Project Gutenberg's Les affinites electives, by Johann Wolfgang Goethe This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les affinites electives Suivies d'un choix de pensees du meme Author: Johann Wolfgang Goethe Release Date: January 4, 2004 [EBook #10604] Language: French Character set encoding: ISO Latin-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AFFINITES ELECTIVES *** Produced by Anne Dreze and Marc D'Hooghe LES AFFINITES ELECTIVES PAR GOETHE SUIVIES D'UN CHOIX DE PENSEES DU MEME; Traduction nouvelle par Mme A. DE CARLOWITZ. LES AFFINITES ELECTIVES PREMIERE PARTIE CHAPITRE PREMIER. Un riche Baron, encore a la fleur de son age et que nous appellerons Edouard, venait de passer dans sa pepiniere les plus belles heures d'une riante journee d'avril. Les greffes precieuses qu'il avait fait venir de tres-loin etaient employees, et, satisfait de lui-meme, il renferma dans leur etui ses outils de pepinieriste. Le jardinier survint et admira tres-sincerement le travail de son maitre. --Est-ce que tu n'as pas vu ma femme? lui demanda Edouard en faisant un mouvement pour s'eloigner. --Si, Monseigneur, Madame est dans les nouvelles plantations. La cabane de mousse qu'elle fait faire sur la montagne, en face du chateau, sera terminee aujourd'hui. Quel delicieux point de vue vous aurez la! Au fond, le village; un peu a droite, l'eglise et le clocher, au-dessus duquel, de cette hauteur, le regard se glisse au loin. En face, le chateau et les jardins. --C'est bien, repliqua Edouard. A quelques pas d'ici j'ai vu travailler les ouvriers. --Et plus loin, a droite, continua le jardinier, s'ouvre la riche vallee avec ses prairies couvertes d'arbres, dans un joyeux lointain. Quant au sentier a travers les rochers, je n'ai jamais rien vu de mieux dispose. En verite, Madame s'y entend, c'est un plaisir de travailler sous ses ordres. --Va la prier de ma part de m'attendre; je veux qu'elle me fasse admirer ses nouvelles creations. Le jardinier s'eloigna en hate. Le Baron le suivit lentement, visita en passant les terrasses et les serres, traversa le ruisseau et arriva bientot a la place ou la route se divisait en deux sentiers: l'un et l'autre conduisaient aux plantations nouvelles; le plus court passait par le cimetiere, le plus long par un bosquet touffu. Edouard choisit le dernier et se reposa sur un banc, judicieusement place au point ou le chemin commencait a devenir penible, puis il gravit la montee qui, par plusieurs marches et points d'arrets, le conduisit, par un sentier etroit et plus ou moins rapide, jusqu'a la cabane de mousse. Charlotte recut son epoux a l'entree de cette cabane, et le fit asseoir de maniere qu'a travers la porte et les fenetres ouvertes, les differents points de vue se presenterent a lui dans toute leur beaute, mais resserres dans des cadres etroits. Ces tableaux le charmerent d'autant plus, que son imagination les voyait deja pares de tout l'eclat printanier, que quelques semaines de plus ne pouvaient manquer de leur donner en effet. --Je n'ai qu'une observation a faire, lui dit-il: la cabane me parait un peu trop petite. --Il y a assez de place pour nous deux, repondit Charlotte. --Sans doute, peut-etre meme pour un troisieme ... --Pourquoi pas? a la rigueur, on pourrait encore admettre un quatrieme. Quant aux societes plus nombreuses, nous avons pour elles d'autres points de reunion. --Puisque nous voila seuls, tranquilles et contents, dit Edouard, je veux te confier quelque chose qui, depuis longtemps, me pese sur le coeur. Jusqu'ici j'ai vainement cherche l'occasion de te le dire. --Je n'ai pas ete sans m'en apercevoir. --Je dois te l'avouer, mon amie, si j'avais pu retarder encore la reponse definitive qu'on me demande, si je n'etais pas force de la donner demain au matin, j'aurais peut-etre encore continue a me taire. --Voyons, de quoi s'agit-il? demanda Charlotte avec une prevenance gracieuse. --De mon ami, le capitaine! Tu sais qu'il n'a pas merite l'humiliation qu'on vient de lui faire subir, et tu comprends tout ce qu'il souffre. Etre mis a la retraite a son age, avec ses talents, son esprit actif, son erudition ... Mais pourquoi envelopper mes voeux a son sujet dans un long preambule? Je voudrais qu'il put venir passer quelque temps avec nous. --Ce projet, mon ami, demande de mures reflexions; il faut l'envisager sous ses differents points de vue. --Je suis pret a te donner tous les eclaircissements que tu pourras desirer. La derniere lettre du capitaine annonce une profonde tristesse. Ce n'est pas sa position financiere qui l'afflige, ses besoins sont si bornes! Au reste, ma bourse est la sienne, et il ne craint pas d'y puiser. Dans le cours de notre vie, nous nous sommes rendu tant de services, qu'il nous sera toujours impossible d'arreter definitivement nos comptes. Son seul chagrin est de se voir reduit a l'inaction, car il ne connait d'autre bonheur que d'employer utilement ses hautes facultes. Que lui reste-t-il a faire desormais? se plonger dans l'oisivete ou acquerir des connaissances nouvelles, quand celles qu'il possede si completement lui sont devenues inutiles? En un mot, chere enfant, il est tres-malheureux, et l'isolement dans lequel il vit augmente son malheur. --Mais je l'ai recommande a nos connaissances, a nos amis; ces recommandations ne sont pas restees sans resultat; on lui a fait des offres avantageuses. --Cela, est vrai; mais ces offres augmentent son tourment, car aucune d'elles ne lui convient. Ce n'est pas l'utile emploi, c'est l'abnegation de ses principes, de ses capacites, de sa maniere d'etre qu'on lui demande. Un pareil sacrifice est au-dessus de ses forces. Plus je reflechis sur tout cela, plus je sens le desir de le voir pres de nous. --Il est beau, il est genereux de ta part de t'interesser ainsi au sort d'un ami; mais permets-moi de te rappeler que tu dois aussi quelque chose a toi-meme, a moi. --Je ne l'ai pas oublie, mais je suis convaincu que le capitaine sera pour nous une societe aussi utile qu'agreable. Je ne parlerai pas des depenses qu'il pourrait nous occasionner, puisque son sejour ici les diminuerait au lieu de les augmenter. Quant a l'embarras, je n'en prevois aucun. L'aile gauche de notre chateau est inhabitee, il pourra s'y etablir comme il l'entendra, le reste s'arrangera tout seul. Nous lui rendrons un service immense, et il nous procurera a son tour plus d'un plaisir, plus d'un avantage. J'ai depuis longtemps le desir de faire lever un plan exact de mes domaines, il dirigera ce travail. Tu veux faire cultiver toi-meme nos terres, des que les baux de nos fermiers seront expires; mais avons-nous les connaissances necessaires pour une pareille entreprise? lui seul pourra nous aider a les acquerir; je ne sens que trop combien j'ai besoin d'un pareil ami. Les agronomes qui ont etudie cette matiere dans les livres et dans les etablissements speciaux, raisonnent plus qu'ils n'instruisent, car leurs theories n'ont pas passe au creuset de l'experience; les campagnards tiennent trop aux vieilles routines, et leurs enseignements sont toujours confus, et souvent meme volontairement faux. Mon ami reunit l'experience a la theorie sur ce point, et sur une foule d'autres dont je me promets les plus heureux resultats, surtout par rapport a toi. Maintenant je te remercie de l'attention avec laquelle tu as bien voulu m'ecouter; dis-moi a ton tour franchement ce que tu penses, je te promets de ne pas t'interrompre. --Dans ce cas, repondit Charlotte, je debuterai par une observation generale. Les hommes s'occupent surtout des faits isoles et du present, parce que leur vie est tout entiere dans l'action, et par consequent dans le present. Les femmes, au contraire, ne voient que l'enchainement des divers evenements, parce que c'est de cet enchainement que depend leur destinee et celle de leur famille, ce qui les jette naturellement dans l'avenir et meme dans le passe. Associe-toi un instant a cette maniere de voir, et tu reconnaitras que la presence du capitaine chez nous, derangera la plupart de nos projets et de nos habitudes. --J'aime a me rappeler nos premieres relations, continua-t-elle, et, surtout, a t'en faire souvenir. Dans notre premiere jeunesse, nous nous aimions tendrement; et l'on nous a separes parce que ton pere, ne comprenant d'autre bonheur que la fortune, te fit epouser une femme agee, mais riche; le mien me maria avec un homme que j'estimais sans pouvoir l'aimer, mais qui m'assura une belle position. Nous sommes redevenus libres, toi le premier, et ta femme, qu'on aurait pu appeler ta mere, te fit l'heritier de son immense fortune. Tu profitas de ta liberte pour satisfaire ton amour pour les voyages; a ton retour j'etais veuve. Nous nous revimes avec plaisir, avec bonheur. Le passe nous offrait d'agreables souvenirs, nous aimions ces souvenirs, et nous pouvions impunement nous y livrer ensemble. Tu m'offris ta main, j'hesitai longtemps ... Nous sommes a peu pres du meme age; les femmes vieillissent plus vite que les hommes; tu me paraissais trop jeune ... Enfin, je n'ai pas voulu te refuser ce que tu regardais comme ton unique bonheur ... Tu voulais te dedommager des agitations et des fatigues de la cour, de la carriere militaire et des voyages; tu voulais jouir enfin de la vie a mes cotes, mais avec moi seule. Je me resignai a placer ma fille unique dans un pensionnat, ou elle pouvait, au reste, recevoir une education plus convenable qu'a la campagne. Je pris le meme parti pour ma chere niece Ottilie, qui eut, peut-etre, ete plus a sa place pres de moi et m'aidant a diriger ma maison. Tout cela s'est fait de ton consentement, et dans le seul but de pouvoir vivre pour nous seuls, et jouir dans toute sa plenitude du bonheur que nous avons vainement desire dans notre premiere jeunesse, et que la marche des evenements venait enfin de nous accorder. C'est dans ces dispositions que nous sommes arrives dans ce sejour champetre; je me suis chargee des details et de l'interieur, et toi de l'ensemble et des relations exterieures. Je me suis arrangee de maniere a prevenir chacun de tes desirs, et a ne vivre que pour toi. Laisse-nous essayer, du moins pendant quelque temps encore, jusqu'a quel point nous pourrons ainsi nous suffire a nous-memes. --Il n'est que trop vrai, s'ecria le Baron, l'enchainement des evenements, voila l'element des femmes, aussi ne faut-il jamais vous laisser enchainer vos objections, ou se resigner d'avance a vous donner gain de cause. Je conviens donc que tu as eu completement raison jusqu'a ce jour. Tout ce que nous avons plante et bati depuis notre sejour ici est bon et utile, mais n'y ajouterons-nous plus rien? Tous ces beaux plans n'auront-ils pas d'autres developpements? Tout ce que je fais dans les jardins, tes embellissements dans le parc et les alentours, ne serviront-ils jamais qu'a la satisfaction de deux ermites? --Je te comprends, mon ami; mais songe que nous devons, avant tout, eviter d'introduire dans notre cercle etroit, quelque chose d'etranger et par consequent de nuisible. Tous nos projets ne peuvent se realiser qu'a condition que nous ne serons jamais que nous deux. Tu voulais me communiquer avec suite ton journal de voyages, et y ajouter, a cette occasion, certains papiers qui en font partie. Encourage par l'interet que m'inspirent ces precieuses feuilles, eparses et confuses, tu te proposais d'en faire un tout aussi agreable pour nous que pour les autres. J'ai promis de t'aider a copier, et nous etions deja heureux par la pensee, en songeant que nous pourrions parcourir ainsi ensemble, commodement, mysterieusement et idealement ce monde, dont nous nous sommes exiles par notre propre volonte. Et puis, n'as-tu pas repris ta flute afin de m'accompagner sur le piano pendant les soirees? Ne comptes-tu pour rien les voisins qui viennent nous voir souvent, et que nous visitons a notre tour? Quant a moi, j'ai trouve dans tout ceci des ressources suffisantes pour passer l'ete le plus agreable de ma vie. Edouard passa la main sur son front. --Tout ce que tu me dis la est aussi sage qu'aimable, et cependant je ne puis m'empecher de croire que la presence du capitaine, loin de troubler notre paisible bonheur, lui preterait un charme nouveau. Il m'a suivi dans une partie de mes voyages, et il a recueilli, de son cote, des notes qui feraient de ma relation un ensemble aussi complet qu'amusant. --Tu me forces a t'avouer toute la verite, dit Charlotte avec un leger signe d'impatience, un secret pressentiment m'avertit qu'il ne resultera rien de bon de ton projet. --Allons, repondit Edouard en souriant, il faut en prendre son parti, les femmes sont invulnerables: d'abord si sensees, qu'il est impossible de les contredire; si aimantes, qu'on leur cede avec bonheur; si sensibles, qu'on craint de les affliger; elles finissent par devenir prophetiques au point de nous effrayer. --Je ne suis pas superstitieuse, repliqua Charlotte, et je ne ferais aucun cas des vagues pressentiments, s'ils n'etaient que cela; mais ils sont presque toujours un souvenir confus des consequences heureuses ou malheureuses que nous avons vues decouler, chez les autres, des actions que nous sommes sur le point de commettre nous-memes. Il n'y a rien de plus important dans la vie interieure que l'admission d'un tiers. J'ai connu des parents, des epoux, dont l'existence a ete entierement bouleversee par une pareille admission. --Cela peut arriver chez des individus qui vivent au hasard, mais jamais chez des personnes qui, eclairees par l'experience, ont la conscience d'elles-memes. --Cette conscience, mon ami, est rarement une arme suffisante, et souvent meme elle est dangereuse pour celui qui s'en sert. Au reste, puisque nous n'avons pu nous convaincre, ne precipitons rien, accorde-moi quelques jours. --Au point ou en sont les choses, ce delai n'empecherait point la precipitation. Nous nous sommes expose nos raisons, il s'agit de decider lesquelles meritent la preference, et je crois que ce que nous aurions de plus sage a faire, serait de tirer au sort. --Je sais que, dans les cas douteux, tu aimes a te confier aux chances d'un coup de dez; mais dans une circonstance aussi grave, un pareil moyen serait un sacrilege. --Mais le messager attend, s'ecria Edouard, que faut-il que je reponde au capitaine? --Une lettre calme, sage, amicale. --C'est-a-dire des riens? --Il est des cas ou il vaut mieux repondre des riens que de ne pas repondre du tout. CHAPITRE II En rappelant a son mari les principaux evenements de leur passe, et les plans qu'ils avaient arretes ensemble pour leur bonheur present et a venir, Charlotte avait eveille en lui des souvenirs fort agreables. Ce fut sous l'empire de ces souvenirs qu'il entra dans sa chambre pour repondre au capitaine. Force de convenir que jusqu'a ce moment il avait trouve dans la societe exclusive de sa femme, l'accomplissement parfait de ses voeux les plus chers, il se promit d'ecrire a son ami l'epitre la plus affectueuse et la plus insignifiante du monde. Lorsqu'il s'approcha de son bureau, le hasard lui fit tomber sous la main la derniere lettre de cet ami. Il la relut machinalement. La triste situation de cet homme excellent se presenta de nouveau a sa pensee, les sentiments douloureux qui l'assiegeaient depuis plusieurs jours se reveillerent, et il lui parut impossible d'abandonner son ami a la cruelle position ou il se trouvait reduit; sans se l'etre attiree par une faute ni meme par une imprudence. Le Baron n'etait pas accoutume a se refuser une satisfaction quelconque. Enfant unique de parents fort riches, tout avait constamment cede a ses caprices et a ses fantaisies. C'etait a force de les flatter qu'on l'avait decide a devenir le mari d'une vieille femme, qui avait cherche a son tour a faire oublier son age par des attentions et des prevenances infinies. Devenu libre par la mort de cette femme, et maitre d'une grande fortune, naturellement modere dans ses desirs, liberal, genereux, bienfaisant et brave, il n'avait jamais connu les obstacles que la societe oppose a la plupart de ses membres. Jusqu'alors, tout avait marche au gre de ses desirs; une fidelite opiniatre et romanesque avait fini par lui assurer la main de Charlotte, et la premiere opposition ouverte qui se posait franchement devant lui et qui l'empechait d'offrir un asile a l'ami de son enfance, et de regler ainsi les comptes de toute sa vie, venait de cette meme Charlotte. Il etait de mauvaise humeur, impatient, il prit et reprit plusieurs fois la plume, et ne put se mettre d'accord avec lui-meme sur ce qu'il devait ecrire. Contrarier sa femme, lui paraissait aussi impossible que de se contrarier lui-meme ou de faire ce qu'elle desirait; et dans l'agitation ou il se trouvait, il lui etait impossible d'ecrire une lettre calme. Il etait donc bien naturel qu'il cherchat a gagner du temps. A cet effet il adressa quelques mots a son ami, et le pria de lui pardonner de ne pas lui avoir ecrit plus tot et de ne pas lui en dire davantage en ce moment. Puis il promit de lui envoyer incessamment une lettre explicative et tranquillisante. Le lendemain matin, Charlotte profita d'une promenade qu'elle fit avec son mari, pour faire revenir l'entretien sur le sujet de la veille; car elle etait convaincue que le meilleur moyen de combattre une resolution prise, etait d'en parler souvent. Edouard reprit cette discussion avec plaisir. D'un caractere impressionnable, il s'animait facilement, et la vivacite de ses desirs allait souvent jusqu'a l'impatience; mais, craignant toujours d'offenser ou de blesser, il etait encore aimable lors meme qu'il se rendait importun. N'ayant pu convaincre sa femme, il parvint a la charmer, presque a la seduire. --Je te devine! s'ecria-t-elle, tu veux que j'accorde aujourd'hui a l'amant ce que j'ai refuse hier au mari. Si j'ai encore la force de resister a des voeux que tu m'exprimes d'une maniere si seduisante, il faut du moins que je te fasse une revelation a peu pres semblable a la tienne. Oui, je me trouve dans le meme cas que toi, et je me suis volontairement impose le sacrifice que j'ai ose esperer de ta tendresse. --Voila qui est charmant, repondit Edouard, il parait que, dans le mariage, rien n'est plus utile que les discussions, puisque c'est par elles que l'on apprend a se connaitre. --C'est possible. Apprends donc qu'Ottilie est pour moi ce que le capitaine est pour toi. La pauvre enfant est tres-malheureuse dans son pensionnat. Ma fille Luciane, nee pour briller dans un monde elegant, s'y forme pour ce monde. Elle apprend les langues etrangeres, l'histoire, et autres sciences semblables, comme elle joue des sonates et des variations a livre ouvert. Douee d'une grande vivacite et d'une memoire heureuse, on peut dire d'elle que, dans le meme instant, elle oublie tout et se souvient de tout. Ses allures faciles et gracieuses, sa danse legere, sa conversation animee la distinguent de toutes ses compagnes, et un certain esprit de domination inne chez elle, en font la reine de ce petit cercle. La maitresse du pensionnat voit en elle une petite divinite qui se developpe sous sa main, et dont l'eclat rejaillira sur sa maison et y amenera une foule de jeunes personnes que leurs parents voudront faire arriver a ce meme degre de perfection. Aussi les lettres que l'on m'ecrit sur son compte, ne sont-elles que des hymnes a sa louange, qu'heureusement je sais fort bien traduire en prose. Quant a la pauvre Ottilie, on ne m'en parle que pour accuser la nature de n'avoir place aucune disposition artistique, aucun germe de perfectionnement intellectuel dans une creature si bonne et si jolie. Cette erreur ne m'etonne point, car je retrouve dans Ottilie l'image vivante de sa mere, ma meilleure amie, qui a grandi a mes cotes. Je suis persuadee que sa fille serait bientot une femme accomplie, s'il m'etait possible de l'avoir sous ma direction. Nos conventions ne me le permettent pas, et je sais qu'il est dangereux de tirailler sans cesse le cadre dans lequel on a cru devoir enfermer sa vie. Je me soumets a cette necessite; je fais plus: je souffre que ma fille, trop fiere de ses avantages sur une parente qui doit tout a ma bienfaisance, en abuse parfois. Helas! qui de nous a reellement assez de superiorite pour ne jamais la faire peser sur personne? et qui de nous est place assez haut pour ne jamais etre reduit a se courber sous une domination injuste? Le malheur d'Ottilie la rend plus chere a mes yeux; ne pouvant l'appeler pres de moi, je cherche a la placer dans une autre institution. Voila ou j'en suis. Tu vois, mon bien-aime, que nous nous trouvons dans le meme embarras; supportons-le avec courage, puisque nous ne pourrions sans danger le faire disparaitre l'un par l'autre. --Je reconnais bien la les bizarreries de la nature humaine, dit Edouard en souriant, nous croyons avoir fait merveille, quand nous sommes, parvenus a ecarter les objets de nos inquietudes. Dans les considerations d'ensemble, nous sommes capables de grands sacrifices; mais une abnegation dans les details de chaque instant, est presque toujours au-dessus de nos forces: ma mere m'a fourni le premier exemple de cette verite. Tant que j'ai vecu pres d'elle, il lui a ete impossible de maitriser les craintes de chaque instant dont j'etais l'objet. Si je rentrais une heure plus tard que je ne l'avais promis, elle s'imaginait qu'il m'etait arrive quelque grand malheur; et quand la pluie ou la rosee avait mouille mes vetements, elle prevoyait pour moi une longue suite de maladies. Je me suis etabli chez moi, j'ai voyage, et elle a toujours ete aussi tranquille sur mon compte que si je ne lui avais jamais appartenu. --Examinons notre position de plus pres, continua-t-il, et nous reconnaitrons, bientot qu'il serait aussi insense qu'injuste de laisser, sans autre motif que celui de ne pas deranger nos petits calculs personnels, deux etres qui nous regardent de si pres, sous l'empire d'un malheur qu'ils n'ont pas merite. Oui, ce serait la de l'egoisme, ou je ne sais plus de quel nom il faudrait qualifier cette conduite. Fais venir ton Ottilie, souffre que mon Capitaine s'installe ici, et remettons-nous a la garde de Dieu pour ce qui pourra en resulter. --S'il ne s'agissait que de nous, dit Charlotte, j'hesiterais moins; mais songe que le Capitaine est a peu pres de ton age, c'est-a-dire a cet age (il faut bien que je te dise cette flatterie en face) ou les hommes commencent a devenir reellement dignes d'un amour constant et vrai. Est-il prudent de le mettre en contact avec une jeune fille aussi aimable, aussi interessante qu'Ottilie? --En verite, repondit le Baron, l'opinion que tu as de ta niece me paraitrait inexplicable, si je n'y voyais pas le reflet de ta vive tendresse pour sa mere. Elle est gentille, j'en conviens, je me rappelle meme que le Capitaine me la fit remarquer, lorsque je la vis chez ta tante, il y a un an environ. Ses yeux, surtout, sont fort bien, et cependant ils ne m'ont nullement impressionne. --Cela est tres-flatteur pour moi, car j'etais presente. Ton amour pour ta premiere amie t'avait rendu insensible aux charmes naissants d'une enfant; je sens le prix de tant de constance, aussi ne voudrais-je jamais vivre que pour toi. Charlotte etait sincere, et cependant elle cachait a son mari qu'alors elle avait eu l'intention de lui faire epouser Ottilie, et qu'a cet effet elle avait prie le Capitaine de la lui faire remarquer, car elle n'osait se flatter qu'il fut reste fidele a l'amour qui les avait unis jadis. De son cote le Baron etait tout entier sous l'empire du bonheur que lui causait la disparition inattendue du double obstacle qui l'avait separe de Charlotte, et il ne songeait qu'a former enfin un lien qu'il avait pendant si longtemps vainement desire. Les epoux allaient retourner au chateau par les plantations nouvelles, lorsqu'un domestique accourut au-devant d'eux et leur cria en riant: --Revenez bien vite, Monseigneur; M. Mittler vient d'entrer au galop dans la cour du chateau. Sans se donner le temps de mettre pied a terre, il nous a tous rassembles par ses cris: Allez! courez! nous a-t-il dit, appelez votre maitre et votre maitresse, demandez-leur s'il y a vraiment peril dans la demeure, entendez-vous, s'il y a peril dans la demeure? Vite, vite, courez! --Le drole d'homme, dit Edouard, il me semble pourtant qu'il arrive a propos, qu'en penses-tu, Charlotte? Dis a notre ami, continua-t-il en s'adressant au domestique, qu'il y a, en effet, peril dans la demeure, et que nous te suivons de pres. En attendant, conduis-le dans la salle a manger, fais-lui servir un bon dejeuner, et n'oublie pas son cheval. Puis il pria sa femme de se rendre avec lui au chateau par le chemin le plus court. Ce chemin traversait le cimetiere, aussi ne le prenait-il jamais que lorsqu'il y etait force. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il vit que la, aussi, Charlotte avait su prevenir ses desirs et deviner ses sentiments! En menageant autant que possible les anciens monuments funeraires, elle avait fait niveler le terrain, et tout dispose de maniere que cette enceinte lugubre n'etait plus qu'un enclos agreable, sur lequel l'oeil et l'imagination se reposaient avec plaisir. Rendant a la pierre la plus ancienne l'honneur qui lui etait du, elle les avait fait ranger toutes, par ordre de date, le long de la muraille; plusieurs d'entre elles meme avaient servi a orner le socle de l'eglise. A cette vue, Edouard agreablement surpris pressa la main de Charlotte, et ses yeux se remplirent de larmes. Leur hote extravagant ne tarda pas a les faire partir de ce lieu. N'ayant pas voulu les attendre au chateau, il donna de l'eperon a son cheval, traversa le village et s'arreta a la porte du cimetiere d'ou il leur adressa ces paroles en criant de toutes ses forces. --Est-ce que vous ne vous moquez pas de moi? y a-t-il vraiment peril! en la demeure? En ce cas je reste a diner avec vous, mais ne me retenez pas en vain, j'ai encore tant de choses a faire aujourd'hui. --Puisque vous vous etes donne la peine de venir jusqu'ici, dit Edouard sur le meme ton, faites quelques pas de plus, et voyez comment Charlotte a su embellir ce lieu de deuil. --Je n'entrerai ici ni a pied, ni cheval, ni en carrosse, repondit le cavalier; je ne veux rien avoir a demeler avec ceux qui dorment la, en paix; c'est deja bien assez que d'etre oblige de souffrir qu'un jour on m'y porte les pieds en avant. Allons, voyons, avez-vous serieusement besoin de moi? --Tres-serieusement, repondit Charlotte. C'est pour la premiere fois, depuis notre mariage, que mon mari et moi, nous nous trouvons dans un embarras dont nous ne savons comment nous tirer. --Vous ne m'avez pas l'air d'etre reduits a cette extremite-la; mais puisque vous le dites, je veux bien le croire. Si vous m'avez prepare une deception, je ne m'occuperai plus jamais de vous. Suivez-moi aussi vite que vous le pourrez; je ralentirai le pas de mon cheval, cela le reposera. Arrives dans la salle a manger ou le dejeuner etait servi, Mittler raconta avec feu ce qu'il avait fait et ce qu'il lui restait encore a faire dans le courant de la journee. Cet homme singulier avait ete pendant sa jeunesse ministre d'une grande paroisse de campagne, ou, par son infatigable activite, il avait apaise toutes les querelles de menage et termine tous les proces. Tant qu'il fut dans l'exercice de ses fonctions, il n'y eut pas un seul divorce dans sa paroisse, et pas un proces ne fut porte devant les tribunaux. Pour atteindre ce but il avait ete force d'etudier les lois, et il etait devenu capable de tenir tete aux avocats les plus habiles. Au moment ou le gouvernement venait d'ouvrir les yeux sur son merite, et allait l'appeler dans la capitale, afin de le mettre a meme d'achever, dans une sphere plus elevee, le bien qu'il avait commence dans son modeste cercle d'activite, le hasard lui fit gagner a la loterie une somme qu'il employa aussitot a l'achat d'une petite terre ou il resolut de passer sa vie. S'en remettant, pour l'exploitation de cette terre, aux soins de son fermier, il se consacra tout entier a la tache penible d'etouffer les haines et les mesintelligences des leur point de depart. A cet effet, il s'etait promis de ne jamais s'arreter sous un toit ou il n'y avait rien a calmer, rien a apaiser, rien a reconcilier. Les personnes qui aiment a trouver des indices prophetiques dans les noms propres soutenaient qu'il avait ete predestine a cette carriere parce qu'il s'appelait Mittler (_mediateur_). On servit le dessert et Mittler pria serieusement les epoux de ne pas retarder davantage les confidences qu'ils avaient a lui faire, parce qu'immediatement apres le cafe, il serait force de partir. Les epoux s'executerent alternativement et de bonne grace. Il les ecouta d'abord avec attention, puis il se leva d'un air contrarie, ouvrit la fenetre et demanda son cheval. --En verite, dit-il, ou vous ne me connaissez point, ou vous etes de mauvais plaisants. Il n'y a ici ni querelle ni division, et, par consequent, rien a faire pour moi. Me croiriez-vous ne, par hasard, pour donner des conseils? Grand merci d'un pareil metier, c'est le plus mauvais de tous. Que chacun se conseille soi-meme et fasse ce dont il ne peut s'abstenir: s'il s'en trouve bien, qu'il se felicite de sa haute sagesse et jouisse de son bonheur; s'il s'en trouve mal, alors je suis la. Celui qui veut se debarrasser d'un mal quelconque, sait toujours ce qu'il veut; mais celui qui cherche le mieux, est aveugle. Oui, oui, riez tant que vous voudrez, il joue a colin-maillard; a force de tatonner il saisit bien quelque chose, mais quoi? Voila la question. Faites ce que vous voudrez, cela reviendra au meme; oui, appelez vos amis pres de vous ou laissez-les ou ils sont, qu'importe? J'ai vu manquer les combinaisons les plus sages, j'ai vu reussir les projets les plus absurdes. Ne vous cassez pas la tete d'avance; ne vous la cassez meme pas quand il sera resulte quelque grand malheur du parti que vous prendrez; bornez-vous a me faire appeler, je vous tirerai d'affaire; d'ici la, je suis votre serviteur. A ces mots il sortit brusquement et s'elanca sur son cheval, sans avoir voulu attendre le cafe. --Tu le vois maintenant, dit Charlotte a son mari, l'intervention d'un tiers est nulle, quand deux personnes etroitement unies ne peuvent plus s'entendre. Nous voila plus embarrasses, plus indecis que jamais. Les epoux seraient sans doute restes longtemps dans cette incertitude, sans l'arrivee d'une lettre du Capitaine qui s'etait croisee avec celle du Baron. Fatigue de sa position equivoque, ce digne officier s'etait decide a accepter l'offre d'une riche famille qui l'avait appele pres d'elle, parce qu'elle le croyait assez spirituel et assez gai pour l'arracher a l'ennui qui l'accablait. Edouard sentit vivement tout ce que son ami aurait a souffrir dans une pareille situation. --L'y exposerons-nous, s'ecria-t-il, parle; Charlotte, en auras-tu la cruaute? --Je ne sais, repondit-elle; mais il me semble que, tout bien considere, notre ami Mittler a raison. Les resultats de nos actions dependent des chances du hasard qu'il ne nous est pas donne de prevoir; chaque relation nouvelle peut amener beaucoup de bonheur ou beaucoup de malheur, sans que nous ayons le droit de nous en accuser ou de nous en faire un merite. Je ne me sens pas la force de te resister plus longtemps. Souviens-toi seulement que l'essai que nous allons faire n'est pas definitif; j'insisterai de nouveau aupres de mes amis, afin d'obtenir pour le Capitaine un poste digne de lui et qui puisse le rendre heureux. Edouard exprima sa reconnaissance avec autant d'enthousiasme que d'amabilite. L'esprit debarrasse de tout souci, il s'empressa d'ecrire a son ami, et pria Charlotte d'ajouter quelques lignes a sa lettre. Elle y consentit. Mais au lieu de s'acquitter de cette tache avec la facilite gracieuse qui la caracterisait, elle y mit une precipitation passionnee qui ne lui etait pas ordinaire. Il lui arriva meme de faire sur le papier une tache d'encre qui s'agrandit a mesure qu'elle cherchait a l'effacer, ce qui la contraria beaucoup. Edouard la plaisanta sur cet accident, et, comme il y avait encore de la place pour un second _Post-Scriptum_, il pria son ami de voir dans cette tache d'encre, la preuve de l'impatience avec laquelle Charlotte attendait son arrivee, et de mettre autant d'empressement dans ses preparatifs de voyage qu'on en avait mis a lui ecrire. Un messager emporta la lettre, et le Baron crut devoir exprimer sa reconnaissance a sa femme, en l'engageant de nouveau a retirer Ottilie du pensionnat, pour la faire venir pres d'elle. Charlotte ne jugea pas a propos de prendre une pareille determination avant d'y avoir murement reflechi. Pour detourner l'entretien de ce sujet, elle engagea son mari a l'accompagner au piano avec sa flute, dont il jouait fort mediocrement. Quoique ne avec des dispositions musicales, il n'avait eu ni le courage ni la patience de consacrer a ce travail le temps qu'exige toujours le developpement d'un talent quelconque. Allant toujours ou trop vite ou trop doucement, il eut ete impossible a toute autre qu'a Charlotte, de tenir une partie avec lui. Maitresse absolue de l'instrument sur lequel elle avait acquis une grande superiorite, elle pressait et ralentissait tour a tour la mesure sans alterer la nature du morceau, et remplissait ainsi, envers son mari, la double tache de chef d'orchestre et de femme de menage, puisqu'il est du devoir de l'un et de l'autre de maintenir l'ensemble dans son mouvement regulier, en depit des deviations reiterees des details. CHAPITRE III. Le Capitaine arriva enfin, il s'etait fait preceder par une lettre tellement sage et sensee, que Charlotte se sentit completement rassuree. La justesse avec laquelle il envisageait sa position et celle de ses amis, leur permit a tous d'esperer un heureux avenir. Pendant les premieres heures la conversation fut animee, presque fatigante, comme cela arrive toujours entre amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps. Vers le soir, Charlotte proposa d'aller visiter les plantations nouvelles. Le Capitaine se montra tres-sensible aux diverses beautes de la contree que les ingenieux plans de Charlotte faisaient ressortir d'une maniere saillante. Son oeil etait juste et exerce, mais il ne demandait pas l'impossible; et tout en ayant la conscience du mieux, il n'affligeait pas les personnes qui lui montraient ce qu'elles avaient fait pour embellir un site, en leur vantant les travaux superieurs de ce genre qu'il avait eu occasion de voir ailleurs. Lorsqu'ils arriverent dans la cabane de mousse, ils la trouverent agreablement decoree. Les fleurs et les guirlandes etaient artificielles; mais des touffes de seigle vert et autres produits champetres de la saison, entrecoupaient ces guirlandes avec tant d'adresse, qu'on ne pouvait s'empecher d'admirer le sentiment artistique qui avait preside a cette decoration. --Je sais, dit Charlotte, que mon mari n'aime pas a celebrer les anniversaires de naissance ou de nom, j'espere cependant qu'il me pardonnera ces guirlandes et ces couronnes, en faveur de la triple fete que nous offre ce jour. --Une triple fete! s'ecria le Baron. --Sans doute. Est-ce que l'arrivee de ton ami n'est pas une fete, et ne vous appelez-vous pas tous deux Othon? Si vous aviez regarde le calendrier, vous auriez vu que c'est aujourd'hui la fete de ce saint. Les deux amis se donnerent la main par-dessus la petite table qui se trouvait au milieu de la cabane. --Cette aimable attention de ma femme, dit le Baron au Capitaine, me rappelle un sacrifice que je t'ai fait dans le temps. Pendant notre enfance nous nous appelions tous deux Othon; mais arrives au college, cette conformite de noms fit naitre une foule de quiproquos desagreables, et je te cedai avec plaisir celui d'Othon, si laconique et si beau. --Ce n'etait pas une grande generosite de ta part, dit le Capitaine, je me souviens fort bien que celui d'Edouard te paraissait plus beau. Je conviens au reste que ce nom n'est pas sans charme, surtout quand il est prononce par une belle bouche. Tous trois etaient assis tres-commodement autour de cette meme table aupres de laquelle, quelques jours plutot, Charlotte avait si vivement proteste contre l'arrivee de leur hote. Edouard se sentait trop heureux pour lui rappeler leurs discussions a ce sujet, mais il ne put s'empecher de lui faire remarquer qu'il y avait encore de la place pour une quatrieme personne. Des cors de chasse, qui, en ce moment, se firent entendre dans la direction du chateau, semblaient applaudir aux sentiments et aux souhaits des amis qui ecoutaient en silence, se renfermaient dans leurs souvenirs, et goutaient doublement leur bonheur personnel dans cette heureuse reunion. Edouard prit le premier la parole, se leva et sortit de la cabane. --Conduisons notre ami sur les hauteurs, dit-il a sa femme, car il ne faut pas qu'il s'imagine que cette etroite vallee est notre unique sejour et renferme toutes nos possessions. Sur ces hauteurs le regard est plus libre et la poitrine s'elargit. --Je le veux bien, repondit Charlotte, mais il faudra vous decider a gravir le vieux sentier rapide et incommode; j'espere que bientot les degres et la route que je me propose de faire faire nous y conduiront plus facilement. Ils monterent gaiment a travers les buissons, les epines et les pointes de rocher, jusqu'a la cime la plus elevee qui ne formait pas un plateau, mais la continuation d'une pente fertile. L'on ne tarda pas a perdre de vue le village et le chateau. Dans le fond on voyait trois larges etangs; au-dela, des collines boisees qui se glissaient le long des rivages, puis des masses arides servant de cadre definitif au miroir des eaux, dont la surface immobile reflechissait les formes imposantes de ces masses. A l'entree d'un ravin d'ou un ruisseau se precipitait dans l'etang avec l'impetuosite d'un torrent, on voyait un moulin qui, a demi cache par des touffes d'arbres, promettait un agreable lieu de repos. Toute l'etendue du demi-cercle qu'embrassait le regard offrait une variete agreable de bas-fonds et de tertres, de bosquets et de forets, dont les feuillages naissants promettaient de riches masses de verdure. Ca et la, des touffes d'arbres isoles attiraient l'attention. Parmi ces derniers, se distinguait un groupe de peupliers et de platanes qui s'elevaient sur les bords de l'etang du milieu, et etendaient leurs vertes branches avec la vigueur d'une vegetation puissante et robuste. Ce fut sur ce groupe qu'Edouard attira l'attention de son ami. --Regarde ces beaux arbres, lui dit-il, je les ai plantes moi-meme pendant mon enfance. Mon pere les avait trouves si faibles, qu'il ne voulut pas leur donner une place dans le grand jardin du chateau, dont il s'occupait alors. Il les avait fait jeter; je les ramassai pour les planter sur les bords de cet etang. Ils me donnent chaque annee une preuve nouvelle de leur reconnaissance en devenant toujours plus grands et plus beaux. J'espere que cette annee, ils ne seront pas plus ingrats. On retourna au chateau heureux et contents. L'aile gauche avait ete mise a la disposition du Capitaine, qui s'y installa commodement avec ses papiers, ses livres et ses instruments de mathematiques, afin de pouvoir continuer ses occupations habituelles. Pendant les premiers jours Edouard cependant venait a chaque instant l'en arracher pour lui faire visiter ses domaines tantot a pied et tantot a cheval. Dans le cours de ces promenades, il lui parlait sans cesse de son desir de trouver un moyen d'exploitation plus avantageux. --Il me semble, lui dit un jour le Capitaine, que tu devrais, avant tout, te faire une idee juste de l'etendue de tes possessions. A l'aide de l'aiguille aimantee, ce travail serait aussi facile qu'agreable; si sous le rapport de l'exactitude, il laisse a desirer, il suffit pour un apercu general. Nous trouverons toujours plus tard le moyen de faire un plan plus minutieusement exact. Le Capitaine qui etait tres-verse dans ce genre d'arpentage, et avait apporte avec lui tous les instruments necessaires, se mit aussitot a l'oeuvre. Les gardes-forestiers, les paysans et le Baron lui-meme, le seconderent de leur mieux en qualite d'aides a divers degres. Cette occupation employait toutes les journees; le soir le Capitaine passait ses dessins au lavis, et bientot Edouard eut le plaisir de voir ses domaines reproduits sur le papier avec tant de verite, qu'il croyait les avoir acquis de nouveau. Il comprit qu'en envisageant l'ensemble d'une terre, il etait plus facile d'ameliorer et d'embellir, que lorsqu'on est reduit a chercher, sur les lieux memes, les points susceptibles d'amelioration ou d'embellissement. Dans cette conviction, il pria son ami de decider sa femme a travailler de concert avec eux d'apres un plan general, au lieu d'executer au hasard des travaux isoles. Le Capitaine, naturellement sage et prudent, n'aimait pas a opposer ses convictions a celles d'autrui; l'experience lui avait appris qu'il y a dans l'esprit humain trop de manieres de voir differentes, pour qu'il soit possible de les reunir toutes sur un seul et meme point. --Si je faisais ce que tu me demandes, dit-il, je jetterais du trouble et de l'incertitude dans les idees de ta femme, sans aucun resultat utile. C'est en amateur qu'elle s'occupe de l'embellissement de tes domaines; l'important est donc pour elle, comme pour tous les amateurs, de faire quelque chose sans s'inquieter de ce que pourra valoir la chose faite. Est-ce que tu ne connais pas les pretendus amis de la vie champetre? ils tatent la nature, ils ont des predilections pour telle ou telle petite place, ils manquent de hardiesse pour faire disparaitre un obstacle, et de courage pour sacrifier un petit agrement a une grande beaute. Ne pouvant se faire d'avance une juste idee du resultat de leurs entreprises, ils font des essais: les uns manquent, les autres reussissent; alors ils changent ce qu'il faudrait conserver, conservent ce qu'il faudrait changer, et n'arrivent jamais qu'a un rhabillage qui plait et attire, mais qui ne satisfait point. --Avoue-le sans detour, tu n'es pas content des plans de ma femme. --Je le serais si l'execution etait au niveau de la pensee. Elle a voulu s'elever sur la cime de la montagne, cela est fort bien; mais elle fatigue tous ceux qu'elle y fait monter avec elle. Sur ses routes, soit qu'on y marche cote a cote ou l'un apres l'autre, on ne se sent pas independant et libre; la mesure des pas est rompue a chaque instant ... et ... mais en voila assez. --Est-ce qu'elle aurait pu faire mieux? demanda Edouard. --Rien n'eut ete plus facile. Il aurait fallu abattre un pan de rocher fort peu apparent, par la elle aurait obtenu une pente gracieusement inclinee, et les debris du rocher auraient servi pour donner des saillies pittoresques aux parties mutilees du sentier ... Que tout ceci reste entre nous, mes observations la blesseraient sans l'eclairer; en pareil cas, il faut laisser intact ce qui est fait: mais si tu avais encore du temps et de l'argent a consacrer a de pareilles entreprises, il y aurait une foule de belles choses a faire sur les hauteurs qui dominent la cabane de mousse. C'est ainsi que le present leur offrait d'interessants sujets de conversation; les joyeux souvenirs du passe ne leur manquaient pas davantage; pour l'avenir, on se proposait la redaction du journal de voyage, travail d'autant plus agreable que Charlotte devait y contribuer. Quant aux entretiens intimes des epoux, ils devenaient toujours plus rares et plus genes, surtout depuis qu'Edouard avait entendu blamer les travaux de sa femme. Apres avoir longtemps renferme en lui-meme les remarques du Capitaine, qu'il s'etait appropriees, il les repeta brusquement a Charlotte qui venait de lui parler des petits escaliers mesquins, et des petits sentiers fatigants qu'elle voulait faire construire pour arriver de la cabane de mousse sur le haut de la montagne. Cette critique la surprit et l'affligea en meme temps, car elle en comprit la justesse et sentit que tout ce qu'elle avait fait jusque la, et qui lui avait paru si beau, n'etait en effet qu'une tentative manquee. Mais elle se revolta contre cette decouverte, defendit avec chaleur ses petites creations et accusa les hommes de voir tout en grand, et de vouloir convertir un simple amusement en oeuvre importante et dispendieuse. Emue, embarrassee, contrariee meme, elle ne voulait ni renoncer a ce qui etait fait, ni rejeter ce qu'on aurait du faire. La fermete naturelle de son caractere ne tarda pas a venir a son secours, elle renonca aux travaux projetes et interrompit tous ceux qui etaient commences. Reduite a l'inaction par ce sacrifice, elle en souffrit d'autant plus, que les hommes la laissaient presque toujours seule pour s'occuper des vergers, des jardins et des serres, pour aller a la chasse ou faire des promenades a cheval, pour acheter ou troquer des equipages, essayer ou dresser des chevaux. Ne sachant plus comment occuper ses heures d'ennui, la pauvre Charlotte etendit ses correspondances, dont au reste le Capitaine etait souvent l'objet; car elle continuait a demander pour lui a ses nombreux amis et connaissances un emploi convenable. Elle etait dans cette disposition d'esprit, lorsqu'elle recut une lettre detaillee du pensionnat, sur les progres merveilleux de la brillante Luciane. Cette lettre etait suivie d'un _post-scriptum_ d'une sous-maitresse, et d'un billet d'un des professeurs de la maison. Nous croyons devoir inserer ici ces deux pieces. POST-SCRIPTUM DE LA SOUS-MAITRESSE. Pour ce qui concerne Ottilie, je ne puis que vous repeter, Madame, ce que j'ai deja eu l'honneur de vous apprendre sur son compte. Je ne voudrais pas me plaindre d'elle, et cependant il m'est impossible de dire que j'en suis satisfaite. Elle est, comme toujours, modeste et soumise; mais cette modestie, cette soumission ont quelque chose qui choque et deplait. Vous lui avez envoye de l'argent et des etoffes; eh bien! tout cela est encore intact. Ses vetements lui durent un temps infini, car elle ne les change que lorsque la proprete l'exige. Sa trop grande sobriete me parait egalement blamable. Il n'y a rien de superflu sur notre table, mais j'aime a voir les enfants manger avec plaisir, et en quantite suffisante, des mets sains et nourrissants. Jamais Ottilie ne nous a donne cette satisfaction; elle saisit au contraire les pretextes les plus specieux pour se dispenser de recevoir sa part d'un plat ou d'un dessert. Au reste, elle a souvent mal au cote gauche de la tete. Cette incommodite, quoique passagere, revient souvent et parait la faire souffrir beaucoup, sans que l'on puisse en decouvrir la cause. Voila, Madame, ce que j'ai cru devoir vous dire, a l'egard de cette belle et bonne enfant. BILLET DU PROFESSEUR. La digne maitresse du pensionnat a l'habitude de me communiquer les lettres par lesquelles elle rend compte aux parents des succes de ses eleves, et je lis surtout avec plaisir celles qu'elle vous adresse. Permettez-moi donc, Madame, de vous feliciter personnellement sur le bonheur de posseder une fille douee de tant de qualites superieures; mais votre niece aussi me semble predestinee a un bel avenir, celui de faire le bonheur de tout ce qui l'entoure. C'est la seule de nos eleves sur laquelle je ne partage pas les opinions de la maitresse du pensionnat. Je concois que cette femme si active aime a voir se developper promptement les fruits qu'elle cultive avec tant de soins; mais il est des fruits qui se cachent longtemps sous leur ecorce, et ce sont toujours la les meilleurs. Je crois, Madame, que votre niece est de ce nombre. Depuis qu'elle suit ma classe, elle avance lentement, mais elle avance toujours, et ne retrograde jamais. C'est avec elle, surtout, qu'il est indispensable de commencer par le commencement. Tout ce qui ne decoule pas d'un enseignement precedent est inconcevable pour elle, et on la voit s'arreter avec toutes les apparences de l'incapacite, du mauvais vouloir meme, devant les choses les plus faciles, des qu'elles ne lui offrent point d'enchainement. Mais si l'on parvient a lui faire trouver cet enchainement, elle concoit les demonstrations les plus difficiles. Avec cette maniere d'etre, elle est constamment devancee par ses compagnes qui concoivent et retiennent facilement un enseignement morcele, et savent l'employer a propos. Avec les methodes hatives elle n'apprend rien du tout, ainsi que cela lui arrive en certaines classes tenues par des professeurs distingues, mais vifs et impatients. On s'est plaint de son ecriture et de son incapacite a saisir les regles de la grammaire. Je suis remonte a la source de ces plaintes. Il est vrai qu'elle ecrit doucement et que ses caracteres manquent de souplesse et d'assurance, mais ils ne sont point difformes. Quoique la langue francaise ne fasse point partie de mes classes, je me suis charge de la lui enseigner graduellement, et elle me comprend sans peine. Ce qui parait singulier, surtout, c'est qu'elle sait beaucoup; mais des qu'on l'interroge, elle semble ne plus rien savoir. S'il m'etait permis de terminer par une observation generale, je dirais qu'elle apprend, non pour apprendre, mais pour pouvoir enseigner un jour; ce qui est a mes yeux un tres-grand merite, car je suis professeur. Votre haute raison, Madame, et votre profonde connaissance du coeur humain, sauront reduire mes paroles a leur juste valeur. Puissiez-vous etre convaincue qu'un jour cette aimable enfant aussi vous donnera de la satisfaction. Veuillez me permettre de vous ecrire de nouveau, des que j'aurai quelque chose d'agreable ou d'important a vous apprendre. Ce billet fit beaucoup de plaisir a Charlotte, car il s'accordait parfaitement avec ses propres opinions sur le caractere d'Ottilie. Le langage du professeur la fit sourire; elle y reconnut un interet plus vif que celui que l'on prend a une eleve qui n'a pas meme l'avantage de flatter la vanite de son maitre par la rapidite de ses progres. Mais d'apres ses manieres de voir calmes et au-dessus des prejuges, un pareil sentiment ne pouvait rien avoir d'alarmant pour elle. L'affection de ce digne homme pour sa pauvre niece lui etait au contraire tres-precieuse, parce qu'elle savait que dans le monde ou vivait cette interessante enfant, on ne rencontre jamais que de l'indifference ou de la dissimulation. CHAPITRE IV. Le Capitaine venait de terminer la carte topographique du domaine de ses amis et des environs. En levant ce plan, d'apres les calculs de la trigonometrie, il l'avait rendu exact; la beaute du dessin et l'eclat des couleurs lui donnaient de la vie. Ce travail cependant avait ete promptement termine, car il dormait peu et utilisait chaque instant du jour. --Maintenant, dit-il, en remettant cette carte a son ami, occupons-nous d'autres choses: de l'estimation des terres, par exemple, et de la maniere d'en tirer le meilleur parti possible. Je te recommande seulement de separer toujours les affaires, de la vie proprement dite. Les premieres ont besoin d'etre traitees severement et serieusement, tandis que la seconde s'embellit par l'inconsequence et la legerete. Plus on met de regularite dans les affaires, plus on a de liberte dans la vie ordinaire; en les melant elles se nuisent mutuellement. Ces dernieres phrases etaient presque un reproche pour Edouard. Jamais il n'avait eu le courage de classer ses papiers; mais, aide par un second lui-meme, la separation a laquelle il n'avait pu se resigner fut bientot faite. Apres ce travail preliminaire, le Capitaine convertit plusieurs pieces de l'aile qu'il habitait, en bureau pour les affaires courantes, et en archives pour les affaires terminees. Au bout de quelques jours les documents qu'il avait trouves dans les armoires, les cartons et les caisses, figuraient dans le plus bel ordre possible, sur des tablettes dont chacune avait sa destination. Un vieux secretaire, dont le Baron avait toujours ete fort mecontent, deploya tout a coup un zele, et une activite infatigables. Ce changement l'etonna beaucoup; son ami lui en expliqua la cause. --Cet homme est utile maintenant, lui dit-il, parce que nous le laissons terminer commodement un travail avant de le charger d'un autre. Le desordre l'avait rendu incapable. L'emploi regulier de leur journee permit aux deux amis de consacrer les soirees a Charlotte. Parfois ils trouvaient chez elle des voisines qui venaient lui rendre visite; mais quand ils restaient seuls, leur conversation roulait toujours sur les reformes par lesquelles on pourrait augmenter le bien-etre des classes moyennes. En voyant son mari plus satisfait et plus gai qu'a l'ordinaire, Charlotte aussi se sentait heureuse. Au reste, le Capitaine ne negligeait rien pour lui etre agreable dans ses arrangements domestiques. En commentant avec elle des livres de botanique et de medecine elementaire, il l'avait mise a meme de completer sa pharmacie de menage, et d'etre plus efficacement utile aux pauvres malades de la contree. Le voisinage des etangs et des rivieres l'avait engage a s'attacher specialement aux mesures a prendre pour secourir les personnes tombees dans l'eau, sortes d'accidents qui n'arrivaient que trop souvent dans le pays. La predilection avec laquelle il s'occupait de ces sortes de secours, autorisa Edouard a dire qu'un accident semblable avait fait epoque dans la vie de son ami. Celui-ci ne repondit rien, car il craignait de reveiller ce triste souvenir. Le Baron le comprit, et Charlotte qui connaissait cet evenement, se hata de changer de conversation. Un soir le Capitaine leur avoua que les dispositions qu'on avait prises pour secourir les noyes, quoiqu'aussi sagement combinees que bien executees, ne produiraient aucun resultat, si on ne se decidait pas a les placer sous la direction d'un homme capable de les utiliser a propos. --Je connais, ajouta-t-il, un chirurgien des hopitaux militaires, qui est en ce moment sans emploi et qu'on pourrait s'attacher a des conditions tres-modiques. Quant a son talent, je puis en repondre, il m'a ete souvent fort utile, meme dans des maladies interieures. Au reste, ce qui manque le plus a la campagne, ce sont les secours immediats, et sous ce rapport il est parfait. Les deux epoux le prierent de faire venir ce chirurgien le plus tot possible, car ils s'estimaient heureux de pouvoir consacrer une partie de leur superflu a une depense aussi generalement utile. --Ce fut ainsi que la societe du Capitaine devint peu a peu agreable a Charlotte. En utilisant a sa maniere ses vastes connaissances, elle acheva de se tranquilliser sur les suites de sa presence au chateau. Elle prit meme insensiblement l'habitude de le consulter sur une foule de precautions hygieniques, car elle aimait la vie. Plus d'une fois deja le vernis de certaines poteries dans lequel il entre du plomb et le vert de gris qui s'attache aux vases de cuivre, lui avaient cause de l'inquietude. Le Capitaine lui donna a ce sujet des eclaircissements qui les conduisirent a d'instructifs entretiens sur la physique et la chimie. Edouard aimait a faire des lectures; sa voix etait sonore et son debit donnait un charme de plus aux ecrivains dont il se faisait l'interprete. Jusque la il n'avait employe son talent qu'a des productions purement litteraires; la tournure que le Capitaine venait de donner aux causeries du soir, lui fit choisir de preference des traites de physique et de chimie, que son petit auditoire ecoutait avec le plus vif interet. Accoutume a produire des effets agreables par des inflexions de voix et des pauses menagees avec art, le Baron avait toujours eu soin de se placer de maniere a ce que personne ne put regarder dans son livre. Charlotte et le Capitaine connaissaient cette manie, aussi ne songea-t-il point a prendre cette precaution avec eux. Un soir, cependant, sa femme se placa derriere lui, et regarda dans le livre; il s'en apercut et interrompit brusquement sa lecture. --En verite, dit-il avec humeur, je ne comprends pas comment une femme bien elevee peut se permettre une pareille inconvenance. Une personne qui lit ne se trouve-t-elle pas dans le meme cas qu'une personne qui parle? Et se donnerait-on la peine de parler si l'on avait au front ou au coeur une petite fenetre a travers laquelle ceux qui nous ecoutent pourraient lire nos sensations avant que nous ayons eu le temps de les exprimer? Charlotte possedait au plus haut degre le don de renouer ou de ranimer les conversations qu'un malentendu ou un propos imprudent avaient interrompues ou rendues languissantes et embarrassees. Cette faculte si precieuse ne l'abandonna pas dans cette circonstance. --Tu me pardonneras, mon ami, sans doute, quand tu sauras, lui dit-elle, qu'au moment ou tu as prononce les mots de parente et d'affinite, je pensais a un de mes cousins qui me preoccupe desagreablement. Lorsque j'ai voulu revenir a ta lecture, je me suis apercue qu'il n'etait question que de choses inanimees, et je me suis placee derriere toi pour mieux te comprendre, en lisant le passage que ma distraction m'avait empeche d'entendre. --Tu t'es laissee egarer par une expression comparative. Il n'est question dans ce livre que de terre et de mineraux. Mais l'homme est un veritable Narcisse, il se mire partout, et voudrait que le monde entier refletat ses couleurs. --Rien n'est plus vrai, ajouta le Capitaine, l'homme prete sa sagesse et ses folies, sa volonte et ses caprices aux animaux, aux plantes, aux elements, aux dieux. --Je ne veux pas vous eloigner de l'objet qui captive en ce moment votre attention, dit Charlotte, veuillez seulement m'expliquer le sens que l'on attache, dans le livre que nous lisons, au mot affinite? --Je ne pourrais vous dire la-dessus, repondit le Capitaine, que ce que j'ai appris il y a dix ans environ. J'ignore si, dans le monde savant on admet encore aujourd'hui ce qu'on enseignait alors. --Rien n'est plus douteux, s'ecria le Baron; nous vivons a une epoque ou l'on ne saurait plus rien apprendre pour le reste de sa vie. Nos ancetres etaient bien plus heureux, ils s'en tenaient a l'instruction qu'ils avaient recue pendant leur jeunesse, tandis que nous autres, si nous ne voulons pas passer de mode, nous sommes obliges de recommencer nos etudes tous les cinq ans au moins. --Les femmes n'y regardent pas de si pres, dit Charlotte; quant a moi, je me borne a vous demander l'explication de la valeur scientifique du mot dont vous venez de vous servir, parce qu'il n'y a rien de plus ridicule dans la societe que de ne pas connaitre toutes les acceptions des termes que l'on emploie. J'abandonne le reste aux discussions des savants qui, l'experience me l'a deja prouve plus d'une fois, ne sauraient jamais etre d'accord entre eux. Le Baron reflechit un moment, puis il dit a son ami: --Comment nous y prendrons-nous pour lui donner, sans preambule fatigant, une explication claire et precise? --Si Madame voulait me permettre un petit detour, repondit le Capitaine, nous arriverions tres-promptement au but. --Comptez sur mon attention, dit Charlotte en deposant l'ouvrage qu'elle tenait a la main. Le Capitaine reprit: --Ce que nous remarquons avant tout, dans les diverses productions de la nature, c'est qu'elles ont entre elles des rapports determines. Il peut vous paraitre bizarre de m'entendre dire ainsi, ce que tout le monde sait; mais ce n'est jamais que par le connu qu'on peut arriver a l'inconnu. --Sans doute, interrompit Edouard, laisse-moi lui citer quelques exemples vulgaires qui nous seconderont a merveille. L'eau, l'huile, le mercure ont, dans chacune de leurs parties, un principe d'unite et d'union. La violence ou d'autres incidents determines peuvent detruire cette union; mais elle reprend toute sa force des que ces causes ont disparu. --Rien n'est plus vrai, dit Charlotte, les gouttes de pluie se reunissent et forment des rivieres. Je me souviens meme que, dans mou enfance, j'ai souvent cherche a separer une petite masse de vif-argent, mais les globules se rapprochaient toujours malgre moi. --Permettez-moi, continua le Capitaine, de mentionner un point important dont vous venez de constater la verite. C'est que le rapport pur, devenu possible par la fluidite, se manifeste toujours sous la forme de globules. La goutte d'eau et celle du vif-argent sont rondes; le plomb fondu meme s'arrondit, s'il tombe d'assez haut pour se refroidir avant de toucher un autre corps. --Je vais vous prouver, dit Charlotte, que je vous ai devine. Vous vouliez me dire que, puisque chaque corps a des rapports avec les parties dont il se compose, il doit en avoir aussi avec les autres corps ... --Et ces rapports, reprit vivement le Baron, ne sont pas les memes pour tous les corps. Les uns se rencontrent comme de bons amis, d'anciennes connaissances qui se confondent sans se reduire mutuellement a changer de nature, tels que l'eau et le vin. Les autres restent etrangers, ennemis meme, en depit du melange, du frottement ou de tout autre procede mecanique par lesquels on voudrait les unir, telles que l'eau et l'huile; en les secouant ensemble on les confond un instant, mais elles se separent aussitot. --Cette petite lecon de chimie, dit Charlotte, est presque l'image de la societe dans laquelle nous vivons. J'y reconnais toutes les classes dont elle se compose; la noblesse et le tiers-etat, le clerge et les paysans, les soldats et les bourgeois. --Sans doute, reprit Edouard, et, s'il y a dans ce societe des lois et des moeurs qui rapprochent et unissent les classes naturellement opposees les unes aux autres, il y a dans le monde chimique des mediateurs qui rapprochent et unissent les corps qui se repoussent mutuellement ... --C'est ainsi, interrompit le Capitaine, que nous unissons l'huile a l'eau par le sel alkali. --N'allez pas si vite, Messieurs, je veux rester au pas avec vous; il me semble que nous touchons de bien pres aux affinites? --J'en conviens, Madame, et c'est l'instant de vous les faire connaitre dans toute leur force. Nous appelons affinite la faculte de certaines substances, qui, des qu'elles se rencontrent, les oblige a se saisir et a se determiner mutuellement. Cette affinite est surtout remarquable et visible chez les acides et les alkalis qui, quoique opposes les uns aux autres, et peut-etre a cause de cette opposition, se cherchent, se saisissent, se modifient et forment ensemble un corps nouveau. La chaux, par exemple, a un penchant prononce pour tous les acides. Quand notre laboratoire de chimie sera monte nous ferons devant vous des experiences qui vous instruiront mieux que des mots, des noms et des termes techniques. --Permettez-moi de vous faire observer, dit Charlotte, que si cette singuliere faculte merite le nom d'affinite, ce n'est pas du moins une consanguinite, mais une parente d'esprit et d'ame. C'est ainsi qu'il peut y avoir parmi les hommes de sinceres et reelles amities; car les qualites opposees n'empechent pas les personnes qui les possedent de se rapprocher et de s'aimer. J'attendrai, puisque vous le voulez, les experiences qui doivent me demontrer plus clairement les miraculeux effets de vos mysterieuses affinites. Maintenant, mon ami, continua-t-elle en s'adressant a son mari, reprends ta lecture, je l'ecouterai avec plus d'interet qu'avant cette digression. --Puisque tu l'as provoquee, repondit Edouard en souriant, tu ne la termineras pas si vite. Il me reste a te parler des cas les plus compliques et qui sont les plus interessants. C'est par eux que l'on apprend a connaitre les divers degres des affinites et leurs rapports plus ou moins puissants ou faibles, plus ou moins intimes ou eloignes. Oui, les affinites ne sont reellement interessantes que lorsqu'elles operent des separations, des divorces. --Ces vilains mots, que l'on entend trop souvent prononcer dans le monde, figurent donc aussi dans le vocabulaire de la chimie? --Sans doute, et cette science elle-meme, lorsque la langue allemande n'avait pas encore adopte la foule de mots etrangers dont elle se sert aujourd'hui, s'appelait l'art de separer (scheidekunst). --On a bien fait de lui donner un autre nom, et, pour ma part, je prefererai toujours l'art d'unir a celui de separer. Mais voyons, puisque vous le voulez, Messieurs, citez-moi un exemple de ces malheureuses affinites qui engendrent des divorces. --Nous continuerons a cet effet, dit le Capitaine, a vous citer les exemples dont nous nous sommes deja servis. Ce que nous appelons pierre calcaire, n'est qu'une terre calcaire plus ou moins pure et tres-etroitement unie a un acide subtil que nous ne pouvons saisir que sous la forme d'air. En mettant un morceau de cette pierre dans de l'acide sulfureux liquefie, cet acide s'empare de la chaux et se metamorphose avec elle en platre, tandis que l'acide subtil s'envole. Pourrait-on ne pas voir dans ce phenomene la separation d'une ancienne union et la formation d'une union nouvelle? Nous appelons ces sortes d'affinites des affinites electives, car il y a eu choix, preference, election, puisqu'un ancien lien a ete brise, afin qu'un autre lien, qu'on lui a prefere, ait pu se former. --Pardonnez-moi, dit Charlotte, mais je ne vois rien la qui ressemble a une election, a un choix; c'est tout au plus une necessite de la nature, ou un resultat de l'occasion qui a fait non-seulement les larrons, mais encore les amis et les amants. Quant a l'exemple que vous venez de me citer, si l'on pouvait admettre qu'il y a eu en effet un choix, ce serait au chimiste qu'il faudrait l'attribuer, puisqu'il a rapproche les corps dont il connaissait les proprietes. Qu'ils s'arrangent ces corps, ils m'interessent fort peu, je ne plains que le pauvre acide aerien reduit a errer dans l'infini. --Il ne tient qu'a lui, repondit vivement le Capitaine, de s'unir a l'eau et de reparaitre en source minerale pour la plus grande satisfaction des malades et meme de ceux qui se portent bien. --Vous parlez comme pourrait le faire votre platre; il n'a rien perdu lui, puisqu'il s'est complete de nouveau; mais l'infortune souffle, banni, qui sait ce qui pourra lui arriver avant qu'il trouve a se caser une seconde fois? Edouard se mit a rire. --Ou je me trompe fort, dit-il a sa femme, ou tu te moques de moi. Oui, oui, j'ai devine ta malicieuse allusion. Tu me compares a la chaux, et notre ami le Capitaine a l'acide sulfureux qui, en s'emparant de moi, sous la forme d'acide sulfurique, m'a arrache a ta douce societe et metamorphose en platre refractaire. Puisque ta conscience t'accuse ainsi, mon ami, je puis etre tranquille. Au reste, les apologues sont toujours amusants, et tout le monde aime a jouer avec eux. Conviens cependant que l'homme est au-dessus de toutes les substances de la nature, et que, si, en sa qualite de chimiste, il prodigue des mots qui ne devraient appartenir qu'aux relations du sang et du coeur, il faut du moins, qu'en sa qualite d'etre moral, il reflechisse parfois sur la veritable acception de ces mots. N'oublions jamais que plus d'une union intime entre deux personnes heureuses de cette union, a ete brisee par l'intervention fortuite d'une troisieme personne, et que cette separation isole et desespere toujours une des deux premieres. --Les chimistes sont trop galants pour ne pas remedier a cet inconvenient, dit Edouard; car ils ont toujours a leur disposition une quatrieme substance, afin que pas une ne se trouve reduite a l'isolement et au desespoir. --Ces experiences, ajouta le Capitaine, sont les plus remarquables. Elles nous montrent les attractions, les affinites et les repulsions d'une maniere palpable et dans leur action croisee, puisque deux substances unies brisent, au premier contact de deux autres substances egalement unies, leur ancien lien pour former un lien nouveau de deux a deux, avec les deux substances nouvellement survenues. C'est dans ce besoin d'abandonner et de fuir, de chercher et de saisir, que nous croyons reconnaitre l'influence d'une destinee supreme qui, en donnant a ces substances la faculte de vouloir et de choisir, justifie completement le mot affinite elective adopte par les chimistes. --Citez-moi, je vous prie, un de ces cas, dit Charlotte. --Je vous le repete, Madame, ce n'est pas par des paroles, mais par des experiences chimiques que je me propose de satisfaire votre curiosite; je ne veux pas vous effrayer par des termes techniques, mais vous eclairer par des faits. Il faut voir devant ses yeux les matieres inertes en apparence, et cependant toujours pretes a agir selon les impulsions de leurs facultes interieures. Il faut les voir, dis-je, se chercher, s'attirer, se saisir, se devorer, se detruire, s'aneantir et reparaitre, apres une nouvelle et mysterieuse alliance, sous des formes nouvelles et inattendues. C'est alors, seulement, que nous pouvons leur accorder une vie immortelle, des sens, de la raison meme, car nos sens et notre raison suffisent a peine pour les observer, pour les juger. --Je conviens, dit Edouard, que les termes techniques, lorsqu'on ne vient pas a leur secours par des objets que la vue puisse saisir, ont quelque chose de fatigant, de ridicule meme. Il me semble pourtant, qu'en attendant mieux, nous pourrions donner a ma femme une idee des _affinites electives_, en nous servant de lettres alphabetiques a la place de substances. --Je crains que cette maniere de s'exprimer ne vous paraisse trop pedantesque, dit le Capitaine a Charlotte; je m'en servirai pourtant a cause de sa precision. Figurez-vous _A_ si etroitement uni a _B_, que plus d'une experience deja a prouve qu'ils etaient inseparables; supposez les memes rapports entre _C_ et _D_, mettez les deux couples en contact, et vous verrez _A_ s'unir a _D_, et _C_ a _B_, sans qu'il soit possible de dire lequel a le premier abandonne l'autre, lequel a le premier cherche et forme un lien nouveau. --Puisque nous ne pouvons pas encore voir tout cela s'operer sous nos yeux, s'ecria Edouard, tachons, en attendant, de tirer de cette charmante formule un enseignement utile et applicable a notre position. Il est evident, ma chere Charlotte, que tu es _A_ et que je suis _B_, dependant de toi, et tres-irrevocablement attache a ta suite. Le Capitaine represente le mechant _C_ qui m'attire assez puissamment pour nous eloigner, sous certains rapports, bien entendu. Il est donc tres-juste de te procurer un _D_ qui t'empeche de te perdre dans le vague, et ce _D_ indispensable, c'est la pauvre petite Ottilie que tu es dans la necessite d'appeler enfin aupres de toi. --Ta parabole ne me parait pas entierement exacte, repondit Charlotte; mais je n'en sais pas moins tres-bon gre a tes _affinites electives_, puisqu'elles ont amene entre nous une explication que je redoutais. Oui, je te l'avoue, depuis ce matin je suis decidee a faire venir Ottilie au chateau. Ma femme de charge m'a annonce qu'elle allait se marier et par consequent me quitter, voila ce qui justifie ma resolution sous le rapport de mon interet personnel. Quant a l'interet d'Ottilie, tu vas en juger par ces papiers que je te prie de lire tout haut. Je te promets de ne pas y jeter les yeux pendant que tu les liras, mais je dois t'avertir que j'en connais le contenu. A ces mots elle remit a son mari les deux lettres suivantes: CHAPITRE V. LETTRE DE LA MAITRESSE DE PENSION. Pardonnez-moi, Madame, si je suis forcee d'etre aujourd'hui tres-concise. La distribution des prix vient d'avoir lieu, et je dois en faire connaitre le resultat aux parents de toutes mes eleves. Au reste, je pourrai vous dire beaucoup en peu de mots. Mademoiselle votre fille a ete toujours et en tout la _premiere_. Vous en trouverez la preuve dans les certificats ci-joints. Mademoiselle Luciane s'est chargee de vous donner elle-meme les details de cette distribution de prix, et de vous exprimer en meme temps la joie que lui cause ses eclatants succes, que vous ne pouvez manquer de partager. Mon bonheur serait sans egal, si je n'etais pas forcee de me dire que bientot on retirera de ma maison cette brillante eleve a laquelle je n'ai plus rien a enseigner. Veuillez, Madame, me continuer vos bontes, et permettez-moi de vous communiquer, sous peu, un projet concernant mademoiselle votre fille. Il parait reunir toutes les chances de bonheur que vous pouvez souhaiter pour elle. Le professeur qui a deja eu l'honneur de vous parler d'Ottilie, se charge de vous rendre compte de sa position actuelle. LETTRE DU PROFESSEUR. La maitresse du pensionnat m'a prie de vous instruire, Madame, de tout ce qui concerne mademoiselle votre niece, non-seulement parce qu'il lui serait penible de vous dire ce que vous devez savoir enfin, mais parce que, sous certains rapports du moins, elle vous doit des excuses, qu'elle a prefere vous faire faire par mon organe. Je sais, plus que tout autre, combien la bonne Ottilie est incapable de manifester publiquement ce qu'elle sait et ce qu'elle vaut; aussi ai-je tremble pour elle a mesure que je voyais approcher la distribution des prix. Nous ne tolerons point, dans notre institution, les mille petites ruses par lesquelles on vient ailleurs au secours des jeunes personnes ignorantes ou timides; au reste, Ottilie ne s'y serait pas pretee. En un mot, mes sinistres pressentiments se sont realises, la pauvre enfant n'a pas eu un seul prix! Pour l'ecriture, toutes ses camarades la surpassaient; car, si ses lettres, prises isolement sont nettes et belles, l'ensemble manque de regularite et d'assurance; elle calcule avec exactitude, mais beaucoup plus lentement que ses compagnes. Des examens sur des points plus importants ou elle aurait pu se distinguer, ont ete supprimes faute de temps. Pour la langue francaise, elle s'est intimidee; tandis que d'autres, moins avancees qu'elle, parlaient, peroraient meme sans se troubler. Quant a l'histoire, sa memoire se refuse a retenir les dates et les noms; et dans la geographie, elle oublie toujours les classifications politiques. En musique, elle ne concoit que des melodies touchantes et modestes que l'on n'a pas jugees dignes de faire entendre. Je suis persuade qu'elle aurait emporte, du moins, le prix de dessin, car ses lignes sont correctes et pures, et son execution soignee et spirituelle, mais elle avait entrepris un travail trop grand; il ne lui a pas ete possible de le terminer. Lorsqu'avant de distribuer les prix les examinateurs consulterent les professeurs, je vis avec chagrin que l'on ne me parlait point d'Ottilie. J'esperais qu'un expose fidele de son caractere lui rendrait ses juges favorables, et je m'exprimai avec d'autant plus de chaleur, que je pensais en effet tout ce que je disais, et que dans ma premiere jeunesse je m'etais trouve dans le meme cas que mon interessante protegee. On m'ecouta avec attention, puis le chef des examinateurs me dit d'un air bienveillant, mais tres-decide: "Les dispositions sont sous-entendues, et l'on ne peut les admettre que lorsqu'elles s'annoncent par l'habilete. C'est vers ce but que tendent et doivent tendre sans cesse les instituteurs, les parents et les eleves eux-memes. Le devoir des examinateurs se borne a juger jusqu'a quel point les professeurs et les eleves suivent cette route. Ce que vous venez de nous apprendre sur la jeune personne si mal partagee aujourd'hui, nous fait bien augurer de son avenir, et nous vous felicitons sincerement du soin que vous mettez a saisir les dispositions les plus cachees de vos eleves. Tachez que l'annee prochaine, celles de votre protegee puissent etre visibles pour nous, et notre suffrage ne lui manquera pas." Apres cette espece de reprimande, je ne pouvais plus esperer devoir prononcer le nom d'Ottilie a la distribution des prix, mais je ne croyais pas que cet echec dut avoir des resultats aussi facheux pour elle. La maitresse du pensionnat, qui, semblable a une bonne bergere, veut que chacun de ses agneaux ait sa parure speciale, n'eut pas la force de cacher son depit, lorsqu'apres le depart des examinateurs elle vit Ottilie regarder tranquillement par la fenetre, tandis que ses camarades se felicitaient mutuellement des prix qu'elles avaient obtenus. Au nom du Ciel, lui dit-elle, apprenez-moi comment on peut avoir l'air si bete, quand on ne l'est pas. --Pardonnez-moi, chere mere, repondit tranquillement Ottilie, j'ai en ce moment mon mal de tete, et meme plus fort que jamais. --Il est facheux que cela ne se voie pas, car on n'est pas oblige de vous croire sur parole, s'ecria avec emportement cette femme que j'ai toujours vue si bonne et si compatissante; puis elle s'eloigna avec depit. Malheureusement il est impossible en effet de s'apercevoir des souffrances d'Ottilie; ses traits ne subissent aucune alteration, on ne la voit pas meme porter, parfois, la main sur le cote de la tete ou elle souffre. Ce n'est pas tout encore. Mademoiselle votre fille, naturellement vive et petulante, exaltee par le sentiment de son triomphe, etait ce jour-la d'une gaite folle; sautant et courant a travers la maison, elle montrait ses prix a tout venant, et finit par les passer assez rudement sous les yeux d'Ottilie. --Tu as bien mal dirige ton char aujourd'hui, lui dit-elle d'un air moqueur. Sa cousine lui repondit avec calme que ce n'etait pas la derniere distribution des prix. --Et que t'importe! tu n'en seras pas moins toujours la derniere, s'ecria votre trop heureuse fille en s'eloignant d'un bond. Tout autre que moi aurait pu croire qu'Ottilie etait parfaitement indifferente, mais le sentiment vif et penible contre lequel elle luttait se trahit a mes yeux par la couleur inegale de son visage. Je remarquai que sa joue droite venait de palir et que la gauche s'etait couverte d'un vif incarnat. Je tirai la maitresse du pensionnat a l'ecart et je lui communiquai mes craintes sur l'etat de cette jeune fille qu'elle avait si cruellement blessee. Elle reconnut la faute qu'elle avait commise, et nous convinmes ensemble que je vous prierais, en son nom, de rappeler Ottilie pres de vous, pour quelque temps du moins, car mademoiselle votre fille ne tardera pas a nous quitter. Alors tout sera oublie, et votre interessante niece pourra, sans inconvenient, revenir dans notre maison ou elle sera traitee avec tous les egards qu'elle merite. Permettez-moi maintenant, Madame, de vous donner un avis important. Je n'ai jamais entendu Ottilie exprimer un desir et encore moins formuler une priere pour obtenir quelque chose, mais parfois il lui arrive de refuser de faire ce qu'on lui demande; alors elle accompagne ce refus d'un geste irresistible des qu'on en comprend la portee. Ses deux mains jointes, qu'elle eleve d'abord vers le ciel, se rapprochent insensiblement de sa poitrine, tandis que son corps se penche en avant et que son regard prend une expression si suppliante que l'esprit le plus indifferent, le coeur le plus insensible devrait comprendre que ce qu'on lui a demande, n'importe a quel titre, lui est en effet impossible. Si jamais vous la voyez ainsi devant vous, ce qui n'est pas presumable, oh! alors, Madame, souvenez-vous de moi et menagez la pauvre Ottilie. * * * * * Pendant cette lecture Edouard avait souri malignement; parfois meme il avait hoche la tete d'un air de doute, et s'etait interrompu pour faire des observations ironiques. --En voila assez! s'ecria-t-il enfin, tout est decide, ma chere Charlotte, tu vas avoir une aimable compagne. Cela m'enhardit a te communiquer mon projet. Ecoute-moi bien: Le Capitaine a besoin que je le seconde dans ses travaux, et je desire m'etablir dans l'aile gauche qu'il habite, afin de pouvoir lui consacrer les premieres heures de la matinee et les dernieres de la soiree qui sont les plus favorables au travail. Cet arrangement te procurera en meme temps l'avantage de pouvoir installer ta niece commodement aupres de toi. Charlotte ne s'opposa point a ce desir, et le Baron peignit avec feu la vie delicieuse qu'ils allaient mener desormais. --Sais-tu bien, ma chere Charlotte, dit-il en s'interrompant tout a coup, que c'est bien aimable de la part de ta niece d'avoir mal precisement au cote gauche de la tete, car je souffre fort souvent du cote droit. Si nos acces nous prennent quelquefois en meme temps, je m'appuierai sur le coude droit, elle sur le coude gauche, et nos tetes suivront chacune une direction opposee. Te fais-tu une juste idee de la suave harmonie d'un pareil tableau? Le Capitaine assura en riant que cette opposition apparente pourrait finir par un rapprochement dangereux. --Ne songe qu'a toi, mon cher ami, s'ecria gaiement Edouard, oui, oui, surveille-toi de pres, garde-toi du _D_; que deviendrait le _B_, si on lui arrachait son _C_? --Il me semble, dit Charlotte, que sa position ne serait ni embarrassante ni malheureuse. --C'est juste, repondit Edouard, il reviendrait tout entier a son _A_ cheri. Et se levant vivement, il pressa sa femme dans ses bras. CHAPITRE VI. La voiture qui ramenait Ottilie venait d'entrer dans la cour du chateau, et Charlotte s'empressa d'aller recevoir l'aimable enfant qui se prosterna devant elle et enlaca ses genoux. --Pourquoi t'humilier ainsi? dit Charlotte en la relevant d'un air embarrasse. --Je n'ai pas l'intention de m'humilier, repondit Ottilie, sans changer de position; mais j'aime a me rappeler le temps ou ma tete s'elevait a peine a vos genoux, car alors deja j'etais sure de votre tendresse maternelle. Charlotte l'attira sur son coeur, puis elle la presenta a son mari et au Capitaine qui la recurent avec une politesse affectueuse. Elle etait belle, et la beaute trouve toujours et partout un accueil favorable. Ottilie ecouta attentivement, mais elle ne prit aucune part a la conversation. Le lendemain matin Edouard dit a sa femme: --Ta niece est tres-aimable et sa conversation est fort amusante. --Fort amusante? mais elle n'a pas ouvert la bouche, repondit Charlotte en riant. --C'est singulier! murmura le Baron, comme s'il cherchait a recueillir ses souvenirs. Quelques indications generales sur les habitudes et les allures de la maison, suffirent a Ottilie pour la mettre bientot a meme de la diriger sans le secours de sa tante. Saisissant avec un tact merveilleux ce qui pouvait etre agreable a chacun, elle donnait des ordres sans avoir l'air de commander; on lui obeissait avec plaisir, et lorsqu'elle s'apercevait d'un oubli ou d'une negligence, elle y remediait sans gronder et en faisant elle-meme ce qu'elle avait ordonne de faire. Ses fonctions de menagere lui laissant beaucoup d'heures de loisir, elle pria sa tante de lui aider a les employer a la continuation des etudes qui, au pensionnat, occupaient toutes ses journees. Elle travaillait avec ordre, et de maniere a confirmer tout ce que le professeur avait dit de ses facultes intellectuelles. Pour donner plus d'assurance a sa main, Charlotte lui glissait des plumes deja fatiguees, mais la jeune fille les retaillait aussitot pour les rendre dures et pointues. Les dames etaient convenues de ne parler entre elles qu'en francais; c'etait un moyen d'exercer Ottilie en cette langue qui semblait avoir le pouvoir de la rendre plus communicative, parce qu'en employant cet idiome, elle accomplissait le devoir qu'on lui avait impose de se le rendre plus familier par la pratique. Quand elle s'en servait, elle disait souvent plus qu'elle n'en avait l'intention. Le tableau spirituel, quoique toujours bienveillant, qu'elle faisait de la vie et des intrigues du pensionnat, amusa beaucoup Charlotte; et la bonte qui dominait dans tous ses recits et que sa conduite justifiait, lui prouva que bientot cette jeune fille serait pour elle une amie aussi sure que fidele. Voulant comparer les rapports du professeur et de la sous-maitresse sur Ottilie avec ce que cette enfant disait et faisait sous ses yeux, Charlotte relisait souvent ces rapports. Selon ses principes, on ne pouvait jamais apprendre trop tot a connaitre le caractere des personnes avec lesquelles on devait vivre, parce que c'est le seul moyen de savoir ce que l'on peut craindre ou esperer de leur part; quels travers il faut se resigner a pardonner, et de quels defauts il est possible de les corriger. Cet examen ne lui apprit rien de nouveau; mais ce qu'elle savait sur son compte lui devint plus clair et elle y attacha plus d'importance. Ce fut ainsi que la trop grande sobriete de cette enfant lui donna des inquietudes serieuses. S'occupant avant tout de la toilette de sa niece, Charlotte exigea qu'elle mit plus d'elegance et de richesse dans sa mise. A peine lui eut-elle exprime ce desir, que la jeune fille tailla elle-meme les belles etoffes qu'elle avait refuse d'employer au pensionnat, et elle leur donna les formes les plus gracieuses et les plus variees. Ces vetements a la mode rehaussaient les charmes de sa personne. Les graces naturelles embellissent les costumes les plus simples; mais lorsqu'une femme douee de ces graces y ajoute des parures bien choisies et souvent renouvelees, ces seduisantes qualites semblent se multiplier et varier sous nos yeux. Cette innocente coquetterie qui n'etait chez Ottilie que l'effet de l'obeissance, lui valut l'attention speciale d'Edouard et du Capitaine; tous deux eprouvaient en la regardant un plaisir doux et bienfaisant. Si, par sa magnifique couleur, l'emeraude rejouit la vue et exerce sur cet organe une influence salutaire, pourquoi la beaute de la forme humaine n'agirait-elle pas en meme temps et avec une puissance irresistible sur tous nos sens et meme sur nos facultes morales? La simple contemplation de cette beaute ne suffit-elle pas pour nous faire croire que nous sommes a l'abri de tout mal, et pour nous mettre en harmonie avec l'univers et avec nous-meme? Le sejour d'Ottilie au chateau y amena plus d'un changement favorable pour tous. Les deux amis ne se faisaient plus attendre pour les heures des repas ou des promenades; ils se montraient, surtout, beaucoup moins empresses a quitter la table, et ne parlaient jamais que de choses qui pouvaient interesser ou amuser la jeune fille. Ce desir de lui etre agreable se revelait aussi dans le choix des lectures qu'ils faisaient a haute voix; ils poussaient meme l'attention jusqu'a suspendre ces lectures, des qu'elle s'eloignait, et ils ne les reprenaient que lorsqu'elle rentrait au salon. Ce changement n'avait point echappe a Charlotte: aussi desirait-elle savoir lequel des deux hommes l'avait principalement amene, et se mit-elle a les observer avec une attention scrupuleuse; mais elle ne decouvrit rien, sinon que tous deux etaient devenus plus sociables, plus doux et plus communicatifs. Ottilie avait appris a connaitre les habitudes et meme les manies et les caprices de chacune des personnes au milieu desquelles elle vivait. Devinant mieux qu'elles-memes ce qui pouvait leur etre agreable, elle accomplissait leurs souhaits sans leur donner le temps de les exprimer; un mot, un geste, un regard suffisait pour la guider. Cette perseverance active resta cependant toujours calme et tranquille. Le service le plus regulier se faisait par ses ordres, et souvent par elle-meme, sans aucune apparence d'empressement ou d'inquietude. Sa demarche etait si legere, qu'on ne l'entendait ni s'en aller, ni revenir; et ses allures, quoique toujours paisibles, etaient si gracieuses, que nos amis se sentaient heureux en la voyant se mouvoir sans cesse pour prevenir leurs desirs. Cette obligeance infatigable, ces attentions permanentes devaient necessairement plaire a Charlotte, ce qui ne l'empecha pas de remarquer que, sur un point du moins, sa jeune parente poussait la prevenance trop loin, et elle lui en fit l'observation. --C'est sans doute une attention fort aimable, lui dit-elle, que de se baisser a l'instant pour relever un objet qu'une personne placee pres de nous a laisse tomber par megarde; mais, dans la bonne societe, cette attention est soumise a certaines regles de bienseance qu'il faut respecter. Tu es si jeune encore que tu peux, sans inconvenient, rendre a toutes les femmes ce petit service que l'on doit toujours aux personnes agees ou d'un rang eleve. Envers ses pareils, il est une gracieuse politesse; envers ses inferieurs, il devient une preuve de bonte et d'humanite; mais il est une inconvenance de la part d'une femme envers des hommes encore jeunes, quel que soit leur rang. --Je ferai tout mon possible pour ne plus m'en rendre coupable, repondit Ottilie. Permettez-moi cependant de meriter a l'instant meme votre pardon de cette mauvaise habitude, en vous racontant comment je l'ai contractee: J'ai retenu fort peu de choses du cours d'histoire qu'on m'a fait faire au pensionnat, parce que je ne concevais pas a quoi cette science pouvait m'etre utile; les faits isoles, seuls, sont restes dans ma memoire et je vais vous en citer un: Lorsque Charles Ier, roi d'Angleterre, se trouva devant ses pretendus juges, la pomme d'or de la canne qu'il tenait a la main se detacha et tomba par terre. Accoutume a voir, en pareille circonstance, tout le monde s'empresser autour de lui, il regarda avec une surprise douloureuse les hommes au milieu desquels il se trouvait en ce moment, et dont pas un ne songea a relever cette pomme. Il fut oblige dela ramasser lui-meme. Je ne sais si j'ai eu tort ou raison: mais cette anecdote m'a si fortement impressionnee, la position de ce roi m'a paru si cruelle, qu'il m'est presque impossible de voir tomber quelque chose sans le relever a l'instant. Cependant, puisque cela n'est pas toujours convenable, je me surveillerai desormais; car, ajouta-t-elle en souriant, je ne pourrais pas expliquer ma conduite a tout le monde, comme je viens de le faire avec vous, en racontant mon anecdote. Le Baron et le Capitaine continuerent a s'occuper de la realisation de leurs projets de reforme et d'embellissement; et souvent des circonstances imprevues leur en suggererent de nouveaux. Un jour qu'ils traversaient le village, ils ne purent s'empecher de remarquer qu'il offrait un contraste aussi frappant que desagreable avec les jolis villages suisses dont ils avaient souvent admire ensemble l'aspect riant et propre. Le Capitaine fit observer a son ami, que l'ordre et la proprete resultent naturellement de la necessite d'utiliser un espace etroit. --Tu n'as sans doute pas oublie, continua-t-il, que pendant notre tournee en Suisse, tu t'es promis d'etablir, dans tes domaines, des hameaux semblables a ceux que tu y avais remarques. Cette ressemblance ne devait pas consister dans la construction, mais dans l'ordre et la proprete qui regnent dans les chalets? --Je m'en souviens fort bien, repondit Edouard, et je crois qu'il serait facile de realiser cette intention. La montagne qui porte le chateau descend en angle saillant jusqu'au village, et ce village forme un demi-cercle assez regulier, a travers lequel serpente le ruisseau. Malheureusement chaque pluie d'orage fait sortir ce ruisseau de son lit; nos paysans se defendent contre ces petites inondations chacun a sa facon; loin de s'aider mutuellement, ils prennent a tache de se contrarier et de se nuire. Nous venons de nous convaincre par nous-memes des inconvenients qui resultent de ce defaut d'harmonie. Presque a chaque maison, nous sommes forces de descendre ou de monter brusquement; et s'il etait tombe de l'eau cette nuit, nous marcherions tantot sur des amas de grosses pierres, tantot sur des poutres entassees ou sur des planches vacillantes, et souvent meme dans des mares bourbeuses. Si ces gens-la voulaient me seconder, il serait facile d'enfermer le ruisseau dans un lit mure, d'unir la route et d'elever des trottoirs de chaque cote des maisons; par la nous ferions disparaitre la foule de petits inconvenients qui empoisonnent leur vie, et donnent a leurs habitations et a l'ensemble du village un air de malproprete et de confusion qui attriste. --Nous pourrions essayer du moins, dit le Capitaine, en laissant errer ses regards autour de lui; car deja sa pensee calculait les avantages et les difficultes qu'offrait la situation du terrain. --Je n'aime pas a avoir affaire aux paysans, surtout dans les cas ou je ne puis pas leur donner des ordres positifs, repliqua Edouard. --Tu n'as pas tort, repondit le Capitaine, et je conviens que de semblables entreprises m'ont cause plus d'un chagrin. Les hommes comprennent en general tres-difficilement l'importance d'un petit sacrifice en faveur d'un grand avantage; il est rare de tendre vers un but sans dedaigner les moyens qui peuvent y conduire. Souvent meme ils se trompent aussi completement sur les moyens que sur le but. Persuades qu'il faut remedier au mal a la place ou ils le voient et ou ils le sentent, ils s'inquietent fort peu du point d'ou part son action malfaisante. Au reste, ce point est presque toujours insaisissable pour la multitude dont l'intelligence, souvent tres-grande pour l'instant actuel, ne va jamais jusqu'a prevoir le lendemain. Ajoute a cela que les reformes qui favorisent le bien-etre general froissent toujours quelques interets particuliers, et tu comprendras sans peine pourquoi il est si difficile de les executer quand on n'est pas arme du pouvoir d'une souverainete absolue. Pendant qu'ils s'entretenaient ainsi, un homme robuste, d'un exterieur effronte, leur demanda l'aumone. Edouard, qui n'aimait pas a etre interrompu, chercha plusieurs fois a s'en debarrasser tranquillement et finit par l'apostropher avec emportement. Le mendiant se retira a petits pas et en injuriant les deux amis, il poussa meme l'audace jusqu'a les menacer de Dieu et des lois, qui, disait-il, protegent le mendiant aussi bien que le grand seigneur. Il ajouta que lorsqu'on avait le coeur dur on pouvait refuser un pauvre, mais qu'on n'avait pas le droit de l'insulter. La colere aurait, sans doute, fait commettre au Baron quelqu'imprudence, si son ami n'avait pas cherche a le calmer. --Que ce facheux incident, lui dit-il, devienne pour nous une lecon utile; prenons une mesure sage et prudente qui en rende le retour impossible. Tu ne peux te dispenser de faire l'aumone aux pauvres qui passent tes terres; mais il n'est ni necessaire ni prudent de distribuer tes dons toi-meme ni chez toi. Il faut etre juste et modere en tout, meme dans la bienfaisance: des dons trop frequents et trop considerables sont plutot un appat qu'un secours pour le pauvre, tandis qu'il est juste et bon de lui apparaitre parfois sur la route, sous la forme d'un hasard heureux qui lui procure un soulagement momentane. J'ai concu a ce sujet un projet dont la situation du chateau et du village rend l'execution tres-facile. Le cabaret est situe a l'une des extremites du village, a l'autre demeure un vieux couple honnete et sedentaire; depose dans ces deux maisons une petite somme que tu renouvelleras periodiquement, et dont chaque mendiant qui passera aura sa part; il faudra surtout qu'elle lui soit remise non en entrant, mais en sortant du village. --Viens, dit Edouard, et arrangeons cela a l'instant. Il sera temps plus tard de nous occuper des details. Ils se rendirent aussitot chez l'aubergiste, puis chez le vieux couple, et la sage mesure proposee par le Capitaine eut un commencement d'execution. --Tu viens de me prouver de nouveau, dit le Baron en reprenant le chemin du chateau, que tout en ce monde depend d'une bonne pensee et d'une forte resolution. C'est ainsi qu'en jugeant sainement et au premier coup d'oeil les promenades et les plantations de ma femme, tu m'as suggere des idees pour corriger ses meprises. Je me suis empresse de les lui communiquer et ... --Oh! je m'en suis apercu, interrompit le Capitaine en riant, et tu as fait la une grande faute, car tu l'as offensee, blessee meme sans la convaincre. Depuis le jour ou tu lui as fait cette imprudente revelation, elle a entierement abandonne des travaux qui lui procuraient une distraction agreable. N'as-tu pas remarque qu'elle ne nous mene plus jamais dans la cabane de mousse, qu'elle visite parfois en secret avec Ottilie? --Cette petite bouderie ne me decourage point. Quand j'ai la certitude qu'un projet est utile et bon, je n'ai de repos que lorsqu'il est execute. Avec un peu d'adresse et beaucoup de prevenances, nous parviendrons facilement a faire adopter a Charlotte nos manieres de voir. Montrons-lui d'abord la nouvelle carte de mes domaines que tu viens d'achever. Tu arriveras ensuite avec des dessins et des gravures representant des etablissements et des promenades qui pourraient trouver place sur ce plan. Commencons par des suppositions et des plaisanteries qu'il nous sera facile de convertir en entreprises reelles. D'apres cette convention, on chercha les livres dans lesquels se trouvaient les plans de la contree, sous le rapport rural, et dans son etat naturel, puis on indiqua sur des feuilles separees les changements que l'art pourrait lui faire subir, en profitant sagement des avantages qu'elle offrait deja, et en creant des beautes nouvelles. Le passage de ces suppositions a leur realisation devenait facile. C'etait une occupation agreable que de prendre la carte du Capitaine pour base de tous ces projets; mais on ne s'arracha qu'avec peine aux premieres idees d'apres lesquelles Charlotte avait dirige ses plantations. On finit cependant par trouver une route plus facile pour arriver au haut de la montagne. Sur le penchant de cette montagne, a l'entree d'un petit bois, on se proposa de construire une maison d'ete qui devait communiquer avec le chateau, par la vue du moins; car il etait convenu que des fenetres de l'une, le regard embrasserait l'autre. Apres avoir bien pris ses mesures, le Capitaine parla de nouveau d'un chemin a travers le village, et d'un mur qui maintiendrait le ruisseau dans son lit. --Un chemin plus commode creuse dans la montagne, dit-il, me fournira les pierres necessaires pour ce mur. Des que les entreprises se tiennent et s'enchainent, tout se fait plus facilement, plus vite et a moins de frais. --Le reste me regarde dit Charlotte. Il faudra, avant tout, se faire une juste idee des depenses; lorsque nous serons d'accord sur ce point, nous les diviserons, sinon par semaine, du moins par mois. La caisse sera sous ma direction, je paierai les memoires et je tiendrai les comptes. --Il parait, dit Edouard en souriant, que tu n'as pas beaucoup de confiance en notre moderation? --J'en conviens, mon ami. Les femmes accoutumees a se dominer toujours, savent beaucoup mieux que vous autres, Messieurs, renfermer leurs volontes et leurs desirs dans les bornes de la raison et du devoir. Les mesures preliminaires furent bientot prises et les travaux commencerent. Le Capitaine les dirigea seul, et Charlotte, que la curiosite amenait sans cesse sur les lieux ou s'executaient ces travaux, ne tarda pas a se convaincre de la superiorite de cet homme dans lequel, jusque la, elle n'avait vu qu'un etre ordinaire. De son cote le Capitaine, en voyant plus souvent et plus intimement la femme de son ami, apprit a la connaitre et a l'apprecier. Tous deux se demandaient des conseils et des avis, ils se communiquaient les motifs de leurs manieres de voir, et bientot ils n'avaient plus qu'une seule et meme opinion. Il en est des affaires et des relations sociales comme de la danse: les personnes qui vont toujours en mesure ensemble se deviennent bientot indispensables, et se sentent entrainees l'une vers l'autre par une bienveillance reciproque. Charlotte etait tellement sous l'empire de ce charme, qu'elle n'eprouva ni chagrin ni regret lorsque le Capitaine detruisit un de ses lieux de repos favoris, et qu'elle s'etait plue a decorer de toutes les beautes champetres. Cette retraite genait son ami dans l'execution de ses plans, et elle y renonca sans chagrin. CHAPITRE VII. Tandis que le Capitaine et Charlotte se rapprochaient toujours plus intimement, un tendre penchant entrainait Edouard vers Ottilie. Cette affection naissante lui avait fait remarquer que la belle enfant, si prevenante pour tout le monde, n'en avait pas moins trouve le moyen de s'occuper de lui plus et autrement que des autres. Elle connaissait les mets qu'il preferait, et savait, au juste, la quantite de sucre qu'il lui fallait pour une tasse de the. Jamais elle n'oubliait de le garantir des courants d'air dont il avait une crainte exageree, qui amenait plus d'une altercation desagreable entre lui et sa femme; car Charlotte ne trouvait jamais les appartements assez aeres. Dans les pepinieres et dans les jardins, a la promenade et a la maison, partout, enfin, Ottilie prevenait les desirs d'Edouard: semblable a un genie protecteur, elle eloignait les objets qui auraient pu lui deplaire, et ne mettait jamais a sa portee que ce qu'elle savait lui etre agreable. Aussi ne se sentait-il vivre qu'a ses cotes, et pres de lui la silencieuse jeune fille devenait communicative. Le caractere du Baron avait conserve quelque chose d'enfantin et de naif, parfaitement en rapport avec l'extreme jeunesse d'Ottilie. Tous deux aimaient a se rappeler l'epoque ou ils s'etaient vus pour la premiere fois, et qui se rattachait aux amours de Charlotte et d'Edouard. Ottilie soutenait qu'elle les avait admires alors, comme le plus beau couple de la ville et de la cour; et quand son ami lui repondait qu'alors elle etait encore trop enfant pour avoir pu conserver un souvenir net et clair de ce passe, elle lui racontait le fait suivant, que lui aussi n'avait point oublie: Un soir le Baron etait entre brusquement chez Charlotte, et la petite Ottilie, qui se trouvait pres de sa belle tante, se refugia dans ses bras, par enfantillage, par timidite, disait elle; mais son coeur ajoutait tout bas que la beaute du jeune homme l'avait si vivement emue, qu'elle craignait de trahir cette emotion en s'exposant a ses regards. Tout entiers a leurs nouvelles relations, Edouard et son ami negligerent la correspondance et la tenue des livres, dont ils s'etaient d'abord occupes avec tant de zele. La marche des affaires leur fit enfin comprendre la necessite de reprendre ces travaux. Ils se donnerent rendez-vous au bureau, ou ils trouverent le vieux secretaire que le defaut de direction avait fait retomber dans son ancienne apathie. Ne se sentant pas la force de travailler eux-memes, ils l'accablerent de besogne, ce qui acheva de le decourager: pour le ranimer par leur exemple, le Capitaine se mit a rediger un memoire sur les nouvelles reformes a faire, et Edouard se disposa a repondre a quelques-unes des lettres recues depuis longtemps; mais il fut si peu satisfait de sa redaction, qu'il dechira plusieurs fois ses brouillons, et finit par demander l'heure a son ami. Pour la premiere fois depuis bien des annees, le Capitaine avait oublie de monter sa montre chronometrique, et tous deux sentirent que le cours des heures commencait a leur devenir indifferent. Si sous certains rapports l'activite des hommes diminuait, celle des dames semblait s'augmenter chaque jour. Lorsqu'une passion naissante ou contrariee vient se meler aux allures habituelles d'une famille, la fermentation que cause ce nouvel element reste toujours si longtemps imperceptible, que l'on ne s'en apercoit que lorsqu'il est trop tard pour l'arreter. Les liens nouveaux qui commencaient a se former entre nos quatre amis produisirent d'abord les resultats les plus heureux; les coeurs s'epanouissaient et les penchants particuliers s'annoncaient sous la forme d'une bienveillance generale. Chaque couple se sentait heureux et s'applaudissait du bonheur de l'autre. De semblables situations elevent l'esprit, dilatent le coeur et donnent a toutes les facultes intellectuelles un vague desir de l'immense, un pressentiment de l'infini. Nos amis subirent cette loi jusque dans les circonstances les plus insignifiantes; ils se confinerent beaucoup moins souvent au chateau, et pousserent leurs promenades beaucoup plus loin qu'a l'ordinaire. Edouard et Ottilie prenaient presque toujours le devant, tantot pour aller chercher une voiture, et tantot pour decouvrir des lieux de repos inconnus. Le Capitaine et Charlotte suivaient sans defiance et sans inquietude les traces des deux aventuriers; souvent ils les oubliaient completement, tant leur conversation calme et grave en apparence avait de charme pour eux. Un jour ils dirigerent leur promenade vers l'auberge du village, passerent les ponts et arriverent aupres des etangs dont ils suivirent les bords que fermaient les collines boisees jusqu'au point ou des rochers arides les rendaient impraticables. Il paraissait impossible de pousser la promenade plus loin. Edouard cependant gravit la montagne avec Ottilie; car il savait que dans cette agreste solitude il trouverait un moulin aussi remarquable par sa situation que par l'anciennete de sa structure. Apres avoir erre pendant quelque temps au milieu de rochers couverts de mousse, il s'apercut qu'il s'etait egare, ce qui l'inquieta d'autant plus, qu'il n'osa l'avouer a sa compagne. Heureusement il ne tarda pas a entendre le bruit du traquet du moulin et le bruissement d'un torrent. En suivant la direction de ce bruit, ils s'avancerent sur la pointe d'un roc d'ou ils apercurent a leurs pieds, au fond d'un ravin que traversait un ruisseau rapide, une noire et antique maison de bois ombragee par des arbres centenaires et des rochers a pic. Ottilie se decida courageusement a descendre vers cet abime, Edouard marcha devant elle; se retournant a chaque instant, il admirait l'equilibre gracieux avec lequel cette jeune fille se balancait, pour ainsi dire, au-dessus de sa tete; mais des que les pierres qui lui servaient de marches se trouvaient a des distances trop eloignees, il lui tendait la main et elle y posait la sienne. Parfois meme elle s'appuyait sur son epaule, et alors il lui semblait qu'un etre celeste daignait le toucher pour se mettre en rapport avec lui. Dans son exaltation, il aurait voulu la voir chanceler, afin d'avoir un pretexte pour la recevoir dans ses bras et la presser sur son coeur, et cependant il n'aurait pas ose appuyer sa poitrine sur la sienne; il aurait craint non-seulement de l'offenser, mais meme de la blesser. Nous ne tarderons pas a apprendre a connaitre la cause de cette crainte. Arrive enfin au moulin, il s'assit en face d'Ottilie devant une petite table sur laquelle la meuniere venait de placer une jatte de lait, tandis que le meunier courait au-devant de Charlotte et du Capitaine pour les amener par un sentier commode et sur. Apres avoir contemple un instant en silence sa charmante compagne, Edouard lui dit avec un trouble visible: --J'ai une grace a vous demander, chere Ottilie, et si vous croyez devoir me la refuser, pardonnez-moi, du moins, de ne pas avoir eu le courage de me taire. Vous portez sur votre poitrine le portrait de votre pere, homme excellent que vous avez a peine connu, et qui, certes, merite une place sur votre coeur; mais le medaillon est si grand ... je tremble quand vous prenez un enfant sur vos bras, quand la voiture penche, quand un valet passe trop pres de vous, quand vous marchez sur un sentier raboteux ... Si le verre venait a se briser!... Cette idee me torture sans cesse!... J'ai souffert horriblement tout a l'heure en vous voyant descendre les rochers ... Ne bannissez pas ce portrait de votre pensee, donnez-lui la place la plus belle dans votre chambre, au chevet de votre lit; mais eloignez-le de votre sein ... Ma crainte est exageree peut-etre, mais il m'est impossible de la surmonter. Ottilie l'avait ecoute en silence et les yeux fixes vers la terre. Des qu'il cessa de parler, elle detacha le portrait de la chaine qui le retenait, le pressa contre son front, leva les yeux vers le ciel plutot que vers son ami, et lui remit le medaillon sans hesitation et sans empressement. --Prenez-le, lui dit-elle, vous me le rendrez quand nous serons de retour au chateau, ou plutot, lorsque je lui aurai trouve une place convenable dans ma chambre. Voila tout ce que je puis faire pour vous prouver que je sais apprecier votre bienveillante sollicitude. Edouard n'osa appuyer ses levres sur le medaillon; mais il saisit la main de la jeune fille et la porta sur ses yeux. C'etaient les deux plus belles mains qui se fussent jamais unies. Il lui semblait qu'une barriere mysterieuse qui, jusque la, l'avait separe d'elle, venait de disparaitre pour toujours. Le meunier revint en ce moment suivi de Charlotte et du Capitaine. Les amis se retrouverent avec plaisir: on se rafraichit en buvant du lait, on se reposa sur le gazon, et le temps s'ecoula au milieu d'une douce conversation. Il fallut songer au retour. Suivre le chemin que le meunier avait fait prendre a Charlotte et au Capitaine, eut ete trop monotone, Edouard proposa un sentier qui conduisait a travers les rochers jusque sur les bords de l'etang. On le prit sans hesiter, et tous eurent lieu d'en etre satisfaits. Cette route, quoique fatigante, n'avait rien de dangereux, et offrait a chaque instant les points de vue les plus pittoresques et les plus inattendus. Ici s'etendaient des villages, des bourgs et des prairies; la, des collines boisees s'echelonnaient avec grace, et plus loin une charmante metairie se cachait au milieu des arbres qui couronnaient la plus haute de ces collines. Un bois touffu borna tout a coup la vue, et lorsque nos promeneurs l'eurent traverse, ils se trouverent, a leur grande satisfaction, sur la montagne en face du chateau, et a la place ou, d'apres les plans du Capitaine, devait bientot s'elever une jolie maison d'ete. Apres une courte halte, on descendit jusqu'a la cabane de mousse, et, pour la premiere fois, les quatre amis s'y trouverent reunis. La conversation roula naturellement sur les difficultes du terrain que l'on venait de parcourir. Le Capitaine assura que rien n'etait plus facile que d'y tracer une route commode et pittoresque. Chacun donna son opinion sur cette route, et les imaginations s'exalterent au point que, de la pensee du moins, on la voyait deja finie, et l'on s'y promenait avec delices. Charlotte detruisit tout a coup ces reves charmants en calculant la depense qu'occasionnerait un pareil travail. --Il sera facile de lever cette difficulte, repliqua Edouard: la petite metairie si pittoresquement situee sur la colline ne me rapporte presque rien, je la vendrai, et ce capital, employe a nous procurer un plaisir de tous les jours, sera mieux place que dans ce bien dont j'ai tant de peine a me faire payer le mince fermage. Charlotte ne trouva plus d'objection a faire, et le Capitaine proposa de vendre les terres en detail, afin d'en tirer une somme plus forte. Les tracasseries inseparables d'un pareil morcellement effrayerent Edouard et l'on decida, d'un commun accord, que la metairie serait vendue a un bon fermier qui la desirait depuis longtemps. On savait qu'il faudrait lui accorder des termes, ce qui etait facile, puisqu'on pouvait regler la marche des travaux d'apres les epoques du paiement. A peine nos amis furent-ils de retour au chateau, que le Capitaine etala ses plans et ses cartes sur une grande table; on les consulta afin d'harmoniser les nouveaux projets avec les anciens. Plusieurs changements etaient en effet devenus indispensables; mais la place de la maison d'ete resta irrevocablement fixee sur le penchant de la montagne en face du chateau. Ottilie qui ne se permettait jamais de donner son avis avait garde un profond silence. Le Baron poussa devant elle les cartes et les plans que le Capitaine ne semblait avoir etales que pour Charlotte, et la pria si instamment et avec tant de bonte de dire sa pensee, puisque rien n'etait fait encore, qu'elle se laissa entrainer. --C'est la, dit-elle, en posant le bout de son doigt sur le point le plus eleve de la montagne, oui, c'est la que je ferais construire la maison d'ete. Il est vrai qu'on n'y verrait pas le chateau, mais on jouirait d'un avantage reel, celui d'avoir sous ses yeux des sites nouveaux et des objets tout a fait differents de ceux que nous voyons tous les jours ici. Sur cette plate-forme, la vue est vraiment admirable; j'en ai ete frappee, et cependant je n'ai fait qu'y passer. --Elle a raison, s'ecria Edouard, comment cette idee ne nous est-elle pas venue? N'est-ce pas, Ottilie, continua-t-il en posant a son tour le doigt sur la carte, c'est bien la que doit s'elever la maison d'ete? Ottilie fit un signe affirmatif, et le Baron traca un grand carre long, au crayon, sur le point indique. Le Capitaine se sentit blesse au coeur en voyant ainsi salir sa carte si soigneusement dessinee et lavee. Il se contint cependant, et eut meme la generosite d'approuver l'avis d'Ottilie. --Oui, oui, dit-il, ce n'est pas seulement pour prendre une tasse de cafe ou pour manger un poisson avec plus d'appetit qu'a l'ordinaire qu'on fait de longues promenades et qu'on construit des maisons de campagne. Nous demandons de la variete et des objets nouveaux. Tes ancetres, mon cher Edouard, ont sagement place ce chateau a l'abri des vents et a la portee de toutes les choses necessaires a la vie. Une demeure specialement consacree aux parties de plaisir ne saurait etre mieux situee que sur la plate-forme qu'Ottilie vient de designer; nous y passerons certainement des heures fort agreables. Edouard etait triomphant, la certitude que l'idee de sa jeune amie etait reellement bonne, le rendait plus fier et plus heureux que s'il avait eu lui-meme cette idee. CHAPITRE VIII. Des le lendemain matin, le Capitaine visita le lieu indique, et il le trouva en effet le seul convenable. Dans le courant de la journee, il y conduisit ses amis; on fit et on refit des dessins, des plans et des calculs, puis on s'occupa serieusement de la vente de la metairie. Ce fut ainsi que les deux hommes se trouverent jetes de nouveau dans une vie active et agitee. L'anniversaire de la naissance de Charlotte n'etait pas tres-eloigne, et le Capitaine chercha a persuader a son ami qu'il etait de son devoir de celebrer ce jour en faisant poser a sa femme la premiere pierre de la maison d'ete. Connaissant l'aversion du Baron pour ces sortes de solennites, il s'etait attendu a une vive opposition; mais Edouard ceda sans difficultes. Il s'etait dit a lui-meme qu'une fete en l'honneur de sa femme, l'autoriserait a en donner une plus tard pour celebrer l'anniversaire de la naissance d'Ottilie. Tant d'entreprises projetees, qui toutes avaient deja un commencement d'execution, occuperent serieusement Charlotte; parfois meme elles lui causerent de graves inquietudes, et alors elle passait une partie de ses journees a calculer les depenses probables en les comparant a l'etat de leur fortune. On se voyait peu pendant le jour, mais le soir on se cherchait avec plus d'empressement. Pendant ce temps Ottilie acheva de s'assurer, sans le savoir, le gouvernement absolu de la maison; et pouvait-il en etre autrement? La nature l'avait creee pour la vie domestique, l'interieur du menage etait son univers, la seulement elle se sentait heureuse et libre. Le Baron ne tarda pas a s'apercevoir qu'elle ne se pretait que par complaisance aux longues excursions, et qu'elle aimait, surtout, a revenir le soir assez tot pour diriger et surveiller les apprets du souper. Toujours empresse de prevenir ses moindres desirs, il abregea les heures de promenades, et remplit les soirees par la lecture de poesies passionnees dont il augmentait le charme dangereux par la chaleur de son debit. Une convention tacite semblait avoir fixe la place que chacun des quatre amis devait occuper pendant ces lectures: Charlotte etait assise sur le canape; Ottilie, en face d'elle sur une chaise, avait le Capitaine a sa gauche et Edouard a sa droite. Quand il lisait, il poussait la bougie du cote de la jeune fille qui s'approchait toujours plus pres de lui, et suivait les lignes des yeux; car elle aimait mieux se fier a sa vue qu'a la voix d'un autre. Loin de se facher, ainsi qu'il en avait l'habitude, en pareille occasion, il penchait son livre vers elle, s'arretait quand il etait arrive a la fin de la page, et attendait, pour la retourner, qu'elle l'eut averti par un regard qu'il le pouvait sans la gener. Ce manege n'echappa ni a Charlotte ni au Capitaine, qui se bornerent a en plaisanter entre eux. L'amour qui unissait Edouard et Ottilie ne commenca a les inquieter, que lorsqu'une circonstance fortuite leur en revela tout a coup l'existence et la force. Un soir, une visite importune les avait tous mis de mauvaise humeur. Edouard proposa de chasser cette facheuse disposition en faisant de la musique, et il demanda sa flute dont il ne s'etait pas servi depuis tres-longtemps. Charlotte chercha les sonates qu'elle avait l'habitude d'executer avec son mari; mais elle ne les trouva pas, et Ottilie finit par avouer en balbutiant qu'elle les avait emportees dans sa chambre pour les etudier. --En ce cas, vous pourriez m'accompagner? s'ecria Edouard dont les yeux etincelerent de joie. --Je l'espere, repondit la jeune fille. Elle courut chercher les sonates, et revint se placer au piano. Son jeu frappa le petit auditoire de surprise, presque d'admiration, car elle s'etait identifiee avec les manieres d'Edouard, qu'elle avait quelquefois entendu executer ces morceaux avec sa femme. Si Charlotte savait presser et ralentir le mouvement et se plier a toutes les imperfections musicales de son mari, par complaisance et peut-etre aussi pour lui donner une preuve de la superiorite de son talent, Ottilie ne jouait que pour accompagner l'ami dont les defauts etaient devenus les siens; elle se les etait appropries, parce que tout ce qui venait de cet ami lui etait cher et lui paraissait une perfection. Les morceaux executes, avec cette harmonie de coeur, formaient un tout souvent tres-irregulier, et si agreable, pourtant, que le compositeur lui-meme n'aurait pu, sans un vif plaisir, entendre son oeuvre ainsi defiguree et embellie en meme temps. Apres ce singulier evenement Charlotte et le capitaine se regarderent en silence, et avec le sentiment qu'on eprouve en voyant des enfants commettre certaines inconsequences qui peuvent avoir des suites facheuses. Cependant on n'ose les leur defendre, dans la crainte de les eclairer sur des dangers qu'ils ignorent, et qu'un hasard favorable peut faire disparaitre, tandis qu'un avertissement direct hate souvent la catastrophe que l'on veut prevenir, et a toujours l'inconvenient de prouver l'existence d'un mal dont il ne faudrait pas meme supposer la possibilite. Au reste, en lisant ainsi dans ces coeurs naifs, Charlotte et son ami furent forces de reconnaitre qu'un penchant semblable les unissait. Chez eux il etait peut-etre plus dangereux encore, car ils le prenaient au serieux, et la nature de leur caractere les autorisait a compter l'un sur l'autre, dans toutes les eventualites possibles. Des le lendemain, le Capitaine evita de se trouver sur les lieux ou s'executaient les travaux, a l'heure ou Charlotte avait l'habitude de s'y rendre. La premiere fois elle attribua son absence au hasard, puis elle devina son intention, et l'estime, l'admiration se melerent a l'amour qu'il lui avait inspire malgre lui. Si le Capitaine evitait Charlotte, il cherchait a se dedommager de cette privation, en s'occupant plus activement des preparatifs de la fete dont elle devait etre l'heroine. Sous pretexte de faire tirer les pierres dont il avait besoin pour la maison, il fit travailler secretement aux deux routes qui devaient conduire a la montagne en face du chateau, car il voulait qu'elles fussent pretes pour la veille de cette fete. La cave de la maison d'ete etait creusee, et une belle pierre semblait attendre l'instant d'etre posee. Cette activite mysterieuse, la resolution qu'il avait prise de vaincre son amour, le rendait silencieux et embarrasse, lorsque le soir il se trouvait pour ainsi dire seul avec Charlotte, le Baron ne s'occupant que d'Ottilie. Un soir cependant Edouard s'apercut que sa femme et son ami ne s'adressaient que des monosyllabes, et a des intervalles tres-eloignes. Attribuant leur silence a l'ennui, il les engagea a executer ensemble un morceau de piano et de violon. Il eut ete difficile de justifier un refus; ils choisirent une ouverture difficile qu'ils aimaient tous deux et qu'ils executerent avec autant d'ensemble que de talent. L'autre couple les ecouta avec satisfaction. --Ils sont plus forts que nous, chere Ottilie, murmura le Baron a l'oreille de la jeune fille; admirons-les et soyons heureux ensemble. CHAPITRE IX. Tout avait reussi au gre des desirs du Capitaine. Un mur enfermait le ruisseau, une route nouvelle traversait le village, passait a cote de l'eglise, se confondait avec l'ancien sentier de Charlotte, le quittait pour s'elever en serpentant, laissait la cabane de mousse a gauche, et montait doucement, et par un detour nouveau, jusqu'au haut de la montagne. Des le matin le chateau etait rempli par les hotes invites pour la fete de Charlotte. Tout le monde se rendit a l'eglise, ou l'on trouva les habitants de la commune vetus de leurs plus beaux habits. Le sermon termine, le cortege se mit en marche dans l'ordre indique par le Capitaine. Les enfants males, les jeunes garcons et les hommes ouvraient le marche; les maitres du chateau et leurs invites suivaient cette avant-garde; les femmes de Charlotte, les petites filles, les jeunes villageoises et leurs meres, fermaient le cortege. A un detour de la route on arriva sur un plateau de rochers ou le Capitaine fit faire une courte halte a ses amis et a leurs hotes, autant pour les reposer que pour leur faire remarquer la beaute du coup d'oeil dont on jouissait de ce point de vue si adroitement menage. En levant les yeux vers la cime de la montagne, ils voyaient les hommes gravir lentement et en bon ordre vers cette cime; en laissant errer leurs regards dans le fond, ils decouvraient non-seulement une campagne riche et fertile, mais le gracieux cortege des femmes qui montaient legerement vers eux. Un beau soleil eclairait ce tableau, et Charlotte, emue jusqu'aux larmes, pressa en silence la main de son ami. Lorsqu'on atteignit enfin la plate-forme ou devait s'elever la maison d'ete, les hommes s'etaient deja places en demi-cercle autour des fosses destines aux murs des fondements. Un macon, en costume de fete et decore de tous les insignes de son etat, invita Charlotte et sa suite a descendre dans ces fosses. Personne ne se fit repeter cette invitation. Une belle pierre de taille etait disposee de maniere a etre facilement posee. Le macon, tenant le marteau d'une main et la truelle de l'autre, prononca en vers naifs un discours dont nous ne donnons ici que le resume en prose. "Lorsqu'on veut elever un batiment, il ne faut jamais perdre de vue trois points principaux, sans lesquels il n'y a pas de bonne construction possible. Le premier est le choix d'un emplacement convenable, le second la solidite des fondements, le troisieme la perfection de l'execution des details et de l'ensemble. "Le premier depend de celui qui fait batir. Dans les villes, les souverains ou les autorites legales determinent la place que doit occuper telle ou telle maison, tel ou tel edifice. A la campagne, le seigneur du canton a, seul, le droit de dire, sans autre consideration que celle de sa volonte: C'est ici et non ailleurs que s'elevera mon chateau ou ma maison de plaisance." Edouard et Ottilie, places tres-pres l'un de l'autre, n'oserent ni se regarder, ni lever les yeux sur le Capitaine et sur Charlotte, dans la crainte de lire sur leurs traits que ce n'etait pas le seigneur, mais une jeune fille qui avait choisi la place de la maison d'ete. "Le troisieme point, continua l'orateur, c'est-a-dire, la perfection de l'execution des details et de l'ensemble, demande le concours de tous les metiers. Le second, c'est-a-dire la solidite des fondements, ne regarde que le macon; et ce point, une fausse modestie ne m'empechera pas de le proclamer hautement, est le plus important. C'est un travail solennel, aussi est-ce solennellement que nous vous invitons a le sanctionner par votre presence et par votre concours. Il s'accomplit dans les profondeurs mysterieuses que nous creusons apres de longues et graves meditations. Bientot les nobles temoins qui tiennent de nous faire l'honneur de descendre ici avec nous pour voir poser la premiere pierre, remonteront sur la surface de la terre. Bientot ils seront remplaces dans ces galeries souterraines par des pierres cimentees, qui en rendront l'entree impossible. "Cette pierre fondamentale dont les angles reguliers indiquent la regularite du batiment, et dont la position perpendiculaire doit faire pressentir quel sera l'aplomb des murailles et l'equilibre parfait de l'ensemble de l'edifice, nous pourrions nous borner a la poser sur le sol, ainsi que toutes celles qui vont la suivre. Leur surface polie et uniforme et leur pesanteur suffiraient pour les consolider, et cependant nous ne leur refuserons pas la chaux qui les unira plus etroitement encore. C'est ainsi que les epoux que l'amour a rapproches deviennent inseparables quand la loi a cimente les liens du coeur. "Il est peu agreable de rester oisifs au milieu de travailleurs ardents; nous esperons donc que vous ne nous refuserez pas l'honneur de travailler avec nous." A ces mots il presenta a Charlotte sa truelle remplie de chaux melee de sable, et lui fit signe d'etendre ce melange sous la pierre; ce qu'elle executa avec autant de grace que d'adresse. Le Baron, le Capitaine, Ottilie et une partie des invites se preterent avec la meme bonne volonte a cette ceremonie. La pierre tomba sur la couche de chaux; le macon presenta le marteau a Charlotte et la pria d'annoncer, par trois coups vigoureusement frappes, l'union inseparable de la pierre avec le sol qui portera la construction nouvelle. Cette formalite remplie, le macon reprit son discours. "Le travail du macon, dit-il, est predestine d'avance a passer inapercu. La terre cache les fondements qu'il a construits avec tant de peines et tant d'intelligence; il n'a pas meme le droit de se plaindre, quand le menuisier, le peintre et le sculpteur decorent ses plus hardies murailles, et font oublier ainsi son oeuvre en faveur des leurs. Pour lui point de gloire, point de triomphe de vanite! S'il fait bien, c'est pour sa propre satisfaction; il faut que le temoignage de sa conscience lui suffise, il n'a pas d'autre recompense a esperer. Lorsqu'il passe pres d'un palais qu'il a bati, lui seul reconnait son ouvrage dans les murs et les voutes, decores avec tant d'eclat; si, en les construisant, il avait commis la plus legere faute, ils s'ecrouleraient et feraient rentrer dans le neant tous ces ornements fragiles qui, seuls cependant, attirent l'attention et obtiennent des eloges." "Celui qui fait le mal a l'ombre du mystere, vit dans la crainte perpetuelle qu'un evenement imprevu vienne le trahir; pourquoi celui qui fait le bien sans qu'on daigne s'en apercevoir, n'espererait-il pas qu'un jour on lui rendra justice? "Les hommes qui vivront longtemps apres nous fouilleront peut-etre ces fondements, et alors leur solidite temoignera de notre zele, de notre adresse et de notre merite. Qu'ils trouvent aupres de ces pierres quelques autres temoins de notre existence, et que ces temoins soient d'une nature moins severe et moins grave. Voyez ces boites de metal, elles renferment des narrations ecrites; sur ces plaques de cuivre, on lit plus d'une inscription curieuse; ce beau flacon de cristal contient un vin genereux, et l'on trouvera dans l'etui qui le renferme le nom de son cru, la date de l'annee ou il fut porte au pressoir; ces pieces de monnaies, toutes frappees depuis peu, donneront la date de cette construction. "Nous tenons tous ces objets de la liberalite du noble seigneur qui fait batir. Si quelques-uns des spectateurs eprouvaient le desir d'envoyer a la posterite un messager de leurs pensees, une preuve de leur passage sur la terre, il y a encore de la place pres de la pierre que nous venons de poser!" L'orateur se tut et regarda autour de lui; mais, ainsi que cela arrive presque toujours en pareil cas, personne ne s'etait prepare, et tout le monde garda le silence, honteux de s'etre laisse surprendre ainsi. Tout a coup un jeune officier sortit de la foule et s'ecria gaiment: --Je ne laisserai pas ce depot mysterieux se fermer pour toujours, sans y ensevelir mon offrande. Arrachant aussitot un des boutons de son uniforme, il le remit au macon. --J'espere, continua-t-il, que cet insigne belliqueux vaut bien la peine de parler un jour de nous a ceux qui n'existent pas encore. Cette heureuse idee trouva de nombreux imitateurs; les dames surtout se depouillaient avec un empressement passionne de leurs flacons, de leurs bijoux, petits peignes et autres objets de toilette. Ottilie seule n'avait rien donne encore. A un signe d'Edouard, elle ota de son cou la chaine dont elle avait deja detache le portrait de son pere, et la posa doucement sur les autres objets jetes pele-mele dans un coffre solide. Le Baron ferma aussitot le couvercle, le fit cimenter et le couvrit lui-meme de chaux. La ceremonie etait terminee, et le macon reprit la parole d'un air grave: "En posant ces fondements nous croyons travailler pour l'eternite, et cependant la conscience de la fragilite des choses humaines nous domine malgre nous; le petit tresor que nous venons de renfermer dans ce coffre en est une preuve certaine. Nous pressentons qu'un jour on l'ouvrira, et pour qu'on puisse l'ouvrir, il faut qu'il soit detruit, le batiment qui n'est pas encore termine! "Nous le terminerons cependant! pour nous en donner le courage, repoussons les pensees d'avenir, revenons au present! Apres la joyeuse fete de ce jour, nous reprendrons notre travail avec une ardeur nouvelle. Que les nombreux artisans qui ne peuvent exercer leurs talents qu'apres nous, ne soient pas reduits a attendre que la maison s'eleve promptement, et que bientot, par les fenetres qui n'existent pas encore, le maitre qui fait batir, sa noble dame et ses hotes, puissent admirer la belle et fertile contree que l'on decouvre du haut de cette montagne. Qu'ils me permettent tous de boire a leur sante." Un de ses camarades lui presenta un grand et beau verre a patte. Il le vida d'un trait et le lanca en l'air, car en brisant le vase ou l'on a bu dans un moment de joie, on prouve que cette joie etait excessive et sans pareille. Les debris du verre ne retomberent point sur la terre; on allait crier au miracle, lorsqu'on decouvrit la cause toute naturelle de ce singulier incident. Le cote du batiment oppose a celui dont l'on venait de poser la premiere pierre, etait deja fort avance, et les murs si hauts qu'on ne pouvait y travailler que sur des echafaudages. Une partie des habitants de la contree etait montee sur ces echafaudages, et l'un d'eux recut le verre que le macon avait lance dans cette direction. Voyant dans ce hasard un heureux pronostic pour son avenir, il montra en triomphe le verre sur lequel etaient gravees les lettres _E, O_, initiales des prenoms du Baron (Edouard-Othon). Ce verre etait un present qu'un de ses parents lui avait fait dans sa premiere jeunesse, et comme il n'y attachait pas un tres-grand prix, il avait permis qu'on le donnat au macon pour la ceremonie. La foule avait quitte l'echafaudage. Les invites du chateau les plus jeunes et les plus lestes s'empresserent d'y monter; ils savaient combien une belle vue dont on jouit sur le haut d'une montagne, s'embellit encore quand on peut s'elever de quelques toises de plus. Ils decouvrirent en effet plusieurs villages nouveaux, et pretendirent qu'ils distinguaient le long sillon d'argent du fleuve qui coulait a plusieurs lieues de la; quelques-uns furent jusqu'a soutenir qu'ils voyaient les clochers de la capitale. Lorsqu'on se tournait vers les collines boisees derriere lesquelles s'elevait une longue chaine de montagnes bleuatres, on se croyait transporte dans un autre monde; car le regard se reposait avec bonheur sur la large et paisible vallee ou dormaient, entre de vertes prairies, trois etangs entoures d'aulnes, de platanes et de peupliers. --Si ces nappes d'eau etaient reunies et formaient un seul lac, s'ecria un jeune homme, ce point de vue ne laisserait plus rien a desirer, il aurait le cachet de grandeur qui lui manque. --La chose serait faisable, dit le Capitaine. --C'est possible, repondit vivement Edouard; mais je m'y opposerais formellement, s'il fallait sacrifier mes platanes et mes peupliers. Voyez comme ils se groupent delicieusement autour de l'etang du milieu. Tous ces beaux arbres, ajouta-t-il en se penchant a l'oreille d'Ottilie, je les ai plantes moi-meme. --En ce cas, ils sont encore bien jeunes. --Ils ont a peu pres votre age. Oui, chere Ottilie, je plantais deja lorsque vous n'etiez encore qu'au berceau. Un diner splendide avait ete prepare au chateau; les convives y firent honneur. En sortant de table l'on fut visiter le village, ou, d'apres les ordres du Capitaine, chaque famille s'etait reunie sur le seuil de sa demeure: les vieillards etaient assis sur des bancs neufs, et les jeunes gens se tenaient debout sous les arbres nouvellement plantes, comme si le hasard seul les eut groupes ainsi. Il etait impossible de ne pas admirer la metamorphose subite qui, d'un hameau sale, pauvre et irregulier, avait fait un village ou tout respirait la proprete, l'ordre et l'aisance. Lorsque les invites se furent retires, et que nos quatre amis se retrouverent seuls dans la grande salle que quelques instants plus tot une societe bruyante avait encombree, ils respirerent plus librement; car un petit cercle que des affections sinceres ont forme, souffre toujours quand une societe nombreuse le force a s'etendre. Leur satisfaction cependant ne fut pas de longue duree, le Baron recut une lettre qui lui annoncait de nouveaux hotes. --Le Comte arrive demain, s'ecria-t-il apres avoir lu cette lettre. --En ce cas la Baronne n'est pas loin, repondit Charlotte. --Elle arrivera deux heures apres le Comte, et ils partiront ensemble apres avoir passe une journee et une nuit avec nous. --Il faut nous preparer de suite a les recevoir; a peine en avons-nous le temps. Qu'en penses-tu, Ottilie? dit Charlotte. La jeune fille demanda a sa tante quelques instructions generales sur ses intentions, et s'eloigna aussitot pour les faire executer. Le Capitaine profita de son absence pour demander a Charlotte et a son mari quels etaient ces deux personnages qu'il ne connaissait que de nom. Les epoux lui apprirent que le Comte et la Baronne, quoique maries chacun de leur cote, n'avaient pu se voir sans s'aimer passionnement. Cet amour, qui avait trouble deux menages, avait cause tant de scandale, que le divorce etait devenu necessaire. La Baronne seule avait pu l'obtenir, et le Comte s'etait vu force de rompre avec elle, en apparence du moins, car s'il ne pouvait plus la voir en ville et a la cour, il se dedommageait de cette privation aux eaux et pendant les voyages auxquels il consacrait la plus grande partie de sa vie. Si Edouard et sa femme n'approuvaient pas entierement cette conduite, ils ne se sentaient pas le courage de condamner des personnes avec lesquelles ils etaient lies depuis leur premiere jeunesse, aussi avaient-ils conserve avec elles des relations de bonne amitie. En ce moment cependant leur arrivee au chateau causa a Charlotte une vague inquietude, dont sa niece etait l'objet involontaire; car elle craignait l'influence qu'un pareil exemple pourrait exercer sur l'esprit de cette enfant. Edouard aussi etait peu satisfait de cette visite, mais pour des causes bien differentes. --Ils auraient mieux fait de venir quelques jours plus tard, dit-il au moment ou Ottilie rentrait dans la salle, nous aurions eu au moins le temps de terminer la vente de la metairie. Le projet du contrat est redige, j'en ai fait une copie, il nous en faudrait une seconde, et le vieux secretaire est malade. Charlotte et le Capitaine offrirent de faire cette copie, mais il refusa, parce qu'il ne voulait pas, dit-il, abuser de leur complaisance. --Je me charge de ce travail, s'ecria Ottilie. --Toi? dit Charlotte, mais tu n'en finiras jamais. --Il est vrai, ajouta le Baron, que cet acte est fort long, et qu'il me faudrait la copie apres-demain matin. --Vous l'aurez. Et s'emparant du papier qu'il tenait a la main, Ottilie sortit avec precipitation. Le lendemain matin nos amis se placerent de bonne heure aux fenetres du salon, et leurs regards se fixerent sur la route par laquelle le Comte et la Baronne devaient arriver. Bientot Edouard apercut un cavalier dont les allures ne lui etaient pas inconnues; craignant de se tromper, il pria son ami, dont la vue etait meilleure que la sienne, de lui decrire le costume et la tournure de ce voyageur. Le Capitaine s'empressa de lui donner ces details, mais le Baron l'interrompit et s'ecria: --C'est lui! oui, c'est Mittler! Par quel hasard inexplicable permet-il a son cheval de marcher ainsi d'un pas tranquille et lent? C'etait en effet Mittler; on l'accueillit avec une joie cordiale. --Pourquoi n'etes-vous pas venu hier? lui demanda le Baron. --Parce que je n'aime pas les fetes bruyantes. J'arrive aujourd'hui, pour celebrer avec vous seuls, et en paix, le lendemain de l'anniversaire de la naissance de notre excellente amie. --Comment vous a-t-il ete possible de trouver assez de temps pour nous faire ce plaisir? dit Edouard en riant. --Je desire que ma visite vous soit en effet agreable; en tout cas, vous la devez a une observation que je me suis faite a moi-meme ce matin. J'ai tout recemment retabli l'harmonie dans une famille qu'un malentendu avait divisee, et j'y ai fort gaiment passe une partie de la journee d'hier. Ce matin je me suis dit: Tu ne partages jamais que le bonheur qui est ton ouvrage, c'est de l'egoisme, c'est de l'orgueil. Rejouis-toi donc aussi avec les amis dont jamais rien n'a trouble la bonne intelligence. Aussitot dit, aussitot fait, je savais qu'on venait de celebrer ici une fete de famille, et me voila. --Je concois, dit Charlotte, qu'une societe bruyante et nombreuse vous deplaise et vous fatigue; mais j'aime a croire que vous verrez avec plaisir les amis que nous attendons aujourd'hui. Ils ne vous sont pas inconnus; je dirai plus, ils ont deja plus d'une fois mis votre esprit conciliant a l'epreuve; vos efforts ont echoue contre une passion obstinee ... Enfin, le Comte et la Baronne ne tarderont pas a arriver. Mittler saisit son chapeau et sa cravache, et s'ecria avec colere: --Ma mauvaise etoile ne me laissera donc pas un instant de repos! Aussi, pourquoi suis-je sorti de mon caractere? pourquoi suis-je venu ici sans y avoir ete appele? J'ai merite d'en etre chasse! Oui, je suis chasse d'ici par ces gens-la, car je ne resterai pas un seul instant sous le toit qui les abrite. Prenez garde a vous, ils portent malheur! Leur presence est un levain qui met tout en fermentation! Charlotte chercha vainement a le calmer; il continua avec une vehemence toujours croissante: --Celui qui par ses paroles ou par ses actions attaque le mariage, cette base fondamentale de toute societe civilisee, de toute morale possible, celui-la, dis-je, a affaire a moi! Si je ne puis le convaincre, le maitriser, je n'ai plus rien a demeler avec lui! Le mariage est le premier et le dernier echelon de la civilisation; il adoucit l'homme sauvage et fournit a l'homme civilise des moyens nobles et grands pour pratiquer les vertus les plus difficiles. Aussi faut-il qu'il soit indissoluble, car il donne tant de bonheur general qu'on ne saurait faire attention au malheur individuel. Ce malheur, au reste, existe-t-il en effet? Non, mille fois non! On cede a un mouvement d'impatience, on cede a un caprice et on se croit malheureux! Calmez votre impatience, domptez votre caprice, et vous vous applaudirez d'avoir laisse exister ce qui doit etre toujours! Il n'est point de motifs assez puissants pour justifier une separation! Le cours de la vie humaine amene avec lui tant de joies et tant de douleurs, qu'il est impossible de determiner la dette que deux epoux contractent l'un envers l'autre; ce compte-la ne peut se regler que dans l'eternite. Je conviens que le mariage gene quelquefois, et cela doit etre ainsi. Ne sommes-nous pas aussi maries avec notre conscience, qui souvent nous tourmente plus que ne pourrait le faire le plus mauvais mari ou la plus mechante femme? et qui oserait dire hautement qu'il a divorce avec sa conscience? Mittler aurait sans doute encore continue pendant longtemps ce discours passionne, si le roulement de deux voitures et le son du cor des postillons ne lui avaient pas annonce la visite qu'il voulait eviter. Le Comte et la Baronne entrerent en effet, et en meme temps, dans la cour du chateau, mais chacun par une porte differente. Charlotte et son mari se haterent d'aller les recevoir. Mittler descendit par un escalier derobe, traversa le jardin et se rendit au cabaret du village. Un domestique du chateau, a qui il en avait donne l'ordre, lui amena son cheval, il le monta precipitamment, partit au galop et de tres-mauvaise humeur. CHAPITRE X. Le Comte et la Baronne revirent avec plaisir le chateau ou ils avaient passe plus d'une agreable journee, et leur presence rappela d'heureux souvenirs aux epoux. Au reste, tous deux plaisaient generalement. Grands, bien faits et d'un exterieur imposant, ils etaient du petit nombre des personnes qui arrivent a l'age mur sans avoir rien perdu, parce qu'elles n'ont jamais possede la fraicheur et les graces naives de la premiere jeunesse. Les avantages qui leur manquaient etaient amplement compenses par une bonte digne, qui attire les coeurs et inspire une confiance illimitee. L'aisance de leurs manieres, et leur gaite temperee par une haute convenance, rendaient leur commerce aussi facile qu'agreable. Leur costume et tout ce qui les entourait respirait un parfum de cour et de grand monde, ce qui ne laissait pas de former un certain contraste avec les allures des epoux, auxquels la vie de campagne avait deja donne quelque chose de champetre. Ils ne tarderent pourtant pas a se mettre a l'unisson avec leurs anciens amis, qui faciliterent ce rapprochement par une foule de gracieuses concessions, que leur delicatesse exquise savait rendre imperceptibles. La conversation ne tarda pas a devenir generale et tres-animee, et cette petite societe ne semblait plus faire qu'une seule et meme famille. Au bout de quelques heures, les dames se retirerent dans l'aile du chateau qui leur etait specialement reservee; elles avaient tant de choses a se dire! La coupe des robes, la couleur des etoffes et la forme des chapeaux a la mode jouerent un grand role dans leurs causeries confidentielles. De leur cote, les hommes se montrerent leurs chevaux, leurs voitures, leurs equipages de chasse, et se mirent a troquer, a vendre et a acheter selon leurs caprices et leurs fantaisies. A l'heure du diner on se retrouva avec un plaisir nouveau. Le changement que le Comte et la Baronne avaient fait subir a leur toilette, annoncerent un tact parfait, car s'ils ne possedaient que des vetements a la derniere mode, et par consequent encore inconnus aux habitants du chateau, ils avaient su les ajuster de maniere a modifier le cachet de nouveaute et d'elegance qui aurait pu choquer leurs amis ou blesser leur amour-propre. On parla francais, afin de ne pas etre compris par les domestiques qui servaient a table. Il etait bien naturel qu'apres une assez longue separation on eut beaucoup de choses a se demander et a s'apprendre. Charlotte s'informa avec interet d'une amie qui, depuis qu'elle l'avait perdue de vue, s'etait avantageusement mariee. Le comte lui dit qu'elle etait sur le point de divorcer. --Voici une nouvelle, s'ecria-t-elle, qui m'afflige autant qu'elle me surprend. Rien n'est plus douloureux que d'apprendre qu'une personne qui nous interesse et que l'on croyait heureuse et tranquille au port, a ete jetee de nouveau sur une mer incertaine et orageuse. --De pareils changements, reprit le Comte, nous etonneraient moins, si nous n'attachions pas aux relations de cette vie passagere, et principalement aux liens du mariage, une idee de stabilite impossible. Le mariage, surtout, nous apparait toujours tel qu'on nous le represente au theatre, c'est-a-dire, comme un but final vers lequel les heros tendent pendant toute la duree de la piece, et dont une foule d'obstacles, sans cesse renaissants, les repoussent malgre eux, jusqu'au moment ou le rideau va et doit tomber: car, des que ce but est atteint, la piece est finie. Les spectateurs emportent un sentiment de satisfaction complet, qu'ils voudraient retrouver dans la vie reelle. Mais comment le pourraient-ils? Dans la vie reelle, l'action continue derriere le rideau, et quand il se releve enfin, elle est arrivee a des resultats dont on detourne la tete avec depit, et souvent meme avec horreur. --Vous exagerez un peu, dit Charlotte en souriant, je connais plus d'un acteur qui, apres avoir fini son role dans ces sortes de drames, reparait avec plaisir dans une piece du meme genre. --J'en conviens, repondit le Comte, car il est toujours agreable de jouer un role nouveau. Quiconque connait le monde, sait que les divers liens sociaux, et surtout ceux du mariage, ne deviennent fatigants et souvent meme insupportables, que parce qu'on a eu la folie de vouloir les rendre immuables au milieu du mouvement perpetuel de la vie. Un de mes amis, qui, dans ses moments de gaite, se pose en legislateur et propose des lois nouvelles, pretendit un jour que le mariage ne devrait etre valable que pour cinq ans. "Ce nombre impair et sacre, disait-il, suffit pour apprendre a se connaitre, pour donner le jour a deux ou trois enfants, pour se brouiller, et, ce qui est le plus charmant, pour se reconcilier. Les premieres annees seraient infailliblement heureuses; si, pendant la derniere, l'amour diminuait chez un des contractants, l'autre, stimule par la crainte de perdre l'objet de ses affections, redoublerait d'egards et d'amabilite. De pareils procedes touchent et seduisent toujours, et l'on oublierait, au milieu de ce charmant petit commerce, l'epoque fixee pour la resiliation du contrat d'association, comme on oublie dans une bonne societe l'heure a laquelle on s'etait promis de se retirer. Je suis persuade qu'on ne s'apercevrait de cet oubli qu'avec un sentiment de bonheur, parce qu'il aurait tacitement renouvele le contrat." Ces paroles qui, sous les apparences d'une plaisanterie gracieuse, agitaient une haute question morale, inquieterent Charlotte par rapport a Ottilie. Elle savait que rien n'est plus dangereux pour une jeune fille que des conversations dans lesquelles on regarde comme peu importantes, et parfois meme comme louables, les actions qui blessent les principes et les conventions regardees, plus ou moins justement, comme sacrees et inviolables; et certes, toutes celles qui ont rapport au mariage se trouvent en ce cas. Apres avoir vainement cherche a detourner l'entretien, elle regarda autour d'elle pour trouver quelque chose a blamer dans le service, afin de mettre sa niece dans la necessite de sortir pour donner des ordres. Malheureusement il n'y avait pas moyen de faire la plus legere observation. Depuis le maitre d'hotel jusqu'a deux valets maladroits qui endossaient la livree pour la premiere fois, tous lisaient dans les yeux de l'aimable enfant ce qu'ils avaient a faire, et le faisaient ponctuellement et avec intelligence. Dans tout autre moment, le Comte se serait apercu que la legerete avec laquelle il parlait contre un lien aussi sacre que celui du mariage, blessait Charlotte. Mais les obstacles toujours renaissants qui s'opposaient a son divorce avec sa femme, l'avaient tellement irrite contre ce lien, que cependant il etait tres-dispose a former de nouveau avec la Baronne, qu'il saisissait avec empressement toutes les occasions qui lui permettaient d'exprimer sa colere sous le masque de la raillerie. --Ce meme ami, continua-t-il, disait encore, et toujours en plaisantant, que si l'on voulait absolument un mariage indissoluble, il fallait regarder comme tel un troisieme essai; parce qu'en renouvelant deux fois les memes engagements, soit avec la meme, soit avec une autre personne, on avait proclame, pour ainsi dire, qu'on le regardait comme indispensable par rapport a soi du moins. Il ajoutait, pour donner plus de poids a cet argument, que deux essais ou deux divorces precedents, fournissaient a la personne qui voudrait s'engager dans un lien indissoluble, avec celle qui avait demande ou subi ses essais et ses divorces, le moyen de s'assurer si les ruptures etaient le resultat d'un travers d'esprit, d'un vice de coeur ou de caractere, ou d'une fatalite independante de la volonte humaine. "Une pareille loi, continuait mon ami, aurait en outre l'avantage de reporter l'interet et l'attention de la societe sur les personnes mariees, puisqu'on pourrait un jour aspirer a leur possession si on les trouvait dignes d'amour et d'estime." --Il faut avouer, dit vivement Edouard, que cette reforme donnerait aux relations sociales plus de vie et plus de mouvement. Dans l'ordre actuel des choses, le mariage est une espece de mort; des que le lien conjugal est authentiquement forme, on ne s'occupe plus ni de nos vices, ni de nos vertus. --Si les suppositions de l'ami du Comte etaient une realite, interrompit la Baronne avec un sourire malin, nos aimables hotes auraient deja subi les deux premieres epreuves, et il ne leur resterait plus qu'a se preparer a la troisieme. --C'est juste, dit le Comte, mais il faut convenir, du moins, que les deux premieres leur ont ete tres-faciles; la mort a fait volontairement ce que le consistoire ne fait presque jamais que malgre lui. --Laissons les morts en paix, murmura Charlotte d'un air mecontent. --Et pourquoi? reprit le Comte, je ne vois rien qui puisse vous empecher d'en parler, puisque vous n'avez qu'a vous louer d'eux. En echange du bien qu'ils vous ont fait, ils ne vous ont pris que quelques annees ... --Oui, mais les plus belles, interrompit Charlotte avec un soupir mal etouffe. --Je conviens que cela serait desesperant, continua le Comte, si en ce monde il ne fallait pas s'attendre toujours et partout a voir nos esperances decues. Les enfants ne deviennent jamais ce qu'ils promettaient de devenir, les jeunes gens fort rarement; et s'ils restent fideles a eux-memes, le monde les trahit. Charlotte s'applaudit de voir enfin la conversation prendre une autre tournure, et elle repondit gaiment: --Ce que vous venez de dire, cher Comte, prouve que nous ne saurions nous accoutumer trop tot a nous contenter d'un bonheur imparfait qui nous arrive par pieces et par morceaux. --Cela vous est plus facile qu'a tout autre, car vous et votre mari vous avez eu de brillantes annees, on vous appelait le plus beau couple de la cour. Quand vous dansiez ensemble, on ne regardait que vous, tandis que vous vous miriez l'un dans l'autre; et chacun se repetait tout bas: Il ne voit qu'elle! elle ne voit que lui! Edouard a manque de perseverance, je l'en ai souvent blame, car je suis sur que ses parents auraient fini par ceder. Dix annees de bonheur perdu, perdu! par sa propre faute, certes, il y a la de quoi se repentir! --Charlotte n'est pas tout-a-fait exempte de reproches, ajouta la Baronne. Je conviens qu'elle aimait Edouard de tout son coeur; mais, pour exciter sa jalousie sans doute, ses regards s'arretaient parfois sur un autre. Elle poussait cette manie bien loin; tourmenter son amant etait pour elle un bonheur. Ils ont eu des moments d'orage pendant lesquels il a ete tres-facile de decider le pauvre Edouard a former un autre lien, afin de se separer a jamais de celle qui se faisait un jeu de ses souffrances. Edouard remercia la Baronne par un signe de tete, elle feignit de ne pas s'en apercevoir, et continua d'un air gracieux: --Je dois ajouter cependant, non-seulement pour justifier Charlotte, mais pour rendre hommage a la verite, que son premier mari, qui des cette epoque cherchait a obtenir sa main, etait un homme d'un merite rare et possedait des qualites superieures. Oui, superieures, vous avez beau sourire, messieurs, aujourd'hui comme alors vous chercheriez en vain a les nier. --Convenez, chere amie, dit vivement le Comte, que cet homme ne vous etait pas indifferent, et que vous etiez pour Charlotte une rivale redoutable? Je ne vous fais pas un crime du souvenir que vous en avez conserve. Le temps et la separation n'effacent jamais dans le coeur des femmes l'amour que nous avons eu le bonheur de leur inspirer, ne fut-ce que pour quelques jours, et c'est la un des plus beaux traits de leur caractere. --Il existe aussi chez les hommes, chez vous surtout, cher Comte, repliqua la Baronne. L'experience m'a prouve que personne n'a plus d'empire sur vous que les femmes pour lesquelles vous avez eu autrefois un tendre penchant. Tout recemment encore, vous fites, a la recommandation d'une de ces dames, et en faveur de sa protegee, des demarches auxquelles vous ne vous seriez pas decide si je vous en avais prie. --Un pareil reproche, repondit le Comte en souriant, est un compliment tres-flatteur; mais revenons au premier mari de Charlotte. Je n'ai jamais pu l'aimer parce qu'il a separe un beau couple predestine a sortir victorieux des deux premieres epreuves de cinq annees, pour conclure hardiment la troisieme et irrevocable union. --Nous essaierons du moins, dit Charlotte, de regagner le temps que nous avons perdu. --Et je vous conseille de ne rien negliger a cet effet, s'ecria le Comte. Vos premiers mariages etaient a coup sur de l'espece la plus detestable. Au reste, tous les mariages ont quelque chose de grossier qui gate et empoisonne les relations les plus delicates et les plus douces. Ce n'est pas la faute du mariage, mais de la securite vulgaire et materielle qu'il procure. Grace a cette securite, l'amour et la fidelite ne sont plus qu'un _sous-entendu_, dont il est inutile de parler; enfin, les amants ne semblent s'etre maries que pour avoir le droit de ne plus s'occuper l'un de l'autre. Cette nouvelle et brusque sortie contre le mariage deplut tellement a Charlotte, qu'elle jeta tout a coup, et par un detour non moins brusque, la conversation sur un terrain ou tout le monde pouvait y placer son mot, sans meme en excepter Ottilie. Dans cette nouvelle disposition d'esprit, on se sentit assez calme pour admirer et savourer le dessert, qui se distinguait surtout par un luxe peu ordinaire de fruits et de fleurs. On parla beaucoup des promenades et des plantations nouvelles, aussi s'empressa-t-on d'aller les visiter immediatement apres le diner. Ottilie resta au chateau, sous pretexte qu'elle avait des ordres a donner pour faire preparer les appartements et regler le souper; mais des que tout le monde fut parti, elle courut s'enfermer dans sa chambre pour travailler a la copie qu'elle avait promise a Edouard. Pendant la promenade le Comte s'etait trouve assez pres du Capitaine pour engager avec lui une conversation particuliere qui dut l'interesser beaucoup, car elle se prolongea tres-longtemps. Lorsqu'il revint enfin aupres de Charlotte, il lui dit avec chaleur: --Cet homme m'a etonne au plus haut degre; il est aussi profondement instruit que serieusement actif. S'il employait dans un cercle plus vaste les grandes facultes qu'il prodigue ici a de simples amusements, il pourrait rendre des services incalculables. J'espere, au reste, que le hasard qui la fait trouver sur mon passage, nous sera utile a tous deux. Je lui destine un poste qui lui assurera un sort digne de son merite, et rendra en meme temps un service a un ami puissant que je m'applaudis de pouvoir obliger ainsi. Charlotte avait ecoute l'eloge du Capitaine avec un sentiment d'orgueil et de bonheur, que le respect des convenances put seul lui donner la force de renfermer en elle-meme; mais les dernieres paroles du Comte la frapperent comme un coup de foudre. Il ne s'en apercut point et continua avec beaucoup de vivacite: --Quand j'ai pris une resolution, il faut que je l'execute a l'instant. La lettre par laquelle je vais annoncer a mon ami le tresor que j'ai trouve pour lui, est faite dans ma tete, je vais aller l'ecrire; procurez-moi, avant la fin du jour, un messager a cheval qui puisse la porter a son adresse. Cruellement blessee au coeur, mais accoutumee, ainsi que toutes les femmes bien elevees, a maitriser ses emotions, Charlotte ne laissa point deviner ce qu'elle souffrait, et le Comte continua a lui detailler tous les avantages de la position qu'il allait assurer a son ami, et dont elle ne pouvait pas douter. Le Capitaine, qui etait alle chercher ses plans et ses cartes, vint les rejoindre et mit le comble au trouble de Charlotte. L'idee qu'il allait, selon toutes les probabilites, la quitter pour toujours, lui donna a ses yeux un charme si puissant, qu'elle se serait infailliblement trahie si elle ne s'etait pas eloignee, sous pretexte de le laisser libre de montrer au Comte ses dessins, sur les lieux memes ou ils avaient ete leves. Eperdue, hors d'elle, la malheureuse Charlotte descendit vers la cabane de mousse, et s'enfermant dans ce reduit solitaire, elle eclata en sanglots et s'abandonna a un desespoir dont quelques heures plus tot elle ne supposait pas meme la possibilite. De son cote, Edouard avait conduit la Baronne vers les etangs. Cette femme spirituelle, qui ne laissait jamais echapper l'occasion d'exercer sa penetration, ne tarda pas a s'apercevoir qu'Edouard eprouvait un plaisir extraordinaire a parler d'Ottilie et de ses perfections. En laissant l'entretien suivre cette pente naturelle, elle reconnut bientot qu'il ne s'agissait pas d'un amour naissant, mais d'une passion deja formee. Il existe entre les femmes mariees, meme entre celles qui se haissent et se calomnient, un pacte instinctif et tacite, qui les liguent contre les jeunes filles. Il etait donc bien naturel que la Baronne prit, dans sa pensee, le parti de Charlotte contre Ottilie. Dans la matinee du meme jour, elle avait parle a son amie de cette enfant, elle l'avait meme blamee de l'avoir appelee pres d'elle et de la reduire ainsi a une vie de campagne monotone, qui ne servait qu'a l'affermir dans le penchant qu'elle avait pour la retraite et pour les occupations domestiques; penchant qu'il etait indispensable de combattre, puisqu'il ne pouvait manquer de l'empecher d'acquerir les qualites necessaires pour faire un mariage sortable. Charlotte avait trouve ses observations fort justes, en ajoutant, toutefois, qu'elle etait tres-embarrassee, ne sachant quel parti prendre a l'egard de sa niece. Cet aveu avait rappele a la Baronne qu'une dame de ses connaissances cherchait une jeune personne douce et aimable qui, a la seule condition de tenir compagnie a sa fille unique, recevrait la meme education qu'elle et serait traitee en tout comme l'enfant de la maison. Il dependait d'elle de faire obtenir a Ottilie cette position qui, sous tous les rapports, etait tres-favorable pour elle. Charlotte l'avait compris; aussi, sans accepter definitivement cette offre, elle avait promis d'y reflechir. Le regard penetrant que la Baronne venait de jeter dans le coeur d'Edouard, lui rappela l'entretien qu'elle avait eu le matin avec Charlotte, et elle comprit qu'il etait indispensable de la decider a tout prix a eloigner Ottilie. Mais plus elle etait decidee a contrarier la passion du Baron, plus elle feignit de partager son enthousiasme pour celle qui en etait l'objet; car personne ne possedait a un plus haut degre qu'elle cet art que dans les grands evenements on appelle la force de se commander a soi-meme, et qui, dans les circonstances ordinaires de la vie, n'est que de la dissimulation. Les personnes douees de cette faculte, au point de l'appliquer aux incidents les plus simples, cherchent toujours a exercer sur les autres le pouvoir qu'elles ont sur elles-memes, pour se dedommager, sans doute, des sacrifices qu'elles sont souvent forcees de s'imposer. Les caracteres francs et naifs leur inspirent une pitie dedaigneuse; c'est avec une joie maligne qu'elles les voient courir au-devant des pieges qu'elles aiment a leur tendre; et ce n'est presque jamais l'espoir d'un succes, mais celui de preparer aux autres une grande humiliation, qui leur cause cette joie. La Baronne poussa ce genre de malice jusqu'a prier Edouard de venir, avec sa femme, passer la prochaine saison des vendanges dans son chateau, et a faire cette invitation en termes si perfidement calcules, que le Baron pouvait facilement croire qu'Ottilie y etait comprise. Deja il revoyait de la pensee la magnifique contree ou il se flattait de pouvoir la conduire, et qui sans doute lui paraitrait plus belle encore lorsqu'il l'admirerait a ses cotes. L'impression que le fleuve majestueux qui traverse cette contree, les hautes montagnes avec leurs ruines du moyen age, les vignobles et le tumulte joyeux des vendanges, ne pourraient manquer de faire sur l'imagination neuve et impressionnable de sa jeune amie, lui causa une joie d'enfant qu'il exprima sans detour et avec beaucoup d'exaltation. En ce moment Ottilie s'avanca vers eux; il allait courir au-devant d'elle pour lui annoncer ce voyage, mais la Baronne le retint. --Ne lui parlez pas de ce projet, lui dit-elle, et vous-meme n'y songez plus, si vous ne voulez pas qu'il manque. L'experience m'a prouve que les parties de plaisir arretees longtemps d'avance et dont on se promet beaucoup de bonheur, reussissent rarement et ne repondent jamais a notre attente. Edouard promit de se taire et pressa le pas pour arriver plus vite pres d'Ottilie. La Baronne contrariee ralentit le sien. Edouard, oubliant alors les convenances les plus vulgaires, degagea brusquement son bras, courut au-devant de la jeune fille, lui baisa la main et lui remit le petit bouquet de fleurs des champs qu'il avait cueillies pendant sa promenade. La Baronne regarda Ottilie avec une malveillance jalouse. Si la passion d'Edouard lui avait d'abord paru coupable, elle la trouvait en ce moment absurde et offensante pour toutes les femmes d'un vrai merite. L'enfant simple et timide qui etait devant elle, lui paraissait tout a fait indigne d'inspirer un autre sentiment que celui de la pitie, et il lui etait impossible de comprendre comment le beau, le brillant Edouard pouvait prodiguer tant d'attentions delicates a une petite niaise. Lorsqu'on se reunit le soir au chateau, ou l'on venait de servir le souper, chacun se trouva dans une disposition d'esprit bien differente de celle qui avait preside au diner. Le Comte, qui avait fait partir sa lettre, ne s'occupa que du Capitaine. Altere par la promenade, Edouard ne menagea point le vin; aussi sa tete ne tarda-t-elle pas a s'exalter au point que, sans songer aux temoins dont il etait entoure, il approcha sa chaise toujours plus pres de celle d'Ottilie et lui parla comme s'ils eussent ete entierement seuls. Charlotte fit de vains efforts pour cacher les angoisses qui dechiraient son coeur et que la vue du Capitaine redoublait. La Baronne, placee entre Edouard et le Comte, et par consequent inoccupee, devait necessairement remarquer que son amie souffrait; elle attribua naturellement son chagrin a la conduite de son mari envers Ottilie, dans laquelle il etait impossible de ne pas reconnaitre une veritable passion. On se leva de table, et la societe se divisa plus completement encore. Naturellement laconique et calme, le Capitaine n'avait pas entierement satisfait la juste curiosite du Comte. Excite par cette reserve, il s'etait promis de s'en dedommager apres le souper. Ce fut dans cette intention qu'il le conduisit a une des extremites de la salle, ou il reussit a l'engager dans une conversation suivie qui ne tarda pas a devenir si interessante, qu'ils oublierent entierement tout ce qui se passait autour d'eux. De son cote Edouard, enhardi par le vin, riait et plaisantait avec Ottilie qu'il avait attiree dans l'embrasure d'une fenetre. Les deux dames entierement abandonnees a elles-memes, se promenaient l'une a cote de l'autre dans la salle, mais en silence; la pensee de Charlotte etait pres du Capitaine, et la Baronne revait au moyen de faire partir Ottilie le plus tot possible. L'isolement des deux dames finit par etre remarque par les autres membres de la societe, ce qui les embarrassa peniblement. Aussi ne tarda-t-on pas a se retirer, les dames dans l'aile gauche, et les hommes dans l'aile droite du chateau. Les plaisirs comme les inquietudes de la journee paraissaient termines. CHAPITRE XI. Edouard avait accompagne le Comte dans sa chambre, et comme ni l'un ni l'autre n'avaient envie de dormir, ils se laisserent aller a une conversation intime, dans laquelle ils se rappelerent mutuellement diverses aventures de leur premiere jeunesse. La beaute de Charlotte occupa de droit la place d'honneur dans ces souvenirs, le Comte en parla en connaisseur enthousiaste. --Oui, dit-il apres avoir pose methodiquement toutes les conditions de la beaute, ta belle maitresse les reunissait toutes. Une seule est restee intacte, celle-la brave toujours le temps, je veux parler du pied. J'ai remarque aujourd'hui celui de Charlotte lorsqu'elle marchait devant moi, et je l'ai retrouve aussi parfait qu'il y a dix ans. Convenons-en, cet usage, des Sarmates qui, pour honorer leurs belles, leur prenaient un soulier dans lequel ils buvaient a leur sante, est barbare sans doute, mais le sentiment sur lequel il est fonde est juste; car c'est un culte d'admiration rendu a un beau pied. Entre deux amis intimes qui parlent d'une femme aimee, la conversation ne se borne pas longtemps a faire l'eloge de son pied. Les charmes de Charlotte, a l'epoque ou Edouard n'etait encore que son amant, furent vantes et decrits avec exaltation, puis on parla des difficultes que le Baron etait oblige de surmonter pour obtenir un instant d'entretien avec sa bien-aimee. --Te souvient-il encore, dit le Comte, de l'aventure ou je te secondai d'une maniere bien desinteressee, ma foi? Nous venions d'arriver dans le vieux chateau ou notre souverain s'etait rendu avec toute la cour pour y recevoir la visite de son oncle. La journee s'etait passee en ceremonies et en representations ennuyeuses. Il ne t'avait pas ete possible de t'entretenir avec Charlotte; une heure de douce causerie pendant la nuit devait vous dedommager de cette privation. --Oui, oui, repondit Edouard, et tu connaissais si bien les sombres detours par lesquels on arrivait aux appartements des filles d'honneur, que je te choisis pour guide. Tu ne te fis pas prier, et nous arrivames sans accident chez ma belle ... --Qui, songeant beaucoup plus aux convenances qu'a mon plaisir, avait garde pres d'elle la plus laide des ses amies. Certes, ma position etait fort triste tandis que vous etiez si heureux, vous autres. --Notre retour aurait pu me faire expier ce bonheur. Nous nous trompames de route, et quelle ne fut pas notre surprise, lorsqu'en ouvrant une porte, la seule de la galerie ou nous nous etions egares, nous vimes le plancher d'une grande chambre garni de matelas, sur lesquels ronflaient les gardes du palais, dont les tailles gigantesques nous avaient plus d'une fois etonnes. Un seul ne dormait pas, et il nous regarda avec une muette surprise, tandis que, n'ecoutant que l'audace de la jeunesse, nous passames, sans facon, sur les bottes de ces enfants d'Enac[1], dont aucun ne se reveilla. --Je t'avoue, continua le Comte en riant, que je fus plus d'une fois tente de butter et de me laisser tomber sur les dormeurs. Si tous ces geants s'etaient leves tout a coup pele-mele, quelle delicieuse resurrection cela aurait fait! En ce moment la cloche du chateau sonna minuit. --Voici l'heure des tendres aventures, reprit gaiement le Comte. Voyons, cher Baron, feras-tu aujourd'hui pour moi ce qu'autrefois j'ai fait pour toi, me conduiras-tu chez la Baronne? Nous avons ete depuis bien longtemps prives du plaisir de nous rencontrer chez de vrais amis, et nous avons besoin de quelques heures d'entretien intime. Montre-moi seulement le chemin pour y aller; quant au retour, je me tirerai d'affaire tout seul ... En tout cas, je ne serai pas expose chez toi a enjamber quelques douzaines de paires de bottes emmanchees dans les jambes de gigantesques gardes du palais. --Je te rendrais volontiers ce petit service, repondit Edouard, mais les dames habitent seules l'aile gauche du chateau. Peut-etre sont-elles encore ensemble; et Dieu sait a quelles suppositions bizarres notre excursion pourrait donner lieu. --Oh! ne crains rien, la Baronne est avertie, je suis sur de la trouver seule dans sa chambre. Edouard prit un bougeoir, et, marchant devant son ami, il descendit le grand escalier, traversa un long vestibule et monta ensuite un escalier derobe qui les conduisit dans un passage fort etroit. La, il remit le bougeoir au Comte, et lui indiqua du doigt une petite porte en tapisserie; cette porte s'ouvrit au premier signal, se referma aussitot, et laissa Edouard seul, dans une profonde obscurite et a quelques pas d'une autre porte derobee, donnant dans la chambre a coucher de sa femme. Le Baron preta l'oreille, car il venait d'entendre Charlotte demander a sa femme de chambre qui venait de la deshabiller, si Ottilie etait couchee. --Non, madame, elle est encore occupee a ecrire, repondit la femme de chambre. --C'est bien. Allumez la veilleuse, j'eteindrai moi-meme la bougie; il est tard, retirez-vous. La femme de chambre sortit par les appartements donnant sur le grand escalier, et Charlotte resta seule dans sa chambre a coucher. En apprenant qu'Ottilie travaillait pour lui, le Baron s'etait laisse aller a un mouvement de joie; son imagination s'exalta, il voyait la jeune fille assise devant lui, il entendait les battements de son coeur, il respirait son haleine. Un desir brulant, irresistible le poussa vers elle; mais sa chambre ne donnait pas sur ce passage secret, elle n'avait point de communication mysterieuse, La porte derobee devant laquelle il se trouvait conduisait chez sa femme, chez cette belle Charlotte, dont la conversation intime avec le Comte lui avait rappele les charmes; ce souvenir donna le change a son delire, et il frappa a cette porte. Charlotte n'entendit rien, car elle se promenait a grands pas dans la piece voisine. La douleur que lui causait l'idee du prochain depart du Capitaine etait si vive, qu'elle en fut effrayee. Pour rappeler son courage, elle se repetait a elle-meme que le temps guerit toutes les blessures du coeur; et si, dans un instant, elle desirait que cette guerison fut deja achevee, elle maudissait presque aussitot le jour ou cette oeuvre de destruction serait accomplie. Elle aimait sa douleur, car son amour pour celui qui en etait l'objet, etait d'autant plus violent, qu'elle s'etait promis de le vaincre. Au milieu de cette lutte cruelle, des larmes abondantes se firent jour; epuisee de fatigue elle se jeta sur un canape et pleura amerement. L'attente et les obstacles avaient tellement irrite la bizarre exaltation d'Edouard, qu'il se sentit comme enchaine a la porte de la chambre a coucher de sa femme. Deja il avait frappe une seconde, une troisieme, une quatrieme fois, lorsque Charlotte l'entendit enfin. C'est le Capitaine! telle fut la premiere pensee de son coeur, mais sa raison ajouta aussitot: C'est impossible! Quoique persuadee qu'une illusion l'avait abusee, il lui semblait qu'elle avait entendu frapper; elle le craignait, elle le desirait! Rentrant aussitot dans sa chambre a coucher, elle s'approcha doucement de la porte derobee. La Baronne peut-etre a besoin de moi, se dit-elle machinalement. Puis elle demanda d'une voix etouffee: --Y a-t-il quelqu'un? --C'est moi, repondit Edouard, mais si doucement qu'elle ne reconnut point sa voix. --Qui? demanda-t-elle de nouveau. Et l'image du Capitaine etait devant ses yeux, dans son ame! Son mari repondit d'une voix plus distincte:--C'est Edouard. Elle ouvrit la porte. Il plaisanta sur sa visite inattendue, et elle eut la force de repondre sur le meme ton. --Tu veux savoir ce qui m'amene, dit-il enfin, eh bien, je vais te l'avouer. J'ai fait voeu, ce soir, de baiser ton soulier. --Cette pensee-la ne t'est pas venue depuis bien longtemps. --Tant pis, ou peut-etre tant mieux. Charlotte s'etait blottie dans une grande bergere, afin de ne pas attirer l'attention de son mari sur son leger deshabille. Ce mouvement de pudeur produisit l'effet contraire, Edouard se prosterna devant elle, baisa son soulier, et pressa sur son coeur ce beau pied qui quelques instants plus tot avait fait le sujet de sa conversation avec le Comte. Charlotte etait une de ces femmes naturellement modestes et calmes, qui conservent encore dans le role d'epouse quelque chose de la reserve d'une chaste amante. Si elle n'excitait et ne prevenait jamais les desirs de son mari, elle ne leur opposait pas non plus une froideur qui blesse et revolte; en un mot, elle etait restee la mariee de la veille qui tremble encore devant ce que Dieu et les lois viennent de permettre. Ce fut ainsi, et peut-etre plus que jamais, que ce soir-la elle se montra a son epoux; car l'image aerienne du Capitaine etait toujours devant elle, et semblait lui demander une fidelite impossible. Son agitation etait visible, et la rougeur de ses yeux prouvait qu'elle avait pleure. Si les larmes ennuient et fatiguent chez les personnes faibles qui en repandent a tout propos, elles ont un attrait irresistible quand nous en decouvrons les traces chez une femme que nous avons toujours connue forte et maitresse de ses emotions; aussi Edouard se montra-t-il plus aimable, plus empresse que jamais. Plaisantant et suppliant tour a tour, mais sans jamais invoquer ses droits, il feignit de renverser la bougie par maladresse; son intention avait ete de l'eteindre, et il reussit. A la faible clarte de la veilleuse, les penchants du coeur reprirent leurs droits, et l'imagination mit l'ideal a la place de la realite: C'etait