques coups de fauconneau & d’Espoire, & mit-on le feu à trois de leurs Iouras, dont soixante des leurs furent tuez, ce qui leur acreut davantage le desespoir, aymans mieux passer par le feu, que de tomber és mains des Tapinambos, ce qui fut cause qu’on les laissa là, pour les avoir une autrefois verso.avec douceur beaucoup meilleure, & plus propre pour gagner les sauvages.

Durant le combat furieux des mousquetaires ils userent d’une ruse nompareille, c’est qu’ils pendirent leurs morts contre le Parapet de leur Iouras, & leur ayant attaché une corde de coton aux pieds, les faisoient bransler le long des fentes : ce que voyans les François, ils croyoient que ce fussent des Sauvages vivans qui passassent et repassassent, tellement que tirans trois ou quatre à la fois, ces pauvres corps furent lardez de plusieurs coups, dont ces canailles huoient & se moquoient : lors une de leurs femmes commença à paroistre, qui faisant signe avec un lict de coton qu’elle vouloit parlementer, tous cesserent de tirer, puis ceste femme cria Vuac, Vuac. Pourquoy nous as-tu amené ces bouches de feu (parlant des François à cause de la lumiere qui sortoit des 29bassinets de leurs mousquets) pour nous ruiner & effacer de la terre : pense-tu nous avoir au nombre de tes esclaves, voilà les os de tes amis & de tes alliez, j’en ay mangé la chair, & si encore j’espere que je te mangeray, & les tiens. On luy fit dire par folio 27.les Truchemens qu’elle eust à se rendre, afin de sauver le reste du feu. Non, non, dit-elle, jamais nous ne nous rendrons aux Tapinambos, ils sont traistres : Voilà nos Principaux qui sont morts & tuez de ces bouches de feu, gens que nous ne vismes jamais, s’il faut mourir nous mourrons volontiers avec nos grands guerriers : nostre nation est grande pour vanger nostre mort.

Un de leurs Principaux se fit porter dans un canot à la face de nostre armee, & tenant d’une main une trousse de flesches, & de l’autre son arc dit, venez, venez au combat, nous ne craignons rien nous sommes vaillans, j’en flescheray aujourd’huy un bon nombre, & s’estant approché un peu trop pres de nos soldats, un d’iceux luy porta une bale dans la teste qui le renversa mort dans l’eau. Ils estoient si adextres à tirer leurs flesches en haut, qu’elles tomboient droict à plomb dans la galiotte où estoient nos soldats & dans les canots & en blesserent plusieurs. Vous pouvez voir par cecy le courage de ces nations Sauvages : qui ne sont meuz que de la seule nature : que feroient-ils s’ils estoient policez ou conduits verso.& instruits par la discipline militaire ?

30

Des choses qui arriverent en l’Isle pendant ce voyage, & premierement des ruses d’un Sauvage nommé Capiton.

Chap. IX.

Tandis qu’une partie de nos François, & plusieurs des Principaux des Sauvages estoient en Para & és lieux circonvoisins, plusieurs choses memorables se passerent en l’Isle, lesquelles je vay raconter d’ordre és suivans chapitres. Et premierement d’un plaisant & rusé Sauvage appellé Capiton[74], frere de mere d’un Principal, grand amy des François nommé Ianouaravaête, c’est à dire, le grand chien ou chien furieux.

folio 28.Ce Capiton s’estoit ingeré finement aupres de nous, nous faisant dire par le Truchement, qu’il desiroit fort de se faire Chrestien, d’apprendre à lire & à escrire, parler François, & faire les reverences, gestes & ceremonies des François. On adjousta foy à ce Sauvage, & quelques-uns d’entre nous prenoient grande peine au tour de luy. Ayant passé quelques mois en nostre voisinage, il fut desireux d’avoir des habits, comme estoient nos Chasubles, avec lesquels nous disions la Messe, & de faict il nous en fit demander par sa femme qui en fut tout aussi tost esconduite. Il ne nous quitta point encore pour ce refus, mais quelque temps apres, couvrant sagement son mescontentement, alloit en son village, & retournoit vers nous, jusques au temps qu’il s’esmeut un petit bruit par l’Isle, que les François vouloient faire les Tapinambos Esclaves, & partant qu’il falloit abandonner l’Isle, & se retirer. A quoy plusieurs presterent l’oreille, & pour ce subject ils quitterent leurs villages, & s’en allerent à d’autres plus commodes, pour fuir, s’il en estoit besoin.

verso.Cettuy-ci estima que le temps estoit venu pour se faire valoir parmy les siens, ayant un desir extrême d’estre estimé grand, & ne pouvoit aquerir 31ce grade : Car c’est le propre de l’honneur de fuyr ceux qui le poursuivent desordonnément, chose que nous voyons pratiquee en toute sorte de condition, & ç’avoit esté son but & intention, quand il s’approcha de nous, de parvenir à ce poinct par nostre moyen ; Car l’ambitieux n’espargne rien pour arriver à ce qu’il desire, non pas mesme les choses les plus sacrées.

Il commença donc à visiter les villages de l’Isle, esquels il pensoit qu’il y avoit des mescontens contre les François, & là dans les loges, & aux Carbets, selon leur coustume, frappant ses cuisses à grands coups du plat des mains, haranguoit, disant ; Ché, Ché, Ché, auaëté. Ché, Ché, Ché, Pagy Ouässou, Ché, Ché, Ché, Aiouka païs, &c. C’est à dire, Moy, moy, moy, Je suis furieux & vaillant. Moy, moy, moy, Je suis un grand Sorcier : C’est moy, c’est moy, qui tuë les Peres &c. J’ai folio 29.faict mourir le Pere qui est mort & enterré à Yuiret, où demeure le Pay Ouassou, le grand Pere auquel j’ay envoyé tous les maux qu’il a[75], & le feray mourir comme l’autre. Je tourmenteray les François avec maladies, et leurs donneray tant de vers aux pieds & aux jambes qu’ils seront contraints de s’en retourner en leur païs. Je feray mourir les racines de leurs jardins, à ce qu’ils meurent de faim : J’ai demeuré autrefois aupres d’eux, & mangeois souvent avec eux, je regardois leurs façons de faire, quand il servoient le Toupan. Mais j’ay recogneu qu’ils ne sçavoient rient au prix de nous autres Pagis, Sorciers. Partant nous ne devons les craindre, & s’il faut que nous sortions, je veux marcher devant : car je suis fort & vaillant. Il fut pres de deux mois à courir l’Isle, & faire ces discours sans que nous en sceussions rien, d’autant qu’ils sont fort secrets, où il y va de leur public interest, bien qu’autrement quand il n’y va que du particulier, facilement ils descouvrent les entreprises.

32verso.Iapy-Ouässou le reprit fort aigrement de tels discours, ce que fit aussi Piraiuua, mais son frere le Grand Chien le denonça & en outre demanda qu’il luy fust permis de l’aller prendre, & le pendre de sa propre main. Ces nouvelles arriverent incontinent aux oreilles du Capiton, qui commença à trembler comme s’il eust eu la fievre, & ne disoit plus Ché auo-êté, ny Ché Pagi-Ouassou, ou Ché Aiouca Pay, mais bien au contraire devant les siens tremblant de peur il dict, Ché assequegai seta, ypocku Topinambo, ypocku decatougué : giriragoy Topinambo, giriragoy seta atoupaué : ypocku ianouara vacté, ypocku decatougué giriragoy ianouara vaetè giriragoy seta atoupauè : Ah ! que j’ay de peur, & grandement, ô que les Topinambos sont méchans[76], ils sont méchans parfaictement : Ils ont menty, les Topinambos, ils ont menty grandement & amplement : que le Grand Chien est meschant, il est meschant parfaictement ; Il a menty le Grand Chien, il a menty grandement & amplement, &c. Je n’ay rien dit de tout cela, je n’ay point faict mourir le Pere & n’ay point dict que je veux faire mourir le Grand Pere, & que folio 30.je luy ay envoyé ses maladies. Semblablement je n’ay jamais dit que je veux tourmenter les François & faire mourir leurs racines, car je ne suis point barbier, & ne le fus jamais, ains je veux estre fils des Peres, & retourner auprez d’eux & les nourrir : Ce que je les ay quittez, c’estoit pour venir cueillir mon mil ; Je veux aller bientost trouver le grand Pere, & luy porter de mon May, & de ma pesche, & de ma venaison & luy donner un de mes Esclaves afin d’appaiser le Grand des François, à ce qu’il ne croye le Grand Chien, qui m’a voulu tousjours du mal, encore que je sois son frere : Il m’a voulu souventfois tuer, & si le Mourouuichaue, c’est à dire le Principal des François, luy donne une fois congé de me venir prendre, il me tuera 33infailliblement. De ces paroles vous recognoistrez l’humeur de ces Sauvages qui ne confesseront jamais la verité tant qu’ils pourront se deffendre.

Ce pauvre miserable Capiton demeura fuitif dans les bois, & se retiroit le plus souvent en un village appellé Giroparieta, c’est à dire le village de tous les Diables, sur le bord de la mer, quand verso.il m’envoya un de ses parens faire la paix avec moy, & obtenir pardon du Grand. M’envoyant un sien Esclave fort & robuste, bon pescheur & chasseur : Luy & sa femme, & ses gens me vindrent voir, chargez de May, de poisson et de venaison, & tant luy que sa femme me dirent merveille pour me persuader de ne rien croire de tout ce qu’on disoit de luy, chargeant les Tapinambos & le Grand-Chien de mensonge, & de plusieurs autres meschancetez, quant à luy qu’il nous estoit bon amy, & qu’il avoit envie d’estre Chrestien & sa femme & luy ayant promis que le Grand oubliera cela, & moy semblablement, il s’en retourna fort joyeux.

folio 31.

De la venue d’une Barque Portuguaise à Maragnan.

Chap. X.

Lors que nous y pensions le moins & que l’Isle estoit vuide de Sauvages et de François (car les uns estoient allez au voyage des Amazones, les autres au 2. voyage de Miary, duquel nous parlerons cy-apres) nous fusmes inquietez l’espace d’un bon mois de mille rapports, tant des Sauvages, qui habitoient pres de la mer, que des François residans aux Forts, qu’ils oyoient fort souvent tirer des coups 34de canon du costé de l’Islette Saincte Anne, & du costé de Taboucourou[78], voire que l’on avoit veu trois navires voguans autour de l’Isle : quand pour certain se presenta une barque, commandee par verso.un Capitaine Portuguaiz, nommé Martin Soarez, laquelle venait de l’Isle Sainte Anne, où ils avoient mis pied à terre, pris possession pour le Roy Catholique ; planté une haute Croix, & attaché un aiz gravé, contenant l’Escriture de laquelle sera parlé cy-apres. Cette barque roda l’ance & baye du havre de Caours, mettant pied à terre à chaque fois, pour voir & choisir les contrees propres à faire succres, specialement en un lieu appellé Ianouarapin, où ils planterent une Croix, en intention d’y faire une belle habitation de Portuguaiz, & d’y dresser force moulins à sucre. De là ils s’approcherent de la rade de Caours, qui est une des entrees de l’Isle : où depuis leur venuë, on a basty deux beaux forts, pour empescher la descente. Ils tirerent quelques coups de Fauconneaux, pour appeller les Sauvages de l’Isle à eux ; Personne n’y voulut aller, sinon que le Principal d’Itaparis, soupçonné pour traitre : Il fut interrogé de plusieurs choses, on ne sçait ce qu’il respondit ; Ils luy donnerent quelques haches & serpes, & folio 32.s’en revint ainsi en l’Isle. Or ces Portuguaiz avoient avec eux des Canibaliers Sauvages[77] qui habitent en Mocourou, & parens des Canibaliers, qui sont refugiez à Maragnan, qu’ils envoyerent à terre pour prendre cognoissance, & sçavoir s’il y avoit dedans l’Isle multitude de François, & s’ils estoient fortifiez, & avoient du canon.

De bon-heur ils s’addresserent à des Tapinambos, qui leur dirent qu’il n’y avoit aucun François dedans l’Isle, qu’ils s’en estoient tous allez, & n’y avoient aucun fort, ny laissé navire, barque ou canon, & sur cette asseurance ils commencerent à manger. Les Tapinambos envoyerent vitement au Fort sainct Louys, donner advertissement de tout 35cecy. On depescha aussitost une barque, fournie de bons hommes, pour aller saisir les Portuguaiz : mais il arriva qu’un traistre Canibalier, qui haissoit les François, auquel on avoit remis desja plusieurs fois la punition qu’il meritoit, eut le bruit de la venuë des Canibaliers, & alla hastivement les trouver, & leur dit à l’oreille ; Que faites vous icy, montez vitement en mer, & retournez en vostre verso.barque : car il y a plusieurs François en l’Isle qui ont un beau fort, barques, canons & navires : Ce qu’entendant les Canibaliers, se leverent tous esperdus, disans à leurs hostes Tapinambos, qui les amusoient : Ha ! meschans, vous celez vos comperes, & marchans à grand pas avec le traitre Canibalier, ils r’entrerent dans leur batteau & legerement gaignerent leur barque, qui estoit ancree en la rade bien avant dans la mer. Les Portuguaiz voyans cela se douterent aussitost que les François estoient en l’Isle, & ne manqueroient pas de les poursuivre, partant ils se depescherent de lever les ancres, lesquelles à peine estoient levees, qu’ils descouvrent la barque des François, & les François la leur, qui se hasterent de coupper chemin aux Portuguais, marchans à la bouline, extremement bien, brisans les roëles & bancs de la mer, se soucians peu de toucher, pourveu qu’ils eussent leur proye : dont eust reussi une grande commodité : car l’on eust sceu toutes les intentions des Portuguaiz, lesquels s’appercevoient du bon vouloir des…

....... .......... ...

36folio 41.… toutes Nations, & nous le voyons par experience en plusieurs lieux de la France, d’où le Proverbe est venu, pleurer de joye.

Estans arrivez au Fort, & s’estans reposez à leur aise, d’autant que de leur naturel, ils sont graves prenans leur temps sans se precipiter à l’estourdie, ny se laisser emporter à la vivacité & impulsion de la curiosité, qui est l’imperfection unique du François de faire toutes ses actions à la haste, donnant le vol à ses affections d’aboutir où elles pretendent, ils allerent trouver le Grand, auquel ils firent ceste harangue.

Suivant les nouvelles que tu as mis en la bouche de deux des nostres, qui estoient esclaves parmy les Tapinambos, pour nous estre par eux fidellement rapportees, à sçavoir de ta venuë & de celle des Peres en ces quartiers, pour nous deffendre des Peros & nous enseigner le vray Dieu, nous donner des haches & autres ferremens pour vivre aisement : nous avons parlé de cela en plusieurs Carbets, & verso.remettant devant nos yeux que les François nous avoient tousjours esté fidelles, demeurans paisiblement avec nous & nous accompagnans à la guerre, où quelques uns d’eux sont morts, tous mes semblables se sont fort resjouys, & ont resolu avec mon Grand de t’obeir en tout & faire ta volonté : c’est pourquoy ils m’ont envoyé me donnant charge expresse de ramener quant & moy de tes François, pour nous accompagner & nous garder jusqu’à tant que nous venions au lieu que tu nous donneras.

La reponce fut de l’amitié qu’on leur portoit, & qu’on leur donneroit des François. De là ils me vindrent trouver en ma loge, où ils m’exposerent semblablement leur charge, ainsi que je diray en son lieu. Ils me demanderent mon petit Truchement pour aller avec eux, afin d’asseurer Thion leur Grand & tous leurs semblables, que je les recevois pour enfans de Dieu, & qu’ils vinssent hardiment 37soubs la protection des Peres : Ainsi accompagnez d’un bon nombre de François, & mon Truchement avec eux, à qui j’avois donné quelques images pour presenter à Thion leur Grand, ils se mirent sur mer, & folio 42.allerent droict à Miary, & de là en leurs habitations.

Estans arrivez, ils furent receuz avec un grand applaudissement, force pleurs, force larmes & des danses jour & nuict : les vins furent preparez en grande abondance, les sangliers & autre venaison furent apportez aux François en grand nombre : plusieurs filles des plus belles, leur furent offertes : mais les François les refuserent, alleguans que Dieu ne le vouloit pas, & que les Peres l’avoient defendu : mais s’ils vouloient estre bien agreables aux Peres quand ils viendroient en l’Isle : il faudroit qu’ils plantassent des Croix, pour chasser Giropary[79] du milieu d’eux : aussi tost dit, aussi tost faict, tellement qu’ils planterent une multitude de Croix çà & là, le long de leurs loges qui se voient encore à present en ce lieu, lesquelles demeurent pour marque de leur antique habitation, d’où ils furent appellez pour venir en une autre terre ja illuminee de la cognoissance de Dieu, & enrichie des sacro-saincts Sacrements de l’Eglise, comme fut jadis la nation du peuple d’Israel verso.retiré de l’Egypte pour venir en la terre de Promission.

Ces choses estant faictes, chacun commença à faire la cueillette & moisson, rompre les jardinages & faire grande chere, puis que dans peu ils devoient quitter & abandonner ceste place : ils s’enqueroient ordinairement de plusieurs choses concernant leur salut, & on satisfaisoit à leur demande.

Les François ne perdirent le temps ny la commodité de gagner la nation prochaine qui leur estoit ennemie, & dont ils en avoient tant mangé que c’est pitié de l’entendre : car ils estoient les plus forts & en plus grand nombre de villages & d’hommes : & le Principal de ceste nation, nommé La Farine d’Estrempee, homme vaillant à la guerre, de bonne 38humeur & fort enclin au Christianisme ainsi que nous dirons en son lieu, disoit en se gaudissant que s’il eust voulu manger ses ennemis, il n’en eust resté pour lors aucun : mais je les ay conservez pour mon folio 43.plaisir les uns apres les autres, pour entretenir mon appetit, & exercer mes gens journellement à la guerre : que si je les eusse tuez tout en un coup, qui les eust mangez ? Puis mes gens n’ayans plus contre qui s’exercer, peut estre se fussent-ils desunis & separez, comme nous avons faict d’avec Thion. Cecy dit-il, pour ce qu’auparavant ce n’estoit qu’une nation de ces deux : lesquels tous ensemble habitans en ces lieux assez eslongnez de voisins, contre lesquels ils se pouvoient exercer à la guerre, ils se rebellerent l’un contre l’autre. Cecy confirme ceste belle maxime d’Estat, que qui veut conserver l’interieur en paix, il faut exercer les remuans au dehors specialement contre les ennemis de la Foy, & moralement qui veut sauver le cœur de tout vice & imperfection, il faut mettre seure garde aux sens exterieurs.

Les conditions de la paix furent qu’on mettroit en oubly de part & d’autre toutes les injures & mangeries : qui plus avoit perdu, devoit avoir plus de verso.patience, & que jamais ils ne se feroient reproche, aussi que venus dedans l’Isle ils demeureroient separez l’un de l’autre, & tous fidellement assisteroient les François. Et ainsi le temps venu on leur envoya force canots & barques dans lesquels ils se mirent & vindrent à l’Isle. Ils furent bien receuz, & leur Chef Thion salué de cinq coups de canon & de deux saluades de mousquets, & passant par le milieu des soldats François arangez selon les ceremonies de la guerre, il entra au fort où le Sieur de Pesieux & moy le receumes. Quant aux harangues qu’il nous fit, je les diray en leur lieu ; conduisons-le en sa loge pour se reposer.

39

folio 44.

De la Valeur & mœurs des Sauvages de Miary.

Chap. XIII.

Ayant conversé fort familierement avec ceste Nation, j’ay descouvert beaucoup de particularitez, qui sont propres à eux seuls, & beaucoup d’autres qui sont communes à tous les Tapinambos, desquels personne n’a point encore escrit, au moins parlé suffisamment, & sont belles & rares, qui faict que je m’y estendray plus amplement. Ces peuples estoient appellez par les Tapinambos, Tabaiares, auparavant qu’ils se fussent reunis[80]. Ce nom est commun et appellatif, pour signifier toute sorte d’ennemis ; Car mesme cette Nation des Tabaiares appelloient les Tapinambos de l’Isle, Tabaiares, Tapinambos, verso.maintenant qu’ils sont en l’Isle pacifiez & d’accord : Les Tapinambos les appellent Miarigois c’est à dire gens venus de Miary[82] : ou habitans de Miari, ainsi que les Dannois venans occuper la Neustrie, Province ancienne dependante de la Couronne de France furent appellez Normands, & l’ayant retenuë sous l’hommage des Roys de France, perdit son nom ancien de Neustrie, & prit celuy de Normandie.

Les François les appellent Pierres vertes[81], à cause d’une montagne non beaucoup esloignee de leur antique habitation, en laquelle se trouve de tres-belles & precieuses pierres vertes, lesquelles ont plusieurs proprietez specialement contre le mal de rate, & flux de sang : & m’a t’on dict qu’on y trouve des Emeraudes tres-fines : Là ces Sauvages alloient chercher de ces pierres vertes : tant pour en mettre en leurs levres, que pour en faire trafic avec les nations voisines. Les Tapinambos & les Tapouis font grand estat de ces pierres[83] : J’ay veu donner 40moy-mesme pour une seule pierre à levre, de cette folio 45.sorte, la valeur de plus de vingt escus de marchandise, que donna un Tapinambos à un Miarigois dans nostre loge de Sainct François de Maragnan. Un certain long cheveux vint chez nous, orné de ses plus beaux atours, qui estoient de deux branches de corne de chevreil, & de quatre dents de biche fort longues, au lieu de pendant d’oreille, de quoy il se bravoit extremement, par ce que cela estoit agencé industrieusement, d’autant que le commun, specialement les femmes, ne les portent que de bois rond, assez gros, comme de deux doigts en diametre : vous pouvez penser quel trou ils font à leurs oreilles : mais sa plus grande braverie estoit d’une de ces pierres vertes longue pour le moins de quatre doigts, & toute ronde, qui me plaisoit infiniement, & avois grand desir de l’avoir pour la porter en France. Je lui fis demander ce qu’il vouloit que je luy donnasse pour cette pierre : Il me fist responce : Donne moy un navire de France plein de haches, serpes, habits, espees & harquebuses.

verso.Un autre Tapinambos fort vieil en portoit une en sa levre d’en bas en ovale, large comme le creux de la main, laquelle pour le long temps qu’il la portoit, & ne l’avoit ostée de son lieu, estoit enchassee dans son menton, la chair s’estant repliee par dessus les bords de la pierre, & avoit pris la forme d’ovale de cette pierre. J’ay dict cecy pour faire voir la valeur de ces pierres vertes.

Ces Miarigois sont communément d’une belle stature, bien proportionnez, valeureux en guerre : de sorte qu’estans bien conduicts, ils ne reculent & ne s’enfuyent point comme les autres Tapinambos & n’en puis donner autre raison, sinon qu’ils ont esté nourris parmy les combats, qu’ils ont tousjours livrez aux Portuguais, lesquels ils ont autrefois défaicts, forcé leurs forts, & emporté leurs enseignes, & jamais n’eussent abandonné leur premiere habitation, 41ainsi que Thion, leur Principal, nous harangua à sa venuë au Fort Sainct Loüis, si la disette des poudres à canon n’eust contrainct les François, qui estoient avecques eux, de ceder à la force, & au grand folio 46.nombre des Portugais.

C’est un plaisir que de voir le zele & le soin qu’ils ont de porter les espees, que les François leur ont donné, perpetuellement à leur costé, sans jamais les laisser, sinon lors qu’ils reposent en leurs lits ; ou qu’ils travaillent en leurs jardins, & lors ils les pendent en une branche d’arbre aupres d’eux : d’où il me souvenoit de l’Histoire de Nehemias, en la reparation des murs de Hierusalem, que les habitans d’icelle tenoient d’une main les armes, & de l’autre les instrumens à travailler.

Ils sont curieux de tenir leurs espees claires comme cristal, & les fourbissent eux mesmes, avec du sable doux & de lyanduc, c’est à dire de l’huile de palme, les aiguisent souvent pour les entretenir bien tranchantes, r’accommodent la pointe, quand la roüille, qui est fort commune sous cette zone torride, l’a mangée. Ils s’accoustument à les bien manier, faisant marches & des-marches, quasi à la façon des Suisses, quand ils escriment.

verso.Outre qu’ils sont gens de courage & bons soldats, ils travaillent extremement bien, & aimerois mieux une heure de leur besogne, qu’une journee d’un Tapinambos. Leurs Principaux travaillent aussi bien que les moindres, leur travail toutefois est reglé : car ils se levent à la pointe du jour, desjeunent, puis femme & enfans avec eux, vont tous de compagnie, huans, chantans & rians, travailler en leurs jardins, & quand le Soleil vient à sa force, qui est à l’heure de dix heures, quittent le travail, viennent repaistre & dormir, & sur les deux heures apres Midy, quand le Soleil vient à perdre sa force, ils retournent au travail jusques à la nuict.

42Les Principaux, qui ordinairement tiennent table ouverte, & pour cet effect doivent avoir une grande estenduë de jardins, dressent un Caouin general, auquel ils convient un chacun, à la charge de coupper ses jardins. Cela se faict avec grande allegresse en une belle matinee ou deux, puis vont boire en la loge de celuy qui les a mis en besogne, chacun folio 47.goustant au vin s’il est temps de le boire, & au cas qu’ils le trouvent bon, le loüent grandement de sa force, & composent des chansons là dessus, qu’ils recitent en faisant le tour des loges au son du Maraca, prononçans telles ou semblables paroles : O le vin, le bon vin, jamais il n’en fut de semblable, ô le vin, bon vin, nous en boirons à nostre aise, ô le vin, le bon vin, nous n’y trouverons point de paresse : Ils appellent un vin paresseux, qui n’a point de force pour les enyvrer incontinent, & qui ne les provoque à vomissement, pour derechef boire d’autant : Les filles servent à cet escot, on danse, on chante à plaisir, on couche ceux qui s’enyvrent soigneusement, il s’y fait rarement des quereles : mais ils sont joyeux & plaisans en leur vin, specialement les femmes qui font mille singeries, dont elles provoqueroient les plus tristes & espleurez à se débonder de rire. Pour moy je confesse que jamais en ma vie je n’ay eu tant envie de rire, que lors que ces femmes escrimoient les unes contre les autres, avec des gobelets de bois pleins de ce vin, beuvans verso.l’une à l’autre, faisant mille grimaces & démarches.

Ils sont fort liberaux de ce qu’ils ont de plus cher, comme sont leurs filles & leurs femmes : Car je pris garde quand on les alla querir au second voyage de Miary, que plusieurs Tapinambos, tant de l’Isle de Maragnan, que de Tapoüitapere, allerent exprez avec les François, pour avoir des filles & des femmes en don de ces Miarigois, ce qu’ils obtindrent facilement, comme aussi plusieurs autres enjolivemens, que ces peuples seuls ont grace de faire, 43& par ainsi tenus fort chers & precieux entre les Tapinambos.

Ils ont aussi une coustume, que j’ay pareillement remarquee entre les Tapinambos, c’est, qu’ils portent des siflets ou flutes, faictes des os des jambes, cuisses & bras de leurs ennemis, qui rendent un son fort aigu & clair, & chantent sur icelles leurs notes ordinaires, specialement quand ils sont en leurs Caouins, ou quand ils vont en guerre.

Les jeunes filles ne mesprisent pas l’alliance des vieillards & chenus, comme font les filles de Tapinambos, folio 48.ains au contraire elles s’estiment d’avantage d’espouser un vieillard, notamment quand il est Principal, & je m’en estonnois, comme chose assez malseante, de voir plusieurs jeunes filles de quinze à seize ans, estre mariees à ces vieillards, ce que font au contraire les filles des Tapinambos, lesquelles passent leur jeunesse en filles de bonne volonté, puis elles acceptent un mary. Ce que j’ay dict, non pour autre subject que pour faire voir l’aveuglement des ames detenuës en la captivité de cet immonde esprit, qui ne cesse de precipiter d’ordure en ordure les ames qui luy servent.

verso.

Des Incisions que font ces Sauvages sur leurs Corps, et comme ils font Esclaves leurs Ennemis.

Chap. XIV.

Ces Peuples, & non seulement eux, mais generalement tous les Indiens du Bresil, ont accoustumé de s’inciser le corps, & le decouper aussi joliment, que les Tailleurs & Cousturiers, bien experimentez 44en leur art, decoupent leurs habits par deçà : Et ceste façon de faire ne s’arreste pas aux hommes simplement, ains passe jusques aux femmes, avec ceste difference toutefois que les hommes s’incisent par tout le corps, mais les femmes se contentent de se folio 49.découper depuis le nombril jusques aux cuisses : ce qu’ils font par le moyen d’une dent d’Agouti fort aiguë, & d’une gomme bruslee, reduite en charbon, appliquee dans la playe, & jamais ne s’efface : Ce que je dis en passant, non pour m’y s’arrester, mais pour descouvrir l’origine de cette antique coustume, pratiquee, il y a jà long temps, par les Nations policees, qui me fait dire qu’elle est fondee en la Nature ; puis que cette Nation Barbare, sans communication d’aucune autre Nation civilisee, l’aye inventee & exercee. J’ay donc appris de ces Sauvages, que deux raisons les esmeuvent à decoupper leur corps en cette sorte : sçavoir le regret & deüil perpetuel, qu’ils ont de la mort de leurs parens, tombez entre les mains de leurs ennemis, l’autre est la protestation qu’ils font, comme vaillans & forts, de vanger leur mort contre leurs ennemis : quasi comme s’ils vouloient signifier par cette rasure douloureuse, qu’ils n’espargneront ny leur sang, ny leur vie, pour en faire la vengeance : & de fait, plus il sont stigmatisez, plus ils sont estimez vaillans, & de grand courage. verso.En quoy ils sont imitez des femmes valeureuses & courageuses.

Pour monstrer la source antique de cecy, je ne desire faire la recherche des Histoires Prophanes, chose trop prolixe : ains je me contenteray de le faire voir dans les Sainctes Ecritures, en divers passages, où Dieu reprouve ceste façon, comme chose, qui ressent son Barbare & Sauvage. Au Levitique 19. Super mortuo non incidetis carnem vestram, neque figuras aliquas, aut stigmata facietis vobis, vous ne ferez point pour le mort incision en vostre chair, & vous ne ferez aucunes figures ou marques. Et 45au Chap. 21. Neque in carnibus suis facient incisuras : Et ils ne feront incisions en leur chair. Au Deut. 14. Non vos incidetis, nec facietis calvitium super mortuo : Ne vous ferez incisions, & ne vous arracherez les cheveux pour le mort. Sur lesquels passage la Glose des Peres adjouste, comme ont coustume de faire les Gentils & Idolatres, & est bien à noter ce que dit le dernier passage : Ne vous ferez incision, & ne vous arracherez les cheveux pour le mort, où il conjoint l’incision avec la decheveleure sur le mort, par ce que ces deux façons de faire sont estroictement folio 50.gardees par nos Sauvages : quant à l’incision vous l’avez entendu, mais pour la décheveleure, vous devez sçavoir que si tost que les femmes & les filles sont asseurees de la captivité, ou mort en guerre de leurs Peres & Maris, elles se coupent les cheveux, crient & lamentent effroyablement, incitant leurs semblables à la vengeance & à prendre les armes, & poursuivre les ennemis, comme je feray voir cy apres, quand je reciteray l’Histoire des Tremembais.

Quant à la façon de captiver leurs Prisonniers, & les rendre Esclaves : je l’ay apris des Esclaves que l’on m’avoit donnez en ce païs là, pour me prouvoir des choses necessaires à la vie. Un jour je reprenois de paresse l’un d’iceux, fort & vaillant, qu’un Tapinambos m’avoit donné, il me rendit cette responce pour mon admonition, douce toutefois ; (car je sçavois bien la maniere qu’il faut garder envers ceste Nation, laquelle repute les reprimandes pour playes & blesseures, & les battre, c’est autant que les tuer[84], ains aymeroient mieux mourir honorablement, comme ils disent, c’est au milieu des assemblees, verso.comme a descrit suffisamment le R. Pere Claude. Il me rendit, dis je, cette responce. Tu ne m’a pas mis la main sur l’espaule en guerre[85], ainsi qu’a faict celuy qui m’a donné à toy pour me reprendre. Je fus curieux incontinent de sçavoir par 46mon Truchement ce qu’il vouloit dire : Alors je recognus que c’estoit une ceremonie de guerre, pratiquee entre ces nations, que quand un prisonnier est tombé en la main de quelqu’un, celuy qui le prend, luy frappe de la main sur l’espaule, luy disant, je te fay mon Esclave, & deslors ce pauvre captif, quelque grand qu’il soit entre les siens, se recognoist esclave & vaincu, suit le victorieux, le sert fidelement, sans que son maistre prenne garde à luy, ains a la liberté d’aller de çà de là, ne fait que ce qu’il veut, & ordinairement espouse la fille ou la sœur de son Maistre, jusques au jour qu’il doit estre tué & mangé, & lors luy & ses enfans yssus de la propre fille de son maistre, sont boucanez & mangez : chose pourtant folio 51.qui ne se fait plus à Maragnan, Tapoüitapere & Comma ny mesmes aux Caietez sinon rarement.

Cette cognoissance me resveilla l’esprit d’une vieille coustume, que j’avois leuë autrefois dans les Sacrez Cayers & Histoires des Romains, pratiquee en la Captivité des prisonniers : laquelle pour bien entendre, il faut remarquer que les ceremonies exterieures, ont esté inventees, pour representer naifvement les affections de l’interieur : Pour exemple, flechir le genoüil, baiser la main, descouvrir la teste, lors que nous salüons quelqu’un, qui nous est affectionné, sont autant de tesmoignages de l’offre interieure, que nous luy faisons : de mesme les espaules ont esté à l’antiquité des hierogliphiques, representans le mystere caché des actions internes, & externes des hommes, & laissant à part ce qui ne faict à mon propos, je me contenteray de rapporter ces deux suyvans : c’est premierement, que le sceptre appuyé sur l’espaule, signifioit la puissance Royale : la Pertuisane sur l’espaule, declaroit la puissance des Chefs de guerre : les Masses d’or & d’argent, la puissance verso.du Senat & des Pontifes : Les haches entortillees de branches de vignes, la puissance du Consulat, & des Gouverneurs de Provinces : A quoy regarde ce qui 47est escrit par Esaye chap. 9. Factus est Principatus super humerum ejus, sa domination est mise sur son espaule, & au chap. 22. Dabo clavem domus David super humerum ejus, & mettray la clef de la maison de David sur son espaule, c’est à dire le Sceptre de David.

Au contraire mettre un joug, tel que portent les bœufs ou les chevaux au labour, ou bien passer sous la pique traversee entre deux autres : ou bien recevoir sur l’espaule nuë le coup de la verge, estoit le signe d’esclavage, comme l’a fort bien representé le mesme Esaye chap. 9 Jugum oneris ejus & virgam humeris ejus, & Sceptrum exactoris ejus superasti : Tu as surmonté le joug de son fardeau, & la verge de son espaule, & le Sceptre de son Exacteur, parlant de la captivité de la Gentilité, que le Sauveur a affranchie : De mesme ces Sauvages frappans sur l’espaule de leurs prisonniers, ils signifient qu’ils les rendent captifs, & en effect je trouve folio 52.une belle Prophetie toute literale contenant ce malheur, auquel ces pauvres Sauvages Chananeans sont sujets, par un jugement inscrutable de la Divine Sapience, & la participation de l’antique malediction de Chanaan leur Pere ; c’est en Esaye chap. 47. Tolle molam, & mole farinam : denuda turpitudinem tuam, discooperi humerum, revela crura, transi flumina. Prends la meule & faits moudre la farine : découvre ta turpitude, decouvre ton espaule, monstre tes cuisses, passe les fleuves. Ces Sauvages ont pris la meule & la farine, n’ayans aucuns ferremens pour travailler, soit au bois, soit en leurs jardinages, ains seulement se servoient de haches de pierre, pour couper les arbres, à faire leurs maisons & canots, & pour aiguiser des bastons, afin de cultiver la terre, pour y semer leurs graines, & planter leurs racines, & pour toute recompense de leur labeur, ne mangent que de la farine, des racines grugees sur une rape, faicte de petite cailloux aigus, enchassez dans un bois plat, 48verso.large de demy pied. Laquelle farine ils font cuire dans une grande poesle de terre, sur le feu, comme il est dict plus amplement en l’Histoire du R. P. Claude. Leur turpitude est découverte en telle façon, que les femmes & les filles, tant s’en-faut qu’elles en soient honteuses, qu’elles ont de la peine de se resoudre à se couvrir : Ils ont l’espaule descouverte, subject à ceste grande captivité, commune à toutes ces Nations : Ils montrent leurs cuisses, la fornication, non toutefois l’adultere, estant en usage parmy eux, sans aucune reprehension. Ils passent les fleuves, cherchans les Isles incognuës, afin de se mettre en seureté.

folio 53.

Des Loix de la Captivité.

Chap. XV.

Puis que nous sommes sur ce subject des Esclaves, il est bon de traicter des Loix de la captivité, c’est à dire, que les Esclavves doivent garder, qui sont celles-cy. Premierement, De ne point toucher à la femme du Maistre, à peine d’estre fleché sur l’heure, & la femme d’estre mise à mort, ou au moins bien battuë, & renduë à ses Pere & Mere : d’où elle reçoit une tres-grande honte, tout ainsi que par deçà une femme seroit taxee d’avoir la compagnie d’un de ses valets : Sur quoy vous pouvez remarquer, que les filles ne sont meprisees pour s’abandonner à qui bon leur semble, tandis qu’elles demeurent filles, mais aussitost qu’elles ont 49accepté un mary, si elles se donnent à un autre, verso.outre l’injure qu’on leur fait de les appeler Patakeres, c’est à dire putains, elles tombent à la mercy de leurs marys, d’estre tuees, battuës & repudiees.

Il est bien vrai que les François ont addoucy ceste Loy si rude, de ne donner permission aux Marys, de tuer tant l’esclave que la femme adultere : ains les amener tous deux au fort S. Loüis, pour en voir faire la punition, ou la faire eux-mesme, ainsi que je l’ay veu pratiquer quelquefois specialement d’un adultere commis entre la femme du Principal d’Ouyrapyran, & d’un Esclave fort beau jeune homme.

Cet Esclave estoit amoureux de ceste femme, & apres avoir espié tous les moyens d’en joüir, il la vit un jour aller toute seule à la fontaine, assez esloignee du village : Il alla incontinent apres & luy exposa sa volonté, puis l’embrassant de force, la transporta assez avant dans le bois où il r’assassia son desir : Elle qui estoit d’une bonne lignee, ne voulut point crier de peur d’estre diffamee, ains pria l’esclave de tenir le tout caché. Le mary s’ennuyant folio 54.de la longue absence de sa femme, & qu’elle tardoit tant à venir, il se douta de quelque chose : car elle estoit assez belle & de bonne grace : il vint luy-mesme à la fontaine, où il trouva sur le bord d’icelle les vaisseaux de sa femme pleins d’eau, & tournant sa veuë deçà delà, comme font les hommes frappez d’une telle maladie, vit sa femme sortir du bois du costé de la fontaine, & l’esclave sortir par un autre costé : lors il l’alla saisir au colet, & et le donna en garde à ses amis, prit sa femme par la main & la conduit chez ses parens les enchargeant de la luy representer quand il la demanderoit. Le lendemain accompagné des siens, il m’amena cete Esclave en ma loge, m’exposant le fait comme il est cy dessus raconté, adjoutant que si ce n’eust esté le respect des commandemens qu’avoient faict les Peres & les 50François, il eust faict mourir cet esclave, pardonnant nonobstant à sa femme qui y avoit esté forcée, laquelle il avoit ja rendue à ses parens pour la laisser. Je le loüé fort de ceste sienne obeissance & respect ; & à la verité c’estoit un homme bien faict, beau de verso.visage & de corps, il parloit bien & en bon termes, representant en son maintien, tant au visage qu’au corps, une generosité & noblesse de courage : je l’envoiay au Sieur de Pezieux Lieutenant pour sa Majesté, en l’abscense du Sieur de la Ravardiere, lequel ayant entendu tout le discours, fit mettre les fers aux pieds à l’esclave, & promit au Principal d’en faire telle justice qu’il voudroit ; le Principal luy repliqua, je veux qu’il meure selon la coustume : le Sieur de Pezieux respondit, que Dieu avoit commandé en sa Loy que l’homme & la femme adultere devoient mourir. Ouy mais dit le Principal : elle y a esté contrainte. Non, dit le Sieur, la femme ne peut estre contrainte par un homme seul, ou au moins elle devoit crier, & non pas prier le Sauvage de n’en dire mot, qui est un consentement tacite : il disoit tout cecy, specialement pour sauver l’esclave de la mort : car il sçavoit bien que le Principal ne permettroit jamais que sa femme fust mise à mort, à cause du grand parentage dont elle estoit. Ce qui arriva sur le champ : car il pria le Sieur de Pesieux folio 55.de ne faire mourir l’esclave, ains seulement qu’il le mit au carcan, & qu’il luy fust permis de le fustiger à son plaisir ; ouy ce dit le Sieur, à la charge que tu donneras quatre coups de corde à ta femme, devant toutes les femmes qui sont icy au Fort, & ce au son de la trompette. Il s’y accorda, & le l’endemain, elle fut examinee & confrontee avec l’esclave, & le tout recogneu comme je l’ay raconté cy dessus : l’un & l’autre furent menez à la place publique du fort, où est plantee la potence & le carcan : là le mary faisant l’office de bourreau, prend trois ou quatre cordons de corde bien dure qu’il lie en son 51bras, & entortille en sa main droitte, desquels il sengla sa femme par quatre fois, y laissant les marques bien grosses & entieres, imprimees sur ses reins, son ventre & ses costez : mais non pas sans jetter force larmes, qui luy couloient des yeux le long de ses jouës, avec grands soupirs : sa femme gemissoit semblablement, les yeux vers la terre, de honte qu’elle avoit de voir toutes ces femmes autour d’elle, qui ne faisoient pas meilleure mine qu’elle, ains pleuroient toutes, tant de compassion que d’apprehension, verso.qu’il ne leur en vint autant & d’avantage. Les hommes au contraire se resjouyssoient de voir une si bonne justice, & disoient en gaudissant à leurs femmes : que je t’y trouve. Toute ceste journee là, les femmes des Tabaiares firent une triste mine.

Ce bon mary apres avoir donné les quatres coups a sa femme, luy dit ; je n’avois point envie de te battre, & j’ay faict ce que j’ay peu envers le Grand des François, pour te sauver : mais va, essuye tes larmes & ne pleure plus, je te reprens pour femme, & te rameneray quand & moy, quand j’auray foüeté cet esclave. Dieu sçait si le regret qu’il avoit eu de fouëter sa femme, amenda le marché au pauvre esclave : car le mettant en place marchande, il fit une rouë tout autour de luy de l’estenduë de sa corde faisant retirer un chacun à l’escart. L’esclave avoit les fers aux pieds, debout & nud comme la main, qui supporta si constamment les coups, qu’il ne dit jamais une seule parole, & ne remua aucunement de sa place : encore que ce principal bandast folio 56.de toutes ses forces les coups sur ce pauvre corps, & perdant l’haleine de force de toucher, se reposa par trois fois, puis recommençoit de tant mieux, tellement qu’il ne laissa partie sur son corps qui ne fust atteinte de ces cordages. Il commença par les pieds, puis sur les jambes, sur les cuisses, sur les parties naturelles, sur les reins, sur le ventre, sur les espaules, sur le col, sur la face & sur la teste. 52De ces coups l’esclave demeura long-temps malade, tousjours ayant les fers aux pieds, selon la demande qu’en avoit faict ce Principal, mais quelque temps apres il permit qu’il fut delivré, suivant la demande que luy en fit le Sieur de Pesieux, qui en tout vouloit satisfaire à ces Principaux, pour les obliger d’avantage à estre fidelles aux François. La feste ainsi passee il reprit sa femme qui ne pleuroit plus, mais commençoit à rire, ils s’en retournerent, comme si jamais rien ne fust arrivé.

verso.

Des autres Loix pour les Esclaves.

Chap. XVI.

Les autres loix sont, que les Esclaves tant hommes que filles ne se peuvent marier, sinon du congé de leur maistre : & cecy, à raison qu’il faut que tant l’homme que la femme esclaves demeurent ensemble, & que les enfans sortis d’iceux soient & appartiennent au maistre. Les Sauvages Tapinambos ordinairement prennent les filles esclaves à femme, & donnent leurs propres filles, ou sœurs aux garçons esclaves, pour croistre leur mesnage & entretenir la cuisine. Les François font autrement : car ils achetent hommes & femmes esclaves, qu’ils marient ensemble, la femme demeure pour faire le mesnage de la maison, folio 57.& le mary s’en va à la pesche & à la chasse : s’il arrive quelquefois qu’un François recouvre & achete quelque jeune fille esclave, il la faict voir à quelque jeune Tapinambos, qui est fort porté à l’amour de celles qui ont bonne grace, puis le François 53luy promet qu’il sera son gendre, & qu’il ayme son esclave comme sa propre fille, par ainsi le Tapinambos vint demeurer chez luy, espouze la jeune fille, tellement que pour une esclave il en a deux, & les appelle du nom de fille & de gendre, & eux l’apelent leur Cherou, c’est à dire leur pere.

Les filles esclaves qui demeurent sans marier, se pourvoient la part où elles veulent, pourveu que leurs Maistres ne leur deffendent expressement à tels, ou à tels : car à lors si elles y estoient trouvees, il y auroit du mal pour elles : Mais le Maistre ne leur peut pas deffendre universellement d’aider au public : car elles luy diroient nettement, prens nous donc à femme, puis que tu ne veux que personne nous cherisse.

Les esclaves doivent fidellement apporter leurs pesches & venaison, & mettre le tout aux pieds du maistre, ou de la maistresse, lequel ou laquelle apres verso.avoir choisi ce qui leur plaist, leur donnent le reste pour manger. Ils ne doivent rien faire pour autruy, sinon par le consentement de leur maistre, ny encore donner les hardes que le maistre leur a donné qu’ils ne luy en ayent dit auparavant un mot, autrement on pourroit repeter les hardes de ceux à qui elles ont esté donnees, comme choses qui n’appartenoient legitimement aux esclaves.

Ils ne doivent passer au travers de la paroy des loges, laquelle n’est faict que de Pindo ou branches de palme, autrement ils sont coupables de mort, ains doivent passer par la porte, chose pourtant indifferente aux Tapinambos de passer, ou par la porte commune, ou à travers de la closture de palmes.

Ils ne se doivent mettre en devoir de fuir, autrement, s’ils sont repris c’en est faict : il faut qu’ils soient mangez ; & n’appartiennent plus au maistre, ains au commun : & pour cet effect, quand on ramene un esclave fugitif, les vieilles femmes du village 54sortent & viennent au devant d’iceluy, crians à ceux qui le ramenent, c’est à nous, baillez le nous, folio 58.nous le voulons manger, & frappans de leurs mains leurs bouches, crient l’une à l’autre, avec une certaine note, nous le mangerons, nous le mangerons, il est à nous. Je vous donneray un exemple de cecy.

C’est qu’un Principal guerrier de l’Isle de Maragnan appellé Ybouyra Pouïtan, c’est à dire l’arbre du Bresil[86], revenant de la guerre & amenant des esclaves, l’un d’iceux se met en devoir de se sauver, lequel repris & ramené, les vieilles allerent au devant, frappant leur bouche de leurs mains & disans, c’est à nous, baillez le nous, il faut qu’il soit mangé ; & on eut bien de la peine à le sauver, nonobstant les defences faictes de ne plus manger d’esclaves, & si l’on n’eust usé de menaces, il eust passé par les mains & le gosier de ces vieilles.

S’il arrive que ces esclaves meurent de maladie naturelle, & qu’ils soient privez du lict d’honneur, à sçavoir d’estre publiquement tuez & mangez ; un peu auparavant qu’ils rendent l’ame, on les traine dans le bois, là où on leur brise la teste, & espand la cervelle, le corps demeurant exposé à certains gros verso.oyseaux, comme sont icy nos corbeaux, qui mangent les pendus & roüez : que si d’avanture ils sont trouvez morts dans leurs licts, on les jette par terre, on les traine par les pieds dans les bois, ou on leur rompt la teste comme dessus, chose qui n’est plus pratiquée dans l’Isle, ny és lieux circonvoisins, sinon rarement & en cachette.

A l’oposite ils ont beaucoup de privileges, qui est cause qu’ils demeurent volontiers parmy les Tapinambos, sans vouloir s’enfuir, reputans leur maistres & maistresses comme leurs peres & meres, à cause de la douceur dont ils usent envers eux, faisans leur devoir : parce qu’ils ne les crient ny molestent aucunement : tant s’en faut qu’il les battent, ils les supportent en beaucoup de choses qui ne sont 55contre la coustume : ils en ont grande compassion, & quand ils voyent que les François traitent rudement les leur, ils en pleurent : s’ils se plaignent du traittement des François ils les croyent & adjoustent foy à ce qu’ils disent. S’ils s’enfuient des François, ils les celent, les nourrissent dans les bois, les y vont visiter, les filles vont dormir avec eux, leur rapportent tout ce qui se passe, leur donnent conseil de folio 59.ce qu’ils doivent faire, tellement qu’il est tres-difficile de les pouvoir prendre & recouvrer, fussiez-vous une vingtaine d’hommes apres : ce qu’ils ne font pas vers les esclaves qui appartiennent à leurs semblables. A ce propos je demandois un jour à l’un des esclaves que j’avois, s’il ne se tenoit pas bien heureux d’estre avec moy. Premierement pour ce que je luy apprendrois à craindre Dieu. 2. d’autant qu’il estoit asseuré de n’estre jamais mangé, ains que quand il seroit Chrestien, on le feroit libre & demeureroit avec les Peres, ainsi que s’il estoit leur propre fils, il me fit ceste responce par mon Truchement, qu’à la verité il se tenoit bien fortuné d’estre tombé entre les mains des Peres, tant pour cognoistre Dieu que pour vivre avec eux, neantmoins que pour l’autre chef, il ne se soucioit pas beaucoup d’estre mangé : car disoit-il, quand on est mort, on ne sent plus rien, qu’ils mangent, ou qu’ils ne mangent point, c’est tout un à celuy qui est mort, je me fusse fasché pourtant de mourir en mon lict, & ne point mourir à la façon des Grands au milieu des danses & des Caouins, & verso.me vanger avant que mourir, de ceux qui m’eussent mangé. Car toutes les fois que je songe, que je suis fils d’un des grands de mon pays, & que mon pere estoit craint, & que chacun l’environnoit pour l’escouter quand il alloit au Carbet[87], & me voyant à present esclave, sans peinture, & sans plumes attachees sur ma teste, sur mes bras, & en mes poignets, comme sont accoustrez les fils des grands de nos quartiers je voudrois estre mort : specialement quand 56je songe & me ressouviens, que je fus pris petit, avec ma mere dans mon pays, & amené à Comma, où je vy tuer & manger ma mere, avec laquelle je desirois de mourir : car elle m’aymoit infiniment, je ne puis que regretter ma vie ; disant ces paroles, il pleuroit tendrement, & versoit une grande abondance de larmes, en sorte qu’il me perçoit le cœur : car je recognoissois par experience, combien ces Sauvages sont tendres en amour vers leurs parens, & leurs parens vers eux.

Il adjoustoit, qu’apres que sa mere fut tuee & mangee, son maistre & sa maistresse l’adopterent pour fils, & les appelloit du nom de pere & de mere : & folio 60.quand il en parloit, c’estoit avec une affection indicible, encore qu’ils eussent mangé sa propre mere, & eussent deliberé de le manger luy-mesme, un peu auparavant que nous vinssions en l’Isle. Ses Maistre & Maistresse prenoient bien la peine de le venir voir chez nous, encore qu’il y aye plus de 50 lieuës de leur village à nostre loge.

Ils ont plusieurs autres privileges : car il leur est permis d’aller courtiser les filles libres, sans aucun danger, voire mesme les filles de leur Maistre & Maistresse, si tant est qu’elles s’y accordent, comme à la verité elles n’en font pas grand refus ; toutefois elles se retirent aux bois dans certaines logettes, où elles donnent assignation à une heure prefixe, & ce pour eviter une petite reproche qui se faict entr’eux, que des filles de bonne race s’addonnent à des Esclaves : toutefois ceste reproche est si petite, qu’elle tourne plustost à risee, qu’à des-honneur.

Ils vont aux Caoüins & danses publiques librement, s’accoutrans de mille varietez sur le corps, soit en peinture, soit en plumacerie, quand ils en verso.peuvent avoir : car cela est assez cher entr’eux.

Avec les enfans propres de la maison, ils se comportent comme s’ils estoient leurs freres. Bref, ils vivent en ceste captivité fort librement.

57

Combien les Sauvages sont misericordieux envers les criminels de cas fortuit & sans malice.

Chap. XVII.

Entre les perfections naturelles que j’ay remarquees par experience en ces Sauvages, est une juste misericorde. Je veux dire qu’ils sont desireux de voir faire la justice des meschans, quand malicieusement ils ont perpetré quelque crime : Au contraire ils sont fort misericordieux, & desirent qu’on face misericorde à ceux qui par accident & fortune sont tombez en quelque faute : Ce que je vous veux faire folio 61.voir sur la glace ou miroir d’un bel exemple, qui est tel.

Maïobe est un village grand, à trois lieuës du fort Sainct Louys, le Principal de ce lieu est un assez bon homme, & qui est ayme les François, & nous fit faire nostre loge. Ce bon homme avoit deux fils forts & robustes, tous deux mariez, & deux filles, une mariee, l’autre à marier, assez gentilles & de bonne grace, fort aimee de ses Pere & Mere, tellement qu’ils en estoient fols, & ne parloient d’autre chose, & la gardoient pour un François, disoient-ils, quand les navires seroient de retour & que les François commenceroient à prendre leurs filles pour femmes. Il bastissoit ses chasteaux & ses fortunes sur ce fresle vaisseau, ainsi que la bonne femme tenant entre ses mains le premier œuf de sa poule, montoit de degré en degré jusqu’à esperer une principauté, par le moyen de cet œuf, qui à l’instant tomba de ses mains, & par consequent avec luy toute la fortune esperee de la bonne femme : De mesure cettuy-cy n’ayant autre consolation, qu’en cette jeune fille, peu de jours apres qu’il me fut venu verso.voir, au milieu d’une triste nuict, Geropary, tordit 58le col à cette jeune plante, luy ayant mis la bouche sur le dos : Chose espouventable : car elle devint noire comme un beau Diable, les yeux ouverts & renversez, la bouche beante, la langue tiree, les levres d’embas & d’en haut rissollees, tellement que l’on voyoit ses dents & ses gencives descouvertes : les pieds & les mains roides : ce qui pensa faire mourir, & de peur & de tristesse ses parens : & jamais je n’ay peu sçavoir qui pouvoit estre la cause de cecy, sinon qu’elle estoit infidelle, & peut-estre vivoit lubriquement, combien que jamais elle n’en eut le bruict : mais bien son Pere avoit vendu sa fille aisnee à quelque François pour en abuser, qu’il avoit retiree, pour cet effect d’avec son mary. Advisent ceux qui sont en peché mortel, qu’ils sont en la domination & puissance du Diable, lequel si Dieu le permettoit leur en feroit autant.

Cet accident ne fut pas seul : car un mal-heur en traisne un autre, & le premier est l’Ambassadeur folio 62.du second : pour ce quelque temps apres, ce Principal faisant un vin public, auquel il avoit invité non seulement ceux de son propre village, mais aussi tous ceux des villages aux environs. Là tout le monde estant arrivé, les danses, les chansons, les vins venus en leur ferveur, en sorte que plusieurs estoient yvres, ses deux fils, dont j’ay parlé, se querelerent, & celuy qui avoit le tort, par incident, voulant coleter son plus jeune frere, contre qui il quereloit, se fourra une trousse de fleches dans le ventre, duquel coup il tomba incontinent à la renverse esvanoüi : on luy retira les fleches du ventre avec une douleur excessive, ainsi que vous pouvez penser, & la douleur fist bientost passer le vin, lors la feste fut troublée, les chants tournez en lamentations & hurlemens, le vin en larmes, les danses en esgratignemens, & arrachement de cheveux, le pauvre bon homme de Pere, spectateur d’une telle tragedie, assis sur son lict de coton, saisi d’une pamoison, tomba dedans son 59lict : Lors il disoit à la compagnie, qu’en un coup il perdoit ses deux enfans, sans celle qu’il avoit verso.perduë auparavant, un broché par sa faute, & l’autre que les François feroient mourir : Chacun en avoit grande compassion. Tous les Principaux de l’Isle se resolurent de venir en corps, au Fort Sainct Loüis, & prier pour le salut du vivant.

Cependant le blessé se hastoit, à son regret, de passer le pas de la mort, dont il appella son frere vivant, & luy dit : J’ay grand tort : car j’ay tué plusieurs personnes tout en un coup. Je me suis tué moy-mesme, j’ay tué mon Pere qui mourra de tristesse, je t’ay tué : car les François te feront mourir, pour ce qu’ils sont entiers en justice, & à punir les meschans : Mais sçais-tu ce qu’il y a, croy mon conseil, & fay ce que je te diray : Les Peres qui sont venus avec les François sont misericordieux, & nous ayment, & nos enfans, & nous font dire par leurs Truchements qu’ils sont venus en ces cartiers pour nous sauver : J’ay aussi entendu un jour dans nostre Carbet d’un de nos semblables, que les Païs des Peres ont autrefois baptisé, tandis qu’ils estoient avec folio 63.eux, qu’il avoit veu les Canibaliers se retirer en leurs Eglises, lors qu’ils avoient fait quelque mal pour estre en seureté, & que personne ne leur osoit toucher : fais le mesme, va t’en sur la nuict avec mon Pere trouver le Païs en sa loge d’Yuiret, & le prie de te mettre en la maison de Dieu, qui est contre sa loge, & demeure là, jusqu’à tant que mon Pere avec les Principaux ayent appaisé le Grand des François, & qu’il t’ait pardonné : Et pour plus faciliter cela, tu sçais que les François ont besoin de canots & d’Esclaves, que mon Pere offre au Grand ton Canot & tes Esclaves, afin que tu ne meures. Tout cecy fut executé de poinct en poinct : car ce vieillard, Pere des deux enfans me vint trouver, me faisant requeste & supplication de recevoir son fils dans la maison de Dieu, & interceder pour obtenir 60sa grace envers le Grand des François, me persuadant cecy par beaucoup de raisons, comme celle-cy.

Vous autres Peres faictes amasser nos Carbets verso.à toute heure qu’il vous plaist, & voulez que grands & petits s’y trouvent, afin d’entendre la cause qui vous a esmeus de quitter vos demeures & vos terres, beaucoup meilleures que celles-cy, pour nous venir enseigner le naturel de Dieu, qui est, dites-vous, misericordieux & bon, desireux de vie, & ennemy de mort, & ne veut que personne meure, ains qu’il est mort sur un arbre, pour faire vivre ceux, qui estoient morts. Vous dites encores que nos enfans ne sont plus nostres, mais qu’ils sont à vous, que Dieu vous les a donnez, & que les garderez jusques à la mort, monstrez moy ce jour d’huy que vostre parole est veritable. Je suis vieil & ay perdu tous mes enfans, il ne m’en reste plus qu’un qui a basty ceste loge, il vous ayme parfaitement vous autres Peres, & veut estre Chrestien. Il a tué son frere sans y penser, ou plustost son frere s’est tué luy-mesme avec des fleches qu’il portoit : Je te prie, reçois-le avec toy en la maison de Dieu, & viens avec moy pour parler au Grand, car il ne te refusera rien, il t’honore par folio 64trop. J’avois voulu amener avec moy ce mien fils pour qui je te prie, mais il craint par trop la fureur des François : Il est à present errant parmy les bois, fuyant comme un sanglier deçà delà : à chaque fois qu’il entend les branches des arbres remuer il soupçonne que ce sont les François qui vont armez apres luy, pour le prendre & l’amener à Yuiret, afin de l’attacher à la gueule d’un canon. Je luy fey responce par le Truchement, que je m’employrois pour luy asseurément, & que j’esperois obtenir ce qu’il me demandoit, pour ce que le Grand nous aymoit, mais qu’il estoit bon qu’il allast luy mesme faire sa harangue, & que je ne manquerois d’aller apres luy. Il alla de ce pas au Fort, accompagné d’un des Principaux Truchemens de la Colonie, nommé Migan[88], 61& exposa sa requeste & supplication au sieur de Pesieux en ceste sorte.

Je suis un Pere mal-heureux, qui finira sa vieillesse comme les sangliers, vivant seulet, & mangeant les racines ameres toutes cruës, si tu n’as pitié de moy : La Misericorde est convenable aux Grands, & verso.n’ont non plus de grandeur, qu’ils ont de clemence & misericorde. Ton Roy est le plus grand Roy du monde ainsi que les nostres qui ont esté en France le nous ont rapporté. Il t’a envoyé icy comme un des Principaux de sa suitte, afin que tu nous liberasses de la captivité des Peros : donc puis que tu es grand, tu es misericordieux, & partant tu dois user de misericorde envers ceux qui sont tombez en fortune sans malice. Je sçay qu’il faut estre juste & prendre le pour ce, qu’ils appellent seporan & vangeance des meschans : ce que nous gardons estroictement parmy nous, & telle a esté tousjours la coustume de nos Peres : mais quand la faute ne vient de malice, nous usons de clemence. J’avois deux enfans, comme tu sçais, lesquels sont venus souvent travailler en ton Fort, l’un a tué l’autre par accident & sans malice, ou pour mieux dire, l’aisné s’est embroché, luy mesme dans les fleches du jeune qui reste en vie, pour lequel je te prie de ne le poursuivre point, ains de luy pardonner : C’est luy qui me doit nourrir en ma vieillesse ; Il a tousjours aymé folio 65.les François : & quand il en voit venir en mon village, il appelle incontinent ses chiens, & s’en va aux Agoutis & aux Pacs qu’il leur apporte pour manger. Il a faict la maison des Peres, & m’asseure que les Peres prieront pour luy : Il a tousjours esté obeissant à sa belle-mere que voilà, qui l’ayme comme son propre fils : son frere, qu’il a tué sans y penser, & sans volonté, estoit meschant, n’aymoit point les François, jamais il ne leur voulut rien donner, ny aller à la chasse pour eux, haissoit sa belle-mere, & la mettoit souvent en colere : quand il fut tué il estoit yvre, & vint 62prendre la femme de son frere, & luy arrachant son enfant d’entre les bras, le jetta d’un costé, & la mere de l’autre, en luy donnant des soufflets, encore qu’elle fust enceinte, & ce devant mes yeux, & les yeux de son Mary, & eusmes patience en tout cela : mais venant pour coleter son frere, afin de le battre, il se donna des fleches qu’il tenoit en sa main dans verso.le ventre, desquelles il est mort : Pourquoi perdray-je mes deux enfans tout en un coup sur ma vieillesse ? Si tu veux faire mourir le vivant, faits moy mourir quant & luy. Voilà qu’il te donne son canot pour aller à la pesche & ses Esclaves pour te servir. Le Sieur de Pesieux admira ceste harangue, comme il m’a souvent dict depuis, & l’a raconté à plusieurs personnes, s’estonnant de voir une si belle Rhetorique en la bouche d’un Sauvage : Car vous devez sçavoir, que je represente tous ces discours & harangues le plus naifvement qu’il m’est possible, sans user d’artifice.

Il luy fit responce, que c’estoit un grand crime, qu’un frere eust tué son frere : Mais d’autant qu’il disoit que cecy estoit arrivé plus par la faute du mort, que par celle du vivant, il se laisseroit aisement gaigner à la misericorde par la priere des Peres, ausquels il ne vouloit rien refuser : Et ainsi l’asseura que son fils n’auroit point de mal : & quant aux dons qu’il luy offroit, tant du canot que des folio 66.Esclaves, il les acceptoit, mais qu’il les luy donnoit pour soustenir sa vieillesse, eu esgard à ce qu’il aymoit les Peres & les François. Cet acte de misericorde & de liberalité contenta infiniment ce bon vieillard, qui ne fut pas ingrat d’en semer le bruit par toute l’Isle & d’en venir recognoistre par action de grace, le dict Sieur & nous autres, apportant quant & luy de la venaison qu’avoit prins ce sien fils remis en grace.

63

verso.

Qu’il est aisé de civiliser les Sauvages à la façon des François, & de leur apprendre les mestiers que nous avons en l’Europe.

Chap. XVIII.

Au Livre 2. des Machabees Chap. I. nous lisons que le feu sacré de l’Autel fut caché dans le puits de Nephtar le long de la captivité du peuple, & se changea en bourbe : le peuple retournant de captivité en liberté, les Prestres puiserent ce limon, qu’ils verserent sur le bois exposé en l’Autel, sous les Sacrifices : Aussi tost que le Soleil donna là dessus, ce limon retourna en feu, & devora les Holocaustes : Je desire me servir de ceste figure, pour expliquer ce que je veux dire, tant en ce Chapitre qu’és autres folio 67.suyvans, sçavoir est : Que par ce feu nous devons entendre l’esprit humain, imitant la nature du feu en son activité, legereté, chaleur & clarté, lequel esprit devient bourbe & limon, caché dans un centre contraire au sien propre, & ce par la captivité de son ame en l’infidelité : Je veux dire que l’esprit de l’homme creé pour connoistre Dieu, & apprendre les arts & sciences, devint embourbé & obscurcy parmy les immondicitez, lors que son ame est detenuë en la cadene de l’infidelité, sous la tyrannie de Sathan : Mais aussi tost que ceste sienne ame sort de captivité, par l’instruction & conduicte des Prophetes de Dieu, cet esprit remonte de ce puits fangeux, & renforcé par la lumiere & cognoissance de Dieu, des arts & bonnes sciences, il se rend apte & prompt à executer ce qu’il entend & apprend : chose que je feray voir & toucher au doigt, par l’exemple de nos Sauvages : & ce principalement, d’autant que les plus ordinaires demandes qu’on 64verso.nous faict des Sauvages, sont, s’il y a esperance que ces gens se puissent civiliser, rendre domestiques, s’assembler en une Cité, faire marchés, apprendre mestiers, estudier, escrire, & acquerir sciences.

Premierement je tiens qu’ils sont beaucoup plus aisez à civiliser, que le commun de nos Païsans de France, & la raison de cecy est, que la nouveauté a je ne sçay quelle puissance sur l’esprit, pour l’exciter à apprendre ce qu’il voit de nouveau, & luy est plaisant : Or est-il que nos Tapinambos n’ont eu jamais aucune cognoissance de civilité jusqu’à present, qui est cause qu’ils s’efforcent, par tous moyens de contre-faire nos François, comme je diray cy apres : Au contraire les Paysans de nostre France sont tellement confirmez en leur lourdise, que pour aucune conversation qu’ils puissent avoir, tant par les villes que parmy les honnestes gens, ils retiennent tousjours les démarches de villageois.

Les Tapinambos depuis deux ans en çà que les folio 68.François leur apprennent à oster leurs chappeaux & salüer le monde, à baiser les mains, faire la reverence, donner le bon jour, dire Adieu, venir à l’Eglise, prendre de l’eau beniste, se mettre à genoux, joindre les mains, faire le signe de la Croix sur leur front & poitrine, frapper leur estomach devant Dieu, escouter la Messe, entendre le sermon, quoy qu’ils n’y conçoivent rien, porter des Agnus Dei, ayder au Prestre à dire la Messe, s’asseoir en table, mettre la serviette devant soy, laver leurs mains, prendre la viande avecques trois doigts, la coupper sur l’assiete, boire à la compagnie : bref faire toutes les autres honnestetez & civilitez qui sont entre nous, s’y sont si bien advancez, que vous diriez qu’ils ont esté nourris toute leur vie entre les François. Qui sera celuy donc qui me voudra nier que ces marques ne soient suffisantes, pour convaincre nos esprits à esperer & croire, qu’avec le temps ceste nation se rendra domestique, bien apprise & honneste.

65On tient, & est vray, que les exemples confirment verso.plus, que toute autre espece de raison, rapportee à la preuve d’une verité : C’est pourquoy je veux icy inserer l’exemple de quelques Sauvages nourris en la maison des Nobles. Il y a de present à Maragnan une femme Sauvage d’une des bonnes lignées de l’Isle, qui autrefois avoit esté prise petite fille par les Portuguais, & venduë pour Esclave à Dame Catherine Albuquerque, petite Niepce de ce grand Albuquerque, Vice-Roy des Indes Orientales, soubs le Roy de Portugal, laquelle se tient à Fernambourg & est marquise de Fernand de la Rongne, Isle tres-belles & plantureuse, comme la descrit le Reverend Pere Claude en son Histoire. Cette petite fille faite Chrestienne, apprist tellement la civilité, que si elle estoit accommodée maintenant à la Portuguaise, on ne pourroit pas la distinguer, si elle seroit de naissance Portuguaise ou Sauvage, portant devant ses yeux la honte & la pudeur, que doit avoir une femme, couvrant soigneusement l’imperfection de son sexe. J’en pourrois dire autant de beaucoup folio 69.d’autres Sauvages, qui ont esté nourris parmy les Portuguais, & de ceux qui sont venus en France, lesquels ont retenu ce qu’ils ont apris, & le pratiquent quand ils sont entre les François.

C’est chose bien nouvelle entre eux que de porter les moustaches & la barbe, & nonobstant voyant que les François font estat de ces deux choses, plusieurs se laissent venir la barbe & nourissent leurs moustaches.

Quant aux arts & mestiers, ils y ont une aptitude nompareille. J’ay cogneu un Sauvage de Miary, surnommé le Mareschal, à cause du mestier qu’il exerçoit entr’eux, lequel ayant veu travailler autrefois un Mareschal François, sans que cet ouvrier prist la peine de luy rien monstrer, il sçavoit aussi bien la mesure à toucher son marteau avec les autres, sur une barre de fer chaud, comme s’il eust esté longtemps apprentif : 66& neantmoins c’est une chose que ceux du mestier sçavent, qu’il faut du temps pour apprendre la musique des marteaux, sur l’enclume du mareschal. Ce verso.mesme Sauvage estant dans ces terres perduës de Miary avec ses semblables, sans enclume, marteau, limes, estau, travailloit neantmoins fort proprement à faire des fers à fleches, harpons & haims à prendre poissons : Il prenoit une grosse pierre dure au lieu d’enclume, & une autre mediocre pour luy servir de marteau, puis faisant chaufer son fer dans le feu, il luy donnoit telle forme qu’il luy plaisoit.

Les mestiers plus necessaires d’estre exercez en ces Païs là sont ceux-cy : Taillandier, Futenier, Charpentier, Menuisier, Cordier, Cousturier, Cordonnier, Masson, Potier, Briquetier & Laboureur. A tous ces mestiers ils sont fort aptes & aidez de la nature.

Pour le Taillandier nous l’avons monstré par l’exemple susdit. Quant au mestier de Futenier, ou faiseur de futene, c’est leur propre mestier, s’il estoit corrigé : car ils tissent leurs lits extremement bien, travaillent à l’estame aussi joliment que les François. Et si ils ne se servent ny de navete, ny d’eguille de fer ains de petits bastons.

Je raconteray icy une jolie histoire ; Un jour je folio 70.m’en allois visiter le Grand Thion Principal des Pierres vertes Tabaiares : comme je fus en sa loge, & que je l’eus demandé, une de ses femmes me conduit soubs un bel arbre qui estoit au bout de sa loge qui le couvroit de l’ardeur du soleil : là dessouz il avoit dressé son mestier pour tistre des licts de coton, & travailloit apres fort soigneusement : je m’estonnay beaucoup de voir ce Grand Capitaine vieil Colonel de sa nation, ennobly de plusieurs coups de mousquets, s’amuser à faire ce mestier, & je ne peus me taire que je n’en sceusse la raison, esperant apprendre quelque chose de nouveau en ce spectacle si particulier. Je luy fist demander par le Truchement qui estoit avec 67moy, à quelle fin il s’amusoit à cela ? il me fit responce : les jeunes gens considerent mes actions, & selon que je fais ils font : si je demeurois sur mon lict à me branler & humer le petun, ils ne voudroient faire autre chose : mais quand il me voient aller au bois, la hache sur l’espaule & la serpe en main, ou qu’ils me voient travailler à faire des licts, ils sont verso.honteux de ne rien faire : jamais je ne fus plus satisfaict, & ceux qui estoient avec moy que par ces paroles, lesquelles à la mienne volonté fussent pratiquées des Chrestiens : l’on ne verroit l’oisiveté mere de tous vices si avant en France comme elle est.

La charpenterie ne leur peut estre difficile : car dés leur jeunesse ils manient les haches ; & je les ay veu par experience en faisans leur loges, ou celles des François, asseoir leurs haches aussi asseurement, & redonner quatre ou cinq fois au mesme endroit, que pourroit faire un charpentier bien appris.

La menuiserie leur est bien aisee à apprendre : ils dolent avec leurs serpes un bois aussi usny & esgal, que si le rabot y avoit passé. Ils font des marmots de bois & d’autres figures avec leur seuls couteaux. Il ne leur faut ne scie, ny autre outil à faire leurs arcs & avirons, & leurs espees de guerre, avec une simple tille : ils creusent & accommodent leurs canots, leur donnent telle forme qu’il leur plaist. Bref de tous les autres metiers mentionnez cy-dessus : Je les ay veu folio 71.fort industrieusement travailler, tellement qu’avec peu d’enseignement, ils viendroient à la perfection d’iceux : par dessus tout cela, ils s’entendent infiniment bien à faire des robes, couvertures de lict, ciel, pentes & rideaux de lict, de plumes de diverses couleurs, qu’à peine jugeriez vous de loin, que ce peut estre. Je ne veux parler de l’aptitude qu’ils ont connaturelle à peindre, & faire divers fueillages & figures, se servans seulement d’un petit copeau, au lieu qu’il faut tant de pinceaux à nos peintres, compas, regles, & crayons.

68

verso.

Que les Sauvages sont tres-aptes pour apprendre les sciences & la vertu.

Chap. XIX.

J’ay recogneu depuis mon retour des Indes en France, par les frequentes & ordinaires demandes que me faisoient ceux qui me venoient voir, la grande difficulté qu’ont tous nos François, de se persuader, que ces Sauvages soient capables de science & de vertu : ains je ne sçay si quelques-uns ne vont point jusques-là d’estimer les peuples barbares, plustost du genre des Magots que du genre des hommes. Je dy moy & par exemple je le prouveray, qu’ils sont hommes, & par consequent capable de science & de vertu : puis qu’au rapport de Seneque en son Epistre 110. Omnibus natura dedit folio 72.fundamenta semenque virtutum. La nature a donné à tous les hommes du monde, sans exception d’aucun, les fondemens, & semences des vertus, paroles bien notables : car comme les fondemens, & la semence sont jettez dans les entrailles de la terre & par consequent cachez en icelle : de mesme Dieu a jetté naturellement en l’esprit de l’homme les fondemens & semences des vertus ; sur lesquels fondemens tout homme peut bastir avec la grace de Dieu, un bel edifice, & tirer de la semence une tige portant fleurs & fruits, doctrine que prouve tres-clairement sainct Jean Chrysost. en l’Homelie 55. au peuple d’Antioche, & en l’Homelie 15. sur l’Epistre I. à Thimothee moralisant ce passage de la Geneze : Germinet terra herbam virentem, & omne lignum pomiferum : que la terre produise l’herbe verdoyante, & toute espece d’arbres fruictiers ou portans pommes, il adjouste : Dic ut producat ipse terra fructum proprium & exibit quicquid facere velis, dy & commande 69à ta propre terre, c’est à dire à ton ame, qu’elle produise son fruict connaturel, & tu verras qu’incontinent elle produira ce que tu demandes. verso.Et sainct Bernard, au traicté de la vie solitaire dit, virtus vis est quædam ex natura : que la vertu est une certaine force qui sort de la nature. Qu’il en soit ainsi, je le veux faire paroistre par plusieurs exemples, & commençant premierement par les sciences, pour lesquelles apprendre, il faut que les trois facultez de l’ame concurrent, la volonté, l’intellect, & la memoire : la volonté fournit à l’homme le desir d’apprendre, par lequel nous surmontons toute espece de travail & difficulté : l’intellect donne la vivacité de comprendre & la memoire reserve & conserve ce qui est cogneu & appris.

Les Sauvages sont extremement curieux de sçavoir choses nouvelles, & pour rassasier cet appetit, les long chemins, & la distance des pays leur est bien courte, la faim qu’ils patissent souvent ne leur couste rien, les travaux leur sont repos : ils vous escoutent attentivement, & tant que vous voulez, sans s’ennuyer, & sans qu’ils disent aucun mot, lors que vous leur discourez, soit de Dieu, soit d’autre folio 73.chose : si vous voulez avoir patience avec eux, ils vous font mille interrogations. Il me souvient qu’entre les discours que je leur faisois ordinairement par Truchement, je leur disois que si tost que nos Peres seroient venus de France, ils feroient bastir de belles maisons de pierre & de bois, où leurs enfans seroient receus, ausquels les Peres aprendroient tout ce que sçavent les Caraibes. Ils me respondoient : O que nos enfans sont bien heureux qui aprendront tant de belles choses, ô que nous sommes mal-heureux & tous nos Peres devant nous, qui n’ont point eu de Pays. Leur intellect est vif autant que la nature le permet : ce que vous reconnoistrés par ce qui suit : Il n’y a gueres d’Estoiles au Ciel qu’ils ne connoissent, ils sçavent juger à peu pres de la 70venuë des pluyes, & autres saisons de l’année, distingueront à la Physionomie un François d’avec un Portugais, un Tapoüis d’avec un Tapinambos & ainsi des autres : Ils ne font rien que par conseil : Ils pesent en leur jugement une chose, devant qu’en verso.dire leur opinion : Ils demeurent fermes & songeards sans se precipiter à parler. Que si vous me dites : Comment est il possible que ces personnes là ayent du jugement faisans ce qu’ils font ? Car pour un couteau, ils vous donneront pour cent escus d’Ambre gris s’il l’ont, ou quelqu’autre chose dont nous faisons prix, ainsi qu’est l’or, l’argent & les pierres precieuses. Je vous diray l’opinion qu’ils ont de nous au contraire sur ce point : c’est qu’ils nous estiment fols & peu judicieux, de priser plus les choses qui ne servent de rien à l’entretien de la vie, que celles sans lesquelles nous ne pouvons vivre commodement. Et de faict, qui est celuy qui ne confessera qu’un couteau est plus necessaire à la vie de l’homme qu’un diamant de cent mille escus, les comparant l’un à l’autre, & separant l’estime qu’on en faict. Et pour monstrer qu’ils ne manquent point de jugement à se servir de l’estime, que font les François des choses qui se trouvent en leurs pays : ils sçavent bien rehausser le prix des choses qu’ils croyent que les François recherchent. Un jour folio 74.quelques-uns me disoient qu’il falloit que nous fussions bien pauvres de bois en France, & qu’eussions grand froid, puis que nous envoyons des navires de si loing, à la mercy de tant de perils, querir du bois en leur pays[89] : Je leur fey dire, que ce bois n’estoit pas pour brusler, ainsi pour teindre les habits en couleur. Ils me repliquerent : quoy donc vous nous vendez ce qui croist en nostre pays, en nous donnant des casaques rouges, jaunes & pers : Je leur satisfey disant : qu’il falloit mesler d’autres couleurs avec celles de leur pays pour teindre les draps. Si vous me dites de rechef qu’ils font des 71actions totalement brutales, telles que sont celles-cy, manger leurs ennemis, & generalement tout ce qui les blesse, comme les poux, les vers, espines & autres. Je respons, que cela ne provient de faute de jugement, ains d’une erreur hereditaire qui a tousjours esté entr’eux, que leur honneur dependoit de la vengeance ; & me semble que l’erreur de nos François à se couper la gorge en duel, n’est pas plus excusable ; & toutefois nous voyons que les verso.plus beaux esprits, & les premiers de la Noblesse, sont frappez de cet erreur, meprisans le commandement de Dieu, & mettans leur salut eternel en peril eminent.

Quant à la memoire, ils l’ont tres-bonne, puis qu’ils se souviennent pour tousjours de ce qu’ils ont une fois ouy, ou veu, & vous representeront toutes les circonstances, soit du lieu, soit du temps, soit des personnes, que telle chose a esté ditte ou faicte, faisant une geographie ou description naturelle avec le bout de leurs doigts sur le sable, de ce qu’ils vous representent.

Ce qui m’estonna d’avantage, est qu’ils reciteront tout ce qui s’est passé d’un temps immemorial, & ce seulement par la traditive : car les vieillards ont ceste coustume de souvent raconter devant les jeunes quels furent leurs grands peres & ayeux, & ce qui se passa en leurs siecles : ils font cecy en leurs Carbets, & quelquefois en leurs loges, s’esveillans de bon matin & excitans les leur à escouter les harangues : aussi font-ils quand ils se visitent : car s’embrassans l’un l’autre, en pleurant tendrement, ils repetent l’un apres l’autre, parole folio 75.pour parole, leurs grands peres & ayeux, & tout ce qui est passé en leurs siecles.

72

Suitte des Matieres precedentes.

Chap. XX.

J’accorde que ces peuples sont enclins à beaucoup de vices naturellement : mais il se faut ressouvenir qu’ils sont captifs, par l’infidelité de ces esprits rebelles à la loy Divine, & instigateurs de la transgression d’icelle : que sainct Jean en sa premiere Epistre appelle Iniquité, ou Inegalité, c’est-à-dire, deviation ou detour du droict comme le texte Grec exprime notamment, ἡ ἁμαρτία ἐστὶν ἡ ἀνομία, c’est à dire, Peccatum est exorbitatio a lege : laquelle loy verso.est de deux sortes, Divine & Humaine ; la Divine a esté donnee par escrit à Moyse, & du depuis par Jesus-Christ aux Chrestiens : l’humaine est burinee au fond de la nature : Et ces deux loix sont deux sortes de pechez en leurs transgressions : l’un est appellé peché contre les commandemens de Dieu, & l’autre peché contre la lumiere naturelle ; & de cestuy-cy seront chargez & condamnez les mescroyans, chacun en son particulier, outre le peché commun de l’infidelité.

Entre tous les vices auquels pourroient estre subjets ces Barbares, ceux-cy sont speciaux, sçavoir est, la vengeance qu’ils ne demordent jamais, quelque mine qu’ils facent à leurs ennemis reconciliez & la mettent en pratique à toute occasion : & de faict il n’y a nulle doute, que si les François avoient quité Maragnan, toutes les nations qui se sont là congregees pesle-mesle, pour avoir l’aliance des François, estant auparavant ennemies, se mangeroient les unes les autres, & toutefois c’est chose estrange, qu’à present ils vivent en bonne intelligence soubs les François, s’entredonnans leurs filles en mariage.

folio 76.Ils sont fort amateurs de vin, & s’enyvrer est 73un grand honneur entre eux, mesmes les femmes. Ils sont lubriques extremement, & plus les jeunes filles que tout autre, inventeurs de fauses nouvelles, menteurs, legers & inconstans, qui sont vices communs à tous mescroyans, & pour accomplir la mesure ils sont paresseux incroyablement : de sorte qu’ils ayment mieux ne rien faire, & vivre chetivement, que de travailler & vivre grassement : Car s’ils vouloient tant soit peu se forcer, ils pourroient en peu d’heure avoir abondance de chair & de poisson. Cecy se doit specialement entendre des Tapinambos : Car pour les autres Nations, telles que sont les Tabaiares, Long-cheveux, Tremembaiz, Canibaniliers, Pacajares, Camarapins, Pinariens, & semblables, ils se peinent pour mieux vivre, & amasser marchandises, & s’accommoder gentiment tant en leurs loges, qu’en leurs mesnages.

Je vay icy reciter un exemple joyeux de la paresse de nos Tapinambos. Quelques François du Fort, ayans demandé congé d’aller par les villages verso.pour se rafreschir, vindrent en bonne rencontre au village d’Vsaap, & à l’entree de la premiere loge, ils trouverent un grand Boucan chargé de venaison : aupres duquel le maistre d’iceluy estoit couché dans un lit de coton, qui se plaignoit fort, comme s’il eust esté malade : Nos François affamez & bien deliberez de faire feste à cette table preparee, luy demanderent d’une voix douce & amoureuse Dé omano Chetouasap, estes-vous malade mon Compere ? Il respond qu’oüi : les François repliquerent, qu’avez-vous donc ? Qu’est-ce qui vous faict mal ? Ma femme, dict-il ; est dés le matin au jardin, & je n’ay encore mangé. Les François luy dirent : voilà de la farine & de la chair si prez de vous, que ne vous levez-vous pour en prendre ? Il respond, Cheateum, Je suis paresseux, je ne me sçaurois lever. Voulez-vous, dirent les François, que nous vous apportions de la farine & de la viande, & nous 74mangerons avec vous ? Je le veux bien, respondit-il, aussitost chacun se met en devoir de descharger le folio 77.Boucan, & le mettre devant luy, & s’asseans en rond, comme c’est la coustume, l’incitoient à manger par le bon appetit qu’ils avoient, & la peine qu’ils eurent d’apporter les viandes de dessus le Boucan, qui n’estoit qu’à trois pieds de là, fut le payement de leur escot.

Nonobstant ces perverses inclinations, ils en ont d’autres tres-bonnes & loüables à la vertu. Ils vivent paisiblement les uns avec les autres, font part de leur pesche, chasse & autres vivres à leurs semblables, & ne mangent rien en secret parmy eux. Un jour au village de Ianouaran il n’y avoit autre chose à manger que de la farine : Il survint un jeune garçon qui apporta une grosse perdrix fraischement tuee, sa mere la plume au feu, la faict boüillir, la met au mortier, puis la reduict en poudre, & faisant apporter des fueilles de Manioch (lesquelles approchent du goust de la chicoree sauvage), les fit boüillir, & les ayant bien hachees, elle mesle la poudre de la perdrix & de la farine avec ces fueilles hachees, duquel meslange elle fit de petites verso.boules, grosses comme une balle, qu’elle envoya à tous les mesnages de sa loge chacun la sienne. J’ay veu moy-mesme une chose plus qu’admirable, encore qu’elle soit triviale & de peu de consequence : C’est que plusieurs Sauvages fort affamez, vindrent de la pesche en ma loge, n’ayans sceu rien prendre sinon qu’une Crabe, c’est un Cancre, qu’ils firent cuire sur les charbons, & m’ayans demandé de la farine pour la manger, ils s’asseerent en terre en rond, chacun prenant son morceau : Ils estoient douze ou treize. Vous pouvez penser combien chacun en pouvoit avoir, parce que la Crabe n’excedoit au plus la grosseur d’un œuf de poule.

La liberalité est tres-grande entr’eux, & l’avarice en est fort esloignee, tellement que si quelqu’un 75d’entr’eux a desir d’avoir quelque chose qui appartient à son semblable, il luy dit franchement sa volonté : & il faut que la chose soit bien chere à celuy qui la possede, si elle ne luy est donnee incontinent, à la charge toutefois que si le demandeur a quelque autre chose que le donneur affectionne, il la folio 78.lui donnera toutefois & quantes qu’il la luy demandera.

Ils font paroistre leur liberalité beaucoup plus vers les estrangers, que vers leurs compatriotes, tellement qu’ils s’apauvrissent de leurs hardes, pour en accommoder les estrangers qui les viennent voir, s’estimans bien recompensez d’estre reputez liberaux par ceux qui ne sont de leur pays, croyans que leur renommee volera dans les pays esloignez, & là seront tenus pour grands & riches : de sorte que bien souvent ils vont faire des visites à cent, deux cens, & trois cens lieuës, pour ce sujet d’estre estimez par leurs liberalitez. Jamais ils ne s’entre-dérobent, ains tout est à la veuë d’un chacun, suspendu aux poutres & soliveaux de leurs loges. Il est bien vray que dedans l’Isle à present, dans Tapouïtapere & Comma, ils ont des coffres que les François leurs ont donnez, dans lesquels ils reserrent leur meilleure marchandise, aussi il s’est ensuivy soit de là, soit de l’exemple des François, que plusieurs apprennent le mestier de dérober. Ils appellent dérober, Monda le larron, Mondaron, & est une grande injure entr’eux, verso.tellement qu’ils changent de couleur au visage, de sorte qu’appeller une femme laronnesse, & double putain qu’ils signifient par le mot Menondere, à la difference d’une simple putain appellée Patakuere, c’est le pis qu’on luy sçauroit dire : aussi vous estes payez de mesme monnoye, quand vous les appellez larrons : pour ce qu’ils vous jettent sur la barbe un beau & bon Giriragoy, c’est à dire, tu as menty, sans espargner personne, en quoy on peut recognoistre, combien ce vice leur déplaist, puis qu’ils n’en sçauroient supporter l’injure.

76Ils gardent equité ensemble, ne se fraudent, & ne se trompent ; si quelqu’un offence autruy, la peine du Talion s’ensuit ; sont fort compationnans & se respectent l’un l’autre, specialement les vieillards. Ils sont fort patiens en leurs miseres & famine, jusques à manger de la terre[90], à quoy ils habituent leurs enfans, chose que j’ay veuë plusieurs fois, que les petits enfans tenoient en leurs mains une plote folio 79.de terre, qu’ils ont en leur pays quasi comme terre sigilee, laquelle ils sucçoient & mangeoient, ainsi que les enfans de France, les pommes, les poires, & autres fruicts qu’on leur donne.

Ils ne sont pas fort curieux à apprester leur viande, comme nous : car, ou ils la jettent dans le feu pour la cuire, ou la mettent boüillir dans la marmite sans sel, ou rostir à la fumee sur le Boucan.

Ordre et Respect que la Nature a mise entre les Sauvages, qui se garde imviolablement par la jeunesse.

Chap. XXI.

Le poinct que j’ay le plus consideré & le plus admiré, pendant les deux ans que j’ay demeuré verso.entre les Sauvages, est l’ordre & respect gardé inviolablement des jeunes, vers leurs majeurs, ou entr’eux, chacun executant ce que son aage requiert de luy, sans s’ingérer de plus haut ou de moindre. Qui est celuy qui ne s’estonnera avec moy, que la pure nature ait plus de force sur ces Barbares à faire garder le respect, que les enfans doivent à leurs majeurs, & à demeurer dans les bornes du 77devoir que requiert la diversité des aages, que la nature, dis je, ait plus de force à faire observer ces choses, que non pas la Loy, ny la grace de Jesus-Christ sur les Chrestiens, parmy lesquels rarement l’on voit que la jeunesse se tienne dedans ses termes, nonobstant tous les beaux enseignements, Maistres & Pedagogues, ains l’on n’y remarque que de la confusion & grande presomption. A la mienne volonté que ce discours suivant nous y apporte quelque remede.

Les Sauvages ont distingué leurs aages, par certains degrez, chaque degré, portant sur le front de son entree, son nom propre, qui advertit celuy qui desire entrer dans son Palais ses parterres & folio 80.allees, le but de sa charge, qu’il enveloppe sous soy par enigme, comme faisoient jadis les Hierogliphiques des Egyptiens. Le premier desquels, pour les enfans masles & legitimes, se nomme en leur langue, Peitan, c’est à dire, enfant sortant du ventre de sa mere. En ce premier degré d’aage, plein d’ignorance du costé de l’Enfant, & qui n’a autre portion que les pleurs & la foiblesse, si est-ce qu’estant le fondement de tous les autres degrez, la Nature ; bonne mere à ces Sauvages, a voulu que l’enfançon fust disposé immediatement, à la sortie du ventre de sa mere, à recevoir en luy, les premieres semences du naturel commun de ces Barbares : Car il n’est point caressé, emmailloté, eschauffé, bien nourry, bien gardé, ny mis en la main d’aucune nourrice, ains simplement lavé dans le ruisseau, ou en quelque autre vase plein d’eau : est mis en un petit lit de cotton, ses petits membres ayans toute liberté, sans vesture quelconque, soit sur le corps, soit sur la teste : il se contente pour sa nourriture du laict de sa mere, & des grains de mil rostis sur les charbons, & machez dans la verso.bouche de la mere reduicts en farine, & détrampez de sa salive en forme de boüillie, laquelle sa mere luy donne en sa petite bouche, ainsi qu’ont accoustumé 78les oyseaux de repaistre leurs petits, c’est-à-dire bouche à bouche. Il est bien vray que quand l’enfant est un peu fort, par une cognoissance & inclination naturelle, vous le voyez rire, s’esjoüir, & tressaillir à la mode des enfans, sur les bras de sa mere, la considerant mascher grossement en sa bouche, sa nourriture, & portant son petit bras à la bouche de sa nourrice, il reçoit dans le creux de sa menote cette pasture naturelle, qu’il porte droict à sa petite bouche & la mange : & quand il se sent rassasié, il jette le surplus en terre, & destournant son visage, frappant de ses mains la bouche de sa mere, il luy fait entendre, qu’il n’en veut plus. A quoy obeist la mere, ne forçant en rien son appetit, & ne luy donnant aucune occasion de pleurer. Si l’enfant a soif il sçait fort bien demander par ses gestes la folio 81.mammelle de sa mere. Ces petits enfans rendent, en ce jeune aage, le respect & le devoir, que la nature leur demande en ce degré : car ils ne sont point criards, pourveu qu’ils voyent leurs meres, se tiennent en la place, où elles les mettent : Quand elles vont jardiner au bois, elles vous les asseent tous nuds comme ils sont sur le sable & la poudre, où ils se tiennent sans dire mot, quoy que l’ardeur du Soleil leur donne vivement sur la teste, & sur le corps. Qui est celuy de nous autres, qui auroit eu en son petit aage la moindre de ses incommoditez, & seroit à present en vie ? Nos parens sçavent la retribution & le devoir que nous avons commencé à leur rendre, dés ce premier degré, d’où ils pouvoient bien s’asseurer, si le trop grand amour qu’ils nous portoient ne les eust aveuglez, qu’en tous les autres degrez de nostre aage, nous ne serions pas plus recognoissans de nostre devoir envers eux, quelque peine qu’ils puissent prendre.

Le second degré d’aage commence au temps verso.que le petit enfant s’esvertuë d’aller tout seul, encore que confusément on ne laisse d’appeller du 79mesme mot que je vay dire les enfans, en leur premier degré : Neantmoins j’ay pris garde de prez, qu’autre est la façon de gouverner les enfans qui ne peuvent marcher, & autre la façon de gouverner ceux qui s’efforcent d’aller tous seuls, qui faict que nous devons mettre ce degré à part, & singulariser leur nom, pour l’adapter seulement à leur degré, specifié par la diversité de gouvernement & d’action : Le second degré s’appelle Kounoumy miry, petit garsonnet[91], & dure jusqu’à l’aage de sept ou huict ans. En tout ce temps ils ne s’esloignent de leurs meres, & ne suivent encore leurs Peres, qui plus est, on les laisse à la mammelle, tant que d’eux mesmes, ils s’en retirent, s’accoustumans peu à peu à manger des grosses viandes, comme les grands & adults. On leur fait de petits arcs, & des flesches proportionnees à la force de leurs bras : lors s’amassans les uns avec les autres de mesme aage, ils plantent & attachent quelques courges, devant eux, sur lesquelles ils tirent folio 82.leurs fleches, & ainsi de bonne heure ils s’adextrent tant les bras que la veuë à tirer justement. On ne voit battre, ny foüetter ces enfans, qui obeissent à leurs parens, & respectent ceux qui sont plus aagez qu’eux. Cet aage d’enfans est infiniment agreable : car vous remarquez en eux la distinction qui peut estre en nous, de la nature & de la grace : pour ce que, rejettant toute comparaison, je les ay trouvez aussi mignons, doux & affables, que les enfans de par de çà, sans oublier pourtant d’excepter & mettre à part, la grace du Sainct Esprit, qui est donnee aux enfans des Chrestiens par le Baptesme. Que s’il arrive que ces enfans en cet aage meurent, les parens en portent un deüil extreme, & en gravent une memoire perpetuelle en leur cœur, pour s’en resouvenir en toutes les ceremonies de larmes & de pleurs, rememorans entre ces souvenances, qu’ils se font les uns aux autres, en pleurant cette perte, & mort de leurs petits garsonnets, les appellant d’un 80nom particulier Ykounoumirmee-seon, le petit garsonnet verso.mort en son enfance. J’ay veu de ces foles meres demeurer au milieu de leurs jardins, dans les bois toutes seules, voire quelquefois s’arrester & acroupir dans le milieu du chemin, pleurantes amerement, & leur ayant faict demander ce qu’elles avoient de pleurer ainsi toutes seules dans les bois, & au milieu du chemin : Helas ! disoient-elles, nous nous resouvenons de la mort de nos petits enfans, Ché Kounoumirmee-seon, morts en leurs enfances. Puis elles recommençoient de tant plus à pleurer, & se fondoient en larmes : & à la verité cela est connaturel, d’avoir regret de la perte & mort de ces petits enfans, qui tant s’en faut, qu’ils ayent donné de la peine à leurs parens, c’est au contraire, le seul & unique temps du cours de leur vie, auquel ils puissent donner quelque contentement à leurs peres & meres.

Le troisieme degré contient l’aage entre ces deux premiers degrez, d’enfance & de puerilité, & entre les degrez d’adolescence & virilité, qui est proprement depuis 8 jusques à 15 ans, que nous appellons folio 83.jeunesse, & garsons : les Sauvages les appellent simplement Kounoumy sans aucune autre addition, telle qu’est l’enfance appellee Kounoumy miry & l’adolescence nommee Kounoumy Ouassou. Ces Kounoumys donc, ou garsons, en l’aage de 8 à 15 ans, ne s’arrestent plus au foyer, ny autour de leurs meres, ains suivent leurs Peres, apprennent à travailler, selon qu’ils voyent qu’ils font : ils s’appliquent à rechercher la nourriture pour la famille, vont au bois tirer des oyseaux, vont à la mer, flecher les poissons, qui est chose tres-belle à voir, avec quelle industrie ils dardent quelquefois trois à trois ces poissons, ou bien ils les prennent avec la ligne faite de toucon, ou dans les poussars, qui sont une espece de fouloire & petite seine, se chargent d’huytres & de moules, & apportent le tout en la maison : on ne leur commande de ce faire. Ils y 81vont de leur propre instinct, recognoissans que c’est le devoir de leur aage, & que tous leurs majeurs ont fait le mesme. Ce travail & exercice plus joyeux que penible, correspondant à l’inclination de leurs ans, les affranchit de beaucoup de vices, ausquels la nature infectee commence à prester l’oreille et le goust : verso.Et c’est, ce me semble, la raison pourquoy, l’on propose à la jeunesse des divers exercices liberaux ou mechaniques, pour la retirer & divertir de l’impulsion corrompuë, que chacun a naturellement attachee dedans soy, laquelle se renforce par l’oysiveté, specialement en ce temps.

Le quatriesme degré est pour ceux, que les Sauvages appellent Kounoumy Ouassou, c’est à dire grands garsons, ou jeunes hommes, comprenant les ans depuis 15. jusques à 25. que nous disons entre nous l’adolescence. Ceux-cy ont une autre sorte de comportement : car ils s’addonnent fort et ferme au travail, ils s’habituent à bien manier les avirons des Canots, et pour ceste cause on les choisit, quand on desire aller en guerre, pour nager les Canots. Ce sont eux qui s’estudient specialement à faire les fleches pour la guerre : ils vont à la chasse, avec les chiens, s’acoustument à bien flecher et harponner les gros poissons, ne portent encore des Karaiobes, c’est-à-dire, des pieces de drap liees devant eux pour cacher leur honte, comme font les hommes mariez, folio 84.mais avec une fueille de Palme ils accomodent ceste partie. Ils peuvent librement deviser avec les plus aagez, hormis au Carbet, où il faut qu’ils escoutent, sont prompts à faire service à ceux qui les surpassent d’aage. Et à vray dire, c’est en ce temps qu’ils aydent plus à leurs Peres & Meres, de leur travail, chasse et pesche, d’autant qu’ils ne sont point encore mariez, & par consequent non obligez à nourrir une femme : & c’est pourquoy leurs parens s’attristent beaucoup, quand ils meurent en ces annees, leur donnans un nouveau nom en signe de douleur, qui 82est Ykounoumy-ouassou-remee seon, c’est à dire le grand garson mort, ou le grand garson mort en son adolescence.

