The Project Gutenberg eBook of Fantasques: Petits poèmes de propos divers

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Title: Fantasques: Petits poèmes de propos divers

Author: Auguste Gilbert de Voisins

Release date: December 22, 2022 [eBook #69605]

Language: French

Original publication: France: Georges Crès, 1920

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FANTASQUES: PETITS POÈMES DE PROPOS DIVERS ***

GILBERT DE VOISINS

FANTASQUES

PETITS POÈMES DE PROPOS DIVERS

PARIS
ÉDITIONS GEORGES CRÈS & Cie
21, Rue Hautefeuille, 21

MCMXX

DU MÊME AUTEUR

à paraître

Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays

 

I
DÉDICACE

Pour Henri de Régnier. — Maître, accepterez-vous
L’hommage de ces jeux fantasques de ma muse ?
S’il s’en trouve un ou deux (ou trois) qui vous amusent,
Savoir que vous avez souri me sera doux.

II
PROMENADE

Monté sur son cheval jaune, taché de cendre,
Le poète Bashô, l’œil souriant, s’en va
Composer un poème ironique mais tendre
Auprès des bords inspirateurs du lac Biva.

III
DÉFINITION

Une épigramme est un fétu, lourd de rosée,
Sur lequel une libellule s’est posée.

IV
COURTOISIE

Il est des crapauds vils et des crapauds de race.
Si tu vois, au milieu de ta route, un crapaud
Qui refuse de fuir ou de céder la place,
Fais halte et n’omets point d’enlever ton chapeau.

V
AQUARIUM

Vision sous-marine :
Contre le sable d’or,
Parmi les entrelacs des algues purpurines,
Une élégante anguille se détord,
Tandis qu’un coquillage aux tons mauves s’enroule
Suivant le mouvement supérieur des houles.

VI
SUR LES PROPOS VARIÉS DE CES VERS

Odelette fantasque…
Je voudrais dire, ici,
L’ombre et le masque,
La brise de passage,
L’oiseau qui m’a séduit,
Certain mirage,
La renaissance d’une fleur
Au sein du souvenir, un mot plein d’impudeur,
Et quelques rêves très chers, très graves,
Mais ne pas insister du tout,
Musarder plaisamment, sans entraves,
Enfin, parler de vous
Et de moi,
Tout bas, en confidence, à mi-voix,
Sans que l’on s’en doute,
Et cueillir, sur le bord de ma route,
Un cri de douleur, un rire,
La branche qu’un souffle agite,
Le long frémissement d’une lyre,
Et briser ma flûte ensuite.

VII
INATTENTION

Un saule, au bord de l’eau, lui tend ses souples bras,
Un rossignol l’implore. — Elle n’écoute pas.

VIII
RÉSERVE

Les étoiles qui, sur ces fleurs, mènent leurs danses
Prennent le nom de lucioles, (par décence).

IX
AVERTISSEMENT

Surtout, ne lisez pas mon livre d’une haleine.
Je vous offre ce bol de riz comme un en-cas
Dont les grains détachés ne font point un repas.
Picorez au hasard, sans y prendre de peine,
Et si quelque piment colle à vos bâtonnets,
Ne m’en veuillez pas trop, (même congestionné),
Souriez et passez, pensez à d’autres choses,
Occupez-vous d’algèbre ou lisez de la prose.

X
POSTICHES

Bien qu’une toison teinte en blond me rajeunisse
Et que mon ratelier puisse être vu de près,
Cela me donne moralement la jaunisse
Que vous ayez toutes vos dents et l’œil si frais.

XI
NONCHALANCE

« Voyons, Pierrot ! piler du noir, ronger des os,
Ce sont autant de gestes vains ! En réponse aux
Refus de folle, il n’est que de forcer la porte ! »
Mais Pierrot s’étirait comme une herbe des eaux.

XII
RÈGLE DE VIE

Si vous voulez goûter la paix et le dédain
Du monde, mêlez-vous d’abord à la bagarre.
Avant de cultiver sans bruit votre jardin,
Il vous faudra passer par les verges bulgares.

XIII
A QUELQUES AMIS, CHOISIS

L’heure est dure, je souffre d’elle ;
Que faire pour m’en consoler ?
J’écris quelques lignes nouvelles
Et crois avoir volé
Par ce moyen à la mélancolie
Le droit qu’elle avait de m’étreindre…
— Hypocrite ! n’est-ce pas feindre
En chantant d’oublier le mal dont tu souffris ?
— Oui, mais un long moment de douce paix s’ensuit.
Par divertissement, j’épouse des querelles
Etrangères, je songe à celles
Qu’aux jours passés je défendis ;
Je me retrouve avec des camarades
Bien vivants en mon souvenir,
D’un geste spirituel, je m’évade
Loin du monde sans cœur qui veut me retenir ;
Ainsi, je reprends du courage
Et je me ressaisis ;
Voilà pourquoi je parle dans ces pages
De quelques amis, choisis.

XIV
DÉCISION FERME

Et maintenant, je pars ! adieu !
J’aime mieux vivre
Près d’une lampe, avec un livre,
Que d’agoniser sous vos yeux.
Sans déranger ami ni prêtre,
(Et sans mourir), demain matin, j’aurai l’honneur
De ne plus être
Votre très humble serviteur.

XV
CERTITUDE

Charme divers des jours, nuages qui sont bus
Par le soleil, midis d’une splendeur étrange,
Crépuscules vêtus de brume, horizons nus,
Ciels radieux… mais mon amour jamais ne change.
Orages menaçants qu’un coup de vent détruit,
Matins de jade, soirs d’opale, d’où la pluie
Chassera les derniers rayons, sereines nuits…
Mais pourquoi voulez-vous que mon amour varie ?

XVI
VERLAINE

Un clair de lune pur et des masques ; plaisirs
Orientés et parfumés à toute brise ;
Quelques beaux chants de rossignol et, pour finir,
Une rose, fleurie à l’ombre de l’Eglise.

XVII
COMPLIMENTS

Vous êtes l’oiseau bleu, le duvet et la bulle ;
Vous êtes ce duvet qui vole sur le vent,
Et cet oiseau d’azur, mouvant et décevant,
Et cette bulle d’air qui s’ouvre vide et nulle.

XVIII
RÉPONSE

Ta doctrine est menteuse. Ecoute donc le cri
De la divinité, la plainte humaine et celle
De la bête traquée en son modeste abri !…
— J’entends gémir un pou qui meurt sous ton aisselle.

XIX
HEURE PASSÉE

Retournons en arrière…
L’enfant court comme un fou dans le grand jardin vert
Encore tout mouillé de l’averse d’hier ;
L’enfant court, son âme est ravie.
— C’est donc toi que je regarde, ce soir,
Toi seul qui m’apparais avec tes grands yeux noirs
Avides de jouir,
Déjà tout éblouis par les feux de la vie,
Toi dont le souvenir
Me fait envie ?
— Petit garçon, tu connaissais l’ennui
De la chambre fermée
Ou des livres ; qu’est-il près de celui
Des trop longues années !
En souriant, je vois
Ces travaux qui te semblaient d’un tel poids,
Tes chagrins, tes rêves, tes joies…
Ainsi je comprendrai peut-être, toi que j’aime,
Comment je suis devenu moi-même
Quand, jadis, j’ai été toi.

XX
VISIONS D’HIVER

Faisant craquer la neige dure du chemin,
Deux enfants, la main dans la main,
Tout grelottants, puis une mendiante
Maigre, couverte de sa mante
En lambeaux…
Dans l’air pâle, un corbeau.

XXI
SENTEUR DÉPRÉCIÉE

Lorsqu’on a respiré l’hyacinthe et la rose,
Le parfum d’une courtisane est peu de chose.

XXII
BAL CHAMPÊTRE

Sous les tilleuls, j’entends bruire des guitares.
Hâtons-nous d’accourir… Et voici que le son
D’une flûte a passé. La fête se prépare ;
L’herbe est tendre, la lune est bien ronde, — dansons.

XXIII
SOIR

Le crépuscule est achevé ; je marche sous
L’ombrage poussiéreux des bosquets de bambous,
En écoutant, seuls bruits de la nuit indécise,
Les soupirs d’une brise, le cri des hiboux
Et les aveux dits à mi-voix de Cydalise.

XXIV
A UNE DANSEUSE

Quelle image choisir quand vous entrez en scène ?
Etes-vous tourbillon, serpent, sylphe ou sirène ?

XXV
HOMMAGE

Je te vénère, toi, qui, la nuit, vas semer
Des rêves dans l’esprit d’un maigre chat pâmé,
Toi qui jettes des diamants dans les gouttières
Et le mensonge au fond de certains yeux aimés,
Divine entremetteuse ! ô lune empérière !

XXVI
DÉSIR SAUGRENU

Quand tu me dis que tu veux être singe,
Dans la grande forêt,
Pour danser sous la lune au fade teint de linge,
Pour t’ébattre tout près
Du ciel sombre,
Pour compter les étoiles en nombre
Excessif,
(Sans pour cela prendre l’air pensif,
Scientifique et morose),
Pour manger librement mille choses
Exquises : des fruits verts, des fruits pourris, des roses
Et de petits oiseaux savoureux,
Pour goûter le plaisir d’être deux,
Avec ta chère guenon qui se balance
(Quelle imprudence !)
A bout de bras,
Sur les rameaux qui plient…
Ami, quand tu me dis cela, serait-ce pas
Que tu veux fuir jusqu’au trépas
Cette autre guenon qu’est la vie ?

XXVII
BRUITS DU SOIR

Ce sont d’abord des commérages
De paysannes ; les manants
Répètent ce qu’en leur village
Les femmes content ; maintenant,
Quelques enfants se cherchent noise,
J’entends des cris et des jurons ;
Plus tard, en des luttes courtoises,
Les grenouilles disputeront,
Mais, quand la nuit sera bien close,
Silence… et le parfum des roses.

XXVIII
PREMIÈRE ÉPITAPHE PLAISANTE

Ci-gît le redouté capitan Spezzafer
Qui savait, d’un seul geste, embrocher de son fer
Les aunes de boudin et la coquecigrue.
Quand il marchait, son pas tenait toute la rue,
Sa plume de bonnet piquait les astres d’or…
Or il vient de mourir… il est tout à fait mort.

XXIX
SERMENTS DOUTEUX

Charmante enfant, vous m’assurez
Que vous êtes encore intacte
D’un air beaucoup trop déluré
Pour que je signe le grand pacte.

XXX
IMITATION

Le perroquet redit les phrases
En durcissant un peu leur son ;
Avec une pointe d’emphase,
Vous parlez de même façon.

XXXI
CHANSON GUERRIÈRE

Pour se préparer à la lutte
Contre le méchant épervier,
L’oiseau de mes songes turlute
Sous le ciel morne de janvier.

XXXII
POUR LES MORTS

On ne saurait donner de trop belles louanges
A ceux que l’on aime et qui vivent,
Mais, quand ils ont changé de rive,
Le mensonge pieux, par une ruse étrange,
Fait qu’on ne les reconnaît plus.
— Si vous l’avez beaucoup aimé, très bien connu,
Beaucoup pleuré, ne modelez pas dans la cire
Ce cher visage disparu ;
Quand vous voudrez le voir sourire,
Conservez-le tel qu’il fut.
— Les morts vont vite, a-t-on dit…
Ceux-là seuls que l’on a détruits
En faisant d’eux
Des dieux.
Les autres restent des amis,
Non point morts, à peine assoupis.
Regardez-les dormir,
Dessinez de leurs traits des images précises,
Car seul un souvenir
Juste les éternise.

XXXIII
OPINIONS JUSTIFIÉES

La carpe estimera les parfums de l’été,
Le sourd discutera de gammes et d’arpèges,
Le nègre donnera son avis sur la neige…
Vous, ma chère, vous parlerez de pureté.

XXXIV
SCRUPULE

Dès maintenant, je me demande, avec dépit,
Si ce livre valait la peine d’être écrit…

XXXV
SUJETS DIVERS

Notons encor deux vers dans le goût japonais,
Pour fixer le reflet d’un rayon qui renaît,
Deux autres, de courbe évasive, pour décrire
La spirale volubile de votre rire,
Celui-ci qui suivra les cyprins du bassin,
Ce dernier pour humer les roses de vos seins.

XXXVI
DOUBLE AMOUR

Laure me donne du plaisir
Par ses jeux délicats, par ses chaudes étreintes,
Mais Paulette, poudrée et peinte,
Sans avoir l’air de rien, sait me faire souffrir.
Paulette a tout mon cœur et toutes ses blessures
Et toute sa rancœur, mais Laure tient encor
Mon pauvre corps
D’une main sûre.

XXXVII
REFLET DANGEREUX

Le colimaçon noir humecte
D’un sillon de bave suspecte
Ce laurier vert. Piège d’insecte…
Splendeur abjecte…
Fourmi ! pour querir ton repas,
Sois prudente, ne te hasarde
Pas
Sur ce sentier brillant ; prends garde.

XXXVIII
SOURIRE

Votre sourire est bien à vous,
Je ne l’ai jamais vu chez personne ;
Un peu railleur, triste, très doux,
Un peu mystérieux, il donne
Des rêves sans prix ; il paraît
Quelquefois trop subtil…
Se moque-t-il ?
Serait-il prêt
A me tromper, ce clair sourire ?
En sa belle courbe indécise
Devrait-on lire
Une feintise ?
— Non point, car il m’apporte, à moi,
Chaque matin, comme un présent nouveau,
La paix, la joie
Et le repos.
Entendez bien : la longue paix sans nul ennui,
La sourde joie avec ses discrétions rares,
Enfin le grand repos de l’amour, qui prépare
Au repos sombre de la nuit.

XXXIX
PRÉCISIONS

Tout ce qui se divise et qui devient poussière
En se subtilisant nous apparaît confus ;
Votre pensée offerte en paroles sincères
Ne se détaille pas ou perd de sa vertu.

XL
QUELQUES FLEURS

1

Chevelu, sans parfum, tout droit, toujours le même,
Il lui suffit qu’on dise : « Ah ! le beau chrysanthème ! »

2

Le muguet est modeste, hélas ! avec excès.
On fait grand cas de la modestie. — Il le sait.

3

Un lys, dans mon jardin brûlant, souffre et s’ennuie.
Je voudrais qu’il tombât, ce soir, un peu de pluie.

4

L’hortensia devient rose ou bleu. Quand il change,
C’est moins selon ses goûts que suivant ce qu’il mange.

5

J’aime les rêves que m’inspire l’orchidée,
Mais la tenir pour une fleur… ah ! quelle idée !

6

L’iris à trop servi de décor. Je le vois,
Peint sur un mur, plus à son aise qu’en un bois.

7

De quel bizarre amour et pour quelle raison
Prisez-vous un œillet fleuri hors de saison ?

8

Cueillie à l’aube d’un beau jour, la marguerite,
Bien qu’elle soit un peu vulgaire, a son mérite.

9

J’accorde que la reine des fleurs est la rose.
Mais qu’en dire, après tant de vers et tant de prose ?

XLI
HIÉROGLYPHES

Regardez à vos pieds, devinez le problème :
Sur la neige, cette écriture en fins réseaux,
Ce lacis délicat fait d’arabesques blêmes,
Qui donc le dessina si bien ? — Pattes d’oiseaux ?

XLII
AME CAPTIVE

Elle voudrait courir
Par le monde,
Elle voudrait courir en vagabonde,
Au gré de son désir,
Elle voudrait errer sous les palmes d’une île
Des tropiques,
Entendre, au loin, de fiévreuses musiques,
Se promener à cheval dans des villes
Rouges et galoper sur une grève
Neuve, devant la mer que nul souffle ne ride,
Sans autre guide
Que le torrent clair de ses rêves.
— Or elle court,
Il est vrai,
Dans le sens qui lui plaît,
Mais toujours
En rond, sur la même aire nue,
Elle bondit, en achevant son tour,
Comme fait une chèvre au piquet retenue,
Et chacun de ses bonds est trop court.

XLIII
ÉPÎTRE AFFECTUEUSE

C’est à Montbéliard que j’adresse ma lettre.
J’ai, là-bas, une amie exquise qui paraît
Soucieuse de moi. — Je n’ose me permettre
De vous dire son nom : cela lui déplairait.

XLIV
CHEMIN PERDU

Temps couvert et bouché, sentier gluant, la route
S’enfonce mollement en un brouillard obscur.
On atteindra l’étape avant ce soir, sans doute,
Mais pressons-nous : le ciel est noir, le ciel est mûr.

XLV
TÉLÉGRAMME RECOMMANDÉ

« Grand’tante décédée au milieu de la nuit.
Testament excellent. Trente mille. Cousine
Hortense furieuse. Avertis Célestine
Nous faire un cassoulet pour lundi. Lettre suit. »

XLVI
VISAGE

Tête sombre aux cheveux courbés en ondes lentes,
Regard vivant et grave où je lis mon destin,
Bouche malicieuse et pourtant consolante,
Cher visage en exil, beau visage lointain !

XLVII
RETRAITE VOLONTAIRE

Consignez-moi près d’un marais brûlant de fièvre,
Sur une île déserte, un volcan du Pérou,
A l’un ou l’autre bout du monde, n’importe où,
Mais pas en ce chef-lieu de canton de la Nièvre !

XLVIII
DEUXIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Ci-gît et se recueille Isabelle aux doux yeux.
Ayant vécu d’amour, elle poussa la porte
De l’enfer et croyait s’ouvrir ainsi les cieux.
Elle est morte, très morte, hélas ! tout à fait morte.

XLIX
CHANT TRISTE

Un coulomb pleure sous les feuilles…
Pas un cœur généreux qui m’accueille
Et qui m’empêche de souffrir,
Ou me montre, dans l’avenir,
Un coin d’horizon bleu !
Pas un cœur tendre qui me dise :
« Peut-être t’aimerai-je un peu ! »
… Si je voyais, sur la mer grise,
Une île verte,
Tout aussitôt, mon âme ouverte
Fleurirait,
Un parfum frais
En monterait dans l’air de l’aube !
Alors, la bête à son réveil, l’oiseau qui rôde
Et les abeilles en maraude,
Viendraient me dédier leurs grâces et leurs laudes,
En les murmurant tour à tour…
Mais pas un cœur ne veut m’aimer ! pas un cœur n’ose
Pleurer près de moi, même en fraude !
… Et le coulomb pleure toujours.

L
LOTERIE

Mon ami se marie. — Avant qu’on ne la mange,
Sait-on quelle saveur nous réserve une orange ?

LI
NOCTURNE

L’ombre s’étend
Très tendrement
Sur mon étang,
Comme pour en caresser l’onde.
— Par les rameaux, la lune ronde
Risque un regard, de temps en temps.

LII
LETTRE A UN JEUNE AUTEUR

Par son marivaudage et sa gaîté subtile,
Votre livre me plaît, bien qu’il paraisse long.
Il est discret, badin, j’en goûte fort le style,
Mais vos phrases n’ont-elles pas un cul de plomb ?

LIII
CONTEMPLATION

Avant que de franchir ton seuil, regarde encore,
Penché sur ta béquille et le visage au ciel,
Dans l’air aromatique et chaud que l’heure dore,
Au-dessus des pins noirs, cette lune de miel.

LIV
PUDEUR CROISSANTE

Ses yeux baissés semblaient me désigner sa bouche.
Les voici clos. Que veut-elle ? Mais… qu’on la couche !

LV
TROISIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Le Docteur Bolonais qui dort tout de son long,
Ici même, a tué Léandre, Pantalon,
Isabelle, Valère et, pour finir, sa femme,
Farinette aux yeux clairs. — Ce médecin des corps,
En un nouveau séjour, va-t-il soigner des âmes,
Maintenant qu’il est mort ?

LVI
SOUVENIRS D’UN PAYSAGE LOINTAIN

Me retrouver loin des rues,
Loin du tumulte toujours accru
Que font les hommes d’ici-bas,
En ce pays,
Par leurs combats !
Me retrouver dans la plaine où le riz
Foisonne,
Contre la glaise humide et rouge,
Où, dans l’herbe, le serpent bouge,
Où les fleurs s’étonnent
D’être si belles et si brèves,
Où la terre est pleine de sève,
Où les oiseaux ont tant d’éclat !…
Banyans noueux chargés de pierres
Que leurs racines enserrent
De cent bras !
Bosquets de bambous bleus qui redisent,
D’une voix fine et jamais importune,
De très vieux secrets à la brise,
Sous l’œil si jaune de la lune !

LVII
BALLET CHINOIS

Au lieu de composer des sentences morales
Ou de subtiliser sur la vertu des lois,
Je frappe d’un maillet la pierre musicale
Et les cent animaux dansent autour de moi.

LVIII
IMPROMPTU

Un palmier souple, une cascade,
Un érable où l’hamadryade
Survit encor,
La plainte en pleurs d’une colombe,
Le bruit d’une feuille qui tombe
En robe d’or,
Des abeilles gagnant leur ruche,
Pour camarade, dame Pluche
Au verbe haut,
Pour ami, celui qui sait dire
Ses chagrins avec un sourire :
Fantasio ;
Dans le ciel, un blanc vol de nues,
Quelques vérités toutes nues
Et l’air du temps…
En faut-il plus pour que l’on plonge
Dans la vie ainsi qu’en un songe ?…
(Heureux, j’entends.)

LIX
REGARD INDISCRET

Par sa gueule, on peut voir, quand la grenouille bâille,
(Comme peut-être, chez la femme, par les yeux),
Le cœur et ses pensers, le ventre et ses entrailles,
Mais on les voit, chez la grenouille, beaucoup mieux.

LX
TRAVAUX DOMESTIQUES

Je dédaigne ce que l’on mange :
Pendant que mon épouse range
Les confitures et les poires
Dans les recoins secrets de l’odorante armoire,
Je fais des mots carrés et des mots en losange.

LXI
ÉPIPHANIE

Melchior, Balthasar et le nègre Gaspard
S’étaient rencontrés, par hasard,
Marchant d’une façon majestueuse et grave,
Devant l’étable, au carrefour de trois chemins,
Avec leur escorte d’esclaves.
Melchior serrait dans ses mains
Un lourd présent de myrrhe,
Balthasar portait une lyre,
Gaspard, enfin, traînait un grand cheval de bois.
Après s’être, sur leurs tributs,
Complimentés avec force saluts,
Ils entrèrent tous trois.
— Là se trouvaient Jésus, la Vierge,
Joseph, l’âne et le bœuf, éclairés par des cierges
Dont les flammes semblaient d’or.
L’Enfant respira la senteur exquise
Qu’apportait Melchior,
Fit murmurer sur la lyre une brise,
Puis, regardant Gaspard, pour lui dire merci
Baisa le grand cheval et le grand nègre aussi.

LXII
ATTENTION DÉLICATE

Je vais me fournir d’eau chez mon voisin depuis
Qu’un liseron retient la corde de mon puits.

LXIII
TOURISME

Un petit ânon bistre et blanc s’impatiente
Sur la plage de sable où tu fais la pédante.
L’âne est délicieux, ton discours saugrenu ;
Le fleuve roule devant nous ses ondes lentes
Où quelques négrillons s’ébattent, un peu nus,
D’une façon qui te paraît inconvenante.

LXIV
ABSENCE

Il ne connaîtra plus les brises qu’il aima,
Le crépuscule obscur, l’aube argentée ou blême,
L’air odorant des pins, l’air de Matsushima…
Jamais il n’entendra l’écho de ses poèmes.

LXV
A MES MOINEAUX

Moineaux qui picorez le raisin de ma treille,
Tout en vous nourrissant selon votre appétit,
Evitez avec soin de manger les abeilles.
Il faut que les petits songent aux plus petits.

LXVI
SPÉCIALITÉS

L’ornithorynque (dit paradoxal), le renne
Caribou, la vigogne et le grand tamanoir
Sont les seuls animaux que je voudrais avoir
Dans mon petit jardin de Clichy-la-Garenne.

LXVII
SUPPLICE CHINOIS

Sans même discuter, je cède à tes prières…
Tombant avec un bruit maigre, insistant et fin,
La moindre goutte d’eau sait creuser une pierre.
Pour me convaincre, toi, tu bavardes sans fin.

LXVIII
VACANCES

Et la mare aux mille miroitements,
Aux molles moires ;
Et la terrasse où nous échangions nos serments,
Dix ans après, par un beau soir,
Mais qui servait alors de champ de courses ;
Et les vieux pins où nous grimpions comme des ours,
Les bosquets où le peau-rouge campe,
L’escalier dont nous descendions la rampe
A califourchon, malgré la défense
De nos parents… Ah ! quand j’y pense !…
Enfin nos jeux,
Et mes grands cris, et vos manières,
Et la façon dont vous disiez : « Je veux ! »
Souvent, vous me tiriez les cheveux,
(Vous étiez très autoritaire),
Et parfois vous me battiez presque.
Moi, je vous laissais faire
Par sentiment chevaleresque,
Mais vous en abusiez : vous vous saviez aimée !
— Reflets bariolés, échos brouillés, fumées…

LXIX
PANNEAU BRODÉ

Cabré, le daim soyeux veut happer une mouche ;
Sa biche, tendrement, le suit d’un œil qui louche.

LXX
HARMONIE

— C’est une nuit très pâle, une nuit de féerie,
Faite pour le baiser ou pour un tendre aveu.
La plaine, en ses lointains, s’estompe peu à peu,
L’heure que nous vivons est une rêverie.
— La lune, sur les bois, pose sa broderie
De fils d’argent et l’herbe exhale un brouillard bleu…
Ce voile fait d’azur terni, traversons-le :
Un songe est là qui veille au bord de la prairie.
— Pénétrons la futaie en suivant le chemin
Fréquenté par le faune et, la main dans la main,
Contemplons le sommeil des nymphes décoiffées,
— Puis nous reviendrons sur l’herbe du pré natal
Interrompre vos jeux si purs, ô blondes fées
Qui lancez vers la lune un globe de cristal !

LXXI
PROPOS MONDAINS

Dans un accès sentimental, le sous-préfet
Du Loir-et-Cher, parlant à des dames âgées,
Déplore de façon très fine les effets
Désolants des amours bien ou mal partagées.

LXXII
SECRET

Vous offrez le semblant d’une boîte à surprises :
J’ai peur des rires fous où votre voix se brise
Et je ne sais pas plus ce qui mûrit en vous
Que le Doge ce qui se tramait à Venise.

LXXIII
CHAÎNE SANS FIN

Un vieux guerrier poursuit de passion fervente
Une femme de peu qui voit tout l’avenir
Dans les yeux d’un jeune homme épris d’une servante
Friande du guerrier. Et tous, voudraient mourir.

LXXIV
ODILON REDON

Onze
Fleurs de teintes somptueuses, piquées
Dans un vase à reflets de bronze :
D’abord une nombreuse orchidée,
Grappe retombante, marquée
De petits points d’écaille,
Puis deux glaïeuls rouges et froids, faits en émail,
Quatre pavots éblouissants,
Couleur de sang,
Couleur d’ambre,
Et ce cinquième pavot, bien plus sombre,
Aux pétales poudrés de cendre,
Discrètement caché dans la pénombre
Que projette
Une ample et large feuille verte,
D’un vert veiné de malachite,
Enfin, ouvrant leurs tiges maigrelettes
Comme des branches d’éventail, trois marguerites
Dont le cœur est d’un jaune pur…
— Magnifique bouquet pour éclairer ce mur.

LXXV
OPINIONS

L’escargot méprise la flèche
Qui n’emporte pas de fardeau ;
Le peuplier trouve trop sèche
La hampe du jet d’eau.

LXXVI
ACROBATIE

Je te laisse absolument libre
De t’amuser, fourmi, mais tu
Risques de perdre l’équilibre
Sur le fil de ce fin fétu.

LXXVII
FAÇONS D’ÊTRE

L’alouette remonte
En chantant, après être tombée en plein champ.
La cascade a grand’honte
De s’étendre dans l’herbe en étouffant son chant.

LXXVIII
ARBRE MÉMORABLE

Veillez avec respect sur le poirier sauvage.
Cet arbre est, entre tous, un noble végétal.
Le prince de Chao coucha sous ce feuillage
En revenant, jadis, dans son pays natal.

LXXIX
ANALOGIE

Une guêpe jaune et venimeuse bourdonne
Au sein d’un liseron simple, couleur de ciel.
Candeur fausse mais séduisante, cœur cruel…
Esquisse ?… Non, c’est un portrait. Je vous le donne.

LXXX
NOSTALGIE

J’offrirais sans délai mes dix derniers sequins
Et quatre pièces d’or pieusement gardées
Pour contempler le bois d’un bar américain,
Ses verres bleus et verts et ses catins fardées.

LXXXI
NOTES DE MUSIQUE

Dans le bois clair,
Un oiseau chante
Ses petits airs.
Leur mélodie est tantôt vive, tantôt lente,
Leurs sujets sont toujours divers.
Le menton dans la main, silencieux, j’écoute
La chanson triste qui s’égoutte
Et cette autre qui semble fuir…
L’oiseau s’envole, il revient, il se pose
Pour chanter les vertus exquises d’une rose
Qui doit bientôt s’ouvrir
Sous la rosée insidieuse qui l’arrose.
Il dit les cerisiers en fleurs,
Les robes de l’aurore,
Un lac mort aux mobiles couleurs
Et mille autres choses encore…
Il chante l’onde, il chante l’air,
Il chante tous ses petits airs ;
Enfin, d’une discrète voix,
Il te chante, il te loue, il me parle de toi.

LXXXII
MERVEILLES

Est-il rien de si beau que cheval au galop,
Sinon femme qui danse ou frégate cinglante ?
Est-il rien de plus pur que, se mirant dans l’eau,
L’oiseau d’or qui me hante et qui, chantant, m’enchante ?

LXXXIII
CONCERT NOCTURNE

Aux heures où la lune luit
Sous les rameaux couleur de rouille,
Prêtez l’oreille au preste bruit
Que font les plongeons de grenouilles.

LXXXIV
BAVARDAGE

Tu redis, tous les jours, d’identiques sottises,
Tu pleures en songeant au « terrible avenir »,
Tu parles du printemps, de ses fleurs, de ses brises
Et de ton âme si délicate… Oh ! dormir !

LXXXV
IN PACE

On dit que, dans l’obscur, sous les dalles qu’on scelle,
Cheveux d’amante, ongle d’homme poussent encor :
Car l’ombre de la femme à l’amour est fidèle
Et la vengeance épanouit l’âme du mort.

LXXXVI
ENTRÉE EN SCÈNE

Je vous imagine sylphide
D’opéra, dansant les pieds nus,
Sur un lac peint en bleu, (sans rides,
Bien entendu.)

LXXXVII
DIALOGUE

Le jeune romancier : « Ai-je commis, enfin,
Mon chef-d’œuvre : un roman simple et puissant, la vie
D’un égoïste forcené mais d’esprit fin ? »
L’ami parfait : « Est-ce une autobiographie ? »

LXXXVIII
GESTES D’INSECTES

Ciel de midi,
Chaleur excessive…
La fourmi
S’accroche à demi
Sur une herbe vive ;
Plus loin, dans le plein jour,
Un frelon lourd
Se pelotonne au sein d’une fleur qu’il renifle,
Mais le parfum le grise,
Il pâme, il lâche prise,
Il tombe et la fleur gifle
Un papillon qui se promenait dans la brise.
J’aperçois, sur le sable clair
Du sentier, un scarabée
Versé, griffant l’air
De ses six pattes recourbées ;
Je le sauve, il s’en va sans souci,
Sans me dire merci,
Sans même saluer cette limace flasque
Venue à point pour finir mon fantasque.

LXXXIX
A PIERROT

Tu nous parleras de la lune, de ses grâces,
De ses candeurs, de ses vapeurs, de ses pâleurs,
Et des sillons cendrés que tu pris pour des traces
De larmes… hélas, oui !… mais de quelles douleurs !
Tu nous parleras d’elle en sa gloire naissante,
Couleur d’ambre, de sang, de lavande ou de miel,
Et d’elle que l’on voit, fugitive passante,
S’égarer à midi dans les splendeurs du ciel…
Quand tu nous auras dit ta misère notoire,
Due au bel astre blanc que tu chérissais trop,
Ayant touché la fin de cette longue histoire,
Tu la recommenceras, Pierrot !

XC
LOISIRS

Jouer au « trente et un », lire attentivement
« Rocambole » et « le Secrétaire des Amants »,
Ce sont là, je le sais, des passe-temps peu nobles,
Mais ils ne manquent pas d’un certain agrément.

XCI
AU COIN DU FEU

Il était, une fois, une princesse, un pâtre,
Un crapaud qui portait une perle à son front,
Un vieux magicien d’humeur acariâtre…
Poursuivez… C’est ainsi que les contes se font.

XCII
CONCERT

Un mince rais d’étoile grave
Des mots mystérieux sur le jade des eaux…
Ecoutons bien, car les roseaux
Vont les chanter, ces mots d’amour… Instant suave !

XCIII
CITATION

L’œuvre achevée, on peut songer à ce qu’on aime,
Le vrai délassement de l’homme est à ce prix :
« Et que le cœur repose où repose l’esprit, »
Disait Robert Browning dans un de ses poèmes.

XCIV
FANTASQUE FALOT

Falot,
Fantaisiste et fou,
Mais un peu flou…
Jeu lointain de grelots…
Plume sur l’eau…
Passage
D’un filament qui se dévide sur l’azur…
Souvenir du langage
Obscur
Que l’on parle à merveille en songe
Et dont le sens ne se prolonge
Jamais avec le jour…
Fantasque sans contours
Bien définis, fantasque échevelé…
Verre fêlé
Qui sonne
Assez faux, en somme :
(Ecoutez donc !) Mais se peut-il que l’on en rie,
De cette bonne
Ou médiocre plaisanterie ?

XCV
L’ARRIVÉE DE THISBÉ

Des îles où mûrit la mangue ou le coco,
Thisbé débarque avec un singe et deux perruches.
Sa robe est faite d’un très rouge caraco,
D’un collet zinzolin et de nombreuses ruches.
Sa jupe à fleurs, où court un quadruple feston,
A cet air pastoral des jupes de théâtre ;
Elle presse à sa bouche avivée un bâton
De sucre qu’elle suce avec un air folâtre.
Un négrillon la suit qui, très gravement, tient
Une cage en osier où jappe un petit chien.

XCVI
PRESSION ATMOSPHÉRIQUE

Le dragon ténébreux qui domine le monde
Et recouvre le ciel de ses sombres couleurs
N’est pas très redoutable : il nous menace, il gronde,
Mais il s’apaisera, bientôt, pour fondre en pleurs.
Je crois qu’il conviendrait de nous garer ensemble
Sous ce beau flamboyant dont les corolles tremblent.

XCVII
BARQUE D’AUTOMNE

A Versailles, la nuit. — Le bassin de Neptune
Est à peine ridé par la brise. Du bord
Se détache une feuille aux tons roux, et la lune
Jette une ombre à côté de cette voile d’or.

XCVIII
ENTRAÎNEMENT

Ce cavalier, dans son sillage,
Nous laisse, en passant au galop,
La belle fièvre des voyages
Par les plaines ou sur les flots.

XCIX
AIR NOUVEAU

Elle me semble enfin trop lourde, la rançon
De ce goût que j’avais pour les femmes méchantes !
Ce n’est donc plus pour vous que je chante et rechante,
Ni que je chanterai, comme dit la chanson.

C
FIN D’UN BEAU JOUR

Ce long jour s’achève en douceur ;
Vers le couchant, quelques vagues rousseurs
S’obscurcissent…
Le soir est là,
Un soir tendre et triste
Où persistent
De sourds éclats,
Sur les dalles de grès
Mat et lisse.
— Asseyons-nous, causons, l’heure est bonne ;
Dans la vasque, tout près,
Le jet d’eau fait un bruit monotone,
Et se répète, et se lamente
De son égale voix dormante,
Comme si l’on pleurait,
Comme s’il pleuvait…
Et longtemps ce jet d’eau familier nous arrose
De ses mille gouttes d’ennui… Puis une pause
Soudaine. Il se tait :
Notre jardinier l’a coupé.

CI
MUSE CHAMBRÉE

Poète de bureau, vos vers et vos discours
Sont de seconde main, entendus dans la rue
Ou lus. — Vous écrivez : « A la pointe du jour… »
Cette pointe du jour, où donc l’avez-vous vue ?

CII
ASSURANCE

On m’a dit qu’un vieux loup, même subtil, trébuche
Parfois et se laisse prendre à l’appât.
Bien qu’il fût entouré des plus viles embûches,
Notre Empereur jamais n’a pu faire un faux pas.

CIII
COÏNCIDENCE

Courbant ses doigts fluets et fleuris de carmin,
Pourquoi Lodoïska tient-elle dans sa main
Ce merle qu’elle veut lier d’un fil de perles,
Tandis que me revient le nom d’Albert Samain ?

CIV
RETRAITE

Jardin délicieux ; un grand mur le sépare
Du monde ; un cerisier chargé me tend ses fruits ;
Des fleurs ont envahi l’herbe qui me prépare
Une couche sous la lune pour cette nuit.

CV
VAINE TENTATIVE

Tu te lasses, chacun de tes projets échoue :
Tu cours après le rêve, usant tes forces pour
Te saisir du refrain martial d’un tambour ;
Or c’est le bras qu’il faut saisir ! le bras qui joue !

CVI
ÉCONOMIE

Je nourris mes repas quand mes sillons s’allongent ;
Ayant creusé mon puits, je sais ce que je bois ;
Comme je fais mon lit, je peux choisir mes songes ;
Pourquoi donc les puissants penseraient-ils à moi ?

CVII
LA PART DU RUISSEAU

Que le ruisseau prenne ce qu’il lui plaît
De prendre… Je m’en moque !
Qu’il prenne le chiffon d’âme, la loque
D’un caractère qui fut noble, le portrait
Parodique
De la beauté, la mélancolie aux attraits
Littéraires, les esclaves de la musique
Ou des grands mots, victimes
Du vent pernicieux qui souffle sur les cimes.
Permettez au ruisseau de prendre ce qu’il veut :
Les serments trop sonores, les vœux
Trop sublimes ;
Qu’il prenne ceux qu’animent
La jalousie ou le mépris ;
Qu’il garde, en plus, ce que d’avance il avait pris :
Ce qui naît de l’ennui
Après jouir et boire ;
Qu’il prenne le laurier des faciles victoires
Et, surtout, ce qui semble être d’or,
Mais qu’il ne tente pas de salir un cœur fort.

CVIII
DOUTE

Je sais bien que la terre et le ciel et le temps
Ne pèseront pas plus qu’un fétu, mais pourtant…

CIX
LE RETOUR DE L’HISTOIRE

En soupirant, tu me racontes une histoire
Abusive et fallacieuse sur ton cœur,
Sur ton cher petit cœur… Si je pouvais y croire
Un peu ! juste assez pour l’apprendre au vent rôdeur !
Le vent la transmettrait au nuage qui passe,
Qui la reflèterait dans l’onde du lac vert,
Dont les rides la rediraient d’une voix basse
Aux pétales naïfs des nymphéas ouverts.
Ces fleurs délègueraient le conte à des phalènes
Tourbillonnant au sein magique d’un rayon
Et ceux-ci garderaient avec beaucoup de peine
Le lourd secret qu’on livre à leur discrétion ;
Vite, ils en instruiraient cette lune d’ivoire
Qui te l’enseignerait par des mots refroidis,
Et tu pourrais peser la valeur de l’histoire
Mensongère et rédhibitoire
Que tu me dis.

CX
QUELQUES HAÏKAÏ JAPONAIS

1

Trois vers et très peu de mots
Pour vous décrire cent choses…
La nature en bibelots.

2

Pourquoi gémir sans vergogne,
Puisque, demain, vous rentrez
Chez vous, rapides cigognes ?

3

Clair de lune, aride espace
Sur les vastes prés d’argent…
Paysage fait de glace.

4

Petite scène au Japon :
La poule blanche que j’aime
Gonfle son plumage et pond.

CXI
FUNÉRAILLES

Rossignol mort, couché sur la mousse…
Les moineaux, les crapauds se lamentent, la pie
Sanglotte en jacassant, deux grands lys prient
De façon pâle et douce ;
La brise dit sa peine
D’une voix qui se traîne
Parmi les branches ;
En souvenir du rossignol,
Un roseau penche
Son mince col,
Le tournesol
Fait un discours et la pervenche,
Si timide, ne peut
Empêcher que des pleurs ne mouillent ses yeux bleus.
Le rouge-gorge seul a quelques mots acerbes…
Enfin le long cortège des fourmis
Peut se développer dans l’herbe ;
La famille se réunit ;
On prépare une cérémonie
Superbe.

CXII
BON CONSEIL

Je formule en ces mots la doctrine des sages :
« Fuis l’exaltation qui te peut surmener. »
Si j’impose à mon corps de longs et durs voyages,
C’est que mon fol esprit les eût imaginés.

CXIII
EFFET DE VOL

Une buse descend contre le mur de roche,
Son ombre la rejoint, la double, la poursuit,
Passe, palpite, plane, ondule, se rapproche,
Plonge et s’évanouit.

CXIV
DESSEIN CACHÉ

Je te trouve un peu didactique, ce soir, cher,
Epiloguant, sans yeux pour la si bonne chère,
Sans goût pour ta voisine à la si rose chair ;
Convoiterais-tu donc, en Sorbonne, ma chaire ?

CXV
RÉCRÉATIONS

A votre âge, Monsieur, c’est, je pense, utopie
Que de vouloir en badinant vous rajeunir.
A quoi peut vous mener de fouetter la toupie ?
Cherchez plutôt, avec le fouet, d’autres plaisirs.

CXVI
INSTANT PÉNIBLE

Jusque dans ton baiser, je trouve quelque chose
Qui me paraît cruel pour un homme harassé,
Et je tremble d’effroi lorsque je sens passer
« Aliquid amari » par tes lèvres décloses.

CXVII
SOUVENIRS SAVOUREUX

Les mangues ont le goût d’un rêve, les goyaves,
La saveur de l’amour. Dans cette eau de cristal,
Je me baigne, le soir, avec ma belle esclave…
C’est tout de même mieux que le pays natal !

CXVIII
PAROLES SUPERFLUES

Je te parle d’amour, mais tu n’écoutes guère
Les beaux serments que je fais, tu préfères,
Aux fleurs de mon esprit,
Les fruits savoureux de la terre.
Ceux-là seuls, si légers qu’ils semblent, ont du prix.
Une nuance, un reflet te consolent
Mieux que mes plus douces paroles
Qui n’éveillent que ton mépris.
Quel présent sauras-tu comprendre,
Et que puis-je t’offrir, en ce soir triste et tendre ?
— Le croissant de la lune, au fond du bassin vert,
Double son profil pâle ;
Pour étoiler le pré, les jasmins ont ouvert
Leurs blancs pétales ;
La lune aérienne est blonde,
L’onde
A pris des reflets d’or
Et les jasmins embaument…
— Que veux-tu ? cette lune, ou cette onde qui dort ?
Ou cet arome ?

CXIX
SCEAUX CHINOIS

« Un homme vraiment mort ne se décrit qu’en prose. »
« Quel est le bel oiseau que l’on ne peut saisir ? »
« Clair de neige… des pas oisifs le long des roses. »
« O douleur ! ne viens pas dévorer mon loisir ! »

CXX
TEMPÉRATURE BASSE

Bras blancs, noble poitrine, fier visage,
Regard sec…
Je fais serment de respecter votre corsage,
Nymphe de type grec !

CXXI
PETIT CHIEN SUPERFLU

Qui donc a dit : « La conscience est un chien maigre » ?
Oui, ce chien te mordille aux talons, il aboie
Très fort, mais ne saurait interdire la voie
De gauche qui n’est pas celle de l’homme intègre.

CXXII
LES BÊTES DE THISBÉ

Chez elle, Thisbé garde un singe du Brésil.
Véritable joyau de sa ménagerie ;
Il rêve à ses forêts, se gratte le nombril
Et chatouille le nez d’un dogue de Hongrie.
Sur un perchoir d’argent, Gonzalve, perroquet
Natif d’un beau pays par delà les mers bleues,
Imite l’aboi sec et rauque d’un roquet
Chauve, sauf un plumet ridicule de queue ;
Enfin, dans sa tournette, on voit un écureuil
Grignotant une amande et qui fait le doux œil.

CXXIII
NUMÉRO

Vous entrez d’un air digne et grave, les seins nus,
Très grasse ; vous chantez une ode à la science,
Quelques couplets pervers, une tendre romance
Et de plaisants rondeaux sur les maris cocus.
Quand, la sébille en main, vous faites votre quête,
Les artilleurs et les dragons perdent la tête.

CXXIV
POUR L’AMOUR DU LAURIER

Médite ces conseils : choisis
Avec grand soin tes ennemis ;
Refuse de combattre un homme aux muscles mous ;
Ne brise pas sur ton genou
Du bois pourri ;
Ne te contente
Que rarement du petit lit
Ouvert à tout venant de la jeune servante,
Quand tu peux occuper celui de sa maîtresse
Moins accueillante,
Aussi jolie et quelque peu traîtresse ;
Fuis la séduction des souvenirs bourgeois
Qui, de prime abord, savent plaire ;
Ne bois
Qu’à des sources froides et claires,
Enfin, n’use jamais de cris
Lorsqu’un mot murmuré suffit ;
Respecte tes paroles !
La gloire obscure est à ce prix…
Aimes-tu mieux la gloriole ?

CXXV
RÉVERSIBILITÉ

Lue à l’envers, tant elle est logique, ton ode,
Sèche et de rythme étroit,
Donnerait du plaisir au penseur d’antipode,
Mais à lui seul, je crois.

CXXVI
LA BONNE NOUVELLE

Tout le long de la rue un floconnement gris
Et mauve se répand comme un ruisseau de brume,
Quand soudain, de son fond, jaillit un mince cri :
« Hé ! bonnes gens ! Voilà le marchand de légumes ! »

CXXVII
CHANT NUPTIAL

Elle est vierge (dit-on) et pourtant philogame,
Prête à tous les devoirs, potelée à souhait…
Pour elle, je polis le miroir de mon âme
Et, sous des rubans bleus, je dissimule un fouet.

CXXVIII
MINE MÉDIOCRE

Aux trois quarts seulement de sa métamorphose,
Le visage gonflé comme d’une tumeur
Et le teint piqueté d’inquiétants points roses,
La lune a l’air, ce soir, de bien mauvaise humeur.

CXXIX
FUMÉES

… Puis je fais quelques pas le long du cimetière
Et je vois, au dessus du petit mur de pierre,
Comme un brouillard couvrant les champs, aux soirs d’été,
Flotter confusément de muettes prières.

CXXX
PETIT DÉFAUT

Vous ignorez l’économie : ah ! quelle verve !…
Faunesse aux épuisants baisers, certes, je veux
Etre chéri par vous, mais un peu de réserve
Ne gâterait en rien l’échange de nos vœux.

CXXXI
FLEUR EMPHATIQUE

Fleur éclatante, fleur rouge et tigrée,
Fleur savamment bouturée
Qui prends au jardin tant de place,
Tu sais bien le prestige
Que te donne une haute tige,
Certaine grâce
Altière et tes vives couleurs !
— Auprès de toi, les autres fleurs
S’éteignent : l’hémérocale
Perd son allure impériale,
Le lys commun a l’air trop pur,
La rose blanche paraît blême,
Enfin, dressés contre le mur,
Près d’un bosquet, là, tout au fond,
Mes chrysanthèmes
Semblent faits de vieux chiffons.
— Pour te punir de ton emphase,
Je te cueille de deux doigts,
Et tu complèteras la splendeur de ce vase
Chinois.

CXXXII
FROIDURE

C’est la première neige, elle arrive trop tôt…
Dans le bois, un enfant ramasse des fagots.

CXXXIII
SPLEEN

Une cigogne, ce matin,
Vient de rentrer dans son village ;
Elle songe aux pays lointains,
A l’horizon jaune des plages ;
Elle se souvient d’un palmier
Qui se consumait dans la plaine,
Et, durant mon spleen coutumier,
Je rêve à mon cher Henri Heine.

CXXXIV
IMAGE

Sur cette haute branche, un oiseau se secoue…
La neige est pure, en l’air, mais tombe dans la boue.

CXXXV
EXPRESSION JUSTE

De Caliban, Shakespeare a dit, dans « la Tempête »,
Qu’il n’était qu’un veau de lune mal dégourdi.
Veau de lune… pour offensant et malhonnête
Que soit le mot, cela me semble fort bien dit.

CXXXVI
MILLE REGRETS

Il est mort. C’était un grammairien sans fiel ;
Il ennuya son temps par de savants lexiques.
Assis, depuis hier, dans le cercle angélique,
Il ennuie, à côté de Rollin, tout le ciel.

CXXXVII
LA MAUVAISE NOUVELLE

Ces murmures, le soir, ont des échos trompeurs.
Le pas du messager, contre les feuilles mortes,
Fait un bruissement inquiétant. J’ai peur…
Sait-on jamais ce que le messager apporte ?

CXXXVIII
CAUCHEMAR

Je te cherche depuis longtemps ; où donc es-tu ?
Ici ? non pas ! Là-bas ? peut-être…
Je te poursuis, je n’en puis plus !
Je me hâte ; c’est toi qui viens de disparaître,
Courant, tout au loin, sous
Ces arbres roux
Qui font un bouquet dans la plaine.
Arrête-toi ! j’ai tant de peine !…
Non ! tu me fuis toujours,
Le long des rues,
Des carrefours,
Sous une grêle drue,
Dans des villes, parmi la foule…
J’entends des charrettes qui roulent,
Je n’entends plus tes pas
Et je te cherche en tous les lieux
Où je sais bien que tu n’es pas.
Je vais tomber… Enfin, merveille !
Tu me réveilles
En posant ta main sur mes yeux.

CXXXIX
ESPRIT LIBÉRÉ

Vous parlez doctement de votre indépendance,
Vous y tenez très fort, vous l’exercez en tout,
Vous la définissez d’un air plein de jactance,
Mais vous cassez toujours les œufs par le gros bout.

CXL
INITIATION

Je l’ai comprise
Dès ce premier baiser de saveur si nouvelle ;
Depuis lors, je me grise
D’elle.

CXLI
HOME, SWEET HOME

Beau rêve. — Une villa spacieuse et rustique,
Bien construite, devant un calme paysage.
La gare n’est pas loin. La lumière électrique
Et l’eau chaude font l’agrément de chaque étage.

CXLII
CIEL MENAÇANT

Moiteur molle de l’air, tiédeur un peu lassante ;
L’averse ne vient pas, pourtant le ciel est noir…
Nous resterons tous deux dans cette lourde attente
De la pluie et des pleurs et d’un nouvel espoir.

CXLIII
MÉDECINE MENTALE

Y parviendrai-je ? Pour ce faire, j’ai goûté
Aux jeux de volupté comme aux jeux de folie,
Mais je voudrais, afin de forcer la gaîté,
Trouver le vrai topique à la mélancolie.

CXLIV
BLASON

Madame, votre esprit vous tient place de cœur ;
Vous vivez de pensée et je vois dans vos armes,
Auprès du livre ouvert, moucheté par des larmes,
La fleur bleue et le bas de pareille couleur.

CXLV
NATURE MORTE

Atmosphère morose ;
Salle à manger provinciale ; je suppose
Que c’est dimanche.
Sur la table, une nappe blanche,
Bien tendue,
Semble donner de la lumière ;
Vers la gauche, une cafetière
Inattendue
Reflète des raisins rosés,
Mollement posés
Dans le fond d’une coupe fine
De cristal.
On voit aussi deux mandarines
Et trois abricots mûrs.
— Le tableau ne fera pas mal
A coup sûr,
Quand vous l’aurez pendu au mur,
Avec ces noirs, ces jaunes et ces blancs
Si violents…
Et, néanmoins, la cafetière me surprend.

CXLVI
SOIRS

1

Bruit domestique et singulier que fait la Drogue :
Une essence de fleurs que l’on frirait au feu…
Je suis à bord d’un grand voilier tout blanc qui vogue,
Sans tanguer ni rouler, sur un océan bleu.

2

Nuit savoureuse, nuit parfumée et fermée
Où la longue insomnie apporte ses plaisirs,
Où l’on suit, dans les arabesques de fumée,
La transmutation d’un rêve en souvenir !

3

Clair-obscur et deux corps allongés sur les nattes…
La lampe, le ringard, les pipes… je ne vois
Rien d’autre. Nos pensers prennent des teintes mates
Et la Drogue fait battre en nous un cœur chinois.

4

Il nous avait quittés, mais voici que se lève
Entre nous un fantôme. — En écoutant craquer
Le plafond de papier, parlons de notre rêve,
Couchés à la lueur falote du quinquet.

5

Repos sans poids, repos que l’on ne trouble pas,
Sommeil conscient près de la lampe allumée,
Cependant que la nuit passe à tout petits pas,
Dans le grésillement grêle de la fumée.

6

Partons pour quelque temps ! pénétrons notre songe !
En selle ! les rumeurs de la ville ont faibli.
Ruade… hennissements… la route se prolonge…
Perpétuons ce temps de galop dans l’oubli.

7

… Et, pour chacun, la Drogue a des effets divers :
On orne un paysage, on arrange sa vie…
Quand tu fumes, les yeux alourdis mais ouverts,
Toujours elle t’inspire des niaiseries !

CXLVII
NOVEMBRE

Perchés tous deux sur la cime d’un arbre sec,
Au centre de la vaste lande monotone,
Deux moineaux se sont mis à repasser leur bec,
Dans la bise qui siffle et grince. — Fin d’automne.

CXLVIII
PRIMAVERA

Ecoutez la saison charmante
Qui nous tente :
Ecoutez le printemps qui palpite, qui monte
En ondes lentes
Au cœur des plantes,
Au cœur de l’homme, au cœur du monde ;
Ecoutez le printemps qui raconte
La mort de l’hiver et qui chante
De folles rondes
Qu’en automne, plus tard, les bacchantes
Rousses ou blondes
Danseront ; respirez la senteur persistante
Des roses mûres ;
Prêtez l’oreille au doux murmure
Qui nous poursuit sous l’ombre claire des ramures
Et qui dévale sur les pentes ;
Prenez entre vos doigts cette vive corolle,
Si plaisamment ornée,
Et souriez, parfait symbole :
Jeunesse de l’année.

CXLIX
KAKÉMONO

Ce ruisselet mélodieux et mince arrose
Des mousses d’où jaillit un long lys élancé.
Une branche se penche, un oiseau noir s’y pose…
Sur la branche, l’oiseau gazouille, balancé.

CL
FONCTIONNAIRE CULTIVÉ

Industrieux servant de la Sainte Régie,
Tout en vous présentant un paquet de tabac,
Il développera des plans de stratégie
Qui, bien suivis, mettraient nos ennemis à bas.

CLI
DIFFÉRENCE

L’œil satisfait et rond de la plume de paon
Nous dit les vanités de l’oiseau qu’elle pare.
La plume du poète a des couleurs moins rares,
Mais son bec est enduit d’un venin de serpent.

CLII
SOUVENIR

Paysage embaumé, décor aux simples lignes
Devant lequel nous nous promenions sans témoins,
Du coteau rocailleux où grimpait une vigne
Jusqu’à cette prairie où l’on faisait les foins.

CLIII
QUATRIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Laure vient de mourir en sa vingtième année,
Elle est morte, bien morte, hélas ! morte et damnée.
Son grêle petit corps ne pourra plus servir
Qu’à saupoudrer de gris une rose fanée.

CLIV
INVITATION

Viens habiter chez moi, scarabée aux tons rares
Qui sembles rebondir sur le vent quand tu voles
Et qui te fournis à toi-même ta fanfare !
Entre dans ma maison, bel insecte frivole !

CLV
SUR UN AMI TROP PASSAGER

Tu passes, tu passes toujours ;
Ne pourrais-tu t’arrêter un moment ?
Le monde n’a-t-il pas de contours
Assez fiers, assez charmants,
Pour t’éprendre,
Pour te retenir,
Pour te créer des souvenirs
Nobles ou tendres,
Des souvenirs durables, sans arrangements ?
— Non, tu tiens à jouer ton rôle,
Ton rôle d’acteur :
Tu hausses les épaules,
Tu vas ailleurs,
Tu souris de tes yeux railleurs,
Tu parles de tuer le temps,
Et tu passes,
Tu passes toujours. — Autant
Passer tout à fait : on se lasse,
A la fin, de suivre tes traces !
Va-t’en !

CLVI
GRAND CHAGRIN

Chère vous abusez des larmes ! donnez-leur
Quelque discrétion, fussent-elles sincères.
La honte de l’amour est comme sa douleur :
On la sent une fois ; elle ne revient guère.

CLVII
MATINES

La cloche du Temple réveille,
Pour saluer un nouveau jour,
La vieille femme, la corneille,
Et mon amie aux beaux yeux lourds.

CLVIII
RETRAITE

Je revois le jardin rocheux qui s’accagnarde
Sur un flanc de coteau. Mon logis, encadré
Par les pins, a vraiment figure campagnarde…
Je m’y trouverai bien quand vous me rejoindrez.

CLIX
CHANSON INTIME

Sous les feuilles,
Je veux, ce soir, jouer un air.
Le bois en murmurant m’accueille,
Le vent se perd
Dans l’ombre grise…
Chanterai-je le vent,
Les murmures sourds de la brise ?
Ils sont trop décevants !
Chanterai-je la lune ?
Non pas !
Plus d’une
De mes chansons la chanta !
Chanterai-je l’ombre douce ou méchante ?
Bien mieux que moi, durant les nuits d’été,
Le rossignol la chante…
Je chanterai votre bonté,
Votre sourire sans rival
Et les tendres mouvements de votre âme…
Mais ne m’en veuillez pas, Madame,
Si je les chante mal.

CLX
A UN CLOWN

Clown étrange, nourri des rimes de Banville
Et drapé largement de satin réséda,
Qui ravis à la fois et la cour et la ville
Et la forte nourrice et le petit soldat !
Quelles rimes millionnaires de ballade
Décriraient justement le merveilleux entrain
Que tu mets à jouer cette pantalonnade
De ton invention sans te casser les reins ?
En te voyant, je crois revoir un oiseau rare
Dont le plumage vert et le panache blanc
Font une symphonie à tout le moins bizarre
Qui charme les jardins tropicaux de Ceylan.
Tes jeux malicieux de force et de féerie,
Quel sonnettiste fou les chantera jamais ?
Et qui dira le son de ta voix ahurie
Quand tu parles d’amour avec l’accent anglais ?
Tu marches gravement, mais ton beau nez qui flambe
Dément cet air profond… A quoi réfléchis-tu ?
Pourquoi donc, cher ami, te grattes-tu la jambe ?
Quel songe te séduit sous le bonnet pointu ?
— Tout à coup, tu bondis… Un cri d’énergumène
A jailli de ta bouche, un éclair de tes yeux,
Et tu parcours la piste blonde, ton domaine,
Entremêlant la volte et le saut périlleux.
Sous quel astre insensé le ciel t’a-t-il fait naître ?
A quel philtre secret ta lèvre a-t-elle bu,
Pour que tu sois brûlé par l’ambition d’être
Roi de la turlutaine et du tohu-bohu ?
Tu t’exprimes souvent en une obscure langue,
Et ta cocasserie a plus de verve encor,
Aux heures où tu fais d’impayables harangues
Par la matassinade alerte de ton corps.
Tu passes en légèreté la sauterelle,
La liane en souplesse, en imprévu zéphyr…
Tu te renverses, tu te fends, tu t’écartèles,
Puis, soudain, tu t’assieds et pousses un soupir.
— Maître bouffon ! ta farce est de vertu si fine
Et tu mets tant de grâce en cet imbroglio,
Que, malgré ton déguisement, l’on s’imagine
Voir revivre, un instant, Puck et Fantasio.
La valse de tes entrechats est un poème
Que nous scandent tes pieds, sur vingt rythmes divers,
Et je retrouve en ta plastique ce qu’on aime
Dans les gestes du vent et la courbe des vers.
Par cette fête de gambades délicates,
Tu relèves tous les rôles de ton emploi :
Poète-pantalon et rêveur-acrobate,
Mais, maintenant, mon pauvre ami, repose-toi !
On sonne la retraite et, dans quelques minutes,
Le cirque sera noir. Le spectacle est fini.
Va-t’en laver ta face et gagne en trois culbutes
L’espace interstellaire où Banville te vit.
Allons ! va te coucher ! tu rêveras de choses
Charmantes, de femmes pâles qui t’aimeront,
De jets d’eau, de paons bleus, de guitares, de roses,
Et les anges de Dieu te baiseront au front.
Ils veillent au chevet du petit lit de sangle
Où tu t’es allongé, fatigué par ton art,
Loin de ces gens assis que tes farces étranglent,
Sans travestissement, sans public… et sans fard.

CLXI
DÉMISSION

J’aspire, puisqu’il faut préciser mes hommages,
Au règne indécevant du rat dans son fromage.

CLXII
SUR UN CŒUR D’HOMME INCOMPRIS

Tu ne ressembles pas à tout le monde,
Heureusement, car on ne sonde
Guère les basses eaux ; tu plais,
N’étant jamais « shallow », comme on dit en anglais.
Je ne perds pas mon temps quand je veux te connaître :
Ton être
Est animé d’un courant sourd
Dont on ne prévoit ni la fuite,
Ni les détours,
Ni les sources subites.
Ne change rien à tes couleurs
D’eau profonde ; persiste
Dans tes rôles d’ami, d’artiste ;
Garde le rythme de ton cœur :
Il fait une musique tendre
Et pure à ceux qui savent bien l’entendre.
D’autres, devant ces eaux qui leur paraissent mortes,
Se lasseront ; qu’importe !
Ils ne te comprendraient jamais.
« Ce ne sont point ceux-là, diras-tu, que j’aimais. »

CLXIII
CHEMINEAU

J’entreprendrai, le cœur léger, ce long voyage.
La route sera douce et je marcherai seul,
Sans plus me retourner, n’ayant pour tout bagage
Qu’un bout de corde pour me pendre et mon linceul.

CLXIV
ART DÉCORATIF

Sur l’étang, la lumière inscrit, chaque matin,
De souples courbes d’or aux teintes imprévues,
Comme les moires d’une étoffe de satin
Tendue.

CLXV
DÉBUTS

Saura-t-il se servir de la science apprise
Au nid, cet écolier ? Bien duveteux encor,
Cet oiseau saura-t-il se mêler à la brise ?…
Nous pourrons en juger au tout premier essor.

CLXVI
SOUPLESSE

Vous vous laissez guider par de nobles pensées,
Lucinde, et me donnez une impression d’art
Lorsque vous souriez, la tête renversée,
En faisant sur cette table le grand écart.

CLXVII
CONSEIL

Non, ne refusez rien, mangez tout le gâteau
Et buvez tout le vin que nous offre la vie !
Qu’importe ce hoquet, ce petit goût de lie :
La sagesse viendra toute seule et trop tôt !

CLXVIII
PUDICITÉ

Reconnaître la Vérité sortant du puits
Figure à mes yeux un comble d’immodestie.
Pour ma part, je ne veux la voir qu’en pleine nuit,
Sèche et vêtue ou, mieux encore, travestie.

CLXIX
LOUANGE D’UNE JEUNE MORICAUDE

J’aime la couple de ses seins,
J’aime ses mains rapides et farouches ;
Son regard franc ne cache nul dessein
Obscur ; quel émoi quand je touche
Son enfantine bouche
Aux lèvres dures !
Elle ne fait jamais de discours équivoques,
Elle s’exprime par murmures
Rapides, singuliers, un peu baroques,
Très peu subtils,
Dont me séduit la musique barbare.
Son ventre tout petit, tout rebondi, se pare
D’un grand nombril
Bien surprenant, noueux, tortueux et bizarre,
Qui m’amuse comme ferait un coquillage
Aux contours précieux.
D’ailleurs, en elle, tout me plaît : ses brusques yeux,
Son babillage,
Ses attitudes immodestes,
Ses dents félines, ses cheveux drus… et le reste.

CLXX
VIOLON D’INGRES

Mes trois paons, (ah ! qu’ils sont majestueux !) se louent
De paraître, d’abord, semblables à des rois.
Afin de le prouver ils font, tous trois, la roue,
Et, pour le confirmer… ils chantent, tous les trois.

CLXXI
AGONIE

Cette rose discrète et qui faisait ma joie,
Cette humble rose par les passants dédaignée,
Sera flétrie avant demain : une araignée
Maigre met tous ses soins à l’entourer de soie !

CLXXII
GRAND LUXE

Ajustez à la lune un beau manche de jade,
Maniez-le très lentement d’un geste las…
Pour caresser vos yeux, aux soirs de sérénades,
Quel éventail prestigieux vous aurez là !

CLXXIII
PASSE-TEMPS

Je suis triste et prends l’air tout à la fois faraud
Et déjeté. Tandis que montent les ténèbres,
Je contemple la pluie et bats, sur les carreaux,
Le rythme lourd et lent d’une marche funèbre.

CLXXIV
PORTRAIT

Par ce regard distant et cette pose roide,
Vous ressemblez, Madame, à la Dame de Cœur.
Je vous adore obstinément, mais j’ai grand peur
De ce cœur si bien dessiné de reine froide.

CLXXV
PAYSAGE

Un serpent se détord ; la haute forêt jongle,
De branche à branche, avec de longs singes criards ;
Un éléphant barrit tout au loin, dans la jungle ;
Les parfums de la nuit s’étalent : il est tard.

CLXXVI
JARDIN LUMINEUX

Je vous aime, jardin, pour vos fleurs et vos fruits,
Pour ce mur si nu qui reluit,
Bleu contre le ciel de midi,
Pour vos sentiers bordés de buis
Et qui ne mènent nulle part.
Je vous aime, jardin rencontré par hasard,
Sur les bords d’une mer brillante.
J’aime cet arbre où l’oiseau chante,
Comblé de jour,
Comblé de joie, et, tout autour,
Le lacis de ces plates-bandes.
Jardin doré qui m’êtes cher,
Jardin jaune, je vous demande
Quelques instants de plaisir en plein air ;
Puis, adieu ! car bientôt Paris
M’aura repris
Et j’irai revoir la lumière
Prétentieuse des grands cafés, des boutiques
Et la clarté chauve des réverbères,
Toujours si romantiques.

CLXXVII
SCÈNE

Les jets d’eau ne sanglotent pas,
L’heure est encor trop claire, ils jouent.
Sur cette allée où, pas à pas,
Le soir vient, des paons font la roue.
Au sommet chauve de ce mur,
Une chatte marche, sournoise ;
Dans le feuillage, un coin d’azur
Perd ses tons pâles de turquoise.
La nuit descend ; déjà le sort
Du jour malade se décide,
Et bientôt prendra son essor
Le vol diapré des sylphides.
Un farfadet lascif s’étend
Sur le lit d’une nymphe brune
Et les grenouilles de l’étang
Font des madrigaux à la lune.
Allons ! c’est l’heure de dormir :
Le sereno chante sa plainte ;
Plus un baiser, plus un soupir !…
Toutes les lampes sont éteintes !

CLXXVIII
EN CHINE

La plaine, au crépuscule. — Un buffle énorme suit,
Bien sagement, l’enfant tout nu qui le conduit.
Contre le ciel, ce buffle aux cornes plates semble
Démesuré, — l’enfant aussi, mais en petit.

CLXXIX
LA RÈGLE ET L’EXCEPTION

La maîtresse nous trompe et l’ami nous déçoit ;
Le poète, au lieu de chanter, s’amuse à braire
Ou veut monter plus haut que ne permet sa voix…
Pourtant, je sais quelques exemples du contraire.

CLXXX
RENDEZ-VOUS

Sous un très vieux pommier paré de fleurs vermeilles,
Je l’aimai tout un jour. — Attentif à son pas
Et couché sous un arbre aux corolles pareilles,
Je sens battre mon cœur, mais elle ne vient pas.

CLXXXI
AMABILITÉS

Elle lui dit : « Je me doute bien
Que pour toi je ne suis rien
Qu’un divertissement de passage.
Quand tu parles de mon âge,
Des teintes grises
De mes cheveux, de l’air lassé de mon visage,
Mon cœur se brise.
Lorsque tu poses sur ma joue
Un baiser froid, très amical,
Tâche d’être sincère, avoue
Que c’est l’aumône méprisante,
L’aumône qui fait mal,
Jetée à l’ennuyeuse amante.
Je suis un pauvre corps
Trop usé que tu n’oses tuer tout à fait,
Et que son amour déshonore.
Je te méprise, je te hais,
Mais je n’ai de plaisir que lorsque je te plais. »
Il lui répond : « Pourquoi me le redire encore ?
Je le sais. »

CLXXXII
APPELLATION

Je vous traiterai d’odalisque,
Emma, puisque vous insistez,
Mais ce charmant vocable risque
D’être assez mal interprété.

CLXXXIII
PASSAGE

Sans me dire où,
Ce triangle de grues
S’enfuit par dessus les bois roux.
— S’est-il effarouché d’une rime incongrue ?…

CLXXXIV
AUTRE PASSAGE

L’heure douce, à peine posée,
S’envole. — Je ne dis pas non,
Mais, en ce monde de rosée,
La rosée a parfois du bon.

CLXXXV
DÉCEPTION

Lys flétri, bouche trop baisée,
Idéal perdu sans recours,
Sensations vulgarisées
Où je pensais trouver l’amour !

CLXXXVI
DÉMARCHE

Sur le sable jaune de l’anse,
Un crabe rouge à reflets verts
Dessine un sillon et s’avance,
Précipitamment, de travers.

CLXXXVII
OBJECTION GRAMMATICALE

Les imparfaits du subjonctif,
Fleurs de vos discours caillouteux,
Y sont placés sans nul motif
Valable. — Prenez pitié d’eux !

CLXXXVIII
DÉSORDRE DANS LA NUIT

Je subis un rêve
Affreux
Et me sens assiégé par d’innombrables yeux…
Nue et longue, une femme lève
Entre deux doigts un œil de verre
Soucieux ;
Un autre œil, grand, couleur des cieux,
Pleure purement sa misère ;
Un autre bat de la paupière,
De l’air le plus affable ;
Un autre encore,
Dont l’iris est piqueté de points d’or,
Se pose sur l’encrier de ma table ;
Un autre, enfin, semble un œil mort,
Œil de poisson pourri, blanchâtre, épouvantable,
Qui me fait signe
De me liquéfier comme lui,
Puis il cligne,
Puis il s’égoutte dans la nuit…
Je voudrais hurler… je ne puis…

CLXXXIX
INDICATIONS

L’auréole nous dit quelle est la sainte tête ;
La joie et la douleur parachèvent des cris ;
Un bel orient donne à la perle son prix ;
Seul un cœur palpitant fait sa place au poète.

CXC
VOISINAGE MARIN

Petits arbres tout secs, compliqués et tordus,
Sagement alignés le long de cette allée
Sablonneuse que borde un vieux gazon tondu ;
Poussière… Dans la bouche une saveur salée.

CXCI
PIÈGE

Vous pensez donc que ce sourire me rassure ?
Oh ! pas du tout ! considérez dans ce miroir,
Avec un peu d’honnêteté, votre figure :
Peut-être y verrez-vous ce que je crois y voir.

CXCII
LE PERROQUET DE THISBÉ

Gonzalve est un oiseau magnifique, son bec
Fut autrefois doré par un doreur de proues.
Ses ailes sont de feu ; sa tête verte, avec
Le panache qui la domine et cette roue
De plumes, figurant une fraise, a grand air.
Sa voix est déplaisante et son humeur traîtresse :
D’un coup de bec il vous tailladera la chair
Et vous fera, l’instant d’après, mille caresses,
Mais tout reste permis à Gonzalve, d’autant
Qu’il compte, assure-t-on, plus de quatre-vingts ans.

CXCIII
DEUIL

Ils ont perdu, le mois dernier, leur chère tante,
Dame pieuse au parler dur… (si méritante !)
Ils ne ménagent ni les soupirs, ni les pleurs ;
Leur cœur sait estimer dix mille francs de rente.
La tombe disparaît sous un tapis de fleurs
Acquises à bon prix. Cela leur fait honneur.

CXCIV
MIDI

Jour torride…
Au ciel pas un nuage, en mer pas une ride :
Mer métallique, ciel nu.
Des moustiques au chant pointu
Intriguent
Pour entrer sous ma tente…
Spleen épais, inutile fatigue,
Fatigue qui m’affadit,
Fatigue pesante,
Désespoir lourd de midi…
Pas un mot… Les cœurs mêmes se taisent !
— Je ne saurai plus vivre en ce pays de braise
Où le plus cher souvenir se défait,
Où la brise jamais ne passe ; il me faudrait,
Pour mourir en me sentant à l’aise,
Pour songer, pour dormir bien au frais,
Il me faudrait, pour retrouver le calme,
Etre couché, non pas au fond d’un trou,
Mais tout en l’air, parmi les palmes,
Dans un cercueil très léger de bambou.

CXCV
PLEINE LUNE

Avant que de franchir ton seuil, regarde encore,
Penché sur ta béquille et le visage au ciel,
Dans l’air aromatique et chaud que l’heure dore,
Au-dessus des pins noirs, cette lune de miel.

CXCVI
MAUVAIS CALCUL

Même avec un tel maître, il me semble inutile
De donner des leçons de musique à Cécile,
Car l’enseignerait-on sur les rampes du Pinde
La dinde gardera toujours sa voix de dinde.

CXCVII
BEAUX YEUX

Sauvages, vos grands yeux, comme les yeux des biches ;
Effarés quelquefois, mais bien vite calmés ;
Fermés sur votre songe intérieur, mais riches
D’un trésor de bonté sereine… Et vous m’aimez !

CXCVIII
LANGAGES DIVERS

L’âne braît, le bœuf meugle et le rossignol chante ;
La violette embaume et la pierre se tait ;
Le torrent, d’une voix vaporeuse ou méchante,
Nous dit sa vie au jour le jour, — et vous mentez.

CXCIX
BLANC

Les ruisseaux et les prés sont blancs et blancs les cieux ;
Les arbres blancs n’ont plus leurs tons roussis ou fauves ;
Mais, en ce dur concours de blancs impérieux,
La lune a des pâleurs qui semblent un peu mauves.

CC
CINQUIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Ici dort Rosalba, reine des mascarades.
Elle ne goûtait pas les amoureux transis
Et préférait un corps à corps aux sérénades.
Rosalba, pour longtemps, dort son sommeil ici.

CCI
VIATIQUE

Un hochement de votre tête,
Un souple geste enveloppant de vos deux bras,
Quelques mots murmurés bas
De façon sévère et secrète,
Votre main repoussant la grille
D’un beau jardin, les verdures de la charmille
Où vous vous promeniez, le soir,
Un soulier noir
Dépassant la jupe bleu sombre,
Votre ombre
Sur le palier de ma porte,
Votre ombre encor
Sur le tapis d’ocre et d’or
Composé par les feuilles mortes,
Le son… hélas ! l’écho de votre voix profonde,
Douce et mystérieuse musique…
— Et, maintenant, je puis partir,
Je puis courir le monde,
Le cœur vaillant, sans autre viatique
Intime que ces souvenirs.

CCII
QUELQUES HAÏKAÏ JAPONAIS

1

L’air fuyant, l’onde traîtresse
Nous enseignent, chaque jour,
Le dédain de la sagesse.

2

Songe de ma nuit d’été :
Ce lys dans un rais de lune…
Poésie et pureté.

3

Ecoutez ! les morts revivent
Et souvent nous parlent, sous
Le tapis de l’herbe vive.

4

Le vrai poème : une brise
Musicienne, un soupir
Que la mémoire éternise.

5

Son chant nous fait-il prévoir,
Lorsque la cigale chante,
Qu’elle mourra, demain soir ?

CCIII
EXAGÉRATION

Il est sage, parfois, de se lever très tôt,
Pour traiter sensément une affaire futile,
Mais trancher un poulet avec le grand couteau
Commis à dépecer les bœufs est inutile.

CCIV
NUIT NOIRE

A mes pieds, ce vieux bourg chinois dessine un creux
Sombre et sourd ; chacun dort ; pas un seul point de feu,
Et le veilleur de nuit passe avec sa claquette
Pour prier les voleurs de se hâter un peu.

CCV
DOUX PROJET

J’étais impatient que le printemps revînt.
Le voici : mon verger retrouve sa vêture.
Devant un bon repas et des cruches de vin,
Quand discuterons-nous sur la littérature ?

CCVI
ONDES

Ondes qui dévalez entre les sapins noirs
Sous un manteau d’écume, et qui charmez le soir
De vos mélodieuses courses ;
Ondes vivantes d’une source ;
Ondes vertes et claires
Qui filtrez le soleil dans des vasques de pierre
Et débordez à petit bruit subtil,
Parmi les lichens et les mousses ;
Ondes rapides, ondes douces
D’une averse d’avril ;
Ondes pures et fortes,
Crevant ce nuage lourd, teint de cendre ;
Ondes épaisses d’une mare morte
Où s’ébattent les salamandres ;
Ondes dont le goût reste amer
Au mauvais voyageur ; folles ondes des mers
Qui, jadis, saviez bercer mes peines ;
Ondes au gazouillis délicieux
D’une familière fontaine ;
Nobles ondes brûlantes de vos yeux.

CCVII
DÉGUSTATION

Les mantes m’ont semblé d’un bon-sens inouï :
Elles mangent l’amant dont elles ont joui.

CCVIII
FAIRE-PART

Il est mort tout soudain et sans presque y penser,
Comme meurt un enfant que l’on a délaissé
Dans le vent noir, au coin d’une ruelle hostile.
Notre Pierrot est mort à la façon tranquille
Et sans prétention dont un rayon s’éteint.
Il est muet, ce soir, il riait ce matin.
J’aurais voulu cueillir, au seuil du grand silence,
Son dernier trait d’esprit, sa dernière sentence
Morale, son dernier bon mot et son dernier
« Sonnet blanc pour la lune implacable », signé :
Pierrot, « chanteur mondain », mais il est mort trop vite.
Nous l’avons enterré… Maintenant, il habite
Dans l’ombre, avec les racines des vieux bouleaux,
Les serpents engourdis et les froids vermisseaux.

CCIX
PLÉNITUDE

Un ample mimosa pose sur la colline
Sa tache d’or, le vent glisse sous un ciel bleu,
Apportant avec lui des senteurs de résine
Et de chers souvenirs. — Mon cœur bat tant qu’il peut !

CCX
AMABILITÉS

Admirez, cher ami, la parfaite noblesse
De ce jeune canard qui longe mon étang,
Les soirs de bal, quand vous entrez chez la duchesse,
Vous prenez, sous l’habit, ce même air important.

CCXI
CASCADE

Voile vague, long voile évanescent d’eau vive,
Qui se divise en l’air, s’évapore et se perd
En tombant, du rebord de la roche pensive,
Sur le tapis diamanté d’un gazon vert.

CCXII
VOYAGE IMAGINAIRE

Tranquille, transparente,
Douce à vivre,
L’heure passe sous les branches…
Il a plu.
Maintenant, l’air est limpide, tu lis un livre,
Sans lire, puis, sans voir, tu regardes l’air nu,
Par les fenêtres du feuillage.
Tu t’enfuis, tu te perds sur d’étranges rivages
Où de minces cocotiers balancent
Leurs jets d’eau verts.
Ecoute ces oiseaux ailés d’argent qui lancent
De longs cris sur la mer !
Ecoute aussi la brise
Qui parle bas ! écoute enfin le flot qui brise
Sur le corail et chante un chant
Impatient, méchant…
— Non ! reviens vite ici !
Le ciel se couvre de nouveau, le ciel est gris,
Le ciel est sombre, l’air est lourd,
Et je te garde un beau baiser pour ton retour.

CCXIII
MORALE PRATIQUE

Conseils au modéré : « Franchis la poule, évite
Le tigre, le serpent, l’âne quand il braît fort ;
Surtout ne poursuis pas la chèvre : elle court vite ;
Fais ta prière au bœuf qui te mène à la mort. »

CCXIV
QUELQUES FLEURS

1

De gros rhododendrons, groupés en lourds massifs,
Conviennent au jardin d’un banquier positif.

2

Le dahlia, fleur fausse et très bien composée,
Fait toujours piètre figure sous la rosée.

3

J’allais parler de lui ! pardonnez mon erreur :
Je prenais ce papillon bleu pour une fleur !

4

Cette fleur de prunier qui tombe, est-ce un flocon
De neige un peu tardif ou bien un papillon ?

5

Fleur pudique d’hiver, camélia, princesse
Glaciale que tacherait une caresse.

6

Tournesol, ton orgueil est vraiment sans pareil :
On dirait que tu veux diriger le soleil !

7

La fleur de l’ancolie est d’intérêt minime,
Mais le poète en a grand besoin pour la rime.

8

Quels parfums voulez-vous que les brises dissipent
Quand elles frôlent des corolles de tulipes ?

9

L’immortelle, qui n’est presque pas une fleur,
A l’air sec et pincé de certaines douleurs.

CCXV
NAVIGATION

Depuis que, sur la jonque, on nous a déhalés,
Penché sur le plat-bord, je demeure affalé,
Pour sentir mon esprit, coulant avec l’eau claire,
Traversé par la fuite inverse des galets.

CCXVI
UNE DAME AUX CHEVEUX FAUVES

Ses cheveux étaient d’un blond roux,
Chaud, mais très doux,
Dans l’ombre ; son regard
Errait au hasard,
De la plus frêle fleur à la plus folle vague,
Et n’exprimait jamais rien
Qu’un ennui vague,
Sauf quand elle sentait un lien
La retenir ;
Alors, en ce regard, passait un tel désir
D’indépendance
Qu’on hésitait, qu’on avait peur.
— Je l’aimais tendrement, de toute l’imprudence
D’un pauvre cœur.
Souvent elle s’en étonnait, disant : « Je t’aime
D’autre façon ; pourquoi ces soins extrêmes
Que tu mets à m’émouvoir ? »
Je répondais : « C’est pour te rendre
Un peu plus proche, un peu plus tendre. »
Elle est partie, à pas de loup, ce soir.

CCXVII
OCCUPATIONS

Nous chevauchons, clairons sonnants, tambours battants ;
D’autres mangent, d’autres font des vers sous un orme,
En automne, ou sous un cerisier, au printemps ;
D’autres comptent leurs bénéfices ; d’autres dorment.

CCXVIII
BRUIT SUBTIL

Quel est donc ce murmure ?
C’est le vent qui s’amuse
A se glisser par ruse
Au cœur vert des ramures.

CCXIX
ÉPOUVANTAIL

Il a beau n’être fait qu’en papier rouge ou blanc
Et servir de jouet aux gamins de la rue,
Les grands aigles ont peur d’un petit cerf-volant…
Un philosophe a peur de la vérité nue.

CCXX
CHACUN SON GOÛT

Ce prince est accompli : chacune de ses flèches
Touche l’oiseau volant ; il écrit des centons
De vers délicieux ; il sait peindre… n’empêche
Que son épouse couche avec un marmiton.

CCXXI
DÉCLAMATION LYRIQUE

« Tu m’as mordue au cœur et ma vie est un drame,
Amour ! terrible Amour ! impitoyable Eros !
Mon pauvre corps se sent brisé ! Je n’ai plus d’âme ! »
… N’écoutez pas ! laissez pisser le mérinos.

CCXXII
JARDIN

Torses et d’un dessin compliqué, des rocailles
Décorent un bassin d’onde verte ; alentour,
Serpente un sentier blanc ; quelques oiseaux piaillent
Dans des ifs ténébreux qui trempent en plein jour.

CCXXIII
DANSE

Oui, vous dansez
Délicieusement,
Tout en songeant à votre amant.
Vous l’encensez
Par de beaux gestes du bras droit,
Tandis que la main gauche envoie
Vers sa bouche de longs baisers.
Vous vous grisez
De joie
En dansant à son intention.
Pour lui vos reins se cambrent ;
Pour lui, vos jambes
Sont prises de passion ;
Pour lui, vos voiles couleur d’ambre
Montent dans l’air et flambent
Comme des flammes, se tordent et tremblent…
Puis, soudain, vous fuyez, mais sans vous laisser prendre :
Votre amant n’est pas là…
Et vous tombez à terre en un tout petit tas,
Un tas impalpable de cendre.

CCXXIV
DÉCOR

… Et voici que le mont Fuji paraît, doublant,
Dans l’eau verte du lac, son profil rose et blanc.

CCXXV
ARBRES

Il a plu, toute cette nuit, sur les sapins.
Ils luisent maintenant, vernis, tout neufs, repeints.

CCXXVI
MOMENT

Soir d’automne : le coin d’un cimetière où volent
Des phalènes de cendre et quelques lucioles.

CCXXVII
ABSENCE

Où donc est-il, cet enfant blond qui, l’an dernier,
Poursuivait des sauterelles sous mes pruniers ?

CCXXVIII
L’ATTRAIT DU MYSTÈRE

Non, ne me traitez plus d’esprit sceptique et froid !
L’âme de vos parents me paraît très à l’aise
Dans cette table Louis XVI
Qui se trémousse sous vos doigts.

CCXXIX
UN GOURMET

Le perroquet méchant vient de croquer
Tous les pépins de mon orange.
« C’est un mets fort délicat que je mange, »
Se dit le méchant perroquet.

CCXXX
DÉCENCE

Depuis plus de trente ans, la vieille demoiselle
Au cabas noir se doute bien
Qu’il est certains plaisirs délicieux, mais elle
Interdit l’amour à son chien.

CCXXXI
FLEUR EN DANGER

Garde-toi mieux, je t’en supplie,
O somptueux coquelicot
De la prairie !
Sans vouloir te froisser… n’attires-tu pas trop
Tous les regards ?
Hélas ! je crois qu’il est trop tard :
Une vache d’aspect bourgeois
Me paraît avoir l’œil sur toi…
Eh oui ! certaines fleurs devraient être plus sages
Pour assurer leur avenir !
Or ce grand animal domestique et sauvage,
Dont le cœur est de cuir,
Va, dans un instant, te cueillir
De sa lourde langue d’une aune ;
Alors le bousier noir, le frelon, le phalène,
Le mille-pattes tortillart qui se promène,
L’abeille, le papillon jaune
Et la bonne bête-à-bon-dieu
Ressentiront une profonde peine…
— Coquelicot, je pleure en te disant adieu !

CCXXXII
DISCRÉTION

Hausser le ton est superflu pour quatre vers ;
Chanter me semble oiseux quand il suffit de dire.
Ce ridicule essai finirait en revers
Et serait bien jugé par un éclat de rire.

CCXXXIII
CAPTIVITÉ

Je crois vivre en prison, une branche
Se balance devant mes barreaux ;
Je frémis chaque fois qu’elle penche,
Et j’entends le pas de mon bourreau.

CCXXXIV
DERNIÈRE JOIE

Ne plus pouvoir chérir ni les vergers fleuris,
Ni les étangs moirés, ni les aubes écloses.
Et ne plus distinguer qu’un plaisir de l’esprit :
La délectation qui fut dite morose.

CCXXXV
VOISINAGE

Ce beau cerisier aux branches fleuries
A comme voisin, sinon comme ami,
Un membre influent de l’Académie
Qui sut faire éclore un nouvel ennui.