Ottilie qu'Edouard tenait dans ses bras, et l'ame de Charlotte se confondait avec celle du Capitaine. Ce fut ainsi, et par un singulier melange de verite et d'illusion, que les absents et les presents s'unirent et se confondirent par un lien plein de charmes et de bonheur! Le present sait toujours rentrer dans l'exercice plein et entier de son immense privilege. Les deux epoux passerent une partie de la nuit dans des conversations d'autant plus gracieuses, que le coeur n'y etait pour rien. Edouard se reveilla au point du jour; en se voyant dans les bras de sa femme, il lui sembla que le soleil ne se levait que pour eclairer le crime de la nuit, et il s'enfuit avec egarement. Quelle ne fut pas la surprise de Charlotte, lorsqu'en se reveillant a son tour elle se trouva seule! CHAPITRE XII. Un observateur attentif aurait facilement devine les diverses sensations de nos amis, dans la maniere dont ils s'aborderent en entrant dans la salle a manger ou le dejeuner les attendait. Le Comte et la Baronne se saluerent avec la douce satisfaction de deux amants qui, apres une longue separation, ont pu se renouveler leurs serments d'amour, et de fidelite. Les terreurs du repentir, du remords meme alteraient les traits d'Edouard et de Charlotte; et quand leurs regards rencontraient ceux d'Ottilie et du Capitaine, un tremblement involontaire agitait leurs membres. L'amour est insatiable dans ses exigences; il ne se borne pas a se croire des droits sans limites, il veut encore aneantir tous les autres droits, quelle que soit leur nature. Ottilie etait candidement gaie et presque communicative, mais le Capitaine avait quelque chose de grave et de serieux. Sans parler du poste qu'il lui destinait, le Comte lui avait fait sentir que la vie qu'il menait au chateau n'etait qu'une agreable oisivete, et que cette vie, si elle se prolongeait, l'amollirait au point, qu'en depit de ses hautes facultes, il ne tarderait pas a devenir incapable de les employer d'une maniere reellement utile pour lui et pour les autres. Apres le dejeuner, le Comte et la Baronne monterent en voiture et continuerent leur voyage. A peine etaient-ils sortis de la cour du chateau, que de nouveaux hotes y entrerent, a la grande satisfaction de Charlotte, qui ne cherchait qu'a s'arracher a elle-meme. Mais Edouard qui desirait etre seul avec Ottilie, en fut tres-contrarie; pour la jeune fille aussi, cette visite etait importune, car elle n'avait pas encore termine sa copie. Vers la fin du jour elle courut s'enfermer dans sa chambre, tandis que Charlotte, Edouard et le Capitaine reconduisaient les visiteurs jusqu'a la grande route, ou leur voiture les avait devances. La soiree etait belle, et nos amis, qui desiraient prolonger la promenade, se deciderent a revenir au chateau par un sentier qui passait devant les etangs. Le Baron avait fait venir de la ville, a grands frais, un elegant bateau, afin de procurer aux siens le plaisir de la promenade sur l'eau, et l'on se proposa de 'essayer pour s'assurer qu'il etait leger et facile a mouvoir. Ce bateau etait attache pres d'une touffe de chenes, sous laquelle on devait, par la suite, etablir un point de debarquement, et elever un lieu de repos architectonique, vers lequel pourraient se diriger tous ceux qui navigueraient sur le lac. --Et que ferons-nous sur la rive opposee? demanda Edouard, il me semble que c'est sous mes platanes cheris qu'il faut creer le lieu de debarquement qui doit repondre a celui-ci? --Ce point, repondit le Capitaine, est un peu trop eloigne du chateau; au reste, nous avons encore le temps d'y songer. Tout en prononcant ces mots, il entra dans le bateau, y fit monter Charlotte et saisit une rame. Deja Edouard avait pris l'autre rame, lorsqu'il pensa tout a coup que cette promenade sur l'eau retarderait l'instant ou il pourrait revoir Ottilie. Sa resolution fut bientot prise: jetant au hasard un mot d'excuse que personne ne comprit, il sauta sur la rive et se rendit en hate au chateau. La on lui apprit qu'Ottilie s'etait enfermee dans sa chambre. La certitude qu'elle travaillait pour lui le flattait, mais le desir de l'entretenir avant le retour de sa femme et du Capitaine, l'emportait sur tout autre sentiment. Chaque instant de retard augmentait son impatience. Il commencait a faire nuit, on venait d'allumer les bougies, lorsque la jeune fille entra enfin au salon. La vive satisfaction qui brillait sur ses traits lui donnait un charme nouveau, l'idee d'avoir pu faire quelque chose agreable a son ami l'elevait au-dessus d'elle-meme. --Voulez-vous collationner cet acte avec moi? dit-elle, en posant l'original et la copie sur la table. Surpris et embarrasse, le Baron feuilleta la copie en silence. Il remarqua d'abord une gracieuse et timide ecriture de femme, mais peu a peu le trait devenait plus hardi et se rapprochait du sien; sur les dernieres pages enfin, la ressemblance etait si parfaite qu'il en fut presque effraye. --Au nom du Ciel! s'ecria-t-il, qu'est-ce que cela? On dirait que ces pages ont ete ecrites par moi. La jeune fille le regarda avec une expression ineffable de joie et de satisfaction interieure. --Tu m'aimes donc? murmura Edouard, oui, Ottilie, tu m'aimes! Ils etaient dans les bras l'un de l'autre, sans savoir lequel des deux avait le premier ouvert ou tendu les siens. Le monde avait change de face pour le Baron. Debout devant la jeune fille, son regard brulant plongeait dans le regard timide de la belle enfant; ses mains tremblantes pressaient les siennes, il allait de nouveau l'attirer sur son coeur ... La porte s'ouvrit, Charlotte et le Capitaine entrerent et chercherent a justifier leur retard. Edouard sourit dedaigneusement. --Helas! se dit-il a lui-meme, vous etes arrives trop tot, beaucoup trop tot. On se mit a table, et la conversation roula sur les voisins qui avaient passe une partie de la journee au chateau. Trop heureux pour etre malveillant, le Baron n'avait que du bien a en dire. Charlotte etait loin de partager son opinion, et son indulgence l'etonna; il ne l'y avait point accoutumee, car d'ordinaire il critiquait severement et sans pitie. Elle lui en fit l'observation. --Ce changement est fort naturel, repondit-il; quand on aime de toutes les forces de son ame une noble creature humaine, toutes les autres nous paraissent aimables. Ottilie baissa les yeux, Charlotte resta pensive. Le Capitaine prit la parole. --Je crois, dit-il, qu'il en est de meme de l'estime que de la veneration; quand on a trouve un etre digne que l'on fixe ses sentiments sur lui, on aime a les etendre sur tous les autres. Charlotte ne tarda pas a se retirer dans ses appartements ou elle s'abandonna au souvenir de ce qui s'etait passe entre elle et le Capitaine dans le cours de la soiree. En sautant sur le rivage, Edouard avait pousse la nacelle sur l'etang qu'enveloppait le crepuscule du soir, et Charlotte regarda avec une douce tristesse l'ami pour lequel elle avait deja tant souffert et qui la guidait seul en ce moment. Le balancement du bateau, le bruit des rames, le souffle du vent du soir sous lequel la surface mobile de l'etang se ridait legerement, le murmure des roseaux qu'il agitait, le vol inquiet des oiseaux attardes qui cherchaient un refuge pour la nuit, le scintillement des premieres etoiles, la pose gracieuse de son conducteur dont elle ne pouvait deja plus distinguer les traits, si profondement graves dans son coeur, tout, jusqu'au silence solennel de la nature, donnait a sa position quelque chose d'ideal et de fantastique. Il lui semblait que son ami la conduisait loin, bien loin de la, pour la laisser seule sur quelque plage aride et inconnue. Une emotion profonde et douloureuse l'agitait, et cependant elle ne pouvait pas pleurer. De son cote, le Capitaine, trop emu pour s'exposer au danger du silence dans un pareil moment, fit l'eloge du bateau, qui etait assez leger pour etre facilement gouverne par une seule personne. --Il faudra apprendre a ramer, ajouta-t-il. Rien n'est plus agreable que d'errer parfois seul sur l'eau, et de se servir a soi-meme de rameur, de timonier et de pilote. Charlotte vit dans ces paroles une allusion a leur prochaine separation. --A-t-il tout devine? se dit-elle, ou serait-il prophete sans le savoir? Un sentiment douloureux mele d'impatience s'empara d'elle et lui fit desirer d'arriver au chateau le plus tot possible. A peine avait-elle exprime ce desir, que le Capitaine, accoutume a lui obeir aveuglement, chercha du regard un point ou il pourrait aborder. C'etait pour la premiere fois qu'il traversait l'etang dans un bateau, et s'il en avait sonde et calcule la profondeur en general, plus d'une place lui etait entierement inconnue; aussi suivait-il prudemment la route sur laquelle il etait sur de ne pas se tromper. Bientot Charlotte le pria de nouveau d'abreger la promenade; alors il rama plus directement vers le point qu'elle-meme lui designa. Au bout de quelques instants le bateau s'arreta, il venait de toucher le fond, et, malgre ses efforts vigoureux et reiteres, il lui fut impossible de le remettre a flot. Que faire? un seul parti lui restait, il n'hesita pas a le prendre. Sautant dans l'eau, assez basse pour qu'il put y marcher surement, il prit Charlotte dans ses bras pour la porter vers le rivage. Aussi robuste qu'adroit, il ne fit pas un mouvement qui put lui donner de l'inquietude, et cependant elle enlacait son cou et il la pressait tendrement contre sa poitrine. Arrive sur le rivage, il la deposa sur un tertre couvert de gazon. Son agitation tenait du delire; ses bras qui enlacaient le corps de son amie, toujours suspendue a son cou, ne pouvaient se detacher. Eperdu, hors de lui, il l'attira sur son coeur, et imprima sur ses levres un baiser brulant; mais presque au meme instant il se jeta a ses pieds. --Me pardonnerez-vous! oh! me pardonnerez-vous, Charlotte? s'ecria-t-il avec desespoir. Le baiser qu'elle avait recu, qu'elle avait rendu, rappela Charlotte a elle-meme. Sans relever le Capitaine, elle posa une main dans les siennes et appuya l'autre sur son epaule. --Il n'est pas au pouvoir humain, dit-elle, d'effacer cet instant de notre vie, il y fera epoque; que cette epoque du moins soit honorable! Sous peu le Comte va vous assurer un sort digne de votre merite. Je ne devais vous en parler que lorsque tout serait decide; la faute que nous venons de commettre, me force a trahir ce secret. Oui, pour nous pardonner a nous-memes, il faut que nous ayons le courage de changer de position; car desormais il ne depend plus de nous de changer le sentiment qui nous a rapproches. Elle le releva, prit son bras, s'y appuya avec confiance, et tous deux retournerent au chateau sans echanger une parole. Lorsque Charlotte fut seule dans sa chambre a coucher, elle sentit la necessite de revenir entierement aux sensations et aux pensees convenables a l'epouse d'Edouard. Son caractere eprouve, l'habitude de se juger elle-meme et de se dicter des lois, la seconderent si bien, qu'elle crut a la possibilite de retablir bientot et completement, non-seulement dans son coeur, mais encore dans celui de tous les siens, l'equilibre trouble par un instant d'oubli. Le souvenir de la visite nocturne de son mari qui lui avait ete d'abord si penible, lui causa un fremissement mysterieux auquel succeda bientot un pieux et doux espoir. Dominee par cet espoir, elle s'agenouilla, et repeta au fond de son ame le serment qu'elle avait prononce au pied des autels, le jour de son union avec Edouard. Les inclinations, les penchants contraires a ce serment, n'etaient plus pour elle que des visions fantastiques, que la force de sa volonte releguait dans un lointain tenebreux; et elle se retrouva tout a coup telle qu'elle avait ete, et que desormais elle voulait rester toujours. Une douce fatigue s'empara de ses sens et elle ne tarda pas a s'endormir d'un sommeil bienfaisant et tranquille. [1] Enac etait un geant qui demeurait a Hebron. Lorsque Moyse envoya reconnaitre la terre promise, ses messagers revinrent lui dire qu'ils avaient vu en ce pays les enfants d'Enac, qui etaient si grands, qu'aupres d'eux ils ressemblaient a des sauterelles. (_Note du Traducteur_.) CHAPITRE XIII. Le Baron se trouvait dans une situation d'esprit bien differente. Le sommeil etait si loin de lui, qu'il ne songeait pas meme a se deshabiller. Tenant toujours dans ses mains l'acte copie par Ottilie, il couvrait les premieres pages de baisers, et regardait avec une muette admiration celles qui paraissaient ecrites de sa main a lui. L'idee que ce papier etait un contrat de vente, l'avait desespere d'abord; mais il se rappela bientot que ce contrat accomplissait un de ses plus chers desirs, et que la copie qui lui etait si chere devait rester entre ses mains. Quoique profanee par des signatures authentiques, son coeur pourrait toujours reconnaitre dans cette copie les caracteres de la main d'Ottilie, et cette conviction le consola. La lune venait de se lever au-dessus des plus grands arbres de la foret. L'air etait tiede: entraine par un vague besoin de mouvement, Edouard descendit au jardin. Il s'y trouva trop a l'etroit, et se mit a courir a travers la campagne, et la campagne lui parut trop vaste; c'est qu'il etait a la fois le plus heureux et le plus agite des mortels. L'instinct le ramena sous les murs du chateau, sous les fenetres d'Ottilie. --Des murailles et des verroux nous separent, se dit-il, mais nos coeurs sont unis. Si elle etait la, devant moi, elle volerait dans mes bras, je me precipiterais dans les siens! Cette certitude ne doit-elle pas suffire a mon bonheur? Autour de lui, tout etait silence et repos, et s'il n'avait pas ete absorbe par des reves seduisants, il aurait pu entendre le travail nocturne de ces animaux infatigables, ennemis nes des jardiniers, et pour lesquels il n'y a ni jour ni nuit. Berce par ses heureuses illusions, il s'assit sur les premieres marches d'une terrasse ou il finit enfin par s'endormir. Lorsqu'il se reveilla, les brouillards du matin fuyaient deja devant les premiers rayons du soleil. Tandis que tout dormait encore dans ses domaines, il fut visiter les constructions nouvelles; les ouvriers n'y arriverent qu'apres lui. Leur nombre lui parut insuffisant, et il donna l'ordre d'en faire venir le double. On le satisfit dans le courant de la meme journee; concession inutile: les travaux marchaient toujours trop lentement pour son impatience. Il eut voulu finir tout a la fois, afin qu'Ottilie put jouir a l'instant meme de la maison d'ete, des promenades et des plantations nouvelles, du lac forme par les trois etangs, et de tous les embelissements projetes. Au reste, l'anniversaire de la naissance de cette jeune fille n'etait pas tres-eloigne, et rien ne lui paraissait assez grand, assez beau, pour celebrer dignement cette fete. Ses voeux n'avaient plus de bornes, ses desirs plus de limites, la certitude d'aimer et d'etre aime le jetait dans l'incommensurable. L'agitation de son esprit etait telle, qu'il ne reconnaissait plus ni ses domaines, ni son chateau; Ottilie y etait, il ne voyait qu'elle. Pour lui, tout s'absorbait dans cette enfant, tout, jusqu'a la voix de la conscience. Les divers liens qui semblaient avoir enchaine et dompte son ardente nature s'etaient rompus brusquement; et la surabondance de ses forces aimantes se precipitait au-devant d'Ottilie avec l'impetuosite d'un torrent qui vient de rompre ses digues. L'activite passionnee du Baron n'avait pu echapper au Capitaine, qui s'en alarma serieusement. On etait convenu de faire marcher les travaux lentement et, d'un commun accord, Edouard les faisait aller a pas de geant et au gre de ses desirs a lui. La metairie etait vendue, Charlotte avait encaisse le premier paiement, et cette somme, qui devait suffire jusqu'au second terme, se trouva epuisee en peu de semaines. Etait-il juste, etait-il possible de l'abandonner dans un pareil embarras? Lors meme que le Capitaine n'aurait eu que de l'amitie pour elle, il se serait cru oblige de la seconder. Il lui expliqua donc franchement ses craintes et ses inquietudes. Tous deux comprirent qu'ils chercheraient en vain a arreter Edouard, et qu'au reste il valait mieux terminer les travaux tant que le Capitaine pouvait encore les diriger. Ces divers motifs leur firent prendre la resolution d'emprunter une somme suffisante pour achever tout ce qui etait commence, dans le plus court delai possible. Ces arrangements les avaient rapproches de nouveau, et ils s'expliquerent sur la passion d'Edouard pour Ottilie. Deja Charlotte avait sonde le coeur de cette jeune fille, et acquis la certitude qu'elle partageait cette passion. Dans un pareil etat de choses il n'y avait pas d'autre moyen de salut possible que de separer les amants. Le hasard venait de lui fournir un pretexte pour rendre cette separation simple et facile, car la grande tante de Luciane, charmee des brillantes qualites de cette jeune personne, l'avait appelee pres d'elle pour l'introduire dans le grand monde, ce qui rendait le retour d'Ottilie a la pension aussi simple que naturel. Constamment guidee par la raison, Charlotte se croyait en droit d'esperer qu'apres le depart d'Ottilie et du Capitaine, elle parviendrait facilement a retablir ses rapports avec son mari, tels qu'ils etaient avant l'arrivee des deux personnes qui les avaient troubles. Enfin, ses projets etaient si bien combines, ses resolutions si sages et si prudentes, qu'elle ne supposa pas meme combien il est difficile de rentrer dans une position bornee, quand ces bornes ont ete brisees par une explosion violente. Edouard ne tarda pas a s'apercevoir qu'on cherchait a l'eloigner d'Ottilie, car il ne pouvait presque plus l'entretenir sans temoins, ce qui l'irrita au point que quand il pouvait lui glisser quelques mots, c'etait moins pour l'assurer de son amour que pour se plaindre de la tyrannie que sa femme et son ami se permettaient d'exercer contre eux. Sans songer que par son empressement a terminer les travaux il avait lui-meme epuise la caisse, il accusa sa femme et son ami d'avoir viole leurs premieres conventions, et poussa l'injustice jusqu'a leur faire un crime de l'emprunt qu'ils venaient de negocier et que cependant il avait approuve. La haine est partiale, l'amour l'est plus encore; aussi la douce et bonne Ottilie devint-elle malveillante pour Charlotte et pour le Capitaine. Lorsqu'un jour Edouard se plaignait amerement de ce dernier, elle lui repondit qu'elle avait depuis longtemps la preuve de sa perfidie. --Plus d'une fois, lui dit-elle, je l'ai entendu se plaindre a Charlotte de votre obstination a leur dechirer les oreilles avec votre flute; vous pouvez vous imaginer combien cette injustice m'a blessee, moi qui aime tant a vous accompagner, et surtout a vous entendre. A peine avait elle prononce ces mots, qu'elle sentit la faute qu'elle venait de commettre, car une colere concentree altera les traits du Baron; jamais rien ne l'avait aussi douloureusement offense. Il faisait de la musique sans pretention et pour s'amuser. Ne pas respecter un plaisir aussi innocent, c'etait manquer non-seulement aux devoirs de l'amitie, mais encore a ceux de l'humanite, dans son depit, il ne songeait pas que pour des oreilles musicales il n'y a pas de tortures plus cruelles que d'ecouter une execution au-dessous du mediocre. Il etait offense et exalta sa colere jusqu'a la fureur, afin de ne point pardonner. Il lui semblait que Charlotte et le Capitaine venaient de le degager de tous ses devoirs envers eux. Le besoin de confier toutes ses pensees a Ottilie devint chaque jour plus dominant chez Edouard. Les difficultes toujours croissantes contre lesquelles il etait oblige de lutter pour lui adresser quelques mots, lui suggererent l'idee de lui ecrire et de l'engager a une correspondance secrete. Il venait d'exprimer laconiquement ce desir sur un petit morceau de papier, lorsque son valet de chambre entra pour lui friser les cheveux. Le courant d'air qu'il avait occasionne en ouvrant la porte, fit tomber ce papier sur le parquet; le valet de chambre le ramassa pour essayer le degre de chaleur du fer a friser; Edouard le lui arracha des mains, mais trop tard: une partie de l'ecriture etait brulee. Un second billet qu'il ecrivit dans la meme journee lui parut moins bien; il eprouva meme quelques scrupules sur la demarche dans laquelle il allait engager sa jeune amie. Il hesita et se promit d'attendre; mais des qu'il en trouva l'occasion, il lui glissa son billet dans la main. Dans la meme soiree, Ottilie trouva le moyen de lui remettre sa reponse; ne pouvant la lire a l'instant, il la cacha dans la poche de son gilet. Mais ce gilet, fait a la derniere mode, etait tres-court et la poche si petite, qu'au premier mouvement qu'il fit, le papier tomba par terre. Charlotte le releva et y jeta un regard fugitif. --Voici, dit-elle, en lui remettant ce billet, quelque chose de ton ecriture que tu ne serais peut-etre pas content de perdre. Edouard la remercia d'un air embarrasse. --Est-ce de la dissimulation, se dit-il a lui-meme, ou prend-elle en effet l'ecriture d'Ottilie pour la mienne? Ce hasard et plusieurs autres du meme genre qu'on peut regarder comme des avertissements par lesquels la Providence daigne quelquefois chercher a nous garantir contre les dangers qui nous menacent, etaient perdus pour lui. Les entraves que l'on opposait a sa passion l'irriterent toujours plus fortement, et bientot un sentiment de malveillance, de haine, remplaca son ancienne affection pour sa femme et pour son ami. Parfois, cependant, il se reprochait ce changement, et alors il cherchait a cacher ses remords sous une gaite folle; mais comme cette gaite ne partait pas du coeur, elle degenerait en ironie amere. Charlotte supporta toutes ces boutades avec patience et courage. Irrevocablement decidee a renoncer au Capitaine, ce sacrifice la rendait satisfaite et fiere d'elle-meme, et lui inspirait le desir de venir en aide au couple qui marchait si imprudemment vers l'abime qu'elle avait su eviter. Elle sentait que pour eteindre une passion arrivee a un aussi haut degre de violence, il ne suffit pas de separer les amants, elle essaya de donner quelques conseils generaux a Ottilie. Malheureusement ces conseils se rapportaient aussi bien a sa propre position qu'a celle de sa niece; et plus elle cherchait a detourner cette jeune fille de la route funeste ou elle s'etait engagee, plus elle sentait qu'elle-meme etait bien loin encore de se retrouver sur le chemin du devoir. Forcee ainsi de garder le silence, elle se borna a tenir les amants eloignes l'un de l'autre, ce qui ne rendit pas la position meilleure. Les allusions delicates par lesquelles elle cherchait parfois a avertir Ottilie, ne produisirent aucun effet; car Edouard etait parvenu a lui prouver que sa femme aimait le Capitaine, et que, par consequent, elle aussi desirait le divorce, pour lequel il ne s'agissait plus que de trouver un pretexte decent. Soutenue par le sentiment de son innocence, elle croyait pouvoir sans crime s'avancer vers le but ou elle devait trouver un bonheur si ardemment desire; elle ne respirait plus que pour Edouard: cet amour l'affermissait dans le bien, embellissait sou cercle d'activite et la rendait plus expansive envers tout le monde; elle se croyait au ciel sur la terre. C'est ainsi que nos quatre amis continuerent a vivre, en apparence du moins, de leur vie habituelle. Rien dans leurs allures n'etait change, ainsi que cela arrive souvent dans les positions les plus terribles; tout est remis en question, les habitudes quotidiennes suivent leur cours ordinaire, comme si rien ne menacait cette existence paisible. CHAPITRE XIV. Le Capitaine venait de recevoir deux lettres du Comte: l'une, qu'il devait montrer a ses amis, contenait des promesses, des esperances; l'autre, ecrite pour lui seul, renfermait l'offre positive d'une charge importante d'administration et de cour, le grade de major, de forts appointements et plusieurs autres avantages brillants. Comme il etait indispensable de tenir cette offre secrete pendant quelque temps encore, le Capitaine ne parla a ses amis que des esperances que lui donnait la premiere de ces deux lettres. S'occupant avec toutes les precautions necessaires, des preparatifs de son prochain depart, il chercha surtout a hater les travaux commences. Edouard le seconda de son mieux, car il desirait que tout fut fini pour la fete d'Ottilie. Le projet de reunir les trois etangs pour en former un lac, avait deja eu un commencement d'execution; il etait donc impossible d'y renoncer. Sachant qu'il ne pourrait le mener a fin lui-meme, le Capitaine fit venir, sous un pretexte specieux, un jeune architecte, autrefois son eleve, et qu'il savait etre capable d'achever dignement cette entreprise difficile. Le Capitaine avait un merite reel et un caractere noble et genereux, aussi etait-il loin de ressembler a ces etres vaniteux qui, pour mieux faire sentir leur importance, jettent le desordre et la confusion dans les entreprises qu'ils doivent cesser de diriger, afin de laisser apres eux la certitude qu'il est impossible de les remplacer. Le Baron ne pouvait avouer la veritable de cause l'ardeur fievreuse avec laquelle il hatait les travaux, car il savait que sa femme ne consentirait jamais a celebrer avec eclat et ostensiblement le jour anniversaire de la naissance d'Ottilie. Au reste, il comprit lui-meme que l'age de cette jeune fille et sa position de protegee qui devait tout a la bienfaisance de sa tante, ne lui permettait pas de paraitre publiquement en reine d'une grande fete. Aussi les preparatifs et les invitations se firent-ils sous le pretexte de l'inauguration de la maison d'ete et des promenades nouvelles. Decide a prouver a Ottilie par tous les moyens qui etaient en son pouvoir, que tout se faisait pour elle, il lui destinait des presents qu'il voulait mettre en harmonie avec la force de sa passion. Les conseils que Charlotte lui donnait a ce sujet etaient si opposes a ses intentions, qu'il prit le parti de s'adresser a son valet de chambre, qui soignait sa garde-robe, et se trouvait, par consequent, en relation avec les marchands de nouveautes. Cet adroit serviteur commanda aussitot un coffre d'une forme elegante, couvert eu maroquin rouge et garni de clous d'acier; les parures et les objets de toilette dont il le fit remplir, repondaient a la magnificence de ce coffre. Il avait depuis longtemps devine la passion de son maitre, et, sans lui en parler directement, il la servait toutes les fois que l'occasion s'en presentait. Ce fut dans ce but qu'il rappela au Baron qu'il avait depuis longtemps au chateau tous les materiaux necessaires pour un feu d'artifice, et que si on s'en servait pour celebrer l'anniversaire de la naissance d'Ottilie, cette fete n'en aurait que plus d'eclat. Edouard saisit cette proposition avec empressement, et le valet de chambre se chargea des preparatifs, qui devaient se faire avec le plus grand mystere afin de surprendre la societe. De son cote, le Capitaine prenait toutes les mesures de precaution necessaires pour prevenir les accidents qui troublent presque toujours les solennites auxquelles assiste une foule nombreuse. Edouard et son confident ne s'occuperent que du feu d'artifice. L'echafaudage devait s'elever sur les bords de l'etang et au milieu des chenes centenaires. La place des spectateurs etait naturellement en face, sous les platanes, d'ou l'on pourrait, sans danger, voir l'ensemble du feu, ainsi que ses merveilleux effets dans l'eau. Lorsqu'on debarrassa cette place des plantes et des buissons qui l'embarrassaient, Edouard remarqua avec plaisir que ses arbres cheris etaient plus beaux et plus robustes encore qu'il ne le croyait. --C'est a peu pres dans cette saison que je les ai plantes, se dit-il a lui-meme, mais dans quelle annee? La date precise lui etait echappee, il se souvint toutefois qu'elle se rapportait a un evenement de famille qui etait reste grave dans sa memoire. Il chercha cet evenement sur le journal dans lequel son pere enregistrait tout ce qui lui arrivait d'important. Quel ne fut pas son ravissement, lorsqu'il reconnut que, par le plus merveilleux des hasards, le jour et l'annee ou il avait plante ces arbres etaient le jour et l'annee de la naissance d'Ottilie! CHAPITRE XV. Des les premieres heures de la matinee, si impatiemment attendue, les invites arriverent en foule au chateau du Baron. Les personnes presentes a la pose de la premiere pierre de la maison d'ete, avaient conserve un agreable souvenir de cette ceremonie, et celles qui n'avaient pu y assister en avaient entendu parler avec beaucoup d'eloges; aussi chacun s'empressa-t-il de venir prendre sa part d'une nouvelle fete de ce genre. Au moment ou on allait se mettre a table, les charpentiers, precedes par une joyeuse musique, firent leur entree solennelle dans la cour du chateau. L'un d'eux prononca une courte harangue et fit circuler une immense couronne de chene, ornee de mouchoirs et de rubans de soie. Les dames s'empresserent d'enrichir cette couronne de toutes sortes de dons gracieux qu'elles y attacherent elles-memes. Puis on se mit a table, et les charpentiers, heureux et fiers, continuerent leur marche a travers le village, ou ils enleverent aux jeunes filles leurs plus beaux mouchoirs, leurs plus beaux rubans; et le cortege grossi par la foule des curieux arriva, au milieu des cris de joie, a la maison d'ete, dont le toit fut aussitot orne de la couronne de chene surchargee d'offrandes de tout genre. Apres le diner, Charlotte, qui ne voulait ni cortege ni marche reguliere, se borna a proposer a ses hotes une promenade sur la montagne de la maison d'ete, ou l'on arriva par groupes isoles et sans ordre; Ottilie, qu'elle avait retenue afin de l'empecher de jouer un role dans cette fete, arriva la derniere sur la plate-forme, circonstance qui causa precisement le mal que Charlotte avait voulu eviter. Les trompettes et les cymbales qui devaient saluer la societe, et qui avaient attendu qu'elle fut toute reunie, n'entonnerent leurs bruyantes fanfares qu'au moment ou la jeune fille parut, et ils la proclamerent ainsi la reine de la fete. Pour mettre la maison d'ete en harmonie avec la solennite de ce jour, on l'avait decoree de guirlandes de fleurs disposees selon les regles architectoniques. Le Baron avait fait placer sur le fronton, des chiffres en fleurs qui indiquaient la date de cette inauguration. Il avait en meme temps donne l'ordre de faire figurer le nom d'Ottilie dans le tympan du fronton; heureusement le Capitaine etait arrive assez tot pour enlever les lettres en fleurs et les remplacer par d'autres ornements. Les rubans et les mouchoirs bigarres qui ornaient la couronne flottaient dans l'air, et le vent emporta la nouvelle et courte allocution du charpentier. La ceremonie etait terminee et la place devant la maison avait ete nivelee et entouree de branches d'arbres, afin de la disposer en salle de danse. Un jeune charpentier presenta au Baron une svelte et jolie villageoise, et pria fort poliment Ottilie de lui faire l'honneur d'ouvrir le bal avec lui. Les deux couples trouverent de nombreux imitateurs, et Edouard ne tarda pas a changer sa rustique danseuse contre la charmante Ottilie. Les invites pour lesquels ce genre de plaisir n'avait point d'attrait, se disperserent dans les alentours et admirerent les promenades et les plantations nouvelles; mais avant de se separer, on s'etait donne rendez-vous sous les platanes, a la chute du jour. Edouard arriva le premier a ce rendez-vous, et donna ses derniers ordres au valet de chambre, qui se rendit aussitot, avec l'artificier, sur la rive opposee de l'etang ou deja tout etait pret pour la surprise que l'on reservait a la societe. Ce ne fut qu'en ce moment que le Capitaine devina le mystere qu'on lui avait cache jusqu'ici. Prevoyant que la foule allait se porter sur les bords de l'etang, il allait faire prendre des mesures de precaution; mais le Baron lui dit sechement qu il voulait diriger seul un divertissement de son invention. Ainsi que le Capitaine l'avait prevu, les campagnards, qui ne croyaient jamais pouvoir s'approcher assez pres du lieu ou devait s'operer la merveille qu'on venait de leur annoncer, se presserent sur les digues auxquelles l'on avait deja commence a oter une partie de leurs soutiens, la reunion des trois etangs en un seul ayant rendu leur destruction necessaire. Le soleil venait enfin du se coucher, le crepuscule du soir enveloppait deja la contree, et les nobles spectateurs, reunis sous les platanes ou l'on venait de servir une magnifique collation, attendaient fort commodement une obscurite plus complete. La soiree etait calme, pas un souffle n'agitait le feuillage, et tout permettait d'esperer que le feu d'artifice reussirait completement. Tout a coup des cris horribles se firent entendre, d'immenses mottes de terre s'etaient detachees des digues, et des hommes, des femmes, des enfants roulaient avec elles dans l'eau. On se precipita vers le lieu du desastre, pour voir plutot que pour secourir, car le malheur paraissait sans remede. Les digues, degarnies et trop faibles pour supporter le poids qui les surchargeait, s'affaissaient de plus en plus. Enfin la confusion etait telle, que tous ceux qui se trouvaient sur ces digues ne pouvaient plus ni avancer ni reculer. Le Capitaine seul conserva assez de presence d'esprit pour faire chasser, de force, de ces digues, la foule eperdue, ce qui empecha de nouveaux eboulements, et donna aux hommes courageux dont il s'etait entoure assez de place pour secourir les malheureux qui luttaient contre les flots. Au bout de quelques minutes, tous avaient ete ramenes sur le rivage. Un jeune garcon seul avait ete pousse trop avant dans l'eau pour gagner la terre, et les efforts qu'il fit pour s'en approcher l'eloignerent toujours davantage; ses forces l'abandonnerent, et l'on n'apercut plus que ses bras qu'il elevait vers le Ciel comme pour implorer son secours. Le bateau etait rempli de pieces d'artifice qu'on devait bruler sur l'eau, et le temps que l'on aurait mis a le decharger etait plus que suffisant pour rendre certaine la mort du malheureux enfant. La resolution du Capitaine fut bientot prise, il se depouilla en hate de son habit et se precipita dans l'etang. Un long cri de surprise et d'admiration retentit dans la foule; tous les yeux etaient fixes sur l'intrepide nageur qui, apres avoir plonge plusieurs fois, reparut avec l'enfant. Il l'amena sur le rivage et le remit au chirurgien, car il ne donnait plus aucun signe de vie; puis il demanda s'il ne manquait plus personne et fit faire a ce sujet une enquete severe. En vain Charlotte le supplia de retourner au chateau et de s'y faire donner les soins necessaires, il ne consentit a s'eloigner qu'apres avoir acquis la certitude que tout le monde etait sauve; le chirurgien le suivit avec l'enfant qui avait repris l'usage de ses sens. A peine les eut-on perdus de vue que Charlotte se souvint que le the, le sucre, le vin et les autres objets dont ils avaient besoin etaient enfermes sous clef, et que par consequent sa presence et celle d'Ottilie etaient necessaires au chateau. Pour y retourner il fallait passer sous les platanes, ou elle vit son mari occupe a reunir et a retenir la societe, en l'assurant que le feu d'artifice allait commencer. Elle le supplia de remettre un plaisir dont personne en ce moment n'etait en etat de profiter, et lui fit sentir qu'il serait inhumain de s'amuser avant de savoir qu'il n'y avait en effet plus rien a craindre pour le malheureux enfant et pour son genereux sauveur. --Le chirurgien fera son devoir, repondit sechement le Baron, il a tout ce qu'il faut pour cela et notre presence au chateau ne ferait que le gener. Charlotte n'insista pas davantage, mais elle fit signe a Ottilie de la suivre; elle allait obeir, Edouard la retint. --Je ne veux pas, s'ecria-t-il, qu'on la traite en soeur de charite; cette journee est trop belle pour la terminer a l'hopital! L'enfant noye est sauve et le Capitaine se sechera fort bien sans nous. Charlotte partit seule et en silence; quelques invites la suivirent d'abord, et apres une courte hesitation, toute la societe prit le chemin du chateau. Restee seule sous les platanes avec Edouard, la tremblante Ottilie le supplia d'imiter l'exemple qu'on venait de leur donner. --Non, non, dit-il, restons ici ensemble: les choses exceptionnelles ne se font pas sur les routes ordinaires. Que la catastrophe de ce soir hate notre union, tu m'appartiens, je te l'ai jure assez de fois, que les actions succedent enfin aux paroles! Le bateau traversa l'etang et s'approcha des platanes: c'etait le valet de chambre qui venait demander a son maitre ce que deviendrait le feu d'artifice. --Fais-le partir, s'ecria le Baron. Et le valet de chambre retourna a son poste. Edouard prit les deux mains d'Ottilie. --C'est pour toi seule qu'il a ete prepare, qu'il s'execute pour toi seule, permets-moi seulement de l'admirer a tes cotes. Puis il s'assit pres d'elle d'un air tendrement emu, mais avec une reserve respectueuse. Au milieu des explosions principales et terribles comme le tonnerre des canons, on entendait le sifflement des fusees, des balles luisantes et des serpenteaux, le craquement des roues et des soleils, et le bruissement des pluies de feu. Edouard suivait avec ravissement du regard et de la pensee tous ces meteores qui s'elancaient dans les airs, tantot les uns apres les autres, et tantot tous a la fois. Mais pour la tendre et douce Ottilie, deja intimidee par tout ce qui avait precede cet instant, ces apparitions bruyantes et ephemeres furent plutot un objet d'effroi que de plaisir. Dominee par la peur, elle se rapprocha de son ami, qui ne vit dans ce mouvement qu'une preuve de confiance, et la promesse reiteree de lui appartenir pour toujours. La nuit avait repris ses droits que l'eclat du feu d'artifice venait de lui disputer; la lune argentait seule les etangs, et eclairait l'etroit sentier sur lequel les deux amants retournaient au chateau. Tout a coup un homme se presenta devant eux et leur demanda l'aumone, et Edouard reconnut l'insolent qui l'avait force a prendre des mesures contre l'importunite des mendiants. Trop heureux pour ne pas chercher a etendre ce bonheur sur tout ce qui l'entourait, il jeta une piece d'or dans le chapeau de cet homme. Grace a l'habilete du chirurgien et aux soins empresses de Charlotte, l'enfant etait presque entierement remis, et la sante du Capitaine et des hommes qui l'avaient seconde ne courait plus aucun danger; toutes les mesures de precaution necessaires en pareil cas ayant ete prises a temps. La catastrophe de l'etang avait laisse une certaine inquietude dans l'esprit de tout le monde, aussi les invites s'etait-ils empresses de regagner leurs demeures. Reste seul avec Charlotte, le Capitaine l'informa de son prochain depart; cette nouvelle inattendue la surprit sans la troubler. La soiree avait ete si fertile en evenements graves et extraordinaires, que tout ce qui pouvait les suivre n'etait plus pour elle que la realisation de l'avenir solennel dont ces memes evenements lui avaient paru le presage certain. Telle etait la disposition de son esprit lorsqu'elle vit entrer Edouard et Ottilie. Son premier soin fut de leur apprendre que le Capitaine etait sur le point de les quitter pour aller remplir un poste brillant. Le Baron ne vit dans ce changement de fortune subit, qu'un hasard favorable qui ne pouvait manquer de hater l'accomplissement de ses voeux. Son imagination devancant les evenements, lui montrait d'un cote Charlotte heureuse et fiere de son nouvel epoux, et de l'autre Ottilie etablie par lui en qualite de maitresse legitime du chateau et de ses vastes domaines. Eblouie par des reves semblables, la jeune fille s'etait retiree dans sa chambre, ou elle trouva le riche coffre qui contenait les cadeaux de son ami. Les mousselines, les soieries, les dentelles, les schalls etaient aussi riches qu'elegants; de magnifiques bijoux completaient ce trousseau. Elle devina sans peine que l'intention d'Edouard etait de l'habiller d'une maniere digne du rang qu'il lui destinait; mais tous ces objets etaient si bien ranges et surtout si brillants, qu'elle osa a peine les soulever, et encore moins se les approprier meme de la pensee. CHAPITRE XVI. Le lendemain matin le Capitaine avait quitte le chateau, laissant au Baron quelques lignes par lesquelles il lui exprimait sa reconnaissance et son invariable attachement. La veille, deja, il avait fait a demi mot ses adieux a Charlotte; elle avait le pressentiment que cette separation serait eternelle, et elle eut la force de s'y resigner. Le Comte ne s'etait pas borne a elever son protege a un poste honorable; il voulait encore lui faire faire un mariage brillant; il s'en occupa avec tant d'ardeur, que, dans la pensee de Charlotte, cette seconde affaire lui parut tout aussi certaine que la premiere. En un mot, elle avait completement et pour jamais renonce a un homme qui n'etait plus a ses yeux que le mari d'une autre femme. Convaincue que tout le monde avait son courage, et que ce qui n'avait pas ete impossible pour elle ne devait l'etre pour personne, elle prit la resolution d'amener son mari, par une explication franche et sincere, au point ou elle etait arrivee elle-meme. --Notre ami, lui dit-elle, vient de nous quitter, et avec lui disparaitra une partie des changements survenus dans notre maniere d'etre. Il depend de nous maintenant de redevenir, sous tous les rapports, ce que nous etions naguere. N'ecoutant que la voix de la passion, Edouard crut voir dans ces paroles une allusion a leur veuvage et a un divorce prochain qui les rendrait libres comme ils l'etaient alors. --Rien, en effet, dit-il, ne parait plus facile et plus juste, il s'agit seulement de bien nous entendre afin d'eviter le scandale. --Je conviens, reprit Charlotte, qu'il faut, avant tout, assurer a Ottilie une position avantageuse. Deux partis se presentent a cet effet: nous pouvons la renvoyer a la pension, puisque ma tante a fait venir pres d'elle Luciane, qu'elle veut introduire dans le grand monde. D'un autre cote, une dame respectable, riche et noble, est prete a la recevoir chez elle, en qualite de compagne de sa fille unique, et de la traiter, sous tous les rapports, comme sa propre enfant. Edouard reconnut enfin qu'il s'etait trompe sur les intentions de sa femme, et repondit avec nu calme affecte: --Depuis son sejour au chateau, Ottilie a contracte des habitudes qui lui rendraient, je le crois du moins, un changement de position fort peu agreable. --Nous avons tous contracte des habitudes folles, funestes! toi surtout, dit vivement Charlotte. Cependant il arrive une epoque ou l'on se reveille de ses reves dangereux, ou l'on sent la necessite de les sacrifier a ses devoirs de famille. --Tu conviendras, sans doute, qu'il serait injuste de sacrifier Ottilie a ces pretendus devoirs de famille? Et, certes, la repousser, l'envoyer loin de nous, ce serait la sacrifier. La fortune est venue chercher le Capitaine ici, aussi avons-nous pu le voir partir sans regret et meme avec joie. Attendons; qui sait si un avenir brillant n'est pas reserve a Ottilie? Charlotte ne chercha pas a maitriser son emotion, car elle etait decidee a s'expliquer sans detour. --L'avenir qui nous est reserve est assez clair: tu aimes Ottilie; elle aussi nourrit depuis long temps pour toi un penchant qui deja touche de pres a la passion. Ce langage te deplait? Pourquoi ne pas rendre en termes precis ce que chaque instant nous revele? Pourquoi n'oserais-je pas te demander quel sera le denouement de ce drame? --Il est impossible de repondre a une pareille question, dit Edouard avec un depit concentre. Notre position est une de celles ou il est indispensable d'attendre la marche des evenements. Qui peut deviner les secrets du destin? --Pour ce qui nous concerne, on le peut sans etre doue d'une haute sagesse ou d'une grande penetration, repliqua Charlotte. Au reste, nous ne sommes plus assez jeunes pour nous avancer au hasard sur une route que nous ne devons pas suivre. Personne ne cherchera a nous en detourner, car, a notre age, on doit savoir se gouverner soi-meme. Oui, il ne nous est pas permis de nous egarer; on ne nous pardonnera plus ni fautes ni ridicules. Incapable d'imiter, ni meme d'apprecier la noble franchise de sa femme, Edouard repondit avec un sourire affecte: --Peux-tu blamer l'interet que je prends au bonheur de ta niece? non a son bonheur a venir qui depend toujours des chances du hasard, mais a son bonheur actuel? Ne te fais pas illusion a toi-meme. Pourrais-tu te figurer sans chagrin cette pauvre enfant arrachee a notre cercle domestique et jetee dans un monde etranger? Moi, du moins, je n'ai pas le courage de supposer la possibilite d'un pareil changement. Charlotte sentit pour la premiere fois toute la distance qui separait le coeur d'Edouard du sien. --Ottilie, s'ecria-t-elle, ne peut etre heureuse ici, puisqu'elle arrache un mari a sa femme, un pere a ses enfants. --Quant a nos enfants, repondit le Baron d'un air moqueur, nous aurions tort de nous alarmer pour eux, puisqu'ils ne sont pas encore nes. Au reste, pourquoi se perdre ainsi dans des suppositions exagerees? --Parce que les passions dereglees engendrent l'exageration. Il en est temps encore, ne repousse pas les conseils, l'assistance sincere que je t'offre. Lorsqu'on cherche sa route a travers l'obscurite, le role de guide appartient de droit au plus clairvoyant, et, certes, dans le cas ou nous nous trouvons, j'y vois mieux que toi. Edouard, mon ami, mon bien-aime, laisse-moi tout essayer, tout entreprendre pour te conserver. Ne me suppose pas capable de renoncer a un bonheur dont j'ose me croire digne, au seul bien que j'ambitionne en ce monde, a toi enfin. --Et qui parle de cela? dit Edouard d'un air embarrasse. --Mais puisque tu veux garder Ottilie aupres de toi, mon ami, pourrais-tu ne pas prevoir les consequences inevitables d'une pareille conduite? Je n'insisterai pas davantage; mais si tu ne veux pas te vaincre, bientot du moins tu ne pourras plus te tromper. Edouard fut force de s'avouer qu'elle avait raison, mais il ne se sentit pas la force de le declarer ouvertement. Un mot qui formule tout a coup d'une maniere positive ce que le coeur s'est permis vaguement et par degres, est terrible a prononcer; aussi ne chercha-t-il qu'a eluder ce mot. --Tu me demandes une resolution, dit-il, et je ne sais meme pas encore quel est en effet ton projet a l'egard d'Ottilie. --Mon projet, repondit Charlotte, est de peser avec toi lequel des deux partis dont je t'ai parle pour elle offre le plus d'avantages. Apres avoir peint la vie du pensionnat sous tous ses rapports, elle s'etendit avec chaleur sur la douce existence qu'elle pourrait trouver pres de la dame qui voulait l'associer a sa fille. --Je voterais pour cette derniere position, dit elle, non-seulement parce que la pauvre enfant sera plus heureuse, mais parce qu'en la renvoyant a la pension, nous nous exposons a faire renaitre et augmenter l'amour, qu'a son insu elle a inspire a son professeur. Le Baron feignit de l'approuver, mais dans le seul but de gagner du temps; et Charlotte, qui deja se croyait sure de sa victoire, fixa le depart d'Ottilie pour la fin de la semaine. Ne voyant plus dans la conduite de sa femme qu'une perfidie adroitement combinee pour lui enlever a jamais son bonheur, il prit le parti desespere de quitter lui-meme sa maison, afin de ne pas en faire chasser Ottilie, ce qui, pour l'instant du moins, lui paraissait le point principal. La crainte de voir Charlotte s'opposer a son depart, le poussa a lui dire qu'il allait s'absenter pour quelques jours, parce qu'une sage prudence lui faisait craindre de revoir Ottilie et d'etre temoin de son depart. Cette ruse eut tout l'effet qu'il en avait attendu, Charlotte se chargea elle-meme des preparatifs de son voyage, ce qui lui donna le temps d'ecrire le billet suivant: EDOUARD A CHARLOTTE. Je ne sais si le mal qui est venu nous frapper est guerissable ou non, mais je sens que pour echapper au desespoir, j'ai besoin d'un delai, et le sacrifice que je m'impose me donne le droit de l'exiger. Je quitterai ma maison jusqu'a ce que notre avenir a tous soit decide. En attendant cette decision, tu en seras la maitresse absolue, mais a la condition expresse que tu partageras cet empire avec Ottilie. Ce n'est pas au milieu d'etrangers, c'est a tes cotes que je veux qu'elle vive. Continue a etre bonne et douce pour elle, redouble d'egards et de delicatesse envers cette chere enfant; je te promets, en echange, de n'entretenir avec elle aucune relation. Je veux meme rester, pour un certain temps, dans une ignorance complete sur tout ce qui vous concernera toutes deux. Mon imagination revera que tout va pour le mieux, et vous pourrez en penser autant sur mon compte. Je te prie, je te conjure encore une fois de ne pas eloigner Ottilie. Si elle depasse le cercle dans lequel se trouve ce domaine et ses dependances, si elle entre dans une sphere etrangere, elle n'appartient plus qu'a moi, et je saurai m'emparer de mon bien. Si tu respectes mes voeux, mes esperances, mes douleurs, mes illusions, eh bien! alors je ne repousserai peut-etre pas la guerison, si toutefois elle venait s'offrir a mon coeur malade ... A peine sa plume avait-elle trace cette derniere phrase, que son ame tout entiere la dementit; en la voyant sur le papier, tracee par sa main, il eclata en sanglots. Une puissance irresistible lui disait plus clairement que jamais qu'il n'etait pas en son pouvoir de cesser d'aimer Ottilie, soit que cet amour fut un bonheur ou un malheur pour lui. En ce moment d'agitation fievreuse, il se rappela tout a coup qu'il allait s'eloigner de son amie, sans savoir meme si jamais il lui serait possible de la revoir. Mais il avait promis de partir, et dans son trouble il lui semblait que l'absence le rapprochait du but de ses desirs, tandis qu'en restant il lui serait impossible d'empecher sa femme d'eloigner Ottilie de la maison. Pousse par cette derniere pensee, il descendit rapidement l'escalier et s'elanca sur le cheval qui l'attendait dans la cour. En passant devant l'auberge du village, il reconnut, sous un berceau en fleurs et devant une table bien servie, le mendiant auquel il avait donne la veille une piece d'or. Cette vue lui rappela douloureusement les plus belles heures de sa vie, et l'immensite de sa perte. Combien j'envie ton sort! se dit-il a lui-meme, sans detourner les yeux du mendiant. Tu jouis encore aujourd'hui du bien que je t'ai fait hier; mais moi, il ne me reste plus rien du bonheur dont je m'enivrais alors. CHAPITRE XVII. Le bruit des pas d'un cheval au trot avait attire Ottilie a sa fenetre, ou elle etait arrivee assez tot pour voir sortir Edouard de la cour. Ne pouvant s'expliquer pourquoi il s'eloignait ainsi sans l'en avertir, et meme sans l'avoir vue une seule fois dans la matinee, elle devint triste et pensive; et son inquietude augmenta lorsque Charlotte vint la prendre et lui lit faire une longue promenade, pendant laquelle elle evita avec une affectation visible de parler de son mari. Mais quand a son retour au chateau elle entra dans la salle a manger, sa surprise toucha de pres a l'effroi, car elle ne vit que deux couverts sur la table. Il est toujours penible de se voir deranger dans ses habitudes quelqu'insignifiantes qu'elles puissent etre; mais quand ces habitudes tiennent a vos affections, y renoncer, c'est renoncer au bonheur. Au reste, tout contribuait a jeter Ottilie dans un autre monde. Charlotte avait, pour la premiere fois, ordonne elle-meme le diner; son exterieur cependant annoncait le calme et la tranquillite d'esprit, et elle parlait de la nouvelle position du Capitaine, comme d'un evenement heureux, tout en assurant qu'elle le mettait dans l'impossibilite de jamais revenir au chateau. Remise enfin de son premier mouvement de terreur, Ottilie se flatta qu'Edouard avait ete reconduire son ami, et qu'il ne tarderait pas a revenir. Cette consolation lui fut bientot enlevee, car, en sortant de table, elle s'approcha de la fenetre et vit une berline de voyage arretee dans la cour. Charlotte demanda pourquoi cette voiture n'etait pas encore partie; le domestique repondit que le valet de chambre du Baron l'avait fait attendre, parce qu'il lui manquait encore une foule de petites choses dont son maitre pourrait avoir besoin en voyage. Ottilie eut recours a toute sa presence d'esprit pour cacher sa surprise et sa douleur. En ce moment le valet de chambre entra d'un air affaire et reclama plusieurs objets peu importants, mais qui faisaient deviner l'intention d'une longue absence. --Je ne comprends pas ce que vous venez faire ici, lui dit Charlotte d'un ton irrite; vous avez toujours ete charge seul de tout ce qui concerne le service personnel de votre maitre, et vous n'avez besoin de personne pour vous procurer les choses qui vous sont necessaires. L'adroit valet s'excusa de son mieux, mais sans renoncer a l'espoir de faire sortir Ottilie; car c'etait la le seul but de sa demarche. Elle le devina et allait s'eloigner avec lui, mais Charlotte la retint et ordonna sechement au valet de chambre de se retirer. Il fut force d'obeir, et bientot la berline sortit du chateau. Quel instant terrible pour la pauvre jeune fille! elle ne comprit, elle ne sentit rien, sinon qu'Edouard venait de lui etre arrache pour un temps illimite. Sa souffrance etait telle que Charlotte en eut pitie et la laissa seule. Qui oserait decrire sa douleur, ses larmes, ses angoisses? Elle pria Dieu de lui aider a passer cette cruelle journee; la nuit fut plus terrible encore, mais elle y survecut, et le lendemain matin il lui semblait qu'elle avait change d'existence et de nature. Elle ne s'etait pas resignee a son malheur; elle l'avait approfondi, elle avait acquis la certitude qu'il pouvais s'augmenter encore. Le depart d'Edouard ne lui paraissait que le prelude du sien; car elle ignorait la menace par laquelle il avait su forcer sa femme a garder sa rivale pres d'elle, et a la traiter avec indulgence et bonte. Charlotte s'acquitta noblement de la tache difficile que son mari lui avait imposee. Pour arracher Ottilie a elle-meme, elle la surchargeait d'occupations, et ne la laissait que fort rarement seule. Sans se flatter qu'il serait possible de combattre une grande passion par des paroles, elle chercha du moins a lui donner une juste idee de la puissance de la volonte et d'une sage resolution. --Sois persuadee, mon enfant, lui dit elle un jour, que rien n'egale la reconnaissance d'un noble coeur, quand nous avons eu le courage de lui aider a dompter les emportements d'une passion mal entendue. J'ai ose entreprendre un pareil ouvrage, ose me seconder, aide-moi a l'achever. C'est a la moderation, a la patience de la femme qu'il appartient de conserver ce que l'homme veut detruire par sa violence et par ses exces. --Puisque vous parlez de moderation, chere tante, repondit Ottilie, je dois vous dire que je me suis apercue avec chagrin que cette vertu manque absolument aux hommes; ils ne savent pas meme l'exercer a table quand le vin leur plait. Les plus remarquables d'entre eux troublent ainsi pour plusieurs heures leur raison, perdent toutes les aimables qualites qui les distinguent, et semblent ne plus aimer que le desordre et la confusion. Je suis sure que plus d'un funeste projet a ete arrete et execute dans un pareil moment. Charlotte fut de son avis; mais elle changea d'entretien, car elle avait compris qu'il ramenait la pensee de la jeune fille sur Edouard, qui cherchait, sinon habituellement, du moins plus souvent qu'elle ne l'aurait voulu, a augmenter sa gaiete en a chasser un souvenir facheux en buvant quelques verres de vin de trop. Pour achever de detourner la pensee de sa niece d'un pareil sujet, elle parla du prochain mariage du Capitaine avec la femme que le Comte lui destinait, et ses discours et sa contenance annoncaient qu'elle regardait cette union comme un bonheur qui devait achever de consolider l'avenir d'un ami pour lequel elle avait l'affection d'une soeur. Cette revelation inattendue jeta l'imagination d'Ottilie dans une sphere bien differente de celle qu'Edouard lui avait fait envisager. Des ce moment, elle observa et commenta chaque parole de sa tante; le malheur l'avait rendue soupconneuse. Charlotte persista dans la route qu'elle s'etait tracee avec la perseverance, l'adresse et la penetration qui faisaient la base fondamentale de son caractere. A peine etait-elle parvenue a faire rentrer ses penchants dans les bornes etroites du devoir, qu'elle soumit sa vie exterieure et toute sa maison a la meme reforme. Au milieu du calme monotone et de la paix reguliere qui regnaient autour d'elle, elle s'applaudit des incidents qui avaient si violemment trouble son interieur, puisqu'ils avaient mis un terme a des travaux et a des projets d'embellissement devenus si vastes qu'ils menacaient de compromettre sa fortune et celle de son mari. Trop sage pour arreter ce qu'il etait indispensable d'achever, elle suspendit les travaux au point ou ils pouvaient, sans danger, attendre le retour du maitre; car elle voulait laisser a son mari le plaisir de mener paisiblement a fin ce qui avait ete entrepris dans un etat d'agitation fievreuse. L'architecte comprit ses intentions et les seconda avec autant de sagesse que de reserve. Deja les trois etangs ne formaient plus qu'un lac, dont on embellissait les bords par des plantations utiles, au milieu desquelles on pouvait, plus tard, placer facilement des points de repos, des pavillons et des retraites pittoresques. La maison d'ete etait finie autant qu'elle avait besoin de l'etre pour braver la rigueur des saisons, et le soin de la decorer fut remis a une autre epoque. Satisfaite d'elle-meme, Charlotte etait reellement heureuse et tranquille. Ottilie s'efforca de le paraitre; mais, au fond de son ame elle ne prenait part a ce qui se passait autour d'elle, que pour y chercher un presage du prochain retour d'Edouard. Aussi vit-elle avec un vif plaisir qu'on venait d'executer une mesure dont elle l'avait souvent entendu parler comme d'un projet favori. Ce projet consistait a reunir les petits garcons du village pendant les longues soirees d'ete, pour leur faire nettoyer les plantations et les promenades nouvelles. Peu de semaines avaient suffi a Charlotte pour les faire habiller tous d'une espece d'uniforme qui restait depose au chateau, car ils ne devaient s'en servir que pendant les heures de travail. L'architecte, qui les guidait avec une rare intelligence, ne tarda pas a donner a l'ensemble de cette petite troupe quelque chose de regulier et de gracieux. Rien, en effet, n'etait plus agreable a voir que ces enfants. Les uns, armes de serpettes, de rateaux de beches et de balais, parcouraient les routes, les sentiers et les massifs, tandis que les autres les suivaient avec des paniers, dans lesquels ils entassaient les pierres, les epines et les branches de bois mort. Leurs diverses attitudes fournissaient presque chaque jour a l'architecte des modeles de groupes gracieux pour des bas-reliefs, dont il se proposait d'orner les frises de la premiere belle maison de campagne qu'il aurait a construire. Pour Ottilie, ce corps de petits jardiniers si bien disciplines, n'etait qu'une attention par laquelle ou se proposait de surprendre agreablement le maitre que, sans doute, on attendait sous peu. Ranimee par cette pensee, elle se promit d'offrir a son ami un etablissement d'utilite de son invention. L'embellissement du village, ainsi que le Capitaine l'avait prevu, avait inspire a tous les habitants l'amour de la proprete, de l'ordre et du travail. Ce fut ce penchant qu'Ottilie se proposa de developper chez les petites filles. A cet effet, elle les reunit au chateau a des heures fixes, et leur enseigna a filer, a coudre et d'autres travaux analogues a leur sexe. On ne saurait enregimenter les petites Elles comme les petits garcons. Ottilie le sentit, aussi ne leur imposa-t-elle aucune uniformite de costume ou de mouvement, mais elle s'efforca d'augmenter leur activite et de les rendre plus attachees a leurs familles, plus utiles dans leurs maisons. Chez une seule de ses eleves, la plus vive et la plus eveillee de toutes, ses conseils ne produisirent pas le resultat qu'elle en avait attendu. La petite espiegle se detacha entierement de ses parents, pour ne plus vivre que pour sa belle et bonne maitresse. Comment Ottilie aurait-elle pu rester insensible a tant d'affection? Bientot la petite Nanny, qu'elle avait toleree d'abord, devint sa compagne inseparable, et, par consequent, commensale du chateau. Sans cesse a ses cotes, elle aimait surtout a la suivre dans les jardins, ou la petite gourmande se regalait avec les cerises et les fraises tardives dont le Baron avait su se procurer les especes les plus rares. Les arbres fruitiers, qui promettaient pour l'automne une riche recolte, fournissaient au jardinier l'occasion de parler de son maitre dont il desirait le prochain retour. Ottilie l'ecoutait avec plaisir, car il connaissait son etat et aimait sincerement Edouard. Un jour qu'elle lui faisait remarquer avec satisfaction que tout ce que le Baron avait greffe pendant le printemps avait parfaitement reussi, il lui repondit d'un air soucieux: --Je desire que ce bon seigneur en recueille beaucoup de joie; mais s'il nous revient pour l'automne, il verra qu'il y a dans l'ancien jardin du chateau des especes precieuses qui datent du temps de feu son pere. Les pepinieristes d'aujourd'hui ne sont pas aussi consciencieux que les Chartreux. Leurs catalogues sont remplis de noms curieux, on achete, on greffe, on cultive, et quand les fruits arrivent, on reconnait que de pareils arbres ne meritent pas la place qu'ils occupent. Le fidele serviteur demandait surtout a Ottilie l'epoque du retour d'Edouard, et lorsqu'elle lui disait qu'elle l'ignorait, il devenait triste et pensif, car il croyait qu'elle le jugeait indigne de sa confiance. Et cependant elle ne pouvait se separer des plates-bandes, des carres ou tout ce qu'elle avait seme et plante avec son ami etait en pleine fleur, et n'avait plus besoin d'autres soins que d'un peu d'eau, que Nanny, qui la suivait toujours un arrosoir a la main, versait avec prodigalite. Les fleurs d'automne, encore en boutons, lui causaient surtout une douce emotion. Il etait certain que pour la fete d'Edouard elles brilleraient dans tout leur eclat, et elle esperait s'en servir a cette occasion, comme d'autant de temoins de son amour et de sa reconnaissance. Mais l'espoir de celebrer cette fete n'etait pour elle qu'une ombre vacillante: le doute et les soucis entouraient sans cesse de leurs tristes murmures l'ame de la pauvre fille. Dans de pareilles dispositions d'esprit, un rapprochement sincere entre elle et sa tante etait impossible. Au reste, la position de ces deux femmes devait naturellement les eloigner l'une de l'autre. Un retour complet au passe et dans la vie legale, rendait a Charlotte tout ce qu'elle pouvait jamais avoir espere, tandis qu'il enlevait a Ottilie tout ce que la vie pouvait lui promettre, et dont elle n'avait eu aucune idee avant sa liaison avec Edouard. Cette liaison lui avait appris a connaitre la joie et le bonheur; et sa situation actuelle n'etait plus qu'un vide effrayant. Un coeur qui cherche, sent vaguement qu'il lui manque quelque chose; un coeur qui a trouve et perdu ce qu'il cherchait, a la conscience du malheur; et, alors, les tendres reveries, les desirs incertains qui le bercaient doucement deviennent des regrets amers, du depit, du decouragement. Alors le caractere de la femme, quoique faconne pour l'attente, sort de ce cercle passif pour entreprendre, pour faire quelque chose qui puisse lui rendre son bonheur. Ottilie n'avait point renonce a Edouard; Charlotte cependant fut assez prudente pour feindre de regarder comme une chose convenue et certaine, qu'il ne pouvait plus desormais y avoir entre sa niece et son mari que des relations de protection bienveillante, d'amitie paisible. Ottilie passait une partie de ses nuits a genoux devant le coffre ouvert ou les riches presents d'Edouard se trouvaient encore tels qu'il les y avait places lui-meme. Pour elle, tous ces objets etaient tellement sacres, qu'elle aurait craint de les profaner en s'en servant. Apres ces nuits cruelles, elle sortait, avec les premiers rayons du jour, du chateau ou, naguere; elle avait ete si heureuse, et se refugiait dans les solitudes les plus agrestes. Parfois meme il lui semblait que le sol ne la portait qu'a regret; alors elle se jetait dans la nacelle, la faisait glisser jusqu'au milieu du lac, tirait une relation de voyage de sa poche; et doucement bercee par les vagues, elle se laissait aller a des reves qui la transportaient dans les pays lointains dont parlait son livre, et ou elle rencontrait toujours l'ami que rien ne pouvait eloigner de son coeur. CHAPITRE XVIII. Mittler, dont nos lecteurs connaissent deja l'humeur bizarre et l'activite inquiete, avait entendu parler sourdement des troubles survenus au chateau de ses bons amis, dont il croyait le bonheur a l'abri de tout orage. Persuade que le mari ou la femme ne tarderait pas a reclamer son intervention, qu'il etait tres-dispose a leur accorder, il s'attendait a chaque instant a recevoir un message de l'un ou de l'autre. Leur silence l'etonna sans diminuer ses bienveillantes intentions a leur egard, et il finit par se decider a aller leur offrir ses services. Cependant il remettait cette demarche de jour en jour; l'experience lui avait prouve que rien n'est plus difficile que de ramener des personnes douees d'une intelligence superieure, sur la route dont elles n'ont pu s'eloigner sans le savoir. Apres une assez longue hesitation, il prit enfin le parti d'aller trouver Edouard, dont il venait de decouvrir la retraite. La route qu'il fallait suivre pour se rendre pres de ce mari egare, le conduisit a travers une agreable vallee tapissee de prairies que sillonnait un rapide et bruyant ruisseau. Des champs et des vergers separaient les villages qui s'elevaient ca et la sur le penchant des collines, et donnaient a la contree quelque chose de paisible et de riant. Rien dans cette vaste vallee ne frappait l'imagination, tout y developpait l'amour de la vie. Bientot une grande metairie, entouree de jardins, attira l'attention de Mittler par son air de proprete et d'elegance champetre; et il devina sans peine que c'etait en ce lieu que le Baron se cachait a tous les siens. Edouard avait en effet choisi cette demeure silencieuse, ou il s'abandonnait entierement a tous les reves que lui suggerait sa passion. Souvent il se flattait qu'Ottilie pourrait partager avec lui cette retraite, s'il trouvait le moyen de l'y attirer. Plus souvent encore, il bornait ses voeux a lui assurer la propriete de ce joli petit domaine, afin qu'elle put y vivre tranquille, independante surtout. Parfois meme il poussait la resignation jusqu'a supporter l'idee qu'elle pourrait redevenir heureuse, en partageant cette existence paisible avec un autre que lui. C'etait ainsi que ses journees s'ecoulaient dans un passage perpetuel de l'esperance a la douleur, de la resignation au desespoir. L'arrivee de Mittler ne l'etonna point; il s'etait attendu a le voir plus tot, mais en qualite de messager de Charlotte; aussi s'etait-il prepare d'avance a le charger de propositions assez claires et assez tranchees, pour terminer enfin leurs incertitudes mutuelles. L'idee qu'il ne pouvait manquer de lui donner des nouvelles d'Ottilie acheva de lui faire regarder la visite de ce vieil ami comme l'apparition d'un messager du ciel. Lorsqu'il apprit que non-seulement Mittler ne venait pas de la part de Charlotte, mais qu'il ignorait completement ce qui se passait au chateau, ou il n'etait pas retourne depuis le jour ou il en avait ete chasse par l'arrivee du Comte et de la Baronne, son coeur se serra et il se renferma dans un silence absolu. Mittler comprit que pour l'instant, du moins, il fallait renoncer au role de mediateur, et accepter franchement celui de confident. Le Baron ceda au besoin d'epancher ses douleurs, et son vieil ami l'ecouta sans le blamer; il se borna seulement a lui reprocher avec beaucoup de douceur la retraite absolue a laquelle il s'etait condamne. --Et comment, s'ecria Edouard, pourrais-je supporter l'existence ailleurs que dans la solitude? la, du moins, je puis toujours penser a elle, je la vois marcher et agir, et mon imagination lui fait faire tout ce que mon coeur desire. Elle m'ecrit des lettres pleines d'amour et m'avoue qu'elle cherche le moyen d'arriver jusqu'a moi! Eh! n'est-ce pas ainsi, en effet, qu'elle devrait se conduire? J'ai promis de m'abstenir de toute demarche qui pourrait nous rapprocher; mais elle, rien ne la retient! Ou bien Charlotte aurait-elle eu la cruaute de lui arracher le serment de ne point m'ecrire, de ne point chercher a me revoir? c'est probable, c'est naturel; et cependant, si cela etait, je ne pourrais m'empecher de dire que cela est inoui, horrible! Ottilie m'aime, je le sais, qu'elle vienne donc se jeter dans mes bras! Cette pensee me domine au point qu'au plus leger bruit mes regards se fixent vers la porte, comme si je devais la voir entrer. Je m'y attends, je l'espere, je le crois; il me semble que tout ce qui est impossible doit devenir facile. Si la vie vulgaire a pour nous des obstacles insurmontables, rien au moins ne doit etre impossible dans la vie intellectuelle. Qu'Ottilie trouve dans son amour la force de faire pour moi, intellectuellement, ce que des causes materielles l'empechent de faire materiellement. Que, pendant la nuit, quand la veilleuse repand dans ma chambre une lueur incertaine, son ame vienne parler a la mienne, qu'elle m'apparaisse en fantome vaporeux, et me prouve ainsi qu'elle pense a moi, qu'elle m'appartient. Une seule consolation me reste. Depuis que j'ai fait connaissance avec quelques femmes aimables qui demeurent dans le voisinage, Ottilie occupe plus exclusivement mes reves, comme si elle voulait me dire: "Tu as beau chercher, tu ne trouveras jamais une amie aussi gracieuse, aussi aimante que moi." Les plus legers incidents de nos doux rapports se reproduisent pele-mele dans ces ephemeres creations de mon cerveau, mais elles ne sont pas toujours sans amertume. Parfois, nous signons ensemble notre contrat de mariage, nos mains se confondent et effacent alternativement nos noms enlaces. Souvent meme il y a quelque chose de contraire a la purete angelique que j'adore en elle, et alors je sens plus que jamais combien elle m'est chere, car mon chagrin touche de pres au desespoir. Dans un de mes derniers reves encore elle m'agacait et me tourmentait d'une maniere tout a fait opposee a son caractere. Il est vrai que son beau visage rond et candide s'etait allonge, ses traits avaient change d'expression, enfin ce n'etait pas elle, c'etait une autre femme. Je n'en ai pas moins ete trouble, bouleverse, aneanti! Souriez, mon cher Mittler, je vous le permets, je ne rougis pas de cette passion. Appelez-la folle, extravagante, furieuse, que m'importe; je sens qu'elle est mon premier, mon seul amour! Tout ce que j'ai eprouve jusqu'ici n'etait qu'un prelude, qu'un divertissement, qu'un jeu; maintenant j'aime! Ma femme et mon ami ont eu la bonte de dire, non devant moi, mais entre eux, que j'etais et que je serais toujours mediocre en tout. Ils se sont trompes; je suis arrive, en fort peu de temps, a la perfection dans l'art d'aimer, jamais personne ne m'y surpassera! Je conviens que c'est un talent qui ne vaut a celui qui le possede que des larmes et des souffrances, mais il m'est si naturel que je ne pourrais plus y renoncer. En se laissant aller ainsi au plaisir d'exprimer ses douloureuses sensations a un ami qu'il croyait dispose a le plaindre, Edouard s'etait affaibli au point qu'il eclata en sanglots. Naturellement vif et impatient, et doue d'une raison impitoyable, Mittler blama d'autant plus cette explosion d'une passion coupable, qu'elle renversait toutes ses previsions, et semblait le jeter pour toujours loin du but qu'il s'etait propose en se rendant pres du Baron. L'imminence du danger lui donna cependant la force de se contraindre. Apres avoir exhorte Edouard a se remettre, il lui dit de ne pas oublier ainsi sa dignite d'homme, de se rappeler que le courage honore le malheur, et que, pour conserver l'estime de soi-meme et celle des autres, il faut savoir supporter les souffrances avec resignation et moderer son desespoir. Le Baron ne pouvait voir dans ces generalites que des paroles vides de sens; elles irritaient sa douleur au lieu de la calmer. --Il est facile a l'homme heureux, s'ecria-t-il, de sermonner celui qui souffre, et s'il savait tout le mal qu'il lui fait, il aurait honte de lui-meme! Rien ne lui parait plus simple, plus facile qu'une patience infinie, tandis qu'il ne croit pas a la possibilite d'une douleur infinie, pour laquelle la consolation est une bassesse et le desespoir un devoir. L'immortel chantre de la Grece, lui qui savait si bien peindre les heros, ne craignait pas de les faire pleurer. Il dit meme tres-positivement qu'il n'y a de veritablement bon que les hommes riches en larmes. Qu'il fuie loin de moi celui dont les yeux sont toujours secs, car son coeur est sec aussi! Qu'il soit maudit l'homme heureux qui ne cherche dans l'homme malheureux qu'un spectacle edifiant! qu'un heros de theatre qu'il n'applaudit qu'autant qu'il exprime ses angoisses par des paroles mesurees, par des gestes et des attitudes nobles et imposantes! qu'un gladiateur qui sait mourir avec grace sous les yeux du spectateur. Je vous sais gre cependant de votre visite, mon cher Mittler, mais je crois qu'en ce moment nous devrions faire, chacun de notre cote, une petite promenade dans les jardins; quand nous nous retrouverons, je serai plus calme. Mittler savait qu'il lui serait difficile de faire revenir la conversation sur le meme terrain, aussi chercha-t-il a la continuer en promettant plus d'indulgence; et le Baron se laissa entrainer par l'espoir d'arriver a une solution quelconque. --Je conviens, dit-il, que les longs pourparlers et les diverses combinaisons de la reflexion ne servent a rien; c'est par la reflexion cependant que je suis arrive a savoir ce que je veux, ce que je dois faire. J'ai pese le present et l'avenir, et je n'y ai vu que des malheurs inouis ou un bonheur ineffable. Dans une pareille alternative, le choix peut-il etre difficile? Non, non, vous comprenez vous-meme la necessite d'un divorce. Il existe deja de fait, aidez-nous a le legaliser, obtenez le consentement de Charlotte et assurez ainsi notre bonheur a tous. Mittler garda le silence, et le Baron continua avec une chaleur toujours croissante. --Mon sort est desormais inseparable de celui d'Ottilie. Regardez ce verre ou nos chiffres sont enlaces depuis longtemps et sans notre participation. Il a ete lance en l'air en signe de rejouissance, et devait se briser en retombant sur le sol rocailleux. Un temoin de la fete a eu le bonheur de recevoir dans ses mains ce verre prophetique; il me l'a vendu fort cher, j'y bois chaque jour et je me repete sans cesse, que les arrets formes par le destin sont seuls indissolubles. --Malheur a moi! s'ecria Mittler, la superstition a toujours ete a mes yeux l'ennemie la plus funeste a l'homme, et me voila reduit a la combattre chez vous. Songez donc qu'en jouant avec des pronostics, des pressentiments, des reves, on donne une importance dangereuse meme aux choses et aux positions les plus vulgaires. Mais quand notre position est importante par elle-meme, quand tout autour de nous est agite, tumultueux, menacant, ces fantomes-la rendent l'orage plus terrible. --Oh! permettez du moins au malheureux qui lutte au milieu de ces orages, de lever ses regards vers un fanal protecteur. Qu'importe que ce fanal ne soit qu'une illusion, puisqu'il aura toujours le pouvoir reel de soutenir ses forces. C'est possible, et je pourrais peut-etre excuser ces sortes de folies, si je n'avais pas remarque que l'homme ne s'y abandonne que pour s'affermir dans ses erreurs. Jamais il ne voit les symptomes qui pourraient etre pour lui un avertissement utile, il ne se confie, il ne croit qu'a ceux qui flattent sa passion. Le caractere que l'entretien venait de prendre jeta Mittler dans des regions tenebreuses pour lesquelles il avait une aversion innee. Ne cherchant plus qu'a le terminer le plus tot possible, et persuade enfin qu'il n'obtiendrait rien du Baron, il lui proposa d'aller trouver Charlotte. Edouard accepta avec plaisir, et Mittler partit, plein d'espoir dans la demarche qu'il allait faire; car elle avait l'avantage certain de gagner du temps, et de lui fournir le moyen de connaitre la situation d'esprit, les projets et les esperances des deux femmes. Lorsqu'il arriva au chateau, il trouva Charlotte telle qu'il l'avait toujours vue. Elle lui raconta avec calme et franchise les evenements dont Edouard ne lui avait fait connaitre que les resultats, et il vit le mal dans toute sa gravite, dans toute son etendue. Aucun remede possible ne se presenta a son esprit, et cependant il ne parla point du divorce que le Baron lui avait si fortement recommande de proposer. Quelle ne fut pas sa joie quand Charlotte lui dit avec un doux sourire: --Rassurez-vous, mon ami, j'ai lieu d'esperer que mon mari ne tardera pas a revenir a moi. Comment pourrait-il songer a m'abandonner, quand il saura que je vais etre bientot mere? --Vous ai-je bien comprise? s'ecria Mittler. --Il me semble que l'equivoque est impossible, repondit Charlotte en rougissant. --Qu'elle soit benie mille fois, cette bienheureuse nouvelle! Quel argument irresistible ne pourra-t-on pas en tirer? J'en connais la toute-puissance sur l'esprit des hommes! Il est vrai que pour ma part je n'ai pas lieu de m'en rejouir; je perds tous mes droits a votre reconnaissance, puisque votre reconciliation se fera d'elle-meme. Je ressemble a un de mes amis, excellent medecin quand il traite les pauvres pour l'amour de Dieu, mais incapable de guerir un riche qui le paierait genereusement. Puisque tel est mon sort, il est heureux que vous n'ayez pas besoin de mon intervention, car elle eut ete impuissante pour vous, puisque vous etes riche. Charlotte le pria de porter une lettre de sa part a son mari, et de chercher a connaitre le parti qu'il prendrait en apprenant le changement survenu dans leur position respective. Mittler lui refusa ce service. --Tout est fait, tout est arrange, s'ecria-t-il, vous pouvez lui envoyer votre lettre par un messager quelconque. J'ai affaire ailleurs, je ne reviendrai que pour vous faire mon compliment sur votre reconciliation, et pour assister au bapteme. A ces mots il sortit avec precipitation, laissant Charlotte fort mecontente et tres-inquiete; elle savait que la petulance de cet homme bizarre lui avait valu presque autant de defaites que de succes, et qu'il avait, en general, la funeste habitude de regarder comme des faits accomplis les esperances que lui suggeraient les impressions du moment; aussi etait-elle loin de partager sa confiance et sa securite. Edouard s'etait flatte que Mittler lui apporterait la reponse de sa femme, et la lettre qui lui fut remise par un messager lui causa un mouvement de terreur. Apres l'avoir longtemps tenue dans ses mains sans oser l'ouvrir, il la decacheta enfin et la parcourut des yeux. Qui oserait peindre les emotions contradictoires dont son ame fut bouleversee en lisant le passage suivant de la lettre de Charlotte: "Souviens-toi de l'heure nocturne ou tu vins visiter ta femme en amant aventureux, ou tu l'attiras presque malgre elle dans tes bras, sur ton coeur!... Ne voyons plus desormais dans cet evenement bizarre qu'un arret de la Providence. Oui, la Providence a resserre nos rapports par un lien nouveau, au moment meme ou le bonheur de notre vie etait sur le point de s'aneantir!" Lorsqu'un gentilhomme se trouve reduit a chercher les moyens de s'arracher a lui-meme et de tuer le temps, la chasse et la guerre se presentent naturellement a son esprit. Nous ne chercherons pas a donner une juste idee de tout ce qui se passait alors dans le coeur d'Edouard. Craignant de succomber dans le combat qu'il se livrait a lui-meme, il eprouva le besoin de braver des perils materiels. Au reste, la vie lui etait devenue si insupportable, qu'il se fortifiait avec complaisance dans l'idee que sa mort seule pouvait rendre le repos a ses amis, et surtout a sa chere Ottilie. Ses sinistres projets ne rencontrerent aucun obstacle, car il ne les confia a personne. Son premier soin fut de faire son testament avec toutes les formalites necessaires, et il se sentit presque heureux en dictant la clause par laquelle il leguait a Ottilie, la metairie qu'il habitait depuis sa fuite du chateau; puis il regla les interets de Charlotte et de son enfant, assura l'avenir du Capitaine, et fit des pensions a tous ses serviteurs. Une guerre nouvelle venait de succeder a un court intervalle de paix. Dans sa premiere jeunesse, le Baron s'etait trouve sous les ordres d'un chef d'un merite tres-mediocre qui l'avait degoute du service. Un grand Capitaine etait en ce moment a la tete de l'armee; il fut se ranger sous sa banniere, car la, la mort etait probable et la gloire certaine. Lorsqu'Ottilie fut instruite de l'etat de Charlotte, elle se refoula completement sur elle-meme. Malgre son inexperience, elle avait compris qu'il ne lui etait plus ni possible ni permis d'esperer. Un regard rapide que nous jetterons plus tard sur son journal, nous donnera quelques eclaircissements sur ce qui se passait alors dans son coeur. DEUXIEME PARTIE. CHAPITRE PREMIER. Nous voyons souvent dans la vie ordinaire ce que dans l'epopee nous appelons un artifice de poete. Les figures principales s'eloignent, se voilent ou restent dans l'inaction, afin de laisser a celles que l'on avait a peine remarquees jusque la, le temps et la place d'agir et de meriter a leur tour la louange ou le blame. C'est ainsi qu'immediatement apres le depart du Capitaine et du Baron l'Architecte se fit remarquer par sa sage activite dans les affaires, et par son empressement a distraire les dames pendant les heures de loisir. Son exterieur seul aurait suffi pour inspirer un bienveillant interet. Jeune, svelte, grand et bienfait, il etait modeste sans timidite, et prevenant sans jamais importuner. Toujours pret a se rendre utile et agreable, il ne tarda pas a etendre sa bienfaisante influence jusque sur les affaires domestiques. Lui seul recevait les visites desagreables ou importunes, et lorsqu'il ne pouvait entierement les epargner aux dames, il savait prendre pour lui ce qu'elles avaient de plus facheux. Un jour sa complaisance a cet egard fut mise a une cruelle epreuve, par un jeune avocat qu'un gentilhomme du voisinage avait envoye au chateau pour traiter une affaire qui, sans etre importante par elle-meme, occupait Charlotte tres-desagreablement. Ce dernier motif nous oblige de la rapporter avec tous ses details. L'on n'a pas oublie sans doute les changements que Charlotte avait fait executer dans le cimetiere du village: les croix et les monuments avaient ete ranges contre la muraille du fond et le socle de l'eglise; le reste du terrain nivele et seme de trefle formait une riante prairie traversee par une seule route qui conduisait de la porte du cimetiere a celle de l'eglise. Les nouveaux tombeaux etaient creuses au fond pres du mur et sans former de tertre; Charlotte avait meme ordonne de semer sur la terre nouvellement remuee, du trefle et de l'herbe afin de cacher, autant que possible, l'image de la mort aux yeux des vivants. Le vieux pasteur, attache aux anciennes routines, avait d'abord blame cette mesure. Mais lorsque le soir, semblable a Philemon, il venait s'asseoir avec sa Baucis sur les tilleuls qui ornaient l'entree du presbytere, il comprit qu'il etait plus agreable d'avoir en face de lui une belle prairie dont l'herbe servait a la nourriture de ses vaches, qu'un champ de mort herisse de tertres et d'insignes lugubres. Quelques habitants du village continuaient cependant a blamer une reforme qui leur enlevait la consolation de voir la place ou l'on avait enterre leurs peres. Les croix et les monuments ranges avec ordre, leur disaient toujours les noms des personnes qu'ils avaient perdues et la date de leur mort; mais ces noms et ces dates les interessaient beaucoup moins que la place ou reposaient leurs restes. Telle etait aussi l'opinion du gentilhomme qui protestait contre les reformes de Charlotte; car il avait dans ce cimetiere une place reservee pour sa famille, privilege en echange duquel il avait assez genereusement dote l'eglise. L'avocat charge de faire valoir ses droits les exposa avec chaleur, mais avec convenance; Charlotte l'ecouta avec attention. --Je suis persuade, Madame, lui dit-il enfin, que vous etes maintenant convaincue vous-meme que l'homme, dans toutes les positions sociales, eprouve le besoin de connaitre la place ou dorment les siens. Le campagnard le plus pauvre veut pouvoir planter une croix de bois sur la tombe de son enfant, pour y suspendre une couronne; l'une et l'autre dure autant que sa douleur, son modeste deuil n'en demande pas davantage. Les classes plus aisees convertissent ces croix de bois en fer qu'elles entourent et protegent de differentes manieres. Voici deja la pretention d'une duree de plusieurs annees. Mais ces croix de fer aussi finissent par tomber et disparaitre, voila pourquoi les riches ont concu l'idee d'elever des monuments de pierre qui survivent a plusieurs generations et qu'on peut relever de leurs ruines. Est-ce le monument qui demande et obtient la veneration? Non, c'est la cendre qu'il couvre. Il ne represente donc pas un souvenir, mais une personne; il n'appartient pas au passe, mais au present. Ce n'est pas dans le monument, mais dans la terre que l'imagination cherche et retrouve un mort cheri; c'est autour de cette terre que se reunissent les amis, les parents; il est donc bien naturel qu'ils demandent le droit d'en exclure ceux qui ont ete hostiles ou etrangers a ce mort. Selon moi, Madame, mon client donnerait une grande preuve de moderation s'il se contentait du remboursement de la somme dont il a dote l'eglise; rien ne saura jamais le dedommager du mal que vous avez fait a tous les membres de sa famille, puisque vous les avez prives du bonheur douloureux de pleurer sur les tombes de leurs peres, et de l'espoir de dormir un jour a leurs cotes. --Je ne me repens pas de ce que j'ai fait, repondit Charlotte, l'eglise rendra le don qu'elle a recu, je me charge de l'en dedommager. C'est donc une affaire terminee; permettez-moi seulement d'ajouter que