Le cinquiesme degré prend depuis 25. jusqu’à 40. ans, & celuy qui est en ces annees proprement s’appelle Aua, vocable qui ne laisse pas d’estre imposé generalement à tous les aages, ainsi comme est le nom d’homme parmy nous : toutefois il doit estre particulier à cet aage, en tant qu’alors l’homme est verso.en sa force appellé par les Latins vir, à virtute, & en François aage viril, pour la virilité, c’est-à-dire la force qui est en l’homme en ce terme : de mesme ceste langue des Sauvages use de ce mot Aua, duquel procede Auaeté, c’est-à-dire fort, robuste, vaillant, furieux, pour signifier le 5. aage de leurs enfans. En ce temps ils sont bons guerriers pour bien frapper, mais non pour conduire. Ils recherchent les femmes en mariage en cette saison, lequel n’est pas beaucoup difficile à faire : car le trousseau de la nouvelle mariee ne consiste qu’en quelques courges que sa mere luy donne pour commencer son mesnage, au lieu qu’en ces pais les meres fournissent les vestements, linges, ornemens & pierreries à leurs filles. Les peres donnent pour doüaire, aux marys qui espousent leurs filles, 30. ou 40. buches coupees de mesure, qu’ils font porter en la chambre du nouveau marié, pour faire le feu des nopces, & ce nouveau marié s’appelle non plus, Aua, mais Mendar-amo. Quoy que ce jeune homme soit marié, & la jeune femme semblablement, cela n’oste ny afranchit de folio 85.l’obligation naturelle, d’assister leurs parents, ains demeurent tousjours obligez de leur subvenir, & ayder à faire leurs jardinages. C’est une remonstrance que j’entendy faire en ma loge, par la fille de Iapy-Ouassou, baptisée & mariee en l’Eglise, à un autre Sauvage son mary aussi Chrestien, lequel s’en allait à Tapouitapere, assister le R. Pere Arsene, pour baptiser plusieurs Sauvages : Elle luy dit ainsi : Où 83veux-tu aller ? Tu sçais bien que les jardins de mon Pere sont à faire, & qu’il a faute de vivres : Ne sçais tu pas qu’il m’a donnee à toy, à la charge que tu luy ayderois & subviendrois en sa vieillesse ? Si tu le veux abandonner je m’en vay retourner chez luy. On la reprit sur ces derniers mots, luy faisant recognoistre la foy, qu’elle avoit donnee, de jamais ne l’abandonner, ou se separer de luy, quant au reste on la loüa fort : Et pleust à Dieu que tous les enfans de la Chrestienté se mirassent en ce lieu, apprenans la vraye intelligence de ces paroles formelles du mariage, que l’homme & la femme quitteront leurs parens pour adherer ensemble : car tant s’en faut que Dieu authorise l’ingratitude des enfans mariez, pour verso.ce disent-il, qu’ils ont d’autres enfans, ou sont prests d’en avoir, ausquels il faut qu’ils pourvoient : qu’au contraire, Dieu reprouve comme damnez, ceux qui abandonnent leurs parens, sans lesquels, mettant la volonté de Dieu à part, ils ne seroient au monde, ny eux ny leurs enfans ; mais bien par ces paroles Dieu declare la grande union qui doit estre d’esprit & de corps, entre l’homme & la femme par le mariage.

Le 6. degré enferme en soy, les annees depuis 40. jusqu’à la mort, & ce degré est le plus honorable de tous ; c’est luy qui couronne de respect & de majesté les braves soldats, & prudens Capitaines d’entr’eux : tout ainsi que la saison de l’Aoust donne la cueillette des labeurs, & recompence la patience du laboureur à supporter l’hyver, & le printemps, sans estre aydé de sa terre, sur laquelle il a tant fait de tours & retours avec la charruë, ainsi en est-il parmy les Sauvages, lesquels estans parvenus à la saison folio 86.d’anciens & vieillards sont honorez de tous ceux qui sont leurs inferieurs en aage. Celuy qui est receu par la course de ses annees en ce terme, est appellé Thouyuaë, c’est a dire ancien & vieillard : Il n’est plus si assidu au travail comme les autres, ains il travaille à son vouloir & à son aise, & plus pour 84servir d’exemple à la jeunesse & suivre la coustume de leur Nation, que pour autre necessité : il est escouté avec silence dans un Carbet : & parle par mesure & gravement sans precipiter ses paroles, lesquelles il accompagne de geste naïf, & explicant nettement ce qu’il veut dire, & le sentiment avec lequel il prononce ces paroles. On luy respond doucement & respectueusement, & les jeunes le regardent & escoutent attentivement, quand il parle : s’il se trouve à la feste des Kaouïnayes, il est le premier assis & servy le premier ; & d’entre les filles qui versent le vin, & le presentent aux invitez : les plus honorables le servent, telles que sont les filles les plus proches de consanguinité à celuy qui faict le convive. Parmy les danses qui se font là, ces anciens verso.& vieillards entonnent les chansons, & leur donnent la notte, commençans d’une voix fort basse, mais grave, tousjours montant presque à la mesure de nostre musique. Leurs femmes ont soin d’eux, leur lavent les pieds, leur apprestent & apportent à manger, & s’il y a quelque difficulté en la viande, poisson, ou escrevices de mer, pour estre aisement machees leurs femmes les cassent, espluchent & accommodent. Quand quelqu’un d’eux meurt, les vieillards luy rendent honneur, le pleurent comme les femmes, & l’appellent Thouy-uaë-pee-seon. Il est vray que s’il est mort en guerre, ils l’appellent d’un autre mot, qui est marate-Kouapee-seon, c’est-à-dire, le vieillard mort au milieu des armes : ce qui ennoblit autant les enfans d’iceluy & toute sa race, comme entre nous, quelque vieil Colonel, qui toute sa vie n’a faict rien autre chose, que porter les armes pour le service de son Roy & de sa patrie, meurt pour le comble de son honneur les armes au poing, la face tournee vers les ennemis, au milieu d’un furieux combat, chose qui n’est pas oubliee par ses enfans, folio 87.ains la tiennent pour le plus grand heritage qu’il leur peut laisser & sçavent bien s’en servir, pour representer 85au Prince le bon service de leur pere, & partant recompence deüe par le Prince aux enfans. Ces Sauvages qui ne font cas d’aucune recompence humaine ains seulement de l’honneur, recueillans & rassemblans toutes les passions de leurs ames à ce seul but, ne peuvent autrement, qu’ils ne facent grande estime des proüesses de leurs parens, & qu’ils ne soient estimez par les autres pour le respect d’iceux. Ceux qui meurent en leur lict, ne laissent pas d’estre honorez, chacun selon son merite, & est appelé d’iceux Theon-souyee seon, c’est à dire, le bon vieillard mort en son propre lict.

Par ce discours vous pouvez voir, comme la nature seule nous apprend de respecter les vieillards & anciens, les ayder & secourir & reprend aigrement la temerité & presomption de la jeunesse de ce temps qui sans prevoir l’advenir n’advisent pas qu’alors qu’ils deviendront vieux, il leur sera rendu justement la mesme mesure qu’ils ont donnee estant jeunes à leurs predecesseurs : car ils apprennent par exemple, verso.leurs enfans à leur rendre ceste ingratitude.

Que le mesme ordre & respect se garde entre les filles & les femmes.

Chap. XXII.

Les traicts de la nature se trouvent entre ces Sauvages, tout ainsi que les pierres precieuses se rencontrent dans les flancs d’une montagne : car celuy qui estimeroit, que les diamans & autres joyaux fussent dans leur lict naturel aussi clairs & estincelans, 86comme ils se voient enchassez dans les bagues, seroit un fol : pour ce que ces riches pieces sont enveloppees dans le limon, sans paroistre beaucoup, folio 88.tellement que plusieurs passent & repassent dessus, ignorans ce secret, sans les lever de terre.

La mesme chose se pratique en la conversation de ces pauvres Sauvages : combien y en a-il, qui ont ignoré, & ignorent ce que j’ay rapporté icy, & rapporteray, quoy qu’ils ayent longtemps conversé avec eux, faute d’avoir penetré & remarqué la belle conduitte de la nature en ces gens destituez de grace, ains ont passé par dessus ces pierres precieuses sans en faire leur profit, traversant le tout en gros.

Le mesme ordre des degrez d’aage, j’ay remarqué entre les filles & les femmes, comme il est entre les hommes, sçavoir, que le premier degré supposé commun aux masles & aux femelles sortans immediatement du ventre de leurs meres, appellé du mot, Peïtan, ainsi qu’avons dit suffisamment au chapitre precedent : le second degré suit, qui met distinction d’aage, de sexe & de devoir : d’aage de fille à fille, de sexe de fille à garçon & de devoir de la plus jeune à son aisnee. Ce degré enclost dedans soy les sept premieres annees, & la fillette de ce temps verso.s’appelle Kougnantin-myri, c’est-à-dire la petite fillette. En tout cet aage, elle demeure fixement avec sa mere, succeant le laict de la mere plus d’un an davantage que les garçonnets, voire je diray bien ceste verité, d’en avoir veu aagees de plus de six ans, teter encore leurs meres, mangeant fort bien toute autre viande, parlant & courant comme les autres. Au lieu que les garçonnets de cet aage portent des arcs & fleches, ces fillettes s’amusent à contre-faire leurs meres en fillant comme elles peuvent du coton, & traceant une espece de petit lict, comme est la coustume des fillettes de cet aage à s’amuser à quelques frivoles & legeres ouvrages, pestrissent la terre, contrefaisant l’usage des plus 87experimentees à faire des vases & des escuelles de terre. Il y a bien à dire de l’amour que portent les peres & les meres à leurs petits enfans masles, ou fillettes ; pour ce que tant le pere que la mere batissent leur amour sur leur fils, & pour les filles, cela leur est par accident, & ne sont point esloignees en ceste suitte de nature, de nostre lumiere commune qui nous rend plus prisables les fils que les folio 89.filles, & non sans raison : car l’un conserve la souche, & l’autre la met en pieces.

Le troisiesme degré va depuis sept jusqu’à quinze, & la fille de cet aage s’appelle Kougnantin, c’est à dire fille : c’est en cet aage qu’elles perdent ordinairement par leurs foles phantasies, ce que ce sexe a de plus cher, & sans quoy elles ne meritent d’estre estimees, ny devant Dieu, ny devant les hommes : qu’on me pardonne, si je dy un mot, que plusieurs de ce sexe en cet aage, ne sont pas plus sages par de çà, quoy que l’honneur & la loy de Dieu, les devroit convier à l’immortalité de la candeur, parce que ces pauvres jeunes filles barbares, ont un erreur connaturel procedé de l’auteur de tout mal, qu’elles ne doivent estre trouvees apres cet aage avec le signacle de leur pureté : Je n’en diray pas d’avantage, pour n’offencer le Lecteur : il me suffit d’ateindre & toucher le fil de mon discours. En ces annees elles apprennent tous le devoir d’une femme, soit pour filer les cotons, pour tistre les licts, pour travailler en estame, pour semer & planter les jardins, pour faire les farines, composer les vins, & apprester les verso.viandes, gardent un grand silence, quand elles se trouvent en compagnie, où il y a des hommes, & generalement elles parlent peu de cet aage, si elles ne sont avec leurs semblables.

Le 4. degré est depuis 15. ans jusqu’à 25. ans ; lequel impose à la fille de cet âge le nom de Kougnanmoucou, c’est-à-dire, une fille, ou femme en sa grandeur & stature parfaicte, que nous disons en 88ces quartiers fille à marier. Nous passerons souz silence l’abus qui se commet en ces annees, par la tromperie que la coustume de leur Nation deceuë, leur a imprimé pour loy dans leur esprit. Ce sont elles qui font tout le mesnage de la maison, relevant de peine leurs meres, & ont la charge des choses necessaires pour le vivre de la famille. Elles ne sont pas longtemps sans estre demandees en mariage, si tant est que leurs parens ne les reservent pour quelque François, afin d’avoir abondance de marchandise, & en cas que cela ne soit, elles sont donnees en mariage, & alors elles portent le nom de Kougnanmoucou-poire[92], c’est-à-dire, femme mariee & en la force de son aage. Et dés ce temps elle suit son mary, folio 90.portant sur sa teste, & sur son dos apres luy, tant les ustenciles necessaires, pour presenter à manger, que le mesme manger, & les vivres qui sont de besoin par les chemins : tout ainsi que les mulets de par deçà portent le bagage & les vivres des Seigneurs : Et en effect, puisque je suis sur ce point je diray ce mot, que comme les Seigneurs de l’Europe ambitieux de faire recognoistre à tout le monde leur grandeur, taschent d’avoir le plus grand nombre de mulets qu’ils peuvent : ainsi ces Sauvages sont extremement convoiteux d’avoir nombre de femmes pour marcher apres eux, portans leur bagage : d’autant qu’entr’eux, ils sont prisez & estimez selon le nombre des femmes qu’ils ont.

Ces jeunes femmes devenuës grosses du faict de leurs maris, sont appellees d’un mot particulier Pouroua-bore, c’est à dire, femme enceinte, & nonobstant ceste grossesse, elles ne laissent de travailler, jusqu’à l’heure de leur accouchement, comme si elles n’estoient point empeschees. Elles deviennent fort grosses, à cause qu’elles rendent leurs enfans assez grands & membrus. Plusieurs penseroient que ces femmes verso.en cet estat, auroient plus de curiosité de se couvrir, mais c’est tout un avec les autres temps. Venuë qu’elle est au temps de ses couches, si couches se 89doivent apeller : car elle ne garde pour tout cela le lict, si elle n’est prevenuë de grandes douleurs, encore à lors demeure-elle assize, environnee de ses voisines, lesquelles elle a invitees, quelque peu auparavant, au sentiment & mouvement de son fruict, de l’assister par ces paroles, Chemen-boüirare-Kouritim, c’est-à-dire, je m’en vay incontinent accoucher, ou je suis preste à present d’accoucher, lors le bruit court par les loges, que telle ou telle s’en va accoucher, disans ces paroles avec le nom propre de la femme qu’elles y conjoignent Ymen-bouïrare, qui signifie, une telle est accouchee, ou s’en va accoucher. Le mary s’y trouve avec les voisins, & si tant est que sa femme ait difficulté d’enfanter, il luy presse le ventre, pour faire sortir l’enfant, sorty qu’il est, il se couche pour faire la gesine au lieu de sa femme[93], qui s’employe à son office coustumier, & lors toutes les femmes du village viennent le voir & visiter couché en ce sien lict, le consolant sur la peine & folio 91.douleur qu’il a eu de faire cet enfant, & est traitté comme fort malade & bien lassé, sans sortir du lict, au lieu que par deça les femmes gardent le lict apres l’accouchement où elles sont visitees & traittees.

Le cinquiesme degré enferme dans ses limites les annees de vingt-cinq à quarante ans, auquel temps le femme reçoit toute sa force, ainsi que l’homme ; & partant est appellee du nom commun & general Kougnan, sans autre addition, ce que nous dirions en François, une maistresse femme, ou une femme en sa force. En ce terme les femmes Indiennes ont encore quelques traicts de la beauté de leur jeunesse, neantmoins elles s’en vont au declin le grand galot, & commencent à estre hideuses & sales, leurs mamelles pendantes le long de leurs flancs, comme vous voyez par deça aux levrettes & chiennes de chasse : ce qui apporte une horreur à la veuë : quand elles sont jeunes, elles sont tout au contraire, portans les mamelles fermes. Je ne veux m’amuser d’avantage 90à ceste matiere, apres que j’auray dit, que la recompence verso.dés ce monde donnee à la pureté, est l’incorruption & integrité accompagnee de bonne odeur, fort bien representee dans les sainctes lettres par la fleur de Lys, pur, entier & odoriferant : Sicut lilium inter spinas, sic amica mea inter filias.

Le sixiesme & dernier degré prend depuis quarante ans, jusqu’au reste de la vie, & la femme de ce temps est nommee Ouainuy : dans ces annees, elles ne laissent d’estre fœcondes à produire des enfans : Elles usent du privilege de mere de famille : ce sont elles qui president à faire les Kaouins, & toutes leurs autres manieres de brasseries : sont les maistresses du Carbet, où se trouvent les femmes pour deviser : & quand le pouvoir de manger les esclaves estoit encore entier, c’estoit leur office de bien faire rostir le corps, recueuillir la gresse qui en degoutoit, afin d’en faire le Migan, c’est-à-dire le potage, de faire cuire les tripes & boyaux dans des grandes poëles de terre, y mesler la farine, & les chous de leurs pays, puis mesuroient la portion d’un chacun dans des escuelles de bois, qu’elles envoyoient à tous par folio 92.les jeunes filles. Ce sont elles qui commencent les pleurs & gemissemens sur les deffuncts, & à la bien venuë de leurs amis. Elles enseignent aux jeunes ce qu’elles ont appris. Elles sont plus corrompuës en paroles, & plus effrontees que les filles & les jeunes femmes ; & n’oserois dire ce qui en est, & ce que j’en ay veu & recogneu. Bien vray est que j’en ay veu & cogneu de fort bonnes, honnestes & charitables.

Il y avoit au Fort S. Louïs deux bonnes vieilles femmes Tabaiares, qui ne manquoient jamais de m’apporter de leurs petites commoditez, & quand elles me les offroient, c’estoit en pleurant, & s’excusant de ne pouvoir faire mieux. Je n’ay pas pourtant grande esperance de ces vieilles : Il faut que le Païs s’en face quitte par la mort naturelle : quand 91elles meurent elles ne sont pas beaucoup pleurees ny regrettees, ainsi les Sauvages en sont bien aises pour en avoir de jeunes. Je me suis laissé dire que les Sauvages, par opinion supersticieuse tiennent, que les femmes ont bien de la peine, apres qu’elles sont mortes, de trouver le lieu, où dansent leurs grands verso.Peres, par delà les montagnes, & qu’une bonne part demeure par les chemins si tant est que quelques unes s’y arrivent. Elles deviennent fort sales, quand elles atteignent l’aage decrepité, & y a ceste distinction entre les vieillards & les vieilles, que les vieillards sont venerables, & representent une façon en eux, de gravité & authorité ; à l’opposite les vieilles de ces Païs sont rechignees & ridees comme un parchemin mis au feu : nonobstant cela, elles sont fort respectees, tant de leurs maris, que de leurs enfans & specialement des filles & des jeunes femmes.

folio 93.

De la consanguinité, qui est parmy ces Sauvages.

Chap. XXIII.

La consanguinité entre ces barbares, a autant d’eschelons & rameaux comme la nostre, & se conserve de famille en famille, avec autant de curiosité comme nous pourrions faire, excepté le poinct de Castimonie, qui a de la peine parmy eux, sinon au premier eschelon, c’est-à-dire de Pere à fille. Pour les sœurs, & les freres, ils ne se marient pas ensemble, mais du reste de leurs affaires j’en doute, & verso.non sans raison, cela ne merite pas d’estre escrit.

Le premier rameau sort du tronc de leurs Ayeuls ou grands Peres, qu’ils appellent Tamoin[94], & soubs 92ce mot ils comprennent tous leurs devanciers, voire depuis Noé, jusqu’au dernier de leurs Ayeuls ; & c’est chose estrange, comment ils se souviennent & racontent d’Ayeul en Ayeul, leurs devanciers, veu que nous sommes bien en peine en l’Europe de monter jusqu’au Tris-ayeul, que les familles ne se perdent deçà delà.

Le second rameau pousse & sort du premier, & s’appelle Touue, c’est-à-dire, Pere, & est celuy qui les engendre en vray & legitime mariage, tel qu’il est pratiqué par delà : Car la Loy des bastards, est autre que celle des legitimes, ainsi que nous dirons en son lieu. Ce rameau paternel en produit un autre qui se nomme Taïre, c’est-à-dire, fils, lequel rameau vient à se coupper, & fourcher en diverses branches, ausquelles ils imposent ces noms Chéircure, c’est-à-dire, folio 94.mon grand frere, ou mon frere aisné, qui doit tenir la tige de la maison & de la famille, & Chèuboüire, qui signifie mon petit frere, ou mon cadet, auquel n’appartient de tenir la maison, sinon par la mort de son grand frere. Arrivant qu’un de ces deux freres aye enfant ; cet enfant, masle ou femelle, doit appeller le frere de son Pere Chétouteure, c’est-à-dire, mon oncle, & sa femme Chèachè, ma tante. Semblablement si son Pere a des sœurs, il les appelle Chèachè, ma Tante, comme aussi les marys de ses sœurs Chètouteure, mon Oncle. Les Oncles & les Tantes appellent les enfans masles de leurs freres, ou sœurs Chèyeure, c’est-à-dire, mon Nepveu, & les filles Reindeure, ou Chereindeure, ma niepce. Les enfans descendus de deux freres, ou de frere, & de sœur, ou bien de deux sœurs s’appellent ainsi. Les masles Rieure, ou Cherieure mon cousin, les femelles Yetipere, ou Cheitipere, ma cousine. Quant à la descente du costé des femmes, la grand-mere fait le 1. Eschelon, soit du costé Paternel ou du costé Maternel, c’est à dire la Mere du propre Pere, duquel verso.on est descendu, ou la Mere de sa propre Mere 93qui l’a engendré, & est appellee Ariy, ou Cheariy ma grand’mere. La propre mere faict le 2. Eschelon, nommee , Mere, ou Cheaï, ma Mere. La fille faict le 3. Eschelon, dite Tagyre, fille, ou Chéagyre ma fille. Le 4. Eschelon est de la sœur, appellee Teindure, sœur, ou Chéreindure, ma sœur. La Tante faict le 5. Eschelon, nommé Yaché, Tante, ou Chèaché, ma Tante. Le 6. Eschelon est en la Niepce, appellee Reindure, ou Chereindure, ma Niepce, ou ma petite sœur, qui est une forme de parler entr’elles. Le 7. Eschelon est de la Cousine, nommee Yetipere, Cousine, ou Cheytipere, ma Cousine ; Somme voicy les rameaux de la consanguinité d’entre eux.

Pour les masles.

folio 95.Qu’ils appellent en leur langue

Pour les femelles.

Qu’il appellent en leur langue

Outre ceste consanguinité, il s’en trouve deux autres contractees par alliance, sçavoir, ou en donnant leur fille à quelqu’un, ou recevant une fille pour femme de leur fils, ou bien secondement, en contractant l’alliance d’hospitalité avec les François, quand specialement ils leur donnent leur filles pour concubines. Ils appellent ceux à qui ils donnent leurs filles Taiuuen, gendre, ou Chéraiuuen, mon gendre. Ils imposent ce nom à la fille, qu’ils reçoivent pour femme à leur fils Taütateu, bru, ou belle fille, Chérautateu, ma bru ; ils appellent le François, avec qui ils contractent l’alliance d’hospitalité, Touassap, Compere, ou Ché touassap, mon Compere, & quelquefois Chéaïre, mon fils, ou Chéraiuuen, mon gendre, & ce lors que le François retient sa fille pour concubine. — Telle est donc ce rameau d’alliance.

Et en leur langue

95Les bastards sont tous les enfans qu’ils ont hors le legitime mariage pratiqué entr’eux, à leur mode, & entre ces bastards il y a un ordre : ou bien ils sont sortis d’un Tapinambos & Tapinambose, & cestuy est le premier Eschelon : ou d’une Indienne Tapinambose & d’un François, & c’est le second rameau : ou d’un Tapinambos & d’une Esclave, & c’est le troisiesme Eschelon, ou d’une Indienne Tapinambose, et d’un serviteur Esclave, & c’est le quatriesme rameau : ou d’une servante Esclave, & d’un François, c’est le dernier Eschelon.

verso.Telle est donc ceste ligne de bastards.

Ces Bastards sont appelez en leur langue

Et les Bastards des François,

Les loix de ces bastards sont diverses, selon la diversité de leurs descentes : & auparavant que je les touche, il faut poser la regle generale qu’ils observoient vers les bastards, qui est, que quand…

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(Lacune d’une feuille.)

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96fol. 105.ils l’appellent Toreuüe, c’est à dire gaillard, Cheroreuuë, je suis joyeux, gaillard : celuy qui est plaisant, & a le mot à dire, aron-ayue.

Leurs salutations, demandes, & responces, quand ils se trouvent par ensemble, sont si douces que rien plus : d’autant qu’ils les prononcent avec un accent assez long, fort doux, & attrayant, specialement les femmes & les filles ; & pour ce que je sçay, que cela apportera une consolation au Lecteur : j’ay mis cy dessoubs la forme & maniere ordinaire de leur pourparler, qui est telle[95].

Le matin quand ils se levent, ils se disent.

Bon jour. Tyen-de-Koem.
Et à vous aussi. Nein Tyen-de-Koem.

Le soir quand ils reviennent du travail, & qu’ils se separent, ils se disent.

Bon soir. Tyen de Karouq.
Et à vous aussi. Nein Tyen de Karouq.

verso.Quand la nuict est fermee, & qu’ils veulent aller coucher, ils disent l’un à l’autre.

Bonne nuict. Tyen-de-petom.
Et à vous aussi. Nein-Tyen-de-petom.

S’ils voient quelqu’un venir à eux, ou passer aupres d’eux, ou s’ils se rencontrent en chemin, souvent ils s’arrestent un peu, & s’entre-demandent avec une parole & un visage familier.

D’où venez vous ? Mamo souï pereiou ?
Où allez-vous ? Mamo peresso ?

Lors ils respondent & disent d’où ils viennent, & où ils vont, & c’est ordinairement l’une de ces choses suivantes, ausquelles toute leur vie & exercice est appliquee, à sçavoir, ou pescher en la mer, aller dans le bois, couper des arbres, visiter leurs jardins, planter leurs racines, cueillir leurs fruicts, arracher leurs naveaux, aller à la chasse, se promener 97fol. 106.çà & là, visiter les villages, & les loges l’un de l’autre par ainsi ils respondent,

Je viens de la mer. Paranam-souï-Kaiout.
Je viens de pescher. Pira-rekie-souï-Kaiout.
Je viens du bois. Kaa-souï-Kaiout.
Je viens de couper du bois. Ybouïra monosoc, ou bien Ybouïra mondoc.
Je viens du jardin. Ko-souï-Kaiout.
Je viens de jardiner. Ko-pirarouer-Kaiout.
Je viens de bescher & planter. Maëtum arouere.
Je viens de cueillir des fruicts. Vuapoo-arouere-Kaiout.
Je viens de la chasse. Kaaue-arouere-Kaiout.
Je viens de me promener. Mosou-arouere-Kaiout.
Je viens d’un tel village. Taaue-souï-Kaiout.
Je viens de voir un tel. Ahere-piac-souï-Kaiout.
verso.Je viens de mon logis. Cheroe-souï, ou bien, Cheretan-souï.
A Dieu, je m’en vay. Ne in cheaiourco.
A Dieu, nous en allons. Ne in oro iourco.

Que si quelqu’un de leurs voisins les va trouver en leur loge, ou s’ils le voient en peine, cherchant çà & là quelque chose luy demandent,

Que cherchez-vous ? Maëperese-Kar ?
Que demandez-vous ? Marapereico ?

Alors ils disent ce qu’ils cherchent, & ce qu’ils demandent fort librement ; Pour exemple,

Je demande à manger. Ageroure deué-cheremyouran ressé.
Je demande de la farine. Ageroure ouï ressé.
Je demande de la chair. Ageroure soo ressé.
Je demande du poisson. Ageroure pyra ressé.
98fol. 107.Je demande de l’eau. Ageroure v. ressé.
Je demande du feu. Ageroure tata cheué.
Je demande un couteau. Ageroure xè.
Une hache. Iu.

S’ils voient quelqu’un tout pensif en soy-mesme, ils luy demandent ce qu’il a, à quoy il pense.

Que pensez-vous ? Mara-péde-ie mongueta ?

Il respond.

Je ne pense à rien. Ai Kogné.
Je pense à quelque chose. Maerssé-Kaien-arico.
Je pense à vous. Deressé Kaien-arico.

Si davanture quelques-uns devisent ensemble, ils sont fort curieux de sçavoir ce qu’ils disent, & ainsi ils viennent doucement les trouver, & leur demandent.

verso.Que dites vous ? Mara-erepe ? ou bien, Mara-erepipo ?
Que disiez vous ensemble ? Mara-peïe-peïooupé.

Ils respondent,

Nous parlions de nos affaires. Ore-rei-Koran Koïo-mongueta.
Nous parlions de vous. Deressé Koïa-mongueta.

C’est ainsi qu’ils passent leur vie doucement les uns avec les autres en toute familiarité, selon que vous pouvez recognoistre par ce discours.

99

fol. 108.

Des humeurs incompatibles avec les Sauvages.

Chap. XXV.

Socrate avoit coustume de dire, que tout ainsi que le vin aspre, & rude est de mauvaise digestion, difficile, & mal plaisant à boire, ainsi les humeurs rudes, aspres & facheuses, sont mal propres pour converser avec les hommes. Et Plutarque escrit que, comme le son aigre des chauderons & pots cassez, mettent les Tygres en colere, de telle façon qu’ils se jettent à corps perdu, sur ceux qui viennent leur chanter aux oreilles ces motets si importuns & desagreables, aussi sont les mauvaises complexions & humeurs, parmy les societez des hommes. Nous verso.avons recogneu la pratique de cecy estre fondee en la nature, considerant combien ces Sauvages fuyent les humeurs agrestes & complexions austeres.

Ils hayssent sur toutes choses, quand ils voyent un des leurs agacer son voisin, ce qu’ils appellent en leur langue, Moïaron, ou bien quand ils voyent qu’ils debattent par ensemble de paroles, ce qu’ils nomment Oroacap : quand ils trouvent de semblables humeurs, ils les fuyent, & ce gardent le plus qu’ils peuvent, de tomber en debat avec iceux : voire ils font bien d’avantage, car ils advertissent les François, leurs Comperes, de n’aller rien demander chez ces personnes là. Si d’aventure ils ont des femmes qui soient de telle complexion, ils en sont fort empeschez, & ne se font pas beaucoup tirer l’oreille, pour s’en défaire, ou leur permettre qu’elles aillent là, où elles voudront se pourvoir. Il y a à Iuniparan dans l’Isle, un Hermaphrodite, qui en l’exterieur paroist plus femme qu’homme : car il porte le visage & la voix de femme, les cheveux non rudes, ains fol. 109.flexibles & longs, comme ceux des femmes, nonobstant 100il est marié, & a des enfans, mais il est d’un naturel si facheux qu’il est contraint de demeurer seul, pour ce que les autres Sauvages du village, ont crainte de debattre de paroles avec luy. J’ay veu toute une famille changer de village, seulement pour eviter le voisinage d’un Sauvage, subject à ces mauvaises humeurs.

Ils se mocquent, & méprisent l’homme qui s’amuse aux agacemens, & paroles de sa femme, quand elle est de mauvaise complexion. Il arriva, pendant que j’estois en ces cartiers, qu’un Sauvage s’ennuya de supporter les facheuses humeurs de sa femme, tellement que prenant un baston de sa main droicte, & de sa gauche les cheveux de sa femme, il voulut experimenter, si cette huyle & baume n’adouciroit point l’aigreur de son mal : mais il fut bien estonné, que le feu se mist en la playe, tellement que le mal en devint plus grand : Car à la veuë des voisins cette femme sceut bien s’échapper de ses verso.mains, & prenant semblablement un baston, elle voulut faire le mesme service à son mary, & apres s’estre gressez l’un l’autre avec la risee des regardans, ils demeurerent aussi grand maistre l’un que l’autre, sinon que le mary fut depuis la fable, & le discours universel, tant des grands, que des petits. Et les anciens disoient en leurs Carbets : qu’avoit-il affaire de s’arrester à sa femme, puis qu’il la cognoissoit telle.

Je les ay vu quitter & abandonner leur marchandise à celuy à qui ils l’avoient venduë, & ce pour eviter la dispute de paroles qu’il leur faisoit : Pourtant vous remarquerez, qu’ils n’ont que, Oüi, & Non, quand ils traictent par ensemble, ou avec les François, sans jamais barguigner. Plusieurs autres exemples pourroient estre apportez icy touchant cette matiere, mais ceux-ci suffisent.

Ils apprehendent merveilleusement les gens coleres qu’ils nomment Poromotare-vim, & s’entr’advertissent 101quand ils sont en colere, disans, Chèporomotare-vim, je suis en colere, & lors personne ne dit mot, ains on l’addoucit tant que l’on peut : ce qu’ils fol. 110.appellent Mogerecoap, c’est à dire, adoucir un autre. Aïmogerecoap, j’adoucis celuy qui est en colere.

J’ay pris garde par plusieurs fois, que quand ils voyoient un François en colere, ils estoient comme hors d’eux-mesmes, changeans de couleur en face, & se retiroient arriere de sa voye, disans l’un à l’autre, Ymari touroussou. Il est grandement en colere, il est grandement fasché : Ché-assequeié-seta, il me fait grand peur.

Il arriva que deux ou trois de nostre equipage se laissoient emporter à la colere assez souvent, dans les villages, où ils estoient : Les principaux du lieu sceurent fort bien se venir plaindre au Fort Sainct Loüis, & prier qu’on leur ostast ces François d’avec eux & qu’ils vinssent demeurer au Fort, par ce, disoient-ils, que cela nous faict peur & specialement à nos enfans : ce que l’on fist.

Si le debat des paroles, & la colere leur est facheuse, beaucoup plus le sont les debats en effect, quand quelques uns d’entr’eux tombent en querelle, ce qui est fort rare, & viennent à s’entre-battre, verso.qu’ils appellent Ionoupan, entre-battre, & encore davantage quand ils s’entre-blessent, ce qu’ils nomment Ioüapichap, entre-blesser, & le pis est, quand apres s’estre bien entre-battus, ils viennent en despit l’un de l’autre, à brusler leurs loges : ce qu’ils signifient par ce mot Iouapic, entre-brusler : car alors chacun s’en sent, & pas un n’oseroit se mettre en devoir de les empescher : car voicy comment ils font ; Ils se retirent chacun à leur costé, et prenant une poignee de branches de palme seiche, l’allument, la portent à la couverture de leur mesme costé, disant à un chacun, sauve qui pourra son costé, pour moy j’ay mis le feu au mien, personne ne m’en pouvoit empescher, & ainsi en peu d’heure, tout le village est 102bruslé, & si personne ne luy en dict rien : Plusieurs fois cela fust arrivé en l’Isle, n’eust esté la crainte, qu’ils avoient des François.

Ils haissent semblablement d’estre injuriez, soit homme, soit femme, mesme celles qui font profession fol. 111.de servir au public ne veulent qu’on les appelle Pataqueres, putains : & me souvient qu’une Indienne Esclave, ayant eu un enfant d’un François, quelques autres luy reprocherent qu’elle estoit putain, elle se fascha fort, & dist, que si desormais on l’appelloit plus Pataquere, qu’elle tueroit cet enfant, ou l’enterreroit tout vif : ils appellent l’injure, Courap.

Il ne se faut pas estonner, si ces Sauvages fuyent de telle façon la colere & ses effects, puisque cette passion repugne immediatement au naturel de l’homme, & le faict devenir totalement brute, ainsi que dict Sainct Basile le Grand, en l’Homelie 10. qu’il a faict de l’ire : Hominem penitus in feram converti, que la colere change l’homme totalement en une furieuse beste : & Sainct Gregoire de Nysse, en l’Oraison 2. de la beatitude, compare la colere à ces vieilles sorcieres du Paganisme ancien, qui par enchantemens transmuoient & changeoient en la forme de diverses bestes furieuses, maintenant en Sanglier, une autrefois en Panthere : La colere faict chose verso.pareille : Et Sainct Gregoire le Grand, au livre cinquiesme de ses Morales, chap. trentiesme dict, que le cerveau du colere, est le trou où s’engendrent les Viperes : Cogitationes iracundi vipereæ sunt generationis. Platon n’enseignoit autre remede à ses escoliers contre cette passion, sinon qu’ils contemplassent vivement les gestes & les paroles d’un homme colere, ou bien quand eux-mesmes seroient tombez en colere, qu’ils allassent vistement se considerer dans un miroir. Ce n’est donc point chose tant nouvelle, ny si hors de propos si ces Sauvages craignent, se tirent à part quand ils voyent un homme en colere specialement un François : Car comme dict le Proverbe Chap. 103vingt sept. Impetum concitati spiritus ferre quis poterit ? Moins aussi est-ce chose difficile à croire, qu’en dépit l’un de l’autre, si daventure ils sont tombez en debat, ils bruslent leurs loges, puis qu’aux Proverbes 26. il est dict, sicut carbones ad prunas, & ligna ad ignem, que les charbons sur le brasier, & le bois sur le feu, ainsi le debat de paroles à l’homme naturellement colere, sic homo iracundus suscitat rixas, & en fol. 112.l’Ecclesiastique 28. secundum ligna sylvæ, sic ignis exardescit : Telle qu’est la quantité du bois, telle est la force du feu, parlant de la colere.

De l’Oeconomie des Sauvages.

Chap. XXVI.

Pitacus disoit, ainsi que rapporte Strobee de luy, que cette famille est bien ordonnee, quand deux choses concurrent, sçavoir, qu’il n’y aye aucune superfluité, soit au vivre, soit au mesnage, & pareillement qu’il n’y aye aucune disette de ces choses : Et Ciceron rapporte du grand Caton, lequel interrogé quel mesnage luy sembloit le meilleur : c’est, respondit-il, où l’on donne competamment à manger, le vestir, & que le travail y soit chery. Il me semble que verso.ces sentences soient plustost dites pour les Sauvages, & gens qui vivent frugalement, que pour aucune autre condition de personnes. Sainct Thomas definissant l’Oeconomie, conclud que ce n’est autre chose, qu’une bonne conduitte domestique, tendante à cette fin, que la famille soit accommodée de vivres, & autres choses necessaires, & specialement, que parmy 104cette famille soit entretenuë une bonne intelligence, chacun s’aquittant de ce à quoy il est employé. Monstrons cecy estre enseigné aux Sauvages, par la pure Nature, & non par aucune autre science aquise.

Les villages sont partis en quatre loges : sur lesquelles toutes commande un Mourouuichaue, pour le temporel, & un Pagy Ouassou, c’est à dire un Sorcier pour les maladies & enchanteries[96] : Chaque loge a son Principal. Ces quatres Principaux respondent au Principal de tout le village ; & luy avec les maistres Principaux des autres villages, respondent au Souverain Principal de toute la Province. Chaque

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(Lacune d’une feuille.)

105

fol. 121.

Du soin que les Sauvages ont de leurs corps.

Chap. XXVIII.

Platon appelloit la forme du corps, un privilege de Nature, & Crates le Philosophe, un Royaume Solitaire. Ces deux sentences meriteroient un discours long & ample : si nous traittions autre chose qu’une histoire, laquelle demande un stile concis, sans aucune superfluité de paroles, ou de digressions faictes mal à propos : partant nous appliquerons le dire de ces deux Philosophes à nostre subject, pour faire voir que la Nature ayant dénié, par un si long temps, aux corps des Indiens les vestemens, les a recompensez d’un singulier privilege, les formant verso.beaux & bien faicts, encore que les meres n’y prennent aucune peine : ains les levent & manient, comme elles feroient un morceau de bois. Ce que dit Crates, leur convient tres-bien, d’appeller ceste forme corporelle, un Royaume solitaire & desert : car tout ainsi que les animaux du desert, croissent & s’embellissent extremement bien, pendant qu’ils demeurent en leur Royaume deserté, c’est à dire en leur liberté connative : Et à l’oposite, s’ils sont pris des hommes, & amenez en la demeure domestique des Rois & Princes de la Terre, pour estre veuz & montrez, ainsi qu’un spectacle nouveau, vous les voyez incontinent se descharner, se desplaire, & perdre l’appetit d’engendrer & conserver leur espece, & cecy non pour autre occasion que pour avoir perdu la liberté de ce Royaume solitaire. Pareillement ce que la Nature a osté d’un costé à ces Sauvages, à sçavoir les vivres bien apprestez, les potions bien friandes, les habits pompeux, les licts molets, & les superbes maisons & palais, elle les a recompencez d’un autre part, en leur donnant une pleine liberté, comme aux oyseaux fol. 122.de l’air, & aux bestes des forests, sans estre molestez des mangeries & plaideries de par deçà, qui n’est 106pas une des moindres afflictions d’entre les autres, qui balancent les commoditez que nous pensons avoir en ce monde Ancien. Et si le Diable par permission de Dieu, pour en tirer un bien, qui est leur salut, ne se fut mis à traverser ces Barbares, leur suscitant nouvelles discordes, à ce qu’ils se tuassent & mangeassent les uns les autres : il n’y a point de doute qu’ils ne fussent les plus heureux hommes de la Terre, à cause de ceste franchise & liberté connaturelle, laquelle assaisonne si bien les viandes qu’ils ont, qu’elles tournent en nourriture parfaicte & salubre, d’où procede immediatement la belle forme de leurs corps.

Je ne fais qu’attendre l’objection pour y respondre ; qu’on a veu de ces gens sales, laids comme marpaux. Je dy que ce n’est pas au visage, où il faut remarquer la forme & beauté d’un homme : c’est de quoy Demosthene se moquoit, quand les Ambassadeurs verso.d’Athenes furent de retour de leur Ambassade au Roy Philippe de Macedoine, lesquelles loüoient la beauté du visage de ce Roy : non, non, dit Demosthene, ce n’est pas un subject digne de loüange en un homme, que la beauté de son visage, qu’il a commun avec les Courtisanes : mais bien en la stature du corps, proportion des membres, & phisionomie de grandeur & de noblesse : Et c’est ce que je traitte, que la Nature a donné pour l’ordinaire, un corps bien faict, bien proportionné, & d’une stature convenable, specialement aux Tapinambos : Et quant à ce qu’ils gastent leurs visages par incisions, ouvertures, & fanfares de peintures & ossemens, cela provient, comme j’ay dit cy dessus, de l’opinion qu’ils ont d’estre estimez plus vaillans.

Ils sont fort soigneux de tenir leurs corps nets de toute ordure : ils se lavent fort souvent tout le corps, & ne se passe jour, qu’ils ne jettent sur eux, force eau, & se frotent avec les mains de tous costez, & en toutes les parts, pour oster la poudre & autres 107ordures. Les femmes ne manquent point de se peigner souvent : Ils craignent fort d’amaigrir, qu’ils appellent fol. 123.en leur langue, Angäiuare, & s’en plaignent devant leurs semblables, disans, Ché Angäiuare, je suis maigre, & chacun en a compassion, specialement quand il arrive qu’ils font quelque voyage, pendant lequel, il faut qu’ils jeusnent & travaillent : lors qu’ils sont de retour, & que leurs joües semblent estre abatuës, chacun les pleure & plaint, disant Deangäiuare seta, helas ! que tu es maigre, tu n’a plus que les os.

Ce point estoit l’unique cause, pour laquelle nous ne pouvions garder avec nous les jeunes enfans baptisez : par ce que les meres avoient si grande peur, qu’ils n’emmaigrissent avec les François, pour la croyance qu’elles avoient que les François estoient en disette, qu’elles ne permettoient à leurs maris d’amener ces petits enfans quant & eux, pour voir les Peres, & les Chapelles de Dieu, qu’à toute force, en chargeant tres-estroittement aux maris de les ramener avec eux, & toutes les fois qu’elles pensoient à ces enfans, elles fondoient en larmes, & s’atristoient infiniment.

verso.J’avois retenu un jeune enfant de Tapuitapere faict Chrestien & nommé Michel, lequel sçavoit extremement bien & en bons termes la doctrine Chrestienne, afin qu’il l’apprist aux Esclaves que j’avois. Il demeura quelques mois avec moy, mais il ne me fut jamais possible de le garder davantage, à cause de l’importunité qu’en faisoit sa mere, & la douleur qu’elle monstroit avoir par ses pleurs & lamentations continuelles, de sorte que son pere vint expres le querir, & luy ayant dit que sa mere le regardoit en pitié (c’est une phrase de parler entr’eux, pour montrer leur compassion vers autruy) il me vint demander congé de s’en retourner, avec un regret pourtant de me quiter, & en pleuroit de douleur (tant ces jeunes enfans caressent les Peres & se plaisent avec eux) alleguant que sa mere devenoit 108maigre de tristesse, à cause de son absence, & l’opinion qu’elle avoit de luy, qu’il emmaigriroit avec moy, neantmoins qu’il ne manqueroit point de raconter à sa mere la bonne chere que je luy faisois, à ce qu’elle luy permist de retourner vers nous.

fol. 124.Un de nos Esclaves avoit faict quelque faute, pour laquelle il merita d’avoir le fouët, quand il vit que c’estoit au faict & au prendre, il pria qu’on eust esgard à ce qu’il estoit maigre, & qu’on ne frappast si vivement son corps, ainsi que s’il eust esté gras ; par ce, disoit-il, que la graisse sert de couverture aux os, soustient les coups, & empesche que la douleur ne vienne jusqu’à eux : Si vous frappez fort, vous me romprez les veines qui ne sont couvertes que de la peau, (il disoit cela pour ce qu’il estoit naturellement maigre).

Or pour s’engraisser, ils s’assemblent quantité d’Indiens, s’embarquent dans un grand Canot, se munissent de farine, portent nombre de fleches, menent leurs Chiens, & s’en vont en terre ferme, où ils tuent autant de venaison qu’ils veulent, soit Cerfs, Biches, Sangliers, Vaches-Braves, Tatous, soit une infinité d’oyseaux, & demeurans là, tant que leur farine dure, ils s’engraissent, en mangeant leur saoul de ces viandes, puis retournans en l’Isle, apportent verso.avec eux force venaison boucanee.

Le Bresil revenu de la guerre de Para en l’Isle, s’estimant maigre, demanda congé au Sieur de la Ravardiere d’aller en terre ferme, & de mener avec luy quelques François fort maigres pour les engraisser, ce qui luy fut accordé : & allant assés avant dans la grande terre, ils abondoient en toute sorte de venaison, mais parmy ce bon-heur, un mal-heur leur arriva : c’est que la farine leur manqua tellement, qu’ils furent contraincts de manger le cœur des palmes, en guise de pain, avec leurs viandes : ce qui faschoit bien les François, qui ne s’accommodent 109gueres volontiers à ce genre de pain de Palmiers, & avoient grand regret, que la feste n’estoit entiere, voyans tant de chair devant eux, & n’avoient moyen d’en manger, à cause que le pain & le sel leur manquoit. Il me semble qu’il leur estoit arrivé ce qui advint à Midas affamé d’or, quand sa femme luy fist presenter sur la table force viandes, mais toutes d’or, ou bien ce que l’on feint de Tentale, qui au milieu des eaux mouroit de soif : Chose pareille leur arriva car ils emmaigrirent plus qu’ils n’engraisserent, & ce par leur faute, n’ayans porté fol. 125.de la farine, autant qu’il en falloit.

Les François imitent en ce poinct les Sauvages, & sont bien receus d’iceux : Car les François qui demeurent au Fort, demandent congé d’aller par les villages, faire une promenade & bonne chere. Les Sauvages, qui sçavent cela, vont à la chasse, & donnent (moyennant quelques marchandises) à ces promeneurs deux ou trois bons repas, apres lesquels, il faut gaigner pays, autrement vous n’aurez que du commun, à quoy les François sont stilez, si bien qu’apres avoir faict deux ou trois bons repas en un village, ils sautent en l’autre, & par ainsi faisans le tour de l’Isle, ou de la Province de Tapoüitapere & Comma, ils reprennent leur force, & se consolent. Les François qui sont logez par Comperage en ces villages, ne sont pas trop aises de telles promenades : d’autant que s’il y a quelque chose de bon alors, ce n’est pas pour eux, ains pour les Passans : le naturel du Sauvage estant de donner tout le meilleur qu’ils verso.ont aux survenans pour deux ou trois repas, apres lesquels vous n’avez que le commun & l’ordinaire. Admirez, je vous prie, en passant, le grand amour de Dieu vers les hommes, lequel a imprimé naturellement la charité du prochain ; Car que pourroient faire mieux les Chrestiens, voire les Religieux les plus reformez, sinon que la charité des Sauvages est purement naturelle, sans pouvoir meriter la gloire, 110& la charité des Chrestiens est sur-naturelle, & espere la récompense en la vie eternelle.

Ce soin de leurs Corps est ménagé par plusieurs autres façons de faire, comme sont celles-cy : Ils ont tousjours l’herbe de Petun en la bouche, la fumee de laquelle ils attirent par la bouche, & le rendent par les narines, afin de vuider les humiditez du Cerveau, & en avalent, pour nettoyer l’estomach de cruditez, lesquelles ils font sortir par eructations. Ils n’ont pas si tost achevé de manger qu’ils prennent leur Petun, comme ils font aussi du grand matin, à fol. 126.la sortie du lit, & avant de se coucher. Mais à propos du Petun, il est bon que je rapporte icy l’opinion supersticieuse qu’ils ont de cette herbe, & de sa fumee. Ils croyent que cette fumee les rend diserts, de bon jugement & eloquens en parole, tellement que jamais ils ne commencent une harangue qu’ils n’en ayent pris. Et me semble que leur opinion n’est point tant supersticieuse, qu’elle n’aye quelque raison naturelle ; car je l’ay experimenté moy mesme, que cette fumee esclaircit l’entendement, dissipant les vapeurs, qui possedent l’organe du Cerveau, & affermit la voix, en ce qu’elle desseiche les humiditez & crachats de la bouche, qui se rencontrent à la sortie de la veine vocale tellement que la langue en est bien plus libre à faire sa fonction : La verité de cecy est bien aisee à experimenter, pourveu qu’on en prenne avec modestie, & au temps convenable : Car l’abondance & continuation n’en est pas, à mon advis, trop bonne & salubre à ceux qui vivent de boissons & viandes chaudes ; mais à ceux verso.qui sont humides & froids de cerveau & d’estomach, la prise de ceste fumee ne leur peut estre que saine ; Et c’est une autre raison, pourquoy les Sauvages qui habitent sous cette zone tres-humide, & qui pour l’ordinaire ne boivent que de l’eau, prennent continuellement de ceste fumee, à sçavoir pour descharger leur Cerveau des humiditez & froidures, & l’estomach 111de cruditez : ce que font semblablement les Matelots & les gens habitans sur le rivage de la mer. Ce Petun aussi ayans trempé 24. heures dans du vin blanc, opere de grands effects pour nettoyer le corps de ses infections. On ne prend seulement que le vin. Ils ont aussi une autre opinion que la fumee qu’ils avalent du Petun, les tient gaillards & joyeux contre la tristesse & melancolie qui leur peut survenir. Je vous le feray voir par exemples, outre ce que j’en ay peu apprendre par leurs discours. Un Sauvage supplicié à la bouche du Canon, (duquel je parleray au Traicté du Spirituel) auparavant que de s’acheminer au supplice, il demanda un cofin de Petun, disant, que l’on me donne la derniere consolation fol. 127.de cette vie, par laquelle je puisse fortement & joyeusement rendre l’Ame : & de faict si tost qu’on luy eu donné ce Petun, il s’en alloit joyeux, & chantant à la mort ; & quand ses semblables l’attacherent à la bouche du Canon, il les pria de ne luy lier le bras droict si bas & si court qu’il n’eust moyen de porter en sa bouche son cofin de Petun, tellement que la balle du Canon ayant divisé le corps en deux, une partie portée dans la mer, & l’autre tombee au bas du rocher, à laquelle le bras droict estoit joint, on trouva encore dans la main droicte le cofin de Petun.

Les Sauvages jugez à mort, selon la coustume du pays, ne vont jamais au lieu où ils doivent estre assommez, qu’on ne leur donne le Petun, ny mesme les Sauvages, quelque maladie qu’ils ayent, ne laissent ce regime. Les Sorciers du pays ne servent de cette herbe au service des Diables, mais nous n’en parleront point à present, si la memoire me le permet, ce sera pour une autre fois.

Ils ont une autre façon de faire, pour conserver verso.leurs Corps en santé ; C’est qu’ils mangent souvent & peu à la fois, pour l’ordinaire, & ce apres qu’ils ont mangé, lavent soigneusement la bouche 112& si entre les repas ils ont soif, ils boivent à demy leur saoul, & gargarisent tres-bien la bouche, pour addoucir l’ardeur du Palais. Font bien cuire les viandes & n’en mangent point de cuites à demy : sont beaucoup plus soigneux en ce poinct que les François. Ils se frottent d’huyles de Palmes, de Rocon & de Iunipape[97], qui sont choses qui les tiennent en bonne disposition : Je m’asseurre que ceux qui liront cecy, & auront tant soit peu de cognoissance de la disposition du corps humain, & du regime necessaire pour l’entretenir, jugeront que la Nature donne à ces gens, ce que la science & l’experience donne à ceux de par deçà.

fol. 128.

De quelques indispositions naturelles, ausquelles les Sauvages sont subjects ; Et quels noms ils donnent aux membres du corps.

Chap. XXIX.

La verité est, que les Sauvages sont gratifiez de la Nature d’une bonne santé & disposition parfaicte & gaillarde : & rarement se trouvent entr’eux des Corps maleficiez & monstrueux : Nonobstant il s’en trouve, mais un entre cent.

D’aveugles tout à faict je n’en ay point veu, & toutesfois ils en ont, qu’ils appellent Thessa-vm, aveugle, Cheressa-vm, Je suis aveugle, & Ressa-vm, tu es verso.aveugle. Une chose ay je bien veu, que quelques uns avoient la veuë fort courte, specialement les vieux, & notamment les femmes, voire c’est chose 113comme ordinaire, que les femmes passé 30. ans, ayent la veuë fort courte & debile, en sorte qu’elles ne peuvent plus voir à tirer des pieds les Thons, ou vers[98], ains il faut que ce soit des jeunes garsons ou jeunes filles. A ce propos un Capitaine François, qui n’estoit pas de nostre equipage, & ne se tourmente pas beaucoup pour croire une divinité, disoit que le Pape n’avoit point de puissance sur la mer, puisque Dieu avoit dit à Sainct Pierre, que sa puissance s’estendoit seulement sur la terre : Par ainsi tous ceux qui passent de ces pays icy au delà de la mer, ne sont pas obligez aux ordonnances de l’Eglise de deçà, ains librement, entre autres choses pouvoient prendre une jeune fille pour concubine, puisque la necessité requiert qu’elles tirent & ostent des pieds des François ceste vermine. Je dy cecy pour faire voir combien ces pays sont dangereux aux ames qui tournent le tout en venin.

fol. 129.J’ay veu des borgnes entr’eux (qu’ils appellent Thessaue) mais en petit nombre, & des bigles appellez Thessauen, bigle, Cheressauen, je suis bigle, Deressauen, tu es bigle. Il s’y trouve des begues nommez Guingayue, begue, Chegningayue, je suis begue. Les enfans sont fort chassieux, & les vieillards aussi, qu’ils nomment Thessaou-vm, chassieux, Cheressaou-vm, je suis chassieux. Deressaou-vm, tu es chassieux, & cecy provient de la grande humidité du pays, qui domine plus sur les corps des petits enfans & des vieillards, à cause de la foiblesse de la chaleur naturelle qui est en ces corps des jeunes & vieux, que non pas sur les autres corps qui possedent une chaleur naturelle, forte & robuste. Il s’en trouve de chauves, assez peu pourtant, & sont appellez Apterep, chauve, Chéapterep, je suis chauve : & l’occasion pourquoy on ne voit là tant d’hommes chauves qu’icy : est que generalement leurs cheveux sont nourris d’une forte & aduste nourriture, tellement qu’ils ont les cheveux forts, roides & droicts.

114verso.Ils ont peu de boiteux appellez Parin, peu de manchots, nommez Iuuasuc, peu de muets dits, Gneen-eum. De gouteux ils en ont qu’ils appellent Karouarebore, & les goutes Karouare. Il s’y trouve une espece de galleux qui viennent de race, changent de peau tous les ans, & diriez à les voir, qu’ils sont malades de Sainct Main, & neantmoins ne sentent aucun mal, & sont fort sains, on les appelle tant eux que les autres galleux, Kourouuebore, & la galle Kourouue, je suis galleux, Ché-courouue. Il y a des camus comme icy, nommez Timbep : Je suis camus, Chétimbep : Tu es camus, Detimbep, il est camus Ytinbep.

Il n’y a partie au corps, à laquelle ces Sauvages n’ayent donné un nom special & particulier. Ils appellent l’Ame An, mon Ame, ché-An, ton Ame, Dean : nos Ames, Orean, vos Ames, Pean, leurs Ames, Yan : & cecy tant que l’ame demeure enfermee dans le corps : car ils appellent d’un autre nom l’ame separee du corps, sçavoir, Angoüere.

La Teste. Acan.
Ma Teste. Cheacan.
fol. 130.Crasse. Kua.
Cheveux. Aue.
Mes cheveux. Cheaue.
Cervelle. Apoutouon.
Front. Suua.
Paupiere. Taupepyre.
Face. Tova.
Ma face. Cherova.
Ta face. Derova.
Sa face. Sova.
L’œil. Tessa.
Larmes. Thessau.
Mon œil. Cheressa.
Maille en l’œil. Tessaton.
J’ay une maille en l’œil. Cheressaton.
115Cligner les yeux. Sapoumi.
Je cligne les yeux. Assapoumi.
L’ouye. Apoüissa.
Oüir. Sendup.
J’entends. Assendup.
Oreille. Nemby.
Mon oreille. Chénemby.
Nez. Tin.
Morve. Embouue.
Se moucher. Yembouue.
Narine. Apoin-ouare.
Palais de la bouche. Konguire.
Bouche. Giourou.
Levre d’en haut. Apouan.
verso.Levre d’em bas. Teube.
Gosier. Yasseok.
Cracher. Gneumon.
Je crache. Aouendeumon.
Tu craches. Eveouendeumon.
Salive. Thenduc.
Langue. Apeckon.
Ma langue. Ché-ape kon.
Parler. Gneem.
Je parle. Aïgneem.
Un beau parleur. Gneemporam.
Haleine. Pouïtou.
Les dents. Taïm.
J’ay mal aux dents. Chéraiuassu.
Ma dent. Cheraïm.
Ta dent. Deraïm.
Sa dent. Saïm.
Dent macheliere. Taiuue.
Macher. Chouou.
Je mache. Achouou.
Joüe. Tovape.
Baiser. Geouroupoüitare.
Je baise. Aigeouroupoüitare.
Jouflu. Tovape-Ouassou.
116Menton Tendeuua.
Barbe Tendeuua-aue.
Barbu Tendeuuaaue-rekouare.
fol. 131.Chignon du col Aioure.
Col Aiouripouï.
Estrangler par le col Ioubouïc.
Poitrine Potia.
Espaules Atiue.
Bras Iuua.
Coude Tenuvangan.
Poignet Papouë.
Paume de la main Popouïtare.
Main Po.
Ma main Chépo.
Main droicte Ekatoua.
Main gauche Assou.
Doigts Pouan.
Ungle Pouampé.
Mon ongle Chépouampé.
Mammelle Cam.
Cœur Gnaen.
Veines Taiuc.
Le sang Toubouï.
La rate Perep.
Boyaux Thyepouy.
Foye Pouya.
Fiel Pouya-oupiare.
Panse Thuye-ouassou.
Ventre Theïc.
Nombril Pourouan.
Le dos Atoucoupé.
verso.Les reins Pouïasoo.
Costé Ké.
Mon costé Ché-ké.
Coste Aroukan.
Ma coste Ché-aroukan.
Hanche Tenambouik.
Matrice Acaïa.
117Roignons Pere Ketin.
Les fesses Tevire.
Jarret Anangoüire.
Cuisses Ouue.
Genoüil Tenupouian.
Jambes Touma.
Pied Pouï.
Le talon du pied Pouïta.
La plante du pied Pouipouïtare.
Orteil Puissan.
Le corps Tétè.
Mon corps Chéreté.
Peau Pyre.
Sueur Thue.
Graisse Kaue.
Os Cam.
Mes os Chécam.
Moële Camapoutouon.

fol. 132.

De quelques maladies particulieres à ces Païs des Indes, & de leurs remedes.

Chap. XXX.

La Genese nous apprend, suivant l’explication des Docteurs, que Dieu avoit donné à l’homme une espece d’arbre, pour se servir de son fruict, en guise de Theriaque à tous maux. Ce mesme Dieu tousjours bon, qui ayme ses Creatures, tant soient-elles chetives & esloignees de luy, prevoioit que ceste infortunee generation des Sauvages seroit par une longue suitte d’annees vagabonde & nuë parmy ces 118forests spatieuses du Bresil : & pourtant il leur a verso.voulu donner en general plusieurs sortes d’arbres & d’herbes, dont ils se servent en leurs blessures & maladies.

Car il faut que vous croyez que ces Pays sont autant fournis d’arbres medicinaux, de gommes salutaires, & d’herbes souveraines, qu’aucun qui soit soubs la voute des Cieux, le temps le fera cognoistre[99], & l’industrie de ceux qui s’appliqueront à en faire la recherche.

J’ay veu de l’escorce d’un certain arbre, laquelle sentoit tout ainsi que le Mastic, qui croist aux Jardins de l’Europe, & les Sauvages disent que ceste escorce sert à toute maladie, & en usent : Davantage ils tiennent que toutes les bestes des forests, se sentans ou frappees ou malades, courent à cet arbre pour avoir guerison : & pour cette cause rarement peut on trouver un de ces Arbres qui aye l’escorce entiere, parce que les bestes & animaux du pays la viennent ronger.

Il y a une espece de gomme blanche, qui croist fol. 133.dans les fueilles des Arbres, en sorte que vous diriez à les voir, qu’elles soient émaillees d’argent, & ceste gomme est infiniment bonne pour toutes sortes de playes. Il y a une autre espece de gomme blanche, si souveraine à nettoyer les playes, ou à attirer à soy l’apostume & l’ordure enclose dans la chair, qu’en vingt quatre heures elle faict son effect, nettoyant entierement la playe. Je l’ay veu experimenter sur un garçon François que j’avois avecques moy, lequel avoit les pieds & les jambes tellement gastees & apostumees par les vers de ce pays là, que nous estions en crainte qu’il perdist totalement les jambes : chose si horrible à voir, que je ne puis l’exprimer par paroles, & neantmoins luy ayant faict appliquer sur les pieds & sur les jambes des emplastres de cette gomme, le lendemain il estoit aussi sain, que s’il n’eust eu rien auparavant, la gomme 119de ces emplastres ayant premierement tué tous les vers qui estoient en nombre infiny : Secondement, elle les avoit tirez par force de dedans la chair bien verso.avant, où ils estoient attachez, & se les estoit colez, tellement que vous voyez sur l’emplastre tous ces vers attachez par la teste. Tiercement, elle avoit nettoyé les playes si bien qu’il n’y restoit aucune sanie, ains vous voyez la chair toute vive & vermeille. Je laisse à part tout le reste tant des gommes que des baumes, que d’un million d’herbes que l’on peut tirer par l’alembic, pour en avoir l’esprit & l’essence, afin que j’entre en mon subject, qui est de parler de certaines maladies qui regnent en ces pays là, & du remede d’icelles : non pas que le pays de soy soit maladif & fascheux, ains au contraire, c’est un air fort bon & sain, specialement depuis le moys de Juin, jusques au moys de Janvier : durant ce temps les Brises, c’est à dire, les vents de l’Est, ou de l’Orient souflent incessamment, purgeant le pays de ses grosses vapeurs, & par ainsi les Sauvages sont rarement malades : Et à vray dire, pour l’ordinaire ils n’ont qu’une fol. 134.maladie de laquelle ils meurent. Les François sont plus subjects à estre malades, ainsi que l’experience me l’a faict cognoistre & à plusieurs autres : mais en verité je croy que cela nous est plus arrivé de disette & misere qu’il nous a falu endurer en ces commencemens que d’autre cause ; & par ainsi que les François estant un peu accommodez, comme ils commençoient de l’estre quand je partis de l’Isle ; je n’estime pas qu’ils tombent en ces inconveniens & infirmitez, & par consequent personne ne se doit faire peur à soy-mesme, tenant pour ferme & asseuré qu’il ne souffrira jamais la centiesme partie du mal que nous avons enduré.

La premiere de leurs maladies, s’appelle en leur langue Pian, qui vient du mot de , c’est-à-dire, chemin, ou si vous voulez, du mot du pied : pour ce que ceste maladie accidentellement se prend du crachat, 120ou de la sanie espanchee sur la terre, sur laquelle on marche, & commence tousjours soubs les orteils du pied, de la grandeur d’un liard, de couleur verso.noirastre ; & ceste tache est appellee par les Indiens Aïpïan, c’est à dire, la Mere Pian[100] : parce que d’elle procedent toutes les autres playes & apostumes, que ceste mal-heureuse maladie faict universellement sur le corps, à la façon d’une herbe ou arbrisseau, qui sortant de cette Mere Pian, comme de sa racine, va tousjours croissant, & s’elevant en haut, jette çà & là par le corps, ses branches, fueilles & bourgeons, qui remplit interieurement & couvre exterieurement ce corps miserable de plusieurs douleurs extremes & de putrefaction nompareille, de laquelle plusieurs meurent : Elle dure deux ans ou environ. Si c’est un François qui a ceste maladie, il faut de necessité qu’il soit guery parfaictement devant qu’il retourne en France ; autrement il sera contraint de retourner au Bresil pour se faire guerir : car tous les remedes du monde appliquez à ceste maladie, hors du Bresil, n’y peuvent rien, sinon la Rheubarbe commune, qui guerit tous nos maux, sçavoir la mort. J’ay dit comme ceste maladie arrive accidentellement : disons fol. 135.à present son origine & la source ordinaire & naturelle, afin que les François qui iront en ces quartiers là prennent garde à eux.

Ceste maladie donc vient aux François, comme le mal de Naples, par l’excez & hantise des filles Indiennes, tellement que ceux qui s’en veulent garantir, il faut, ou qu’ils vivent chastement, ou qu’ils menent leurs femmes, ou qu’ils espousent les Indiennes Chrestiennes : car le mariage est un seur contre-poison pour ce venin, voire mesme le mariage naturel entre les Indiens, lesquels ne l’ont point, quant au gros, s’il ne l’ont gagné par excez autre part, quand au petit, chacun l’a une fois en sa vie ; ainsi qu’en l’Europe, la grosse & petite verole. Or ceste grosse Pian excede & en douleur & en saleté, 121sans aucune comparaison, le mal de Naples ; & à bon droict : Car le peché que commettent les François en ces pays là avec les Indiennes, merite dés ceste vie punition, en tant qu’ils nous ravissent ces pauvres ames Indiennes d’entre les mains, lesquelles viendroient à la fontaine de salut : si ces fournaises de lubricité ne les en destournoient par verso.leurs mauvais exemples. Que ceux qui sont coupables de ce peché, pensent quel conte ils doivent rendre à Dieu, pour avoir esté cause de la perte & damnation de ces pauvres ames Indiennes. Que si la vie eternelle est promise à ceux qui seront cause du salut d’autruy quel loyer esperent ceux, qui pour satisfaire à leur brutalité, sont occasion de faire mespriser à ces pauvres innocentes, & leur salut & la predication de l’Evangile ?

Le remede principal pour ceste maladie, est la patience & le temps : les sueurs y servent beaucoup, & l’alegent fort & accourcissent le temps, comme font aussi les dietes & le regime de vivre. L’experience a faict recognoistre que la viande plus propre à ces malades, est la chair du poisson nommé Rechien (duquel les hommes sains ne mangent jamais, s’ils ne vouloient vomir jusqu’au sang, & tomber en de grandes maladies) boüillie avec des herbes fortes & ameres, qui se trouvent en ces pays-là : Par ainsi ils payent bien le moment d’un plaisir par un million de douleurs, & ce qui seroit poison aux sains, fol. 136.leur est une viande salubre, mais de mauvais goust. C’est l’ordinaire de ce rusé Apoticaire Sathan, de froter le bord de la coupe avec la douceur du sucre ou du miel, pour faire avaller tout d’une volte le poison, qui par apres déchire les entrailles de rage & de douleur : Je veux dire qu’il presente au pecheur le plaisir, mais non la peine du plaisir, & bientost le pauvre mal-heureux experimente que le plaisir passe vistement, mais la douleur dure éternellement.

122Nous avons experimenté une autre maladie en ces pays là, tant le Sieur de la Ravardiere qu’autres François, mais moy sur tous, qui provient de grosses fievres quartes, tierces & erratiques, lesquelles apres avoir bien miné le corps, se resolvent en de grands maux de reins & coliques insupportables, accompagnez de vomissemens continuels, & tousjours atenuans le corps, refroidisent & resserrent l’estomach, par une continuelle fluxion du Cerveau, laquelle s’espand par les bras, cuisses & jambes, & les rend perclus : si bien que vous demeurez comme une verso.statuë ou pierre immobile. Il me semble que c’est la maladie, de laquelle plus souvent les Sauvages meurent venant etiques & perclus de leurs membres.

Les remedes à ceste maladie sont, de boire le moins d’eau que l’on peut, parce que la saveur des eaux de ce pays là, avec l’alteration causee de sa chaleur, faict que l’on en boit excessivement, & ainsi l’estomach perd sa chaleur, & acquiert une grande crudité & foiblesse, d’où il se reserre & remplit de pituité & autres humeurs corrompuës : à present qu’il y a de la biere, j’espere que ces maladies ne seront pas frequentes, & n’arriveront à l’excez où je les ay veuës, & en porte les marques. Le vin & l’eau de vie sont fort necessaires pour rechauffer ces estomachs : Par ainsi je conseille ceux qui iront en ces pays là, de garder soigneusement pour leur necessité leur vin & leur eau de vie, & non pas les prodiguer en bonne santé dans une desbauche, puisque la biere de ce pays là faicte de bon mil, est plus savoureuse & salubre à cause de la chaleur continuelle, que n’est pas le vin ou l’eau de vie.

Les bons potages sont l’unique remede, & nourriture fol. 137.de ces malades, lesquels on faict de volaille & d’œufs, qui sont en grande abondance en ces quartiers là.

Les autres maladies sont, catarres & mal de dents fort violents, à cause de l’humidité nocturne 123de ceste Zone Torride : Ainsi qu’a tres-bien remarqué Acosta Jesuite, en son Histoire des Indes, où le Lecteur aura recours : parce que je ne veux rien dire de ce qu’un autre a dit ou escrit, au moins que je sache. Ceste humidité de la nuict est si forte, qu’elle cause la roüille sur les espees, mousquets, couteaux, serpes & haches, qu’elle les mange & devore, si l’on n’est bien soigneux de les conserver : Et les fluxions du cerveau sont si froides, que descendant à la racine des dents, elles les pourrissent & font tomber.

Les remedes singuliers à ces inconveniens sont l’aplication des cauteres, sur le col & les bras, & se bien couvrir la teste quand la nuict est venuë.

Tous les ans il court une maladie des yeux, de laquelle peu sont exempts specialement les François, verso.elle n’est pas de duree, c’est seulement pour huict jours ou environ : mais le mal est si vehement que c’est plustost rage que mal : & si on n’y met remede, on est en danger de ne voir que la moitié du mauvais temps. Le remede en est facile : c’est que l’on prend un peu de vitriol qu’on faict fondre dans une phiole de verre pleine d’eau claire, laquelle on coule sur les yeux entierement & fixement ouverts, & se faut garder de toucher à ses yeux, ains il les faut tenir couverts, & n’aller au vent ny au Soleil, autrement le mal se redouble, parce que ceste maladie estant causee d’une fluxion chaude & accrimoneuse, si vous frotez vos yeux, ou allez au vent ou au Soleil, vous irritez vostre mal.

124

fol. 138.

De la Mort et funerailles des Indiens.

Chap. XXXI.

Jacob espousa les deux sœurs, Lya & Rachel : ce passage est diversement expliqué par les Peres & Docteurs : Je prendray seulement celuy qui convient à l’histoire : c’est que Dieu a deux filles, la Nature & la Grace, qu’il donne pour Espouses à ses Esleus : la Nature est chassieuse, mais fœconde comme Lya : la Grace surpasse toute beauté mais resserree comme Rachel : Toutes deux sont sœurs, & au regard de leurs visages vous les recognoissez pour telles, & semblablement leurs enfans pour germains, discernant d’avec eux les lignees estrangeres : Je veux dire qu’en un point & ceremonie, nous recognoissons facilement verso.la vraye Religion & les heritiers d’icelle, sçavoir est, en la ceremonie du dernier honneur que l’on faict à ses parens : veu que c’est chose si naturellement gravee dans le fond de l’Ame des Nations les plus Barbares, qui rend un argument du tout demonstratif, que ceux là sont en la vraye voye qui font estat de leurs morts & deffuncts : Et à l’opposite que ceux là sont non seulement en la voye des Gentils, mais en la voye du tout contraire à l’instinct purement naturel : suivant en ce cas les brutes & animaux, de ne tenir aucun conte de leurs amis trespassez, specialement pour la meilleure partie du composé qui est l’Ame.

C’est la malediction que donne Job chap. 18. Memoria illius pereat de terra, & non celebretur nomen ejus in plateis : que sa memoire soit perie de terre, & que son nom ne soit pas celebré par les ruës. Ce que Symmachus explicant dit : Non erit nomen ejus in faciem fori, que son nom ne parviendra jusqu’au 125barreau des Senateurs, & plus clairement Policronius, Nec in amicorum versabitur memoria : que la memoire de telles gens n’aura pas seulement place entre ses fol. 139.amis : grande malediction, puisque les peuples les plus sauvages du monde universel, qui sont les habitans du Bresil, n’apprehendent rien plus que de mourir, non pleurez ny lamentez, c’est-à-dire, qu’ils soient privez des pleurs, des lamentations & d’autres ceremonies, quoyque superstitieuses, de leurs parens en leur mort.

Ces Sauvages atenuez de maladie, depuis qu’ils sont jugez à mort par leurs parens, on leur demande ce qu’ils desirent de manger avant que de mourir, & aussi tost il leur est trouvé : combien que leurs repas ordinaires, tandis que la maladie dure, ne soient autres, que de la farine de Manioch, & du Ionker, c’est-à-dire du poivre d’Inde, meslé avec le sel : croyans que par ceste disette, ils recouvreront leur pristine santé, qui est un grand abus entr’eux : car j’ay veu moy-mesme un homme & une femme de la nation des Tabaiares, qui n’avoient que les os & la peau, & à nostre jugement ils ne pouvoient vivre encore deux jours, (& toutesfois pour cet effet, les baptisans apres l’avoir requis) que leur ayant faict verso.prendre de bons boüillons, ils eschaperent pour ceste fois la mort.

Baste comme ils sont aux abois de la mort, tous les parens s’assemblent, & generalement tous leurs concitoyens qui environnent le lict du moribond, les parens tenans le lieu le plus proche du lict, & apres eux les vieillards & les vieilles & ainsi d’aage en aage, personne ne dit mot, seulement ils regardent le mourant attentivement, debondant de leurs yeux des larmes continuelles, & aussi tost que la pauvre creature a rendu son esprit, vous entendez des hurlemens, cris & lamentations composez d’une musique si diverse de voix fortes, aiguës, basses, enfantines & autres, qu’il est impossible que le cœur n’en soit 126attendry : quoy que vous reputiez toutes ces douleurs & pleurs sortir d’un cœur purement naturel, sans autre consideration du bien ou du mal, que peut encourir cet esprit sorty du corps mort.

Apres que ce corps est bien pleuré le Principal de fol. 140.la loge ou du village, ou le Principal des Amis faict une grande harangue pleine d’emotion, se frappant souvent la poitrine & les cuisses, & en icelle il raconte les gestes & hauts faits du mort, disant à la fin de sa Harangue : y a-il quelqu’un qui se plaigne de luy ? N’a-t-il pas faict en sa vie ce qu’un fort & vaillant doit faire ? Je dis cecy pour m’y estre trouvé trois ou quatre fois ; & alors il me souvenoit de ce que j’avois autrefois leu & remarqué dans Polibe, livre six, & dans Diodore Sicilien, livre second, Chapitre trois, que les Anciens Romains avoient ceste coustume de faire porter les defuncts en la Place Publique, & lors le Fils aisné de la maison, ou le principal heritier au defaut d’enfans masles & aagez, montoit sur un Theatre, déchifrant toutes les loüanges qu’il pouvoit du mort, son Parent, puis conjuroit toute l’assemblee d’accuser, s’ils pouvoient, le defunct, afin d’y respondre, & faire que tous accompagnassent son Corps au Sepulchre.

Revenons à nos Sauvages : ces pleurs & harangues estant faictes, on prend le Corps que l’on verso.emplume par la teste, & par les bras, les uns luy vestent des casaques, & luy donnent un chappeau, s’il en a, on luy apporte des cosins de Petun[102], son Arc, ses Fleches, ses Haches, & ses Serpes, du Feu, de l’Eau, de la Farine, de la Chair, ou du Poisson, & la marchandise qu’il aymoit le plus, tandis qu’il vivoit : Alors on va faire sa fosse creuse & ronde en forme d’un puits, convenablement large : là il est apporté & assis sur ses talons, selon la coustume qu’ils ont de s’asseoir, ils le devalent doucement au fond[101], arrangeants autour de luy la farine, l’eau, la chair ou le poisson, & ce à sa main droicte, afin 127qu’il en puisse prendre commodément : De l’autre costé ils mettent ses Haches, Serpes, Arcs & Fleches. Puis faisans un petit trou à costé, ils y posent le feu avec des copeaux bien secs, de peur qu’il ne s’esteigne, & tout prenans congé de luy, le prient, de faire leurs recommandations à leurs Peres, grands Peres, Parens & Amis qui dansent par delà les montagnes des Andes, là où ils croyent tous aller apres leur mort : Quelques uns luy donnent pour porter en present à leurs amis quelques marchandises ; en fol. 141.fin chacun l’exhortant de prendre bon courage de faire son voyage ils l’advertissent de plusieurs choses : Premierement, de ne point laisser esteindre son feu. Secondement, de ne passer par le pays des ennemis. Troisiesmement de n’oublier ses Serpes & ses Haches quand il aura dormy en un lieu : & lors ils le couvrent doucement de terre & demeurans par quelque espace de temps sur la fosse, ils pleurent profondement, luy disant Adieu : Les femmes reviennent souvent, & de nuict & de jour, pleurer sur sa fosse, luy demandans s’il n’est point encore party.

Je diray à ce propos trois Histoires fort plaisantes. La premiere : c’est qu’ils avoient enterré un bon vieillard environ à cinquante pas de ma loge : Ces vieilles me rompoient jour & nuit la teste : Je m’advisay d’un expedient pour me mettre en repos, c’est que je fis cacher deux jeunes garsons François que j’avois avec moy, derriere un buisson à trois pas de la fosse, & sur le milieu du chemin, par où ces vieilles devoient passer. J’y fy cacher deux Esclaves, verso.ausquels j’avois donné le mot, ce qu’ils devoient dire & qu’ils devoient faire : la nuict venuë, je les envoyay chacun en son embuscade, au bout d’un quart d’heure les vieilles s’en vont de compagnie sur la fosse, & commencent à hurler, aussi tost mes François contrefont Geropari, Dieu sçait si ces vieilles ne trouverent pas leurs jambes pour gaigner au pied : mais elles furent bien estonnees qu’elles trouverent 128devant elles la seconde embuscade, & deux autres Geroparis, contrefaits, qui les firent arrester plus mortes que vives, s’escrians horriblement passans plusieurs brossailles & buissons pour gaigner leur loge : Là arrivees elles mettent tout le monde en esmeute, faisans fermer les entrees de la loge, de peur que Geropari n’entrast : Je n’estois pas loin de là, qui prenois le plaisir de cette Comedie & m’en trouvay fort bien : Car elles ne me rompirent plus la teste.

La seconde Histoire est d’un Sauvage mort & enterré sur le chemin de nostre lieu de Sainct François fol. 142.au Fort S. Loüis. Ce Sauvage avoit esté baptisé avant que mourir, & neantmoins sans y avoir pensé, & à nostre desceu, ils l’enterrerent en ce lieu là selon les ceremonies cy dessus descrites. J’en fus un peu fasché, & m’en plaignis : mais on ne sçavoit sur qui jetter la faute, joint qu’il y avoit desja trois ou quatre jours qu’il estoit enterré : En ce temps là passant par le chemin, je trouvay sa femme qui revenoit des jardins, assise sur la fosse pleurant amerement, & avoit espanché sur ceste fosse plusieurs espies de Mil : Je m’arrestay, & luy demanday que c’est qu’elle faisoit là. Elle me fit responce, Je demande à mon Mary s’il n’est pas encore party : Car j’ay peur qu’on luy aye trop lié les jambes & les bras quand il fut enterré, & si on ne luy a point donné de couteau : Il n’a seulement que sa Serpe & sa Hache, & je luy apporte ce Mil, afin que s’il a mangé ce qu’on luy a donné, il le prenne & s’en aille. Je la fy sortir hors de là, luy remonstrant, comme je peus, son ignorance & superstition.

La troisiesme Histoire fut d’un petit enfant, environ verso.de deux ans, malade du flux de ventre, que je baptisay avant de mourir, qui ne fut pas longtemps, car deux heures apres son Baptesme on me vint dire qu’il estoit trespassé. Je m’y en allay avec le Sieur de Pesieux & autres François, afin de le 129faire ensevelir dans un linceul de coton : Nous le trouvasmes environné de vieilles, qui faisoient un tintamare de leurs pleurs & cris, capables de fendre une teste d’acier, & de plus ce pauvre petit corps enfantin chargé de rassades, c’est à dire grains de verre que leur portent les François, dont il font grand estat, & de plusieurs os de Limaçons Marins, qui sont leurs atours & paremens des grandes Festes ; Jamais il ne nous fut possible de gaigner cela sur ces vieilles, d’oster ce mesnage de dessus luy, mais il falut l’ensevelir tel qu’il estoit, puis un François le prenant sur un aiz, l’apporta apres moy suivy des François, à la façon des funerailles que nous faisons en l’Europe : Nous vinsmes en la Chapelle de Sainct Loüis au Fort, où le corps reposa tandis que je disois les Oraisons ordonnees de l’Eglise à cet effet.

fol. 143.Nos vieilles nous suivirent de prez, & estans arrivees à la porte de l’Eglise, n’osans passer outre, commencerent à entonner une Musique si haute & si forte, que nous ne nous entendions pas l’un l’autre dans l’Eglise : toutefois on les fist taire, & prenans le corps nous l’allasmes enterrer au Cimetiere joignant la Chappelle. Ces vieilles se glissoient parmy les François qui entouroient la fosse, apportans les unes du feu, les autres de l’eau, les autres de la farine, & le reste dit cy dessus, pour mettre aux costez de cest enfant pour s’en servir en son chemin, ce que je fy jetter au loin devant elles, leur faisant remonstrer leur folie par le Truchement : ainsi elles s’en retournerent en leur loge pleurer leur saoul.

130

verso.

Du retour en l’Isle du sieur de la Ravardiere, & de quelques Principaux qui le suivirent.

Chap. XXXII.

Le Sieur de Pesieux à la venuë de la Barque Portuguaise ne manqua point d’escrire & dépescher un Canot, pour aller trouver le Sieur de la Ravardiere & luy manifester l’estat auquel nous estions, attendans un siege prochain : mais le Canot fut plus de trois mois à trouver le dit Sieur, lequel ayant appris ces nouvelles, se dépescha autant qu’il peut, de venir en l’Isle, s’exposant à plusieurs dangers, fol. 144.qui sont en ces mers : mais sa diligence ne nous eust pas beaucoup servi : Car en ces 4. mois qu’il y eut entre le temps que nous attendions le siege & sa venuë, nous eussions vaincu ou esté vaincus.

Cette rupture du voyage des Amazones fist grand tort à la Colonie : parce qu’on eust cueilly & amassé une grande quantité de marchandises, le long de ces rivieres, bien plus peuplees de Sauvages de diverses Nations, que ne sont pas l’Isle, Tapoüitapere, Comma & les Caïtez[103] : Et qui plus est, ces Peuples là sont plus debonnaires que ceux-cy, & mieux fournis de coton & autres danrees : Davantage ils sont plus pauvres & diseteux de Haches, Serpes, Couteaux, & Habits par consequent pour peu de chose on eust eu beaucoup de leurs richesses.

Un autre detriment que receut la Colonie des François en cette interruption de voyage, fut que beaucoup de Nations estoient resoluës de s’approcher de l’Isle, habiter les Pays circonvoisins, & les cultiver, & fussent venus avec ledict Sieur au retour verso.des Amazones : Mais ce bruit des Portuguais leur fist suspendre la resolution qu’ils en avoient prise, attendans dans l’issuë de cet affaire.

131Le Sieur de la Ravardiere estant venu, on poursuivit hastivement d’achever les Forts des advenuës de l’Isle, on y porta du Canon, & posa garnison. Quelques jours apres il fut suivy de plusieurs gens de guerre Sauvages, qui vindrent en l’Isle, & entre les autres la Grand-Raye des Caïetez, Sauvage estimé entr’eux, & tenu pour valeureux & de bon conseil, pour le respect duquel ses semblables font beaucoup, voire s’il faut dire, le suivent & embrassent son opinion entierement. Ce qui sert fort aux François en ces Pays là : car il retient tous les Sauvages au service & à la devotion de nos gens.

Un peu auparavant qu’on allast aux Amazones, quelques meschans garnemens firent courir un bruict dans les Caïetez & Para, que les François s’en alloient les prendre captifs, soubs umbre d’aller aux Amazones : Ce bruict esmeut tellement ces Peuples, qu’ils estoient prests de quitter leurs habitations, fol. 145.pour s’enfuyr autre part, mais par les Harangues que leur fit la Grand-Raye, ces gens effrayez sans subject furent r’asseurez, ce Sauvage leur disant tout le bien qu’il peut des François.

Il accompagna, luy, sa femme, & quelques siens parens une Barque envoyee de l’Isle en Para, pour traicter des Marchandises du Pays, où on avoit trouvé plusieurs choses precieuses : Mais le mal-heur voulut, qu’estant partie de là pour retourner en l’Isle, sa trop pesante charge l’enfonça dans la mer, environ à deux lieuës de terre ; Chacun mesprisant les richesses, se depoüilla, qui prenant une écoutille du vaisseau, un autre quelque aiz, d’autres se mirent dans le bateau, mais la Grand-Raye ayant patience que tous prissent le moyen de se sauver : enfin luy & sa femme avec un Truchement François se mirent tous les derniers à la nage, encourageant l’une & l’autre par ces paroles : La mort est envieuse, voyez comme elle nous jette ses vagues sur la teste, afin de nous abysmer, monstrons luy que nous sommes encore 132verso.forts & vaillants, & qu’il n’est pas temps qu’elle nous emporte : Tous se sauverent en certaines Islettes inhabitees, hors mis un François qui fut emporté en nageant par les Poissons Rechiens[104]. La Grand-Raye voyant les François nuds & affamez, & qu’ils estoient en lieux steriles, enfermez de plusieurs bras de mer, se met à nage, passe un long Pays plein d’Aparituriers, où il eut bien de la peine & du travail à passer dans ces racines, & sortir des vases, dans lesquelles il entroit quelquefois jusques au col. Estant parvenu au village de ses semblables, il les excita de venir avec des Canots, des Vestemens & des Vivres : ce qu’ils firent ; puis apres revenans aux villages qui estoient vis à vis du lieu où se perdit la Barque, il leur fist rendre quelques marchandises que la mer avoit jetté au bord.

Ce Grand-Raye estoit autrefois venu en France, dans un Navire de sainct Malo, & avoit sejourné en fol. 146.France l’espace d’un an, ou environ, & en si peu de temps il avoit appris à parler François, si bien qu’encore au jourd’huy il se faict entendre aux François, quoy qu’il y ait bien des années qu’il en est de retour : & a si bon esprit, jugement & memoire qu’il remarqua, & les raconte à present, toutes les particularitez que nous avons en France. Je ne veux icy rien dire de ce qui touche l’Estat Spirituel, ny de la Harangue qu’il me fist, concernante le Christianisme, par ce que je la diray en son lieu au Traicté suivant : mais quant à ce qui regarde le Temporel, il racontoit souvent à ses semblables, voire je l’entendis haranguer le mesme aux Tabaiares du Fort Sainct Loüis.

Les François sont forts, ont un grand pays plein de bons vivres, ils ont le vin en abondance, le pain, le mouton, le bœuf, les poules, plusieurs sortes d’oyseaux, grand nombre de poissons : leurs maisons sont de pierre, environnees de grosses murailles, sur lesquelles on voit de gros Canons braquez : La mer 133bat au pied, ou bien ils ont de grands fossez pleins d’eau. Le long des ruës vous voyez les maisons verso.ouvertes, pleines de toute sorte de marchandises : Ils vont sur des chevaux, & entr’eux il y a des Grands ou Principaux mieux suivis que les autres : De ce nombre est Monsieur de la Ravardiere, qui a sa maison proche de la ville où j’abordé. Le Roy de France demeure au milieu de son Royaume, en une ville, qu’ils appellent Paris. Les François haissent, comme nous, les Peros, & leur font la guerre par mer & par terre, & demeurent les plus forts. Car les Peros sont en ce pays là tenus pour foibles, & les François pour vaillans, & plus valeureux que toute autre Nation. C’est pourquoy nous ne devons point craindre, ils nous defendront bien. Quelques mesdisans de nostre Nation ont rapporté que les François n’avoient peu prendre les Camarapins, mais cela est faux : Ils y ont faict leur devoir, & si les Tapinambos eussent voulu donner par derriere, nous les eussions pris : mais le Grand des François a eu pitié d’eux, ne les voulant pas tous brusler, comme fut une partie d’iceux. Cecy, & autres semblables discours il fit alors, & depuis allant par l’Isle, fol. 147.dans chaque village, il le recitoit au Carbet.

Or la façon avecques laquelle il fit son entree dans la Grande Place de Sainct Loüis ; tant pour salüer les Tabaiares de leur bien venuë, que pour favoriser les François, ce fut qu’il ordonna ses gens d’une façon bien estrange : Il les rangea tous queüe à queüe, ils estoient bien quelque cent ou six vingts : Aux uns il fist prendre en main des Courges, aux autres des Marmites, aux autres des Rondaches, aux autres des Espees & Poignards, aux autres des Arcs & Fleches & autres Instrumens dissemblables, & disposant les Joüeurs de Maraca[105] environ par dixaines, ils firent le tour des Loges des Tabaiares, puis vindrent en la Grande Place du Fort, où nous estions, finir leur danse devant nous, laquelle tiroit fort sur 134la danse des Pantalons, s’avançans & cheminans peu à peu avecques mesure, frappans également tous ensemble la terre de leurs pieds, & ce au ton de la voix, & du son du Maraca, qu’ils gardoient tous en verso.mesme cadence, recitans une chanson de victoire à la loüange des François. Ils remuoient la teste de çà de là, & les mains aussi, avec tels gestes qu’ils eussent faict rire les pierres. Ceste façon de danser est appellee entre les Tapinambos Porasséu-tapoüi, c’est à dire, la danse des Tapouis par ce que la danse des Tapinambos est toute dissemblable : car elle se faict en rond, sans remuer de place. La danse finie, il nous vint salüer & puis s’alla reposer & manger en la loge qui luy estoit preparee.

fol. 148

Du voyage du Capitaine Maillar[106] dans la terre ferme, en l’habitation d’un grand Barbier : Description de ceste terre, & des tromperies de ce grand Barbier.

Chap. XXXIII.

C’est une verité recogneuë de tous ceux qui ont hanté ces Pays du Bresil, que la terre ferme n’a rien de commun en beauté & fertilité avec les Isles : pour ce que les Isles sont sables noirs et legers, adustes & bruslez de la continuelle chaleur, d’autant que les Isles sont bien plus sujectes en ceste Zone torride aux chaleurs & ardeurs, & ce à cause de la mer qui redouble par reflexion la puissance de la lumiere verso.du Soleil sur l’opacité prochaine & concentrique 135de la terre : Chose que vous experimentez en la composition des miroirs ardans, desquels le centre est opaque, & eslevé plus que sa circonference & ses bords : & partant les rayons du Soleil se reünissent & colligent en ce centre, qui pour cet effect produisent le feu & la flamme aux subjects disposez, mis à la poincte & pyramide de ce centre.

Le Sieur de la Ravardiere ayant plusieurs fois entendu des Sauvages qu’il y avoit une terre infiniment bonne, à cent, ou cent cinquantes lieuës de Maragnan dans la Terre Ferme, és contrees qui sont vers la Riviere de Miary, à plus de quarante ou cinquante lieuës d’icelle, il dépescha une Barque & des Canots, & y envoya le capitaine Maillar de Sainct Malo, avecques quelques François & un Chirurgien, qui se cognoissoit fort à la nature des herbes & arbres precieux. En cette terre, s’estoit retiré un des Principaux Sorciers de Maragnan, avecques quarante ou cinquante de ses semblables, tant hommes que femmes, & y avoit basty un village, & cultivé fol. 149.la terre, laquelle luy rendoit toutes choses en si grande abondance, que ce mal-heureux faisoit acroire à tous les Tapinambos, ainsi que je diray cy apres, qu’il avoit un esprit, qui faisoit venir & croistre de terre ce qu’il vouloit. Là ce Capitaine se transporta, avecques bien de la peine : car il falut qu’il passast une longue & large plaine couverte de joncs & de roseaux, marchant dedans l’eau jusques à la ceinture, & apres y avoir sejourné quelque temps, & remarqué la bonté de la terre, il nous rapporta ce qui s’ensuit.

C’est, que la terre de ce lieu estoit forte, grasse & noire, & tres-bonne à produire les cannes de sucre, & beaucoup meilleure que celle de Fernambourg : ce qu’il peut bien tesmoigner, pour avoir demeuré plusieurs annees dans Fernambourg & pratiqué les autres endroicts que tiennent les Portuguaiz : La terre est arrosee de grande quantité de ruisseaux capables de faire moudre les engins à succre.

136verso.Il y a abondance de poissons d’eau douce fort grands, & de plusieurs especes : Les Tortuës y sont sans nombre, le gibier & la venaison de toute sorte, & en quantité indicible, outre les Cerfs, Biches, Chevreils, Sangliers, Vaches-Braves, Pagues, Agoutis, Armadilles, qu’ils appellent Tatous. Il s’y trouve des Lapins & des Lievres, comme en France, mais plus petits : la diversité des oyseaux & du gibier est tres-grande : Les Perdrix, Faisans, Moitons[107], Bisez, Ramiers, Tourtes, & Tourterelles, Herons & semblables s’y voyent par admiration. La terre porte les racines grosses comme la cuisse. Le Petun y vient fort grand & fort bon, & disent que l’on y peut faire deux cueillettes l’année. Le Mil y vient fort haut, gros & en quantité. Il y a des fruicts beaucoup meilleurs & en plus grand nombre que dans l’Isle, Tapouitapere & Comma. Il y a diversité de Perroquets en couleur & grosseur specialement des Touins francs[108], gros comme des moineaux, qui apprennent incontinent à parler, mais ils meurent du haut mal, quand il sont fol. 150.apportez dans l’Isle. J’ay veu moy-mesme que d’un grand nombre, à peine en peut-on sauver demy douzaine, & en mangeant, chantant ou sautelotant dans la cage, sans aucune apparence de mal precedant, en faisant trois on quatre tours ils tomboient morts. Il y de forts gros Magos & des Monnes barbuës, tres-belles & tres-rares, & qui seroient fort recherchees, si on en apportoit en France.

Il se tient là un Barbier ou Sorcier fort bien accommodé & fourny de toutes choses necessaires : il estoit venu un peu avant ce voyage, faire ses barberies & enchantemens, & ce à fin de gagner les hardes & ferrailles des Sauvages de Maragnan, pour les emporter quant & soy en son pays. Ces barberies furent de diverses sortes. Premierement il avoit une grosse marionette qu’il faisoit se mouvoir subtilement, specialement la machoire basse de sa bouche, & haranguoit faisant à croire aux femmes 137des Sauvages, que si elles vouloient que leurs graines & legumes multipliassent quatre fois plus, qu’elles n’avoient coustume de faire : il falloit qu’elles apportassent verso.quelques unes de ces graines & legumes, & les donnassent à sa marionette, pour les faire tourner trois ou quatre fois dans sa bouche, afin de recevoir la force de multiplication de son esprit, qui demeuroit en ceste marionnette : puis semant une ou deux de ces graines ou racines dans leurs jardins, toutes les autres graines & legumes prendroient la force de multiplier de ces deux. Il y eut une telle presse par les villages où il alla, des femmes qui luy apportoient des graines & legumes pour faire tourner en la bouche de la marionette, qu’à peine y pouvoit-il fournir, & les femmes gardoient cela fort curieusement.

2. Il institua une danse ou procession generale, & faisoit porter à tous les Sauvages, tant hommes, femmes, qu’enfans, des branches de Palme piquante, surnommee Toucon[110], & alloient tout autour des loges chantans & dansans, & ce disoit-il, pour exciter son esprit à envoyer les pluyes, (car en ceste annee elles vindrent trop tard) apres la procession ils caouïnoient fol. 151.jusqu’au crever[111]. 3. Il fit emplir d’eau plusieurs grands vaisseaux de terre, & marmotant je ne sçay quelles paroles dessus, apres lesquelles il plongeoit dedans un rameau de palme, aspergeant un chacun sur la teste : il disoit : soyez mondes & purifiez, afin que mon esprit vous envoye les pluyes en abondance. 4. Il prit une grosse canne de roseau creuse, qu’il emplit d’herbe de Petun, & y mettant le feu par un bout, il souffloit la fumée sur ces Sauvages, disant, Prenez la force de mon esprit[109], par laquelle vous serez tousjours sains de corps & vaillants de courage contre vos ennemis. 5. Il planta un May d’arbre, au milieu du village, chargé de coton, & apres avoir faict quelque tours & retours aux environs, il leur dit, qu’ils auroient ceste annee grande quantité de coton.

138Or pour toutes ces barberies, la pluye ne venoit point, & ne cessoit jour & nuict de faire danser les Sauvages, & crier le plus haut qu’ils pouvoient pour verso.reveiller son esprit ainsi que jadis faisoient les sacrificateurs de Baal ; nonobstant ces cris, la pluye ne venoit point. Il s’advisa de faire accroire à ces Sauvages, qu’il voyoit bien son esprit chargé de pluyes, du costé de la mer : mais il n’osoit approcher à cause de la Croix, qui estoit plantee au milieu de la place du village, vis à vis la Chappelle de nostre Dame d’Usaap, & par ainsi s’ils vouloient avoir de la pluye il falloit déplanter ceste Croix : à quoy ils acquiescerent aisement, & l’eussent faict, n’eust esté les François qui estoient-là, & la crainte d’en estre punis qui les en empescha.

Ceste nouvelle vint au Fort, & aussi tost on y envoya Le Grand Chien, & les François pour amener le Barbier, & voir au moins s’il pourroit danser au milieu d’une sale, d’une façon qui ne luy eust pleu, & luy eust-on appris, que son esprit n’eust esté bastant de le sauver : Ce que recognoissant fort bien, par l’advertissement qu’il eust, qu’on l’envoyoit querir, pour luy faire tout honneur au Fort : il ploya fol. 152.hastivement son bagage, & prenant ses gens avec luy, se sauva par mer dans son Canot, & quelque temps apres il envoya faire ses excuses, par un sien parent, qui apporta beaucoup de presens de son pays, pour faire sa paix.

Il laissa une croyance aux Sauvages de l’Isle, qu’il avoit un esprit fort bon, & estoit grand amy de Dieu, qu’il n’estoit point meschant, ains ne demandoit qu’à bien faire : Il mange avec moy, disoit-il, dort & marche devant moy, & souvent il vole devant mes yeux ; & quand le temps est venu de faire mes jardins, je ne fay que marquer avec un baston, l’estenduë d’iceux, & le lendemain au matin je trouve tout faict. Quelques-uns des Sauvages Chrestiens, ayans entendu, que nous avions desir de faire punir 139ce compagnon, abuseur de peuple, ils me disoient, qu’il falloit avoir pitié de luy, & ne luy rien faire ; par ce qu’il n’avoit jamais esté meschant, ny son esprit, ains que l’un & l’autre s’estoient employez à faire croistre les biens de la terre : Je les enseignay sur ceste matiere ce qu’ils devoient croire. Pensez verso.vous autres qui lisez cecy, combien ce ruzé Sathan sçait comme un Singe, contrefaire les ceremonies de l’Eglise, pour introniser sa superstition, & retenir en sa cordele les ames infidelles. Vous le pouvez voir par ceste procession de Palmes, ceste aspersion d’eau, & soufflement de fumee, communicant son esprit, de quoy nous parlerons plus amplement au Traitté du Spirituel.

fol. 153.

De la venue des Tremembaiz ; comme on les poursuivit, & de leurs habitations & façons de faire.

Chap. XXXIV.

En ce temps, la Nation des Tremembaiz, qui demeure au deçà de la montagne de Camoussy, & dans les plaines & sables, vers la Riviere de Toury, non guere esloignee des arbres secs, sables blancs, & l’Islette saincte Anne, fit une sortie inopinee vers la forest, où nichent les oyseaux rouges, & aux sables blancs, où se trouve l’Ambre gris, & où l’on pesche une grande multitude de poissons ; & ce en intention verso.de surprendre les Tapinambos, desquels ils sont ennemis jurez : en quoy ils ne furent trompez : Car plusieurs des Tapinambos de l’Isle, estans allez en 140ces quartiers specialement pour y pescher, furent assaillis des Tremembais[112] : les uns furent tuez sur la place ; les autres furent menez captifs, & ne sçait-on ce qu’ils en ont faict : les autres eschapperent dans leur Canot, revenans en l’Isle de Maragnan, qui apporterent ces piteuses nouvelles, lesquelles remplirent les villages, d’où estoient les morts, de cris & hurlements, les meres & les femmes incitans ceux de l’Isle à les poursuivre : ce que les Principaux resolurent ensemble, & vindrent prier les François de leur donner un Chef & nombre de soldats, ce qu’on leur accorda. Iapy Ouassou fut le conducteur de ceste armee[113], & fut suivy d’un grand nombre de Sauvages, & accompagné des François. Ils s’en vont droict passer la mer, entre l’Isle & les sables blancs, où ils mirent pied à terre, pour se reposer & nuicter les uns allans à la pesche, les autres à la chasse, & les fol. 154.femmes & les filles chercher de l’eau parmy les sables, qui ne pouvoit estre que sommastre, c’est-à-dire, demy douce & demy salee ; tendre les licts, faire du feu, & apprester le manger : Les jeunes Tapinambos faisoient les Aioupaues, tant pour les Principaux que pour les François, & au principal Aioupaue, le Colonel se loge, & tous les Capitaines apportent leurs licts, qu’ils pendent tout autour du lict de leur Colonel : ceremonie qu’ils gardent en toutes leurs guerres, specialement quand ils sont proches de leurs ennemis ; A quoy ils en adjoustent une autre, qui est, de faire les feux & obscurs, de peur que leurs ennemis ne les descouvrent la nuict : Car ils ont tous en general ceste coustume, tant les Tapinambos que les autres, de faire monter au coupeau des plus hauts arbres, leurs sentinelles, pour descouvrir, s’il paroistra de nuict quelque feu ou lumiere des ennemis.

Le lendemain, ils se mettent à chercher deçà delà, marchans jusqu’à une plaine tres-grande de verso.sable, environnee de bois de trois costez, & au quatriesme de la mer ; là ils trouverent les Aioupaues 141des Tremembaiz, & une marmite Portugaise, d’où nous apprismes, avec les autres nouvelles que nous en avions eu au precedent, que les Portugais estoient habituez en la Tortue, & en la montagne de Camoussy, & avoient faict alliance avec les Tremembaiz, comme aussi avec les Montagnars, tant d’Ybouapap que de Mocourou, specialement avec Giropary Ouassou, c’est à dire, Le Grand Diable, Prince & Roy d’une grande Nation de Canibaliers[114], lequel Grand Diable ayme fort les François, & hait naturellement les Portugais, & c’est chose asseuree, que si les François ont du bon en ces pays là, il trahira les Portugais, & se joindra avec les François : Car on tient qu’il est Mulatre François, c’est à dire, nay d’un François & d’Indienne. Revenons à nostre subject.

Nos Sauvages trouverent un de leurs semblables encore vivant, qui s’estoit sauvé à la fuitte dans les bois, & caché dans un arbre : mais entendant le son fol. 155.des Trompes de guerre, qui est un grand bois creusé, ayant la gueule d’en bas & d’en haut à la façon d’une Trompette, il sortit tout defaict & sans figure d’homme, pour n’avoir rien mangé l’espace de huict jours, sinon des feuilles de l’arbre où il s’estoit caché, & ceste carcasse vivante enseigna le mieux qu’il peut, le lieu où gisoient les morts ses compagnons, lesquels on trouva la teste fendue & les haches de pierres, desquels ils leur avoient fendu la teste mises sur leurs corps, comme c’est leur coustume, de ne se servir jamais d’une arme, quand avec icelle, ils ont tué un de leurs ennemis.

Carouatapyran un des Principaux de Comma, m’apporta une de ces haches de pierre, toute teinte de sang, & veluë des cheveux qui y estoient colez, avec la cervelle du fils du Principal Ianouaran, de laquelle il avoit esté tué, & qui fut trouvee sur luy. Carouatapyran, m’apprit ce que je ne sçavois pas, touchant ces haches, faictes d’une pierre tres-dure, verso.& taillees en forme de croissant : car il me dit, que 142les Tremembaiz avoient coustume tous les mois, au premier jour du Croissant, de veiller toute la nuict à faire ces haches, & ne cessoient qu’elles ne fussent parfaites, ayans ceste superstition, que portans ces haches en guerre, ils n’estoient jamais vaincus, ains remportoient la victoire de leurs ennemis : pendant qu’ils font ces haches, les femmes, filles & enfans sont dehors les Aioupaues, dansant & chantant à la face du Croissant.

Ces Tremembaiz sont valeureux, & redoutez des Tapinambos, d’une stature competante, legers à la course, plus errants que stables en leurs demeures : leur viande plus commune est le poisson & ne laissent, quand ils veulent, d’aller à la chasse : ils ne s’amusent à faire des jardinages, ny des loges, ains habitent soubs les Aioupaues, ayment plus les plaines que les forests : car ils descouvrent tout autour d’eux. Ils ne portent grand mesnage ou bagage apres eux, se contentans de leurs arcs, flesches & haches fol. 156.quelques Couïs[115] & Courges pour puiser de l’eau & quelques marmites pour cuire les viandes : tirent à coups de fleches les poissons, bien plus adroicts que les Tapinambos : sont robustes de corps, tellement que prenans un de leurs ennemis par le bras, le jettent à terre, ainsi que feriez un chappon : Ils couchent sur le sable le plus du temps.

Ils se servent de ce lieu des sables blancs, & des arbres secs, à prendre les Tapinambos, comme on faict de la ratiere à prendre les Rats, & ce pour trois raisons. La premiere, à cause de la pesche, qui est là fort fertile & abondante. La seconde, à cause d’une forest, où les oyseaux rouges de toutes parts, viennent nicher, pour faire leurs petits. Si bien que les Tapinambos ne manquent pas d’aller en cette saison, dénicher les petits, & prendre les œufs à demy couvez, & ce en si grande abondance, qu’il est impossible de l’exprimer, tellement qu’ils en ont pour 143vivre plus de deux mois, quand ils sont retournez en l’Isle, les ayant auparavant boucanez, endurcis & rendus secs comme bois, qui est chose où je trouvois verso.bien peu d’appetit : & à vray dire, je n’en pouvois manger : nonobstant ce sont grandes delices, & un gibier fort exquis parmy ces Sauvages. Je rapporteray quelque particularité notable de ces oyseaux rouges cy apres. La troisiesme raison est pour cueillir l’ambre gris, que les Tapinambos appellent Pirapoty, c’est à dire fiante de poissons[116] ; Car ils ont opinion que cet ambre gris n’est autre chose que l’excrement des Baleines, ou d’autres semblables gros poissons, lequel eslevé sur l’eau, est jetté par les vagues en ce lieu : bien qu’il y aye des François qui disent que cet Ambre gris n’est autre chose que la fleur de la mer, que les Sauvages appellent Paranampoture ou une gomme de mer Paranamussuk : le Lecteur en pensera ce qu’il luy plaira.

Cet ambre gris se trouve par masse sur ces sables, quand la mer est retiree, & ce plus en une saison qu’en l’autre, & il arrive quelque fois que la masse est grosse, digne d’estre mise dans un Cabinet Royal, & qu’on ne pourroit justement estimer & payer : fol. 157.mais à cause que toutes les bestes & oyseaux de là, & des environs, les Crabes, Lezards & autres reptiles de la mer se jettent dessus, avec lesquels surviennent les Tapinambos, cupides de cette matiere, non pour l’estat qu’ils en font, mais pour ce qu’ils voyent, que les François recherchent cela avec grand soin, le tout est dissipé par morceaux. Je conseillois un jour de faire là un fort, tant pour empescher les courses des Tremembaiz que pour boucher l’entree aux Navires dans l’Islette Saincte Anne, qu’aussi pour recueillir cet Ambre gris : parce qu’il n’y a point de doute, que souvent la mer en jette sur ces Sables, lequel est aussi espars & mangé par les bestes, oyseaux & reptiles, joint que les Sauvages de l’Isle, n’y vont que deux ou trois fois l’annee. Je m’asseure 144que cet Ambre payeroit bien son Fort, sa garnison & beaucoup d’autres.

Nos Sauvages Tapinambos & nos François apres avoir cherché çà & là, ne trouverent rien autre que verso.leurs morts, les Aioupaues, & les vestiges des ennemis : par ainsi ils s’en revindrent en l’Isle plus affamez que blessez.

De l’Arrivee des Long-cheveux à Tapouïtapere, & du voyage d’Ouarpy.

Chap. XXXV.

Il y avoit une Nation vers l’Ouest, de laquelle jamais par cy-devant on n’avoit oüi parler, & estoit incogneüe à tous les Tapinambos, demeurans dans les bois fort avant à quatre ou cinq cens lieuës de l’Isle, n’ayans eu jamais la commodité des Haches ny des Serpes, ains se servoit seulement des Haches de pierre, vivoit fort secrettement dans ces Pays & fol. 158.Forests, soubs l’obeissance d’un Roy. Ils furent advertis, par le moyen de quelques Sauvages qu’ils surprirent sur mer, que les François estoient venus en l’Isle de Maragnan, & y habitoient, & avoient amené quant & eux des Peres qui enseignoient le vray Dieu, & purifioient les Sauvages de leurs pechez. Ils porterent ces nouvelles à leur Roy, lequel fist dépescher incontinent des Canots, où il fit embarquer un des Principaux apres luy de cette Nation, qu’il fist accompagner de deux cens jeunes hommes fort & vaillans, habiles à nager & à flecher, avec commandement d’aller vers l’Isle, sans mettre aucunement 145pied à terre, ains se contentassent de parlementer avec les Truchemens des François, & s’en retourner au pays, prenans garde qu’aucun ne s’apperceust de la route qu’ils prenoient.

Ils arriverent donc vis à vis de Tapouitapere, où estoit pour lors le Truchement Migan, qui adverti de leur venuë, les alla trouver sur mer, & parlementa avec leur Principal fort longtemps : Car ce Principal l’interrogea, Premierement, des Peres, quels gens verso.c’estoient, ce qu’ils faisoient & enseignoient. Secondement, des François, quelles estoient leurs forces, leurs marchandises, s’il estoit vray, qu’ils eussent reconcilié ensemble les Tapinambos & les Tabaiares, & s’ils vivoient en bonne paix dans l’Isle. Le Truchement ayant respondu à tout cela selon ce qu’il devoit, le Principal demeura satisfaict, & dit, qu’il en estoit fort aise, & que son Roy & toute sa Nation s’en resjoüiroit infiniement : parce qu’ils desiroient tous de s’approcher des François, tant pour cognoistre Dieu, pour avoir des Haches & Serpes de fer, pour cultiver leurs jardins, que pour estre en seureté de leurs ennemis. Quant à eux, qu’ils feroient force coton & autre marchandise, en récompense pour donner aux François, sans rien demander autre chose que leur alliance & protection.

Le Truchement luy demanda, si sa Nation estoit grande, & s’il y avoit loin en son Pays : Il respondit que sa Nation estoit grande & son Païs fort loin, denotant à peu prez, la distance par lieuës, qu’il y fol. 159.pouvoit avoir de l’Isle en sa terre, monstrant par ses doigts le nombre des Lunes, c’est-à-dire, des mois qu’il luy falloit pour retourner en son Pays : & adjousta, Je ne te puis dire l’endroict de nostre habitation, par ce que mon Roy me l’a deffendu, & aussi pour ce que nous craignons, qu’on nous y vint faire la guerre. Contente toy que dans six mois, je reviendray icy t’apporter certaines nouvelles, & va dire asseurément à ton Grand, que les choses estant telles 146que tu m’as dit, nous viendrons tous demeurer aupres de vous.

Le Truchement repliqua, Vien, je te prie, voir le Fort que nous avons faict, & les gros Canons braquez dessus, & les François qui sont là en garnison, afin que tu le rapportes à ton Roy. Non, dit-il, c’est chose qui m’est deffenduë de mettre pied à terre, moy ou les miens : Neantmoins l’on fit tant apres luy, que luy ayant donné des ostages, il permit à quelques uns des siens, de mettre pied à terre à Tapoüitapere où ils furent les tres-bien receus, & ayant verso.trafiqué quelques Haches & Serpes pour d’autres marchandises, qu’ils avoient apporté, ils s’en retournerent fort joyeux. Cependant les Canots estoient en mer, l’aviron dans l’eau, prests de voguer, s’ils fust arrivé quelque chose mal à poinct. Les autres avoient la main sur la corde de leurs arcs, les fleches encochees & prestes à tirer, tant ces Nations se defient les unes des autres : Mais en leur rendant leurs gens, ils rendirent les ostages : ainsi ils s’en allerent en paix : Dieu les conduise, & les vueille amener à la cognoissance de son nom.

Quant au voyage d’Ouarpy, qui est une Riviere & contree, à six vingts lieuës de l’Isle[117], & davantage, vers les Caïetez, il fut entrepris par le Sieur de Pisieux, accompagné de quinze François, & de deux cens Sauvages pour les raisons suivantes. La premiere pour découvrir une mine d’or & d’argent, qui est à cent lieuës au haut de la Riviere, les Sauvages nous en apporterent du soufre mineral, qui s’est trouvé fort bon, & par consequent on a esperance, que ces mines seront bonnes & fertiles : Depuis je fol. 160.me suis laissé dire qu’il y a en tous ces pays là, une grande quantité de mines d’or, meslé de cuivre, & d’argent meslé de plomb[118], ce que tesmoignent asseurément les eaux minerales qui viennent des montagnes. La seconde pour r’amener quant & luy une Nation des Tabaiares, qui habitent sur ceste Riviere. 147La troisiesme, pour chercher une Nation de Long-Cheveux, qui demeure en ces Pays, atenant la riviere d’Ouarpy, lesquels sont debonnaires & aisez à civiliser, & trafiquent avec les Tapinambos : si ces choses reussissent, comme je croy qu’elles feront, dans peu de temps l’Isle sera riche, pour les marchandises que feront tous ces Sauvages r’assemblez, & se rendra forte, contre l’invasion des Portuguais, & me reposant sur cette esperance, je traitteray de quelques particularitez fort rares, que j’ay remarqué en ces Pays, satisfaisant aux difficultez qui s’y presenteront de prime abord, par bonnes & naturelles raisons.

verso.

Des Astres & du Soleil.

Chap. XXXVI.

C’est une chose belle & considerable, que le Ciel, sous ceste Zone torride, semble beaucoup moins estoillé, qu’en l’Europe : c’est à dire, qu’il n’y apparoist pas tant de petites Estoilles, attachees à la voute azuree de ce Pays là, comme à la voute du Ciel de ce nostre Pays : & au contraire nous voyons beaucoup plus de grandes Estoilles estincelantes & luisantes là, qu’icy. Je ne me suis jamais persuadé qu’il y eust moins d’Estoilles en ce pays là, qu’en celui-cy, mais que cela venoit de l’erreur de nostre veuë, pour la raison suivante : C’est que tous qui habitent hors des deux Solstices, Cancer & Capricorne fol. 161.regardent obliquement le centre du Ciel, qui est la ligne Ecliptique, ou Zone torride, où passe le Soleil : & pourtant, ils ont plus d’Orizon, & par consequent 148plus grande espace du Ciel à contempler, & ainsi peuvent voir ou nombrer plus d’Estoilles. A l’opposite ceux qui habitent entre les Solstices, & specialement soubs la Zone torride, ne contemplent plus ceste ligne obliquement, ains en Sphere droicte, & pour ce subject ont moins d’Orizon, & par consequent moins de Ciel à contempler, & en suitte moins d’Estoilles à nombrer.

Cette raison est confirmee par une autre experience : C’est que le Soleil se couche, & se leve tout-à-coup, sans faire aucune Aurore, ny de soir, ains ferme le jour quant & soy à son coucher, & introduict la nuict : & à son lever chasse la nuict, & faict le jour : Que s’il y a là soir ou matin, c’est si peu que rien : Au contraire en l’Europe nous avons en Esté quelquefois plus de deux heures de soir, & verso.autant de matin, avant que le Soleil se leve, & apres qu’il est couché, & ce pour la raison dire que les habitans sous la Zone torride sont en Sphere droicte, & nous autres en Sphere oblique. J’adjouste encore une autre experience quand nous revenons de Maragnan par deçà, au Pole Septentrional, nous découvrons bien plustost l’Estoille de ce Pole, que quand nous allons d’icy à Maragnan, l’Estoille de la Croisade, encore qu’elle soit beaucoup plus eslevee que le Pole Antartic ou Austral. Une autre chose j’ay remarqué en ceste Planette du Soleil ; C’est qu’elle faict deux Midis tous divers entre les deux termes de l’annee, de sorte qu’en une moitié de l’année, regardant l’Est, il est à votre droicte, c’est à dire, en la partie Australe, & en l’autre moitié de l’annee il est à vostre gauche, c’est à dire, du costé vers la Partie Septentrionale : & en tous ces Midis il y a fort peu d’Ombre : d’autant que jaçoit que le Soleil ne regarde en Zenit cette terre, que deux fois l’annee : comme il faict aussi toutes les terres enfermees dans les deux Solstices : neantmoins fol. 162.il vous est si voisin en Sphere droicte, qu’il n’y a pas beaucoup à dire, quand il est venu en son 149Midy, qu’il ne vous frappe à plomb le coupeau de la teste : toutesfois vous distinguez tres-facilement ces deux Midis, entre lesquels cette terre est situee.

La raison de tout cecy est, que le Soleil couppe deux fois l’annee en Zenit la Zone torride, comme j’ay dit, & ce pour faire ces Solstices du Cancre & Capricorne, & par consequent il est necessaire que ceux qui habitent soubs la Zone torride, le voyent faire son Midy tantost d’un costé, tantost de l’autre. Pour exemple, Quand il sort du Capricorne, pour s’acheminer vers le Cancer, les Bresiliens habitans soubs la Zone torride, ont leur Midy à la main droicte, & quand il quitte le Cancer pour retourner au Capricorne, ils l’ont à la main gauche.

J’aurois icy un beau champ pour discourir de la Sapience de Dieu en la fabrique de ce monde : mais n’ayant pour but que succinctement escrire une verso.Histoire, je laisse cela à la consideration du Lecteur : seulement rafraichissant la memoire comme Dieu a departy la course de ce Soleil, sçavoir, en deux extremitez, & pour le milieu, & tous les habitans de ces trois stations, également reçoivent & participent autant de la lumiere du Soleil en l’annee, les uns que les autres, excepté les habitans du Cancer, qui retiennent le Soleil en l’annee trois jours & quelques heures, davantage que les habitans du Capricorne, d’où viennent les Bissextes, & la reformation du Calendrier, chose qu’il nous faut expliquer : commençons par le milieu, puis nous viendrons aux extremitez.

Le milieu est composé des deux extremitez, & doit estre également distant de l’une & de l’autre, autrement il ne pourroit estre milieu. Toute la course du Soleil se termine en vingt-quatre heures, pour jour naturel, & en douze mois pour an. Or est-il que la Zone torride est le milieu de la course journaliere fol. 163.& annuelle du Soleil, partant, il faut qu’en sa troisiesme part & portion elle joüisse journellement 150& annuellement de la lumiere du Soleil également avecques les deux parties extremes : ce qu’elle ne pourroit faire, si elle n’avoit en toute l’annee ses jours égaux, c’est-à-dire, 12. heures de Soleil : car si elle excedoit tant soit peu en cette portion, elle ne seroit plus le milieu de la course du Soleil, ains tendroit vers l’une des deux extremitez, & ensuitte elle auroit en un temps de ces douze mois les jours plus grands les uns que les autres pour r’avoir en une fois ce qu’elle perdroit en l’autre, & par ainsi il faudroit assigner une autre Zone du Ciel, qui fust le milieu & centre de cette course, d’autant que le milieu est de l’essence, voire le fondement d’icelle des deux extremitez : car il est impossible de s’imaginer deux extremes sans milieu, ains comme j’ay dict, le milieu est composé des deux extremitez, & par ainsi nous disons que cette Zone torride, estant le milieu verso.de la course Solaire, doit avoir sa portion de lumiere composee des deux extremitez, qui sont douze & douze, que le Soleil donne également aux deux Solstices, entre les deux bouts de l’annee, recompensant en un temps, ce qu’il avoit retenu en l’autre. Composons à present une troisiesme portion pour servir de milieu de ces deux extremitez, douze & douze. Il faut que nous prenions six d’une part, & six de l’autre, pour rendre le tout égal : par ainsi vous entendrez facilement, comme cette Zone torride joüit egalement avecques les autres parties du monde, de la lumiere du Soleil sans changer son nombre de six & six, plus en un temps qu’en l’autre, par ce qu’elle participe egalement des deux extremitez : & ainsi soit que le Soleil aille visiter le Cancre & ses habitations, leur donnant pour sa bien-venuë, largesse & liberalité de lumiere : soit qu’il aille au Capricorne en faire autant, la Zone torride pour cela ne luy est point importune, ny ne hausse l’imposition de ses fol. 164.peages ordinaires : mais elle luy faict payer seulement six heures de matin, & six d’apres Midy de lumiere 151& chaleur pour son passage de la traversee de sa terre, & du travail de ses habitans, qu’ils prennent à sa venuë.

Quant aux terres & habitans d’entre les Tropiques, & hors les Tropiques, ils divisent également entr’eux, qui plus, qui moins, en divers temps, la lumiere du Soleil, & par compensation plus en un temps qu’à l’autre, au bout de l’annee ils trouvent qu’ils ont eu également chacun, douze heures de lumiere pour un jour naturel & douze mois pour l’annee.

J’ay dict que les habitants du Cancre, tant dedans que dehors son Tropique, jouyssent trois jours du Soleil davantage que les autres : De donner raison naturelle de cela, & tout ce qu’en disent les Astrologues n’est rien : C’est un secret que la Divine Sapience s’est reservé, & un honneur qu’elle faict à ce monde ancien, composé des trois parties, Asie, verso.Afrique & Europe : & si une raison Alegorique peut satisfaire à cela, Je croy que c’est pour remarquer les trois speciaux privileges, que ce vieil Monde a receu par dessus le Nouveau, à sçavoir, la premiere peuplade de l’homme chassé du Paradis Terrestre : le don de la loy escrite, à Moyse, & la redemption du monde par Jesus Christ.

fol. 165.

Des Vents, Pluyes Tonnerres, & Esclairs qui sont en Maragnan & autres lieux voisins.

Chap. XXXVII.

Outre les choses, que le Reverend Pere Claude a dict en son Histoire de ces matieres : J’adjousteray 152ce que l’experience m’a faict recognoistre de plus, que j’ay bien voulu communiquer au Lecteur, pour son contentement : Et premierement des Vents, entre lesquels celuy d’Orient s’attribuë le Sceptre & le Royaume de ceste terre du Bresil, & supposees les verso.raisons que le Reverend Pere apporte, j’en adjouste une autre que tiennent tous les Mathematiciens, qui ont vogué par delà, & en ont escrit. Sçavoir, que la perpetuité de ces Vents d’Orient, soufflans en ces cartiers, provient de la disposition des costes du Bresil, lesquelles vont de l’Est, à l’Ouest droictement : car le Soleil ayant eslevé les vapeurs de la terre & de l’eau, & les tirant apres soy, par la violence de son cours journalier, ces vapeurs rencontrans les costes du Bresil, droict de l’Orient à l’Occident, sans aucune inflexion, les suivent : Ce que vous pratiquez domestiquement en la fumee, qui suit le premier Corps solide, qu’elle rencontre, pour le soutien de sa foiblesse, & privee qu’elle est de tout Corps solide, va selon l’agitation & predomination de la vapeur soufflante au dessus d’elle.

Or combien qu’il soit ainsi, que les Vents des trois autres parts du monde, sçavoir Ouest, Nord, & Sus, fol. 166.ne regnent pas en Maragnan & lieux circonvoisins en comparaison des vents de l’Est, ce n’est pas à dire pourtant, que les vents ne viennent quelquefois du Nord, & du Suz, & rarement de l’Ouest.

Les vents s’augmentent tousjours à Maragnan, depuis le mois d’Aoust jusqu’en Janvier, qui est proprement l’Esté de ceste terre, où le temps est tousjours serain : Cela vient du cours du Soleil, qui revenant du Solstice du Cancre, pour aller à celuy du Capricorne, il esleve les grandes vapeurs, qui sont en ces terres aqueuses & humides, de dessoubs la Zone Torride, & plus il s’approche de ces terres, plus aussi il en esleve, & par consequent les Vents se renforcent, lesquels ne sont autre chose, que ces mesmes vapeurs eslevees en l’air.

1532. La raison pourquoy les pluyes ne commencent qu’à la my-Janvier, ou en Fevrier, & vont tousjours s’augmentant jusqu’au commencement de Juin, ou vers la fin d’Avril, est que le Soleil retourne du Solstice du Capricorne, vers le Solstice du Cancre, & tire à soy grande abondance d’humiditez de ces verso.terres là, lesquelles s’epoississent en l’air, & tombent : Et d’autant plus que le Soleil s’approche de son terme, d’autant plus il augmente ses humiditez, & faict que leur cheute est plus espoisse, forte & subtile, & suivant cecy, nous voyons qu’en ce mesme Bresil, la saison & la force des pluyes est diverse, une terre l’ayant premiere que l’autre.

Ces pluyes sont pour l’ordinaire, abondantes, frequentes, longues, & continues, & ce plus la nuict que le jour, & ceste saison des pluyes est le temps de la semaille, laquelle incontinent pousse, germe, & donne augmentation, voire & la cueillette, ou moisson : Et cecy est, d’autant que ceste terre sabloneuse, est desseichee à cause de la proximité du Soleil ; & par ainsi les pluyes tombantes sur icelle, en abondance & continuation, elle absorbe en soy, par une avidité nompareille, ces pluyes, changeant sa secheresse, en une temperee humidité, mere de generations.

Ces pluyes sont fort differentes de la rosee qui tombe la nuict, en la saison d’Esté ; parce que les fol. 167.pluyes ont une mauvaise odeur, & à l’oposite, la rosee a une tres-bonne odeur ; & la cause de cecy est, que les pluyes viennent du combat des grosses vapeurs aërees, & par consequent, apportent quant & soy, la qualité de leurs agens, & cause efficiente : Joinct que les pluyes tombantes avec impetuosité sur la terre, laquelle est couverte, ou des fueillages putrefiez, ou des cendres des bois bruslez, ces pluyes chaudes de leur nature outre ceste impetuosité, esmeuvent la terre, à rendre une odeur mauvaise, procedante de ces putrefactions : A l’oposite, la rosee tombant doucement, lors que la nuict est seraine, 154& non agitee, & qui plus est qualifiee d’une temperature froide, & non chaude, sans excez toutefois, donne bonne odeur, specialement quand elle tombe sur des herbes odoriferantes.

Au temps des pluyes, les corps sont plus maladifs, qu’au temps des Brises, où vents de l’Esté, & en voicy l’occasion : C’est en premier lieu, que les vents ne soufflent plus, & par consequent ne purgent verso.l’air, & ne chassent les grosses vapeurs marines & aqueuses, qui de soy sont maladives. En second lieu, c’est que les nuës se battant & fracassant en ce temps des pluyes, elles produisent des pesanteurs aux corps, des maux de cœur, & des estouffemens d’estomach, les nerfs se laschent, & les os s’emplissent d’humidité : ce qui n’arrive pas au temps des vents, qui netoyent l’air, la mer & la terre.

3. Les tonnerres & esclairs sont sans aucune comparaison, plus forts & frequens au Bresil, qu’en ce vieil Monde, specialement au temps des pluyes, auquel les tonnerres sont espouventables, si bien que vous diriez, que la terre va renverser, & un esclair dure plus de temps, que douze d’icy : Pensez que font à lors les Sauvages, si le plus grand guerrier, oseroit pour lors mettre le nez à la porte ; & sans faire le bon valet, j’en ay eu plus que mon saoul de pœur, & neantmoins on ne s’apperçoit point de la cheute des tonnerres : je croy qu’en voicy la cause. Pendant que la chaleur a son regne paisible, depuis fol. 168.Aoust, jusqu’en Fevrier, rarement on entend les tonnerres : mais quand le combat de la froidure, & de la chaleur, s’esleve depuis Fevrier jusqu’en Juin, il faut de necessité, que l’amorce & le canon jouë, qui sont ces esclairs & tonnerres : & pour ce que la chaleur est en sa force, soubs la Zone Torride, & que la froidure se fortifie en ce temps-là, par le retour du Soleil, du Capricorne au Cancre, avec l’amas des humiditez concrees en l’air : Il faut par consequent, que le combat en soit plus grand : les tonnerres plus 155frequens, & les esclairs plus furieux. Or la cause, pourquoy on ne s’apperçoit point de la cheute du tonnerre, ce sont les arbres hauts & puissans de ces pays, lesquels arbres naturellement en tous pays, sont le jouët & la niche des tempestes foudroyantes : Partant comme ceste terre est couverte de forests, enrichies d’arbres de hauteur admirable, il est bien aisé que le tonnerre tombe sans s’en appercevoir. Joinct l’experience qu’on en a tous les jours par les arbres abatus & bruslez, qui se rencontrent dans les forests.

verso.

De la Mer, eaux & fontaines de Maragnan.

Chap. XXXVIII.

La Mer est differente en Maragnan, en ses marees, d’avec le reste de l’Univers : d’autant que l’Ocean par tout, suit par mesure infallible, le Croissant, plenitude, & décours de la Lune, & neantmoins nos Matelots ont remarqué en Maragnan, qu’il y avoit un jour ou deux, & quelquefois davantage, de distance & difformité avec l’ordinaire des autres marees de Univers. Il est aisé de respondre à ceste difficulté : si on veut remarquer, que le seul Bresil differe d’avec toutes les autres contrees de l’Univers, en ce point qu’il est environné de mille et mille inflexions causees, tant par les bancs & roüeles de sable, que par les tours & retours des fol. 169.pointes & bayes : Joinct que ces terres & ces emboucheures sont extremement découpees, tellement que les marees ne viennent si tost en leur hauteur, 156dans les rivieres salees, ports & havres, comme elles font ailleurs. Prenez-en l’exemple au flux & reflux de la mer, dans la riviere de Seine : car la mer au Havre de Grace est preste de refluer, quand le flot vient d’arriver au Pont de l’Arche.

J’ay pris garde à une autre chose, commune aussi aux autres mers, mais non pas tant : c’est que la mer en son flux, disperse à chaque pointe de roche, sa maree propre, faisant au milieu du Chenail, le sillon de son flux principal, orné de la cresme marine qui s’amasse en ce milieu, ainsi que si vous tiriez une corde au niveau, & sert d’adresse aux Pilotes, pour recognoistre le Chenail d’entre les batures. La raison de cecy est, ce me semble, la proprieté de la figure ronde, qu’ont tous les Elemens, qui est de disperser son champ à tous les points de sa circonference : verso.par ainsi la mer faict au milieu du centre de son flux, le sillon, ou fil de son cours : puis disperse & donne à chasque pointe de rocher, le ray de sa maree : en sorte que j’ay veu quelquefois plusieurs pieces de bois, portees diversement & en opposition contre les rochers, par les rays & rameaux de ces marees diverses.

Les eaux de Maragnan sont incorruptibles & beaucoup meilleures que celles de l’Europe, comme j’ay recogneu par experience à mon retour de dix semaines, en voicy la raison : Plus un corps est subject à repassion & changement de qualité, plus est-il corruptible & mauvais, à cause des alterations que le changement leur apporte : Or les eaux de Maragnan sont tousjours en mesme estat, & par ainsi incorruptibles & tres-bonnes : Au contraire les eaux de l’Europe sont tantost chaudes, tantost froides, & par consequent corruptibles & mauvaises.

Les fontaines de Maragnan ne sont pas froides, comme les fontaines de l’Europe : parce que les terres fol. 170.de Bresil sont basses, & pour ce subject, ne peuvent causer l’antiperistase dans leurs entrailles specialement 157pour la proximité du Soleil, qui penetre bien vivement & avant dans la terre qui est sabloneuse, & pourtant fort susceptible de la chaleur. Or est-il que les eaux de l’Europe sont froides en Esté, à cause de la grande antiperistase des terres, qui sont hautes, d’où les eaux coulent, lesquelles terres sont le plus souvent fortes & pesantes, & resistent à la chaleur du Soleil : Par ainsi donc les fontaines du Bresil, demeurent tousjours en une semblable temperature : pource que le Soleil roule esgalement sur elles, & n’ont rien qui leur puisse apporter quelque qualité froide.

Entre ces fontaines de Maragnan, les unes sont meilleures que les autres & de couleur diverse : ce qui vient de la terre, qui est fort diversifiee en goust & en couleur : Joinct que la terre estant basse comme j’ay dit, plusieurs arbres, les uns de bon goust, & les autres de mauvais, estendent leurs racines en bas, entre lesquelles les veines des fontaines courantes, verso.reçoivent une qualité bonne ou mauvaise, tant de la terre que des arbres.

Une autre chose est à noter de ces fontaines : c’est que les unes tarissent vers le mois du Septembre, & les autres diminuent sans se tarir pourtant ; cecy procede de la terre de Maragnan, laquelle estant chaude, seche & sabloneuse, dissipe aisement ses eaux, qu’elle reçoit des pluyes, desquelles elle faict & nourrit pour la plus-part, ces fontaines. Et pourtant les mois de Septembre, Octobre, Novembre & Decembre, estant les plus eslognez des pluyes, la plus-part des fontaines se tarissent, & les autres diminuent fort.

Celuy qui desire boire de l’eau extremement froide, doit emplir un seau d’eau & l’exposer au serain de la nuict, le matin il la trouvera aussi froide que glace : ce qu’il ne feroit pas, s’il alloit aussi matin puiser de l’eau à la fontaine : parce que les nuicts estans fort froides à Maragnan, elles agissent 158fol. 171.bien plustost sur une eau enfermee en petite quantité, & dans un vaisseau, qui de tous costez est environné de l’air, que non pas sur les eaux tousjours mouvantes par leur courant, retenues en leurs licts basse, & de toutes parts couvertes & opaque, n’ayant que la seule superficie à descouvert : Ainsi qu’il est aisé de voir en l’Europe, durant l’Hyver, que les fontaines & fosses pleines d’eau, situees à l’abry & à couvert, rarement sont gelees, voire je dy, refroidies.

verso.

Des Singularitez de quelques arbres de Maragnan[119].

Chap. XXXIX.

La plus-part des arbres de ces pays, sont durs & pesans, & cecy provient, que la solidité és choses mixtes, est causee de la bonne coction de l’humide : Or est-il qu’en ces pays, l’humide & le chaud abondent extremement, & en parfaicte egalité, si vous considerez la saison des mois, en l’annee : parce que les pluyes ont leur temps, pour abreuver la terre, en grande abondance, & la chaleur aussi a son regne, pour cuire & digerer ceste humidité, nourriture des vegetans, specialement des arbres, lesquels estendans fol. 172.leurs racines au fond, & au large de la terre attirent à soy grande abondance d’humidité, & survenant la chaleur forte sur icelle humidité, l’augmentation se resout en corps solide.

Les arbres sont perpetuellement verdoyans, par une succession journaliere & continuelle de nouvelles fueilles aux vieilles, tellement que les nouvelles sortans du bourjon de la branche, attirent à soy l’humeur 159radicale, laquelle suivant la jeune force de l’inclination attractive, residante en ces nouvelles fueilles, les vieilles demeurent privees de toute nourriture, & par ainsi se seichent & tombent. Nous voyons cela pratiqué en nos Corps, quand un nouvel ungle vient à pousser le vieil, tellement que par une succession de nouvelles fueilles aux vieilles, les arbres demeurent en mesme estat : ce que nous ne pouvons pas avoir en l’Europe, à cause de l’Hyver, qui resserre la chaleur naturelle des arbres en dedans ; Ainsi il faut que les fueilles de nos arbres generalement tombent aussi tost, que la chaleur vient à manquer, abandonnant l’humide, lequel pourrit le pied de la fueille, au lieu de luy donner vigueur, comme il verso.faisoit, estant accompagné de la chaleur radicale : & partant il faut que les fueilles tombent : Au contraire au Bresil le chaud & l’humide se faisans bonne & perpetuelle compagnie, produisent en tout temps, des nouvelles fueilles, sur la vieillesse des autres : Car en toutes choses generalement, il faut remarquer trois Estats d’Estre. Le 1. l’Estre croissant, le 2. l’Estre permanent, le 3. l’Estre diminuant, à la fin duquel la mort vient necessairement : ce que nous voyons en ces fueilles, qui ont un temps pour croistre, un autre, pour demeurer parfaictes, & un autre pour diminuer & mourir.

Entre ces arbres, j’en trouve de dignes d’estre remarquez. Premierement, les Aparituriers, qui sont arbres croissans le long de la mer, & jettent de leurs rameaux, des petits filets, sur le sable de la mer, ou entre les pierres qui couvrent la vase, qui tost prennent racine, se fortifient & grossissent, & ayans eu leur stature parfaicte, commencent eux mesmes de jetter d’autres filets, qui font comme ils ont fait, en sorte fol. 173.que ces arbres se multiplient infiniment, chacun produisant son semblable de main en main, non de la racine, comme les autres arbres, ains de leurs rameaux : En quoy je ne sçay lequel des deux plus 160admirer, ou la succession perpetuelle de Pere en Fils, ou la generation toute diverse d’avec le commun des arbres. Or la raison pourquoy ces arbres produisent en cette sorte leur semblable, est, que ces Aparituriers sont fort hauts & pesans, & en leur commencement menus & deliez vers la racine, et au contraire fort gros par le milieu : & partant s’ils naissoient de la racine de leur Pere, ils ne pourroient jamais s’eslever en haut, à cause de la foiblesse & delicatesse de leur pied, & de la grosseur & pesanteur de leur milieu, ains faudroit qu’ils demeurassent couchez & rampans le long des sables, à quoy la Nature a pourveu de leur donner deux naissances : La premiere, du rameau de leur Pere, où ils demeurent perpetuellement incorporez, & par consequent bien soustenus, la 2. naissance de la rade de verso.la mer, dans laquelle ils profondent & estendent leurs racines, & attirent une seconde nourriture : à ce qu’ainsi soustenus & nourris, par haut & par bas, ils puissent aisément croistre. Et remarquerez en passant cette belle particularité, qu’ils ont deux naissances, & deux nourritures : la premiere est d’en haut, consubstantielle avec son geniteur, qui faict une mesme essence avec luy, est engendré de luy, sorty de luy, & neantmoins est tousjours avec luy, & inseparable de luy : vit de mesme nourriture que luy : La seconde naissance & nourriture est d’embas, du sein de l’arene de la mer, prenant nourriture de la mesme mer, eslevant en haut cette nourriture, pour la conjoindre & unir avec la nourriture, qu’il reçoit de son Pere, par lesquelles deux nourritures il croist, se fortifie, estend ses branches, desquelles derechef, par une autre naissance, il produit ses filets, qu’il faict prendre racine, dedans la mesme mer qui l’a produit.

Je me servois de cette comparaison, pour faire comprendre aux Sauvages le Mystere de l’incarnation fol. 174.du Fils de Dieu, en leur disant : Que le Fils de Dieu avoit deux naissances, une d’en haut, eternelle 161& Divine, sortant de son Pere, sans en sortir, distingué de son Pere par Hypostase, comme le rameau de l’Apariturier, avec le fils engendré de luy, un toutesfois en essence & substance avec son Geniteur, comme le filet avec son rameau, vivant d’une mesme nourriture Divine & Celeste, sçavoir, l’amour du Sainct Esprit, qui faict la troisiesme Personne de la Trinité : L’autre d’embas, temporelle & humaine, sorti du sein de la Vierge Marie, & nourry de son sacré Laict, & que croissant homme & Dieu tout ensemble, vivant interieurement de la nourriture Divine, & exterieurement de la nourriture corporelle, parvenu à l’aage de trente trois ans & demy, apres avoir communiqué sa doctrine celeste aux hommes, confirmee par ses miracles, il estendit ses branches, permettant qu’on l’attachast sur l’arbre de la Croix, & du milieu de ses playes produit ses Esleus, leur faisant prendre racine dedans sa saincte Eglise, regenerez par l’Eau Baptismale, & nourris des Saincts Sacremens : Chose que les Sauvages concevoient extremement verso.bien, & n’y trouvoient, à ce qu’ils me disoient, aucune difficulté, argumentans ainsi : Si Dieu a donné cette puissance aux arbres, qui n’ont point de sentiment, pourquoy luy mesme n’aura-il pas moyen d’en faire autant ?

Il y a en ces Pays là des arbres, qui semblent à l’escorce & à l’exterieur du tout secs, & ne portent jamais aucune fueilles, & neantmoins quand leur saison est venuë, ils jettent en tres-grande quantité, des fleurs fort belles & toufuës, semblables en forme & en grosseur aux Peaunes doubles de deçà, & sont de diverses couleurs, toutefois pour l’ordinaire elles sont jaunes : La raison de cette particularité est, que la Nature se finit & termine à l’action, qu’elle choisit & eslit entre les autres : tellement que quand elle se rend liberale à fournir à quelque membre, un suracroist de nourriture, c’est aux despens des autres membres : par ainsi si ces arbres donnoient leur suc, 162à faire une grosse escorce verdoyante & humide, & fol. 175.couvrir d’une belle cheveleure de fueilles le coupeau de leurs rameaux, ils ne pourroient pas produire ces belles fleurs : lesquelles naturellement en tous les vegetans, viennent d’un suc bien digeré & subtil, & par consequent qui monte facilement aux extremitez des rameaux, ne se souciant des autres parties des arbres, pour leur donner quelque espece de nourriture. J’ay recogneu cecy par une belle experience, en France, és Seriziers que l’on chastre, pour les empescher de porter fruict, afin qu’ils jettent tout leur suc, à produire des fleurs larges & doubles, comme roses musquees doubles.

Il se trouve là d’autres arbres, qui ferment leurs fueilles, & les replient l’une sur l’autre, quand le Soleil se veut coucher, & si tost qu’il est levé, les déplient & espanissent : ainsi que nous voyons faire en France, à l’herbe du Soucy, & au Tourne-soleil : Cecy procede de l’humidité, ou serain de la nuit, qui les reserre, à cause que la qualité du froid est constrictive : à l’opposite la chaleur du jour les ouvre, parce qu’elle est aperitive.

verso.J’ay peu facilement trouver des raisons naturelles de plusieurs singularitez, que j’ay veuës en Maragnan : mais je confesse nuëment, que je n’ay sceu jamais trouver la cause naturelle : pourquoy certains arbres, de ce pays-là, au seul toucher que faict l’homme contre leur tronc, avec sa main, incontinent ils ferment generalement toutes leurs fueilles : si ce n’estoit d’aventure, qu’il y eust en ces arbres, quelque proprieté sensitive, comme nous lisons estre en l’Eponge, laquelle si tost qu’elle sent le toucher de l’homme qui la veut coupper, elle se reserre & cache dans le creux & la fente de la pierre marine qui l’a engendree.

Les Acaiouiers qui portent les Acaious, propres à faire vin, naissent naturellement le long de la mer, & pour cet effect ils vivent du suc marin & salé, d’où vient que le vin d’Acaiou est piquant, acrimonieux, 163chargeant les reins de douleurs à la longue, & fort mauvais pour le Poulmon, J’ay fait une experience de ce vin, le passant par une chausse, & en ay tiré une grande quantité de sel.

Il y a des Espines, que vous diriez estre creées de fol. 176.Dieu, pour representer le Mystere de la Passion[120] de Jesus-Christ, par ce qu’elles croissent par bouquets, quatre en bas, également distantes l’une de l’autre, en forme de Croix, & une au couppeau, qui tourne la pointe vers le Ciel, & est ornee de neuf fueilles, reduites en trois petits bouquets, chacun petit bouquet en possedant trois, lesquelles la saison arrivee, se convertissent en trois fleurs, cette belle Espine consistant au milieu. Ces cinq Espines sont les instrumens de cinq playes de Jesus-Christ : La Couronne d’Espines environnant son Chef, comme cette Espine d’enhaut ornee des fueilles, c’est-à-dire des pechez & vanitez des 3. aages du monde, en la Loy de Nature, Escrite, & de Grace, lesquels pechez & imperfections, se sont changez par le merite du Sang de Jesus-Christ, en fleurs de grace, de bonnes œuvres, & récompence de la gloire.

verso.

Des Poissons, Oyseaux & Lezards qui se trouvent en ces Pays.

Chap. XL.

C’est un poinct non petit de la Phisique, ou Philosophie Naturelle : Comment il se peut faire qu’un animal vivant, & parfaict en son espece, se concree de luy mesme sans geniteurs. Albert le grand escrit qu’il a veu des Poissons vivans dans le milieu d’une grande pierre de marbre tiree de sa roche, & fenduë par le milieu. Cela ne doit sembler 164nouveau à ceux qui ont peu lire cet Autheur : Car j’ay veu dans les ruisseaux de Maragnan, causez par les pluyes, & qui se seichoient tost-apres, de fort fol. 177.beaux Poissons semblables en couleur & grandeur, avec d’autres Poissons qui vivent dans les rivieres permanentes, & naissent de fray. Comment cela se peut faire, que ces Poissons sans fray, en peu de mois, naissent, croissent & meurent à la cheute, accroissement & tarissement des eaux ? J’en diray la raison, qui est, la force & influence des Planettes predominantes en Janvier & Fevrier, pendant lesquels ces Poissons naissent, & de la forte conjonction de l’humide & du chaut, avec la disposition du terroir, le tout concurrant avec l’influence des Planettes, d’où vient que plustost telle espece de Poissons naisse en ces lieux qu’en autre part, ce que nous experimentons en l’Europe, que la diversité des terres où passent les eaux possede diversité de Poissons.

Entre les oyseaux de Maragnan, desquels je dirois des merveilles, si autre que moy ne l’eust ja faict, J’ay remarqué une singularité és Courlieus rouges[121], qui sont non seulement vestus de plumes rouges comme escarlatte, mais aussi la chair de leurs corps verso.est de céte couleur : & cette singularité est, que leur premier plumage à l’issuë de la coque est blanc, & demeure tel, jusqu’au temps qu’ils puissent voler, & lors ils changent leur blanc en noir, & persistent en cette couleur, jusqu’à ce qu’ils ayent obtenu leur grosseur & grandeur naturelle, de là ils deviennent demy gris & demy rouges, & en fin totalement rouges, qui sont quatre changemens. Je ne rapporte cecy pour l’avoir oüi dire : mais je l’ay veu en ceux qu’on nourrissoit privez & domestiques : Cecy n’arrive point sans une profonde raison fondee en la Nature : & la voicy, ce me semble, c’est que la couleur du poil & du plumage, suit la disposition & qualité du suc & de la nourriture dont le vivant se nourrit : Car le Philosophe tient, que le poil & le plumage vient, 165croist & se nourrist de la superfluité de l’aliment : Or est-il que la couleur blanche suppose un aliment doux & delicat : & par ainsi le petit Courlieu sorti de sa coque, gisant au berceau de son nid, & ne vivant en tout ce temps, que de Moucherons, & de Maringoüins, qui volent autour de luy, il faut que son plumage, procedant de ceste foible nourriture, subisse la couleur blanche : A l’opposite la couleur noire du poil & de la plume, suppose en l’animal une abondance fol. 178.& superfluité d’aliment : parce que la vivacité de la chaleur naturelle, va tousjours excitant l’appetit, pour se jetter sur la pasture : Suivant cecy j’ay pris garde que cet oyseau, quand il est vestu de plumes noires, est extremement gourmand, & mange sans cesse. La couleur grise & demy rouge de plumage, manifeste une temperature de cette trop grande avidité d’aliment, une regle, au choix naturel, d’une viande singuliere & propre, qu’il doit tousjours entretenir : & pour cette occasion j’ay remarqué qu’en ce temps là, cet oyseau choisit une viande singuliere & speciale, à laquelle seule il tend son vol, sçavoir est, des Crabes, ou Escrevisses de mer, lesquelles estant consommees en son estomach, se resolvent en chile, rouge comme Escarlatte, lequel receu dans le foye, tant s’en faut qu’il reçoive aucune couleur d’iceluy, comme c’est l’ordinaire en tout autre animant, qu’au contraire ce chile escarlatin, teinct ce mesme foye de sa couleur, & tousjours conservant la mesme teinture passe dans les veines, des veines en la chair, & verso.de la chair au plumage, rendant le tout si parfaictement rouge, que mettant un de ces oyseaux cuire dans un pot, vous diriez qu’on y a mis une poignee de vermillon dedans.

Entre un million de Lezards & reptiles de mer, j’ay appliqué ma consideration sur une espece fort monstrueuse : Car c’est un animal qui vit en partie dans l’eau, en partie sur la terre, en partie sur les arbres, r’acourcissant en luy les trois Spheres, esquelles 166vivent tous les animaux de ce monde. Car premierement il participe avecques les Poissons de l’Element de l’Eau : Il s’attribuë avecques les hommes & les quadrupedes l’Element de la Terre : Et avecques les oyseaux il niche & repose sur les arbres. Je diray plus, il semble que les Astres luy ayent donné sur les reins, depuis la teste jusqu’au bout de la queuë, fol. 179.une representation de leurs rayons & estincellements. Car vous luy voyez une belle ceinture sur le dos, des rayons du Soleil, & des Estoilles : tous semblables à ceux que peignent nos Peintres autour du Globe du Soleil & des Estoilles : Et quant à sa peau elle est esmaillee d’une couleur argentine & azuree, ainsi qu’est le Lambris du Ciel, quand il est serain. Cet animal sentant la force du Soleil, sort de la mer, monte sur les arbres voisins, & choisissant un rameau bien propre à se coucher, là il s’estend & se repose : Il pond ses œufs dans ces arbres maritins, lesquels eschauffez par la chaleur du Soleil, se transforment en Lezardeaux, lesquels aussi tost qu’ils sont sortis de leur coque, recognoissent Pere & Mere, les suivent pour pasturer, soit en la mer, soit sur la terre, soit és branches des arbres. Je donneray la raison de ce que nous avons dict, sçavoir, que plus l’animal verso.est humide, plus est-il chargé de sommeil : Or entre toutes les sortes d’animaux, cette espece de Lezards est humide & froid, par consequent subject au dormir. Et d’autant que le sommeil est plus agreable, que les membres sont conservez en leur degré de chaleur, voilà pourquoy ils recherchent les lieux plus propres à recevoir la chaleur du Soleil. Et recognoissans que le peu de chaleur, qu’ils ont connaturelle, ne seroit bastant pour faire esclorre leurs œufs, ils les exposent aux raiz du Soleil.

167

fol. 180.

De la Pesche de Piry.

Chap. XLI.

Les Sauvages de Maragnan, Tapoüitapere & Comma ont une pesche asseuree & annuelle, ainsi que nous avons la pesche des Moruës sur le Banc, ou és Terres Neufves tous les ans : Car quelques moys apres les pluyes, lors qu’ils pensent que les eaux sont retirees, ils s’embarquent dans leurs Canots en grande multitude, se fournissans de farine pour quelques moys ou six sepmaines, & ainsi s’en vont rangeant les terres en un lieu esloigné de l’Isle, pres de 40. lieuës ou plus. Là ils se campent, dressans les Aioupaues, puis s’addonnent à la pesche du poisson, à la chasse des Caimans ou Cocodrilles, & à la recherche des Tortuës : Et là il se trouve souvent verso.grande quantité des Sauvages de divers villages de l’Isle, soit des habitans de Tapoüitapere ou Comma. Les Poissons se peschent dans les fosses de sable, où il n’y a pas grande eau : Car mesme si on y va un peu plus tard, que la saison ne le requiert, on trouve ces fosses assechees, & le Poisson mort sur la place. Il est impossible d’exprimer le nombre & la quantité de ces Poissons. C’est assez que je dise & face comprendre en un mot, que tout autant qu’il y va de Sauvages, ils s’en chargent, y en laissant beaucoup plus qu’ils n’en emportent. Ces Poissons sont gros & courts, n’excedans pourtant en grosseur l’espoisseur du bras, & la longueur de demy-pied entre queuë & teste, le museau rabatu, quasi comme une forme de Tanche, & estime que ce sont Poissons de semblable espece aux Poissons de la mer, appellez des Matelots Carreaux : Estans pris dans les petits rets qu’ils portent, nommez d’iceux Poussars, ils vous les embrochent par le milieu douzaine 168à douzaine, ainsi que l’on faict par deçà les fol. 181.Aloüetes, & mettent le tout sur le Boucan rostir en la fumee, sans rien vuider des entrailles : & ainsi en amassent une grande quantité qu’ils apportent en leurs Loges, desquelles ils vivent un mois, voire pres de deux. Quand ils les veulent manger, ils en tirent la peau, laquelle ils font bien seicher au Soleil, puis la pillent au Mortier, & la reduisent au poudre, dont ils font leurs Migans, c’est-à-dire leurs Potages, tout ainsi que font les Turcs de la poudre des pieces de Bœuf cuittes au four, quand ils sont en guerre.

Un jour je m’en allois par l’Isle, & me trouvant en certain village, ils ne sçavoient que me donner pour disner, sinon qu’ils mirent quelques-uns de ces Poissons boüillir dans un pot, & du clair ils m’en firent du Migan, & me presenterent le reste dans un plat. Je ne fy ny à l’un ny à l’autre beaucoup de tort, à cause du goust de la fumee, neantmoins les François qui estoient avec moy en mangeoient de grand appetit, tenans ces Poissons de fort bon goust : & mesme les Sauvages s’en estonnoient, comme estant chose dont ils font grand estat, & vont loing pour la chercher.

verso.Or comment ces Poissons se trouvent dans ces fosses en si grande abondance, depuis le temps des pluyes, jusqu’alors : si la raison peut servir, que j’ay alleguee cy dessus au Chap. 40. Je m’en raporte : Mais mon opinion est, que la grande quantité des pluyes fait deborder les rivieres & les ruisseaux, voire la mer mesme, en sorte que toutes ces plaines sont noyees plus que la hauteur d’un homme, tellement que les Poissons sortent de leur lieu naturel, allechez par la pasture nouvelle d’un lieu recent, & s’amusans par trop à retourner en leur Patrie, les eaux s’abbaissent, & demeurent enfermez dans les fosses & valees : ainsi que nous voyons par deçà, lors que les estangs & les rivieres se débordent, & que le Poisson s’en fuit qui deçà qui delà dans les vallees.

169La Chasse des Caimans ne leur est pas moins plaisante qu’utile : ce sont Cocodrilles mediocres, qui n’excedent 8. ou 10. pieds de long, & ont la peau fort dure & le ventre molet, sans langue, les yeux vivaces, cauteleux & méchans, qui se jettent fort bien sur les hommes, coupent & avalent le premier membre qu’ils atrapent. Ils se retirent dans des creux au rivage des fol. 182.eaux tousjours aux aguests : ils nagent comme poissons, & rampent sur la terre assez bellement pourtant, ouvrent la gueule, & taschent de vous espouvanter s’ils vous rencontrent, font des œufs gros comme les poules, mais revestus d’aiguillons comme chataignes, & sont bons à manger : il est bien vray que je n’en ai point voulu user encore qu’on m’en ait offert, pour l’horreur que j’avois de ces animaux. Ils couvent leurs œufs, & d’iceux procedent des petits Cocodrillons, gros, grands & longs, comme ces petits Lezars gris que nous voyons courir en Esté sur les murailles : Chose estrange qu’un si gros animal vienne de si peu de matiere, & qu’à l’issuë de sa coque il commence à trotter & à ramper en si petite stature. Sa chair sent le musc, & c’est ce qui la rend douçastre & desagreable au goust : Nonobstant les Sauvages ne s’arrestent pas là, ains ils en font grand’chere quand ils en ont : & par ainsi ils les cherchent soigneusement. Et d’autant que ce lieu de Piry est humide & limonneux, il abonde en Caïmans, lesquels les Sauvages verso.poursuivent, adressans justement leurs flesches soubs la gorge, ou dans le petit ventre de ces animaux, puis à grands coups de levier, ils achevent de les assommer, Cela faict ils les eschorchent, puis les mettent par pieces, & les boucannent. S’ils sont petits, ils les font cuire dans leurs escailles, & les estiment bien meilleurs & delicats ainsi cuits : parce, disent-ils, qu’ils rostis en leur graisse, & que rien ne se perd de leur substance. J’ay tousjours aymé mieux le croire que de l’experimenter, non que je n’aye eu souvent l’occasion de ce faire ; pource que les Sauvages 170m’en presentoient assez au retour de Piry. Mais la seule representation que je me faisois de la figure de ces animaux me faisoit bondir le cœur en la presence des morceaux de leur chair. Les François qui en mangeoient m’ont dit, que cela approchoit à peu pres du goust de porc frais, sinon qu’il est plus douçastre, huileux & musqué. Il y a du danger de se bagner en ces pays-là, si ce n’est en lieu découvert, parce que ces miserables bestes se glissent fol. 183.doucement & se jettent sur vous. L’on me conta qu’un enfant du village de Rasaiup tombé dans le ruisseau où ils prennent de l’eau, fut emporté & mangé par ces Caïmans. Et comme je m’en allois le long des sables de la Mer depuis Troou jusqu’à Rasaiup accompagné de plusieurs Sauvages, ils me menerent boire en une grande fosse, environnee de plusieurs haliers & bocages, & m’advertirent qu’il ne falloit demeurer là long-temps, parce que c’estoit le repaire de plusieurs Cocodrilles qui se presentoient à ceux qui alloient boire en ceste fosse. Baste c’est assez que nos Sauvages leur font la guerre, tant pour l’utilité que pour le plaisir, & en apportent bonne fourniture, quand ils reviennent de Piry.

La cause pourquoy ces animaux n’ont point de langue, c’est ce me semble, qu’ils ont le gosier & le col du tout inflexibles, tellement qu’ils ne sçauroient regarder ny derriere ny à costé d’eux, s’ils ne mouvent le corps entier & ne se destournent : joinct qu’ils ont la machoire d’en bas forte & immobile, qui sont choses du tout necessaires à l’usage de la langue, & verso.ne remuent que la machoire d’en haut : Et pour ceste mesme occasion ils avalent tout d’un coup leur proye, sans la tourner ny retourner dans leur gueule.

Sainct Isidore escrit que les Cocodrilles du Nil, parviennent jusques à la longueur de 20. coudees, & sont de couleur de safran, mais ceux de Maragnan & des environs, n’excedent comme j’ai dit, la longueur de 10. ou 12. pieds. Il y a encore ceste 171difference que les cocodrilles d’Egypte habitent de nuict dans l’eau, & de jour sur la terre, parce que dit ce sainct Evesque, cet animal recherche la chaleur : Or est-il qu’en Egypte les eaux sont chaudes la nuict, & la terre froide, & de jour la terre est chaude & l’eau froide : Mais au contraire à Maragnan, ils demeurent de nuict sur la terre, & le jour dans l’eau : d’autant que la nuict, les eaux sont froides, & chaudes de jour ; & la terre est temperee. La raison pourquoy cet animal a pœur de ceux qui le pourchassent, & est hardy contre ceux qui le fuient, c’est pour ce qu’aisement il se jette sur les fuiards, & ne se peut deffendre qu’à grande difficulté contre les assaillans : fol. 184.De plus il est doüé d’un naturel timide & palpitant : le propre duquel est de s’asseurer sur les fuiards, & perdre courage devant ceux qui resistent. Et la cause pourquoy il n’a qu’un boyau, c’est pour ce qu’il manque à la premiere digestion, à sçavoir, à decouper les viandes par le menu. Il craint d’avantage les Sauvages que les François : ce que font aussi ceux de l’Egypte, craignans plus les Egyptiens que les Estrangers : Solinus en donne la raison, qui est que cela procede d’une sienne industrie naturelle, à recognoistre & odorer ceux qui luy font la guerre plus ordinairement. Sa fiante est exquise & bien recherchee, pour faire les fards des Dames. Je ne sçay pas si ce que Phisiologue escrit de luy est vray[123], que quand il a mangé quelqu’un, il pleure & regrette son mal-heur.

Outre ces deux exercices que font les Sauvages en ce lieu de Piry, ils pourchassent les Tortues qui sont en quantité indicible, & en apportent en l’Isle de toutes vives, tant que leurs Canots en peuvent porter. Ils ne sont pas chiches de vous en donner à l’heure qu’ils arrivent, & pour peu de marchandises verso.vous en avez beaucoup. Il me souvient que quelques Canots passans aupres de nostre lieu de sainct François, pour un petit couteau qui vaut en 172France un sol, ils m’en donnerent soixante dix : Et pour la farine que je leur donnay à disner, ils m’en presenterent vingt-cinq, lesquelles je mis toutes en un certain endroit humide & frais, leur faisant jetter journellement de l’eau, & se garderent ainsi sans manger plus de six semaines. Les Sauvages en mangent volontiers & disent que cela les tient en santé & leur faict bon estomach : Ils les font cuire dans leurs coques toutes entieres sans rien oster de dedans : & nous les trouvions meilleures en ceste sorte qu’en toute autre. Si quelqu’un d’eux a mal aux oreilles par la descente d’un Catarre, les femmes prennent du sang de ces reptiles, parmy lequel elles meslent du laict tiré de leurs mamelles, & en frottent le fond de l’oreille. De plus quand ils ont arraché le poil de leurs corps, avec les pincettes de fer que les François leur donnent, ils frottent la place avec

....... .......... ...

(Lacune d’une feuille.)

173

fol. 193.

De la chasse des Rats, Fourmis & Lezards.

Chap. XLIII.

Ils ont une autre chasse de vermine, non moins plaisante & agreable que les precedentes : Car ils font la chasse aux Rats domestiques & sauvages. Ils ne mangent point les domestiques, au moins que je sçache, mais ils leur font la chasse cruellement : Car si un Rat est veu en quelque Loge, tous les habitans d’icelle s’amassent : les uns avec Arcs & Fleches, les autres avec leviers : Les Chiens y sont aussi appellez, tellement que le pauvre Rat a bien des affaires, & luy est impossible d’eschapper, ou la verso.gueule des Chiens, ou le coup des leviers, ou bien le dard de la Fleche. Si tost qu’il est mort, on le pend par la queuë au bout d’une perche, & est mis au milieu du village pour servir d’exercice aux petits enfans qui le flechent. Les villages qui sont plus proches des Havres où abordent les Navires en ont davantage, par ce que ceux des Navires, si tost qu’ils sentent la terre, se mettent à nage, & viennent aux premieres Loges qu’ils rencontrent, renonçans à leur pays natal, qui est la mer, pour demeurer en un pays plus ferme & asseuré, qui est la terre.

Ils mangent les Rats sauvages, qui se trouvent dans les bois, voire ce leur est une viande delicieuse : Ils leur font la chasse en ceste sorte. Ils creusent une fosse au milieu d’un canton de bois, où il y a des entrees deçà delà, comme sont les Clapiers, ou Terriers des Lapins : puis ils s’amassent grand nombre de jeunes hommes, tenans des batons en leurs mains, & vont faire une huee aux environs de ceste fosse en rond : tout ainsi qu’on faict en ces fol. 194.cartiers quand on veut prendre les Loups ; & frappans deçà delà les buissons, en font sortir les Rats, lesquels 174fuyans devant eux, & trouvans ces Terriers tous faicts & propres pour se cacher ils entrent dedans, alors les Sauvages s’approchent, & chacun garde son trou, les autres entrent dans la grande fosse, & à coups de bastons ils assomment ces Rats, qu’ils partissent apres egalement ensemble, & s’en reviennent en leur village, chacun apportant sa proye qu’ils mettent sur le Boucan, ou sur les charbons, les ayant fendus par le devant, sans en oster la peau, laquelle ils font gresiller quand le dedans est assez cuit, & afin que la graisse ne se perde point, ils les enfarinent : & ces morceaux sont de requeste, & plus prisez que les Sangliers, les Cerfs, les Agoutis ou Pagues, la proportion d’un chacun estant gardee, & quelquesfois ils en apportent une si grande quantité que c’est merveille.

La chasse aux Fourmis se faict vers le temps des pluyes, par ce qu’en ceste saison toutes les especes verso.de Fourmis remuent mesnage. Celles qui peuvent voler prennent la Region de l’air, & quittent leurs Loges, faictes & creusees en terre : Les autres (si elles s’apperçoivent, par un instinct naturel, que les eaux pourront entrer en leurs cavernes, & endommager leurs magazins) plient bagage, & ce avec un ordre qui merite d’estre escrit, en ayant veu l’experience, laquelle je reciteray, afin qu’elle serve de modelle à tous les autres.

En nostre Loge de S. François, au commencement des pluyes, une milliace de millions de fourmis sortit d’une caverne, non bien esloignee de là, laquelle s’en vint prendre possession d’un coin de ma chambre, sous lequel ils avoient creusé des chambres, antichambres & magazins : En un beau matin toute la compagnie deslogea, & apporterent, comme je croy, plus d’un boisseau d’œufs posez en diverses stations, c’est à dire, à deux pas l’un de l’autre ; chaque monceau avoit ses fourmis ordonnees, lesquelles venoient descharger leur faiz au prochain amas, & ne passoient 175outre, & ainsi s’en retournoient à leur monceau continuans fol. 195.leur office. Je fus bien estonné de voir cette multitude innumerable, & cette quantité d’œufs qui rendoient une fort mauvaise odeur : je fis faire un bon feu, & en aporté le brasier sur tous ces œufs, & au chemin que tenoient ces bestioles. Alors elles furent bien estonnees, & joüerent à sauve qui peut, chacune prenant un de ces œufs pour le garantir du feu, comme fit Ænee son Pere Anchise en la conflagration de Troye. Neantmoins je ne peu si bien faire, qu’elles ne se logeassent au lieu où elles avoient destiné, à la charge toutefois qu’elles n’incommoderoient point leur hoste : ce qu’elles firent : car r’assemblans leurs gens l’espace de deux ou trois jours, hors mis celles qui perirent par le feu, elles conclurent qu’il falloit aller à la picoree dehors, & se contenterent du logis, puisque je le leur permettois, à mon regret pourtant. Vous eussiez eu du contentement de voir ces bestelettes aller depuis le matin, Soleil levant, jusques au soir Soleil couchant, amasser leurs provisions, c’estoient des fueilles de certain arbre, sur les branches duquel, (comme j’allay voir moy mesme) estoit une quantité verso.de ces fourmis, laquelle avoit seulement charge de coupper les fueilles, & les laisser tomber en bas : le reste de la compagnie prenoit chacune la sienne, & la portoit au magazin. Et notez qu’elles avoient faict deux chemins aussi bien tracez, selon leur petitesse, qu’il est possible de voir : Celles qui estoient chargees, retournoient par l’un & les dechargees, alloient par l’autre, sans se mesler les unes parmi les autres, & m’asseure qu’il y avoit plus de quatre cens pas où ils alloient querir leur charge ; & le mesme observent toutes les autres especes de fourmis. Je n’oublieray aussi, comme chose remarquable, les voutes qu’elles font d’une industrie admirable, quand elles veulent cheminer à couvert.

Nos Sauvages ne font pas la chasse à toute sorte de fourmis, ains seulement à celles qui sont grosses 176comme le pouce, apres lesquelles tout un village sort, hommes, femmes, garsons & filles : & la premiere fois que je leur vy faire ceste chasse, je ne sçavois que c’estoit, ny où ils alloient si vistes, tous abandonnans leurs fol. 196.Loges pour courir apres ces fourmis volantes, lesquelles ils prenoient avec leurs mains & les mettoient soigneusement dans une courge, leur rompans les aisles pour les fricasser, & les manger. Ils les prennent encore d’une autre façon, & sont les filles & les femmes, lesquelles s’asseans à la bouche de leur caverne, invitent ces grosses fourmis à sortir[125] par une petite chanson, laquelle je fis interpreter au Truchement, & estoit telle : Venez mon amy, venez voir la belle, elle vous donnera des noisettes : & tousjours repliquoient cela, à mesure que les fourmis sortoient, lesquelles elles pernoient leur rompant les aisles & les pieds : Et quand elles estoient deux femmes en un trou, elles recitoient l’une apres l’autre la chanson, & les fourmis qui sortoient de là, pendant la chanson, estoient à celle qui chantoit : Vous seriez estonné des gros monceaux de terre qu’elles tirent de leur caverne. Elles bouchent au temps des pluyes les trous du costé que viennent les pluyes, & laissent seulement les trous ouverts du costé, duquel les pluyes viennent rarement. Les fourmis de Maragnan ont verso.deux ennemis mortels, specialement les gros fourmis, sçavoir est une sorte de Chiens sauvages de poil de loup puans au possible[124], qui ont la teste & la langue fort aiguë, & vont aux fourmillieres se repaistre : Et une autre espece de grosses Fourmis, qui naissent communément avec les autres, ainsi que le Bourdon avec les Abeilles, & tandis qu’elles sont petites & foibles elles travaillent avec les autres sans faire bruict ou frapper : mais quand elles sont devenuës grandes & fortes, elles quittent la communauté, & font bande à part seule à seule, & ne vont plus en compagnie, mais chacune se tient en embuscade le long des chemins où elles se jettent sur leurs sœurs & parentes comme fit jadis Abimelech, bastard de 177Gedeon sur les soixante dix enfans legitimes de son Pere ses propres freres, lesquels il mist tous à mort sur une pierre en Ephra. Le Lecteur pourra se servir de cecy pour l’appliquer à quoy il voudra selon son esprit & consideration. Voilà comment nos Sauvages s’excercent apres ces bestioles plus utilement que ne font pas les enfans de deçà apres les Papillons : tellement qu’ils font profit de tout, & ne fol. 197.laissent rien perdre, prenans tout ensemble leur plaisir avec utilité : voyons le reste.

La chasse des Lezards que les Tapinambos appellent Taroüire (& sont les grands Lezards) & Tojou (sont les petits) se faict diversement[126], selon la diversité des Lezards terrestres & marins : Les marins habitent ordinairement dans les plaines couvertes d’Aparituriers, où deux fois en 24. heures la mer se degorge : là ils vivent de Crabes, Moules, Chevrettes, que le commun appelle en France Crevettes, & du poisson qu’ils y peschent, tandis que la mer est en ce lieu. Ils font leurs œufs dans le creux des arbres. Les Sauvages les vont vener & flecher quand la mer est retiree, entrans dans la vase quelquesfois jusques aux esselles. Il y a autant à manger en ces Lezards qu’en un Lapin, voire qu’en un grand Lievre, selon la grosseur de l’animal. Ils les font boüillir en faisans du Migan, ou rostir sur le Boucan. Les François les mettent à la broche, lardez du lard des Vaches marines, & croyriez de premier abord que ce fussent des Lapins ou Lievres embrochez : La saulce qu’on y fait est semblable à celle des Lievres & Lapins. Plusieurs François sont si verso.friands de ces Lezards, qu’ils tiennent qu’ils valent mieux que les lapins de deçà. J’ay mieux aymé le croire que d’y gouster.

Les Lezards terrestres sont plus la chasse des jeunes garsons que des hommes, encore que j’aye veu des hommes aussi aspres à les vener que les enfans. Mesme j’ay veu quelquesfois plus d’une vingtaine de 178Sauvages tant hommes que garsons courir apres deux ou trois petits Lezards : lesquels pris sont aussi tost jettez sur le brasier & gresillez, chacun en prend sa part, selon le nombre de la capture, & trouvent cela fort bon. Les jeunes garsons aussi tost qu’ils en aperçoivent courir parmy les Loges, sur la couverture, ou dans les buissons, ils les flechent, mais ils sont bien plus aspres apres les gros domestiques qu’apres les petits car il y a davantage à manger, d’autant qu’il s’en voit d’aussi long que le bras, & quasi de mesme grosseur : Il y en a une espece de tous vers, qui ne sortent point des arbres, ains se tiennent estalez sur les fueilles à l’ardeur du Soleil, & les Sauvages disent qu’ils sont fort venimeux, par ainsi fol. 198.ils les laissent & ces animaux ne se sentans poursuivis ne s’effrayent de vous voir contr’eux. Ils sont presque semblables aux Cameleons, desquels nous parlerons cy apres. Ils ont les yeux estincelans & rouges comme escarlate.

Tous ces Lezards domestiques se joignent par ensemble ainsi qu’une boule en rond, tellement que la queuë du masle est joincte à la teste de la femelle, & la queuë de la femelle est unie avec la teste du masle, & le tout ployé en rond, les deux testes & les deux queuës du masle & de la femelle s’atouchent. J’eu pœur la premiere fois que je rencontray deux gros de ces Lezards ausi accommodez : car je ne sçavois ce que ce pouvoit estre, ny quelle sorte de Serpent, voyant quatre yeux en un endroict, & un seul corps estendu en rond. Les femelles sont bien plus grosses que les masles. Les petits Lezards pondent leurs œufs quasi à la mesure du bout du petit doigt, & ce dans un trou, qu’ils couvrent puis apres de sable, au nombre de cinq ou de sept : la chaleur du Soleil les esclost. Les grands Lezards les font plus gros, selon la proportion de leur corps ; verso.& ordinairement ils font des nids, soit en la couverture des loges, soit en dehors dans les bois, & portent 179en ce lieu tout ce qu’ils peuvent trouver de mol, comme mousse, plume, coton, drapeau, & choses semblables, se rendent fort familiers à la maison, s’ils ont esprouvé & experimenté que vous ne leur vouliez aucun mal. Ils font autant de bruict qu’un chien quand ils marchent, & portent ce qu’ils trouvent en leur bouche : & c’est un plaisir de leur voir faire ce mesnage. Ils se gardent bien d’aller le droict chemin, quand ils vont faire leur nid, ains ils prennent un grand destour, afin que vous ne puissiez recognoistre l’endroict. Le Soleil esclost leurs œufs, aussi bien que ceux des petits : Et la raison est qu’ils sont par trop froids, & n’ont aucune chaleur suffisante à produire cet effect. Ils sont venez par de grandes & horribles Couleuvres, les unes de couleur d’eau, les autres violettes, & les autres tachetees & semees de diverses couleurs. Elles viennent jusques dans les maisons, specialement sur le toict pour chercher ceste proye. Les Lezards la sentent de bien long & lors vous les voyez courir fol. 199çà & là, comme si le feu estoit en la maison. Je fis tuer trois de ces Couleuvres un Dimanche au matin que nous allions dire la Messe à la Chappelle de sainct François, dans laquelle nous trouvasmes ces hideuses bestes faisans la chasse apres les gros Lezards, desquels elles en avoient tué un assez bon nombre : mais elles payerent leur temerité avec grande difficulté pourtant : car elles receurent chacune plus de cinquante coups de levier : encore se fussent-elles sauvees, si je ne les eusse faict mettre par tronçons, lesquels vescurent & remuerent plus de vingt-quatre heures apres, cherchans à se rejoindre, quoy qu’ils fussent espars loing l’un de l’autre plus de quatre & cinq pas. Les Sauvages ont en horreur ceste sorte de Serpens, & disent qu’ils sont fort venimeux.

Les Lezards perdent leur queuë de vieillesse, & tombent devenuës toutes noires, & mesme sont tendres comme verre, & se rompent au moindre accident : Je n’ay pas opinion qu’elles reviennent ; encore 180verso.qu’Aristote aye escrit des Lezards de par deçà, que leurs queuës estans coupees elles reviennent : Je m’appuye sur l’experience d’un gros Lezard domestique qui estoit en nostre loge de sainct François, lequel en l’espace de deux ans, j’ay tousjours veu sans queuë & venoit manger ordinairement devant nous, & avec les poules qui ne s’en estonnoient plus, pour la privauté accoustumee qu’elles avoient avec luy. On dit pourtant, & les François en ont eu l’experience, qu’une espece de ces gros Lezards viennent prendre les petits poulets & les emportent aux bois où ils les mangent.

fol. 200.

Des Araignes, Cigales & Moucherons.

Chap. XLIV.

La vie de l’homme est comparee à celle de l’Araigne en plusieurs passages de la saincte Escriture, specialement au Psalm. 89. Anni nostri sicut Aranea meditabuntur, nos annees se passeront, seront contees, meditees comme ceux de l’Araigne. Sainct Isidore escrit que l’Araigne est un ver de l’Element de l’Air nourry en iceluy, d’où elle tire l’etymologie de son nom, & ceste chetive creature n’a jamais repos, tousjours travaille, escoule sa substance à bastir sa toile, tousjours en danger, & tant elle que ses verso.biens & richesses sont suspendues en un filet & à la mercy du moindre souffle de vent : Ou si vous voulez, de la fantaisie d’un valet, ou d’une chambriere à luy charger un coup de balet, qui l’assomme & fracasse tout son labeur : Voudriez-vous un plus 181beau miroir pour considerer les mal-heurs & miseres de ceste vie ? Je ne perdray donc point le temps, si laissant à part ce qui est commun & journellement recogneu par deçà, du naturel de ceste vermine, je rapporte ce que j’ay contemplé curieusement en la proprieté des Araignes de Maragnan : Et auparavant que j’enfonce ceste matiere, il est bon que je traitte d’une espece de grosse Araigne quasi comme le poing & plus. Elles se trouvent ordinairement dans les bois creux, desquels on environne les loges, ainsi que par deçà de palis : Elles se trouvent aussi aux coins, cheminent peu, n’ont point de toiles, tres venimeuses, rouges, presque en couleur aux petits Pigeonneaux quand ils sortent de la coque, ce qui est fort hideux à voir : Les Sauvages les fuient, & tiennent que la piqueure en est mortifere. Elles se fol. 201.nourrissent de la corruption de l’air.

Pour les autres especes, elles sont diverses : les unes grosses à proportion pourtant ; les autres mediocres, & les autres menues ; & toutes celles-cy sont domestiques. Il y en a d’autres dans les bois, distinguees aussi en grosses, mediocres & menues. Au temps des pluyes, elles s’engendrent plus volontiers qu’en autre temps, neantmoins elles ne laissent d’estre produictes en tout temps : Elles se joignent sur le soir à la fraischeur de la nuict, le masle abandonnant sa toile pour se glisser avec son fil en la toile de la femelle si elle est tendue plus bas, ou si la toile de la femelle est tendue plus haut, la femelle descend & vient trouver le masle, & lors elles se joignent. Cecy est tant aisé à discerner qu’elles ne manquent jamais sur la fin du jour à faire ce que je viens de dire. L’Araigne masle est petite au regard de la femelle : car elle est trois fois aussi grosse que luy : Elles font une petite bourse ronde & platte, couverte d’une toile si gentiment faicte & licee, que vous croyriez fermement estre du satin blanc, & verso.que ce ploton fust une enchasseure d’Agnus Dei. 182Elles n’y laissent qu’un petit pertuis, par lequel elles poussent leurs œufs avec le pied, & la bourse estant pleine elles bouchent le pertuis, le licent comme le reste, & le tiennent perpetuellement embrassé sur leur ventre & estomach : l’eschauffant par ce moyen jusqu’au temps qu’elles recognoissent que leurs petits sont esclos, & à lors elles tranchent ceste plaque le long du circuit, comme vous feriez l’écoce d’une feve, afin de donner ouverture & sortie aux petites Araignes, lesquelles incontinent se mettent à courir le long de la toile de leur mere, & la nuict se retirent soubs elle, ainsi que les poussins soubs la poule, pour estre eschauffees en ce bas aage contre la froidure de la nuict : Estans parvenuës à leur force, chacune faict sa toile, se nourrit & prouvoit par son industrie.

Il y en a d’autres qui font de petits pots de terre gros comme une prune de Damas presque de la forme des pots de moyneau, si bien licees dedans fol. 202.& dehors qu’il n’est pas possible de plus : ce que font aussi certaines especes de Mouches ; dont nous parlerons cy apres. La bouche de ces pots ressemble à la gueule des pots à moyneau, gardee la proportion des uns aux autres, & n’y laissent qu’un petit trou à mettre une épingle, par où ils passent leurs œufs afin qu’ils esclosent à la chaleur du Soleil : ce petit pot est attaché, ou contre du bois, ou sur une fueille de Palme, & la terre de laquelle elles forment ce vaisseau, est semblable en couleur à la terre de Beauvais. Ayans emply ce pot de leurs œufs, elles le bouchent, & quand le terme est venu que les petites sont escloses, les meres viennent desboucher le trou & l’agrandissent, & à lors les petites sortent qui suivent leurs meres en leur habitation.

Celles des bois ont une autre façon de faire : elles vuident les noix des Palmes piquantes, rongeans peu à peu l’amande, laquelle elle jettent par trois petits trouz qui sont naturellement en ces noix : puis 183elles font là dedans leur nid & leurs œufs qui esclosent en leur saison.

Les toiles de ces Araignes sont diversifiees & verso.differentes selon la situation & les places, esquelles elles ont choisi leur demeure : car les Araignes domestiques tendent leurs rets aux fentes & ouvertures, par lesquelles les Mouches & Moucherons entrent dans les Loges. Celles qui demeurent és arbres tendent de branche en branche, voire d’arbrisseau en arbrisseau, pour attraper les Papillons & semblables vers volans. Celles qui estendent leur toile immediatement sur la terre, c’est pour prendre les vermines rampantes, comme sont les Fourmis, & autres de pareil genre.

Il y en a qui font des toiles si fortes qu’elles enveloppent dedans les petits Lezards ; & en mesme temps ces Araignes descendent qui leur fourent un éguillon qu’elles ont au derriere dont ils meurent : & en apres leur succent la cervelle & le sang, & s’estans enflees de cela, elles se retirent. J’ay veu des Araignes de mer tirans à peu pres sur la forme des Araignes terrestres, mais fort grandes[127] : elles se retirent en mer dans des petits creux, & vivent de poissonnets qui vont fleurans les bordages de l’eau. Il me souvient d’avoir pris garde que de ces Couleuvres fol. 203.que je fy couper & trancher en pieces, les Araignes des environs y estans survenues à monceaux, en tirerent le sang & l’humeur : Et les Sauvages disent que si à lors elles piquoient quelqu’un par la teste, qu’il deviendroit fol & en mourroit.

Maragnan abonde, comme je croy, sur toutes les terres du Monde en Cigales[128], lesquelles font un si estrange bruict en leur saison, qu’il est impossible de le penser si on ne l’a ouy. Il y en a de diverses sortes, & en grosseur & en son : car les unes sont petites, ou mediocres, comme leur son aussi. Les autres sont grosses & longues pres de six pouces, & ont un ton fort & haut, qui vous entre vivement 184dans les oreilles : Elles ne chantent point durant la force des pluyes, mais tres-bien le long de l’Esté, & d’autant plus que la saison des pluyes approche, plus elles renforcent leur son, tellement qu’à ce que m’ont dit les Sauvages, elles se rompent les flancs, tant par le battement des aisles, que pour se bander & boursoufler, afin de rendre une meilleure harmonie. verso.Je me suis appliqué à recognoistre les proprietés de ce petit animal, faisant en prendre quelques-unes que j’enfermois avec des fueilles en nostre Loge. J’ay recogneu que leur chant provient de trois choses. Premierement, elles attirent l’Air dans leur ventre & s’enflent, à fin de rendre leurs flancs tendus & sonnans ; & ont un accord si juste de l’extension des flancs avec les aisles du milieu où se faict le son, que vous voyez sensiblement & clairement, qu’elles reprennent leur haleine à l’instant que les aisles se levent : Et au mesme instant que les aisles se rabattent, elles enflent & bandent leur costez. Secondement elles ont des aisles fort minces & diaphanes susceptibles du son, à cause de leur grande seicheresse, tellement que les aisles de dessus fortes & massives, qui est la troisiesme cause de ce chant, venans à battre & toucher ces aisles du milieu contre les flancs, l’Air intervenant emporte ce son quant & luy. Je vous feray entendre cecy par des comparaisons vulgaires. Trois choses se trouvent en un fol. 204.Luth, à fin de rendre son harmonie, les costes du Lut sous lesquelles l’air est contenu entrant par la rose du milieu : Les cordes tenduës, nettes, seiches & bien vuidées, & la main du Joüeur : De mesme ces petits Animaux ont les costez ou flancs souslevez par l’air attiré de leur bouche en leur ventre : Puis les secondes aisles au lieu de cordes, & les grosses aisles au lieu de la main du Joüeur.

Elles chantent en Esté depuis le Soleil levant jusques environ Minuit ou deux heures apres Minuit : & lors elles cessent à cause de la rosée froide qui 185commence à tomber, & gardent ce silence jusqu’au lever du Soleil qui essuye par sa lumiere la rosée tombée sur ces fueilles, & vient à eschauffer leurs aisles. Pendant ce silence j’ay opinion qu’elles se repaissent de la mesme rosée, & je ne dy point cecy sans cause, d’autant qu’elles demeurent presque tousjours en mesme place : si ce n’est par accident, voiant quelqu’un ou sentant quelque mouvement, elles volent sur une autre fueille. Quelques unes d’icelles, & specialement verso.celles qui sont totalement vertes, ne disent mot, & rampent sur terre, comme les sauterelles, s’unissent ensemble à la façon des mousches, & font de petits œufs noirs dans quelques pertuis de la branche, desquels se forment des vermisseaux, qui peu à peu deviennent Cigalles, & ce vers le moys de Septembre : en sorte qu’elles se fortifient pour passer la saison des pluyes, afin de succeder à leurs Peres & Meres qui meurent, comme j’estime en ceste saison pour le subject cy-dessus allegué, qu’elles se rompent les flancs à force de crier, à la venuë des pluyes. Elles n’ont point de sang, beaucoup moins que les mouches, mais elles sont d’une substance poreuse, seiche & legere. Les Poules n’en veulent point, ains se contentent de les tuer : Que si par hazard elles en mangent, s’atenuent & ne peuvent engraisser.

Il y a en ces pays diverses especes de Moucherons, mais je me veux seulement arrester à ceux qui meritent d’entrer en la consideration de l’esprit humain, à cause des principes naturels qui se recognoissent fol. 205.en iceux, & ceux-cy sont appellez par les Sauvages Maringoins : entre lesquels il y a de la diversité en grosseur & grandeur, mais non en forme ny en proprieté. Ils naissent tous d’une humeur acrimonieuse, & ayment les saveurs aigres & aiguës, & non les douces : Pour cette cause la mer & ses bordages en sont farcis durant les pluyes & procedent de l’humeur de la mer, & vapeurs d’icelle. Ils sont fort molestes aux hommes, leur perçant la 186peau avec leur bec pointu comme une éguille, & en succent l’humeur salee qui court entre la peau & la chair. Ils ayment la lumiere : mais ils craignent la flambe & la fumee, tellement qu’aussi tost que la nuict est venuë, ceux qui demeurent dehors s’accrochent sur les fueilles des arbres : Quant à ceux qui sont dedans les Loges, ils s’attachent la nuict sur la couverture du Toict, à leur grand regret, à cause des feux que les Sauvages font autour d’eux, pour se garantir de leur piqueure la nuit, par le moyen de la flambe & de la fumee. Plus vous estes proches de l’eau, plus vous abondez en cette vermine verso.par ce que leur origine est specialement des eaux, ainsi que nous avons dit.

Ils servent de venaison aux Chauve-souris, lesquelles les attrapent dans leurs aisles, frayans le lieu où ils sont attachez, puis les mangent, approchans leurs aisles de leurs bouches, dans lesquelles ces gros Maringoins sont enveloppez.

Nos François qui vont à la pesche des Vaches de mer, sont infiniment tourmentez de ces bestioles, & sont contraincts de pendre leurs licts de Coton aux branches des arbres le plus haut qu’ils peuvent, pour éviter leur importunité, à cause de l’air & du vent qui souffle davantage au haut des arbres qu’au dessous, si les cordes rompoient ils feroient un beau sault, & ne cessent de bransler, pour faire fuyr d’autour d’eux ceste vermine.

187

fol. 206.

Des Grillons, Cameleons, Mouches, & des Taignes qui sont en ces Pays.

Chap. XLV.

De toutes les bestioles qui tiennent compagnie à l’homme domestiquement au Bresil, il n’y en a point qui égalle en multitude le Grillon, appellé par les Sauvages Coujou[129] : Et pour estre si familier & domestique, j’ay eu occasion & commodité d’employer ma curiosité afin de comprendre les proprietez de ce petit animal. Il naist & de corruption & de generation. Et pour vous le faire voir, vous devez remarquer que quand nouvellement on faict une Loge couverte de Palme fraische, vous estes estonné qu’en un instant vous avez des millions & des milliaces de verso.ces Grillons, ou Coujous, dans la couverture de vostre Toict. Si vous me ditez qu’ils s’assemblent là des bois circonvoisins, cela ne peut estre : d’autant que couvrez une Loge de vieille Palme, au lieu de nouvelle, vous n’en avez si grande incommodité à beaucoup moins. Partant il faut conclure que cela procede de la Palme fraische avecques la chaleur du Soleil. Et de faict j’ay pris garde que deux ou trois jours apres que la couverture est mise, ces Grillons sont blancs comme neige, signe de leur nouvelle generation, & peu à peu prennent la forme ordinaire des Coujous, à sçavoir d’une couleur jaunastre meslee de noir. S’ils s’engendrent de l’humeur de la Palme, ils naissent pareillement de la substance corrompuë des pois & feves : Ce que j’ay recogneu par experience. Quant à la production de Pere & de Mere, ils viennent d’une semence jettee sur les fueilles de Palme, & cette semence est gluante, & tient ferme au lieu ou elle est mise, jusques à ce que d’icelle, par le moyen de la chaleur, il en sorte un autre 188fol. 207.Grillon. Ce petit animal est aspre infiniment à la conjonction. Et c’est pourquoy ils multiplient tant en ces Pays de delà. Ceste bestiole est petite, mais fort rusee. Elle sçait ses heures pour prendre sa pasture, & ses heures pour chanter : elle ne manque jamais de venir prendre son repas aussi tost qu’elle recognoist que chacun est couché, & alors elles descendent en grande compagnie de dedans la couverture du Toict, & couvrent, s’il faut ainsi parler, l’aire ou le plancher des Loges. Là elles cueillent les miettes & autres restes du manger, elles ayment sur tout les Crabes, de sorte que si elles en trouvent quelque reste, c’est à qui en pourra avoir. Ayant pris leur pasture, s’en retournent en leur lieu, & se mettent à chanter, & persistent le reste de la nuict, & le jour aussi, si ce n’est que le Soleil donne trop vivement son ardeur en la place où elles sont. Elles craignent les pluyes, & pendant qu’elles tombent à force, à peine disent-elles mot. Ainsi ces Grillons verso.cherissent le temps serain & doux, qui n’excede ny en chaleur, ny en pluye : ils sont fascheux & pernicieux aux draps : car ils mangent & rongent tout, fust-ce un manteau de cent escus, si on le laisse en voye, & ont bien tost faict leur coup, il ne leur faut qu’une nuict pour le mettre à la fripperie. Ils ne touchent point à la toille, si elle n’est grasse ou imbuë d’un autre liqueur qu’ils ayment : tellement que pour conserver les draps, il faut de necessité les envelopper & bien coudre dans de la toille.

Ils ont 4. principaux ennemis qui leur font merveilleuse guerre. Les premiers sont les Lezards qui courent apres, comme les chiens apres les Lievres : c’est un plaisir que de voir cette chasse, les tours & retours que donne le chassé au chasseur. Les seconds sont certaines petites Guenons jaunes & vertes, appellees par les Sauvages Sapaious, allegres & subtiles comme un oiseau, & vous les prennent subtilement avec leurs mains, faisans la chasse d’une main, 189& de l’autre attrappent le gibier. Les troisiesmes sont les Poules qui les avalent avec une avidité incomparable, & à cet effet volent sur les Loges, & fol. 208.bien souvent gastent la couverture pour trouver leur friandise. Les quatriesmes sont certains gros fourmis qui les vont attaquer, & specialement les Grillons qui se retirent au tour des Loges, dans des petits trous & cavernes qu’ils ont faite pour leur retraite : je me suis amusé quelquefois à voir ce combat : car le gros fourmy descend en la caverne, & faict tant que le Coujou sort en campagne, ou bien il le tire par le pied, & souvent le Coujou ayme mieux perdre ses cuisses de derriere, que le fourmy emporte, que de perdre entierement la vie. D’autres se laissent manger dans leur trou, en sorte qu’il ne leur reste que la teste & les aisles, lesquelles encore sont emportees par leurs ennemis en trophee en leurs cavernes. Ces bestioles ont une malice particuliere que j’ay souvent experimentée. C’est qu’ils vous viennent mordre le bout des doigts la nuit quand vous dormez, & emportent la piece. Je m’en suis trouve incommodé au pouce droict l’espace de huict jours, que je ne pouvois aucunement escrire.

verso.Le Cameleon est un petit animal de la grandeur & grosseur d’un Lezard mediocre, ayant la face, les yeux & la teste semblables aux Lezards, mais le dos porte la figure des écailles du Cocodrille, & semble qu’il ait la peau revestuë de poil ou de mousse. Il a la queuë assez longue, & ordinairement pliee en Dedalus, diminuant son rond jusques au bout de la queuë. Rarement vous voyez le masle avec la femelle : & pour ce je n’oserois asseurer la façon de leur generation, par ce que je ne l’ay peu comprendre ny experimenter. Je me contenteray de rapporter ce que j’ay veu. Il est tardif infiniment, tousjours au Soleil, sur les fueilles ou sur les branches, estimant qu’il ne vit que de rosee. Les flancs luy battent incessamment, specialement quand il apperçoit 190quelque chose. Cecy luy arrive de la timidité naturelle, procedante d’une humeur excessive en froid, ce qui le rendroit fort venimeux s’il estoit mangé de quelque animal. Vous ne le trouvez jamais sur les arbres fruictiers, & je croy que la Nature y a pourveu, afin qu’il n’empoisonnast par sa froidure excessive fol. 209le fruict qu’il toucheroit : ains vous le voyez sur les branches des arbres qui ne servent à autre usage qu’à brusler. Il a 4. pieds comme les Lezards, & diversifie sa couleur au mouvement qu’il faict de son corps, & au batement de ses costez. Les Cameleons sont assez rares en Maragnan, & vous ne les trouverez qu’aux lieux exposez droit au Midy : ils sont couchez sur les fueilles les 4. pates estenduës, & la teste appuyee : ils ne meuvent ny destournent les yeux quand ils regardent, ny abaissent les paupieres de dessus : le dessous de la gorge leur bat perpetuellement. On dict que si cet animal estoit jetté dans le feu, difficilement pourroit-il brusler, & empoisonneroit ceux qui le regarderoient brusler, par la fumee qui l’infecteroit. Je n’en ay point faict d’experience : mais bien d’un autre petit animal non beaucoup esloigné de la qualité froide qui est au Cameleon. Je le fis jetter au milieu d’un brasier bien ardant, que j’avois fait allumer à cet effet, & me retirant assez loing, je pris garde qu’il vescut dans le milieu de ce feu, tousjours mouvant, & combien verso.qu’il mourust apres ce temps, si est-ce que jamais le feu ne peut agir contre son corps, ains il demeura entier, solide, conservant sa figure & son poil, & le fis retirer du feu pour le jetter en un trou.

Il y a plusieurs sortes & especes de Mouches, les unes de nuict, les autres de jour, c’est à dire que les unes ont la nuict, en laquelle elles se pourvoient de pasture, prennent leurs esbat volantes çà & là à leur plaisir, & en diverses sortes, les unes moindres, les autres plus grosses, & pour ce qu’elles ont à converser parmy les tenebres, la Providence 191de Dieu les a pourveuës d’un flambeau[130] qu’elles portent devant & derriere elles. Le flambeau de devant est attaché sur leur estomach, & c’est une plaque de forme quadrangulaire, sinon que les deux Angles qui touchent leur menton sont plus estroicts, faicte d’une pellicule diaphane & couverte d’un poil fort delicat, avec lequel elles reçoivent l’humidité de la nuict ; & par ce moyen produisent un esclat de lumiere. Vous pouvez entendre cecy, s’il vous ressouvient que les Merlans esclattent la nuict comme chandelles, à cause de l’ecaille delicate ou peau humectee qui les couvre : Pareillement certain bois fol. 210.pourry, ou pour mieux dire, rarefié & subtilisé est doüé d’une qualité susceptible de l’humide bien purgé de sa crasse : autant en ont-ils sur le plat de leur ventre, où se trouve une pellicule bien desliee & touffuë de ce poil delicat dit cy dessus : tellement que ces vermisseaux volans à travers une nuict obscure, semblent autant de grosses estincelles qui sortiroient d’une ardente fournaise à fondre les metaux.

Les autres Mouches vont de jour ; & pour ce qu’elles sont en nombre infiny, je me veux seulement arrester à celles que j’ay considerees de plus pres & esquelles j’ay remarqué chose digne d’estre communiqué au Lecteur, à sçavoir, des Mouches à Miel, & des Guespes de ces quartiers là, outre ce que j’en ay dit cy devant. Donc les Mouches à Miel de Maragnan & des lieux circonvoisins font leurs demeures en trois façons : ou entre les branches des arbres, comme j’ai dit au discours de Miary, ou dans le creux des arbres, c’est-à-dire, dans le tronc principal : car elles choisissent un arbre qui soit creux en son tronc, & passent par le haut, c’est à dire, à verso.la teste du tronc, & descendent jusques en bas vers la terre, où elles jettent le fondement de leurs ruches, puis vont bastissant leur miel, montans tousjours en haut : ou 3. Elles choisissent un lieu commode auquel elles mesmes dressent une ruche faicte de terre & 192creuse par dedans, où elles composent leur cire & leur miel.

Leur generation est virginale, & croy qu’il n’y a entr’elles distinction de masle & de femelle, ains toutes portent le germe duquelles nouvelles sont produictes. Je vous diray la raison qui m’a persuadé cecy, avec l’attentifve consideration que j’ay faict souvent sur un essein de Mouches à Miel dans un grand arbre creux & sec à 30. pas de nostre loge de sainct François : Et cela m’estoit de tant plus aisé à faire, que ces Mouches ne vous piquent point[131], pourveu que vous ne leur faciez aucun mal, approchez tant & si prez que vous voudrez d’elles. Les Sauvages firent un trou au pied de cet arbre, par lequel le miel tomboit au desceu des Mouches, & fol. 211.mesme les raiz dans lesquels les jeunes Mouches estoient enveloppees, & c’est ce que j’anatomisay fidellement. Je trouvay que ces raiz estoient bouchez de toutes parts bien couverts & empaquetez dans une toile bien deliee, & par dessus la cire & le miel estoient accommodez. En quelques chambrettes de ces raiz je trouvay seulement des petites goustes de semence, claires comme eau de roche, & j’appris que c’estoit là la matiere de laquelle les nouvelles Mouches tiroient leur origine. En d’autres logettes, je remarquay le Chaos encore sans forme, faict & composé de ceste matiere premiere, & c’estoit une paste mole, blanche comme creme. En d’autres je trouvay des petites Mouches parfaictement formees, mais emmaillotees dans une toile delicate & diaphane, & ces petites Mouches avoient mouvement : je rompis doucement ceste toile, & trouvay que ces Mouches avoient toutes les parties de leurs corps bien distinctes & formees, horsmis qu’elles n’avoient point de pieds, & pense que ce soient les derniers membres qu’elles obtiennent, & ce apres le mouvement ; & par verso.ainsi je recogneust ce que dit sainct Isidore de ces Mouches, estre vray : Apes dictæ sunt quia sine 193pedibus nascuntur, nam postmodùm accipiunt : Les Abeilles ou plustost les Apedes sont ainsi appellees parce qu’elles naissent sans pieds, l’a estant pris pour ce mot, sans, & pedes pour ce mot, pieds, tellement qu’apedes, est à dire sans pieds, ce mot ne se dit en François, mais au lieu d’iceluy, on dit Abeilles. Et quant à ce que j’ay rapporté de leur generation virginale, outre l’experience que j’en ay eu, de laquelle pourtant quelques esprits pourroient douter, j’ay un temoin irrefragable, c’est sainct Ambroise en son Exameron, Docteur qui s’est autant employé à la recherche des secrets de ces Abeilles, qu’aucun autre devant luy, ou apres luy : Et non sans cause, puis que dés son berceau, ces Mouches à Miel se camperent sur ses levres, en prenant possession de sa bouche emmiellee : Voicy ses paroles. Apes nullo concubitu miscentur, nec libidine resolvuntur, nec partus doloribus quatiuntur, sed integritatem corporis virginalem servantes subitò maximum filiorum examen emittunt : Les Abeilles ne se meslent par aucune conjonction, fol. 212.& ne se laschent par aucune lubricité, ne sont esbranlez des douleurs de l’enfantement, ains gardant l’integrité virginale de leurs corps, en peu de temps elles produisent un tres-grand essein de nouvelles Mouches. Et l’Autheur du livre de la Nature des choses : Omnibus virginalis integritas corporis : Toutes retiennent l’integrité virginale de leurs corps.

Il y a des Guepes de diverses especes, mais l’une d’icelles emporte avec soy quelque chose de nouveau, & ceste espece est noire, fort mince par le milieu du corps, tellement que vous diriez que leur ventre soit attaché à leur estomach par un seul filet : Elles sont industrieuses au possible : Elles se retirent toutes dans un nid faict au terre au coupeau des arbres si bien plastré, qu’aucune goute d’eau n’y peut entrer : le haut ou la couverture du nid est en dome, par ainsi la pluye qui tombe s’écoule legerement & ne s’arreste. Il n’y a point d’ouverture en ce nid, 194sinon cinq ou six trouz proportionnez à la grosseur des Guespes. Là dedans ils font leur magazin pour verso.vivre, & une espece de miel tres-amer & noir comme encre. Elles ont chacune leur demeure creusee dans la paroy de leur nid, ainsi que sont les boulins d’un colombier, où se retirent les Pigeons : l’industrie avec laquelle ils maçonnent ce nid est admirable, je l’ay consideree infinies fois. Elles viennent au bord des fontaines faire leur mortier, prenans en leurs petits pieds un petit morceau de terre qu’elles destrampent & amolissent avec l’eau qu’elles vont querir & apportent au poil ou mousse de leur cuisse, ce mortier preparé, elles se le chargent en divers endroicts de leurs corps. Premierement souz leur col. 2. en leurs pieds, 3. en la joincture de leurs cuisses, contre leurs corps. Elles ne font point leurs petites en la niche commune, mais chacune dresse sa couche à part, au modele d’une fleur de Jusquiame, attachée & suspenduë à quelque bois ou autre chose à couvert, hors du danger des vents & de la pluye. Elles sont longtemps à preparer ces nids, & les ornent le plus qu’elles peuvent avec le lissoir de leur museau. Là dedans elles jettent leur semence, comme les Mouches fol. 213.à Miel : puis elles ferment l’entree & la cachettent, la nuict elles vont coucher en la communauté, & de grand matin elles retournent pour faire la garde & la sentinelle autour de leurs depost, & ne le perdent de veuë, jurans mortelle guerre à quiconque luy fera tort : J’en peus dire des nouvelles : car un jour sans y penser, je m’en allay à un des coings de nostre loge accommoder je ne sçay quoy ; & en passant je frappé de ma teste ce berceau sur lequel estoit la mere, laquelle mal jugeant de mon intention, estima que je l’avois faict par affront, d’ou poussee d’une colere, elle vint choisir la partie plus chere du corps humain, sçavoir les yeux, afin de se vanger de son outrage : mais Dieu voulut qu’au lieu de me donner dans les yeux elle me frappa de son éguillon immediatement 195dans les sourcils : le coup fut si apre, & le venin si penetrant que je tombay par terre de douleur, toutes mes veines batant depuis la plante des pieds jusques au sommet de la teste d’une façon extraordinaire, & telle que jamais devant ny apres je verso.n’en ay senty de semblable. Il me falut porter sur la couche, ayant le cœur tout transsi, & la partie blessée s’enfla grandement, & brusloit comme un charbon : J’estimois en perdre l’œil, & m’en sentis quelques jours, en fin cela s’en alla. Elles font encore leurs petits d’une autre façon : par ce qu’elles bastissent un petit pot de terre rond, comme j’ay dit cy-dessus des Araignes, & jettent là dedans leur semence qui se converti en vermisseau semblable aux vers qu’on trouve aux Prunes de Damas rouge ; & puis apres ce vermisseau aquiert des aisles & se transforme en Guespe.