CCXXXVI
AUBE TROPICALE

La tribu des jacassantes perruches
Dans les branches du banyan s’éveille.
Le vampire s’endort et les abeilles
En bourdonnant s’éloignent de la ruche.

CCXXXVII
RÉPONSE

J’ai reçu ton billet, timbré des bords de Seine.
Cette page me cause un sensible plaisir.
Je songe à mes amis lointains ; la lune pleine
Propage des parfums que je voudrais saisir.

CCXXXVIII
CALME DU SOIR

Posez sur mon épaule votre tête ;
Respirez doucement…
Un moment,
J’ai pu vous croire prête
A pleurer !
Votre regard n’est-il pas délivré
De son angoisse ?
Je veux que rien
Ne vous froisse,
Pas un mot dans nos entretiens,
Pas la plus petite chose,
Pas un écho, pas un reflet, pas un soupir,
Pas le plus léger pli d’une feuille de rose,
Et pas le moindre souvenir
De tristesse.
— Qu’allez-vous dire ?
Est-ce
A moi que vous dédiez ce sourire ?
N’en faites rien, car j’aime mieux
Voir ce sourire dans vos yeux.

CCXXXIX
LE NÈGRE DE THISBÉ

A quoi donc peut servir ce négrillon nabot ?
Il a tous les défauts : la paresse, la ruse,
La gourmandise, mais Thisbé le trouve beau.
Parfois elle l’embrasse et souvent s’en amuse.
« Ah ! qu’il est donc gentil, mon nègre ! » Elle a pendu
Un petit anneau d’or à son nez ; elle tresse
Des colliers de corail dans ses cheveux crépus…
De tous ces jeux, l’abbé a le cœur en détresse :
Thisbé ne pourrait-elle, en un moment d’oubli,
Prendre le négrillon, quelque soir, dans son lit ?

CCXL
VOYAGE

Qu’elle soit d’un vert d’émeraude
Ou du bleu mystérieux des saphirs,
D’une aube à l’autre un spectre rôde
Sur la mer et nous engage à partir…
O vents qui secouez les voiles,
Dites-moi le chemin qui conduit aux étoiles !

CCXLI
CINÉMA

La lune rend plus noirs les créneaux du donjon ;
Devant un crucifix la blanche Aline prie ;
Le traître fait dans l’ombre un ultime plongeon…
Chacun sanglote, du parterre aux galeries.

CCXLII
STRATÉGIE

Lorsque le taon voit l’éléphant, au lieu de fuir,
Il l’attaque tout droit, mais c’est la grande bête
Qu’il veut atteindre, quand il le pique à la tête,
Non pas les petits poux qui paissent sur son cuir.

CCXLIII
BALLET

La poudre des chemins, sous un choc de semelles
Rejaillit pour danser au bal inattendu
Où des moucherons d’or allègrement se mêlent
A des échos de cloche et des duvets perdus.

CCXLIV
POINT DE VUE SPÉCIAL

Tu veux voir une nymphe auprès de chaque source,
A quelques pas d’un joli temple :
Aréthuse, par exemple,
Suivant de ses yeux clairs la course
De son onde et dont la chevelure
Suit aussi le courant d’eau pure.
Tu veux voir le satyre peignant sa fourrure,
Certaine flamme dans les yeux
Et des raisins dans les cheveux,
Et le faune jouant du flûteau,
Et l’hamadryade aux bras haut
Levés ou largement tendus,
Comme pour bénir,
Et la naïade au long buste vêtu
De seule écume. — Ton plaisir
Est d’espérer cela, mais, ô jeune homme ! tu
Ne verras rien, si ton esprit ne se délivre,
D’abord, du souvenir hallucinant des livres :
Les demi-dieux
Ont peur d’un bachelier ès-lettres curieux.

CCXLV
PREMIER QUARTIER

Lune ! c’est donc toi ! je te croyais morte ?
Lève encore un peu ta corne qui luit !
Par quel soupirail, cheminée ou porte,
As-tu pu rentrer au sein de la nuit ?
Tu semblais si maigre, ô ma pauvre amie !
Je me résignais à ne plus te voir,
Et je me disais : « Elle est réunie
Aux astres défunts du firmament noir. »
Car il est, au ciel, un lieu de retraite
Pour les derniers jours des étoiles d’or,
Où les feux éteints des vieilles planètes
Goûtent le repos près des soleils morts.
— Puisque te voilà, donne-moi ta bouche
Dont l’arc recourbé sourit sans repos,
Mais ferme, un instant, ton œil blanc qui louche :
Ce regard gelé me glace les os.
Veillé par Riegel et par Betelgeuse,
Je veux sommeiller entre tes bras nus
Et boire le lait d’une nébuleuse,
Et goûter le miel d’un rêve inconnu.
Je veux caresser la lyre des brises
Que tenait jadis Phébus Apollon,
Et danser le long de la route grise
Où courait Hermès aux divins talons.
— Afin d’obtenir ces sublimes choses,
Quels sont, ô Phœbé, mes premiers devoirs ?
Il faut, me dis-tu, dédaigner les roses ?
Ne plus respirer les parfums du soir ?
Oublier les jeux du soleil sur l’onde,
Les jeux des ruisseaux, des flammes, de l’air,
Et, quand un orage au ciel jaune gronde,
Ne plus me baigner dans les purs éclairs ?
Ne plus adorer les lèvres des femmes,
Ne plus m’abriter sous les tournesols,
Et ne plus chanter des épithalames
Pour les noces d’or de mes rossignols ?
Oublier l’étang qu’une étoile irise,
Les émois obscurs, les chères douleurs
Dont l’angoisse est douce et la peine exquise,
Oublier aussi le contour des fleurs ?
— Faut-il renoncer à la vie humaine
Pour revivre au sein du subtil éther ?
Ah ! tes caresses au front des sirènes !
Tes lueurs de jade au ras de la mer !
— Faut-il donc mourir ? Eh bien, soit ! Silence !
Adieu !… Je m’en vais sommeiller, un temps,
Et les traits d’argent, Phœbé, que tu lances
Me réveilleront au fond de l’étang.

CCXLVI
PRUDENCE

Offre tes compliments aux Puissances Divines,
De grand matin. — Les dieux à l’homme sont pareils :
L’encens les concilie et flatte leurs narines
Plus sûrement s’il fut brûlé dès le réveil.

CCXLVII
EMPLOI DU TEMPS

Henriette, tous les vendredis, se promène ;
Elle papote du dimanche au mercredi ;
Elle lit le jeudi, (du moins elle le dit) ;
Elle m’aime, le dernier jour de la semaine,
Mais son amour me semble encor plus superflu
Que les romans touchants qu’elle dit avoir lus.

CCXLVIII
REGRETTABLE INCIDENT

Il arrive, tenant une rose à la main.
Elle lui dit : « J’aurais préféré du jasmin.
Si je vous laisse aujourd’hui seul,
Bercez-vous au moins de l’idée
Que je vous aimerai demain. »
Le lendemain, c’est un glaïeul
Qu’elle voudrait, le jour suivant, une orchidée…
« Dimanche, lui dit-elle, si vous me baillez
Une gerbe d’œillets
Panachés, il se peut qu’alors je m’évertue
A vous aimer. Impossible plus tôt ! »
Mais lui, sans insister auprès d’elle, se tue
En se servant d’un vieux couteau
Damasquiné, dont la lame est pointue,
Et qui brille.
Le pauvre bougre s’est piqué de tout son cœur,
Sous le sein gauche, avec cette arme
De famille,
Si bien qu’il meurt.
S’ensuivent mille cris, des regrets et des larmes.

CCXLIX
MARINE

Lune décroissante, eau d’ébène,
Délicatesse des cordages,
Plainte lointaine des sirènes…
Invitation au voyage.

CCL
CHRONIQUE

César est mort ; un scarabée
Tend vers le ciel ses pattes noires ;
Jacob n’est plus, ni Bethsabée…
Ce sont là des dates d’histoire.

CCLI
PASTORALE

Midi, grand soleil. — Le vieux faune
En ricanant se penche sur
Une fleur délicate et jaune
Perdue en un champ de blé mûr.

CCLII
PROMESSES

Comment douter de vous, lorsqu’en vous tout incite
A l’espoir ?
Vos yeux sont clairs, vos yeux sont purs, vous savez voir
Et, par ces mêmes yeux, rêver ensuite,
Vous savez deviner, ami compatissant,
Le secret d’une parole qui semblait dite
En passant,
Et vous savez sentir la plainte retenue
Par peur de vous montrer une douleur trop nue.
— Belles promesses, hautes promesses
Que vous tiendrez !
Vous grandirez ! Ne doit-on pas tout espérer
D’un esprit sans paresse,
Toujours prêt à comprendre,
Dont la subtilité n’a point de fourberie,
Miroir d’un cœur robuste et tendre ?
— Ami, n’oubliez pas nos longues causeries
Près du feu, l’autre hiver, au fond du petit bois…
Comme les bûches prenaient mal ! qu’il faisait froid !
Souvenir… j’allais dire : d’autrefois !

CCLIII
ÉGOÏSME

J’ai souffert pour l’oiseau, pour la bête qu’on chasse,
Pour l’arbre qu’on abat, j’ai partagé l’émoi
D’un cœur flétri. Ce sont des jeux dont je me lasse.
Je voudrais, maintenant, souffrir un peu pour moi.

CCLIV
DÉGÉNÉRESCENCE

A soixante ans, vous conservez un teint de rose,
Une voix d’argent clair, lorsque vous vous moquez,
Mais votre fille Esther a déjà l’air morose,
Insatisfait et sec des très vieux perroquets.

CCLV
CAPOUE

Mon esprit a besoin du fracas des armées.
Comment sortira-t-il du lit de sa langueur ?
J’ai vécu, ces temps-ci, trop près de votre cœur
Qui me trouble et me rend « empesché de fumées ».

CCLVI
DIVERTISSEMENT

Ernestine, Denise et la blonde Suzanne,
Assises près de moi, font des mines exquises…
« Monsieur ! redites-nous le conte de Peau d’Ane,
La Belle au Bois dormant ou quelque autre sottise.
Non ! sortez-nous plutôt de votre vieille tête
Un récit tout nouveau qui ne soit pas trop bête ! »
Divertir des enfants est une dure école !
Il me faut inventer une histoire bien folle,
Cocasse, compliquée et cependant précise,
Pour amuser Suzanne, Ernestine et Denise.

CCLVII
A LA CUISINE

Tu pleures ! tu n’es donc plus toi-même, Brigitte ?
Au lieu de surveiller fidèlement les os
Et le poulet, bouillant au cœur de la marmite,
Tu rêves de certain sergent, beau comme Eros.
Tu tâches d’évoquer cette face adorée,
Et tes larmes vont se mêler à la purée.

CCLVIII
HÔTES INATTENDUS

Me voici, comme jadis, en Afrique :
Le soir tombe, il est tard.
Un ciel fumeux, couleur de brique,
Fatigue mon regard.
Je trouve, en entrant dans ma chambre,
Des visiteurs inattendus :
Deux oiseaux, un lézard, des guêpes couleur d’ambre,
Un crapaud gris, pustuleux et pansu.
Ce lézard violet à tête verte
Paraît fixé sur le plafond,
Des oiseaux sont entrés par la fenêtre ouverte,
Ils piaillent, ils font des ronds ;
Une étrange souris s’échappe de ma couche,
M’aperçoit et s’affole ;
Des phalènes frôlent ma bouche,
Je vois luire des lucioles ;
De petits serpents noirs veulent passer mon seuil,
Des moustiques pointus m’empêchent de dormir,
Mais à tous je ferai bon accueil…
De mon rêve je prends tout ce qu’il peut m’offrir.

CCLIX
BONNE EXPOSITION

Au seuil ensoleillé de ma fenêtre ouverte,
Pieusement, je cultive de l’estragon,
Dans les flancs rebondis d’un vase à panse verte
Où se tordent et se détordent deux dragons.

CCLX
HIVER

Débâcle, enfin ! la rivière, prise
Depuis quatre longs mois par le gel,
Se brise en miroirs où se divise
Le grand lac bleu de cendre du ciel.

CCLXI
RECUEILLEMENT

Immobile, je songe auprès de cette tombe.
Pas un souffle de vent ne vient troubler la nuit
Et pas un chant d’oiseau… Des pommes de pin tombent
Mollement, sur le gazon court, à petit bruit.

CCLXII
PRUDENCE

Loin de vous reprocher, belle, d’être si noire,
J’accorde que vous ne l’êtes pas à demi,
Mais veuillez vous cacher dans cette vaste armoire
Durant l’heure où je vais recevoir mes amis.

CCLXIII
TROPIQUES

Au bord vaseux de la lagune,
Un caïman dort dans les joncs ;
Il ouvre un œil gluant, considère la lune
Et disparaît dans l’eau par un brusque plongeon.

CCLXIV
BOISSON RÉCONFORTANTE

Après avoir goûté, (devoir de camarade),
Les vers indifférents d’un poète de peu,
Je veux, pour oublier leur charme sirupeux,
Boire, à l’urne d’André Chénier, du vin d’Hellade.

CCLXV
LOUANGES

Pour sa tête si belle
Qui ne craindra rien des hivers,
Saurai-je composer la louange immortelle,
Rayonnante de nobles vers ?
Pour sa tête impassible et pure
Dont les yeux regardent si loin,
Quels sont les mots qui ne défaillent point,
Et les hymnes qui durent ?
Pour en écarter le malheur,
Que ne puis-je donner à sa tête guerrière
Dont un hochement me fait peur
La louange qui monte en forme de prière ?
Que ne puis-je chanter les reflets suzerains
De ton casque d’ébène,
Tête chère, tête hautaine
Au front serein !
Ah ! que ne puis-je… Et, maintenant, penche la tête
Et laisse-moi caresser de mon mieux
Les cheveux onduleux de cette tête faite
Pour les dieux.

CCLXVI
SOMMEIL NÉCESSAIRE

Le prince dort sous un dais d’or et de bambous.
Quand ses ordres n’arrivent pas avant l’aurore,
Il les donne à rebours, trop tard ou pas du tout,
Il dort. Ah ! qu’il dorme longtemps ! je l’en implore !

CCLXVII
SUR LA GRÈVE

Le ciel perd sa teinte cerise,
Le soleil s’engloutit sous le poids de la nuit.
Les coquillages que l’on brise
En marchant font un triste bruit.

CCLXVIII
JUSTE DISCIPLINE

J’estime le bon-sens de la gardeuse d’oies
Qui, jusqu’à vêpres, fait patiemment son devoir.
Martin, passant alors, l’assaille chaque soir ;
Elle s’y prête et goûte ainsi plus d’une joie.

CCLXIX
PETIT PORTRAIT

Sourire âpre et revêche,
Fort belle chevelure
D’un blond doré, tournure
Passable, mais odeur peu fraîche
Et déplaisante d’une pêche
Trop mûre.

CCLXX
MÉLITE RÉFLÉCHIT

Quel songe singulier composez-vous, Mélite ?
Quelle vilaine trahison, très inédite ?

CCLXXI
AUBE DE LUNE

Un dragon bleu, penché par-dessus la pagode,
La gueule ouverte, va dévorer comme un fruit
Cet astre coloré de sang et teint d’iode
Qui monte dans la nuit.

CCLXXII
MAGIE DU SOIR

Des rameaux sombres, découpés
Sur l’horizon drapé…
Profils grotesques d’arbres noirs
Contre le ciel orange ;
Instants où le soir
Aérien se change
Par lente magie en nuit…
On dirait que s’apaisent
Le monde et son bruit,
Tandis que les braises
Du soleil meurent,
Que le ruisseau parle plus bas,
Que la brise s’éteint qui chantait tout-à-l’heure,
Que le voyageur tâche de feutrer son pas,
Que les oiseaux ont peur
De se laisser entendre
Parmi tous ces murmures sourds,
Que l’occident perd ses couleurs…
— Ce sont les cendres
D’un beau jour.

CCLXXIII
HEURE MAUVAISE

Vraiment, il pleut depuis trop longtemps, je m’ennuie.
Lire ? quoi donc ? Dormir si je pouvais ! et pour
Aimer, il n’est plus temps. J’écoute, le cœur lourd,
Ce discours interminable que fait la pluie.

CCLXXIV
A UNE REINE

O reine Stratonice ! où donc êtes-vous née ?
Est-ce dans le vaste palais d’une île fée,
Où la légende grecque et le conte allemand
Venaient mêler pour vous tous leurs enchantements ?
Où l’elfe et la bacchante, où le sylphe et le faune
Jouaient à se poursuivre autour des buissons d’aulnes ?
Parce que votre voix est pure et que vos pas
Semblent glisser à peine et ne se poser pas,
Il est des instants où vous m’évoquez l’image
De Loreley qui laisse un lumineux sillage
Sur l’eau triste du fleuve, en chantant dans la nuit.
Mais, à d’autres instants, vous changez et je suis,
Dans vos yeux, le reflet d’une si grave peine,
Que vous me rappelez cette princesse hellène
Qui, devant l’horizon de la mer et des cieux,
Souffrait de la colère injuste de ses dieux.
O Reine ! dites-moi quel souvenir vous donne
Ainsi l’air douloureux de la blanche Antigone ?

CCLXXV
DÉSACCORD

Des roses, un regard, la mer, le bruit du vent…
Poèmes que le moindre souffle met en prose !
— Un mot sans harmonie efface bien souvent
Le bruit du vent, la mer, ton regard, et les roses.

CCLXXVI
CHEMINEAU

Malgré tous mes serments et mon humeur chagrine
Je marche sans souci, tout droit, tournant le dos
Au soleil. — Sur la route, un spectre se dessine,
Couché, très noir, très plat, sans muscles et sans os,
Qui m’entraîne, tenant par ses pieds mes bottines.

CCLXXVII
UN COUPLE

Il est beau de la beauté que l’on prise
Dans les ateliers de modiste ;
Cheveux gras et bouclés, bouche aux tons de cerise,
Cravate « genre artiste ».
Elle est fort bien aussi, mais autrement
Que son prince Charmant :
Mince, longue, des yeux très noirs,
Un air autoritaire,
Des lèvres sans mystère et de mauvaises dents…
Et cependant,
Vers le soir, aux lumières,
Un peu de fard aidant,
Elle plaît au passant sous son chapeau de fleurs.
Rose aime Roger de tout son cœur,
De toute son âme,
(En a-t-elle une ?) de tout son corps,
Mais Roger, les beaux jours passés, prévoit le drame :
« Combien de temps, Rose qui m’est si chère,
Pourra-t-elle marcher encore ?
Sans elle, c’est le pot-au-feu, c’est la misère ! »

CCLXXVIII
MA BLANCHE AMIE

Lune ! je vois briller entre les nymphéas,
Au fond de l’étang vert et bleu que rien ne souille,
Ton profil séducteur qui toujours m’agréa,
Reine des suicidés ! princesse des grenouilles !

CCLXXIX
VILLÉGIATURES

Les turbans excessifs que portait Madame X…
Et d’autres attributs de même provenance
Sont chez la revendeuse, au coin du quai. Je pense
Qu’elle-même fait les cent pas au bord du Styx.

CCLXXX
REPOS JUDICIEUX

Couché dans ce verger mollement gazonné,
Pourquoi donc songerais-je à grapiller la treille
Lourde de fruits, ou même à rimer un sonnet ?
Je sommeille, attendant que Laure me réveille.

CCLXXXI
THE RAVEN

Je croyais, en ouvrant toute grande ma porte,
Voir l’ange aux yeux d’azur qui brandit un flambeau,
Mais la nuit m’apparaît, silencieuse et morte,
Sans lune. — Sur mon seuil, pas même le corbeau !

CCLXXXII
PORTRAIT DE BÊTE

Armature de fer, pattes de caoutchouc,
Cuir laineux et malsain, gaufré par mille plaies,
Bête de cauchemar qui ne semble pas vraie,
Avec sa cloche au cou. — C’est le chameau mandchou.

CCLXXXIII
DANGER

Fût-ce dans ton appartement le plus secret,
Garde-toi de penser : « En ce moment, personne
Ne me voit. » Pour l’esprit il n’est rien de sacré,
Il n’est rien que l’esprit ne sache ou ne soupçonne.

CCLXXXIV
MOTIF DE SÉRÉNADE

Malgré le ciel d’un bleu si rare,
Si précieux, il manque un chant de rossignol
Et le froissement doux des guitares
A ce soir
Si divin qu’on le dirait espagnol.
J’y voudrais voir
La lune, cependant l’air est clair
Et ces lanternes ont bel air ;
Mais ne faudrait-il pas quelque pierrot de neige,
Quelque bourgeois en travesti
Comique à ce cortège
Où notre amour se divertit ?
Je voudrais aussi des tambours de basque,
Des marottes tintantes, des sequins,
Des loups, des masques
Et des manteaux d’Arlequin,
Tout de même qu’à votre face,
Miroir divers de la frivolité,
Je voudrais que se pût découvrir une trace
Plus sensible de volupté.

CCLXXXV
CHARME DU FOYER

La petite maison normande qui m’abrite
Me plaît, je m’y sens bien en sûreté ; le site
N’effarouche pas l’œil, mais le toit bleu d’un temple,
Sous le soleil asiatique, a son mérite.

CCLXXXVI
ATTITUDES

Triste, toujours, comme au théâtre,
(Douleur de parade) ; à vos joues,
Un peu de poudre, un peu de plâtre ;
Dans votre cœur, un peu de boue.

CCLXXXVII
SIXIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Scapin dort d’un sommeil très long que je déplore.
Le trépas est un port. Il entra dans ce port
En souriant ; je crois qu’il doit dormir encore,
Bien qu’il soit mort, très mort, hélas ! tout à fait mort.

CCLXXXVIII
FLEUR INVARIABLE

Cette nuit, j’ai rêvé plaisamment jusqu’au jour ;
Ma songerie avec l’aurore s’est éteinte ;
Je ne me souviens plus de son tendre contour…
Mais l’iris du jardin garde toutes ses teintes.

CCLXXXIX
OFFRANDE

Afin de célébrer sa valeur coutumière
(Nonpareille, pourtant !) offrons-lui la première
Pêche de mon verger, quelques brins de laurier
Et la virginité de Manon, la fermière.

CCXC
TROUVAILLE

Ton agréable petit livre est trop honnête,
Compendieux Joubert ! — Et néanmoins tu sus,
Malgré tant de fadeur, te révéler poète
En disant que la vie était « du vent tissu ».

CCXCI
CERCLE VICIEUX

Que devenir ? aller me pendre ?
Cela pourrait surprendre
Péniblement
De bonnes gens qui me sont chers.
M’engager ? partir pour la guerre ?
Hélas, non ! car, en ce moment,
Cela n’arrive guère
Que dans les romans !
Boire ? j’entends : boire beaucoup ?
Je n’ai pas soif quand je suis seul, (oh ! pas du tout !)
Et je déteste les cafés.
Me livrer à l’humeur hypocondre ? c’est fait !
Courir la gueuse ?
Je voudrais des heures heureuses…
Lire des livres ?
J’en ai trop lus, je m’en délivre.
Prier ? je me sens loin des cieux !
Alors… vivre ?
Serait-ce mieux ?
— Voilà le cercle vicieux.

CCXCII
RÉALITÉS

Les pieds au feu, tu regrettes de n’avoir pas
Aimé Didon, (malgré ses plaintes), Mélusine,
Aude, la belle Hélène, Yseult ou Dalila…
Mais Stéphanie a tant de goût pour la cuisine !

CCXCIII
UTILISATION

Comme on fait d’un suppôt sadique de la mort,
Je tiens qu’il faut toujours étrangler la souffrance,
Sans vouloir lui trouver ni charme, ni plaisance…
Toutefois, il convient de s’en servir d’abord.

CCXCIV
PAROLES FAMILIÈRES

Qu’importent l’accent dur de ce parler barbare
Et ce jacassement où je ne comprends rien !
Sous la brise, un palmier fait son bruit de guitare
Et le flot chante un air que je reconnais bien.

CCXCV
LA COIFFURE DE THISBÉ

Une heure avant d’aller au bal de cour, Thisbé,
Contente de son fard et de ses mouches, daigne
Sourire à son coiffeur dont les doigts ont bombé
La fausse tresse d’or que fixe un double peigne.
L’homme, dans les cheveux que sans fièvre il boucla,
Fixe des ornements avec un goût d’artiste :
Un point de poudre, ici, trois petits rubans, là…
Il fait enfin voler le peignoir de batiste,
Puis, les lèvres en cœur et souriant un peu,
Dans la coiffure il pique un hortensia bleu.

CCXCVI
HONNÊTE GAGNE-PAIN

Si vous triez bien proprement ce tas d’ordures,
(Vieux chiffons, culs de bouteilles, charognes mûres,
Débris), vous gagnerez peut-être vos trois sous.
D’ailleurs, quand il fait beau, la besogne est moins dure,
Et l’on trouve, parfois, quelques restes de chou,
Quelques croûtes de pain (anglais) gardant du goût.

CCXCVII
SUR UNE VIE INTERROMPUE

Tu mourais, tu me disais ta peine
D’avoir vécu, te semblait-il, en vain
Et d’achever ces heures vaines
En ne nous laissant rien
Qu’un homme mort,
Rien qu’un vieux corps
Prêt à pourrir ; puis tu mourus.
— Maintenant, tu te tiens raide et grave,
Le col nu,
La face have,
Et tes mains sont couleur de cire ;
Tes yeux bleus où je savais lire
Restent ouverts,
Tes prunelles semblent de verre,
Mais tu gardes ton sourire.
Jamais je n’oublierai tes rêves, leur fraîcheur,
Ni l’exemple de ta douleur ;
Jamais je n’oublierai tes manières de dire,
O mon ami dormant,
La vie en son rayonnement !

CCXCVIII
PROSPECTUS

On raccommode, ici, les assiettes, les tasses,
Les faïences de Perse et de Rhodes, les plats
Espagnols, les cristaux de Bohème, les glaces
De Venise et les cœurs qu’un grand amour fêla.

CCXCIX
HARMONIE

Tu chantais, rossignol… Je respirais des roses…
Jamais, ô cher oiseau, ton chant ne fut si beau ;
Jamais tu ne m’as dit de si troublantes choses.
Promets-moi de chanter, plus tard, sur mon tombeau.

CCC
BELLE, MAIS PEU SENSIBLE

Elle tenait ses mains aux phalanges fragiles
En avant, comme pour défendre d’approcher
Et les souples sursauts de ma ferveur agile
Se heurtaient vainement à ce charmant rocher.

CCCI
RETOUR LOINTAIN

Nous sommes séparés par des milliers de lieues
Et pourtant, chaque soir, je me sens près de toi,
Comme s’il n’y avait ni vastes plaines bleues,
Entre nous, ni déserts de sable, ni grands bois.

CCCII
SÉDUCTION

Je puis, modeste et réservé, sans me vanter,
Fixer l’amour du monde en me montrant moi-même.
Si je veux, par surcroît, mériter que je m’aime,
Le séducteur du monde est un autre, (inventé).

CCCIII
MAUVAIS MOMENTS

L’orage monte à l’horizon ; mon chien se traîne,
La langue basse ; mes poiriers sont accablés
Par leurs fruits mûrs ; des fleurs se fanent dans les blés,
Et Célestine a des regards chargés de haine.

CCCIV
AU VILLAGE

Pourquoi ce regard
Hagard
Et pourquoi cette joue humide ?
Pourquoi cet air si soucieux ?
Pourquoi ces rides
Sous tes yeux ?
A quoi peut te servir de contempler la meule
Du coin du champ,
Et comment te trouve-t-on seule,
Toute seule, et si triste, et d’aspect si touchant ?
Dis-le moi comme à confesse,
Dis-le moi, morbleu !
Sans larmes, fais-m’en l’aveu…
Serait-ce
Ton père qui t’aurait grondée,
Ou plutôt… oui, plutôt, le charmant Amédée
Qui t’accompagnait très souvent,
Depuis son retour de voyage,
Et dont l’humeur volage…
Hélas ! je comprends tout, pauvre fille ! Au couvent !

CCCV
EXCÈS

Vous regretterez d’être sage !
Vous l’êtes bien ! oh ! oui, vraiment !
Sage comme une chaste image
D’ange dans un missel flamand.
Cette attitude décourage,
En ses luxurieux hommages,
Le plus épris de vos amants.
Son âme est bourgeoise : il abrège,
Volontairement, des moments
Qui lui paraissent sacrilèges.

CCCVI
PETIT INCONVÉNIENT

Cette première rose au ton rouge ponceau
Fait valoir la seconde, adorablement pâle ;
La troisième entretient un ver sous ses pétales…
Je choisis la troisième avec son vermisseau.
C’est ainsi que je vous ai préférée, Hortense,
Mais votre vermisseau prend beaucoup d’importance…

CCCVII
REPROCHE

Bel arbre au tronc retors, arbre noir et très vieux
Dont le feuillage sec a des reflets si durs,
Cher arbre compliqué, sombre et silencieux,
Ton ombre est un peu trop précise sur ce mur.

CCCVIII
DÉNOUEMENT

La Princesse qui pleure en sa prison va-t-elle
Se laisser dévorer par le Dragon ? — Non pas !
Un Prince de beauté vraiment surnaturelle
Et d’air avantageux se rapproche à grands pas.

CCCIX
FIN DE NUIT

L’aube vient de toucher le sommet de la tour.
La lune qui reluit de tout son disque lourd
Nous apparaît, pendue au ras des ondes, comme
Un gong de cuivre clair pour annoncer le jour.

CCCX
A UN AMI PLEIN DE FANTAISIE

Tu reviens de la grande guerre,
Blessé, meurtri,
Mais tu n’as rien perdu de cette printanière
Vision de la terre
Qui donne à tes songes leur prix.
Tu parles, et je vois le monde
Par tes yeux :
Les rêves les plus fous y dansent une ronde
Dont le rythme est délicieux.
Tu décris de beaux soirs en Alsace,
Le bourg détruit par la mitraille, où passent
Des soldats joyeux,
Tu me dépeins une aube d’Orient,
Le ciel bleu, le flot riant,
La rive nue
Sous un rais d’or,
Et tes paroles contenues
Emeuvent plus encor :
Enchantements clairs d’une fantaisie
Choisie.

CCCXI
DISTINGUO

Mon général, vous saluez avec noblesse ;
Personne, mieux que vous, ne tourne un madrigal…
J’admire… mais des madrigaux pleins de finesse
Et de nobles saluts font-ils un général ?

CCCXII
L’ANCIENNE LIQUEUR

Tu vantes le bonheur où cet amour te plonge :
Boire à sa bouche est devenu ton seul plaisir…
Saoule-toi donc, mais sans perdre le souvenir
De ce vin plus léger que te versaient tes songes.

CCCXIII
COMPENSATION

Cette dame, fort riche et de noble alliance,
Use encor de l’amour. Elle abuse, la nuit,
D’un lycéen qui prend son mal en patience
Car la femme de chambre a des égards pour lui.

CCCXIV
QUELQUES HAÏKAÏ JAPONAIS

1

Un haïkaï de mon vieux maître
A cent fois plus de parfum
Que ce lys sur ma fenêtre.

2

Les passions allumées
Par l’amour à son printemps
Montent dans l’air sans fumée.

3

Le long du ruisselet fou,
Truite vive et bondissante,
Brillant si clair, tout à coup !

4

Dans le fossé de la route,
N’est-ce pas le clapotis
Triste des premières gouttes ?

5

Quel orgueil quand je vois naître
Un sourire approbateur
Sur les lèvres de mon maître !

CCCXV
LE PAYS MERVEILLEUX

Ciel jaunâtre, taché de gris,
Sur l’horizon livide ;
Pas un souffle d’air, pas un cri ;
Mon village semble vide.
Il pleut tout droit,
En silence,
Contre le vert des prés et le rouge des toits…
Désir d’absence,
D’être ailleurs,
Loin de ces pleurs,
Loin de ces longs traits de la pluie,
Barreaux de ma mélancolie…
Et cependant on reste sans bouger, sans dire
Rien,
Quand on voudrait marcher vers le bout de la terre,
En chantant, jusqu’à ce bel empire,
Vous savez bien !
Où, m’a-t-on dit, il ne pleut guère,
Jusqu’à ce radieux empire, tout là-bas,
Où, peut-être, il ne pleut pas.

CCCXVI
PRÉDICTION

Jeune homme, vous irez loin ! Je vous vois des crocs
Aiguisés, une face plaisante, (un peu trop
Cabotine), et le goût bien raisonné des filles ;
Tout ce qu’il faut pour faire un joli maquereau.

CCCXVII
FUMÉE EN MUSIQUE

Tu chantes et ta voix a de souples contours ;
Il est tard, les rideaux filtrent le clair de lune ;
Indolemment couché sur le dos, je pétune.
Dans ces conditions, le temps me semble court.

CCCXVIII
SAVEUR AMICALE

J’aime autant ne plus te revoir, ami très cher,
Car je ne sais en quoi ton absence me prive :
Ta conversation a le goût du bitter,
Sans aucune de ses vertus apéritives.

CCCXIX
EMPLOI DU TEMPS

Beau dimanche ; promenades dans la banlieue ;
C’est la forme municipale de l’ennui
Qui s’étend, tout le long des heures et des lieues,
D’une aube sans beauté jusqu’à la dense nuit.

CCCXX
LE REFUGE

Au lieu de savourer en paix cette vesprée
Si douce, j’ai le cœur douloureux et pantois,
Mais je sais un répit pour l’âme déchirée :
Lorsque je souffre trop, je me repose en toi.

CCCXXI
RÉPLIQUE DÉCISIVE

« Mademoiselle, vous avez le plus grand tort
De vous prêter ainsi sans vous donner : ce corps,
Un jour, sera volé. » Vous répondez, sournoise :
« Chaparder et voler n’offrent aucun rapport. »

CCCXXII
VOIX CHANGEANTE

Charme suprême d’une voix
Où je crois
Entendre l’écho d’un gémissement
Et celui d’un rire étouffé…
Vous parlez doucement,
D’une voix tout à fait
Calme et pourtant sonore…
Ah ! quelle voix ! parlez encore !
Parlez encore, ma très chère !
Ce ruisseau
Tombe en se vaporisant, cet oiseau
Chante si clair
Que l’on dirait un gazouillement d’eau,
Cette brise, filtrée au treillis des rameaux,
Nous dit les plaisirs, les soucis
Qui l’entraînent… Votre voix est ainsi :
Apaisée ou comme en délire,
Triste, brisée, aérienne et parfois ivre,
Suivant ce qui l’inspire,
Notre amour ou le mal de vivre.

CCCXXIII
APPARITION

Encore un nouveau jour… Je m’éveille et revois
La table, l’encrier, la page, (blanche encore,
Mais qui sera noircie), et, couché près de moi,
Le corps luxurieux, las et lisse de Laure.

CCCXXIV
AU CAMBODGE

Quelques nuages lourds à l’horizon s’étirent,
Violets sur un fond de perle ; trois vampires
Frémissent, accrochés au toit de ma canha ;
Les fleurs s’épanchent en parfums, le sol transpire.

CCCXXV
SOUVENIR LITTÉRAIRE

La lune a des pâleurs romantiques, ce soir.
Composons le tableau : des chansons de Venise,
Sur l’eau verdâtre, une gondole à felze noir
Et deux amants que l’heure et le lieu divinisent.

CCCXXVI
DÉCISION

Pourquoi me raconter que votre âme est de braise
Si votre corps s’obstine à paraître glacé ?
Plus un mot ! Allons-y, Madame, à la française !
Et je m’arrêterai quand vous direz : « Assez ! »

CCCXXVII
REPROCHES

Ragots, lamentations, plaintes :
« Tu veux te dérober ! tu mens !
Tu m’as dit : ses yeux sont charmants ! »
Absinthe ! Absinthe !

CCCXXVIII
HÉBÉ

Nul doute que la mort ne l’ait prise de court.
Elle goûtait les vers, les parfums, la musique,
Les bons vins et l’amour, (mais préférait l’amour).
Sur sa tombe fleurit un grand lys ironique.

CCCXXIX
OISEAU DÉCORATIF

Instant d’attente
Où rien ne bouge, heure éclatante…
Surgissant du pré vert, je vois
S’envoler soudain devant moi,
Comme ferait un cri de joie,
Le plus féerique oiseau qui soit :
Rouge, avec des ailes orange,
(Sont-elles de soie ?)
Un bec vermeil
De courbe étrange…
— Oh ! quelle grâce quand il monte,
Cet oiseau merveilleux, pareil
A ceux des contes,
Vers le soleil !
Glissant sur l’air, il fait cent tours
Comme un feu-follet de plein jour,
Puis il plonge dans l’herbe touffue,
Flamme errante,
Un moment aperçue,
Mais que le vent souffla, puis il chante.

CCCXXX
GÉOMÉTRIE

Limiter par un trait les songes de l’amour,
C’est fixer aux parfums de la brise un contour.

CCCXXXI
QUESTION

Qu’as-tu fait de tes fards ? Ce visage de cendre
En un ciel printanier n’est-il pas malséant ?
On dirait que, ce soir, lune, tu vas descendre
Pour jamais au tombeau que t’ouvre l’océan !

CCCXXXII
ESCLAVAGE

Elle pleure, gémit, grince, accuse le sort
De l’accabler de mille et un maux. Je crois fort
Qu’elle est tout à fait sotte. Aujourd’hui je l’adore
Comme je l’adorais dès son premier abord,
Mais sachez que l’amour est une dure tâche
Quand on aime les yeux ouverts, et qu’on est lâche !

CCCXXXIII
RESPECT FILIAL

Pei-you se vit, un jour, fustigé par sa mère ;
Bien qu’il fût un enfant courageux, il pleura.
Comme elle s’étonnait : « Oui, ma peine est amère,
Dit-il, de voir la force abandonner ton bras. »

CCCXXXIV
MANIÈRES D’AIMER

L’épouse a six façons d’assurer le bonheur
De l’époux : elle peut être une âme, une sœur,
Une muse, une amie, une amante, une esclave.
De ces rôles divers, l’esclave est le meilleur.

CCCXXXV
TEL QU’ON LE PARLE

Je m’exprime très mal, ne sachant point sa langue,
Cependant je lui dis combien elle me plaît ;
Je crois qu’elle s’émeut de ma douce harangue
Mais, hélas ! on se refuse, même en anglais.

CCCXXXVI
A LA LUNE DIVINE

Depuis que le plus clair des écus,
Depuis que la lune m’a plu,
Je parle d’elle à tort et à travers,
En prose, en rêve, même en vers.
— Soit qu’elle visite une mare,
Ou fasse figure de phare,
Ou glisse sur le dos
D’encre et d’étain des flots,
Ou sonde la luisante Seine
Et s’y détrempe,
Ou caresse mes peines
Qui ne s’endorment pas quand j’ai soufflé ma lampe,
Cette planète me séduit.
Je m’empresse de le lui dire, et le lui dis,
Pour mon plaisir et pour le sien peut-être,
Quand vient le soir, quand je la vois s’en aller paître,
Cornes en avant, ce pré noir,
Serré comme un étroit couloir
Entre deux murs de coton blanc, ou mieux
Quand, ronde et grasse, elle traverse les champs bleus.

CCCXXXVII
INCONVENANCE

Au corps disgracieux, il faut de la tenue…
Madame, croyez-moi : ne vous montrez pas nue !

CCCXXXVIII
EN CHINE

Grand repos sur la jonque. Un soir taché de rouille…
A l’avant, le coolie industrieux s’épouille.

CCCXXXIX
FÊTE CHAMPÊTRE

On soupe dans le parc. Les violons sont là.
La voix du rossignol va leur donner le la.

CCCXL
INQUIÉTUDE

Ces distiques tout secs, ces petits riens subtils,
Malgré la rime riche, à quoi donc riment-ils ?

CCCXLI
CONSCIENCE

Même vaincu dans le combat, ne t’abandonnes
Jamais au désespoir, si tu sais, en ton for,
Que tu fis, sans faiblir, ton plus farouche effort,
Car la lutte vaut mieux que le prix qu’elle donne.

CCCXLII
SALUTATIONS

Vous passez d’un pied léger, les bêtes
Se pressent pour vous voir de plus près,
Et le vieux mulot, hochant la tête,
Vous intronise reine des prés.

CCCXLIII
IMAGE

Ah ! mon ami ! te souviens-tu de certain temple
Près duquel s’élevait, crêté de jaune, un mur
Où sept souples dragons se courbaient dans un ample
Enroulement, sur des vagues de sombre azur ?

CCCXLIV
LA NOTE FAUSSE

Ta voix, d’abord,
Est douce et tendre :
Tu vas prétendre
M’aimer ! Ta voix a des accords
Justes ;
Toute ruse m’en paraît bannie ;
Je déguste
Son harmonie.
Comment garder le moindre doute
Devant une voix si claire ?
Je l’écoute…
Cette voix n’offre aucun mystère.
— Bientôt, je me dis qu’il fait sombre
Et que ta voix manque un peu d’ombre,
Elle paraît mal correspondre
A l’expression de tes yeux ;
Elle devrait, me semble-t-il, être plus basse ;
Alors, je l’écoute mieux :
Tu me dis que jamais mon amour ne te lasse…
Et, dans ta voix, sonne soudain la note fausse.

CCCXLV
LE SPECTRE

Retourner sur ses pas est dangereux : on craint
De rencontrer, si beau que soit le paysage,
Tapi dans l’herbe, cet insidieux chagrin
Que l’on pensait avoir tué par le voyage.

CCCXLVI
SURPRISE

Il pleut, je me sens triste et loin de ce que j’aime…
Quelle est cette lueur ? Ferait-il beau ? Soudain,
Je vois dans le ciel gris monter la lune blême,
Et les ombres des pins tombent dans mon jardin.

CCCXLVII
LE DANGER

Crains les pièges soyeux et, surtout, ne te livres
Pas toute entière aux invites d’un vent subtil,
Mouche à l’armure d’or, aux bourdonnements ivres !…
L’araignée a, devant ton vol, tendu ses fils.

CCCXLVIII
INUTILE PRUDENCE

Pour que tes rossignols ne puissent voyager
Et n’aillent pas chanter chez le seigneur d’en face,
Un mur suffira-t-il, autour de ton verger ?
Souviens-toi que l’oiseau change aisément de place.

CCCXLIX
PROMENADE

Nous ne faisons nul bruit, marchant sous les tilleuls :
Vous portez galamment une rose à l’oreille,
Je vous parle tout bas, nous croyons être seuls,
Sans penser que Phœbé, jalouse, nous surveille.

CCCL
SURENCHÈRES

Quoi de plus léger que les duvets ? la poussière ;
De plus léger que la poussière ? je crois bien
Qu’on peut nommer le vent ; et chose plus légère ?
La femme ; et plus légère encore ? oh ! certes, rien !

CCCLI
A L’HÔPITAL

On chante, tout en bas dans la rue,
Un air vulgaire et sot…
O savoureuse mélodie,
Reconnue
Aussitôt !
Elle me parle de la vie,
Elle dit qu’il est doux de vivre…
Je distingue mal ses paroles,
Mais cette chanson me console
Mieux qu’un beau livre.
Je l’aime, je la trouve exquise ;
Quelques instants, j’oublie,
Par sa douce entremise,
Mes hoquets sourds, mes lourdes quintes
D’agonie,
Mes grincements de dents et mes plaintes.
— Sotte chanson, tu me rends ivre
D’espoir, tu me donnes envie
De goûter à nouveau la saveur de la vie
Et, bien modestement, tu m’engages à vivre.

CCCLII
LUTTE DÉCEVANTE

Il l’approche de près, il l’étreint corps à corps,
Il s’est épris de ce problème qui le ronge,
Il ne s’en déprendra que le jour de sa mort,
Sans se douter que ce problème n’est qu’un songe.

CCCLIII
VISITEUR INSISTANT

J’ouvre ma porte et vois, sautillant dans la neige,
De cet air décidé qui lui sied, un bouvreuil,
Permettons-lui d’entrer, car il ferait le siège
De notre seuil.

CCCLIV
LÉGENDE CHINOISE

Il lui conta sa flamme en de magiques vers
Et sema de feuilles de saule sa chair nue.
Cette chair se couvrit aussitôt de poils verts,
D’où le nom : « Pavillon de la reine poilue. »

CCCLV
POINTS DE VUE DIFFÉRENTS

Devant un glaive nu, l’homme sage s’enfuit,
L’amoureux croit revoir le corps mince qu’il aime,
Le soleil se regarde en cet acier qui luit
Et le fourreau de cuir se l’enfonce en lui-même.

CCCLVI
LUMIÈRE

Tout au loin, parmi l’ombre, au flanc de la montagne,
Un petit point scintille, un instant, puis s’éteint…
Je me retrouve seul, comme avant, mais j’y gagne
De quoi rêver en paix jusqu’à demain matin.

CCCLVII
GRAVITATION

Mes deux chats en amour vont tomber de ce mur ;
De ce prunier pesant se détache une prune ;
Un parfum se répand de ce jasmin trop mûr ;
Un rayon pâle et froid va glisser de la lune.

CCCLVIII
LECTURE ÉMOUVANTE

J’ai relu ton livre,
Aujourd’hui,
Je t’ai vu vivre,
Je t’ai suivi
Dans les plaines herbeuses des Hors, sur les monts
Du Nyarong, vers Népémakö, jusqu’au fond
Du pays inconnu qui t’est cher,
Dont tu nous dis les hommes et l’âme
Et le mystère.
— Tes pages, comédie ou drame,
Troublent par leur intense vie
Et leur éclat. J’y sens la foi
D’un croyant doué d’ironie.
Alors ma voix
Tremble d’envie
En murmurant : « Comment montrer ce que l’on voit
Avec cette émotion neuve,
Troupeaux obscurs, temples au bord d’un fleuve,
Routes, ravins et bois ? »
— Toi, tu as été là !

CCCLIX
SOLITUDES

Je repense à l’oiseau qui se perd dans le vent,
A la fleur délaissée au centre d’une plaine,
A la barque roulant en pleine nuit… souvent
Mon cœur se perd ainsi dans le flux de ses peines.

CCCLX
HUMEUR CHAGRINE

Un papillon bleu vient d’éclore
Et vole dans l’aube d’argent.
Mon vieux merle, perché sur sa branche, déplore
L’air futile des jeunes gens.

CCCLXI
PAYSAGE

Nuit commençante sur la rivière, — tableau…
A l’avant de notre jonque tremble un falot ;
Le bosquet de bambous se fonce ; ombre furtive,
Une hirondelle file obliquement vers l’eau.

CCCLXII
INDIFFÉRENCE

Le vent siffle et s’essouffle et se plaint et s’irrite,
Plie un arbre, le tord, le secoue et l’abat,
Tandis qu’au ciel, parmi les nuages en fuite,
La lune regarde faire et ne bouge pas.

CCCLXIII
PARURE DE LUXE

Bien que sa toile soit tout entière baignée
Par l’averse qui vient de choir si brillamment,
Je crois deviner que Madame l’Araignée
Prisera peu ce superflu de diamants.

CCCLXIV
SPLEEN

Le destin, m’a-t-on dit, change. Il se peut, hélas !
(Pour d’autres…) mais pour moi l’ennui n’a plus de bornes,
Et le ciel désirant garder ses teintes mornes,
Je me ronge les poings comme un catoblepas.

CCCLXV
TCHERAGAN

C’est un chat noir, il est prince persan ;
Il aime trop le sang
Pour me plaire…
(Il ne méprise pas le lait.)
Vous me dites que Baudelaire
L’aurait mieux compris ? Je ne sais.
— Il se peut que l’on trouve en Chine,
En Malaisie, (ou bien ailleurs),
Ce même air de bourreau railleur
Et d’aussi longs frémissements d’échine ;
Allez-y voir ! mais quand il lèche,
Sadiquement, à petits coups
Mesurés de sa langue rêche,
La plaie
D’un oiseau palpitant, que voulez-vous !
Mon chat m’effraie !
Puis il me prend par cette patte qu’il allonge
Et retire, par le mystère de ses songes
Et, mieux encor, par ce grand amour de la nuit
Qui me le fait aimer quand j’ai si peur de lui.

CCCLXVI
LA SOUFFRANCE DE THISBÉ

Thisbé souffre beaucoup d’un rhume de cerveau ;
Elle est couchée et porte, autour de sa figure,
Un fichu céladon fait en un point nouveau,
Pour que ne tombent pas ses coques de coiffure.
Elle voudrait savoir si la mouche du coin
De sa tempe est toujours en place et si la tresse
Qui double ses cheveux n’aurait pas grand besoin
D’être reépinglée avec moins de mollesse.
Elle songe, tandis que, sous le ciel du lit,
Un papillon perdu volète et s’affaiblit.

CCCLXVII
SENSIBILITÉ SPÉCIALE

On dirait que vos sourires sont préparés,
Et vos rires aussi, mystérieuse Laure !
Très sagement, sans vous tromper, vous mesurez
Le ton de votre voix en disant : « Je t’adore ! »
Avec méthode, vous savez même pleurer…
Je vous verrai mourir ainsi, (mais pas encore).

CCCLXVIII
DISTINCTION

De ta rusticité plus d’un ami te loue :
« C’est un diamant brut ! » répètent-ils entre eux.
Mais un diamant brut, sans facettes, sans feux,
En quoi diffère-t-il d’un vieux morceau de boue ?

CCCLXIX
CHARME SECRET

Ne dédaignez donc pas notre sous-préfecture !
Un cours d’eau la traverse, entre des saules verts ;
De petits lacs discrets lui font une ceinture…
C’est un lieu bien choisi pour composer des vers.

CCCLXX
CHANT

Ce moment est divin ! Le rossignol dégoise,
Sur quelque haute branche, un hymne pur, sans mots ;
Ta voix tremble d’amour, beau poète, et se croise
Avec la voix du vent qui parle de ses maux.

CCCLXXI
HOMMAGE

Je t’aime, je te le répète…
Le sais-tu ?
Je te le dis encore, je m’entête :
Toujours, je fus têtu,
Têtu comme un gros livre
Pénétré d’une seule idée…
Et c’est à toi que je l’ai demandée,
L’idée âpre qui me fait vivre !
Mais, depuis lors, je t’aime,
A la façon dont les roses sont rouges
Ou blêmes,
A la façon dont les nuages bougent
Ou se défont, suivant le souffle qui les mène.
— Je t’adore et ne sais pourquoi ;
Je vais où me conduit ta voix,
Et si mon âme est lasse,
Mon cœur blessé, parfois,
(Parfois… serait-ce pas souvent ?) tant pis pour moi !
De ta bonté je te rends grâce
Et je m’incline sous ta loi.

CCCLXXII
PSYCHOLOGIE

Le respect des chétifs ne va pas sans mystère :
Je viens de voir, à l’aube, une pie en plein vol
Foncer sur une buse. On oubliait ses vols
Et son caquet. — Florise, aussitôt, me fut chère.

CCCLXXIII
ÉCHOS NOCTURNES

J’écoute les accords d’une invisible lyre
Que de magiques mains par instants frôleraient,
Au fond d’un ciel d’argent où la lune s’admire
En versant le trésor suave de ses rais.

CCCLXXIV
CHOIX MALHEUREUX

« Je choisis, avait dit Chloris, d’être damnée,
Entre les bras noueux de mon nouvel amant,
A la condition d’y vivre vingt années. »
Chloris est morte, hier, indiscutablement.

CCCLXXV
CENT SOUS

Sous la toque de drap qu’une rose dépasse,
Vous m’avez fait la plus engageante grimace,
Puis vous avez repris ce sinistre parcours
Dont les deux bornes sont deux fontaines Wallace.

CCCLXXVI
MÉLOMANIE

« Quand je songe à de beaux accords, je me sens ivre,
Dis-tu ; mon âme aspire au firmament ! » Ce n’est,
Clorinde, vraiment pas la peine de poursuivre,
Car tu vas me parler de Monsieur Massenet.

CCCLXXVII
DANGERS A ÉVITER

Comme au bout de ta course un tout dernier faux-pas,
Crains les cruches de vin sur la fin d’un repas ;
Crains dans l’herbe du pré la vipère lovée,
Comme en ton lit la femme qui ne t’aime pas.

CCCLXXVIII
FLEUR SÈCHE

En caressant ces vieilles soies,
En feuilletant ces albums effacés,
Vous deviendrez la proie
Des fantômes du temps passé.
Quoi ! ne trouve-t-on plus, piquetant les prairies,
De belles fleurs
Fraîches, dont les couleurs
Ternissent toute broderie
Et dont l’éclat semble toujours nouveau ?
Chère, croyez-moi sur parole,
La fleur vivante vaut
Cette corolle
Aux tons séchés
Que vous cherchez
Dans un vénérable volume.
Certes, le souvenir évoqué nous parfume
Et la pauvre fleur grise me plaît,
Mais, ne l’oubliez pas, en dépit des prières,
Il est bien mort, il est poussière,
Le beau temps où Berthe filait.

CCCLXXIX
ÉCONOMIE SOCIALE

Le coudrier croît sur les monts et la réglisse
Dans les marais. A son foyer chacun se plaît.
Il est malséant que le paysan rougisse
De sa chaumière ou l’empereur de son palais.

CCCLXXX
CHOIX

Je m’explique mal ce regard déçu
Puisque vous aimez votre amant bossu.
Dans votre lit comme aux repas,
Les goûts ne se discutent pas.

CCCLXXXI
LE VRAI JAPON

Un volcan reflété dans lac d’azur triste,
Un lotus peint sur éventail (quel objet d’art !)
Voilà tout le Japon rêvé par les modistes.
Il s’achète, pour vingt centimes, au bazar.

CCCLXXXII
CHANT PERDU

Assis dans son fauteuil, le père de famille
Suppute ses devoirs d’honnête bourgeois, mais
N’écoute pas le rossignol qui s’égosille
Dans la fiévreuse nuit de mai.

CCCLXXXIII
SEPTIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Ici dort Fiammette, (un beau petit squelette !)
Près d’elle on a posé des bonbons, un miroir,
Quelques bijoux, une guitare, sa houppette…
Vaines précautions : le trou lui semble noir.

CCCLXXXIV
GESTE LUNAIRE

Ce soir, la lune a ses deux cornes qu’elle tourne
Vers l’occident rougeâtre. Elle traverse l’air
Et, d’un seul coup de son croissant jaunâtre, enfourne
Au gouffre de la nuit un nuage trop clair.

CCCLXXXV
VARIATIONS

Je pense qu’il convient d’estimer vos serments
Au prix de ceux de la Fortune.
Votre regard est celui de la lune,
En plus dément,
Et si votre teint est moins blême
N’est-il pas aussi froid ?
Lorsque vous me disiez : « Mon ami, croyez-moi,
Je vous aime !
Je n’aime que vous, cher amant ! »
Je vous écoutais bonnement,
Avec candeur,
Et ne me doutant pas que vous étiez parjure,
Je vous présentais en pâture
Mon cœur.
Vous avez su vous en repaître…
— Mais, aujourd’hui
Que vous m’aimez avec des larmes et des cris,
Aujourd’hui que je suis le maître
Devant lequel on se traîne à genoux,
J’aime encore… et ce n’est plus vous.

CCCLXXXVI
MÉLODIE

La grenouille qui tient ses pattes étendues,
Sans bouger, sur le bord de la mare au cresson,
Renverse brusquement une tête fendue,
Pour chanter au crépuscule sa chanson.

CCCLXXXVII
PRÉTENTION

Sur le cours, (est-ce pour instruire les enfants ?)
On exhibe un étrange animal de six toises.
A ne vous rien cacher, c’est un pauvre éléphant
Qui prétend être blanc bien qu’il me semble ardoise.

CCCLXXXVIII
HOMMAGE

Ne pouvant vous offrir ni ce rameau qui ploie
Sous le faix de ses fleurs, ni ce merle siffleur,
Ni ce collier liquide et composé de pleurs,
Je déroule à vos pieds leurs portraits peints sur soie.

CCCLXXXIX
SUPERPOSITIONS

Sur le dos gazonneux du jardin, ma tortue
S’avance lentement et d’un air endormi.
Sur son dos une fourmi rouge s’évertue…
Mais que verrai-je sur le dos de la fourmi ?

CCCXC
SOINS NÉCESSAIRES

Notre âme est un coffret qu’il convient de bien clore
Et qu’il faut surveiller comme un vin précieux.
Le songe, mal gardé, s’aigrit ou s’évapore,
Au lieu qu’il prend du corps en devenant plus vieux.

CCCXCI
ÉVOCATION

Crapaud ! ta courte voix de verre me rappelle
Ces contes que, jadis, j’écoutais près du feu :
Les danses de la fée au manteau de dentelle,
L’Ogre, le Chat-botté, Peau d’Ane et l’Oiseau bleu.

CCCXCII
PLAINTES FLUVIATILES

Fleuve lourd qui coule sans bruit,
Fleuve à l’onde épaisse qui luit
Grassement dans le crépuscule, puis s’enterre,
Dirait-on ; souvenirs des jeux d’une eau légère
Et translucide qui chantait…
Pourquoi donc faut-il que je sente,
Tout soudain, ces rapports obscurs, ces parentés,
Ces reflets de miroir à miroir ?
Heure opaque… le fleuve augmente
Ma tristesse de ce soir
Et ces fleurs augmentent ma peine,
Ces fleurs pourpres dont me plaît le contour
Mais qui ne valent pas les roses anciennes…
Prison parfumée aux murs sourds,
Exil royal sans reine,
On y souffre du poids des chaînes
Et du regret d’une eau qui vibre
Et de l’écho d’un rire libre
Et d’un lointain amour… comme jadis :
Super flumina Babylonis.

CCCXCIII
ROMAN

D’où viennent ses ardeurs lyriques ? — Elle m’aime !…
Je l’adorais jadis, mais j’en suis revenu.
J’écoute avec ennui ses langoureux poèmes,
Et celle qui les lit « n’en a jamais rien su. »

CCCXCIV
ÉCOLE

Festoyer n’est plaisant que pour celui qui sait
Manger et boire. Il faut apprendre. On ne s’enivre
Pas avec élégance au tout premier essai.
Une bouteille a son mystère, comme un livre.

CCCXCV
SONGES PERDUS

Ne rêve pas du Pacifique, des grands bois,
Ni d’un pays soumis a de plus libres lois !
Ton âme est faite pour les villes et les rues.
Souffle vite ta lampe : elle file, je crois !

CCCXCVI
HEURES VÉCUES

Etape cavalière ou marche fantassine…
Nous entrons dans l’auberge odorante, on s’étend
Sur les nattes du lit, on s’endort et, le temps
Passant, l’aube renaît sur les champs de la Chine.

CCCXCVII
A UNE DAME DE FANTAISIE

— Tu souris, deux doigts sur la tempe…
Ecoutons les heures s’enfuir,
Considérons la belle estampe
Où sont gravés nos souvenirs,
Imaginons des choses folles,
Sans suite et sans utilité…
L’été convient à ces paroles
Qui conviennent aux soirs d’été.
— Ma fantaisie est diaphane,
Nul chagrin n’ose la ternir,
Pourtant notre bonne Sœur Anne
S’obstine à ne rien voir venir ;
Le crépuscule subtilise
Cendrillon qui tient son fuseau…
Un oiseau passe avec la brise
Et la brise emporte l’oiseau.
— La Dormeuse a su me séduire
Qui reposait au fond du Bois ;
En rêvant, elle eut un sourire
Comme pour l’amant d’autrefois ;
Des affinités électives
M’ont fait parler à cœur ouvert…
Dans l’arbre vert jasent des grives,
Douze grives dans l’arbre vert.
— Docte astrologue, son Altesse
Prospero regarde le ciel
Et confond sans délicatesse
Caliban avec Ariel ;
Le Prince Charmant se pavane
Comme s’il était déjà roi…
Près de toi, une fleur se fane,
Une fleur moins belle que toi,
— Alexandre V d’Utopie
Epouse Elvire de Thulé,
Dans le parc humide, une pie
Se joint aux chants du jubilé
Car la hideuse reine-mère
Vient d’avoir quatre-vingt-dix-ans
Et, les courtisans sachant plaire,
On imite les courtisans.
— Gulliver, entravé de chaînes,
Epouvante encor Lilliput ;
Les tourterelles du grand chêne
Vocalisent vers le contre-ut,
Et, dans le jardin d’Isabelle
Dont nous encensent les jasmins,
La main de cette tendre belle
Tendrement se noue à mes mains.
— Arlequin baise Colombine,
Pierrot capture un oiseau d’or ;
L’étang de saphir où s’incline
La sylphide frissonne encor…
O toi qu’un son de flûte enchante
Et qu’un rêve toujours conduit,
Vois, la nuit pleure, et chaque plante
Retient un des pleurs de la nuit !
— Ispahan a toutes ses roses,
Samos est parfumé de thym,
Les fleurs de Cadix sont écloses
Et Florence embaume au matin,
Tandis que, sur la rouge terre
De Sicile où les fruits sont mûrs,
Les murs ont appelé le lierre
Et le lierre a couvert les murs.
— Tu m’avais dit qu’aux heures grises
Tu me joindrais sur le gazon ;
Pour toi, j’abandonnai Denise,
Estelle, Armande et Louison,
Et, bien que j’eusse laissé veuve
Agnès qui, jadis, me dupa,
Je ne vis pas sur l’herbe neuve
La trace neuve de tes pas.
— Que veux-tu que je dise encore ?
Le roi de Chypre te plaît-il ?
La bayadère de Mysore
A-t-elle un art assez subtil ?
Veux-tu que, chaussé de babouches
Et tenant en main son carquois,
Un dieu chinois baise ta bouche,
Ta bouche au sourire chinois ?
— Veux-tu des opales, des perles,
Tous les trésors du Grand-Mogol ?
Veux-tu le ramage des merles
Ou les hymnes du rossignol ?
Veux-tu des vers ou de la prose ?
Dis-moi, chère ce que tu veux…
Au coin de ta lèvre, une rose,
Ou des roses dans tes cheveux ?
— Mais non ! tu n’écoutes qu’à peine
Ce bavardage superflu :
Rêves perdus, paroles vaines !
Mes vers fantasques t’ont déplu,
Car, dans ce mauve crépuscule
Qui sied bien au ton de ta chair,
Tu remplis d’air de vastes bulles
Et les bulles crèvent en l’air.

CCCXCVIII
PRIVILÈGE

O lune ! comprend-il son bonheur, le grand hêtre
Qui dresse sa verdure au sommet du coteau ?
Si je renais un jour, c’est lui que je veux être,
Pour te voir, chaque soir, quelques instants plus tôt.

CCCXCIX
PROPOS

Quand le boiteux, le cul-de-jatte
Et le bancal sont réunis, ils se querellent
A propos de la sauterelle
Qui ne sait pas se servir de ses pattes.

CD
SOUVENIRS

Vous me contez d’une voix enrhumée
La splendeur de vos jeunes ans :
Il vous aimait, vous l’aimiez… quel roman !
Souvenirs sans flamme ! fumées !

CDI
INVITATION

L’heure sonne ; voici votre écharpe amarante,
Vos chaussons noirs, vos voiles fous,
(Si blancs !) enfin voici votre collier de trente
Perles fausses… Danserez-vous ?

CDII
CONCILIABULE

Ces grands pins murmurants qui dominent la plage
Parlent-ils d’embellie ou d’un prochain orage ?

CDIII
JADIS

Te souviens-tu, Calliste,
De l’arbre sous lequel nous nous dîmes adieu ?
Il était blanc de fleurs contre un horizon bleu.
Les fleurs sont mortes, mais le lourd chagrin persiste.

CDIV
EMPREINTE PROFESSIONNELLE

Tu ne sortiras plus du rigoureux dédale
Où t’enferment les mots ! Sont-ils d’un si grand prix ?
Humble valet de la grammaire, ton esprit
Même en amour a des raisons grammaticales.
Maintenant je comprends pourquoi ta femme a dit
Qu’elle s’ennuyait moins à tes cours qu’en ton lit.

CDV
TROPIQUES

Au lieu de t’essuyer le front, regarde, vois
Dans ces gorges, sous les rides horizontales
Des fougères,
Les lianes perpendiculaires, légères
En leur décor et lourdes par leur poids,
Tombant des branches qui s’affalent
Sur une eau jaune, furibonde,
Qui rejaillit et plonge
Bas,
Puis tourbillonne, se divise, gronde,
Et ronge
Le roc droit,
Tout droit, tout nu, qui monte vers
Ce bouquet de bananiers verts
Piquant leurs beaux boutons de feu
Comme des pointes de flèches,
Contre ce toit trop bleu,
Trop dur, ou ce toit gris, cotonneux et mouillé,
Ou cette voûte trop peu céleste et trop sèche,
Aux tons souillés.

CDVI
INSPIRATION

De sa chambre, Musset regarde dans la nuit,
« Sur le clocher jauni », la lune au teint malade
Et, devant ce tableau familier, il se dit
Que cela pourrait faire un sujet de ballade.

CDVII
CONSEIL

Lorsque tu veux juger, ne lève pas les yeux,
Baisse-les. — Une tour se mesure à son ombre
Plate et plaquée au sol, un prince, par le nombre
De ses bas envieux.

CDVIII
RAFFINEMENT

Madame, depuis votre arrivée à Paris,
Je note un changement dans vos goûts littéraires,
Car vous balbutiez des vers de Baudelaire
Et citez moins souvent « ce charmant Soulary ».

CDIX
PRÉCAUTION

Si tu veux la garder aimante et tendre, parque
La femme que, jadis, tu retiras du bouge,
Et fais, de temps en temps, reparaître la marque
(Un soufflet suffira) du fer rouge.

CDX
FIGURE DE ROMAN

Corps de couleuvre, face pâle,
Grands yeux d’eau verte au regard froid,
Vous ressemblez à la « femme fatale »
Qui florissait sous Napoléon III.

CDXI
LA SEULE INJURE

Marchez-lui sur le pied, frappez-le par traîtrise,
Dites même qu’il triche au jeu, honteusement,
Mais ne doutez jamais de sa belle maîtrise
D’amant !

CDXII
CONSEIL TENDRE

Ne retiens pas les ombres noires,
Ma belle enfant :
Il faut alléger ta mémoire.
Je te défends
Les tristes songes
Où, certains soirs, tu plonges
A cœur perdu,
Ces songes dont tu ne sors plus !
Pense à l’instant présent, pense à l’aube prochaine ;
Qu’importe le crépuscule d’hier !
Pense à l’aube sur la mer,
A cette aube qui ramène
La joie au cœur ;
Ecarte le souvenir obsesseur,
Et si tu retrouves des traces
D’anciennes larmes, efface !
Souris, mais sans mentir, parle sans biaiser,
Que ton âme soit transparente…
Lève enfin ta face charmante
Pour me rendre ce baiser.

CDXIII
QUELQUES HAÏKAÏ JAPONAIS

1

Ecrivez une épigramme
Mauvaise, mais ne froissez
Ni les roses, ni les femmes.

2

C’est un acte malfaisant
Que de railler la pervenche
Par un mot, fût-il plaisant.

3

Respectez une grenouille
Sage. — Devant l’escargot
Réfléchi, je m’agenouille.

4

Il n’est pas de fleur vulgaire.
Si l’on sait la regarder,
La plus simple a de quoi plaire.

5

On trouve un rêve partout :
Sous le ventre des limaces
Et dans le sein vert des choux.

CDXIV
EXPRESSION JUSTE

Un juste sobriquet accuse la nature.
Vous agréez, dit-on, (même hors de saison),
L’hommage de chacun. — Serait-ce la raison
Pour laquelle on vous surnomme : « Vaine pâture » ?

CDXV
INCERTITUDE

De ce vase couleur de cire,
Jaillit un lys au pistil frêle.
Une abeille veut le séduire,
Mais… saura-t-elle ?

CDXVI
GRACE PARFAITE

Vos légères façons d’aimer, légère amante,
Vos si légers discours, votre légère mort,
(Vous avez su mourir comme une autre plaisante),
Tout cela m’a formé le plus lourd des trésors.

CDXVII
PROJETS

Tourbillons de souvenirs sans suite,
Poèmes de propos divers, (sans dédicaces),
Couleurs, sons et parfums qui passent
Vite :
Echos d’arpèges d’une harpe,
Brusque image d’un saut de carpe,
Tragédie, en mon jardin,
D’une rose qui succombe
En s’effeuillant soudain,
Son perlé d’une goutte qui tombe
Et tinte,
Dans la douve aux mille teintes ;
Spectacles d’une seule minute :
Chute
D’un rayon d’or au milieu de ma table,
Course très délectable,
Devant les cyprès de la route,
D’une libellule qui fuse…
Des riens !… sans doute,
Mais qu’importe, s’ils vous amusent !

CDXVIII
DANS LA RUE

Ce gamin du ruisseau semble heureux : les pieds nus,
Il patauge sous l’œil d’un réverbère et joue
Et sourit au profil de la lune, apparu
Dans le miroir terni d’une flaque de boue.

CDXIX
MUSE

Fermière qui passez, les bras chargés de fruits,
Votre aspect donnerait au poète sénile,
Avec le plaisir du déduit,
Le plan tout dessiné de nouvelles idylles.

CDXX
ABSENCE

Les étoiles, pour l’honorer, chantaient en chœur,
La lune rougissait en lui faisant hommage,
Mais le Prince rêvait de quelque autre visage
Et n’écoutait que le seul rythme de son cœur.

CDXXI
APPRÉCIATION

Dans la tranchée. — Il fait beau, l’oiseau chante,
La brise apporte un souvenir de fleurs.
Dupont me dit que la guerre est charmante…
Un sifflement, un éclat. — Dupont meurt.

CDXXII
RETENUE

Gardez-vous d’exprimer fortement votre haine
Envers ce rat puant et couvert de poils roux,
Quand un vase chinois de fine porcelaine
Se trouve sur la table entre le rat et vous.

CDXXIII
LETTRE

Ton silence est bien long ! — Dis-moi quelles merveilles
Tu veux écrire : un drame en cinq actes ? des vers ?
Quel rêve te séduit, aujourd’hui, toi qui veilles
Et t’éblouis des pas de Phœbé sur la mer ?

CDXXIV
LA CHINE TELLE QU’ELLE EST

La Chine est un pays où jamais on ne mange
Que des choses étranges ;
Les œufs n’y sont bons que pourris ;
L’Européen mal élevé y dépérit,
Car les bâtonnets à la mode
Restent longtemps d’un emploi peu commode
Et ne valent pas nos fourchettes ;
Les somptueux temples chinois
Sont ornés de clochettes
Qui tintent maigrement et toutes à la fois ;
En Chine, chaque soir, on torture
Quelqu’un et l’on répand ainsi beaucoup de sang,
Ce qui procure
Des spectacles intéressants ;
La chinoise a des pieds tordus et minuscules,
Mais qui se dissimulent
Dans de jolis souliers de soie ;
Le chinois ne parle pas, il aboie,
Il s’éclaire avec des lanternes ;
Les hôtels de Péking sont des hôtels modernes.

CDXXV
THISBÉ AU LIT

La malade éternue et demande un mouchoir ;
L’Abbé le lui apporte avec un pot de rouge,
Des épingles, la houppe à poudre, le miroir…
Tandis que le plumet caudal du roquet bouge.
A l’aide de ce bout d’aérien linon,
Thisbé panse le bord gonflé de sa narine,
Puis, durant qu’on répète un mot de Voisenon,
Elle s’amuse à peler une mandarine…
Et les draps blancs du lit semblent plus blancs encor
Sous la grasse couleur des épluchures d’or.

CDXXVI
COMPENSATIONS

Tes gestes ont toujours je ne sais quoi de dur,
Ta voix a des accents qui giflent et qui cinglent,
Tu te sers de tes mots comme on fait d’une épingle,
Mais ton regard si bleu ne cesse d’être pur.
En contemplant ces yeux d’un azur si céleste,
Je tâche d’oublier tes gestes, et le reste.

CDXXVII
MASQUE

A cinquante ans, par son allure cavalière,
Elle peut faire illusion (avec beaucoup
De fard) en cachant sous des perles les salières
De ce cou décharné qui fut un si beau cou.

CDXXVIII
COÏNCIDENCES

Les duvets pensent à danser, la brise pense
A murmurer d’abord, puis à s’évanouir,
L’homme pense à parler, à danser, à mourir,
Et le vent meurt souvent à l’heure où l’homme danse.

CDXXIX
FIN D’ÉPÎTRE

… Enfin, très cher ami, pour que ma longue lettre
S’achève par un vers honorable à citer,
Je signerai ceci du mieux que va permettre
« Une plume de fer qui n’est pas sans beauté ».

CDXXX
ÉTRENNES UTILES

Je t’offre, ami, ce poignard d’acier clair
Et ces lourds fruits d’automne ;
Je t’offre cette couronne
Forgée en fer ;
Je t’offre un oiseau d’or dont les reflets sont verts,
Et ce coffret, tout grand ouvert,
Qui montre son trésor ;
Je t’offre ce bateau qui rentre dans le port,
Chargé d’épices rares ;
Je t’offre ces bijoux barbares
Et ces cruches de vin ;
Je t’offre des objets que l’on voit, que l’on touche…
Prends cette femme, enfin,
Dont la bouche
Saura charmer tes nuits
Et promet les plus folles fêtes…
— Tu refuses mes dons en détournant la tête :
Un mauvais rêve a pour toi plus de prix,
Car tu ne peux te reposer
Que dans l’imaginaire ou dans le supposé.

CDXXXI
RENAISSANCE

Ce vieux songe ne vaut
Certes pas un écu ; je souffle sur le songe…
La flamme se rabat, se recourbe, s’allonge
Et me brûle d’un feu nouveau.

CDXXXII
IMMORTALITÉS

Chérissez la nymphe qui sort
En chantant du rocher, le satyre au poil d’or,
Le centaure et la néréide :
Ceux-là sont immortels ! ceux-là n’ont point de rides !

CDXXXIII
RESSEMBLANCE

A cause de vos yeux d’expression si dure,
Si cruelle, toujours, je comprends que l’on voie
En vous un épervier, un bel oiseau de proie
Qui trouve son plaisir dans le sang et l’ordure.

CDXXXIV
L’INCONSTANTE

La brise m’inquiète ; un souffle passager
Me fait grand peur : Florise est d’un poids si léger !

CDXXXV
BONNE ÉLÈVE

Vous apprenez par cœur ce que l’on vient de dire,
Puis vous le répétez, en l’ornant d’un sourire.

CDXXXVI
ANALOGIE

Prenez garde ! il n’a pas fini de radoter
Au hasard ! — Les vieux pins poussent de tous côtés.

CDXXXVII
ANALOGIE

Vois le bateau perdu dansant sur la mer blême,
Au clair de lune. — Ton esprit danse de même.

CDXXXVIII
PARFUM FANTÔME

Parfum fuyant, parfum qui rôdes !
Souvenir d’une nuit
Prise en fraude
Au bonheur d’autrui !
Je te poursuis,
Par les sentiers d’un beau printemps, mais tu t’évades,
Tu me fuis,
Jusqu’au fond du verger rose et vert,
Parmi la mascarade
Des arbres joyeux, couverts
De fleurs, de clair soleil,
De brises et d’abeilles
Bourdonnantes,
Et tu me fuis tandis que les cigales chantent !
— Parfum poignant de mon amour ! odeur prenante
D’un corps chéri ! je te poursuis dans la lumière,
Dans l’ombre fraîche, ici, là-bas, plus près,
Plus loin, jusqu’au bout de la terre,
Et je te trouve, enfin, sous les cyprès
Déplorables du cimetière.

CDXXXIX
TRACES PERDUES

Certes, rien n’a changé, son parfum ni ses teintes.
Tout proche, un oiseau chante encor à plein gosier,
Mais, dans le sable, où donc trouverai-je l’empreinte
De celle qui, jadis, a planté ce rosier ?

CDXL
RÊVE DOUBLE

Je vis en rêve un pot de bière, trois pygmées,
Un chat galeux, un profil juif, un vieux miroir,
Et tout cela se confondait dans la fumée
Qui s’élevait obscurément d’un fourneau noir.
En même temps, je vis en rêve une aubépine,
Une cascade, une cigogne, un bol de thé…
Et tout cela se découpait de façon fine
Sur le lavis bleu turquoise d’un ciel d’été.
Mais, plus le souvenir du rêve se prolonge,
Moins son délice enchevêtré se désunit,
Et je ne sais plus qui m’a jeté dans ce songe :
Mon cher Hoffmann ou bien mon cher Toyokouni.

CDXLI
TOMBE FERMÉE

Aux morts recommençant à vivre, je crois peu ;
Une âme dissipée est à jamais perdue.
Pourrait-on réunir de l’onde répandue ?
Rappelle-t-on la fumée à son feu ?

CDXLII
ESTAMPE JAPONAISE

… J’en ignore l’auteur. — Au bord d’un champ d’avoine,
Un merle picorant de son bec jaune et long,
Et, tout contre la lune basse, une pivoine
Qui penche sous le poids pelucheux d’un frelon.

CDXLIII
RETOUR

Je m’en veux d’avoir cru que j’arrivais trop tard :
Voici les mêmes yeux au singulier regard,
Des gestes que je reconnais, ces mêmes lèvres
Que je baisais si tendrement à mon départ.

CDXLIV
RUPTURE

Je prends congé de vous, sur ces mots, dame blonde
Aux yeux verts, qui m’avez mené
Baller près de vous, dans les rondes
Où dansent les damnés.
J’y fréquentai quelques sorcières
De sifflants serpenteaux coiffées,
Des satyres, des douairières
Et de méchantes fées.
Chaque soir, je pensais descendre,
Pour tout de bon, jusqu’à ces lieux inférieurs,
Tapissés de braise et de cendre,
Dont est fameuse la chaleur.
Comme sous les feux verts que vos prunelles dardent,
En ce torride four,
On se sent essoufflé, mal à l’aise, et l’on arde
Pour d’innombrables jours ;
Mais, si puissamment que mon âme
A votre corps pût sembler asservie,
Je prends congé de vous par ce salut, Madame,
Et retourne auprès de Sylvie.

CDXLV
NOTE D’UN NATURALISTE

Jamais un rossignol pour chanter ne se pose
Sur un pêcher trop vieux, sur un cerisier mort,
Ni sur la branche d’un rosier privé de roses :
Pour bien chanter, il faut qu’il puisse aimer encor.

CDXLVI
A LA HUSSARDE

J’enlève mon chapeau, j’entre, je dis bonjour,
Je vous baise les doigts, mon regard vous décoche
Un trait brûlant, enfin, je vous parle d’amour.
Si vous ne cédez pas, votre cœur est de roche.

CDXLVII
AUBE TRISTE

Le ciel s’est recouvert d’une espèce de fard
Que le soleil traverse mal, un jour blafard
Rend plus sinistre encor le village en ruines,
Et les soldats, dans la tranchée, ont le cafard.

CDXLVIII
PASSAGE

La nuit ; fenêtre lumineuse ; une ombre passe
Et disparaît, laissant en mon esprit la trace
Que laisse un souvenir adoré ; mais pourquoi
Cette vivacité nouvelle en votre grâce ?

CDXLIX
SECRET

Mon cœur limpide n’est pourtant pas un miroir,
Comme l’eau qui dort sous la lune ;
Malgré tous mes efforts, je ne saurais y voir
La cause de mon infortune.

CDL
PORTRAIT

Chaste, je le veux bien, chaste sans élégance ;
Candide comme peut l’être un pot de faïence ;
Droite comme un lys droit mais artificiel ;
Aimable, rarement, et toujours sans nuances.

CDLI
LETTRE ÉCRITE EN ITALIEN

« Quand les étoiles auront lui,
Sur le bord du ciel mauve,
Quand le Docteur sera rentré chez lui,
Quand les chattes iront gémir dans la mansarde
Avec leurs matous fauves,
Descendez au jardin, Cydalise, il me tarde
D’entendre votre voix
Murmurer : « Me voici, cher amour, aimez-moi ! »
Pour nous, le rossignol jettera dans la brise
Sa plus savante vocalise
Et Phébé, blanche comme un drap,
Nous sourira,
Malgré sa joue enflée,
Et la cascade, désolée,
Rira de joie en vous voyant,
Le cœur battant, les yeux brillants,
Et la nuit sera plus douce encore, et les fleurs
Embaumeront. — D’ailleurs
J’irai, si vous manquez au rendez-vous, me pendre.
Je suis votre esclave : Léandre. »

CDLII
JEUX

Sanglotant et riant, tour à tour, votre voix
Semble un jet d’eau léger balancé dans la brise ;
Voix évasive, voix d’onde qu’un souffle brise,
Qui pleure pour un autre et se moque de moi.

CDLIII
DÉLIVRANCE

Je connais trop ses yeux si tranquilles, ses lèvres
Précises, son esprit qui, toujours, reste sourd
A mes cris. — Donnez-moi le poison noir qui sèvre
De son corps, de l’amour.

CDLIV
EXOTISME

Vous nous avez donné, de l’Inde et de la Chine,
De charmants petits paysages aux tons doux,
Faits d’un pinceau trempé dans de la vaseline.
Ils sont mignons, mais ils n’évoquent rien du tout.

CDLV
REPOS

De ses gorges aux rocs aigus, le fleuve sort
Avec un bruit de sistres et de rires,
Puis se détend, s’étire,
Se recueille et s’endort.

CDLVI
OCCUPATIONS

Les cartes, (très avant dans la nuit), les catins,
Le billard, le tabac, les plaisirs de la table,
Puis les plaisirs du lit… Souvenirs délectables !
Homo sum et nihil… (pour le dire en latin).

CDLVII
RÉPONSE EN FORME DE QUESTION

Dites ! comment avez-vous pu vous marier
Avec cet adjudant d’Afrique à l’âme basse,
Qui vous bat, sans jamais que vous demandiez grâce ?
— Ne suis-je pas le délassement du guerrier ?

CDLVIII
QUELQUES MOMENTS VÉCUS AU LOIN

Délices du voyage !
Longs jours pareils ou différents,
Soleils flagrants,
Beaux paysages
Que l’aube donne et le crépuscule reprend ;
Cascade aérienne au coude de la route,
Sentier mince, feutré, couvert d’arbres en voûte
Dont la courbe rappelle une église ;
Fleurs simples, fleurs exquises,
Surprise
De les voir tout soudain,
De les sentir comme on ferait en un jardin ;
Décors nouveaux, rythmés au pas
Traînant des chevaux lourds et las ;
On salue, on regarde, on dit adieu,
Tête tournée,
On ne demandera pas mieux
Jusqu’à la fin de la journée,
Bien que l’on souffre de ces joies…
Et voici l’auberge où des chiens aboient.

CDLIX
HUITIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Rosalinde affectait le glorieux maintien
Qu’une grande beauté, sans l’excuser comporte.
Splendide fleur de chair !… Et pourtant, je crois bien
(Voyez ce monument !) que Rosalinde est morte.

CDLX
NEUVIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Depuis Vendredi soir, Mirabelle repose,
(Sous quatre pieds de terre et dans l’épaisse nuit),
Au fond d’un beau cercueil construit en bois de rose.
En attendant le diable, elle songe au déduit.

CDLXI
DIXIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Ci-gît le trop subtil Mezzetin. Où qu’on aille,
Onques ne verra-t-on drôle pareil. Le sort
Fut complaisant pour ce prince de la Canaille,
Qui, maintenant, est mort, très mort, tout à fait mort.

CDLXII
A UNE DANSEUSE DE CORDE

Madame, laissez-moi vous dire combien j’aime
Votre grâce native et vos gestes adroits
Quand, rougissante un peu, mais sûre de vous-même,
Vous dansez sur la corde, un parasol aux doigts.
Vous semblez un lutin marchant sur des corolles
Et tâchant de ne point leur faire mal ; je crois
Que vous êtes un ange, avec une auréole
De format inconnu, faite en papier chinois.
Vous avancez, légère, élégante, divine…
On ne respire plus… les regards anxieux
Vous suivent sur la route effroyablement fine
Que vous avez choisie, et l’on vous boit des yeux.
Ce que j’adore en vous, c’est la désinvolture
Dans le maintien, c’est le dédain de tout péril.
Que vient-on me parler de coureurs d’aventures !
Dites donc à ces gens de marcher sur un fil !
Dites-leur de fouler, s’ils ont tant de courage,
Ce chemin frémissant, ce sentier casse-cou !
Non !… glisser sur les airs demeure l’apanage
Des anges, d’Arachné, des sylphes… et de vous !

CDLXIII
MA FANTAISIE

M’endormirai-je ?…
La nuit vibre et s’allège ;
Quelque chose respire
Devant moi,
Quelque chose, pour ainsi dire,
Sans poids.
D’où vient cette hantise,
Cette apparence
Souple et grise,
Qui danse,
Sur l’ombre dense,
Suivant de subtiles cadences,
Et glisse sur la pente
Rapide ou lente
Du rêve que la nuit prépare ?…
La voici qui s’effare
Et va poursuivre un souvenir,
Tourbillon passager, brise jamais saisie,
Expression de mon désir,
Fantôme de ma fantaisie.

CDLXIV
TENDRESSES

Le jour baisse suavement, l’instant est jaune.
Tu m’aimes ; tu me fais de ta plus douce voix
Des serments et de longs discours auxquels je crois,
Sans ignorer pourtant combien en vaudra l’aune.

CDLXV
TROP EST TROP

Gardez-vous un peu moins et vous resterez pure ;
Ainsi vous sauverez cette chère vertu :
On s’obstine à l’assaut d’un seuil trop défendu
Et l’on finit, un soir, par forcer la serrure.

CDLXVI
SATIÉTÉ

J’ai bu du vin trop lourd durant ce long repas ;
Je me couche sans bruit, mais aussitôt, le lit
Ondulatoire m’entraîne dans un roulis
Où mon cœur soulevé ne se délecte pas.

CDLXVII
UNE VIE

De l’aube qui point à peine jusqu’à la nuit,
Tendrement elle fleurit, timide et blanche ;
On l’admire, on parle d’elle, puis elle penche,
Puis on la voit qui plie et tombe en cendres, puis…

CDLXVIII
NÉCESSITÉS

Il faut une fin aux discours,
De la grâce aux femmes qui succombent,
Un peu de clairvoyance à l’homme sourd,
Une tache sanglante au sein de la colombe.

CDLXIX
ÉCLECTISME

La musique m’enchante, ou sacrée ou profane,
Au théâtre, à l’église, au concert, sur un lac,
Et, quand je viens d’entendre une aria de Bach,
J’aime encor le fracas des orchestres tziganes.

CDLXX
SCÈNE DE MÉNAGE

Pleure, si tu veux,
Mais avec moins d’emphase ;
Prends la porte, sans adieux,
Surtout sans phrases !
(Emporte ton parapluie : il pleut.)
Je t’ai trompée avec une dame
Très chaleureuse, mais pourquoi
En faire un drame
De piètre aloi ?
C’est tout au plus un intermède,
Crois-moi !
Non, je ne dirai pas que la dame était laide,
Bien que tu m’en pries :
Sa bouche m’a semblé jolie
Et ses jambes m’ont paru souples ;
Au lit, nous composions un fort séduisant couple.
Maintenant, va-t’en !
Ta femme de chambre t’attend
A la gare ;
Je vais lire des vers en fumant un cigare.

CDLXXI
CHASSE

Je sais par quels moyens subtils nous subjuguons
L’animal qui se traque, ou se force, ou se pêche,
Mais dites-moi comment atteindre ces dragons
Femelles dont chaque regard est une flèche !

CDLXXII
SONGE ABSORBANT

De cet arbre si vert je ne vois que la sève,
Je pense aux profondeurs des ruisseaux où je bois,
Et, dormant, je retiens toujours le même rêve,
Ce rêve au doux parler qui m’entretient de toi.

CDLXXIII
DÉCEPTION

Ils ont connu les fruits couleur d’ambre, les brises
Lourdes de beaux parfums et les libres amours.
Je comprends ce sanglot réprimé quand ils disent :
« C’est donc là mon pays ! » le soir de leur retour.

CDLXXIV
PASSAGES

L’astre aux yeux clairs s’éteint comme il venait de naître ;
L’orchidée a péri sous un courant d’air froid ;
La perle précieuse est morte entre mes doigts ;
Mes enfants ont rejoint les mânes des ancêtres.

CDLXXV
INSTANT PROMETTEUR

La lune, à son lever, brille d’un éclat tendre,
Son halo met de la douceur dans le ciel noir ;
Cela prédirait-il qu’on viendra me surprendre
Pour jouer à des jeux suivis de nonchaloir ?

CDLXXVI
TRADITION

Je trouve à des plaisirs bien modestes leur prix :
J’aime écouter (de loin) le bruit d’une fanfare
Jouant sous les ormeaux d’une ville aux toits gris.
Cela vaut largement des voluptés bizarres.

CDLXXVII
ARBRE

Vision soudaine : arbre sombre,
D’espèce rare, dont le tronc d’encre se tord,
Arbre qui veut faire le mort,
Mais s’accroche de ses racines aux décombres
D’une muraille triste,
Et qui, tout biscornu, persiste
Obstinément à vivre ;
Arbre dont les rameaux compliqués sont couverts
De cent fougères aux tons verts
Un peu passé et de lichens couleur de cuivre
Usé, baisé, de cuivre vieux ;
Arbre d’exception qui serait mieux
Présenté dans le fond d’un temple,
Sur un panneau de bois,
Comme exemple
D’art chinois,
Mais qui paraît, ici, trop loin de la nature,
Car il s’obstine à dessiner de ses bras longs,
Sur le nuage blanc cotonnant le vallon,
Des gestes que l’on n’a vus qu’en peinture.

CDLXXVIII
LA PROMENADE DE THISBÉ

Le soir. Un petit lac. Une barque. Madame
Thisbé trempe sa main dans le sillage clair.
Le Chevalier dirige et l’Abbé tient les rames.
Une senteur d’abricots mûrs imprègne l’air.
On parle de l’amour et de ses aventures.
L’Abbé chante un couplet, le Chevalier décrit
L’ardeur extrême qui le brûle, puis il jure
De se noyer tout aussitôt, et Thisbé rit,
Tandis qu’un cygne, blanc du col jusqu’à la queue,
Entr’ouvre de sa proue en plumes l’onde bleue.

CDLXXIX
UN CŒUR

Le coffret précieux fait prévoir un trésor.
Je cherche le trésor recellé dans ton corps.
Trouverai-je en ton corps ce beau cœur inutile,
Ce beau cœur superflu que tu dis être en or ?
Ce cœur prétentieux qui passe pour facile…
Peut-être à tort ?

CDLXXX
DÉBUT DE JOURNÉE

Moment…
L’aube grise se lève ;
Le long rêve
Si charmant
Que j’entreprenais s’achève
Brusquement…
La lourde nuit se terre dans son trou.
Une limace argente
Mes choux.
Le vieux forgeron chante,
Suivant le chant de ses marteaux.
Une procession de fourmis diligentes
Fait le tour de l’église en traînant des fardeaux.

CDLXXXI
MÉTHODE

Si la voix du coucou te plaît, suis-le partout.
S’il chante mal, apprends à chanter au coucou.
Si le coucou ne chante plus, tords-lui le cou.

CDLXXXII
LE CRI DU VIOLON

Je voudrais entendre une danse hongroise
Qu’un cymbalum et des violons me joueraient,
Cachés dans un bosquet auprès
D’un bassin vert, je crois que la douleur sournoise
Qui rôde et rampe autour de moi mourrait bientôt,
Percée au cœur d’un javelot
Sonore,
Au début de la danse, et néanmoins j’ignore
Tout au juste pourquoi.
— Mon souvenir a-t-il, peut-être, fait le choix
De cette mélodie aux durs accords,
Un soir que je longeais le quai sombre d’un port,
Au lever de la lune pleine,
Et que je fus m’asseoir dans un café de nuit
Pour y bercer ma peine ?
On y buvait, on y chantait, sous la lumière
Acide d’un grand lustre, mais le bruit
Ne pouvait effacer par sa clameur vulgaire
La voix du violon, et ma douleur s’enfuit
A ce cri déchirant… Oh ! le sublime cri !

CDLXXXIII
A UNE ROSE

Rose, referme-toi ! Cette abeille, enivrée
Par tes parfums secrets ne prend plus son essor.
Puisqu’elle te chérit, puisqu’elle s’est livrée,
Qu’elle meure en ton sein ! Est-il plus belle mort ?

CDLXXXIV
COMPLIMENTS INUTILES

Vous êtes l’ornement de ma vie et sa flamme,
Sa couronne d’acier, son myrte et son laurier ;
Sur mes blessures, votre souffle est un dictame,
Mais, lorsque je vous dis ces choses, vous riez !

CDLXXXV
LUNE OU LIMACE ?

Ce trait d’argent que vous preniez pour de la bave
Est l’œuvre de la lune. Aux heures du sommeil
Des plantes, elle passe et dans ses rayons lave
Leurs feuilles des rousseurs qu’y laissa le soleil.

CDLXXXVI
MÉTHODES DIVERSES

Ils vont de gauche à droite en imitant la ligne
D’écriture hollandaise ou celle du ruisseau
De mon jardin. — Pourquoi ce vol bizarre, ô cygnes
Qui suiviez si souvent le trait de mes pinceaux ?

CDLXXXVII
INTIMITÉ

Portes closes, volets fermés…
Une lampe, du feu qui jase… On peut se taire,
Tricoter son rêve, s’aimer,
Se le prouver pertinemment, de façon chère.

CDLXXXVIII
A UN AMI

Ingénieux conteur ! à cette heure, sans doute,
Tu regardes Victor Hugo tendant le bras
Au milieu du Palais-Royal. — La longue route
Chinoise où nous marchons, ce soir, n’en finit pas.

CDLXXXIX
FAUNE SIMPLE

Non, ne lui prêtons pas de pensées
Abstruses, pour lui farcir la tête :
Cette heure est, maintenant bien passée.
Point de discours
Chargés de sens, qui gâteraient la fête
Agreste de ses jours…
Que j’aime mieux le voir, grattant sa toison brune,
Adossé à ce chêne où filtre un peu de lune !
Regardez-le : sa lippe s’exagère ;
Il a jeté sa flûte à terre,
Il écoute, sans mystère,
Le babil du vent disert
Qui frise l’eau ;
Il se cambre parfois, les mains aux hanches,
Le souffle court, les yeux mis-clos,
Sous le dôme humide des branches,
Pour aiguiser nerveusement ses cornes torses,
Le long des sillons de l’écorce.
Vers l’aube, il chantera d’une voix adoucie,
Sans faire aucune prophétie.

CDXC
LE VIVIER

Ce cher vivier dormant est votre paysage ;
Il est bleu, d’un bleu pur et pâle, le passage
D’une nuée, au ciel, vient parfois l’assombrir
Et changer la turquoise en un profond saphir,
Mais il vous plaît toujours, et toujours il apporte
Un rêve d’autrefois où des princesses mortes
Goûtent le crépuscule en somptueux atours.
L’hiver torrentueux, durant ses mauvais jours,
A beau laver le sol et brouiller chaque trace,
L’eau réfléchit encor l’image qui s’efface.
— Dans ce miroir subtil, vous avez regardé
Si souvent le reflet du vieux mur lézardé,
Le reflet de vos yeux, le blanc reflet des cygnes
Et celui de l’Amour de plâtre qui désigne
Certaine grotte obscure et propice aux serments !
— C’est votre paysage où, très indolemment,
Vous vous laissez porter dans une barque basse.
Le grand arbre du bord, d’un geste plein de grâce,
Penche toute sa verdure pour abriter
Votre front délicat des ardeurs de l’été,
Une brise en mineur chuchote à vos oreilles,
Vous écoutez les soupirs du bois, une abeille
Qui bourdonne, tandis que les duvets de l’air
Viennent avec respect caresser votre chair.
Souvent vous abordez à la rive de l’île
Charmante qui paraît, sur cette onde tranquille,
Comme un bouquet surgi du fond secret des eaux ;
Là, pour vous pénétrer du rêve d’un oiseau,
Vous prenez le tapis de l’herbe comme couche,
Enfin vous souriez, en regardant ma bouche…
Je vous regarde aussi… L’heure coule sans bruit…
Puis vient le soir, puis vient le noir, puis vient la nuit.

CDXCI
VILLÉGIATURE

Calme et grave, c’est loin du fracas de nos villes
Que votre face est la plus belle.
Venez me retrouver dans ce canton tranquille
De Chine, à l’ombre d’une ombrelle.
Venez vite : l’endroit est d’un facile accès.
Les chinois du pays sont chinois sans excès ;
Ils vous feront un beau succès.

CDXCII
L’AMATEUR ET LE BOUSIER

L’insecte dodu passe
Dans la poudre du sentier blond,
Laissant la trace
Minuscule de ses membres minces et longs.
Tu le contemples fixement ; il roule,
A reculons,
Une encombrante boule
Qu’il mène au loin, là-bas,
En marchant à petits pas.
Cela, certes, est un métier bien rude,
Cela, certes, est fort curieux,
Disons mieux :
Cela ferait même un sujet d’étude,
Et cependant, les longues heures consacrées
A regarder un scarabée
Qui ne t’inspire ni des rêves, ni des livres,
Sont-elles pas du temps perdu ? Quand tu veux suivre
Ces travaux d’un insecte noir,
Mon ami, tu ne sais plus voir
La majesté du monde et tu ne sais plus vivre.

CDXCIII
CRITIQUE LITTÉRAIRE

J’aime votre recueil de pensées ;
Il paraît plein de choses sensées,
Précises, quelquefois, un peu nulles :
Sagesse digestible, en pilules.

CDXCIV
FIN DE CONTE

La fée aux pieds d’argent vient de gagner son antre ;
Un chambellan obèse et chamarré la suit.
Dans l’ombre de l’étang, une sirène rentre…
Minuit.

CDXCV
ÉCLAIR

Ciel d’orage tumultueux, ciel de labour…
Soudain, un soc d’acier déchire l’ombre pour
Nous enterrer sous une nuit plus sombre encore,
Mais je t’ai reconnue en cet instant si court.

CDXCVI
BEAU PARLEUR

Il nous entretiendra d’abord de ses aïeux,
Seigneurs immaculés au cœur impérieux,
Puis il évoquera l’image de sa mère ;
Son âme de valet n’en paraîtra que mieux,
Et des pleurs éloquents mouilleront ses paupières.
D’ailleurs, il parle bien, sans filandreux discours,
Ses hommages aux vieilles dames sont d’un tour
Particulier et d’un parfum de vieille France,
Mais sentent néanmoins un peu la basse-cour
Où le paon ne saurait perdre son importance,
Car les fleurs de sa roue éblouiront toujours.

CDXCVII
SPLEEN NOCTURNE

Florise, berce-moi ! Quand pourrai-je dormir ?
Que ferons-nous demain, si demain nous ramène
Les tortures de ce matin ? Tout l’avenir
S’annonce comme un long catalogue de peines…
Florise ! penses-tu que la nuit va finir ?

CDXCVIII
LE MOT JUSTE

Je te répète que je t’aime,
Je te dis que tes yeux furent pris en plein ciel,
Mes déclarations d’une élégance extrême
Ont la douceur du miel ;
Je te compare
Doctement à Phébé,
A certain bel oiseau
Dérobé
Aux Mille et Une Nuits,
A cette fleur en forme de fuseau
Qui couronne mon puits
Et l’embaume d’un parfum troublant ;
Je te cherche des surnoms galants ;
J’ai trouvé : « Mon Entéléchie »…
A-t-on jamais dit mieux ?…
Mais tu sembles plutôt rafraîchie
Par ces brûlants aveux ;
Je crois que tu veux
Autre chose…
Tu veux que je t’appelle : « lapin rose. »

CDXCIX
FAÇONS D’AIMER

O chats libidineux ! me croyez-vous donc sourd ?
Ne peut-on s’adorer de façon moins amère,
Moins bruyante surtout, et dans d’autres gouttières,
En plein jour ?

D
JUILLET

Des tourbillons dansent sur la route,
Des oiseaux criards dansent aussi…
Fête d’été sous la voûte
D’un ciel sans merci.

DI
CHEVELURES

A choisir : languissante et douce, (un peu trop douce),
Blonde, vraiment, sans artifice,
Ou bien mondaine, vive et pleine de malice,
Mais cependant un peu trop rousse.

DII
LE JARDIN DE THISBÉ

Thisbé vient de se perdre au sein du labyrinthe
Qu’un artiste venu de Florence a construit.
On y voit se croiser, dans une triple enceinte,
Mille petits sentiers propices au déduit.
Voici le rond-point de l’Occasion, la vasque
Du Cygne, l’espalier des Tardives Amours,
Le banc de l’Iroquois, le chemin bergamasque
Qui ramène au bassin d’Eros par un détour…
Et Thisbé, de sa voix la plus perçante, appelle
Frontin, pour la tirer de ce piège à pucelles.

DIII
FATIGUE PRÉVUE

Nous sommes aux derniers jours de l’automne. Il neige,
Ma houppelande se couvre de flocons blancs.
Mon cœur est déjà lourd : les chagrins ne l’allègent
Guère ! — Neige, chagrins… quel ensemble accablant !…
Et si la neige fond à la saison prochaine,
Vos doux yeux feront-ils aussi fondre ma peine ?

DIV
RETOUR DE SYLVIE

Je reverrai bientôt Sylvie !
Brûlant orchestre de l’été,
Fleurs sonores de mélodie,
Accords d’azur dans la clarté !
Les coteaux ont pris leurs couleurs de fête,
Mille alouettes sont prêtes
A jaillir comme des fontaines vers les cieux
Et retomber en chansons de Jouvence,
Afin que nous gardions plus longue souvenance
D’un jour délicieux.
Maintenant, tressons des couronnes,
Profitons des rayons que le soleil nous donne,
Cueillons dans l’ardent matin
Des corolles aussi parfumées
Que la chair de ma bien-aimée,
Sans que leur doux éclat puisse égaler son teint.
La voici ! L’heure hésite et s’attarde, ravie…
Gloire ! J’entends sonner au fond des airs
Des trompettes de timbre clair,
Pour saluer le retour de Sylvie.

DV
AMOUR

Elle était à ses yeux ce qu’il était pour elle :
Un mal renouvelé qui toujours se prolonge,
Dont le venin subtil, versé dans la prunelle,
Va se glisser jusqu’au fond du cœur et le ronge.

DVI
CHINE

Quand reverrai-je le grand fleuve
Rampant sous son manteau de soie ?
L’anse dormante et noire où les buffles s’abreuvent ?
Le paysage de ma joie ?

DVII
QUALITÉS

Vous êtes faible, assurément, d’âme légère,
Sans grande intelligence et d’esprit très pointu ;
Vous aimez un peu trop changer de lit, ma chère,
Et brillez par d’autres vertus que la vertu.

DVIII
ALTITUDE

Vieux proverbe chinois : « Tout l’esprit de la femme
Est reclus dans son ventre ». Axiome assez bête,
Car l’esprit de la femme et son cœur et son âme
Flottent très au-dessus de sa tête.

DIX
TOMBE D’UN AMI

Je reviens d’une promenade au cimetière.
Le jardin de la mort souriait, la lumière
Y mettait sa douceur. Je crois que le carré
De terre où dort Pierrot est, en somme, paré
Fort congrûment : un peu de marbre, quelques lignes
Discrètes… presque rien… tout cela blanc de cygne.
Beaucoup de fleurs : iris, muguets, lys et jasmins
Candides, deux ou trois marguerites, enfin,
Contre la pierre blanche, un rosier blanc retombe,
Pour que l’on puisse voir, toujours, près de sa tombe,
Ainsi qu’un souvenir de lune et de frimas,
Des pétales teintés par l’astre qu’il aima.

DX
BOURGEOISIE

Que viens-tu faire ici, dans le vent dur et froid ?
Retourne donc chez toi !
Va retrouver les vergers à mi-côte,
La maison douce au voyageur et l’hôte
De souriant accueil,
La porte ouverte à deux battants, le seuil
Facile, au niveau de la rue, un feu qui chante,
Les lourds chenets,
Le bon fauteuil capitonné
Et la servante
Accorte qui se laisse embrasser dans le cou,
Enfin, contre le mur tendu d’étoffe grise,
Régulière surprise,
La pendule helvétique où s’enferme un coucou.
Pars, mon ami ! regagne au plus tôt ces parages
Tempérés et modestes
Qui te plaisent, contemple à loisir un visage
Souriant sans malice aucune et reste
Devant l’âtre, paisible amant,
A te chauffer la plante des pieds, sagement.

DXI
PROPOS DE COUR

Prince ! dessinez-vous un lys à noble tige,
Il embaume, un oiseau roucoulant sur un if,
Il roucoule en effet. — Ah ! prince ! que ne puis-je,
Quand je parle de vous, être moins excessif !

DXII
INSTANTS HARMONIEUX

Des parfums dans le vent, une rose qui tremble
Au bord d’un jardin jaune et vert ; chantant ensemble,
Deux rossignols tressent déjà leurs hymnes purs,
Et votre visage est moins sévère, il me semble.

DXIII
FEMME CHARMANTE

Elle est ardente féministe et vieille fille ;
Jamais on ne la vit aimer, rire ou pleurer,
Mais elle sait brandir un parapluie aiguille
Et s’en servir, mieux qu’un prévôt de son fleuret.

DXIV
QUELQUES HAÏKAÏ JAPONAIS

1

J’entends toutes tes paroles,
J’en souffre sans dire mot…
Heureux, l’oiseau qui s’envole !

2

Ton sourire m’a déplu…
Etre une onde qui s’écoule
Et ne revient jamais plus !

3

Tes attaques meurtrières
Savent m’atteindre en plein cœur…
La taupe, sage, se terre.

4

Esclave de ton plaisir,
J’attends humblement tes ordres…
Un lièvre pourrait s’enfuir.

5

Tous ces fruits que tu m’apportes,
Il faut bien m’en délecter…
Le vent passe sous les portes.

DXV
CAUCHEMAR ANCIEN

Je me trouvais couvert d’une ombre
Durement déchirée
Par d’affreuses lueurs pourprées.
Autour de moi, j’apercevais quelques décombres
De rêves anciens. J’avais froid.
Une maigre figure
Me regardait, de maigres doigts
Serraient mon cœur et je sentais une morsure
A mon cou ; je souffrais, je me plaignais ; du sang
Coulait sur ma poitrine, à lourdes gouttes.
Un homme bien vêtu me raillait en passant
Sur cette route
Blanche, sans arbres, toute nue,
Où je devais marcher, où s’ouvraient de grands trous…
Soudain vous m’êtes apparue.
— J’en garde un souvenir si lumineux, si doux,
Que j’ai tout oublié de mes rêves amers
Et je crois même
Que j’aime
Avoir souffert.

DXVI
BIBELOTS

Dès qu’elle ouvre les yeux, la belle Rosalinde
Réclame d’une voix plutôt aigre
Ses lapins, sa gazelle des Indes
Et son libidineux petit nègre.

DXVII
VILLÉGIATURE

La poursuivre ? Ah ! pour quoi faire ?
Laissez-la plutôt courir !
Elle a besoin, parfois, de changer d’atmosphère
Pour tuer ses souvenirs.

DXVIII
RÈGLEMENT DE COMPTES

Horizon lourd, temps triste…
Je vais noter en souriant et sans émoi
La redoutable liste
De vos nombreux sujets de plaintes contre moi.

DXIX
ONZIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Dans cette tombe où son corps se recroqueville,
Sommeille pour longtemps le maigre Mascarille…
Canaille, si l’on veut… pourtant on l’aimait bien !
Il savait plaisanter, chanter, aimer et boire ;
Il sut même mourir honnêtement. — Combien
De temps durera sa mémoire ?

DXX
SUPRÉMATIE

Le soleil n’admet pas de rivaux en été ;
Le rossignol lui-même, à l’aurore, se tait.

DXXI
LIBÉRALITÉS

Si mon vieux pommier vous séduit,
Si mon rosier vous plaît avec ses fleurs de braise,
Cueillez les roses et les fruits,
Donnez vos yeux que je les baise.

DXXII
ARABESQUE

Vos pommettes,
Vos ongles sont roses ;
Vous dansez au son des clochettes
Et prenez d’adorables poses
Pour séduire l’esclave noir.
— Devant tous les petits trous de serrures,
Les eunuques se sont accroupis pour vous voir.
Vous dansez sans règle ni mesure,
Sans penser au Sultan brûlant de jalousie,
Sans penser même aux convenances !
Vous dansez à votre fantaisie.
Vous piquez dans le laineux tapis vert
Un petit pied pointu, plein d’assurance,
Tandis que l’autre reste en l’air,
Et que vos mains se tordent,
Et que vos dents de perle mordent
L’amant toujours absent (oh ! déplorable absence !)
L’amant qui vit je ne sais où…
— Demain soir, nous verrons la fin de cette danse,
Car, demain soir, on vous coupe le cou.

DXXIII
BILLET SANS ADRESSE

Chère, je vous revois en tous lieux, jour et nuit !
Loin de vous, je ne peux vivre : votre visage
Se dessine dans les nuages,
Dans les étangs, au fond des puits.
Attendez un moment celui qui fut le prince
Absolu de tous vos plaisirs…
Il garde, en souvenir de vous, un poignard mince
Dont il voudrait bien se servir.

DXXIV
DOUZIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Après dix jours de jeûne et treize jours de fièvre,
Zerbinette mourut, un sourire à ses lèvres.
Elle voyait le ciel comme un grand carnaval :
Anges arlequinés, Trônes armés de battes
Et Dominations culottés d’écarlate,
Scaramouche drapé d’ombre menant le bal…
En rêvant aux plaisirs que le trépas apporte,
Zerbinette a souri ; maintenant elle est morte.

DXXV
DIALOGUE

« Tais-toi ! — Je me tairai s’il me plaît de me taire !
— Ah ! folle ! t’ai-je dit jamais deux fois : je veux ? »
Apres accents, larmes et cris, gestes nerveux…
Ce n’est rien !… c’est un peu de bonheur qu’on enterre.

DXXVI
RENAISSANCE

Comme un souple éventail mauve clair qui s’éploie,
Une lueur grandit au seuil de l’horizon.
Voyez ce point de feu, ce point sanglant ! — Oh ! joie !
La douce lune a pu sortir de sa prison !

DXXVII
HEURES HEUREUSES

Vous voir, vous contempler, recueillir la promesse
Que vous resterez là, près du feu, jusqu’au soir…
Ce regard enchanteur, c’est à moi qu’il s’adresse,
C’est à moi qu’il redit ce que je crois savoir !

DXXVIII
REFLET INSAISISSABLE

L’ombre est encore indécise, il fait clair ;
Silencieux, je sonde
Mon rêve à l’eau profonde ;
Hésitant sur le bord du ciel vert,
Une étoile se double dans l’onde
De la mare, parmi les lotus entr’ouverts.
Au fond de ce miroir,
Il me plairait d’apercevoir
Votre visage !
Ce beau reflet complèterait le paysage :
Il serait grave
Comme lui,
Et comme lui teinté légèrement de nuit
Par une ombre suave
Que vous paraissez avoir prise
A l’heure que Verlaine appelait l’heure exquise,
A cette heure qui met
Tant de douceur en vos grands yeux sans ruse…
Mais, hélas ! le reflet qui déjà se formait
(Et qui s’était promis) se refuse !

DXXIX
LE MAUVAIS ABRI

Cet univers triste et mouillé que je traverse
Est un abri mal fait pour garer de l’averse.

DXXX
SUPPLIQUE

Lune peinte et fardée ! ô blanche avant-courrière
D’un songe tissé de fils d’or !
Faucille des lacs froids, écoute ma prière :
Je veux des rêves quand je dors !
Je veux, Parfum du Ciel ! des rêves qui me disent
Ce que je n’ai pu deviner :
Les secrets inouïs emportés par les brises
Et le mal des grands lys fanés.
Je veux des songes fous d’une beauté vivante,
Musicaux, sonores, sereins,
Où passe le soupir du vent des mers, où chante
La conque des tritons marins.
Je veux des songes imprévus qui me répètent
Les monologues des corbeaux
Et le grincement dur que fait la girouette
Avant de me tourner le dos.
— Toi qui poses du rouge aux lèvres des nuages
En paraissant à l’horizon !
Toi qui poudres d’argent les nocturnes feuillages,
Dame d’atours des frondaisons !
Toi qui sais composer des arcs-en-ciel plus tendres
Et plus subtils que ceux du jour,
Pour charmer ton ami Pierrot prêt à se pendre
Et les princesses dans leurs tours !
Toi qui, te promenant sur les vieux cimetières,
Caresses la pointe des ifs
Et veux bien adoucir d’un rayon de lumière
Les tombes des gens positifs !
Toi qui sais enseigner aux farfadets, aux gnomes,
Aux sylphes, aux lutins fluets,
Et jusqu’à la tribu frigide des fantômes
A danser de bleus menuets !
Toi dont la face un peu sévère est adoucie
D’un halo mauve quand il pleut,
Toi qui verses du lait sur les herbes roussies,
Protectrice des chats galeux !
Toi qui, d’un seul regard, peux engourdir les sèves,
Prêtresse de cultes divers,
Mère des pavots noirs, vends-moi tes plus beaux rêves !
Je les paierai avec des vers.

DXXXI
LE PLAISIR DE VIVRE

Notre existence vaut son prix, mais rien de plus…
Le papillon perd sa splendeur dès qu’il a plu.

DXXXII
AMOUR CONDITIONNEL

Comme elle ouvre son lit, Chloris offre son corps
Entier, lisse, nerveux, rose et tendre, à qui l’ose
Prendre et congédiera, pour peu qu’il s’ankylose,
Damon, solide amant qu’elle chérit encor.

DXXXIII
GRAND AGE

Quand la mouche est sordide, elle vit très longtemps…
Je ne m’étonne point que vous ayez cent ans.

DXXXIV
SPLEEN

Tristesse qui se creuse
Sous soi, mélancolie affreuse,
Sans forme, sans figure,
Mais présente ;
Tristesse harcelante
Qui s’impose, qui dure,
Qui, chaque jour, nous semble rajeunie ;
Pour mieux nous donner à souffrir,
Elle se sert d’un souvenir,
D’un regret, d’un espoir, d’un rêve à l’agonie ;
Elle retire, brin par brin,
Les fils tordus de notre vie
Et nous les montre : tel chagrin,
Tel mouvement d’envie,
Telle déception cruelle,
Tel plaisir avorté,
Tel mauvais songe et telle
Petite lâcheté.
— Que faire avant demain, sinon devenir fou
Et sauter à pieds joints dans le trou ?

DXXXV
PASSANTE

Passez, de votre pas gracieux et futile !
Chacun vous suit : l’agent des mœurs, le professeur,
Le lycéen, le caporal, le vieux chasseur
De jupons frémissants et le mime Bathylle.

DXXXVI
FLEURS PERDUES

Oh ! par un jour si triste où les prés desséchés
Jaunissent, bien qu’au ciel le soleil soit caché,
Que ne puis-je revoir la claire et folle pluie
Qui tombait lentement des branches du pêcher !

DXXXVII
PROMESSE

Quand tu sauras pleurer, t’indigner et sourire,
Quand tu sauras chanter sur des rythmes divers
Et faire vibrer les sept cordes de ta lyre,
Alors tu connaîtras le secret des beaux vers.

DXXXVIII
FLEUR MÉLODIEUSE

Le bord du ciel mauve s’irise,
L’ombre est moins dense,
Plus de brise ;
Dans l’air immobile, un courli
Lance,
Comme on lance une flèche, son cri.
Je l’écoute,
Rêvant de mon amour… et voici
Les rayons de la lune au teint clair ;
Ils ajoutent,
Dirait-on, du mystère
A cette douce nuit…
Mon rêve danse,
Mon rêve se divise
Comme un essaim, mon rêve fuit.
— Et, maintenant, sur l’onde grise
Du petit lac, un lotus luit
Sous la lune qui se balance,
Et je crois que le lotus chante
Un chant d’ivoire au milieu du silence.

DXXXIX
TREIZIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Ici dort Brighella, fin buveur de faro,
Voleur de grands chemins que l’on aurait dû pendre.
Il fut, l’heureux rival de notre ami Pierrot
Et pour lui Colombine eut des soucis fort tendres.
Il trahit, déroba, tricha, fit pis encor,
Mais, depuis avant-hier, il est tout à fait mort.

DXL
QUATORZIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Lucinde eut des amants (et de plus d’une sorte).
Cela n’empêche pas que Lucinde est bien morte.

DXLI
CRIME PRÉMÉDITÉ

Jour d’hiver. — Le chasseur va querir sa victime ;
Il voit un loriot sur l’arbre noir et nu ;
Sa flèche part, l’oiseau culbute de la cime ;
L’arbre est plus noir encor ; le loriot n’est plus.

DXLII
LA VOIE HÉROÏQUE

Le chemin contourné que l’on m’a dit de prendre
Est, paraît-il, le seul qui mène à votre cœur.
Je le suis, le sourire aux lèvres, mais j’ai peur
De m’égarer, un soir de brume, en ses méandres…
Et, cependant, je le suivrai, s’il me conduit,
Avant qu’il soit trop tard, dans votre lit, la nuit.

DXLIII
HEURE MATINALE

Grise, avec des reflets d’étain,
Une vapeur couvre les prés.
Le bleu du ciel paraît plus près,
Le vert de l’herbe moins certain.

DXLIV
DÉLECTATION

Je vais rêver au suc des pêches, sans bouger,
Couché sous un des lourds pêchers de mon verger.

DXLV
NOSTALGIE

Je songe à la rive déserte,
Aux cris perdus dans la nuit verte,
Au sol brûlant
Dont la splendeur effarait l’œil,
A ce rustique seuil
Branlant
De ma cabane,
A l’aigle qui tournoie au-dessus de la brousse,
Aux vipères de l’herbe rousse,
Aux arbres bleus pleins d’oiseaux en chicane,
Aux négresses qui se promènent les seins nus,
Portant sur leurs cheveux crépus des vanneries,
A la batellerie
Des pirogues, à certains astres inconnus,
A certains fruits parfumés,
Aux grands feux de branches sèches que j’allumais…
— Indicible magie
D’un souvenir pareil !
O nostalgie
De l’ombre chaude et du soleil !

DXLVI
LETTRE TENDRE

Vous êtes loin, pourtant votre absence me semble
Heureuse. Voyagez, l’été va vous brunir,
Puis vous me reviendrez ; nous pillerons ensemble
Un trésor débordant de riches souvenirs.

DXLVII
CHANSON

Je crois, en essaim, voir voler
Des vers que, jadis, vous me lûtes,
Dans ce parc aux tons violets
Où s’évapore un air de flûte.
Ces vers formaient une chanson
Dont la grâce, tant soit peu vieille,
Tenait sa gaîté du pinson
Et son dard cruel de l’abeille.
Ils chantaient les rêves d’un fou :
Mes soupirs, vos regrets, mes fièvres,
Vos deux bras autour de mon cou
Et ma bouche contre vos lèvres ;
Ils célébraient à son éveil
Le terrible amour aux yeux sombres…
Jadis, ils volaient au soleil,
Maintenant, ils volent dans l’ombre.

DXLVIII
MISE AU POINT

Votre talent consiste à dire des fadaises
Sur un ton singulier, parfois même brillant.
On vous juge penseur profond… à Dieu ne plaise !
Mais vous savez très bien réduire en copiant.

DXLIX
RENDEZ-VOUS

Sa démarche toujours me la fait reconnaître
Quand, de loin, je la vois paraître…
C’est elle !… Qui pensiez-vous que ce pût être ?
Voici sa face si ravissante et ravie,
Si douce aussi dans la lumière…
« Bonjour ! comment vous portez-vous, ma chère
Sylvie ? »

DL
PROMENADE NOCTURNE

Promenons-nous, mon cher amour,
Le soir est tendre ;
Sortons par la ruelle du faubourg.
La lune, au bord du ciel, a des tons d’ambre
Qui, peut-être, vous plairont.
Sur la route paisible où tombe
L’ombre,
On entend, tout au loin, des appels de clairon.
Nous parlerons de nos chers souvenirs
Devant les prés couleur de cendre ;
Nous saurons même nous comprendre
Sans rien dire…
Puis, comme il sera tard, nous rentrerons en ville
Par la rue Alexandre Dumas, très tranquille
A cette heure. Enfin, quand nous aurons
Dépassé la boutique du charron
Et suivi le mur de l’église
Jusqu’à l’ancien abreuvoir
Qu’elle domine en son manteau de pierre grise
Nous nous dirons à voix basse : au-revoir !…

DLI
PRÉTENTION

De ce rôle de reine au milieu de sa cour
Je ne vois plus que le costume.
Redevenez bourgeoise ! Un palais fait de brume
S’évanouit avec le jour.

DLII
PRÉTENTION

Votre pensée agile aux lignes grêles
Fait des écarts en bondissant : je crois
Qu’elle voudrait passer pour sauterelle,
Mais celle-ci saute-t-elle pas droit ?

DLIII
PRÉTENTION

J’ai mangé tout le jour des fruits délicieux
Qui caressent la langue.
Je voudrais maintenant manger la lune : aux cieux
Elle apparaît comme une rouge et mûre mangue.

DLIV
ALPINISME

J’aime grimper aux flancs des montagnes, pourvu
Qu’elles ferment la vue, et je n’ai nulle envie
D’atteindre les sommets neigeux, libres et nus
D’où l’on peut distinguer l’horizon de sa vie.

DLV
ÉTÉ

Le ciel brûle et le sol se couvre d’un manteau
De poussière trop blanche où le soleil assène
Ses lourds rayons ainsi que des coups de marteau.
Les pruniers, au tournant du chemin, me font peine.

DLVI
PRIÈRE

N’obéis pas, ô rêve ! à ma voix qui t’appelle !
Reste pelotonné dans le sein de la nuit !
Ne viens pas me montrer le visage de celle
Qui me fascinerait avec un air d’ennui !

DLVII
L’HOMME QUI DANSE

Il danse
Agréablement,
Avec légèreté, comme il ment ;
Son élégance
Est certaine, son charme aussi,
(Son charme est pire !)
Des mots précis
Définiraient ce qu’il veut dire
Mieux que des pirouettes et des sauts,
Mais la parole, à ce qu’il semble, est pour les sots.
— Il préfère danser en petit comité,
Tromper la vie et l’éviter,
Se gausser d’elle, la rejoindre
Et ne pas voir la vérité
Fraîche qui pourrait poindre,
Effrayante de nudité.
— Dansez donc, faites vos pirouettes adroites,
Mais n’oubliez pas qu’il vous reste
A combler une boîte
Où vous devrez dormir sans mensonges ni gestes.

DLVIII
FERVEUR

Nous n’avons parlé ni du clair de lune, ni
Des rougeurs du couchant… Nous nous regardons vivre.
Tu verras dans mes yeux un amour infini,
Je lirai dans les tiens comme on lit dans un livre.
Nous nous taisons ; beauté de l’instant, rythme sourd
De nos deux respirations… Mais l’heure court
A petits pas pressés sous la lourde pendule.
O Cydalise ! il faut nous séparer ! adieu…
Je veux dire : à demain. — Qu’il me fut doux, ce lieu
D’où tu sors comme s’y glisse le crépuscule !

DLIX
NOCTURNE

Le nuage s’écarte, un pan de ciel se montre,
Tout noir, encadré d’ambre ; un astre clair y luit,
Solitaire et perdu, qui semble collé contre
L’ombre dont la paroi fait le fond de la nuit.
Cet agréable arrangement est fort propice
A de voluptueux et tendres exercices.

DLX
QUINZIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Gilles serait donc mort et dormirait ici ?
Gilles, ce Prince Charmant de la fantaisie,
Ce roi de la frivolité, roi sans souci
Mais très bon roi pour ses sujets en poésie,
Et dont le sceptre était un lys ?… Ah ! coups du sort !
Maintenant, il est mort, très mort, tout à fait mort.

DLXI
DERNIÈRE ÉPITAPHE PLAISANTE

Dis ! te rappelles-tu les seins de Francisquine,
Passant qui viens fouler l’herbe de la colline
Où tant de morts, côte à côte, sont allongés ?
Te les rappelles-tu, ces seins ? as-tu songé
Aux baisers qui leur furent donnés, aux caresses
Qui les frôlèrent, à leur éclat, leur souplesse
Et leur altière fermeté ? — Sache-le bien,
Ces seins voluptueux et blancs ne sont plus rien
Qu’un petit tas de cendre en un cachot sans porte…
Car Francisquine est morte.

DLXII
DANS LA TRANCHÉE

Il pleut, il pleut, bergère,
Des gouttes d’eau quelque peu dures,
Et le lourd fracas du tonnerre
N’est pas précisément un murmure…
Il faut s’y faire ;
On s’y fera : n’y pensons plus !
Demain, nous dirons : il a plu
Dans la tranchée
Boueuse encore et que le vent
A mal séchée,
Mais nous sommes toujours vivants,
(Jusques à quand ?)
Sourions donc, prenons la vie
Comme elle vient
Et prenons de même la mort.
D’ailleurs, il ne nous manque rien,
Pour adoucir les rigueurs du sort,
En ce boyau de terre,
Que la bergère
Dont j’évoquais l’image tout d’abord.

DLXIII
LIMITE

Puisque vous y tenez, ayez l’âme brisée,
La conscience obtuse et le cœur avili,
Mais ne servez donc pas de publique risée
A cause d’une enfant qui sait se mettre au lit !

DLXIV
DÉTAILS

Vous userez vos yeux, vous gâcherez vos veilles
En examinant à la loupe, (avec quel soin !)
D’évanescents reflets sur une aile d’abeille.
Et chaque instant qui passe est un instant de moins.

DLXV
NUIT BLANCHE

Saurai-je m’endormir enfin, malgré les cris
Du vent dans le jardin plein de branches cassées ?
Malgré les festins et le galop des souris ?
Malgré le vagabondage de mes pensées ?

DLXVI
AMBITION

Tu veux laver la lune et le soleil, tu veux
Boucher les trous que fait une alouette aux cieux
Et repriser les déchirures des nuages…
Ne pourrais-tu, d’abord, te nettoyer les yeux ?

DLXVII
RETOUR PRÉCIPITÉ

Je rêvais, j’étais sur une autre terre,
Dans une prairie, au bord frais d’un bois,
Quand je vis soudain ma fleur familière
Et je fus de nouveau chez moi.

DLXVIII
BRUIT IMPRÉVU

Sous la brise, l’étang des nénuphars se ride,
Un flamboyant se défleurit
Et la cascade agite un long voile liquide…
Quel est donc cet oiseau qui rit ?

DLXIX
LA DOUCE HALTE

Avant de vous connaître, Sylvie,
Les yeux clos, je tâchais de prévoir
De beaux spectacles pour ma vie.
Je rêvais ainsi, chaque soir.
Je galopais au pied de la Grande Muraille,
Et beaucoup plus loin,
Je me mêlais à des batailles
Héroïques, j’avais besoin
Du bruit
Des flots ou du silence atroce de la nuit,
Ou de la voix
Voluptueuse et littéraire des sirènes,
Ou d’un aboi
D’hyène,
Dans des ruines de palais…
Mais j’ai quitté ces lieux exotiques, ces grèves,
Et ces déserts dorés où m’emmenaient mes rêves,
Car, aujourd’hui, je ne me plais
Qu’au seul bonheur où me convie
Votre bouche humide, Sylvie.

DLXX
LES AMOURS DE THISBÉ

Dans le sentier du parc mauve, des ombres passent,
Par couples et sous la lune, comme il convient.
Derrière la verdure, on entend des voix basses
User de beaux serments qui n’engagent à rien.
L’abbé Ponce Poupette a poudré sa perruque
De frais, ce qui lui donne un air des plus galants ;
Il arrête Thisbé pour lui baiser la nuque
Et soupire ; tous deux repartent à pas lents.
Et, sous l’œil de Phœbé, le parc mauve protège
Ces pauvres cœurs humains qui se prennent au piège.

DLXXI
AVERTISSEMENT

Vous piaffez, frappant du pied comme un cheval,
Vous secouez la tête et refusez d’entendre,
Vous insistez. — Je cède. Allez donc à ce bal
D’où vous rentrerez tard, courbatue et très tendre.
Mais, chère, dès maintenant je vous avertis
Que je compte dormir, cette nuit, dans mon lit.

DLXXII
COMPENSATION

On a certes raison de dire
Que le bon, chez la femme, est mille fois meilleur
Que chez l’homme, par l’âme et l’esprit et le cœur,
Mais le mauvais est dix mille fois pire.

DLXXIII
LE BEAU JOUR

Je ne serai plus seul sur la grand’route dure !
Je marche vers mon but en chantant. C’est donc vrai ?
Lève encore une fois vers mes yeux ta figure…
Non ! je ne croyais pas que ce moment viendrait !

DLXXIV
CROQUIS DE LUNE

Du sommet de ma tour de veille, tout en haut,
Vous pourrez admirer la lune, son halo,
Ses grimaces d’amour et de mélancolie
Et, plus bas, son reflet ironique dans l’eau.

DLXXV
COULISSES DE CIRQUE

On répète… Bruits de cymbales, de triangles,
Instruments lumineux jouant parfois ensemble ;
Défroque de clown près d’un habit noir,
Cerceaux roses qui sont, chaque soir,
D’un si magique effet,
Plats brillants que l’on fait
Tourner en équilibre au bout d’un bâton mince,
Autres plats, un peu ternis,
Qui ne servent que pour la tournée en province,
Lanternes, gobelets, fusils de bois, flamberges,
Croupes de chevaux endormis…
Je caresse, en passant, le chat de la concierge
Et dis bonjour au vieux trapéziste intrépide,
Aux Japonais qui se mettront en pyramide,
Vêtus de beaux costumes verts…
Mais, où que j’aille
Le long de ces charmants chemins couverts
Où flottent des drapeaux de satin,
Je retrouve toujours la même odeur de paille,
Et la même odeur de crottin.

DLXXVI
SPLEEN

Que la terre poudroie et brûle ou qu’il ait plu,
Que les prés soient couverts de soleil ou de givre,
Je détourne les yeux : j’ai le dépit de vivre,
Comme un enfant que son jouet n’amuse plus.

DLXXVII
VIEILLE DAME

Avec sa robe noire et luisante, son sac
Tenu de près, son chapelet et cette mine
De belette triste ou de fouine,
On dirait qu’elle sort d’un roman de Balzac.

DLXXVIII
VAINE POURSUITE

Il est plus d’un gibier : délaisse la Licorne !
Soumets d’autres aventures à ton esprit.
La route que tu veux suivre n’a qu’une borne :
Cette pierre levée où ton nom est inscrit.

DLXXIX
INTRIGUE AMOUREUSE

Octave s’est épris d’Isabelle ; indiscret,
Il le répète à tous les échos du village.
Scaramouche a surpris au vol ce beau secret
Et double son essor par de longs bavardages.
Isabelle l’a su ; Octave lui plairait
S’il ne disait sa flamme à la brise qui passe…
Un rendez-vous est pris : Octave se tient prêt ;
Il arpente de long en large la terrasse…
Isabelle viendra vers minuit. — L’air est pur,
Une haleine très douce évente les ramures,
La lune glisse des reflets contre ce mur
D’où monte le parfum juteux des pêches mûres.
— Octave attend, s’impatiente, hésite encor…
Derrière sa courtine, Isabelle s’endort.

DLXXX
DÉFAILLANCES

Aux heures de sommeil, le tigre s’humanise…
Les dieux eux-mêmes font, quelquefois, des sottises.

DLXXXI
AMOUR TRAGIQUE

Toi, tu dis que tu m’aimes,
Quoi que je puisse faire, quand même.
Tu le proclames
A tout venant, devant chacun tu le répètes.
Tu parles de ton cœur, de ton âme,
En te prenant la tête
D’un air douloureux,
Avec une certaine arrogance…
(On en pense,
D’ailleurs, ce que l’on veut.)
Tu fais un discours sur mon inconstance
Que rien ne prouve.
Tu dis que ton amour est celui de la louve,
Mais tu l’exprimes par des plaintes.
Tu dramatises nos étreintes,
Tu mêles le miel et l’absinthe.
Moi, je voudrais garder un cœur allègre,
Quand tu laisses tomber dans la crème
Une ou deux gouttes de vinaigre,
Car, malgré ton amour, je t’aime.

DLXXXII
QUELQUES HAÏKAÏ JAPONAIS

1

M’offrir des oignons devant
Ce rouge bosquet de roses…
Oh ! quel geste inconvenant !

2

Tes mots d’esprit durent-ils
Plus longtemps que la rosée,
Tout en étant moins subtils ?

3

C’est une sombre fontaine,
Mais je reconnais vos yeux
Dans ce beau miroir d’ébène.

4

J’ai l’âme vraiment ravie,
Moins par cette chaude nuit
Que par les seins de m’amie.

5

Eau qui court… vent passager…
Larmes aussitôt taries…
Ce soir, je me sens âgé.

DLXXXIII
LE LINCEUL VIVANT

Ce vieux chêne, jadis, prit un manteau de lierre
Afin de s’ennoblir à nos yeux ; depuis lors,
Le serpent végétal sombre et souple l’enserre,
Porte des fruits, fleurit… mais notre chêne est mort.

DLXXXIV
EXAGÉRATION

Il convient de subir son mal avec courage,
Sans l’aimer, toutefois, ni l’étudier trop,
Car on finirait par comprendre le bourreau
Qui nous fit tant souffrir, et goûter ses outrages.

DLXXXV
CHARITÉ CHRÉTIENNE

L’homme dont vous parlez passe pour un goujat ;
Il est faible, indécis, tremblant de tous ses membres.
Pardonnez ! il ne vaut certes pas le combat :
Ce serait secouer un arbre en fin novembre.

DLXXXVI
SOMMEIL DE SYLVIE

Prenez un air plus grave, s’il vous plaît !
Le carnaval est mort,
Le jour renaît.
Dans son grand lit, Rosine dort ;
Cuvant son vin, Pierrot s’étire…
S’il flotte encor,
Sur les canaux, une vapeur de rire,
Le soleil la dissipera.
Vous vous tournez entre les draps
Et me tendez votre bouche, Sylvie !
Ah ! je connais bien cet appel :
Baisers sucrés, baisers de miel,
Baisers magiciens qui me rendaient la vie,
Aux jours mauvais…
Penchez la tête un peu, je vous en prie,
Car je vais
Troubler votre sommeil, tendrement…
Vous murmurez quelque chose en dormant ;
Vous souriez !… Ouvrez les yeux
Et prenez, ô Sylvie, un air plus sérieux !

DLXXXVII
JADIS

Marche en avant ! ne tente pas de revenir !
N’écoute plus la voix, par les échos grandie,
Des vagues du passé qui rongent l’avenir
Et déferlent, de mille douleurs alourdies !

DLXXXVIII
CAUSERIE SCIENTIFIQUE

Mon cher hôte, je vous croyais plus charitable :
La science n’est pas mon fort, je l’aime peu,
Mais quand vous m’invitez, tous vos propos de table
Traitent des Mexicains adorateurs du feu.

DLXXXIX
LE DANGER

Nerval ! tu n’aurais pas dû fréquenter les fées !
On les voit sous la lune, on les entend jaser,
Rire et chanter tout bas, d’anémones coiffées,
Et l’on meurt de n’avoir pas connu leur baiser.

DXC
GROS CHAGRIN

Je voudrais moins pleurer, mais une larme suit
D’autres larmes, incessamment. En vain, j’essuie
Mes yeux rougis d’avoir trop pleuré. Jour et nuit,
L’eau tombe de mes paupières, comme une pluie.

DXCI
DIFFÉRENCE

Le chat se plaint de ses amours dès leur début,
Preuve évidente de sagesse ;
Quand l’homme crie au bord des toits, c’est tout au plus
Qu’il vient d’occire sa maîtresse.

DXCII
EFFORT INUTILE

Si l’on vous dit d’être méchante, refusez,
N’essayez pas : vous ne pouvez sembler cruelle.
Quand votre bouche prend un air rigoureux, elle
Sourit, l’instant d’après, pour mieux s’en excuser.

DXCIII
FANTAISIE AU PIANO

Notes simples, vaste pré vert
Aux tons divers
Où des oiseaux jasent…
Extase
De chanter si librement au soleil !
Trilles rieurs, notes plaisantes,
Brusque réveil
D’une eau légère,
D’une eau courante
Qui va se taire,
Qui va bientôt s’endormir, qui s’endort,
Dans une mare,
Par d’étranges accords
Monotones ;
Note plus vive, note rare
Qui nous étonne,
Note subtile, note nue
Que l’on attend,
Et qui reste pourtant imprévue,
Et qui fait rêver si longtemps !

DXCIV
MÉTAPHYSIQUE

A mi-hauteur du mur moussu, des dieux trépignent,
Les fumerons d’encens montent dans l’air épais,
Et, sur l’autel, un spectre en marbre noir fait signe
De se donner à lui pour connaître la paix.

DXCV
BEL AIR

Votre regard pesant promet, déçoit et ment ;
La gazette soutient que vous êtes l’amant
D’une dame fort riche aux ardeurs tropicales…
D’ailleurs, le ton de vos cravates est charmant.

DXCVI
BRUITS INFÉRIEURS

Dans la cour, le canard cointe, le vieux chien grogne,
La poule pond muettement, le bœuf mugit…
En quoi cela peut-il émouvoir la cigogne
Maigre et si haut perchée au centre de son nid ?

DXCVII
LE BEAU JARDIN

1

— Je voudrais faire naître, au milieu du désert,
Un jardin tout peuplé de comédiens en masques,
Où d’élégants jets d’eau pleureraient dans des vasques,
Où des oiseaux soyeux chanteraient dans les airs.
— Mezzetin, compagnon fantaisiste et disert,
Agacerait Géronte en lui tirant les basques,
Et le gros Pantalon, interrompant ses frasques,
Dirait les vers que murmurait Gaspard Hauser.
— Clorinde cesserait de danser une ronde
Pour lisser au miroir ses fins cheveux de blonde,
Tandis que notre ami Pierrot, toujours épris,
— Mais toujours dédaigneux de fixer la fortune,
Redirait d’une voix qui sanglote et qui rit :
« Je m’offre en holocauste aux beaux yeux de la lune ! »

2

— Chère ! que j’aimerais à vivre, près de toi,
Sous les orangers ronds de ce charmant domaine !
Déjà tu connais bien les devoirs d’une reine,
Et je serai très bon dans mon rôle de roi.
— Un livre contiendrait tous nos textes de lois :
Un livre de beaux vers. — A ceux que l’amour mène,
Qui n’ont jamais souffert des tourments de la haine,
Notre sceptre ne pèserait pas d’un grand poids.
— Chaque heure serait douce et comme enrubannée,
Chaque jour serait jour de liesse, l’année
Entière formerait un printemps merveilleux,
— Et jusqu’au soir, quand s’assombrissent les ramures,
Je ne rêverai qu’à la couleur de tes yeux,
Au parfum de ta bouche et de ta chevelure.

3

— Dédaigneux de la hache et de la pendaison,
Nous paraîtrons des souverains très peu sévères.
Point de chaînes, peu d’estafiers, nulles galères !
Les seuls bosquets de houx serviraient de prison.
— A l’heure délicate et grise où l’horizon
Se nuance, nous jugerons les adultères,
Les libertins et ceux que le désir altère.
Nous tiendrons nos Grands Jours, couchés sur le gazon.
— Comment punir Pierrot de ses amours sublimes ?
Parce que Mezzetin vient de voler la rime
Finale du sonnet qu’écrivit Pantalon,
— Allons-nous le punir ? Punirons-nous Cassandre ?
Punirons-nous Scapin, ce philosophe ? Non !
Mais il comparaîtra pour qu’on puisse l’entendre.

4

— Ainsi, nous entendrons Nérine au blanc jupon
Qui, d’après son tuteur Géronte, se déprave,
Le Notaire qui me déplaît par son air grave,
Frontin qui te considère d’un œil fripon,
— Gilles qui déroba chez Ruzzante un chapon,
Sylvia qui voulut s’enfuir avec Octave,
Spavento qui, parfois, fait un peu trop le brave
Et Jeannot qui se montre insolemment capon.
— Tu plaideras pour eux et ta voix musicale
Charmera le jardin. Les merles, les cigales,
Les jets d’eau se tairont. Puis, je me dresserai,
— Solennel… et combien, déjà, cela m’amuse
De songer que mes plus inflexibles arrêts
(Sans frais) seront d’oubli, de pardon ou d’excuse !

5

— Diras-tu qu’au désert ne pousse aucun jardin,
Que c’est, tout au plus, un mirage qui se lève ?
Détrompe-toi ! Je réalise tous mes rêves :
J’ai découvert, jadis, la lampe d’Aladin.
— J’asservis les démons ; les quatre Facardins
M’ont donné leur tapis ; je sais la phrase brève
Qu’il suffit de prononcer bas pour qu’il m’enlève
Dans l’azur par un vol merveilleux et soudain.
— Pour traverser l’espace au galop des chimères,
Pour commander aux vents, à l’onde, à la lumière,
Aux esprits du matin, aux fantômes du soir,
— A l’heure qui s’écoule, aux heures éternelles,
Nous garderons toute licence et tout pouvoir,
Puisque nous nous aimons et puisque tu es belle.

DXCVIII
VÊTEMENTS INUTILES

Couverte de la peau d’un tigre, la brebis
Se plaît à voir de l’herbe et fuit devant l’image
Du loup qu’elle devrait épouvanter. — L’habit
Ne fait ni le guerrier, ni le saint, ni le sage.

DXCIX
EAU MALSAINE

Pourquoi me laisses-tu cette saveur amère,
Souvenir qui, souventefois, me désaltère ?

DC
IMPOSSIBILITÉS

Devant que de chercher la pitié chez les chattes,
Priez le perroquet d’être moins médisant,
Demandez au serpent de vous montrer ses pattes,
Aux femmes d’avouer le chiffre de leurs ans.

DCI
APPRÉCIATION

« Cette mouche saignée
Garde encore du goût, »
Dit la grosse araignée
En lui suçant le cou.

DCII
CROQUIS SOMMAIRE

Il fait très froid, le ciel a pris des tons de cire.
Contre le bord luisant de neige de mon toit,
Pour amuser l’enfant que j’aime à voir sourire,
J’ai dessiné le mont Fuji, avec un doigt.

DCIII
SÉPULTURE

Tâchez de me trouver, dès aujourd’hui, ma chère,
Dans vos très proches alentours
Un endroit bien choisi pour y dormir, sous terre,
Ce long sommeil muet que l’on n’interrompt guère
Au jour.
Je ne demande pas de saule
Ni de marbre sculpté,
Mais je voudrais, en souvenir de votre épaule,
Un beau coussin de soie où m’accoter,
Et, sur la tombe, un grand bosquet de roses
Afin que, dans les longues nuits d’été,
Le rossignol s’y pose
Pour chanter.
Les fleurs me rappelleront vos lèvres
Et les chants de l’oiseau cette suavité
D’une voix dont je connus la fièvre.
Ainsi, mon amour, je pourrai,
Malgré la pierre lourde,
Dormir tout seul, au sein de l’ombre sourde,
Sans pleurer.

DCIV
LA NOBLE CHAÎNE

Vous demandez pourquoi je vous suis attaché,
Pourquoi je vous vénère et pourquoi je vous aime ?
C’est que vous rendez pur tout ce que vous touchez.
C’est que vous avez su me rendre pur moi-même.

DCV
CLÔTURE

… Et voici le quatrain qui termine ce livre
Composé sans lien, selon l’heure et le vent,
Où j’ai rêvé parfois et plaisanté souvent,
Où je notais des vers en me regardant vivre.

Sur les routes de Chine,
au soleil d’Afrique,
dans un village d’Alsace,
à l’hôpital,
en d’autres lieux.
1912-1918.

TABLE DES MATIÈRES

Sur cette page-ci, cette page dernière,
Cherches-tu, par hasard, la table des matières,
Lecteur qui veux t’y retrouver, lecteur perdu ?
Cette table inévitable, l’exiges-tu ?
A te dire le vrai, je crois l’avoir omise,
Non point, au juste, par laide fainéantise,
Ni par oubli, mais de propos délibéré,
Afin que mon jardin semble plus aéré.
Donc, nulle table, fût-ce en paralipomènes,
Aucun signe indiquant à ceux qui se promènent
Le lieu fixe d’un vers, le logis d’un tercet,
L’adresse du quatrain que l’on a dépassé…
S’il sied, quand on est propre à composer des odes,
D’en grouper les nobles titres avec méthode,
Pour ce recueil falot, écrit en musardant,
Suffit-il pas d’ouvrir et de piquer dedans ?
Au cher lecteur qui fut ravi par quelque image,
Reste la liberté de corner une page,
Et l’homme raffiné (de goût supérieur)
Qui se plut à plus d’une, en cornera plusieurs.

CE VOLUME A ÉTÉ TIRÉ A 604 EXEMPLAIRES, SAVOIR : 4 EXEMPLAIRES SUR VIEUX JAPON, NUMÉROTÉS DE I A IV (HORS COMMERCE), ET 600 EXEMPLAIRES (DONT 100 HORS COMMERCE) SUR VÉLIN TEINTÉ DE RIVES, NUMÉROTÉS DE 1 A 600. IL A ÉTÉ IMPRIMÉ PAR G. CLOUZOT, DE NIORT, POUR LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cie, L’AN MIL NEUF CENT VINGT.

EXEMPLAIRE No