The Project Gutenberg EBook of Consuelo v.1 (1861), by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Consuelo v.1 (1861) Author: George Sand Release Date: June 20, 2004 [EBook #12666] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONSUELO V.1 (1861) *** Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed Proofreaders Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. CONSUELO PAR GEORGE SAND TOME PREMIER 1861 NOTICE Ce long roman de _Consuelo_, suivi de _la Comtesse de Rudolstadt_ et accompagne, lors de sa publication dans la _Revue independante_, de deux notices sur _Jean Ziska_ et _Procope le Grand_, forme un tout assez important comme appreciation et resume de moeurs historiques. Le roman n'est pas bien conduit. Il va souvent un peu a l'aventure, a-t-on dit; il manque de proportion. C'est l'opinion de mes amis, et je la crois fondee. Ce defaut, qui ne consiste pas dans un _decousu_, mais dans une _sinuosite_ exageree d'evenements, a ete l'effet de mon infirmite ordinaire: l'absence de plan. Je le corrige ordinairement beaucoup quand l'ouvrage, termine, est entier dans mes mains. Mais la grande consommation de livres nouveaux qui s'est faite de 1835 a 1845 particulierement, la concurrence des journaux et des revues, l'avidite des lecteurs, complice de celle des editeurs, ce furent la des causes de production rapide et de publication pour ainsi dire forcee, Je m'interessais vivement au succes de la _Revue independante_, fondee par mes amis Pierre Leroux et Louis Viardot, continuee par mes amis Ferdinand Francois et Pernet. J'avais commence _Consuelo_ avec le projet de ne faire qu'une nouvelle. Ce commencement plut, et on m'engagea a le developper, en me faisant pressentir tout ce que le dix-huitieme siecle offrait d'interet sous le rapport de l'art, de la philosophie et du merveilleux, trois elements produits par ce siecle d'une facon tres-heterogene en apparence, et dont le lien etait cependant curieux et piquant a etablir sans trop de fantaisie. Des lors, j'avancai dans mon sujet, au jour le jour, lisant beaucoup et produisant aussitot, pour chaque numero de la _Revue_ (car on me priait de ne pas m'interrompre), un fragment assez considerable. Je sentais bien que cette maniere de travailler n'etait pas normale et offrait de grands dangers; ce n'etait pas la premiere fois que je m'y etais laisse entrainer; mais, dans un ouvrage d'aussi longue haleine et appuye sur tant de realites historiques, l'entreprise etait temeraire. La premiere condition d'un ouvrage d'art, c'est le temps et la liberte. Je parle ici de la liberte qui consiste a revenir sur ses pas quand on s'apercoit qu'on a quitte son chemin pour se jeter dans une traverse; je parle du temps qu'il faudrait se reserver pour abandonner les sentiers hasardeux et retrouver la ligne droite. L'absence de ces deux securites, cree a l'artiste une inquietude fievreuse, parfois favorable a l'inspiration, parfois perilleuse pour la raison, qui, en somme, doit enchainer le caprice, quelque carriere qui lui soit donnee dans un travail de ce genre. Ma reflexion condamne donc beaucoup cette maniere de produire. Qu'on travaille aussi vite qu'on voudra et qu'on pourra: _le temps ne fait rien a l'affaire_; mais entre la creation spontanee et la publication, il faudrait absolument le temps de relire l'ensemble et de l'expurger des longueurs qui sont precisement l'effet ordinaire de la precipitation. La fievre est bonne, mais la conscience de l'artiste a besoin de passer en revue, a tete reposee, avant de les raconter tout haut, les songes qui ont charme sa divagation libre et solitaire. Je me suis donc presque toujours abstenue depuis d'agir avec cette complaisance mal entendue pour les autres et pour soi, et mes amis se sont apercus d'une seconde maniere, plus sobre et mieux digeree, dont je m'etais fait la promesse a moi-meme, en courant a travers champs apres la voyageuse _Consuelo_. Je sentais la un beau sujet, des types puissants, une epoque et des pays semes d'accidents historiques, dont le cote intime etait precieux a explorer; et j'avais regret de ne pouvoir reprendre mon itineraire et choisir mes etapes, a mesure que j'avancais au hasard, toujours frappee et tentee par des horizons nouveaux. Il y a dans _Consuelo_ et dans _La Comtesse de Rudolstadt_, des materiaux pour trois ou quatre bons romans. Le defaut, c'est d'avoir entasse trop de richesses brutes dans un seul. Ces richesses me venaient a foison dans les lectures dont j'accompagnais mon travail. Il y avait la plus d'une mine a explorer, et je ne pouvais resister au desir de puiser un peu dans chacune, au risque de ne pas classer bien sagement mes conquetes. Tel qu'il est, l'ouvrage a de l'interet et, contre ma coutume quand il s'agit de mes ouvrages, j'en conseille la lecture. On y apprendra beaucoup de choses qui ne sont pas nouvelles pour les gens instruits, mais qui, par leur rapprochement, jettent une certaine lumiere sur les preoccupations et, par consequent, sur l'esprit du siecle de Marie-Therese et de Frederic II, de Voltaire et de Cagliostro: siecle etrange, qui commence par des chansons, se developpe dans des conspirations bizarres, et aboutit, par des idees profondes, a des revolutions formidables! Que l'on fasse bon marche de l'intrigue et de l'invraisemblance de certaines situations; que l'on regarde autour de ces gens et de ces aventures de ma fantaisie, on verra un monde ou je n'ai rien invente, un monde qui existe et qui a ete beaucoup plus fantastique que mes personnages et leurs vicissitudes: de sorte que je pourrais dire que ce qu'il y a de plus impossible dans mon livre, est precisement ce qui s'est passe dans la realite des choses. GEORGE SAND. Nohant, 15 septembre 1854. CONSUELO I. "Oui, oui, Mesdemoiselles, hochez la tete tant qu'il vous plaira; la plus sage et la meilleure d'entre vous, c'est ... Mais je ne veux pas le dire; car c'est la seule de ma classe qui ait de la modestie, et je craindrais, en la nommant, de lui faire perdre a l'instant meme cette rare vertu que je vous souhaite.... --_In nomine Patris, et Filii, et Spiritu Sancto_, chanta la Costanza d'un air effronte. --_Amen_, chanterent en choeur toutes les autres petites filles. --Vilain mechant! dit la Clorinda en faisant une jolie moue, et en donnant un petit coup du manche de son eventail sur les doigts osseux et rides que le maitre de chant laissait dormir allonges sur le clavier muet de l'orgue. --A d'autres! dit le vieux professeur, de l'air profondement desabuse d'un homme qui, depuis quarante ans, affronte six heures par jour toutes les agaceries et toutes les mutineries de plusieurs generations d'enfants femelles. Il n'en est pas moins vrai, ajouta-t-il en mettant ses lunettes dans leur etui et sa tabatiere dans sa poche, sans lever les yeux sur l'essaim railleur et courrouce, que cette sage, cette docile, cette studieuse, cette attentive, cette bonne enfant, ce n'est pas vous, signora Clorinda; ni vous, signora Costanza; ni vous non plus, signora Zulietta; et la Rosina pas davantage, et Michela encore moins.... --En ce cas, c'est moi ...--Non, c'est moi ...--Pas du tout, c'est moi?--Moi!--Moi!" s'ecrierent de leurs voix flutees ou percantes une cinquantaine de blondines ou de brunettes, en se precipitant comme une volee de mouettes crieuses sur un pauvre coquillage laisse a sec sur la greve par le retrait du flot. Le coquillage, c'est-a-dire le maestro (et je soutiens qu'aucune metaphore ne pouvait etre mieux appropriee a ses mouvements anguleux, a ses yeux nacres, a ses pommettes tachetees de rouge, et surtout aux mille petites boucles blanches, raides et pointues de la perruque professorale); le maestro, dis-je, force par trois fois de retomber sur la banquette apres s'etre leve pour partir, mais calme et impassible comme un coquillage berce et endurci dans les tempetes, se fit longtemps prier pour dire laquelle de ses eleves meritait les eloges dont il etait toujours si avare, et dont il venait de se montrer si prodigue. Enfin, cedant comme a regret a des prieres que provoquait sa malice, il prit le baton doctoral dont il avait coutume de marquer la mesure, et s'en servit pour separer et resserrer sur deux files son troupeau indiscipline. Puis avancant d'un air grave entre cette double haie de tetes legeres, il alla se poser dans le fond de la tribune de l'orgue, en face d'une petite personne accroupie sur un gradin. Elle, les coudes sur ses genoux, les doigts dans ses oreilles pour n'etre pas distraite par le bruit, etudiait sa lecon a demi-voix pour n'etre incommode a personne, tortillee et repliee sur elle-meme comme un petit singe; lui, solennel et triomphant, le jarret et le bras tendus, semblable au berger Paris adjugeant la pomme, non a la plus belle, mais a la plus sage. "_Consuelo?_ l'Espagnole?" s'ecrierent tout d'une voix les jeunes choristes, d'abord frappees de surprise. Puis un eclat de rire universel, homerique, fit monter enfin le rouge de l'indignation et de la colere au front majestueux du professeur. La petite Consuelo, dont les oreilles bouchees n'avaient rien entendu de tout ce dialogue, et dont les yeux distraits erraient au hasard sans rien voir, tant elle etait absorbee par son travail, demeura quelques instants insensible a tout ce tapage. Puis enfin, s'apercevant de l'attention dont elle etait l'objet, elle laissa tomber ses mains de ses oreilles sur ses genoux, et son cahier de ses genoux a terre; elle resta ainsi petrifiee d'etonnement, non confuse, mais un peu effrayee, et finit par se lever pour regarder derriere elle si quelque objet bizarre ou quelque personnage ridicule n'etait point, au lieu d'elle, la cause de cette bruyante gaite. "Consuelo, lui dit le maestro en la prenant par la main sans s'expliquer davantage, viens la, ma bonne fille, chante-moi le _Salve Regina_ de Pergolese, que tu apprends depuis quinze jours, et que la Clorinda etudie depuis un an." Consuelo, sans rien repondre, sans montrer ni crainte, ni orgueil, ni embarras, suivit le maitre de chant jusqu'a l'orgue, ou il se rassit et, d'un air de triomphe, donna le ton a la jeune eleve. Alors Consuelo, avec simplicite et avec aisance, eleva purement, sous les profondes voutes de la cathedrale, les accents de la plus belle voix qui les eut jamais fait retentir. Elle chanta le _Salve Regina_ sans faire une seule faute de memoire, sans hasarder un son qui ne fut completement juste, plein, soutenu ou brise a propos; et suivant avec une exactitude toute passive les instructions que le savant maitre lui avait donnees, rendant avec ses facultes puissantes les intentions intelligentes et droites du bonhomme, elle fit, avec l'inexperience et l'insouciance d'un enfant, ce que la science, l'habitude et l'enthousiasme n'eussent pas fait faire a un chanteur consomme: elle chanta avec perfection. "C'est bien, ma fille, lui dit le vieux maitre toujours sobre de compliments. Tu as etudie avec attention, et tu as chante avec conscience. La prochaine fois tu me repeteras la cantate de Scarlati que je t'ai enseignee. --_Si, Signor professore_, repondit Consuelo. A present je puis m'en aller? --Oui, mon enfant. Mesdemoiselles, la lecon est finie." Consuelo mit dans un petit panier ses cahiers, ses crayons, et son petit eventail de papier noir, inseparable jouet de l'Espagnole aussi bien que de la Venitienne, et dont elle ne se servait presque jamais, bien qu'elle l'eut toujours aupres d'elle. Puis elle disparut derriere les tuyaux de l'orgue, descendit ave la legerete d'une souris l'escalier mysterieux qui ramene a l'eglise, s'agenouilla un instant en traversant la nef du milieu, et, au moment de sortir, trouva aupres du benitier un beau jeune seigneur qui lui tendit le goupillon en souriant. Elle en prit; et, tout en le regardant droit au visage avec l'aplomb d'une petite fille qui ne se croit point et ne se sent point encore femme, elle mela son signe de croix et son remerciment d'une si plaisante facon, que le jeune seigneur se prit a rire tout a fait. Consuelo se mit a rire aussi; et tout a coup, comme si elle se fut rappele qu'on l'attendait, elle prit sa course, et franchit le seuil de l'eglise, les degres et le portique en un clin d'oeil. Cependant le professeur remettait pour la seconde fois ses lunettes dans la vaste poche de son gilet, et s'adressant aux ecolieres silencieuses: "Honte a vous! mes belles demoiselles, leur disait-il. Cette petite fille, la plus jeune d'entre vous, la plus nouvelle dans ma classe, est seule capable de chanter proprement un solo; et dans les choeurs, quelque sottise que vous fassiez autour d'elle, je la retrouve toujours aussi ferme et aussi juste qu'une note de clavecin. C'est qu'elle a du zele, de la patience, et ce que vous n'avez pas et que vous n'aurez jamais, toutes tant que vous etes, _de la conscience!_ --Ah! voila son grand mot lache! s'ecria la Costanza des qu'il fut sorti. Il ne l'avait dit que trente-neuf fois durant la lecon, et il ferait une maladie s'il n'arrivait a la quarantieme. --Belle merveille que cette Consuelo fasse des progres! dit la Zulietta. Elle est si pauvre! elle ne songe qu'a se depecher d'apprendre quelque chose pour aller gagner son pain. --On m'a dit que sa mere etait une Bohemienne, ajouta la Michelina, et que la petite a chante dans les rues et sur les chemins avant de venir ici. On ne saurait nier qu'elle a une belle voix; mais elle n'a pas l'ombre d'intelligence, cette pauvre enfant! Elle apprend par coeur, elle suit servilement les indications du professeur, et puis ses bons poumons font le reste. --Qu'elle ait les meilleurs poumons et la plus grande intelligence par-dessus le marche, dit la belle Clorinda, je ne voudrais pas lui disputer ces avantages s'il me fallait echanger ma figure contre la sienne. --Vous n'y perdriez deja pas tant! reprit Costanza, qui ne mettait pas beaucoup d'entrainement a reconnaitre la beaute de Clorinda. --Elle n'est pas belle non plus, dit une autre. Elle est jaune comme un cierge pascal, et ses grands yeux disent rien du tout; et puis toujours si mal habillee. Decidement c'est une laideron. --Pauvre fille! c'est bien malheureux pour elle, tout cela: point d'argent, et point de beaute!" C'est ainsi qu'elles terminerent le panegyrique de Consuelo, et qu'elles se consolerent en la plaignant, de l'avoir admiree tandis qu'elle chantait. II. Ceci se passait a Venise il y a environ une centaine d'annees, dans l'eglise des _Mendicanti_, ou le celebre maestro Porpora venait d'essayer la repetition de ses grandes vepres en musique, qu'il devait y diriger le dimanche suivant, jour de l'Assomption. Les jeunes choristes qu'il avait si vertement gourmandees etaient des enfants de ces _scuole_, ou elles etaient instruites aux frais de l'Etat, pour etre par lui dotees ensuite, _soit pour le mariage, soit pour le cloitre_, dit Jean-Jacques Rousseau, qui admira leurs voix magnifiques vers la meme epoque, dans cette meme eglise. Lecteur, tu ne te rappelles que trop ces details, et un episode charmant raconte par lui a ce propos dans le livre VIII des _Confessions_. Je n'aurai garde de transcrire ici ces adorables pages, apres lesquelles tu ne pourrais certainement pas te resoudre a reprendre les miennes; et bien autant ferais-je a ta place, ami lecteur. J'espere donc que tu n'as pas en ce moment les _Confessions_ sous la main, et je poursuis mon conte. Toutes ces jeunes personnes n'etaient pas egalement pauvres, et il est bien certain que, malgre la grande integrite de l'administration, quelques-unes se glissaient la, pour lesquelles c'etait plutot une speculation qu'une necessite de recevoir, aux frais de la Republique, une education d'artiste et des moyens d'etablissement. C'est pourquoi quelques-unes se permettaient d'oublier les saintes lois de l'egalite; grace auxquelles on les avait laissees s'asseoir furtivement sur les memes bancs que leurs pauvres soeurs. Toutes aussi ne remplissaient pas les vues austeres que la Republique avait sur leur sort futur. Il s'en detachait bien quelqu'une de temps en temps, qui, ayant profite de l'education gratuite, renoncait a la dot pour chercher ailleurs une plus brillante fortune. L'administration, voyant que cela etait inevitable, avait quelquefois admis aux cours de musique les enfants des pauvres artistes dont l'existence nomade ne permettait pas un bien long sejour a Venise. De ce nombre etait la petite Consuelo, nee en Espagne, et arrivee de la en Italie en passant par Saint-Petersbourg, Constantinople, Mexico, ou Arkangel, ou par toute autre route encore plus directe a l'usage des seuls Bohemiens. Bohemienne, elle ne l'etait pourtant que de profession et par maniere de dire; car de race, elle n'etait ni Gitana ni Indoue, non plus qu'Israelite en aucune facon. Elle etait de bon sang espagnol, sans doute mauresque a l'origine, car elle etait passablement brune, et toute sa personne avait une tranquillite qui n'annoncait rien des races vagabondes. Ce n'est point que de ces races-la je veuille medire. Si j'avais invente le personnage de Consuelo, je ne pretends point que je ne l'eusse fait sortir d'Israel, ou de plus loin encore; mais elle etait formee de la cote d'Ismael, tout le revelait, dans son organisation. Je ne l'ai point vue, car je n'ai pas encore cent ans, mais on me l'a affirme, et je n'y puis contredire. Elle n'avait pas cette petulance febrile interrompue par des acces de langueur apathique qui distingue les _zingarelle_. Elle n'avait pas la curiosite insinuante et la mendicite tenace d'une _ebbrea_ indigente. Elle etait aussi calme que l'eau des lagunes, et en meme temps aussi active que les gondoles legeres qui en sillonnent incessamment la face. Comme elle grandissait beaucoup, et que sa mere etait fort miserable, elle portait toujours ses robes trop courtes d'une annee; ce qui donnait a ses longues jambes de quatorze ans, habituees a se montrer en public, une sorte de grace sauvage et d'allure franche qui faisait plaisir et pitie a voir. Si son pied etait petit, on ne le pouvait dire, tant il etait mal chausse. Eh revanche; sa taille, prise dans des _corps_ devenus trop etroits et craques a toutes les coutures, etait svelte et flexible comme un palmier, mais sans forme, sans rondeur, sans aucune seduction. La pauvre fille n'y songeait guere, habituee qu'elle etait a s'entendre traiter de _guenon_, de _cedrat_, et de _moricaude_, par les blondes, blanches et repletes filles de l'Adriatique. Son visage tout rond, bleme et insignifiant, n'eut frappe personne, si ses cheveux courts, epais et rejetes derriere ses oreilles, en meme temps que son air serieux et indifferent a toutes les choses exterieures, ne lui eussent donne une certaine singularite peu agreable. Les figures qui ne plaisent pas perdent de plus en plus la faculte de plaire. L'etre qui les porte, indifferent aux autres, le devient a lui-meme, et prend une negligence de physionomie qui eloigne de plus en plus les regards. La beaute s'observe, s'arrange, se soutient, se contemple, et se pose pour ainsi dire sans cesse dans un miroir imaginaire place devant elle. La laideur s'oublie et se laisse aller. Cependant il en est de deux sortes: l'une qui souffre et proteste sans cesse contre la reprobation generale par une habitude de rage et d'envie: ceci est la vraie, la seule laideur; l'autre, ingenue, insouciante, qui prend son parti, qui n'evite et ne provoque aucun jugement, et qui gagne le coeur tout en choquant les yeux: c'etait la laideur de Consuelo. Les personnes genereuses qui s'interessaient a elle regrettaient d'abord qu'elle ne fut pas jolie; et puis, se ravisant, elles disaient, en lui prenant la tete avec cette familiarite qu'on n'a pas pour la beaute: "Eh bien, toi, tu as la mine d'une bonne creature"; et Consuelo etait fort contente, bien qu'elle n'ignorat point que cela voulait dire: "Tu n'as rien de plus." Cependant le jeune et beau seigneur qui lui avait offert de l'eau benite resta aupres de la coupe lustrale, jusqu'a ce qu'il eut vu defiler l'une apres l'autre jusqu'a la derniere des _scolari_. Il les regarda toutes avec attention, et lorsque la plus belle, la Clorinda, passa pres de lui, il lui donna l'eau benite avec ses doigts, afin d'avoir le plaisir de toucher les siens. La jeune fille rougit d'orgueil, et passa outre, en lui jetant ce regard, mele de honte et d'audace, qui n'est l'expression ni de la fierte ni de la pudeur. Des qu'elles furent rentrees dans l'interieur du couvent, le galant patricien revint sous la nef, et abordant le professeur qui descendait plus lentement de la tribune: "Par le corps de Bacchus! vous allez me dire, mon cher maitre, s'ecria-t-il, laquelle de vos eleves a chante le _Salve Regina_. --Et pourquoi voulez-vous le savoir, comte Zustiniani? repondit le professeur en sortant avec lui de l'eglise. --Pour vous en faire mon compliment, reprit le patricien. Il y a longtemps que je suis, non-seulement vos vepres, mais jusqu'a vos exercices; car vous savez combien je suis _dilettante_ de musique sacree. Eh bien, voici la premiere-fois que j'entends chanter du Pergolese d'une maniere aussi parfaite; et quant a la voix, c'est certainement la plus belle que j'aie rencontree dans ma vie. --Par le Christ! je le crois bien! repliqua le professeur en savourant une large prise de tabac avec complaisance et dignite. --Dites-moi donc le nom de la creature celeste qui m'a jete dans de tels ravissements. Malgre vos severites et vos plaintes continuelles, on peut dire que vous avez fait de votre ecole une des meilleures de toute l'Italie; vos choeurs sont excellents, et vos solos fort estimables; mais la musique que vous faites executer est si grande, si austere, que bien rarement de jeunes filles peuvent en faire sentir toutes les beautes.... --Elles ne les font point sentir, dit le professeur avec tristesse, parce qu'elle ne les sentent point elles-memes! Pour des voix fraiches, etendues, timbrees, nous n'en manquons pas, Dieu merci! mais pour des organisations musicales, helas! qu'elles sont rares et incompletes! --Du moins vous en possedez une admirablement douee: l'instrument est magnifique, le sentiment parfait, le savoir remarquable. Nommez-la-moi donc. --N'est-ce pas, dit le professeur en eludant la question, qu'elle vous a fait plaisir? --Elle m'a pris au coeur, elle m'a arrache des larmes, et par des moyens si simples, par des effets si peu cherches, que je n'y comprenais rien d'abord. Et puis, je me suis rappele ce que vous m'avez dit tant de fois en m'enseignant votre art divin, o mon cher maitre! et pour la premiere fois, moi j'ai compris combien vous aviez raison. --Et qu'est-ce que je vous disais? reprit encore le maestro d'un air de triomphe. --Vous me disiez, repondit le comte, que le grand, le vrai, le beau dans les arts, c'etait le simple. --- Je vous disais bien aussi qu'il y avait le _brillant_, le _cherche_, l'_habile_, et qu'il y avait souvent lieu d'applaudir et de remarquer ces qualites-la? --Sans doute; mais de ces qualites secondaires a la vraie manifestation du genie, il y a un abime, disiez-vous. Eh bien, cher maitre! votre cantatrice est seule d'un cote, et toutes les autres sont en deca. --C'est vrai, et c'est bien dit, observa le professeur se frottant les mains. --Son nom? reprit le comte. --Quel nom? dit le malin professeur. --Et, _per Dio santo!_ celui de la sirene ou plutot de l'archange que je viens d'entendre. --Et qu'en voulez-vous faire de son nom, seigneur comte? repliqua le Porpora d'un ton severe. --Monsieur le professeur, pourquoi voulez-vous m'en faire un secret? --Je vous dirai pourquoi, si vous commencez par me dire a quelles fins vous le demandez si instamment. --N'est-ce pas un sentiment bien naturel et veritablement irresistible, que celui qui nous pousse a connaitre, a nommer et a voir les objets de notre admiration? --Eh bien, ce n'est pas la votre seul motif; laissez-moi, cher comte, vous donner ce dementi. Vous etes grand amateur, et bon connaisseur en musique, je le sais: mais vous etes, par-dessus tout, proprietaire du theatre San-Samuel. Vous mettez votre gloire, encore plus que votre interet, a attirer les plus beaux talents et les plus belles voix d'Italie. Vous savez bien que nous donnons de bonnes lecons; que chez nous seulement se font les fortes etudes et se forment les grandes musiciennes. Vous nous avez deja enleve la Corilla; et comme elle vous sera peut-etre enlevee au premier jour par un engagement avec quelque autre theatre, vous venez roder autour de notre ecole, pour voir si nous ne vous avons pas forme quelque nouvelle Corilla que vous vous tenez pret a capturer ... Voila la verite, monsieur le comte: avouez que j'ai dit la verite. --Et quand cela serait, cher maestro, repondit le comte en souriant, que vous importe, et quel mal y trouvez-vous? --J'en trouve un fort grand, seigneur comte; c'est que vous corrompez, vous perdez ces pauvres creatures. --Ah ca, comment l'entendez-vous, farouche professeur? Depuis quand vous faites-vous le pere gardien de ces vertus fragiles? --Je l'entends comme il faut, monsieur le comte, et ne me soucie ni de leur vertu, ni de leur fragilite; mais je me soucie de leur talent, que vous denaturez et que vous avilissez sur vos theatres, en leur donnant a chanter de la musique vulgaire et de mauvais gout. N'est-ce point une desolation, une honte de voir, cette Corilla, qui commencait a comprendre grandement l'art serieux, descendre du sacre au profane, de la priere au badinage, de l'autel au treteau, du sublime au ridicule, d'Allegri et de Palestrina a Albinoni et au barbier Apollini? --Ainsi vous refusez, dans votre rigorisme, de me nommer cette fille, sur laquelle je ne puis avoir des vues, puisque j'ignore si elle possede d'ailleurs les qualites requises pour le theatre? --Je m'y refuse absolument. --Et vous pensez que je ne le decouvrirai pas? --Helas! vous le decouvrirez, si telle est votre determination: mais je ferai tout mon possible pour vous empecher de nous l'enlever. --Eh bien; maitre, vous etes deja a moitie vaincu; car je l'ai vue, je l'ai devinee, je l'ai reconnue, votre divinite mysterieuse. --Oui da? dit le maitre d'un air mefiant et reserve; en etes-vous bien sur? --Mes yeux et mon coeur me l'ont revelee; et je vais vous faire son portrait pour vous en convaincre. Elle est grande: c'est, je crois, la plus grande de toutes vos eleves; elle est blanche comme la neige du Frioul, et rose comme l'horizon au matin d'un beau jour; elle a des cheveux dores, des yeux d'azur, un aimable embonpoint; et porte au doigt un petit rubis qui m'a brule en effleurant ma main comme l'etincelle d'un feu magique. --Bravo! s'ecria le Porpora d'un air narquois. Je n'ai rien a vous cacher, en ce cas; et le nom de cette beaute, c'est la Clorinda. Allez donc lui faire vos offres seduisantes; donnez-lui de l'or, des diamants et des chiffons. Vous l'engagerez facilement dans votre troupe, et elle pourra peut-etre vous remplacer la Corilla; car le public de vos theatres prefere aujourd'hui de belles epaules a de beaux sons, et des yeux hardis a une intelligence elevee. --Me serais-je donc trompe, mon cher maitre? dit le comte un peu confus; la Clorinda ne serait-elle qu'une beaute vulgaire? --Et si ma sirene, ma divinite, mon archange, comme il vous plait de l'appeler, n'etait rien moins que belle? reprit le maitre avec malice. --Si elle etait difforme, je vous supplierais de ne jamais me la montrer, car mon illusion serait trop cruellement detruite. Si elle etait seulement laide, je pourrais l'adorer encore; mais je ne l'engagerais pas pour le theatre, parce que le talent sans la beaute n'est parfois qu'un malheur, une lutte, une supplice pour une femme. Que regardez-vous, maestro, et pourquoi vous arretez-vous ainsi? --Nous voici a l'embarcadere ou se tiennent les gondoles, et je n'en vois aucune. Mais vous, comte, que regardez-vous ainsi par la? --Je regarde si ce jeune gars, que vous voyez assis sur les degres de l'embarcadere aupres d'une petite fille assez vilaine, n'est point mon protege Anzoleto, le plus intelligent et le plus joli de nos petits plebeiens. Regardez-le, cher maestro, ceci vous interesse comme moi. Cet enfant a la plus belle voix de tenor qui soit dans Venise; il a un gout passionne pour la musique et des dispositions incroyables. Il y a longtemps que je veux vous parler de lui et vous prier de lui donner des lecons. Celui-la, je le destine veritablement a soutenir le succes de mon theatre, et dans quelques annees, j'espere etre bien recompense de mes soins. Hola, Zoto! viens ici, mon enfant, que je te presente a l'illustre maitre Porpora. Anzoleto tira ses jambes nues de l'eau, ou elles pendaient avec insouciance tandis qu'il s'occupait a percer d'une grosse aiguille ces jolies coquillages qu'on appelle poetiquement a Venise _fiori di mare_. Il avait pour tout vetement une culotte fort rapee et une chemise assez fine, mais fort dechiree, a travers laquelle on voyait ses epaules blanches et modelees comme celles d'un petit Bacchus antique. Il avait effectivement la beaute grecque d'un jeune faune, et sa physionomie offrait le melange singulier, mais bien frequent dans ces creations de la statuaire paienne, d'une melancolie reveuse et d'une ironique insouciance. Ses cheveux crepus, bien que fins, d'un blond vif un peu cuivre par le soleil, se roulaient en mille boucles epaisses et courtes autour de son cou d'albatre. Tous ses traits etaient d'une perfection incomparable; mais il y avait, dans le regard penetrant de ses yeux noirs comme l'encre, quelque chose de trop hardi qui ne plut pas au professeur. L'enfant se leva bien vite a la voix de Zustiniani, jeta tous ses coquillages sur les genoux de la petite fille assise a cote de lui, et tandis que celle-ci, sans se deranger, continuait a les enfiler et a les entremeler de petites perles d'or, il s'approcha, et vint baiser la main du comte, a la maniere du pays. --Voici en effet un beau garcon, dit le professeur en lui donnant une petite tape sur la joue. Mais il me parait occupe a des amusements bien puerils pour son age: car enfin il a bien dix-huit ans, n'est-ce pas? --Dix-neuf bientot, _sior profesor_, repondit Anzoleto dans le dialecte venitien; mais si je m'amuse avec des coquilles, c'est pour aider la petite Consuelo qui fabrique des colliers. --Consuelo, repondit le maitre en se rapprochant de son eleve avec le comte et Anzoleto, je ne croyais pas que tu eusses le gout de la parure. --Oh! ce n'est pas pour moi, monsieur le professeur, repondit Consuelo en se levant a demi avec precaution pour ne pas faire tomber dans l'eau les coquilles entassees dans son tablier; c'est pour le vendre, et pour acheter du riz et du mais. --Elle est pauvre, et elle nourrit sa mere, dit le Porpora. Ecoute, Consuelo: quand vous etes dans l'embarras, ta mere et toi, il faut venir me trouver; mais je te defends de mendier, entends-tu bien? --Oh! vous n'avez que faire de le lui defendre, _sior profesor_, repondit vivement Anzoleto; elle ne le ferait pas; et puis, moi, je l'en empecherais. --Mais toi, tu n'as rien? dit le comte. --Rien que vos bontes, seigneur illustrissime; mais nous partageons, la petite et moi. --- Elle donc ta parente? --Non, c'est une etrangere, c'est Consuelo. --Consuelo? quel nom bizarre! dit le comte. --Un beau nom, illustrissime, reprit Anzoleto; cela veut dire consolation. --A la bonne heure. Elle est ton amie, a ce qu'il me semble? --Elle est ma fiancee, seigneur. --Deja? Voyez ces enfants qui songent deja au mariage! --Nous nous marierons le jour ou vous signerez mon engagement au theatre de San-Samuel, illustrissime. --En ce cas, vous attendrez encore longtemps, mes petits. --Oh! nous attendrons, dit Consuelo avec le calme enjoue de l'innocence." Le comte et le maestro s'egayerent quelques moments de la candeur, et des reparties de ce jeune couple; puis, ayant donne rendez-vous a Anzoleto pour qu'il fit entendre sa voix au professeur le lendemain, ils s'eloignerent, le laissant a ses graves occupations. "Comment trouvez-vous cette petite fille? dit le professeur a Zustiniani. --Je l'avais vue deja, il n'y a qu'un instant, et je la trouve assez laide pour justifier l'axiome qui dit: Aux yeux d'un homme de dix-huit ans, toute femme semble belle. --C'est bon, repondit le professeur; maintenant je puis donc vous dire que votre divine cantatrice, votre sirene, votre mysterieuse beaute, c'etait Consuelo. --Elle! ce sale enfant? cette noire et maigre sauterelle? impossible, maestro! --Elle-meme, seigneur comte. Ne ferait-elle pas une _prima donna_ bien seduisante?" Le comte s'arreta, se retourna, examina encore de loin Consuelo, et joignant les mains avec un desespoir assez comique: "Juste ciel! s'ecria-t-il, peux-tu faire de semblables meprises, et verser le feu du genie dans des tetes si mal ebauchees! --Ainsi, vous renoncez a vos projets coupables? Dit le professeur. --Bien certainement. --Vous me le promettez? ajouta le Porpora. --Oh! je vous le jure, repondit le comte." III. Eclos sous le ciel de l'Italie, eleve par hasard comme un oiseau des rivages, pauvre, orphelin abandonne, et cependant heureux dans le present et confiant dans l'avenir comme un enfant de l'amour qu'il etait sans doute, Anzoleto, ce beau garcon de dix-neuf ans, qui passait tous ses jours aupres de la petite Consuelo, dans la plus complete liberte, sur le pave de Venise, n'en etait pas, comme on peut le croire, a ses premieres amours. Initie aux voluptes faciles qui s'etaient offertes a lui plus d'une fois, il eut ete use deja et corrompu peut-etre, s'il eut vecu dans nos tristes climats, et si la nature l'eut doue d'une organisation moins riche. Mais, developpe de bonne heure et destine a une longue et puissante virilite, il avait encore le coeur pur et les sens contenus par la volonte. Le hasard lui avait fait rencontrer la petite Espagnole devant les Madoriettes, chantant des cantiques par devotion; et lui, pour le plaisir d'exercer sa voix, il avait chante avec elle aux etoiles durant des soirees entieres. Et puis ils s'etaient rencontres sur les sables du Lido, ramassant des coquillages, lui pour les manger, elle pour en faire des chapelets et des ornements. Et puis encore ils s'etaient rencontres a l'eglise, elle priant le bon Dieu de tout son coeur, lui regardant les belles dames de tous ses yeux. Et dans toutes ces rencontres, Consuelo lui avait semble si bonne, si douce, si obligeante, si gaie, qu'il s'etait fait son ami et son compagnon inseparable, sans trop savoir pourquoi ni comment. Anzoleto ne connaissait encore de l'amour que le plaisir. Il eprouva de l'amitie pour Consuelo; et comme il etait d'un pays et d'un peuple ou les passions regnent plus que les attachements, il ne sut point donner a cette amitie un autre nom que celui d'amour. Consuelo accepta cette facon de parler; apres qu'elle eut fait a Anzoleto l'objection suivante: "Si tu te dis mon amoureux, c'est donc que tu veux te marier avec moi?" et qu'il lui eut repondu: "Bien certainement, si tu le veux, nous nous marierons ensemble." Ce fut des lors une chose arretee. Peut-etre qu'Anzoleto s'en fit un jeu, tandis que Consuelo y crut de la meilleure foi du monde. Mais il est certain que deja ce jeune coeur eprouvait ces sentiments contraires et ces emotions compliquees qui agitent et desunissent l'existence des hommes blases. Abandonne a des instincts violents, avide de plaisirs, n'aimant que ce qui servait a son bonheur, haissant et fuyant tout ce qui s'opposait a sa joie, artiste jusqu'aux os, c'est-a-dire cherchant et sentant la vie avec une intensite effrayante, il trouva que ses maitresses lui imposaient les souffrances et les dangers de passions qu'il n'eprouvait pas profondement. Cependant il les voyait de temps en temps; rappele par ses desirs, repousse bientot apres par la satiete ou le depit. Et quand cet etrange enfant avait ainsi depense sans ideal et sans dignite l'exces de sa vie, il sentait le besoin d'une societe douce et d'une expansion chaste et sereine. Il eut put dire deja, comme Jean-Jacques: "Tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins la debauche qu'un certain agrement de vivre aupres d'elles!" Alors, sans se rendre compte du charme qui l'attirait vers Consuelo, n'ayant guere encore le sens du beau, et ne sachant si elle etait laide ou jolie, enfant lui-meme au point de s'amuser avec elle de jeux au-dessous de son age, homme au point de respecter scrupuleusement ses quatorze ans, il menait avec elle, en public, sur les marbres et sur les flots de Venise, une vie aussi heureuse, aussi pure, aussi cachee, et presque aussi poetique que celle de Paul et Virginie sous les pamplemousses du desert. Quoiqu'ils eussent une liberte plus absolue et plus dangereuse, point de famille, point de meres vigilantes et tendres pour les former a la vertu, point de serviteur devoue pour les chercher le soir et les ramener au bercail; pas meme un chien pour les avertir du danger, ils ne firent aucun genre de chute. Ils coururent les lagunes en barque decouverte, a toute heure et par tous les temps, sans rames et sans pilote; ils errerent sur les paludes sans guide, sans montre, et sans souci de la maree montante; ils chanterent devant les chapelles dressees sous la vigne au coin des rues, sans songer a l'heure avancee, et sans avoir besoin d'autre lit jusqu'au matin que la dalle blanche encore tiede des feux du jour. Ils s'arreterent devant le theatre de Pulcinella, et suivirent avec une attention passionnee le drame fantastique de la belle Corisande, reine des marionnettes, sans se rappeler l'absence du dejeuner el le peu de probabilite du souper. Ils se livrerent aux amusements effrenes du carnaval, ayant pour tout deguisement et pour toute parure, lui sa veste retournee a l'envers, elle un gros noeud de vieux rubans sur l'oreille. Ils firent des repas somptueux sur la rampe d'un pont, ou sur les marches d'un palais avec des fruits de mer[1], des tiges de fenouil cru, ou des ecorces de cedrat. Enfin ils menerent joyeuse et libre vie, sans plus de caresses perilleuses ni de sentiments amoureux que n'en eussent echange deux honnetes enfants du meme age et du meme sexe. Les jours, les annees s'ecoulerent. Anzoleto eut d'autres maitresses; Consuelo ne sut pas meme qu'on put avoir d'autres amours que celui dont elle etait l'objet. Elle devint une jeune fille sans se croire obligee a plus de reserve avec son fiance; et lui la vit grandir et se transformer, sans eprouver d'impatience et sans desirer de changement a cette intimite sans nuage, sans scrupule, sans mystere, et sans remords. [1 Diverses sortes de coquillages tres-grossier et a fort bas prix dont le peuple de Venise est friand.] Il y avait quatre ans deja que le professeur Porpora et le comte Zustiniani s'etaient mutuellement presente leurs _petits musiciens_, et depuis ce temps le comte n'avait plus pense a la jeune chanteuse de musique sacree; depuis ce temps, le professeur avait egalement oublie le bel Anzoleto, vu qu'il ne l'avait trouve, apres un premier examen, doue d'aucune des qualites qu'il exigeait dans un eleve: d'abord une nature d'intelligence serieuse et patiente, ensuite une modestie poussee jusqu'a l'annihilation de l'eleve devant les maitres, enfin une absence complete d'etudes musicales anterieures a celles qu'il voulait donner lui-meme. "Ne me parlez jamais, disait-il, d'un ecolier dont le cerveau ne soit pas sous ma volonte comme une table rase, comme une cire vierge ou je puisse jeter la premiere empreinte. Je n'ai pas le temps de consacrer une annee a faire desapprendre avant de commencer a montrer. Si vous voulez que j'ecrive sur une ardoise, presentez-la-moi nette. Ce n'est pas tout, donnez-la-moi de bonne qualite. Si elle est trop epaisse, je ne pourrai l'entamer; si elle est trop mince, je la briserai au premier trait." En somme, bien qu'il reconnut les moyens extraordinaires du jeune Anzoleto, il declara au comte, avec quelque humeur et avec une ironique humilite a la fin de la premiere lecon, que sa methode n'etait pas le fait d'un eleve deja si avance, et que le premier maitre venu _suffirait pour embarrasser et retarder les progres naturels et le developpement invincible de cette magnifique organisation_. Le comte envoya son protege chez le professeur Mellifiore, qui de roulade en cadence, et de trilles en grupetti, le conduisit a l'entier developpement de ses qualites brillantes; si bien que lorsqu'il eut vingt-trois ans accomplis, il fut juge, par tous ceux qui l'entendirent dans le salon du comte, capable de debuter a San-Samuel avec un grand succes dans les premiers roles. Un soir, toute la noblesse dilettante, et tous les artistes un peu renommes qui se trouvaient a Venise furent pries d'assister a une epreuve finale et decisive. Pour la premiere fois de sa vie, Anzoleto quitta sa souquenille plebeienne, endossa un habit noir, une veste de satin, releva et poudra ses beaux cheveux, chaussa des souliers a boucles, prit un maintien compose, et se glissa sur la pointe du pied jusqu'a un clavecin, ou, a la clarte de cent bougies, et sous les regards de deux ou trois cents personnes, il suivit des yeux la ritournelle, enflamma ses poumons, et se lanca, avec son audace, son ambition et son _ut_ de poitrine, dans cette carriere perilleuse ou, non pas un jury, non pas un juge, mais tout un public, tient d'une main la palme et de l'autre le sifflet. Si Anzoleto etait emu interieurement, il ne faut pas le demander; cependant il y parut fort peu, et a peine ses yeux percants, qui interrogeaient a la derobee ceux des femmes, eurent-ils devine cette approbation secrete qu'on refuse rarement a un aussi beau jeune homme, a peine les amateurs, surpris d'une telle puissance de timbre et d'une telle facilite de vocalisation, eurent-ils fait entendre autour d'eux des murmures favorables, que la joie et l'espoir inonderent tout son etre. Alors aussi, pour la premiere fois de sa vie, Anzoleto, jusque-la vulgairement compris et vulgairement enseigne, sentit qu'il n'etait point un homme vulgaire, et transporte par le besoin et le sentiment du triomphe, il chanta avec une energie, une originalite et une verve remarquables. Certes, son gout ne fut pas toujours pur, ni son execution sans reproche dans toutes les parties du morceau; mais il sut toujours se relever par des traits d'audace, par des eclairs d'intelligence et des elans d'enthousiasme. Il manqua des effets que le compositeur avait menages; mais il en trouva d'autres auxquels personne n'avait songe, ni l'auteur qui les avait traces, ni le professeur qui les avait interpretes, ni aucun des virtuoses qui les avaient rendus. Ces hardiesses saisirent et enleverent tout le monde. Pour une innovation, on lui pardonna dix maladresses; pour un sentiment individuel, dix rebellions contre la methode. Tant il est vrai qu'en fait d'art, le moindre eclair de genie, le moindre essor vers de nouvelles conquetes, exerce sur les hommes plus de fascination que toutes les ressources et toutes les lumieres de la science dans les limites du connu. Personne peut-etre ne se rendit compte des causes et personne n'echappa aux effets de cet enthousiasme. La Corilla venait d'ouvrir la seance par un grand air bien chante et vivement applaudi; cependant le succes qu'obtint le jeune debutant effaca tellement le sien qu'elle en ressentit un mouvement de rage. Mais au moment ou Anzoleto, accable de louanges et de caresses, revint aupres du clavecin ou elle etait assise, il lui dit en se penchant vers elle avec un melange de soumission et d'audace: "Et vous, reine du chant, reine de la beaute, n'avez-vous pas un regard d'encouragement pour le pauvre malheureux qui vous craint et qui vous adore?" La prima-donna, surprise de tant de hardiesse, regarda de pres ce beau visage qu'elle avait a peine daigne apercevoir; car quelle femme vaine et triomphante daignerait faire attention a un enfant obscur et pauvre? Elle le remarqua enfin; elle fut frappee de sa beaute: son regard plein de feu penetra en elle, et, vaincue, fascinee a son tour, elle laissa tomber sur lui une longue et profonde oeillade qui fut comme le scel appose sur son brevet de celebrite. Dans cette memorable soiree, Anzoleto avait domine son public et desarme son plus redoutable ennemi; car la belle cantatrice n'etait pas seulement reine sur les planches, mais encore a l'administration et dans le cabinet du comte Zustiniani. IV. Au milieu des applaudissements unanimes, et meme un peu insenses, que la voix et la maniere du debutant avaient provoques, un seul auditeur, assis sur le bord de sa chaise, les jambes serrees et les mains immobiles sur ses genoux, a la maniere des dieux egyptiens, restait muet comme un sphinx et mysterieux comme un hieroglyphe: c'etait le savant professeur et compositeur celebre, Porpora. Tandis que son galant collegue, le professeur Mellifiore, s'attribuant tout l'honneur du succes d'Anzoleto, se pavanait aupres des femmes, et saluait tous les hommes avec souplesse pour remercier jusqu'a leurs regards, le maitre du chant sacre se tenait la les yeux a terre, les sourcils fronces, la bouche close, et comme perdu dans ses reflexions. Lorsque toute la societe, qui etait priee ce soir-la a un grand bal chez la dogaresse, se fut ecoulee peu a peu, et que les dilettanti les plus chauds resterent seulement avec quelques dames et les principaux artistes autour du clavecin, Zustiniani s'approcha du severe maestro. --C'est trop bouder contre les modernes, mon cher professeur, lui dit-il, et votre silence ne m'en impose point. Vous voulez jusqu'au bout fermer vos sens a cette musique profane et a cette maniere nouvelle qui nous charment. Votre coeur s'est ouvert malgre vous, et vos oreilles ont recu le venin de la seduction. --Voyons, _sior profesor_, dit en dialecte la charmante Corilla, reprenant avec son ancien maitre les manieres enfantines de la _scuola_, il faut que vous m'accordiez une grace.... --Loin de moi, malheureuse fille! s'ecria le maitre, riant a demi, et resistant avec un reste d'humeur aux caresses de son inconstante eleve. Qu'y a-t-il desormais de commun entre nous? Je ne te connais plus. Porte ailleurs tes beaux sourires et tes gazouillements perfides. --Le voila qui s'adoucit, dit la Corilla en prenant d'une main le bras du debutant, sans cesser de chiffonner de l'autre l'ample cravate blanche du professeur. Viens ici, Zoto[1], et plie le genou devant le plus savant maitre de chant de toute l'Italie. Humilie-toi, mon enfant, et desarme sa rigueur. Un mot de lui, si tu peux l'obtenir, doit avoir plus de prix pour toi que toutes les trompettes de la renommee. [1 Contraction d'_Anzoleto_, qui est le diminutif d'_Angelo, Anzolo_ en dialecte.] --Vous avez ete bien severe pour moi, monsieur le professeur, dit Anzoleto en s'inclinant devant lui avec une modestie un peu railleuse; cependant mon unique pensee, depuis quatre ans, a ete de vous faire revoquer un arret bien cruel; et si je n'y suis pas parvenu ce soir, j'ignore si j'aurai le courage de reparaitre devant le public, charge comme me voila de votre anatheme. --Enfant, dit le professeur en se levant avec une vivacite et en parlant avec une conviction qui le rendirent noble et grand, de crochu et maussade qu'il semblait a l'ordinaire, laisse aux femmes les mielleuses et perfides paroles. Ne t'abaisse jamais au langage de la flatterie, meme devant ton superieur, a plus forte raison devant celui dont tu dedaignes interieurement le suffrage. Il y a une heure tu etais la-bas dans ce coin, pauvre, ignore, craintif; tout ton avenir tenait a un cheveu, a un son de ton gosier, a un instant de defaillance dans tes moyens, a un caprice de ton auditoire. Un hasard, un effort, un instant, t'ont fait riche, celebre, insolent. La carriere est ouverte, tu n'as plus qu'a y courir tant que tes forces t'y soutiendront. Ecoute donc; car pour la premiere fois, pour la derniere peut-etre, tu vas entendre la verite. Tu es dans une mauvaise voie, tu chantes mal, et tu aimes la mauvaise musique. Tu ne sais rien, tu n'as rien etudie a fond. Tu n'as que de l'exercice et de la facilite. Tu te passionnes a froid; tu sais roucouler, gazouiller comme ces demoiselles gentilles et coquettes auxquelles on pardonne de minauder ce qu'elles ne savent pas chanter. Mais tu ne sais point phraser, tu prononces mal, tu as un accent vulgaire, un style faux et commun. Ne te decourage pas pourtant; tu as tous les defauts, mais tu as de quoi les vaincre; car tu as les qualites que ne peuvent donner ni l'enseignement ni le travail; tu as ce que ne peuvent faire perdre ni les mauvais conseils ni les mauvais exemples, tu as le feu sacre ... tu as le genie!... Helas! un feu qui n'eclairera rien de grand, un genie qui demeurera sterile ... car, je le vois dans tes yeux, comme je l'ai senti dans ta poitrine, tu n'as pas le culte de l'art, tu n'as pas de foi pour les grands maitres, ni de respect pour les grandes creations; tu aimes la gloire, rien que la gloire, et pour toi seul ... Tu aurais pu ... tu pourrais ... Mais non, il est trop tard, ta destinee sera la course d'un meteore, comme celle de...." Et le professeur enfoncant brusquement son chapeau sur sa tete, tourna le dos, et s'en alla sans saluer personne, absorbe qu'il etait dans le developpement interieur de son enigmatique sentence. Quoique tout le monde s'efforcat de rire des bizarreries du professeur, elles laisserent une impression penible et comme un sentiment de doute et de tristesse durant quelques instants. Anzoleto fut le premier qui parut n'y plus songer, bien qu'elles lui eussent cause une emotion profonde de joie, d'orgueil, de colere et d'emulation dont toute sa vie devait etre desormais la consequence. Il parut uniquement occupe de plaire a la Corilla; et il sut si bien le lui persuader, qu'elle s'eprit de lui tres serieusement a cette premiere rencontre. Le comte Zustiniani n'etait pas fort jaloux d'elle, et peut-etre avait-il ses raisons pour ne pas la gener beaucoup. De plus, il s'interessait a la gloire et a l'eclat de son theatre plus qu'a toute chose au monde; non qu'il fut _vilain_ a l'endroit des richesses, mais parce qu'il etait vraiment; fanatique de ce qu'on appelle les _beaux-arts_. C'est, selon moi, une expression qui convient a un certain sentiment vulgaire; tout italien et par consequent passionne sans beaucoup de discernement. Le _culte de l'art_, expression plus moderne, et dont tout le monde ne se servait pas il y a cent ans, a un sens tout autre que le _gout des beaux-arts_. Le comte etait en effet _homme de gout_ comme on l'entendait alors, amateur, et rien de plus. Mais la satisfaction de ce gout etait la plus grande affaire de sa vie. Il aimait a s'occuper du public et a l'occuper de lui; a frequenter les artistes, a regner sur la mode, a faire parler de son theatre, de son luxe, de son amabilite, de sa magnificence. Il avait, en un mot, la passion dominante des grands seigneurs de province, l'ostentation. Posseder et diriger un theatre etait le meilleur moyen de contenter et de divertir toute la ville. Plus heureux encore s'il eut pu faire asseoir toute la Republique a sa table! Quand des etrangers demandaient au professeur Porpora ce que c'etait que le comte Zustiniani, il avait coutume de repondre: C'est un homme qui aime a regaler, et qui sert de la musique sur son theatre comme des faisans sur sa table. Vers une heure du matin on se separa. "Anzolo, dit la Corilla, qui se trouvait seule avec lui dans une embrasure du balcon, ou demeures-tu?" A cette question inattendue, Anzoleto se sentit rougir et palir presque simultanement; car comment avouer a cette merveilleuse et opulente beaute qu'il n'avait quasi ni feu ni lieu? Encore cette reponse eut-elle ete plus facile a faire que l'aveu de la miserable taniere ou il se retirait les nuits qu'il ne passait pas par gout ou par necessite a la belle etoile. "Eh bien, qu'est-ce que ma question a de si extraordinaire? dit la Corilla en riant de son trouble. --Je me demandais, moi, repondit Anzoleto avec beaucoup de presence d'esprit, quel palais de rois ou de fees pourrait etre digne de l'orgueilleux mortel qui y porterait le souvenir d'un regard d'amour de la Corilla! --Et que pretend dire par la ce flatteur? reprit-elle en lui lancant le plus brulant regard qu'elle put tirer de son arsenal de diableries. --Que je n'ai pas ce bonheur, repondit le jeune homme; mais que si je l'avais, j'aurais l'orgueil de ne vouloir demeurer qu'entre le ciel et la mer, comme les etoiles. --Ou comme les _cuccali?_ s'ecria la cantatrice en eclatant de rire. On sait que les goelands sont des oiseaux d'une simplicite proverbiale, et que leur maladresse equivaut, dans le langage de Venise, a notre locution, _etourdi comme un hanneton._ --Raillez-moi, meprisez-moi, repondit Anzoleto; je crois que j'aime encore mieux cela que de ne pas vous occuper du tout. --Allons, puisque tu ne veux me repondre que par metaphores, reprit-elle, je vais t'emmener dans ma gondole, sauf a t'eloigner de ta demeure, au lieu de t'en rapprocher. Si je te joue ce mauvais tour, c'est ta faute. --Etait-ce la le motif de votre curiosite, signora? En ce cas ma reponse est bien courte et bien claire: Je demeure sur les marches de votre palais. --Va donc m'attendre sur les marches de celui ou nous sommes, dit la Corilla en baissant la voix; car Zustiniani pourrait bien blamer l'indulgence avec laquelle j'ecoute tes fadaises." Dans le premier elan de sa vanite, Anzoleto s'esquiva, et courut voltiger de l'embarcadere du palais a la proue de la gondole de Corilla, comptant les secondes aux battements rapides de son coeur enivre. Mais avant qu'elle parut sur les marches du palais, bien des reflexions passerent par la cervelle active et ambitieuse du debutant. La Corilla est toute-puissante, se dit-il, mais si, a force de lui plaire, j'allais deplaire au comte? ou bien si j'allais par mon trop facile triomphe, lui faire perdre la puissance qu'elle tient de lui, en le degoutant tout a fait d'une maitresse si volage? Dans ces perplexites, Anzoleto mesura de l'oeil l'escalier qu'il pouvait remonter encore, et il songeait a effectuer son evasion, lorsque les flambeaux brillerent sous le portique, et la belle Corilla, enveloppee de son mantelet d'hermine, parut sur les premiers degres, au milieu d'un groupe de cavaliers jaloux de soutenir son coude arrondi dans le creux de leur main, et de l'aider ainsi a descendre, comme c'est la coutume a Venise. "Eh bien, dit le gondolier de la prima-donna a Anzoleto eperdu, que faites-vous la? Entrez dans la gondole bien vite, si vous en avez la permission; ou bien suivez la rive et courez, car le seigneur comte est avec la signora." Anzoleto se jeta au fond de la gondole sans savoir ce qu'il faisait. Il avait la tete perdue. Mais a peine y fut-il, qu'il s'imagina la stupeur et l'indignation qu'eprouverait le comte s'il entrait dans la gondole avec sa maitresse, en trouvant la son insolent protege. Son angoisse fut d'autant plus cruelle qu'elle se prolongea plus de cinq minutes. La signera s'etait arretee au beau milieu de l'escalier. Elle causait, riait tres-haut avec son cortege, et, discutant sur un trait, elle le repetait a pleine voix de plusieurs manieres differentes. Sa voix claire et vibrante allait se perdre sur les palais et sur les coupoles du canal, comme le chant du coq reveille avant l'aube se perd dans le silence des campagnes. Anzoleto, n'y pouvant plus tenir, resolut de s'elancer dans l'eau par l'ouverture de la gondole qui ne faisait pas face a l'escalier. Deja il avait fait glisser la glace dans son panneau de velours noir, et deja il avait passe une jambe dehors, lorsque le second rameur de la prima-donna, celui qui occupait a la poupe, se penchant vers lui sur le flanc de la cabanette, lui dit a voix basse: "Puisqu'on chante, cela veut dire que vous devez vous tenir coi, et attendre sans crainte." Je ne connaissais pas les usages, pensa Anzoleto, et il attendit, mais non sans un reste de frayeur douloureuse. La Corilla se donna le plaisir d'amener le comte jusqu'a la proue de sa gondole, et de s'y tenir debout en lui adressant les compliments de _felicissima notte_, jusqu'a ce qu'elle eut quitte la rive: puis elle vint s'asseoir aupres de son nouvel amant avec autant de naturel et de tranquillite que si elle n'eut pas risque la vie de celui-ci et sa propre fortune a ce jeu impertinent. "Vous voyez bien la Corilla? disait pendant ce temps Zustiniani au comte Barberigo; eh bien, je parierai ma tete qu'elle n'est pas seule dans sa gondole. --Et comment pouvez-vous avoir une pareille idee? reprit Barberigo. --Parce qu'elle m'a fait mille instances pour que je la reconduisisse a son palais. --Et vous n'etes pas plus jaloux que cela? --Il y a longtemps que je suis gueri de cette faiblesse. Je donnerais beaucoup pour que notre premiere cantatrice s'eprit serieusement de quelqu'un qui lui fit preferer le sejour de Venise aux reves de voyage dont elle me menace. Je puis tres-bien me consoler de ses infidelites; mais je ne pourrais remplacer ni sa voix, ni son talent, ni la fureur du public qu'elle captive a San-Samuel. --Je comprends; mais qui donc peut etre ce soir l'amant heureux de cette folle princesse?" Le comte et son ami passerent en revue tous ceux que la Corilla avait pu remarquer et encourager dans la soiree. Anzoleto fut absolument le seul dont ils ne s'aviserent pas. V. Cependant un violent combat s'elevait dans l'ame de cet heureux amant que l'onde et la nuit emportaient dans leurs ombres tranquilles, eperdu et palpitant aupres de la plus celebre beaute de Venise. D'une part, Anzoleto sentait fermenter en lui l'ardeur d'un desir que la joie de l'orgueil satisfait rendait plus puissant encore; mais d'un autre cote, la crainte de deplaire bientot, d'etre raille, econduit et traitreusement accuse aupres du comte, venait refroidir ses transports. Prudent et ruse comme un vrai Venitien, il n'avait pas, depuis six ans, aspire au theatre sans s'etre bien renseigne sur le compte de la femme fantasque et imperieuse qui en gouvernait toutes les intrigues. Il avait tout lieu de penser que son regne aupres d'elle serait de courte duree; et s'il ne s'etait pas soustrait a ce dangereux honneur, c'est que, ne le prevoyant pas si proche, il avait ete subjugue et enleve par surprise. Il avait cru se faire tolerer par sa courtoisie, et voila qu'il etait deja aime pour sa jeunesse, sa beaute et sa gloire naissante! Maintenant, se dit Anzoleto avec cette rapidite d'apercus et de conclusions que possedent quelques tetes merveilleusement organisees, il ne me reste plus qu'a me faire craindre, si je ne veux toucher au lendemain amer et ridicule de mon triomphe. Mais comment me faire craindre, moi, pauvre diable, de la reine des enfers en personne? Son parti fut bientot pris. Il se jeta dans un systeme de mefiance, de jalousies et d'amertumes dont la coquetterie passionnee etonna la prima-donna. Toute leur causerie ardente et legere peut se resumer ainsi: ANZOLETO. Je sais bien que vous ne m'aimez pas, que vous ne m'aimerez jamais, et voila pourquoi je suis triste et contraint aupres de vous. CORILLA. Et si je t'aimais? ANZOLETO. Je serais tout a fait desespere, parce qu'il me faudrait tomber du ciel dans un abime, et vous perdre peut-etre une heure apres vous avoir conquise au prix de tout mon bonheur futur. CORILLA. Et qui te fait croire a tant d'inconstance de ma part? ANZELOTO D'abord, mon peu de merite. Ensuite, tout le mal qu'on dit de vous. CORILLA. Et qui donc medit ainsi de moi? ANZOLETO. Tous les hommes, parce que tous les hommes vous adorent. CORILLA. Ainsi, si j'avais la folie de prendre de l'affection pour toi et de te le dire, tu me repousserais? ANZOLETO. Je ne sais si j'aurais la force de m'enfuir; mais si je l'avais, il est certain que je ne voudrais vous revoir de ma vie. --Eh bien, dit la Corilla, j'ai envie de faire cette epreuve par curiosite.... Anzoleto, je crois que je t'aime. --Et moi, je n'en crois rien, repondit-il. Si je reste, c'est parce que je comprends bien que c'est un persiflage. A ce jeu-la, vous ne m'intimiderez pas, et vous me piquerez encore moins. --Tu veux faire assaut de finesse, je crois? --Pourquoi non? Je ne suis pas bien redoutable, puisque je vous donne le moyen de me vaincre. --Lequel? --C'est de me glacer d'epouvante, et de me mettre en fuite en me disant serieusement ce que vous venez de me dire par raillerie. --Tu es un drole de corps! et je vois bien qu'il faut faire attention a tout avec toi. Tu es de ces hommes qui ne veulent pas respirer seulement le parfum de la rose, mais la cueillir et la mettre sous verre. Je ne t'aurais cru ni si hardi ni si volontaire a ton age! --Et vous me meprisez pour cela? --Au contraire: tu m'en plais davantage. Bonsoir, Anzoleto, nous nous reverrons. Elle lui tendit sa belle main, qu'il baisa avec passion. Je ne m'en suis pas mal tire, se dit-il en fuyant sous les galeries qui bordaient le canaletto. Desesperant de se faire ouvrir a cette heure indue le bouge ou il se retirait de coutume, il songea a s'aller etendre sur le premier seuil venu, pour y gouter ce repos angelique que connaissent seules l'enfance et la pauvrete. Mais, pour la premiere fois de sa vie, il ne trouva pas une dalle assez propre pour s'y coucher. Bien que le pave de Venise soit plus net et plus blanc que dans aucun autre lieu du monde, il s'en fallait de beaucoup que ce lit legerement poudreux convint a un habit noir complet de la plus fine etoffe, et de la coupe la plus elegante. Et puis la convenance! Les memes bateliers qui, le matin, enjambaient honnetement les marches des escaliers sans heurter les haillons du jeune plebeien, eussent insulte a son sommeil, et peut-etre souille a dessein les livrees de son luxe parasite etalees sous leurs pieds. Qu'eussent-ils pense d'un dormeur en plein air, en bas de soie, en linge fin, en manchettes et en rabat de dentelle? Anzoleto regretta en ce moment sa bonne cape de laine brune et rouge, bien fanee, bien usee, mais encore epaisse de deux doigts et a l'epreuve de la brume malsaine qui s'eleve au matin sur les eaux de Venise. On etait aux derniers jours de fevrier; et bien qu'a cette epoque de l'annee le soleil soit deja brillant et chaud dans ce climat, les nuits y sont encore tres-froides. L'idee lui vint d'aller se blottir dans quelque gondole amarree au rivage: toutes etaient fermees a cle. Enfin il en trouva une dont la porte ceda devant lui; mais en y penetrant il heurta les pieds du barcarolle qui s'y etait retire pour dormir, et tomba sur lui.--Par le corps du diable! lui cria une grosse voix rauque sortant du fond de cet antre, qui etes-vous, et que demandez-vous? --C'est toi, Zanetto? repondit Anzoleto en reconnaissant la voix du gondolier, assez bienveillant pour lui a l'ordinaire. Laisse-moi me coucher a tes cotes, et faire un somme a couvert sous ta cabanette. --Et qui es-tu? demanda Zanetto. --Anzoleto; ne me reconnais-tu pas? --Par Satan, non! Tu portes des habits qu'Anzoleto ne pourrait porter, a moins qu'il ne les eut voles. Va-t'en, va-t'en! Fusses-tu le doge en personne, je n'ouvrirai pas ma barque a un homme qui a un bel habit pour se promener et pas un coin pour dormir. Jusqu'ici, pensa Anzoleto, la protection et les faveurs du comte Zustiniani m'ont expose a plus de perils et de desagrements qu'elles ne m'ont procure d'avantages. Il est temps que ma fortune reponde a mes succes, et il me tarde d'avoir quelques sequins dans mes poches pour soutenir le personnage qu'on me fait jouer. Plein d'humeur, il se promena au hasard dans les rues desertes, n'osant s'arreter de peur de faire rentrer la transpiration que la colere et la fatigue lui avaient causees. Pourvu qu'a tout ceci je ne gagne pas un enrouement! se disait-il. Demain monsieur le comte va vouloir faire entendre son jeune prodige a quelque sot aristarque, qui, si j'ai dans le gosier le moindre petit chat par suite d'une nuit sans repos, sans sommeil et sans abri, prononcera que je n'ai pas de voix; et monsieur le comte, qui sait bien le contraire, dira: Ah! si vous l'aviez entendu hier!--Il n'est donc pas egal? dira l'autre. Peut-etre n'est-il pas d'une bonne sante?--Ou peut-etre, dira un troisieme, s'est-il fatigue hier. Il est bien jeune en effet pour chanter plusieurs jours de suite. Vous feriez bien d'attendre qu'il fut plus mur et plus robuste pour le lancer sur les planches.--Et le comte dira: Diable! s'il s'enroue pour avoir chante deux airs, ce n'est pas la mon affaire.--Alors, pour s'assurer que j'ai de la force et de la sante, ils me feront faire des exercices tous les jours, jusqu'a perdre haleine, et ils me casseront la voix pour s'assurer que j'ai des poumons. Au diable la protection des grands seigneurs! Ah! quand pourrai-je m'en affranchir, et, fort de ma renommee, de la faveur du public, de la concurrence des theatres, quand pourrai-je chanter dans leurs salons par grace, et traiter de puissance a puissance avec eux? En devisant ainsi avec lui-meme, Anzoleto arriva dans une de ces petites places qu'on appelle _corti_ a Venise, bien que ce ne soient pas des cours, et que cet assemblage de maisons, s'ouvrant sur un espace commun, corresponde plutot a ce que nous appelons aujourd'hui a Paris _cite_. Mais il s'en faut de beaucoup que la disposition de ces pretendues cours soit reguliere, elegante et soignee comme nos _squares_ modernes. Ce sont plutot de petites places obscures, quelquefois formant impasse, d'autres fois servant de passage d'un quartier a l'autre; mais peu frequentees, habitees a l'entour par des gens de mince fortune et de mince condition, le plus, souvent par des gens du peuple, des ouvriers ou des blanchisseuses qui etendent leur linge sur des cordes tendues en travers du chemin, inconvenient que le passant supporte avec beaucoup de tolerance, car son droit de passage est parfois tolere aussi plutot que fonde. Malheur a l'artiste pauvre, reduit a ouvrir les fenetres de son cabinet sur ces recoins tranquilles, ou la vie proletaire, avec ses habitudes rustiques, bruyantes et un peu malpropres, reparait tout a coup au sein de Venise, a deux pas des larges canaux et des somptueux edifices. Malheur a lui, si le silence est necessaire a ses meditations; car de l'aube a la nuit un bruit d'enfants, de poules et de chiens, jouant et criant ensemble dans cette enceinte resserree, les interminables babillages des femmes rassemblees sur le seuil des portes, et les chansons des travailleurs dans leurs ateliers, ne lui laisseront pas un instant de repos. Heureux encore quand l'_improvisatore_ ne vient pas hurler ses sonnets et ses dithyrambes jusqu'a ce qu'il ait recueilli un sou de chaque fenetre, ou quand Brighella n'etablit pas sa baraque au milieu de la cour, patient a recommencer son dialogue avec l'_avocato, il tedesco e il diavolo_, jusqu'a ce qu'il ait epuise en vain sa faconde gratis devant les enfants deguenilles, heureux spectateurs qui ne se font scrupule d'ecouter et de regarder sans avoir un liard dans leur poche! Mais, la nuit, quand tout est rentre dans le silence, et que la lune paisible eclaire et blanchit les dalles, cet assemblage de maisons de toutes les epoques, accolees les unes aux autres sans symetrie et sans pretention, coupees par de fortes ombres, pleines de mysteres dans leurs enfoncements, et de grace instinctive dans leurs bizarreries, offre un desordre infiniment pittoresque. Tout devient beau sous les regards de la lune; le moindre effet d'architecture s'agrandit et prend du caractere; le moindre balcon festonne de vigne se donne des airs de roman espagnol, et vous remplit l'imagination de ces belles aventures dites de _cape et d'epee_. Le ciel limpide ou se baignent, au-dessus de ce cadre sombre et anguleux, les pales coupoles des edifices lointains, verse sur les moindres details du tableau une couleur vague et harmonieuse qui porte a des reveries sans fin. C'est dans la _corte Minelli_, pres l'eglise San-Fantin, qu'Anzoleto se trouva au moment ou les horloges se renvoyaient l'une a l'autre le coup de deux heures apres minuit. Un instinct secret avait conduit ses pas vers la demeure d'une personne dont le nom et l'image ne s'etaient pas presentes a lui depuis le coucher du soleil. A peine etait-il rentre dans cette cour, qu'il entendit une voix douce l'appeler bien bas par les dernieres syllabes de son nom; et, levant le tete, il vit une legere silhouette se dessiner sur une des plus miserables terrasses de l'enceinte. Un instant apres, la porte de cette masure s'ouvrit, et Consuelo en jupe d'indienne, et le corsage enveloppe d'une vieille mante de soie noire qui avait servi jadis de parure a sa mere, vint lui tendre une main, tandis qu'elle posait de l'autre un doigt sur ses levres pour lui recommander le silence. Ils monterent sur la pointe du pied et a tatons l'escalier de bois tournant et delabre qui conduisait jusque sur le toit; et quand ils furent assis sur la terrasse, ils commencerent un de ces longs chuchotements entrecoupes de baisers, que chaque nuit on entend murmurer sur les toits, comme des brises mysterieuses, ou comme un babillage d'esprits aeriens voltigeant par couples dans la brume autour des cheminees bizarres qui coiffent de leurs nombreux turbans rouges toutes les maisons de Venise. "Comment, ma pauvre amie, dit Anzoleto, tu m'as attendu jusqu'a present? --Ne m'avais-tu pas dit que tu viendrais me rendre compte de ta soiree? Eh bien, dis-moi donc si tu as bien chante, si tu as fait plaisir, si on t'a applaudi, si on t'a signifie ton engagement? --Et toi, ma bonne Consuelo, dit Anzoleto, penetre tout a coup de remords en voyant la confiance et la douceur de cette pauvre fille, dis-moi donc si tu t'es impatientee de ma longue absence, si tu n'es pas bien fatiguee de m'attendre ainsi, si tu n'as pas eu bien froid sur cette terrasse, si tu as songe a souper, si tu ne m'en veux pas de venir si tard, si tu as ete inquiete, si tu m'accusais? --Rien de tout cela, repondit-elle en lui jetant ses bras au cou avec candeur. Si je me suis impatientee, ce n'est pas contre toi; si je suis fatiguee, si j'ai eu froid, je ne m'en ressens plus depuis que tu es la; si j'ai soupe je ne m'en souviens pas; si je t'ai accuse ... de quoi t'aurais-je accuse? si j'ai ete inquiete ... pourquoi l'aurais-je ete? si je t'en veux? jamais. --Tu es un ange, toi! dit Anzoleto en l'embrassant. Ah! ma consolation! que les autres coeurs sont perfides et durs! --Helas! qu'est-il donc arrive? quel mal a-t-on fait la-bas au _fils de mon ame?_ dit Consuelo, melant au gentil dialecte venitien les metaphores hardies et passionnees de sa langue natale. Anzoleto raconta tout ce qui lui etait arrive, meme ses galanteries aupres de la Corilla, et surtout les agaceries qu'il en avait recues. Seulement, il raconta les choses d'une certaine facon, disant tout ce qui ne pouvait affliger Consuelo, puisque, de fait et d'intention, il lui avait ete fidele, et c'etait _presque_ toute la verite. Mais il y a centieme partie de verite que nulle enquete judiciaire n'a jamais eclairee, que nul client n'a jamais confessee a son avocat, et que nul arret n'a jamais atteinte qu'au hasard, parce que dans ce peu de faits ou d'intentions qui reste mysterieux, est la cause tout entiere, le motif, le but, le mot enfin de ces grands proces toujours si mal plaides et toujours si mal juges, quelles que soient la passion des orateurs et la froideur des magistrats. Pour en revenir a Anzoleto, il n'est pas besoin de dire quelles peccadilles il passa sous silence, quelles emotions ardentes devant le public il traduisit a sa maniere, et quelles palpitations etouffees dans la gondole il oublia de mentionner. Je crois meme qu'il ne parla point du tout de la gondole, et qu'il rapporta ses flatteries a la cantatrice comme les adroites moqueries au moyen desquelles il avait echappe sans l'irriter aux perilleuses avances dont elle l'avait accable. Pourquoi, ne voulant pas et ne pouvant pas dire le fond des choses, c'est-a-dire la puissance des tentations qu'il avait surmontees par prudence et par esprit de conduite, pourquoi, dites-vous, chere lectrice, ce jeune fourbe allait-il risquer d'eveiller la jalousie de Consuelo? Vous me le demandez, Madame? Dites-moi donc si vous n'avez pas pour habitude de conter a l'amant, je veux dire a l'epoux de votre choix, tous les hommages dont vous avez ete entouree par les autres, tous les aspirants que vous avez econduits, tous les rivaux que vous avez sacrifies, non seulement avant l'hymen, mais apres, mais tous les jours de bal, mais hier et ce matin encore! Voyons, Madame, si vous etes belle, comme je me complais a le croire, je gage ma tete que vous ne faites point autrement qu'Anzoleto, non pour vous faire valoir, non pour faire souffrir un ame jalouse, non pour enorgueillir un coeur trop orgueilleux deja de vos preferences; mais parce qu'il est doux d'avoir pres de soi quelqu'un a qui l'on puisse raconter ces choses-la, tout en ayant l'air d'accomplir un devoir, et de se confesser en se vantant au confesseur. Seulement, Madame, vous ne vous confessez que de _presque tout_. Il n'y a qu'un tout petit rien, dont vous ne parlez jamais; c'est le regard, c'est le sourire qui ont provoque l'impertinente declaration du presomptueux dont vous vous plaignez. Ce sourire, ce regard, ce rien, c'est precisement la gondole dont Anzoleto, heureux de repasser tout haut dans sa memoire les enivrements de la soiree, oublia de parler a Consuelo. Heureusement pour la petite Espagnole, elle ne savait point encore ce que c'est que la jalousie: ce noir et amer sentiment ne vient qu'aux ames qui ont beaucoup souffert, et jusque-la Consuelo etait aussi heureuse de son amour qu'elle etait bonne. La seule circonstance qui fit en elle une impression profonde, ce fut l'oracle flatteur et severe prononce par son respectable maitre, le professeur Porpora, sur la tete adoree d'Anzoleto. Elle fit repeter a ce dernier les expressions dont le maitre s'etait servi; et apres qu'il les lui eut exactement rapportees, elle y pensa longtemps et demeura silencieuse. "Consuelina, lui dit Anzoleto sans trop s'apercevoir de sa reverie, je t'avoue que l'air est extremement frais. Ne crains-tu pas de t'enrhumer? Songe, ma cherie, que notre avenir repose sur ta voix encore plus que sur la mienne ... --Je ne m'enrhume jamais, repondit-elle; mais toi, tu es si peu vetu avec tes beaux habits! Tiens, enveloppe-toi de ma mantille. --Que veux-tu que je fasse de ce pauvre morceau de taffetas perce a jour? J'aimerais bien mieux me mettre a couvert une demi-heure dans ta chambre. --Je le veux bien, dit Consuelo: mais alors il ne faudra pas parler; car les voisins pourraient nous entendre, et ils nous blameraient. Ils ne sont pas mechants; ils voient nos amours sans trop me tourmenter, parce qu'ils savent bien que jamais tu n'entres chez moi la nuit. Tu ferais mieux d'aller dormir chez toi. --Impossible! on ne m'ouvrira qu'au jour, et j'ai encore trois heures a grelotter. Tiens, mes dents claquent dans ma bouche. --En ce cas, viens, dit Consuelo en se levant; je t'enfermerai dans ma chambre, et je reviendrai sur la terrasse pour que, si quelqu'un nous observe, il voie bien que je ne fais pas de scandale." --Elle le conduisit en effet dans sa chambre: c'etait une assez grande piece delabree, ou les fleurs peintes a fresque sur les murs reparaissaient ca et la sous une seconde peinture encore plus grossiere et deja presque aussi degradee. Un grand bois de lit carre avec une paillasse d'algues marines, et une couverture d'indienne piquee fort propre, mais rapetassee en mille endroits avec des morceaux de toutes couleurs, une chaise de paille, une petite table, une guitare fort ancienne, et un Christ de filigrane, uniques richesses que sa mere lui avait laissees; une petite epinette, et un gros tas de vieille musique rongee des vers, que le professeur Porpora avait la generosite de lui preter: tel etait l'ameublement de la jeune artiste, fille d'une pauvre Bohemienne, eleve d'un grand maitre et amoureuse d'un bel aventurier. Comme il n'y avait qu'une chaise, et que la table etait couverte de musique, il n'y avait qu'un siege pour Anzoleto; c'etait le lit, et il s'en accommoda sans facon. A peine se fut-il assis sur le bord, que la fatigue s'emparant de lui, il laissa tomber sa tete sur un gros coussin de laine qui servait d'oreiller, en disant: "Oh! ma chere petite femme, je donnerais en cet instant tout ce qui me reste d'annees a vivre pour une heure de bon sommeil, et tous les tresors de l'univers pour un bout de cette couverture sur mes jambes. Je n'ai jamais eu si froid que dans ces maudits habits, et le malaise de cette insomnie me donne le frisson de la fievre." Consuelo hesita un instant. Orpheline et seule au monde a dix-huit ans, elle ne devait compte qu'a Dieu de ses actions. Croyant a la promesse d'Anzoleto comme a la parole de l'Evangile, elle ne se croyait menacee ni de son degout ni de son abandon en cedant a tous ses desirs. Mais un sentiment de pudeur qu'Anzoleto n'avait jamais ni combattu ni altere en elle, lui fit trouver sa demande un peu grossiere. Elle s'approcha de lui, et lui toucha la main. Cette main etait bien froide en effet, et Anzoleto prenant celle de Consuelo la porta a son front, qui etait brulant. "Tu es malade! lui dit-elle, saisie d'une sollicitude qui fit taire toutes les autres considerations. Eh bien, dors une heure sur ce lit." Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois. "Bonne comme Dieu meme!" murmura-t-il en s'etendant sur le matelas d'algue marine. Consuelo l'entoura de sa couverture; elle alla prendre dans un coin quelques pauvres hardes qui lui restaient, et lui en couvrit les pieds. "Anzoleto, lui dit-elle a voix basse tout en remplissant ce soin maternel, ce lit ou tu vas dormir, c'est celui ou j'ai dormi avec ma mere les dernieres annees de sa vie; c'est celui ou je l'ai vue mourir, ou je l'ai enveloppee de son drap mortuaire, ou j'ai veille sur son corps en priant et en pleurant, jusqu'a ce que la barque des morts soit venue me l'oter pour toujours. Eh bien, je vais te dire maintenant ce qu'elle m'a fait promettre a sa derniere heure. Consuelo, m'a-t-elle dit, jure-moi sur le Christ qu'Anzoleto ne prendra pas ma place dans ce lit avant de s'etre marie avec toi devant un pretre. --Et tu as jure? --Et j'ai jure. Mais en te laissant dormir ici pour la premiere fois, ce n'est pas la place de ma mere que je te donne, c'est la mienne. --Et toi, pauvre fille, tu ne dormiras donc pas? reprit Anzoleto en se relevant a demi par un violent effort. Ah! je suis un lache, je m'en vais dormir dans la rue. --Non! dit Consuelo en le repoussant sur le coussin avec une douce violence; tu es malade, et je ne le suis pas. Ma mere qui est morte en bonne catholique, et qui est dans le ciel, nous voit a toute heure. Elle sait que tu lui as tenu la promesse que tu lui avais faite de ne pas m'abandonner. Elle sait aussi que notre amour est aussi honnete depuis sa mort qu'il l'a ete de son vivant. Elle voit qu'en ce moment je ne fais et je ne pense rien de mal. Que son ame repose dans le Seigneur!" Ici Consuelo fit un grand signe de croix. Anzoleto etait deja endormi. "Je vais dire mon chapelet la-haut sur la terrasse pour que tu n'aies pas la fievre," ajouta Consuelo en s'eloignant. "Bonne comme Dieu!" repeta faiblement Anzoleto, et il ne s'apercut seulement pas que sa fiancee le laissait seul. Elle alla en effet dire son chapelet sur le toit. Puis elle revint pour s'assurer qu'il n'etait pas plus malade, et le voyant dormir paisiblement, elle contempla longtemps avec recueillement son beau visage pale eclaire par la lune. Et puis, ne voulant pas ceder au sommeil elle-meme, et se rappelant que les emotions de la soiree lui avaient fait negliger son travail, elle ralluma sa lampe, s'assit devant sa petite table, et nota un essai de composition que maitre Porpora lui avait demande pour le jour suivant. VI. Le comte Zustiniani, malgre son detachement philosophique et de nouvelles amours dont la Corilla feignait assez maladroitement d'etre jalouse, n'etait pas cependant aussi insensible aux insolents caprices de cette folle maitresse qu'il s'efforcait de le paraitre. Bon, faible et frivole, Zustiniani n'etait roue que par ton et par position sociale. Il ne pouvait s'empecher de souffrir, au fond de son coeur, de l'ingratitude avec laquelle cette fille avait repondu a sa generosite; et d'ailleurs, quoiqu'il fut a cette epoque (a Venise aussi bien qu'a Paris) de la derniere inconvenance de montrer de la jalousie, l'orgueil italien se revoltait contre le role ridicule et miserable que la Corilla lui faisait jouer. Donc, ce meme soir ou Anzoleto avait brille au palais Zustiniani, le comte, apres avoir agreablement plaisante avec son ami Barberigo sur les espiegleries de sa maitresse, des qu'il vit ses salons deserts et les flambeaux eteints, prit son manteau et son epee, et, pour en avoir _le coeur net_, courut au palais qu'habitait la Corilla. Quand il se fut assure qu'elle etait bien seule, ne se trouvant pas encore tranquille, il entama la conversation a voix basse avec le barcarolle qui etait en train de remiser la gondole de la prima-donna sous la voute destinee a cet usage. Moyennant quelques sequins, il le fit parler, et se convainquit bientot qu'il ne s'etait pas trompe en supposant que la Corilla avait pris un compagnon de route dans sa gondole. Mais il lui fut impossible de savoir qui etait ce compagnon; le gondolier ne le savait pas. Bien qu'il eut vu cent fois Anzoleto aux alentours du theatre et du palais Zustiniani, il ne l'avait pas reconnu dans l'ombre, sous l'habit noir et avec de la poudre. Ce mystere impenetrable acheva de donner de l'humeur au comte. Il se fut console en persiflant son rival, seule vengeance de bon gout, mais aussi cruelle dans les temps de parade que le meurtre l'est aux epoques de passions serieuses. Il ne dormit pas; et avant l'heure ou Porpora commencait son cours de musique au conservatoire des filles pauvres, il s'achemina vers la _scuola di Mendicanti_, dans la salle ou devaient se rassembler les jeunes eleves. La position du comte a l'egard du docte professeur avait beaucoup change depuis quelques annees. Zustiniani n'etait plus l'antagoniste musical de Porpora, mais son associe, et son chef en quelque sorte; il avait fait des dons considerables a l'etablissement que dirigeait ce savant maitre, et par reconnaissance on lui en avait donne la direction supreme. Ces deux amis vivaient donc desormais en aussi bonne intelligence que pouvait le permettre l'intolerance du professeur a l'egard de la musique a la mode; intolerance qui cependant etait forcee de s'adoucir a la vue des encouragements que le comte donnait de ses soins et de sa bourse a l'enseignement et a la propagation de la musique serieuse. En outre, il avait fait representer a San-Samuel un opera que ce maitre venait de composer. "Mon cher maitre, lui dit Zustiniani en l'attirant a l'ecart, il faut que non seulement vous vous decidiez a vous laisser enlever pour le theatre une de vos eleves, mais il faut encore que vous m'indiquiez celle qui vous paraitra la plus propre a remplacer la Corilla. Cette cantatrice est fatiguee, sa voix se perd, ses caprices nous ruinent, le public est bientot degoute d'elle. Vraiment nous devons songer a lui trouver une _succeditrice_. (Pardon, cher lecteur, ceci se dit en italien, et le comte ne faisait point un neologisme.) --Je n'ai pas ce qu'il vous faut, repliqua sechement Porpora. --Eh quoi, maitre, s'ecria le comte, allez-vous retomber dans vos humeurs noires? Est-ce tout de bon qu'apres tant de sacrifices et de devouement de ma part pour encourager votre oeuvre musicale, vous vous refusez a la moindre obligeance quand je reclame votre aide et vos conseils pour la mienne? --Je n'en ai plus de droit, comte, repondit le professeur; et ce que je viens de vous dire est la verite, dite par un ami, et avec le desir de vous obliger. Je n'ai point dans mon ecole de chant une seule personne capable de vous remplacer la Corilla. Je ne fais pas plus de cas d'elle qu'il ne faut; mais en declarant que le talent de cette fille n'a aucune valeur solide a mes yeux, je suis force de reconnaitre qu'elle possede un savoir-faire, une habitude, une facilite et une communication etablie avec les sens du public qui ne s'acquierent qu'avec des annees de pratique, et que n'auront pas de longtemps d'autres debutantes. --Cela est vrai, dit le comte; mais enfin nous avons forme la Corilla, nous l'avons vue commencer, nous l'avons fait accepter au public; sa beaute a fait les trois quarts de son succes, et vous avez d'aussi charmantes personnes dans votre ecole. Vous ne nierez pas cela, mon maitre! Voyons, confessez que la Clorinda est la plus belle creature de l'univers! --Mais affectee, mais minaudiere, mais insupportable.... Il est vrai que le public trouvera peut-etre charmantes ces grimaces ridicules ... mais elle chante faux, elle n'a ni ame, ni intelligence.... Il est vrai que le public n'en a pas plus que d'oreilles ... mais elle n'a ni memoire, ni adresse, et elle ne se sauvera meme pas du _fiasco_ par le charlatanisme heureux qui reussit a tant de gens!" En parlant ainsi, le professeur laissa tomber un regard involontaire sur Anzoleto, qui, a la faveur de son titre de favori du comte, et sous pretexte de venir lui parler, s'etait glisse dans la classe, et se tenait a peu de distance, l'oreille ouverte a la conversation. "N'importe, dit le comte sans faire attention a la malice rancuniere du maitre; je n'abandonne pas mon idee. Il y a longtemps que je n'ai entendu la Clorinda. Faisons-la venir, et avec elle cinq ou six autres, les plus jolies que l'on pourra trouver. Voyons, Anzoleto, ajouta-t-il en riant, te voila assez bien equipe pour prendre l'air grave d'un jeune professeur. Entre dans le jardin, et adresse-toi aux plus remarquables de ces jeunes beautes, pour leur dire que nous les attendons ici, monsieur le professeur et moi." Anzoleto obeit; mais soit par malice, soit qu'il eut ses vues, il amena les plus laides, et c'est pour le coup que Jean-Jacques aurait pu s'ecrier: "La Sofia etait borgne, la Cattina etait boiteuse." Ce quiproquo fut pris en bonne part, et, apres qu'on en eut ri sous cape, on renvoya ces demoiselles avertir celles de leurs compagnes que designa le professeur. Un groupe charmant vint bientot, avec la belle Clorinda au centre. "La magnifique chevelure! dit le comte a l'oreille du professeur en voyant passer pres de lui les superbes tresses blondes de cette derniere. --Il y a beaucoup plus _dessus_ que _dedans_ cette tete, repondit le rude censeur sans daigner baisser la voix. Apres une heure d'epreuve, le comte, n'y pouvant plus tenir, se retira consterne en donnant des eloges pleins de graces a ces demoiselles, et en disant tout bas au professeur:--Il ne faut point songer a ces perruches! "Si votre seigneurie illustrissime daignait me permettre de dire un mot sur ce qui la preoccupe ... articula doucement Anzoleto a l'oreille du comte en descendant l'escalier. --Parle, reprit le comte; connaitrais-tu cette merveille que nous cherchons? --Oui, excellence. --Et au fond de quelle mer iras-tu pecher cette perle fine? --Tout au fond de la classe ou le malin professeur Porpora la tient cachee les jours ou vous passez votre bataillon feminin en revue. --Quoi? est-il dans la scuola un diamant dont mes yeux n'aient jamais apercu l'eclat? Si maitre Porpora m'a joue un pareil tour!... --Illustrissime, le diamant dont je parle ne fait pas partie de la scuola. C'est une pauvre fille qui vient seulement chanter dans les choeurs quand on a besoin d'elle, et a qui le professeur donne des lecons particulieres par charite, et plus encore par amour de l'art. --Il faut donc que cette pauvre fille ait des facultes extraordinaires; car le professeur n'est pas facile a contenter, et il n'est pas prodigue de son temps et de sa peine. L'ai-je entendue quelquefois sans la connaitre? --Votre Seigneurie l'a entendue une fois, il y a bien longtemps, et lorsqu'elle n'etait encore qu'un enfant. Aujourd'hui c'est une grande jeune fille, forte, studieuse, savante comme le professeur, et capable de faire siffler la Corilla le jour ou elle chantera une phrase de trois mesures a cote d'elle sur le theatre. --Et ne chante-t-elle jamais en public? Le professeur ne lui a-t-il pas fait dire quelques motets aux grandes vepres? --Autrefois, excellence, le professeur se faisait une joie de l'entendre chanter a l'eglise; mais depuis que les _scolari_, par jalousie et par vengeance, ont menace de la faire chasser de la tribune si elle y reparaissait a cote d'elles.... --C'est donc une fille de mauvaise vie?... --O Dieu vivant! excellence, c'est une vierge aussi pure que la porte du ciel! Mais elle est pauvre et de basse extraction ... comme moi, excellence, que vous daignez cependant elever jusqu'a vous par vos bontes; et ces mechantes harpies ont menace le professeur de se plaindre a vous de l'infraction qu'il commettait contre le reglement en introduisant dans leur classe une eleve qui n'en fait point partie. --Ou pourrai-je donc entendre cette merveille? --Que votre seigneurie donne l'ordre au professeur de la faire chanter devant elle; elle pourra juger de sa voix et de la grandeur de son talent. --Ton assurance me donne envie de te croire. Tu dis donc que je l'ai deja entendue, il y a longtemps ... J'ai beau chercher a me rappeler.... --Dans l'eglise des Mendicanti, un jour de repetition generale, le _Salve Regina_ de Pergolese.... --Oh! j'y suis, s'ecria le comte; une voix, un accent, une intelligence admirables! --Et elle n'avait que quatorze ans, monseigneur, c'etait un enfant. --Oui, mais ... je crois me rappeler qu'elle n'etait pas jolie. --Pas jolie, excellence! dit Anzoleto tout interdit. --Ne s'appelait-elle pas?... Oui, c'etait une Espagnole, un nom bizarre.... --Consuelo, monseigneur! --C'est cela, tu voulais l'epouser alors, et vos amours nous ont fait rire, le professeur et moi. Consuelo! c'est bien elle; la favorite du professeur, une fille bien intelligente, mais bien laide! --Bien laide! repeta Anzoleto stupefait. --Eh oui, mon enfant. Tu en es donc toujours epris? --C'est mon amie, illustrissime. --Amie veut dire chez nous egalement soeur et amante. Laquelle des deux? --Soeur, mon maitre. --Eh bien, je puis, sans te faire de peine, te dire ce que j'en pense. Ton idee n'a pas le sens commun. Pour remplacer la Corilla il faut un ange de beaute, et ta Consuelo, je m'en souviens bien maintenant, est plus que laide, elle est affreuse." Le comte fut aborde en cet instant par un de ses amis, qui l'emmena d'un autre cote, et il laissa Anzoleto consterne se repeter en soupirant:--Elle est affreuse!... VII. Il vous paraitra peut-etre etonnant, et il est pourtant tres certain, cher lecteur, que jamais Anzoleto n'avait eu d'opinion sur la beaute ou la laideur de Consuelo. Consuelo etait un etre tellement isole, tellement ignore dans Venise, que nul n'avait jamais songe a chercher si, a travers ce voile d'oubli et d'obscurite, l'intelligence et la bonte avaient fini par se montrer sous une forme agreable ou insignifiante. Porpora, qui n'avait plus de sens que pour l'art, n'avait vu en elle que l'artiste. Les voisins de la _Corte-Minelli_ voyaient sans se scandaliser ses innocentes amours avec Anzoleto. A Venise on n'est point feroce sur ce chapitre-la. Ils lui predisaient bien parfois qu'elle serait malheureuse avec ce garcon sans aveu et sans etat, et ils lui conseillaient de chercher plutot a s'etablir avec quelque honnete et paisible ouvrier. Mais comme elle leur repondait qu'etant sans famille et sans appui elle-meme, Anzoleto lui convenait parfaitement; comme, depuis six ans, il ne s'etait pas ecoule un seul jour sans qu'on les vit ensemble, ne cherchant point le mystere, et ne se querellant jamais, on avait fini par s'habituer a leur union libre et indissoluble. Aucun voisin ne s'etait jamais avise de faire la cour a l'_amica_ d'Anzoleto. Etait-ce seulement a cause des engagements qu'on lui supposait, ou bien etait-ce a cause de sa misere? ou bien encore n'etait-ce pas que sa personne n'avait exerce de seduction sur aucun d'eux? La derniere hypothese est fort vraisemblable. Cependant chacun sait que, de douze a quatorze ans, les jeunes filles sont generalement maigres, decontenancees, sans harmonie dans les traits, dans les proportions, dans les mouvements. Vers quinze ans elles se _refont_ (c'est en francais vulgaire l'expression des matrones); et celle qui paraissait affreuse naguere reparait, apres ce court travail de transformation, sinon belle, du moins agreable. On a remarque meme qu'il n'etait pas avantageux a l'avenir d'une fillette d'etre jolie de trop bonne heure. Consuelo ayant recueilli comme les autres le benefice de l'adolescence, on avait cesse de dire qu'elle etait laide; et le fait est qu'elle ne l'etait plus. Seulement, comme elle n'etait ni dauphine, ni infante, elle n'avait point eu de courtisans autour d'elle pour proclamer que la royale progeniture embellissait a vue d'oeil; et comme elle n'avait pas l'appui de tendres sollicitudes pour s'inquieter de son avenir, personne ne prenait la peine de dire a Anzoleto: "Ta fiancee ne te fera point rougir devant le monde." Si bien qu'Anzoleto l'avait entendu traiter de laideron a l'age ou ce reproche n'avait pour lui ni sens ni valeur; et depuis qu'on ne disait plus ni mal ni bien de la figure de Consuelo, il avait oublie de s'en preoccuper. Sa vanite avait pris un autre essor. Il revait le theatre et la celebrite, et n'avait pas le temps de songer a faire etalage de ses conquetes. Et puis la grosse part de curiosite qui entre dans les desirs de la premiere jeunesse etait assouvie chez lui. J'ai dit qu'a dix-huit ans il n'avait plus rien a apprendre. A vingt-deux ans, il etait quasi blase; et a vingt-deux ans comme a dix-huit, son attachement pour Consuelo etait aussi tranquille, en depit de quelques chastes baisers pris sans trouble et rendus sans honte, qu'il l'avait ete jusque-la. Pour qu'on ne s'etonne pas trop de ce calme et de cette vertu de la part d'un jeune homme qui ne s'en piquait point ailleurs, il faut faire observer que la grande liberte dans laquelle nos adolescents vivaient au commencement de cette histoire s'etait modifiee et peu a peu restreinte avec le temps. Consuelo avait pres de seize ans, et menait encore une vie un peu vagabonde, sortant du Conservatoire toute seule pour aller repeter sa lecon et manger son riz sur les degres de la Piazzetta avec Anzoleto, lorsque sa mere, epuisee de fatigue, cessa de chanter le soir dans les cafes, une guitare a la main et une sebile devant elle. La pauvre creature se retira dans un des plus miserables greniers de la _Corte-Minelli_, pour s'y eteindre a petit feu sur un grabat. Alors la bonne Consuelo, ne voulant plus la quitter, changea tout a fait de genre de vie. Hormis les heures ou le professeur daignait lui donner sa lecon, elle travaillait soit a l'aiguille, soit au contre point, toujours aupres du chevet de cette mere imperieuse et desesperee, qui l'avait cruellement maltraitee dans son enfance, et qui maintenant lui donnait l'affreux spectacle d'une agonie sans courage et sans vertu. La piete filiale et le devouement tranquille de Consuelo ne se dementirent pas un seul instant. Joies de l'enfance, liberte, vie errante, amour meme, tout fut sacrifie sans amertume et sans hesitation. Anzoleto s'en plaignit vivement, et, voyant ses reproches inutiles, resolut d'oublier et de se distraire; mais ce lui fut impossible. Anzoleto n'etait pas assidu au travail comme Consuelo; il prenait vite et mal les mauvaises lecons que son professeur, pour gagner le salaire promis par Zustiniani, lui donnait tout aussi mal et aussi vite. Cela etait fort heureux pour Anzoleto, en qui les prodigalites de la nature reparaient aussi bien que possible le temps perdu et les effets d'un mauvais enseignement; mais il en resultait bien des heures d'oisivete durant lesquelles la societe fidele et enjouee de Consuelo lui manquait horriblement. Il tenta de s'adonner aux passions de son age et de sa classe; il frequenta les cabarets, et joua avec les polissons les petites gratifications que lui octroyait de temps en temps le comte Zustiniani. Cette vie lui plut deux ou trois semaines, au bout desquelles il trouva que son bien-etre, sa sante et sa voix s'alteraient sensiblement; que le _far-niente_ n'etait pas le desordre, et que le desordre n'etait pas son element. Preserve des mauvaises passions par l'amour bien entendu de soi-meme, il se retira dans la solitude et s'efforca d'etudier; mais cette solitude lui sembla effrayante de tristesse et de difficultes. Il s'apercut alors que Consuelo etait aussi necessaire a son talent qu'a son bonheur. Studieuse et perseverante, vivant dans la musique comme l'oiseau dans l'air et le poisson dans l'eau, aimant a vaincre les difficultes sans se rendre plus de raison de l'importance de cette victoire qu'il n'appartient a un enfant, mais poussee fatalement a combattre les obstacles et a penetrer les mysteres de l'art, par cet invincible instinct qui fait que le germe des plantes cherche a percer le sein de la terre et a se lancer vers le jour, Consuelo avait une de ces rares et bienheureuses organisations pour lesquelles le travail est une jouissance, un repos veritable, un etat normal necessaire, et pour qui l'inaction serait une fatigue, un deperissement, un etat maladif, si l'inaction etait possible a de telles natures. Mais elles ne la connaissent pas; dans une oisivete apparente, elles travaillent encore; leur reverie n'est point vague, c'est une meditation. Quand on les voit agir, on croit qu'elles creent, tandis qu'elles manifestent seulement une creation recente.--Tu me diras, cher lecteur, que tu n'as guere connu de ces organisations exceptionnelles. Je te repondrai, lecteur bien-aime, que je n'en ai connu qu'une seule, et si, suis-je plus vieux que toi. Que ne puis-je te dire que j'ai analyse sur mon pauvre cerveau le divin mystere de cette activite intellectuelle! Mais, helas! ami lecteur, ce n'est ni toi ni moi qui etudierons sur nous-memes. Consuelo travaillait toujours, en s'amusant toujours; elle s'obstinait des heures entieres a vaincre, soit par le chant libre et capricieux, soit par la lecture musicale, des difficultes qui eussent rebute Anzoleto livre a lui-meme; et sans dessein premedite, sans aucune idee d'emulation, elle le forcait a la suivre, a la seconder, a la comprendre et a lui repondre, tantot au milieu de ses eclats de rires enfantins, tantot emportee avec lui par cette _fantasia_ poetique et creatrice que connaissent les organisations populaires en Espagne et en Italie. Depuis plusieurs annees qu'il s'etait impregne du genie de Consuelo, le buvant a sa source sans le comprendre, et se l'appropriant sans s'en apercevoir, Anzoleto, retenu d'ailleurs par sa paresse, etait devenu en musique un etrange compose de savoir et d'ignorance, d'inspiration et de frivolite, de puissance et de gaucherie, d'audace et de faiblesse, qui avait plonge, a la derniere audition, le Porpora dans un dedale de meditations et de conjectures. Ce maitre ne savait point le secret de toutes ces richesses derobees a Consuelo; car ayant une fois severement gronde la petite de son intimite avec ce grand vaurien, il ne les avait jamais revus ensemble. Consuelo, qui tenait a conserver les bonnes graces de son professeur, avait eu soin de ne jamais se montrer devant lui en compagnie d'Anzoleto, et du plus loin qu'elle l'apercevait dans la rue, si Anzoleto etait avec elle, leste comme un jeune chat, elle se cachait derriere une colonne ou se blottissait dans une gondole. Ces precautions continuerent lorsque Consuelo, devenue garde-malade, et Anzoleto ne pouvant plus supporter son absence, sentant la vie, l'espoir, l'inspiration et jusqu'au souffle lui manquer, revint partager sa vie sedentaire, et affronter avec elle tous les soirs les acretes et les emportements de la moribonde. Quelques mois avant d'en finir, cette malheureuse femme perdit l'energie de ses souffrances, et, vaincue par la piete de sa fille, sentit son ame s'ouvrir a de plus douces emotions. Elle s'habitua a recevoir les soins d'Anzoleto, qui, malgre son peu de vocation pour ce role de devouement, s'habitua de son cote a une sorte de zele enjoue et de douceur complaisante envers la faiblesse et la souffrance. Anzoleto avait le caractere egal et les manieres bienveillantes. Sa perseverance aupres d'elle et de Consuelo gagna enfin son coeur, et, a son heure derniere, elle leur fit jurer de ne se quitter jamais. Anzoleto le promit, et meme il eprouva en cet instant solennel une sorte d'attendrissement serieux qu'il ne connaissait pas encore. La mourante lui rendit cet engagement plus facile en lui disant: Qu'elle soit ton amie, ta soeur, ta maitresse ou ta femme, puisqu'elle ne connait que toi et n'a jamais voulu ecouter que toi, ne l'abandonne pas. --Puis, croyant donner a sa fille un conseil bien habile et bien salutaire, sans trop songer s'il etait realisable ou non, elle lui avait fait jurer en particulier, ainsi qu'on l'a vu deja, de ne jamais s'abandonner a son amant avant la consecration religieuse du mariage. Consuelo l'avait jure, sans prevoir les obstacles que le caractere independant et irreligieux d'Anzoleto pourrait apporter a ce projet. Devenue orpheline, Consuelo avait continue de travailler a l'aiguille pour vivre dans le present, et d'etudier la musique pour s'associer a l'avenir d'Anzoleto. Depuis deux ans qu'elle vivait seule dans son grenier, il avait continue a la voir tous les jours, sans eprouver pour elle aucune passion, et sans pouvoir en eprouver pour d'autres femmes, tant la douceur de son intimite et l'_agrement de vivre aupres d'elle_ lui semblaient preferables a tout. Sans se rendre compte des hautes facultes de sa compagne, il avait acquis desormais assez de gout et de discernement pour savoir qu'elle avait plus de science et de moyens qu'aucune des cantatrices de San-Samuel et que la Corilla elle-meme. A son affection d'habitude s'etait donc joint l'espoir et presque la certitude d'une association d'interets, qui rendrait leur existence profitable et brillante avec le temps. Consuelo n'avait guere coutume de penser a l'avenir. La prevoyance n'etait point au nombre de ses occupations d'esprit. Elle eut encore cultive la musique sans autre but que celui d'obeir a sa vocation; et la communaute d'interets que la pratique de cet art devait etablir entre elle et son ami, n'avait pas d'autre sens pour elle que celui d'association de bonheur et d'affection. C'etait donc sans l'en avertir qu'il avait concu tout a coup l'espoir de hater la realisation de leurs reves; et en meme temps que Zustiniani s'etait preoccupe du remplacement de la Corilla, Anzoleto, devinant avec une rare sagacite la situation d'esprit de son patron, avait improvise la proposition qu'il venait de lui faire. Mais la laideur de Consuelo, cet obstacle inattendu etrange, invincible, si le comte ne se trompait pas, etait venu jeter l'effroi et la consternation dans son ame. Aussi reprit-il le chemin de la _Corte-Minelli_, en s'arretant a chaque pas pour se representer sous un nouveau jour l'image de son amie, et pour repeter avec un point d'interrogation a chaque parole: Pas jolie? bien laide? affreuse? VIII. "Qu'as-tu donc a me regarder ainsi? lui dit Consuelo en le voyant entrer chez elle et la contempler d'un air etrange sans lui dire un mot. On dirait que tu ne m'as jamais vue. --C'est la verite, Consuelo, repondit-il. Je ne t'ai jamais vue. --As-tu l'esprit egare? reprit-elle. Je ne sais pas ce que tu veux dire. --Mon Dieu! mon Dieu! je le crois bien, s'ecria Anzoleto. J'ai une grande tache noire dans le cerveau a travers laquelle je ne te vois pas. --Misericorde! tu es malade, mon ami? --Non, chere fille, calme-toi, et tachons de voir clair. Dis-moi, Consuelita, est-ce que tu me trouves beau? --Mais certainement, puisque je t'aime. --Et si tu ne m'aimais pas, comment me trouverais-tu? --Est-ce que je sais? --Quand tu regardes d'autres hommes que moi, sais-tu s'ils sont beaux ou laids? --Oui; mais je te trouve plus beau que les plus beaux. --Est-ce parce que je le suis, ou parce que tu m'aimes? --Je crois bien que c'est l'un et l'autre. D'ailleurs tout le monde dit que tu es beau, et tu le sais bien. Mais qu'est-ce que cela te fait? --Je veux savoir si tu m'aimerais quand meme je serais affreux. --Je ne m'en apercevrais peut-etre pas. --Tu crois donc qu'on peut aimer une personne laide? --Pourquoi pas, puisque tu m'aimes? --Tu es donc laide, Consuelo? Vraiment, dis-moi, reponds-moi, tu es donc laide? --On me l'a toujours dit. Est-ce que tu ne le vois pas? --Non, non, en verite, je ne le vois pas! --En ce cas, je me trouve assez belle, et je suis bien contente. --Tiens, dans ce moment-ci, Consuelo, quand tu me regardes d'un air si bon, si naturel, si aimant, il me semble que tu es plus belle que la Corilla. Mais je voudrais savoir si c'est l'effet de mon illusion ou la verite. Je connais ta physionomie, je sais qu'elle est honnete et qu'elle me plait, et que quand je suis en colere elle me calme; que quand je suis triste, elle m'egaie; que quand je suis abattu, elle me ranime. Mais je ne connais pas ta figure. Ta figure, Consuelo, je ne peux pas savoir si elle est laide. --Mais qu'est-ce que cela te fait, encore une fois? --Il faut que je le sache. Dis-moi si un homme beau pourrait aimer une femme laide. --Tu aimais bien ma pauvre mere, qui n'etait plus qu'un spectre! Et moi, je l'aimais tant! --Et la trouvais-tu laide? --Non. Et toi? --Je n'y songeais pas. Mais aimer d'amour, Consuelo ... car enfin je t'aime d'amour, n'est-ce pas? Je ne peux pas me passer de toi, je ne peux pas te quitter. C'est de l'amour: que t'en semble? --Est-ce que cela pourrait etre autre chose? --Cela pourrait etre de l'amitie. --Oui, cela pourrait etre de l'amitie." Ici Consuelo surprise s'arreta, et regarda attentivement Anzoleto; et lui, tombant dans une reverie melancolique, se demanda positivement pour la premiere fois, s'il avait de l'amour ou de l'amitie pour Consuelo; si le calme de ses sens, si la chastete qu'il observait facilement aupres d'elle, etaient le resultat du respect ou de l'indifference. Pour la premiere fois, il regarda cette jeune fille avec les yeux d'un jeune homme, interrogeant, avec un esprit d'analyse qui n'etait pas sans trouble, ce front, ces yeux, cette taille, et tous ces details dont il n'avait jamais saisi qu'une sorte d'ensemble ideal et comme voile dans sa pensee. Pour la premiere fois, Consuelo interdite se sentit troublee par le regard de son ami; elle rougit, son coeur battit avec violence, et ses yeux se detournerent, ne pouvant supporter ceux d'Anzoleto. Enfin, comme il gardait toujours le silence, et qu'elle n'osait plus le rompre, une angoisse inexprimable s'empara d'elle, de grosses larmes roulerent sur ses joues; et cachant sa tete dans ses mains: "Oh! je vois bien, dit-elle, tu viens me dire que tu ne veux plus de moi pour ton amie. --Non, non! je n'ai pas dit cela! je ne le dis pas! s'ecria Anzoleto effraye de ces larmes qu'il faisait couler pour la premiere fois; et vivement ramene a son sentiment fraternel, il entoura Consuelo de ses bras. Mais, comme elle detournait son visage, au lieu de sa joue fraiche et calme il baisa une epaule brulante que cachait mal un fichu de grosse dentelle noire. Quand le premier eclair de la passion s'allume instantanement dans une organisation forte, restee chaste comme l'enfance au milieu du developpement complet de la jeunesse, elle y porte un choc violent et presque douloureux. "Je ne sais ce que j'ai, dit Consuelo en s'arrachant des bras de son ami avec une sorte de crainte qu'elle n'avait jamais eprouvee; mais je me sens bien mal: il me semble que je vais mourir. --Ne meurs pas, lui, dit Anzoleto en la suivant et en la soutenant dans ses bras; tu es belle, Consuelo, je suis sur que tu es belle." En effet, Consuelo etait belle en cet instant; et quoique Anzoleto n'en fut pas certain au point de vue de l'art, il ne pouvait s'empecher de le dire, parce que son coeur le sentait vivement. "Mais enfin, lui dit Consuelo toute palie et tout abattue en un instant, pourquoi donc tiens-tu aujourd'hui a me trouver belle? --Ne voudrais-tu pas l'etre, chere Consuelo? --Oui, pour toi. --Et pour les autres? --Peu m'importe. --Et si c'etait une condition pour notre avenir?" Ici Anzoleto, voyant l'inquietude qu'il causait a son amie, lui rapporta naivement ce qui s'etait passe entre le comte et lui; et quand il en vint a repeter les expressions peu flatteuses dont Zustiniani s'etait servi en parlant d'elle, la bonne Consuelo qui peu a peu s'etait tranquillisee en croyant voir tout ce dont il s'agissait, partit d'un grand eclat de rire en achevant d'essuyer ses yeux humides. "Eh bien! lui dit Anzoleto tout surpris de cette absence totale de vanite, tu n'es pas plus emue, pas plus inquiete que cela? Ah! je vois, Consuelina, vous etes une petite coquette; vous savez que vous n'etes pas laide. --Ecoute, lui repondit-elle en souriant, puisque tu prends de pareilles folies au serieux, il faut que je te tranquillise un peu. Je n'ai jamais ete coquette: n'etant pas belle, je ne veux pas etre ridicule. Mais quant a etre laide, je ne le suis plus. --Vraiment on te l'a dit? Qui t'a dit cela, Consuelo? --D'abord ma mere, qui ne s'est jamais tourmentee de ma laideur. Je lui ai entendu dire souvent que cela se passerait, qu'elle avait ete encore plus laide dans son enfance; et beaucoup de personnes qui l'avaient connue m'ont dit qu'a vingt ans elle avait ete la plus belle fille de Burgos. Tu sais bien que quand par hasard quelqu'un la regardait dans les cafes ou elle chantait, on disait: Cette femme doit avoir ete belle. Vois-tu, mon pauvre ami, la beaute est comme cela quand on est pauvre; c'est un instant: on n'est pas belle encore, et puis bientot on ne l'est plus. Je le serai peut-etre, qui sait? si je peux ne pas me fatiguer trop, avoir du sommeil, et ne pas trop souffrir de la faim. --Consuelo, nous ne nous quitterons pas; bientot je serai riche, et tu ne manqueras de rien. Tu pourras donc etre belle a ton aise. --A la bonne heure. Que Dieu fasse le reste! --Mais tout cela ne conclut a rien pour le present, et il s'agit de savoir si le comte te trouvera assez belle pour paraitre au theatre. --Maudit comte! pourvu qu'il ne fasse pas trop le difficile! --D'abord, tu n'es pas laide. --Non, je ne suis pas laide. J'ai entendu, il n'y a pas longtemps, le verrotier qui demeure ici en face, dire a sa femme: Sais-tu que la Consuelo n'est pas vilaine? Elle a une belle taille, et quand elle rit, elle vous met tout le coeur en joie; et quand elle chante, elle parait jolie. --Et qu'est-ce que la femme du verrotier a repondu? --Elle a repondu: Qu'est-ce que cela te fait, imbecile? Songe a ton ouvrage; est-ce qu'un homme marie doit regarder les jeunes filles? --Paraissait-elle fachee? --Bien fachee. --C'est bon signe. Elle sentait que son mari ne se trompait pas. Et puis encore? --Et puis encore, la comtesse Mocenigo, qui me donne de l'ouvrage, et qui s'est toujours interessee a moi, a dit la semaine derniere au docteur Ancillo, qui etait chez elle au moment ou j'entrais: Regardez donc, monsieur le docteur, comme cette _zitella_ a grandi, et comme elle est devenue blanche et bien faite! --Et qu'a repondu le docteur? --Il a repondu: C'est vrai, Madame, par Bacchus! Je ne l'aurais pas reconnue; elle est de la nature des flegmatiques, qui blanchissent en prenant un peu d'embonpoint. Ce sera une belle fille, vous verrez cela. --Et puis encore? --Et puis encore la superieure de Santa-Chiara, qui me fait faire des broderies pour ses autels, et qui a dit a une de ses soeurs: Tenez, voyez si ce que je vous disais n'est pas vrai? La Consuelo ressemble a notre sainte Cecile. Toutes les fois que je fais ma priere devant cette image, je ne peux m'empecher de penser a cette petite; et alors je prie pour elle, afin qu'elle ne tombe pas dans le peche, et qu'elle ne chante jamais que pour l'eglise. --Et qu'a repondu la soeur? --La soeur a repondu: C'est vrai, ma mere; c'est tout a fait vrai. Et moi j'ai ete bien vite dans leur eglise, et j'ai regarde la sainte Cecile qui est d'un grand maitre, et qui est belle, bien belle! --Et qui te ressemble? --Un peu. --Et tu ne m'as jamais dit cela? --Je n'y ai pas pense. --Chere Consuelo, tu es donc belle? --Je ne crois pas; mais je ne suis plus si laide qu'on le disait. Ce qu'il y a de sur, c'est qu'on ne me le dit plus. Il est vrai que c'est peut-etre parce qu'on s'imagine que cela me ferait de la peine a present. --Voyons, Consuelina, regarde-moi bien. Tu as les plus beaux yeux du monde, d'abord! --Mais la bouche est grande, dit Consuelo en riant et en prenant un petit morceau de miroir casse qui lui servait de _psyche_, pour se regarder. --Elle n'est pas petite; mais quelles belles dents! reprit Anzoleto; ce sont des perles fines, et tu les montres toutes quand tu ris. --En ce cas tu me diras quelque chose qui me fasse rire, quand nous serons devant le comte. --Tu as des cheveux magnifiques, Consuelo. --Pour cela oui! Veux-tu les voir?" Elle detacha ses epingles, et laissa tomber jusqu'a terre un torrent de cheveux noirs, ou le soleil brilla comme dans une glace. "Et tu as la poitrine large, la ceinture fine, les epaules ... ah! bien belles, Consuelo! Pourquoi me les caches-tu? Je ne demande a voir que ce qu'il faudra bien que tu montres au public. --J'ai le pied assez petit, dit Consuelo pour detourner la conversation;" et elle montra un veritable petit pied andaloux, beaute a peu pres inconnue a Venise. "La main est charmante aussi, dit Anzoleto en baisant, pour la premiere fois, la main que jusque la il avait serree amicalement comme celle d'un camarade. Laisse-moi voir tes bras. --Tu les as vus cent fois, dit-elle en otant ses mitaines. --Non, je ne les avais jamais vus, dit Anzoleto que cet examen innocent et dangereux commencait a agiter singulierement." Et il retomba dans le silence, couvant du regard cette jeune fille que chaque coup d'oeil embellissait et transformait a ses yeux. Peut-etre n'etait-ce pas tout a fait qu'il eut ete aveugle jusqu'alors; car peut-etre etait-ce la premiere fois que Consuelo depouillait, sans le savoir, cet air insouciant qu'une parfaite regularite de lignes peut seule faire accepter. En cet instant, emue encore d'une vive atteinte portee a son coeur, redevenue naive et confiante, mais conservant un imperceptible embarras qui n'etait pas l'eveil de la coquetterie, mais celui de la pudeur sentie et comprise, son teint avait une paleur transparente, et ses yeux un eclat pur et serein qui la faisaient ressembler certainement a la sainte Cecile des nones de Santa-Chiara. Anzoleto n'en pouvait plus detacher ses yeux. Le soleil s'etait couche; la nuit se faisait vite dans cette grande chambre eclairee d'une seule petite fenetre; et dans cette demi-teinte, qui embellissait encore Consuelo, semblait nager autour d'elle un fluide d'insaisissables voluptes. Anzoleto eut un instant la pensee de s'abandonner aux desirs qui s'eveillaient en lui avec une impetuosite toute nouvelle, et a cet entrainement se joignait par eclairs une froide reflexion. Il songeait a experimenter, par l'ardeur de ses transports, si la beaute de Consuelo aurait autant de puissance sur lui que celle des autres femmes reputees belles qu'il avait possedees. Mais il n'osa pas se livrer a ces tentations indignes de celle qui les inspirait. Insensiblement son emotion devint plus profonde, et la crainte d'en perdre les etranges delices lui fit desirer de la prolonger. Tout a coup, Consuelo, ne pouvant plus supporter son embarras se leva, et faisant un effort sur elle-meme pour revenir a leur enjouement, se mit a marcher dans la chambre, en faisant de grands gestes de tragedie, et en chantant d'une maniere un peu outree plusieurs phrases de drame lyrique, comme si elle fut entree en scene. "Eh bien, c'est magnifique! s'ecria Anzoleto ravi de surprise en la voyant capable d'un charlatanisme qu'elle ne lui avait jamais montre. --Ce n'est pas magnifique, dit Consuelo en se rasseyant; et j'espere que c'est pour rire que tu dis cela? --Ce serait magnifique a la scene. Je t'assure qu'il n'y aurait rien de trop. Corilla en creverait de jalousie; car c'est tout aussi frappant que ce qu'elle fait dans les moments ou on l'applaudit a tout rompre. --Mon cher Anzoleto, repondit Consuelo, je ne voudrais pas que la Corilla crevat de jalousie pour de semblables jongleries, et si le public m'applaudissait parce que je sais la singer, je ne voudrais plus reparaitre devant lui. --Tu feras donc mieux encore? --Je l'espere, ou bien je ne m'en melerai pas. --Eh bien, comment feras-tu? --Je n'en sais rien encore. --Essaie. --Non; car tout cela, c'est un reve, et avant que l'on ait decide si je suis laide ou non, il ne faut pas que nous fassions tant de beaux projets. Peut-etre que nous sommes fous dans ce moment, et que, comme l'a dit M. le comte, la Consuelo est affreuse." Cette derniere hypothese rendit a Anzoleto la force de s'en aller. IX. A cette epoque de sa vie, a peu pres inconnue des biographes, un des meilleurs compositeurs de l'Italie et le plus grand professeur de chant du dix-huitieme siecle, l'eleve de Scarlatti, le maitre de Hasse, de Farinelli, de Cafarelli, de la Mingotti, de Salimbini, de Hubert (dit le _Porporino_), de la Gabrielli, de la Molteni, en un mot le pere de la plus celebre ecole de chant de son temps, Nicolas Porpora, languissait obscurement a Venise, dans un etat voisin de la misere et du desespoir. Il avait dirige cependant naguere, dans cette meme ville, le Conservatoire de l'_Ospedaletto_, et cette periode de sa vie avait ete brillante. Il y avait ecrit et fait chanter ses meilleurs operas, ses plus belles cantates, et ses principaux ouvrages de musique d'eglise. Appele a Vienne en 1728, il y avait conquis, apres quelque combat, la faveur de l'empereur Charles VI. Favorise aussi a la cour de Saxe[1], Porpora avait ete appele ensuite a Londres, ou il avait eu la gloire de rivaliser pendant neuf ou dix ans avec Handel, le maitre des maitres, dont l'etoile palissait a cette epoque. Mais le genie de ce dernier l'avait emporte enfin, et le Porpora, blesse dans son orgueil ainsi que maltraite dans sa fortune, etait revenu a Venise reprendre sans bruit et non sans peine la direction d'un autre conservatoire. Il y ecrivait encore des operas: mais c'est avec peine qu'il les faisait representer; et le dernier, bien que compose a Venise, fut joue a Londres ou il n'eut point de succes. Son genie avait recu ces profondes atteintes dont la fortune et la gloire eussent pu le relever; mais l'ingratitude de Hasse, de Farinelli, et de Cafarelli, qui l'abandonnerent de plus en plus, acheva de briser son coeur, d'aigrir son caractere et d'empoisonner sa vieillesse. On sait qu'il est mort miserable et desole, dans sa quatre-vingtieme annee, a Naples. [1 Il donna des lecons de chant et de composition a la princesse electorale de Saxe, qui fut depuis, en France, la _Grande Dauphine_, mere de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X.] A l'epoque ou le comte Zustiniani, prevoyant et desirant presque la defection de Corilla, cherchait a remplacer cette cantatrice, le Porpora etait en proie a de violents acces d'humeur atrabilaire, et son depit n'etait pas toujours mal fonde; car si l'on aimait et si l'on chantait a Venise la musique de Jomelli, de Lotti, de Carissimi, de Gasparini, et d'autres excellents maitres, on y prisait sans discernement la musique bouffe de Cocchi, del Buini, de Salvator Apollini, et d'autres compositeurs plus ou moins indigenes, dont le style commun et facile flattait le gout des esprits mediocres. Les operas de Hasse ne pouvaient plaire a son maitre, justement irrite. Le respectable et malheureux Porpora, fermant son coeur et ses oreilles a la musique des modernes, cherchait donc a les ecraser sous la gloire et l'autorite des anciens. Il etendait sa reprobation trop severe jusque sur les gracieuses compositions de Galoppi, et jusque sur les originales fantaisies du Chiozzetto, le compositeur populaire de Venise. Enfin il ne fallait plus lui parler que du pere Martini, de Durante, de Monteverde, de Palestrina; j'ignore si Marcello et Leo trouvaient grace devant lui. Ce fut donc froidement et tristement qu'il recut les premieres ouvertures du comte Zustiniani concernant son eleve inconnue, la pauvre Consuelo, dont il desirait pourtant le bonheur et la gloire; car il etait trop experimente dans le professorat pour ne pas savoir tout ce qu'elle valait, tout ce qu'elle meritait. Mais a l'idee de voir profaner ce talent si pur et si fortement nourri de la manne sacree des vieux maitres, il baissa la tete d'un air consterne, et repondit au comte: "Prenez-la donc, cette ame sans tache, cette intelligence sans souillure; jetez-la aux chiens, et livrez-la aux betes, puisque telle est la destinee du genie au temps ou nous sommes." Cette douleur a la fois serieuse et comique donna au comte une idee du merite de l'eleve, par le prix qu'un maitre si rigide y attachait. "Eh quoi, mon cher maestro, s'ecria-t-il, est-ce la en effet votre opinion? La Consuelo est-elle un etre aussi extraordinaire, aussi divin? --Vous l'entendrez, dit le Porpora d'un air resigne; et il repeta: C'est sa destinee!" Cependant le comte vint a bout de relever les esprits abattus du maitre, en lui faisant esperer une reforme serieuse dans le choix des operas qu'il mettrait au repertoire de son theatre. Il lui promit l'exclusion des mauvais ouvrages, aussitot qu'il aurait expulse la Corilla, sur le caprice de laquelle il rejeta leur admission et leur succes. Il fit meme entendre adroitement qu'il serait tres sobre de Hasse, et declara que si le Porpora voulait ecrire un opera pour Consuelo, le jour ou l'eleve couvrirait son maitre d'une double gloire en exprimant sa pensee dans le style qui lui convenait, ce jour serait celui du triomphe lyrique de San Samuel et le plus beau de la vie du comte. Le Porpora, vaincu, commenca donc a se radoucir, et a desirer secretement le debut de son eleve autant qu'il l'avait redoute jusque la, craignant de donner avec elle une nouvelle vogue aux ouvrages de son rival. Mais comme le comte lui exprimait ses inquietudes sur la figure de Consuelo, il refusa de la lui faire entendre en particulier et a l'improviste. "Je ne vous dirai point, repondait-il a ses questions et a ses instances, que ce soit une beaute. Une fille aussi pauvrement vetue, et timide comme doit l'etre, en presence d'un seigneur et d'un juge de votre sorte, un enfant du peuple qui n'a jamais ete l'objet de la moindre attention, ne saurait se passer d'un peu de toilette et de preparation. Et puis la Consuelo est de celles que l'expression du genie rehausse extraordinairement. Il faut la voir et l'entendre en meme temps. Laissez-moi faire: si vous n'en etes pas content, vous me la laisserez, et je trouverai bien moyen d'en faire une bonne religieuse, qui fera la gloire de l'ecole, en formant des eleves sous sa direction." Tel etait en effet l'avenir que jusque la le Porpora avait reve pour Consuelo. Quand il revit son eleve, il lui annonca qu'elle aurait a etre entendue et jugee par le comte. Mais comme elle lui eprima naivement sa crainte d'etre trouvee laide, il lui fit croire qu'elle ne serait point vue, et qu'elle chanterait derriere la tribune grillee de l'orgue, le comte assistant a l'office dans l'eglise. Seulement il lui recommanda de s'habiller decemment, parce qu'elle aurait a etre presentee ensuite a ce seigneur; et, bien qu'il fut pauvre aussi, le noble maitre, il lui donna quelque argent a cet effet. Consuelo, tout interdite, tout agitee, occupee pour la premiere fois du soin de sa personne, prepara donc a la hate sa toilette et sa voix; elle essaya vite la derniere, et la trouvant si fraiche, si forte, si souple, elle repeta plus d'une fois a Anzoleto, qui l'ecoutait avec emotion et ravissement: "Helas! pourquoi faut-il donc quelque chose de plus a une cantatrice que de savoir chanter?" X. La veille du jour solennel, Anzoleto trouva la porte de Consuelo fermee au verrou, et, apres qu'il eut attendu presque un quart d'heure sur l'escalier, il fut admis enfin a voir son amie revetue de sa toilette de fete, dont elle avait voulu faire l'epreuve devant lui. Elle avait une jolie robe de toile de Perse a grandes fleurs, un fichu de dentelles, et de la poudre. Elle etait si changee ainsi, qu'Anzoleto resta quelques instants incertain, ne sachant si elle avait gagne ou perdu a cette transformation. L'irresolution que Consuelo lut dans ses yeux fut pour elle un coup de poignard. "Ah! tiens, s'ecria-t-elle, je vois bien que je ne te plais pas ainsi. A qui donc semblerai-je supportable, si celui qui m'aime n'eprouve rien d'agreable en me regardant? --Attends donc un peu, repondit Anzoleto; d'abord je suis frappe de ta belle taille dans ce long corsage, et de ton air distingue sous ces dentelles. Tu portes a merveille les larges plis de ta jupe. Mais je regrette tes cheveux noirs ... du moins je le crois.... Mais c'est la tenue du peuple, et il faut que tu sois demain une signora. --Et pourquoi faut-il que je sois une signora? Moi, je hais cette poudre qui affadit, et qui vieillit les plus belles. J'ai l'air empruntee sous ces falbalas; en un mot, je me deplais ainsi, et je vois que tu es de mon avis. Tiens, j'ai ete ce matin a la repetition, et j'ai vu la Clorinda qui essayait aussi une robe neuve. Elle etait si pimpante, si brave, si belle (oh! celle-la est heureuse, et il ne faut pas la regarder deux fois pour s'assurer de sa beaute), que je me sens effrayee de paraitre a cote d'elle devant le comte. --Sois tranquille, le comte l'a vue; mais il l'a entendue aussi. --Et elle a mal chante? --Comme elle chante toujours. --Ah! mon ami, ces rivalites gatent le coeur. Il y a quelque temps si la Clorinda, qui est une bonne fille malgre sa vanite, eut fait _fiasco_ devant un juge, je l'aurais plainte du fond de l'ame, j'aurais partage sa peine et son humiliation. Et voila qu'aujourd'hui je me surprends a m'en rejouir! Lutter, envier, chercher a se detruire mutuellement; et tout cela pour un homme qu'on n'aime pas, qu'on ne connait pas! Je me sens affreusement triste, mon cher amour, et il me semble que je suis aussi effrayee de l'idee de reussir que de celle d'echouer. Il me semble que notre bonheur prend fin, et que demain apres l'epreuve, quelle qu'elle soit, je rentrerai dans cette pauvre chambre, tout autre que je n'y ai vecu jusqu'a present. Deux grosses larmes roulerent sur les joues de Consuelo. "Eh bien, tu vas pleurer, a present? s'ecria Anzoleto. Y songes-tu? tu vas ternir tes yeux et gonfler tes paupieres? Tes yeux, Consuelo! ne va pas gater tes yeux, qui sont ce que tu as de plus beau. --Ou de moins laid! dit-elle en essuyant ses larmes. Allons, quand on se donne au monde, on n'a meme pas le droit de pleurer." Son ami s'efforca de la consoler, mais elle fut amerement triste tout le reste du jour; et le soir, lorsqu'elle se retrouva seule, elle ota soigneusement sa poudre, decrepa et lissa ses beaux cheveux d'ebene, essaya une petite robe de soie noire encore fraiche qu'elle mettait ordinairement le dimanche, et reprit confiance en elle-meme en se retrouvant devant sa glace telle qu'elle se connaissait. Puis elle fit sa priere avec ferveur, songea a sa mere, s'attendrit, et s'endormit en pleurant. Lorsque Anzoleto vint la chercher le lendemain pour la conduire a l'eglise, il la trouva a son epinette, habillee et peignee comme tous les dimanches, et repassant son morceau d'epreuve. "Eh quoi! s'ecria-t-il, pas encore coiffee, pas encore paree! L'heure approche. A quoi songes-tu, Consuelo? --Mon ami, repondit-elle avec resolution, je suis paree, je suis coiffee, je suis tranquille. Je veux rester ainsi. Ces belles robes ne me vont pas. Mes cheveux noirs te plaisent mieux que la poudre. Ce corsage ne gene pas ma respiration. Ne me contredis pas: mon parti est pris. J'ai demande a Dieu de m'inspirer, et a ma mere de veiller sur ma conduite. Dieu m'a inspire d'etre modeste et simple. Ma mere est venue me voir en reve, et elle m'a dit ce qu'elle me disait toujours: Occupe-toi de bien chanter, la Providence fera le reste. Je l'ai vue qui prenait ma belle robe, mes dentelles et mes rubans, et qui les rangeait dans l'armoire; apres quoi, elle a place ma robe noire et ma mantille de mousseline blanche sur la chaise a cote de mon lit. Aussitot que j'ai ete eveillee, j'ai serre la toilette comme elle l'avait fait dans mon reve, et j'ai mis la robe noire et la mantille: me voila prete. Je me sens du courage depuis que j'ai renonce a plaire par des moyens dont je ne sais pas me servir. Tiens, ecoute ma voix, tout est la, vois-tu." Elle fit un trait. "Juste ciel! nous sommes perdus! s'ecria Anzoleto; ta voix est voilee, et tes yeux sont rouges. Tu as pleure hier soir, Consuelo; voila une belle affaire! Je te dis que nous sommes perdus, que tu es folle avec ton caprice de t'habiller de deuil un jour de fete; cela porte malheur et cela t'enlaidit. Et vite, et vite! reprends ta belle robe, pendant que j'irai t'acheter du rouge. Tu es pale comme un spectre." Une discussion assez vive s'eleva entre eux a ce sujet. Anzoleto fut un peu brutal. Le chagrin rentra dans l'ame de la pauvre fille; ses larmes coulerent encore. Anzoleto s'en irrita davantage, et, au milieu du debat, l'heure sonna, l'heure fatale, le quart avant deux heures, juste le temps de courir a l'eglise, et d'y arriver en s'essoufflant. Anzoleto maudit le ciel par un jurement energique. Consuelo, plus pale et plus tremblante que l'etoile du matin qui se mire au sein des lagunes, se regarda une derniere fois dans sa petite glace brisee: puis se retournant, elle se jeta impetueusement dans les bras d'Anzoleto. "O mon ami, s'ecria-t-elle, ne me gronde pas, ne me maudis pas. Embrasse-moi bien fort, au contraire, pour oter a mes joues cette paleur livide. Que ton baiser soit comme le feu de l'autel sur les levres d'Isaie, et que Dieu ne nous punisse pas d'avoir doute de son secours!" Alors, elle jeta vivement sa mantille sur sa tete, prit ses cahiers, et, entrainant son amant consterne, elle courut aux Mendiant, ou deja la foule etait rassemblee pour entendre la belle musique du Porpora. Anzoleto, plus mort que vif, alla joindre le comte, qui lui avait donne rendez-vous dans sa tribune; et Consuelo monta a celle de l'orgue, ou les choeurs etaient deja en rang de bataille et le professeur devant son pupitre. Consuelo ignorait que la tribune du comte etait situee de maniere a ce qu'il vit beaucoup moins dans l'eglise que dans la tribune de l'orgue, que deja il avait les yeux sur elle, et qu'il ne perdait pas un de ses mouvements. Mais il ne pouvait pas encore distinguer ses traits; car elle s'agenouilla en arrivant, cacha sa tete dans ses mains, et se mit a prier avec une devotion ardente. Mon Dieu, disait-elle du fond de son coeur, tu sais que je ne te demande point de m'elever au-dessus de mes rivales pour les abaisser. Tu sais que je ne veux pas me donner au monde et aux arts profanes pour abandonner ton amour et m'egarer dans les sentiers du vice. Tu sais que l'orgueil n'enfle pas mon ame, et que c'est pour vivre avec celui que ma mere m'a permis d'aimer, pour ne m'en separer jamais, pour assurer sa joie et son bonheur, que je te demande de me soutenir et d'ennoblir mon accent et ma pensee quand je chanterai tes louanges. Lorsque les premiers accords de l'orchestre appelerent Consuelo a sa place, elle se releva lentement; sa mantille tomba sur ses epaules, et son visage apparut enfin aux spectateurs inquiets et impatients de la tribune voisine. Mais quelle miraculeuse transformation s'etait operee dans cette jeune fille tout a l'heure si bleme et si abattue, si effaree par la fatigue et la crainte! Son large front semblait nager dans un fluide celeste, une molle langueur baignait encore les plans doux et nobles de sa figure sereine et genereuse. Son regard calme n'exprimait aucune de ces petites passions qui cherchent et convoitent les succes ordinaires. II y avait en elle quelque chose de grave, de mysterieux et de profond, qui commandait le respect et l'attendrissement. "Courage, ma fille, lui dit le professeur a voix basse; tu vas chanter la musique d'un grand maitre, et ce maitre est la qui t'ecoute. --Qui, Marcello? dit Consuelo voyant le professeur deplier les psaumes de Marcello sur le pupitre. --Oui, Marcello, repondit le professeur. Chante comme a l'ordinaire, rien de plus, rien de moins, et ce sera bien." En effet, Marcello, alors dans la derniere annee de sa vie, etait venu revoir une derniere fois Venise, sa patrie, dont il faisait la gloire comme compositeur, comme ecrivain, et comme magistrat. Il avait ete plein de courtoisie pour le Porpora, qui l'avait prie d'entendre son ecole, lui menageant la surprise de faire chanter d'abord par Consuelo, qui le possedait parfaitement, son magnifique psaume: _I cieli immensi narrano_. Aucun morceau n'etait mieux approprie a l'espece d'exaltation religieuse ou se trouvait en ce moment l'ame de cette noble fille. Aussitot que les premieres paroles de ce chant large et franc brillerent devant ses yeux, elle se sentit transportee dans un autre monde. Oubliant le comte Zustiniani, les regards malveillants de ses rivales, et jusqu'a Anzoleto, elle ne songea qu'a Dieu et a Marcello, qui se placait dans sa pensee comme un interprete entre elle et ces cieux splendides dont elle avait a celebrer la gloire. Quel plus beau theme, en effet, et quelle plus grande idee! I cieli immensi narrano Del grande Iddio la gloria; Il firmamento lucido All'universo annunzia Quanto sieno mirabili Della sua destra le opere. Un feu divin monta a ses joues, et la flamme sacree jaillit de ses grands yeux noirs, lorsqu'elle remplit la voute de cette voix sans egale et de cet accent victorieux, pur, vraiment grandiose, qui ne peut sortir que d'une grande intelligence jointe a un grand coeur. Au bout de quelques mesures d'audition, un torrent de larmes delicieuses s'echappa des yeux de Marcello. Le comte, ne pouvant maitriser son emotion, s'ecria: "Par tout le sang du Christ, cette femme est belle! C'est sainte Cecile, sainte Therese, sainte Consuelo! c'est la poesie, c'est la musique, c'est la foi personnifiees!" Quant a Anzoleto, qui s'etait leve et qui ne se soutenait plus sur ses jambes flechissantes que grace a ses mains crispees sur la grille de la tribune, il retomba suffoque sur son siege, pret a s'evanouir et comme ivre de joie et d'orgueil. Il fallut tout le respect du au lieu saint pour que les nombreux dilettanti et la foule qui remplissait l'eglise n'eclatassent point en applaudissements frenetiques, comme s'ils eussent ete au theatre. Le comte n'eut pas la patience d'attendre la fin des offices pour passer a l'orgue, et pour exprimer son enthousiasme au Porpora et a Consuelo. Il fallut que, pendant la psalmodie des officiants, elle allat recevoir, dans la tribune du comte, les eloges et les remerciements de Marcello. Elle le trouva encore si emu qu'il pouvait a peine lui parler. "Ma fille, lui dit-il d'une voix entrecoupee, recois les actions de grace et les benedictions d'un mourant. Tu viens de me faire oublier en un instant des annees de souffrance mortelle. Il me semble qu'un miracle s'est opere en moi, et que ce mal incessant, epouvantable, s'est dissipe pour toujours au son de ta voix. Si les anges de la-haut chantent comme toi, j'aspire a quitter la terre pour aller gouter une eternite des delices que tu viens de me faire connaitre. Sois donc benie, enfant, et que ton bonheur en ce monde reponde a tes merites. J'ai entendu la Faustina, la Romanina, la Cuzzoni, toutes les plus grandes cantatrices de l'univers; elles ne te vont pas a la cheville. Il t'est reserve de faire entendre au monde ce que le monde n'a jamais entendu, et de lui faire sentir ce que nul homme n'a jamais senti." La Consuelo, aneantie et comme brisee sous cet eloge magnifique, courba la tete, mit presque un genou en terre, et sans pouvoir dire un mot, porta a ses levres la main livide de l'illustre moribond; mais en se relevant, elle laissa tomber sur Anzoleto un regard qui semblait lui dire: Ingrat, tu ne m'avais pas devinee! XI. Durant le reste de l'office, Consuelo deploya une energie et des ressources qui repondirent a toutes les objections qu'eut pu faire encore le comte Zustiniani. Elle conduisit, soutint et anima les choeurs, faisant tour a tour chaque partie et montrant ainsi l'etendue prodigieuse et les qualites diverses de sa voix, plus la force inepuisable de ses poumons, ou pour mieux dire la perfection de sa science; car qui sait chanter ne se fatigue pas, et Consuelo chantait avec aussi peu d'effort et de travail que les autres respirent. On entendait le timbre clair et plein de sa voix par-dessus les cent voix de ses compagnes, non qu'elle criat comme font les chanteurs sans ame et sans souffle, mais parce que son timbre etait d'une purete irreprochable et son accent d'une nettete parfaite. En outre elle sentait et elle comprenait jusqu'a la moindre intention de la musique qu'elle exprimait. Elle seule, en un mot, etait une musicienne et un maitre, au milieu de ce troupeau d'intelligences vulgaires, de voix fraiches et de volontes molles. Elle remplissait donc instinctivement et sans ostentation son role de puissance; et tant que les chants durerent, elle imposa naturellement sa domination qu'on sentait necessaire. Apres qu'ils eurent cesse, les choristes lui en firent interieurement un grief et un crime; et telle qui, en se sentant faiblir, l'avait interrogee et comme imploree du regard, s'attribua tous les eloges qui furent donnes en masse a l'ecole du Porpora. A ces eloges, le maitre souriait sans rien dire; mais il regardait Consuelo, et Anzoleto comprenait fort bien. Apres le salut et la benediction, les choristes prirent part a une collation friande que leur fit servir le comte dans un des parloirs du couvent. La grille separait deux grandes tables en forme de demi-lune, mises en regard l'une de l'autre; une ouverture, mesuree sur la dimension d'un immense pate, etait menagee au centre du grillage pour faire passer les plats, que le comte presentait lui-meme avec grace aux principales religieuses et aux eleves. Celles-ci, vetues en beguines, venaient par douzaines s'asseoir alternativement aux places vacantes dans l'interieur du cloitre. La superieure, assise tout pres de la grille, se trouvait ainsi a la droite du comte place dans la salle exterieure. Mais a la gauche de Zustiniani, une place restait vacante; Marcello, Porpora, le cure de la paroisse, les principaux pretres qui avaient officie a la ceremonie, quelques patriciens dilettanti et administrateurs laiques de la Scuola; enfin le bel Anzoleto, avec son habit noir et l'epee au cote, remplissaient la table des seculiers. Les jeunes chanteuses etaient fort animees ordinairement en pareille occasion; le plaisir de la gourmandise, celui de converser avec des hommes, l'envie de plaire ou d'etre tout au moins remarquees, leur donnaient beaucoup de babil et de vivacite. Mais ce jour-la le gouter fut triste et contraint. C'est que le projet du comte avait transpire (quel secret peut tourner autour d'un couvent sans s'y infiltrer par quelque fente?) et que chacune de ces jeunes filles s'etait flattee en secret d'etre presentee par le Porpora pour succeder a la Corilla. Le professeur avait eu meme la malice d'encourager les illusions de quelques-unes, soit pour les disposer a mieux chanter sa musique devant Marcello, soit pour se venger, par leur depit futur, de tout celui qu'elles lui causaient aux lecons. Ce qu'il y a de certain, c'est que la Clorinda, qui n'etait qu'externe a ce conservatoire, avait fait grande toilette pour ce jour-la, et s'attendait a prendre place a la droite du comte; mais quand elle vit cette _guenille_ de Consuelo, avec sa petite robe noire et son air tranquille, cette _laideron_ qu'elle affectait de mepriser, reputee desormais la seule musicienne et la seule beaute de l'ecole, s'asseoir entre le comte et Marcello, elle devint laide de colere, laide comme Consuelo ne l'avait jamais ete, comme le deviendrait Venus en personne, agitee par un sentiment bas et mechant. Anzoleto l'examinait attentivement, et, triomphant de sa victoire, il s'assit aupres d'elle, et l'accabla de fadeurs railleuses qu'elle n'eut pas l'esprit de comprendre et qui la consolerent bientot. Elle s'imagina qu'elle se vengeait de sa rivale en fixant l'attention de son fiance, et elle n'epargna rien pour l'enivrer de ses charmes. Mais elle etait trop bornee et l'amant de Consuelo avait trop de finesse pour que cette lutte inegale ne la couvrit pas de ridicule. Cependant le comte Zustiniani, en causant avec Consuelo, s'emerveillait de lui trouver autant de tact, de bon sens et de charme dans la conversation, qu'il lui avait trouve de talent et de puissance a l'eglise. Quoiqu'elle fut absolument depourvue de coquetterie, elle avait dans ses manieres une franchise enjouee et une bonhomie confiante qui inspirait je ne sais quelle sympathie soudaine, irresistible. Quand le gouter fut fini, il l'engagea a venir prendre le frais du soir, dans sa gondole avec ses amis. Marcello en fut dispense, a cause du mauvais etat de sa sante. Mais le Porpora, le comte Barberigo, et plusieurs autres patriciens accepterent. Anzoleto fut admis. Consuelo, qui se sentait un peu troublee d'etre seule avec tant d'hommes, pria tout bas le comte de vouloir bien inviter la Clorinda, et Zustiniani, qui ne comprenait pas le badinage d'Anzoleto avec cette pauvre fille, ne fut pas fache de le voir occupe d'une autre que de sa fiancee. Ce noble comte, grace a la legerete de son caractere, grace a sa belle figure, a son opulence, a son theatre, et aussi aux moeurs faciles du pays et de l'epoque, ne manquait pas d'une bonne dose de fatuite. Anime, par le vin de Grece et l'enthousiasme musical, impatient de se venger de _sa perfide_ Corilla, il n'imagina rien de plus naturel que de faire la cour a Consuelo; et, s'asseyant pres d'elle dans la gondole, tandis qu'il avait arrange chacun de maniere a ce que l'autre couple de jeunes gens se trouvat a l'extremite opposee, il commenca a couver du regard sa nouvelle proie d'une facon fort significative. La bonne Consuelo n'y comprit pourtant rien du tout. Sa candeur et sa loyaute se seraient refusees a supposer que le protecteur de son ami put avoir de si mechants desseins; mais sa modestie habituelle, que n'alterait en rien le triomphe eclatant de la journee, ne lui permit pas meme de croire de tels desseins possibles. Elle s'obstina a respecter dans son coeur le seigneur illustre qui l'adoptait avec Anzoleto, et a s'amuser ingenument d'une partie de plaisir ou elle n'entendait pas malice. Tant de calme et de bonne foi surprirent le comte, au point qu'il resta incertain si c'etait l'abandon joyeux d'une ame sans resistance ou la stupidite d'une innocence parfaite. A dix-huit ans, cependant, une fille en sait bien long, en Italie, je veux dire _en savait_, il y a cent ans surtout, avec un _ami_ comme Anzoleto. Toute vraisemblance etait donc en faveur des esperances du comte. Et cependant, chaque fois qu'il prenait la main de sa protegee, ou qu'il avancait un bras pour entourer sa taille, une crainte indefinissable l'arretait aussitot, et il eprouvait un sentiment d'incertitude et presque de respect dont il ne pouvait se rendre compte. Barberigo trouvait aussi la Consuelo fort seduisante dans sa simplicite; et il eut volontiers eleve des pretentions du meme genre que celle du comte, s'il n'eut cru fort delicat de sa part de ne pas contrarier les projets de son ami. "A tout seigneur tout honneur, se disait-il en voyant nager les yeux de Zustiniani dans une atmosphere d'enivrement voluptueux. Mon tour viendra plus tard." En attendant, comme le jeune Barberigo n'etait pas trop habitue a contempler les etoiles dans une promenade avec des femmes, il se demanda de quel droit ce petit drole d'Anzoleto accaparait la blonde Clorinda, et, se rapprochant d'elle, il essaya de faire comprendre au jeune tenor que son role serait plutot de prendre la rame que de courtiser la donzelle. Anzoleto n'etait pas assez bien eleve, malgre sa penetration merveilleuse, pour comprendre au premier mot. D'ailleurs il etait d'un orgueil voisin de l'insolence avec les patriciens. Il les detestait cordialement, et sa souplesse avec eux n'etait qu'une fourberie pleine de mepris interieur. Barberigo, voyant qu'il se faisait un plaisir de le contrarier, s'avisa d'une vengeance cruelle. "Parbleu, dit-il bien haut a la Clorinda, voyez donc le succes de votre amie Consuelo! Ou s'arretera-t-elle aujourd'hui? Non contente de faire fureur dans toute la ville par la beaute de son chant, la voila qui fait tourner la tete a notre pauvre comte, par le feu de ses oeillades. Il en deviendra fou, s'il ne l'est deja, et voila les affaires de madame Corilla tout a fait gatees. --Oh! il n'y a rien a craindre! repliqua la Clorinda d'un air sournois. Consuelo est eprise d'Anzoleto, que voici; elle est sa fiancee, ils brulent l'un pour l'autre depuis je ne sais combien d'annees. --Je ne sais combien d'annees d'amour peuvent etre oubliees en un clin d'oeil, reprit Barberigo, surtout quand les yeux de Zustiniani se melent de decocher le trait mortel. Ne le pensez-vous pas aussi, belle Clorinda?" Anzoleto ne supporta pas longtemps ce persiflage. Mille serpents se glissaient deja dans son coeur. Jusque la il n'avait eu ni soupcon ni souci de rien de pareil: il s'etait livre en aveugle a la joie de voir triompher son amie; et c'etait autant pour donner a son transport une contenance, que pour gouter un raffinement de vanite, qu'il s'amusait depuis deux heures a railler la victime de cette journee enivrante. Apres quelques quolibets echanges avec Barberigo, il feignit de prendre interet a la discussion musicale que le Porpora soutenait sur le milieu de la barque avec les autres promeneurs; et, s'eloignant peu a peu d'une place qu'il n'avait plus envie de disputer, il se glissa dans l'ombre jusqu'a la proue. Des le premier essai qu'il fit pour rompre le tete-a-tete du comte avec sa fiancee, il vit bien que Zustiniani goutait peu cette diversion; car il lui repondit avec froideur et meme avec secheresse. Enfin, apres plusieurs questions oiseuses mal accueillies, il lui fut conseille d'aller ecouter les choses profondes et savantes que le grand Porpora disait sur le contre-point. "Le grand Porpora n'est pas mon maitre, repondit Anzoleto d'un ton badin qui dissimulait sa rage interieure aussi bien que possible; il est celui de Consuelo; et s'il plaisait a votre chere et bien-aimee seigneurie, ajouta-t-il tout bas en se courbant aupres du comte d'un air insinuant et caressant, que ma pauvre Consuelo ne prit pas d'autres lecons que celles de son vieux professeur ... --Cher et bien-aime Zoto, repondit le comte d'un ton caressant, plein d'une malice profonde, j'ai un mot a vous dire a l'oreille;" et, se penchant vers lui, il ajouta: "Votre fiancee a du recevoir de vous des lecons de vertu qui la rendront invulnerable! Mais si j'avais quelque pretention a lui en donner d'autres, j'aurais le droit de l'essayer au moins pendant une soiree." Anzoleto se sentit froid de la tete aux pieds. "Votre gracieuse seigneurie daignera-t-elle s'expliquer? dit-il d'une voix etouffee. --Ce sera bientot fait, mon gracieux ami, repondit le comte d'une voix claire: _gondole pour gondole_." Anzoleto fut terrifie en voyant que le comte avait decouvert son tete-a-tete avec la Corilla. Cette folle et audacieuse fille s'en etait vantee a Zustiniani dans une terrible querelle fort violente qu'ils avaient eue ensemble. Le coupable essaya vainement de faire l'etonne. "Allez donc ecouter ce que dit le Porpora sur les principes de l'ecole napolitaine, reprit le comte. Vous viendrez me le repeter, cela m'interesse beaucoup. --Je m'en apercois, excellence, repondit Anzoleto furieux et pret a se perdre. --Eh bien! tu n'y vas pas? dit l'innocente Consuelo, etonnee de son hesitation. J'y vais, moi, seigneur comte. Vous verrez que je suis votre servante." Et avant que le comte put la retenir, elle avait franchi d'un bond leger la banquette qui la separait de son vieux maitre, et s'etait assise sur ses talons a cote de lui. Le comte, voyant que ses affaires n'etaient pas fort avancees aupres d'elle, jugea necessaire de dissimuler. "Anzoleto, dit-il en souriant et en tirant l'oreille de son protege un peu fort, ici se bornera ma vengeance. Elle n'a pas ete aussi loin a beaucoup pres que votre delit. Mais aussi je ne fais pas de comparaison entre le plaisir d'entretenir honnetement votre maitresse un quart d'heure en presence de dix personnes, et celui que vous avez goute tete a tete avec la mienne dans une gondole bien fermee. --Seigneur comte, s'ecria Anzoleto, violemment agite, je proteste sur mon honneur.... --Ou est-il, votre honneur? reprit le comte, est-il dans votre oreille gauche?" Et en meme temps il menacait cette malheureuse oreille d'une lecon pareille a celle que l'autre venait de recevoir. "Accordez-vous donc assez peu de finesse a votre protege, dit Anzoleto, reprenant sa presence d'esprit, pour ne pas savoir qu'il n'aurait jamais commis une pareille balourdise? --Commise ou non, repondit sechement le comte, c'est la chose du monde la plus indifferente pour moi en ce moment." Et il alla s'asseoir aupres de Consuelo. XII. La dissertation musicale se prolongea jusque dans le salon du palais Zustiniani, ou l'on rentra vers minuit pour prendre le chocolat et les sorbets. Du technique de l'art on etait passe au style, aux idees, aux formes anciennes et modernes, enfin a l'expression, et de la aux artistes, et a leurs differentes manieres de sentir et d'exprimer. Le Porpora parlait avec admiration de son maitre Scarlatti, le premier qui eut imprime un caractere pathetique aux compositions religieuses. Mais il s'arretait la, et ne voulait pas que la musique sacree empietat sur le domaine du profane en se permettant les ornements, les traits et les roulades. "Est-ce donc, lui dit Anzoleto, que votre seigneurie reprouve ces traits et ces ornements difficiles qui ont cependant fait le succes et la celebrite de son illustre eleve Farinelli? --Je ne les reprouve qu'a l'eglise, repondit le maestro. Je les approuve au theatre; mais je les veux a leur place, et surtout j'en proscris l'abus. Je les veux d'un gout pur, sobres, ingenieux, elegants, et, dans leurs modulations, appropries non-seulement au sujet qu'on traite, mais encore au personnage qu'on represente, a la passion qu'on exprime, et a la situation ou se trouve le personnage. Les nymphes et les bergeres peuvent roucouler comme les oiseaux, ou cadencer leurs accents comme le murmure des fontaines; mais Medee ou Didon ne peuvent que sangloter ou rugir comme la lionne blessee. La coquette peut charger d'ornements capricieux et recherches ses folles cavatines. La Corilla excelle en ce genre: mais qu'elle veuille exprimer les emotions profondes, les grandes passions, elle reste au-dessous de son role; et c'est en vain qu'elle s'agite, c'est en vain qu'elle gonfle sa voix et son sein: un trait deplace, une roulade absurde, viennent changer en un instant en ridicule parodie ce sublime qu'elle croyait atteindre. Vous avez tous entendu la Faustina Pordoni, aujourd'hui madame Hasse. En de certains roles appropries a ses qualites brillantes, elle n'avait, point de rivale. Mais que la Cuzzoni vint, avec son sentiment pur et profond, faire parler la douleur, la priere, ou la tendresse, les larmes qu'elle vous arrachait effacaient en un instant de vos coeurs le souvenir de toutes les merveilles que la Faustina avait prodiguees a vos sens. C'est qu'il y a le talent de la matiere, et le genie de l'ame. Il y a ce qui amuse, et ce qui emeut; ce qui etonne et ce qui ravit. Je sais fort bien que les tours de force sont en faveur; mais quant a moi, si je les ai enseignes a mes eleves comme des accessoires utiles, je suis presque a m'en repentir, lorsque je vois la plupart d'entre eux en abuser, et sacrifier le necessaire au superflu, l'attendrissement durable de l'auditoire aux cris de surprise et aux trepignements d'un plaisir fievreux et passager." Personne ne combattait cette conclusion eternellement vraie dans tous les arts, et qui sera toujours appliquee a leurs diverses manifestations par les ames elevees. Cependant le comte, qui etait curieux de savoir comment Consuelo chanterait la musique profane, feignit de contredire un peu l'austerite des principes du Porpora; mais voyant que la modeste fille, au lieu de refuter ses heresies, tournait toujours ses yeux vers son vieux maitre, comme pour lui demander de repondre victorieusement, il prit le parti de s'attaquer directement a elle-meme, et de lui demander si elle entendait chanter sur la scene avec autant de sagesse et de purete qu'a l'eglise. "Je ne crois pas, repondit-elle avec une humilite sincere, que j'y trouve les meme inspirations, et je crains d'y valoir beaucoup moins. --Cette reponse modeste et spirituelle me rassure, dit le comte, je suis certain que vous vous inspirerez assez de la presence d'un public ardent, curieux, un peu gate, je l'avoue, pour condescendre a etudier ces difficultes brillantes dont chaque jour il se montre plus avide. --Etudier! dit le Porpora avec un sourire plein de finesse. --Etudier! s'ecria Anzoleto avec un dedain superbe. --Oui sans doute, etudier, reprit Consuelo avec sa douceur accoutumee. Quoique je me sois exercee quelquefois a ce genre de travail, je ne pense pas encore etre capable de rivaliser avec les illustres chanteuses qui ont paru sur notre scene.... --Tu mens! s'ecria Anzoleto tout anime. Monseigneur, elle ment! faites-lui chanter les airs les plus ornes et les plus difficiles du repertoire, vous verrez ce qu'elle sait faire. --Si je ne craignais pas qu'elle fut fatiguee ..." dit le comte, dont les yeux petillaient deja d'impatience et de desir. Consuelo tourna les siens naivement vers le Porpora, comme pour prendre ses ordres. "Au fait, dit celui-ci, comme elle ne se fatigue pas pour si peu, et comme nous sommes ici en petite et excellente compagnie, on pourrait examiner son talent sur toutes les faces. Voyons, seigneur comte, choisissez un air, et accompagnez-la vous-meme au clavecin. --L'emotion que sa voix et sa presence me causent, repondit Zustiniani, me feraient faire de fausses notes. Pourquoi pas vous, mon maitre? --Je voudrais la regarder chanter, dit le Porpora; car entre nous soit dit, je l'ai toujours entendue sans jamais songer a la voir. Il faut que