Les Sauvages n’ont point de Cantarides en leur Pays, neantmoins ils en font grand estat, donnent beaucoup de marchandise pour en avoir : Les François leur en portent, lesquels autrefois leur ont donné la connoissance de l’effet de ces mouches pour exciter l’homme à ce qui ne se doit escrire : qui fait voir que les hommes vicieux gasteront plus cette Nation qu’elle n’est naturellement.

fol. 211.Ils ont des taignes & vermisseaux rongeans fort subtils & ingenieux, quelquefois vous estimerez un vestement beau & entier, mais aussitost que faites passer les vergettes dessus, vous emportez quant & quant le poil & n’y laissez que la tissure. De mesme en sont les vers rongeans les bois qui font un bruit admirable : Dieu les a pourveuz pourtant d’oyseaux qui vont espluchans les arbres de ces vers.

196

verso.

Des Onces & des Guenons qui sont au Bresil.

Chap. XLVI.

La plus furieuse beste du Bresil est l’Once, laquelle tire en grandeur aux levriers de deçà : Sa face ressemble plus au Chat qu’à tout autre animal : elle a les moustaches furieusement arangées, la veuë vivace & espouventable ; sa peau est comme la peau d’un Loup tachetee de noir ainsi que le Leopard ; ses griffes sont fort longues, ses pates comme les pates d’un chat, la queuë grande & bien plus longue que tout le corps ensemble, allant tousjours diminüant jusques au bout ; elle luy sert de joüet au milieu d’une plaine de sable, courant apres elle en tournoiant, tout ainsi que vous voyez faire aux petits fol. 215.chats quand ils sont au milieu d’une sale tournoians pour atteindre le bout de leur queuë. Elle ayme la solitude, & hait toute sorte de compagnie, va seulette dans les bois, n’est jamais accompagnee de son pareil, sinon au temps qu’il faut s’accoupler, & la femelle se sentant pleine se retire. Elle ne craint ny redoute aucune chose. Elle s’arreste si elle vous voit venir à elle, & se met au bout du chemin par où vous devez passer, tellement qu’il faut ou tourner bride, ou se resoudre de la combattre : car elle ne cede point : Il est plus à propos de se retirer avec sa courte honte, que non pas par orgueil hasarder sa vie à la furie d’une beste. Le R. P. Arsene se trouva bien d’avoir fait ainsi, lequel venant du village de Mayobe en nostre loge de S. François, rencontra en son chemin en plein midy une grande Once, qui se mettant au milieu de la voye l’atendoit à ce pas : Luy retourna au village & evita par ce moyen le danger qui luy estoit eminent. Elles ne cherchent pas les hommes, & c’est chose rare quand on la rencontre : 197bien vray est qu’il y a du danger quand cet accident arrive. Elles ne se jettent à coup, ny ne verso.courent incontinent apres ceux quelles voient, ains les suivent seulement pas à pas, & leur donnent loysir de se retirer, si ce n’estoit par aventure quelques enfans qu’elles pourroient grifer, mais cela n’echet souvent. Elles craignent fort le feu, & ne s’en approchent, & par ce moyen les Sauvages se mettent en asseurance tant és bois que dans leurs loges lesquelles ne ferment point ny de jour ny de nuict. Elles font la guerre aux Chiens & aux Guenons outrageusement, viennent prendre les Chiens jusques dans les villages & les loges sans faire aucun tort aux Sauvages qui sont couchez dans leurs licts ; & quand ils vont à la chasse menans force Chiens, fort souvent les Onces les tuënt & les mangent, faignans de fuir devant eux : Et comme ces Chiens sont eslognez de leurs maistres, tout d’un coup elles sautent sur eux & les estranglent. Peu eschappent leurs griffes pour en venir dire des nouvelles à leur maistre, lequel n’entendent plus japer ses Chiens, tient pour asseuré que les Onces en ont fait leur diner ; & ne marche pas plus outre, ains s’en revient plus viste à fol. 216.son logis faire pleurer sa femme & ses filles sur la mort de ses Chiens, qu’il n’estoit allé à la chasse en intention d’aporter de quoy rire. Car s’il est dangereux d’aborder un Soldat en furie & victorieux de ses ennemis, il est bien plus perilleux de se presenter à telle heure à la veuë des Onces.

Elles venent & attrapent les Guenons en cette sorte. Apres avoir batu les bois en circuit, où les Monnes se retirent : elles taschent de les aculer en une pointe, où les Guenons sont par monceaux : Lors les Onces grimpent vistement aux arbres & se jettent apres à corps perdu sur les branches & rameaux des arbres, & ainsi les prennent. Elles usent d’une autre finesse : c’est qu’elles les attendent bien cachées sous les fueilles au lieu où elles recognoissent que ces 198Monnes viennent boire : Davantage elles se mussent dans la vase, où elles ont remarqué que les Guenons viennent pescher des Moules & des Crabes : & tout d’un coup sortans de là elles saisissent celles qu’elles peuvent. Elles font encore plus : quand elles voient verso.ou entendent que les Guenons sont en quelque lieu assemblées elles vont bellement, le ventre contre terre, comme font les chats quand ils veulent prendre une Soury : lors elles s’estendent faignans estre mortes : La premiere Guenon qui passe en ce lieu, s’arreste & appelle les autres qui viennent incontinent & descendent le plus bas qu’elles peuvent, se defians tousjours pourtant, à fin de contempler & considerer asseurement si leur ennemie est morte, grincans les dents & marmotans un ramage de congratulation à sa mort : mais elles sont bien estonnées que la trepassée resuscite à leurs voix, montant plus viste qu’elles au feste des arbres, où elles changent leur vie en mort non simulée, ains en verité.

L’once ne porte jamais qu’un Onceau, & ce une fois seule comme la Lyonne, qui est cause qu’il y en a peu dans le Bresil : par-ce que l’Onceau dechire la matrice de sa mere, & ne laisse neantmoins de nourir ce petit fort curieusement jusques à ce qu’il soit capable de se pourvoir : nonobstant cette fol. 217.rupture maternelle, les femelles ne laissent de convenir à la saison avec les masles, bien que ce soit en vain. Les Onces sont passageres ; & vont de pays en pays, passent les bras de mer, & qui plus est, quand elles manquent de pasture en terre, elles vont pescher specialement des Crabes, & autres Limaces de mer.

On voit semblablement des Onces Marines (ainsi que j’ay dict au Discours de Miary) portans la partie anterieure d’une Once terrestre, & la posterieure d’un Poisson : Elles sont furieuses aussi bien que les terrestres, & s’eslancent de l’eau contre leurs ennemis : les masles & les femelles frayent & jettent leurs 199petites hors de leur ventre, ainsi que font les Baleines, Marsoüins & autres Poissons de la mer.

Les Guenons sont de diverse espece en Maragnan & en ses environs[132], les unes sont grandes & fortes, barbuës, & qui ont leur sexe bien apparent : Cette espece est dangereuse, & se deffend fort bien contre les Sauvages dans les bois. J’ai entendu d’un Truchement, qu’un jour un Sauvage ayant donné d’une verso.fleche dans l’espaule d’une de ces grosses Monnes, elle retira la fleche de sa main, & la jetta contre le Sauvage, & le blessa griefvement. Cette sorte de beste se jette sur les filles & sur les femmes, & si elles sont les plus fortes, elles leur font violence. Il y en a d’autres barbuës, mais moindres, qui ne laissent pourtant de porter les mamelles au sein, & la distinction du sexe en son lieu propre. Celles-cy sont traittees ordinairement des François avecques les Sauvages, lesquelles les attrappent avec un gros materas qu’ils tirent sur elles, & ainsi les font tomber toutes estourdies, puis apres ils les encheinent & apprivoisent : Les communes sont presque semblables en sexe & d’une maniere qui ne merite pas d’estre escrite. Generalement le naturel des Monnes de ces Pays là est fort agreable. Premierement, elles s’entresuivent queuë à queuë, la premiere donnant la cadence au pas, en sorte que les suivantes mettent les pieds & les mains où la premiere a mis les siens. fol. 218.Elles font quelquefois une si grande procession, que l’on en a veu telle fois deux ou trois cens sauter les unes apres les autres. Je ne veux pas dire davantage, encore que ce seroit la verité, pour n’estonner point le Lecteur. Je sçay que je me suis trouvé plusieurs fois dans les bois, esquels elles avoient coustume d’habiter plus souvent, & vous diray, sans taxer le nombre, que j’en ay veu une tres-grande quantité, faisans en la maniere que je viens de dire : Chose qui est autant agreable, qu’autre que l’on puisse imaginer : Car ces animaux se jetteront à corps perdu 200d’arbre en arbre, de branche en branche, comme pourroit faire un oyseau bien volant, & vont si viste, que c’est tout ce que vous pouvez faire de jetter la veuë dessus. Si elles vous aperçoivent soubs les arbres, elles font un bruict, en vous agaçant, nompareil, & apres estre demeurees quelque temps à vous chanter des injures en leur langue, elles gaignent pays comme auparavant. Elles ne manquent jamais verso.à une heure presixe[133] sur le soir, ou la nuict, de venir boire : Mais sçavez vous avecques quelle industrie ? le gros de l’armee s’arreste à trois cens pas de la fontaine, & envoye des espies, lesquelles viennent visiter la fontaine, & les advenues d’icelle, regardent soigneusement deçà delà s’il n’y a rien qui bransle, & si quelques ennemis ne sont point aux aguets : si elles apperçoivent quelqu’un, elles crient d’une voix affreuse, & gaignent au pied, au lieu où est l’armee : Puis quelque temps apres elles retournent, & font comme devant : Et au cas que la place soit seure, elles crient & japent pour faire venir la trouppe, laquelle estant arrivee garde cette autre ruse, c’est qu’elles boivent toutes une à une, & à mesure qu’une a beu, elle passe outre & monte aux arbres, & ainsi file à file jusqu’à la derniere, elles boivent & s’eschappent d’un autre costé qu’elles n’estoient venuës afin d’achever leur procession : Car de la fontaine elles vont au Sabbat traicter leurs amours : parmy lesquelles ordinairement il y a de grandes complainctes, fol. 219.crieries, morsures & esgratigneures : car les plus fortes veulent estre servies les premieres, & choisir les Dames. Je ne dy rien que je ne le sçache par experience : Car nous avions ce Réveil-soir tous les jours aux environs de nostre fontaine de Sainct François.

Quant elles vont à la pesche elles s’entresuivent de compagnie, les Meres portans leurs petits sur leurs espaules : La pesche qu’elles font est de Crabes & de Moules : Pour prendre un Crabe elles luy rompent 201premierement les deux maistres pieds, afin de se garantir de leur morsure : puis apres elles les froissent avecques leurs dents, si elles les trouvent trop durs elles les cassent avec une pierre : autant en font-elles des Moules, si leurs dents n’y peuvent rien.

Les Meres sont soigneuses de paistre leurs petits avant que de prendre leur pasture, elles tirent le Moule d’entre ses coques, & le Crabe de sa coquille bien nettoyé, & les presentent à leurs petits campez sur le dos, lesquels les prennent, & les mangent. N’ayez pas peur que ces Guenons s’esloignent des verso.arbres : car c’est leur refuge aussi tost qu’ils oyent du bruict, ou voyent quelqu’un, & ainsi elles choisissent un lieu pour pescher, dont les arbres soient proches, hauts & toufus. S’ils voyent passer un Canot de Sauvages assez loing d’elles, elles le salüent de quelque risee à leur mode, que si le Canot approche du lieu où elles sont, haut le pied, vous ne les tenez pas, l’armee deloge.

fol. 220.

Des Aigles et grands Oyseaux & d’autres petits Oyseaux qui sont en ces Pays là.

Chap. XLVII.

Encore que dans l’Isle l’on ne voye ordinairement des Aigles, si est-ce qu’il y en a quantité en la terre ferme, voisine de Maragnan. Ces Aigles ne sont pas droictement si grandes que celles du vieil Monde, mais bien plus furieuses, hardies & fortes, attaquans librement les hommes, & font leur nid, non sur les rochers, comme dict Job, Aquila in petris 202manet, l’Aigle demeure dans les rochers, ains entre verso.les arbres : à ce subject je vous vay raconter ce que j’ay entendu en Maragnan, de deux Aigles merveilleusement furieuses, lesquelles vindrent nicher dans les Aparituriers d’Ouy-rapiran, qui est un petit village à lieuë & demye du Fort Sainct Loüis sur le bord de la mer : L’on m’a monstré le lieu où elles estoient, allans un jour nous recreer par eau, chez un de nos amys François demeurant en ce village : Ces Aigles avoient couppé des branches plus grosses que la cuisse, & si gentiment accommodé, qu’une douzaine d’hommes n’en eussent sceu faire autant. Là elles avoient faict leurs œufs & esclos leurs petits, & personne n’osait desormais passer en ce lieu. Elles alloient à la chasse des chevreils ; les tuoient, & avec leurs ongles, & avec leur bec, puis les mettoient en pieces, qu’elles apportoient à leurs petits, peschoient pareillement, se jettans sur les poissons nommez Marsoüins, Pirapans, & gros Museaux, qu’elles tiroient de la mer avec leurs griffes, & les traisnant à bord les divisoient en morceaux pour les fol. 221.donner à leurs Aiglons. Elles marcherent plus avant : car elles déchirerent un homme & une femme Tapinambose, ce qui fut occasion de leur mort & de celle de leur petits, pour ce qu’on leur dressa une embusche si dextrement, que le masle fut tué, & la femelle se voyant vesve, se retira en terre ferme, & abandonna ses petits, lesquels passerent par les armes des Tapinambos, en vengeance du crime commis en la personne de ces deux Tapinambos, & leur nid fut dissipé.

La femelle est plus grande que le masle, toutes deux tirent sur la couleur grise, l’œil vif & cruel, une hupe forte & redressee sur le coupeau de la teste, leurs plumes grosses par le tuyau, & grande comme celles d’un coq d’Inde : les Tapinambos se servent d’icelles, specialement pour empenner leurs fleches. Elles ont cecy de special & particulier : que 203si les Sauvages les mettent avec d’autres plumes, telles que sont les plumes d’Arras & de semblables gros oyseaux : ces plumes d’Aigles les rongent & les mangent, par ainsi ils les mettent à part, & se gardent bien de les accomoder à leurs fleches, avecques une autre sorte de plumes pour la mesme occasion.

verso.Quelque grand oyseau que puisse porter la terre ferme, l’Aigle demeure le maistre & le Roy, non par égalité de force, ains par subtilité & legereté de vol, l’Aigle se guindant en haut, quant il veut combatre les grands oyseaux, & descend à plomb sur iceux, il les abbat & terrasse, leur fendant la teste à coups de bec. Tous les oyseaux les craignent, perdent la voix à leur cry, & se tapissent les voyans voler. Leur principale chasse sont les Aigrettes, qui sont quasi comme colombes blanches, lesquelles vivent sur le rivage de la mer, & se campent sur le bout des branches qui pendent sur la mer, contemplantes la venuë des petits poissons pour se jetter dessus & les prendre. Là les Aigles les vont trouver, qui vous les troussent & emportent en un moment. Elles prennent aussi leur nourriture des Tortuës de mer & de terre, & ne pardonnent à aucun Serpent ou couleuvre qu’elles puissent appercevoir.

Rarement les Sauvages peuvent les aborder pour les flecher : Car elles se tiennent au sommet des arbres, où elles s’espluchent aux rayons du Soleil, tirans avec leur bec les vieilles plumes de leurs fol. 222.aisles & de leur queuë, qu’elles sentent ne leur pouvoir plus servir, à cause de leur vieillesse. Les Sauvages se transportent là pour chercher ces plumes & en user : Elles tirent fort à la forme & couleur des plumes aux aisles des Coqs d’Inde, & sont tres-bonnes pour escrire.

Outre ces Aigles, vous avez de grands Oyseaux appellez Ouira-Ouassou, presques aussi grands que les Autruches d’Affrique[134], voire plus hauts en stature, mais non si gros de charnure : les Gruës de deçà 204ne sont que des Moineaux en comparaison : Que si quelques-uns ont veu celuy que nos gens apporterent en France, qu’ils sçachent qu’il y en a encore une fois d’aussi gros. Les Sauvages les vont prendre quand ils sont petits, espians le temps & l’heure que leurs Parents vont à la chasse. Ces petits sont blancs en leur jeunesse, & peu à peu se muent & changent jusques à ce qu’ils ayent obtenu leur vray plumage & couleur. Ces Oyseaux sont gloutons à merveille, ne peuvent quasi se rassasier : il est bien vray que quand ils ont bien mangé leur saoul, c’est pour plusieurs verso.jours. Si les Guenons & les Monnes pouvoient persuader aux Sauvages d’extirper la race de ces Oyseaux, elles le feroient de bon cœur : car elles tireroient un grand profit, d’autant qu’elles perdent des millions de leurs gens chasque annee à rassasier ces gourmands. Les Tapinambos qui nourrissent de ces oyseaux, cognoissent que la meilleure viande qu’on leur peut donner, sont les Guenons : & pour cela s’en vont aux bois, en tuent, les leur apportent, & les ont bien tost dépeschees.

Il y a plusieurs autres sortes de gros Oyseaux, mais non comparables à ceux-cy, tels que sont les Arras, Canidez & autres, lesquels sont pris & mis en captivité par les Indiens d’une gentille façon. Ils s’en vont par les bois, & espient les arbres où ces Oyseaux ont coustume de passer la nuict, & où volontiers ils reviennent le jour apres la pasture se camper : ce qu’ayans recogneu, ils battissent sur le coupeau d’un de ces arbres, une petite loge toute ronde, capable de tenir trois ou quatre hommes, faicte de branches de Palmes : ils montent là, & attendent fol. 223.la venuë de ces Oyseaux, qui ne se defians d’aucune chose, s’approchent assez pres, & pensans se reposer asseurement comme devant, sont estonnez qu’on leur tire un coup de materas, qui les estourdit sans les tuer, & tombent en bas, où ils sont aussi tost attrapez & faicts prisonniers, & avec le temps 205s’aprivoisent de telle sorte, qu’encore qu’on leur donne liberté, ils ne veulent plus quitter la maison de leur maistre : ils se mettent sur les loges, font un bruit desesperé, rendans un son comme les Corbeaux de deçà, apprennent à parler ainsi que les Perroquets, fournissent de plumes à leurs hostes, pour se braver & faire leur fanfare[135] : Car au lieu que nos habitans le long de la riviere de Loire, plument leurs Oyes pour mettre aux licts : ces Indiens tirent les plumes de ces Oyseaux, pour en faire leurs mitres & autres paremens de plumaceries.

Ils ont des Herons en grande quantité & de plusieurs sortes : les uns sont fort grands, & les autres mediocres. Ils font leur nids dans les Apparituriers sur le bord de la Mer, vivent du poisson qu’ils peschent, & les apportent tous entiers à leurs petits, à qui ils verso.les font avaler dés ce petit aage : Je me suis estonné de voir un si gros Poisson comme seroit un grand Haran & d’avantage, estre trouvé dans la poche d’un petit Heron qui n’avoit que le poil folet. Les Sauvages vont denicher ces petits parmy les Apparituriers, à la charge pourtant de porter des bastons pour se deffendre du pere & de la mere, qui ne manquent en tel accident, de secourir ceux qu’ils nourrissoient si tendrement & soigneusement, à fin de dilater leur espece.

A ces Herons conviennent fort d’autres Oyseaux nommez Furcades par les François & Portugais, à cause de leur queuë qui semble fourchuë lors qu’ils volent : font aussi leurs nids dans les Apparituriers, mais au lieu le plus secret, & peu hanté des hommes qu’il leur est possible de trouver. Là ils pondent & esclosent leurs petits, & vont à la Mer tout le long du jour, pour emplir un gros sachet qu’ils ont soubs la gorge de poisson, à fin d’en repaistre leurs petits : & quand ils n’en ont point, ceste bourse s’emplit de vent, qui les soulage & soustient dans le milieu de fol. 224.l’air, à passer plusieurs jours & nuicts sans aller 206gister à terre : ains vont fort avant en Mer chercher leur proye, à plus de cinquante ou soixante lieuës de terre. Ils ont la veuë merveilleusement aiguë, tellement que du lieu où ils sont qui est fort haut, ils descouvrent le poisson, sur lequel ils se jettent incontinent & le ravissent. Ils ont une proprieté tres-belle, c’est qu’ils suivent les Poissons de proye qui vont apres les menus Poissons afin de les manger : Ces Oyseaux s’approchent à une lance de l’eau, & ne s’oublient de participer au butin, voire defrauder le poursuivant s’ils peuvent.

Outre ces gros Oyseaux, il y a une milliace d’Oysillons, d’entre lesquels je trouve ceux-cy remarquables. Premierement les Aloüettes de Mer qui sont en si grande quantité qu’elles couvrent les sables de la Mer, quand elle est en son reflux : Elles sont fort bonnes à manger, & cependant elles ne vivent que de la créme que laisse la Mer sur les sables, laquelle verso.elles vont leschant avec leur petit bec : vous en tuez à plaisir avec une harquebuze chargee de dragees, si tant est que vous soyez dans un Canot.

Il y a une autre sorte d’Oyseaux plus admirables que croyables, & cependant c’est une verité que nous avons experimentee, lesquels ont le bec faict comme ces couteaux qui se replient dans leur manche, qu’on appelle communement Jambettes & Rasoirs : ainsi leurs becs sont inutiles à les pourvoir d’aucune nourriture, & aussi dit-on, que ces Oyseaux ne vivent que de vent, & leurs becs trenchans ne servent d’autre chose qu’à leur donner du passetemps, lors qu’ils se promenent és rivages de la Mer, rencontrans en leur chemin quelque Poisson courant au bord, ils le découpent en deux, ainsi qu’avec un couteau, & se contentent de cela. Le jour que nous partismes de Maragnan, un jeune homme qui appartient au Sieur de Sainct Vincent, qui m’assista en tout mon voyage, nous en tua un, dont je fis garder le bec pour apporter en France.

207Il y a des Merles comme en France, semblables en plumages & en chant, degoisent leurs ramages à fol. 225.plaisir sur la fin des pluyes, quand le beau temps revient voir les habitans de la Zone Torride, à l’oposite sur la fin du beau temps, & au commencement des pluyes il rend un chant pitoyable, quasi comme regrettant le passé, & apprehandant les orages de l’Hyver, si Hyver se doit appeller.

Plusieurs petits Oysillons se trouvent d’une beauté indicible : les uns pers, les autres violets, les autres azurez, jaunes, & de couleur meslee : Les Sauvages font leur perruques de leurs plumages, sont chers, parce qu’il est bien difficile de les tuer : car ils ressentent naturellement l’envie qu’on leur porte : par ainsi ils demeurent au sommet des arbres tres-hauts, & font leurs petits nids suspendus aux extremitez des branches, ausquels ils sont attachez avec un filet de Pite tres-fort, & à l’autre bout de ce filet qui est pendant sur la terre, ils fabriquent un pot de terre, dans lequel ils font leurs petits, & y entrent par un trou seulement, proportionné à leur grosseur. C’est la nature qui leur apprend cecy, pour conserver verso.eux & leurs petits. J’ay apporté de ces Oysillons en France qui ravissoient en admiration ceux qui les ont veuz.

Ceste terre de Maragnan possede un genre d’Oysillons, qui n’excedent en grosseur le bout du pouce, je dy mesme avec leurs plumes, & ont un chant fort melodieux, revenant à celuy de l’Aloüette, laquelle ils imitent aussi quand ils veulent chanter : car ils se dressent droict le bec en haut, & montent tousjours tant que la voix leur peut durer, & leurs aisles les supporter. Ils font volontiers leurs demeures aupres des fontaines, où souvent ils viennent se plonger & bagner leurs petites aisles, pour plus aisement se guinder en haut. Ils nichent là aupres : vous pouvez penser de quelle grosseur peuvent estre leurs œufs, & en pondent jusqu’à cinq & sept, leurs petits 208sont encore bien plus admirables en leur petitesse, que leur pere & leur mere, & neantmoins sont si fœconds que les enfans en apportent des Courges toutes pleines. Il y en a de diverses couleurs, jaunes, violets, tannelez, & de mille autres façons.

fol. 226.

Responce à plusieurs demandes, qu’on fait en ces pays des Indes Occidentales.

Chap. XLVIII.

Pour perfectionner ce 1. traitté : J’ay trouvé bon, voire necessaire de donner responce à toutes les demandes qu’on faict de ces pays. La premiere est, si cette terre de l’Equinoxe peut estre habitée par les François pour ce que le François estant delicat, & nay en un pays assez temperé, eslevé avec beaucoup de soin & bonne nourriture, il y a de l’apparence qu’il ne pourra jamais s’accommoder dans une terre agreste, sauvage, couverte de bois & parmy des peuples Barbares, souz une Zone bruslante & ardente. A cela je respons, qu’à la verité tous commencemens verso.sont difficiles : mais peu à peu, la difficulté se rend facile. Il n’y a ville ny village en tout le Monde Universel, qui n’aye esté facheuse & incommode de premier abord : mais apres quelques annees le tout a reussi, & nos Peres nous ont laissé le fruict de leurs labeurs. Quels gens furent jamais plus delicats que les Romains ? & cependant n’ont-ils pas quité Rome & l’Italie, pour planter leurs Colonies dans les forests des Allemagnes & des Gaules. Le 209Portugais n’est-il pas d’Europe comme nous, & aussi suject aux maladies, travaux & fatigues, que le François ? Ouy ! Mais il nous devance en ce point qu’il est plus patient que nous & sçait bien qu’il faut au prealable labourer que de moissonner : cependant il est maintenant bien estably au Bresil : il y faict de grands traffiques, la terre est bien cultivee & accomodee. On y a de tout pour de l’argent, aussi bien que dans Lisbonne. Quoy je vous prie, si la patience des hommes a rendu les terres gelees & glacees plus de huict mois l’annee bonnes & fertiles : une terre qui est le cœur du Monde ne sera-elle point habitable aux François ? C’est une folie de penser cela. Partant je dy que la Terre est proportionnee fol. 227.au naturel du François aussi que la France, si elle estoit cultivee & accommodee de vivres necessaires au naturel François, tels que sont le pain & le vin : car quant à la chair, poisson, legumes & racines, il y en a une telle abondance, qu’il n’est possible de le croire, à la charge pourtant qu’il les faut prendre & planter. Car si quelqu’un pensoit que les arbres portassent les Oysons tous rostis, que les haliers fussent chargez d’espaules de mouton, fraischement tirees de la broche, l’air plein d’Alouettes, accommodees entre deux tesmoings & bien cuittes, en sorte qu’il n’y eust qu’à ouvrir la bouche & s’en repaistre il seroit bien trompé : Et ne luy conseilleray point d’aller en ces quartiers, voilé de ceste fantasie : car il s’en repentiroit. Concluons ceste premiere responce, que la terre est habitable pour les François, & s’ils perdent ceste commodité de l’habiter, qu’ils en seront faschez un jour, mais trop tard.

2. Voicy ce qu’on dit, & bien baste[136] : la terre est habitable, on y peut habiter avec quelques incommoditez, pourtant durant certaines annees. Ouy mais ! verso.est-elle salubre pour les François ? Nous avons leu, que les Indiens y sont sains, & vivent assez longtemps, mais ils sont Sauvages & Barbares, naiz sous 210ce climat, & accoustumez à telle temperature : Les François n’ont pas ce privilege, ains ils sont subjects à plusieurs fievres, lesquelles en fin se terminent en paralisie, ou autres incommoditez. Je respons à cela que nous jugeons des substances par leurs accidens, & des païs par les incommoditez & infirmitez : Comparons maintenant le moindre bourg, ou village de France à la Colonie des François qui sont en ces terres, nous trouverons qu’en l’espace d’un an, il y aura dix fois plus de malades en ce village qu’il n’y en a eu deux ans entiers parmy nous en Maragnan : Si quelques uns se sont trouvez mal, ce n’est pas chose nouvelle, par tout la mort est presente ; aussi sont les maladies. Les Rois & les Princes n’en sont pas exempts, voire és pays les plus beaux & les plus sains que l’homme puisse imaginer. En deux ans entiers que j’ay esté en ces pays-là, nous n’avons eu qu’un mort[137], sçavoir le R. P. Ambroise : j’entens de mort naturelle : Car fol. 228.pour ceux qui ont esté mangez des poissons, c’estoit leur faute de s’estre mis en mer : Encore le R. P. mourut d’une espece de pluresie, s’estant trop échaufé à couper de gros arbres, & ayant laissé boire la sueur à son habit, il alla droit celebrer la Messe, à la sortie de laquelle il ne manqua point d’estre surpris d’une fievre, de laquelle il mourut dans peu de jours. J’en puis parler asseurement, puisque je l’assistay jusqu’au bout, pendant que nos deux autres Peres estoient allez autre part pour le service de Dieu. Suivant cecy, imaginons-nous que Maragnan & Paris plaident l’un contre l’autre : Paris luy dit, Tu es une mauvaise contree, tu m’as faict mourir un Pere Capucin que je t’avois envoyé : Maragnan respond, pour un j’en ay perdu quatre des miens, Avez-vous occasion de me blasmer ? & si encore les miens estoient assistez comme Princes, & le pauvre Capucin n’avoit que de la farine ou bien peu davantage. Partant faisons cet accord que climat y est sain & salubre, aiguisant l’apetit extremement : s’il y avoit autant de friandises 211en ces quartiers là comme en France, les Damoiselles feroient presse d’y aller.

3. On dit, voilà qui va bien ! mais il n’y a ne vin, verso.ne bled qui sont les principales nourritures, sans lesquelles les meilleurs banquets & les plus delicates viandes sont peu estimees. Je respons qu’il y a du May en tres grande abondance dont on peut faire du pain & en faisions faire quand nous voulions, & le trouvions fort bon au goust, mais nous aymions mieux de la farine du pays, specialement quand elle estoit fresche, parce qu’elle ne charge tant l’estomach. Ce pain de May sert de nourriture à plusieurs pays de ce vieil monde[139], specialement en Turquie, d’où il est appellé bled de Turquie : Au reste on n’est point hors d’esperance que la terre ferme du Bresil, qui est forte & grasse ne puisse porter du bled, duquel cy apres chacun pourra faire du pain comme en France : Et ceux de Fernambourg en eussent faict, qui ne sont pas loing de nous, mais en pire pays, quant à la terre ferme de Maragnan, n’eust esté que le Roy d’Espagne n’a jamais voulu que l’on fist aux Indes, tant Orientales qu’Occidentales, bleds ny vignes, à fin de rendre ces terres necessiteuses de son secours, & dependantes des biens qui croissent en ses Royaumes fol. 229.d’Espagne & Portugal. J’adjouste encore que les contrees du Perou qui sont en mesme paralelle que la terre ferme de Maragnan sont fertiles en bleds, & vignes. Qui empeschera donc qu’il n’y en vienne ? Pour le vin, il n’y en a pas à present sorty des vignes du Pays : nonobstant la vigne y peut croistre[138], & l’on nous a dit que celle qu’ont portee nos Religieux en ce dernier voyage a repris & poussé. Qui empeschera que l’on n’y en face en quantité, & que dans deux ou trois ans l’on n’y en recueille à foison ? La France n’a pas tousjours eu du vin, à present elle en regorge. Les Flamens, Anglois, Hibernois & Danois n’en ont point de leur cru : ils se contentent de la biere, & s’ils veulent boire du vin, ils le peuvent 212par le moien de la bourse, laquelle fait sauter les vins les meilleurs de l’Univers en ces Pays qui n’en ont point, & en boivent de meilleur que ceux à qui sont les vignes. On en fait autant à Maragnan : car les Navires y en portent. Bien est vray qu’il y est un peu plus cher qu’en France, mais il en est d’autant meilleur selon l’opinion de nos François qui font estat verso.des choses au prix qu’elles leur coustent. Ceux qui seront bons mesnagers, qu’ils se fassent à la biere du Pays qui ne peut estre que tres-bonne à cause qu’elle est faite de May elle ne sera pas chere : car ce bled est en abondance en ce Pays là : & puis les eaux y sont bonnes & saines.

4. On dit : Si cela est, ce n’est pas mal : mais y peut-on faire du profit ? Car depuis qu’on y est allé nous n’avons veu chose aucune qui merite de nous encourager à y dependre de l’argent. Je respons à cela : que si tous sçavoient l’occasion pourquoy ce manquement arrive, ils seroient fort satisfaits, mais ce n’est pas chose que tout le monde doive sçavoir. Je diray seulement que ce manquement ne vient point de la part du Pays qui est fort propre à produire de bonnes marchandises quand il sera bien cultivé, tels que sont les Cotons, les Literies, les Casses, les Bois de diverses couleurs, la Pite[140], les Teintures de Rocou de Cramoisy, les Poivres longs, l’Azur, le Cuivre, l’Argent, l’Or, & les Pierres precieuses, les Plumaceries, fol. 230.les Oyseaux de diverses couleurs, les Guenons, Monnes & Sapaious & surtout les Succres, quand on aura dressé des moulins & planté des Cannes. Donc si on n’a rien apporté, (taisant ce qui se doit dire en public) cela vient de ce qu’on a mal procedé à ses affaires, les particuliers regardans seulement à leur proffit : ce qui a faict qu’on s’est peu muny des marchandises de France necessaires aux Sauvages, pour lesquelles avoir ils cultivent leurs terres, faisans amas de Cotons, Teintures, Poivres & autres choses semblables outre les autres denrées que les François peuvent 213avoir d’eux-mesmes. Les Sauvages voians la pauvreté des Magazins, & qu’à peine avoit-on de la marchandise pour avoir des farines. Ils se sont rendus paresseux, n’ont rien voulu faire & ne feront encore, tandis que les François n’auront rien à leur donner en recompence : car tel est leur naturel, & n’en aurez autre chose : & ne sont blamables en cela, puis qu’en toute la Chrestienté vous ne trouverez un seul homme qui vueille travailler pour rien. Pourquoy ne vous estonnez point si on n’a rien aporté : mais estonnez vous si au premier voyage on aporte quelque chose : verso.Car je ne m’y attends pas pour les raisons susdites & autres que je tais : & au cas qu’on prouvoye à ce defaut, ainsi qu’il appartient, je vous asseure que l’Isle & ses environs fourniront de bonnes estoffes.

Aiant satisfait à toutes ces demandes & objections : J’aurois bien envie d’en faire à une infinité de jeunes Gentils-hommes qui n’ont rien que l’espée & le poignart quant aux biens de la fortune, mais riches de courage, voire trop : car c’est souvent la cause qu’ils s’entrecouppent la gorge, & vont de compagnie prendre possession d’un Pays bien fascheux dont aucun vaisseau ne revient pour en dire des nouvelles. Je voudroy, dis-je, leur demander, Que faites vous en France sinon espouser les querelles de vos freres aisnez ? Que ne tentez vous fortune, & au moins que n’enrichissez-vous vostre esprit de la veuë des choses nouvelles ? Vous passeriez le temps tandis que vostre cœur s’accoiseroit[141], & vostre jugement s’affermiroit : vous feriez service à Dieu & à vostre Roy en visitant cette nouvelle France. Là vous iriez descouvrir terres nouvelles, vous pourriez trouver quelque chose fol. 231.de prix, soit pierres precieuses, soit autre chose : & quand il n’y auroit que ce seul point qu’à vostre retour parmy les compagnies vous ne demeureriez muetz, tousjours celuy qui a voyagé a son pain acquis. Les cendres & les foyers sont pour les enfans de mesnage, qui sont créez de Dieu pour cultiver la terre : La 214Noblesse est en ce monde pour un autre dessein : & ce dessein qu’est-il ? C’est d’employer vos labeurs & vos espées à dilater le Royaume de Dieu, favoriser les Apostres de Jesus-Christ à parvenir au but, pour lequel ils sont envoyez : C’est pour accroistre le Sceptre & la Couronne de vostre Prince naturel : & mourir en ces deux entreprises est mourir au lit d’honneur. Vous m’allez respondre, Nous ne demandons que cela : mais sous qui, & par quel moien ? Ma plume, Messieurs, ne passe pas plus outre. J’ay fait ce que je doy, j’ignore le reste : J’espere pourtant que Dieu touchera ceux qui peuvent tout pour la perfection d’une si haute entreprise.

verso.

Instruction pour ceux qui nouvellement vont aux Indes.

Chap. XLIX.

Sage est celuy, dit le Proverbe, qui par l’exemple & experience d’autruy pourvoit à ses affaires. Si nos François eussent bien sceu avant que d’aller aux Indes, ce qu’ils ont connu depuis, ils eussent mieux pourveu à leurs affaires, & n’eussent pas enduré tant d’incommoditez comme ils ont enduré. Que celuy donc qui a resolu d’aller en ces quartiers, pense en soy-mesme, combien de temps, il pretend d’y estre, & qu’il y adjouste une fois autant : car la commodité ne se trouve pas tousjours de revenir, quand on le voudroit bien.

fol. 232.Qu’il face sa provision pour tout ce temps de deux sortes, l’une pour sa personne, l’autre pour les Sauvages à fin d’avoir d’iceux vivres & marchandises. 215Les provisions pour sa personne doivent estre d’eau de vie la plus forte & du vin de Canarie du meilleur, & ce dans de bons flacons d’estain, bien bouchez & poissez, serrez sous la clef dans son coffre, & qu’il les garde aussi soigneusement que son cœur, pour le temps de sa necessité & maladie, qui pourroit luy survenir, & se garde bien d’entrer en debauche avec personne, pour ce que son petit fait s’en iroit bien tost : d’autant que c’est la coustume de la mer, depuis qu’on soupçonne avoir du vin ou de l’eau de vie en son coffre, on ne cesse de le prier de boire une fois avec la compagnie, & quand il est en train il doit faire de deux choses l’une, ou monstrer sa liberalité, car il ne manque pas d’y estre incité, ou se resoudre, d’estre reputé un vieillaque, & avaller les injures qu’on luy fera : Partant le plus seur pour luy est de ne point entrer en l’ecot. Il doit pour le passage de la mer, faire quelques provisions d’autre vin de quelque langue bressillée & de verso.choses semblables, à fin d’y avoir recours à son besoin : d’autant que l’ordinaire du Navire est assez leger & mal apresté.

Il se doit fournir d’un bon nombre de chemises, mouchoirs & habits de futaine, ou de simple toile, & non d’estoffes pesantes, fortes & de prix, si ce n’estoit quelques habits pour les festes : Car il ne faut en ces Pays là, que estoffes les plus legeres. Qu’il porte avec soy quantité de savon, pour blanchir & nettoyer son mesnage : Qu’il n’oublie de porter quantité de soulliers, car il ne s’en trouve point là, sinon ceux que l’on y a portez & y sont chers, tellement que pour une paire, vous en auriez en France une douzaine. Il faut aussi porter des serviettes, napes & linceuls & un beau matelas, & si vous desirez vivre à la Françoise c’est à dire nettement, ayez de la vesselle d’estain pour vostre necessité en maladie. Vous feriez bien d’avoir du sucre & de bonnes espiceries, voire quelque morceau de Reubarbe, 216bien fine, le tout bien enfermé dans une boiste, fol. 233.de peur que les fourmis de ce Pays là, ne vous devalisent vostre sucre : car c’est chose presque incroyable du sentiment qu’ont ces bestioles envers le sucre, & n’y a lieu où elles n’aillent & ne le percent s’il est de bois : C’est pourquoy ces boistes devroient estre de fer blanc.

Les marchandises necessaires pour les Sauvages desquelles vous aurez d’eux, soit vivres, soit marchandises de leur Pays, soit esclaves pour vous servir & cultiver vos jardins, sont celles-cy : Ayez force couteaux à manche de bois, desquel usent les bouchers : car ce sont ceux qu’ayment plus les Sauvages. Prenez des ciseaux de malle en quantité, force peignes, miroirs, grains de verre de couleur pers, qu’ils appellent rassade, serpes, haches, hansas[142], des chapeaux de petit pris, casaques, chemisoles, hauts de chausses de friperie, vieilles espées & harquebuses de peu de coust. Ils font grand estat de tout cecy, dont vous aurez moyen d’avoir des esclaves, & de bonnes marchandises d’iceux. N’oubliez aussi du drap pers & rouge, & du plus bas prix que vous verso.pourrez trouver : car ils ne font pas grande difference des estoffes, des pens d’oreilles, siflets, sonnettes, bagues de cuivre doré, des hains à pescher, des grugeoires de laiton plates, longues d’un pied & larges de demy, ce sont denrées lesquelles ils ayment. Si vous estes bien fourny de ces choses, ne doutez point que ne soiez tres-bien-venu parmy eux, ne faciez grande chere, & gaigniez beaucoup au trafic de ce qui croist en leurs Pays, que vous aurez pour peu, si vous sçavez bien vous conduire.

Ce Magazin fait, n’oubliez pas le principal, qui est, avant que monter sur mer, laver & repaistre vostre ame des SS. Sacremens de la confession & Communion, ayant disposé de vos affaires de par deçà, comme celuy qui ne sçait si la mer luy permettra de retourner en terre : & estant embarqué 217dans le vaisseau accomoder son lit, le plus pres du gros mats qu’il pourra, si on desire n’estre bercé plus qu’on ne voudroit : car ce lieu est le plus quiete de tout le vaisseau. Il faut tousjours avoir la crainte de Dieu fol. 234.devant les yeux : mais non plus des accidens de la mer : d’autant qu’il vaut bien mieux faire bonne mine qu’une mauvaise, puis que la crainte n’y sert de rien. Ne vous espouvantez jamais sinon lors que vous verrez les Pilotes crier misericorde ; Car alors il faut penser à son ame, que les affaires vont mal. Pour voir le vaisseau de costé, les coffres renverser, la mer entrer sur le tillac, les voiles tremper dans l’eau, les matelots jurer & renasquer[143], c’est peu de cas, faites bonne mine, pensant neantmoins tousjours à vostre conscience. Ne prenez querelle avec aucun matelot, car vous n’y gaigneriez rien.

Quand vous serez arrivé au Port, ne vous hastez point de mettre pied à terre, ains prenez garde à vos hardes, & à vostre coffre : Car il arrive souvent qu’aux debarquemens on visite les coffres, & on serre les marchandises ou hardes, sur lesquelles on peut mettre la main : faites porter vostre esquipage quant & vous, chez vostre Compere, lequel vous eslirez en verso.cette sorte, si tant est que vouliez estre à vostre aise. 1. Qu’il aye des Esclaves, un Canot, & des Chiens, d’autant que vous ne manquerez avec luy de pesche & de venaison : Ce que vous n’auriez au contraire sinon rarement, & faudroit encore qu’allassiez achepter des autres Sauvages, vostre nourriture, & par ainsi il vous cousteroit deux fois autant à vivre. 2. Enquestez-vous, s’ils sont de bonne humeur, specialement la femme : car une mauvaise hostesse donne bien du mal à son hoste. Que si vous rencontrez bien d’entrée il faut faire quelques presens, puis les tenant en halaine sans estre trop liberal, vous leur devez donner tous les mois quelque chose, de peur qu’ils ne vous tiennent pour avare, & comme tel : ne vous difament parmi leurs semblables : pour ce que 218vous auriez de la difficulté à trouver quelque chose, & mangeroient le tout à vostre deceu. Ne vous laissez emporter aux mignardises des filles de vostre fol. 235.hoste, ou autres, elles ne manqueront pas de vous caresser, si elles sçavent que vous avez des marchandises : En toutes choses il ne faut que tenir bon, si vous vous remettez devant les yeux le hasard & danger des ordes maladies qui arrivent à ceux qui s’oublient en cecy ? Vous pouvez vous en garantir aysement, specialement si vous considerez le grand peché que vous commetez.

verso.

De la Reception que font les Sauvages aux François nouveaux venus & comme il se faut comporter avec eux.

Chap. L.

S’il y a Nation au monde portée à faire bon accueil à leurs amis arrivans de nouveau, & à les recevoir en leurs maisons pour les traitter autant bien qu’il leur est possible, les Topinambos envers les François doivent tenir le premier rang : Car si tost que les François ont mis pied à terre de leur vaisseau, vous voyez venir les Sauvages de toutes parts dans leurs Canots, emplumez & accommodez à la grandeur leur faire feste. Bien plus comme ils aperçoivent fol. 236.de loing les vaisseaux sur la mer approcher de leur terre, le bruit court incontinent par tous les Cantons de leur Pays Aourt vgar ouassou Karaybe, ou bien Aourt Nauire souay, voilà des grands Navires de France qui viennent. Incontinent vous les voyés prendre leurs beaux habits, s’ils en ont, & 219commencent à haranguer l’un à l’autre, en cette sorte : Voilà les Navires de France qui viennent, je feray un bon Compere : il me donnera des haches, des serpes, des couteaux, des espées & des vestemens : Je luy donneray ma fille : j’iray à la chasse & à la pesche pour luy, je feray force cotons, je chercheray des Aigrettes & de l’Ambre pour luy donner, je seray riche : car je choisiray un bon Compere, qui aura bien des marchandises. Et en disant cecy ils se battent les fesses & la poitrine en signe de joye. Lors les femmes & les filles font de la farine fresche, & les hommes vont à la chasse & à la pesche : Puis tout le mesnage vient chargé de diverses viandes, racines, poissons, venaison, farine, c’est au lieu où verso.abordent les vaisseaux. Les plus hastez vont avec leurs Canots trouver le vaisseau ancré à la rade, & vont recognoistre s’il n’y a point de leurs vieux Chetouassaps, & considerer celuy des François qui a la meilleure mine, à fin de luy offrir son comperage, sa loge & sa fille : Si tost que les François ont mis pied à terre, ils s’amassent tous autour d’eux : leurs monstrent bons visages tant les hommes que les femmes : leur presentent des vivres, les invitent à estre leurs comperes : s’offrent à porter leurs hardes ; & enfin font ce qu’ils peuvent pour les contenter & avoir leur bonne grace : Ils ne vont pas pourtant par envie l’un sur l’autre pour avoir un François logé chez eux, celuy qui a le premier parlé l’emporte sans contradiction, & ne se diffament point. Ils font bien d’avantage, quand un François change de Compere, ils n’en font point d’estat, le mesprisent & tiennent pour un homme facheux, argumentans ainsi ? S’il n’a sceu fol. 237.demeurer avec un tel, comment demeurera il avec moy ? Il est bien vray que si le Sauvage estoit de mauvaise humeur, chiche & paresseux, quand le François le quiteroit, il n’en seroit mal voulu : Au contraire ils diroient, Il a bien faict de le laisser : c’est un homme chiche, paresseux & difficile.

220Le François ayant choisi un compere, il le suit & s’en va en son village[144] : à lors l’hoste avec une certaine gravité, tout ainsi que si jamais il ne l’avoit veu, il luy tend la main, & luy dit, Ereiup Chetouassap ? Es-tu venu mon Compere ?[145] chose plaisante & considerable. Car vous diriez à les voir, qu’ils sortent à la façon des Empereurs d’un cabinet bien fermé, où ils estoient empeschez en de grandes affaires : Que s’ils veulent faire un grand acueil à ce François, & luy monstrer qu’ils l’ayment parfaictement, auparavant que ce Pere de Famille luy dise Ereioupe, les femmes & les filles le pleurent : puis ce bon jour luy est donné. Le François luy respond, , ouy ? responce verso.qui signifie tout cecy, ouy de bon cœur : Je t’ay choisi pour demeurer avec toy & pour estre mon compere & du nombre de ta famille : Je t’ay preferé à un autre : car je t’aime & m’as semblé estre bon homme. Le Sauvage luy dit, Auge-y-po, voylà qui est bien, j’en suis infiniment aise, tu m’honore beaucoup, tu sois le bien venu, tu ne sçaurois où aller pour estre mieux receu. Par cecy vous recognoissez la candeur & simplicité de la Nature laquelle a peu de discours, ains vient aux effects. A l’opposite la corruption a inventé tant de discours, tant de paroles succrees, reverence sur reverence, souvent la main au chappeau & au partir de là, le cœur n’y touche. Quelle jugeront nous de ces deux receptions & bien-venuë estre la meilleure & plus correspondente à la Loy de Dieu, & à la simplicité Chrestienne.

Apres ces paroles il vous dit, Marapé derere ? comment t’apelles tu quel est ton nom ? comme veux tu que nous t’appellions ? Quel nom veux-tu qu’on t’impose ? Où faut-il noter, que si vous ne vous estes fol. 238.donné & choisi un nom, lequel vous leur dites à lors, & desormais estes appellé par tout le pays de ce nom, les Sauvages du village où vous demeurez, vous en choisiront un pris des choses naturelles, qui 221sont en leurs pays, & ce le plus convenablement qu’il leur sera possible, selon la phisionomie qu’ils verront en vostre visage, ou selon les humeurs & façons de faire qu’ils recognoistront en vous. Pour l’exemple : entre nos François, les uns furent appelez Levre de Mulet : parce que celuy à qui le nom fut imposé, avoit la levre d’en bas avancee, ainsi qu’ont les poissons nommez Mulets : un autre fut appellé Grand Gosier, pource qu’on ne le pouvoit rassasier : un autre fut nommé Gros Grapau[146], à cause qu’ils le voyoient tout bouffy : un autre Chien Galeux, d’autant qu’il avoit mauvaise couleur : un autre, Petit Perroquet, parce qu’il ne faisoit que parler : un autre La Grande Picque, d’autant qu’il estoit haut & menu, & ainsi des autres generalement : & font cecy ordinairement en leurs Carbets, en semblables discours. Et bien quel nom donnerons-nous à un tel ton compere ? Je verso.ne sçay, dit-il, il faut voir : lors chacun dit son opinion & le nom qui rencontre le mieux & est receu de l’assemblee, est imposé avec son consentement si c’est quelque homme d’honneur : car le vulgaire ne laisse pas d’estre appellé, vueille ou non, du nom que l’Assemblé luy a donné.

Ils ont aussi une autre façon de donner des noms, & c’est lors qu’ils vous ayment bien, & font grand estat de vous, en vous imposant leur propre nom.

Ayant sceu vostre nom, il pense à la cuisine, vous disant, Demoursousain Chetouasap, ou bien Deambouassuk Chetouasap ? As-tu faim mon compere ? veux-tu manger quelque chose ? L’hostesse vous escoute & vous regarde preste à vous faire service, de sorte que c’est à vous de dire Ouy, ou nenny : car ils prendront vostre responce pour argent contant : d’autant qu’en ces pays là, il ne faut estre honteux ny faire la petite bouche. Si vous avez faim, vous leur dites Pa, Chemoursousain, Pa, Cheambouassuk, ouy, j’ay faim, je veux manger : Ils adjoustent, Maé fol. 239.pereipotar : Que veux-tu manger ? que desires-tu que 222je t’apporte ? Ils sont fort liberaux en ces commencemens, diligens à la chasse & à la pesche, à fin de vous contenter & gaigner vostre affection pour obtenir des marchandises, mais prenez garde de ne donner pas tant au commencement, que vous ne les reteniez tousjours en haleine, leur presentant de mois en mois quelque chosette. A leur demande vous respondez ce que vous desirez, chair, poisson, oyseaux, racines, ou autre choses : à lors la femme & l’homme aussi, apportent devant vous la venaison, le Migan qu’ils ont, & en mangez à vostre aise, & en donnez à qui vous voulez. Si tost que vous avez mangé, il faict tendre son lict pres du vostre & commence à deviser avec vous, vous presentant un coffin de Petun, qu’il allume luy mesme, & sucçant trois fois de cette fumee qu’il faict sortir par ses narines, il vous le donne pour en prendre, comme chose tres-bonne, & dont il faict plus d’estat, & telle est leur verso.coustume generallement, comme en France on a accoustumé de vous presenter à boire. Il allume aussi son coffin, & apres en avoir pris cinq ou six bonnes gorgees, il s’enqueste de vostre voyage, disant, Ereia Kasse pipo : As-tu quitté ton pays pour venir icy nous voir, nous visiter, nous apporter des marchandises ? vous luy dites, Pa : ouy je l’ay quitté : j’ay mesprisé mes amis & mon pays pour te venir voir. A lors levant la teste par forme d’admiration, il dit, Yandé repiac aout, on a eu compassion de nous, on nous a regardé en pitié : les François ont eu souvenance de nous, ils ne nous ont point oubliez. Ils quittent leurs pays pour nous venir voir : Y Katou Karaibe, que les François sont bons & nos grands amis ! Puis il demande au François Mobouype derouuichaue Yrom ? Combien avez vous avec vous de Superieurs, de Guerriers, de Capitaines, de Principaux ? Il luy respond Seta, beaucoup. Le Sauvage replique De Mourouuichaue ? n’est tu pas du nombre ? n’est-tu pas des Principaux ? vous pouvez penser qu’il n’y 223a si chetif qui ne die du bien de soy-mesme : par fol. 240.ainsi le François respond Ché Mourouuichaue. Ouy, je suis du nombre des Principaux. Le Sauvage dit, Teh Augeypo, J’en suis bien aise voilà qui va bien. C’est assez : parlons maintenant d’autre chose. Ererou patoua ? Ererou de caramemo seta ? As-tu apporté des coffres quant & toy, & force cabinets pleins de marchandises ? car ce sont les meilleures nouvelles qu’on leur peut apporter, c’est où ils ont l’esprit tendu & le cœur adonné, tout ce qu’ils disent devant ces paroles, n’est qu’un preambule pour tomber en ce subject : & apres que le François luy a respondu, qu’ouy : Le Sauvage poursuit ses demandes : en ceste sorte Mae porerout decaramemo poupé ? Qu’avez-vous apporté dans vos coffrets & escrins ? Quelle marchandise y a il ce qu’ils disent d’une façon fort douce & flatteuse : d’autant qu’ils sont infiniment curieux de sçavoir & de voir les marchandises que les François ont apporté. Et le François doit estre adverty de ne leur dire & monstrer ce qu’ils ont, ains les tenir suspens en ce desir, s’il veut tirer d’eux de bons verso.services & du profit ; mais leur respondre en ceste sorte Y Katou-paué : J’ay tant apporté de choses que je ne les puis nommer, & sont toutes belles & magnifiques. Ceste parole est comme l’eau jettee sur la fournaise ardente du forgeron, qui redouble la chaleur, & aiguise l’activité de la flamme : semblablement ceste response eschauffe le desir qu’ils ont de sçavoir qui les esmeut de faire mille gestes d’adulation, avec propos correspondans à tels gestes, vous disans, Eimonbeou opap-katou : Et je te prie ne me cele rien, dy les moy, Yassoiauok de Karamemo assepiak demaë : Ouvre moy tes coffres, tes cabinets, à fin que je voye tes marchandises & tes richesses. Il faut que le François responde, Aimosanen ressepiak ou Kayren deuè. Je suis empesché pour le present, laisse moy en repos, tu les verras une autre fois quand je viendray à toy, Begoyé sepiak. Ne doute point, tu 224les verras un jour à ton loisir. Le Sauvage entendant cecy, & voyant bien qu’il perd son temps, il dit à fol. 241.soy-mesme, haussant les espaules quasi comme se plaignant : Augé katout tegné, bien donc, faut que je me contente. Je voy bien que mes prieres ne seront exaucees : mais au moins, dit-il au François, Dereroupé xeapare amon ? N’as-tu pas apporté force hansars ? qui sont serpes, lesquelles ont le manche de fer. Dereroupé ourà sossea-mon ? As-tu aussi apporté des serpes qui ayent le manche de bois ? Ereroupé Ytaxé amo ? As-tu apporté des couteaux d’acier ? Ereroupé Ytaapen ? As-tu apporté des espées d’acier ? Ereroupé tataü ? As-tu apporté des arquebuzes ? Ereroupé Tatapouy seta ? As-tu apporté force poudre à canon ? Le François respond à tout cela. Arou seta Ygatoupé giapareté. Ouy j’en ay apporté une grande multitude, sont beaux & fort bons. Le Sauvage dit Auge-y-po. Voilà qui est bien. Ereipotar touroumi ? Ereipotar Kerè ? As-tu faim de dormir ? veux-tu te coucher ? Le François, Pa che potar. Ouy je veux dormir, laisse moy. Alors le Sauvage luy donne le bon soir & bonne nuict disant, Nein tyande Karouk tyande verso.petom, bon soir, bonne nuict, reposez à vostre aise : Laissons les en ce repos, & commençons le second traitté de ceste Histoire.

225

fol. 242.

SUITTE DE
L’HISTOIRE
DES CHOSES PLUS
MEMORABLES ADVENUËS
EN MARAGNAN, ÈS
ANNEES 1613. &
1614.

SECOND TRAITE.

DES FRUICTS DE L’EVANGILE
QUI TOST PARURENT PAR LE BAPTESME
DE PLUSIEURS ENFANS.

A PARIS
DE L’IMPRIMERIE DE FRANÇOIS HUBY. RUË SAINCT JACQUES A LA
BIBLE D’OR, & EN SA BOUTIQUE AU PALAIS, EN LA
GALERIE DES PRISONNIERS.

MDCXV.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

227

fol. 243.

Suitte de l’Histoire des choses plus memorables advenuës en Maragnan, és annees 1613 & 1614.

SECOND TRAITÉ.

Des fruicts de l’Evangile, qui tost parurent par le Baptesme de plusieurs enfans.

Chap. I.

Le Cantique second (representant alegoriquement la naissance de l’Eglise, dans une nouvelle terre, non encore illuminee de la cognoissance du vray verso.Dieu) dit : Vox turturis audita est in terra nostra : ficus protulit grossos suos : vineæ florentes dederunt odorem suum : La voix de la tourterelle a esté ouye en nostre terre : Le figuier a produict ses figues vertes : Les vignes fleurissantes ont donné leur odeur. Sur lesquelles paroles, Rabbi Jonathas, en sa Paraphrase Chaldaïque, dit : que la voix de la Tourterelle, nous signifie la voix du sainct Esprit, annonçant la Redemption promise à Abraham, pere de tous les Croyans : voicy comment il parle, vox spiritus sancti & redemptionis quam dixi Abrahæ Patri vestro : La 228voix du sainct Esprit, & de la redemption, que j’ay promise à Abraham vostre pere : Il adjouste que par le figuier, il faut entendre l’Eglise : & par les figues nouëes & escloses nouvellement, nous est representee la confession de la foy, que les Croyans doivent faire devant Dieu : & par les vignes en fleur donnans bonne odeur, sont designez les petits enfans, loüans le Dominateur fol. 244.des Siecles : Cœtus Israel, qui comparatus est precocibus ficubus aperuit os suum, & etiam pueri & infantes laudaverunt Dominatorem sæculi : Cela s’est veu en nostre temps accomply dedans Maragnan & ses environs : où apres que la voix du Sainct Esprit, par la predication de l’Evangile, eut resonné dans ces terres, & frappé le cœur d’une grande multitude, specialement de ceux qui ont requis le Baptesme, le beau figuier de l’Eglise, a poussé & bourjonné de nouvelles & verdoyantes figues, les ames sortans de l’infidelité à la croyance d’un vray Dieu, lors les vignes fleuries ont donné leur odeur, quand les petits enfans ont receu les eaux Baptismales sur leurs testes, louans le Dominateur des Siecles, par la participation du sang de Jesus-Christ & de la foy de l’Eglise.

Chose admirable, & qui merite d’estre bien pesee & consideree, que si tost que la voix du Sainct Esprit eut tonné & esclairé parmy ces forests desertes, dans ces haliers espois & picquans, les pauvres Biches verso.(ces Sauvages) venees par le cruel Chasseur Sathan, elles ont commencé à la force & impetuosité de ceste voix, produire leurs petits fans, comme avoit jadis prophetisé le Prophete Royal David au Psal. vingt-huict. Vox Domini præparantis Cervos, & revelabit condensa & in templo ejus omnes dicent gloriam. La voix du Seigneur preparant les Cerfs, revelera l’interieur des boccages & haliers & en son Temple tous chanteront ses loüanges. L’Explication que donnent les Doctes à ces paroles, prise des diverses leçons est, que la voix du Seigneur sert aux Biches à rendre 229leurs petits, ainsi que la main de la Sage-femme ou du Chirurgien bien expert, sert à tirer l’enfant sauf & en vie, du ventre de sa mere. Or est-il que ceste voix n’est autre, si nous croyons les naturalistes, que le son du tonnerre, & la lumiere de l’esclair, laquelle par un secret de la Nature bien caché, donne le moyen à la Biche de se delivrer : Ainsi en a faict de mesme la Predication de l’Evangile, animee & vivifiee par le sainct Esprit, excitant interieurement le cœur de ces Barbares enveloppez, fol. 245.il y avoit si longtemps, dans les haliers & bocages de l’ignorance, infidelité & perverses coustumes.

Dans les Carbets on ne parle plus d’autre chose, que de cette nouvelle cognoissance de Dieu, chacun rapportant, à son tour, ce qu’il avoit peu entendre, quand ils nous venoient visiter, & reunissans tous ces discours ensemble, finissoient leurs Carbets en tres-grand desir de voir baptiser leurs enfans, & eux aussi, tenans ensemble telles ou semblables paroles, ainsi que j’ay peu remarquer & recueillir à diverses fois.

Quelles choses, disoient-ils, sont celles-cy, que les Peres nous font entendre par leur Truchement ? Jamais nous n’en avions entendu de semblables : Nos Peres nous ont laissé de main en main, par tradition, qu’il estoit venu jadis un grand Marata du Toupan[147], c’est-à-dire Apostre de Dieu, dans les Provinces où ils demeuroient, & leur enseignoit plusieurs choses de Dieu : voire ce fut luy qui leur monstra le Manioch, verso.c’est à dire, les racines pour faire du pain : car auparavant nos Peres ne mangeoient que des racines trouvees dans les bois : Ce Marata voyant nos Ancestres, ne faire conte de sa parole, il se resolut de les quitter : mais auparavant il voulut leur laisser un tesmoignage de sa venuë, en incisant dans une Roche, une Table & des Images avec de l’Escriture, & la forme de ses pieds, & de ceux qui le suyvoient, gravez en bas dans le mesme rocher, comme 230aussi des pates des animaux qu’ils menoient apres eux, semblablement les trous de leurs bastons, sur lesquels ils s’appuyoient en cheminant : Ce qu’ayant faict, il s’en alla passer la mer, pour gaigner un autre pays ; Et bien que nos Peres l’ayent depuis fort recherché, ayans recogneu leur faute, & la grande saincteté du personnage, ils n’en ont sceu avoir nouvelles : Et depuis ce temps là, jusqu’à present, aucun Marata du Toupan, ne nous est venu visiter.

Il y a long-temps que nous hantons les François, fol. 246.& pas un d’iceux, ne nous a amené des Pays, ny ne nous a raconté ce que les Peres nous font dire par leurs Truchemens ; voire ils font vivre d’une autre façon les Caraïbes, qu’ils n’avoient coustume de faire anciennement avec nous. Ils deffendent que les François ne prennent plus nos filles, lesquels n’en faisoient point de difficulté auparavant, ains nous les demandoient pour des marchandises. Ils disent de grandes choses de Dieu & parlent à luy dans les Eglises : & lors qu’ils veulent parler, ils font fermer les portes & nous font sortir dehors, pour ce que le Toupan descend devant eux : & lors tous les Caraïbes mettent à genoux : Ils font boire & manger le Toupan dans de beaux vases d’or & la table où ils mangent, est bien accommodee & ornee de belles estoffes, & de beaux linges : Et quant à eux, ils sont vestus de riches accoustremens : Quand ils veulent parler aux Caraïbes ils s’asséent au milieu d’eux, & n’y a qu’un Pere assis qui parle. Tous les François escoutent, & est longtemps à parler, & se fache en parlant, & on ne sçait à qui il parle : car tous se verso.tiennent fermes : Apres qu’il a parlé, ils se mettent à chanter les uns apres les autres de costé en costé, & lisent dans un Cotiare ce qu’ils chantent, c’est à dire dans un livre, & parlent, disent-ils, à Dieu en ce temps là. Ils tiennent tous nos Peres perdus avec Giropari, bruslans dans des feux qui sont sousterrains, & se mocquent de nous quand nous pleurons & 231lamentons sur les funerailles de nos parens. Ils font jetter dans les bois, le boire, le manger, le feu, que nous avons accoustumé de donner à nos parens deffuncts, pour faire leur voyage, au lieu, où se retirent nos grands Peres, entre les montagnes des Andes. Ils nous font dire & prescher, que nous sommes trompez, de croire à nos Barbiers & Sorciers, specialement à leur soufflement pour la guerison des malades. Ils parlent hardiment contre Giropari, & ne le craignent aucunement. Ils promettent à ceux qui croiront au Toupan, & seront lavez de leurs mains, de monter là haut au Ciel, par dessus les Estoilles, le Soleil & la Lune : où ils tiennent que le Toupan est assis, & autour de luy, ces Maratas, & tous ceux fol. 247.qui ont creu à leurs paroles, & ont esté lavez d’iceux. Ils ne veulent point de filles ny de femmes, & disent que le fils du Toupan n’en avoit point, ains qu’il descendit dans le ventre d’une jeune fille appellee Marie, avec laquelle jamais son mary n’eut accointance. Ils ont des jours auxquels ils ne mangent point de chair, encore qu’on leur en apportast. Ils ne passent point de jours au nombre des dix doigts de la main, qu’ils ne fassent une ou deux fois vestir aux François leurs beaux habits, & venir à la maison du Toupan, pour parler avec luy, & escouter la parole de Dieu.

Ils sont vestus tout d’une autre sorte que les François, & marchent devant eux : & chacun les saluë. Ils sont tousjours avec les Grands, qui leur accordent ce qu’ils veulent, & dit-on qu’ils ont quitté leurs richesses & marchandises, afin d’estre libres, pour converser avec le Toupan, & manifester la volonté d’iceluy aux François. Quand nous les allons voir, ils nous font caresse, specialement à nos enfans, & disent que ce n’est plus à nous nos enfans, mais verso.à eux, & que le Toupan, les leur a donnez. Que nous ne craignions point, par ce que jamais ils ne nous abandonneront, ny nos enfans. Qu’ils sont en 232grand nombre en France : & que tous les ans, il en viendra par deçà de nouveaux, lesquels apres avoir enseigné & appris nos enfans, ils les feront parler à Dieu familierement comme ils luy parlent. Qu’ils leur apprendront à Kotiarer, c’est à dire, escrire, & faire parler le Papere, c’est à dire, le papier, envoyé de bien loing aux absens. Leur Roy est puissant, qui les ayme, & nous assistera, tant qu’ils seront avec nous. Ah ! que ne sommes nous plus jeunes, pour voir les choses grandes que feront les Païs en nostre terre ! Car ils bastiront de pierre de grandes Eglises, comme sont celles de France. Ils apporteront de belles étofes, pour orner le lieu, où le Toupan descend. Ils feront venir des Miengarres, c’est à dire, des Chantres Musiciens[148], pour chanter les grandeurs du Toupan. Ils retireront tous nos enfans en un mesme lieu, & quelques uns des Païs auront soing fol. 248.d’eux. Feront venir les femmes de France pour enseigner nos filles à faire comme elles. Nous ne manquerons de ferremens pour jardiner. Ah ! disoient quelques uns d’entr’eux, suivant ces discours ; Si nous voyons venir des femmes en nostre pays, nous tenons pour certain, que les François ne nous abandonneront plus, ny les Peres, specialement s’il nous donnent des femmes de France. Si j’avois (disoit un de ces particuliers) une femme de France, je n’en voudrois point d’autre, & je ferois tant de jardins pour les François, que j’en nourrirois moy seul autant que j’ay de doigts aux mains & aux pieds, c’est-à-dire, vingt, nombre indefiny, pour signifier beaucoup : parce qu’apres qu’ils ont compté jusques à vingt, ils sont au bout de leur roole. Cettui-cy estoit Principal, lequel se levant au milieu de la compagnie, où j’estois present, battoit ses fesses tant qu’il pouvoit, disant Assa-oussou Kougnan Karaïbe, Assa-Oussou seta &c. J’ayme une femme Françoise de tout mon cœur, je l’ayme extremement : auquel le Grand-Chien verso.respondit, qui estoit aussi Principal : L’on m’a promis 233de m’amener une femme de France, laquelle j’espouseray de la main des Peres, & me feray Chrestien, comme j’ay faict faire mon petit Loüis Coquet ; & veux faire mon fils legitime dans peu de temps. Ma premiere femme est vieille, elle n’a plus besoing de mary. Pour les huict jeunes que j’ay, je les donneray à femmes à mes Parens, & n’auray plus que la femme de France, & ma vieille femme pour nous servir. Plusieurs autres semblables discours ils tenoient, tant en leurs Carbets que chez moy, quand ils me venoient voir, que je passe, me contentant d’avoir rapporté ce que dessus, pour faire voir la ferveur de ces Barbares, suscitee par la voix du Sainct Esprit. Vox turturis audita est in terra nostra, à produire de leur interieur bouché & preocupé de mille infections, ces beaux & amiables petit Cerfs, Vox Domini præparantis Cervos, & en un autre endroict, Cerva charissima & gratissimus hynnulus, aux Proverbes Chapitre cinq, la biche tres-aymee, & le fan tres-gracieux : poursuivons le reste.

fol. 249.Ces discours furent suyvis incontinent de la pratique : car plusieurs petits enfans nous furent apportez, tant au Reverend Pere Arsene, qui demeuroit à Iuniparan, qu’à moy, qui demeurois à Sainct François, proche du Fort Sainct Loüis, pour assister les François, & recevoir les Indiens Estrangers, qui venoient de jour en jour nous voir & recognoistre, si ce qu’on leur rapportoit en leurs pays esloignez de nous autres, estoit veritable. C’estoit la division que nous avions faicte de ces terres grandes & spacieuses, pour les cultiver & moissonner autant que pouvoient s’estendre nos forces, à sçavoir que l’un pourveust d’un costé, & l’autre de l’autre, excepté quand il seroit necessaire d’aller hors l’Isle, alors nous y pourvoyons selon qu’il estoit expedient.

Il est impossible que je puisse exprimer de parole, le contentement & la joye, que nous recevions 234de veoir ces pauvres Sauvages nous apporter leurs enfans, volontairement & sans contraincte, pour estre baptisez, les accommodant le mieux qu’ils pouvoient verso.avec le moyen que les François leur en donnoient, à sçavoir, enveloppez dans quelque morceau de toille de coton, ayans choysi des François pour Parrins de leurs enfans, contractans entr’eux une alliance tres-estroicte, specialement les enfans baptisez, si tant est qu’ils fussent en aage de cognoissance, car alors ils prenoient leurs Parrins pour leurs vrais Peres, les appellans du nom de Cherou, c’est à dire, mon Pere, & les François les appelloient Cheaire, c’est à dire, mon fils, & les fillettes Cheagire, ma fille : ils les vestoient le mieux qu’il leur estoit possible : Et les Sauvages Peres des enfans baptisez, leur apportoient des commoditez de leurs jardins, de leur pesches & venaison.

Voyant ces choses se passer ainsi, il me souvenoit de ce qui est dit aux Cantiques Chapitre cinquiesme. Oculi ejus sicut Colombæ super rivulos aquarum, quæ lactæ sunt lotæ, & resident juxta fluenta plenissima. Les yeux de Jesus Christ, Espoux de l’Eglise, ressemblent aux yeux de la Colombe lavee de laict, laquelle contemple les ruisseaux des fontaines, & faict sa retraicte & demeure dans les rochers fol. 250.qui bornent les fleuves amples & spacieux. Ces yeux de Jesus-Christ sont les graces du Sainct Esprit, qui font esclorre leurs œufs à la façon des Tortuës, exposez à la mercy des degorgemens de le mer, & à la froidure du Sable. Ces mesmes yeux ont pour but & fin le lavement & pureté des ames, specialement des petites ames encore couvertes de laict : Et tout ainsi que la Colombe blanche se plaist sur les ruisseaux, & habite sur le bord des gros fleuves, ainsi le Sainct Esprit se plaist extremement à la conversion d’une terre nouvelle, & regarde de bon œil ces petites ames enfantines sortir de l’accident commun de ces terres barbares, sçavoir, de l’ignorance 235de Dieu, pour venir à la cognoissance d’iceluy, & par le moyen des eaux baptismales, estre faictes participantes de la vision de Dieu, tout ainsi que nous autres : Car Dieu n’est accepteur de personnes, ces ames barbares luy ont autant cousté que les nostres. O prix infiny ! ô manquement de charité, qui ne peut recevoir excuse devant Dieu, de voir tant d’ames qui se presentent pour estre sauvees sans verso.peine, & sans coup ferir, neantmoins pour peu d’ayde elles sont en danger de se perdre. Bon Dieu ! Nous croyons tous (& Jesus-Christ nous a confirmé cette croyance) qu’une seule ame vaut mieux que tout le reste du monde, c’est à dire, que tous les Empires & les Royaumes de la terre, que toutes les richesses & thresors que les hommes possedent : mais helas ! nous n’avons garde d’operer selon nostre croyance.

Je ne puis me retirer de ce subject que je ne donne ouverture aux ressentimens interieurs que j’en ay, pour les faire voir, & descharger ma conscience, autant que je m’y sens obligé : Et me semble que le passage que je viens d’alleguer, me servira d’addresse & de conduite. J’ay autre fois leu & remarqué dans de bons Autheurs profonds & subtils, en la cognoissance des secrets & mysteres des passages de l’Escriture : que les Colombes blanches lavees de laict, estoient certaines Colombes que les Syriens nourrissoient au respect & honneur de leur Royne Semiramis, & estoit deffendu, sur peine de la mort de les fol. 251.tuer. Les anciens nous ont appris que cette Royne, entre ses hauts faicts d’armes, s’estoit immortalisee par un acte memorable, plus miraculeux que possible à la grandeur des Roys, à sçavoir, ses jardins, vergers & bois de plaisir suspendus entre le Ciel & la Terre.

Salomon n’a point pris ceste comparaison tiree des choses prophanes, sinon pour declarer une œuvre divine remarquable entre les autres, qui est la conversion des ames, œuvre du tout reservee à la puissance 236de Dieu, pour estre une seconde creation, par laquelle, comme il a suspendu la terre en l’air, ainsi suspend-il les jardins vergers & forests de son Eglise, hors & par dessus l’estime & jugement des hommes terrestres, afin de donner lieu & place à la predestination inscrutable de ses esleus, les appellant quand il luy plaist, du milieu des deserts, & de l’interieur des forests les plus vastes & espoisses.

Avant que de passer outre je ne laisseray eschapper la convenance & accord, qui se trouve entre cette verso.grande Semiramis & Marie de France, Royne tres-Chrestienne. Semiramis fut laissee Royne Regente & Gouvernante de son fils le Roy d’Assyrie, expedia plusieurs grandes affaires, pour le bien & la manutention de l’Empire de son fils : Chose pareille de poinct en poinct se faict voir en la personne de nostre Royne : & bien que Semiramis eust executé de son temps plusieurs œuvres magnifiques, pour lesquelles elle merita l’amour & l’obeissance de ses subjects, plus qu’aucune autre Royne, qui l’eust devancee : Nonobstant l’immortalité de son nom proceda de ses edifices miraculeux. Semblablement Je diray, & justement, qu’entre les heroïques actions de la Royne, Mere du Roy, qui laisseront son nom immortel à la posterité, sera que la Mission des Peres Capucins aux terres du Bresil, pour y planter les Jardins de l’Eglise, a esté commencee & establie soubs son authorité & commandement : & par ainsi le Bresil sera obligé de nourrir ces Colombes blanches en memoire & souvenance d’une si grande Semiramis qui fol. 252.ne manquent non plus de pieté que de puissance à perfectionner ceste entreprise.

Je vous prie encore remarquez cecy en l’appel ou vocation de nos petites Colombes lavees de laict, j’entends des petits enfans des Sauvages amenees au Christianisme par le Baptesme. Il n’y a pas encore cinq ans qu’on ne parloit aucunement du desir de la conversion de ces gens. Le Diable commandoit 237là dedans à la baguette, traisnoit apres luy toutes ces ames sans payer aucune decime à Dieu, à present, & tant que la Mission durera, laquelle continuera, si l’on veut concourir avec Dieu, vous entendez les grands fruicts qui jà ont esté faicts, & journellement se presentent à faire.

La plus grande de nos consolations, & celle qui nous faisoit plus aisément avaler les amertumes des travaux & difficultez, qui ne nous manquoient point en ces pays là, estoit de voir la bonne & franche volonté des Sauvages à nous presenter leurs enfans pour estre baptisez, voire experimentans par la conversation verso.qu’ils avoient avecques nous, que c’estoit la chose la plus agreable qu’il nous eussent peu faire, que de nous donner leurs enfans pour les baptiser : c’estoient leurs plus ordinaires discours avec nous, que de nous dire le grand desir qu’ils avoient que ces enfans receussent le Baptesme par nos mains. Je pourrois apporter icy plusieurs exemples pour confirmer cette verité : mais estant ainsi que je les reserve chacun en leur lieu je les laisseray pour le present.

fol. 253.

Du Baptesme de plusieurs malades & anciens lesquels moururent apres l’avoir receu.

Chap. II.

Entre les plus beaux Enigmes sacrez que recite Job en son livre, est celuy qu’il propose au Chapitre quatorsiesme sous la parabole du Laurier, disant, Si senuerit in terra radix ejus, & in pulvere mortuus 238fuerit truncus illius, ad odorem aquæ germinabit, & faciet comam quasi cùm primo plantatum est : Si la racine du Laurier s’envieillit dans la terre, & que son tronc meure dans la poudre, aussi tost qu’il sentira verso.l’odeur de l’eau, il germera, & reproduira une nouvelle chevelure de fueilles, tout ainsi comme s’il venoit d’estre planté. Les Septante ont tourné ce passage en ceste sorte : Si in petra mortuus fuerit truncus ejus, ab odore aquæ florebit, & faciet messem, sicut nova plantata. Si le Tronc du Laurier meurt dedans la pierre, à l’odeur de l’eau, il florira & rendra sa moisson ainsi qu’une nouvelle-plante. Une autre version adjouste encore quelque chose de plus beau : Attracto humore aquæo iterum germinat, exhibetque fructus decerpendos, ut plantæ solent : Le Laurier mort & sec attirant à soy l’humeur de l’eau germe de rechef, & presente ses fruicts à cueillir, tout ainsi que les autres plantes. En ces trois Textes, vous descouvrez plusieurs choses toutes literales à nostre subject, à sçavoir, Premierement.

La racine du Laurier envieilly dans la terre. Secondement, son tronc mort dans la poudre, ou dans la roche. Troisiesmement, que l’odeur de l’eau redonne la vie perduë à la racine & au tronc, & de plus, faict produire les fueilles, les fleurs & les fol. 254.fruicts. Par le Laurier entendez les Nations Infidelles, suivant la fiction des Anciens de la Nymphe Daphné, laquelle poursuivie des Demons soubs le nom d’un Apollon fut convertie en Laurier. Par sa racine envieillie dans la poudre, ou dans la roche, recognoissez que cela signifie une longue suitte d’annees, esquelles ces Nations Barbares sont demeurees en leur perverses & inveterees coustumes. Et par le tronc jà mort, interpretez-le de la fin & consommation du cours de ceste ignorance : Dieu voulant à present visiter ceste Nation, choisissant à cet effect aussi bien les malades, vieux, caducs, & moribonds, pour les faire renaistre en Jesus-Christ, portans les 239fueilles verdoyantes de la grace, les fleurs des dons du sainct Esprit, & les fruicts des merites de la Passion de Jesus-Christ, & ce à l’odeur & attraict de l’eau Baptismale.

Nous estions fort consolez, quand nous baptisions les malades & les vieillards, desquels nous tenions la mort comme asseuree, & ce pour les raisons suivantes : Premierement nous avions pœur que le secours verso.nous manquast, & par ainsi, il eust fallu quitter le pays, laisser & abandonner tous ces enfans nouvellement baptisez, & les adults qui se presentoient incessament : au moins estions nous asseurez, que baptisans ceux qui s’en alloient mourir, le Paradis leur estoit ouvert, & estoient eschappez des occasions, lesquelles leur eussent peu faire perdre, peut-estre la grace obtenuë, demeurans seuls & eslognez des Ministres de l’Eglise pour les nourrir en la grace receue. Secondement, c’est que le Baptesme de ces vieillards faisoit un grand effort dans le cœur des assistans, voyans la devotion, avec laquelle ordinairement ces moribonds recevoient le Baptesme. Je vous le feray voir par les exemples mis cy dessouz.

Deux jeunes femmes en l’Isle tomberent malades, l’une estoit libre, & l’autre esclave. La libre estoit mariee à un jeune Tapinambos fort bon garçon, & qui depuis la mort de sa femme, a tousjours poursuivy d’estre baptisé, apprenant avec grand courage la doctrine Chrestienne. Ceste sienne jeune femme fol. 255.approchant de la mort, demanda qu’on luy donnast le Bapteme, confessant de cœur & de bouche la verité de nostre Religion, monstrant par signes exterieurs le vif touchement du sainct Esprit en son cœur, arrousant ses joües de plusieurs larmes, procedantes d’amour & de recognoissance du grand Toupan, qui luy faisoit ceste grace tant signalee, de l’avoir faict naistre en ce siecle, pour la tirer d’entre tant d’Ames de sa Nation perduës, & luy donner la jouyssance de son Paradis. Elle regardoit le Ciel 240fixement avec les yeux, & d’une parole douce & tremblotante, elle recitoit ce qu’on luy avoit appris de la croyance de Dieu, rejettant bien loing d’elle Giropary, & detestant son antique tromperie. Parmy ce discours, avant-coureur de sa mort, elle souspiroit en regrettant la damnation de ses ancestres. Elle faisoit des remonstrances tres-belles à ce jeune homme son mary, l’incitant à recevoir le plustost qu’il pourroit l’ablution de ses pechez.

Une chose particuliere, je me suis laissé dire verso.d’elle, c’est qu’elle n’avoit point faict faute de son corps en toute sa jeunesse, & n’avoit jamais cogneu autre que son mary, ce qui n’est pas un petit miracle en ce pays-là, à cause de la sotte coustume que le Diable a inseré dans le cœur des filles, de faire honneur, de leur deshonneur, n’estimant rien la chasteté ou virginité. Par cecy vous voyez qu’en tous les Esleuz de Dieu, il y a tousjours quelque belle vertu naturelle, au moins qui provoque, non par merite, mais par disposition, la grace de Dieu, qui à la façon du Soleil, indifferamment est preste d’entrer dans l’Ame d’un chacun, quand elle y trouve de la disposition.

La Tapouye ou esclave, surprise d’une violente fievre, qui la tourmentoit excessivement, estoit gisante dans son lict de coton delaissee & abandonnee de tout le monde, selon la coustume pratiquee entre ces Sauvages, lesquels tiendroient à grand deshonneur, d’assister une Esclave à sa mort naturelle ains auparavant que nous vinssions dans l’Isle & que nous eussions faict recognoistre combien la cruauté est fol. 256.desagreable à Dieu, ils jettoient par terre l’Esclave moribond, & là luy cassoient la cervelle, comme j’ay remarqué au traitté du temporel. Ceste infortunee femme prisonniere de Sathan, surchargee des communs mal-heurs de la Nature, qui sont les infirmitez & maladies aspres & insupportables, & delaissee de toute creature, fut regardee en pitié, & visitee de 241son Createur, l’incitant interieurement à demander le Baptesme. O jugement de Dieu ! ô Providence eternelle ! Qui sera celuy qui puisse comprendre tes conseils en la conduitte des hommes. Ceste pauvre creature dardee vivement au cœur par les fleches des premieres graces de son Seigneur, non meritees par aucune bonne œuvre precedente, qu’eust peu avoir faict ceste Esclave, jetta sa veu deçà delà, par la loge, pour voir si personne ne se presenteroit qu’elle peust appeller pour l’envoyer vers les Pays, afin d’estre lavee des eaux Baptismales, de bonne fortune, elle apperceut un François, auquel ayant exposé ses desirs, il se hasta de les venir manifester au Pere qui estoit proche de là, lequel l’alla aussi tost visiter, enseigner & baptiser. Le François demeura verso.pres d’elle pour l’assister, qui m’a raconté des choses estranges, comme fit aussi le Pere qui la baptisa : C’est que ceste miserable creature, quant au corps, mais bien heureuse, quant à l’Ame, commença à ressentir les gages du Ciel, & le merite du sang de Jesus-Christ à elle communiqué par le Baptesme ; d’autant qu’ayant presque tousjours les yeux fichez au Ciel, elle pleuroit abondamment, & disoit ces paroles à chasque moment de temps, Y Katou Toupan, Ché arobiar Toupan, ô que Dieu est bon ! ô que Dieu est bon, je croy en luy : puis par signes elle monstroit au François que Giropary, le Diable tournoyoit au tour de son lict, disant, Ko Giropary, Ko Ypochu Giropary : Tenez voilà en ce lieu le mechant Diable, jettez sur luy de l’eau du Toupan, c’est à dire, de l’eau Beniste, à fin qu’il s’enfuie : ce que faisant le François, elle luy disoit qu’il fuyoit à grande haste ; & par ainsi elle prioit ce François, qu’il jettast tout autour d’elle & de son lict force eau Beniste, ce qu’il fit, comme aussi le Pere, quand il s’y trouvoit.

fol. 257.Et d’autant qu’elle avoit un mal de teste, qui la tourmentoit indiciblement, elle pria qu’on luy lavast le front, les temples & la teste de l’eau beniste, de quoy 242elle se trouva fort soulagee, & ne sentoit presque plus son mal, & peu apres elle rendit son esprit à Dieu. On ensevelit & enterra son corps à la façon des Chrestiens : mais il arriva que quelques meschans enfans de Giropary, qu’on n’a sceu jamais descouvrir, & qui eussent esté punis, allerent de nuict la déterrer, luy briser la teste, & emporterent la toile de coton, dans laquelle elle estoit ensevelie : le matin on la fit renterrer. Et ne se faut estonner de cecy, puisque le Diable se reserve tousjours quelques bon serviteurs, voire mesme parmy les Royaumes les mieux policez, pour executer ses detestables inventions. Car vous devez sçavoir que les Tapinambos naturellement hayssent ceux qui ouvrent les sepulchres des morts, & ne pourroient pas endurer que les François ouvrissent les fosses de leurs parens, pour prendre les marchandises qu’ils enterrent superstitieusement avec leurs morts.

verso.Un vieillard Tabaiare s’en alloit mourant, les os luy perçoyent la peau, la voix luy defailloit, & estoit demeuré perclus de tous ses membres en son lict. Se voyant donc plus mort que vif, il pensa à sa conscience inspiré de Dieu, & demanda d’estre baptisé. Nous l’allasmes visiter & catechiser, luy demandans son consentement à tous les poincts & articles que nous luy proposions. Il nous respondit les mains joinctes qu’il croyoit tout ce que nous luy disions : Et nous arrestans plus sur les articles de la croyence de la saincte Trinité, de l’Incarnation, mort & passion du Fils de Dieu, du Baptesme, & du mystere de la saincte Eucharistie, que sur les autres articles de la Foy, à cause qu’il estoit pressé de la Mort, nous luy faisions entendre ceste matiere si haute & profonde par comparaisons familieres, à quoy il consentoit : & desirant le Baptesme de tout son cœur, nous luy voulions faire promettre qu’au cas qu’il revint en santé, il recevroit les ceremonies du Baptesme dans fol. 258.la Chappelle sainct Louys, & apprendroit diligemment 243toute la Doctrine Chrestienne, laquelle nous demandions aux Catecumenes avant que de les baptiser.

Il respondit à ces parolles qu’il n’y avoit pas si loing de sa loge à la Chappelle de sainct Louys, qu’on ne peust bien l’y porter, à fin d’y recevoir avant que de mourir, les ceremonies du Baptesme, & qu’il desiroit ceste consolation, pour n’estre empesché d’aller droict au Ciel. Nous voyons ceste ferveur & devotion, en feusmes bien aises & nous y accordasmes : ainsi estant apporté dans un lict de coton en l’Eglise de sainct Louys, nous le baptisasmes solemnellement. Quelques jours apres, il mourut doucement.

Une femme Tabaiare en ce mesme temps tomba malade, & la force de sa maladie l’ayant minee de telle façon, que chacun jugeoit qu’elle ne pouvoit plus guere vivre, nous la fusmes voir, & luy offrir le Baptesme, ce qu’elle accepta fort volontiers & nous escoutoit attentivement discourir par les Truchemens verso.de la gloire de Paradis, & des peines de l’Enfer, semblablement ce qu’elle devoit croire, avant que de recevoir le Baptesme, & au cas que Dieu luy renvoyast sa santé, qu’elle apprendroit la doctrine Chrestienne, & recevroit en l’Eglise les ceremonies du Baptesme, tellement que consentant à tout ce que nous luy avions proposé, le Baptesme luy fut donné, & ayant recouvert sa santé, elle se mit en devoir de s’aquitter de sa promesse : mais un poinct la travailloit, sçavoir, qu’elle estoit femme d’un Tabaiare, lequel avoit deux autres femmes, par ainsi elle ne pouvoit vivre au mariage requis par les loix du Christianisme. Nous remediasmes à cela, suivant le conseil de sainct Paul. Si qua mulier fidelis habet virum infidelem & hic consentit habitare cum illa, non dimittat virum &c. quod si infidelis discedit, discedat : C’est à dire : Si quelque femme fidele est mariee à un homme infidele, & qu’iceluy consente d’habiter avec elle, qu’elle ne le quitte &c. Que si l’homme 244fol. 259.infidele la quitte, qu’elle le quitte aussi : par ainsi nous fismes dire à son mary, que s’il vouloit retenir ceste sienne femme faicte Chrestienne pour unique, en se retirant des autres, qu’elle ne le quitteroit point : mais s’il vouloit la retenir comme auparavant en forme de concubine, que nous & les Grands des François luy permettions de le laisser, estant chose incompatible avec le Christianisme. Le mary eut en cecy de la repugnance, neantmoins il s’y accorda à la fin, & ainsi ceste femme fut faicte bonne Chrestienne, demeurant seule femme avec luy.

Nous en faisions autant aux petits enfans qui s’en alloient mourir, nous gardions cest ordre, que nous prenions le consentement des peres & meres avant que de les baptiser, bien que nous n’eussions pas manqué de les baptiser, si nous les eussions veuz proches de la mort : mais pour ce que nous estions asseurez en general de la bonne volonté de tous les Sauvages, à presenter leurs enfans pour estre verso.baptisez, nous leur rendions ce devoir, pour les attirer eux-mesme à se convertir. De rapporter icy quelques exemples, je ne le trouve à propos, d’autant que je ne veux rien escrire qui n’apporte avec soy quelque chose extraordinaire.

fol. 260.

Du Baptesme de plusieurs adults, specialement d’un nommé Martin.

Chap. III.

Auparavant que je touche ceste matiere, je trouve qu’il est necessaire d’advertir le Lecteur, qu’il trouvera en la fin du livre du R. P. Claude quelque chose de ceste histoire & de la suivante, le tout extrait 245d’une de mes lettres que j’envoiay de Maragnan, à mes Superieurs : Et d’autant que je n’ay faict qu’effleurer ces histoires, il est besoing que je les descrive tout au long.

Ces Sacrees eaux du Baptesme ne croupirent point dans l’Isle, ains traversant les mers par un verso.cours fort & impetueux sans se mesler, passerent és terres fermes de Tapouitapere & Comma, lesquels par leur doux bruict recueillerent les esprits de ceux que Dieu avoit choisi pour luy & par la suavité de leur goust les attirent à en rechercher la source. Merveille qui ne peut estre descrite comme elle merite, que la vivacité de ces eaux surmonta sans aucune comparaison, l’activité du vif argent, à reconcilier à soy toutes les mailles de l’Or esparses çà & là. Je veux dire les ames inspirees de Dieu, en ces terres de Tapouitapere & Comma pour venir voir à Maragnan, où le salut de ces pays avoit pris son fondement.

Qui pourroit escrire le grand nombre des personnes qui nous venoient visiter, pour apprendre quelque chose des mysteres de nostre Foy ? certes cela ne se peut dire, neantmoins pour contenter l’esprit du Lecteur & donner quelque arrest à sa pensee, je diray, qu’il n’estoit jour, auquel je ne receusse fol. 261.des nouveaux visiteurs : & tel jour se passoit qu’il me falloit satisfaire à plus de cent ou six vingt personnes : & c’estoit la cause pour laquelle je ne pouvois pas aysement abandonner le Fort, & donner la pasture aux autres vilages de l’Isle que j’avois pour ma portion.

Plusieurs de ces Sauvages d’aages divers, se presenterent pour recevoir le Baptesme, mais je me rendois un peu pesant & difficile à le donner, sinon à ceux que je connoissois par quelque acte extraordinaire m’estre envoiés de Dieu, & que sa volonté fust, que nous le baptisassions. La raison pour quoy nous faisions cette difficulté, je l’ay dit cy devant, sçavoir 246est, que nous estions en doute du secours & craignions, qu’apres avoir donné le Baptesme à tous ceux qui le demandoient, que les laissans faute de Coadjuteurs, ils ne tombassent en pire estat que nous ne les avions trouvé. Nous ne laissions pourtant de les nourrir en esperance & de les entretenir tousjours à la connoissance & amour du Souverain jusques à la venuë verso.des nouveaux Peres, qu’ils trouveront tous prests d’executer leur volonté.

Or entre ceux qui furent touchez vivement du sainct Esprit, & que pour cet effect nous receumes au Baptesme, fut un Indien de Tapouytapere Principal dans un village de cette Province jadis appellé Marentin, lequel avoit tousjours esté grand amy des François homme de bon naturel, fort modeste, peu parlant, les yeux arrestez, & souvent inclinez vers la terre, avoit esté autrefois entre les siens tenu pour un des asseurez barbiers ou sorciers, & chacun se trouvoit bien d’estre souflé de luy en ses maladies. Il m’a conté & à beaucoup d’autres depuis qu’il est Chrestien, que lors qu’il exerçoit les barberies, il estoit visité de plusieurs esprits folets, lesquels voloient devant luy, quand il alloit au bois, & changoient de diverses couleurs, & ne luy faisoient aucun mal, ains se rendoient privez avec luy : toutefois il estoit en doute & en crainte, s’il estoient bons ou mauvais esprits : Car telle est leur croyance, comme nous dirons cy apres, qu’il y a des bons & mauvais fol. 262.esprits. Il avoit trois femmes, avant qu’il fut Chrestien, selon la coustume.

Il arriva donc, que sans y penser, il vint avec plusieurs Sauvages, ses semblables, de Tapouytapere, en l’Isle de Maragnan pour nous voir, & les ceremonies avec lesquels nous servions le Toupan. Estant venu au Fort S. Louys il vit le matin du jour suivant (qui estoit un Dimanche) que les François estoient vestus de leurs beaux habits, suivoient leurs Chefs pour se rendre en nostre loge de S. François, à fin 247d’y entendre la Messe : & de plus ils voyoient un grand nombre de Sauvages marcher apres les François : ce qui l’emeut à suivre la Compagnie, specialement à cause du desir & de l’intention qu’il avoit, il y a ja longtemps, conceuë de s’approcher de nous.

La Chapelle de S. François fut aussi-tost remplie tant des François que des Sauvages Chrestiens & non Chrestiens, lesquels avoient tous une devotion speciale, de recevoir sur eux quelque goutte d’Eau beniste. Ce Marentin voyant la presse, gaigna le mieux verso.qu’il peut le coing de derriere la porte, & monta sur le banc là dressé, pour voir à son aise, tout ce que je ferois : Si tost que je fus arrivé sur les marches de l’Autel, je me tournay vers l’Assistance pour la saluër, & m’aperceu de ce Sauvage, lequel ayant regardé, me laissa je ne sçay quoy en l’esprit de l’esperance de son salut.

Il raconta depuis, & en voulut estre informé, comme il avoit pris garde à tous les gestes que j’avois faicts en la celebration de ce haut & profond mystere de la Messe, à sçavoir, comment, & pourquoy je me revestois d’une Aube blanche, me ceignois d’une ceinture, mettais le Manipule en mon bras & l’Estolle en mon col : Je m’aprochois à la droite de l’Autel, où m’estois presenté un vaisseau plein d’eau, & du sel, sur lesquels je prononçois des paroles, en faisant plusieurs signes de Croix : toute l’assistance des François levée de bout, laquelle me respondoit en chantant, & qu’ayant fait cecy, tenant en main une branche de palme, je la trempois dans ce vaisseau, fol. 263.jettant sur l’Autel des gouttes d’eau, puis sur moy, & que me levant de là, j’allois asperger les François, commençant aux Chefs jusques aux derniers qui estoient à la porte de l’Eglise : où les autres Sauvages non Chrestiens s’approchoient pour en recevoir quelque goutte, estimans que celà leur servoit contre Geropary : Luy mesme descendit de dessus le banc 248& fendit la presse pour recevoir aussi sur luy quelque goutte d’Eau beniste : ce qui luy arriva.

Il n’eut pas si tost cette goutte de rosee celeste tombee sur luy, que les mouches cantarides pleines de poison & de venin ne fuissent de dessus les fleurs de son ame à demy espanoüies, & les Abeilles industrieuses des divines inspirations ne survinssent pour y concréer le doux miel de la grace prevenante au Christianisme : Car estant retourné en son petit coing, derriere tous les autres, il s’acroupit & s’endormit, & pendant ce sommeil il veit les Cieux ouverts, & monter dans iceluy une grande quantité de gens vestus de blanc, & apres eux, beaucoup de Tapinambos verso.à mesure qu’ils estoient baptisez de nous. Il luy fut dit en cette vision, que ces gens vestus de blanc estoient les Caraybes, c’est à dire, François ou Chrestiens[149], lesquels avoient eu la connoissance de Dieu, & le Baptesme de toute antiquité : Et quand aux Sauvages qui marchoient apres lavez par nous, c’estoient ceux qui croioient en Dieu & à nos paroles, & recevoient le Baptesme de nostre main : Estant revenu de son extase, il ne dit mot, mais demeura extremement pensif & melancholique, & tel s’embarqua & retourna chez luy.

Il n’est pas sitost arrive en sa loge, qu’il est mesconnu de ses gens, qui luy demandoient ce qu’il avoit, & quelle disgrace il avoit receuë des François à Yuiret : mais sans rien respondre, il remplissoit de jour en autre son cœur de tristesse, & se rendoit fuitif de la compagnie de ses semblables, se promenant seul dans ses jardins & dans ses bois : où il fut assailly de rechef de ces esprits folets, puis tomba en une grosse maladie qui l’acheminoit à la mort, fol. 264.tousjours affligé de la Vision qu’il avoit eu à Yuiret, & de celle des dits esprits. En fin il ouyt une voix interieure qui luy dit, que s’il vouloit estre delivré de cette affliction & maladie, & de plus d’aller avec Dieu au Ciel, il falloit avant que de mourir, qu’il 249fust lavé de cette Eau tombée sur luy pendant qu’il estoit en la maison de Toupan à Yuiret.

Il obeit à cette voix, & de grand matin il appella un sien frere luy donnant charge d’aller incontinent vers nous, & nous supplier par l’entremise du Grand des François, qu’il pria à cet effet, que nous luy envoyassions de l’Eau du Toupan dans une plotte de coton mise en un Caramémo[150], de peur qu’il ne s’en perdit quelque goutte, à ce que luy estant portée, il la fist pressurer sur sa teste pour en estre lavé & aller au Ciel. Ce sien parent fit ce qui luy estoit enjoint, faisant sa harangue au Sieur de Pesieux bon Catholique, lequel en fut tout estonné, non seulement luy, mais aussi le sieur de la Ravardiere & autres de la Religion pretenduë : Le Sieur de Pesieux m’amena cet homme, & avec luy le Truchement Migan pour me declarer le suject de sa venuë, qui verso.me rendit tout esmerveillé de voir une si grande foy accompagnee de crainte, respect & humilité en un Sauvage. Je voulus aussitost y aller, mais on ne me le conseilla point, à cause, comme j’ay dit, que tous les jours les Sauvages me venoient trouver de diverses parts : J’y pouvois encore moins envoyer le Reverend Pere Arsene ; car il avoit assez d’affaires pour lors, où il estoit : Partant nous conclusmes d’y envoyer un François propre & capable d’assister ce malade en ce qui concernoit son salut, & le baptiser sans ceremonie au cas qu’il le veist proche de la mort.

Ce François arrivé avec le frere de Marentin en sa loge, luy feit entendre comme je ne pouvois quitter l’Isle ny le Fort sainct Louys à cause de la multitude des Sauvages qui me venoient trouver de tous costez, mais que je l’avois envoyé en ma place, à fin de le baptiser, avant que de mourir, si tant estoit qu’il fut si malade qu’il ne peut venir jusques fol. 265.en l’Isle, pour estre baptisé de nos mains. Ayant entendu cecy il se remplit de ferveur & d’ardeur ; 250Puis que la chose va ainsi, dict-il, je ne permettray point qu’un Caraibe me lave : mais je veux estre baptisé de la main des Païs, & ne manqua pas, (tout malade & foible qu’il estoit, & tant, qu’il ne se pouvoit soustenir qu’à grand’peine) de se lever le lendemain, de s’embarquer & venir au Fort me trouver, lequel m’exposant le grand desir qu’il avoit d’estre fils de Dieu & estre lavé, me raconta par le Truchement, les visions que j’ay mis cy-dessus. Je luy fis responce qu’il falloit donc qu’il apprist la doctrine Chrestienne le plustost qu’il pourroit, & renonçast à la pluralité des femmes, se contentant d’une seule. C’estoient les deux choses que nous demandions aux adults qui requeroient le Baptesme, entre les autres.

Il me repliqua, que pour la pluralité des femmes, c’estoit chose qu’il n’avoit jamais gueres approuvee, & qu’il estoit plus que raisonnable qu’un homme verso.n’eust qu’une femme, mais que pour le bien de son mesnage, il en avoit besoing de plusieurs. Je luy dy là dessus qu’il pouvoit avoir plusieurs femmes en qualité de servantes, mais non en qualité de femmes. A quoy il s’accorda facilement, & armé d’un grand courage d’apprendre la doctrine Chrestienne il la sceut en peu de jours : lors il desira de moy avant que d’estre baptisé, que je l’instruisisse des ceremonies qu’il avoit si attentivement contemplees le 1. jour qu’il fut touché de l’esprit de Dieu.

Je luy dis que le Toupan estoit un grand Seigneur, lequel encore qu’on ne le vist point, ne laissoit d’estre present devant nous, & partant qu’il falloit le servir avec une profonde reverence, & avec des ornemens & habits tous differens de l’ordinaire. Que le premier vestement blanc qu’il me vit prendre nous signifioit trois choses : Premierement, l’innocence & la pureté avec laquelle nous devons paraistre devant luy : Secondement, le vestement de son humanité, prise du sang d’une vierge, soubs lequel il avoit conversé avec les hommes ; Troisiesmement, que c’estoit pour 251nous representer la robe de mocquerie qu’il receut de fol. 266.ses ennemis, quand il voulut souffrir pour nous, leur permettant d’exercer sur luy ce qu’ils voulurent, non qu’il ne les eust bien empesché s’il eust voulu. Que la ceinture de laquelle je m’estois ceint, & ces bandes de drap de soye que j’avois mis en mon bras & en mon col, nous representoient les ornemens que nous devons donner à nostre ame à ce qu’elle soit agreable à Dieu, à sçavoir, par la ceinture la continence des femmes, par la bande sur le bras, que nous devons bien faire au prochain, & la bande sur le col, où l’on a coustume de porter les Colliers & Carquans marque d’amour, c’estoit la perseverance en nostre profession : qu’aussi cette ceinture & ces bandes nous representoient les cordes avec lesquelles le Sauveur avoit esté lié.

Cet autre vestement de soye que je mettois par dessus tout, c’estoit le zele ou salut des ames, lequel nous tous devions procurer, estans obligez de ne pas nous contenter d’aller au Ciel, mais faire ce que nous pourrons afin que nos semblables nous y accompagnent. Joint aussi que cela signifie le second verso.vestement de risee qui fut donné à nostre Seigneur en sa Passion. Quant à l’eau & au sel, sur lesquels il me vit prononcer les paroles, c’estoit que je donnois puissance à l’eau de la part de Dieu, de chasser le Diable du lieu où elle seroit jettee, & des personnes sur lesquelles elle tomboit : & par ainsi que l’aspergement ou arrousement que j’en faisois avec la Palme, sur les François, c’estoit pour chasser les Diables d’autour d’eux. Et quant à ce qu’ils chantoient, pendant que j’aspergeois, c’estoit une priere qu’ils faisoient à Dieu, d’estre nettoyez interieurement de leurs pechez.

Ayant esté parfaictement instruict de toutes ces choses, nous arrestames qu’il seroit bon, & à propos de le baptiser, au jour & feste de la Tres-saincte Trinité : Il choisit pour son Parrin le Sieur de Pesieux, 252& le jour escheu, on le fist vestir d’une toille de coton tres-blanche, pour garder la convenance au Sacrement qu’il devoit recevoir : c’est l’innocence & fol. 267.candeur Baptismale conferée soubs l’invocation des trois Personnes de la Saincte Trinité. Un grand nombre de Sauvages, principalement de Tapouitapere, se trouverent à son Baptesme, chose qui les excita & incita merveilleusement, voyans cet homme, leur semblable, respecté entr’eux, tant pour ses barberies anciennes, que pour l’authorité & aage qu’il avoit, recevoir comme un petit enfant, le lavement de Jesus-Christ sur son chef.

Voyant une si belle occasion de profiter, je fis fendre la presse entre les François, pour faire approcher les Premiers & Principaux des Sauvages là presens, ausquels je fis faire cette harangue par le Truchement. Vous voyez, mes amis, journellement devant vos yeux en vostre terre que les oyseaux s’entre-suivent, & où les premiers dressent leur vol, là toute la trouppe se met en suitte : vous sçavez bien que les Sangliers marchent en grande quantité de compagnie, sans qu’aucun d’iceux se fourvoye des traces des premiers : vous experimentez que les Paratins, c’est-à-dire, les Poissons nommez Mulets, vont verso.dans la mer en grosse trouppe suivants leurs conducteurs, tellement que les premiers s’eslançans de l’eau à la rencontre de vos Canots quand vous allez à la pesche, les autres les invitent, lesquels tombans dans vos Canots, vous en prenez grande quantité. Qui fait cela ? C’est l’exemple des semblables. La Nature ayant vivement inseré dans toutes creatures vivantes & cognoissantes une attraction des choses semblables en espece les unes apres les autres. Regardez maintenant cet homme qui est de vos semblables, & des premiers d’entre vous, lequel se faict enfant de Dieu. Je sçay bien que vous estes portez à nous donner vos enfans, mais quelques uns d’entre vous ont opinion, qu’ils ne sont pas capables de recevoir 253le Baptesme pour estre trop vieux : c’est une tromperie en vous, car Dieu n’est acceptateur de personne, vous estes aussi propres d’estre baptisez, & d’aller au Ciel, comme vos enfans : voicy cet homme que je vay baptiser devant nous, à la charge, comme il m’a promis, d’enseigner ceux qui voudront l’escouter : Ouvrez les oreilles pour entendre ce qu’il va reciter.

fol. 268.Cela dit, je le fis mettre à genoux sur les marches de l’Autel, & reciter haut & clair en sa langue, les mains jointes, la Doctrine Chrestienne, laquelle nous mettrons cy-apres en son lieu : puis je commençay les ceremonies de son Baptesme à la veuë des autres Sauvages qui contemploient le tout fort attentivement, & ayant parachevé & admis le nom imposé par son Parrin de Martin François, à cause de la convenance qu’il y avoit entre son ancien nom Marentin, à Martin, pour faire que ceste sienne conversion fust mieux recogneuë, de tous les Sauvages, qui le cognoissoient par ce nom de Marentin : Apres, dis-je, que tout cela fut faict, je le fis asseoir aupres de son Parrin, & commençay la Messe, laquelle il escouta fort devotieusement, ayant tousjours les mains jointes, & venu à l’eslevation du Sainct Sacrement, il se mist à genoux comme les autres, recitant à part soy l’Oraison Dominicale & sa croyance, tandis qu’il vit que les autres François demeurerent verso.à genoux.

Quelques jours apres il voulut s’en retourner en son village, ayant obtenu la santé du corps & de l’ame, & prenant congé de nos Messieurs & de moy, nous luy donnasmes des Chappelets, des Images, des Agnus Dei & des noms de Jesus : Nous luy recommandasmes sur tout, qu’apres qu’il auroit servi Dieu, il se ressouvint de prier la Vierge Marie Mere de Jesus-Christ, disant autant d’Ave Maria en sa langue, qu’il y avoit de grains en ce Chappelet, & que venu aux gros grains il dist l’Oraison Dominicale en sa mesme langue : Il prit une grande devotion à cette 254Saincte Mere de Dieu, tellement qu’il portoit son Chappelet à son col, qu’il baisoit souvent, & quand il vouloit prier Dieu, il le tiroit, & faisoit ce que nous luy avions appris.

Avant que de partir il me dit qu’il n’avoit qu’un fils qu’il m’ameneroit à son retour, afin que je le visse, & que quand il l’auroit entierement instruit en la Doctrine Chrestienne, je le baptiserois, & le fol. 269.donneroit aux Peres desormais pour demeurer tousjours avec eux. Il nous promit semblablement qu’il esliroit une de ses trois femmes, specialement celle qui estoit mere de cet enfant, si tant estoit qu’elle voulust se faire Chrestienne comme luy : pour les deux autres, qu’il les retiendroit comme servantes : Il s’est fort bien aquitté de ces promesses, par ainsi il s’embarqua, & s’en alla à Tapouitapere chez luy en son village.

verso.

Des Grands fruicts que fit cet homme Chrestien en l’instruction & conversion de ses semblables.

Chap. IV.

Il n’y a rien plus fuyart & plus difficile à rendre domestique que la Panthere : c’est bien davantage, elle est de son naturel fort furieuse vers les animaux des forests qu’elle tranche & met en pieces à la premiere rencontre : toutesfois au renouveau, quand elle se sent emprainte & chargee de petits, elle se rend plus favorable, jettant des bonnes odeurs par les Pores de son corps, & muant sa voix de cruelle fol. 270.qu’elle estoit, en doux appels des autres animaux 255à suire son odeur & jouyr de sa societé : ce qu’ils font.

La Nation des Tapinambos estoit une vraye Panthere, cruelle sur tout autre Peuple, ainsi que leur coustume de faire le tesmoigne assez, mangeans leurs ennemis : mais aussitost que le renouveau de la grace a paru sur leur terre, ils ont changé leur cruauté en douceur, leurs discours damnables en discours salutaires, les puantes odeurs procedantes de leur Boucan, en bonnes odeurs, s’attirans les uns les autre à l’odeur de Jesus-Christ, rejallissante au dehors par les pores ouverts d’un amour vers le prochain, à luy vouloir le mesme bien qu’ils ont receu, à ce provoquez par la conception spirituelle faicte des graces de Dieu au fond de leur Ame, selon ce qu’il dit aux Cantiques. I. Oleum effusum nomen tuum, ideò adolescentulæ dilexerunt te nimis : Et peu apres, Trahe me post te, curremus in odorem unguentorum tuorum : Ton nom, ô Sauveur du Monde, & la cognoissance d’iceluy est un baume respandu, à la force & odeur duquel les jeunes Ames se sont esprises de ton amour, & tost se sont mises à la verso.poursuite de son acquisition.

Martin François, entre les autres Sauvages, mit en pratique ceste doctrine : car il ne fut pas si tost arrivé dans son village, qu’il se mit à haranguer ses voisins, & de là donna dans les autres villages de la Province de Tapouïtapere, où il discouroit des grandeurs de Dieu, & des graces à luy faites. Il remettoit aussi devant les yeux des Sauvages ses compatriottes, le grand mal-heur de leurs Ancestres, qui estoient tous peris avec Giropary, & le bon-heur qui se presentoit à eux s’ils vouloient le recevoir, d’estre baptisez & faicts enfans de Dieu.

Ces harangues ne furent sans effect, ains plusieurs le venoient trouver pour boire à la fontaine de Salut, succer le laict de la poictrine de Jesus-Christ à son imitation & exemple, comme on raconte 256de la Licorne, laquelle cherchant les eaux elognees de venin, par hasard, est transpercee jusqu’au cœur de la suavité du chant d’une jeune Pacelle[151] couchee là aupres soubs les rameaux verdoyans fol. 271.des arbres de la forest, playe qui delivre cet animal de sa furie naturelle, & l’approche à la poictrine de celle qui l’a blessee : Licorne non ingratte ny avare du bien receu, ains transportee du desir d’en faire part à ses semblables, lesquelles elle va chercher dans le profond des bois, & les invite par toutes sortes de gestes à la suivre, & se rendre participantes du bon-heur qu’elle a receu. Personne ne doute que la jeune Pucelle nous represente l’Espouse de Jesus-Christ la saincte Eglise, son chant harmonieux la predication de l’Evangile, sa poictrine où les bestes mesmes sont bien receuës, la misericorde Divine mise en son pouvoir, les eaux sans venin les Saincts Sacrements, la Licorne farouche les infidelles : la premiere frappee suivie des autres, l’un d’iceux converty parfaictement, qui par ses discours & ses exemples attire apres soy les autres, & tel fut Martin François.

Il ne se passa pas six mois, qu’on ne vit de grands effects : car ayant converty & instruict plusieurs des habitans de Tapouïtapere de toute sorte verso.d’aage, il nous envoya les plus hastez & les mieux instruicts au fort S. Louys pour estre baptisez, ausquels apres les avoir retenus quelque temps pour considerer leur ferveur, je ne peux refuser le baptesme : cependant le nombre des Catecumenes s’augmentoit de jour en jour en Tapouïtapere, si bien qu’il fallut que le R. P. Arsene y allast pour en baptiser un grand nombre que l’on ne pouvoit refuser, tant pour le desir qu’ils monstroient en avoir, que pour sçavoir parfaictement ce que doit sçavoir le Chrestien.

Martin avoit basty une chappelle & une loge tout aupres, au milieu de son village avec l’ayde des autres Chrestiens & des Sauvages de son village : 257Le Pere benit la Chappelle, & prit possession de la loge, où il estoit visité & nourry tant qu’il fut là, par les Chrestiens & Sauvages. Apres qu’il eut baptisé ceux qu’il trouva propres, il alla voir quelques villages de la Province, specialement leur souverain Principal, & fut le bien venu par tout, recognoissant en ces peuples un desir general d’estre Chrestiens, & d’avoir en tous leurs villages des Peres.

Le bon homme Martin François obtint un nom fol. 272.honorable qui luy fut imposé par les habitans de Tapouïtapere, à cause du labeur & de la peine qu’il luy voyoient prendre autour d’eux, pour les faire Chrestiens, & pour ce aussi qu’il estoit le premier Chrestien de leur terre, & sçavoient bien que nous l’aymions : Ce nom fut de Paï-miry, le petit Pere, ou le Vicaire des Peres. Et à la verité il meritoit bien ce nom : car depuis qu’il fut Chrestien, l’on n’a jamais remarqué en luy aucune trace de vieil homme, c’est à dire, des coustumes mauvaises que les Sauvages observent. Il estoit grave, modeste & peu parlant, & rarement pouvoit-il estre incité à rire : Il s’abstenoit de tout ce qui luy sembloit contrarier à la profession du Christianisme.

Tel estoit le Formulaire de vie qu’il gardoit & faisoit garder à tous les autres Chrestiens comme le plus ancien. I. Ils convenoient tous ensemble soir & matin, en la Chappelle : lors un d’entre eux, se levoit debout, les autres demeurans à genoux, puis hautement, il disoit en sa langue, Au nom du Pere, verso.du Fils & du sainct Esprit, & se marquoit le front du signe de la Croix, les yeux, la bouche, & la poitrine, ce que faisoient pareillement tous les autres, puis joignant les mains, les yeux vers l’Autel, il recitoit posement & distinctement l’Oraison Dominicale, le Symbole des Apostres ; les Commandemens de Dieu, & ceux de l’Eglise. Cela finy, s’il y avoit quelque avertissement à donner on le disoit, puis chacun s’en alloit à sa besogne.

2582. Ils vivoient en commun, lors qu’ils se trouvoient ensemble, apportans leurs pesches & chasses, pour estre également parties entr’eux, & auparavant que de manger le plus ancien d’entr’eux disoit en sa langue le Benedicite, faisant le signe de la Croix, sur soy & sur les viandes presentes, tous ostoient leur chappeau, & faisoient le signe de la Croix sur eux, lors que celuy qui benissoit la faisoit, & pas un ne touchoit aux viandes, qu’elles ne fussent benistes. En mangeant ils ne contoient chose de risee ou mauvaise comme ont coustume de faire les Tapinambos, mais le plus ancien recitoit quelque chose de Dieu, & de la Religion.

fol. 273.3. Ils n’alloient aucunement aux Caouïns & assemblees, selon la coustume des Tapinambos : c’estoit un des points principaux que Martin François gravoit dans le cœur de ceux qu’il convertissoit, a sçavoir, que les Caouïns estoient inventez par Giropary, pour semer discorde entre ces Barbares, & pour provoquer ceux qui s’y trouvoient à toute sorte de mal, qu’il estoit impossible que ceux qui aymoient les Caouïns aymassent Dieu, c’est pourquoy, disoit-il, quand je m’apperçoy que quelques-uns de mes semblables se retirent des Caouïnages, je prens augure qu’ils seront bien tost Chrestiens, & je les vay trouver : mais ceux que je voy aymer ce sabat, je n’ay courage de m’adresser à eux. Ce qu’il dit est veritable, car c’est un spectacle assez hideux de voir ces gens en telles assemblees, & semble plustost un sabat de Sorciers, qu’une assemblee d’hommes. Je m’y suis trouvé une seule fois seulement pour en sçavoir parler, & jamais depuis je n’y voulu retourner. Je voyois d’un costé les uns couchez dans leur lict, vomissans à grande force les autres faisans des demarches, ayant perdu verso.le jugement à cause du vin, d’autres qui huoient, d’autres qui faisoient mille grimaces, d’autres qui dansoient au son du Maraca, d’autres qui chantoient avec confusion de voix & de ton, d’autres qui beuvoient de grand courage, & petunoient pour se rendre 259bien tost yvres, & le pis que je trouvois en cela, c’estoit que les filles & les femmes y estoient pesle-mesle, me persuadant qu’il est bien difficile que Bacchus soit sans Venus : Et à la mienne volonté que les François facent en ce point, ce que les Portugais ont faict, qu’ils deffendent aux Sauvages tous ces Caouïnages : les Portugais ont recogneu depuis le temps qu’ils sont habituez aux Indes, qu’un des plus grands empeschemens de venir au Christianisme, ce sont ces assemblees diaboliques, desquelles aussi procedent presque toutes les discordes & vilennies qui sont entre ces Sauvages.

4. Ces nouveaux Chrestiens vont vestus le mieux qu’ils peuvent, & marchent de compagnie ensemble, ne portans ny flesches, ny arcs, sinon lors qu’ils vont à la chasse, ou à la pesche, ains se contentent de porter un baston d’une sorte d’Ebene noire ou rouge, fol. 274.tellement qu’il est aisé de les distinguer d’avec les autres. Et quant ils vont par les villages de leur contree, s’il se trouve un Chrestien au village où ils abordent, ils se retirent chez luy, & se contentent de ce qu’il a faict provision, vivans sobrement, comme il est bien seant & convenable aux Chrestiens.

verso.

D’un indien condamné à la mort, lequel demanda le Baptesme, avant que de mourir.

Chap. V.

On n’estimeroit jamais, si l’experience n’en eust donné la cognoissance, que voyant simplement à l’exterieur la coque d’une huistre marine broüillee & soüillee de vase & de bourbe, il y eut au dedans 260une perle si precieuse, laquelle merite bien d’estre logee aux Cabinets des Princes. Qui pourroit croire qu’un Sauvage abysmé en toute iniquité, impureté & immondicité, telle que je n’oserois l’avoir icy recitee, que mesme je croy, que le Diable autheur de ces fol. 275.ordures, en ait honte, n’estoit l’inimitié & superbe contre le Souverain qui le pousse à cela. Qui pourroit dis-je, croire qu’un tel par une divine Providence, eust esté choisi pour le Royaume des Cieux, & tiré de ces abysmes infernales, pour recevoir (à sa mort justement meritee par ses turpitudes) le sacré Baptesme, pour le laver de toutes ses soüillures, & luy rendre le Paradis ouvert, & facile d’entree.

Ce fut un pauvre Indien brutal, plus cheval qu’homme, fuiant par les forests, à cause du bruict qu’il avoit eu, que les François le cherchoient luy & ses semblables pour les faire mourir, & purger la terre de telles ordures à la face du sainct Evangile, & à la candeur de la pureté & netteté de la Religion Catholique, Apostolique & Romaine : Pris qu’il est, on le garrotte & seurement on l’amene au Fort sainct Louys, où on luy mit les fers aux pieds : on luy donne bonne garde jusqu’à tant que quelques Principaux de ces contrees fussent venus pour assister à son procez, sa sentence & sa mort, ce qu’ils firent. Le prisonnier n’attendit pas qu’on verso.luy commençast son procez, pour se donner à luy-mesme sa sentence : car il dit devant tous, Je suis mort, & l’ay bien merité : mais je voudrois que ceux qui ont peché avec moy, en receussent autant.

Son procez faict, & sa sentence luy estant signifiee, on eut soin de son Ame, en luy remonstrant que s’il vouloit recevoir le Baptesme, nonobstant sa mauvaise vie passee, il iroit droict au Ciel, à l’instant que son Ame sortiroit de son Corps. Il creut cecy, & demanda lors d’estre baptisé. Le Sieur de Pesieux pour cet effet me vint trouver en nostre loge de sainct François de Maragnan, & ayant pris conseil 261ensemble, s’il estoit expedient que moy-mesme luy donnasse le Baptesme, nous trouvasmes que non, pour les raisons suivantes : à sçavoir, que les Sauvages avoient ceste croyance de nous autres pays, que nous estions gens de misericorde, & que nous nous employons volontiers vers les Grands, pour obtenir la vie de ceux qui estoient condamnez à la mort. D’avantage que les Grands nous aymoient, & ne nous refusoient chose aucune. De plus que nous preschions que Dieu ne vouloit point la mort, mais la vie du pecheur, & que nous estions venus pour cet effect, fol. 276.afin de leur donner ceste vie, tellement que si je l’eusse baptisé publiquement, avant que de mourir, j’eusse infailliblement donné plusieurs fantaisies à ces esprits encore tendres & incapables, sur la bonne opinion qu’ils avoient de nous : chose qui eust beaucoup prejudicié pour venir au but de nos intentions : joint que j’eusse donné matiere de murmure aux Sauvages, qui eussent peu dire cecy : Si les Peres ayment la vie, pourquoy laissent-ils aller cettuy-cy qui est Chrestien à la mort ? S’ils ayment tant les Chrestiens, pourquoy n’ayment-ils cettuy-cy ? Si les Grands ne leur refusent rien, pourquoy ne le leur ont-ils demandé ? Somme, tant pour ces raisons que pour autres que je laisse, nous trouvasmes qu’il estoit non seulement expedient, mais tres-necessaire, que je ne le baptisasse point. Par ainsi je priay le dict Sieur, qu’apres l’avoir bien faict instruire par les Truchemens, il luy conferast, peu auparavant que d’aller au supplice, le Baptesme sans les ceremonies de l’Eglise : ce qu’il accepta & fit pareillement.

verso.Il receut donc d’un visage serain & sans tristesse, en la presence des Principaux Sauvages le Baptesme, apres lequel, un de ces Principaux (nommé Karouatapiran, c’est à dire le Chardon Rouge, duquel nous parlerons une autre fois) luy fit cette harangue : Tu as grande occasion maintenant de te consoler, & non de t’affliger, veu qu’à present tu es enfant de Dieu 262par le Baptesme que tu viens de recevoir de la main de Tatou-ouassou, (qui est le nom du Sieur de Pesieux, en leur langue) lequel a eu permission des Peres de ce faire. Tu meurs pour tes fautes & approuvons ta mort, moy mesme je veux mettre le feu au Canon, afin que les François sçachent & voyent que nous detestons les ordures que tu as commises : mais regarde la bonté de Dieu, & des Peres envers toy, qui ont chassé Giropari d’auprés de toy par le moyen de ton Baptesme, en sorte qu’incontinent que ton ame sortira de ton corps, elle ira droict au Ciel pour voir le Toupan, & vivre avec les Caraïbes qui sont fol. 277.autour de luy : quand le Toupan r’envoyera un chacun prendre son corps, si tu aymes mieux porter les cheveux longs & avoir un corps de femme au Ciel, que celuy d’un homme, tu prieras le Toupan qu’il te face un corps de femme, & tu resusciteras femme, & là haut au Ciel, tu seras mis au costé des femmes, & non au costé des hommes.

Vous excuserez ce pauvre Sauvage non encore Chrestien ny Catecumene touchant le poinct de la Resurrection. Il nous avoit entendus enseigner que tous les hommes resusciteront un jour, chaque ame retournant du lieu, où elle est jusqu’au jour du jugement, pour prendre son corps, luy il adjouste du sien ce qu’il pense estre indifferent à la resurrection, qu’une ame reçoive un corps masle ou femelle, en quoy il se trompoit, & on ne laissa pas passer cela, sans l’informer mieux & le patient aussi : mais j’ay bien voulu mettre le tout simplement comme il le dit, afin que le Lecteur recognoisse combien fidelement je rapporte les choses comme elles sont passees, ainsi que desja verso.l’ay adverty, & advertis derechef pour les harangues que j’ay à mettre cy apres.

Ce pauvre condamné receut ses consolations de bon cœur & avant que marcher au supplice, il dist à toute la compagnie : Je m’en vay mourir & vous perdray de veuë, je n’ay plus peur de Giropari, puis 263que je suis enfant de Dieu : je n’ay que faire de marchandise, ny de feu, ny de farine, ny d’eau, ny d’aucun ferrement pour faire mon voyage par delà les montagnes, où vous pensez que vos Peres dansent : mais donnez moy du Petun, à ce que je meure allegrement la parole ferme, & sans peur, qui m’estouffe l’estomach. On luy donna ce qu’il demandoit, comme on faict par deçà le pain & vin à ceux qui vont mourir par Justice : coustume qui n’est pas de ce temps, mais de toute antiquité, laquelle presentoit aux criminels le vin myrrhé, & l’hypocras pour provoquer le sommeil aux patiens. Cela faict on le mena au Canon, braqué sur la poincte du Fort Sainct Loüys, panchant dans la mer, & estant attaché par les reins à la gueule d’iceluy, le Chardon rouge mit le feu à l’amorce, en la presence de tous les Principaux fol. 278.assistans là & d’autres Sauvages, & devant les François : Aussitost la bale fendit le corps en deux, une partie tomba au pied de la roche, l’autre partie fut portee en la mer, qui n’a point esté veuë du depuis. Quant à son ame il est à croire que les Anges l’esleverent au Ciel, puis qu’il mourut à la sortie des eaux Baptismales : asseurance tres-infaillible de la salvation de ceux à qui Dieu faict cette grace, qui n’est pas petite ny commune, mais bien aussi rare que la vocation du bon Larron en la Croix, lequel ayant mené une vie débordee jusques à la potence où il estoit attaché, receut neantmoins cette promesse de Jesus Christ : Hodie mecum eris in Paradiso, Tu seras aujourd’huy avec moy en Paradis : Autant en pouvons nous dire de ce mal-heureux bien-heureux Indien, qui nous donne un beau subject d’admirer & adorer les jugemens de Dieu.

Karouatapyran Executeur de ce supplice, monstroit par ses gestes & paroles un grand contentement & obligation aux François d’avoir receu cet verso.honneur, & l’estimoit bien plus que l’honneur & la gloire que cette Nation abusee donne à ceux qui publiquement 264tuent les Prisonniers, qui est pourtant un des plus grands honneurs qu’on puisse recevoir entr’eux, & est une faveur non petite aux jeunes gens, quand ils sont esleus pour executer le prisonnier, & est comme l’entree de grandeur, pour estre un jour Principal : Par ainsi ce grand Karouatapiran, se loüa fort de ce sien fait, & s’en servoit de moyen à se faire craindre entre les siens, haranguant par tous les villages où il alloit ce qu’il avoit fait, adjoustant qu’il estoit frere des François, leur defenseur & exterminateur des meschants & des rebelles.

fol. 279.

Formulaire des Harangues que nous faisions aux Sauvages, quand ils nous venoient voir, pour les attirer à la cognoissance de nostre Dieu, & à l’obeissance de nostre Roy.

Chap. VI.

Le moyen par lequel jadis les Atheniens attirerent les peuples à la cognoissance de la Philosophie, & à l’obeissance d’une Republique, estoit representé par le simulachre de leur Palladium qu’ils feignoient estre apporté du Ciel & l’avoient colloqué au lieu plus eminent de leur ville. Telle estoit cette Idole de Pallas, vous la voyez armee de pied verso.en cap, & sortir de sa bouche des raiz de miel, qui tomboient sur ses auditeurs & spectateurs, lesquels s’endormoient de douceur. Les Druides enseignerent la mesme chose aux Gaulois, eslevans la statuë d’Hercule sur le Portail de leurs Temples, portant 265sur sa teste la hure de Lyon, & sur ses espaules la massuë de ses victoires, & de sa bouche sortoient des chenettes d’or qui alloient prendre par les oreilles, une multitude d’hommes & de femmes, jeunes & vieux, afin de les tirer apres soy. Voicy l’intention des Atheniens & des Gaulois, c’est qu’ils signifioient, que les hommes sont attirez par la douceur & par la raison à l’obeissance des loix divines & humaines, & se maintiennent en ceste obeissance par la protection des armes, que les Souverains portent à ce sujet, pour conserver leurs vassaux.

Le premier de ces deux nous appartenoit quand sa Majesté & nos Peres nous envoyerent par delà, pour amener à la cognoissance de Dieu ces pauvres ames barbares, lesquelles nous recogneusmes avant que nous mettre en besongne, desireuses de la douceur : fol. 280.Et par ainsi nous conclumes ensemble de regler nos paroles & nos façons de faire avec eux au niveau d’une parfaicte douceur, dont nous nous sommes bien trouvez.

J’avois apris ceste leçon du Cantique premier, qu’entre les ornemens que Jesus-Christ avoit donné à son Eglise, la debonnaireté & clemence envers les pecheurs & infideles tenoit un des premiers rangs, selon ces paroles : Murenulas aureas faciemus tibi vermiculatas argento : Nous te ferons des chenettes d’or torses comme petites lamproyes émaillees de fil d’argent en forme de petits vers, pour faire esclatter la beauté de l’or. Les Septante disent, Simulachra auri faciemus tibi, cum vermiculationibus argenti. Nous te ferons des petites Statuës d’or fin, émaillees de fil d’argent en figure de petit verds. Et Rabbi Jonathas adjouste que telles estoient les tables de Saphir, sur lesquelles les Commandements de Dieu estoient gravez : parce que la lumiere de la gloire du Donneur, rendoit le Saphir diaphane de couleur d’or & l’escriture gravee des doigts de Dieu tiree en ligne, rendoit l’émail en figure de petites Lamproyes ou verds 266verso.de terre. Qui ne diroit qu’il y eust de l’intelligence entre ces divines ceremonies, & celles des Atheniens & Gaulois, les unes & les autres nous signifians par les Statuës & les Chenettes d’or, la force & puissance qu’a la douceur, pour ranger les Ames plus barbares, à l’obeissance des Loix de Dieu : Et vrayement ce n’est pas sans raison, que Jesus-Christ ait émaillé les Chenetes d’or de son Espouse de la figure des vers de terre & des petites Lamproyes : puis que luy mesme s’est faict ver, pour attirer à soy les vers, & est venu en terre pour se conjoindre les vers de terre. Et comme les Lamproyes ne rejettent de soy les serpens, pour frayer avec elle, moyennant qu’ils vomissent leur venin : Aussi Jesus-Christ n’a point mesprisé les hommes, pauvres serpens, pourveu qu’ils se facent quites de leur venin. Que si le Maistre a faict cecy, que doivent faire les chetifs Disciples de sa Majesté ? Quiconque donc s’offre à servir son Dieu en la conversion de ces hommes Sauvages, fol. 281.il doit mouler ses paroles & actions sur la douceur que Jesus-Christ a pratiqué luy mesme en terre.

Tels estoient les articles de nos conferences avec les Sauvages. Le 1. Que nous taschions de leur faire concevoir vivement en leur cœur que nous estions leurs amis, & leurs fideles amis, voire plus que leurs Peres, Meres, ou autres Parens, en leur disant ces paroles & plusieurs autres, Pera-oussou pare Koroyco, Nous sommes vos amis, vos intimes. De ces paroles ils s’esjouissoient extremement & prenoient une grande confiance de converser avec nous : de sorte qu’ils nous estoient importuns, & ne nous donnoient aucun loysir, qu’ils ne fussent à nous regarder & considerer nos gestes. Je vous donneray des exemples de cecy.

Un jour de Pasques apres le service, auquel assisterent plusieurs Sauvages, tant de Tapouytapere que de l’Isle, je voulu me retirer pour penser à ce que je devois dire au Sermon d’apres disner & pour 267cet effect, je feis fermer les portes de nostre loge, à ce que personne n’y entrast ce peu de temps qu’il verso.y avoit jusques à l’heure de la Predication ; mais voicy que ces Sauvages impatiens d’entrer apres avoir faict deux ou trois fois le tour de la loge pour trouver passage, en fin ils arracherent quelques pieux par où ils passerent. Je leur monstray en mon visage quelque mescontentement de ce qu’ils avoient fait, & leur demanday pourquoy ils estoient si importuns ; Ils respondirent, par ce que nous avons envie de te voir & parler à toy librement, lors que les François ne sont point autour de toy, & sommes venus expres pour cette occasion ; Ainsi il me les falut entretenir sans avoir moyen de m’en defaire. Lors que je disois le service divin à part moy dans nostre Chapelle à porte close, on leur voyoit rompre la natte de la Guinée, de laquelle nous avions tapissé nostre Chapelle, pour voir ce que je faisois ainsi à genoux devant l’Autel ; & disoient l’un à l’autre tout bas Ygnéem Toupan, il parle à Dieu, & ne sortoient point de là que je n’eusse achevé.

Pour me delivrer de ces importunitez, je feis faire une closture tout autour de nostre loge & de la Chapelle de S. François bien forte & farcie de fol. 282.branches de Palme piquante qui ont des esguilles plus longues que le doigt, ce nonobstant ils ne laissoient de trouver moyen d’entrer & me venir trouver : En parlant de cecy, il me souvient du dire d’Antalcide, selon que Plutarque l’escrit au Traité des Apophtegmes Laconiques, que Qui veut gaigner les hommes en amitié, il faut qu’il ayt la langue ruisselante de miel, & la main pleine de fruicts, c’est-à-dire, qu’il faut qu’il use de douces paroles, & donne les services selon les paroles. Nous ne pouvions faire davantage vers ces Sauvages que de nous insinuër en leur amitié par douces paroles, & leur offrir la connoissance de Dieu, & les Sacremens de l’Eglise seuls fruicts de la Passion de Jesus-Christ.

268Ælian dit au liv. 14. de ses histoires diverses ; qu’Epaminondas eust esté bien fasché s’il fut sorty de son Palais en public, qu’il n’eust aquis & adjousté un nouvel amy au nombre de ses anciens amys. Il ne nous estoit besoin d’aller ny à deux cens ny à trois cens lieuës, pour aquerir des nouveaux amys à Jesus-Christ : verso.car ils venoient assez d’eux mesme vers nous pour cet effet. Gellius. 1. c. 3. rapporte que Pericles un des grands Areopages d’Athenes terminoit les amitiez des hommes jusques aux Autels des Dieux : mais de l’amitié divine entre Dieu & les hommes, fondee & enracinee sur les Autels il n’en a point parlé, par ce que tout Payen qu’il estoit, il ne pouvoit enfoncer la force & impetuosité d’un tel amour, qui ressemble à celuy du propre centre, où chaque creature est destinée de se porter & reposer ; Vous le voyez par les choses graves tendantes d’un poix naturel en bas, & au contraire par les legeres tendantes en haut. Le puissant Roy Darius receut en present d’un sien amy une belle pomme de grenade, laquelle coupant par la moitié il admira la beauté & le nombre de ses pepins, & dit à la compagnie, A la mienne volonté que j’eusse autant de Zopires (c’estoit son plus intime amy) qu’il y a de grains en cette pomme. Ce n’est pas une petite grace ny un petit privilege que Dieu a fait à cet ordre Seraphique de S. François que de luy avoir donné le couteau fol. 283.de la parole à fin d’ouvrir la pomme encore entiere & fermée des terres de Maragnan pour presenter à Jesus-Christ des millions d’Ames, non seulement pour luy estre reconciliees, mais aussi pour luy estre un jour fideles Espouses.

N’est-ce pas à ce sujet que Dieu inspira à Salomon au 4. liv. des Roys, chap. 29. de faire les chapitaux des Colonnes d’airain, avec un rest parsemé de pommes de grenade, signifiant par cela la mission de l’Evangile vers les nations infideles, le rest servant à prendre ces poissons fuiars, par une douce eloquence : 269& les pommes de grenade pour les lier & unir par amour avec Jesus-Christ, & le reste de ses fideles : & n’y ayant rien plus fort pour gaigner l’amour que le mesme amour : voilà pourquoy je conclus qu’il estoit totalement necessaire que nous fissions reconnoistre à ces Sauvages que nous les aymions tendrement & intimement & que nous leur offrissions nous-mesme & ce que nous avions, leur disans Ore-mae pémareamo, tout ce que nous avons est vostre ; Et pour cette cause, lors que j’avois une grande quantité de poissons comme cela m’estoit assez ordinaire, je leur en donnois à verso.tous, specialement aux Tabaiares nouveaux venus en l’Isle, qui pour ceste raison avoient de la disette, n’ayans pas encore fait leurs jardins, notamment à ceux qui estoient nos voisins.

Le 2. Article de nos conferences estoit de leur exposer les fruicts & esmolumens qu’ils devoient attendre de nostre amitié, à sçavoir, la reformation de leur vie & la connoissance du vray Dieu, & en outre la defence de nostre Roy contre leurs ennemys, qui ne manqueroit à leur envoyer des hommes, & d’armes selon qu’il s’ensuit. Pe moé Koroiout, pere Koramressé : Toupan mombe-oüaue koroiout peam : yande mognan gare rhé opap katou, ahé maè mognan. Yangatouran : yandé renonde vuac oueriko : ahé gneem roupi yandè rekormé. Pepusurom peamo tareumbare soüy yauäeté orerou vichaue : Pepusurom okat araia obooure ouaia pepusurom anouam. C’est à dire : Nous vous aprendrons à vivre plus à vostre aise : & voulons vous enseigner le vray Dieu : lequel est Createur de tout le monde : Il est tres-bon : & nous a preparé le Ciel, si nous suivons sa parole en cette vie. Nous venons vous defendre de vos ennemys. Nostre Roy est fort & fol. 284.puissant qui vous donnera tousjours secours : & vous fournira d’armes & de gens. Ils estoient fort attentifs à tout ce que dessus, & nous respondoient que les François les avoient tousjours assistez : mais à present que nous estions envoyez de nostre Roy en 270leur terre, à fin de les retirer de la cadene de Giropary : Ils ne doutoient aucunement qu’ils n’aprissent de grandes choses de Dieu, specialement quand nous sçaurions bien leur langue, Car, disoient-ils, les Truchemens n’ont point parlé à Dieu comme vous. Ils ne nous peuvent dire autre chose que ce que vous leur dittes : mais si vous parliez à nous, vous nous diriez ce que Dieu vous a dit. Nos enfans seront plus heureux que nous : car ils pourront apprendre la langue Françoise de vous, ainsi que vous nous avez promis : & auront bien plus de connoissance de Dieu que nous qui sommes ja vieux. Nous n’avons fait que courir & errer par les bois devant la face des Peros[152], mangeans souvent les racines des bois pour toute nourriture. Nos enfans seront asseurez verso.contre leurs ennemys. Les François prendront nos filles, & nos fils les filles des François & ainsi nous serons parens : Vous demeurerez au milieu d’eux & de leurs vilages, & serez leurs Peres : Le Toupan les aymera & Giropary ne leur donnera desormais aucune peine : & les vivres abonderont en toute sorte : car les marchandises des François ne leur manqueront point : ô qu’ils seront heureux ! Mais nous ne verrons point ces choses.

Vespasien Empereur, & Domitian aussi, si tost qu’ils entroient dans un Pays nouveau, pour y planter des Colonies Romaines, avoient coustume de faire jetter en bronze la foy & les fruicts d’icelle qu’ils promettoient publiquement à tout le monde, en cette sorte : C’estoit une Dame qui estendoit la main droite, symbole de la foy, & de la gauche elle presentoit la corne d’abondance pleine de toute sorte de fruicts, voire les premieres monnoyes qu’ils faisoient courir dans les Païs nouveaux estoient frapées à la mesme marque, signifians par là la fidelité qu’ils garderoient à ces Peuples, de laquelle procederoit une infinité de biens & de commoditez à leur Nation. Entendez, si vous fol. 285.voulez, par ceste Dame la saincte Eglise entrante 271nouvellement dans ces terres Barbares, laquelle estendoit sa main droicte, promettant aux habitans d’icelle, la foy de Jesus-Christ, son Espoux, & la fidelité de ses serviteurs, qui n’espargneroient labeur aucun, non pas mesme leur propre vie pour les ayder à se sauver. Et quant aux fruicts qu’elle leur offroit, c’estoit les Sacremens & la cognoissance de Dieu, & des choses Divines. Ou bien entendez par ceste mesme Dame la France, plantant nouvellement ses Lys dans ces Regions & Contrees du Bresil, donnant la main droicte d’une asseurance de garder & conserver ces Sauvages soubs son obeissance & sa Couronne, & les fruicts du trafic de diverses marchandises que l’on porteroit de France en ces terres, en eschange d’autres meilleures.

verso.

Formulaire de la Doctrine Chrestienne, laquelle les Catecumenes apprenoient & recitoient par cœur, avant que d’estre baptisez.

Chap. VII.

Au Levitique premier, & en autre lieu, nous lisons qu’auparavant que la victime choisie fust offerte à l’Autel, il falloit que celuy qui la presentoit, luy mit ses mains sur la teste entre les cornes. Quelques uns ont adjousté, qu’on entouroit ces cornes des fleurs de Jonc Marin, (duquel les espines & non les fleurs furent posees su la teste de Jesus-Christ, offert en holocauste sur la Croix) lors les Prestres prenoient ceste victime, & la lavoient dans ce grand Vaisseau fol. 286.de Bronze appellé Mer. C’est une figure des nouveaux 272Catecumenes, qui desirent d’estre lavez par le Baptesme, & estre offerts devant l’Autel du Redempteur. La premiere chose requise à ces Catecumenes est, qu’ils mettent les mains dessus la teste : les mains sont les hierogliphiques des œuvres, & la teste est le siege de l’esprit & entendement. La premiere chose donc necessaire à ces Novices de la Foy Chrestienne, est l’operation de l’entendement : je veux dire, qu’il faut qu’ils sçachent & entendent ce qu’ils pretendent croire & promettre, Et entortiller les cornes de la curiosité & propre jugement des fleurs de Jonc Marin, couronne des Dieux, par l’obeissance à la Divine Revelation. C’estoit ce que nous demandions aux Adults, avant que de leur conferer le Baptesme, & pas un n’y estoit receu, qu’il ne le sceut parfaictement, & ne le recitast hautement devant tous, estant chose d’obligation, à quoy devroient bien adviser tant de Chrestiens ignorans leur croyance & profession.

verso.

Doctrine Chrestienne
en la langue des Topinambos[153] & en François, & premierement l’Oraison Dominicale.

Ore-rouue vuac peté couare.
Nostre Pere és Cieux qui es.
Ymoe-tepoire derere-toico.
Sanctifié soit ton nom.
To-oure de-reigne.
Advienne ton Royaume.
Teiè-mognan deremimotare yboipé vuacpe iémognan eaue.
Soit faicte ta volonté en la terre comme aux Cieux.
273Oreremiou-are aiedouare eimé ioury oreue.
Nostre pain quotidien donne aujourd’hui à nous.
De-ieurou orè yangaypaue ressè.
Pardonne nos offences.
fol. 287.Ore recome-mossaré soupè ore-ieuron eaue.
Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offencez.
Moar-ocar humé yepé tecomemo-poupé.
Et ne nous induits point en tentation.
Oré pessuron peyepè mäe ayue souy.
Mais nous delivre du mal.
Amen Iesu.

La Salution Angelique.

Aue Maria gratia, Resse tonoussen väe.
Je te saluë Marie, de grace pleine.
Deyron yandé yaré-reco.
Avec toy est le Seigneur.
Ymonbeou Katou poïre aue edereico Kougnan souy.
Beniste tu es entre les femmes.
Ymonbeau Katou poïre aue demeinboïre Iesus.
Benit est le fruict de ton ventre, Jesus.

Oraison à la Vierge.

Sancta Maria Toupan seu.
Saincte Marie mere de Dieu.
verso.Hé Toupan mongueta ore-yangaypaue vaë ressé.
Prie Dieu pour nous pecheurs.
Cohu yran ore-requi ore-roumeué.
Maintenant, & à l’heure de nostre mort.
Amen Iesu.

274

Le Symbole des Apostres.

Arobiar Toupan.
Je croy en Dieu.
Touue opap Katou mäeté tirouan.
Pere tout puissant.
Mognangare vuac.
Createur du Ciel.
Mognangare ybouy.
Createur de la terre.
Iesvs Christ Tayre oyepe vac.
En Jesus Christ son fils unique.
Ahe Sainct Esprit, demognan pitan amo.
Qui a esté du sainct Esprit conceu.
Ahé poïre oart Saincte Marie, Souy.
Et nay de la Vierge Marie.
fol. 288.Ponce Pilate Mourouuichaue amoseico sericomemo poïre amo.
Soubs Ponce Pilate President a souffert.
Yiouca poïre amo youira.
A esté tué sur le bois de la Croix.
Ioasaue ressé.
Il est mort.
Ymoiar ypoïre ytemim bouïre amo.
Et a esté ensevely & enterré au Sepulchre.
Oouue ieuue euue apeterpé.
Est descendu aux Enfers.
Ahé souï touriare mossa poïre ressè oouue omboueue souï. Secobé yereie-bouïre.
Le tiers jour est resuscité des morts.
275Oié oupire vuacpè.
Est monté aux Cieux.
Toupan touue opap-Katou măeté tirouan mognangare Katou aue cotu seua.
De Dieu son Pere tout-puissant, il se sied à la dextre.
Ahé souï tourinè ycobé văe omano văe poïre pauè recomognan.
Et de là viendra les vifs & les morts juger.
verso.Arobiar Sainct Esprit.
Je croy au sainct Esprit.
Arobiar Saincte Eglise Catholique.
Je croy la Saincte Eglise Catholique.
Arobiar Sainct tecokatou demosaoc morooupé.
Je croy des Saincts la communion.
Arobiar teco-engay paue ressè morooupé Toupan deüron.
Je croy des pechez la remission de Dieu.
Arobiar asè-recobé ieboure.
Je croy la resurrection de la chair.
Arobiar teioubé opauaerem-eim-rerecoe nouame.
Je croy la vie eternelle.
Amen Iesu.

Les dix Commandemens de Dieu.

1.Ymoeté yepé Toupan.

Honore un seul Dieu.

2.Aytè ereté netieume poïre renoy teigné.

Tu ne prendras point le nom de ton Dieu en vain.

3.Ymoeté Dimanche are maratecouare eum aue.

Honore & sanctifie le Dimanche jour de repos.

276

fol. 289.

4.Y moëtè derouue desseu eaue.

Honore ton Pere & ta Mere.

5.Eparapiti humé.

Tu ne tueras point.

6.Eporopotare humé.

Tu ne pailladeras point.

7.Emonmaron humè.

Tu ne déroberas point.

8.Teremoen humé aua ressé.

Tu ne diras point faux tesmoignage contre l’homme.

9.Yemonmotare humé aua remerico ressé.

Tu ne convoiteras de l’homme la femme.

10.Yemonmotare humè aua maë ressé.

Tu ne convoiteras point de l’homme chose qui luy appartienne.

Sommaire des Commandemens de Dieu.

1.Opap Katou maeté tiroüan sosay asé Toupan raousouue.

Sur toutes choses tu aymeras Dieu.

2.Oie aousouue eaué asé ouua pichare raoussouue.

Ayme ton prochain comme Toy-mesme.

verso.

Les Commandemens de la Saincte Eglise.

1. Are maratecouare ehumé Messe rendouue.

Escoute la Messe les jours des Festes.

2.Sei hou iauion Yemonbeou.

Tous les ans au moins une fois tu diras tes pechez.

3.Toupan rare Pacques iauion.

Ton Dieu à Pasques tu prendras.

277

4.Iecouacouue iauion erecoucouue.

Les Jeusnes tu garderas de Karesme & Vigile.

5.Aiauion asé mäe moiaoc.

Tu rendras les dismes.

Les Sept Sacremens.

1.Iemongaraïue.

Baptesme.

2.Asé seuvap aua reou assou yendu Karaiue non.

Recevras de la Saincte huyle au front par la main de l’Evesque.

fol. 290.

3.Asè-reon yanondé Toupan rare.

Devant mourir recevras le corps de Dieu.

4.Asè-reon yanondé yendu Karaiue rare.

Avant mourir tu recevras l’huyle sacree.

5.Oyekoacouue, Oyemonbeou.

La Penitence & Confession.

6.Oyemo-auare.

L’ordre.

7.Mendar.

Mariage.

verso.

Quelle Croyance naturelle ont les Sauvages de Dieu, des Esprits & de l’Ame.

Chap. VIII.

Le Psalmiste Royal David au Psalme 101. qui est une priere qu’il composa pour les pauvres & miserables detenus en anxieté & oppression, particulierement 278en infidelité, dict, Placuerunt servis tuis lapides ejus, & terræ ejus miserebuntur. Les pierres de Syon ont pleu à tes serviteurs, & pour cette cause ils donneront la misericorde à la terre. Sainct Hierosme tourne ces paroles en cette sorte : Quia placitos fecerunt servi tui lapides ejus, & pulverem ejus miserabilem : Tes serviteurs ont rendu agreables ses pierres à ta fol. 291.Majesté, voire jusqu’à la poudre miserable. Appliquons ces paroles à nostre subject, laissant à part tous les autres Mysteres enveloppez sous icelles & disons, que Placuerunt servis tuis lapides ejus : Nous avons trouvé ces pauvres Sauvages & Barbares en nostre premiere Mission des pierres bien propres pour edifier & bastir la saincte Eglise dans ces pays deserts, & avons donné par nostre ministere à quelque poignee de sable & d’arene la misericorde Divine : J’entends le Baptesme, à quelque nombre de petits enfans, de moribonds, & adults, qui ne sont certainement que trois grains de sable, au parangon de l’estenduë & profondeur des sables de la mer, c’est à dire, en comparaison de la quantité & multitude des Nations immenses en peuple au voisinage de Maragnan.

Disons apres, avecques Sainct Hierosme, quia placitos fecerunt servi tui lapides ejus, & pulverum ejus miserabilem, que nous avons faict voir à toute la Chrestienté & aux Monarques d’icelle, soient spirituels, soient temporels, pour la descharge de nos verso.consciences, qu’il plaist à Dieu de reveiller ces Barbares du profond sommeil d’une mescroyance, ou si voulez, qu’il plaist à Dieu de faire ardre & brusler la petite estincelle de feu de lumiere naturelle, qui s’est tousjours gardee depuis le naufrage universel du Deluge en ces Nations, soubs les cendres de mille superstitions.

Cette estincelle de feu cachee soubs les cendres parmy ces peuples Sauvages, est la croyance naturelle qu’ils ont tousjours euë de Dieu, des Esprits, & de l’Immortalité de l’Ame. Quant à la croyance 279de Dieu, il est impossible, naturellement parlant, qu’il se trouve une Nation tant lourde, stupide, & brutale soit-elle, qu’elle ne recognoisse universellement une souveraine Majesté : Car comme dict Lactance Firmian, en ses divines Institutions, livre premier, Chapitre second, Nemo est enim tam rudis, tam feris moribus, qui non oculos suos in Cœlis tollens, &c., Il n’y a homme si rude, ny si brutal, qu’élevant les yeux au Ciel, encore qu’il ne puisse comprendre que c’est que Dieu, & que sa providence, nonobstant qu’il ne collige de la grandeur & estenduë des Cieux, du fol. 292.mouvement perpetuel d’iceux, de la disposition, fermeté, utilité & beauté de ces voutes azurees, qu’il y a un souverain Recteur qui conduict le tout en cadence. Et Boece livre 4. de la Consolation des Sages, Prose 6. Omnium generatio rerum &c. Que la generation continuelle des mixtes & la diversité & ordre des formes, qui vestent une mesme matiere premiere, convainc naturellement & necessairement qu’il y a un premier Directeur en l’addresse uniforme de tant de contraires formes, pour perfectionner ce monde universel. Et Seneque en l’Epistre 92 à son amy Lucile : Quis dubitare potest mi Lucilli, quin Deorum immortalium munus sit quòd vivimus ? Qui est celuy, mon amy Lucille, qui met en doute que sa vie ne soit un don & bien fait des Dieux Immortels ? Et Aristote livre II. des Animaux, apres qu’il a raconté pleinement leurs perfections, il conclud : Debemus inspicere formas & delectari in Artifice qui fecit eas. Nous devons contempler les formes des creatures, non pour nous y arrester, ains passer d’elles à celuy qui les a fait, afin de nous y esjoüir. verso.C’est donc chose asseuree que ces Sauvages ont eu de tout temps la cognoissance d’un Dieu, mais non de l’Essence, Unité & Trinité, matiere dependante toute de la foy, quoy que Dieu en ait laissé quelque trace & vestige en la Nature, par lesquelles les hommes en ont peu conjecturer je ne sçay quoy : ainsi qu’Aristote 280livre 4. du Ciel & du Monde, apres avoir tourné & retourné son esprit parmy les perfections de ce monde, a dit : Nihil est perfectum nisi Trinitas. Il n’y a rien de parfait sinon la Trinité.

Ces Sauvages ont de tout temps appellé Dieu du mot Toupan, nom qu’ils donnent au Tonnerre, ainsi que nous voyons ordinairement parmy les hommes, que quelque beau chef-d’œuvre porte le nom de son Autheur : & cecy singulierement, pour autant que ces Tonnerres & Esclairs roulans & esclairans de toutes parts, sur la teste de ces Sauvages espouvantablement, ils ont apris & recogneu que cela venoit de la puissante main de celuy qui habite sur les Cieux. Je me suis enquis par le Truchement des fol. 293.vieillards de ce pays, s’ils croyoient que ce Toupan, Autheur du Tonnerre estoit homme comme nous. Ils me firent responce que non : parce que si c’estoit un homme comme nous grand Seigneur pourtant, comment pourroit-il courir si viste, aller de l’Orient à l’Occident, quand il tonne, voire qu’en mesme temps il tonne sur nous, & és 4 parties du monde, & puis il est aussi bien sur vous en France, comme il est sur nous icy. De plus s’il estoit homme, il faudroit qu’un autre homme l’eust faict. Car tout homme vient d’un autre homme. En apres Giropari est le valet de Dieu, lequel nous ne voyons point, & tout homme se voit, par ainsi nous ne pensons pas que le Toupan soit un homme. Mais donc, respliquois-je, Que pensez-vous que ce soit ? Nous ne sçavons, disoient-ils, Nous croyons seulement qu’il est partout, & qu’il a fait tout. Nos Barbiers n’ont jamais parlé à luy, ains seulement ils parlent aux compagnons de Giropari. Voilà la croyance de Dieu, que ces Sauvages ont eu tousjours emprainte naturellement en leur esprit, sans le recognoistre par aucune sorte de prieres ou de sacrifices.

verso.Ils ont en apres une croyance naturelle des Esprits tant bons que mauvais. Ils appellent les bons Esprits ou Anges Apoïaueué, & les mauvais Esprits 281ou Diables Ouaioupia. Je vous reciteray ce que j’ay appris de leurs discours à diverses fois. Ils estiment que les bons Esprits leur font venir la pluye en temps oportun, qu’ils ne font tort à leurs jardins, qu’ils ne les batent & tourmentent point : Ils vont au Ciel rapporter à Dieu ce qui se passe icy bas, qu’ils ne font point de peur, la nuict, ny dans les bois : ils accompagnent & assistent les François. A l’oposite, ils tiennent que les mauvais Esprits ou Diables sont sous la puissance de Giropari, lequel estoit valet de Dieu, & pour ses meschancetez Dieu le chassa & ne voulut plus le voir ny les siens, & qu’il hait les hommes, & ne vaut rien : que c’est luy qui empesche les pluyes de venir en saison, qui les trahit en guerre contre leurs ennemis, qu’il les bat, & leur faict peur : qu’ordinairement il habite dans les villages delaissez, & specialement és lieux où ont esté enterrez les Corps de leurs Parents : Et mesme j’ay ouy dire à fol. 294.quelques Indiens, que pensans aller cueillir des Acaious en certains villages delaissez, Giropary sortit du village avec une voix espouventable, & battit quelques-uns de leur compagnie fort bien.

Ils disent aussi que Giropary, & les siens, ont certains animaux qui ne se voyent jamais, & ne marchent que de nuict, rendans une voix horrible, & qui transist l’interieur (ce que j’ay entendu une infinité de fois) avec lesquels ils ont compagnie, & pourtant les appellent Soo Giropary, l’animal de Giropary, & tiennent que ces animaux servent tantost d’hommes, tantost de femmes aux Diables : ce que nous appellons par deçà Succubes & Incubes, & les Sauvages Kougnan Giropary le femme du Diable, Aua Giropary, l’homme du Diable. Il y a aussi de certains oyseaux Nocturnes, qui n’ont point de chant, mais une plainte moleste & facheuse à ouyr, fuyards & ne sortent des bois, appelez par les Indiens, Ouyra Giropary, les oyseaux du Diable[154], & disent que les Diables couvent avec eux : qu’ils ne font qu’un œuf 282verso.en une place, puis un autre en un autre : que c’est le Diable qui les couvre : qu’ils ne mangent que de la terre : Sur quoy je ne tairay ma curiosité. Je me resolus d’experimenter la verité de tout cecy : d’autant que fort souvent ces bestes nocturnes venoient autour de nostre loge de sainct François crier hideusement, & ce au temps que les nuicts estoient sombres & noires : je me tins prest, pour courir hastivement avec d’autres François, au lieu où ces bestes estoient, selon que nous pouvions conjecturer à l’ouye : mais jamais nous ne peusmes rien voir, mesme nous les entendions crier aussi tost, à plus d’un grand quart de lieuë de là. Quelques François m’ont dit que c’estoit une espece de Chats huans : mais cela est impossible, veu le son & le bruict, & la grosseur d’iceluy que ceste beste rend. D’autres ont voulu dire que c’estoit le buglement des Vaches braves : mais les Sauvages le nient, & la commune opinion des Sauvages est que c’est une sorte de bestes puantes, plus grandes qu’un Regnard.

J’ay aussi voulu avoir l’experience de ces oyseaux fol. 295.de Giropary, & à cet effect, je m’avancé doucement, où la conjecture de mon ouye me portoit, à la voix melancholique de cet oyseau, & ayant à peu pres remarqué le lieu, je m’en allay le lendemain au soir de bonne heure me cacher dans le bois pres du dit lieu, & ne fus point trompé pour ceste fois : car incontinent que la nuict eut couvert la terre, voicy que ce vilain oyseau s’approche à deux pas de moy, s’acroupissant dans le sable, & commença à entonner son chant hideux, chose que je ne peux supporter, mais sortant d’où j’estois, j’allay voir le lieu où il estoit accroupy, & ne trouvay rien : sa forme & grosseur tiroit sur le Chathuant de deçà, & son plumage gris. Tout ce que dessus n’est point eslogné du sens commun ; car nous lisons és Histoires, & en divers Autheurs, la conjonction qu’ont les Diables avec les animaux hideux & immondes, & c’est luy 283qui dés le commencement du Monde, se couvrit du corps du Serpent chevelu, pour tromper nos premiers Parents. Et la saincte Escriture luy attribue la forme des plus furieux, monstrueux & horribles animaux d’entre tous ceux qui vivent & rampent sur la face verso.de la terre.

Ils croient l’immortalité de l’Ame, laquelle tandis qu’elle informe le corps, ils appellent An, & aussi tost qu’elle a laissé le corps pour s’en aller en son lieu destiné, ils la nomment Angoüere. Il est bien vray qu’ils ont opinion qu’il n’y a que les femmes vertueuses, qui ayent l’Ame immortelle, à ce que j’ay peu comprendre par divers discours & enquestes que j’en ay faict, estimans que ces femmes vertueuses doivent estre mises au nombre des hommes, desquels tous en general, les Ames sont immortelles apres la mort : Pour les autres femmes ils en doutent. Semblablement ils croyent naturellement que les Ames des meschans vont avec Giropary, & que ce sont elles qui les tourmentent avec le mesme Diable, & demeurent dans les vieux villages, ou leurs corps sont enterrez. Quant aux Ames des bons, ils s’asseurent qu’elles vont en un lieu de repos, où elles dansent à tousjours sans manquer de chose aucune qui leur soit de besoin. Voilà tout ce que j’ay peu apprendre, touchant ces trois points de leur croyance naturelle fol. 296.de Dieu, des Esprits & des Ames, & ce par une soigneuse recherche entre les discours ordinaires, que j’ay eu dans ces deux ans, avec une infinité de Sauvages.

284

Des Principaux moyens, par lesquels le Diable a retenu ces pauvres Indiens un si long-temps dans ses cadenes.

Chap. IX.

Adonibesec, est un des plus grands Tyrans qui furent jamais, avoit vaincu & subjugué soixante & dix Roys, ausquels il fit couper les doigts des verso.mains, & les orteils des pieds, & toutes les fois qu’il vouloit manger, il les faisoit venir soubs sa table comme chiens pour ronger les os qu’il leur jettoit & manger quelques morceaux de pain qu’il leur faisoit donner là dessouz, ne vivans d’autre chose : parce que le diner achevé, on les remenoit à la cadene. Ce Tyran representoit le naturel du Diable, lequel il a tousjours exercé vers les Nations qu’il s’est rendu subjectes par l’infidelité, les tenant ferme à la cadene, ne leur permettant autres vivres que ses restes, leur ayant tranché tous les moyens de fuir & d’operer, pervertissant ou effaçant les marques que Dieu a imprimees naturellement és hommes, par lesquelles ils pouvoient se disposer à incliner Dieu d’avoir pitié d’eux, qui est la chose que le Diable redoute surtout & est aisé de le voir en nos Sauvages, lesquels sont demeurez un si long temps sans aucune cognoissance du souverain Dieu, retenus dans ses chenes infernales par les abus & corruptions que le Diable a contractez en eux.

C’est pourquoy Sainct Paul representoit les ruzes & finesses de Sathan à ses

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(Lacune d’une feuille.)

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285fol. 305.ste raison avions nous occasion d’admirer la forme & la façon de faire des Pagis ou Barbiers, qui tiennent parmy les Sauvages le rang de Mediateurs entre les esprits & le reste du peuple, & sont ceux qui ont plus grande authorité aquise par leurs fraudes, subtilitez & abus, & ont detenu ces gens plus fortement soubs le Royaume de l’ennemy de salut, selon ce qui est escrit aux Proverbes vingt neuf. Princeps qui libenter audit verba mendacii, omnes ministros habet impios : Le Prince, qui volontiers preste l’oreille au mensonge, est servi d’officiers impies & meschans. Laissant à part l’explication literale de ce passage, nous l’appliquerons à nostre subject, disant que ce Prince, qui tend les oreilles au mensonge, ou pour mieux dire, qui est le Pere de mensonge, c’est le Diable ennemy de verité : ses officiers sont ceux qui abusent le peuple par leur inventions, subtilitez & enchantemens procedez de l’instigation des Demons tels que sont les Sorciers Bresiliens. Et ce pendant se conservent en cette authorité, sans se controoller les uns les autres, quoy qu’en verité ils sçavent bien les tromperies verso.qu’ils usent tous à l’endroict de leurs compatriotes.

Ces Sorciers n’ont point de maistre, mais deviennent tels que la portee de leur esprit les favorise : de sorte que ceux qui ont le plus bel esprit deviennent les plus habiles. Beaucoup commencent à aprendre ce mestier, invitez par l’honneur & le lucre, qu’ils voyent estre rendu aux experts de la Barberie, mais peu arrivent à la perfection. Vous ne trouverez gueres de villages, desquels les Principaux & Anciens ne facent profession d’en sçavoir quelque chose. Les Novices de cet art, s’estudient à bien se vanter, & dire des merveilles d’eux : & faire quelque petite subtilité devant leurs semblables, pour obtenir le bruit de vacquer à ce mestier. Leur advencement se faict par quelque accident & cas fortuit : comme s’ils predisoient la pluye 286avant qu’elle parust, & qu’elle survint incontinent apres : S’ils avoient soufflé quelque malade, & par fortune revint en santé, seroit un signalé moyen, fol. 306.pour estre bien tost respecté & honoré comme Barbier tres-expert. Par exemple, sans comparaison, si la fortune en voulait tant par deçà à quelque nouveau Medecin & Chirurgien qu’un malade desesperé, & une playe tres-griefve recouvrast guerison, non pas tant pour l’industrie du Medecin nouveau, ou Chirurgien : ains par le bon naturel avec le concours des unguents communs, il n’y a point de doute que telle guerison seroit attribuee à la science & experience des Curateurs, d’où ils prendroient occasion de faire voler leur renommee parmy les bonnes villes, & seroient receus de là en avant honorablement aux bonnes maisons. Chose pareille se trouve dans le Bresil en ces nouveaux Sorciers, lors que la santé du malade s’est ensuyvie apres leur soufflement. N’ayez peur que cecy demeure caché dans la loge du patient : Car aussi tost vous verrez trotter ce Barberot de village en village, raconter ses hauts faits, y adjoustant trois fois autant qu’il n’en a fait.

Le Diable, esprit superbe ne se communique pas indifferemment à tous les Barbiers : mais il choisit verso.les plus beaux esprits d’entre iceux, & lors il mesle ses inventions avec leurs subtilitez. Prenez exemple par deçà. Vous ne voyez pas que les Diables facent de grandes operations ny communications aux petits Sorciers : Ils se contentent de leur donner de la malice au poids & talent de leur esprit. Mais si d’aventure ils rencontrent quelque bel esprit, ils luy font largement part de leurs damnables & perverses sciences, tels que sont ordinairement les Necromanciens, Judiciaires, & Magiciens : Ainsi en est-il des Sorciers de par delà. Vous en trouvez de bien petits, & n’en faict-on pas grand estat, & si on ne les craint gueres, & leur métier ne leur vaut beaucoup. Il y en a d’autres un petit plus sçavans 287& mediocres, entre les petits & les grands : Et ceux là d’ordinaire levent leur boutique en chaque village qu’ils s’attribuent, ainsi que leur cartier designé, solicitans les habitans du lieu : ayans soin des danses & d’autres choses qui dépendent de leur office. Si un autre, égal à eux, venoit sur leur Province, ils n’en seroient pas contens ; Mais quand un plus fol. 307.grand qu’eux est invité, il faut qu’ils ayent patience.

Plus ils parviennent & augmentent en notice d’abus, plus vous les voyez monstrer une gravité exterieure, & parlent peu, aymans la solitude, & évitent le plus qu’ils peuvent les compagnies, d’où ils acquierent plus d’honneur & respect, sont les plus prisez apres les Principaux, voire les Principaux leur parlent avec reverence, telle qu’elle est en usage en ces pays là, & personne ne les fasche. Et pour se conserver en tel honneur, ils dressent leurs Loges à part, esloignez de voisins. Ce rusé Demon leur apprend ce que la discipline Religieuse observe, à sçavoir, pour conserver l’esprit de Dieu, rendre son ame capable des visites & consolations d’iceluy, il faut aymer la solitude, & se retirer en icelle, fuyant soigneusement le plus qu’il est possible, la compagnie des hommes : d’où non seulement vous acquerez les faveurs spirituelles, mais aussi l’honneur verso.& le respect de ceux que vous fuyez : Car la complexion des hommes est semblable à celle de l’honneur & de l’umbre : Si vous courez apres ils fuyront devant vous : si vous les fuyez, ils courront apres vous. Tels sont les hommes : Rendez vous communicable avec eux, c’est d’où ils prendront occasion de vous mespriser, fuyez-les, ils vous respecteront.

Semblablement ce vieux Docteur de malice enseigne les principaux de ses disciples à eviter le commun, se rendre songeards & melancoliques, bander leur cervelle à nouvelles inventions & fantaisies, demeurer seuls avec leurs familles, pour estre plus 288capables de communiquer à leur entendement les moyens, par lesquels il veut amuser ces peuples en leur ignorance & superstition, s’esjouissant de voir tant de Nations tomber en sa cordele. Ce n’est pas du jourd’huy, ny en cette seule nation, qu’il va contrefaisant les exercices de la vraye Religion, mais de tout temps & en tout lieu : car il ne peut estre Autheur d’un vray bien, ains seulement faux imitateur d’iceluy. Et comme les serpens se cachent soubs la fol. 308.fueille verdoyante pour picquer le faucheur : de mesme il cache son venin & sa fausse Religion, soubs l’apparence seulement d’une imitation des œuvres de Dieu.

Pline, & Solinus disent, que le Ceraste, serpent mortifere se couvre de sable, laissant au dehors les cornes qu’il porte sur la teste, afin d’inviter les oyseaux à la pasture, lesquelles croyans que ce soit quelque chose convenable à leur nourriture, s’approchent, mais aussi tost le galand sort de son embuscade, & se jette dessus.

La Genese compare le Diable à ce serpent, Cerastes in semita, le Ceraste au chemin. Nous le voyons pratiqué en nos Sauvages, nourris & entretenus à ses amorces de telle façon, qu’il ne seroit pas possible de le croire, si on ne l’avoit veu : Et pour ce qu’un chacun ne peut pas en avoir l’experience, je prie le Lecteur de croire ce que je vay luy raconter.

Ces pauvres Sauvages sont si fols, autour de leurs Sorciers, specialement des Grands, qu’ils croyent fermement qu’ils peuvent leur envoyer les maladies, verso.les famines, & les leur oster quand il leur plaist. Et bien que les mesmes Sorciers sçachent qu’ils sont trompeurs tous tant qu’ils sont : neantmoins ils croyent, qu’ils ne gueriroient point eux-mesme, s’ils ne passoient sous les mains d’un autre.

Si quelque François tombe malade par les villages, son Compere, & sa Commere le prient de 289vouloir permettre que ces Barbiers le viennent visiter, souffler de leur bouche & manier de leurs mains. Mais que diriez vous, si je vous asseurois que plusieurs des Sauvages me venant visiter, pendant mes maladies, me prioyent fort affectueusement de leur permettre qu’ils m’amenassent leurs Barbiers, afin de me souffler & manier, m’asseurans qu’infalliblement j’aurois guerison.

Le grand Thion tombé malade[122] aussi tost qu’il fut venu de Miary au Fort Sainct Loüis, estima, & le croyoit pour certain, que sa maladie procedoit de la menace du grand Barbier de son pays, lequel vouloit destourner & empescher ces peuples Miarigois de venir dans l’Isle, & ne laissa d’en persuader plusieurs fol. 309.à demeurer avec luy dans les forests de Miary : Il avoit menacé Thion qu’il le feroit mourir si tost qu’il seroit arrivé à Maragnan : ce qui n’advint pas pourtant : Car apres le cours d’une fievre assez violente, il recouvrit sa santé : Neantmoins pendant sa maladie il s’attendoit de mourir, quelque remonstrance que nous luy peussions faire, qu’il ne faloit aucunement adjouster foy à ces Sorciers.

Si ces petits & mediocres Barbiers ont de l’authorité entre les leurs, beaucoup plus en ont ceux qui proprement sont appellez Pagy-Ouassou, grands Barbiers[155] : car ceux-là sont comme les Souverains d’une Province, crains & redoutez grandement, & sont parvenus à telle authorité par beaucoup de subtilitez : Et pour l’ordinaire ils ont au moins une communication tacite avec le Diable. La part où ils se portent les peuples les suyvent : ils sont graves, & ne communiquent aisement avecques les leur, sont bien suivis quand ils vont quelque part, & ont quantité de femmes : les marchandises ne leur manquent point : leurs semblables se trouvent bien-heureux de leur verso.faire des presens : & en un tour de Barberie ils despoüilleroient leurs compatriotes des meilleures hardes qu’ils pourroient avoir en leurs coffres. Ils 290se gardent bien de descouvrir leurs subtilitez devant les Sauvages : & en effect, ils se mocquent d’eux, ainsi que quelques uns d’entr’eux m’ont rapporté, des façons desquels ils usoient pour amuser les peuples : Ce que je diray une autre fois en son lieu.

Iapy-Ouassou & le grand Barbier de Tapouïtapere eurent quelque dépit & defi l’un avecques l’autre ; le grand Barbier luy manda, s’il ne se souvenoit plus, qu’il luy avoit autrefois envoyé les maladies dont il pensa mourir, n’eust esté qu’il l’envoya prier de les retirer, & si à present il ne le craignoit plus ? Ce discours fit caler le voile à Iapy-Ouassou, & se tenir heureux d’avoir son amitié. Cela venoit d’une femme retenue par force. Mais l’histoire du sujet, pourquoy ce Grand Barbier parloit ainsi à Iapy-Ouassou, merite bien d’estre racontee, pour ce qu’elle touche nostre matiere.

fol. 310.Le grand Barbier de Tapouïtapere avoit acquis dans sa Province & sur ses voisins le bruict & authorité d’un parfaict Enchanteur, qui envoyoit à qui bon luy sembloit les maladies, & la mort ; & à l’oposite guerissoit & remettoit en santé ceux qu’il luy plaisoit. Pour ceste cause il obtint le degré de souverain Principal en son pays, & manioit à son plaisir tous les habitans de sa Province : Iapy-Ouassou cependant se mocquoit & gaboit de tout cela : l’autre le sceut, qui luy fit dire, que dans peu de temps, il esprouveroit en luy-mesme, s’il n’avoit aucune puissance de faire mal ou bien, à qui il voudroit : Iapy-Ouassou mesprisa tout cela : nonobstant la fortune voulut qu’il tomba malade naturellement : neantmoins voilà qu’il se met en fantasie que sa maladie provenoit du grand Barbier de Tapoüitapere, encore qu’il y ait la mer à passer entre l’une & l’autre Province, & la force de l’imagination redouble sa maladie de telle sorte, qu’on le jugeoit à la mort. Tous les Barbiers & Barberots de l’Isle le viennent verso.visiter, & pas un ne luy peut apporter santé : Enfin 291il fut contraint de choisir des plus belles marchandises qu’il avoit, & les envoyer bien humblement à ce Barbier, le suppliant par les Messagers qui estoient de ses parents qu’il commandast à la maladie de le quitter. Le Barbier prenant les marchandises, luy envoya je ne sçay quel fatras à manger, l’asseurant qu’il seroit bien tost guery. Iapy-Ouassou le creut, & commença peu à peu à se bien porter, redoutant desormais le Barbier, lequel devant ses plus familiers se moquoit de luy, & s’authorisoit par dessus luy.

Or comment se peut-il faire, me direz vous, que les maladies s’engregent & s’en aillent par la forte imagination & vive apprehension qu’ont ces Sauvages des menaces de leurs Barbiers, ou des faveurs d’iceux : c’est une matiere de medecins : neantmoins je satisferay à la demande par les exemples ordinaires des Ypocondriaques, ou maladies d’imagination : lesquels encore qu’ils soient tres-sains, & leurs parties interieures fort entieres, neantmoins persuadez en leur fantaisie, vous les voyez debiles & miserables, les fol. 311.uns s’imaginans une maladie, les autres une autre : Et pour finir ce discours, vous noterez que les uns sont estimez grands Barbiers pour faire du mal : les autres recogneuz grands Barbiers pour faire du bien.

292

verso.

Comment le Diable parle aux Sorciers du Bresil, leurs fauses propheties, Idoles & sacrifices.

Chap. XI.

Sainct Augustin montre que le Diable esmeu de sa superbe, a voulu estre servy comme Dieu, imitant fausement en tout & partout la façon de faire de Dieu specialement en ses Oracles : Diabolus est Angelus per superbiam separatus à Deo, qui in veritate non stetit, & doctor mendacii, &c. Le Diable est un Ange separé par sa superbe de Dieu, qui n’a point voulu demeurer ferme en la verité, ains s’est faict docteur fol. 312.de mensonge. Voyant que Dieu parloit à ses Prophetes jadis en diverses façons, & à son peuple entre les deux figures des Cherubins posez sur l’Arche d’Alliance, il a voulu semblablement en toutes aages avoir ses faux Prophetes, avec lesquels ils communiquoit ses mal-heureux desseins, & ses faux Oracles rendus d’entre diverses figures, par une secrette operation des Demons habitans en ces lieux : tantost souz la figure d’un Serpent, tantost d’un Toreau, d’un Hibou, d’une Corneille, d’une Pyramide, d’une Statuë, & ainsi des autres. Ses faux Prophetes devinoient les choses à venir, non par esprit Prophetique : car le Diable ne le peut, ains seulement par une experience qu’il a de longue main : jouxte laquelle la subtilité de son esprit va presageant les choses futures, selon la disposition qu’il voit és hommes & en leurs affaires : ainsi que le dit fort bien Isidore : Dæmones triplici acumine præscientiæ vigent, scilicet, sublimitate naturæ, experientia temporum, revelatione superiorum potestatum : Les Demons sont doüez de trois subtilitez, à prevoir les choses futures, sçavoir est, de la sublimité de leur nature, verso.de l’experience des temps, & de la revelation des puissances 293superieures. Laissant à part l’experience si ancienne de ses deportemens parmy la Gentilité, je veux vous faire voir ce que j’ay appris de veritable : Comment le Diable a tousjours trompé & trompe encore pour le jourd’huy ces pauvres Sauvages par ses Oracles & predictions.

Le Barbier, duquel j’ay parlé cy dessus, retiré dans les plaines de Miary, avoit des Diables familiers souz la figure de petits Oyseaux noirs, lesquels l’advertissoient des choses qu’il devoit faire, & d’autres qui se passoient soit en l’Isle, soit en autre lieu. Au temps qu’il vouloit venir à Maragnan, il luy fut revelé & dit par ces Oyseaux un jour se promenant dans les jardins, que bien tost les Tapouïs viendroient, lesquels raviroient son Mil & ses racines, mais qu’il ne luy arriveroit ny aux siens aucun mal, chose qui advint : Car les Tapouïs estant venus secrettement pour le surprendre : ayans entendu un grand bruict dans les loges du Barbier, ils n’oserent donner dessus, craignans qu’il n’y eust nombre d’hommes, mais se contenterent seulement de faire leurs charges de Mil & de racines, puis s’en allerent. Ces mesmes fol. 313.petits Oyseaux, ou les Diables, soubs leur figure commanderent à ce Barbier d’aller en l’Isle de Maragnan faire ses barberies, & inviter ceux qui voudroient quiter l’Isle à venir en son habitation, luy enchargeant d’aller droict prendre terre au havre de Taperoussou, c’est-à-dire, le village des grosses bestes, qui est en un bout de Maragnan, & luy deffendans d’approcher entierement du lieu où habitoient les Peres : ce qu’il fit de poinct en point : car jamais il ne nous fut posible, quelque asseurance que nous luy peussions donner de venir nous voir, & disoit que ses esprits nous craignoient, & s’il leur desobeyssoit, ses jardins demeureroient à faire, n’y travailleroient plus & il perdroit son authorité entre ses semblables. Que ses esprits luy avoient conseillé de se retirer de Maragnan, avant que nous y fussions arrivez, 294afin de vivre avec luy doucement comme ils avoient faict jusqu’à ce jour : Tels & semblables discours tenoit-il aux habitans de Taperoussou, une partie desquels adjoustoit foy à ce qu’il racontoit : Et pour ceste occasion, plusieurs femmes se jettoient sur ses verso.genoux, avec larmes & grands cris, le prians de ne point sortir de leur contree, & ne dresser son chemin vers Yuiret où nous estions, specialement puis que les esprits le luy avoient defendu, autrement il luy arriveroit du mal. Considerez, Lecteur, la mauvaitié, & la crainte de ces Demons, mauvaitié à empescher, tant qu’il leur est possible, que les hommes ne viennent à la lumiere de la verité, ains persistent soubs l’obscurité des tenebres de l’infidelité. C’est le propre de la malice de fuir la clarté, de peur que ses mauvaises œuvres ne soient manifestees, & par ainsi son authorité aneantie. La crainte, qu’ils ont des serviteurs de Dieu, la presence desquels ils ne peuvent non plus soustenir, que le hibou peut supporter les vifs rayons du Soleil, & les Crapaux la fleur & odeur de la vigne, monstre combien grande est la puissance que Dieu a donnee à son Eglise sur les Potentats de l’Enfer : Poursuivons.

Deux Barbiers Principaux gouvernoient les deux Nations des Tabaiares ennemies l’une de l’autre, lesquels Barbiers nourrissoient leurs peuples en abus & communiquoient souvent avec les Diables souz diverses fol. 314.formes d’oyseaux. Celuy du costé de Thion meschant & mal-heureux (qui n’a jamais voulu venir en l’Isle, ains detournoit, tant qu’il pouvoit, ses semblables d’y venir) nourrissoit une Chauve-soury dans sa loge, qu’ils appellent Endura, laquelle parloit à luy d’une voix humaine en Topinambos, & si haut quelquefois qu’on la pouvoit entendre à six pas de la loge, non distinctement, ains confusement & d’un son enfantin : Le Sauvage luy respondoit demeurant seul en sa loge : car quand il s’appercevoit qu’elle vouloit parler à luy, il faisoit sortir ses gens.

295Pendant que nos gens furent là, pour faire apprester les Sauvages à passer de leur pays en l’Isle, la curiosité esmeut quelques François, qui avoient ouy dire des merveilles de ce Sorcier, de prier leurs comperes, que quand ils recognoistroient le colloque d’entre le Barbier & la Chauve-soury, il les en advertissent ce qu’ils firent : Et ainsi s’approchans doucement & finement de la demeure de l’Enchanteur, ils entendirent librement la voix de l’un & de l’autre, & voulans se joindre plus pres, en intention de pouvoir distinguer les mots de leur pourparler, verso.ils furent descouverts par le Sorcier, la Chauve-soury se retirant : lors ce Barbier les appella sans se fascher, & les fit entrer chez luy, leur demandant ce qu’ils vouloient, & pourquoy ils estoient la escoutans ? Les François luy respondirent, qu’ils avoient esté informez par les Sauvages ses semblables qu’il avoit une visible & familiere communication avec Giropary, & qu’ils desiroient d’en experimenter quelque chose, & c’estoit l’occasion pourquoy ils s’estoient ainsi approchez, & qu’ils avoient bien entendu & remarqué deux voix, la sienne, & une autre plus douce & claire. Il est vray, dit-il, je parlois maintenant à ma chauve-soury, laquelle m’est venuë dire des merveilles & de grandes nouvelles : car elle m’a dit qu’il y avoit guerre en France, & que les Caraibes de Maragnan n’estoient pas où ils pensoient : que je ne m’estonnasse de rien, & que je demeurasse ferme avec elle dans ce pays, sans aller avec mes compatriotes en l’Isle : d’autant que nous n’y demeurerions pas longtemps, pource que les François s’en retourneroient en leur pays : Elle m’a dict aussi qu’il y fol. 315.en a plusieurs de Tapouïtapere qui sont fuis dans les bois. Ayant dict cecy, les François luy demanderent, comment il nourrissoit & entretenoit ceste Chauve-Soury ? Il respondit que son Esprit un jour, pendant qu’il estoit seul, luy dict, qu’il vouloit desormais parler à luy sous la forme de ce hideux Oyseau, & 296pourtant qu’il luy fist une petite demeure en sa loge, ou il viendroit coucher & prendre son repos, & mangeroit de toutes les viandes dont luy-mesme mangeoit, & quand il voudroit parler à luy, qu’il l’escouteroit & luy respondroit. Que cét Esprit aussi, quand il auroit envie de luy communiquer quelque chose de nouveau, l’appelleroit par son nom, & parleroit à luy dans la loge ou dans les bois, où il commanda au Barbier de luy faire une niche, dans laquelle il se retireroit & parleroit à luy tousjours sous la figure d’une Chauve-Soury : voilà dict le sorcier, le lieu où elle se tient, montrant un des coins de sa loge, où estoit la niche accommodee de Palmes : là, adjousta-il, elle vient, converse avec moy, nous discourons ensemble, & mange ce que je luy donne.

verso.Je ne puis passer cecy que je ne remarque beaucoup de particularitez : la 1. Pourquoy le Diable a pris plustost ceste forme de Chauve Soury que d’un autre Oyseau. 2. comment le Diable contrefait la parole humaine. 3. de la verité de ces nouvelles de France : & comment se peut faire que le Diable sçache tout ce qui se passe au monde. 4. Pour quelle raison il usoit de viandes. 5. de la situation du lieu qu’il requeroit pour discourir avec son Enchanteur.

Pour satisfaire à la 1. difficulté, nous disons que l’axiome des Philosophes. Le semblable cherche son semblable, est tres-veritable experimenté tant és choses Physiques que surnaturelles : par ainsi le diable qui par sa superbe est devenu un Esprit immonde, recherche aussi en la nature pour l’ordinaire les formes plus horribles & immondes qu’il peut trouver pour se communiquer à ses bons serviteurs & amis. Je sçay bien ce que dict S. Paul. Ipse enim Sathanas transfigurat se in Angelum lucis, que Sathan rusé Cameleon, pour seduire les simples prend la forme d’un Ange de lumiere, c’est à dire, se revest fol. 216.de belles figures ou tient des discours en apparence fort bons, mais c’est afin de mieux joüer son jeu. 297Par ainsi les belles formes de femmes, & filles qu’il prend pour attirer à soy les luxurieux, cela ne vient d’autre principe que du desir de tirer apres luy chacun selon son inclination. Et pour ce subject, dict S. Thomas que le Diable naturellement ne peut hayr les Anges bien heureux, pource qu’il communique avec eux en la nature : Mais quant à la difference de la justice qui est és Anges, & de l’injustice qui est és Diables, il leur est impossible de les aymer. Je tire de ceste conclusion deux inclinations qu’ont les Demons : l’une naturelle, par laquelle ils ayment les choses belles ou au moins ne les peuvent hayr : l’autre procede de la coulpe & de la superbe : par laquelle ils ayment & recherchent les choses sales & abominables, & ne peuvent autrement, à cause qu’ils sont confirmez en ce bouleversement d’apetit, la coulpe demeurant la maistresse de la nature. Et ainsi disons nous vulguairement que le Diable a horreur des turpitudes & meschancetez qu’il faict faire aux hommes par ses instigations : vous entendrez cecy suivant la distinction de la nature verso.& de la coulpe qui est au Diable.

Voicy donc une des premieres causes pour laquelle ce cruel Behemot prend la figure de Chauve-Soury : à laquelle j’en adjouste une autre tiree d’une proprieté peculiere aux Chauve-Sourys de pardelà : C’est que ces vilains Oyseaux nocturnes, beaucoup plus horribles & grands que ceux de pardeçà, viennent trouver les personnes couchees & dormantes en leur lict[156], & leur arrachent une piece de la chair, puis en succent le sang en grande quantité, sans que le blessé puisse se reveiller : Car ils ont ceste autre proprieté de tenir l’homme endormy, pendant qu’ils succent son sang : & estans saouls le quittent, le sang au reste ne laissant de tousjours distiller, ce qui rend la personne debile, & par plusieurs jours a de la peine à marcher. Sathan ne pouvoit mieux choisir pour representer son naturel & sa cruauté : car il 298vient de nuict, sous les tenebres de l’ignorance & infidelité trouver les hommes endormis és delices de leur chair, & leur arrachent l’inclination naturelle fol. 317.qu’ils ont vers Dieu, il a beau moyen de succer à son aise le sang instrument de la vie, les affections & passions de ses captifs, pour les rendre debiles & impuissans à tout bien, & à rechercher leur salut.

La 2. difficulté est, comment le Diable contrefait la voix humaine : veu qu’il n’a ny organes ny langue pour ce faire : ains sa parole n’est autre que la manifestation de son desir & volonté, lors qu’il parle aux autres Diables ses compagnons, & aux hommes par les impressions fantastiques qu’il estend à la veuë de l’imagination : Neantmoins la saincte Escriture nous aprend qu’il s’est servi de la langue du serpent pour seduire nostre premiere Mere : Dieu le permettant ainsi ; car il ne peut rien en la creature tant il est foible & indigent, sans la permission de Dieu : & avec cette permission il peut former un corps en l’air, & articuler ses affections & desirs sous telle langue qu’il luy plaist. Nous le voyons és possedez, par lesquels il discourt de plusieurs langues inconnuës. Je laisse là mille autres façons avec lesquelles il faict voir aux Enchanteurs ce qu’ils desirent verso.de luy : car cela n’est à nostre propos.

Nous avons remarqué tiercement les nouvelles qu’il donna des troubles qui estoient en France, à sçavoir, de cette levée de gens-d’armes derniere passée : & comment cela se peut faire. Je diray avec S. Augustin, que les Demons surpassent en legereté tout autant qu’il y a de corps en la machine de ce monde, & qu’il n’y a rien de corporel qui puisse s’esgaler à leur vitesse. En 24. heures le premier mobile fait cette grande course tout autour des voutes inferieures, espace qui surmonte toute la computation qu’en pourroient faire les Mathemaciens, tellement qu’en une heure il vous depesche je ne sçay combien de mille lieuës. Adaptez maintenant cecy à la 299legereté que peuvent avoir ces esprits, qu’en peu de momens ils auront fait le tour du monde universel, & là sçavent & voyent ce qui s’y passe, & de là prennent conjecture de predire les choses futures : Si les Courriers alloient aussi viste, nous aurions à chaque heure des nouvelles de tous costez.

Quartement elle usoit des viandes soit que cette fol. 318.Chauve-soury, fut vraye, de laquelle le Diable se servoit, & pourtant avoit besoin de nourriture, soit que ce fut seulement une representation exterieure en l’imaginative, & par consequent n’avoit aucune necessité de viande, pour vivre : nonobstant ç’a tousjours esté la coustume des Demons de manger & boire en apparence en la compagnie de leurs tres-chers officiers, imitant en cecy l’exemple des bons Anges en l’Ancien Testament, lesquels mangeoient avec les S.S. Personnages tels que furent Abraham, Loth, Thobie, & autres.

Sinquiesmement, la situation du lieu que cet esprit demandoit à sçavoir les bois & le creux des arbres, ou quelque encoignure d’une loge solitaire chose qui fait voir l’inclination aquise de ces esprits rebelles par leur condamnation de faire leur demeure és lieux obscurs, deserts tristes & melancholiques, craignans mesme, s’il faut ainsi parler, la lumiere creée, & la douceur de l’harmonie. Vous le pouvez voir en la personne de Saül possedé, lequel estoit appaisé par le son de la harpe de David. Et Asmodee verso.fut lié par l’Ange Raphaël dans le fond du desert, & Sathan enchainé par l’Ange de l’Apocalypse dans le puys des Abysmes : Et ce pauvre possedé des legions diaboliques, que Jesus-Christ delivra, logeoit de nuit & de jour, dans les sepulchres des trepassez. Mais les Anciens feignoient que Cerberus tiré de l’Enfer à la veuë de ce beau Soleil ne pouvoit s’empescher de vomir l’Aconite, jusques à ce qu’il luy fut permis de retourner vistement en ces cavernes tenebreuses. Cecy soit dit pour le sorcier du vilage du grand Thion.

300Quant au Pagy-ouassou des vilages de La farine detrempée il advertit les siens quelques mois auparavant que les François arrivassent là, que les Caraybes viendroient bien-tost, & leur apporteroient des marchandises : & faut notter qu’ils ignoroient du tout que les François fussent en l’Isle de Maragnan. A cet advertissement de leur Sorcier quelques uns se vestirent des chemises & autres hardes qui leur restoient du temps jadis que les François habitoient avec eux : & ainsi vestus s’en allerent agacer les fol. 319.villages de Thion à fin de les espouvanter leur disans, Rendez vous à nous : car nous avons les François avec nous : voylà les chemises & les hardes qu’ils nous ont données. Ces paroles intimideront fort Thion & ses gens : & songeoient à fuir, n’eut esté que les messagers envoyez par les François arriverent, qui les asseurerent du contraire, & que les François viendroient à eux aussi-tost qu’on auroit envoyé des embassades en l’Isle. Vous pouvez voir par cet exemple combien ce rusé Sathan donnoit d’authorité à ces Pagys, leur faisant predire les choses à venir : Mais cette sienne ruse n’est pas trop grande touchant le point de prediction : par-ce qu’il voyoit la diligence que les François faisoient à rechercher les Peuples voisins, & l’envie & resolution qu’ils avoient pris d’aller trouver ces Nations la part où elles se trouvoient : Partant ce bon valet en advertit son maistre.

Les Diables usent d’une autre façon de parler & communiquer avec les Sorciers de ces Pays, sçavoir est : Ils font faire un trou en terre dans les loges escartées : & là les sorciers se couchent sur le verso.ventre, mettent la teste au trou les yeux fermez, & font les demandes telles qu’ils veulent au demon, & en ont responce par une voix procedante du fond de ce trou. Cette façon de faire estoit fort ordinaire parmy la Gentilité : & laissant les histoires prophanes, je m’en raporteray du tout à ce qui est escrit au 3011. des Roys, chap. 28. lors que Saül alla consulter la Sorciere d’Endor, laquelle se courbant en terre, la teste & la face dans un trou, faisant ses invocations, elle s’escria, Deos vidi ascendentes de terra : J’ay veu des Dieux montans de la terre : Ce n’est pas sans raison qu’elle s’escria & usa de ces mots, J’ay veu des Dieux : d’autant que ces enchantemens ne pouvoient avoir de force qu’à faire venir quelques Diables : mais Dieu voulut que la propre ame de Samuël montast à sa parole, à fin de prophetiser le dernier malheur de Saul, qui avoit recours en ses necessitez aux devins & sorciers.

J’ay entendu de quelques François demeurans au vilage d’Vsaap, qu’un sorcier de ce lieu estoit fort craint & redouté par les Sauvages, par-ce que chacun sçavoit qu’il parloit librement au Diable en la fol. 320.maniere cy-dessus dite, & n’osoient aprocher de sa loge, quand ils voyoient la porte fermée, se doutans qu’il traitoit & communiquoit avec son demon de ses affaires. Il y a une vieille Sorciere en l’Isle qui ne se fait connoistre que bien secrettement, les Sauvages en font grand estat, & n’est employée qu’aux maladies incurables : quand tous les Sorciers sont venus au bout de leur rolet, alors elle est invitée, seurement amenee & en cachette. Un jour arriva, à ce que m’ont dit quelques François, qu’elle vint à Vsaap pour faire une guerison desesperée, & au prealable que de rien commencer : elle s’enferma dans une loge separée au milieu de la place du vilage, & lors fit ses invocations & enchantemens diaboliques sur le corps du malade, faisant paroistre visiblement son demon. Les François qui m’ont raconté cecy, furent curieux d’aller voir par quelques fentes ce que cette sorciere faisoit, mais les Sauvages les en empescherent tant qu’ils peurent, leur disans que les esprits de cette femme estoient dangereux & mauvais : tellement que si quelqu’un d’eux alloit les espier, ils verso.luy torderoient infalliblement le col la nuit suivante. 302Les François se moquerent de tout cela, & allerent bellement à cette loge, au grand estonnement des Sauvages qui les regardoient, les estimans par trop hardis & presomptueux : & faisans un trou à la closture de Palme, ils regardoient les gestes de cette femme, & apperceurent je ne sçay quoy de monstrueux au tour d’elle, sans pouvoir distinguer la forme, & s’en retournerent ainsi.

Pendant que j’estois malade, quelques-uns me parlerent de cette malheureuse creature en grande loüange & estime : comme celle qui ne manquoit jamais de rendre la santé à ceux qui la prioient de ce faire : vous pouvez penser si ces paroles m’estoient agreables. Je me suis laissé conter aussi de certains Barbiers de ces Contrés là qu’ils avoient des logettes dans les bois, esquelles ils alloient consulter leurs esprits : & de fait, c’est une chose assez frequente tant dedans l’Isle qu’és autres Pays voisins, que les Barbiers & sorciers batissent des petites loges de fol. 321.Palme és lieux les plus cachez des bois : & là plantent de petites Idoles faictes de cire, ou de bois, en forme d’homme[157] : les uns moindres, les autres plus grands, mais ces plus grands ne surpassent une coudee de haut. Là en certains jours ces Sorciers vont seuls portant avec soy du feu, de l’eau, de la chair ou poisson, de la farine, may, legumes, plumes de couleur, & des fleurs : De ces viandes ils en font une espece de Sacrifice à ces idoles, & aussi bruslent des gommes de bonne odeur devant elles, avec les plumes & les fleurs ils en paroient l’Idole, & se tenoient un long temps dans ces logettes tout seuls : & faut croire que c’estoit à la communication de ces esprits.

Cette perverse coustume prenoit accroissement, & s’enhardissoit és villages proches de Iuniparan, où demeuroit le Reverend Pere Arsene, tellement qu’il trouvoit au destour des bois de ces Idoles de cire, & quelquefois dans les Loges. Il y pourveut par 303les exorcismes qu’il fit en sa Chappelle contre ces diables si hardis & outrecuidez, & depuis je n’en ay point oüy beaucoup parler. Considerez icy la presomption verso.de Sathan, qui en tout lieu, & en toutes nations, quand il peut, se faict recognoistre par quelque espece d’adoration & de sacrifice, sçachant bien que nulle Religion peut estre, bonne ou mauvaise sans quelque espece de sacrifice & representation de la chose que nous adorons. Voilà pourquoy il inventa les Idoles au lieu des vrayes Images que Dieu avoit commandé d’estre erigees au Tabernacle, & depuis au Temple de Salomon : Et au lieu des vrays sacrifices, que Dieu establit en sa Loy, cet esprit superbe procura d’avoir des Autels & des Sacrifices de toute sorte de bestes & des fruicts de la terre : Et combien que ceste Nation des Sauvages n’ait en public aucunes ceremonies de Religion, ny priere ny oraison : Neantmoins ces Sorciers en particulier servent au diable selon que j’ay dit.

Or pour fermer ce discours : je diray que ces gens facilement croyoient qu’on peut avoir des Esprits particuliers, mesme les François : je vous en donneray des exemples.

Comme le Sieur de la Ravardiere estoit en son fol. 322.voyage de Para, au retour de la guerre des Camarapins, il fut adverti par une femme que les Sauvages du village où il estoit logé, avoient resolu de le mettre à mort, les François & les Tapinambos qui estoient allez avec luy. L’on fit ce que l’on peut pour en sçavoir la verité, mais ils eurent tous bonne bouche, & ne confesserent rien. On s’advisa de faire accroire aux Sauvages de ces pays là, qu’en la montre ou petite horloge que portoit le Sieur de la Ravardiere, il y avoit un esprit caché, lequel excitoit tout ce mouvement que l’on voyoit au dedans & au dehors : & qu’il reveloit aux François les choses les plus secrettes : partant on fit venir le Chef, auquel on dit, que s’il permettoit que l’eguille de la montre que 304portoit le dit Sieur, parvint jusques à un tel point du Quadran, que l’esprit qui estoit là dedans diroit la verité : pour ce, luy dit-on, tiens, prend & porte avec toy cecy, & si tu vois que l’éguille avance jusques là, precede nostre esprit, & nous viens manifester le tout. Il prit la montre & la porta chez verso.luy, & voyant que cela marchoit en allant, il creut facilement que c’estoit l’esprit des François qui donnoit un tel mouvement, & n’attendit qu’il parvint au but qu’on luy avoit prescrit, ains il revint, declara tout, & rendit la montre.

Le Capitaine d’un navire de guerre nous donna une fort belle Image qu’il avoit prise dans un navire Portuguais qui s’en alloit à Fernambourg. Je fis mettre par hasard cette Image, à l’heure qu’on me l’apporta, sur l’un des cofres de nostre Chambre : & voicy qu’au mesme temps plusieurs femmes Indiennes vindrent en nostre Loge, lesquelles appercevans cette Image en bosse fort vive, diversifiee de couleurs sur la couche d’or, s’estonnerent, & ne vouloient point entrer disans. Y auaëté asse quege seta ? Qu’est-ce que cela de nouveau qui est si furieux, & nous regarde si vivement ? Il nous faict peur. Je les fis entrer leur disans, qu’elles n’eussent point peur, & que c’estoit une Image des Serviteurs de Dieu. Je fus tout estonné qu’elles s’en allerent à ses pieds pleurer sa bien-venuë, puis me vindrent demander fol. 323.quelle viande il aymoit, afin de luy en aller querir. Je me pris à sousrire de leur simplicité, & fist oster l’Image que je mis en la Chappelle Sainct François.

Chose quasi toute semblable arriva à un Tabaiare fort simple, lequel contemplant de la porte un tres-beau Crucifix que nous avons en la Chappelle S. Loüis : jamais il ne me fut possible de le faire entrer dans la Chappelle, disant à mon Truchement, Voilà qui me regarde trop vivement, il est vivant sans doute, & j’aurois peur qu’estant entré sans estre 305baptisé, il ne me fist du mal. Plusieurs autres ont fait le semblable, mais prenant le Crucifix entre mes bras, je leur faisois voir que ce n’estoit que du bois, representant par telle figure ce que Jesus-Christ avoit enduré pour nous. Cecy leur arrivoit de la superstition, comme j’ay dit, que leurs Sorciers avoient semé entr’eux, tant de leurs Idoles que de leurs Esprits.

verso.

De quelques autres ceremonies diaboliques pratiquees par les Sorciers du Bresil.

Chap. XII.

Ce Prince seroit bien marry de laisser rien d’entier au service de Dieu, qu’il ne taschast de l’imiter fausement, afin de l’introduire au cult superstitieux de sa superbe. Dieu avoit jadis institué les eaux de Purification en l’Ancien Testament, faictes & composees de diverses matieres & ceremonies diverses, selon le but & subject auquel elles devoient estre employees, tantost pour purifier les hommes, maintenant les vases & ustensiles du Temple : une autre fois les habits, maisons et tout le mesnage. Semblablement fol. 324.ce Demon institua en la Gentilité les eaux de lustration, desquelles les Payens se servoient à diverses fins, ainsi que les Juifs : car les hommes en estoient lavez & aspergez avant que de se presenter au sacrifices, comme aussi les ustensiles des Temples des Idoles, & les maisons, habits & mesnage 306des infidelles. Voyons si ce mal-heureux serpent s’est point oublié d’amuser nos Sauvages de telles superstitions.

Quand vous n’auriez point d’autres exemples que celuy que j’ay allegué au Traicté du Temporel, des barberies que fit ce Sorcier venu des plaines de Miary, cela seroit suffisant pour voir entierement les folies & abus que l’ancien trompeur a sursemees parmy les peuples, touchant le poinct que nous traictons. Mais d’autant que j’ay apris des discours des Barbiers mesme, avec lesquels j’ay parlé, plusieurs singularitez qu’ils faisoient pour amuser leurs gens : je serois marry d’en priver le Lecteur.

C’est donc la coustume des Pagys-Ouassous de verso.celebrer en certain temps de l’annee des lustrations publiques[158], c’est à dire des purifications superstitieuses par aspersion d’eau sur les Sauvages : & bien que le tout depende de leur fantaisie, composans ces ablutions à leur caprice, neantmoins pour l’ordinaire ils font emplir d’eau des grands vaisseaux de terre, & proferans secrettement quelques paroles dessus & soufflans de la fumee de Petun, & meslans un peu de poudre de la Loge où ils sont, ils se mettent à danser, puis apres le Barbier prend des branches de Palme, qu’il trampe là dedans, & en asperge la compagnie. Cela fait, chacun prend de cette eauë dans des Couis ou escuelles de bois, & s’en lavent, comme aussi leurs enfans.

Pacamont, Grand Barbier de Comma[159], me contoit un jour qu’il faisoit sortir de l’eau de terre, avec laquelle il lavoit ces gens, au grand estonnement de tous ces Barbares, qui voyoient sortir si nouvellement cette eauë du milieu de sa Loge, & la recevoient comme si elle eust esté miraculeusement envoyee par les Esprits : mais le rusé avoit emply un grand vaisseau fol. 325.d’eau, laquelle s’escouloit par soubs terre dans des canaux de bois creux qui est en grande quantité au Bresil : & ainsi il trompoit ces gens.

307Le Diable avoit persuadé aux Gentils plusieurs sortes d’abus és eaux, fontaines & ruisseaux. Les Nymphes habitoient aux unes, les Deesses aux autres : les unes faisoient un effet, les autres un autre : les unes estoient facheuses & dangereuses, les autres agreables & asseurees : les unes sacrees, les autres prophanes. Pareillement ces Sauvages ont une opinion superstitieuse, que quand ils voyent certaine espece de lezards, lesquels ressemblent aux Mourons de deçà, ou aux Lezards veneneux de diverses couleurs, courir dans leurs eaux, ils estiment que cette fontaine est dangereuse pour les femmes, & que Giropari boit de cette eauë : Ayant sceu cette superstition je m’en servy pour me delivrer de l’importunité & incommodité que me faisoient les femmes se lavans dans la fontaine de nostre lieu de S. François : car je fis courir le bruit qu’il y avoit là de ces Mourons : pas une du depuis n’en voulut aprocher, sinon les Esclaves du verso.Fort, ausquelles il estoit deffendu de se laver dans la fontaine par ce moyen j’eus le loisir de la faire clorre & fermer à la clef, afin de conserver l’eau en sa netteté. Cette superstition va jusques là qu’ils croyent que ces Lezards se jettent sur les femmes, qu’ils les endorment & ont leur compagnie, tellement qu’elles deviennent grosses de leur fait, & produisent des Lezards au lieu d’enfans : Et c’est pourquoy pendant que ce bruit fut en sa vigueur, les Esclaves du Fort ayans commandement d’aller querir de l’eau en ce lieu, venoient en compagnie armees de bastons, de couteaux & autres instrumens semblables pour se deffendre, disoient-elles, de ces Lezards, qui ne fut pas une petite risee à tous nous autres François.

Outre les eaux de lustrations & diaboliques ablutions pratiquees par ces Barbiers ils usent d’une façon particuliere à communiquer leur esprit aux autres : & c’est par le moyen de l’herbe de Petun, laquelle estant mise dans une canne de Roseau, ces Sorciers 308en attirent la fumee, laquelle ils degorgent sur les fol. 326.assistans, ou la soufflent de la canne sur iceux, les exhortant de recevoir leur Esprit & la vertu d’icelui. Ne diriez vous pas que ce cauteleux Dragon vueille en ceste fausse ceremonie imiter Jesus-Christ quand il donna son Esprit à ses Apostres, & la puissance à eux & à leurs successeurs de le donner en sa personne à ceux qui seroient initiez aux sacrez Ordres ; Ainsi qu’il est porté en S. Jean. Insufflavit & dixit eis, Accipite Spiritum Sanctum. Il soufla sur eux, & leur dit, Recevez le Sainct Esprit ; Car d’où ces Barbiers auroient-ils pris ceste ceremonie Sathanique, si le Diable ne la leur avoit montré ; pour ce qu’ayans tousjours esté enfermez dans ceste grande & vaste prison du Bresil, sans aucune communication du viel monde ; ils ne pouvoient l’avoir apprise d’aucune autre Nation. Ces souflemens leur sont fort particuliers, comme une ceremonie du tout necessaire pour donner guerison aux malades : Car vous les voyez attirer par leur bouche, tant qu’ils peuvent, le mal, disent-ils, du patient dans leur bouche & gosier, & contrefaisans la bouche toute pleine, bandee & boursoufflee, ils laschent tout d’un coup ce vent enfermé dehors, verso.faisant autant de bruit presque qu’un coup de pistolet, & crachent apres à grande force, disant que c’est le mal qu’ils ont succé, & taschent de le faire croire au malade.

A ce propos nous prismes un jour grand plaisir le sieur de Pesieux & moy au village d’Usaap. Il y avoit un pauvre garson Sauvage vivement tourmenté d’une colique du pays : Un de ces Barbiers vint exercer son attraction d’esprit sur son petit ventre, faisant plusieurs mines, & se reprenant à diverses fois, & ce d’autant qu’il voyoit que nous le regardions attentivement, nonobstant pour toutes ses aspirations & attractions le garson ne cessoit de crier ; En fin il nous vint trouver apportant en ses mains deux ou trois petits cloux, & nous dit : voilà ce que je luy ay tiré 309du ventre ; il a les boyaux tous pleins de cela, il me les faut tirer les uns apres les autres : de peur que si je ne les luy tirois en gros, ils ne luy crevassent les tripes & ecorchassent le gosier. Il le fit acroire à ce garson qui ne cessoit de crier qu’on luy tirast les cloux du ventre. Si ces loges eussent esté couvertes d’ardoises, je pense qu’il eust mis en la teste fol. 327.de ce garson d’avoir mangé les lates & les cloux de la couverture ; mais n’ayans pas les cloux de fer communs entr’eux, je ne sçay comment il peut embaboüiner les assistans & leur persuader ceste folie. Je pourrois icy rapporter plusieurs semblables exemples, mais celuy-cy suffit pour faire entendre le sujet que je traitte.

Or si c’est chose digne d’admiration de voir la malice de l’Esprit infernal en tout ce que nous avons dit jusques icy : beaucoup plus grand doit estre nostre étonnement, en ce que je vay dire : parce qu’il a estably la confession auriculaire entre ces Sauvages. Je ne dy rien que je n’aye entendu de mes oreilles de la bouche de Pacamont, & semblablement par le recit d’autres Sauvages & François. Ce grand Pagy en sa Province de Comma alloit visiter quand il luy plaisoit les vilages de son cartier, & la commendoit que chacun vint à confesse à luy, specialement les jeunes femmes & les filles : & quand il trouvoit quelques une qui ne vouloient pas tout dire, il les menassoit de son Esprit, qu’au cas qu’elles ne dissent tout il les tourmenteroit & sçavoit finement recognoistre verso.si elles disoient tout ou non. Puis il leur donnoit je ne sçay quelle sorte d’absolution, mais le galant sçavoit bien apres dire les nouvelles de l’escole, remarquant les unes & les autres pour telle & telle action, & neanmoins cela, il n’a pas laissé d’exercer ce mestier & façon d’entendre les confessions jusques au temps que nous arrivasmes là. Pensez je vous prie, qui luy pouvoit avoir appris ceste maniere de confesser auriculairement, menacer ses semblables qu’au 310cas qu’ils celassent quelque chose son Esprit les batroit, & que confessant tout, son Esprit les absoudroit.

fol. 328.

Des Signes manifestes de la ruine du Diable en ces Pays de Maragnan.

Le sauveur du monde en S. Marc, auparavant que de monter à la dextre de son Pere, donna charge à ses Apostres & Disciples d’aller par tout le monde universel, convertir les infideles, les asseurant par certains signes & marques d’une prochaine ruine de l’Empire des Demons, à sçavoir, Signa eos qui crediderint hæc sequentur : In nomine meo dæmonia ejicient, linguis loquentur novis, serpentes tollent, & si mortiferum quid biberint, non eis nocebit. Super ægros manus imponent & benè habebunt : Ces signes suivront ceux qui croiront, ils chasseront les Diables en mon nom, ils parleront nouveaux langages, ils verso.osteront les serpens, & s’ils boivent quelque venin mortifere il ne leur nuira point : ils imposeront leurs mains sur les malades & s’en trouveront bien. Pour entendre clairement ces paroles, il faut noter avec les Peres & Docteurs, qu’elles ont esté pratiquees literalement par les premiers Chrestiens : d’autant qu’il estoit necessaire en ce premier âge de l’Eglise, laquelle devoit combatre l’obstination des Juifs & la folle sagesse des Gentils. Mais depuis que la Foy a esté estenduë par l’Univers, & que l’obstination des Juifs a esté condamnee de tous, & la sagesse humaine tenue pour vanité : il n’a pas esté necessaire d’effectuer literalement ces signes en toute les conversions 311de mecroians, ains seulement la pratique Allegorique & Mystique a esté suffisante. Et c’est ce que nous voulons montrer en ce chapitre avoir esté faict & se faire tous les jours parmy ces terres de Marignan.

Premierement il est dit, In nomine meo dæmonia ejicient, ils chasseront les demons en mon nom. Dans les deux ans que j’ay esté en Maragnan j’ay veu cecy executé en diverses façons : c’est que les Diables ont faict paroistre realement la pœur & la fol. 329.crainte qu’ils avoient du nom de Dieu, procurans par toutes les voyes du monde, d’empescher nostre Mission, de persuader à leurs Barbiers qui leur estoient plus fidelles de retenir les peuples sur lesquels ils avoient commandement de s’approcher de nous, donner terreur aux Sauvages du signe de la Croix & les inciter à les arracher, exciter les mauvais exemples pour tourner en risee ce que saintement nous enseignons à ces Barbares, intimider par plusieurs fois les habitans de Marignan, Tapouïtapere, Comma, les Caietez, ceux de Para & Miary, à ce qu’ils eussent à fuir dans les bois & pays perdus, de peur qu’ils ne tombassent en la cadene & captivité des François ou Portuguaiz : cependant il est arrivé tout autrement : car au temps que nous estimions que tout estoit perdu, ç’a esté lors que Dieu a faict paroistre la puissance de son nom, retenant non seulement ces Sauvages aupres de nous, les rendant faciles & obeissans à sa parole, mais aussi il a fait que ces Barbares mesprisent leurs sorciers & la puissance des Diables tenans pour certain que le nom de Dieu & l’ablution de Jesus-Christ fait fuir Gyropari. J’en donneray de verso.beaux exemples.

Vous vous souviendrez de ce que j’ay dict cy-dessus tant des Barbiers des plaines de Miary que des habitations de Thiü, comme les Diables leur manifestoient la crainte qu’ils avoient des croix plantees au nom de Jesus-Christ, & de nous ses chetifs serviteurs : 312Et comme quelqu’un de leurs principaux m’entretenoient sur ce que ces Barbiers n’avoient voulu venir avec eux : je luy en demande la raison : il me dict : Parce que Giropari craint le Toupan.

Acaiouy Principal de Miary, duquel nous parlerons cy-apres plus amplement, lors qu’il me vint trouver pour me demander congé de faire sa loge aupres de moy : ne voulant demeurer avec les autres au fort : il me dict qu’entre les raisons qui l’emovoient à bastir sa loge prez de la nostre, c’estoit que Giropari n’osoit approcher du lieu où nous habitions, puis que nous estions venus exprez afin de le chasser du pays.

Pierre le Chien Sauvage baptisé à Dieppe il y a plusieurs annees nous contoit, aux sieurs de la Ravardiere, de Pisieux, & autres & à moy sur la demande qu’on luy faisoit de ses fortunes en guerre, fol. 330.que Dieu l’avoit tousjours gardé en mille dangers pour ce qu’il estoit Chrestien, & faisoit fuir les Diables dés-lors qu’il entroit en un village, que ses semblables estoient asseurez, quand ils estoient avec luy, & ne craignoient point Giropari.

Autant en croioient les habitans de Tapoïtapere des nouveaux Chrestiens lesquels ils estimoient commander à Giropari & le chasser, & estoient bien aise d’avoir des Chrestiens en leurs vilages pour la mesme raison. Cecy m’a esté rapporté assez souvent tant par Martin François Indien, que par les François. Et à ce sujet nous inculquions dans l’esprit des Catecumenes ce poinct & croyance, que sitost qu’ils seroient lavez, ils auroient puissance sur les Diables, & ne les devoient desormais craindre aucunement.

Somme c’est un bruit general dans tous ces pays que les Diables sont des mauvais Espris lesquels redoutent les Pays & les Karaïbes, c’est-à-dire les Peres & tous ceux qui sont baptisez. Il me souvient que mille fois parlant aux Sauvages de ceste matiere, ils me respondoient, Gyropari yportassouassequegésera, 313le diable est à present bien pauvre & gueux, il a grand pœur, il n’est plus si hardy qu’il estoit : Giropari verso.ypochu, Toupan Katou, le diable est meschant, il est cruel, il ne vaut rien ? Mais Dieu est tres-bon. Que pourriez-vous desirer d’avantage pour l’accomplissement de ce premier signe, & pour l’asseurance de la totale ruine du diable ? Voilà les diables qui confessent eux-mesmes qu’ils craignent le nom de Jesus-Christ, les armes de sa Passion, & mesme ses serviteurs, dissuadent leurs plus intimes amis de s’approcher de nous, renversent le ciel & la terre pour empescher nos entreprises, suscitent tout ce qu’ils peuvent inventer pour les rompre : En fin ils donnent du nez en terre, sont au bout de leurs finesses : Ceux qui jadis les craignoient, les meprisent à present. Que reste-il sinon de poursuivre les choses encommencees.

Linguis loquentur novis, ils parleront nouveaux languages. Vraiement nos Sauvages de Maragnan parlent un language bien nouveau, puis qu’aucun devant nostre Mission sinon ce Marata Ancien, c’est à dire un des Apostres de Jesus-Christ, duquel nous avons parlé cy devant, ne leur appris à parler comme ils parlent à present à sçavoir, la profession du Christianisme, fol. 331.en recitant le Symbole des Apostres Arobiar Toupan &c. & parler à Dieu par l’Oraison Dominicale, Orerouue &c. dresser leurs vies & leurs actions suivant les commandemens de Dieu, ymoeté yepé Toupan &c. & selon les commandemens de l’Eglise Are maratecouare ehumè &c. laver & fortifier leurs ames par les S. Sacremens. Iemongaraïue &c.

N’est ce pas parler un langage nouveau que discourir ensemble des mysteres de nostre Foy tels que sont l’Unité d’Essence en Dieu & Trinité de Personnes : que le Fils de Dieu ait pris un Corps dans le Ventre Virginal : qu’il soit mort luy qui est Autheur de vie : que les meschans sont aux Enfers : que tous les hommes resusciteront en corps & en ame : & de là chacun ira au lieu de sa sentence, Et cependant 314voilà les discours ordinaires de nos Barbiers, qui par cy-devant ne parloient que de tuer, manger, rotir, boucaner leurs ennemis, ne traittoient que de leurs lubricitez paillardises & folies. Celuy qui voudra bien peser cecy, s’etonnera d’un tel changement parmy des Barbares qui ne sçavoient chose aucune, verso.que ce que simplement la nature leur avoit enseigné.

Les Juifs croioient que les Apostres fussent sortis d’un cabaret pleins jusques au gosier de vin & de viande, quand ils virent qu’en mesme temps les Gentils de divers pays faisoient signe de bien entendre ce qu’ils preschoient, & que les Apostres semblablement entendissent leurs questions & demandes sur ce qu’ils enseignoient : Je vous dy pareillement que les Sauvages estoient estonnez & perdus quand ils voioient leurs semblables baptisez discourir en leur langue de choses si hautes, si profondes, & si nouvelles, comme celles que nous leurs apprenions par les truchemens, & disoient les uns aux autres : D’où vient que ceux cy parlent si bien du Toupan & que les Pays leur ayent peu apprendre de si belles choses, qu’ils nous recitent, & mesme nos enfans qui sont plus sages que nous, & que tous nos Peres & Ancestres qui nous ont devancé : desquels pas un, quoy qu’ils ayent vescu longtemps, ne nous a rien dict de semblable comme font les Pays : Il faut de necessité qu’ils ayent parlé à Dieu.

Troisiesmement serpentes tollent : Ils osteront fol. 332.les serpens. Qui sont ces serpens du Bresil, lesquels envenimoient de leur langue & de leur queuë ces peuples ? Ne sont-ce pas premierement tous les grands & petits Sorciers qui abusoient de leurs Nations ? La Foy de Jesus-Christ, estant comme la Cigongne, laquelle purge les Pays où elle faict sa demeure des serpens venimeux. Sainct Paul jetta en l’Isle de Malte la vipere qui le tenoit au doigt, dans le feu. Le doigt donné de Jesus-Christ aux Apostres, est la puissance du Sainct Esprit, qui va à l’ordinaire 315des Agents naturels doucement, sans contraincte, disposer le subject à recevoir une nouvelle forme, par le bannissement & ruyne d’une autre forme contraire : Ainsi ces viperes jettees au feu, sont les Ministres de Sathan, que le Sainct Esprit chasse, pour rendre la Nation abusee susceptible de l’Evangile, & de la cognoissance de Dieu. Que si je dis qu’il semble que le Sainct Esprit aye envers ces Sorciers de Maragnan faict un plus grand miracle, qu’il n’a faict vers les Sacrificateurs du Paganisme : Je croy que mon opinion sera bien receuë, par ce que ostez deux ou trois verso.de ces Sorciers, les autres, voire les plus grands ne desirent rien plus que d’estre baptisez : au contraire rarement ces Sacrificateurs du Diable en la Gentilité, espousoient le Christianisme : Par ainsi nous pourrions dire que les Serpens venimeux, rampans leurs poitrines sur la terre sont devenus oyseaux volans dans l’Element de l’air suivans la Prophetie d’Isaye : De radice colubri egredietur Regulus, & semen ejus absorbens volucrem : De la racine de la Couleuvre sortira le Basilic, & la semence du Basilic engloutira l’oyseau ; Ce que Vatable interprete en cette sorte[160] : De radice serpentis egredietur Regulus, & fructus ejus Cerastes volans : De la racine du serpent sortira le Basilic, & le fruict d’iceluy sera un Ceraste volant.

Pour entendre ce passage il faut se souvenir de ce qu’escrivent les Naturalistes, à sçavoir que les grosses Couleuvres engendrent le Basilic : lors qu’elles ont mangé un Crapaux : Mais le Basilic cherche les Poules blanches, avec lesquelles il a conjonction & de sa semence pondent des œufs, lesquels elles cachent fol. 333.dans un trou au sable à l’ardeur du Soleil, & de ces œufs s’esclosent des serpens volans. Ils ne disent rien en cet endroict, que je n’aye experimenté en Maragnan selon le commun advis & opinion des Sauvages. Car il m’arriva par deux fois qu’une Poule blanche que j’avois, fit deux petits œufs, ronds comme une Prune de Damas & picotez : puis changea son 316chant, & eussiez dit, qu’elle estoit fole : Nos Sauvages me dirent alors, qu’infalliblement le Basilic l’avoit couplee dans le bois, & qu’il la falloit tuer & jetter, & brusler les œufs, par ce que quiconque mangeroit des œufs qu’elle pondroit, en mourroit asseurément : & si on laissoit les œufs sans les brusler, il en sortiroit des serpens volans, qu’elle n’estoit la premiere, ains souvent cela arrive, & aussi tost les Poules changent leur chant, & n’arrestent en place. Accommodons cecy à nostre propos, & disons que la Couleuvre ancienne est le Prince des Demons Sathan, les Basilics sont les Diables ordonnez sur les Provinces par Lucifer, afin de seduire le monde, les verso.serpens d’iceux sont leurs Ministres, tels que sont les Pagys ou Barbiers du Bresil, lesquels veulent acquerir des aisles pour changer d’Element, de la terre en l’air, quitter leurs vieilles & abominables coustumes de ramper la poictrine en bas en leurs abominations & service diabolique, & s’approcher du Ciel, comme le reste des Indiens par l’ablution ou lavement de leurs anciens pechez au Sacrement de Baptesme.

Ces Serpens aussi bannis du Bresil, sont ces mal-heureuses coustumes & pechez abominables qu’ils commettoient, tel qu’estoient les vilenies, rages & vengeances, ainsi que nous avons discouru en autre lieu assez amplement.

Quatriesmement, Et si mortiferum quid biberint non eis nocebit : Et s’ils boivent quelque poison mortifere il ne leur nuira point. Le vray poison que les ames avalent, est la fausse doctrine que le Diable faict suggerer aux oreilles des nouveaux Chrestiens. Vous le trouvez en plusieurs exemples du siecle fol. 334.mesme des Apostres : Comme certains seducteurs s’en alloient débaucher les simples, lesquels avalans la potion d’Aconite se sentoient aussi tost bourrelez dedans l’ame & esbranlez en la foy, mais le Sainct Esprit, duquel il est dit en la Genese, Spiritus Domini, 317ferebatur super aquas, l’Esprit du Seigneur estoit porté sur les eaux du Chaos, c’est-à-dire, non encore perfectionnees ny esclairees, ou comme veulent dire les autres, Incubabat aquis, il couvoit les eaux du Chaos pour en tirer les belles Colombes, ainsi que feignoient les Poëtes, des œufs de Thetis, couvés par le Pigeon blanc, ou le Cigne, desquels sortirent Castor & Pollux, ou bien, fovebat aquas il eschauffoit ces eaux encore froides : Le Sainct Esprit, dis-je, excuse plus aisément la fragilité & foiblesse de ces nouveaux Chrestiens, que non pas celle des anciens en la foy. Par ainsi il va voletant sur ces eaux destournees du vray chemin par les mauvais discours de ceux qui ont l’ame mal faicte, va couvant les œufs delaissez du Pere & de la Mere les ames fraichement lavees, mais esloignees de la presence de ceux verso.qui les ont nettoyees : eschauffe ces eaux gelees par le souffle du pernicieux Aquilon, & ne veut que le poison beu leur donne la mort, ains les ramenant au giron de leur Mere, & entre les bras de ceux qui les avoient apres Dieu engendrez spirituellement à Jesus-Christ pour leur faire vomir ce venin de leur cœur, & reprendre la salutaire nourriture, par laquelle elles se fortifieroient pour resister desormais à tous esbranslemens.

Cela se passa au Bresil, aussi bien qu’il se fit du temps des Apostres, que quelque nombre de nouveaux Chrestiens de Tapouïtapere estonnez des mauvais discours d’un certain personnage, se despoüillerent & renoncerent à demy au Christianisme : mais nous y pourveusmes soigneusement : Aussi firent nos Messieurs qui se rendirent tres-diligens à remedier à ce mal, y apportans tout ce qu’ils jugerent estre necessaire, & par ainsi ces nouvelles plantes fletries d’une Bise gelante, retournerent à leur premiere verdeur & vigueur, & nous revenans voir au Fort S. Loüis, nous les encourageasmes à demeurer à jamais stables fol. 335.& fermes en la profession du Christianisme, & leur 318enchergeasmes de ne s’esloigner point de Martin François qui nous servoit en ces cartiers quasi comme de suffragant : Le Diable par ce moyen se sentoit de toutes parts acculé, & ses affaires alloient de jour en jour en empirant. J’espere à present que j’escris cecy, que les Peres qui sont par delà, luy donnent de terribles alarmes, & que son Royaume va fort en decadence, & s’approche de sa totale ruine : Car avant que je quittasse l’Isle, je voyois & experimentois une disposition generale & universelle de la conversion de ces peuples[161], specialement des enfans.

verso.

Que les enfans du Bresil termineront & finiront le Royaume de Lucifer, & commenceront à establir le Royaume de Jesus Christ.

Chap. XIIII.

Le Psalmiste Royal David en son Psalme 8. lequel est institulé en cette sorte, In finem pro torcularibus, Psalmus David. C’est à dire le Pseaume de David qui doit estre chanté en action de graces au Seigneur, sur la fin des vendanges, dit, par prevision de la ruine totale de l’Empire de Lucifer sur les ames infidelles, & de l’establissement du Royaume de fol. 336.Jesus-Christ : Ex ore infantium & lactentium perfecisti laudem propter inimicos tuos, ut destruas inimicum & ultorem. Tu as perfectionné ta loüange par la bouche des enfans & des petits à la mammelle en dépit de tes ennemis ; à ce que tu destruises l’Adversaire & le Tyran plein de vengeance. Rabbi Jonathas embellit ce passage & l’esclaircit en cette 319sorte : Fundasti fortitudinem ut destruas Authorem inimicitiarum & ultorem. Tu as fondé la force de ton Empire par la bouche & confession de foy des petits enfans, pour monstrer ta grandeur, en ruinant de fond en comble l’Autheur des inimitiez & le vangeur sanguinaire. Et Sainct Hierosme dict : Quiescat inimicus & ultor, Tu as fermé la bouche au seducteur ennemy de salut & enragé contre les hommes par la voix des enfans.

Grande merveille que les enfans ont esté le Symbole de la fondation prochaine du Royaume de Jesus-Christ, & de la cheute de la puissance des Demons. Je ne veux icy m’arrester beaucoup à relever de plusieurs exemples ce traict de la providence verso.de Dieu, ains je me contenteray de rapporter ce qui se passa au Triomphe de Jesus-Christ avant sa Passion, lors que les enfans crioyent, Osanna filio David, & que le Fils de Dieu soit le bien venu, qui fut ce que ce S. Roy prendoit dire premierement, en intitulant son Cantique In finem pro torcularibus, en la fin pour les pressions, c’est à dire, en la fin du Royaume de Sathan, & au commencement de la Passion de Jesus-Christ quand ces enfans devoient rendre ce tribut & recognoissance. Secondement de jour en jour, & en suitte, en la fin & consommation de la captivité de Sathan sur les ames infidelles : & au commencement de la saincte Eglise, establie parmy elles, & ce principalement par les enfans : chose que je veux faire voir estre accomplie és enfans du Bresil.

Ces jeunes ames, non encore corrompues ny gastees des vieilles & mauvaises coustumes de leurs Peres, montrent je ne sçay quelle disposition singuliere & particuliere à recevoir comme un tableau ras, telle peinture…

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(Lacune d’une feuille.)

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320fol. 345.… répugnance : & nous leur facilitions le moyen de l’entendre par les choses qu’ils voyoient journellement : telles que sont les huitres croissantes sur les branches des arbres, lesquelles prennent chair & vie entre deux coquilles, sans aucune commixtion ny emission de semence, ains de l’humeur marine & par la chaleur du Soleil : Ainsi le Fils de Dieu au ventre de la Pucelle, la saincte Vierge, son precieux sang ayant fourny de matiere, & le Sainct Esprit de chaleur, a pris son corps sans autre operation humaine. Ils goustoient fort cette similitude, & me respliquoient que plusieurs autres choses en leur pays s’engendroient par la seule operation du Soleil, telles que sont les lezards qui sortent des œufs, apres que la chaleur du Soleil leur a donné la vie : partant qu’ils ne trouvoient aucune difficulté en cela : ny aussi, que Dieu se fust faict homme pour mourir, afin de sauver les siens, parce que, disoient-ils, Giropari, qui est un esprit meschant, entre dans le corps des animaux monstrueux, pour nous faire peur, battre & tourmenter.

verso.Sur tout j’admirois certes, comment si aisement ils se persuadoient, la verité & la realité de Jesus-Christ Fils de Dieu, soubs les especes de pain & de vin, veu que nous voyons par deçà tant d’ames errantes en ce poinct, lesquelles en toutes autres affaires ne manquent point d’esprit & de jugement. Je ne puis dire autre chose là dessus, sinon ce que la Saincte Escriture dict aux Proverbes vingt cinq : Sicut qui mel multum comedit non est ei bonum, sic qui scrutator est majestatis opprimetur à gloria : C’est chose bien douce que le miel, mais quiconque en mange par trop, il n’y a rien qui offence d’avantage l’estomach : De mesme il n’y a rien de plus suave & delicieux que la consideration des œuvres de Dieu, & la lecture des sainctes lettres, mais celuy qui entre trop avant & mesure le tout à l’aulne de son esprit, 321poussé de la superbe de son entendement. Il n’y a rien plus asseuré qu’il demeurera opprimé des vifs rayons de la gloire de sa Majesté : cela se voit és yeux des hybous aveuglez, pour ce qu’ils veulent contempler & juger de la face du Soleil & de sa lumiere : fol. 346.Au contraire ceux qui manient avec crainte & humilité les mysteres de nostre Foy, sont esclairez sans danger de leur veuë, & obeissent doucement à la volonté & puissance du Souverain, lequel peut ce qu’il veut, peut, veut & faict ce qu’il dict. Ces pauvres Sauvages, je dy mesme ceux qui n’estoient pas encore Chrestiens, si tost qu’on leur faisoit signe qu’ils sortissent de l’Eglise, ils s’en alloient franchement, demeurans neantmoins à la porte, laquelle estoit fermee pendant que l’on disoit le Canon de la Messe, & qu’on faisoit la communion : & disoient par ensemble que le Toupan descendoit à cette heure là sur nos Autels, beuvant & mangeant avec nous, & ne meritoient pas demeurer devant luy, sinon lors qu’ils seroient baptisez, & la plus part d’iceux se tenoit à genoux, ayans veu les François faire le mesme : Quant aux Indiens Chrestiens, ils s’agenoüilloient incontinent qu’ils entendoient sonner la clochette, joignans les mains & adorans Dieu. Ils appellent ce mystere du tres-sacré Corps & precieux Sang du fils verso.de Dieu du mot de Toupan, c’est à dire, de Dieu mesme, ainsi qu’il est porté en leur croyance, Aséreou yanondé Toupan rare, c’est à dire, devant mourir tu recevras le Corps de Dieu. Et encore que je recogneusse en eux cette facilité de croire à ce secret si profond, je n’osois me hasarder de les communier, si ce n’eust esté en l’article de la mort, & aymois mieux laisser cela à ceux qui viendroient apres moy, parce qu’un jour donnant la communion à une Indienne, laquelle j’avois faicte examiner autant qu’il me fut possible avant que de luy donner le precieux corps de Jesus Christ à Pasques, si tost qu’elle eut receu l’Hostie sacree, elle se troubla fort, & ne la 322pouvoit avaler, tellement qu’elle vint à hausser sa main afin de me redonner l’Hostie, ce que j’empeschay, luy disant qu’il n’y avoit que les Prestres qui peussent la toucher, & qu’elle n’eust point de crainte, & ne se troublast point de recevoir son Dieu, que sa volonté estoit qu’elle le receust & l’avallast hardiment, ce qu’elle fit moyennant un peu de vin, que je luy mis dans la bouche avec le calice : ceste fol. 347.secheresse de la langue & de la bouche ne luy estoit arrivee que d’une trop grandes timidité à recevoir cette saincte viande, ce qui me fit resoudre desormais de les laisser se bien fonder en la cognoissance de cet article, auparavant que de leur administrer le sainct Sacrement : & encore que plusieurs me demandassent le Toupan, je les remettois à la venuë de nos Peres.

On n’a pas grande peine à les faire confesser leurs fautes, mesme les femmes, & des choses, lesquelles par deçà le sexe feminin faict toute difficulté de declarer aux Prestres, tenans la personne de Dieu : Ils vous disent fort librement, l’oüy, & le non, le temps, le lieu, la qualité des personnes, & le nombre de leurs pechez, sans aucune honte sote & mondaine, comme nous voyons par deçà. Ils ne hesitent en rien à croire l’effect du Baptesme, qui est le lavement des peschez, la filiation de Dieu, & l’acquisition du Ciel, & tiennent pour certain que ceux qui sont baptisez vont en paradis avec Dieu : Cela s’entend pourveu qu’ils ne retombent en peché mortel. De tout verso.temps ils ont creu qu’il y avoit un Enfer où estoit Giropari, & avec lequel les meschans alloient : De mesme ils tenoient par tradition que Dieu estoit bien heureux là haut, & que les bons esprits demeuroient avec luy : & quant à leurs Peres qui avoient bien vescu, ils s’en alloient en un lieu de delices, terrestre pourtant, ou rien ne leur manquoit. Suivant cecy il nous fut bien aisé de leur faire entendre ce qu’ils devoient croire du Paradis, de l’Enfer, & d’un troisiesme 323lieu, dans lequel les ames sont purgees auparavant que d’aller au Ciel, & d’un quatriesme où les petits enfans qui ne reçoivent le Baptesme, mourans avant l’usage de raison, estoient receus pour ne point endurer de mal, aussi ne pouvoir jamais voir Dieu, le Baptesme estant la clef du Ciel.

On ne croiroit jamais, si l’experience ne le faisoit voir, combien ces gens sont curieux de sçavoir les choses de Dieu. Ils nous faisoient tous les jours mille questions quand nous discourions avec eux de ces matieres, ainsi que celles-cy : Comment Dieu avoit faict le monde. Si c’estoit avec ses mains, ou si les bons esprits luy avoient aydé à faire les Cieux, les Estoilles, le Soleil, fol. 348.la Lune, le Feu, l’Air, l’Eau & la Terre, les premiers hommes, les premiers oyseaux, poissons, animaux, reptiles, arbres & herbes. Ce qu’il y avoit devant que le monde fust fait, ce que Dieu faisoit estant tout seul ; & en quelle forme il est là haut au Ciel. Par quel moyen il faict rouler le Tonnerre, & envoye les pluyes : s’il parle aux hommes, si nous estions descendus du Ciel, si nous estions naiz de femmes, si nous avions veu les Anges & les Diables, qui nous avoit apris tout ce que nous leur enseignions, si nous ne mourions point : & apres que nous estions morts comment on faisoit d’autres Pays. S’il y avoit beaucoup de Pays en France, si tous estoient vestus comme nous, s’il y avoit un Roy Pay, pourquoy nous ne voulions point de femmes ny de marchandises, si la Mere de Dieu avoit esté une fille comme une autre, si elle avoit beu & mangé ainsi que nous, pourquoy il estoit mort, s’il ne venoit point quelquefois du Ciel se promener en terre, & parler à nous, si ces Apostres estoient Pays comme nous, combien il y en avoit eu, pour quoy verso.les autres Karaibes François n’estoient pas aussi bien Pays comme nous, si c’estoit nous-mesmes, qui nous fussions faits Pays, ou si c’estoit un autre qui nous eust fait tels.

A toutes ces demandes & plusieurs autres, nous leurs respondions ce qui en estoit, & faisoient paroistre 324exterieurement par leurs gestes & paroles le contentement qu’ils en recevoient : aussi à la verité le temps s’escouloit doucement parmy toutes ces demandes & confabulations : Et pour ce que je veux mettre cy apres les divers & plus singuliers discours que j’ay eu avec les Mourouuichaues, c’est à dire, les Principaux de Maragnan, Tapoüitapere, Comma, Caietez, Para & Miary. Je ne me veux arrester davantage sur ces questions & demandes : d’autant que vous les verrez au long, & mes responces parmy ces conferences, lesquelles comme j’espere, vous donneront un grand contentement, vous asseurant que je les rapporteray tres-fidelement, & ne m’escarteray que le moins qu’il me sera possible, de la phrase ordinaire qu’ils ont en leurs harangues : en quoy l’on m’excusera, fol. 349.comme aussi du passé, si l’on ne trouve tant d’ornement en ceste Histoire, ainsi que requerroit la curiosité du siecle : mon opinion est, que la beauté d’une Histoire est la verité du faict & la simplicité du stile. Que si je ne rapporte mot à mot ces Conferences, ou que j’use de multiplicité de paroles, c’est assez que je n’offenceray en rien la substance du fait, & que cette abondance de discours sera du tout necessaire & requise, afin de vous faire entendre clairement leur intention & discours.

325

verso.

Conference premiere avec Pacamont grand Barbier de Comma.

Chap. XVI.

Ayant eu plusieurs Conferences avec ce Principal & grand Sorcier j’ay avisé de les distinguer par Chapitres, desquelles voicy la premiere.

Pacamont est petit de corps, vil & abjet, tellement que qui ne le cognoistroit, on en feroit fort peu d’estat : Cependant c’est le plus grand & le plus authorisé entre tous les Principaux de ces pays de Maragnan, specialement en la Province de Comma, qui est une des plus belles, fertile & peuplee contree des Tapinambos. Il a si grande puissance là dedans, qu’a sa seule fol. 350.parole il remuë tous les habitans, & y est craint extremement. Il est fin & rusé autant que Sauvage peut estre, & par ses ruses & finesses, il est parvenu à ceste sienne authorité, grandeur & credit. On le tient pour un souverain Barbier, tres-subtil sorcier, & fort familier aux Esprits, qui a la mort & la vie entre ses mains, donnant la vie & la santé à qui bon luy semble : grand soufleur, & entretenoit les simples par confessions, lustrations, encensemens, & semblables autres choses, ainsi que nous avons dict cy-dessus. Il se garda bien de venir des premiers saluër les François & s’offrir à eux, voulant au préalable experimenter ce qu’ils demandoient : Pourquoy ils estoient venus : Et comme ils s’establiroient. Et estant bien informé de tout cela, il s’en vint au fort S. Louys faire son entree, salüer le sieur de la Ravardiere d’une plaisante façon. Il estoit bien accompagné, & ses gens revestus de plumes, & la plus forte de ses femmes avec luy, & n’en avoit pas moins de trente.

326verso.Arrivé qu’il est à Yuiret ayant passé la mer dans nostre Barque, laquelle estoit allee querir des farines en son pays, où il y a plus de quarante lieuës de mer de distance du Fort de S. Louys : arrivé, dis-je, qu’il fut, il fit sçavoir au sieur de la Ravardiere qu’il l’alloit trouver dans son Fort : Le sieur l’attendit à cet effect : Cependant il fit arranger ses gens les uns apres les autres qui le suivoient. Il vint faire le tour des Loges lesquelles estoient basties autour de la grande Place de S. Louys, haranguant selon la coustume & recitant sa grandeur, & l’amour qu’il portoit aux François, & le subjet de sa venüe, semblablement la valeur & la puissance des François. Ayant finy il s’approche de la porte du Fort, en un carfour où estoient plusieurs François assemblez, considerans les façons de faire de cet homme : Lors il commanda à sa femme qu’elle se disposast à le porter jusques au logis du Gouverneur. A quoy elle obeit : Et ainsi montans sur elle à fourchon, à la mode que les Indiennes portant leurs enfans, il entre au Fort & va trouver le dict sieur : sa femme estoit noire comme un beau diable, s’estant peinturee depuis la plante des pieds jusques à la teste du suc de Iunipap. Pensez fol. 351.avant que de pousser plus outre en matiere, si la compagnie peut s’empecher de rire, voyant un des Princes du Bresil monté sur un si beau Rousin : Il fut gracieusement receu & dict ce qu’il voulut pour ses excuses : Et apres avoir faict ses affaires, il s’en vint chez moy, en la loge de Sainct François accompagné de ses gens emplumacez : Je luy fis tendre incontinent un lit de coton tout blanc, où s’asseant, il demanda à l’un de sa compagnie son cofin de Petun, lequel le luy alluma aussi tost & le luy donna : Et apres en avoir pris trois où quatre fois, & rendu la fumee par les narines, il commença à me parler, (j’estois assis vis à vis de luy en un autre lit de coton, ayant mon Truchement prés de moy) gravement & posement en ceste sorte.

327Il y a plusieurs Lunes que j’ay le desir de te venir voir, & les autres Païs, mais tu sçais toy qui parles à Dieu, que nous autres qui sommes estimez converser avec les Esprits, qu’il n’est pas bon ny expedient d’estre legers & faciles, & aux premieres nouvelles s’emouvoir & mettre en chemin : parce que nous sommes regardez de nos semblables, & se rangent à ce que nous faisons. La puissance que verso.nous avons obtenüe sur nos gens se conserve par une gravité que nous leur monstrons en nos gestes & en nos paroles. Les volages & ceux qui au premier bruit apprestent leurs Canots, s’emplument, & vont voir hativement ce qui est arrivé du nouveau, sont peu estimez, & ne deviennent grands Principaux : c’est ce qui m’a retenu & empesché de venir plutost. Ceux de Tapouïtapere, & plusieurs de ma Province sont venus devant moy, mais ils sont moins que moy. Je me resjouys de vostre venuë, parce que j’apprendray que c’est que Dieu. Je suis plus capable de le sçavoir, qu’aucun de mes semblables. Je ne voudrois pas que l’un d’iceux me precedast, ou que tu le lavasses devant moy, & le fisses parler à Dieu : quand tu m’auras enseigné ce que c’est que du Toupan, j’auray plus d’authorité que je n’avois, & seray bien plus estimé des miens que je n’estois : & seray sous toy en mon pays : Et tu mettras en la bouche de ceux que tu m’envoieras pour me le dire, ce que tu veux que je face : & quand mes semblables verront que je seray Fils de Dieu & lavé, tous le voudront estre à fol. 352.mon exemple.

Ce me seroit une grande douleur, si tu prisois quelqu’un plus que moy : Car j’ay tousjours faict estat des choses hautes. J’ay esté curieux de hanter les François & de les ouyr. Je sçay de mes ayeuls l’histoire de Noë, lequel fit une barque, & mit ses gens dedans, & que Dieu feit plouvoir en si grande quantité par plusieurs jours, que la terre fut couverte d’eau, laquelle creusa par apres les terres, fit les 328montagnes, les valees, & la mer, & nous separa d’avec vous. Noë fut nostre Pere à tous. Je sçay aussi que Marie a esté Mere du Toupan, & qu’elle n’a esté connuë d’aucun homme : Mais Dieu luy-mesme s’est faict un Corps en son ventre : Et comme il fut grand, il envoya des Maratas, des Apostres par tout : nos Peres en ont eu un, dont nous avons encore les vestiges. Vous autres Païs estes bien plus grands que nous. Car vous parlez au Toupan, & les esprits vous craignent : c’est pourquoy je veux estre Paï. Il y a longtemps que suis Pagy & personne n’a esté plus grand que moy. Je n’en fais plus d’estat : Car aussi bien je voy que mes semblables feront verso.seulement conte de vous. Je voudroy bien que tu voulusse venir en ma Province, c’est une bonne terre : Il y a force Sangliers, Cerfs & Biches, tu n’en manquerois point, & je serois tousjours avec toy.

Je fis responce à ces paroles, que j’estois bien aise de le voir, & que j’avois souvent ouy parler de luy & de la puissance qu’il avoit : Et comme il trompoit par diverses ruses les Indiens, leur faisant à croire qu’il avoit un Esprit familier : mais que ma rejouissance estoit bien plus grande de ce qu’il commençoit à recognoistre sa faute. Il est bien vray que je descouvrois par ce discours qu’il n’avoit l’intention telle que Dieu la demandoit, pour estre mis au nombre de ses enfans, & lavé de l’Eau Divine.

Il reprist la parolle en ceste maniere. Que veux-tu dire par la, que je ne cherche pas Dieu, comme il faut ? Car je desire estre Paï, comme toy : me faire admirer plus que jamais, parmy les miens, leur persuader d’estre enfans de Dieu, & venir à toy afin que tu les baptises, & faire en ma Province ce que tu voudras, & qu’on die que moy qui estois grand Pagy, je suis le premier à recognoistre Dieu & vous autres fol. 353.Païs : Et estant estimé de grand esprit, les autres sous mon ombre viennent à Dieu & facent comme moy : Car si je ne me fais laver, plusieurs ne le feront pas 329& dirons, attendons que Pacamont soit Caraybe, & puis nous le serons, car il a meilleur esprit que nous, & est bien plus subtil. Tu dois sçavoir qu’auparavant que tu vinsses je lavois ceux de ma contree, comme vous faites vous autres les vostres, mais c’estoit au nom de mon esprit, & vous le faites au nom du Toupan. Je souflois les malades & ils s’en portoient bien. Ils me disoient ce qu’ils avoient fait, & j’empeschois que Giropary ne leur fit tort. Je faisois venir les bonnes années, & me vangois de ceux qui me meprisoient par maladies. Je leur donnois de l’eau qui sortoit du plancher de ma loge, & à present je ne fais plus cela, & ne le veux plus faire : car c’estoit la subtilité de mon esprit qui me suggeroit toutes ces choses & me moquois des miens, lesquels estimoient cela estre merveille, mais c’est qu’ils n’ont point d’esprit. Il est bien vray qu’un François m’avoit apris à faire sortir de l’eau ma loge.

Je luy fis dire là dessus par mon Truchement, qu’en cela mesme qu’il me venoit de repliquer verso.je trouvoy qu’il ne cherchoit pas Dieu comme il falloit, par ce qu’il pretendoit par le moyen du Baptesme de devenir plus grand & plus estimé entre les siens, qu’il n’estoit auparavant par ses barberies & enchantemens, & que Dieu demandoit de ses enfans, qu’ils fussent humbles & contrits des fautes passées : combien qu’en verité Dieu ne laisse d’extoller les siens : beaucoup plus que les Diables ne font les leur : & partant tandis qu’il auroit cet esprit, il ne falloit qu’il esperast que les Peres le receussent au Baptesme, mais bien lors qu’ils le verroient eslongné de superbe & repentant de ses sorceleries. Comme je disois ces paroles le Truchement du sieur de la Ravardiere appellé Migan vint me trouver, à cause que je l’avois envoyé querir pour entretenir Pacamont : pour ce que ces Sauvages ont cela de naturel de priser plus les Truchemens anciens que les jeunes. Je luy raconté mot à mot tout ce que nous avions 330conferé jusqu’à cette heure là & le priay de luy faire une harangue correspondante à mes discours & aux siens, & voicy ce qu’il luy dit.

fol. 354.Tu sçais bien qu’il y a longtemps que je converse avec vous & avec vos Peres, quand nous estions à Potyiou. Je t’ay dit souvent que tu estois un trompeur & abusois tes semblables, lesquels sont de legere croiance : Tu leur faisois acroire ce que tu voulois : tes peres & tous ceux qui ne sont baptisez s’en vont à Giropary dans les Enfers, & tu iras avec eux, si tu ne fais ce que les Pays disent. Quand nous estions avec toy devant que les Peres vinssent, nous ne laissions pas de nous moquer de ce que vous autres Pagys faisiez : nous ne disions mot pourtant : car ce n’estoit pas ce qui nous amenoit, pourveu que nous recueillassions les cotons ce nous estoit assez. Nous prenions vos filles & en avions des enfans, à present les Pays nous le deffendent, & n’oserois pour ce suject aller encore à l’Eglise, ny moy, ny ceux que tu vois qui n’y vont point : car les Peres nous ont defendu d’y aller d’autant que Dieu defend la paillardise. Tu as trente femmes, il faut que tu les laisses, & te contente d’une, si tu desires estre fils de Dieu & recevoir le Baptesme : penses au bien & au bonheur verso.que tu as maintenant de pouvoir t’afranchir & delivrer des pates du Diable. Tes peres n’ont point eu l’ocasion que tu as : c’est Dieu qui te pousse à venir voir les Pays, & à luy demander le Baptesme : Mais regarde que Dieu sçait tout & ne peut estre trompé, veut & desire que ceux qui viendront à luy, renoncent parfaitement au Diable & à toutes ses façons de faire.

Il luy fit cette responce ; Ne sçais-tu pas bien ce que j’ay tousjours esté entre les miens ? combien ils faisoient estat de mes barberies ? ne sçais-tu pas bien aussi que j’ay traité les François comme j’ay peu & leur ay fait bonne chere. J’ay tousjours excité mes semblables à leur donner leurs filles & leurs marchandises pour des ferremens : j’estois bien aise 331d’estre avec eux, à fin d’aprendre quelque chose de nouveau, pour ce vous autres François avez bien meilleur esprit & entendement que nous, & si tost que j’entendis que les Peres estoient arrivez j’en fu bien ayse, & dis à mes semblables : voilà qui est bien : Ils nous aprendront à connoistre Dieu : je les veux aller voir : c’est ce qui m’amene & de quoy nous parlions.

Je dis à Migan qu’il luy fit entendre ce de quoy je l’avois desja entretenu, à sçavoir qu’il estoit le fol. 355.bien-venu : mais qu’il falloit qu’il recherchast le Baptesme avec humilité & repentance. Migan luy fit tres bien reconnoistre cela en luy remettant devant les yeux la grandeur & puissance de Dieu, & au contraire la petitesse des hommes, specialement de ceux lesquels estoient detenus en la captivité de Sathan. Il trouva cecy fort bon, & me fit dire, qu’il ne faudroit aucunement de me revenir voir le lendemain pour parler avec moy de ses affaires : Par ainsi nostre conference finit & s’en allerent de compagnie au Fort, apres que je leur eu donné à chacun un coup d’eau de vie.

Or il nous faut remarquer plusieurs belles particularitez en ce discours, lesquelles autrement seroient obscures & passeroient à la legere. Premierement le faux zele qu’ont ces Sorciers de conserver leur authorité & credit entre les leurs, prenans garde de ne faire aucune action legerement, par laquelle ils puissent estre jugez de leurs inferieurs, aussi inconstans & imparfaits qu’eux, & par consequent aussi incapables d’entretenir les esprits familiers qu’eux : supposans que pour avoir la joüissance des esprits il faut estre verso.constant & grave, & ne se laisser emporter aux premiers bruits. Considerez en cecy comment les Diables abusent du flambeau naturel logé en l’homme, lequel nous fait voir clairement que si nous desirons d’entretenir le vray esprit de Dieu en nous, il faut necessairement bannir la legereté & inconstance de nostre interieur, nous retirer fermes au milieu de nous, & ne rien faire ou dire que la raison n’aye discuté & 332pesé : autrement nous sommes moindres, eu esgard à la profession que nous faisons du Christianisme, que ces sorciers lesquels se contraignoient d’estre graves pour demeurer en bonne estime devant leurs semblables.

Vous noterez secondement les effets de l’Esprit diabolique, qui sont la superbe & grande presomption se fourrant mesme parmy les choses sacrées, tant ce venim est fort, qui veut agir contre son contraire : Car il n’y a rien si contredisant que l’Esprit de Dieu, & l’Esprit de Sathan : l’Humilité de Jesus-Christ, & la superbe de Lucifer : l’abnegation du Chrestien, & la presomption des enfans du Diable : C’est ainsi que Simon le Magicien procedoit avec S. Pierre, requerrant fol. 356.l’Esprit de Dieu avec le prix de son argent, afin de se faire reconnoistre pour grand par le moyen du S. Esprit. Quel grand aveuglement, d’estimer que Dieu fut le vassal de vanité ! Quelle pitié d’une ame enchainée des obscuritez infernales ! Ce pauvre sorcier du Bresil estimoit au commencement que nous avions Dieu dans nostre poche, pour le donner à qui bon nous eut semblé, & luy encharger expressement de bien obeïr au maistre à qui nous le loüerions : C’est ce serviteur & esclave Demon qui se rend familier aux mechans pour faire mille badinages en intention d’avoir apres leur ame, lequel avoit imprimé cette fantasie en la teste de ce pauvre Pagy, Dieu nous garde de tel danger.

Troisiesmement, quant à ce qu’il dit de Noë & de la Vierge, je n’oserois asseurer de qu’il tient cela : si c’est des François, il n’y a pas grande aparence : car tous les François qui ont esté par devant nous, ne leur parloient que de saletez & concubinages : ou si c’est d’une antique tradition, il semble que cela soit : pour ce que dés lors que nous arrivâmes à Yuiret, Iapy Ouassou nous fit presque un semblable verso.discours du deluge & d’un Apostre qui estoit venu en leur terre, comme il est escrit au livre de R. P. Claude.

333

De la Seconde Conference que j’eus avec Pacamont.

Chap. XVII.

Le lendemain du grand matin il ne manqua de me venir voir, comme il m’avoit promis, acompagné de ses gens : & ne voulut s’asseoir dans un lict, ains il me prit par la main, & me dit, Ché assepiak ok Toupan, je te prie mene moy voir la maison de Dieu : car là je te veux parler, selon tes discours d’hier au soir. Je luy dis qu’il vint apres moy, & que j’allois l’y conduire : ce qu’il fit. Aussi-tost que tout son monde fut entré, il les fit ranger vers la porte, & s’approchant de moy, il me dit tout bas à l’oreille : Ceux-cy ne sçavent rien & ne sont capables d’entendre parler de Dieu : partant, je veux que nous fol. 357.parlions ensemble tout bellement : (j’avois faict tendre nostre Chappelle de nos plus beaux ornements, & accomodé sur les Escaliers de l’Autel plusieurs & differentes Images :) Nous nous approchasmes de l’Autel ayant le Truchement avec moy : Et à lors il m’interrogea l’espace de plus de deux heures sur toutes les pieces qu’il voyoit devant luy.

Premierement il voulut sçavoir, ce que signifioit le Crucifix, disant : qui est ce mort si bien faict & tendu sur ce bois croisé ? Je luy fis dire, que cela representoit le Fils de Dieu faict homme au ventre de la Vierge, attaché par ses ennemis sur ce bois, afin d’aquerir à son Pere, ceux qui seroient lavez du sang qu’il voyoit ruisseler de ses mains, pieds & costé. Il se tint par une espace de temps fort suspens, regardant fixement l’Image du Crucifix : puis en respirant, il lascha ses paroles : Comment, Omano Toupan ? Quoy, est-il possible que Dieu soit mort ? Je luy fis repliquer, qu’il ne falloit qu’il estimast que Dieu fust mort, lequel avoit tousjours vescu dés 334verso.toute eternité, que c’estoit luy qui donnoit la vie aux hommes & aux animaux : ains seulement le corps qu’il avoit pris de la Pucelle saincte Marie estoit mort, pour accrocher à la mort Giropary, ainsi qu’il voyoit faire aux enfans, lesquels voulans prendre un gros poisson de la mer, qui mange les petits, font un appas sur l’hameçon de leur ligne du corps d’un des poissonnets, sur lequel le gros Poisson se jettant, il se trouve pris, tiré, aterré, & mis à mort, à la faveur & delivrance des petits poissons. Ainsi ce meschant Giropary alloit devorant tous nos Peres, mais Dieu voulut envoyer son Fils pour le prendre à la ligne, de laquelle ceste Croix servoit de perche, ces clous & ces espines d’haim ou de crochet, & son corps d’appas : mais me fit-il respondre, pour quoy le Diable avoit-il puissance sur nos Peres ? Parce, luy dis-je, qu’ils avoient esté rebelles au commandement de Dieu, mangé d’un fruict defendu, & s’estoient laissé tromper au Diable souz la forme de Serpent. Et combien que Dieu eust peu nous sauver par autres voyes, si trouva il ceste façon plus douce & raisonnable, prenant le fol. 358.ravisseur par sa propre proye. Il se contenta de ces paroles, & adjousta si le corps du Toupan estoit en France encore sur le bois, comme cestuy-cy que tu me monstre, & si tu l’as veu ? Non dis-je : mais il resuscita peu apres qu’il fut mort, portant ce corps là haut au Ciel, vivant & clair comme le Soleil, & est assis au plus beau lieu du Paradis, devant lequel tous les Esprits, & les Ames des gens de bien viennent se courber, le remercians de ce qu’il a mis à mort leur ennemy : Et en la faveur de ce corps, les nostres, apres qu’ils seront morts, revivront & seront portez au Ciel par les Anges, de nous, dis-je, qui sommes lavez par le sang escoulé de ses playes : Et à l’oposite vos corps, & ceux de vos Peres iront avec Giropary dans les feux brusler pour tousjours, si vous n’estes lavez en ce sang. Mais il faut, dit-il, qu’il sorty beaucoup de sang de son corps, & que vous le 335gardiez soigneusement, pour en laver tant de personnes. Je luy respondis : Tu es encore trop grossier pour entendre ces mysteres : il suffit qu’il aye une seule fois espandu ce sang sur la terre, & qu’en memoire & merite d’iceluy, nous lavions les Ames spirituellement par l’eau Elementaire, que nous jettons sur les corps. verso.Ne voy-tu pas qu’une source ou fontaine persevere tousjours en son cours, encore qu’elle n’aye esté creusee qu’une seule fois de la main de Dieu ? Tu sçay bien que l’Estoile Poussiniere, & le Chariot ont esté une seule fois attachees au Ciel : Et cependant tous les ans, si tost que tu les voy briller sur la teste, elles t’envoient les pluyes, & arrousent tes jardins. Il dit apres : C’estoient de meschantes gens ceux qui firent mourir le Toupan : car il est bon, je l’ayme, & veux croire en luy. Je luy dis : ils estoient abusez par Giropary, comme tu es, lequel les incita à le persecuter, faire mourir & crucifier, à cause qu’il les reprenoit de leurs meschancetez, ainsi que nous faisons, suivant le commandement qu’il nous en a donné : Et tous ceux qui obeissent au Diable sont ses ennemis, & luy en feroient autant, comme ceux-là ont faict, s’il retournoit au Monde. Je voudroy bien, dit-il que tu me donnasses une semblable image pour porter quant & moy en ma province. Je rapporterois de mot à mot à mes semblables ce que tu me viens de dire, & luy ferois une plus belle loge que celle-cy. Je la ferois bien fermer, personne n’y entreroit que moy, & ceux que je trouverois capables d’entendre le discours fol. 359.que tu me viens de faire. Je luy fis responce. Apres que tu seras Baptisé nous te permettrons d’en faire une, en laquelle nous erigerons un Autel pareil à celuy-cy, orné de mesme, & paré d’Images semblables à celles-cy que tu vois.

2. Il y avoit au pied du Crucifix, une Image de Nostre Dame faicte en broderie d’une merveilleuse beauté, & revetue de perles, que le sieur de S. Vincent nous donna, quand il s’en retourna en France : laquelle 336contemplant, il me demanda. Quelle est ceste femme si belle & ce petit enfant devant elle, qu’elle regarde les mains jointes ? Je luy fis dire que c’estoit la figure de Marie Mere de Dieu, & ce petit Enfançon, c’estoit le Fils de Dieu, quand il sortit du Ventre d’Icelle. Il redoubla ces paroles deux ou trois fois, Ko ai Toupan Marie ? Comment, est-ce là Marie Mere de Dieu ? Kougnam Ykatou, que c’estoit une belle femme. Je luy fis dire, qu’il falloit, qu’elle fust bien belle, puis que Dieu l’avoit prise pour Espouse & Mere de son Fils, que c’estoit la Princesse de toutes les femmes, qu’elle n’avoit point eu d’autre Mary que verso.Dieu qui l’eust connuë, & que sans estre touchee elle avoit enfanté le Fils de Dieu : que son Corps estoit resuscité peu apres sa mort, ainsi que celuy de son Fils, & avoit esté eslevee dans le Ciel par les Anges, où il est à present assis aupres du Corps de son Fils. Voilà, me dit-il, de grandes choses, qu’une fille puisse enfanter sans homme. Comment, ce dis-je, ne voy-tu pas que les huitres croissent sur les branches des arbres, sans masle, ny aucune commixtion de semence ? Dieu ayme la pureté : Car il est plus net que lumiere du Soleil. Il est vray, dit-il, mais vous sçavez de grandes choses, vous autres Pays. Vous estes bien plus sages que nous : Car nous ne prenons pas garde aux choses qui sont en nostre terre, lesquelles nous voyons tous les jours : Et vous autres en peu de temps les cognoissez.

Ce n’est pas assez, luy dis-je, viens-çà avec moy, & sois attentif à ce que je te feray dire par mon Truchement, à la charge que quand tu l’auras sceu presentement devant moy, tu en discoureras à tes gens que tu as faict retirer à la porte : Car Dieu veut que fol. 360.tous soyent sauvez aussi bien les petits que les grands. Ayant dict cela, je luy fis voir toutes les pieces & portraits de la Creation & Redemption, luy montrant avec une verge chasque partie d’iceux : En l’un la creation des Cieux, & des Elemens, en l’autre la 337creation des Poissons & des Oyseaux, en un autre la creation des Animaux, arbres & herbes : & c’estoit un plaisir de le voir si attentif sur ces figures des Oyseaux, Poissons, & Animaux, afin de recognoistre ceux de sa terre, & quand il en voyoit quelqu’un qui approchoit au plus pres de la figure des leur, il ne manquoit pas de nous dire, voilà un tel Oyseau, un tel Poisson, ou un tel Animal : Et ceux qu’il ne cognoissoit point, il me demandoit, s’ils estoient en nostre pays, & comment nous les appellions : specialement il arrestoit sa consideration à la figure de Dieu qui estoit au milieu de tout cela les bras estendus, sortant de sa bouche un brandon de vent, & me demandoit ce que cela signifioit ? Je luy fis responce que c’estoit pour representer, comme toutes choses avoient esté faictes par la seule parole de Dieu, & que sa puissance & l’estendue de sa domination touchoit les deux extremitez du Ciel. Ce qu’il admira d’avantage, fut la creation de la femme d’une des verso.costes de l’homme pendant qu’il dormoit, & voulut estre informé de cela : Ce que je fis. C’est, dis-je, que Dieu veut que tu n’ayes qu’une femme & non plus trente comme tu as. Car si Dieu eust voulu que l’homme en eust eu davantage qu’une, il les luy eust creées en ce commencement, & n’en ayant creé qu’une encore de son costé, il pretend que l’homme se passe d’une seule femme laquelle il faut qu’il ayme & retienne, & non pas la changer à la premiere fantasie, ainsi que vous faictes vous autres qui suivez Giropary, lequel vous a persuadé d’avoir plusieurs femmes, afin de vous revolter les uns contre les autres, & vous entremanger à cause des femmes, lesquelles vous allez ravir jusques dans les Loges de leurs propres marys.

Sur les Escaliers de l’Autel, les douzes Apostres estoient rangez & le Pere sainct François, fort bien faicts & enluminez ? Il me demandoit qui estoient ces Karaïbes. Je luy fis responce que ces douzes, estoient les douzes Maratas du Fils du Toupan[162], lesquels 338apres son Ascension au Ciel diviserent le monde universel en douzes parts : chacun prenant la sienne, fol. 341.où ils allerent faire la guerre à Giropari & laver tous les hommes qui voudroient croire en Dieu, & avoient laissé apres eux des successeurs de l’un à l’autre jusques à nous : Et choisissant Sainct Barthelemy, je le luy montray disant : Tien, voilà ce grand Marata qui est venu en ton pays, duquel vous racontez tant de merveilles que vos peres vous ont laissé par tradition. C’est luy qui fit inciser la Roche, l’Autel, les Images, & Escritures qui y sont encore à present, que vous avez veu vous autres[163]. C’est luy qui vous a laissé le Manioch, & apris à faire du pain, vos peres auparavant sa venue, ne mangeans que des racines ameres dans les bois. Et pour n’avoir voulu luy obeïr il les quitta, leur predisant de grands malheurs, & qu’ils demeureroient un longtemps sans voir de Maratas. Cela s’est passé ainsi qu’il l’a dit, & n’avez eu depuis jusques à nous aucun, qui vous delivrast des mains du Diable, & vous fist enfans de Dieu. Prenez garde de n’en faire autant que vos peres. Lors que je luy faisois tenir ce discours par mon Truchement il contemploit l’Image de Sainct-François, verso.& me dict, Qui est celui la qui est habillé comme toy ? C’est luy, dis-je, nostre pere à tous nous autres Païs, lequel s’est vestu en ceste sorte. Vit-il encore ? respondit-il, est-il en France ? T’a-il envoyé & les autres Pays qui sont venus ? Non, dis-je, il ne vit plus. Il est mort, car nous mourons tous. Il a laissé des successeurs qui nous ont envoyé. Il n’est plus en France. Il est là haut au Ciel avec Dieu, où nous esperons aller apres luy. N’avoit-il point de femme, dit-il, non plus que vous ? Non, luy dis-je, car generalement tous les Pays n’ont point de femme : d’autant qu’ils imitent le Fils de Dieu leur Roy, lequel vivant en ce monde n’avoit point de femme. Cela estant dict, il regardoit le Ciel & les pentes qui couvroient nostre Autel, lesquels estoient 339d’un beau damas à grand fueillage chamarrez & estofez de passement & franges de fin argent avec le devant d’Autel de pareille façon, & disant que tout cela estoit beau, & que nous servions le Toupan avec grande reverence, il me pria de le Baptiser, avant qu’il s’en retournast, & que je luy donnasse des Images pour porter avec luy en son pays. Il fol. 342.faut, luy dis-je, au prealable que tu sçaches parfaictement la doctrine de Dieu. Ne m’as-tu pas dict, respondit-il, tout ce qu’il faut sçavoir pour estre lavé ? Non dis-je, ce n’est qu’un devis que j’ay faict avec toy. Il y a bien d’autres choses à apprendre : Qui me les apprendra ? dit-il : Je luy fis responce : si tu veux sejourner, je te l’apprendray, ou te le feray apprendre. Mais je ne te puis baptiser sitost, encore que tu sceusses la doctrine du Toupan. Je veux voir ta perseverance & attendre nos Peres qui viendront bien tost, ainsi qu’ils m’ont promis. Ils te baptiseront & iront avec toy faire la maison de Dieu en ton vilage, & ne t’abandonneront plus. Entre-cy & leur venuë ne cesse de haranguer en tes Carbets à tes semblables ce que je t’ay appris. Ne fais plus tes sorceleries, & par ce moyen nous t’aymerons & les François, & si tu seras tousjours le bien venu. Je le feray, dit-il, & n’y manqueray point. J’eusse bien voulu pourtant que tu m’eusses lavé. Je ne faudray de te venir souvent visiter, afin que j’apprenne tousjours quelque chose de nouveau.

Lors il appella ses gens lesquels estoient demeurez verso.tout ce temps contre la porte au bas de l’Eglise ; Quelle obeissance & respect parmy les Sauvages ! & les fit approcher de l’Autel, ausquels il descourut par le menu de tout ce que je luy avois enseigné : il leur montroit semblablement les Images & ce qu’elles signifioient. Ces pauvres gens estoient comme hors d’eux-mesmes, jetans à chasque fois des soupirs d’admiration à leur mode, & apres tout cela il prit congé de moy & s’en alla au Fort de Sainct Louys, où il se r’embarqua 340pour s’en retourner en son pays : jusques à une autrefois qu’il me vint visiter de rechef pour le mesme subject, racontant comme il s’estoit aquitté de ce que je luy avois recommandé à son partement, à sçavoir, de haranguer aux Carbets ce que je luy avois appris : & adjouta que tous ceux de sa Province se feroient Chrestiens quand il seroit Baptisé : Partant il me prioit de ce faire. Mais l’encourageant de faire de mieux en mieux, je luy donnay bonne esperance qu’il seroit Baptisé dans peu de temps, à sçavoir à la venue des Peres de France. Nous eusmes fol. 343.ensemble plusieurs autres discours en ceste seconde visite de la mesme matiere que dessus, il recevoit ces cognoissances tres-avidement, montrant par ses gestes un indicible contentement : Et en effect ceste seconde fois qu’il nous vint voir, il fut fort modeste, accompagné de peu de gens, sans avoir tant de plumacerie, & ne me parloit plus arrogamment comme il faisoit au commencement.

verso.

Conference avec le grand Barbier de Tapouytapere.

Chap. XVIII.

Le grand Barbier de Tapouitapere est homme fort venerable, d’une belle stature & bien faict, bon guerrier, modeste, grave, & qui parle peu : grand amy des François, possedant sur les habitants de sa Province autant de puissance, que Pacamont dans Comma, Iapy Ouassou en Maragnan, La grand Raye 341aux Caietez, Thion, & La Farine Detrempee sur les Tabaiares, riche en plusieurs beaux enfans qui sont fideles aux François & Chrestiens, comme nous dirons cy-apres. Il vint au Fort S. Louys accompagné d’un grand nombre des siens, qui estoient environ fol. 344.trois ou quatre cens, pour faire travailler aux fortifications, afin d’y envoyer apres qu’il auroit fait son temps, le reste de ceux de Tapouitapere, les uns apres les autres, presque à chaque fois deux ou trois cens Sauvages. Pendant que son temps dura pour le travail il demeuroit assis aupres de nos Messieurs à regarder travailler ses gens, les exhortant à bien faire. Je le fus voir en ce labeur, & me fit faire ses excuses par le Truchement, de ce qu’il n’estoit venu me voir dés son entree en l’Isle, en cette sorte.

Je ne te suis point allé trouver, d’autant que j’ay plusieurs choses à discourir avec toy, qui requierent du loisir : & m’a esté necessaire d’assister mes gens au travail, afin qu’ils s’employassent courageusement à fortifier cette place. Je ne manqueray point de t’aller voir avec Migan que voicy, lequel te fera entendre ce que luy diray, & me fera sçavoir les merveilles que vous enseignez à nos semblables. Je luy fis dire que je ne trouvois point cela mauvais, ains j’estois bien aise de le voir assidu à la besongne, à ce que ces terraces & ces fossez fussent bien tost parachevez, pour resister à leurs ennemis, & que verso.nous aurions toute commodité de conferer ensemble : que je ne respirois rien plus que cela, que nous l’aymions fort, tant pour sa bonté naturelle, que pour ce qu’il cherissoit les François, & leur avoit tousjours esté fidele. Là dessus nous nous asseames l’un contre l’autre, & devisasmes de plusieurs choses indifferentes, specialement de la ferveur de ses gens, & notamment des petits enfans à charger la terre, chose qui luy donnoit, & à nous aussi, un grand contentement, & me fit dire à ce propos, que ce 342n’estoit pas sans raison que les petits enfans travailloient fervemment & courageusement, puisque c’estoit pour eux ce que l’on faisoit, & qu’iceux verroient les merveilles que les François feroient un jour en cette terre. Ils seront tous autres que nous, disoit-il, car ils deviendront Karaibes, marcheront vestus, & verront les Eglises de Dieu basties de pierre. Je luy fis faire cette responce, qu’à la verité leurs enfans seroient bien-heureux un jour : mais aussi qu’eux-mesmes pouvoient joüir de la mesme fortune, que fol. 345.nous ne serions pas long temps sans qu’il vint du secours & des navires de France, dans lesquelles viendroient plusieurs Pais & bon nombre de François vaillans en guerre, force ferraille & marchandises qu’on leur donneroit : que lors on bastiroit des maisons à la façon des François ; l’on iroit avec eux à la guerre contre leurs ennemis, on feroit venir les Tapinambos & autres alliez d’iceux, cultiver la terre ferme és environs de l’Isle, qu’ils pourroient voir tout cela, avant que de mourir. Apres ces paroles je pris congé de la compagnie, & m’en revins chez nous. Comme le temps de son travail fut accomply, il me vint visiter, accompagné des principaux de ses gens, & le Truchement Migan avec luy. Estant assis & ayant pris du Petun selon leur coustume, il me fit dire ces paroles.

J’ay autrefois usé de plusieurs barberies qui m’ont rendu grand & authorisé parmy les miens. Il y a longtemps que j’ay recogneu que ce n’estoient que des abus, & que je me moque de tous ceux qui font ce mestier. Je n’ay point ignoré qu’il y avoit verso.un Dieu : mais de le cognoistre je n’ay sceu. Il seroit impossible que le Soleil tournast & revint à sa cadence tous les ans, que les pluyes & les vents fussent, que les Tonnerres esclatassent si fort s’il n’y avoit un Dieu, facteur de tout cela. Nous avons des meschans qui vivent librement sans craindre aucun chastiment, & nous croyons que ceux cy vont à Giropari. 343Nous en avons d’autres qui sont bons, qui ne veulent point tuer, donnent volontiers ce qu’ils ont à manger, & avons opinion que ceux-cy sont aymez de Dieu, & qu’ils ne vont point avec les Diables. Je fus fort resjoüi quand on me dit, qu’il y avoit des Pais venus, lesquels enseignoient le Toupan, & lavoient les hommes en son nom : & c’est une des principales causes qui m’amene icy pour vous voir, & dire ma conception, laquelle est, que je desire estre instruit & baptisé, pour ce que je sçay bien que vous avez dict que tous ceux qui ne seroient baptisez, seroient damnez, & que tous nos Peres sont perdus. J’ay plusieurs enfans, je veux qu’ils soient Chrestiens comme moy, afin que nous allions tous avec Dieu. Je desire luy bastir une maison en mon fol. 346.village, & faire faire une Loge aupres pour l’un de vous. Je le nourriray & ne manquera d’aucun vivre. Je tiendray la main à ceux de ma Province lesquels ont foy & asseurance en moy, à ce qu’ils soient faits Chrestiens. Le Truchement m’ayant recité tout ce que dessus, adjousta & me dit, Cet homme a de grands sentimens de Dieu, & bien de la cognoissance : car il use des mots les plus emphatiques de sa langue pour mieux exprimer ce qu’il ressent & cognoist, & a grand regret que vous ne le pouvez entendre & comprendre : voyez à luy respondre selon son desir.

Faites luy entendre, dis-je, ces paroles le plus eloquemment que vous pourrez sans vous haster. Les François nous ont faict bon rapport de toy & de tes enfans, tant de vostre fidelité, amitié, que d’une bonté naturelle qui est en vous : & c’est le vray moyen de recevoir bientost la faveur de Dieu, & obtenir sa cognoissance & son Baptesme : Tu le vois ordinairement devant tes yeux, que la bonne terre rapporte aisement abondance de fruicts des semences jettees en elle. verso.L’homme est une terre, & l’Evangile la semence : quand Dieu trouve une terre fertile non preoccupee de ronces 344& d’espines, il y jette facilement son grain ; partant j’espere beaucoup de toy & de tes enfans : que si nous estions davantage de Pais que nous ne sommes, je t’asseure que tu en aurois pour mener dés à present avec toy : mais ayes patience, nous en aurons bien tost. Ne laisse cependant de bastir la maison de Dieu, & la Loge des Pais, afin qu’aussi tost qu’ils seront arrivez, tu les puisses retirer & accommoder. Tu ne peux demeurer icy longtemps à cause de ta charge : Nous ne pouvons pas aussi aller vers toy pour le peu que nous sommes : conserve en toy ta bonne volonté, & Dieu t’aydera. Je m’apperçois bien que tu as de grands sentimens de Dieu, & que son Esprit t’a touché le cœur, & illustré l’entendement, pour te faire dire ce que tu m’as fait entendre : c’est un grand bien pour toy, ne le mesprise pas.

Il me fit responce à cela. Je ne fus jamais mauvais, & les tueries de nos Esclaves ne m’ont fol. 347.point pleu. Je n’ay point ravy les femmes d’autruy. Je me suis contenté des miennes. Il est bien vray que je me suis faict craindre, menaçant ceux qui me mesprisoient de leur envoyer des maladies, qui tomboient malade de peur. Car je n’ay jamais voulu entretenir les Esprits, comme font les autres Pagis, ains me suis servi seulement de la subtilité de mon esprit, & de la grandeur de mon courage. Mes barberies ne m’ont point tant aydé à acquerir l’authorité que j’ay ; que la valeur laquelle j’ay faict paroistre souvent en guerre. Je suis ancien, je ne veux plus que la paix & douceur. Je luy fis dire que c’estoit le meilleur, & qu’il n’avoit tant irrité le Souverain contre luy, comme avoient faict les autres Barbiers, lesquels communiquoient avec les Diables, qu’il demeurast en ce repos de conscience jusques au jour de son Baptesme. Cela dict, il me demanda à voir la Chappelle, & s’enquesta de poinct en poinct ce que signifioit tout ce qu’il voyoit, tant l’Autel, & ses Paremens, que les Images. Je luy expliquay le tout à 345son contentement : & ainsi il prit congé de moy pour verso.s’en retourner en son pays, ce qu’il fit. Je luy donnay des Images pour porter avec luy ; qu’il receut fort joyeusement, & luy declaray ce qu’elles signifioient, & qu’il les gardast soigneusement dans ses coffres, que Giropari les apprehendoit, par ce que jadis le Fils de Dieu l’avoit vaincu en mourant sur la Croix. Ainsi il s’en alla d’avec moy.

Peu de temps apres Martin François fut converti à la Foy, & luy permis de bastir une Chappelle en son village, afin d’y celebrer la Messe, & y baptiser quand nous irions à Tapouïtapere. Ce grand Barbier, duquel nous parlons, en avoit quelque jalousie, & me manda qu’il s’estonnoit, comment j’avois permis que Martin fit une Chappelle en son village devant qu’il en eust faict une au sien, & qu’il meritoit bien à cause de sa grandeur, d’edifier le premier une maison à Dieu en sa contree, & avoir des Peres, selon que je luy avois promis. Je fis responce à ceux qui m’apporterent ces nouvelles de sa part, que je n’avois en rien outrepassé mes paroles & promesses, qu’il estoit le premier de Tapoüitapere, à qui j’avois permis de construire une Chappelle, que fol. 348.c’estoit à luy de preceder les autres, & pour les Peres, qu’ils n’estoient encore venus : neantmoins quand nous passerions de Maragnan à Tapoüitapere, nous ne manquerions jamais d’aller chez luy & le visiter : que je n’avois peu refuser à Martin François, fait Chrestien, d’avoir aupres de luy une maison de Dieu pour y faire ses prieres. Il trouva fort bonne cette responce.

Entre ceux que Martin convertit, depuis son Baptesme, furent deux des enfans de ce Mourouuichaue, qui en receut une singuliere consolation, les excitant à bien apprendre leur croyance & doctrine Chrestienne, mais le mal-heur leur estant arrivé de se laisser emporter par le mauvais discours d’un de nos Truchemens à la resolution de quitter le Christianisme, le bon Pere ayant sceu qu’ils avoient à cet 346effet quitté leurs habits & vestemens, il leur dit : Que pensez vous faire, vous estonnez-vous de si peu ? Pourquoy vous estes vous despoüillez, & avez dit que ne vouliez desormais estre Chrestiens ? Je veux presentement verso.que repreniez vos habits, & alliez trouver Martin François en son village, & receviez sa doctrine, laquelle les Peres luy ont communiquee. Ne vous separez point de luy, & ne me revenez pas voir qu’il ne revienne avec vous. Je luy manderay qu’il me vienne trouver, afin qu’il aille vers les Païs. Ces enfans obeyrent à leur Pere, reprindrent leurs habits, & vindrent trouver Martin François, lequel ayant fait une course vers ce grand Barbier, il vint accompagné de plusieurs Chrestiens au Fort de Sainct Loüis, pour nous manifester, & à nos messieurs, comme toutes les affaires s’estoient passees : & on y pourveut fort sagement, ainsi que l’occasion le requeroit. Par cecy vous voyez le vray amour que les Peres doivent porter à leurs enfans, ayans beaucoup plus de soin de leur salut, que d’autre chose. Cet homme n’estoit encore baptisé quand il rendit ce vray acte de Pere à ses enfans decheus de la grace.

Le Reverend Pere Arsene, accompagné des Chrestiens, l’alla voir en son village, qui fut receu fol. 349.de luy extremement bien, luy faisant voir en son visage toute la bien vueillance qu’un Sauvage peut monstrer, luy presenta force venaison à manger, le priant que s’il venoit demeurer à Tapoüitapere qu’il choisist sa demeure en son village, où il seroit bien accommodé : cela s’entend selon le pais.

Depuis cela il n’envoya son fils aisné, nommé Chenamby, c’est-à-dire, mon oreille, lequel amena quant & luy sa femme, & un sien petit fils qui me dist, Mon pere est soucieux de toy, & craint fort que tu ne manques de farine, c’est le subject qui m’amene : Si tost que le May sera venu, il t’en envoyera quantité. Il a grand desir d’estre adverti incontinent que les Païs seront venus : car aussi tost 347il quittera son village & passera la mer, pour les venir salüer & demander l’un d’iceux, & l’amener avec luy pour aprendre la science de Dieu & estre lavé par luy. J’ay 2. de mes freres Karaibes, lesquels, comme tu sçais, s’estoient despoüillez, en dépit des discours qu’on leur avoit tenu : ils font bien à present, & sont ordinairement avec leur Pai-miry, c’est-à-dire, le petit Pere, sur-nom qu’ils avoient donné verso.à Martin François, à cause de la diligence qu’il prenoit à convertir les ames, je veux estre Chrestien avec mon Pere, & ma femme que voicy, pareillement ce petit enfant qu’elle porte, lequel ayant attaint l’aage competant, je donneray aux Pays pour estre instruit par eux. Ce Chenamby bredoüilloit un peu le François, & l’entendoit aucunement, & ce par la peine & diligence qu’il y apportoit, conversant avec les François le plus qu’il luy estoit possible : Neantmoins je luy fis faire responce en sa langue par le Truchement : que j’estois bien aise d’entendre que son pere avoit bonne souvenance de nous : mais que mon principal contentement procedoit de la perseverance de la bonne volonté de son pere & de ses freres vers le Christianisme : Specialement je me resjoüissois de le voir disposé luy & sa femme à recevoir la Foy Chrestienne, & de nous offrir cet enfant, afin de luy donner tels enseignemens que nous trouverions à propos, quand il seroit parmy nous. Je l’exhortay par plusieurs paroles à se tenir ferme en tel desir, & sa femme pareillement, laquelle estoit fol. 350.d’assez bonne grace, jeune & modeste en son maintien, & portoit en ses yeux je ne sçay quelle pudeur, n’osant me regarder à pleins yeux : & de plus elle cachoit du pied droict de son enfant son infirmité, ayant ce respect naturel de ne se presenter autrement devant moy, d’où je tiray un tres-bon signe, & m’enquestay plus avant de ses humeurs & complexions : je trouvay qu’elle estoit fort bonne & charitable aux François, humble & obeissante à ses beau-pere 348& mary : ce ne sont pas de petites vertus naturelles en une Indienne. Son mary me promit, avant que de partir, qu’il n’en espouseroit point d’autre, & que jamais il ne la quitteroit, & je luy dis que s’il faisoit cela les Pays les mariroient en l’Eglise apres avoir esté baptisez.

verso.

Conference avec Iacoupen[164].

Chap. XIX.

Iacoupen estoit un des Principaux d’entre les Canibaliers, lesquels le Sieur de la Ravardiere avoit amenez en l’Isle, pere d’un jeune enfant Chrestien d’assez bon esprit, nommé Jean, & auparavant Acaiouy-Miry, la petite Pomme d’Acaiou. Ce Iacoupen prit la peine par plusieurs fois de venir de Iuniparan me trouver, & deviser avec moy des choses divines, & de la vanité de ce monde : Entre les autres fois il se transporta un jour en ma Loge avecques son fils, & me tint ces discours.

fol. 351.Il m’ennuye fort que je ne suis baptisé : car je recognois que tandis que je demeureray comme je suis, le Diable me peut travailler & donner de la peine. Hé ! qui est asseuré de vivre jusques à la nuict ? Voicy que je m’en retourne en mon village, je puis rencontrer une Once furieuse qui me coupera la gorge, & me fera mourir tout seul dans les bois. Cependant où ira mon esprit ? Je ne suis pas marry ny envieux que mon fils que voilà soit baptisé premier que moy. Mais dy moy : N’est-ce pas chose 349nouvelle qu’il soit fils de Dieu devant moy, qui suis son pere, & que j’apprenne de luy ce que je luy devrois apprendre ? Je pense & repense souvent à cela, depuis que vous autres Pays estes venus icy, il me ressouvient de la cruauté de Giropari envers nostre Nation : car il nous a faict tous mourir, & persuada à nos Barbiers de nous amener au milieu d’une forest incogneuë, où nous ne cessions de danser, n’ayans autre chose de quoy nous nourrir que le cœur des palmes, la chasse & le gibier dont plusieurs mouroient de foiblesse & debilité. Estans sortis de là, & venus dans les vaisseaux du Mourouuichaue la Ravardiere verso.en cette Isle de Maragnan, Giropari nous a dressé une autre embuscade, incitant par un François les Tapinambos à massacrer plusieurs de nos gens, & les manger : Que si vous ne fussiez venus, ils eussent parachevé de nous tuer tous : Ainsi sommes-nous miserables en cette vie. Nous poursuivons les Cerfs & les Biches afin de les tuer & manger : mais ils n’ont besoin de ferrailles ny de feu, ils trouvent leur manger appresté : quand ils s’apperçoivent qu’on les poursuit en un endroict, en peu d’heure ils se transportent en un autre, ils passent les bras de mer sans Canot : Mais nous autres nous ne pouvons pas faire ainsi. Il nous faut des ferremens, du feu & des canots, & qui plus est, nos ennemis nous viennent bien trouver, tantost les Peros, tantost les Tapinambos & autres Nations adversaires : & ainsi notre condition est pire que celle des animaux de la terre.

Je luy fis cette responce. Ce que tu a dict est bien veritable : car le Diable ne demande rien plus que de perdre l’ame, & tuer le corps : il s’est monstré tousjours tel vers ceux qu’il a peu gagner & tenir fol. 352.en sa cadene : c’est un mauvais maistre qui traicte cruellement ses serviteurs. Dieu n’est point acceptateur des vieux ny des jeunes. Ceux qui se presentent les premiers sont receus de luy. Neantmoins les derniers sont souvent les premiers, à cause qu’ils reçoivent 350le Christianisme avec plus de consideration, & y perseverent avec plus de ferveur que ceux qui l’embrassent à la legere. Nostre Dieu nous a faict miserables en ce monde, pour ne pas mettre nostre fin és delices de nostre chair, ains à ce que nous nous preparions à mener une autre vie que celle-cy.

Auparavant que je passe plus avant en matiere, il est necessaire que j’explique ce qu’il veut dire en sa Harangue, quand il parle de l’infortune arrivee à sa Nation à la suasion de leurs Barbiers, & du massacre fait d’eux par les Tapinambos. Il y avoit entr’eux un grand Sorcier qui communiquoit visiblement avec les Diables, & avoit une si grande authorité sur ses semblables, que tout ce qu’il leur verso.persuadoit, ils le faisoient, Le Diable se servit de cette occasion, afin de seduire & tromper cette populace, commandant au Sorcier de leur dire qu’ils eussent à le suivre, afin d’aller posseder une belle terre, en laquelle naturellement toutes choses viendroient à souhait, sans qu’ils eussent aucune peine ny travail. Cette Nation abusee suivit ce mal-heureux, & n’alla pas loing qu’elle n’esprouvast la tromperie de l’Esprit du Conducteur : car ils perirent diversement par milliers, & enfin se trouverent dans le milieu d’une vaste forest, où le Sorcier les fist arrester, leur persuadant qu’il falloit demeurer là dansans jusques à tant que son Esprit luy enseignast le lieu où il falloit aller. Le Sieur de la Ravardiere les trouva là, qui leur fit remonstrer comme ils estoient abusez, ce qu’ayans recogneu, ils le suivirent & s’embarquerent dans ses vaisseaux, & furent amenez en l’Isle de Maragnan. Où quelque temps apres, un miserable François prit querelle avec leur Chef, & pour se vanger il induisit les Tapinambos à les tuer : ils en mirent à mort quelque cent ou six vingts, lesquels fol. 353.ils mangerent, les autres furent reservez. Ce massacre fut commis 5. ou 6 mois devant que nous vinssions en l’Isle : Poursuivons nostre Discours.

351Apres ma responce, il me dit : j’ay grand regret que je ne vous puis assister ainsi que le meritez : mais je n’ay pas moyen d’avoir des Esclaves, autrefois je me suis veu riche en serviteurs, maintenant j’en suis pauvre. Je fais ce que je puis au Pere qui demeure à Iuniparan : je suis marri que je ne te puis apporter, toutes les fois que je viens te voir, de la venaison. Je luy dis là dessus. Ce n’est pas ce que je recherche de toy : je suis bien aise pourtant de cognoistre ta devotion & bonne volonté. Mais ce que je desire de toy, est que tu t’avances de jour en jour, & croisses en la cognoissance de Dieu. Tu as le Pays en ton village, hante le souvent & aprens de luy les merveilles du Toupan : Tu as de plus ton fils que voilà, lequel sçait la doctrine Chrestienne, qu’il te l’enseigne & à tous ceux de ta maison : car il pourra le faire plus aisement que nous, pour ce qu’il prononcera mieux les mots de vostre langue.

Ce que tu viens de me dire m’afflige, respondit-il, verso.à sçavoir, de mon fils lequel au commencement qu’il fut faict Chrestien aprenoit bien : il sçavoit desja un peu lire en son Cotiare, & former son escriture, il estoit tousjours avec le Pere, le suivoit partout : mais il a tout quitté, s’adonnant à la liberté, oublie ce qu’il a apris, & quand il voit que le Pay le cherche, il s’enfuit au bois, cela me fait mourir, & ne gagne rien pour luy dire, je te prie de luy remonstrer, & luy faire recognoistre qu’il est enfant de Dieu, & que Giropari le veut seduire : le voilà, parles à luy. Ce que je fis, luy remettant devant les yeux la ferveur avec laquelle il avoit receu le Baptesme, & que j’estois fort estonné de voir en luy un tel changement que mesme il fuyait les Pays, que le diable le talonneroit de pres, s’il ne retournoit à son devoir, ne hantoit le Pay de Iuniparan, & ne r’apprenoit sa croyance. Il escouta ces paroles doucement, & monstra un desir de mieux faire. Mais considerez je vous prie, le zele d’un vray pere envers le salut de son 352enfant, comme nous avons monstré semblablement en l’exemple du grand Barbier de Tapoüitapere : Ce Pere fol. 354.est encore Payen, & nonobstant vous le voiez si soucieux & en peine pour la conscience de son Fils. Combien y a-il de parens en France, lesquels ne pensent de leurs enfans qu’en ce qui regarde les biens du corps, & negligent ceux de l’Esprit.

Une autre fois il me vint revoir, accompagné de quelques Sauvages ses voisins ; nous tombasmes en divers discours de la creation du monde, de la providence de Dieu en la conduitte des hommes, & de la vocation singuliere & particuliere. Pour le premier point de la creation : Il faut, disoit-il, que Dieu soit un Esprit puissant, lequel nous ne pouvons comprendre, pour avoir creé d’une seule parole, ainsi que j’ay entendu souvent de vous autres Pays, tout ce que nous voyons & entendons. Car je considere la grande estendue de la mer qu’il y a depuis ceste Isle jusques en France, estant ainsi que les Navires emploient douze Lunes pour aller & venir, & que le mesme Soleil que nous avons, soit celuy que vous avez en vostre pays. Combien d’Oyseaux, de Poissons, d’Animaux, d’arbres & herbes y a il en ce monde, & tout cela soit faict par le Toupan.

verso.Pour le second point, il dit : Je me trouve empesché, quand je me mets à penser à la diversité des Nations qui sont au monde. Je voy que les François abondent en richesses, sont valeureux, ont inventé les navires à passer les Mers, les Canons & la poudre, pour tuer les hommes invisiblement, sont bien vestus & bien nouris, sont crains & redoutez : Et au contraire tous nous autres de par deçà nous sommes demeurez errans & vagabons, sans habits, sans haches, serpes, couteaux & autres ferremens : D’où cela peut-il proceder ? Deux enfans naissent en mesme temps, un François & l’autre Topinambos, tous deux infirmes & foibles, & nonobstant l’un naist pour avoir toutes ses commoditez : & l’autre pour 353passer sa vie pauvrement. Nous venons libres au monde, & n’avons rien plus l’un que l’autre : Et cependant voicy que les uns deviennent esclaves & les autres Mourouuichaues.

Pour le troisiesme point. Je ne me sçaurois contenter l’esprit, adjousta-il, quand je pense pourquoy vous autres François avez plustost la cognoissance de Dieu que non pas nous. Et pourquoy nous fol. 355.avons esté un si long-temps en ceste ignorance. Vous nous dites que Dieu vous a envoyez, que ne vous envoioit il plustost ? Nos Peres ne se fussent pas perdus, comme ils ont faict. Et puis que les Pays sont hommes comme nous : d’où vient qu’ils parlent plustost à Dieu que les autres ?

Je luy fis responce à tout cela. Que nostre esprit est trop petit pour concevoir des choses si hautes, lesquelles le grand Dieu s’est reservé à luy seul. C’est assez qu’il a tout faict, qu’il ayme un chacun & le prouvoit des choses necessaires : Et quand il voit qu’un homme est disposé à recevoir sa Foy, il ne manque point de le faire visiter par ses Apostres, lesquels luy donnent le moyen de se sauver : Et partant qu’il est à croire qu’auparavant que nous vinssions, leur cœur & esprit n’estoit disposé & preparé à recevoir une si grande lumiere telle qu’est la lumiere de l’Evangile. Ces discours & plusieurs autres semblables furent mis en avant, par lesquels vous pouvez voir la capacité de ces ames à recevoir la Foy de nostre Sauveur Jesus-Christ.

354

verso.

Conference avec le Principal d’Oroboutin.

Chap. XX.

Ce Principal est d’une haute stature, assez gréle, modeste, & debonnaire, lequel estoit demeuré malade depuis nostre venue jusques au temps qu’il me vint visiter. Il entra chez nous accompagné de quelques uns des siens, avec beaucoup de respect, & quasi comme en tremblant : Et luy ayant faict bon racueil, je le fis seoir vis à vis de moy dans un lit de coton : & lors, suivant la coustume, il commença à me faire ceste harangue presque de mot à mot.

Je suis venu à toy ce jourd’huy, ô Paï, pour deux choses : l’une pour m’excuser & te prier de ne prendre garde, si je ne me trouvay à vostre entrée fol. 356.à Ouraparis comme firent Iapy-Ouassou, Pira iuua, Ianouarauaëte & les autres principaux de l’Isle : semblablement de ce que je n’ay peu preceder Pacamont, & Aua Thion mon Grand, parce que j’estois tenu d’une grieve maladie qui m’a tousjours travaillé du depuis : Mais je n’ay laissé parmy ceste infirmité, d’avoir le desir de voir ta face, & entendre de ta bouche ce que mes semblables de mon vilage m’ont rapporté de vous autres Païs. La seconde chose qui m’amene est, pour t’offrir mes enfans, lesquels je te donne & veux qu’ils soyent tiens, & que tu les faces Karaibes. Je desire pareillement & t’en prie, que tu viennes ou l’un des Païs en mon vilage pour y bastir une maison de Dieu, nous instruire moy & mes semblables, & nous declarer ce que le Toupan desire de nous pour estre lavez comme vous faictes les autres : Et je t’asseure qu’il ne manquera pas de vivres, car ma contree est bonne & abondante en venaison.

Le Lecteur sera adverty qu’il est aisé de representer par escrit les paroles & le discours de ce Sauvage, 355mais non pas les gestes & la vivacité de son esprit avec lesquels il m’entretenoit : je puis dire verso.seulement que ses discours estoyent accompagnez de larmes & d’une voix pleine de ferveur & devotion, par laquelle il me faisoit voir ce qui estoit caché dans son interieur du touchement du Sainct-Esprit, & du desir ardent qu’il avoit d’estre Chrestien : Pour ce subject je luy fis ceste responce. Il n’est pas necessaire que tu me faces ton excuse sur l’absence de ta personne ; lors que nous mismes pied à terre en l’Isle : Car outre que ta maladie te donnoit occasion de ne t’y pas trouver, la distance qu’il y a d’icy à ton vilage te rendoit assez excusé. Mais je me resjouy fort de contempler en toy une si bonne volonté envers nous, & une si grande affection de ton salut, du salut de tes enfans, & generalement de tes semblables. Si nous estions à present d’avantage de Pays, croy moy que j’irois en ton vilage, ou j’y en envoirois un autre : Mais nous ne pouvons abandonner l’Isle, à cause des estrangers qui viennent nous voir, ausquels il faut donner toute satisfaction : Dés aussi-tost que les Pays seront venus de France, je t’asseure que tu en auras : Car je recognois clairement que tu fol. 357.es choisi de Dieu pour estre un jour enrolé au nombre de ses enfans. Prends courage, & espere ce que je te dy.

Il me repliqua : Tu me consoles beaucoup : car depuis que le bruict a couru dans nostre Contree, que vous disiez des merveilles du Toupan, & que vous traittiez si doucement nos semblables, je n’ay point eu de repos, ceste fantaisie me travaillant incessament : Quand est-ce que tu iras trouver le Païs, & que tu entendras de sa bouche ce que tes compatriotes te viennent dire ? Leve toy, & essaye de cheminer : J’ay obey souvent à ceste pensee, me levant du lict ; mais j’estois si maigre & décharné, que je ne pouvois me soustenir : Tu le peux voir en mes bras, mon corps & mes cuisses, qui n’ont pas encore 356repris la chair & la graisse, que ma maladie a mangé. Ce qui me fascha d’avantage, fut d’entendre que Marentin estoit venu tout malade te trouver & recevoir le Baptesme : je voudroy bien te supplier qu’auparavant que je m’en retourne, tu m’enseignes quelque chose de Dieu, je le tiendray ferme en mon esprit, verso.& n’en oublieray un seul mot, ains fidelement je le raconteray à mes gens & à mes enfans. J’ay trois jeunes garçons desquels tu vois le plus grand, je veux qu’ils se tiennent aupres des Pays quand ils seront venus, & qu’ils s’asseent à leurs pieds, escoutans diligemment ce qui sortira de leur bouche, & leur obeissent en tout ce qu’ils leur commanderont ; ils iront à la chasse & à la pesche pour eux.

Je luy fis dire par le Truchement, que sa priere estoit raisonnable, & que je ne le pouvois refuser : par ainsi qu’il escoutast bien ce que je lui allois enseigner, & qu’il fist approcher son fils & ses autres gens, qui estoient assis à l’autre bout de la loge. Estans approchez, je commençay à luy declarer le Mystere de la Creation & Redemption, expliquant le tout par des comparaisons ordinaires & palpables. Il est impossible de dire l’attention & alteration avec laquelle il recevoit ces eaux sacrees du Redempteur. Jamais Biche ne fut si friande & desireuse d’une fontaine claire en plein Esté, que cestuy-cy estoit de gouster cette nouvelle Doctrine. Pleust à Dieu, sans fol. 358.faire comparaison, que les Chrestiens receussent la parole de Dieu avec autant d’avidité : Car il avoit ses espaules courbees, durant mon discours, & les yeux à demy tournez, & à peine osoit-il tirer son haleine & avaler sa salive. Vous eussiez entendu une Soury trotter dans nostre loge, pendant que je discourois : Enfin il me dit, Voilà des choses grandes : jamais je n’en ay entendu de semblables : car Dieu n’a point parlé à nos Peres ny à nous, & pas un Karaïbe ne nous a entretenus de semblables propos. Tu me viens de dire que Dieu est par tout, & qu’on 357ne le peut voir, & neantmoins il voit tout, & nous entend, & que quelque part que nous allions, il est avec nous & marche devant nous : qu’il n’y a que ceux qui sont baptisez qui le puissent sentir & recognoistre, qu’il n’a pas de corps comme nous, mais c’est un esprit estendu par tout l’Univers. J’ay bien entendu cela : mais j’ay de la peine à le concevoir : car nous ne sommes pas nourris à entendre de si grandes choses : nous avons l’esprit adonné de nostre naturel à bien pescher, chasser, flescher, & faire semblables exercices : du reste nous nous en remettons verso.en nos Barbiers, qui ont l’esprit plus subtil pour deviser avec les Esprits.

Tu m’as dit que Dieu est comme l’Air, lequel nous respirons incessament & sans lequel nous mourrions : De mesme le Toupan est celuy qui nous donne la vie & la respiration, & entre en nous, & nous environne comme l’Air. De plus, que comme l’Air est partout, & va partout : ainsi Dieu entre partout, & est partout : J’entends bien ce poinct, pour ce que si Dieu a faict l’Air de ce naturel : il faut de necessité qu’il soit plus que luy. Je suis fort aise de ce que tu m’as dit, que Giropary n’estoit que le valet du Toupan, qu’il est battu par les bons Esprits, quand il fait le mauvais, & lors qu’il a frappé un homme ou une femme, si ce n’est que Dieu luy en aye donné le congé, il est bien tost serré de pres : qu’il n’a aucune puissance sur ceux qui sont baptisez. C’est bien faict à Dieu : car Giropary est meschant : & je voudrois que les bons Esprits l’eussent tant battu qu’il en fust mort. Si tost que je seray Chrestien s’il approche de mon village, j’iray hardiment devant luy, & n’auray aucune pœur.

fol. 359.Vous pouvez excuser ce Sauvage qui n’est pas encore Chrestien, de ce qu’il parle de ceste sorte : Escoutez le reste de son discours qu’il poursuivit ainsi.

Il falloit que la fille, laquelle espousa Dieu, fust fort belle & bien riche, & la plus grande Dame de 358son Pays : car le Toupan est le plus grand de tous les Mourouuichaues : je croy que son Fils estoit bien suivy, & qu’il avoit apres luy beaucoup de train : mais ces meschans traistres qui le mirent à mort estoient bien rusez & cauteleux, il fallut qu’ils le fissent mourir secrettement : car si ses gens en eussent esté advertis, il l’eussent secouru : je m’asseure qu’ils furent bien resjoüys, quand ils virent qu’il sortoit de sa fosse vivant : il devoit à lors se vanger de ceux qui l’avoient faict mourir, & en prendre le pour-ce. Mais tu m’as dit grande chose, qu’il monta là haut au Ciel tout seul en Corps & en Ame, & qu’il est assis par dessus le Soleil, & qu’il a les yeux bien plus clairs que le Soleil & la Lune, que rien ne se faict, ny se passe ça bas en terre, qu’il ne voye & contemple, verso.aussi bien en ton pays comme au nostre, & qu’il entend clairement toutes nos paroles, & que quand vous le priez en vos Eglises il vous entend & escoute, qu’il vient tous les jours sur vos Autels, où vous parlez à luy, & tous les Karaïbes librement, mesme sans ouvrir la bouche, & ne laisse pas de cognoistre ce que vous dites en vostre cœur, & que c’est luy qui vous envoye vers nous, à fin de nous enseigner ces choses, lesquelles je trouve bien belles, & ne m’ennüyerois point de t’entendre, mais la barque s’en veut retourner, & mes jardins que j’ay laissez prests à couper me pressent & forcent de mon aller : joinct que je n’ay point apporté de farine avec moy. Je luy fis responce que s’il n’y avoit que le manquement de farine, qui le contraignist à s’en retourner, j’en avois à son commandement, & pour tous ceux qui l’accompagnoient : il me remercia à sa façon, & s’en alla ainsi, prenant congé de moy, & moy de luy.

359

fol. 360.

Conference avec la Vague, l’un des Principaux de Comma.

Chap. XXI.

Ce Principal a tousjours esté le Pere commun des François en sa contree de Comma, les honorant, respectant & soustenant contre tous les mauvais discours que les meschans & libertins ont accoustumé de faire, en sorte qu’il estoit hay d’iceux, & menacé d’estre battu, voire d’estre tué, n’eust esté la crainte des François. Il receut nos gens quand ils allerent en Para, avec toute sorte de bon accueil, & leur fit grand chere, voulant estre le Chetoüasap ordinaire du Chef des François, & posoit en cela son bon-heur & sa chevance, d’estre aymé & bien venu avec les François. Il avoit un fils aagé de vingt-ans, lequel il recommanda fort au Sieur de la Ravardiere & à tous verso.nos gens, les priant qu’il fust le bien receu d’eux, ne demandant autre recompense de sa fidele amitié, sinon que ce sien fils peust vivre parmy les François, & pour dire en un mot, qu’il devint François : A ceste occasion, il avoit enchargé à ce sien fils de s’efforcer, tant qu’il luy seroit possible, d’apprendre la langue Françoise, & pour l’apprendre plus aisement, il luy commanda de hanter les François tant qu’il pourroit, tellement qu’il demeuroit tousjours avec les François qui estoient à Comma, & fit si bien qu’il apprit quelques mots de nostre langue.

Ce bon homme de Pere pensoit avoir gagné toutes les richesses du Monde, quand il vit que son fils balbutoit vingt ou trente mots François, & estima qu’il estoit temps d’amener ce grand Docteur aux Païs, c’est à dire à nous autres pour estre baptisé, & de là faict Karaïbe, François : Car vous devez remarquer, tant pour l’intelligence de ce discours, que de plusieurs autres precedens & subsequens, que les 360Sauvages avoient opinion qu’il fust necessaire pour fol. 361.devenir François, qu’il falloit premierement recevoir le Baptesme : autrement c’estoit folie de l’esperer, & à la verité ils n’estoient pas trompez en ceste pensee : car le vray François, est plus François pour la pieté & Religion, que non pas pour son origine, puis que Dieu l’a bien-heuré tant, que d’estre vassal & suject d’un Roy tres-Chrestien, premier fils de l’Eglise, & à jamais son tres-fidele Protecteur, comme il l’a monstré en toutes les occasions qui se sont presentees de temps en temps : Et si nous croyons à S. Augustin, au Traité de l’Antechrist, c’est luy qui doit resister à cet Antechrist. Mais de cecy il en est parlé en un autre lieu. Retournons à nostre homme. Il m’amena donc son fils, avec une fort grande devotion, & s’asseant en un lict de coton, son fils aupres de luy : il commença à me faire ses excuses de ce qu’il ne s’estoit plustost transporté de Comma en l’Isle, afin de nous venir voir & visiter : au reste qu’il estoit un de nos plus grands amis de par de là, qu’il souhaitoit infiniment d’avoir des Païs avec luy en son village, qu’il leur feroit bonne chere, qu’ils ne manqueroient d’aucune chose pour vivre, comme de Sangliers, verso.Cerfs, Biches, & autres sortes de nourriture : leurs excuses ordinaires sont telles. Apres qu’il se fut excusé : il me fit ceste harangue.

Je suis homme d’aage, & tel que tu me vois, j’ay encore beaucoup de force, j’espere de voir ce mien fils que je t’amene, bon Karaïbe, le Grand me l’a promis, il le voit de bon œil, & le veut vestir, & m’a dit que je luy laisse pour demeurer avec les François : C’est pourquoy je te viens prier de le laver de l’eau du Toupan : je t’asseure qu’il sçait tout ce qu’il faut sçavoir, tu l’entendras tantost : car j’ay pris garde qu’il parle avec les François, & m’a dit qu’il en entend beaucoup. Il est bon garçon & ayme les François : Ayant dit ces paroles, il fit signe à son fils qu’il s’approchast : puis il luy commanda de raconter 361tout ce qu’il sçavoit de François. J’avois bien de la peine à me contenir de rire, & ne pouvois jouyr de mon Truchement, tant il estoit transporté de la passion de rire sur la simplicité de ce personnage : neantmoins je le retins luy faisant faire son excuse sur les singeries d’un petit Perroquet que j’avois, à fin que ce bon homme ne pensast que ce fust de luy qu’il rioit. Ce jeune homme son fils me recita la Doctrine qu’il avoit propre, disoit son pere, & suffisante fol. 362.à recevoir le Baptesme en cette sorte : Bon joure monseïeur comme re vo reporteré vou. Ben monseïeur, à vostre servirice, volè vou mangeare, Oy : du pain, peïsson, char, may teste, men chapeyau, pourpuin, Chaüsse, Chamise. Je ne peus en entendre davantage, si je n’eusse voulu debonder : Je luy fis donc dire, que c’estoit assez, que je voioy bien par là, qu’il n’avoit point perdu son temps. Le bonhomme plein de ferveur me prevint avant que je ne peusse achever ce que j’avois envie de luy dire, se leva de sa place, & alla prendre toutes les ustensiles de nostre chambre, & me disoit les monstrant l’un apres l’autre, il sçait bien comme cela s’apelle en François, & cela, cela & cela & s’aprochant de la table, il la pressoit avec ses deux mains, & disoit : Il sçait bien encore cela en François ; Puis s’adressant à son fils, il luy demanda : Est-il pas vray ce que je dy ? Le garson luy respondit : Oy & davantage ; qu’il apeleroit bien par son nom tel, tel & tel François, qu’il sçavoit bien le nom des armes, Oune acrebouse qui fait pouf, oune espée, oune canone, qui fait patau. Mais luy dit son verso.pere, aprendras tu bien-tost le reste ? Oy. Voylà qui est bien dit le pere : ne faille pas tous les jours à venir reciter ta leçon devant le Pay.

Leur ayant donné toute liberté de parler tant pour me remettre en bon estat de ne plus rire, que pour donner issu à leur ferveur, je commençay à leur faire entendre que ce n’estoit pas ce que je demandois, auparavant que de conferer le Baptesme, ains la connaissance 362de Dieu, & des autres choses qui dependent de nostre Religion. Il fut bien estonné d’entendre ce discours : car il reconnut que l’estime qu’il avoit que son fils fut grand Docteur, estoit vaine, que mesme il ne sçavoit ce que je luy disois : En fin je luy fis expliquer par le Truchement, & telle fut sa responce, qu’il n’avoit encore entendu parler de cela, neantmoins que son fils estoit de si bon esprit qu’il auroit bien-tost apris, qu’il ne luy faudroit pas plus d’une lune pour aprendre tout, & pour cette cause qu’il laisseroit son fils au Fort S. Louys. Je luy repliquay qu’il feroit tres-bien, que j’y aporterois ce que je pourrois, & seroit tousjours le bien venu en nostre loge.

fol. 363.Mais toy dis-je, ne penses tu point à te faire le bien que tu procure à ton fils ? Helas ! ce dit-il je suis trop vieux. Je ne pourrois plus rien apprendre : c’est à faire à ces jeunes gens d’estre Karaïbes. Comment luy repliquay-je : ayme tu mieux aller avec les Diables brusler la bas, que t’efforcer d’apprendre la science de Dieu, par laquelle tu meriterois d’estre netoyé de tes pechez, & aller apres ta mort là haut au Ciel avec Dieu ? Ton excuse n’est pas valable d’alleguer ta vieillesse. Tu as la langue si eloquente pour deviser un jour entier si tu voulois. Considere combien il y a que tu m’entretiens & combien de paroles tu as proferé. Il ne te faut apprendre la cinquiesme partie des propos que tu m’as tenu à present, afin d’estre Chrestien, & si ce sont paroles de ton langage sous lesquelles nous avons compris ce que Dieu nous a laissé sous nostre langue. Vous aprenez si aisement des chansons, & haranguez si longuement des affaires de vos Ancestres : Tu pourra donc facilement apprendre ce que tu veux que ton fils sçache. Bien donc, me dict-il. Il faudra que je le face, & verso.s’adressant à son fils, il luy dict. Escoute, Apprens bien tout ce qu’on t’enseignera : N’en laisse perdre un mot, & remarque ce que tu verras faire aux François, & faits le mesme : Puis je te reviendray querir 363pour te remener en mon pays, & là tu m’apprendras tout ce qu’on t’aura enseigné, & à faire ce que tu auras remarqué. Tu seras le bien venu, & nos semblables feront grand estat de toy, & s’amasseront pour t’escouter haranguer si belles choses : Puis nous viendrons trouver les Païs qui nous baptiseront. Ayant dit cecy, il me regarda en se souriant. Et bien, dit-il, Paï ? ne boirons nous point du bon vin de France, ou du Kaoüin brulant, c’est à dire, de l’eau de vie : Il n’est pas que tu n’en aye quelque bouteille en ton cofre : baille, baille moy la clef. Tantost le Mourouuichaue m’en a donné en son logis qui estoit bon & bien fort, & frotant son estomach avec sa main, il me disoit, tien, je sens encore cela qui m’eschauffe : C’est tousjours la coustume des François de tirer la bouteille de leur cofre, quand leurs amys les viennent voir. J’ay bien envie de venir souvent à Yuiret, lors que les navires seront venus de France pour gouter de leur vin, lequel je trouve bien meilleur que non fol. 364.pas le nostre. En fin voyant la simplicité de cet homme, qu’il avoit commencé le premier à rire, & que nous ne parlions plus des choses de Dieu, il faloit rire ensemble, & le contenter en luy donnant de l’eau de vie, & apres en avoir troussé un assez bon coup, il me fist signe & me fist dire par le Truchement que je n’avois pas beu à luy, qu’il falloit que je beusse, & puis qu’il me plegeroit : Il fallut ainsi faire pour gaigner ces hommes à Dieu, & nous les obliger en tout ce que nous pouvions, suivant leur naturel, quand Dieu n’y estoit point offencé : tellement que mon homme me voulut pleger à quoy je m’accordé. Apres avoir haussé la volte pour le second coup, il commença à prononcer de la gorge ces paroles, Goy Y katou de Katogne Kaouïn tata, ô qu’il est bon & tres-bon le vin de feu, ou le vin qui brusle. Je pris mauvais augure de ce mot Goy qui est l’entree pour bien boire, & commencé à songer, comment je pourrois resserrer ma bouteille : Car je 364n’avois pas besoin d’une si grosse despence : Pour ce qu’en ce temps-là nous en estions assez courts : tellement verso.que je dy à mon Truchement qu’il la reportast : Et voulant la prendre, mon Sauvage mit la main dessus, & me fist dire que les François ne r’enfermoient jamais les bouteilles qu’ils avoient tiré du cofre pour mettre sur la table, & qu’il s’estoit trouvé plusieurs-fois avec eux. Je vy bien qu’il me falloit payer rançon pour mon prisonnier, pourveu encore que j’en fusse quitte par bonne composition : Je luy fis dire que ce Kaouïn tata, n’estoit pas semblable à celuy qu’il avoit beu autrefois, qu’il faisoit tourner la cervelle à celuy qui en beuvoit trop, que je devois avoir soin de son corps & de sa santé, neantmoins que je luy en donnerois encore un petit coup pour dire à Dieu : Et ainsi s’en alla fort content. Il ne manqua pas lendemain de revenir me voir : Mais je le previns & allay au devant de ce que je doutois, luy faisant voir une bouteille cassee semblable à celle du jour precedent, & feignois estre grandement marry de l’eau de vie qui estoit dedans, & s’estoit respandue, il en montra un dœuil semblablement, & frappant sur sa cuisse il me fist dire : Voilà que c’est : si tu eusse voulu nous l’eussions beuë, & rien n’eut esté

....... .......... ...

Les derniers feuillets qui terminent cette relation manquent dans l’exemplaire unique de l’édition originale qui existe à la Bibliothèque impériale de Paris. (Voir la préface en tête du volume.)

On a suppléé en quelque sorte à cette lacune regrettable en donnant à la fin du volume des lettres infiniment curieuses et laissées depuis longtemps dans l’oubli.

365

DISCOURS ET CONGRATULATION à la France : Sur l’arrivée des Peres Capucins en l’Inde nouvelle de l’Americque Meridionale en la terre du Brasil.

Grand Royaume et peuple françois, que tu as sujet de loüer Dieu, tres-Chrestien Royaume tes joyes vont croissant de jour à autre oyant de si bonnes nouvelles, Soleil des Royaumes, la fleur des peuples de l’univers, tu es recommandable certes de tous poincts.

Et pour ton Antiquité en la foy Catholique, religion Chrestienne, devotion aux Autels divins, et ferveur à ouyr la parole de Dieu.

Et pour l’amour et à l’endroit de ton Prince naturel, et pour ton honneste naïveté, ou sincere rondeur en conversant, qualités que nulle nation porte sur le front comme toy.

Splendide, magnificque, et magnifié Royaume, sur tous les Royaumes de la terre.

Et pour la majesté de ta couronne, la belle et ancienne suitte de tes Monarques jusques au nombre de soixante et quatre Roys, desquels les uns ont esté Empereurs et les autres Saincts, canonisez au Ciel ; aussi pour la valeur et proüesses en guerre de ta gente vaillante liberale noblesse aux cols de laict.

Et pour la sapience de tes universitez, en toutes sortes de sciences, et facultez, et pour l’amplitude de tes Magistrats, et la prudence de tes Parlemens redoutables, la serenité de tes conseils, et les belles loix de ta police.

Que dis-je ?

Peuple sage, intelligent, grande nation, Illustre Royaume, Ciel estoillé de tant de beaux Esprits 366polis, façonnez : certainement tu es Illustre à merveilles !

Pour les multitudes de tant de venerables prelats, grands Eveschez, riches Abbayes, Chefs d’ordre.

Pour les multitudes de tant de Saincts hommes signalés en bonté, fameux en science, nobles de race. Illustres en miracles qui ont vécu flori, replendi, dedans, et dehors de tes monasteres.

Pour ta situation entre les deux grands mers ou portant tes deux bras tu exerces la piété, et Justice, en tant de grandes fortes, belles, riches, renommées et populeuses villes, en un pays de si grasse abondance, en des provinces, si larges et plantureuses, et si en nombre.

Que te reste-il pour le comble de tes biens ?

Que peut-on adjouter au bouquet accombly de tes loz, à la guirlande de tes honneurs, à la couronne de tes gloires, tissu en ce triple ternaire, signifié par tes trois Lis d’or en un champ azuré, sinon qu’enrichy ce jourd’huy d’un Roy Louys le Roy des Lis tu sois sous son auctorité bon odeur Jesus, au haut, et au loin emmy des peuples Sauvages plongés en tenebres, et en ombre de mort d’infidelité, d’incivilité, et d’inhumanité.

Tu sois choisy de Dieu à ton tres-grand honneur, contentement, et joye pour y porter le nom suave du Redempteur establir le sceptre Imperial de sa triomphante croix, sacré signe, et signal du fils de l’homme, et guidon du grand Roy des Roys, ou les peuples à sauver se doivent tous ranger ; et y semer aussi la bonne nouvelle de son Evangile porte-salut aux croyans.

Jadis jusqu’en l’Occident, et tirant au midy par le grand Charlemagne avec le glaive de fer tu as montré ta valeur contre les Sarrazins importuns à l’Espagne.

Jusques dans l’Orient par le grand sainct Louys une fois, deux fois, tu as faict resentir à l’impieté 367Turquesque la force de ton bras, et arboré ce bel estendart de la saincte Croix dans la Palestine ; par un Duc de Boüillon, un Duc de Mercœur, et un Duc de Nevers. Ils ont tremblé à ce nom de François, qui leur sera fatal, et as montré ton courage le coutelas en main.

Mais maintenant Nova bella eligit Dominus, Clypeus, et hasta si apparuerint, nouvelles guerres, conquestes tout au rebours, boucliers, et lances, s’ils se verront icy ? point du tout, mais la Croix de JESUS, mais l’autel du grand Roy des armées avec son sur auguste Missah, qui est le glaive de Dieu et le glaive de Gedeon, de celuy qui est Dieu, et homme tout ensemble, mais l’eau beniste qui chassera les Diables, mais la conqueste des cœurs antropophages ou manges-hommes à la seule oüye de la parole de Dieu, qui toute inhumanité posée aymeront desormais leur prochain comme eux mesmes, qui quittant l’impudence, et la non-pudeur se revestiront de blanc d’innocence, et de pudeur honneste, qui de brutalité entreront en raison, et tu es choisie ô France, pour faire telle guerre ? En ton ame dy-moy n’est-ce pas la une guerre à sceptre de Lis, à roses, et à fleurs ? qui ouït jamais chose semblables és batailles mondaines ? Mais ce sont les guerres du grand Amant JESUS.

Que te reste-il donc maintenant apres tes vieux combats, sinon de t’esjoüir plantant la foy, la loy, parmy une gent farouche en ses mœurs, inhumaine en ses faits : mais facile pourtant à subir le doux joug de ton humain abord, chose que n’a peu faire le superbe ou rustique Portugais avec ses rigides entrées. Esjoüis-toy donc Prince des Lis, car c’est là ta plus grand gloire de servir au grand Roy du Ciel, et de la terre, de legat, d’Ambassade de ses mervelles, et grandeurs aux Isles eloignées aux parties plus lointaines de la Region Australe.

Ceste sage Princesse tres-chrestienne tres-catholique, 368magnanime en courage : comme une autre Judith nostre grand Reyne, regente, nostre Dame, et maistresse a faict ceste demande par lettres aux RR. PP. Superieurs des Capucins de la Province de France et de Paris ses tres-humbles subjects. Assemblez en chapitre d’accorder au sieur de Rasilli Lieutenant general establi de sa Majesté en ces contrées lointaines un nombre de Religieux pour l’employ d’une si saincte, mais dangereuse entreprise. Cela pourtant luy a esté tres-librement accordé, et pour quatre seulement qui maintenant y sont comme explorateurs de la terre, tous quatre Prestres et Predicateurs, Pere Yves d’Evreux, P. Claude d’Abbeville, P. Ambroise d’Amiens, et P. Arsene de Paris, cinquante de tous ceux qui se trouverent en l’assemblee capitulaire se sont trouvez escrits sur le roole qui tous ont offert le hazard de leur vie d’un cœur franc, et noble pour s’employer au salut de ces pauvres Payens, de ces pauvres Sauvages, de ces pauvres bouleversez de la tempeste du diable sans consolateur ny pere. En voilà donc à la gloire du grand Sauveur le plein narré augmenté de trois paires de lettres plus fraiches que les precedentes. Narré je dis et de leur envoy, et de leur navigation partie traversee, partie prospere, et de leur arrivee heureuse, et de tant de bien que sa Majesté par eux, a desja operé, et de tout plein de particularitez qui n’ont encore paru dans le public és autres imprimez : lisez donc.

Mais auparavant, afin que le Deiste, ny le Censeur mondain, le moqueur heretique ne se rie de si honnorables desseins, qui viennent premierement du ciel. Ils sçauront que c’est chose dez long-temps prophetizee des saincts qui ont parlé inspirez du sainct Esprit.

Le Prophete Isaie n’a-il pas dict propter hoc in doctrinis glorificate dominum, in insulis maris nomen domini Dei Israel : Pour ce que je feray au milieu 369de la terre glorifiez en le Seigneur en doctrines, prechez le par tout és Isles de la mer annoncez, glorifiez le nom du Seigneur Dieu d’Israël. Et ailleurs, voilà mon Serviteur je le joindray à moy, mon choisy, mon ame s’est compleüe en luy, il prononcera jugement aux Gentils, etc. Et les Isles attendront avec expectation sa loy, je t’ay donné en aliance du peuple pour lumiere aux Gentils, afin que tu ouvres les yeux des aveugles et tirasses des cachots, le prisonnier de la geole, et prison ; et ceux qui sont seans en obscures tenebres.

Chantez au Seigneur un Cantique nouveau sa loüange est des extremitez de la terre, vous qui descendez en mer, et sa plenitude aussi, Isles et les habitans d’icelles, chantez et plus bas, ponent Domino gloriam et laudem ejus in insulis nunciabunt : Ils donneront gloire au Seigneur, et prescheront sa loüange aux Isles.

Le mesmes prophetize qu’elles recevront sa loy : mon juste est proche, mon Sauveur est sorti (se dit Dieu le pere ?) et mes bras jugeront les peuples, les Isles m’attendront et soustiendront mon bras, c’est à dire recevront mon fils.

Et autre part parlant à son Eglise qui est la Romaine, car d’autre jamais cela ne s’est verifié. Car les Isles m’attendent et au commancement les Navires de la mer, afin que je t’amene tes enfans de bien loing.

Et au soixante-sixiesme chapitre Dieu par le mesme Prophete dit. Et je mettray en eux le signe, et en envoiray de ceux qui sont desja sauvez aux Gentils en mer, en Africque, et Lidie, qui deschochent la flesche, en Italie, en Grece, et aux Isles bien loing, à ceux qui n’ont point ouy parler de moy, et n’ont point veu ma gloire, et annonceront ma gloire aux Gentils, et les ameneront en don, et en present au Seigneur : Riches presents certes et pretieuses perles à Dieu.

370Le Prophete Sophonie. Les islustres hommes l’adoreront de leur lieu, et toutes les Isles des Gentils.

Le grand Inspirateur des Prophetes par son Esprit Jesus-Christ a aussi prononcé et prophetisé.

Et cet Evangile du Royaume sera presché en tout le rond universel de la terre, en tesmoignage à tous les Gentils, et alors viendra la consommation du monde asçavoir. Ainssi nous autres Catholiques devons nous avoir une grand joye de voir la parole de Dieu s’accomplir fidelement de jour à autre, et non par autre congregation assemblée, que par la Saincte Eglise Romaine, et doit en particulier ce grand Royaume, remercier Dieu se ser de luy pour porter si loing la gloire de ses trophées.

L’extrait qui suit, vous fera foy de cette verité, faict, et tiré de quatre lettres, que le P. Arsene un des quatre a escrit de ce pays là, une au R. P. Commissaire Provincial, une au R. P. Custode de la custodie de Paris, une au R. P. Vicaire du couvent de Paris, et une à son frere, dont trois sont dattées du 27 d’Aoust, et disent davantage que sa quatriesme du 20. Une du R. P. Claude à ses deux freres, Monsieur Foulon, et le P. Martial[165] et une commune des deux sudits Peres escrite à Monsieur Fermanet, et pour vous faire une histoire et narré agreable, et ne repeter les mesmes choses tout a esté compilé et mis en une seule lettre comme vous voirez, et tres-fidelement avec leur paroles propres. Or lisez au nom de Dieu.

371

EXTRAIT ET TRES-FIDELE RAPPORT de six paires de lettres des Reverens Peres Claude d’Abbeville et P. Arsene predicateurs Capucins, escrittes tant aux Peres de Paris de leur ordre, qu’autres personnes seculieres, dont il y en a quatre du R. P. Arsene, et une du P. Claude, et une commune des deux ensemble.

Mes Reverens et tres-cher Peres Dieu vous donne sa paix nous vous envoyons ce petit mot, pour vous donner avis, et nouvelles du succés de nostre voyage, et comme avec l’aide de Dieu nous sommes heureusement arrivés en cette terre du Brasil en l’Isle de Maragnon entre le peuple appellé Topinabas, et ce non sans beaucoup de fatigues ; car nous avons esté cinq mois sur la mer, les incommodités de laquelle personne ne peut cognoistre sinon ceux qui les resentent, et pour autant que Monsieur de Rasilly s’en retourne et repasse en France dans deux ou trois mois pour nous ramener un nouveau secours, c’est la cause pourquoy, nous differerons à vous écrire pour lors plus amplement tout le succés de nostre voyage, tant ce que nous avons veu sur la mer, que nous avons trouvé sur la terre de ce pays et monde nouveau. Nous nous contenterons pour le present de vous mander ben à la hate par cette commodité qui se presente, que pour venir en ce lieu nôtre route a été telle qu’apres avoir faict voile à Cancale port de Bretagne, étant quelque deux cens lieuës en mer, il se leva une telle tourmente qu’elle separa tous nos trois vaisseaux les uns des autres, et nous sommes étonnés, non seulement nous, mais mémes tous nos meilleurs pilotes comme pas un de nosdits vaisseaux n’aye faict naufrage, neanmoins Dieu nous preserva en telle sorte que nous 372retrouvames nos deux autres vaisseaux étans relaschez en Angleterre à cause de ce mauvais temps comme nous vous avons mandé de là, je croy que vous aurés receu nos lettres.

Le lundy donc de Pasques nous partimes de Plume en Angleterre[166] d’ou étans partis nous avons eu tousjours du bon vent, et temps assés favorable excepté quelques jours en la côte de Guinée, qui est fort dangereuse pour les maladies du pays ; de Plume donc nous fumes secondez d’un vent si favorable qu’en peu de temps il nous fist passer les Isles de Canarie, et passasmes entre l’Isle appellee forte venture, et la grand Isle de Canarie ; lesquelles Isles nous vismes fort à descouvert. Des Canaries nous gagnasmes la cotte d’Aphricque au cap de Baiador costoiant tousjours les costes de Barbarie, de Baiador nous rengeames cette côte d’Aphricque jusqu’à la riviere ditte Lore par les Espagnols[167] prés de laquelle nous moüillasmes l’Anchre, de là nous rengeames encore la coste d’Aphricque jusques au cap blanc, lieu qui est droit sous le tropicque de Cancer. Du cap blanc nous veismes ranger la côte de Guinée passant entre les Isles du cap verd, et le cap verd, lieu fort dangereux, pour les maladies contagieuses qui prennent en ce pays en certaines saisons de l’année, et cette maladie prend aux gencives en telle sorte que la chair vient surmonter les dents et mémes les faict tomber, du lieu desquelles étant tombées sort du sang en si grande abondance qu’on ne le peut étancher, de sorte que cela avec le mal d’estomach, et l’enfleure qui prend au méme temps emportent leur homme, et y en a bien peu qui en rechappent, bien que Dieu mercy il n’en soit point pourtant mort de tout nostre embarquement pendant le voyage, mais étans arrivez à l’entrée de la terre, il en est mort trois, qui ont esté enterrez. Or de ceste côte de Guinée, nous vismes à nous approcher de la ligne Equinoctiale, qui nous fut d’un accez tant 373difficile, que nous ne pensions pas la passer à si bon marché, veu la saison ou nous estions : car elle nous fit un peu de peine à passer pour un vent contraire qui s’éleva, qui nous tinst bien quinze jours, ce qui nous mettoit en de grandes apprehensions, que les calmes ne nous vinssent encore prendre auparavant que de pouvoir passer : mais graces à Dieu petit à petit, et quoy que le vent fut contraire, nous fimes tant de bordées qu’en les voyant nous la passames et nous rendismes du costé de l’hemisphere du Midy. Ayant passé la ligne, nous vinsmes et arrivasmes en une petite Isle appellée Fernand de la Roque[168] située à quatre degrez de hauteur vers le Midy de cinq à six lieües de tour, Isle fort belle et gratieuse, toutes les proprietez de laquelle nous vous escrirons (Dieu aidant) à la premiere commodité, c’est un vray petit paradis terrestre ; en ceste Isle nous mismes pied à terre, et vous diray seulement que nous y trouvasmes dix-sept ou dix-huict Indiens Sauvages avec un Portugais, lesquels estoient tous esclave et releguez en ceste Isle par ceux de Fernambuco, une partie desquels Indiens (cinq à sçavoir) nous baptisasmes. Apres avoir planté la Croix en ceste Isle au milieu d’une chapelle que nous y disposames pour y dire la saincte Messe, apres que nous eusmes beny le lieu, ou nous demeurasmes quinze jours : Nous mariasmes aussi deux de ces Sauvages, un Indien avec une Indienne apres les avoir baptisez : L’autre partie nous ne les voulusmes pas baptiser en ce lieu : Mais trouvasmes bon de differer le baptesme jusques à ce que nous fussions arrivez au lieu que nous pretendions, si bien que nous delivrasmes tous ces Sauvages, et d’esclaves qu’ils estoient les avons rendus libres à leur grand contentement, ils nous dirent qu’ils vouloient tous venir demeurer avec nous à Maragnon, comme de faict ils y sont. Nous les avons donc amenez avec nous avec force cotton, et autres marchandises qu’ils 374avoient. De Fernand de la Roque nous veismes gaigner et ranger la côte du Brasil, et continuant nôtre chemin sommes venus jusques au cap de la Tortuë terre ferme du Brasil aux pays des Canibales, ou Eusebe dit en son histoire que S. Matthieu Apôtre a passé, à la veüe de cette côte du Brasil, je vous laisse à penser si nous eusmes de la joye, et du contentement de voir les terres tant desirées, et pour lesquelles, il y avoit cinq mois que nous étions flottant par la mer.

Or apres avoir été quinze jours au cap de la Tortuë nous fismes voile, et arrivasmes en l’Isle de Maragnon, et y veismes moüiller l’Anchre, le jour de la Glorieuse saincte Anne mere de la sacrée Vierge Marie, de quoy je m’éjoüys (ce dit le Pere Claude) infiniment de ce qu’en ce jour que j’aime tant nous eusmes ce bon heur que d’arriver en nôtre lieu tant desiré.

Le Dimanche ensuivant nous meismes tous pié à terre, et en chantant le Te Deum laudamus, l’eau Beniste faicte, le Veni creator, les Litanies de nôtre Dame étant chantées, nous alasmes en procession depuis le lieu de nôtre descente jusques au lieu que nous avions designé pour y planter la Croix laquelle étoit portée par Monsieur de Rasilly, et tous les principaux de nostre compagnie. Puis cette Isle, qui jusques à maintenant avoit esté appellée l’Islette, estant beneiste fut appellée par le sieur de Rasilly, et de la Ravardiere l’Islette S. Anne, par ce que nous y estions arrivez ce jour là, et à cause de Madame la Comtesse de Soissons qui se nomme Anne, laquelle est parente de Monsieur de Rasilly[169], puis nous y plantasmes la Croix. La place donc ainsi beniste, et la Croix plantée il fut enterré au pié d’icelle un pauvre homme de nostre compagnie qui estoit un des trois qui moururent, lequel estoit tonnelier de son estat.

Toute cette action estant faicte en cette Isle au 375grand contentement d’un chascun, apres y avoir esté quelques huict jours. Nous parteismes de ceste Islette pour aller en la grande Isle de Maragnon habitée des Sauvages (qui sont les pierres pretieuses que nous cherchions) où estans par la grace de Dieu arrivez en bonne disposition et santé. Estans revetus de nos habits de serge grize assez fine à cause des chaleurs de cette Zone torride, et revetus par dessus nos habis d’un beau surplis blanc, et portans en la main nos bastons, et la Croix au dessus, où sont nos Crucifix nous descendeimes tous de nostre vaisseau dans un Canot, qui est une sorte de batteau que font les Indiens tout d’une piece où estans tous ces Sauvages qui estoient sur le bord de la mer avec Monsieur de Rasilly, et beaucoup de François tant de nostre equippage que de celuy de Monsieur du Manoir, et du Capitaine Gerard aussi François que nous avons trouvé icy, beaucoup de ces Sauvages se jetterent en nage dans la mer pour venir au devant de nous. Et ainsi conduits de ceste armée passames, et mismes pié à terre, où le sieur de Rasilly s’estant mis à genoux avec tous les François pour nous recevoir (qui estoit une espece d’honneur non accoustumé) nous estans entre-embrassez, et baisez pour salutation, j’eus le bon heur (se dit le pere Claude) d’entonner le Te Deum laudamus, selon le chant de l’Eglise, que nous poursuivismes alans en procession avec tous les François pleurans de joye et d’allegresse estans suivis des Indiens. Et ainsi prismes possession de cette terre, et monde nouveau pour Jesus-Christ, et en son nom, esperans de benir la place, et d’y planter la Croix un de ces jours que nous avons differé à dessein. Je laisse toutes les autres particularitez quand je vous escriray plus amplement de la suite de nostre voyage. Seulement je vous diray encores en passant que le Dimanche 12 jour d’Aoust, jour de saincte Claire nous celebrasmes tous quatre la premiere Messe en 376ce pays. C’estoit bien la raison que le jour d’une Saincte Vierge de nostre Ordre, laquelle a apporté une nouvelle lumiere au monde fut ordonné de Dieu pour faire paroistre une lumiere nouvelle (à sçavoir la lumiere de son sainct Evangile) en ce monde nouveau.

Et je ne puis vous dire maintenant le grand contentement que ces pauvres Sauvages ont reçeu de nostre venuë. C’est un peuple tout acquis, et gaigné, peuple grand à la verité qui nous aime et affectionne infiniment, ils nous appellent les grands Prophetes de Dieu et de Ioupan, et en leur langage du pays Carribain, Matarata[170]. L’on nous a aporté de bonnes nouvelles depuis que nous sommes icy. A sçavoir que ceux de Para qui est un autre peuple voysin des Amazones d’un costé, et de l’autre costé voisin de cestui-cy, ou il y à cent mil hommes seulement, lesquels nous desirent extremement, et nous veulent avoir pour les instruire. Si bien que je vous diray en un mot, que messis multa, operarii autem pauci, la moisson est grande, mais nous sommes trop peu d’ouvriers pour y travailler. Car si nous voulions dés maintenant il s’en baptiseroit une grande partie. Cela est vray que, regiones albescunt ad messem, ces regions icy blanchissent pour le besoin qu’elles ont de la moisson, et que le temps est venu que Dieu veut estre icy adoré et recognu.

Maintenant nous sommes apres pour trouver une place pour nous camper, et y faire une Chapelle tant qu’il soit venu des Massons de France pour faire une Eglise : mais ce sont tous bois taillis qu’il faut déffricher au paravant.

Au reste je ne vous puis dire maintenant le grand contentement que ces pauvres Sauvages ont reçeu de nostre venuë. Ils nous donnent de tres-belles esperances de leur conversion. Tout ce peuple quoy que brutal, et barbare, si est-il neantmoins si fort joyeux de nostre arrivée, qu’ils nous viennent tous voir avec 377grand joye, ils monstrent un grandissime desir de se faire instruire au Christianisme, je croy que quand nous serons versez en leur langue qu’il y aura plainement à moissonner, et du contentement pour ceux qui auront bien du Zele de Dieu, et du salut des Ames. Ils preparent tous leurs enfans pour nous les amener pour instruire. Et nous ont promis de ne plus manger de chair humaine. Il est d’ailleurs fort bonnasse, point malicieux. N’a aucune Religion sinon qu’il a la croyance d’un Dieu qu’ils appellent Ioupan, et croit l’immortalité de l’Ame. Quant au pays c’est une terre fort bonne et fertile, il n’y a jamais de froidures, mais un continuel Esté, on ny sçait que c’est de froid, les arbres y sont tousjours verds, et en tout temps. Et les jours, et les nuicts tousjours égaux, le Soleil s’y leve tous les jours à six heures du matin, et se couche à six heures du soir. Nous ne sommes qu’à deux degrez, et demy de la ligne, Equinoctiale, ou de l’Equateur. On tient qu’il y a force richesses en ce pays, comme mines d’or, des pierres precieuses, des perles, de l’Ambre-gris, apres il y a force poyvre, force cotton, force herbe à la Reinne, ou petun, force sucre. Bref nous vous asseurons que quand on y sera estably qu’on si trouvera comme en un petit Paradis terrestre, ou on aura toute sorte de commodité et contentement, je ne puis vous en dire d’avantage, ce sera pour le retour de Monsieur de Rasilly que je vous manderay d’autres choses en particulier. Au reste jamais je ne me portay mieux qu’à present graces à Dieu, ne beuvant que de l’eau (ainsi parle le P. Claude). Si en France il m’eust fallu faire la milliesme partie de ce qu’il faut faire icy, je pense que mille fois je serois mort, en quoy je recognois que non in solo pane vivit homo, l’homme ne vit pas seulement de pain. Il faut que les delicats de France viennent icy, je louë Dieu de que jamais je ne fus malade sur la mer du mal ordinaire, au grand estonnement d’un chacun, seulement, 378venant au pays des chaleurs lors que nous estions justement sous le Tropicque de Cancer, le Soleil montant à lors j’eus deux ou trois petits accez de fiebvres qui se passerent aussi-tost Dieu mercy, je laisse le reste pour un autre temps, le temps et les affaires nous pressent. Priez Dieu pour nous s’il vous plaist et pour toute nostre compagnie, et faictes prier tant que vous pourrez, car jamais nous n’eusmes tant besoin des graces de Dieu (sans lesquelles nous ne pouvons rien) que maintenant. Ce que si vous faictes Dieu vous en sçaura gré.

Sommaire Relation de quelques autres choses plus particulieres qui ont esté dictes de bouche aux Peres Capucins de Paris par Monsieur du Manoir.

Monsieur du Manoir[171] (qui est un des Capitaines desquels il est parlé en la lettre precedente qu’ils trouverent en ce pays-là avec le Capitaine Gerard) estant revenu en France ces jours derniers, et leur ayant luy mesme apporté la susdite lettre avec plusieurs autres (quelques unes desquelles nous avons bien voulu mettre icy, à ce que les merveilleuses œuvres de Dieu desquelles ces lettres font foy, ne soyent ensevelies dans le tombeau d’oubly : ains qu’elle soient mises au jour à ce que les hommes ayent sujet de loüer la sagesse, providence et bonté du Createur), leur a dit de bouche plusieurs particularitez de leurs Peres, qui ne sont pas contenuës dans la susdite lettre, ny dedans les suivantes. Il dit donc que les Peres estans arrivez en ce pays. Ils commencerent à planter leur pavillon faisant une maniere de Chapelle pour y dire la Messe, et quelques petites cellules pour se loger, à quoy faire ces pauvres Sauvages leur aidoyent eux mêmes avec des 379toilles et rameaux d’arbres. Ce qu’estant achevé, un jour comme un Pere disoit la Messe, voicy venir un de ces Sauvages des plus anciens (qu’ils tiennent comme leurs gouverneurs, les honorant, et respectant à cause de la vieillesse) lequel en amena trente autres avec luy pour entendre la Messe, ce qu’ils firent, et ce avec un grandissime estonnement et admiration voyant tant de si belles ceremonies, et de si beaux ornements qu’ils n’avoyent accoustumé de voir (car ils vont tous nuds tant hommes que femmes). Or quand le Prestre approcha de la consecration comme vers l’offertoire, ils tirerent un rideau qui estoit entre le Prestre et le peuple, de sorte que ces pauvres gens ne pouvoient plus voir le Prestre, ny ce qu’il faisoit la derriere, ce qui les scandaliza fort de ce que l’on leur avoit faict un tel affront, qui fut cause qu’apres la Messe ils allerent trouver les Peres, leur demandant la cause pourquoy ils leur avoient ainsi faict cest affront, à quoy les Peres respondirent : que ce qu’ils en avoient faict, n’estoit pas pour les braver mais que c’estoit pour ce qu’ils estoient encore Payens, et que par consequent ils ne pouvoient pas celebrer la Messe en leur presence, leur estant ainsi enjoint de l’Eglise, ce qu’entendant s’appaiserent, et se rendirent fort capables : puis s’en retournerent racontant le tout à leurs femmes, lesquelles desireuses de voir ces grands Prophetes de Dieu et de Ioupan, s’assemblerent grand nombre pour les venir voir : mais les Peres ne leur voulant ouvrir la porte de leur petite cabane, à cause qu’elles estoient toutes nuës, elles n’eurent pas la patience du second refus : car rompant la porte (qui n’estoit pas difficile à rompre) elles entrerent dedans, et regardans et contemplans ces Prophetes, elles ne se pouvoient souler de les regarder, y estans toutesfois un peu trop long-temps, les Peres les prierent de se retirer, ce qu’elles firent. Apres ceste visite ces Anciens vieillards desquels nous avons parlé, s’assemblerent 380grande multitude pour adviser entre eux quel present ils devoient faire à ces Prophetes en signe de bienvueillance, et de resjouissance de leur arrivée. Il voulurent finalement qu’attendu qu’ils couchoient sur la dure, qu’il leur failloit faire present d’un mattelas de cotton pour chacun (car le cotton croît en ce pays) avec chacun une des plus belles filles, qui est un des plus grands presens qu’ils ayent accoustumé de faire. Ayans donc apporté quatre mattelas, et amené quatre belles filles, ils les offrirent aux Peres : Mais les bons Peres se riant de cela : ils accepterent fort volontiers leurs mattelas, leur rendant leur filles avec un remerciement. Ce qui estonna fort ces Sauvages, disant les uns aux autres. Quoy ? ces Prophetes-cy ne sont-ils pas hommes comme nous ? Pourquoy donc n’acceptent-ils pas ces filles estant chose impossible qu’un homme s’en puisse passer ? Pourquoy nous font-ils un tel affront : mais nos Peres prenans la parole ils respondirent que ce n’estoit pas qu’ils reprouvassent le mariage, quant il estoit selon les loix de Dieu, tant s’en faut qu’ils le loüoient, mais que Dieu leur ayant octroyé des graces plus particulieres qu’aux autres hommes à cause qu’ils le servent plus perfaictement, ils pouvoyent facilement par le moyen d’icelles graces se passer de l’usage des femmes. Ce qu’ayant oüy ces pauvres gens ils demeurerent tous estonnez, et comme hors d’eux mesmes admirant la saincteté de ces Prophetes, et de la en avant ils les ont eu en plus grande veneration, s’estimans bien-heureux de leur donner leurs enfans à ce qu’ils les baptisent et instruisent en nôtre saincte foy ; ainsi qu’il se pourra voir par la lettre suivante, que lesdits Peres ont escrit à un honnorable marchant de Roüen nommé Monsieur Fermanet, qui est un de leurs grands bienfaicteurs, laquelle nous avons bien voulu mettre icy à ce que l’on voye que nous n’y mettons rien du nostre, ains purement et simplement, le mettons 381selon que nous l’avons leu és lettres, et entendu de personnes dignes de foy, qui les ont veuës, nous mettons aussi ceste lettre pource qu’il y a dans icelle des particularitez qui ne sont point aux autres. La lettre est celle qui suit.

LETTRE QUE LES PERES CAPUCINS ONT ESCRIT A MONSIEUR FERMANET.

Monsieur Dieu vous donne sa saincte paix. Apres tant de conjurations que vous nous fistes à nostre departement de vous rescrire, nous nous fussions sentis par trop coulpables, de manquer à vous mander des nouvelles de nostre bon pays, lesquelles sont tres-bonnes graces à Dieu. Nous y sommes arrivez heureusement apres avoir flotté quatre ou cinq mois sur la mer. Au reste nous avons esté receus honorablement des Indiens, je dis honorablement selon leur rusticité, mais il n’importe en quelle maniere que ce puisse estre, pour veu qu’ils rendent le tesmoignage de leur bien-veillance, ce qu’ils ont faict, et font encores tous les jours, nous amenans leurs enfans pour les instruire, ce que nous esperons de bien faire avec l’aide de Dieu. Au retour de Monsieur de Rasilly qui sera dedans deux ou trois mois nous vous pourrons mander le nombre des convertis, et de ceux qui sont nouvellement baptisez. Quant au pais il est fort bon, et espere-on d’en tirer force Petun, et force Rouçou, il s’y trouve dés maintenant force succre, de fort belles pierres, et de l’ambre gris, et tient-on qu’à 20. liües d’icy il y a une mine d’or, n’estoit la trop grand haste que nous avons, nous vous en manderions d’avantage : mais 382estans trop pressez nous ne la vous ferons plus longue. Vous baisant tres-humblement les mains, nous recommandant à Madame vostre femme, et sommes à vous, et à elle.

Vos tres-humbles serviteurs en nostre Seigneur,
F. Claude d’Abbeville, et F. Arsene de Paris.

RELATION D’UN MATELOT VENU DU MESME PAYS, FAICTE AU R. P. GARDIEN DU HAVRE DE GRACE, DE QUOY IL DONNE ADVIS AU R. P. COMMISSAIRE.

Reverend Pere, humble salut en nostre Seigneur, ce mot est pour vous donner advis comme ce jourd’huy m’est venu trouver un matelot, lequel a veu, et parlé a noz Freres à Maragnon aux Topinabas, auquel lieu ils arriverent tous en bonne santé sans aucun enpeschement environ le 8. de Juillet, le Matelot à entendu leur Messe, où se trouva quelque vieil Sauvage du pais, qui considera tout ce qui s’y faisoit, avec environ vint-cinq ou trente avec luy. Quant ce vint à la consecration et elevation de la saincte hostie on abaissa une toile, dequoy ils s’estonnerent pourquoy on avoit fait cela ; Surquoy estans satisfaits, incontinent firent publier par tout ce qu’ils avoient veu, de sorte que depuis il leur est venu grand nombre d’hommes de ces Sauvages pour les ayder à faire leur logement, et le fort qu’ils ont commencé. Le Matelot en est party le 22. d’Aoust dernier, dedans le vaisseau de Moisset dont il avoit donné la conduite au Sieur du Manoir, auquel il croit que nos freres aurons donné leurs 383lettres, ou à quelqu’autre chef du vaisseau, qui me gardera de vous escrire d’autre particularitez. Ils n’ont pas changé la couleur de l’habit et ne la changeront, leur habit est seulement d’une estoffe plus legere que le nostre, à cause de la chaleur. Dieu soit loué de tout, et leur face la grace d’y fructifier à la gloire de son S. nom, et exaltation de la saincte foy de son Eglise.

Je suis de vostre R. le plus serviable en Jesus-Christ,
du Havre ce 12. Novembre 1612.
F. Theophile, Capucin indigne.

385

Notes critiques
et
historiques sur le voyage
du
P. Yves d’Evreux.

387

[53] Suitte de l’histoire des choses plus memorables advenues en Maragnan. Voy. le titre.

Cette vaste province, l’une des plus florissantes du Brésil, n’avait reçu aucun établissement de quelque importance, avant l’arrivée des missionnaires français. Les limites qu’on lui accordait alors étaient complétement arbitraires et il ne faut pas oublier, que l’immense capitainerie du Piauhy en fit partie intégrale, jusqu’en l’année 1811. Aujourd’hui son étendue en longueur est de 186 lieues (de 20 l. au dég.) sur 140 de largeur. Sa superficie n’est pas évaluée à moins de 20,000 lieues carrées. Elle git entre 1° 16′ et 7° 35′ de lat. mérid. Elle confine au N. O. avec le Pará dont elle est séparée par le Rio Gurupy, au N. E. elle est baignée par l’Atlantique, au S. E. le Parahiba forme ses limites du côté du Piauhy. Le Tocantius enfin la sépare au S. de la province de Goyaz. Quoique chaud et humide, le climat du Maranham est sain, les pluies qui fertilisent ce riche territoire commencent régulièrement en Octobre. L’aspect général du pays offre partout des mouvements de terrain inégaux, il ne présente nulle part cependant, des élévations bien considérables, si l’on excepte toutefois de ces données générales et forcément sommaires, la Comarca de Pastos bons. Là, on rencontre des montagnes telles que Alpracata, Valentim, Negro, etc. Le pays est arrosé par 14 cours d’eau. De tous ces fleuves c’est le Parnahiba qui est le plus considérable ; malheureusement, ses rives ne sont pas d’une salubrité égale sur tous les points, à ce que l’on observe dans le reste de la province, il y règne des fièvres intermittentes. 388On évalue son cours à 240 lieues. L’Itapicurú qui vient immédiatement après lui et dont il est fréquemment question dans la Relation du P. Yves ne baigne qu’une étendue de 150 lieues de terrain ; le Mearim a un cours plus restreint, on l’évalue à 78 l. Le Pindaré, le Turiassu, le Gurupi, le Manoel Alves Grande sont moins considérables encore. — On suppose que la population entière de la province peut s’élever aujourd’hui à 462,000 habitans. Cependant, le Relatorio officiel de la présidence qui porte la date du 3 Juillet 1862, n’évalue ce chiffre qu’à 312,628 âmes, dont 227,873 individus libres et 84,755 esclaves. Il est à remarquer que le recensement général de la population de l’Empire, fait en 1825, n’admettait qu’une population de 165,020 âmes. On a acquis la certitude, que ce chiffre était en réalité fort inférieur à ce qu’il devait être. Il témoignait seulement de la répugnance qu’avaient alors les propriétaires à déclarer le nombre exact de leurs esclaves. — Quant à la population nomade des indiens, à celle qu’il serait si curieux de bien connaître pour apprécier les changements survenus parmi les Aldées depuis le temps où écrivait le P. Yves, nul chiffre ne la constate, et ne peut exactement la fournir. Ce qu’on peut dire, c’est qu’elle est plus considérable au Maranham, au Pará et dans la nouvelle province de Rio Negro, que partout ailleurs. On n’a en définitive, que les données les plus imparfaites et les plus rares, sur ces hordes malheureuses, dont se préoccupe aujourd’hui le gouvernement. La sollicitude tardive, mais charitable de l’administration provinciale a trop de maux à réparer pour que la réparation soit complète. Tout est à faire encore en ce qui touche les Indiens. Ces tribus n’ont su conserver ni la dignité que donne à l’habitant des forêts une complète liberté, ni les principes de civilisation qu’on avait tenté de leur inculquer au XVIIme siècle. Refoulées définitivement dans l’intérieur par Mathias d’Albuquerque, décimées par le virus de la petite vérole, elles ne sont plus que l’ombre de ce qu’elles étaient sous leurs chefs indépendants. Cette population indigène, est cependant plus considérable dans les solitudes du Maranham, 389que ne l’indiquent certaines statistiques et l’on évalue à 5000 environ, ceux des indiens qu’on a pu réunir en villages. Si nous en croyons un militaire éclairé, qui s’est trouvé avec eux dans des rapports incessants durant une vingtaine d’années, la déchéance physique est bien moindre chez ces peuplades, que la déchéance morale ; elles ont perdu jusqu’au souvenir de leurs traditions théogoniques, qu’il eût été si curieux de comparer aux récits des vieux voyageurs français. Sous ce rapport, elles ont été bien moins favorisées que ces Guarayos, visités naguère par d’Orbigny, et qui répètent encore dans leurs chants, les légendes cosmogoniques du XVIme siècle. Les Indiens du Maranham, parmi lesquels on distingue les Timbirás, les Gêz, les Krans et les Cherentes ne peuvent donc fournir à l’historien, que des renseignements bien affaiblis puisque, il y a maintenant environ quarante ans, le major Francisco de Paula Ribeiro avait déjà constaté chez eux cet immense envahissement de l’oubli (voy. la Revista trimensal T. 3, p. 311), c’est cet oubli fatal des grandes traditions, qui rend aujourd’hui si précieux des livres, tels que ceux de nos vieux missionnaires ; là tout au moins les mythes antiques sont recueillis parce qu’il a fallu les combattre. Il se présente de temps à autre parmi ces Indiens dégénérés, quelques hommes énergiques, qui comprennent l’abaissement de leur race et qui voudraient la faire marcher en avant, mais ces chefs sont aussi rares qu’ils sont peu compris, et de plus, c’est vers l’avenir qu’ils tournent leurs regards ; ils n’ont aucun sentiment réel de leur ancienne nationalité. Leurs compatriotes qui devraient tout au moins leur savoir gré des travaux entrepris pour améliorer leur sort futur, les accablent parfois de leur haine aussi irréfléchie qu’elle est brutale. C’est ce qui est arrivé à Tempe et à Kocrit, ces chefs qu’avait connus le major Ribeiro. Ils ont fait de vains efforts pour pousser dans la voie de la civilisation les peuplades, dont la direction leur avait été dévolue : ils sont tombés victimes de leur zèle. Voy. Memoria sobre as nações gentias que presentemente habitam o continente do Maranhão, escripta no anno de 1819 pelo major graduado Francisco de Paula Ribeiro, Revista trimensal T. 3, p. 184.

390Disons en passant, que les Tupinambas évangélisés par les missionnaires français, n’ont pas laissé de descendants connus ; on suppose seulement qu’un rameau appartenant à cette grande nation, peuple encore les bourgades de Vinhaes et de Paço de lumiar dans l’île. Sam Miguel et Frezedalas sur les bords de l’Itapicurú peuvent être dans le même cas ; il en est de même à l’égard de Vianna sur le Pindaré. Plus probablement encore les Tupinambas se sont confondus avec les nations de l’intérieur ; ils ont pris les noms de Timbirás et de Gamellas. Les Sakamekrans, les Kapiekrans ou canelas-finas, et les Gez, errants dans les grandes forêts à l’ouest de l’Itapicurú ne sont autres que des subdivisions des Timbirás. Le major Ribeiro, nie, que ces diverses peuplades se livrent encore aux horreurs de l’anthropophagie. C’est dans cet écrivain si impartial et qui reconnaît toute la férocité des Timbirás, qu’il faut étudier les horribles représailles dont les malheureux Indiens ont été l’objet : l’esclavage n’en a été que le moins sanglant résultat. Le major évaluait à 80,000 environ, le nombre des Indiens Sauvages errants en 1819 dans les grandes forêts ; il a dû diminuer considérablement depuis cette époque.

[54] Voicy ce que j’ay peu par subtils moyens recouvrir du livre du R. P. Yves d’Evreux supprimé par fraude et impieté, moyennant certaine somme de deniers entre les mains de François Huby, imprimeur. p. 1.

François Huby était aussi libraire et sa boutique occupait une place parmi les magasins les plus achalandés dans la galerie des prisonniers au palais ; il dut souffrir comme bien d’autres du grand incendie qui eut lieu en 1618. Quatre ans auparavant qu’il se chargeât de la publication du livre de Claude d’Abbeville, dont le nôtre n’était qu’une suite, il demeurait rue St. Jacques, au Soufflet d’or, et non à la Bible d’or, qu’il prit plus tard pour enseigne. S’il fut atteint dans sa prospérité, ce fut justice pour avoir permis qu’une main impie privât la France durant plus de deux siècles, du livre charmant, qu’il avait édité et que nous remettons aujourd’hui 391en lumière, grâce à une de ces entreprises littéraires si rares de nos jours, où l’honneur des lettres est la pensée dominante, et l’emporte sur tout autre considération.

Le volume qui a servi à notre réimpression est relié en maroquin rouge, parsemé de fleurs de lys d’or et aux armes de Louis XIII. Il fait partie de la réserve sous le No O 1766 de la Bibliothèque Impériale de Paris.

[55] St. Louïs en Maragnan. p. 9.

La capitale du Maranham, occupe aujourd’hui encore, l’emplacement qui fut choisi par ses anciens fondateurs. Elle est située par 2° 30′ 44″ de lat. Austr. et 1° 6′ 24″ de long. orient. à compter du fort de Villegagnon, dans la baie de Rio de Janeiro. La Ravardière et Razilly choisirent pour la construire, la pointe O. d’une petite péninsule, liée à l’île de Maranham même par la chaussée do Caminho grande. Les cours d’eau désignés sous les noms d’Anil et de Bocanga sortis de points divers de l’île, confondent leurs eaux dans une même embouchure et forment une vaste baie. L’élévation qui se présente au S. du Anil à l’E. et au N. du Bocanga (c’est précisément l’endroit où se réunissent les deux petits fleuves), constitue l’emplacement primitif où s’éleva la ville naissante, placée sous le patronage de St. Louis.

San Luiz do Maranham fut élevé en 1676 par une bulle d’Innocent XI à la dignité de cité épiscopale, c’est une ville qui ne compte guère moins de trente mille habitans et qui se trouvant bâtie sur un terrain doucement onduleux, paré en tout temps de la plus riche végétation, offre de l’avis de tous les voyageurs un aspect charmant. (Voy. Corografia Brasilica, Will. Hadfield, Milliet de St. Adolphe et principalement, les apontamentos estatisticos da provincia do Maranham placés à la suite du grand Almanach de 1860, publ. par B. de Mattos.) Cette jolie cité est divisée naturellement par l’épine dorsale de la péninsule, que sépare les deux bassins des cours d’eau dans la direction de l’E. O. Son point culminant est le Campo d’Ourique ; là, elle présente 32m 692c d’élévation au-dessus du niveau moyen de la marée. Toute la ville se divise en trois paroisses : Nossa 392senhora da Victoria, San João et Nossa senhora da Conceição. On y compte 72 rues, 19 ruelles, et 10 places. Elle possède 55 édifices publics et 2,764 maisons, dont 450 seulement offrent un ou plusieurs étages. De l’avis même des habitans, les places pourraient offrir plus d’étendue et de régularité. Bien qu’elles soient coupées à angle droit, les rues devraient parfois être plus larges, mieux disposées en un mot selon les lois de l’hygiène. Leur pavé du reste n’est pas précisément mauvais, et elles sont d’une inclinaison convenable relativement aux deux cours d’eau, qui baignent la ville. Somme toute, Maranham est une capitale dont l’air est salubre et qu’on ne saurait accuser de manquer de propreté.

« Le navire qui est en quête d’un ancrage prend pour balise le palais du gouvernement, assis sur l’éminence qui domine le port. Ce bâtiment a à sa base la forteresse de San Luiz : et de ses fenêtres le regard qui parcourt une baie étendue, contemple au loin dans un horizon fugitif les côtes et la ville d’Alcantara ; plus près la barre avec son petit fort de la pointe d’Area et au dedans du port, sur la rive opposée du Bocanga, le petit hermitage ruiné de Bom Fim, et en face sur l’Anil la pointe de San Francisco. » Ce fut là où selon la notice qui nous dirige, La Ravardière remit au commandant Portugais la ville naissante et la forteresse de San Luiz. Ce qu’on ne saurait assez rappeler, c’est la conduite toute chevaleresque du commandant Français en cette occasion et même celle d’Alexandre de Moura, qui agissait au nom de l’Espagne. Le jeune chirurgien de Paris, qui alla panser avec tant de zèle les blessés des deux partis et qui reçut un si touchant accueil dans le camp ennemi, peut seul donner une idée par son récit, plein de naïveté et de franchise, de la cordialité qui régna entre les Français et les Portugais après le combat (voy. les Archives des Voyages publiées par M. Ternaux Compans). A quelques mètres, en suivant la rive du Anil s’élève le couvent et l’église de Sancto Antonio ; ces bâtiments ont été construits au lieu même où durant l’année 1612, Yves d’Evreux aidé des PP. Arsène et Claude d’Abbeville, bâtit son petit couvent, sous 393l’invocation de St. François. Ce monastère des capucins français a été rebâti plusieurs fois ; « une partie du moderne couvent, est occupée aujourd’hui, par le séminaire épiscopal, et l’église qui est en construction s’élève de nouveau dans le goût de l’architecture gothique simple. » Ce sera, à ce que l’on assure, la plus belle église de San Luiz.

Cette construction n’est pas l’unique, tant s’en faut, dont se préoccupe la cité, mais c’est la seule, en quelque façon, qui nous intéresse directement. Nous ne parlerons donc ici, que pour mémoire, et du quai da Sagraçao, nommé ainsi à l’occasion du couronnement de D. Pedro II, et du vaste bassin qu’on creuse en ce moment, dans le but de lui faire admettre une frégate à vapeur de premier ordre, nous nous contenterons de citer le dock que l’on projette dans le voisinage de l’Anse das Pedras. Il y aurait plusieurs constructions monumentales telles que l’Eglise do Carmo, la cathédrale, la caserne du Campo do Ourique, le théâtre qu’il serait juste de mentionner, mais il ne faut pas oublier que ceci n’est qu’une note rapide, destinée à faire saisir dans son ensemble, ce qu’est devenue en deux cents cinquante ans, la fondation française.

Un des voyageurs les plus modernes qui se soient occupés de ces contrées, William Hadfield, fait observer que San Luiz est la ville du Brésil, où l’on parle le plus purement le Portugais. C’est, en effet, la patrie de deux écrivains hautement estimés dans l’Empire, Odorico Mendes et João Francisco Lisboa, dont la mort est toute récente. Après avoir traduit Virgile avec une supériorité de style qu’envieraient les contemporains de Camoens, Odorico Mendes prépare en ce moment une version en vers d’Homère, où la science du rythme le dispute à l’inspiration. — Quant au poète des légendes nationales, dont tout le Brésil répète aujourd’hui les chants (nous voulons parler ici de Gonçalvez Dias), il appartient bien à la province du Maranham, qu’il a explorée en savant et en voyageur intrépide, mais il est né à Caxias. Les œuvres de ces trois écrivains honneur du pays, sont aussi l’honneur de la bibliothèque publique, mais cet établissement institué dans une ville éminemment littéraire est bien peu en rapport avec les nécessités croissantes 394de ses autres institutions relatives à l’instruction publique. Il y a trois ans tout au plus, il ne comptait que 1031 volumes. Puisse le livre que nous reproduisons ici, le premier avec celui de Claude d’Abbeville, qui ait été écrit dans la ville naissante, commencer une ère nouvelle pour cet établissement indispensable dans une capitale florissante. Plusieurs fondations heureusement viennent en aide à son insuffisance, on publie à San Luiz divers journaux, tels que le Publicador Maranhense, l’Imprensa, le Jornal do Comercio etc. etc., et il y a dans la ville une société de typographie ; à laquelle il faut joindre un grand cabinet de lecture et une société littéraire l’Atheneu Maranhense. Tout cela contraste étrangement avec l’époque où le P. Arsène de Paris trouvait à peine une feuille de papier pour écrire à ses supérieurs.

[56] Cette devotion s’augmenta encore bien plus quand la chapelle Sainct Loüis au fort fut edifiee. p. 11.

L’église cathédrale de San Luiz ou Maranham, car la ville porte toujours ces deux noms, a cessé d’être sous l’invocation de St. Louis de France. C’est aujourd’hui l’ancienne église du couvent des Jésuites, qui sert de cathédrale, cette église est sous l’invocation de Nossa Senhora da Victoria. (Voy. Ayres do Cazal, Corografia Brasilica, Rio de Janeiro, 1817, T. I. p. 166.) Il paraît que dans les vastes constructions faites en ces derniers temps pour agrandir le couvent de Sanct-Antonio on a respecté la petite chapelle d’origine française ; les Franciscains qui la desservent aujourd’hui, n’étaient l’année dernière qu’au nombre de trois : Fr. Vicente de Jesus (gardien), Fr. Ricardo do Sepulcro et Fr. Joaquim de S. Francisco, tous les deux prêtres.

[57] Pour remedier à cette disette, l’on delibera d’envoyer à la pesches des vaches de mer. p. 13.

Cette espèce de phoque à la chair savoureuse, était alors prodigieusement commune dans le nord du Brésil et dans l’intérieur de la Guyane ; c’est ce que les Portugais appelent le peixe-boy, le poisson-bœuf, les Indiens le manati. 395La chair excellente de ce poisson nourrit encore en grande partie les habitans des bords de l’Amazone et du Tocantius. (Voy. Osculati, America equatoriale.) Claude d’Abbeville lui donne le nom d’Ourüraourü.

[58] Alors on fit dire par tous les vilages de l’isle et de la province de Tapouytapere. p. 15.

Ce nom de lieu déjà cité, reviendra fréquemment. Le vaste territoire qu’on désigne encore au Maranham sous la dénomination de Tapuytapera est réparti aujourd’hui entre les comarcas d’Alcantara et de Guimaraens. Il renfermait jadis onze Aldées indiennes. Cumá était la plus considérable de toutes. Tapouytapère est à environ 40 lieues de San Luiz. Selon M. Martius ce nom s’expliquerait par cette courte périphrase : habitation des indiens ennemis. Voy. le volume intitulé : Glossaria linguarum brasiliensum. Erlangen, 1863, in-8. On trouve placés à part, dans ce recueil, les noms de lieux, comme ceux des végétaux et du règne animal.

[59] Qui du depuis furent couvertes de gros et grands Aparituries. p. 15.

L’Apariturier ou Apariturie, qui fournit de si heureuses comparaisons au P. Yves, est simplement le Manglier (Rhyzophora Linn.). Cet arbre des rives américaines, si utile à l’industrie, forme en effet de vastes forêts maritimes dans le Maranham et sur toute la côte du Brésil, aussi bien que sur celle du pays de Venezuela. On a détruit avec beaucoup trop de promptitude ces arbres, dans une foule de localités, et nous avons entendu attribuer même l’invasion récente de la fièvre jaune à la destruction systématique de ce végétal charmant, qui égaye de sa verdure tous les rivages brésiliens. En tombant sous le fer du cultivateur, il laisse à découvert des plages boueuses, habitées par des myriades de crabes, et d’où s’échappent des effluves paludéennes de la pire espèce. Il y a au Brésil deux espèces de Mangliers, le mangue branco et le mangue vermelho. Nous renvoyons pour leur description scientifique à Aug. de St. Hilaire. Nous 396supposons que le vieux mot employé ici par le P. Yves vient du verbe parere enfanter, parce que cet arbre se reproduit par les racines qu’il jette en arcades autour de lui. (Voy. dans nos scènes de la nature sous les tropiques, l’effet du manglier dans le paysage.)

[60] Il y en a de trois sortes. p. 18.

La fâcheuse lacune qui existe ici, permet cependant de reconnaître qu’il s’agit des tortues du Maranham. On prépare au Pará, avec les œufs de ce Chelidonien, ce qu’on appelle la manteiga de Tartaruga ou beurre de Tortue. Il s’en exporte une quantité prodigieuse.

[61] Parmy ces forests il y a une telle multitude de cerfs biches, chevreils, vaches braves. p. 19.

Dans cette énumération assez complète des quadrupèdes qu’on pouvait se procurer à la chasse, un nom frappera naturellement le lecteur, c’est celui de vache brave. Il eût été possible, rigoureusement parlant, que les rives du Mearim eussent reçu quelques individus de la race bovine, introduits déjà depuis longtemps dans la province de Pernambuco : Claude d’Abbeville est même explicite sur ce point. Mais ce n’est pas ce qu’a voulu dire notre bon missionnaire ; la vache brave ou brague, comme il est dit autre part, est le Tapir ou Tapié, selon Montoya : animal fort commun alors d’une extrémité du Brésil à l’autre. Pour le désigner les Espagnols et les Portugais se servaient d’une dénomination empruntée aux maures. Ils l’appelaient aussi Anta ou Danta qui signifie, dit-on, buffle. Lorsque les Américains à leur tour eurent à imposer un nom au bœuf, ils l’appelèrent Tapir-assou. M. Martius fait observer avec raison que le mot s’applique dans la lingoa geral à tout gros mammifère. Ce pachyderme étant le plus gros animal connu de l’Amérique du sud, sa chasse fut bientôt en honneur chez les Européens et il disparut, en grande partie du moins, des lieux où il était le plus répandu. Dans certaines contrées de l’Amérique c’était un animal sacré. A ce titre même, il figure sur divers monuments. Au Brésil les indigènes cherchaient à 397se le procurer, non-seulement à cause de sa venaison, mais surtout en raison de l’épaisseur de son cuir, dont ils fabriquaient des boucliers, et que ne pouvaient traverser des flèches armées le plus ordinairement d’une pointe aiguë de bois ou d’un roseau affilé. Jean de Lery avait rapporté du Brésil en France, plusieurs de ces rondaches, elles ne parvinrent pas jusqu’en Europe. Une effroyable famine, due à une traversée de cinq mois, obligea le pauvre voyageur à s’en nourrir après les avoir fait ramollir dans l’eau. Ceux de nos lecteurs qui voudront des détails intéressants et exacts sur le Tapir américain, les trouveront dans une excellente dissertation consacrée spécialement à cet animal, elle est due au docteur Roulin bibliothécaire de l’institut. On lit dans le Glossaire de M. Martius une synonimie étendue se rapportant au Tapir. (Voy. p. 479.)

[62] Ils se mirent à chercher les Tabaiares. p. 19.

Il est bien certain que les Indiens de cette tribu se tournèrent contre les Français. Il y a dans l’histoire de cette expédition, un fait qui n’a pas été suffisamment remarqué : C’est que le plus fameux des capitaines indiens, dont le Brésil ait gardé la mémoire, fit ses premières armes au Maranham, durant l’occupation des Français. Le fameux Camarão (la Crevette), le grand chef ou Morobixaba des Tabajares, commandait à 30 archers, durant la lutte qui s’établit entre la Ravardière et Jeronymo d’Albuquerque. Convoqué par le gouvernement portugais pour prendre part à cette guerre, il partit de Rio-grande do Norte où se trouvait son Aldée et se rendit au Presidio de nossa senhora do Amparo, dans le Maranham le 6 septembre 1614. Son frère nommé Jacauna, le suivit ; avec un fils qui n’avait pas plus de 18 ans et qui portait le même nom que lui. Bien des années après, Camarão, qui avait appris la guerre à si bonne école acquit un renom immortel dans les fastes du Brésil, en contribuant à l’expulsion des Hollandais. (Voy. Memorias para a historia da capitania do Maranhão. Cette narration historique a été insérée dans les Noticias para a historia e geografia das Nações ultramarinas.

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[63] Un gentilhomme du mesme voyage m’a raconté avoir tué trois sangliers d’un coup de mousquet. p. 19.

Il n’y a pas de véritables sangliers au Brésil et l’on ne peut donner ce nom aux Pecaris ou Tajassús (appelés par les habitans Porcos do Matto). La prouesse du gentilhomme n’a rien d’extraordinaire, parce que les pecaris marchent toujours en troupes nombreuses et que le gros plomb suffit pour les tuer. Martius a donné la synonimie complète de cet animal dans ses Glossaria linguarum brasiliensium. (Voy. la division Animalia cum Synonimis p. 477.)

[64] Ils trouverent des Aioupaues. p. 19.

Un ajoupa est une petite cabane couverte en feuillage et qui se trouve ouverte à tous les vents. Ce mot est encore fort usité dans nos établissements de la Guyane. On voit des représentations d’ajoupas dans Barrère.

[65] Aussitost que cette armee fut retournée de Miary, l’on parla chaudement de faire dans peu de temps le voyage des Amazones. p. 20.

Dès l’année 1542, l’embouchure du grand fleuve avait été explorée par Alphonse le Xaintongeois. (Voy. le ms. original de son voyage à la bibliothèque impériale de Paris.) Jean Mocquet, chirurgien français garde des curiosités de Henri IV, avait visité ses rives. (Voy. le ms. de sa relation à la bibliothèque Ste. Geneviève.) Enfin la Ravardière avait poussé jusque-là une première reconnaissance. Jean Mocquet est tout-à-fait explicite touchant le mythe des Amazones, qui a tant occupé La Condamine et l’illustre de Humboldt. Il tenait tout ce qu’il rapporte de ces femmes belliqueuses, d’un chef nommé Anacaioury. Ce personnage ou peut-être son homonyme, figure comme on le verra bientôt dans Yves d’Evreux. Il commandait à une nation d’Oyapok ou d’Yapoco. Mocquet annonce à ses lecteurs qu’il ne put aller visiter les Amazones comme il le désirait « à cause que les courants sont trop violens pour les vaisseaux et mesme pour son navire et patache qui tiroit desja assez d’eau ».

399Tous ces récits sur le grand fleuve avaient laissé en France des impressions si durables, que le comte de Pagan conviait Mazarin quarante ans plus tard, à reprendre des projets oubliés. Pour conquérir l’Amazonie, il veut que l’on s’unisse aux Indiens. Selon lui, le cardinal doit rechercher l’alliance « des illustres Homagues (les Omaguas), des généreux Yorimanes et des vaillants Topinambes. » Jamais certes nos sauvages n’avaient reçu de si pompeuses dénominations !

Il serait bien curieux de retrouver le récit de l’expédition exécutée sur les rives de l’Amazone en 1613, il avait été fait par ordre de la Ravardière et l’on en possédait encore une copie au temps de Louis XIII.

[66] Premierement les femmes et les filles s’appliquent à faire leurs farines de guerre. p. 22.

Gabriel Soares entre dans les détails les plus minutieux touchant la manière dont les Indiens fabriquaient cette farine, dont ils formaient de grands approvisionnements. L’espèce de manioc désignée sous le nom de Carima en faisait la base. Cette racine était d’abord desséchée à un feu doux, et après l’avoir rapée, on la pilait dans un mortier, puis on la blutait bien et ou la mêlait en certaine quantité avec l’autre espèce de manioc, au moment où l’on devait la torréfier. On lui donnait un degré de siccité extrême, et elle se conservait beaucoup plus longtemps que l’autre. On aura du reste, sur cette industrie agricole des aborigènes du Brésil, tous les renseignements désirables dans le Tratado descriptivo do Brasil, p. 167. M. Auguste de Saint Hilaire a dit avec raison que l’exploitation du manioc avait tiré la plupart de ses procédés de l’économie domestique des Tupis ; il a résumé en même temps, de la façon la plus concise et la plus habile, ce qu’il y avait à dire sur la culture de la plante (Voyage dans le district des Diamants et sur le littoral du Brésil. T. 2, p. 263 et suiv.).

[67] Ces canots de guerre, sont quelquefois capables de porter deux ou trois cents personnes. p. 23.

Gabriel Soares est tout-à-fait d’accord ici avec notre 400missionnaire. Les grands canots, dont il est question, s’appelaient Maracatim parce qu’ils portaient un Maraca protecteur à leur proue. Le mot iga désignait un canot simple, Jgaripé un canot d’écorce, etc. etc. (Voy. à ce sujet Ruiz de Montoya, Tesoro, à la p. 173.)

[68] Sur les reins ils ont une rondache faite de plumes de la queüe d’Austruche. p. 23.

André Thevet, et après lui Jean de Lery, ont représenté avec exactitude ce genre d’ornement, que le dernier de ces voyageurs nomme Araroye. Il était réservé au P. Yves de nous faire connaître sa valeur symbolique.

[69] Ce mot d’Amazone leur est imposé par les Portugais et Français. p. 26.

Le curieux récit de l’Indien, confirme l’opinion émise par Humboldt, qu’il a bien pu se trouver jadis quelques femmes lasses du joug que leur faisaient subir les hommes et se vouant à la vie guerrière. Il cadre également avec les traditions recueillies par La Condamine. — Soixante ans environ avant le P. Yves, le cordelier André Thevet n’est pas éloigné de voir dans ces Sauvages américaines, des descendantes directes de l’armée féminine commandée par Pentesilée ! Humboldt a dit avec raison que le mythe des Amazones appartenait à tous les siècles et à tous les cycles de civilisation.

[70] Il fut affectionnement prié par tous les principaux de ce pays là d’aller faire la guerre aux Camarapins gens farouches. p. 27.

Cette nation n’est pas indiquée dans le Diccionario topographico, historico, descriptivo, da Comarca do Alto Amazonas. Recife, 1852, 1 vol. in-12. Nous ne l’avons pas non plus trouvé mentionnée dans la longue nomenclature de la Corografia paraense d’Accioli de Cerqueira e Silva. Elle doit être éteinte ; Martius n’en fait pas mention dans ses noms de lieux et de nations, qui forment une division du Glossaire publié récemment.

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[71] Comma, p. 27.

Sous cette dénomination qui revient si fréquemment, on ne désignait pas seulement un grand village au-delà de Tapouytapère ; c’était aussi le nom d’un vaste territoire et d’une rivière. Selon le P. Claude, Comma signifie la place propre à pêcher du poisson ; nous doutons fort que cette explication soit exacte. On cherche vainement Comma dans le Glossaire de Martius publié en 1863.

[72] La riviere des pacaiares et de là en la riviere de Parisop. p. 27.

Casal, le Dictionnaire du haut Amazone, et Accioli se taisent également, sur ces fleuves, qui reçurent une armée de deux mille hommes ! Martius signale une nation des Pacajaz ou Pacaya dans le Pará. (Voy. Glossaria linguarum p. 519.)

[73] Et les mena au lieu des ennemis, lesquels demeuroient dans les Iouras. p. 28.

Cette courte description d’habitations aériennes construites sur des mangliers, et sur des troncs de palmiers murichy, rappelle un fait des plus curieux, qu’on a jadis rangé parmi les fables et qui figure dans la Relation de Walther Ralegh. Il est bien certain qu’on a pu mettre quelque exagération dans les premiers récits, mais que le fait en lui-même est de la plus grande authenticité. Il a lieu encore aux bouches de l’Orénoque. Les Waraons visités il y a près d’un siècle par le docteur Leblond, les Guaraunos que décrit le savant Codazzi, sont un seul et même peuple, que son étrange manière de vivre a sauvé d’une entière destruction. Les Camarapins, dont nous venons de constater la disparition furent moins heureux. On peut consulter sur les Indiens des Iouras l’extrait que nous avons donné jadis des manuscrits dans lesquels le médecin français a constaté son séjour chez les Waraons. (Voy. la Guyane, 1828, in-18.) Codazzi dont on connaît les beaux travaux géographiques, citait encore en 1841, les Guaraunos, comme n’ayant pas complétement abandonné leurs maisons aériennes. Il y a 402vingt ans tout au plus, ils venaient trafiquer avec les habitans de la Trinidad. (Voy. Resúmen de la Geografía de Venezuela. Paris, 1841, in-8.) Agostino Codazzi est mort dernièrement. Quant aux mss. de Leblond, que nous avons eus à notre disposition jadis, ils faisaient partie de la collection de voyages possédée en 1824 par l’éditeur Nepveu.

[74] Et premierement d’un plaisant et rusé sauvage appelé Capiton. p. 30.

Ce personnage portait une dénomination toute portugaise, et il était dévoué à la nation dont il servait les intérêts. Le titre de Capitão a été promptement accepté du reste, par les chefs de la race indienne.

[75] J’ay faict mourir le pere qui est mort et enterré à Yuiret, où demeure le pay ouassou le grand pere auquel j’ay envoyé tous les maux qu’il a. p. 31.

Ce sauvage fanfaron, se vantait d’avoir fait mourir le P. Ambroise résidant à Yuiret, qu’il faut prononcer Ieuiree, selon Claude d’Abbeville, qui indique en même temps l’étrange signification de ce nom. Le pay ouassou, le grand père, est Yves d’Evreux. Nous ferons observer à ce sujet que le mot Pay signifie père en Portugais. Pay guaçu de l’avis même de Ruiz de Montoya signifie évêque, prélat en Guarani. Le nom de Pay fut d’autant plus promptement adopté par les Indiens qu’il avait une plus grande analogie avec celui qui désigne les gens graves ; les sorciers hechizeros, pour nous servir de la propre expression du lexicographe espagnol. Dans la lingoa geral, modification du Guarani, Pay signifie père, moine, et seigneur. Pay Abaré Guaçu était la désignation des Prélats et des Jésuites. Les Indiens nomment encore le pape Pay’ abaré oçú eté.

[76] Ah que j’ay de peur grandement ô que les Topinambos sont méchants. p. 32.

Nous ne saurions dire pourquoi le missionnaire modifie l’orthographe d’un nom de peuple, qu’il a si souvent présentée d’une autre façon. Claude d’Abbeville écrit Topynambas ; 403l’auteur de la somptueuse entrée Toupinabaulx, Hans Staden Topinembas, et enfin Jean de Lery les appelle Tououpinambaoults. Malherbe adoucit le mot en écrivant Topinambous. Ce fut cette dernière orthographe qui prévalut au temps de Louis XIV. Nous sommes revenus à celle adoptée par les Brésiliens.

[77] Or ces Portugaiz avoient avec eux des Canibaliers Sauvages. p. 34.

Par le mot si vague, qu’emploie ici le P. Yves, nous supposons qu’il prétend désigner des peuples plus sauvages encore que ne l’étaient les Tupinambas, ou se livrant d’une façon plus déterminée à l’anthropophagie. On trouvera dans les œuvres de M. de Humboldt une curieuse définition du mot Canibale. Nous ferons remarquer que cinquante ans auparavant l’époque à laquelle écrivait le P. Yves, on désignait plus spécialement ainsi les Indiens rapprochés de l’équateur. On lit dans l’histoire de la France antarctique d’André Thevet à propos du bois de teinture : « Celui qui est du costé de la rivière de Ianaïre est meilleur que l’autre du costé des Canibales et toute la coste de Marignan » (p. 116 au verso), et plus loin : « Puisque nous sommes venuz à ces Canibales nous en dirons un petit mot, or ce peuple depuis le Cap St. Augustin et au-delà jusques près de Marignan est le plus cruel et inhumain qu’en partie quelconque de l’Amérique. Cette canaille mange ordinairement chair humaine comme nous ferions du mouton » (p. 119).

[78] Nous fusmes inquietez l’espace d’un bon mois de mille rapports, tant des Sauvages qui habitoient pres de la mer, que des François residans aux forts qu’ils oyoient fort souvent tirer des coups de canon du costé de l’islette St. Anne et du costé de Taboucourou. p. 34.

Ce fut en effet sur les bords de l’Itapecurú que les Portugais se présentèrent. Claude d’Abbeville dit quelques mots de ce beau fleuve, mais il en exagère le cours. Nous sommes si peu au fait de la géographie de ces contrées, 404qu’Adrien Balbi se contente d’introduire son nom dans les tableaux qu’il a dressés des fleuves du Maranham. Mais quels prodigieux changements se sont opérés sur ses rives depuis l’époque où notre bon moine le nommait en altérant son nom. A la place du ces forêts, où erraient jadis les Tymbiras, on cultive le maïs, le manioc, le sucre, le tabac, le coton, et la récolte de cette dernière production est si abondante, qu’elle monte pour deux districts seulement à plus de 35,000 sacs.

Les villes les plus importantes qui s’élèvent sur ce fleuve ne sont pas même connues de nom en France et figurent à peine dans nos livres de géographie. Qui a entendu parler par exemple de la petite cité de Caxias, la riante patrie de Gonçalvez Dias. C’est cependant une ville riche et commerçante, que l’on rencontre sur les bords de l’Itapecurú à soixante lieues de la capitale. Ce n’était en 1821, qu’une bourgade de 2400 âmes environ et aujourd’hui, son accroissement a été si rapide, qu’on lui accorde au-delà de 6000 habitans. Caxias est le centre du commerce qui se fait avec la vaste province du Piauhy et avec les immenses solitudes peuplées de troupeaux qu’on désigne sous le nom de Sertão. Plantée pour ainsi dire dans le désert, elle a des écoles florissantes, un théâtre, des établissements d’utilité publique, qu’on ne rencontre pas toujours dans des villes plus considérables. Le nom de Caxias a d’ailleurs une signification politique au Brésil. Ce fut là, qu’en 1832, sur le morne de Alecrim, fut livrée la bataille à l’issue de laquelle se consolida l’indépendance de la province. Plus tard, sur la colline même qui portait le nom indien das Tabocas eut lieu le combat sanglant, où fut vaincu Fidié et qui inspira des vers si énergiques à Gonçalvez Dias. Il faudrait des volumes pour exposer même sommairement les perturbations qui suivirent cet événement et les luttes orageuses qui se continuèrent dans ce coin ignoré du monde jusqu’en 1848, époque à laquelle le docteur Furtado sut réprimer le brigandage qui désolait la cité naissante. La nature elle seule est grande dans ces régions, 20,000 habitans tout au plus forment la population de ce vaste municipe effleuré à peine 405par l’agriculture. A la distance où nous sommes d’ailleurs, ces révolutions si longues à raconter, nous font l’effet de celles du moyen-âge qu’enregistre parfois l’histoire locale, mais qu’elle oublie pour ainsi dire aussitôt parce que ces événements ne se lient à aucun des grands intérêts dont le monde se préoccupe. A plus juste raison encore on pourrait appliquer ce que nous disons à villa de Codó, la bourgade la plus florissante de la province après Caxias ; comme elle, elle est baignée par l’Itapecurú, et comme elle un espace de soixante lieues la sépare de la capitale.

[79] Il faudroit qu’ils plantassent des croix pour chasser Giropary. p. 37.

Cette dénomination du mauvais principe, acceptée durant tout le courant de leur publication, par Yves d’Evreux et par Claude d’Abbeville, semble appartenir plus spécialement au nord du Brésil. Martius écrit Jurupari ou Jerupari. Anhánga paraît avoir été plus usité dans le sud. Le Tesoro de la lingoa Guarani, ne renferme pas la signification du mot Giropari. Angaí dans ce précieux dictionnaire, désigne le mauvais esprit. Anhanga aujourd’hui ne signifie plus qu’un fantôme. (Voy. Gonçalvez Dias, Diccionario da lingoa Tupy.)

[80] Ces peuples estoient appelés par les Tapinambos Tabaiares, auparavant qu’ils se fussent reunis. p. 39.

Tabajares, ne signifie nullement ennemi, mais bien les seigneurs de l’Aldée. (Voy. Adolfo de Varnhagen, Historia geral do Brazil, T. 1 ; — Accioli, Revista do Instituto.)

[81] Les François les appellent pierres vertes. p. 39.

La dénomination adoptée au XVIIe siècle par nos compatriotes venait indubitablement de l’habitude où étaient ces Indiens de se percer la lèvre inférieure et même les joues, pour y introduire des disques de jade, travaillés avec beaucoup de patience, et qu’ils regardaient comme leurs joyaux les plus précieux. (Voy. sur l’usage de se percer la lèvre inférieure chez les Américains du sud, notre série d’articles 406insérée avec de nombreuses gravures dans le Magasin pittoresque. T. 18, p. 138, 183, 239, 338, 350, et 390.)

[82] Miarigois, c’est-à-dire gens venus de Miary. p. 39.

Miarigois est un nom évidemment forgé par notre bon missionnaire. Rabelais n’eut pas mieux inventé. Les Miarigois n’étaient autres que des Tupinambas qui s’étaient fixés sur les bords fertiles de ce Miary, que Cazal prétend avoir donné son nom à la province. Le Mearim qui offre un cours de 166 lieues n’est navigable que durant l’hivernage, les grands canots ne peuvent le remonter alors que jusqu’à 60 lieues, il prend naissance dans la Serra do Negro et Canella par les 8° 2′ 23″ de lat. et les 2° 21′ de long., comptés depuis l’île de Villegagnon (baie de Rio de Janeiro).

[83] Les Tapouis font grand estat de ces pierres. p. 40.

Le mot Tapuya ou Tapouy a soulevé de grandes discussions, est il le nom d’un peuple ? (Voy. le Dictionnaire de Gonçalvez Dias.) Signifie-t-il ennemi ? Ruiz de Montoya se tait sur ce point. Faut-il en faire une nation distincte de celle des Tupis, à laquelle ces derniers auraient imposé ce nom. Un écrivain, qui fait autorité, M. Accioli, ne semble pas hésiter à ce propos. Lorsqu’il a énuméré les principales divisions de la race Tupique, il dit : « Une autre nation générique, celle des Tapuias se subdivise conformément à l’opinion d’un grand nombre en peuplades parlant près de cent langues tels sont : les Aymorés, les Potentús, les Guaitacás, les Guaramonis, les Guaregores, les Jaçarussús, les Amanipaqués, les Payeias et un grand nombre d’autres. » (Voy. le T. XII de la Revista trimensal. Dissertação historica ethnographica e politica sobre quaes eram as tribus aborigenes, etc. p. 143.)

[84] Les battre c’est autant que les tuer. p. 45.

Ce mot était devenu proverbial aux îles et à la Guyane.

[85] Tu ne m’a pas mis la main sur l’espaule en guerre. p. 45.

407Hans Staden fait prisonnier par les Tupinambas en 1550 au sortir du fort de Bertioga suscite une grande discussion, lorsqu’il faut savoir définitivement quel est celui qui l’a touché le premier. (Voy. la Collect. Ternaux Compans.)

[86] Ybouira Pouïtan, c’est-à-dire l’arbre du Bresil. p. 54.

Ce nom de chef n’a rien d’extraordinaire, mais il faut écrire Ibira Pitanga pour plus d’exactitude. (Voy. Ruiz de Montoya.) Lery écrit Araboutan, Thevet Oraboutan. Ce bois célèbre disparaît chaque jour davantage des grandes forêts où l’allaient chercher nos ancêtres.

[87] Chacun l’environnoit pour l’escouter quand il alloit au Carbet. p. 55.

C’est un Tabajara qui parle, mais nous ferons observer que le mot Carbet n’appartient pas à la lingoa geral. Le P. Ruiz de Montoya ne l’a pas inséré dans son précieux Tesoro de la lingua Guarani. Il est plus particulièrement en usage parmi les Galibis et d’autres peuples de la Guyane. Le voisinage de notre colonie se fait sentir dans le récit du P. Yves, rien que par cette expression. Il faut faire une certaine différence entre les Carbets et les Ocas ou Tabas, qui constituaient l’architecture rudimentaire des autres peuples du Brésil. Ecoutons à ce sujet le P. du Tertre : « Au milieu de toutes ces cases, ils en font une grande commune qu’ils appellent Carbet, laquelle a toujours 60 ou 80 pieds de longueur et est composée de grandes fourches hautes de 18 ou 20 pieds, plantés en terre. Ils posent sur ces fourches un latanier ou un autre arbre fort droit qui sert de faist, sur lequel ils ajustent des chevrons qui viennent toucher la terre, et les couvrent de roseaux ou de fuëilles de latanier, de sorte qu’il fait fort obscur dans ces Carbets, car il n’y entre aucune clarté que par la porte, qui est si basse qu’on ne sauroit y entrer sans se courber. »

Les détails que nous venons de donner ici sont empruntés à un ouvrage qui date de l’année 1643, et ils se rapportent plus spécialement à l’architecture rustique des 408Caraïbes insulaires. Nous avons choisi cet exemple à peu près contemporain du livre publié par notre auteur, parce qu’il n’y avait pas en réalité de notables différences entre les Carbets des îles et ceux du continent. Si l’on faisait une histoire de ces cases de feuillage si promptement élevées, on pourrait en constater néanmoins certaines variétés, selon les usages auxquels on les destinait. (Voy. à ce sujet, le voyage pittoresque au Brésil de Debret, puis les gravures du livre d’André Thevet, publ. en 1558.) Il y avait les petits et les grands Carbets, ceux où les Piayes faisaient leurs jongleries, et ceux où se tenaient les grands conseils. Ces derniers affectaient la forme d’un de nos vastes hangars, et pouvaient contenir jusqu’à 150 ou 200 guerriers. Au XVIIe siècle, dans le langage de nos colonies, parmi les îles ou sur le continent, tenir un conseil quelconque, c’était Carbeter ; le terme était consacré et se trouve dans tous les voyageurs. (Voy. entre autres Biet, Voyage de la France équinoxiale. Paris, 1654, in-4.)

[88] Il alla de ce pas au fort, accompagné d’un des principaux truchemens de la compagnie nommé Migan. p. 60.

David Migan était Dieppois et comme tant de Normands de la fin du XVIe siècle, il était venu chercher fortune parmi les sauvages du Brésil. Les chefs de l’expédition le trouvèrent établi depuis nombre d’années à Jupanaran, sur l’île de Maranham. C’était dans l’étendue du mot, un truchement de la Normandie et dieu sait de quelle réputation jouissaient ces interprètes, dans ce qu’on appelait alors le monde civilisé. On allait jusqu’à les assimiler aux sauvages, dont ils partageaient disait-on parfois les odieux festins. David Migan eut les honneurs du Mercure français. (Voy. T. 3, p. 164.) Il revint en France avec Rasilly, auquel il était particulièrement attaché, lui seul était en état de bien traduire à la reine la longue harangue d’Itapoucou. Nous ferons remarquer en passant qu’il a apposé sa signature, dans la cession que la Ravardière faisait de ses droits à François de Rasilly. Cela indique sans aucun doute qu’il 409jouissait d’une considération exceptionnelle. Le nom de Migan toutefois nous paraît être un nom de guerre, ce mot en langue tupique, désigne l’épaisse bouillie que l’on faisait avec la farine de manioc. Malherbe qui se trouvait aux Tuileries lors de la présentation des Indiens fait remarquer l’habileté de cet homme. Il y avait un autre interprète nommé Sébastien, qui avait été attaché à la personne d’Yves d’Evreux.

[89] Un jour quelques uns me disoient qu’il falloit que nous fussions bien pauvres de bois en France et qu’eussions grand froid, puisque nous envoyons des navires de si loing à la mercy de tant de perilz querir du bois de leur pays. p. 70.

Il est infiniment curieux de trouver au Maranham en l’année 1612, un sauvage faisant absolument le même raisonnement au P. Yves, que celui auquel était obligé de répondre Jean de Lery en 1556 : « Que veut dire que vous autres Maïr et Peros (c’est-à-dire français et portugais) veniez quérir de si loin du bois pour vous chauffer ? N’en y a-t-il point en vostre pays ? » (Voy. Histoire d’un voyage en la terre du Brésil. Rouen, 1578, in-8.)

[90] Ils sont fort patiens en leurs miseres et famine jusques à manger de la terre. p. 76.

M. de Humboldt a décrit longuement la région des Otomaques et les amas considérables de terre, que font ces Indiens pour s’en nourrir, à l’époque où la chasse et la pêche leur font défaut. Selon le grand voyageur, cette terre séchée au soleil et formant des pyramides de boulettes rangées symétriquement, n’est si recherchée par les Sauvages, qu’en raison des particules animalisées qui la rendent nutritive. Le P. du Tertre prouve que les Indiens des îles étaient géophages comme ceux du continent, mais il suppose que c’était uniquement par une aberration du goût. « Tous mangent de la terre, aussi bien les mères que les enfants, dit-il, la cause d’un si grand déréglement d’apétit ne peut procéder à mon avis, que d’un excès de mélancolie. » (Hist. nat. des Antilles, habitées par les Français. T. 2. p. 375.) Non 410loin des régions que décrit le P. Yves, sur les bords du Rio Ucayale, on rencontre encore les indiens Pinacos, dont le véritable nom est Puynagas. Ces Indiens dédaignés par leurs compatriotes sont d’intrépides géophages. L’un des plus curieux opuscules qui aient été publiés sur cette matière, est celui de M. Moreau de Jonnès. Il est intitulé : Observations sur les Géophages des Antilles. Paris, An VI, il n’a pas plus de 11 pages.

[91] Le second degré s’appelle Kounoumy miry petit Garsonnet. p. 79.

Dans cette énumération des divers degrés de l’enfance nous retrouvons encore l’exactitude du P. Yves ; mais il a confondu la lettre N avec la lettre R ; le mot enfant s’écrit dans les glossaires brésiliens : Curumîm. (Voy. Gonçalvez Dias, Diccionario da lingua Tupy. Leipzig, 1858, in-12.)

[92] Elles sont donnees en mariage, et alors elles portent le nom de Kougnanmoucou-poire. p. 88.

M. Gonçalvez Dias désigne sous le nom de Cunhã mucú la jeune vierge. (Voy. Diccionario.)

[93] Il se couche pour faire la Gésine au lieu de sa femme. p. 89.

Cet usage étrange dont parlent tous les vieux voyageurs du XVIe siècle, ne s’était pas, comme on voit, encore modifié. On ne le retrouve pas seulement chez les Caraïbes des îles, il est en vigueur chez plusieurs peuples de l’Europe et notamment chez les Basques, on le désignait jadis sous le nom de la Couvade. Les mélanges historiques publiés à Orange en 1675, contiennent d’intéressantes recherches à ce sujet : « C’estoit, y est-il dit, une assez plaisante coutume que celle qui s’observoit dans le Bearn. Lorsque une femme estoit accouchée, elle se levoit et son mary se mettoit au lit, faisant la commère. Je crois que les Bearnais avoyent tiré cette coutume des Espagnols, de qui Strabon dit la même chose au 3e livre de sa géographie. La même coutume se pratiquait chez les Tibaréniens, au rapport 411de Nimphodore, dans l’excellent scholiaste d’Apollonius le Rhodien, liv. 2 et chez les Tartares suivant le témoignage de Marc Paul au chapitre 41 du 2e livre. » Cette conduite si bizarre qu’on ne saurait expliquer lorsqu’on n’est point descendu assez profondément dans les replis cachés du caractère indien, était religieusement suivie par les guerriers Tupinambas les plus forts et les plus renommés ; elle fait sourire l’homme civilisé, qui en cherche naturellement l’origine. Elle devient touchante, pour ainsi dire, si l’on fait attention qu’elle est toujours accompagnée des plus cruelles privations. Non-seulement l’Indien qui vient d’être père et qui se condamne volontairement à ce repos ridicule, ne mange pas, mais il s’impose encore d’autres supplices ; le tout, dans le but d’éviter au petit être qui vient de naître certains maux qu’il redoute pour lui. Par suite de son ignorance, et de ses idées superstitieuses, il s’attribue sur l’enfant une influence physiologique illusoire et il brave stoïquement de grandes souffrances pour en épargner quelques-unes au nouveau-né. L’homme policé des villes médiocrement éclairé parfois, se garde bien d’interroger les idées pleines de dévouement, mobiles du Sauvage ; avant de juger sa conduite il rit de pitié. La compagne de l’Indien, cependant partage son étrange superstition, et elle approuve son mari. Elle se résigne même sans murmure à de vraies douleurs et à un nouveau travail parfois tres-rude puisque tout le poids du ménage retombe forcément sur elle. Dans la pensée de cette pauvre créature le salut du nouveau-né est attaché à la conduite stoïque que tient son mari. Nous ne saurons jamais quel était le mobile qui conduisait les anciens lorsqu’ils s’abandonnaient à ce repos bizarre, il ne différait point probablement de celui qu’on accorde aux Américains. Carli dont l’ingénieuse érudition explique tant de choses de l’antiquité américaine n’essaye même pas de chercher un motif à ce qu’il trouve si burlesque. Il se trompe certainement lorsqu’il affirme qu’on apportait des aliments abondants à ces solitaires. (Voy. Lettres Américaines. Boston et Paris, 1788, T. 1, p. 114.) Il est bon toutefois de lire avec précaution la version française de ce curieux passage ; le traducteur 412français le Febvre de Villebrune n’a pas su rendre aux expressions italianisées par l’auteur leur valeur réelle. Antoine Biet est plus juste à l’égard des Indiens et il se montre bien moins enclin que ses prédécesseurs à la raillerie, lorsqu’il décrit la Couvade chez les Galibis. Il l’avoue, le pauvre Indien « Jeusne étroitement pendant six semaines ne mangeant que fort peu, d’où vient que quand sa couche est faite, il se leve maigre, comme une squelette (sic). » Le même voyageur nous fait voir son patient Galibi, ne quittant pas le Carbet et n’osant pas même lever les yeux sur ceux qui l’environnent. (Voyage de la France équinoxiale, liv. III, p. 390)

En décrivant les coutumes de certains Caraïbes, l’auteur de l’histoire morale des Antilles ne pouvait oublier la Couvade. Rochefort en raconte les circonstances et il spécifie son analogie avec une cérémonie à peu près identique dont il avait été témoin dans une province de France. Ce repos forcé de l’Indien, lui paraît souverainement absurde, mais il ne dénie pas au pauvre patient le mérite du jeûne, il avoue qu’on ne lui donne rien de toute la journée, qu’un petit morceau de Cassave et un peu d’eau. (Voy. L’histoire morale, p. 494.) Nous ne pousserons pas plus loin ces citations, il suffira de dire qu’en ce qui touche les peuples du Brésil, les Tupiniquins, les Tupinacs, les Tabajares, les Petiguaras et bien d’autres tribus imitaient les Tupis. Cette nomenclature n’ajoute rien d’ailleurs au fait en lui-même. Ce qu’il importait ici de faire ressortir c’était l’amour paternel de l’Indien. On restitue ainsi à la plus bizarre des coutumes l’origine réelle qu’elle doit avoir.

[94] Grand-peres qu’ils appellent Tamoins. p. 91.

Tamoi veut dire grand-père dans la langue des Tupinambas ; il y a ici altération du mot produite par une différence dans la prononciation. On lit dans le Tesoro de la lingua Guarani base de la lexicographie brésilienne Tamôî, abuelo, Cheramôî, mi abuelo, Cherúramôîruba, mi bisabuelo, Cherúramôî, el abuelo de mi padre, etc. Les Tamoyos avaient donc par leur origine une réelle prééminence 413sur les autres tribus appartenant à la même race. Vers le milieu du XVIe siècle ils habitaient les alentours de Nicteroy, ou si on l’aime mieux les environs de Rio de Janeiro. Alliés fidèles des Français, ils furent chassés de ce beau territoire par Salema, et les débris de leurs tribus descendirent vers les régions du nord, où ils retrouveront leurs anciens amis, qui s’étaient réfugiés surtout dans les campagnes du Maranham.

[95] J’ay mis cy-dessoubs la forme et maniere ordinaire de leur pour parler qui est tel. p. 96.

L’espèce de vocabulaire, que donne ici notre missionnaire, n’est pas d’une importance médiocre. Les lecteurs français peu familiarisés avec la philologie américaine dédaigneront sans doute ce recueil de phrases, procédant d’une langue sur laquelle s’est égayé Boileau ; il n’en sera point de même, dans un vaste Empire, où les lettres sont aujourd’hui en honneur. Il y a longues années déjà que l’auteur de l’histoire générale du Brésil a fait ressortir l’importance de l’étude des langues indigènes dans un mémoire inséré parmi les actes de l’Institut historique de Rio de Janeiro (août 1840). Si le P. Anchieta, auquel on doit la première grammaire connue de la lingoa geral ne parlait pas du Tupi sans une sorte d’enthousiasme, si Figueira l’a imité dans sa naïve admiration, Laet en s’abstenant de ces formes admiratives, a vanté son abondance et sa douceur. En cela il a été suivi par Bettendorf. On peut dire néanmoins que de tous ces écrivains, c’est le P. Araujo, qui a fait le mieux saisir son importance, au point de vue philosophique. « Comment se fait-il, dit quelque part ce religieux, que les peuples par qui elle a été parlée, ayant leurs idées limitées dans un cercle étroit d’objets tous nécessaires, cependant, à leur mode d’existence, aient pu concevoir des signes représentatifs d’idées, capables d’atteindre aux choses dont ils n’avaient nulle connaissance antérieurement, et cela, non pas d’une façon telle quelle, mais avec propriété, énergie, élégance, » et il ajoute aussitôt : « n’ayant aucune idée de religion, si ce n’est de la religion naturelle. Ils n’en ont pas moins trouvé dans leur propre 414langue des expressions pour rendre toute la sublimité des mystères de la religion de Grâce, sans rien emprunter aux autres idiomes. » On se tromperait étrangement, si l’on supposait que la langue usitée parmi les tribus nombreuses, que trouva Pedralvez Cabral au Brésil, en l’année 1500, est aujourd’hui éteinte. Non-seulement elle a laissé partout des vestiges dans la géographie du Brésil, mais on la parle dans une multitude de villages et elle a la plus étroite affinité avec ce Guarani, qui est la langue en usage dans la plus grande portion du Paraguay. Cette langue toutefois n’est plus déjà ce qu’elle était au XVIme siècle. Les idiomes des peuples sauvages se modifient comme ceux des peuples civilisés et plus encore peut-être, quand un courant d’idées nouvelles vient les détourner de leur libre allure. Le Maya, le Quiché, l’Aztèque, le Quichua, l’Aymara, ne sont plus ce qu’ils étaient du temps de Cortez, d’Alvarado, et de Pizare. Si le savant Veytia, pouvait, il y a tout près d’un siècle, constater l’énorme différence que présente le Nahuatl ancien, avec le Nahuatl, que plusieurs personnes parlaient de son temps, on doit se figurer aisément ce qui est advenu à l’égard de la langue Tupique et du Guarani moderne. Cette dernière langue, si usitée au Paraguay, n’est plus parlée dans sa pureté native, nous dit M. de Beaurepaire Rohan, que parmi les Cayuas aux sources de l’Iguatiny. Tous les livres, qui ont envisagé la vieille langue au point de vue grammatical sont donc précieux. Sous ce rapport même, il le faut bien dire, les voyages d’Hans Staden, de Thevet et de Lery, le sont plus que les relations de Claude d’Abbeville et d’Yves d’Evreux. On trouvera tous les renseignements désirables sur ce sujet dans notre opuscule publié sous ce titre : Une fête brésilienne célébrée à Rouen en 1550. Suivie d’un fragment du XVIme siècle roulant sur la Théogonie des anciens peuples du Brésil et des poésies en langue Tupique de Christovam Valente. Paris, Techener, 1850, gr. in-8.

Le savant Hermann E. Ludewig n’a pas eu connaissance du vocabulaire donné par le P. Yves ou du moins il ne le cite point. (Voy. The literature of American aboriginal 415languages. London, 1857, in-8.) De vastes travaux ont été entrepris du reste sur cette langue en ces derniers temps. Au premier rang nous devons nommer ceux de l’illustre Martius. Un littérateur éminent du Brésil, M. Gonçalvez Dias, qui a déjà publié à Leipzig le Diccionario da lingua Tupy (1858), est allé l’étudier de nouveau dans les forêts profondes de l’Amazonie. La philologie brésilienne va donc faire encore d’immenses progrès.

[96] Un Pagy Ouassou, c.-à-d. un grand sorcier pour les maladies et enchanteries. p. 104.

Il y a ici une lacune fâcheuse dans notre texte, puisque il est à peu près indubitable que notre voyageur allait s’étendre sur une caste qui joue avec les Morobixaba le rôle principal dans la vie civile et politique des Brésiliens. Simon de Vasconcellos, dans ses noticias do Brasil, ne laisse pour ainsi dire rien à désirer sur ce point et nous y renvoyons. Nous ferons observer toutefois, que les Piayes, Pagé ou Pagy, n’obtenaient la prodigieuse influence qu’ils exerçaient qu’en se soumettant à des épreuves et à des jeûnes tels, que leur vie se trouvait en danger, lorsqu’ils obtenaient le titre, objet de leur ambition. Depuis l’embouchure de l’Orenoque, jusqu’à celles du Rio de la Plata, ces épreuves ne variaient guère. Lorsque le récipiendaire était déjà épuisé par le jeûne, on le livrait à la morsure des fourmis, on lui ingurgitait d’abominables potions dont le jus de tabac faisait la base et parfois on l’enfumait jusqu’à ce qu’il tombât privé de sentiment. S’il résistait à ces supplices, il marchait l’égal des guerriers et l’emportait parfois sur eux.

Vasconcellos nous a laissé sur ce qu’on pourrait appeler le collége des piayes (comme on a dit le collége des druides) certains détails infiniment précieux : ils s’appliquent surtout néanmoins, aux provinces du sud. Dans le nord c’étaient les Pajes Aybas, qu’on regardait comme des sorciers, de puissants astrologues, ou si l’on veut des Tempestaires auxquels rien ne pouvait résister. Non-seulement ils tenaient les astres sous leur dépendance, mais la lune, et le soleil lui-même, obéissaient à leurs ordres ; ils déchaînaient les vents, ils soulevaient 416les tempêtes. Les animaux les plus terribles, tels que les jaguars et les jacarés se soumettaient à leurs ordres. Pour arriver, aux yeux du vulgaire, à ce degré de puissance, les Pajè Aybas possédaient un moyen qui n’a jamais manqué son effet ; ils avaient leur herbe aux sorciers bien autrement puissante que celle de l’Europe, qui l’est déjà beaucoup. C’était la Parica, dont le docteur Rodriguez Ferreira a laissé la description et a fait connaître les effets délétères. (Voy. les Mémoires de l’Académie des Sciences de Lisbonne.) On mâchait la Parica, on en faisait une sorte d’onguent avec lequel on pratiquait des onctions.

[97] Ils se frottent d’huyles de palme de rocon et de Junipape. p 112.

Il y a ici une légère erreur typographique que nous rectifions, il faut lire rocou. Sur toute l’étendue de l’Amérique méridionale, les tribus sauvages se teignaient la peau en rouge orangé et en noir bleuâtre au moyen du rocou, Bixia Orellana et du Genipayer (Genipa Americana). Le P. Yves parle en termes exacts, du fruit de cet arbre, qui croît en abondance au Maranham ; le jus clair et limpide qu’on en extrait, tourne au noir intense presque immédiatement après son application et garde sa fixité inaltérable même dans l’eau durant neuf jours. (Voy. ce que dit à ce sujet Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales.)

[98] Elles ne peuvent plus voir à tirer des pieds les thons ou vers. p. 113.

Yves d’Evreux se sert ici d’une expression impropre, il désigne par le mot Thon, ce qu’on appelle le bicho do pé, niga, Pulex penetrans des entomologistes. Il serait possible néanmoins, que le mot appartînt à la lingoa geral. Il se trouve avec la même acception dans Thevet, qui a écrit en 1558. (Voy. France antarctique, p. 90.) Cet insecte est trop connu pour que nous insistions ici sur les maux dont il peut devenir l’origine. (Voy. entre autres naturalistes l’exact Auguste de St. Hilaire, Voyage dans l’intérieur du Brésil. T. 1, p. 35 et 36.)

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[99] Il faut que vous croyez que ces pays sont autant fournis d’arbres medicinaux, de gommes salutaires et d’herbes souveraines, qu’aucun que soit soubs la voute des cieux. Le temps le fera cognoistre. p. 118.

La prophétie du bon père s’est complétement réalisée. Il y a peu de régions sur le globe, qui aient été explorées à un tel point au profit de la science. Outre les plantes utiles du Brésil dues au regrettable Auguste de St. Hilaire, on a aujourd’hui la Flora brasiliensis de l’illustre Martius qui a donné également la materia medica de ce vaste pays. Nous craindrions de fatiguer l’esprit du lecteur par une aride nomenclature, en accumulant ici les titres de livres spéciaux. Nous nous contenterons de faire observer que les Brésiliens ont apporté eux-mêmes leur large part à cet ensemble de travaux scientifiques. Il suffit de nommer ici les mémoires publiés en ces derniers temps par M. Freyre Allemão et l’immense recueil demeuré malheureusement imparfait, qui porte le titre de Flora fluminensis.

[100] Ceste tache est appelee par les indiens Aïpian, c’est-à-dire la mère pian. p. 120.

Cette funeste maladie, si voisine de la syphilis, si elle n’est la syphilis elle-même se trouve décrite également dans la France antarctique d’André Thevet, livre publié à Paris en 1558 (voy. à la p. 86). Jean de Lery en décrit aussi les symptômes. Il est donc évident qu’on ne saurait attribuer aux noirs de la Guinée une affection si répandue chez les Américains.

[101] Ils le devalent doucement au fond. p. 126.

Le P. Yves est ici d’une rigoureuse exactitude dans tout ce qu’il dit sur les funérailles des Indiens. Lery et Thevet se trouvent complétement d’accord avec lui. Ce dernier a donné une excellente planche représentant un Tupinamba, qu’on descend au tombeau. (Voy. p. 82 au verso.)

[102] Cosins du Petun. p. 126.

Il faut lire ici Cofins. Les Tupinambas n’omettaient point en effet dans leurs singulières prévisions une certaine 418quantité de tabac destinée au mort, de même qu’on lui apportait des viandes, du poisson, des racines de Cara et de la farine de Manioc. Tout ce que le P. Yves raconte dans ce chapitre est de la plus grande exactitude et l’on peut examiner sur ce sujet deux images naïves que reproduisent la France antarctique de Thevet et le Voyage de Lery.

[103] Tapouitapere, Comma et Caietez. p. 130.

Les Tapouïtapères qui empruntaient leur nom à une localité du Maranham étaient-ils les longs cheveux ? Ils appartenaient à la race Tupique, puisque Migan, l’interprète Dieppois, entendait leur langage, il en était de même des Comma, ou Indiens de la bourgade portant ce nom. Les Cahétes formaient au XVIme siècle, une nation essentiellement belliqueuse, occupant la plus grande partie du territoire de la province de Pernambuco. Ce peuple parlait la langue Tupique ou lingoa geral. On trouvera les plus curieux renseignements sur son organisation intérieure, dans le Roteiro do Brazil, ms. de la bibl. imp. de Paris. Il est reconnu aujourd’hui que ce livre si remarquable, composé en 1587, par Gabriel Soares, est le travail le plus complet qui existe sur les diverses tribus du Brésil existant encore à l’époque où vivait le P. Yves. L’Académie des Sciences de Lisbonne en avait reconnu depuis longtemps l’importance et l’avait fait imprimer dans ses Noticias das nações ultramarinas, lorsque M. Adolfo de Varnhagen collationnant entre eux tous les manuscrits revêtus de titres divers, mais dus au même auteur, en donna une nouvelle édition bien supérieure à toutes les autres : elle a paru sous ce titre : Tratado descriptivo do Brazil em 1587, obra de Gabriel Soares de Souza, Senhor de Engenho da Bahia nella residente dezesete annos, seu vereador da Camara. Rio de Janeiro, 1851, in-8.

[104] Tous se sauverent en certaines islettes inhabitees, horsmis un François qui fut emporté en nageant par les poissons Rechiens. p. 132.

Le P. Yves suit toujours cette vicieuse orthographe pour 419désigner le requin. Ou a dû écrire primitivement requiem : S’il est vrai que le nom imposé à ce squale vorace vienne de la rapidité avec laquelle il donne la mort.

[105] Les Joueurs de Maraca. p. 133.

Le Maraca dont il a été si souvent question était un instrument symbolique, dont on faisait usage dans les cérémonies sacrées et dans les fêtes. Le garde des curiosités du roi, Thevet, en a donné une description excellente dans ses manuscrits inédits. On ne sera pas fâché de la retrouver dans ce volume : « Tenant à leur main, un ou deux Maracas, qui est un fruit gros, fait en ovale, comme un œuf d’austruche et grand comme une moyenne citrouille, lequel fruict, n’est pas bon à manger, mais est fort plaisant à veoir, ils en font certain mystère et superstition la plus estrange qu’on saurait penser. Car, ayant creusé ce fruict par le mytan, ils vous remplissent de certaines graines de millet gros comme pois, puis le fichent dans un bout de bâton, et enrichy qu’il est de beau plumage, ils le plantent tout de bout en terre. Chaque mesnage en a un ou deux, qu’ilz reverent comme si c’estoit leur Toupan, le tenant à la main lorsqu’ils dansent et le faisant sonner : penseriez que c’est Toupan qui parle à eux. » (Ms. d’André Thevet conservés à la bibl. imp. de Paris.) Hans Staden, Lery, Roulox Baro ont consacré des pages nombreuses au Maraca, Malherbe lui-même parle de ceux qu’il entendit à Paris, lorsqu’on baptisa les trois Indiens dont Louis XIII fut le parrain.

Arrivés à Paris, au couvent de leurs protecteurs, les Tupinambas revêtus de leurs beaux atours, armés de Maracas firent fureur à la cour. On se passionna même pour leurs danses, je dirais presque pour leur musique. Il serait curieux de retrouver aujourd’hui, la Sarabande que le fameux Gauthier fit en leur honneur. Malherbe écrivait au célèbre Peiresc qu’il l’envoyait à Marc Antoine et il ajoutait : « On la tient pour une des plus excellences pièces que l’on puisse ouïr. » (Voy. Correspondance, p. 285 de l’ancienne édit.) Douze pages plus loin, Malherbe revient sur la pièce en vogue et sur son auteur : « Gauthier est tenu le premier du 420métier ; je ne sais s’il aura réussi et si le goût de la province se conformera à celui de la cour. »

On ne se contenta pas d’associer les pauvres sauvages à d’étranges amusements, on prétendait les fixer en France. Le poëte dit p. 275 : « Les Capucins pour faire la courtoisie complète à ces pauvres gens sont après à faire résoudre quelques dévotes à les espouser à quoi je crois qu’ils ont déjà bien commencé, » mais tandis que l’on accueillait si bien les guerriers du Maranham, leurs femmes ne jouissaient pas de la même faveur. Une certaine princesse dont le poète tait le nom en avait pris une opinion étrange et nous renvoyons pour ce fait à la p. 264 : « Elle dit que pour eux elle est bien contente de leur donner à dîner, mais que Mesdames leurs femmes ne pouvaient être que… vous m’entendez bien et ne les veut pas recevoir chez elle. »

[106] Du voyage du capitaine Maillar. p. 134.

Il est extrêmement curieux de voir que cette expédition envoyée en reconnaissance, sur les rives fertiles du Mearim, y constata dès lors, que les terres y étaient essentiellement propres à la culture de la canne à sucre, c’est aujourd’hui celle qui emploie tous les bras et il y a environ 15 ans que cette révolution agricole s’est faite sous l’influence de M. Franco de Sá. La charrue dédaignée si longtemps sillonne enfin ce sol admirable.

[107] Des moitons. p. 136.

Il faut lire Mutum (prononcez Moutoum) ; la plus petite espèce était désignée sous le nom de Mutum Pinima. Voy. le dict. Tupy de Gonçalvez Dias. Il s’agit ici du Hocco Crax Alector : Gibier fort recherché. La société impériale d’acclimatation fait en ce moment les plus louables efforts pour naturaliser cet oiseau du Brésil et de la Guyane en France.

[108] Des Tonins francs. p. 136.

C’est la jolie espèce de perruche, qu’on connaît au Brésil sous le nom de Tui. Elle forme parfois des volées 421si considérables, qu’elle devient alors un des fléaux de l’agriculture.

[109] Il souffloit la fumee sur ces sauvages, disant : Prenez la force de mon esprit. p. 137.

Jean de Lery est entré dans les détails les plus curieux sur la fête solennelle durant laquelle on soufflait l’esprit de courage aux guerriers, prêts à partir pour une expédition. L’une des planches de son livre représente même cette cérémonie. Chez toutes les tribus de la race tupique, le tabac était considéré comme une plante sacrée. Nous avons réuni tout ce qu’on savait il y a quelques années sur les origines du Petun, dans notre lettre à M. Alfred Demersay, sur l’introduction du tabac en France. (Voy. Etudes économiques sur l’Amérique méridionale. Du Tabac du Paraguay. Paris, Guillaumin, 1851, in-8.)

[110] Des branches de palme piquante surnommé Toucon. p. 137.

C’est le palmier que les Brésiliens appellent Tucum. On peut consulter à ce sujet la magnifique monographie des palmiers de Martius. Le Tucum offre des fibres vertes et tendres, au moyen desquelles on se procure un fil excellent qui sert à fabriquer des filets.

[111] Après la procession ils caouinoient jusqu’au crever. p. 137.

Yves d’Evreux n’hésite pas ici avec sa naïveté habituelle, à fabriquer un verbe tiré de la langue des Indiens. Des bords de l’Orénoque jusqu’au Rio de la Plata, le caouin était fabriqué en quantités immenses. Qu’elle se préparât avec du maïs maché par les femmes, ou bien avec du manioc, du cajou et même de la jabuticaba, cette espèce de bière (de cidre si on le préfère), portait en tout lieu le même nom. Nous retrouvons cette fabrication et le nom qui la désigne jusque parmi les Araucans. (Voy. l’important voyage au Chili de M. Claudio Gay.) Le mot caouin a franchi des espaces immenses, les procédés par lesquels on l’obtient sont en tout 422lieu les mêmes, et il atteste une étroite parenté entre les peuples les plus éloignés les uns des autres. Hans Staden, Lery, Thevet, en ont signalé l’abus, et nous renvoyons à leurs curieuses relations. Ce que nos vieux voyageurs appelaient Caouïnage ; constituait après tout une solennité dont le sens religieux nous échappe encore. Ces orgies précédaient parfois, les grandes expéditions ou leur succédaient. Le vin d’Europe s’appelle aujourd’hui Caouin Pyranga et l’eau-de-vie si fatale à la race indienne Caouin Tata, boisson de feu.

[112] Des Tapinambos de l’isle, estans allez en ces quartiers spécialement pour y pescher furent assaillis des Tremenbaiz. p. 139 et 140.

Le nom de cette nation si peu connue, qui se présente sous la plume du P. Yves, est un garant de l’exactitude qu’il met dans ses récits. Il y avait encore en 1817, quelques Tramenbez mêlés à des cultivateurs de la race blanche au Ciará ; ils s’occupaient de la culture du manioc et vivaient dans le village de Nossa Senhora da Conceição d’Almofalla. Il y avait dans le district qu’ils habitaient des salines abandonnées. (Voy. Ayres de Cazal Corografia brasilica. T. 2, p. 235.) Le P. Yves vante la valeur et l’industrie de ces Indiens (p. 142), ils étaient ennemis jurés des Tupinambas.

[113] Japy Ouassou fut le conducteur de cette armee. p. 140.

Nous prenons ce chef fameux au moment où il est revêtu du commandement. C’est la figure indienne qui domine les deux relations, celle du P. Claude d’Abbeville et celle du P. Yves. Son nom signifie le gros troupiale. Dans la lingoa geral le mot japim est la dénomination de ce joli oiseau à plumage jaune et noir qui va par bandes nombreuses et qui fabrique de toutes parts des nids si pittoresques. On pourrait aussi lui trouver une autre signification. Japy signifie dans la langue indienne parlée au Maranham, le heurt, le coup. (Voy. Gonçalvez Dias Diccionario.) La première explication est la seule adoptée. Japy-Ouassou était ce qu’on appelait un mitagaya, un grand guerrier.

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[114] Avec Giropary Ouassou c’est-à-dire le grand diable prince et roy d’une grande nation de Canibaliers. p. 141.

Le P. Yves se laisse beaucoup trop aller ici à ses souvenirs de l’Europe. Giropary Assou, dont il est en effet question dans les écrivains portugais, n’avait rien de commun avec un prince ou un roi, tels qu’on se les figurait dans la hiérarchie adoptée alors par presque tous les états de l’ancien monde. Cette erreur du reste, avait été déjà répandue bien longtemps auparavant, par André Thevet dans sa France antarctique et dans sa Cosmographie. L’historien du Portugal, La Clède, qui vivait au XVIIIme siècle, va plus loin encore dans l’énumération des titres pompeux qu’il accorde à quelques pauvres chefs de tribus.

[115] Quelques Couïs. p. 142.

Sous le nom de Couy on désigne journellement au Brésil des vases légers, obtenus des fruits du calebassier. C’est ce qu’on appelle au Venezuela des Tutumas (prononcez Toutoumas). Quelques-uns de ces vases naturels présentent une délicate ornementation, et des couleurs inattaquables à l’eau, qui sont d’un grand éclat. (Voy. à ce sujet Claude d’Abbeville, Histoire de la mission des pères Capucins.)

[116] La troisiesme raison est pour cueillir l’ambre gris que les Tapinambos appellent Pirapoty, c’est-à-dire fiante de poisson. p. 143.

Ceci est confirmé par ce que nous apprend Magalhães de Gandavo, le premier écrivain portugais, qui ait donné une histoire régulière du Brésil en 1576. Cet ami de Camoens rappelle l’expression indienne dont se sert ici le P. Yves, mais il ne partage point son opinion, et suppose que l’ambre est un produit végétal qui se forme au fond de la mer. Ce qu’il y a de certain c’est qu’au XVIme et au XVIIme siècle, la rencontre presque toujours fortuite d’énormes morceaux d’ambre jetés par les vagues sur des plages inexplorées, enrichissait nombre de gens.

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[117] Quant au voyage d’Ouarpy, qui est une riviere et contree à cent vingt lieues de l’isle. p. 146.

Nous avons inutilement demandé ce nom au livre d’Ayrès de Cazal et au dictionnaire de M. Millet de St. Adolphe. La région qu’il désigne ayant pour habitans les Cahetès, nous avons la certitude qu’il faut la chercher dans la province de Pernambuco. Le mot Cahetès signifie du reste les grandes forêts et s’appliqua à diverses localités. C’étaient bien les Cahetès, qui avaient sacrifié et dévoré en 1556, le premier évêque du Brésil D. Pedro Fernandez Sardinha. Ce savant prélat, né a Setuval et élevé à l’université de Paris, retournait alors à Lisbonne, où il allait porter ses plaintes contre le gouverneur de Bahia. On montre encore le tertre sur lequel il reçut la mort. Rien n’y peut croître à ce qu’affirme la légende populaire. (Voy. Adolfo de Varnhagen, Historia geral do Brazil.) Le livre de Gabriel Soarez renferme tous les détails désirables sur les Cahetès, ces Indiens considérés partout comme des guerriers invincibles, se vantaient d’être d’habiles musiciens. L’exploration d’Ouarpy dont il est ici question et qu’entreprit M. de Pezieux est une preuve évidente du soin qu’on mit à reconnaître cette vaste région, on la fit parcourir du nord au sud.

[118] Je me suis laissé dire qu’il y a en tous ces pays-là une grande quantité de mines d’or meslé de cuivre et d’argent meslé de plomb. p. 146.

Ces mines d’or, que l’on espérait rencontrer au Maranham dès l’année 1613, et qu’on ne découvrit point alors, existent cependant dans des montagnes qu’on désigne sous le nom de Maracassumé. Le métal précieux se rencontre surtout à Piranhas (district de Sancta Helena) aux sources des Rios Pindaré, de Gurupy, Cabello de Velha (Cururupu), Prata (Sancta Helena), à Revirada, sur les rives du Tomatahy etc. etc., mais il est peu abondant. Il y a du cuivre à la Chapada dans un endroit désigné sous le nom de Fasendinha et dans le haut Pindaré ; le fer est plus répandu. Il apparaît dans les montagnes de Tirocambo et à Pastos-boms. On suppose aussi qu’il y a des mines d’étain dans 425la province, mais le fait a besoin d’être vérifié. Un minéral bien précieux dans l’état actuel de l’industrie se montre au Maranham. Nous voulons parler du charbon de terre ; on en a trouvé des indices dans le canal d’Arapapahy et l’on affirme qu’une mine de houille a été ouverte à une demi lieue de Villa de Codó à la ferme de Sanct Antonio. Les échantillons qu’on en a tirés sont même, dit-on, d’une qualité supérieure. La même chose pourrait être affirmée à ce que l’on assure d’un canton appelé Vinhaes. Il y a également du cristal de roche et des pierres semi précieuses à San Jozé dos Mattões. Des saphirs se sont montrés sur le versant de la chaîne de San Bernardo do Parnahyba.

Nous rappellerons en passant, que les premières mines d’or ou pour mieux dire les premiers lavages aurifères, destinés à enrichir le Brésil, ne furent découverts à Minas Geraës qu’en 1595. Ce ne fut pas par les provinces du nord, que la métropole eut alors connaissance des richesses métalliques de ce vaste territoire : ce fut par la côte orientale où se rendent le rio Doce et le rio Jiquitinhonha. On sait que ce dernier fleuve qui prend le nom de Belmonte, au moment où il se jette dans la mer à peu de distance du premier, fournit également depuis, une énorme quantité de diamants à la couronne. Ces pierres, que l’on rencontra vers 1729 surtout dans la vallée entourée de roches escarpées, que l’on appelait Ivitur et que les Portugais baptisèrent du nom de Cerro do frio, n’étaient pas complétement dédaignées par les Indiens : les enfants les ramassaient et s’en servaient comme de jouets. Il n’y a pas de diamants au Maranham.

[119] Des singularitez de quelques arbres du Maranham. p. 158.

Le P. Yves se montre ici très incomplet, mais il ne faut pas oublier qu’il était naturaliste, comme l’était un théologien de son temps ; son prédécesseur a mis d’ailleurs moins de brièveté dans ses descriptions. Ce qu’il dit de quelques mimosa, indique sa préoccupation de certains phénomènes naturels. Les qualités malfaisantes, qu’il reconnaît au suc du Cajou, dont on fait une sorte de cidre, sont fort 426exagérées. Nous dirons en passant que le mot caouïn tire son origine du nom indien de cet arbre. Cajú-y, liqueur du Cajú.

[120] Il y a des espines que vous diriez estre creées de Dieu, pour représenter le Mystere de la Passion. p. 163.

La fleur de la passion (Grenadilla Cærulea) dans l’ensemble de laquelle une imagination prévenue trouve les saints attributs, jouissait alors d’une faveur prodigieuse. On la décrivait dans nombre d’écrits, on la gravait en exagérant les points de similitude qu’elle pouvait avoir avec les instruments de supplice de Jésus-Christ. Yves d’Evreux en rencontra de magnifiques dans les campagnes brésiliennes, et il les signala aux amateurs de fleurs splendides. Quelques années plus tard, il eût certainement emprunté du poète populaire du Brésil, Santa Rita Durão, la description poétique que celui-ci en donne dans son poème intitulé : Le Caramurú. Nous signalons aux amateurs des flores fantastiques, une gravure du XVIIme siècle infiniment curieuse, qui reproduit la plante de grandeur naturelle, elle est figurée dans le volume suivant : Antonii Possevini Mantuani Societatis Jesu cultura ingeniorum, examen ingeniorum Joannis Huartis. Expenditur Coloniae Agrippinae, 1610, in-12.

[121] J’ay remarqué une singularité és Courlieus rouges. p. 164.

Le Guara (Ibis rubra, ou Tantalus ruber) a disparu en partie, des portions du littoral, où il venait étaler son brillant plumage, soumis cependant selon l’âge de l’oiseau, à tant de modifications. On voit dans le curieux voyage de Hans Staden publié en Allemagne dès l’année 1557, quel rôle le pennage de ce brillant phénicoptère jouait dans l’industrie indienne. Les Tupinambas entreprenaient à certaines époques fixes de véritables expéditions pour se procurer ses dépouilles, toujours trop rares, pour les fêtes que se donnaient les tribus entre elles. Les plumes du Guara étaient remplacées au besoin, par celles de la poule commune, qu’on teignait au moyen de la teinture vermeille de l’Ibirapitanga 427ou bois du Brésil. De nos jours le Guara s’est réfugié sur les bords peu fréquentés du Rio São Francisco, et on le rencontre surtout dans les régions encore inoccupées que baigne le Rio Negro. On en voit encore beaucoup au sud, sur les bords de la lagoa dos patos. On en trouve également à Guaratuba. (Voy. le second voyage d’Aug. St. Hilaire. T. 2, p. 222.)

[122] Le grand Thion tombé malade. p. 169.

Le mot Téon signifie la mort en Tupi.

[123] Je ne sais pas, si ce que Physiologue escrit de luy est vrai. p. 171.

Il est impossible à ceux qui n’ont pas lu les anciens bestiaires du moyen-âge de donner un sens à cette phrase. Le livre connu sous le titre de Physiologus jouissait encore d’un certain crédit au temps du P. Yves d’Evreux. Nous renvoyons pour les détails précis sur ce curieux ouvrage au recueil savant publié par les R. P. Cahier et Martin, sous le titre de Mélanges d’Archéologie, d’Histoire et de Littérature. 4 vol. in-fol.

[124] Les fourmis du Maragnan ont deux ennemis mortels specialement les gros fourmis, savoir une sorte de chiens sauvages puans au possible. p. 176.

Le prétendu chien, dont parle ici le bon missionnaire est fort éloigné, par sa nature de la race canine. C’est tout simplement le fourmilier, connu des indigènes du Brésil sous le nom de Tamandua. La science lui a imposé celui de Myrmecophaga jubata. Le naturaliste Watterton, qui a si curieusement étudié les quadrupèdes du nouveau monde, dans les lieux mêmes, où ils se livrent sans contrainte à leurs instincts, a donné de cet animal une description excellente. Il y a au Brésil plusieurs espèces de fourmilier. La grosse espèce appelée par les portugais Tamandua cavallo est fort rare. C’est ce surnom qui a probablement induit Claude d’Abbeville en erreur lorsqu’il affirme que le fourmilier est grand comme un cheval. Le mot indien qui désigne ce curieux 428quadrupède vient de deux mots Tupis : taixi fourmi, et mondé ou mondá prendre.

[125] Ils les prennent encore d’autre façon, et sont les filles et les femmes lesquelles s’asseans à la bouche de leur caverne invitent ces grosses fourmis à sortir. p. 176.

Les femmes Tupinambas, qui chantoient ainsi pour charmer les fourmis et activer la chasse de ces insectes, ne le faisaient pas dans le but unique de les détruire ou de préserver leurs champs de maïs d’une invasion à laquelle rien ne résiste. Les grosses fourmis torréfiées, étaient regardées par elles comme une des friandises les plus délicates, et elles ont légué ce mets à quelques colons du sud auxquels nos modernes Brillat-Savarin ne le disputeront pas. De même que les Arabes mangent encore des sauterelles conservées par le sel ou par la dessication, de même, que les Guaraons des bords de l’Orénoque font leurs délices de la larve du palmier Murichi (nous omettons ici une friandise créole du même genre), de même nos Sauvages amassaient des provisions considérables de ces insectes, et s’en nourrissaient. Le plus véridique des voyageurs, qui aient parcouru le Brésil, M. Auguste de St. Hilaire a trouvé persistante encore, la coutume de manger des fourmis rôties. Après avoir constaté que ce mets étrange est en honneur à Espirito Santo, et que les habitans de Campos, qui sont dans un état continuel de rivalité avec ceux de Villa da Victoria, les appellent Tata Tanajuras, avaleurs de fourmis, il ajoute : « J’ai mangé moi-même un plat de ces animaux, qui avait été apprêté par une femme Pauliste et ne leur ai point trouvé un goût désagréable. » (Voy. le second voyage au Brésil. T. 2, p. 181.)

Martin Soares de Souza, que l’on a appelé avec quelque raison le Grégoire de Tours des Brésiliens est plus explicite que tous les voyageurs sur le parti que les Indiens tiraient des fourmis au point de vue de l’alimentation. Nous copions ici ce curieux passage. Après avoir parlé de la grosse espèce que l’on désigne sous le nom d’Içans, il ajoute : 429« E estas formigas comem os indios, torradas sobre o fogo, e fazem lhe muita festa ; e alguns homens brancos andan entre elles, e os mistiços as tem por bom jantar, e o gabam de saboroso, dizendo que subem a passas de Alicante ; e torradas son brancas dentro. » Et les Indiens mangent ces fourmis torréfiées sur le feu leur faisant grande fête, et quelques hommes blancs, les imitent et les métis regardent ces insectes comme un bon manger vantant leur saveur et disant qu’elles valent les raisins secs d’Alicante, et rôties elles sont blanches à l’intérieur.

[126] La chasse des lezards que les Tapinambos appellent Taroüire (et sont les grands lezards) et Tyou sont les petits se faict diversement. p. 177.

Il faut écrire Tarauyra, mais ce mot signifie un petit lézard c’est la seconde dénomination qui s’applique à la grosse espèce. Il s’agit ici du Tiú (Tupinambis monitor). La chair de ce reptile est en effet excellente, et la préparation culinaire vantée par Yves d’Evreux, ne devait pas peu contribuer à l’améliorer. La répugnance du bon père à goûter de ce mets, n’est nullement partagée par les descendants d’européens, accoutumés aux meilleures tables. La viande du Tiú ressemble par sa blancheur et par sa délicatesse, à celle du poulet le plus délicat. On la sert au Brésil avec raison sur les tables les plus comfortables.

[127] J’ay veu des araignes de mer tirans à peu pres sur la forme des araignes terrestres, mais fort grandes. p. 181.

Notre auteur veut parler de l’Aranha caranguejeira (Aranea avicularia), mais ici son sentiment d’observation est en défaut. Il exagère singulièrement les dimensions de cet insecte vraiment hideux qu’on peut voir d’ailleurs dans toutes les collections d’entomologie : il n’est pas exact de dire qu’elles ne filent point de toile, la piqûre n’en est point mortifère, mais elle est vénéneuse. On la désigne dans la langue Tupi sous le nom de Nhandu-Guaçu ou de Jandú.

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[128] Maragnan abonde comme ce croy sur toutes les terres du monde en cigales. p. 183 et 184.

Ce que nous dit ici le bon religieux des bruits de la cigale dénote un sentiment d’observation en histoire naturelle bien rare pour l’époque où il écrivait, mais il importe de ne pas confondre ici la Cigarra brésilienne avec l’insecte que nous désignons sous ce nom.

[129] Le grillon appelé par les sauvages coujou. p. 187.

Le nom en Tupi s’écrit Okijú. (Voy. Martius, Glossaria ling. bras. p. 465.)

[130] Et pour ce qu’elles ont à converser parmy les tenebres, la Providence de Dieu les a pourvues d’un flambeau. p. 191.

Yves d’Evreux se montre ici, il faut en convenir bien inférieur à son contemporain le P. du Tertre. Tout ce qu’il dit néanmoins sur la lumière des lampyres est fort exact. L’entomologie était trop peu avancée alors, pour qu’il établît une classification parmi ces insectes. Nous sommes à même de réparer cette lacune. On connaît maintenant au Brésil huit espèces de lampyres : Lampyris crassicornis, lampyris signaticollis, lampyris concoloripennis, lampyris fulvipes, lampyris diaphana, lampyris hespera, lampyris nigra, lampyris maculata. On peut joindre à ces charmants insectes la lucidote thoracique (lucidota thoracica).

[131] Et cela m’estoit de tant plus aisé à faire que ces mouches ne vous piquent pas. p. 192.

Ceci est parfaitement exact, et les abeilles du Brésil sont privées d’aiguillon, voici ce que dit à ce sujet un exact et savant observateur. Après avoir affirmé comme le P. Yves, que les abeilles ne piquaient point, Auguste de St. Hilaire continue ainsi : « Une espèce qu’on nomme Tataira, laisse, à ce qu’on assure, échapper par l’anus, une liqueur brûlante et c’est ordinairement la nuit qu’on lui enlève son miel. Les espèces appelées Uruçu boi, Sanharó, Burá, bravo, chupé, arapua et Tubi, se défendent quand on les attaque, mais 431il paraît qu’elles n’ont pas plus d’aiguillon que les autres et qu’elles se contentent de mordre. » Le miel des diverses espèces est en effet très liquide. La cire que produisent tous les essaims est d’une teinte brunâtre fort intense, et l’on n’est pas encore parvenu à lui donner la blancheur de celle de l’Europe. Spix et Martius fournissent du reste de précieux renseignements sur ces utiles insectes, ils complétent ceux de notre grand botaniste. (Voy. Voyage dans les provinces de Rio de Janeiro et de Minas-Geraes. T. 2, p. 371 et suiv.)

[132] Les Guenons sont de diverse espece en Maragnan et en ses environs. p. 199.

Il n’y a peut-être pas de région au monde, en effet, qui renferme une plus grande variété de singes que le Brésil, nous supposons qu’il est ici question d’abord du Guariba ou Mycetes ursinus, puis, que le bon missionnaire a voulu ensuite décrire l’alouate surnommée Stentor. C’est probablement à cette espèce que se rapporte la description si gracieuse et si animée, que donne ensuite notre vieil écrivain. Il est bon de faire observer néanmoins, que le P. Yves se rend dans ce qui précède, l’écho d’une croyance populaire fort répandue au XVIme siècle. Cette espèce de légende des forêts, beaucoup plus applicable aux singes de l’Afrique et de l’Asie qu’à ceux du nouveau monde, n’est pas complétement éteinte dans les campagnes de l’Amérique méridionale, et l’on montra à M. de Castelnau, une femme indienne, qu’on prétendait avoir choisi un époux parmi les singes des grands bois. (Voy. Expédition dans les parties centrales de l’Amérique du sud, de Rio de Janeiro à Lima et de Lima au Pará, exécutée par ordre du gouvernement français. Paris, 1851, partie historique. 5 vols. in-8.)

[133] A une heure presixe. p. 200.

Lisez préfixe. Il suffit d’avoir vécu dans les forêts hantées par les singes, pour reconnaître ici l’exactitude du P. Yves d’Evreux.

[134] Outre ces aigles vous avez de grands oyseaux 432appelez Ouira-Ouassou presques aussi grands que les autruches d’Affrique etc. p. 203.

Il y a ici erreur évidente, ou plutôt exagération. Le P. Claude d’Abbeville, qui décrit le même oiseau de proie (p. 232), prétend qu’il est « deux fois plus gros que n’est un aigle », qu’il a « la jambe grosse environ comme le bras et la patte en forme de griffon. » — Ceci pourrait s’appliquer au condor tout au plus et il n’y en a point dans cette portion de l’Amérique du sud. Au dire du colonel Accioli cependant le Gavião real est d’une force telle qu’il arrête dans sa course le cerf le plus vigoureux. La description du P. Yves a quelque chose de si fantastique, qu’on pourrait supposer au premier abord qu’elle s’applique à l’autruche américaine le Nandú, qu’on ne rencontre guère que dans les plaines du Ceará et du Piauhy. Un écrivain de la même époque, que nous avons plusieurs fois cité, Gabriel Soares, rétablit les faits en parlant de l’Ura-oaçu. « Ce sont, dit-il, des oiseaux, comme les milans de Portugal, sans aucune différence, ils sont noirs et ont de grandes ailes, dont les pennes sont utilisées par les Indiens pour empenner leurs flèches, ils vivent de rapine. » (Voy. Tratado descriptivo do Brazil em 1587. Rio de Janeiro, 1851. 1 vol. in-8. p. 232.)

Rappelons en passant, qu’au point de vue de la science, car la grâce du style ne fait jamais défaut à notre vieux voyageur, la partie ornithologique est très imparfaite. Ce que dit par exemple le P. Yves de l’oiseau mouche ou du colibri est tout-à-fait inexact : il n’y a rien dans son cri aigu, qui rappelle le chant de l’alouette. Les souvenirs se sont parfois confondus à distance.

[135] Les perroquets fournissent de plumes à leurs hostes pour se braver et faire leur fanfare. p. 205.

Yves d’Evreux veut dire ici, que les Indiens se font braves, se parent avec les plumes des perroquets. Non-seulement les Tupinambas faisaient avec ces plumes des manteaux, des diadèmes, des jambières, mais ils hachaient très menues les petites pennes colorées de ces oiseaux et se couvraient le corps de ce duvet, qu’ils fixaient au moyen d’une 433gomme. Cette parure sauvage d’un effet singulièrement original est encore en honneur dans certaines tribus. On voit par les récits de Jean de Lery, qu’elle s’est conservée durant plus de trois siècles. Le voyage pittoresque de Debret en offre un spécimen.

[136] Voicy ce qu’on dit, et bien baste. p. 209.

Et bien baste, cela suffit bien : Les Espagnols et les Portugais ont conservé le mot bastar suffire.

[137] Nous n’aurons eu qu’un mort, sçavoir le R. P. Ambroise. p. 210.

Nous avons déjà payé un juste tribut de souvenir à ce bon religieux si zélé, dont la tombe ignorée est au Maranham, dans l’ancien cimetière du petit couvent. Comme l’indique son surnom de religion, le P. Ambroise était né dans la capitale de la Picardie, « de parents fort à leur aise, dit le manuscrit des éloges, et qui lui donnèrent de l’éducation autant que le traficq (sic) qu’il faisaient leur en donnait le loisir. » Après avoir étudié en Sorbonne et au moment où il allait prendre sa licence, il fut touché par les prédications du P. Pacifique de St. Gervais et entra au couvent en 1575, presque aussitôt que fut fondé le monastère de la rue St. Honoré. Il acheva son noviciat en 1599, et il remplit d’abord avec joie, l’office de frère lai. On l’admit bientôt, comme prédicateur et ce fut alors qu’il acquit ce renom de charité qui l’avait rendu si populaire. Il aspirait à plus que cela, « il eût voulu convertir toutes les Indes », dit la notice qu’on lui a consacrée. Le père Yves d’Evreux a rendu un éclatant hommage aux soins dont il entourait ses frères, durant le rude voyage qu’ils avaient à accomplir. Il était à bout de forces, lorsqu’il tomba malade, dans sa pauvre cabane de feuillage le 26 septembre 1612. Une fièvre ardente le dévorait. Toutefois, même après avoir reçu l’extrême onction, il conserva sa raison entière et une raison pleine de fermeté. Transcrivons ici les quelques mots qui font connaître ce que fut la fin du bon vieillard ; Claude d’Abbeville la raconte. « Ayant vu tomber sur luy un petit tableau de St. Pierre, qui estoit 434au-dessus de sa couche et auquel il avoit une particulière dévotion il dit : allons grand saint, partons puisque vous me venez quérir. Ce qu’aiant dit, il tourna les yeux vers le crucifix et agonisant quelque peu de temps, il rendit sa belle âme à son créateur le 9 octobre 1612, que l’on célèbre la fête du glorieux apôtre de la France St. Denis évêque de Paris. On l’enterra dans un lieu appelé de St. François, qui estoit consacré à notre patriarche, comme les prémices des capucins de France. » (Voy. aussi Eloges historiques de tous les illustres hommes et tous les illustres religieux capucins de la ville de Paris, les uns par la prédication, les autres par les vertus et sainteté de leurs œuvres, les autres par les missions parmy les infidelles, etc. etc. sous le No capucins St. Honoré 4 (ter). Nous ne saurions trop regretter que le 1er volume de cette importante collection soit perdu depuis plusieurs années. Il contenait les annales de la province.

[138] Non obstant la vigne y peut croistre. p. 211.

Le P. Yves dit ici rigoureusement la vérité, mais il ne s’ensuit pas que dans la partie nord du Brésil, on puisse faire du vin. L’obstacle le plus réel à sa fabrication, gît dans la façon dont le fruit de la vigne mûrit sous les tropiques. Sur une même grappe, à côté de grains en pleine maturité, on trouve des grains nombreux, qui sont restés complétement verts. On a fait, dit-on, jadis quelques pièces de vin aux environs de Bahia. En remontant vers le sud et dans la région tempérée de Mendoza, le raisin vient à maturité parfaite et donne un vin des plus délicats. (Voy. entre autres voyages, sur ce point curieux de l’agriculture américaine : Sallusti, Storia delle missione del Chile, 4 vol. in-8., puis ce que dit à ce sujet P. Barrère, Nouvelle Relation de la France équinoxiale, Paris, 1743, 1 vol. in-12, p. 53 et 54.)

[139] Ce pain de May sert de nourriture à plusieurs pays de ce vieil monde. p. 211.

Cette phrase si positive du vieux missionnaire prouve 435avec quelle rapidité s’était répandu en Europe l’Avati des Brésiliens ; le Maïs des insulaires, que Christophe Colomb observa, dès 1493, comme il remarqua le tabac, à son premier voyage. Une grande discussion, non encore résolue, a été soulevée par les botanistes, à propos de l’origine première du maïs. En ce qui touche celui du Brésil, nous croyons devoir rapporter ici l’opinion d’un savant voyageur, bien digne de faire autorité. Auguste de St. Hilaire, le croyait originaire du Paraguay, où il a été trouvé, dit-il, à l’état sauvage. La culture du maïs est pour tout le sud de l’Amérique, la plante nourricière par excellence et l’on sait préparer sa farine par des procédés bien simples et qui la rendent d’un goût vraiment délicieux. Nous renvoyons pour tout ce qui regarde cette précieuse graminée à l’excellent livre du docteur Duchesne : Traité complet du maïs ou blé de Turquie, Paris, Renouard, 1833, in-8. et au grand ouvrage de M. Bonafous.

[140] La pite. p. 212.

Il s’agit ici de la filasse produite en abondance par une espèce d’Ananas (Ananas non aculeatus, Pitta dictus Plum.), les Portugais en fabriquaient des bas, presque aussi recherchés que les bas de soie.

[141] Vous passeriez le temps tandis que vostre cœur s’accoiseroit. p. 213.

Accoiser est un mot hors d’usage ; il signifie rendre coi, calmer, apaiser.

[142] Haches, hansas. p. 216.

Ce mot ne se trouve pas dans le dictionnaire de Nicot, sieur de Villemain. Nous croyons pouvoir affirmer qu’il faut écrire hansars ; on doit entendre par ce terme une serpe de grande dimension. (Voy. à la p. 224.)

[143] Jurer et renasquer. p. 217.

Faire certain bruit en retirant impétueusement son haleine par le nez. Il est populaire et le Dictionnaire de 436l’Académie le confond avec le mot renâcler qui se dit plus communément dans le style très familier.

[144] Le François ayant choisi un compere, il le suit et s’en va en son village. p. 220.

Ces réceptions des Indiens sont admirablement peintes par Cardim. Les Brésiliens ne peuvent opposer, en effet, pour la grâce du récit et le charme des détails, qu’un seul voyageur portugais à Yves d’Evreux et à Claude d’Abbeville ; c’est celui que nous venons de nommer. Cet écrivain charmant, mais dont les récits sont trop courts, appartient à l’ordre des Jésuites. Il se rendit au Brésil dès 1583 et y resta revêtu des dignités de l’ordre au moins jusqu’à la fin de 1618. Il eut par conséquent une entière connaissance de l’établissement des Français au nord du Brésil et certainement il apprit à Bahia leur expulsion, il se tait malheureusement sur cette dernière circonstance. Fernand Cardim est placé dans une position bien différente de celle où se trouvait le P. Yves d’Evreux. Partout où il se présente le long de la côte, les Indiens sont soumis au christianisme et ont perdu leur grandeur primitive, en conservant la plupart de leurs usages. Le missionnaire français catéchise au contraire des indigènes, qui combattent pour leur indépendance et qui fuient leurs conquérants. Les deux bons missionnaires ont néanmoins la même indulgence et parfois la même admiration naïve pour les peuples enfants, qu’ils prêchent et dont l’imprévoyance est le plus grand comme le plus terrible défaut.

Les lettres de F. Cardim sont une heureuse découverte due à l’infatigable auteur de l’Historia geral do Brazil. M. Adolfo de Varnhagen n’a pas mis son nom à cette publication précieuse. Nous lui restituons ici l’honneur qui lui revient comme homme de science et comme homme de goût. L’Opuscule du à Fernão Cardim est intitulé : Narrativa epistolar de uma viagem e missão Jesuitica pela Bahia, Ilheos, etc. etc., Lisboa, 1847, in-18. de 123 pages. Ce que paraît avoir ignoré le savant éditeur, c’est qu’on trouve d’intéressants renseignements sur Cardim et sur les missionnaires 437contemporains du Brésil dans un écrivain Toulousain nommé du Jarric. Voy. la 2me partie des choses plus mémorables advenues tant aux Indes orientales que autres pays de la découverte des Portugais en l’establissement de la foi chrestienne et catholique, etc. Bordeaux, 1610, in-4. Le volume est dédié à Louis XIII. Dans ce livre ce qui a rapport au Brésil et particulièrement aux régions voisines du Maragnan, est contenu entre la p. 248 et la p. 359. Pierre du Jarric mourut en 1609. Son ouvrage fut traduit en latin et imprimé à Cologne en 1615. Cette version, qui contient certaines additions, forme 4 vol. in-8.

[145] Il lui tend la main et lui dit Ereiup Chetouas sap. Es-tu venu mon compere ? p. 220.

Il est à peu près certain que notre bon missionnaire n’avait lu, ni la relation d’André Thevet publiée dès l’année 1558, ni le voyage plus récent de Jean de Lery dont les opinions religieuses devaient naturellement l’éloigner. En comparant ces vieux voyageurs entre eux, on est frappé de la similitude qu’offre leur récit. Voici ce que dit Jean de Lery, à propos de la réception que lui firent les Tupinambas de Rio de Janeiro :

« Pour donc que déclarer les cérémonies que les Tououpinambaoults observent à la réception de leurs amis qui les vont visiter ; il faut en premier lieu sitost que le voyager est arrivé en la maison du Moussacat, c’est-à-dire bon père de famille, qui donne à manger aux passans qu’il aura choisi pour son hoste, (ce qu’il faut faire en chascun village où l’on fréquente et sur peine de le facher quand on y arrive n’aller pas premièrement ailleurs) que s’asseant dans un lict de coton pendu en l’air, il y demeure quelque peu de temps sans dire mot. Après cela les femmes venans, les fesses contre terre et tenans leurs deux mains sur leurs yeux, en plorans de ceste façon la bien venüe de celuy dont sera question elles diront mille choses à sa louange.

Comme par exemple : tu as pris tant de peine à nous venir voir ; tu es bon ; tu es vaillant ; et si c’est un François, ou autre étranger de par deçà elles adjousteront tu 438nous a apporté tant de belles besongnes, dont nous n’avons point en ce pays ; bref comme j’ai dit, elles jettant de grosses larmes tiendront plusieurs tels propos d’aplaudissemens et flatteries. Que si au reciproque le nouveau venu assis dans le lict veut leur agréer : en faisant bonne mine de son costé, s’il ne veut plorer tout-à-fait (comme j’en ai veu de nostre nation qui oyant la brayerie de ces femmes aupres d’eux estoient si veaux que d’en venir jusque-là) pour le moins leur respondant jettant quelques souspirs faut-il qu’il en fasse semblant. Ceste première salutation faite ainsi de bonne grâce par ces femmes, entre puis le moussacat, c’est-à-dire le vieillard maistre de la maison lequel aussi de sa part aura esté un quart-d’heure sans faire semblant de vous voir (caresse fort contraire à nos embrassades, baisemens et touchemens de main à l’arrivée de nos amis). Venant lors à vous : vous dira premièrement ereioubé. C’est-à-dire es tu venu ? etc. etc. » (Voy. Jean de Lery, Histoire d’un voyage en la terre du Brésil. Rouen, 1578, in-8. 1re édition.)

[146] Un autre fut appellé grand Gosier, pour ce qu’on ne pouvait le rassasier : un autre fut nommé Gros Grapau. p. 221.

Lisez crapaud. Ou rencontre au Brésil, une grenouille de dimension prodigieuse à laquelle on a donné le nom de Grenouille mugissante. Claude d’Abbeville a dit : « L’on trouve en ce païs là des crapaux merveilleusement grands qu’ils appellent Courourou. Il y en a de tels qui ont plus d’un pied ou pied et demy de diamètre : quand ils sont escorchés, il ne se peut dire combien leur chair est blanche estans fort bons à manger. J’ay veu des gentilshommes françois en manger avec grand appétit. »

[147] Nos peres nous ont laissé de main en main, par tradition, qu’il estoit venu jadis, un grand Marata du Toupan. p. 229.

Il est évidemment question ici de la fameuse légende brésilienne relative à Sumé, le législateur des Tupis. Dans 439le curieux opuscule qu’il a publié sur ce personnage, Mr. Adolfo de Varnhagen, raconte son arrivée à l’île de Maranham et comment il disparut au moment où l’on s’apprêtait à le sacrifier. Le mot Marata nous embarrasse, nous l’avons cherché vainement dans Ruiz de Montoya. Est-ce une altération du mot Mair ou Maïr, si souvent employé par Lery et Thevet, lorsqu’il s’agit de désigner un étranger, un personnage extraordinaire. Nous ne saurions répondre sur ce point d’une façon concluante. Sumé qui répand la culture du manioc parmi les sauvages est barbu. On a dit avec raison que c’était un personnage analogue au Manco Capac des péruviens et au Quetzalcoatl des Aztèques. On pourrait ajouter au Zamna de l’Amérique centrale. (Voy. sur ce personnage Adolfo de Varnhagen, Historia geral do Brazil, T. 1, p. 136, et le même, Sumé. Lenda mytho-religiosa americana etc. agora traduzida por um paulista de Sorocaba, Madrid, 1855, broch. in-18 de 39 pag.)

[148] Ils feront venir des Miengarres, c’est-à-dire des chantres musiciens. p. 232.

Le verbe chanter, se dit Nheengar en langage Tupi. Un Nheengaçara est un chanteur proprement dit.

[149] Il luy fut dit en cette vision que ces gens vestus de blanc estoient les Caraybes, c’est-à-dire françois ou chrestiens. p. 248.

Il peut paraître étrange au lecteur, que les français soient assimilés ici aux Caraïbes. Ceux qui ont lu attentivement les œuvres de Humboldt, auront le mot de cette énigme. Les Caraïbes du continent américain, qui formaient une nation immense, étaient renommés dans l’Amérique entière par leur vaillance et par leur perspicacité. Leurs piayes ou si on l’aime mieux leurs devins, l’emportaient sur tous ceux des autres nations ; ils étaient dans le nouveau monde ce qu’étaient dans l’ancien les Chaldéens. Simon de Vasconcellos nous donne la preuve de cette suprématie intellectuelle ; dans le sud du Brésil, les Caraïbe-bébé n’étaient autres que de puissants devins. C’était l’appellation consacrée 440aux hommes renommés par l’intelligence, aux esprits, aux anges ; on l’appliqua bientôt aux étrangers. Mr. Adolfo de Varnhagen lui-même fait observer que la dénomination de Caryba était au début une qualification accordée aux Européens. On voit (dans l’Historia geral p. 312) que tous les chrétiens étaient désignés ainsi.

[150] Il pria à cet effet que nous lui envoyassions de l’eau du Toupan dans une plotte de coton mise en un Caramémo. p. 249.

Un Caramémo est ce qu’on appelle un Pagará à la Guyane, c’est-à-dire un panier léger, fait avec des feuilles de palmiste et affectant parfois la forme la plus élégante. Claude d’Abbeville désigne aussi en le décrivant ce gracieux ustensile d’un ménage indien. Barrère en a fait dessiner de jolis specimen.

[151] La suavité du chant d’une jeune pacelle. p. 257.

Il faut lire pucelle. Yves d’Evreux, familiarisé avec tous les symboles, qui avaient cours de son temps n’avait garde d’oublier une gracieuse allégorie dans laquelle figure la licorne. Voy. notre Monde enchantée et surtout la dissertation intitulée : Revue de l’histoire de la Licorne par un naturaliste de Montpellier (P. J. Amoreu), Montpellier, Durville, 1818, in-8 de 47 pages.

[152] Nous n’aurons fait que courir et errer par les bois devant la face des peros. p. 270.

On sait que les Tupinambas nommaient toujours ainsi les Portugais. Pero veut dire chien, dans la langue de Camoens, mais on suppose que l’appellation Pedro, fort usitée au Brésil, était cause de cette désignation bizarre. Ayrès de Cazal contient même à ce sujet une petite histoire, il raconte en rappelant la tradition, comment un serrurier nommé Pedro, avait été jeté par un naufrage sur les rivages du Maranham. Grâce à son habileté dans l’art de travailler le fer cet homme se rendit bientôt agréable aux Indiens et son nom modifié légèrement servit à désigner les étrangers qu’on supposait appartenir à la même race que 441lui. Le docteur Moraes e Mello a donné cette légende d’une façon beaucoup plus complète dans sa Corographia.

[153] Doctrine chrestienne en la langue des Topinambos. p. 272.

On n’a pas tenté d’éclaircir par une discussion grammaticale, cette portion du livre. Des différences trop sensibles apportées par le temps et surtout par la prononciation, rendaient cette tâche pour ainsi dire impossible. Rien n’est plus difficile que de rendre par les caractères dont se compose notre écriture les sons des langues indiennes. Ces inflexions si délicates et parfois si fugitives dans leur rudesse apparente sont malaisément fixées sur le papier. Comme l’a fait remarquer Humboldt, elles tiennent parfois à certains caractères physiques des races. Les nations européennes elles-mêmes les plus exercées ne perçoivent pas de la même manière les sons, et surtout n’essayent pas de les écrire de la même façon ; où le Portugais entend Oca, par exemple, ou bien Toba, le Français entend Oc et Tobe, où le premier sent son oreille frappée par le mot Murubixaba, le second perçoit Mourouvichave. La différence cesse d’être aussi sensible, lorsque les mots sont prononcés selon le génie de chaque langue. Le mot Topinambos comme il est écrit au début de cette note, équivaut absolument par le son en langue Portugaise au mot Toupinambous comme le prononçaient les contemporains de Malherbe. Pour l’histoire de la linguistique cette courte doctrine chrétienne n’est toutefois pas sans intérêt. On pourra la comparer avec certains ouvrages du même genre écrits par une plume portugaise. Les chants religieux en Tupi, de Christovam Valente, entre autres, sont dans ce cas. Je les ai introduits dans l’opuscule intitulé : Une fête brésilienne, Paris, Techener, 1850. Le livre qui les contient est devenu pour ainsi dire introuvable et seule peut-être la bibliothèque impériale le possède. Nous reproduisons ici son titre : Catecismo brasilico da doutrina christão, com o ceremonial dos sacramentos e mais actos parochiaes. Composto por padres doutos da companhia de Jesus, aperfeiçoado e dado à luz pelo padre Antonio de Araujo da 442mesma companhia, emendado nesta segunda impressão pelo padre Bertholameu de Leam da mesma companhia. Lisboa, na officina de Miguel Deslandes, 1681, petit in-8. La 1re édition est de 1618.

Si on voulait, on pourrait compléter cette étude comparative en recherchant les manuscrits suivants que cite Barbosa Machado et qu’il serait si curieux de voir publier ; Ludewig les a omis dans son savant travail complété par Mr. Trubener. P. João de Jesus explicação dos mysterios da fé. P. Manoel da Veiga Catecismo. F. Pedro de Santa Rosa Confessonario. André Thevet, dans ses manuscrits conservés à la bibliothèque impériale de Paris, donne le pater et le credo en tupi. Il les reproduit même dans sa grande cosmographie. Ces deux documents sont surtout précieux par leur ancienneté : ils datent de 1556. Parmi les livres de ce genre l’un des plus modernes et des plus curieux est celui du P. Marcos Antonio, il est intitulé : Doutrina e perguntas, dos mysterios principaes de Nossa Santa fé na lingua Brasila. Il a été composé vers 1750, et Ludewig le mentionne comme faisant partie des collections du British Museum.

[154] Il y a aussi de certains oiseaux nocturnes, qui n’ont point de chant, mais une plainte moleste et facheuse à ouyr, fuyards et ne sortent des bois appelez par les indiens Ouyra Giropary, les oyseaux du Diable. p. 281.

Lery avait déjà constaté l’effet du chant mélancolique, que fait entendre le Macauhan sur l’esprit des Indiens. La croyance aux messagers des âmes, aux oiseaux prophétiques, n’est pas tout-à-fait éteinte, elle s’est conservée chez la puissante nation des Guaycourous, elle paraît avoir exercé jadis son influence sur toutes les tribus des Tupis, mais le P. Yves lui donne une extension qu’elle n’avait pas jadis, c’est déjà une altération visible dans les anciennes idées mythologiques. Le nom de ce volatile vénéré s’écrit en portugais Acaúan et même Macauân ; l’oiseau fait sa nourriture des reptiles. Il s’en faut de beaucoup qu’il ait l’aspect sinistre, que lui donne notre bon missionnaire. Il a une 443tête assez grosse relativement au corps, et elle est cendrée, il a le poitrail et le ventre rouges, ses ailes et sa queue sont noires tachetées de blanc. Aujourd’hui, la plupart des indigènes se bornent à croire que cet oiseau est chargé de leur annoncer l’arrivée d’un hôte. On peut consulter sur l’Acaúan, Accioli, Corografia Paraense, et Gonçalvez Dias, Diccionario da lingua Tupy. Martius au mot Oacaoam dit que c’est le Macagua de Felix d’Azara. Falco (herpethocheres).

[155] Si ces petits et mediocres Barbiers ont de l’autorité entre les leurs, beaucoup plus en ont ceux qui proprement sont appellez Pagy-Ouassou grands barbiers. p. 289.

Au temps d’Yves d’Evreux, les chirurgiens les plus habiles étaient encore désignés sous le nom de Barbiers ; quelques années avant lui l’illustre Ambroise Paré ne prenait pas d’autre titre. Comme les Piayes, Pagé, Pagy, Boyés ou Piaches, car on leur donne tous ces noms, se mêlaient de la cure des blessures ou des maladies ; le P. Yves, ainsi qu’on l’a vu dans tout le cours de l’ouvrage les assimile avec un certain dédain aux barbiers, mais on le sent, aux barbiers de village. Ce chapitre est certainement l’un des plus curieux du livre ; il doit être comparé soigneusement avec tout ce qui a été dit par Simon de Vasconcellos (Chronica da companhia de Jesus, in-fol.), et avec tous les mémoires qu’a publiés l’institut historique de Rio de Janeiro sur la religion primitive des indigènes ; les attributs de Geropary y sont définis clairement. La lacune d’une feuille est vivement à regretter. Il est évident qu’elle nous fait perdre de précieux documents sur les hommes rusés et habiles qui conservaient parmi eux les traditions.

[156] Ces vilains oyseaux nocturnes, beaucoup plus horribles et grands que ceux de pardeçà, viennent trouver les personnes couchees et dormantes en leur lict. p. 297.

Au temps où devait paraître cette relation, les chauves-souris étaient encore rangées dans la classe des oiseaux. 444Ce que dit ici notre voyageur, sur les Vampires, n’a rien d’exagéré. On peut consulter sur ce point Ch. Watterton (Excursion dans l’Amérique méridionale, p. 15 et 389). Ce savant naturaliste décrit avec un soin minutieux le genre de blessure que fait cette chauve-souris américaine sur les gens endormis. Il avait tué un Vampire, qui portait 32 pouces d’envergure. En général, ils sont beaucoup moins grands.

[157] Et là plantent de petites idoles faites de cire ou de bois en forme d’hommes. p. 302.

Parmi les vieux voyageurs du XVIIme siècle, Yves d’Evreux est comme nous l’avons fait remarquer, le seul qui signale chez les Tupinambas des rudiments de statuaire (bien imparfaite sans doute) appliqués à la mythologie de ces peuples. Il n’y a rien de semblable dans Thevet, Hans Staden et Lery, pas plus que dans Vasconcellos, Cardim, Soarez ou Jaboatam. Les Tupis étaient des peuples uniquement chasseurs, passant accidentellement à la vie agricole. Les seuls vestiges de sculpture que nous connaissions d’eux, sont appliqués à leurs Maconas, ou à leur Lyvera-pème, espèces d’armes pesantes, qu’ils se plaisaient à orner avec une sorte d’adresse. Ils étaient dans l’habitude de fixer un Maraca empenné de plumes brillantes à la proue de leurs canots de guerre si élancés et si élégants, il serait possible que la base de cet instrument eût été alors orné de sculptures, analogues à celles qu’on remarque chez les insulaires de la Polynésie. Il est probable qu’en multipliant leurs rapports avec les Européens, les Tupinambas ont puisé parmi nous certaines idées de sculpture rudimentaire, qu’ils ont appliquées à leurs grossières divinités. L’exact Barrère, qui écrivait, il est vrai, plus d’un siècle après Yves d’Evreux parle d’un Piaye ayant exécuté une statuette de ce génie du mal Anaanh, qui n’est autre chose que l’Anhanga de Nobrega et d’Anchieta, et dont la terrible mission sur la terre est si bien définie par Jean de Lery, qui l’appelle toujours Aignan. Qu’on lui donne aux îles ou sur le continent les noms d’Uracan, d’Hyorocan, de Gerupary, de Maboya, d’Amignao ; 445qu’on reconnaisse dans des génies secondaires, ses messagers (nous en nommerons un le malicieux chinay, qui fait maigrir les pauvres Indiens en suçant leur sang), Anhanga a été revêtu d’une face terrible du XVIIme au XVIIIme siècle. Ce type primitif de la sculpture religieuse des Tupis a été malheureusement taillé dans un bois très mou et n’a pu guère résister à l’action du temps ou à l’invasion des termites ; nous doutons qu’on puisse jamais s’en procurer un specimen remontant à deux siècles. Voici du reste le passage si curieux de Barrère, qui confirme le dire du P. Yves : « Les Indiens ont une autre sorte de piayerie assez singulière. Ils font une figure du diable, d’un bois fort mol et résonnant ; cette statue qui est grande de trois ou quatre pieds est affreuse par la longue queue et les longues griffes qu’ils lui font. Ils l’appellent Anaantanha, comme qui dirait image du diable ; car Tanha signifie figure et Anaan diable. Après avoir soufflé les malades, les Piayes portent cette figure hors du Carbet. Là, ils l’apostrophent et la frappent rudement à coups de bâton, comme pour obliger le diable à quitter malgré lui le malade. » (Voy. Nouvelle Relation de la France équinoxiale, contenant la description des côtes de la Guiane, de l’isle de Cayenne, le commerce de cette colonie, les divers changements arrivés dans ce pays etc. etc. Paris, 1743, gr. in-12.)

Dans un chapitre précédent Yves d’Evreux a déjà parlé d’une marionnette, à laquelle était adaptée une sorte de mécanisme et qui servait aux enchantements d’un Piaye. Nous ne saurions trop regretter qu’aucune de ces idoles ne soit entrée dans les collections ethnographiques dont on commençait à se préoccuper en ce temps. Peu d’années avant l’époque où La Ravardière explorait le fleuve des Amazones, Jean Mocquet, le garde des curiosités du roi, parcourait ses rives : c’eût été une rare bonne fortune, pour l’archéologie américaine, s’il eut pu se procurer quelques-unes des idoles semblables à celles dont parle le P. Yves.

[158] C’est donc la coustume des Pagys-Ouassous de celebrer en certain temps de l’annee des lustrations publiques. p. 306.

446Il est infiniment probable, que les lustrations dont il est question ici étaient pratiquées en souvenir des cérémonies que les Tupinambas avaient vu faire aux chrétiens. Il pouvait en être de même, à l’égard de la prétendue confession auriculaire dont l’auteur parle un peu plus loin (p. 309). Les anciens voyageurs, Hans Staden, Lery et Thevet, ne disent rien qui aie trait à une pratique semblable.

[159] Pacamont, grand barbier de Comma. p. 306.

Il semble au premier abord, que ce piaye si influent ait reçu un nom français ; il n’en est rien. Il y avait à la même époque un chef puissant nommé Pacquara-behu, le ventre d’un pac plein d’eau. Pacamont pourrait signifier le Paca pris au piége Pacamondé. Le nom du pays sur lequel il exerçait son influence signifie la région des plantes laiteuses : il s’écrit Cumá.

[160] Ce que Vatable interprete en cette sorte. p. 315.

Vatable ou Vateblé était un hébraïsant célèbre du XVIme siècle, restaurateur des études orientales en France ; il mourut en 1547. Ses notes sur l’ancien testament avaient été insérées dans la bible de Robert Etienne.

[161] J’espere à présent que j’escris cecy, que les Peres qui sont par delà, luy donnent de terribles alarmes et que son royaume va fort en decadence et s’approche de sa totale ruine : car avant que je quittasse l’Isle, je voyois et experimentois une disposition generale et universelle de la conversion de ces peuples. p. 318.

Cette phrase nous prouve que le P. Yves écrivit son ouvrage en Europe et qu’il avait connaissance de la mission dirigée par le P. Archange. Marcellino de Pise affirme, que 565 Indiens reçurent le baptême durant cette seconde expédition religieuse. (Voy. Annales historiarum ordinis minorum. Lugd., 1676, in-fol.) Le P. Archange, suivi de ses douze compagnons et porteur des magnifiques ornements brodés par la duchesse de Guise, devait, en effet, 447s’environner d’une tout autre pompe que les quatre généreux capucins, qui avaient commencé la mission. Grâce à des documents qui nous viennent de la marine, et que nous devons à l’obligeance de Mr. P. Margry, nous voyons par une lettre inédite du sieur de Beaulieu à Mr. de Razilly, que le P. Archange qui comprenait parfaitement la valeur de l’argent, abstraction faite du vœu de pauvreté, n’avait pas voulu s’embarquer tant qu’il y avait eu pour lui espérance de se procurer des subsides. Malgré les ressources dont put disposer son chef spirituel, l’histoire de cette seconde mission est encore à faire ; elle n’a même laissé aucune trace, et elle sera sans doute ignorée, tant que le livre de François de Bourdemare se dérobera à nos investigations. Nous savons seulement, que beaucoup plus favorisé qu’Yves d’Evreux, par ses supérieurs, il avait reçu, grâce à ses lettres d’Obédience, le droit d’admettre des novices dans son couvent. Il n’eut pas le temps de mettre à profit un tel privilége ; mais lors de son retour en Europe, on le récompensa de son zèle et dès l’année 1615, il était devenu gardien du grand couvent de la rue St. Honoré.

Tous ces faits omis naturellement par les historiens du Maranham sont constatés dans les éloges historiques, manuscrit de la bibliothèque impériale, il y aurait toutefois de l’injustice à oublier que le P. Marcellino de Pise les mentionne. Après avoir raconté comment le général des capucins Paul de Caesena, permit à Honoré de Paris, alors provincial, d’envoyer une seconde mission en Amérique ; il ajoute : « Ille nihil cunctatus, duodecim fratres ad hanc expeditionem, aptos elegit quorum animosa phalanx navem conscençâ secedens in indiam, a barbara illa natione jam capucinorum placidis moribus assueta per humaniter fuit excepta. » A l’entrée des Portugais, le P. Archange de Pembroke se retira avec les capucins français et fit place aux Franciscains, qui vinrent s’établir dans le monastère au nombre de vingt. Sous la direction de Fr. Christovam Severim, le couvent reçut dès-lors une institution nouvelle. Les bases en avaient été jetées en 1624, mais elles ne furent arrêtées définitivement que le 4 Août de l’année suivante.

448Nous nous garderons bien de mettre sous les yeux du lecteur les péripéties fâcheuses par lesquelles passa le monastère durant deux cent vingt-cinq ans ; il suffira de dire qu’au début du siècle, il tombait à peu près en ruine. En 1860, le gardien actuel, qui n’avait plus sous sa direction que deux Franciscains, mais qui heureusement avait su se concilier la sympathie des habitants de San Luiz a fait un appel à la charité publique, pour qu’on réparât dignement un édifice, qui se lie si intimement aux souvenirs les plus intéressants du pays. L’ordre aujourd’hui est fort pauvre, mais il contraste, dit-on, par son dévouement avec bien des couvents opulents de la cité qui laissent tomber en ruine leur monastère. L’appel de Fr. Vicente de Jesus a été entendu. On a recueilli des sommes assez abondantes pour réparer ce qui avait subi l’injure du temps. Tout en conservant l’humble chapelle où vint prier Yves d’Evreux on élève de nouvelles constructions et l’église de Sancto Antonio sera la plus belle de cette riante cité.

[162] Il me demandoit qui estoient ces Karaïbes, je luy fis reponce que ces douzes estoient les douze Maratas du fils du Toupan. p. 337.

Il est infiniment curieux de voir ici, le père Yves d’Evreux, faire une sorte d’allusion à des croyances anciennes de ces peuples, que Thevet, ou peut-être le chevalier de Villegagnon avait recueillis dès l’année 1555, et auxquelles d’ailleurs nos voyageurs du XVIme siècle semblent rester étrangers dans le cours de leurs récits. Une note même concise nous entraînerait trop loin et nous nous voyons forcé de renvoyer le lecteur à un opuscule dans lequel nous avons rassemblé tout ce que nous avons pu trouver sur les idées mythologiques des Tamoyos et des Tupinambas. (Voy. sur les Maïrata, une fête brésilienne célébrée à Rouen en 1550 suivie d’un fragment du XVIme siècle roulant sur la Théogonie des anciens peuples du Brésil. Paris, Techener, 1850, gr. in-8.)

[163] Et choisissant Sainct Barthelemy je le luy montray disant Tien, voilà ce grand Marata qui est venu 449en ton pays, duquel vous racontez tant de merveilles que vos peres vous ont laissé par tradition. C’est luy qui fit inciser la Roche, l’autel les images et escritures qui y sont encore à present et que vous avez veu vous autres etc. p. 338.

La légende brésilienne a transmis d’âge en âge le récit des pérégrinations de deux prophètes fort distincts, en honneur à peu près égal chez ces peuples barbares et qu’elle nomme tour à tour Tamandaré et Sumé. Comme Bouddha, le dernier a laissé toutefois l’empreinte d’un de ses pieds sur la roche vive lorsqu’il a quitté la terre. Le mythe de Tamandaré qui se lie au récit du déluge américain est raconté tout au long par Vasconcellos dans ses Noticias do Brasil, p. 47 et 48. C’est là qu’on peut voir, comment le Noë américain, s’élançant au sommet d’un palmier, qui portait sa cime jusque dans les cieux et guidant ainsi sa famille, se sauva et repeupla la terre. Dans la phrase que nous citons ici, Yves d’Evreux fait allusion au législateur beaucoup plus moderne, Sumé, ce Triptolème brésilien, qui enseigna la culture du manioc aux peuples issus de Tamandaré. Simon de Vasconcellos dit très positivement : « Il y avait entre eux une tradition fort antique, transmise des pères aux enfants et elle racontait que bien des siècles après le déluge, des hommes blancs avaient apparu dans ces régions, ils parlaient aux peuples d’un seul dieu et d’une autre vie. L’un deux s’appelait Sumé, par lequel il faut entendre Thomé. » En préférant la tradition qui accorde l’honneur d’avoir évangélisé les peuples lointains à Saint Barthélemy, le P. Yves d’Evreux fait preuve de sa connaissance des sources. Au rapport d’Eusèbe, en effet, cet apôtre voyageur, avait pénétré jusqu’à l’extrémité des Indes. Saint Pantène ayant parcouru le fond de l’Asie dès le IIIme siècle, y avait déjà trouvé des traces du christianisme, qu’on pouvait attribuer aux prédications de St. Barthélemy. La légende contraire a cependant prévalu au Brésil, comme elle a prévalu surtout aux Indes. (Voy. le livre portugais intitulé : Jornada do Arcebispo de Goa dom Frey Aleixo de Menezes, quando foy as serras do Malauar, lugares em que morão os 450antiguos Christãos de S. Thomé. Coimbra, 1606, in-fol.) Les traces des pieds de St. Thomas étaient visibles du temps de Vasconcellos, au nord du port de Saint-Vincent non loin de la ville. Ces traces de deux pieds nuds merveilleusement empreints sur la pierre (tão vivas e expressas, como se em hum mesmo tempo, juntamente se fizerão) étaient parfois cachées sous l’eau. Le religieux franciscain Jaboatam, retrouve au récif devant Pernambuco, les saintes empreintes ; cependant dans cette seconde version de la légende, ou ne voit apparaître qu’un tout petit pied, comme celui d’un enfant de cinq ans, et le pieux narrateur suppose que c’est celui d’un jeune compagnon de l’apôtre. (Voy. le novo Orbe Seraphico, réimprimé en ces derniers temps par les soins de l’Institut historique et géographique de Rio de Janeiro.)

On ne se contente pas de reconnaître ces traces fameuses sur plusieurs points du littoral, et il serait bien long de les énumérer : on fait pénétrer résolument le saint voyageur dans l’intérieur du Brésil, et là, il inscrit sur la roche, en caractères gigantesques, l’histoire de sa mission. Il y a à Minas geraes, un village auquel on a donné son nom, c’est São Thomé das lettras. Un observateur sérieux, le général Cunha Mattos ne vit pas les fameuses inscriptions, mais il fut à même de constater la tradition et il pense que l’inscription fantastique que l’on remarque sur l’une des parois de la Serra das lettras, est due à quelque accident du terrain, à des dendrites, pour nous servir de ses expressions. (Voy. Itinerario do Rio de Janeiro ao Pará e Maranhão. Rio de Janeiro, 1836, 2 vol. in-8. T. 1er, p. 63.) C’est même aujourd’hui l’opinion qui a prévalu, et dans l’inscription gigantesque de la Serra das lettras, on ne voit plus maintenant qu’une infiltration de particules ferrugineuses qui sur les grès de la montagne a simulé des caractères d’écriture.

Quant aux hiéroglyphes grossièrement tracés en creux et dont l’origine indienne n’est pas douteuse, ils sont nombreux au Brésil ; et plusieurs ouvrages nous en ont transmis des fac-simile. Le grand voyage pittoresque de Mr. Debret 451en offre deux, qui ne manquent pas d’un certain intérêt. Nous voulons parler de l’inscription présentée par la montagne do Anastabia et des sculptures en creux exécutées sur un rocher qu’on rencontre à peu de distance des bords du Rio Yapurá, dans la province du Pará : il pourrait se faire que le discours du P. Yves fît allusion à ce monument original, et d’exécution fort grossière, dont Mr. Debret donne l’explication (T. 1er, p. 46), mais dans lesquels l’imagination la plus prévenue ne saurait trouver des bases pour asseoir une opinion historique ou religieuse.

En ce qui regarde les roches incisées dont parle notre bon moine, la tradition en est répandue dans l’Amérique entière, et ces accidents résultats des grandes commotions de la nature sont toujours expliquées par la légende indienne, en les attribuant au pouvoir souverain d’un demi-dieu, qui brise à son gré les rochers les plus rebelles au travail de l’homme et parfois les plus gigantesques ; à la Nouvelle-Grenade, le saut de Tequendama n’a pas d’autre cause ; il est dû comme on sait au grand Bochica. Sur le point dont nous nous préoccupons, il pourrait bien être question d’une ouverture faite au récif qui borde le littoral de Pernambuco et que l’on attribue au grand Sumé, ou à son représentant chrétien l’apôtre voyageur. (Voy. Fr. Antonio de Santa Maria Jaboatam, Novo orbe serafico brasilico ou Chronica dos Frades menores da provincia do Brasil, 2me édit. Rio de Janeiro, 1858.) Jaboatam écrivait son livre en 1761.

[164] Conference avec Iacoupen. p. 348.

Ce chef indien portait un nom bien connu dans l’ornithologie du Brésil. Le Jacupema n’est autre que le Penelope superciliaris. C’est un des meilleurs gibiers du Brésil.

[165] Le P. Martial d’Abbeville. p. 370.

La famille des Foulon, qui jouissait d’une haute considération à Abbeville avait voué plusieurs de ses membres à la vie monastique. Le P. Martial vint à Paris, avec son frère, le P. Claude ; ce dernier, dont l’article est si erroné dans la biographie universelle, était déjà gardien du couvent 452de sa ville natale en 1608, mais comme le P. Yves il avait commencé son noviciat en 1595 (le 9 juin). La bibliothèque de l’Arsenal possède un opuscule du P. Claude, devenu rare. Il est intitulé : L’arrivée des Pères Capucins et la conversion des sauvages à nostre sainte Foy déclarés par le R. P. Claude d’Abbeville, prédicateur Capucin à Paris, chez Jean Nigaut rue St. Jean de Latran, au 1613. On peut comparer cet écrit à l’article intitulé : Retour du sieur de Rasilly en France et des Toupinambous qu’il amena à Paris. Mercure français, T. 3, p. 164. L’histoire chronologique de la bienheureuse Colette, réformatrice des trois ordres du Séraphique Père St. François. Paris, Nicolas Buon, 1628, in-12, n’est nullement du P. Claude, comme le prétend Eyriès. L’Epitre dédicatoire est signée Fr. S. d’A., capucin indigne. Claude d’Abbeville était déjà mort, lorsque cet ouvrage parut. Après avoir vécu 23 ans en religion il s’éteignit à Rouen en 1616, et non en 1632.

[166] Nous partimes de Plume en Angleterre. p. 372.

Il faut lire Plymouth, Claude d’Abbeville écrit Plemüe.

[167] De Baiador nous rengeasmes cette côte d’Aphricque jusqu’à la riviere ditte Lore par les Espagnols. p. 372.

Il s’agit ici du Rio de Ouro.

[168] Ayant passé, nous vinsmes et arrivasmes en une petite Isle appelee Fernand de la Roque. p. 373.

On reconnaîtrait difficilement sous ce nom l’île de Fernão de Noronha, et non Fernando de Noronha, comme l’écrivent quelques géographes, elle est à 75° long. E. N. E. du Cap de São Roque, elle se trouve située par les 3° 48′ à 52′ de lat. Son voisinage du Cap St. Roch explique l’altération de son nom. Quelques vieux voyageurs écrivent Fernand de la Rongne ; le P. Claude est dans ce cas.

[169] Puis ceste isle qui jusques à maintenant avoit esté appelee l’Islette Ste. Anne par ce que nous y estions arrivez ce jour-là et à cause de Madame la 453Comtesse de Soissons qui se nomme Anne, laquelle est parente de Mr. de Rasilly. p. 374.

Cette dernière circonstance a été omise par le P. Claude.

[170] Ils nous appellent les grands prophetes de Dieu et de Ioupan et en leur langage du pays Carribain, Matarata. p. 376.

Il faut lire Toupan au lieu de Ioupan. Quant au mot Matarata, qui revient dans cette phrase, ne peut-on l’expliquer par l’adjectif Mbaráeté qui signifie fort. Il semble être sous cette signification dans le Tesoro de la lengua Guarani du P. Ruiz de Montoya.

[171] Le sieur du Manoir. p. 378.

Le capitaine du Manoir était établi depuis longtemps dans l’île et il s’y était créé de nombreuses relations. Ce fut lui, qui lors de l’arrivée des missionnaires, les accueillit et leur donna même un festin. « Aussi magnifique que l’on saurait faire en France, » dit le P. Claude. MM. de Rasilly et de Pezieux y assistaient. Ce fut de la résidence de du Manoir qu’on partit pour venir occuper l’endroit, où s’éleva le fort de St. Louis. Cet officier revint en France, avant la prise de possession du Maranham par les Portugais.

Lorsque nos forces navales eurent évacué les ports du Maranham, plusieurs Français ne suivirent pas l’exemple de du Manoir, et s’établirent dans la nouvelle colonie, mais on n’y admit guère que les artisans. On serait dans l’erreur si l’on supposait que la mission fondée avec tant de zèle par nos religieux fut abandonnée ; elle ne passa même pas dans un autre ordre, et les franciscains en restèrent chargés : on trouvera sur ce point tous les renseignements désirables dans l’Orbe Seraphico du P. Jaboatam. Ce recueil renferme une longue biographie de F. Francisco do Rosario moine célèbre de l’ordre de St. François, qui prit possession du couvent des capucins dix ans environ après l’abandon définitif que ceux-ci en avaient fait. Ce zélé missionnaire s’enfonçait fréquemment dans les solitudes inexplorées du Maranham et allait catéchiser les indiens. Il composa même 454en 1630, un savant ouvrage sur les tribus sauvages qu’il avait visitées. Ce livre malheureusement n’a jamais été publié, et serait s’il était retrouvé un précieux commentaire au voyage du P. Yves. Fatigué par ses travaux dont la multiplicité étonne l’imagination, F. Francisco do Rosario passa à Bahia, où il fut revêtu des dignités de l’ordre et où il mourut en odeur de sainteté le 24 février 1650. On affirme qu’il avait annoncé longtemps à l’avance les grands événements politiques qui faisant présager l’expulsion de l’Espagne rendirent son indépendance au Brésil. Il paraît qu’il avait été forcé de reconstruire en l’année 1625, les bâtiments qu’avaient commencé à élever nos religieux. Aussi est il regardé à St. Louis de Maranham, comme le véritable fondateur du couvent de son ordre.

Nous n’ajouterons plus qu’un mot destiné à clore les renseignements réunis dans ces notes. Non seulement ils trouveront leur complément dans le travail qui précédera la Relation du P. Claude d’Abbeville, mais on peut dès à présent les compléter par des ouvrages français contemporains, absolument négligés à ce point de vue, par les historiens de l’Amérique. Le P. Pierre de Jarric entre autres se trouve être dans ce cas. Qui s’attendrait en effet à rencontrer dans une histoire des indes orientales tous les faits religieux qui eurent lieu dans le Maranham, avant l’année 1607. C’est cependant en consultant le Vme livre de cette volumineuse Relation, qu’on trouve l’histoire tragique des PP. Francisco Pinto et Luiz Figueira, Jésuites portugais, qui furent les premiers à visiter l’intérieur des régions inexplorées, dont le littoral fut occupé par les français. François Pyrard, le voyageur Belge, fixé dans la petite ville de Laval, nous dit aussi dans sa Relation des Indes et surtout des îles Maldives, ce qu’on pensait du Brésil en Europe au temps où vivait le P. Yves. Il ne parle point néanmoins du Maranham et n’en pouvait point parler.

Il y a encore un fait remarquable à signaler c’est que cette belle province que le volume publié par M. Herold contribuera plus qu’aucun autre voyage ancien à faire connaître soit restée si longtemps en dehors de toute vie politique. 455Concédée dès l’origine aux fils de Jean de Barros, l’historien fameux des Indes, elle ne fut révélée à l’Europe que par une déplorable catastrophe ; puis, malgré sa fertilité et la magnificence de sa végétation on l’oublia. Elle figure cependant sur l’un des monuments géographiques les plus importants où l’on ait su spécifier ce qu’était le Brésil au XVIme siècle. Nous voulons parler de la belle carte de Gaspard Viegas, qui est datée du mois d’Octobre 1534, et que possède la bibliothèque impériale de Paris. Nul historien n’en avait fait mention jusqu’à ce jour et malgré son admirable exactitude pour les temps reculés où elle fut construite, elle serait restée longtemps ignorée encore, sans la docte obligeance de M. Cortambert qui nous l’a communiquée. Nous aimons à rappeler ici, que ce beau travail d’un géographe inconnu se liera désormais à la plus vaste et à la plus exacte reconnaissance des côtes du Brésil qui ait été acquise à la science en ces derniers temps, M. le capitaine de frégate Mouchez en fera l’objet d’un examen spécial dans son grand ouvrage nautique sur le littoral du Brésil.

Ici doivent finir les notes qui étaient nécessaires pour qu’on pût comprendre en France et même en Amérique, le texte de notre vieux voyageur. Nous n’ajouterons plus qu’un mot, et il est peut-être indispensable pour faire comprendre la valeur du précieux document que nous exhumons. Le compagnon fidèle du P. Yves d’Evreux, le P. Arsène de Paris, écrivait en 1613 au supérieur de sa maison à propos des régions qu’il évangélisait : « Je vous asseure, mon père, que quand on s’y sera un peu estably : On s’y trouvera comme en un vray paradis terrestre. » L’espérance du bon religieux n’était pas de celles, qui se réalisent complétement ; les choses ne marchent pas ainsi en ce bas monde ; mais sans être un paradis, le Maranham est devenu une des provinces florissantes d’un vaste Empire, qui va progressant. Au milieu de ces prospérités réelles et malgré les efforts d’esprits heureusement doués, les progrès intellectuels du pays ne sont pas tout ce qu’ils pourraient être ; les souvenirs du passé, qui servent si puissamment le développement des populations, 456y sont pour ainsi dire abolis. Point d’archives, point de bibliothèques publiques, peu d’institutions littéraires. Cela a été compris si bien par le chef de l’Empire, que dom Pedro II, chargea il y a dix ans l’un des esprits les plus actifs et les plus éminents de ce pays, d’aller examiner à St. Luiz l’état réel des dépôts littéraires de la capitale du Maranham. Nous ne prétendons pas reproduire ici les plaintes judicieuses et fondées de Mr. Gonçalvez Dias, sur l’état déplorable où il trouva les établissements qui devaient être l’objet de ses investigations. On peut lire son rapport écrit d’un style si mesuré, dans la Revista trimensal, que publie avec tant de zèle l’institut historique de Rio de Janeiro. Nous ne citerons qu’un fait, où il a dix années, tout au plus, Mr. Dias comptait encore deux mille volumes (nous voulons parler ici de la bibliothèque publique), l’almanach de 1860, donné par Mr. B. de Mattos n’en compte plus que 1030 dans le plus déplorable état ! Puisse la réimpression du P. Yves d’Evreux signaler une ère nouvelle dans la patrie d’Odorico Mendez, de Gonçalvez Dias et de Lisboa.

Imprimerie de Bär & Hermann à Leipzig.

Index alphabétique
de quelques dénominations employées dans le voyage
du
Père Yves d’Evreux.

(On n’a donné dans cet index sommaire, ni les mots appartenant aux dialogues, ni les expressions tirées des langues indiennes, et qui sont contenues dans l’introduction ou dans les notes.)

Table des matières.

 pag.
Introduction
I
Préface de F. de Rasilly
1
Préface au Roi du P. Yves d’Evreux
3
Advertissement au lecteur
7
Préface sur les deux traittez suivans
7
Premier traité.
Chap. I. De la Construction des chappelles de St. François & de St. Loüis en Maragnan
9
Chap. II. De l’Estat du Temporel en ces premiers Commencements
12
Chap. III. De la Construction du Fort de Sainct Louys & de l’ardeur des Sauvages à porter les terres
15
Lacune.
Chap. VII. De la Preparation des Tapinambos pour faire le Voyage des Amazones
20
Chap. VIII. Du partement des François avec les Sauvages pour aler aux Amazones
25
Chap. IX. Des choses qui arriverent en l’Isle pendant ce voyage & premierement des ruses d’un Sauvage nommé Capiton
30
Chap. X. De la venue d’une Barque Portugaise à Maragnan
33
Lacune.
Chap. XIII. De la Valeur & mœurs des Sauvages de Miary
39
Chap. XIV. Des Incisions que font ces Sauvages sur leurs Corps & comme ils font Esclaves leurs Ennemis
43
Chap. XV. Des Loix de la Captivité
48
Chap. XVI. Des autres Loix pour les Esclaves
52
Chap. XVII. Combien les Sauvages sont misericordieux envers les criminels de cas fortuit & sans malice
57
Chap. XVIII. Qu’il est aisé de civiliser les Sauvages à la façon des François & de leur apprendre les mestiers que nous avons en l’Europe
63
Chap. XIX. Que les Sauvages sont tres-aptes pour apprendre les sciences & la vertu
68
Chap. XX. Suitte des Matieres precedentes
72
Chap. XXI. Ordre & Respect que la Nature a mise entre les Sauvages, qui se garde imviolablement par la jeunesse
76
Chap. XXII. Que le mesme ordre & respect se garde entre les filles & les femmes
85
Chap. XXIII. De la consanguinité, qui est parmy ces Sauvages
91
Lacune.
Chap. XXV. Des humeurs incompatibles avec les Sauvages
99
Chap. XXVI. De l’Oeconomie des Sauvages
103
Lacune.
Chap. XXVIII. Du soin que les Sauvages ont de leur corps
105
Chap. XXIX. De quelques indispositions naturelles, auxquelles les Sauvages sont subjects ; Et quels noms ils donnent aux membres du corps
112
Chap. XXX. De quelques maladies particulieres à ces Païs des Indes, & de leurs remèdes
117
Chap. XXXI. De la Mort et funerailles des Indiens
124
Chap. XXXII. Du retour en l’Isle du sieur de La Ravardiere, & de quelques Principaux qui le suivirent
130
Chap. XXXIII. Du voyage du Capitaine Maillar dans la terre ferme, en l’habitation d’un grand Barbier : Description de ceste terre, & des tromperies de ce grand Barbier
134
Chap. XXXIV. De la venue des Tremembaiz : comme on les poursuivit, & de leurs habitations & façons de faire
139
Chap. XXXV. De l’Arrivee des Long-cheveux à Tapouïtapere, & du voyage d’Ouarpy
144
Chap. XXXVI. Des Astres & du Soleil
147
Chap. XXXVII. Des Vents, Pluyes, Tonnerres, & Eclairs qui sont en Maragnan & autres lieux voisins
151
Chap. XXXVIII. De la Mer, eaux & fontaines de Maragnan
155
Chap. XXXIX. Des Singularitez de quelques arbres de Maragnan
158
Chap. XL. Des Poissons, Oyseaux & Lezards qui se trouvent en ces Pays
163
Chap. XLI. De la Pesche de Piry
167
Lacune.
Chap. XLIII. De la chasse des Rats, Fourmis & Lezards
173
Chap. XLIV. Des Araignes, Cigales & Moucherons
180
Chap. XLV. Des Grillons, Cameleons, Mouches, & des Taignes qui sont en ces Pays
187
Chap. XLVI. Des Onces & des Guenons qui sont au Bresil
196
Chap. XLVII. Des Aigles & grands Oyseaux & d’autres petits Oyseaux qui sont en ces Pays là
201
Chap. XLVIII. Responce à plusieurs demandes, qu’on fait en ces pays des Indes Occidentales
208
Chap. XLIX. Instruction pour ceux qui nouvellement vont aux Indes
214
Chap. L. De la Reception que font les Sauvages aux François nouveaux venus & comme il se faut comporter avec eux
218
Second traité.
Chap. I. Des fruicts de l’Evangile, qui tost parurent par le Baptesme de plusieurs enfans
227
Chap. II. Du Baptesme de plusieurs malades & anciens lesquels moururent apres l’avoir receu
237
Chap. III. Du Baptesme de plusieurs adults, specialement d’un nommé Martin
244
Chap. IV. Des Grands fruicts que fit cet homme Chrestien en l’instruction & conversion de ses semblables
254
Chap. V. D’un indien condamné à la mort, lequel demanda le Baptesme, avant que de mourir
259
Chap. VI. Formulaire des Harangues que nous faisions aux Sauvages, quand ils nous venaient voir, pour les attirer à la cognoissance de nostre Dieu, & à l’obeissance de nostre Roy
264
Chap. VII. Formulaire de la Doctrine Chrestienne, laquelle les Catecumenes apprenoient & recitoient par cœur, avant que d’estre baptisez
271
Chap. VIII. Quelle Croyance naturelle ont les Sauvages de Dieu, des Esprits & de l’Ame
277
Chap. IX. Des Principaux moyens, par lesquels le Diable a retenu ces pauvres Indiens un si long-temps dans ses cadenes
284
Lacune
Chap XI. Comment le Diable parle aux Sorciers du Bresil, leurs fauses propheties. Idoles & sacrifices
292
Chap. XII. De quelques autres ceremonies diaboliques pratiquees par les Sorciers du Bresil
305
Chap. XIII. Des Signes manifestes de la ruine du Diable en ces Pays de Maragnan
310
Chap. XIV. Que les enfans du Bresil termineront & finiront le Royaume de Lucifer, & commenceront à establir le Royaume de Jesus Christ
318
Lacune
Chap. XVI. Conference premiere avec Pacamont, grand Barbier de Comma
325
Chap. XVII. De la Seconde Conference que j’eus avec Pacamont
333
Chap. XVIII. Conference avec le grand Barbier de Tapouytapere
340
Chap. XIX. Conference avec Jacoupen
348
Chap. XX. Conference avec le Principal d’Oroboutin
354
Chap. XXI. Conference avec la Vague, l’un des Principaux de Comma
359
Discours & Congratulation à la France : Sur l’arrivee des Peres Capucins en l’Inde nouvelle de l’Amerique Meridionale en la terre du Brasil
365
Extrait & tres-fidele Rapport de six paires de lettres des Reverens Peres Claude d’Abbeville et P. Arsene predicateurs Capucins, escrittes tant aux Peres de Paris de leur ordre, qu’autres personnes seculieres, dont il y en a quatre du R. P. Arsene, & une du P. Claude, & une commune des deux ensemble
371
Sommaire Relation de quelques autres choses plus particulieres qui ont esté dictes de bouche aux Peres Capucins de Paris par Monsieur du Manoir
378
Lettre que les Peres Capucins ont escrit à Monsieur Fermanet
381
Relation d’un matelot venu du mesme pays, faicte au R. P. Gardien du Havre de Grace, de quoy il donne advis au R. P. Commissaire
382
Notes critiques et historiques sur le voyage du P. Yves d’Evreux
385
Index alphabétique du voyage du P. Yves d’Evreux
III
Table des matières
VII

NOTES DU TRANSCRIPTEUR

L’orthographe est conforme à l’original. Toutefois, dans le texte de 1615, on a remplacé les abréviations par signes conventionnels (par exemple « cõme » pour « comme »). On a distingué les u/v et i/j, uniquement en français et en latin.

Le typographe de Leipzig ayant fait amplement preuve de ses limites en matière de connaissance du français (environ une erreur manifeste par page dans l’introduction en français moderne), on s’est permis de corriger de nombreuses erreurs manifestes (par exemple « uauqel » pour « auquel »), puisqu’il était impossible de distinguer entre des coquilles intentionnellement conservées de l’édition de 1615 et des coquilles introduites dans la réédition. On a notammment retouché les accents et apostrophes (« a » au lieu de « à », « t’on » au lieu de « ton », etc.).

Les notes numérotées de [1] à [52] correspondent aux notes en bas de page de l’original, dans l’introduction.

On a numéroté de [53] à [171] les notes situées en fin d’ouvrage (l’original ne comprenant aucun renvoi vers ces notes depuis le corps du texte, ni aucune numérotation).

Le typographe de Leipzig a fait usage des caractères espacés (selon l’usage allemand) en guise d’italiques, dans les pages 4 à 15. On a remplacé par des italiques par homogénéité avec le reste de l’ouvrage. Les caractères espacés à l’intérieur d’un passage en italique page 412 ont été remplacés par des caractères gras.

On a indiqué dans la marge droite les numéros de page de l’édition de 1864, et dans la marge gauche les numéros de folio de l’édition de 1615, indiqués en marge à partir de la page 17.