The Project Gutenberg eBook of Jeunes Madames

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Jeunes Madames

Author: Brada

Author of introduction, etc.: Anatole France

Release date: April 20, 2024 [eBook #73436]

Language: French

Original publication: Paris: Calmann Lévy, 1895

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JEUNES MADAMES ***

JEUNES
MADAMES

PAR
BRADA

PRÉFACE DE
ANATOLE FRANCE

PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3

1895

DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18.

LEURS EXCELLENCES 1 vol.
MYLORD ET MYLADY 1 —
COMPROMISE 1 —
MADAME D’ÉPONE (Ouvrage couronné par l’Académie française) 1 —
L’IRRÉMÉDIABLE 1 —
A LA DÉRIVE 1 —
NOTES SUR LONDRES (Ouvrage couronné par l’Académie française) 1 —

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.

IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS. — 7304-4-95. — (Encre Lorilleux).

PRÉFACE

Je le savais, je le disais qu’il ne fallait pas mettre de préface à ce livre, que ce serait le gâter. Mais on n’a pas voulu me croire, et me voilà engagé malgré moi dans une entreprise impertinente et disgracieuse, où je suis sûr de déplaire. A moins d’être un très grand docteur, un des directeurs spirituels que la foule est toujours avide de consulter, on a mauvaise grâce à faire une préface, « grand sujet d’ostentation », dit mon maître Condillac. Le lecteur n’aime pas cette sorte d’avance prise sur lui, ni qu’on lui explique les choses avec l’importunité d’un guide embusqué sous le porche. Les guides m’ont gâté l’Italie. Ils m’ont gâté même l’église souterraine d’Assise et le tombeau de Galla Placidia à Ravenne, lieux où règne une sainte et délicieuse horreur. J’ai tenté d’échapper aux cicerones par la force en luttant avec courage. Mais ils m’ont vaincu. J’ai essayé de fuir. Ils m’ont rattrapé et ramené captif. Je serais leur victime encore si je n’avais pas eu recours à la ruse. C’est la ruse qui m’a sauvé et qui me sauve dans les nouvelles rencontres.

Sitôt que, devant le dôme d’une de ces petites villes adorables de Toscane ou d’Ombrie, un Italien en guenilles s’approche de moi, terrible dans sa riante douceur, et me dit d’une voix inspirée et persuasive : « Signore, je suis guide », je lui réponds : « Moi aussi ! » — Ulysse en ses voyages, n’imagina point d’artifice plus ingénieux. L’Italien, qui, tout à coup, découvre en moi un funeste rival, s’éloigne en me jetant un regard de haine et d’effroi.

« Moi aussi, je suis guide ! » Cette parole, qui n’était dans ma bouche que le jeu d’un esprit subtil, est devenue aujourd’hui l’expression fatale de la réalité. Et, malheureusement pour moi, il est moins facile de conduire les curieux chez les Jeunes Madames de Brada, que de promener les étrangers dans le Campo Santo de Pise, sur la terre sainte recouverte de roses. Quelle affaire que de tourner autour des corbeilles d’orchidées ! Je suis timide et le monde m’a toujours fait peur. Il me donne cette sorte d’effroi qu’inspirait la cour aux sages du XVIIe siècle. Et c’est dans le monde qu’il faut que je vous conduise, moi qui fuis le monde. Je n’en pense pas de bien, je n’en dirai pas de mal. Je ne pense pas que c’est tout, mais je ne dirai pas que ce n’est rien. C’est l’écume argentée au bord de l’Océan humain. C’est chose brillante et légère. Et Brada, qui est du monde, en parle très bien. J’ai été émerveillé jadis, en lisant la Vie parisienne, de tout ce que Brada sait de jolies choses sur le monde diplomatique. Et je vois qu’elle sait de plus jolies choses encore sur les femmes du monde.

Si du moins j’étais peintre, je pourrais essayer, en un croquis, mis comme frontispice, de donner un avant-goût des grâces fines semées dans les pages qu’on va lire. Et puisque c’est une manière de comédie que cette suite de dialogues, je serais musicien que je tenterais d’écrire une ouverture en notes claires, non sans beaucoup de trilles, pour imiter le joli babil de vos mondaines, Brada. Mais décrire, expliquer avec des mots, avec les ordinaires termes du langage des créatures chatoyantes, d’un éclat capricieux, telles que Paule d’Haspre, Roseline ou Luce, le moyen, je vous prie ? Je l’ai dit, elles m’intimident, vos Jeunes Madames. La frivolité charmante des femmes est un grand sujet d’effroi pour le philosophe. Et puis les vôtres sont très compliquées. Il faut toute votre adresse pour démonter et remonter les petits rouages innombrables de ces jolies machines qui ne servent à rien. S’il s’agissait d’amour, je chercherais quelque chose à dire, comme tout le monde. C’est un beau sujet. Vous ne connaissez pas sans doute l’histoire de ce jeune philosophe qui dissertait sur l’amour, après dîner, dans un cabaret du quartier Latin, avec une douzaine d’hommes de lettres et de professeurs. Il mettait dans l’exposition de ses théories un ordre parfait. Mais un de ses interlocuteurs lui contesta l’expérience. Aussitôt, le jeune philosophe se leva, et, s’étant assuré qu’il avait dans sa poche deux écus de cent sous, il mit son chapeau et sortit. Dix minutes après, on le vit rentrer avec calme dans la salle du cabaret. Il reprit sa place à table et dit :

— Messieurs, maintenant que j’ai acquis l’expérience nécessaire, je poursuis l’exposé de ma théorie.

Sans doute, il avait fait un peu vite l’expérience de l’amour. Encore en possédait-il les éléments. La connaissance d’une Roseline ou d’une Paule est beaucoup plus difficile. De plus, les méditations et expériences sur l’amour n’y seraient d’aucun secours. Les Jeunes Madames sont tout à fait étrangères à l’amour, et si elles en donnent l’idée, c’est le pur effet de leur forme extérieure qui suggère à l’homme simple une désastreuse association d’idées. Il faut savoir d’abord que les jeunes madames sont tout autre chose que des amoureuses ; sans quoi l’on s’égare. Ce qui m’émerveille, c’est l’art avec lequel Brada fait vivre ces monstres vains et charmants. La manière de mon auteur est indulgente et moqueuse à la fois, elle est précieuse sans snobisme. Enfin, je la tiens pour grande et hardie, puisqu’elle a l’audace de se passer du péché. Oui, cet impérissable attrait de la femme, cette parure d’Ève, cette gloire de Madeleine, cette couronne antique et toujours fraîche, le péché, Brada dédaigne d’en orner ses créatures. Les hommes, d’ordinaire, n’ont point ce courage. Le doux Berquin l’eut, en son temps, et son nom fait encore sourire. Il est vrai que Berquin était naïf. Brada ne l’est pas. Si ses petites madames s’abstiennent du péché, ce n’est point en considération de la malice qu’il renferme ni en vue des effets qu’il produit (dit-on) en ce monde et dans l’autre. Non, elles le méprisent comme une façon grossière, comme une grâce surannée et trop simple. Elles n’éprouvent de sentiments d’aucune sorte. Où il n’y a rien le diable perd ses droits. Elles ne peuvent tomber dans le commun précipice, parce qu’il est dans la nature et qu’elles n’y sont pas.

C’est le progrès des mœurs. Il ne subsiste plus rien de la vieille humanité, plus rien des premières vertus, plus rien de l’ancienne morale, pas même la faute.

ANATOLE FRANCE.

JEUNES MADAMES

I
QUESTIONS BUDGÉTAIRES

Au second, rue Vézelay, un appartement de sept mille francs. Cent mille francs de mobilier.

— Alors, Ludovic, madame Manassé vous a chargé de me parler ?

— Formellement, madame la vicomtesse.

— Et vous croyez, Ludovic, que c’est sûr ?

— Tout ce qu’il y a de plus sûr, madame la vicomtesse ; madame Manassé est tout à fait sérieuse ; sans cela, certainement, je ne conseillerais pas à madame la vicomtesse de la connaître. M. Manassé a peur de sa femme : pas de danger qu’il l’embarque dans une affaire qui pourrait lui faire perdre de bonnes relations ; non, il y a là une occasion superbe pour M. le vicomte s’il veut en profiter. Comme madame Manassé me disait ce matin : « Assurez bien surtout à madame de Vaubonne que c’est parce qu’elle m’est si sympathique que je désire faire entrer son mari dans cette combinaison. »

Ludovic finissait d’onduler madame de Vaubonne ; ses jolis cheveux, lavés d’une nuance extrêmement favorable à son teint de demi-brune, craquelaient doucement sous le fer manié avec habileté ; ils avaient d’abord été soumis à un shampooing énergique, puis parfumés à la violette, et maintenant la touche légère de Ludovic leur donnait ce moiré frissonnant qui a quelque chose de la douceur d’une caresse.

Madame de Vaubonne était assise devant une petite table posée en pleine lumière ; sur cette table laquée blanc, il y avait le nécessaire et rien de plus ; les frivolités élégantes en avaient été soigneusement écartées : un grand et clair miroir en était la pièce principale ; il reflétait un visage qui, sans être vraiment joli, était des plus plaisants à regarder, un ovale fin, un front rond, un nez un peu long, une bouche trop rose, des dents très blanches, des sourcils bien marqués et des yeux bruns qui regardaient comme ils voulaient, surtout un air de race, de soin, de raffinement voulu et habile. Le corps mince, souple et long était perdu dans un déshabillé blanc, et, des manches larges flottantes et retombantes, sortaient des mains agiles aux ongles bien taillés. Pendant que Ludovic la tenait par la tête, madame de Vaubonne frottait avec soin ces jolis ongles d’un polissoir à poignée de vermeil.

Cette séance hebdomadaire était, pour plus d’une raison, extrêmement importante pour la jeune madame, d’abord parce que rien ne l’intéressait autant que d’être jolie et qu’elle y apportait la plus intelligente application, et ensuite parce que Ludovic jouissait auprès d’elle d’un rôle privilégié : c’était son conseil sur les choses sérieuses ! Il était, du reste, parfaitement bien élevé, bachelier ès lettres, et tout propre à faire un homme du monde le jour qu’on voudrait. Néanmoins, et malgré la confiance distinguée dont il jouissait, extrêmement respectueux et déférent avec la petite vicomtesse, qu’il avait connue, quoique jeune encore lui-même, pas plus haute que cela lorsqu’il avait l’honneur d’aller coiffer madame sa mère. Et au moment de choisir entre deux prétendants c’était à Ludovic que Roseline de Rebenac avait demandé avis ; lui encore qu’elle avait écouté depuis, pour asseoir sa vie de femme, et il fallait avouer qu’elle l’avait organisée avec un art extrême. Le ménage Vaubonne était, comme beaucoup de ménages parisiens, pourvu d’un revenu limité, lequel avait évidemment la faculté de la cruche d’huile du prophète et ne s’épuisait jamais ; on en dépensait couramment le double sans dommage appréciable, et il n’y avait pas un sol qui ne sortît le plus honnêtement et le plus régulièrement du monde de la poche d’Armand de Vaubonne. Roseline avait vu de bonne heure, avec ce coup d’œil dont elle se targuait, qu’il n’était pas plus difficile qu’autre chose de dresser un mari à accomplir les tours de force qu’on demande couramment à ceux qui ne le sont pas. Madame de Vaubonne avait là-dessus des idées très arrêtées, et avait écouté la prudence de Ludovic qui, ayant été témoin de beaucoup de naufrages, l’avait exhortée à établir sa vie sur un pied raisonnable, car il s’agissait simplement pour M. de Vaubonne, de trouver les trente ou quarante mille francs qui leur manquaient par an, et, au jour d’aujourd’hui, c’est la moindre chose. Ludovic était souvent à même de donner un conseil pratique, et, grâce à lui, Vaubonne, sans s’en douter, avait réussi plusieurs petites spéculations. Bien informé comme il l’était, Ludovic aurait pu tripoter tout comme un autre, mais il ne se croyait pas assez gentilhomme pour cela, et puis il avait l’âme poétique, elle s’envolait les trois quarts du temps avec le dernier parfum de son invention ; il venait précisément d’en poser un échantillon nouveau sur la table à coiffer, et madame de Vaubonne, très lentement, avec des mines de dégustateur savant, en aspirait la senteur répandue sur la paume de sa main.

— Madame la vicomtesse trouve-t-elle cette composition à son goût ?

— Oui, Ludovic. — Après un temps de réflexion : C’est très bien ; surtout n’en vendez pas encore à madame Manassé.

— Madame la vicomtesse peut être tranquille, pas avant d’avoir arrangé notre petite affaire.

— M. Manassé est bien certain de son fait ?

— Oh ! absolument. Madame Manassé me connaît ; avant de m’intéresser à une affaire, je veux des garanties ; je les ai eues !

— C’est bien, Ludovic, je me fie à vous ; dites à madame Manassé que je ferai l’impossible pour décider mon mari. Ils tiennent beaucoup à son nom, n’est-ce pas ?

— Énormément, madame la vicomtesse.

Ludovic avait repris un fer, et, tout en causant, pour faire diversion, du dernier feuilleton de Lemaître, frisait délicatement le bout des cheveux de la vicomtesse, les releva négligemment, et elle-même de sa main adroite tamponna le petit nœud, et de ses doigts légers effleurant le tout, enleva l’air apprêté, et enfin se contempla longuement et sérieusement. Ludovic la regardait par-dessus sa tête dans le miroir tirant une mèche ici et là, puis lestement il ferma ses fers et les introduisit dans une pochette de velours bleu qu’il glissa dans son veston.

— Ludovic, rappelez-moi que je vous ai promis une pochette neuve.

— Très bien, madame la vicomtesse.

Et, avec vraiment bonne grâce, Ludovic sourit, s’incline et glisse jusqu’à la porte.

C’était un petit être délicieusement civilisé que Roseline de Vaubonne ; à vingt-quatre ans elle savait sur le bout des doigts la science de la vie ; juste assez d’esprit pour être drôle, et surtout un sens aigu et merveilleusement juste des réalités de l’existence, ce qui n’est pas précisément favorable au développement du cœur, mais derrière ce petit front étroit et bombé, réside une volonté tenace et surtout une perception admirablement nette de ce qu’elle veut ! Et elle l’a toujours su, et s’est mariée avec le sang-froid et le raisonnement d’une personne qui a tout compris et tout jugé ; et elle est partie résolument du point de vue que la vie est une duperie pour les âmes tendres et douces ; d’ailleurs honnête, sans le moindre goût pour le vice ou la débauche, mais parfaitement rouée et parfaitement égoïste. Son mari l’adore parce qu’elle a voulu qu’il en soit ainsi, et qu’elle s’est donné toutes les peines possibles pour cela. Avant tout, il faut qu’il fasse ce qu’elle veut, et Armand est bon garçon et faible, de complexion très amoureuse, et lui qui n’a jamais été gâté, est subjugué par les chatteries exquises de sa femme ; mais il a malheureusement quelques idées arriérées sur lesquelles il s’entête ! Ainsi, elle n’est pas parvenue à lui faire avaler M. Manassé, mais elle y arrivera… Du reste, elle ne déteste pas la lutte, et le pauvre Armand, par ses résistances inutiles, lui donne le plaisir de vaincre. Pour s’y préparer, elle a repris la toilette de ses mains et la continue avec la plus soigneuse attention, jusqu’à ce qu’un grattement de petits pieds derrière la porte lui fasse lever la tête. Sans se déranger, elle dit de sa voix sèche et un peu mordante :

— Entre, Chiffon.

La porte est poussée avec difficulté, et une petite figurine paraît ; elle est habillée d’une robe empire vert pâle, d’un tablier de mousseline blanche noué sous les aisselles par des rubans roses, et ses cheveux très bouffants sont lavés au henné. C’est mademoiselle Sibylle de Vaubonne, personne de quatre ans ; elle approche sa frimousse étonnée.

— Eh bien, Chiffon, comment ça va ? tends ton bec.

La mère et l’enfant s’embrassent. La petite respire sa mère avec une évidente satisfaction, puis commence un dialogue qui est quotidien, mais toujours intéressant.

— Chiffon, veux-tu devenir jolie ?

A quoi la personne ainsi interrogée répond avec décision :

— Oui, maman.

— Alors, arrive.

Et mademoiselle Chiffon, avec la justesse que donne l’habitude, avance la figure vers sa mère, qui, délicatement, mais encore assez fort, lui pince le nez d’abord, puis de ses deux paumes lui aplatit les oreilles ; et pendant ce temps, Chiffon ne bronche pas, quoique l’opération lui soit manifestement désagréable ; mais elle est heureusement déjà pénétrée de la nécessité de faire à la beauté, les sacrifices nécessaires.

— Montre tes pattes, dit encore madame de Vaubonne.

Les petites mains s’abattent sur la table, blanches, rondes, potelées, irréprochables.

— Bien, Chiffon ; pas d’ongle cassé ?

— Non, maman.

Puis d’une petite voix suppliante :

— Un peu de bonne odeur, maman ?

La maman est sans doute d’indulgente humeur, car elle entr’ouvre le col de la robe et verse généreusement de la bonne odeur sur la petite poitrine blanche qu’elle baise ensuite.

— Là, Chiffon, va maintenant dire à papa que je veux lui parler.

Et l’enfant, sans se le faire répéter deux fois, disparaît derrière la portière.

Roseline de Vaubonne a des façons à elle de comprendre l’enseignement maternel ; mais, telle qu’elle l’entend, elle l’exerce consciencieusement. Elle n’a pas désiré d’enfants, au contraire, mais puisqu’elle en a une, faut-il au moins qu’elle sente bon ! Elle a aussi ses notions sur la vie conjugale.

— Papa vient ! annonce une petite voix qui fait retraite aussitôt.

Et Armand de Vaubonne entre à son tour chez sa femme. Il y fait très bon dans ce cabinet de toilette, le feu y flambe clair, et l’atmosphère est saturée de parfums frais, avec des émanations de savons délicats, de poudres fines, de sachets pénétrants. Vaubonne n’est pas indifférent à ces sortes d’influences ! C’est un assez joli homme, la moustache rousse, épaisse et furieusement retroussée, la tête déjà chauve, l’œil bonasse ; l’homme le plus heureux du monde, puisqu’il est amoureux de sa femme.

— Bigre ! Ludovic laisse de bonnes odeurs derrière lui.

— Qu’est-ce que tu voulais me dire, Armand, quand Ludovic est arrivé ?

Madame de Vaubonne est toujours très occupée à la toilette de ses mains, un doigt délié s’élevant après l’autre. Vaubonne s’est placé le dos au feu ; il regarde sa femme, elle ne le regarde pas.

— Mon Dieu, ma bonne amie, je voulais te parler de nos affaires !

— Voilà qui est bien !

Figure interloquée de l’époux, évidemment surpris de cette approbation inattendue.

— Ah ! bien, tu m’ôtes un poids de l’estomac ; j’avais peur de t’ennuyer.

Et dans l’effervescence de son contentement, Vaubonne avise une chaise basse à cinq pas de sa femme et s’y assied.

— Mais non, nos affaires ne m’ennuient pas ; raconte.

— Ma bonne mignonne, c’est assommant ce que je vais te dire ; mais là, franchement, nous dépensons trop d’argent !

— Je m’en doutais, dit noblement madame de Vaubonne.

— Ah !!!

— Et tu viens me proposer ?

— Mais… de faire des économies, naturellement.

— Impossible, mon cher garçon ! Je prévois plutôt des augmentations.

Ici, Armand de Vaubonne fait une tête à défriser sa moustache, si elle ne tenait pas aussi admirablement.

— Mais enfin, ma chère petite ?…

— Je ne peux renoncer à rien, je t’assure : j’ai bien réfléchi, tout est établi au plus juste. Abandonne les économies, il n’y a pas moyen ; j’ai même absolument besoin de quatre mille francs en ce moment !

— Quatre mille francs !

Une sueur légère perle sur le front trop élevé de Vaubonne, il regarde sa femme avec inquiétude, instinctivement il rapproche sa chaise ; elle le dévisage très gentiment, et :

— Tu n’es pas débrouillard, mon pauvre Armand !

— Pas débrouillard ? quand j’ai déjà hypothéqué deux héritages, peut-on dire !

— Il faut gagner de l’argent, mon pauvre petit ; il n’y a plus moyen aujourd’hui de faire autrement.

— Elle est jolie, celle-là ! A quoi veux-tu que je gagne de l’argent ? Tu m’as déjà fourré dans cette compagnie de « bourriches hygiéniques » ; je ne peux pourtant pas aller les vendre sur les places, ces fameuses bourriches ?

— Non, mon ami, mais tu peux faire des affaires.

Ici, violente gesticulation de défense de l’infortuné Vaubonne. Sa femme happe au passage une de ses mains et, très posément, commence à lui arranger les ongles, puis d’une voix très douce :

— Tu es un peu jobard, vois-tu !

— Moi, jobard.

Et il saisit violemment un vaporisateur à sa portée et le presse.

— Tiens, c’est nouveau, ça !

— Oui. Que veux-tu, mon bon Armand, c’est la tradition de tes ancêtres.

— Voyons, Linette, ne te moque pas de ces choses-là ; est-ce que tu n’es pas bien aise d’avoir un gentilhomme pour mari ?

Madame de Vaubonne regarda son mari avec attendrissement. Vraiment ce garçon-là était touchant dans sa naïveté, mais elle aussi, avait l’honnêteté de ses convictions, et elle répond :

— Oui, s’il sait en tirer parti.

— Voyons, Roseline.

— Voyons, Armand. Du reste, mon ami, je ne veux pas te tourmenter ; nous avons causé, n’est-ce pas ? et c’est bien entendu : impossible de faire des économies, et tu penseras à mes quatre mille francs le plus tôt possible.

— Mais je t’ai payé ta pension !

— Oui, mon ami, mais elle n’a pas suffi ; et quand je pense que tu me tourmentes pour avoir un fils, et tu ne peux pas seulement habiller ta fille.

— Habiller ma fille ! Elle est bonne, celle-là, à l’âge de Chiffon !

— Si tu crois qu’elle ne coûte rien ! Dame, tu sais, elle n’est pas déjà si jolie, le pauvre chou ; si je ne l’attifais pas un peu ! Elle ressemble à ton père.

— Moi aussi, je lui ressemble.

— Eh bien, c’est fâcheux.

— Enfin, c’est ridicule ; parler de la dépense d’une enfant de quatre ans, c’est de l’extravagance ; nous, on nous habillait des vieilles culottes de mon père.

— Je sais. Ta mère a bien souffert, la pauvre femme !

— Comment, bien souffert ? Mon père est excellent.

— Peut-être ; mais c’est une ganache tout de même, et ce qu’il a ennuyé ta mère ! Dans ce temps-là, c’était le genre, on se laissait embêter ; mais c’est fini maintenant. Vois-tu, mon petit Armand, il faut que les hommes trouvent autre chose. Tu peux te vanter, toi, d’avoir joliment de chance !

— Chance ??

— Oui, en ayant une femme qui est toujours à te demander de l’argent !

Échange de regards ahuris d’un côté, exquisément placides de l’autre.

— Dame, cela t’assure de ma parfaite honnêteté ; car comme jamais je ne me passerai d’argent, et même de beaucoup d’argent, si je n’en demandais pas à mon mari, c’est que… conclus…

— Mais, sac à papier ! je t’en donne ! Tu m’empruntes au moins quatre louis par semaine pour tes fiacres, et tu ne me les rends jamais.

— Je ne me plains pas, et si tu voulais être un homme raisonnable…

— Allons, ne me propose pas des machines qui mènent en correctionnelle.

— D’abord, il n’y a que les sots qui en arrivent là, et, du reste, quantité de gens de notre connaissance y ont été. On m’a expliqué ça, c’est une formalité ; les Lafreselière doivent bien vingt millions entre eux, il paraît ; c’est une phrase aussi. Où donc prendraient-ils vingt millions ? Ce que j’en dis là, c’est pour te faire voir qu’il ne faut pas comme cela se griser de mots ; c’est le vocabulaire à Croquemitaine, tout ça ; mais quand un homme s’appelle de Vaubonne et qu’il a la chance que quelqu’un plus entendu que lui : un juif, voleur peut-être, mais calé, désire son nom pour lancer une affaire, si cet homme-là n’est pas un serin, et s’il a une femme et des enfants à nourrir, il fait comme les autres, il se lance ; d’abord, ce que je te propose, c’est une affaire admirable, philanthropique même.

— Encore les ardoises !

— Oui, encore les ardoises… Mais tu n’as donc pas compris, tête dure ? — Et une petite paume douce comme le velours et le satin passe sur l’épiderme sensible, mais dégarnie, du crâne d’Armand. — Les Ardoises phosphorescentes ! tous les toits s’éclairant d’eux-mêmes, dès que le jour baisse ; plus de cambrioleurs, plus de gardiens de la paix ; la réforme des mœurs, car le mal naît de l’obscurité ; enfin une œuvre… et de l’argent à gagner ; une gloire, oui, une gloire à attacher à ton nom… et à celui de tes fils…

L’infortuné Vaubonne écoutait hypnotisé. Cette petite femme fleurant bon, si séduisante, si entraînante, le dévisageant, lui plongeant les yeux dans les siens, et finalement frottant ses lèvres parfumées à sa moustache. Cela le retournait ; le pauvre garçon ne résiste pas à l’embrasser désespérément.

— Tout doux ! il ne faut pas prendre le goût des choses dangereuses.

Un silence. Vaubonne se met le front dans la main, se serre les tempes, hérisse encore un peu plus sa moustache et regarde dans le vide. Il lutte, l’infortuné, car le préjugé de son nom lui tient aux entrailles. Voir ce nom accolé à celui de M. Manassé ! et en même temps, il est de son temps, ce garçon ; il comprend qu’il faut de l’argent, il est le premier à vouloir sa femme élégante. Et il n’y a pas à dire les hypothèques ! brûlée, cette chandelle-là ! Après tout, tout le monde en fait, des affaires, et celle-là assurément a une tournure ; la science, ce n’est pas son fort, mais enfin il n’ignore pas qu’il ne faut s’étonner de rien ; et puis, il n’y a pas à dire, c’est vrai qu’il a de la chance : une femme aussi capiteuse que Roseline (il sait que le vieux Gallevant l’a traitée au cercle de capiteuse, et ce jugement l’a énormément flatté), une femme comme celle-là, et qui lui est fidèle comme un caniche ; dame ! ça mérite quelques sacrifices. En somme, un Vaubonne est toujours un Vaubonne et relève la compagnie dans laquelle il se trouve ! — Il regarde enfin sa femme, et elle a compris…

— Mais, après tout, mon cher Armand, dit-elle d’une voix caressante, pourquoi as-tu tant de préjugés contre les juifs ?

— Je ne sais pas !

— Justement ! car enfin ces gens-là sont de vieille maison, tous par force, on ne peut sortir de là, et ils ont les vertus de la famille, comme dit ton père. Est-ce qu’il ne vend pas ses bœufs, ton père ?

— C’est autre chose.

— Je ne le lui reproche pas, c’est ce qu’il fait de mieux, et s’il avait su s’y prendre, vous seriez tous riches au lieu d’être gueux.

— Gueux. Voyons, j’ai eu cinq cent mille francs en me mariant.

— Mais ça fait rire. Qu’est-ce qu’on fait de cinq cent mille francs avec les intérêts que vous savez tirer de votre argent ? Tu leur montreras, mon cher, ce que c’est qu’un homme qui a les yeux ouverts. J’irai voir madame Manassé aujourd’hui.

Et, tout insinuante, incapable de comprendre sa perversité, elle lui tend les lèvres.

— Non, Line, pas aujourd’hui, pas encore…

— Alors… demain matin ?

Il ne résiste pas, car il connaît le langage des yeux qui le regardent, et il sait tout ce qu’ils lui promettent ! Il a un peu honte tout de même, elle pas du tout, et il murmure faiblement :

— Oui, demain matin !

Et voilà comment, à l’effarement et l’horreur de tous les Vaubonne et de plusieurs autres nobles familles, le prospectus de la magnifique émission des actions de la Société des Ardoises phosphorescentes porte en tête, immédiatement après celui d’Albert Manassé, le nom du vicomte de Vaubonne, il est lancé enfin ! Et sa femme triomphe ; elle trouve aussi que madame Manassé est une relation fort commode, car le jour où l’association a été signée, elle a envoyé à Chiffon une poupée de sa taille, vêtue comme une petite banquière, et à laquelle Chiffon, qui a de suite entendu la malice, a sans scrupule demandé à emprunter les habits, et, le soir, assise sur les genoux de son père et, lui frisant sa moustache, elle lui a confié à l’oreille qu’elle voudrait qu’il fût de beaucoup de sociétés !

Si Chiffon se mêle de recommander les entreprises financières !

Madame de Vaubonne trouve sa fille géniale !

II
SON CADRE

Un petit salon sans encombrement ni bibelot inutile, tout y est net et clair. Au-dessus des hauts lambris une vieille soie couleur tilleul ; pas de miroir, mais à la place, un portrait d’aïeule en robe de linon, ceinture noire et grand chapeau de paille. Sur le marbre de la cheminée, entre deux candélabres d’argent, une verrerie d’art où courent, dans des ombres fantastiques, toutes sortes de bêtes mystérieuses ; dans ce vase, des fleurs coupées ; en face, au-dessus du bureau Louis XVI tout plein de la plus élégante papeterie moderne, un cartel adossé au mur ; contournant la pièce et faisant angle, un large divan commode et bas ; de l’autre côté de la cheminée, un lit de repos en deux parties et, pelotonné au milieu des coussins qui s’y entassent, un chat noir à reflets bruns, cravaté d’un large ruban de satin jaune. Une seule table qui sert à poser une lampe d’argent et une coupe d’émail translucide portant sur un fond d’un bleu saphir une rose et, en lettres blanches, la devise de la jeune femme : « Est bien fol qui s’oublie » ; devant la fenêtre une orchidée rare et magnifique. La chaleur fait se dégager une odeur douce et pénétrante d’iris, dont la thibaude a été soigneusement saupoudrée avant la pose du tapis.

Roseline de Vaubonne est assise à son étroit et long métier, sur lequel est tendue une soie orange qu’elle brode en un dessin délicat de pâles et harmonieuses nuances, elle-même est vêtue d’une robe d’intérieur de velours mauve, un fichu Marie-Antoinette garni de vieilles dentelles noué autour de la taille, ses jolis pieds chaussés de mules de satin noir s’appuient sur un coussin de soie blanche ; le mouvement léger de ses mains piquant la soie fait étinceler les bagues qui couvrent ses doigts.

Roseline a étudié ses effets et sait qu’elle est charmante ainsi. C’est sa tenue d’audience et l’heure de son poète, un très gentil garçon, très brun, très enthousiaste, un peu fils de famille, un peu bohème, qui a du talent et que la jolie madame inspire et écoute. Elle le prône et a juré de le rendre célèbre. Pour une petite âme toujours occupée et envahie par les réalités prosaïques de l’existence, c’est une société tout à fait rafraîchissante que celle d’un mangeur d’idéal, et Roseline adore son poète, elle ne permet pas qu’on le plaisante et ne l’appelle que « le divin ». Elle dit que c’est sa morphine à elle.

Il est occupé à lui faire la lecture d’une voix basse, douce et vibrante, d’une voix qui caresse le mot amour et le mot volupté avec des intonations étonnantes, et qui procure à Roseline son petit frisson comme au théâtre ; cela lui suffit en fait d’émotion tendre.

A première vue, cette intimité paraît un peu périlleuse, mais en réalité elle ne l’est pas du tout, car il n’y a pas le moindre danger que Roseline perde la tête, et « le divin » s’emballe tellement en imagination qu’il ne pense plus guère à le faire en réalité ; la « Portia » dont il est l’imaginaire amant ne lui laisse que rarement le temps de songer aux filles de la terre !


Il était en train de déclamer avec beaucoup de conviction sur les souffrances que lui infligent les dédains de l’adorable Portia, quand la porte s’ouvrit et livra passage à une réalité féminine, jeune et très bien habillée, mais dont le visage était légèrement bouleversé.

— Comment, Lolo, c’est toi à cette heure ? dit avec étonnement madame de Vaubonne sans quitter son métier.

— Est-ce que je te dérange ?

— Nullement, ma chère ; j’étais, comme tu vois, seule avec Monteux (c’est ainsi que le poète se nomme parmi les hommes) ; il ne te gêne pas, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que tu as avec cette mine ?

— J’ai des chagrins !

— Des chagrins ! mais c’est l’affaire de Monteux, voilà une demi-heure qu’il s’efforce de m’arracher l’âme ; allons, dis-nous tes douleurs, Lolo.

Madame Baugé, familièrement Lolo, était cousine à un degré distingué de madame de Vaubonne et par-dessus le marché elles s’aimaient beaucoup, avec cependant une nuance de pitié du côté de madame de Vaubonne, qui considérait la pauvre Lolo comme une créature un peu faible, et d’indulgence du côté de madame Baugé, qui s’imaginait que Roseline n’était pas sans en avoir besoin.

— Eh bien, j’ai eu une scène avec Léon !

— Mais, au nom du ciel, pourquoi t’offres-tu des scènes avec ton mari. Tu es donc devenue amoureuse de lui ?

— Ah ! grand Dieu !

— Alors, pourquoi ?

— D’abord parce qu’il m’ennuie.

— Tiens, mais ça devient intéressant, dit Roseline. Divin, voilà ce que vous appelez un état d’âme.

Monteux s’était assis au milieu des coussins, à la place du chat « Curiace » qu’il avait pris sur ses genoux et qui ronronnait avec conviction.

— Ton mari t’ennuie, et après ? reprit madame de Vaubonne.

— Tu sais quelle patience j’ai toujours.

— Continue, je te donnerai mes appréciations après.

— Mais à la fin, cela m’exaspère d’être traînée tous les soirs hors de chez moi pour aller m’assommer avec cette vilaine Mornas.

— Comment, c’est ça, tu deviens jalouse.

— Non, mais tout de même c’est trop fort, quand moi je n’ai pas le droit de voir qui me plaît ; ce sont des histoires à tout bout de champ et à propos de rien ; c’est à n’y pas tenir !

Madame de Vaubonne prend l’air triomphant, et, très nettement :

— Ma petite, c’est bien fait, tu n’as jamais voulu m’écouter, je t’ai avertie.

— Mais enfin, il fallait bien que j’aie des égards pour lui. Après tout, c’est mon mari !

— Est-ce que tu te figures par hasard qu’il t’a épousée pour te faire plaisir ? Tu as voulu jouer à l’épouse modèle, tu vois comme ça t’a réussi. Il y a une chose, Lolo, que tu n’as pas comprise, et tout est là, c’est l’avantage immense d’acquérir tout de suite une mauvaise réputation.

— Allons, Roseline, tu n’es pas sérieuse.

— Mais parfaitement, je maintiens ce que je dis ; il n’y pas de paix pour une femme autrement. Ainsi, ton mari se mêle de te faire des scènes, et on ne se gênera pas pour te tracasser parce que tu n’as pas su te faire craindre ; tu as montré que tu avais peur de tous ces gens-là, ils en profitent. Si, au contraire, tu te fiches d’eux, dès le premier jour, carrément, ils sont un peu étonnés d’abord, et puis ensuite on vous sait un gré énorme de tout ce que vous ne faites pas. Une femme qui veut, dans le monde, poser pour la vertu, ça ne se regarde pas, ça ne compte pas, c’est une quantité négligeable ; je t’assure que je serais désolée si je n’avais pas une mauvaise réputation.

— Mais tu n’as pas une mauvaise réputation.

— Si, si, va, on parle mal de moi ; et tu compterais les personnes qui croient à ma vertu ! Mon pauvre Armand lui-même est très persuadé qu’il ne faut pas jouer à me contrarier, et il a raison… Monteux, n’est-ce pas que vous ne croyez pas à ma vertu ?

— Non, madame.

— Tu vois ! ni lui ni les autres ; sans cela, ils ne m’aimeraient pas tant, c’est ce qui fait le succès ! Tous m’adorent, parce qu’ils espèrent au fond du cœur être l’heureux un jour ou l’autre. Toi, ma pauvre Lolo, qui t’es consacrée au rôle charmant d’épouse dévouée, ton mari te trompe, et il te défend de le tromper. Voilà la situation exacte, n’est-il pas vrai ?

— Mais je ne veux pas le tromper !

— Tu as bien tort si cela peut te distraire ; tu es une tendre, tu ne seras contente qu’après avoir eu ton petit roman, aie-le donc !

— Mais oui, madame, ayez-le, il n’y a que l’amour, dit Monteux avec conviction.

— Pourtant, répond faiblement madame Baugé ; toi, Roseline, tu n’as pas de roman.

— Moi, ma chère, d’abord j’ai Armand, il me suffit ; j’ai mis de l’imprévu dans nos relations, cela modifie les choses ; je lui suis fidèle, le pauvre garçon, parce que ça me convient mieux, et que la vie avec une intrigue me fait l’effet d’un tiroir mal rangé ; mais je te prie de croire que ce n’est pas par principe. Monteux et moi sommes convenus qu’il n’y en a pas, n’est-ce pas, Divin ?

— Vous comprenez tout, idéale madame.

— Je comprends beaucoup de choses, certainement ; et il y en a une qui m’est apparue claire comme le jour, il y a longtemps, c’est que les pauvres femmes vertueuses, douces et soumises sont horriblement malheureuses en ce monde. Voyons, Lolo, qu’est-ce qui se passe autour de nous : voilà ma pauvre tante et maman, ce sont de braves femmes, tu me l’accorderas ; eh bien, en ont-elles eu une vie ? Ton père a ruiné ta mère, vous a ruinés tous ; maman dans un autre genre en a vu de toutes les couleurs, ça leur a servi à grand’chose, leurs vertus cardinales !… Quand j’avais quinze ans, et que j’entendais papa crier, je me promettais, le jour où j’aurais un mari, de crier plus fort que lui, je me suis tenue parole. Toi, tu as fait le contraire, et aujourd’hui tu commences une petite existence charmante ; si tu ne résistes pas, tu es perdue.

— Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

Et la pauvre Lolo tire un fin mouchoir de sa poche et, relevant avec peine son voile bien tendu, se met à s’essuyer les yeux.

— Allons, ne sois pas sotte, ne pleure pas, c’est simple comme bonjour, fais ce que tu veux, et ne t’occupe pas de ton mari.

— C’est facile à dire !

— C’est très facile à faire, je t’assure ; regarde-moi, je suis là en tête-à-tête avec Monteux ; mais comme ça nous arrive à toutes sortes d’heures, sans que jamais je me gêne ; que ces petits tête-à-tête amoureux je les ai avec d’autres encore, personne ne songe à parler ; c’est accepté parce que je l’ai voulu ; j’ai déclaré une fois pour toutes à Armand que je n’entendais pas être assommée, il a compris et c’est fini.

— Mais je n’oserai pas, moi !

— Ah ! ma pauvre bonne, si tu en es à ne pas oser, qu’est-ce que tu veux que je te dise ; voyons, là, de quoi as-tu peur ?

Madame Baugé, qui était une excellente petite personne imbue des meilleures idées, n’avait pas cependant l’habitude de beaucoup raisonner ; elle agissait la plupart du temps par suite d’une impulsion reçue, et ses craintes ne prenaient pas aisément une forme précise, elle savait seulement qu’il y avait dans la vie une foule de choses qui l’effrayaient.

— Voyons, est-ce ton mari que tu crains ?

— Oui, un peu.

— C’est une drôle d’idée de craindre Baugé ! Est-ce qu’il a parlé de te battre ; tu peux bien l’avouer devant Monteux.

— Non, mais il parle toujours de tuer les femmes qui ont des amants.

— Pauvre cher ! c’est exquis. Si on tuait en même temps les amants de ces personnes tu aurais la chance d’être veuve sous peu ! Quand on pense qu’il y a encore des créatures assez naïves pour gober ces histoires-là ! Mais, malheureuse bête, tu n’as donc pas compris que ce sont tes qualités qui ennuient ton mari et le rendent désagréable pour toi ? Ma parole, l’entendement des femmes est obscurci par une grâce d’état ! Pour qui les hommes font-ils des folies, volent-ils, tuent-ils, dans le temps passé et dans le temps présent ? Est-ce que ça n’a pas toujours été pour des coquines ? Ce n’est pas une vie d’être ton mari : Léon est presque dans son droit de courir ailleurs !

— Comment, ce n’est pas une vie d’être mon mari ! Mais depuis que je suis mariée, je passe mon temps à essayer de lui être agréable : je ne me laisse pas faire la cour, je m’occupe de mes enfants, je suis très bien pour mes beaux-parents !

Et une certaine fierté perçait dans la voix de madame Baugé en faisant cette énumération de ses propres vertus.

Roseline de Vaubonne avait levé la tête, et un froid sourire errait sur ses lèvres. Elle quitta son métier, se jeta sur le divan, et, laissant d’un geste gracieux tomber ses mains blanches et molles :

— Vrai ! tu t’imagines que ces choses-là plaisent. D’abord, ma petite, pourquoi as-tu trois enfants ? Pourquoi sont-ils toujours pendus autour de toi ? C’est très mauvais genre, tu sais ; toutes ces demoiselles s’offrent un mioche maintenant : tu n’as qu’à les voir au Bois. Quand on a eu la faiblesse d’avoir trois enfants, on évite de le rappeler continuellement. Il est évident que tout est dit entre toi et Léon. Tu ne peux plus l’intéresser ; il faut se faire désirer, ma chère. Ne fais pas ta tête de perruche effarouchée. Et tes beaux-parents ?… Les miens, je ne sais pas s’ils m’adorent, mais ils sont charmants pour moi. Les premiers temps, je ne dînais pas chez eux sans me faire donner deux louis par Armand : c’était mon taux pour aller m’assommer. Maintenant, j’y vais à l’œil, mais rarement. Aussi, ce qu’il est content, ces jours-là ! Trop de joies, vois-tu, ça donne une indigestion : ton mari en a une de toutes tes qualités. Si quelqu’un ne te prend pas en main, nous marchons à une catastrophe. Trouves-tu ta vie telle quelle amusante ?

— Mais je te dis que je suis exaspérée ?

— Très bien, veux-tu que ton mari t’ordonne de te laisser faire la cour, de t’occuper un peu moins de tes gosses, de t’ennuyer plus rarement avec la respectable douairière ?

— Jamais Léon ne me dira rien de tout cela.

— Tu le crois, mais moi je suis sûre du contraire ; as-tu confiance en moi ? es-tu sûre de n’être jamais jalouse, si je travaille à faire ton bonheur ? car tu me fais pitié, tu es comme les enfants qu’on emmaillotait et qui ne pouvaient remuer ni bras ni jambe.

— Tu n’iras pas dire du mal de moi à mon mari, comme le fait tout le temps cette vieille Mornas.

— Si ; il est probable que je te critiquerai beaucoup ; mais si ça te contrarie, n’en parlons plus.

— Ah ! ma chère, fais ce que tu veux, il ne pourra jamais être plus désagréable qu’il ne l’est depuis quelque temps.

— Eh bien, madame, dit Monteux, voilà qui nous confirme dans nos théories que Curiace est grand maître dans l’art de savoir être heureux, il a toutes les jouissances, ce chat, et il n’aime personne, pas même moi, et je lui fais des bassesses.

— Mon cher, répond tranquillement madame de Vaubonne, l’affection est un sentiment nuisible.

Madame Baugé se croit tenue de protester timidement.

— Roseline, ne parle pas ainsi ; on ne serait pas heureux sans affection.

— Je soutiens bien que si, par exemple ;

— Mais, c’est exquis, au contraire, ajoute Monteux, on a l’univers à soi.

— Vous parliez de l’amour tout à l’heure dit encore madame Baugé.

— Ce n’est pas une affection, madame, l’amour.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Monteux ira t’expliquer cela un jour que tu n’auras rien à faire, il est très amusant, sur ce sujet-là ; nous arriverons à te donner des idées plus justes. Tu n’as pas su comprendre ton mari ; je suis sûre, moi, qu’il a le sens commun et qu’on en fera tout ce qu’on voudra ; suis seulement mes avis pendant quinze jours, et tu ne le reconnaîtras plus.

Ici madame Baugé se lève.

— Te sens-tu un peu mieux ? demande madame de Vaubonne.

— Oui, ma chérie, je t’assure que tu m’as donné à réfléchir.

— Tu y as mis le temps ; enfin, si tu as de la bonne volonté, il n’est pas trop tard ; veux-tu que Monteux fasse un bout de chemin avec toi, je le chasse, car je vais m’habiller.

Madame Baugé, d’abord un peu hésitante, finit par dire :

— Oui, je veux bien, mais de quoi pourrez-vous me parler, Monteux ?

— Je vous parlerai de l’enfer, chère madame, j’ai là-dessus des données délicieuses !…

III
LE « DIVIN »

— Madame, j’ai des pensers.

— Dites-les, Divin.

Il s’étira d’une façon insensible, et un léger frémissement voluptueux passa comme un souffle sur son masque mobile, faisant battre imperceptiblement les lourdes paupières et mouvoir les lèvres sous la moustache noire ; il souleva un peu les épaules ce qui était son habitude lorsqu’il allait parler et dit, lentement et presque mystérieusement, en contemplant le feu qui brûlait vite avec une sorte d’ivresse :

— La vie est douce, madame.

Roseline de Vaubonne regarda son poète de ses yeux moqueurs et tendres, puis regarda autour d’elle, et répondit :

— Peut-être ?

Elle avait eu du monde toute la soirée, et dans son petit salon et dans le grand, dont les portes étaient ouvertes, régnait cet aimable désordre de sièges rapprochés, de musique dispersée, de pétales de fleurs tombés sur le tapis ; l’air était lourd de toutes sortes de subtiles odeurs, les lampes encapuchonnées versaient une lumière gaie et discrète, tout était combiné pour le plaisir des sens. Roseline savoura un instant cette atmosphère délicate et répéta une seconde fois :

— Peut-être ?

Par les portes ouvertes on entendait la voix superbe de la belle madame de Juvisy ; celle-là ne vivait que pour sa musique, qui remplaçait dans son cœur, enfants, mari et le reste ; elle avait tout cela et n’en faisait pas le moindre cas. Enfoncé dans un fauteuil, Armand de Vaubonne, en maître de maison poli, l’écoutait depuis un temps qui lui paraissait un peu long ; à une table de jeu, M. de Juvisy et M. Baugé cartonnaient silencieusement et en conscience ; tout proche du piano, le jeune Didier, les yeux clos, écoutait la voix et respirait la femme en faisant des rêves couleur d’azur ; c’était un aimable garçon, ruiné et intelligent, un peu magicien, ce qui le rendait un personnage infiniment intéressant : ses relations dans le monde astral étant des plus distinguées, il avait une belle barbe blonde, l’air gai, et parlait tout le temps de choses macabres, cela faisait un régal délicieux, le poète et lui étaient grands amis.

— Eh bien, vos pensers, Divin, vous ne les dites pas.

— J’écoutais ; la voix de madame de Juvisy est couleur orangé, ce soir. Est-ce que ce n’est pas délicieux de l’entendre, de vous regarder, de toucher les soies douces de votre robe, de respirer ces parfums, de causer avec vous jusqu’à ce que je sois las à mourir et que tout danse dans ma tête ; est-ce que toutes ces heures-là ne sont pas charmantes, est-ce que le plaisir le plus exquis n’est pas d’être amoureux sans espoir ?…

Et le jeune homme penchait en avant sa tête fine et, avec une sorte de détachement, prenait et portait à son visage un pan de la robe de madame de Vaubonne.

— Oui, mon Divin, vous avez raison.

— Alors, pourquoi ne vivons-nous pas toujours ainsi ?

— Qu’est-ce que vous entendez par toujours ?

— Je vais vous l’expliquer, et il étendit les bras : votre vie, toutes nos vies sont stupidement gaspillées, il y a longtemps que j’y songe, que je cherche… Je me suis dit un soir : mais pourquoi ne serait-on pas délicieusement et suprêmement heureux ? n’avons-nous pas tout pour cela ? Il n’y aurait qu’à vouloir, qu’à mettre de l’ordre et de la méthode dans ce désordre des existences ; les beaux vers se font-ils sans règles ? Plus ils sont travaillés, plus ils sont parfaits ; eh bien, vous ne travaillez pas votre vie, vous ne savez pas en faire un sonnet ; si vous voulez, je vais vous l’apprendre : l’inspiration m’est venue tout à l’heure en regardant le feu !

Il se tut un moment et Roseline, attentive et demi-souriante, ne bougea pas ; il reprit :

— N’est-il pas horrible de penser qu’ici, dans ce cadre charmant où tout caresse, devant une femme comme vous, qui êtes jeune, qui êtes exquise, des brutes idiotes viennent raconter toutes les turpides affaires de l’ignoble monde des imbéciles et des rapaces, que vous les écoutez, que vous vous y intéressez, que de vos lèvres faites pour les paroles d’amour, vous parlez de ces bas trafics, de ces pestes qui dévorent le monde, de meurtres, d’empoisonnements, que vous songez à cela, que vous lisez des feuilles qui en regorgent, qu’on s’entretient devant vous de toutes les tristesses de la terre, et que vous ne comprenez pas que cela est fatal à la beauté, fatal à l’esprit, que vous pourriez devenir une créature suprêmement intelligente, affinée bien plus encore que vous ne l’êtes, à ne regarder, à n’écouter, à ne dire que des choses belles, gaies, amoureuses, jeunes comme vous, à mettre enfin de l’ordre, de la suite dans vos plaisirs, et ne faire de la vie qu’un plaisir non interrompu.

— Et comment ferons-nous cela, Divin ? Car je veux bien, moi.

Il passa sa main sur son visage, ferma les paupières et les releva d’un mouvement brusque qui donnait à ses yeux bruns l’apparence d’avoir été subitement éclairés, puis de sa voix un peu chantante :

— D’abord, madame, nous nous unirons vous, moi et d’autres, nous serons quelques-uns et nous ne connaîtrons plus que ceux-là ; quelques femmes comme vous, trois ou quatre hommes, et nous nous associerons pour jouir de la vie ; ne trouvez-vous pas que c’est bien vieux et démodé les histoires d’amant et de maîtresse, et qu’il ne peut y avoir une plus sotte manière de gaspiller sa jeunesse ? Il faut aimer, mais ce plaisir-là est fugitif ; les nôtres doivent être longs et délicats, il ne faut entre nous ni jalousie ni éléments de troubles : nous parlerons des choses d’amour parce qu’il n’y en a pas de plus aimables, elles nous égayeront, mais voilà tout ; nous bannirons absolument toutes les idées tristes ; nous prendrons ce qu’il y a de bon et de délicieux dans la vie : la musique, la poésie, l’art, la joie ; vous autres femmes, vous vous engagerez à cultiver votre beauté, à chercher toutes les inventions pour l’augmenter, à être toujours vêtues pour le plaisir des yeux, à avoir des maisons où il soit charmant de vivre, avec des fleurs, des lumières et des parfums. Et nous, nous ne penserons qu’à vous plaire, qu’à vous apprendre à être heureuses et à être belles ; nous serons vos serviteurs et vos esclaves, mais jamais vos amants. Que dites-vous de mon idée, madame ?

— Je dis, mon poète, que je la trouve digne d’être réalisée, et nous allons piocher cela ; d’abord, pour être pratiques, qu’est-ce que vous faites des maris ?

— Nous les prendrons s’ils y tiennent, seulement ils s’engagent à ne jamais nous troubler, à oublier qu’ils sont autre chose que des amis, et nous, nous promettrons de n’être pas jaloux d’eux et d’ignorer qu’il y aura des heures où ils seront les maîtres.

— Et quel sera l’avantage pour eux ?

— Mais de vous voir plus belles ; car, croyez-le bien, quelques mois d’une vie parfaitement harmonieuse, joyeuse et douce rendraient belles toutes les femmes ; n’êtes-vous pas bien lasse de la façon dont on parle autour de vous, est-ce que vous n’êtes pas écœurée de toutes les laides dépravations ? Ah ! soyons corrompus ; mais si nous le sommes, qu’au moins notre corruption sente bon ; sachez être des patriciennes, c’est-à-dire des créatures planant au-dessus de toutes les réalités sordides de la vie.

— Eh bien, Divin, entourons-nous donc de la bonne odeur de la corruption ; comment entendez-vous que nous passions notre temps ?

— Nous réglerons tout cela plus tard, réunissons-nous d’abord ; et puis on donnera la loi. Tenez, madame de Juvisy a fini de chanter, appelons-la, c’est une muse, elle me comprendra.

Roseline marcha vers une des portes de communication et se tenant debout appuyée contre les draperies de soie vert pâle, elle dit :

— Venez donc un peu par ici, vous autres.

Madame de Juvisy, vibrante encore des sons qu’elle avait évoqués, s’était jetée sur un fauteuil bas avec un affaissement de tout son être ; elle se redressa, se leva et d’un geste harmonieux, caressant les plis de sa robe blanche à raies jaunes, alla vers Roseline ; elle était toute brune, toute fine, avec des yeux sombres, voluptueux et presque cruels ; ses manches de velours jaune, très larges et bouffantes, élargissaient son buste mince ; elle avait vingt-trois ans, et un visage encore presque enfantin ; elle avait remis toutes ses bagues à pierreries lumineuses et ployait ses doigts nerveux pour les dégourdir. Didier la suivit.

— Vous aussi, Baugé, appela Roseline de sa voix sonore. Armand prendra votre jeu, nous avons à vous parler.

M. de Juvisy à qui son partenaire était indifférent et qui se trouvait content pourvu qu’il pût jouer, ne fit aucune opposition ; les cartes changèrent de mains, et Baugé entra à son tour dans le petit salon ; Roseline leur fit signe de prendre place sur le large divan d’angle, et elle-même, s’asseyant en face d’eux sur un fauteuil un peu élevé et répondant à l’interrogation de tous leurs yeux :

— J’ai quelque chose à vous proposer.

— Dites, ma chère ; c’est l’heure des secrets, répondit madame de Juvisy.

— C’est une idée du Divin, commença Roseline, et une idée qui me paraît délicieuse ; il veut entreprendre de nous faire mener une vie qui soit belle comme un rêve, où tout sera plaisir.

— Et musique, madame, ajouta Monteux en regardant madame de Juvisy.

— Baugé, reprit Roseline, nous vous traitons avec la plus grande confiance, remarquez-le ; voici ce dont il s’agit : moi, Luce et deux ou trois autres femmes, des femmes de nos âges, nous allons nous unir pour rendre nos existences plus agréables, nous vivrons pour nous-mêmes, pour être plus belles, plus intelligentes, plus aimées ; et nous ne voulons pas d’amants ou du moins nous n’en parlerons jamais ; nous nous réunirons pour passer des heures agréables, nous chanterons, nous danserons, nous écouterons le Divin, et ceux qui auront à nous dire des paroles douces à entendre, défense expresse de jamais dans nos réunions faire allusion à aucune chose triste ; jamais de politique, jamais d’affaires, nous ne nous soucierons de rien si ce n’est de notre bon plaisir ; et notre seul devoir sera d’être belles et gaies.

— Mais, dit Didier, à ce régime vous ne vieillirez jamais ; cela devient une des formes de la sorcellerie.

— Taisez-vous et laissez parler Roseline, dit madame de Juvisy. Ah ! que cela me convient ; expliquez-moi bien la chose.

— Divin, expliquez vous-même maintenant, j’ai présenté la situation, développez-la.

— Mesdames, dit le poète de son intonation la plus caressante, nous allons, si vous le voulez, nous associer pour que toutes nos heures agréables aient des lendemains ; nous allons prouver combien la vie est belle, et que ce sont les sots qui la rendent tristes. Vous êtes charmantes, et celles qui viendront encore le seront aussi ; et malgré vos séductions, nous, vos amis, nous promettons de ne vous solliciter jamais d’amour et cependant nous serons amoureux de vous. L’horrible maladresse des femmes consiste à tout sacrifier à une chimère à laquelle elles ne tiennent nullement ; quelle plus grande folie que de perdre son repos, la joie de vivre pour un amant ? quel manque de goût qu’un scandale ; quelle humiliation pour une femme jeune et belle, qu’une de ces liaisons passagères et grossières ? Sur ces choses il faut jeter un voile, les êtres civilisés doivent prendre de l’amour ce qui les rend plus aimables, nous vous en donnerons toutes les menues monnaies, nous vous servirons et vous nous ferez le plaisir de nous dédaigner.

— Vous y tenez beaucoup au dédain ? demanda Didier.

— Énormément, nous ne serons heureux qu’à cette condition ; il nous faut à tous une entière liberté d’esprit, c’est une association d’élégance et de plaisir, elle ne sera durable qu’en respectant ce contrat.

— On le respectera, dit madame de Juvisy, je m’y engage avec joie.

— Vous voyez, Baugé, reprit Roseline, que même la morale est sauve, vous pouvez bien être des nôtres.

— Ah ! ne parlons pas de morale, dit Monteux, c’est la chose la plus immorale du monde : vivons et montrons ce que peuvent devenir des créatures humaines qui connaissent leur force ; toutes les femmes l’ignorent en général, ou elles apprennent la leçon trop tard ; être jeune et savoir, c’est la formule divine.

— Didier, vous nous direz vos secrets, demanda paresseusement madame de Juvisy.

— Je n’en aurai pas pour vous, madame.

— Et qui nous associerons-nous encore ? continua-t-elle, car Roseline et moi ce n’est pas assez.

— Assurément.

— Appelons à nous la charmante Paule, dit Monteux ; elle ne vit que pour sa beauté, elle est adorablement égoïste, elle est faite pour être une créature d’élite ; nous lui enseignerons la science de vivre sans dommage pour elle-même ; elle ruine sa santé par des excès de fatigue, cela nous ne pouvons le permettre, nous voulons en tout de la méthode ; il faut être saine de corps pour être vraiment belle, nous nous obligerons à respecter les lois de l’hygiène : l’eau froide, l’air, l’absence de soucis, voilà nos grands préservatifs.

— Et avec Paule, qui encore ?

— Divin, que dites-vous de madame Manassé ? demanda Roseline.

— Oui, je veux bien, c’est l’or, et il faut de l’or pour tout aplanir.

— Il y a encore Lolo qui est si jolie et si douce ; mais ce tyran de Baugé ne voudrait pas, dit Roseline.

— Et pourquoi donc, madame ?

— Parce que vous êtes vieux jeu, cher ami, que vous auriez peur de voir Lolo fondre dans la fournaise, et que nous lui prendrions trop de son temps ; vous êtes un jaloux, et les jaloux, voyez-vous, nous n’en voulons pas.

— Qui a dit que je fusse jaloux ? je ne le suis nullement, c’est ma femme qui est endormie.

— Si nous la prenons en mains, dit Monteux, nous vous avertissons qu’elle ne le sera pas longtemps.

— C’est ce que je désire.

— Alors, demandez-le-lui, mais je doute qu’elle accepte.

— Oui, j’en doute beaucoup, car elle a peur de l’enfer, ajouta Monteux.

— Mais puisque nous irons nous y promener avec Didier, dit madame de Juvisy, elle s’y habituera.

— Eh bien, madame, répliqua Monteux, que tout le monde soit ici demain soir et nous y prendrons les suprêmes résolutions.


Armand de Vaubonne et M. de Juvisy furent avisés des projets en formation ; Vaubonne en resta d’abord un peu troublé, mais sa confiance en Roseline l’emporta.

— Tu raconteras à ta famille que c’est un cours de danse, lui dit-elle pour lever la dernière objection, et que nous apprenons la pavane ; du reste, tu seras admis si tu veux.

Et il s’était contenté de cette promesse ; quant à M. de Juvisy, c’était un beau type d’indifférence conjugale, et la façon dont sa femme passait son temps lui était souverainement égale. Baugé avait eu quelque peine à persuader Lolo qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie et qu’il la verrait avec plaisir se joindre aux autres ; peu à peu, il était arrivé à la convaincre que l’idée avait du bon, et elle se trouva au rendez-vous.

Jamais le petit salon de Roseline n’avait été plus clos, plus riant, plus parfumé ; tout rempli d’orchidées perverses, de violettes et de narcisses embaumés ; c’était un lieu de délices ; elle-même, habillée d’une robe blanche magnifique, sa tête fine émergeant d’une fraise à la Clouet, semblait une femme du XVIe siècle. Monteux était à sa place avec Curiace à son côté. Madame de Juvisy, en velours changeant, allant du rouge au vert, avait l’air d’une fleur des tropiques ; l’élégantissime Paule d’Haspre, avec la taille sous les seins et une robe de crêpe jaune, représentait le dernier cri de la mode à venir ; et Lolo, en mauve et blanc, était délicieusement correcte et de bon goût ; aucune n’avait dépassé la vingt-cinquième année, et Monteux les contempla avec un ineffable contentement. La parole lui fut donnée :

— Mesdames, d’abord je baise vos pieds ; vous savez ce dont il s’agit et la noble et charmante entreprise que nous avons en vue ; mais comme rien ne dure sans ordre, et que vous autres femmes êtes sujettes à la rébellion, je viens vous faire une dernière proposition : tous, nous nous réduirons volontairement à l’obéissance, qui est une exquise chose, sachez-le ; une de vous, tour à tour, commandera et sera souveraine de tous nos plaisirs ; la royauté de chacune durera un mois, et, si vous le voulez, je propose aux suffrages de vos seigneuries, pour première reine, notre chère Roseline.

Ainsi fut décidé à l’unanimité, et la royauté de Roseline commença de cette heure.

IV
FIN D’ANNÉE

Le 31 décembre. Elles sont réunies chez Luce de Juvisy ; c’est là qu’elles sont venues, sur l’ordre de Roseline, attendre la disparition de ce qui a été et se pénétrer de la troublante pensée qu’une chose inconnue, et qui peut être délicieuse, fade ou terrible, est entrée dans le temps.

Le hall a toute l’élévation de l’hôtel ; il est dominé, à la hauteur du premier étage, par un grand orgue d’église, avec ses tuyaux inégaux comme les plumes des ailes d’ange. Une galerie fait pourtour, des grappes de verre rose jettent partout le transparent éclat de la lumière électrique : c’est l’irréelle clarté des palais de fées situés au fond des mers.

Les sièges bas, les grandes plantes à feuillage altier, auxquelles se mêlent les branches fantastiques d’orchidées aux nuances de pierreries, forment des recoins voluptueux. La vaste pièce est comme divisée par quelques marches encadrées d’une balustrade derrière laquelle part l’escalier ; il a ce mystérieux appel des choses inertes et silencieuses qui invitent et semblent promettre que l’inconnu attend au delà ! A mi-étage, une troublante Psyché, dans sa pâle blancheur, guette, sa lampe à la main, le réveil d’Éros.

Les larges baies du rez-de-chaussée, drapées d’étoffes magnifiques aux nuances tendres, entr’ouvrent la vision d’autres pièces, remplies à profusion d’objets rares et précieux ; partout la marque des derniers raffinements du goût d’une créature artiste, capricieuse et dépensière. Dans la galerie, dissimulés derrière des paravents chinois, sont des musiciens, et la divine voix des sons court, monte, plane et s’abaisse, tantôt joyeuse, tantôt triomphante, tantôt pâmée et mourante.

Juvisy est à son cercle, Armand de Vaubonne chez ses parents ; il n’a pu admettre de se soustraire à un usage qu’il a toujours connu. Quant à Roseline, elle a déclaré sa ferme volonté de n’en faire qu’à son bon plaisir, et force a été à son mari d’en demeurer d’accord.

A terre, étendue sur l’épais tapis, le coude appuyé sur un coussin posé sur une marche, la belle Paule d’Haspre, parée comme une idole, écoute Monteux, assis à ses pieds. Il lui dit sur sa beauté des choses alambiquées et obscures qu’elle trouve exquises ; devant le grand piano ouvert est madame de Juvisy, et quand la musique se tait là-haut, ses mains frappent les touches blanches et sa voix profonde et douce s’élève claire comme une flamme. Les autres sont dispersés.

Pendant une pause, Roseline, une couronne fleurie sur la tête, symbole de sa royauté, s’avance au milieu de la pièce et dit :

— Chères amies et amis, nous allons prendre congé de l’année qui part, et recevoir celle qui vient, et qui est tout à nous. Je propose que chacune de nous accepte, en guise de bonne confraternité et d’enseigne, comme cela s’appelait autrefois, ainsi que le Divin me l’apprend, une médaille portant une devise ; cette devise deviendra sienne. Le Divin qui les a choisies va vous les offrir.

A ce gentil discours il se fit un mouvement. Lolo, qui prêtait une oreille un peu étonnée aux propos du jeune Didier, se leva la première et vint trouver Roseline ; Didier la suivit de près, et sans mystère lui prenant le bas de sa robe, il le baisa, déclarant son intention de la servir ; Baugé qui était resté à l’écart avec madame Manassé ne broncha pas, et eut même un mouvement d’orgueil satisfait à la vue de cet hommage public rendu à sa femme. Roseline sourit, serra la main de sa cousine, et la fit asseoir sur le même divan qu’elle ; ils s’étaient groupés autour de Paule, toujours magnifiquement belle dans sa pose de courtisane vénitienne. — Moi, dit-elle, je veux une devise qui me permette de faire souffrir beaucoup les hommes.

Et elle sourit divinement en montrant ses petites dents blanches.

— Vous l’aurez, madame, dit Monteux, et nous souffrirons le plus joyeusement du monde.

— Ah ! tant mieux ! je me suis tant ennuyée l’année qui va finir.

— Vous, incomparable, vous vous êtes ennuyée ? demanda Didier.

— Sans doute, car imaginez-vous que tout m’est égal ; — et si vous saviez comme c’est monotone.

— Mais, dit Monteux, et votre beauté, et vos toilettes ?

— Ah oui, mais tout de même, allez, ce n’est pas encore ce que je rêve.

— Et que rêvez-vous donc ?

— Tout…

— C’est une adorable disposition, répond Monteux, voyons quelle sera « l’enseigne » que le sort vous envoie, quelle influence présidera votre destinée ?

— Est-ce vrai, Didier, que les pierreries ont des pouvoirs mystérieux ? demanda Paule.

— Certes, madame, et je vous les enseignerai.

— Tirez madame, tirez votre devise, répliqua Monteux offrant dans une coupe de jaspe une petite médaille d’or avec un rubis en relief.

Paule d’Haspre étend une de ses mains, main merveilleuse, que frôle au passage la moustache noire du jeune homme, elle sourit, puis prenant le bijou qu’il lui présente, elle lit en riant la devise gravée sur une mince banderole d’émail blanc.

« Si je t’en donne, prends-en, mais ne m’en demande pas. »

— Et alors ? dit-elle.

— Alors, ma chère, répond Roseline, vos serviteurs sont prévenus.

— Il est bien bas de n’être pas généreuse, prononce Didier.

— A mon tour, maintenant, dit madame de Juvisy, moi, par exemple, je ne veux plus aimer au monde que ma musique.

— Franchement, madame, avez-vous jamais aimé autre chose ? interroge Monteux.

— Je l’ai cru, mon cher, c’est tout comme : au fond, qui aime vraiment ? qui aime-t-on ?

— Soi-même, dit Paule, sans hésiter.

— Vrai, vous n’aimez pas quelqu’un, dit encore Monteux, regardant madame de Juvisy, votre fils, par exemple ?

— Bah ! pourquoi voulez-vous que je l’aime, qu’est-ce que ce petit animal a d’intéressant ? la maternité adoratrice est une pose, mon cher, soyez-en sûr ; si les femmes osaient dire la vérité, la plupart avoueraient que leurs enfants les assomment.

— Si encore on pouvait les choisir à son goût, ajoute Paule ; mais, la plupart du temps, ils ressemblent à des gens qui vous sont désagréables ; puisqu’il faut absolument mettre un inconnu dans sa vie, c’est bien assez d’un mari.

— Elle a raison, dit Luce, voyons ma devise. Elle prend et lit :

« Chacun le sien, ce n’est pas trop. »

— Bon, dit Roseline, rien n’est trop pour Luce, car qu’est-ce qu’elle peut bien désirer ?

— Que mon mari se bâtisse une maison de l’autre côté de la rue, répond promptement la jeune femme.

— C’est vrai, pourquoi vit-on dans la même maison ? demande Paule, on s’aimerait beaucoup plus si on se voyait moins souvent ; il y a des jours où la tête de mon mari, à déjeuner, m’ôte l’appétit ; de quel droit la loi me force-t-elle de manger avec lui ?

— C’est la bêtise des préjugés, madame : si on vous écoutait, les ménages marcheraient bien mieux ; il n’y a qu’une basse vulgarité qui ait pu concevoir cette extravagance sauvage de la vie en commun : le lit, la table, c’est atroce, tout simplement digne de charretiers tout au plus ; qu’on se rapproche si l’on veut, mais qu’on se quitte, et que des femmes délicates comme des fleurs ne soient pas contraintes à supporter dans tous les actes de leur vie le grossier contact d’un homme !

— Ah ! Monteux ! que vous parlez bien !

— Je le sais, adorable madame ; et vous, tendre madame, s’adressant à Lolo, daignez prendre l’enseigne que je vous offre, et promettez de la porter.

— Je le promets, dit Lolo avec une certaine hardiesse.

— Eh bien, nous écoutons ?

« Petite mouche fait courir grand âne. »

— Voilà qui est admirable pour Lolo, dit Roseline, mais c’est un plan de conduite parfaitement tracé ; si tu la comprends, Lolo, ta devise contient la sagesse de toutes les nations.

— Nous le lui ferons comprendre, soyez tranquille, madame, dit Didier.

— C’est bien, nous comptons sur vous.

— Et moi, monsieur de Monteux, que me donnez-vous, dit presque majestueusement la superbe madame Manassé.

— Celle-ci, très chère madame :

« Qui quitte la partie la perd. »

» Vous voilà toutes servies, quelqu’un réclame-t-il ? Non, et vous promettez de porter pendant l’année entière la devise que je vous ai donnée ?

Les mains long gantées s’élèvent dans un mouvement de protestation.

— C’est bien, et surtout soyez-y fidèles. Maintenant, il faut nous recueillir pour attendre l’entrée solennelle de la nouvelle année et nous la rendre favorable.

— Didier, vous nous avez promis des mystères, dit Luce, ses noirs regards alanguis.

— Vous les aurez, madame ; à présent, soyez silencieuses.

Elles se taisent, dans un frisson d’attente délicieuse. Didier et Monteux se lèvent et disparaissent… la musique a repris, douce, douloureuse et implorante ; peu à peu la lumière s’atténue, et tout à coup s’éteint ; en haut seulement, derrière les grands paravents, tremblent quelques pâles clartés. Lente et lourde, l’heure sonne douze fois ! un cri d’archet y répond, tout s’illumine au même instant et découvre au fond du grand hall un spectacle singulier : Debout, grave et beau se tient Didier ; il est vêtu d’une longue robe bleu azuré, éclatante et douce, une tiare d’or couronnée d’une guirlande de violettes est sur sa tête ; autour de son cou, un long chapelet, fait de roses, de myrte et d’olivier, — ses poignets sont cerclés d’or, et un anneau portant une énorme turquoise brille à son doigt ; à côté de lui, le Divin, habillé d’une robe blanche lamée d’argent, un triple collier de perles et de cristaux au cou, — devant eux un trépied d’argent à trois branches et sept becs où brûlent les parfums consacrés : le cinname, l’encens mâle, le safran et le sandal rouge…

— Voici qu’est venue, dit Didier, l’heure de conjurer les sept causes mystérieuses, de nous rendre favorables les sept planètes ; nous allons offrir les parfums propitiatoires, et obtenir que les esprits ne nous troublent point, et qu’ils éloignent de nous toutes choses basses et triviales ; nous ne voulons de l’amour que ce qui est exquis et élevé, nous répudions toutes les grossièretés… Gnômes qui êtes dans l’air, sylphes qui soufflez la mélancolie, salamandres qui inspirez la colère, ondines qui êtes le caprice, que votre influence nous soit douce et bonne…

» Que ces êtres lunaires, charmants et rares, comprennent la vraie joie et la vraie science, et qu’aucune influence néfaste ne les atteigne ; qu’elles soient belles, amoureuses, chastes et victorieuses de toutes les folies ; qu’elles portent la chrysalide préservatrice et le diamant vainqueur des maladies et des sorts… que mon incantation soit efficace !

Elles l’écoutent, blotties les unes contre les autres, exquises à regarder. Le Divin s’avance lentement et à son tour :

— Qu’elles aiment les doux parlers et les tendres pensers, que leurs entretiens soient des choses d’amour, que les sortilèges les changent en oiseaux afin qu’elles puissent s’élever et voler, que leurs jours soient légers comme la fumée, embaumés comme l’ambre, brillants comme les sept couleurs du prisme, harmonieux comme les sept notes mères de tous les sons… Parfums d’amour, d’espérance et de joie, brûlez pour elles…

Et sur cette parole s’élevèrent plus lourdes les fumées odorantes… elles ont vu venir l’année nouvelle.

V
LES SCRUPULES DE LOLO

Il est venu à Lolo des scrupules, et quelque inquiétude sur la direction de sa vie ; elle s’ennuyait quand son mari la tenait de court et l’empêchait de voir celui-ci et celui-là ; maintenant que, par une transformation mystérieuse, il la laisse agir à son gré, elle est légèrement embarrassée de sa personne, et n’est pas tout à fait convaincue que cette bonne humeur indifférente soit encore son rêve. Elle ne s’amuse qu’avec une demi-conviction, malgré les encouragements et les conseils que Didier ne cesse de lui prodiguer, à l’approbation évidente de Baugé, qui trouve sa femme embellie ; elle l’est effectivement, comme cela arrive à toutes, lorsqu’on leur dit souvent qu’elles sont jolies.

La dernière idée de Didier a été d’offrir chez lui un souper-surprise que Lolo, proclamée reine, présiderait, et il lui a très sérieusement proposé, comme la chose la plus simple du monde, de venir préalablement donner l’œil aux préparatifs ; il a demandé cela sans mystère et sans avoir l’air de soupçonner qu’il y eût là quoi que ce soit d’extraordinaire. Lolo n’avait pas osé dire non, mais avait faiblement espéré qu’un obstacle se présenterait au dernier moment. Certes, Didier était gentil, très gentil, il l’amusait beaucoup ; mais la perspective de s’en aller sans protection dans un appartement de garçon la suffoquait un peu. Pourtant, très évidemment, il n’y avait pas à cette démarche le moindre danger. Roseline allait parfois rendre visite au Divin le matin, et ne s’en cachait pas ; de très belles dames s’étaient vantées devant Lolo de la familiarité qui les autorisait à aller surprendre un romancier à la mode dans la solitude de son travail ; mais Lolo était en retard, elle ne possédait pas encore cette liberté d’esprit qui sert de bouclier à des personnes plus intrépides, elle avait tout bêtement peur.

Madame Baugé, la mère, suivait avec beaucoup de sollicitude les mouvements de sa belle-fille et s’y intéressait prodigieusement ; c’était une personne qui s’était ennuyée toute sa vie, le regrettait amèrement, et regardait avec envie la génération qui avait le courage de se soustraire aux servitudes qu’elle avait acceptées avec la plus complète répugnance, mais c’était à une époque où, dans certains milieux, il n’y avait pas à barguigner avec les convenances, et où l’on se serait voilé la face avec horreur à la moindre apparence de légèreté. Le jeune Baugé avait, heureusement pour lui, été élevé plus librement que ses vénérables ascendants, et, bien pourvu d’écus, avait complété son émancipation en se mariant dans un monde moins rigoureux que celui des notaires. Toute la parenté un peu tumultueuse de sa belle-fille avait paru charmante à madame Baugé, et ce n’avait pas été sans un certain désappointement qu’elle avait vu Lolo s’effacer dans le rôle de petite maman bourgeoise ; elle avait attendu mieux, et la correction de ce ménage désolait ses instincts d’élégance ; aussi le léger vol que Lolo semblait prendre était-il pour la satisfaire, et elle se flattait d’arriver enfin à être connue comme la belle-mère de « l’élégante madame Baugé » ; de plus, elle espérait que cela contrarierait M. Baugé le père ; il l’assommait depuis trente-quatre ans et différait invariablement d’opinion avec elle sur tous les sujets. Aussi, consultée par Lolo sur l’opportunité de faire les honneurs chez un célibataire, elle avait avec candeur, assuré que, vu l’approbation conjugale, et étant donné le sérieux de sa belle-fille, elle ne voyait à cette fantaisie qu’un caractère tout à fait inoffensif. Au moment même où, assise à contre-jour dans le petit salon de Lolo, elle prononçait avec autorité cette sentence, l’entrée de Paul d’Haspre était venue apporter un fort appoint à ses théories émancipatrices.

Madame Baugé, la mère, en commun avec beaucoup d’autres, considère madame d’Haspre comme la femme la plus jolie et la mieux habillée de Paris ; le fait qu’une personne dont on parle quotidiennement soit intime avec sa belle-fille la charme à l’égal d’une faveur personnelle, et Paule, qui a conscience d’être admirée, et qu’un suffrage féminin aussi évident et aussi sincère flatte toujours, a pour madame Baugé un de ses plus jolis sourires ; avec ses grâces d’oiseau de paradis, dans l’envolement du parfum qui flotte autour d’elle, elle prend place, et présente à la flamme le fin bout de ses souliers vernis.

— Imaginez-vous, madame, dit-elle à madame Baugé d’une voix un peu traînante, qu’on me force à marcher tous les jours ; telle que vous me voyez, j’ai déjà été au Bois ce matin.

— Cela vous a fait une mine ravissante, madame, répond madame Baugé avec toute la dignité que donne le sentiment d’avoir apporté en dot d’importants immeubles rue Bonaparte et rue de l’Université ; vous dites qu’on vous force, mais qui donc ? monsieur votre mari ?

— Mon mari ! ah ! grand Dieu ! madame, il se mêle bien de choses pareilles. D’abord, je ne lui permettrais pas. Non, madame, ce sont nos amis Monteux et Didier ; ils ont sur l’hygiène les idées les plus extraordinaires ; n’est-ce pas, Lolo ?

— Mais non, dit Lolo, elles ne sont pas extraordinaires, elles sont raisonnables.

— Peut-être ! Enfin, pour leur faire plaisir, je marche, ils m’assurent que cela me conservera jolie, et c’est la seule chose au monde que je souhaite.

— C’est une fort agréable chose que la beauté, dit sentencieusement madame Baugé.

— N’est-ce pas, madame, que Lolo est très embellie depuis que nous l’avons fait sortir de sa coquille ? Didier et Monteux me le répétaient tout à l’heure.

— Ma belle-fille a très bon visage, en effet, c’est à mon avis le devoir d’une femme que de se faire valoir, ne serait-ce que pour plaire à son mari.

— Ah ! madame, ne parlez pas de plaire à son mari ! dit Paule, rejetant d’un mouvement gracieux son long manteau et apparaissant fine, mince et souple dans une robe de velours vert bronze, garnie de vieilles guipures et de fourrures ; l’infortunée Lolo n’a que trop plu à son mari, il faut espérer que cette histoire-là est finie, vous ne voulez pas qu’elle prétende à la prime offerte aux familles de sept enfants ?

Madame Baugé, en matière de réponse, n’ose pas aller plus loin qu’un petit rire approbateur.

— Avouez, madame, continue Paule, que vous êtes de mon avis, et que vous en avez assez d’être grand’mère ; voilà encore une position qui doit être assommante.

— Quand vous aurez des enfants, madame…

— Je n’en aurai jamais, madame, j’espère ; mon mari est dans les mêmes idées que moi, nous nous suffisons grandement.

— Je comprends cela, madame.

— C’est-à-dire que je me suffis à moi-même, et que je m’occupe très peu des sentiments particuliers de M. d’Haspre ; nous avons trouvé le moyen de vivre bien ensemble ; c’est de nous voir avec beaucoup de discrétion ; je fais ce que je veux, il fait ce qui lui convient, termine Paule avec une sérénité satisfaite, comme déroulant le tableau d’un bonheur parfait.

— Les mœurs ont changé depuis trente ans, dit madame Baugé avec une certaine amertume.

— Ah ! cela ne fait pas de doute ; de votre temps, madame, les pauvres femmes qui fumaient une cigarette croyaient accomplir un acte d’indépendance tapageuse ! Vous avez dû bien vous ennuyer, pauvre madame, vous et toutes nos mères !

— Il est certain que nous étions tenues…

— Ils avaient de la chance, vos maris, d’être pris au sérieux à ce point, il faut croire qu’ils avaient un philtre, un secret pour se faire obéir.

— Quand on les épousait, ils plaisaient, explique timidement madame Baugé, et ensuite l’habitude…

— Oui, naturellement, on les épouse toujours pour quelque chose ; moi, je vous dirai honnêtement que le principal charme de M. d’Haspre à mes yeux était de passer pour l’amant de la princesse de Marcenay et d’être mince et bien habillé ; or, il n’est plus l’amant de la princesse, il n’est plus mince et il est devenu chauve ! Il n’existe donc aujourd’hui absolument aucune raison pour qu’il m’intéresse, et dame ! s’il n’y avait que lui dans le monde, la vie me paraîtrait sèche ; car il m’est impossible d’exister sans qu’on me fasse la cour, et je trouve que cela ne nuit à personne ; mon mari a ses chevaux, moi j’ai mes amoureux, il faut bien passer son temps.

— C’est de la philosophie, elle est indispensable dans l’existence, dit madame Baugé, charmée de cet aphorisme qu’elle considère comme particulièrement approprié à la circonstance.

— Oui, madame, c’est de la philosophie en effet, et c’est ce qu’il faut enseigner à Lolo, qui jusqu’ici en a fort peu. Je suis sûre qu’elle aurait des dispositions à être jalouse de son mari.

— Je suis persuadée qu’il ne lui donne aucune raison pour cela !

— Et quand il lui en donnerait, madame, je vous demande un peu à quoi pourrait servir qu’elle s’en fasse le moindre tourment ? est-ce que ça vaut la peine ? Quant à moi, j’aurais très bien épousé un mahométan, cela ne m’aurait gênée en rien. Vous voyez si je suis facile à vivre !

— J’en suis très persuadée, madame, et M. d’Haspre aurait bien mauvais goût, s’il n’était pas amoureux d’une aussi charmante femme.

— Amoureux de moi ? mais j’en serai désolée ! Un monsieur que je ne pourrais pas envoyer promener, à qui il prendrait périodiquement le désir de m’avaler toute crue sans que je puisse m’y opposer ! mais ce serait une catastrophe ! Mon premier soin en me mariant a été de me rendre très désagréable ; comme cela on se connaît tout de suite, et on peut faire vie qui dure ; mais des violences et des adorations à domicile, c’est ce qui m’a toujours paru affreux. Ma petite Lolo, est-ce que je vous scandalise ?

— Non, chère amie, mais vous m’étonnez un peu.

— C’est que vous n’avez pas réfléchi du tout, ma bien chère, vous avez cru comme on croit au petit Poucet, à tout ce qu’on vous a raconté sur le devoir, tandis que moi je me suis dit : Examinons un peu ce qu’il y a de vrai là dedans, et j’ai trouvé qu’il y avait fort peu de chose ; je me suis arrangée sur cette découverte et je m’en félicite.

— Tout dépend des caractères, conclut madame Baugé en regardant avec admiration une femme qui sait jouir aussi parfaitement du bonheur d’être jeune et belle, qui ne craint personne et ne relève que d’elle-même.

— Oui, madame, cela dépend du caractère, l’éducation assurément n’y est pour rien, puisque des personnes qui en ont fort peu reçu ont trouvé toutes ces choses il y a longtemps ; car, n’est-ce pas, beaucoup d’hommes ont ménagé et craint leur maîtresse, rarement leur femme ? et c’est bien fait, puisque le plaisir des légitimes a toujours été de se laisser écraser et dominer ; moi, — dégantant sa main gauche et contemplant ses doigts en fuseaux couverts de bagues, — on ne me domine pas. Lolo, est-ce que je vous ai montré ma nouvelle turquoise ? C’est pour l’amour, selon les conseils de Didier. A propos de lui, quand vient-il vous chercher pour donner vos ordres ?

Et, se tournant vers madame Baugé :

— Vous savez, n’est-ce pas, madame, à quelles hautes fonctions Lolo est promue ?

— Elle m’en parlait quand vous êtes entrée, madame, et je lui disais que la chose me paraît fort innocente.

— Mais je crois bien ! Du reste, si Lolo a peur, j’irai avec elle.

— Vous voyez, Charlotte, dit madame Baugé, comme cela est simple : votre amie est prête à vous accompagner.

— Parfaitement ; ainsi, Lolo, si un tête-à-tête avec Didier vous effarouchait aucunement, vous voilà rassurée.

— Ah ! madame, que je regrette de ne plus être jeune !

Et madame Baugé, sur cet aveu parti du tréfonds de son cœur, se lève et prend congé.

— Ne vous dérangez pas, madame, je vous en prie ; vous êtes délicieuse où vous êtes.

....... .......... ...

— Vous avez une belle-mère bien agréable, dit Paule à Lolo, je regrette presque d’être privée de cet objet de luxe en voyant celle-là de près ; mais c’est un tempérament méconnu que cette femme ! il est ma foi bien regrettable qu’elle ait vécu dans une époque d’obscurantisme ; quand on pense qu’une personne aussi bien douée a dû, par exemple, se soumettre pendant toute sa vie au dîner de famille du dimanche ! Je me rappelle cette monstruosité de mon enfance, on y allait mort ou vif. Est-ce que vous continuez la tradition ?

— Oui, avoue un peu honteusement, Lolo.

— Et vous ne devenez pas enragée d’envisager votre beau-père tous les dimanches, et d’entendre parler de cuisine et d’autrefois ?

— Je ne trouve pas que ce soit amusant du tout.

— Mais balancez donc cette corvée, cassez les assiettes de famille, ayez des évanouissements !

— Il faut que j’y aille, quand Léon s’en dispense…

— Ah ! c’est parfait, c’est la grande tradition : ça m’ennuie, mais ma femme ira. Voilà les nobles exemples qu’on nous a donnés et qui devaient nous encourager sur le sentier de la vertu ! Eh bien ! moi, ils m’ont profité : le jour où j’irai m’ennuyer aux lieu et place de mon mari n’est inscrit sur aucun calendrier. Maintenant, ma chère, vous réfléchirez si vous voulez de moi pour aller chez Didier, et vous n’aurez qu’à me faire un signe ; vous pourriez prendre votre belle-mère : elle brûle d’envie de faire une escapade !

Et sur cette idée qui la réjouit, la belle Paule s’envole.

....... .......... ...

Tous ces propos ont un peu tourmenté Lolo, elle a parlé vaguement, pendant le dîner, des visites qu’elle a reçues, et a observé son mari avec une extrême attention ; elle ne croit pas éprouver pour lui des sentiments bien vifs, mais il est certain qu’il y a l’accoutumance. Il l’a priée de ne pas l’entretenir à table de leurs enfants, ce qui, à son avis, donne l’air ridicule devant les domestiques. Lolo trouve cette prohibition bien incommode, et elle n’apprécie pas tout à fait cette façon de mettre perpétuellement les enfants à la cantonade ; elle n’est pas encore arrivée à cette suprême délicatesse qui considère comme répugnants les détails concernant les petits ; privée de ce sujet de conversation, elle s’aperçoit qu’elle a peu de choses à dire et constate qu’elle s’ennuie maintenant toutes les fois que Didier n’est pas là.

....... .......... ...

Léon était couché depuis une heure, lisant son journal avec accompagnement de bâillements préparatoires au repos, lorsque Lolo, très mignonne dans un saut-de-lit de flanelle bleue, entra et s’assit sur le bord du lit.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Léon avec inquiétude, est-ce que tu es malade ?

— Non, je veux te parler.

— Ah ! très bien ; mais qu’est-ce qui t’a empêchée de me parler toute la soirée ?

— Rien, seulement j’aimais mieux venir maintenant.

— Alors, dépêche-toi un peu, parce que j’ai sommeil, et que je monte à cheval demain matin.

— Je voulais te demander si cela ne te contrarie pas du tout, ce souper chez Didier…

— Allons, Lolo, voilà que tu retombes dans tes enfances ! Sois donc une femme comme les autres, et non pas éternellement une petite fille ; et puis, pourquoi viens-tu me trouver comme cela ? C’est très imprudent, et, vraiment, nous ne pouvons pas nous rendre tout à fait ridicules, — trois ! c’est assez.

— Je ne me suis jamais plainte… murmura Lolo.

— C’est possible, mais il faut être sérieux, et nous ne l’avons vraiment pas été, ma mère me le disait encore avant dîner ; à ce train-là, on élève ses enfants pour l’hospice ! Mon père c’est solide, tu sais, nous aurons déjà assez de mal à nous débrouiller, et puis il est temps que tu songes à rester jolie ; c’est humiliant, une femme qui a toujours l’air d’un paquet ; tout le monde me fait des compliments sur toi en ce moment ; amuse-toi, puisque tu en as l’occasion, je suis parfaitement tranquille ; vois-tu, Lolo, nous avons assez joué au ménage modèle, il faut prendre un autre genre maintenant que nous devenons vieux.

— Très bien. Avec qui montes-tu à cheval, demain matin ?

— Avec madame Manassé, comme d’habitude.

— Alors, moi j’irai avec Paule chez Didier.

— C’est une bonne idée ; allons, va-t’en, petite tentatrice !

VI
CHEZ DIDIER

— Si quelqu’un va avec Lolo, ce sera moi, a dit Roseline lorsque Paule lui a fait part de leur projet.

Et la belle Paule, qui n’a qu’un goût médiocre pour les rôles de divinité de seconde grandeur, l’a trouvé fort bon ainsi. Roseline est à l’heure dite chez Lolo, car elle est toujours exacte, si compliqué que soit son ajustement ; Lolo aussi est prête, déjà coiffée de sa petite toque de velours vert, le visage caché sous la voilette à gros pois ; elle a, ce matin-là, dans les yeux une flamme insolente qui n’est pas habituelle ; Roseline le remarque tout de suite.

— Mais, ma Lolo, sais-tu que tu as une mine tout à fait triomphante, ce matin ; est-ce un souvenir ou une espérance ?

— Ce n’est ni l’un ni l’autre, dit Lolo, j’ai bien dormi.

— Tu t’avises donc de mal dormir quelquefois ? voilà une folie ! il fallait entendre le Divin et Didier sermonner Paule là-dessus, l’autre jour ; enfin partons, car tout à l’heure tu vas me parler de ton déjeuner.

— Oh ! je ne suis pas pressée ; j’ai averti Léon que je déjeunais avec toi, du moins j’ai dit qu’on l’en prévienne.

— Tu ne l’as donc pas vu ce matin ?

— Non ; il montait à cheval, je m’habillais quand il est sorti.

— Très bien ; je constate que tu ne vas plus aussi exactement au rapport et je t’en félicite.

Tout en parlant, elles avaient descendu l’escalier et débouchaient avenue d’Antin.

— Nous marchons, n’est-ce pas ? dit Roseline.

— Comme il te plaira.

— Alors trottons.

Et charmantes dans leurs lainages élégants, découvrant du même mouvement gracieux la soie délicate de leurs jupons mousseux, elles partirent d’une allure légère et cadencée, Lolo regardant devant elle, tandis que Roseline tournait de droite à gauche sa tête fine, et de temps en temps arrêtant hardiment son regard sur quelque passant qui la dévisageait la bouche bée ; elle avait extrêmement conscience de l’admiration des cochers de fiacre et des ouvriers qui baguenaudaient sur sa route, et elle en était charmée ; ces sortes d’hommages passagers la flattaient plus que tout le reste ; elle en fit la confidence à Lolo et ajouta :

— Je serai joliment vexée le jour où on ne me parlera plus dans la rue.

— Comment, on te parle ?

— Un peu, ma chère, et on me suit, et je les fais marcher, c’est mon bonheur, ils ont l’air si bête ; il y a un grand escogriffe qui, l’année dernière, a fini par m’offrir son parapluie ; je lui ai ri au nez : si tu avais vu sa mine ! Aussi, quand j’ai une course désagréable, je la fais toujours à pied, cela change le cours de mes idées.

— C’est pourtant vrai ce que tu dis là.

— Je crois bien que c’est vrai ; avoue que tu aurais bien plus peur d’aller chez Didier si nous étions en voiture : cette machine qui vous traîne a toujours quelque chose qui impressionne, tandis qu’on se sent maîtresse de soi quand on frappe la terre du pied.

Et Roseline, en manière de démonstration, tape si fort l’asphalte, de sa bottine à talons plats, que cela lui vaut un long regard d’admiration étonné d’un flânant gardien de la paix, qui se meut lentement pour la voir de plus près. Roseline le remercie d’un joli sourire :

— Pauvre bonhomme, nous lui adoucissons un peu sa corvée ; il est très bien. Du reste, les hommes, à mon avis, sont tous aussi beaux ou aussi laids, comme on voudra ; pour moi, je ne vois pas grande différence ; nous avions, l’été dernier, à la campagne, un peintre qui était l’image de Didier, et c’est un joli homme, celui-là !

— Oui, il est très bien.

— Avoue-le donc carrément ; c’est trop amusant d’aller le trouver dans sa bauge. Comme c’est malheureux qu’il demeure dans une rue aussi calme, nous aurions ameuté le quartier ; j’adore cela, moi !

Elles étaient arrivées rue Bassano, où se trouvait le petit hôtel de Didier ; la rue était déserte, et elles ne recueillirent que les réflexions assez malhonnêtes d’un concierge grognon qui balayait la chaussée avec l’air de protester contre le sort. Roseline l’entendit et se mit à rire.

— Si j’avais été seule, j’aurais entrepris cet homme, mais j’ai eu peur de ta désapprobation, et puis nous aurions fait attendre Didier. Ah çà ! où est-ce son domicile ? elle n’en finit pas cette rue.

Et Roseline, le nez en l’air, examinait les numéros. Quand elle eut découvert celui qu’elle cherchait, elle sonna avec une désinvolture autoritaire, puis se retourna vers Lolo :

— Nous voilà à l’entrée de la caverne du monstre, préparons-nous à courir des périls !

Puis, d’une voix gaie, elle jeta le nom de Didier au valet de chambre qui leur ouvrait, le passa rapidement et poussa elle-même la porte vers laquelle il les conduisait.

La grande pièce était vide, rendue vivante seulement par les personnages qui se promenaient sur les hautes portières de tapisserie, dont l’une représentait une reine de Saba très humble et très magnifique, s’agenouillant devant un Salomon couvert d’une armure et casqué d’un haut cimier. Le feu flambait dans l’énorme cheminée monumentale, qui, à elle seule, occupait presque un panneau entier, élevant de chaque côté une colonnette de porphyre à reflets rouges qui soutenait les boiseries sculptées, où, au-dessus du foyer, s’encadrait un antique bas-relief en marbre ; aux immenses landiers à torchères s’accrochait un soufflet monstre portant sur une de ses faces, profondément sculpté dans le bois rehaussé d’or, un chevalier chevauchant un barbe au poitrail bombé. Devant cette cheminée s’allongeait un vieux coffre servant de banc et dont les peintures figuraient la promenade au bord d’une pièce d’eau, de beaux messieurs et de belles dames habillés à la mode du grand siècle.

Roseline s’y assit, en même temps qu’elle regardait autour d’elle. Un jour très doux régnait, arrivant à travers les rideaux de soie vert pâle drapés jusqu’à mi-hauteur des fenêtres à petits carreaux ; les murs étaient tendus d’une soie mate et quadrillée d’un rouge éteint sur lequel s’enlevait l’or des cadres et le poli des armes accrochées avec hasard ; une miséricorde de Tolède brillait, menaçante, dans sa gaine d’argent bruni ; les hauts meubles sombres se détachaient dans un relief majestueux ; de loin en loin, des tables incrustées, couvertes de bibelots et, groupées autour, d’immenses bergères et des fauteuils sévères à dos plats. Dans un coin, un animal héraldique, tigresse ou lionne, regardait de ses yeux de verre furieux et fixes, et d’un brûle-parfum japonais s’élevaient de bonnes senteurs…

— Didier nous attend, dit Roseline, mais c’est assez délicat de ne pas être là ; il est vraiment génial, ce garçon.

Le jeune homme arrivait tranquille et souriant ; il entra de l’air le plus simple du monde, sans empressement ni embarras, baisa la main aux deux femmes, jeta sur le feu une bûche qui provoqua un crépitement d’étincelles, et s’assit à côté de Roseline ; puis, s’adressant à Lolo :

— Eh bien, petite madame, avez-vous beaucoup d’idées pour bouleverser ma maison ?

— Vous lui demanderez cela tout à l’heure, dit Roseline, quand je vous laisserai vous débrouiller ensemble. Le Divin est-il arrivé ?

— Oui, madame ; il est en haut qui, en attendant vos ordres, s’exerce au bilboquet.

— Ah ! c’est mon rêve d’y savoir jouer ; il va me donner une leçon. Faites-le avertir, s’il vous plaît, car vous pensez bien que je ne suis pas venue pour servir de porte-voix à Lolo.

— Laissez-moi d’abord le plaisir de vous regarder un moment.

— C’est bon, contemplez-nous ; avons-nous la mine de femmes qui se sont levées matin et ont fait leur petite promenade hygiénique ?

— Absolument.

— Savez-vous que c’est gentil chez vous, Didier !

— A la disposition de votre seigneurie.

— Ce n’est pas trop mal pour un homme un peu ruiné ! C’est grave comme le grand siècle. Bien sûr, devant ces grandes bergères et toutes ces choses à la mine sérieuse, on ne peut avoir que des pensées vertueuses. Eh bien, ma Lolo, est-ce que tu te sens plus mal à l’aise ici que chez moi ?

Lolo protesta qu’elle éprouvait le plus agréable sentiment d’aise et de sécurité.

— En ce cas, mon rôle est terminé momentanément, je te passe la royauté, et tu vas combiner des plans avec Didier. Je demande ma liberté et mon Divin.

— Très bien, madame, puisque vous le voulez, on va l’appeler ; mais il fait très chaud ici : vous vous enrhumerez si vous n’ôtez pas vos jaquettes.

— Il a raison, dit Roseline, pendant que Didier sonnait.

Et ses doigts souples déboutonnaient son étroit boléro d’astrakan qu’elle enlevait en un tour de main, tandis que, plus lentement, Lolo défaisait sa casaque de loutre et l’ouvrait, en assurant qu’elle se trouvait très bien ainsi…

— Mais non ! enlève-la tout à fait, dit Roseline. Voyons, Didier, aidez-la.

Il obéit et dit d’un ton de voix indifférent :

— Vous restez déjeuner, naturellement.

— Si vous me le demandez, oui, je veux bien, répondit Roseline, et Lolo déjeune avec moi, c’est entendu ainsi, et où n’est pas la question… Bon matin, Divin, continue-t-elle en s’adressant à Monteux qui entre. Sommes-nous gentilles d’être venues voir Didier, et ai-je été assez bonne de vous prévenir ?

Et, comme Monteux s’est mis à genoux et embrasse l’ourlet de sa robe :

— Très bien, mon cher, vous connaissez votre devoir et on vous aime. Saluez Lolo et allons jouer au bilboquet. Didier, montrez-nous le chemin.

— Il le connaît bien, madame.

— Alors, à tout à l’heure. Je vais prendre de l’appétit pour votre déjeuner.

Et elle passe, coquette et charmante, devant Didier, qui soulève une portière en s’effaçant respectueusement.

Lolo, dont le premier mouvement a été de se lever aussi, est restée un peu étonnée à mi-chemin, incertaine de ce qu’elle veut, mais très résolue, cependant, à ne pas se faire reprocher ses enfantillages. Elle est si jolie dans son léger embarras que Didier la contemple avec une satisfaction marquée.

— Voulez-vous rester assise ou debout ?

Elle s’assied immédiatement.

— Là, êtes-vous bien ? Et maintenant dites-moi vos volontés ; comment les recevrons-nous ?

— Mon cher ami, je suis bête tout à fait ; je suis encore une petite fille, mon mari me le répétait hier ! Vous êtes bien mal tombé en me choisissant pour trouver de l’inédit.

— Ce n’est pas mon avis. Mais, d’un autre côté, je ne donne pas tout à fait tort à Baugé : vous êtes restée un peu trop jeune, il faut vous en corriger.

— J’y suis toute décidée.

— C’est plus qu’il n’en faut ; ainsi, pourquoi n’êtes-vous pas venue ici toute seule, simplement, sans arrière-pensée ? A quoi pouvait avancer la présence de Roseline ? Qu’est-ce qui vous faisait donc peur ?

— Rien !

— Si, évidemment, vous redoutiez une déclaration, car je ne pense pas que vous ayez imaginé que j’allais vous brutaliser ? Or, une femme raisonnable sait et se dit qu’on n’empêche pas ces choses-là quand elles doivent arriver, et qu’au fond il n’y a rien de plus dangereux que les précautions… Tenez, donnez-moi votre jolie main (très doucement il enleva le gant de Saxe lâche). Vous me jugez donc un animal bien grossier pour croire que je ne puis baiser ces chers doigts sans être inconvenant. C’est que vous ne connaissez de l’amour que ce que Baugé vous en a enseigné… Un mari est nécessaire dans l’ordre social, mais ce n’est jamais lui qui vous apprendra la vie ; elle réserve des choses plus agréables que les expansions conjugales ! Il est vrai que les hommes, pour la plupart, sont devenus des animaux si immondes qu’il n’y a plus de place pour la galanterie, et c’est une chose délicieuse cependant : c’est respirer le parfum exquis d’une fleur sans la froisser ni la flétrir ; ainsi je vais prendre un plaisir infini à cette illusion d’un jour que vous êtes maîtresse chez moi ; et vous, pourquoi cela vous déplairait-il ?

— Mais cela ne me déplaît pas ; seulement, je suis sotte.

— Pas du tout ; voyez comme vous êtes gentille en ce moment : vous m’écoutez, vous laissez votre main dans la mienne, vous ne croyez pas pour cela qu’il va arriver quelque chose d’abominable et qu’il faille appeler madame de Vaubonne.

— Je serais trop ridicule d’y avoir scrupule, car mon mari m’a déclaré n’être pas jaloux.

— Je parie que vous en avez presque regret ? Mais, chère petite créature, serait-il possible que vous ayez trouvé tout naturel de n’être jolie et douce que pour un monsieur comme Baugé ? Est-ce que vous croyez qu’il est permis de s’ennuyer toute la vie, et que ces pauvres brèves années de notre jeunesse doivent être sans plaisir ? Apprenez donc à vous aimer un peu vous-même. Voyez votre amie Paule : rien ne l’intéresse sous la face du ciel qu’elle-même, et c’est ce qui la rend si belle ; elle veut toujours et à tout prix ce qui lui est agréable ! Mais vous, savez-vous seulement ce qui vous est agréable ?

Lolo rougit d’abord, et puis dit :

— Oui, je le sais, il m’est agréable d’être ici.

— Est-ce d’être ici ou de m’avoir près de vous ?…

— Les deux…

— Voilà qui est parlé en femme, en personne intelligente et qui sait jouir des biens qui lui sont échus. Que voulez-vous qu’on soit lorsqu’on est hantée par la pensée d’un Barbe-bleue quelconque, car celui-là est le vrai type du mari, égorgeant la malheureuse qui a eu la curiosité d’ouvrir une porte ? Mais c’est la fin de la beauté et de l’esprit que la crainte d’un inquisiteur à domicile ; vous n’êtes plus la même depuis que vous secouez un peu le joug. Accoutumez-vous donc à être contente sans pensée de derrière la tête. Qu’est-ce qui pourrait bien vous amuser ? Voulez-vous vous costumer ? Si on vous habillait comme quelque belle Florentine du XVe siècle on arriverait peut-être à vous en donner l’âme, éprise de plaisir et d’amour.

— Mais il est convenu que vous n’êtes pas amoureux de moi.

— Non, pas comme vous l’entendez ; cependant, je vous veux une âme amoureuse.

— Je pourrai en tout cas commencer par me costumer ; et vous, le serez-vous aussi ?

— Bien entendu : nous chercherons dans l’histoire de ce temps-là les noms de deux amants, et nous les prendrons pour un soir, est-ce dit ? Et maintenant voulez-vous un peu venir voir ma maison, afin de savoir ce qu’elle contient et de quelle façon vous désirez qu’on la dispose ?

— Écoutez, Didier, je n’ai pas d’idées, mais il m’en viendra peut-être, je tâcherai d’en avoir ; montrez-moi toujours votre maison, je réfléchirai… et, si je trouve, je reviendrai…

— Seule ?

— Oui, seule, comme une grande personne !

Ils rirent tous les deux et se levèrent.

— Ceci, dit Didier, est la pièce des doctes entretiens ; on y est divinement pour les rêveries, à l’heure du crépuscule, sous le manteau de la cheminée, ou encore les soirs d’hiver pour y lire un beau livre ; vous devriez vous en assurer vous-même, et je lis à ravir, je vous l’affirme.

— Je n’en doute pas ; et il se peut que l’envie me prenne de venir vous écouter…

— Ce sera la meilleure idée que vous aurez de votre vie, madame, dit-il en souriant et passant devant elle pour lui montrer le chemin.

Il repoussa la lourde tapisserie qui cachait la porte. Ils étaient dans un vestibule intérieur ; l’escalier tout en bois, intime et clos, s’élevait en deux mouvements alternes ; des tapisseries pendaient jetées sur la rampe ; par les fenêtres du jardin entraient les rayons d’un soleil d’hiver. Lolo monta lentement les premières marches et s’arrêta à un palier carré qui formait comme une petite pièce ; elle s’y assit un moment et dit :

— On est bien ici ; j’aime la vue des portes fermées.

— Nous allons les ouvrir cependant, si vous le permettez.

Ils traversèrent une bibliothèque, triste comme elles le sont toutes par l’idée du souvenir présent de tant de morts, et entrèrent dans la pièce claire et gaie qui servait de cabinet de travail à Didier. Sur la tenture d’or bruni s’accrochaient une quantité de dessins et de lavis, alternant avec de longs kakémonos où grimaçaient d’exquises têtes de singes. Roseline était debout, cambrée dans sa robe bleu sombre et tenant en main un bilboquet d’ivoire ; sur le long divan à peine exhaussé de terre, Monteux était assis, une mandoline sur les genoux et chantant à voix basse.

— C’est comme cela qu’il vous donne une leçon ? dit gaiement Didier.

— Le pauvre Divin est si poétique ce matin que je n’ai pas voulu le taquiner, répond Roseline ; il murmure depuis un moment ses plaintes à Portia, et cela le rend heureux ; mais moi j’ai faim, mon ami, — et faisant onduler son joli corps pour attraper au vol la boule suspendue au fil de soie, — j’ai évidemment des dispositions très remarquables. Qu’est-ce que vous avez arrangé avec Lolo ?

— Une foule de choses, madame ; nous allions visiter mon home en détail.

— Mon petit Didier, faites-nous d’abord festoyer, et après cela le tour du propriétaire. T’amuses-tu un peu, Lolo ?

— Beaucoup, dit Lolo avec assurance.

— Allons, tant mieux ; et puis, tu sais, tu en prendras l’habitude, et tu sauras mieux te divertir : tu es encore un peu embarrassée dans tes bandelettes.

— Madame, interrompit Didier, si vous le voulez, vous êtes servie.

— Alors allons, — et Roseline prit le bras de Lolo. — Suivez-nous, vous autres. Divin, vous retrouverez votre mandoline. Ah çà ! Didier, vous avez donc tous les instruments imaginables de musique chez vous ?

Et elle désigna de la main une harpe dressée dans un coin de la bibliothèque.

— Elle est morte, celle-là, madame, dit Didier, il ne reste plus que son enveloppe charmante ; son esprit est envolé, mais elle me plaît pour cela, comme le portrait d’une maîtresse qu’on a aimée.

— C’est vrai, dit le Divin, la harpe paraît toujours avoir une vie à elle-même ; j’écrirai un sonnet là-dessus.

— Très bien, Divin ; en attendant, déjeunons.

Elles étaient arrivées dans la salle à manger un peu petite et d’une simplicité absolue ; les murs, formés de boiseries délicates peintes en grisaille, n’avaient aucun ornement, sauf, placé sur un haut miroir transparent, un cadran à battements sonores ; la lumière rejaillissait des petites glaces en forme de carreaux qui recouvraient les portes ; ni buffet ni dressoirs, mais une simple console de même style. Le fond de la pièce s’ouvrait en une large baie sur une sorte de boudoir-serre dont les murs, blancs aussi, étaient revêtus de moulures figurant un treillage vert pâle ; dans un renfoncement arrondi posait une vasque de marbre, surmontée de la statuette d’un jeune enfant retenant sur son épaule un poisson vomissant une eau claire ; à terre, sous le panneau de vitrage, de longues jardinières remplies de jacinthes et de fine verdure, quelques sièges cannés à coussins de nuances douces ; dans les angles tremblaient les feuillages légers de hautes plantes délicates.

— Voilà qui me plaît, dit Roseline en s’asseyant ; au moins on est sûr qu’on ne mange pas la poussière qui s’est casée dans les sculptures et les tableaux. Elle est tout à fait de mon goût, votre salle à manger, Didier.

— N’est-ce pas, madame, qu’on voit tout de suite que je suis un homme à mœurs pures ? Tenez, voulez-vous du lait ?

Et en même temps il en remplit son verre et celui de Monteux.

— Pourquoi du lait, Didier ? demanda Roseline.

— Mais par hygiène, madame ; c’est la nourriture par excellence. Si vous n’en avez pas envie, voilà du bordeaux, car vous ne vous attendez pas à ce que je vous donne aucun vin malfaisant ni quelque poison alcoolique, je vous aime trop pour cela.

— Vrai, vous buvez du lait, vous Didier ? demanda Lolo.

— Mais certainement, madame ; j’ai la volonté très arrêtée de ne jamais devenir un névrosé et de ne pas trembler à quarante ans ; je n’ai heureusement pas besoin d’excitants pour me tenir éveillé. Le Divin est mon disciple en hygiène, il m’obéit et s’en trouve bien.

— Alors, donnez-nous aussi du lait, Didier ; et puis c’est très joli, cette chose blanche et douce.

— Oui, cela a quelque chose de tendre, dit le Divin.

— Ah ! madame, reprit Didier, le lait est un symbole très profond, et, du reste, tout autour de nous est symbole si nous savions regarder et voir.

— N’est-ce pas que c’est amusant de les entendre ? dit Roseline à Lolo. Avoue que c’est plus drôle que la conversation de Léon ?

— Certainement, surtout que la plupart du temps il n’ouvre pas la bouche.

— C’est un phénomène particulier que l’abrutissement conjugal, observa Didier ; car vous pouvez être certaine que si vous n’étiez pas sa femme, Baugé trouverait matière à conversation.

— Du tout, reprit Roseline ; il n’y a pas d’abrutissement conjugal en soi, il y a des maris et des femmes qui ne comprennent pas leur situation respective et ne peuvent se parler naturellement : ils se sont tacitement condamnés au silence ou au mensonge à perpétuité ; mais une fois qu’il est admis que chacun réserve sa personnalité, on s’entend très bien. Armand et moi, nous parlons.

— Mais il ne te défend pas de rien dire sur Chiffon ? Léon prétend maintenant que les détails sur les enfants lui font mal au cœur.

— C’est que, ma pauvre Lolo, tu allais trop loin dans cette voie-là ; c’est une idée saugrenue aussi que de voir des êtres conscients et développés régler toutes leurs pensées sur des créatures inconscientes et ébauchées. Va, on ne se doit qu’à soi-même. N’est-ce pas, Didier ?

— Parfaitement, madame.

Nous sommes toujours d’accord, nous deux, l’êtes-vous aussi un peu avec Lolo ? avez-vous décidé quelque chose pour le souper ?

— Pas encore ; madame Baugé doit y réfléchir et revenir…

— Seule, Lolo ?

— Oui, ma chère… toute seule…

VII
ENTRE ELLES

Madame Baugé, la mère, est dans sa grande loge d’entre-colonnes ; avec elle, l’ex-divine madame de Corbenay qui fut une exquise et incomparable préfète de l’ère de la corruption ; Paule d’Haspre, parée, diamantée, radieuse et éblouissante, et Luce de Juvisy, pâle, sombre et émue.

Il chante.

Monteux, Didier et le comte d’Aveline se tiennent derrière ces dames.

Le rideau vient de baisser et le frisson amoureux qui a fait palpiter toutes les poitrines de femmes, plane encore dans l’air ; les lorgnettes de l’orchestre se lèvent avec avidité, les yeux se croisent, il y a là un moment unique de détente et de souvenir… Luce de Juvisy s’est levée, et d’un mouvement presque impétueux s’est jetée sur le divan du fond de la loge ; elle a, sans le moindre souci de sa coiffure, appuyé sa tête et dans un geste d’abandon porté une de ses mains sur ses cheveux sombres. Mesdames Baugé et de Corbenay ont avec beaucoup de mesure et de grâce, quitté leurs places pour venir la rejoindre. Madame de Corbenay qui fait encore avec succès des effets de taille se tient debout, élégante et altière, le visage maquillé en perfection, ses cheveux très beaux toujours, d’un rouge acajou qui étincelle aux lumières ; elle regarde avec quelque étonnement la pose alanguie et indifférente de madame de Juvisy. Elle ne comprend pas l’engouement de son amie madame Baugé pour ces jeunes femmes qui ont des tenues si extraordinaires. Elles ont été jeunes aussi, elles, et tout autrement il lui semble, avec infiniment plus de charme et d’élégance.

Luce a ouvert ses beaux yeux qu’elle avait clos, et comme Didier est venu s’asseoir près d’elle, elle lui dit très intelligiblement :

— N’est-ce pas qu’il est incomparable ?

— Mais oui, il est très beau, très séduisant.

Elle reprend, s’adressant à madame de Corbenay dont la petite bouche minaude par une vieille habitude :

— Ne trouvez-vous pas, madame, que lorsqu’on l’entend, on voudrait mourir d’amour. Ah ! moi, je veux chanter un jour avec lui, j’y suis décidée ; je lui enverrai ma photographie demain.

Madame Baugé, qui a écouté avec un peu de surprise, dit sur un ton d’aimable plaisanterie :

— Ne faites pas cette imprudence, chère enfant.

— Je me moque bien des imprudences ; je ne serai heureuse que lorsque je l’aurai entendu pour moi seule.

— C’est que vous êtes trop artiste, chère madame, murmura l’aimable comte d’Aveline.

Il s’est rapproché de plus en plus de Luce, et s’est enhardi jusqu’à lui prendre la main d’un mouvement câlin et familier ; c’est sa spécialité, à cet homme charmant, que la familiarité avec les jolies femmes ; il a tant de titres à cela : depuis quarante ans il ne vit que pour elles, pour être leur soutien, leur consolateur et leur conseil ; sa tendresse va naturellement à celles qui en ont le plus besoin ; il est si doux, si habile, si sûr ; les paroles sortent de sa bouche comme une banderole et vont fortifier les âmes faibles, toutes les Madeleines repentantes du grand monde ont connu le réconfort de ses entretiens, car il a vécu ses beaux jours au temps où le repentir était de mise, et ce qu’il a ramené à la surface de créatures aimables que l’on croyait noyées à jamais est prodigieux ; la ci-devant belle Corbenay est un de ses sauvetages les plus notoires ; c’est grâce à une tactique savamment inspirée qu’elle a surmonté les mauvais propos du monde, et qu’après une querelle conjugale dont le bruit était allé très loin, elle a pu, par d’habiles politesses et une succession intelligente de dîners et de flatteries, reconquérir une situation très enviable. Madame de Corbenay et madame Baugé ont pour d’Aveline des sentiments d’amitié et de considération très distinguée, et il est infiniment choyé par un grand nombre de beautés sur le retour ; par exemple les jeunes madames le tiennent en moindre estime.

Luce le regarde avec une aimable impertinence ; c’est quelque chose de presque curieux pour elle que ces empressements démodés. Elle répond très tranquillement :

— Certainement, que je suis artiste, et c’est la raison pourquoi j’en suis folle.

— Mais, ne croyez-vous pas, madame, demande madame de Corbenay de son parler pondéré et doux, que cela pourrait contrarier M. de Juvisy s’il vous entendait.

— Nullement, madame, et j’ai l’intention de le lui répéter demain matin à déjeuner.

— C’est tout à fait dans le train, que d’avoir une passion pour lui, dit froidement Didier.

— Ma chère madame, reprend d’Aveline, avec son joli sourire d’homme qui va perpétuellement chanter une romance, ne faites pas de folie, contentez-vous de l’écouter et de l’admirer.

— Mais, mon pauvre ami, vous ne comprenez pas que le plus beau jour de ma vie sera celui où j’aurai l’envie de faire une folie, c’est une fantaisie qui ne m’est jamais venue jusqu’ici.

— Ah ! madame, soupire madame de Corbenay, ces choses-là se paient si cher !

— Pas du tout, madame, il s’agit seulement de ne pas y mettre de mystère. Si je cachais mes sentiments à mon mari, cela l’agiterait peut-être le jour où il les apprendrait ; mais étant donné que je lui dis tout simplement : « Mon cher ami, j’en suis amoureuse, je trouve qu’il chante comme un ange ; cet homme-là me ferait aller au bout du monde… » il écoute cela comme le récit d’un caprice quelconque, et si je donne une soirée pour lui, comme je veux le faire, mon mari sera le premier à trouver la chose toute simple, n’est-ce pas Didier ?

— Assurément, madame, tout est dans la manière de faire.

— De mon temps, madame, dit un peu sèchement madame de Corbenay, on avait la pudeur de certains sentiments.

— Ah ! madame, je ne sais pas si c’était de la pudeur. Autant que je suis arrivée à comprendre, ce sentiment-là précède toutes les inconvenances.

— Voyons, petite charmante madame, roucoule d’Aveline, ne vous calomniez pas, nous vous connaissons, nous savons bien que vous êtes une femme trop sage pour vous compromettre pour un ténor.

— Si vous croyez me connaître, vous vous trompez considérablement, je vous assure ; vous, vous ne vous imaginez pas comme je me moque des appréciations et des considérations, et comme je suis décidée à faire toujours ce qui me plaira le mieux.

— Cependant, madame, l’honneur des femmes… dit madame de Corbenay.

— Mon Dieu, madame, toutes ces belles phrases-là étaient exquises dans les romans de Feuillet, où l’on se console de tout avec la conscience, mais nous sommes différentes sans doute, nous autres ; actuellement, la conscience ne procure plus aucune espèce de satisfaction !

— Il est certain, dit avec hésitation madame de Corbenay, que la conscience exige parfois des choses bien pénibles, mais le monde… Ainsi, il y a quelques années, une jeune femme dans votre situation, madame, n’aurait jamais osé s’exprimer sur un artiste… même très remarquable, comme vous venez de le faire…

— Madame de Juvisy sait que nous sommes de vieux amis sûrs, qui ne lui donnerons que de bons conseils, dit d’Aveline d’un ton d’encouragement.

— Ah ! mais, je vous en prie, je ne demande pas le secret ; il m’importe peu qu’on sache ou qu’on ne sache pas que j’en suis amoureuse, nous sommes comme cela plus d’une, et je suis bien sûre que madame de Corbenay ne me trouve pas aussi extraordinaire qu’elle a l’air de le dire.

Madame de Corbenay, qui a passé sa vie à avoir une passion définitive, possède avec du sentiment auquel Luce fait allusion une expérience qui lui permet d’en saisir toutes les nuances ; mais de son temps il fallait extérieurement être imposante et correcte, l’incroyable sincérité de Luce la surprend jusqu’à la stupéfaction ; elle ressent quelque chose qui ressemble à de l’ahurissement, quand Paule, qui vient de terminer un entretien à voix basse avec Monteux, s’approche, et toute rayonnante de beauté, dit tranquillement :

— Moi, c’était de Mazzantini que je raffolais, je lui ai jeté mon éventail une fois, il m’a lancé un regard… jamais je ne me suis tant amusée.

— Tous ces sentiments-là n’ont rien de commun avec l’amour, tel que je l’ai vu comprendre, dit sentencieusement et froidement madame de Corbenay.

— Je crois que si, madame, répond Didier ; seulement la mode change pour la manière de l’exprimer.

— Celle de vos contemporains me paraît bien inférieure, en tout cas.

— Ce ne sont pas tant les contemporains, peut-être, que les contemporaines qui ont changé de mode ; que voulez-vous, madame, elles sont moins crédules et moins simples.

— Une femme n’est pas crédule, monsieur, parce qu’elle croit que l’amour est une chose belle et sainte, dit vigoureusement et d’une intonation noble et tendre l’aimable d’Aveline.

— Ah ! mais pardon, proteste immédiatement Luce de Juvisy ; nous avons toutes connu des hommes amoureux, je n’ai jamais trouvé de beauté et de sainteté dans leurs sentiments.

— Cependant, madame, le don désintéressé d’une créature humaine à une autre, dit madame de Corbenay, l’affection qui fait affronter tous les dangers, courir des risques cruels, vous ne trouvez pas cela beau ?

— Non, madame, pas du tout ; et le désintéressement est absolument illusoire, car on court ces risques-là pour un plaisir qu’on connaît certain.

— Oh ! madame ! voilà une manière d’envisager la passion !

— Et comment voulez-vous qu’on l’envisage, comme un acte d’héroïsme ?

— Vous êtes jeune, très jeune, délicieuse madame, dit d’Aveline ; l’expérience, la vraie, viendra plus tard.

— Mon cher ami, c’est vous qui êtes jeune et naïf ; du reste, comme presque tous les hommes de votre âge ; c’est délicieux, mais ne vous attendez pas à nous voir vous suivre.

— J’accepte d’être traité de naïf, madame, si c’est l’être que d’avoir confiance à la vertu et au courage des femmes.

— Nos appréciations de la vertu diffèrent sans doute ; qu’est-ce que vous aimez en elle, l’hypocrisie ?

— Comment, l’hypocrisie !

— Mais oui, avoir toujours l’air de préférer son mari ; n’est-ce pas, madame, que cela n’a jamais été possible ?

Madame de Corbenay, un peu embarrassée, hésite et finit par dire :

— Puisque le monde est organisé ainsi… et d’ailleurs il est certain que la vie commune amène l’affection.

— Oh ! bien, voilà une conclusion qui n’est pas la mienne, certes ; ce qu’on appelle la vie commune, c’est la liberté de discuter tous les sujets désagréables, un monsieur à votre côté qui se croit permis de vous parler de ses infirmités, de ses mauvais placements, de vous offrir sa société lorsqu’il est malade ou découragé ; je ne suis mariée que depuis six ans ; mais je doute que vingt ans de ce régime me le rendront plus cher ; c’est en dehors de la vie commune, au contraire, que je peux imaginer quelque chose qui ressemble à l’affection ; deux êtres qui ne se parlent que d’eux-mêmes, et sans la moindre référence à l’existence matérielle, ou aux conditions sociales ; vraiment, madame, vous trouvez agréable d’avoir depuis trente ans M. de Corbenay en face de vous à table ? Je pense pourtant qu’il n’a pas uniquement occupé votre pensée tout ce temps-là ; vous ne seriez pas aussi belle que vous l’êtes encore.

— Mon Dieu, madame, je n’ai pu empêcher les gens de m’aimer.

— Il y a quelque chose de si admirable à voir une jolie femme triompher de toutes les tentations, prononce d’Aveline d’un air inspiré.

— Eh bien, moi, je trouve ça bête, dit la belle Paule.

— Vous ne croyez pas qu’on puisse aimer et triompher de son amour, demande madame de Corbenay.

— Je ne sais pas, je n’ai pas essayé ; mais je suis persuadée que je ne m’infligerai jamais volontairement de la peine.

— Et vous aurez bien raison, ajoute Didier.

— Chut ! dit impérieusement Luce, on va commencer.

Et du moment que la musique a repris, elle devient une autre personne, son beau bras s’appuie sur le rebord de la loge, et ses yeux ardents ne quittent pas la scène ; les diamants de son corsage brillent et palpitent ; Didier, tout proche d’elle, lui parle bas quelquefois, et elle fait un signe d’acquiescement.

Mesdames Baugé et de Corbenay ont repris leur tenue d’Opéra ; c’est une attitude particulière, à la fois élégante et attentive, qui leur est familière depuis trente-cinq ans ; madame de Corbenay, avec une grâce parfaite, qui attire l’attention sur ses superbes épaules, ajuste de temps en temps son corsage ; d’Aveline soupire alors quelques mots admiratifs sur le buste magnifique qui s’étale complaisamment sous ses yeux.

Madame de Corbenay, par habitude, est assise un peu de côté afin de pouvoir causer avec le cavalier qui est derrière elle ; elle le fait imperceptiblement, sans un mouvement du corps, tandis que Paule, lorsqu’elle veut dire un mot à Didier ou à Monteux, se retourne tout d’un bloc.

— Elles sont impertinentes, ces petites, souffle d’Aveline à madame de Corbenay. Madame de Juvisy n’y met vraiment pas de mesure, regardez-la.

Madame de Corbenay prend sa lorgnette, et, à son abri, jette un long coup d’œil à Luce ; puis, sans presque ouvrir les lèvres, avec ce joli sourire des belles d’autrefois, gracieuses toujours et malgré tout :

— Elle a peut-être raison, mon cher, au moins elles ne se sont pas condamnées à la comédie.

— Voyons, chère amie, la comédie, quelle comédie ? ah ! quelle différence entre elles et vous ; vous, délicieuse, adorable, fine ; elles, parlant à tort et à travers, je ne sais pas même si elles sont jolies… l’une son ténor, l’autre son torero… Ce n’est pas une femme comme vous, qui avez jamais eu des goûts semblables.

— Si, mon ami, j’ai adoré Mario… seulement je n’osais pas le dire.

— Mario, c’était Mario… un grand seigneur.

— Celui-ci aussi.

— Ce n’est plus la même chose, il y a des délicatesses, des nuances…

Ici, madame Baugé leur fait signe de se taire ; la salle entière est hypnotisée par sa voix…

— Ah ! l’amour, murmure d’Aveline, l’amour, il est certain qu’il n’y a que cela au monde.

Et d’un beau mouvement de vaincu qui résiste, il rejette en arrière sa tête fatiguée.

Paule l’a observé, et tournant le dos à madame Baugé, elle se penche vers Monteux et lui dit :

— Est-ce que vous ne les trouvez pas bien poétiques, Divin ? voilà d’Aveline qui a plus d’âme, bien sûr, que nous tous ensemble.

— Pas que moi, madame ; que vous peut-être.

— Il faudra que nous l’invitions quelquefois avec la belle Corbenay, nous lui donnerons du cœur à cette pauvre femme, faites-lui donc un peu la cour, Monteux.

— Non, madame, vous me suffisez.

Didier, qui les a entendus, se rapproche, et dit tout bas :

— Ne troublez donc pas la sérénité de cette chère Corbenay, vous allez lui faire commettre un scandale, et que dirait d’Aveline.

Autre rappel de madame Baugé, mutisme général, attention apparente. Madame de Corbenay, perdue dans ses rêveries, évoque une silhouette disparue : un visage ovale, une barbe fine, des yeux amoureux et une voix de caresse disant avec l’accompagnement du geste le plus gracieux : « Almaviva son io. »

— Ah ! si elle avait eu le toupet de cette petite Juvisy, qui, la bouche entr’ouverte, les deux mains pendantes, écoute fascinée et heureuse, et ose dire qu’elle l’est, et le dira à lui-même ; où ont-elles trouvé ce courage, ces petites femmes ?…

L’acte est terminé ; cette fois, madame de Corbenay se meut la première, et se rapprochant de madame de Juvisy, elle dit volontairement :

— C’est vrai qu’il est exquis ; Mario aussi l’était, je vous assure.

Luce répond tranquillement en brisant entre ses doigts nerveux une fleur d’orchidée qui ornait son corsage.

— Est-ce que vous l’avez aimé, madame ?

Madame de Corbenay soupire :

— On n’osait pas…

Et elle demeure muette pendant que Luce dit posément à Didier :

— J’aperçois mon mari dans la loge du cercle, allez me le chercher, je vous prie, je veux qu’il l’invite ce soir même à venir chez moi.

Et comme sans hésitation Didier part, madame de Corbenay demande avec intérêt :

— Il l’invitera, vous croyez ?

— Assurément, madame, vous ne pensez pas qu’il veuille se rendre ridicule.

Devant ce nouveau point de vue, madame de Corbenay reste silencieuse et anéantie…

VIII
LA FÊTE

Un beau matin, Baugé se réveilla avec l’idée bien arrêtée que Lolo était infiniment plus charmante que madame Manassé ; elle l’avait prodigieusement ennuyé la veille à l’Opéra avec ses prétentions, ayant refusé d’aller avec lui voir une pantomime très suggestive ! Après tout c’était une poseuse, et Baugé se disait avec une légitime satisfaction que la vraie simplicité ne se rencontre que chez les filles de grande maison, comme Lolo ; était-elle assez naturelle, et cela ôtait-il quoi que ce soit à sa distinction ! A bien réfléchir, Baugé s’aperçoit que Lolo devient très captivante, elle a des caprices, des volontés et des boutades ; elle rentre et sort maintenant, sans lui en rendre aucun compte ; elle fait des parties de théâtre avec Roseline ; elles vont ensemble déjeuner à la campagne, et on le laisse tout naturellement en dehors de ces combinaisons. Lolo est très gentille et aimable pour son mari, mais il ne paraît plus qu’il ait une part quelconque à sa vie ; incidentellement ou accidentellement elle nomme tel ou telle avec qui elle a fait une partie, elle laisse tomber une allusion aux visites de Didier ou de Monteux, mais sans paraître songer qu’il y ait là quelque chose qui regarde aucunement Baugé, elle lui témoigne la plus admirable indifférence, et lorsque volontairement il annonce ou explique l’emploi de sa journée ou de ses heures, elle feint de ne pas entendre et ne relève jamais quoi que ce soit. Baugé se dit bien que tout cela est très joli, très élégant ; mais il n’y a pas à dire, Lolo lui plaît toujours, et il a bonne envie de le lui prouver, sans être ridicule bien entendu, ni bourgeoisement tendre.

Très inconsciente des honnêtes pensées de son mari, Lolo, à l’heure du déjeuner, entre dans la salle à manger, portant sur son dos l’aîné de ses garçons dont les talons battent l’élégant peignoir de crépon jaune ; en s’asseyant, elle jette l’enfant à terre, l’embrasse gaîment, et donne à son mari, qu’elle voit pour la première fois, sa jolie main qu’il baise avec une galanterie inusitée ; sa bonne humeur s’étend même aux enfants, et il lance à chacun une mandarine dont la vue provoque un brouhaha, aussitôt réprimé par le murmure autoritaire de Miss, qui préside à la petite table, où mangent maintenant les jeunes Baugé, leur père ayant déclaré qu’il était fatigué de voir les enfants se mettre du jaune d’œuf au menton. Pendant tout le déjeuner, Baugé déploie une éloquence entraînante et raconte deux ou trois histoires assez raides qui font rire Lolo, ce dont il paraît charmé ; dès que la marmaille a disparu, il dit à sa femme avec un regard insinuant :

— Ma petite Lolo, j’ai bien envie de te mener faire la grande fête.

— Moi ?

— Oui, toi ; est-ce que tu te figures que je ne saurai pas t’amuser.

— Je n’ai pas d’idées là-dessus.

— Mais je veux t’en donner.

— A propos de quoi ?

— A propos de rien, à propos que je suis amoureux de toi.

— C’est joliment drôle, par exemple.

— Mais je ne trouve pas, tu es assez gentille pour cela, il ne manque pas de gens pour être de cet avis.

— Ce sont des gens, ce ne sont pas : mon mari.

— Il n’y a pas besoin de te rappeler que je le suis.

— Ah ! mais si.

— Vois-tu, Lolo, tu as de l’expérience maintenant, il y a des nuances que tu dois comprendre. Quand on épouse une jeune fille on est bien obligé, n’est-ce pas, de se faire une manière d’être… particulière… mais à la longue ce n’est plus nécessaire ; qu’est-ce qu’il y a de plus raisonnable que de prendre gaîment la vie entre mari et femme ; tu as bien soupé chez Didier, pourquoi ne souperais-tu pas avec moi ?

— C’est tout de bon alors ?

— Mais je crois bien, ma petite Lolo ; allons, dis un peu que tu viendras faire la fête avec ton mari.

— Pas avec vous seul, assurément.

— Comment pas avec moi seul, et pourquoi ?

— Parce que je suis une femme qui pense au lendemain.

— Ma jolie Lolo, ne pense à rien du tout, pense seulement à passer un bon moment avec ton mari ; j’ai envie de te voir un grain de folie. J’aimerais tant savoir tout ce qu’il y a dans cette petite tête, — continue Baugé de plus en plus monté, — car je parie que je ne connais pas la moitié de tes pensées.

— Ça c’est sûr !

— Voyons, Lolo.

Et il essaye de l’attirer sur ses genoux, répétant avec une insistance amoureuse :

— Quand soupons-nous ?

— Mon cher, nous ne sommes pas encore en train de faire la fête, je préfère beaucoup être assise sur un fauteuil.

Et s’y étant installée :

— Nous recauserons de tout cela.

— Mais quand ?

— Je vais réfléchir.

Et, comme au même moment on introduit Didier, Lolo ajoute :

— Nous allons lui en parler.

— Me parler de quoi ? demande Didier, saluant la femme sans regarder le mari.

— D’une proposition que je viens de faire à Lolo, dit Baugé.

— Et qui est ?

— De venir souper avec moi.

— Oui, mon mari me propose une petite fête.

— Mais c’est très gentil.

— Enfin, mon cher, je puis bien être amoureux de ma femme.

— Je le crois sans peine, c’est même un excellent sentiment ; seulement il s’agit de savoir si votre femme est amoureuse de vous. Qu’en dites-vous, madame ?

— Je dis, Didier, que vous parlez à ravir.

— Elle a bien soupé chez vous, grogne Baugé avec un commencement de mauvaise humeur.

— C’est vrai, et sans être amoureuse ; allons, madame, un bon mouvement, contentez ce pauvre Baugé.

— Soit, je consens mais à une condition, nous emmenons Didier.

— Ah ! mais non. Pourquoi Didier ?

— Ou à nous trois, ou pas du tout.

— Voyons, Baugé, qu’est-ce que vous faites des convenances, dit Didier ; je serai là pour vous les rappeler.


Roseline et madame Baugé la mère, mises au courant des projets du ménage, eurent chacune leurs appréciations différentes. Roseline félicita Lolo :

— Tu commences à comprendre comment on les mène, mais prends garde à ne pas perdre tes avantages.

— J’emmène Didier.

— Ceci est un trait de génie, seuls vous auriez eu l’air de nouveaux mariés amoureux, et dame ! c’est un peu bébête ; ne lâche pas Didier, surtout.

— Sois tranquille.

Madame Baugé, tout attendrie, fit ses compliments à son fils.

— Mon ami, c’est délicieux de voir un jeune ménage entendre aussi bien l’existence ; ta femme peut bien dire qu’elle est heureuse, tu la traites comme une maîtresse, on ne connaissait pas ces bonheurs-là autrefois !

Et madame Baugé soupire de regret.

La question avait été traitée plus sérieusement entre Lolo et Didier : puisque malheureusement, pour le repos et la considération de Lolo, Baugé était une qualité qui ne pouvait être négligeable, il était préférable de lui donner un os à ronger, moyennant quoi Lolo assurerait sa liberté relative ; et un souper à trois ne pouvait avoir de réel inconvénient.

Une fois entrée dans la voie des concessions, Lolo a pensé qu’il fallait être jolie tout à fait, et n’y épargna pas la peine. Aussi lorsque sur le coup de minuit, ils pénètrent tous trois dans le cabinet particulier que Baugé a retenu dès la veille, il se croit réellement en bonne fortune et prend en regardant sa femme, des airs de fierté satisfaite qu’elle voit pour la première fois.

Lolo sans embarras ni étonnement s’assied sur le divan bas qui se trouve derrière la table, et d’une main leste fait passer un couvert en face d’elle, de sorte que les deux hommes lui font vis-à-vis.

Baugé proteste :

— Je t’en prie, laisse-moi m’asseoir à côté de toi.

— Jamais de la vie. Didier serait jaloux.

— Elle est bonne, celle-là, il n’y a que moi qui compte.

— Pas du tout, je soupe avec tous les deux, je ne veux pas faire de déplaisir à Didier.

— Ni de plaisir non plus, j’espère, dit Baugé, très satisfait de lui-même.

Et, prenant d’un coup d’œil possession de la table et de la femme, il ajoute d’un ton avantageux :

— Nous allons la griser, Didier, je le lui ai promis.

— Si vous y tenez, mais je la trouve plus jolie comme elle est.

— C’est que je veux lui faire dire des bêtises.

— On peut en dire sans être grise, il me semble, dit doucement Didier.

Il est en train de détacher de leurs coquilles les huîtres de Lolo, et les lui passe au fur et à mesure sur son assiette.

— Voyez-vous, Didier, continue Baugé en se rengorgeant dans son plastron ; je disais à ma petite Lolo qu’elle ne me connaît pas, les femmes ne connaissent jamais leur mari.

— Vous entendez, Didier, c’est très intéressant ; j’avoue que pour une fois je ne serai pas fâchée de me trouver en compagnie de quelqu’un de plus amusant que ne l’est habituellement mon légitime époux.

— Je te prie de croire, réplique Baugé, qui se verse généreusement du champagne, que mes maîtresses ne m’ont jamais trouvé ennuyeux.

— Il faudrait savoir qui elles étaient, dit Lolo, pour juger de la valeur de leur opinion.

— Mon Dieu ma chère, je ne prétends pas être plus séduisant qu’un autre, mais il est de fait que j’ai été aimé par des femmes d’un certain mérite.

— Vraiment, cela me fait bien plaisir de l’apprendre.

— Mais aucune, ma chère Lolo, ne t’était supérieure ; non, plus j’y réfléchis, plus j’en suis convaincu. Oh ! j’ai toujours eu du flair pour les femmes, je savais bien ce que je faisais en t’épousant ; n’est-ce pas, Didier, que ma femme est une des plus jolies de Paris ?

— Je le lui dis souvent, c’est tout à fait mon avis ; n’est-ce pas, madame, que vous connaissez ma pensée là-dessus.

— Certainement, répond Lolo tranquillement.

— Et tu vois que je ne suis pas jaloux, continue Baugé en se versant lampée sur lampée ; et, dans un emportement de familiarité qui lui semble commandé par la situation, essayant de chiffonner les rubans de la robe de sa femme :

— Il faudra que je t’apprenne à souper, Lolo. Nous reviendrons un jour à nous deux, tu verras alors comme je puis être amusant.

— Mais je vous trouve déjà très divertissant.

— Je me rappelle une gentille femme… une Anglaise… vous savez qui je veux dire, Didier, une blonde, très grave ; eh bien, au bout de dix minutes elle était régulièrement pocharde.

— Ce devrait être un grand plaisir.

— Ce qu’elle disait de folies !… et ce qu’elle m’a aimé, la pauvre créature, continue Baugé ; du reste, moi je l’aimais bien aussi, les femmes ont toujours été contentes de moi.

— Mais tant mieux, mon ami, tant mieux ; ce sont probablement ces souvenirs… agréables qui vous rendaient si sévère pour moi.

— Dame, j’avais appris un peu à me méfier. Ce que j’en ai fait porter à de pauvres maris ; mais puisque je veux t’aimer comme un amant, je ne cours pas grand risque.

— Aimez-moi, mon ami, aimez-moi ; seulement je vous préviens que je n’irai peut-être pas aussi loin que votre Anglaise… blonde et grave.

— C’est à croire que si ; n’est-ce pas, Didier ?

— Je vous rappelle au sentiment des convenances, Baugé.

— Je m’en fiche des convenances, je puis bien être inconvenant avec ma femme.

Et se levant et se penchant à travers la table, Baugé plaque à Lolo un lourd baiser sur la nuque.

Elle se recule froidement, et sa main se porte à sa coiffure.

— Je suis venue ici, mon cher ami, pour m’amuser, n’est-il pas vrai, et vous, pour satisfaire mes caprices ; eh bien, je vous prie de vous tenir tranquille, il serait trop fâcheux de gâter l’heureuse entente qui est entre nous.

— Comment, gâter l’entente qui est entre nous ; mais moi je veux la rendre plus intime, beaucoup plus intime, ma chère petite Lolo.

— Je suis bien touchée, mon ami, mais moi je ne veux pas ; vous me plaisez beaucoup trop dans votre nouvelle manière. Vous vous mettez en frais pour moi, vous me faites manger des plats extraordinaires ; ces choses-là ne vous venaient pas à l’idée quand j’obéissais à toutes vos fantaisies ; nous sommes beaucoup mieux ainsi.

— Mais c’est que tu es devenue capiteuse, très capiteuse, Lolo.

— Voulez-vous que je m’en aille ? madame, demande Didier.

— Jamais de la vie ; si vous me faisiez un peu la cour au contraire, au lieu de laisser tout le temps le champ libre à mon mari.

— Je puis bien prétendre à plaire autant que Didier, même si je n’étais pas ton mari.

— Je n’en doute pas, et je suis charmée d’avoir fait votre conquête, mais je ne dédaigne pas les hommages de Didier non plus, et je prétends encore plaire à d’autres.

— C’est joliment raide de dire cela à un mari.

— Et pourquoi donc ? Est-ce que vous songiez à être amoureux de moi lorsque je ne pensais qu’à plaire à vous tout seul ; est-ce que jamais nous avions ensemble des conversations aussi tendres que celle-ci ; j’ai donc trouvé le vrai moyen de vous être agréable, j’en suis ravie et je compte m’y tenir.

— Qu’est-ce que vous avez à répondre à cela, mon cher ? interroge Didier d’un air pacifique.

— Je le dirai à Lolo tout à l’heure ; c’est vous et Monteux qui lui mettez ces belles idées en tête.

— Mais je m’en vante ; croyez-moi, mon cher, vous ne connaissez pas encore madame Baugé, il faudra peut-être que vous soupiez avec elle plusieurs fois pour la comprendre.

— Je veux bien, moi ; dis donc, Lolo, où as-tu envie d’aller ce soir ? je suis à tes ordres pour n’importe où et n’importe quoi.

— Vous êtes bien aimable, mais je suis attendue chez Roseline.

— Chez Roseline ! tu ne vas pas me lâcher, par exemple.

— Mais je ne vous empêche nullement de venir aussi.

— Comment, c’est pour aller chez Roseline ensuite, que je te mène souper ; ah mais non.

— En ce cas, Didier m’accompagnera.

— C’est un peu fort, je suis pourtant assez gentil pour toi, il me semble ; voyons Lolo, envoie Didier chez Roseline et rentrons tous les deux si tu ne veux pas aller t’amuser.

— Non, mon ami, ce n’est peut-être pas ma vocation de souper en cabinet particulier, ou bien j’ai le champagne triste ; mais j’éprouve absolument le besoin d’aller me distraire à ma manière ; partons-nous ?

— Je n’y vais pas, bien sûr ; mais tu sais, Lolo, pour le coup, tu me donnes le droit de faire tout ce qu’il me plaira.

— Mais je crois bien, mon ami. A notre prochain souper vous me raconterez encore vos succès. Bonsoir.

Et Lolo, très posément, enfile son manteau et disparaît aux yeux ahuris de Baugé.

....... .......... ...

IX
CONSIDÉRATIONS MATRIMONIALES

La belle Paule d’Haspre a compris qu’elle devait à ses contemporains de poser pour son portrait : elle veut y paraître belle, non point à la manière des femmes ordinaires, mais s’y révéler une sorte d’incarnation à la fois voluptueuse et spirituelle du charme féminin ; l’ami Didier discourt là-dessus avec une éloquence persuasive, et le Divin demeure de longues heures à la contempler, afin de ciseler des sonnets qui célèbrent dignement les merveilles de sa chair ! Elle-même est d’avis que cette chair est incomparable et mérite les plus rares égards. Aussi, elle passe sans ennui ses journées à mirer ses beaux yeux de violette et à chercher une expression et des attitudes qui la contentent pleinement.

Didier et le Divin, qu’elle appelle à juger du fruit de ses méditations, trouvent toujours quelque chose de nouveau à suggérer ; ils lui font tour à tour essayer l’air triste, inspiré, langoureux, et, la séance finie, ils veulent mieux encore…

Quant à Jean Mousse, « son peintre », qui est admis en tiers à ces conciliabules, il est de son côté lent à voir se préciser son rêve !… Et il se prend la tête en regardant madame d’Haspre d’un air éperdu. Jean Mousse n’est pas illustre, mais il est célèbre, ce qui suffit ; il a peint les plus rares névrosées : lui-même a l’air fatal et triste, et il donne à tous ses modèles l’illusion exquise de se mourir pour elles du mal d’amour ; il ne peut commencer à travailler que lorsqu’il est entièrement possédé de son sujet, et parfois l’initiation est longue, mais la belle Paule, qui aime qu’on ait une juste appréciation de ses charmes, se prête de bonne volonté à cette mise à point du rayon visuel de son peintre ; depuis deux mois il est admis à toutes les heures et il est convenu qu’il est là comme n’y étant pas ; c’est ce qu’il appelle faire sa palette ; et elle lit, écrit ou s’attife sans se soucier de sa présence.

Un clair matin de février, se sentant en forme, Jean Mousse, ses crayons dans la poche de son veston bien coupé, une cravate mourante autour du cou, tout parfumé à la citronnelle qui est son essence évocatrice, arrive chez madame d’Haspre. Déjà dix fois, en route, il a du pouce tracé dans l’air la silhouette élégante qu’il veut fixer en des lignes harmonieuses. Quelques minutes seulement d’attente, pendant lesquelles il s’exalte au contact des choses qui sont imprégnées d’elle, et on le fait monter dans le sanctuaire des privilégiés ! C’est la pièce claire, pleine de blancheurs et de reflets de vermeil, qui est consacrée au culte spécial de la personne de la belle Paule ; assise au milieu, dans un fauteuil bas placé sur la fourrure blanche et sourde, les cheveux épars, elle fait face à ses grands miroirs, son corps fuselé est enveloppé d’une large robe de soie blanche à manches vastes et lâches ; elle est immobile, et seul son petit pied chaussé d’une mule d’or s’agite comme un oiseau emprisonné. A la vue de Mousse, elle fait un signe de silence, et, docile, sans la saluer autrement, il se place dans un angle d’où il peut la regarder à l’aise.

Une femme de chambre pâle, aux pommettes saillantes, aux yeux lavés, est occupée à brosser doucement les beaux cheveux parfumés et volants, et tout en brossant elle récite d’une voix gutturale des vers allemands…

Madame d’Haspre, le regard voilé, son visage froid éclairé par une sorte de lumière intérieure, écoute avec attention ; un de ses doigts délicats pose sur sa bouche humide qui s’entr’ouvre de temps en temps pour répéter un mot qu’elle dit avec une longue respiration… Vue ainsi, elle est exquise et d’une saveur unique, et le pauvre Mousse se compare mentalement aux anachorètes les plus éprouvés… Au bout d’un quart d’heure (l’œil fané de la camériste a plusieurs fois consulté le cadran posé sur la glace), le récit cesse brusquement, la brosse s’arrête, les cheveux ont un dernier envolement ; et, se mouvant enfin, la belle Paule autorise du regard Mousse à s’approcher d’elle, et lui tend languissamment une main à baiser :

— J’ai la migraine, ce matin, mon cher ; et lorsque j’ai la migraine, il n’y a que d’entendre Tristan et Yseult qui me fasse du bien.

Cette communication inattendue stupéfie le peintre qui répète :

— Tristan et Yseult !

— Oui, certainement. Charlotte le sait tout entier par cœur… Elle est fanatique de Wagner et elle n’est entrée chez moi qu’à la condition d’être menée à Bayreuth… Pourquoi êtes-vous si étonné ? vous êtes un Philistin, alors, vous !

— Ah ! mais non, par exemple ! ah ! mais non ! car je vous conjure de faire recommencer mademoiselle Charlotte. Ce que vous étiez belle tout à l’heure ! ah ! vous allez m’inspirer un chef-d’œuvre. Dites-lui de recommencer tout de suite, reprenez votre visage attentif.

Et, dans son exaltation croissante, Jean Mousse secoue son mouchoir, afin de respirer les odeurs qui l’inspirent d’ordinaire ; puis, familièrement, il se saisit de la tête de Paule, la renverse légèrement, lui pose une main sur l’épaule et la contemple ! répétant d’une voix saccadée :

— Dites-lui donc de recommencer…

Deux mots en allemand et mademoiselle Charlotte est repartie… Elle dit les affres de Tristan, les vouloirs d’Yseult, elle dit la mer mystérieuse et déserte…

Cela dure ainsi un bon moment ; puis la porte s’ouvre après un petit heurt familier et livre passage à Roseline de Vaubonne en costume de bicyclette ; elle s’arrête un instant, interdite à la vue du groupe singulier ; puis, comme le sentiment d’étonnement ne lui est pas naturel, elle se reprend vivement, et de sa voix posée, comme si elle faisait la question la plus ordinaire :

— Est-ce qu’il allait vous couper la gorge, Paule ? Alors, nous sommes arrivés à temps, car Didier est là : il peut entrer, n’est-ce pas ?

— Ah ! madame, ne parlez pas, gémit Mousse qui n’a pas bougé, je vais perdre son expression.

— Tant pis, mon pauvre maître, vous la dévorerez des yeux un peu plus tard ; vous allez la faire tomber en catalepsie. Vous voulez donc la représenter en extase !

Madame de Vaubonne, très droite et délurée dans son costume sombre, s’assied sur un étroit canapé canné garni de coussins mous, couverts de soies irisées.

— Et qu’est-ce que Charlotte faisait ici ? demande Didier, comme la femme de chambre, coulant contre le mur, se glisse sans bruit au dehors ; était-elle là pour la morale par hasard ?

— Non, Didier… elle me récitait Tristan et Yseult ; elle me récite toujours du Wagner en me coiffant…

— Et si vous saviez comme elle écoute ! grince Jean Mousse, qui tombe, brisé d’émotion contenue, sur une chaise basse.

— Voyons, mon ami, ne vous exaltez pas tant, dit Roseline doucement. C’est une idée impayable, ma chère ; où l’avez-vous prise ?

— Voilà ! mon mari avait la rage d’entrer pendant qu’on m’arrangeait le matin ; j’avais essayé de ne pas le regarder, de causer en allemand avec Charlotte. Cela ne le faisait pas partir, mais du jour qu’elle s’est mise à réciter, il n’a pas pu y tenir… C’était aussi trop épouvantable de commencer la journée en entendant ses histoires.

— Ah ! exquise madame, que vous êtes géniale ! dit Didier. C’est une joie de vous idolâtrer, mais je comprends ce pauvre d’Haspre ; cette vêture blanche est d’un suggestif !

— Mon pauvre ami, où prenez-vous vos expressions ? je m’habille en blanc parce que j’entends mieux la poésie lorsque je porte cette couleur.

Roseline de Vaubonne, qui s’est levée et est debout entre les trois miroirs, occupée à ranger de sa main fine les plis de sa large culotte, incline approbativement la tête :

— Paule a raison ; ainsi, habillée, comme je le suis en ce moment, impossible d’entendre des vers.

— Mais c’est certain, confirme Paule.

— Alors, votre entendement dépend de vos costumes, demande Didier.

— Très assurément, dit Roseline ; il n’y a que les brutes qui soient insensibles à ces choses ; aujourd’hui, quand je veux avoir une petite explication sérieuse avec Armand, j’endosse ma tenue de bicycliste ; j’ai une décision là dedans !… il sait que c’est inutile de me tenir tête ; vous avez bien tort, Paule, de ne pas vous décider à adopter la bicyclette ; cela procure des idées claires et nettes ; on sait joliment bien ce qu’on veut quand on a pédalé jusqu’à Saint-Germain.

— Ah ! madame, laissez-la en paix, gémit Mousse, laissez-la penser à son portrait.

— Oui, dit Didier, faisons d’abord son portrait, parlons-lui de Tristan.

— Du reste, continue Paule, rien ne me fera jamais aller à bicyclette. Mon mari en a la rage : il voudrait venir avec moi ; ce serait insoutenable.

— Qu’est-ce que cela vous ferait ? dit Roseline ; ne vous en occupez pas !

— Mais il s’occupe de moi… c’est une manie… Et dire qu’il y a des femmes qui ont le bonheur de se démarier !…

— Ah ! voyons, dit Didier, vous n’allez pas vouloir divorcer ! c’est du dernier vulgaire.

— Non, mon ami, pas divorcer… mais voir mon mariage annulé, c’est mon rêve ; j’y réfléchis tout le temps que Charlotte récite ; pensez donc ! ne plus avoir de mari ! se dire par le fait qu’on n’en a jamais eu ; je trouve cela une situation ravissante !

— Peut-être, dit Roseline ; mais quel prétexte pourriez-vous prendre ?

— C’est là l’obstacle, soupire Paule, s’affaissant délicieusement dans sa belle robe blanche et laissant traîner ses doigts sur la fourrure caressante ; il paraît que la répugnance ne suffit pas ; c’est barbare, ça !

— Il est bien certain, dit Didier, que les lois actuelles du mariage répondent à un état de société absolument éloigné de la véritable civilisation ! Les abeilles sont plus intelligentes : elles ont au moins leurs reines affranchies de toutes les servitudes. Notre belle amie est une reine parmi les abeilles ; son seul devoir est d’être belle, n’est-ce pas Mousse ?

Mousse, qui, l’œil noyé, s’est rencogné dans son coin et depuis un moment brise sans merci les feuilles d’émail d’un gardénia délicat dont la senteur subtile flotte dans l’air, répond de la voix d’un homme qu’on va mener pendre :

— C’est mon avis.

— Mon cher Mousse, dit madame de Vaubonne, vous aussi, vous devriez faire de la bicyclette. Vous avez l’air trop sombre ; nous ne pourrons pas vous permettre de continuer le portrait de madame d’Haspre ; la tristesse est nuisible à la beauté.

— Non, chère, n’ayez pas peur ; le désespoir amoureux ne m’afflige pas, j’en ai l’habitude. Mon mari l’est bien, amoureux de moi… c’est pour cela qu’il m’ennuie tant. Ah ! Didier, vous ne pourriez pas creuser mon cas théologiquement…

— Je chercherai, madame, je chercherai ; j’entrevois des possibilités !…

— Mon ami, vous me rendez la vie ; ne plus être obligée de rentrer en voiture le soir avec quelqu’un qui m’agace !… Imaginez-vous que nous n’avons pas un avis en commun ; toutes ses admirations m’horripilent ; heureusement qu’à l’Opéra je l’ai dans mon dos ; du reste, il trouve toutes mes appréciations inconvenantes… c’est charmant ; il dit que mes béatitudes l’agacent ; c’est au sujet de Tristan et d’Yseult qu’il a tenu ce joli propos.

— Mais, madame, intervient humblement Mousse, si vous aimez Tristan, vous ne détestez pas tant l’amour ?

— D’abord, mon ami, c’est l’amour coupable ; ensuite, Tristan meurt, n’est-ce pas ? Je veux bien qu’on meure pour moi.

— Mais à quoi cela vous servirait-il, madame ?

— Mais peut-être à me faire vivre ; en principe, je n’y ai pas d’objections, et vous, Roseline ?

— Non, ma chère, c’est inutile, il faut se maintenir dans les réalités. Quand votre portrait sera fini, je vous conseille de vous reposer un peu de Tristan et d’Yseult.

— Nous ferons de la théologie ensemble, madame, dit Didier.

— Ah ! oui, ce doit être bien intéressant, je suis convaincue qu’il doit y avoir un moyen de trouver un cas de nullité ; quand on pense que mon mari se mêle de demander à quelles heures j’irai poser chez Mousse ! Je vous avertis, n’est-ce pas, Mousse, que je défends qu’on le laisse entrer jamais : il verra mon portrait quand il sera terminé ; j’entends me faire peindre à ma manière, pas à la sienne ; je considère mes épaules comme ma propriété particulière, je le lui ai signifié ! Voyez-vous, ce sont les airs de propriétaire qui me mettent hors de moi. Qu’est-ce que c’est, en somme, pour moi, que M. d’Haspre ? Un monsieur quelconque avec qui le hasard m’a mise en rapport ; on ne me fera jamais croire que des phrases prononcées par un autre monsieur quelconque peuvent lui donner le droit de me défendre de penser à ma guise, et me forcer de ne trouver que lui de beau au monde ! Mais c’est un conte de Croquemitaine ces histoires-là, et il est en furie quand je le lui dis ; mais je ne le regarde pas du tout comme ma propriété, moi !

— Vous avez raison, madame, mille fois raison ; nous vous affranchirons, et vous serez belle comme vous l’entendrez, et pour qui il vous plaira.

— Je ne demande pas autre chose. Je ne veux pas de mal à M. d’Haspre, seulement, qu’il ne s’occupe pas de moi.

— Le fait est, acquiesce madame de Vaubonne, que le mariage n’est admissible que de cette façon ; mais il faudra réfléchir, croyez-moi, Paule ; vous pourriez trouver cela gênant de ne plus avoir de mari : ils ont leur utilité.

— Je n’en vois aucune !… Tenez, si je ne change pas de robe pour déjeuner, il ne dira rien, mais il fera une tête !… Qu’est-ce qu’elle a d’étonnant, je vous le demande, ma robe ? Si je montre mon cou à un valet de pied, le matin, il me fait des scènes, et, le soir, c’est tout simple… ils sont fous, tout bonnement, ils pensent toujours à mal.

Et là-dessus, Jacques Mousse, plus ténébreux qu’à l’arrivée, se lève le premier pour prendre congé.

— Dites, madame, quand commençons-nous ?

— Mais, demain, mon ami, si vous voulez.

— Seulement, il faudra amener Charlotte, ajoute Didier.

— Ah ! oui, reprend gravement Paule, à toute force ; à moins que vous ne lisiez l’allemand, Didier ?

— Non, madame, mais nous pourrons mettre Charlotte derrière un paravent, et je m’offre pour vous brosser les cheveux : je m’en acquitterai à merveille.

Et il prend entre ses mains une mèche dorée qu’il porte à ses lèvres.

— Je veux bien, moi, répond la belle Paule.

Et, repoussant de la main la chevelure légère qui lui frisonne autour du visage :

— Et tenez, si mon mari était là, il crierait au scandale !

....... .......... ...

X
LE PÉCHÉ

Les jeunes madames sont réunies aux Fossés chez madame Manassé ; cela a été un projet longtemps caressé de s’y rencontrer tous ensemble, et après bien des marches et des contre-marches, il est arrivé à réalisation.

Madame Manassé est une royale hôtesse, d’une suprême élégance, et guidée par l’aimable comte d’Aveline, qui a consenti à lui donner ses conseils, elle a tout arrangé de façon à ce que ses amies soient à leur gré chez elle.

Chacune a la satisfaction d’un désir secret ; la femme de chambre de Roseline de Vaubonne passe son temps à copier avec habileté les chefs-d’œuvre inédits de Worth et de Doucet ; et madame de Vaubonne, dans le tête-à-tête de la plus jolie chambre du monde fait valoir à son mari l’avantage immense qu’il y a à se ménager des relations utiles : grâce à la complaisance de madame Manassé, elle se procure à prix coûtant des toilettes de quinze cents francs et lui-même touche de fort jolis dividendes sur les « ardoises phosphorescentes » ; il n’y a qu’à être habile dans la vie et savoir abattre ses atouts avec opportunité.

Albert Manassé, propriétaire d’un vignoble de premier crû et intime du vicomte de Vaubonne, se sent gentilhomme des pieds à la tête et sait un gré infini à sa femme du savoir-faire qui l’a mené là.

Madame de Juvisy a trouvé à sa disposition un salon de musique idéal, et à côté du piano à queue du facteur émérite, un clavecin exquis, tout propre aux romances d’amour, et une harpe faite pour des bras de déesse ; là elle peut donner le vol à l’âme mélodieuse qui la domine, et Balti l’incomparable ténor a accepté de venir passer deux jours « aux Fossés ».

Paule d’Haspre a une chambre d’atour digne d’une reine, elle y baigne sa beauté dans l’argent ciselé et en sort lumineuse comme le matin, odorante comme une cassolette de parfum et tout le jour le Divin la brûle de ses ardents regards et, tout en protestant ne la désirer point, lui fait des déclarations dans la langue des dieux ; et elle promène ses grâces, et ses pieds légers dans les vastes salons et dans les allées ombreuses, M. d’Haspre est à Paris, et elle jouit de cette parfaite liberté qui est le rêve de sa pensée capricieuse.

Quant à Lolo Baugé, c’est la plus gaie et la plus vivante de toutes, et Baugé la suit et l’approuve avec admiration.

Didier déclare qu’il passe son temps à faire des incantations afin d’amener la réalisation d’un souhait qu’il tait, et confesse absorber ses heures solitaires dans la confection d’un philtre à vertus mystérieuses, ce dont Lolo qui fait profession de ne croire plus à rien se rit, tout en s’y intéressant.

Le programme du plaisir quotidien indispensable est laissé à Monteux, et il a besoin de toute son imagination pour y suffire.

Deux immenses salons occupent une des parties du rez-de-chaussée du château ; un troisième, petit et intime, est pris dans le corps d’une tourelle, les meubles fanés du défunt propriétaire ont été rejoindre la poussière de ses ancêtres ; et ce qu’il y a de plus choisi en fait d’antiquités haut cotée a pris leur place. Rien qui ne soit d’une parfaite correction, et d’Aveline promène avec satisfaction son œil blasé sur ces belles choses, au milieu desquelles madame Manassé se meut avec la parfaite aisance d’une personne qui sait que tout est payé comptant. Le cuisinier des Manassé est un artiste et le Divin veut même qu’on l’appelle un poète.

— Oui, madame, croyez-moi, il n’y a rien au monde de plus poétique que la bonne cuisine.

Madame Manassé assure y consentir volontiers, mais avoue ne pas s’en rendre compte.

— C’est parce que les gens ne veulent jamais réfléchir, dit Monteux, soyez persuadée qu’un repas comme celui que vous nous donnez est une œuvre d’art très délicate.

— Allons, Divin, dit Roseline en plongeant sa cuiller de vermeil dans une glace aux teintes de pierres précieuses, expliquez-nous un peu comment.

— D’abord, dit Monteux, en savourant le parfum délicat d’ananas et de framboises, le sens du goût est un des plus rares, et qui demande une culture spéciale, mais une fois qu’on le possède, il procure des sensations presque aussi harmonieuses que celles que donne une ouïe affinée. Voyez les menus de notre chère hôtesse ; elle a recours aux images les plus élégantes pour nous présenter les conceptions de son chef : d’abord le doux, sérieux et voluptueux potage, telle une ouverture discrète, éveillant notre attention ; la chose faite suit quelque petite combinaison savante et subtile, comme ce soir « les croquenbouches à l’écervelée », c’est la fantaisie, presque le péché ; nous voilà tous attentifs…

— Divin, que vient faire le péché ici ? demande Roseline.

— Tout, madame, il est invariablement présent dans nos plaisirs ; ils ne sont plaisirs qu’à ce prix.

— Mais je n’éprouve le sentiment de commettre aucun péché lorsque j’apprécie les sauces de M. Oscar.

— Comment, madame ! une truite et une sauce verte ne vous font pas penser à un péché ? Croyez-moi, il y a dans la satisfaction que vous prenez à manger des choses savoureuses une dose très appréciable de concupiscence ; mais un bon repas, court et parfait comme ceux-ci, est une initiation incomparable à la réception des sensations les plus voluptueuses. Tout à l’heure, quand notre divine madame d’Haspre va nous danser le pas de Salomé, elle nous trouvera tout préparés à apprécier les grâces lascives de la fille d’Hérodiade ! et la voix de madame de Juvisy nous paraîtra encore plus séduisante et impérieuse ; il ne faut jamais perdre une miette des plaisirs que la vie nous donne ; et le rêve parfait que nous réalisons en ce moment, cette vie riche, belle, amoureuse, que nous menons est un très beau poème, il convient de l’écouter avec attention.

— Ah ! Divin, vous me faites peur, dit doucement Lolo Baugé.

— Ah ! madame, est-ce possible ? Comment ! vous goûtez même le frémissement de la peur ? Mais c’est là l’achèvement suprême de tous les plaisirs.

— Je n’ai jamais peur, moi, dit Roseline, faut-il le regretter ?

— Très assurément, madame, car la peur est une volupté incomparable, c’est elle qui fait le prix du péché.

— Mais, Divin, je croyais, dit Lolo, qu’il était convenu qu’il n’y avait plus de péché !

— Plus de péché, madame ! c’est bien la peine que je vous aie fait de si beaux discours sur l’Enfer ! Plus de péché, au sens vulgaire et bourgeois du mot, mais au sens abstrait, que si, vous toutes, vous êtes mes péchés, et je vous adore.

— Allons au salon, écouter la confession de Monteux, dit madame Manassé en se levant.

Albert Manassé obéit au premier signe et offre, avec un sourire, son bras à Luce de Juvisy.

— Et quelle est votre idée du péché, madame ? demande-t-il galamment.

— Ah ! monsieur Manassé, j’en ai cent mille.

— Venez m’en expliquer une seulement, susurre l’aimable d’Aveline, qui entend toujours tout, et souriant et confidentiel s’est approché de madame de Juvisy.

Albert Manassé, Juvisy et Baugé se sont éclipsés vers le fumoir ; longue galerie remplie des plus rares objets dont Manassé fait les honneurs avec conviction. Le grand salon, haut et vaste, est doucement éclairé ; les roses coupées embaument l’atmosphère, et la douce fraîcheur d’un soir de septembre pénètre par une fenêtre entre-bâillée ; à travers une des baies dont les persiennes sont restées ouvertes on aperçoit les profondeurs du parc et la nuit d’argent parfaitement claire. Le Divin s’est placé debout devant la cheminée monumentale, et appuyant sa tête brune contre la draperie rouge et or qui la surmonte, les yeux demi-clos, il contemple entre ses paupières ses belles amies qui le regardent en attendant qu’il parle.

— Vous nous disiez que nous étions vos péchés, Divin, reprend Roseline.

— Oui, madame, et c’est votre prix à mes yeux, et c’est pourquoi vous devriez avoir vos maris pour très précieux.

— Écoutons le Divin sur l’affection conjugale, dit Paule d’Haspre ; c’est le cas de me la prêcher, car j’en suis absolument dépourvue. Je trouve un mari l’objet le plus incommode et le plus ennuyeux.

— Que vous vous trompez, madame ; vous devez tout l’agrément de votre vie, et vous avouerez qu’elle est infiniment agréable, à monsieur votre mari ; grâce à lui vous luttez, vous affirmez votre volonté ; vous désirez, et peut-être vous aimerez…

— Comment, grâce à lui ?

— Assurément, la pensée de lui déplaire et de vous affranchir de son contrôle n’est pas sans vous être douce ; vous ne prendriez pas la moitié du plaisir que vous avez à notre réunion ici, si votre voyage n’avait pas été l’objet d’une vive résistance ; croyez-moi, ne songez pas à vous affranchir de votre mari ; et c’est à lui, très assurément, qu’un de vos serviteurs devra peut-être un jour de n’être pas haï ; les seules époques où il a valu vraiment la peine de vivre ont été celles des grandes contraintes extérieures, des craintes sérieuses du feu éternel ; pour moi, si en écrivant mes vers, je me sentais sous la terreur de l’inquisition, je ferais des chefs-d’œuvre.

— Mais, Divin, répond Lolo, vous m’avez dit de si belles choses sur l’indulgence et ses charmes !…

— Et je les maintiens, madame. Lemaître vous a, dans le mari qui pardonne, montré l’homme le plus heureux du monde ; pensez combien cette femme qui l’a trompé, et il peut avouer le savoir, lui sera intéressante et chère ; la voilà soudain devenue l’énigme, le sphynx ; et le sphynx est ce que l’homme aime le plus au monde. C’est le secret de l’empire qu’exercent les âmes perverses ; on ne les connaît jamais ; rappelez-vous donc que la tentation initiale a été la connaissance de la science du bien et du mal.

— Ah ! Divin, dit Roseline, ne parlons pas de cette affaire-là, car l’homme y joue un bien vilain rôle.

— D’accord, madame ; il s’est montré dès le commencement du monde un animal très inférieur, mais le tentateur et la femme, combien intéressants ! Soyez assurée que la femme ne lui en a pas voulu du tout, tandis que madame d’Haspre me tiendra peut-être rancune de mes sages conseils, car confessez que tous mes conseils sont toujours merveilleusement sages.

— Nous le reconnaissons, dit madame Manassé avec grâce, et en présentant à la cigarette de Monteux l’allumette qu’il cherche en vain ; une fois que le Divin fume, on sait qu’il ne parle plus, et il s’abîme dans un grand fauteuil, momentanément aussi impassible que le chat Curiace.

— Comme c’est amusant de parler de péché ! dit madame de Juvisy au comte d’Aveline ; je regrette seulement que monsieur de Juvisy ne soit pas resté là ; j’aurais aimé entendre ses théories.

— Ah ! madame, soupire d’Aveline, ce n’est pas parler du péché qui m’aurait contenté auprès de vous si j’avais vingt ans de moins.

— Ne me dites pas cela, cher ami, c’est trop ordinaire, Monteux a dix fois raison : l’agréable est de se sentir au bord du précipice, d’en avoir l’attirance et de n’y pas tomber ; tenez, je vais aller chanter un duo d’amour avec Balti, qui me regarde là-bas.

Elle se lève, et d’Aveline la suit des yeux en soupirant ; il n’a pas avec ces jeunes femmes le placement de ses jolis madrigaux embaumés, et il en est tout triste. Didier et madame Baugé sont assis dans un angle et causent à voix basse ; il n’y a que madame Manassé qui le comprenne un peu ; elle l’appelle d’un geste gracieux et lui laisse prendre et baiser sa main, comme le premier accord est frappé par Luce, et que la voix prenante de Balti s’élève dans une plainte caressante.

Quand ils ont fini, Roseline rompt le silence qui succède pour demander à mi-voix à Monteux :

— Est-ce du péché, cela, Divin ?

— Oui, madame, et du très raffiné ; aussi voyez, comme madame de Juvisy est belle. Au tour de madame d’Haspre, maintenant.

Et se tournant vers la belle Paule :

— Voulez-vous danser mon sonnet, madame ?

— Si vous le désirez tous, reprend madame d’Haspre avec une délicieuse indifférence.

Et elle quitte sa place et sort.

En un moment, sur l’ordre de madame Manassé, les fauteuils sont écartés ; un tapis blanc est étendu à terre, Albert Manassé, affairé et rouge de satisfaction, fait élargir le cercle, se place dans une embrasure de fenêtre et attend.

Madame de Juvisy s’est remise au piano, et joue un accompagnement très doux ; le Divin, de sa belle voix chantante, commence la récitation d’une strophe, et madame d’Haspre reparaît. Elle est habillée d’une tunique flottante de gaze verte parsemée de fleurs de lotus d’argent ; ses cheveux sont dénoués et couronnés de pampre, ses pieds nus sont chaussés de sandales, dans sa main fine, elle tient un magnolia fleuri, énigmatique et triste, elle s’avance avec un balancement rythmé de son corps souple…

Tout à tour, la musique et la voix du Divin se reprennent, tandis que la jeune femme, avec des grâces passionnées, danse et mime le poème ; ils la regardent tous avec une sorte de fascination attendrie. Albert Manassé écarquille ses yeux ronds ; il voudrait, pour tout au monde, que madame d’Haspre eût besoin d’un service… puis, quand elle s’arrête, et reprend sa mine dédaigneuse, il use de son privilège de maître de la maison pour se précipiter et offrir ses compliments chaleureux, et elle lui répond très tranquillement.

— Oui, je sais que je suis belle… et je trouverais une offense que vous ne soyez pas amoureux de moi.

— Et nous le sommes, madame, dit le Divin…

....... .......... ...

— Eh bien, dit Roseline à son mari lorsqu’il se retrouvent seuls, c’est plus agréable ici que chez ton père, voilà comme je comprends la campagne, moi.

— Mais, chère amie… vraiment Monteux avec ses théories sur le péché ?…

Roseline le regarde… et il ne continue pas…

XI
ENTRETIEN CONJUGAL

Madame d’Haspre, sur le coup de minuit, descend tranquillement de la voiture qui est venue la chercher à la gare ; elle est juste assez fatiguée pour penser avec plaisir à se retrouver dans sa chambre, et monte doucement les quelques marches qui de la porte d’entrée mènent au rez-de-chaussée ; elle est distraite et ne remarque pas que la porte du salon s’est ouverte ; son mari s’avance et la salue.

— Ah ! mon Dieu, vous êtes ici, et pourquoi ?

— Mais, pour vous recevoir, chère amie, je vous ai fait préparer à souper…

— A souper ? Quelle drôle d’idée ! Souper avec vous ?

— Si vous le voulez bien… entrez toujours une seconde, vous chauffer les pieds ; les soirées sont fraîches.

— Une minute seulement, car je veux dormir.

M. d’Haspre a refermé la porte derrière sa femme et lui avance un fauteuil.

— Merci. Je vous croyais à la chasse.

— J’en suis revenu, comme vous voyez. Est-ce que cela vous déplaît de me trouver ici ?

— Je ne veux pas être malhonnête, puisque vous êtes si poli ce soir, mais la vérité est que j’adore être toute seule chez moi.

— C’est bien aussi un peu chez moi, vous conviendrez.

— Il paraît…

— Ma chère Paule, il faut absolument que nous nous expliquions ; je mène depuis quelques mois une vie intolérable.

— Pas par ma faute, au moins ; je ne vous dérange jamais.

— Mais vous avez une manière de comprendre votre rôle d’épouse…

— Je ne le comprends pas du tout ; je vous le disais tout à l’heure, j’adore être toute seule. Quel malheur que nous soyons mariés !

— Il est fâcheux que vous l’envisagiez ainsi ; mais enfin, nous le sommes…

— Nous ne le serons peut-être pas toujours.

— Vous n’êtes pas sérieuse, j’imagine.

— Tout ce qu’il y a de plus sérieuse, je vous assure. Mon rêve serait d’être démariée… Oh ! je ne souhaite pas votre mort !

— Et c’est à moi que vous dites cela ?

— Mais à qui voulez-vous que je le dise, puisque cela ne regarde que vous et moi ?

— Vous êtes tellement franche, Paule, que je me permets de vous demander si vous me préférez quelqu’un.

— Non… Mais j’ai envie de devenir amoureuse, c’est une expérience que je n’ai pas faite.

— Et vous trouvez que je vous gênerais pour cette expérience ?…

— Je le crains. Vous avez l’air d’une victime seulement parce que je vous en parle ; là, franchement, entre gens raisonnables, quelle bonne raison voyez-vous à ce que je vous adore ?

— D’abord, vous êtes ma femme.

— Cela ne vous constitue pas un mérite personnel. Au fond, vous m’avez trompée pour m’épouser.

— Je vous ai trompée !… et en quoi, s’il vous plaît ?

Dans son indignation, M. d’Haspre s’est levé et se met à marcher de long en large devant sa femme.

— Mais en tout : j’aurais pu croire que vous étiez le monsieur le plus doux, le moins exigeant… Je croyais même que vos cheveux frisaient naturellement.

— Vous plaisantez, Paule !…

— Jamais je n’ai été plus sérieuse. Une jeune fille est toujours trompée sur l’homme qu’elle épouse. Je n’ai jamais entendu parler que d’un seul honnête homme : c’est ce marquis savoyard qui s’est fait voir à sa fiancée dans ses plus vieux habits, sa barbe pas faite, et de mauvaise humeur, et qui l’a avertie qu’il était souvent pire… Avez-vous fait cela, vous ? Vous ai-je jamais vu avec la tête que vous rapportez du cercle quand vous avez perdu, par exemple…? etc., etc…

— Alors, vous êtes mécontente de moi ?

— Je crois ne vous avoir jamais laissé supposer que j’étais folle de vous.

— Sans doute… mais enfin vous m’acceptiez… et maintenant…

— Mon ami, je me refuse de plus en plus au devoir conjugal, car voilà ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ? Est-ce que cela ne vous donne pas envie de vous débarrasser de moi ?

— Non, mais cela me donne envie de vous briser…

Et d’Haspre blême et furieux se penche au-dessus de la jeune femme. Elle le regarde si tranquillement qu’il s’arrête, glacé…

— Si nous en restions là de notre entretien, dit Paule ; c’est peut-être assez pour ce soir.

— Faites-moi la faveur de me donner quelques minutes encore ; à supposer que par une folie réciproque je prête la main à rompre notre mariage, vous êtes-vous bien rendue compte de la situation que vous auriez.

— Admirablement.

— Vous ne pourriez certainement pas compter sur l’appui de votre famille… vos parents sont désolés, je dois vous le dire, de l’attitude que vous avez prise vis-à-vis de moi.

— Oui, je sais, ils apprécient beaucoup la façon dont votre fortune est placée, et puis, ils ont des idées vieille perruque… ce serait une crise pour eux, comme l’influenza, mais ils se remettraient.

— Et le monde, le monde auquel vous appartenez, croyez-vous que dans la bonne compagnie on continuerait à vous recevoir ?

— Sauf quelques maisons droguantes où je serai enchantée de ne plus aller… oui ; et puis, du reste, j’aurai toujours la ressource de me remarier… une jolie femme comme moi n’est jamais embarrassée. Que voulez-vous, mon pauvre ami ? il m’est impossible de croire que j’ai été mise au monde uniquement pour votre agrément ; voilà six ans que je suis votre propriété, ou que vous me le dites… j’en ai assez.

— Mais, Paule, je vous aime, enfin.

— Non, mon cher, non ; le sentiment que je vous inspire n’a rien de commun avec l’affection, vous avez pour moi le goût qu’on éprouve pour un plat qui réveille l’appétit… j’en suis fâchée, mais je ne vous en ai pas la moindre reconnaissance… vous vouliez me faire souper avec vous… pourquoi ?… vous le savez… ça ne me touche aucunement.

— Paule, aucun homme au monde n’a eu ma patience ; vous traitez ainsi votre mari, et à Didier et Monteux vous permettez la plus intolérable familiarité, vous vous faites peindre à moitié nue : c’est à devenir fou…

— Je reconnais que comme épouse je ne suis pas agréable, mais je vous l’ai toujours dit ; encore, quand vous ne vous occupiez pas de moi, cela pouvait marcher ; mais du moment qu’il vous est venu à l’idée de vous mêler de toutes mes affaires, j’ai préféré vous avouer carrément ce que je pense… je vous avertis, je n’aurai de repos que lorsque je trouverai le moyen de faire annuler notre mariage.

— Et si vous n’y arrivez pas ?

— Ce sera fâcheux pour vous, car à un moment donné il est probable que je vous tromperai, c’est-à-dire non, je ne vous tromperai pas, mais j’aimerai un monsieur qui ne sera pas vous… Il est impossible qu’avec votre expérience de la vie, vous n’ayez pas envisagé cette éventualité ; pourquoi serions-nous différents de tous les ménages que nous connaissons ?

— Mais c’est épouvantable ce que vous dites là ? mais toutes les femmes ne trompent pas leur mari…

— Un grand nombre, à en juger par les histoires que vous m’avez racontées ; par le fait il y a parmi nos relations au moins cinq femmes dont vous avez été notoirement l’amant. Ce sont des femmes charmantes ; je ne leur en veux pas, et en somme il y aura eu moi aussi. Ce sera un souvenir agréable.

— Et, si vous essayiez, Paule, de tâcher de vous figurer que nous ne sommes pas mariés ?…

— Pas moyen, et du reste dans ce cas-là vous n’êtes pas mon idéal, tous nos goûts diffèrent.

— Pas le moins du monde ; c’est vous qui imaginez cela. Vous savez bien, Paule, que je suis disposé à me prêter à toutes vos fantaisies.

— C’est-à-dire que vous seriez disposé à m’offrir un bijou ou à payer une de mes notes, voilà jusqu’où va l’imagination désordonnée d’un mari…

— Ah ! Paule, si nous avions eu un enfant, vous ne parleriez pas ainsi aujourd’hui.

— Ah ! mon cher, ne faites pas allusion à cette ignominie ; cette chose-là me fait l’effet de la marque au fer rouge qu’on mettait aux galériens, et du reste à mes yeux c’est la dernière des indécences.

— Mais vous êtes un monstre…

....... .......... ...

— Oui, mon ami, je le crois… et c’est peut-être mon mérite…

NOS JEUNES FILLES

I

Le lendemain du Grand Prix.

Dans un petit salon. Ces demoiselles sont autour de la table couverte de choses appétissantes. Elles mangent avec appétit. Madeleine, fille de la maison, fait les honneurs. Dans l’encadrement de la porte, apparition d’un jeune homme qui salue.

MADELEINE. — Approchez, jeune homme timide.

NOVION. — Mesdemoiselles, je suis votre serviteur.

SUZANNE. — Arrivez, Novion, arrivez, et donnez-nous vite des nouvelles, on n’entend pas un mot dans le grand salon.

NOVION. — Eh bien, mesdemoiselles, je suis content.

ÉTIENNETTE. — Je vous adore alors.

NOVION. — Si vous saviez comme cela m’arrange, mademoiselle Étiennette ! Dites-le encore.

MADELEINE. — Mais non, parlez, vous.

SUZANNE. — Ils étaient bons, hein, mes tuyaux ?

NOVION. — Admirables.

MADELEINE. — C’est de la chance tout de même ! Ce que j’ai eu de peine à persuader maman de recevoir encore aujourd’hui après le Grand Prix ! Elle ne comprenait pas pourquoi.

SUZANNE. — Ne l’empêche pas de raconter. Vite, qu’est-ce que nous gagnons, Novion ?

NOVION. — Vous, mademoiselle Suzanne, six louis, mademoiselle Madeleine, quatre, et mademoiselle Étiennette, dix ! hein, je l’ai gardée pour la bonne bouche, celle-là.

ÉTIENNETTE. — Novion, vous êtes mon ami pour toute la vie. Je vais être d’un chic avec mes dix louis. Comme papa m’en a rapporté deux, cela ne l’étonnera pas. Ce qu’il est naïf, mon père ! Ainsi il croit que Jacques ne joue jamais, qu’il s’arrange avec ses cinq louis par mois ; mais il parie sur tout, mon petit frère. Seulement, il ne veut jamais rien faire pour moi.

MADELEINE. — Heureusement que nous avons des amis. Mettez vos petits paquets dans la tasse, là, à votre gauche, Novion, et passez-la-moi. (M. de Novion obéit, et, avec une habileté parfaite, mademoiselle Madeleine escamote le rouleau dans sa poche.) Vous nous deviez bien ça. Vous m’avez fait perdre trois louis à Chantilly.

NOVION. — Ce n’est pas de ma faute, mademoiselle Madeleine. Je vous ai scrupuleusement obéi. Vous savez que je ne triche jamais.

MADELEINE. — Il ne manquerait plus que cela ! Vous devez être joliment heureux d’être notre homme de confiance.

NOVION. — Je le suis, mais pas assez. J’ai de l’ambition.

SUZANNE. — Vous voudriez peut-être nous épouser toutes les trois ?

NOVION. — Si l’état des lois ne s’y opposait pas, j’y aurais assez d’inclination.

MADELEINE. — Je comprends ça, moi.

SUZANNE. — Et moi aussi.

ÉTIENNETTE. — Après tout, moi aussi.

NOVION. — C’est que vous êtes bonnes comme des petits anges.

MADELEINE. — Vous ferez bien de ne pas trop vous y fier, à notre bonté. Il faut marcher droit avec nous.

NOVION. — On marche, mademoiselle Madeleine, on marche.

SUZANNE. — Dites-nous des potins, Novion ? je suis de bonne humeur.

NOVION. — Faut-il être convenable ?

ÉTIENNETTE. — Nous vous avertirons si vous devenez inconvenant.

NOVION. — Cela vous intéresserait-il de savoir qu’en sortant du Jardin de Paris, hier soir, Ponthonnier a donné une gifle à sa connaissance ?

SUZANNE. — Ponthonnier ! mais c’est ravissant, c’est un monsieur à marier. Qui est sa connaissance, Novion ?

NOVION. — Mesdemoiselles, je ne sais pas si je dois ?

MADELEINE. — Nous demanderons à un autre, voilà tout.

NOVION. — Elle s’appelle Laborde, puisque vous y tenez.

SUZANNE. — Je la connais de vue. Alors Ponthonnier l’a giflée ? Du reste, il ne m’a jamais déplu, cet homme-là.

MADELEINE. — Ni à moi. Il paraît que son château est magnifique.

ÉTIENNETTE. — Il doit avoir du cœur. Vous nous direz ce qu’il lui a donné pour la consoler.

NOVION. — Si je le sais.

MADELEINE. — On s’arrange à savoir. Il faudra que je fasse inviter Ponthonnier à dîner.

NOVION. — Mais, mademoiselle Madeleine, vos parents ne voudront pas, il s’affiche !

MADELEINE. — Ceux qui ne s’affichent pas ne sont pas meilleurs. Nous ne prétendons pas épouser des jeunes hommes vertueux. Même dans les familles austères, on ne recommande plus cette marchandise. Ça m’amuserait si Ponthonnier avait un coup de cœur pour moi.

SUZANNE. — C’est ça, il faut essayer de le rendre amoureux.

NOVION. — Si je savais faire un pareil succès à cet animal-là !

MADELEINE. — Ah ! voilà, dites donc, Novion, regardez un peu par la glace s’il y a du monde dans le salon ?

NOVION. — Oui, mademoiselle, deux dames d’âge causent avec madame votre mère.

MADELEINE. — Très bien. Elle ne pourra pas se déranger. Elle va encore me dire que vous êtes resté trop longtemps.

NOVION. — Faut-il m’en aller ?

MADELEINE. — Pas du tout. Je ne peux pas mettre les gens à la porte. Je dis à maman qu’elle n’a qu’à s’en charger, et comme elle est d’une politesse effrayante, je suis bien tranquille. C’est encore une jolie source d’embêtements que la politesse. Être gracieuse pour tout le monde, jamais de la vie ! Le grand secret d’être heureux, c’est d’avoir carrément des défauts, ils vous font respecter d’abord.

NOVION. — Éclairez-moi, mademoiselle Madeleine ; éclairez-moi.

MADELEINE. — Par exemple, si j’étais une jeune fille modeste, douce et timide, M. de Novion se moquerait de moi derrière mon dos.

NOVION. — Peut-on dire ? moi qui vous idolâtre !

MADELEINE. — Persévérez dans cette voie. Avez-vous de la chance, au moins, de n’être un parti d’aucune façon. Voyez toutes les douceurs que cela vous procure.

NOVION. — Et celles dont cela me prive !

SUZANNE. — Pas de grand’chose. Ce ne sera pas déjà si drôle d’être notre mari.

MADELEINE. — C’est-à-dire que je le plains d’avance, l’infortuné ; mais comme j’aurai la douce certitude qu’il aura épousé ma dot autant que moi, je n’aurai pas de scrupule. Ce ne sera pas comme toi, Étiennette.

ÉTIENNETTE. — Il aura assez de veine de m’avoir épousée. Ce bonheur tout sec devra lui suffire. J’aurai une cour, je t’en réponds. Et ce que je les ferai marcher ! Il y en a un ou deux que j’ai déjà en vue et qui n’ont qu’à bien se tenir. Je rumine mes petites vengeances comme ça le soir avant de m’endormir.

NOVION. — Ne parlez pas de ces choses-là.

ÉTIENNETTE. — Ne le faites donc pas à la pose ! Vous vous moquez bien de moi.

NOVION. — Défendez-moi, mademoiselle Madeleine. Là, voyons, est-ce que je suis poseur ?

MADELEINE. — Ça dépend des jours et de ce que vous espérez.

NOVION. — Mais je n’espère rien. Je suis l’âme la plus désintéressée.

MADELEINE. — Si vous étiez désintéressé, vous seriez bête, et vous ne l’êtes pas. Nous nous marierons un jour, n’est-ce pas, mon cher Novion ?

SUZANNE. — Et Novion est notre flirt établi. Je vous trouve bien gentil. Mais je vous avertis que ça ne sera pas encore pour vous que je divorcerai.

NOVION. — Vous pensez à ces choses-là, mademoiselle Suzanne ?

SUZANNE. — Et pourquoi pas ? C’est une situation comme une autre et ce sera très porté d’ici une dizaine d’années. Je sens que j’ai en moi l’étoffe d’une délicieuse petite divorcée.

NOVION. — Vous savez, je ne vous crois pas du tout. Vous voulez faire de l’épate.

SUZANNE. — Pour qui, pour vous ? vous vous trompez rudement : je dis ce que je pense.

MADELEINE. — Avons-nous assez de chance d’être venues au bon moment ; ce que j’en connais de ménages qui ont envie de divorcer, et qui n’osent pas ; nous, si cela nous dit, nous oserons — voilà tout.

NOVION. — Voilà tout : vous allez bien, mesdemoiselles.

SUZANNE. — Il nous faudrait respecter vos vertus peut-être ; mais nous vous voyons, quand je dis vous, c’est de l’espèce que je parle, au Bois, aux Courses, à l’Hippique, nous savons qui vous fréquentez, et il faudrait se morfondre pour ces mignons-là, s’écraser le cœur comme faisaient nos bonnes bêtes de grand’mères. Zut ! on vous donne ce que vous méritez ; nous pensons à nous-mêmes aujourd’hui, c’est fini, ni ni la mode de filer la laine pendant que Monsieur se promène ; ah ! si mon mari m’agace, il ne la mènera pas large ; s’il est gentil, eh bien, je serai gentille. Ainsi, voilà ma théorie, et vous savez, ce n’est pas un secret, les romanciers peuvent bien m’appeler petit monstre ; pour ce que ça me gêne !

NOVION. — Mademoiselle, je vous signale l’arrivée de madame votre mère.

SUZANNE. — Tiens, c’est vrai : voilà maman avec d’Étampes, on veut me le faire trouver charmant, ça viendra peut-être… (Entrée des mères et de M. d’Étampes ; la maîtresse de la maison, doucement et bas à sa fille :) M. de Novion !

MADELEINE, haut. — Il est temps de filer, Novion, vous inquiétez les autorités. (Mouvements divers.)

II

MADELEINE, SUZANNE, ANDRÉE, ÉTIENNETTE, à un lunch, après une messe de mariage, elles sont très gaies, et se tiennent ensemble, passant en revue ceux qui arrivent au buffet.

MADELEINE. Robe de soie vert céladon, manches énormes, tulle blanc autour du cou, grand chapeau de velours noir.

SUZANNE. Toilette tailleur en drap tourterelle, empiècement de drap blanc, manches tailladées, toque assortie, beaucoup de poudre sur le visage, cheveux lavés.

ANDRÉE. Robe en soie changeante, ruches découpées dans le bas, fichu blanc noué négligemment ; elle embaume l’héliotrope.

ÉTIENNETTE. Jolie comme un ange, robe de foulard rouge gris, qui a vu une saison.

MADELEINE. — Tenez, regardez donc dans le salon là-bas, voilà deux de mes prétendants, lequel vous déplaît le plus ?

SUZANNE. — Qui ça, tes prétendants ?

MADELEINE. — Fossi et Marigot qui passent là-bas, sont-ils assez jolis !

SUZANNE. — Comment, Fossi t’a demandée en mariage ?

MADELEINE. — Un peu, et deux fois, il m’aime, cet homme.

SUZANNE. — Eh bien alors, moi aussi !

ANDRÉE. — Et moi aussi !

MADELEINE. — Ah ! elle est raide celle-là ! — Comment ! il vous a demandées toutes les deux !

ÉTIENNETTE. — Quelle chance j’ai d’être sans le sou, il ne m’a pas demandée, moi, je vous en réponds.

SUZANNE. — Ah ! c’est exquis ; voyons, établissons les faits ! toi, Madeleine, quand ?

MADELEINE. — Janvier.

SUZANNE. — Après moi, alors, mais c’est trop joli, a-t-il du goût au moins, le cher garçon ! et toi, Andrée, quand a-t-il daigné jeter les yeux sur toi ?

ANDRÉE. — Oh ! moi, je devais être le prix de consolation, c’est à Pâques.

ÉTIENNETTE. — Quel malheur qu’il ne soit pas mariable ! Pauvre Fossi, vrai, il est bien malheureux !

MADELEINE. — Il était si attendrissant avec son joli habit mauve au bal Auquetin, il me parlait de ses sentiments d’une façon déchirante, pendant que je mangeais du chaufroid ; je me donnais des forces, même que la grosse mère Auquetin me regardait avec ses yeux en boule de loto.

ANDRÉE. — Et son petit bicorne ! son cher petit bicorne ! J’ai eu un coup pour Fossi, son chapeau m’avait donné dans l’œil.

ÉTIENNETTE. — Moi, je ne les aime qu’en habit rouge, c’est à se dégoûter de se marier de les voir en habit noir ; du reste, vous savez, la victime d’aujourd’hui a une passion pour moi.

SUZANNE. — Pauvre Blanche, alors !

ÉTIENNETTE. — Non, puisqu’elle l’épouse : il a de la chance ! six cent mille francs, et je lui ai entendu dire qu’elle ne voulait pas avoir d’enfants.

SUZANNE. — C’est ça qui m’intrigue.

ÉTIENNETTE. — Moi aussi ; mais ça se peut, est-ce qu’on ne dit pas tous les jours : « Ils ne veulent plus avoir d’enfants », moi au contraire j’en veux six.

ANDRÉE. — C’est de la folie furieuse ; Blanche a bien raison : on est belle quand on a eu six enfants !

ÉTIENNETTE. — C’est ça qui m’est égal, c’est une fameuse avance d’être jolie, pour qui ? pour ces pinsons-là, pour un Fossi qui demande les héritières l’une après l’autre.

MADELEINE. — Je suis anéantie ! moi qui croyais qu’il dépérissait, il me pousse toujours dans les coins pour me dire qu’il n’aime que moi.

SUZANNE. — J’ai la même faveur, tiens, il nous regarde ; dis donc, Andrée, tu l’aimes, toi ?

ANDRÉE. — Oui, tout le temps d’un cotillon, mais pour la vie son bicorne ne suffit pas et il n’a que cela.

MADELEINE. — Alors de quoi vit-il ?

ANDRÉE. — Il fait quelque chose à la Bourse ! aussi il faut le voir devant papa, papa a défendu à maman de le recevoir, on l’invite à déjeuner les jours que nous sommes seules.

MADELEINE. — Dis donc, et Marigot ?

SUZANNE. — Il se contente de me serrer un peu trop sur son cœur, je le lui ai dit, il a une manière d’aplatir sa main sur mon dos qui ne me va pas… quand on ne me va pas.

ANDRÉE. — Moi, il m’exècre, et je le lui rends.

MADELEINE. — Tiens pourquoi ? en voilà une idée !

ANDRÉE. — C’est un vilain monsieur, il a lâché Claire pour courir après une plus grosse dot, et ils étaient comme fiancés, et cette imbécile de Claire qui le regrette !

ÉTIENNETTE. — Ah bien ouiche ! je serais morte il y a longtemps si je regrettais tous ceux qui brûlent de m’épouser, me disent des belles choses et s’en vont ; qu’ils attendent que je sois mariée seulement, ils en verront de grises.

ANDRÉE. — Et tes six enfants ?

ÉTIENNETTE. — C’est un autre point de vue.

MADELEINE. — Tenez, voilà Frenoy qui vient à nous toutes voiles dehors.

SUZANNE. — Il parlait à Thérèse, on dit qu’elle le reçoit dans sa chambre.

MADELEINE. — Oh !

ANDRÉE. — Je crois que c’est bien vrai, lui et d’autres ; bah ! elle se mariera tout de même.

MADELEINE. — Ce sont ceux qui y ont été qui te l’ont dit ?

ÉTIENNETTE. — Ce qu’ils sont gentils !

SUZANNE. — Ah ! voilà enfin mon flirt, je lui avais donné rendez-vous du reste ; je lui donne rendez-vous partout, ça anime mes journées ; je fais mes visites seule, n’est-ce pas ? puisque maman est à l’atelier. Je ne peux pas empêcher Fontenille de faire les siennes, un flirt établi, ça conserve la beauté. (Le capitaine Fontenille en tenue s’approche de ces demoiselles.)

MADELEINE. — Savez-vous que vous êtes joliment plus gentil en uniforme ?

LE CAPITAINE. — Mademoiselle, vous êtes cruelle.

SUZANNE. — Ne nous dites pas des douceurs.

MADELEINE. — Est-ce que cette touchante cérémonie ne vous a pas ému ?

LE CAPITAINE. — Si, et si vous saviez de quel cœur j’ai offert mes condoléances au marié.

SUZANNE. — Vous êtes poli.

LE CAPITAINE. — Voyons, une petite taupe, et mauvaise.

MADELEINE. — Et le marié ! avec ça qu’il est si aimable ! nous vous connaissons, allez ; aussi nous ne sommes pas pressées de nous marier, je vous en réponds.

LE CAPITAINE. — Espérons que vous parlez pour vous, mademoiselle.

SUZANNE. — Elle parle aussi pour moi, bien sûr ; je vous demande un peu ce que je pourrai y gagner, moi, à me marier ?

LE CAPITAINE. — Et l’amour, mademoiselle, l’amour ?

MADELEINE. — Monsieur de Fontenille, respectez les absents, et le voisinage de nos mères.

LE CAPITAINE. — Voyons, soyez un peu bonnes pour un pauvre garçon bien malheureux.

ÉTIENNETTE. — Est-il assez touchant ?

LE CAPITAINE. — Mademoiselle Étiennette, peut-on vous dire que vous avez l’air d’un bonbon ce matin ?

SUZANNE. — Ça veut dire qu’on la mangerait.

LE CAPITAINE. — Hein ! a-t-elle de l’esprit ?

SUZANNE. — Aussi, dans ma famille, on n’en revient pas.

LE CAPITAINE. — Vous avez l’air méchant, toutes les quatre, je parie que c’est de la jalousie ?

SUZANNE. — De qui ? de Blanche peut-être ? Ah ! vous êtes perspicace, vous voyez loin ; nous faisions précisément la revue de nos admirateurs, et nous échangions des confidences ; nous avons fait une drôle de découverte : Fossi nous a demandées toutes les trois !

LE CAPITAINE. — Ne vous occupez pas de Fossi, occupez-vous de moi.

SUZANNE. — Si vous croyez qu’on me donne des ordres, je m’occupe de ce qui m’amuse. — Tiens, Madeleine, voilà mon jeune homme de ce matin !

LE CAPITAINE, avec reproche. — Votre jeune homme.

SUZANNE. — Après, — est-ce que j’ai pris un abonnement à vos compliments ? — Tenez, on nous appelle. (Elles s’en vont, shake-hands, séparation.)

III

A l’Exposition du Champ de Mars. Madeleine, Suzanne et Étiennette montent l’escalier ; elles sont habillées comme des fées : robes claires, chapeaux conquérants, boas de plumes autour du cou, ombrelles magnifiques. Elles sont suivies par leurs « chiens de garde », deux respectables personnes, une veuve française et une vieille fille anglaise ; toutes deux en gants fanés échangent aussi leurs réflexions.

MADELEINE, gesticulant. — Oui, ma chère, mon portrait fait un effet bœuf.

SUZANNE. — Tu as de la chance, toi. On n’a pas voulu encore faire faire le mien. Papa prétend qu’il peut mieux employer douze billets de mille, ce n’est pas mon avis.

MADELEINE. — Moi, le mien n’a rien coûté. Mon « jeune » est devenu amoureux à première vue ; mais là, pris à en être bête. Je suis « son type », il paraît, à cet artiste. Il s’est fait présenter, et il a supplié d’avoir l’honneur de faire mon portrait. Papa connaît la valeur de l’argent, il en gagne assez pour cela ; il a dit oui tout de suite, car il prétend que l’occasion est chauve. Quelques dîners, des politesses, ce n’est pas ruineux. Maman avait peur que je ne devienne amoureuse, mais papa a bien dit : « Madeleine n’est pas si bête ! » et il a eu raison. Je l’aime beaucoup, mon peintre ; mais ce n’est pas lui qui est l’avenir. Ce que ç’a été amusant de poser ! et cela n’en finissait pas, car cela ne venait jamais, il paraît. Maman a d’abord assisté à toutes les séances. Et puis, à la fin, cela l’ennuyait, et la vertueuse Lardinois a été préposée à la garde de mon innocence. Et il est très gentil, mon peintre ; il me regardait avec des yeux ! Si j’avais été en sucre, je serais fondue, je vous jure. Et maintenant, on m’admire, car c’est un peu mignon, ma ressemblance. Vrai, je comprends qu’on m’aime !

SUZANNE. — Au moins Madeleine est nature, elle dit ce qu’elle pense.

ÉTIENNETTE. — Elle a joliment raison. A-t-elle de la veine, au moins ? On lui fait des réclames à elle qui n’en a pas besoin.

MADELEINE. — C’est toujours toi qui es la plus jolie, mais, tu sais, il y a autre chose, et moi, je l’ai, cette autre chose.

SUZANNE. — Qu’est-ce que vous aimez de ces peintures ?

MADELEINE. — Moi, ça m’est égal. Je viens ici pour voir les gens. On est joliment bien dans ces galeries. On respire. On peut regarder autour de soi. Il a eu une fameuse idée, le vieux Triton !

ÉTIENNETTE. — Qui ça, le vieux Triton ?

MADELEINE. — Meissonier, quoi ! Je l’appelle comme cela à cause de sa barbe. Les trouvez-vous bien fagotées, les femmes à Carolus ?

ÉTIENNETTE. — Ça manque de flou.

MADELEINE. — C’est moi qui en ai du flou sur mon portrait ; je lui ai dit : « Vous savez, mon peintre, je veux être habillée à ma mode ; mes inventions épouvantent maman, et puis elle finit par les trouver ravissantes. »

SUZANNE. — « O gran bonta dei cavalieri autichi! » comme dit ma maîtresse d’italien. Quand on pense que nos mères n’avaient pas voix à la question pour s’habiller ! Il faut avouer qu’elles étaient rudement bonnes tout de même.

ÉTIENNETTE. — Pauvres mères ! elles ne savent pas prendre la vie ! Maman n’a pas de philosophie pour deux sols. Elle pleure tous les jours à l’idée que je suis la petite-fille d’un duc et que je n’ai pas de dot.

MADELEINE. — Les inquiétudes sur l’avenir, ça les amuse de s’en faire. Maman, elle, a toujours peur que je ne tombe sur un monsieur qui me rende malheureuse. J’ai beau lui répéter : « Il n’y a pas de danger, ma petite mère. Pas si bête que de permettre à un monsieur que j’aurai été vingt ans sans envisager d’influencer sur ma félicité. » Maman me dit : « Tu peux, avec ta fortune, épouser quelqu’un que tu aimes. » En voilà une fière idée ! Semer de la graine à chagrin, jamais de la vie ! je veux en me mariant, faire une bonne affaire, un placement solide, et je ne me marierai que comme cela. L’amour, c’est un plat sucré. Le goût change, je n’aime jamais deux ans de suite les mêmes choses. Je veux que mon mari m’apporte assez d’avantages pour que sa personne soit un hors-d’œuvre. Oh ! je ferai un ménage charmant, car je ne m’occuperai jamais de ce qui pourrait m’embêter, et je ne permettrai pas qu’on m’embête. Oh ! ça non, c’est passé de mode, ces machines-là.

SUZANNE. — Je suis joliment de ton avis. Tiens, voilà un tableau qui me donne envie de prendre un bain de mer. J’ai un costume blanc, et ce que ça a désolé les autorités !

MADELEINE. — Pourquoi donc est-ce qu’on cacherait comment on est faite ? Autant être difforme alors.

ÉTIENNETTE. — Moi, je décollète mes robes en cachette.

SUZANNE. — Tu fais bien, ce n’est plus à nous la faire gober que les hommes aiment la modestie et la simplicité. On peut voir où elles sont, les modestes et les simples.

ÉTIENNETTE. — Autant se retirer dans une communauté. (S’arrêtant devant un tableau.) A-t-elle l’air de s’ennuyer, cette pauvre sœur, assise toute seule sur son banc ?

MADELEINE. — Elle regarde voler les feuilles. Voilà encore un bonheur qui me laisse froide, la campagne.

SUZANNE. — Et moi donc !

ÉTIENNETTE. — Si, moi, je l’aime à cause de la chasse. Je voudrais toujours être à cheval.

MADELEINE. — Et tu n’en as pas seulement un à toi ? C’est infect, le gaspillage des parents. N’épouse qu’un riche, Étiennette.

ÉTIENNETTE. — N’aie pas peur. J’en ai assez, des soucis d’argent. L’année dernière, je faisais encore la renchérie, mais cette année, j’ai pris mon parti : la première chose à faire en ce monde, c’est de vivre.

MADELEINE. — Et pour ça, il faut avoir des rentes. Regardez donc cette demoiselle, poupée à ressort. On aurait dû la rembourrer avec les plumes de son éventail.

SUZANNE. — Il ne doit pas être amoureux d’elle, son peintre !

MADELEINE. — Je te crois. Tiens, en voilà deux qui s’étaient donné rendez-vous.

ÉTIENNETTE. — A quoi vois-tu cela ?

MADELEINE. — A leur air étonné : quand on se rencontre par hasard, on n’est jamais surpris. Ils font joliment bien, du reste, si ça les amuse. Là, ils vont aller se reposer dans le salon. Il faudra que je fasse venir mes flirts aussi. Miss Lee n’y verra pas de mal, car l’art !… Regardez-la avaler tous les tableaux l’un après l’autre.

MADELEINE. — La pauvre Lardinois regarde les toilettes, elle cherche des idées pour ses arrangements ; ça l’amuse de se croire du chic.

SUZANNE. — C’est beau, les illusions.

MADELEINE. — On vivait de ça autrefois. C’est incroyable comme nos respectables ancêtres se contentaient de peu de choses.

SUZANNE. — C’est-à-dire qu’on s’appliquait à se rendre la vie insupportable. Comme je dis à maman, le premier devoir est de se rendre la vie agréable, et alors on la rend agréable aux autres.

ÉTIENNETTE. — Bien sûr. Maman, qui est une martyre de ses idées, est toujours de mauvaise humeur.

MADELEINE. — Très faibles, les mères ! J’ouvre les idées à Lardinois ; il y a des choses qu’elle commence à comprendre.

SUZANNE. — Par exemple ?

MADELEINE. — Que c’est hygiénique de se faire faire la cour, qu’avec elle je n’ai rien à craindre, et qu’il n’y a pas besoin d’aller raconter à la maison qui nous rencontrons. Je lui ai promis un beau cadeau pour le jour de mon mariage, aussi pas de danger qu’elle se brouille avec moi.

ÉTIENNETTE. — Je lui en promets bien d’autres à ma brave Lee. Elle me raconte toujours ses rêves qui m’annoncent des destinées extraordinaires. Et j’y crois. J’aurai ma revanche, vous verrez. Et je le dis à maman quand elle me recommande la tenue : « Ce n’est pas avec ça qu’on trouve des maris, et ce n’est pas toi, ma pauvre maman, qui te serais mariée sans dot. » Et si j’avais eu une dot, on ne me laisserait pas seulement lever les yeux.

MADELEINE. — Tu les lèverais tout de même. (Elles s’arrêtent devant un tableau. Madame Lardinois et miss Lee, émues du sujet absolument édénesque, se précipitent.)

— Allons, mesdemoiselles, les convenances !

SUZANNE. — J’en étais sûre. Mais nous l’avons vu, vous savez, madame Lardinois. (Elles avancent en riant aux éclats. Tout le monde les regarde.)

IV

Au bal.

Ils sont assis et causent.

SUZANNE. — C’est épatant tout de même ce qu’il y a encore de bêtise par le monde.

NOVION. — Peut-on savoir, mademoiselle Suzanne, ce qui provoque cette réflexion ?

SUZANNE. — Parfaitement. Je me disais : Faut-il qu’il y ait des femmes bêtes pour qu’on en trouve qui restent fidèles à leur mari !

NOVION. — Vous appelez ça de la bêtise ?…

SUZANNE. — Et vous ?

NOVION. — Moi, j’appelle ça de la vertu.

SUZANNE. — Ah ! vous savez, il ne faut pas me la faire ; vous vous en fichez joliment de la vertu ! Voyons, qu’est-ce que ça rapporte, la vertu ?

NOVION. — Mademoiselle Suzanne, vous m’affligez !

SUZANNE. — Dites plutôt que vous ne savez pas quoi répondre. Oui, il faut qu’il y ait des femmes rudement bêtes pour se contenter d’un marché de dupes ; car il est sûr que si elles avaient deux sous de jugeotte, elles verraient qu’elles font une gaffe.

NOVION. — Vous me paraissez sévère pour la vertu.

SUZANNE. — Moi, pas du tout, je constate. Ce qui a du succès dans le monde, c’est pas les madames qui pratiquent les commandements, c’est peut-être amusant intérieurement, mais dans le monde, c’est fade !

NOVION. — Vous exagérez !

SUZANNE. — Votre candeur me charme. Voyons, à commencer par la patronne de cette boutique, pourquoi vous précipitez-vous tous chez elle avec ensemble, pourquoi est-ce que j’y suis, moi ! C’est parce qu’elle a compris la vie ; ah ! elle est très forte, mais son exemple découragerait Baucis, d’abord Philémon, vous savez, il n’y en a plus.

NOVION. — Comment, mademoiselle Suzanne, vous n’allez pas me dire à moi, qui vous ai vue haute comme ça, que votre intention est de tromper votre mari.

SUZANNE. — Je suis bien décidée à m’en donner les apparences au moins ; pour le reste, j’aviserai.

NOVION. — M’avertirez-vous, au moins ?

SUZANNE. — Non, vous resterez l’ami d’enfance, on en a besoin par-ci par-là.

NOVION. — Si je ne vous connaissais pas ! mais je vous connais, et, vos bêtises, je n’y fais pas attention.

SUZANNE. — En attendant, Votre Excellence verra ça ; oh je m’affirmerai carrément sans lanterner ; les hommes c’est comme les chevaux, il faut leur faire sentir la main tout de suite ; après, ça va tout seul.

NOVION. — Voyons, ne me faites pas de peine, vous savez bien que les femmes honnêtes sont les plus heureuses ; leurs enfants les aiment…

SUZANNE. — Elle est charmante, celle-là ; mais elles ne sont jamais aussi aimées que les autres ; ainsi, ma tante Lucie (je connais ma famille dans les coins, ne faites pas de figure scandalisée !) Ses fils l’adorent ; l’année dernière, Jean a eu la rougeole, il était horriblement mal : à vingt ans, c’est grave, elle venait le voir en robe de bal avant de partir, il était fondu de reconnaissance ; malgré cela, il y en a encore qui croient que c’est arrivé et qu’on vous sait gré de quelque chose ; vrai, elles m’attristent !

NOVION. — Comment, vous, mademoiselle Suzanne, pouvez-vous dire des choses pareilles ?

SUZANNE. — Vous pensez à maman, mais elle est malheureuse comme tout, ma pauvre maman, vous croyez que je ne vois pas ça ! A table, si je n’étais pas là, on ne se dirait pas quatre mots ; elle a peur de papa, tandis que papa a peur de sa fille ; il l’aime bien, elle aussi, mais elle ne veut pas être embêtée parce que les affaires vont mal à la Bourse ou ailleurs. Il sait parfaitement que je m’en moque de sa mauvaise humeur et de ses airs grognons. Ce que je veux, je le veux, et il me le donne ; soyez tranquille, je ne le ferai pas à la timide avec mon mari ; toujours s’infliger le contraire de ce qu’on désire, mais ce n’est pas une vie ; ah ! il fallait une rude éducation pour qu’on trouve ça naturel ! Mais maintenant nous ne gobons plus toutes ces histoires.

NOVION. — Mais, mademoiselle Suzanne, il y a encore de bons ménages, je vous assure ; ainsi, moi, je suis décidé à être un époux modèle.

SUZANNE. — J’attends de le voir pour le croire, et, même si ça arrive, vous n’aurez pas de chic du tout ; on vous laissera dans votre coin, vous et votre femme ; le résultat de mes petites observations est que tous les hommes, surtout ceux qui ont des femmes très bien, révèrent celles qui ne le sont pas, et que toutes les femmes les envient. La vertu ça fait toujours un peu pitié.

NOVION. — Quel âge avez-vous, mademoiselle Suzanne ?

SUZANNE. — Toujours le même, vingt ans aux cerises.

NOVION. — Et vos amies pensent comme vous ?

SUZANNE. — A peu près !

NOVION. — Ça nous promet un avenir charmant.

SUZANNE. — Et pourquoi nous en soucierions-nous de votre avenir, c’est le nôtre qui nous intéresse ; vous vous arrangerez comme vous pourrez, vous autres, et ce que ça nous sera indifférent ! Vous savez, il est rasant ce bal.

NOVION. — Vous n’êtes pas gentille pour moi.

SUZANNE. — Pauvre chou ! il fallait m’avertir, je vous aurais apporté une poupée.

NOVION. — Voyons, ne faites pas la méchante, venez prendre un verre de champagne.

SUZANNE. — Non, je ne veux pas, j’en ai déjà bu, et le champagne, ça me fait dire des bêtises.

NOVION. — Alors, venez en boire tout de suite.

SUZANNE. — Tiens, j’ai cru que vous vouliez m’inculquer les grands principes.

NOVION. — Vous savez bien, mademoiselle Suzanne, que je ne vous ferai jamais faire quelque chose qui serait mal.

SUZANNE. — Eh bien, non vrai, je ne le savais pas ; en attendant, je trouve plus sûr que vous me fassiez servir de l’orangeade.

NOVION. — Alors, vous n’avez pas confiance en moi !

SUZANNE. — Ah ! non !

NOVION. — Mais voilà qui est dur !

SUZANNE. — Pas du tout, ne soyez donc pas poseur, gardez toutes ces belles phrases pour quand maman vous écoute : ça la console, pauvre maman !

NOVION. — Je ferai tout ce que vous voudrez, je dirai même des bêtises, si ça vous amuse.

SUZANNE. — Et qu’est-ce que vous voulez qui m’amuse ? des considérations philosophiques ?

NOVION. — Je deviens bête auprès de vous.

SUZANNE. — Ça vous arrive quelquefois, je ne peux pas dire le contraire, dites donc, c’est une drôle de chose quand on y réfléchit qu’un bal ; au fond, c’est rudement immoral !

NOVION. — Comment pouvez-vous avoir des idées pareilles !

SUZANNE. — Vous êtes trop innocent, vous, ça ne vous arrive pas ; moi je trouve dégoûtant de nous habiller en nous déshabillant pour plaire à des messieurs, à un tas de crétins, à des êtres qui demandent la cote des dots avant de se mettre à danser, et ne vont qu’à celles qui sont dans leurs prix. J’aime mieux les demoiselles du cirque, je les trouve moins canailles.

NOVION. — Suzanne, mademoiselle Suzanne, je ne veux pas que vous disiez ces vilaines choses !

SUZANNE. — Je les dirai quand même ; oh ! vous savez, elle n’est pas encore passée au fer la moustache de celui qui doit me faire peur !

NOVION. — Ce n’est pas pour vous faire peur que j’aimerais à friser la mienne.

SUZANNE. — Pourquoi ?

NOVION. — Vous voulez que je vous le dise ?

SUZANNE. — Oui, vous devenez amusant ; tenez, mettons-nous dans ce coin.

V

Chez Madeleine, grande chambre à coucher très élégante, tendue de soie claire, bleue et blanche ; lit de milieu très étroit et très bas ; bibelots à profusions ; grande armoire ouverte, embaumant l’iris dont sont remplis de longs sachets de soie rose.

MADELEINE. — C’est tout de même ennuyeux d’être dans les terres de sa famille.

ÉTIENNETTE. — C’est la mienne de famille qui ne dirait pas ça, elle pleure les siennes tout le temps.

MADELEINE. — Il y en a pour tous les goûts ; moi je n’ai jamais envie d’être champêtre, et toi, Suz…?

SUZANNE. — Moi non plus, j’aime les bains de mer pour le flirt.

ÉTIENNETTE. — Mais, à la campagne, on flirte magnifiquement ; on n’a encore rien de mieux inventé que les voisins.

MADELEINE. — S’ils n’étaient pas bêtes, mais ils le sont toujours ; et puis, à Azou, nous avons la famille avec nous du matin au soir ; maman, qui n’a rien à faire, est toujours à me chatouiller le dos avec ses éventails, pour me rappeler d’avoir de la tenue ; — elle en est pour ses frais, du reste. — Non, vrai, ça me donne des idées noires !

ÉTIENNETTE. — Emporte des livres.

MADELEINE. — C’est cela, parlons-en des livres qu’on nous laisse lire ; c’est d’un rasant ! Heureusement que j’entends raconter les autres ; l’autre jour, au mariage, on ne parlait que du jeune Casal.

ÉTIENNETTE. — Qui, Casal ?

MADELEINE. — Eh bien, le chouchou du dernier roman à Bourget ; je connais la chose comme si je l’avais lue. Maman s’attendrissait tous les matins, et ne se tenait pas d’en parler à déjeuner ; du reste, papa est pratique, et cette dame qui va entendre sonner les cloches du monastère lui a paru d’un faible !

ÉTIENNETTE. — Qu’est-ce qu’elle avait fait ?

MADELEINE. — Rien du tout, c’est une serine ; elle aime un monsieur qui l’aime et, au lieu d’être contente, elle pleure tout le temps. Elle devait en avoir des douzaines de mouchoirs de poche, cette femme-là ! Regarde ceux que je viens de me faire faire, sont-ils mignons ?

SUZANNE. — On voit bien que les hommes se trouvent tous délicieux, ils se font toujours adorer dans les livres.

MADELEINE. — Avec ça que c’est ainsi dans la vie ; je n’en connais pas de gens qui veulent se faire périr par amour. Qu’on pleure quand on n’a pas le sou, je comprends ça, c’est une raison sérieuse.

ÉTIENNETTE. — Moi, je lis des livres anglais où l’on s’embrasse tout le temps, mais, là, ferme ; seulement maman est convaincue que la collection Tauchnitz ne renferme que des ouvrages d’une moralité irréprochable ; elle fait ses recommandations à miss Lee, et moi je lui fais la mienne. Tout de même, ils sont trop expansifs ; je n’aimerais pas ça, moi, qu’on m’embrasse tout le temps.

MADELEINE. — C’est une habitude de sauvages ; les Japonais sont bien plus gentils : on se frotte les genoux en se regardant de loin.

SUZANNE. — Une bonne poignée de main, ça suffit ; dans les livres, les gens qui s’embrassent ont toujours l’air de se préparer des torticolis ; en voilà un plaisir d’être défrisée et chiffonnée ! Moi, ma devise sera : Pas d’expansion !

MADELEINE. — La mienne aussi. J’ai remarqué, à Azou, quand madame de Vallat va à la pêche avec mon oncle Raoul, elle en revient toujours avec la figure marbrée ; c’est qu’elle s’est laissée embrasser, et comme il a une barbe qui griffe, elle ne s’embellit pas ! — Rien ne gâte le teint comme toutes ces bêtises-là. — Ah ! maman pourrait bien me laisser lire le livre à Bourget.

SUZANNE. — Moi, c’est Maupassant que j’ai envie de lire.

MADELEINE. — Lardinois m’a raconté l’histoire de son dernier roman, avec convenance, bien entendu, et des conseils de morale. Elle a des périphrases, cette chère Lardinois ; je la mets à l’aise en l’assurant qu’à table j’en entends bien d’autres, et dans les sacristies, et aux jours ; vrai, on devrait nous fourrer du coton dans les oreilles. Je me demande, là, si vraiment, la main sur la conscience, les jeunes filles ont été les idiotes de convention qu’on offre à notre admiration. On parlait donc par signes dans ce temps-là, ou on les faisait vivre à la cave !

SUZANNE. — C’est ça que je trouve immoral de jouer à cache-cache avec des malheureuses ; il faut au moins savoir de quoi il retourne. Si elles étaient aussi dindes qu’on veut nous le faire croire, je trouve que c’était une coquinerie de la part des parents.

MADELEINE. — Elles n’étaient pas plus dindes que nous, c’était de la frime : la frime prend toujours avec les hommes, c’est comme d’épouser sa première passion. C’est pas moi qui dirai ça. J’ai déjà eu au moins une demi-douzaine de toquades, et mon mari pourra bien le savoir, je trouve que ce sera plus flatteur pour lui.

ÉTIENNETTE. — Est-ce qu’il y aura des épouseurs à Azou ?

MADELEINE. — C’est probable ; c’est la rage de grand’mère de les faire trotter devant nous ; il y en a qui sont d’un drôle. Je crois, cette année, que nous aurons d’Étampes pour Suzanne. N’est-ce pas, Suz…?

SUZANNE. — C’est possible, il n’est pas plus mal qu’un autre ; je lui raconte mes petits défauts, et il adore ça.

ÉTIENNETTE. — C’est ta manière de le séduire ?

SUZANNE. — C’est la bonne, va ; il est capable de devenir amoureux pour tout de bon. Je verrai bien ça : on ne m’en fait pas accroire.

MADELEINE, passant sa main dans un bas de soie noire. — Crois-tu que je vais avoir un pied là dedans ! Il paraît qu’autrefois on ne montrait pas son pied !

SUZANNE. — Faut croire qu’ils avaient des idées bien indécentes. Donne-moi deux paires de tes bas, Madeleine, tu en as trop, et moi je suis dans la dèche ; il y a beau temps que mon trimestre est avalé.

MADELEINE. — Je te les vends, si tu veux, à crédit ; mais je ne te ferai pas de cadeaux, tu es plus riche que moi. En veux-tu, Étiennette ?

ÉTIENNETTE. — Non, merci. On ne me refuse rien en ce moment, parce qu’on compte faire tout payer par mon mari. Tâchez, quand j’irai à Azou, d’avoir mon affaire ; la marquise a promis à maman que je ne partirais pas de Gonthier sans être fiancée ; mais je parie bien que si ; cependant j’ai une amazone neuve dans laquelle je suis un peu chouette, je vous en réponds. C’est fâcheux que je ne sois pas comme la madame à Bourget ; mais il me faut mon tub, moi, et c’est pas porté dans les couvents.

MADELEINE. — Voyons, Étiennette, ne dis pas de bêtises ; tu seras si jolie en mariée, et il faut te décider, les petits chapeaux te vont si bien.

ÉTIENNETTE. — C’est vrai, tout de même.

VI

MADELEINE, costume tout blanc, béret idem.

SUZANNE, costume serge, bleu presque noir, chemisette soie jaune, chapeau marin, voile bleu. Sur la plage ; elles dessinent.

NOVION, leur ami, tient un parasol.

MADELEINE. — C’est une fière idée que le docteur a eue de nous envoyer à la mer, nous en avions assez, des ombrages séculaires.

SUZANNE. — Au moins, ici, on a quelque chose à observer.

NOVION. — Et qu’est-ce que vous observez, mademoiselle Suzanne ?

SUZANNE. — L’espèce humaine, mon cher monsieur, l’espèce humaine ; je fais mon petit Barrès !

NOVION. — Voyons, mademoiselle Suzanne, qu’est-ce que vous savez de Barrès ?

SUZANNE. — On sait ce qu’on sait. Hein, est-il campé, mon bonhomme ?

NOVION. — C’est qu’il pose avec résignation.

SUZANNE. — Avec résignation, essayez-donc, vous ! Dieu, est-ce laid, un homme !

NOVION. — C’est flatteur, ce que vous dites-là.

SUZANNE. — Flatteur, pour qui ? Auriez-vous des prétentions à la beauté ?

MADELEINE. — Novion n’est pas plus mal qu’un autre.

NOVION. — Merci, mademoiselle Madeleine.

SUZANNE. — Oui, c’est laid. J’ai peint tout l’hiver d’après le modèle vivant, je sais ce que je dis.

NOVION. — Je trouve cela inconvenant.

SUZANNE. — Peut-être, mais c’est comme ça : au jour d’aujourd’hui, nous faisons de l’art ; avez-vous vu mon musicien, Novion ?

NOVION. — Vous ne me l’avez pas montré.

SUZANNE. — Tant pis ! c’est mon chef-d’œuvre, il en avait une tignasse, ce modèle-là, et noire et épaisse et frisée ; Geneviève croyait que c’était une perruque, et, avec cela, un cou tout blanc.

MADELEINE. — Tais-toi, tu choques Novion.

SUZANNE. — Je le montre bien, moi, mon cou, et mes épaules avec, ça ne choque pas sa pudeur que je sache ; est-ce que vous croyez que je peins d’après le mannequin ?

NOVION. — Il y a des limites.

SUZANNE. — D’accord ; moi, la vue de la poitrine de chimpanzé d’un vieux modèle que nous avions, cela me faisait faire des réflexions philosophiques.

NOVION. — Peut-on les savoir ?

SUZANNE. — Non, je les garde pour moi. Regarde-les donc, là-bas, Madeleine, qui le font à la pose.

NOVION. — Qui ?

SUZANNE. — Les baigneurs ; c’est étonnant comme peu d’hommes ont du mollet en maillot, ils ne valent seulement pas nos modèles.

NOVION. — Est-ce que madame Lardinois connaît la nature de vos observations ?

SUZANNE. — Parfaitement, et ma famille aussi ; on sait que je n’ai pas d’illusions.

MADELEINE. — Ce n’est pas Suz et moi qui gobons les ténors de quarante-cinq ans ; voilà l’avantage d’avoir de l’œil.

SUZANNE. — Ils ne feraient pas de belles académies, pour sûr.

NOVION. — Vous êtes effrayante !

SUZANNE. — Vous n’en pensez pas un mot, je vous amuse, voilà la vérité, mais ça m’est égal ; quand elle a vous vu arriver, maman s’est alarmée, je l’ai rassurée. Novion sait bien que nous ne l’épouserons pas, mais cela lui donne un petit chic de nous faire la cour ; est-ce pas vrai ?

NOVION. — Je n’ai pas d’arrière-pensée, moi.

MADELEINE. — Un impressionniste, quoi ! Dites un peu comment vous trouvez mon ciel ?

NOVION. — Très bien ; vous avez joliment raison de faire du paysage.

MADELEINE. — Qu’est-ce que vous voulez ? moi, les académies me font mal au cœur.

SUZANNE. — Tu n’as pas le feu sacré !

MADELEINE. — Et puis, ça m’ennuie de me lever de bonne heure, je ne sais pas comment Suz fait, elle n’a jamais envie de dormir.

SUZANNE. — Ça rend bête, et ça engraisse de trop dormir ; regarde celles qui font des passions à cinquante ans, elles se lèvent tôt ; et moi je veux y aller aussi de ma petite conquête dans trente ans d’ici ; il ne faut pas s’écouter, parce qu’une fois qu’on a commencé, ça ne finit plus ; la santé est une affaire de volonté.

MADELEINE. — Tu en parles à ton aise, attends d’avoir un bon rhume de cerveau.

SUZANNE. — N’est-ce pas, Novion, que j’ai raison ? à preuve : les princesses, elles ne sont pas autrement faites que nous, et elles vont toujours ; la pluie, le brouillard, rien ne leur fait, elles marchent quand même ; la vieille reine d’Angleterre roule comme ça depuis cinquante ans. Bien se nourrir, de l’exercice, de l’argent pour ne pas être embêté, c’est ce que j’appelle l’hygiène !

NOVION. — Et, le cœur content, le pauvre petit cœur ? qu’est-ce que vous en faites ?

SUZANNE. — Du sentiment, maintenant ? mais nous parlons raison, voilà qui vous démolit une femme, le cœur. Celles qui vivent de cette herbe-là ont l’air de noyées, à trente ans. Nos malheureuses mères ont été déformées par leur éducation : à la moindre contrariété, crac ! du drame, pas de sang-froid pour deux sous ; les hommes en ont joliment profité ; nous avons un peu plus d’entente, je vous en réponds.

MADELEINE. — Nous saurons nous faire la vie bonne, si je me décide à me marier l’hiver prochain ; vous verrez cela, Novion !

NOVION. — Moi, je suis décidé à vous adorer toujours.

SUZANNE. — Ne contrariez pas votre manie ; allons grimper sur la falaise, venez avec nous, je dirai à Lardinois qu’on peut faire de mauvaises rencontres.

NOVION. — Madame Lardinois sait bien que je donnerais ma vie pour elle.

SUZANNE. — Allons, en avant ! prenez les pliants, au moins il faut que Novion nous serve à quelque chose.

FIN

TABLE

JEUNES MADAMES  
I.
— QUESTIONS BUDGÉTAIRES
II.
— SON CADRE
III.
— LE « DIVIN »
IV.
— FIN D’ANNÉE
V.
— LES SCRUPULES DE LOLO
VI.
— CHEZ DIDIER
VII.
— ENTRE ELLES
VIII.
— SA FÊTE
IX.
— CONSIDÉRATIONS MATRIMONIALES
X.
— LE PÉCHÉ
XI.
— ENTRETIEN CONJUGAL
NOS JEUNES FILLES

IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS — 7304-4-95. (Encre Lorilleux).