je sache comment elle se tient, ce qu'elle fait de sa bouche et de ses yeux. Allons, leve-toi, ma fille; c'est pour moi aussi que l'epreuve va etre tentee. --Ce sera donc moi qui l'accompagnerai, dit Anzoleto en s'asseyant au clavecin. --Vous allez m'intimider trop, mon maitre, dit Consuelo a Porpora. --La timidite n'appartient qu'a la sottise, repondit le maitre. Quiconque se sent penetre d'un amour vrai pour son art ne peut rien craindre. Si tu trembles, tu n'as que de la vanite; si tu perds tes moyens, tu n'en as que de factices; et s'il en est ainsi, je suis la pour dire tout le premier: La Consuelo n'est bonne a rien!" Et sans s'inquieter de l'effet desastreux que pouvaient produire des encouragements aussi tendres, le professeur mit ses lunettes, arrangea sa chaise bien en face de son eleve, et commenca a battre la mesure sur la queue du clavecin pour donner le vrai mouvement a la ritournelle. On avait choisi un air brillant, bizarre et difficile, tire d'un opera bouffe de Galuppi, _la Diavolessa_, afin de prendre tout a coup le genre le plus different de celui ou Consuelo avait triomphe le matin. La jeune fille avait une si prodigieuse facilite qu'elle etait arrivee, presque sans etudes, a faire faire, en se jouant, tous les tours de force alors connus, a sa voix souple et puissante. Le Porpora lui avait recommande de faire ces exercices, et, de temps en temps, les lui avait fait repeter pour s'assurer qu'elle ne les negligeait pas. Mais il n'y avait jamais donne assez de temps et d'attention pour savoir ce dont l'etonnante eleve etait capable en ce genre. Pour se venger de la rudesse qu'il venait de lui montrer, Consuelo eut l'espieglerie de surcharger l'air extravagant de _la Diavolessa_ d'une multitude d'ornements et de traits regardes jusque la comme impossibles, et qu'elle improvisa aussi tranquillement que si elle les eut notes et etudies avec soin. Ces ornements furent si savants de modulations, d'un caractere si energique, si infernal, et meles, au milieu de leur plus impetueuse gaite, d'accents si lugubres, qu'un frisson de terreur vint traverser l'enthousiasme de l'auditoire, et que le Porpora, se levant tout a coup, s'ecria avec force: "C'est toi qui es le diable en personne!" Consuelo finit son air par un crescendo de force qui enleva les cris d'admiration, tandis qu'elle se rasseyait sur sa chaise en eclatant de rire. "Mechante fille! dit le Porpora, tu m'as joue un tour pendable. Tu t'es moquee de moi. Tu m'as cache la moitie de tes etudes et de tes ressources. Je n'avais plus rien a t'enseigner depuis longtemps, et tu prenais mes lecons par hypocrisie, peut-etre pour me ravir tous les secrets de la composition et de l'enseignement, afin de me surpasser en toutes choses, et de me faire passer ensuite pour un vieux pedant! --Mon maitre, repondit Consuelo, je n'ai pas fait autre chose qu'imiter votre malice envers l'empereur Charles. Ne m'avez-vous pas raconte cette aventure? comme quoi Sa Majeste Imperiale n'aimait pas les trilles, et vous avait fait defense d'en introduire un seul dans votre oratorio, et comme quoi, ayant scrupuleusement respecte sa defense jusqu'a la fin de l'oeuvre, vous lui aviez donne un divertissement de bon gout a la fugue finale en la commencant par quatre trilles ascendantes, repetees ensuite a l'infini, dans le _stretto_ par toutes les parties? Vous avez fait ce soir le proces a l'abus des ornements, et puis vous m'avez ordonne d'en faire. J'en ai fait trop, afin de vous prouver que moi aussi je puis outrer un travers dont je veux bien me laisser accuser. --Je te dis que tu es le diable, reprit le Porpora. Maintenant chante-nous quelque chose d'humain, et chante-le comme tu l'entendras; car je vois bien que je ne puis plus etre ton maitre. --Vous serez toujours mon maitre respecte et bien-aime, s'ecria-t-elle en se jetant a son cou et en le serrant a l'etouffer; c'est a vous que je dois mon pain et mon instruction depuis dix ans. O mon maitre! on dit que vous avez fait des ingrats: que Dieu me retire a l'instant meme l'amour et la voix, si je porte dans mon coeur le poison de l'orgueil et de l'ingratitude!" Le Porpora devint pale, balbutia quelques mots, et deposa un baiser paternel sur le front de son eleve: mais il y laissa une larme; et Consuelo, qui n'osa l'essuyer, sentit secher lentement sur son front cette larme froide et douloureuse de la vieillesse abandonnee et du genie malheureux. Elle en ressentit une emotion profonde et comme une terreur religieuse qui eclipsa toute sa gaite et eteignit toute sa verve pour le reste de la soiree. Une heure apres, quand on eut epuise autour d'elle et pour elle toutes les formules de l'admiration, de la surprise et du ravissement, sans pouvoir la distraire de sa melancolie, on lui demanda un specimen de son talent dramatique. Elle chanta un grand air de Jomelli dans l'opera de _Didon abandonnee_; jamais elle n'avait mieux senti le besoin d'exhaler sa tristesse; elle fut sublime de pathetique, de simplicite, de grandeur, et belle de visage plus encore qu'elle ne l'avait ete a l'eglise. Son teint s'etait anime d'un peu de fievre, ses yeux lancaient de sombres eclairs; ce n'etait plus une sainte, c'etait mieux encore, c'etait une femme devoree d'amour. Le comte, son ami Barberigo, Anzoleto, tous les auditeurs, et, je crois, le vieux Porpora lui-meme, faillirent en perdre l'esprit. La Clorinda suffoqua de desespoir. Consuelo, a qui le comte declara que, des le lendemain, son engagement serait dresse et signe, le pria de lui promettre une grace secondaire, et de lui engager sa parole a la maniere des anciens chevaliers, sans savoir de quoi il s'agissait. Il le fit, et l'on se separa, brise de cette emotion delicieuse que procurent les grandes choses, et qu'imposent les grandes intelligences. XIII. Pendant que Consuelo avait remporte tous ces triomphes, Anzoleto avait vecu si completement en elle, qu'il s'etait oublie lui-meme. Cependant lorsque le comte, en les congediant, signifia l'engagement de sa fiancee sans lui dire un mot du sien, il remarqua la froideur avec laquelle il avait ete traite par lui, durant ces dernieres heures; et la crainte d'etre perdu sans retour dans son esprit empoisonna toute sa joie. Il lui vint dans la pensee de laisser Consuelo sur l'escalier, au bras du Porpora, et de courir se jeter aux pieds de son protecteur; mais comme en cet instant il le haissait, il faut dire a sa louange qu'il resista a la tentation de s'aller humilier devant lui. Comme il prenait conge du Porpora, et se disposait a courir le long du canal avec Consuelo, le gondolier du comte l'arreta, et lui dit que, par les ordres de son maitre, la gondole attendait la signora Consuelo pour la reconduire. Une sueur froide lui vint au front. "La signora est habituee a cheminer sur ses jambes, repondit-il avec violence. Elle est fort obligee au comte de ses gracieusetes. --De quel droit refusez-vous pour elle?" dit le comte qui etait sur ses talons." Anzoleto se retourna, et le vit, non la tete nue comme un homme qui reconduit son monde, mais le manteau sur l'epaule, son epee dans une main et son chapeau dans l'autre, comme un homme qui va courir les aventures nocturnes. Anzoleto ressentit un tel acces de fureur qu'il eut la pensee de lui enfoncer entre les cotes ce couteau mince et affile qu'un Venitien homme du peuple cache toujours dans quelque poche invisible de son ajustement. "J'espere, Madame, dit le comte a Consuelo d'un ton ferme, que vous ne me ferez pas l'affront de refuser ma gondole pour vous reconduire, et le chagrin de ne pas vous appuyer sur mon bras pour y entrer." Consuelo, toujours confiante, et ne devinant rien de ce qui se passait autour d'elle, accepta, remercia, et abandonnant son joli coude arrondi a la main du comte, elle sauta dans la gondole sans ceremonie. Alors un dialogue muet, mais energique, s'etablit entre le comte et Anzoleto. Le comte avait un pied sur la rive, un pied sur la barque, et de l'oeil toisait Anzoleto, qui, debout sur la derniere marche du perron, le toisait aussi, mais d'un air farouche, la main cachee dans sa poitrine, et serrant le manche de son couteau. Un mouvement de plus vers la barque, et le comte etait perdu. Ce qu'il y eut de plus venitien dans cette scene rapide et silencieuse, c'est que les deux rivaux s'observerent sans hater de part ni d'autre une catastrophe imminente. Le comte n'avait d'autre intention que celle de torturer son rival par une irresolution apparente, et il le fit a loisir, quoiqu'il vit fort bien et comprit encore mieux le geste d'Anzoleto, pret a le poignarder. De son cote, Anzoleto eut la force d'attendre sans se trahir officiellement qu'il plut au comte d'achever sa plaisanterie feroce, ou de renoncer a la vie. Ceci dura deux minutes qui lui semblerent un siecle, et que le comte supporta avec un mepris stoique; apres quoi il fit une profonde reverence a Consuelo, et se tournant vers son protege: "Je vous permets, lui dit-il, de monter aussi dans ma gondole; a l'avenir vous saurez comment se conduit un galant homme." Et il se recula pour faire passer Anzoleto dans sa barque. Puis il donna aux gondoliers l'ordre de ramer vers la Corte-Minelli, et il resta debout sur la rive, immobile comme une statue. Il semblait attendre de pied ferme une nouvelle velleite de meurtre de la part de son rival humilie. "Comment donc le comte sait-il ou tu demeures? fut le premier mot qu'Anzoleto adressa a son amie des qu'ils eurent perdu de vue le palais Zustiniani. --Parce que je le lui ai dit, repartit Consuelo. --Et pourquoi le lui as-tu dit? --Parce qu'il me l'a demande. --Tu ne devines donc pas du tout pourquoi il voulait le savoir? --Apparemment pour me faire reconduire. --Tu crois que c'est la tout? Tu crois qu'il ne viendra pas te voir? --Venir me voir? Quelle folie! Dans une aussi miserable demeure? Ce serait un exces de politesse de sa part que je ne desire pas du tout. --Tu fais bien de ne pas le desirer, Consuelo; car un exces de honte serait peut-etre pour toi le resultat de cet exces d'honneur! --De la honte? Et pourquoi de la honte a moi? Vraiment je ne comprends rien a tes discours ce soir, cher Anzoleto, et je te trouve singulier de me parler de choses que je n'entends point, au lieu de me dire la joie que tu eprouves du succes inespere et incroyable de notre journee. --Inespere, en effet, repondit Anzoleto avec amertume. --Il me semblait qu'a vepres, et ce soir pendant qu'on m'applaudissait, tu etais plus enivre que moi! Tu me regardais avec des yeux si passionnes, et je goutais si bien mon bonheur en le voyant reflete sur ton visage! Mais depuis quelques instants te voila sombre et bizarre comme tu l'es quelquefois quand nous manquons de pain ou quand notre avenir parait incertain et facheux. --Et maintenant, tu veux que je me rejouisse de l'avenir? Il est possible qu'il ne soit pas incertain, en effet; mais a coup sur il n'a rien de divertissant pour moi! --Que te faut-il donc de plus? Il y a a peine huit jours que tu as debute chez le comte, tu as eu un succes d'enthousiasme.... --Mon succes aupres du comte est fort eclipse par le tien; ma chere. Tu le sais de reste. --J'espere bien que non. D'ailleurs, quand cela serait, nous ne pouvons pas etre jaloux l'un de l'autre." Cette parole ingenue, dite avec un accent de tendresse et de verite irresistible, fit rentrer le calme dans l'ame d'Anzoleto. "Oh! tu as raison, dit-il en serrant sa fiancee dans ses bras, nous ne pouvons pas etre jaloux l'un de l'autre; car nous ne pouvons pas nous tromper." Mais en meme temps qu'il prononca ces derniers mots, il se rappela avec remords son commencement d'aventure avec la Corilla, et il lui vint subitement dans l'idee, que le comte, pour achever de l'en punir, ne manquerait pas de le devoiler a Consuelo, le jour ou il croirait ses esperances tant soit peu encouragees par elle. Il retomba dans une morne reverie, et Consuelo devint pensive aussi. "Pourquoi, lui dit-elle apres un instant de silence, dis-tu que nous ne pouvons pas nous tromper? A coup sur, c'est une grande verite; mais a quel propos cela t'est-il venu? --Tiens, ne parlons plus dans cette gondole, repondit Anzoleto a voix basse; je crains qu'on n'ecoute nos paroles, et qu'on ne les rapporte au comte. Cette couverture de soie et de velours est bien mince, et ces barcarolles de palais ont les oreilles quatre fois plus larges et plus profondes que nos barcarolles de place.--Laisse-moi monter avec toi dans ta chambre, lui dit-il lorsqu'on les eut deposes sur la rive, a l'entree de la Corte-Minelli. --Tu sais que c'est contraire a nos habitudes et a nos conventions, lui repondit-elle. --Oh! ne me refuse pas cela, s'ecria Anzoleto, tu me mettrais le desespoir et la fureur dans l'ame." Effrayee de son accent et de ses paroles, Consuelo n'osa refuser; et quand elle eut allume sa lampe et tire ses rideaux, le voyant sombre et comme perdu dans ses pensees, elle entoura de ses bras le cou de son fiance: "Comme tu me parais malheureux et inquiet ce soir! lui dit-elle tristement. Que se passe-t-il donc en toi? --Tu ne le sais pas, Consuelo? tu ne t'en doutes pas? --Non! sur mon ame! --Jure-le; que tu ne devines pas! Jure-le sur l'ame de ta mere, et sur ton Christ que tu pries tous les matins et tous les soirs. --Oh! je te le jure, sur mon Christ et sur l'ame de ma mere. --Et sur notre amour? --Sur notre amour et sur notre salut eternel! --Je te crois, Consuelo; car ce serait la premiere fois de ta vie que tu ferais un mensonge. --Et maintenant m'expliqueras-tu ...? --Je ne t'expliquerai rien. Peut-etre faudra-t-il bientot que je me fasse comprendre.... Ah! quand ce moment sera venu, tu ne m'auras deja que trop compris. Malheur! malheur a nous deux le jour ou tu sauras ce que je souffre maintenant! --O mon Dieu, de quel affreux malheur sommes-nous donc menaces? Helas! c'est donc sous le coup de je ne sais quelle malediction que nous devions rentrer dans cette pauvre chambre, ou nous n'avions eu jusqu'a present aucun secret l'un pour l'autre! Quelque chose me disait bien, quand je suis sortie ce matin, que j'y rentrerais la mort dans l'ame. Qu'ai-je donc fait pour ne pas jouir d'un jour qui semblait si beau? N'ai-je pas prie Dieu ardemment et sincerement? N'ai-je pas eloigne de moi toute pensee d'orgueil? N'ai-je pas chante le mieux qu'il m'a ete possible? N'ai-je pas souffert de l'humiliation de la Clorinda? N'ai-je pas obtenu du comte, sans qu'il s'en doutat et sans qu'il puisse se dedire, la promesse qu'elle serait engagee comme _seconda donna_ avec nous? Qu'ai-je donc fait de mal, encore une fois, pour souffrir les douleurs que tu m'annonces, et que je ressens deja, puisque, toi, tu les eprouves? --En verite, Consuelo, tu as eu la pensee de faire engager la Clorinda? --J'y suis resolue, si le comte est un homme de parole. Cette pauvre fille a toujours reve le theatre, elle n'a pas d'autre existence devant elle. --Et tu crois que le comte renverra la Rosalba, qui sait quelque chose, pour la Clorinda, qui ne sait rien? --La Rosalba suivra la fortune de sa soeur Corilla, et quant a la Clorinda, nous lui donnerons des lecons, nous lui apprendrons a tirer le meilleur parti de sa voix, qui est jolie. Le public sera indulgent pour une aussi belle fille. D'ailleurs, quand meme je n'obtiendrais son admission que comme troisieme femme, ce serait toujours une admission, un debut dans la carriere, un commencement d'existence. --Tu es une sainte, Consuelo. Tu ne vois pas que cette pecore, en acceptant tes bienfaits, et quoiqu'elle dut s'estimer trop heureuse d'etre troisieme ou quatrieme femme, ne te pardonnera jamais d'etre la premiere? --Qu'importe son ingratitude? Va, j'en sais long deja sur l'ingratitude et les ingrats! --Toi? dit Anzoleto en eclatant de rire et en l'embrassant avec son ancienne effusion de frere. --Oui, repondit-elle, enchantee de l'avoir distrait de ses soucis; j'ai eu jusqu'a present toujours devant les yeux, et j'aurai toujours grave dans l'ame, l'image de mon noble maitre Porpora. Il lui est echappe bien souvent devant moi des paroles ameres et profondes qu'il me croyait incapable de comprendre; mais elles creusaient bien avant dans mon coeur, et elles n'en sortiront jamais. C'est un homme qui a bien souffert, et que le chagrin devore. Par lui, par sa tristesse, par ses indignations concentrees, par les discours qui lui ont echappe devant moi, il m'a appris que les artistes sont plus dangereux et plus mechants que tu ne penses, mon cher ange; que le public est leger, oublieux; cruel, injuste; qu'une grande carriere est une croix lourde a porter, et la gloire une couronne d'epines! Oui, je sais tout cela; et j'y ai pense si souvent, et j'ai tant reflechi la-dessus, que je me sens assez forte pour ne pas m'etonner beaucoup et pour ne pas trop me laisser abattre quand j'en ferai l'experience par moi-meme. Voila pourquoi tu ne m'as pas vue trop enivree aujourd'hui de mon triomphe; voila pourquoi aussi je ne suis pas decouragee en ce moment de tes noires pensees. Je ne les comprends pas encore; mais je sais qu'avec toi, et pourvu que tu m'aimes, je pourrai lutter avec assez de force pour ne pas tomber dans la haine du genre humain, comme mon pauvre maitre, qui est un noble vieillard et un enfant malheureux." En ecoutant parler son amie, Anzoleto reprit aussi son courage et sa serenite. Elle exercait sur lui une grande puissance, et chaque jour il decouvrait en elle une fermete de caractere et une droiture d'intentions qui suppleait a tout ce qui lui manquait a lui-meme. Les terreurs que la jalousie lui avait inspirees s'effacerent donc de son souvenir au bout d'un quart d'heure d'entretien avec elle; et quand elle le questionna de nouveau, il eut tellement honte d'avoir soupconne un etre si pur et si calme, qu'il donna d'autres motifs a son agitation. "Je n'ai qu'une crainte, lui dit-il, c'est que le comte ne te trouve tellement superieure a moi, qu'il ne me juge indigne de paraitre a cote de toi devant le public. Il ne m'a pas fait chanter ce soir, quoique je m'attendisse a ce qu'il nous demanderait un duo. Il semblait avoir oublie jusqu'a mon existence. Il ne s'est meme pas apercu qu'en t'accompagnant, je touchais assez joliment le clavecin. Enfin, lorsqu'il t'a signifie ton engagement, il ne m'a pas dit un mot du mien. Comment n'as-tu pas remarque une chose aussi etrange? --La pensee ne m'est pas venue qu'il lui fut possible de vouloir m'engager sans toi. Est-ce qu'il ne sait pas que rien ne pourrait m'y decider, que nous sommes fiances, que nous nous aimons? Est-ce que tu ne le lui as pas dit bien positivement? --Je lui ai dit; mais peut-etre croit-il que je me vante, Consuelo. --En ce cas je me vanterai moi-meme de mon amour, Anzoleto; je lui dirai tout cela si bien qu'il n'en doutera pas. Mais tu t'abuses, mon ami; le comte n'a pas juge necessaire de te parler de ton engagement, parce que c'est une chose arretee, conclue, depuis le jour ou tu as chante chez lui avec tant de succes. --Mais non signe! Et le tien sera signe demain: il te l'a dit! --Crois-tu que je signerai la premiere? Oh! non pas! Tu as bien fait de me mettre sur mes gardes. Mon nom ne sera ecrit qu'au bas du tien. --Tu me le jures? --Oh! fi! Vas-tu encore me faire faire des serments pour une chose que tu sais si bien? Vraiment, tu ne m'aimes pas ce soir, ou tu veux me faire souffrir; car tu fais semblant de croire que je ne t'aime point." A cette pensee, les yeux de Consuelo se gonflerent, et elle s'assit avec un petit air boudeur qui la rendit charmante. "Au fait, je suis un fou, un sot, pensa Anzoleto. Comment ai-je pu penser un instant que le comte triompherait d'une ame si pure et d'un amour si complet? Est-ce qu'il n'est pas assez experimente pour voir du premier coup d'oeil que Consuelo n'est pas son fait; et aurait-il ete assez genereux ce soir pour me faire monter dans la gondole a sa place, s'il n'eut connu pertinemment qu'il y jouerait aupres d'elle le role d'un fat ridicule? Non, non; mon sort est assure, ma position inexpugnable. Que Consuelo lui plaise, qu'il l'aime, qu'il la courtise, tout cela ne servira qu'a avancer ma fortune; car elle saura bien obtenir de lui tout ce qu'elle voudra sans s'exposer. Consuelo en saura vite plus que moi sur ce chapitre. Elle est forte, elle est prudente. Les pretentions du cher comte tourneront a mon profit et a ma gloire." Et, abjurant completement tous ses doutes, il se jeta aux pieds de son amie, et se livra a l'enthousiasme passionne qu'il eprouvait pour la premiere fois, et que depuis quelques-heures la jalousie comprimait en lui. "O ma belle! o ma sainte! o ma diablesse! o ma reine! s'ecria-t-il, pardonne-moi d'avoir pense a moi-meme au lieu de me prosterner devant toi pour t'adorer; ainsi que j'aurais du le faire en me retrouvant seul avec toi dans cette chambre! J'en suis sorti ce matin en te querellant. Oui, oui, je devrais n'y etre rentre qu'en me trainant sur mes genoux! Comment peux-tu aimer encore et sourire a une brute telle que moi? Casse-moi ton eventail sur la figure, Consuelo. Mets ton joli pied sur ma tete. Tu es plus grande que moi de cent coudees, et je suis ton esclave pour jamais, a partir d'aujourd'hui. --Je ne merite pas ces belles paroles, lui repondit-elle en s'abandonnant a ses etreintes; et quant a tes distractions, je les excuse, car je les comprends. Je vois bien que la peur d'etre separe de moi, et de voir diviser une vie qui ne peut etre qu'une pour nous deux, t'a seule inspire ce chagrin et ces doutes. Tu as manque de foi envers Dieu; c'est bien plus mal que si tu m'avais accusee de quelque lachete. Mais je prierai pour toi, et je dirai: Seigneur, pardonnez-lui comme je lui pardonne." En exprimant son amour avec abandon, simplicite, et en y melant, comme toujours, cette devotion espagnole pleine de tendresse humaine et de compromis ingenus, Consuelo etait si belle; la fatigue et les emotions de la journee avaient repandu sur elle une langueur si suave, qu'Anzoleto, exalte d'ailleurs par cette espece d'apotheose dont elle sortait et qui la lui montrait sous une face nouvelle, ressentit enfin tous les delires d'une passion violente pour cette petite soeur jusque la si paisiblement aimee. Il etait de ces hommes qui ne s'enthousiasment que pour ce qui est applaudi, convoite et dispute par les autres. La joie de sentir en sa possession l'objet de tant de desirs qu'il avait vus s'allumer et bouillonner autour d'elle, eveilla en lui des desirs irrefrenables; et, pour la premiere fois, Consuelo fut reellement en peril entre ses bras. "Sois mon amante, sois ma femme, s'ecria-t-il enfin d'une voix etouffee. Sois a moi tout entiere et pour toujours. --Quand tu voudras, lui repondit Consuelo avec un sourire angelique. Demain si tu veux. --Demain! Et pourquoi demain? --Tu as raison, il est plus de minuit, c'est aujourd'hui que nous pouvons nous marier. Des que le jour sera leve, nous pouvons aller trouver le pretre. Nous n'avons de parents ni l'un ni l'autre, la ceremonie ne demandera pas de longs preparatifs. J'ai ma robe d'indienne que je n'ai pas encore mise. Tiens, mon ami, en la faisant, je me disais: Je n'aurai plus d'argent pour acheter ma robe de noces; et si mon ami se decidait a m'epouser un de ces jours, je serais forcee de porter a l'eglise la meme qui aurait deja ete etrennee. Cela parte malheur, a ce qu'on dit. Aussi, quand ma mere est venue en reve me la retirer pour la remettre dans l'armoire, elle savait bien ce qu'elle faisait, la pauvre ame! Ainsi donc tout est pret; demain, au lever du soleil, nous nous jurerons fidelite. Tu attendais pour cela, mechant, d'etre sur que je n'etais pas laide? --Oh! Consuelo, s'ecria Anzoleto avec angoisse, tu es un enfant, un veritable enfant! Nous ne pouvons nous marier ainsi du jour au lendemain sans qu'on le sache; car le comte et le Porpora, dont la protection nous est encore si necessaire, seraient fort irrites contre nous, si nous prenions cette determination sans les consulter, sans meme les avertir. Ton vieux maitre ne m'aime pas trop, et te comte, je le sais de bonne part, n'aime pas les cantatrices mariees. Il faudra donc que nous gagnions du temps pour les amener a consentir a notre mariage; ou bien il faut au moins quelques jours, si nous nous marions en secret, pour preparer mysterieusement cette affaire delicate. Nous ne pouvons pas courir a San-Samuel, ou tout le monde nous connait, et ou il ne faudra que la presence d'une vieille bonne femme pour que toute la paroisse en soit avertie au bout d'une heure. --Je n'avais pas songe a tout cela, dit Consuelo. Eh bien, de quoi me parlais-tu donc tout a l'heure? Pourquoi, mechant, me disais-tu "Sois ma femme" puisque tu savais que cela n'etait pas encore possible? Ce n'est pas moi qui t'en ai parle la premiere, Anzoleto! Quoique j'aie pense bien souvent que nous etions en age de nous marier, et que je n'eusse jamais songe aux obstacles dont tu parles, je m'etais fait un devoir de laisser cette decision a ta prudence, et, faut-il te le dire? a ton inspiration; car je voyais bien, que tu n'etais pas trop presse de m'appeler ta femme, et je ne t'en voulais pas. Tu m'as souvent dit qu'avant de s'etablir, il fallait assurer le sort de sa famille future, en s'assurant soi-meme de quelques ressources. Ma mere le disait aussi, et je trouve cela raisonnable. Ainsi, tout bien considere, ce serait encore trop tot. Il faut que notre engagement a tous deux avec le theatre soit signe, n'est-ce pas? Il faut meme que la faveur du public nous soit assuree. Nous reparlerons de cela apres nos debuts. Pourquoi palis-tu? mon Dieu, pourquoi serres-tu ainsi les poings, Anzoleto? Ne sommes-nous pas bien heureux? Avons-nous besoin d'etre lies par un serment pour nous aimer, et compter l'un sur l'autre? --O Consuelo, que tu es calme, que tu es pure, et que tu es froide! soeecria Anzoleto avec une sorte de rage. --Moi! je suis froide! s'ecria la jeune Espagnole stupefaite et vermeille d'indignation. --Helas! je t'aime comme on peut aimer une femme, et tu m'ecoutes et tu me reponds comme un enfant. Tu ne connais que l'amitie, tu ne comprends pas l'amour. Je souffre, je brule, je meurs a tes pieds, et tu me parles de pretre, de robe et de theatre?" Consuelo, qui s'etait levee avec impetuosite, se rassit confuse et toute tremblante. Elle garda longtemps le silence; et lorsque Anzoleto voulut lui arracher de nouvelles caresses, elle le repoussa doucement. "Ecoute, lui dit-elle, il faut s'expliquer et se connaitre. Tu me crois trop enfant en verite, et ce serait une minauderie de ma part, de ne te pas avouer qu'a present je comprends fort bien. Je n'ai pas traverse les trois quarts de l'Europe avec des gens de toute espece, je n'ai pas vu de pres les moeurs libres et sauvages des artistes vagabonds, je n'ai pas devine, helas! les secrets mal caches de ma pauvre mere, sans savoir ce que toute fille du peuple sait d'ailleurs fort bien a mon age. Mais je ne pouvais pas me decider a croire, Anzoleto, que tu voulusses m'engager a violer un serment fait a Dieu entre les mains de ma mere mourante. Je ne tiens pas beaucoup a ce que les patriciennes, dont j'entends quelquefois les causeries, appellent leur reputation. Je suis trop peu de chose dans le monde pour attacher mon honneur au plus ou moins de chastete qu'on voudra bien me supposer; mais je fais consister mon honneur a garder mes promesses, de meme que je fais consister le tien a savoir garder les tiennes. Je ne suis peut-etre pas aussi bonne catholique que je voudrais l'etre. J'ai ete si peu instruite dans la religion! Je ne puis pas avoir d'aussi belles regles de conduite et d'aussi belles maximes de vertu que ces jeunes filles de la Scuola, elevees dans le cloitre et entretenues du matin au soir dans la science divine. Mais je pratique comme je sais et comme je peux. Je ne crois pas notre amour capable de s'entacher d'impurete pour devenir un peu plus vif avec nos annees. Je ne compte pas trop les baisers que je te donne, mais je sais que nous n'avons pas desobei a ma mere, et que je ne veux pas lui desobeir pour satisfaire des impatiences faciles a reprimer. --Faciles! s'ecria Anzoleto en la pressant avec emportement sur sa poitrine; faciles! Je savais bien que tu etais froide. --Froide, tant que tu voudras, repondit-elle en se degageant de ses bras. Dieu, qui lit dans mon coeur, sait bien si je t'aime! --Eh bien! jette-toi donc dans son sein, dit Anzoleto avec depit; car le mien n'est pas un refuge aussi assure, et je m'enfuis pour ne pas devenir impie." II courut vers la porte, croyant que Consuelo, qui n'avait jamais pu se separer de lui au milieu d'une querelle, si legere qu'elle fut, sans chercher a le calmer, s'empresserait de le retenir. Elle fit effectivement un mouvement impetueux pour s'elancer vers lui; puis elle s'arreta, le vit sortir, courut aussi vers la porte, mit la main sur le loquet pour ouvrir et le rappeler. Mais, ramenee a sa resolution par une force surhumaine, elle tira le verrou sur lui; et, vaincue par une lutte trop violente, elle tomba raide evanouie sur le plancher, ou elle resta sans mouvement jusqu'au jour. XIV. "Je t'avoue que j'en suis eperdument amoureux, disait cette meme nuit le comte Zustiniani a son ami Barberigo, vers deux heures du matin, sur le balcon de son palais, par une nuit obscure et silencieuse. --C'est me signifier que je dois me garder de le devenir, repondit le jeune et brillant Barberigo; et je me soumets, car tes droits priment les miens. Cependant si la Corilla reussissait a te reprendre dans ses filets, tu aurais la bonte de m'en avertir, et je pourrais alors essayer de me faire ecouler?... --N'y songe pas, si tu m'aimes. La Corilla n'a jamais ete pour moi qu'un amusement. Je vois a ta figure que tu me railles? --Non, mais je pense que c'est un amusement un peu serieux que celui qui nous fait faire de telles depenses et de si grandes folies. --Prenons que je porte tant d'ardeur dans mes amusements que rien ne me coute pour les prolonger. Mais ici c'est plus qu'un desir; c'est, je crois, une passion Je n'ai jamais vu de creature aussi etrangement belle que cette Consuelo; c'est comme une lampe qui palit de temps en temps, mais qui, au moment ou elle semble prete a s'eteindre, jette une clarte si vive que les astres, comme disent nos poetes, en sont eclipses. --Ah! dit Barberigo en soupirant, cette petite robe noire et cette collerette blanche, cette toilette a demi pauvre et a demi devote, cette tete pale, calme, sans eclat au premier regard, ces manieres rondes et franches, cette etonnante absence de coquetterie, comme tout cela se transforme et se divinise lorsqu'elle s'inspire de son propre genie pour chanter! Heureux Zustiniani qui tiens dans tes mains les destinees de cette ambition naissante! --Que ne suis-je assure de ce bonheur que tu m'envies! mais je suis tout effraye au contraire de ne trouver la aucune des passions feminines que je connais, et qui sont si faciles a mettre en jeu. Concois-tu, ami, que celte fille soit restee une enigme pour moi, apres toute une journee d'examen et de surveillance? Il me semble, a sa tranquillite et a ma maladresse, que je suis deja epris au point de ne plus voir clair. --Certes, tu es epris plus qu'il ne faudrait, puisque tu es aveugle. Moi, que l'esperance ne trouble point, je te dirai en trois mots ce que tu ne comprends pas. Consuelo est une fleur d'innocence; elle aime le petit Anzoleto; elle l'aimera encore pendant quelques jours; et si tu brusques cet attachement d'enfance, tu lui donneras des forces nouvelles. Mais si tu parais ne point t'en occuper, la comparaison qu'elle fera entre lui et toi refroidira bientot son amour. --Mais il est beau comme Apollon, ce petit drole, il a une voix magnifique; il aura du succes. Deja la Corilla en etait folle. Ce n'est pas un rival a dedaigner aupres d'une fille qui a des yeux. --Mais il est pauvre, et tu es riche; inconnu, et tu es tout-puissant, reprit Barberigo. L'important serait de savoir s'il est son amant ou son ami. Dans le premier cas, le desabusement arrivera plus vite que Consuelo; dans le second, il y aura entre eux une lutte, une incertitude, qui prolongeront tes angoisses. --Il me faudrait donc desirer ce que je crains horriblement, ce qui me bouleverse de rage rien que d'y songer! Toi, qu'en penses-tu? --Je crois qu'ils ne sont point amants. --Mais c'est impossible! L'enfant est libertin, audacieux, bouillant: et puis les moeurs de ces gens-la! --Consuelo est un prodige en toutes choses. Tu n'es pas bien experimente encore, malgre tous tes succes aupres des femmes, cher Zustiniani, si tu ne vois pas dans tous les mouvements, dans toutes les paroles, dans tous les regards de cette fille, qu'elle est aussi pure que le cristal au sein du rocher. --Tu me transportes de joie! --Prends garde! c'est une folie, un prejuge! Si tu aimes Consuelo, il faut la marier demain, afin que dans huit jours son maitre lui ait fait sentir le poids d'une chaine, les tourments de la jalousie, l'ennui d'un surveillant facheux, injuste, et infidele; car le bel Anzoleto sera tout cela. Je l'ai assez observe hier entre la Consuelo et la Clorinda, pour etre a meme de lui prophetiser ses torts et ses malheurs. Suis mon conseil, ami, et tu m'en remercieras bientot. Le lien du mariage est facile a detendre, entre gens de cette condition; et tu sais que, chez ces femmes-la, l'amour est une fantaisie ardente qui ne s'exalte qu'avec les obstacles. --Tu me desesperes, repondit le comte, et pourtant je sens que tu as raison." Malheureusement pour les projets du comte Zustiniani, ce dialogue avait un auditeur sur lequel on ne comptait point et qui n'en perdait pas une syllabe. Apres avoir quitte Consuelo, Anzoleto, repris de jalousie, etait revenu roder autour du palais de son protecteur, pour s'assurer qu'il ne machinait pas un de ces enlevements si fort a la mode en ce temps-la, et dont l'impunite etait a peu pres garantie aux patriciens. Il ne put en entendre davantage; car la lune, qui commencait a monter obliquement au-dessus des combles du palais, vint dessiner, de plus en plus nette, son ombre sur le pave, et les deux seigneurs, s'apercevant ainsi de la presence d'un homme sous le balcon, se retirerent et fermerent la croisee. Anzoleto s'esquiva, et alla rever en liberte a ce qu'il venait d'entendre. C'en etait bien assez pour qu'il sut a quoi s'en tenir, et pour qu'il fit son profit des vertueux conseils de Barberigo a son ami. Il dormit a peine deux heures vers le matin, puis il courut a la _Corte-Minelli_. La porte etait encore fermee au verrou, mais a travers les fentes de cette barriere mal close, il put voir Consuelo tout habillee, etendue sur son lit, endormie, avec la paleur et l'immobilite de la mort. La fraicheur de l'aube l'avait tiree de son evanouissement, et elle s'etait jetee sur sa couche sans avoir la force de se deshabiller. Il resta quelques instants a la contempler avec une inquietude pleine de remords. Mais bientot s'impatientant et s'effrayant de ce sommeil lethargique, si contraire aux vigilantes habitudes de son amie, il elargit doucement avec son couteau une fente par laquelle il put passer la lame et faire glisser le verrou. Cela ne reussit pourtant pas sans quelque bruit; mais Consuelo, brisee de fatigue, n'en fut point eveillee. Il entra donc, referma la porte, et vint s'agenouiller a son chevet, ou il resta jusqu'a ce qu'elle ouvrit les yeux. En le trouvant la, le premier mouvement de Consuelo fut un cri de joie; mais, retirant aussitot ses bras qu'elle lui avait jetes au cou, elle se recula avec un mouvement d'effroi. "Tu me crains donc a present, et, au lieu de m'embrasser, tu veux me fuir! lui dit-il avec douleur. Ah! que je suis cruellement puni de ma faute! Pardonne-moi, Consuelo, et vois si tu dois te mefier de ton ami. Il y a une grande heure que je suis la a te regarder dormir. Oh! pardonne-moi, ma soeur; c'est la premiere et la derniere fois de ta vie que tu auras eu a blamer et a repousser ton frere. Jamais plus je n'offenserai la saintete de notre amour par des emportements coupables. Quitte-moi, chasse-moi, si je manque a mon serment. Tiens, ici, sur ta couche virginale, sur le lit de mort de ta pauvre mere, je te jure de te respecter comme je t'ai respectee jusqu'a ce jour, et de ne pas te demander un seul baiser, si tu l'exiges, tant que le pretre ne nous aura pas benis. Es-tu contente de moi, chere et sainte Consuelo?". Consuelo ne repondit qu'en pressant la tete blonde du Venitien sur son coeur et en l'arrosant de larmes. Cette effusion la soulagea; et bientot apres, retombant sur son dur petit oreiller: "Je t'avoue, lui dit-elle, que je suis aneantie; car je n'ai pu fermer l'oeil de toute la nuit. Nous nous etions si mal quittes! --Dors, Consuelo, dors, mon cher ange, repondit Anzoleto; souviens-toi de cette, nuit ou tu m'as permis de dormir sur ton lit, pendant que tu priais et que tu travaillais a cette petite table. C'est a mon tour de garder et de proteger ton repos. Dors encore, mon enfant; je vais feuilleter ta musique et la lire tout bas, pendant que tu sommeilleras une heure ou deux. Personne ne s'occupera de nous (si on s'en occupe aujourd'hui) avant le soir. Dors donc, et prouve-moi par cette confiance que tu me pardonnes et que tu crois en moi." Consuelo lui repondit par un sourire de beatitude. Il l'embrassa au front, et s'installa devant la petite table, tandis qu'elle goutait un sommeil bienfaisant entremele des plus doux songes. Anzoleto avait vecu trop longtemps dans un etat de calme et d'innocence aupres de cette jeune fille, pour qu'il lui fut bien difficile, apres un seul jour d'agitation, de reprendre son role accoutume. C'etait pour ainsi dire l'etat normal de son ame que cette affection fraternelle. D'ailleurs ce qu'il avait entendu la nuit precedente, sous le balcon de Zustiniani, etait de nature a fortifier ses resolutions: Merci, mes beaux seigneurs, se disait-il en lui-meme; vous m'avez donne des lecons de morale a votre usage dont le _petit drole_ saura profiter ni plus ni moins qu'un roue de votre classe. Puisque la possession refroidit l'amour, puisque les droits du mariage amenent la satiete et le degout, nous saurons conserver pure cette flamme que vous croyez si facile a eteindre. Nous saurons nous abstenir et de la jalousie, et de l'infidelite, et mome des joies de l'amour. Illustre et profond Barberigo, vos propheties portent conseil, et il fait bon d'aller a votre ecole! En songeant ainsi, Anzoleto, vaincu a son tour par la fatigue d'une nuit presque blanche, s'assoupit de son cote, la tete dans ses mains et les coudes sur la table. Mais son sommeil fut leger; et, le soleil commencant a baisser, il se leva pour regarder si Consuelo dormait encore. Les feux du couchant, penetrant par la fenetre, empourpraient d'un superbe reflet le vieux lit et la belle dormeuse. Elle s'etait fait, de sa mantille de mousseline blanche, un rideau attache aux pieds du crucifix de filigrane qui etait cloue au mur au-dessus de sa tete. Ce voile leger retombait avec grace sur son corps souple et admirable de proportions; et dans cette demi-teinte rose, affaissee comme une fleur aux approches du soir, les epaules inondees de ses beaux cheveux sombres sur sa peau blanche et mate, les mains jointes sur sa poitrine comme une sainte de marbre blanc sur son tombeau, elle etait si chaste et si divine, qu'Anzoleto s'ecria dans son coeur: Ah! comte Zustiniani! que ne peux-tu la voir en cet instant, et moi aupres d'elle, gardien jaloux et prudent d'un tresor que tu convoiteras en vain! Au meme instant un faible bruit se fit entendre au dehors; Anzoleto reconnut le clapotement de l'eau au pied de la masure ou etait situee la chambre de Consuelo. Bien rarement les gondoles abordaient a cette pauvre Corte-Minelli; d'ailleurs un demon tenait en eveil les facultes divinatoires d'Anzoleto. Il grimpa sur une chaise, et atteignit a une petite lucarne percee pres du plafond sur la face de la maison que baignait le canaletto. Il vit distinctement le comte Zustiniani sortir de sa barque et interroger les enfants demi-nus qui jouaient sur la rive. Il fut incertain s'il eveillerait son amie, ou s'il tiendrait la porte fermee. Mais pendant dix minutes que le comte perdit a demander et a chercher la mansarde de Consuelo, il eut le temps de se faire un sang-froid diabolique et d'aller entr'ouvrir la porte, afin qu'on put entrer sans obstacle et sans bruit; puis il se remit devant la petite table, prit une plume, et feignit d'ecrire des notes. Son coeur battait violemment; mais sa figure etait calme et impenetrable. Le comte entra en effet sur la pointe du pied, se faisant un plaisir curieux de surprendre sa protegee, et se rejouissant de ces apparences de misere qu'il jugeait etre les meilleures conditions possibles pour favoriser son plan de corruption. Il apportait l'engagement de Consuelo deja signe de lui, et ne pensait point qu'avec un tel passe-port il dut essuyer un accueil trop farouche. Mais au premier aspect de ce sanctuaire etrange, ou une adorable fille dormait du sommeil des anges, sous l'oeil de son amant respectueux ou satisfait, le pauvre Zustiniani perdit contenance, s'embarrassa dans son manteau qu'il portait drape sur l'epaule d'un air conquerant, et fit trois pas tout de travers entre le lit et la table sans savoir a qui s'adresser. Anzoleto etait venge de la scene de la veille a l'entree de la gondole. "Mon seigneur et maitre! s'ecria-t-il en se levant enfin comme surpris par une visite inattendue: je vais eveiller ma ... fiancee. --Non, lui repondit le comte, deja remis de son trouble, et affectant de lui tourner le dos pour regarder Consuelo a son aise. Je suis trop heureux de la voir ainsi. Je te defends de l'eveiller. --Oui, oui, regarde-la bien, pensait Anzoleto; c'est tout ce que je demandais." --Consuelo ne s'eveilla point; et le comte, baissant la voix, se composant une figure gracieuse et sereine, exprima son admiration sans contrainte. "Tu avais raison, Zoto, dit-il d'un air aise; Consuelo est la premiere chanteuse de l'Italie, et j'avais tort de douter qu'elle fut la plus belle femme de l'univers. --Votre seigneurie la croyait affreuse, cependant! dit Anzoleto avec malice. --Tu m'as sans doute accuse aupres d'elle de toutes mes grossieretes? Mais je me reserve de me les faire pardonner par une amende honorable si complete, que tu ne pourras plus me nuire en lui rappelant mes torts. --Vous nuire, mon cher seigneur! Ah! comment le pourrais-je, quand meme j'en aurais la pensee?" Consuelo s'agita un peu. "Laissons-la s'eveiller sans trop de surprise, dit le comte, et debarrasse-moi cette table pour que je puisse y poser et y relire l'acte de son engagement. Tiens, ajouta-t-il lorsque Anzoleto eut obei a son ordre, tu peux jeter les yeux sur ce papier, en attendant qu'elle ouvre les siens. --Un engagement avant l'epreuve des debuts! Mais c'est magnifique, o mon noble patron! Et le debut tout de suite? avant que l'engagement de la Corilla soit expire? --Ceci ne m'embarrasse point. Il y a un dedit de mille sequins avec la Corilla: nous le paierons; la belle affaire! --Mais si la Corilla suscite des cabales? --Nous la ferons mettre aux plombs, si elle cabale. --Vive Dieu! Rien ne gene votre seigneurie. --Oui, Zoto, repondit le comte d'un ton raide, nous sommes comme cela; ce que nous voulons, nous le voulons envers et contre tous. --Et les conditions de l'engagement sont les memes que pour la Corilla? Pour une debutante sans nom, sans gloire, les memes conditions que pour une cantatrice illustre, adoree du public? --La nouvelle cantatrice le sera davantage; et si les conditions de l'ancienne ne la satisfont pas, elle n'aura qu'un mot a dire pour qu'on double ses appointements. Tout depend d'elle, ajouta-t-il en elevant un peu la voix, car il s'apercut que la Consuelo s'eveillait: son sort est dans ses mains." Consuelo avait entendu tout ceci dans un demi-sommeil. Quand elle se fut frotte les yeux et assure que ce n'etait point un reve, elle se glissa dans sa ruelle sans trop songer a l'etrangete de sa situation, releva sa chevelure sans trop s'inquieter de son desordre, s'enveloppa de sa mantille, et vint avec une confiance ingenue se meler a la conversation. "Seigneur comte, dit-elle, c'est trop de bontes; mais je n'aurai pas l'impertinence d'en profiter. Je ne veux pas signer cet engagement avant d'avoir essaye mes forces devant le public; ce ne serait point delicat de ma part. Je peux deplaire, je peux faire _fiasco_, etre sifflee. Que je sois enrouee, troublee, ou bien laide ce jour-la, votre parole serait engagee, vous seriez trop fier pour la reprendre, et moi trop fiere pour en abuser. --Laide ce jour-la, Consuelo! s'ecria le comte en la regardant avec des yeux enflammes; laide, vous? Tenez, regardez-vous comme vous voila, ajouta-t-il en la prenant par la main et en la conduisant devant son miroir. Si vous etes adorable dans ce costume, que serez-vous donc, couverte de pierreries et rayonnante de l'eclat du triomphe?" L'impertinence du comte faisait presque grincer les dents a Anzoleto. Mais l'indifference enjouee avec laquelle Consuelo recevait ses fadeurs le calma aussitot. "Monseigneur, dit-elle en repoussant le morceau de glace qu'il approchait de son visage, prenez garde de casser le reste de mon miroir; je n'en ai jamais eu d'autre, et j'y tiens parce qu'il ne m'a jamais abusee. Laide ou belle, je refuse vos prodigalites. Et puis je dois vous dire franchement que je ne debuterai pas, et que je ne m'engagerai pas, si mon fiance que voila n'est engage aussi; car je ne veux ni d'un autre theatre ni d'un autre public que le sien. Nous ne pouvons pas nous separer, puisque nous devons nous marier." Cette brusque declaration etourdit un peu le comte; mais il fut bientot remis. "Vous avez raison, Consuelo, repondit-il: aussi mon intention n'est-elle pas de jamais vous separer. Zoto debutera en meme temps que vous. Seulement nous ne pouvons pas nous dissimuler que son talent, bien que remarquable, est encore inferieur au votre.... --Je ne crois point cela, monseigneur, repliqua vivement Consuelo en rougissant, comme si elle eut recu une offense personnelle. --Je sais qu'il est votre eleve, beaucoup plus que celui du professeur que je lui ai donne, repondit le comte en souriant. Ne vous en defendez pas, belle Consuelo En apprenant votre intimite, le Porpora s'est ecrie: Je ne m'etonne plus de certaines qualites qu'il possede et que je ne pouvais pas concilier avec tant de defauts! --Grand merci au _signor professor!_ dit Anzoleto en riant du bout des levres. --Il en reviendra, dit Consuelo gaiement. Le public d'ailleurs lui donnera un dementi, a ce bon et cher maitre. --Le bon et cher maitre est le premier juge et le premier connaisseur de la terre en fait de chant, repliqua le comte. Anzoleto profitera encore de vos lecons, et il fera bien. Mais je repete que nous ne pouvons fixer les bases de son engagement, avant d'avoir apprecie le sentiment du public a son egard. Qu'il debute donc, et nous verrons a le satisfaire suivant la justice et notre bienveillance, sur laquelle il doit compter. --Qu'il debute donc, et moi aussi, reprit Consuelo; nous sommes aux ordres de monsieur le comte. Mais pas de contrat, pas de signature avant l'epreuve, j'y suis determinee.... --Vous n'etes pas, satisfaite des conditions que je vous propose, Consuelo? Eh bien, dictez-les vous-meme: tenez, voici la plume, rayez, ajoutez; ma signature est au bas." Consuelo prit la plume. Anzoleto palit; et le comte, qui l'observait, mordit de plaisir le bout de son rabat de dentelle qu'il tortillait entre ses doigts. Consuelo fit une grande X sur le contrat, et ecrivit sur ce qui restait de blanc au-dessus de la signature du comte: "Anzoleto et Consuelo s'engageront conjointement aux conditions qu'il plaira a monsieur le comte Zustiniani de leur imposer apres leurs debuts, qui auront lieu le mois prochain au theatre de San-Samuel." Elle signa rapidement et passa ensuite la plume a son amant. "Signe sans regarder, lui dit-elle; tu ne peux faire moins pour prouver ta gratitude et ta confiance a ton bienfaiteur." Anzoleto avait lu d'un clin d'oeil avant de signer; lecture et signature furent l'affaire d'une demi-minute. Le comte lut par-dessus son epaule. "Consuelo, dit-il, vous etes une etrange fille, une admirable creature, en verite! Venez diner tous les deux avec moi," dit-il en dechirant le contrat et en offrant sa main a Consuelo, qui accepta, mais en le priant d'aller l'attendre avec Anzoleto dans sa gondole, tandis qu'elle ferait un peu de toilette. Decidement, se dit-elle des qu'elle fut seule, j'aurai le moyen d'acheter une robe de noces. Elle mit sa robe d'indienne, rajusta ses cheveux, et bondit dans l'escalier en chantant a pleine voix une phrase eclatante de force et de fraicheur. Le comte, par exces de courtoisie, avait voulu l'attendre avec Anzoleto sur l'escalier. Elle le croyait plus loin, et tomba presque dans ses bras. Mais, s'en degageant avec prestesse, elle prit sa main et la porta a ses levres, a la maniere du pays, avec le respect d'une inferieure qui ne veut point escalader les distances: puis, se retournant, elle se jeta au cou de son fiance, et alla, toute joyeuse et toute folatre, sauter dans la gondole, sans attendre l'escorte ceremonieuse du protecteur un peu mortifie. XV. Le comte, voyant que Consuelo etait insensible a l'appat du gain, essaya de faire jouer les ressorts de la vanite, et lui offrit des bijoux et des parures: elle les refusa. D'abord Zustiniani s'imagina qu'elle comprenait ses intentions secretes; mais bientot il s'apercut que c'etait uniquement chez elle une sorte de rustique fierte, et qu'elle ne voulait pas recevoir de recompenses avant de les avoir meritees en travaillant a la prosperite de son theatre. Cependant il lui fit accepter un habillement complet de satin blanc, en lui disant qu'elle ne pouvait pas decemment paraitre dans son salon avec sa robe d'indienne, et qu'il exigeait que, par egard pour lui, elle quittat la livree du peuple. Elle se soumit, et abandonna sa belle taille aux couturieres a la mode, qui n'en tirerent point mauvais parti et n'epargnerent point l'etoffe. Ainsi transformee au bout de deux jours en femme elegante, forcee d'accepter aussi un rang de perles fines que le comte lui presenta comme le paiement de la soiree ou elle avait chante devant lui et ses amis, elle fut encore belle, sinon comme il convenait a son genre de beaute, mais comme il fallait qu'elle le devint pour etre comprise par les yeux vulgaires. Ce resultat ne fut pourtant jamais completement obtenu. Au premier abord, Consuelo ne frappait et n'eblouissait personne. Elle fut toujours pale, et ses habitudes studieuses et modestes oterent a son regard cet eclat continuel qu'acquierent les yeux des femmes dont l'unique pensee est de briller. Le fond de son caractere comme celui de sa physionomie etait serieux et reflechi. On pouvait la regarder manger, parler de choses indifferentes, s'ennuyer poliment au milieu des banalites de la vie du monde, sans se douter qu'elle fut belle. Mais que le sourire d'un enjouement qui s'alliait aisement a cette serenite de son ame vint effleurer ses traits, on commencait a la trouver agreable. Et puis, qu'elle s'animat davantage, qu'elle s'interessat vivement a l'action exterieure, qu'elle s'attendrit, qu'elle s'exaltat, qu'elle entrat dans la manifestation de son sentiment interieur et dans l'exercice de sa force cachee, elle rayonnait de tous les feux du genie et de l'amour; c'etait un autre reve: on etait ravi, passionne, aneanti a son gre, et sans qu'elle se rendit compte du mystere de sa puissance. Aussi ce que le comte eprouvait pour elle l'etonnait et le tourmentait etrangement. Il y avait dans cet homme du monde des fibres d'artiste qui n'avaient pas encore vibre, et qu'elle faisait fremir de mouvements inconnus. Mais cette revelation ne pouvait penetrer assez avant dans l'ame du patricien, pour qu'il comprit l'impuissance et la pauvrete des moyens de seduction qu'il voulait employer aupres d'une femme en tout differente de celle qu'il avait su corrompre. Il prit patience, et resolut d'essayer sur elle les effets de l'emulation. Il la conduisit dans sa loge au theatre, afin qu'elle vit les succes de la Corilla, et que l'ambition s'eveillat en elle. Mais le resultat de cette epreuve fut fort different de ce qu'il en attendait. Consuelo sortit du theatre froide, silencieuse, fatiguee et non emue de ce bruit et de ces applaudissements. La Corilla lui avait paru manquer d'un talent solide, d'une passion noble, d'une puissance de bon aloi. Elle se sentit competente pour juger ce talent factice, force, et deja ruine dans sa source par une vie de desordre et d'egoisme. Elle battit des mains d'un air impassible, prononca des paroles d'approbation mesuree, et dedaigna de jouer cette vaine comedie d'un genereux enthousiasme pour une rivale qu'elle ne pouvait ni craindre ni admirer. Un instant, le comte la crut tourmentee d'une secrete jalousie, sinon pour le talent, du moins pour le succes de la prima-donna. "Ce succes n'est rien aupres de celui que vous remporterez, lui dit-il; qu'il vous serve seulement a pressentir les triomphes qui vous attendent, si vous etes devant le public ce que vous avez ete devant nous. J'espere que vous n'etes pas effrayee de ce que vous voyez? --Non, seigneur comte, repondit Consuelo en souriant: Ce public ne m'effraie pas, car je ne pense pas a lui; je pense au parti qu'on peut tirer de ce role que la Corilla remplit d'une maniere brillante, mais ou il reste a trouver d'autres effets qu'elle n'apercoit point. --Quoi! vous ne pensez pas au public? --Non: je pense a la partition, aux intentions du compositeur, a l'esprit du role, a l'orchestre qui a ses qualites et ses defauts, les uns dont il faut tirer parti, les autres qu'il faut couvrir en se surpassant a de certains endroits. J'ecoute les choeurs, qui ne sont pas toujours satisfaisants, et qui ont besoin d'une direction plus severe; j'examine les passages ou il faut donner tous ses moyens, par consequent ceux auxquels il faudrait se menager. Vous voyez, monsieur le comte, que j'ai a penser a beaucoup de choses avant de penser au public, qui ne sait rien de tout cela, et qui ne peut rien m'en apprendre." Cette securite de jugement et cette gravite d'examen surprirent tellement Zustiniani, qu'il n'osa plus lui adresser une seule question, et qu'il se demanda avec effroi quelle prise un galant comme lui pouvait avoir sur un esprit de cette trempe. L'apparition des deux debutants fut preparee avec toutes les rubriques usitees en pareille occasion. Ce fut une source de differends et de discussions continuelles entre le comte et Porpora, entre Consuelo et son amant. Le vieux maitre et sa forte eleve blamaient le charlatanisme des pompeuses annonces et de ces mille vilains petits moyens que nous avons si bien fait progresser en impertinence et en mauvaise foi. A Venise, en ce temps-la, les journaux ne jouaient pas un grand role dans de telles affaires. On ne travaillait pas aussi savamment la composition de l'auditoire; on ignorait les ressources profondes de la reclame, les hableries du bulletin biographique, et jusqu'aux puissantes machines appelees claqueurs. Il y avait de fortes brigues, d'ardentes cabales; mais tout cela s'elaborait dans les coteries, et s'operait par la seule force d'un public engoue naivement des uns, hostile sincerement aux autres. L'art n'etait pas toujours le mobile. De petites et de grandes passions, etrangeres a l'art et au talent, venaient bien, comme aujourd'hui, batailler dans le temple. Mais on etait moins habile a cacher ces causes de discorde, et a les mettre sur le compte d'un dilettantisme severe. Enfin c'etait le meme fond aussi vulgairement humain, avec une surface moins compliquee par la civilisation. Zustiniani menait ces sortes d'affaires en grand seigneur plus qu'en directeur de spectacle. Son ostentation etait un moteur plus puissant que la cupidite des speculateurs ordinaires. C'etait dans les salons qu'il preparait son public, et _chauffait_ les succes de ses representations. Ses moyens n'etaient donc jamais bas ni laches; mais il y portait la puerilite de son amour-propre, l'activite de ses passions galantes, et le commerage adroit de la bonne compagnie. Il allait donc demolissant piece a piece, avec assez d'art, l'edifice eleve naguere de ses propres mains a la gloire de Corilla. Tout le monde voyait bien qu'il voulait edifier une autre gloire; et comme on lui attribuait la possession complete de cette pretendue merveille qu'il voulait produire, la pauvre Consuelo ne se doutait pas encore des sentiments du comte pour elle, que deja tout Venise disait que, degoute de la Corilla, il faisait debuter a sa place une nouvelle maitresse. Plusieurs ajoutaient: "Grande mystification pour son public, et grand dommage pour son theatre! car sa favorite est une petite chanteuse des rues qui ne sait _rien_, et ne possede rien qu'une belle voix et une figure passable." De la des cabales pour la Corilla, qui, de son cote, allait jouant le role de rivale sacrifiee, et invoquait son nombreux entourage d'adorateurs, afin qu'ils fissent, eux et leurs amis, justice des pretentions insolentes de la _Zingarella_ (petite bohemienne). De la aussi des cabales en faveur de la Consuelo, de la part des femmes dont la Corilla avait detourne ou dispute les amants et les maris, ou bien de la part des maris qui souhaitaient qu'un certain groupe de Don Juan venitiens se serrat autour de la debutante plutot qu'autour de leurs femmes, ou bien encore de la part des amants rebutes ou trahis par la Corilla et qui desiraient de se voir venges par le triomphe d'une autre. Quant aux veritables _dilettanti di musica_, ils etaient egalement partages entre le suffrage des maitres serieux, tels que le Porpora, Marcello, Jomelli, etc., qui annoncaient, avec le debut d'une excellente musicienne, le retour des bonnes traditions et des bonnes partitions; et le depit des compositeurs secondaires, dont la Corilla avait toujours prefere les oeuvres faciles, et qui se voyaient menaces dans sa personne. Les musiciens de l'orchestre, qu'on menacait aussi de remettre a des partitions depuis longtemps negligees, et de faire travailler serieusement; tout le personnel du theatre, qui prevoyait les reformes resultant toujours d'un notable changement dans la composition de la troupe; enfin jusqu'aux machinistes des decorations, aux habilleuses des actrices et au perruquier des figurantes, tout etait en rumeur au theatre San-Samuel, pour ou contre le debut; et il est vrai de dire qu'on s'en occupait beaucoup plus dans la republique que des actes de la nouvelle administration du doge Pietro Grimaldi, lequel venait de succeder paisiblement a son predecesseur le doge Luigi Pisani. Consuelo s'affligeait et s'ennuyait profondement de ces lenteurs et de ces miseres attachees a sa carriere naissante. Elle eut voulu debuter tout de suite, sans preparation autre que celle de ses propres moyens et de l'etude de la piece nouvelle. Elle ne comprenait rien a ces mille intrigues qui lui semblaient plus dangereuses qu'utiles, et dont elle sentait bien qu'elle pouvait se passer. Mais le comte, qui voyait de plus pres les secrets du metier, et qui voulait etre envie et non bafoue dans son bonheur imaginaire aupres d'elle, n'epargnait rien pour lui faire des partisans. Il la faisait venir tous les jours chez lui, et la presentait a toutes les aristocraties de la ville et de la campagne. La modestie et la souffrance interieure de Consuelo secondaient mal ses desseins; mais il la faisait chanter, et la victoire etait brillante, decisive, incontestable. Anzoleto etait loin de partager la repugnance de son amie pour les moyens secondaires. Son succes a lui n'etait pas a beaucoup pres aussi assure. D'abord le comte n'y portait pas la meme ardeur; ensuite le tenor auquel il allait succeder etait un talent de premier ordre, qu'il ne pouvait point se flatter de faire oublier aisement. Il est vrai que tous les soirs il chantait aussi chez le comte; que Consuelo, dans les duos, le faisait admirablement ressortir, et que, pousse et soutenu par l'entrainement magnetique de ce genie superieur au sien, il s'elevait souvent a une grande hauteur. Il etait donc fort applaudi et fort encourage. Mais apres la surprise que sa belle voix excitait a la premiere audition, apres surtout que Consuelo s'etait revelee, on sentait bien les imperfections du debutant, et il les sentait lui-meme avec effroi. C'etait le moment de travailler avec une fureur nouvelle; mais en vain Consuelo l'y exhortait et lui donnait rendez-vous chaque matin a la _Corte-Minelli_, ou elle s'obstinait a demeurer, en depit des prieres du comte, qui voulait l'etablir plus convenablement: Anzoleto se lancait dans tant de demarches, de visites, de sollicitations et d'intrigues, il se preoccupait de tant de soucis et d'anxietes miserables, qu'il ne lui restait ni temps ni courage pour etudier. Au milieu de ces perplexites, prevoyant que la plus forte opposition a son succes viendrait de la Corilla, sachant que le comte ne la voyait plus et ne s'occupait d'elle en aucune facon, il se resolut a l'aller voir afin de se la rendre favorable. Il avait oui dire qu'elle prenait tres gaiement et avec une ironie philosophique l'abandon et les vengeances de Zustiniani; qu'elle avait recu de brillantes propositions de la part de l'Opera italien de Paris, et qu'en attendant l'echec de sa rivale, sur lequel elle paraissait compter, elle riait a gorge deployee des illusions du comte et de son entourage. Il pensa qu'avec de la prudence et de la faussete il desarmerait cette ennemie redoutable; et, s'etant pare et parfume de son mieux, il penetra dans ses appartements, un apres-midi, a l'heure ou l'habitude de la sieste rend les visites rares et les palais silencieux. XVI. Il trouva la Corilla seule, dans un boudoir exquis, assoupie encore sur sa chaise longue, et dans un deshabille des plus galants, comme on disait alors; mais l'alteration de ses traits au grand jour lui fit penser que sa securite n'etait pas aussi profonde sur le chapitre de Consuelo, que voulaient bien le dire ses partisans fideles. Neanmoins elle le recut d'un air fort enjoue, et lui frappant la joue avec malice: "Ah! ah! c'est toi, petit fourbe? lui dit-elle en faisant signe a sa suivante de sortir et de fermer la porte; viens-tu encore m'en conter, et te flattes-tu de me faire croire que tu n'es pas le plus traitre des conteurs de fleurettes, et le plus intrigant des postulants a la gloire? Vous etes un maitre fat, mon bel ami, si vous avez cru me desesperer par votre abandon subit, apres de si tendres declarations; et vous avez ete un maitre sot de vous faire desirer: car je vous ai parfaitement oublie au bout de vingt-quatre heures d'attente. --Vingt-quatre heures! c'est immense, repondit Anzoleto en baisant le bras lourd et puissant de la Corilla. Ob! si je le croyais, je serais bien orgueilleux; mais je sais bien que si je m'etais abuse au point de vous croire lorsque vous me disiez.... --Ce que je te disais, je te conseille de l'oublier aussi; et si tu etais venu me voir, tu aurais trouve ma porte fermee. Mais qui te donne l'impudence de venir aujourd'hui?. --N'est-il pas de bon gout de s'abstenir de prosternations devant ceux qui sont dans la faveur, et de venir apporter son coeur et son devouement a ceux qui.... --Acheve! a ceux qui sont dans la disgrace? C'est bien genereux et tres humain de ta part, mon illustre ami." Et la Corilla se renversa sur son oreiller de satin noir, en poussant des eclats de rire aigus et tant soit peu forces. Quoique la prima-donna disgraciee ne fut pas de la premiere fraicheur, que la clarte de midi ne lui fut pas tres favorable, et que le depit concentre de ces derniers temps eut un peu amolli les plans de son beau visage, florissant d'embonpoint, Anzoleto, qui n'avait jamais vu de si pres en tete-a-tete une femme si paree et si renommee, se sentit emouvoir dans les regions de son ame ou Consuelo n'avait pas voulu descendre, et d'ou il avait banni volontairement sa pure image. Les hommes corrompus avant l'age peuvent encore ressentir l'amitie pour une femme honnete et sans art; mais pour ranimer leurs passions, il faut les avances d'une coquette. Anzoleto conjura les railleries de la Corilla par les temoignages d'un amour qu'il s'etait promis de feindre et qu'il commenca a ressentir veritablement. Je dis amour, faute d'un mot plus convenable; mais c'est profaner un si beau nom que de l'appliquer a l'attrait qu'inspirent des femmes froidement provoquantes comme l'etait la Corilla. Quand elle vit que le jeune tenor etait emu tout de bon, elle s'adoucit, et le railla plus amicalement. "Tu m'as plu tout un soir, je le confesse, dit-elle, mais au fond je ne t'estime pas. Je te sais ambitieux, par consequent faux, et pret a toutes les infidelites: je ne saurais me fier a toi. Tu fis le jaloux, une certaine nuit dans ma gondole; tu te posas comme un despote. Cela m'eut desennuyee des fades galanteries de nos patriciens; mais tu me trompais, lache enfant! tu etais epris d'une autre, et tu n'as pas cesse de l'etre, et tu vas epouser ... qui!... Oh! je le sais fort bien, ma rivale, mon ennemie, la debutante, la nouvelle maitresse de Zustiniani. Honte a nous deux, a nous trois, a nous quatre! ajouta-t-elle en s'animant malgre elle et en retirant sa main de celles d'Anzoleto. --Cruelle, lui dit-il en s'efforcant de ressaisir cette main potelee, vous devriez comprendre ce qui s'est passe en moi lorsque je vous vis pour la premiere fois, et ne pas vous soucier de ce qui m'occupait avant ce moment terrible. Quant a ce qui s'est passe depuis, ne pouvez-vous le deviner, et avons-nous besoin d'y songer desormais? --Je ne me paie pas de demi-mots et de reticences. Tu aimes toujours la zingarella tu l'epouses? --Et si je l'aimais, comment se fait-il que je ne l'aie pas encore epousee? --Parce que le comte s'y opposait peut-etre. A present, chacun sait qu'il le desire. On dit meme qu'il a sujet d'en etre impatient, et la petite encore plus." Le rouge monta a la figure d'Anzoleto en entendant ces outrages prodigues a l'etre qu'il venerait en lui-meme au-dessus de tout. --Ah! tu es outre de mes suppositions, repondit la Corilla, c'est bon; voila ce que je voulais savoir. Tu l'aimes; et quand l'epouses-tu? --Je ne l'epouse point du tout. --Alors vous partagez? Tu es bien avant dans la faveur de monsieur le comte! --Pour l'amour du ciel, madame, ne parlons ni du comte, ni de personne autre que de vous et de moi. --Eh bien, soit, dit la Corilla. Aussi bien a cette heure, mon ex-amant et ta future epouse ..." Anzoleto etait indigne. Il se leva pour sortir. Mais qu'allait-il faire? allumer de plus en plus la haine de cette femme, qu'il etait venu calmer. Il resta indecis, horriblement humilie et malheureux du role qu'il s'etait impose. La Corilla brulait d'envie de le rendre infidele; non qu'elle l'aimat, mais parce que c'etait une maniere de se venger de cette Consuelo qu'elle n'etait pas certaine d'avoir outragee, avec justice. "Tu vois bien, lui dit-elle en l'enchainant au seuil de son boudoir, par un regard penetrant, que j'ai raison de me mefier de toi: car en ce moment tu trompes quelqu'un ici. Est-ce _elle_ ou moi? --Ni l'une ni l'autre, s'ecria-t-il en cherchant a se justifier a ses propres yeux; je ne suis point son amant, je ne le fus jamais. Je n'ai pas d'amour pour elle; car je ne suis pas jaloux du comte. --En voici bien d'une autre! Ah! tu es jaloux au point de le nier, et tu viens ici pour te guerir ou te distraire? grand merci! --Je ne suis point jaloux, je vous le repete; et pour vous prouver que ce n'est pas le depit qui me fait parler, je vous dis que le comte n'est pas plus son amant que moi; qu'elle est honnete comme un enfant qu'elle est, et que le seul coupable envers vous, c'est le comte Zustiniani. --Ainsi, je puis faire siffler la zingarella sans t'affliger? Tu seras dans ma loge et tu la siffleras, et en sortant de la tu seras mon unique amant. Accepte vite, ou je me retracte. --Helas, madame, vous voulez donc m'empecher de debuter? car vous savez bien que je dois debuter en meme temps que la Consuelo? Si vous la faites siffler, moi qui chanterai avec elle, je tomberai donc, victime de votre courroux? Et qu'ai-je fait, malheureux que je suis, pour vous deplaire? Helas! j'ai fait un reve delicieux et funeste! je me suis imagine tout un soir que vous preniez quelque interet a moi, et que je grandirais sous votre protection. Et voila que je suis l'objet de votre mepris et de votre haine, moi qui vous ai aimee et respectee au point de vous fuir! Eh bien, madame, contentez votre aversion. Faites-moi tomber, perdez-moi, fermez-moi la carriere. Pourvu qu'ici en secret vous me disiez que je ne vous suis point odieux, j'accepterai les marques publiques de votre courroux. --Serpent que tu es, s'ecria la Corilla, ou as-tu suce le poison de la flatterie que ta langue et tes yeux distillent? Je donnerais beaucoup pour te connaitre et te comprendre; mais je te crains, car tu es le plus aimable des amants ou le plus dangereux des ennemis. --Moi, votre ennemi! Et comment oserais-je jamais me poser ainsi, quand meme je ne serais pas subjugue par vos charmes? Est-ce que vous avez des ennemis, divine Corilla? Est-ce que vous pouvez en avoir a Venise, ou l'on vous connait et ou vous avez toujours regne sans partage? Une querelle d'amour jette le comte dans un depit douloureux. Il veut vous eloigner, il veut cesser de souffrir. Il rencontre sur son chemin une petite fille qui semble montrer quelques moyens et qui ne demande pas mieux que de debuter. Est-ce un crime de la part d'une pauvre enfant qui n'entend prononcer votre nom illustre qu'avec terreur, et qui ne le prononce elle-meme qu'avec respect? Vous attribuez a cette pauvrette des pretentions insolentes qu'elle ne saurait avoir. Les efforts du comte pour la faire gouter a ses amis, l'obligeance de ces memes amis qui vont exagerant son merite, l'amertume des votres qui repandent des calomnies pour vous aigrir et vous affliger, tandis qu'ils devraient rendre le calme a votre belle ame en vous montrant votre gloire inattaquable et votre rivale tremblante; voila les causes de ces preventions que je decouvre en vous, et dont je suis si etonne, si stupefait, que je sais a peine comment m'y prendre pour les combattre. --Tu ne le sais que trop bien, langue maudite, dit la Corilla en le regardant avec un attendrissement voluptueux, encore mele de defiance; j'ecoute tes douces paroles, mais ma raison me dit encore de te redouter. Je gage que cette Consuelo est divinement belle, quoiqu'on m'ait dit le contraire, et qu'elle a du merite dans un certain genre oppose au mien, puisque le Porpora, que je connais si severe, le proclame hautement. --Vous connaissez le Porpora? donc vous savez ses bizarreries, ses manies, on peut dire. Ennemi de toute originalite chez les autres et de toute innovation dans l'art du chant, qu'une petite eleve soit bien attentive a ses radotages, bien soumise a ses pedantesques lecons, le voila qui, pour une gamme vocalisee proprement, declare que cela est preferable a toutes les merveilles que le public idolatre. Depuis quand vous tourmentez-vous des lubies de ce vieux fou? --Elle est donc sans talent? --Elle a une belle voix, et chante honnetement a l'eglise; mais elle ne doit rien savoir du theatre, et quant a la puissance qu'il y faudrait deployer, elle est tellement paralysee par la peur, qu'il est fort a craindre qu'elle y perde le peu de moyens que le ciel lui a donnes. --Elle a peur! On m'a dit qu'elle etait au contraire d'une rare impudence. --Oh! la pauvre fille! helas, on lui en veut donc bien? Vous l'entendrez, divine Corilla, et vous serez emue d'une noble pitie, et vous l'encouragerez au lieu de la faire siffler, comme vous le disiez en raillant tout a l'heure. --Ou tu me trompes, ou mes amis m'ont bien trompee sur son compte. --Vos amis se sont laisse tromper eux-memes. Dans leur zele indiscret, ils se sont effrayes de vous voir une rivale: effrayes d'un enfant! effrayes pour vous! Ah! que ces gens-la vous aiment mal, puisqu'ils vous connaissent si peu! Oh! si j'avais le bonheur d'etre votre ami, je saurais mieux ce que vous etes, et je ne vous ferais pas l'injure de m'effrayer pour vous d'une rivalite quelconque, fut-ce celle d'une Faustina ou d'une Molteni. --Ne crois pas que j'aie ete effrayee. Je ne suis ni jalouse ni mechante; et les succes d'autrui n'ayant jamais fait de tort aux miens, je ne m'en suis jamais affligee. Mais quand je crois qu'on veut me braver et me faire souffrir.... --Voulez-vous que j'amene la petite Consuelo a vos pieds? Si elle l'eut ose, elle serait venue deja vous demander votre appui et vos conseils. Mais c'est un enfant si timide! Et puis, on vous a calomniee aussi aupres d'elle. A elle aussi on est venu dire que vous etiez cruelle, vindicative, et que vous comptiez la faire tomber. --On lui a dit cela? En ce cas je comprends pourquoi tu es ici. --Non, madame, vous ne le comprenez pas; car je ne l'ai pas cru un instant, je ne le croirai jamais. Oh! non, madame! vous ne me comprenez pas!" En parlant ainsi, Anzoleto fit scintiller ses yeux noirs, et flechit le genou devant la Corilla avec une expression de langueur et d'amour incomparable. La Corilla n'etait pas depourvue de malice et de penetration; mais, comme il arrive aux femmes excessivement eprises d'elles-memes, la vanite lui mettait souvent un epais bandeau sur les yeux, et la faisait tomber dans des pieges fort grossiers. D'ailleurs elle etait d'humeur galante. Anzoleto etait le plus beau garcon qu'elle eut jamais vu. Elle ne put resister a ses mielleuses paroles, et peu a peu, apres avoir goute avec lui le plaisir de la vengeance, elle s'attacha a lui par les plaisirs de la possession. Huit jours apres cette premiere entrevue, elle en etait folle, et menacait a tout moment de trahir le secret de leur intimite par des jalousies et des emportements terribles. Anzoleto, epris d'elle aussi d'une certaine facon (sans que son coeur put reussir a etre infidele a Consuelo), etait fort effraye du trop rapide et trop complet succes de son entreprise. Cependant il se flattait de la dominer assez longtemps pour en venir a ses fins, c'est-a-dire pour l'empecher de nuire a ses debuts et au succes de Consuelo. Il deployait avec elle une grande habilete, et possedait l'art d'exprimer le mensonge avec un air de verite diabolique. Il sut l'enchainer, la persuader, et la reduire; il vint a bout de lui faire croire que ce qu'il aimait par-dessus tout dans une femme c'etait la generosite, la douceur et la droiture; et il lui traca finement le role qu'elle avait a jouer devant le public avec Consuelo, si elle ne voulait etre haie et meprisee par lui-meme. Il sut etre severe avec tendresse; et, masquant la menace sous la louange, il feignit de la prendre pour un ange de bonte. La pauvre Corilla avait joue tous les roles dans son boudoir, excepte celui-la; et celui-la, elle l'avait toujours mal joue sur la scene. Elle s'y soumit pourtant, dans la crainte de perdre des voluptes dont elle n'etait pas encore rassasiee, et que, sous divers pretextes, Anzoleto sut lui menager et lui rendre desirables. Il lui fit croire que le comte etait toujours epris d'elle, malgre son depit, et secretement jaloux en se vantant du contraire. "S'il venait a decouvrir le bonheur que je goute pres de toi, lui disait-il, c'en serait fait de mes debuts et peut-etre de mon avenir: car je vois a son refroidissement, depuis le jour ou tu as eu l'imprudence de trahir mon amour pour toi, qu'il me poursuivrait eternellement de sa haine s'il savait que je t'ai consolee." Cela etait peu vraisemblable, au point ou en etaient les choses; le comte eut ete charme de savoir Anzoleto infidele a sa fiancee. Mais la vanite de Corilla aimait a se laisser abuser. Elle crut aussi n'avoir rien a craindre des sentiments d'Anzoleto pour la debutante. Lorsqu'il se justifiait sur ce point, et jurait par tous les dieux n'avoir ete jamais que le frere de cette jeune fille, comme il disait materiellement la verite, il y avait tant d'assurance dans ses denegations que la jalousie de Corilla etait vaincue. Enfin le grand jour approchait, et la cabale qu'elle avait preparee etait aneantie. Pour son compte, elle travaillait desormais en sens contraire, persuadee que la timide et inexperimentee Consuelo tomberait d'elle-meme, et qu'Anzoleto lui saurait un gre infini de n'y avoir pas contribue. En outre, il avait deja eu le talent de la brouiller avec ses plus fermes champions, en feignant d'etre jaloux de leurs assiduites, et en la forcant a les econduire un peu brusquement. Tandis qu'il travaillait ainsi dans l'ombre a dejouer les esperances de la femme qu'il pressait chaque nuit dans ses bras, le ruse Venitien jouait un autre role avec le comte et Consuelo. Il se vantait a eux d'avoir desarme par d'adroites demarches, des visites interessees, et des mensonges effrontes, la redoutable ennemie de leur triomphe. Le comte, frivole et un peu commere, s'amusait infiniment des contes de son protege. Son amour-propre triomphait des regrets que celui-ci attribuait a la Corilla par rapport a leur rupture, et il poussait ce jeune homme a de laches perfidies avec cette legerete cruelle qu'on porte dans les relations du theatre et la galanterie. Consuelo s'en etonnait et s'en affligeait: "Tu ferais mieux, lui disait-elle, de travailler ta voie et d'etudier ton role. Tu crois avoir fait beaucoup en desarmant l'ennemi. Mais une note bien epuree, une inflexion bien sentie, feraient beaucoup plus sur le public impartial que le silence des envieux. C'est a ce public seul qu'il faudrait songer, et je vois avec chagrin que tu n'y songes nullement. --Sois donc tranquille, chere Consuelita, lui repondait-il. Ton erreur est de croire a un public a la fois impartial et eclaire. Les gens qui s'y connaissent ne sont presque jamais de bonne foi, et ceux qui sont de bonne foi s'y connaissent si peu qu'il suffit d'un peu d'audace pour les eblouir et les entrainer. XVII. La jalousie d'Anzoleto a l'egard du comte s'etait endormie au milieu des distractions que lui donnaient la soif du succes et les ardeurs de la Corilla. Heureusement Consuelo n'avait pas besoin d'un defenseur plus moral et plus vigilant. Preservee par sa propre innocence, elle echappait encore aux hardiesses de Zustiniani et le tenait a distance, precisement par le peu de souci qu'elle en prenait. Au bout de quinze jours, ce roue Venitien avait reconnu qu'elle n'avait point encore les passions mondaines qui menent a la corruption, et il n'epargnait rien pour les faire eclore. Mais comme, a cet egard meme, il n'etait pas plus avance que le premier jour, il ne voulait point ruiner ses esperances par trop d'empressement. Si Anzoleto l'eut contrarie par sa surveillance, peut-etre le depit l'eut-il pousse a brusquer les choses; mais Anzoleto lui laissait le champ libre, Consuelo ne se mefiait de rien: tout ce qu'il avait a faire, c'etait de se rendre agreable, en attendant qu'il devint necessaire. Il n'y avait donc sorte de prevenances delicates, de galanteries raffinees, dont il ne s'ingeniat pour plaire. Consuelo recevait toutes ces idolatries en s'obstinant a les mettre sur le compte des moeurs elegantes et liberales du patriciat, du dilettantisme passionne et de la bonte naturelle de son protecteur. Elle eprouvait pour lui une amitie vraie, une sainte reconnaissance; et lui, heureux et inquiet de cet abandon d'une ame pure, commencait a s'effrayer du sentiment qu'il inspirerait lorsqu'il voudrait rompre enfin la glace. Tandis qu'il se livrait avec crainte, et non sans douceur a un sentiment tout nouveau pour lui (se consolant un peu de ses mecomptes par l'opinion ou tout Venise etait de son triomphe), la Corilla sentait s'operer en elle aussi une sorte de transformation. Elle aimait sinon avec noblesse, du moins avec ardeur; et son ame irritable et imperieuse pliait sous le joug de son jeune Adonis. C'etait bien vraiment l'impudique Venus eprise du chasseur superbe, et pour la premiere fois humble et craintive devant un mortel prefere. Elle se soumettait jusqu'a feindre des vertus qui n'etaient point en elle, et qu'elle n'affectait cependant point sans en ressentir une sorte d'attendrissement voluptueux et doux; tant il est vrai que l'idolatrie qu'on se retire a soi-meme, pour la reporter sur un autre etre, eleve et ennoblit par instants les ames les moins susceptibles de grandeur et de devouement. L'emotion qu'elle eprouvait reagissait sur son talent, et l'on remarquait au theatre qu'elle jouait avec plus de naturel et de sensibilite les roles pathetiques. Mais comme son caractere et l'essence meme de sa nature etaient pour ainsi dire brises, comme il fallait une crise interieure violente et penible pour operer cette metamorphose, sa force physique succombait dans la lutte; et chaque jour on s'apercevait avec surprise, les uns avec une joie maligne, les autres avec un effroi serieux, de la perte de ses moyens. Sa voix s'eteignait a chaque instant. Les brillants caprices de son improvisation etaient trahis par une respiration courte et des intonations hasardees. Le deplaisir et la terreur qu'elle en ressentait achevaient de l'affaiblir; et, a la representation qui preceda les debuts de Consuelo, elle chanta tellement faux et manqua tant de passages eclatants, que ses amis l'applaudirent faiblement et furent bientot reduits au silence de la consternation par les murmures des opposants. Enfin ce grand jour arriva, et la salle fut si remplie qu'on y pouvait a peine respirer. Corilla, vetue de noir, pale, emue, plus morte que vive, partagee entre la crainte de voir tomber son amant et celle de voir triompher sa rivale, alla s'asseoir au fond de sa petite loge obscure sur le theatre. Tout le ban et l'arriere-ban des aristocraties et des beautes de Venise vinrent etaler les fleurs et les pierreries en un triple hemicycle etincelant. Les hommes _charmants_ encombraient les coulisses et, comme c'etait alors l'usage, une partie du theatre. La dogaresse se montra a l'avant-scene avec tous les grands dignitaires de la republique. Le Porpora dirigea l'orchestre en personne, et le comte Zustiniani attendit a la porte de la loge de Consuelo qu'elle eut acheve sa toilette, tandis qu'Anzoleto, pare en guerrier antique avec toute la coquetterie bizarre de l'epoque, s'evanouissait dans la coulisse et avalait un grand verre de vin de Chypre pour se remettre sur ses jambes. L'opera n'etait ni d'un classique ni d'un novateur, ni d'un ancien severe ni d'un moderne audacieux. C'etait l'oeuvre inconnue d'un etranger. Pour echapper aux cabales que son propre nom, ou tout autre nom celebre, n'eut pas manque de soulever chez les compositeurs rivaux, le Porpora desirant, avant tout, le succes de son eleve, avait propose et mis a l'etude la partition d'_Ipermnestre_, debut lyrique d'un jeune Allemand qui n'avait encore en Italie, et nulle part au monde, ni ennemis, ni seides, et qui s'appelait tout simplement monsieur Christophe Gluck. Lorsque Anzoleto parut sur la scene, un murmure d'admiration courut dans toute la salle. Le tenor auquel il succedait, admirable chanteur, qui avait eu le tort d'attendre pour prendre sa retraite que l'age eut extenue sa voix et enlaidi son visage, etait peu regrette d'un public ingrat; et le beau sexe, qui ecoute plus souvent avec les yeux qu'avec les oreilles, fut ravi de voir, a la place de ce gros homme bourgeonne, un garcon de vingt-quatre ans, frais comme une rose, blond comme Phebus, bati comme si Phidias s'en fut mele, un vrai fils des lagunes: _Bianco, crespo, e grassotto_. Il etait trop emu pour bien chanter son premier air, mais sa voix magnifique, ses belles poses, quelques traits heureux et neufs suffirent pour lui conquerir l'engouement des femmes et des indigenes. Le debutant avait de grands moyens, de l'avenir: il fut applaudi a trois reprises et rappele deux fois sur la scene apres etre rentre dans la coulisse, comme cela se pratique en Italie et a a Venise plus que partout ailleurs. Ce succes lui rendit le courage; et lorsqu'il reparut avec _Ipermnestre_, il n'avait plus peur. Mais tout l'effet de cette scene etait pour Consuelo: on ne voyait, on n'ecoutait plus qu'elle. On se disait: "La voila; oui, c'est elle! Qui? L'Espagnole? Oui, la debutante, l'_amante del Zustiniani_." Consuelo entra gravement et froidement. Elle fit des yeux le tour de son public, recut les salves d'applaudissements de ses protecteurs avec une reverence sans humilite et sans coquetterie, et entonna son recitatif d'une voix si ferme, avec un accent si grandiose, et une securite si victorieuse, qu'a la premiere phrase des cris d'admiration partirent de tous les points de la salle. "Ah! le perfide s'est joue de moi," s'ecria la Corilla en lancant un regard terrible a Anzoleto, qui ne put s'empecher en cet instant de lever les yeux vers elle avec un sourire mal deguise. Et elle se rejeta au fond de sa loge, en fondant en larmes. Consuelo dit encore quelques phrases. On entendit la voix cassee du vieux Lotti qui disait dans son coin: "_Amici miei, questo e un portento!_" Elle chanta son grand air de debut, et fut interrompue dix fois; on cria _bis!_ on la rappela sept fois sur la scene; il y eut des hurlements d'enthousiasme. Enfin la fureur du dilettantisme venitien s'exhala dans toute sa fougue a la fois entrainante et ridicule. "Qu'ont-ils donc a crier ainsi? dit Consuelo en rentrant dans la coulisse pour en etre arrachee aussitot par les vociferations du parterre: on dirait qu'ils veulent me lapider." De ce moment on ne s'occupa plus que tres secondairement d'Anzoleto. On le traita bien, parce qu'on etait en veine de satisfaction; mais la froideur indulgente avec laquelle on laissa passer les endroits defectueux de son chant, sans le consoler immoderement a ceux ou il s'en releva, lui prouva que si sa figure plaisait aux femmes, la majorite expansive et bruyante, le public masculin faisait bon marche de lui et reservait ses tempetes d'exaltation pour la prima-donna. Parmi tous ceux qui etaient venus avec des intentions hostiles, il n'y en eut pas un qui hasarda un murmure, et la verite est qu'il n'y en eut pas trois qui resisterent a l'entrainement et au besoin invincible d'applaudir la merveille du jour. La partition eut le plus grand succes, quoiqu'elle ne fut point ecoutee et que personne ne s'occupat de la musique en elle-meme. C'etait une musique tout italienne, gracieuse, moderement pathetique, et qui ne faisait point encore pressentir, dit-on, l'auteur d'_Alceste_ et d'_Orphee_. Il n'y avait pas assez de beautes frappantes pour choquer l'auditoire. Des le premier entr'acte, le maestro allemand fut rappele devant le rideau avec le debutant, la debutante, voire la Clorinda qui, grace a la protection de Consuelo, avait nasille le second role d'une voix pateuse et avec un accent commun, mais dont les beaux bras avaient desarme tout le monde: la Rosalba, qu'elle remplacait, etait fort maigre. Au dernier entracte, Anzoleto, qui surveillait Corilla a la derobee et qui s'etait apercu de son agitation croissante, jugea prudent d'aller la trouver dans sa loge pour prevenir quelque explosion. Aussitot qu'elle l'apercut, elle se jeta sur lui comme une tigresse, et lui appliqua deux ou trois vigoureux soufflets, dont le dernier se termina d'une maniere assez crochue pour faire couler quelques gouttes de sang et laisser une marque que le rouge et le blanc ne purent ensuite couvrir. Le tenor outrage mit ordre a ces emportements par un grand coup de poing dans la poitrine, qui fit tomber la cantatrice a demi pamee dans les bras de sa soeur Rosalba. "Infame, traitre, _buggiardo!_ murmura-t-elle d'une voix etouffee; ta Consuelo et toi ne perirez que de ma main. --Si tu as le malheur de faire un pas, un geste, une inconvenance quelconque ce soir, je te poignarde a la face de Venise, repondit Anzoleto pale et les dents serrees, en faisant briller devant ses yeux son couteau fidele qu'il savait lancer avec toute la dexterite d'un homme des lagunes. --Il le ferait comme il le dit, murmura la Rosalba epouvantee. Tais-toi; allons-nous-en, nous sommes ici en danger de mort. --Oui, vous y etes, ne l'oubliez pas," repondit Anzoleto; et se retirant, il poussa la porte de la loge avec violence en les y enfermant a double tour. Bien que cette scene tragi-comique se fut passee a la maniere venitienne dans un mezzo-voce mysterieux et rapide, en voyant le debutant traverser rapidement les coulisses pour regagner sa loge la joue cachee dans son mouchoir, on se douta de quelque mignonne bisbille; et le perruquier, qui fut appele a rajuster les boucles de la coiffure du prince grec et a replatrer sa cicatrice, raconta a toute la bande des choristes et des comparses, qu'une chatte amoureuse avait joue des griffes sur la face du heros. Ledit perruquier se connaissait a ces sortes de blessures, et n'etait pas novice confident de pareilles aventures de coulisse. L'anecdote fit le tour de la scene, sauta, je ne sais comment, par-dessus la rampe, et alla se promener de l'orchestre aux balcons, et de la dans les loges, d'ou elle redescendit, un peu grossie en chemin, jusque dans les profondeurs du parterre. On ignorait encore les relations d'Anzoleto avec Corilla; mais quelques personnes l'avaient vu empresse en apparence aupres de la Clorinda, et le bruit general fut que la _seconda-donna_, jalouse de la _prima-donna_, venait de crever un oeil et de casser trois dents au plus beau des _tenori_. Ce fut une desolation pour les uns (je devrais dire les unes), et un delicieux petit scandale pour la plupart. On se demandait si la representation serait suspendue, si on verrait reparaitre le vieux tenor Stefanini pour achever le role, un cahier a la main. La toile se releva, et tout fut oublie lorsqu'on vit revenir Consuelo aussi calme et aussi sublime qu'au commencement. Quoique son role ne fut pas extremement tragique, elle le rendit tel par la puissance de son jeu et l'expression de son chant. Elle fit verser des larmes; et quand le tenor reparut, sa mince egratignure n'excita qu'un sourire. Mais cet incident ridicule empecha cependant son succes d'etre aussi brillant qu'il eut pu l'etre; et tous les honneurs de la soiree demeurerent a Consuelo, qui fut encore rappelee et applaudie a la fin avec frenesie. Apres le spectacle on alla souper au palais Zustiniani, et Anzoleto oublia la Corilla qu'il avait enfermee dans sa loge, et qui fut forcee d'en sortir avec effraction. Dans le tumulte qui suit dans l'interieur du theatre une representation aussi brillante, on ne s'apercut guere de sa retraite. Mais le lendemain cette porte brisee vint coincider avec le coup de griffe recu par Anzoleto, et c'est ainsi qu'on fut sur la voie de l'intrigue qu'il avait jusque la cachee si soigneusement. A peine etait-il assis au somptueux banquet que donnait le comte en l'honneur de Consuelo, et tandis que tous les abbes de la litterature venitienne debitaient a la triomphatrice les sonnets et madrigaux improvises de la veille, un valet glissa sous l'assiette d'Anzoleto un petit billet de la Corilla, qu'il lut a la derobee, et qui etait ainsi concu: "Si tu ne viens me trouver a l'instant meme, je vais te chercher et faire un eclat, fusses-tu au bout du monde, fusses-tu dans les bras de ta Consuelo, trois fois maudite." Anzoleto feignit d'etre pris d'une quinte de toux, et sortit pour ecrire cette reponse au crayon sur un bout de papier regle arrache dans l'antichambre a un cahier de musique: "Viens si tu veux; mon couteau est toujours pret, et avec lui mon mepris et ma haine." Le despote savait bien qu'avec une nature comme celle a qui il avait affaire, la peur etait le seul frein, la menace le seul expedient du moment. Mais, malgre lui, il fut sombre et distrait durant la fete; et lorsqu'on se leva de table, il s'esquiva pour courir chez la Corilla. Il trouva cette malheureuse fille dans un etat digne de pitie. Aux convulsions avaient succede des torrents de larmes; elle etait assise a sa fenetre, echevelee, les yeux meurtris de sanglots; et sa robe, qu'elle avait dechiree de rage, tombait en lambeaux sur sa poitrine haletante. Elle renvoya sa soeur et sa femme de chambre; et, malgre elle, un eclair de joie ranima ses traits en se trouvant aupres de celui qu'elle avait craint de ne plus revoir. Mais Anzoleto la connaissait trop pour chercher a la consoler. Il savait bien qu'au premier temoignage de pitie ou de repentir, il verrait sa fureur se reveiller et abuser de la vengeance. Il prit le parti de perseverer dans son role de durete inflexible; et bien qu'il fut touche de son desespoir, il l'accabla des plus cruels reproches, et lui declara qu'il venait lui faire d'eternels adieux. Il l'amena a se jeter a ses pieds, a se trainer sur ses genoux jusqu'a la porte et a implorer son pardon dans l'angoisse d'une mortelle douleur. Quand il l'eut ainsi brisee et aneantie, il feignit de se laisser attendrir; et tout eperdu d'orgueil et de je ne sais quelle emotion fougueuse, en voyant cette femme si belle et si fiere se rouler devant lui dans la poussiere comme une Madeleine penitente, il ceda a ses transports et la plongea dans de nouvelles ivresses. Mais en se familiarisant avec cette lionne domptee, il n'oublia pas un instant que c'etait une bete feroce, et garda jusqu'au bout l'attitude d'un maitre offense qui pardonne. L'aube commencait a poindre lorsque cette femme, enivree et avilie, appuyant son bras de marbre sur le balcon humide du froid matinal et ensevelissant sa face pale sous ses longs cheveux noirs, se mit a se plaindre d'une voix douce et caressante des tortures que son amour lui faisait eprouver. "Eh bien, oui, lui dit-elle, je suis jalouse, et si tu le veux absolument, je suis pis que cela, je suis envieuse. Je ne puis voir ma gloire de dix annees eclipsee en un instant par une puissance nouvelle qui s'eleve et devant laquelle une foule oublieuse et cruelle m'immole sans menagement et sans regret. Quand tu auras connu les transports du triomphe et les humiliations de la decadence, tu ne seras plus si exigeant et si austere envers toi-meme que tu l'es aujourd'hui envers moi. Je suis encore puissante, dis-tu; comblee de vanites, de succes, de richesses, et d'esperances superbes, je vais voir de nouvelles contrees, subjuguer de nouveaux amants, charmer un peuple nouveau. Quand tout cela serait vrai, crois-tu que quelque chose au monde puisse me consoler d'avoir ete abandonnee de tous mes amis, chassee de mon trone, et d'y voir monter devant moi une autre idole? Et cette honte, la premiere de ma vie, la seule dans toute ma carriere, elle m'est infligee sous tes yeux; que dis-je! elle m'est infligee par toi; elle est l'ouvrage de mon amant, du premier homme que j'aie aime lachement, eperdument! Tu dis encore que je suis fausse et mechante, que j'ai affecte devant toi une grandeur hypocrite, une generosite menteuse; c'est toi qui l'as voulu ainsi, Anzoleto. J'etais offensee, tu m'as prescrit de paraitre tranquille, et je me suis tenue tranquille; j'etais mefiante, tu m'as commande de te croire sincere, et j'ai cru en toi; j'avais la rage et la mort dans l'ame, tu m'as dit de sourire, et j'ai souri; j'etais furieuse et desesperee, tu m'as ordonne de garder le silence, et je me suis tue. Que pouvais-je faire de plus que de m'imposer un caractere qui n'etait pas le mien, et de me parer d'un courage qui m'est impossible? Et quand ce courage m'abandonne, quand ce supplice devient intolerable, quand je deviens folle et que mes tortures devraient briser ton coeur, tu me foules aux pieds, et tu veux m'abandonner mourante dans la fange ou tu m'as plongee! Anzoleto, vous avez un coeur de bronze, et moi je suis aussi peu de chose que le sable des greves qui se laisse tourmenter et emporter par le flot rongeur. Ah! gronde-moi, frappe-moi, outrage-moi, puisque c'est le besoin de ta force; mais plains-moi du moins au fond de ton ame; et a la mauvaise opinion que tu as de moi, juge de l'immensite de mon amour, puisque je souffre tout cela et demande a le souffrir encore. "Mais ecoute, mon ami, lui dit-elle avec plus de douceur et en l'enlacant dans ses bras: ce que tu m'as fait souffrir n'est rien aupres de ce que j'eprouve en songeant a ton avenir et a ton propre bonheur. Tu es perdu, Anzoleto, cher Anzoleto! perdu sans retour. Tu ne le sais pas, tu ne t'en doutes pas, et moi je le vois, et je me dis: "Si du moins j'avais ete sacrifiee a son ambition si ma chute servait a edifier son triomphe! Mais non! elle n'a servi qu'a sa perte, et je suis l'instrument d'une rivale qui met son pied sur nos deux tetes." --Que veux-tu dire, insensee? reprit Anzoleto; je ne te comprends pas. --Tu devrais me comprendre pourtant! tu devrais comprendre du moins ce qui s'est passe ce soir. Tu n'as donc pas vu la froideur du public succeder a l'enthousiasme que ton premier air avait excite, apres qu'elle a eu chante, helas! comme elle chantera toujours, mieux que moi, mieux que tout le monde, et faut-il te le dire? mieux que toi, mille fois, mon cher Anzoleto. Ah! tu ne vois pas que cette femme t'ecrasera, et que deja elle t'a ecrase en naissant? Tu ne vois pas que ta beaute est eclipsee par sa laideur; car elle est laide, je le soutiens; mais je sais aussi que les laides qui plaisent allument de plus furieuses passions et de plus violents engouements chez les hommes que les plus parfaites beautes de la terre. Tu ne vois pas qu'on l'idolatre et que partout ou tu seras aupres d'elle, tu seras efface et passeras inapercu? Tu ne sais pas que pour se developper et pour prendre son essor, le talent du theatre a besoin de louanges et de succes, comme l'enfant qui vient au monde a besoin d'air pour vivre et pour grandir; que la moindre rivalite absorbe une partie de la vie que l'artiste aspire, et qu'une rivalite redoutable, c'est le vide qui se fait autour de nous, c'est la mort qui penetre dans notre ame! Tu le vois bien par mon triste exemple: la seule apprehension de cette rivale que je ne connaissais pas, et que tu voulais m'empecher de craindre, a suffi pour me paralyser depuis un mois; et plus j'approchais du jour de son triomphe, plus ma voix s'eteignait, plus je me sentais deperir. Et je croyais a peine a ce triomphe possible! Que sera-ce donc maintenant que je l'ai vu certain, eclatant, inattaquable? Sais-tu bien que je ne peux plus reparaitre a Venise, et peut-etre en Italie sur aucun theatre, parce que je serais demoralisee, tremblante, frappee d'impuissance? Et qui sait ou ce souvenir ne m'atteindra pas, ou le nom et la presence de cette rivale victorieuse ne viendront pas me poursuivre et me mettre en fuite? Ah! moi, je suis perdue; mais tu l'es aussi, Anzoleto. Tu es mort avant d'avoir vecu; et si j'etais aussi mechante que tu le dis, je m'en rejouirais, je te pousserais a ta perte, et je serais vengee; au lieu que je te le dis avec desespoir: si tu reparais une seule fois aupres d'elle a Venise, tu n'as plus d'avenir a Venise; si tu la suis dans ses voyages, la honte et le neant voyageront avec toi. Si, vivant de ses recettes, partageant son opulence, et t'abritant sous sa renommee, tu traines a ses cotes une existence pale et miserable, sais-tu quel sera ton titre aupres du public? Quel est, dira-t-on en te voyant, ce beau jeune homme qu'on apercoit derriere elle? Rien, repondra-t-on; moins que rien: c'est le mari ou l'amant de la divine cantatrice." Anzoleto devint sombre comme les nuees orageuses qui montaient a l'orient du ciel. "Tu es une folle, chere Corilla, repondit-il; la Consuelo n'est pas aussi redoutable pour toi que tu te l'es representee aujourd'hui dans ton imagination malade. Quant a moi, je te l'ai dit, je ne suis pas son amant, je ne serai surement jamais son mari, et je ne vivrai pas comme un oiseau chetif sous l'ombre de ses larges ailes. Laisse-la prendre son vol. Il y a dans le ciel de l'air et de l'espace pour tous ceux qu'un essor puissant enleve de terre. Tiens, regarde ce passereau; ne vole-t-il pas aussi bien sur le canal que le plus lourd goeland sur la mer? Allons! treve a ces reveries! le jour me chasse de tes bras. A demain. Si tu veux que je revienne, reprends cette douceur et cette patience qui m'avaient charme, et qui vont mieux a ta beaute que les cris et les emportements de la jalousie." Anzoleto, absorbe pourtant dans de noires pensees, se retira chez lui, et ce ne fut que couche et pret a s'endormir, qu'il se demanda qui avait du accompagner Consuelo au sortir du palais Zustiniani pour la ramener chez elle. C'etait un soin qu'il n'avait jamais laisse prendre a personne. "Apres tout, se dit-il en donnant de grands coups de poing a son oreiller pour l'arranger sous sa tete, si la destinee veut que le comte en vienne a ses fins, autant vaut pour moi que cela arrive plus tot que plus tard!" XVIII. Lorsque Anzoleto s'eveilla, il sentit se reveiller aussi la jalousie que lui avait inspiree le comte Zustiniani. Mille sentiments contraires se partageaient son ame. D'abord cette autre jalousie que la Corilla avait eveillee en lui pour le genie et le succes de Consuelo. Celle-la s'enfoncait plus avant dans son sein, a mesure qu'il comparait le triomphe de sa fiancee a ce que, dans son ambition trompee, il appelait sa propre chute. Ensuite l'humiliation d'etre supplante peut-etre dans la realite, comme il l'etait deja dans l'opinion, aupres de cette femme desormais celebre et toute-puissante dont il etait si flatte la veille d'etre l'unique et souverain amour. Ces deux jalousies se disputaient dans sa pensee, et il ne savait a laquelle se livrer pour eteindre l'autre. Il avait a choisir entre deux partis: ou d'eloigner Consuelo du comte et de Venise, et de chercher avec elle fortune ailleurs, ou de l'abandonner a son rival, et d'aller au loin tenter seul les chances d'un succes qu'elle ne viendrait plus contre-balancer. Dans cette incertitude de plus en plus poignante, au lieu d'aller reprendre du calme aupres de sa veritable amie, il se lanca de nouveau dans l'orage en retournant chez la Corilla. Elle attisa le feu en lui demontrant, avec plus de force que la veille, tout le desavantage de sa position. "Nul n'est prophete en son pays, lui dit-elle; et c'est deja un mauvais milieu pour toi que la ville ou tu es ne, ou l'on t'a vu courir en haillons sur la place publique, ou chacun peut se dire (et Dieu sait que les nobles aiment a se vanter de leurs bienfaits, meme imaginaires, envers les artistes): "C'est moi qui l'ai protege; je me suis apercu le premier de son talent; c'est moi qui l'ai recommande a celui-ci, c'est moi qui l'ai prefere a celui-la." Tu as beaucoup trop vecu ici au grand air, mon pauvre Anzolo; ta charmante figure avait frappe tous les passants avant qu'on sut qu'il y avait en toi de l'avenir. Le moyen d'eblouir des gens qui t'ont vu ramer sur leur gondole, pour gagner quelques sous, en leur chantant les strophes du Tasse, ou faire leurs commissions pour avoir de quoi souper! Consuelo, laide et menant une vie retiree, est ici une merveille etrangere. Elle est Espagnole d'ailleurs, elle n'a pas l'accent venitien. Sa prononciation belle, quoiqu'un peu singuliere, leur plairait encore, quand meme elle serait detestable: c'est quelque chose dont leurs oreilles ne sont pas rebattues. Ta beaute a ete pour les trois quarts dans le petit succes que tu as eu au premier acte. Au dernier on y etait deja habitue. --Dites aussi que la belle cicatrice que vous m'avez faite au-dessous de l'oeil, et que je ne devrais vous pardonner de ma vie, n'a pas peu contribue a m'enlever ce dernier, ce frivole avantage. --Serieux au contraire aux yeux des femmes, mais frivole a ceux des hommes. Avec les unes, tu regneras dans les salons; sans les autres, tu succomberas au theatre. Et comment veux-tu les occuper, quand c'est une femme qui te les dispute? une femme qui subjugue non-seulement les dilettanti serieux, mais qui enivre encore, par sa grace et le prestige de son sexe, tous les hommes qui ne sont point connaisseurs en musique! Ah! que pour lutter avec moi, il a fallu de talent et de science a Stefanini, a Saverio, et a tous ceux qui ont paru avec moi sur la scene! --A ce compte, chere Corilla, je courrais autant de risques en me montrant aupres de toi, que j'en cours aupres de la Consuelo. Si j'avais eu la fantaisie de te suivre en France, tu me donnerais la un bon avertissement." Ces mots echappes a Anzoleto furent un trait de lumiere pour la Corilla. Elle vit qu'elle avait frappe plus juste qu'elle ne s'en flattait encore; car la pensee de quitter Venise s'etait deja formulee dans l'esprit de son amant. Des qu'elle concut l'espoir de l'entrainer avec elle, elle n'epargna rien pour lui faire gouter ce projet. Elle s'abaissa elle-meme tant qu'elle put, et elle se mit au-dessous de sa rivale avec une modestie sans bornes. Elle se resigna meme a dire qu'elle n'etait ni assez grande cantatrice, ni assez belle pour allumer des passions dans le public. Et comme tout cela etait plus vrai qu'elle ne le pensait en le disant, comme Anzoleto s'en apercevait de reste, et ne s'etait jamais abuse sur l'immense superiorite de Consuelo, elle n'eut pas de peine a le lui persuader. Leur association et leur fuite furent donc a peu pres resolues dans cette seance; et Anzoleto y songeait serieusement, bien qu'il se gardat toujours une porte de derriere pour echapper a cet engagement dans l'occasion. Corilla, voyant qu'il lui restait un fond d'incertitude, l'engagea fortement a continuer ses debuts, le flattant de l'esperance d'un meilleur sort pour les autres representations; mais bien certaine, au fond, que ces epreuves malheureuses le degouteraient completement et de Venise et de Consuelo. En sortant de chez sa maitresse, il se rendit chez son amie. Un invincible besoin de la revoir l'y poussait imperieusement. C'etait la premiere fois qu'il avait fini et commence une journee sans recevoir son chaste baiser au front. Mais comme, apres ce qui venait de se passer avec la Corilla, il eut rougi de sa versatilite, il essaya de se persuader qu'il allait chercher aupres d'elle la certitude de son infidelite, et le desabusement complet de son amour. Sans nul doute, se disait-il, le comte aura profite de l'occasion et du depit cause par mon absence, et il est impossible qu'un libertin tel que lui se soit trouve avec elle la nuit en tete-a-tete, sans que la pauvrette ait succombe. Cette idee lui faisait pourtant venir une sueur froide au visage; s'il s'y arretait, la certitude du remords et du desespoir de Consuelo brisait son ame, et il hatait le pas, s'imaginant la trouver, noyee de larmes. Et puis une voix interieure, plus forte que toutes les autres, lui disait qu'une chute aussi prompte et aussi honteuse etait impossible a un etre aussi pur et aussi noble; et il ralentissait sa marche en songeant a lui-meme, a l'odieux de sa conduite, a l'egoisme de son ambition, aux mensonges et aux reproches dont il avait rempli sa vie et sa conscience. Il trouva Consuelo dans sa robe noire, devant sa table, aussi sereine et aussi sainte dans son attitude et dans son regard qu'il l'avait toujours vue. Elle courut a lui avec la meme effusion qu'a l'ordinaire, et l'interrogea avec inquietude, mais sans reproche et sans mefiance, sur l'emploi de ce temps passe loin d'elle. "J'ai ete souffrant, lui repondit-il avec l'abattement profond que lui causait son humiliation interieure. Ce coup que je me suis donne a la tete contre un decor, et dont je t'ai montre la marque en te disant que ce n'etait rien, m'a pourtant cause un si fort ebranlement au cerveau qu'il m'a fallu quitter le palais Zustiniani dans la crainte de m'y evanouir, et que j'ai eu besoin de garder le lit toute la matinee. --O mon Dieu! dit Consuelo en baisant la cicatrice faite par sa rivale; tu as souffert, et tu souffres encore? --Non, ce repos m'a fait du bien. N'y songe plus, et dis-moi comment tu as fait pour revenir toute seule cette nuit? --Toute seule? Oh! non, le comte m'a ramenee dans sa gondole. --Ah! j'en etais sur! s'ecria Anzoleto avec un accent etrange. Et sans doute ... il t'a dit de bien belles choses dans ce tete-a-tete? --Qu'eut-il pu me dire qu'il ne m'ait dit cent fois devant tout le monde? Il me gate, et me donnerait de la vanite si je n'etais en garde contre cette maladie. D'ailleurs, nous n'etions pas tete-a-tete; mon bon maitre a voulu m'accompagner aussi. Oh! l'excellent ami! --Quel maitre? que excellent ami? dit Anzoleto rassure et deja preoccupe. --Eh! le Porpora! A quoi songes-tu donc? --Je songe, chere Consuelo, a ton triomphe d'hier soir; et toi, y songes-tu? --Moins qu'au tien, je te jure! --Le mien! Ah! ne me raille pas, ma belle amie; le mien a ete si pale qu'il ressemblait beaucoup a une chute." Consuelo palit de surprise. Elle n'avait pas eu, malgre sa fermete remarquable, tout le sang-froid necessaire pour apprecier la difference des applaudissements qu'elle et son amant avaient recueillis. II y a dans ces sortes d'ovations un trouble auquel l'artiste le plus sage ne peut se derober, et qui fait souvent illusion a quelques-uns, au point de leur faire prendre l'appui d'une cabale pour la clameur d'un succes. Mais au lieu de s'exagerer l'amour de son public, Consuelo, presque effrayee d'un bruit si terrible, avait eu peine a le comprendre, et n'avait pas constate la preference qu'on lui avait donnee sur Anzoleto. Elle le gronda naivement de son exigence envers la fortune; et voyant qu'elle ne pouvait ni le persuader ni vaincre sa tristesse, elle lui reprocha doucement d'etre trop amoureux de la gloire, et d'attacher trop de prix a la faveur du monde. "Je te l'ai toujours predit, lui dit-elle, tu preferes les resultats de l'art a l'art lui-meme. Quand on a fait de son mieux, quand on sent qu'on a fait bien, il me semble qu'un peu plus ou un peu moins d'approbation n'ote ni n'ajoute rien au contentement interieur. Souviens-toi de ce que me disait le Porpora la premiere fois que j'ai chante au palais Zustiniani: Quiconque se sent penetre d'un amour vrai pour son art ne peut rien craindre ... --Ton Porpora et toi, interrompit Anzoleto avec humeur, pouvez bien vous nourrir de ces belles maximes. Rien n'est si aise que de philosopher sur les maux de la vie quand on n'en connait que les biens. Le Porpora, quoique pauvre et conteste, a un nom illustre. Il a cueilli assez de lauriers pour que sa vieille tete puisse blanchir en paix sous leur ombre. Toi qui te sens invincible, tu es inaccessible a la peur. Tu t'eleves du premier bond au sommet de l'echelle, et tu reproches a ceux qui n'ont pas de jambes d'avoir le vertige. C'est peu charitable, Consuelo, et souverainement injuste. Et puis ton argument ne m'est pas applicable: tu dis que l'on doit mepriser l'assentiment du public quand on a le sien propre; mais si je ne l'ai pas, ce temoignage interieur d'avoir bien fait? Et ne vois-tu pas que je suis horriblement mecontent de moi-meme? N'as-tu pas vu que j'etais detestable? N'as-tu pas entendu que j'ai chante pitoyablement? --Non, car cela n'est pas. Tu n'as ete ni au-dessus ni au-dessous de toi-meme. L'emotion que tu eprouvais n'a presque rien ote a tes moyens. Elle s'est vite dissipee d'ailleurs, et les choses que tu sais bien, tu les a bien rendues. --Et celles que je ne sais pas?" dit Anzoleto en fixant sur elle ses grands yeux noirs creuses par la fatigue et le chagrin. Elle soupira et garda un instant le silence, puis elle lui dit en l'embrassant: "Celles que tu ne sais pas, il faut les apprendre. Si tu avais voulu etudier serieusement pendant les repetitions ... Te l'ai-je dit? Mais ce n'est pas le moment de faire des reproches, c'est le moment au contraire de tout reparer. Voyons, prenons seulement deux heures par jour, et tu verras que nous triompherons vite de ce qui t'arrete. --Sera-ce donc l'affaire d'un jour? --Ce sera l'affaire de quelques mois tout au plus. --Et cependant je joue demain! je continue a debuter devant un public qui me juge sur mes defauts beaucoup plus que sur mes qualites. --Mais qui s'apercevra bien de tes progres. --Qui sait? S'il me prend en aversion! --Il t'a prouve le contraire. --Oui! tu trouves qu'il a ete indulgent pour moi? --Eh bien, oui, il l'a ete, mon ami. La ou tu as ete faible, il a ete bienveillant; la ou tu as ete fort, il t'a rendu justice. --Mais, en attendant, on va me faire en consequence un engagement miserable. --Le comte est magnifique en tout et n'epargne pas l'argent. D'ailleurs ne m'en offre-t-il pas plus qu'il ne nous en faut pour vivre tous deux dans l'opulence? --C'est cela! je vivrais de ton succes! --J'ai bien assez longtemps vecu de ta faveur. --Ce n'est pas de l'argent qu'il s'agit. Qu'il m'engage a peu de frais, peu importe; mais il m'engagera pour les seconds ou les troisiemes roles. --Il n'a pas d'autre _primo-uomo_ sous la main. Il y a longtemps qu'il compte sur toi et ne songe qu'a toi. D'ailleurs il est tout porte pour toi. Tu disais qu'il serait contraire a notre mariage! Loin de la, il semble le desirer, et me demande souvent quand je l'inviterai a ma noce. --Ah! vraiment? C'est fort bien! Grand merci, monsieur le comte! --Que veux-tu dire? --Rien. Seulement, Consuelo, tu as eu grand tort de ne pas m'empecher de debuter jusqu'a ce que mes defauts que tu connaissais si bien, se fussent corriges dans de meilleures etudes. Car tu les connais, mes defauts, je le repete. --Ai-je manque de franchise? ne t'ai-je pas averti souvent? Mais tu m'as toujours dit que le public ne s'y connaissait pas; et quand j'ai su quel succes tu avais remporte chez le comte la premiere fois que tu as chante dans son salon, j'ai pense que ... --Que les gens du monde ne s'y connaissaient pas plus que le public vulgaire? --J'ai pense que tes qualites frapperaient plus que tes defauts; et il en a ete ainsi, ce me semble, pour les uns comme pour l'autre. --Au fait, pensa Anzoleto, elle dit vrai, et si je pouvais reculer mes debuts.... Mais c'est courir le risque de voir appeler a ma place un tenor qui ne me la cederait plus. Voyons! dit-il apres avoir fait plusieurs tours dans la chambre, quels sont donc mes defauts? --Ceux que je t'ai dits souvent, trop de hardiesse et pas assez de preparation; une energie plus fievreuse que sentie; des effets dramatiques qui sont l'ouvrage de la volonte plus que ceux de l'attendrissement. Tu ne t'es pas penetre de l'ensemble de ton role. Tu l'as appris par fragments. Tu n'y as vu qu'une succession de morceaux plus ou moins brillants. Tu n'en as saisi ni la gradation, ni le developpement, ni le resume. Presse de montrer ta belle voix et l'habilete que tu as a certains egards, tu as donne ton dernier mot presque en entrant en scene. A la moindre occasion, tu as cherche un effet, et tous tes effets ont ete semblables. A la fin du premier acte, on te connaissait, on te savait par coeur; mais on ne savait pas que c'etait tout, et on attendait quelque chose de prodigieux pour la fin. Ce quelque chose n'etait pas en toi. Ton emotion etait epuisee, et ta voix n'avait plus la meme fraicheur. Tu l'as senti, tu as force l'une et l'autre; on l'a senti aussi, et l'on est reste froid, a ta grande surprise, au moment ou tu te croyais le plus pathetique. C'est qu'a ce moment-la on ne voyait pas l'artiste inspire par la passion, mais l'acteur aux prises avec le succes. --Et comment donc font les autres? s'ecria Anzoleto en frappant du pied. Est-ce que je ne les ai pas entendus, tous ceux qu'on a applaudis a Venise depuis dix ans? Est-ce que le vieux Stefanini ne criait pas quand la voix lui manquait? Et cependant on l'applaudissait avec rage. --II est vrai, et je n'ai pas compris que le public put s'y tromper. Sans doute on se souvenait du temps ou il y avait eu en lui plus de puissance, et on ne voulait pas lui faire sentir le malheur de son age. --Et la Corilla, voyons, cette idole que tu renverses, est-ce qu'elle ne forcait pas les situations? Est-ce-qu'elle ne faisait pas des efforts penibles a voir et a entendre? Est-ce qu'elle etait passionnee tout de bon, quand on la portait aux nues? --C'est parce que j'ai trouve ses moyens factices, ses effets detestables, son jeu comme son chant depourvus de gout et de grandeur, que je me suis presentee si tranquillement sur la scene, persuadee comme toi que le public ne s'y connaissait pas beaucoup. --Ah! dit Anzoleto avec un profond soupir, tu mets le doigt sur ma plaie, pauvre Consuelo! --Comment cela, mon bien-aime? --Comment cela? tu me le demandes? Nous nous etions trompes, Consuelo. Le public s'y connait. Son coeur lui apprend ce que son ignorance lui voile. C'est un grand enfant qui a besoin d'amusement et d'emotion. Il se contente de ce qu'on lui donne; mais qu'on lui montre quelque chose de mieux, et le voila qui compare et qui comprend. La Corilla pouvait encore le charmer la semaine derniere, bien qu'elle chantat faux et manquat de respiration. Tu parais, et la Corilla est perdue; elle est effacee, enterree. Qu'elle reparaisse, on la sifflera. Si j'avais debute aupres d'elle, j'aurais eu un succes complet comme celui que j'ai eu chez le comte, la premiere fois que j'ai chante apres elle. Mais aupres de toi, j'ai ete eclipse. Il en devait etre ainsi, et il en sera toujours ainsi. Le public avait le gout du clinquant. Il prenait des oripeaux pour des pierreries; il en etait ebloui. On lui montre un diamant fin, et deja il ne comprend plus qu'on ait pu le tromper si grossierement. Il ne peut plus souffrir les diamants faux, et il en fait justice. Voila mon malheur, Consuelo: c'est d'avoir ete produit, moi, verroterie de Venise, a cote d'une perle sortie du fond des mers." Consuelo ne comprit pas tout ce qu'il y avait d'amertume et de verite dans ces reflexions. Elle les mit sur le compte de l'amour de son fiance, et ne repondit a ce qu'elle prit pour de douces flatteries, que par des sourires et des caresses. Elle pretendit qu'il la surpasserait, le jour ou il voudrait s'en donner la peine, et releva son courage en lui persuadant que rien n'etait plus facile que de chanter comme elle. Elle etait de bonne foi en ceci, n'ayant jamais ete arretee par aucune difficulte, et ne sachant pas que le travail meme est le premier des obstacles, pour quiconque n'en a pas l'amour et la perseverance. XIX. Encourage par la franchise de Consuelo et la perfidie de Corilla qui le pressait de se faire entendre encore en public, Anzoleto se mit a travailler avec ardeur; et a la seconde representation d'_Ipermnestre_, il chanta beaucoup plus purement son premier acte. On lui en sut gre. Mais, comme le succes de Consuelo grandit en proportion, il ne fut pas satisfait du sien, et commenca a se sentir demoralise par cette nouvelle constatation de son inferiorite. Des ce moment, tout prit a ses yeux un aspect sinistre. Il lui sembla qu'on ne l'ecoutait pas, que les spectateurs places pres de lui murmuraient des reflexions humiliantes sur son compte, et que les amateurs bienveillants qui l'encourageaient dans les coulisses avaient l'air de le plaindre profondement. Tous leurs eloges eurent pour lui un double sens dont il s'appliqua le plus mauvais. La Corilla, qu'il alla consulter dans sa loge durant l'entr'acte, affecta de lui demander d'un air effraye s'il n'etait pas malade. --Pourquoi? lui dit-il avec impatience. "Parce que ta voix est sourde aujourd'hui, et que tu sembles accable! Cher Anzoleto, reprends courage; donne tes moyens qui sont paralyses par la crainte ou le decouragement. --N'ai-je pas bien dit mon premier air? --Pas a beaucoup pres aussi bien que la premiere fois. J'en ai eu le coeur si serre que j'ai failli me trouver mal. --Mais on m'a applaudi, pourtant? --Helas!... n'importe: j'ai tort de t'oter l'illusion. Continue ... Seulement tache de derouiller ta voix." "Consuelo, pensa-t-il, a cru me donner un conseil. Elle agit d'instinct, et reussit pour son propre compte. Mais ou aurait-elle pris l'experience de m'enseigner a dominer ce public recalcitrant? En suivant la direction qu'elle me donne, je perds mes avantages, et on ne me tient pas compte de l'amelioration de ma maniere. Voyons! revenons a mon audace premiere. N'ai-je pas eprouve, a mon debut chez le comte, que je pouvais eblouir meme ceux que je ne persuadais pas? Le vieux Porpora ne m'a-t-il pas dit que j'avais les taches du genie? Allons donc! que ce public subisse mes taches et qu'il plie sous mon genie." Il se battit les flancs, fit des prodiges au second acte, et fut ecoute avec surprise. Quelques-uns battirent des mains, d'autres imposerent silence aux applaudissements. Le public en masse se demanda si cela etait sublime ou detestable. Encore un peu d'audace, et peut-etre qu'Anzoleto l'emportait. Mais cet echec le troubla au point que sa tete s'egara, et qu'il manqua honteusement tout le reste de son role. A la troisieme representation, il avait repris son courage, et, resolu d'aller a sa guise sans ecouter les conseils de Consuelo; il hasarda les plus etranges caprices, les bizarreries les plus impertinentes, honte! deux ou trois sifflets interrompirent le silence qui accueillait ces tentatives desesperees. Le bon et genereux public fit taire les sifflets et se mit a battre des mains; il n'y avait pas moyen de s'abuser sur cette bienveillance envers la personne et sur ce blame envers l'artiste. Anzoleto dechira son costume en rentrant dans sa loge, et, a peine la piece finie, il courut s'enfermer avec la Corilla, en proie a une rage profonde et determine a fuir avec elle au bout de la terre. Trois jours s'ecoulerent sans qu'il revit Consuelo. Elle lui inspirait non pas de la haine, non pas du refroidissement (au fond de son ame bourrelee de remords, il la cherissait toujours et souffrait mortellement de ne pas la voir), mais une veritable terreur. Il sentait la domination de cet etre qui l'ecrasait en public de toute sa grandeur, et qui en secret reprenait a son gre possession de sa confiance et de sa volonte. Dans son agitation il n'eut pas la force de cacher a la Corilla combien il etait attache a sa noble fiancee, et combien elle avait encore d'empire sur ses convictions. La Corilla en concut un depit amer, qu'elle eut la force de dissimuler. Elle le plaignit, le confessa; et quand elle sut le secret de sa jalousie, elle frappa un grand coup en faisant savoir sous main a Zustiniani sa propre intimite avec Anzoleto, pensant bien que le comte ne perdrait pas une si belle occasion d'en instruire l'objet de ses desirs, et de rendre a Anzoleto le retour impossible. Surprise de voir un jour entier s'ecouler dans la solitude de sa mansarde, Consuelo s'inquieta; et le lendemain d'un nouveau jour d'attente vaine et d'angoisse mortelle, a la nuit tombante, elle s'enveloppa d'une mante epaisse (car la cantatrice celebre n'etait plus garantie par son obscurite contre les mechants propos), et courut a la maison qu'occupait Anzoleto depuis quelques semaines, logement plus convenable que les precedents, et que le comte lui avait assigne dans une des nombreuses maisons qu'il possedait dans la ville. Elle ne l'y trouva point, et apprit qu'il y passait rarement la nuit. Cette circonstance ne l'eclaira pas sur son infidelite. Elle connaissait ses habitudes de vagabondage poetique, et pensa que, ne pouvant s'habituer a ces somptueuses demeures, il retournait a quelqu'un de ses anciens gites. Elle allait se hasarder a l'y chercher, lorsqu'en se retournant pour repasser la porte, elle se trouva face a face avec maitre Porpora. "Consuelo, lui dit-il a voix basse, il est inutile de me cacher tes traits; je viens d'entendre ta voix, et ne puis m'y meprendre. Que viens-tu faire ici, a cette heure, ma pauvre enfant, et que cherches-tu dans cette maison? --J'y cherche mon fiance, repondit Consuelo en s'attachant au bras de son vieux maitre. Et je ne sais pas pourquoi je rougirais de l'avouer a mon meilleur ami. Je sais bien que vous blamez mon attachement pour lui; mais je ne saurais vous faire un mensonge. Je suis inquiete. Je n'ai pas vu Anzoleto depuis avant-hier au theatre. Je le crois malade. --Malade? lui! dit le professeur en haussant les epaules. Viens avec moi, pauvre fille; il faut que nous causions; et puisque tu prends enfin le parti de m'ouvrir ton coeur, il faut que je t'ouvre le mien aussi. Donne-moi le bras, mous parlerons en marchant. Ecoute, Consuelo; et penetre-toi bien de ce que je vais te dire. Tu ne peux pas, tu ne dois pas etre la femme de ce jeune homme. Je te le defends, au nom du Dieu vivant qui m'a donne pour toi des entrailles de pere. --O mon maitre, repondit-elle avec douleur, demandez-moi le sacrifice de ma vie, mais non celui de mon amour. --Je ne le demande pas, je l'exige, repondit le Porpora avec fermete. Cet amant est maudit. Il fera ton tourment et ta honte si tu ne l'abjures a l'instant meme. --Cher maitre, reprit-elle avec un sourire triste et caressant, vous m'avez dit cela bien souvent; mais j'ai vainement essaye de vous obeir. Vous haissez ce pauvre enfant. Vous ne le connaissez pas, et je suis certaine que vous reviendrez de vos preventions. --Consuelo, dit le maestro avec plus de force, je t'ai fait jusqu'ici d'assez vaines objections et de tres-inutiles defenses, je le sais. Je t'ai parle en artiste, et comme a une artiste; je ne voyais non plus dans ton fiance que l'artiste. Aujourd'hui, je te parle en homme, et je te parle d'un homme, et je te parle comme a une femme. Cette femme a mal place son amour, cet homme en est indigne, et l'homme qui te le dit en est certain. --O mon Dieu! Anzoleto indigne de mon amour! Lui, mon seul ami, mon protecteur, mon frere! Ah! vous ne savez pas comme il m'a aidee et comme il m'a respectee depuis que je suis au monde! Il faut que je vous le dise." Et Consuelo raconta toute l'histoire de sa vie et de son amour, qui etait une seule et meme histoire. Le Porpora en fut emu, mais non ebranle. "Dans tout ceci, dit-il, je ne vois que ton innocence, ta fidelite, ta vertu. Quant a lui, je vois bien le besoin qu'il a eu de ta societe et de tes enseignements, auxquels, bien que tu en penses, je sais qu'il doit le peu qu'il sait et le peu qu'il vaut; mais il n'en est pas moins vrai que cet amant si chaste et si pur n'est que le rebut de toutes les femmes perdues de Venise, qu'il apaise l'ardeur des feux que tu lui inspires dans les maisons de debauche, et qu'il ne songe qu'a t'exploiter, tandis qu'il assouvit ailleurs ses honteuses passions. --Prenez garde a ce que vous dites, repondit Consuelo d'une voix etouffee; j'ai coutume de croire en vous comme en Dieu, o mon maitre! Mais en ce qui concerne Anzoleto, j'ai resolu de vous fermer mes oreilles et mon coeur ... Ah! laissez-moi vous quitter, ajouta-t-elle en essayant de detacher son bras de celui du professeur, vous me donnez la mort. --Je veux donner la mort a ta passion funeste, et par la verite je veux te rendre a la vie, repondit-il en serrant le bras de l'enfant contre sa poitrine genereuse et indignee. Je sais que je suis rude, Consuelo. Je ne sais pas etre autrement, et c'est a cause de cela que j'ai retarde, tant que je l'ai pu, le coup que je vais te porter. J'ai espere que tu ouvrirais les yeux, que tu comprendrais ce qui se passe autour de toi. Mais au lieu de t'eclairer par l'experience, tu te lances en aveugle au milieu des abimes. Je ne veux pas t'y laisser tomber! moi! Tu es le seul etre que j'aie estime depuis dix ans. Il ne faut pas que tu perisses, non, il ne le faut pas. --Mais, mon ami, je ne suis pas en danger. Croyez-vous que je mente quand je vous jure, par tout ce qu'il y a de sacre, que j'ai respecte le serment fait au lit de mort de ma mere? Anzoleto le respecte aussi. Je ne suis pas encore sa femme, je ne suis donc pas sa maitresse. --Mais qu'il dise un mot, et tu seras l'une et l'autre! --Ma mere elle-meme nous l'a fait promettre. --Et tu venais cependant ce soir trouver cet homme qui ne veut pas et qui ne peut pas etre ton mari? --Qui vous l'a dit? --La Corilla lui permettrait-elle jamais de ... --La Corilla? Qu'y a-t-il de commun entre lui et la Corilla? --Nous sommes a deux pas de la demeure de cette fille ... Tu cherchais ton fiance ... allons l'y trouver. T'en sens-tu le courage? --Non! non! mille fois non! repondit Consuelo en flechissant dans sa marche et en s'appuyant contre la muraille. Laissez-moi la vie, mon maitre; ne me tuez pas avant que j'aie vecu. Je vous dis que vous me faites mourir. --Il faut que tu boives ce calice, reprit l'inexorable vieillard; je fais ici le role du destin. N'ayant jamais fait que des ingrats et par consequent des malheureux par ma tendresse et ma mansuetude, il faut que je dise la verite a ceux que j'aime. C'est le seul bien que puisse operer un coeur desseche par le malheur et petrifie par la souffrance. Je te plains, ma pauvre fille, de n'avoir pas un ami plus doux et plus humain pour te soutenir dans cette crise fatale. Mais tel que l'on m'a fait, il faut que j'agisse sur les autres et que j'eclaire par le rayonnement de la foudre, ne pouvant vivifier par la chaleur du soleil. Ainsi donc, Consuelo, pas de faiblesse entre nous. Viens a ce palais. Je veux que tu surprennes ton amant dans les bras de l'impure Corilla. Si tu ne peux marcher, je te trainerai! Si tu tombes je te porterai! Ah! Le vieux Porpora est robuste encore, quand le feu de la colere divine brule dans ses entrailles! --Grace! grace! s'ecria Consuelo plus pale que la mort. Laissez-moi douter encore ... Donnez-moi encore un jour, un seul jour pour croire en lui; je ne suis pas preparee a ce supplice ... --Non, pas un jour, pas une heure, repondit-il d'un ton inflexible; car cette heure qui s'ecoule, je ne la retrouverai pas pour te mettre la verite sous les yeux; et ce jour que tu demandes, l'infame en profiterait pour te remettre sous le joug du mensonge. Tu viendras avec moi; je te l'ordonne, je le veux. --Eh bien, oui! j'irai, dit Consuelo en reprenant sa force par une violente reaction de l'amour. J'irai avec vous pour constater votre injustice et la foi de mon amant; car vous vous trompez indignement, et vous voulez que je me trompe avec vous! Allez donc, bourreau que vous etes! Je vous suis, et je ne vous crains pas." Le Porpora la prit au mot; et, saisissant son bras dans sa main nerveuse, forte comme une pince de fer, il la conduisit dans la maison qu'il habitait, ou, apres lui avoir fait parcourir tous les corridors et monter tous les escaliers, il lui fit atteindre une terrasse superieure, d'ou l'on distinguait, au-dessus d'une maison plus basse, completement inhabitee, le palais de la Corilla, sombre du bas en haut, a l'exception d'une seule fenetre qui etait eclairee et ouverte sur la facade noire et silencieuse de la maison deserte. Il semblait, de cette fenetre, qu'on ne put etre apercu de nulle part; car un balcon avance empechait que d'en bas on put rien distinguer. De niveau, il n'y avait rien, et au-dessus seulement les combles de la maison qu'habitait le Porpora, et qui n'etait pas tournee de facon a pouvoir plonger dans le palais de la cantatrice. Mais la Corilla ignorait qu'a l'angle de ces combles il y avait un rebord festonne de plomb, une sorte de niche en plein air, ou, derriere un large tuyau de cheminee, le maestro, par un caprice d'artiste, venait chaque soir regarder les etoiles, fuir ses semblables, et rever a ses sujets sacres ou dramatiques. Le hasard lui avait fait ainsi decouvrir le mystere des amours d'Anzoleto, et Consuelo n'eut qu'a regarder dans la direction qu'il lui donnait, pour voir son amant aupres de sa rivale dans un voluptueux tete-a-tete. Elle se detourna aussitot; et le Porpora qui, dans la crainte de quelque vertige de desespoir, la tenait avec une force surhumaine, la ramena a l'etage inferieur et la fit entrer dans son cabinet, dont il ferma la porte et la fenetre pour ensevelir dans le mystere l'explosion qu'il prevoyait. XX. Mais il n'y eut point d'explosion. Consuelo resta muette et atterree. Le Porpora lui adressa la parole. Elle ne repondit pas, et lui fit signe de ne pas l'interroger; puis elle se leva, alla boire, a grands verres, toute une carafe d'eau glacee qui etait sur le clavecin, fit quelques tours dans la chambre, et revint s'asseoir en face de son maitre sans dire une parole. Le vieillard austere ne comprit pas la profondeur de sa souffrance. "Eh bien, lui dit-il, t'avais-je trompee? Que penses-tu faire maintenant?" Un frisson douloureux ebranla la statue; et apres avoir passe la main sur son front: "Je pense ne rien faire, dit-elle, avant d'avoir compris ce qui m'arrive. --Et que te reste-t-il a comprendre? --Tout! car je ne comprends rien; et vous me voyez occupee a chercher la cause de mon malheur, sans rien trouver qui me l'explique. Quel mal ai-je fait a Anzoleto pour qu'il ne m'aime plus? Quelle faute ai-je commise qui m'ait rendue meprisable a ses yeux? Vous ne pouvez pas me le dire, vous! puisque moi qui lis dans ma propre conscience, je n'y vois rien qui me donne la clef de ce mystere. Oh! c'est un prodige inconcevable! Ma mere croyait a la puissance des philtres: cette Corilla serait-elle une magicienne? --Pauvre enfant! dit le maestro; il y a bien ici une magicienne, mais elle s'appelle Vanite; il y a bien un poison, mais il s'appelle Envie. La Corilla a pu le verser; mais ce n'est pas elle qui a petri cette ame si propre a le recevoir. Le venin coulait deja dans les veines impures d'Anzoleto. Une dose de plus l'a rendu traitre, de fourbe qu'il etait; infidele, d'ingrat qu'il a toujours ete. --Quelle vanite? quelle envie? --La vanite de surpasser tous les autres, l'envie de te surpasser, la rage d'etre surpasse par toi. --Cela est-il croyable? Un homme peut-il etre jaloux des avantages d'une femme? Un amant peut-il hair le succes de son amante? Il y a donc bien des choses que je ne sais pas, et que je ne puis pas comprendre! --Tu ne les comprendras jamais; mais tu les constateras a toute heure de ta vie. Tu sauras qu'un homme peut etre jaloux des avantages d'une femme, quand cet homme est un artiste vaniteux; et qu'un amant peut hair les succes de son amante, quand le theatre est le milieu ou ils vivent. C'est qu'un comedien n'est pas un homme, Consuelo; c'est une femme. Il ne vit que de vanite maladive; il ne songe qu'a satisfaire sa vanite; il ne travaille que pour s'enivrer de vanite. La beaute d'une femme lui fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien. Une femme est son rival, ou plutot il est la rivale d'une femme; il a toutes les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les ridicules d'une coquette. Voila le caractere de la plupart des hommes de theatre. Il y a de grandes exceptions; elles sont si rares, elles sont si meritoires, qu'il faut se prosterner devant elles; et leur faire plus d'honneur qu'aux docteurs les plus sages. Anzoleto n'est point une exception; parmi les vaniteux, c'est un des plus vaniteux: voila tout le secret de sa conduite. --Mais quelle vengeance incomprehensible! mais quels moyens pauvres et inefficaces! En quoi la Corilla peut-elle le dedommager de ses mecomptes aupres du public? S'il m'eut dit franchement sa souffrance ... (Ah! il ne fallait qu'un mot pour cela!) je l'aurais comprise, peut-etre; du moins j'y aurais compati; je me serais effacee pour lui faire place. --Le propre des ames envieuses est de hair les gens en raison du bonheur qu'ils leur derobent. Et le propre de l'amour, helas! n'est-il pas de detester, dans l'objet qu'on aime, les plaisirs qu'on ne lui procure pas? Tandis que ton amant abhorre le public qui te comble de gloire, ne hais-tu pas la rivale qui l'enivre de plaisirs? --Vous dites la, mon maitre, une chose profonde et a laquelle je veux reflechir. --C'est une chose vraie. En meme temps qu'Anzoleto te hait pour ton bonheur sur la scene, tu le hais pour ses voluptes dans le boudoir de la Corilla. --Cela n'est pas. Je ne saurais le hair, et vous me faites comprendre qu'il serait lache et honteux de hair ma rivale. Reste donc ce plaisir dont elle l'enivre et auquel je ne puis songer sans fremir. Mais pourquoi? je l'ignore. Si c'est un crime involontaire, Anzoleto n'est donc pas si coupable de hair mon triomphe. --Tu es prompte a interpreter les choses de maniere a excuser sa conduite et ses sentiments. Non, Anzoleto n'est pas innocent et respectable comme toi dans sa souffrance. Il te trompe, il t'avilit, tandis que tu t'efforces de le rehabiliter. Au reste, ce n'est pas la haine et le ressentiment que j'ai voulu t'inspirer; c'est le calme et l'indifference. Le caractere de cet homme entraine les actions de sa vie. Jamais tu ne le changeras. Prends ton parti, et songe a toi-meme. --A moi-meme! c'est-a-dire a moi seule? a moi sans espoir et sans amour? --Songe a la musique, a l'art divin, Consuelo; oserais-tu dire que tu ne l'aimes que pour Anzoleto? --J'ai aime l'art pour lui-meme aussi; mais je n'avais jamais separe dans ma pensee ces deux choses indivisibles: ma vie et celle d'Anzoleto. Et je ne vois pas comment il restera quelque chose de moi pour aimer quelque chose, quand la moitie necessaire de ma vie me sera enlevee. --Anzoleto n'etait pour toi qu'une idee, et cette idee te faisait vivre. Tu la remplaceras par une idee plus grande, plus pure et plus vivifiante. Ton ame, ton genie, ton etre enfin ne sera plus a la merci d'une forme fragile et trompeuse; tu contempleras l'ideal sublime depouille de ce voile terrestre; tu t'elanceras dans le ciel, et tu vivras d'un hymen sacre avec Dieu meme. --Voulez-vous dire que je me ferai religieuse, comme vous m'y avez engagee autrefois? --Non, ce serait borner l'exercice de tes facultes d'artiste a un seul genre, et tu dois les embrasser tous. Quoi que tu fasses et ou que tu sois, au theatre comme dans le cloitre, tu peux etre une sainte, une vierge celeste, la fiancee de l'ideal sacre. --Ce que vous dites presente un sens sublime entoure de figures mysterieuses. Laissez-moi me retirer, mon maitre. J'ai besoin de me recueillir et de me connaitre. --Tu as dit |e mot, Consuelo, tu as besoin de te connaitre. Jusqu'ici tu t'es meconnue en livrant ton ame et ton avenir a un etre inferieur a toi dans tous les sens. Tu as meconnu ta destinee, en ne voyant pas que tu es nee sans egal, et par consequent sans associe possible en ce monde. Il te faut la solitude, la liberte absolue. Je ne te veux ni mari, ni amant, ni famille, ni passions, ni liens d'aucune sorte. C'est ainsi que j'ai toujours concu ton existence et compris ta carriere. Le jour ou tu te donneras a un mortel, tu perdras ta divinite. Ah! si la Minotaure et la Mollendo, mes illustres eleves, mes puissantes creations, avaient voulu me croire, elles auraient vecu sans rivales sur la terre. Mais la femme est faible et curieuse; la vanite l'aveugle, de vains desirs l'agitent, le caprice l'entraine. Qu'ont-elles recueilli de leur inquietude satisfaite? des orages, de la fatigue, la perte ou l'alteration de leur genie. Ne voudras-tu pas etre plus qu'elles, Consuelo? n'auras-tu pas une ambition superieure a tous les faux biens de cette vie? ne voudras-tu pas eteindre les vains besoins de ton coeur pour saisir la plus belle couronne qui ait jamais servi d'aureole au genie?" Le Porpora parla encore longtemps, mais avec une energie et une eloquence que je ne saurais vous rendre. Consuelo l'ecouta, la tete penchee et les yeux attaches a la terre. Quand il eut tout dit: "Mon maitre, lui repondit-elle, vous etes grand; mais je ne le suis pas assez pour vous comprendre. Il me semble que vous outragez la nature humaine en proscrivant ses plus nobles passions. Il me semble que vous etouffez les instincts que Dieu meme nous a donnes, pour faire une sorte de deification d'un egoisme monstrueux et antihumain. Peut-etre vous comprendrais-je mieux si j'etais plus chretienne: je tacherai de le devenir; voila ce que je puis vous promettre." Elle se retira tranquille en apparence, mais devoree au fond de l'ame. Le grand et sauvage artiste la reconduisit jusque chez elle, l'endoctrinant toujours, sans pouvoir la convaincre. Il lui fit du bien cependant, en ouvrant a sa pensee, un vaste champ de meditations profondes et serieuses, au milieu desquelles le crime d'Anzoleto vint s'abimer comme un fait particulier servant d'introduction douloureuse, mais solennelle, a des reveries infinies. Elle passa de longues heures a prier, a pleurer et a reflechir; et puis elle s'endormit avec la conscience de sa vertu, et l'esperance en un Dieu initiateur et secourable. Le lendemain Porpora vint lui annoncer qu'il y aurait repetition d'_Ipermnestre_ pour Stefanini, qui prenait le role d'Anzoleto. Ce dernier etait malade, gardait le lit, et se plaignait d'une extinction de voix. Le premier mouvement de Consuelo fut de courir chez lui pour le soigner. "Epargne-toi cette peine, lui dit le professeur; il se porte a merveille; le medecin du theatre l'a constate, et il ira ce soir chez la Corilla. Mais le comte Zustiniani, qui comprend fort bien ce que cela veut dire, et qui consent sans beaucoup de regrets a ce qu'il suspende ses debuts, a defendu au medecin de demasquer la feinte, et a prie le bon Stefanini de rentrer au theatre pour quelques jours. --Mais, mon Dieu, que compte donc faire Anzoleto? Est-il decourage au point de quitter le theatre? --Oui, le theatre de San-Samuel. Il part dans un mois, pour la France avec la Corilla. Cela t'etonne? Il fuit l'ombre que tu projettes sur lui. Il remet son sort dans les mains d'une femme moins redoutable, et qu'il trahira quand il n'aura plus besoin d'elle." La Consuelo palit et mit les deux mains sur son coeur pret a se briser. Peut-etre s'etait-elle flattee de ramener Anzoleto, en lui reprochant doucement sa faute; et en lui offrant de suspendre ses propres debuts. Cette nouvelle etait un coup de poignard, et la pensee de ne plus revoir celui qu'elle avait tant aime ne pouvait entrer dans son esprit: "Ah! c'est un mauvais reve, s'ecria-t-elle; il faut que j'aille le trouver et qu'il m'explique cette vision. Il ne peut pas suivre cette femme, ce serait sa perte. Je ne peux pas, moi, l'y laisser courir; je le retiendrai, je lui ferai comprendre ses veritables interets, s'il est vrai qu'il ne comprenne plus autre chose ... Venez avec moi, mon cher maitre, ne l'abandonnons pas ainsi ... --Je t'abandonnerais, moi, et pour toujours, s'ecria le Porpora indigne, si tu commettais une pareille lachete. Implorer ce miserable, le disputer a une Corilla? Ah! sainte Cecile, mefie-toi de ton origine bohemienne, et songe a en etouffer les instincts aveugles et vagabonds. Allons, suis-moi: on t'attend pour repeter. Tu auras, malgre toi, un certain plaisir ce soir a chanter avec un maitre comme Stefanini. Tu verras un artiste savant, modeste et genereux." Il la traina au theatre, et la, pour la premiere fois, elle sentit l'horreur de cette vie d'artiste, enchainee aux exigences du public, condamnee a etouffer ses sentiments et a refouler ses emotions pour obeir aux sentiments et flatter les emotions d'autrui. Cette repetition, ensuite la toilette, et la representation du soir furent un supplice atroce. Anzoleto ne parut pas. Le surlendemain il fallait debuter dans un opera-bouffe de Galuppi: _Arcifanfano re de' matti_. On avait choisi cette farce pour plaire a Stefanini, qui y etait d'un comique excellent. Il fallut que Consuelo s'evertuat a faire rire ceux qu'elle avait fait pleurer. Elle fut brillante, charmante, plaisante au dernier point avec la mort dans l'ame. Deux ou trois fois des sanglots remplirent sa poitrine et s'exhalerent en une gaite forcee, affreuse a voir pour qui l'eut comprise! En rentrant dans sa loge elle tomba en convulsions. Le public voulait la revoir pour l'applaudir; elle tarda, on fit un horrible vacarme; on voulait casser les banquettes, escalader la rampe. Stefanini vint la chercher a demi vetue, les cheveux en desordre, pale comme un spectre; elle se laissa trainer sur la scene, et, accablee d'une pluie de fleurs, elle fut forcee de se baisser pour ramasser une couronne de laurier. "Ah! les betes feroces! murmura-t-elle en rentrant dans la coulisse. --Ma belle, lui dit le vieux chanteur qui lui donnait la main, tu es bien souffrante; mais ces petites choses-la, ajouta-t-il en lui remettant une gerbe des fleurs qu'il avait ramassees pour elle, sont un specifique merveilleux pour tous nos maux. Tu t'y habitueras, et un jour viendra ou tu ne sentiras ton mal et ta fatigue que les jours ou l'on oubliera de te couronner. --Oh! qu'ils sont vains et petits! pensa la pauvre Consuelo." Rentree dans sa loge, elle s'evanouit litteralement sur un lit de fleurs qu'on avait recueillies sur le theatre et jetees pele-mele sur le sofa. L'habilleuse sortit pour appeler un medecin. Le comte Zustiniani resta seul quelques instants aupres de sa belle cantatrice, pale et brisee comme les jasmins qui jonchaient sa couche. En cet instant de trouble et d'enivrement, Zustiniani perdit la tete et ceda a la folle inspiration de la ranimer par ses caresses. Mais son premier baiser fut odieux aux levres pures de Consuelo. Elle se ranima pour le repousser, comme si c'eut ete la morsure d'un serpent. "Ah! loin de moi, dit-elle en s'agitant dans une sorte de delire, loin de moi l'amour et les caresses et les douces paroles! Jamais d'amour! jamais d'epoux! jamais d'amant! jamais de famille! Mon maitre l'a dit! la liberte, l'ideal, la solitude, la gloire!..." Et elle fondit en larmes si dechirantes, que le comte effraye se jeta a genoux aupres d'elle et s'efforca de la calmer. Mais il ne put rien dire de salutaire a cette ame blessee, et sa passion, arrivee en cet instant a son plus haut paroxysme, s'exprima en depit de lui-meme. Il ne comprenait que trop le desespoir de l'amante trahie. Il fit parler l'enthousiasme de l'amant qui espere. Consuelo eut l'air de l'ecouter, et retira machinalement sa main des siennes avec un sourire egare que le comte prit pour un faible encouragement. Certains hommes, pleins de tact et de penetration dans le monde, sont absurdes dans de pareilles entreprises. Le medecin arriva et administra un calmant a la mode qu'on appelait _des gouttes_. Consuelo fut ensuite enveloppee de sa mante et portee dans sa gondole. Le comte y entra avec elle, la soutenant dans ses bras et parlant toujours de son amour, voire avec une certaine eloquence qui lui semblait devoir porter la conviction. Au bout d'un quart d'heure, n'obtenant pas de reponse, il implora un mot, un regard. "A quoi donc dois-je repondre? lui dit Consuelo, sortant comme d'un reve. Je n'ai rien entendu." Zustiniani, decourage d'abord, pensa que l'occasion ne pouvait revenir meilleure, et que cette ame brisee serait plus accessible en cet instant qu'apres la reflexion et le conseil de la raison. Il parla donc encore et trouva le meme silence, la meme preoccupation, seulement une sorte d'empressement instinctif a repousser ses bras et ses levres qui ne se dementit pas, quoiqu'il n'y eut pas d'energie pour la colere. Quand la gondole aborda, il essaya de retenir Consuelo encore un instant pour en obtenir une parole plus encourageante. "Ah! seigneur comte, lui repondit-elle avec une froide douceur, excusez l'etat de faiblesse ou je me trouve; j'ai mal ecoute, mais je comprends. Oh! oui, j'ai fort bien compris. Je vous demande la nuit pour reflechir, pour me remettre du trouble ou je suis. Demain, oui ... demain, je vous repondrai sans detour. --Demain, chere Consuelo, oh! c'est un siecle; mais je me soumettrai si vous me permettez d'esperer que du moins votre amitie ... --Oh! oui! oui! il y a lieu d'esperer! repondit Consuelo d'un ton etrange en posant les pieds sur la rive; mais ne me suivez pas, dit-elle en faisant le geste imperieux de le repousser au fond de sa gondole. Sans cela vous n'auriez pas sujet d'esperer." La honte et l'indignation venaient de lui rendre la force; mais une force nerveuse, febrile, et qui s'exhala en un rire sardonique effrayant tandis qu'elle montait l'escalier. "Vous etes bien joyeuse, Consuelo! lui dit dans l'obscurite une voix qui faillit la foudroyer. Je vous felicite de votre gaite! --Ah! oui, repondit-elle en saisissant avec force le bras d'Anzoleto et en montant rapidement avec lui a sa chambre; je te remercie, Anzoleto, tu as bien raison de me feliciter, je suis vraiment joyeuse; oh! tout a fait joyeuse!" Anzoleto, qui l'avait entendue, avait deja allume la lampe. Quand la clarte bleuatre tomba sur leurs traits decomposes, ils se firent peur l'un a l'autre. "Nous sommes bien heureux, n'est-ce pas, Anzoleto? dit-elle d'une voix apre, en contractant ses traits par un sourire qui fit couler sur ses joues un ruisseau de larmes. Que penses-tu de notre bonheur? --Je pense, Consuelo repondit-il avec un sourire amer et des yeux secs, que nous avons eu quelque peine a y souscrire, mais que nous finirons par nous y habituer. --Tu m'as semble fort bien habitue au boudoir de la Corilla. --Et-moi, je te retrouve tres-aguerrie avec la gondole de monsieur le comte. --Monsieur le comte?... Tu savais donc, Anzoleto, que monsieur le comte voulait faire de moi sa maitresse? --Et c'est pour ne pas te gener, ma chere, que j'ai discretement battu en retraite. --Ah! tu savais cela? et c'est le moment que tu as choisi pour m'abandonner? --N'ai-je pas bien fait, et n'es-tu pas satisfaite de ton sort? Le comte est un amant magnifique, et le pauvre debutant tombe n'eut pas pu lutter avec lui, je pense? --Le Porpora avait raison: vous etes un homme infame. Sortez d'ici! vous ne meritez pas que je me justifie, et il me semble que je serais souillee par un regret de vous. Sortez, vous dis-je! Mais sachez auparavant que vous pouvez debuter a Venise et rentrer a San-Samuel avec la Corilla: jamais plus la fille de ma mere ne remettra les pieds sur ces ignobles treteaux qu'on appelle le theatre. --La fille de votre mere la _Zingara_ va donc faire la grande dame dans la villa de Zustiniani, aux bords de la Brenta? Ce sera une belle existence, et je m'en rejouis! --O ma mere!" dit Consuelo en se retournant vers son lit, et en s'y jetant a genoux, la face enfoncee dans la couverture qui avait servi de linceul a la zingara. Anzoleto fut effraye et penetre de ce mouvement energique et de ces sanglots terribles qu'il entendait gronder dans la poitrine de Consuelo. Le remords frappa un grand coup dans la sienne, et il s'approcha pour prendre son amie dans ses bras et la relever. Mais elle se releva d'elle-meme, et le repoussant avec une force sauvage, elle le jeta a la porte en lui criant: "Hors de chez moi, hors de mon coeur, hors de mon souvenir! A tout jamais, adieu! adieu!" Anzoleto etait venu la trouver avec une pensee d'egoisme atroce, et c'etait pourtant la meilleure pensee qu'il eut pu concevoir. Il ne s'etait pas senti la force de s'eloigner d'elle, et il avait trouve un terme moyen pour tout concilier: c'etait de lui dire qu'elle etait menacee dans son honneur par les projets amoureux de Zustiniani, et de l'eloigner ainsi du theatre. Il y avait, dans cette resolution, un hommage rendu a la purete et a la fierte de Consuelo. Il la savait incapable de transiger avec une position equivoque, et d'accepter une protection qui la ferait rougir. Il y avait encore dans son ame coupable et corrompue une foi inebranlable dans l'innocence de cette jeune fille, qu'il comptait retrouver aussi chaste, aussi fidele; aussi devouee qu'il l'avait laissee quelques jours auparavant. Mais comment concilier cette religion envers elle, avec le dessein arrete de la tromper et de rester son fiance, son ami, sans rompre avec la Corilla? Il voulait faire rentrer cette derniere avec lui au theatre, et ne pouvait songer a s'en detacher dans un moment ou son succes allait dependre d'elle entierement. Ce plan audacieux et lache etait cependant formule dans sa pensee, et il traitait Consuelo comme ces madones dont les femmes italiennes implorent la protection a l'heure du repentir, et dont elles voilent la face a l'heure du peche. Quand il la vit si brillante et si folle en apparence au theatre, dans son role bouffe, il commenca a craindre d'avoir perdu trop de temps a murir son projet. Quand il la vit rentrer dans la gondole du comte, et approcher avec un eclat de rire convulsif, ne comprenant pas la detresse de cette ame en delire, il pensa qu'il venait trop tard, et le depit s'empara de lui. Mais quand il la vit se relever de ses insultes et le chasser avec mepris, le respect lui revint avec la crainte, et il erra longtemps dans l'escalier et sur la rive attendant qu'elle le rappelat. Il se hasarda meme a frapper et a implorer son pardon a travers la porte. Mais un profond silence regna dans cette chambre, dont il ne devait plus jamais repasser le seuil avec Consuelo. Il se retira confus et depite, se promettant de revenir le lendemain et se flattant d'etre plus heureux. "Apres tout, se disait-il, mon projet va reussir; elle sait l'amour du comte; la besogne est a moitie faite." Accable de fatigue, il dormit longtemps; et dans l'apres-midi il se rendit chez la Corilla. "Grande nouvelle! s'ecria-t-elle en lui tendant les bras: la Consuelo est partie! --Partie! et avec qui, grand Dieu! et pour quel pays? --Pour Vienne, ou le Porpora l'envoie, en attendant qu'il s'y rende lui-meme. Elle nous a tous trompes, cette petite masque. Elle etait engagee pour le theatre de l'empereur, ou le Porpora va faire representer son nouvel opera. --Partie! partie sans me dire un mot! s'ecria Anzoleto en courant vers la porte. --Oh! rien ne te servira de la chercher a Venise, dit la Corilla avec un rire mechant et un regard de triomphe. Elle s'est embarquee pour Palestrine au jour naissant; elle est deja loin en terre ferme. Zustiniani, qui se croyait aime et qui etait joue, est furieux; il est au lit avec la fievre. Mais il m'a depeche tout a l'heure le Porpora, pour me prier de chanter ce soir; et Stefanini, qui est tres-fatigue du theatre et tres impatient d'aller jouir dans son chateau des douceurs de la retraite, est fort desireux de te voir reprendre tes debuts. Ainsi songe a reparaitre demain dans, _Ipermnestre_. Moi, je vais a la repetition: on m'attend. Tu peux, si tu ne me crois pas, aller faire un tour dans la ville, tu te convaincras de la verite. --Ah! furie! s'ecria Anzoleto, tu l'emportes! mais tu m'arraches la vie." Et il tomba evanoui sur le tapis de Perse de la courtisane. XXI. Le plus embarrasse de son role, lors de la fuite de Consuelo, ce fut le comte Zustiniani. Apres avoir laisse dire et donne a penser a tout Venise que la merveilleuse debutante etait sa maitresse, comment expliquer d'une maniere flatteuse pour son amour-propre qu'au premier mot de declaration elle s'etait soustraite brusquement et mysterieusement a ses desirs et a ses esperances? Plusieurs personnes penserent que, jaloux de son tresor, il l'avait cachee dans une de ses maisons de campagne. Mais lorsqu'on entendit le Porpora dire avec cette austerite de franchise qui ne s'etait jamais dementie, le parti qu'avait pris son eleve d'aller l'attendre en Allemagne, il n'y eut plus qu'a chercher les motifs de cette etrange resolution. Le comte affecta bien, pour donner le change, de ne montrer ni depit ni surprise; mais son chagrin perca malgre lui, et on cessa de lui attribuer cette bonne fortune dont on l'avait tant felicite. La majeure partie de la verite devint claire pour tout le monde; savoir: l'infidelite d'Anzoleto, la rivalite de Corilla, et le desespoir de la pauvre Espagnole, qu'on se prit a plaindre et a regretter vivement. Le premier mouvement d'Anzoleto avait ete de courir chez le Porpora; mais celui-ci l'avait repousse severement: "Cesse de m'interroger, jeune ambitieux sans coeur et sans-foi, lui avait repondu le maitre indigne; tu ne meritas jamais l'affection de cette noble fille, et tu ne sauras jamais de moi ce qu'elle est devenue. Je mettrai tous mes soins a ce que tu ne retrouves pas sa trace, et j'espere que si le hasard te la fait rencontrer un jour, ton image sera effacee de son coeur et de sa memoire autant que je le desire et que j'y travaille." De chez le Porpora, Anzoleto s'etait rendu a la Corte-Minelli. Il avait trouve la chambre de Consuelo deja livree a un nouvel occupant et tout encombree des materiaux de son travail. C'etait un ouvrier en verroterie, installe depuis longtemps dans la maison, et qui transportait la son atelier avec beaucoup de gaiete. "Ah!'ah! c'est toi mon garcon, dit-il au jeune tenor. Tu viens me voir dans mon nouveau logement? J'y serai fort bien, et ma femme est toute joyeuse d'avoir de quoi loger tous ses enfants en bas. Que cherches-tu? Consuelina aurait-elle oublie quelque chose ici? Cherche, mon enfant; regarde. Cela ne me fache point. --Ou a-t-on mis ses meubles? dit Anzoleto tout trouble, et dechire au fond du coeur de ne plus retrouver aucun vestige de Consuelo, dans ce lieu consacre aux plus pures jouissances de toute sa vie passee. --Les meubles sont en bas, dans la cour. Elle en a fait cadeau a la mere Agathe; elle a bien fait. La vieille est pauvre, et va se faire un peu d'argent avec cela. Oh! la Consuelo a toujours eu un bon coeur. Elle n'a pas laisse un sou de dette dans la _Corte_; et elle a fait un petit present a tout le monde en s'en allant. Elle n'a emporte que son crucifix. C'est drole tout de meme, ce depart, au milieu de la nuit et sans prevenir personne! Maitre Porpora est venu ici des le matin arranger toutes ses affaires; c'etait comme l'execution d'un testament. Ca a fait de la peine a tous les voisins; mais enfin on s'en console en pensant qu'elle va habiter sans doute un beau palais sur le Canalazzo, a present qu'elle est riche et grande dame! Moi, j'avais toujours dit qu'elle ferait fortune avec sa voix. Elle travaillait tant! Et a quand la noce, Anzoleto? J'espere que tu m'acheteras quelque chose pour faire de petits presents aux jeunes filles du quartier. --Oui, oui! repondit Anzoleto tout egare." Il s'enfuit la mort dans l'ame, et vit dans la cour toutes les commeres de l'endroit qui mettaient a l'enchere le lit et la table de Consuelo; ce lit ou il l'avait vue dormir, cette table ou il l'avait vue travailler! "O mon Dieu! deja plus rien d'elle!" s'ecria-t-il involontairement en se tordant les mains. Il eut envie d'aller poignarder la Corilla. Au bout de trois jours il remonta sur le theatre avec la Corilla. Tous deux furent outrageusement siffles, et on fut oblige de baisser le rideau sans pouvoir achever la piece: Anzoleto etait furieux, et la Corilla impassible. "Voila ce que me vaut ta protection," lui dit-il d'un ton menacant des qu'il se retrouva seul avec elle. La prima-donna lui repondit avec beaucoup de tranquillite: "Tu t'affectes de peu, mon pauvre enfant; on voit que tu ne connais guere le public et que tu n'as jamais affronte ses caprices. J'etais si bien preparee a l'echec de ce soir, que je ne m'etais pas donne la peine de repasser mon role: et si je ne t'ai pas annonce ce qui devait arriver, c'est parce que je savais bien que tu n'aurais pas le courage d'entrer en scene avec la certitude d'etre siffle. Maintenant il faut que tu saches ce qui nous attend encore. La prochaine fois nous serons maltraites de plus belle. Trois, quatre, six, huit representations peut-etre, se passeront ainsi; mais durant ces orages une opposition se manifestera en notre faveur. Fussions-nous les derniers cabotins du monde, l'esprit de contradiction et d'independance nous susciterait encore des partisans de plus en plus zeles. Il y a tant de gens qui croient se grandir en outrageant les autres, qu'il n'en manque pas qui croient se grandir aussi en les protegeant. Apres une douzaine d'epreuves, durant lesquelles la salle sera un champ de bataille entre les sifflets et les applaudissements, les recalcitrants se fatigueront, les opiniatres bouderont, et nous entrerons dans une nouvelle phase. La portion du public qui nous aura soutenus sans trop savoir pourquoi, nous ecoutera assez froidement; ce sera pour nous comme un nouveau debut, et alors; c'est a nous, vive Dieu! de passionner cet auditoire, et de rester les maitres. Je te predis de grands succes pour ce moment-la, cher Anzoleto; le charme qui pesait sur toi naguere sera dissipe. Tu respireras une atmosphere d'encouragements et de douces louanges qui te rendra ta puissance. Rappelle-toi l'effet que tu as produit chez Zustiniani la premiere fois que tu t'es fait entendre. Tu n'eus pas le temps de consolider ta conquete; un astre plus brillant est venu trop tot t'eclipser: mais cet astre s'est laisse retomber sous l'horizon, et tu dois te preparer a remonter avec moi dans l'empyree." Tout se passa ainsi que la Corilla l'avait predit. A la verite, on fit payer cher aux deux amants, pendant quelques jours, la perte que le public avait faite dans la personne de Consuelo. Mais leur constance a braver la tempete epuisa un courroux trop expansif pour etre durable. Le comte encouragea les efforts de Corilla. Quant a Anzoleto, apres avoir fait de vaines demarches pour attirer a Venise un _primo-uomo_ dans une saison avancee, ou tous les engagements etaient faits avec les principaux theatres de l'Europe, le comte prit son parti, et l'accepta pour champion dans la lutte qui s'etablissait entre le public et l'administration de son theatre. Ce theatre avait eu une vogue trop brillante pour la perdre avec tel ou tel sujet. Rien de semblable ne pouvait vaincre les habitudes consacrees. Toutes les loges etaient louees pour la saison. Les dames y tenaient leur salon et y causaient comme de coutume. Les vrais dilettanti bouderent quelque temps; ils etaient en trop petit nombre pour qu'on s'en apercut. D'ailleurs ils finirent par s'ennuyer de leur rancune, et un beau soir la Corilla, ayant chante avec feu, fut unanimement rappelee. Elle reparut, entrainant avec elle Anzoleto, qu'on ne redemandait pas, et qui semblait ceder a une douce violence d'un air modeste et craintif. Il recut sa part des applaudissements, et fut rappele le lendemain. Enfin, avant qu'un mois se fut ecoule, Consuelo etait oubliee, comme l'eclair qui traverse un ciel d'ete. Corilla faisait fureur comme auparavant, et le meritait peut-etre davantage; car l'emulation lui avait donne plus d'_entrain_, et l'amour lui inspirait parfois une expression mieux sentie. Quant a Anzoleto, quoiqu'il n'eut point perdu ses defauts, il avait reussi a deployer ses incontestables qualites. On s'etait habitue aux uns, et on admirait les autres. Sa personne charmante fascinait les femmes: on se l'arrachait dans les salons, d'autant plus que la jalousie de Corilla donnait plus de piquant aux coquetteries dont il etait l'objet. La Clorinda aussi developpait ses moyens au theatre, c'est-a-dire sa lourde beaute et la nonchalance lascive d'une stupidite sans exemple, mais non sans attrait pour une certaine fraction des spectateurs. Zustiniani, pour se distraire d'un chagrin assez profond, en avait fait sa maitresse, la couvrait de diamants, et la poussait aux premiers roles, esperant la faire succeder dans cet emploi a la Corilla, qui s'etait definitivement engagee avec Paris pour la saison suivante. Corilla voyait sans depit cette concurrence dont elle n'avait rien a craindre, ni dans le present, ni dans l'avenir; elle prenait meme un mechant plaisir a faire ressortir cette incapacite froidement impudente qui ne reculait devant rien. Ces deux creatures vivaient donc en bonne intelligence, et gouvernaient souverainement l'administration. Elles mettaient a l'index toute partition serieuse, et se vengeaient du Porpora en refusant ses operas pour accepter et faire briller ses plus indignes rivaux. Elles s'entendaient pour nuire a tout ce qui leur deplaisait, pour proteger tout ce qui s'humiliait devant leur pouvoir. Grace a elles, on applaudit cette annee-la a Venise les oeuvres de la decadence, et on oublia que la vraie, la grande musique y avait regne naguere. Au milieu de son succes et de sa prosperite (car le comte lui avait fait un engagement assez avantageux), Anzoleto etait accable d'un profond degout, et succombait sous le poids d'un bonheur deplorable. C'etait pitie de le voir se trainer aux repetitions, attache au bras de la triomphante Corilla, pale, languissant, beau comme un ange, ridicule de fatuite, ennuye comme un homme qu'on adore, aneanti et debraille sous les lauriers et les myrtes qu'il avait si aisement et si largement cueillis. Meme aux representations, lorsqu'il etait en scene avec sa fougueuse amante, il cedait au besoin de protester contre elle par son attitude superbe et sa langueur impertinente. Lorsqu'elle le devorait des yeux, il semblait, par ses regards, dire au public: N'allez pas croire que je reponde a tant d'amour. Qui m'en delivrera, au contraire, me rendra un grand service. Le fait est qu'Anzoleto, gate et corrompu par la Corilla, tournait contre elle les instincts d'egoisme et d'ingratitude qu'elle lui suggerait contre le monde entier. Il ne lui restait plus dans le coeur qu'un sentiment vrai et pur dans son essence: l'indestructible amour qu'en depit de ses vices il nourrissait pour Consuelo. Il pouvait s'en distraire, grace a sa legerete naturelle; mais il n'en pouvait pas guerir, et cet amour lui revenait comme un remords, comme une torture, au milieu de ses plus coupables egarements. Infidele a la Corilla, adonne a mille intrigues galantes, un jour avec la Clorinda pour se venger en secret du comte, un autre avec quelque illustre beaute du grand monde, et le troisieme avec la plus malpropre des comparses; passant du boudoir mysterieux a l'orgie insolente, et des fureurs de la Corilla aux insouciantes debauches de la table, il semblait qu'il eut pris a tache d'etouffer en lui tout souvenir du passe. Mais au milieu de ce desordre, un spectre semblait s'acharner a ses pas; et de longs sanglots s'echappaient de sa poitrine, lorsqu'au milieu de la nuit, il passait en gondole, avec ses bruyants compagnons de plaisir, le long des sombres masures de la Corte-Minelli. La Corilla, longtemps dominee par ses mauvais traitements, et portee, comme toutes les ames viles, a n'aimer qu'en raison des mepris et des outrages qu'elle recevait, commencait pourtant elle-meme a se lasser de cette passion funeste. Elle s'etait flattee de vaincre et d'enchainer cette sauvage independance. Elle y avait travaille avec acharnement, elle y avait tout sacrifie. Quand elle reconnut qu'elle n'y parviendrait jamais, elle commenca a le hair, et a chercher des distractions et des vengeances. Une nuit qu'Anzoleto errait en gondole dans Venise avec la Clorinda, il vit filer rapidement une autre gondole dont le fanal eteint annoncait quelque furtif rendez-vous. Il y fit peu d'attention; mais la Clorinda, qui, dans sa frayeur d'etre decouverte, etait toujours aux aguets, lui dit: "Allons plus lentement. C'est la gondole du comte; j'ai reconnu le gondolier. --En ce cas, allons plus vite, repondit Anzoleto; je veux le rejoindre, et savoir de quelle infidelite il paie la tienne cette nuit. --Non, non, retournons! s'ecria Clorinda. Il a l'oeil si percant; et l'oreille si fine! Gardons-nous bien de le troubler. --Marche! te dis-je, cria Anzoleto a son barcarolle; je veux rejoindre cette barque que tu vois la devant nous." Ce fut, malgre la priere et la terreur de Clorinda, l'affaire d'un instant. Les deux barques s'effleurerent de nouveau, et Anzoleto entendit un eclat de rire mal etouffe partir de la gondole. "A la bonne heure, dit-il, ceci est de bonne guerre: c'est la Corilla qui prend le frais avec monsieur le comte." En parlant ainsi, Anzoleto sauta sur l'avant de sa gondole, prit la rame des mains de son barcarolle, et suivant l'autre gondole avec rapidite, la rejoignit, l'effleura de nouveau, et, soit qu'il eut entendu son nom au milieu des eclats de rire de la Corilla, soit qu'un acces de demence se fut empare de lui, il se mit a dire tout haut: "Chere Clorinda, tu es sans contredit la plus belle et la plus aimee de toutes les femmes. --J'en disais autant tout a l'heure a la Corilla, repondit aussitot le comte en sortant de sa cabanette, et en s'avancant vers l'autre barque avec une grande aisance; et maintenant que nos promenades sont terminees de part et d'autre, nous pourrions faire un echange, comme entre gens de bonne foi qui trafiquent de richesses equivalentes: "Monsieur le comte rend justice a ma loyaute, repondit Anzoleto sur le meme ton. Je vais, s'il veut bien le permettre, lui offrir mon bras pour qu'il puisse venir reprendre son bien ou il le retrouve." Le comte avanca le bras pour s'appuyer sur Anzoleto, dans je ne sais quelle intention railleuse et meprisante pour lui et leurs communes maitresses. Mais le tenor, devore de haine, et transporte d'une rage profonde, s'elanca de tout le poids de son corps sur la gondole du comte, et la fit chavirer en s'ecriant d'une voix sauvage: "Femme pour femme, monsieur le comte; et _gondole pour gondole!_" Puis, abandonnant ses victimes a leur destinee, ainsi que la Clorinda a sa stupeur et aux consequences de l'aventure, il gagna a la nage la rive opposee, prit sa course a travers les rues sombres et tortueuses, entra dans son logement, changea de vetements en un clin d'oeil, emporta tout l'argent qu'il possedait, sortit, se jeta dans la premiere chaloupe qui mettait a la voile; et, cinglant vers Trieste, il fit claquer ses doigts en signe de triomphe, en voyant les clochers et les domes de Venise s'abaisser sous les flots aux premieres clartes du matin. XXII. Dans la ramification occidentale des monts Carpathes qui separe la Boheme de la Baviere, et qui prend dans ces contrees le nom de Boehmer-Wald (foret de Boheme), s'elevait encore, il y a une centaine d'annees, un vieux manoir tres vaste, appele, en vertu de je ne sais quelle tradition, le _Chateau des Geants_. Quoiqu'il eut de loin l'apparence d'une antique forteresse, ce n'etait plus qu'une maison de plaisance, decoree a l'interieur, dans le gout, deja suranne a cette epoque, mais toujours somptueux et noble, de Louis XIV. L'architecture feodale avait aussi subi d'heureuses modifications dans les parties de l'edifice occupees par les seigneurs de Rudolstadt, maitres de ce riche domaine. Cette famille, d'origine boheme, avait germanise son nom en abjurant la Reforme a l'epoque la plus tragique de la guerre de trente ans. Un noble et vaillant aieul, protestant inflexible, avait ete massacre sur la montagne voisine de son chateau par la soldatesque fanatique. Sa veuve, qui etait de famille saxonne, sauva la fortune et la vie de ses jeunes enfants, en se proclamant catholique, et en confiant l'education des heritiers de Rudolstadt a des jesuites. Apres deux generations, la Boheme etant muette et opprimee, la puissance autrichienne definitivement affermie, la gloire et les malheurs de la Reforme oublies, du moins en apparence, les seigneurs de Rudolstadt pratiquaient doucement les vertus chretiennes, professaient le dogme romain, et vivaient dans leurs terres avec une somptueuse simplicite, en bons aristocrates et en fideles serviteurs de Marie-Therese. Ils avaient fait leurs preuves de bravoure autrefois au service de l'empereur Charles VI. Mais on s'etonnait que le dernier de cette race illustre et vaillante, le jeune Albert, fils unique du comte Christian de Rudolstadt, n'eut point porte les armes dans la guerre de succession qui venait de finir, et qu'il fut arrive a l'age de trente ans sans avoir connu ni recherche d'autre grandeur que celle de sa naissance et de sa fortune. Cette conduite etrange avait inspire a sa souveraine des soupcons de complicite avec ses ennemis. Mais le comte Christian, ayant eu l'honneur de recevoir l'imperatrice dans son chateau, lui avait donne de la conduite de son fils des excuses dont elle avait paru satisfaite. De l'entretien de Marie-Therese avec le comte de Rudolstadt, rien n'avait transpire. Un mystere etrange regnait dans le sanctuaire de cette famille devote et bienfaisante, que, depuis dix ans, aucun voisin ne frequentait assidument; qu'aucune affaire, aucun plaisir, aucune agitation politique ne faisait sortir de ses domaines; qui payait largement, et sans murmurer, tous les subsides de la guerre, ne montrant aucune agitation au milieu des dangers et des malheurs publics; qui, enfin, ne semblait plus vivre de la meme vie que les autres nobles, et de laquelle on se mefiait, bien qu'on n'eut jamais eu a enregistrer de ses faits exterieurs que de bonnes actions et de nobles procedes. Ne sachant a quoi attribuer cette vie froide et retiree, on accusait les Rudolstadt, tantot de misanthropie, tantot d'avarice; mais comme, a chaque instant, leur conduite donnait un dementi a ces imputations, on etait reduit a leur reprocher simplement trop d'apathie et de nonchalance. On disait que le comte Christian n'avait pas voulu exposer les jours de son fils unique, dernier heritier de son nom, dans ces guerres desastreuses, et que l'imperatrice avait accepte, en echange de ses services militaires, une somme d'argent assez forte pour equiper un regiment de hussards. Les nobles dames qui avaient des filles a marier disaient que le comte avait fort bien agi; mais lorsqu'elles apprirent la resolution que semblait manifester Christian de marier son fils dans sa propre famille, en lui faisant epouser la fille du baron Frederick, son frere; quand elles surent que la jeune baronne Amelie venait de quitter le couvent ou elle avait ete elevee a Prague, pour habiter desormais, aupres de son cousin, le chateau des Geants, ces nobles dames declarerent unanimement que la famille des Rudolstadt etait une taniere de loups, tous plus insociables et plus sauvages les uns que les autres. Quelques serviteurs incorruptibles et quelques amis devoues surent seuls le secret de la famille, et le garderent fidelement. Cette noble famille etait rassemblee un soir autour d'une table chargee a profusion de gibier et de ces mets substantiels dont nos aieux se nourrissaient encore a cette epoque dans les pays slaves, en depit des raffinements que la cour de Louis XV avait introduits dans les habitudes aristocratiques d'une grande partie de l'Europe. Un poele immense, ou brulaient des chenes tout entiers, rechauffait la salle vaste et sombre. Le comte Christian venait d'achever a voix haute le _Benedicite_, que les autres membres de la famille avaient ecoute debout. De nombreux serviteurs, tous vieux et graves, en costume du pays, en larges culottes de Mameluks, et en longues moustaches, se pressaient lentement autour de leurs maitres reveres. Le chapelain du chateau s'assit a la droite du comte, et sa niece, la jeune baronne Amelie, a sa gauche, le _cote du coeur_, comme il affectait de le dire avec un air de galanterie austere et paternelle. Le baron Frederick, son frere puine, qu'il appelait toujours son jeune frere, parce qu'il n'avait guere que soixante ans, se placa en face de lui. La chanoinesse Wenceslawa de Rudolstadt, sa soeur ainee, respectable personnage sexagenaire afflige d'une bosse enorme et d'une maigreur effrayante, s'assit a un bout de la table, et le comte Albert, fils du comte Christian, le fiance d'Amelie, le dernier des Rudolstadt, vint, pale et morne, s'installer d'un air distrait a l'autre bout, vis-a-vis de sa noble tante. De tous ces personnages silencieux, Albert etait certainement le moins dispose et le moins habitue a donner de l'animation aux autres. Le chapelain etait si devoue a ses maitres et si respectueux envers le chef de la famille, qu'il n'ouvrait guere la bouche sans y etre sollicite par un regard du comte Christian; et celui-ci etait d'une nature si paisible et si recueillie, qu'il n'eprouvait presque jamais le besoin de chercher dans les autres une distraction a ses propres pensees. Le baron Frederick etait un caractere moins profond et un temperament plus actif; mais son esprit n'etait guere plus anime. Aussi doux et aussi bienveillant que son aine, il avait moins d'intelligence et d'enthousiasme interieur. Sa devotion etait toute d'habitude et de savoir-vivre. Son unique passion etait la chasse. Il y passait toutes ses journees, rentrait chaque soir, non fatigue (c'etait un corps de fer), mais rouge, essouffle, et affame. Il mangeait comme dix, buvait comme trente, s'egayait un peu au dessert en racontant comment son chien Saphyr avait force le lievre, comment sa chienne Panthere avait depiste le loup, comment son faucon Attila avait pris le vol; et quand on l'avait ecoute avec une complaisance inepuisable, il s'assoupissait doucement aupres du feu dans un grand fauteuil de cuir noir jusqu'a ce que sa fille l'eut averti que son heure d'aller se mettre au lit venait de sonner. La chanoinesse etait la plus causeuse de la famille. Elle pouvait meme passer pour babillarde; car il lui arrivait au moins deux fois par semaine de discuter un quart d'heure durant avec le chapelain sur la genealogie des familles bohemes, hongroises et saxonnes, qu'elle savait sur le bout de son doigt, depuis celle des rois jusqu'a celle du moindre gentilhomme. Quant au comte Albert, son exterieur avait quelque chose d'effrayant et de solennel pour les autres, comme si chacun de ses gestes eut ete un presage, et chacune de ses paroles une sentence. Par une bizarrerie inexplicable a quiconque n'etait pas initie au secret de la maison, des qu'il ouvrait la bouche, ce qui n'arrivait pas toujours une fois par vingt-quatre heures, tous les regards des parents et des serviteurs se portaient sur lui; et alors on eut pu lire sur tous les visages une anxiete profonde, une sollicitude douloureuse et tendre excepte cependant sur celui de la jeune Amelie, qui n'accueillait pas toujours ses paroles sans un melange d'impatience ou de moquerie, et qui, seule, osait y repondre avec une familiarite dedaigneuse ou enjouee, suivant sa disposition du moment. Cette jeune fille, blonde, un peu haute en couleur, vive et bien faite, etait une petite perle de beaute; et quand sa femme de chambre le lui disait pour la consoler de son ennui: "Helas! repondait la jeune fille, je suis une perle enfermee dans ma triste famille comme dans une huitre dont cet affreux chateau des Geants est l'ecaille." C'est en dire assez pour faire comprendre au lecteur quel petulant oiseau renfermait cette impitoyable cage. Ce soir-la le silence solennel qui pesait sur la famille, particulierement au premier service (car les deux vieux seigneurs, la chanoinesse et le chapelain avaient une solidite et une regularite d'appetit qui ne se dementaient en aucune saison de l'annee), fut interrompue par le comte Albert. "Quel temps affreux!" dit-il avec un profond soupir. Chacun se regarda avec surprise; car si le temps etait devenu sombre et menacant, depuis une heure qu'on se tenait dans l'interieur du chateau et que les epais volets de chene etaient fermes, nul ne pouvait s'en apercevoir. Un calme profond regnait au dehors comme au dedans, et rien n'annoncait qu'une tempete dut eclater prochainement. Cependant nul ne s'avisa de contredire Albert; et Amelie seule se contenta de hausser les epaules, tandis que le jeu des fourchettes et le cliquetis de la vaisselle, echangee lentement par les valets, recommencait apres un moment d'interruption et d'inquietude. "N'entendez-vous pas le vent qui se dechaine dans les sapins du Boehmer-Wald, et la voix du torrent qui monte jusqu'a vous?" reprit Albert d'une voix plus haute, et avec un regard fixe dirige vers son pere. Le comte Christian ne repondit rien. Le baron, qui avait coutume de tout concilier, repondit, sans quitter des yeux le morceau de venaison qu'il taillait d'une main athletique comme il eut fait d'un quartier de granit: "En effet, le vent etait a la pluie au coucher du soleil, et nous pourrions bien avoir mauvais temps pour la journee de demain." Albert sourit d'un air etrange, et tout redevint morne. Mais cinq minutes s'etaient a peine ecoulees qu'un coup de vent terrible ebranla les vitraux des immenses croisees, rugit a plusieurs reprises en battant comme d'un fouet les eaux du fosse, et se perdit dans les hauteurs de la montagne avec un gemissement si aigu et si plaintif que tous les visages en palirent, a l'exception de celui d'Albert, qui sourit encore avec la meme expression indefinissable que la premiere fois. "Il y a en ce moment, dit-il, une ame que l'orage pousse vers nous. Vous feriez bien, monsieur le chapelain, de prier pour ceux qui voyagent dans nos apres montagnes sous le coup de la tempete. --Je prie a toute heure et du fond de mon ame, repondit le chapelain tout tremblant, pour ceux qui cheminent dans les rudes sentiers de la vie, sous la tempete des passions humaines. --Ne lui repondez donc pas, monsieur le chapelain, dit Amelie sans faire attention aux regards et aux signes qui l'avertissaient de tous cotes de ne pas donner de suite a cet entretien; vous savez bien que mon cousin se fait un plaisir de tourmenter les autres en leur parlant par enigmes. Quant a moi, je ne tiens guere a savoir le mot des siennes." Le comte Albert ne parut pas faire plus attention aux dedains de sa cousine qu'elle ne pretendait en accorder a ses discours bizarres. Il mit un coude dans son assiette, qui etait presque toujours vide et nette devant lui, et regarda fixement la nappe damassee, dont il semblait compter les fleurons et les rosaces, bien qu'il fut absorbe dans une sorte de reve extatique. XXIII. Une tempete furieuse eclata durant le souper; lequel durait toujours deux heures, ni plus ni moins, meme les jours d'abstinence, que l'on observait religieusement, mais qui ne degageaient point le comte du joug de ses habitudes, aussi sacrees pour lui que les ordonnances de l'eglise romaine. L'orage etait trop frequent dans ces montagnes, et les immenses forets qui couvraient encore leurs flancs a cette epoque, donnaient au bruit du vent et de la foudre des retentissements et des echos trop connus des hotes du chateau, pour qu'un accident de cette nature les emut enormement. Cependant l'agitation extraordinaire que montrait le comte Albert se communiqua involontairement a la famille; et le baron, trouble dans les douceurs de sa refection, en eut eprouve quelque humeur, s'il eut ete possible a sa douceur bienveillante de se dementir un seul instant. Il se contenta de soupirer profondement lorsqu'un epouvantable eclat de la foudre, survenu a l'entremets, impressionna l'ecuyer tranchant au point de lui faire manquer la _noix_ du jambon de sanglier qu'il entamait en cet instant. "C'est une affaire faite! dit-il, en adressant un sourire compatissant au pauvre ecuyer consterne de sa mesaventure. --Oui, mon oncle, vous avez raison! s'ecria le comte Albert d'une voix forte, et en se levant; c'est une affaire faite. Le _Hussite_ est abattu; la foudre le consume. Le printemps ne reverdira plus son feuillage. --Que veux-tu dire, mon fils? demanda le vieux Christian avec tristesse; parles-tu du grand chene de Schreckenstein[1]? [1 Schreckenstein (_pierre d'epouvante_); plusieurs endroits portent ce nom dans ces contrees.] --Oui, mon pere, je parle du grand chene aux branches duquel nous avons fait pendre, l'autre semaine, plus de vingt moines augustins. --Il prend les siecles pour des semaines, a present! dit la chanoinesse a voix basse en faisant un grand signe de croix. S'il est vrai, mon cher enfant, ajouta-t-elle plus haut et en s'adressant a son neveu, que vous ayez vu dans votre reve une chose reellement arrivee, ou devant arriver prochainement (comme en effet ce hasard singulier s'est rencontre plusieurs fois dans votre imagination), ce ne sera pas une grande perte pour nous que ce vilain chene a moitie desseche, qui nous rappelle, ainsi que le rocher qu'il ombrage, de si funestes souvenirs historiques. --Quant a moi, reprit vivement Amelie, heureuse de trouver enfin une occasion de degourdir un peu sa petite langue, je remercierais l'orage de nous avoir debarrasses du spectacle de cette affreuse potence dont les branches ressemblent a des ossements, et dont le tronc couvert d'une mousse rougeatre parait toujours suinter du sang. Je ne suis jamais passee le soir sous son ombre sans frissonner au souffle du vent qui rale dans son feuillage, comme des soupirs d'agonie, et je recommande alors mon ame a Dieu tout en doublant le pas et en detournant la tete. --Amelie, reprit le jeune comte, qui, pour la premiere fois peut-etre, depuis bien des jours, avait ecoute avec attention les paroles de sa cousine, vous avez bien fait de ne pas rester sous le _Hussite_, comme je l'ai fait des heures et des nuits entieres. Vous eussiez vu et entendu la des choses qui vous eussent glacee d'effroi, et dont le souvenir ne se fut jamais efface de votre memoire. --Taisez-vous, s'ecria la jeune baronne en tressaillant sur sa chaise comme pour s'eloigner de la table ou s'appuyait Albert, je ne comprends pas l'insupportable amusement que vous vous donnez de me faire peur, chaque fois qu'il vous plait de desserrer les dents. --Plut au ciel, ma chere Amelie, dit le vieux Christian avec douceur, que ce fut en effet un amusement pour votre cousin de dire de pareilles choses! --Non, mon pere, c'est tres-serieusement que je vous parle, reprit le comte Albert. Le chene de la _pierre d'epouvante_ est renverse, fendu en quatre, et vous pouvez demain envoyer les bucherons pour le depecer; je planterai un cypres a la place, et je l'appellerai non plus le Hussite, mais le Penitent; et la pierre d'epouvante, il y a longtemps que vous eussiez du la nommer _pierre d'expiation_. --Assez, assez, mon fils, dit le vieillard avec une angoisse extreme. Eloignez de vous ces tristes images, et remettez-vous a Dieu du soin de juger les actions des hommes. --Les tristes images ont disparu, mon pere; elles rentrent dans le neant avec ces instruments de supplice que le souffle de l'orage et le feu du ciel viennent de coucher dans la poussiere. Je vois, a la place des squelettes qui pendaient aux branches, des fleurs et des fruits que le zephyr balance aux rameaux d'une tige nouvelle. A la place de l'homme noir qui chaque nuit rallumait le bucher, je vois une ame toute blanche et toute celeste qui plane sur ma tete et sur la votre. L'orage se dissipe, o mes chers parents! Le danger est passe, ceux qui voyagent sont a l'abri; mon ame est en paix. Le temps de l'expiation touche a sa fin. Je me sens renaitre. --Puisses-tu dire vrai, o mon fils bien-aime! repondit le vieux Christian d'une voix emue et avec un accent de tendresse profonde; puisses-tu etre delivre des visions et des fantomes qui assiegent ton repos! Dieu me ferait-il cette grace, de rendre a mon cher Albert le repos, l'esperance, et la lumiere de la foi!" Avant que le vieillard eut acheve ces affectueuses paroles, Albert s'etait doucement incline sur la table, et paraissait tombe subitement dans un paisible sommeil. "Qu'est-ce que cela signifie encore? dit la jeune baronne a son pere; le voila qui s'endort a table? c'est vraiment fort galant! --Ce sommeil soudain et profond, dit le chapelain en regardant le jeune homme avec interet, est une crise favorable et qui me fait presager, pour quelque temps du moins, un heureux changement dans sa situation. --Que personne ne lui parle, dit le comte Christian, et ne cherche a le tirer de cet assoupissement. --Seigneur misericordieux! dit la chanoinesse avec effusion en joignant les mains, faites que sa prediction constante se realise, et que le jour ou il entre dans sa trentieme annee soit celui de sa guerison definitive! --Amen, ajouta le chapelain avec componction. Elevons tous nos coeurs vers le Dieu de misericorde; et, en lui rendant graces de la nourriture que nous venons de prendre, supplions-le de nous accorder la delivrance de ce noble enfant, objet de toutes nos sollicitudes." On se leva pour reciter _les graces_, et chacun resta debout pendant quelques minutes, occupe a prier interieurement pour le dernier des Rudolstadt. Le vieux Christian y mit tant de ferveur, que deux grosses larmes coulerent sur ses joues fletries. Le vieillard venait de donner a ses fideles serviteurs l'ordre d'emporter son fils dans son appartement, lorsque le baron Frederick, ayant cherche naivement dans sa cervelle par quel acte de devouement il pourrait contribuer au bien-etre de son cher neveu, dit a son aine d'un air de satisfaction enfantine: "Il me vient une bonne idee, frere. Si ton fils se reveille dans la solitude de son appartement, au milieu de sa digestion, il peut lui venir encore quelques idees noires, par suite de quelques mauvais reves. Fais-le transporter dans le salon, et qu'on l'asseye sur mon grand fauteuil. C'est le meilleur de la maison pour dormir. Il y sera mieux que dans son lit; et quand il se reveillera, il trouvera du moins un bon feu pour egayer ses regards, et des figures amies pour rejouir son coeur. --Vous avez raison, mon frere, repondit Christian: on peut en effet le transporter au salon, et le coucher sur le grand sofa. --Il est tres-pernicieux de dormir etendu apres souper, s'ecria le baron. Croyez-moi, frere, je sais cela par experience. Il faut lui donner mon fauteuil. Oui, je veux absolument qu'il ait mon fauteuil." Christian comprit que refuser l'offre de son frere serait lui faire un veritable chagrin. On installa donc le jeune comte dans le fauteuil de cuir du vieux chasseur, sans qu'il s'apercut en aucune facon du derangement, tant son sommeil etait voisin de l'etat lethargique. Le baron s'assit tout joyeux et tout fier sur un autre siege, se chauffant les tibias devant un feu digne des temps antiques, et souriant d'un air de triomphe chaque fois que le chapelain faisait la remarque que ce sommeil du comte Albert devait avoir un heureux resultat. Le bonhomme se promettait de sacrifier sa sieste aussi bien que son fauteuil, et de s'associer au reste de sa famille pour veiller sur le jeune comte; mais, au bout d'un quart d'heure, il s'habitua si bien a son nouveau siege, qu'il se mit a ronfler sur un ton a couvrir les derniers grondements du tonnerre, qui se perdaient par degres dans l'eloignement. Le bruit de la grosse cloche du chateau (celle qu'on ne sonnait que pour les visites extraordinaires) se fit tout a coup entendre, et le vieux Hanz, le doyen des serviteurs de la maison, entra peu apres, tenant une grande lettre qu'il presenta au comte Christian, sans dire une seule parole. Puis il sortit pour attendre dans la salle voisine les ordres de son maitre; Christian ouvrit la lettre, et, ayant jete les yeux sur la signature, presenta ce papier a la jeune baronne en la priant de lui en faire la lecture. Amelie, curieuse et empressee, s'approcha d'une bougie, et lut tout haut ce qui suit: "Illustre et bien-aime seigneur comte," "Votre excellence me fait l'honneur de me demander un service. C'est m'en rendre un plus grand encore que tous ceux que j'ai recus d'elle, et dont mon coeur cherit et conserve le souvenir. Malgre mon empressement a executer ses ordres reveres, je n'esperais pas, cependant, trouver la personne qu'elle me demande aussi promptement et aussi convenablement que je desirais le faire. Mais des circonstances favorables venant a coincider d'une maniere imprevue avec les desirs de votre seigneurie, je m'empresse de lui envoyer une jeune personne qui remplit une partie des conditions imposees. Elle ne les remplit cependant pas toutes. Aussi, je ne l'envoie que provisoirement, et pour donner a votre illustre et aimable niece le loisir d'attendre sans trop d'impatience un resultat plus complet de mes recherches et de mes demarches." "La personne qui aura l'honneur de vous remettre cette lettre est mon eleve, et ma fille adoptive en quelque sorte; elle sera, ainsi que le desire l'aimable baronne Amelie, a la fois une demoiselle de compagnie obligeante, et gracieuse, et une institutrice savante dans la musique. Elle n'a point, du reste, l'instruction que vous reclamez d'une gouvernante. Elle parle facilement plusieurs langues; mais elle ne les sait peut-etre pas assez correctement pour les enseigner. Elle possede a fond la musique, et chante remarquablement bien. Vous serez satisfait de son talent, de sa voix et de son maintien. Vous ne le serez pas moins de la douceur et de la dignite de son caractere, et vos seigneuries pourront l'admettre dans leur intimite sans crainte de lui voir jamais commettre une inconvenance, ni donner la preuve d'un mauvais sentiment. Elle desire etre libre dans la mesure de ses devoirs envers votre noble famille, et ne point recevoir d'honoraires. En un mot, ce n'est ni une _duegne_ ni une _suivante_ que j'adresse a l'aimable baronne, mais une _compagne_ et une _amie_, ainsi qu'elle m'a fait l'honneur de me le demander dans le gracieux post-scriptum ajoute de sa belle main a la lettre de votre excellence." "Le seigneur Corner, nomme a l'ambassade d'Autriche, attend l'ordre de son depart. Mais il est a peu pres certain que cet ordre n'arrivera pas avant deux mois. La signora Corner, sa digne epouse et ma genereuse eleve, veut m'emmener, a Vienne, ou, selon elle, ma carriere doit prendre une face plus heureuse. Sans croire a un meilleur avenir, je cede a ses offres bienveillantes, avide que je suis de quitter l'ingrate Venise ou je n'ai eprouve que deceptions, affronts et revers de tous genres. Il me tarde de revoir la noble Allemagne, ou j'ai connu des jours plus heureux et plus doux, et les amis venerables que j'y ai laisses. Votre seigneurie sait bien qu'elle occupe une des premieres places dans les souvenirs de ce vieux coeur froisse, mais non refroidi, qu'elle a rempli d'une eternelle affection et d'une profonde gratitude. C'est donc a vous, seigneur illustrissime, que je recommande et confie ma fille adoptive, vous demandant pour elle hospitalite, protection et benediction. Elle saura reconnaitre vos bontes par son zele a se rendre utile et agreable a la jeune baronne. Dans trois mois au plus j'irai la reprendre, et vous presenter a sa place une institutrice qui pourra contracter avec votre illustre famille de plus longs engagements." "En attendant ce jour fortune ou je presserai dans mes mains la main du meilleur des hommes, j'ose me dire, avec respect et fierte, le plus humble des serviteurs et le plus devoue des amis de votre excellence _chiarissima, stimatissima, illustrissima_, etc." "NICOLAS PORPORA. Maitre de chapelle, compositeur et professeur de chant, "Venise, le...., 17.." Amelie sauta de joie en achevant cette lettre, tandis que le vieux comte repetait a plusieurs reprises avec attendrissement: "Digne Porpora, excellent ami, homme respectable! --Certainement, certainement, dit la chanoinesse Wenceslawa, partagee entre la crainte de voir les habitudes de la famille derangees par l'arrivee d'une etrangere, et le desir d'exercer noblement les devoirs de l'hospitalite: il faudra la bien recevoir, la bien traiter ... Pourvu qu'elle ne s'ennuie pas ici!... --Mais, mon oncle, ou donc est ma future amie, ma precieuse maitresse? s'ecria la jeune baronne sans ecouter les reflexions de sa tante. Sans doute elle va arriver bientot en personne?... Je l'attends avec une impatience ..." Le comte Christian sonna. "Hanz, dit-il au vieux serviteur, par qui cette lettre vous a-t-elle ete remise? --Par une dame, monseigneur maitre. --Elle est deja ici? s'ecria Amelie. Ou donc, ou donc? --Dans sa chaise de poste, a l'entree du pont-levis. --Et vous l'avez laissee se morfondre a la porte du chateau, au lieu de l'introduire tout de suite au salon? --Oui, madame la baronne, j'ai pris la lettre; j'ai defendu au postillon de mettre le pied hors de l'etrier, ni de quitter ses renes. J'ai fait relever le pont derriere moi, et j'ai remis la lettre a monseigneur maitre. --Mais c'est absurde, impardonnable, de faire attendre ainsi par le mauvais temps les hotes qui nous arrivent! Ne dirait-on pas que nous sommes dans une forteresse, et que tous les gens qui en approchent sont des ennemis! Courez donc, Hanz!" Hanz resta, immobile comme une statue. Ses yeux seuls exprimaient le regret de ne pouvoir obeir aux desirs de sa jeune maitresse; mais un boulet de canon passant sur sa tete n'eut pas derange d'une ligne l'attitude impassible dans laquelle il attendait les ordres souverains de son vieux maitre. "Le fidele Hanz ne connait que son devoir et sa consigne, ma chere enfant, dit enfin le comte Christian avec une lenteur qui fit bouillir le sang de la baronne. Maintenant, Hanz, allez faire ouvrir la grille et baisser le pont. Que tout le monde aille avec des flambeaux recevoir la voyageuse; qu'elle soit ici la bienvenue!" Hanz ne montra pas la moindre surprise d'avoir a introduire d'emblee une inconnue dans cette maison, ou les parents les plus proches et les amis les plus surs n'etaient jamais admis sans precautions et sans lenteurs. La chanoinesse alla donner des ordres pour le souper de l'etrangere. Amelie voulut courir au pont-levis; mais son oncle, tenant a honneur d'aller lui-meme a la rencontre de son hotesse, lui offrit son bras; et force fut a l'impetueuse petite baronne de se trainer majestueusement jusqu'au peristyle, ou deja la chaise de poste venait de deposer sur les premieres marches l'errante et fugitive Consuelo. XXIV. Depuis trois mois que la baronne Amelie s'etait mis en tete d'avoir une compagne, pour l'instruire bien moins que pour dissiper l'ennui de son isolement, elle avait fait cent fois dans son imagination le portrait de sa future amie. Connaissant l'humeur chagrine du Porpora, elle avait craint qu'il ne lui envoyat une gouvernante austere et pedante. Aussi avait-elle ecrit en cachette au professeur pour lui annoncer qu'elle ferait un tres mauvais accueil a toute gouvernante agee de plus de vingt-cinq ans, comme s'il n'eut pas suffi qu'elle exprimat son desir a de vieux parents dont elle etait l'idole et la souveraine. En lisant la reponse du Porpora, elle fut si transportee, qu'elle improvisa tout d'un trait dans sa tete une nouvelle image de la musicienne, fille adoptive du professeur, jeune, et Venitienne surtout, c'est-a-dire, dans les idees d'Amelie, faite expres pour elle, a sa guise et a sa ressemblance. Elle fut donc un peu deconcertee lorsqu'au lieu de l'espiegle enfant couleur de rose qu'elle revait deja, elle vit une jeune personne pale, melancolique et tres interdite. Car au chagrin profond dont son pauvre coeur etait accable, et a la fatigue d'un long et rapide voyage, une impression penible et presque mortelle etait venue se joindre dans l'ame de Consuelo, au milieu de ces vastes forets de sapins battues par l'orage, au sein de cette nuit lugubre traversee de livides eclairs, et surtout a l'aspect de ce sombre chateau, ou les hurlements de la meute du baron et la lueur des torches que portaient les serviteurs repandaient quelque chose de vraiment sinistre. Quel contraste avec le _firmamento lucido_ de Marcello, le silence harmonieux des nuits de Venise, la liberte confiante de sa vie passee au sein de l'amour et de la riante poesie! Lorsque la voiture eut franchi lentement le pont-levis qui resonna sourdement sous les pieds des chevaux, et que la herse retomba derriere elle avec un affreux grincement, il lui sembla qu'elle entrait dans l'enfer du Dante, et saisie de terreur, elle recommanda son ame a Dieu. Sa figure etait donc bouleversee lorsqu'elle se presenta devant ses hotes; et celle du comte Christian venant a la frapper tout d'un coup, cette longue figure bleme, fletrie par l'age et le chagrin, et ce grand corps maigre et raide sous son costume antique, elle crut voir le spectre d'un chatelain du moyen age; et, prenant tout ce qui l'entourait pour une vision, elle recula en etouffant un cri d'effroi. Le vieux comte, n'attribuant son hesitation et sa paleur qu'a l'engourdissement de la voiture et a la fatigue du voyage, lui offrit son bras pour monter le perron, en essayant de lui adresser quelques paroles d'interet et de politesse. Mais le digne homme, outre que la nature lui avait donne un exterieur froid et reserve, etait devenu, depuis plusieurs annees d'une retraite absolue, tellement etranger au monde, que sa timidite avait redouble, et que, sous un aspect grave et severe au premier abord, il cachait le trouble et la confusion d'un enfant. L'obligation qu'il s'imposa de parler italien (langue qu'il avait sue passablement, mais dont il n'avait plus l'habitude) ajoutant a son embarras, il ne put que balbutier quelques paroles que Consuelo entendit a peine, et qu'elle prit pour le langage inconnu et mysterieux des ombres. Amelie, qui s'etait promis de se jeter a son cou pour l'apprivoiser tout de suite, ne trouva rien a lui dire, ainsi qu'il arrive souvent par contagion aux natures les plus entreprenantes, lorsque la timidite d'autrui semble prete a reculer devant leurs prevenances. Consuelo fut introduite dans la grande salle ou l'on avait soupe. Le comte, partage entre le desir de lui faire honneur, et la crainte de lui montrer son fils plonge dans un sommeil lethargique, s'arreta irresolu; et Consuelo, toute tremblante, sentant ses genoux flechir, se laissa tomber sur le premier siege qui se trouva aupres d'elle. "Mon oncle, dit Amelie qui comprenait l'embarras du vieux comte, je crois que nous ferions bien de recevoir ici la signora. Il y fait plus chaud que dans le grand salon, et elle doit etre transie par ce vent d'orage si froid dans nos montagnes. Je vois avec chagrin qu'elle tombe de fatigue, et je suis sure qu'elle a plus besoin d'un bon souper et d'un bon sommeil que de toutes nos ceremonies. N'est-il pas vrai, ma chere signora?" ajouta-t-elle en s'enhardissant jusqu'a presser doucement de sa jolie main potelee le bras languissant de Consuelo. Le son de cette voix fraiche qui prononcait l'italien avec une rudesse allemande tres-franche, rassura Consuelo. Elle leva ses yeux voiles par la crainte sur le joli visage de la jeune baronne, et ce regard echange entre elles rompit la glace aussitot. La voyageuse comprit tout de suite que c'etait la son eleve, et que cette charmante tete n'etait pas celle d'un fantome. Elle repondit a l'etreinte de sa main, confessa qu'elle etait tout etourdie du bruit de la voiture, et que l'orage l'avait beaucoup effrayee. Elle se preta a tous les soins qu'Amelie voulut lui rendre, s'approcha du feu, se laissa debarrasser de son mantelet, accepta l'offre du souper quoiqu'elle n'eut pas faim le moins du monde, et, de plus en plus rassuree par l'amabilite croissante de sa jeune hotesse, elle retrouva enfin la faculte de voir, d'entendre et de repondre. Tandis que les domestiques servaient le souper, la conversation s'engagea naturellement sur le Porpora. Consuelo fut heureuse d'entendre le vieux comte parler de lui comme de son ami, de son egal, et presque de son superieur. Puis on en revint a parler du voyage de Consuelo, de la route qu'elle avait tenue, et surtout de l'orage qui avait du l'epouvanter. "Nous sommes habitues, a Venise, repondit Consuelo, a des tempetes encore plus soudaines, et beaucoup plus dangereuses; car dans nos gondoles, en traversant la ville, et jusqu'au seuil de nos maisons, nous risquons de faire naufrage. L'eau, qui sert de pave a nos rues, grossit et s'agite comme les flots de la mer, et pousse nos barques fragiles le long des murailles avec tant de violence, qu'elles peuvent s'y briser avant que nous ayons eu le temps d'aborder. Cependant, bien que j'aie vu de pres de semblables accidents et que je ne sois pas tres peureuse, j'ai ete plus effrayee ce soir que je ne l'avais ete de ma vie, par la chute d'un grand arbre que la foudre a jete du haut de la montagne en travers de la route; les chevaux se sont cabres tout droits, et le postillon s'est ecrie: _C'est l'arbre du malheur qui tombe; c'est le Hussite!_ Ne pourriez-vous m'expliquer, _signora baronessa_, ce que cela signifie?" Ni le comte ni Amelie ne songerent a repondre a cette question. Ils venaient de tressaillir fortement en se regardant l'un l'autre. "Mon fils ne s'etait donc pas trompe! dit le vieillard; etrange, etrange, en verite!" Et, ramene a sa sollicitude pour Albert, il sortit de la salle pour aller le rejoindre, tandis qu'Amelie murmurait en joignant les mains: "II y a ici de la magie, et le Diable demeure avec nous!" Ces bizarres propos ramenerent Consuelo au sentiment de terreur superstitieuse qu'elle avait eprouve en entrant dans la demeure des Rudolstadt. La subite paleur d'Amelie, le silence solennel de ces vieux valets a culottes rouges, a figures cramoisies, toutes semblables, toutes larges et carrees, avec ces yeux sans regards et sans vie que donnent l'amour et l'eternite de la servitude; la profondeur de cette salle, boisee de chene noir, ou la clarte d'un lustre charge de bougies ne suffisait pas a dissiper l'obscurite; les cris de l'effraie qui recommencait sa chasse apres l'orage autour du chateau; les grands portraits de famille, les enormes tetes de cerf et de sanglier sculptees en relief sur la boiserie, tout, jusqu'aux moindres circonstances, reveillait en elle les sinistres emotions qui venaient a peine de se dissiper. Les reflexions de la jeune baronne n'etaient pas de nature a la rassurer beaucoup. "Ma chere signora, disait-elle en s'appretant a la servir, il faut vous preparer a voir ici des choses inouies, inexplicables, fastidieuses le plus souvent, effrayantes parfois; de veritables scenes de roman, que personne ne voudrait croire si vous les racontiez, et que vous serez engagee sur l'honneur a ensevelir dans un eternel silence." Comme la baronne parlait ainsi, la porte s'ouvrit lentement, et la chanoinesse Wenceslawa, avec sa bosse, sa figure anguleuse et son costume severe, rehausse du grand cordon de son ordre qu'elle ne quittait jamais, entra de l'air le plus majestueusement affable qu'elle eut eu depuis le jour memorable ou l'imperatrice Marie-Therese, au retour de son voyage en Hongrie, avait fait au chateau des Geants l'insigne honneur d'y prendre, avec sa suite, un verre d'hypocras et une heure de repos. Elle s'avanca vers Consuelo, qui surprise et terrifiee, la regardait d'un oeil hagard sans songer a se lever, lui fit deux reverences, et, apres un discours en allemand qu'elle semblait avoir appris par coeur longtemps d'avance, tant il etait compasse, s'approcha d'elle pour l'embrasser au front. La pauvre enfant, plus froide qu'un marbre, crut recevoir le baiser de la mort, et, prete a s'evanouir, murmura un remerciement inintelligible. Quand la chanoinesse eut passe dans le salon, car elle voyait bien que sa presence intimidait la voyageuse plus qu'elle ne l'avait desire, Amelie partit d'un grand eclat de rire. "Vous avez cru, je gage, dit-elle a sa compagne, voir le spectre de la reine Libussa? Mais tranquillisez-vous. Cette bonne chanoinesse est ma tante, la plus ennuyeuse et la meilleure des femmes." A peine remise de cette emotion, Consuelo entendit craquer derriere elle de grosses bottes hongroises. Un pas lourd et mesure ebranla le pave, et une figure massive, rouge et carree au point que celles des gros serviteurs parurent pales et fines a cote d'elle, traversa la salle dans un profond silence, et sortit par la grande porte que les valets lui ouvrirent respectueusement. Nouveau tressaillement de Consuelo, nouveau rire d'Amelie. "Celui-ci, dit-elle, c'est le baron de Rudolstadt, le plus chasseur, le plus dormeur, et le plus tendre des peres. Il vient d'achever sa sieste au salon. A neuf heures sonnantes, il se leve de son fauteuil, sans pour cela se reveiller: il traverse cette salle sans rien voir et sans rien entendre, monte l'escalier, toujours endormi; se couche sans avoir conscience de rien, et s'eveille avec le jour, aussi dispos, aussi alerte, et aussi actif qu'un jeune homme, pour aller preparer ses chiens, ses chevaux et ses faucons pour la chasse." A peine avait-elle fini cette explication, que le chapelain vint a passer. Celui-la aussi etait gros, mais court et bleme comme un lymphatique. La vie contemplative ne convient pas a ces epaisses natures slaves, et l'embonpoint du saint homme etait maladif. Il se contenta de saluer profondement les deux dames, parla bas a un domestique, et disparut par le meme chemin que le baron avait pris. Aussitot, le vieux Hanz et un autre de ces automates que Consuelo ne pouvait distinguer les uns des autres, tant ils appartenaient au meme type robuste et grave, se dirigerent vers le salon. Consuelo, ne trouvant plus la force de faire semblant de manger, se retourna pour les suivre des yeux. Mais avant qu'ils eussent franchi la porte situee derriere elle, une nouvelle apparition plus saisissante que toutes les autres se presenta sur le seuil: c'etait un jeune homme d'une haute taille et d'une superbe figure, mais d'une paleur effrayante. Il etait vetu de noir de la tete aux pieds, et une riche pelisse de velours garnie de martre etait retenue sur ses epaules par des brandebourgs et des agrafes d'or. Ses longs cheveux, noirs comme l'ebene, tombaient en desordre sur ses joues pales, un peu voilees par une barbe soyeuse qui bouclait naturellement. Il fit aux serviteurs qui s'etaient avances a sa rencontre un geste imperatif, qui les forca de reculer et les tint immobiles a distance, comme si son regard les eut fascines. Puis, se retournant vers le comte Christian, qui venait derriere lui: "Je vous assure, mon pere, dit-il d'une voix harmonieuse et avec l'accent le plus noble, que je n'ai jamais ete aussi calme. Quelque chose de grand s'est accompli dans ma destinee, et la paix du ciel est descendue sur notre maison. --Que Dieu t'entende, mon enfant!" repondit le vieillard en etendant la main, comme pour le benir. Le jeune homme inclina profondement sa tete sous la main de son pere; puis, se redressant avec une expression douce et sereine, il s'avanca jusqu'au milieu de la salle, sourit faiblement en touchant du bout des doigts la main que lui tendait Amelie, et regarda fixement Consuelo pendant quelques secondes. Frappee d'un respect involontaire, Consuelo le salua en baissant les yeux. Mais il ne lui rendit pas son salut, et continua a la regarder. "Cette jeune personne, lui dit la chanoinesse en allemand, c'est celle que ..." Mais il l'interrompit par un geste qui semblait dire: Ne me parlez pas, ne derangez pas le cours de mes pensees. Puis il se detourna sans donner le moindre temoignage de surprise ou d'interet, et sortit lentement par la grande porte. "Il faut, ma chere demoiselle, dit la chanoinesse, que vous excusiez.... --Ma tante, je vous demande pardon de vous interrompre, dit Amelie; mais vous parlez allemand a la signora qui ne l'entend point. --Pardonnez-moi, bonne signora, repondit Consuelo en italien; j'ai parle beaucoup de langues dans mon enfance, car j'ai beaucoup voyage; je me souviens assez de l'allemand pour le comprendre parfaitement. Je n'ose pas encore essayer de le prononcer; mais si vous voulez me donner quelques lecons, j'espere m'y remettre dans peu de jours. --Vraiment, c'est comme moi, repartit la chanoinesse en allemand. Je comprends tout ce que dit mademoiselle, et cependant je ne saurais parler sa langue. Puisqu'elle m'entend, je lui dirai que mon neveu vient de faire, en ne la saluant pas, une impolitesse qu'elle voudra bien pardonner lorsqu'elle saura que ce jeune homme a ete ce soir fortement indispose ... et qu'apres son evanouissement il etait encore si faible, que sans doute il ne l'a point vue ... N'est-il pas vrai, mon frere? ajouta la bonne Wenceslawa, toute troublee des mensonges qu'elle venait de faire, et cherchant son excuse dans les yeux du comte Christian. --Ma chere soeur, repondit le vieillard, vous etes genereuse d'excuser mon fils. La signora voudra bien ne pas trop s'etonner de certaines choses que nous lui apprendrons demain a coeur ouvert, avec la confiance que doit nous inspirer la fille adoptive du Porpora, j'espere dire bientot l'amie de notre famille." C'etait l'heure ou chacun se retirait, et la maison etait soumise a des habitudes si regulieres, que si les deux jeunes filles fussent restees plus longtemps a table, les serviteurs, comme de veritables machines, eussent emporte, je crois, leurs sieges et souffle les bougies sans tenir compte de leur presence. D'ailleurs il tardait a Consuelo de se retirer; et Amelie la conduisit a la chambre elegante et confortable qu'elle lui avait fait reserver tout a cote de la sienne propre. "J'aurais bien envie de causer avec vous une heure ou deux, lui dit-elle aussitot que la chanoinesse, qui avait fait gravement les honneurs de l'appartement, se fut retiree. Il me tarde de vous mettre au courant de tout ce qui se passe ici, avant que vous ayez a supporter nos bizarreries. Mais vous etes si fatiguee que vous devez desirer avant tout de vous reposer. --Qu'a cela ne tienne, signora, repondit Consuelo. J'ai les membres brises, il est vrai; mais j'ai la tete si echauffee, que je suis bien certaine de ne pas dormir de la nuit. Ainsi parlez-moi tant que vous voudrez; mais a condition que ce sera en allemand, cela me servira de lecon; car je vois que l'italien n'est pas familier au seigneur comte, et encore moins a madame la chanoinesse. --Faisons un accord, dit Amelie. Vous allez vous mettre au lit pour reposer vos pauvres membres brises. Pendant ce temps, j'irai passer une robe de nuit et congedier ma femme de chambre. Je reviendrai apres m'asseoir a votre chevet, et nous parlerons allemand jusqu'a ce que le sommeil nous vienne. Est-ce convenu? --De tout mon coeur, repondit la nouvelle gouvernante. XXV. "Sachez donc, ma chere ... dit Amelie lorsqu'elle eut fait ses arrangements pour la conversation projetee. Mais je m'apercois que je ne sais point votre nom, ajouta-t-elle en souriant. Il serait temps de supprimer entre nous les titres et les ceremonies. Je veux que vous m'appeliez desormais Amelie, comme je veux vous appeler ... --J'ai un nom etranger, difficile a prononcer, repondit Consuelo. L'excellent maitre Porpora, en m'envoyant ici, m'a ordonne de prendre le sien, comme c'est l'usage des protecteurs ou des maitres envers leurs eleves privilegies; je partage donc desormais, avec le grand chanteur Huber (dit le Porporino), l'honneur de me nommer la Porporina; mais par abreviation vous m'appellerez, si vous voulez tout simplement _Nina_. --Va pour Nina, entre nous, reprit Amelie. Maintenant ecoutez-moi, car j'ai une assez longue histoire a vous raconter, et si je ne remonte un peu haut dans le passe, vous ne pourrez jamais comprendre ce qui se passe aujourd'hui dans cette maison. --Je suis toute attention et toute oreilles, dit la nouvelle Porporina. --Vous n'etes pas, ma chere Nina, sans connaitre un peu l'histoire de la Boheme? dit la jeune baronne. --Helas, repondit Consuelo, ainsi que mon maitre a du vous l'ecrire, je suis tout a fait depourvue d'instruction; je connais tout au plus un peu l'histoire de la musique; mais celle de la Boheme, je ne la connais pas plus que celle d'aucun pays du monde. --En ce cas, reprit Amelie, je vais vous en dire succinctement ce qu'il vous importe d'en savoir pour l'intelligence de mon recit. Il y a trois cents ans et plus, le peuple opprime et efface au milieu duquel vous voici transplantee etait un grand peuple, audacieux, indomptable, heroique. Il avait des lors, a la verite, des maitres etrangers, une religion qu'il ne comprenait pas bien et qu'on voulait lui imposer de force. Des moines innombrables le pressuraient; un roi cruel et debauche se jouait de sa dignite et froissait toutes ses sympathies. Mais une fureur secrete, une haine profonde, fermentaient de plus en plus, et un jour l'orage eclata: les maitres etrangers furent chasses, la religion fut reformee, les couvents pilles et rases, l'ivrogne Wenceslas jete en prison et depouille de sa couronne. Le signal de la revolte avait ete le supplice de Jean Huss et de Jerome de Prague, deux savants courageux de Boheme qui voulaient examiner et eclaircir le mystere du catholicisme, et qu'un concile appela, condamna et fit bruler, apres leur avoir promis la vie sauve et la liberte de la discussion. Cette trahison et cette infamie furent si sensibles a l'honneur national, que la guerre ensanglanta la Boheme et une grande partie de l'Allemagne, pendant de longues annees. Cette guerre d'extermination fut appelee la guerre des Hussites. Des crimes odieux et innombrables y furent commis de part et d'autre. Les moeurs du temps etaient farouches et impitoyables sur toute la face de la terre. L'esprit de parti et le fanatisme religieux les rendirent plus terribles encore, et la Boheme fut l'epouvante de l'Europe. Je n'effraierai pas votre imagination, deja emue, de l'aspect de ce pays sauvage, par le recit des scenes effroyables qui s'y passerent. Ce ne sont, d'une part, que meurtres, incendies, pestes, buchers, destructions, eglises profanees, moines et religieux mutiles, pendus, jetes dans la poix bouillante; de l'autre, que villes detruites, pays desoles, trahisons, mensonges, cruautes, hussites jetes par milliers dans les mines, comblant des abimes de leurs cadavres, et jonchant la terre de leurs ossements et de ceux de leurs ennemis. Ces affreux Hussites furent longtemps invincibles; aujourd'hui nous ne prononcons leur nom qu'avec effroi: et cependant leur patriotisme, leur constance intrepide et leurs exploits fabuleux laissent en nous un secret sentiment d'admiration et d'orgueil que de jeunes esprits comme le mien ont parfois de la peine a dissimuler. --Et pourquoi dissimuler? demanda Consuelo naivement. --C'est que la Boheme est retombee, apres bien des luttes, sous le joug de l'esclavage; c'est qu'il n'y a plus de Boheme, ma pauvre Nina. Nos maitres savaient bien que la liberte religieuse de notre pays, c'etait sa liberte politique. Voila pourquoi ils ont etouffe l'une et l'autre. --Voyez, reprit Consuelo, combien je suis ignorante! Je n'avais jamais entendu parler de ces choses, et je ne savais pas que les hommes eussent ete si malheureux et si mechants. --Cent ans apres Jean Huss, un nouveau savant, un nouveau sectaire, un pauvre moine, appele Martin Luther, vint reveiller l'esprit national, et inspirer a la Boheme et a toutes les provinces independantes de l'Allemagne la haine du joug etranger et la revolte contre les papes. Les plus puissants rois demeurerent catholiques, non pas tant par amour de la religion que par amour du pouvoir absolu. L'Autriche s'unit a nous pour nous accabler, et une nouvelle guerre, appelee la guerre de trente ans, vint ebranler et detruire notre nationalite. Des le commencement de cette guerre, la Boheme fut la proie du plus fort; l'Autriche nous traita en vaincus, nous ota notre foi, notre liberte, notre langue, et jusqu'a notre nom. Nos peres resisterent courageusement, mais le joug imperial s'est de plus en plus appesanti sur nous. Il y a cent vingt ans que notre noblesse, ruinee et decimee par les exactions, les combats et les supplices, a ete forcee de s'expatrier ou de se denationaliser, en abjurant ses origines, en germanisant ses noms (faites attention a ceci) et en renoncant a la liberte de ses croyances religieuses. On a brule nos livres, on a detruit nos ecoles, on nous a faits Autrichiens en un mot. Nous ne sommes plus qu'une province de l'Empire, et vous entendez parler allemand dans un pays slave; c'est vous en dire assez. --Et maintenant, vous souffrez de cet esclavage et vous en rougissez? Je le comprends, et je hais deja l'Autriche de tout mon coeur. --Oh! parlez plus bas! s'ecria la jeune baronne. Nul ne peut parler ainsi sans danger, sous le ciel noir de la Boheme; et dans ce chateau, il n'y a qu'une seule personne qui ait l'audace et la folie de dire ce que vous venez de dire, ma chere Nina! C'est mon cousin Albert. --Voila donc la cause du chagrin qu'on lit sur son visage? Je me suis sentie saisie de respect en le regardant. --Ah! ma belle lionne de Saint-Marc! dit Amelie, surprise de l'animation genereuse qui tout a coup fit resplendir le pale visage de sa compagne; vous prenez les choses trop au serieux. Je crains bien que dans peu de jours mon pauvre cousin ne vous inspire plus de pitie que de respect. --L'un pourrait bien ne pas empecher l'autre, reprit Consuelo; mais expliquez-vous, chere baronne. --Ecoutez bien, dit Amelie. Nous sommes une famille tres-catholique, tres-fidele a l'eglise et a l'empire. Nous portons un nom saxon, et nos ancetres de la branche saxonne furent toujours tres-orthodoxes. Si ma tante la chanoinesse entreprend un jour, pour votre malheur, de vous raconter les services que nos aieux les comtes et les barons allemands ont rendus a la sainte cause, vous verrez qu'il n'y a pas, selon elle, la plus petite tache d'heresie sur notre ecusson. Meme au temps ou la Saxe etait protestante, les Rudolstadt aimerent mieux abandonner leurs electeurs protestants que le giron de l'eglise romaine. Mais ma tante ne s'avisera jamais de vanter ces choses-la en presence du comte Albert, sans quoi vous entendriez dire a celui-ci les choses les plus surprenantes que jamais oreilles humaines aient entendues. --Vous piquez toujours ma curiosite sans la satisfaire. Je comprends jusqu'ici que je ne dois pas avoir l'air, devant vos nobles parents, de partager vos sympathies et celle du comte Albert pour la vieille Boheme. Vous pouvez, chere baronne, vous en rapporter a ma prudence. D'ailleurs je suis nee en pays catholique, et le respect que j'ai pour ma religion, autant que celui que je dois a votre famille, suffiraient pour m'imposer silence en toute occasion. --Ce sera prudent; car je vous avertis encore une fois que nous sommes terriblement collets-montes a cet endroit-la. Quant a moi, en particulier, chere Nina, je suis de meilleure composition. Je ne suis ni protestante ni catholique. J'ai ete elevee par des religieuses; leurs sermons et leurs patenotres m'ont ennuyee considerablement. Le meme ennui me poursuit jusqu'ici, et ma tante Wenceslawa resume en elle seule le pedantisme et les superstitions de toute une communaute. Mais je suis trop de mon siecle pour me jeter par reaction dans les controverses non moins assommantes des lutheriens: et quant aux hussites, c'est de l'histoire si ancienne, que je n'en suis guere plus engouee que de la gloire des Grecs ou des Romains. L'esprit francais est mon ideal, et je ne crois pas qu'il y ait d'autre raison, d'autre philosophie et d'autre civilisation que celle que l'on pratique dans cet aimable et riant pays de France, dont je lis quelquefois les ecrits en cachette, et dont j'apercois le bonheur, la liberte et les plaisirs de loin, comme dans un reve a travers les fentes de ma prison. --Vous me surprenez a chaque instant davantage, dit Consuelo avec simplicite. D'ou vient donc que tout a l'heure vous me sembliez pleine d'heroisme en rappelant les exploits de vos antiques Bohemiens? Je vous ai crue Bohemienne et quelque peu heretique. --Je suis plus qu'heretique, et plus que Bohemienne, repondit Amelie en riant, je suis un peu incredule, et tout a fait rebelle. Je hais toute espece de domination, qu'elle soit spirituelle ou temporelle, et je proteste tout bas contre l'Autriche, qui de toutes les duegnes est la plus guindee et la plus devote. --Et le comte Albert est-il incredule de la meme maniere? A-t-il aussi l'esprit francais? Vous devez, en ce cas, vous entendre a merveille? --Oh! nous ne nous entendons pas le moins du monde, et voici, enfin, apres tous mes preambules necessaires, le moment de vous parler de lui: "Le comte Christian, mon oncle, n'eut pas d'enfants de sa premiere femme. Remarie a l'age de quarante ans, il eut de la seconde cinq fils qui moururent tous, ainsi que leur mere, de la meme maladie nee avec eux, une douleur continuelle et une sorte de fievre dans le cerveau. Cette seconde femme etait de pur sang boheme et avait, dit-on, une grande beaute et beaucoup d'esprit. Je ne l'ai pas connue. Vous verrez son portrait, en corset de pierreries et en manteau d'ecarlate, dans le grand salon. Albert lui ressemble prodigieusement. C'est le sixieme et le dernier de ses enfants, le seul qui ait atteint l'age de trente ans; et ce n'est pas sans peine: car, sans etre malade en apparence, il a passe par de rudes epreuves, et d'etranges symptomes de maladie du cerveau donnent encore a craindre pour ses jours. Entre nous, je ne crois pas qu'il depasse de beaucoup ce terme fatal que sa mere n'a pu franchir. Quoiqu'il fut ne d'un pere deja avance en age, Albert est doue pourtant d'une forte constitution; mais, comme il le dit lui-meme, le mal est dans son ame, et ce mal a ete toujours en augmentant. Des sa premiere enfance, il eut l'esprit frappe d'idees bizarres et superstitieuses. A l'age de quatre ans, il pretendait voir souvent sa mere aupres de son berceau, bien qu'elle fut morte et qu'il l'eut vu ensevelir. La nuit il s'eveillait pour lui repondre; et ma tante Wenceslawa en fut parfois si effrayee, qu'elle faisait toujours coucher plusieurs femmes dans sa chambre aupres de l'enfant, tandis que le chapelain usait je ne sais combien d'eau benite pour exorciser le fantome, et disait des messes par douzaines pour l'obliger a se tenir tranquille. Mais rien n'y fit; car l'enfant n'ayant plus parle de ces apparitions pendant bien longtemps, il avoua pourtant un jour en confidence a sa nourrice qu'il voyait toujours _sa petite mere_, mais qu'il ne voulait plus le raconter, parce que monsieur le chapelain disait ensuite dans la chambre de mechantes paroles pour l'empecher de revenir. "C'etait un enfant sombre et taciturne. On s'efforcait de le distraire, on l'accablait de jouets et de divertissements qui ne servirent pendant longtemps qu'a l'attrister davantage. Enfin on prit le parti de ne pas contrarier le gout qu'il montrait pour l'etude, et en effet, cette passion satisfaite lui donna plus d'animation; mais cela ne fit que changer sa melancolie calme et languissante en une exaltation bizarre, melee d'acces de chagrin dont les causes etaient impossibles a prevoir et a detourner. Par exemple, lorsqu'il voyait des pauvres, il fondait en larmes, et se depouillait de toutes ses petites richesses, se reprochant et s'affligeant toujours de ne pouvoir leur donner assez. S'il voyait battre un enfant, ou rudoyer un paysan, il entrait dans de telles indignations, qu'il tombait ou evanoui, ou en convulsion pour des heures entieres. Tout cela annoncait un bon naturel et un grand coeur; mais les meilleures qualites poussees a l'exces deviennent des defauts ou des ridicules. La raison ne se developpait point dans le jeune Albert en meme temps que le sentiment et l'imagination. L'etude de l'histoire le passionnait sans l'eclairer. Il etait toujours, en apprenant les crimes et les injustices des hommes, agite d'emotions par trop naives, comme ce roi barbare qui, en ecoutant la lecture de la passion de Notre-Seigneur, s'ecriait en brandissant sa lance: "Ah! si j'avais ete la avec mes hommes d'armes, de telles choses ne seraient pas arrivees! j'aurais hache ces mechants Juifs en mille pieces!" "Albert ne pouvait pas accepter les hommes pour ce qu'ils ont ete et pour ce qu'ils sont encore. Il trouvait le ciel injuste de ne les avoir pas crees tous bons et compatissants comme lui; et a force de tendresse et de vertu, il ne s'apercevait pas qu'il devenait impie et misanthrope. Il ne comprenait que ce qu'il eprouvait, et, a dix-huit ans, il etait aussi incapable de vivre avec les hommes et de jouer dans la societe le role que sa position exigeait, que s'il n'eut eu que six mois. Si quelqu'un emettait devant lui une de ces pensees d'egoisme dont notre pauvre monde fourmille et sans lequel il n'existerait pas, sans se soucier de la qualite de cette personne, ni des egards que sa famille pouvait lui devoir, il lui montrait sur-le-champ un eloignement invincible, et rien ne l'eut decide a lui faire le moindre accueil. Il faisait sa societe des etres les plus vulgaires et les plus disgracies de la fortune et meme de la nature. Dans les jeux de son enfance, il ne se plaisait qu'avec les enfants des pauvres, et surtout avec ceux dont la stupidite ou les infirmites n'eussent inspire a tout autre que l'ennui et le degout. Il n'a pas perdu ce singulier penchant, et vous ne serez pas longtemps ici sans en avoir la preuve. "Comme, au milieu de ces bizarreries, il montrait beaucoup d'esprit, de memoire et d'aptitude pour les beaux-arts, son pere et sa bonne tante Wenceslawa, qui l'elevaient avec amour, n'avaient point sujet de rougir de lui dans le monde. On attribuait ses ingenuites a un peu de sauvagerie, contractee dans les habitudes de la campagne; et lorsqu'il etait dispose a les pousser trop loin, on avait soin de le cacher, sous quelque pretexte, aux personnes qui auraient pu s'en offenser. Mais, malgre ses admirables qualites et ses heureuses dispositions, le comte et la chanoinesse voyaient avec effroi cette nature independante et insensible a beaucoup d'egards, se refuser de plus en plus aux lois de la bienseance et aux usages du monde. --Mais jusqu'ici, interrompit Consuelo je ne vois rien qui prouve cette deraison dont vous parlez. --C'est que vous etes vous-meme, a ce que je pense, repondit Amelie, une belle ame tout a fait candide.... Mais peut-etre etes-vous fatiguee de m'entendre babiller, et voulez-vous essayer de vous endormir. --Nullement, chere baronne, je vous supplie de continuer, repondit Consuelo." Amelie reprit son recit en ces termes : XXVI. "Vous dites, chere Nina, que vous ne voyez jusqu'ici aucune extravagance dans les faits et gestes de mon pauvre cousin. Je vais vous en donner de meilleures preuves. Mon oncle et ma tante sont, a coup sur, les meilleurs chretiens et les ames les plus charitables qu'il y ait au monde. Ils ont toujours repandu les aumones autour d'eux a pleines mains, et il est impossible de mettre moins de faste et d'orgueil dans l'emploi des richesses que ne le font ces dignes parents. Eh bien, mon cousin trouvait leur maniere de vivre tout a fait contraire a l'esprit evangelique. Il eut voulu qu'a l'exemple des premiers chretiens, ils vendissent leurs biens, et se fissent mendiants, apres les avoir distribues aux pauvres. S'il ne disait pas cela precisement, retenu par le respect et l'amour qu'il leur portait, il faisait bien voir que telle etait sa pensee, en plaignant avec amertume le sort des miserables qui ne font que souffrir et travailler, tandis que les riches vivent dans le bien-etre et l'oisivete. Quand il avait donne tout l'argent qu'on lui permettait de depenser, ce n'etait, selon lui, qu'une goutte d'eau dans la mer; et il demandait d'autres sommes plus considerables, qu'on n'osait trop lui refuser, et qui s'ecoulaient comme de l'eau entre ses mains. Il en a tant donne, que vous ne verrez pas un indigent dans le pays qui nous environne; et je dois dire que nous ne nous en trouvons pas mieux: car les exigences des petits et leurs besoins augmentent en raison des concessions qu'on leur fait, et nos bons paysans, jadis si humbles et si doux, levent beaucoup la tete, grace aux prodigalites et aux beaux discours de leur jeune maitre. Si nous n'avions la force imperiale au-dessus de nous tous, pour nous proteger d'une part, tandis qu'elle nous opprime de l'autre, je crois que nos terres et nos chateaux eussent ete pilles et devastes vingt fois par les bandes de paysans des districts voisins que la guerre a affames, et que l'inepuisable pitie d'Albert (celebre a trente lieues a la ronde) nous a mis sur le dos, surtout dans ces dernieres affaires de la succession de l'empereur Charles." "Lorsque le comte Christian voulait faire au jeune Albert quelques sages remontrances, lui disant que donner tout dans un jour, c'etait s'oter le moyen de donner le lendemain: --Eh quoi, mon pere bien-aime, lui repondait-il, n'avons-nous pas, pour nous abriter, un toit qui durera plus que nous, tandis que des milliers d'infortunes n'ont que le ciel inclement et froid sur leurs tetes? N'avons-nous pas chacun plus d'habits qu'il n'en faudrait pour vetir une de ces familles couvertes de haillons? Ne vois-je point sur notre table, chaque jour, plus de viandes et de bons vins de Hongrie qu'il n'en faudrait pour rassasier et reconforter ces mendiants epuises de besoin et de lassitude? Avons-nous le droit de refuser quelque chose tant que nous avons au dela du necessaire? Et le necessaire meme, nous est-il permis d'en user quand les autres ne l'ont pas? La loi du Christ a-t-elle change? "Que pouvaient repondre a de si belles paroles le comte, et la chanoinesse, et le chapelain, qui avaient eleve ce jeune homme dans des principes de religion si fervents et si austeres? Aussi se trouvaient-ils bien embarrasses en le voyant prendre ainsi les choses au pied de la lettre, et ne vouloir accepter aucune de ces transactions avec le siecle, sur lesquelles repose pourtant, ce me semble, tout l'edifice des societes. "C'etait bien autre chose quand il s'agissait de politique. Albert trouvait monstrueuses ces lois humaines qui autorisent les souverains a faire tuer des millions d'hommes, et a ruiner des contrees immenses, pour les caprices de leur orgueil et les interets de leur vanite. Son intolerance sur ce point devenait dangereuse, et ses parents n'osaient plus le mener a Vienne, ni a Prague, ni dans aucune grande ville, ou son fanatisme de vertu leur eut fait de mauvaises affaires. Ils n'etaient pas plus rassures a l'endroit de ses principes religieux; car il y avait, dans sa piete exaltee, tout ce qu'il faut pour faire un heretique a pendre et a bruler. Il haissait les papes, ces apotres de Jesus-Christ qui se liguent avec les rois contre le repos et la dignite des peuples. Il blamait le luxe des eveques et l'esprit mondain des abbes, et l'ambition de tous les hommes d'eglise. Il faisait au pauvre chapelain des sermons renouveles de Luther et de Jean Huss; et cependant Albert passait des heures entieres prosterne sur le pave des chapelles, plonge dans des meditations et des extases dignes d'un saint. Il observait les jeunes et les abstinences bien au dela des prescriptions de l'Eglise; on dit meme qu'il portait un cilice, et qu'il fallut toute l'autorite de son pere et toute la tendresse de sa tante pour le faire renoncer a ces macerations qui ne contribuaient pas peu a exalter sa pauvre tete. "Quand ces bons et sages parents virent qu'il etait en chemin de dissiper tout son patrimoine en peu d'annees, et de se faire jeter en prison comme rebelle a la Sainte-Eglise et au Saint-Empire, ils prirent enfin, avec douleur, le parti de le faire voyager, esperant qu'a force de voir les hommes et leurs lois fondamentales, a peu pres les memes dans tout le monde civilise, il s'habituerait a vivre comme eux et avec eux. Ils le confierent donc a un gouverneur, fin jesuite, homme du monde et homme d'esprit s'il en fut, qui comprit son role a demi-mot, et se chargea, dans sa conscience, de prendre sur lui tout ce qu'on n'osait pas lui demander. Pour parler clair, il s'agissait de corrompre et d'emousser cette ame farouche, de la faconner au joug social, en lui infusant goutte a goutte les poisons si doux et si necessaires de l'ambition, de la vanite, de l'indifference religieuse, politique et morale.--Ne froncez pas ainsi le sourcil en m'ecoutant, chere Porporina. Mon digne oncle est un homme simple et bon, qui des sa jeunesse, a accepte toutes ces choses, telles qu'on les lui a donnees, et qui a su, dans tout le cours de sa vie, concilier, sans hypocrisie et sans examen, la tolerance et la religion, les devoirs du chretien et ceux du grand seigneur. Dans un monde et dans un siecle ou l'on trouve un homme comme Albert sur des millions comme nous autres, celui qui marche avec le siecle et le monde est sage, et celui qui veut remonter de deux mille ans dans le passe est un fou qui scandalise ses pareils et ne convertit personne. "Albert a voyage pendant huit ans. Il a vu l'Italie, la France, l'Angleterre, la Prusse, la Pologne, la Russie, les Turcs meme; il est revenu par la Hongrie, l'Allemagne meridionale et la Baviere. Il s'est conduit sagement durant ces longues excursions, ne depensant point au dela du revenu honorable que ses parents lui avaient assigne, leur ecrivant des lettres fort douces et tres affectueuses, ou il ne parlait jamais que des choses qui avaient frappe ses yeux, sans faire aucune reflexion approfondie sur quoi que ce fut, et sans donner a l'abbe, son gouverneur, aucun sujet de plainte ou d'ingratitude. "Revenu ici au commencement de l'annee derniere, apres les premiers embrassements, il se retira, dit-on, dans la chambre qu'avait habitee sa mere, y resta enferme pendant plusieurs heures, et en sortit fort pale, pour s'en aller promener seul sur la montagne. "Pendant ce temps, l'abbe parla en confidence a la chanoinesse Wenceslawa et au chapelain, qui avaient exige de lui une complete sincerite sur l'etat physique et moral du jeune comte. Le comte Albert, leur dit-il, soit que l'effet du voyage l'ait subitement metamorphose, soit que, d'apres ce que vos seigneuries m'avaient raconte de son enfance, je me fusse fait une fausse idee de lui, le comte Albert, dis-je, s'est montre a moi, des le premier jour de notre association, tel que vous le verrez aujourd'hui, doux, calme, longanime, patient, et d'une exquise politesse. Cette excellente maniere d'etre ne s'est pas dementie un seul instant, et je serais le plus injuste des hommes si je formulais la moindre plainte contre lui. Rien de ce que je craignais de ses folles depenses, de ses brusqueries, de ses declamations, de son ascetisme exalte, n'est arrive. Il ne m'a pas demande une seule fois a administrer par lui-meme la petite fortune que vous m'aviez confiee, et n'a jamais exprime le moindre mecontentement. Il est vrai que j'ai toujours prevenu ses desirs, et que, lorsque je voyais un pauvre s'approcher de sa voiture, je me hatais de le renvoyer satisfait avant qu'il eut tendu la main. Cette facon d'agir a completement reussi, et je puis dire que le spectacle de la misere et des infirmites n'ayant presque plus attriste les regards de sa seigneurie, elle ne m'a pas semble une seule fois se rappeler ses anciennes preoccupations sur ce point. Jamais je ne l'ai entendu gronder personne, ni blamer aucun usage, ni porter un jugement defavorable sur aucune institution. Cette devotion ardente, dont vous redoutiez l'exces, a semble faire place a une regularite de conduite et de pratiques tout a fait convenables a un homme du monde. Il a vu les plus brillantes cours de l'Europe, et les plus nobles compagnies sans paraitre ni enivre ni scandalise d'aucune chose. Partout on a remarque sa belle figure, son noble maintien, sa politesse sans emphase, et le bon gout qui presidait aux paroles qu'il a su dire toujours a propos. Ses moeurs sont demeurees aussi pures que celles d'une jeune fille parfaitement elevee, sans qu'il ait montre aucune pruderie de mauvais ton. Il a vu les theatres, les musees et les monuments; il a parle sobrement et judicieusement sur les arts. Enfin, je ne concois en aucune facon l'inquietude qu'il avait donnee a vos seigneuries, n'ayant jamais vu, pour ma part, d'homme plus raisonnable. S'il y a quelque chose d'extraordinaire en lui, c'est precisement cette mesure, cette prudence, ce sang-froid, cette absence d'entrainements et de passions que je n'ai jamais rencontres dans un jeune homme aussi avantageusement pourvu par la nature, la naissance, et la fortune. "Ceci n'etait, au reste, que la confirmation des frequentes lettres que l'abbe avait ecrites a la famille; mais on avait toujours craint quelque exageration de sa part, et l'on n'etait vraiment tranquille que de ce moment ou il affirmait la guerison morale de mon cousin, sans crainte d'etre dementi par la conduite qu'il tiendrait sous les yeux de ses parents. On accabla l'abbe de presents et de caresses, et l'on attendit avec impatience qu'Albert fut rentre de sa promenade. Elle dura longtemps, et, lorsqu'il vint enfin se mettre a table a l'heure du souper, on fut frappe de la paleur et de la gravite de sa physionomie. Dans le premier moment d'effusion, ses traits avaient exprime une satisfaction douce et profonde qu'on n'y retrouvait deja plus. On s'en etonna, et on en parla tout bas a l'abbe avec inquietude. Il regarda Albert, et se retournant avec surprise vers ceux qui l'interrogeaient dans un coin de l'appartement: "--Je ne trouve rien d'extraordinaire dans la figure de monsieur le comte, repondit-il; il a l'expression digne et paisible quo je lui ai vue depuis huit ans que j'ai l'honneur de l'accompagner. "Le comte Christian se paya de cette reponse. "--Nous l'avons quitte encore pare des roses de l'adolescence, dit-il a sa soeur, et souvent, helas! en proie a une sorte de fievre interieure qui faisait eclater sa voix et briller ses regards; nous le retrouvons bruni par le soleil des contrees meridionales, un peu creuse par la fatigue peut-etre, et de plus entoure de la gravite qui convient a un homme fait. Ne trouvez-vous pas, ma chere soeur, qu'il est mieux ainsi? "--Je lui trouve l'air bien triste sous cette gravite, repondit ma bonne tante, et je n'ai jamais vu un homme de vingt-huit ans aussi flegmatique et aussi peu discoureur. Il nous repond par monosyllabes. "--Monsieur le comte a toujours ete fort sobre de paroles, repondit l'abbe. "--Il n'etait point ainsi autrefois, dit la chanoinesse. S'il avait des semaines de silence et de meditation, il avait des jours d'expansion et des heures d'eloquence. "--Je ne l'ai jamais vu se departir, reprit l'abbe, de la reserve que votre seigneurie remarque en ce moment. "--L'aimiez-vous donc mieux alors qu'il parlait trop, et disait des choses qui nous faisaient trembler? dit le comte Christian a sa soeur alarmee; voila bien les femmes! "--Mais il existait, dit-elle, et maintenant il a l'air d'un habitant de l'autre monde, qui ne prend aucune part aux affaires de celui-ci. "--C'est le caractere constant de monsieur le comte, repondit l'abbe; c'est un homme concentre, qui ne fait part a personne de ses impressions, et qui, si je dois dire toute ma pensee, ne s'impressionne de presque rien d'exterieur. C'est le fait des personnes froides, sensees, reflechies. Il est ainsi fait, et je crois qu'en cherchant a l'exciter, on ne ferait que porter le trouble dans cette ame ennemie de l'action et de toute initiative dangereuse. --Oh! je fais serment que ce n'est pas la son vrai caractere! s'ecria la chanoinesse. --Madame la chanoinesse reviendra des preventions qu'elle se forme contre un si rare avantage. --En effet, ma soeur, dit le comte, je trouve que monsieur l'abbe parle fort sagement. N'a-t-il pas obtenu par ses soins et sa condescendance le resultat que nous avons tant desire? N'a-t-il pas detourne les malheurs que nous redoutions? Albert s'annoncait comme un prodigue, un enthousiaste, un temeraire. Il nous revient tel qu'il doit etre pour meriter l'estime, la confiance et la consideration de ses semblables. --Mais efface comme un vieux livre, dit la chanoinesse, ou peut-etre raidi contre toutes choses, et dedaigneux de tout ce qui ne repond pas a ses secrets instincts. Il ne semble point heureux de nous revoir, nous qui l'attendions avec tant d'impatience! --Monsieur le comte etait impatient lui-meme de revenir, reprit l'abbe; je le voyais, bien qu'il ne le manifestat pas ouvertement. Il est si peu demonstratif! La nature l'a fait recueilli. --La nature l'a fait demonstratif, au contraire, repliqua-t-elle vivement. Il etait quelquefois violent, et quelquefois tendre a l'exces. Il me fachait souvent, mais il se jetait dans mes bras, et j'etais desarmee. "--Avec moi, dit l'abbe, il n'a jamais eu rien a reparer. "--Croyez-moi, ma soeur, c'est beaucoup mieux ainsi, dit mon oncle.... "--Helas! dit la chanoinesse, il aura donc toujours ce visage qui me consterne et me serre le coeur? --C'est un visage noble et fier qui sied a un homme de son rang, repondit l'abbe. "--C'est un visage de pierre! s'ecria la chanoinesse. Il me semble que je vois ma mere, non pas telle que je l'ai connue, sensible et bienveillante, mais telle qu'elle est peinte, immobile et glacee dans son cadre de bois de chene. "--Je repete a votre seigneurie, dit l'abbe, que c'est l'expression habituelle du comte Albert depuis huit annees. "--Helas! il y a donc huit mortelles annees qu'il n'a souri a personne! dit la bonne tante en laissant couler ses larmes; car depuis deux heures que je le couve des yeux, je n'ai pas vu le moindre sourire animer sa bouche close et decoloree! Ah! j'ai envie de me precipiter vers lui et de le serrer bien fort sur mon coeur, en lui reprochant son indifference, en le grondant meme comme autrefois, pour voir si, comme autrefois, il ne se jettera pas a mon cou en sanglotant. "--Gardez-vous de pareilles imprudences, ma chere soeur, dit le comte Christian en la forcant de se detourner d'Albert qu'elle regardait toujours avec des yeux humides. N'ecoutez pas les faiblesses d'un coeur maternel: nous avons bien assez eprouve qu'une sensibilite excessive etait le fleau de la vie et de la raison de notre enfant. En le distrayant, en eloignant de lui toute emotion vive, monsieur l'abbe, conformement a nos recommandations et a celles des medecins, est parvenu a calmer cette ame agitee; ne detruisez pas son ouvrage par les caprices d'une tendresse puerile." "La chanoinesse se rendit a ces raisons, et tacha de s'habituer a l'exterieur glace d'Albert; mais elle ne s'y habitua nullement, et elle disait souvent a l'oreille de son frere: Vous direz ce que vous voudrez, Christian, je crains qu'on ne nous l'ait abruti, en ne le traitant pas comme un homme, mais comme un enfant malade. "Le soir, au moment de se separer, on s'embrassa; Albert recut respectueusement la benediction de son pere, et lorsque la chanoinesse le pressa sur son coeur, il s'apercut qu'elle tremblait et que sa voix etait emue. Elle se mit a trembler aussi, et s'arracha brusquement de ses bras, comme si une vive souffrance venait de s'eveiller en lui. "--Vous le voyez, ma soeur, dit tout bas le comte, il n'est plus habitue a ces emotions, et vous lui faites du mal. "En meme temps, peu rassure, et fort emu lui-meme, il suivait des yeux son fils, pour voir si dans ses manieres avec l'abbe, il surprendrait une preference exclusive pour ce personnage. Mais Albert salua son gouverneur avec une politesse tres-froide. "--Mon fils, dit le comte, je crois avoir rempli vos intentions et satisfait votre coeur, en priant monsieur l'abbe de ne pas vous quitter comme il en manifestait deja le projet, et en l'engageant a rester pres de nous le plus longtemps qu'il lui sera possible. Je ne voudrais pas que le bonheur de nous retrouver en famille fut empoisonne pour vous par un regret, et j'espere que votre respectable ami nous aidera a vous donner cette joie sans melange." "Albert ne repondit que par un profond salut, et en meme temps un sourire etrange effleura ses levres. "--Helas! dit la chanoinesse lorsqu'il se fut eloigne, c'est donc la son sourire a present." XXVII. "Durant l'absence d'Albert, le comte et la chanoinesse avaient fait beaucoup de projets pour l'avenir de leur cher enfant, et particulierement celui de le marier. Avec sa belle figure, son nom illustre et sa fortune encore considerable, Albert pouvait pretendre aux premiers partis. Mais dans le cas ou un reste d'indolence et de sauvagerie le rendrait inhabile a se produire et a se pousser dans le monde, on lui tenait en reserve une jeune personne aussi bien nee que lui, puisqu'elle etait sa cousine germaine et qu'elle portait son nom, moins riche que lui, mais fille unique, et assez jolie comme on l'est a seize ans, quand on est fraiche et paree de ce qu'on appelle en France la beaute du diable. Cette jeune personne, c'etait Amelie, baronne de Rudolstadt, votre humble servante et votre nouvelle amie. "Celle-la, se disait-on au coin du feu, n'a encore vu aucun homme. Elevee au couvent, elle ne manquera pas d'envie d'en sortir pour se marier. Elle ne peut guere aspirer a un meilleur parti; et quant aux bizarreries que pourrait encore presenter le caractere de son cousin, d'anciennes d'habitudes d'enfance, la parente, quelques mois d'intimite aupres de nous, effaceront certainement toute repugnance, et l'engageront, ne fut-ce que par esprit de famille, a tolerer en silence ce qu'une etrangere ne supporterait peut-etre pas. On etait sur de l'assentiment de mon pere, qui n'a jamais eu d'autre volonte que celle de son aine et de sa soeur Wenceslawa, et qui, a vrai dire, n'a jamais eu une volonte en propre. "Lorsque apres quinze jours d'examen attentif, on eut reconnu la constante melancolie et la reserve absolue qui semblaient etre le caractere decide de mon cousin, mon oncle et ma tante se dirent que le dernier rejeton de leur race n'etait destine a lui rendre aucun eclat par sa conduite personnelle. Il ne montrait d'inclination pour aucun role brillant dans le monde, ni pour les armes, ni pour la diplomatie, ni pour les charges civiles. A tout ce qu'on lui proposait, il repondait d'un air de resignation qu'il obeirait aux volontes de ses parents, mais qu'il n'avait pour lui-meme aucun besoin de luxe ou de gloire. Apres tout, ce naturel indolent n'etait que la repetition exageree de celui de son pere, cet homme calme dont la patience est voisine de l'apathie, et chez qui la modestie est une sorte d'abnegation. Ce qui donne a mon oncle une physionomie que son fils n'a pas, c'est un sentiment energique, quoique depourvu d'emphase et d'orgueil, du devoir social. Albert semblait desormais comprendre les devoirs de la famille; mais les devoirs publics, tels que nous les concevons, ne paraissaient pas l'occuper plus qu'aux jours de son enfance. Son pere et le mien avaient suivi la carriere des armes sous Montecuculli contre Turenne. Ils avaient porte dans la guerre une sorte de sentiment religieux inspire par la majeste imperiale. C'etait le devoir de leur temps d'obeir et de croire aveuglement a des maitres. Ce temps-ci, plus eclaire, depouille les souverains de l'aureole, et la jeunesse se permet de ne pas croire a la couronne plus qu'a la tiare. Lorsque mon oncle essayait de ranimer dans son fils l'antique ardeur chevaleresque, il voyait bien que ses discours n'avaient aucun sens pour ce raisonneur dedaigneux. "Puisqu'il en est ainsi, se dirent mon oncle et ma tante, ne le contrarions pas. Ne compromettons pas cette guerison assez triste qui nous a rendu un homme eteint a la place d'un homme exaspere. Laissons-le vivre paisiblement a sa guise, et qu'il soit un philosophe studieux, comme l'ont ete plusieurs de ses ancetres, ou un chasseur passionne contre notre frere Frederick, ou un seigneur juste et bienfaisant comme nous nous efforcons de l'etre. Qu'il mene des a present la vie tranquille et inoffensive des vieillards: ce sera le premier des Rudolstadt qui n'aura point eu de jeunesse. Mais comme il ne faut pas qu'il soit le dernier de sa race, hatons-nous de le marier, afin que les heritiers de notre nom effacent cette lacune dans l'eclat de nos destinees. Qui sait? peut-etre le genereux sang de ses aieux se repose-t-il en lui par l'ordre de la Providence, afin de se ranimer plus bouillant et plus fier dans les veines de ses descendants. "Et il fut decide qu'on parlerait mariage a mon cousin Albert. "On lui en parla doucement d'abord; et comme on le trouvait aussi peu dispose a ce parti qu'a tous les autres, on lui en parla serieusement et vivement. Il objecta sa timidite, sa gaucherie aupres des femmes. "II est certain, disait ma tante, que, dans ma jeunesse, un pretendant aussi serieux qu'Albert m'eut fait plus de peur que d'envie, et que je n'eusse pas echange ma bosse contre sa conversation." "--II faut donc, lui dit mon oncle, revenir a notre pis-aller, et lui faire epouser Amelie. Il l'a connue enfant, il la considere comme sa soeur, il sera moins timide aupres d'elle; et comme elle est d'un caractere enjoue et decide, elle corrigera, par sa bonne humeur, l'humeur noire dans laquelle il semble retomber de plus en plus. "Albert ne repoussa pas ce projet, et sans se prononcer ouvertement, consentit a me voir et a me connaitre. Il fut convenu que je ne serais avertie de rien, afin de me sauver la mortification d'un refus toujours possible de sa part. On ecrivit a mon pere; et des qu'on eut son assentiment, on commenca les demarches pour obtenir du pape les dispenses necessaires a cause de notre parente. En meme temps mon pere me retira du couvent, et un beau matin nous arrivames au chateau des Geants, moi fort contente de respirer le grand air, et fort impatiente de voir mon fiance; mon bon pere plein d'esperance, et s'imaginant m'avoir bien cache un projet qu'a son insu il m'avait, chemin faisant, revele a chaque mot. "La premiere chose qui me frappa chez Albert, ce fut sa belle figure et son air digne. Je vous avouerai, ma chere Nina, que mon coeur battit bien fort lorsqu'il me baisa la main, et que pendant quelques jours je fus sous le charme de son regard et de ses moindres paroles. Ses manieres serieuses ne me deplaisaient pas; il ne semblait pas contraint le moins du monde aupres de moi. Il me tutoyait comme aux jours de notre enfance, et lorsqu'il voulait se reprendre, dans la crainte de manquer aux convenances, nos parents l'autorisaient et le priaient, en quelque sorte, de conserver avec moi son ancienne familiarite. Ma gaiete le faisait quelquefois sourire sans effort, et ma bonne tante, transportee de joie, m'attribuait l'honneur de cette guerison qu'elle croyait devoir etre radicale. Enfin il me traitait avec la bienveillance et la douceur qu'on a pour un enfant; et je m'en contentais, persuadee que bientot il ferait plus d'attention a ma petite mine eveillee et aux jolies toilettes que je prodiguais pour lui plaire. "Mais j'eus bientot la mortification de voir qu'il se souciait fort peu de l'une, et qu'il ne voyait pas seulement les autres. Un jour, ma bonne tante voulut lui faire remarquer une charmante robe bleu lapis qui dessinait ma taille a ravir. Il pretendit que la robe etait d'un beau rouge. L'abbe, son gouverneur, qui avait toujours des compliments fort mielleux au bord des levres, et qui voulait lui donner une lecon de galanterie, s'ecria qu'il comprenait fort bien que le comte Albert ne vit pas seulement la couleur de mon vetement. C'etait pour Albert l'occasion de me dire quelque chose de flatteur sur les roses de mes joues, ou sur l'or de ma chevelure. Il se contenta de repondre a l'abbe, d'un ton fort sec, qu'il etait aussi capable que lui de distinguer les couleurs, et que ma robe etait rouge comme du sang. "Je ne sais pourquoi cette brutalite et cette bizarrerie d'expression me donnerent le frisson. Je regardai Albert, et lui trouvai un regard qui me fit peur. De ce jour-la, je commencai a le craindre plus qu'a l'aimer. Bientot je ne l'aimai plus du tout, et aujourd'hui je ne le crains ni ne l'aime. Je le plains, et c'est tout. Vous verrez pourquoi, peu a peu, et vous me comprendrez. "Le lendemain, nous devions aller faire quelques emplettes a Tauss; la ville la plus voisine. Je me promettais un grand plaisir de cette promenade; Albert devait m'accompagner a cheval. J'etais prete, et j'attendais qu'il vint me presenter la main. Les voitures attendaient aussi dans la cour. Il n'avait pas encore paru. Son valet de chambre disait avoir frappe a sa porte a l'heure accoutumee. On envoya de nouveau savoir s'il se preparait. Albert avait la manie de s'habiller toujours lui-meme, et de ne jamais laisser aucun valet entrer dans sa chambre avant qu'il en fut sorti. On frappa en vain; il ne repondit pas. Son pere, inquiet de ce silence, monta a sa chambre, et ne put ni ouvrir la porte, qui etait barricadee en dedans, ni obtenir un mot. On commencait a s'effrayer, lorsque l'abbe dit d'un air fort tranquille que le comte Albert etait sujet a de longs acces de sommeil qui tenaient de l'engourdissement, et que lorsqu'on voulait l'en tirer brusquement, il etait agite et comme souffrant pendant plusieurs jours. "--Mais c'est une maladie, cela, dit la chanoinesse avec inquietude. "--Je ne le pense pas, repondit l'abbe. Je ne l'ai jamais entendu se plaindre de rien. Les medecins que j'ai fait venir lorsqu'il dormait ainsi, ne lui ont trouve aucun symptome de fievre, et ont attribue cet accablement a quelque exces de travail ou de reflexion. Ils ont grandement conseille de ne pas contrarier ce besoin de repos et d'oubli de toutes choses. "--Et cela est frequent? demanda mon oncle. "--J'ai observe ce phenomene cinq ou six fois seulement durant huit annees, repondit l'abbe; et, ne l'ayant jamais trouble par mes empressements, je ne l'ai jamais vu avoir de suites facheuses. "--Et cela dure-t-il longtemps? demandai-je a mon tour, fort impatientee. "--Plus ou moins, dit l'abbe, suivant la duree de l'insomnie qui precede ou occasionne ces fatigues: mais nul ne peut le savoir, car monsieur le comte ne se souvient jamais de cette cause, ou ne veut jamais la dire. Il est extremement assidu au travail, et s'en cache avec une modestie bien rare. "--Il est donc bien savant? repris-je. "--Il est extremement savant. "--Et il ne le montre jamais? "--Il en fait mystere, et ne s'en doute pas lui-meme. "--A quoi cela lui sert-il, en ce cas? "--Le genie est comme la beaute, repondit ce jesuite courtisan en me regardant d'un air doucereux: ce sont des graces du ciel qui ne suggerent ni orgueil ni agitation a ceux qui les possedent." "Je compris la lecon, et n'en eus que plus de depit, comme vous pouvez croire. On resolut d'attendre, pour sortir, le reveil de mon cousin; mais lorsqu'au bout de deux heures, je vis qu'il ne bougeait, j'allai quitter mon riche habit d'amazone, et je me mis a broder au metier, non sans casser beaucoup de soies, et sans sauter beaucoup de points. J'etais outree de l'impertinence d'Albert, qui s'etait oublie sur ses livres la veille d'une promenade avec moi, et qui, maintenant, s'abandonnait aux douceurs d'un paisible sommeil, pendant que je l'attendais. L'heure s'avancait, et force fut de renoncer au projet de la journee. Mon pere, bien confiant aux paroles de l'abbe, prit son fusil, et alla tuer un lievre ou deux. Ma tante, moins rassuree, monta les escaliers plus de vingt fois pour ecouter a la porte de son neveu, sans pouvoir entendre meme le bruit de sa respiration. La pauvre femme etait desolee de mon mecontentement. Quant a mon oncle, il prit un livre de devotion pour se distraire de son inquietude, et se mit a lire dans un coin du salon avec une resignation qui me donnait envie de sauter par les fenetres. Enfin, vers le soir, ma tante, toute joyeuse, vint nous dire qu'elle avait entendu Albert se lever et s'habiller. L'abbe nous recommanda de ne paraitre ni inquiets ni surpris, de ne pas adresser de questions a monsieur le comte, et de tacher de le distraire s'il montrait quelque chagrin de sa mesaventure. "--Mais si mon cousin n'est pas malade, il est donc maniaque? m'ecriai-je avec un peu d'emportement. "Je vis la figure de mon oncle se decomposer a cette dure parole, et j'en eus des remords sur-le-champ. Mais lorsque Albert entra sans faire d'excuses a personne, et sans paraitre se douter le moins du monde de notre contrariete, je fus outree, et lui fis un accueil tres-sec. Il ne s'en apercut seulement pas. Il paraissait plonge dans ses reflexions. Le soir, mon pere pensa qu'un peu de musique l'egaierait. Je n'avais pas encore chante devant Albert. Ma harpe n'etait arrivee que de la veille. Ce n'est pas devant vous, savante Porporina, que je puis me piquer de connaitre la musique. Mais vous verrez que j'ai une jolie voix, et que je ne manque pas de gout naturel. Je me fis prier; j'avais plus envie de pleurer que de chanter; Albert ne dit pas un mot pour m'y encourager. Enfin je cedai; mais je chantai fort mal, et Albert, comme si je lui eusse ecorche les oreilles, eut la grossierete de sortir au bout de quelques mesures. Il me fallut toute la force de mon orgueil pour ne pas fondre en larmes, et pour achever mon air sans faire sauter les cordes de ma harpe. Ma tante avait suivi son neveu, mon pere s'etait endormi, mon oncle attendait pres de la porte que sa soeur vint lui dire quelque chose de son fils. L'abbe resta seul a me faire des compliments qui m'irriterent encore plus que l'indifference des autres. "--Il parait, lui dis-je, que mon cousin n'aime pas la musique. "--Il l'aime beaucoup, au contraire, repondit-il; mais c'est selon ... "--C'est selon la maniere dont on chante? lui dis-je en l'interrompant. "--C'est, reprit-il sans se deconcerter, selon la disposition de son ame; quelquefois la musique lui fait du bien, et quelquefois du mal. Vous l'aurez emu, j'en suis certain, au point qu'il aura craint de ne pouvoir se contenir. Cette fuite est plus flatteuse pour vous que les plus grands eloges." "Les adulations de ce jesuite avaient quelque chose de sournois et de railleur qui me le faisait detester. Mais j'en fus bientot delivree, comme vous allez l'apprendre tout a l'heure." XXVIII. "Le lendemain, ma tante, qui ne parle guere lorsque son coeur n'est pas vivement emu, eut la malheureuse idee de s'engager dans une conversation avec l'abbe et le chapelain. Et comme, en dehors de ses affections de famille, qui l'absorbent presque entierement, il n'y a pour elle au monde qu'une distraction possible, laquelle est son orgueil de famille, elle ne manqua pas de s'y livrer en dissertant sur sa genealogie, et en prouvant a ces deux pretres que notre race etait la plus pure, la plus illustre, et la plus excellente de toutes les familles de l'Allemagne, du cote des femmes particulierement. L'abbe l'ecoutait avec patience et notre chapelain avec reverence, lorsque Albert, qui ne paraissait pas l'ecouter du tout, l'interrompit avec un peu de vivacite: "--Il me semble, ma bonne tante, lui dit-il, que vous vous faites quelques illusions sur la preeminence de notre famille. Il est vrai que la noblesse et les titres de nos ancetres remontent assez haut dans le passe; mais une famille qui perd son nom, qui l'abjure en quelque sorte, pour prendre celui d'une femme de race et de religion etrangere, renonce au droit de se faire valoir comme antique en vertu et fidele a la gloire de son pays. "Cette remarque contraria beaucoup la chanoinesse; mais, comme l'abbe avait paru ouvrir l'oreille, elle crut devoir y repondre. "--Je ne suis pas de votre avis, mon cher enfant, dit-elle. On a vu bien souvent d'illustres maisons se rendre, a bon droit, plus illustres encore, en joignant a leur nom celui d'une branche maternelle, afin de ne pas priver leurs hoirs de l'honneur qui leur revenait d'etre issus d'une femme glorieusement apparentee. "--Mais ce n'est pas ici le cas d'appliquer cette regle, reprit Albert avec une tenacite a laquelle il n'etait point sujet. Je concois l'alliance de deux noms illustres. Je trouve fort legitime qu'une femme transmette a ses enfants son nom accole a celui de son epoux. Mais l'effacement complet de ce dernier nom me parait un outrage de la part de celle qui l'exige, une lachete de la part de celui qui s'y soumet. "--Vous rappelez des choses bien anciennes, Albert, dit la chanoinesse avec un profond soupir, et vous appliquez la regle plus mal a propos que moi. Monsieur l'abbe pourrait croire, en vous entendant, que quelque male, dans notre ascendance, aurait ete capable d'une lachete; et puisque vous savez si bien des choses dont je vous croyais a peine instruit, vous n'auriez pas du faire une pareille reflexion a propos des evenements politiques ... deja bien loin de nous, Dieu merci! "--Si ma reflexion vous inquiete, je vais rapporter le fait, afin de laver notre aieul Withold, dernier comte des Rudolstadt, de toute imputation injurieuse a sa memoire. Cela parait interesser ma cousine, ajouta-t-il en voyant que je l'ecoutais avec de grands yeux, tout etonnee que j'etais de le voir se lancer dans une discussion si contraire a ses idees philosophiques et a ses habitudes de silence. Sachez donc, Amelie, que notre arriere-grand-pere Wratislaw n'avait pas plus de quatre ans lorsque sa mere Ulrique de Rudolstadt crut devoir lui infliger la fletrissure de quitter son veritable nom, le nom de ses peres, qui etait Podiebrad, pour lui donner ce nom saxon que vous et moi portons aujourd'hui, vous sans en rougir, et moi sans m'en glorifier. "--Il est au moins inutile, dit mon oncle Christian, qui paraissait fort mal a l'aise, de rappeler des choses si eloignees du temps ou nous vivons. "--II me semble, reprit Albert, que ma tante a remonte bien plus haut dans le passe en nous racontant les hauts faits des Rudolstadt, et je ne sais pas pourquoi l'un de nous, venant par hasard a se rappeler qu'il est Boheme, et non pas Saxon d'origine, qu'il s'appelle Podiebrad, et non pas Rudolstadt, ferait une chose de mauvais gout en parlant d'evenements qui n'ont guere plus de cent vingt ans de date. "--Je savais bien, observa l'abbe qui avait ecoute Albert avec un certain interet, que votre illustre famille etait alliee, dans le passe, a la royaute nationale de George Podiebrad; mais j'ignorais qu'elle en descendit par une ligne assez directe pour en porter le nom. "--C'est que ma tante, qui sait dessiner des arbres genealogiques, a juge a propos d'abattre dans sa memoire l'arbre antique et venerable dont la souche nous a produits. Mais un arbre genealogique sur lequel notre histoire glorieuse et sombre a ete tracee en caracteres de sang, est encore debout sur la montagne voisine." "Comme Albert s'animait beaucoup en parlant ainsi, et que le visage de mon oncle paraissait s'assombrir, l'abbe essaya de detourner la conversation, bien que sa curiosite fut fort excitee. Mais la mienne ne me permit pas de rester en si beau chemin. "--Que voulez-vous dire, Albert? m'ecriai-je en me rapprochant de lui. "--Je veux dire ce qu'une Podiebrad ne devrait pas ignorer, repondit-il. C'est que le vieux chene de la _pierre d'epouvante_, que vous voyez tous les jours de votre fenetre, Amelie, et sous lequel je vous engage a ne jamais vous asseoir sans elever votre ame a Dieu, a porte, il y a trois cents ans, des fruits un peu plus lourds que les glands desseches qu'il a peine a produire aujourd'hui. "--C'est une histoire affreuse, dit le chapelain tout effare, et j'ignore qui a pu l'apprendre au comte Albert. "--La tradition du pays, et peut-etre quelque chose de plus certain encore, repondit Albert. Car on a beau bruler les archives des familles et les documents de l'histoire, monsieur le chapelain; on a beau elever les enfants dans l'ignorance de la vie anterieure; on a beau imposer silence aux simples par le sophisme, et aux faibles par la menace: ni la crainte du despotisme, ni celle de l'enfer, ne peuvent etouffer les mille voix du passe qui s'elevent de toutes parts. Non, non, elles parlent trop haut, ces voix terribles, pour que celle d'un pretre leur impose silence! Elles parlent a nos ames dans le sommeil, par la bouche des spectres qui se levent pour nous avertir; elles parlent a nos oreilles, par tous les bruits de la nature; elles sortent meme du tronc des arbres, comme autrefois, celle des dieux dans les bois sacres, pour nous raconter les crimes, les malheurs, et les exploits de nos peres. "--Et pourquoi, mon pauvre enfant, dit la chanoinesse, nourrir ton esprit de ces pensees ameres et de ces souvenirs funestes? "--Ce sont vos genealogies, ma tante, c'est le voyage que vous venez de faire dans les siecles passes, qui ont reveille en moi le souvenir de ces quinze moines pendus aux branches du chene, de la propre main d'un de mes aieux, a moi ... oh! le plus grand, le plus terrible, le plus perseverant, celui qu'on appelait le redoutable aveugle, l'invincible Jean Ziska du Calice!" "Le nom sublime et abhorre du chef des Taborites, sectaires qui rencherirent durant la guerre des Hussites sur l'energie, la bravoure, et les cruautes des autres religionnaires, tomba comme la foudre sur l'abbe et sur le chapelain. Le dernier fit un grand signe de croix; ma tante recula sa chaise, qui touchait celle d'Albert. "--Bonte divine! s'ecria-t-elle; de quoi et de qui parle donc cet enfant? Ne l'ecoutez pas, monsieur l'abbe! Jamais, non, jamais, notre famille n'a eu ni lien, ni rapport avec le reprouve dont il vient de prononcer le nom abominable. "--Parlez pour vous, ma tante, reprit Albert avec energie. Vous etes une Rudolstadt dans le fond de l'ame, bien que vous soyez dans le fait une Podiebrad. Mais, quant a moi, j'ai dans les veines un sang colore de quelques gouttes de plus de sang boheme, purifie de quelques gouttes de moins de sang etranger. Ma mere n'avait ni Saxons, ni Bavarois, ni Prussiens, dans son arbre genealogique: elle etait de pure race slave; et comme vous paraissez ne pas vous soucier beaucoup d'une noblesse a laquelle vous ne pouvez pretendre, moi, qui tiens a ma noblesse personnelle, je vous apprendrai, si vous l'ignorez, je vous rappellerai, si vous l'avez oublie, que Jean Ziska laissa une fille, laquelle epousa un seigneur de Prachalitz, et que ma mere, etant une Prachalitz elle-meme, descendait en ligne directe de Jean Ziska par les femmes, comme vous descendez des Rudolstadt, ma tante! "--Ceci est un reve, une erreur, Albert!... "--Non, ma chere tante; j'en appelle a monsieur le chapelain, qui est un homme veridique et craignant Dieu. Il a eu entre les mains les parchemins qui le prouvaient. "--Moi? s'ecria le chapelain, pale comme la mort. "--Vous pouvez l'avouer sans rougir devant monsieur l'abbe, repondit Albert avec une amere ironie, puisque vous avez fait votre devoir de pretre catholique et de sujet autrichien en les brulant le lendemain de la mort de ma mere! "--Cette action, que me commandait ma conscience, n'a eu que Dieu pour temoin! reprit l'abbe, plus pale encore. Comte Albert, qui a pu vous reveler ...? "--Je vous l'ai dit, monsieur le chapelain, la voix qui parle plus haut que celle du pretre! "--Quelle voix, Albert? demandai-je vivement interessee. "--La voix qui parle dans le sommeil, repondit Albert. "--Mais ceci n'explique rien, mon fils, dit le comte Christian tout pensif et tout triste. "--La voix du sang, mon pere! repondit Albert d'un ton qui nous fit tous tressaillir. "--Helas! mon Dieu! dit mon oncle en joignant les mains, ce sont les memes reveries, les memes imaginations, qui tourmentaient sa pauvre mere. Il faut que, dans sa maladie, elle ait parle de tout cela devant notre enfant, ajouta-t-il en se penchant vers ma tante, et que son esprit en ait ete frappe de bonne heure. "--Impossible, mon frere, repondit la chanoinesse: Albert n'avait pas trois ans lorsqu'il perdit sa mere. "--Il faut plutot, dit le chapelain a voix basse, qu'il soit reste dans la maison quelques-uns de ces maudits ecrits heretiques, tout remplis de mensonge et tissus d'impietes, qu'elle avait conserves par esprit de famille, et dont elle eut pourtant la vertu de me faire le sacrifice a son heure supreme. "--Non, il n'en est pas reste, repondit Albert, qui n'avait pas perdu une seule parole du chapelain, bien que celui-ci eut parle assez bas, et qu'Albert, qui se promenait avec agitation, fut en ce moment a l'autre bout du grand salon. Vous savez bien monsieur le chapelain, que vous avez tout detruit, et que vous avez encore, au lendemain de _son_ dernier jour, cherche et furete dans tous les coins de sa chambre. "--Qui donc a ainsi aide ou egare votre memoire, Albert? demanda le comte Christian d'un ton severe. Quel serviteur infidele ou imprudent s'est donc avise de troubler votre jeune esprit par le recit, sans doute exagere, de ces evenements domestiques? "--Aucun, mon pere; je vous le jure sur ma religion et sur ma conscience. "--L'ennemi du genre humain est intervenu dans tout ceci, dit le chapelain consterne. "--Il serait plus vraisemblable et plus chretien de penser, observa l'abbe, que le comte Albert est doue d'une memoire extraordinaire, et que des evenements dont le spectacle ne frappe point ordinairement l'age tendre sont restes graves dans son esprit. Ce que j'ai vu de sa rare intelligence me fait aisement croire que sa raison a du avoir un developpement fort precoce; et quant a sa faculte de garder le souvenir des choses, j'ai reconnu qu'elle etait prodigieuse en effet. "--- Elle ne vous semble prodigieuse que parce que vous en etes tout a fait depourvu, repondit Albert sechement. Par exemple, vous ne vous rappelez pas ce que vous avez fait en l'annee 1619, apres que Withold Podiebrad le protestant, le vaillant, le fidele (votre grand-pere, ma chere tante), le dernier qui porta notre nom, eut rougi de son sang la pierre d'epouvante? Vous avez oublie votre conduite en cette circonstance, je le parierais, monsieur l'abbe? "--Je l'ai oubliee entierement, je l'avoue, repondit l'abbe avec un sourire railleur qui n'etait pas de trop bon gout dans un moment ou il devenait evident pour nous tous qu'Albert divaguait completement. "--Eh bien! je vais vous la rappeler, reprit Albert sans se deconcerter. Vous allates bien vite conseiller a ceux des soldats imperiaux qui avaient fait le coup de se sauver ou de se cacher, parce que les ouvriers de Pilsen, qui avaient le courage de s'avouer protestants, et qui adoraient Withold, venaient pour venger la mort de leur maitre, et s'appretaient a les mettre en pieces. Puis, vous vintes trouver mon aieule Ulrique, la veuve tremblante et consternee de Withold, et vous lui promites de faire sa paix avec l'empereur Ferdinand II, de lui conserver ses biens, ses titres, sa liberte, et la tete de ses enfants, si elle voulait suivre vos conseils et vous payer vos services a prix d'or; elle y consentit: son amour maternel lui suggera cet acte de faiblesse. Elle ne respecta pas le martyre de son noble epoux. Elle etait nee catholique, et n'avait abjure que par amour pour lui. Elle ne sut point accepter la misere, la proscription, la persecution, pour conserver a ses enfants une foi que Withold venait de signer de son sang, et un nom qu'il venait de rendre plus illustre encore que tous ceux de ses ancetres _hussites, calixtins, taborites, orphelins, freres de l'union, et lutheriens_. (Tous ces noms, ma chere Porporina, sont ceux des diverses sectes qui joignent l'heresie de Jean Huss a celle de Luther, et qu'avait probablement suivies la branche des Podiebrad dont nous descendons.) Enfin, continua Albert, la Saxonne eut peur, et ceda. Vous prites possession du chateau, vous en eloignates les bandes imperiales, vous fites respecter nos terres. Vous fites un immense auto-da-fe de nos titres et de nos archives. C'est pourquoi ma tante, pour son bonheur, n'a pu retablir l'arbre genealogique des Podiebrad, et s'est rejetee sur la pature moins indigeste des Rudolstadt. Pour prix de vos services, vous futes riche, tres-riche. Trois mois apres, il fut permis a Ulrique d'aller embrasser a Vienne les genoux de l'empereur, qui lui permit gracieusement de denationaliser ses enfants, de les faire elever par vous dans la religion romaine, et de les enroler ensuite sous les drapeaux contre lesquels leur pere et leurs aieux avaient si vaillamment combattu. Nous fumes incorpores mes fils et moi, dans les rangs de la tyrannie autrichienne ... "--Tes fils et toi!... dit ma tante desesperee, voyant qu'il battait la campagne. "--Oui, mes fils Sigismond et Rodolphe, repondit tres-serieusement Albert. "--C'est le nom de mon pere et de mon oncle, dit le comte Christian. Albert, ou est ton esprit? Reviens a toi, mon fils. Plus d'un siecle nous separe de ces evenements douloureux accomplis par l'ordre de la Providence." "Albert n'en voulut point demordre. Il se persuada et voulut nous persuader qu'il etait le meme que Wratislaw, fils de Withold, et le premier des Podiebrad qui eut porte le nom maternel de Rudolstadt. Il nous raconta son enfance, le souvenir distinct qu'il avait garde du supplice du comte Withold, supplice dont il attribuait tout l'odieux au jesuite Dithmar (lequel, selon lui, n'etait autre que l'abbe, son gouverneur), la haine profonde que, pendant son enfance, il avait eprouvee pour ce Dithmar, pour l'Autriche, pour les imperiaux et pour les catholiques. Et puis, ses souvenirs parurent se confondre, et il ajouta mille choses incomprehensibles sur la vie eternelle et perpetuelle, sur la reapparition des hommes sur la terre, se fondant sur cet article de la croyance hussitique, que Jean Huss devait revenir en Boheme cent ans apres sa mort, et completer son oeuvre; prediction qui s'etait accomplie, puisque, selon lui, Luther etait Jean Huss ressuscite. Enfin ses discours furent un melange d'heresie, de superstition, de metaphysique obscure, de delire poetique; et tout cela fut debite avec une telle apparence de conviction, avec des souvenirs si detailles, si precis, et si interessants, de ce qu'il pretendait avoir vu, non-seulement dans la personne de Wratislaw, mais encore dans celle de Jean Ziska, et de je ne sais combien d'autres morts qu'il soutenait avoir ete ses propres apparitions dans la vie du passe, que nous restames tous beants a l'ecouter, sans qu'aucun de nous eut la force de l'interrompre ou de le contredire. Mon oncle et ma tante, qui souffraient horriblement de cette demence, impie selon eux, voulaient du moins la connaitre a fond; car c'etait la premiere fois qu'elle se manifestait ouvertement, et il fallait bien en savoir la source pour tacher ensuite de la combattre. L'abbe s'efforcait de tourner la chose en plaisanterie, et de nous faire croire que le comte Albert etait un esprit fort plaisant et fort malicieux, qui prenait plaisir a nous mystifier par son incroyable erudition. "--II a tant lu, nous disait-il, qu'il pourrait nous raconter ainsi l'histoire de tous les siecles, chapitre par chapitre, avec assez de details et de precision pour faire accroire a des esprits un peu portes au merveilleux, qu'il a veritablement assiste aux scenes qu'il raconte." "La chanoinesse, qui, dans sa devotion ardente, n'est pas tres-eloignee de la superstition, et qui commencait a croire son neveu sur parole, prit tres-mal les insinuations de l'abbe, et lui conseilla de garder ses explications badines pour une occasion plus gaie; puis elle fit un grand effort pour amener Albert a retracter les erreurs dont il avait la tete remplie. "--Prenez garde, ma tante; s'ecria Albert avec impatience, que je ne vous dise qui vous etes. Jusqu'ici je n'ai pas voulu le savoir; mais quelque chose m'avertit en ce moment que la Saxonne Ulrique est aupres de moi. "--Eh quoi, mon pauvre enfant, repondit-elle, cette aieule prudente et devouee qui sut conserver a ses enfants la vie, et a ses descendants l'independance, les biens et les honneurs dont ils jouissent, vous pensez qu'elle revit en moi? Eh bien, Albert, je vous aime tant, que pour vous je ferais plus encore: je sacrifierais ma vie, si je pouvais, a ce prix, calmer votre esprit egare." "Albert la regarda quelques instants avec des yeux a la fois severes et attendris. "--Non, non, dit-il enfin en s'approchant d'elle, et en s'agenouillant a ses pieds, vous etes un ange, et vous avez communie jadis dans la coupe de bois des Hussites. Mais la Saxonne est ici, cependant, et sa voix a frappe mon oreille aujourd'hui a plusieurs reprises. "--Prenez que c'est moi, Albert, lui dis-je en m'efforcant de l'egayer, et ne m'en veuillez pas trop de ne pas vous avoir livre aux bourreaux en l'annee 1619. "--Vous, ma mere, dit-il en me regardant avec des yeux effrayants, ne dites pas cela; car je ne puis vous pardonner. Dieu m'a fait renaitre dans le sein d! une femme plus forte; il m'a retrempe dans le sang de Ziska, dans ma propre substance, qui s'etait egaree je ne sais comment. Amelie, ne me regardez pas, ne me parlez pas surtout! C'est votre voix, Ulrique, qui me fait aujourd'hui tout le mal que je souffre." "En disant cela, Albert sortit precipitamment, et nous restames tous consternes de la triste decouverte qu'il venait enfin de nous faire faire sur le derangement de son esprit. "Il etait alors deux heures apres midi; nous avions dine paisiblement, Albert n'avait bu que de l'eau. Rien ne pouvait nous donner l'espoir que cette demence fut l'effet de l'ivresse. Le chapelain et ma tante se leverent aussitot pour le suivre et pour le soigner, le jugeant fort malade. Mais, chose inconcevable! Albert avait deja disparu comme par enchantement; on ne le trouva ni dans sa chambre, ni dans celle de sa mere, ou il avait coutume de s'enfermer souvent, ni dans aucun recoin du chateau; on le chercha dans le jardin, dans la garenne, dans les bois environnants, dans les montagnes. Personne ne l'avait vu de pres ni de loin. La trace de ses pas n'etait restee nulle part. La journee et la nuit s'ecoulerent ainsi. Personne ne se coucha dans la maison. Nos gens furent sur pied jusqu'au jour pour le chercher avec des flambeaux. "Toute la famille se mit en prieres. La journee du lendemain se passa dans les memes anxietes, et la nuit suivante dans la meme consternation. Je ne puis vous dire quelle terreur j'eprouvai, moi qui n'avais jamais souffert, jamais tremble de ma vie pour des evenements domestiques de cette importance. Je crus tres-serieusement qu'Albert s'etait donne la mort ou s'etait enfui pour jamais. J'en pris des convulsions et une fievre assez forte. Il y avait encore en moi un reste d'amour, au milieu de l'effroi que m'inspirait un etre si fatal et si bizarre. Mon pere conservait la force d'aller a la chasse, s'imaginant que, dans ses courses lointaines, il retrouverait Albert au fond des bois. Ma pauvre tante, devoree de douleur, mais active et courageuse, me soignait, et cherchait a rassurer tout le monde. Mon oncle priait jour et nuit. En voyant sa foi et sa soumission stoique aux volontes du ciel, je regrettais de n'etre pas devote. "L'abbe feignait un peu de chagrin, mais affectait de n'avoir aucune inquietude. Il est vrai, disait-il, qu'Albert n'avait jamais disparu ainsi de sa presence; mais il etait sujet a des besoins de solitude et de recueillement. Sa conclusion etait que le seul remede a ces singularites etait de ne jamais les contrarier, et de ne pas paraitre les remarquer beaucoup. Le fait est que ce subalterne intrigant et profondement egoiste ne s'etait soucie que de gagner les larges appointements attaches a son role surveillant, et qu'il les avait fait durer le plus longtemps possible en trompant la famille sur le resultat de ses bons offices. Occupe de ses affaires et de ses plaisirs, il avait abandonne Albert a ses penchants extremes. Peut-etre l'avait-il vu souvent malade et souvent exalte. Il avait sans doute laisse un libre cours a ses fantaisies. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il avait eu l'habilete de les cacher a tous ceux qui eussent pu nous en rendre compte; car dans toutes les lettres que recut mon oncle au sujet de son fils, il n'y eut jamais que des eloges de son exterieur et des felicitations sur les avantages de sa personne. Albert n'a laisse nulle part la reputation d'un malade ou d'un insense. Quoi qu'il en soit, sa vie interieure durant ces huit ans d'absence est restee pour nous un secret impenetrable. L'abbe, voyant, au bout de trois jours, qu'il ne reparaissait pas, et craignant que ses propres affaires ne fussent gatees par cet incident, se mit en campagne, soi-disant pour le chercher a Prague, ou l'envie de chercher quelque livre rare pouvait, selon lui, l'avoir pousse." "--II est, disait-il, comme les savants qui s'abiment dans leurs recherches, et qui oublient le monde entier pour satisfaire leur innocente passion." "La-dessus l'abbe partit, et ne revint pas." "Au bout de sept jours d'angoisses mortelles, et comme nous commencions a desesperer, ma tante, passant vers le soir devant la chambre d'Albert, vit la porte ouverte, et Albert assis dans son fauteuil, caressant son chien qui l'avait suivi dans son mysterieux voyage. Ses vetements n'etaient ni salis ni dechires; seulement la dorure en etait noircie, comme s'il fut sorti d'un lieu humide, ou comme s'il eut passe les nuits a la belle etoile. Sa chaussure n'annoncait pas qu'il eut beaucoup marche; mais sa barbe et ses cheveux temoignaient d'un long oubli des soins de sa personne. Depuis ce jour-la, il a constamment refuse de se raser et de se poudrer comme les autres hommes; c'est pourquoi vous lui avez trouve l'aspect d'un revenant." "Ma tante s'elanca vers lui en faisant un grand cri." "--Qu'avez-vous donc, ma chere tante? dit-il en lui baisant la main. On dirait que vous ne m'avez pas vu depuis un siecle!" "--Mais, malheureux enfant! s'ecria-t-elle; il y a sept jours que tu nous as quittes sans nous rien dire; sept mortels jours, sept affreuses nuits, que nous te cherchons, que nous te pleurons, et que nous prions pour toi!" "--Sept jours? dit Albert en la regardant avec surprise. II faut que vous ayez voulu dire sept heures, ma chere tante; car je suis sorti ce matin pour me promener, et je rentre a temps pour souper avec vous. Comment ai-je pu vous causer une pareille inquietude par une si courte absence?" "--Sans doute, dit-elle, craignant d'aggraver son mal en le lui revelant, la langue m'a tourne; j'ai voulu dire sept heures. Je me suis inquietee parce que tu n'as pas l'habitude de faire d'aussi longues promenades, et puis j'avais fait cette nuit un mauvais reve: j'etais folle." "--Bonne tante, excellente amie! dit Albert en couvrant ses mains de baisers, vous m'aimez comme un petit enfant. Mon pere n'a pas partage votre inquietude, j'espere?" "--Nullement. Il t'attend pour souper. Tu dois avoir bien faim? "--Fort peu. J'ai tres-bien dine." "--Ou donc, et quand donc, Albert?" "--Ici, ce matin, avec vous, ma bonne tante. Vous n'etes pas encore revenue a vous-meme, je le vois. Oh! que je suis malheureux de vous avoir cause une telle frayeur! Comment aurais-je pu le prevoir?" "--Tu sais que je suis ainsi. Laisse-moi donc te demander ou tu as mange, ou tu as dormi depuis que tu nous as quittes!" "--Depuis ce matin, comment aurais-je eu envie de dormir ou de manger?" "--Tu ne te sens pas malade? "--Pas le moins du monde. "--Point fatigue? Tu as sans, doute beaucoup marche! gravi les montagnes? cela est fort penible. Ou as-tu ete?" "Albert mit la main sur ses yeux comme pour se rappeler; mais il ne put le dire. --Je vous avoue, repondit-il, que je n'en sais plus rien. J'ai ete fort preoccupe. J'ai marche sans rien voir, comme je faisais dans mon enfance, vous savez? je ne pouvais jamais vous repondre quand vous m'interrogiez. --Et durant tes voyages, faisais-tu plus d'attention a ce que tu voyais? --Quelquefois, mais pas toujours. J'ai observe bien des choses; mais j'en ai oublie beaucoup d'autres, Dieu merci! --Et pourquoi _Dieu merci_? --Parce qu'il y a des choses affreuses a voir sur la face de ce monde! repondit-il en se levant avec un visage sombre, que jusque-la ma tante ne lui avait pas trouve. "Elle vit qu'il ne fallait pas le faire causer davantage, et courut annoncer a mon oncle que son fils etait retrouve. Personne ne le savait encore dans la maison, personne ne l'avait vu rentrer. Son retour n'avait pas laisse plus de traces que son depart. "Mon pauvre oncle, qui avait eu tant de courage pour supporter le malheur, n'en eut pas dans le premier moment pour la joie. Il perdit connaissance; et lorsque Albert reparut devant lui, il avait la figure plus alteree que celle de son fils. Albert, qui depuis ses longs voyages semblait ne remarquer aucune emotion autour de lui, parut ce jour-la tout renouvele et tout different de ce qu'on l'avait vu jusqu'alors. Il fit mille caresses a son pere, s'inquieta de le voir si change, et voulut en savoir la cause. Mais quand on se hasarda a la lui faire pressentir, il ne put jamais la comprendre, et toutes ses reponses furent faites avec une bonne foi et une assurance qui semblaient bien prouver l'ignorance complete ou il etait des sept jours de sa disparition." --Ce que vous me racontez ressemble a un reve, dit Consuelo, et me porte a divaguer plutot qu'a dormir, ma chere baronne. Comment est-il possible qu'un homme vive pendant sept jours sans avoir conscience de rien? --Ceci n'est rien aupres de ce que j'ai encore a vous raconter; et jusqu'a ce que vous ayez vu par vous-meme que, loin d'exagerer, j'attenue pour abreger, vous aurez, je le concois, de la peine a me croire. Moi-meme qui vous rapporte ce dont j'ai ete temoin, je me demande encore quelquefois si Albert est sorcier ou s'il se moque de nous. Mais l'heure est avancee, et veritablement je crains d'abuser de votre complaisance. --C'est moi qui abuse de la votre, repondit Consuelo; vous devez etre fatiguee de parler. Remettons donc a demain soir, si vous le voulez bien, la suite de cette incroyable histoire. --A demain soit, dit la jeune baronne en l'embrassant. XXIX. L'histoire incroyable, en effet, qu'elle venait d'entendre tint Consuelo assez longtemps eveillee. La nuit sombre, pluvieuse, et pleine de gemissements, contribuait aussi a l'agiter de sentiments superstitieux qu'elle ne connaissait pas encore. Il y a donc une fatalite incomprehensible, se disait-elle, qui pese sur certains etres? Qu'avait fait a Dieu cette jeune fille qui me parlait tout a l'heure, avec tant d'abandon, de son naif amour-propre blesse et de ses beaux reves decus? Et qu'avais-je fait de mal moi-meme pour que mon seul amour fut si horriblement froisse et brise dans mon coeur? Mais, helas! quelle faute a donc commise ce farouche Albert de Rudolstadt pour perdre ainsi la conscience et la direction de sa propre vie? Quelle horreur la Providence a-t-elle concue pour Anzoleto de l'abandonner, ainsi qu'elle l'a fait, aux mauvais penchants et aux perverses tentations? Vaincue enfin par la fatigue, elle s'endormit, et se perdit dans une suite de reves sans rapport et sans issue. Deux ou trois fois elle s'eveilla et se rendormit sans pouvoir se rendre compte du lieu ou elle etait, se croyant toujours en voyage. Le Porpora, Anzoleto, le comte Zustiniani et la Corilla passaient tour a tour devant ses yeux, lui disant des choses etranges et douloureuses, lui reprochant je ne sais quel crime dont elle portait la peine sans pouvoir se souvenir de l'avoir commis. Mais toutes ces visions s'effacaient devant celle du comte Albert, qui repassait toujours devant elle avec sa barbe noire, son oeil fixe, et son vetement de deuil rehausse d'or, par moments seme de larmes comme un drap mortuaire. Elle trouva, en s'eveillant tout a fait, Amelie deja paree avec elegance, fraiche et souriante a cote de son lit. "Savez-vous, ma chere Porporina, lui dit la jeune baronne en lui donnant un baiser au front, que vous avez en vous quelque chose d'etrange? Je suis destinee a vivre avec des etres extraordinaires; car certainement vous en etes un, vous aussi. Il y a un quart d'heure que je vous regarde dormir, pour voir au grand jour si vous etes plus belle que moi. Je vous confesse que cela me donne quelque souci, et que, malgre l'abjuration complete et empressee que j'ai faite de mon amour pour Albert, je serais un peu piquee de le voir vous regarder avec interet. Que voulez-vous? c'est le seul homme qui soit ici, et jusqu'ici j'y etais la seule femme. Maintenant nous sommes deux, et nous aurons maille a partir si vous m'effacez trop. --Vous aimez a railler, repondit Consuelo; ce n'est pas genereux de votre part. Mais voulez-vous bien laisser le chapitre des mechancetes, et me dire ce que j'ai d'extraordinaire? C'est peut-etre ma laideur qui est tout a fait revenue. Il me semble qu'en effet cela doit etre. --Je vous dirai la verite, Nina. Au premier coup d'oeil que j'ai jete sur vous ce matin, votre paleur, vos grands yeux a demi clos et plutot fixes qu'endormis, votre bras maigre hors du lit, m'ont donne un moment de triomphe. Et puis, en vous regardant toujours, j'ai ete comme effrayee de votre immobilite et de votre attitude vraiment royale. Votre bras est celui d'une reine, je le soutiens, et votre calme a quelque chose de dominateur et d'ecrasant dont je ne peux pas me rendre compte. Voila que je me prends a vous trouver horriblement belle, et cependant il y a de la douceur dans votre regard. Dites-moi donc quelle personne vous etes. Vous m'attirez et vous m'intimidez: je suis toute honteuse des folies que je vous ai racontees de moi cette nuit. Vous ne m'avez encore rien dit de vous; et cependant vous savez a peu pres tous mes defauts. --Si j'ai l'air d'une reine, ce dont je ne me serais guere doutee, repondit Consuelo avec un triste sourire, ce doit etre l'air piteux d'une reine detronee. Quant a ma beaute, elle m'a toujours paru tres-contestable; et quant a l'opinion que j'ai de vous, chere baronne Amelie, elle est toute en faveur de votre franchise et de votre bonte. --Pour franche, je le suis; mais vous, Nina, l'etes-vous? Oui, vous avez un air de grandeur et de loyaute. Mais etes-vous expansive? Je ne le crois pas. --Ce n'est pas a moi de l'etre la premiere, convenez-en. C'est a vous, protectrice et maitresse, de ma destinee en ce moment, de me faire les avances. --Vous avez raison. Mais votre grand sens me fait peur. Si je vous parais ecervelee, vous ne me precherez pas trop, n'est-ce pas? --Je n'en ai le droit en aucune facon. Je suis votre maitresse de musique, et rien de plus. D'ailleurs une pauvre fille du peuple, comme moi, saura toujours se tenir a sa place. --Vous, une fille du peuple, fiere Porporina! Oh! vous mentez; cela est impossible. Je vous croirais plutot un enfant mysterieux de quelque famille de princes. Que faisait votre mere? --Elle chantait, comme moi. --Et votre pere?" Consuelo resta interdite. Elle n'avait pas prepare toutes ses reponses aux questions familierement indiscretes de la petite baronne. La verite est qu'elle n'avait jamais entendu parler de son pere, et qu'elle n'avait jamais songe a demander si elle en avait un. "Allons! dit Amelie en eclatant de rire, c'est cela, j'en etais sure; votre pere est quelque grand d'Espagne, ou quelque doge de Venise." Ces facons de parler parurent legeres et blessantes a Consuelo. "Ainsi, dit-elle avec un peu de mecontentement, un honnete ouvrier, ou un pauvre artiste, n'aurait pas eu le droit de transmettre a son enfant quelque distinction naturelle? Il faut absolument que les enfants du peuple soient grossiers et difformes! --Ce dernier mot est une epigramme pour ma tante Wenceslawa, repliqua la baronne riant plus fort. Allons, chere Nina, pardonnez-moi si je vous fache un peu, et laissez-moi batir dans ma cervelle un plus beau roman sur vous. Mais faites vite votre toilette, mon enfant; car la cloche va sonner, et ma tante ferait mourir de faim toute la famille plutot que de laisser servir le dejeuner sans vous. Je vais vous aider a ouvrir vos caisses; donnez-moi les clefs. Je suis sure que vous apportez de Venise les plus jolies toilettes, et que vous allez me mettre au courant des modes, moi qui vis dans ce pays de sauvages, et depuis si longtemps!" Consuelo, se hatant d'arranger ses cheveux, lui donna les clefs sans l'entendre, et Amelie s'empressa d'ouvrir une caisse qu'elle s'imaginait remplie de chiffons; mais, a sa grande surprise, elle n'y trouva qu'un amas de vieille musique, de cahiers imprimes, effaces par un long usage, et de manuscrits en apparence indechiffrables. "Ah! qu'est-ce que tout cela? s'ecria-t-elle en essuyant ses jolis doigts bien vite. Vous avez la, ma chere enfant, une singuliere garde-robe! --Ce sont des tresors, traitez-les avec respect, ma chere baronne, repondit Consuelo. Il y a des autographes des plus grands maitres, et j'aimerais mieux perdre ma voix que de ne pas les remettre au Porpora qui me les a confies." Amelie ouvrit une seconde caisse, et la trouva pleine de papier regle, de traites sur la musique, et d'autres livres sur la composition, l'harmonie et le contre-point. "Ah! je comprends, dit-elle en riant, ceci est votre ecrin. --Je n'en ai pas d'autre, repondit Consuelo, et j'espere que vous voudrez bien vous en servir souvent. --A la bonne heure, je vois que vous etes une maitresse severe. Mais peut-on vous demander sans vous offenser, ma chere Nina, ou vous avez mis vos robes? --La-bas dans ce petit carton, repondit Consuelo en allant le chercher, et en montrant a la baronne une petite robe de soie noire qui y etait soigneusement et fraichement pliee. --Est-ce la tout? dit Amelie. --C'est la tout, dit Consuelo, avec ma robe de voyage. Dans quelques jours d'ici, je me ferai une seconde robe noire, toute pareille a l'autre, pour changer. --Ah! ma chere enfant, vous etes donc en deuil? --Peut-etre, signora, repondit gravement Consuelo. --En ce cas, pardonnez-moi. J'aurais du comprendre a vos manieres que vous aviez quelque chagrin dans le coeur, et je vous aime autant ainsi. Nous sympathiserons encore plus vite; car moi aussi j'ai bien des sujets de tristesse, et je pourrais deja porter le deuil de l'epoux qu'on m'avait destine. Ah! ma chere Nina, ne vous effarouchez pas de ma gaiete; c'est souvent un effort pour cacher des peines profondes." Elles s'embrasserent, et descendirent au salon ou on les attendait. Consuelo vit, des le premier coup d'oeil, que sa modeste robe noire, et son fichu blanc ferme jusqu'au menton par une epingle de jais, donnaient d'elle a la chanoinesse une opinion tres-favorable. Le vieux Christian fut un peu moins embarrasse et tout aussi affable envers elle que la veille. Le baron Frederick, qui, par courtoisie, s'etait abstenu d'aller a la chasse ce jour-la, ne sut pas trouver un mot a lui dire, quoiqu'il eut prepare mille gracieusetes pour les soins qu'elle venait rendre a sa fille. Mais il s'assit a table a cote d'elle, et s'empressa de la servir, avec une importunite si naive et si minutieuse, qu'il n'eut pas le temps de satisfaire son propre appetit. Le chapelain lui demanda dans quel ordre le patriarche faisait la procession a Venise, et l'interrogea sur le luxe et les ornements des eglises. Il vit a ses reponses qu'elle les avait beaucoup frequentees; et quand il sut qu'elle avait appris a chanter au service divin, il eut pour elle une grande consideration. Quant au comte Albert, Consuelo avait a peine ose lever les yeux sur lui, precisement parce qu'il etait le seul qui lui inspirat un vif sentiment de curiosite. Elle ne savait pas quel accueil il lui avait fait. Seulement elle l'avait regarde dans une glace en traversant le salon, et l'avait vu habille avec une sorte de recherche, quoique toujours en noir. C'etait bien la tournure d'un grand seigneur; mais sa barbe et ses cheveux denoues, avec son teint sombre et jaunatre, lui donnaient la tete pensive et negligee d'un beau pecheur de l'Adriatique, sur les epaules d'un noble personnage. Cependant la sonorite de sa voix, qui flattait les oreilles musicales de Consuelo, enhardit peu a peu cette derniere a le regarder. Elle fut surprise de lui trouver l'air et les manieres d'un homme tres-sense. Il parlait peu, mais judicieusement; et lorsqu'elle se leva de table, il lui offrit la main, sans la regarder il est vrai (il ne lui avait pas fait cet honneur depuis la veille), mais avec beaucoup d'aisance et de politesse. Elle trembla de tous ses membres en mettant sa main dans celle de ce heros fantastique des recits et des reves de la nuit precedente; elle s'attendait a la trouver froide comme celle d'un cadavre. Mais elle etait douce et tiede comme la main d'un homme soigneux et bien portant. A vrai dire, Consuelo ne put guere constater ce fait. Son emotion interieure lui donnait une sorte de vertige; et le regard d'Amelie, qui suivait tous ses mouvements, eut acheve de la deconcerter, si elle ne se fut armee de toute la force dont elle sentait avoir besoin pour conserver sa dignite vis-a-vis de cette malicieuse jeune fille. Elle rendit au comte Albert le profond salut qu'il lui fit en la conduisant aupres d'un siege; et pas un mot, pas un regard ne fut echange entre eux. "Savez-vous, perfide Porporina, dit Amelie a sa compagne en s'asseyant tout pres d'elle pour chuchoter librement a son oreille, que vous faites merveille sur mon cousin? --Je ne m'en apercois pas beaucoup jusqu'ici, repondit Consuelo. --C'est que vous ne daignez pas vous apercevoir de ses manieres avec moi. Depuis un an, il ne m'a pas offert une seule fois la main pour passer a table ou pour en sortir, et voila qu'il s'execute avec vous de la meilleure grace! Il est vrai qu'il est dans un de ses moments les plus lucides. On dirait que vous lui avez apporte la raison et la sante. Mais ne vous fiez point aux apparences, Nina. Ce sera avec vous comme avec moi. Apres trois jours de cordialite, il ne se souviendra pas seulement de votre existence. --Je vois, dit Consuelo, qu'il faut que je m'habitue a la plaisanterie. --N'est-il pas vrai, ma petite tante, dit a voix basse Amelie en s'adressant a la chanoinesse, qui etait venue s'asseoir aupres d'elle et de Consuelo, que mon cousin est tout a fait charmant pour la chere Porporina? --Ne vous moquez pas de lui, Amelie, repondit Wenceslawa avec douceur; mademoiselle s'apercevra assez tot de la cause de nos chagrins. --Je ne me moque pas, bonne tante. Albert est tout a fait bien ce matin, et je me rejouis de le voir comme je ne l'ai pas encore vu peut-etre depuis que je suis ici. S'il etait rase et poudre comme tout le monde, on pourrait croire aujourd'hui qu'il n'a jamais ete malade. --Cet air de calme et de sante me frappe en effet bien agreablement, dit la chanoinesse; mais je n'ose plus me flatter de voir durer un si heureux etat de choses. --Comme il a l'air noble et bon! dit Consuelo, voulant gagner le coeur de la chanoinesse par l'endroit le plus sensible. --Vous trouvez? dit Amelie. la transpercant de son regard espiegle et moqueur. --Oui, je le trouve, repondit Consuelo avec fermete, et je vous l'ai dit hier soir, signora; jamais visage humain ne m'a inspire plus de respect. --Ah! chere fille, dit la chanoinesse en quittant tout a coup son air guinde pour serrer avec emotion la main de Consuelo; les bons coeurs se devinent! Je craignais que mon pauvre enfant ne vous fit peur; c'est une si grande peine pour moi que de lire sur le visage des autres l'eloignement qu'inspirent toujours de pareilles souffrances! Mais vous avez de la sensibilite, je le vois, et vous avez compris tout de suite qu'il y a dans ce corps malade et fletri une ame sublime, bien digne d'un meilleur sort. Consuelo fut touchee jusqu'aux larmes des paroles de l'excellente chanoinesse, et elle lui baisa la main avec effusion. Elle sentait deja plus de confiance et de sympathie dans son coeur pour cette vieille bossue que pour la brillante et frivole Amelie. Elles furent interrompues par le baron Frederick, lequel, comptant sur son courage plus que sur ses moyens, s'approchait avec l'intention de demander une grace a la signora Porporina. Encore plus gauche aupres des dames que ne l'etait son frere aine (cette gaucherie etait, a ce qu'il parait, une maladie de famille, qu'on ne devait pas s'etonner beaucoup de retrouver developpee jusqu'a la sauvagerie chez Albert), il balbutia un discours et beaucoup d'excuses qu'Amelie se chargea de comprendre et de traduire a Consuelo. "Mon pere vous demande, lui dit-elle, si vous vous sentez le courage de vous remettre a la musique, apres un voyage aussi penible, et si ce ne serait pas abuser de votre bonte que de vous prier d'entendre ma voix et de juger ma methode. --De tout mon coeur, repondit Consuelo en se levant avec vivacite et en allant ouvrir le clavecin. --Vous allez voir, lui dit tout bas Amelie en arrangeant son cahier sur le pupitre, que ceci va mettre Albert en fuite malgre vos beaux yeux et les miens." En effet, Amelie avait a peine prelude pendant quelques minutes, qu'Albert se leva, et sortit sur la pointe du pied comme un homme qui se flatte d'etre inapercu. "C'est beaucoup, dit Amelie en causant toujours a voix basse, tandis qu'elle jouait a contre-mesure, qu'il n'ait pas jete les portes avec fureur, comme cela lui arrive souvent quand je chante. Il est tout a fait aimable, on peut meme dire galant aujourd'hui." Le chapelain, s'imaginant masquer la sortie d'Albert, se rapprocha du clavecin, et feignit d'ecouter avec attention. Le reste de la famille fit a distance un demi-cercle pour attendre respectueusement le jugement que Consuelo porterait sur son eleve. Amelie choisit bravement un air de l'_Achille in Scyro_ de Pergolese, et le chanta avec assurance d'un bout a l'autre, avec une voix fraiche et percante, accompagnee d'un accent allemand si comique, que Consuelo, n'ayant jamais rien entendu de pareil, se tint a quatre pour ne pas sourire a chaque mot. Il ne lui fallut pas ecouter quatre mesures pour se convaincre que la jeune baronne n'avait aucune notion vraie, aucune intelligence de la musique. Elle avait le timbre flexible, et pouvait avoir recu de bonnes lecons; mais son caractere etait trop leger pour lui permettre d'etudier quoi que ce fut en conscience. Par la meme raison, elle ne doutait pas de ses forces, et sabrait avec un sang-froid germanique les traits les plus audacieux et les plus difficiles. Elle les manquait tous sans se deconcerter, et croyait couvrir ses maladresses en forcant l'intonation, et en frappant l'accompagnement avec vigueur, retablissant la mesure comme elle pouvait, en ajoutant des temps aux mesures qui suivaient celles ou elle en avait supprime, et changeant le caractere de la musique a tel point que Consuelo eut eu peine a reconnaitre ce qu'elle entendait, si le cahier n'eut ete devant ses yeux. Cependant le comte Christian, qui s'y connaissait bien, mais qui supposait a sa niece la timidite qu'il aurait eue a sa place, disait de temps en temps pour l'encourager: "Bien, Amelie, bien! belle musique, en verite, belle musique!" La chanoinesse, qui n'y entendait pas grand'chose, cherchait avec sollicitude dans les yeux de Consuelo a pressentir son opinion; et le baron, qui n'aimait pas d'autre musique que celle des fanfares de chasse, s'imaginant que sa fille chantait trop bien pour qu'il put la comprendre, attendait avec confiance l'expression du contentement de son juge. Le chapelain seul etait charme de ces gargouillades, qu'il n'avait jamais entendues avant l'arrivee d'Amelie au chateau, et balancait sa grosse tete ave un sourire de beatitude. Consuelo vit bien que dire la verite crument serait porter la consternation dans la famille. Elle se reserva d'eclairer son eleve en particulier sur tout ce qu'elle avait a oublier avant d'apprendre quelque chose, donna des eloges a sa voix, la questionna sur ses etudes, approuva le choix des maitres qu'on lui avait fait etudier, et se dispensa ainsi de declarer qu'elle les avait etudies a contre-sens. On se separa fort satisfait d'une epreuve qui n'avait ete cruelle que pour Consuelo. Elle eut besoin d'aller s'enfermer dans sa chambre avec la musique qu'elle venait d'entendre profaner, et de la lire des yeux, en la chantant mentalement, pour effacer de son cerveau l'impression desagreable qu'elle venait de recevoir. XXX Lorsqu'on se rassembla de nouveau vers le soir, Consuelo se sentant plus a l'aise avec toutes ces personnes qu'elle commencait a connaitre, repondit avec moins de reserve et de brievete aux questions que, de leur cote, elles s'enhardirent a lui adresser sur son pays, sur son art, et sur ses voyages. Elle evita soigneusement, ainsi qu'elle se l'etait prescrit, de parler d'elle-meme, et raconta les choses au milieu desquelles elle avait vecu sans jamais faire mention du role qu'elle y avait joue. C'est en vain que la curieuse Amelie s'efforca de l'amener dans la conversation a developper sa personnalite. Consuelo ne tomba pas dans ses pieges, et ne trahit pas un seul instant l'incognito qu'elle s'etait promis de garder. Il serait difficile de dire precisement pourquoi ce mystere avait pour elle un charme particulier. Plusieurs raisons l'y portaient. D'abord elle avait promis, jure au Porpora, de se tenir si cachee et si effacee de toutes manieres qu'il fut impossible a Anzoleto de retrouver sa trace au cas ou il se mettrait a la poursuivre; precaution bien inutile, puisqu'a cette epoque Anzoleto, apres quelques velleites de ce genre, rapidement etouffees, n'etait plus occupe que de ses debuts et de son succes a Venise. En second lieu, Consuelo, voulant se concilier l'affection et l'estime de la famille qui donnait un asile momentane a son isolement et a sa douleur, comprenait bien qu'on l'accepterait plus volontiers simple musicienne, eleve du Porpora et maitresse de chant, que _prima donna_, femme de theatre et cantatrice celebre. Elle savait qu'une telle situation avouee lui imposerait un role difficile au milieu de ces gens simples et pieux; et il est probable que, malgre les recommandations du Porpora, l'arrivee de Consuelo, la debutante, la merveille de San-Samuel, les eut passablement effarouches. Mais ces deux puissants motifs n'eussent-ils pas existe, Consuelo aurait encore eprouve le besoin de se taire et de ne laisser pressentir a personne l'eclat et les miseres de sa destinee. Tout se tenait dans sa vie, sa puissance et sa faiblesse, sa gloire et son amour. Elle ne pouvait soulever le moindre coin du voile sans montrer une des plaies de son ame; et ces plaies etaient trop vives, trop profondes, pour qu'aucun secours humain put les soulager. Elle n'eprouvait d'allegement au contraire que dans l'espece de rempart qu'elle venait d'elever entre ses douloureux souvenirs et le calme energique de sa nouvelle existence. Ce changement de pays, d'entourage, et de nom, la transportait tout a coup dans un milieu inconnu ou, en jouant un role different, elle aspirait a devenir un nouvel etre. Cette abjuration de toutes les vanites qui eussent console une autre femme, fut le salut de cette ame courageuse. En renoncant a toute pitie comme a toute gloire humaine, elle sentit une force celeste venir a son secours. Il faut que je retrouve une partie de mon ancien bonheur, se disait-elle; celui que j'ai goute longtemps et qui consistait tout entier a aimer les autres et a en etre aimee. Le jour ou j'ai cherche leur admiration, ils m'ont retire leur amour, et j'ai paye trop cher les honneurs qu'ils ont mis a la place de leur bienveillance. Refaisons-nous donc obscure et petite, afin de n'avoir ni envieux, ni ingrats, ni ennemis sur la terre. La moindre marque de sympathie est douce, et le plus grand temoignage d'admiration est mele d'amertume. S'il est des coeurs orgueilleux et forts a qui la louange suffit, et que le triomphe console, le mien n'est pas de ce nombre, je l'ai trop cruellement eprouve. Helas! la gloire m'a ravi le coeur de mon amant; que l'humilite me rende du moins quelques amis! Ce n'etait pas ainsi que l'entendait le Porpora. En eloignant Consuelo de Venise, en la soustrayant aux dangers et aux dechirements de sa passion, il n'avait songe qu'a lui procurer quelques jours de repos avant de la rappeler sur la scene des ambitions, et de la lancer de nouveau dans les orages de la vie d'artiste. Il ne connaissait pas bien son eleve. Il la croyait plus femme, c'est-a-dire, plus mobile qu'elle ne l'etait. En songeant a elle dans ce moment-la, il ne se la representait pas calme, affectueuse, et occupee des autres, comme elle avait deja la force de l'etre. Il la croyait noyee dans les pleurs et devoree de regrets. Mais il pensait qu'une grande reaction devait bientot s'operer en elle, et qu'il la retrouverait guerie de son amour, ardente a reprendre l'exercice de sa force et les privileges de son genie. Ce sentiment interieur si pur et si religieux que Consuelo venait de concevoir de son role dans la famille de Rudolstadt, repandit, des ce premier jour, une sainte serenite sur ses paroles, sur ses actions, et sur son visage. Qui l'eut vue naguere resplendissante d'amour et de joie au soleil de Venise, n'eut pas compris aisement comment elle pouvait etre tout a coup tranquille et affectueuse au milieu d'inconnus, au fond des sombres forets, avec son amour fletri dans le passe et ruine dans l'avenir. C'est que la bonte trouve la force, la ou l'orgueil ne rencontrerait que le desespoir. Consuelo fut belle ce soir-la, d'une beaute qui ne s'etait pas encore manifestee en elle. Ce n'etait plus ni l'engourdissement d'une grande nature qui s'ignore elle-meme et qui attend son reveil, ni l'epanouissement d'une puissance qui prend l'essor avec surprise et ravissement. Ce n'etait donc plus ni la beaute voilee et incomprehensible de la _scolare zingarella_, ni la beaute splendide et saisissante de la cantatrice couronnee; c'etait le charme penetrant et suave de la femme pure et recueillie qui se connait elle-meme et se gouverne par la saintete de sa propre impulsion. Ses vieux hotes, simples et affectueux, n'eurent pas besoin d'autre lumiere que celle de leur genereux instinct pour aspirer, si je puis ainsi dire, le parfum mysterieux qu'exhalait dans leur atmosphere intellectuelle l'ame angelique de Consuelo. Ils eprouverent, en la regardant, un bien-etre moral dont ils ne se rendirent pas bien compte, mais dont la douceur les remplit comme d'une vie nouvelle. Albert lui-meme semblait jouir pour la premiere fois de ses facultes avec plenitude et liberte. Il etait prevenant et affectueux avec tout le monde: il l'etait avec Consuelo dans la mesure convenable, et il lui parla a plusieurs reprises de maniere a prouver qu'il n'abdiquait pas, ainsi qu'on l'avait cru jusqu'alors, l'esprit eleve et le jugement lumineux que la nature lui avait donnes. Le baron ne s'endormit pas, la chanoinesse ne soupira pas une seule fois; et le comte Christian, qui avait l'habitude de s'affaisser melancoliquement le soir dans son fauteuil sous le poids de la vieillesse et du chagrin, resta debout le dos a la cheminee comme au centre de sa famille, et prenant part a l'entretien aise et presque enjoue qui dura sans tomber jusqu'a neuf heures du soir. "Dieu semble avoir exauce enfin nos ardentes prieres, dit le chapelain au comte Christian et a la chanoinesse, restes les derniers au salon, apres le depart du baron et des jeunes gens. Le comte Albert est entre aujourd'hui dans sa trentieme annee, et ce jour solennel, dont l'attente avait toujours si vivement frappe son imagination et la notre, s'est ecoule avec un calme et un bonheur inconcevables. --Oui, rendons graces a Dieu! dit le vieux comte. Je ne sais si c'est un songe bienfaisant qu'il nous envoie pour nous soulager un instant; mais je me suis persuade durant toute cette journee, et ce soir particulierement, que mon fils etait gueri pour toujours. --Mon frere, dit la chanoinesse, je vous en demande pardon ainsi qu'a vous, monsieur le chapelain, qui avez toujours cru Albert tourmente par l'ennemi du genre humain. Moi je l'ai toujours cru aux prises avec deux puissances contraires qui se disputaient sa pauvre ame; car bien souvent lorsqu'il semblait repeter les discours du mauvais ange, le ciel parlait par sa bouche un instant apres. Rappelez-vous maintenant tout ce qu'il disait hier soir durant l'orage et ses dernieres paroles en nous quittant: "La paix du Seigneur est descendue sur cette "maison." Albert sentait s'accomplir en lui un miracle de la grace, et j'ai foi a sa guerison comme a la promesse divine." Le chapelain etait trop timore pour accepter d'emblee une proposition si hardie. Il se tirait toujours d'embarras en disant: "Rapportons-nous-en a la sagesse eternelle; Dieu lit dans les choses cachees; l'esprit doit s'abimer en Dieu;" et autres sentences plus consolantes que nouvelles. Le comte Christian etait partage entre le desir d'accepter l'ascetisme un peu tourne au merveilleux de sa bonne soeur, et le respect que lui imposait l'orthodoxie meticuleuse et prudente de son confesseur. Il crut detourner la conversation en parlant de la Porporina, et en louant le maintien charmant de cette jeune personne. La chanoinesse, qui l'aimait deja, rencherit sur ces eloges, et le chapelain donna sa sanction a l'entrainement de coeur qu'ils eprouvaient pour elle. Il ne leur vint pas a l'esprit d'attribuer a la presence de Consuelo le miracle qui venait de s'accomplir dans leur interieur. Ils en recueillirent le bienfait sans en reconnaitre la source; c'est tout ce que Consuelo eut demande a Dieu, si elle eut ete consultee. Amelie avait fait des remarques un peu plus precises. Il devenait bien evident pour elle que son cousin avait, dans l'occasion, assez d'empire sur lui-meme pour cacher le desordre de ses pensees aux personnes dont il se mefiait, comme a celles qu'il considerait particulierement. Devant certains parents ou certains amis de sa famille qui lui inspiraient ou de la sympathie ou de l'antipathie, il n'avait jamais trahi par aucun fait exterieur l'excentricite de son caractere. Aussi, lorsque Consuelo lui exprima sa surprise de ce qu'elle lui avait entendu raconter la veille, Amelie, tourmentee d'un secret depit, s'efforca de lui rendre l'effroi que ses recits avaient deja provoque en elle pour le comte Albert. "Eh! ma pauvre amie, lui dit-elle, mefiez-vous de ce calme trompeur; c'est le temps d'arret qui separe toujours chez lui une crise recente d'une crise prochaine. Vous l'avez vu aujourd'hui tel que je l'ai vu en arrivant ici au commencement de l'annee derniere. Helas! si vous etiez destinee par la volonte d'autrui a devenir la femme d'un pareil visionnaire, si, pour vaincre votre tacite resistance, on avait tacitement complote de vous tenir captive indefiniment dans cet affreux chateau, avec un regime continu de surprises, de terreurs et d'agitations, avec des pleurs, des exorcismes et des extravagances pour tout spectacle, en attendant une guerison a laquelle on croit toujours et qui n'arrivera jamais, vous seriez comme moi bien desenchantee des belles manieres d'Albert et des douces paroles de la famille. --Il n'est pas croyable, dit Consuelo, qu'on veuille forcer votre volonte au point de vous unir malgre vous a un homme que vous n'aimez point. Vous me paraissez etre l'idole de vos parents. --On ne me forcera a rien: on sait bien que ce serait tenter l'impossible. Mais on oubliera qu'Albert n'est pas le seul mari qui puisse me convenir, et Dieu sait quand on renoncera a la folle esperance de me voir reprendre pour lui l'affection que j'avais eprouvee d'abord. Et puis mon pauvre pere, qui a la passion de la chasse, et qui a ici de quoi se satisfaire, se trouve fort bien dans ce maudit chateau, et fait toujours valoir quelque pretexte pour retarder notre depart, vingt fois projete et jamais arrete. Ah! si vous saviez, ma chere Nina, quelque secret pour faire perir dans une nuit tout le gibier de la contree, vous me rendriez le plus grand service qu'ame humaine puisse me rendre. --Je ne puis malheureusement que m'efforcer de vous distraire en vous faisant faire de la musique, et en causant avec vous le soir, lorsque vous n'aurez pas envie, de dormir. Je tacherai d'etre pour vous un calmant et un somnifere. --Vous me rappelez, dit Amelie, que j'ai le reste d'une histoire a vous raconter. Je commence, afin de ne pas vous faire coucher trop tard: "Quelques jours apres la mysterieuse absence qu'il avait faite (toujours persuade que cette semaine de disparition n'avait dure que sept heures), Albert commenca seulement a remarquer que l'abbe n'etait plus au chateau, et il demanda ou on l'avait envoye." "--Sa presence aupres de vous n'etant plus necessaire, lui repondit-on, il est retourne a ses affaires. Ne vous en etiez-vous pas encore apercu? "--Je m'en apercevais, repondit Albert: _quelque chose manquait a ma souffrance_; mais je ne me rendais pas compte de ce que ce pouvait etre. "--Vous souffrez donc beaucoup, Albert? lui demanda la chanoinesse. "--Beaucoup, repondit-il du ton d'un homme a qui l'on demande s'il a bien dormi. "--Et l'abbe vous etait donc bien desagreable? lui demanda le comte Christian. "--Beaucoup, repondit Albert du meme ton. "--Et pourquoi donc, mon fils, ne l'avez-vous pas dit plus tot? Comment avez-vous supporte pendant si longtemps la presence d'un homme qui vous etait antipathique, sans me faire part de votre deplaisir? Doutez-vous, mon cher enfant, que je n'eusse fait cesser au plus vite votre souffrance? "--C'etait un bien faible accessoire a ma douleur, repondit Albert avec une effrayante tranquillite; et vos bontes, dont je ne doute pas, mon pere, n'eussent pu que la soulager legerement en me donnant un autre surveillant. "--Dites un autre compagnon de voyage, mon fils. Vous vous servez d'une expression injurieuse pour ma tendresse. "--C'est votre tendresse qui causait votre sollicitude, o mon pere! Vous ne pouviez pas savoir le mal que vous me faisiez en m'eloignant de vous et de cette maison, ou ma place etait marquee par la Providence jusqu'a une epoque ou ses desseins sur moi doivent s'accomplir. Vous avez cru travailler a ma guerison et a mon repos; moi qui comprenais mieux que vous ce qui convient a nous deux, je savais bien que je devais vous seconder et vous obeir: J'ai connu mon devoir et je l'ai rempli. "--Je sais votre vertu et votre affection pour nous, Albert; mais ne sauriez-vous expliquer plus clairement votre pensee? "--Cela est bien facile, repondit Albert, et le moment de le faire est venu. "Il parlait avec tant de calme, que nous crumes toucher au moment fortune ou l'ame d'Albert allait cesser d'etre pour nous une enigme douloureuse. Nous nous serrames autour de lui, l'encourageant par nos regards et nos caresses a s'epancher entierement pour la premiere fois de sa vie. Il parut decide a nous accorder enfin cette confiance, et il parla ainsi. "--Vous m'avez toujours pris, vous me prenez encore tous pour un malade et pour un insense. Si je n'avais pour vous tous une veneration et une tendresse infinies, j'oserais peut-etre approfondir l'abime qui nous separe, et je vous montrerais que vous etes dans un monde d'erreur et de prejuges, tandis que le ciel m'a donne acces dans une sphere de lumiere et de verite. Mais vous ne pourriez pas me comprendre sans renoncer a tout ce qui fait votre calme, votre religion et votre securite. Lorsque, emporte a mon insu par des acces d'enthousiasme, quelques paroles imprudentes m'echappent, je m'apercois bientot apres que je vous ai fait un mal affreux en voulant deraciner vos chimeres et secouer devant vos yeux affaiblis la flamme eclatante que je porte dans mes mains. Tous les details, toutes les habitudes de votre vie, tous les fibres de votre coeur, tous les ressorts de votre intelligence sont tellement lies, enlaces et rives au joug du mensonge, a la loi des tenebres, qu'il semble que je vous donne la mort en voulant vous donner la foi. Il y a pourtant une voix qui me crie dans la veille et dans le sommeil, dans le calme et dans l'orage, de vous eclairer et de vous convertir. Mais je suis un homme trop aimant et trop faible pour l'entreprendre. Quand je vois vos yeux pleins de larmes, vos poitrines gonflees, vos fronts abattus, quand je sens que je porte en vous la tristesse et l'epouvante, je m'enfuis, je me cache pour resister au cri de ma conscience et a l'ordre de ma destinee. Voila mon mal, voila mon tourment, voila ma croix et mon supplice; me comprenez-vous maintenant?" "Mon oncle, ma tante et le chapelain comprenaient jusqu'a un certain point qu'Albert s'etait fait une morale et une religion completement differentes des leurs; mais, timides comme des devots, ils craignaient d'aller trop avant, et n'osaient plus encourager sa franchise. Quant a moi, qui ne savais encore que vaguement les particularites de son enfance et de sa premiere jeunesse, je ne comprenais pas du tout. D'ailleurs, a cette epoque, j'etais a peu pres au meme point que vous, Nina; je savais fort peu ce que c'etait que ce Hussitisme et ce Lutherianisme dont j'ai entendu si souvent parler depuis, et dont les controverses debattues entre Albert et le chapelain m'ont accablee d'un si lamentable ennui. J'attendais donc impatiemment une plus ample explication; mais elle ne vint pas. "--Je vois, dit Albert, frappe du silence qui se faisait autour de lui, que vous ne voulez pas me comprendre, de peur de me comprendre trop. Qu'il en soit donc comme vous le voulez. Votre aveuglement a porte depuis longtemps l'arret dont je subis la rigueur. Eternellement malheureux, eternellement seul, eternellement etranger parmi ceux que j'aime, je n'ai de refuge et de soutien que dans la consolation qui m'a ete promise. "--Quelle est donc cette consolation, mon fils? dit le comte Christian mortellement afflige; ne peut-elle venir de nous, et ne pouvons-nous jamais arriver a nous entendre? "--Jamais, mon pere. Aimons-nous, puisque cela seul nous est permis. Le ciel m'est temoin que notre desaccord immense, irreparable, n'a jamais altere en moi l'amour que je vous porte. --Et cela ne suffit-il pas? dit la chanoinesse en lui prenant une main, tandis que son frere pressait l'autre main d'Albert dans les siennes; ne peux-tu oublier tes idees etranges, tes bizarres croyances, pour vivre d'affection au milieu de nous? "Je vis d'affection, repondit Albert. C'est un bien qui se communique et s'echange delicieusement ou amerement, selon que la foi religieuse est commune ou opposee. Nos coeurs communient ensemble, o ma tante Wenceslawa! mais nos intelligences se font la guerre, et c'est une grande infortune pour nous tous! Je sais qu'elle ne cessera point avant plusieurs siecles, voila pourquoi j'attendrai dans celui-ci un bien qui m'est promis, et qui me donnera la force d'esperer. "--Quel est ce bien, Albert? ne peux-tu me le dire? "--Non, je ne puis le dire, parce que je l'ignore; mais il viendra. Ma mere n'a point passe une semaine sans me l'annoncer dans mon sommeil, et toutes les voix de la foret me l'ont repete chaque fois que je les ai interrogees. Un ange voltige souvent, et me montre sa face pale et lumineuse au-dessus de la pierre d'epouvante; a cet endroit sinistre, sous l'ombrage de ce chene, ou, lorsque les hommes mes contemporains m'appelaient Ziska, je fus transporte de la colere du Seigneur, et devins pour la premiere fois l'instrument de ses vengeances; au pied de cette roche ou, lorsque je m'appelais Wratislaw, je vis rouler d'un coup de sabre la tete mutilee et defiguree de mon pere Withold, redoutable expiation qui m'apprit ce que c'est que la douleur et la pitie, jour de remuneration fatale, ou le sang lutherien lava le sang catholique, et qui fit de moi un homme faible et tendre, au lieu d'un homme de fanatisme et de destruction que j'avais ete cent ans auparavant.... --Bonte divine, s'ecria ma tante en se signant, voila sa folie qui le reprend! --Ne le contrariez point, ma soeur, dit le comte Christian en faisant un grand effort sur lui-meme; laissez-le s'expliquer. Parle, mon fils, qu'est-ce que l'ange t'a dit sur la pierre d'epouvante? "--Il m'a dit que ma consolation etait proche, repondit Albert avec un visage rayonnant d'enthousiasme, et qu'elle descendrait dans mon coeur lorsque j'aurais accompli ma vingt-neuvieme annee. "Mon oncle laissa retomber sa tete sur son sein. Albert semblait faire allusion a sa mort en designant l'age ou sa mere etait morte, et il parait qu'elle avait souvent predit, durant sa maladie, que ni elle ni ses fils n'atteindraient l'age de trente ans. Il parait que ma tante Wanda etait aussi un peu illuminee pour ne rien dire de plus; mais je n'ai jamais pu rien savoir de precis a cet egard. C'est un souvenir trop douloureux pour mon oncle, et personne n'ose le reveiller autour de lui. "Le chapelain tenta d'eloigner la funeste pensee que cette prediction faisait naitre, en amenant Albert a s'expliquer sur le compte de l'abbe. C'etait par la que la conversation avait commence." Albert fit a son tour un effort pour lui repondre. "--Je vous parle de choses divines et eternelles, reprit-il apres un peu d'hesitation, et vous me rappelez les courts instants qui s'envolent, les soucis puerils et ephemeres dont le souvenir s'efface deja en moi. "--Parle encore, mon fils, parle, reprit le comte Christian; il faut que nous te connaissions aujourd'hui. "--Vous ne m'avez point connu, mon pere, repondit Albert, et vous ne me connaitrez point dans ce que vous appelez cette vie. Mais si vous voulez savoir pourquoi j'ai voyage, pourquoi j'ai supporte ce gardien infidele et insouciant que vous aviez attache a mes pas comme un chien gourmand et paresseux au bras d'un aveugle, je vous le dirai en peu de mots. Je vous avais fait assez souffrir. Il fallait vous derober le spectacle d'un fils rebelle a vos lecons et sourd a vos remontrances. Je savais bien que je ne guerirais pas de ce que vous appeliez mon delire; mais il fallait vous laisser le repos et l'esperance: j'ai consenti a m'eloigner. Vous aviez exige de moi la promesse que je ne me separerais point, sans votre consentement, de ce guide que vous m'aviez donne, et que je me laisserais conduire par lui a travers le monde. J'ai voulu tenir ma promesse; j'ai voulu aussi qu'il put entretenir votre esperance et votre securite, en vous rendant compte de ma douceur et de ma patience. J'ai ete doux et patient. Je lui ai ferme mon coeur et mes oreilles; il a eu l'esprit de ne pas songer seulement a se les faire ouvrir. Il m'a promene, habille et nourri comme un enfant. J'ai renonce a vivre comme je l'entendais; je me suis habitue a voir le malheur, l'injustice et la demence regner sur la terre. J'ai vu les hommes et leurs institutions; l'indignation a fait place dans mon coeur a la pitie, en reconnaissant que l'infortune des opprimes etait moindre que celle des oppresseurs. Dans mon enfance, je n'aimais que les victimes: je me suis pris de charite pour les bourreaux, penitents deplorables qui portent dans cette generation la peine des crimes qu'ils ont commis dans des existences anterieures, et que Dieu condamne a etre mechants, supplice mille fois plus cruel que celui d'etre leur proie innocente. Voila pourquoi je ne fais plus l'aumone que pour me soulager personnellement du poids de la richesse, sans vous tourmenter de mes predications, connaissant aujourd'hui que le temps n'est pas venu d'etre heureux, puisque le temps d'etre bon est loin encore, pour parler le langage des hommes. "--Et maintenant que tu es delivre de ce surveillant, comme tu l'appelles, maintenant que tu peux vivre tranquille, sans avoir sous les yeux le spectacle de miseres que tu eteins une a une autour de toi, sans que personne contrarie ton genereux entrainement, ne peux-tu faire un effort sur toi-meme pour chasser tes agitations interieures? "--Ne m'interrogez plus; mes chers parents, repondit Albert; je ne dirai plus rien aujourd'hui." "Il tint parole, et au dela; car il ne desserra plus les dents de toute une semaine. XXXI. "L'histoire d'Albert sera terminee en peu de mots, ma chere Porporina, parce qu'a moins de vous repeter ce que vous avez deja entendu, je n'ai presque plus rien a vous apprendre. La conduite de mon cousin durant les dix-huit mois que j'ai passes ici a ete une continuelle repetition des fantaisies que vous connaissez maintenant. Seulement son pretendu souvenir de ce qu'il avait ete et de ce qu'il avait vu dans les siecles passes prit une apparence de realite effrayante, lorsque Albert vint a manifester une faculte particuliere et vraiment inouie dont vous avez peut-etre entendu parler, mais a laquelle je ne croyais pas, avant d'en avoir eu les preuves qu'il en a donnees. Cette faculte s'appelle, dit-on, en d'autres pays, la seconde vue; et ceux qui la possedent sont l'objet d'une grande veneration parmi les gens superstitieux. Quant a moi, qui ne sais qu'en penser, et qui n'entreprendrai point de vous en donner une explication raisonnable, j'y trouve un motif de plus pour ne jamais etre la femme d'un homme qui verrait toutes mes actions, fut-il a cent lieues de moi, et qui lirait presque dans ma pensee. Une telle femme doit etre au moins une sainte, et le moyen de l'etre avec un homme qui semble voue au diable!" --Vous avez le don de plaisanter sur toutes choses, dit Consuelo, et j'admire l'enjouement avec lequel vous parlez de choses qui me font dresser les cheveux sur la tete. En quoi consiste donc cette seconde vue? --Albert voit et entend ce qu'aucun autre ne peut voir ni entendre. Lorsqu'une personne qu'il aime doit venir, bien que personne ne l'attende, il l'annonce et va a sa rencontre une heure d'avance. De meme il se retire et va s'enfermer dans sa chambre, quand il sent venir de loin quelqu'un qui lui deplait. "Un jour qu'il se promenait avec mon pere dans un sentier de la montagne, il s'arreta tout a coup et fit un grand detour a travers les rochers et les epines, pour ne point passer sur une certaine place qui n'avait cependant rien de particulier. Ils revinrent sur leurs pas au bout de quelques instants, et Albert fit le meme manege. Mon pere, qui l'observait, feignit d'avoir perdu quelque chose, et voulut l'amener au pied d'un sapin qui paraissait etre l'objet de cette repugnance. Non-seulement Albert evita d'en approcher, mais encore il affecta de ne point marcher sur l'ombre que cet arbre projetait en travers du chemin; et, tandis que mon pere passait et repassait dessus, il montra un malaise et une angoisse extraordinaires. Enfin, mon pere s'etant arrete tout au pied de l'arbre, Albert fit un cri, et le rappela precipitamment. Mais il refusa bien longtemps de s'expliquer sur cette fantaisie, et ce ne fut que vaincu par les prieres de toute la famille, qu'il declara que cet arbre etait la marque d'une sepulture, et qu'un grand crime avait ete commis en ce lieu. Le chapelain pensa que si Albert avait connaissance de quelque meurtre commis jadis en cet endroit, il etait de son devoir de s'en informer, afin de donner la sepulture a des ossements abandonnes. "--Prenez garde a ce que vous ferez, dit Albert avec l'air moqueur et triste a la fois qu'il sait prendre souvent. L'homme, la femme et l'enfant que vous trouverez la etaient hussites, et c'est l'ivrogne Wenceslas qui les a fait egorger par ses soldats, une nuit qu'il se cachait dans nos bois, et qu'il craignait d'etre observe et trahi par eux. "On ne parla plus de cette circonstance a mon cousin. Mais mon oncle, qui voulait savoir si c'etait une inspiration ou un caprice de sa part, fit faire des fouilles durant la nuit a l'endroit que designa mon pere. On y trouva les squelettes d'un homme, d'une femme et d'un enfant. L'homme etait couvert d'un de ces enormes boucliers de bois que portaient les hussites, et qui sont bien reconnaissables a cause du calice qui est grave dessus, avec cette devise autour en latin: _O Mort, que ton souvenir est amer aux mechants! mais que tu laisses calme celui dont toutes les actions sont justes et dirigees en vue du trepas!_"[1] [1 _O mors, quam est amara memoria tua hominibus injustis, viro quieta cujus omnes res flunt ordinate et ad hoc_. C'est une sentence empruntee a la Bible (_Ecclesiastique_, ch. XLI;, v. 1 et 3). Mais, dans la Bible, au lieu des mechants, il y a les riches; au lieu des justes, les indigents.] "On porta ces ossements dans un endroit plus retire de la foret, et lorsque Albert repassa a plusieurs jours de la au pied du sapin, mon pere remarqua qu'il n'eprouvait aucune repugnance a marcher sur cette place, qu'on avait cependant recouverte de pierres et de sable, et ou rien ne paraissait change. Il ne se souvenait pas meme de l'emotion qu'il avait eue en cette occasion, et il eut de la peine a se la rappeler lorsqu'on lui en parla. "--II faut, dit-il a mon pere, que vous vous trompiez, et que j'aie ete _averti-dans un autre endroit. Je suis certain qu'ici il n'y a rien; car je ne sens ni froid, ni douleur, ni tremblement dans mon corps." "Ma tante etait bien portee a attribuer cette puissance divinatoire a une faveur speciale de la Providence. Mais Albert est si sombre, si tourmente, et si malheureux, qu'on ne concoit guere pourquoi la Providence lui aurait fait un don si funeste. Si je croyais au diable, je trouverais bien plus acceptable la supposition de notre chapelain, qui lui met toutes les hallucinations d'Albert sur le dos. Mon oncle Christian, qui est un homme plus sense et plus ferme dans sa religion que nous tous, trouve a beaucoup de ces choses-la des eclaircissements fort vraisemblables. Il pense que malgre tous les soins qu'ont pris les jesuites de bruler, pendant et apres la guerre de trente ans, tous les heretiques de la Boheme, et en particulier ceux qui se trouvaient au chateau des Geants, malgre l'exploration minutieuse que notre chapelain a faite dans tous les coins apres la mort de ma tante Wanda, il doit etre reste, dans quelque cachette ignoree de tout le monde, des documents historiques du temps des hussites, et qu'Albert les a retrouves. Il pense que la lecture de ces dangereux papiers aura vivement frappe son imagination malade, et qu'il attribue naivement a des souvenirs merveilleux d'une existence anterieure sur la terre l'impression qu'il a recue de plusieurs details ignores aujourd'hui, mais consignes et rapportes avec exactitude dans ces manuscrits. Par la s'expliquent naturellement tous les contes qu'il nous a faits, et ses disparitions inexplicables durant des journees et des semaines entieres; car il est bon de vous dire que ce fait-la s'est renouvele plusieurs fois, et qu'il est impossible de supposer qu'il se soit accompli hors du chateau. Toutes les fois qu'il a disparu ainsi, il est reste introuvable, et nous sommes certains qu'aucun paysan ne lui a jamais donne asile ni nourriture. Nous savons deja qu'il a des acces de lethargie qui le retiennent enferme dans sa chambre des journees entieres. Quand on enfonce les portes, et qu'on s'agite autour de lui, il tombe en convulsions: Aussi s'en garde-t-on bien desormais. On le laisse en proie a son extase. Il se passe dans son esprit a ces moments-la des choses extraordinaires; mais aucun bruit, aucune agitation exterieure ne les trahissent: ses discours seuls nous les apprennent plus tard. Lorsqu'il en sort, il parait soulage et rendu a la raison; mais peu a peu l'agitation revient et va croissant jusqu'au retour de l'accablement. Il semble qu'il pressente la duree de ces crises; car, lorsqu'elles doivent etre longues, il s'en va au loin, ou se refugie dans cette cachette presumee, qui doit etre quelque grotte de la montagne ou quelque cave du chateau, connue de lui seul. Jusqu'ici on n'a pu le decouvrir. Cela est d'autant plus difficile qu'on ne peut le surveiller, et qu'on le rend dangereusement malade quand on veut le suivre, l'observer, ou seulement l'interroger. Aussi a-t-on pris le parti de le laisser absolument libre, puisque ces absences, si effrayantes pour nous dans les commencements, nous nous sommes habitues a les regarder comme des crises favorables dans sa maladie. Lorsqu'elles arrivent, ma tante souffre et mon oncle prie; mais personne ne bouge; et quant a moi, je vous avoue que je me suis beaucoup endurcie a cet egard-la. Le chagrin a amene l'ennui et le degout. J'aimerais mieux mourir que d'epouser ce maniaque. Je lui reconnais de grandes qualites; mais quoiqu'il vous semble que je ne dusse tenir aucun compte de ses travers, puisqu'ils sont le fait de son mal, je vous avoue que je m'en irrite comme d'un fleau dans ma vie et dans celle de ma famille. --Cela me semble un peu injuste, chere baronne, dit Consuelo. Que vous repugniez a devenir la femme du comte Albert, je le concois fort bien a present; mais que votre interet se retire de lui, je ne le concois pas. --C'est que je ne puis m'oter de l'esprit qu'il y a quelque chose de volontaire dans la folie de ce pauvre homme. Il est certain qu'il a beaucoup de force dans le caractere, et que, dans mille occasions, il a beaucoup d'empire sur lui-meme. Il sait retarder a son gre l'invasion de ses crises. Je l'ai vu les maitriser avec puissance quand on semblait dispose a ne pas les prendre au serieux. Au contraire, quand il nous voit disposes a la credulite et a la peur, il a l'air de vouloir faire de l'effet sur nous par ses extravagances, et il abuse de la faiblesse qu'on a pour lui. Voila pourquoi je lui en veux, et demande souvent a son patron Belzebuth de venir le chercher une bonne fois pour nous en debarrasser. --Voila des plaisanteries bien cruelles, dit Consuelo, a propos d'un homme si malheureux, et dont la maladie mentale me semble plus poetique et plus merveilleuse que repoussante. --A votre aise, chere Porporina! reprit Amelie. Admirez tant que vous voudrez ces sorcelleries, si vous pouvez y croire. Mais je fais devant ces choses-la comme notre chapelain, qui recommande son ame a Dieu et s'abstient de comprendre; je me refugie dans le sein de la raison, et je me dispense d'expliquer ce qui doit avoir une interpretation tout a fait naturelle, ignoree de nous jusqu'a present. La seule chose certaine dans cette malheureuse destinee de mon cousin, c'est que sa raison, a lui, a completement plie bagage, que l'imagination a deplie dans sa cervelle des ailes si larges que la boite se brise. Et puisqu'il faut parler net, et dire le mot que mon pauvre oncle Christian a ete force d'articuler en pleurant aux genoux de l'imperatrice Marie-Therese, laquelle ne se paie pas de demi-reponses et de demi-affirmations, en trois lettres, Albert de Rudolstadt est fou; aliene, si vous trouvez l'epithete plus decente." Consuelo ne repondit que par un profond soupir. Amelie lui semblait en cet instant une personne haissable et un coeur de fer. Elle s'efforca de l'excuser a ses propres yeux, en se representant tout ce qu'elle devait avoir souffert depuis dix-huit mois d'une vie si triste et remplie d'emotions si multipliees. Puis, en faisant un retour sur son propre malheur: Ah! que ne puis-je mettre les fautes d'Anzoleto sur le compte de la folie! pensa-t-elle. S'il fut tombe dans le delire au milieu des enivrements et des deceptions de son debut, je sens, moi, que je ne l'en aurais pas moins aime; et je ne demanderais qu'a le savoir infidele et ingrat par demence, pour l'adorer comme auparavant et pour voler a son secours. Quelques jours se passerent sans qu'Albert donnat par ses manieres ou ses discours la moindre confirmation aux affirmations de sa cousine sur le derangement de son esprit. Mais, un beau jour, le chapelain l'ayant contrarie sans le vouloir, il commenca a dire des choses tres-incoherentes; et comme s'il s'en fut apercu lui-meme, il sortit brusquement du salon et courut s'enfermer dans sa chambre. On pensait qu'il y resterait longtemps; mais, une heure apres, il rentra, pale et languissant, se traina de chaise en chaise, tourna autour de Consuelo sans paraitre faire plus d'attention a elle que les autres jours, et finit par se refugier dans l'embrasure profonde d'une fenetre, ou il appuya sa tete sur ses mains et resta completement immobile. C'etait l'heure de la lecon de musique d'Amelie, et elle desirait la prendre; afin, disait-elle tout bas a Consuelo, de chasser cette sinistre figure qui lui otait toute sa gaiete et repandait dans l'air une odeur sepulcrale. "Je crois, lui repondit Consuelo, que nous ferions mieux de monter dans votre chambre; votre epinette suffira bien pour accompagner. S'il est vrai que le comte Albert n'aime pas la musique, pourquoi augmenter ses souffrances, et par suite celle de ses parents?" Amelie se rendit a la derniere consideration, et elles monterent ensemble a leur appartement, dont elles laisserent la porte ouverte parce qu'elles y trouverent un peu de fumee. Amelie voulut faire a sa tete, comme a l'ordinaire, en chantant des cavatines a grand effet; mais Consuelo, qui commencait a se montrer severe, lui fit essayer des motifs fort simples et fort serieux extraits des chants religieux de Palestrina. La jeune baronne bailla, s'impatienta, et declara cette musique barbare et soporifique. "C'est que vous ne la comprenez pas, dit Consuelo. Laissez-moi vous en faire entendre quelques phrases pour vous montrer qu'elle est admirablement ecrite pour la voix, outre qu'elle est sublime de pensees et d'intentions. Elle s'assit a l'epinette, et commenca a se faire entendre. C'etait la premiere fois qu'elle eveillait autour d'elle les echos du vieux chateau; et la sonorite de ces hautes et froides murailles lui causa un plaisir auquel elle s'abandonna. Sa voix, muette depuis longtemps, depuis le dernier soir qu'elle avait chante a San-Samuel et qu'elle s'y etait evanouie brisee de fatigue et de douleur, au lieu de souffrir de tant de souffrances et d'agitations, etait plus belle, plus prodigieuse, plus penetrante que jamais. Amelie en fut a la fois ravie et consternee. Elle comprenait enfin qu'elle ne savait rien; et peut-etre qu'elle ne pourrait jamais rien apprendre, lorsque la figure pale et pensive d'Albert se montra tout a coup en face des deux jeunes filles, au milieu de la chambre, et resta immobile et singulierement attendrie jusqu'a la fin du morceau. C'est alors seulement que Consuelo l'apercut, et en fut un peu effrayee. Mais Albert, pliant les deux genoux et levant vers elle ses grands yeux noirs ruisselants de larmes, s'ecria en espagnol sans le moindre accent germanique: "O Consuelo, Consuelo! te voila donc enfin trouvee! --Consuelo? s'ecria la jeune fille interdite, en s'exprimant dans la meme langue. Pourquoi, seigneur, m'appelez-vous ainsi? --Je t'appelle consolation, reprit Albert toujours en espagnol, parce qu'une consolation a ete promise a ma vie desolee, et parce que tu es la consolation que Dieu accorde enfin a mes jours solitaires et funestes. --Je ne croyais, pas, dit Amelie avec une fureur concentree, que la musique put faire un effet si prodigieux sur mon cher cousin. La voix de Nina est faite pour accomplir des miracles, j'en conviens; mais je ferai remarquer a tous deux qu'il serait plus poli pour moi, et plus convenable en general, de s'exprimer dans une langue que je puisse comprendre." Albert ne parut pas avoir entendu un mot de ce que disait sa fiancee. Il restait a genoux, regardant Consuelo avec une surprise et un ravissement indicibles, lui repetant toujours d'une voix attendrie:--Consuelo, Consuelo! "Mais comment donc vous appelle-t-il? dit Amelie avec un peu d'emportement a sa compagne. --Il me demande un air espagnol que je ne connais pas, repondit Consuelo fort troublee; mais je crois que nous ferons bien d'en rester la, car la musique parait l'emouvoir beaucoup aujourd'hui." Et elle se leva pour sortir. "Consuelo, repeta Albert en espagnol, si tu te retires de moi, c'en est fait de ma vie, et je ne veux plus revenir sur la terre!" En parlant ainsi, il tomba evanoui a ses pieds; et les deux jeunes filles, effrayees, appelerent les valets pour l'emporter et le secourir. XXXII. Le comte Albert fut depose doucement sur son lit; et tandis que les deux domestiques qui l'y avaient transporte cherchaient, l'un le chapelain, qui etait une maniere de medecin pour la famille, l'autre le comte Christian, qui avait donne l'ordre qu'on vint toujours l'avertir a la moindre indisposition qu'eprouverait son fils, les deux jeunes filles, Amelie et Consuelo, s'etaient mises a la recherche de la chanoinesse. Mais avant qu'une seule de ces personnes se fut rendue aupres du malade, ce qui se fit pourtant avec le plus de celerite possible, Albert avait disparu. On trouva sa porte ouverte, son lit a peine foule par le repos d'un instant qu'il y avait pris, et sa chambre dans l'ordre accoutume. On le chercha partout, et, comme il arrivait toujours en ces sortes de circonstances, on ne le trouva nulle part; apres quoi la famille retomba dans un des acces de morne resignation dont Amelie avait parle a Consuelo, et l'on parut attendre, avec cette muette terreur qu'on s'etait habitue a ne plus exprimer, le retour, toujours espere et toujours incertain, du fantasque jeune homme. Bien que Consuelo eut desire ne pas faire part aux parents d'Albert de la scene etrange qui s'etait passee dans la chambre d'Amelie, cette derniere ne manqua pas de tout raconter, et de decrire sous de vives couleurs l'effet subit et violent que le chant de la Porporina avait produit sur son cousin. "Il est donc bien certain que la musique lui fait du mal! observa le chapelain. --En ce cas, repondit Consuelo; je me garderai bien de me faire entendre; et lorsque je travaillerai avec notre jeune baronne, nous aurons soin de nous enfermer si bien, qu'aucun son ne puisse parvenir a l'oreille du comte Albert. --Ce sera une grande gene pour vous, ma chere demoiselle, dit la chanoinesse. Ah! il ne tient pas a moi que votre sejour ici ne soit plus agreable! --J'y veux partager vos peines et vos joies, reprit Consuelo, et je ne desire pas d'autre satisfaction que d'y etre associee par votre confiance et votre amitie. --Vous etes une noble enfant! dit la chanoinesse en lui tendant sa longue main, seche et luisante comme de l'ivoire jaune. Mais ecoutez, ajouta-t-elle; je ne crois pas que la musique fasse reellement du mal a mon cher Albert. D'apres ce que raconte Amelie de la scene de ce matin, je vois au contraire qu'il a eprouve une joie trop vive; et peut-etre sa souffrance n'est venue que de la suspension, trop prompte a son gre, de vos admirables melodies. Que vous disait-il en espagnol? C'est une langue qu'il parle parfaitemeut bien, m'a-t-on dit, ainsi que beaucoup d'autres qu'il a apprises dans ses voyages avec une facilite surprenante. Quand on lui demande comment il a pu retenir tant de langages differents, il repond qu'il les savait avant d'etre ne, et qu'il ne fait que se les rappeler, l'une pour l'avoir parlee il y a douze cents ans, l'autre lorsqu'il etait aux croisades; que sais-je? helas! Puisqu'on ne doit rien vous cacher, chere signora, vous entendrez d'etranges recits de ce qu'il appelle ses existences anterieures. Mais traduisez-moi dans notre allemand, que deja vous parlez tres-bien, le sens des paroles qu'il vous a dites dans votre langue, qu'aucun de nous ici ne connait." Consuelo eprouva en cet instant un embarras dont elle-meme ne put se rendre compte. Cependant elle prit le parti de dire presque toute la verite, en expliquant que le comte Albert l'avait suppliee de continuer, de ne pas s'eloigner, et en lui disant qu'elle lui donnait beaucoup de consolation. "Consolation! s'ecria la perspicace Amelie. S'est-il servi de ce mot? Vous savez, ma tante, combien il est significatif dans la bouche de mon cousin. --En effet, c'est un mot qu'il a bien souvent sur les levres, repondit Wenceslawa, et qui a pour lui un sens prophetique; mais je ne vois rien en cette rencontre que de fort naturel dans l'emploi d'un pareil mot. --Mais quel est donc celui qu'il vous a repete tant de fois, chere Porporina? reprit Amelie avec obstination. Il m'a semble qu'il vous disait a plusieurs reprises un mot particulier, que dans mon trouble je n'ai pu retenir. --Je ne l'ai pas compris moi-meme, repondit Consuelo en faisant un grand effort sur elle-meme pour mentir. --Ma chere Nina, lui dit Amelie a l'oreille, vous etes fine et prudente; quant a moi, qui ne suis pas tout a fait bornee, je crois tres-bien comprendre que vous etes la consolation mystique promise par la vision a la trentieme annee d'Albert. N'essayez pas de me cacher que vous l'avez compris encore mieux que moi: c'est une mission celeste dont je ne suis pas jalouse. --Ecoutez, chere Porporina, dit la chanoinesse apres avoir reve quelques instants: nous avons toujours pense qu'Albert, lorsqu'il disparaissait pour nous d'une facon qu'on pourrait appeler magique, etait cache non loin de nous, dans la maison peut-etre, grace a quelque retraite dont lui seul aurait le secret. Je ne sais pourquoi il me semble que si vous vous mettiez a chanter en ce moment, il l'entendrait et viendrait a nous. --Si je le croyais!... dit Consuelo prete a obeir. --Mais si Albert est pres de nous et que l'effet de la musique augmente son delire! remarqua la jalouse Amelie. --Eh bien, dit le comte Christian, c'est une epreuve qu'il faut tenter. J'ai oui dire que l'incomparable Farinelli avait le pouvoir de dissiper par ses chants la noire melancolie du roi d'Espagne, comme le jeune David avait celui d'apaiser les fureurs de Sauel, au son de sa harpe. Essayez, genereuse Porporina; une ame aussi pure que la votre doit exercer une salutaire influence autour d'elle." Consuelo, attendrie, se mit au clavecin, et chanta un cantique espagnol en l'honneur de Notre-Dame-de-Consolation, que sa mere lui avait appris dans son enfance, et qui commencait par ces mots: _Consuelo de mi alma_, "Consolation de mon ame," etc. Elle chanta d'une voix si pure et avec un accent de piete si naive, que les hotes du vieux manoir oublierent presque le sujet de leur preoccupation, pour se livrer au sentiment de l'esperance et de la foi. Un profond silence regnait au dedans et au dehors du chateau; on avait ouvert les portes et les fenetres, afin que la voix de Consuelo put s'etendre aussi loin que possible, et la lune eclairait d'un reflet verdatre l'embrasure des vastes croisees. Tout etait calme, et une sorte de serenite religieuse succedait aux angoisses de l'ame, lorsqu'un profond soupir exhale comme d'une poitrine humaine vint repondre aux derniers sons que Consuelo fit entendre. Ce soupir fut si distinct et si long, que toutes les personnes presentes s'en apercurent meme le baron Frederick, qui s'eveilla a demi, et tourna la tete comme si quelqu'un l'eut appele. Tous palirent, et se regarderent comme pour se dire: Ce n'est pas moi; est-ce vous? Amelie ne put retenir un cri, et Consuelo, a qui ce soupir sembla partir tout a cote d'elle, quoiqu'elle fut isolee au clavecin du reste de la famille, eprouva une telle frayeur qu'elle n'eut pas la force de dire un mot. "Bonte divine! dit la chanoinesse terrifiee; avez-vous entendu ce soupir qui semble partir des entrailles de la terre? --Dites plutot, ma tante, s'ecria Amelie, qu'il a passe sur nos tetes comme un souffle de la nuit. --Quelque chouette attiree par la bougie aura traverse l'appartement tandis que nous etions absorbes par la musique, et nous avons entendu le bruit leger de ses ailes au moment ou elle s'envolait par la fenetre." Telle fut l'opinion emise par le chapelain, dont les dents claquaient pourtant de peur. --C'est peut-etre le chien d'Albert, dit le comte Christian. --Cynabre n'est point ici, repondit Amelie. La ou est Albert, Cynabre y est toujours avec lui. Quelqu'un a soupire ici etrangement. Si j'osais aller jusqu'a la fenetre, je verrais si quelqu'un a ecoute du jardin; mais il irait de ma vie que je n'en aurais pas la force. --Pour une personne aussi degagee des prejuges, lui dit tout bas Consuelo en s'efforcant de sourire, pour une petite philosophe francaise, vous n'etes pas brave, ma chere baronne; moi, je vais essayer de l'etre davantage. --N'y allez pas, ma chere, repondit tout haut Amelie, et ne faites pas la vaillante; car vous etes pale comme la mort, et vous allez vous trouver mal. --Quels enfantillages amusent votre chagrin, ma chere Amelie? dit le comte Christian en se dirigeant vers la fenetre d'un pas grave et ferme." Il regarda dehors, ne vit personne, et il ferma la fenetre avec calme, en disant: "Il semble que les maux reels ne soient pas assez cuisants pour l'ardente imagination des femmes; il faut toujours qu'elles y ajoutent les creations de leur cerveau trop ingenieux a souffrir. Ce soupir n'a certainement rien de mysterieux. Un de nous, attendri par la belle voix et l'immense talent de la signora, aura exhale, a son propre insu, cette sorte d'exclamation du fond de son ame. C'est peut-etre moi-meme, et pourtant je n'en ai pas eu conscience. Ah! Porpina, si vous ne reussissez point a guerir Albert, du moins vous saurez verser un baume celeste sur des blessures aussi profondes que les siennes." La parole de ce saint vieillard, toujours sage et calme au milieu des adversites domestiques qui l'accablaient, etait elle-meme un baume celeste, et Consuelo en ressentit l'effet. Elle fut tentee de se mettre a genoux devant lui, et de lui demander sa benediction, comme elle avait recu celle du Porpora en le quittant, et celle de Marcello un beau jour de sa vie, qui avait commence la serie de ses jours malheureux et solitaires. XXXIII. Plusieurs jours s'ecoulerent sans qu'on eut aucune nouvelle du comte Albert; et Consuelo, a qui cette situation semblait mortellement sinistre, s'etonna de voir la famille de Rudolstadt rester sous le poids d'une si affreuse incertitude, sans temoigner ni desespoir ni impatience. L'habitude des plus cruelles anxietes donne une sorte d'apathie apparente ou d'endurcissement reel, qui blessent et irritent presque les ames dont la sensibilite n'est pas encore emoussee par de longs malheurs. Consuelo, en proie a une sorte de cauchemar, au milieu de ces impressions lugubres et de ces evenements inexplicables, s'etonnait de voir l'ordre de la maison a peine trouble, la chanoinesse toujours aussi vigilante, le baron toujours aussi ardent a la chasse, le chapelain toujours aussi regulier dans ses memes pratiques de devotion, et Amelie toujours aussi gaie et aussi railleuse. La vivacite enjouee de cette derniere etait ce qui la scandalisait particulierement. Elle ne concevait pas qu'elle put rire et folatrer, lorsqu'elle-meme pouvait a peine lire et travailler a l'aiguille. La chanoinesse cependant brodait un devant d'autel en tapisserie pour la chapelle du chateau. C'etait un chef-d'oeuvre de patience, de finesse et de proprete. A peine avait-elle fait un tour dans la maison, qu'elle revenait s'asseoir devant son metier, ne fut-ce que pour y ajouter, quelques points, en attendant que de nouveaux soins l'appelassent dans les granges, dans les offices, ou dans les celliers. Et il fallait voir avec quelle importance on traitait toutes ces petites choses, et comme cette chetive creature trottait d'un pas toujours egal, toujours digne et compasse, mais jamais ralenti, dans tous les coins de son petit empire; croisant mille fois par jour et dans tous les sens la surface etroite et monotone de son domaine domestique. Ce qui paraissait etrange aussi a Consuelo, c'etait le respect et l'admiration qui s'attachaient dans la famille et dans le pays a cet emploi de servante infatigable, que la vieille dame semblait avoir embrasse avec tant d'amour et de jalousie. A la voir regler parcimonieusement les plus chetives affaires, on l'eut crue cupide et mefiante. Et pourtant elle etait pleine de grandeur et de generosite dans le fond de son ame et dans les occasions decisives. Mais ces nobles qualites, surtout cette tendresse toute maternelle, qui la rendaient si sympathique et si venerable aux yeux de Consuelo, n'eussent pas suffi aux autres pour en faire l'heroine de la famille. Il lui fallait encore, il lui fallait surtout toutes ces puerilites du menage gouvernees solennellement, pour etre appreciee ce qu'elle etait (malgre tout cela), une femme d'un grand sens et d'un grand caractere. Il ne se passait pas un jour sans que le comte Christian, le baron ou le chapelain, ne repetassent chaque fois qu'elle tournait les talons: "Quelle sagesse, quel courage, quelle force d'esprit resident dans la chanoinesse!" Amelie elle-meme, ne discernant pas la veritable elevation de la vie d'avec les enfantillages qui, sous une autre forme, remplissaient toute la sienne, n'osait pas denigrer sa tante sous ce point de vue, le seul qui, pour Consuelo, fit une ombre a cette vive lumiere dont rayonnait l'ame pure et aimante de la bossue Wenceslawa. Pour la _Zingarella_, nee sur les grands chemins, et perdue dans le monde, sans autre maitre et sans autre protecteur que son propre genie, tant de soucis, d'activite et de contention d'esprit, a propos d'aussi miserables resultats que la conservation et l'entretien de certains objets et de certaines denrees, paraissait un emploi monstrueux de l'intelligence. Elle qui ne possedait rien, et ne desirait rien des richesses de la terre, elle souffrait de voir une belle ame s'atrophier volontairement dans l'occupation de posseder du ble, du vin, du bois, du chanvre, des animaux et des meubles. Si on lui eut offert tous ces biens convoites par la plupart des hommes, elle eut demande, a la place, une minute de son ancien bonheur, ses haillons, son beau ciel, son pur amour et sa liberte sur les lagunes de Venise; souvenir amer et precieux qui se peignait dans son cerveau sous les plus brillantes couleurs, a mesure qu'elle s'eloignait de ce riant horizon pour penetrer dans la sphere glacee de ce qu'on appelle la vie positive. Son coeur se serrait affectueusement lorsqu'elle voyait, a la nuit tombante, la chanoinesse, suivie de Hanz, prendre un gros trousseau de clefs, et marcher elle-meme dans tous les batiments et dans toutes les cours, pour faire sa ronde, pour fermer les moindres issues, pour visiter les moindres recoins ou des malfaiteurs eussent pu se glisser, comme si personne n'eut du dormir en surete derriere ces murs formidables, avant que l'eau du torrent prisonnier derriere une ecluse voisine ne se fut elancee en mugissant dans les fosses du chateau, tandis qu'on cadenassait les grilles et qu'on relevait les ponts. Consuelo avait dormi tant de fois, dans ses courses lointaines, sur le bord d'un chemin, avec un pan du manteau troue de sa mere pour tout abri! Elle avait tant de fois salue l'aurore sur les dalles blanches de Venise, battues par les flots, sans avoir eu un instant de crainte pour sa pudeur, la seule richesse qu'elle eut a coeur de conserver! Helas! se disait-elle, que ces gens-ci sont a plaindre d'avoir tant de choses a garder! La securite est le but qu'ils poursuivent jour et nuit, et, a force de la chercher, ils n'ont ni le temps de la trouver, ni celui d'en jouir. Elle soupirait donc deja comme Amelie dans cette noire prison, dans ce morne chateau des Geants, ou le soleil lui-meme semblait craindre de penetrer. Mais au lieu que la jeune baronne revait de fetes, de parures et d'hommages, Consuelo revait d'un sillon, d'un buisson ou d'une barque pour palais, avec l'horizon pour toute enceinte, et l'immensite des cieux etoiles pour tout spectacle. Forcee par le froid du climat et par la cloture du chateau a changer l'habitude venitienne qu'elle avait prise de veiller une partie de la nuit et de se lever tard le matin, apres bien des heures d'insomnie, d'agitation et de reves lugubres, elle reussit enfin a se plier a la loi sauvage de la claustration; et elle s'en dedommagea en hasardant seule quelques promenades matinales dans les montagnes voisines. On ouvrait les portes et on baissait les ponts aux premieres clartes du jour; et tandis qu'Amelie, occupee une partie de la nuit a lire des romans en cachette, dormait jusqu'a l'appel de la cloche du dejeuner, la Porporina allait respirer l'air libre et fouler les plantes humides de la foret. Un matin qu'elle descendait bien doucement sur la pointe du pied pour n'eveiller personne, elle se trompa de direction dans les innombrables escaliers et dans les interminables corridors du chateau, qu'elle avait encore de la peine a comprendre. Egaree dans ce labyrinthe de galeries et de passages, elle traversa une sorte de vestibule qu'elle ne connaissait pas, et crut trouver par la une sortie sur les jardins. Mais elle n'arriva qu'a l'entree d'une petite chapelle d'un beau style ancien, a peine eclairee en haut par une rosace dans la voute, qui jetait une lueur blafarde sur le milieu du pave, et laissait le fond dans un vague mysterieux. Le soleil etait encore sous l'horizon, la matinee grise et brumeuse. Consuelo crut d'abord qu'elle etait dans la chapelle du chateau, ou deja elle avait entendu la messe un dimanche. Elle savait que cette chapelle donnait sur les jardins; mais avant de la traverser pour sortir, elle voulut saluer le sanctuaire de la priere, et s'agenouilla sur la premiere dalle. Cependant, comme il arrive souvent aux artistes de se laisser preoccuper par les objets exterieurs en depit de leurs tentatives pour remonter dans la sphere des idees abstraites, sa priere ne put l'absorber assez pour l'empecher de jeter un coup d'oeil curieux autour d'elle; et bientot elle s'apercut qu'elle n'etait pas dans la chapelle, mais dans un lieu ou elle n'avait pas encore penetre. Ce n'etait ni le meme vaisseau ni les memes ornements. Quoique cette chapelle inconnue fut assez petite, on distinguait encore mal les objets, et ce qui frappa le plus Consuelo fut une statue blanchatre, agenouillee vis-a-vis de l'autel, dans l'attitude froide et severe qu'on donnait jadis a toutes celles dont on decorait les tombeaux. Elle pensa qu'elle se trouvait dans un lieu reserve aux sepultures de quelques aieux d'elite; et, devenue un peu craintive et superstitieuse depuis son sejour en Boheme, elle abregea sa priere et se leva pour sortir. Mais au moment ou elle jetait un dernier regard timide sur cette figure agenouillee a dix pas d'elle, elle vit distinctement la statue disjoindre ses deux mains de pierre allongees l'une contre l'autre, et faire lentement un grand signe de croix en poussant un profond soupir. Consuelo faillit tomber a la renverse, et cependant elle ne put detacher ses yeux hagards de la terrible statue. Ce qui la confirmait dans la croyance que c'etait une figure de pierre, c'est qu'elle ne sembla pas entendre le cri d'effroi que Consuelo laissa echapper, et qu'elle remit ses deux grandes mains blanches l'une contre l'autre, sans paraitre avoir le moindre rapport avec le monde exterieur. XXXIV. Si l'ingenieuse et feconde Anne Radcliffe se fut trouvee a la place du candide et maladroit narrateur de cette tres veridique histoire, elle n'eut pas laisse echapper une si bonne occasion de vous promener, madame la lectrice, a travers les corridors, les trappes, les escaliers en spirale, les tenebres et les souterrains, pendant une demi-douzaine de beaux et attachants volumes, pour vous reveler, seulement au septieme, tous les arcanes de son oeuvre savante. Mais la lectrice esprit fort que nous avons charge de divertir ne prendrait peut-etre pas aussi bien, au temps ou nous sommes, l'innocent stratageme du romancier. D'ailleurs, comme il serait fort difficile de lui en faire accroire, nous lui dirons, aussi vite que nous le pourrons, le mot de toutes nos enigmes. Et pour lui en confesser deux d'un coup, nous lui avouerons que Consuelo, apres deux secondes de sang-froid, reconnut, dans la statue animee qu'elle avait devant les yeux, le vieux comte Christian qui recitait mentalement ses prieres du matin dans son oratoire; et dans ce soupir de componction qui venait de lui echapper a son insu, comme il arrive souvent aux vieillards, le meme soupir diabolique qu'elle avait cru entendre a son oreille un soir, apres avoir chante l'hymne de Notre-Dame-de-Consolation. Un peu honteuse de sa frayeur, Consuelo resta enchainee a sa place par le respect, et par la crainte de troubler une si fervente priere. Rien n'etait plus solennel et plus touchant a voir que ce vieillard prosterne sur la pierre, offrant son coeur a Dieu au lever de l'aube, et plonge dans une sorte de ravissement celeste qui semblait fermer ses sens a toute perception du monde physique. Sa noble figure ne trahissait aucune emotion douloureuse. Un vent frais, penetrant par la porte que Consuelo avait laissee entr'ouverte, agitait autour de sa nuque une demi-couronne de cheveux argentes; et son vaste front, depouille jusqu'au sommet du crane, avait le luisant jaunatre des vieux marbres. Revetu d'une robe de chambre de laine blanche a l'ancienne mode, qui ressemblait un peu a un froc de moine, et qui formait sur ses membres amaigris de gros plis raides et lourds, il avait tout l'air d'une statue de tombeau; et quand il eut repris son immobilite, Consuelo fut encore obligee de le regarder a deux fois pour ne pas retomber dans sa premiere illusion. Apres qu'elle l'eut considere attentivement, en se placant un peu de cote pour le mieux voir, elle se demanda, comme malgre elle, tout au milieu de son admiration et de son attendrissement, si le genre de priere que ce vieillard adressait a Dieu etait bien efficace pour la guerison de son malheureux fils, et si une ame aussi passivement soumise aux arrets du dogme et aux rudes decrets de la destinee avait jamais possede la chaleur, l'intelligence et le zele qu'Albert aurait eu besoin de trouver dans l'ame de son pere. Albert aussi avait une ame mystique: lui aussi avait eu une vie devote et contemplative, mais, d'apres tout ce qu'Amelie avait raconte a Consuelo, d'apres ce qu'elle avait vu de ses propres yeux depuis quelques jours passes dans le chateau, Albert n'avait jamais rencontre le conseil, le guide et l'ami qui eut pu diriger son imagination, apaiser la vehemence de ses sentiments, et attendrir la rudesse brulante de sa vertu. Elle comprenait qu'il avait du se sentir isole, et se regarder comme etranger au milieu de cette famille obstinee a le contredire ou a le plaindre en silence, comme un heretique ou comme un fou; elle le sentait elle-meme, a l'espece d'impatience que lui causait cette impassible et interminable priere adressee au ciel, comme pour se remettre a lui seul du soin qu'on eut du prendre soi-meme de chercher le fugitif, de le rejoindre, de le persuader, et de le ramener. Car il fallait de bien grands acces de desespoir, et un trouble interieur inexprimable, pour arracher ainsi un jeune homme si affectueux et si bon du sein de ses proches, pour le jeter dans un complet oubli de soi-meme, et pour lui ravir jusqu'au sentiment des inquietudes et des tourments qu'il pouvait causer aux etres les plus chers. Celte resolution qu'on avait prise de ne jamais le contrarier, et de feindre le calme au milieu de l'epouvante, semblait a l'esprit ferme et droit de Consuelo une sorte de negligence coupable ou d'erreur grossiere. Il y avait la l'espece d'orgueil et d'egoisme qu'inspire une foi etroite aux gens qui consentent a porter le bandeau de l'intolerance, et qui croient a un seul chemin, rigidement trace par la main du pretre, pour aller au ciel. "Dieu bon! disait Consuelo en priant dans son coeur; cette grande ame d'Albert, si ardente, si charitable, si pure de passions humaines, serait-elle donc moins precieuse a vos yeux que les ames patientes et oisives qui acceptent les injustices du monde, et voient sans indignation la justice et la verite meconnues sur la terre? Etait-il donc inspire par le diable, ce jeune homme qui, des son enfance, donnait tous ses jouets et tous ses ornements aux enfants des pauvres, et qui, au premier eveil de la reflexion, voulait se depouiller de toutes ses richesses pour soulager les miseres humaines? Et eux, ces doux et benevoles seigneurs, qui plaignent le malheur avec des larmes steriles et le soulagent avec de faibles dons, sont-ils bien sages de croire qu'ils vont gagner le ciel avec des prieres et des actes de soumission a l'empereur et au pape, plus qu'avec de grandes oeuvres et d'immenses sacrifices? Non, Albert n'est pas fou; une voix me crie au fond de l'ame que c'est le plus beau type du juste et du saint qui soit sorti des mains de la nature. Et si des reves penibles, des illusions bizarres ont obscurci la lucidite de sa raison, s'il est devenu aliene enfin, comme ils le croient, c'est la contradiction aveugle, c'est l'absence de sympathie, c'est la solitude du coeur, qui ont amene ce resultat deplorable. J'ai vu la logette ou le Tasse a ete enferme comme fou, et j'ai pense que peut-etre il n'etait qu'exaspere par l'injustice. J'ai entendu traiter de fous, dans les salons de Venise, ces grands saints du christianisme dont l'histoire touchante m'a fait pleurer et rever dans mon enfance: on appelait leurs miracles des jongleries, et leurs revelations des songes maladifs. Mais de quel droit ces gens-ci, ce pieux vieillard, cette timide chanoinesse, qui croient aux miracles des saints et au genie des poetes, prononcent-ils sur leur enfant cette sentence de honte et de reprobation qui ne devrait s'attacher qu'aux infirmes et aux scelerats? Fou! Mais c'est horrible et repoussant, la folie! c'est un chatiment de Dieu apres les grands crimes; et a force de vertu un homme deviendrait fou! Je croyais qu'il suffisait de faiblir sous le poids d'un malheur immerite pour avoir droit au respect autant qu'a la pitie des hommes. Et si j'etais devenue folle, moi; si j'avais blaspheme le jour terrible ou j'ai vu Anzoleto dans les bras d'une autre, j'aurais donc perdu tout droit aux conseils, aux encouragements, et aux soins spirituels de mes freres les chretiens? On m'eut donc chassee ou laissee errante sur les chemins, en disant: Il n'y a pas de remede pour elle; faisons-lui l'aumone, et ne lui parlons pas; car pour avoir trop souffert, elle ne peut plus rien comprendre? Eh bien, c'est ainsi qu'on traite ce malheureux, comte Albert! On le nourrit, on l'habille, on le soigne, on lui fait en un mot, l'aumone d'une sollicitude puerile. Mais on ne lui parle pas; on se tait quand il interroge, on baisse la tete ou on la detourne quand il cherche a persuader. On le laisse fuir quand l'horreur de la solitude l'appelle dans des solitudes plus profondes encore, et on attend qu'il revienne, en priant Dieu de le surveiller et de le ramener sain et sauf, comme si l'Ocean etait entre lui et les objets de son affection! Et cependant on pense qu'il n'est pas loin; on me fait chanter pour l'eveiller, s'il est en proie au sommeil lethargique dans l'epaisseur de quelque muraille ou dans le tronc de quelque vieux arbre voisin. Et l'on n'a pas su explorer tous les secrets de cette antique masure, on n'a pas creuse jusqu'aux entrailles de ce sol mine! Ah! si j'etais le pere ou la tante d'Albert, je n'aurais pas laisse pierre sur pierre avant de l'avoir retrouve; pas un arbre de la foret ne serait reste debout avant de me l'avoir rendu." Perdue dans ses pensees, Consuelo etait sortie sans bruit de l'oratoire du comte Christian, et elle avait trouve, sans savoir comment, une porte sur la campagne. Elle errait parmi les sentiers de la foret, et cherchait les plus sauvages, les plus difficiles, guidee, par un instinct romanesque et plein d'heroisme qui lui faisait esperer de retrouver Albert. Aucun attrait vulgaire, aucune ombre de fantaisie imprudente ne la portait a ce dessein aventureux. Albert remplissait son imagination, et occupait tous ses reves, il est vrai; mais a ses yeux ce n'etait point un jeune homme beau et enthousiasme d'elle qu'elle allait cherchant dans les lieux deserts, pour le voir et se trouver seule avec lui; c'etait un noble infortune qu'elle s'imaginait pouvoir sauver ou tout au moins calmer par la purete de son zele. Elle eut cherche de meme un venerable ermite malade pour le soigner, ou un enfant perdu pour le ramener a sa mere. Elle etait un enfant elle-meme, et cependant il y avait en elle une revelation de l'amour maternel; il y avait une foi naive, une charite brulante, une bravoure exaltee. Elle revait et entreprenait ce pelerinage, comme Jeanne d'Arc avait reve et entrepris la delivrance de sa patrie. Il ne lui venait pas seulement a l'esprit qu'on put railler ou blamer sa resolution; elle ne concevait pas qu'Amelie, guidee par la voix du sang, et, dans le principe, par les esperances de l'amour, n'eut pas concu le meme projet, et qu'elle n'eut pas reussi a l'executer. Elle marchait avec rapidite; aucun obstacle ne l'arretait. Le silence de ces grands bois ne portait plus la tristesse ni l'epouvante dans son ame. Elle voyait la piste des loups sur le sable, et ne s'inquietait pas de rencontrer leur troupe affamee. Il lui semblait qu'elle etait poussee par une main divine qui la rendait invulnerable. Elle qui savait le Tasse par coeur, pour l'avoir chante toutes les nuits sur les lagunes, elle s'imaginait marcher a l'abri de son talisman, comme le genereux Ubalde a la reconnaissance de Renaud a travers les embuches de la foret enchantee. Elle marchait svelte et legere, parmi les ronces et les rochers, le front rayonnant d'une secrete fierte, et les joues colorees d'une legere rougeur. Jamais elle n'avait ete plus belle a la scene dans les roles heroiques; et pourtant elle ne pensait pas plus a la scene en cet instant qu'elle n'avait pense a elle-meme en montant sur le theatre. De temps en temps elle s'arretait reveuse et recueillie. "Et si je venais a le rencontrer tout a coup, se disait-elle, que lui dirais-je qui put le convaincre et le tranquilliser? Je ne sais rien de ces choses mysterieuses et profondes qui l'agitent. Je les comprends a travers un voile de poesie qu'on a a peine souleve devant mes yeux, eblouis de visions si nouvelles. Il faudrait avoir plus que le zele et la charite, il faudrait avoir la science et l'eloquence pour trouver des paroles dignes d'etre ecoutees par un homme si superieur a moi, par un fou si sage aupres de tous les etres raisonnables au milieu desquels j'ai vecu. Allons, Dieu m'inspirera quand le moment sera venu; car pour moi, j'aurais beau chercher, je me perdrais de plus en plus dans les tenebres de mon ignorance. Ah! si j'avais lu beaucoup de livres de religion et d'histoire, comme le comte Christian et la chanoinesse Wenceslawa! si je savais par coeur toutes les regles de la devotion et toutes les prieres de l'Eglise, je trouverais bien a en appliquer heureusement quelqu'une a la circonstance; mais j'ai a peine compris, a peine retenu par consequent quelques phrases du catechisme, et je ne sais prier qu'au lutrin. Quelque sensible qu'il soit a la musique, je ne persuaderai pas ce savant theologien avec une cadence ou avec une phrase de chant. N'importe! il me semble qu'il y a plus de puissance dans mon coeur penetre et resolu, que dans toutes les doctrines etudiees par ses parents, si bons et si doux, mais indecis et froids comme les brouillards et les neiges de leur patrie." XXXV. Apres bien des detours et des retours dans les inextricables sentiers de cette foret jetee sur un terrain montueux et tourmente, Consuelo se trouva sur une elevation semee de roches et de ruines qu'il etait assez difficile de distinguer les unes des autres, tant la main de l'homme, jalouse de celle du temps, y avait ete destructive. Ce n'etait plus qu'une montagne de debris, ou jadis un village avait ete brule par l'ordre du _redoutable aveugle_, le celebre chef Calixtin Jean Ziska, dont Albert croyait descendre, et dont il descendait peut-etre en effet. Durant une nuit profonde et lugubre, le farouche et infatigable capitaine ayant commande a sa troupe de donner l'assaut a la forteresse des Geants, alors gardee pour l'Empereur par des Saxons, il avait entendu murmurer ses soldats, et un entre autres dire non loin de lui: "Ce maudit aveugle croit que, pour agir, chacun peut, comme lui, se passer de la lumiere." La-dessus Ziska, se tournant vers un des quatre disciples devoues qui l'accompagnaient partout, guidant son cheval ou son chariot, et lui rendant compte avec precision de la position topographique et des mouvements de l'ennemi, il lui avait dit, avec cette surete de memoire ou cet esprit de divination qui suppleaient en lui au sens de la vue: "II y a ici pres un village?--Oui, pere, avait repondu le conducteur taborite; a ta droite, sur une eminence, en face de la forteresse." Alors Ziska avait fait appeler le soldat mecontent dont le murmure avait fixe son attention: "Enfant, lui avait-il dit, tu te plains des tenebres, va-t'en bien vite mettre le feu au village qui est sur l'eminence, a ma droite; et, a la lueur des flammes, nous pourrons marcher et combattre." L'ordre terrible avait ete execute. Le village incendie avait eclaire la marche et l'assaut des Taborites. Le chateau des Geants avait ete emporte en deux heures, et Ziska en avait pris possession. Le lendemain, au jour, on remarqua et on lui fit savoir qu'au milieu des decombres du village, et tout au sommet de la colline qui avait servi de plate-forme aux soldats pour observer les mouvements de la forteresse, un jeune chene, unique dans ces contrees, et deja robuste, etait reste debout et verdoyant, preserve apparemment de la chaleur des flammes qui montaient autour de lui par l'eau d'une citerne qui baignait ses racines. "Je connais bien la citerne, avait repondu Ziska. Dix des notres y ont ete jetes par les damnes habitants de ce village, et depuis ce temps la pierre qui la couvre n'a point ete levee. Qu'elle y reste et leur serve de monument, puisque, aussi bien, nous ne sommes pas de ceux qui croient les ames errantes repoussees a la porte des cieux par le patron romain (Pierre, le porte-clefs, dont ils ont fait un saint), parce que les cadavres pourrissent dans une terre non benite par la main des pretres de Belial. Que les os de nos freres reposent en paix dans cette citerne; leurs ames sont vivantes. Elles ont deja revetu d'autres corps, et ces martyrs combattent parmi nous, quoique nous ne les connaissions point. Quant aux habitants du village, ils ont recu leur paiement; et quant au chene, il a bien fait de se moquer de l'incendie: une destinee plus glorieuse que celle d'abriter des mecreants lui etait reservee. Nous avions besoin d'une potence, et la voici trouvee. Allez-moi chercher ces vingt moines augustins que nous avons pris hier dans leur couvent, et qui se font prier pour nous suivre. Courons les pendre haut et court aux branches de ce brave chene, a qui cet ornement rendra tout a fait la sante." Aussitot dit, aussitot fait. Le chene, depuis ce temps la, avait ete nomme le _Hussite_, la pierre de la citerne, _Pierre d'epouvante_, et le village detruit sur la colline abandonnee, _Schreckenstein_. Consuelo avait deja entendu raconter dans tous ses details, par la baronne Amelie, cette sombre chronique. Mais, comme elle n'en avait encore apercu le theatre que de loin, ou pendant la nuit au moment de son arrivee au chateau, elle ne l'eut pas reconnu, si, en jetant les yeux au-dessous d'elle, elle n'eut vu, au fond du ravin que traversait la route, les formidables debris du chene, brise par la foudre, et qu'aucun habitant de la campagne, aucun serviteur du chateau n'avait ose depecer ni enlever, une crainte superstitieuse s'attachant encore pour eux, apres plusieurs siecles, a ce monument d'horreur, a ce contemporain de Jean Ziska. Les visions et les predictions d'Albert avaient donne a ce lieu tragique un caractere plus emouvant encore. Aussi Consuelo, en se trouvant seule et amenee a l'improviste a la pierre d'epouvante, sur laquelle meme elle venait de s'asseoir, brisee de fatigue, sentit-elle faiblir son courage, et son coeur se serrer etrangement. Non seulement, au dire d'Albert, mais a celui de tous les montagnards de la contree, des apparitions epouvantables hantaient le Schreckenstein, et en ecartaient les chasseurs assez temeraires pour venir y guetter le gibier. Cette colline, quoique tres-rapprochee du chateau, etait donc souvent le domicile des loups et des animaux sauvages, qui y trouvaient un refuge assure contre les poursuites du baron et de ses limiers. L'impassible Frederick ne croyait pas beaucoup, pour son compte, au danger d'y etre assailli par le diable, avec lequel il n'eut pas craint d'ailleurs de se mesurer corps a corps; mais, superstitieux a sa maniere, et dans l'ordre de ses preoccupations dominantes, il etait persuade qu'une pernicieuse influence y menacait ses chiens, et les y atteignait de maladies inconnues et incurables. Il en avait perdu plusieurs pour les avoir laisses se desalterer dans les filets d'eau claire qui s'echappaient des veines de la colline, et qui provenaient peut-etre de la citerne condamnee, antique tombeau des Hussites. Aussi rappelait-il de toute l'autorite de son sifflet sa griffonne Pankin ou son _double-nez_ Saphyr, lorsqu'ils s'oubliaient aux alentours du Schreckenstein. Consuelo, rougissant des acces de pusillanimite qu'elle avait resolu de combattre, s'imposa de rester un instant sur la pierre fatale, et de ne s'en eloigner qu'avec la lenteur qui convient a un esprit calme, en ces sortes d'epreuves. Mais, au moment ou elle detournait ses regards du chene calcine qu'elle apercevait a deux cents pieds au-dessous d'elle, pour les reporter sur les objets environnants, elle vit qu'elle n'etait pas seule sur la pierre d'epouvante, et qu'une figure incomprehensible venait de s'y asseoir a ses cotes, sans annoncer son approche par le moindre bruit. C'etait une grosse tete ronde et beante, remuant sur un corps contrefait, grele et crochu comme une sauterelle, couvert d'un costume indefinissable qui n'etait d'aucun temps et d'aucun pays, et dont le delabrement touchait de pres a la malproprete. Cependant cette figure n'avait d'effrayant que son etrangete et l'imprevu de son apparition car elle n'avait rien d'hostile. Un sourire doux et caressant courait sur sa large bouche, et une expression enfantine adoucissait l'egarement d'esprit que trahissaient le regard vague et les gestes precipites. Consuelo, en se voyant seule avec un fou, dans un endroit ou personne assurement ne fut venu lui porter secours, eut veritablement peur, malgre les reverences multipliees et les rires affectueux que lui adressait cet insense. Elle crut devoir lui rendre ses saluts et ses signes de tete, pour ne pas l'irriter; mais elle se hata de se lever et de s'eloigner, toute pale et toute tremblante. Le fou ne la poursuivit point, et ne fit rien pour la rappeler; il grimpa seulement sur la pierre d'epouvante pour la suivre des yeux, et continua a la saluer de son bonnet en sautillant et en agitant ses bras et ses jambes, tout en articulant a plusieurs reprises un mot boheme que Consuelo ne comprit pas. Quand elle se vit a une certaine distance de lui, elle reprit un peu de courage pour le regarder et l'ecouter. Elle se reprochait deja d'avoir eu horreur de la presence d'un de ces malheureux que, dans son coeur, elle plaignait et vengeait des mepris et de l'abandon des hommes un instant auparavant. "C'est un fou bienveillant, se dit-elle, c'est peut-etre un fou par amour. Il n'a trouve de refuge contre l'insensibilite et le dedain que sur cette roche maudite ou nul autre n'oserait habiter, et ou les demons et les spectres sont plus humains pour lui que ses semblables, puisqu'ils ne l'en chassent pas et ne troublent pas l'enjouement de son humeur. Pauvre homme! qui ris et folatres comme un petit enfant, avec une barbe grisonnante et un dos voute! Dieu, sans doute, te protege et te benit dans ton malheur, puisqu'il ne t'envoie que des pensees riantes, et qu'il ne t'a point rendu misanthrope et furieux comme tu aurais droit de l'etre!" Le fou, voyant qu'elle ralentissait sa marche, et paraissant comprendre son regard bienveillant, se mit a lui parler boheme avec une excessive volubilite; et sa voix avait une douceur extreme, un charme penetrant, qui contrastait avec sa laideur. Consuelo, ne le comprenant pas, songea qu'elle devait lui donner l'aumone; et, tirant une piece de monnaie de sa poche, elle la posa sur une grosse pierre, apres avoir eleve le bras pour la lui montrer et lui designer l'endroit ou elle la deposait. Mais le fou se mit a rire plus fort en se frottant les mains et en lui disant en mauvais allemand: "Inutile, inutile! Zdenko n'a besoin de rien, Zdenko est heureux, bien heureux! Zdenko a de la consolation, consolation, consolation!" Puis, comme s'il se fut rappele un mot qu'il cherchait depuis longtemps, il s'ecria avec un eclat de joie, et intelligiblement, quoiqu'il prononcat fort mal: "_Consuelo, Consuelo, Consuelo de mi alma!_" Consuelo s'arreta stupefaite, et lui adressant la parole en espagnol: "Pourquoi m'appelles-tu ainsi? lui cria-t-elle, qui t'a appris ce nom? Comprends-tu la langue que je te parle?" A toutes ces questions, dont Consuelo attendit vainement la reponse, le fou ne fit que sautiller en se frottant les mains comme un homme enchante de lui-meme; et d'aussi loin qu'elle put saisir les sons de sa voix, elle lui entendit repeter son nom sur des inflexions differentes, avec des rires et des exclamations de joie, comme lorsqu'un oiseau parleur s'essaie a articuler un mot qu'on lui a appris, et qu'il entrecoupe du gazouillement de son chant naturel. En reprenant le chemin du chateau, Consuelo se perdait dans ses reflexions. "Qui donc, se disait-elle, a trahi le secret de mon incognito, au point que le premier sauvage que je rencontre dans ces solitudes me jette mon vrai nom a la tete? Ce fou m'aurait-il vue quelque part? Ces gens-la voyagent: peut-etre a-t-il ete en meme temps que moi a Venise." Elle chercha en vain a se rappeler la figure de tous les mendiants et de tous les vagabonds qu'elle avait l'habitude de voir sur les quais et sur la place Saint-Marc, celle du fou de la pierre d'epouvante ne se presenta point a sa memoire. Mais, comme elle repassait le pont-levis, il lui vint a l'esprit un rapprochement d'idees plus logique et plus interessant. Elle resolut d'eclaircir ses soupcons, et se felicita secretement de n'avoir pas tout a fait manque son but dans l'expedition qu'elle venait de tenter. XXXVI. Lorsqu'elle se retrouva au milieu de la famille abattue et silencieuse, elle qui se sentait pleine d'animation et d'esperance, elle se reprocha la severite avec laquelle elle avait accuse secretement l'apathie de ces gens profondement affliges. Le comte Christian et la chanoinesse ne mangerent presque rien a dejeuner, et le chapelain n'osa pas satisfaire son appetit; Amelie paraissait en proie a un violent acces d'humeur. Lorsqu'on se leva de table, le vieux comte s'arreta un instant devant la fenetre, comme pour regarder le chemin sable de la garenne par ou Albert pouvait revenir, et il secoua tristement la tete comme pour dire: Encore un jour qui a mal commence et qui finira de meme! Consuelo s'efforca de les distraire en leur recitant avec ses doigts sur le clavier quelques-unes des dernieres compositions religieuses de Porpora, qu'ils ecoutaient toujours avec une admiration et un interet particuliers. Elle souffrait de les voir si accables et de ne pouvoir leur dire qu'elle avait de l'esperance. Mais quand elle vit le comte reprendre son livre, et la chanoinesse son aiguille, quand elle fut appelee aupres du metier de cette derniere pour decider si un certain ornement devait avoir au centre quelques points bleus ou blancs, elle ne put s'empecher de reporter son interet dominant sur Albert, qui expirait peut-etre de fatigue et d'inanition dans quelque coin de la foret, sans savoir retrouver sa route, ou qui reposait peut-etre sur quelque froide pierre, enchaine par la catalepsie foudroyante, expose aux loups et aux serpents, tandis que, sous la main adroite et perseverante de la tendre Wenceslawa, les fleurs les plus brillantes semblaient eclore par milliers sur la trame, arrosees parfois d'une larme furtive, mais sterile. Aussitot qu'elle put engager la conversation avec la boudeuse Amelie, elle lui demanda ce que c'etait qu'un fou fort mal fait qui courait le pays singulierement vetu, en riant comme un enfant aux personnes qu'il rencontrait. "Eh! c'est Zdenko! repondit Amelie; vous ne l'aviez pas encore apercu dans vos promenades? On est sur de le rencontrer partout, car il n'habite nulle part. --Je l'ai vu ce matin pour la premiere fois, dit Consuelo, et j'ai cru qu'il etait l'hote attitre du Schreckenstein. --C'est donc la que vous avez ete courir des l'aurore? Je commence a croire que vous etes un peu folle vous-meme, ma chere Nina, d'aller ainsi seule de grand matin dans ces lieux deserts, ou vous pourriez faire de plus mauvaises rencontres que celle de l'inoffensif idiot Zdenko. --Etre abordee par quelque loup a jeun? reprit Consuelo en souriant; la carabine du baron votre pere doit, ce me semble, couvrir de sa protection tout le pays. --Il ne s'agit pas seulement des betes sauvages, dit Amelie; le pays n'est pas si sur que vous croyez, par rapport aux animaux les plus mechants de la creation, les brigands et les vagabonds. Les guerres qui viennent de finir ont ruine assez de familles pour que beaucoup de mendiants se soient habitues a aller au loin demander l'aumone, le pistolet a la main. Il y a aussi des nuees de ces Zingari egyptiens, qu'en France on nous fait l'honneur d'appeler Bohemiens, comme s'ils etaient originaires de nos montagnes pour les avoir infestees au commencement de leur apparition en Europe. Ces gens-la, chasses et rebutes de partout, laches et obsequieux devant un homme arme, pourraient bien etre audacieux avec une belle fille comme vous; et je crains que votre gout pour les courses aventureuses ne vous expose plus qu'il ne convient a une personne aussi raisonnable que ma chere Porporina affecte de l'etre. --Chere baronne, reprit Consuelo, quoique vous sembliez regarder la dent du loup comme un mince peril aupres de ceux qui m'attendent, je vous avouerai que je la craindrais beaucoup plus que celle des Zingari. Ce sont pour moi d'anciennes connaissances, et, en general, il m'est difficile d'avoir peur des etres faibles, pauvres et persecutes. Il me semble que je saurai toujours dire a ces gens-la ce qui doit m'attirer leur confiance et leur sympathie; car, si laids, si mal vetus et si meprises qu'ils soient, il m'est impossible de ne pas m'interesser a eux particulierement. --Brava, ma chere! s'ecria Amelie avec une aigreur croissante. Vous voila tout a fait arrivee aux beaux sentiments d'Albert pour les mendiants, les bandits et les alienes; et je ne serais pas surprise de vous voir un de ces matins vous promener comme lui, appuyee sur le bras un peu malpropre et tres-mal assure de l'agreable Zdenko." Ces paroles frapperent Consuelo d'un trait de lumiere qu'elle cherchait depuis le commencement de l'entretien, et qui la consola de l'amertume de sa compagne. "Le comte Albert vit donc en bonne intelligence avec Zdenko? demanda-t-elle avec un air de satisfaction qu'elle ne songea point a dissimuler. --C'est son plus intime, son plus precieux ami, repondit Amelie avec un sourire de dedain. C'est le compagnon de ses promenades, le confident de ses secrets, le messager, dit-on, de sa correspondance avec le diable. Zdenko et Albert sont les seuls qui osent aller a toute heure s'entretenir des choses divines les plus biscornues sur la pierre d'epouvante. Albert et Zdenko sont les seuls qui ne rougissent point de s'asseoir sur l'herbe avec les Zingari qui font halte sous nos sapins, et de partager avec eux la cuisine degoutante que preparent ces gens-la dans leurs ecuelles de bois. Ils appellent cela communier, et on peut dire que c'est communier sous toutes les especes possibles. Ah! quel epoux! quel amant desirable que mon cousin Albert, lorsqu'il saisira la main de sa fiancee dans une main qui vient de presser celle d'un Zingaro pestifere, pour la porter a cette bouche qui vient de boire le vin du calice dans la meme coupe que Zdenko! --Tout ceci peut etre fort plaisant, dit Consuelo; mais, quant a moi, je n'y comprends rien du tout. --C'est que vous n'avez pas de gout pour l'histoire, reprit Amelie, et que vous n'avez pas bien ecoute tout ce que je vous ai raconte des Hussites et des Protestants, depuis plusieurs jours que je m'egosille a vous expliquer scientifiquement les enigmes et les pratiques saugrenues de mon cousin. Ne vous ai-je pas dit que la grande querelle des Hussites avec l'eglise romaine etait venue a propos de la communion sous les deux especes? Le concile de Bale avait prononce que c'etait une profanation de donner aux laiques le sang du Christ sous l'espece du vin, alleguant, voyez le beau raisonnement! que son corps et son sang etaient egalement contenus sous les deux especes, et que qui mangeait l'un buvait l'autre. Comprenez-vous? --Il me semble que les Peres du concile ne se comprenaient pas beaucoup eux-memes. Ils eussent du dire, pour etre dans la logique, que la communion du vin etait inutile; mais profanatoire! pourquoi, si, en mangeant le pain, on boit aussi le sang? --C'est que les Hussites avaient une terrible soif de sang, et que les Peres du concile les voyaient bien venir. Eux aussi avaient soif du sang de ce peuple; mais, ils voulaient le boire sous l'espece de l'or. L'eglise romaine a toujours ete affamee et alteree de ce suc de la vie des nations, du travail et de la sueur des pauvres. Les pauvres se revolterent, et reprirent leur sueur et leur sang dans les tresors des abbayes et sur la chape des eveques. Voila tout le fond de la querelle, a laquelle vinrent se joindre, comme je vous l'ai dit, le sentiment d'independance nationale et la haine de l'etranger. La dispute de la communion en fut le symbole. Rome et ses pretres officiaient dans des calices d'or et de pierreries; les Hussites affectaient d'officier dans des vases de bois, pour fronder le luxe de l'Eglise, et pour simuler la pauvrete des apotres. Voila pourquoi Albert, qui s'est mis dans la cervelle de se faire Hussite, apres que ces details du passe ont perdu toute valeur et toute signification; Albert, qui pretend connaitre la vraie doctrine de Jean Huss mieux que Jean Huss lui-meme, invente toutes sortes de communions, et s'en va communiant sur les chemins avec les mendiants, les paiens, et les imbeciles. C'etait la manie des Hussites de communier partout, a toute heure, et avec tout le monde. --Tout ceci est fort bizarre, repondit Consuelo, et ne peut s'expliquer pour moi que par un patriotisme exalte, porte jusqu'au delire, je le confesse, chez le comte Albert. La pensee est peut-etre profonde, mais les formes qu'il y donne me semblent bien pueriles pour un homme aussi serieux et aussi savant. La veritable communion ne serait-elle pas plutot l'aumone? Que signifient de vaines ceremonies passees de mode, et que ne comprennent certainement pas ceux qu'il y associe? --Quant a l'aumone, Albert ne s'en fait pas faute; et si on le laissait aller, il serait bientot debarrasse de cette richesse que, pour ma part, je voudrais bien lui voir fondre dans la main de ses mendiants. --Et pourquoi cela? --Parce que mon pere ne conserverait pas la fatale idee de m'enrichir en me faisant epouser ce demoniaque. Car il faut que vous le sachiez, ma chere Porporina, ajouta Amelie avec une intention malicieuse, ma famille n'a point renonce a cet agreable dessein. Ces jours derniers, lorsque la raison de mon cousin brilla comme un rayon fugitif du soleil entre les nuages, mon pere revint a l'assaut avec plus de fermete que je ne le croyais capable d'en montrer avec moi. Nous eumes une querelle assez vive, dont le resultat parait etre qu'on essaiera de vaincre ma resistance par l'ennui de la sequestration, comme une citadelle qu'on veut prendre par la famine. Ainsi donc, si je faiblis, si je succombe, il faudra que j'epouse Albert malgre lui, malgre moi, et malgre une troisieme personne qui fait semblant de ne pas s'en soucier le moins du monde. --Nous y voila! repondit Consuelo en riant: j'attendais cette epigramme, et vous ne m'avez accorde l'honneur de causer avec vous ce matin que pour y arriver. Je la recois avec plaisir, parce que je vois dans cette petite comedie de jalousie un reste d'affection pour le comte Albert plus vive que vous ne voulez l'avouer. --Nina! s'ecria la jeune baronne avec energie, si vous croyez voir cela, vous avez peu de penetration, et si vous le voyez avec plaisir, vous avez peu d'affection pour moi. Je suis violente, orgueilleuse peut-etre, mais non dissimulee. Je vous l'ai dit: la preference qu'Albert vous accorde m'irrite contre lui, non contre vous. Elle blesse mon amour-propre, mais elle flatte mon esperance et mon penchant. Elle me fait desirer qu'il fasse pour vous quelque bonne folie qui me debarrasse de tout menagement envers lui, en justifiant cette aversion que j'ai longtemps combattue, et qu'il m'inspire enfin sans melange de pitie ni d'amour. --Dieu veuille, repondit Consuelo avec douceur, que ceci soit le langage de la passion, et non celui de la verite! car ce serait une verite bien dure dans la bouche d'une personne bien cruelle! L'aigreur et l'emportement qu'Amelie laissa percer dans cet entretien firent peu d'impression sur l'ame genereuse de Consuelo. Elle ne songeait plus, quelques instants apres, qu'a son entreprise; et ce reve qu'elle caressait, de ramener Albert a sa famille, jetait une sorte de joie naive sur la monotonie de ses occupations. Il lui fallait bien cela pour echapper a l'ennui qui la menacait, et qui, etant la maladie la plus contraire et la plus inconnue jusqu'alors a sa nature active et laborieuse, lui fut devenu mortel. En effet, lorsqu'elle avait donne a son eleve indocile et inattentive une longue et fastidieuse lecon, il ne lui restait plus qu'a exercer sa voix et a etudier ses vieux auteurs. Mais cette consolation, qui ne lui avait jamais manque, lui etait opiniatrement disputee. Amelie, avec son oisivete inquiete, venait a chaque instant la troubler et l'interrompre par de pueriles questions ou des observations hors de propos. Le reste de la famille etait affreusement morne. Deja cinq mortels jours s'etaient ecoules sans que le jeune comte reparut, et chaque journee de cette absence ajoutait a l'abattement et a la consternation des precedentes. Dans l'apres-midi, Consuelo, errant dans les jardins avec Amelie, vit Zdenko sur le revers du fosse qui les separait de la campagne. Il paraissait occupe a parler tout seul, et, a son ton, on eut dit qu'il se racontait une histoire. Consuelo arreta sa compagne, et la pria de lui traduire ce que disait l'etrange personnage. "Comment voulez-vous que je vous traduise des reveries sans suite et sans signification? dit Amelie en haussant les epaules. Voici ce qu'il vient de marmotter, si vous tenez a le savoir: "II y avait une fois une grande montagne toute blanche, toute blanche, et a cote une grande montagne toute noire, toute noire, et a cote une grande montagne toute rouge, toute rouge ..." "Cela vous interesse-t-il beaucoup? --Peut-etre, si je pouvais savoir la suite. Oh! que ne donnerais-je pas pour comprendre le boheme! Je veux l'apprendre. --Ce n'est pas tout a fait aussi facile que l'italien ou l'espagnol; mais vous etes si studieuse, que vous en viendrez a bout si vous voulez: je vous l'enseignerai, si cela peut vous faire plaisir. --Vous serez un ange. A condition, toutefois, que vous serez plus patiente comme maitresse que vous ne l'etes comme eleve. Et maintenant que dit ce Zdenko? --Maintenant ce sont ses montagnes qui parlent. "Pourquoi, montagne rouge, toute rouge, as-tu ecrase la montagne toute noire? et toi, montagne blanche, toute blanche, pourquoi as-tu laisse ecraser la montagne noire, toute noire?" Ici Zdenko se mit a chanter avec une voix grele et cassee, mais d'une justesse et d'une douceur qui penetrerent Consuelo jusqu'au fond de l'ame. Sa chanson disait: "Montagnes noires et montagnes blanches, il vous faudra beaucoup d'eau de la montagne rouge pour laver vos robes: "Vos robes noires de crimes, et blanches d'oisivete, vos robes souillees de mensonges, vos robes eclatantes d'orgueil. "Les voila toutes deux lavees, bien lavees; vos robes qui ne voulaient pas changer de couleur; les voila usees, bien usees, vos robes qui ne voulaient pas trainer sur le chemin. "Voila toutes les montagnes rouges, bien rouges! Il faudra toute l'eau du ciel, toute l'eau du ciel, pour les laver." --Est-ce une improvisation ou une vieille chanson du pays? demanda Consuelo a sa compagne. --Qui peut le savoir? repondit Amelie: Zdenko est un improvisateur inepuisable ou un rapsode bien savant. Nos paysans aiment passionnement a l'ecouter, et le respectent comme un saint, tenant sa folie pour un don du ciel plus que pour une disgrace de la nature. Ils le nourrissent et le choient, et il ne tiendrait qu'a lui d'etre l'homme le mieux loge et le mieux habille du pays; car chacun se dispute le plaisir et l'avantage de l'avoir pour hote. Il passe pour un porte-bonheur, pour un presage de fortune. Quand le temps menace, si Zdenko vient a passer, on dit: Ce ne sera rien; la grele ne tombera pas ici. Si la recolte est mauvaise, on prie Zdenko de chanter; et comme il promet toujours des annees d'abondance et de fertilite, on se console du present dans l'attente d'un meilleur avenir. Mais Zdenko ne veut demeurer nulle part, sa nature vagabonde l'emporte au fond des forets. On ne sait point ou il s'abrite la nuit, ou il se refugie contre le froid et l'orage. Jamais, depuis dix ans, on ne l'a vu entrer sous un autre toit que celui du chateau des Geants, parce qu'il pretend que ses aieux sont dans toutes les maisons du pays, et qu'il lui est defendu de se presenter devant eux. Cependant il suit Albert jusque dans sa chambre, parce qu'il est aussi devoue et aussi soumis a Albert que son chien Cynabre. Albert est le seul mortel qui enchaine a son gre cette sauvage independance, et qui puisse d'un mot faire cesser son intarissable gaite, ses eternelles chansons, et son babil infatigable. Zdenko a eu, dit-on, une fort belle voix, mais il l'a epuisee a parler, a chanter et a rire. Il n'est guere plus age qu'Albert, quoiqu'il ait l'apparence d'un homme de cinquante ans. Ils ont ete compagnons d'enfance. Dans ce temps-la, Zdenko n'etait qu'a demi fou. Descendant d'une ancienne famille (un de ses ancetres figure avec quelque eclat dans la guerre des Hussites), il montrait assez de memoire et d'aptitude pour que ses parents, voyant la faiblesse de son organisation physique, l'eussent destine au cloitre. On l'a vu longtemps en habit de novice d'un ordre mendiant: mais on ne put jamais l'astreindre au joug de la regle; et quand on l'envoyait en tournee avec un des freres de son couvent, et un ane charge des dons des fideles, il laissait la la besace, l'ane et le frere, et s'en allait prendre de longues vacances au fond des bois. Lorsque Albert entreprit ses voyages, Zdenko tomba dans un noir chagrin, jeta le froc aux orties, et se fit tout a fait vagabond. Sa melancolie se dissipa peu a peu; mais l'espece de raison qui avait toujours brille au milieu de la bizarrerie de son caractere s'eclipsa tout a fait. Il ne dit plus que des choses incoherentes, manifesta toutes sortes de manies incomprehensibles, et devint reellement insense. Mais comme il resta toujours sobre, chaste et inoffensif, on peut dire qu'il est idiot plus que fou. Nos paysans l'appellent l'_innocent_, et rien de plus. --Tout ce que vous m'apprenez de ce pauvre homme me le rend sympathique, dit Consuelo; je voudrais bien lui parler. Il sait un peu l'allemand? --Il le comprend, et il peut le parler tant bien que mal. Mais, comme tous les paysans bohemes, il a horreur de cette langue; et plonge d'ailleurs dans ses reveries comme le voila, il est fort douteux qu'il vous reponde si vous l'interrogez. --Essayez donc de lui parler dans sa langue, et d'attirer son attention sur nous, dit Consuelo." Amelie appela Zdenko a plusieurs reprises, lui demandant en bohemien s'il se portait bien, et s'il desirait quelque chose; mais elle ne put jamais lui faire relever sa tete penchee vers la terre, ni interrompre un petit jeu qu'il faisait avec trois cailloux, un blanc, un rouge, et un noir, qu'il poussait l'un contre l'autre en riant, et en se rejouissant beaucoup chaque fois qu'il les faisait tomber. "Vous voyez que c'est inutile, dit Amelie. Quand il n'a pas faim, ou qu'il ne cherche pas Albert, il ne nous parle jamais. Dans l'un ou l'autre cas, il vient a la porte du chateau, et s'il n'a que faim, il reste sur la porte. On lui donne ce qu'il desire, il remercie, et s'en va. S'il veut voir Albert, il entre, et va frapper a la porte de sa chambre, qui n'est jamais fermee pour lui, et ou il reste des heures entieres, silencieux et tranquille comme un enfant craintif si Albert travaille, expansif et enjoue si Albert est dispose a l'ecouter, jamais importun, a ce qu'il semble, a mon aimable cousin, et plus heureux en ceci qu'aucun membre de sa famille. --Et lorsque le comte Albert devient invisible comme dans ce moment-ci, par exemple, Zdenko, qui l'aimait si ardemment, Zdenko qui perdit sa gaite lorsque le comte entreprit ses voyages, Zdenko, son compagnon inseparable, reste donc tranquille? il ne montre point d'inquietude? --Aucune. Il dit qu'Albert est alle voir le grand Dieu et qu'il reviendra bientot. C'est ce qu'il disait lorsque Albert parcourait l'Europe, et que Zdenzo en avait pris son parti. --Et vous ne soupconnez pas, chere Amelie, que Zdenko puisse etre mieux fonde que vous tous a gouter cette securite? Vous ne vous etes jamais avises de penser qu'il etait dans le secret d'Albert, et qu'il veillait sur lui dans son delire ou dans sa lethargie? --Nous y avons bien songe, et on a observe longtemps ses demarches; mais, comme son patron Albert, il deteste la surveillance; et, plus fin qu'un renard depiste par les chiens, il a trompe tous les efforts, dejoue toutes les ruses, et deroute toutes les observations. Il semble aussi qu'il ait, comme Albert, le don de se rendre invisible quand il lui plait. Il a quelquefois disparu instantanement aux regards fixes sur lui, comme s'il eut fendu la terre pour s'y engloutir, ou comme si un nuage l'eut enveloppe de ses voiles impenetrables. Voila du moins ce qu'affirment nos gens et ma tante Wenceslawa elle-meme, qui n'a pas, malgre toute sa piete, la tete beaucoup plus forte a l'endroit du pouvoir satanique. --Mais vous, chere baronne, vous ne pouvez pas croire a ces absurdites? --Moi, je me range a l'avis de mon oncle Christian. Il pense que si Albert n'a, dans ses detresses mysterieuses, que le secours et l'appui de cet insense, il est fort dangereux de les lui oter, et qu'on risque, en observant et en contrariant les demarches de Zdenko, de priver Albert, durant des heures et des jours entiers, des soins et meme des aliments qu'il peut recevoir de lui. Mais, de grace, passons outre, ma chere Nina; en voila bien assez sur ce chapitre, et cet idiot ne me cause pas le meme interet qu'a vous. Je suis fort rebattue de ses romans et de ses chansons, et sa voix cassee me donne mal a la gorge. --Je suis etonnee, dit Consuelo en se laissant entrainer par sa compagne, que cette voix n'ait pas pour vos oreilles un charme extraordinaire. Tout eteinte qu'elle est, elle me fait plus d'impression que celle des plus grands chanteurs. --C'est que vous etes blasee sur les belles choses, et que la nouveaute vous amuse. --Cette langue qu'il chante est d'une singuliere douceur, reprit Consuelo, et la monotonie de ses melodies n'est pas ce que vous croyez: ce sont, au contraire, des idees bien suaves et bien originales. --Pas pour moi, qui en suis obsedee, repartit Amelie; j'ai pris dans les commencements quelque interet aux paroles, pensant avec les gens du pays que c'etaient d'anciens chants nationaux fort curieux sous le rapport historique; mais comme il ne les dit jamais deux fois de la meme maniere, je suis persuadee que ce sont des improvisations, et je me suis bien vite convaincue que cela ne valait pas la peine d'etre ecoute, bien que nos montagnards s'imaginent y trouver a leur gre un sens symbolique." Des que Consuelo put se debarrasser d'Amelie, elle courut au jardin, et retrouva Zdenko a la meme place, sur le revers du fosse, absorbe dans le meme jeu. Certaine que ce malheureux avait des relations cachees avec Albert, elle etait entree furtivement dans l'office, et y avait derobe un gateau de miel et de fleur de farine, petri avec soin des propres mains de la chanoinesse. Elle se souvenait d'avoir vu Albert, qui mangeait fort peu, montrer machinalement de la preference pour ce mets que sa tante confectionnait toujours pour lui avec le plus grand soin. Elle l'enveloppa dans un mouchoir blanc, et, voulant le jeter a Zdenko par dessus le fosse, elle se hasarda a l'appeler. Mais comme il ne paraissait pas vouloir l'ecouter, elle se souvint de la vivacite avec laquelle il lui avait dit son nom, et elle le prononca d'abord en allemand. Zdenko sembla l'entendre; mais il etait melancolique dans ce moment-la, et, sans la regarder, il repeta en allemand, en secouant la tete et en soupirant: Consolation! consolation! comme s'il eut voulu dire: Je n'espere plus de consolation. "Consuelo!" dit alors la jeune fille pour voir si son nom espagnol reveillerait la joie qu'il avait montree le matin en le prononcant. Aussitot Zdenko abandonna ses cailloux, et se mit a sauter et a gambader sur le bord du fosse, en faisant voler son bonnet par-dessus sa tete, et en etendant les bras vers elle, avec des paroles bohemes tres-animees, et un visage rayonnant de plaisir et d'affection. "Albert!" lui cria de nouveau Consuelo en lui jetant le gateau. Zdenko le ramassa en riant, et ne deploya pas le mouchoir; mais il disait beaucoup de choses que Consuelo etait desesperee de ne pas comprendre. Elle ecouta particulierement et s'attacha, a retenir une phrase qu'il repeta plusieurs fois en la saluant; son oreille musicale l'aida a en saisir la prononciation exacte; et des qu'elle eut perdu Zdenko de vue, qui s'enfuyait a toutes jambes, elle l'ecrivit sur son carnet, en l'orthographiant a la venitienne, et se reservant d'en demander le sens a Amelie. Mais, avant de quitter Zdenko, elle voulut lui donner encore quelque chose qui temoignat a Albert l'interet qu'elle lui portait, d'une maniere plus delicate; et, ayant rappele le fou, qui revint, docile a sa voix, elle lui jeta un bouquet de fleurs qu'elle avait cueilli dans la serre une heure auparavant, et qui etait encore frais et parfume a sa ceinture. Zdenko le ramassa, repeta son salut, renouvela ses exclamations et ses gambades, et, s'enfoncant dans des buissons epais ou un lievre eut seul semble pouvoir se frayer un passage, il y disparut tout entier. Consuelo suivit des yeux sa course rapide pendant quelques instants, en voyant le haut des branches s'agiter dans la direction du sud-est. Mais un leger vent qui s'eleva rendit cette observation inutile, en agitant toutes les branches du taillis; et Consuelo rentra, plus que jamais attachee a la poursuite de son dessein. XXXVII. Lorsque Amelie fut appelee a traduire la phrase que Consuelo avait ecrite sur son carnet et gravee dans sa memoire, elle dit qu'elle ne la comprenait pas du tout, quoiqu'elle put la traduire litteralement par ces mots: _Que celui a qui on a fait tort te salue._ "Peut-etre, ajouta-t-elle, veut-il parler d'Albert, ou de lui-meme, en disant qu'on leur a fait tort en les taxant de folie, eux qui se croient les seuls hommes raisonnables qu'il y ait sur la terre: Mais a quoi bon chercher le sens des discours d'un insense? Ce Zdenko occupe beaucoup plus votre imagination qu'il ne merite. --C'est la croyance du peuple dans tous les pays, repondit Consuelo, d'attribuer aux fous une sorte de lumiere superieure a celle que percoivent les esprits positifs et froids. J'ai le droit de conserver les prejuges de ma classe, et je ne puis jamais croire qu'un fou parle au hasard en disant des paroles qui nous paraissent inintelligibles. --Voyons, dit Amelie, si le chapelain, qui est tres verse dans toutes les formules anciennes et nouvelles dont se servent nos paysans, connaitra celle-ci." Et, courant vers le bonhomme, elle lui demanda l'explication de la phrase de Zdenko. Mais ces paroles obscures parurent frapper le chapelain d'une affreuse lumiere. "Dieu vivant! s'ecria-t-il en palissant, ou donc votre seigneurie a-t-elle entendu un semblable blaspheme? --Si c'en est un, je ne le devine pas, repondit Amelie en riant, et c'est pour cela que j'en attends de vous la traduction. --Mot a mot, c'est bien, en bon allemand, ce que vous venez de dire, madame, c'est bien "_Que celui a qui on a fait tort te salue_;" mais si vous voulez en savoir le sens (et j'ose a peine le prononcer), c'est, dans la pensee de l'idolatre qui le prononce, "_que le diable soit avec toi!_" --En d'autres termes, reprit Amelie en riant plus fort: "_Va au diable!_" Eh bien! c'est un joli compliment, et voila ce qu'on gagne, ma chere Nina, a causer avec les fous. Vous ne pensiez pas que Zdenko, avec un sourire si affable et des grimaces si enjouees, vous adressait un souhait aussi peu galant. --Zdenko? s'ecria le chapelain. Ah! c'est ce malheureux idiot qui se sert de pareilles formules? A la bonne heure! je tremblais que ce ne fut quelque autre ... et j'avais tort; cela ne pouvait sortir que de cette tete farcie des abominations de l'antique heresie! Ou prend-il ces choses a peu pres inconnues et oubliees aujourd'hui? L'esprit du mal peut seul les lui suggerer. --Mais c'est tout simplement un fort vilain jurement dont le peuple se sert dans toutes les langues, repartit Amelie; et les catholiques ne s'en font pas plus faute que les autres. --Ne croyez pas cela, baronne, dit le chapelain. Ce n'est pas une malediction dans l'esprit egare de celui qui s'en sert, c'est un hommage et une benediction, au contraire; et la est le crime. Cette abomination vient des Lollards, secte detestable qui engendra celle des Vaudois, laquelle engendra celle des Hussites.... --Laquelle en engendra bien d'autres! dit Amelie en prenant un air grave pour se moquer du bon pretre. Mais, voyons, monsieur le chapelain, expliquez-nous donc comment ce peut etre un compliment que de recommander son prochain au diable? --C'est que, dans la croyance des Lollards, Satan n'etait pas l'ennemi du genre humain, mais au contraire son protecteur et son patron. Ils le disaient victime de l'injustice et de la jalousie. Selon eux, l'archange Michel et les autres puissances celestes qui l'avaient precipite dans l'abime etaient de veritables demons, tandis que Lucifer, Belzebuth, Astaroth, Aslarte, et tous les monstres de l'enfer etaient l'innocence et la lumiere meme. Ils croyaient que le regne de Michel et de sa glorieuse milice finirait bientot, et que le diable serait rehabilite et reintegre dans le ciel avec sa phalange maudite. Enfin ils lui rendaient un culte impie, et s'abordaient les uns les autres en se disant: Que celui a _qui on a fait tort_, c'est-a-dire celui qu'on a meconnu et condamne injustement, _te salue_, c'est-a-dire, te protege et t'assiste. --Eh bien, dit Amelie en riant aux eclats, voila ma chere Nina sous des auspices bien favorables, et je ne serais pas etonnee qu'il fallut bientot en venir avec elle a des exorcismes pour detruire l'effet des incantations de Zdenko." Consuelo fut un peu emue de cette plaisanterie. Elle n'etait pas bien sure que le diable fut une chimere, et l'enfer une fable poetique. Elle eut ete portee a prendre au serieux l'indignation et la frayeur du chapelain, si celui-ci, scandalise des rires d'Amelie, n'eut ete, en ce moment, parfaitement ridicule. Interdite, troublee dans toutes les croyances de son enfance par cette lutte ou elle se voyait lancee, entre la superstition des uns et l'incredulite des autres, Consuelo eut, ce soir-la, beaucoup de peine a dire ses prieres. Elle cherchait le sens de toutes ces formules de devotion qu'elle avait acceptees jusque-la sans examen, et qui ne satisfaisaient plus son esprit alarme. "A ce que j'ai pu voir, pensait-elle, il y a deux sortes de devotions a Venise. Celle des moines, des nonnes, et du peuple, qui va trop loin peut-etre; car elle accepte, avec les mysteres de la religion, toutes sortes de superstitions accessoires, l'_Orco_ (le diable des lagunes), les sorcieres de Malamocco, les chercheuses d'or, l'horoscope, et les voeux aux saints pour la reussite des desseins les moins pieux et parfois les moins honnetes: celle du haut clerge et du beau monde, qui n'est qu'un simulacre; car ces gens-la vont a l'eglise comme au theatre, pour entendre la musique et se montrer; ils rient de tout, et n'examinent rien dans la religion, pensant que rien n'y est serieux, que rien n'y oblige la conscience, et que tout est affaire de forme et d'usage. Anzoleto n'etait pas religieux le moins du monde; c'etait un de mes chagrins, et j'avais raison d'etre effrayee de son incredulite. Mon maitre Porpora ... que croyait-il? je l'ignore. Il ne s'expliquait point la-dessus, et cependant il m'a parle de Dieu et des choses divines dans le moment le plus douloureux et le plus solennel de ma vie. Mais quoique ses paroles m'aient beaucoup frappee, elles n'ont laisse en moi que de la terreur et de l'incertitude. Il semblait qu'il crut a un Dieu jaloux et absolu, qui n'envoyait le genie et l'inspiration qu'aux etres isoles par leur orgueil des peines et des joies de leurs semblables. Mon coeur desavoue cette religion sauvage, et ne peut aimer un Dieu qui me defend d'aimer. Quel est donc le vrai Dieu? Qui me l'enseignera? Ma pauvre mere etait croyante; mais de combien d'idolatries pueriles son culte etait mele! Que croire et que penser? Dirai-je, comme l'insouciante Amelie, que la raison est le seul Dieu? Mais elle ne connait meme pas ce Dieu-la, et ne peut me l'enseigner; car il n'est pas de personne moins raisonnable qu'elle. Peut-on vivre sans religion? Alors pourquoi vivre? En vue de quoi travaillerais-je? en vue de quoi aurais-je de la pitie, du courage, de la generosite, de la conscience et de la droiture, moi qui suis seule dans l'univers, s'il n'est point dans l'univers un Etre supreme, intelligent et plein d'amour, qui me juge, qui m'approuve, qui m'aide, me preserve et me benisse? Quelles forces, quels enivrements puisent-ils dans la vie, ceux qui peuvent se passer d'un espoir et d'un amour au-dessus de toutes les illusions et de toutes les vicissitudes humaines? "Maitre supreme! s'ecria-t-elle dans son coeur, oubliant les formules de sa priere accoutumee, enseigne-moi ce que je dois faire. Amour supreme! enseigne-moi ce que je dois aimer. Science supreme! enseigne-moi ce que je dois croire." En priant et en meditant de la sorte, elle oublia l'heure qui s'ecoulait, et il etait plus de minuit lorsque avant de se mettre au lit, elle jeta un coup d'oeil sur la campagne eclairee par la lune. La vue qu'on decouvrait de sa fenetre etait peu etendue, a cause des montagnes environnantes, mais extremement pittoresque. Un torrent coulait au fond d'une vallee etroite et sinueuse, doucement ondulee en prairies sur la base des collines inegales qui fermaient l'horizon, s'entr'ouvrant ca et la pour laisser apercevoir derriere elles d'autres gorges et d'autres montagnes plus escarpees et toutes couvertes de noirs sapins. La clarte de la lune a son declin se glissait derriere les principaux plans de ce paysage triste et vigoureux, ou tout etait sombre, la verdure vivace, l'eau encaissee, les roches couvertes de mousse et de lierre. Tandis que Consuelo comparait ce pays a tous ceux qu'elle avait parcourus dans son enfance, elle fut frappee d'une idee qui ne lui etait pas encore venue; c'est que cette nature qu'elle avait sous les yeux n'avait pas un aspect nouveau pour elle, soit qu'elle eut traverse autrefois cette partie de la Boheme, soit qu'elle eut vu ailleurs des lieux tres-analogues. "Nous avons tant voyage, ma mere et moi, se disait-elle, qu'il n'y aurait rien d'etonnant a ce que je fusse deja venue de ce cote-ci. J'ai un souvenir distinct de Dresde et de Vienne. Nous avons bien pu traverser la Boheme pour aller d'une de ces capitales a l'autre. Il serait etrange cependant que nous eussions recu l'hospitalite dans quelque grange du chateau ou me voici logee comme une demoiselle d'importance; ou bien que nous eussions gagne, en chantant, un morceau de pain a la porte de quelqu'une de ces cabanes ou Zdenko tend la main et chante ses vieilles chansons; Zdenko, l'artiste vagabond, qui est mon egal et mon confrere, bien qu'il n'y paraisse plus!" En ce moment, ses regards se porterent sur le Schreckenstein, dont on apercevait le sommet au-dessus d'une eminence plus rapprochee, et il lui sembla que cette place sinistre etait couronnee d'une lueur rougeatre qui teignait faiblement l'azur transparent du ciel. Elle y porta toute son attention, et vit cette clarte indecise augmenter, s'eteindre et reparaitre, jusqu'a ce qu'enfin elle devint si nette et si intense, qu'elle ne put l'attribuer a une illusion de ses sens. Que ce fut la retraite passagere d'une bande de Zingari, ou le repaire de quelque brigand, il n'en etait pas moins certain que le Schreckenstein etait occupe en ce moment par des etres vivants; et Consuelo, apres sa priere naive et fervente au Dieu de verite, n'etait plus disposee du tout a croire a l'existence des etres fantastiques et malfaisants dont la chronique populaire peuplait la montagne. Mais n'etait-ce pas plutot Zdenko qui allumait ce feu pour se soustraire au froid de la nuit? Et si c'etait Zdenko, n'etait-ce pas pour rechauffer Albert que les branches dessechees de la foret brulaient en ce moment? Ou avait vu souvent cette lueur sur le Schreckenstein; on en parlait avec effroi, on l'attribuait a quelque fait surnaturel. On avait dit mille fois qu'elle emanait du tronc enchante du vieux chene de Ziska. Mais le _Hussite_ n'existait plus; du moins il gisait au fond du ravin, et la clarte rouge brillait encore a la cime du mont. Comment ce phare mysterieux n'appelait-il pas les recherches vers cette retraite presumee d'Albert? "O apathie des ames devotes! pensa Consuelo; tu es un bienfait de la Providence, ou une infirmite des natures incompletes?" Elle se demanda en meme temps si elle aurait le courage d'aller seule, a cette heure, au Schreckenstein, et elle se repondit que, guidee par la charite, elle l'aurait certainement. Mais elle pouvait se flatter un peu gratuitement a cet egard; car la cloture severe du chateau ne lui laissait aucune chance d'executer ce dessein. Des le matin, elle s'eveilla pleine de zele, et courut au Schreckenstein. Tout y etait silencieux et desert. L'herbe ne paraissait pas foulee autour de la pierre d'Epouvante. Il n'y avait aucune trace de feu, aucun vestige de la presence des fioles de la nuit. Elle parcourut la montagne dans tous les sens, et n'y trouva aucun indice. Elle appela Zdenko de tous cotes: elle essaya de siffler pour voir si elle eveillerait les aboiements de Cynabre; elle se nomma a plusieurs reprises; elle prononca le nom de Consolation dans toutes les langues qu'elle savait: elle chanta quelques phrases de son cantique espagnol, et meme de l'air bohemien de Zdenko, qu'elle avait parfaitement retenu. Rien ne lui repondit. Le craquement des lichens desseches sous ses pieds, et le murmure des eaux mysterieuses qui couraient sous les rochers, furent les seuls bruits qui lui repondirent. Fatiguee de cette inutile exploration, elle allait se retirer apres avoir pris un instant de repos sur la pierre, lorsqu'elle vit a ses pieds une feuille de rose froissee et fletrie. Elle la ramassa, la deplia, et s'assura bien que ce ne pouvait etre qu'une feuille du bouquet qu'elle avait jete a Zdenko; car la montagne ne produisait pas de roses sauvages, et d'ailleurs ce n'etait pas la saison. Il n'y en avait encore que dans la serre du chateau. Ce faible indice la consola de l'apparente inutilite de sa promenade, et la laissa de plus en plus persuadee que c'etait au Sehreckenstein qu'il fallait esperer de decouvrir Albert. Mais dans quel antre de cette montagne impenetrable etait-il donc cache? il n'y etait donc pas a toute heure, ou bien il etait plonge, en ce moment, dans un acces d'insensibilite cataleptique; ou bien encore Consuelo s'etait trompee en attribuant a sa voix quelque pouvoir sur lui, et l'exaltation qu'il lui avait montree n'etait qu'un acces de folie qui n'avait laisse aucune trace dans sa memoire. Il la voyait, il l'entendait peut-etre maintenant, et il se riait de ses efforts, et il meprisait ses inutiles avances. A cette derniere pensee, Consuelo sentit une rougeur brulante monter a ses joues, et elle quitta precipitamment le Schreckenstein en se promettant presque de n'y plus revenir. Cependant elle y laissa un petit panier de fruits qu'elle avait apporte. Mais le lendemain, elle trouva le panier a la meme place; on n'y avait pas touche. Les feuilles qui recouvraient les fruits n'avaient pas meme ete derangees par un mouvement de curiosite. Son offrande avait ete dedaignee, ou bien ni Albert ni Zdenko n'etaient venus par la; et pourtant la lueur rouge d'un feu de sapin avait brille encore durant cette nuit sur le sommet de la montagne. Consuelo avait veille jusqu'au jour pour observer cette particularite. Elle avait vu plusieurs fois la clarte decroitre et se ranimer, comme si une main vigilante l'eut entretenue. Personne n'avait vu de Zingali dans les environs. Aucun etranger n'avait ete signale sur les sentiers de la foret; et tous les paysans que Consuelo interrogeait sur le phenomene lumineux de la pierre d'Epouvante, lui repondaient en mauvais allemand, qu'il ne faisait pas bon d'approfondir ces choses-la, et qu'il ne fallait pas se meler des affaires de l'autre monde. Cependant, il y avait deja neuf jours qu'Albert avait disparu. C'etait la plus longue absence de ce genre qu'il eut encore faite, et cette prolongation, jointe aux sinistres presages qui avaient annonce l'avenement de sa trentieme annee, n'etait pas propre a ranimer les esperances de la famille. On commencait enfin a s'agiter; le comte Christian soupirait a toute heure d'une facon lamentable; le baron allait a la chasse sans songer a rien tuer; le chapelain faisait des prieres extraordinaires; Amelie n'osait plus rire ni causer, et la chanoinesse, pale et affaiblie, distraite des soins domestiques, et oublieuse de son ouvrage en tapisserie, egrenait son chapelet du matin au soir, entretenait de petites bougies devant l'image de la Vierge, et semblait plus voutee d'un pied qu'a son ordinaire. Consuelo se hasarda a proposer une grande et scrupuleuse exploration du Schreckenstein, avoua les recherches qu'elle y avait faites, et confia en particulier a la chanoinesse la circonstance de la feuille de rose, et le soin qu'elle avait mis a examiner toute la nuit le sommet lumineux de la montagne. Mais les dispositions que voulait prendre Wenceslawa pour cette exploration, firent bientot repentir Consuelo de son epanchement. La chanoinesse voulait qu'on s'assurat de la personne de Zdenko, qu'on l'effrayat par des menaces, qu'on fit armer cinquante hommes de torches et de fusils, enfin que le chapelain prononcat sur la pierre fatale ses plus terribles exorcismes, tandis que le baron, suivi de Hanz, et de ses plus courageux acolytes, ferait en regle, au milieu de la nuit, le siege du Schreckenstein. C'etait le vrai moyen de porter Albert a la folie la plus extreme, et peut-etre a la fureur, que de lui procurer une surprise de ce genre; et Consuelo obtint, a force de representations et de prieres, que Wenceslawa n'agirait point et n'entreprendrait rien sans son avis. Or, voici quel parti elle lui proposa en definitive: ce fut de sortir du chateau la nuit suivante, et d'aller seule avec la chanoinesse, en se faisant suivre a distance de Hanz et du chapelain seulement, examiner de pres le feu du Schreckenstein. Mais cette resolution se trouva au-dessus des forces de la chanoinesse. Elle etait persuadee que le Sabbat officiait sur la pierre d'Epouvante, et tout ce que Consuelo put obtenir fut qu'on lui ouvrirait les portes a minuit et que le baron et quelques autres personnes de bonne volonte la suivraient sans armes et dans le plus grand silence. Il fut convenu qu'on cacherait cette tentative au comte Christian, dont le grand age et la sante affaiblie ne pourraient se preter a une pareille course durant la nuit froide et malsaine, et qui cependant voudrait s'y associer s'il en avait connaissance. Tout fut execute ainsi que Consuelo l'avait desire. Le baron, le chapelain et Hanz l'accompagnerent. Elle s'avanca seule, a cent pas de son escorte, et monta sur le Schreckenstein avec un courage digne de Bradamante. Mais a mesure qu'elle approchait, la lueur qui lui paraissait sortir en rayonnant des fissures de la roche culminante s'eteignit peu a peu, et lorsqu'elle y fut arrivee, une profonde obscurite enveloppait la montagne du sommet a la base. Un profond silence et l'horreur de la solitude regnaient partout. Elle appela Zdenko, Cynabre, et meme Albert, quoiqu'en tremblant. Tout fut muet, et l'echo seul lui renvoya le son de sa voix mal assuree. Elle revint decouragee vers ses guides. Ils vanterent beaucoup son courage, et oserent, apres elle, explorer encore les lieux qu'elle venait de quitter, mais sans succes; et tous rentrerent en silence au chateau, ou la chanoinesse, qui les attendait sur le seuil, vit, a leur recit, evanouir sa derniere esperance. XXXVIII. Consuelo, apres avoir recu les remerciments et le baiser que la bonne Wenceslawa, toute triste, lui donna au front, reprit le chemin de sa chambre avec precaution, pour ne point reveiller Amelie, a qui on avait cache l'entreprise. Elle demeurait au premier etage, tandis que la chambre de la chanoinesse etait au rez-de-chaussee. Mais en montant l'escalier, elle laissa tomber son flambeau, qui s'eteignit avant qu'elle eut pu le ramasser. Elle pensa pouvoir s'en passer pour retrouver son chemin, d'autant plus que le jour commencait a poindre; mais, soit que son esprit fut preoccupe etrangement, soit que son courage, apres un effort au-dessus de son sexe, vint a l'abandonner tout a coup, elle se troubla au point que, parvenue a l'etage qu'elle habitait, elle ne s'y arreta pas, continua de monter jusqu'a l'etage superieur, et entra dans le corridor qui conduisait a la chambre d'Albert, situee presque au-dessus de la sienne; mais elle s'arreta glacee d'effroi a l'entree de cette galerie, en voyant une ombre grele et noire se dessiner devant elle, glisser comme si ses pieds n'eussent pas touche le carreau, et entrer dans cette chambre vers laquelle Consuelo se dirigeait, pensant que c'etait la sienne. Elle eut, au milieu de sa frayeur, assez de presence d'esprit pour examiner cette figure, et pour voir rapidement dans le vague du crepuscule qu'elle avait la forme et l'accoutrement de Zdenko. Mais qu'allait-il faire dans la chambre de Consuelo a une pareille heure, et de quel message etait-il charge pour elle? Elle ne se sentit point disposee a affronter ce tete-a-tete, et redescendit pour chercher la chanoinesse. Ce fut apres avoir descendu un etage qu'elle reconnut son corridor, la porte de sa chambre, et s'apercut que c'etait dans celle d'Albert qu'elle venait de voir entrer Zdenko. Alors mille conjectures se presenterent a son esprit redevenu calme et attentif. Comment l'idiot pouvait-il penetrer la nuit dans ce chateau si bien ferme, si bien examine chaque soir par la chanoinesse et les domestiques? Cette apparition de Zdenko la confirmait dans l'idee qu'elle avait toujours eue que le chateau avait une secrete issue et peut-etre une communication souterraine avec le Schreckenstein. Elle courut frapper a la porte de la chanoinesse, qui deja s'etait barricadee dans son austere cellule, et qui fit un grand cri en la voyant paraitre sans lumiere et un peu pale. "Tranquillisez-vous, chere madame, lui dit la jeune fille; c'est un nouvel evenement assez bizarre, mais qui n'a rien d'effrayant: je viens de voir Zdenko entrer dans la chambre du comte Albert." --Zdenko! mais vous revez, ma chere enfant; par ou serait-il entre? J'ai ferme toutes les portes avec le meme soin qu'a l'ordinaire, et pendant tout le temps de votre course au Schreckenstein, je n'ai pas cesse de faire bonne garde; le pont a ete leve, et quand vous l'avez passe pour rentrer, je suis restee la derniere pour le faire relever. --Quoi qu'il en soit, Madame, Zdenko est dans la chambre du comte Albert. Il ne tient qu'a vous de venir vous en convaincre. --J'y vais sur-le-champ, repondit la chanoinesse, et l'en chasser comme il le merite. Il faut que ce miserable y soit entre pendant le jour. Mais quels desseins l'amenent ici? Sans doute il cherche Albert, ou il vient l'attendre; preuve, ma pauvre enfant, qu'il ne sait pas plus que nous ou il est! --Eh bien, allons toujours l'interroger, dit Consuelo. --Un instant, un instant! dit la chanoinesse qui, au moment de se mettre au lit, avait ote deux de ses jupes, et qui se croyait trop legerement vetue, n'en ayant plus que trois; je ne puis pas me presenter ainsi devant un homme, ma chere. Allez chercher le chapelain ou mon frere le baron, le premier que vous rencontrerez ... Nous ne pouvons nous exposer seules vis-a-vis de cet homme en demence ... Mais j'y songe! une jeune personne comme vous, ne peut aller frapper a la porte de ces messieurs ... Allons, allons, je me depeche; dans un petit instant je serai prete. Et elle se mit a refaire sa toilette avec d'autant plus de lenteur qu'elle voulait se depecher davantage, et que, derangee dans ses habitudes regulieres comme elle ne l'avait pas ete depuis longtemps, elle avait tout a fait perdu la tete. Consuelo, impatiente d'un retard pendant lequel Zdenko pouvait sortir de la chambre d'Albert et se cacher dans le chateau sans qu'il fut possible de l'y decouvrir, retrouva toute son energie. "Chere Madame, dit-elle en allumant un flambeau, occupez-vous d'appeler ces messieurs; moi, je vais voir si Zdenko ne nous echappe pas." Elle monta precipitamment les deux etages, et ouvrit d'une main courageuse la porte d'Albert qui ceda sans resistance; mais elle trouva la chambre deserte. Elle penetra dans un cabinet voisin, souleva tous les rideaux, se hasarda meme a regarder sous le lit et derriere tous les meubles. Zdenko n'y etait plus, et n'y avait laisse aucune trace de son entree. "Plus personne!" dit-elle a la chanoinesse qui venait clopin-clopant, accompagnee de Hanz et du chapelain: le baron etait deja couche et endormi; il avait ete impossible de le reveiller. "Je commence a craindre, dit le chapelain un peu mecontent de la nouvelle alerte qu'on venait de lui donner, que la signora Porporina ne soit la dupe de ses propres illusions ..." --Non, monsieur le chapelain, repondit vivement Consuelo, personne ici n'en a moins que moi. --Et personne n'a plus de force et de devouement, c'est la verite, reprit le bonhomme; mais dans votre ardente esperance, vous croyez, signora, voir des indices ou il n'y en a malheureusement point. --Mon pere, dit la chanoinesse, la Porporina est brave comme un lion, et sage comme un docteur. Si elle a vu Zdenko, Zdenko est venu ici. Il faut le chercher dans toute la maison; et comme tout est bien ferme, Dieu merci, il ne peut nous echapper." On reveilla les autres domestiques, et on chercha de tous cotes. Il n'y eut pas une armoire qui ne fut ouverte, un meuble qui ne fut derange. On remua jusqu'au fourrage des immenses greniers. Hanz eut la naivete do chercher jusque dans les larges bottes du baron. Zdenko ne s'y trouva pas plus qu'ailleurs. On commenca a croire que Consuelo avait reve; mais elle demeura plus persuadee que jamais qu'il fallait trouver l'issue mysterieuse du chateau, et elle resolut de porter a cette decouverte toute la perseverance de sa volonte. A peine eut-elle pris quelques heures de repos qu'elle commenca son examen. Le batiment qu'elle habitait (le meme ou se trouvait l'appartement d'Albert) etait appuye et comme adosse a la colline. Albert lui-meme avait choisi et fait arranger son logement dans cette situation pittoresque qui lui permettait de jouir d'un beau point de vue vers le sud, et d'avoir du cote du levant un joli petit parterre en terrasse, de plain-pied avec son cabinet de travail. Il avait le gout des fleurs, et en cultivait d'assez rares sur ce carre de terres rapportees au sommet sterile de l'eminence. La terrasse etait entouree d'un mur a hauteur d'appui, en larges pierres de taille, assis sur des rocs escarpes, et de ce belvedere fleuri on dominait le precipice de l'autre versant et une partie du vaste horizon dentele du Boehmerwald. Consuelo, qui n'avait pas encore penetre dans ce lieu, en admira la belle position et l'arrangement pittoresque; puis elle se fit expliquer par le chapelain a quel usage etait destinee cette terrasse avant que le chateau eut ete transforme, de forteresse, en residence seigneuriale. "C'etait, lui dit-il, un ancien bastion, une sorte de terrasse fortifiee, d'ou la garnison pouvait observer les mouvements des troupes dans la vallee et sur les flancs des montagnes environnantes. Il n'est point de breche offrant un passage qu'on ne puisse decouvrir d'ici. Autrefois une haute muraille, avec des jours pratiques de tous cotes, environnait cette plate-forme, et defendait les occupants contre les fleches ou les balles de l'ennemi. --Et qu'est-ce que ceci? demanda Consuelo en s'approchant d'une citerne situee au centre du parterre, et dans laquelle on descendait par un petit escalier rapide et tournant. --C'est une citerne qui fournissait toujours et en abondance une eau de roche excellente aux assieges; ressource inappreciable pour un chateau fort! --Cette eau est donc bonne a boire? dit Consuelo en examinant l'eau verdatre et mousseuse de la citerne. Elle me parait bien trouble. --Elle n'est plus bonne maintenant, ou du moins elle ne l'est pas toujours, et le comte Albert n'en fait usage que pour arroser ses fleurs. Il faut vous dire qu'il se passe depuis deux ans dans cette fontaine un phenomene bien extraordinaire. La source, car c'en est une, dont le jaillissement est plus ou moins voisin dans le coeur de la montagne, est devenue intermittente. Pendant des semaines entieres le niveau s'abaisse extraordinairement, et le comte Albert fait monter, par Zdenko, de l'eau du puits de la grande cour pour arroser ses plantes cheries. Et puis, tout a coup, dans l'espace d'une nuit, et quelquefois meme d'une heure, cette citerne se remplit d'une eau tiede, trouble comme vous la voyez. Quelquefois elle se vide rapidement; d'autres fois l'eau sejourne assez longtemps et s'epure peu a peu, jusqu'a devenir froide et limpide comme du cristal de roche. Il faut qu'il se soit passe cette nuit un phenomene de ce genre; car, hier encore, j'ai vu la citerne claire et bien pleine, et je la vois en ce moment trouble comme si elle eut ete videe et remplie de nouveau. --Ces phenomenes n'ont donc pas un cours regulier? --Nullement, et je les aurais examines avec soin, si le comte Albert, qui defend l'entree de ses appartements et de son parterre avec l'espece de sauvagerie qu'il porte en toutes choses, ne m'eut interdit cet amusement. J'ai pense, et je pense encore, que le fond de la citerne est encombre de mousses et de plantes parietaires qui bouchent par moments l'acces a l'eau souterraine, et qui cedent ensuite a l'effort du jaillissement. --Mais comment expliquez-vous la disparition subite de l'eau en d'autres moments? --A la grande quantite que le comte en consomme pour arroser ses fleurs. --Il faudrait bien des bras, ce me semble, pour vider cette fontaine. Elle n'est donc pas profonde? --Pas profonde? Il est impossible d'en trouver le fond! --En ce cas, votre explication n'est pas satisfaisante, dit Consuelo, frappee de la stupidite du chapelain. --Cherchez-en une meilleure, reprit-il un peu confus et un peu pique de son manque de sagacite. --Certainement, j'en trouverai une meilleure, pensa Consuelo vivement preoccupee des caprices de la fontaine. --Oh! si vous demandiez au comte Albert ce que cela signifie, reprit le chapelain qui aurait bien voulu faire un peu l'esprit fort pour reprendre sa superiorite aux yeux de la clairvoyante etrangere, il vous dirait que ce sont les larmes de sa mere qui se tarissent et se renouvellent dans le sein de la montagne. Le fameux Zdenko, auquel vous supposez tant de penetration, vous jurerait qu'il y a la dedans une sirene qui chante fort agreablement a ceux qui ont des oreilles pour l'entendre. A eux deux ils ont baptise ce puits _la Source des pleurs_. Cela peut etre fort poetique, et il ne tient qu'a ceux qui aiment les fables paiennes de s'en contenter. --Je ne m'en contenterai pas, pensa Consuelo, et je saurai comment ces pleurs se tarissent. --Quant a moi, poursuivit le chapelain, j'ai bien pense qu'il y avait une perte d'eau dans un autre coin de la citerne.... --Il me semble que sans cela, reprit Consuelo, la citerne, etant le produit d'une source, aurait toujours deborde. --Sans doute, sans doute, reprit le chapelain, ne voulant pas avoir l'air de s'aviser de cela pour la premiere fois; il ne faut pas venir de bien loin pour decouvrir une chose aussi simple! Mais il faut bien qu'il y ait un derangement notoire dans les canaux naturels de l'eau, puisqu'elle ne garde plus le nivellement regulier qu'elle avait naguere. --Sont-ce des canaux naturels, ou des aqueducs faits de main d'homme? demanda l'opiniatre Consuelo: voila ce qu'il importerait de savoir. --Voila ce dont personne ne peut s'assurer, repondit le chapelain, puisque le comte Albert ne veut point qu'on touche a sa chere fontaine, et a defendu positivement qu'on essayat de la nettoyer. --J'en etais sure! dit Consuelo en s'eloignant; et je pense qu'on fera bien de respecter sa volonte, car Dieu sait quel malheur pourrait lui arriver, si on se melait de contrarier sa sirene! "Il devient a peu pres certain pour moi, se dit le chapelain en quittant Consuelo, que cette jeune personne n'a pas l'esprit moins derange que monsieur le comte. La folie serait-elle contagieuse? Ou bien maitre Porpora nous l'aurait-il envoyee pour que l'air de la campagne lui rafraichit le cerveau? A voir l'obstination avec laquelle elle se faisait expliquer le mystere de cette citerne, j'aurais gage qu'elle etait fille de quelque ingenieur des canaux de Venise, et qu'elle voulait se donner des airs entendus dans la partie; mais je vois bien a ses dernieres paroles, ainsi qu'a l'hallucination qu'elle a eue a propos de Zdenko ce matin, et a la promenade qu'elle nous a fait faire cette nuit au Schreckenstein, que c'est une fantaisie du meme genre. Ne s'imagine-t-elle pas retrouver le comte Albert au fond de ce puits! Malheureux jeunes gens! que n'y pouvez-vous retrouver la raison et la verite!" La-dessus, le bon chapelain alla dire son breviaire en attendant le diner. "Il faut, pensait Consuelo de son cote, que l'oisivete et l'apathie engendrent une singuliere faiblesse d'esprit, pour que ce saint homme, qui a lu et appris tant de choses, n'ait pas le moindre soupcon de ce qui me preoccupe a propos de cette fontaine, mon Dieu, je vous en demande pardon, mais voila un de vos ministres qui fait bien peu d'usage de son raisonnement! Et ils disent que Zdenko est imbecile!" La-dessus, Consuelo alla donner a la jeune baronne une lecon de solfege, en attendant qu'elle put recommencer ses perquisitions. XXXIX. "Avez-vous jamais assiste au decroissement de l'eau, et l'avez-vous quelquefois observee quand elle remonte? demanda-t-elle tout bas dans la soiree au chapelain, qui etait fort en train de digerer. --Quoi! qu'y a-t-il? s'ecria-t-il en bondissant sur sa chaise, et en roulant de gros yeux ronds. --Je vous parle de la citerne, reprit-elle sans se deconcerter; avez-vous observe par vous-meme la production du phenomene? --Ah! bien, oui, la citerne; j'y suis, repondit-il avec un sourire de pitie. Voila, pensa-t-il, sa folie qui la reprend. --Mais, repondez-moi donc, mon bon chapelain, dit Consuelo, qui poursuivait sa meditation avec l'espece d'acharnement qu'elle portait dans toutes ses occupations mentales, et qui n'avait aucune intention malicieuse envers le digne homme. --Je vous avouerai, Mademoiselle, repondit-il d'un ton tres froid, que je ne me suis jamais trouve a meme d'observer ce que vous me demandez; et je vous declare que je ne me suis jamais tourmente au point d'en perdre le sommeil. --Oh! j'en suis bien certaine, reprit Consuelo impatientee." Le chapelain haussa les epaules, et se leva peniblement de son siege, pour echapper a cette ardeur d'investigation. "Eh bien, puisque personne ici ne veut perdre une heure de sommeil pour une decouverte aussi importante, j'y consacrerai ma nuit entiere, s'il le faut, pensa Consuelo." Et, en attendant l'heure de la retraite, elle alla, enveloppee de son manteau, faire un tour de jardin. La nuit etait froide et brillante; les brouillards s'etaient dissipes a mesure que la lune, alors pleine, avait monte dans l'empyree. Les etoiles palissaient a son approche; l'air etait sec et sonore. Consuelo, irritee et non brisee par la fatigue, l'insomnie, et la perplexite genereuse, mais peut-etre un peu maladive, de son esprit, sentait quelque mouvement de fievre, que la fraicheur du soir ne pouvait calmer. Il lui semblait toucher au terme de son entreprise. Un pressentiment romanesque, qu'elle prenait pour un ordre et un encouragement de la Providence, la tenait active et agitee. Elle s'assit sur un tertre de gazon plante de melezes, et se mit a ecouter le bruit faible et plaintif du torrent au fond de la vallee. Mais il lui sembla qu'une vois plus douce et plus plaintive encore se melait au murmure de l'eau et montait peu a peu jusqu'a elle. Elle s'etendit sur le gazon pour mieux saisir, etant plus pres de la terre, ces sons legers que la brise emportait a chaque instant. Enfin elle distingua la voix de Zdenko. Il chantait en allemand; et elle recueillit les paroles suivantes, arrangees tant bien que mal sur un air bohemien, empreint du meme caractere naif et melancolique que celui qu'elle avait deja entendu: "Il y a la-bas, la-bas, une ame en peine et en travail, qui attend sa delivrance. "Sa delivrance, sa consolation tant promise. "La delivrance semble enchainee, la consolation semble impitoyable. "Il y a la-bas, la-bas, une ame en peine et en travail qui se lasse d'attendre." Quand la voix cessa de chanter, Consuelo se leva, chercha des yeux Zdenko dans la campagne, parcourut tout le parc et tout le jardin pour le trouver, l'appela de divers endroits, et rentra sans l'avoir apercu. Mais une heure apres qu'on eut dit tout haut en commun une longue priere pour le comte Albert, auquel on invita tous les serviteurs de la maison a se joindre, tout le monde etant couche, Consuelo alla s'installer aupres de la fontaine des Pleurs, et, s'asseyant sur la margelle, parmi les capillaires touffues qui y croissaient naturellement, et les iris qu'Albert y avait plantes, elle fixa ses regards sur cette eau immobile, ou la lune, alors parvenue a son zenith, plongeait son image comme dans un miroir. Au bout d'une heure d'attente, et comme la courageuse enfant, vaincue par la fatigue, sentait ses paupieres s'appesantir, elle fut reveillee par un leger bruit a la surface de l'eau. Elle ouvrit les yeux, et vit le spectre de la lune s'agiter, se briser, et s'etendre en cercles lumineux sur le miroir de la fontaine. En meme temps un bouillonnement et un bruit sourd, d'abord presque insensible et bientot impetueux, se manifesterent; elle vit l'eau baisser en tourbillonnant comme dans un entonnoir, et, en moins d'un quart d'heure, disparaitre dans la profondeur de l'abime. Elle se hasarda a descendre plusieurs marches. L'escalier, qui semblait avoir ete pratique pour qu'on put approcher a volonte du niveau variable de l'eau, etait forme de blocs de granit enfonces ou tailles en spirale dans le roc. Ces marches limoneuses et glissantes n'offraient aucun point d'appui, et se perdaient dans une effrayante profondeur. L'obscurite, un reste d'eau qui clapotait encore au fond du precipice incommensurable, l'impossibilite d'assurer ses pieds delicats sur cette vase filandreuse, arreterent la tentative insensee de Consuelo; elle remonta a reculons avec beaucoup de peine, et se rassit tremblante et consternee sur la premiere marche. Cependant l'eau semblait toujours fuir dans les entrailles de la terre. Le bruit devint de plus en plus sourd, jusqu'a ce qu'il cessa entierement; et Consuelo songea a aller chercher de la lumiere pour examiner autant que possible d'en haut l'interieur de la citerne. Mais elle craignit de manquer l'arrivee de celui qu'elle attendait, et se tint patiemment immobile pendant pres d'une heure encore. Enfin, elle crut apercevoir une faible lueur au fond du puits; et, se penchant avec anxiete, elle vit cette tremblante clarte monter peu a peu. Bientot elle n'en douta plus; Zdenko montait la spirale en s'aidant d'une chaine de fer scellee aux parois du rocher. Le bruit que sa main produisait en soulevant cette chaine et en la laissant retomber de distance en distance, avertissait Consuelo de l'existence de cette sorte de rampe, qui cessait a une certaine hauteur, et qu'elle n'avait pu ni voir ni soupconner. Zdenko portait une lanterne, qu'il suspendit a un croc destine a cet usage, et plante dans le roc a environ vingt pieds au-dessous du sol; puis il monta legerement et rapidement le reste de l'escalier, prive de chaine et de point d'appui apparent. Cependant Consuelo, qui observait tout avec la plus grande attention, le vit s'aider de quelques pointes de rocher, de certaines plantes parietaires plus vigoureuses que les autres, et peut-etre de quelques clous recourbes qui sortaient du mur, et dont sa main avait l'habitude. Des qu'il fut a portee de voir Consuelo, celle-ci se cacha et se deroba a ses regards en rampant derriere la balustrade de pierre a demi circulaire qui couronnait le haut du puits, et qui s'interrompait seulement a l'entree de l'escalier. Zdenko sortit, et se mit a cueillir lentement dans le parterre, avec beaucoup de soin et comme en choisissant certaines fleurs, un gros bouquet; puis il entra dans le cabinet d'Albert, et, a travers le vitrage de la porte, Consuelo le vit remuer longtemps les livres, et en chercher un, qu'il parut enfin avoir trouve; car il revint vers la citerne en riant et en se parlant a lui-meme d'un ton de contentement, mais d'une voix faible et presque insaisissable, tant il semblait partage entre le besoin de causer tout seul, selon son habitude, et la crainte d'eveiller les hotes du chateau. Consuelo ne s'etait pas encore demande si elle l'aborderait, si elle le prierait de la conduire aupres d'Albert; et il faut avouer qu'en cet instant, confondue de ce qu'elle voyait, eperdue au milieu de son entreprise, joyeuse d'avoir devine la verite tant pressentie, mais emue de l'idee de descendre au fond des entrailles de la terre et des abimes de l'eau, elle ne se sentit pas le courage d'aller d'emblee au resultat, et laissa Zdenko redescendre comme il etait monte, reprendre sa lanterne, et disparaitre en chantant d'une voix qui prenait de l'assurance a mesure qu'il s'enfoncait dans les profondeurs de sa retraite: "La delivrance est enchainee, la consolation est impitoyable." Le coeur palpitant, le cou tendu, Consuelo eut dix fois son nom sur les levres pour le rappeler. Elle allait s'y decider par un effort heroique, lorsqu'elle pensa tout a coup que la surprise pouvait faire chanceler cet infortune sur cet escalier difficile et perilleux, et lui donner le vertige de la mort. Elle s'en abstint, se promettant d'etre plus courageuse le lendemain, en temps opportun. Elle attendit encore pour voir remonter l'eau, et cette fois le phenomene s'opera plus rapidement. Il y avait a peine un quart d'heure qu'elle n'entendait plus Zdenko et qu'elle ne voyait plus de lueur de lanterne, lorsqu'un bruit sourd, semblable au grondement lointain du tonnerre, se fit entendre; et l'eau, s'elancant avec violence, monta en tournoyant et en battant les murs de sa prison avec un bouillonnement impetueux. Cette irruption soudaine de l'eau eut quelque chose de si effrayant, que Consuelo trembla pour le pauvre Zdenko, en se demandant si, a jouer avec de tels perils, et a gouverner ainsi les forces de la nature, il ne risquait pas d'etre emporte par la violence du courant, et de reparaitre a la surface de la fontaine, noye et brise comme ces plantes limoneuses qu'elle y voyait surnager. Cependant le moyen devait etre bien simple; il ne s'agissait que de baisser et de relever une ecluse, peut-etre de poser une pierre en arrivant, et de la deranger en s'en retournant. Mais cet homme, toujours preoccupe et perdu dans ses reveries bizarres, ne pouvait-il pas se tromper et deranger la pierre un instant trop tot? Venait-il par le meme souterrain qui servait de passage a l'eau de la source? Il faudra pourtant que j'y passe avec ou sans lui, se dit Consuelo, et cela pas plus tard que la nuit prochaine; _car il y a la-bas une ame en travail et en peine qui m'attend et qui se lasse d'attendre_. Ceci n'a point ete chante au hasard; et ce n'est pas sans but que Zdenko, qui deteste l'allemand et qui le prononce avec difficulte, s'est explique aujourd'hui dans cette langue. Elle alla enfin se coucher; mais elle eut tout le reste de la nuit d'affreux cauchemars. La fievre faisait des progres. Elle ne s'en apercevait pas, tant elle se sentait encore pleine de force et de resolution; mais a chaque instant elle se reveillait en sursaut, s'imaginant etre encore sur les marches du terrible escalier, et ne pouvant le remonter, tandis que l'eau s'elevait au-dessous d'elle avec le rugissement et la rapidite de la foudre. Elle etait si changee le lendemain, que tout le monde remarqua l'alteration de ses traits. Le chapelain n'avait pu s'empecher de confier a la chanoinesse que _cette agreable et obligeante personne_ lui paraissait avoir le cerveau derange; et la bonne Wenceslawa, qui n'etait pas habituee a voir tant de courage et de devouement autour d'elle, commencait a croire que la Porporina etait tout au moins une jeune fille fort exaltee et d'un temperament nerveux tres excitable. Elle comptait trop sur ses bonnes portes doublees de fer, et sur ses fideles clefs, toujours grincantes a sa ceinture, pour avoir cru longtemps a l'entree et a l'evasion de Zdenko l'avant-derniere nuit. Elle adressa donc a Consuelo des paroles affectueuses et compatissantes, la conjurant de ne pas s'identifier au malheur de la famille, jusqu'a en perdre la sante, et s'efforcant de lui donner, sur le retour prochain de son neveu, des esperances qu'elle commencait elle-meme a perdre dans le secret de son coeur. Mais elle fut emue a la fois de crainte et d'espoir, lorsque Consuelo lui repondit, avec un regard brillant de satisfaction et un sourire de douce fierte: "Vous avez bien raison de croire et d'attendre avec confiance, chere madame. Le comte Albert est vivant et peu malade, je l'espere; car il s'interesse encore a ses livres et a ses fleurs du fond de sa retraite. J'en ai la certitude; et j'en pourrais donner la preuve. --Que voulez-vous dire, chere enfant? s'ecria la chanoinesse, dominee par son air de conviction: qu'avez-vous appris? qu'avez-vous decouvert? Parlez, au nom du ciel! rendez la vie a une famille desolee! --Dites au comte Christian que son fils existe, et qu'il n'est pas loin d'ici. Cela est aussi vrai que je vous aime et vous respecte." La chanoinesse se leva pour courir vers son frere, qui n'etait pas encore descendu au salon; mais un regard et un soupir du chapelain l'arreterent. "Ne donnons pas a la legere une telle joie a mon pauvre Christian, dit-elle en soupirant a son tour. Si le fait venait bientot dementir vos douces promesses, ah! ma chere enfant! nous aurions porte le coup de la mort a ce malheureux pere. --Vous doutez donc de ma parole? repliqua Consuelo etonnee. --Dieu m'en garde, noble Nina! mais vous pouvez vous faire illusion! Helas! cela nous est arrive si souvent a nous-memes! Vous dites que vous avez des preuves, ma chere fille; ne pourriez-vous nous les mentionner? --Je ne le peux pas ... du moins il me semble que je ne le dois pas, dit Consuelo un peu embarrassee. J'ai decouvert un secret auquel le comte Albert attache certainement beaucoup d'importance, et je ne crois pas pouvoir le trahir sans son aveu. --Sans son aveu! s'ecria la chanoinesse en regardant le chapelain avec irresolution. L'aurait-elle vu?" Le chapelain haussa imperceptiblement les epaules, sans comprendre la douleur que son incredulite causait a la pauvre chanoinesse. "Je ne l'ai pas vu, reprit Consuelo; mais, je le verrai bientot, et vous aussi, j'espere. Voila pourquoi je craindrais de retarder son retour en contrariant ses volontes par mon indiscretion. --Puisse la verite divine habiter dans ton coeur, genereuse creature, et parler par la bouche! dit Wenceslawa en la regardant avec des yeux inquiets et attendris. Garde ton secret, si tu en as un; et rends-nous Albert, si tu en as la puissance. Tout ce que je sais, c'est que, si cela se realise, j'embrasserai tes genoux comme j'embrasse en ce moment ton pauvre front ... humide et brulant! ajouta-t-elle, apres avoir touche de ses levres le beau front embrase de la jeune fille, et en se retournant vers le chapelain d'un air emu. --Si elle est folle, dit-elle a ce dernier lorsqu'elle put lui parler sans temoins, c'est toujours un ange de bonte, et il semble qu'elle soit occupee do nos souffrances plus que nous-memes. Ah! mon pere! il y a une malediction sur cette maison! Tout ce qui porte un coeur sublime y est frappe de vertige, et notre vie se passe a plaindre ce que nous sommes forces d'admirer! --Je ne nie pas les bons mouvements de cette jeune etrangere, repondit le chapelain. Mais il y a du delire dans son fait, n'en doutez pas, Madame. Elle aura reve du comte Albert cette nuit, et elle nous donne imprudemment ses visions pour des certitudes. Gardez-vous d'agiter l'ame pieuse et soumise de votre venerable frere par des assertions si frivoles. Peut-etre aussi ne faudrait-il pas trop encourager les temerites de cette signora Porporina ... Elles peuvent la precipiter dans des dangers d'une autre nature que ceux qu'elle a voulu braver jusqu'ici.... --Je ne vous comprends pas, dit avec une grave naivete la chanoinesse Wenceslawa. --Je suis fort embarrasse de m'expliquer, reprit le digne homme.... Pourtant il me semble ... que si un commerce secret, bien honnete et bien desinteresse sans doute, venait a s'etablir entre cette jeune artiste et le noble comte.... --Eh bien? dit la chanoinesse en ouvrant de grands yeux. --Eh bien, Madame, ne pensez-vous pas que des sentiments d'interet et de sollicitude, fort innocents dans leur principe, pourraient, en peu de temps, a l'aide de circonstances et d'idees romanesques, devenir dangereux pour le repos et la dignite de la jeune musicienne? --Je ne me serais jamais avisee de cela! s'ecria la chanoinesse, frappee de cette reflexion. Croiriez-vous donc, mon pere, que la Porporina pourrait oublier sa position humble et precaire dans des relations quelconques avec un homme si eleve au-dessus d'elle que l'est mon neveu Albert de Rudolstadt? --Le comte Albert de Rudolstadt pourrait l'y aider lui-meme, sans le vouloir, par l'affectation qu'il met a traiter de prejuges les respectables avantages du rang et de la naissance. --Vous eveillez en moi de graves inquietudes, dit Wenceslawa, rendue a son orgueil de famille et a la vanite de la naissance, son unique travers. Le mal aurait-il deja germe dans le coeur de cette enfant? Y aurait-il dans son agitation et dans son empressement a retrouver Albert un motif moins pur que sa generosite naturelle et son attachement pour nous? --Je me flatte encore que non, repondit le chapelain, dont l'unique passion etait de jouer, par ses avis et par ses conseils, un role important dans la famille, tout en conservant les dehors d'un respect craintif et d'une soumission obsequieuse. Il faudra pourtant, ma chere fille, que vous ayez les yeux ouverts sur la suite des evenements, et que votre vigilance ne s'endorme pas sur de pareils dangers. Ce role delicat ne convient qu'a vous, et demande toute la prudence et la penetration dont le ciel vous a douee." Apres cet entretien, la chanoinesse demeura toute bouleversee, et son inquietude changea d'objet. Elle oublia presque qu'Albert etait comme perdu pour elle, peut-etre mourant, peut-etre mort, pour ne songer qu'a prevenir enfin les effets d'une affection qu'en elle-meme elle appelait _disproportionnee_: semblable a l'Indien de la fable, qui, monte sur un arbre, poursuivi par l'epouvante sous la figure d'un tigre, s'amuse a combattre le souci sous la figure d'une mouche bourdonnant autour de sa tete. Toute la journee elle eut les yeux attaches sur Porporina, epiant tous ses pas, et analysant toutes ses paroles avec anxiete. Notre heroine, car c'en etait une dans toute la force du terme en ce moment-la que la brave Consuelo, s'en apercut bien, mais demeura fort eloignee d'attribuer cette inquietude a un autre sentiment que le doute de la voir tenir ses promesses en ramenant Albert. Elle ne songeait point a cacher sa propre agitation, tant elle sentait, dans sa conscience tranquille et forte, qu'il y avait de quoi etre fiere de son projet plutot que d'en rougir. Cette modeste confusion que lui avait causee, quelques jours auparavant, l'enthousiasme du jeune comte pour elle, s'etait dissipee en face d'une volonte serieuse et pure de toute vanite personnelle. Les amers sarcasmes d'Amelie, qui pressentait son entreprise sans en connaitre les details, ne l'emouvaient nullement. Elle les entendait a peine, y repondait par des sourires, et laissait a la chanoinesse, dont les oreilles s'ouvraient d'heure en heure, le soin de les enregistrer, de les commenter, et d'y trouver une lumiere terrible. FIN DU PREMIER VOLUME. End of the Project Gutenberg EBook of Consuelo v.1 (1861), by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONSUELO V.1 (1861) *** ***** This file should be named 12666.txt or 12666.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/6/6/12666/ Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed Proofreaders Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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