vos arguments ne m'ont point convaincue: la pensee qui se fonde sur une egalite parfaite, du moins apres la mort, me parait plus juste et plus consolante que celle qui perpetue les individualites et les distinctions sociales, meme au-dela de la tombe. N'est-ce pas la aussi votre avis? continua-t-elle en s'adressant a l'Architecte. --Je ne me crois pas capable de decider une pareille question, repondit l'artiste; mais puisque vous l'exigez, Madame, je vous dirai l'opinion qui m'a ete suggeree a ce sujet par mes sentiments et par mon art: on nous a prives de l'avantage inappreciable de renfermer les cendres des objets de nos regrets dans des urnes cineraires que nous pouvions presser sur notre coeur; nous ne sommes pas assez riches pour embaumer leurs restes et les exposer, magnifiquement pares, dans de superbes sarcophages, et nous sommes devenus si nombreux, que nos eglises ne sauraient plus contenir tous nos morts. Il faut donc necessairement leur creuser des fosses en plein air. Dans un pareil etat de choses, je me vois force d'approuver completement votre reforme. Oui, Madame, faire dormir ensemble tous les membres d'une meme commune, c'est rapprocher ce qui doit etre uni, et puisque nous sommes reduits a deposer nos morts dans la terre, il est juste et naturel de ne point la herisser de tertres disgracieux. Au reste, en etendant sur tous une seule et meme couverture, elle devient plus legere pour chacun. --Ainsi, dit Ottilie, tout sera termine pour nous, sans que nous ayons laisse une marque, un signe qui puisse aller au-devant de la memoire, pour lui rappeler que nous avons ete. --Non, non, repondit vivement l'Architecte, ce n'est pas au desir de perpetuer le souvenir de notre existence, mais a la place ou nous avons cesse d'etre, qu'il faudrait renoncer. L'architecture, la sculpture, la plupart des arts, enfin, ont besoin que l'homme leur demande une marque durable de ce qu'il a ete. Pourquoi donc les placer au hasard, dans des lieux exposes a toutes les intemperies des saisons? tandis qu'il serait possible, facile meme de les reunir dans des monuments speciaux, et de leur donner ainsi plus de noblesse et de duree. Depuis que les grands ne jouissent plus du privilege de faire deposer leurs restes dans les eglises, ils s'y font elever des monuments! Que cet exemple nous eclaire enfin. Il y a mille et mille formes pour ennoblir un edifice consacre a de pareils souvenirs. --Puisque l'imagination des artistes est si riche, dit Charlotte, vous devriez bien m'apprendre comment ils pourraient faire autre chose que des urnes, des obelisques et des colonnes. Quant a moi, je n'ai jamais vu, au milieu des mille et mille formes dont vous venez de me parler, que mille et mille repetitions de ces trois types. --Cette uniformite desesperante existe chez nous, Madame, mais elle est loin d'etre universelle. Je conviens, au reste, qu'il est fort difficile de rendre un sentiment grave d'une maniere gracieuse et d'exprimer agreablement la tristesse. Je possede une assez jolie collection de dessins representant les ornements funeraires des genres les plus opposes; mais il me semble que le plus beau de tous sera toujours l'image de l'homme, dont on veut perpetuer le souvenir. Elle seule donne une juste idee de ce qu'il a ete, et devient un texte inepuisable pour les notes et les commentaires les plus varies. Il est vrai qu'elle ne saurait remplir ces conditions que si elle a ete faite a l'epoque la plus favorable de la vie de celui qu'elle represente, ce qui arrive fort rarement, car on ne songe point a reproduire des formes encore vivantes. Quand on a moule la tete d'un cadavre et pose un pareil marbre sur un piedestal, on ose lui donner le nom de buste. Helas! ou sont-ils, les artistes capables de rendre le cachet de la vie aux empreintes de la forme que la mort a frappee? Vous defendez mes opinions sans le vouloir et sans le savoir peut-etre, dit Charlotte. L'image de l'homme est independante du lieu ou on la place; partout ou elle est, elle est pour elle-meme; il serait donc impossible de la reduire a orner des tombes veritables, c'est-a-dire le coin de terre dans lequel se decompose l'etre qu'elle represente. Faut-il vous dire ma pensee tout entiere a ce sujet? Les bustes et les statues, consideres comme monuments funeraires, ont quelque chose qui me repugne. J'y vois un reproche perpetuel qui, en nous rappelant ce qui n'est plus, nous accuse de ne pas assez honorer ce qui est. Et comment pourrait-on, en effet, ne pas rougir de soi-meme, quand nous songeons au grand nombre de personnes que nous avons vues et connues, et dont nous avons fait si peu de cas? Combien de fois n'avons-nous pas rencontre sur notre route des etres spirituels, sans nous apercevoir de leur esprit? des savants, sans utiliser leur science; des voyageurs, sans profiter de leurs recits; des coeurs aimants, sans chercher a meriter leur affection? Cette verite ne s'applique pas seulement aux individus que nous avons vus passer; non, elle est l'exacte mesure de la conduite des familles envers leurs plus dignes parents, des cites envers leurs plus estimables habitants, des peuples envers leurs meilleurs princes, des nations envers leurs plus grands citoyens. J'ai entendu plusieurs fois demander pourquoi on louait les morts sans restriction, tandis qu'un peu de blame se mele toujours au bien qu'on dit des vivants; et alors des hommes sages et francs repondaient qu'on agissait ainsi parce qu'on n'avait rien a craindre des morts, et qu'on etait toujours expose a rencontrer, dans les vivants, un rival sur la route que l'on suivait soi-meme. En faut-il davantage pour prouver que notre sollicitude a entretenir des rapports vivants entre nous et ceux qui ne sont plus, ne decoule point d'une abnegation grave et sacree de nous-memes, mais d'un egoisme railleur. CHAPITRE II. Excites par la conversation de la veille, on visita, des le lendemain matin, le cimetiere, et l'Architecte donna plus d'un heureux conseil pour embellir ce lieu. L'eglise, qui deja avait attire son attention, devait egalement devenir l'objet de ses soins. Cet edifice, d'un style eminemment allemand, existait depuis plusieurs siecles. Il etait facile de reconnaitre la maniere et le genie de l'architecte qui, dans la meme contree, avait construit un magnifique monastere. Malgre les changements interieurs rendus indispensables par les exigences du culte protestant, l'ensemble du temple avait conserve une partie de son ancien cachet de majeste calme et imposante. L'Architecte sollicita et obtint sans peine de Charlotte la somme necessaire pour restaurer cette eglise dans le style antique et, pour la mettre en harmonie avec les reformes qu'avaient subies le cimetiere dont elle etait entouree. Assez adroit pour faire beaucoup de choses par lui-meme, il se fit seconder par les ouvriers que la suspension de la construction de la maison d'ete avait laisses sans ouvrage, et qu'on lui permit de garder pour achever sa pieuse entreprise. En examinant cet edifice et ses dependances, il decouvrit, a sa grande satisfaction, une chapelle laterale d'un style remarquable et decoree par des ornements d'un travail exquis. Ce lieu renfermait une foule d'objets peints ou sculptes a l'aide desquels le catholicisme celebre et designe specialement la fete de chacun de ses saints. Entrevoyant la possibilite de faire de ce lieu un monument dans le gout artistique des siecles passes, le jeune Architecte se promit d'orner la partie vide des murailles de peintures a fresque, car il n'etait pas novice dans ce bel art. Mais, pour l'instant, il jugea a propos de garder le silence sur ses intentions. Les dames l'avaient deja prie plusieurs fois de leur montrer ses copies et ses projets de monuments funeraires, et il se decida a mettre sous leurs yeux les portefeuilles qui contenaient ses dessins. Pendant qu'il les leur faisait examiner, la conversation tomba naturellement sur les tombeaux des anciens peuples du Nord, ce qui l'autorisa a produire, des le lendemain, sa collection d'armes et autres antiquites trouvees dans ces tombeaux. Tous ces objets etaient fixes sur des planches couvertes de drap, et avec tant d'art et d'elegance, qu'au premier abord on aurait pu les prendre pour des cartons d'un marchand de nouveautes. La solitude profonde dans laquelle les dames vivaient leur rendait une distraction necessaire, et comme il s'etait decide une fois a leur montrer ses tresors, il arriva presque chaque soir avec une curiosite nouvelle. Ces curiosites etaient presque toutes d'origine germaine, et se composaient specialement de bracteates, de monnaies, de sceaux et autres objets semblables; ca et la, seulement, il y avait quelques modeles des premiers essais de l'imprimerie et de la gravure sur bois et sur cuivre. Si l'examen de cette collection et les souvenirs du passe qu'elle suggerait, occupaient agreablement les soirees des dames, elles jouissaient pendant le jour du plaisir plus grand encore de voir l'eglise reculer, pour ainsi dire, vers ce meme passe, sous l'influence magique de l'Architecte. Aussi etaient-elles souvent tentees de lui demander si elles ne vivaient pas, en effet, a une autre epoque, et si les moeurs, les habitudes et les croyances qu'elles voyaient se derouler, s'agiter et vivre autour d'elles, n'etaient pas une illusion prophetique, un reve de l'avenir. Un dernier portefeuille contenant des personnages dessines au trait seulement, et dont le jeune artiste tournait, chaque soir, quelques feuillets, acheva de les plonger toujours plus avant dans cette disposition d'esprit. Ces divers personnages calques sur les originaux avaient conserve leur caractere d'antiquite, de noblesse et de purete. L'amour et la resignation, une douce sociabilite, une pieuse veneration pour l'etre invisible qui est au-dessus de nous, respiraient sur tous ces visages, se manifestaient dans chaque pose, dans chaque mouvement. Le vieillard a la tete chauve, et l'enfant a la riche chevelure bouclee, l'adolescent courageux et l'homme grave et reflechi, les saints aux corps transfigures et les anges planant dans les nuages, tous enfin semblaient jouir du meme bonheur, parce que tous etaient sous l'empire de la meme satisfaction innocente, de la meme esperance pieuse et calme. Les actions les plus vulgaires de ces personnages paraissaient se rapporter a la vie celeste, et une offrande en l'honneur de la divinite semblait decouler d'elle-meme de la nature de ces etres si saintement sublimes. La plupart d'entre nous levent leurs regards vers de semblables regions comme vers un paradis perdu; Ottilie seule s'y sentait dans sa sphere et au milieu de creatures semblables a elle. L'Architecte promit de decorer la chapelle de peintures d'apres ses esquisses, afin de perpetuer son souvenir dans un lieu ou il avait ete si heureux, et que bientot il serait force de quitter. Sur ce dernier point il s'exprima avec une emotion visible, car tout lui prouvait qu'il ne jouissait que momentanement d'une aussi aimable societe. Au reste, si les jours offraient peu d'evenements remarquables, ils fournissaient de nombreux sujets pour de graves entretiens. Nous profiterons de ce moment pour signaler ici les extraits de ses conversations que nous avons trouves dans les feuilles du Journal d'Ottilie. Nous ne croyons pouvoir mieux preparer nos lecteurs a ce passage, qu'en leur communiquant la comparaison que ces gracieuses feuilles nous ont suggeree. En Angleterre tous les cordages de la marine royale sont traverses par un fil rouge qu'on ne saurait faire disparaitre sans detruire le travail du cordier qui ne les a enlaces ainsi, que pour prouver a tout le monde que ces cordages appartiennent a la couronne de la grande Bretagne. C'est ainsi qu'a travers le Journal d'Ottilie regne le fil d'un tendre penchant qui unit entre elles les observations et les sentences, et fait de leur ensemble un tout qui appartient specialement a cette jeune fille! Nous esperons que les extraits de ce Journal, que nous citerons a plusieurs reprises, suffiront pour justifier notre comparaison. * * * * * EXTRAIT DU JOURNAL D'OTTILIE. "Toutes les fois que la pensee de l'homme depasse la vie d'ici bas, il ne saurait rien esperer de plus doux que de dormir aupres des personnes qu'il a aimees. Comme elle est chaleureuse, comme elle part sincerement du coeur, cette phrase si simple: Aller rejoindre les siens! "Il y a plus d'une maniere de perpetuer le souvenir d'une personne morte ou absente; la meilleure de toutes est, sans contredit, le portrait. Lors meme qu'il ne serait pas parfaitement ressemblant, il charme et attire; et l'on aime a s'entretenir avec lui, comme on aime parfois a discuter avec un ami; car alors, seulement, on sent distinctement qu'on est a deux, et qu'il serait impossible de se separer. "Combien de fois l'ami present n'est-il pour nous autre chose qu'un portrait! Il ne nous parle pas, il ne s'occupe pas de nous, mais nous nous occupons de lui en nous abandonnant au plaisir de le regarder; nous sentons ce qu'il est pour nous, et souvent notre affection augmente sans qu'il ait contribue a ce resultat plus que n'aurait pu le faire son portrait. "On n'est jamais content du portrait d'une personne qu'on aime, voila ce qui me fait plaindre sincerement les peintres de portraits. On leur demande l'impossible; on veut qu'ils representent la personne non telle qu'ils la voient, ou qu'elle est en effet, mais telle que l'exige la nature de ses rapports avec les individus qui regardent cette representation, et qui y cherchent, non la verite, mais la justification de leur affection ou de leur haine. Il est donc bien naturel que les peintres de portraits finissent par devenir indifferents, capricieux, opiniatres, et que, par consequent, un bon portrait de l'etre qui nous est le plus cher au monde, est presque une impossibilite. "La collection d'armes et d'autres objets trouves dans les tombes antiques que fermaient d'immenses blocs de rochers, et que l'Architecte nous a montres n'est a mes yeux qu'une preuve de la futilite des efforts humains pour la conservation de notre individualite apres la mort. Quelle n'est pas la force de l'esprit de contradiction, et qui de nous peut se flatter d'en etre exempt, puisque ce sage Architecte, apres avoir fouille lui-meme plusieurs de ces tombes, ou il n'a pu trouver que des insignes independants de la personne du mort, n'en continue pas moins a s'occuper de monuments funeraires? "Mais pourquoi nous juger si severement? Ne pouvons, ne devons-nous donc travailler que pour l'eternite? Ne nous habillons-nous pas le matin pour nous deshabiller le soir? Ne nous mettons-nous pas en voyage avec l'espoir de revenir au lieu du depart? Pourquoi ne souhaiterions-nous pas de reposer aupres des notres, quand ce ne serait que pour un siecle ou deux? "Les pierres mortuaires usees par les genoux des fideles, les eglises dont les voutes se sont ecroulees sur ces lugubres monuments, nous montrent, pour ainsi dire, une seconde epoque de la vie de souvenir que nous aimons a faire a nos morts, et, en general, cette vie est plus longue que la vie d'action. Mais elle aussi a un terme et finit par s'evanouir. Pourquoi le temps, dont l'inflexible tyrannie est toujours sans pitie pour l'homme, serait-il plus indulgent pour l'oeuvre de ses mains ou de son intelligence?" CHAPITRE III. Il est si agreable de s'occuper d'une chose qu'on ne sait qu'a demi, que nous ne devrions jamais nous permettre de rire aux depens de l'amateur qui s'occupe serieusement d'un art qu'il ne possedera jamais, ni blamer l'artiste qui depasse les limites de l'art ou son talent a acquis droit de cite, pour s'egarer dans les champs voisins ou il est etranger. C'est avec cette disposition bienveillante que nous allons juger les peintures dont l'Architecte se disposa a orner la voute et les places vides des murailles de la chapelle. Ses couleurs etaient pretes, ses mesures prises, ses cartons dessines. Trop modeste pour pretendre a la creation, il se borna a reproduire avec gout et intelligence les delicieuses figures et les ornements antiques dont il possedait les esquisses et les plans. L'echafaudage etait dresse et son travail s'avancait rapidement, car les frequentes visites de Charlotte et d'Ottilie doublaient son courage et enflammaient son imagination. De leur cote, les dames ne pouvaient se lasser d'admirer ces vivantes figures d'anges dont les draperies savamment eclairees, se detachaient si bien de l'azur du ciel, et qui, par leur cachet de piete simple et calme, invitaient a une douce meditation. Un jour l'artiste avait fait monter Ottilie pres de lui sur son echafaudage. La vue d'objets commodement etales, et dont elle avait appris a se servir a la pension, eveilla tout a coup chez cette jeune fille un sentiment artistique dont elle n'avait jamais suppose l'existence; et, saisissant la palette et les pinceaux, elle termina tres-heureusement une draperie commencee. Satisfaite de voir sa niece s'occuper ainsi, Charlotte devint plus solitaire; l'isolement etait un besoin pour elle, car la, seulement, il lui etait possible de se livrer aux tristes pensees qu'elle ne pouvait communiquer a personne. L'agitation fievreuse et les tourments outres que les evenements les plus communs causent aux hommes vulgaires, nous font sourire de pitie; mais nous nous sentons penetres d'un saint respect quand nous voyons devant nous un noble coeur ou le destin murit une de ses plus mysterieuses combinaisons, sans lui permettre d'en hater le developpement et d'aller ainsi au-devant du bien ou du mal qui doit en resulter pour lui et pour les autres. Edouard avait repondu a la lettre de sa femme, avec calme, avec resignation, mais sans abandon, sans amour surtout. Quelques jours apres avoir ecrit cette lettre, il disparut de sa retraite, et cacha si bien les traces de la route qu'il avait prise qu'il fut impossible de les decouvrir. La voie de la publicite, celle des journaux apprit enfin a Charlotte que son mari etait rentre dans la carriere militaire, car son nom figurait avec honneur dans le recit d'une bataille ou il s'etait distingue. La pauvre femme osa a peine se feliciter du bonheur avec lequel il venait d'echapper a tant de dangers, car elle savait qu'il en chercherait de nouveaux, non par amour pour la gloire, mais parce qu'il preferait la mort a la necessite de renouer ses anciennes relations avec sa femme. Plus elle s'affermissait dans cette conviction, si douloureuse pour elle, plus elle s'efforcait de la cacher au fond de son ame. Ignorant toujours le parti extreme que le Baron avait pris, et heureuse de cette ignorance, Ottilie s'etait passionnee pour la peinture. Charlotte lui avait accorde avec plaisir la permission de travailler avec l'Architecte au plafond de la chapelle, et le ciel que representait ce plafond se peupla rapidement de gracieux habitants. Devenus plus habiles par l'exercice et par l'emulation, les deux artistes faisaient des progres visibles a mesure qu'ils avancaient dans leur travail. Les figures, surtout, dont l'Architecte s'etait specialement charge, avaient une ressemblance plus ou moins grande avec Ottilie. Sa presence constante impressionnait le jeune artiste au point qu'il ne pouvait plus rever d'autre physionomie que celle de cette belle enfant. Un seul ange restait encore a faire, il devait etre le plus beau, et il le devint en effet: en le voyant, on eut dit qu'Ottilie planait dans les spheres celestes. L'Architecte s'etait promis d'abord de laisser les murs tels qu'ils etaient, en les couvrant toutefois d'une couche de brun clair, sur laquelle les gracieuses colonnes et les riches boiseries sculptees devaient ressortir naturellement par leur ton plus fonce. Mais, ainsi que cela arrive presque toujours en pareil cas, il modifia son premier plan, et decora ces places de corbeilles, de guirlandes et de couronnes de fruits et de fleurs; la representation de ces dons precieux de la nature unissait, pour ainsi dire, le ciel a la terre. Dans ce dernier travail, Ottilie surpassa presque son maitre: les jardins lui fournissaient les modeles les plus riches et les plus varies, et quoiqu'ils dotassent tres-richement ces corbeilles et ces couronnes, les peintures se trouverent achevees plus tot qu'ils ne l'auraient desire tous deux. Tout etait termine enfin; mais les bois des echafaudages et autres objets dont on s'etait servi pour peindre gisaient pele-mele sur les paves, casses et barioles de couleurs, et l'Architecte pria les deux dames de ne revenir dans la chapelle que lorsqu'il l'aurait fait debarrasser et nettoyer. Pendant une belle soiree, il vint les prier de s'y rendre, demanda la permission de ne pas les accompagner, et s'eloigna aussitot. --Quelle que soit la surprise qui nous est reservee, dit Charlotte, je ne me sens pas disposee a en profiter en ce moment. Va voir, seule, ce qu'il a fait, et tu m'en rendras compte. Je suis sure que tu vas jouir d'un coup d'oeil agreable; mais je veux le juger d'abord par ce que tu m'en diras, je verrai ensuite avec mes propres yeux. Ottilie, qui savait que sa tante evitait avec soin tout ce qui pouvait l'impressionner ou la surprendre, partit aussitot et se detourna plusieurs fois dans l'espoir de voir l'Architecte, mais il ne parut point. L'eglise qui etait achevee depuis longtemps n'avait rien de neuf a lui offrir; elle s'avanca donc vers la porte de la chapelle, qui, quoique surchargee d'airain, s'ouvrit sans effort; et l'aspect de ce lieu, qu'elle croyait connaitre parfaitement, lui causa un etonnement mele d'admiration: a travers la haute et unique fenetre qui l'eclairait, tombait un jour grave et bizarrement nuance; les vitraux etaient peints, ce qui donnait a l'ensemble un ton etrange, et disposait l'ame a des impressions melancoliques. Les paves casses avaient ete remplaces par des briques de forme differente, et unies entre elles par une couche de platre, de maniere a former des dessins allegoriques. Ce double ornement, que l'Architecte avait fait preparer et executer en secret, rehaussait la beaute des peintures. Les stalles antiques savamment sculptees, qu'on avait trouvees parmi les bois et les meubles qui encombraient cette chapelle, etaient symetriquement rangees contre la muraille et offraient de solennels lieux de repos. Ottilie contemplait avec plaisir ces details connus, qui se presentaient devant elle comme un tout inconnu; elle fut s'asseoir dans une des stalles, et ses regards errerent autour d'elle sans se fixer sur aucun objet; il lui semblait qu'elle etait et qu'elle n'etait point; qu'elle sentait et qu'elle ne sentait point; que tout disparaissait devant elle, et qu'elle disparaissait devant tout. Lorsque le soleil, qui avait fait briller les vitraux peints d'un eclat singulier, disparut, Ottilie se reveilla tout a coup de l'inconcevable reverie dans laquelle elle s'etait abimee, et retourna en hate au chateau. Son emotion etait d'autant plus vive, que ce jour etait la veille de l'anniversaire de la naissance d'Edouard, fete qu'elle s'etait flattee de celebrer dans une autre disposition d'esprit, et dans une situation bien differente. Les magnifiques fleurs d'automne brillaient encore sur leurs tiges; le tournesol levait toujours vers les cieux sa tete altiere, et les marguerites aux mille couleurs s'inclinaient modestement vers la terre. Si une faible partie de ce luxe de la nature avait ete cueillie, ce n'etait pas pour tresser des couronnes a Edouard, mais pour servir de modele aux peintures qui decoraient un lieu destine a recevoir des monuments funeraires. La tristesse et la melancolie de cette soiree rappelaient cruellement a la jeune fille la joie bruyante que le Baron avait fait regner le jour de l'anniversaire de sa naissance a elle; le feu d'artifice, surtout, petillait encore a ses oreilles, et brillait a ses yeux; illusion pleine de charmes et de desespoir, car elle etait seule! Son bras ne se reposait plus sur celui de son ami; il ne lui restait pas meme le vague espoir de retrouver tot ou tard en lui une consolation, un appui. * * * * * EXTRAIT DU JOURNAL D'OTTILIE. "Il faut que je signale ici une observation de notre jeune Architecte, car elle m'a paru tres-juste: Lorsque nous examinons de pres la destinee de l'artiste, et meme celle de l'artisan, nous reconnaissons qu'il n'est pas permis a l'homme de s'approprier un objet quelconque, pas meme celui qui semble lui appartenir de droit, puisqu'il emane de lui. Ses oeuvres l'abandonnent comme l'oiseau abandonne le nid ou il est eclos. "Sous ce rapport la destinee de l'Architecte est la plus cruelle de toutes. Il consacre une partie de son existence et toutes les ressources de son genie a construire et a decorer un edifice; mais des qu'il est acheve, il en est banni. C'est a lui que les rois doivent la magnificence et la pompe imposante des salles de leurs palais; et, cependant, ils ne lui permettent pas de jouir de l'effet merveilleux de son oeuvre. Dans les temples, une limite infranchissable l'exile du sanctuaire dont la beaute imposante est son ouvrage, et il lui est defendu de monter les marches qu'il a posees, de meme que l'orfevre ne peut adorer que de loin l'ostensoir qu'il a fabrique de ses mains. En remettant aux riches la clef d'un palais termine, il leur donne a jamais la jouissance exclusive de tout ce qu'il a pu inventer pour rendre la vie de tous les jours commode, agreable et brillante. L'art ne doit-il pas s'eloigner de l'artiste, puisque ses oeuvre ne reagissent plus sur lui, et se detachent de lui comme la fille richement dotee se detache du pere a qui elle doit cette dot? Ces reflexions nous expliquent pourquoi l'art avait plus de puissance, lorsqu'il etait presque entierement consacre au public, c'est-a-dire, aux choses qui continuent a appartenir a l'artiste, parce qu'elles appartiennent a tout le monde. "Les anciens peuples du Nord se sont forme, sur la vie au-dela de la tombe, des idees imposantes et graves; on peut meme dire qu'elles ont quelque chose d'effrayant. Ils se figuraient leurs ancetres reunis dans d'immenses cavernes, assis sur des trones et plonges dans de muets entretiens, puisqu'ils ne se parlaient que de la pensee. Et lorsqu'un nouveau venu, digne d'eux par sa valeur et par ses vertus, se presentait dans cette majestueuse reunion, tous se levaient et s'inclinaient devant lui. Hier j'etais assise dans la chapelle, dans une stalle sculptee, et, en face et pres de moi, je voyais beaucoup de stalles semblables, mais vides. Alors les idees de ces anciens peuples me sont revenues a la memoire, et je les ai trouvees douces et bienfaisantes. Pourquoi, me suis-je dit, ne peux-tu rester assise ici, silencieuse et pensive, jusqu'a ce qu'il arrive le bien-aime devant lequel tu te leveras avec joie pour lui assigner une place a tes cotes? "Les vitraux peints font du jour un crepuscule solennel; mais il faudrait inventer une lampe permanente, afin que la nuit ne fut pas aussi noire. "Oui, l'homme a beau faire, il ne peut se concevoir que voyant, et je crois qu'il ne reve pendant son sommeil que pour ne pas cesser de voir. Peut-etre aussi portons-nous en nous-memes une lumiere cachee et predestinee a sortir un jour de ces profondeurs mysterieuses, afin de rendre toute autre clarte inutile. "L'annee touche a sa fin, le vent passe sur le chaume et ne trouve plus de moissons a faire ondoyer. Les baies rouges de ces jolis arbres au feuillage dentele semblent seules vouloir nous retracer quelques images riantes de la saison passee, comme les coups mesures du batteur en grange nous rappellent que dans les epis dores tombes sous la faucille du moissonneur, il y avait un principe de vie et de nourriture." CHAPITRE IV. Lorsqu'il ne fut plus possible de cacher a Ottilie qu'Edouard etait alle braver les chances incalculables de la guerre, elle en fut d'autant plus vivement affectee que, depuis longtemps deja, elle n'eprouvait plus que des sensations qui lui rappelaient la fragilite des choses humaines. Heureusement, notre nature ne peut accepter qu'une certaine dose de malheur; tout ce qui depasse cette dose l'aneantit ou ne l'atteint point. Oui, il est des positions ou la crainte et l'esperance ne font plus qu'un meme sentiment morne et silencieux, qu'on pourrait presque appeler de l'insensibilite. S'il n'en etait pas ainsi, comment pourrions-nous continuer a vivre de la vie vulgaire, et suivre le cours de nos habitudes et nos travaux, tout en sachant que des dangers, sans cesse renaissants, enveloppent l'objet de nos affections qui vit loin de nous. Ottilie allait pour ainsi dire s'abimer dans la solitude silencieuse au milieu de laquelle elle vivait, lorsque le bon genie, qui veillait encore sur elle, introduisit au chateau une espece de horde sauvage. Le desordre qu'elle y causa, rappela les forces actives de la jeune fille sur les objets exterieurs, et lui rendit la conscience de son etre. Luciane, la brillante fille de Charlotte, avait, ainsi que nous l'avons deja dit, quitte le pensionnat, pour aller habiter avec sa grande-tante, qui s'etait empressee de l'introduire dans le monde elegant. La, le desir de plaire qui l'animait, devint une fascination qui captiva bientot un jeune et riche seigneur, auquel il ne manquait, pour reunir tout ce qu'il y avait de mieux en tout genre, qu'une femme accomplie, dont tout le monde lui envierait la possession. Pour arreter definitivement cet avantageux mariage, il fallait entrer dans des explications et des details sans nombre, et etablir des relations nouvelles; ce qui augmenta tellement la correspondance de Charlotte, qu'elle ne pouvait plus s'occuper d'autre chose. On savait que les jeunes fiances devaient venir voir leur mere; mais l'epoque de cette visite n'etait pas fixee. Ottilie se borna donc a faire lentement et par degres les preparatifs de cette reception. Rien n'etait termine encore, lorsque le tourbillon s'abattit a l'improviste sur le chateau. Des voitures decouvertes amenerent d'abord un monde de femmes de chambre et de valets; des brancards charges de caisses et de cartons suivaient de pres cette bruyante avant-garde, a laquelle succeda immediatement le gros de l'armee, c'est-a-dire, la grande-tante, Luciane, plusieurs de ses jeunes amies du pensionnat et un nombre considerable de gentilshommes des plus a la mode. Le pretendu s'etait egalement entoure d'un cortege d'amis de son age et de son rang. Une pluie battante survenue tout a coup augmenta le desordre de cette entree tumultueuse et imprevue. Les bagages gisaient pele-mele dans les vestibules et les antichambres, il n'y avait pas assez de bras pour les porter, pas assez de voix pour dire a qui appartenaient telle ou telle malle, caisse ou porte-manteau; les hotes encombraient les salons et chacun voulait etre loge le premier. Ottilie seule resta calme et tranquille. Son activite impassible domina la confusion generale; en peu d'heures tout le monde fut convenablement case, et s'il etait impossible de servir tant de personnes a la fois, on laissait du moins a chacun la liberte de se servir soi-meme. La route, quoique courte, avait ete fatigante, les voyageurs avaient besoin de repos, et le futur desirait passer, du moins les premieres journees, dans la societe intime de sa belle-mere, afin de lui parler de son amour pour sa fille et de son desir de la rendre heureuse. Luciane en avait decide autrement. Son pretendu avait amene plusieurs magnifiques chevaux de selle qu'elle ne connaissait pas encore, et elle les essaya a l'instant, en depit de la tempete et de la pluie; il lui semblait que l'on n'etait au monde que pour se mouiller et pour se secher. Les constructions et les promenades nouvelles dans les environs du chateau et dont on lui avait parle souvent, piquaient egalement sa curiosite; elle voulait tout voir, tout examiner dans le plus court delai possible. Sans egard pour ses vetements ou pour ses chaussures, elle visitait a pied les lieux ou on ne pouvait se rendre ni a cheval ni en voiture. Aussi les femmes de chambre etaient-elles forcees de consacrer, non-seulement les journees, mais encore une partie des nuits a decrotter, laver et repasser. Quand il ne lui resta plus rien a voir dans la contree, elle se mit a faire des visites dans le voisinage; et comme elle allait toujours au galop, les limites de ce voisinage s'etendaient fort loin. On s'empressa de venir la voir a son tour, ce qui acheva d'encombrer le chateau. Parfois ces visites arrivaient pendant que Luciane etait absente; pour remedier a cet inconvenient, elle fixa des jours de reception, et dans ces jours, une foule aussi brillante que nombreuse accourait de tous cotes. Pendant ce temps, Charlotte reglait avec sa tante et le charge d'affaires du futur les interets du jeune couple; Ottilie entretenait, par son esprit d'ordre et sa bonte, le zele des domestiques, des chasseurs, des jardiniers, des pecheurs et des fournisseurs de toute espece, afin de pouvoir satisfaire aux besoins et aux caprices de cette nombreuse societe. Semblable a une comete vagabonde qui traine apres elle une criniere enflammee, Luciane n'accordait de repos a personne. A peine les visiteurs les plus ages et les plus calmes avaient-ils arrange leurs parties de jeu, qu'elle renversait les tables et forcait tout ce qui pouvait se mouvoir a prendre part aux danses et aux divertissements bruyants. Et qui aurait ose rester immobile, quand une aussi seduisante jeune fille exigeait le mouvement et l'action? Toutefois, si elle ne voyait et ne demandait jamais que son plaisir a elle, les autres trouvaient aussi leur compte dans son humeur bruyante; les hommes surtout; car, grace au tact merveilleux avec lequel elle distribuait ses prevenances et ses agaceries, chacun d'eux se croyait le mieux partage. Dominee par le besoin de plaire toujours et a tout le monde, elle n'epargna pas meme les hommes d'un caractere grave ou avances en age, quand leur rang ou leur position sociale leur donnait quelqu'importance. Pour les captiver, elle avait recours a toutes sortes d'attentions delicates, telles que de celebrer leurs fetes de naissance ou de nom, dont elle s'etait procuree les dates par des detours adroits. Chez elle la malignite etait pour ainsi dire erigee en systeme; peu satisfaite d'humilier la sagesse et le merite, en les reduisant a rendre hommage a ses extravagances, elle aimait a se jouer des hommes jeunes et etourdis, en les enchainant a son char, au jour et a l'heure qu'elle avait fixes d'avance pour leur defaite. L'Architecte avait attire son attention, beaucoup moins par ses manieres distinguees, que par sa chevelure noire et bouclee, a travers laquelle il regardait avec tant d'ingenuite; mais il continua a se tenir eloigne d'elle, repondit laconiquement a ses questions, et l'evita avec un calme si parfait, qu'elle se sentit presque offensee de sa conduite. Pour l'en punir et le forcer a grossir le cortege de ses adorateurs, elle se promit de le faire le heros d'une brillante journee. Ce n'etait pas seulement par manie qu'elle se faisait toujours preceder dans ses voyages par une immense quantite de malles et de caisses; elle en avait reellement besoin pour satisfaire les nombreux caprices dont la prompte realisation etait pour elle un besoin. Jamais elle ne faisait moins de quatre toilettes par jour, et souvent meme il ne lui suffisait pas de varier ainsi les costumes que les usages du monde elegant assignent a chaque partie de la journee, elle inventait encore les deguisements les plus extraordinaires, qu'elle realisait dans les moments ou on s'y attendait le moins. C'est ainsi qu'apres une courte absence des salons, elle s'y glissait furtivement vetue en paysanne, en fee, en bouquetiere, et meme en vieille femme, car il lui etait agreable d'entendre les cris d'admiration qui retentissaient de toutes parts, quand elle rejetait brusquement le capuchon qui cachait son joli visage. Ses allures naturellement gracieuses, s'accordaient toujours si bien avec les personnages qu'elle representait, qu'on ne pouvait la regarder sans se croire sous l'empire du plus charmant et du plus espiegle des farfadets. Ces sortes de deguisements lui valaient encore un autre genre de triomphe, auquel elle attachait le plus grand prix; celui de faire paraitre dans tout son eclat, le talent avec lequel elle executait des danses de caractere et des pantomimes. Un jeune cavalier de sa suite, qui s'etait exerce a accompagner sur le piano ses attitudes et ses gestes par des airs analogues, savait si bien lire ses desirs dans ses yeux, qu'il lui suffisait d'un coup d'oeil pour deviner sa pensee. Au milieu d'une brillante soiree dansante, elle jeta sur lui un de ces regards significatifs; il la comprit et la supplia aussitot de surprendre la societe par une representation improvisee. Cette demande parut l'embarrasser; elle se fit prier longtemps contre son habitude, feignit d'hesiter sur le choix du sujet et finit, a l'exemple de tous les improvisateurs, par demander qu'on lui en donnat un; le jeune cavalier lui indiqua celui d'Artemise au tombeau de son mari. Luciane s'eloigna et reparut bientot sous le costume de la royale veuve. Sa demarche etait grave et imposante, une marche funebre savamment executee sur le piano soutenait ses gestes et ses attitudes, et ses yeux ne quittaient point l'urne funebre qu'elle tenait dans ses mains. Deux pages en grand deuil la suivaient, portant un grand tableau noir et un morceau de crayon blanc. Un autre cavalier de sa suite, qui etait egalement dans le secret, poussa l'Architecte au milieu du cercle qui s'etait forme autour d'Artemise; mais il avait eu soin de l'avertir qu'il ne pouvait se dispenser de jouer, dans cette scene, le role qui lui appartenait de droit, c'est-a-dire de dessiner sous les yeux de la reine un mausolee digne de sa douleur et du mort qui en etait l'objet. Cette exigence lui fut d'autant plus desagreable que son costume noir, il est vrai, mais etroit et a la mode, contrastait d'une maniere bizarre avec la couronne, les franges, les glands de jais, les voiles de crepe et les draperies de velours de la reine. Prenant toutefois son parti en homme d'esprit et de bonne compagnie, il s'avanca gravement vers le tableau, prit le crayon qu'un des pages lui presenta et dessina un mausolee imposant et beau, mais qui semblait plutot appartenir a un prince lombard qu'a un roi de Carie. Tout entier a son travail il ne fit aucune attention a la reine, et ce ne fut qu'apres avoir donne le dernier coup de crayon qu'il se tourna vers elle, pour lui annoncer, par une respectueuse inclination, qu'il avait accompli ses ordres. Persuade que son role etait joue, il allait se retirer; mais Luciane lui montra l'urne qu'elle tenait a la main, en cherchant a lui faire comprendre qu'elle voulait la voir reproduite sur le haut du monument. L'Architecte n'obeit qu'a regret et d'un air contrarie, car ce nouvel ornement ne s'accordait nullement avec le caractere de son esquisse. De son cote, la reine etait mecontente, presque humiliee: elle s'etait flattee qu'il tracerait en hate quelque chose de semblable a un tombeau, pour ne s'occuper que d'elle, et lui temoigner ainsi qu'il etait sensible a la preference marquee qu'elle venait de lui accorder sur tous les autres jeunes hommes de la societe, en le choisissant pour jouer cette pantomime avec elle. Stimulee par sa vanite blessee, elle chercha plusieurs fois a etablir des rapports directs avec lui, tantot en admirant son travail avec enthousiasme, et tantot en l'engageant indirectement a la consoler en partageant sa douleur. Malgre ces avances, l'Architecte resta immobile et froid, ce qui la mit dans la necessite d'occuper seule les spectateurs par l'expression de son desespoir. Plusieurs fois deja elle avait presse l'urne sur son coeur, leve ses regards vers le ciel, et fait plusieurs autres gestes semblables; en cherchant a les varier, elle les exagera au point, qu'elle finit par ressembler beaucoup plus a la matrone d'Ephese qu'a la royale veuve de Carie. Cette scene s'etait tellement prolongee, que le pianiste ne savait plus comment varier ses airs de deuil; aussi passa-t-il tout a coup a des melodies gaies et bruyantes qui forcerent Luciane a donner un autre caractere a ses attitudes, au moment meme ou elle allait exprimer a l'artiste sa larmoyante reconnaissance. On se pressa autour d'elle en l'accablant d'eloges et de remerciments, et l'Architecte eut sa part du succes; car son dessin excita une admiration generale et sincere. Le futur, surtout, en fut tres-satisfait et le lui temoigna en termes flatteurs. --Il est facheux, continua-t-il, que, dans peu de jours, il ne restera plus rien de ce beau dessin. Je vais le faire porter dans ma chambre, afin d'en jouir du moins aussi longtemps que possible. --Si vous le desirez, repondit l'Architecte, je vous montrerai une collection de monuments funeraires dont cette esquisse n'est qu'une reminiscence tres-imparfaite. Ottilie, qui se trouvait pres d'eux, s'empressa de lui dire qu'il ne pourrait jamais montrer ses chefs-d'oeuvre a un connaisseur plus capable de les apprecier. Luciane accourut en ce moment et demanda quel etait le sujet de leur conversation. --Nous parlions d'une collection de dessins, lui dit son futur, que cet aimable artiste m'a promis de me montrer incessamment. --Qu'il l'apporte tout de suite, s'ecria Luciane. Et saisissant les deux mains de l'artiste, elle ajouta d'une voix caressante: --N'est-il pas vrai, Monsieur, que vous l'apporterez tout de suite? --Il me semble, Madame, que cet instant est peu convenable pour un pareil examen. --Quoi! Monsieur, dit-elle d'un ton ironiquement imperieux, vous oseriez resister aux ordres de votre reine! Puis elle se remit a le prier et a lui prodiguer les plus gracieuses flatteries. --N'y mettez pas d'obstination, murmura Ottilie en se penchant a l'oreille de l'artiste, qui s'eloigna aussitot apres avoir fait une inclination respectueuse, mais qui ne promettait rien. Des qu'il fut sorti, Luciane se mit a jouer a travers le salon avec un grand levrier. Le pauvre animal se refugia aupres de Charlotte. La jeune etourdie le poursuivit avec tant d'ardeur qu'elle manqua de renverser sa mere. --Ah! que je suis malheureuse de ne pas avoir amene mon singe! s'ecria-t-elle tout a coup. J'en avais l'intention, on m'en a detourne pour flatter la paresse de mes gens; mais je veux qu'on aille le chercher des demain. Si j'avais seulement son portrait! Oh! je le ferai faire, et son image du moins ne me quittera jamais; elle me consolera, quand je ne pourrai pas avoir l'original pres de moi. --Je puis des ce moment t'offrir cette consolation, dit Charlotte, car j'ai dans ma bibliotheque un grand nombre de gravures representant toutes les varietes de singes. Luciane poussa un cri de joie, et un domestique apporta l'in-folio qu'elle se mit aussitot a feuilleter avec enthousiasme, trouvant a chacune de ces hideuses creatures, qu'on regarde a juste titre comme la plus laide parodie de l'homme, une ressemblance frappante avec les diverses personnes de sa connaissance. --Regardez celui-ci, dit-elle, n'est-ce pas le veritable portrait de mon oncle? Et cet autre? Ah! c'est le celebre marchand de nouveautes M----. Voici le Cure S----. Et celui-la? Ne reconnaissez-vous pas Monsieur ... Monsieur ... chose ...? En verite, les singes sont les vrais _incroyables_[2] de la bonne societe; et je ne sais de quel droit on se permet de les en exclure. Et c'etait au milieu d'une bonne societe qu'elle parlait ainsi, sans supposer la possibilite qu'elle pouvait blesser quelqu'un. On avait commence par tant pardonner a ses graces et a son esprit, qu'on etait arrive a tout pardonner a son impertinence. Ce genre de plaisanterie avait peu d'attraits pour le futur, qui s'entretenait dans un coin avec Ottilie sur le merite de l'Architecte, dont la jeune fille attendait le retour avec impatience; car elle esperait qu'il mettrait un terme a l'inconvenant babillage de Luciane a l'occasion des singes. A son grand etonnement, il se fit encore attendre longtemps, et lorsqu'il reparut, il se perdit dans la foule. Non-seulement il n'avait point apporte ses dessins, mais il semblait avoir oublie qu'on les lui avait demandes. Ottilie l'accusa interieurement et avec chagrin du peu de cas qu'il faisait de sa priere. Au reste, elle ne lui avait adresse cette priere que pour procurer a son futur cousin une distraction agreable; car il etait facile de voir que, malgre son amour sans bornes pour Luciane, il souffrait parfois de ses extravagances. Bientot les singes firent place a une splendide collation, a laquelle succederent des danses animees. Puis il y eut un moment de causerie paisible, et les jeux bruyants recommencerent de nouveau et se prolongerent bien avant dans la nuit. Luciane, que le pensionnat avait accoutumee a une vie reglee, s'etait promptement faconnee aux allures du monde elegant et dissipe, et jamais elle ne pouvait ni se coucher ni se lever assez tard. Malgre les nombreuses occupations dont elle etait surchargee, Ottilie ne negligea point son journal; elle n'y inscrivit cependant pas des evenements, mais des pensees et des maximes que nous n'osons pas lui attribuer. Il est probable qu'elle les puisa dans un livre qu'on lui avait prete, et dont elle s'appropria tout ce qui portait le cachet de son caractere; car on y retrouve toujours le fil rouge des cordages de la marine royale d'Angleterre. * * * * * EXTRAIT DU JOURNAL D'OTTILIE. "Nous aimons a regarder dans l'avenir, parce que nous esperons que nos voeux secrets dirigeront en notre faveur les chances du hasard qui s'y agitent. "Nous ne nous trouvons presque jamais dans une societe nombreuse sans croire, vaguement du moins, que le hasard, qui rapproche tant de choses, y amenera quelques-uns de nos amis." "On a beau vivre dans une retraite profonde, on devient tot ou tard, et sans s'y attendre, creancier ou debiteur." "Quand nous rencontrons une personne qui nous doit de la reconnaissance, nous nous en souvenons a l'instant; mais nous pouvons rencontrer plus de cent fois celles qui ont le droit d'en exiger de notre part, sans nous le rappeler." "La nature nous pousse a communiquer nos sensations; l'education nous apprend a recevoir les communications des autres pour ce qu'ils nous les donnent." "Nous parlerions fort peu en societe, si nous savions que nous comprenons presque toujours nous-memes fort mal ceux qui nous parlent." "C'est sans doute parce que nous ne comprenons jamais completement les paroles des autres, que nous les changeons toujours en les rapportant." "Celui qui parle longtemps seul sans flatter son auditoire, excite sa malveillance." "Chaque parole prononcee eveille naturellement une antinomie." "La contradiction est aussi nuisible au charme de la conversation que la flatterie." "Une reunion n'est reellement agreable, que lorsque tous ceux qui la composent s'estiment et se respectent sans se craindre." "L'homme ne dessine jamais plus completement son caractere, que par ce qui lui parait ridicule." "Le ridicule n'est autre chose qu'une opposition aux convenances sociales, opposition qui s'harmonise avec nos penchants naturels d'une maniere inoffensive." "L'homme qui se laisse aller a ses penchants naturels, rit souvent la, ou les autres ne voient rien de risible. C'est que, pour lui, la satisfaction interieure domine toujours les impressions qu'il recoit des objets exterieurs." "Tout est ridicule pour l'homme raisonnable, rien ne l'est pour le sage." "On reprocha un jour a un homme age d'adresser toujours ses hommages aux jeunes personnes. C'est le seul moyen de se rajeunir, repondit-il; et qui de nous oserait pretendre que se rajeunir n'est pas ce qu'il desire le plus au monde?" "Nous nous laissons tranquillement reprocher nos defauts, nous supportons meme avec patience les chatiments et autres maux qu'ils entrainent; mais on nous indigne, on nous desespere, quand on veut nous contraindre a nous en corriger." "Il est des defauts necessaires au bien-etre des existences individuelles, et nous serions nous-memes peu satisfaits, si nos anciens amis se debarrassaient tout a coup des bizarreries qui les caracterisent." "Lorsqu'un individu se conduit d'une maniere entierement opposee a ses habitudes, on dit: Il mourra bientot." "Quels sont les travers d'esprit que nous devons plutot chercher a cultiver qu'a deraciner en nous? Ceux qui flattent les personnes au milieu desquelles nous vivons, au lieu de les offenser." "Les passions sont des defauts et des vertus exageres." "Chaque passion est un phenix qui, au moment meme ou on le croit consume, renait de sa cendre." "Les passions sont des maladies sans espoir de guerison, car les moyens qui devraient les guerir, ne servent presque jamais qu'a les augmenter." "Lorsque nous faisons l'aveu d'une passion qui nous domine, nous en augmentons la force; mais parfois aussi cet aveu l'affaiblit." "Un juste equilibre n'est nulle part plus necessaire et plus difficile, que dans notre conduite envers un objet aime; car nous y mettons presque toujours ou trop de confiance ou trop de reserve." Note: [2] Ce mot est en francais dans le texte. C'est une allusion aux jeunes elegants de la France du temps de la Republique, que l'on designait sous le nom d'_incroyables_. CHAPITRE V. Entrainee par le tourbillon des plaisirs les plus bruyants et les plus bizarres, Luciane continua a fouetter devant elle l'ivresse de la vie au milieu du tourbillon des plaisirs sociaux. Son cortege grossissait de jour en jour; car elle savait s'attacher, par sa bienveillance et par sa generosite, tous ceux qu'elle n'avait pu reussir a attirer par son extravagance et ses folies. Sa grande-tante et son futur rivalisaient entre eux pour prevenir ses desirs, aussi ne connaissait-elle pas meme la valeur des choses qu'elle prodiguait. Lorsqu'une dame de sa societe lui paraissait moins richement habillee que les autres, elle l'affublait a l'instant d'un chale magnifique ou de toute autre parure qui lui manquait; et elle imposait ces dons avec tant d'adresse et de bonte, qu'il etait aussi impossible de les refuser que de s'en offenser. Quand elle se transportait d'un lieu a un autre, un des jeunes gentilshommes qui l'accompagnaient toujours, etait specialement charge d'aller a la decouverte des vieillards et des malades indigents, et de leur distribuer, de sa part, de riches aumones; ce qui lui donnait la reputation d'ange tutelaire, de seconde providence des malheureux. Cette reputation flattait agreablement sa vanite, mais elle l'exposait en meme temps a des inconvenients graves et reels; car cette orgueilleuse bienfaisance la rendait le point de mire, non-seulement des pauvres, mais des paresseux et des intrigants. Le hasard qui semblait lui etre toujours favorable, fit qu'on parla un jour devant elle d'un jeune homme du voisinage fort beau et fort bien fait, mais qui avait perdu la main droite dans une bataille. Cette mutilation, quoiqu'honorable, l'avait rendu si misanthrope qu'il s'etait consacre tout entier a l'etude, et ne voyait qu'un tres-petit nombre d'anciens amis avec lesquels il ne se trouvait pas reduit a la facheuse necessite d'expliquer toujours de nouveau la catastrophe qui l'avait prive de sa main. Luciane se promit d'attirer ce jeune homme au chateau. Elle reussit d'abord a le faire assister a ses reunions intimes, ou elle le traita avec tant de prevenances et tant d'egards, qu'il finit par se decider a venir a ses assemblees quotidiennes, et meme a ses fetes brillantes. Dans toutes les circonstances possibles, elle avait toujours soin de le placer a ses cotes, et toutes ses attentions etaient pour lui. A table, elle le servait elle-meme; et quand la presence de quelque personnage important la forcait a l'eloigner, les domestiques avaient ordre de prevenir tous ses desirs. Enfin elle temoigna tant d'egards pour son malheur, et semblait chercher si sincerement a le lui faire oublier, qu'il finit par s'en applaudir. Pour mettre le comble a ses seductions, elle l'engagea a ecrire de la main gauche et a lui adresser ses essais. Le malheureux jeune homme sentit que par ce moyen il pourrait prolonger ses rapports avec la plus seduisante des femmes, meme lorsqu'il serait loin d'elle. Aussi se livra-t-il avec passion au travail qu'elle lui avait conseille, et il lui semblait qu'il venait de s'eveiller a une vie nouvelle et pleine de charmes. Les lettres et les vers qu'il adressait a Luciane, et la preference marquee qu'elle continuait a lui accorder, loin d'exciter la jalousie du futur, n'etaient a ses yeux qu'une preuve nouvelle du haut merite de sa fiancee. Au reste, il avait assez observe son caractere pour etre certain que la plupart de ses bizarreries etaient de nature a detruire les soupcons a mesure qu'elle les faisait naitre. Elle aimait a se jouer de tout le monde, a railler et a tourmenter tantot l'un, tantot l'autre; a pousser, heurter, culbuter tous ceux qui l'entouraient, sans distinction de sexe, d'age ou de rang; mais elle n'accordait a personne le droit d'en agir de meme envers elle. S'offensant de la moindre liberte, elle savait tenir les autres dans les bornes de la plus severe bienseance, que cependant elle depassait a chaque instant. Etait-ce legerete ou principe? mais si elle aimait passionnement les louanges, elle savait braver le blame; et si elle cherchait a captiver les coeurs par ses prevenances, elle ne craignait pas de les blesser par son humeur moqueuse et satirique. Dans tous les chateaux de la contree on s'empressait de lui faire, ainsi qu'a sa societe, l'accueil le plus gracieux et le plus distingue, et cependant elle ne revenait jamais de ses visites sans prouver, par ses observations railleuses, que son esprit ne saisissait jamais que le cote ridicule des diverses situations de la vie. La, c'etaient trois freres qui avaient vieilli dans le celibat parce que chacun d'eux aurait cru manquer a la politesse, s'il n'avait pas cede a l'autre le privilege de se marier le premier. Ici une petite jeune femme tourbillonnait autour d'un mari vieux et grand, et ailleurs un petit homme eveille vivait a l'ombre d'une geante disgracieuse. Ailleurs encore on butait a chaque pas dans les jambes d'un enfant, tandis qu'un autre chateau, malgre la nombreuse societe qu'elle y reunissait, lui avait semble vide, parce qu'il n'y avait pas d'enfants. --Les vieux epoux, disait-elle, devraient se faire ensevelir le plus tot possible, afin que l'on put du moins entendre, dans leur lugubre demeure, les bruyants eclats de rire des collateraux. Quant aux jeunes epoux, il faut qu'ils voyagent, car la vie de menage les rend souverainement ridicules. Les choses inanimees ne trouvaient pas chez elle plus d'indulgence; sa malignite s'excitait sur les antiques tapisseries de haute lisse, comme sur les tentures les plus modernes; sur les respectables tableaux de famille, comme sur les plus frivoles gravures des modes du jour. Tous ces travers, cependant, n'etaient pas le resultat d'une mechancete reflechie, mais d'une petulance folle et presomptueuse. Jamais encore elle ne s'etait montree malveillante pour personne, Ottilie seule lui inspira ce sentiment, et elle ne chercha pas meme a le deguiser. Tout le monde remarquait et louait son activite infatigable, tandis que Luciane n'en parlait jamais qu'avec une amertume dedaigneuse. Pour la convaincre du merite de cette jeune fille, on lui apprit qu'elle etendait ses soins jusque sur les jardins et sur les serres, et des le lendemain Luciane se plaignit de la rarete des fleurs et des fruits, comme si elle avait oublie que l'on etait au milieu de l'hiver. Elle poussa meme la malice jusqu'a faire enlever chaque jour, sous pretexte d'orner les appartements et les tables, les fleurs en boutons et les branches vertes des arbres, afin de detruire ainsi, pour toute la saison prochaine, les esperances d'Ottilie et du jardinier dont elle secondait les intelligents travaux. Persuadee que la pauvre enfant ne pouvait se mouvoir a son aise que dans le cercle domestique, Luciane l'en arracha malgre elle, tantot pour aller aux assemblees ou aux bals du voisinage, tantot pour grossir le cortege de ses promenades en traineau et a cheval, a travers la neige, la glace et la tempete. En vain Ottilie chercha-t-elle a lui faire comprendre que ses devoirs de menagere la retenaient a la maison, et que sa sante etait trop delicate pour un pareil genre de vie, Luciane avait pour principe que tout ce qui lui convenait ne devait gener ni incommoder personne. Bientot cependant elle eut lieu de se repentir de ce despotisme; car Ottilie, quoique toujours la moins paree, etait, aux yeux des hommes du moins, la plus belle. Sa melancolie pensive les attirait, et sa douceur inalterable les fixait. Le futur lui-meme subissait, sans le savoir, cette fascination; il aimait a s'entretenir avec elle, et a la consulter sur un projet qui le preoccupait fortement. L'Architecte S'etait decide enfin a lui montrer ses dessins et sa collection d'objets d'antiquite, il consentit meme a lui faire voir les travaux qu'il avait executes dans les domaines du Baron, ainsi que les restaurations et les peintures de l'eglise et de la chapelle. Cette complaisance eut le resultat qu'elle ne pouvait manquer d'avoir: le futur de Luciane concut une haute idee du talent et du caractere de l'Architecte. Riche, et amateur passionne des arts, ce jeune seigneur etait assez sage pour sentir qu'il perdrait son temps et son argent, s'il suivait au hasard le penchant qui le poussait a faire batir et a reunir des objets curieux. La direction d'un homme prudent et experimente lui etait indispensable, et personne ne pouvait mieux remplir son but que l'Architecte, dont il venait de faire connaissance d'une maniere si inattendue: il en parla a Luciane qui l'excita a s'attacher sans delai ce jeune artiste. En allant ainsi au-devant des desirs de son futur, elle n'avait d'autre intention que d'enlever a Ottilie un homme remarquable qui lui avait voue une amitie si tendre, qu'on ne pouvait manquer d'y reconnaitre un commencement d'amour. L'idee que les conseils et les secours d'un artiste aussi distingue pourraient lui etre utiles a elle-meme, n'entrait pour rien dans sa conduite. Cependant il avait deja plus d'une fois donne a ses fetes improvisees un merite reel; mais loin de lui en savoir gre, elle ne supposait pas meme la possibilite qu'elle put avoir besoin de ses avis; elle se croyait superieure en tout et a tout le monde. Au reste, l'intelligence et l'adresse de son valet de chambre qui lui avaient suffi jusque la, etaient en effet tout ce qu'il fallait pour executer ses inventions vulgaires et bornees; car jamais elle ne voyait, pour celebrer les anniversaires ou tout autre jour remarquable, qu'un autel ou brulait l'encens et la flamme du sacrifice, un buste, des couronnes, des guirlandes et des transparents. Ottilie etait parfaitement a meme de donner a son futur cousin une juste idee de la position dans laquelle se trouvait l'Architecte. Elle savait que Charlotte ne pouvait ni ne voulait plus l'employer, et que, sans l'arrivee de Luciane et de sa brillante suite, il aurait deja quitte le chateau; la rigueur de la saison rendant d'ailleurs toute construction impossible, lors meme qu'on aurait voulu en faire executer. L'intelligent artiste avait donc plus que jamais besoin d'un protecteur qui eut le pouvoir et la volonte d'utiliser son talent. Les rapports de cet artiste avec l'aimable Ottilie etaient nobles et purs comme elle. La jeune fille aimait a le voir deployer sous ses yeux les forces actives de sa belle intelligence, comme on aime a etre temoin des utiles travaux et des honorables succes d'un frere. Son affection calme et paisible ne sortait pas de ses limites; une passion quelconque ne pouvait plus trouver de place dans son coeur qu'Edouard remplissait tout entier; Dieu, lui qui penetre partout, pouvait seul y regner avec lui. Plus l'hiver devenait rigoureux et les routes impraticables, plus on s'applaudissait du hasard qui avait mis tout le voisinage a meme de passer, en bonne compagnie, cette triste saison avec ses courtes journees et ses nuits interminables. Le torrent des visiteurs qui inondait le chateau allait toujours en croissant; on avait tant parle de la vie joyeuse qu'on y menait, que ces bruits attirerent les officiers en garnison dans les environs. Les uns, aussi bien eleves que bien nes augmenterent la satisfaction generale, tandis que les autres causerent plus d'un desordre par leur manque d'usage et leur grosse gaite. Au milieu de ce mouvement perpetuel, le Comte et la Baronne arriverent de la maniere la plus inattendue; leur presence convertit tout a coup cette cohue bigarree en une veritable cour. Les hommes les plus distingues par leur rang et leurs manieres se grouperent autour du Comte, et la Baronne donna l'impulsion aux dames qui, toutes, rendaient justice a son merite superieur. On avait ete surpris d'abord de les voir arriver ensemble et publiquement. L'air de satisfaction qui respirait sur leur visage avait mis le comble a cette surprise. En apprenant que la femme du Comte venait de mourir, et que, par consequent, il pouvait epouser la Baronne des que les convenances sociales le lui permettraient, on comprit leur gaite et on la partagea franchement. Ottilie seule se rappela avec une vive douleur leur premiere visite, et tout ce qui avait ete dit alors sur le mariage et le divorce, sur le devoir et les penchants, sur les desirs et sur la resignation. Ces deux amants dont, a cette epoque, rien encore n'autorisait les esperances, se representaient devant elle, surs enfin de leur bonheur, au moment meme ou tout lui imposait la loi de renoncer au sien. Il etait donc bien naturel qu'elle ne put les revoir sans etouffer un soupir et essuyer furtivement une larme de regret. A peine Luciane eut-elle appris que le Comte aimait la musique, qu'elle organisa des concerts, ou elle esperait briller par son chant qu'elle accompagnait de la guitare, instrument dont elle se servait avec art. Quant a sa voix, elle etait belle et bien cultivee; mais il etait aussi impossible de comprendre les paroles qu'elle chantait que celles de toutes les belles chanteuses allemandes qui font les delices des salons. Un soir son triomphe fut trouble par un incident peu flatteur pour son amour-propre. Au nombre des auditeurs se trouvait un jeune poete qui, pour l'instant, etait l'objet de ses preferences, parce qu'elle voulait le mettre dans la necessite de composer des vers pour elle, et de les lui dedier authentiquement. Pour hater ce resultat, elle avait pris le parti de ne chanter que les vers de ce poete. Des que le premier morceau fut fini, il vint comme tout le monde, ainsi que la politesse l'exige, la feliciter sur son admirable talent. Luciane, qui en avait espere davantage de sa part, hasarda, mais en vain, plusieurs allusions sur le choix des paroles. Forcee enfin de reconnaitre qu'il ne la comprenait pas, ou qu'il ne voulait pas la comprendre, elle chargea un des gentilshommes de sa suite, accoutume a executer ses ordres, de demander directement au poete recalcitrant si ses vers, chantes par une si belle bouche et une voix si seduisante, ne lui avaient pas paru plus beaux qu'a l'ordinaire.--Mes vers? demanda le poete surpris, mais je n'ai entendu que des voyelles, et pas meme nettement articulees! N'importe, il est de mon devoir de remercier cette dame de son aimable attention, et je m'en acquitterai. Le Courtisan etait trop bien appris pour rendre a sa souveraine un compte fidele de sa mission, le poete paya sa dette par des phrases sonores, mais banales, et Luciane lui exprima assez clairement le desir de pouvoir chanter a la premiere occasion une romance composee par lui et pour elle. Pique de cette demande, il eut un instant la pensee de lui presenter un alphabet, et de lui conseiller de prendre au hasard les premieres lettres venues, avec l'intention d'en former un hymne a sa louange, qu'elle pourrait ensuite appliquer au premier air qu'il lui plairait de choisir; mais il sentit a temps que cette ironie eut ete trop amere, et meme inconvenante. La soiree cependant ne devait pas se passer sans faire subir a Luciane une humiliation complete, car on ne tarda pas a lui apprendre que le jeune poete venait de glisser dans le cahier de musique d'Ottilie un charmant petit poeme qu'il avait compose sur un des airs favoris de la jeune fille, et dans lequel respirait un sentiment trop tendre pour qu'il fut possible de ne l'attribuer qu'a la simple galanterie. Les personnes avides de louanges et dominees par le besoin de briller, se croient ordinairement aptes a tout, et s'attachent presque toujours de preference a ce qu'elles font mal. Luciane etait plus que toute autre soumise a cette loi; aussi ne tarda-t-elle pas a chercher de nouveaux succes dans la declamation. Sa memoire etait bonne, mais son debit etait calcule sans intelligence, et exalte sans passion. Elle avait, en outre, contracte la mauvaise habitude de ne jamais rien reciter sans faire des gestes qui confondaient desagreablement le genre lyrique et epique avec le genre dramatique. Le Comte, dont l'esprit penetrant avait saisi en peu de jours tous les travers de la societe dont il etait, pour ainsi dire, le chef et le directeur, suggera a Luciane un projet qui devait lui fournir le moyen de se poser d'une maniere nouvelle devant ses admirateurs. --Vous avez autour de vous, lui dit-il, beaucoup de personnes spirituelles et gracieuses, et je suis etonne qu'avec leur secours vous n'ayez pas encore represente quelques tableaux celebres. Ces sortes de representations demandent une foule de soins et d'apprets, j'en conviens, mais elles ont un charme infini. Ce genre d'amusement convenait parfaitement au gout et au caractere de Luciane, aussi s'empressa-t-elle de suivre le conseil indirect que le Comte venait de lui donner, et dont elle avait le droit d'esperer de grands succes. Sa taille elegante, ses formes arrondies, sa figure reguliere et expressive, ses beaux cheveux bruns, son cou blanc et souple, tout en elle enfin etait parfait et digne de servir de modele au plus grand peintre; et son penchant pour les tableaux vivants serait sans doute devenu une passion exclusive, si elle avait su qu'elle etait plus belle encore quand elle etait tranquille et calme, que lorsqu'elle se mouvait sans cesse; car alors elle avait quelque chose de turbulent qui devenait parfois disgracieux. Ne pouvant se procurer les tableaux des grands maitres que l'on voulait representer, on se contenta des gravures qui se trouvaient au chateau. On choisit d'abord le Belisaire de Van-Dick. Le personnage assis du vieux general aveugle fut confie a un gentilhomme deja avance en age, grand, bien fait et d'une physionomie noble. L'Architecte se chargea du guerrier qui, debout devant le general, le regarde avec une tristesse compatissante; par un hasard singulier, il avait reellement beaucoup de ressemblance avec ce guerrier. Luciane s'etait modestement contentee de la jolie jeune femme que l'on voit au fond du tableau, faisant passer de sa bourse dans sa main, l'aumone qu'elle destine a l'aveugle. La vieille qui semble lui dire qu'elle va trop donner, et la troisieme femme qui deja remet son offrande a Belisaire ne furent point oubliees. Les preparatifs necessaires pour executer ce tableau et ceux qui devaient le suivre, conduisirent beaucoup plus loin qu'on ne l'avait pense d'abord; a chaque instant on avait besoin d'une foule de choses qu'il etait difficile de se procurer a la campagne, et surtout au milieu de l'hiver, ou les communications sont lentes et souvent meme impossibles. Tout retard etait antipathique a Luciane, aussi sacrifia-t-elle sans hesiter tous les objets de sa garde-robe qui pouvaient servir pour faire des draperies et des costumes tels que les exigeaient les tableaux. L'Architecte s'occupa activement de la construction du theatre et de la maniere de l'eclairer; le Comte le seconda de son mieux, et lui donna souvent d'utiles et sages conseils. Lorsque tout fut pret enfin, on reunit une societe nombreuse et brillante qui, depuis longtemps deja, attendait avec impatience la premiere representation. Apres avoir prepare les spectateurs par une musique appropriee au sujet du tableau de Belisaire, on leva le rideau. Les attitudes etaient si justes, les couleurs si heureusement harmonisees, la lumiere si savamment disposee, qu'on se croyait transporte dans un autre monde. Au premier abord cependant, cette realite, mise ainsi a la place d'une fiction artistique, avait quelque chose d'inquietant. Le rideau retomba, mais les voeux unanimes des spectateurs le firent relever plus d'une fois. Bientot la musique les occupa de nouveau, et jusqu'au moment ou tout fut pret pour la representation d'un second tableau d'un genre plus eleve. Ce tableau causa une surprise generale et agreable, car c'etait la celebre Esther, du Poussin, devant Assuerus. Dans le personnage de la reine a demi evanouie, Luciane parut dans tout l'eclat de sa beaute et de ses graces. Les filles qui la soutenaient etaient jolies, mais elle les avait si prudemment choisies, qu'aucune ne pouvait lui porter ombrage. Il est inutile, sans doute, d'ajouter qu'Ottilie fut toujours exclue par elle de la representation de tous ces tableaux. L'homme le plus beau de la societe, et le plus imposant en meme temps, avait ete charge d'occuper le trone d'or du grand roi, si semblable a Jupiter; ce qui acheva de donner a l'ensemble un cachet de perfection qui tenait du merveilleux. La reprimande paternelle de Terburg, que la belle gravure de Wille a rendue familiere a tous les amis des arts, etait le sujet du troisieme tableau, aussi interessant dans son genre que les deux premiers. Un vieux chevalier assis et les jambes croisees semble parler a sa fille avec l'intention de toucher sa conscience. L'expression de ses traits et de son attitude prouve, toutefois, qu'il ne lui dit rien d'humiliant, et qu'il est plutot peine qu'irrite. La contenance de la jeune personne, debout devant lui, mais dont on ne voit pas le visage, annonce qu'elle cherche a maitriser une vive emotion. La mere, temoin de la reprimande, a l'air embarrassee; elle regarde au fond d'un verre plein de vin blanc qu'elle tient a la main et dans lequel elle parait boire a longs traits. En choisissant la position de la fille reprimandee, Luciane savait sans doute qu'elle lui fournirait l'occasion de faire ressortir tous ses avantages. Il etait en effet impossible de voir quelque chose de plus beau et de plus suave que les tresses de ses longs cheveux bruns, que les contours de sa tete, de son cou, de ses epaules. Sa taille, que les modes du jour cachaient et deguisaient si desagreablement, se dessinait avec une grace parfaite sous ce costume du moyen-age. L'Architecte avait eu soin de draper lui-meme les nombreux plis de sa robe de satin blanc; et il ne put s'empecher de convenir que cette copie vivante etait infiniment superieure a l'original jete sur la toile par le pinceau d'un grand artiste. L'admiration qu'elle excita fut telle qu'on ne cessa de faire relever le rideau. Le bonheur qu'eprouvaient les spectateurs en contemplant cette belle personne qui leur tournait le dos, devait necessairement faire naitre le desir de voir son visage; mais personne n'osait exprimer ce desir. Tout a coup un jeune gentilhomme, vif jusqu'a l'audace, prononca a haute voix cette formule qu'on met parfois a la fin des pages: _Tournez, s'il vous plait_! Tous les spectateurs la repeterent aussitot en choeur, mais en vain. Les personnages du tableau connaissaient trop bien leurs interets pour repondre a un appel aussi contraire a l'esprit et a la nature de l'oeuvre d'art dont ils voulaient donner une juste idee. La jeune fille resta immobile, le chevalier conserva l'attitude d'un pere qui gronde doucement un enfant cheri, et la mere ne detourna point ses regards du fond du verre dans lequel elle buvait toujours sans faire diminuer le vin qu'il contenait. Nous croyons pouvoir nous dispenser de donner le detail d'une foule d'autres representations qui etaient presque toutes empruntees aux delicieuses scenes de cabarets et de foires que nous devons aux meilleurs peintres de l'ecole flamande. Le Comte et la Baronne annoncerent enfin leur depart, en promettant de venir passer au chateau les premieres semaines de leur mariage; et Charlotte vit avec plaisir que Luciane et sa suite ne tarderaient pas a imiter cet exemple. Le sejour de plus de deux mois que sa fille venait de faire pres d'elle, l'avait suffisamment convaincue que son union avec l'homme qu'on lui destinait, lui assurerait un heureux avenir. Ce jeune gentilhomme, en effet, ne se bornait pas a l'aimer tendrement, il etait fier d'elle. Riche, mais modere dans ses desirs, toute son ambition se renfermait dans la possession d'une femme generalement admiree. Son besoin de voir tout en cette femme, et de n'etre quelque chose que pour et par elle, etait si prononce, qu'il se sentait douloureusement affecte, lorsqu'une connaissance nouvelle ne donnait pas toute son attention a Luciane, et cherchait plutot a se mettre en rapport avec lui, ainsi que cela lui arrivait quelquefois, surtout avec les hommes d'un certain age et d'un caractere grave, dont il gagnait l'estime et la bienveillance par son merite et son amabilite. Les arrangements du futur avec l'Architecte n'avaient pas ete longs a conclure. Apres le nouvel an, l'artiste devait venir rejoindre le jeune couple dans la capitale, ou il se proposait de passer le carnaval. Luciane se promettait d'exploiter cette epoque de folies par les plaisirs les plus vifs et les plus varies. La representation des tableaux qui lui avaient deja valu tant de brillants succes, occupaient le premier rang sur la liste de ses projets d'amusement. Elle ne songea pas meme a l'argent que pourrait couter la realisation de ces projets, car sa grande-tante et son futur l'avaient accoutumee a n'attacher aucune importance aux sommes qu'elle dissipait pour ses plaisirs. Le depart de Luciane et de sa suite etait definitivement arrete; mais il ne pouvait s'effectuer de la maniere habituelle et vulgaire, car chez elle tout avait un cachet en dehors des allures ordinaires de la vie. A la fin d'un splendide diner qui avait surexcite la gaite des convives, on railla la maitresse du chateau sur la rapidite avec laquelle on avait devore toutes ses provisions d'hiver, et sur la fausse honte qui l'empechait d'avouer franchement a ses hotes qu'ils n'avaient qu'a chercher fortune ailleurs puisqu'elle ne pouvait plus les nourrir. Le gentilhomme qui, dans la representation des tableaux, s'etait charge du personnage de Belisaire, aspirait depuis longtemps au bonheur de posseder la charmante Luciane chez lui; son immense fortune lui permettait de satisfaire toutes les fantaisies de cet objet de son adoration. Encourage par la plaisanterie que l'on venait de faire, il osa exprimer nettement ce desir. --Puisque la famine vous chasse d'ici, belle dame, lui dit-il, ayez le courage d'en agir a la polonaise: venez me devorer chez moi, et ainsi de suite a la ronde, jusqu'a ce que vous ayez affame la contree tout entiere. Cette proposition charma la jeune etourdie; on fit les paquets a la hate et, des le lendemain, l'essaim s'abattit dans sa nouvelle ruche. On y trouva plus d'espace, plus d'abondance et de profusion, et par consequent moins d'ordre, de commodite et de bien-etre reel; d'ou il resultait une foule de quiproquo et de situations comiques, qui acheverent d'enchanter Luciane. La vie qu'elle menait et qu'elle faisait mener aux siens, devenait toujours plus desordonnee et plus sauvage: des battues dans les forets, des courses a pied et a cheval, des collations et des danses en plein air au milieu des neiges et des glaces, enfin tout ce qu'il etait possible d'imaginer de plus fatigant, de plus bizarre et de plus anti-civilise, remplissait ses jours et une partie de ses nuits. Ne pas assister a ses folles parties, c'etait lui deplaire; et qui aurait ose braver un pareil anatheme? Ce fut ainsi qu'elle s'avanca de chateau en chateau, chassant, chantant, dansant, courant en traineau, a pied et a cheval. Toujours entouree de cris de joie et d'admiration, elle arriva enfin a la capitale, ou les recits des aventures galantes et les plaisirs de la cour et de la ville donnerent enfin une autre direction a son imagination. Au reste, sa grande-tante, qui avait eu soin de la preceder de plusieurs semaines, s'etait empressee de prendre toutes les mesures necessaires, pour la faire rentrer sous le joug des habitudes du monde elegant. * * * * * EXTRAIT DU JOURNAL D'OTTILIE. "Le monde prend les hommes pour ce qu'ils veulent etre, mais il faut du moins qu'ils aient l'intention d'etre quelque chose. On aime, en general, beaucoup mieux supporter ceux qui nous importunent, que de souffrir ceux qui nous semblent nuls." "On peut tout imposer a la societe; elle accepte tout, hors les consequences de ce qu'elle a accepte." "On ne connait jamais que tres-superficiellement les personnes qui viennent nous voir: pour juger leur valeur reelle, il faut les observer chez elles." "Rien ne me parait plus naturel que de trouver des sujets de blame et des defauts aux personnes qui nous visitent, et de les juger severement quand ils nous ont quitte; car en venant chez nous elles nous ont, pour ainsi dire, donne le droit de les mesurer d'apres nos manieres de voir. C'est une censure dont, en pareil cas, les personnes les plus justes ne s'abstiennent que fort rarement." "Mais lorsqu'on va chez les autres, et que l'on voit leur entourage, les necessites qui les enchainent, les obstacles qui les retiennent, les devoirs qu'ils accomplissent et les contrarietes qu'ils supportent, il faudrait etre deraisonnable ou malveillant pour s'apercevoir de ce qu'il peut y avoir de mal ou de ridicule chez des personnes respectables sous tant de rapports." "Ce que nous appelons la decence et les moeurs, n'est qu'un moyen pour faire arriver les hommes, de bon gre, a des resultats ou il ne serait pas meme toujours possible de les conduire par la force brutale." "La societe des femmes est l'element ou se developpent les bonnes moeurs." "Serait-il possible de faire accorder l'individualite avec le savoir-vivre?" "Oui, mais il faudrait pour cela que le savoir-vivre ne fut qu'un moyen pour faire ressortir l'individualite. Malheureusement tout le monde aime et desire les hommes et les choses qui ont de la valeur et de l'importance, mais on ne veut pas en etre gene ou contrarie." "La position sociale la plus agreable est celle d'un militaire instruit et bien eleve." "Les militaires les plus grossiers savent du moins rester dans leur sphere, et, en cas de besoin, ils sont toujours prets a se rendre utiles; car la conscience de la force est inseparable d'une certaine bonte instinctive." "Il n'y a rien de si insupportable qu'un homme du civil gauche et lourd. Puisqu'il ne se trouve jamais en contact avec des etres grossiers, on a le droit de lui demander de le politesse et de l'elegance." "Lorsque nous vivons avec des personnes qui ont, pour ainsi dire, l'instinct du convenable, nous souffrons pour elles, des qu'on fait en leur presence quelque chose d'inconvenant. C'est ainsi que je souffre toujours pour Charlotte, quand je vois quelqu'un se balancer sur sa chaise, parce que je sais que cela lui deplait souverainement." "Les hommes n'entreraient jamais avec des lunettes sur le nez dans un appartement ou il y a des femmes, s'ils savaient que par la ils nous otent l'envie de les regarder et de leur parler." "Ils devraient egalement se garder de deposer leurs chapeaux, lorsqu'ils ont a peine fini de saluer. Cela leur donne quelque chose de comique, parce que la familiarite qui succede immediatement a un temoignage de respect est toujours ridicule." "Il n'est point de signe exterieur de politesse qui ne tire son origine des moeurs; la meilleure education, sous ce rapport, serait donc celle qui enseignerait en meme temps et les signes et leur origine." "Les manieres sont un miroir dans lequel se reflete notre propre image." "Il y a une certaine politesse de coeur qui tient de pres a l'amour; c'est elle qui donne les manieres les plus agreables et les plus gracieuses." "La plus belle relation de la vie est une dependance volontaire; mais sans amour cette dependance serait une impossibilite." "Nous ne sommes jamais plus loin de l'accomplissement de nos desirs, que lorsque nous possedons ce que nous avons desire." "Personne n'est plus reellement esclave que celui qui se croit libre sans l'etre en effet." "Celui qui ose se declarer libre, se sent enchaine de toutes parts; mais des qu'il a le courage de se reconnaitre enchaine, il se sent libre." "L'amour est la seule arme qu'il soit possible d'opposer a la superiorite." "Quand des etres stupides s'enorgueillissent d'un homme superieur, ils le font hair." "On pretend qu'il n'y a pas de heros en face de son valet de chambre. C'est qu'un heros ne peut etre compris que par des heros, et que les valets de chambre ne savent apprecier que leurs pareils." "Il n'y a pas de plus grande consolation pour les hommes mediocres, que la certitude que les hommes de genie ne sont pas immortels." "Les plus grands hommes tiennent toujours a leur siecle par quelques-uns de ses travers, de ses faiblesses." "On croit, en general, les hommes plus dangereux qu'ils ne le sont en effet." "Ce ne sont ni les fous ni les sages qu'il faut redouter, mais les demi-fous et les demi-sages, car ceux-la seuls sont reellement dangereux." "Il n'y a pas de meilleur moyen possible pour echapper aux hommes, que de se consacrer aux arts. Et cependant, par ce meme moyen, on leur appartient plus completement que jamais, puisque, dans les moments de prosperite comme dans les jours de chagrin et de douleur, tous ont besoin de l'artiste." "L'art est la realisation du difficile, du beau et du bon." "Lorsque nous voyons le difficile s'executer facilement, nous concevons l'idee de la possibilite de l'impossible." "Les difficultes augmentent a mesure qu'on approche du but." "Il faut moins de peine et de travail pour semer que pour recolter." CHAPITRE VI. Charlotte se sentait completement dedommagee des fatigues, des tourments et des tribulations que lui avaient causes le sejour de sa fille au chateau, puisqu'ils l'avaient mise a meme d'apprendre a connaitre parfaitement cette jeune personne. Grace a son experience raisonnee du monde, le caractere de Luciane n'avait rien de neuf pour elle; mais c'etait pour la premiere fois qu'elle le voyait se dessiner avec tant de franchise et de nettete, ce qui ne l'empecha pas d'avoir la conviction que de semblables jeunes filles peuvent, en passant par les diverses epreuves de la vie, arriver a une maturite d'autant plus remarquable et plus meritoire, que le sentiment outre de l'individualite, et l'activite turbulente qui les caracterisaient au debut de leur carriere, deviennent des qualites superieures, quand le temps leur a fait prendre une direction sage et determinee. Il est, au reste, fort naturel qu'une mere supporte avec plaisir ce qui choque et importune les autres. Elle cherche et trouve instinctivement des sujets d'esperance heureuse, dans le caractere de ses enfants, que les etranges ne jugent favorablement que lorsqu'ils en tirent quelques avantages, ou que, du moins, ils n'en eprouvent aucune contrariete. L'orgueil maternel de Charlotte ne tarda cependant pas etre vivement blesse par un incident facheux dont sa fille etait la cause. Ce malheur n'etait pas le resultat de ses bizarreries que l'on avait reellement le droit de blamer, mais d'un trait caracteristique, que tout le monde aimait et approuvait en elle. Luciane ne se bornait pas a rire avec les heureux, elle aimait a s'affliger avec les malheureux; elle poussait meme l'esprit d'opposition jusqu'a faire tous ses efforts pour attrister les premiers et pour egayer les derniers. Des qu'on l'accueillait intimement dans une famille dont un ou plusieurs membres se trouvaient par leur grand age ou par leur mauvaise sante forces de garder leur chambre, elle affectait pour eux une tendre sollicitude; les visitait dans leurs reduits solitaires, et, vantant ses hautes connaissances en medecine, elle les forcait, pour ainsi dire, a prendre quelques-unes des drogues dont se composait la pharmacie de voyage qu'elle portait partout avec elle. Il est facile de deviner que ces sortes de remedes, distribues au hasard, augmentaient plutot les maux qu'ils ne les soulageaient. Les sages representations par lesquelles on cherchait a la detourner de ce genre de bienfaisance, ne produisaient aucun resultat; car c'etait precisement sous ce rapport qu'elle se croyait non-seulement a l'abri de tout reproche, mais encore digne de l'admiration generale. Convaincue de la puissance salutaire de ses drogues contre les infirmites du corps, elle avait etendu ses essais curatifs jusque sur le domaine de l'intelligence. Le mauvais succes d'une cure de ce genre, qu'elle avait tentee dans les environs du chateau de sa mere, eut des suites si deplorables, que l'on en parla dans toute la contree. Ces bruits facheux ne tarderent pas a arriver aux oreilles de Charlotte, qui pria Ottilie de l'eclairer sur ce sujet delicat; car la jeune fille avait ete temoin de l'accident que l'on interpretait de tant de manieres diverses. Nous allons le rapporter tel qu'il s'etait passe: La fille ainee du proprietaire d'un chateau du voisinage avait cause, involontairement, la mort de sa jeune soeur. Affectee par ce malheur au point que sa raison en etait presque alteree, elle se tenait renfermee dans sa chambre ou elle ne recevait ses parents et ses amis qu'isolement et les uns apres les autres; car des qu'elle voyait plusieurs personnes reunies, elle s'imaginait qu'ils venaient pour la punir de son crime. Dans toutes les autres circonstances, sa conduite etait sensee, et sa conversation annoncait la pieuse resignation d'une ame blessee, qui se soumet aux arrets de la Providence. A peine Luciane eut-elle entendu parler de cette jeune infortunee, qu'elle concut le projet de la rendre a la societe, et de donner ainsi une preuve eclatante du pouvoir merveilleux de son intervention. Comme elle attachait un tres-grand prix a la realisation de ce projet, elle y proceda avec plus de prudence qu'a l'ordinaire, et se fit presenter secretement a la malade dont elle captiva bientot l'affection, en chantant et en executant devant elle, et pour elle seule, des morceaux de musique en harmonie avec la disposition de son esprit. Se croyant sure d'un succes qui, d'apres ses manieres de voir, etait deja trop longtemps reste un secret de famille, elle voulut enfin en jouir en public. A cet effet elle traina, un soir, la pale et tremblante jeune fille qu'elle croyait avoir guerie, au milieu des salons du chateau encombres d'une brillante societe. Cette apparition inattendue excita une si vive curiosite chez les uns, et causa tant de crainte aux autres, que tout le monde se conduisit de la maniere la plus maladroite et la plus deplacee. On ne regardait que la malade, on se chuchotait a l'oreille, on se pressait autour d'elle ou on la fuyait avec affectation. Deja eblouie par l'eclat des lumieres et des parures, par le bruit et les apprets d'une fete, cet accueil acheva de troubler sa raison. Elle s'enfuit epouvantee en poussant des cris de terreur, comme si elle venait d'apercevoir un monstre pret a la devorer. A peine eut-elle fait quelques pas, qu'elle tomba sans connaissance; Ottilie la recut dans ses bras et, secondee par le peu d'amis qui avaient ose la suivre, elle la porta dans sa chambre. Luciane reprimanda severement la societe sur l'inconsequence de sa conduite, sans songer le moins du monde qu'elle etait l'unique cause du malheur dont elle accusait les autres. Cette triste experience n'etait pas la premiere, et, selon toutes les probabilites, elle ne suffit pas pour la faire renoncer a la funeste manie de se poser en medecin de l'ame et du corps. Depuis ce jour l'etat de la malade avait tellement empire, que ses parents s'etaient vus forces de la placer dans une maison d'alienes. Malheureusement Charlotte ne pouvait offrir que des consolations steriles, en echange du mal que sa fille avait cause. Ottilie, surtout, deplorait l'etat de la pauvre malade, car elle avait la conviction qu'en continuant de la traiter comme on l'avait fait, elle n'eut pas tarde a etre completement guerie. Cette facheuse circonstance rappela peniblement a la jeune fille tout ce qui lui etait arrive de desagreable pendant le sejour de sa cousine au chateau, et elle ne put s'empecher de reprocher a l'Architecte le refus qu'il lui avait fait de montrer ses dessins et sa collection d'antiquites au futur de Luciane. Ce refus lui avait laisse une impression desagreable et tres-naturelle, car elle sentait vaguement que ce qu'elle voulait bien se donner la peine de demander, ne devait pas etre refuse par un homme tel que ce jeune artiste. Il s'empressa de se justifier. --Si vous saviez, lui dit-il, que les personnes les plus distinguees traitent presque toujours tres-cavalierement les objets d'art les plus curieux et les plus fragiles, vous me pardonneriez de n'avoir pas voulu exposer ma collection a la brutalite de la foule. Au lieu de tenir une medaille par ses bords, la plupart des personnes appuient lourdement leurs doigts sur les plus belles empreintes, sur les fonds les plus purs; elles prennent a pleines mains les chef-d'oeuvre les plus delicats, comme si l'on pouvait juger le merite des formes artistiques en les tatant. On dirait qu'elles ignorent qu'une grande feuille de papier doit toujours etre soutenue par les deux extremites; elles font circuler entre le pouce et 'index, les gravures, les dessins les plus precieux, semblables a un politique presomptueux, qui, en saisissant son journal, prononce d'avance, par le froissement du papier, son jugement sur les evenements que rapporte ce journal. En un mot, lorsque vingt curieux ont examine un objet d'art et d'antiquite, le vingt-unieme ne peut plus y voir grand chose. --Je vous ai sans doute cause moi-meme plus d'un chagrin, en endommageant ainsi, sans le savoir, vos precieux tresors, que j'admirais si sincerement? --Jamais! s'ecria l'Architecte, non, jamais! le sentiment du juste et du convenable est inne chez vous. --Il n'en serait pas moins fort utile, repondit Ottilie en souriant, d'ajouter, au traite de _la civilite puerile et honnete_, apres le chapitre qui nous indique la maniere de nous conduire a table, un chapitre indiquant, avec tous les details necessaires, comment on doit examiner les collections des artistes. --Et alors les artistes les montreraient avec plus d'empressement et de plaisir, repondit gravement l'Architecte. Ottilie avait depuis longtemps oublie ce petit demele, mais l'Architecte cherchait toujours de nouvelles occasions pour se justifier, et lui renouvelait sans cesse l'assurance qu'il aimait, pardessus tout, a contribuer a l'amusement de ses amis. Cette persistance lui prouva que ses reproches l'avaient blesse au coeur; se croyant coupable, a son tour elle n'eut pas le courage de refuser la faveur qu'il lui demanda avec beaucoup d'instance; et cependant un sentiment intime l'avertissait qu'il lui serait difficile de tenir l'engagement qu'elle venait de prendre. Cette faveur concernait la representation des tableaux. L'Architecte avait remarque avec chagrin qu'Ottilie en avait ete exclue par la jalousie de Luciane, et que Charlotte n'avait vu que les premiers essais, parce que des indispositions, naturelles dans son etat, la retenaient fort souvent dans ses appartements. Aussi s'etait-il promis de ne point quitter le chateau sans avoir donne une representation de ce genre, superieure a toutes celles ou Luciane avait figure. Il esperait ainsi procurer une distraction agreable a la tante, et contraindre sa charmante niece a faire valoir, a son tour, les brillants avantages que la nature lui avait prodigues. Peut-etre aussi cherchait-il un moyen de retarder son depart; car plus l'epoque de ce depart approchait, plus il lui paraissait impossible de se separer de cette jeune fille, dont le regard doux et calme etait devenu necessaire a son existence. L'approche des fetes de Noel lui rappela que l'imitation des tableaux par des figures en relief, tirait son origine des pieuses representations dites _presepes_, dans lesquelles on montrait l'enfant Jesus et sa Mere, recevant, malgre la bassesse apparente de sa condition, d'abord les hommages des bergers, et bientot apres ceux de trois grands rois. Un semblable tableau s'etait si fortement grave dans son imagination, qu'il ne douta point de la possibilite de le realiser. L'enfant fut bientot trouve ainsi que les bergers et les bergeres; mais, selon lui, Ottilie seule pourrait donner une juste idee de la Mere de Dieu, car depuis longtemps deja la pensee du jeune artiste l'avait elevee a cette hauteur. Lorsqu'il la pria de se charger de ce personnage, elle lui dit d'en demander la permission a sa tante qui l'accorda sans difficulte, et combattit meme avec autant de bonte que de raison les scrupules de sa niece; car la modeste jeune fille craignait de commettre une profanation, en imitant la celeste figure que l'on voulait lui faire representer. Sur enfin du succes, l'Architecte travailla sans relache afin que, la veille de Noel, tout fut pret pour la representation dont il se promettait tant de bonheur. Depuis longtemps deja, la seule presence d'Ottilie semblait suffire a la satisfaction de tous ses besoins, et l'on eut dit que, tandis qu'il ne s'occupait que d'elle et pour elle, le sommeil et la nourriture lui etaient devenus inutiles. Enfin, grace a son infatigable activite, tout avait marche au gre de ses desirs; il etait meme parvenu a reunir un certain nombre d'instruments a vent dont les sons, savamment combines, devaient disposer les coeurs aux emotions qu'il voulait leur faire eprouver. Au jour et a l'heure indiques le rideau se leva devant les spectateurs, qui se composaient de Charlotte et de quelques commensaux du chateau. Le tableau par lui-meme etait si connu, qu'on ne devait pas s'attendre a en recevoir une impression nouvelle, et cependant il causa, non-seulement de la surprise, mais encore de l'admiration; cet effet n'etait pas produit par le tableau, mais par la perfection des realites qui l'imitaient. L'ensemble etait plutot un effet de nuit que de crepuscule, et pourtant chaque detail se voyait et se dessinait distinctement. L'artiste avait eu l'heureuse idee de faire de l'Enfant-Dieu, le centre de lumiere, a l'aide d'un mecanisme savant qui portait les lampions. Ce mecanisme etait cache par les figures placees sur le premier plan et a demi eclairees par des rayons obliques. D'autres lampions places au-dessous eclairaient vivement, de bas en haut, les frais visages des jeunes filles et des jeunes garcons poses ca et la, sur les divers points du tableau. Des anges, dont l'eclat palissait et dont l'enveloppe brillante et aerienne paraissait epaisse et sombre devant la transparente clarte que repandait le Dieu qui venait de naitre, contribuaient puissamment a la perfection de l'ensemble. Par un hasard favorable, l'enfant s'etait endormi dans une gracieuse position, et le regard pouvait, sans rencontrer aucune distraction, se reposer sur la mere. Eclairee par les faisceaux de lumiere que son fils refletait sur elle, elle relevait, avec une grace infinie et modeste, un pan du voile qui enveloppait cet enfant precieux. Tous les personnages secondaires du tableau, materiellement eblouis par la lumiere, et moralement penetres de respect, paraissaient avoir un instant detourne leurs regards fatigues par tant d'eclat, pour les reporter aussitot, avec une curiosite invincible, sur le miracle qui semblait leur causer plus de surprise et de plaisir que d'admiration et de terreur. Mais pour ne pas exclure entierement ces deux sentiments, inseparables de la nature d'un pareil sujet, l'Architecte avait eu soin d'en confier l'expression a quelques vieillards, dont les tetes antiques se dessinaient dans un clair obscur merveilleux. L'attitude, le regard, le visage, toute la personne enfin d'Ottilie surpassait l'ideal le plus parfait qu'eut jamais reve le peintre le plus habile. Si un connaisseur avait ete temoin de cette representation, il aurait craint de la voir changer de nature en perdant son immobilite; mais l'Architecte seul etait capable d'apprecier cette grande et merveilleuse beaute artistique; il en jouissait reellement, et cependant il ne pouvait la contempler sous son veritable point de vue, car il y figurait lui-meme en qualite de berger. Qui oserait decrire ce qu'il y avait de vraiment sublime dans Ottilie? Son ame pure sentait tout ce que la reine du ciel avait du eprouver en ce moment, ou tant d'honneurs inattendus, tant de bonheur ineffable etaient venus la surprendre; aussi ses traits exprimaient-ils l'humilite la plus angelique, la modestie la plus douce et la plus aimable. Charlotte rendit justice a la beaute de ce tableau mais elle fut surtout impressionnee par l'enfant, et ses yeux se remplirent de larmes, en songeant que bientot elle bercerait sur ses genoux une aussi charmante petite creature. On baissa le rideau, car les personnages avaient besoin de repos, et le machiniste proceda aux changements necessaires pour passer d'un tableau de nuit et d'humilite, a une image de gloire et de transfiguration. La certitude que pas une personne etrangere n'assistait a cette pieuse momerie artistique, avait tranquillise Ottilie sur le role qu'elle y jouait; aussi fut-elle desagreablement affectee lorsque pendant l'entr'acte on lui apprit qu'un etranger, dont personne ne savait le nom, venait d'arriver au chateau; que Charlotte l'avait accueilli avec joie et fait placer a cote d'elle. La crainte d'enlever a l'Architecte la plus belle partie de son triomphe, put seule lui donner le courage de reprendre sa place dans la seconde partie du tableau qui offrait un spectacle eblouissant. Plus d'ombres, plus de demi-teintes; l'heureuse variete des couleurs rompait seule les torrents de lumiere qui inondaient la scene. Ottilie chercha en vain a reconnaitre l'homme qu'elle voyait assis pres de sa tante, car son role la forcait a tenir ses longues paupieres baissees. Il parlait avec feu et sa voix lui rappelait son professeur de la pension. Cette voix lui causa une vive emotion: il s'etait passe tant de choses depuis qu'elle avait frappe son oreille pour la derniere fois! Le souvenir des joies et des douleurs qui avaient rempli cet intervalle traversa son ame en detours rapides et capricieux, comme l'eclair quand il fend et sillonne les sombres nuages qui obscurcissent le ciel. --Pourrai-je tout lui avouer? se demanda-t-elle; suis-je digne de ce saint entourage? et que dira-t-il de cette mascarade, lui qui est l'ennemi de tout deguisement? Pendant que le sentiment et la reflexion se croisaient ainsi dans son coeur, elle s'efforca de rester une statue immobile; mais ses yeux se remplirent de larmes; et elle se sentit soulagee d'un grand poids lorsque le reveil de l'enfant mit fin a la representation. Le rideau etait tombe, et Ottilie, devenue libre, se trouva dans un nouvel embarras. Fallait-il donner a son ancien professeur une preuve du plaisir que sa presence lui causait en se montrant a lui sous son costume theatral, ou devait-elle changer de vetements? Elle ne choisit point et prit instinctivement le dernier parti. En se revoyant avec ses habits ordinaires, elle se sentit assez calme pour faire a son digne maitre l'accueil qu'il avait droit d'attendre d'elle. CHAPITRE VII. Tout ce qui pouvait contribuer a la satisfaction de Charlotte et d'Ottilie, etait naturellement agreable a l'Architecte, et en ce sens, du moins, il s'applaudit de l'arrivee du Professeur. Cependant sa modestie, et peut-etre aussi un peu d'egoisme, lui firent regretter de se voir sitot remplace aupres des dames. Il alla meme jusqu'a craindre de se survivre a lui-meme par un plus long sejour au chateau, et cette crainte lui donna la force de hater son depart. Lorsqu'il prit conge des dames, elles lui firent present d'un gilet de soie qu'il leur avait vu broder alternativement, en enviant en secret le sort de l'heureux mortel auquel elles le destinaient. Pour un homme dont le coeur est accessible aux tendres sentiments, de pareils dons sont d'un prix inestimable, car il ne pense jamais aux jolis doigts qui travaillaient pour lui avec tant de graces et de perseverance, sans se flatter que parfois, du moins, le coeur les guidait. Charlotte et sa niece estimaient sincerement le bon Professeur, aussi faisaient-elles tout ce qui etait en leur pouvoir pour rendre son sejour au chateau aussi agreable que possible. Les femmes nourrissent au fond de leur coeur des pensees et des sensations qui leur sont particulieres et dont rien au monde ne saurait les detourner; mais dans les relations sociales, elles se laissent facilement aller aux impulsions que l'homme dont elles s'occupent pour l'instant, juge a propos de leur donner. C'est par ce melange de repulsion et d'attraction, qu'elles exercent un empire absolu auquel, dans le monde civilise, pas un homme ne peut se soustraire, sans se donner a lui-meme un brevet de brutalite et de grossierete. L'Architecte avait mis ses talents au service des dames, autant pour leur plaire, que pour leur etre reellement utile, ce qui avait resserre les travaux comme les causeries dans le domaine des arts. La presence du Professeur les jeta tout a coup dans une sphere differente. Cet homme, qui avait consacre sa vie a l'education, se distinguait par une eloquence facile et gracieuse, dont les diverses relations sociales, et surtout celles qui concernent la jeunesse, etaient toujours le but et l'objet. Il parlait trop bien pour ne pas etre ecoute avec plaisir, et ses discours amenerent une revolution d'autant plus complete dans la maniere d'etre a laquelle l'Architecte avait accoutume les dames, que toutes les distractions que cet artiste leur avait procurees pendant son long sejour au chateau, etaient entierement opposees aux opinions de ce digne professeur. Craignant sans doute de blamer avec trop d'amertume les tableaux vivants dont il avait vu une representation au moment de son arrivee, il n'en parlait jamais; mais il s'expliquait franchement sur les embellissements de l'eglise et de la chapelle qu'on lui montra dans la certitude qu'il les trouverait dignes d'admiration. --Je ne connais rien de plus deplace, de plus dangereux meme, dit-il, que le melange du sacre et du profane, et je blamerai toujours la manie d'orner et de consacrer telle ou telle enceinte, afin que les fideles viennent s'y abandonner a des sentiments de piete. Est-ce que ces sentiments ne sont pas graves dans nos coeurs au point de nous suivre au milieu des objets les plus vulgaires; des etres les plus grossiers dont le hasard peut nous entourer? Oui, des que nous le voulons serieusement, chaque point de l'univers devient un temple, un sanctuaire. J'aime a voir les exercices de piete s'accomplir dans la meme piece ou la famille se reunit pour manger, travailler, danser. Tout ce qu'il y a de plus grand, de plus sublime dans l'homme, n'a point de formes et ne saurait etre represente que par de grandes et sublimes actions. Peu de jours avaient suffi a Charlotte pour saisir toutes les nuances d'un caractere que, depuis longtemps, elle connaissait dans son ensemble. Persuadee que pour etre reellement agreable a cet excellent homme, il fallait l'occuper a sa maniere, elle avait fait reunir dans la grande salle du chateau les petits jardiniers, enregimentes et dresses par l'Architecte qui, avant son depart, les avait une derniere fois passes en revue. Leur uniforme etait propre et bien tenu, et leurs allures, naturellement vives et animees, annoncaient encore l'habitude de se conformer aux regles d'une sage discipline. Se sentant dans son veritable cercle d'activite, le Professeur interrogea ces enfants. Par des detours aussi ingenieux qu'imprevus, il s'eclaira sur leurs caracteres et leurs facultes; il fit plus, car, en moins d'une heure, il avanca leur jugement de plusieurs annees, et rendit leur raison accessible a plus d'une utile verite. Ce resultat presque merveilleux n'echappa point a Charlotte. --Je vous ai ecoute avec attention, lui dit-elle, et cependant je ne comprends pas votre methode. Vous n'avez parle que de choses que tout le monde peut et doit connaitre; mais comment est-il possible d'agiter et de resoudre tant de questions, et avec tant d'ordre et de suite en si peu de temps, et a travers une foule de propos qui semblaient toujours vous jeter sur un autre terrain? --Il est peut-etre imprudent, repondit en souriant le Professeur, de trahir les secrets de son metier. N'importe, je vais vous expliquer le procede par lequel le resultat qui vient de vous etonner devient facile, naturel meme. Penetrez-vous d'un objet, d'une matiere, d'une pensee, car je ne tiens pas au nom qu'on juge a propos de donner au sujet d'une demonstration, saisissez-le dans son ensemble, examinez-le dans toutes ses parties, attachez-vous-y avec fermete, avec opiniatrete meme, puis interrogez un certain nombre d'enfants sur ce sujet, et vous reconnaitrez sans peine ce qu'ils savent deja, et ce qu'il faudra leur apprendre encore. Qu'importe que leurs reponses soient incoherentes ou relatives a des sujets etrangers; si vos questions les ramenent, si vous restez inebranlable dans le cercle que vous vous etes trace, vous finirez par les contraindre a ne penser, a ne concevoir, a ne comprendre que ce que vous voulez leur enseigner. Le plus grand, le plus dangereux defaut que puisse avoir l'homme qui se consacre a l'enseignement, est de se laisser entrainer par ses eleves, et de divaguer avec eux, au lieu de les forcer a s'arreter avec lui sur le point qu'il s'est propose de traiter. Si vous pouviez, Madame, vous decidera faire un essai de ce genre, je crois que vous en seriez tres-satisfaite. --Il parait, repondit Charlotte, que les regles de la bonne pedagogie sont entierement opposees a celles du savoir-vivre. S'arreter longtemps et avec opiniatrete sur une meme question, est une inconvenance dans le monde, tandis que la premiere loi de l'instituteur est d'eviter toute digression. --Je crois que la variete sans digression serait toujours et partout agreable et utile, malheureusement il est difficile de trouver et de conserver cet admirable equilibre. Il allait continuer, mais Charlotte venait d'apercevoir les petits jardiniers qui traversaient la cour, et elle le fit mettre a la fenetre pour les voir passer. Il admira de nouveau leur bonne tenue, et approuva, surtout, l'uniformite de leurs vetements. --Les hommes, dit-il, devraient depuis leur enfance, s'accoutumer a un costume commun a tous. Cela leur apprendrait a agir ensemble, a se perdre au milieu de leurs pareils, a obeir en masse, et a travailler pour le bien general. L'uniforme a, en outre, l'avantage de developper l'esprit militaire et de donner a nos allures quelque chose de decide et de martial, analogue a notre caractere, car chaque petit garcon est ne soldat. Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner les jeux de notre enfance, qui, tous, se renferment dans le domaine des sieges et des batailles. --J'espere que vous me pardonnerez, dit Ottilie, de ne pas avoir soumis mes petites eleves a l'uniformite du costume. Je vous les presenterai un de ces jours, et vous verrez que la bigarrure aussi peut avoir son charme. --J'approuve tres-fort la liberte que vous leur avez laissee a ce sujet: la femme doit toujours s'habiller a son gre, non-seulement parce qu'elle seule sait ce qui lui sied et lui convient le mieux, mais parce qu'elle est destinee a agir seule et par elle-meme. --Cette opinion me parait paradoxale, observa Charlotte, car nous ne vivons jamais pour nous ... --Toujours, au contraire, interrompit le Professeur; je dois ajouter cependant que ce n'est que par rapport aux autres femmes. Examinez l'amante, la fiancee, l'epouse, la menagere, la mere de famille; toujours et partout elle est et veut rester seule; la femme du monde elle-meme eprouve ce besoin que toutes tiennent de la nature. Oui, chaque femme doit necessairement eviter le contact d'une autre femme, car chacune d'elles remplit a elle seule les devoirs que la nature a imposes a l'ensemble de leur sexe. Il n'en est pas ainsi de l'homme, il a besoin d'un autre homme, et s'il n'existait pas il le creerait, tandis que la femme pourrait vivre pendant toute une eternite sans songer a produire son semblable. --Lorsqu'on a l'habitude d'enoncer des verites d'une maniere originale, dit Charlotte, on finit par donner, a ce qui n'est qu'original, les apparences de la verite. Votre opinion, au reste, est juste sous quelques rapports, nous devrions toutes en faire notre profit, en cherchant a nous soutenir et a nous seconder, afin de ne pas donner aux hommes trop d'avantages sur nous. Convenez cependant que les hommes ne sont pas toujours parfaitement d'accord entr'eux, et que plus ils nous reprochent nos petites mesintelligences, plus ils nous autorisent a nous egayer malignement aux depens des leurs. Apres cette conversation, le sage et prudent Professeur observa Ottilie, a son insu, dans ses fonctions d'institutrice, et il ne tarda pas a lui exprimer sa satisfaction sur la maniere dont elle s'en acquittait. --Vous avez parfaitement raison, lui dit-il, de maintenir vos eleves dans les etroites limites de l'utile, du necessaire, et de leur faire contracter des habitudes d'ordre et de proprete. Par la elles apprennent a faire cas d'elles-memes, et l'on peut fonder de grandes esperances sur les enfants qui savent s'apprecier. Ce qui le charma, surtout, dans la methode d'Ottilie, c'est qu'elle ne sacrifiait rien aux apparences; tous ses soins se portaient sur les besoins du coeur et sur les devoirs de chaque instant. --Si l'on avait des oreilles pour entendre, s'ecria-t-il apres avoir assiste a l'une des lecons de la jeune fille, il serait facile de donner en peu de mots tout un systeme d'education. --Je vous entendrais, moi, dit Ottilie d'un air caressant, si vous vouliez me parler. --Tres-volontiers, mais ne me trahissez pas; voici mon systeme: Il faut elever les hommes pour en faire des serviteurs, et les femmes pour en faire des meres! --Les femmes pourraient se soumettre a votre arret, repondit Ottilie en souriant, car si toutes ne deviennent pas meres, toutes en remplissent les devoirs envers les divers objets de leur affection; mais nos jeunes hommes! comment pourraient-ils adopter un principe qui les condamne a servir? Leurs moindres paroles, leurs gestes memes ne prouvent-ils pas que chacun d'eux se croit ne pour commander. --Voila pourquoi il faut se garder de leur parler de ce principe. Tout le monde cherche a se glisser a travers la vie en la cajolant, mais elle ne cajole jamais personne. Qui de nous aurait eu le courage de faire volontairement, et au debut de sa carriere, les concessions que le temps finit toujours par nous arracher malgre nous? Mais brisons sur un sujet qui n'a rien de commun avec le cercle d'activite que vous vous etes cree ici, et laissez-moi plutot vous feliciter de n'avoir affaire qu'a des eleves dont l'education se renferme dans le domaine de l'indispensable. Quand vos petites filles promenent leurs poupees et faufilent de jolis chiffons pour les habiller, quand leurs soeurs ainees cousent, tricotent et filent pour elles et pour le reste de la famille, dont chaque membre s'utilise a sa facon, le menage marche pour ainsi dire de lui-meme; et la jeune fille n'a presque rien a apprendre pour diriger a son tour un menage, car elle retrouvera chez son mari tout ce qu'elle a quitte chez ses parents. Dans les classes elevees la tache est plus difficile, car elles envisagent les relations sociales sous un autre point de vue. La, on demande aux instituteurs de s'occuper des apparences, de cultiver l'exterieur, et d'elargir sans cesse devant leurs eleves le cercle de l'activite et des connaissances humaines. Cela serait facile encore, si l'on savait mutuellement se poser de sages limites; mais a force de vouloir etendre l'intelligence, on la pousse, sans le vouloir, dans le vague, et l'on finit par oublier entierement ce qu'exige chaque individualite par rapport a elle-meme et par rapport aux autres individualites avec lesquelles elle peut se trouver en contact. Eviter cet ecueil est un probleme que chaque systeme d'education cherche a resoudre, et que pas un n'a resolu completement. Pour ma part, je me vois a regret force d'enseigner a nos pensionnaires, une foule de choses qui ne leur servent qu'a perdre un temps precieux, car l'experience m'a prouve qu'elles cessent de s'en occuper des qu'elles deviennent epouses et meres. Si une compagne sage et fidele pouvait un jour s'associer a ma destinee, je serais le plus heureux des hommes, car elle m'aiderait a developper chez les jeunes personnes toutes les facultes necessaires a la vie de famille, et je pourrais me dire que, sous ce rapport du moins, l'education que l'on recevrait dans ma maison serait complete. Sous tous les autres rapports l'education recommence presque avec chaque annee de notre vie; mais celle-la ne depend ni de notre volonte, ni de celle de nos instituteurs, mais de la marche des evenements. Ottilie trouva cette derniere observation d'autant plus juste que, dans l'espace de moins d'une annee, une passion inattendue lui avait fait, pour ainsi dire, recommencer son passe tout entier; et quand sa pensee s'arretait sur l'avenir le plus pres comme le plus eloigne, elle ne voyait partout que de nouvelles epreuves a subir. Ce n'etait pas sans intention que le Professeur venait de parler d'une compagne, d'une epouse enfin. Malgre sa modestie et sa reserve, il voulait laisser deviner a Ottilie le veritable motif de sa presence au chateau. Il avait ete pousse a cette demarche decisive par un incident imprevu, et sans lequel peut-etre il se serait toujours borne a esperer en secret. La maitresse de la pension deja avancee en age et sans enfants, cherchait depuis longtemps une personne digne de la remplacer un jour, et de devenir en meme temps son heritiere. Son choix s'etait arrete sur le professeur, mais il ne pouvait completement repondre a ses esperances, qu'en se mariant avec une jeune personne capable de remplir les devoirs difficiles qui, dans un pareil etablissement, ne peuvent etre confies qu'a une femme. Le coeur du professeur appartenait a son ancienne eleve, des considerations de sang lui faisaient croire qu'on ne la lui accorderait pas, quand tout a coup un evenement fortuit sembla lui prouver le contraire. Deja le mariage de Luciane l'avait autorise a esperer le retour d'Ottilie a la pension, et les bruits qui circulaient sur l'amour du Baron pour la niece de sa femme rendaient pour ainsi dire ce retour indispensable. Ce fut en ce moment que le Comte et la Baronne vinrent visiter le pensionnat. Dans toutes les phases de la vie sociale, l'apparition de quelque personnage important amene toujours de graves et subits changements. Les nobles epoux, que deux fois deja nous avons vus au chateau de Charlotte, avaient ete si souvent consultes sur le merite des pensionnats ou leurs amis voulaient placer leurs enfants, qu'ils avaient pris le parti d'apprendre a connaitre par eux-memes le plus celebre de tous, celui ou s'etait formee la brillante Luciane. Leur mariage recent leur permettait de se livrer ensemble a cet examen qui, chez la Baronne, avait un motif secret et presque personnel. Pendant son dernier sejour au chateau d'Edouard, Charlotte l'avait initiee a toutes ses inquietudes et consultee sur les moyens de sortir de l'embarras dans lequel elle se trouvait; car si d'un cote l'eloignement d'Ottilie lui paraissait plus que jamais necessaire, de l'autre les menaces de son mari la mettaient dans l'impossibilite d'agir. La Baronne etait femme a comprendre que dans une pareille situation on ne pouvait employer que des moyens detournes, et lorsque son amie lui parla de l'amour d'un des professeurs du pensionnat pour Ottilie, elle se promit d'exploiter ce sentiment pour arriver a un resultat decisif. Lorsqu'elle visita ce pensionnat, ce professeur seul captiva son attention; elle l'interrogea sur Ottilie dont le Comte fit aussitot un eloge pompeux. Cette jeune personne l'avait distingue de la foule des hotes insignifiants dont se composait le cortege de Luciane, et s'etait presque toujours entretenu avec lui. En lui parlant, elle apprenait a connaitre le monde qu'Edouard lui avait fait oublier. Un meme penchant les rapprochait, il ressemblait a celui qui unit un pere a sa fille, et cependant la Baronne s'en etait offensee. Si elle eut encore ete a cette epoque de la vie ou les passions sont violentes, elle aurait sans doute persecute la pauvre Ottilie. Heureusement pour cette jeune fille l'age l'avait rendue plus calme et elle ne forma contre elle d'autres projets que celui de l'etablir le plus tot possible, afin de la mettre dans l'impossibilite de nuire aux femmes mariees. Ce fut dans ce but qu'elle encouragea avec autant de prudence que d'adresse les voeux du Professeur, qui finit par lui confier ses esperances; et elle les fortifia au point qu'il prit la resolution de se rendre au chateau de Charlotte, autant pour revoir son eleve que pour la demander a sa tante. La maitresse du pensionnat approuva ce voyage, et il partit le coeur plein de joie; car il croyait devoir compter sur l'affection de son eleve. Quant a la distinction des rangs, l'esprit de l'epoque l'effacait naturellement, surtout parce qu'Ottilie etait pauvre, consideration que la Baronne n'avait pas manque de faire valoir, en ajoutant que sa proche parente avec une famille riche n'etait qu'un avantage illusoire. En effet, les personnes les plus favorisees par la fortune se croient rarement le droit de priver leurs heritiers directs d'une somme un peu considerable pour en disposer en faveur de parents plus eloignes. Par une bizarrerie qui tire sans doute son origine d'un respect instinctif pour les droits de la naissance, nous semblons craindre de laisser, apres notre mort, ce que nous possedions pendant notre vie aux personnes que nous aimions le mieux; car nous le leguons presque toujours a celles a qui la loi l'aurait accorde, si nous n'avions designe personne. C'est ainsi que le dernier acte de notre existence n'est point un choix libre et independant, mais un hommage rendu aux institutions et aux convenances sociales. L'accueil bienveillant que la tante et la niece firent au Professeur l'affermit dans la conviction qu'il pouvait, sans temerite, pretendre a la main de son ancienne eleve. S'il trouva moins de laisser-aller dans la conduite de cette jeune personne envers lui, elle lui parut, en general, plus communicative; il remarqua avec plaisir qu'elle avait grandi, et que, sous tous les rapports, elle s'etait formee a son avantage. Cependant une crainte indefinissable l'empechait toujours de laisser deviner le veritable but de sa visite, et il aurait continue a garder le silence, si Charlotte, a la suite d'un entretien familier, ne lui avait pas fourni l'occasion de s'expliquer. --Vous avez vu et examine tout ce qui agit et se meut autour de moi, lui dit-elle. Que pensez-vous d'Ottilie? J'espere que cette question, faite en sa presence, ne vous embarrasse pas? Le Professeur enonca son opinion avec beaucoup de sagesse, sur les divers points sur lesquels la jeune fille s'etait perfectionnee. Il convint que ses allures avaient pris de l'aisance et qu'il le s'etait formee, sur les choses de ce monde, des principes dont la justesse se manifestait beaucoup plus encore dans ses actions que dans ses paroles. Mais il ajouta que ces heureux changements, resultat de l'education morcelee et superficielle que l'on puise dans le contact du monde, avaient besoin d'etre consolides et completes par une instruction sagement combinee. --Je crois donc, continua-t-il, que votre aimable niece, devrait, pour quelque temps du moins, retourner a la pension. Il est inutile de faire l'enumeration des avantages qu'elle y trouverait, car elle ne peut pas encore avoir oublie ce qu'il y a d'utile et de juste dans l'enchainement de theories et de pratiques auxquelles elle a ete arrachee par une circonstance independante de notre volonte. Ottilie comprit que tout le monde approuverait necessairement les paroles du Professeur, ce qui l'affligea profondement; car il ne lui etait pas permis de dire que, pour trouver tout dans la vie admirablement enchaine et combine, il lui suffisait d'arreter sa pensee sur Edouard, tandis qu'en la detournant de cet homme adore, elle ne voyait partout que desordre et confusion. Charlotte repondit au Professeur avec une bienveillance adroite et calculee. --Ma niece et moi nous desirons depuis longtemps ce que vous venez de nous offrir. Dans l'etat ou je me trouve en ce moment, la presence de cette chere enfant m'est indispensable; mais si apres ma delivrance elle desire encore retourner a la pension pour y achever son education si heureusement commencee, je m'empresserai de l'y conduire moi-meme. Cette promesse, quoique conditionnelle, penetra le Professeur de la joie la plus vive; mais elle fit tressaillir Ottilie, car elle sentait qu'elle ne pourrait opposer aucun motif raisonnable a la realisation de cette promesse. De son cote Charlotte n'avait cherche qu'a retarder la demande formelle du Professeur, tout en s'assurant de la realite de ses intentions, dans lesquelles elle voyait un moyen favorable pour assurer l'avenir de sa niece. Il est vrai qu'elle ne pouvait prendre ce parti qu'avec le consentement de son mari, dont elle attendait le retour immediatement apres la naissance de son enfant, se flattant toujours que le titre de pere suffirait pour reveiller dans son coeur tous les devoirs et toutes les affections du mari, et qu'il s'estimerait heureux de pouvoir dedommager Ottilie de ses esperances trompees, on la mariant a un homme, si digne d'un amour qu'elle ne pourrait manquer de lui accorder. Lorsque des personnes qui cherchent depuis longtemps a s'expliquer sur une affaire importante et grave, sont parvenues enfin a la mettre en question, et se sont convaincues que l'instant de la traiter a fond n'est pas venu encore, leur entretien est toujours suivi d'un silence qui ressemble a l'embarras, a la gene. Charlotte et sa niece ne trouvaient plus rien a dire, et le Professeur se mit a feuilleter le volume de gravures contenant les diverses especes de singes, reste au salon depuis qu'on l'y avait apporte pour amuser Luciane. Ce recueil etait peu de son gout sans doute, car il le referma presque aussitot; mais il parait avoir donne lieu a une conversation dont nous retrouvons les principaux traits dans le journal d'Ottilie. * * * * * EXTRAIT DU JOURNAL D'OTTILIE. "Je ne comprends pas comment on peut consacrer son temps et son art a retracer l'image d'un singe. Il me semble qu'il est presque avilissant d'accorder a ces vilaines creatures une place dans la famille des animaux; mais il faut etre mechant et malicieux pour retrouver sous ces masques hideux des etres humains, et surtout ceux dont se compose le cercle de nos amis et de nos connaissances." "C'est toujours par un travers d'esprit que nous aimons a nous occuper des charges et des caricatures. Je remercie beaucoup mon bon professeur de ne m'avoir pas impose l'etude de l'histoire naturelle; je n'aurais jamais pu me familiariser avec les vers et les scarabees." "Il vient de m'avouer qu'il est de mon avis a ce sujet, et que nous ne devrions connaitre la nature qu'en ce qu'elle fait immediatement mouvoir et vivre autour de nous. Chaque arbre qui verdit, fleurit et porte ses fruits sous nos yeux, chaque plante que nous trouvons sur notre passage, chaque brin d'herbe que nous foulons a nos pieds, ont des rapports directs avec nous et sont nos veritables compatriotes. Les oiseaux qui sautent de branche en branche dans nos jardins et qui chantent dans nos bosquets, nous appartiennent et parlent un langage que, des notre enfance, nous apprenons a connaitre. Mais, qu'on se le demande a soi-meme, chaque etre etranger arrache a son entourage naturel, ne produit-il pas sur nous une impression inquietante et desagreable que l'habitude seule peut vaincre? Il faut s'etre faconne a un genre de vie tumultueux et bizarre, pour souffrir tranquillement autour de soi des singes, des perroquets et des negres." "Quand parfois une curiosite instinctive me fait desirer de voir des objets etrangers, j'envie le sort des voyageurs; car ils peuvent observer ces merveilles dans leur harmonie avec d'autres merveilles vivantes, et qui ne sont pour elles que des relations ordinaires et indispensables. Au reste, le voyageur lui-meme doit se sentir autre chose que ce qu'il etait au foyer paternel. Oui, les pensees et les sensations doivent changer de caractere dans un pays ou l'on se promene sous des palmiers ou naissent les elephants et les tigres." "Le naturaliste ne devient reellement estimable, que lorsqu'il nous represente les objets inconnus et les plus rares avec les localites et l'entourage qui forme leur veritable element. Que je m'estimerais heureuse, si je pouvais une seule fois entendre Humbold raconter une partie de ce qu'il a vu!" "Un cabinet d'histoire naturelle ressemble a un sepulcre egyptien, ou l'on voit les plantes et les animaux dont on a fait des dieux soigneusement embaumes et symetriquement classes. Que la secte des pretres s'occupe sous le voile du mystere religieux d'une pareille collection, je le concois; mais jamais rien de semblable ne devrait entrer dans l'enseignement universel, ou son moindre inconvenient est d'occuper une place qui pourrait etre remplie par quelque chose de necessaire et d'utile." "L'instituteur qui parvient a penetrer ses eleves d'un sentiment d'admiration profond et vrai pour une bonne action, pour un beau poeme, leur rend plus de services qu'en gravant dans leur memoire, une longue serie des productions de la nature avec leurs noms et leurs qualites. Le plus beau resultat d'une pareille etude est de nous apprendre ce que nous savons deja, c'est-a-dire que, de tout ce qui existe dans la creation, l'homme seul porte en lui l'image de la Divinite." "Chaque individu, pris isolement, est libre de s'occuper de preference des choses qui lui plaisent le plus; mais l'homme est et sera toujours le veritable but des etudes de l'espece humaine." CHAPITRE VIII. L'homme s'occupe rarement des evenements de la veille. Quand le present ne l'absorbe pas tout entier, il se perd dans un passe lointain, et use ses forces a vouloir faire revenir ce qui ne peut et ne doit plus etre. C'est ainsi que dans les grandes et riches familles qui doivent tout a leurs ancetres, on parle plus souvent du grand-pere que du pere, du bisaieul que de l'aieul. Cette reflexion avait ete inspiree au Professeur par la promenade qu'il venait de faire dans l'ancien grand jardin du chateau; le temps etait doux et beau, c'etait une de ces journees par lesquelles l'hiver, pret a s'enfuir devant le printemps, semble vouloir emprunter les allures de son jeune et brillant successeur. Les allees regulieres que le pere d'Edouard avait fait planter dans ce jardin lui donnait quelque chose d'imposant; les tilleuls et tous les autres arbres avaient prospere au-dela de toute esperance et cependant personne ne daignait plus leur accorder la moindre attention; d'autres gouts avaient donne lieu a d'autres genres d'embellissements. Les penchants et les depenses s'etaient fixes sur un champ plus vaste. Peu accoutume a deguiser sa pensee, le Professeur communiqua les impressions de sa promenade a Charlotte qui ne s'en offensa point. --Helas! lui dit-elle, nous croyons agir d'apres nos propres inspirations et choisir nous-meme nos plaisirs et nos travaux, mais c'est la vie qui nous entraine; nous cedons a l'esprit de notre epoque, et nous suivons ses tendances sans le savoir. --Et qui pourrait resister a ses tendances? repondit le Professeur; le temps marche toujours, et les opinions, les manieres de voir, les prejuges et les penchants marchent avec lui. Si la jeunesse du fils tombe a une epoque de reaction, il est certain qu'il n'aura rien de commun avec son pere. Supposons que pendant la vie de ce pere on ne songeait qu'a acquerir, a consolider, a limiter la propriete et a s'en assurer la jouissance exclusive, en separant l'interet individuel de l'interet general, le fils cherchera a etendre, a elargir ces jouissances, a les communiquer et a renverser les barrieres qui les renferment dans l'arene de la personnalite. --Ce que vous dites de ce pere et de ce fils peut s'appliquer aux divers ages de la societe. Qui de nous, aujourd'hui, pourrait se faire une juste idee des siecles ou chaque petite ville avait ses remparts et ses fosses, chaque marais sa gentilhommiere, et le plus modeste castel son pont-levis? car nos plus grandes cites detruisent leurs fortifications et les souverains comblent les fosses qui entouraient leurs demeures, comme si la paix generale etait scellee pour toujours, comme si l'age d'or devait commencer demain. Pour se plaire dans son jardin, il faut qu'il ressemble a une vaste campagne, il faut que l'art qui l'embellit soit cache comme les murs qui l'enferment. On veut agir et respirer a son aise et sans contrainte. Vous parait-il possible, mon ami, que d'un pareil etat on puisse revenir au passe? --Pourquoi pas, puisque chaque etat a ses inconvenients. Celui dans lequel nous vivons exige l'abondance et conduit a la prodigalite; la prodigalite engendre la misere, et des que la misere se fait sentir, chacun se refoule sur lui-meme. Le proprietaire force d'utiliser son terrain, s'empresse de relever les murailles que son pere a abattues; peu a peu tout se presente sous un autre point de vue, l'utile reparait, la crainte de se le voir enlever domine tous les esprits, et le riche lui-meme finit par croire qu'il a besoin de tout utiliser, de tout defendre. Qui sait si un jour votre fils ne fera pas passer la charrue dans vos pittoresques promenades, pour se retirer derriere les sombres murailles et sous les tilleuls majestueux du jardin de son grand-pere? Charmee de s'entendre ainsi predire un fils, Charlotte pardonna volontiers au Professeur le triste sort qu'il craignait pour ses promenades favorites. --J'espere, dit-elle, que nous ne serons pas reduits a voir de semblables changements; mais lorsque je me rappelle les lamentations des vieillards que j'ai connus pendant mon enfance, je suis forcee de reconnaitre la justesse de vos observations. Ne serait-il donc pas possible de remedier d'avance a l'opposition systematique des generations a venir, pour celles qui les ont precedees? Faudra-t-il que les gouts du fils que vous m'avez annonce soient en contradiction avec ceux de son pere, et qu'il detruise ce qu'il trouvera fait ou commence au lieu de l'achever et de le perfectionner? --Ce resultat pourrait s'obtenir par un moyen fort simple, mais il est peu de personnes assez raisonnables pour l'employer. Il suffirait de faire de son fils l'associe, le compagnon de ses travaux, de ses projets, de batir, de planter de concert avec lui, et de lui permettre des essais, des fantaisies comme on s'en permet a soi-meme. Une activite peut se joindre a une autre activite, mais elle ne consentira jamais a lui succeder et a lui servir, pour ainsi dire, de rallonge et de rapiecetage. Un jeune bourgeon s'unit facilement a un vieux tronc, sur lequel on chercherait vainement a faire prendre une grande branche. Le Professeur s'estima heureux d'avoir trouve le moyen de dire quelque chose d'agreable a Charlotte, au moment ou il allait la quitter; car il sentait que par la il s'assurait de nouveaux droits a ses bonnes graces. Son absence s'etait deja prolongee trop longtemps, et cependant il ne put se decider a retourner au pensionnat, qu'apres avoir obtenu la conviction que Charlotte ne prendrait un parti decisif a l'egard d'Ottilie qu'apres ses couches. Force de se soumettre a cette necessite, il prit conge des deux dames, le coeur rempli d'heureuses esperances. L'epoque de la delivrance de Charlotte approchait, aussi ne sortait-elle presque plus de ses appartements, ou quelques amis intimes lui tenaient constamment societe. Ottilie continuait a gouverner la maison avec le meme zele, mais sans oser penser a l'avenir. Sa resignation etait si complete qu'elle aurait voulu pouvoir toujours etre utile a Charlotte, a son mari et a leur enfant; malheureusement elle n'en prevoyait pas la possibilite, et ce n'etait qu'en accomplissant chaque jour les devoirs qu'elle s'etait imposes, qu'elle parvenait a faire regner une harmonie apparente entre ses pensees et ses actions. La naissance d'un fils repandit la joie dans le chateau; toutes les amies de Charlotte soutenaient qu'il etait le portrait vivant de son pere; mais Ottilie ne pouvait trouver un seul trait d'Edouard sur le visage de l'enfant dont elle venait de saluer l'entree dans la vie avec une emotion bienveillante et sincere. Les nombreuses demarches que necessitaient le mariage de Luciane avaient deja plus d'une fois force Charlotte a deplorer l'absence de son mari; elle en fut bien plus affligee encore, en songeant qu'il ne serait pas present au bapteme de son enfant, et que tout, jusqu'au nom qu'on donnerait a cet enfant, devait necessairement se faire sans sa participation. Mittler vint le premier complimenter la mere, car il avait si bien pris ses mesures, que rien d'important ne pouvait se passer au chateau sans qu'il en fut instruit a l'instant. Son air etait triomphant, et il ne modera sa joie en presence d'Ottilie qu'a la priere reiteree de Charlotte. Au reste, cet homme singulier possedait l'activite et la resolution necessaires pour faire disparaitre les difficultes que soulevait la naissance de l'enfant. Il hata les apprets du bapteme, car le vieux pasteur avait deja un pied dans la tombe, et la benediction de ce digne vieillard lui paraissait plus efficace pour rattacher l'avenir au passe, que celle d'un jeune successeur. Quant au nom, il choisit celui d'Othon, car c'etait, disait-il, celui du pere et de son meilleur ami. La perseverance seule eut ete insuffisante pour vaincre les scrupules, les hesitations, les conseils timides, les avis opposes et les tatonnements qui renaissent a chaque instant dans les positions delicates ou l'on ne veut blesser aucune exigence; il fallait de l'opiniatrete, et Mittler etait opiniatre. Lui-meme ecrivit les lettres de faire part, et les fit porter par des messagers a cheval, car il tenait a faire connaitre, le plus tot possible, aux voisins malveillants et aux amis veritables un evenement qui, selon lui, ne pouvait manquer de retablir la paix dans une famille trop visiblement troublee par la passion d'Edouard, pour n'etre pas devenue l'objet de l'attention generale; le monde, au reste, est toujours pret a croire que tout ce qui se fait n'arrive que pour lui fournir des sujets de conversation. Les apprets du bapteme furent bientot termines; il devait avoir lieu d'une maniere imposante, mais sans pompe. Au jour et a l'heure indiques, le vieux pasteur, soutenu par un servant, entra dans la salle du chateau, ou quelques amis intimes s'etaient reunis pour assister a la ceremonie. Ottilie devait etre la marraine et Mittler le parrain. Des que la premiere priere fut terminee, la jeune fille prit l'enfant sur ses bras pour le presenter au bapteme; ses regards s'arreterent sur lui avec une douce tendresse, et rencontrerent ses grands yeux qu'il venait d'ouvrir pour la premiere fois. En ce moment elle crut voir ses propres yeux, et cette ressemblance frappante la fit tressaillir. Lorsque Mittler prit l'enfant a son tour, il eprouva une surprise tout aussi grande, mais d'une nature bien differente; car il reconnut sur ce jeune visage les traits du Capitaine reproduits avec une fidelite dont il n'avait pas encore vu d'exemple. Le bon pasteur se sentit trop faible pour ajouter a la liturgie d'usage, une allocution que la circonstance rendait indispensable. Mittler, qui avait passe une partie de sa vie dans l'exercice de ces pieuses fonctions, ne voyait jamais s'accomplir une ceremonie quelconque, sans se mettre par la pensee a la place de l'officiant. Dans la situation ou il se trouvait en ce moment, son imagination devait necessairement agir avec plus de force que jamais, et il se laissa entrainer d'autant plus facilement, qu'il n'avait devant lui qu'un auditoire peu nombreux et compose d'amis intimes. Exposant d'abord avec beaucoup de simplicite ses devoirs et ses esperances, en sa qualite de parrain, il s'anima par degres, car il se sentit encourage par la vive satisfaction qui epanouissait les traits de Charlotte. Sans s'apercevoir que le vieux pasteur, epuise de fatigue, faisait des efforts inouis pour continuer a se tenir debout, il etendit le sujet de son discours sur tous les assistants, et peignit les obligations qu'ils venaient de contracter envers le nouveau-ne avec tant de feu et d'exageration, qu'il les embarrassa visiblement; pour Ottilie, surtout, son energique et imprudente eloquence fut une veritable torture. Trop emu lui-meme pour craindre de causer aux autres des emotions dangereuses, il se tourna tout a coup vers le vieux pasteur en s'ecriant d'un ton d'inspire: --Et toi, venerable Patriarche, tu peux dire avec Simeon[3]: "Seigneur, laisse maintenant aller ton serviteur en paix selon ta parole, car mes yeux ont vu le Sauveur de cette maison!" Il allait terminer enfin son discours par quelque trait brillant, mais au meme instant le pasteur, a qui il allait remettre l'enfant, se pencha en avant et tomba dans les bras du servant. On se pressa autour de lui, on le deposa dans un fauteuil, le chirurgien accourut, et on lui prodigua les secours les plus empresses: vains efforts, le bon vieillard avait cesse de vivre. La naissance et la mort, le berceau et le cercueil ainsi rapproches, non par la puissance de l'imagination, mais par un fait reel, etait un de ces evenements capables de repandre la terreur au milieu de la joie la plus vive. Ottilie seule resta calme et tranquille; le visage du mort avait conserve son expression de douceur evangelique, et la jeune fille le contempla avec un sentiment d'admiration qui ressemblait presque a de l'envie. Elle sentait que chez elle aussi la vie de l'ame etait eteinte, et elle se demandait avec douleur pourquoi son corps se conservait toujours. Depuis longtemps ces tristes pensees occupaient ses journees et les remplissaient de pressentiments de mort et de separation; mais ses nuits etaient consolantes et douces. Des visions merveilleuses lui prouvaient que son bien-aime appartenait encore a cette terre et l'y rattachaient elle-meme. Chaque soir ces visions lui apparaissaient au moment ou, couchee dans son lit, elle n'etait plus entierement eveillee, et pas encore tout a fait endormie. Sa chambre lui paraissait alors tres-eclairee, et elle y voyait Edouard revetu du costume militaire, debout ou couche, a pied ou a cheval, toujours enfin dans des attitudes differentes et qui n'avaient rien de fantastique. Il agissait et se mouvait naturellement devant elle, et sans qu'elle eut cherche a surexciter son imagination par le plus leger effort. Parfois il etait entoure d'objets moins lumineux que le fond du tableau, et dont les uns etaient mouvants et les autres immobiles, tels que des hommes, des chevaux, des arbres, des montagnes. Ces images cependant restaient toujours vagues et confuses; en cherchant a les definir, le sommeil la surprenait, d'heureux reves continuaient les visions qui les avaient precedees, et le matin elle se reveillait avec la douce certitude que non-seulement Edouard vivait, mais que leurs rapports mutuels etaient toujours les memes. Note: [3] C'est le nom d'un vieillard respectable de Jerusalem qui avait ete averti par le Saint-Esprit qu'il ne mourrait point sans avoir vu le Christ. Il se trouva au temple quand on y apporta Jesus pour le faire circoncire, et prononca les paroles que Goethe met ici dans la bourbe de Mittler. (_Note du Traducteur_.) CHAPITRE IX. Le printemps etait venu plus tard qu'a l'ordinaire, et la vegetation se developpa avec une rapidite si merveilleuse, qu'Ottilie se trouva amplement recompensee des soins qu'elle avait donnes aux jardins et aux serres, car tout y verdissait et fleurissait a l'epoque voulue. Les arbustes et les plantes caches depuis si longtemps derriere les vitraux, s'epanouissaient sous l'influence exterieure de l'air auquel on venait de les exposer; et tout ce qui restait encore a faire n'etait plus un travail fonde sur de vagues esperances, mais un soin plein de charmes, puisque le plaisir le suivait de si pres. Ottilie cependant se voyait fort souvent reduite a consoler le jardinier, car l'insatiabilite sauvage de Luciane qui avait demande de la verdure et des fleurs a la neige et aux glaces, avait decouronne plus d'un arbuste et derange la symetrie de plus d'une famille de plantes grasses ou de fleurs d'oignons. En vain la jeune fille s'efforcait-elle de persuader au vieux serviteur que la belle saison reparerait promptement ces desastres, il avait un sentiment trop profond et trop consciencieux de son art, pour trouver des consolations dans ces phrases banales. Le jardinier digne de ce nom ne se laisse detourner par aucun autre penchant du soin qu'exige la culture des plantes, dont rien ne doit interrompre la marche reguliere vers leur etat de perfection, que cet etat soit durable ou ephemere. Les plantes, en general, ressemblent a quelques personnes opiniatres dont on n'obtient rien en les contrariant, et tout, quand on sait les prendre; aussi personne n'a-t-il plus, que le jardinier, besoin de l'esprit d'observation severe et calme, et de cette consequence dans les idees qui nous fait faire chaque jour ce qui doit etre fait. Le bon vieux serviteur, devenu le favori d'Ottilie, possedait ces qualites au supreme degre, ce qui ne l'empechait pas depuis quelque temps de se sentir gene dans l'exercice de ses fonctions. Aussi zele qu'instruit, il soignait et dirigeait a la fois les vergers et les potagers, l'antique jardin a la francaise, l'orangerie et les serres chaudes. Son adresse defiait la nature a varier et a multiplier les especes de fleurs d'oignons, d'oeillets, d'auricules et autres vegetaux semblables; mais les fleurs et les arbustes a la mode lui etaient restes etrangers, et la botanique, dont le domaine infini s'enrichissait chaque jour de quelque decouverte importante, de quelque nom nouveau, lui inspirait une crainte melee d'aversion. L'argent que ses maitres depensaient depuis pres d'un an, pour acheter des plantes qui lui etaient inconnues, lui paraissait une prodigalite d'autant plus deplacee, qu'on negligeait celles qu'il cultivait depuis son enfance, et qui lui semblaient beaucoup plus precieuses. Il allait meme jusqu'a douter de la bonne foi des jardiniers qui vendaient ces curiosites dont il etait incapable d'apprecier la valeur. Apres avoir adresse plusieurs fois de vaines reclamations a ce sujet a Charlotte, il concentra toutes ses esperances sur le prochain retour du Baron. Ottilie le maintint de son mieux dans ces dispositions; il lui etait bien doux d'entendre dire que l'absence d'Edouard laissait un vide affligeant dans les jardins, car cette absence produisait le meme effet dans son coeur. A mesure que les plantations et les greffes du Baron se developpaient dans toute leur beaute, elles devenaient plus cheres a Ottilie; c'est ainsi qu'elle les avait vues le jour de son arrivee au chateau. Elle n'etait alors qu'une orpheline sans importance, combien n'avait-elle pas gagne et perdu depuis cette epoque? Jamais elle ne s'etait sentie ni aussi riche ni aussi pauvre. Le sentiment de son bonheur et celui de sa misere se croisait sans cesse dans son ame, et l'agitaient au point qu'elle ne pouvait retrouver un peu de calme qu'en s'attachant avec passion a tout ce qui naguere avait occupe Edouard. Esperant toujours qu'il ne tarderait pas a revenir, elle se flattait qu'il lui saurait gre d'avoir pris soin, pendant son absence, des objets de ses predilections. Ce meme besoin de lui etre agreable la poussait a veiller jour et nuit sur l'enfant qui venait de naitre. Elle seule preparait son lait et le lui faisait boire, car Charlotte, n'ayant pu le nourrir, n'avait pas voulu de nourrice; elle seule aussi le portait a l'air, afin de lui faire respirer le parfum fortifiants des fleurs et des jeunes feuilles. En promenant ainsi cette jeune creature endormie, et qui ne vivait encore que de la vie des plantes, a travers les plantations nouvelles qui devaient grandir avec lui, son imagination lui retracait vivement toute l'etendue des richesses destinees a ce faible enfant; car tout ce que ses regards pouvaient embrasser, devait lui appartenir un jour. Alors son coeur lui disait que malgre tant de prosperite il ne pourrait jamais etre completement heureux, s'il ne s'avancait pas dans la vie sous la double direction de son pere et de sa mere, d'ou elle arrivait naturellement a la triste conclusion, que le Ciel n'avait fait naitre cet enfant que pour devenir le gage d'une union nouvelle et desormais indissoluble entre Charlotte et son mari. Cette conviction, eclose sous le ciel pur et le beau soleil du printemps, lui apparaissait avec tant de force et de clarte, qu'elle comprit la necessite de purifier son amour pour Edouard de toute esperance personnelle. Parfois meme elle croyait que ce grand sacrifice etait accompli, qu'elle avait renonce a son ami, et qu'elle se resignerait a ne plus jamais le revoir, si a cette condition il pouvait retrouver le repos et le bonheur; mais elle n'en persista pas moins dans la resolution qu'elle avait prise de ne jamais appartenir a un autre homme. L'automne ne pouvait manquer d'etre aussi riche en fleurs que le printemps, car on avait seme une grande quantite de ces fleurs dites plantes d'ete, qui fleurissent non-seulement tant que dure l'automne, mais qui ouvrent hardiment leurs corolles aux mille nuances devant les premieres gelees, et couvrent ainsi de tout l'eclat des etoiles et des pierres precieuses, la terre qui se cachera bientot sous le tapis d'argent de la neige. * * * * * EXTRAIT DU JOURNAL D'OTTILIE. "Lorsqu'un passage, un mot, une pensee nous ont frappe dans un livre ou dans une conversation, nous l'inscrivons aussitot dans notre journal. Les pages de ce recueil s'enrichiraient bien plus vite si nous nous donnions la peine d'extraire les observations caracteristiques, les idees originales, les mots spirituels qui se trouvent toujours dans les lettres que nous ecrivent nos amis. Malheureusement nous nous bornons a les conserver sans jamais les relire; souvent meme nous les detruisons par une discretion mal entendue, et le souffle le plus beau et le plus immediat de la vie se perd ainsi dans le neant pour nous et pour les autres. Je me promets bien de reparer cette faute, puisqu'il en est encore temps pour moi." "Le livre des saisons recommence la serie de ses contes charmants; graces au Ciel, nous voila revenus a son plus gracieux chapitre: il a pour frontispice et pour vignette les violettes et le muguet qu'on ne retrouve jamais sans plaisir sur les pages de sa vie, que malgre soi on tourne et on retourne periodiquement." "C'est a tort que nous accusons les pauvres et surtout les enfants qui mendient a travers la campagne, car ils cherchent a s'occuper utilement des qu'ils en trouvent la possibilite. A peine la nature ouvre-t-elle une partie de ses riants tresors, que les enfants l'exploitent comme une branche d'industrie qui leur appartient de droit. Ce n'est plus l'aumone qu'ils demandent quand nous les rencontrons dans nos promenades, non, ils nous presentent un bouquet qu'ils se sont donnes la peine de cueillir pour nous, pendant que nous dormions encore; et le regard qui accompagne ce bouquet quand ils nous le presentent, est suave et gracieux comme lui; c'est qu'on n'a jamais l'air humble ou craintif quand on se sent le droit d'exiger ce qu'on demande." "Pourquoi la duree d'une annee nous parait-elle a la fois si courte et si longue? Courte en realite et longue par le souvenir! C'est ainsi du moins qu'a ete pour moi l'annee qui vient de s'ecouler. En visitant les jardins je sens plus que partout ailleurs jusqu'a quel point le passager et le durable se touchent et se confondent. Cependant il n'y a rien d'assez passager pour ne pas laisser apres soi une trace, un semblable qui rappelle son souvenir." "On s'accommode de l'hiver. Nous croyons avoir plus de place dans la nature quand les arbres depouilles se posent devant nous comme autant de fantomes transparents. Ils ne sont rien, mais aussi ils ne couvrent rien. Des que les premiers bourgeons paraissent, notre impatience devance le temps et demande que le feuillage se developpe, que les arbres prennent des formes determinees, que le paysage se corporifie." "Toute perfection, n'importe dans quel genre, doit depasser les limites de ce genre, et devenir quelque chose d'incomparable. Le rossignol a beaucoup de sons qui appartiennent a l'oiseau, mais il en a d'autres qui s'elevent au-dessus de tous ceux que peuvent produire les especes ailees, et qui semblent vouloir leur enseigner ce que c'est que le chant." "La vie sans amour ou sans la presence de l'objet aime, n'est qu'une comedie a tiroir. Ouvrant et fermant au hasard, tantot l'un, tantot l'autre de ces tiroirs, on peut y trouver parfois des choses bonnes et remarquables; mais elles ne sont jamais liees entr'elles que par un lien fragile et accidentel." "On doit toujours et partout commencer par le commencement, tandis qu'on ne cherche toujours et partout que la fin." CHAPITRE X. La sante de Charlotte s'etait parfaitement remise. Heureuse et fiere du robuste garcon auquel elle avait donne la vie, ses yeux et sa pensee suivaient chaque developpement de la physionomie expressive de cet enfant. Sa naissance l'avait rattachee au monde et a ses divers rapports, et reveille son ancienne activite; tout ce qu'elle avait fait, cree, etabli pendant l'annee ecoulee lui revenait a la memoire et lui causait un plaisir nouveau, puisque tout cela devait profiter a son fils. Dominee par ce sentiment de mere, elle se rendit un jour dans la cabane de mousse avec Ottilie et l'enfant qu'elle fit deposer sur la petite table comme sur un autel domestique. En voyant aupres de cette table deux places vides, occupees naguere par Edouard et par le Capitaine, le passe se presenta vivement devant elle, et fit germer dans sa pensee un nouvel espoir pour elle et pour Ottilie. Les jeunes filles examinent probablement, dans leur silence pudique, les jeunes hommes de leur societe habituelle, en se demandant a elles-memes lequel elles desireraient pour epoux. Mais la femme chargee de l'avenir d'une fille ou d'une jeune parente etend ses recherches sur un cercle plus vaste; Charlotte se trouvait dans ce cas: aussi son imagination lui representa-t-elle le Capitaine qui, quelques mois plus tot, avait occupe un des sieges restes vides dans la cabane, et elle crut voir en lui le futur mari d'Ottilie; car elle savait qu'il n'y avait plus aucun espoir de conclure le brillant mariage que le Comte avait projete pour lui. La jeune fille prit l'enfant dans ses bras et suivit Charlotte qui venait de sortir brusquement de la cabane pour continuer sa promenade, pendant laquelle elle s'abandonna a une foule de reflexions. --La terre ferme a aussi ses naufrages, se dit-elle a elle-meme, et il est aussi louable qu'utile de chercher a reparer ces desastres inevitables le plus promptement possible. La vie est-elle autre chose qu'un echange perpetuel de pertes et de gains? Qui de nous n'a pas ete arrete dans un projet favori? detourne de la route qu'il croyait avoir choisie pour toujours? Que de fois n'avons-nous pas abandonne le but vers lequel nous tendions depuis longtemps, pour aspirer a un prix plus noble et plus grand? Lorsqu'un voyageur brise sa voiture en route, cet accident lui parait facheux, et cependant il lui vaut parfois une connaissance, un lien nouveau qui embellira le reste de sa vie. Oui, le destin se plait a realiser nos voeux, mais a sa maniere; il aime a nous donner plus que nous ne demandions d'abord. En arrivant sur le haut de la montagne, pres de la maison d'ete, Charlotte trouva pour ainsi dire la realisation des pensees auxquelles elle venait de se livrer, car le tableau qui se deroulait sous ses yeux depassait ses esperances. Tout ce qui aurait pu nuire a l'effet de l'ensemble en lui donnant un cachet de petitesse ou de confusion, avait disparu. La beaute calme et grandiose du paysage se dessinait nettement aux regards etonnes, qui se reposaient avec plaisir sur la verdure naissante des plantations nouvelles, destinees a unir agreablement les parties trop coupees. La vue dont on jouissait des fenetres du premier etage de la maison etait aussi belle que variee, et faisait pressentir le charme que devaient necessairement lui preter les variations des effets de lumiere, de soleil et de lune. La maison etait presque habitable; quelques journees de menuisier, de peintre en batiments et de tapissier suffisaient pour terminer ce qui restait a faire. Charlotte donna des ordres en consequence, puis elle y fit apporter des meubles et approvisionner la cave et les cuisines, car le chateau etait trop eloigne pour aller a chaque instant y chercher les objets de premiere necessite. Ces preparatifs acheves, les dames s'installerent avec l'enfant dans cette charmante demeure, environnee de tous cotes de promenades aussi pittoresques qu'interessantes. Dans ces regions elevees, elles respiraient avec bonheur l'air frais et embaume du printemps. Ottilie cependant descendait toujours de preference, tantot seule et tantot avec l'enfant dans ses bras, le sentier commode qui conduisait vers les platanes, et de la a l'une des places ou l'on trouvait la nacelle pour traverser le lac. Ce plaisir avait beaucoup d'attrait pour elle, mais elle ne se le permettait que lorsqu'elle etait seule; car Charlotte, que la plus legere apparence de danger faisait trembler pour son enfant, lui avait recommande de ne jamais le promener sur l'eau. Le jardinier, accoutume a voir la jeune fille partager sa sollicitude pour les fleurs, ne fut point neglige; elle laissait rarement passer une journee sans aller le visiter dans ses jardins. A cette epoque Charlotte recut la visite d'un Anglais qu'Edouard avait rencontre plusieurs fois dans ses voyages. Ils s'etaient promis de venir se voir si l'un se trouvait dans le pays de l'autre, et le Lord, a qui l'on avait parle des embellissements que le Baron avait fait faire dans ses domaines, s'etait empresse de realiser sa promesse. Muni d'une lettre de recommandation du Comte, il arriva chez Charlotte et lui presenta son compagnon de voyage, homme d'un caractere aimable et doux, qui le suivait partout. Ce nouvel hote visita la contree, tantot avec les dames ou avec son compagnon, tantot avec le jardinier ou les gardes forestiers, parfois meme seul; et ses remarques prouvaient qu'il savait apprecier les travaux acheves et ceux qui ne l'etaient pas encore; et que lui-meme avait fait executer de semblables embellissements dans ses proprietes. Au reste, tout ce qui pouvait donner de l'importance ou un charme quelconque a la vie, l'interessait, et il y prenait une part active, quoiqu'il fut deja avance en age. Sa presence fit sentir plus vivement aux dames la beaute des sites qui les entouraient. Son oeil exerce saisissait chaque point remarquable dela contree qui le frappait d'autant plus vivement, que ne l'ayant pas vue avant les changements executes, il ne pouvait savoir ce qu'il devait a l'art ou a la nature. On peut dire en general que ses observations agrandissaient et enrichissaient la contree, car cet amateur passionne jouissait d'avance du charme qu'y ajouteraient les plantations nouvelles que son imagination voyait deja telles qu'elles seraient quelques annees plus tard. Mais s'il admirait tout ce qui etait et tout ce qui ne pouvait manquer d'etre bientot, aucun oubli n'echappait a sa penetration. Indiquant ici une source qui n'avait besoin que d'etre deblayee pour en faire l'ornement d'un vaste bocage, et la un creux de montagne, qui, un peu elargi, formerait un lieu de repos d'ou l'on pourrait, en abattant seulement quelques arbres, apercevoir de magnifiques masses de rochers pittoresquement entasses, il felicitait Charlotte de ce qu'il lui restait encore quelque chose a faire, et l'engageait a ne pas aller trop vite, afin de prolonger aussi longtemps que possible le plaisir de creer et d'embellir. Cet homme si sociable ne se rendait jamais importun, car il savait s'occuper utilement. A l'aide d'une chambre obscure qu'il portait partout avec lui, il reproduisait les points de vue les plus saillants des contrees qu'il visitait, et se procurait ainsi un recueil de dessins aussi agreable pour lui que pour les autres. Pendant les soirees qu'il passait avec les dames, il leur montrait ses dessins qui les amusaient d'autant plus, que les recits et les explications dont l'aimable Lord les accompagnait, faisaient passer sous leurs yeux, au milieu de la profonde solitude dans laquelle elles vivaient, les rivages et les ports, les mers et les fleuves, les montagnes et les vallees les plus celebres, ainsi que les castels et les autres localites immortalises par les evenements historiques dont ils avaient ete le theatre. Cet interet cependant etait d'une nature differente chez chacune des deux dames. L'importance historique captivait Charlotte, tandis qu'Ottilie aimait a s'arreter sur les contrees dont Edouard lui avait parle souvent, et avec predilection; car nous avons tous des souvenirs de faits ou de localites plus ou moins eloignes, auxquels nous revenons toujours avec plaisir parce qu'ils se trouvent en harmonie avec certaine particularite de notre caractere, ou avec certains incidents de notre vie, que l'habitude ou nos penchants naturels nous ont rendus chers. Lorsque les dames demandaient au noble Lord dans laquelle des charmantes contrees dont il leur montrait les dessins il se fixerait de preference, s'il avait la liberte du choix, il eludait une reponse directe et se bornait a raconter les aventures agreables qui lui etaient arrivees dans les unes ou les autres de ces contrees, et il en vantait le charme, avec une prononciation en francais pittoresque, qui donnait a son langage quelque chose de piquant. Un jour Charlotte lui ayant demande positivement quel etait son domicile actuel, il repondit avec une franchise a laquelle elle etait loin de s'attendre. --J'ai contracte l'habitude de me croire partout dans mes propres foyers, au point que je ne trouve rien de plus commode que de voir les autres batir, planter et tenir menage pour moi. Je n'ai nulle envie de revoir mes proprietes, d'abord pour certaines raisons politiques, et puis parce que mon fils, pour lequel je les avais embellies dans l'espoir de l'en voir jouir avec moi, ne s'y interesse nullement. Il s'est embarque pour les Indes, afin d'y utiliser ou gaspiller sa vie comme l'ont fait et le feront tant d'autres avant et apres lui. J'ai remarque, en general, que nous nous occupons beaucoup trop de l'avenir. Au lieu de nous installer commodement dans une position mediocre, nous cherchons toujours a nous etendre, ce qui ne sert qu'a nous mettre plus mal a l'aise nous-memes, sans aucun avantage pour les autres. Qui est-ce qui profite maintenant des batiments que j'ai fait elever, des parcs et des jardins que j'ai fait planter? Certes ce n'est pas moi, ce n'est pas meme mon fils, mais des etrangers, des voyageurs que la curiosite attire, et que le besoin de voir toujours quelque chose de nouveau pousse sans cesse en avant. Au reste, malgre tous nos efforts pour nous trouver bien chez nous, nous ne le sommes jamais qu'a demi, surtout a la campagne ou il nous manque, a chaque instant, quelque chose que la ville seule peut nous fournir. Le livre que nous desirons le plus ne se trouve jamais dans notre bibliotheque, et les objets de premiere necessite, du moins selon nous, sont precisement ceux qu'on a oublie de mettre a notre portee. Oui, nous passons notre vie a arranger telle ou telle demeure dont nous demenageons avant d'avoir pu terminer nos apprets. C'est rarement notre faute, et presque toujours celle des circonstances, des passions, du hasard, de la necessite. Le Lord etait loin de presumer que ces observations pouvaient s'appliquer a la situation de la tante et de la niece. Les generalites les plus indeterminees deviennent toujours des allusions, quand on les enonce devant plusieurs personnes, lors meme que l'on connaitrait parfaitement l'ensemble de leurs rapports de famille et de societe. Charlotte avait si souvent ete blessee de la sorte par les amis les mieux intentionnes, et sa haute raison envisageait le monde sous un point de vue si juste, qu'elle supportait, sans en souffrir, les attaques involontaires qui la forcaient a reporter ses regards sur tel ou tel point facheux de son existence. Mais pour Ottilie qui revait et pressentait plutot qu'elle ne jugeait, et que son extreme jeunesse autorisait a detourner les yeux de ce qu'elle ne voulait ou ne devait pas voir; pour Ottilie, disons-nous, les remarques de l'Anglais avaient quelque chose d'effrayant. Il lui semblait qu'il venait de dechirer le voile gracieux sous lequel l'avenir se cachait encore pour elle. Le chateau, les promenades, les constructions nouvelles, ne lui paraissaient plus que de froides inutilites, puisque leur veritable proprietaire n'en jouissait pas, et qu'il errait a travers le monde, non en voyageur et pour sa propre satisfaction, mais expose a tous les dangers de la carriere militaire dans laquelle il avait ete pousse par devouement pour les objets de ses affections. Accoutume depuis longtemps a ecouter en silence, elle ne repondit rien, mais son coeur etait dechire. Loin de presumer l'effet qu'il avait produit, le Lord continua gaiement la conversation sur le meme sujet. --Je me crois enfin sur la bonne route, car je suis arrive a ne plus voir en moi qu'un voyageur perpetuel qui renonce a beaucoup pour jouir de plus encore. Me voila fait au changement, il est meme devenu un besoin pour moi; je m'y attends sans cesse, comme on s'attend, a l'Opera, a une decoration nouvelle, par la seule raison qu'on en a deja vu une grande quantite. Je sais d'avance ce que je dois esperer de la meilleure comme de la plus mauvaise auberge; et que le bien et le mal seront en dehors de mes habitudes. Mais qu'on soit esclave de ses habitudes ou des caprices du hasard, le resultat est le meme, excepte cependant que, dans le dernier cas, on n'est pas expose a se facher parce qu'un objet de predilection a ete egare ou perdu; a ne pas dormir pendant plusieurs nuits, parce que l'on est oblige de coucher dans une autre chambre jusqu'a ce que les reparations devenues indispensables dans la notre soient terminees; ou a trouver fort longtemps son dejeuner mauvais, parce qu'on ne peut plus le prendre dans la tasse qu'on affectionnait et qu'un valet maladroit a cassee. Cette foule de petits malheurs et d'autres plus reels, ne sauraient plus m'atteindre. Quand le feu prend a une maison, j'ordonne a mes gens de faire les paquets; je monte tranquillement en voiture, et je sors de cette maison et de la ville pour aller chercher un gite ailleurs. Et lorsqu'a la fin de l'annee j'arrete mon compte, je trouve que je n'ai pas depense davantage que si je fusse reste chez moi. Ce tableau retracait a Ottilie l'image d'Edouard luttant peniblement contre les incommodites, les privations et les dangers de la vie des camps, lui qui s'etait habitue a trouver chez lui la securite, l'aisance et meme les superfluites de la vie de famille la plus elegante la plus commode et la plus libre. Pour cacher sa douleur elle se refugia dans la solitude. Jamais encore elle n'avait ete aussi malheureuse, car elle sentait clairement qu'elle etait la cause qui avait eloigne Edouard de sa maison, et qui l'empechait d'y revenir. Cette conviction etait plus cruelle pour elle que les doutes les plus penibles, et cependant elle cherchait toujours a s'y affermir davantage. Lorsque nous nous jetons une fois sur la route des tourments, nous en augmentons l'horreur en nous tourmentant nous-memes. La situation de Charlotte, qu'elle jugea d'apres ses propres sensations, lui parut si cruelle qu'elle se promit de hater de tout son pouvoir la reconciliation des epoux, d'ensevelir son amour et sa douleur dans quelque retraite obscure, et de tromper ses amis en leur faisant croire qu'elle avait trouve le repos et le bonheur dans une occupation utile. Le compagnon de voyage du Lord joignait aux nombreuses qualites qui le distinguaient, un esprit d'observation aussi juste que profond. S'interessant specialement aux evenements qui resultent d'un conflit entre les lois et la liberte, les relations sociales et naturelles, la raison et la sagesse, les passions et les prejuges, il avait devine sans peine ce qui s'etait passe au chateau avant leur arrivee. Persuade que les dernieres conversations du Lord avaient afflige les dames, il s'etait empresse de l'en avertir, et le noble voyageur se promit de ne plus commettre de pareilles fautes. Il savait cependant qu'il n'avait pas ete reellement coupable, et qu'il faudrait se taire toujours si l'on ne voulait jamais rien dire qui put affecter l'une ou l'autre des personnes devant lesquelles on parle; car les observations les plus vulgaires peuvent reveiller des douleurs assoupies, blesser des interets vivants. --J'eviterai autant que possible, dit-il a son compagnon, toute nouvelle meprise de ce genre, tachez de me seconder en racontant a ces dames quelques-unes des charmantes anecdotes dont, pendant votre voyage, vous avez enrichi votre portefeuille et votre memoire. Ce louable dessein n'eut pas tout le succes que les deux etrangers en avaient espere. Les dames ecouterent le narrateur avec beaucoup de plaisir. Flatte de l'interet qu'elles prenaient a ses recits et a son debit, il voulut achever de les charmer par une petite histoire aussi singuliere que touchante. Comment aurait-il pu deviner qu'elles y prendraient un interet personnel? * * * * * LES SINGULIERS ENFANTS DE VOISINS. NOUVELLE. Deux enfants nes de riches proprietaires dont les domaines se touchaient, grandissaient ensemble sous les yeux de leurs parents qui, pour resserrer les liens de bon voisinage, avaient forme le projet de les unir un jour. Sous le rapport de l'age, de la fortune, de la position sociale, ce mariage ne laissait rien a desirer; aussi les parents le regardaient-ils deja comme une affaire irrevocablement arretee. Bientot cependant ils furent forces de reconnaitre que chaque jour augmentait l'antipathie instinctive qui separait ces deux enfants, dont, sous tous les autres rapports, les dispositions annoncaient les caracteres les plus heureux. Peut-etre se ressemblaient-ils trop pour pouvoir vivre en paix ensemble. Chacun d'eux ne s'appuyait que sur lui-meme, enoncait clairement sa volonte, et y tenait avec une fermete inebranlable. Cheris, presque veneres par tous leurs petits camarades pour lesquels ils avaient une affection sincere, ils ne se montraient malveillants, emportes et querelleurs, que lorsqu'ils se trouvaient en face l'un de l'autre. Les memes desirs, les memes esperances les animaient sans cesse; mais an lieu d'y tendre par une emulation salutaire, ils cherchaient a s'arracher la victoire par une lutte opiniatre. Cette disposition singuliere des deux enfants se trahissait surtout dans leurs jeux. Le petit garcon, pousse par les penchants de son sexe, organisait des batailles. Un jour l'armee ennemie, qu'il avait deja vaincue plusieurs fois, allait fuir de nouveau devant ce vaillant chef, quand tout a coup l'audacieuse jeune fille se mit a la tete du bataillon disperse, le ramena au combat et se defendit avec tant de courage, qu'elle serait restee maitresse du champ de bataille, si son jeune voisin, abandonne de tous les siens, ne lui avait pas seul tenu tete. Luttant corps a corps avec elle, il la desarma et la declara prisonniere. L'heroine refusa de se rendre, et son vainqueur, force de choisir entre l'alternative de se laisser arracher les yeux ou de blesser serieusement son indomptable ennemie, prit le parti de detacher sa cravate pour lui lier les mains, et les lui attacher sur le dos. Depuis ce jour, elle ne reva qu'aux moyens de venger l'affront qu'elle avait recu. A cet effet, elle fit, en secret, une foule de tentatives qui auraient pu avoir pour son petit voisin les resultats les plus facheux. Une pareille inimitie ne pouvait manquer d'attirer enfin l'attention des parents. Apres une sincere et loyale explication, ils reconnurent que non-seulement ils devaient renoncer a l'union projetee, mais qu'il etait urgent de separer au plus vite ces petits et irreconciliables ennemis. On eloigna le jeune homme de la maison paternelle, et ce changement de position eut pour lui les consequences les plus heureuses. Apres s'etre distingue dans divers genres d'etudes, les conseils de ses protecteurs et ses propres penchants lui firent embrasser la carriere militaire. Estime et cheri partout et par tout le monde, il semblait predestine a ne jamais employer ses forces actives que pour son bonheur a lui et pour la satisfaction des autres. Sans se l'avouer ouvertement, il s'applaudissait d'avoir enfin ete debarrasse du seul adversaire que la nature lui avait donne dans la personne de sa petite voisine. De son cote, la jeune fille se montra tout a coup sous un jour different. Un sentiment intime l'avertit qu'elle etait trop grande pour continuer a partager les jeux des petits garcons. Il lui semblait en meme temps qu'il lui manquait quelque chose, car depuis le depart de son ennemi ne, elle ne voyait plus autour d'elle aucun objet assez fort, assez noble pour exciter sa haine, et jamais encore personne ne lui avait paru aimable. Un jeune homme plus age de quelques annees que son ancien ennemi, et qui joignait a une naissance distinguee de la fortune et de grands merites personnels, ne tarda pas a lui accorder toute son affection. Les societes les plus elegantes cherchaient a l'attirer et toutes les femmes desiraient lui plaire. La preference marquee d'un tel homme sur une foule de jeunes filles plus riches et plus brillantes qu'elle, ne pouvait manquer de la flatter. Les soins qu'il lui rendait etaient constants, mais sans importunite, et elle pouvait, dans toutes les eventualites possibles, compter sur son appui. Il avait positivement demande sa main a ses parents, en prenant toutefois l'engagement d'attendre aussi longtemps qu'on le jugerait convenable, puisqu'elle etait encore trop jeune pour se marier immediatement. L'habitude de le voir chaque jour et d'entendre sa famille et ses amis parler de lui comme de son fiance, l'amenerent insensiblement a croire qu'il l'etait en effet. Les anneaux furent echanges, et personne n'avait songe que les jeunes gens ne se connaissaient pas encore assez pour que l'on put, sans imprudence, les unir par une ceremonie qui est presque un mariage. Les fiancailles ne changerent rien a la situation calme et paisible des futurs epoux; des deux cotes les relations resterent les memes, on s'estimait heureux de vivre ainsi ensemble et de prolonger aussi longtemps que possible le printemps de la vie, qui n'est toujours que trop tot remplace par les chaleurs fatigantes et par les orages de l'ete. Pendant ce temps le jeune homme absent etait devenu un officier distingue; un grade merite venait de lui etre accorde, et il obtint sans peine la permission d'aller passer quelques semaines avec ses parents, ce qui le placa de nouveau en face de sa belle voisine. Cette jeune personne n'avait encore eprouve que des affections de famille, et le sentiment paisible d'une fiancee qui accepte sans repugnance l'homme qu'on lui destine. En harmonie parfaite avec son entourage, elle se croyait heureuse, et, sous certains rapports du moins, elle l'etait en effet. Cette uniformite fut tout a coup interrompue par l'arrivee de l'ennemi de son enfance. Elle ne le haissait plus, son coeur s'etait ferme a la haine. Au reste, cette ancienne aversion n'avait jamais ete que la conscience confuse du merite de l'enfant dans lequel elle avait vu un rival. Lorsque devenu un remarquable jeune homme, il se presenta devant elle, elle eprouva une joyeuse surprise, et le besoin involontaire d'un rapprochement sincere, d'autant plus facile a satisfaire, que le jeune officier partageait, a son insu, toutes les sensations de son ancienne ennemie. Les annees pendant lesquelles ils avaient vecu eloignes l'un de l'autre, leur fournissaient des sujets interminables pour de longs et interessants recits. Parfois aussi ils se plaisantaient mutuellement sur leurs querelles d'enfance; et tous deux se croyaient, au fond de leurs coeurs, obliges de reparer leurs torts par des attentions aimables. Il leur semblait meme qu'ils ne s'etaient jamais meconnus, et qu'ils n'avaient ete qu'egares par une rivalite naturelle entre deux enfants auxquels la nature a donne les memes desirs, les memes pretentions. Puisqu'ils avaient enfin appris a s'apprecier, leur ancienne hostilite n'etait plus a leurs yeux qu'une lutte pour etablir l'equilibre d'ou devaient naturellement naitre l'estime et l'affection. Ce changement se fit dans l'ame du jeune homme d'une maniere vague et calme. Preoccupe des devoirs de son etat dans lequel il esperait arriver a un grade eleve; anime du desir de perfectionner ses connaissances acquises, et d'approfondir toutes les sciences en rapport avec la carriere militaire, il accepta la bienveillance marquee de la belle fiancee, comme un plaisir passager, une distraction de voyageur. Voyant deja en elle la femme d'un autre, il ne supposa pas meme qu'il fut possible d'envier le bonheur du futur avec lequel il vivait dans une intimite qui touchait de pres a l'amitie. La jeune fille etait dans une disposition d'esprit bien differente, il lui semblait qu'elle venait de se reveiller d'un long reve. Son petit voisin avait ete l'objet de sa premiere, de sa seule passion; en se rappelant la guerre ouverte dans laquelle elle avait vecu avec lui, elle reconnut qu'elle y avait ete poussee par un sentiment violent, mais agreable, d'ou elle conclut que sa pretendue haine etait de l'amour; et qu'elle n'avait jamais aime que lui. Bientot elle arriva a se convaincre que sa manie de l'attaquer les armes a la main, et de lui tendre des pieges, au risque de le blesser, lui avait ete inspiree par le besoin de s'occuper de lui et d'attirer son attention. Elle crut meme se souvenir distinctement que pendant la lutte ou il etait parvenu a la dompter et a lui lier les mains, elle s'etait laisse aller a une sensation enivrante que jamais rien depuis ne lui avait fait eprouver. Ne voyant plus qu'un malheur dans la meprise qui avait eloigne son jeune voisin, elle deplora l'aveuglement d'un amour qui s'etait manifeste sous les apparences de la haine, et maudit la puissance assoupissante de l'habitude, puisque cette puissance lui avait fait accepter pour futur le plus insignifiant des hommes. Enfin elle etait completement metamorphosee. Avait-elle depasse l'avenir ou etait-elle revenue sur le passe? On pourrait repondre affirmativement a l'une et a l'autre de ces deux questions. Lors meme qu'il eut ete possible de lire au fond de l'ame de cette jeune fille, on n'aurait ose blamer son changement a l'egard de son futur, car il etait tellement au-dessous du jeune officier, que la comparaison ne pouvait que lui etre defavorable. Si l'on accordait volontiers a l'un une certaine confiance, l'autre inspirait une securite complete; si l'on aimait a associer l'un a tous les plaisirs de la societe, on voyait dans l'autre un ami aussi sur qu'aimable; et lorsqu'on se les figurait tous deux dans une de ces positions serieuses et graves, qui font dependre le sort de toute une famille de la resolution et de la sagesse d'un homme, on doutait de l'un, tandis que l'on comptait sur l'autre comme sur un appui inebranlable. Les femmes ont, pour sentir et pour juger ces sortes de differences, un tact particulier que leur position sociale les met sans cesse dans la necessite de developper et de perfectionner. Personne ne songea a plaider la cause du futur aupres de sa belle fiancee, ni a lui rappeler les devoirs que lui imposaient a son egard les convenances de famille et de societe; car on ne supposait pas qu'elle nourrissait un penchant oppose a ces devoirs. Son coeur cependant se laissait aller a ce penchant en depit du lien qui l'enchainait, et qu'elle avait sanctionne par un consentement positif et volontaire. Elle ne se laissa pas meme decourager par le peu de sympathie qu'elle rencontrait chez le jeune officier. Se conduisant en frere bienveillant plutot que tendre, il lui fit voir que toutes ses esperances se bornaient a avancer promptement dans la carriere militaire, ce qui devait necessairement l'eloigner bientot et pour toujours peut-etre. Il alla jusqu'a lui parler de ses projets et de son prochain depart avec une tranquillite parfaite. Ce prochain depart, surtout, alarma la jeune fille, et l'irritation qui avait agite son enfance se reveilla chez elle avec ses ruses malfaisantes et ses funestes emportements, pour causer des maux plus grands sur un degre plus eleve de l'echelle de la vie. Afin de punir de sa froide indifference l'homme qu'elle n'avait tant hai que pour l'aimer davantage encore, elle prit la resolution de mourir. Ne pouvant etre a lui, elle voulait au moins vivre dans son imagination comme un eternel sujet de repentir, laisser dans sa memoire l'image ineffacable de ses restes inanimes, et le reduire ainsi a se reprocher toujours de n'avoir su ni apprecier ni deviner le sentiment qu'elle lui avait voue. Tout entiere sous l'empire de cette cruelle demence, qui se manifesta sous les formes les plus capricieuses, elle etonna tout le monde; mais personne ne fut assez sage, assez penetrant pour deviner la cause de ce singulier changement. Les parents, les amis, les simples connaissances meme, s'etaient entendus entr'eux afin de surprendre presque chaque jour les jeunes fiances par quelque fete nouvelle; la plupart des sites des environs avaient deja ete exploites a cette occasion. Le jeune officier cependant ne voulait pas quitter le pays sans avoir fait aux futurs epoux une galanterie semblable, et il les invita, avec toute leur societe, a une promenade en bateau. Au jour indique tous les invites monterent sur un de ces jolis yachts qui offrent sur l'eau presque toutes les commodites de la terre ferme, et l'on descendit le fleuve au son d'une joyeuse musique. Le salon et les petits appartements qui l'entouraient offraient un refuge agreable contre l'ardeur du soleil; aussi la societe ne tarda-t-elle pas a s'y retirer et a organiser de petits jeux. Le jeune officier, dont le premier besoin etait de s'occuper utilement, resta sur le pont. S'apercevant que le patron, accable par la fatigue et par la chaleur, etait sur le point de ceder au sommeil, il prit le gouvernail a sa place. Sa tache etait d'abord facile et douce, car le yacht suivait seul le cours de l'eau; mais bientot il s'approcha d'une place ou le fleuve se trouvait resserre entre deux iles qui etendaient sous les flots leurs rivages plats et sablonneux, ce qui rendait ce passage fort dangereux. L'officier ne manquait pas d'habilete, et cependant il se demandait, tout en se dirigeant vers le detroit, s'il ne serait pas plus prudent de reveiller le patron. En ce moment sa belle ennemie parut sur le pont, arracha la couronne de fleurs dont on venait d'orner ses cheveux, et la lui jeta en s'ecriant d'une voix alteree: --Recois ce souvenir! --Ne me distrais pas, repondit le jeune homme en saisissant la couronne au vol, j'ai en ce moment besoin de toutes mes forces, de toute ma presence d'esprit. --Je ne te distrairai pas longtemps! tu ne me reverras plus jamais! A peine avait-elle prononce ces mots, qu'elle se precipita dans le fleuve. --Au secours! au secours! elle se noie, s'ecrierent plusieurs voix confuses. On courut ca et la, le tumulte etait au comble. L'officier ne pouvait quitter le gouvernail sans exposer la vie de tous ceux qui se trouvaient sur le yacht, et s'il continuait a le diriger, la jeune fille etait perdue; car, au lieu de la secourir, on se bornait a crier. Ces cris venaient de reveiller le patron; il saisit le gouvernail que le jeune homme lui abandonna pour se depouiller de ses vetements, et se precipiter dans le fleuve afin de sauver sa belle ennemie. Dans les moments critiques, le changement de la main qui gouverne amene toujours une catastrophe funeste, et le bateau, malgre l'experience et l'habilete du patron, echoua sur le sable. Pour le nageur habile, l'eau est un element ami; elle porta docilement l'officier qui rejoignit bientot la jeune fille; il la saisit et la soutint avec tant de force, qu'elle semblait nager a ses cotes: c'etait l'unique secours qu'il put lui donner pour l'instant, car le courant etait si fort, que toute tentative pour gagner le rivage les eut rendus la proie des flots. Au bout de quelques instants il avait laisse derriere lui le yacht echoue, le detroit et les iles; le fleuve etait redevenu calme, car il coulait de nouveau dans un vaste lit; le danger le plus grand etait passe, et le jeune homme, qui n'avait agi jusque la qu'instinctivement, retrouva enfin la force de calculer ses actions. Ses yeux chercherent et decouvrirent bientot le point du rivage le moins eloigne. Redoublant d'efforts il se dirigea vers ce point qui etait garni d'arbres et qui s'avancait dans le fleuve. Il l'atteignit facilement et y deposa la jeune fille. Ce fut alors seulement qu'il s'apercut qu'elle ne donnait aucun signe de vie. Regardant autour de lui avec desespoir, comme s'il demandait des secours au hasard, il vit un sentier battu qui conduisait a travers le bois. L'espoir de trouver un lieu habite ranima son courage. Charge du doux fardeau qu'il cherchait a disputer a la mort, il s'avanca a grands pas sur ce sentier qui ne tarda pas a le conduire a la demeure solitaire d'un jeune couple nouvellement marie. Sa position n'avait pas besoin de commentaires, et le mari et la femme firent tout ce qui etait en leur pouvoir pour l'aider a secourir sa compagne; l'un alluma du feu, l'autre debarrassa la jeune fille de ses vetements mouilles, et l'enveloppa dans des couvertures et des peaux de mouton qu'elle faisait chauffer. Enfin, on ne negligea rien de tout ce que l'on pouvait faire pour ranimer ce beau corps nu et toujours immobile et glace. Tant de soins ne resterent pas sans recompense: la jeune fille ouvrit enfin les yeux, jeta ses beaux bras nus autour du cou de son sauveur et eclata en sanglots. Cette explosion de sensibilite acheva de la sauver. Pressant plus fortement son ami sur sa poitrine, elle lui dit avec exaltation: --Je t'ai retrouve une seconde fois, veux-tu encore m'abandonner? --Non, non, repondit l'officier qui ne savait plus ce qu'il faisait ni ce qu'il disait; mais au nom du Ciel, menage-toi, songe a ta sante, pour toi, pour moi surtout. En jetant un regard sur elle-meme, elle s'apercut de l'etat ou elle se trouvait et pria son ami de s'eloigner. Cette priere ne lui avait pas ete inspiree uniquement par la pudeur, comment aurait-elle pu avoir honte devant son amant, devant son sauveur? mais elle voulait lui donner le temps de prendre soin de lui-meme et de secher ses vetements. Le costume de noce des jeunes maries etait encore frais et beau, ils s'empresserent d'en parer leurs hotes qui, en se revoyant, se regarderent un instant avec une joyeuse surprise; puis, entraines par la violence d'une passion devenue enfin reciproque, ils se precipiterent dans les bras l'un de l'autre. Soutenus par la force de la jeunesse et par l'exaltation de l'amour, ils n'eprouvaient aucun malaise; et, s'ils avaient entendu de la musique, ils se seraient mis a danser. Se trouver tout a coup transporte du milieu de l'eau sur une terre hospitaliere, et du cercle de la famille dans une solitude agreste; passer de la mort a la vie, de l'indifference a la passion, du desespoir a l'ivresse du bonheur, ce sont la de ces changements qui altereraient la tete la plus forte, si le coeur ne venait pas a son secours par ses tendres epanchements. Absorbes, pour ainsi dire, l'un dans l'autre, les deux anciens ennemis avaient oublie leur famille et leur position sociale; et, lorsqu'ils songerent enfin a l'inquietude que leur disparition ne pouvait manquer de causer a leurs parents, ils se demanderent avec effroi comment ils oseraient reparaitre devant eux. --Faut-il fuir? faut-il pour toujours nous soustraire a leurs recherches? demanda le jeune homme. --Que m'importe! repondit-elle, pourvu que nous restions ensemble. Et elle se jeta de nouveau dans ses bras. Le villageois a qui ils avaient appris l'accident arrive au yacht, s'etait rendu a leur insu sur le bord du fleuve ou il esperait l'apercevoir, car il presumait qu'on s'etait empresse de le remettre a flot. Cet espoir ne tarda pas a se realiser, et il fit tant de signes qu'il attira l'attention des parents des jeunes gens qui etaient tous reunis sur le pont et cherchaient des yeux un indice qui put leur faire decouvrir les traces de leurs malheureux enfants. Le yacht se dirigea en hate vers le rivage, ou le jeune paysan continuait a faire des signaux. On debarqua avec precipitation, on apprit que les jeunes cens etaient sauves, et au meme instant tous deux sortirent des buissons. Leur costume rustique les rendait presque meconnaissables. Est-ce bien eux? s'ecrierent les meres. --Est-ce bien eux? repeterent les peres. --Oui, ce sont vos enfants, repondirent-ils tous deux, en se jetant a genoux. --Pardonnez-nous, dit la jeune fille. --Benissez notre union, ajouta le jeune homme. --Benissez notre union, repeterent-ils tous deux. Pas une voix ne repondit. Les jeunes gens demanderent une troisieme fois la benediction de leurs parents: comment auraient-ils pu la leur refuser? CHAPITRE XI. Le narrateur se tut, et remarqua avec surprise que Charlotte etait en proie a une vive emotion. Craignant de s'y abandonner d'une maniere trop visible, elle quitta brusquement le salon. Le jeune officier, le heros de l'histoire que l'Anglais venait de raconter, n'etait autre que le Capitaine. Les traits principaux etaient rigoureusement vrais, les details seuls avaient subi quelques modifications, ainsi que cela arrive toujours quand un fait qui a deja passe par plusieurs bouches, est rapporte par un conteur gracieux et spirituel. Ottilie suivit sa tante, et le Lord put a son tour faire remarquer a son compagnon de voyage que sans doute il avait commis une faute, et reveille par son recit quelques souvenirs douloureux dansee coeur de Charlotte. --Il parait, continua-t-il, que malgre notre bonne volonte, nous ne pouvons rendre a ces dames que le mal pour le bien; ce qui nous reste de mieux a faire est donc de partir le plus tot possible. --J'en conviens. Je dois cependant vous avouer, Milord, que je me sens retenu ici par un fait singulier que je voudrais pouvoir eclaircir. Hier, pendant notre promenade, vous etiez beaucoup trop absorbe par votre chambre obscure, pour vous occuper de ce qui se passait autour de vous. Un point peu visite des bords opposes du lac vous avait specialement frappe, et vous vous y etes rendu par un sentier detourne. Au lieu de prendre ce meme sentier, Ottilie m'a propose de vous rejoindre en traversant le lac, et je suis monte dans la nacelle qu'elle dirigeait avec tant d'adresse, que je n'ai pu m'empecher de lui exprimer mon admiration. Je l'ai assuree que depuis notre depart de la Suisse, ou de charmantes jeunes filles servent souvent de bateliers aux voyageurs, je n'avais encore jamais ete balance sur les flots d'une maniere aussi agreable. Je lui ai demande ensuite pourquoi elle n'avait pas voulu suivre le sentier que vous aviez choisi, car je m'etais apercu qu'il lui inspirait un sentiment de crainte insurmontable. --Si vous me promettez de ne pas vous moquer de moi, m'a-t-elle repondu, je vous dirai mes motifs, autant que cela est en mon pouvoir, puisqu'ils sont un mystere pour moi-meme. Je ne puis marcher sur cette route sans etre saisie d'une terreur qu'aucune autre cause ne saurait me faire eprouver et que je ne puis m'expliquer. Cette sensation est d'autant plus desagreable, qu'elle est presque aussitot suivie d'une violente douleur au cote gauche de la tete, incommodite a laquelle je suis au reste tres-sujete. Pendant cette explication nous sommes arrives pres de vous, Ottilie s'est occupee de votre travail et je suis alle visiter le sentier qui exerce sur elle une si singuliere influence. Quelle n'a pas ete ma surprise, lorsque j'ai reconnu les indices certains de la presence du charbon de terre. Oui, j'en suis convaincu, si l'on voulait faire des fouilles a cette place, on decouvrirait bientot une abondante mine de houille. Vous souriez, Milord? Je sais que vous avez pour mes opinions sur ce sujet l'indulgence d'un sage et d'un ami. Vous me croyez domine par une folie inoffensive, continuez a l'envisager sous ce point de vue, et laissez-moi soumettre la charmante Ottilie a l'epreuve des oscillations du pendule. Le Lord n'entendait jamais parler de cette epreuve sans repeter les principes et les raisonnements sur lesquels il fondait son incredulite. Son compagnon l'ecoutait avec patience, mais il restait inebranlable dans ses convictions. Parfois, seulement, il repondait tranquillement qu'au lieu de renoncer a des essais, dont on obtient rarement les resultats esperes, il fallait s'y livrer avec plus d'ardeur et de perseverance. Selon lui c'etait l'unique moyen de decouvrir, tot ou tard, les rapports et les affinites encore inconnus que les corps organises et non organises ont entre eux, et les uns envers les autres. Deja il avait etale sur une table les anneaux d'or, les marcassites et autres substances metalliques dont se composait l'appareil de son experience, et qu'il portait toujours sur lui renfermes dans une boite elegante. Sans se laisser deconcerter par le sourire ironique du Lord, il attacha plusieurs morceaux de metaux a des fils, et les tint suspendus au-dessus d'autres metaux poses sur la table. --Je ne trouve pas mauvais, Milord, dit-il, que vous vous egayiez aux depens de mon impuissance. Je sais depuis longtemps que pour et par moi rien ne s'agite, aussi mon experience n'est-elle en ce moment qu'un pretexte pour piquer la curiosite des dames, qui ne tarderont pas a revenir. Bientot elles rentrerent en effet au salon. Charlotte devina a l'instant le but de l'operation de l'Anglais. --J'ai souvent entendu parler de ces sortes d'experiences, dit elle, mais je n'en ai jamais vu faire. Puisque vous vous y livrez en ce moment, laissez-moi essayer si je pourrais obtenir un effet quelconque. Et prenant le pendule a la main, elle le soutint sans emotion et avec le desir sincere de le voir s'agiter; tout resta immobile. Ottilie essaya a son tour. Ignorant ce qu'elle faisait, son esprit etait plus tranquille et plus calme encore que celui de sa tante; mais a peine eut-elle approche le metal suspendu au bout du pendule, du morceau de metal pose sur la table, que le premier se mit en mouvement comme entraine par un tourbillon irresistible. Tantot il tournait a droite ou a gauche, en cercle ou en ellipses, et tantot il prenait son elan en lignes perpendiculaires, selon la nature du metal pose sur la table, et que l'Anglais ne pouvait se lasser de changer afin de varier et de multiplier les experiences. Ce succes, presque merveilleux, causa au Lord une vive surprise et depassa toutes les esperances de son compagnon de voyage. Ottilie qui s'etait pretee avec beaucoup de complaisance a une operation dans laquelle elle ne voyait qu'un jeu insignifiant, ne tarda cependant pas a prier l'Anglais de mettre un terme a ce jeu, parce que son mal de tete venait de la reprendre avec une violence inaccoutumee. Cette derniere circonstance acheva d'enchanter l'Anglais. Dans son enthousiasme il promit a la jeune fille que, si elle voulait avoir confiance au procede qui pour l'instant venait d'augmenter son mal, il l'en guerirait promptement et pour toujours. Charlotte repoussa cette offre bienveillante avec beaucoup de vivacite, elle avait toujours eu une apprehension instinctive pour cette experience, et il n'entrait pas dans ses principes de laisser faire aux siens ce qu'elle n'approuvait pas completement. Les deux voyageurs venaient d'executer leur projet de depart, et les dames, que plus d'une fois ils avaient peniblement affectees, desiraient cependant pouvoir un jour les retrouver dans la societe. Devenue entierement libre, Charlotte profita de la belle saison pour rendre les nombreuses visites par lesquelles tous ses voisins s'etaient empresses de lui prouver leur interet et leur amitie. Le peu d'heures que l'accomplissement de ce devoir lui permettait de passer chez elle, etait consacre a son enfant qui, sous tous les rapports, meritait une affection et des soins extraordinaires. Tout le monde, au reste, voyait en lui un don merveilleux de la Providence, et il justifiait cette opinion. Doue d'une sante robuste, il grandissait et se developpait rapidement, et la double ressemblance qui, le jour de son bapteme, avait cause tant de surprise, devenait toujours plus frappante. La coupe de son visage et le caractere de ses traits, le rendaient l'image vivante du Capitaine; mais ses yeux semblaient avoir ete modeles sur ceux d'Ottilie, et la meme ame s'y reflechissait. Cette singuliere parente et surtout le sentiment qui pousse les femmes a etendre l'amour qu'elles ont voue au pere sur les enfants dont elles ne sont pas les meres, rendaient le fils d'Edouard cher a Ottilie. L'entourant des soins les plus tendres, elle etait pour lui une seconde mere, ou plutot une mere d'une nature plus elevee, plus noble que celle qui lui avait donne la vie. Cette affection avait excite la jalousie de Nanny, qui s'etait eloignee peu a peu de sa maitresse, et qui avait fini par pousser l'obstination jusqu'a retourner chez ses parents, ou elle vivait dans un isolement volontaire. Ottilie continua a promener l'enfant et s'accoutuma ainsi a de longues excursions; aussi avait-elle soin d'emporter toujours un petit flacon de lait pour donner a son petit favori la nourriture dont il avait besoin. Comme elle oubliait rarement de se munir d'un livre, elle formait une gracieuse _Penserosa_, quand elle marchait ainsi lisant et tenant ce bel enfant sur ses bras. CHAPITRE XII. Le principal but que le souverain s'etait propose en entrant en campagne etait atteint, et le Baron charge de decorations honorablement gagnees, se retira de nouveau dans la metairie ou il avait cherche un refuge lors de son depart du chateau. Il savait tout ce qui s'etait passe pendant son absence, car il avait trouve moyen de faire observer les dames de tres-pres, et si adroitement, qu'elles n'en avaient jamais eu le plus leger soupcon. La sejour de la ferme lui parut d'autant plus agreable, qu'on y avait fidelement execute les ordres qu'il avait donnes avant son depart, pour ameliorer et embellir cette retraite. Enfin, il la trouva telle qu'il l'avait desiree, c'est-a-dire, remplacant par son utilite et la variete de ses agrements, ce qui lui manquait en etendue. L'activite tumultueuse et la promptitude decidee de la vie militaire avaient accoutume Edouard a mettre plus de fermete dans sa maniere d'agir, et il se sentit enfin le courage de realiser un projet sur lequel il croyait avoir suffisamment medite. Son premier soin fut de faire venir le Major pres de lui, et tous deux eprouverent en se revoyant une joie egale. Les amities d'enfance et les liens du sang ont, sur toutes les autres affections, l'avantage inappreciable qu'aucun malentendu ne peut les rompre entierement, et qu'il suffit d'une courte absence pour retablir les anciennes relations telles qu'elles etaient autrefois. Edouard apprit avec le plus vif plaisir que la position de fortune de son ami realisait, surpassait meme toutes ses esperances, et il s'empressa de lui demander s'il n'avait pas quelque riche mariage en perspective. Le Major repondit negativement et d'un air grave et serieux. --Je ne veux ni ne dois rien te cacher, lui dit-il, apprends tout de suite quelles sont mes intentions et mes projets. Tu connais ma passion pour Ottilie, et tu as compris que c'est cette passion qui m'a precipite au milieu des perils de la guerre. J'avoue que j'aurais voulu pouvoir me debarrasser honorablement, dans cette carriere, d'une existence qui m'etait devenue insupportable, puisque je ne devais pas la consacrer a mon amie. Cependant je n'ai jamais entierement perdu l'espoir. La vie a cote d'Ottilie me paraissait si belle, qu'il m'a ete impossible d'en faire une abnegation complete; mille pressentiments, mille signes mysterieux, m'affermissaient malgre moi dans la vague croyance qu'un jour elle pourrait m'appartenir. Un verre qui porte son chiffre et le mien, a ete jete en l'air le jour ou on a pose la premiere pierre de la maison d'ete, et il ne s'est pas brise, et il a ete remis entre mes mains! Que de combats cruels et inutiles n'ai-je pas soutenus contre moi-meme dans ce lieu ou nous nous revoyons aujourd'hui! Fatigue de tant de luttes steriles, j'ai fini par me dire: Mets-toi a la place de ce verre prophetique, deviens toi-meme la pierre de touche de ton avenir; va chercher la mort, non en homme desespere, mais en homme qui croit encore a la possibilite de vivre; combats pour Ottilie, qu'elle soit le prix d'une bataille gagnee, d'une forteresse prise d'assaut; fais des prodiges pour meriter ce prix! Tels sont les sentiments qui m'ont anime pendant toute la campagne. Aujourd'hui je me sens arrive au but, car j'ai vaincu les obstacles, j'ai renverse les difficultes qui me barraient le passage. Ottilie est enfin mon bien a moi, et ce qui me reste a faire pour passer de cette pensee a la realisation, n'est plus rien a mes yeux. --Tu viens de repousser d'avance les observations que je puis et que je dois te faire, repondit le Major, cela ne m'empechera pas de te parler en ami sincere. Je te laisse le soin de peser le bonheur que tu as trouve naguere aupres de ta femme; il ne t'est pas possible de t'aveugler sur ce point, mais je te rappellerai que le Ciel vous a donne un fils, et que par consequent vous etes desormais inseparables; car ce n'est plus trop de vos efforts reunis pour veiller sur son education et assurer son avenir. --C'est par pure vanite, s'ecria Edouard, que les parents se croient indispensables a leurs enfants: tout ce qui existe trouve autour de soi la nourriture et les soins dont il a besoin. Si la mort prematuree d'un pere rend la jeunesse du fils moins douce, ce fils gagne, en resume plus qu'il ne perd, car son esprit se developpe et se forme plus vite, parce qu'il est de bonne heure reduit a se plier devant la volonte d'autrui; necessite cruelle a laquelle nous sommes tous forces de nous soumettre tot ou tard. Au reste, le besoin ne pourra jamais atteindre mon fils, je suis assez riche pour assurer un sort convenable a plusieurs enfants, et je ne vois point de consideration qui puisse me faire un devoir de laisser mon immense fortune a un seul heritier. Le Major essaya de retracer a son ami le tableau de son premier et constant amour pour Charlotte: l'impatient mari l'interrompit vivement. --Nous avons fait tous deux une haute folie, s'ecria-t-il; oui, c'est toujours une folie de vouloir realiser dans un age plus avance, les reves de la premiere jeunesse. Chaque age a des esperances, des vues, des besoins qui lui sont particuliers. Malheur a l'homme que les circonstances ou l'erreur poussent a chercher le bonheur avant ou apres l'epoque de la vie ou il se trouve. Mais si nous avons commis une imprudence, faut-il qu'elle empoisonne toute notre existence? De vains scrupules doivent-ils nous empecher de profiter d'un avantage que la loi elle-meme nous offre? Que de fois ne revenons-nous pas sur une resolution prise qui ne concerne que des interets de details, que des parties de la vie? Pourquoi seraient-elles irrevocables quand il s'agit de l'ensemble, de l'enchainement de cette vie? Le Major redoubla d'adresse et d'eloquence pour rappeler a son ami l'utilite des rapports de famille et de societe qu'il devait a sa femme; mais il lui fut impossible de se faire ecouter avec interet. --Tout cela, mon cher ami, repondit Edouard, je me le suis repete a satiete au milieu des batailles, quand le tonnerre du canon faisait trembler le sol, quand les balles sifflaient a droite et a gauche, eclaircissaient nos rangs, tuaient mon cheval sous moi et percaient mon chapeau! Et quand j'etais assis seul sous la voute etoilee, pres du foyer d'un bivouac, tous ces devoirs de convention, toutes ces exigences sociales passaient devant ma pensee. Je les ai examines sous tous les points de vue, j'ai fait la part du coeur et de la raison, je ne leur dois plus rien, j'ai regle mes comptes a plusieurs reprises, et pour toujours enfin. Dans ces moments solennels, pourquoi te le cacherai-je, mon ami, toi aussi tu m'as occupe, car tu faisais partie de mon cercle domestique, et longtemps avant deja nous nous appartenions de coeur. Si dans le cours de notre vie je suis reste ton debiteur, le moment est venu de te payer avec usure; si tu es le mien, je vais te fournir le moyen de t'acquitter noblement. Tu aimes Charlotte, elle est digne de toi et tu ne lui es pas indifferent; comment aurait-elle pu te voir intimement sans t'apprecier? Recois-la de ma main, conduis Ottilie dans mes bras, et nous serons les deux couples les plus heureux de la terre. --Ce don precieux que tu m'offres, repondit le Major, loin de m'eblouir, double ma prudence, et je vois avec chagrin que ta proposition, au lieu de trancher les difficultes, les augmente. Elle jetterait le jour le plus defavorable sur la reputation, sur l'honneur de deux hommes qui, jusque la, se sont montres a l'abri de tout reproche. --Mais c'est precisement parce que nous sommes a l'abri du reproche, que nous pouvons le braver sans crainte, s'ecria Edouard. Celui qui n'a jamais fait douter de soi ennoblit une action qu'on blamerait, si elle etait commise par un homme qui se serait deja rendu coupable de plus d'une faute. Quant a moi, je me suis soumis a tant d'epreuves cruelles, j'ai tant fait pour les autres que je me sens enfin le droit de faire quelque chose pour moi. Charlotte et toi, vous pourrez a votre aise prendre conseil du temps et des circonstances, mais rien ne pourra modifier ma resolution en ce qui me concerne. Si l'on veut m'aider, je saurai me montrer reconnaissant; si l'on m'oppose des obstacles, je saurai les faire disparaitre par les moyens les plus extremes; il n'en est point qui pourraient me faire reculer. Persuade qu'il etait de son devoir de combattre aussi longtemps que possible les projets d'Edouard, le Major dirigea l'entretien sur les formalites judiciaires qu'exigeraient le divorce et un nouveau mariage; et il fit ressortir vivement tout ce que ces demarches indispensables avaient de penible, de fatigant, d'inconvenant meme. --Je le crois, dit Edouard avec humeur, et je vois avec chagrin que ce n'est pas seulement a ses ennemis, mais encore a ses amis qu'il faut enlever d'assaut les avantages que le prejuge nous refuse. Eh bien! puisqu'il le faut, je vous arracherai malgre vous l'objet de mes desirs sur lequel mes yeux restent fixes. Je sais que d'anciens noeuds ne se brisent pas sans deplacer, sans renverser plus d'un accessoire qui aurait prefere ne pas etre derange. Mais, dans de semblables situations, les sages discours ne servent a rien; tous les droits sont egaux dans la balance de la raison, et si l'un d'eux pouvait la faire pencher, il serait facile de jeter dans le bassin oppose un autre droit qui l'emporterait a son tour. Decide-toi donc, mon ami, a agir dans mon interet, dans le tien, a denouer ce qui doit etre rompu, a resserrer ce qui est deja uni. Qu'aucune consideration ne te retienne; deja le monde s'est occupe de nous, nous le ferons parler une seconde fois; puis il nous oubliera comme il oublie tout ce qui a cesse d'etre nouveau pour lui. Craignant d'irriter son ami par des objections nouvelles, le Major garda le silence. Edouard continua a parler de son divorce comme d'une chose convenue, il plaisanta meme sur les formalites qu'il serait force de remplir; mais tout en en raillant, il redevint serieux et pensif, car il ne pouvait se dissimuler ce qu'elles avaient de desagreable et de penible. --Il n'est pourtant pas possible, dit-il, d'esperer que notre existence bouleversee se remettra d'elle-meme, ou qu'un caprice du hasard viendra a notre secours. En nous faisant ainsi illusion, nous ne pourrions jamais retrouver le bonheur et le repos; et, comment pourrais-je me consoler, moi qui suis l'unique cause de nos maux a tous? C'est d'apres mes instantes prieres que Charlotte s'est decidee a te recevoir au chateau; l'arrivee d'Ottilie n'etait, pour ainsi dire, que le resultat, la consequence de la tienne. Il n'est pas au pouvoir humain de rendre comme non avenus les evenements qui se sont succedes depuis, mais nous pouvons les faire contribuer a notre satisfaction. Detourne tes regards du riant avenir qu'il nous serait si facile de nous preparer, impose-nous a tous une abnegation complete, terrible, et dont je veux bien, pour un instant, admettre la possibilite; mais lors meme que nous aurions pris la resolution de rentrer dans une ancienne position qu'on a violemment quittee, est-il facile, est-il possible de la realiser? Et quel avantage y trouverait-on en echange des mille et mille inconvenients, des tourments reels qu'on y rapporte malgre soi? Commencons par toi, et conviens que la fortune t'aurait souri en vain en te donnant un poste brillant, puisque tu ne pourrais jamais passer une seule journee sous mon toit. Et Charlotte et moi quel prix pourrions-nous attacher a nos richesses apres le sacrifice que nous nous serions fait mutuellement? Si tu partages l'opinion des gens du monde, si tu crois que l'age finit par amortir les passions les plus violentes et les plus nobles, par effacer les sentiments le plus profondement graves dans notre ame, n'oublie pas; du moins, que la lutte contre ces passions, contre ces sentiments, empoisonne precisement cette epoque de la vie que l'on ne voudrait pas passer dans l'abnegation et la souffrance, mais dans la joie et dans le bonheur; de cette epoque de la vie enfin, a laquelle on attache d'autant plus de prix, que l'on commence deja a s'apercevoir qu'elle n'est point eternelle. Laisse-moi maintenant parler du point le plus important. Lors meme que nous pourrions nous resigner tous a souffrir sans aucun espoir de compensation, que deviendrait Ottilie? car je serais force de la bannir de ma maison et de souffrir qu'elle vive au milieu de ce monde maudit qui ne sent, qui ne comprend, qui n'apprecie rien. Cherche, trouve, invente, s'il le faut, une situation ou elle pourrait etre heureuse sans moi, et tu m'auras oppose un argument qui, lors meme qu'il ne me convaincrait pas a l'instant, me ferait reflechir de nouveau sur le parti qui me reste a prendre. La solution de ce probleme n'etait pas facile, le Major n'en trouva point a sa portee: il se borna donc a repeter a son ami, pour l'endormir plutot que pour le convaincre, tout ce qu'il y avait d'important, de difficile, de dangereux meme dans la realisation de ses projets; et qu'il fallait au moins peser chaque demarche decisive avant de l'entreprendre. Edouard se rendit a ces prudentes observations, mais a la condition expresse que son ami ne le quitterait que lorsqu'ils auraient arrete ensemble la conduite qu'ils devaient tenir, et fait les premieres demarches qui rendraient impossible tout retour sur le passe. CHAPITRE XIII. Lorsque de simples connaissances se rencontrent apres une longue separation, le besoin de se communiquer les changements survenus dans leurs positions respectives, fait naitre entre elles une certaine intimite qui tient de pres a l'abandon. Il est donc bien naturel qu'Edouard et son ami se confiassent tout ce que l'un devait encore ignorer du passe de l'autre. Ce fut ainsi que le Major avoua qu'a l'epoque du retour d'Edouard de ses voyages, Charlotte lui avait confie le projet de marier sa jolie niece au jeune veuf et qu'il avait promis de la seconder de tout son pouvoir. En apprenant que, des cette epoque, ses amis avaient reconnu qu'Ottilie etait la compagne qui convenait a son age et a son caractere, Edouard crut pouvoir parler sans detour d'une sympathie semblable entre sa femme et son ami, et qui lui paraissait d'autant plus vraie et plus juste qu'elle favorisait ses desseins. Le Major ne pouvait nier completement l'existence de cette sympathie, mais il n'osa pas l'avouer ouvertement; ses hesitations affermirent les convictions d'Edouard: a ses yeux, son divorce et les mariages qui devaient s'en suivre, n'etaient plus des choses a faire, mais des faits accomplis, et il se proposait de voyager avec Ottilie. Parmi tous les reves de l'imagination, il n'en est point de plus seduisant que celui qui place de jeunes amants ou de nouveaux epoux dans une position qui leur permet de se familiariser avec les liens durables qui les unissent, au milieu d'un monde nouveau et des changements les plus bizarres. Une pareille existence leur semble, pour ainsi dire, la preuve la plus positive de la solidite de ces liens. Continuant a exposer ses projets a son ami, Edouard lui dit qu'avant de se mettre en route avec Ottilie, il lui laisserait, ainsi qu'a Charlotte, tous les pouvoirs necessaires pour regler pendant son absence les affaires d'interet materiel, selon leur bon vouloir, car sa confiance en leur justice et en leur equite etait sans bornes. Mais ce qui le charmait surtout, c'etait l'idee que son fils, qu'il se proposait de laisser a sa mere, serait eleve par le Major qui ne pouvait manquer d'en faire un homme de merite. Il soutenait meme que le nom d'Othon, sous lequel cet enfant avait ete baptise, etait un indice certain que celui des deux amis qui avait continue a porter ce nom, devait lui servir de pere. Tous ces projets etaient si murs et si vivants dans l'imagination d'Edouard, qu'il ne voulait pas en retarder l'execution d'un seul jour. Il se mit en route avec son ami et arriva bientot dans une petite ville ou il possedait une maison; c'est la qu'il voulait attendre le retour du Major qui devait aller sonder les intentions de Charlotte. Il lui fut impossible cependant de descendre dans cette maison, car il voulait accompagner son ami, du moins jusqu'au-dela de la ville. Tous deux etaient a cheval et s'entretenaient d'objets qui les interessaient si vivement, qu'ils ne s'apercurent point de la longueur de la route qu'ils venaient de faire. A un brusque detour de cette route, ils apercurent tout a coup la maison d'ete dont le toit de tuiles brillait pour la premiere fois a leurs regards. Edouard ne se sentit plus le courage de retourner a la ville; il conjura son ami d'insister fortement aupres de Charlotte, afin que tout fut termine dans la soiree meme, et promit de se cacher, en attendant, dans un hameau voisin. Force de s'en remettre a sa femme pour la reussite de ses voeux les plus chers, if se persuada sans peine qu'en ce jour, comme autrefois, leurs desirs etaient les memes, et que, par consequent, la demarche du Major serait suivie d'un plein succes. Dans cette conviction, il pria son ami de l'avertir de sa reussite a l'instant meme par un signal convenu, tel qu'un coup de canon, s'il faisait encore jour, ou quelques fusees si la nuit etait deja venue. Le Major dirigea son cheval vers le chateau. Lorsqu'il y arriva, on lui apprit que Charlotte l'avait quitte pour aller habiter la maison d'ete; on ajouta qu'en ce moment il ne l'y trouverait pas parce qu'elle etait allee faire une visite dans les environs. Contrarie de cette absence, il retourna au cabaret du village ou il avait laisse son cheval, et ou il se promit d'attendre le retour de Charlotte. Pendant ce temps, Edouard pousse par une impatience irresistible, quitta sa retraite, suivit des sentiers tortueux et touffus, connus seulement par les chasseurs et les pecheurs du voisinage; et qui le conduisirent dans les nouvelles plantations de ses domaines. Vers la fin du jour, il arriva enfin dans un des bosquets qui bordaient le lac, dont le vaste miroir immobile s'offrit pour la premiere fois a ses regards dans toute son etendue. Dans la meme soiree Ottilie s'etait engagee dans une longue promenade sur les rives du lac. L'enfant sur ses bras, et tenant un livre a la main, elle lisait en marchant, suivant son habitude. Arrivee pres de la touffe de vieux chenes qui ombrageait la place d'embarquement de cette rive, elle s'apercut que l'enfant s'etait endormi. Se sentant fatiguee elle-meme, elle le deposa sur le gazon, s'assit a ses cotes et continua sa lecture. Ce livre etait un de ceux qui captivent et interessent les caracteres impressionnables au point de leur faire oublier la marche du temps. Tout entiere sous l'empire de ce charme, Ottilie ne songea point aux heures qui s'ecoulaient ni a la longueur du chemin qu'elle avait a faire pour revenir par terre a la maison d'ete. Abimee ainsi dans sa lecture et en elle-meme, elle etait si seduisante, que si les arbres et les buissons d'alentour avaient eu des yeux, ils n'auraient pu s'empecher de l'admirer et de se rejouir a sa vue. En ce moment un rayon oblique et rougeatre du soleil couchant tombait sur son epaule et dorait ses joues. Edouard avait reussi a 's'avancer dans ses domaines sans rencontrer personne. Enhardi par ce succes, il penetra toujours plus avant et sortit tout a coup des buissons qui croissaient sous le bouquet de chenes et lui derobaient la vue du lac. Au bruit des branches froissees, Ottilie detourna la tete, tous deux se reconnurent! Edouard se precipita vers elle et tomba a ses pieds. Apres un silence plein de charmes dont tous deux avaient besoin pour se remettre, il lui expliqua enfin comment et pourquoi il se trouvait en ce lieu. --J'ai envoye le Major aupres de Charlotte, continua-t-il; notre sort a tous se decide sans doute en ce moment. Jamais je n'ai doute de ton amour, tu as du compter sur le mien; ose me dire enfin que tu veux m'appartenir; consens a notre union. Elle hesita, il insista plus fortement, et, s'appuyant sur ses anciens droits, il allait l'attirer dans ses bras; elle lui designa d'un geste l'enfant endormi. Edouard jeta sur lui un regard fugitif, et une surprise melee d'effroi se peignit sur ses traits. --Grand Dieu! s'ecria-t-il, si je pouvais douter de ma femme, de mon ami, quelle preuve terrible ne trouverais-je pas sur la figure de cet enfant! ce sont les traits du Major, jamais je n'ai vu une ressemblance aussi frappante. --Non, non, dit Ottilie, tout le monde soutient que c'est a moi qu'il ressemble. --C'est impossible, repondit Edouard. Mais au meme instant l'enfant ouvrit ses grands yeux noirs, penetrants, animes et tendres; il semblait regarder dans le monde avec intelligence et amour. On eut dit qu'il connaissait les deux personnes debout devant lui. Fascine par ce regard, Edouard se prosterna devant l'enfant comme s'il se jetait une seconde fois aux genoux d'Ottilie. --C'est toi! s'ecria-t-il; oui, ce sont tes yeux celestes! qu'importe, je ne veux voir que les tiens, jetons un voile impenetrable sur l'instant funeste qui donna le jour a cette fatale creature. Pourquoi troublerai-je ton ame chaste et pure par la pensee terrible que le mari et la femme, meme quand leurs coeurs se sont eloignes l'un de l'autre, peuvent encore s'enlacer de leurs bras, et profaner un lien sacre par des desirs opposes a ces liens! Mais puisque je touche au terme de mes voeux, puisque mes rapports avec Charlotte doivent necessairement etre rompus, puisque tu vas m'appartenir enfin, pourquoi ne te dirais-je pas tout? Pourquoi n'aurais-je pas le courage de te faire un aveu terrible? Ecoute et tache, de me comprendre. Cet enfant est le fruit d'un double adultere! Au lieu de resserrer les liens qui m'attachaient a ma femme et ma femme a moi, il les brise pour toujours! Que cet enfant temoigne contre moi, que m'importe, pourvu que ses yeux celestes disent aux tiens que dans les bras d'une autre je t'appartenais! pourvu que tu puisses comprendre et sentir que cette faute, ce crime, je ne puis l'expier que sur ton coeur! Ecoutons! s'ecria-t-il en se levant avec precipitation, car il venait d'entendre un coup de fusil qu'il prit pour un signal du Major. C'etait l'explosion de l'arme a feu d'un chasseur qui parcourait les montagnes voisines. Rien n'interrompit plus le silence solennel de la contree, Edouard devint impatient et inquiet. Ottilie s'apercut enfin que le soleil venait de disparaitre derriere la cime des rochers; mais ses derniers rayons refractes etincelaient encore sur les vitres de la maison d'ete. --Eloigne-toi, Edouard, lui dit la jeune fille, songe que nous avons souffert depuis bien longtemps avec patience et courage; n'anticipons pas sur un avenir que Charlotte seule a le droit de regler. Je suis a toi si elle le permet; si elle veut conserver ses droits je me resignerai. Puisque tu as la certitude que nous touchons a l'instant decisif, ayons le courage de l'attendre. Retourne au hameau, ou peut-etre deja le Major te cherche en vain; car il n'est pas naturel qu'il veuille avoir recours au moyen brutal d'un coup de canon pour t'annoncer le succes de sa demarche. Je sais qu'il n'a pas trouve Charlotte chez elle; mais il peut etre alle a sa rencontre, et avoir besoin maintenant de te parler. Que sais-je tout ce qui peut etre arrive. Laisse-moi, Charlotte va revenir, elle m'attend la haut a la maison d'ete, moi et surtout son enfant. Ottilie parlait avec un desordre et une vivacite extraordinaires; elle se sentait si heureuse en presence d'Edouard, et cependant elle comprenait la necessite de l'eloigner. --Je t'en conjure, mon bien-aime, retourne au hameau, va attendre le Major. --Je t'obeis, repondit Edouard, en arretant sur elle un regard passionne; puis il l'attira dans ses bras: la jeune fille l'enlaca des siens et le pressa tendrement sur son coeur. L'esperance passa sur leurs tetes comme une etoile qui se detache du ciel pour eclairer la terre de plus pres. Se sentant unis ils echangerent pour la premiere fois, et sans contrainte, des baisers brulants; puis ils se separerent avec violence et douloureusement. Le crepuscule du soir et les exhalaisons humides du lac enveloppaient la contree. Restee seule, Ottilie tremblante et confuse leva les yeux vers la maison d'ete; il lui semblait, qu'elle voyait flotter sur le balcon la robe blanche de Charlotte. La route qui conduisait a cette maison, en faisant le tour du lac, etait longue; et elle savait combien sa tante etait sujette a s'inquieter quand, en rentrant chez elle, elle ne trouvait pas son enfant. Les platanes de la place de debarquement de la rive opposee se balancaient a ses regards, l'espace etroit du lac la separait seule de cette place et du sentier court et commode qui, de la, conduisait a la maison d'ete. Deja ses regards et sa pensee avaient passe l'eau, et la crainte de s'y hasarder avec l'enfant disparut devant la crainte plus forte encore d'arriver trop tard. S'avancant rapidement vers la nacelle, elle ne sentit point que son coeur battait avec violence, que ses jambes tremblaient sous elle, que ses sens etaient pres de l'abandonner. D'un bond elle s'elanca vers la nacelle et saisit la rame. Pour mettre a flot la legere embarcation, elle a besoin de toutes ses forces, et renouvelle le coup de rame. La nacelle se balance et glisse en avant. Tenant sur son bras et dans sa main gauche l'enfant et le livre, elle agite la rame de la main droite, chancelle et tombe au fond du bateau. La rame lui echappe et en cherchant a la retenir, elle laisse glisser l'enfant et le livre, et tout tombe dans le lac. Par un mouvement spontane elle saisit la robe de l'enfant, mais la position dans laquelle elle est tombee l'empeche de se relever; la main droite, qui seule est restee libre, ne lui suffit pas pour se retourner et se redresser. Apres de longs et cruels efforts, elle y reussit enfin et retire l'enfant de l'eau; ses yeux sont fermes, il ne respire plus! En ce moment terrible, elle retrouva toute sa presence d'esprit, et sa douleur n'en fut que plus cruelle. La nacelle etait arrivee presqu'au milieu du lac, la rame flottait sur sa surface immobile, pas un etre vivant ne paraissait sur le rivage: au reste, quels secours aurait-elle pu attendre dans cette nacelle qui la balancait au milieu d'un element inaccessible et perfide? Ce n'etait qu'en elle-meme que la malheureuse Ottilie pouvait trouver des ressources, elle avait souvent entendu parler des moyens par lesquels on rappelait les noyes a la vie; elle les avait meme vu appliquer a la suite du feu d'artifice par lequel Edouard avait celebre l'anniversaire de sa naissance. Encouragee par ces souvenirs, elle deshabille l'enfant, l'essuie avec la robe de mousseline dont elle etait vetue, decouvre pour la premiere fois a la face du ciel son chaste sein, y presse l'infortunee petite creature dont le froid glacial engourdit son coeur. Les larmes brulantes dont elle inonde les membres raides et immobiles de l'enfant lui rendent quelque apparence de chaleur et de vie. Ivre de joie, elle l'entoure de son schall, le couvre de baisers, le rechauffe de son haleine, lui communique son souffle et croit avoir remplace ainsi les secours plus efficaces que son isolement ne lui permet pas de lui prodiguer. Vains efforts! l'enfant reste sans vie dans les bras d'Ottilie, et la nacelle semble enracinee au milieu du lac! Dans cette situation terrible, elle trouve encore des ressources dans sa belle ame qui s'adresse au Ciel. Agenouillee au fond de la nacelle, elle eleve l'enfant glace au-dessus de sa poitrine decouverte, blanche et froide comme celle d'une statue de marbre. Ses yeux humides s'attachent aux nuages et demandent assistance et protection, la ou les nobles coeurs placent leurs esperances quand tout leur manque sur la terre. Ottilie n'avait pas en vain invoque les etoiles, qui, ca et la, etincelaient au firmament. Une legere brise s'eleva tout a coup et poussa doucement la nacelle vers les platanes. CHAPITRE XIV. Ottilie se dirigea en hate vers la maison d'ete. Des qu'elle y fut arrivee, elle fit appeler le chirurgien et lui remit l'enfant. Cet homme experimente et toujours pret a remedier a tous les accidents possibles, prodigua a cette frele creature des secours proportionnes a sa constitution. La jeune fille le seconda avec activite; apportant elle-meme les objets qu'il demandait, elle allait, venait et donnait des ordres avec suite et precision. En la voyant se mouvoir ainsi, on eut dit qu'elle marchait, agissait et vivait dans un autre monde; c'est que les grands evenements, qu'ils soient heureux ou malheureux, nous font croire que tout autour de nous a change de nature. L'habile chirurgien continua ses efforts gradues; Ottilie chercha a lire ses esperances dans ses yeux, car il ne repondait rien a ses questions reiterees. Bientot cependant il secoua la tete d'un air de doute, et lorsqu'elle lui demanda positivement s'il croyait pouvoir sauver le malheureux enfant, il laissa echapper de ses levres un non a peine articule. Au meme instant Ottilie quitta l'appartement, qui etait la chambre a coucher de sa tante, pour passer dans la piece voisine; mais, a quelques pas du canape, elle tomba sans mouvement sur le tapis. On entendit la voiture de Charlotte entrer dans la cour, et le chirurgien courut au-devant d'elle pour la preparer au malheur qui venait d'arriver. Il ne la rencontra pas; car, au lieu de monter directement a sa chambre a coucher, elle entra au salon ou elle vit sa niece etendue par terre sans apparence de vie. Une femme de chambre accourut du cote oppose en poussant des cris lamentables; le chirurgien arriva presque aussitot et fut force de tout avouer. Charlotte cependant croyait encore a la possibilite de rappeler son enfant a la vie; le prudent chirurgien s'en applaudit et se borna a la prier de ne pas demander a voir son fils en ce moment, puis il s'eloigna pour l'entretenir dans son erreur, en lui faisant croire que sa presence etait necessaire aupres de son petit malade. Charlotte s'est assise sur le canape, Ottilie est toujours couchee sur le tapis. Sa malheureuse tante la souleve par un effort penible, et attire sur ses genoux la belle tete de la jeune fille. Le chirurgien entre et sort a chaque instant; il feint de redoubler d'efforts pour l'enfant, tandis qu'il ne s'occupe plus que des deux dames. Minuit vient de sonner, le silence de la mort regne dans la contree et dans la maison. Charlotte comprend enfin qu'elle a perdu son enfant, elle veut du moins avoir pres d'elle ses restes inanimes, et l'on depose sur le canape un panier ou repose ce petit corps glace, enveloppe dans des mouchoirs de laine chauds et blancs; son visage seul est decouvert; il semble dormir. Le bruit de cette catastrophe ne tarda pas a mettre tout le village en emoi. Des qu'il arriva au Major, il quitta l'auberge et se rendit a la maison d'ete. N'osant y entrer, il interrogea les domestiques qui couvaient ca et la, et finit par dire a l'un d'eux de faire descendre le chirurgien. Celui-ci ne se fit pas long-temps attendre; quelle ne fut pas sa surprise, en reconnaissant son ancien protecteur! Sa presence dans un pareil moment lui parut de bonne augure; aussi se chargea-t-il avec plaisir de preparer Charlotte a le recevoir. Voulant s'acquitter de cette tache delicate avec toute la prudence necessaire, il commenca par lui parler de plusieurs personnes absentes qui ne pouvaient manquer de partager sa juste douleur. Ce genre de conversation l'amena naturellement a prononcer le nom du Major; et il l'imposa pour ainsi dire a la pensee de la malheureuse mere, en lui rappelant le devouement sans bornes dont cet ami sincere lui avait deja donne tant de preuves. Passant du recit a la realite, il lui apprit qu'il etait la, a sa porte, et n'attendait qu'un mot pour paraitre. Au meme instant le Major entra, Charlotte l'accueillit avec un sourire douloureux. Il s'avanca doucement et s'arreta en face d'elle. Elle releva la couverture de soie verte qui couvrait le cadavre de l'enfant, et, a la faible lueur d'une seule bougie, le Major reconnut avec une secrete terreur, dans les traits de cet enfant, sa propre image immobilisee par la mort. D'un geste, Charlotte lui designa un siege pres d'elle, et tous deux resterent ainsi en face l'un de l'autre pendant toute la nuit, sans prononcer un seul mot. Ottilie etait toujours appuyee sur les genoux de sa tante, dans une attitude calme et respirant doucement. Elle dormait ou semblait dormir. La bougie s'etait eteinte, le crepuscule du matin eclairait l'appartement, et semblait arracher le Major et son amie a un reve lugubre. Charlotte le regarda d'un air resigne et lui dit a voix basse, comme si elle craignait de reveiller Ottilie: --Dites-moi, mon ami, quelle combinaison du destin vous a fait arriver ici, pour etre temoin d'une pareille scene de deuil et de douleur? --Je crois, repondit-il sur le meme ton, que la reserve et les moyens preparatoires seraient en ce moment inutiles et deplaces. Je vous trouve dans une situation si terrible, que la mission dont je suis charge et que je croyais importante et grave, ne me parait plus qu'un evenement ordinaire. Puis il l'instruisit avec calme et simplicite de l'arrivee d'Edouard et du but dans lequel il l'avait envoye pres d'elle. Il lui parla meme des esperances personnelles qu'Edouard l'avait autorise a concevoir, si tous ses projets pouvaient se realiser. Son langage etait franc, mais aussi delicat que l'exigeaient les circonstances. Charlotte l'ecouta tranquillement, et sans manifester ni surprise ni irritation. --Je ne me suis encore jamais trouvee dans un cas semblable, dit-elle d'une voix si faible, que, pour l'entendre, le Major fut oblige d'approcher son siege du canape; mais j'ai toujours eu l'habitude, quand il s'agissait de prendre une determination grave, de me demander: Que ferai-je demain? Je sens que le sort de plusieurs personnes qui me sont cheres est en ce moment entre mes mains; je ne doute plus de ce que je dois faire, et je vais l'enoncer clairement: Je consens au divorce. Ce consentement, j'aurais du le donner plus tot; mes hesitations, ma resistance ont tue ce malheureux enfant! Quand le destin veut une chose qui nous parait mal, elle se fait en depit de tous les obstacles que nous nous croyons obliges d'y opposer par raison, par vertu, par devoir. Au reste, je ne puis plus me le dissimuler, le destin n'a realise que mes propres intentions, dont j'ai eu l'imprudence de me laisser detourner. Oui, j'ai cherche a rapprocher Ottilie d'Edouard, j'ai voulu les marier; et vous, mon ami, vous avez ete le confident, le complice de ce projet. Comment ai-je pu voir dans l'entetement d'Edouard un amour invariable? Pourquoi, surtout, ai-je consenti a devenir sa femme, puisqu'on restant son amie je faisais son bonheur et celui de la malheureuse enfant qui dort la, a mes pieds? Je tremble de la voir sortir de ce sommeil lethargique! Comment pourra-t-elle supporter la vie, si nous ne lui donnons pas l'espoir de rendre un jour a Edouard plus qu'elle ne lui a fait perdre, par la catastrophe dont elle a ete l'aveugle instrument? Et elle le lui rendra, j'en ai la certitude, car je connais toute l'etendue de sa passion pour lui. L'amour qui donne la force de tout supporter, peut tout remplacer. Quant a ce qui me concerne, il ne doit pas en etre question en ce moment. Eloignez-vous en silence, cher Major, dites a votre ami que je consens au divorce, que je m'en remets, pour le realiser, a lui, a vous, a Mittler. Je signerai tout ce que l'on voudra; qu'on me dispense seulement d'agir, de donner des conseils, des avis. Le Major se leva et pressa sur ses levres la main que Charlotte lui tendit par-dessus la tete d'Ottilie. --Et moi, murmura-t-il d'une voix a peine intelligible, que puis-je esperer? --Dispensez-moi de vous repondre, mon ami; nous n'avons pas merite d'etre toujours malheureux, mais sommes-nous dignes de trouver le bonheur ensemble? Le Major s'eloigna, vivement penetre de la douleur de Charlotte; mais il lui fut impossible de s'affliger, comme elle, de la mort de son fils, qui n'etait, a ses yeux, qu'un sacrifice, indispensable pour assurer le bonheur de tous. Deja il voyait de la pensee, d'un cote, la jeune Ottilie tenant dans ses bras un bel enfant plus cher au Baron que celui dont elle avait innocemment cause la mort; et de l'autre, Charlotte bercant sur ses genoux un fils dont les traits animes lui offriraient, a plus juste titre, la ressemblance qu'il avait reconnue avec effroi sur le visage glace de la jeune victime du sort. Preoccupe de ces riants tableaux qui passaient devant son ame, il descendit vers le hameau ou il esperait trouver Edouard. Il le rencontra avant d'y arriver. Lui aussi avait passe la nuit dans une cruelle agitation. Esperant toujours entendre ou voir le signal qui devait lui annoncer l'accomplissement de ses voeux, il s'etait constamment promene dans les environs de la maison d'ete; aussi n'avait-il pas tarde a apprendre la mort de l'enfant. Cette catastrophe le touchait de plus pres que le Major, et cependant il ne pouvait s'empecher de l'envisager sous le mome point de vue. Le compte fidele que son ami lui rendit de son entrevue avec Charlotte, acheva de le convaincre que rien ne s'opposait plus a ses desirs, et il se decida sans peine a retourner avec lui au hameau. De la ils se rendirent a la petite ville, lieu de leur premier rendez-vous, ou ils se proposaient de combiner ensemble les moyens les plus convenables pour realiser enfin ce divorce depuis si longtemps demande et refuse. Apres le depart du Major, Charlotte resta plongee dans ses reflexions, mais elle en fut bientot arrachee par le reveil d'Ottilie. La jeune fille leva la tete et regarda sa tante avec de grands yeux etonnes. Puis elle s'appuya sur ses genoux, se redressa et se tint debout devant elle. --C'est pour la seconde fois de ma vie, dit la noble enfant avec une imposante et douce gravite, que je me trouve dans l'etat auquel je viens de m'arracher. Tu m'as dit souvent que les memes choses nous arrivent parfois de la meme maniere et toujours dans des moments solennels. L'experience vient de me convaincre que tu disais vrai; pour te le prouver, il faut que je te fasse un aveu. Peu de jours apres la mort de ma mere, j'etais bien jeune alors, et pourtant je m'en souviendrai toujours, j'avais approche mon tabouret du sopha ou tu etais assise avec une de tes amies; la tete appuyee sur tes genoux, je n'etais ni eveillee ni endormie, j'entendais tout, mais il m'etait impossible de faire un mouvement, d'articuler un son. Tu parlais de moi avec ton amie, et vous deploriez le sort de la pauvre petite orpheline, restee seule dans le monde, ou elle ne pourrait trouver que deception et malheur, si le Ciel, par une grace speciale, ne lui donnait pas un caractere et des gouts en harmonie avec sa position. Je compris parfaitement le sens de vos paroles, et je me posai a moi-meme des lois, trop severes peut-etre, mais que je croyais conformes a tes voeux pour moi. Je les ai religieusement observees pendant tout le temps que ton amour maternel a veille sur moi, et je leur suis restee fidele, meme quand tu m'as fait venir dans ta maison, pendant les premiers mois, du moins. J'ai fini par sortir de la route que je devais suivre, j'ai viole les lois que je m'etais imposee, j'ai ete jusqu'a oublier qu'elles etaient pour moi un devoir sacre, et maintenant qu'une catastrophe terrible m'en a punie, c'est encore toi qui viens de m'eclairer sur ma position, cent fois plus deplorable que celle de la pauvre orpheline qui retrouvait une mere en toi. Couchee comme je l'etais alors sur tes genoux, et plongee dans la meme inexplicable lethargie, j'ai entendu ta voix, comme si elle sortait d'un autre monde, parler de moi et me reveler ainsi ce que je suis devenue. J'ai eu horreur de moi-meme; mais aujourd'hui, comme autrefois, je me suis, pendant mon sommeil de mort, trace la route sur laquelle je dois marcher. Oui, ma resolution est irrevocablement prise, et tu vas la connaitre a l'instant: Je ne serai jamais la femme d'Edouard! Dieu vient de m'ouvrir les yeux d'une maniere terrible sur les crimes que j'ai commis; je veux les expier! Ne cherche pas a me faire revenir de cette resolution, prends tes mesures en consequence, rappelle le Major ou ecris-lui a l'instant que le divorce est impossible! Combien n'ai-je pas souffert pendant mon immobilite! car a chaque mot que tu lui disais, je voulais me relever et m'ecrier: Ne lui donne pas d'aussi sacrileges esperances! Charlotte comprit l'etat d'Ottilie, tout en croyant toutefois qu'il serait facile de la faire changer de resolution, quand le sentiment qui la lui avait fait prendre se serait emousse; mais a peine eut-elle prononce quelques phrases dont le but etait de faire entrevoir les consolations et les esperances que le temps apporte naturellement aux plus grandes infortunes, que la jeune fille s'ecria avec une elevation d'ame qui tenait de l'exaltation: --Ne cherchez jamais a m'emouvoir, a me tromper! au moment ou j'apprendrai que tu as consenti au divorce, je me punirai de mes fautes, de mes crimes, en me precipitant dans ce meme lac ou s'est eteinte la vie de ton enfant! CHAPITRE XV. Dans le cours ordinaire et paisible de la vie domestique, les parents, les amis aiment a parler entre eux, meme au risque de s'ennuyer mutuellement, de leurs travaux, de leurs entreprises, de leurs projets; d'ou il resulte que tout se fait d'un commun accord, sans que l'on ait songe a se demander des conseils ou des avis. Mais dans les moments graves, importants, ou l'homme a plus que jamais besoin de l'approbation d'un autre homme digne de sa confiance, chacun se refoule sur lui-meme et agit suivant ses propres inspirations; tous se cachent les moyens qu'ils emploient, et ce n'est que par les resultats, par les faits accomplis dont chacun est force d'accepter sa part, que la communaute de pensee et d'action se retablit. C'est ainsi qu'apres une foule d'evenements aussi singuliers que malheureux, chacune des deux dames s'etait renfermee dans une gravite imposante, qui ne les empecha cependant pas d'avoir l'une pour l'autre les procedes les plus delicats. Charlotte avait fait deposer en silence et presque avec mystere son malheureux enfant dans la chapelle, ou il dormait comme une premiere victime d'un avenir encore gros de catastrophes funestes. Mille autres soins, plus ou moins importants et dont elle s'acquittait avec une exactitude scrupuleuse, prouvaient que le sentiment du devoir avait donne a Charlotte la force d'agir de nouveau dans la vie active. La, elle trouva d'abord Ottilie qui, plus que tout autre, avait besoin de sa sollicitude, et elle ne s'occupa plus que d'elle, mais avec tant de delicatesse, que la noble enfant ne put pas meme s'apercevoir de cette preference. Elle savait enfin combien cette enfant aimait Edouard, et par les aveux qui lui echappaient malgre elle, et par les lettres que le Major lui ecrivait chaque jour. De son cote, Ottilie faisait tout ce qui etait en son pouvoir pour rendre plus douce la position actuelle de sa tante. Elle etait franche, communicative meme; mais jamais elle ne parlait du present ou d'un passe trop rapproche. Elle avait toujours beaucoup ecoute, beaucoup observe, et elle recueillit enfin les fruits de cette louable habitude; car elle lui fournit le moyen d'amuser, de distraire Charlotte qui, au fond de son coeur, nourrissait l'espoir de voir uni, tot ou tard, le couple qui lui etait devenu si cher. L'ame d'Ottilie etait dans une situation bien differente. Elle avait revele le secret de sa vie a sa tante, qui etait devenue enfin son amie; et elle se sentait affranchie de la servitude dans laquelle elle avait vecu jusque la; le repentir et la resolution qu'elle avait prise la debarrassaient du fardeau de ses fautes et du crime dont le destin l'avait rendue coupable. Elle n'avait plus besoin de se dominer elle-meme, elle s'etait pardonnee au fond de son coeur, a la condition de renoncer a tout bonheur personnel: aussi cette condition devait-elle necessairement etre irrevocable. Plusieurs semaines s'ecoulerent ainsi, et Charlotte finit par sentir que cette delicieuse maison d'ete, son lac, ses rochers et ses promenades pittoresques n'avaient plus que des souvenirs penibles pour elle et pour sa jeune amie; qu'enfin il fallait changer de demeure: mais il etait plus facile d'eprouver ce besoin que de le satisfaire. Les deux dames devaient-elles rester inseparables? La premiere declaration d'Edouard leur en avait fait un devoir, et les menaces qui avaient suivi cette declaration en rendaient necessaire l'exact accomplissement. Cependant il etait facile de voir que, malgre leur bonne volonte, leur raison et leur complete abnegation, elles ne pouvaient plus, en face l'une de l'autre, eprouver que des sensations penibles. Les entretiens les plus etrangers a leur position, amenaient parfois des allusions que la reflexion repoussait en vain, car le coeur les avait senties. Enfin, plus elles craignaient de s'affliger et de se blesser, plus elles devenaient faciles a s'affliger, a se blesser mutuellement. Mais des que Charlotte songeait a changer de demeure et a se separer momentanement d'Ottilie, les anciennes difficultes renaissaient, et elle etait forcee de se demander en quel lieu elle placerait cette jeune personne. Le poste honorable de compagne d'etude, de soeur adoptive d'une jeune et riche heritiere etait encore vacant, la Baronne ne cessait d'en parler a Charlotte dans ses lettres, et elle crut devoir enfin s'en expliquer franchement avec sa niece. La pauvre enfant refusa avec beaucoup de fermete, non-seulement cette offre, mais encore toutes celles qui la reduiraient a vivre dans ce qu'on est convenu d'appeler le grand monde. --N'allez cependant pas, continua-t-elle, m'accuser d'aveuglement, d'obstination, et permettez-moi de vous donner des explications que, dans toute autre circonstance, il serait de mon devoir de passer sous silence. Un etre coupable, lors meme qu'il ne l'est pas devenu volontairement, est marque du sceau de la reprobation; sa presence inspire une terreur melee d'une curiosite desesperante, car chacun desire et croit decouvrir dans ses traits, dans ses gestes, dans ses paroles les plus insignifiantes, les indices du monstre qu'il porte dans son sein et qui l'a pousse au crime. C'est ainsi qu'une maison, une ville ou a ete commise une action monstrueuse, reste un objet de terreur pour quiconque en franchit le seuil. On s'imagine que la, le jour est plus sombre et que les etoiles ont perdu leur eclat. L'importunite par laquelle certains amis aussi maladroits que bienveillants cherchent a rendre au monde ces infortunes qu'il repousse, est presque un crime, quoiqu'il soit excusable. Pardonnez-moi, chere tante; mais je ne puis m'empecher de vous dire ce qui s'est passe en moi, lorsque Luciane jeta brusquement au milieu d'une fete joyeuse la pauvre jeune fille condamnee a l'isolement et au repentir, parce qu'elle avait involontairement cause la mort de son jeune frere. Effrayee par l'eclat des lumieres et des parures, et surtout par l'aspect des danses et des jeux auxquels on voulait lui faire prendre part, elle resta d'abord interdite; puis sa tete s'egara, elle s'enfuit eperdue et tomba sans connaissance dans mes bras. Eh bien, le croiriez-vous! cette catastrophe augmenta la curiosite de la societe, chacun voulait voir de plus pres la pauvre criminelle! je ne croyais pas alors qu'un sort semblable m'etait reserve; mais ma compassion etait si vive que je souffrais plus qu'elle peut-etre, et je me hatai de la ramener dans sa chambre. Qu'il me soit permis aujourd'hui d'avoir pitie de moi, et d'eviter toute position ou je pourrais devenir l'heroine d'une scene semblable. --Songe, du moins, chere enfant, repondit Charlotte, qu'il n'en est point qui puisse entierement te cacher au monde. Les couvents qui, dans de semblables extremites, offrent aux catholiques un refuge paisible, n'existent pas pour nous autres protestants. --La solitude et l'isolement, chere tante, ne font pas le seul merite d'un refuge; a mes yeux, il n'en est de veritablement estimable que celui qui nous offre la possibilite de nous occuper utilement. Les penitences et les macerations ne sauraient nous soustraire aux arrets de la Providence, quand elle les a prononces sur nous. L'attention du monde ne serait mortelle pour moi que s'il fallait lui servir de spectacle, plongee dans une coupable oisivete. Si son regard malveillant me trouve infatigable au travail et remplissant un devoir utile, je le soutiendrai sans rougir, car alors je ne serai plus reduite a trembler devant le regard de Dieu! --Ou je me trompe fort, dit Charlotte, ou tes voeux te rappellent au pensionnat. --J'en conviens. Il me parait beau de guider les autres sur les routes ordinaires de la vie, quand on s'est formee soi-meme a l'ecole de l'adversite et de l'erreur. L'histoire nous apprend que les hommes pousses dans les deserts par le remords ou la persecution, n'y sont pas restes oisifs et ignores. On les a rappeles dans le monde pour y soutenir les faibles, ramener les egares, consoler les malheureux! Et cette tache, le Ciel lui-meme la leur imposait; car ils pouvaient seuls l'accomplir dignement, ces nobles inities aux fautes, aux faiblesses dont ils avaient su se relever, ces martyrs de la vie, malheureux au point qu'aucun malheur terrestre ne pouvait plus les frapper. --La carriere que tu choisis est penible! n'importe; je ne m'opposerai point a ton desir, me flattant toutefois que tu ne tarderas pas a y renoncer pour revenir pres de moi. --Je vous remercie d'un consentement qui me permet d'essayer mes forces; j'en espere trop peut-etre, car il me semble que je reussirai. Qu'est-ce que les epreuves du pensionnat que naguere je trouvais si cruelles, aupres de celles que j'ai subies depuis? Quel ne sera pas mon bonheur, lorsque je pourrai diriger de jeunes eleves a travers cette foule d'embarras qui causent leurs premieres douleurs et dont j'ai deja acquis le droit de sourire? Les heureux ne savent pas conseiller et guider les heureux, car il est dans notre nature d'augmenter nos exigences pour nous et pour les autres, en proportion des faveurs que le Ciel nous accorde. Celui qui a souffert et qui a su se relever, sait seul developper dans de jeunes coeurs le sentiment qui empeche le sien de se briser, en lui faisant accepter le plus petit bienfait comme un grand bonheur. --Je te le repete, chere enfant, je ne m'oppose point a ton projet; mais je dois te faire une observation dont tu comprendras toi-meme l'importance, car elle ne porte pas sur toi, mais sur cet excellent et sage Professeur qui ne m'a pas laisse ignorer ses sentiments a ton egard. En te destinant a la carriere ou il voulait te voir marcher a ses cotes, tu lui deviendras chaque jour plus chere, et lorsqu'il se sera accoutume a ta cooperation et a ta presence, tu le rendras malheureux et incapable en l'abandonnant. --Le sort a ete si severe envers moi, dit Ottilie, que tous ceux qui osent m'aimer, sont peut-etre condamnes d'avance a de rudes epreuves. Au reste, l'ami dont vous venez de me parler est si noble et si genereux, que j'ose esperer qu'il finira par ne plus ressentir pour moi que le saint respect qu'on doit a une personne vouee a une pieuse expiation. Oui, il comprendra que je suis un etre consacre, qui ne peut conjurer le mal immense qui plane sans cesse sur elle et sur les autres, qu'en ne respirant plus que pour les puissances superieures qui nous entourent d'une maniere invisible, et peuvent seules nous proteger contre les puissances malfaisantes dont nous sommes sans cesse assieges. Chaque entretien dans lequel l'aimable enfant devoilait ainsi ses pensees, devint pour Charlotte un sujet de graves reflexions. Plusieurs fois deja elle avait cherche a la rapprocher d'Edouard; mais le plus leger espoir, la plus faible allusion a ce rapprochement n'avaient servi qu'a blesser la jeune fille au point qu'un jour elle se crut forcee de renouveler l'assurance positive qu'elle avait pour toujours renonce a lui. --Si ta resolution est en effet irrevocable, repondit Charlotte, tu dois avant tout eviter de revoir Edouard. Tant que l'objet de nos affections est loin de nous, il nous semble facile de dominer la passion qu'il nous inspire, car plus elle a de force, plus elle nous refoule alors sur nous-memes, et augmente les facultes energiques qui nous rendent maitres de nos actions; mais des que cet objet dont nous croyons pouvoir nous separer reparait devant nous, nous sentons de nouveau, et plus fortement que jamais, qu'il nous est indispensable. Fais en ce moment ce que tu crois convenable a ta situation, interroge ton coeur, reviens sur ta resolution s'il le faut, mais que ce soit de ta propre volonte et non dans l'entrainement d'une passion aveugle. Si tu renouais tes relations passees par surprise, C'est alors que tu ne pourrais plus te retrouver d'accord avec toi-meme, et que ta vie s'ecoulerait dans des contradictions perpetuelles, qui seules la rendent reellement insupportable. En un mot, avant de te separer de moi pour entrer dans une carriere qui te conduira peut-etre plus loin que tu ne penses et sur des routes que nous ne prevoyons pas, demande-toi une derniere fois si tu peux renoncer pour toujours a Edouard. Si tu te reconnais cette force, formons ensemble une alliance indissoluble dont la principale condition est que tu ne lui repondras pas un seul mot, si, a force de temerite, il trouvait le moyen de penetrer jusqu'a toi et de te parler. Ottilie n'hesita pas un instant, et fit a sa tante la promesse qu'elle s'etait deja faite a elle-meme. Charlotte, cependant, se souvenait toujours avec une secrete inquietude des menaces par lesquelles son mari l'avait mise naguere dans l'impossibilite de se separer d'Ottilie. Les graves evenements qui s'etaient passes depuis pouvaient lui faire presumer qu'il souffrirait aujourd'hui l'eloignement de cette jeune personne, sans se croire pour cela autorise a s'emparer d'elle par tous les moyens possibles. La crainte de l'offenser l'emporta neanmoins sur toute autre consideration, et elle prit le parti de le faire sonder par Mittler, sur l'effet que pourrait produire sur lui le retour d'Ottilie a la pension. Mittler avait toujours continue a venir la voir souvent, mais pour quelques instants seulement, surtout depuis la mort de l'enfant. Ce malheur l'avait d'autant plus vivement affecte, qu'il rendait la reunion des epoux moins certaine. La resolution d'Ottilie ranima bientot toutes ses esperances, et persuade que le pouvoir bienfaisant du temps ferait le reste, il se representa de nouveau Edouard heureux et content aupres de Charlotte. Les passions qui les avaient jetes un instant hors de la route du devoir, n'etaient plus a ses yeux, que des epreuves dont la fidelite conjugale ne pouvait manquer de sortir triomphante et plus forte que jamais. Charlotte s'etait empressee d'ecrire au Major pour lui faire connaitre les intentions qu'Ottilie avait manifestees en revenant a la vie, et pour le prier d'engager Edouard a s'abstenir de toute demarche relative au divorce, du moins jusqu'a ce que la pauvre enfant eut retrouve plus de calme et de tranquillite d'esprit. Elle avait egalement eu soin de l'instruire de tout ce qui se passait chaque jour, et cependant ce fut a Mittler, qu'elle crut devoir confier la tache difficile de preparer son mari au changement total de leur position respective. L'experience avait plus d'une fois prouve a ce mediateur passionne, qu'il est plus facile de nous faire accepter un malheur devenu un fait accompli, que d'obtenir notre consentement a une demarche qui nous contrarie; il persuada donc a Charlotte que le parti le plus sage etait d'envoyer Ottilie a la pension. A peine avait-il quitte la maison, qu'on disposa tout pour ce depart precipite. Ottilie aida elle-meme a faire les paquets; mais il etait facile de voir qu'elle ne voulait emporter ni le beau coffre qu'elle avait recu d'Edouard ni aucun des objets qu'il contenait. Charlotte laissa agir la silencieuse enfant au gre de ses desirs. Le voyage devait se faire dans sa voiture, et l'on etait convenu qu'elle passerait la premiere nuit a moitie chemin, dans une auberge ou Charlotte et les siens avaient l'habitude de descendre; la seconde nuit elle ne pouvait manquer d'arriver a la pension; Nanny devait l'accompagner et rester pres d'elle en qualite de domestique. Immediatement apres la mort de l'enfant, cette impressionnable jeune fille etait revenue pres d'Ottilie, qu'elle paraissait aimer plus passionnement que jamais. Cherchant a la distraire par son babil et l'entourant des soins les plus tendres, elle ne respirait plus que pour sa chere maitresse. En apprenant qu'on lui permettait de la suivre et de rester pres d'elle, et qu'elle verrait des contrees inconnues, car elle n'etait jamais sortie de son village, elle ne se connaissait plus de joie, et courait a chaque instant chez ses parents, chez ses amis et ses connaissances pour prendre conge d'eux et leur faire part de son bonheur. Malheureusement elle entra dans une chambre ou il y avait des enfants malades de la rougeole, et elle ressentit aussitot l'effet de la contagion. Charlotte ne voulait pas retarder le depart de sa niece qui, elle-meme, ne le desirait point. Au reste, elle connaissait la route et les maitres de l'auberge ou elle devait passer la premiere nuit. Le cocher du chateau a qui l'on avait confie la tache de la conduire etait un homme sur, il n'y avait donc rien a craindre. Depuis longtemps Charlotte desirait quitter la maison d'ete et s'arracher ainsi aux images qu'elle lui retracait; mais, avant de retourner au chateau, elle voulait faire remettre les appartements qu'Ottilie y avait habitee, dans l'etat ou ils etaient lorsqu'Edouard les occupait avant l'arrivee du Major. L'espoir de ressaisir un bonheur perdu vient souvent nous surprendre malgre nous, et Charlotte pouvait se croire de nouveau autorisee a nourrir cet espoir. CHAPITRE XVI. Lorsque Mittler arriva pres du Baron pour lui faire part du depart d'Ottilie, il le trouva seul, et la tete appuyee dans sa main droite. Il paraissait souffrir. --Est-ce que votre mal de tete vous tourmente encore? lui dit-il. --Oui, et j'aime cette souffrance, car elle me rappelle Ottilie. Peut-etre est-elle en ce moment appuyee sur sa main gauche; car, vous le savez, pour elle, le mal est au cote gauche de la tete. Il est sans doute plus fort que le mien, pourquoi ne le supporterais-je pas avec autant de patience qu'elle? Au reste, cette souffrance a pour moi quelque chose d'utile, de salutaire; elle me rappelle puissamment la patience angelique qui complete toutes les perfections dont elle est douee. Ce n'est que lorsque nous souffrons que nous comprenons combien il faut de grandes et hautes qualites pour supporter la douleur. Enhardi par l'air de resignation de son jeune ami, Mittler s'acquitta de sa commission par degres, et en racontant comment le retour d'Ottilie a la pension n'avait d'abord ete chez les deux dames qu'une pensee, un vague desir, puis un projet, et bientot apres une resolution definitivement arretee. Edouard ne repondit que par des monosyllabes qui semblaient prouver qu'il laissait Charlotte et sa niece maitresses de faire ce qu'elles Voulaient, et que pour l'instant son mal de tete l'absorbait au point de le rendre indifferent a tout. Mais a peine Mittler l'eut-il quitte qu'il se leva et se promena a grands pas dans sa chambre. Jete violemment en dehors de lui-meme, il ne sentait plus son mal de tete, son imagination d'amant etait surexcitee; il voyait Ottilie seule, sur une route qu'il connaissait parfaitement et dans une auberge dont il avait successivement habite toutes les chambres. Il pensait, il reflechissait, ou plutot il ne pensait, il ne reflechissait point; il desirait, il voulait, quoi? la voir, lui parler? mais pourquoi, dans quel but? comment aurait-il pu se le demander? Il ne chercha pas meme a lutter; une puissance irresistible l'entraina machinalement. Son premier soin fut de se confier a son valet de chambre, qui se procura en peu d'heures tous les renseignements necessaires. Des le lendemain matin, Edouard se rendit seul et a cheval a l'auberge ou Ottilie devait passer la nuit. Il y arriva beaucoup trop tot. L'hotesse l'accueillit avec des transports de joie; elle lui devait un grand bonheur de famille, son fils avait servi sous ses ordres et fait une action d'eclat dont lui seul avait ete temoin. Guide par la justice, le Baron avait fait valoir cette action aupres du general en chef, et obtenu pour le jeune soldat une decoration meritee, et que l'envie et la jalousie avaient cherche a lui disputer. L'heureuse mere ne negligea rien pour lui prouver sa reconnaissance, et pour le recevoir dignement; elle fit nettoyer en hate son salon qui, malheureusement, lui servait en meme temps de garde-meuble et d'office. Il refusa d'en prendre possession, lui dit de le reserver pour une jeune dame qu'il attendait; et se fit arranger pour lui un petit cabinet qui donnait sur le corridor. L'hotesse presuma que ces mesures cachaient quelque mystere, et elle s'estima heureuse de trouver sitot l'occasion de faire quelque chose qui put etre agreable au protecteur de son fils. Pendant le reste de la journee Edouard fut en proie aux sensations les plus contradictoires; tantot il visitait la chambre qui devait servir de demeure a Ottilie, et qui, malgre son singulier melange d'elegance et de rusticite, lui paraissait un sejour celeste, et tantot il formait des projets sur la maniere de se presenter a elle, et il se demandait s'il devait la surprendre ou la preparer a sa presence. Cette derniere opinion lui parut la plus sage, et il se mit a lui ecrire le billet suivant. EDOUARD A OTTILIE. "Pendant que tu liras ce billet, ma bien-aimee, je serai la, tout pres de toi. Ne t'en effraie point; que pourrais-tu craindre de ton ami? Je ne te contraindrai pas a me recevoir, non; je ne me presenterai devant toi que lorsque tu me l'auras permis. "Avant de m'accorder ou de me refuser cette grace, songe a ta position, a la mienne. Je te remercie de t'etre abstenue jusqu'ici de toute demarche irrevocable; celle que tu es sur le point de faire, cependant, est grave, significative. Je t'en conjure, reviens sur tes pas, car tu marches vers un point ou nous serons forces de dire: La notre route nous separe! Demande-toi de nouveau si tu peux, si tu veux etre a moi. Si tu le peux, tu nous accorderas a tous un grand bienfait, pour moi surtout, il sera incommensurable. "Souffre que je te revoie, de ton consentement et avec joie. Que ma bouche puisse t'adresser cette douce question: Veux-tu m'appartenir? et que ta belle ame y reponde. Ma poitrine, Ottilie, cette poitrine sur laquelle tu t'es appuyee quelquefois, c'est la ta place pour toujours!..." Tout en tracant ces mots, l'idee que l'objet de ses plus cheres affections ne tarderait pas a arriver le saisit avec tant de force, qu'il la croyait deja a ses cotes. --C'est par cette porte qu'elle entrera, se dit-il; elle lira ce billet, je la verrai en realite, ce ne sera plus une douce vision comme il m'en est apparu tant de fois; mais sera-t-elle toujours la meme? Son exterieur, ses sentiments seraient-ils changes? Tenant toujours la plume a la main, il allait jeter sur le papier les pensees qui se presentaient a son imagination. Au meme instant une voiture entra dans la cour et il ajouta en hate les mots suivants: "C'est toi, je t'entends arriver, adieu, pour un instant seulement, adieu!" Puis il plia le billet et ecrivit l'adresse; mais il etait trop tard pour le cacheter, et il se sauva dans un cabinet qui donnait sur le corridor, Se souvenant tout a coup qu'il avait laisse sur la table sa montre et le cachet qui y etait attache, il sentit qu'Ottilie ne devait pas voir ces objets avant d'avoir lu sa lettre, et il retourna sur ses pas pour les enlever. Deja il les tenait dans sa main, quand il entendit la voix de l'hotesse qui designait a la jeune voyageuse la chambre ou elle allait l'introduire. Craignant d'etre surpris, il s'elanca vers le cabinet; mais avant de l'atteindre, un courant d'air en ferma violemment la porte, et la clef qui etait restee en dedans, tomba sur le plancher du cabinet. Hors de lui il secoua la porte avec violence, mais elle ne ceda point. Combien n'envia-t-il pas alors le sort des fantomes qui se glissent a travers les serrures! Ne sachant plus ce qu'il voulait ou ce qu'il devait faire, il se cacha le visage contre le chambranle de la porte. Ottilie entra du cote oppose, et l'hotesse qui la suivait se retira presque aussitot, car la presence inattendue et l'attitude singuliere d'Edouard l'avait surprise et meme effrayee. La jeune fille aussi venait de le reconnaitre, et il se tourna vers elle, car il avait conserve assez de presence d'esprit pour sentir qu'elle devait l'avoir vu. Ce fut ainsi que les deux amants se trouverent de nouveau en face l'un de l'autre. Muette et immobile, Ottilie le regarda d'un air serieux et calme; mais au premier mouvement qu'il fit pour s'approcher d'elle, elle recula jusqu'a la table. --Ottilie! s'ecria-t-il, pourquoi ce terrible silence? Ne sommes-nous deja plus que des ombres qui se dressent en face l'une de l'autre? Ecoute-moi, c'est par un hasard funeste que tu me trouves ici. Regarde, la, sur cette table, je t'ai ecrit, j'y ai depose le billet qui devait te preparer a ma presence. Je t'en conjure, lis-le, et puis decide, prononce notre arret. Elle baissa les yeux vers le billet, le prit apres une courte hesitation, le deploya, le lut sans aucune emotion apparente, le replia et le replaca en silence sur la table. Puis elle eleva ses mains jointes vers le ciel, les rapprocha de sa poitrine, s'inclina en avant comme si elle voulait se prosterner devant Edouard, et le regarda avec une expression si dechirante, qu'il s'enfuit desespere, et chargea l'hotesse, qui etait restee dans la salle d'entree, d'aller veiller sur la malheureuse jeune fille. Ne sachant plus que faire, que devenir, il se promena a grands pas dans cette salle. La nuit etait venue et le plus morne silence regnait chez Ottilie. L'hotesse sortit enfin et ferma la porte a clef. La pauvre femme etait emue, embarrassee. Apres un instant d'hesitation, elle offrit au Baron la clef de la chambre d'Ottilie; il la refusa d'un geste desespere. L'hotesse posa la chandelle sur une table et se retira. Edouard se jeta sur le seuil de la porte d'Ottilie et l'arrosa de ses larmes. Jamais encore deux amants n'ont passe si pres l'un de l'autre une nuit aussi cruelle. Le jour parut enfin, le cocher etait presse de partir; l'hotesse vint ouvrir la chambre d'Ottilie et y entra. En voyant la jeune fille qui s'etait jetee tout habillee sur son lit, ou elle paraissait dormir paisiblement, elle revint sur ses pas et invita Edouard par un sourire compatissant a s'approcher. Il se tint un instant debout devant son lit, mais il lui fut impossible de soutenir la vue de la malheureuse enfant qui l'avait banni de sa presence. L'hotesse n'eut pas le courage de la reveiller; elle prit une chaise et s'assit en face d'elle. Bientot Ottilie ouvrit ses beaux yeux et se leva. L'hotesse lui offrit a dejeuner, elle refusa d'un geste. Edouard renvoya l'hotesse qui venait de rassembler toutes ses forces, et se presenta devant la jeune fille. --Je t'en supplie, lui dit-il, adresse-moi un mot, un seul mot. Fais-moi du moins connaitre ta volonte? donne-moi tes ordres, je t'obeirai. Elle garda le silence. Il lui demanda de nouveau avec amour, avec delire, si elle voulait lui appartenir. Elle baissa les yeux et sa belle tete s'agita avec une grace ineffable, mais ce mouvement etait un signe negatif. --Veux-tu te rendre a la pension? lui demanda Edouard avec egarement. Elle secoua la tete d'un air indifferent; mais lorsqu'il lui demanda si elle voulait lui permettre de la ramener pres de Charlotte, elle y consentit par un geste plein de confiance. Il ouvrit la fenetre pour donner des ordres au cocher, Ottilie profita de ce moment pour glisser rapidement derriere lui. Sortant de la chambre avec la rapidite de l'eclair, elle descendit l'escalier et s'elanca dans la voiture. Le cocher prit le chemin du chateau; Edouard suivit la voiture a cheval, mais a une certaine distance. CHAPITRE XVII. Quelle ne fut pas la surprise de Charlotte, lorsqu'elle vit entrer en meme temps dans la cour du chateau la voiture qui ramenait Ottilie, et son mari qui la suivait a cheval. Sans se rendre compte de ce singulier evenement, elle courut recevoir ces hotes inattendus. La jeune fille s'avanca vers elle avec Edouard, saisit les mains des epoux, les unit avec un geste passionne, et s'enfuit dans sa chambre. Le malheureux Edouard se jette au cou de sa femme, eclate en sanglots, la supplie d'avoir pitie de lui, et de secourir Ottilie. Charlotte s'empresse d'aller la rejoindre dans sa chambre; mais en y entrant elle fremit malgre elle. On en avait deja emporte tous les meubles, a l'exception du magnifique coffre dont on ne savait que faire et qu'on avait laisse au milieu de l'appartement. Ottilie s'etait jetee par terre a cote de ce fatal objet; elle y appuyait sa tete et l'entourait de ses bras. Charlotte la releve et l'interroge, mais en vain; la Jeune fille ne repond pas. Une femme de chambre vient apporter des sels et des fortifiants propres a la tirer de son etat de stupeur, et Charlotte court pres d'Edouard qu'elle trouve au salon, mais hors d'etat de l'instruire de ce qui vient de se passer. Il se prosterne devant elle, baigne ses mains de larmes et finit par s'enfuir dans son appartement. En voulant le suivre, elle rencontre son valet de chambre qui lui en apprend enfin assez pour lui faire deviner le reste. Toujours maitresse d'elle-meme, elle s'occupe avant tout des exigences du moment, et fait rapporter les meubles dans les appartements d'Ottilie. Quant a Edouard, il a retrouve les siens dans l'etat ou il les avait quittes; pas un meuble, pas un papier n'avait ete derange. Tous trois semblaient s'entendre et ne vivre que les uns pour les autres. Ottilie cependant persista a se renfermer dans un silence desesperant. Edouard continua a exhorter sa femme a la patience, car la sienne l'abandonnait a chaque instant. Charlotte envoya un messager a Mittler et l'autre au Major pour les appeler pres d'elle; il fut impossible de trouver Mittler, mais le Major accourut en hate. Edouard ouvrit son coeur a cet ami fidele et lui raconta jusque dans les plus petits details tout ce qui venait de se passer. Ce fut par lui que Charlotte apprit enfin a connaitre les causes secretes qui avaient de nouveau trouble leurs esprits et change leur position. Entourant son mari des soins les plus tendres et les plus delicats, elle ne cessa de le supplier de ne pas importuner la malheureuse enfant en lui demandant une resolution qu'elle n'etait pas en etat de prendre. Edouard apprecia plus que jamais la haute raison de sa femme, mais sa passion pour Ottilie le dominait toujours exclusivement. En vain Charlotte chercha-t-elle a entretenir ses esperances, en lui promettant de consentir au divorce, il soupconna sa sincerite et s'abandonna aux conjectures les plus bizarres. Pousse par le doute et la defiance, il exigea qu'elle prit formellement l'engagement d'epouser le Major. Elle consentit a tout pour le conserver et le tranquilliser, car le desordre de son esprit tenait de la demence. Cependant elle mit, au consentement de son mariage avec le Major, la condition expresse qu'Ottilie deviendrait la femme d'Edouard, et que, pour l'instant, les deux amis feraient ensemble un voyage de quelques mois. Cette derriere condition etait facile a remplir, car le Major venait d'etre charge d'une mission secrete pour une cour etrangere, et le Baron promit de l'accompagner. On fit aussitot les apprets du voyage, ce qui leur procura a tous une distraction salutaire. Malgre cette activite inquiete, on s'apercut qu'Ottilie ne prenait presque plus de nourriture; ses amis lui firent les representations les plus douces et les plus tendres, mais sans rompre le silence absolu qu'elle s'etait impose, elle trouva moyen de leur faire comprendre que leurs soins l'importunaient et l'affligeaient. Ils n'insisterent plus, car, par une faiblesse inexplicable, nous craignons toujours de tourmenter les personnes que nous aimons, meme lorsque nous sommes convaincus que c'est pour leur bien. Apres avoir longtemps cherche dans sa pensee un nouveau moyen d'action sur l'esprit malade d'Ottilie, Charlotte concut l'idee de faire venir le Professeur, dont elle connaissait l'influence sur son ancienne eleve. Deja elle avait eu soin de l'instruire du retour de la jeune fille a la pension, et comme elle ne s'y etait pas rendue, il avait ecrit a Charlotte pour lui demander la cause de ce retard. Cette lettre qui exprimait la tendre inquietude d'un veritable ami, etait restee sans reponse. Trop prudente pour vouloir surprendre la malade par une visite qui pouvait ne pas lui etre agreable, elle parla devant elle du projet d'engager le Professeur a venir passer quelque temps au chateau. Un mecontentement douloureux se manifesta sur les traits d'Ottilie; elle devint pensive comme si elle cherchait a prendre une resolution, puis elle se leva et se retira en hate dans sa chambre. Bientot ses amis encore reunis au salon, recurent le billet suivant: OTTILIE A SES AMIS. "Pourquoi, mes bien-aimes, faut-il que je vous dise clairement ce que vous devez deja avoir devine? Je me suis laissee ecarter de la route que je devais suivre, et je ne puis plus y rentrer. Le demon qui m'a egaree a pris tant d'empire sur moi, que j'ai beau etre d'accord avec moi-meme au fond de mon ame, il fait surgir des circonstances exterieures par lesquelles il m'empeche d'executer mes bonnes resolutions. "Je m'etais sincerement promis de renoncer a Edouard et de ne plus jamais le revoir. Le sort en a decide autrement; nous nous sommes revus malgre moi, malgre lui-meme. J'ai peut-etre trop fidelement tenu la promesse que j'avais faite de ne plus jamais lui parler. Dans l'agitation cruelle du moment terrible ou je l'ai vu en face de moi, ma conscience m'a dit que je devais agir comme je l'ai fait. J'ai garde le silence, je suis devenue muette devant mon ami, et je n'ai plus rien a dire a personne. Les voeux de certains ordres religieux peuvent, parfois, peser peniblement sur celui qui les a acceptes volontairement; le mien m'a ete impose par l'impression du moment, souffrez donc que j'y persiste tant que mon coeur m'y obligera. Ne mettez aucun mediateur entre nous, ne cherchez ni a me faire parler ni a me faire prendre plus de nourriture que je n'en ai rigoureusement besoin. Que votre indulgence, que votre bonte m'aident a sortir de cette cruelle epoque de ma vie! je suis jeune, et la jeunesse se remet facilement et au moment ou on s'y attend le moins. Supportez-moi dans votre cercle, consolez-moi par votre amour, eclairez-moi par vos entretiens, mais permettez a ma conscience de ne suivre que ses propres inspirations pour tout ce qui ne concerne qu'elle." * * * * * Le voyage projete des deux amis ne se realisa point, car la mission du Major fut remise a une epoque indeterminee. Ce contre-temps charma Edouard, car le billet d'Ottilie avait ranime toutes ses esperances; se sentant de nouveau la force de perseverer et d'attendre, il declara positivement que, sous aucun pretexte, il ne consentirait a s'eloigner du chateau. --Il n'y a rien de plus extravagant, s'ecria-t-il, qu'une renonciation volontaire et anticipee; quand un bien precieux est sur le point de nous echapper, ne vaut-il pas mieux chercher a le ressaisir? Une pareille folie ne peut decouler que de la sotte pretention de conserver du moins les apparences de la liberte du choix. Trop de fois deja je me suis laisse egarer par cette vanite insensee. Elle m'a fait fuir des amis qui m'etaient chers et dont je ne m'eloignais que parce que je savais que tot ou tard je serais contraint de me separer d'eux, et que je ne voulais pas avoir l'air de ceder a la necessite. Pourquoi m'eloignerais-je d'elle? Ne sommes-nous pas deja que trop separes? Je n'ose plus ni presser sa main ni l'attirer sur mon coeur, je ne puis pas meme le penser sans tressaillir! Elle ne s'est pas detournee de moi, non, elle s'est elevee au-dessus de moi! Ce fut ainsi que tout resta sur l'ancien pied. Rien n'egalait le bonheur d'Edouard lorsqu'il se trouvait pres d'Ottilie, et la jeune fille aussi eprouvait une douce sensation qu'elle ne pouvait chercher a eviter, puisqu'elle lui devenait toujours plus indispensable. Le magnetisme mysterieux qu'ils avaient toujours exerce l'un sur l'autre, n'avait rien perdu de sa puissance. Quoiqu'habitant sous le meme toit, ils ne pensaient pas toujours exclusivement l'un a l'autre, s'occupaient souvent d'objets differents et suivaient les impulsions opposees de leur entourage, et cependant ils se trouvaient et se rapprochaient toujours. Quand ils entraient au salon, on les voyait bientot debout ou assis cote a cote: pour se sentir calmes et heureux, ils avaient besoin de se tenir ainsi le plus pres possible; mais ce rapprochement leur suffisait, sans leur faire desirer les communications plus positives du regard et de la parole. Alors ce n'etaient plus que deux personnes reunies en une seule par le sentiment instinctif d'un bien-etre parfait, et qui se sentaient aussi contentes d'elles-memes que du monde. Si l'un d'eux s'etait trouve retenu malgre lui a une extremite de l'appartement, l'autre se serait aussitot dirige vers ce point, sans avoir la conscience de ce mouvement. La vie etait pour eux une enigme dont ils ne comprenaient le mot que lorsqu'ils etaient ensemble. Ottilie semblait avoir retrouve un calme parfait et une entiere serenite d'esprit, au point que l'on croyait n'avoir plus rien a redouter pour elle. Jamais elle ne se dispensait de paraitre aux reunions de la famille, la table seule exceptee. Elle avait si vivement manifeste le desir de manger seule dans sa chambre, qu'on s'etait cru oblige de ceder a cette fantaisie. Nanny seule etait chargee de la servir. Les choses qui arrivent ordinairement a tels ou tels individus, se representent plus souvent que nous ne le croyons, parce qu'elles sont pour ainsi dire une consequence de leur nature. Le sentiment de l'individualite, les penchants, les tendances, les localites, les entourages et l'habitude, forment un element, une atmosphere ou seuls nous vivons et respirons a notre aise. Voila pourquoi nous retrouvons presque toujours, apres une longue absence, les amis dont la versatilite nous a souvent desesperes, tels que nous les avons quittes. C'etait ainsi que nos amis semblaient, dans leurs rapports de chaque jour, se mouvoir dans le meme cercle. Malgre son silence obstine, Ottilie trouvait moyen de prouver par une foule de petites prevenances qu'elle etait toujours serviable et bonne, et chacun avait repris ses allures et son caractere. Enfin, cet interieur refletait si parfaitement l'image du passe, qu'il etait possible, permis meme de croire que rien n'y etait change, ou que, du moins, tous s'y remettraient bientot completement sur l'ancien pied. On etait en automne et les jours ressemblaient par leur duree a ceux du printemps, ou le Capitaine et Ottilie furent appeles au chateau. Les heures de promenades et celles des reunions au salon etaient les memes; et les fruits et les fleurs de la saison actuelle paraissaient etre les produits de cet heureux printemps. On croyait les avoir cultives et semes ensemble; tout ce qui s'etait passe entre ces deux epoques etait tombe dans l'oubli. Le Major allait et venait sans cesse du chateau a la residence, et de la residence au chateau; Mittler aussi venait souvent voir les amis. Les amusements des soirees avaient repris leur cours regulier. Edouard mettait, dans ses lectures habituelles, plus de feu et de sentiment que jamais, on aurait dit qu'il cherchait, tantot par la gaite et tantot par le sentiment, a faire revenir Ottilie de son engourdissement et a triompher de son silence obstine. Tenant comme autrefois son livre de maniere a ce qu'elle put y lire, il etait inquiet, distrait chaque fois qu'il n'avait pas la certitude qu'elle devancait du regard chaque mot qu'il prononcait. Les soupcons, les inquietudes, les susceptibilites du passe s'etaient completement evanouis. Le violon du Major s'unissait instinctivement au piano, quand Charlotte le tenait, et la flute d'Edouard se mariait avec bonheur au jeu d'Ottilie, quand les touches de cet instrument vibraient sous les doigts de la jeune fille. Ce fut dans cette disposition d'esprit qu'on vit approcher l'anniversaire de la naissance du Baron, pour laquelle l'annee precedente on avait vainement espere son retour au chateau. Cette fois on s'etait promis de celebrer ce jour dans une douce et silencieuse intimite. A mesure qu'il approchait, Ottilie devenait plus grave et plus solennelle. Quand elle visitait les jardins, elle semblait passer les fleurs en revue, et faisait signe au jardinier de veiller avec soin sur elles, et, surtout, sur les marguerites, qui, cette annee, donnaient avec une abondance extraordinaire. CHAPITRE XVIII. Les amis ne tarderent pas a s'apercevoir avec bonheur qu'Ottilie s'etait decidee enfin a ouvrir le riche coffre, et a en tirer plusieurs objets et pieces d'etoffes qu'elle disposa et tailla elle-meme, afin d'en composer un habillement aussi complet qu'elegant. En aidant a sa maitresse a replacer dans ce coffre les effets parmi lesquels se trouvaient beaucoup de gants, de jarretieres, de bas, de souliers, Nanny s'apercut qu'il serait difficile de les replier assez adroitement pour les faire tenir tous dans ce meme coffre, et elle la pria de lui donner quelques-unes de ces bagatelles qui avaient vivement excite sa coquetterie et sa cupidite. Ottilie refusa positivement, mais elle lui fit signe de prendre dans sa commode tout ce qu'elle y trouverait a son gout. Charmee de cette permission, elle en usa avec autant d'indiscretion que de maladresse, et courut aussitot montrer son butin a tous les domestiques du chateau. Pendant ce temps, Ottilie replaca si adroitement tous les dons d'Edouard dans le riche coffre, qu'ils ne paraissaient pas avoir ete deranges. Puis elle ouvrit le tiroir secret place dans le couvercle, qui contenait divers billets d'Edouard, une boucle de ses cheveux, des fleurs seches qu'ils avaient cueillies ensemble dans des moments de bonheur et d'esperance, et plusieurs autres souvenirs de ce genre. Elle y ajouta le portrait de son pere, ferma le tiroir et le coffre, et passa son elegante clef a une petite chaine d'or qu'elle portait au cou. Les changements survenus dans les allures d'Ottilie, avaient fait naitre les plus heureuses esperances chez ses amis. Charlotte surtout etait convaincue que le jour de la fete d'Edouard elle se remettrait a parler, car elle avait cru reconnaitre dans son sourire la joie secrete qu'on cherche vainement a cacher quand on prepare une heureuse surprise aux objets de ses affections. Personne ne savait que la pauvre enfant passait des heures entieres dans un etat voisin de l'aneantissement, et que la force qui la soutenait en presence de ses amis etait factice. Mittler venait souvent au chateau et s'y arretait plus longtemps qu'a l'ordinaire. Cet homme opiniatre savait qu'il est des moments ou l'execution des projets les plus difficiles devient facile. Le refus d'Ottilie d'epouser Edouard et le silence qu'elle s'obstinait a garder etaient a ses yeux des augures favorables. Aucune demarche concernant le divorce n'avait ete faite, il pouvait donc esperer encore que la jeune fille trouverait a se placer dans le monde sans troubler l'union des deux epoux. Mais il se borna a observer, il ceda meme parfois et se contenta de laisser deviner, de donner a entendre; en un mot, il se conduisit assez sagement, du moins d'apres son caractere. Ce caractere cependant le dominait toutes les fois que l'occasion de raisonner sur des matieres importantes se presentait. Depuis longtemps il vivait presque toujours seul, et lorsqu'il se trouvait en contact avec les autres, ce n'etait que pour agir; mais lorsque dans un cercle d'amis il se laissait aller au plaisir de parler, sa parole, ainsi que nous avons deja eu occasion de le voir, roulait comme un torrent, sans songer s'il blessait ou s'il guerissait, s'il faisait du bien ou du mal. La veille de l'anniversaire de la naissance d'Edouard Charlotte et le Major etaient reunis au salon, en attendant le retour du Baron qui etait alle faire une promenade a cheval. Ottilie etait restee dans sa chambre, ou elle travaillait a la parure du lendemain, secondee par Nanny, qui comprenait et executait a merveille les ordres muets de sa maitresse. Mittler, qui venait d'arriver au chateau, se promena d'abord a grands pas dans le salon, puis la conversation tomba sur un de ses sujets favoris. Selon lui, il n'y avait rien de plus barbare et de plus contraire a l'education des enfants, et meme a celle des peuples, que de leur imposer des lois qui commandent ou defendent certaines actions. --L'homme est naturellement actif, dit-il, et, pour le faire bien agir, il suffit de le bien diriger. Quant a moi, j'aime mieux supporter un defaut jusqu'a ce qu'il se soit converti en qualite, que de le faire disparaitre pour ne rien mettre de bon a sa place. Nous aimons tous a faire ce qui est bien et juste, pourvu qu'on nous en fournisse l'occasion; alors nous le faisons, uniquement pour avoir quelque chose a faire, et sans y attacher plus d'importance qu'aux sottises et aux absurdites dont nous ne nous rendons coupables que pour echapper a l'ennui et a l'oisivete. --Quel avantage, par exemple, continua-t-il, les enfants peuvent-ils tirer des dix commandements de Dieu qu'on leur enseigne au catechisme? Passe encore pour le quatrieme commandement: _Honore ton pere et ta mere_. Que l'enfant se penetre bien de ce commandement pendant la lecon, il trouvera, le long du jour, le moyen de le mettre en pratique; mais le cinquieme, a quoi bon: _Tu ne tueras pas_: comme si c'etait une chose toute simple et tres-recreative que de s'entre-tuer. Un homme fait s'abandonne a la colere, a la haine, a d'autres funestes passions, et peut, egare par elles et par la force des circonstances, aller jusqu'a tuer son semblable; mais n'est-ce pas une atroce folie que de defendre a de pauvres enfants le meurtre et l'assassinat? Si on leur disait: Occupe-toi du bien-etre des autres, cherche a leur procurer ce qui leur est utile, a eloigner d'eux ce qui peut leur nuire; expose ta vie pour sauver la leur, et songe que le mal que tu pourrais leur faire retomberait sur toi-meme, ce serait la des enseignements tels qu'on doit en donner a des peuples civilises, et cependant on leur accorde a peine une petite place dans les instructions supplementaires du catechisme. --Et le sixieme commandement! N'est-il pas horrible? Attirer la curiosite des enfants sur les mysteres les plus dangereux, et enflammer leur imagination par des paroles enigmatiques, n'est-ce pas les jeter de force au milieu des ecueils qu'on veut leur faire eviter? et ne vaudrait-il pas cent fois mieux abandonner au bon plaisir d'un tribunal secret le chatiment de pareils crimes, que d'en bavarder en pleine eglise devant la commune reunie? Ottilie entra doucement et Mittler continua avec feu: --_Tu ne commettras point d'adultere_! Que c'est grossier! Que c'est inconvenant! Est-ce que cela ne sonnerait pas mieux aux oreilles si l'on disait: Respecte les liens du mariage, et quand tu verras des epoux heureux, rejouis-toi de leur bonheur comme de l'eclat d'un beau jour; s'il existe quelque sujet de mesintelligence entre eux, fais-les disparaitre, rapproche leurs coeurs, reconcilie-les; fais-leur sentir les avantages de leur position avec un genereux desinteressement; fais-leur comprendre surtout que si l'accomplissement de chaque devoir est une source de bonheur, celui de ce devoir qui unit indissolublement le mari et la femme est la base de tous les autres devoirs, de tous les autres bonheurs de la vie sociale. Charlotte etait sur des charbons ardents, sa position etait d'autant plus penible qu'elle savait que Mittler n'avait pas la conscience de ce qu'il disait et devant qui il prononcait ces imprudentes paroles. Elle allait l'interrompre lorsque Ottilie, dont le visage avait tout a coup change d'expression, se retira brusquement. --J'espere, mon cher Mittler, dit Charlotte en s'efforcant de sourire, que vous me ferez grace du septieme commandement. --Des neuf commandements, si vous voulez, pourvu que celui qui concerne le mariage soit respecte, car c'est le plus important de tous. Au meme instant Nanny se precipita hors d'elle dans le salon en poussant ces cris terribles: --Au secours! au secours! mademoiselle va mourir, mademoiselle se meurt! Ottilie etait retournee dans sa chambre en se soutenant a peine, les vetements dont elle voulait se parer le lendemain etaient encore etales sur les chaises, et Nanny qui venait de les contempler de nouveau, avait exprime son admiration a sa maitresse en disant que c'etait une veritable parure de fiancee. A peine avait-elle prononce ces mots qu'Ottilie etait tombee sur le canape sans apparence de vie. Egaree par la terreur, la jeune villageoise s'etait precipitee dans le salon pour appeler des secours. Charlotte se rend en hate chez sa niece, accompagnee du Chirurgien qui, attribuant l'etat de la malade a la faiblesse, fait apporter un consomme. Ottilie le repousse avec degout, presque avec horreur. Surpris de cette repugnance il demande quels aliments elle peut avoir pris dans le cours de la journee. Nanny hesite, se trouble, et finit par avouer que sa maitresse a refuse toute espece de nourriture. Son agitation excite les soupcons du Chirurgien; il l'entraine dans une piece voisine, Charlotte les suit. La jeune fille se jette a leurs pieds et confesse que depuis longtemps deja c'etait elle qui mangeait les mets qu'on apportait a Ottilie pour ses repas. --Mademoiselle m'y a forcee par des gestes tantot suppliants et tantot menacants, et puis, ajouta-elle dans toute l'innocence de son coeur, j'avais tant de plaisir a manger ces mets delicats! Lorsque le Major et Mittler vinrent prendre des nouvelles de la malade, ils trouverent le Chirurgien et Charlotte autour d'elle. La celeste enfant, malgre sa paleur mortelle, n'avait pas perdu connaissance; mais elle etait toujours muette et immobile. On la pria de se coucher; elle refusa d'un geste et fit approcher le coffre sur lequel elle appuya ses pieds. Ainsi a demi etendue sur le canape, elle paraissait plus a son aise, et son regard et sa physionomie annoncaient l'amour, la reconnaissance et le desir de dire a tous ses amis un dernier et tendre adieu. En rentrant au chateau Edouard apprend ce qui vient de s'y passer; il se precipite dans la chambre d'Ottilie, se prosterne devant elle, saisit sa main et l'inonde de larmes. Apres un long et terrible silence, il s'ecrie tout a coup: --N'entendrai-je plus jamais le son de ta voix? Ne peux-tu revenir a la vie pour m'adresser un mot, un seul? Eh bien! soit, je te suivrai! au-dela de la tombe nous parlerons un autre langage! Ottilie lui pressa la main avec force et arreta sur lui un regard plein de vie et d'amour; les levres s'agiterent longtemps en vain, elle respira profondement et laissa enfin echapper ces paroles: --Promets-moi de vivre ... Epuisee par ce dernier effort de sa tendresse, elle retomba sur ses coussins. --Je le promets, murmura Edouard. Cette promesse ne la rencontra plus sur la terre, elle la suivit dans un meilleur monde: Ottilie avait cesse de vivre!... La nuit se passa dans les larmes, Charlotte se chargea du triste soin de faire ensevelir sa niece. Le Major et Mittler la seconderent de tout leur pouvoir. Le desespoir semblait avoir aneanti Edouard, il ne s'arracha a cet etat que pour defendre positivement que l'on sortit sa bien-aimee du chateau; puis il donna des ordres afin qu'elle fut traitee comme une malade, car il soutenait qu'elle n'etait pas morte, qu'elle ne pouvait pas l'etre. Craignant de l'irriter par la contradiction, on laissa le corps d'Ottilie au chateau, et il ne demanda point a le voir. Un nouvel incident se joignit bientot a tant de sujets de douleur et d'alarmes, Nanny venait de disparaitre. Apres de longues recherches on la retrouva enfin, mais dans un etat d'egarement qui tenait de la folie. Les reproches du Chirurgien lui avaient fait voir que, sous plus d'un rapport, elle avait contribue a la mort de sa maitresse. On la ramena chez ses parents; les consolations et les procedes les plus doux resterent sans effet, et pour l'empecher de s'echapper de nouveau on fut oblige de l'enfermer. On reussit peu a peu a arracher Edouard a la stupeur ou il etait tombe d'abord, et par la on augmenta son malheur; car il ne pouvait plus se dissimuler que tout espoir etait a jamais perdu pour lui. Le voyant plus tranquille en apparence, on chercha a lui faire comprendre qu'il etait indispensable de deposer dans la chapelle les restes d'Ottilie, en ajoutant, toutefois, que dans cette silencieuse et riante demeure qu'elle-meme avait aide a decorer, elle ne cesserait pas de compter parmi les vivants. Il y consentit, mais a la condition expresse qu'elle serait deposee dans un cercueil ouvert qui ne pourrait jamais etre ferme que par un couvercle de verre, et qu'une lampe, toujours allumee, serait suspendue au plafond de la chapelle. Le beau corps d'Ottilie fut revetu de la parure qu'elle s'etait preparee elle-meme, et l'on entoura son front d'une couronne de marguerites, dont les nuances variees formaient autour de sa tete une aureole prophetique. Pour orner le cercueil, l'eglise et la chapelle, on avait depouille les jardins de toutes leurs parures; ils etaient sombres et deserts, comme si deja l'hiver avait engourdi la vegetation. Des les premiers rayons du jour, ou emporta Ottilie du chateau dans un cercueil decouvert, et le soleil levant eclaira pour la derniere fois son beau visage et lui preta les nuances de la vie. La foule se pressa autour d'elle; on ne voulait ni la devancer ni la suivre, mais la voir, la regarder et lui adresser un dernier adieu. L'emotion fut generale; mais les jeunes filles surtout, dont elle avait ete la protectrice, etaient inconsolables. Nanny manquait au cortege; pour ne pas augmenter son irritation par des images douloureuses, on lui avait cache le jour et l'heure de l'enterrement. Quoique enfermee chez ses parents dans une chambre qui donnait sur le jardin, elle entendit le son des cloches qui lui fit deviner ce qui allait se passer. La garde chargee de veiller sur elle l'avait imprudemment quittee pour assister a la ceremonie. Restee seule, elle s'echappa par une fenetre qui donnait sur le corridor, d'ou elle monta au grenier, car toutes les autres portes de la maison etaient fermees. En ce moment le cortege s'avancait lentement sur la route jonchee de feuilles et de fleurs qui traversait le village. Bientot il passa sous la lucarne du grenier par laquelle Nanny voyait sa maitresse mieux et plus distinctement que tous ceux qui suivaient le cortege. Il lui semblait qu'elle etait portee sur des nuages et que, par un geste surnaturel, elle l'appelait, et la jeune fille eperdue, hors d'elle, se precipita par la lucarne. La foule se dispersa de tous cotes avec des cris d'effroi, et les porteurs deposerent le cercueil aupres duquel Nanny etait tombee sans mouvement et comme si tous ses membres eussent ete brises. On la releva, et soit hasard, soit predestination, on l'appuya sur le cadavre; car le dernier souffle de sa vie semblait vouloir rejoindre celui de sa maitresse bien-aimee. Mais a peine ses membres flottants eurent-ils touche les vetements d'Ottilie, qu'elle se redressa d'un bond, leva les bras et les yeux vers le ciel, s'agenouilla devant le cercueil et contempla la morte dans une pieuse extase. Puis elle se leva comme animee d'une vie nouvelle, et s'ecria avec une sainte joie: --Oui, elle m'a pardonne le crime dont personne en ce monde n'aurait pu m'absoudre, que je ne me serais jamais pardonne a moi-meme, Dieu vient de me le remettre par son regard, par son geste, par sa bouche a elle!... La voila redevenue silencieuse et immobile; mais vous l'avez vue tous se redresser et me benir les mains dejointes et levees sur moi! Vous l'avez vue me sourire avec bonte, vous l'avez entendue! Oui, vous etes tous temoins qu'elle m'a dit: _Tout est pardonne_!... Je ne suis plus une meurtriere parmi vous. Elle m'a absous, Dieu a confirme ce pardon, personne n'a plus le droit de m'adresser le moindre reproche. La foule qui s'etait reunie de nouveau, se tint immobile; tout le monde etait surpris; on pretait l'oreille, on regardait ca et la, on ne savait plus que faire ni que devenir. Portez-la maintenant a l'asile du repos, continua Nanny, elle a courageusement supporte sa part d'action et de souffrance; elle ne peut plus demeurer parmi nous. Le cercueil se remit en marche, la jeune villageoise le suivit de pres et arriva avec lui a la chapelle. En deposant les restes d'Ottilie dans cette chapelle, on avait place a sa tete le cercueil de l'enfant, et a ses pieds le magnifique coffre renferme dans une caisse de chene. Une garde speciale devait pendant les premiers jours veiller sur le corps qui, a travers le couvercle de verre du cercueil, charmait encore tous les yeux. Mais Nanny ne voulait pas se laisser enlever ce qu'elle appelait son droit, elle demanda a rester seule aupres de sa maitresse et a veiller sur la lampe qu'on alluma pour la premiere fois. L'accent passionne dont elle exprima ce desir, fit qu'on y ceda dans la crainte de porter a sa raison une atteinte dangereuse. Nanny cependant ne resta pas longtemps seule dans la chapelle. Des que la nuit fut venue, et que la lumiere vacillante de la lampe y repandit sa clarte lugubre, la porte s'ouvrit, et l'Architecte franchit le seuil de ce lieu dont les murs pieusement decores par lui et doucement eclaires par la lampe nocturne, se presentaient a ses regards sous un aspect d'antiquite prophetique, dont il ne les aurait jamais crus susceptibles. Nanny, assise pres du cercueil, le reconnut aussitot, et lui indiqua par un geste silencieux les restes inanimes de sa maitresse. L'exterieur de l'Architecte annoncait la force et les graces de la jeunesse, mais une puissance surnaturelle semblait l'avoir tout a coup refoule sur lui-meme. Muet, immobile, les regards fixes sur le corps d'Ottilie, il la contemplait en joignant ou plutot en se tordant les mains avec un mouvement de desespoir compatissant. C'est ainsi que naguere il s'etait tenu debout devant Belisaire; en ce moment ce n'etait pas l'art, c'etait la nature qui le faisait retomber dans la meme position. Ottilie, morte comme Belisaire aveugle, offrait un exemple terrible des abimes ou s'engloutissent toutes les esperances de la terre. Si Belisaire nous force a regretter la valeur, la sagesse, le rang et la richesse perdus par la volonte du meme prince qui avait d'abord cherche a developper, a utiliser ses rares qualites; on ne peut s'empecher de voir dans Ottilie l'exemple de toutes les vertus modestes et bienfaisantes, a peine sorties des profondeurs mysterieuses ou la nature se plait a les cacher. Sa main froide et dedaigneuse, les avait detruites presqu'aussitot comme si elle se plaisait a se jouer de l'espece humaine, qui accueille toujours avec une joyeuse satisfaction, ces aimables et rares vertus dont l'influence lui est si necessaire; tandis qu'elle deplore leur absence par un deuil sincere. L'Architecte garda le silence, Nanny ne profera pas une parole; mais lorsqu'elle le vit fondre en larmes et pret a succomber sous le poids de sa douleur, elle lui parla avec tant de force et de verite, tant de bienveillance et de persuasion, que tout en s'etonnant du pouvoir qu'elle exercait sur lui, il voyait avec elle la belle Ottilie planer et agir dans les regions celestes. Ses larmes s'arreterent, sa douleur s'adoucit, il se prosterna devant le cercueil, prit conge de Nanny par un cordial serrement de main, s'elanca sur son cheval, et franchit avant le jour les limites de la contree ou il n'avait ete ni vu, ni reconnu par personne. Le Chirurgien, qui avait, a l'insu de Nanny, passe la nuit dans l'eglise, se rendit de bonne heure aupres d'elle, et s'etonna beaucoup de la trouver calme et sensee; car il s'attendait a l'entendre parler de visions et d'entretiens nocturnes avec Ottilie. Mais si elle avait retrouve completement le souvenir du passe et la conscience du present, sous tous les autres rapports elle persistait a croire a la realite de ce qui lui etait arrive pendant l'enterrement de sa jeune maitresse, et elle repetait sans cesse, avec autant de joie que de conviction, que le cadavre s'etait redresse sur son cercueil pour l'appeler, lui pardonner et la benir. Ottilie continua a paraitre endormie, aucun symptome de destruction ne se fit sentir, et ce phenomene, joint au miracle que Nanny racontait a tout venant, attira les habitants de la contree. Les uns venaient pour se moquer, les autres pour se confirmer dans leurs doutes, un tres-petit nombre pour esperer et croire. Tout besoin dont la satisfaction materielle est impossible engendre la foi. Nanny, brisee par une chute terrible aux yeux de la population de tout un village, avait ete rappelee a la vie par le simple attouchement des restes d'Ottilie, pourquoi d'autres malades ne jouiraient-ils pas du meme bonheur? Cette pensee devait necessairement germer dans la tete des jeunes meres dont les enfants souffraient de quelque mal incurable, elles les apporterent en secret pres du cercueil, et les guerisons subites, qui peut-etre n'etaient qu'imaginaires, augmenterent tellement la confiance generale, que l'affluence des infirmes devint telle, qu'on se vit force de leur interdire l'entree de la chapelle. Edouard n'avait ose une seule fois aller visiter Ottilie. Ne vivant plus que de la vie animale, la source des larmes s'etait tarie dans son coeur, il semblait etre devenu inaccessible a la douleur morale. Ne prenant plus aucun interet a ce qui se passait autour de lui, on le voyait chaque jour diminuer la dose de nourriture qu'il avait l'habitude de prendre. S'il se ranimait parfois, ce n'etait qu'en buvant dans le verre qui, malheureusement, n'avait ete pour lui qu'un faux prophete. Cependant il contemplait toujours avec plaisir ses chiffres enlaces, et son regard semblait dire qu'il continuait a y voir le pronostic d'une prochaine reunion. Si l'homme heureux s'appuie sur chaque hasard, sur chaque circonstance fortuite, pour s'elever toujours plus haut dans la sphere de son bonheur, les incidents les plus legers suffisent pour abattre et desesperer ceux qui souffrent. Un jour qu'Edouard allait porter a ses levres son verre cheri, il l'eloigna tout a coup avec effroi, car il venait de s'apercevoir de l'absence d'un signe particulier dont il l'avait marque, et que lui seul connaissait. Le valet de chambre fut force d'avouer que le veritable verre avait ete casse et remplace par un autre parfaitement semblable et qui datait egalement de la premiere jeunesse du Baron. Edouard ne manifesta ni colere ni chagrin; convaincu, que le sort venait de prononcer son arret, l'embleme de cet arret ne pouvait l'emouvoir; cependant, si jusque la il s'etait abstenu de manger, il etait facile de voir que, des ce moment, les boissons ne lui plaisaient plus; et bientot apres il cessa de parler. Une inquietude cruelle le dominait de temps en temps, alors il redemandait de la nourriture et se remettait a parler. --Helas! dit-il, dans un de ces moments au Major qui ne le quittait jamais, que je suis malheureux! tous mes efforts pour l'imiter ne sont qu'une vaine parodie. Ce qui etait un bonheur pour elle, est une torture pour moi. C'est par respect pour ce bonheur que je supporte cette torture, il faut que je la suive sur la route qu'elle a choisie pour me quitter; mais la force de ma constitution, et la promesse que j'ai eu l'imprudence de lui faire me retiennent. Quelle terrible tache que de vouloir imiter ce qui est inimitable! Je le sens, cher ami, il faut du genie pour tout, meme pour subir le martyre. L'etat d'Edouard etait si desespere qu'il nous parait inutile de parler de la tendresse conjugale, des attentions, de l'amitie et des secours de l'art qui, pendant quelque temps encore, entourerent cet infortune. Un matin Mittler le trouva mort dans son lit; il appela le Chirurgien et examina, avec sa presence d'esprit habituelle, toutes les circonstances de ce trepas subit. Charlotte accourut, le soupcon d'un suicide se presenta a sa pensee; elle accusa tout le monde et s'accusa elle-meme d'une negligence impardonnable. Mittler et le Chirurgien la convainquirent bientot du contraire. L'un s'appuyait sur des causes morales et l'autre sur des preuves materielles. Il etait facile de voir qu'Edouard avait ete surpris par la mort. Un petit coffre et un portefeuille contenant des fleurs qu'Ottilie avait cueillies pour lui dans des moments de bonheur; les billets qu'il lui avait ecrits, sans en excepter celui que Charlotte avait releve et qu'elle lui avait remis d'une maniere si prophetique; une boucle de ses cheveux et plusieurs autres souvenirs de son amie qu'il avait toujours soigneusement caches, etaient ouverts devant lui; et, certes, il ne pouvait pas avoir eu l'idee d'exposer ces precieux tresors aux regards indiscrets du premier valet que le hasard aurait pu conduire dans sa chambre. Ce coeur, que la veille encore des emotions violentes faisaient tressaillir, avait enfin trouve le repos, et l'on pouvait croire a son salut eternel, puisqu'il avait cesse de battre en s'occupant d'une bienheureuse, d'une sainte. Charlotte lui accorda une place a cote d'Ottilie, et donna des ordres, pour que jamais personne ne fut a l'avenir depose dans cette chapelle. Ce fut a cette condition expresse qu'elle dota richement l'eglise et l'ecole, le pasteur et le maitre d'ecole. Les deux amants reposent enfin l'un a cote de l'autre; la paix regne dans leur eternelle demeure, et, du haut de la voute de cette demeure, des anges, auxquels une mysterieuse parente semble les unir, les regardent avec un sourire celeste. Quel ne sera pas le bonheur de ces amants lorsqu'un jour ils se reveilleront ensemble, et si pres l'un de l'autre! FIN DES AFFINITES ELECTIVES. * * * * * MAXIMES ET REFLEXIONS DE GOETHE. Les sciences naturelles ont des problemes qu'on ne saurait resoudre sans appeler la metaphysique a son secours, non cette metaphysique d'ecole qui n'est qu'un bavardage vide de sens; mais la science reelle qui etait, qui est et qui sera, avant, avec et apres la physique. L'autorite qui s'appuie sur des choses qui ont deja ete faites ou dites a, sans doute, un tres-grand prix; mais les sots seuls demandent toujours et partout une semblable autorite. Il est bon de respecter les anciennes fondations, mais il ne faut pas pour cela renoncer au droit de fonder quelque chose a son tour. Maintiens-toi la ou tu es! Cette maxime devient chaque jour plus necessaire; car si d'un cote les hommes forment d'immenses associations, de l'autre chaque individu cherche a se faire valoir selon ses vues et ses facultes individuelles. Il vaut toujours mieux exprimer tout simplement son opinion que de l'appuyer sur des preuves, car les preuves ne sont que les variations de l'opinion, et nos adversaires n'ecoutent volontiers ni le theme ni les variations. Je me familiarise chaque jour davantage avec l'histoire naturelle et avec sa marche progressive, ce qui me suggere une foule de reflexions sur les pas que nous faisons a la fois en avant et en arriere. Je n'exprimerai qu'une seule de ces reflexions: _La science ne saurait vous debarrasser des erreurs memes reconnues comme telles_. La cause de cette singularite est un secret a la portee et connu de tout le monde. J'appelle erreur la fausse interpretation d'un evenement, les faux enchainements auxquels il a donne lieu, et la fausse consequence qu'on en tire. Il arrive pourtant parfois, dans la marche de l'experience et de la pensee humaine, qu'un evenement ait ete consequemment noue et deduit d'un autre evenement. Le monde tolere ce redressement d'une erreur sans y attacher une grande importance; aussi l'erreur reste-t-elle intacte a cote de la verite. Je connais un petit magasin de ces sortes d'erreurs que l'on garde tres-soigneusement. L'homme ne s'interesse reellement qu'a ses propres opinions; aussi des qu'il en enonce une, le voit on chercher de tous cotes des moyens d'appui. Tant que le vrai peut lui etre utile, il l'accepte et s'en sert; mais quand le faux se trouve dans le meme cas, sa rhetorique passionnee s'en empare et l'exploite, lors meme qu'elle n'y trouverait que des demi-arguments qui eblouissent, des remplissages et des lieux communs qui donnent une apparence d'unite aux choses le plus bizarrement morcelees. En decouvrant cette verite, je me suis d'abord mis en colere, puis je me suis afflige; maintenant j'en ris avec une joie maligne, et je me suis promis a moi-meme de ne plus jamais devoiler de semblables perfidies. Chaque chose qui existe est analogue a tout ce qui existe, voila pourquoi l'existence nous parait si unie et si morcelee. Si l'on s'attache a l'analogie, tout se confond dans l'identite; si on l'evite, tout se disperse dans l'infini. Dans l'un et l'autre cas, la reflexion reste stagnante, tantot dans une vitalite surexcitee, et tantot dans une mort apparente. L'esprit s'occupe de ce qui sera, sans demander pourquoi cela sera ainsi; la raison s'attache a ce qui est, sans s'inquieter des motifs qui font que cela est ainsi. L'esprit se plait dans les developpements; la raison veut tout fixer afin que tout puisse etre utile. Par une particularite innee chez l'homme, ce qui est le plus pres de lui ne saurait lui suffire. Cependant ce que nous voyons nous-memes, et qui, par consequent, est, pour l'instant du moins, le plus pres de nous, peut, si nous le voulons fortement, s'expliquer par lui-meme. Voila pourtant ce que les hommes ne comprendront jamais, parce que cela est contraire a leur nature. Les plus instruits eux-memes, lorsqu'ils decouvrent quelque part une verite, ne la rattachent jamais aux choses qui leur sont les plus pres et les plus connues, mais a celles qui leur sont les plus eloignees et les plus inconnues. D'ou il resulte une foule d'erreurs. Le phenomene qui se passe pres de nous ne tient a celui qui se passe au loin, que sous un seul rapport: celui qui fait que tout, dans la nature, se rattache au petit nombre de lois fondamentales qui se manifestent partout. Qu'est-ce qui est general? Un fait isole. Qu'est-ce qui est particulier? Des millions de faits semblables. L'analogie doit se garder de deux ecueils egalement dangereux. Si elle se laisse aller aux saillies, aux jeux d'esprit, aux pointes, elle se reduit a rien; quand elle s'enveloppe de tropes et de comparaisons, elle est moins funeste, mais completement inutile. La science ne peut admettre ni les mythologies ni les legendes; elles appartiennent au poete qui a mission de les exploiter pour notre amusement. Le savant se renferme dans le present le plus positif et le plus clair. S'il puise aux memes sources que le poete, il devient rheteur, ce qu'au reste on n'a pas le droit de lui defendre. Pour me garantir de l'erreur, je cherche a rendre les evenements independants les uns des autres et a les isoler; puis je les considere comme autant de correlatifs, et ils s'unissent aussitot et s'animent d'une vie positive. J'applique surtout ce procede a la nature; mais il est egalement utile dans l'etude de l'histoire du monde agissant et vivant autour de nous. Tout ce que nous pouvons inventer ou decouvrir dans le sens le plus eleve, n'est que l'action spontanee du sentiment primitif du vrai qui dormait en nous, et qu'un evenement imprevu convertit tout a coup en intuition. Ce reveil est une revelation qui agit de l'interieur a l'exterieur, et donne a l'homme la conscience de sa ressemblance avec Dieu; c'est la synthese de la matiere et de l'esprit qui conduit a l'heureuse certitude de l'eternelle harmonie de l'existence. Si l'homme ne croyait pas que l'inconcevable est concevable, il ne ferait jamais usage de son entendement. Chaque particularite qui peut s'appliquer d'une maniere determinee, est concevable; en envisageant l'inconcevable sous ce point de vue, il peut devenir utile. Il existe un empyrisme epure qui s'identifie tellement avec son objet, qu'il devient une theorie; mais cette gradation des facultes intellectuelles n'appartient qu'aux epoques de haute civilisation. Il n'y a rien de plus facheux que les observateurs malveillants et les theoriciens fantasques. Leurs essais son mesquins et compliques, et leurs hypotheses obstrues et bizarres. Il est des pedants qui sont en meme temps des fripons, et c'est la pire espece. Il n'est pas besoin de faire le tour du monde pour se convaincre que le ciel est bleu partout. Le general et le particulier se tiennent, car le particulier n'est que le general qui se presente a nous sous des conditions differentes. Il n'est pas necessaire d'avoir tout vu, tout eprouve par soi-meme; et lorsqu'on veut se confier aux recits d'un autre, il ne faut pas oublier qu'alors on a a faire a trois choses: a l'objet et a deux sujets. Les proprietes fondamentales de l'unite vivante sont: se separer et se reunir, se repandre dans les faits generaux et se fixer dans les faits particuliers; se metamorphoser, se specifier, se manifester enfin sous les mille conditions diverses qui caracterisent la vie, et qui consistent a s'avancer et a disparaitre, a se consolider ou a se dissoudre, a s'etendre ou a se concentrer. Puisque ces divers effets s'accomplissent a des epoques semblables, tout pourrait se passer dans un seul et meme moment. Paraitre et disparaitre, creer et detruire, naitre et mourir, eprouver de la joie ou de la douleur, tout cela agit pele-mele dans le meme sens et dans la meme mesure; voila pourquoi les evenements qui nous paraissent les plus extraordinaires, ne sont que l'image et la comparaison des generalites les plus vulgaires. L'existence dans son ensemble n'est qu'une separation et une reunion perpetuelle, d'ou il resulte que les hommes, en considerant de pres cet etat monstrueux, ne songeront bientot plus qu'a separer et a reunir. Tout ce qui est separe doit se poser separement devant nous, c'est ainsi que la physique ne doit rien avoir de commun avec les mathematiques. La premiere doit se maintenir dans son independance determinee, et s'armer de toutes les forces que peuvent lui preter l'amour, la piete et la veneration, pour penetrer dans la vie sacree de la nature, sans s'inquieter de ce que les mathematiques pourront faire et prouver de leur cote. Les mathematiques doivent se detacher de toute influence exterieure, marcher librement sur la grande route intellectuelle qui leur est propre, et s'y perfectionner avec une purete qu'elles n'atteindront jamais, tant qu'elles continueront a s'occuper de ce qui est, pour lui enlever ou pour lui faire adopter quelque chose. On peut etudier la nature et la morale sans adopter un mode categoriquement imperatif; mais il ne faudrait pas se croire arrive a la fin, car alors on n'en est encore qu'au commencement. Le plus haut degre de perfection serait de comprendre que tout ce qui est factice est une theorie. La couleur bleue du ciel nous revele la loi fondamentale du chromatisme. Ne cherchez jamais rien au-dela d'un phenomene; il est lui-meme un enseignement complet. Les sciences renferment beaucoup de certitudes, quand on ne se laisse pas egarer par les exceptions et qu'on sait respecter les problemes. Si je suis parvenu a envisager avec calme les inexplicables phenomenes primitifs, c'est que j'ai appris a me resigner; mais il y aura toujours une difference immense entre la resignation qui nous arrete devant les limites de l'humanite, et celle qui nous renferme dans l'arene hypothetique _d'une realite_ bornee. Lorsqu'on reflechit sur les problemes d'Aristote, on s'etonne du merveilleux don d'observation qui mettait, pour ainsi dire, les anciens Grecs a meme de tout savoir. Mais on ne tarde pas a les accuser de precipitation, car ils passent immediatement du phenomene a son explication, et tombent ainsi dans des decisions theoriques tres-insuffisantes. Hatons-nous d'ajouter que c'est encore la aujourd'hui notre defaut dominant. Les hypotheses sont des chants de berceuses par lesquels les maitres endorment leurs eleves. L'observateur sincere et consciencieux se penetre toujours plus intimement de son insuffisance, et il sent que les problemes augmentent a mesure qu'il etend son savoir. Notre plus grand defaut est de douter du certain et de vouloir fixer l'incertain. Mon principe a moi, surtout dans l'etude de la nature, est de fixer le certain, et d'etre toujours en garde contre l'incertain. J'appelle une hypothese detestable, celle que l'on etablit, pour ainsi dire, malicieusement, afin de la faire refuter par la nature. Comment pourrait-on se faire accepter comme maitre dans une profession quelconque, si l'on n'enseignait jamais rien d'inutile? Ce qu'il y a de plus fou en ce monde, c'est que chacun se croit oblige d'enseigner aux autres ce qu'il croit savoir. Le discours didactique doit etre decide. Les auditeurs ne veulent pas qu'on leur parle de doute et d'incertitude, ce qui met l'orateur dans l'impossibilite de laisser certains problemes sans les resoudre ou de les tourner a distance. Quand on a entendu arreter, affirmer quelque chose, on croit avoir conquis un terrain immense, et l'on conserve cette croyance jusqu'a ce qu'un nouveau venu resserre ou agrandisse ce terrain, en reculant ou en rapprochant les bornes que le premier avait posees. Les questions vives sur les causes, le melange confus des causes et des effets, tranquillisent celui qui se perd dans de fausses theories; mais leurs consequences sont incalculables et impossibles a eviter. Il est des personnes qui auraient entierement change de caractere, si elles n'avaient pas pense qu'il etait de leur devoir de soutenir et de repeter un mensonge, uniquement parce qu'elles l'ont dit une fois. Le faux a l'avantage de fournir d'inepuisables sujets de causeries; le vrai ne peut qu'etre utilise, sans cela il serait comme non avenu. Celui qui ne reconnait pas combien le vrai facilite la pratique, le fausse et le tiraille afin de fournir des aliments a son penible besoin d'activite. Les Allemands possedent le don de rendre les sciences inaccessibles, mais ce n'est cependant pas la une propriete exclusive. Les Anglais profitent a l'instant meme de chaque decouverte, jusqu'a ce qu'elle les mene a une decouverte nouvelle. Que l'on se demande encore pourquoi ils nous devancent toujours et en tout. L'homme pensant possede la faculte bizarre de rever une image fantastique, la ou il voit un probleme qui n'est pas encore resolu. Et quand le probleme est resolu, et que la verite s'est fait jour, il cherche en vain a se debarrasser de cette image. Il faut une disposition d'esprit particuliere pour saisir la realite sans forme, telle qu'elle est, et pour la distinguer des vagues creations du cerveau qui ne laissent pas de s'imposer vivement et avec une certaine apparence de realite. En observant la nature dans ses plus grands comme dans ses plus petits effets, je me suis constamment demande: Est-ce l'objet de tes observations, ou bien est-ce toi qui te prononces ainsi? J'ai toujours envisage mes predecesseurs et mes collaborateurs sous le meme point de vue. Chacun de nous ne voit dans la creation achevee, reglee, accomplie, qu'un element avec lequel il s'efforce de creer un monde a sa guise. Les hommes robustes s'emparent sans hesiter de cet element, et le forcent a enfanter tant bien que mal; les faibles jouent et badinent avec lui en tremblant, il y en a qui vont jusqu'a douter de son existence. Si nous pouvions nous penetrer completement de cette verite fondamentale, on ne disputerait plus; car on ne verrait dans les opinions des autres comme dans les siennes, que des phenomenes de diverses especes. L'experience, au reste, ne nous prouve-t-elle pas, chaque jour, que tel homme pense facilement ce que tel autre ne saurait jamais penser? et cette difference existe non seulement dans les questions relatives au bien ou au mal reel, mais encore dans les choses qui nous sont completement indifferentes. Tout ce qu'on sait, on ne le sait que pour soi-meme. Des que je m'entretiens avec quelqu'un sur une chose que je crois savoir, il croit la savoir mieux que moi, et je me vois force de refouler mon savoir sur moi-meme. Le vrai hate et favorise le bien; l'erreur ne developpe rien et embrouille tout. L'homme se trouve jete au milieu de tant d'effets, qu'il ne peut s'empecher d'en demander la cause; la premiere venue lui etant la plus commode, il la croit la meilleure et s'en contente. C'est ainsi du moins qu'agit le sens commun general. Des qu'on voit un mal on se met a le combattre, c'est-a-dire qu'on exerce l'art de guerir sur les symptomes et non sur la maladie. L'entendement n'a d'empire que sur ce qui vit. Le monde dont s'occupe la geognosie est mort; il n'y a donc pas de geologie, car cette science serait inaccessible a l'entendement. Lorsque je vois les parties eparses d'un squelette, je puis les rassembler et les replacer dans l'ordre voulu; car l'entendement me parle d'apres les analogies eternelles et immuables, lors meme que ce squelette serait celui du Leviathan. Il ne nous est pas possible de voir naitre en pensees, ce qui ne nait plus sous nos yeux. Une creation definitivement accomplie, achevee et sans variation, n'est pas concevable pour nous. Le systeme des vulcanistes modernes, n'est qu'un effet hardi pour rattacher l'inconcevable monde present au monde passe qui nous est entierement inconnu. Les forces actives de la nature produisent souvent des effets semblables par des moyens differents. Rien n'est plus absurde que la majorite, car elle se compose d'un tres-petit nombre de predecesseurs energiques, de fripons qui s'accommodent entre eux, de faibles qui cherchent a s'assimiler, et d'une masse qui trotte toujours a la suite de quiconque veut bien se donner la peine de la faire mouvoir. Les mathematiques sont, comme la dialectique, l'organe d'un sens noble et eleve; dans la pratique elles deviennent un art semblable a celui de l'eloquence, car, pour l'un comme pour l'autre, la forme est tout, et l'objet n'est rien: il est aussi indifferent aux mathematiques de calculer des oboles ou des guinees, qu'a la rhetorique de servir a la defense du vrai ou du faux. En pareil cas tout depend du merite de l'homme qui pratique cette science, qui exerce cet art. L'avocat eloquent et entrainant qui defend et gagne une cause juste, et le mathematicien profond qui calcule avec justesse la marche des etoiles, sont deux etres egalement divins. Il n'y a d'exact dans les mathematiques que l'exactitude qui n'est elle-meme qu'une consequence du sentiment inne du vrai. Les mathematiques ne sauraient faire disparaitre les prejuges, modifier l'entetement ou calmer l'esprit de parti; elles sont impuissantes pour tout ce qui concerne le monde moral. Pour etre un mathematicien parfait, il faut etre avant tout un homme accompli. Ce n'est qu'en sentant tout ce qu'il y a de beau dans le vrai qu'il devient profond, penetrant, clair, gracieux et meme elegant; car il faut etre tout cela pour ressembler a un Lagrange. Ce n'est pas le langage par lui-meme qui est juste, energique ou agreable, mais l'esprit qui se corporifie pour ainsi dire par le langage. Il ne depend pas de nous de donner a nos calculs, a nos discours, a nos poemes, les qualites desirables, si la nature nous a refuse les qualites morales et intellectuelles necessaires pour arriver a ce resultat. Les qualites intellectuelles consistent dans la penetration et dans le pouvoir de mediter; et les qualites morales, dans la force de conjurer le mauvais esprit qui nous empeche de rendre hommage a la verite. Expliquer le simple par le compose, le facile par le difficile, est un mal profondement enracine dans le corps des sciences; la plupart des savants le savent, mais fort peu en conviennent. En meditant consciencieusement sur la physique, on reconnait que les phenomenes et les experiences qui lui servent de base n'ont pas tous la meme valeur. Les phenomenes originels et les experiences primitives sont de la plus haute importance, et tout ce qui en decoule immediatement est immuable. En accordant le meme droit aux phenomenes et aux experiences secondaires, on confond et on obscurcit tout ce que les premiers avaient explique et eclairci. Rien n'est plus funeste a la science que les hommes qui, sans posseder un grand fonds d'idees qui leur soient propres, se permettent d'etablir des theories; car ils ne concoivent pas que meme beaucoup de savoir acquis ne suffit pas pour leur donner ce droit. Dans leurs premieres tentatives ils sont, a la verite, toujours guides par le bon sens; mais ce bon sens a des limites fort etroites, et, quand ils les depassent, ils tombent dans l'absurde; son veritable domaine est l'action. Oui, le bon sens agissant ne s'egare jamais, mais il n'est pas propre a argumenter, a conjecturer, a juger; les hautes speculations de la pensee, les fonctions elevees de l'esprit lui sont interdites. L'experience est d'abord utile a la science, puis elle lui devient nuisible, parce qu'elle enseigne a la fois le lois et les exceptions; et c'est toujours en vain qu'on croira trouver la verite dans le resultat d'une regle de proportion entre les unes et les autres. On pretend communement qu'entre deux opinions opposees, la verite se trouve dans le centre. Rien n'est plus faux; ce n'est pas la verite qu'on y trouve, c'est le probleme, c'est la vie invisible et eternellement active supposee visible et en etat de repos. * * * * * DERNIER CONSEIL. Rien de ce qui est ne peut etre reduit a ne plus etre; l'eternite se meut en tout. Sois heureux d'exister, l'existence est eternelle; des lois eternelles veillent sur les tresors vivants ou le grand tout puise ses parures. Depuis longtemps il a ete trouve, le vrai, et de nobles esprits se sont unis en lui. Fils de la terre, attache-toi a cet ancien vrai, et remercie les sages qui lui ont montre le chemin qui tourne autour du soleil et des etoiles. Concentre tes regards sur toi-meme, tu y trouveras le centre dont pas un noble coeur n'ose douter. Tu comprendras toutes les regles et toutes les exceptions; la conscience independante et ne subsistant que par elle-meme, est le soleil qui eclaire chaque jour de ta vie morale. Que ta raison veille toujours et tu pourras te confier a tes sens, ils ne te feront rien voir de faux. Observe tout d'un regard satisfait et marche d'un pas ferme et sur a travers les monts et les vallons de ce monde si richement dote. Jouis avec moderation et avec sagesse de tant de biens, de tant de richesses. Quand la vie se rejouit de la vie, le passe s'arrete, l'avenir s'anime d'avance et le present est eternel! Et quand tu auras reussi a te penetrer de la conviction que l'utile seul est vrai; quand tu auras etudie le mouvement de la foule qui tourne toujours dans le meme cercle, alors tu la laisseras se mouvoir a sa maniere et tu viendras te reunir au plus petit nombre. Et, semblable au poete, au philosophe qui depuis l'antiquite la plus reculee, se sont cree en silence une oeuvre cherie s'harmonisant avec leurs penchants et leurs desirs, tu arriveras par degres a ce resultat si heureux et si beau! Preceder les belles ames sur la route de leurs plus nobles sensations, n'est-ce pas la une destinee digne d'envie? * * * * * Tout ce qui est raisonnable a deja ete pense, mais il faut essayer de le penser de nouveau. Comment peut-on apprendre a se connaitre soi-meme? Ce n'est pas par le raisonnement, c'est par l'action. Essaie de faire ton devoir, et tu verras tout de suite ce que tu vaux. Qu'est-ce que ton devoir? L'exigence de chaque jour. La partie pensante de l'espece humaine doit etre regardee comme une grande et immortelle individualite qui, en faisant sans cesse l'indispensable et le necessaire, finit par se rendre maitre de l'eventuel. Plus j'avance dans la vie, plus je me depite, quand je vois l'homme place assez haut sur l'echelle de la creation pour commander a la nature et s'affranchir de ses imperieuses necessites, manquer a cette vocation en se laissant entrainer par de fausses idees a faire precisement le contraire de ce qu'il veut; quand je le vois, surtout, gater volontairement l'ensemble, et se reduire ainsi a se debattre peniblement au milieu d'une foule de details genants et mesquins. Sois utilement actif, tu auras merite d'obtenir et tu pourras t'attendre a trouver: chez les grands, des graces; chez les puissants, des faveurs; chez les hommes actifs et utiles, de l'appui, dans la multitude, de la sympathie; chez les individus isoles, de l'affection. Dis-moi qui tu hantes, je dirai qui tu es, dit un vieux proverbe. J'ajouterai: dis-moi de quoi tu t'occupes, et je te dirai ce que tu pourras devenir. Chaque individu doit penser a sa facon, car il trouve toujours sur sa route une verite ou une espece de verite qui lui sert de guide; mais il ne doit pas se laisser aller sans aucun controle: le pur instinct ne suffit pas a l'homme, il le ravale au-dessous de sa dignite. L'activite sans frein, quelle que soit sa nature, finit par faire banqueroute a la raison. Dans les oeuvres des hommes comme dans celles de la nature, il n'y a de reellement digne de notre attention que les intentions. L'homme ne se trompe si souvent par rapport a lui et par rapport aux autres, que parce qu'il voit un but dans un moyen; et qu'a force de vouloir agir en ce sens, il ne fait rien, ou fait le contraire de ce qu'il devrait faire. Quand nous avons reflechi sur une chose, et que nous avons pris la resolution de l'executer, elle devrait etre si pure et si belle, que le monde ne pourrait plus que gater notre oeuvre; par la nous conserverions toujours intact l'immense avantage de retablir ce qui a ete detruit, de rassembler ce qui a ete disperse. Les erreurs, lors meme qu'elles ne seraient pas completes, sont toujours difficiles a rectifier; car il faut conserver ce qu'il y avait de vrai et le mettre a la place ou il doit etre. Le vrai n'a pas toujours besoin de se corporifier; c'est deja beaucoup quand il plane ca et la comme un pur esprit et eveille des sympathies intellectuelles, quand il vibre dans l'air doux et grave comme le son d'une cloche. Les idees generales et les grandes vanites sont toujours sur le point de causer d'immenses malheurs. Souffler dans une flute, ce n'est pas en jouer; il faut remuer les doigts. Les botanistes admettent une classe de plantes qu'ils appellent incompletes. On pourrait dire avec autant de justesse qu'il y a une classe d'hommes incomplets; et j'appelle ainsi tous ceux qui ne savent pas mettre leurs desirs et leurs tendances en harmonie avec leurs facultes. L'homme le plus insignifiant est complet s'il sait se renfermer dans le cercle de ses capacites, tandis que les plus belles qualites s'obscurcissent, s'aneantissent meme sans cette indispensable loi de proportion. L'absence de cette loi est un mal que l'esprit des temps modernes augmente chaque jour; car qui pourrait suffire a la marche rapide et aux exigences d'un present toujours progressif? Les hommes sagement actifs, qui connaissent leurs forces et qui les utilisent avec prudence, prosperent toujours dans les affaires de ce monde. C'est un grand defaut de se croire plus qu'on n'est, ou de s'estimer moins qu'on ne vaut. Je rencontre de temps en temps des jeunes gens auxquels je ne trouve rien a changer, rien a corriger, et cependant ils me donnent des inquietudes, parce que je les vois disposes a suivre le torrent de leur epoque. C'est precisement de cette disposition que je voudrais les garantir. Il n'a ete donne une rame a l'homme, reduit a naviguer dans une nacelle fragile, que pour qu'il puisse se guider selon sa volonte et son jugement, au lieu de suivre le cours aveugle des flots. Comment un jeune homme pourrait-il trouver blamable et nuisible ce que tout le monde fait et approuve? Pourquoi resisterait-il seul a la tendance de tous? Le plus grand mal de notre epoque ou rien ne peut arriver a sa maturite, est de consommer chaque jour le produit de chaque jour, sans jamais songer a garder quelque chose pour l'avenir. Nous avons des journaux pour le soir et d'autres pour le matin, et l'on ne tardera sans doute pas a en inventer pour les heures intermediaires. Cette manie traine a la barre du public tout ce que chacun reve ou se propose de faire; on ne peut plus ni souffrir ni se rejouir que pour amuser les autres. Les evenements les plus intimes sont colportes de maison en maison, de ville en ville, et d'empire en empire; bientot ils passeront d'une partie du monde a l'autre a l'aide de quelques velociferes. Il serait aussi impossible d'eteindre les machines a vapeur du monde materiel, que d'arreter ce mouvement du monde moral. La vivacite du commerce, le froissement du papier qui remplace l'argent monnaye, la recrudescence de la dette pour payer des dettes, voila les elements monstrueux au milieu desquels les jeunes hommes se trouvent jetes aujourd'hui. Qu'ils rendent grace a la nature si elle leur a donne un esprit assez juste et assez calme pour ne pas se laisser entrainer par le monde, ou pour ne pas lui demander l'impossible. Dans chaque cercle d'activite l'esprit de l'epoque poursuit et menace les jeunes hommes; aussi ne saurait-on leur montrer trop tot le point vers lequel ils doivent diriger leur volonte. Plus on avance en age, plus on sent l'importance des paroles et des actions les plus innocentes. Cette conviction m'engage a faire remarquer a tous ceux qui m'entourent, la difference qui existe entre la sincerite, la confiance et l'indiscretion; c'est-a-dire, qu'il n'y a pas de difference, mais une gradation lente comme celle qui conduit de la chose la plus indifferente a la plus nuisible, et qu'il faut sentir, car elle ne peut se raisonner. C'est sur cette gradation qu'il faut regler notre conduite, si nous ne voulons pas perdre la bienveillance des hommes, sur la meme route ou nous sommes parvenus a la gagner. L'experience nous apprend toujours cette verite, mais elle la fait payer par un cher apprentissage, que par malheur on cherche toujours vainement a epargner a ses descendants. L'influence des arts et des sciences sur la vie, est tellement soumise au degre de perfection de l'esprit du temps, et a mille autres circonstances fortuites, qu'il est impossible de la determiner. La poesie est toute-puissante dans les debuts de la societe, que ces debuts soient la barbarie, la demi-civilisation, une reorganisation, ou un changement resulte du contact d'une civilisation etrangere; d'ou l'on peut conclure que l'influence de la poesie se fait sentir dans tout ce qui est nouveau. La musique a moins besoin de cette nouveaute; elle lui est presque nuisible, car plus elle est ancienne, plus on y est accoutume, plus elle a de puissance. C'est dans la musique, surtout, que la dignite de l'art est eminente, car il n'y a en elle rien de materiel a deduire; a la fois forme et fond, elle ennoblit tout ce qu'elle exprime. La musique est ou profane ou sacree. Le caractere sacre, surtout, lui convient; il lui donne sur la vie une haute influence, qui reste invariable a travers toutes les variations de l'esprit des temps. La musique profane devrait toujours etre joyeuse et gaie. La musique qui mele le sacre au profane est impie; celle qui exprime des sensations faibles, lamentables ou mesquines est absurde; car n'etant pas assez imposante et assez grave pour etre sacree, il lui manque la gaite qui fait le seul merite de la musique profane. La saintete de la musique d'eglise et l'espieglerie des chants populaires sont les deux pivots, sur lesquels la musique doit toujours rouler, c'est l'unique moyen de produire les deux grands effets qui lui sont propres: la priere et la danse. Si elle confond les genres, elle jette de la confusion dans l'ame; si elle les affaiblit, elle devient fade; si elle veut s'associer a la poesie didactique ou descriptive, elle glace et ennuie. La plastique ne peut agir que sur un degre eleve de l'echelle artistique. Le mediocre peut, sous plus d'un rapport, avoir quelque chose d'imposant; mais une oeuvre d'art mediocre sera toujours plus propre a induire en erreur qu'a plaire. Voila pourquoi la sculpture doit s'associer un interet materiel qu'elle trouvera sans peine dans la representation des personnages importants; mais, malgre ce secours, il lui faut encore un haut degre de perfection pour etre a la fois vraie et digne. La peinture est de tous les arts le plus nonchalant et le plus commode. Lors meme qu'elle n'est que du metier, elle plait a cause de son sujet. Son execution, ne serait-elle que mecanique et par consequent depourvue d'intelligence, a quelque chose de si merveilleux qu'elle etonne les esprits les plus cultives comme les plus vulgaires; et des qu'elle s'eleve sur l'echelle artistique, elle est preferee aux autres arts arrives au meme degre de perfection. La verite dans la couleur, dans les superficies et dans les rapports que les objets visibles ont entre eux, suffit pour la rendre agreable. Et comme les yeux ont ete forces de s'accoutumer a tout voir, meme le laid, une difformite ne les affecte pas aussi peniblement que la dissonance blesse l'oreille; ils supportent une mauvaise copie de la realite, parce qu'il y a des realites plus vilaines encore. Enfin, le peintre mediocrement artiste aura toujours plus d'amis, plus de partisans dans le public, que le musicien qui ne serait pas plus avance que lui dans son art. En tous cas, le peintre peu habile a du moins l'avantage de pouvoir travailler seul et pour lui seul, tandis que le musicien est toujours oblige de s'associer d'autres musiciens, car ce n'est que par l'association qu'il peut produire des effets. On se demande si, en examinant les diverses productions artistiques, il faut les comparer entre elles? Je repondrai que le connaisseur parfait peut et doit juger par comparaison, car la pensee fondamentale de l'art plane devant lui, et il a la conscience de tout ce que l'on pourrait, de tout ce que l'on devrait faire. Mais l'amateur, qui en est encore aux premiers pas sur la route de l'appreciation du vrai beau, doit considerer isolement chaque genre de merite; par la seulement le sens et le sentiment s'accoutument par degres a agir sur les generalites. En tous cas, la manie de comparer n'est qu'une paresse de l'esprit qui veut s'epargner la peine de juger. Le propre de l'amour de la verite est de nous faire decouvrir et apprecier le bon partout ou il est. Le sentiment humain peut s'appeler historique, quand il s'est perfectionne au point de faire entrer le passe en ligne de compte, dans l'appreciation des merites du present. Ce qu'il y a de mieux dans l'histoire, c'est l'enthousiasme qu'elle excite en nous. L'individualite engendre l'individualite. Il ne faut jamais oublier qu'il y a une foule de personnes qui veulent absolument dire ou produire quelque chose de remarquable, sans avoir pour cela les facultes necessaires, et que de la doit necessairement resulter le bizarre, l'extravagant. Les penseurs profonds et serieux sont rarement bien vus du public. Si l'on veut que j'ecoute avec attention l'opinion d'un autre, il faut du moins qu'elle soit positivement enoncee; car j'ai toujours en moi-meme un assez grand fonds de donnees problematiques. La superstition fait pour ainsi dire partie de l'homme, et il se flatte en vain de pouvoir la bannir completement; au lieu de le quitter, elle se refugie dans les profondeurs les plus mysterieuses de son etre, d'ou elle reparait tout a coup des qu'elle se sent moins rigoureusement poursuivie. Que de choses nous pourrions savoir mieux, si nous ne voulions pas les savoir trop bien. Ce n'est que dans l'angle de quarante-cinq degres que les objets deviennent accessibles a notre vue. Les microscopes et les lunettes d'approche ne servent qu'a egarer le bon sens. Je garde le silence sur beaucoup de choses, car je ne veux causer ni trouble ni desordre. Je vois meme sans deplaisir les hommes se rejouir des choses qui me scandalisent et me chagrinent. Tout ce qui affranchit l'esprit sans lui donner un pouvoir absolu sur nous-memes est nuisible. Quand les hommes examinent et jugent une production de l'art, ils cherchent plus tot a savoir ce qu'elle est, que pourquoi et comment elle est. Guide par ce sentiment, on s'attache aux details, on fait des extraits. Il est vrai que par ce procede on finit toujours par saisir l'ensemble, mais c'est toujours sans le savoir. L'art, et surtout celui de la poesie, a seul le pouvoir de soumettre l'imagination aux regles qui lui sont indispensables, car l'imagination sans gout est une monstruosite. Le maniere est la subjectivite de l'idee; voila pourquoi il a toujours quelque chose de spirituel. La tache du philologue consiste a approfondir le contenu des traditions ecrites. Il examine un manuscrit et il y voit des lacunes, des erreurs ou des omissions de copiste, et d'autres fautes semblables qui nuisent a la clarte du texte. On decouvre une seconde, une troisieme copie du meme manuscrit; il les compare entre elles et arrive ainsi a savoir ce qu'il y a de croyable, de sense dans la tradition. Il va plus loin, il demande a sa propre raison de saisir et de rendre, sans le secours des moyens exterieurs, et avec une perfection toujours croissante, les convenances et les rapports qu'ont entre elles les matieres qu'il traite; les verites, les erreurs et les mensonges qu'elles contiennent. Pour arriver a ce resultat, il a besoin de beaucoup de tact, d'une etude approfondie des auteurs morts, et meme d'un certain degre d'imagination. Il n'est donc pas etonnant que le philologue arrive a se croire juge competent dans le domaine du gout; malheureusement il y reussit rarement. Le poete doit tout mettre en action, en representation, et il n'est au niveau de sa tache que lorsque ses representations rivalisent avec la realite, et seduisent l'esprit au point que tout le monde croit voir et entendre ce qu'il decrit ou represente. Quand la poesie a atteint ce haut degre de perfection, elle parait n'appartenir qu'au monde exterieur; et cela est si vrai, que, lorsqu'elle se refoule dans le monde interieur, elle est en decadence. La poesie qui ne represente que des sensations interieures sans les corporifier par des objets exterieurs, ou celle qui ne represente que des objets exterieurs, sans les animer par des sensations interieures, sont toutes deux arrivees au plus bas degre de l'echelle poetique, d'ou il ne leur reste plus qu'a entrer dans la vie vulgaire. L'eloquence jouit de toutes les faveurs, de tous les privileges de la poesie, elle s'en empare; elle en abuse meme pour s'assurer dans la vie sociale un avantage momentane, moral ou immoral, juste ou injuste. La litterature n'est qu'un fragment des fragments de l'esprit humain. On n'a ecrit que la plus petite partie de ce qui a ete fait et dit, et l'on n'a conserve que la plus petite partie de ce qui a ete ecrit. Le talent de lord Byron a une verite et une grandeur naturelles qui se sont developpees dans une sauvagerie dont le principal effet est d'etonner et de mettre mal a son aise; aussi son talent ne peut-il etre compare a aucun autre talent. Le veritable merite des chants populaires est d'avoir pris immediatement leurs motifs dans la nature. Les poetes les plus avances en civilisation pourraient tirer de grands avantages de cette source s'ils savaient y puiser. J'ajouterai cependant qu'ils n'en seraient pas moins inferieurs a ces grands modeles, du moins sous le rapport de la concision; car l'homme de la nature sera toujours plus laconique que l'homme civilise. L'etude de Shakespeare est fort dangereuse pour les talents naissants, car elles les force a l'imiter quand ils se flattent de creer. Pour apprecier l'histoire, il faut qu'il y ait eu de l'histoire dans notre vie. Il en est de meme des nations: les Allemands ne peuvent juger la litterature que depuis qu'ils en ont une. On ne vit reellement, que lorsqu'on se sent heureux par la bienveillance et l'affection dont on est l'objet. La piete n'est pas un but, mais un moyen pour arriver a un haut degre de civilisation par une douce tranquillite d'esprit. On peut conclure de la que tous ceux qui font de la piete un but sont des hypocrites. On a plus de devoirs a remplir dans la vieillesse que dans la jeunesse. Un devoir contracte est une creance perpetuelle, car il est impossible de la solder complement. La malveillance seule voit les imperfections et les defauts, il faut donc se faire malveillant pour les voir; mais gardons-nous de le devenir plus que cela n'est rigoureusement necessaire. Le plus grand bonheur qui puisse nous arriver, est celui qui corrige nos imperfections et repare nos fautes. Si tu sais lire, il faut que tu comprennes; si tu sais ecrire, il faut que tu saches quelque chose; si tu crois, tu es force de concevoir; si tu desires, tu t'imposes des obligations; si tu exiges, tu obtiendras; si tu as de l'experience, on te demande d'etre utile. Nous ne reconnaissons de l'autorite qu'a ceux qui nous sont utiles. Si nous nous soumettons a nos souverains, c'est parce qu'ils nous assurent la tranquille possession de nos proprietes, et qu'ils nous protegent contre tout ce qui pourrait nous arriver de desagreable. Le ruisseau est l'ami du meunier qui l'utilise. Il aime mieux se precipiter par-dessus les roues qu'il fait mouvoir, que de rouler a travers la vallee avec une tranquillite sterile. Celui qui se contente de regler sa conduite sur une simple experience, est toujours dans le vrai. Considere sous ce point de vue, l'enfant qui commence a raisonner est un grand sage. La theorie n'a d'autre merite reel que celui de nous faire croire a la coincidence des evenements. Toutes les choses abstraites deviennent inaccessibles au sens commun, lorsqu'on veut les mettre en oeuvre; et le sens commun arrive toujours a l'abstrait par l'action et par l'observation. Lorsqu'on demande trop et qu'on se plait datas les combinaisons compliquees, on s'expose a s'egarer dans le desordre. Il est bon de penser par analogie, car l'analogie ne conclue rien. L'induction est dangereuse, car elle se pose un but determine qu'elle ne perd jamais de vue, et vers lequel elle entraine indistinctement le faux et le vrai. L'intuition juste mais vulgaire des choses terrestres, est une propriete du simple sens commun. L'intuition pure des objets exterieurs et interieurs est fort rare. La premiere se manifeste d'une maniere tout a fait pratique, c'est-a-dire par l'action immediate; la seconde, par symboles, tels que les chiffres, les formules de mathematiques, et la parole ou plutot les tropes, que l'on peut regarder comme la poesie du genie et la manifestation proverbiale du sens commun. Le passe ne peut agir sur nous que par la narration ecrite ou parlee. La plus ordinaire, la plus sensee est historique; celle qui tient le plus pres a l'imagination est mythique. Des que l'on cherche dans cette derniere quelque chose d'important et de cache, elle devient mystique, et prend un cachet si sentimental, que nous n'en acceptons que ce qui concerne le sentiment. Si nous voulons reellement arriver a quelque chose, il faut soutenir notre activite par les facultes qui preparent, accompagnent, coincident, secondent, accelerent, fortifient, arretent et reagissent. Pour observer comme pour agir, il faut separer l'accessible de l'inaccessible, sans cela notre vie et notre savoir seront toujours egalement steriles. Un Francais a dit: "Le sens commun est le genie de l'humanite." mais avant d'accepter ce sens commun comme le genie de l'humanite, il faudrait du moins l'examiner dans ses divers modes de manifestation. Si nous nous demandons en quoi il est utile aux hommes, nous arrivons aux resultats suivants: L'humanite est soumise a des besoins; si elle ne peut les satisfaire, elle s'agite et s'impatiente; des qu'ils sont satisfaits, elle redevient calme, indifferente. L'homme de la nature est donc toujours dans l'un ou l'autre de ces deux etats, et il doit necessairement employer la simple raison, c'est-a-dire le sens commun des Francais, pour trouver le moyen de satisfaire ses besoins. Ces moyens, il les trouve toujours tant que ses besoins restent dans les limites du necessaire; mais s'ils s'etendent, s'ils s'elevent au-dessus du commun, le sens commun devient insuffisant, il cesse d'etre un genie protecteur; car les regions de l'erreur se sont ouverte devant l'humanite. Il ne se fait rien de deraisonnable que la raison ou le hasard ne puissent reparer; il ne se fait rien de raisonnable que le hasard ou la deraison ne puissent gater. Toute idee vaste et grande qui vient de surgir, agit tyranniquement: voila pourquoi les prejuges qu'elle fait naitre deviennent si vite nuisibles, et qu'il n'y a point d'institution qu'on ne puisse defendre et louer, si l'on remonte a son origine; il ne s'agit que de faire valoir ce qu'elle avait alors de bon, et ce qu'elle en a su conserver. Lessing, qui s'indignait sincerement contre toute espece d'entraves, fait dire a un de ses personnages: "Personne ne doit _devoir_ faire ou penser une chose;" un homme fort spirituel repondit: Celui qui _le veut le doit_. Un troisieme, penseur plus subtil, ajouta: "Celui qui peut comprendre _doit vouloir_." On croyait avoir termine ainsi la discussion sur le _vouloir_ et le _devoir_, sans songer qu'en general les actions des hommes sont determinees par le degre de leur intelligence et de leur instruction; aussi n'y a-t-il rien de si epouvantable que l'ignorance et la stupidite en action. Il existe deux substances pacifiques: le du et le convenable. La justice demande le du, la police le convenable; la justice examine et juge, la police surprend et ordonne. La justice s'occupe des individus, la police de l'ensemble d'une population. L'histoire est une longue fugue dans laquelle chaque peuple eleve la voix a son tour. L'homme ne pourrait satisfaire a ce qu'on exige de lui, que s'il se croyait beaucoup plus qu'il n'est. C'est, au reste, une erreur qu'on lui pardonne volontiers tant qu'elle ne tombe pas dans l'absurde. Il est des livres qui semblent avoir ete ecrits non pour apprendre quelque chose, mais pour prouver que l'auteur savait quelque chose. J'ai vu des gens qui fouettaient du lait dans l'espoir de le faire tourner en creme. Il est plus facile de se faire une juste idee de l'etat d'un cerveau qui nourrit les erreurs les plus completes, que de celui qui s'attache a des demi-verites. Le penchant des Allemands pour l'indefini et pour le vague dans les arts, vient de leur peu d'habilete. L'artiste mediocre doit rejeter les lois du vrai beau qui reduiraient son talent a rien. Il est triste de voir un homme remarquable lutter toute sa vie contre lui-meme, contre l'esprit de son epoque, et contre les evenements, sans pouvoir sortir de la foule ou le prejuge le retient. La bourgeoisie nous offre plus d'un pareil exemple. Un auteur ne saurait mieux prouver son estime pour le public, qu'en lui donnant, non ce qu'il demande, mais ce que lui-meme trouve juste et bon. La sagesse n'est que dans la verite. Quand nous commettons une erreur, tout le monde peut s'en apercevoir; il n'en est pas de meme quand nous avancons un mensonge. Les Allemands ont de la liberte dans la pensee, voila pourquoi ils ne s'apercoivent pas quand ils manquent de liberte dans le gout et dans l'esprit. N'y a-t-il donc pas assez d'enigmes en ce monde? Et pourquoi cherche-t-on a convertir en enigmes les choses les plus simples? Le cheveu le plus fin projette une ombre. J'ai souvent essaye de faire des choses vers lesquelles je n'avais ete pousse que par de fausses tendances, et cependant j'ai toujours fini par les concevoir. La liberalite excite toujours la bienveillance, surtout quand elle est accompagnee par la modestie. La poussiere ne se souleve jamais avec plus de force, qu'au moment ou l'orage qui va la faire retomber pour longtemps, est sur le point d'eclater. Les hommes se connaissent fort difficilement entre eux, lors meme qu'ils en ont reellement l'intention; le mauvais vouloir qui les guide presque toujours acheve de les aveugler. On apprendrait plus facilement a connaitre les autres, si on n'avait pas toujours la manie de se comparer a eux. Voila pourquoi les hommes les plus distingues sont les plus maltraites; n'osant se comparer a eux on cherche a leur trouver des defauts. Pour parvenir en ce monde, il n'est pas necessaire de connaitre les hommes, mais d'etre plus fin et plus adroit que celui auquel on a affaire pour l'instant. Les charlatans qui, a chaque foire, debitent une grande quantite de mauvaises marchandises, sont une preuve palpable de cette verite. Il n'y a pas des grenouilles partout ou il y a de l'eau, mais il y a de l'eau partout ou l'on entend croasser des grenouilles. Quand on ne sait aucune langue etrangere on ne sait pas la sienne. Il est des erreurs qui ne vont pas mal aux jeunes gens; mais il ne faut pas qu'ils les trainent apres eux jusque dans la vieillesse. Quand un travers a vieilli, il est aussi inutile que desagreable a tout le monde. La despotique deraison du cardinal de Richelieu, a fait douter Corneille de lui-meme. La nature s'egare quelquefois dans des specifications ou elle se trouve arretee comme dans une impasse. C'est ce qui nous explique l'opiniatrete avec laquelle chaque peuple se renferme dans son caractere national. Les metamorphoses dans le sens le plus eleve, c'est-a-dire celles qui s'operent par la perte ou le gain, par l'action de donner ou de prendre, sont admirablement depeintes par le Dante. Chacun de nous a, dans sa nature, quelque chose qui, s'il osait l'avouer publiquement, lui attirerait le blame general. Toutes les fois que l'homme se met a reflechir sur son etat physique ou moral, il se trouve malade. L'assoupissement sans sommeil est une situation dont la nature a fait a l'homme un besoin, ce qui explique son gout pour le tabac, l'eau-de-vie et l'opium. L'important pour l'homme d'action est de faire ce qui est justes sans s'inquieter si ce qui est juste se fait partout. Il est des personnes qui frappent au hasard avec leur marteau contre la muraille, en s'imaginant que chaque coup tombe sur la tete d'un clou. Les mots francais ne tirent pas leur origine de la langue latine ecrite, mais de la langue latine parlee. Nous appelons realite vulgaire, celle qui se presente fortuitement et sans que nous puissions y reconnaitre, pour l'instant du moins, une loi de la nature. Le tatouage du corps humain est un retour vers l'etat de brute. Ecrire l'histoire, c'est se debarrasser utilement du passe. On ne saurait posseder ce qu'on ne comprend pas. Les choses les plus vulgaires, lorsqu'elles sont dites d'une maniere burlesque, peuvent paraitre piquantes. Nous conservons toujours assez de force pour agir, lorsque nous sommes guides par une conviction profonde. La memoire peut nous faire defaut impunement, pourvu qu'au meme instant le jugement ne nous abandonne pas aussi. Les poetes qui ne reconnaissent ou n'admettent d'autres lois que celles de leur propre nature, sont des talents frais et neufs, rejetes par l'esprit d'une epoque artistique, qui, a force de vouloir cultiver et perfectionner les arts, est devenu stagnant et maniere. Comme il est impossible a ces talents d'eviter toujours la platitude, on peut, sous ce rapport, les regarder comme retrogrades; mais, sous tous les autres, ils meritent le titre de regenerateurs, car ils font entrer les autres dans la voie du progres. Le jugement d'une nation ne se developpe que lorsqu'elle peut se juger elle-meme, avantage dont elle ne commence a jouir que dans l'age mur de la civilisation. Lorsqu'on met la nature a la torture, elle devient muette; lorsqu'on l'interroge loyalement, elle se borne a repondre oui ou non. La plupart des hommes trouvent la verite trop simple; ils devraient se souvenir qu'il est deja assez difficile de la pratiquer utilement telle qu'elle est. Je maudis tous ceux qui, se faisant de l'erreur un monde a leur usage, osent demander encore que tout ce que l'homme fait soit utile. Il faut considerer une ecole comme un seul homme qui, pendant tout un siecle, se parle a lui-meme et s'admire, lors meme que ce qu'il dit est absurde et niais. On ne saurait refuter un faux enseignement, parce qu'il se fonde sur la conviction que le faux est vrai; mais il est possible, il est necessaire meme de le combattre par une opposition directe et reiteree. Prenez deux petites baguettes; peignez l'une en rouge et l'autre en bleu; mettez-les dans l'eau l'une a cote de l'autre, et toutes deux vous paraitront brisees. Rien n'est plus facile que de se convaincre de cette verite avec les yeux du corps; celui qui pourrait la voir avec les yeux de l'intelligence, y trouverait une garantie precieuse contre une foule d'erreurs et de paradoxes. Les adversaires d'une cause bonne et spirituelle, frappent sur des charbons ardents pour faire voler de tous cotes des etincelles, et porter ainsi l'incendie sur des points que, sans ce procede, ils n'auraient pu atteindre. L'homme ne serait pas ce qu'il y a de plus noble sur la terre, s'il n'etait pas trop noble pour elle. Le temps n'enfouit les anciennes decouvertes que pour nous reduire a les decouvrir de nouveau. Par combien d'efforts penibles Tycho-Brahe n'a-t-il pas cherche a nous prouver que les cometes etaient des corps reguliers, tandis que depuis bien des siecles, deja, Seneque les regardait comme tels? Depuis combien de temps n'a-t-on pas discute en tous sens sur l'existence des antipodes? Il est des esprits auxquels il faut laisser leurs allures et leur idiotisme. Rien n'est plus commun aujourd'hui que des productions litteraires nulles sans etre mauvaises. Elles sont nulles, parce qu'elles n'ont point de valeur; elles ne sont pas mauvaises, parce que l'auteur s'est renferme dans les formes generales des bons modeles. La neige est une proprete mensongere. Celui qui craint la portee d'une pensee, finit par devenir incapable de la concevoir. On ne doit appeler son maitre que celui dont on peut toujours apprendre quelque chose. Aussi tous ceux qui nous ont appris quelque chose ne meritent-ils pas le titre de maitre. Les compositions lyriques doivent etre raisonnables dans leur ensemble, et un peu deraisonnables dans les details. Il en est des hommes comme des oceans; on leur donne des noms differents, et, cependant, ce n'est toujours et partout que de l'eau salee. On dit que les louanges qu'on se donne a soi-meme ne sont pas de bon aloi; c'est possible: mais quelle est la valeur d'une critique injuste? Le public ne songe pas a la qualifier. Le roman est une epopee subjective dans laquelle l'auteur s'arroge le droit d'arranger le monde a sa maniere. Il ne s'agit que de savoir s'il a en effet une maniere a lui, le reste va tout seul. Il est des natures problematiques qui ne suffisent a aucune position et auxquelles aucune position ne saurait suffire, d'ou il resulte une lutte dans laquelle la vie s'use sans plaisir et sans profit. Le veritable bien se fait presque toujours _clam, vi et precario_. Un ami joyeux est une chaise roulante pour le chemin de la vie. Les ordures memes brillent quand le soleil les eclaire. Le meunier s'imagine que le ble ne croit que pour faire marcher son moulin. Il est difficile d'etre juste envers l'instant actuel; s'il est insignifiant, il nous ennuie; s'il est heureux, il faut le soutenir; s'il est malheureux, il faut le trainer. L'homme le plus heureux est celui qui peut mettre la fin de sa vie en rapport avec le commencement. L'homme est tellement entete et contrariant, qu'il ne veut pas qu'on le contraigne a etre heureux, tandis qu'il cede au pouvoir qui le force a etre malheureux. Tant qu'on ne regarde que devant soi, on n'a qu'un seul point de vue; mais des qu'on jette ses regards en arriere, on en a plusieurs. Toute position qui nous cause chaque jour quelque chagrin nouveau, est fausse. Lorsqu'on commet une imprudence, on se flatte toujours de la possibilite de s'en tirer par des detours. Une verite insuffisante se maintient pendant quelque temps; une brillante erreur la remplace, et le monde s'en contente et l'accepte. C'est ainsi qu'on s'aveugle et qu'on s'etourdit pendant une longue suite de siecles. Il est fort utile dans les sciences de rechercher les verites insuffisantes connues des anciens, pour les utiliser et les completer. Les opinions avancees ressemblent aux figures de l'echiquier par lesquelles on commence l'attaque; elles peuvent etre forcees a la retraite, mais elles ont engage la partie. La verite et l'erreur decoulent de la meme source; cette conformite, aussi singuliere que certaine, nous fait un devoir de menager plus d'une erreur, par respect pour la verite qui perirait avec elle. La verite appartient aux hommes, et l'erreur au temps; voila pourquoi on a dit d'un homme remarquable: "Le malheur des temps a cause son erreur, mais la force de son ame l'en a fait sortir avec gloire."[1] Note: [1] Cette phrase est en francais dans le texte. Chacun de nous a ses bizarreries dont il ne peut se debarrasser, et souvent les plus inoffensives de toutes causent notre perte. Celui qui ne s'estime pas trop haut vaut plus qu'il ne croit. Dans les arts, dans les sciences, comme dans la vie vulgaire, le point le plus important est de voir les objets tels qu'ils sont, et de les traiter selon leur nature. Les hommes ages, mais sages et raisonnables, ne dedaignent les sciences que parce qu'ils ont trop demande d'elles et d'eux-memes. Je plains sincerement les hommes qui se plaignent sans cesse de l'instabilite des choses de ce monde, et du neant de la vie terrestre. Est-ce que nous ne sommes pas venus sur cette terre pour rendre le perissable imperissable? Et pourrions-nous remplir cette tache, si nous ne savions pas apprecier l'un et l'autre? Un phenomene, une experience pris isolement, ne prouvent rien: c'est l'anneau d'une grande chaine dont la valeur ne peut etre determinee que par son ensemble. Celui qui cherche a vendre un collier de perles, trouverait difficilement un acquereur, s'il ne voulait montrer que la plus belle de ses perles, en soutenant que les autres, qu'il cache, sont de la meme qualite. Des images, des descriptions, des mesures, des nombres, des signes, ne seront jamais les equivalents d'un phenomene. Le systeme de Newton ne s'est si longtemps conserve intact, que parce que les erreurs qu'il contient ont ete embaumees dans l'in-4 deg. de la traduction latine. On ne saurait repeter trop souvent sa profession de foi, et enoncer tout haut son approbation et son blame; car nos adversaires usent toujours tres-amplement de ce moyen. A l'epoque ou nous vivons, on ne doit ni se taire ni ceder; il faut parler et agir, non pour vaincre, mais pour se maintenir a sa place. Il importe peu que ce poste soit dans la majorite ou dans la minorite. Ce que les Francais appellent tournure, n'est qu'une pretention gracieuse. Chez les Allemands, la pretention est toujours rude et dure, et leurs graces sont tendres et douces, c'est-a-dire, opposees a la pretention et par consequent incapables de s'unir avec elle. On voit par la que les Allemands ne sauraient avoir de la tournure. Quand l'arc-en-ciel se maintient pendant un quart d'heure seulement, personne ne le regarde plus. Une oeuvre d'art au-dessus de ma portee me deplait au premier coup d'oeil; mais le sentiment de sa valeur me pousse a l'examiner de plus pres, ce qui me procure toujours un double plaisir; car je decouvre des merites nouveaux dans cette oeuvre et des facultes nouvelles en moi. La foi est un capital secret et domestique, qui ne differe que sur un point des fonds publics destines a secourir des malheureux: dans les jours de calamites, chaque individu recoit avec pompe la part des interets de ses fonds publics, tandis qu'on prend soi-meme et en silence celle de son capital domestique. Malgre ses apparences vulgaires et sa facilite a se contenter de la satisfaction des besoins les plus urgents, la vie a des exigences nobles et elevees qu'elle cherche toujours a satisfaire secretement. L'obscurantisme ne resulte pas des obstacles qui empechent la propagation du vrai et de l'utile, mais des efforts que l'on fait pour accrediter le faux. Depuis que je m'occupe de biographie, je me suis dit que, dans le grand tissu des evenements generaux, les hommes remarquables sont la chaine, et les hommes ordinaires la trame. Les premiers marquent la largeur de ce tissu, les seconds lui donnent de la solidite, et les ciseaux de la Parque en determinent la longueur; arret auquel les uns et les autres sont forces de se soumettre. Les Allemands du dix-septieme siecle designaient leur bien-aimee par ce mot pittoresque: _(mannrauschlein) petite ivresse d'homme_[2]. Note: [2] La traduction litterale de ce mot n'en donne qu'une idee tres-imparfaite, une longue periphrase meme serait insuffisante; une explication grammaticale remplira mieux ce but. On ne dit pas seulement en allemand. Je suis ou il est ivre; mais on dit encore, J'ai ou il a une ivresse, comme on dit en francais: J'ai ou il a une indigestion. Aimer une femme et en etre aime, est donc pour l'homme une petite ivresse, c'est-a-dire un etat ou la raison, sans etre entierement troublee, n'est plus assez maitresse d'elle-meme pour nous montrer les dangers du bonheur que l'on convoite. On comprendra maintenant tout ce qu'il y a de gracieux et de fin dans ce nom de _petite ivresse d'homme_, applique a une maitresse. (_Note du Traducteur_.) _Chere petite ame bien lavee_, est l'expression la plus tendre qu'a Hiodensee on puisse adresser a une femme. Le vrai est un flambeau immense qui nous eblouit, et la crainte de nous bruler fait que nous cherchons a passer le plus vite possible et en clignant des yeux. Le plus grand tort des hommes senses, est de ne pas savoir mettre a leur place les paroles des personnes incapables d'exprimer nettement leurs pensees. Quiconque parle, croit pouvoir raisonner sur les langues. L'age rend indulgent: Je ne vois plus aujourd'hui commettre une faute sans me dire que je m'en suis moi-meme rendu coupable dans le cours de ma vie. La chaleur de l'action etouffe les scrupules; la contemplation rend consciencieux. Les gens heureux s'imagineraient-ils que les malheureux sont forces de succomber sous leurs yeux, avec la grace et la noblesse, que la populace de Rome demandait aux gladiateurs, qui devaient vaincre ou mourir pour l'amuser? Un pere de famille consulta Timon sur l'education qu'il devait donner a ses enfants, et Timon repondit: Fais-les instruire sur ce qu'ils ne pourront jamais concevoir. Il est des personnes a qui je veux tant de bien, que je voudrais pouvoir leur en souhaiter davantage. L'habitude nous fait jeter les yeux sur une horloge arretee, comme si elle marchait encore; c'est ainsi que nous regardons une infidele comme si elle nous aimait toujours. La haine est un mecontentement actif; l'envie n'est que le meme sentiment dans un etat passif; il ne faut donc pas s'etonner si l'envie degenere si souvent en haine. Le rythme a un pouvoir si magique, qu'il parvient a nous faire regarder le sublime comme une propriete individuelle. Le dilettantisme pris au serieux, et les sciences traitees machinalement degenerent en pedantisme. Les maitres seuls peuvent faire avancer les arts; les grands et les riches ne savent que proteger les artistes. Il est juste et bon de les proteger, mais cela ne tourne pas toujours au profit des arts. La clarte consiste dans une sage distribution de la lumiere et des ombres. Il n'est point d'erreur plus folle, que celle qui pousse les jeunes gens a croire qu'ils renonceraient a leur individualite, s'ils admettaient des verites reconnues par leurs predecesseurs. Lorsqu'un savant refute une opinion erronee, il prend presque toujours le ton de la haine; car il est dans sa nature de voir un ennemi personnel dans l'homme qui se trompe. Il est plus facile de reconnaitre une erreur que de decouvrir une verite. La premiere glisse sur la surface que l'on peut mesurer sans peine, la seconde dort dans des profondeurs qu'il n'est pas donne a tout le monde de sonder. Nous vivons du passe et le passe nous tue. Des qu'il s'agit d'apprendre quelque chose de grand, nous nous refugions dans notre pauvrete innee, et cependant nous avons appris quelque chose. Les Allemands tiennent beaucoup moins a l'union qu'a l'individualite. Chacun d'eux est pour lui-meme une propriete a laquelle il ne renoncerait pas facilement. Le monde moral empirique ne se compose guere que d'envie et de mauvais vouloir. La superstition est la poesie de la vie, voila pourquoi il est permis au poete d'etre superstitieux. C'est une chose bien singuliere que la confiance! Un individu isole peut nous tromper ou se tromper lui-meme; parmi plusieurs individus reunis, l'un ou l'autre peut etre en ce cas; au reste, chacun est presque toujours d'un avis different, ce qui rend la verite plus difficile a decouvrir. On ne doit pas desirer une position exceptionnelle; mais lorsque nous y avons ete jetes malgre nous, elle devient la pierre de touche de notre caractere et de notre valeur morale. L'honnete homme le plus borne, devin et fait echouer parfois les roueries du faiseur le plus habile. Celui qui ne sait pas aimer, doit apprendre a flatter s'il veut arriver a quelque chose. Il est impossible d'echapper a la critique: le seul moyen de la desarmer est de la braver. La multitude ne saurait se passer d'hommes capables, et cependant ils lui sont presque toujours a charge. Celui qui supporte mes defauts, lors meme que ce serait mon domestique, est mon maitre. Il faut payer cher les gens, quand on leur impose des devoirs sans leur accorder des droits. Une contree est romantique quand elle eveille en nous le sentiment de la grandeur du passe, ou, en d'autres termes, quand elle nous donne de la solitude, des souvenirs et des regrets. Le beau est la manifestation d'une loi secrete de la nature qui, sans cette manifestation nous serait reste inconnu. On peut promettre d'etre sincere; mais il ne depend pas de nous d'etre impartial. L'ingratitude est une faiblesse; les caracteres forts ne sont jamais ingrats. Nos facultes sont tellement bornees que nous croyons toujours avoir raison; c'est ce qui explique l'opiniatrete de certains esprits distingues, qui se plaisent dans l'erreur. Il est difficile de trouver une cooperation sincere pour l'accomplissement du bien; en ce cas, on ne rencontre presque jamais que le pedantisme qui veut nous arreter, ou l'audace qui veut nous devancer. La parole et l'image sont deux correlatifs qui se cherchent sans cesse, comme les tropes et la comparaison; voila pourquoi il serait utile de mettre sous les yeux ce que l'on dit aux oreilles, ainsi que cela se pratique dans les livres destines a la premiere enfance, ou les images et le texte se balancent; mais il faut se borner a peindre ce qui peut se dire, et dire ce qui ne saurait se peindre. Malheureusement on parle souvent quand il faudrait peindre, d'ou il resulte des monstruosites a double face, parce qu'elles sont a la fois symboliques et mystiques. Lorsqu'on se destine aux arts, il faut lutter d'abord contre le mauvais vouloir des hommes qui n'attachent jamais aucun prix a nos premiers travaux, et, plus tard, contre leurs pretentions orgueilleuses, qui les poussent a feindre que tout ce que nous pouvons faire de mieux leur etait deja connu. Il n'y a pas de tresor plus precieux pour l'homme du monde, qu'un recueil d'anecdotes et de maximes; pourvu qu'il sache les placer a propos. On dit a l'artiste: Etudie la nature! comme s'il etait si facile de trouver le noble dans le vulgaire, et le beau dans le difforme. La memoire diminue avec l'interet que nous inspirent les hommes et les choses. Le monde est une cloche felee; elle fait du bruit, mais elle ne resonne pas. Il faut supporter avec patience les importunites des jeunes amateurs d'arts; en avancant en age ils deviennent toujours des connaisseurs utiles, et des admirateurs zeles des artistes habiles. Quand les hommes deviennent tout a fait mechants, ils n'ont plus d'autre plaisir que celui de faire ou de voir faire le mal. Les hommes d'esprit sont les meilleurs dictionnaires de la conversation. Il est des personnes qui ne se trompent jamais, parce qu'elles ne se proposent jamais rien de raisonnable. Lorsque je connais parfaitement ma position envers moi-meme et envers les autres, je dis que je suis dans la verite. C'est ainsi que chacun peut avoir sa verite a soi, qui n'est cependant que celle de tout le monde. La specialite se perd toujours dans la generalite, et la generalite est toujours forcee de s'adjoindre la specialite. Ce qui est veritablement productif, n'appartient a personne en particulier; on a beau faire, il faut souffrir que tout le monde en profite. Des que la nature commence a nous reveler ses secrets visibles, nous nous passionnons pour l'art, son digne interprete. Le temps est un element. L'homme ne comprendra jamais jusqu'a quel point il est anthropomorphite. Une difference qui ne prouve rien a la raison n'en est pas une. On ne peut pas vivre pour tout le monde, et, surtout, pour les personnes avec lesquelles on ne voudrait pas vivre. L'appel a la posterite, est le resultat de la conviction noble et pure qu'il existe quelque chose d'imperissable, qui, longtemps meconnu, puis senti par la minorite, finit par reunir la majorite. Les secrets ne sont pas des miracles. J'avais, dans ma jeunesse, le defaut d'accorder aux talents problematiques une protection inconsideree et passionnee; et je n'ai jamais pu me corriger entierement de ce defaut. Les auteurs liberaux ont beau jeu par le temps qui court, le public tout entier est leur suppleant. Les hommes ne prouvent jamais plus clairement qu'ils ne comprennent pas la valeur des mots dont ils se servent, que lorsqu'ils font l'eloge des idees liberales. Une idee ne doit pas etre liberale, mais forte, energique, arretee, afin qu'elle puisse remplir sa vocation divine, c'est-a-dire produire le bon, le vrai, l'utile. L'intention elle-meme ne doit pas etre liberale, elle a une autre mission a remplir. C'est dans les sentiments qu'il faut chercher le liberalisme; et c'est precisement la qu'on ne le trouve presque jamais, car les sentiments sont personnels et decoulent immediatement de nos relations, de nos besoins. Un homme d'esprit ne fera jamais une folie insignifiante. Dans une oeuvre d'art, tout depend de la conception. Tout ce qui approche de la perfection, quel que soit l'usage qu'on en fasse, ne saurait etre approfondi. C'est en meditant sur la marche generale des evenements, que j'ai appris a apprecier les services que chaque homme remarquable rend en particulier. On ne sait quelque chose que lorsqu'on sait peu de chose; plus on sait, plus on doute. Il est des hommes qui ne sont aimables que par leurs erreurs. Certains caracteres aiment et recherchent les caracteres qui leur ressemblent; tandis que d'autres aiment et recherchent ceux qui leur sont opposes. Celui qui aurait toujours vu le monde tel que les misanthropes le representent, serait necessairement devenu un miserable. Quand la penetration est guidee par la malveillance et par la haine, elle ne voit jamais que la superficie des choses; mais quand la bienveillance et l'amour la dirigent, elle approfondit les hommes et les choses, et il lui est permis d'esperer qu'elle pourra atteindre les mysteres les plus eleves. Il serait a desirer que chaque Allemand fut doue d'une certaine dose de poesie; ce serait le seul moyen de donner un peu de grace et de valeur a sa position sociale. La matiere est a la portee de tout le monde; quiconque veut l'utiliser, apprend a en connaitre les proprietes; la forme seule est le secret des maitres. Il est dans la nature de l'homme de fixer ses penchants sur ce qui vit; la jeunesse prend toujours la jeunesse pour modele. Nous avons beau apprendre a connaitre le monde sous differents points de vue, il n'aura jamais que deux aspects bien tranches: celui du jour et celui de la nuit. Puisque l'erreur se repete toujours par les actions, ne nous lassons pas du moins de repeter le vrai par la parole. Il y avait a Rome, non-seulement des Romains, mais encore tout un peuple de statues. C'est ainsi qu'au-dela du monde reel il y a un monde d'illusions tout-puissant, et dans lequel nous vivons presque tous. Les hommes ressemblent aux flots de la mer Rouge; a peine la baguette du Prophete les a-t-il separes, qu'ils se reunissent et se confondent. Le devoir de l'historien est de separer le vrai du faux, le certain de l'incertain, le douteux du mensonger. Les chroniques n'ont ete ecrites que par des hommes qui attachaient beaucoup de prix au present. Les pensees renaissent, les convictions se transmettent, les evenements seuls passent pour ne plus jamais revenir avec le meme entourage. De tous les peuples de la terre, les Grecs ont le plus noblement reve le reve de la vie. Les traducteurs sont des especes d'entremetteurs; ce n'est jamais qu'a travers un voile qu'ils nous montrent la beaute dont ils nous vantent les attraits, et ils excitent ainsi en nous le desir irresistible de connaitre l'original. Nous consentons volontiers a placer au-dessous de nous ce qui nous a precedes, il n'en est pas de meme de ce qui doit nous survivre; un pere seul n'envie jamais le talent de son fils. Le difficile n'est pas de se subordonner a ce qui est au-dessus de nous, mais a ce qui est au-dessous. Nos artifices se bornent a sacrifier notre existence au besoin d'exister. Toutes nos actions, tous nos efforts, ne sont qu'une fatigue perpetuelle; heureux celui qui ne se lasse point. L'esperance est la seconde ame des malheureux. L'amour est un vrai recommenceur[3]. Note: [3] Cette phrase est en francais dans le texte. Il y a quelque chose dans l'homme qui semble demander la servitude, voila pourquoi il y avait du servage dans la chevalerie des Francais. Au theatre, le plaisir de voir et d'entendre domine la reflexion. L'experience peut s'etendre a l'infini; l'univers s'ouvre devant elle avec ses routes innombrables; il n'en est pas de meme des theories que les bornes de l'entendement humain entourent de toutes parts. Aussi, toutes les manieres de voir, tous les systemes reviennent-ils successivement; il arrive meme parfois, quoique cela soit fort bizarre, que les theories les plus bornees s'accordent de nouveau au milieu de l'experience la plus etendue. Le monde, objet de nos contemplations et de nos pressentiments, est toujours le meme; et ce sont toujours les memes hommes qui tantot vivent dans le vrai, et tantot dans le faux, et qui, dans cette derniere maniere d'etre, se sentent plus a leur aise. La verite est en contradiction avec notre nature; il n'en est pas de meme de l'erreur, et par une raison fort simple: la verite nous force a voir les limites de notre intelligence, tandis que l'erreur nous permet de croire que, sous quelques rapports du moins, cette intelligence est illimitee. Voici bientot vingt ans que les Allemands continuent a marcher sur la route du transcendantalisme; si, un jour, ils viennent a s'en apercevoir, ils se trouveront bien singuliers. Il est bien naturel de croire que l'on sait encore ce qu'on a su autrefois; il est moins naturel, mais non moins rare, de s'imaginer que l'on sait ce qu'on n'a jamais su. En tout temps ce sont les hommes et non l'esprit de l'epoque qui ont fait faire des progres aux sciences. C'est l'esprit de l'epoque qui a fait boire la cigue a Socrate; c'est l'esprit d'une autre epoque qui a dresse un bucher a Jean Hus. Tous ces esprits se ressemblent; c'est toujours le meme. Le veritable symbole est celui qui represente le general par le particulier, non comme un reve, une ombre, mais comme une revelation vivante et spontanee de l'inconcevable. Lorsque l'ideal veut prendre la place de la realite, il la devore et perit avec elle. C'est ainsi que le credit et le papier-monnaie font disparaitre l'argent, et finissent par perdre eux-memes leur valeur factice. L'exercice du droit de maitre, passe souvent pour de l'egoisme. Quand les bonnes oeuvres et ce qu'elles ont de meritoire disparaissent, on les remplace par la sentimentalite, ainsi que cela arrive chez les protestants. Quand on vient de recevoir un bon conseil, on se sent assez fort pour le suivre. Le despotisme favorise l'autocratie de tous; car en etendant la responsabilite des individus depuis le premier jusqu'au dernier, il developpe un haut degre d'activite. Les erreurs coutent tres-cher, quand on veut s'en debarrasser: heureux, cependant, celui qui peut y parvenir! Lorsqu'autrefois un litterateur allemand voulait dominer sa nation, il lui suffisait de le dire; car cela l'intimidait au point qu'elle s'estimait heureuse d'etre dominee par lui. Les arts ont des dilettanti et des speculateurs; les premiers les cultivent pour leur plaisir, les seconds, pour leur profit. Je suis naturellement sociable; aussi ai-je toujours eu soin de me donner des collaborateurs, et de me faire le leur; c'est ce qui m'a valu le plaisir de me voir perpetuer par eux, et eux par moi. L'action de mes forces interieures s'est toujours manifestee comme une prophetie vivante, qui, admettant un principe inconnu, mais pressenti, cherche a le trouver dans le monde exterieur, pour l'y faire adopter et propager. Il existe une reflexion enthousiaste qui est de la plus grande utilite, quand on ne se laisse pas entrainer par elle. On ne se prepare a l'etude que par l'etude elle-meme. Il en est de l'erreur et de la verite comme du sommeil et du reveil. J'ai toujours remarque qu'on se sent revivre, lorsqu'on se reveille d'une erreur pour revenir a la verite. On souffre toujours quand on ne travaille pas pour soi. Celui qui travaille pour les autres veut en profiter avec eux. Le concevable appartient a la sensation et a la raison, et il s'adjoint toujours le du et le convenable, son proche parent. Le du, cependant, n'est lui-meme qu'une convention propre a certaines epoques et a certaines circonstances determinees. Nous ne pouvons apprendre quelque chose que dans les livres que nos facultes intellectuelles ne nous permettent pas de juger; l'auteur d'un livre que nous sommes en etat de juger, pourrait s'instruire aupres de nous. La Bible n'est un livre eternellement utile, que parce qu'il ne s'est encore trouve personne au monde qui ait pu dire: Je concois l'ensemble et je comprends chaque detail. Quant a nous, nous disons humblement: L'ensemble est venerable, et les details sont d'une grande utilite pratique. La mysticite consiste a s'elever au-dessus de certains objets qu'elle laisse derriere elle, et dont elle se detache completement. Plus ces objets sont grands et importants, plus la mysticite se croit grande et importante. La poesie mystique des Orientaux, a l'immense avantage de laisser toujours a la disposition de ses adeptes, les richesses de ce monde qu'elle leur apprend a dedaigner. C'est ainsi qu'ils se trouvent toujours dans l'abondance qu'ils veulent fuir, et profitent sans cesse des biens dont ils cherchent a se debarrasser. Il ne devrait pas y avoir de mystiques chretiens, car la religion elle-meme a assez de mysteres; voila pourquoi ses mystiques tombent dans l'abstrus, et s'abiment au fond du sujet. Un homme spirituel a dit "que la mysticite moderne etait la dialectique du coeur, et qu'elle mettait en question des choses dont l'homme ne peut se faire aucune idee en suivant les routes intellectuelles et religieuses ordinaires." Que celui qui se sent le courage de se livrer a une pareille etude, sans se donner des vertiges, s'enfonce, a ses risques et perils, dans cette caverne de Trophonios. Les Allemands devraient s'abstenir, pendant trente ans, au moins, de prononcer les mots _sentiments affectueux_; alors, peut-etre, ils renaitraient. Maintenant on se borne a dire: indulgence pour les faiblesses! pour celles d'autrui comme pour les notres. Les prejuges de chaque individu dependent de son caractere, et sont etroitement lies a tout son etre, c'est ce qui les rend invulnerables; l'evidence, l'esprit et la raison n'y peuvent rien. Il est des caracteres qui erigent la faiblesse en loi. Certains observateurs profonds du monde ont dit: "La sagesse qui se cache derriere la peur est seule invulnerable." Les hommes faibles ont souvent des principes revolutionnaires; persuades qu'ils seraient heureux si on ne les gouvernait pas, ils oublient qu'ils ne savent gouverner ni eux-memes, ni les autres. Les artistes allemands modernes se trouvent en ce cas; car ils declarent nuisibles les branches de l'art qu'ils ne possedent pas, et conseillent de les abattre. Le bon sens est ne avec l'homme bien organise; il se developpe de lui-meme et se manifeste par la connaissance du necessaire et de l'utile. Cette connaissance est employee avec assurance et succes par les hommes et par les femmes; et quand le bon sens leur manque, les uns et les autres regardent comme necessaire ce qu'ils desirent, et comme utile ce qui leur plait. Des que les hommes parviennent a se rendre libres, ils mettent leurs defauts en evidence; celui des forts est de tout exagerer; celui des faibles est de tout negliger. La lutte de l'ancien, du stable, du constant avec ses developpements et ses transformations, est toujours la meme. L'ordre engendre le pedantisme; pour se debarrasser de l'un on detruit l'autre, et l'on marche au hasard jusqu'a ce qu'on eprouve de nouveau le besoin de l'ordre. Le classique et le romantique, la maitrise et la liberte du travail, la centralisation et le morcellement de la propriete fonciere, ne sont qu'un seul et meme conflit qui en produit plusieurs autres. La plus haute sagesse des gouvernants serait de modifier ce combat de maniere a ce que les parties pussent se mettre en equilibre sans qu'aucune d'elles perit. Mais il n'est pas donne a l'homme d'obtenir ce resultat, et Dieu ne parait pas le vouloir. Quelle est la meilleure methode d'education? Celle des hydriotes. En leur qualite d'insulaires et de navigateurs, ils emmenent leurs enfants males avec eux sur leurs navires ou ils les laissent grandir. Des qu'ils peuvent se rendre utiles, ils ont leur part des benefices; aussi s'interessent-ils de bonne heure au commerce, au butin, et deviennent des navigateurs savants, des negociants habiles, des pirates intrepides. D'un pareil peuple doit necessairement sortir, parfois, un de ces heros qui lance de sa propre main la torche de l'incendie sur le vaisseau de l'amiral ennemi. Toute innovation, lors meme qu'elle serait excellente, nous gene d'abord, parce que nous ne sommes pas a sa hauteur; elle ne devient utile et precieuse que lorsque nous l'avons introduite dans notre civilisation, et mis nos facultes intellectuelles a son niveau. Nous nous plaisons tous plus ou moins dans le mediocre, parce qu'il nous laisse en repos, et nous procure cette douce satisfaction que l'on eprouve dans la societe de son semblable. Ne cherchons jamais rien dans le commun, il est toujours le meme. Quand nous nous trouvons en contradiction avec nous-memes, nous sommes toujours forces de nous remettre d'accord; il n'en est pas ainsi quand les autres nous contredisent, cela ne nous regarde pas, c'est leur affaire a eux. On se demande quel serait le meilleur des gouvernements? Je reponds: Celui qui nous apprendrait a nous gouverner nous-memes. Les hommes qui ne s'occupent que des femmes, finissent par ressembler a des fuseaux dont toute la poupee a ete filee. Les plus grandes probabilites de l'accomplissement d'un desir, ont toujours quelque chose de douteux; voila pourquoi l'esperance la mieux fondee, quand elle devient une realite, nous surprend malgre nous. Il faut savoir pardonner quelque chose a tous les arts; c'est envers l'art grec seul qu'on reste eternellement debiteur. La sentimentalite des Anglais est capricieuse et tendre, celle des Francais populaire et pleureuse, celle des Allemands naive et _realistique_. Quand on represente l'absurde avec gout, on excite a la fois de la repugnance et de l'admiration. Lorsqu'on veut faire l'eloge d'une societe, on dit que la conversation etait instructive, et le silence convenable. On ne saurait mieux louer les productions litteraires d'une femme, qu'en disant qu'il y a plus d'energie que d'enthousiasme, plus de caractere que de sentiment, plus de rhetorique que de poesie; que le tout enfin a un cachet male. Rien n'est plus effroyable qu'une ignorance active. Il faut se tenir en garde contre l'esprit et contre la beaute, si l'on ne veut pas devenir leur esclave. Le mysticisme est la scholastique du coeur, et la dialectique du sentiment. On menage les vieillards, comme on menage les enfants. Les vieillards ont perdu le plus beau privilege de l'humanite, celui d'etre juges par leurs semblables. Il m'est arrive dans les sciences, ce qui arrive a un homme qui se leve de tres-bon matin; au milieu du crepuscule qui l'entoure, il attend le soleil avec impatience, et cependant il en est ebloui quand il parait. On a deja beaucoup discute et l'on discutera encore beaucoup sur le bien et sur le mal qui resultent de la propagation de la Bible. Quant a moi, je dis que si on la considere sous le rapport dogmatique et fantastique elle fera toujours beaucoup de mal; tandis qu'elle fera toujours beaucoup de bien, si on la prend didactiquement et sentimentalement. Rien n'agit plus activement que les grandes forces primitives, et celles que le temps a developpees; mais l'influence de cette action sur nos destinees, soit en bien soit en mal, est purement fortuite. L'idee est unique, eternelle, et nous avons tort de nous servir du pluriel pour l'exprimer. Tout ce que nous voyons, tout ce dont nous pouvons parler, n'est qu'une des diverses manifestations de l'idee. Nous exprimons des intuitions, et, en ce sens, l'idee n'est qu'une intuition. On ne devrait pas, en matiere esthetique, se servir de cette locution: _idee du beau_, car par-la on isole le beau qu'on ne saurait concevoir isolement. Les notions sur le beau peuvent etre completes et transmissibles. La manifestation de l'idee du beau est aussi fugitive que celle du sublime, du spirituel, du gai, du ridicule; voila pourquoi il est si difficile d'en parler. On pourrait etre reellement esthetique dans le sens didactique, si on faisait glisser ses eleves sur tout ce qui concerne le sentiment, ou si on le leur faisait concevoir au moment ou ils en sont le plus susceptibles. Mais comme il est impossible de remplir cette condition, l'ambition d'un professeur doit se borner a donner a ses eleves des notions d'un nombre suffisant de manifestations pour les rendre accessibles a tout ce qui est beau, grand et vrai, et les disposer a les recevoir avec joie quand ils l'apercoivent au moment convenable. C'est ainsi que l'on poserait, a leur insu, la base des idees fondamentales d'ou sortent tout les autres. Plus on voit d'hommes distingues, plus on reconnait que la plupart ne sont accessibles qu'a une seule manifestation des principes primitifs, et cela est suffisant. Le talent developpe tout dans la pratique et n'a pas besoin de s'occuper des particularites theoriques. Le musicien peut, sans danger pour sa profession, ignorer l'art du sculpteur; il en est ainsi de tous les arts. On devrait toujours penser pratiquement, cela etablirait une etroite parente entre les diverses manifestations de la grande pensee, qui doivent etre mises en action et harmonisees entre elles par les hommes. La peinture, la plastique, la mimique, sont des arts inseparables, et cependant, l'artiste appele a exercer un de ces arts, doit se garder de l'influence trop prononcee des autres. Le peintre, le sculpteur et le mimique peuvent s'egarer mutuellement au point de tomber tous les trois a la fois. La danse mimique l'emporterait sur tous les autres arts si, par bonheur pour eux, l'effet qu'elle produit sur les sens, n'etait pas si fugitif qu'elle est forcee d'avoir recours a l'exageration. C'est cette exageration qui effraie les autres artistes; mais s'ils etaient sages et prudents, la danse mimique leur fournirait de grands et utiles enseignements. Lorsqu'on conduisit Mme Roland a l'echafaud, elle demanda de l'encre et du papier pour ecrire les pensees qui pourraient se presenter a elle pendant ses derniers pas en ce monde. Il est facheux qu'on lui ait refuse cette faveur, car lorsqu'un esprit ferme touche a la fin de sa carriere, il concoit des idees qui, jusque-la, etaient restees inimaginables pour lui-meme. Ce sont des demons bienheureux qui viennent se poser avec eclat sur les points les plus eleves du passe. On pretend qu'il ne faut pas trop varier ses occupations, et que, plus on avance en age, moins on doit s'aventurer dans des affaires nouvelles. Mais on a beau dire, vieillir c'est commencer une affaire nouvelle; toutes les relations changent et il faut cesser d'agir, ou accepter volontairement et avec connaissance de cause ce role nouveau. Vivre pour une idee, c'est traiter l'impossible comme s'il etait possible. Quand la force de caractere se joint a celle de l'idee, il en resulte des evenements qui remplissent le monde d'une stupefaction de plusieurs siecles. Napoleon ne vivait que par l'idee, et cependant il ne pouvait pas la saisir d'une maniere determinee, car il niait l'existence de l'idealisme et cherchait a en paralyser les effets. Lui-meme s'exprime avec autant d'originalite que de grace sur cette contradiction perpetuelle qui revoltait sa raison, car cette raison est aussi juste qu'incorruptible. Il considere l'idee comme une chose spirituelle, sans realite et qui pourtant, lorsqu'elle s'est evaporee, laisse apres elle un residu auquel on ne saurait contester une certaine realite. Un pareil raisonnement peut nous paraitre sec et materiel, mais il n'en est pas de meme quand il parle des consequences de ses actions. Alors on sent qu'il a foi et confiance en lui; il convient que la vie engendre des choses vivantes, et que l'action d'une fructification fondamentale se perpetue a travers le temps. Il se plait a avouer qu'il donne a la marche du monde une impulsion forte, une impulsion nouvelle. La repugnance des hommes, dont l'individualite est toute dans une idee, pour ce qui est ideal, sera toujours un fait singulier et digne de notre attention. C'est ainsi que Hamann ne trouvait rien de plus insupportable que de parler des _choses de l'autre monde_. Il a exprime cette opinion dans un certain paragraphe dont, sans doute, il n'etait pas satisfait, puisqu'il l'a change quatorze fois. Deux de ces variantes sont arrivees jusqu'a nous; j'ai moi-meme ose en faire une troisieme que les reflexions precedentes m'autorisent a inserer ici. "L'homme est une realite placee au centre d'un monde reel, il a ete doue d'organes qui lui permettent de connaitre l'arbitraire et le possible. Tout homme en etat de sante a la conscience de son existence et de toutes les existences qui l'entourent; cependant il y a toujours une place creuse dans son cerveau, c'est-a-dire une place ou ne se reflete aucun objet, comme il y a dans l'oeil un point qui ne voit point. L'homme qui s'occupe trop de cette place et prend plaisir a s'y perdre, s'attire ainsi une maladie d'esprit, et pressent des choses d'un _autre monde_, qui ne sont que des riens sans force et sans limites, et qui pourtant poursuivent, comme autant de fantomes terribles, celui qui n'a pas la force de s'arracher a leur nocturne empire." Il est inutile de demander si l'historien est au-dessus du poete, ou le poete au-dessus de l'historien, car ce ne sont ni des rivaux ni des concurrents; chacun d'eux a sa couronne qui lui est propre. L'historien a un double devoir a remplir, d'abord envers lui-meme, puis envers ses lecteurs. Pour se satisfaire lui-meme, il est oblige de s'assurer que les faits qu'il rapporte sont reellement arrives; pour satisfaire ses lecteurs, il est oblige de le prouver. La maniere dont il agit envers lui-meme est l'affaire de ses collegues, le public ne doit pas etre initie dans le secret de la grande question qui est de savoir ce que l'on peut admettre comme incontestable dans l'histoire. Il en est des livres nouveaux comme des connaissances nouvelles: au premier abord une conformite generale ou un rapprochement partiel sur un seul point de notre existence, nous suffisent; mais un commerce plus intime nous fait decouvrir une foule de differences et d'oppositions. Alors il ne faut pas, a l'exemple de la jeunesse inconsideree, reculer d'epouvante; la raison nous ordonne au contraire de fixer les conformites et de s'eclairer sur les differences, sans songer toutefois, a etablir une union parfaite. Lorsqu'on vit familierement avec les enfants, on reconnait que, chez eux, chaque impression exterieure est suivie d'une contre-impression, toujours passionnee et souvent energique. Voila pourquoi les enfants jugent avec precipitation et avant l'evenement. Le temps seul peut modifier cette precipitation et etendre sur les generalites, le jugement qui d'abord ne saisit qu'un seul cote. L'etude de cette particularite est le premier devoir de tous ceux qui se destinent a l'education. On ne devrait opposer au travers du jour que la grande masse de l'histoire du monde. On ne peut ni ne doit reveler les secrets du sentier de la vie, car il s'y trouve des pierres d'achoppement contre lesquelles chaque voyageur est force de butter. Le poete seul peut faire pressentir la place ou elles se trouvent. Si aux yeux de Dieu toute la sagesse humaine n'etait que de la folie, ce ne serait pas la peine d'arriver jusqu'a l'age de soixante-dix ans. Le vrai est comme le divin, il ne nous apparait pas immediatement, et nous sommes forces de le deviner dans ses manifestations. Le veritable disciple apprend a developper l'inconnu du connu et s'approche ainsi du maitre. Mais il est fort difficile a la plupart des hommes de trouver l'inconnu dans le connu, car ils ne savent pas que leur entendement opere avec autant d'art que la nature elle-meme. Les Dieux nous ont appris a imiter leurs oeuvres; mais nous ne savons pas ce que nous faisons, et nous ne connaissons pas ce que nous imitons. Tout est semblable et different; tout est utile et nuisible; tout est muet et parlant; tout est sense et deraisonnable; et les faibles notions que nous avons sur les choses, se contredisent sans cesse. Les hommes se sont donne des lois sans savoir sur quoi ils les imposaient; la nature a ete reglee par les Dieux. Ce qui a ete etabli par les hommes, que ce soit juste ou injuste, ne cadre jamais assez bien pour rester toujours a la meme place: ce qui a ete etabli par les Dieux, que ce soit juste ou injuste, est immuable. Quant a moi je soutiens que les arts connus des hommes, ressemblent aux evenements secrets ou visibles de la nature. Il en est ainsi de l'art de predire l'avenir. Il consiste a voir le cache dans le decouvert, l'avenir dans le present, le vivant dans le mort, le sense dans l'insense. C'est ainsi que l'homme instruit juge toujours bien la nature de l'homme, tandis que l'ignorant la voit tantot d'une facon et tantot d'une autre; chacun d'eux l'imite a sa maniere. Quand un homme s'approche d'une femme et qu'il en resulte un enfant male, l'inconnu sort du connu; mais quand l'esprit, d'abord obscur et faible de l'enfant, commence a percevoir clairement les choses, il apprend a connaitre l'avenir par le present. Ce qui est immortel ne saurait se comparer a ce qui ne vit que d'une vie mortelle, et cependant ce qui vit ainsi ne manque pas de raison; l'estomac, par exemple, sait fort bien quand il a besoin d'aliments. Tels sont les rapports de l'art de predire l'avenir avec la nature humaine. L'homme a vues elevees s'accommode de l'un et de l'autre. Le forgeron amollit le fer en soufflant le feu qui enleve a ce fer des substances superflues; puis il le frappe et le contraint a redevenir fort en s'unissant aux substances de l'eau qui lui sont etrangeres. Voila ce que chacun de nous a eprouve de la part de ses instituteurs. Nous sommes convaincus que celui qui contemple le monde intellectuel, et y voit la veritable beaute intellectuelle, peut aussi voir le pere de cette beaute, qui cependant est inaccessible a nos sens. Voila ce qui nous engage a employer toutes nos forces pour comprendre et pour nous expliquer a nous-memes, autant que cela est possible, de quelle maniere nous pouvons contempler la beaute de l'esprit et celle du monde. Supposons que deux masses de pierre aient ete placees l'une en face de l'autre. La premiere est restee brute; l'art a converti la seconde en une statue d'homme ou de dieu. Si cette statue represente une divinite, c'est une Muse ou une Grace; si elle represente un homme, ce n'est pas un homme ordinaire, c'est un etre exceptionnel, sur lequel l'art a reuni toutes les conditions de la beaute. La pierre convertie en statue paraitra la plus belle, non parce qu'elle est pierre, car alors l'autre masse ne pourrait lui etre inferieure, mais parce qu'elle a une forme que l'art lui a donnee. Cette forme cependant n'appartient pas a la matiere; car avant de se manifester sur la pierre, elle etait dans la pensee de l'artiste, non parce qu'il a des pieds et des mains, mais parce qu'il a le sentiment de l'art. Il y avait dans cet art une beaute bien plus grande, car la pensee n'a pu faire passer sur la pierre la forme que l'art renfermait en lui; elle y est restee tout entiere, et la manifestation sur la pierre n'est qu'une forme inferieure, meme au desir de l'artiste, qui n'a fait qu'obeir aux principes de l'art. Si l'art pouvait rendre tout ce qu'il est et tout ce qu'il possede, s'il pouvait rendre le beau avec la meme raison qu'il agit, celui qui possederait en lui-meme une plus grande, une plus parfaite beaute artistique, serait toujours superieur a toutes les manifestations exterieures. La forme qui passe dans la matiere se detend et devient plus faible que celle qui est restee enfermee dans la pensee; car tout ce qui dans cette pensee est susceptible d'eloignement, s'eloigne de soi-meme. C'est ainsi que la force sort de la force, la chaleur de la chaleur, la beaute de la beaute. C'est ce qui explique pourquoi la faculte productive est toujours plus excellente que l'objet produit. Ce n'est pas la musique primitive qui fait le musicien, mais la musique; et la musique, qui est au-dela de nos sens, produit la musique accessible a nos sens. Si quelqu'un voulait dedaigner les arts, parce qu'ils ne sont qu'une imitation de la nature, on pourrait repondre que les arts n'imitent pas simplement ce que voient nos yeux, mais qu'ils remontent aux lois de la raison qui font la stabilite de la nature et dirigent ses actes. Les arts, au reste, puisent fort souvent dans leur propre fonds; ils pretent a la nature des perfections qu'elle n'a pas et qu'ils possedaient, puisqu'ils ont en eux le vrai beau. C'est ainsi que Phidias a pu faire un dieu sans imiter ce qu'il avait materiellement vu; car sa pensee d'artiste avait concu Jupiter, tel qu'il pourrait et devrait etre, s'il apparaissait a nos yeux. Il n'est pas etonnant que les idealistes de tous les temps, insistent sur la conservation intacte de l'unite d'ou decoule toute chose et vers laquelle tout retourne; car le principe ordonnateur et producteur est serre de si pres par les manifestations, qu'il ne sait plus que devenir. Cependant nous resserrons la portee de notre entendement, quand nous renvoyons a une unite inaccessible a nos sens exterieurs et interieurs, non seulement ce qui produit la forme, mais la forme elle-meme. L'homme est force de se borner a l'extension et au mouvement; aussi est-ce par ces deux formes que se manifestent toutes les autres formes, surtout celles qui sont visibles et accessibles a nos sens. La forme spirituelle seule ne perd rien en se manifestant, en admettant, toutefois, que cette manifestation est reelle et viable. En ce cas, le produit n'est jamais inferieur au principe producteur, il peut meme etre plus excellent que lui. Il serait bon, sans doute, de developper cette opinion, et de la rendre pour ainsi dire palpable, afin qu'elle put passer dans la pratique; mais un pareil developpement exigerait, de la part des lecteurs, une attention trop grande, et qu'il serait injuste de leur demander. Nous avons beau vouloir jeter loin de nous ce qui nous est propre, nous ne parvenons jamais a nous en debarrasser. La philosophie moderne de nos voisins de l'ouest, prouve que les individus comme les nations retournent toujours, quelle que soit leur resistance, a ce qui leur est inne. Comment en serait-il autrement, puisque ce qui est inne regle notre nature et nos manieres d'etre? Les Francais ont renonce au materialisme et accorde plus d'intelligence et de vie aux points de depart primitifs. Ils se sont egalement detaches du sensualisme pour reconnaitre qu'il y a dans les profondeurs de la nature humaine, quelque chose qui se developpe par lui-meme. Ils accordent enfin a cette nature humaine une force productive, et ne font plus consister l'art dans la simple imitation des objets exterieurs. Puissent-ils continuer a suivre cette direction. Il ne peut pas y avoir de philosophie, mais des philosophes eclectiques. Tout homme qui s'approprie dans son entourage ce qui convient a sa nature est eclectique. Ceci peut s'appliquer a tout ce qu'on appelle civilisation, progres, soit qu'on le considere sous le point de vue theorique ou pratique. Deux philosophes eclectiques peuvent devenir des adversaires passionnes, s'ils sont nes avec des dispositions differentes; car alors chacun prendra dans toutes les philosophies connues tout ce qui lui convient et ne convient pas a l'autre. Qu'on regarde autour de soi et l'on verra que la plupart des hommes en agissent ainsi, ce qui nous explique pourquoi il nous est si difficile de comprendre comment les autres ne peuvent pas se convertir a nos opinions a nous. Il est rare que, dans un age tres-avance, on consente a se regarder soi-meme et les autres sous le point de vue historique; d'ou il resulte qu'on ne veut et qu'on ne peut plus se mettre en harmonie avec personne. En envisageant ce travers de plus pres, on reconnait que l'historien lui-meme voit rarement l'histoire historiquement. Lorsqu'on raconte, on croit voir passer les faits sous ses yeux, et l'on oublie de se penetrer de ce qui etait et agissait a l'epoque ou se passaient ces faits. Quant au chroniqueur, il ne designe que les limites, les particularites de sa ville, de son monastere, de son temps. Plusieurs dictons des anciens, que l'on repete souvent, ont une tout autre signification que celle que nous leur donnons. Par exemple, cette phrase: "Celui qui ne s'est pas familiarise avec la geometrie, ne doit pas songer a se presenter a l'ecole de la philosophie;" ne veut pas dire qu'il faut etre un mathematicien pour pouvoir devenir un sage. La geometrie est prise ici dans le sens elementaire, telle que nous la trouvons dans Euclide, et qu'elle convient a tous les commencants; en ce sens, elle est la meilleure etude preparatoire, la meilleure introduction possible a la philosophie. Lorsque l'enfant commence a concevoir qu'un point visible doit etre precede par un point invisible, et qu'il faut avoir pense la ligne la plus droite et la plus courte entre deux points, avant de la tracer avec le crayon, il est satisfait et fier de lui-meme, et il en a le droit; car la route de la pensee vient de s'ouvrir devant lui. L'idee est la realisation, _potentia_ et _actu_, ne sont plus pour lui des mots vides de sens. Le philosophe n'a rien de nouveau a lui reveler; le geometre lui a devoile la base de toutes les manieres de penser. Il ne faut pas interpreter dans le sens ascetique cette phrase: "Apprends a te connaitre toi-meme." Elle veut dire tout simplement: Fais attention a toi-meme, surveille-toi, afin que tu puisses toujours connaitre ta position par rapport a tes semblables et par rapport au monde. Chaque individu sense peut comprendre cela; c'est un bon conseil pratique dont il est facile de profiter sans se tourmenter par des subtilites psychologiques. Les ecoles des anciens, et surtout celle de Socrate, ne se perdaient pas en vaines speculations, mais elles decouvraient les sources de toute vitalite, de toute action, et apprenaient ainsi a vivre et a agir. Voila ce qui les rendait reellement grandes et utiles. Nos ecoles modernes nous renvoient sans cesse aux anciens, et imposent l'etude des langues grecque et latine. Heureusement pour nous ce retour perpetuel au passe, n'a rien qui puisse imprimer a la civilisation une marche retrograde. Lorsque nous contemplons l'antiquite avec le desir sincere de la prendre pour modele, il nous semble que, des ce moment seulement, nous comprenons notre dignite. Quand le savant parle latin ou ecrit en cette langue, il a une plus haute opinion de lui-meme, que lorsqu'il se renferme dans sa vie et dans sa langue de tous les jours. Les intelligences poetiques et artistiques se croient, lorsqu'elles contemplent l'antiquite, transportees dans le plus noble et le plus ideal etat de nature. Les chants d'Homere ont encore aujourd'hui l'avantage immense de nous debarrasser, momentanement du moins, du fardeau dont les traditions de plusieurs milliers d'annees nous ont charges. Socrate s'etait borne a appeler a lui l'homme moral, pour lui donner des notions simples et faciles sur sa propre essence; Platon et Aristote, se croyant des etres privilegies par la nature, se placerent en face d'elle; l'un pour se l'approprier avec son coeur et son intelligence, l'autre pour la commenter par l'esprit d'observation et la methode. Aussi toute relation d'ensemble ou de detail qui nous rapproche de ces trois hommes, sera-t-elle toujours un evenement agreable a nos sensations interieures, et un moteur puissant pour notre perfectionnement moral et intellectuel. L'histoire naturelle moderne est tellement compliquee et morcelee, que pour revenir a une verite simple on est oblige de se demander: Qu'aurait fait Platon de cette nature, telle que nous la considerons aujourd'hui, avec son unite fondamentale et ses immenses varietes? Nous avons la conviction que la route que nous suivons nous conduira d'une maniere organique jusqu'au dernier embranchement de l'entendement; et que, sur ce point fondamental, nous elevons par degres le plus haut edifice possible de tout savoir. Cette conviction nous met dans la necessite d'examiner chaque jour le degre d'assistance ou d'opposition que nous pouvons trouver dans l'esprit de notre epoque, sans quoi nous serions exposes a repousser l'utile pour accepter le nuisible. On vante surtout le dix-huitieme siecle, parce qu'il s'est specialement occupe d'analyses; la tache du dix-neuvieme siecle est donc de decouvrir les fausses syntheses de son predecesseur, et de les analyser de nouveau. Il n'y a que deux veritables religions, celle qui laisse sans forme ce qu'il y a de sacre en nous, et celle qui ne le reconnait et ne l'adore que sous la plus belle des formes; toutes les autres sont des idolatries. Il est certain que l'esprit humain a cherche a s'affranchir par la reformation. En nous eclairant sur les anciennes eglises grecque et romaine, nous avons concu le besoin d'une vie plus libre, plus elegante et plus gracieuse. Mais ce qui favorisa surtout ce changement, c'est que le coeur demande toujours a retourner a un certain etat de nature simple et noble; et que l'imagination cherche sans cesse a se concentrer sur quelque chose digne d'elle. Tous les saints furent tout a coup chasses du ciel, et le coeur, la pensee et les sens se dirigerent vers une mere divine et un faible enfant, pour se fixer ensuite sur cet enfant devenu homme, modele de morale, d'abord injustement persecute, bientot apres venere comme un demi-dieu, finalement reconnu Dieu veritable et adore comme tel. Sur le fond qu'occupe ce Dieu, le Createur etend l'univers, et l'action morale qu'il fait decouler de lui s'etend de tous cotes. On s'appropria ses souffrances en les prenant pour exemple, et sa transfiguration devint le garant d'une vie eternelle. L'encens reveille la vie d'un charbon pret a s'eteindre; c'est ainsi que la priere reveille les esperances du coeur. Je suis convaincu que la Bible s'embellit a mesure que nous apprenons a la comprendre, c'est-a-dire, a mesure que nous sentons que les passages que nous saisissons dans l'ensemble, et que nous nous appliquons particulierement, avaient, d'apres certaines circonstances de temps et de lieu, des rapports immediats et individuels. En nous examinant de pres, nous reconnaissons que nous avons besoin chaque jour de nous reformer et de protester contre les autres, quoique ce ne soit pas toujours dans le sens religieux. Nous eprouvons le besoin incessant, serieux et sans cesse renaissant, de saisir la parole dans son accord immediat avec tout ce que l'on a senti, pense, eprouve, imagine et reconnu comme sense. Mais cela est plus difficile qu'on ne le croit; les mots ne sont pour l'homme que des surrogats; il sait et pense toujours mieux qu'il ne dit. Il n'en faut pas moins persister dans le desir de faire disparaitre, par la clarte et la probite de nos discours et de notre conduite, tout ce qui aurait pu s'introduire chez nous ou chez les autres de faux, de deplace ou d'insuffisant. Lorsque je suis contraint de cesser d'etre convenable, je cesse d'etre fort. La censure et la liberte de la presse seront toujours en guerre ensemble. Le superieur demande et exerce la censure, l'inferieur demande la liberte de la presse; car l'un ne veut pas etre trouble dans ses projets et dans son activite par des observations et des contradictions prematurees; c'est de l'obeissance qu'il lui faut, tandis que l'autre eprouve le besoin de faire connaitre publiquement les motifs par lesquels il compte legitimer sa desobeissance. Il ne faut pas oublier cependant que lorsque le parti faible et opprime conspire et craint d'etre trahi, il cherche egalement a gener, a sa facon, la liberte de la presse. On n'est jamais trompe, mais on se trompe soi-meme. Nous ne demandons jamais de quel droit nous regnons, et si le peuple n'aurait pas le droit de nous destituer; tous nos efforts se bornent a le mettre dans l'impossibilite de le faire. Si l'on pouvait abolir la mort, personne ne s'y opposerait; mais il sera toujours difficile d'abolir la peine de mort: si cela arrive parfois, on y revient tot ou tard. La societe ne peut renoncer au droit d'infliger la peine de mort, sans rendre a la defense personnelle tous ses droits; et alors l'expiation du sang par le sang vient frapper a chaque porte. Les lois ont ete faites par les anciens et par des hommes; les adolescents et les femmes demandent des exceptions, les anciens s'en tiennent a la regle. Ce n'est pas l'homme spirituel, c'est l'esprit; ce n'est pas l'homme raisonnable, c'est la raison qui gouverne. On se compare toujours a la personne qu'on loue. Il ne suffit pas de savoir, il faut vouloir; il ne suffit pas de vouloir, il faut faire. Il n'y a ni sciences ni arts patriotiques; les unes et les autres appartiennent, ainsi que tout ce qui est souverainement bien, au monde entier, ou ils ne peuvent se propager que par un echange perpetuel entre tous les contemporains. Il ne faut cependant jamais perdre de vue ce qui etait deja connu dans le passe, et ce qui nous en est reste. La femme la plus digne du titre de femme de merite, est celle qui, si ses enfants venaient a perdre leur pere, serait capable de le remplacer. Les etrangers qui se mettent aujourd'hui a etudier serieusement notre litterature, ont l'avantage immense de passer par-dessus les maladies de developpement que nous avons ete forces de supporter pendant pres d'un siecle. S'ils savaient s'y prendre, notre exemple acheverait leur education litteraire de la maniere la plus desirable. La ou les Francais du dix-huitieme siecle detruisaient, Wieland raillait. Le talent poetique a ete accorde au paysan aussi bien qu'a son seigneur; la grande question est que chacun se renferme dans son etat et s'y comporte dignement. Les tragedies ne sont autre chose que la mise en vers des passions de certaines personnes, qui font de tous les objets exterieurs un je ne sais quoi. Yoric Stern est un des meilleurs esprits qui ait jamais agi sur ses contemporains. Sa gaite est inimitable, et toutes les gaites ne soulagent pas l'ame oppressee. La vue est le plus noble des sens; les quatre autres ne nous instruisent qu'a l'aide du toucher; c'est par le toucher que nous entendons, que nous sentons, que nous goutons; la vue s'eleve plus haut; se purifiant pour ainsi dire de la matiere, elle s'approche des facultes intellectuelles. Si nous nous mettions a la place des personnes qui excitent notre jalousie et notre haine, nous cesserions de les envier et de les hair; et si nous les mettions a la notre, elles auraient moins de presomption et d'orgueil. La pensee et l'action peuvent se comparer a Rachel et a Lia; l'une etait plus gracieuse et l'autre plus fertile. Apres la sante et la vertu, il n'y a rien de plus desirable que la connaissance et le savoir; et rien n'est plus facile a obtenir. Le travail consiste a se tenir tranquille, et la depense se borne au temps, qu'en tout cas on ne saurait utiliser sans le depenser. Si l'on pouvait entasser le temps comme on entasse l'argent qu'on laisse dormir chez soi, les oisifs auraient du moins une excuse; mais elle serait toujours tres-imparfaite, car, en ce cas meme, leur conduite ressemblerait a celle d'un menage qui vivrait aux depens du capital, au lieu de chercher a lui faire rapporter des interets. Les poetes modernes mettent beaucoup d'eau dans leur encre. De toutes les bizarres absurdites des ecoles, les discussions sur l'authenticite des vieux manuscrits me parait la plus ridicule. Est-ce l'auteur ou le manuscrit que nous admirons ou que nous blamons? Ce n'est jamais que le manuscrit que nous avons devant nous; et que nous importent les noms, quand il s'agit de juger une production de l'esprit? Qui oserait dire qu'il voit Virgile ou Homere, quand nous lisons les ecrits qu'on leur attribue? Nous voyons ces ecrits, que nous faut-il davantage? Les savants qui mettent tant d'importance a une chose si insignifiante, me rappellent une jeune et belle femme qui me demanda un jour avec un de ses plus seduisants sourires, quel pouvait avoir ete l'auteur des pieces de theatre de Shakespeare. Il vaut mieux s'occuper de la plus grande futilite du monde, que de regarder comme sans importance une demi-heure perdue. Le courage et la modestie sont les moins equivoques de toutes les vertus, car l'hypocrisie ne saurait les imiter. Elles ont encore cela de commun entre elles, que toutes deux se montrent sous la meme couleur. Les fous sont les voleurs les plus dangereux, car ils nous volent le temps et les dispositions d'esprit necessaires au travail. L'estime que nous avons pour nous-memes decide de notre moralite; l'estime que nous avons pour les autres regle notre conduite. L'art et la science sont des mots dont on se sert souvent, sans en connaitre la veritable signification; aussi les emploie-t-on presque toujours l'un pour l'autre. Les definitions qu'on nous donne de ces deux mots ne me plaisent pas. J'ai lu quelque part une comparaison de la science avec l'art; elle m'a donne une idee de la difference qui separe l'une de l'autre, et non des proprietes qui les caracterisent tous deux. Je crois qu'on pourrait appeler science, la connaissance generale, le savoir abstrait; tandis que l'art est la science en action. On pourrait ajouter que la science est la raison et l'art son mecanisme, c'est-a-dire la science pratique. Par la, la science deviendrait le theoreme et l'art le probleme. On m'objectera peut-etre que la poesie est un art, et que pourtant elle n'a rien de mecanique; mais je nie que la poesie soit un art et meme une science. Les arts et les sciences s'apprennent par la pensee, et la poesie ne s'apprend jamais; elle est inspiree, et ses premiers mouvements se font sentir dans l'ame; voila pourquoi il ne faudrait l'appeler ni une science ni un art, mais un genie. Toutes les personnes bien elevees devraient se remettre a lire Stern, afin que le dix-neuvieme siecle aussi apprenne ce qu'il lui doit et ce qu'il pourrait lui devoir encore. La marche de la litterature a cela de particulier qu'elle plonge dans l'oubli les oeuvres qui ont exerce le plus d'influence, et qu'elle donne toujours plus de valeur et d'etendue aux effets qu'elles ont produit; aussi devrions-nous, de temps en temps, regarder derriere nous. Le meilleur moyen de conserver l'originalite que nous pouvons avoir, est de ne pas perdre nos predecesseurs de vue. Puisse l'etude de la litterature grecque et latine rester toujours la base d'une education distinguee. Les antiquites chinoises, indiennes, egyptiennes, ne sont que des curiosites. Il est toujours bon de les faire connaitre au reste du monde; mais elles ne sont jamais d'aucune utilite pour notre perfectionnement moral et esthetique. Rien n'est plus dangereux pour la nation allemande, que de vouloir s'elever avec et par ses voisins. Il n'est peut-etre pas de nation plus propre a se developper d'elle-meme, et elle peut s'estimer tres-heureuse que les etrangers aient tant tarde a vouloir bien la prendre en consideration. Si nous regardons en arriere dans notre litterature, d'un demi-siecle seulement, nous trouvons que rien n'a ete fait par rapport aux etrangers. Les Allemands ont ete piques du dedain du grand Frederic qui les regardait comme non avenus; aussi ont-ils fait leur possible pour etre quelque chose a ses yeux. En ce moment une litterature universelle est sur le point de s'organiser. Tout bien considere, les Allemands y perdront le plus; je les engage a prendre cet avertissement a coeur. Desormais on sera fort embarrasse si on ne possede pas un art ou un metier. Le savoir ne suffit plus au milieu du mouvement rapide du monde; on s'y perd jusqu'a ce qu'on ait pu parvenir a prendre des notions sur tout. La civilisation generale nous est imposee par le monde, sans que nous ayons besoin d'y contribuer; bornons-nous donc a acquerir des connaissances speciales. Les plus grandes difficultes sont toujours la ou nous ne les cherchons pas. Les auteurs modernes et plus originaux, ne le sont pas parce qu'ils disent quelque chose de neuf, mais par ce qu'ils disent des choses qui semblent ne jamais encore avoir ete dites. La plus grande preuve d'originalite est de faire fructifier et de developper une pensee qui nous a ete suggeree, de maniere qu'on ne puisse pas facilement deviner que tant de choses y etaient enfermees. Il est des pensees qui sortent de la civilisation generale, comme les fleurs sortent des branches vertes d'un arbre. Dans la saison des roses, on voit partout fleurir des roses. Tout depend de la maniere de sentir; elle fait surgir les pensees et leur donne son caractere. Rien ne peut etre reproduit avec une fidelite parfaite. On dira peut-etre que le miroir du moins fait une exception, je repondrai que le miroir ne rend jamais parfaitement notre visage; il fait plus, il renverse toute notre personne, au point que la main droite devient la main gauche. Que ceci nous serve de guide pour nos observations sur nous-memes. Au printemps et dans l'automne, on songe rarement a se chauffer, et cependant, lorsqu'on passe par hasard pres d'un feu de cheminee, on trouve la sensation qu'il procure si agreable qu'on s'y laisse aller. N'en est-il pas de meme de toutes les sensations? Ne t'impatiente jamais quand on ne veut pas admettre tes arguments. Il n'arrive pas, a celui qui occupe longtemps une position importante, tout ce qui peut arriver aux hommes, mais tout ce qui est analogue a tout ce qui peut arriver et parfois meme il lui arrive ce qui est sans exemple. Les sciences dans leur ensemble s'eloignent de la vie, mais elles y reviennent par un detour. Elles sont les veritables abreges de la vie qui unissent entre elles les experiences de la pensee et de l'action. Cependant l'interet qu'elles inspirent ne peut se reveiller que dans un monde a part, c'est-a-dire, dans le monde scientifique. Associer le reste du monde a cet interet, est une manie des temps modernes plus nuisible qu'utile; car les sciences sont naturellement esoteriques et ne peuvent devenir exoteriques que par l'amelioration d'un faire quelconque. Toute autre participation du monde vulgaire au monde scientifique ne sert a rien. Cependant la culture des sciences depend, meme dans leur sphere interieure, d'un interet actuel et momentane. Une forte impulsion donnee par quelque chose de neuf, d'inoui ou de puissamment seconde, excite un interet general qui peut durer longtemps, et qui, de nos jours surtout, produit de grands effets. Un fait important, un simple apercu du genie occupe toujours un grand nombre d'individus. On veut d'abord savoir ce que c'est, puis on l'etudie, on y travaille et on cherche a le faire aller plus loin. A chaque nouvelle decouverte, la foule demande: A quoi cela pourra-t-il servir? et elle a raison, car elle ne peut juger de l'importance d'une chose que par son utilite. Les vrais sages ne s'occupent que des rapports d'une decouverte nouvelle avec elle-meme et avec les choses existantes, sans songer a son utilite, c'est-a-dire, a son application aux choses connues et necessaires. Trouver cette application est la tache des esprits plus penetrants, plus techniquement exerces et plus amoureux de la vie. Les faux sages ne cherchent qu'a exploiter a leur profit et le plus vite possible chaque decouverte nouvelle. Leur vanite mal entendue leur fait croire qu'ils s'immortaliseront par la propagation, la correction ou la rapide prise de possession de ces decouvertes. De pareils efforts prematures donnent a la veritable science quelque chose d'incertain et de confus, qui appauvrit la plus belle de ces consequences, la fleur pratique. Croire qu'il serait possible d'exciter ou de supprimer un acte quelconque de la nature, est le plus funeste des prejuges. L'observateur doit se regarder comme un individu appele a faire partie du jury; sa tache se borne a examiner la fidelite des rapports et l'authenticite des preuves sur lesquelles il forme sa conviction et donne sa voix. Peu lui importe que cette conviction soit conforme ou opposee a celle du referendaire. Que la majorite se range de son cote ou le jette dans la minorite, il peut etre egalement tranquille; il a fait son devoir en donnant son opinion, il n'est pas le maitre de celle des autres. Dans les sciences, au contraire, l'opinion n'est rien: la il s'agit de dominer ou de se laisser dominer; et comme les hommes forts par eux-memes sont rares, le plus grand nombre entraine presque toujours les individus isoles. L'histoire de la philosophie, des sciences et de la religion prouve que toutes les opinions se repandent par degres, mais qu'on accorde toujours la preference a la plus saisissable, c'est-a-dire, a celle qui s'accorde le plus facilement et le plus commodement avec l'esprit humain dans son etat vulgaire. L'homme qui a su s'elever au-dessus de cet etat, doit s'attendre a avoir la majorite contre lui. Comment la nature pourrait-elle arriver a la vue incommensurable et incalculable, si, dans ses points de depart inanimes, elle n'etait pas si severement stereo-metrique? L'homme, par lui-meme et jouissant du libre exercice de tous ses sens, est le plus grand et le plus exact appareil de physique qui puisse exister; c'est un grand defaut de la physique moderne d'avoir isole, detache toutes les experiences de cet appareil, et de vouloir sonder, prouver et limiter les forces de la nature, d'apres les experiences faites avec des instruments artificiels. Il en est de meme des calculs. Que de verites qu'on ne saurait prouver mathematiquement! Beaucoup d'autres se refuseront toujours a l'epreuve d'une experience physique. Il y a quelque chose de si eleve dans l'homme, qu'il represente ce qui, sans lui, ne saurait etre represente. Qu'est-ce que la corde d'un instrument et ses divisions mecaniques, a cote de l'oreille du musicien? Que sont meme les evenements elementaires de la nature, aupres de l'homme qui les dompte et les modifie afin de pouvoir se les assimiler? Vouloir qu'une experience scientifique produise de suite tout ce qu'elle est susceptible de produire, c'est trop en exiger. L'electricite ne se manifesta d'abord que par le frottement; aujourd'hui, ses plus grands phenomenes s'obtiennent par un simple attouchement. Personne ne contestera a la langue francaise l'avantage d'etre la langue des cours et du grand monde, et de se propager de plus en plus en cette qualite. Il en est de meme de la langue des mathematiciens; c'est par elle qu'ils traitent les affaires les plus importantes de ce monde et reglent, determinent et distinguent tout ce qui, meme dans le sens le plus eleve, peut etre soumis au nombre et a la mesure. Tout etre pensant qui consulte son calendrier ou sa montre, se souvient avec reconnaissance qu'il doit ces guides bienfaisants aux mathematiciens. Mais si nous les laissons respectueusement regler le temps, ils n'en doivent pas moins reconnaitre que nous voyons quelque chose de plus eleve qui appartient a tout le monde, et sans quoi ils ne pourraient rien voir eux-memes: ce quelque chose c'est l'idee et l'amour. Rien n'est plus nuisible a une verite nouvelle qu'une ancienne erreur. Un joyeux naturaliste disait un jour: Ou ne s'apercoit de l'existence de l'electricite que lorsqu'on caresse un chat dans les tenebres, ou lorsque le tonnerre gronde et que les eclairs brillent autour de nous. Mais alors meme que vaut le peu ou le beaucoup que nous en savons? "La passion des voyageurs a gravir les montagnes, a pour moi quelque chose de barbare et d'impie. Les montagnes sont une preuve de la force de la nature et non de la bonte de la Providence, car de quelle utilite sont-elles pour l'homme? S'il veut y demeurer, il est englouti en hiver par une avalanche, en ete par un rocher qui glisse dans la vallee; un torrent entraine ses troupeaux, un coup de vent enleve ses moissons. S'il se met en route, chaque montee est pour lui la torture de Sisyphe, et chaque descente, la chute de Vulcain. Ses sentiers sont encombres de pierres, et le torrent refuse de porter sa nacelle. Si les elements epargnent ses troupeaux nains qu'il nourrit peniblement, les betes feroces les devorent; il vegete seul et tristement comme la mousse sur une pierre sepulcrale! Enfin tous ces zigzags perpetuels, ces hautes murailles de montagnes, ces rochers pyramidaux qui repandent sur les plus belles contrees les terreurs des poles, quel etre bienveillant, quel ami des hommes pourrait les voir avec plaisir?" On peut repondre a ce paradoxe d'un digne homme, que s'il avait plu a Dieu de continuer les montagnes de la Nubie jusqu'a l'Ocean et de les entrecouper de vallees, plus d'un patriarche Abraham y aurait trouve un Chanaan ou ses descendants auraient pu se multiplier a leur aise. Les pierres sont des instituteurs muets, l'observateur reste muet devant elles, et leurs muets enseignements ne peuvent se redire. Ce que je sais le mieux, je ne le sais que pour moi. Les paroles par lesquelles on essaie de rendre ce que l'on sait n'excitent presque jamais que de la contradiction, de l'hesitation et du silence. La cristallographie consideree comme science, mene a des vues singulieres. Toujours improductive, elle n'est que par elle-meme et n'a point de consequences, surtout depuis qu'on a decouvert plusieurs corps isomorphes, et tres-differents entre eux cependant par leurs substances. C'est precisement parce que la cristallographie n'est applicable nulle part, qu'elle se complete par elle-meme. Si elle ne procure a l'esprit qu'une satisfaction limitee, elle a, dans ses details, une variete inepuisable, voila pourquoi, sans doute, elle captive parfois, et pour tres-longtemps, des hommes d'un grand merite. On pourrait dire qu'elle a quelque chose de l'orgueil et de la suffisance des moines et des celibataires, puisqu'elle se suffit a elle-meme. Son influence pratique sur la vie est nulle; les plus beaux produits de son domaine, les pierres precieuses cristallines, ont besoin d'etre polies avant que nous puissions en parer nos femmes. Il n'en est pas de meme de la chimie; son influence sur la vie est universelle et illimitee. Les idees precises sur la formation primitive nous manquent totalement, aussi croyons-nous, quand nous voyons quelque chose se former, que cela existait deja, du moins en partie. Nous voyons tant de choses importantes se former et se composer de differentes parties, que les idees anatomiques se presentent naturellement a nous, et que nous ne craignons pas de les appliquer aux corps organises. Celui qui ne sait pas faire la difference entre le fantastique et l'ideal, le legal et l'hypothetique, sera toujours un mauvais observateur de la nature. Il est des hypotheses ou l'esprit et l'imagination se mettent a la place de l'idee. Il ne faut pas s'arreter trop longtemps aux choses abstraites. L'esoterique n'est nuisible que lorsqu'il cherche a devenir exoterique. La vie ne s'enseigne que par ce qui est vivant. Le mot ecole, tel qu'on l'emploie dans l'histoire des arts, ou il est question d'ecole venitienne, florentine, romaine, etc. ne peut plus s'appliquer au theatre allemand. Il y a trente ou quarante ans on le pouvait encore, car alors il etait possible de se figurer un art qui se developpe dans des limites etroites selon les regles de la nature et de l'art. Tout bien considere, le mot ecole ne peut s'appliquer qu'aux debutants; car des qu'une ecole a produit de grands maitres, elle s'en detache pour exercer son influence ailleurs. C'est ainsi que Florence exerce son influence sur la France et sur l'Espagne: les Flamands et les Allemands doivent aux Italiens plus de liberte d'esprit et de sentiment, tandis que les meridionaux ont appris des habitants du nord a mettre plus d'exactitude dans leur execution. Le theatre allemand est arrive a cette epoque, de conclusion ou la culture generale est tellement repandue, qu'elle n'appartient plus a aucun pays, et ne peut avoir aucun point de depart determine. Le vrai et le naturel sont la base fondamentale de l'art dramatique et de tous les autres arts. L'elevation du theatre depend du point de vue sous lequel le poete et l'acteur envisagent et pratiquent leur art. Heureusement pour l'Allemagne on y a pris l'habitude de dire avec talent de bons vers, meme en dehors du theatre. La declamation et la mimique se fondent sur le debit, et comme ce dernier est seul employe lorsqu'on lit haut, on peut en conclure que des lectures a haute voix sont la meilleure ecole pour l'artiste dramatique qui, penetre de la dignite de sa vocation, tient toujours a etre naturel et vrai. Shakespeare et Calderon ont fait un brillant eloge de ces lectures. Mais il ne faut pas oublier qu'un talent etranger imposant et pousse jusqu'a l'exageration, peut devenir funeste au developpement de l'art allemand. L'individualite dans l'expression, est le commencement et la fin de tout art. Chaque nation a son individualite differente, sous certains rapports, de l'individualite humaine en general. Au premier abord, elle repugne a une autre nation, mais peu a peu on s'y accoutume, et si l'on n'y prend garde, on court risque d'y perdre sa propre nature caracteristique et nationale. C'est aux litterateurs de l'avenir a prouver historiquement tout ce que Shakespeare et Calderon nous ont transmis de faux et de nuisible, et jusqu'a quel point ces deux grandes lumieres du ciel poetique n'etaient pour nous que des feux follets qui egarent le voyageur au lieu de l'eclairer. Je n'approuverai jamais ceux qui placent le theatre espagnol aussi haut que le notre. Le sublime Calderon est si conventionnel qu'il est difficile de deviner le talent du grand poete a travers son etiquette theatrale. En donnant de pareilles oeuvres a un autre public, on est force de lui supposer assez de bonne volonte pour renoncer momentanement a ses gouts et a ses habitudes, afin d'admettre l'existence de ce qui lui est completement etranger, et de s'amuser des manieres de voir et de sentir, du ton et du rhythme d'un autre peuple. * * * * * VERS INSPIRES PAR LA VUE DU CRANE DE SCHILLER. Au milieu d'un amas d'ossements humains j'appris comment les cranes alignes s'ajustent et s'accordent; et je pensai au temps qui n'est plus, au temps qui s'est perdu dans le lointain grisatre du passe. Les voila debout, etroitement ranges sur une meme file, ceux qui naguere se haissaient, et les bras robustes qui se sont porte des coups meurtriers, on les a entasses pele-mele, afin que, tranquilles et paisibles, ils puissent se reposer ici. Omoplates arrachees des epaules qui vous devaient leur vigueur, qui songe a vous demander quel fardeau il vous a fallu porter? Et vous qui futes plus gracieusement actifs, vos mains, vos pieds delicats ont ete jetes loin des sillons de la vie! Pauvres pelerins epuises de fatigues, c'est en vain que vous avez espere trouver le repos dans la nuit des sepulcres, on vous a fait revenir a la lumiere du jour! Quelque precieux qu'ait ete lenoyau, qui peut aimer l'ecorce seche et vide? Elle a ete tracee pour moi, adepte bienheureux, l'ecriture dont le sens sacre ne se revele pas a tout le monde! Je l'ai saisi ce sens sacre lorsqu'au milieu d'une masse d'ossements inertes j'ai reconnu une image precieuse, inestimable. A son aspect, l'etroit espace qui renfermait ces ossements s'est elargi pour moi, ces murs glaces couverts de moisissures se sont echauffes, embaumes, et je me suis senti ranime comme si une source de vie venait de s'echapper tout a coup du sein de la mort! Comme elle m'enchantait mysterieusement la forme qui portait encore la trace de la pensee divine! Son aspect m'a transporte sur les rives de cette mer dont les vagues agitees charrient sans cesse des creations ephemeres et gonflees comme elle! Vase mysterieux! toi qui prononcas des oracles, suis-je digne de te tenir dans ma main? O toi, le plus grand des tresors, je veux te voler pieusement a la destruction, je veux te porter a l'air libre et me tourner devotement avec toi vers les rayons du soleil. Quel plus grand bien l'homme peut-il esperer en ce monde, si ce n'est que la nature daigne se reveler a lui, en lui montrant comment elle fait s'evaporer en pur esprit ce qui etait solide, et comment elle solidifie les productions du pur esprit. FIN DES MAXIMES ET REFLEXIONS. End of Project Gutenberg's Les affinites electives, by Johann Wolfgang Goethe *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AFFINITES ELECTIVES *** ***** This file should be named 10604.txt or 10604.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/0/6/0/10604/ Produced by Anne Dreze and Marc D'Hooghe Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL