The Project Gutenberg EBook of Le Horla and Others, by Guy de Maupassant This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le Horla and Others Author: Guy de Maupassant Release Date: January 22, 2004 [EBook #10775] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE HORLA AND OTHERS *** Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the Online Distributed Proofreading Team from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. GUY DE MAUPASSANT Le Horla 1887 LE HORLA _8 mai._--Quelle journee admirable! J'ai passe toute la matinee etendu sur l'herbe, devant ma maison, sous l'enorme platane qui la couvre, l'abrite et l'ombrage tout entiere. J'aime ce pays, et j'aime y vivre parce que j'y ai mes racines, ces profondes et delicates racines, qui attachent un homme a la terre ou sont nes et morts ses aieux, qui l'attachent a ce qu'on pense et a ce qu'on mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l'air lui-meme. J'aime ma maison ou j'ai grandi. De mes fenetres, je vois la Seine qui coule, le long de mon jardin, derriere la route, presque chez moi, la grande et large Seine, qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux qui passent. A gauche, la-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple pointu des clochers gothiques. Ils sont innombrables, freles ou larges, domines par la fleche de fonte de la cathedrale, et pleins de cloches qui sonnent dans l'air bleu des belles matinees, jetant jusqu'a moi leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d'airain que la brise m'apporte, tantot plus fort et tantot plus affaibli, suivant qu'elle s'eveille ou s'assoupit. Comme il faisait bon ce matin! Vers onze heures, un long convoi de navires, traines par un remorqueur, gros comme une mouche, et qui ralait de peine en vomissant une fumee epaisse, defila devant ma grille. Apres deux goelettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le ciel, venait un superbe trois-mats bresilien, tout blanc, admirablement propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me fit plaisir a voir. _12 mai_.--J'ai un peu de fievre depuis quelques jours; je me sens souffrant, ou plutot je me sens triste. D'ou viennent ces influences mysterieuses qui changent en decouragement notre bonheur et notre confiance en detresse. On dirait que l'air, l'air invisible est plein d'inconnaissables Puissances, dont nous subissons les voisinages mysterieux. Je m'eveille plein de gaite, avec des envies de chanter dans la gorge.--Pourquoi?--Je descends le long de l'eau; et soudain, apres une courte promenade, je rentre desole, comme si quelque malheur m'attendait chez moi.--Pourquoi?--Est-ce un frisson de froid qui, frolant ma peau, a ebranle mes nerfs et assombri mon ame? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a trouble ma pensee? Sait-on? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le regarder, tout ce que nous frolons sans le connaitre, tout ce que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idees, sur notre coeur lui-meme, des effets rapides, surprenants et inexplicables? Comme il est profond, ce mystere de l'Invisible! Nous ne le pouvons sonder avec nos sens miserables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop pres, ni le trop loin, ni les habitants d'une etoile, ni les habitants d'une goutte d'eau... avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous transmettent les vibrations de l'air en notes sonores. Elles sont des fees qui font ce miracle de changer en bruit ce mouvement et par cette metamorphose donnent naissance a la musique, qui rend chantante l'agitation muette de la nature... avec notre odorat, plus faible que celui du chien... avec notre gout, qui peut a peine discerner l'age d'un vin! Ah! si nous avions d'autres organes qui accompliraient en notre faveur d'autres miracles, que de choses nous pourrions decouvrir encore autour de nous! _16 mai_.--Je suis malade, decidement! Je me portais si bien le mois dernier! J'ai la fievre, une fievre atroce, ou plutot un enervement fievreux, qui rend mon ame aussi souffrante que mon corps. J'ai sans cesse cette sensation affreuse d'un danger menacant, cette apprehension d'un malheur qui vient ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui est sans doute l'atteinte d'un mal encore inconnu, germant dans le sang et dans la chair. _18 mai_.--Je viens d'aller consulter mon medecin, car je ne pouvais plus dormir. Il m'a trouve le pouls rapide, l'oeil dilate, les nerfs vibrants, mais sans aucun symptome alarmant. Je dois me soumettre aux douches et boire du bromure de potassium. _25 mai_.--Aucun changement! Mon etat, vraiment, est bizarre. A mesure qu'approche le soir, une inquietude incomprehensible m'envahit, comme si la nuit cachait pour moi une menace terrible. Je dine vite, puis j'essaye de lire; mais je ne comprends pas les mots; je distingue a peine les lettres. Je marche alors dans mon salon de long en large, sous l'oppression d'une crainte confuse et irresistible, la crainte du sommeil et la crainte du lit. Vers dix heures, je monte dans ma chambre. A peine entre, je donne deux tours de clef, et je pousse les verrous; j'ai peur... de quoi?... Je ne redoutais rien jusqu'ici... j'ouvre mes armoires, je regarde sous mon lit; j'ecoute... j'ecoute... quoi?... Est-ce etrange qu'un simple malaise, un trouble de la circulation peut-etre, l'irritation d'un filet nerveux, un peu de congestion, une toute petite perturbation dans le fonctionnement si imparfait et si delicat de notre machine vivante, puisse faire un melancolique du plus joyeux des hommes, et un poltron du plus brave? Puis, je me couche, et j'attends le sommeil comme on attendrait le bourreau. Je l'attends avec l'epouvante de sa venue; et mon coeur bat, et mes jambes fremissent; et tout mon corps tressaille dans la chaleur des draps, jusqu'au moment ou je tombe tout a coup dans le repos, comme on tomberait pour s'y noyer, dans un gouffre d'eau stagnante. Je ne le sens pas venir, comme autrefois, ce sommeil perfide, cache pres de moi, qui me guette, qui va me saisir par la tete, me fermer les yeux, m'aneantir. Je dors--longtemps--deux ou trois heures--puis un reve--non--un cauchemar m'etreint. Je sens bien que je suis couche et que je dors,... je le sens et je le sais... et je sens aussi que quelqu'un s'approche de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s'agenouille sur ma poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre... serre... de toute sa force pour m'etrangler. Moi, je me debats, lie par cette impuissance atroce, qui nous paralyse dans les songes; je veux crier,--je ne peux pas;--je veux remuer,--je ne peux pas;--j'essaye, avec des efforts affreux, en haletant, de me tourner, de rejeter cet etre qui m'ecrase et qui m'etouffe,--je ne peux pas! Et soudain, je m'eveille, affole, couvert de sueur. J'allume une bougie. Je suis seul. Apres cette crise, qui se renouvelle toutes les nuits, je dors enfin, avec calme, jusqu'a l'aurore. _2 juin_.--Mon etat s'est encore aggrave. Qu'ai-je donc? Le bromure n'y fait rien; les douches n'y font rien. Tantot, pour fatiguer mon corps, si las pourtant, j'allai faire un tour dans la foret de Roumare. Je crus d'abord que l'air frais, leger et doux, plein d'odeur d'herbes et de feuilles, me versait aux veines un sang nouveau, au coeur une energie nouvelle. Je pris une grande avenue de chasse, puis je tournai vers La Bouille, par une allee etroite, entre deux armees d'arbres demesurement hauts qui mettaient un toit vert, epais, presque noir, entre le ciel et moi. Un frisson me saisit soudain, non pas un frisson de froid, mais un etrange frisson d'angoisse. Je hatai le pas, inquiet d'etre seul dans ce bois, apeure sans raison, stupidement, par la profonde solitude. Tout a coup, il me sembla que j'etais suivi, qu'on marchait sur mes talons, tout pres, tout pres, a me toucher. Je me retournai brusquement. J'etais seul. Je ne vis derriere moi que la droite et large allee, vide, haute, redoutablement vide; et de l'autre cote elle s'etendait aussi a perte de vue, toute pareille, effrayante. Je fermai les yeux. Pourquoi? Et je me mis a tourner sur un talon, tres vite, comme une toupie. Je faillis tomber; je rouvris les yeux; les arbres dansaient; la terre flottait; je dus m'asseoir. Puis, ah! je ne savais plus par ou j'etais venu! Bizarre idee! Bizarre! Bizarre idee! Je ne savais plus du tout. Je partis par le cote qui se trouvait a ma droite, et je revins dans l'avenue qui m'avait amene au milieu de la foret. _3 juin_.--La nuit a ete horrible. Je vais m'absenter pendant quelques semaines. Un petit voyage, sans doute, me remettra. _2 juillet_.--Je rentre. Je suis gueri. J'ai fait d'ailleurs une excursion charmante. J'ai visite le mont Saint-Michel que je ne connaissais pas. Quelle vision, quand on arrive, comme moi, a Avranches, vers la fin du jour! La ville est sur une colline; et on me conduisit dans le jardin public, au bout de la cite. Je poussai un cri d'etonnement. Une baie demesuree s'etendait devant moi, a perte de vue, entre deux cotes ecartees se perdant au loin dans les brumes; et au milieu de cette immense baie jaune, sous un ciel d'or et de clarte, s'elevait sombre et pointu un mont etrange, au milieu des sables. Le soleil venait de disparaitre, et sur l'horizon encore flamboyant se dessinait le profil de ce fantastique rocher qui porte sur son sommet un fantastique monument. Des l'aurore, j'allai vers lui. La mer etait basse, comme la veille au soir, et je regardais se dresser devant moi, a mesure que j'approchais d'elle, la surprenante abbaye. Apres plusieurs heures de marche, j'atteignis l'enorme bloc de pierres qui porte la petite cite dominee par la grande eglise. Ayant gravi la rue etroite et rapide, j'entrai dans la plus admirable demeure gothique construite pour Dieu sur la terre, vaste comme une ville, pleine de salles basses ecrasees sous des voutes et de hautes galeries que soutiennent de freles colonnes. J'entrai dans ce gigantesque bijou de granit, aussi leger qu'une dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, ou montent des escaliers tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le ciel noir des nuits, leurs tetes bizarres herissees de chimeres, de diables, de betes fantastiques, de fleurs monstrueuses, et relies l'un a l'autre par de fines arches ouvragees. Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m'accompagnait: "Mon pere, comme vous devez etre bien ici!" Il repondit: "Il y a beaucoup de vent, Monsieur"; et nous nous mimes a causer en regardant monter la mer, qui courait sur le sable et le couvrait d'une cuirasse d'acier. Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce lieu, des legendes, toujours des legendes. Une d'elles me frappa beaucoup. Les gens du pays, ceux du mont, pretendent qu'on entend parler la nuit dans les sables, puis qu'on entend beler deux chevres, l'une avec une voix forte, l'autre avec une voix faible. Les incredules affirment que ce sont les cris des oiseaux de mer, qui ressemblent tantot a des belements, et tantot a des plaintes humaines; mais les pecheurs attardes jurent avoir rencontre, rodant sur les dunes, entre deux marees, autour de la petite ville jetee ainsi loin du monde, un vieux berger, dont on ne voit jamais la tete couverte de son manteau, et qui conduit, en marchant devant eux, un bouc a figure d'homme et une chevre a figure de femme, tous deux avec de longs cheveux blancs et parlant sans cesse, se querellant dans une langue inconnue, puis cessant soudain de crier pour beler de toute leur force. Je dis au moine: "Y croyez-vous?" Il murmura: "Je ne sais pas." Je repris: "S'il existait sur la terre d'autres etres que nous, comment ne les connaitrions-nous point depuis longtemps; comment ne les auriez-vous pas vus, vous? comment ne les aurais-je pas vus, moi?" Il repondit: "Est-ce que nous voyons la cent-millieme partie de ce qui existe? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de la nature, qui renverse les hommes, abat les edifices, deracine les arbres, souleve la mer en montagnes d'eau, detruit les falaises, et jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gemit, qui mugit,--l'avez-vous vu, et pouvez-vous le voir? Il existe, pourtant." Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme etait un sage ou peut-etre un sot. Je ne l'aurais pu affirmer au juste; mais je me tus. Ce qu'il disait la, je l'avais pense souvent. _3 juillet_.--J'ai mal dormi; certes, il y a ici une influence fievreuse, car mon cocher souffre du meme mal que moi. En rentrant hier, j'avais remarque sa paleur singuliere. Je lui demandai: --Qu'est-ce que vous avez, Jean? --J'ai que je ne peux plus me reposer, Monsieur, ce sont mes nuits qui mangent mes jours. Depuis le depart de Monsieur, cela me tient comme un sort. Les autres domestiques vont bien cependant, mais j'ai grand peur d'etre repris, moi. _4 juillet_.--Decidement, je suis repris. Mes cauchemars anciens reviennent. Cette nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi, et qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes levres. Oui, il la puisait dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il s'est leve, repu, et moi je me suis reveille, tellement meurtri, brise, aneanti, que je ne pouvais plus remuer. Si cela continue encore quelques jours, je repartirai certainement. _5 juillet_.--Ai-je perdu la raison? Ce qui s'est passe, ce que j'ai vu la nuit derniere est tellement etrange, que ma tete s'egare quand j'y songe! Comme je le fais maintenant chaque soir, j'avais ferme ma porte a clef; puis, ayant soif, je bus un demi-verre d'eau, et je remarquai par hasard que ma carafe etait pleine jusqu'au bouchon de cristal. Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils epouvantables, dont je fus tire au bout de deux heures environ par une secousse plus affreuse encore. Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se reveille avec un couteau dans le poumon, et qui rale, couvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas--voila. Ayant enfin reconquis ma raison, j'eus soif de nouveau; j'allumai une bougie et j'allai vers la table ou etait posee ma carafe. Je la soulevai en la penchant sur mon verre; rien ne coula.--Elle etait vide! Elle etait vide completement! D'abord, je n'y compris rien; puis, tout a coup, je ressentis une emotion si terrible, que je dus m'asseoir, ou plutot, que je tombai sur une chaise! puis, je me redressai d'un saut pour regarder autour de moi! puis je me rassis, eperdu d'etonnement et de peur, devant le cristal transparent! Je le contemplais avec des yeux fixes, cherchant a deviner. Mes mains tremblaient! On avait donc bu cette eau? Qui? Moi? moi, sans doute? Ce ne pouvait etre que moi? Alors, j'etais somnambule, je vivais, sans le savoir, de cette double vie mysterieuse qui fait douter s'il y a deux etres en nous, ou si un etre etranger, inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand notre ame est engourdie, notre corps captif qui obeit a cet autre, comme a nous-memes, plus qu'a nous-memes. Ah! qui comprendra mon angoisse abominable? Qui comprendra l'emotion d'un homme, sain d'esprit, bien eveille, plein de raison et qui regarde epouvante, a travers le verre d'une carafe, un peu d'eau disparue pendant qu'il a dormi! Et je restai la jusqu'au jour, sans oser regagner mon lit. _6 juillet_.--Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette nuit;--ou plutot, je l'ai bue! Mais, est-ce moi? Est-ce moi? Qui serait-ce? Qui? Oh! mon Dieu! Je deviens fou? Qui me sauvera? _10 juillet_.--Je viens de faire des epreuves surprenantes. Decidement, je suis fou! Et pourtant! Le 6 juillet, avant de me coucher, j'ai place sur ma table du vin, du lait, de l'eau, du pain et des fraises. On a bu--j'ai bu--toute l'eau, et un peu de lait. On n'a touche ni au vin, ni au pain, ni aux fraises. Le 7 juillet, j'ai renouvele la meme epreuve, qui a donne le meme resultat. Le 8 juillet, j'ai supprime l'eau et le lait. On n'a touche a rien. Le 9 juillet enfin, j'ai remis sur ma table l'eau et le lait seulement, en ayant soin d'envelopper les carafes en des linges de mousseline blanche et de ficeler les bouchons. Puis, j'ai frotte mes levres, ma barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis couche. L'invincible sommeil m'a saisi, suivi bientot de l'atroce reveil. Je n'avais point remue; mes draps eux-memes ne portaient pas de taches. Je m'elancai vers ma table. Les linges enfermant les bouteilles etaient demeures immacules. Je deliai les cordons, en palpitant de crainte. On avait bu toute l'eau! on avait bu tout le lait! Ah! mon Dieu!... Je vais partir tout a l'heure pour Paris. _12 juillet_.--Paris. J'avais donc perdu la tete les jours derniers! J'ai du etre le jouet de mon imagination enervee, a moins que je ne sois vraiment somnambule, ou que j'aie subi une de ces influences constatees, mais inexplicables jusqu'ici, qu'on appelle suggestions. En tout cas, mon affolement touchait a la demence, et vingt-quatre heures de Paris ont suffi pour me remettre d'aplomb. Hier, apres des courses et des visites, qui m'ont fait passer dans l'ame de l'air nouveau et vivifiant, j'ai fini ma soiree au Theatre-Francais. On y jouait une piece d'Alexandre Dumas fils; et cet esprit alerte et puissant a acheve de me guerir. Certes, la solitude est dangereuse pour les intelligences qui travaillent. Il nous faut, autour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent. Quand nous sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantomes. Je suis rentre a l'hotel tres gai, par les boulevards. Au coudoiement de la foule, je songeais, non sans ironie, a mes terreurs, a mes suppositions de l'autre semaine, car j'ai cru, oui, j'ai cru qu'un etre invisible habitait sous mon toit. Comme notre tete est faible et s'effare, et s'egare vite, des qu'un petit fait incomprehensible nous frappe! Au lieu de conclure par ces simples mots: "Je ne comprends pas parce que la cause m'echappe", nous imaginons aussitot des mysteres effrayants et des puissances surnaturelles. _14 juillet_.--Fete de la Republique. Je me suis promene par les rues. Les petards et les drapeaux m'amusaient comme un enfant. C'est pourtant fort bete d'etre joyeux, a date fixe, par decret du gouvernement. Le peuple est un troupeau imbecile, tantot stupidement patient et tantot ferocement revolte. On lui dit: "Amuse-toi." Il s'amuse. On lui dit: "Va te battre avec le voisin." Il va se battre. On lui dit: "Vote pour l'Empereur." Il vote pour l'Empereur. Puis, on lui dit: "Vote pour la Republique." Et il vote pour la Republique. Ceux qui le dirigent sont aussi sots; mais au lieu d'obeir a des hommes, ils obeissent a des principes, lesquels ne peuvent etre que niais, steriles et faux, par cela meme qu'ils sont des principes, c'est-a-dire des idees reputees certaines et immuables, en ce monde ou l'on n'est sur de rien, puisque la lumiere est une illusion, puisque le bruit est une illusion. _16 juillet_.--J'ai vu hier des choses qui m'ont beaucoup trouble. Je dinais chez ma cousine, Mme Sable, dont le mari commande le 76e chasseurs a Limoges. Je me trouvais chez elle avec deux jeunes femmes, dont l'une a epouse un medecin, le docteur Parent, qui s'occupe beaucoup des maladies nerveuses et des manifestations extraordinaires auxquelles donnent lieu en ce moment les experiences sur l'hypnotisme et la suggestion. Il nous raconta longuement les resultats prodigieux obtenus par des savants anglais et par les medecins de l'ecole de Nancy. Les faits qu'il avanca me parurent tellement bizarres, que je me declarai tout a fait incredule. "Nous sommes, affirmait-il, sur le point de decouvrir un des plus importants secrets de la nature, je veux dire, un de ses plus importants secrets sur cette terre; car elle en a certes d'autrement importants, la-bas, dans les etoiles. Depuis que l'homme pense, depuis qu'il sait dire et ecrire sa pensee, il se sent frole par un mystere impenetrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il tache de suppleer, par l'effort de son intelligence, a l'impuissance de ses organes. Quand cette intelligence demeurait encore a l'etat rudimentaire, cette hantise des phenomenes invisibles a pris des formes banalement effrayantes. De la sont nees les croyances populaires au surnaturel, les legendes des esprits rodeurs, des fees, des gnomes, des revenants, je dirai meme la legende de Dieu, car nos conceptions de l'ouvrier-createur, de quelque religion qu'elles nous viennent, sont bien les inventions les plus mediocres, les plus stupides, les plus inacceptables sorties du cerveau apeure des creatures. Rien de plus vrai que cette parole de Voltaire. "Dieu a fait l'homme a son image, mais l'homme le lui a bien rendu." "Mais, depuis un peu plus d'un siecle, on semble pressentir quelque chose de nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie inattendue, et nous sommes arrives vraiment, depuis quatre ou cinq ans surtout, a des resultats surprenants." Ma cousine, tres incredule aussi, souriait. Le docteur Parent lui dit:--Voulez-vous que j'essaie de vous endormir, Madame? --Oui, je veux bien. Elle s'assit dans un fauteuil et il commenca a la regarder fixement en la fascinant. Moi, je me sentis soudain un peu trouble, le coeur battant, la gorge serree. Je voyais les yeux de Mme Sable s'alourdir, sa bouche se crisper, sa poitrine haleter. Au bout de dix minutes, elle dormait. --Mettez-vous derriere elle, dit le medecin. Et je m'assis derriere elle. Il lui placa entre les mains une carte de visite en lui disant: "Ceci est un miroir; que voyez-vous dedans?" Elle repondit: --Je vois mon cousin. --Que fait-il? --Il se tord la moustache. --Et maintenant? --Il tire de sa poche une photographie. --Quelle est cette photographie? --La sienne. C'etait vrai! Et cette photographie venait de m'etre livree, le soir meme, a l'hotel. --Comment est-il sur ce portrait? --Il se tient debout avec son chapeau a la main. Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton blanc, comme elle eut vu dans une glace. Les jeunes femmes, epouvantees, disaient: "Assez! Assez! Assez!" Mais le docteur ordonna: "Vous vous leverez demain a huit heures; puis vous irez trouver a son hotel votre cousin, et vous le supplierez de vous preter cinq mille francs que votre mari vous demande et qu'il vous reclamera a son prochain voyage." Puis il la reveilla. En rentrant a l'hotel, je songeais a cette curieuse seance et des doutes m'assaillirent, non point sur l'absolue, sur l'insoupconnable bonne foi de ma cousine, que je connaissais comme une soeur, depuis l'enfance, mais sur une supercherie possible du docteur. Ne dissimulait-il pas dans sa main une glace qu'il montrait a la jeune femme endormie, en meme temps que sa carte de visite? Les prestidigitateurs de profession font des choses autrement singulieres. Je rentrai donc et je me couchai. Or, ce matin, vers huit heures et demie, je fus reveille par mon valet de chambre, qui me dit: --C'est Mme Sable qui demande a parler a Monsieur tout de suite. Je m'habillai a la hate et je la recus. Elle s'assit fort troublee, les yeux baisses, et, sans lever son voile, elle me dit: --Mon cher cousin, j'ai un gros service a vous demander. --Lequel, ma cousine? --Cela me gene beaucoup de vous le dire, et pourtant, il le faut. J'ai besoin, absolument besoin, de cinq mille francs. --Allons donc, vous? --Oui, moi, ou plutot mon mari, qui me charge de les trouver. J'etais tellement stupefait, que je balbutiais mes reponses. Je me demandais si vraiment elle ne s'etait pas moquee de moi avec le docteur Parent, si ce n'etait pas la une simple farce preparee d'avance et fort bien jouee. Mais, en la regardant avec attention, tous mes doutes se dissiperent. Elle tremblait d'angoisse, tant cette demarche lui etait douloureuse, et je compris qu'elle avait la gorge pleine de sanglots. Je la savais fort riche et je repris: --Comment! votre mari n'a pas cinq mille francs a sa disposition! Voyons reflechissez. Etes-vous sure qu'il vous a chargee de me les demander? Elle hesita quelques secondes comme si elle eut fait un grand effort pour chercher dans son souvenir, puis elle repondit: --Oui..., oui... j'en suis sure. --Il vous a ecrit? Elle hesita encore, reflechissant. Je devinai le travail torturant de sa pensee. Elle ne savait pas. Elle savait seulement qu'elle devait m'emprunter cinq mille francs pour son mari. Donc elle osa mentir. --Oui, il m'a ecrit. --Quand donc? Vous ne m'avez parle de rien, hier. --J'ai recu sa lettre ce matin. --Pouvez-vous me la montrer? --Non... non... non... elle contenait des choses intimes... trop personnelles... je l'ai... je l'ai brulee. --Alors, c'est que votre mari fait des dettes. Elle hesita encore, puis murmura: --Je ne sais pas. Je declarai brusquement: --C'est que je ne puis disposer de cinq mille francs en ce moment, ma chere cousine. Elle poussa une sorte de cri de souffrance. --Oh! oh! je vous en prie, je vous en prie, trouvez-les... Elle s'exaltait, joignait les mains comme si elle m'eut prie! J'entendais sa voix changer de ton; elle pleurait et begayait, harcelee, dominee par l'ordre irresistible qu'elle avait recu. --Oh! oh! je vous en supplie... si vous saviez comme je souffre... il me les faut aujourd'hui. J'eus pitie d'elle. --Vous les aurez tantot, je vous le jure. Elle s'ecria: --Oh! merci! merci! Que vous etes bon. Je repris:--Vous rappelez-vous ce qui s'est passe hier soir chez vous? --Oui. --Vous rappelez-vous que le docteur Parent vous a endormie? --Oui. --Eh! bien, il vous a ordonne de venir m'emprunter ce matin cinq mille francs, et vous obeissez en ce moment a cette suggestion. Elle reflechit quelques secondes et repondit: --Puisque c'est mon mari qui les demande. Pendant une heure, j'essayai de la convaincre, mais je n'y pus parvenir. Quand elle fui partie, je courus chez le docteur. Il allait sortir; et il m'ecouta en souriant. Puis il dit: --Croyez-vous maintenant? --Oui, il le faut bien. --Allons chez votre parente. Elle sommeillait deja sur une chaise longue, accablee de fatigue. Le medecin lui prit le pouls, la regarda quelque temps, une main levee vers ses yeux qu'elle ferma peu a peu sous l'effort insoutenable de cette puissance magnetique. Quand elle fut endormie: --Votre mari n'a plus besoin de cinq mille francs! Vous allez donc oublier que vous avez prie votre cousin de vous les preter, et, s'il vous parle de cela, vous ne comprendrez pas. Puis il la reveilla. Je tirai de ma poche un portefeuille: --Voici, ma chere cousine, ce que vous m'avez demande ce matin. Elle fut tellement surprise que je n'osai pas insister. J'essayai cependant de ranimer sa memoire, mais elle nia avec force, crut que je me moquais d'elle, et faillit, a la fin, se facher. * * * * * Voila! je viens de rentrer; et je n'ai pu dejeuner, tant cette experience m'a bouleverse. _19 juillet_.--Beaucoup de personnes a qui j'ai raconte cette aventure se sont moquees de moi. Je ne sais plus que penser. Le sage dit: Peut-etre? _21 juillet_.--J'ai ete diner a Bougival, puis j'ai passe la soiree au bal des canotiers. Decidement, tout depend des lieux et des milieux. Croire au surnaturel dans l'ile de la Grenouilliere, serait le comble de la folie... mais au sommet du mont Saint-Michel?... mais dans les Indes? Nous subissons effroyablement l'influence de ce qui nous entoure. Je rentrerai chez moi la semaine prochaine. _30 juillet_.--Je suis revenu dans ma maison depuis hier. Tout va bien. _2 aout_.--Rien de nouveau; il fait un temps superbe. Je passe mes journees a regarder couler la Seine. _4 aout_.--Querelles parmi mes domestiques. Ils pretendent qu'on casse les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la cuisiniere, qui accuse la lingere, qui accuse les deux autres. Quel est le coupable? Bien fin qui le dirait? _6 aout_.--Cette fois, je ne suis pas fou. J'ai vu... j'ai vu... j'ai vu!... Je ne puis plus douter... j'ai vu!... J'ai encore froid jusque dans les ongles... j'ai encore peur jusque dans les moelles... j'ai vu!... Je me promenais a deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de rosiers... dans l'allee des rosiers d'automne qui commencent a fleurir. Comme je m'arretais a regarder un _geant des batailles_, qui portait trois fleurs magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout pres de moi, la tige d'une de ces roses se plier, comme si une main invisible l'eut tordue, puis se casser comme si cette main l'eut cueillie! Puis la fleur s'eleva, suivant la courbe qu'aurait decrite un bras en la portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l'air transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge a trois pas de mes yeux. Eperdu, je me jetai sur elle pour la saisir! Je ne trouvai rien; elle avait disparu. Alors je fus pris d'une colere furieuse contre moi-meme; car il n'est pas permis a un homme raisonnable et serieux d'avoir de pareilles hallucinations. Mais etait-ce bien une hallucination? Je me retournai pour chercher la tige, et je la retrouvai immediatement sur l'arbuste, fraichement brisee, entre les deux autres roses demeurees a la branche. Alors, je rentrai chez moi l'ame bouleversee; car je suis certain, maintenant, certain comme de l'alternance des jours et des nuits, qu'il existe pres de moi un etre invisible, qui se nourrit de lait et d'eau, qui peut toucher aux choses, les prendre et les changer de place, doue par consequent d'une nature materielle, bien qu'imperceptible pour nos sens, et qui habite comme moi, sous mon toit... _7 aout_.--J'ai dormi tranquille. Il a bu l'eau de ma carafe, mais n'a point trouble mon sommeil. Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantot au grand soleil, le long de la riviere, des doutes me sont venus sur ma raison, non point des doutes vagues comme j'en avais jusqu'ici, mais des doutes precis, absolus. J'ai vu des fous; j'en ai connu qui restaient intelligents, lucides, clairvoyants meme sur toutes les choses de la vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarte, avec souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensee touchant l'ecueil de leur folie, s'y dechirait en pieces, s'eparpillait et sombrait dans cet ocean effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de brouillards, de bourrasques, qu'on nomme "la demence". Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n'etais conscient, si je ne connaissais parfaitement mon etat, si je ne le sondais en l'analysant avec une complete lucidite. Je ne serais donc, en somme, qu'un hallucine raisonnant. Un trouble inconnu se serait produit dans mon cerveau, un de ces troubles qu'essayent de noter et de preciser aujourd'hui les physiologistes; et ce trouble aurait determine dans mon esprit, dans l'ordre et la logique de mes idees, une crevasse profonde. Des phenomenes semblables ont lieu dans le reve qui nous promene a travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans que nous en soyions surpris, parce que l'appareil verificateur, parce que le sens du controle est endormi; tandis que la faculte imaginative veille et travaille. Ne se peut-il pas qu'une des imperceptibles touches du clavier cerebral se trouve paralysee chez moi? Des hommes, a la suite d'accidents, perdent la memoire des noms propres ou des verbes ou des chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de toutes les parcelles de la pensee sont aujourd'hui prouvees. Or, quoi d'etonnant a ce que ma faculte de controler l'irrealite de certaines hallucinations, se trouve engourdie chez moi en moment! Je songeais a tout cela en suivant le bord de l'eau. Le soleil couvrait de clarte la riviere, faisait la terre delicieuse, emplissait mon regard d'amour pour la vie, pour les hirondelles, dont l'agilite est une joie de mes yeux, pour les herbes de la rive, dont le fremissement est un bonheur de mes oreilles. Peu a peu, cependant un malaise inexplicable me penetrait. Une force, me semblait-il, une force occulte m'engourdissait, m'arretait, m'empechait d'aller plus loin, me rappelait en arriere. J'eprouvais ce besoin douloureux de rentrer qui vous oppresse, quand on a laisse au logis un malade aime, et que le pressentiment vous saisit d'une aggravation de son mal. Donc, je revins malgre moi, sur que j'allais trouver, dans ma maison, une mauvaise nouvelle, une lettre ou une depeche. Il n'y avait rien; et je demeurai plus surpris et plus inquiet que si j'avais eu de nouveau quelque vision fantastique. _8 aout_.--J'ai passe hier une affreuse soiree. Il ne se manifeste plus, mais je le sens pres de moi, m'epiant, me regardant, me penetrant, me dominant et plus redoutable, en se cachant ainsi, que s'il signalait par des phenomenes surnaturels sa presence invisible et constante. J'ai dormi, pourtant. _9 aout_.--Rien, mais j'ai peur. _10 aout_.--Rien; qu'arrivera-t-il demain? _11 aout_.--Toujours rien; je ne puis plus rester chez moi avec cette crainte et cette pensee entrees en mon ame; je vais partir. _12 aout_, 10 heures du soir.--Tout le jour j'ai voulu m'en aller; je n'ai pas pu. J'ai voulu accomplir cet acte de liberte si facile, si simple,--sortir--monter dans ma voiture pour gagner Rouen--je n'ai pas pu. Pourquoi? _13 aout_.--Quand on est atteint par certaines maladies, tous les ressorts de l'etre physique semblent brises, toutes les energies aneanties, tous les muscles relaches, les os devenus mous comme la chair et la chair liquide comme de l'eau. J'eprouve cela dans mon etre moral d'une facon etrange et desolante. Je n'ai plus aucune force, aucun courage, aucune domination sur moi, aucun pouvoir meme de mettre en mouvement ma volonte. Je ne peux plus vouloir; mais quelqu'un veut pour moi; et j'obeis. _14 aout_.--Je suis perdu! Quelqu'un possede mon ame et la gouverne! quelqu'un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes pensees. Je ne suis plus rien en moi, rien qu'un spectateur esclave et terrifie de toutes les choses que j'accomplis. Je desire sortir. Je ne peux pas. Il ne veut pas; et je reste, eperdu, tremblant, dans le fauteuil ou il me tient assis. Je desire seulement me lever, me soulever, afin de me croire encore maitre de moi. Je ne peux pas! Je suis rive a mon siege; et mon siege adhere au sol, de telle sorte qu'aucune force ne nous souleverait. Puis, tout d'un coup, il faut, il faut, il faut que j'aille au fond de mon jardin cueillir des fraises et les manger. Et j'y vais. Je cueille des fraises et je les mange! Oh! mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu! Est-il un Dieu? S'il en est un, delivrez-moi, sauvez-moi! secourez-moi! Pardon! Pitie! Grace! Sauvez-moi! Oh! quelle souffrance! quelle torture! quelle horreur! _15 aout_.--Certes, voila comment etait possedee et dominee ma pauvre cousine, quand elle est venue m'emprunter cinq mille francs. Elle subissait un vouloir etranger entre en elle, comme une autre ame, comme une autre ame parasite et dominatrice. Est-ce que le monde va finir? Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible? cet inconnaissable, ce rodeur d'une race surnaturelle? Donc les Invisibles existent! Alors, comment depuis l'origine du monde ne se sont-ils pas encore manifestes d'une facon precise comme ils le font pour moi? Je n'ai jamais rien lu qui ressemble a ce qui s'est passe dans ma demeure. Oh! si je pouvais la quitter, si je pouvais m'en aller, fuir et ne pas revenir. Je serais sauve, mais je ne peux pas. _16 aout_.--J'ai pu m'echapper aujourd'hui pendant deux heures, comme un prisonnier qui trouve ouverte, par hasard, la porte de son cachot. J'ai senti que j'etais libre tout a coup et qu'il etait loin. J'ai ordonne d'atteler bien vite et j'ai gagne Rouen. Oh! quelle joie de pouvoir dire a un homme qui obeit: "Allez a Rouen!" Je me suis fait arreter devant la bibliotheque et j'ai prie qu'on me pretat le grand traite du docteur Hermann Herestauss sur les habitants inconnus du monde antique et moderne. Puis, au moment de remonter dans mon coupe, j'ai voulu dire: "A la gare!" et j'ai crie,--je n'ai pas dit, j'ai crie--d'une voix si forte que les passants se sont retournes: "A la maison", et je suis tombe, affole d'angoisse, sur le coussin de ma voiture. Il m'avait retrouve et repris. _17 aout_.--Ah! Quelle nuit! quelle nuit! Et pourtant il me semble que je devrais me rejouir. Jusqu'a une heure du matin, j'ai lu! Hermann Herestauss, docteur en philosophie et en theogonie, a ecrit l'histoire et les manifestations de tous les etres invisibles rodant autour de l'homme ou reves par lui. Il decrit leurs origines, leur domaine, leur puissance. Mais aucun d'eux ne ressemble a celui qui me hante. On dirait que l'homme, depuis qu'il pense, a pressenti et redoute un etre nouveau, plus fort que lui, son successeur en ce monde, et que, le sentant proche et ne pouvant prevoir la nature de ce maitre, il a cree, dans sa terreur, tout le peuple fantastique des etres occultes, fantomes vagues nes de la peur. Donc, ayant lu jusqu'a une heure du matin, j'ai ete m'asseoir ensuite aupres de ma fenetre ouverte pour rafraichir mon front et ma pensee au vent calme de l'obscurite. Il faisait bon, il faisait tiede! Comme j'aurais aime cette nuit-la autrefois! Pas de lune. Les etoiles avaient au fond du ciel noir des scintillements fremissants. Qui habite ces mondes? Quelles formes, quels vivants, quels animaux, quelles plantes sont la-bas? Ceux qui pensent dans ces univers lointains, que savent-ils plus que nous? Que peuvent-ils plus que nous? Que voient-ils que nous ne connaissons point? Un d'eux, un jour ou l'autre, traversant l'espace, n'apparaitra-t-il pas sur notre terre pour la conquerir, comme les Normands jadis traversaient la mer pour asservir des peuples plus faibles. Nous sommes si infirmes, si desarmes, si ignorants, si petits, nous autres, sur ce grain de boue qui tourne delaye dans une goutte d'eau. Je m'assoupis en revant ainsi au vent frais du soir. Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans faire un mouvement, reveille par je ne sais quelle emotion confuse et bizarre. Je ne vis rien d'abord, puis, tout a coup, il me sembla qu'une page du livre reste ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. Aucun souffle d'air n'etait entre par ma fenetre. Je fus surpris et j'attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la precedente, comme si un doigt l'eut feuilletee. Mon fauteuil etait vide, semblait vide; mais je compris qu'il etait la, lui, assis a ma place, et qu'il lisait. D'un bond furieux, d'un bond de bete revoltee, qui va eventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir, pour l'etreindre, pour le tuer!... Mais mon siege, avant que je l'eusse atteint, se renversa comme si on eut fui devant moi... ma table oscilla, ma lampe tomba et s'eteignit, et ma fenetre se ferma comme si un malfaiteur surpris se fut elance dans la nuit, en prenant a pleines mains les battants. Donc, il s'etait sauve; il avait eu peur, peur de moi, lui! Alors,... alors... demain... ou apres,... ou un jour quelconque,... je pourrai donc le tenir sous mes poings, et l'ecraser contre le sol! Est-ce que les chiens, quelquefois, ne mordent point et n'etranglent pas leurs maitres? _18 aout_.--J'ai songe toute la journee. Oh! oui, je vais lui obeir, suivre ses impulsions, accomplir toutes ses volontes, me faire humble, soumis, lache. Il est le plus fort. Mais une heure viendra... _19 aout_.--Je sais... je sais... je sais tout! Je viens de lire ceci dans la _Revue du Monde Scientifique_: "Une nouvelle assez curieuse nous arrive de Rio de Janeiro. Une folie, une epidemie de folie, comparable aux demences contagieuses qui atteignirent les peuples d'Europe au moyen age, sevit en ce moment dans la province de San-Paulo. Les habitants eperdus quittent leurs maisons, desertent leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant poursuivis, possedes, gouvernes comme un betail humain par des etres invisibles bien que tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur vie, pendant leur sommeil, et qui boivent en outre de l'eau et du lait sans paraitre toucher a aucun autre aliment. "M. le professeur Don Pedro Henriquez, accompagne de plusieurs savants medecins, est parti pour la province de San-Paulo, afin d'etudier sur place les origines et les manifestations de cette surprenante folie, et de proposer a l'Empereur les mesures qui lui paraitront le plus propres a rappeler a la raison ces populations en delire." Ah! Ah! je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mats bresilien qui passa sous mes fenetres en remontant la Seine, le 8 mai dernier! Je le trouvai si joli, si blanc, si gai! L'Etre etait dessus, venant de la-bas, ou sa race est nee! Et il m'a vu! Il a vu ma demeure blanche aussi; et il a saute du navire sur la rive. Oh! mon Dieu! A present, je sais, je devine. Le regne de l'homme est fini. Il est venu, Celui que redoutaient les premieres terreurs des peuples naifs, Celui qu'exorcisaient les pretres inquiets, que les sorciers evoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaitre encore, a qui les pressentiments des maitres passagers du monde preterent toutes les formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des genies, des fees, des farfadets. Apres les grossieres conceptions de l'epouvante primitive, des hommes plus perspicaces l'ont pressenti plus clairement. Mesmer l'avait devine, et les medecins, depuis dix ans deja, ont decouvert, d'une facon precise, la nature de sa puissance avant qu'il l'eut exercee lui-meme. Ils ont joue avec cette arme du Seigneur nouveau, la domination d'un mysterieux vouloir sur l'ame humaine devenue esclave. Ils ont appele cela magnetisme, hypnotisme, suggestion... que sais-je? Je les ai vus s'amuser comme des enfants imprudents avec cette horrible puissance! Malheur a nous! Malheur a l'homme! Il est venu, le... le... comment se nomme-t-il... le... il me semble qu'il me crie son nom, et je ne l'entends pas... le... oui... il le crie... J'ecoute... je ne peux pas... repete... le... Horla... J'ai entendu... le Horla... c'est lui... le Horla... il est venu!... Ah! le vautour a mange la colombe, le loup a mange le mouton; le lion a devore le buffle aux cornes aigues; l'homme a tue le lion avec la fleche, avec le glaive, avec la poudre; mais le Horla va faire de l'homme ce que nous avons fait du cheval et du boeuf: sa chose, son serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volonte. Malheur a nous! Pourtant, l'animal, quelquefois, se revolte et tue celui qui l'a dompte... moi aussi je veux... je pourrai... mais il faut le connaitre, le toucher, le voir! Les savants disent que l'oeil de la bete, different du notre, ne distingue point comme le notre... Et mon oeil a moi ne peut distinguer le nouveau venu qui m'opprime. Pourquoi? Oh! je me rappelle a present les paroles du moine du mont Saint-Michel: "Est-ce que nous voyons la cent-millieme partie de ce qui existe? Tenez, voici le vent qui est la plus grande force de la nature, qui renverse les hommes, abat les edifices, deracine les arbres, souleve la mer en montagnes d'eau, detruit les falaises et jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gemit, qui mugit, l'avez-vous vu et pouvez-vous le voir: Il existe pourtant!" Et je songeais encore: mon oeil est si faible, si imparfait, qu'il ne distingue meme point les corps durs, s'ils sont transparents comme le verre!... Qu'une glace sans tain barre mon chemin, il me jette dessus comme l'oiseau entre dans une chambre se casse la tete aux vitres. Mille choses en outre le trompent et l'egarent? Quoi d'etonnant, alors, a ce qu'il ne sache point apercevoir un corps nouveau que la lumiere traverse. Un etre nouveau! pourquoi pas? Il devait venir assurement! pourquoi serions-nous les derniers? Nous ne le distinguons point, ainsi que tous les autres crees avant nous? C'est que sa nature est plus parfaite, son corps plus fin et plus fini que le notre, que le notre si faible, si maladroitement concu, encombre d'organes toujours fatigues, toujours forces comme des ressorts trop complexes, que le notre, qui vit comme une plante et comme une bete, en se nourrissant peniblement d'air, d'herbe et de viande, machine animale en proie aux maladies, aux deformations, aux putrefactions, poussive, mal reglee, naive et bizarre, ingenieusement mal faite, oeuvre grossiere et delicate, ebauche d'etre qui pourrait devenir intelligent et superbe. Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l'huitre jusqu'a l'homme. Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la periode qui separe les apparitions successives de toutes les especes diverses? Pourquoi pas un de plus? Pourquoi pas aussi d'autres arbres aux fleurs immenses, eclatantes et parfumant des regions entieres? Pourquoi pas d'autres elements que le feu, l'air, la terre et l'eau?--Ils sont quatre, rien que quatre, ces peres nourriciers des etres! Quelle pitie! Pourquoi ne sont-ils pas quarante, quatre cents, quatre mille! Comme tout est pauvre, mesquin, miserable! avarement donne, sechement invente, lourdement fait! Ah! l'elephant, l'hippopotame, que de grace! Le chameau, que d'elegance! Mais, direz-vous, le papillon! une fleur qui vole! J'en reve un qui serait grand comme cent univers, avec des ailes dont je ne puis meme exprimer la forme, la beaute, la couleur et le mouvement. Mais je le vois... il va d'etoile en etoile, les rafraichissant et les embaumant au souffle harmonieux et leger de sa course!... Et les peuples de la-haut le regardent passer, extasies et ravis!... * * * * * Qu'ai-je donc? C'est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait penser ces folies! Il est en moi, il devient mon ame; je le tuerai! _19 aout_.--Je le tuerai. Je l'ai vu! je me suis assis hier soir, a ma table; et je fis semblant d'ecrire avec une grande attention. Je savais bien qu'il viendrait roder autour de moi, tout pres, si pres que je pourrais peut-etre le toucher, le saisir? Et alors!... alors, j'aurais la force des desesperes; j'aurais mes mains, mes genoux, ma poitrine, mon front, mes dents pour l'etrangler, l'ecraser, le mordre, le dechirer. Et je le guettais avec tous mes organes surexcites. J'avais allume mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminee, comme si j'eusse pu, dans cette clarte, le decouvrir. En face de moi, mon lit, un vieux lit de chene a colonnes; a droite, ma cheminee; a gauche, ma porte fermee avec soin, apres l'avoir laissee longtemps ouverte, afin de l'attirer; derriere moi, une tres haute armoire a glace, qui me servait chaque jour, pour me raser, pour m'habiller, et ou j'avais coutume de me regarder, de la tete aux pieds, chaque fois que je passais devant. Donc, je faisais semblant d'ecrire, pour le tromper, car il m'epiait lui aussi; et soudain, je sentis, je fus certain qu'il lisait par-dessus mon epaule, qu'il etait la, frolant mon oreille. Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh! bien?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace!... Elle etait vide, claire, profonde, pleine de lumiere! Mon image n'etait pas dedans... et j'etais en face, moi! Je voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux affoles; et je n'osais plus avancer, je n'osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu'il etait la, mais qu'il m'echapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait devore mon reflet. Comme j'eus peur! Puis voila que tout a coup je commencai a m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme a travers une nappe d'eau; et il me semblait que cette eau glissait de gauche a droite, lentement, rendant plus precise mon image, de seconde en seconde. C'etait comme la fin d'une eclipse. Ce qui me cachait ne paraissait point posseder de contours nettement arretes, mais une sorte de transparence opaque, s'eclaircissant peu a peu. Je pus enfin me distinguer completement, ainsi que je le fais chaque jour en me regardant. Je l'avais vu! L'epouvante m'en est restee, qui me fait encore frissonner. _20 aout_.--Le tuer, comment? puisque je ne peux l'atteindre? Le poison? mais il me verrait le meler a l'eau; et nos poisons, d'ailleurs, auraient-ils un effet sur son corps imperceptible? Non... non... sans aucun doute... Alors?... alors?... _21 aout_.--J'ai fait venir un serrurier de Rouen, et lui ai commande pour ma chambre des persiennes de fer, comme en ont, a Paris, certains hotels particuliers, au rez-de-chaussee, par crainte des voleurs. Il me fera, en outre, une porte pareille. Je me suis donne pour un poltron, mais je m'en moque!... * * * * * _10 septembre_.--Rouen, hotel continental. C'est fait... c'est fait... mais est-il mort? J'ai l'ame bouleversee de ce que j'ai vu. Hier donc, le serrurier ayant pose ma persienne et ma porte de fer, j'ai laisse tout ouvert jusqu'a minuit, bien qu'il commencat a faire froid. Tout a coup, j'ai senti qu'il etait la, et une joie, une joie folle m'a saisi. Je me suis leve lentement, et j'ai marche a droite, a gauche, longtemps pour qu'il ne devinat rien; puis j'ai ote mes bottines et mis mes savates avec negligence; puis j'ai ferme ma persienne de fer, et revenant a pas tranquilles vers la porte, j'ai ferme la porte aussi a double tour. Retournant alors vers la fenetre, je la fixai par un cadenas, dont je mis la clef dans ma poche. Tout a coup, je compris qu'il s'agitait autour de moi, qu'il avait peur a son tour, qu'il m'ordonnait de lui ouvrir. Je faillis ceder; je ne cedai pas, mais m'adossant a la porte, je l'entre-baillai, tout juste assez pour passer, moi, a reculons; et comme je suis tres grand ma tete touchait au linteau. J'etais sur qu'il n'avait pu s'echapper et je l'enfermai, tout seul, tout seul! Quelle joie! Je le tenais! Alors, je descendis, en courant; je pris dans mon salon, sous ma chambre, mes deux lampes et je renversai toute l'huile sur le tapis, sur les meubles, partout; puis j'y mis le feu, et je me sauvai, apres avoir bien referme, a double tour, la grande porte d'entree. Et j'allai me cacher au fond de mon jardin, dans un massif de lauriers. Comme ce fut long! comme ce fut long! Tout etait noir, muet, immobile; pas un souffle d'air, pas une etoile, des montagnes de nuages qu'on ne voyait point, mais qui pesaient sur mon ame si lourds, si lourds. Je regardais ma maison, et j'attendais. Comme ce fut long! Je croyais deja que le feu s'etait eteint tout seul, ou qu'il l'avait eteint, Lui, quand une des fenetres d'en bas creva sous la poussee de l'incendie, et une flamme, une grande flamme rouge et jaune, longue, molle, caressante, monta le long du mur blanc et le baisa jusqu'au toit. Une lueur courut dans les arbres, dans les branches, dans les feuilles, et un frisson, un frisson de peur aussi! Les oiseaux se reveillaient; un chien se mit a hurler; il me sembla que le jour se levait! Deux autres fenetres eclaterent aussitot, et je vis que tout le bas de ma demeure n'etait plus qu'un effrayant brasier. Mais un cri, un cri horrible, suraigu, dechirant, un cri de femme passa dans la nuit, et deux mansardes s'ouvrirent! J'avais oublie mes domestiques! Je vis leurs faces affolees, et leurs bras qui s'agitaient!... Alors, eperdu d'horreur, je me mis a courir vers le village en hurlant: "Au secours! au secours! au feu! au feu!" Je rencontrai des gens qui s'en venaient deja et je retournai avec eux, pour voir! La maison, maintenant, n'etait plus qu'un bucher horrible et magnifique, un bucher monstrueux, eclairant toute la terre, un bucher ou brulaient des hommes, et ou il brulait aussi, Lui, Lui, mon prisonnier, l'Etre nouveau, le nouveau maitre, le Horla! Soudain le toit tout entier s'engloutit entre les murs, et un volcan de flammes jaillit jusqu'au ciel. Par toutes les fenetres ouvertes sur la fournaise, je voyais la cuve de feu, et je pensais qu'il etait la, dans ce four, mort... --Mort? Peut-etre?... Son corps? son corps que le jour traversait n'etait-il pas indestructible par les moyens qui tuent les notres? S'il n'etait pas mort?... seul peut-etre le temps a prise sur l'Etre Invisible et Redoutable. Pourquoi ce corps transparent, ce corps inconnaissable, ce corps d'Esprit, s'il devait craindre, lui aussi, les maux, les blessures, les infirmites, la destruction prematuree? La destruction prematuree? toute l'epouvante humaine vient d'elle! Apres l'homme le Horla.--Apres celui qui peut mourir tous les jours, a toutes les heures, a toutes les minutes, par tous les accidents, est venu celui qui ne doit mourir qu'a son jour, a son heure, a sa minute, parce qu'il a touche la limite de son existence! Non... non... sans aucun doute, sans aucun doute... il n'est pas mort... Alors... alors... il va donc falloir que je me tue moi!... * * * * * AMOUR TROIS PAGES DU _LIVRE D'UN CHASSEUR_ ... Je viens de lire dans un fait divers de journal un drame de passion. Il l'a tuee, puis il s'est tue, donc il l'aimait. Qu'importent Il et Elle? Leur amour seul m'importe; et il ne m'interesse point parce qu'il m'attendrit ou parce qu'il m'etonne, ou parce qu'il m'emeut ou parce qu'il me fait songer, mais parce qu'il me rappelle un souvenir de ma jeunesse, un etrange souvenir de chasse ou m'est apparu l'Amour comme apparaissaient aux premiers chretiens des croix au milieu du ciel. Je suis ne avec tous les instincts et les sens de l'homme primitif, temperes par des raisonnements et des emotions de civilise. J'aime la chasse avec passion; et la bete saignante, le sang sur les plumes, le sang sur mes mains, me crispent le coeur a le faire defaillir. Cette annee-la, vers la fin de l'automne, les froids arriverent brusquement, et je fus appele par un de mes cousins, Karl de Rauville, pour venir avec lui tuer des canards dans les marais, au lever du jour. Mon cousin gaillard, de quarante ans, roux, tres fort et tres barbu, gentilhomme de campagne, demi-brute aimable, d'un caractere gai, doue de cet esprit gaulois qui rend agreable la mediocrite, habitait une sorte de ferme-chateau dans une vallee large ou coulait une riviere. Des bois couvraient les collines de droite et de gauche, vieux bois seigneuriaux ou restaient des arbres magnifiques et ou l'on trouvait les plus rares gibiers a plume de toute cette partie de la France. On y tuait des aigles quelquefois; et les oiseaux de passage, ceux qui presque jamais ne viennent en nos pays trop peuples, s'arretaient presque infailliblement dans ces branchages seculaires comme s'ils eussent connu ou reconnu un petit coin de foret des anciens temps demeure la pour leur servir d'abri en leur courte etape nocturne. Dans la vallee, c'etaient de grands herbages arroses par des rigoles et separes par des haies; puis, plus loin, la riviere, canalisee jusque-la, s'epandait en un vaste marais. Ce marais, la plus admirable region de chasse que j'aie jamais vue, etait tout le souci de mon cousin qui l'entretenait comme un parc. A travers l'immense peuple de roseaux qui le couvrait, le faisait vivant, bruissant, houleux, on avait trace d'etroites avenues ou les barques plates, conduites et dirigees avec des perches, passaient, muettes, sur l'eau morte, frolaient les joncs, faisaient fuir les poissons rapides a travers les herbes et plonger les poules sauvages dont la tete noire et pointue disparaissait brusquement. J'aime l'eau d'une passion desordonnee: la mer, bien que trop grande, trop remuante, impossible a posseder, les rivieres si jolies mais qui passent, qui fuient, qui s'en vont, et les marais surtout ou palpite toute l'existence inconnue des betes aquatiques. Le marais c'est un monde entier sur la terre, monde different, qui a sa vie propre, ses habitants sedentaires, et ses voyageurs de passage, ses voix, ses bruits et son mystere surtout. Rien n'est plus troublant, plus inquietant, plus effrayant, parfois, qu'un marecage. Pourquoi cette peur qui plane sur ces plaines basses couvertes d'eau? Sont-ce les vagues rumeurs des roseaux, les etranges feux follets, le silence profond qui les enveloppe dans les nuits calmes, ou bien les brumes bizarres, qui trainent sur les joncs comme des robes de mortes, ou bien encore l'imperceptible clapotement, si leger, si doux, et plus terrifiant parfois que le canon des hommes ou que le tonnerre du ciel, qui fait ressembler les marais a des pays de reve, a des pays redoutables cachant un secret inconnaissable et dangereux. Non. Autre chose s'en degage, un autre mystere, plus profond, plus grave, flotte dans les brouillards epais, le mystere meme de la creation peut-etre! Car n'est-ce pas dans l'eau stagnante et fangeuse, dans la lourde humidite des terres mouillees sous la chaleur du soleil, que remua, que vibra, que s'ouvrit au jour le premier germe de vie? * * * * * J'arrivai le soir chez mon cousin. Il gelait a fendre les pierres. Pendant le diner, dans la grande salle dont les buffets, les murs, le plafond etaient couverts d'oiseaux empailles, aux ailes etendues, ou perches sur des branches accrochees par des clous, eperviers, herons, hiboux, engoulevents, buses, tiercelets, vautours, faucons, mon cousin pareil lui meme a un etrange animal des pays froids, vetu d'une jaquette en peau de phoque, me racontait les dispositions qu'il avait prises pour cette nuit meme. Nous devions partir a trois heures et demie du matin, afin d'arriver vers quatre heures et demie au point choisi pour notre affut. On avait construit a cet endroit une hutte avec des morceaux de glace pour nous abriter un peu contre le vent terrible qui precede le jour, ce vent charge de froid qui dechire la chair comme des scies, la coupe comme des lames, la pique comme des aiguillons empoisonnes, la tord comme des tenailles, et la brule comme du feu. Mon cousin se frottait les mains: "Je n'ai jamais vu une gelee pareille, disait-il, nous avions deja douze degres sous zero a six heures du soir." J'allai me jeter sur mon lit aussitot apres le repas, et je m'endormis a la lueur d'une grande flamme flambant dans ma cheminee. A trois heures sonnantes on me reveilla. J'endossai, a mon tour, une peau de mouton et je trouvai mon cousin Karl couvert d'une fourrure d'ours. Apres avoir avale chacun deux tasses de cafe brulant suivies de deux verres de fine champagne, nous partimes accompagnes d'un garde et de nos chiens: Plongeon et Pierrot. Des les premiers pas dehors, je me sentis glace jusqu'aux os. C'etait une de ces nuits ou la terre semble morte de froid. L'air gele devient resistant, palpable tant il fait mal; aucun souffle ne l'agite; il est fige, immobile; il mord, traverse, desseche, tue les arbres, les plantes, les insectes, les petits oiseaux eux-memes qui tombent des branches sur le sol dur, et deviennent durs aussi, comme lui, sous l'etreinte du froid. La lune, a son dernier quartier, toute penchee sur le cote, toute pale, paraissait defaillante au milieu de l'espace, et si faible qu'elle ne pouvait plus s'en aller, qu'elle restait la-haut, saisie aussi, paralysee par la rigueur du ciel. Elle repandait une lumiere seche et triste sur le monde, cette lueur mourante et blafarde qu'elle nous jette chaque mois, a la fin de sa resurrection. Nous allions, cote a cote, Karl et moi, le dos courbe, les mains dans nos poches et le fusil sous le bras. Nos chaussures enveloppees de laine afin de pouvoir marcher sans glisser sur la riviere gelee ne faisaient aucun bruit; et je regardais la fumee blanche que faisait l'haleine de nos chiens. Nous fumes bientot au bord du marais, et nous nous engageames dans une des allees de roseaux secs qui s'avancait a travers cette foret basse. Nos coudes, frolant les longues feuilles en rubans, laissaient derriere nous un leger bruit; et je me sentis saisi, comme je ne l'avais jamais ete, par l'emotion puissante et singuliere que font naitre en moi les marecages. Il etait mort, celui-la, mort de froid, puisque nous marchions dessus, au milieu de son peuple de joncs desseches. Tout a coup, au detour d'une des allees, j'apercus la hutte de glace qu'on avait construite pour nous mettre a l'abri. J'y entrai, et comme nous avions encore pres d'une heure a attendre le reveil des oiseaux errants, je me roulai dans ma couverture pour essayer de me rechauffer. Alors, couche sur le dos, je me mis a regarder la lune deformee, qui avait quatre cornes a travers les parois vaguement transparentes de cette maison polaire. Mais le froid du marais gele, le froid de ces murailles, le froid tombe du firmament me penetra bientot d'une facon si terrible, que je me mis a tousser. Mon cousin Karl fut pris d'inquietude: "Tant pis si nous ne tuons pas grand'-chose aujourd'hui, dit-il, je ne veux pas que tu t'enrhumes; nous allons faire du feu." Et il donna l'ordre au garde de couper des roseaux. On en fit un tas au milieu de notre hutte defoncee au sommet pour laisser echapper la fumee; et lorsque la flamme rouge monta le long des cloisons claires de cristal, elles se mirent a fondre, doucement, a peine, comme si ces pierres de glace avaient sue. Karl, reste dehors, me cria: "Viens donc voir!" Je sortis et je restai eperdu d'etonnement. Notre cabane, en forme de cone, avait l'air d'un monstrueux diamant au coeur de feu pousse soudain sur l'eau gelee du marais. Et dedans, on voyait deux formes fantastiques, celles de nos chiens qui se chauffaient. Mais un cri bizarre, un cri perdu, un cri errant, passa sur nos tetes. La lueur de notre foyer reveillait les oiseaux sauvages. Rien ne m'emeut comme cette premiere clameur de vie qu'on ne voit point et qui court dans l'air sombre, si vite, si loin, avant qu'apparaisse a l'horizon la premiere clarte des jours d'hiver. Il me semble a cette heure glaciale de l'aube, que ce cri fuyant emporte par les plumes d'une bete est un soupir de l'ame du monde! Karl disait: "Eteignez le feu. Voici l'aurore." Le ciel en effet commencait a palir, et les bandes de canards trainaient de longues taches rapides, vite effacees, sur le firmament. Une lueur eclata dans la nuit, Karl venait de tirer; et les deux chiens s'elancerent. Alors, de minute en minute, tantot lui et tantot moi, nous ajustions vivement des qu'apparaissait au-dessus des roseaux l'ombre d'une tribu volante. Et Pierrot et Plongeon, essouffles et joyeux, nous rapportaient des betes sanglantes dont l'oeil quelquefois nous regardait encore. Le jour s'etait leve, un jour clair et bleu; le soleil apparaissait au fond de la vallee et nous songions a repartir, quand deux oiseaux, le col droit et les ailes tendues, glisserent brusquement sur nos tetes. Je tirai. Un d'eux tomba presque a mes pieds. C'etait une sarcelle au ventre d'argent. Alors, dans l'espace au-dessus de moi, une voix, une voix d'oiseau cria. Ce fut une plainte courte, repetee, dechirante; et la bete, la petite bete epargnee se mit a tourner dans le bleu du ciel au-dessus de nous en regardant sa compagne morte que je tenais entre mes mains. Karl, a genoux, le fusil a l'epaule, l'oeil ardent, la guettait, attendant qu'elle fut assez proche. --Tu as tue la femelle, dit-il, le male ne s'en ira pas. Certes, il ne s'en allait point; il tournoyait toujours, et pleurait autour de nous. Jamais gemissement de souffrance ne me dechira le coeur comme l'appel desole, comme le reproche lamentable de ce pauvre animal perdu dans l'espace. Parfois, il s'enfuyait sous la menace du fusil qui suivait son vol; il semblait pret a continuer sa route, tout seul a travers le ciel. Mais ne s'y pouvant decider il revenait bientot pour chercher sa femelle. --Laisse-la par terre, me dit Karl, il approchera tout a l'heure. Il approchait, en effet, insouciant du danger, affole par son amour de bete, pour l'autre bete que j'avais tuee. Karl tira; ce fut comme si on avait coupe la corde qui tenait suspendu l'oiseau. Je vis une chose noire qui tombait; j'entendis dans les roseaux le bruit d'une chute. Et Pierrot me le rapporta. Je les mis, froids deja, dans le meme carnier... et je repartis, ce jour-la, pour Paris. * * * * * LE TROU _Coups et blessures, ayant occasionne la mort._ Tel etait le chef d'accusation qui faisait comparaitre en cour d'assises le sieur Leopold Renard, tapissier. Autour de lui les principaux temoins, la dame Flameche, veuve de la victime, les nommes Louis Ladureau, ouvrier ebeniste, et Jean Durdent, plombier. Pres du criminel, sa femme en noir, petite, laide, l'air d'une guenon habillee en dame. Et voici comment Renard (Leopold) raconte le drame: --Mon Dieu, c'est un malheur dont je fus tout le temps la premiere victime, et dont ma volonte n'est pour rien. Les faits se commentent d'eux-memes, m'sieu l'president. Je suis un honnete homme, homme de travail, tapissier dans la meme rue depuis seize ans, connu, aime, respecte, considere de tous, comme en ont atteste les voisins, meme la concierge qui n'est pas folatre tous les jours. J'aime le travail, j'aime l'epargne, j'aime les honnetes gens et les plaisirs honnetes. Voila ce qui m'a perdu, tant pis pour moi; ma volonte n'y etant pas, je continue a me respecter. "Donc, tous les dimanches, mon epouse que voila et moi, depuis cinq ans, nous allons passer la journee a Poissy. Ca nous fait prendre l'air, sans compter que nous aimons la peche a la ligne, oh! mais la, nous l'aimons comme des petits oignons. C'est Melie qui m'a donne cette passion-la, la rosse, et qu'elle y est plus emportee que moi, la teigne, vu que tout le mal vient d'elle en c't'affaire-la, comme vous l'allez voir par la suite. "Moi, je suis fort et doux, pas mechant pour deux sous. Mais elle! oh! la! la! ca n'a l'air de rien, c'est petit, c'est maigre; eh bien! c'est plus malfaisant qu'une fouine. Je ne nie pas qu'elle ait des qualites; elle en a, et d'importantes pour un commercant. Mais son caractere! Parlez-en aux alentours, et meme a la concierge qui m'a decharge tout a l'heure... elle vous en dira des nouvelles. "Tous les jours elle me reprochait ma douceur: "C'est moi qui ne me laisserais pas faire ci! C'est moi qui ne me laisserais pas faire ca." En l'ecoutant, m'sieu l'president, j'aurais eu au moins trois duels au pugilat par mois... Mme Renard l'interrompit: "Cause toujours; rira bien qui rira l'dernier." Il se tourna vers elle avec candeur: --Eh bien, j'peux t'charger puisque t'es pas en cause, toi... Puis, faisant de nouveau face au president: --Lors je continue. Donc nous allions a Poissy tous les samedis soir pour y pecher des l'aurore du lendemain. C'est une habitude pour nous qu'est devenue une seconde nature, comme on dit. J'avais decouvert, voila trois ans cet ete, une place, mais une place! Oh! la! la! a l'ombre, huit pieds d'eau, au moins, p't-etre dix, un trou, quoi, avec des retrous sous la berge, une vraie niche a poisson, un paradis pour le pecheur. Ce trou-la, m'sieu l'president, je pouvais le considerer comme a moi, vu que j'en etais le Christophe Colomb. Tout le monde le savait dans le pays, tout le monde sans opposition. On disait: "Ca, c'est la place a Renard;" et personne n'y serait venu, pas meme M. Plumeau, qu'est connu, soit dit sans l'offenser, pour chiper les places des autres. "Donc, sur de mon endroit, j'y revenais comme un proprietaire. A peine arrive, le samedi, je montais dans _Dalila_, avec mon epouse.--_Dalila_ c'est ma norvegienne, un bateau que j'ai fait construire chez Fournaise, queque chose de leger et de sur.--Je dis que nous montons dans _Dalila_, et nous allons amorcer. Pour amorcer, il n'y a que moi, et ils le savent bien, les camaraux.--Vous me demanderez avec quoi j'amorce? Je n'peux pas repondre. Ca ne touche point a l'accident; je ne peux pas repondre, c'est mon secret.--Ils sont plus de deux cents qui me l'ont demande. On m'en a offert des petits verres, et des fritures, et des matelotes pour me faire causer!! Mais va voir s'ils viennent, les chevesnes. Ah! oui, on m'a tape sur le ventre pour la connaitre, ma recette... Il n'y a que ma femme qui la sait... et elle ne la dira pas plus que moi!... Pas vrai, Melie?... Le president l'interrompit. --Arrivez au fait le plus tot possible. Le prevenu reprit: "J'y viens, j'y viens. Donc le samedi 8 juillet, parti par le train de cinq heures vingt-cinq, nous allames, des avant diner, amorcer comme tous les samedis. Le temps s'annoncait bien. Je disais a Melie: "Chouette, chouette pour demain!" Et elle repondait: "Ca promet." Nous ne causons jamais plus que ca ensemble. "Et puis, nous revenons diner. J'etais content, j'avais soif. C'est cause de tout, m'sieu l'president. Je dis a Melie: "Tiens, Melie, il fait beau, si je buvais une bouteille de _casque a meche_". C'est un petit vin blanc que nous avons baptise comme ca, parce que, si on en boit trop, il vous empeche de dormir et il remplace le casque a meche. Vous comprenez. "Elle me repond: "Tu peux faire a ton idee, mais tu s'ras encore malade; et tu ne pourras pas te lever demain."--Ca, c'etait vrai, c'etait sage, c'etait prudent, c'etait perspicace, je le confesse. Neanmoins, je ne sus pas me contenir; et je la bus ma bouteille. Tout vint de la. "Donc, je ne pus pas dormir. Cristi! je l'ai eu jusqu'a deux heures du matin, ce casque a meche en jus de raisin. Et puis pouf, je m'endors, mais la je dors a n'pas entendre gueuler l'ange du jugement dernier. "Bref, ma femme me reveille a six heures. Je saute du lit, j'passe vite et vite ma culotte et ma vareuse; un coup d'eau sur le museau et nous sautons dans _Dalila_. Trop tard. Quand j'arrive a mon trou, il etait pris! Jamais ca n'etait arrive, m'sieu l'president, jamais depuis trois ans! Ca m'a fait un effet comme si on me devalisait sous mes yeux. Je dis: "Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom!" Et v'la ma femme qui commence a me harceler. "Hein, ton casque a meche! Va donc, soulot! Es-tu content, grande bete." "Je ne disais rien; c'etait vrai, tout ca. "Je debarque tout de meme pres de l'endroit pour tacher de profiter des restes. Et peut-etre qu'il ne prendrait rien c't homme? et qu'il s'en irait. "C'etait un petit maigre, en coutil blanc, avec un grand chapeau de paille. Il avait aussi sa femme, une grosse qui faisait de la tapisserie derriere lui. "Quand elle nous vit nous installer pres du lieu, v'la qu'elle murmure: "--Il n'y a donc pas d'autre place sur la riviere?" "Et la mienne, qui rageait, de repondre: "--Les gens qu'ont du savoir-vivre s'informent des habitudes d'un pays avant d'occuper les endroits reserves. "Comme je ne voulais pas d'histoires, je lui dis: "--Tais-toi, Melie. Laisse faire, laisse faire. Nous verrons bien. "Donc, nous avions mis _Dalila_ sous les saules, nous etions descendus, et nous pechions, coude a coude, Melie et moi, juste a cote des deux autres. "Ici, m'sieu l'president, il faut que j'entre dans le detail. "Y avait pas cinq minutes que nous etions la quand la ligne du voisin s'met a plonger deux fois, trois fois; et puis voila qu'il en amene un, de chevesne, gros comme ma cuisse, un peu moins p't-etre, mais presque! Moi, le coeur me bat; j'ai une sueur aux tempes, et Melie qui me dit: "Hein, pochard, l'as-tu vu, celui-la!" "Sur ces entrefaites, M. Bru, l'epicier de Poissy, un amateur de goujon, lui, passe en barque et me crie: "On vous a pris votre endroit, monsieur Renard?" Je lui reponds: "Oui, monsieur Bru, il y a dans ce monde des gens pas delicats qui ne savent pas les usages." "Le petit coutil d'a cote avait l'air de ne pas entendre, sa femme non plus, sa grosse femme, un veau quoi!" Le president interrompit une seconde fois: "Prenez-garde! Vous insultez Mme veuve Flameche, ici presente." Renard s'excusa: "Pardon, pardon, c'est la passion qui m'emporte." "Donc, il ne s'etait pas ecoule un quart d'heure que le petit coutil en prit encore un, de chevesne--et un autre presque par-dessus, et encore un cinq minutes plus tard." "Moi, j'en avais les larmes aux yeux. Et puis je sentais Mme Renard en ebullition; elle me lancicotait sans cesse: "Ah! misere! crois-tu qu'il te le vole, ton poisson? Crois-tu? Tu ne prendras rien, toi, pas une grenouille, rien de rien, rien. Tiens, j'ai du feu dans la main, rien que d'y penser." "Moi, je me disais:--Attendons midi. Il ira dejeuner, ce braconnier-la, et je la reprendrai, ma place. Vu que moi, m'sieu l'president, je dejeune sur les lieux tous les dimanches. Nous apportons les provisions dans _Dalila_." "Ah! ouiche. Midi sonne! Il avait un poulet dans un journal, le malfaiteur, et pendant qu'il mange, v'la qu'il en prend encore un, de chevesne!" "Melie et moi nous cassions une croute aussi, comme ca, sur le pouce, presque rien, le coeur n'y etait pas." "Alors, pour faire digestion, je prends mon journal. Tous les dimanches, comme ca, je lis le _Gil Blas_, a l'ombre, au bord de l'eau. C'est le jour de Colombine, vous savez bien, Colombine qu'ecrit des articles dans le _Gil Blas_. J'avais coutume de faire enrager Mme Renard en pretendant la connaitre, c'te Colombine. C'est pas vrai, je la connais pas, je ne l'ai jamais vue, n'importe, elle ecrit bien; et puis elle dit des choses rudement d'aplomb pour une femme. Moi, elle me va, y en a pas beaucoup dans son genre." "Voila donc que je commence a asticoter mon epouse, mais elle se fache tout de suite, et raide, encore. Donc je me tais." "C'est a ce moment qu'arrivent de l'autre cote de la riviere nos deux temoins que voila, M. Ladureau et M. Durdent. Nous nous connaissions de vue." "Le petit s'etait remis a pecher. Il en prenait que j'en tremblais, moi. Et sa femme se met a dire: "La place est rudement bonne, nous y reviendrons toujours, Desire!" Moi, je me sens un froid dans le dos. Et Mme Renard repetait: "T'es pas un homme, t'es pas un homme. T'as du sang de poulet dans les veines." "Je lui dis soudain: "Tiens, j'aime mieux m'en aller, je ferais quelque betise." "Et elle me souffle, comme si elle m'eut mis un fer rouge sous le nez: "T'es pas un homme. V'la qu'tu fuis, maintenant, que tu rends la place! Va donc, Bazaine!" "La, je me suis senti touche. Cependant je ne bronche pas." "Mais l'autre, il leve une breme, oh! jamais je n'en ai vu telle. Jamais!" "Et r'voila ma femme qui se met a parler haut, comme si elle pensait. Vous voyez d'ici la malice. Elle disait: "C'est ca qu'on peut appeler du poisson vole, vu que nous avons amorce la place nous-memes. Il faudrait rendre au moins l'argent depense pour l'amorce." Alors, la grosse au petit coutil se mit a dire a son tour: "C'est a nous que vous en avez, madame?" "--J'en ai aux voleurs de poisson qui profitent de l'argent depense par les autres." "--C'est nous que vous appelez des voleurs de poisson?" "Et voila qu'elles s'expliquent, et puis qu'elles en viennent aux mots. Cristi, elles en savent, les gueuses, et de tapes. Elles gueulaient si fort que nos deux temoins, qui etaient sur l'autre berge, s'mettent a crier pour rigoler: "Eh! la-bas, un peu de silence. Vous allez empecher vos epoux de pecher." "Le fait est que le petit coutil et moi, nous ne bougions pas plus que deux souches. Nous restions la, le nez sur l'eau, comme si nous n'avions pas entendu." "Cristi de cristi, nous entendions bien pourtant: "Vous n'etes qu'une menteuse.--Vous n'etes qu'une trainee.--Vous n'etes qu'une roulure.--Vous n'etes qu'une rouchie." Et va donc, et va donc. Un matelot n'en sait pas plus. "Soudain, j'entends un bruit derriere moi. Je me r'tourne. C'etait l'autre, la grosse, qui tombait sur ma femme a coups d'ombrelle. Pan! pan! Melie en r'coit deux. Mais elle rage, Melie, et puis elle tape, quand elle rage. Elle vous attrape la grosse par les cheveux, et puis v'lan, v'lan, v'lan, des gifles qui pleuvaient comme des prunes." "Moi, je les aurais laisse faire. Les femmes entre elles, les hommes entre eux. Il ne faut pas meler les coups. Mais le petit coutil se leve comme un diable et puis il veut sauter sur ma femme. Ah! mais non! ah! mais non! pas de ca, camarade. Moi je le recois sur le bout de mon poing, cet oiseau-la. Et gnon, et gnon. Un dans le nez, l'autre dans le ventre. Il leve les bras, il leve la jambe et il tombe sur le dos, en pleine riviere, juste dans l'trou." "Je l'aurais repeche pour sur, m'sieu l'president, si j'avais eu le temps tout de suite. Mais, pour comble, la grosse prenait le dessus, et elle vous tripotait Melie de la belle facon. Je sais bien que j'aurais pas du la secourir pendant que l'autre buvait son coup. Mais je ne pensais pas qu'il se serait noye. Je me disais: "Bah! ca le rafraichira!" "Je cours donc aux femmes pour les separer. Et j'en recois des gnons, des coups d'ongles et des coups de dents. Cristi, quelles rosses!" "Bref, il me fallut bien cinq minutes, peut-etre dix, pour separer ces deux crampons-la." "J'me r'tourne. Pu rien. L'eau calme comme un lac. Et les autres la-bas qui criaient: "Repechez-le, repechez-le." "C'est bon a dire, ca, mais je ne sais pas nager moi, et plonger encore moins, pour sur!" "Enfin le barragiste est venu et deux messieurs avec des gaffes, ca avait bien dure un grand quart d'heure. On l'a retrouve au fond du trou, sous huit pieds d'eau, comme j'avais dit, mais il y etait, le petit coutil!" "Voila les faits tels que je les jure. Je suis innocent, sur l'honneur." * * * * * Les temoins ayant depose dans le meme sens, le prevenu fut acquitte. * * * * * SAUVEE Elle entra comme une balle qui creve une vitre, la petite marquise de Rennedon, et elle se mit a rire avant de parler, a rire aux larmes comme elle avait fait un mois plus tot en annoncant a son amie qu'elle avait trompe le marquis pour se venger, rien que pour se venger, et rien qu'une fois, parce qu'il etait vraiment trop bete et trop jaloux. La petite baronne de Grangerie avait jete sur son canape le livre qu'elle lisait et elle regardait Annette avec curiosite, riant deja elle-meme. Enfin elle demanda: --Qu'est-ce que tu as encore fait? --Oh!... ma chere... ma chere... C'est trop drole... trop drole..., figure-toi... je suis sauvee!... sauvee!... sauvee!... --Comment sauvee? --Oui, sauvee! --De quoi? --De mon mari, ma chere, sauvee! Delivree! libre! libre! libre! --Comment libre? En quoi? --En quoi! Le divorce! Oui, le divorce! Je tiens le divorce! --Tu es divorcee? --Non, pas encore, que tu es sotte! On ne divorce pas en trois heures! Mais j'ai des preuves... des preuves... des preuves qu'il me trompe... un flagrant delit... songe... un flagrant delit... je le tiens... --Oh, dis-moi ca! Alors il te trompait? --Oui... c'est-a-dire non... oui et non... je ne sais pas. Enfin, j'ai des preuves, c'est l'essentiel. --Comment as-tu fait? --Comment j'ai fait?... Voila! Oh! j'ai ete forte, rudement forte. Depuis trois mois il etait devenu odieux, tout a fait odieux, brutal, grossier, despote, ignoble enfin. Je me suis dit: Ca ne peut pas durer, il me faut le divorce! Mais comment? Ca n'etait pas facile. J'ai essaye de me faire battre par lui. Il n'a pas voulu. Il me contrariait du matin au soir, me forcait a sortir quand je ne voulais pas, a rester chez moi quand je desirais diner en ville; il me rendait la vie insupportable d'un bout a l'autre de la semaine, mais il ne me battait pas. "Alors, j'ai tache de savoir s'il avait une maitresse. Oui, il en avait une, mais il prenait mille precautions pour aller chez elle. Ils etaient imprenables ensemble. Alors, devine ce que j'ai fait? --Je ne devine pas. --Oh! tu ne devinerais jamais. J'ai prie mon frere de me procurer une photographie de cette fille. --De la maitresse de ton mari? --Oui. Ca a coute quinze louis a Jacques, le prix d'un soir, de sept heures a minuit, diner compris, trois louis l'heure. Il a obtenu la photographie par-dessus le marche. --Il me semble qu'il aurait pu l'avoir a moins en usant d'une ruse quelconque et sans... sans... sans etre oblige de prendre en meme temps l'original. --Oh! elle est jolie. Ca ne deplaisait pas a Jacques. Et puis moi j'avais besoin de details sur elle, de details physiques sur sa taille, sur sa poitrine, sur son teint, sur mille choses enfin. --Je ne comprends pas. --Tu vas voir. Quand j'ai connu tout ce que je voulais savoir, je me suis rendue chez un... comment dirais-je... chez un homme d'affaires... tu sais... de ces hommes qui font des affaires de toute sorte... de toute nature... des agents de... de... de publicite et de complicite... de ces hommes... enfin tu comprends. --Oui, a peu pres. Et tu lui as dit? --Je lui ai dit, en lui montrant la photographie de Clarisse (elle s'appelle Clarisse): "Monsieur, il me faut une femme de chambre qui ressemble a ca. Je la veux jolie, elegante, fine, propre. Je la paierai ce qu'il faudra. Si ca me coute dix mille francs, tant pis. Je n'en aurai pas besoin plus de trois mois." "Il avait l'air tres etonne, cet homme. Il demanda: "Madame la veut-elle irreprochable?" "Je rougis, et je balbutiai: "Mais oui, comme probite." "Il reprit: "... Et... comme moeurs..." Je n'osai pas repondre. Je fis seulement un signe de tete qui voulait dire: non. Puis, tout a coup, je compris qu'il avait un horrible soupcon, et je m'ecriai, perdant l'esprit: "Oh! Monsieur... c'est pour mon mari... qui me trompe... qui me trompe en ville... et je veux... je veux qu'il me trompe chez moi... vous comprenez... pour le surprendre..." "Alors, l'homme se mit a rire. Et je compris a son regard qu'il m'avait rendu son estime. Il me trouvait meme tres forte. J'aurais bien parie qu'a ce moment-la il avait envie de me serrer la main. "Il me dit: "Dans huit jours, Madame, j'aurai votre affaire. Et nous changerons de sujet s'il le faut. Je reponds du succes. Vous ne me payerez qu'apres reussite. Ainsi cette photographie represente la maitresse de monsieur votre mari? "--Oui, Monsieur. "--Une belle personne, une fausse maigre. Et quel parfum? "Je ne comprenais pas; je repetai:--Comment, quel parfum? "Il sourit: "Oui, madame, le parfum est essentiel pour seduire un homme; car cela lui donne des ressouvenirs inconscients qui le disposent a l'action; le parfum etablit des confusions obscures dans son esprit, le trouble et l'enerve en lui rappelant ses plaisirs. Il faudrait tacher de savoir aussi ce que monsieur votre mari a l'habitude de manger quand il dine avec cette dame. Vous pourriez lui servir les memes plats le soir ou vous le pincerez. Oh! nous le tenons, Madame, nous le tenons." "Je m'en allai enchantee. J'etais tombee la vraiment sur un homme tres intelligent. * * * * * "Trois jours plus tard, je vis arriver chez moi une grande fille brune, tres belle, avec l'air modeste et hardi en meme temps, un singulier air de rouee. Elle fut tres convenable avec moi. Comme je ne savais trop qui c'etait, je l'appelais "mademoiselle"; alors, elle me dit: "Oh! Madame peut m'appeler Rose tout court." Nous commencames a causer. "--Eh bien, Rose, vous savez pourquoi vous venez ici? "--Je m'en doute, Madame. "--Fort bien, ma fille... et cela ne vous... ennuie pas trop? "--Oh! Madame, c'est le huitieme divorce que je fais; j'y suis habituee. "--Alors parfait. Vous faut-il longtemps pour reussir? "--Oh! Madame, cela depend tout a fait du temperament de Monsieur. Quand j'aurai vu Monsieur cinq minutes en tete-a-tete, je pourrai repondre exactement a Madame. "--Vous le verrez tout a l'heure, mon enfant. Mais je vous previens qu'il n'est pas beau. "--Cela ne me fait rien, Madame. J'en ai separe deja de tres laids. Mais je demanderai a Madame si elle s'est informee du parfum. "--Oui, ma bonne Rose,--la verveine. "--Tant mieux, Madame, j'aime beaucoup cette odeur-la! Madame peut-elle me dire aussi si la maitresse de Monsieur porte du linge de soie? "--Non, mon enfant: de la batiste avec dentelles. "--Oh! alors, c'est une personne comme il faut. Le linge de soie commence a devenir commun. "--C'est tres vrai, ce que vous dites la! "--Eh bien, Madame, je vais prendre mon service. "Elle prit son service, en effet, immediatement, comme si elle n'eut fait que cela toute sa vie. "Une heure plus tard mon mari rentrait, Rose ne leva meme pas les yeux sur lui, mais il leva les yeux sur elle, lui. Elle sentait deja la verveine a plein nez. Au bout de cinq minutes elle sortit. "Il me demanda aussitot: "--Qu'est-ce que c'est que cette fille-la? "--Mais... ma nouvelle femme de chambre. "--Ou l'avez-vous trouvee? "--C'est la baronne de Grangerie qui me l'a donnee, avec les meilleurs renseignements. "--Ah! elle est assez jolie! "--Vous trouvez? "--Mais oui... pour une femme de chambre. "J'etais ravie. Je sentais qu'il mordait deja. "Le soir meme, Rose me disait: "Je puis maintenant promettre a Madame que ca ne durera pas plus de quinze jours. Monsieur est tres facile! "--Ah! vous avez deja essaye? "--Non, Madame; mais ca se voit au premier coup d'oeil. Il a deja envie de m'embrasser en passant a cote de moi. "--Il ne vous a rien dit? "--Non, Madame, il m'a seulement demande mon nom... pour entendre le son de ma voix. "--Tres bien, ma bonne Rose. Allez le plus vite que vous pourrez. "--Que Madame ne craigne rien. Je ne resisterai que le temps necessaire pour ne pas me deprecier. "Au bout de huit jours, mon mari ne sortait presque plus. Je le voyais roder toute l'apres-midi dans la maison; et ce qu'il y avait de plus significatif dans son affaire, c'est qu'il ne m'empechait plus de sortir. Et moi j'etais dehors toute la journee... pour... pour le laisser libre. "Le neuvieme jour, comme Rose me deshabillait, elle me dit d'un air timide: "--C'est fait, Madame, de ce matin. "Je fus un peu surprise, un rien emue meme, non de la chose, mais plutot de la maniere dont elle me l'avait dite. Je balbutiai:--Et... et... ca c'est bien passe?... "--Oh! tres bien, Madame. Depuis trois jours deja il me pressait, mais je ne voulais pas aller trop vite. Madame me previendra du moment ou elle desire le flagrant delit. "--Oui, ma fille. Tenez!... prenons jeudi. "--Va pour jeudi, Madame. Je n'accorderai rien jusque-la pour tenir Monsieur en eveil. "--Vous etes sure de ne pas manquer? "--Oh! oui, Madame, tres sure. Je vais allumer Monsieur dans les grands prix, de facon a le faire donner juste a l'heure que Madame voudra bien me designer. "--Prenons cinq heures, ma bonne Rose. "--Ca va pour cinq heures, Madame; et a quel endroit? "--Mais... dans ma chambre. "--Soit, dans la chambre de Madame. "Alors, ma cherie, tu comprends ce que j'ai fait. J'ai ete chercher papa et maman d'abord, et puis mon oncle d'Orvelin, le president, et puis M. Raplet, le juge, l'ami de mon mari. Je ne les ai pas prevenus de ce que j'allais leur montrer. Je les ai fait entrer tous sur la pointe des pieds jusqu'a la porte de ma chambre. J'ai attendu cinq heures, cinq heures juste. Oh! comme mon coeur battait. J'avais fait monter aussi le concierge pour avoir un temoin de plus! Et puis... et puis, au moment ou la pendule commence a sonner, pan, j'ouvre la porte toute grande... Ah! ah! ah! ca y etait en plein... en plein... ma chere... Oh! quelle tete!... si tu avais vu sa tete!... Et il s'est retourne... l'imbecile? Ah! qu'il etait drole... Je riais, je riais... Et papa qui s'est fache, qui voulait battre mon mari... Et le concierge, un bon serviteur, qui l'aidait a se rhabiller... devant nous... devant nous... Il boutonnait ses bretelles... que c'etait farce!... Quant a Rose, parfaite! absolument parfaite... Elle pleurait... elle pleurait tres bien. C'est une fille precieuse... Si tu en as jamais besoin, n'oublie pas! "Et me voici... Je suis venue tout de suite te raconter la chose... tout de suite. Je suis libre. Vive le divorce!..." Et elle se mit a danser au milieu du salon, tandis que la petite baronne, songeuse et contrariee, murmurait: --Pourquoi ne m'as-tu pas invitee a voir ca? * * * * * CLOCHETTE Sont-ils etranges, ces anciens souvenirs qui vous hantent sans qu'on puisse se defaire d'eux! Celui-la est si vieux, si vieux que je ne saurais comprendre comment il est reste si vif et si tenace dans mon esprit. J'ai vu depuis tant de choses sinistres, emouvantes ou terribles, que je m'etonne de ne pouvoir passer un jour, un seul jour, sans que la figure de la mere Clochette ne se retrace devant mes yeux, telle que je la connus, autrefois, voila si longtemps, quand j'avais dix ou douze ans. C'etait une vieille couturiere qui venait une fois par semaine, tous les mardis, raccommoder le linge chez mes parents. Mes parents habitaient une de ces demeures de campagne appelees chateaux, et qui sont simplement d'antiques maisons a toit aigu, dont dependent quatre ou cinq fermes groupees autour. Le village, un gros village, un bourg, apparaissait a quelques centaines de metres, serre autour de l'eglise, une eglise de briques rouges devenues noires avec le temps. Donc, tous les mardis, la mere Clochette arrivait entre six heures et demie et sept heures du matin et montait aussitot dans la lingerie se mettre au travail. C'etait une haute femme maigre, barbue, ou plutot poilue, car elle avait de la barbe sur toute la figure, une barbe surprenante, inattendue, poussee par bouquets invraisemblables, par touffes frisees qui semblaient semees par un fou a travers ce grand visage de gendarme en jupes. Elle en avait sur le nez, sous le nez, autour du nez, sur le menton, sur les joues; et ses sourcils d'une epaisseur et d'une longueur extravagantes, tout gris, touffus, herisses, avaient tout a fait l'air d'une paire de moustaches placees la par erreur. Elle boitait, non pas comme boitent les estropies ordinaires, mais comme un navire a l'ancre. Quand elle posait sur sa bonne jambe son grand corps osseux et devie, elle semblait prendre son elan pour monter sur une vague monstrueuse, puis, tout a coup, elle plongeait comme pour disparaitre dans un abime, elle s'enfoncait dans le sol. Sa marche eveillait bien l'idee d'une tempete, tant elle se balancait en meme temps; et sa tete toujours coiffee d'un enorme bonnet blanc, dont les rubans lui flottaient dans le dos, semblait traverser l'horizon, du nord au sud et du sud au nord, a chacun de ses mouvements. J'adorais cette mere Clochette. Aussitot leve je montais dans la lingerie ou je la trouvais installee a coudre, une chaufferette sous les pieds. Des que j'arrivais, elle me forcait a prendre cette chaufferette et a m'asseoir dessus pour ne pas m'enrhumer dans cette vaste piece froide, placee sous le toit. --Ca te tire le sang de la gorge, disait-elle. Elle me contait des histoires, tout en reprisant le linge avec ses longs doigts crochus, qui etaient vifs; ses yeux derriere ses lunettes aux verres grossissants, car l'age avait affaibli sa vue, me paraissaient enormes, etrangement profonds, doubles. Elle avait, autant que je puis me rappeler les choses qu'elle me disait et dont mon coeur d'enfant etait remue, une ame magnanime de pauvre femme. Elle voyait gros et simple. Elle me contait les evenements du bourg, l'histoire d'une vache qui s'etait sauvee de l'etable et qu'on avait retrouvee, un matin, devant le moulin de Prosper Malet, regardant tourner les ailes de bois, ou l'histoire d'un oeuf de poule decouvert dans le clocher de l'eglise sans qu'on eut jamais compris quelle bete etait venue le pondre la, ou l'histoire du chien de Jean-Jean Pilas, qui avait ete reprendre a dix lieues du village la culotte de son maitre volee par un passant tandis qu'elle sechait devant la porte apres une course a la pluie. Elle me contait ces naives aventures de telle facon qu'elles prenaient en mon esprit des proportions de drames inoubliables, de poemes grandioses et mysterieux; et les contes ingenieux inventes par des poetes et que me narrait ma mere, le soir, n'avaient point cette saveur, cette ampleur, cette puissance des recits de la paysanne. * * * * * Or, un mardi, comme j'avais passe toute la matinee a ecouter la mere Clochette, je voulus remonter pres d'elle, dans la journee, apres avoir ete cueillir des noisettes avec le domestique, au bois des Hallets, derriere la ferme de Noirpre. Je me rappelle tout cela aussi nettement que les choses d'hier. Or, en ouvrant la porte de la lingerie, j'apercus la vieille couturiere etendue sur le sol, a cote de sa chaise, la face par terre, les bras allonges, tenant encore son aiguille d'une main, et de l'autre, une de mes chemises. Une de ses jambes, dans un bas bleu, la grande sans doute, s'allongeait sous sa chaise; et les lunettes brillaient au pied de la muraille, ayant roule loin d'elle. Je me sauvai en poussant des cris aigus. On accourut; et j'appris au bout de quelques minutes que la mere Clochette etait morte. Je ne saurais dire l'emotion profonde, poignante, terrible, qui crispa mon coeur d'enfant. Je descendis a petits pas dans le salon et j'allai me cacher dans un coin sombre, au fond d'une immense et antique bergere ou je me mis a genoux pour pleurer. Je restai la longtemps sans doute, car la nuit vint. Tout a coup on entra avec une lampe, mais on ne me vit pas et j'entendis mon pere et ma mere causer avec le medecin, dont je reconnus la voix. On l'avait ete chercher bien vite et il expliquait les causes de l'accident. Je n'y compris rien d'ailleurs. Puis il s'assit, et accepta un verre de liqueur avec un biscuit. Il parlait toujours; et ce qu'il dit alors me reste et me restera grave dans l'ame jusqu'a ma mort! Je crois que je puis reproduire meme presque absolument les termes dont il se servit. --Ah! disait-il, la pauvre femme! ce fut ici ma premiere cliente. Elle se cassa la jambe le jour de mon arrivee et je n'avais pas eu le temps de me laver les mains en descendant de la diligence quand on vint me querir en toute hate, car c'etait grave, tres grave. "Elle avait dix-sept ans, et c'etait une tres belle fille, tres belle, tres belle! L'aurait-on cru? Quant a son histoire, je ne l'ai jamais dite; et personne hors moi et un autre qui n'est plus dans le pays ne l'a jamais sue. Maintenant qu'elle est morte, je puis etre moins discret. "A cette epoque-la venait de s'installer, dans le bourg, un jeune aide instituteur qui avait une jolie figure et une belle taille de sous-officier. Toutes les filles lui couraient apres, et il faisait le dedaigneux, ayant grand'peur d'ailleurs du maitre d'ecole, son superieur, le pere Grabu, qui n'etait pas bien leve tous les jours. "Le pere Grabu employait deja comme couturiere la belle Hortense, qui vient de mourir chez vous et qu'on baptisa plus tard Clochette, apres son accident. L'aide instituteur distingua cette belle fillette, qui fut sans doute flattee d'etre choisie par cet imprenable conquerant; toujours est-il qu'elle l'aima, et qu'il obtint un premier rendez-vous, dans le grenier de l'ecole, a la fin d'un jour de couture, la nuit venue. "Elle fit donc semblant de rentrer chez elle, mais au lieu de descendre l'escalier en sortant de chez les Grabu, elle le monta, et alla se cacher dans le foin, pour attendre son amoureux. Il l'y rejoignit bientot, et il commencait a lui conter fleurette, quand la porte de ce grenier s'ouvrit de nouveau et le maitre d'ecole parut et demanda: "--Qu'est-ce que vous faites la haut, Sigisbert? "Sentant qu'il serait pris, le jeune instituteur, affole, repondit stupidement: "--J'etais monte me reposer un peu sur les bottes, monsieur Grabu. "Ce grenier etait tres grand, tres vaste, absolument noir; et Sigisbert poussait vers le fond la jeune fille effaree, en repetant: "Allez la-bas, cachez-vous. Je vais perdre ma place, sauvez-vous, cachez-vous?" "Le maitre d'ecole entendant murmurer, reprit: "Vous n'etes donc pas seul ici?" "--Mais oui, monsieur Grabu! "--Mais non, puisque vous parlez. "--Je vous jure que oui, monsieur Grabu. "--C'est ce que je vais savoir, reprit le vieux; et fermant la porte a double tour, il descendit chercher une chandelle. "Alors le jeune homme, un lache comme on en trouve souvent, perdit la tete et il repetait, parait-il, devenu furieux tout a coup: "Mais cachez-vous, qu'il ne vous trouve pas. Vous allez me mettre sans pain pour toute ma vie. Vous allez briser ma carriere... Cachez-vous donc!" "On entendait la clef qui tournait de nouveau dans la serrure. "Hortense courut a la lucarne qui donnait sur la rue, l'ouvrit brusquement, puis, d'une voix basse et resolue: "--Vous viendrez me ramasser quand il sera parti, dit-elle. "Et elle sauta. "Le pere Grabu ne trouva personne et redescendit, fort surpris. "Un quart d'heure plus tard, M. Sigisbert entrait, chez moi et me contait son aventure. La jeune fille etait restee au pied du mur incapable de se lever, etant tombee de deux etages. J'allai la chercher avec lui. Il pleuvait a verse, et j'apportai chez moi cette malheureuse dont la jambe droite etait brisee a trois places, et dont les os avaient creve les chairs. Elle ne se plaignait pas et disait seulement avec une admirable resignation. "Je suis punie, bien punie!" "Je fis venir du secours et les parents de l'ouvriere, a qui je contai la fable d'une voiture emportee qui l'avait renversee et estropiee devant ma porte. "On me crut, et la gendarmerie chercha en vain, pendant un mois, l'auteur de cet accident. "Voila! Et je dis que cette femme fut une heroine, de la race de celles qui accomplissent les plus belles actions historiques. "Ce fut la son seul amour. Elle est morte vierge. C'est une martyre, une grande ame, une Devouee sublime! Et si je ne l'admirais pas absolument je ne vous aurais pas conte cette histoire, que je n'ai jamais voulu dire a personne pendant sa vie, vous comprenez pourquoi." Le medecin s'etait tu. Maman pleurait. Papa prononca quelques mots que je ne saisis pas bien; puis ils s'en allerent. Et je restai a genoux sur ma bergere, sanglotant, pendant que j'entendais un bruit etrange de pas lourds et de heurts dans l'escalier. On emportait le corps de Clochette. * * * * * LE MARQUIS DE FUMEROL Roger de Tourneville, au milieu du cercle de ses amis, parlait, a cheval sur une chaise, il tenait un cigare a la main, et, de temps en temps aspirait et soufflait un petit nuage de fumee. ... Nous etions a table quand on apporta une lettre. Papa l'ouvrit. Vous connaissez bien papa qui croit faire l'interim du Roy, en France. Moi, je l'appelle don Quichotte parce qu'il s'est battu pendant douze ans contre le moulin a vent de la Republique sans bien savoir si c'etait au nom des Bourbons ou bien au nom des Orleans. Aujourd'hui il tient la lance au nom des Orleans seuls, parce qu'il n'y a plus qu'eux. Dans tous les cas, papa se croit le premier gentilhomme de France, le plus connu, le plus influent, le chef du parti; et comme il est senateur inamovible il considere les Rois des environs comme ayant des trones peu surs. Quant a maman, c'est l'ame de papa, c'est l'ame de la royaute et de la religion, le bras droit de Dieu sur terre, et le fleau des mal-pensants. Donc on apporta une lettre pendant que nous etions a table. Papa l'ouvrit, la lut; puis il regarda maman et lui dit: "Ton frere est a l'article de la mort." Maman palit. Presque jamais on ne parlait de mon oncle dans la maison. Moi je ne le connaissais pas du tout. Je savais seulement par la voix publique qu'il avait mene et menait encore une vie de polichinelle. Ayant mange sa fortune avec un nombre incalculable de femmes, il n'avait conserve que deux maitresses, avec lesquelles il vivait dans un petit appartement, rue des Martyrs. Ancien pair de France, ancien colonel de cavalerie, il ne croyait, disait-on, ni a Dieu ni a diable. Doutant donc de la vie future, il avait abuse, de toutes les facons, de la vie presente; et il etait devenu la plaie vive du coeur de maman. Elle dit: "Donnez-moi cette lettre, Paul." Quand elle eut fini de la lire, je la demandai a mon tour. La voici: "Monsieur le comte, je croi devoir vou faire asavoir que votre bofrere le marqui de Fumerold, va mourir. Peut etre voudre vous prendre des disposition, et ne pas oublie que je vous ai prevenu. "Votre servante, "MELANI." Papa murmura: "Il faut aviser. Dans ma situation, je dois veiller sur les derniers moments de votre frere." Maman reprit: "Je vais faire chercher l'abbe Poivron et lui demander conseil. Puis j'irai trouver mon frere avec l'abbe et Roger. Vous, Paul, restez ici. Il ne faut pas vous compromettre. Une femme peut faire et doit faire ces choses-la. Mais pour un homme politique dans votre position, c'est autre chose. Un adversaire aurait beau jeu a se servir contre vous de la plus louable de vos actions. --Vous avez raison, dit mon pere. Faites suivant votre inspiration, ma chere amie. Un quart d'heure plus tard, l'abbe Poivron entrait dans le salon, et la situation fut exposee, analysee, discutee sous toutes ses faces. Si le marquis de Fumerol, un des grands noms de France, mourait sans les secours de la religion, le coup assurement serait terrible pour la noblesse en general et pour le comte de Tourneville en particulier. Les libre-penseurs triompheraient. Les mauvais journaux chanteraient victoire pendant six mois; le nom de ma mere serait traine dans la boue et dans la prose des feuilles socialistes; celui de mon pere eclabousse. Il etait impossible qu'une pareille chose arrivat. Donc une croisade fut immediatement decidee qui serait conduite par l'abbe Poivron, petit pretre gras et propre, vaguement parfume, un vrai vicaire de grande eglise dans un quartier noble et riche. Un landau fut attele et nous voici partis tous trois, maman, le cure et moi, pour administrer mon oncle. * * * * * Il avait ete decide qu'on verrait d'abord Mme Melanie, auteur de la lettre et qui devait etre la concierge ou la servante de mon oncle. Je descendis en eclaireur devant une maison a sept etages et j'entrai dans un couloir sombre ou j'eus beaucoup de mal a decouvrir le trou obscur du portier. Cet homme me toisa avec mefiance. Je demandai: "Madame Melanie, s'il vous plait? --Connais pas! --Mais, j'ai recu une lettre d'elle. --C'est possible, mais connais pas. C'est quelque entretenue que vous demandez? --Non, une bonne, probablement. Elle m'a ecrit pour une place. --Une bonne?... Une bonne?... P't-etre la celle au marquis. Allez voir, cintieme a gauche. Du moment que je ne demandais pas une entretenue, il etait devenu plus aimable et il vint jusqu'au couloir. C'etait un grand maigre avec des favoris blancs, un air bedeau et des gestes majestueux. Je grimpai en courant un long limacon poisseux d'escalier dont je n'osais toucher la rampe et je frappai trois coups discrets, a la porte de gauche du cinquieme etage. Elle s'ouvrit aussitot; et une femme malpropre, enorme, se trouva devant moi barrant l'entree de ses bras ouverts qui s'appuyaient aux deux portants. Elle grogna: "Qu'est-ce que vous demandez? --Vous etes madame Melanie? --Oui. --Je suis le vicomte de Tourneville. --Ah bon! Entrez. --C'est que... maman est en bas avec un pretre. --Ah bon... Allez les chercher. Mais prenez garde au portier. Je descendis et je remontai avec maman que suivait l'abbe. Il me sembla que j'entendais d'autres pas derriere nous. Des que nous fumes dans la cuisine, Melanie nous offrit des chaises et nous nous assimes tous les quatre pour deliberer. --Il est bien bas? demanda maman. --Ah oui, madame, il n'en a pas pour longtemps. --Est-ce qu'il semble dispose a recevoir la visite d'un pretre? --Oh!... je ne crois pas. --Puis-je le voir? --Mais... oui... madame... seulement... seulement... ces demoiselles sont aupres de lui. --Quelles demoiselles? --Mais... mais... ses bonnes amies donc. --Ah! Maman etait devenue toute rouge. L'abbe Poivron avait baisse les yeux. Cela commencait a m'amuser et je dis: --Si j'entrais le premier? Je verrai comment il me recevra et je pourrai peut-etre preparer son coeur. Maman, qui n'y entendait pas malice, repondit: --Oui, mon enfant. Mais une porte s'ouvrit quelque part et une voix, une voix de femme cria: --Melanie! La grosse bonne s'elanca, repondit: --Qu'est-ce qu'il faut, mamzelle Claire? --L'omelette, bien vite. --Dans une minute, mamzelle. Et revenant vers nous, elle expliqua cet appel: --C'est une omelette au fromage qu'elles m'ont commandee pour deux heures comme collation. Et tout de suite elle cassa les oeufs dans un saladier et se mit a les battre avec ardeur. Moi, je sortis sur l'escalier et je tirai la sonnette afin d'annoncer mon arrivee officielle. Melanie m'ouvrit, me fit asseoir dans une antichambre, alla dire a mon oncle que j'etais la, puis revint me prier d'entrer. L'abbe se cacha derriere la porte pour paraitre au premier signe. Assurement, je fus surpris en voyant mon oncle. Il etait tres beau, tres solennel, tres chic, ce vieux viveur. Assis, presque couche dans un grand fauteuil, les jambes enveloppees d'une couverture, les mains, de longues mains pales, pendantes sur les bras du siege, il attendait la mort avec une dignite biblique. Sa barbe blanche tombait sur sa poitrine, et ses cheveux, tout blancs aussi, la rejoignaient sur les joues. Debout, derriere son fauteuil, comme pour le defendre contre moi, deux jeunes femmes, deux grasses petites femmes, me regardaient avec des yeux hardis de filles. En jupe et en peignoir, bras nus, avec des cheveux noirs a la diable sur la nuque, chaussees de savates orientales a broderies d'or qui montraient les chevilles et les bas de soie, elles avaient l'air, aupres de ce moribond, des figures immorales d'une peinture symbolique. Entre le fauteuil et le lit, une petite table portant une nappe, deux assiettes, deux verres, deux fourchettes et deux couteaux, attendait l'omelette au fromage commandee tout a l'heure a Melanie. Mon oncle dit d'une voix faible, essoufflee, mais nette: --Bonjour, mon enfant. Il est tard pour me venir voir. Notre connaissance ne sera pas longue. Je balbutiai: "Mon oncle, ce n'est pas ma faute..." Il repondit: "Non. Je le sais. C'est la faute de ton pere et de ta mere plus que la tienne... Comment vont-ils?" --Pas mal, je vous remercie. Quand ils ont appris que vous etiez malade, ils m'ont envoye prendre de vos nouvelles. --Ah! Pourquoi ne sont-ils pas venus eux-memes? Je levai les yeux sur les deux filles, et je dis doucement: "Ce n'est pas de leur faute s'ils n'ont pu venir, mon oncle. Mais il serait difficile pour mon pere, et impossible pour ma mere d'entrer ici..." Le vieillard ne repondit rien, mais souleva sa main vers la mienne. Je pris cette main pale et froide et je la gardai. La porte s'ouvrit: Melanie entra avec l'omelette et la posa sur la table. Les deux femmes aussitot s'assirent devant leurs assiettes et se mirent a manger sans detourner les yeux de moi. Je dis: "Mon oncle, ce serait une grande joie pour ma mere de vous embrasser." Il murmura: "Moi aussi... je voudrais..." Il se tut. Je ne trouvais rien a lui proposer, et on n'entendait plus que le bruit des fourchettes sur la porcelaine et ce vague mouvement des bouches qui machent. Or l'abbe, qui ecoutait derriere la porte, voyant notre embarras et croyant la partie gagnee, jugea le moment venu d'intervenir, et il se montra. Mon oncle fut tellement stupefait de cette apparition qu'il demeura d'abord immobile; puis il ouvrit la bouche comme s'il voulait avaler le pretre; puis il cria d'une voix forte, profonde, furieuse: --Que venez-vous faire ici? L'abbe, accoutume aux situations difficiles, avancait toujours, murmurant: --Je viens au nom de votre soeur, monsieur le marquis; c'est elle qui m'envoie... Elle serait si heureuse, monsieur le marquis... Mais le marquis n'ecoutait pas. Levant une main il indiquait la porte d'un geste tragique et superbe, et il disait exaspere, haletant: --Sortez d'ici... sortez d'ici... voleurs d'ames... Sortez d'ici, violeurs de consciences... Sortez d'ici, crocheteurs de portes des moribonds! Et l'abbe reculait, et moi aussi, je reculais vers la porte, battant en retraite avec mon clerge; et, vengees, les deux petites femmes s'etaient levees, laissant leur omelette a demi mangee, et elles s'etaient placees des deux cotes du fauteuil de mon oncle, posant leurs mains sur ses bras pour le calmer, pour le proteger contre les entreprises criminelles de la Famille et de la Religion. L'abbe et moi nous rejoignimes maman dans la cuisine. Et Melanie de nouveau nous offrit des chaises. --Je savais bien que ca n'irait pas tout seul, disait-elle. Il faut trouver autre chose, autrement il nous echappera. Et on recommenca a deliberer. Maman avait un avis; l'abbe en soutenait un autre. J'en apportais un troisieme. Nous discutions a voix basse depuis une demi-heure peut-etre quand un grand bruit de meubles remues et des cris pousses par mon oncle, plus vehements et plus terribles encore que les premiers, nous firent nous dresser tous les quatre. Nous entendions a travers les portes et les cloisons: "Dehors... dehors... manants... cuistres... dehors gredins... dehors... dehors." Melanie se precipita, puis revint aussitot m'appeler a l'aide. J'accourus. En face de mon oncle souleve par la colere, presque debout et vociferant, deux hommes, l'un derriere l'autre, semblaient attendre qu'il fut mort de fureur. A sa longue redingote ridicule, a ses longs souliers anglais, a son air d'instituteur sans place, a son col droit et a sa cravate blanche, a ses cheveux plats, a sa figure humble de faux pretre d'une religion batarde, je reconnus aussitot le premier pour un pasteur protestant. Le second etait le concierge de la maison qui, appartenant au culte reforme, nous avait suivis, avait vu notre defaite, et avait couru chercher son pretre a lui, dans l'espoir d'un meilleur sort. Mon oncle semblait fou de rage! Si la vue du pretre catholique, du pretre de ses ancetres, avait irrite le marquis de Fumerol devenu libre-penseur, l'aspect du ministre de son portier le mettait tout a fait hors de lui. Je saisis par les bras les deux hommes et je les jetai dehors si brusquement qu'ils s'embrasserent avec violence deux fois de suite, au passage des deux portes qui conduisaient a l'escalier. Puis je disparus a mon tour et je rentrai dans la cuisine, notre quartier general, afin de prendre conseil de ma mere et de l'abbe. Mais Melanie, effaree, rentra en gemissant. "Il meurt... il meurt... venez vite... il meurt..." Ma mere s'elanca. Mon oncle etait tombe par terre, tout au long sur le parquet, et il ne remuait plus. Je crois bien qu'il etait deja mort. Maman fut superbe a cet instant-la! Elle marcha droit sur les deux filles agenouillees aupres du corps et qui cherchaient a le soulever. Et leur montrant la porte avec une autorite, une dignite, une majeste irresistibles, elle prononca: --C'est a vous de sortir, maintenant. Et elles sortirent, sans protester, sans dire un mot. Il faut ajouter que je me disposais a les expulser avec la meme vivacite que le pasteur et le concierge. Alors l'abbe Poivron administra mon oncle avec toutes les prieres d'usage et lui remit ses peches. Maman sanglotait, prosternee pres de son frere. Tout a coup elle s'ecria: --Il m'a reconnue. Il m'a serre la main. Je suis sur qu'il m'a reconnue!!!... et qu'il m'a remerciee! oh, mon Dieu! quelle joie! Pauvre maman! Si elle avait compris ou devine a qui et a quoi ce remerciement-la devait s'adresser! On coucha l'oncle sur son lit. Il etait bien mort cette fois. --Madame, dit Melanie, nous n'avons pas de draps pour l'ensevelir. Tout le linge appartient a ces demoiselles. Moi je regardais l'omelette qu'elles n'avaient point fini de manger, et j'avais, en meme temps, envie de pleurer et de rire. Il y a de droles d'instants et de droles de sensations, parfois, dans la vie! * * * * * Or, nous avons fait a mon oncle des funerailles magnifiques, avec cinq discours sur la tombe. Le senateur baron de Croisselles a prouve, en termes admirables, que Dieu toujours rentre victorieux dans les ames de race un instant egarees. Tous les membres du parti royaliste et catholique suivaient le convoi avec un enthousiasme de triomphateurs, en parlant de cette belle mort apres cette vie un peu troublee. * * * * * Le vicomte Roger s'etait tu. On riait autour de lui. Quelqu'un dit: "Bah! c'est la l'histoire de toutes les conversions _in extremis._" * * * * * LE SIGNE La petite marquise de Rennedon dormait encore, dans sa chambre close et parfumee, dans son grand lit doux et bas, dans ses draps de batiste legere, fine comme une dentelle, caressants comme un baiser; elle dormait seule, tranquille, de l'heureux et profond sommeil des divorcees. Des voix la reveillerent qui parlaient vivement dans le petit salon bleu. Elle reconnut son amie chere, la petite baronne de Grangerie, se disputant pour entrer avec la femme de chambre qui defendait la porte de sa maitresse. Alors la petite marquise se leva, tira les verrous, tourna la serrure, souleva la portiere et montra sa tete, rien que sa tete blonde, cachee sous un nuage de cheveux. --Qu'est-ce que tu as, dit-elle, a venir si tot? Il n'est pas encore neuf heures. La petite baronne, tres pale, nerveuse, fievreuse, repondit: --Il faut que je te parle. Il m'arrive une chose horrible. --Entre, ma cherie. Elle entra, elles s'embrasserent; et la petite marquise se recoucha pendant que la femme de chambre ouvrait les fenetres, donnait de l'air et du jour. Puis, quand la domestique fut partie, Mme de Rennedon reprit: "Allons, raconte." Mme de Grangerie se mit a pleurer, versant ces jolies larmes claires qui rendent plus charmantes les femmes, et elle balbutiait sans s'essuyer les yeux, pour ne point les rougir: "Oh, ma chere, c'est abominable, abominable, ce qui m'arrive. Je n'ai pas dormi de la nuit, mais pas une minute; tu entends, pas une minute. Tiens, tate mon coeur, comme il bat." Et, prenant la main de son amie, elle la posa sur sa poitrine, sur cette ronde et ferme enveloppe du coeur des femmes, qui suffit souvent aux hommes et les empeche de rien chercher dessous. Son coeur battait fort, en effet. Elle continua: "Ca m'est arrive hier dans la journee... vers quatre heures... ou quatre heures et demie. Je ne sais pas au juste. Tu connais bien mon appartement, tu sais que mon petit salon, celui ou je me tiens toujours, donne sur la rue Saint-Lazare, au premier; et que j'ai la manie de me mettre a la fenetre pour regarder passer les gens. C'est si gai, ce quartier de la gare, si remuant, si vivant... Enfin, j'aime ca! Donc hier, j'etais assise sur la chaise basse que je me suis fait installer dans l'embrasure de ma fenetre; elle etait ouverte, cette fenetre, et je ne pensais a rien; je respirais l'air bleu. Tu te rappelles comme il faisait beau, hier! "Tout a coup je remarque que, de l'autre cote de la rue, il y a aussi une femme a la fenetre, une femme en rouge; moi j'etais en mauve, tu sais, ma jolie toilette mauve. Je ne la connaissais pas cette femme, une nouvelle locataire, installee depuis un mois; et comme il pleut depuis un mois, je ne l'avais point vue encore. Mais je m'apercus tout de suite que c'etait une vilaine fille. D'abord je fus tres degoutee et tres choquee qu'elle fut a la fenetre comme moi; et puis, peu a peu, ca m'amusa de l'examiner. Elle etait accoudee, et elle guettait les hommes, et les hommes aussi la regardaient, tous ou presque tous. On aurait dit qu'ils etaient prevenus par quelque chose en approchant de la maison, qu'ils la flairaient comme les chiens flairent le gibier, car ils levaient soudain la tete et echangeaient bien vite un regard avec elle, un regard de franc-macon. Le sien disait: "Voulez-vous?" "Le leur repondait: "Pas le temps", ou bien: "Une autre fois", ou bien: "Pas le sou", ou bien: "Veux-tu te cacher, miserable!" C'etaient les yeux des peres de famille qui disaient cette derniere phrase. "Tu ne te figures pas comme c'etait drole de la voir faire son manege ou plutot son metier." "Quelquefois elle fermait brusquement la fenetre et je voyais un monsieur tourner sous la porte. Elle l'avait pris, celui-la, comme un pecheur a la ligne prend un goujon. Alors je commencais a regarder ma montre. Ils restaient de douze a vingt minutes, jamais plus. Vraiment, elle me passionnait, a la fin, cette araignee. Et puis elle n'etait pas laide, cette fille. "Je me demandais: Comment fait-elle pour se faire comprendre si bien, si vite, completement. Ajoute-t-elle a son regard un signe de tete ou un mouvement de main?" "Et je pris ma lunette de theatre pour me rendre compte de son procede. Oh! il etait bien simple: un coup d'oeil d'abord, puis un sourire, puis un tout petit geste de tete qui voulait dire "Montez-vous?" Mais si leger, si vague, si discret, qu'il fallait vraiment beaucoup de chic pour le reussir comme elle. "Et je me demandais: Est-ce que je pourrais le faire aussi bien, ce petit coup de bas en haut, hardi et gentil; car il etait tres gentil, son geste. "Et j'allai l'essayer devant la glace. Ma chere, je le faisais mieux qu'elle, beaucoup mieux! J'etais enchantee; et je revins me mettre a la fenetre. "Elle ne prenait plus personne, a present, la pauvre fille, plus personne. Vraiment elle n'avait pas de chance. Comme ca doit etre terrible tout de meme de gagner son pain de cette facon-la, terrible et amusant quelquefois, car enfin il y en a qui ne sont pas mal, de ces hommes qu'on rencontre dans la rue. "Maintenant ils passaient tous sur mon trottoir et plus un seul sur le sien. Le soleil avait tourne. Ils arrivaient les uns derriere les autres, des jeunes, des vieux, des noirs, des blonds, des gris, des blancs. "J'en voyais de tres gentils, mais tres gentils, ma chere, bien mieux que mon mari, et que le tien, ton ancien mari, puisque tu es divorcee. Maintenant tu peux choisir. "Je me disais: Si je leur faisais le signe, est-ce qu'ils me comprendraient, moi, moi qui suis une honnete femme? Et voila que je suis prise d'une envie folle de le leur faire ce signe, mais d'une envie, d'une envie de femme grosse... d'une envie epouvantable, tu sais, de ces envies... auxquelles on ne peut pas resister! J'en ai quelquefois comme ca, moi. Est-ce bete, dis, ces choses-la! Je crois que nous avons des ames de singes, nous autres femmes. On m'a affirme du reste (c'est un medecin qui m'a dit ca) que le cerveau du singe ressemblait beaucoup au notre. Il faut toujours que nous imitions quelqu'un. Nous imitons nos maris, quand nous les aimons, dans le premier mois des noces, et puis nos amants ensuite, nos amies, nos confesseurs quand ils sont bien. Nous prenons leurs manieres de penser, leurs manieres de dire, leurs mots, leurs gestes, tout. C'est stupide. "Enfin, moi quand je suis trop tentee de faire une chose, je la fais toujours. "Je me dis donc: Voyons, je vais essayer sur un, sur un seul, pour voir. Qu'est-ce qui peut m'arriver? Rien! Nous echangerons un sourire, et voila tout, et je ne le reverrai jamais; et si je le vois il ne me reconnaitra pas; et s'il me reconnait je nierai, parbleu. "Je commence donc a choisir. J'en voulais un qui fut bien, tres bien. Tout a coup je vois venir un grand blond, tres joli garcon. J'aime les blonds, tu sais. "Je le regarde. Il me regarde. Je souris, il sourit; je fais le geste; oh! a peine, a peine; il repond "oui" de la tete et le voila qui entre, ma cherie! Il entre par la grande porte de la maison." "Tu ne te figures pas ce qui s'est passe en moi a ce moment-la! J'ai cru que j'allais devenir folle. Oh! quelle peur! Songe, il allait parler aux domestiques! A Joseph qui est tout devoue a mon mari! Joseph aurait cru certainement que je connaissais ce monsieur depuis longtemps." "Que faire? dis? Que faire? Et il allait sonner, tout a l'heure, dans une seconde, Que faire, dis? J'ai pense que le mieux etait de courir a sa rencontre, de lui dire qu'il se trompait, de le supplier de s'en aller. Il aurait pitie d'une femme, d'une pauvre femme! Je me precipite donc a la porte et je l'ouvre juste au moment ou il posait la main sur le timbre." "Je balbutiai, tout a fait folle: "Allez-vous-en, Monsieur, allez-vous-en, vous vous trompez, je suis une honnete femme, une femme mariee. C'est une erreur, une affreuse erreur; je vous ai pris pour un de mes amis a qui vous ressemblez beaucoup. Ayez pitie de moi, Monsieur." "Et voila qu'il se met a rire, ma chere, et il repond: "Bonjour, ma chatte. Tu sais, je la connais, ton histoire. Tu es mariee, c'est deux louis au lieu d'un. Tu les auras. Allons montre-moi la route." "Et il me pousse; il referme la porte, et comme je demeurais, epouvantee, en face de lui, il m'embrasse, me prend par la taille et me fait rentrer dans le salon qui etait reste ouvert." "Et puis, il se met a regarder tout comme un commissaire-priseur; et il reprend: "Bigre, c'est gentil, chez toi, c'est tres chic. Faut que tu sois rudement dans la deche en ce moment-ci pour faire la fenetre!" "Alors, moi, je recommence a le supplier: "Oh! Monsieur, allez-vous-en! allez-vous-en! Mon mari va rentrer! Il va rentrer dans un instant, c'est son heure! Je vous jure que vous vous trompez!" "Et il me repond tranquillement: "Allons, ma belle, assez de manieres comme ca. Si ton mari rentre, je lui donnerai cent sous pour aller prendre quelque chose en face." "Comme il apercoit sur la cheminee la photographie de Raoul, il me demande: "--C'est ca, ton... ton mari? "--Oui, c'est lui. "--Il a l'air d'un joli mufle. Et ca, qu'est-ce que c'est? Une de tes amies? "C'etait ta photographie, ma chere, tu sais celle en toilette de bal. Je ne savais plus ce que disais, je balbutiai: "--Oui c'est une de mes amies. "--Elle est tres gentille. Tu me la feras connaitre. "Et voila la pendule qui se met a sonner cinq heures; et Raoul rentre tous les jours a cinq heures et demie! S'il revenait avant que l'autre fut parti, songe donc! Alors... alors... j'ai perdu la tete... tout a fait... j'ai pense... j'ai pense... que... que le mieux... etait de... de... de... me debarrasser de cet homme le... le plus vite possible... Plus tot ce serait fini... tu comprends... et... et voila... voila... puisqu'il le fallait... et il le fallait, ma chere... il ne serait pas parti sans ca... Donc j'ai... j'ai... j'ai mis le verrou a la porte du salon... Voila." * * * * * La petite marquise de Rennedon s'etait mise a rire, mais a rire follement, la tete dans l'oreiller, secouant son lit tout entier. Quand elle se fut un peu calmee, elle demanda: --Et... et... il etait joli garcon... --Mais oui. --Et tu te plains? --Mais... mais... vois-tu, ma chere, c'est que... il a dit... qu'il reviendrait demain... a la meme heure... et j'ai... j'ai une peur atroce... Tu n'as pas idee comme il est tenace... et volontaire... Que faire... dis... que faire? La petite marquise s'assit dans son lit pour reflechir; puis elle declara brusquement: --Fais-le arreter. La petite baronne fut stupefaite. Elle balbutia: --Comment? Tu dis? A quoi penses-tu? Le faire arreter? Sous quel pretexte? --Oh! c'est bien simple. Tu vas aller chez le commissaire; tu lui diras qu'un monsieur te suit depuis trois mois; qu'il a eu l'insolence de monter chez toi hier; qu'il t'a menacee d'une nouvelle visite pour demain, et que tu demandes protection a la loi. On te donnera deux agents qui l'arreteront. --Mais, ma chere, s'il raconte... --Mais on ne le croira pas, sotte, du moment que tu auras bien arrange ton histoire au commissaire. Et on te croira, toi, qui es une femme du monde irreprochable. --Oh! je n'oserai jamais. --Il faut oser, ma chere, ou bien tu es perdue. --Songe qu'il va... qu'il va m'insulter... quand on l'arretera. --Eh bien, tu auras des temoins et tu le feras condamner. --Condamner a quoi? --A des dommages. Dans ce cas, il faut etre impitoyable! --Ah! a propos de dommages... il y a une chose qui me gene beaucoup... mais beaucoup... Il m'a laisse... deux louis... sur la cheminee. --Deux louis? --Oui. --Pas plus? --Non. --C'est peu. Ca m'aurait humiliee, moi. Eh bien? --Eh bien! qu'est-ce qu'il faut faire de cet argent? La petite marquise hesita quelques secondes, puis repondit d'une voix serieuse: --Ma chere... Il faut faire... il faut faire... un petit cadeau a ton mari... ca n'est que justice. * * * * * LE DIABLE Le paysan restait debout en face du medecin, devant le lit de la mourante. La vieille, calme, resignee, lucide, regardait les deux hommes et les ecoutait causer. Elle allait mourir; elle ne se revoltait pas, son temps etait fini, elle avait quatre-vingt-douze ans. Par la fenetre et la porte ouvertes, le soleil de juillet entrait a flots, jetait sa flamme chaude sur le sol de terre brune, onduleux et battu par les sabots de quatre generations de rustres. Les odeurs des champs venaient aussi, poussees par la brise cuisante, odeurs des herbes, des bles, des feuilles, brules sous la chaleur, de midi. Les sauterelles s'egosillaient, emplissaient la campagne d'un crepitement clair, pareil au bruit des criquets de bois qu'on vend aux enfants dans les foires. Le medecin, elevant la voix, disait: --Honore, vous ne pouvez pas laisser votre mere toute seule dans cet etat-la. Elle passera d'un moment a l'autre! Et le paysan, desole, repetait: --Faut pourtant que j'rentre mon ble; v'la trop longtemps qu'il est a terre. L'temps est bon, justement. Que qu' t'en dis, ma me? Et la vieille mourante, tenaillee encore par l'avarice normande, faisait "oui" de l'oeil et du front, engageait son fils a rentrer son ble et a la laisser mourir toute seule. Mais le medecin se facha et, tapant du pied: --Vous n'etes qu'une brute, entendez-vous, et je ne vous permettrai pas de faire ca, entendez-vous! Et, si vous etes force de rentrer votre ble aujourd'hui meme, allez chercher la Rapet, parbleu! et faites-lui garder votre mere. Je le veux, entendez-vous! Et si vous ne m'obeissez pas, je vous laisserai crever comme un chien, quand vous serez malade a votre tour, entendez-vous? Le paysan, un grand maigre, aux gestes lents, torture par l'indecision, par la peur du medecin et par l'amour feroce de l'epargne, hesitait, calculait, balbutiait: --Comben qu'e prend, la Rapet, pour une garde? Le medecin criait: --Est-ce que je sais, moi? Ca depend du temps que vous lui demanderez. Arrangez-vous avec elle, morbleu! Mais je veux qu'elle soit ici dans une heure, entendez-vous? L'homme se decida: --J'y vas, j'y vas; vous fachez point, m'sieu l'medecin. Et le docteur s'en alla, en appelant: --Vous savez, vous savez, prenez garde, car je ne badine pas quand je me fache, moi! Des qu'il fut seul, le paysan se tourna vers sa mere, et, d'une voix resignee: --J'vas queri la Rapet, pisqu'il veut, c't homme. T'eluge point tant qu'je r'vienne. Et il sortit a son tour. * * * * * La Rapet, une vieille repasseuse, gardait les morts et les mourants de la commune et des environs. Puis, des qu'elle avait cousu ses clients dans le drap dont ils ne devaient plus sortir, elle revenait prendre son fer dont elle frottait le linge des vivants. Ridee comme une pomme de l'autre annee, mechante, jalouse, avare d'une avarice tenant du phenomene, courbee en deux comme si elle eut ete cassee aux reins par l'eternel mouvement du fer promene sur les toiles, on eut dit qu'elle avait pour l'agonie une sorte d'amour monstrueux et cynique. Elle ne parlait jamais que des gens qu'elle avait vus mourir, de toutes les varietes de trepas auxquelles elle avait assiste; et elle les racontait avec une grande minutie de details toujours pareils, comme un chasseur raconte ses coups de fusil. Quand Honore Bontemps entra chez elle, il la trouva preparant de l'eau bleue pour les collerettes des villageoises. Il dit: --Allons, bonsoir; ca va-t-il comme vous voulez, la me Rapet? Elle tourna vers lui la tete: --Tout d'meme, tout d'meme. Et d'vot' part? --Oh! d'ma part, ca va-t-a volonte, mais c'est ma me qui n'va point. --Vot'me? --Oui, ma me. --Que qu'alle a votre me? --All'a qu'a va tourner d'l'oeil! La vieille femme retira ses mains de l'eau, dont les gouttes, bleuatres et transparentes, lui glissaient jusqu'au bout des doigts, pour retomber dans le baquet. Elle demanda, avec une sympathie subite: --All'est si bas qu'ca? --L'medecin dit qu'all' n'passera point la r'levee. --Pour sur qu'all'est bas alors! Honore hesita. Il lui fallait quelques preambules pour la proposition qu'il preparait. Mais, comme il ne trouvait rien, il se decida tout d'un coup: --Comben qu'vous m'prendrez pour la garder jusqu'au bout? Vo savez que j'sommes point riche. J'peux seulement point m'payer une servante. C'est ben ca qui l'a mise la, ma pauv'me, trop d'elugement, trop d'fatigue! A travaillait comme dix, nonobstant ses quatre-vingt-douze. On n'en fait pu de c'te graine-la!... La Rapet repliqua gravement: --Y a deux prix: quarante sous l'jour, et trois francs la nuit pour les riches. Vingt sous l'jour et quarante la nuit pour l'zautres. Vo m'donnerez vingt et quarante. Mais le paysan reflechissait. Il la connaissait bien, sa mere. Il savait comme elle etait tenace, vigoureuse, resistante. Ca pouvait durer huit jours, malgre l'avis du medecin. Il dit resolument: --Non. J'aime ben qu'vo me fassiez un prix, la, un prix pour jusqu'au bout. J'courrons la chance d'part et d'autre. L'medecin dit qu'alle passera tantot. Si ca s'fait tant mieux pour vous, tant pis pour me. Ma si all' tient jusqu'a demain ou pu longtemps tant mieux pour me, tant pis pour vous! La garde, surprise, regardait l'homme. Elle n'avait jamais traite un trepas a forfait. Elle hesitait, tentee par l'idee d'une chance a courir. Puis elle soupconna qu'on voulait la jouer. --J'peux rien dire tant qu'j'aurai point vu vot' me, repondit-elle. --V'nez-y, la ve. Elle essuya ses mains et le suivit aussitot. En route, ils ne parlerent point. Elle allait d'un pied presse, tandis qu'il allongeait ses grandes jambes comme s'il devait, a chaque pas, traverser un ruisseau. Les vaches couchees dans les champs, accablees par la chaleur, levaient lourdement la tete et poussaient un faible meuglement vers ces deux gens qui passaient, pour leur demander de l'herbe fraiche. En approchant de sa maison, Honore Bontemps murmura: ---Si c'etait fini, tout d'meme? Et le desir inconscient qu'il en avait se manifesta dans le son de sa voix. Mais la vieille n'etait point morte. Elle demeurait sur le dos, en son grabat, les mains sur la couverture d'indienne violette, des mains affreusement maigres, nouees, pareilles a des betes etranges, a des crabes, et fermees par les rhumatismes, les fatigues, les besognes presque seculaires qu'elles avaient accomplies. La Rapet s'approcha du lit et considera la mourante. Elle lui tata le pouls, lui palpa la poitrine, l'ecouta respirer, la questionna pour l'entendre parler; puis l'ayant encore longtemps contemplee, elle sortit suivie d'Honore. Son opinion etait assise. La vieille n'irait pas a la nuit. Il demanda: --He ben? La garde repondit: --He ben, ca durera deux jours, p'tet trois. Vous me donnerez six francs, tout compris. Il s'ecria: --Six francs! six francs! Avez-vous perdu le sens? Me, je vous dis qu'elle en a pour cinq ou six heures, pas plus! Et ils discuterent longtemps, acharnes tous deux. Comme la garde allait se retirer, comme le temps passait, comme son ble ne se rentrerait pas tout seul, a la fin, il consentit: --Eh ben, c'est dit, six francs, tout compris, jusqu'a la l'vee du corps. --C'est dit, six francs. Et il s'en alla, a longs pas, vers son ble couche sur le sol, sous le lourd soleil qui murit les moissons. La garde rentra dans la maison. Elle avait apporte de l'ouvrage; car aupres des mourants et des morts elle travaillait sans relache, tantot pour elle, tantot pour la famille qui l'employait a cette double besogne moyennant un supplement de salaire. Tout a coup, elle demanda: --Vous a-t-on administree au moins, la me Bontemps? La paysanne fit "non" de la tete; et la Rapet, qui etait devote, se leva avec vivacite. --Seigneur Dieu, c'est-il possible? J'vas querir m'sieur l'cure. Et elle se precipita vers le presbytere, si vite, que les gamins, sur la place, la voyant trotter ainsi, crurent un malheur arrive. * * * * * Le pretre s'en vint aussitot, en surplis, precede de l'enfant de choeur qui sonnait une clochette pour annoncer le passage de Dieu dans la campagne brulante et calme. Des hommes, qui travaillaient au loin, otaient leurs grands chapeaux et demeuraient immobiles en attendant que le blanc vetement eut disparu derriere une ferme; les femmes qui ramassaient les gerbes se redressaient pour faire le signe de la croix, des poules noires, effrayees, fuyaient le long des fosses en se balancant sur leurs pattes jusqu'au trou, bien connu d'elles, ou elles disparaissaient brusquement; un poulain, attache dans un pre, prit peur a la vue du surplis et se mit a tourner en rond, au bout de sa corde, en lancant des ruades. L'enfant de choeur, en jupe rouge, allait vite; et le pretre, la tete inclinee sur une epaule et coiffe de sa barrette carree, le suivait en murmurant des prieres; et la Rapet venait derriere, toute penchee, pliee en deux, comme pour se prosterner en marchant, et les mains jointes, comme a l'eglise. Honore, de loin, les vit passer. Il demanda: --Ousqu'i va, not'cure? Son valet, plus subtil, repondit: --I porte l'bon Dieu a ta me, pardi! Le paysan ne s'etonna pas: --Ca s'peut ben, tout d'meme! Et il se remit au travail. La mere Bontemps se confessa, recut l'absolution, communia; et le pretre s'en revint, laissant seules les deux femmes dans la chaumiere etouffante. Alors la Rapet commenca a considerer la mourante, en se demandant si cela durerait longtemps. Le jour baissait; l'air plus frais entrait par souffles plus vifs, faisait voltiger contre le mur une image d'Epinal tenue par deux epingles; les petits rideaux de la fenetre, jadis blancs, jaunes maintenant et couverts de taches de mouche, avaient l'air de s'envoler, de se debattre, de vouloir partir, comme l'ame de la vieille. Elle, immobile, les yeux ouverts, semblait attendre avec indifference la mort si proche qui tardait a venir. Son haleine, courte, sifflait un peu dans sa gorge serree. Elle s'arreterait tout a l'heure, et il y aurait sur la terre une femme de moins, que personne ne regretterait. A la nuit tombante, Honore rentra. S'etant approche du lit, il vit que sa mere vivait encore, et il demanda: --Ca va-t-il? Comme il faisait autrefois quand elle etait indisposee. Puis il renvoya la Rapet en lui recommandant: --D'main, cinq heures, sans faute. Elle repondit: --D'main, cinq heures. Elle arriva, en effet, au jour levant. Honore, avant de se rendre aux terres, mangeait sa soupe, qu'il avait faite lui-meme. La garde demanda: --Eh ben, vot'me a-t-all' passe? Il repondit, avec un pli malin au coin des yeux: --All'va plutot mieux. Et il s'en alla. La Rapet, saisie d'inquietude, s'approcha de l'agonisante, qui demeurait dans le meme etat, oppressee et impassible, l'oeil ouvert et les mains crispees sur sa couverture. Et la garde comprit que cela pouvait durer deux jours, quatre jours, huit jours ainsi; et une epouvante etreignit son coeur d'avare, tandis qu'une colere furieuse la soulevait contre ce finaud qui l'avait jouee et contre cette femme qui ne mourait pas. Elle se mit au travail neanmoins et attendit, le regard fixe sur la face ridee de la mere Bontemps. Honore revint pour dejeuner; il semblait content, presque goguenard; puis il repartit. Il rentrait son ble, decidement, dans des conditions excellentes. * * * * * La Rapet s'exasperait; chaque minute ecoulee lui semblait, maintenant, du temps vole, de l'argent vole. Elle avait envie, une envie folle de prendre par le cou cette vieille bourrique, cette vielle tetue, cette vieille obstinee, et d'arreter, en serrant un peu, ce petit souffle rapide qui lui volait son temps et son argent. Puis elle reflechit au danger; et, d'autres idees lui passant par la tete, elle se rapprocha du lit. Elle demanda: --Vos avez-t-il deja vu l'Diable? La mere Bontemps murmura: --Non. Alors la garde se mit a causer, a lui conter des histoires pour terroriser son ame debile de mourante. Quelques minutes avant qu'on expirat, le Diable apparaissait, disait-elle, a tous les agonisants. Il avait un balai a la main, une marmite sur la tete, et il poussait de grands cris. Quand on l'avait vu, c'etait fini, on n'en avait plus que pour peu d'instants. Et elle enumerait tous ceux a qui le Diable etait apparu devant elle, cette annee-la: Josephin Loisel, Eulalie Ratier, Sophie Padagnau, Seraphine Grospied. La mere Bontemps, emue enfin, s'agitait, remuait les mains, essayait de tourner la tete pour regarder au fond de la chambre. Soudain la Rapet disparut au pied du lit. Dans l'armoire, elle prit un drap et s'enveloppa dedans; elle se coiffa de la marmite, dont les trois pieds courts et courbes se dressaient ainsi que trois cornes; elle saisit un balai de sa main droite, et, de la main gauche, un seau de fer-blanc, qu'elle jeta brusquement en l'air pour qu'il retombat avec bruit. Il fit, en heurtant le sol, un fracas epouvantable; alors, grimpee sur une chaise, la garde souleva le rideau qui pendait au bout du lit, et elle apparut, gesticulant, poussant des clameurs aigues au fond du pot de fer qui lui cachait la face, et menacant de son balai, comme un diable de guignol, la vieille paysanne a bout de vie. Eperdue, le regard fou, la mourante fit un effort surhumain pour se soulever et s'enfuir; elle sortit meme de sa couche ses epaules et sa poitrine; puis elle retomba avec un grand soupir. C'etait fini. Et la Rapet, tranquillement, remit en place tous les objets, le balai au coin de l'armoire, le drap dedans, la marmite sur le foyer, le seau sur la planche et la chaise contre le mur. Puis, avec les gestes professionnels, elle ferma les yeux enormes de la morte, posa sur le lit une assiette, versa dedans l'eau du benitier, y trempa le buis cloue sur la commode et, s'agenouillant, se mit a reciter avec ferveur les prieres des trepasses qu'elle savait par coeur, par metier. Et quand Honore rentra, le soir venu, il la trouva priant, et il calcula tout de suite qu'elle gagnait encore vingt sous sur lui, car elle n'avait passe que trois jours et une nuit, ce qui faisait en tout cinq francs, au lieu de six qu'il lui devait. * * * * * LES ROIS --Ah! dit le capitaine comte de Garens, je crois bien que je me le rappelle, ce souper des Rois, pendant la guerre! J'etais alors marechal des logis de hussards, et depuis quinze jours rodant en eclaireur en face d'une avant-garde allemande. La veille, nous avions sabre quelques uhlans et perdu trois hommes, dont ce pauvre petit Raudeville. Vous vous rappelez bien, Joseph de Raudeville. Or, ce jour-la, mon capitaine m'ordonna de prendre dix cavaliers et d'aller occuper et de garder toute la nuit le village de Porterin, ou l'on s'etait battu cinq fois en trois semaines. Il ne restait pas vingt maisons debout ni douze habitants dans ce guepier. Je pris donc dix cavaliers et je partis vers quatre heures. A cinq heures, en pleine nuit, nous atteignimes les premiers murs de Porterin. Je fis halte et j'ordonnai a Marchas, vous savez bien, Pierre de Marchas, qui a epouse depuis la petite Martel-Auvelin, la fille du marquis de Martel-Auvelin, d'entrer tout seul dans le village et de m'apporter des nouvelles. Je n'avais choisi que des volontaires, tous de bonne famille. Ca fait plaisir, dans le service, de ne pas tutoyer des mufles. Ce Marchas etait degourdi comme pas un, fin comme un renard et souple comme un serpent. Il savait eventer des Prussiens ainsi qu'un chien evente un lievre, trouver des vivres la ou nous serions morts de faim sans lui, et il obtenait des renseignements de tout le monde, des renseignements toujours surs, avec une adresse inimaginable. Il revint au bout de dix minutes: --Ca va bien, dit-il; aucun Prussien n'a passe par ici depuis trois jours. Il est sinistre, ce village. J'ai cause avec une bonne soeur qui garde quatre ou cinq malades dans un couvent abandonne. J'ordonnai d'aller de l'avant, et nous penetrames dans la rue principale. On apercevait vaguement a droite, a gauche, des murs sans toit, a peine visibles dans la nuit profonde. De place en place, une lumiere brillait derriere une vitre: une famille etait restee pour garder sa demeure a peu pres debout, une famille de braves ou de pauvres. La pluie commencait a tomber, une pluie menue, glacee, qui nous gelait avant de nous avoir mouilles, rien qu'en touchant les manteaux. Les chevaux trebuchaient sur des pierres, sur des poutres, sur des meubles. Marchas nous guidait, a pied, devant nous, et trainant sa bete par la bride. --Ou nous menes-tu? lui demandai-je. Il repondit: --J'ai un gite, un bon. Et il s'arreta bientot devant une petite maison bourgeoise demeuree entiere, bien close, batie sur la rue, avec un jardin derriere. Au moyen d'un gros caillou ramasse pres de la grille, Marchas fit sauter la serrure, puis il gravit le perron, defonca la porte d'entree a coups de pied et a coups d'epaule, alluma un bout de bougie qu'il avait toujours en poche, et nous preceda dans un bon et confortable logis de particulier riche, en nous guidant avec assurance, avec une assurance admirable, comme s'il avait vecu dans cette maison qu'il voyait pour la premiere fois. Deux hommes restes dehors gardaient nos chevaux. Marchas dit au gros Ponderel, qui le suivait: --Les ecuries doivent etre a gauche; j'ai vu ca en entrant; va donc y loger les betes, dont nous n'avons pas besoin. Puis, se tournant vers moi: --Donne des ordres, sacrebleu! Il m'etonnait toujours, ce gaillard-la. Je repondis en riant: --Je vais placer mes sentinelles aux abords du pays. Je te retrouverai ici. Il demanda: --Combien prends-tu d'hommes? --Cinq. Les autres les releveront a dix heures du soir. --Bon. Tu m'en laisses quatre pour faire les provisions, la cuisine, et mettre la table. Moi, je trouverai la cachette au vin. Et je m'en allai reconnaitre les rues desertes jusqu'a la sortie sur la plaine, pour y placer mes factionnaires. Une demi-heure plus tard, j'etais de retour. Je trouvai Marchas etendu dans un grand fauteuil Voltaire, dont il avait ote la housse, par amour du luxe, disait-il. Il se chauffait les pieds au feu, en fumant un cigare excellent dont le parfum emplissait la piece. Il etait seul, les coudes sur les bras du siege, la tete entre les epaules, les joues roses, l'oeil brillant, l'air enchante. Dans la piece voisine, j'entendais un bruit de vaisselle. Marchas me dit en souriant d'une facon beate: --Ca va, j'ai trouve le bordeaux dans le poulailler, le champagne sous les marches du perron, l'eau-de-vie,--cinquante bouteilles de vraie fine--dans le potager, sous un poirier qui, vu a la lanterne, ne m'a pas semble droit. Comme solide, nous avons deux poules, une oie, un canard, trois pigeons et un merle cueilli dans une cage, rien que de la plume, comme tu vois. Tout ca cuit en ce moment. Ce pays est excellent. Je m'etais assis en face de lui. La flamme de la cheminee me grillait le nez et les joues: --Ou as-tu trouve ce bois-la? demandai-je. Il murmura: --Bois magnifique, voiture de maitre, coupe. C'est la peinture qui donne cette flambee, un punch d'essence et de vernis. Bonne maison! Je riais, tant je le trouvais drole, l'animal. Il reprit: --Dire que c'est jour de Rois! J'ai fait mettre une feve dans l'oie; mais pas de reine, c'est embetant, ca! Je repetai, comme un echo: --C'est embetant; mais que veux-tu que j'y fasse, moi? --Que tu en trouves, parbleu! --De quoi? --Des femmes. --Des femmes?... Tu es fou! --J'ai bien trouve l'eau-de-vie sous un poirier, moi, et le champagne sous les marches du perron; et rien ne pouvait me guider encore.--Tandis que, pour toi, une jupe c'est un indice certain. Cherche, mon vieux. Il avait l'air si grave, si serieux, si convaincu que je ne savais plus s'il plaisantait. Je repondis: --Voyons, Marchas, tu blagues? --Je ne blague jamais dans le service. --Mais ou diable veux-tu que j'en trouve, des femmes? --Ou tu voudras. Il doit en rester deux ou trois dans le pays. Deniche et apporte. Je me levai. Il faisait trop chaud devant ce feu. Marchas reprit: --Veux-tu une idee? --Oui. --Va trouver le cure. --Le cure? Pourquoi faire? --Invite-le a souper et prie-le d'amener une femme. --Le cure! Une femme! Ah! ah! ah! Marchas reprit avec une extraordinaire gravite: --Je ne ris pas. Va trouver le cure, raconte-lui notre situation. Il doit s'embeter affreusement, il viendra. Mais dis-lui qu'il nous faut une femme au minimum, une femme comme il faut, bien entendu, puisque nous sommes tous des hommes du monde. Il doit connaitre ses paroissiennes sur le bout du doigt. S'il y en a une possible pour nous, et si tu t'y prends bien, il te l'indiquera. --Voyons, Marchas? A quoi penses-tu? --Mon cher Garens, tu peux faire ca tres bien. Ce serait meme tres drole. Nous savons vivre, parbleu! et nous serons d'une distinction parfaite, d'un chic extreme. Nomme-nous a l'abbe, fais-le rire, attendris-le, seduis-le et decide-le! --Non, c'est impossible. Il rapprocha son fauteuil et, comme il connaissait mes cotes faibles, le gredin reprit: --Songe donc comme ce serait crane a faire et amusant a raconter. On en parlerait dans toute l'armee. Ca te ferait une rude reputation. J'hesitais, tente par l'aventure. Il insista: --Allons, mon petit Garens. Tu es chef de detachement, toi seul peux aller trouver le chef de l'Eglise en ce pays. Je t'en prie, vas-y. Je raconterai la chose en vers, dans la _Revue des Deux-Mondes_, apres la guerre, je te le promets. Tu dois bien ca a tes hommes. Tu les fais assez marcher depuis un mois. Je me levai en demandant: --Ou est le presbytere? --Tu prends la seconde rue a gauche. Au bout, tu trouveras une avenue; et, au bout de l'avenue, l'eglise. Le presbytere est a cote. Je sortais; il me cria: --Dis-lui le menu pour lui donner faim! * * * * * Je decouvris sans peine la petite maison de l'ecclesiastique, a cote d'une grande vilaine eglise de briques. Je frappai a coups de poing dans la porte, qui n'avait ni sonnette ni marteau, et une voix forte demanda de l'interieur: --Qui va la? Je repondis: --Marechal des logis de hussards. J'entendis un bruit de verrous et de clef tournee, et je me trouvai en face d'un grand pretre a gros ventre, avec une poitrine de lutteur, des mains formidables sortant de manches retroussees, un teint rouge et un air brave homme. Je fis le salut militaire. --Bonjour, monsieur le cure. Il avait craint une surprise, une embuche de rodeurs, et il sourit en repondant: --Bonjour, mon ami; entrez. Je le suivis dans une petite chambre a paves rouges, ou brulait un maigre feu, bien different du brasier de Marchas. Il me montra une chaise, et puis me dit: --Qu'y a-t-il pour votre service? --Monsieur l'abbe, permettez-moi d'abord de me presenter. Et je lui tendis ma carte. Il la recut et lut a mi-voix: "Le comte de Garens." Je repris: --Nous sommes ici onze, monsieur l'abbe, cinq en grand'garde et six installes chez un habitant inconnu. Ces six-la se nomment Garens, ici present, Pierre de Marchas, Ludovic de Ponderel, le baron d'Etreillis, Karl Massouligny, le fils du peintre, et Joseph Herbon, un jeune musicien. Je viens, en leur nom et au mien, vous prier de nous faire l'honneur de souper avec nous. C'est un souper des Rois, monsieur le cure, et nous voudrions le rendre un peu gai. Le pretre souriait. Il murmura: --Il me semble que ce n'est guere l'occasion de s'amuser. Je repondis: --Nous nous battons tous les jours, Monsieur. Quatorze de nos camarades sont morts depuis un mois, et trois sont restes par terre, hier encore. C'est la guerre. Nous jouons notre vie a tout instant, n'avons-nous pas le droit de la jouer gaiement? Nous sommes Francais, nous aimons rire, nous savons rire partout. Nos peres riaient bien sur l'echafaud! Ce soir, nous voudrions nous degourdir un peu, en gens comme il faut, et non pas en soudards, vous me comprenez. Avons-nous tort? Il repondit vivement: --Vous avez raison, mon ami, et j'accepte avec grand plaisir votre invitation. Il cria: --Hermance! Une vieille paysanne, tordue, ridee, horrible, apparut et demanda: --Que qui a? --Je ne dine pas ici, ma fille. --Ou que vous dinez donc? --Avec MM. les hussards. J'eus envie de dire: "Amenez votre bonne, pour voir la tete de Marchas", mais je n'osai point. Je repris: --Parmi vos paroissiens restes dans le village, en voyez-vous quelqu'un ou quelqu'une que je puisse inviter aussi? Il hesita, chercha et declara: --Non, personne! J'insistai: --Personne!... Voyons, monsieur le cure, cherchez. Ce serait tres galant d'avoir des dames. Je m'entends, des menages! Est-ce que je sais, moi? Le boulanger avec sa femme, l'epicier, le... le... le... l'horloger... le... le cordonnier... le... le pharmacien avec la pharmacienne... Nous avons un bon repas, du vin, et serions enchantes de laisser un bon souvenir aux gens d'ici. Le cure medita longtemps encore, puis prononca avec resolution: --Non, personne. Je me mis a rire: --Sacristi! monsieur le cure, c'est ennuyeux de n'avoir pas une reine, car nous avons une feve. Voyons, cherchez. Il n'y a pas un maire marie, un adjoint marie, un conseiller municipal marie, un instituteur marie?... --Non, toutes les dames sont parties. --Quoi, il n'y a pas dans tout le pays une brave bourgeoise avec son bourgeois de mari, a qui nous pourrions faire ce plaisir, car ce serait un plaisir pour eux, un grand, dans les circonstances presentes? Mais tout a coup le cure se mit a rire, d'un rire violent qui le secouait tout entier, et il criait: --Ah! ah! ah! j'ai votre affaire, Jesus, Marie, j'ai votre affaire! Ah! ah! ah! nous allons rire, mes enfants, nous allons rire. Et elles seront bien contentes, allez, bien contentes, ah! ah!... Ou gitez-vous? J'expliquai la maison en la decrivant. Il comprit: --Tres bien. C'est la propriete de M. Bertin-Lavaille. J'y serai dans une demi-heure avec quatre dames!!!... Ah! ah! ah! quatre dames!!!... Il sortit avec moi, riant toujours, et me quitta, en repetant: --Ca va; dans une demi-heure, maison Bertin-Lavaille. Je rentrai vite, tres etonne, tres intrigue. --Combien de couverts? demanda Marchas en m'apercevant. --Onze. Nous sommes six hussards, plus M. le cure et quatre dames. Il fut stupefait. Je triomphais. Il repetait: --Quatre dames! Tu dis: quatre dames? --Je dis: quatre dames. --De vraies femmes? --De vraies femmes. --Bigre! Mes compliments! --Je les accepte. Je les merite. Il quitta son fauteuil, ouvrit la porte et j'apercus une belle nappe blanche jetee sur une longue table autour de laquelle trois hussards en tablier bleu disposaient des assiettes et des verres. --Il y aura des femmes! cria Marchas. Et les trois hommes se mirent a danser en applaudissant de toute leur force. Tout etait pret. Nous attendions. Nous attendimes pres d'une heure. Une odeur delicieuse de volailles roties flottait dans toute la maison. Un coup frappe contre le volet nous souleva tous en meme temps. Le gros Ponderel courut ouvrir, et, au bout d'une minute a peine, une petite bonne Soeur apparut dans l'encadrement de la porte. Elle etait maigre, ridee, timide, et saluait coup sur coup les quatre hussards effares qui la regardaient entrer. Derriere elle, un bruit de batons martelait le pave du vestibule, et des qu'elle eut penetre dans le salon, j'apercus, l'une suivant l'autre, trois vieilles tetes en bonnet blanc, qui s'en venaient en se balancant avec des mouvements differents, l'une chavirant a droite, tandis que l'autre chavirait a gauche. Et, trois bonnes femmes se presenterent, boitant, trainant la jambe, estropiees par les maladies et deformees par la vieillesse, trois infirmes hors de service, les trois seules pensionnaires capables de marcher encore de l'etablissement hospitalier que dirigeait la Soeur Saint-Benoit. Elle s'etait retournee vers ses invalides, pleine de sollicitude pour elles; puis, voyant mes galons de marechal des logis, elle me dit: --Je vous remercie bien, monsieur l'officier, d'avoir pense a ces pauvres femmes. Elles ont bien peu de plaisir dans la vie, et c'est pour elles en meme temps un grand bonheur et un grand honneur que vous leur faites. J'apercus le cure, reste dans l'ombre du couloir et qui riait de tout son coeur. A mon tour, je me mis a rire, en regardant surtout la tete de Marchas. Puis montrant des sieges a la religieuse: --Asseyez-vous, ma Soeur; nous sommes tres fiers et tres heureux que vous ayez accepte notre modeste invitation. Elle prit trois chaises contre le mur, les aligna devant le feu, y conduisit ses trois bonnes femmes, les placa dessus, leur ota leurs cannes et leurs chales qu'elle alla deposer dans un coin; puis, designant la premiere, une maigre a ventre enorme, une hydropique assurement: --Celle-la est la mere Paumelle, dont le mari s'est tue en tombant d'un toit, et dont le fils est mort en Afrique. Elle a soixante-deux ans. Puis elle designa la seconde, une grande dont la tete tremblait sans cesse: --Celle-la est la mere Jean-Jean, agee de soixante-sept ans. Elle n'y voit plus guere, ayant eu la figure flambee dans un incendie et la jambe droite brulee a moitie. Elle nous montra, enfin, la troisieme, une espece de naine, avec des yeux saillants, qui roulaient de tous les cotes, ronds et stupides. --C'est la Putois, une innocente. Elle est agee de quarante-quatre ans seulement. J'avais salue les trois femmes comme si on m'eut presente a des Altesses Royales, et, me tournant vers le cure: --Vous etes, monsieur l'abbe, un homme precieux, a qui nous devrons tous ici de la reconnaissance. Tout le monde riait, en effet, hormis Marchas, qui semblait furieux. --Notre Soeur Saint-Benoit est servie! cria tout a coup Karl Massouligny. Je la fis passer devant avec le cure, puis je soulevai la mere Paumelle, dont je pris le bras et que je trainai dans la piece voisine, non sans peine, car son ventre ballonne semblait plus pesant que du fer. Le gros Ponderel enleva la mere Jean-Jean, qui gemissait pour avoir sa bequille; et le petit Joseph Herbon dirigea l'idiote, la Putois, vers la salle a manger, pleine d'odeur de viandes. Des que nous fumes en face de nos assiettes, la Soeur tapa trois coups dans ses mains, et les femmes firent, avec la precision de soldats qui presentent les armes, un grand signe de croix rapide. Puis le pretre prononca, lentement, les paroles latines du _Benedicite_. On s'assit, et les deux poules parurent, apportees par Marchas, qui voulait servir pour ne point assister en convive a ce repas ridicule. Mais je criai: "Vite le champagne!" Un bouchon sauta avec un bruit de pistolet qu'on decharge, et, malgre la resistance du cure et de la bonne Soeur, les trois hussards assis a cote des trois infirmes leur verserent de force dans la bouche leurs trois verres pleins. Massouligny, qui avait la faculte d'etre chez lui partout et a l'aise avec tout le monde, faisait la cour a la mere Paumelle de la facon la plus drole. L'hydropique, dont l'humeur etait restee gaie, malgre ses malheurs, lui repondait en badinant avec une voix de fausset qui semblait factice, et elle riait si fort des plaisanteries de son voisin que son gros ventre semblait pret a monter et a rouler sur la table. Le petit Herbon avait entrepris serieusement de griser l'idiote et le baron d'Etreillis, qui n'avait pas l'esprit alerte, interrogeait la Jean-Jean sur la vie, les habitudes et le reglement de l'hospice. La religieuse, effaree, criait a Massouligny: --Oh! oh! vous allez la rendre malade; ne la faites pas rire comme ca, je vous en prie, Monsieur. Oh! Monsieur... Puis elle se levait et se jetait sur Herbon pour lui arracher des mains un verre plein qu'il vidait prestement, entre les levres de la Putois. Et le cure riait a se tordre, repetait a la Soeur: --Laissez donc, pour une fois, ca ne leur fait pas de mal. Laissez donc. Apres les deux poules, on avait mange le canard, flanque des trois pigeons et du merle; et l'oie parut, fumante, doree, repandant une odeur chaude de viande rissolee et grasse. La Paumelle, qui s'animait, battit des mains; la Jean-Jean cessa de repondre aux questions nombreuses du baron, et la Putois poussa des grognements de joie, moitie cris et moitie soupirs, comme font les petits enfants a qui on montre des bonbons. --Permettez-vous, dit le cure, que je me charge de cet animal. Je m'entends comme personne a ces operations-la. --Mais certainement, monsieur l'abbe. Et la Soeur dit: --Si on ouvrait un peu la fenetre? Elles ont trop chaud. Je suis sure qu'elles seront malades. Je me tournai vers Marchas: --Ouvre la fenetre une minute. Il l'ouvrit, et l'air froid du dehors entra, fit vaciller les flammes des bougies et tournoyer la fumee de l'oie, dont le pretre, une serviette au cou, soulevait les ailes avec science. Nous le regardions faire, sans parler maintenant, interesses par le travail allechant de ses mains, saisis d'un renouveau d'appetit a la vue de cette grosse bete doree, dont les membres tombaient l'un apres l'autre dans la sauce brune, au fond du plat. Et tout a coup, au milieu de ce silence gourmand qui nous tenait attentifs, entra, par la fenetre ouverte, le bruit lointain d'un coup de feu. * * * * * Je fus debout si vite, que ma chaise roula derriere moi; et je criai: --Tout le monde a cheval! Toi, Marchas, tu vas prendre deux hommes et aller aux nouvelles. Je t'attends ici dans cinq minutes. Et pendant que les trois cavaliers s'eloignaient au galop dans la nuit, je me mis en selle avec mes deux autres hussards, devant le perron de la villa, tandis que le cure, la Soeur et les trois bonnes femmes montraient aux fenetres leurs tetes effarees. On n'entendait plus rien, qu'un aboiement de chien dans la campagne. La pluie avait cesse; il faisait froid, tres froid. Et bientot, je distinguai de nouveau le galop d'un cheval, d'un seul cheval qui revenait. C'etait Marchas. Je lui criai: --Eh bien? Il repondit: --Rien du tout, Francois a blesse un vieux paysan, qui refusait de repondre au: "Qui vive?" et qui continuait d'avancer, malgre l'ordre de passer au large. On l'apporte, d'ailleurs. Nous verrons ce que c'est. J'ordonnai de remettre les chevaux a l'ecurie et j'envoyai mes deux soldats au devant des autres, puis je rentrai dans la maison. Alors le cure, Marchas et moi, nous descendimes un matelas dans le salon pour y deposer le blesse; la Soeur, dechirant une serviette, se mit a faire de la charpie, tandis que les trois femmes eperdues restaient assises dans un coin. Bientot, je distinguai un bruit de sabres, traines sur la route; je pris une bougie pour eclairer les hommes qui revenaient; et ils parurent, portant cette chose inerte, molle, longue et sinistre, que devient un corps humain quand la vie ne le soutient plus. * * * * * On deposa le blesse sur le matelas prepare pour lui; et je vis du premier coup d'oeil que c'etait un moribond. Il ralait et crachait du sang qui coulait des coins de ses levres, chasse de sa bouche a chacun de ses hoquets. L'homme en etait couvert! Ses joues, sa barbe, ses cheveux, son cou, ses vetements, semblaient en avoir ete frottes, avoir ete baignes dans une cuve rouge. Et ce sang s'etait fige sur lui, etait devenu terne, mele de boue, horrible a voir. Le vieillard, enveloppe dans une grande limousine de berger, entr'ouvrait par moments ses yeux mornes, eteints, sans pensee, qui paraissaient stupides d'etonnement, comme ceux des betes que le chasseur tue et qui le regardent, tombees a ses pieds, aux trois quarts mortes deja, abruties par la surprise et par l'epouvante. Le cure s'ecria: --Ah! c'est le pere Placide, le vieux pasteur des Moulins. Il est sourd, le pauvre, et n'a rien entendu. Ah! mon Dieu! vous avez tue ce malheureux! La Soeur avait ecarte la blouse et la chemise, et regardait au milieu de la poitrine un petit trou violet qui ne saignait plus. --Il n'y a rien a faire, dit-elle. Le berger, haletant affreusement, crachait toujours du sang avec chacun de ses derniers souffles, et on entendait dans sa gorge, jusqu'au fond de ses poumons, un gargouillement sinistre et continu. Le cure, debout au-dessus de lui, leva sa main droite, decrivit le signe de la croix et prononca, d'une voix lente et solennelle, les paroles latines qui lavent les ames. Avant qu'il les eut achevees, le vieillard fut agite d'une courte secousse, comme si quelque chose venait de se briser en lui. Il ne respirait plus. Il etait mort. M'etant retourne, je vis un spectacle plus effrayant que l'agonie de ce miserable: les trois vieilles, debout, serrees l'une contre l'autre, hideuses, grimacaient d'angoisse et d'horreur. Je m'approchai d'elles, et elles se mirent a pousser des cris aigus, en essayant de se sauver, comme si j'allais les tuer aussi. La Jean-Jean, que sa jambe brulee ne portait plus, tomba tout de son long par terre. La Soeur Saint-Benoit, abandonnant le mort, courut vers ses infirmes, et sans un mot pour moi, sans un regard, les couvrit de leurs chales, leur donna leurs bequilles, les poussa vers la porte, les fit sortir et disparut avec elles dans la nuit profonde, si noire. Je compris que je ne pouvais meme les faire accompagner par un hussard, car le seul bruit du sabre les eut affolees. Le cure regardait toujours le mort. S'etant enfin retourne vers moi: --Ah! quelle vilaine chose, dit-il. * * * * * AU BOIS Le maire allait se mettre a table pour dejeuner quand on le prevint que le garde champetre l'attendait a la mairie avec deux prisonniers. Il s'y rendit aussitot, et il apercut en effet son garde champetre, le pere Hochedur, debout et surveillant d'un air severe un couple de bourgeois murs. L'homme, un gros pere, a nez rouge et a cheveux blancs, semblait accable; tandis que la femme, une petite mere endimanchee, tres ronde, tres grasse, aux joues luisantes, regardait d'un oeil de defi l'agent de l'autorite qui les avait captives. Le maire demanda: --Qu'est-ce que c'est, pere Hochedur? Le garde champetre fit sa deposition. Il etait sorti le matin, a l'heure ordinaire, pour accomplir sa tournee du cote des bois Champioux jusqu'a la frontiere d'Argenteuil. Il n'avait rien remarque d'insolite dans la campagne sinon qu'il faisait beau temps et que les bles allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui binait sa vigne, avait crie: --He, pere Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis, vous y trouverez une couple de pigeons qu'ont bien cent trente ans a eux deux. Il etait parti dans la direction indiquee; il etait entre dans le fourre et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent supposer un flagrant delit de mauvaises moeurs. Donc, avancant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre un braconnier, il avait apprehende le couple present au moment ou il s'abandonnait a son instinct. Le maire stupefait considera les coupables. L'homme comptait bien soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq. Il se mit a les interroger, en commencant par le male, qui repondait d'une voix si faible qu'on l'entendait a peine. --Votre nom. --Nicolas Beaurain. --Votre profession. --Mercier, rue des Martyrs, a Paris. --Qu'est-ce que vous faisiez dans ce bois? Le mercier demeura muet, les yeux baisses sur son gros ventre, les mains a plat sur ses cuisses. Le maire reprit: --Niez-vous ce qu'affirme l'agent de l'autorite municipale? --Non, Monsieur. --Alors, vous avouez? --Oui, Monsieur. --Qu'avez-vous a dire pour votre defense? --Rien, Monsieur. --Ou avez-vous rencontre votre complice? --C'est ma femme, Monsieur. --Votre femme? --Oui, Monsieur. --Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... a Paris? --Pardon, Monsieur, nous vivons ensemble! --Mais... alors... vous etes fou, tout a fait fou, mon cher Monsieur, de venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, a dix heures du matin. Le mercier semblait pret a pleurer de honte. Il murmura: --C'est elle qui a voulu ca! Je lui disais bien que c'etait stupide. Mais quand une femme a quelque chose dans la tete... vous savez... elle ne l'a pas ailleurs. Le maire, qui aimait l'esprit gaulois, sourit et repliqua: --Dans votre cas, c'est le contraire qui aurait du avoir lieu. Vous ne seriez pas ici si elle ne l'avait eu que dans la tete. Alors une colere saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme: --Vois-tu ou tu nous as menes avec ta poesie? Hein, y sommes-nous? Et nous irons devant les tribunaux, maintenant, a notre age, pour attentat aux moeurs! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientele et changer de quartier! Y sommes-nous? Mme Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s'expliqua sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans hesitation. --Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules. Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux comme une pauvre femme; et j'espere que vous voudrez bien nous renvoyer chez nous, et nous epargner la honte des poursuites. "Autrefois, quand j'etais jeune, j'ai fait la connaissance de M. Beaurain dans ce pays-ci, un dimanche. Il etait employe dans un magasin de mercerie; moi j'etais demoiselle dans un magasin de confections. Je me rappelle de ca comme d'hier. Je venais passer les dimanches ici, de temps en temps, avec une amie, Rose Leveque, avec qui j'habitais rue Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C'est lui qui nous conduisait ici. Un samedi, il m'annonca, en riant, qu'il amenerait un camarade le lendemain. Je compris bien ce qu'il voulait; mais je repondis que c'etait inutile. J'etais sage, Monsieur. "Le lendemain donc, nous avons trouve au chemin de fer Monsieur Beaurain. Il etait bien de sa personne a cette epoque-la. Mais j'etais decidee a ne pas ceder, et je ne cedai pas non plus. "Nous voici donc arrives a Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces temps qui vous chatouillent le coeur. Moi, quand il fait beau, aussi bien maintenant qu'autrefois, je deviens bete a pleurer, et quand je suis a la campagne je perds la tete. La verdure, les oiseaux qui chantent, les bles qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si vite, l'odeur de l'herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ca me rend folle! C'est comme le champagne quand on n'en a pas l'habitude! "Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant. Rose et Simon s'embrassaient toutes les minutes! Ca me faisait quelque chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derriere eux, sans guere parler. Quand on ne se connait pas on ne trouve rien a se dire. Il avait l'air timide, ce garcon, et ca me plaisait de le voir embarrasse. Nous voici arrives dans le petit bois. Il y faisait frais comme dans un bain, et tout le monde s'assit sur l'herbe. Rose et son ami me plaisantaient sur ce que j'avais l'air severe; vous comprenez bien que je ne pouvais pas etre autrement. Et puis voila qu'ils recommencent a s'embrasser sans plus se gener que si nous n'etions pas la; et puis ils se sont parle tout bas; et puis ils se sont leves et ils sont partis dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle sotte figure je faisais, moi, en face de ce garcon que je voyais pour la premiere fois. Je me sentais tellement confuse de les voir partir ainsi que ca me donna du courage; et je me suis mise a parler. Je lui demandai ce qu'il faisait; il etait commis de mercerie, comme je vous l'ai appris tout a l'heure. Nous causames donc quelques instants; ca l'enhardit, lui, et il voulut prendre des privautes, mais je le remis a sa place, et roide, encore. Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain?" M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne repondit pas. Elle reprit: "Alors il a compris que j'etais sage, ce garcon, et il s'est mis a me faire la cour gentiment, en honnete homme. Depuis ce jour il est revenu tous les dimanches. Il etait tres amoureux de moi, Monsieur. Et moi aussi je l'aimais beaucoup, mais la, beaucoup! c'etait un beau garcon, autrefois. "Bref, il m'epousa en septembre et nous primes notre commerce rue des Martyrs. "Ce fut dur pendant des annees, Monsieur. Les affaires n'allaient pas; et nous ne pouvions guere nous payer des parties de campagne. Et puis, nous en avions perdu l'habitude. On a autre chose en tete; on pense a la caisse plus qu'aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, peu a peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent plus guere a l'amour. On ne regrette rien tant qu'on ne s'apercoit pas que ca vous manque. "Et puis, Monsieur, les affaires ont mieux ete, nous nous sommes rassures sur l'avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s'est passe en moi, non, vraiment, je ne sais pas! "Voila que je me suis remise a rever comme une petite pensionnaire. La vue des voiturettes de fleurs qu'on traine dans les rues me tirait les larmes. L'odeur des violettes venait me chercher a mon fauteuil, derriere ma caisse, et me faisait battre le coeur! Alors je me levais et je m'en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ca a l'air d'une riviere, d'une longue riviere qui descend sur Paris en se tortillant; et les hirondelles passent dedans comme des poissons. C'est bete comme tout, ces choses-la, a mon age! Que voulez-vous, Monsieur, quand on a travaille toute sa vie, il vient un moment ou on s'apercoit qu'on aurait pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh! oui, on regrette! Songez donc que, pendant vingt ans, j'aurais pu aller cueillir des baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres femmes. Je songeais comme c'est bon d'etre couche sous les feuilles en aimant quelqu'un! Et j'y pensais tous les jours, toutes les nuits! Je revais de clairs de lune sur l'eau jusqu'a avoir envie de me noyer. "Je n'osais pas parler de ca a M. Beaurain dans les premiers temps. Je savais bien qu'il se moquerait de moi et qu'il me renverrait vendre mon fil et mes aiguilles! Et puis, a vrai dire, M. Beaurain ne me disait plus grand chose; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais bien aussi que je ne disais plus rien a personne, moi! "Donc, je me decidai et je lui proposai une partie de campagne au pays ou nous nous etions connus. Il accepta sans defiance et nous voici arrives, ce matin, vers les neuf heures. "Moi je me sentis toute retournee quand je suis entree dans les bles. Ca ne vieillit pas, le coeur des femmes! Et, vrai, je ne voyais plus mon mari tel qu'il est, mais bien tel qu'il etait autrefois! Ca, je vous le jure, Monsieur. Vrai de vrai, j'etais grise. Je me mis a l'embrasser; il en fut plus etonne que si j'avais voulu l'assassiner. Il me repetait: "Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. Qu'est-ce qui te prend?..." Je ne l'ecoutais pas, moi, je n'ecoutais que mon coeur. Et je le fis entrer dans le bois... Et voila!... J'ai dit la verite, monsieur le maire, toute la verite." Le maire etait un homme d'esprit. Il se leva, sourit, et dit: "Allez en paix, Madame, et ne pechez plus... sous les feuilles." * * * * * UNE FAMILLE J'allais revoir mon ami Simon Radevin que je n'avais point apercu depuis quinze ans. Autrefois c'etait mon meilleur ami, l'ami de ma pensee, celui avec qui on passe les longues soirees tranquilles et gaies, celui a qui on dit les choses intimes du coeur, pour qui on trouve, en causant doucement, les idees rares, fines, ingenieuses, delicates, nees de la sympathie meme qui excite l'esprit et le met a l'aise. Pendant bien des annees nous ne nous etions guere quittes. Nous avions vecu, voyage, songe, reve ensemble, aime les memes choses d'un meme amour, admire les memes livres, compris les memes oeuvres, fremi des memes sensations, et si souvent ri des memes etres que nous nous comprenions completement, rien qu'en echangeant un coup d'oeil. Puis il s'etait marie. Il avait epouse tout a coup une fillette de province venue a Paris pour chercher un fiance. Comment cette petite blondasse, maigre, aux mains niaises, aux yeux clairs et vides, a la voix fraiche et bete, pareille a cent mille poupees a marier, avait-elle cueilli ce garcon intelligent et fin? Peut-on comprendre ces choses-la? Il avait sans doute espere le bonheur, lui, le bonheur simple, doux et long entre les bras d'une femme bonne, tendre et fidele; et il avait entrevu tout cela, dans le regard transparent de cette gamine aux cheveux pales. Il n'avait pas songe que l'homme actif, vivant et vibrant, se fatigue de tout des qu'il a saisi la stupide realite, a moins qu'il ne s'abrutisse au point de ne plus rien comprendre. Comment allais-je le retrouver? Toujours vif, spirituel, rieur et enthousiaste, ou bien endormi par la vie provinciale? Un homme peut changer en quinze ans! * * * * * Le train s'arreta dans une petite gare. Comme je descendais de wagon, un gros, tres gros homme, aux joues rouges, au ventre rebondi, s'elanca vers moi, les bras ouverts, en criant: "Georges." Je l'embrassai, mais je ne l'avais pas reconnu. Puis je murmurai stupefait: "Cristi, tu n'as pas maigri." Il repondit en riant: "Que veux-tu? La bonne vie! la bonne table! les bonnes nuits! Manger et dormir voila mon existence!" Je le contemplai, cherchant dans cette large figure les traits aimes. L'oeil seul n'avait point change; mais je ne retrouvais plus le regard et je me disais: "S'il est vrai que le regard est le reflet de la pensee, la pensee de cette tete-la n'est plus celle d'autrefois, celle que je connaissais si bien." L'oeil brillait pourtant, plein de joie et d'amitie; mais il n'avait plus cette clarte intelligente qui exprime, autant que la parole, la valeur d'un esprit. Tout a coup, Simon me dit: --Tiens, voici mes deux aines. Une fillette de quatorze ans, presque femme, et un garcon de treize ans, vetu en collegien, s'avancerent d'un air timide et gauche. Je murmurai: "C'est a toi?" Il repondit en riant: "Mais, oui. --Combien en as-tu donc? --Cinq! Encore trois restes a la maison! Il avait repondu cela d'un air fier, content, presque triomphant; et moi je me sentais saisi d'une pitie profonde, melee d'un vague mepris, pour ce reproducteur orgueilleux et naif qui passait ses nuits a faire des enfants entre deux sommes, dans sa maison de province, comme un lapin dans une cage. Je montai dans une voiture qu'il conduisait lui-meme et nous voici partis a travers la ville, triste ville, somnolente et terne ou rien ne remuait par les rues, sauf quelques chiens et deux ou trois bonnes. De temps en temps, un boutiquier, sur sa porte, otait son chapeau; Simon rendait le salut et nommait l'homme pour me prouver sans doute qu'il connaissait tous les habitants par leur nom. La pensee me vint qu'il songeait a la deputation, ce reve de tous les enterres de province. On eut vite traverse la cite, et la voiture entra dans un jardin qui avait des pretentions de parc, puis s'arreta devant une maison a tourelles qui cherchait a passer pour chateau. --Voila mon trou, disait Simon, pour obtenir un compliment. Je repondis: --C'est delicieux. Sur le perron, une dame apparut, paree pour la visite, coiffee pour la visite, avec des phrases pretes pour la visite. Ce n'etait plus la fillette blonde et fade que j'avais vue a l'eglise quinze ans plus tot, mais une grosse dame a falbalas et a frisons, une de ces dames sans age, sans caractere, sans elegance, sans esprit, sans rien de ce qui constitue une femme. C'etait une mere, enfin, une grosse mere banale, la pondeuse, la pouliniere humaine, la machine de chair qui procree sans autre preoccupation dans l'ame que ses enfants et son livre de cuisine. Elle me souhaita la bienvenue et j'entrai dans le vestibule ou trois mioches alignes par rang de taille semblaient places la pour une revue comme des pompiers devant un maire. Je dis: --Ah! ah! voici les autres? Simon, radieux les nomma "Jean, Sophie et Gontran". La porte du salon etait ouverte. J'y penetrai et j'apercus au fond d'un fauteuil quelque chose qui tremblotait, un homme, un vieux homme paralyse. Madame Radevin s'avanca: --C'est mon grand-pere, monsieur. Il a quatre-vingt-sept ans. Puis elle cria dans l'oreille du vieillard trepidant: "C'est un ami de Simon, papa." L'ancetre fit un effort pour me dire bonjour et il vagit: "Oua, oua, oua" en agitant sa main. Je repondis: "Vous etes trop aimable, Monsieur," et je tombai sur un siege. Simon venait d'entrer; il riait: --Ah! ah! tu as fait la connaissance de bon papa. Il est impayable, ce vieux; c'est la distraction des enfants. Il est gourmand, mon cher, a se faire mourir a tous les repas. Tu ne te figures point ce qu'il mangerait si on le laissait libre. Mais tu verras, tu verras. Il fait de l'oeil aux plats sucres comme si c'etaient des demoiselles. Tu n'as jamais rien rencontre de plus drole, tu verras tout a l'heure. Puis on me conduisit dans ma chambre, pour faire ma toilette, car l'heure du diner approchait. J'entendais dans l'escalier un grand pietinement et je me retournai. Tous les enfants me suivaient en procession, derriere leur pere, sans doute pour me faire honneur. Ma chambre donnait sur la plaine, une plaine sans fin, toute nue, un ocean d'herbes, de bles et d'avoine, sans un bouquet d'arbres ni un coteau, image saisissante et triste de la vie qu'on devait mener dans cette maison. Une cloche sonna. C'etait pour le diner. Je descendis. Mme Radevin prit mon bras d'un air ceremonieux et on passa dans la salle a manger. Un domestique roulait le fauteuil du vieux qui, a peine place devant son assiette, promena sur le dessert un regard avide et curieux en tournant avec peine, d'un plat vers l'autre, sa tete branlante. Alors Simon se frotta les mains: "Tu vas t'amuser," me dit-il. Et tous les enfants, comprenant qu'on allait me donner le spectacle de grand-papa gourmand, se mirent a rire en meme temps, tandis que leur mere souriait seulement en haussant les epaules. Radevin se mit a hurler vers le vieillard en formant porte-voix de ses mains. --Nous avons ce soir de la creme au riz sucre. La face ridee de l'aieul s'illumina et il trembla plus fort de haut en bas, pour indiquer qu'il avait compris et qu'il etait content. Et on commenca a diner. "Regarde," murmura Simon. Le grand-pere n'aimait pas la soupe et refusait d'en manger. On l'y forcait, pour sa sante; et le domestique lui enfoncait de force dans la bouche la cuiller pleine, tandis qu'il soufflait avec energie, pour ne pas avaler le bouillon rejete ainsi en jet d'eau sur la table et sur ses voisins. Les petits enfants se tordaient de joie tandis que leur pere, tres content, repetait: "Est-il drole, ce vieux?" Et tout le long du repas on ne s'occupa que de lui. Il devorait du regard les plats poses sur la table; et de sa main follement agitee essayait de les saisir et de les attirer a lui. On les posait presque a portee pour voir ses efforts eperdus, son elan tremblotant vers eux, l'appel desole de tout son etre, de son oeil, de sa bouche, de son nez qui les flairait. Et il bavait d'envie sur sa serviette en poussant des grognements inarticules. Et toute la famille se rejouissait de ce supplice odieux et grotesque. Puis on lui servait sur son assiette un tout petit morceau qu'il mangeait avec une gloutonnerie fievreuse, pour avoir plus vite autre chose. Quand arriva le riz sucre, il eut presque une convulsion. Il gemissait de desir. Gontran lui cria: "Vous avez trop mange, vous n'en aurez pas." Et on fit semblant de ne lui en point donner. Alors il se mit a pleurer. Il pleurait en tremblant plus fort, tandis que tous les enfants riaient. On lui apporta enfin sa part, une toute petite part; et il fit, en mangeant la premiere bouchee de l'entremets, un bruit de gorge comique et glouton, et un mouvement du cou pareil a celui des canards qui avalent un morceau trop gros. Puis, quand il eut fini, il se mit a trepigner pour en obtenir encore. Pris de pitie devant la torture de ce Tantale attendrissant et ridicule, j'implorai pour lui: "Voyons, donne-lui encore un peu de riz?" Simon repondit: "Oh! non, mon cher, s'il mangeait trop, a son age, ca pourrait lui faire mal." Je me tus, revant sur cette parole. O morale, o logique, o sagesse! A son age! Donc, on le privait du seul plaisir qu'il pouvait encore gouter, par souci de sa sante! Sa sante! qu'en ferait-il, ce debris inerte et tremblotant? On menageait ses jours, comme on dit? Ses jours? Combien de jours, dix, vingt, cinquante ou cent? Pourquoi? Pour lui? ou pour conserver plus longtemps a la famille le spectacle de sa gourmandise impuissante? Il n'avait plus rien a faire en cette vie, plus rien. Un seul desir lui restait, une seule joie; pourquoi ne pas lui donner entierement cette joie derniere, la lui donner jusqu'a ce qu'il en mourut. Puis, apres une longue partie de cartes, je montai dans ma chambre pour me coucher: j'etais triste, triste, triste! Et je me mis a ma fenetre. On n'entendait rien au dehors qu'un tres leger, tres doux, tres joli gazouillement d'oiseau dans un arbre, quelque part. Cet oiseau devait chanter ainsi, a voix basse, dans la nuit, pour bercer sa femelle endormie sur ses oeufs. Et je pensai aux cinq enfants de mon pauvre ami, qui devait ronfler maintenant aux cotes de sa vilaine femme. * * * * * JOSEPH Elles etaient grises, tout a fait grises, la petite baronne Andree de Fraisieres et la petite comtesse Noemi de Gardens. Elles avaient dine en tete-a-tete, dans le salon vitre qui regardait la mer. Par les fenetres ouvertes, la brise molle d'un soir d'ete entrait, tiede et fraiche en meme temps, une brise savoureuse d'ocean. Les deux jeunes femmes, etendues sur leurs chaises longues, buvaient maintenant de minute en minute une goutte de chartreuse en fumant des cigarettes, et elles se faisaient des confidences intimes, des confidences que seule cette jolie ivresse inattendue pouvait amener sur leurs levres. Leurs maris etaient retournes a Paris dans l'apres-midi, les laissant seules sur cette petite plage deserte qu'ils avaient choisie pour eviter les rodeurs galants des stations a la mode. Absents cinq jours sur sept, ils redoutaient les parties de campagne, les dejeuners sur l'herbe, les lecons de natation et la rapide familiarite qui nait dans le desoeuvrement des villes d'eaux. Dieppe, Etretat, Trouville leur paraissant donc a craindre, ils avaient loue une maison batie et abandonnee par un original dans le vallon de Roqueville, pres Fecamp, et ils avaient enterre la leurs femmes pour tout l'ete. Elles etaient grises. Ne sachant qu'inventer pour se distraire, la petite baronne avait propose a la petite comtesse un diner fin, au champagne. Elles s'etaient d'abord beaucoup amusees a cuisiner elles-memes ce diner; puis elles l'avaient mange avec gaiete en buvant ferme pour calmer la soif qu'avait eveillee dans leur gorge la chaleur des fourneaux. Maintenant elles bavardaient et deraisonnaient a l'unisson en fumant des cigarettes et en se gargarisant doucement avec la chartreuse. Vraiment, elles ne savaient plus du tout ce qu'elles disaient. La comtesse, les jambes en l'air sur le dossier d'une chaise, etait plus partie encore que son amie. --Pour finir une soiree comme celle-la, disait-elle, il nous faudrait des amoureux. Si j'avais prevu ca tantot, j'en aurais fait venir deux de Paris et je t'en aurais cede un... --Moi, reprit l'autre, j'en trouve toujours; meme ce soir, si j'en voulais un, je l'aurais. --Allons donc! A Roqueville, ma chere? un paysan, alors. --Non, pas tout a fait. --Alors, raconte-moi. --Qu'est-ce que tu veux que je te raconte? --Ton amoureux? --Ma chere, moi je ne peux pas vivre sans etre aimee. Si je n'etais pas aimee, je me croirais morte. --Moi aussi. --N'est-ce pas? --Oui. Les hommes ne comprennent pas ca! nos maris surtout! --Non, pas du tout. Comment veux-tu qu'il en soit autrement? L'amour qu'il nous faut est fait de gateries, de gentillesses, de galanteries. C'est la nourriture de notre coeur, ca. C'est indispensable a notre vie, indispensable, indispensable... --Indispensable. --Il faut que je sente que quelqu'un pense a moi, toujours, partout. Quand je m'endors, quand je m'eveille, il faut que je sache qu'on m'aime quelque part, qu'on reve de moi, qu'on me desire. Sans cela je serais malheureuse, malheureuse. Oh! mais malheureuse a pleurer tout le temps. --Moi aussi. --Songe donc que c'est impossible autrement. Quand un mari a ete gentil pendant six mois, ou un an, ou deux ans, il devient forcement une brute, oui, une vraie brute... Il ne se gene plus pour rien, il se montre tel qu'il est, il fait des scenes pour les notes, pour toutes les notes. On ne peut pas aimer quelqu'un avec qui on vit toujours. --Ca, c'est bien vrai. --N'est-ce pas?... Ou donc en etais-je? Je ne me rappelle plus du tout. --Tu disais que tous les maris sont des brutes! --Oui, des brutes... tous. --C'est vrai. --Et apres?... --Quoi, apres? --Qu'est-ce que je disais apres? --Je ne sais pas, moi, puisque tu ne l'as pas dit? --J'avais pourtant quelque chose a te raconter. --Oui, c'est vrai, attends?... --Ah! j'y suis... --Je t'ecoute. --Je te disais donc que moi, je trouve partout des amoureux. --Comment fais-tu? --Voila. Suis-moi bien. Quand j'arrive dans un pays nouveau, je prends des notes et je fais mon choix. --Tu fais ton choix? --Oui, parbleu. Je prends des notes d'abord. Je m'informe. Il faut avant tout qu'un homme soit discret, riche et genereux, n'est-ce pas? --C'est vrai? --Et puis, il faut qu'il me plaise comme homme. --Necessairement. --Alors je l'amorce. --Tu l'amorces? --Oui, comme on fait pour prendre du poisson. Tu n'as jamais peche a la ligne? --Non, jamais. --Tu as eu tort. C'est tres amusant. Et puis c'est instructif. Donc, je l'amorce... --Comment fais-tu? --Bete, va. Est-ce qu'on ne prend pas les hommes qu'on veut prendre, comme s'ils avaient le choix! Et ils croient choisir encore... ces imbeciles... mais c'est nous qui choisissons... toujours... Songe donc, quand on n'est pas laide, et pas sotte, comme nous, tous les hommes sont des pretendants, tous, sans exception. Nous, nous les passons en revue du matin au soir, et quand nous en avons vise un nous l'amorcons... --Ca ne me dit pas comment tu fais? --Comment je fais?... mais je ne fais rien. Je me laisse regarder, voila tout. --Tu te laisses regarder?... --Mais oui. Ca suffit. Quand on s'est laisse regarder plusieurs fois de suite, un homme vous trouve aussitot la plus jolie et la plus seduisante de toutes les femmes. Alors il commence a vous faire la cour. Moi je lui laisse comprendre qu'il n'est pas mal, sans rien dire bien entendu; et il tombe amoureux comme un bloc. Je le tiens. Et ca dure plus ou moins, selon ses qualites. --Tu prends comme ca tous ceux que tu veux? --Presque tous. --Alors, il y en a qui resistent? --Quelquefois. --Pourquoi? --Oh! pourquoi? On est Joseph pour trois raisons. Parce qu'on est tres amoureux d'une autre. Parce qu'on est d'une timidite excessive et parce qu'on est... comment dirai-je?... incapable de mener jusqu'au bout la conquete d'une femme... --Oh! ma chere!... Tu crois?... --Oui... oui... J'en suis sure... il y en a beaucoup de cette derniere espece, beaucoup, beaucoup... beaucoup plus qu'on ne croit. Oh! ils ont l'air de tout le monde... ils sont habilles comme les autres... ils font les paons... Quand je dis les paons... je me trompe, ils ne pourraient pas se deployer. --Oh! ma chere... --Quand aux timides, ils sont quelquefois d'une sottise imprenable. Ce sont des hommes qui ne doivent pas savoir se deshabiller, meme pour se coucher tout seuls, quand ils ont une glace dans leur chambre. Avec ceux-la, il faut etre energique, user du regard et de la poignee de main. C'est meme quelquefois inutile. Ils ne savent jamais comment ni par ou commencer. Quand on perd connaissance devant eux, comme dernier moyen... ils vous soignent... Et pour peu qu'on tarde a reprendre ses sens... ils vont chercher du secours. Ceux que je prefere, moi, ce sont les amoureux des autres. Ceux-la, je les enleve d'assaut, a... a... a... a la bayonnette, ma chere! --C'est bon, tout ca, mais quand il n'y a pas d'hommes, comme ici, par exemple. --J'en trouve. --Tu en trouves. Ou ca? --Partout. Tiens, ca me rappelle mon histoire. "Voila deux ans, cette annee, que mon mari m'a fait passer l'ete dans sa terre de Bougrolles. La, rien... mais tu entends, rien de rien, de rien, de rien! Dans les manoirs des environs, quelques lourdauds degoutants, des chasseurs de poil et de plume vivant dans des chateaux sans baignoires, de ces hommes qui transpirent et se couchent par la-dessus, et qu'il serait impossible de corriger, parce qu'ils ont des principes d'existence malpropres. "Devine ce que j'ai fait? --Je ne devine pas! --Ah! ah! ah! Je venais de lire un tas de romans de George Sand pour l'exaltation de l'homme du peuple, des romans ou les ouvriers sont sublimes et tous les hommes du monde criminels. Ajoute a cela que j'avais vu _Ruy-Blas_ l'hiver precedent et que ca m'avait beaucoup frappee. Eh bien! un de nos fermiers avait un fils, un beau gars de vingt-deux ans, qui avait etudie pour etre pretre, puis quitte le seminaire par degout. Eh bien, je l'ai pris comme domestique! --Oh!... Et apres!... --Apres... apres, ma chere, je l'ai traite de tres haut, en lui montrant beaucoup de ma personne. Je ne l'ai pas amorce, celui-la, ce rustre, je l'ai allume!... --Oh! Andree! --Oui, ca m'amusait meme beaucoup. On dit que les domestiques, ca ne compte pas! Eh bien il ne comptait point. Je le sonnais pour les ordres chaque matin quand ma femme de chambre m'habillait, et aussi chaque soir quand elle me deshabillait. --Oh! Andree? --Ma chere, il a flambe comme un toit de paille. Alors, a table, pendant les repas, je n'ai plus parle que de proprete, de soins du corps, de douches, de bains. Si bien qu'au bout de quinze jours il se trempait matin et soir dans la riviere, puis se parfumait a empoisonner le chateau. J'ai meme ete obligee de lui interdire les parfums, en lui disant, d'un air furieux, que les hommes ne devaient jamais employer que l'eau de Cologne. --Oh! Andree! --Alors, j'ai eu l'idee d'organiser une bibliotheque de campagne. J'ai fait venir quelques centaines de romans moraux que je pretais a tous nos paysans et a mes domestiques. Il s'etait glisse dans ma collection quelques livres... quelques livres... poetiques... de ceux qui troublent les ames... des pensionnaires et des collegiens... Je les ai donnes a mon valet de chambre. Ca lui a appris la vie... une drole de vie. --Oh... Andree! --Alors je suis devenue familiere avec lui, je me suis mise a le tutoyer. Je l'avais nomme Joseph. Ma chere, il etait dans un etat... dans un etat effrayant... Il devenait maigre comme... comme un coq... et il roulait des yeux de fou. Moi je m'amusais enormement. C'est un de mes meilleurs etes... --Et apres?... --Apres... oui... Eh bien, un jour que mon mari etait absent, je lui ai dit d'atteler le panier pour me conduire dans les bois. Il faisait tres chaud, tres chaud... Voila! --Oh! Andree, dis-moi tout... Ca m'amuse tant. --Tiens, bois un verre de Chartreuse, sans ca je finirais le carafon toute seule. Eh bien apres, je me suis trouvee mal en route. --Comment ca? --Que tu es bete. Je lui ai dit que j'allais me trouver mal et qu'il fallait me porter sur l'herbe. Et puis quand j'ai ete sur l'herbe j'ai suffoque et je lui ai dit de me delacer. Et puis, quand j'ai ete delacee, j'ai perdu connaissance. --Tout a fait. --Oh non, pas du tout. --Eh bien? --Eh bien! j'ai ete obligee de rester pres d'une heure sans connaissance. Il ne trouvait pas de remede. Mais j'ai ete patiente, et je n'ai rouvert les yeux qu'apres sa chute. --Oh! Andree!... Et qu'est-ce que tu lui as dit? --Moi rien! Est-ce que je savais quelque chose, puisque j'etais sans connaissance? Je l'ai remercie. Je lui ai dit de me remettre en voiture; et il m'a ramenee au chateau. Mais il a failli verser en tournant la barriere! --Oh! Andree! Et c'est tout?... --C'est tout... --Tu n'as perdu connaissance qu'une fois? --Rien qu'une fois, parbleu! Je ne voulais pas faire mon amant de ce goujat. --L'as-tu garde longtemps apres ca? --Mais oui. Je l'ai encore. Pourquoi est-ce que je l'aurais renvoye. Je n'avais pas a m'en plaindre. --Oh! Andree! Et il t'aime toujours? --Parbleu. --Ou est-il? La petite baronne etendit la main vers la muraille et poussa le timbre electrique. La porte s'ouvrit presque aussitot, et un grand valet entra qui repandait autour de lui une forte senteur d'eau de Cologne. La baronne lui dit: "Joseph, mon garcon, j'ai peur de me trouver mal, va me chercher ma femme de chambre." L'homme demeurait immobile comme un soldat devant un officier, et fixait un regard ardent sur sa maitresse, qui reprit: "Mais va donc vite, grand sot, nous ne sommes pas dans le bois aujourd'hui, et Rosalie me soignera mieux que toi." Il tourna sur ses talons et sortit. La petite comtesse, effaree, demanda: --Et qu'est-ce que tu diras a ta femme de chambre? --Je lui dirai que c'est passe! Non, je me ferai tout de meme delacer. Ca me soulagera la poitrine, car je ne peux plus respirer. Je suis grise... ma chere... mais grise a tomber si je me levais. * * * * * L'AUBERGE Pareille a toutes les hotelleries de bois plantees dans les Hautes-Alpes, au pied des glaciers, dans ces couloirs rocheux et nus qui coupent les sommets blancs des montagnes, l'auberge de Schwarenbach sert de refuge aux voyageurs qui suivent le passage de la Gemmi. Pendant 6 mois elle reste ouverte, habitee par la famille de Jean Hauser; puis, des que les neiges s'amoncellent, emplissant le vallon et rendant impraticable la descente sur Loeche, les femmes, le pere et les trois fils s'en vont, et laissent pour garder la maison le vieux guide Gaspard Hari avec le jeune guide Ulrich Kunsi, et Sam le gros chien de montagne. Les deux hommes et la bete demeurent jusqu'au printemps dans cette prison de neige, n'ayant devant les yeux que la pente immense et blanche du Balmhorn, entoures de sommets pales et luisants, enfermes, bloques, ensevelis sous la neige qui monte autour d'eux, enveloppe, etreint, ecrase la petite maison, s'amoncelle sur le toit, atteint les fenetres et mure la porte. C'etait le jour ou la famille Hauser allait retourner a Loeche, l'hiver approchant et la descente devenant perilleuse. Trois mulets partirent en avant, charges de hardes et de bagages et conduits par les trois fils. Puis la mere, Jeanne Hauser, et sa fille Louise monterent sur un quatrieme mulet, et se mirent en route a leur tour. Le pere les suivait accompagne des deux gardiens qui devaient escorter la famille jusqu'au sommet de la descente. Ils contournerent d'abord le petit lac, gele maintenant au fond du grand trou de rochers qui s'etend devant l'auberge, puis ils suivirent le vallon clair comme un drap et domine de tous cotes par des sommets de neige. Une averse de soleil tombait sur ce desert blanc eclatant et glace, l'allumait d'une flamme aveuglante et froide; aucune vie n'apparaissait dans cet ocean des monts; aucun mouvement dans cette solitude demesuree; aucun bruit n'en troublait le profond silence. Peu a peu, le jeune guide Ulrich Kunsi, un grand suisse aux longues jambes, laissa derriere lui le pere Hauser et le vieux Gaspard Hari, pour rejoindre le mulet qui portait les deux femmes. La plus jeune le regardait venir, semblait l'appeler d'un oeil triste. C'etait une petite paysanne blonde, dont les joues laiteuses et les cheveux pales paraissaient decolores par les longs sejours au milieu des glaces. Quand il eut rejoint la bete qui la portait, il posa la main sur la croupe et ralentit le pas. La mere Hauser se mit a lui parler, enumerant avec des details infinis toutes les recommandations de l'hivernage. C'etait la premiere fois qu'il restait la-haut, tandis que le vieux Hari avait deja passe quatorze hivers sous la neige dans l'auberge de Schwarenbach. Ulrich Kunsi ecoutait, sans avoir l'air de comprendre, et regardait sans cesse la jeune fille. De temps en temps il repondait: "Oui, madame Hauser." Mais sa pensee semblait loin et sa figure calme demeurait impassible. Ils atteignirent le lac de Daube, dont la longue surface gelee s'etendait, toute plate, au fond du val. A droite, le Daubenhorn montrait ses rochers noirs dresses a pic aupres des enormes moraines du glacier de Loemmern que dominait le Wildstrubel. Comme ils approchaient du col de la Gemmi, ou commence la descente sur Loeche, ils decouvrirent tout a coup l'immense horizon des Alpes du Valais dont les separait la profonde et large vallee du Rhone. C'etait, au loin, un peuple de sommets blancs, inegaux, ecrases ou pointus et luisants sous le soleil: le Mischabel avec ses deux cornes, le puissant massif du Wissehorn, le lourd Brunnegghorn, la haute et redoutable pyramide du Cervin, ce tueur d'hommes, et la Dent-Blanche, cette monstrueuse coquette. Puis, au-dessous d'eux, dans un trou demesure, au fond d'un abime effrayant, ils apercurent Loeche, dont les maisons semblaient des grains de sable jetes dans cette crevasse enorme que finit et que ferme la Gemmi, et qui s'ouvre, la-bas, sur le Rhone. Le mulet s'arreta au bord du sentier qui va, serpentant, tournant sans cesse et revenant, fantastique et merveilleux, le long de la montagne droite, jusqu'a ce petit village presque invisible, a son pied. Les femmes sauterent dans la neige. Les deux vieux les avaient rejoints. --Allons, dit le pere Hauser, adieu et bon courage, a l'an prochain, les amis. Le pere Hari repeta: "A l'an prochain." Ils s'embrasserent. Puis Mme Hauser, a son tour, tendit ses joues; et la jeune fille en fit autant. Quand ce fut le tour d'Ulrich Kunsi, il murmura dans l'oreille de Louise: "N'oubliez point ceux d'en-haut." Elle repondit "non" si bas, qu'il devina sans l'entendre. --Allons, adieu, repeta Jean Hauser, et bonne sante. Et, passant devant les femmes, il commenca a descendre. Ils disparurent bientot tous les trois au premier detour du chemin. Et les deux hommes s'en retournerent vers l'auberge de Schwarenbach. Ils allaient lentement, cote a cote, sans parler. C'etait fini, ils resteraient seuls, face a face, quatre ou cinq mois. Puis Gaspard Hari se mit a raconter sa vie de l'autre hiver. Il etait demeure avec Michel Canol, trop age maintenant pour recommencer; car un accident peut arriver pendant cette longue solitude. Ils ne s'etaient pas ennuyes, d'ailleurs; le tout etait d'en prendre son parti des le premier jour; et on finissait par se creer des distractions, des jeux, beaucoup de passe-temps. Ulrich Kunsi l'ecoutait, les yeux baisses, suivant en pensee ceux qui descendaient vers le village par tous les festons de la Gemmi. Bientot ils apercurent l'auberge, a peine visible, si petite, un point noir au pied de la monstrueuse vague de neige. Quand ils ouvrirent, Sam, le gros chien frise, se mit a gambader autour d'eux. --Allons, fils, dit le vieux Gaspard, nous n'avons plus de femme maintenant, il faut preparer le diner, tu vas eplucher les pommes de terre. Et tous deux, s'asseyant sur des escabeaux de bois, commencerent a tremper la soupe. La matinee du lendemain sembla longue a Ulrich Kunsi. Le vieux Hari fumait et crachait dans l'atre, tandis que le jeune homme regardait par la fenetre l'eclatante montagne en face de la maison. Il sortit dans l'apres-midi, et refaisant le trajet de la veille, il cherchait sur le sol les traces des sabots du mulet qui avait porte les deux femmes. Puis quand il fut au col de la Gemmi, il se coucha sur le ventre au bord de l'abime, et regarda Loeche. Le village dans son puits de rocher n'etait pas encore noye sous la neige, bien qu'elle vint tout pres de lui, arretee net par les forets de sapins qui protegeaient ses environs. Ses maisons basses ressemblaient, de la-haut, a des paves, dans une prairie. La petite Hauser etait la, maintenant, dans une de ces demeures grises. Dans laquelle? Ulrich Kunsi se trouvait trop loin pour les distinguer separement. Comme il aurait voulu descendre, pendant qu'il le pouvait encore! Mais le soleil avait disparu derriere la grande cime de Wildstrubel; et le jeune homme rentra. Le pere Hari fumait. En voyant revenir son compagnon, il lui proposa une partie de cartes; et ils s'assirent en face l'un de l'autre des deux cotes de la table. Ils jouerent longtemps, un jeu simple qu'on nomme la brisque, puis, ayant soupe, ils se coucherent. Les jours qui suivirent furent pareils au premier, clairs et froids, sans neige nouvelle. Le vieux Gaspard passait ses apres-midi a guetter les aigles et les rares oiseaux qui s'aventurent sur ces sommets glaces, tandis que Ulrich retournait regulierement au col de la Gemmi pour contempler le village. Puis ils jouaient aux cartes, aux des, aux dominos, gagnaient et perdaient de petits objets pour interesser leur partie. Un matin, Hari, leve le premier, appela son compagnon. Un nuage mouvant, profond et leger, d'ecume blanche s'abattait sur eux, autour d'eux, sans bruit, les ensevelissait peu a peu sous un epais et sourd matelas de mousse. Cela dura quatre jours et quatre nuits. Il fallut degager la porte et les fenetres, creuser un couloir et tailler des marches pour s'elever sur cette poudre de glace que douze heures de gelee avaient rendue plus dure que le granit des moraines. Alors, ils vecurent comme des prisonniers, ne s'aventurant plus guere en dehors de leur demeure. Ils s'etaient partage les besognes qu'ils accomplissaient regulierement. Ulrich Kunsi se chargeait des nettoyages, des lavages, de tous les soins et de tous les travaux de proprete. C'etait lui aussi qui cassait le bois, tandis que Gaspard Hari faisait la cuisine et entretenait le feu. Leurs ouvrages, reguliers et monotones, etaient interrompus par de longues parties de cartes ou de des. Jamais ils ne se querellaient, etant tous deux calmes et placides. Jamais meme ils n'avaient d'impatiences, de mauvaise humeur, ni de paroles aigres, car ils avaient fait provision de resignation pour cet hivernage sur les sommets. Quelquefois, le vieux Gaspard prenait son fusil et s'en allait a la recherche des chamois; il en tuait de temps en temps. C'etait alors fete dans l'auberge de Schwarenbach et grand festin de chair fraiche. Un matin, il partit ainsi. Le thermometre du dehors marquait dix-huit au-dessous de glace. Le soleil n'etant pas encore leve, le chasseur esperait surprendre les betes aux abords du Wildstrubel. Ulrich, demeure seul, resta couche jusqu'a dix heures. Il etait d'un naturel dormeur; mais il n'eut point ose s'abandonner ainsi a son penchant en presence du vieux guide toujours ardent et matinal. Il dejeuna lentement avec Sam, qui passait aussi ses jours et ses nuits a dormir devant le feu; puis il se sentit triste, effraye meme de la solitude, et saisi par le besoin de la partie de cartes quotidienne, comme on l'est par le desir d'une habitude invincible. Alors il sortit pour aller au-devant de son compagnon qui devait rentrer a quatre heures. La neige avait nivele toute la profonde vallee, comblant les crevasses, effacant les deux lacs, capitonnant les rochers; ne faisant plus, entre les sommets immenses, qu'une immense cuve blanche reguliere, aveuglante et glacee. Depuis trois semaines, Ulrich n'etait plus revenu au bord de l'abime d'ou il regardait le village. Il y voulut retourner avant de gravir les pentes qui conduisaient a Wildstrubel. Loeche maintenant etait aussi sous la neige, et les demeures ne se reconnaissaient plus guere, ensevelies sous ce manteau pale. Puis, tournant a droite, il gagna le glacier de Loemmern. Il allait de son pas allonge de montagnard, en frappant de son baton ferre la neige aussi dure que la pierre. Et il cherchait avec son oeil percant le petit point noir et mouvant, au loin, sur cette nappe demesuree. Quand il fut au bord du glacier, il s'arreta, se demandant si le vieux avait bien pris ce chemin; puis il se mit a longer les moraines d'un pas plus rapide et plus inquiet. Le jour baissait; les neiges devenaient roses; un vent sec et gele courait par souffles brusques sur leur surface de cristal. Ulrich poussa un cri d'appel aigu, vibrant, prolonge. La voix s'envola dans le silence de mort ou dormaient les montagnes; elle courut au loin, sur les vagues immobiles et profondes d'ecume glaciale, comme un cri d'oiseau sur les vagues de la mer; puis elle s'eteignit et rien ne lui repondit. Il se remit a marcher. Le soleil s'etait enfonce, la-bas, derriere les cimes que les reflets du ciel empourpraient encore; mais les profondeurs de la vallee devenaient grises. Et le jeune homme eut peur tout a coup. Il lui sembla que le silence, le froid, la solitude, la mort hivernale de ces monts entraient en lui, allaient arreter et geler son sang, raidir ses membres, faire de lui un etre immobile et glace. Et il se mit a courir, s'enfuyant vers sa demeure. Le vieux, pensait-il, etait rentre pendant son absence. Il avait pris un autre chemin; il serait assis devant le feu, avec un chamois mort a ses pieds. Bientot il apercut l'auberge. Aucune fumee n'en sortait. Ulrich courut plus vite, ouvrit la porte. Sam s'elanca pour le feter, mais Gaspard Hari n'etait point revenu. Effare, Kunsi tournait sur lui-meme, comme s'il se fut attendu a decouvrir son compagnon cache dans un coin. Puis il ralluma le feu et fit la soupe, esperant toujours voir revenir le vieillard. De temps en temps, il sortait pour regarder s'il n'apparaissait pas. La nuit etait tombee, la nuit blafarde des montagnes, la nuit pale, la nuit livide qu'eclairait, au bord de l'horizon, un croissant jaune et fin pret a tomber derriere les sommets. Puis le jeune homme rentrait, s'asseyait, se chauffait les pieds et les mains en revant aux accidents possibles. Gaspard avait pu se casser une jambe, tomber dans un trou, faire un faux pas qui lui avait tordu la cheville. Et il restait etendu dans la neige, saisi, raidi par le froid, l'ame en detresse, perdu, criant peut-etre au secours, appelant de toute la force de sa gorge dans le silence de la nuit. Mais ou? La montagne etait si vaste, si rude, si perilleuse aux environs, surtout en cette saison, qu'il aurait fallu etre dix ou vingt guides et marcher pendant huit jours dans tous les sens pour trouver un homme en cette immensite. Ulrich Kunsi, cependant, se resolut a partir avec Sam si Gaspard Hari n'etait point revenu entre minuit et une heure du matin. Et il fit ses preparatifs. Il mit deux jours de vivres dans un sac, prit ses crampons d'acier, roula autour de sa taille une corde longue, mince et forte, verifia l'etat de son baton ferre et de la hachette qui sert a tailler des degres dans la glace. Puis il attendit. Le feu brulait dans la cheminee; le gros chien ronflait sous la clarte de la flamme; l'horloge battait comme un coeur ses coups reguliers dans sa gaine de bois sonore. Il attendait, l'oreille eveillee aux bruits lointains, frissonnant quand le vent leger frolait le toit et les murs. Minuit sonna; il tressaillit. Puis, comme il se sentait fremissant et apeure, il posa de l'eau sur le feu, afin de boire du cafe bien chaud avant de se mettre en route. Quand l'horloge fit tinter une heure, il se dressa, reveilla Sam, ouvrit la porte et s'en alla dans la direction du Wildstrubel. Pendant cinq heures, il monta, escaladant des rochers au moyen de ses crampons, taillant la glace, avancant toujours et parfois halant, au bout de sa corde, le chien reste au bas d'un escarpement trop rapide. Il etait six heures environ, quand il atteignit un des sommets ou le vieux Gaspard venait souvent a la recherche des chamois. Et il attendit que le jour se levat. Le ciel palissait sur sa tete; et soudain une lueur bizarre, nee on ne sait d'ou, eclaira brusquement l'immense ocean des cimes pales qui s'etendaient a cent lieues autour de lui. On eut dit que cette clarte vague sortait de la neige elle-meme pour se repandre dans l'espace. Peu a peu les sommets lointains les plus hauts devinrent tous d'un rose tendre comme de la chair, et le soleil rouge apparut derriere les lourds geants des Alpes bernoises. Ulrich Kunsi se remit en route. Il allait comme un chasseur, courbe, epiant des traces, disant au chien: "Cherche, mon gros, cherche." Il redescendait la montagne a present, fouillant de l'oeil les gouffres, et parfois appelant, jetant un cri prolonge, mort bien vite dans l'immensite muette. Alors, il collait a terre l'oreille, pour ecouter; il croyait distinguer une voix, se mettait a courir, appelait de nouveau, n'entendait plus rien et s'asseyait, epuise, desespere. Vers midi, il dejeuna et fit manger Sam, aussi las que lui-meme. Puis il recommenca ses recherches. Quand le soir vint, il marchait encore, ayant parcouru cinquante kilometres de montagne. Comme il se trouvait trop loin de sa maison pour y rentrer, et trop fatigue pour se trainer plus longtemps, il creusa un trou dans la neige et s'y blottit avec son chien, sous une couverture qu'il avait apportee. Et ils se coucherent l'un contre l'autre, l'homme, et la bete, chauffant leurs corps l'un a l'autre et geles jusqu'aux moelles cependant. Ulrich ne dormit guere, l'esprit hante de visions, les membres secoues de frissons. Le jour allait paraitre quand il se releva. Ses jambes etaient raides comme des barres de fer, son ame faible a le faire crier d'angoisse, son coeur palpitant a le laisser choir d'emotion des qu'il croyait entendre un bruit quelconque. Il pensa soudain qu'il allait aussi mourir de froid dans cette solitude, et l'epouvante de cette mort, fouettant son energie, reveilla sa vigueur. Il descendait maintenant vers l'auberge, tombant, se relevant, suivi de loin par Sam, qui boitait sur trois pattes. Ils atteignirent Schwarenbach seulement vers quatre heures de l'apres-midi. La maison etait vide. Le jeune homme fit du feu, mangea et s'endormit, tellement abruti qu'il ne pensait plus a rien. Il dormit longtemps, tres longtemps, d'un sommeil invincible. Mais soudain, une voix, un cri, un nom: "Ulrich", secoua son engourdissement profond et le fit se dresser. Avait-il reve? Etait-ce un de ces appels bizarres qui traversent les reves des ames inquietes? Non, il l'entendait encore, ce cri vibrant, entre dans son oreille et reste dans sa chair jusqu'au bout de ses doigts nerveux. Certes, on avait crie; on avait appele: "Ulrich!" Quelqu'un etait la, pres de la maison. Il n'en pouvait douter. Il ouvrit donc la porte et hurla: "C'est toi, Gaspard!" de toute la puissance de sa gorge. Rien ne repondit; aucun son, aucun murmure, aucun gemissement, rien. Il faisait nuit. La neige etait bleme. Le vent s'etait leve, le vent glace qui brise les pierres et ne laisse rien de vivant sur ces hauteurs abandonnees. Il passait par souffles brusques plus dessechants et plus mortels que le vent de feu du desert. Ulrich, de nouveau, cria: "Gaspard!--Gaspard!--Gaspard!" Puis il attendit. Tout demeura muet sur la montagne! Alors, une epouvante le secoua jusqu'aux os. D'un bond il rentra dans l'auberge, ferma la porte et poussa les verrous; puis il tomba grelottant sur une chaise, certain qu'il venait d'etre appele par son camarade au moment ou il rendait l'esprit. De cela il etait sur, comme on est sur de vivre ou de manger du pain. Le vieux Gaspard Hari avait agonise pendant deux jours et trois nuits quelque part, dans un trou, dans un de ces profonds ravins immacules dont la blancheur est plus sinistre que les tenebres des souterrains. Il avait agonise pendant deux jours et trois nuits, et il venait de mourir tout a l'heure en pensant a son compagnon. Et son ame, a peine libre, s'etait envolee vers l'auberge ou dormait Ulrich, et elle l'avait appele de par la vertu mysterieuse et terrible qu'ont les ames des morts de hanter les vivants. Elle avait crie, cette ame sans voix, dans l'ame accablee du dormeur; elle avait crie son adieu dernier, ou son reproche, ou sa malediction sur l'homme qui n'avait point assez cherche. Et Ulrich la sentait la, tout pres, derriere le mur, derriere la porte qu'il venait de refermer. Elle rodait, comme un oiseau de nuit qui frole de ses plumes une fenetre eclairee; et le jeune homme eperdu etait pret a hurler d'horreur. Il voulait s'enfuir et n'osait point sortir; il n'osait point et n'oserait plus desormais, car le fantome resterait la, jour et nuit, autour de l'auberge, tant que le corps du vieux guide n'aurait pas ete retrouve et depose dans la terre benite d'un cimetiere. Le jour vint et Kunsi reprit un peu d'assurance au retour brillant du soleil. Il prepara son repas, fit la soupe de son chien, puis il demeura sur une chaise, immobile, le coeur torture, pensant au vieux couche sur la neige. Puis, des que la nuit recouvrit la montagne, des terreurs nouvelles l'assaillirent. Il marchait maintenant dans la cuisine noire, eclairee a peine par la flamme d'une chandelle, il marchait d'un bout a l'autre de la piece, a grands pas, ecoutant, ecoutant si le cri effrayant de l'autre nuit n'allait pas encore traverser le silence morne du dehors. Et il se sentait seul, le miserable, comme aucun homme n'avait jamais ete seul! Il etait seul dans cet immense desert de neige, seul a deux mille metres au-dessus de la terre habitee, au-dessus des maisons humaines, au-dessus de la vie qui s'agite, bruit et palpite, seul dans le ciel glace! Une envie folle le tenaillait de se sauver n'importe ou, n'importe comment, de descendre a Loeche en se jetant dans l'abime; mais il n'osait seulement pas ouvrir la porte, sur que l'autre, le mort, lui barrerait la route, pour ne pas rester seul non plus la-haut. Vers minuit, las de marcher, accable d'angoisse et de peur, il s'assoupit enfin sur une chaise, car il redoutait son lit comme on redoute un lieu hante. Et soudain le cri strident de l'autre soir lui dechira les oreilles, si suraigu qu'Ulrich etendit les bras pour repousser le revenant, et il tomba sur le dos avec son siege. Sam, reveille par le bruit, se mit a hurler comme hurlent les chiens effrayes, et il tournait autour du logis cherchant d'ou venait le danger. Parvenu pres de la porte, il flaira dessous, soufflant et reniflant avec force, le poil herisse, la queue droite et grognant. Kunsi, eperdu, s'etait leve et, tenant par un pied sa chaise, il cria: "N'entre pas, n'entre pas, n'entre pas ou je te tue." Et le chien, excite par cette menace, aboyait avec fureur contre l'invisible ennemi que defiait la voix de son maitre. Sam, peu a peu, se calma et revint s'etendre aupres du foyer, mais il demeurait inquiet, la tete levee, les yeux brillants et grondant entre ses crocs. Ulrich, a son tour, reprit ses sens, mais comme il se sentait defaillir de terreur, il alla chercher une bouteille d'eau-de-vie dans le buffet, et il en but, coup sur coup, plusieurs verres. Ses idees devenaient vagues; son courage s'affermissait; une fievre de feu glissait dans ses veines. Il ne mangea guere le lendemain, se bornant a boire de l'alcool. Et pendant plusieurs jours de suite il vecut, saoul comme une brute. Des que la pensee de Gaspard Hari lui revenait, il recommencait a boire jusqu'a l'instant ou il tombait sur le sol, abattu par l'ivresse. Et il restait la, sur la face, ivre mort, les membres rompus, ronflant, le front par terre. Mais a peine avait-il digere le liquide affolant et brulant, que le cri toujours le meme "Ulrich!" le reveillait comme une balle qui lui aurait perce le crane; et il se dressait chancelant encore, etendant les mains pour ne point tomber, appelant Sam a son secours. Et le chien, qui semblait devenir fou comme son maitre, se precipitait sur la porte, la grattait de ses griffes, la rongeait de ses longues dents blanches, tandis que le jeune homme, le col renverse, la tete en l'air, avalait a pleines gorgees, comme de l'eau fraiche apres une course, l'eau-de-vie qui tout a l'heure endormirait de nouveau sa pensee, et son souvenir, et sa terreur eperdue. En trois semaines, il absorba toute sa provision d'alcool. Mais cette saoulerie continue ne faisait qu'assoupir son epouvante qui se reveilla plus furieuse des qu'il lui fut impossible de la calmer. L'idee fixe alors, exasperee par un mois d'ivresse, et grandissant sans cesse dans l'absolue solitude, s'enfoncait en lui a la facon d'une vrille. Il marchait maintenant dans sa demeure ainsi qu'une bete en cage, collant son oreille a la porte pour ecouter si l'autre etait la, et le defiant, a travers le mur. Puis, des qu'il sommeillait, vaincu par la fatigue, il entendait la voix qui le faisait bondir sur ses pieds. Une nuit enfin, pareil aux laches pousses a bout, il se precipita sur la porte et l'ouvrit pour voir celui qui l'appelait et pour le forcer a se taire. Il recut en plein visage un souffle d'air froid qui le glaca jusqu'aux os et il referma le battant et poussa les verrous, sans remarquer que Sam s'etait elance dehors. Puis, fremissant, il jeta du bois au feu, et s'assit devant pour se chauffer; mais soudain il tressaillit, quelqu'un grattait le mur en pleurant. Il cria eperdu: "Va-t-en." Une plainte lui repondit, longue et douloureuse. Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporte par la terreur. Il repetait "Va-t-en" en tournant sur lui-meme pour trouver un coin ou se cacher. L'autre, pleurant toujours, passait le long de la maison en se frottant contre le mur. Ulrich s'elanca vers le buffet de chene plein de vaisselle et de provisions, et, le soulevant avec une force surhumaine, il le traina jusqu'a la porte, pour s'appuyer d'une barricade. Puis, entassant les uns sur les autres tout ce qui restait de meubles, les matelas, les paillasses, les chaises, il boucha la fenetre comme on fait lorsqu'un ennemi vous assiege. Mais celui du dehors poussait maintenant de grands gemissements lugubres auxquels le jeune homme se mit a repondre par des gemissements pareils. Et des jours et des nuits se passerent sans qu'ils cessassent de hurler l'un et l'autre. L'un tournait sans cesse autour de la maison et fouillait la muraille de ses ongles avec tant de force qu'il semblait vouloir la demolir; l'autre, au dedans, suivait tous ses mouvements, courbe, l'oreille collee contre la pierre, et il repondait a tous ses appels par d'epouvantables cris. Un soir, Ulrich n'entendit plus rien; et il s'assit, tellement brise de fatigue qu'il s'endormit aussitot. Il se reveilla sans un souvenir, sans une pensee, comme si toute sa tete se fut videe pendant ce sommeil accable. Il avait faim, il mangea. * * * * * L'hiver etait fini. Le passage de la Gemmi redevenait praticable; et la famille Hauser se mit en route pour rentrer dans son auberge. Des qu'elles eurent atteint le haut de la montee les femmes grimperent sur leur mulet, et elles parlerent des deux hommes qu'elles allaient retrouver tout a l'heure. Elles s'etonnaient que l'un deux ne fut pas descendu quelques jours plus tot, des que la route etait devenue possible, pour donner des nouvelles de leur long hivernage. On apercut enfin l'auberge encore couverte et capitonnee de neige. La porte et la fenetre etaient closes; un peu de fumee sortait du toit, ce qui rassura le pere Hauser. Mais en approchant, il apercut, sur le seuil, un squelette d'animal depece par les aigles, un grand squelette couche sur le flanc. Tous l'examinerent. "Ca doit etre Sam," dit la mere. Et elle appela: "He, Gaspard." Un cri repondit a l'interieur, un cri aigu, qu'on eut dit pousse par une bete. Le pere Hauser repeta: "He, Gaspard." Un autre cri pareil au premier se fit entendre. Alors les trois hommes, le pere et les deux fils, essayerent d'ouvrir la porte. Elle resista. Ils prirent dans l'etable vide une longue poutre comme belier, et la lancerent a toute volee. Le bois cria, ceda, les planches volerent en morceaux; puis un grand bruit ebranla la maison et ils apercurent, dedans, derriere le buffet ecroule un homme debout, avec des cheveux qui lui tombaient aux epaules, une barbe qui lui tombait sur la poitrine, des yeux brillants et des lambeaux d'etoffe sur le corps. Ils ne le reconnaissaient point, mais Louise Hauser s'ecria: "C'est Ulrich, maman." Et la mere constata que c'etait Ulrich, bien que ses cheveux fussent blancs. Il les laissa venir; il se laissa toucher; mais il ne repondit point aux questions qu'on lui posa; et il fallut le conduire a Loeche ou les medecins constaterent qu'il etait fou. Et personne ne sut jamais ce qu'etait devenu son compagnon. La petite Hauser faillit mourir, cet ete-la, d'une maladie de langueur qu'on attribua au froid de la montagne. * * * * * LE VAGABOND Depuis quarante jours, il marchait, cherchant partout du travail. Il avait quitte son pays, Ville-Avaray, dans la Manche, parce que l'ouvrage manquait. Compagnon charpentier, age de vingt-sept ans, bon sujet, vaillant, il etait reste pendant deux mois a la charge de sa famille, lui, fils aine, n'ayant plus qu'a croiser ses bras vigoureux, dans le chomage general. Le pain devint rare dans la maison; les deux soeurs allaient en journee, mais gagnaient peu; et lui, Jacques Randel, le plus fort, ne faisait rien parce qu'il n'avait rien a faire, et mangeait la soupe des autres. Alors, il s'etait informe a la mairie; et le secretaire avait repondu qu'on trouvait a s'occuper dans le Centre. Il etait donc parti, muni de papiers et de certificats, avec sept francs dans sa poche et portant sur l'epaule, dans un mouchoir bleu attache au bout de son baton, une paire de souliers de rechange, une culotte et une chemise. Et il avait marche sans repos, pendant les jours et les nuits, par les interminables routes, sous le soleil et sous les pluies, sans arriver jamais a ce pays mysterieux ou les ouvriers trouvent de l'ouvrage. Il s'enteta d'abord a cette idee qu'il ne devait travailler qu'a la charpente, puisqu'il etait charpentier. Mais, dans tous les chantiers ou il se presenta, on repondit qu'on venait de congedier des hommes, faute de commandes, et il se resolut, se trouvant a bout de ressources, a accomplir toutes les besognes qu'il rencontrerait sur son chemin. Donc, il fut tour a tour terrassier, valet d'ecurie, scieur de pierres; il cassa du bois, ebrancha des arbres, creusa un puits, mela du mortier, lia des fagots, garda des chevres sur une montagne, tout cela moyennant quelques sous, car il n'obtenait, de temps en temps, deux ou trois jours de travail qu'en se proposant a vil prix, pour tenter l'avarice des patrons et des paysans. Et maintenant, depuis une semaine, il ne trouvait plus rien, il n'avait plus rien et il mangeait un peu de pain, grace a la charite des femmes qu'il implorait sur le seuil des portes, en passant le long des routes. Le soir tombait, Jacques Randel harasse, les jambes brisees, le ventre vide, l'ame en detresse, marchait nu-pieds sur l'herbe au bord du chemin, car il menageait sa derniere paire de souliers, l'autre n'existant plus depuis longtemps deja. C'etait un samedi, vers la fin de l'automne. Les nuages gris roulaient dans le ciel, lourds et rapides, sous les poussees du vent qui sifflait dans les arbres. On sentait qu'il pleuvrait bientot. La campagne etait deserte, a cette tombee de jour, la veille d'un dimanche. De place en place, dans les champs, s'elevaient, pareilles a des champignons jaunes, monstrueux, des meules de paille egrenees; et les terres semblaient nues, etant ensemencees deja pour l'autre annee. Randel avait faim, une faim de bete, une de ces faims qui jettent les loups sur les hommes. Extenue, il allongeait les jambes pour faire moins de pas, et, la tete pesante, le sang bourdonnant aux tempes, les yeux rouges, la bouche seche, il serrait son baton dans sa main avec l'envie vague de frapper a tour de bras sur le premier passant qu'il rencontrerait rentrant chez lui manger la soupe. Il regardait les bords de la route avec l'image, dans les yeux, de pommes de terre defouies, restees sur le sol retourne. S'il en avait trouve quelques-unes, il eut ramasse du bois mort, fait un petit feu dans le fosse, et bien soupe, ma foi, avec le legume chaud et rond, qu'il eut tenu d'abord, brulant, dans ses mains froides. Mais la saison etait passee, et il devrait, comme la veille, ronger une betterave crue, arrachee dans un sillon. Depuis deux jours il parlait haut en allongeant le pas sous l'obsession de ses idees. Il n'avait guere pense, jusque-la, appliquant tout son esprit, toutes ses simples facultes, a sa besogne professionnelle. Mais voila que la fatigue, cette poursuite acharnee d'un travail introuvable, les refus, les rebuffades, les nuits passees sur l'herbe, le jeune, le mepris qu'il sentait chez les sedentaires pour le vagabond, cette question posee chaque jour: "Pourquoi ne restez-vous pas chez vous?" le chagrin de ne pouvoir occuper ses bras vaillants qu'il sentait pleins de force, le souvenir des parents demeures a la maison et qui n'avaient guere de sous, non plus, l'emplissaient, peu a peu d'une colere lente, amassee chaque jour, chaque heure, chaque minute, et qui s'echappait de sa bouche, malgre lui, en phrases courtes et grondantes. Tout en trebuchant sur les pierres qui roulaient sous ses pieds nus, il grognait: "Misere... misere... tas de cochons... laisser crever de faim un homme... un charpentier... tas de cochons... pas quatre sous... pas quatre sous... v'la qu'il pleut... tas de cochons!..." Il s'indignait de l'injustice du sort et s'en prenait aux hommes, a tous les hommes, de ce que la nature, la grande mere aveugle, est inequitable, feroce et perfide. Il repetait, les dents serrees: "Tas de cochons!" en regardant la mince fumee grise qui sortait des toits, a cette heure du diner. Et, sans reflechir a cette autre injustice, humaine celle-la, qui se nomme violence et vol, il avait envie d'entrer dans une de ces demeures, d'assommer les habitants et de se mettre a table, a leur place. Il disait: "J'ai pas le droit de vivre, maintenant... puisqu'on me laisse crever de faim... je ne demande qu'a travailler, pourtant... tas de cochons!" Et la souffrance de ses membres, la souffrance de son ventre, la souffrance de son coeur lui montaient a la tete comme une ivresse redoutable, et faisaient naitre, en son cerveau, cette idee simple: "J'ai le droit de vivre, puisque je respire, puisque l'air est a tout le monde. Alors, donc, on n'a pas le droit de me laisser sans pain!" La pluie tombait, fine, serree, glacee. Il s'arreta et murmura: "Misere... encore un mois de route avant de rentrer a la maison..." Il revenait en effet chez lui maintenant, comprenant qu'il trouverait plutot a s'occuper dans sa ville natale, ou il etait connu, en faisant n'importe quoi, que sur les grands chemins ou tout le monde le suspectait. Puisque la charpente n'allait pas, il deviendrait manoeuvre, gacheur de platre, terrassier, casseur de cailloux. Quand il ne gagnerait que vingt sous par jour, ce serait toujours de quoi manger. Il noua autour de son cou ce qui restait de son dernier mouchoir, afin d'empecher l'eau froide de lui couler dans le dos et sur la poitrine. Mais il sentit bientot qu'elle traversait deja la mince toile de ses vetements et il jeta autour de lui un regard d'angoisse, d'etre perdu qui ne sait plus ou cacher son corps, ou reposer sa tete, qui n'a pas un abri par le monde. La nuit venait, couvrant d'ombre les champs. Il apercut, au loin, dans un pre, une tache sombre sur l'herbe, une vache. Il enjamba le fosse de la route et alla vers elle, sans trop savoir ce qu'il faisait. Quand il fut aupres, elle leva vers lui sa grosse tete, et il pensa: "Si seulement j'avais un pot, je pourrais boire un peu de lait." Il regardait la vache; et la vache le regardait; puis, soudain, lui lancant dans le flanc un grand coup de pied: "Debout!" dit-il. La bete se dressa lentement, laissant pendre sous elle sa lourde mamelle; alors l'homme se coucha sur le dos, entre les pattes de l'animal, et il but, longtemps, longtemps, pressant de ses deux mains le pis gonfle, chaud, et qui sentait l'etable. Il but tant qu'il resta du lait dans cette source vivante. Mais la pluie glacee tombait plus serree, et toute la plaine etait nue sans lui montrer un refuge. Il avait froid; et il regardait une lumiere qui brillait entre les arbres, a la fenetre d'une maison. La vache s'etait recouchee, lourdement. Il s'assit a cote d'elle, en lui flattant la tete, reconnaissant d'avoir ete nourri. Le souffle epais et fort de la bete, sortant de ses naseaux comme deux jets de vapeur dans l'air du soir, passait sur la face de l'ouvrier qui se mit a dire: "Tu n'as pas froid la-dedans, toi." Maintenant, il promenait ses mains sur le poitrail, sous les pattes, pour y trouver de la chaleur. Alors une idee lui vint, celle de se coucher et de passer la nuit contre ce gros ventre tiede. Il chercha donc une place, pour etre bien, et posa juste son front contre la mamelle puissante qui l'avait abreuve tout a l'heure. Puis, comme il etait brise de fatigue, il s'endormit tout a coup. Mais, plusieurs fois, il se reveilla, le dos ou le ventre glace, selon qu'il appliquait l'un ou l'autre sur le flanc de l'animal; alors il se retournait pour rechauffer et secher la partie de son corps qui etait restee a l'air de la nuit; et il se rendormait bientot de son sommeil accable. Un coq chantant le mit debout. L'aube allait paraitre; il ne pleuvait plus; le ciel etait pur. La vache se reposait, le mufle sur le sol; il se baissa en s'appuyant sur ses mains, pour baiser cette large narine de chair humide, et il dit: "Adieu, ma belle... a une autre fois... t'es une bonne bete... Adieu..." Puis il mit ses souliers, et s'en alla. Pendant deux heures, il marcha devant lui, suivant toujours la meme route; puis une lassitude l'envahit si grande, qu'il s'assit dans l'herbe. Le jour etait venu; les cloches des eglises sonnaient, des hommes en blouse bleue, des femmes en bonnet blanc, soit a pied, soit montes en des charrettes, commencaient a passer sur les chemins, allant aux villages voisins feter le dimanche chez des amis, chez des parents. Un gros paysan parut, poussant devant lui une vingtaine de moutons inquiets et belants qu'un chien rapide maintenait en troupeau. Randel se leva, salua: "Vous n'auriez pas du travail pour un ouvrier qui meurt de faim?" dit-il. L'autre repondit en jetant au vagabond un regard mechant: --Je n'ai point de travail pour les gens que je rencontre sur les routes. Et le charpentier retourna s'asseoir sur le fosse. Il attendit longtemps; regardant defiler devant lui les campagnards, et cherchant une bonne figure, un visage compatissant pour recommencer sa priere. Il choisit une sorte de bourgeois en redingote, dont une chaine d'or ornait le ventre. --Je cherche du travail depuis deux mois, dit-il. Je ne trouve rien; et je n'ai plus un sou dans ma poche. Le demi-monsieur repliqua: "Vous auriez du lire l'avis affiche a l'entree du pays.--La mendicite est interdite sur le territoire de la commune.--Sachez que je suis le maire, et, si vous ne filez pas bien vite, je vais vous faire ramasser." Randel, que la colere gagnait, murmura: "Faites-moi ramasser si vous voulez, j'aime mieux cela, je ne mourrai pas de faim, au moins." Et il retourna s'asseoir sur son fosse. Au bout d'un quart d'heure, en effet, deux gendarmes apparurent sur la route. Ils marchaient lentement, cote a cote, bien en vue, brillants au soleil avec leurs chapeaux cires, leurs buffleteries jaunes et leurs boutons de metal, comme pour effrayer les malfaiteurs et les mettre en fuite de loin, de tres loin. Le charpentier comprit bien qu'ils venaient pour lui; mais il ne remua pas, saisi soudain d'une envie sourde de les braver, d'etre pris par eux, et de se venger, plus tard. Ils approchaient sans paraitre l'avoir vu, allant de leur pas militaire, lourd et balance comme la marche des oies. Puis tout a coup, en passant devant lui, ils eurent l'air de le decouvrir, s'arreterent et se mirent a le devisager d'un oeil menacant et furieux. Et le brigadier s'avanca en demandant: --Qu'est-ce que vous faites ici? L'homme repliqua tranquillement: --Je me repose. --D'ou venez-vous? --S'il fallait vous dire tous les pays ou j'ai passe, j'en aurais pour plus d'une heure. --Ou allez-vous? --A Ville-Avaray. --Ou c'est-il ca? --Dans la Manche. --C'est votre pays? --C'est mon pays. --Pourquoi en etes-vous parti? --Pour chercher du travail. Le brigadier se retourna vers son gendarme, et, du ton colere d'un homme que la meme supercherie finit par exasperer: --Ils disent tous ca, ces bougres-la. Mais je la connais, moi. Puis il reprit: --Vous avez des papiers? --Oui, j'en ai. --Donnez-les. Randel prit dans sa poche ses papiers, ses certificats, de pauvres papiers uses et sales qui s'en allaient en morceaux, et les tendit au soldat. L'autre les epelait en anonnant, puis constatant qu'ils etaient en regle, il les rendit avec l'air mecontent d'un homme qu'un plus malin vient de jouer. Apres quelques moments de reflexion, il demanda de nouveau: --Vous avez de l'argent sur vous? --Non. --Rien? --Rien. --Pas un sou seulement? --Pas un sou seulement! --De quoi vivez-vous, alors? --De ce qu'on me donne. --Vous mendiez, alors? Randel repondit resolument: --Oui, quand je peux. Mais le gendarme declara: "Je vous prends en flagrant delit de vagabondage et de mendicite, sans ressource et sans profession, sur la route, et je vous enjoins de me suivre." Le charpentier se leva. --Ousque vous voudrez, dit-il. Et se placant entre les deux militaires avant meme d'en recevoir l'ordre, il ajouta: --Allez, coffrez-moi. Ca me mettra un toit sur la tete quand il pleut. Et ils partirent vers le village dont on apercevait les tuiles, a travers des arbres depouilles de feuilles, a un quart de lieue de distance. C'etait l'heure de la messe, quand ils traverserent le pays. La place etait pleine de monde, et deux haies se formerent aussitot pour voir passer le malfaiteur qu'une troupe d'enfants excites suivait. Paysans et paysannes le regardaient, cet homme arrete, entre deux gendarmes, avec une haine allumee dans les yeux, et une envie de lui jeter des pierres, de lui arracher la peau avec les ongles, de l'ecraser sous leurs pieds. On se demandait s'il avait vole et s'il avait tue. Le boucher, ancien spahi, affirma: "C'est un deserteur." Le debitant de tabac crut le reconnaitre pour un homme qui lui avait passe une piece fausse de cinquante centimes, le matin meme, et le quincailler vit en lui indubitablement l'introuvable assassin de la veuve Malet que la police cherchait depuis six mois. Dans la salle du conseil municipal, ou ses gardiens le firent entrer, Randel retrouva le maire, assis devant la table des deliberations et flanque de l'instituteur. --Ah! ah! s'ecria le magistrat, vous revoila, mon gaillard. Je vous avais bien dit que je vous ferais coffrer. Eh bien, brigadier, qu'est-ce que c'est?" Le brigadier repondit: "Un vagabond sans feu ni lieu, monsieur le maire, sans ressources et sans argent sur lui, a ce qu'il affirme, arrete en etat de mendicite et de vagabondage, muni de bons certificats et de papiers bien en regle." --Montrez-moi ces papiers, dit le maire. Il les prit, les lut, les relut, les rendit, puis ordonna: "Fouillez-le." On fouilla Randel; on ne trouva rien. Le maire semblait perplexe. Il demanda a l'ouvrier: --Que faisiez-vous, ce matin, sur la route? --Je cherchais de l'ouvrage. --De l'ouvrage?... Sur la grand'route? --Comment voulez-vous que j'en trouve si je me cache dans les bois? Ils se devisageaient tous les deux avec une haine de betes appartenant a des races ennemies. Le magistrat reprit: "Je vais vous faire mettre en liberte, mais que je ne vous y reprenne pas!" Le charpentier repondit: "J'aime mieux que vous me gardiez. J'en ai assez de courir les chemins." Le maire prit un air severe: --Taisez-vous. Puis il ordonna aux gendarmes: --Vous conduirez cet homme a deux cents metres du village, et vous le laisserez continuer son chemin. L'ouvrier dit: "Faites-moi donner a manger, au moins." L'autre fut indigne: "Il ne manquerait plus que de vous nourrir! Ah! ah! ah! elle est forte celle-la!" Mais Randel reprit avec fermete: "Si vous me laissez encore crever de faim, vous me forcerez a faire un mauvais coup. Tant pis pour vous autres, les gros." Le maire s'etait leve, et il repeta: "Emmenez-le vite, parce que je finirais par me facher." Les deux gendarmes saisirent donc le charpentier par les bras et l'entrainerent. Il se laissa faire, retraversa le village, se retrouva sur la route; et les hommes l'ayant conduit a deux cents metres de la borne kilometrique, le brigadier declara: --Voila, filez et que je ne vous revoie point dans le pays, ou bien vous aurez de mes nouvelles. Et Randel se mit en route sans rien repondre, et sans savoir ou il allait. Il marcha devant lui un quart d'heure ou vingt minutes, tellement abruti qu'il ne pensait plus a rien. Mais soudain, en passant devant une petite maison dont la fenetre etait entr'ouverte une odeur de pot-au-feu lui entra dans la poitrine et l'arreta net, devant ce logis. Et, tout a coup, la faim, une faim feroce, devorante, affolante, le souleva, faillit le jeter comme une brute contre les murs de cette demeure. Il dit, tout haut, d'une voix grondante: "Nom de Dieu! faut qu'on m'en donne, cette fois." Et il se mit a heurter la porte a grands coups de son baton. Personne ne repondit; il frappa plus fort, criant: "He! he! he! la dedans, les gens! he! ouvrez!" Rien ne remua; alors, s'approchant de la fenetre, il la poussa avec sa main, et l'air enferme de la cuisine, l'air tiede plein de senteurs de bouillon chaud, de viande cuite et de choux s'echappa vers l'air froid du dehors. D'un saut, le charpentier fut dans la piece. Deux couverts etaient mis sur une table. Les proprietaires, partis sans doute a la messe, avaient laisse sur le feu leur diner, le bon bouilli du dimanche, avec la soupe grasse aux legumes. Un pain frais attendait sur la cheminee, entre deux bouteilles qui semblaient pleines. Randel d'abord se jeta sur le pain, le cassa avec autant de violence que s'il eut etrangle un homme, puis il se mit a le manger voracement, par grandes bouchees vite avalees. Mais l'odeur de la viande, presque aussitot, l'attira vers la cheminee, et, ayant ote le couvercle du pot, il y plongea une fourchette et fit sortir un gros morceau de boeuf, lie d'une ficelle. Puis il prit encore des choux, des carottes, des oignons, jusqu'a ce que son assiette fut pleine, et, l'ayant posee sur la table, il s'assit devant, coupa le bouilli en quatre parts et dina comme s'il eut ete chez lui. Quand il eut devore le morceau presque entier, plus une quantite de legumes, il s'apercut qu'il avait soif et il alla chercher une des bouteilles posees sur la cheminee. A peine vit-il le liquide en son verre qu'il reconnut de l'eau-de-vie. Tant pis, c'etait chaud, cela lui mettrait du feu dans les veines, ce serait bon, apres avoir eu si froid; et il but. Il trouva cela bon en effet, car il en avait perdu l'habitude; il s'en versa de nouveau un plein verre, qu'il avala en deux gorgees. Et, presque aussitot, il se sentit gai, rejoui par l'alcool comme si un grand bonheur lui avait coule dans le ventre. Il continuait a manger, moins vite, en machant lentement et trempant son pain dans le bouillon. Toute la peau de son corps etait devenue brulante, le front surtout ou le sang battait. Mais, soudain, une cloche tinta au loin. C'etait la messe qui finissait; et un instinct plutot qu'une peur, l'instinct de prudence qui guide et rend perspicaces tous les etres en danger, fit se dresser le charpentier, qui mit dans une poche le reste du pain, dans l'autre la bouteille d'eau-de-vie, et, a pas furtifs, gagna la fenetre et regarda la route. Elle etait encore toute vide. Il sauta et se remit en marche; mais, au lieu de suivre le grand chemin, il fuit a travers champs vers un bois qu'il apercevait. Il se sentait alerte, fort, joyeux, content de ce qu'il avait fait et tellement souple qu'il sautait les clotures des champs, a pieds joints, d'un seul bond. Des qu'il fut sous les arbres, il tira de nouveau la bouteille de sa poche, et se remit a boire, par grandes lampees, tout en marchant. Alors ses idees se brouillerent, ses yeux devinrent troubles, ses jambes elastiques comme des ressorts. Il chantait la vieille chanson populaire: Ah! qu'il fait donc bon Qu'il fait donc bon Cueillir la fraise. Il marchait maintenant sur une mousse epaisse, humide et fraiche, et ce tapis doux sous les pieds lui donna des envies folles de faire la culbute, comme un enfant. Il prit son elan, cabriola; se releva, recommenca. Et, entre chaque pirouette, il se remettait a chanter: Ah! qu'il fait donc bon Qu'il fait donc bon Cueillir la fraise. Tout a coup, il se trouva au bord d'un chemin creux et il apercut, dans le fond, une grande fille, une servante qui rentrait au village, portant aux mains deux seaux de lait, ecartes d'elle par un cercle de barrique. Il la guettait, penche, les yeux allumes comme ceux d'un chien qui voit une caille. Elle le decouvrit, leva la tete, se mit a rire et lui cria: --C'est-il vous qui chantiez comme ca? Il ne repondit point et sauta dans le ravin, bien que le talus fut haut de six pieds au moins. Elle dit, le voyant soudain debout devant elle: "Cristi, vous m'avez fait peur!" Mais il ne l'entendait pas, il etait ivre, il etait fou, souleve par une autre rage plus devorante que la faim, enfievre par l'alcool, par l'irresistible furie d'un homme qui manque de tout, depuis deux mois, et qui est gris, et qui est jeune, ardent, brule par tous les appetits que la nature a semes dans la chair vigoureuse des males. La fille reculait devant lui, effrayee de son visage, de ses yeux, de sa bouche entr'ouverte, de ses mains tendues. Il la saisit par les epaules, et, sans dire un mot, la culbuta sur le chemin. Elle laissa tomber ses seaux qui roulerent a grand bruit en repandant leur lait, puis elle cria, puis, comprenant que rien ne servirait d'appeler dans ce desert, et voyant bien a present qu'il n'en voulait pas a sa vie, elle ceda, sans trop de peine, pas tres fachee, car il etait fort, le gars, mais par trop brutal vraiment. Quand elle se fut relevee, l'idee de ses seaux repandus l'emplit tout a coup de fureur, et, otant son sabot d'un pied, elle se jeta, a son tour, sur l'homme, pour lui casser la tete s'il ne payait pas son lait. Mais lui, se meprenant a cette attaque violente, un peu degrise, eperdu, epouvante de ce qu'il avait fait, se sauva de toute la vitesse de ses jarrets, tandis qu'elle lui jetait des pierres, dont quelques-unes l'atteignirent dans le dos. Il courut longtemps, longtemps, puis il se sentit las comme il ne l'avait jamais ete. Ses jambes devenaient molles a ne le plus porter; toutes ses idees etaient brouillees, il perdait souvenir de tout, ne pouvait plus reflechir a rien. Et il s'assit au pied d'un arbre. Au bout de cinq minutes il dormait. Il fut reveille par un grand choc, et, ouvrant les yeux, il apercut deux tricornes de cuir verni penches sur lui, et les deux gendarmes du matin qui lui tenaient et lui liaient les bras. --Je savais bien que je te repincerais, dit le brigadier goguenard. Randel se leva sans repondre un mot. Les hommes le secouaient, prets a le rudoyer, s'il faisait un geste, car il etait leur proie a present, il etait devenu du gibier de prison, capture par ces chasseurs de criminels qui ne le lacheraient plus. --En route! commanda le gendarme. Ils partirent. Le soir venait, etendant sur la terre un crepuscule d'automne, lourd et sinistre. Au bout d'une demi-heure, ils atteignirent le village. Toutes les portes etaient ouvertes, car on savait les evenements. Paysans et paysannes, souleves de colere, comme si chacun eut ete vole, comme si chacune eut ete violee, voulaient voir rentrer le miserable pour lui jeter des injures. Ce fut une huee qui commenca a la premiere maison pour finir a la mairie, ou le maire attendait aussi, venge lui-meme de ce vagabond. Des qu'il l'apercut, il cria de loin: --Ah! mon gaillard! nous y sommes. Et il se frottait les mains, content comme il l'etait rarement. Il reprit: "Je l'avais dit, je l'avais dit, rien qu'en le voyant sur la route." Puis, avec un redoublement de joie: --Ah! gredin, ah! sale gredin, tu tiens tes vingt ans, mon gaillard! FIN * * * * * TABLE LE HORLA AMOUR LE TROU SAUVEE CLOCHETTE LE MARQUIS DE FUMEROL LE SIGNE LE DIABLE LES ROIS AU BOIS UNE FAMILLE JOSEPH L'AUBERGE LE VAGABOND End of Project Gutenberg's Le Horla and Others, by Guy de Maupassant *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE HORLA AND OTHERS *** ***** This file should be named 10775.txt or 10775.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/0/7/7/10775/ Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the Online Distributed Proofreading Team from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL