The Project Gutenberg EBook of Le roman de la rose, by Guillaume de Lorris-Jean de Meung This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Le roman de la rose Tome II Author: Guillaume de Lorris-Jean de Meung Release Date: November 20, 2005 [EBook #17140] [Most recently updated: July 30, 2020] Language: English Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN DE LA ROSE *** Produced by Marc D'Hooghe.
XXXIII
Cy endroit trespassa Guillaume4283
Voir image
De Loris, et n'en fist plus pseaulme;
Mais, après plus de quarante ans,
Maître Jehan de Meung ce Rommans
Parfist, ainsi comme je treuve[1];
Et ici commence son oeuvre.
[Et si l'ai-ge perdu, espoir,
A poi que ne m'en desespoir!]
Désespoir, las! ge non ferai,
Jà ne m'en desespererai;
Car s'esperance m'iert faillans,
Ge ne seroie pas vaillans.
En li me dois réconforter,
Qu'Amors por miex mes maus porter,
Me dist qu'il me garantiroit,
Et qu'avec moi par-tout iroit.
Mès de tout ce qu'en ai-ge affaire,
S'ele est cortoise et debonnaire?
El n'est de nulle riens certaine,
Ains met les amans en grant paine,
Et se fait d'aus dame et mestresse,
Mains en déçoit par sa promesse:
XXXIII
De Lorris Guillaume ici même4295
Mourut sans finir son poème;
Mais, après plus de quarante ans,
Maître Jean de Meung ce Romans
Parfit, ainsi comme je treuve[1b],
Et ici commence son oeuvre.
[S'Il m'est réservé de le voir,
Oui, j'en mourrai de désespoir!]
De désespoir! Non, je le jure,
Car ce serait me faire injure.
Si l'espérance me manquait,
Par trop lâche mon coeur serait.
Il faut qu'elle me réconforte;
Amour, pour que mieux je supporte
Mes maux, dit qu'il me défendrait
Et qu'avec moi partout irait.
Mais, après tout, la belle affaire;
Elle est courtoise et débonnaire,
C'est vrai, mais certaine de rien,
Les amants laisse en grand chagrin
Et se fait d'eux dame et maîtresse
Pour les leurrer par sa promesse;
Qu'el promet tel chose sovent 4303
Dont el ne tenra jà convent.
Si est peril, se Diex m'amant,
Car en amer maint bon Amant
Par li se tiennent et tendront,
Qui jà nul jor n'i aviendront.
L'en ne s'en scet à quoi tenir,
Qu'el ne scet qu'est à avenir.
Por ce est fox qui s'en aprime:
Car, quant el fait bon silogime,
Si doit l'en avoir grant paor
Qu'el ne conclue du pior,
Qu'aucune fois l'a l'en véu,
S'en ont esté maint decéu.
Et non porquant si vodroit-ele
Que le meillor de la querele
Éust cil qui la tient o soi.
Si fui fox quant blasmer l'osoi.
Et que me vaut or son voloir,
S'ele ne me fait desdoloir?
Trop poi, qu'el n'i puet conseil metre,
Fors solement que de prometre.
Promesse sans don ne vaut gaires,
Avoir me lest tant de contraires,
Que nus n'en puet savoir le nombre.
Dangier, Paor, Honte m'encombre,
Et Jalousie, et Male-Bouche
Qui envenime et qui entouche
Tous ceus dont il fait sa matire,
Par langue les livre à martire.
Cil ont en prison Bel-Acueil,
Qu'en trestous mes pensers acueil,
Et sai que s'avoir ne le puis
En brief tens, jà vivre ne puis.
Car elle nous promet souvent4315
Choses qui restent à néant.
Par Dieu, dangereuse Espérance!
Combien par elle avec constance
A bien aimer s'attacheront
Qui jamais ne réussiront!
D'avenir elle n'est maîtresse,
Comment donc croire à sa promesse?
Aussi, bien fol qui s'y fierait;
Car si beaux biens elle promet,
Bien souvent, hélas! on l'a vue
Mainte âme aussi laisser déçue.
Toujours on doit avoir grand' peur
De son conseil faux et trompeur.
Et pourtant que demande-t-elle?
Qu'au coeur qui lui reste fidèle,
Tout vienne au gré de son désir[2].
Fol que je suis de la honnir!
Mais que me vaut son assistance
S'elle ne calme ma souffrance?
Hélas! rien. Car elle ne fait
Que promettre et rien plus ne sait
(Sans don promesse ne vaut guère),
Et me laisse avoir de misère
Plus que nul n'oserait songer.
M'accablent Peur, Honte et Danger,
Et Jalousie et Malebouche
Qui tous ceux que sa langue touche
Empoisonne de son venin
Et met à martyre sans fin.
Bel-Accueil en prison ils laissent
A qui tous mes pensers s'adressent,
Et si je ne puis en jouir,
Il me faudra bientôt mourir.
Ensor que tout me repartuë 4337
L'orde vielle, puant, mossuë,
Qui de si près le doit garder,
Qu'il n'ose nuli regarder.
Dès or enforcera mi diex;
Sans faille voirs est que li Diex
D'Amors trois dons, soe merci
Me donna, mès ge les pers ci:
Doulx-Penser qui point ne m'aïde,
Doulx-Parler qui me faut d'aïde,
Le tiers avoit non Doulx-Regart:
Perdu les ai, se Diex me gart.
Sans faille biaus dons i ot; mès
Il ne me vaudront riens jamès,
Se Bel-Acueil n'ist de prison,
Qu'il tiennent par grant mesprison.
Por lui morrai, au mien avis,
Qu'il n'en istra, ce croi, jà vis.
Istra! non voir. Par quel proesce
Istroit-il de tel forteresce?
Par moi, voir, ne sera-ce mie,
Ge n'ai, ce croi, de sens demie,
Ains fis grant folie et grant rage
Quant au Diex d'Amors fis hommage.
Dame Oiseuse le me fist faire,
Honnie soit et son affaire,
Qui me fist où joli vergier
Par ma proiere herbergier!
Car, s'ele éust nul bien séu,
El ne m'éust onques créu;
L'en ne doit pas croire fol homme
De la value d'une pomme.
Blasmer le doit-l'en et reprendre,
Ains qu'en li laist folie emprendre;
Surtout c'est elle qui me tue 4349
La vieille puante et moussue,
Qui de si près le doit garder
Que nul il n'ose regarder.
Dès lors augmenteront mes peines;
Pourtant trois grâces souveraines
Daigna m'accorder Dieu d'Amours
Vaines, las! en ces sombres jours.
C'est Doux-Penser qui point ne m'aide,
Doux-Parler que point ne possède
Et le troisième Doux-Regard.
Si Dieu ne m'aide sans retard,
Je les perdrai sans aucun doute,
Car leur vertu s'usera toute
Si Bel-Accueil reste en prison
Qu'ils tiennent par grand' trahison.
De ma mort il sera la cause,
Car jamais vivant, je suppose,
Il n'en sortira. Sortir, las!
Par quelle prouesse mon bras
L'arracher de la forteresse?
Je n'ai plus force ni sagesse
Depuis que ma folle fureur
D'Amour me fit le serviteur.
Dame Oyseuse me le fit faire
Lorsque, cédant à ma prière
(Dieu la honnisse!), du verger
L'huis elle ouvrit pour m'héberger.
On ne doit propos de fol homme
Priser la valeur d'une pomme;
Et si nul bien elle avait su,
Jamais elle ne m'aurait cru
Ni laissé folie entreprendre
Sans me blâmer et me reprendre;
Et je fui fox, et el me crut. 4371
Onques par li biens ne me crut;
El m'acomplit tout mon voloir,
Si m'en estuet plaindre et doloir.
Bien le m'avoit Raison noté,
Tenir m'en puis por assoté,
Quant dès lors d'amer ne recrui,
Et le conseil Raison ne crui.
Droit ot Raison de moi blasmer,
Quant onques m'entremis d'amer;
Trop griés maus m'en convient sentir,
Par foi, je m'en voil repentir.
Repentir? las! ge que feroie?
Traïtres, faus, honnis seroie.
Maufez m'auroient envaï,
J'auroie mon seignor traï.
Bel-Acueil reseroit traïs!
Doit-il estre par moi haïs,
S'il, por moi faire cortoisie,
Languist en la tor Jalousie?
Cortoisie me fit-il voire
Si grant, que nus nel' porroit croire,
Quant il volt que ge trespassasse
La haie et la Rose baisasse.
Ne l'en doi pas mal gré savoir,
Ne ge ne l'en saurai jà voir.
Jà, se Diex plaist, du Diex d'Amors,
Ne de li plaintes ne clamors,
Ne d'Esperance, ne d'Oiseuse,
Qui tant m'a esté gracieuse,
Ne ferai mès; car tort auroie
Se de lor bien-fait me plaignoie.
Dont n'i a mès fors du soffrir,
Et mon cors à martire offrir,
Or, j'étais fol, elle me crut, 4383
Nul bien par elle ne m'échut;
Je la trouvai trop complaisante,
Et je pleure et je me lamente.
Raison me l'avait bien-noté,
Pourquoi sa voix n'ai-je écouté
Quand elle me faisait défense
D'aimer, ô fatale démence!
Moult sage était de me blâmer
Raison quand j'entrepris d'aimer,
D'où me vint trop dure avanie;
Je veux oublier ma folie.
Oublier, las! Je ne saurais!
Au démon je succomberais!
Je serais lâche, faux et traître!
Comment! je renierais mon maître
Et Bel-Accueil serait trahi!
De moi doit-il être haï,
Si pour sa tendre courtoisie
L'enserre en sa tour Jalousie?
Nul ne croirait pareille horreur;
Lui qui m'octroya la faveur
De franchir la barrière close
Afin d'aller baiser la Rose!
Non! Je ne lui saurai jamais
Nul mauvais gré de ses bienfaits;
Jamais ne me plaindrai d'Oyseuse
Qui pour moi fut si gracieuse,
Ni d'Espérance, ni d'Amour,
S'il plaît à Dieu, qui tour à tour
M'ont secouru dans ma détresse;
Jamais n'aurai telle faiblesse.
Non! Mon devoir est de souffrir,
De mon corps au martyre offrir,
Et d'atendre en bonne espérance 4405
Tant qu'Amors m'envoie alejance.
Atendre merci me convient,
Car il me dist, bien m'en sovient:
Ton servise prendrai en gré,
Et te metrai en haut degré,
Se mauvestié ne le te tost;
Mès, espoir, ce n'iert mie tost,
Grans biens ne vient pas en poi d'hore,
Eins i convient metre demore.
Ce sunt si dit tout mot à mot,
Bien pert que tendrement m'amot.
Or n'i a fors de bien servir,
Se ge voil son gré deservir;
Qu'en moi seroient li defaut,
Où Diex d'Amors pas ne defaut
Par foi, que Diex ne failli onques.
Certes il defaut en moi donques,
Si ne sai-ge pas dont ce vient,
Ne jà ne saurai, se Dé vient.
Or aut si cum aler porra,
Or face Amor ce qu'il vorra,
Ou d'eschaper, ou d'encorir,
S'il vuet, si me face morir.
N'en vendroie jamès à chief,
Si sui-ge mors se ne l'achief,
Ou s'autre por moi ne l'achieve;
Mais s'Amors, qui si fort me grieve,
Por moi le voloit achever,
Nus maus ne me porroit grêver
Qui m'avenist en son servise.
Or aut du tout à sa devise,
Mete-il conseil, s'il li viaut metre,
Ge ne m'en sai plus entremetre;
Et d'attendre en bonne espérance 4417
Qu'Amour enfin m'offre allégeance.
C'est le parti qui me convient,
Car autant comme il m'en souvient,
Voici mot à mot sa promesse
Qui pour moi montre sa tendresse:
«Je prendrai ton service à gré
Et te veux mettre en haut degré
Si tes méfaits ne s'y opposent.
Mais de bien longs délais s'imposent;
La Fortune est lente à venir,
Et moult fait attendre et souffrir.»
Servons-le donc sans défaillance
Pour mériter sa bienveillance.
S'il est un coupable, c'est moi,
Et non Dieu d'Amours, par ma foi,
Car Dieu ne saurait faillir oncques;
En moi seul est le péché doncques.
D'où me vint-il? Je ne le sais,
Et ne veux le savoir jamais.
Qu'Amour me sauve ou sacrifie,
S'il veut, qu'il m'arrache la vie;
Or advienne ce qu'il pourra,
Qu'Amour fasse ce qu'il voudra,
Je reconnais mon impuissance.
La mort finira ma souffrance
Bientôt, à moins d'un prompt secours;
Mais si le cruel Dieu d'Amours
Voulait terminer mon supplice,
Je ne craindrais à son service
Nul mal, nulle calamité.
Or qu'il fasse à sa volonté,
Or qu'il dispose de ma vie,
Je n'ai plus de lutter l'envie.
Mès, comment que de moi aviengne, 4439
Je li pri que il li soviengne
De Bel-Acueil après ma mort,
Qui sans moi mal faire m'a mort.
Et toutesfois, por li déduire,
A vous, Amors, ains que ge muire,
Dès que ne puis porter son fès,
Sans repentir me fais confès,
Si cum font li loial Amant,
Et voil faire mon testament.
Au départir mon cuer li lés,
Jà ne seront autre mi lés.
XXXIV
Cy est la très-belle Raison,
Qui est preste en toute saison
De donner bon conseil à ceulx
Qui d'eulx saulver sont paresceux.
Tant cum ainsinc me démentoie
Des grans dolors que ge sentoie,
Ne ne savoie où querre mire
De ma tristece ne de m'ire,
Lors vi droit à moi revenant
Raison la bele, l'avenant,
Qui de sa tor jus descendi
Quant mes complaintes entendi:
Car, selonc ce qu'ele porroit,
Moult volentiers me secorroit.
Raison.
Biaus Amis, dist Raison la bele,
Comment se porte ta querele?
Mais, quoi qu'il me puisse advenir, 4451
Qu'il daigne au moins se souvenir
De Bel-Accueil, si je succombe,
Dont la bonté creusa ma tombe.
Toutefois recevez, Amour,
Avant que je meure, en ce jour,
Puisque trop lourde est ma misère,
Pour lui ma volonté dernière;
Oyez du plus fidèle amant
Les derniers voeux, le testament:
Mon coeur, mon unique richesse,
Au départir à lui je laisse.
XXXIV
Ici la très-belle Raison
Revient, qui en toute saison
De ses sages conseils dirige
Celui qui son salut néglige.
Tandis qu'ainsi me lamentais
Des grand' douleurs que je sentais,
Et qu'en vain cherchais allégeance
A ma tristesse et ma souffrance,
Je vis droit à moi revenir,
Lorsqu'elle m'entendit gémir,
Raison, la belle, l'entendue,
De sa tour en bas descendue,
Car autant comme elle pouvait
Moult volontiers me secourait.
Raison.
Ami, dit Raison la jolie,
Comment se porte ta folie?
Seras-tu jà d'amer lassés? 4467
N'as-tu mie éu mal assés?
Que te semble des maus d'amer?
Sunt-il trop dous ou trop amer?
En sçai-tu le meillor eslire
Qui te puist aidier et soffire?
As-tu or bon seignor servi,
Qui si t'a pris et asservi,
Et te tormente sans sejor?
Il te meschéi bien le jor
Que tu hommage li féis,
Fox fus quant à ce te méis;
Mès sans faille tu ne savoies
A quel seignor afaire avoies:
Car se tu bien le congnéusses,
Onques ses homs esté n'éusses;
Ou se tu l'éusses esté,
Jà nel' servisses ung esté,
Non pas ung jor, non pas une hore,
Ains croi que sans point de demore
Son hommage li renoiasses,
Ne jamès par Amor n'amasses.
Congnois-le tu point?
L'Amant.
Oïl, Dame.
Raison.
Non fais.
L'Amant.
Si fais.
Raison.
De quoi, par t'ame?
Ne seras-tu d'aimer lassé? 4479
N'as-tu de maux encore assé?
Cet Amour est-il, que t'en semble,
Amer ou doux, ou tout ensemble?
De ses maux, dis-moi, le meilleur
Suffira-t-il à ton bonheur?
C'est là, je crois, un moult bon maître
Qui t'asservit, t'a pris en traître
Et te tourmente sans séjour.
Comme tu fus heureux le jour
Où tu te mis en son servage
Et lui rendis ton fol hommage!
Évidemment tu ne savais
A quel seigneur affaire avais.
Car si tu l'avais su, je pense,
Tu n'aurais fait telle imprudence;
Ou si son homme avais été,
Servi ne l'aurais un été,
Non pas un jour, non pas une heure;
Mais, je crois, sans plus de demeure,
Son hommage aurais renié
Et par Amour n'aurais aimé.
Le connais-tu ce jour?
L'Amant.
Oui, Dame.
Raison.
Nenni.
L'Amant.
Si.
Raison.
Comment, par ton âme?
L'Amant.
De tant qu'il me dist: Tu dois estre 4491
Moult liés, dont tu as si bon mestre,
Et seignor de si haut renon.
Raison.
Congnois-le tu de plus?
L'Amant.
Ge non,
Fors tant qu'il me bailla ses regles,
Et s'en foï plus tost c'uns egles,
Et je remès en la balance.
Raison.
Certes, c'est povre congnoissance;
Mais or voil que tu le congnoisses,
Qui tant en as éu d'angoisses,
Que tout en est deffigurés.
Nus las chetis mal-éurés
Ne puet faire emprendre greignor:
Bon fait congnoistre son seignor;
Et se cestui bien congnoissoies,
Légiérement issir porroies
De la prison où tant empires.
L'Amant.
Dame, ne puis, il est mes Sires[3],
Et ge ses liges homs entiers[4];
Moult i entendist volentiers
Mon cuer, et plus en apréist,
S'il fust qui leçon m'en préist.
L'Amant.
Il dit: «Tu dois être flatté 4503
Que t'ait pour son homme accepté,
De tel renom seigneur et maître.»
Raison.
Ne s'est-il pas fait plus connaître?
L'Amant.
Non, fors qu'il m'a baillé ses lois
Et, comme un aigle, par les bois
S'enfuit, me laissant en balance.
Raison.
Certes, c'est pauvre connaissance.
Je veux que tu connaisses mieux
Qui t'a rendu si malheureux
Que tu en es méconnaissable.
Il n'est être si misérable
Dont ne soit moindre le labeur.
Bon fait connaître son seigneur,
Et si tu connaissais ce maître,
Sortir essaierais-tu peut-être
De la prison où tu languis.
L'Amant.
C'est mon sire[3b], dame, ne puis;
Je me suis fait son homme lige[4b]
Pourtant du joug mon coeur s'afflige
Et volontiers le secouerait,
Un bon moyen s'il apprenait.
Raison.
Par mon chief, ge la te voil prendre, 4513
Puis que tes cuers i vuet entendre.
Or te démonsterrai sans fable
Chose qui n'est point démonstrable;
Si sauras tantost sans science,
Et congnoistras sans congnoissance
Ce qui ne puet estre séu,
Ne démonstré, ne congnéu.
Quant à ce que jà plus en sache
Nus homs qui son cuer i atache,
Ne que por ce jà mains s'en dueille,
S'il n'est tex que foïr le vueille,
Lors t'aurai le neu desnoé
Que tous jors troveras noé.
Or i met bien t'entencion,
Vez-en ci la descripcion.
Amors ce est paix haïneuse,
Amors est haïne amoreuse;
C'est loiautés la desloiaus,
C'est la desloiauté loiaus;
C'est paor toute asséurée,
Esperance desesperée;
C'est raison toute forcenable,
C'est forcenerie resnable;
C'est dous péril à soi noier,
Grief fais legier à paumoier;
C'est Caribdis la périlleuse[5],
Désagréable et gracieuse;
C'est langor toute santéive,
C'est santé toute maladive;
C'est fain saoule en habondance,
C'est convoiteuse soffisance;
Raison.
Par mon chef, je veux te l'apprendre, 4525
Puisque ton coeur y veut entendre.
Céans je te vais, sans manquer,
Chose inexplicable expliquer;
Alors tu sauras sans science,
Et connaîtras sans connaissance
Ce qui ne peut être conçu,
Non plus démontré ni connu.
Seule une chose est que je sache:
Si quelqu'un son coeur y attache,
Il n'a, pour ne plus en souffrir,
Qu'un remède, c'est de le fuir.
Mets-y ton attention toute
Et la description écoute,
Car le noeud t'aurai dénoué
Que toujours trouverais noué.
Amour, affection haineuse,
Amour, c'est la haine amoureuse,
C'est déloyale loyauté
Et loyale déloyauté;
C'est la peur toute rassurée,
Espérance désespérée,
Une furibonde raison,
Un raisonnable furibond;
C'est Carybde la périlleuse[5b]
Désagréable et gracieuse,
Horrible et séduisant danger,
Fardeau lourd à mouvoir léger;
C'est la faim soûle d'abondance,
C'est convoiteuse suffisance,
Une salutaire langueur,
Santé qui consume le coeur,
C'est la soif qui tous jors est ivre, 4545
Yvresce qui de soif s'enyvre;
C'est faus délit, c'est tristor lie,
C'est léesce la corroucie;
Dous maus, douçor malicieuse,
Douce savor mal savoreuse;
Entechiés de pardon péchiés,
De péchiés pardon entechiés;
C'est poine qui trop est joieuse,
C'est felonnie la piteuse[6];
C'est le gieu qui n'est pas estable,
Estat trop fers et trop muable;
Force enferme, enfermeté fors,
Qui tout esmuet par ses effors;
C'est fol sens, c'est sage folie,
Prospérité triste et jolie;
C'est ris plains de plors et de lermes,
Repos travaillans en tous termes;
Ce est enfers li doucereus,
C'est paradis li dolereux;
C'est chartre qui prison soulage,
Printems plains de fort yvernage;
C'est taigne qui riens ne refuse,
Les porpres et les buriaus[7] use;
Car ausinc bien sunt amoretes
Sous buriaus comme sous brunetes;
Car nus n'est de si haut linage,
Ne nus ne trueve-l'en si sage,
Ne de force tant esprové,
Ne si hardi n'a-l'en trové,
Ne qui tant ait autres bontés
Qui par Amors ne soit dontés.
Tout li mondes vait ceste voie;
C'est li Diex qui tous les desvoie,
C'est la soif qui toujours est ivre, 4557
Ivresse qui de soif s'enivre,
Tristesse gaie, amer bonheur;
Amour, c'est liesse en fureur,
Doux mal, douceur malicieuse,
Douce saveur mal savoureuse;
Un adorable et saint péché,
De péché saint acte entaché;
C'est une peine délectable,
C'est férocité pitoyable[6b],
C'est le jeu toujours inconstant,
État trop stable et trop mouvant,
Pusillanimité virile;
C'est une force trop débile
Contre qui pourtant nul effort
N'a triomphé, tant fût-il fort;
C'est fol sens et sage folie,
Prospérité triste et jolie;
C'est un enfer moult doucereux,
C'est un paradis douloureux,
Oeil souriant qui toujours pleure,
Repos travaillant à toute heure,
Au prisonnier douce prison,
Printemps glaciale saison,
Avare qui rien ne refuse.
Amour la pourpre et la bure use,
Car aussi bien naissent amours
Sous la bure et sous le velours[7b];
Car nul homme ici-bas si sage,
Si grand, de si puissant lignage,
Ni de force tant éprouvé,
Ni si hardi n'a-t-on trouvé,
De telle valeur ni science,
Qu'Amour ne tienne en sa puissance.
Se ne sunt cil de male vie 4579
Que Genius escommenie,
Por ce qu'il font tort à Nature[8]:
Ne por ce, se ge n'ai d'aus cure,
Ne voil-ge pas que les gens aiment
De cele amor dont il se claiment
En la fin las, chétis, dolant,
Tant les va Amors afolant.
Mès se tu viaus bien eschever
Qu'Amors ne te puisse grever,
Et veus garir de ceste rage,
Ne pués boivre si bon bevrage
Comme penser de li foïr,
Tu n'en pués autrement joïr.
Se tu le sius, il te sivra,
Se tu le fuis, il te fuira.
L'Amant.
Quant j'oi Raison bien entenduë,
Qui por noient s'est débatuë,
Dame, fis-ge, de ce me vant,
Ge n'en sai pas plus que devant
A ce que m'en puisse retraire.
En ma leçon a tant contraire,
Que ge n'en sai noient aprendre,
Si la sai ge bien par cuer rendre,
C'onc mes cuers riens n'en oblia,
Voire entendre quanqu'il i a,
Por lire tout communément,
Ne mès à moi tant solement;
Mès puis qu'Amors m'avés descrite,
Et tant blasmée et tant despite,
Tous suivent le même chemin, 4591
Ce Dieu les tient tous sous sa main.
J'excepte gens de male vie
Que Génius excommunie
Puisque tort à Nature ils font[8b]
J'ai pour eux un dégoût profond;
Aussi je veux que tous méprisent
Ce vil amour dont ils se disent
Usés, malheureux, un beau jour,
Tant les dégrade cet amour.
Or si tu veux bien dans la suite
D'Amour éviter la poursuite
Et de cette rage guérir,
N'hésite pas, songe à le fuir.
A ton mal pour venir en aide
Je ne connais d'autre remède;
Si tu le suis, il te suivra,
Si tu le fuis, il te fuira.
L'Amant.
Quand j'ouïs Raison l'entendue
Qui s'est en vain bien débattue:
Dame, lui dis-je, assurément
Je ne sais pas plus que devant
A mon mal comment me soustraire.
En la leçon tout est contraire,
Et rien certe elle ne m'apprit.
Je sais par coeur ce qu'avez dit,
Tant mon âme était empressée
De bien saisir votre pensée,
Pour y puiser complètement
Votre sage commandement.
Mais Amour que de tant de blâme,
De mépris vous poursuivez, dame,
Prier vous voil dou defenir, 4609
Si qu'il m'en puist miex sovenir,
Car ne l'oï defenir onques.
Raison.
Volentiers: or i entens donques.
Amors, se bien suis apensée,
C'est maladie de pensée
Entre deus personnes annexes
Franches entr'eus, de divers sexes,
Venans as gens par ardor née
De vision désordenée,
Por eus acoler et baisier,
Et por eus charnelment aisier.
Amors autre chose n'atant,
Ains s'art et se délite en tant.
De fruit avoir ne fait-il force,
En déliter sans plus s'efforce;
Si sunt aucun de tel maniere,
Qui cest amor n'ont mie chiere,
Toutevois fin amant se faignent,
Mès par Amors amer ne daignent,
Et se gabent ainsinc des Dames,
Et lor prometent cors et ames,
Et jurent mençonges et fables
A ceus qu'il truevent décevables,
Tant qu'il ont lor délit éu;
Mais cil sunt li mains décéu:
Car ades vient-il miex, biau mestre,
Décevoir, que décéus estre[9].
De l'autre Amor dirai la cure
Selonc la devine Escripture;
Méismement en ceste guerre
Où nus ne scet le moien querre;
Veuillez au moins le définir 4623
Pour qu'il m'en puisse souvenir,
Car ne l'ouïs définir oncques.
Raison.
Volontiers; or écoute doncques.
Entre deux êtres s'attirant,
Libres, de sexe différent,
Amour, si je suis bien sensée,
Est un grand mal de la pensée
Qui leur vient d'une folle ardeur.
Ils n'ont plus qu'un désir au coeur,
Baiser, caresse mutuelle,
Jouissance, en un mot, charnelle.
Amour n'a point d'autre désir,
Mais brûle et cherche le plaisir;
Procréer n'est point son attente,
Seule la volupté le tente.
Pourtant j'en connais en retour
Qui n'aiment pas de cet amour,
Et pourtant fins amants se feignent,
Mais par amour aimer ne daignent,
Et vont des dames se moquant,
Corps et âme leur promettant,
Et jurent mensonges et fables
Aux coeurs qu'ils trouvent décevables,
Tant qu'enfin soient comblés leurs voeux.
En amour ce sont les heureux;
Oui, car toujours mieux vaut-il être
Trompeur que trompé, mon beau maître[9b].
L'autre amour dirai maintenant
La sainte Écriture suivant.
Malgré que nul en cette guerre
Mon amour ne recherche guère,
Mès ge sai bien, pas nel' devin, 4641
Continuer l'estre devin.
A son pooir voloir déust
Quiconques à fame géust,
Et soi garder en son semblable,
Por ce que tuit sunt corrumpable,
Si que jà par succession
Ne fausist généracion;
Car puis que pere et mere faillent,
Vuet Nature que les fils saillent[10]
Por recontinuer ceste ovre,
Si que par l'ung l'autre recovre.
Por ce i mist Nature délit,
Por ce vuet que l'en s'i délit,
Que cil ovrier ne s'en foïssent,
Et que ceste ovre ne haïssent;
Car maint n'i trairoient jà trait,
Se n'iert délit qui les atrait.
Ainsinc Nature i soutiva:
Sachiés que nul a droit n'i va,
Ne n'a pas entencion droite,
Qui sans plus délit y convoite;
Car cil qui va délit querant,
Sés-tu qu'il se fait? il se rent
Comme sers et chétis et nices,
Au prince de tretous les vices;
Car c'est de tous maus la racine,
Si cum Tulles le détermine
Où livre qu'il fist de Viellesce,
Qu'il loe et vant plus que Jonesce.
Car Jonesce boute homme et fame
En tous péris de cors et d'ame.
Et trop est fort chose à passer
Sans mort, ou sans membre casser,
Je sais bien, sans le deviner, 4655
L'être divin continuer.
Voilà le but que doit poursuivre
Tout homme à qui femme se livre:
Il faut que par succession
S'opère génération;
Chacun, car tout est corrompable,
Doit se garder en son semblable;
Car puisque meurent les parents,
Nature veut que les enfants
S'aiment et l'oeuvre continuent[10b],
L'un par l'autre se perpétuent.
Aussi Nature y mit plaisir,
Pour que séduits par le désir
Les amants entre eux ne se fuissent
Et l'oeuvre d'Amour ne haïssent,
Car plus d'un la négligerait
Si le plaisir ne l'attirait.
Ainsi le décida Nature.
Sachez qu'en amour la droiture
Cherche plus noble intention
Que charnelle séduction;
N'y voir que telle jouissance,
C'est se rendre sans répugnance,
Comme un sot, comme un lâche, au roi
De tretous les vices! Crois-moi,
De tous nos maux c'est la racine,
Comme Tulle le détermine;
La vieillesse pour lui vaut mieux
Que la jeunesse et tous ses feux;
Car Jeunesse pousse homme et femme
En tous périls de corps et d'âme.
C'est chose trop dure à passer
Sans mourir ou membre casser,
Ou sans faire honte ou damage, 4675
Ou à soi, ou à son linage.
Par Jonesce s'en va li hons
En toutes dissolucions,
Et siut les males compaignies,
Et les désordenées vies,
Et muë son propos sovent,
Ou se rent en aucun covent[11],
Qu'il ne scet garder la franchise[12]
Que Nature avoit en li mise,
Et cuide prendre où ciel la gruë,
Quant il se met ilec en muë;
Et remaint tant qu'il soit profès;
Ou s'il resent trop grief li fès,
Si s'en repent et puis s'en ist,
Ou sa vie espoir i fenist,
Qu'il ne s'en ose revenir
Por Honte qui l'i fait tenir,
Et contre son cuer i demore;
Là vit à grant mesese et plore
La franchise qu'il a perduë,
Qui ne li puet estre renduë,
Se n'est que Diex grace li face,
Qui sa mesese li efface,
Et le tiengne en obédience
Par la vertu de pacience.
Jonesce met homme ès folies,
Ès boules et ès ribaudies,
Ès luxures et ès outrages,
Ès mutacions de corages,
Et fait commencier tex mellées
Qui puis sont envis desmellées:
En tex péris les met Jonesce,
Qui les cuers à Délit adresce.
Sans faire honte ou grand dommage 4689
A soi-même, à tout son lignage.
Par Jeunesse et ses passions,
En toutes dissolutions,
En méprisable compagnie
L'homme s'égare et male vie,
Et ses projets change souvent,
Ou se rend en quelque couvent[11b],
Ne sachant garder la franchise[12b]
Que Nature avait en lui mise,
Et se figure, une fois là,
Que la grue au ciel il prendra,
Et des voeux un beau jour se lie.
Ou bien, si sous le faix il plie,
Il s'en repent et veut sortir,
Ou s'il n'ose s'en revenir,
Si la honte l'y tient encore,
Malgré son coeur qui le déplore,
Il restera pour y mourir,
Ou vivant pleurer et gémir
Dessus sa franchise perdue
Qui ne lui peut être rendue,
En pitié si Dieu ne le prend
Et pour apaiser son tourment,
Ne le tient en obédience
Par la vertu de patience.
Jeunesse pousse jeunes gens
Aux danses, aux déportements,
A tous excès, à la luxure,
Lâchetés de toute nature,
Et tels combats livre en vos coeurs
Qu'à grand'peine ils restent vainqueurs.
Voilà les périls où Jeunesse
Met ceux qu'à Plaisir elle adresse.
Ainsinc Délit enlace et maine 4709
Les cors et la pensée humaine
Par Jonesce sa chamberiere,
Qui de mal faire est coustumiere,
Et des gens à délit atraire;
Jà ne querroit autre ovre faire.
Mais Viellesce les en rechasce[13],
Qui ce ne scet, si le resache,
Ou le demant as anciens
Que Jonesce ot en ses liens,
Qu'il lor remembre encore assés
Des grans péris qu'il ont passés,
Et des folies qu'il ont faites,
Dont les forces lor a sostraites,
Avec les foles volentés
Dont il seulent estre tentés.
Viellesce qui les accompaigne,
Qui moult lor est bonne compaigne,
Et les ramaine à droite voie,
Et jusqu'en la fin les convoie;
Mès mal emploie son servise,
Que nus ne l'aime ne ne prise,
Au mains jusqu'à ce tant en soi
Qu'il la vousist avoir o soi:
Car nus ne vuet viex devenir,
Ne jones sa vie fenir;
Si s'esbahissent et merveillent,
Quant en lor remembrance veillent,
Et des folies lor sovient,
Si cum sovenir lor convient,
Comment il firent tel besongne
Sans recevoir honte et vergongne;
Ou, se honte et damage i orent,
Comment encor eschaper porent
Sa servante Jeunesse aidant, 4723
Jeunesse à l'esprit malfaisant,
Ainsi Plaisir enlace et maine
Le corps et la pensée humaine;
Mal faire, au plaisir les pousser,
Jeunesse n'a d'autre penser.
Mais Vieillesse les en arrache,
Qui l'ignore, il faut qu'il le sache,
Ou le demande aux anciens,
Que tint Jeunesse en ses liens,
Si les sottises qu'ils ont faites
Dont elle a leurs forces soustraites
Avec les folles volontés
Dont ils soulatent être tentés,
Si les périls passés encore
Leur esprit tels se remémore.
C'est Vieillesse jusqu'à la fin
Qui les ramène au droit chemin,
Les conduit et les accompagne,
Pour eux bonne et sage compagne;
Mais personne ne veut la voir
A ses côtés trop tôt s'asseoir:
Loin de l'aimer, on la redoute,
Aussi sa peine elle perd toute;
Car nul ne veut vieux devenir
Ni jeune voir ses jours finir.
Les vieux se plaisent, s'émerveillent
Quand leurs souvenirs se réveillent,
A repasser souventes fois
Leurs folles amours d'autrefois,
Comme ils firent telle besogne
Sans subir honte ni vergogne,
Ou s'il leur arriva malheur,
Comment ils eurent encor l'heur
De tel peril sans pis avoir, 4743
Ou d'ame, ou de cors, ou d'avoir.
Et scés-tu où Jonesce maint,
Que tant prisent maintes et maint?
Délit la tient en sa maison
Tant comme ele est en sa saison,
Et vuet que Jonesce le serve
Por néant, fust néis sa serve;
Et el si fait si volentiers,
Qu'el le trace par tous sentiers,
Et son corps à bandon li livre;
El ne vodroit pas sans li vivre.
Et Viellesce, scez où demore?
Dire le te vueil sans demore:
Car là te convient-il aler,
Se mort ne te fait desvaler
Où tens de jonesce en sa cave,
Qui moult est ténébreuse et have.
Travail et dolor là herbergent;
Mès il la lient et enfergent,
Et tant la batent et tormentent,
Que mort prochaine li présentent,
Et talent de soi repentir,
Tant li font de fléaus sentir.
Adonc li vient en remembrance
En ceste tardive pesance,
Quant el se voit foible et chenuë,
Que malement l'a décéuë
Jonesce qui tout a gité
Son prétérit en vanité;
Et qu'ele a sa vie perduë,
Se du futur n'est secoruë,
Qui la soustiegne en pénitence
Des péchiez que fist en s'enfance,
D'échapper sans pire infortune 4757
Pour leur âme, corps et fortune.
Mais où Jeunesse gît, sais-tu,
Dont chacun prise la vertu?
Plaisir la tient en esclavage
Et veut que Jeunesse en servage
Pour rien le serve en sa maison
Tant comme elle est en sa saison,
A l'abandon qu'elle se livre
Jusque sans lui ne pouvoir vivre,
Ce qu'elle fait si volontiers
Qu'elle le suit par tous sentiers.
Maintenant je te vais sur l'heure
Apprendre où Vieillesse demeure;
Car là te faudra-t-il aller
Si mort ne te fait dévaler,
Au temps de jeunesse, en sa cave
Qui moult est ténébreuse et have.
Là Vieillesse cent maux divers
Attendent, la chargent de fers,
Et tant la battent, la tourmentent,
Que mort prochaine lui présentent
Et la poussent au repentir,
Tant lui font de fléaux sentir.
Alors lui vient en souvenance
En sa tardive doléance,
Lorsque son crâne est tout chenu,
Que Jeunesse a son coeur déçu,
Qu'en vains plaisirs et fol ouvrage
Elle a gaspillé son bel âge
Et perdu sa vie à toujours,
Si d'avenir le prompt secours
Ne rachète par pénitence
Tous les péchés de son enfance,
Et par bien faire en ceste poine, 4777
Au souverain bien la ramoine,
Dont Jonesce la dessevroit,
Qui des vanités l'abevroit;
Et le present si poi li dure,
Qu'il n'i a conte ne mesure:
Mès comment que la besoigne aille,
Qui d'Amor veut joïr sans faille,
Fruit i doit querre et cil et cele,
Quel qu'ele soit, dame ou pucele,
Jà soit ce que du déliter
Ne doient pas lor part quiter.
Mès ge sai bien qu'il en sunt maintes
Qui ne vuelent pas estre ençaintes,
Et s'el le sunt, il lor en poise:
Si n'en font-eles plet ne noise,
Se n'est aucune fole et nice
Où Honte n'a point de justice.
Briefment tuit à délit s'accordent
Cil qui à cele ovre s'amordent,
Se ne sunt gens qui riens ne vaillent,
Qui por deniers vilment se baillent,
Qu'el ne sunt pas des lois liées
Par lors ordes vies soilliées.
Mès jà certes n'iert fame bonne,
Qui por dons prendre s'abandonne:
Nus homs ne se devroit jà prendre
A fame qui sa char vuet vendre.
Pense-il que fame ait son cors chier,
Qui tout vif le soffre escorchier?
Bien est chétis et défoulés
Hons qui si vilment est boulés,
Qui cuide que tel fame l'aime,
Por ce que son ami le claime,
Et ne la ramène en la fin 4791
A la vertu, bien souverain,
Dont jadis la sevrait Jeunesse
L'abreuvant de vaine liesse;
Car alors elle voit et sent
Combien précaire est le présent.
L'amant donc, en toute occurrence,
Doit chercher pure jouissance
En amour; ne doit redouter
Femme ni fille d'enfanter,
Et le plaisir ne leur doit faire
Quitter leur mission sur terre.
Je sais bien que le plus souvent
Femme ne veut faire d'enfant
Et se désole d'être enceinte;
Nulle n'en fait noise ni plainte
Pourtant, à moins d'être sans coeur
Et sans vergogne et sans pudeur.
Bref, chacun en l'oeuvre charnelle
Ne voit qu'ivresse mutuelle,
Fors ces gens dignes de mépris
Qui leur amour mettent à prix,
Les lois violant de Nature,
Et n'en font plus qu'une oeuvre impure.
Car femme est vile assurément
Qui se livre pour de l'argent;
Nul homme ne se devrait prendre
A femme qui veut sa chair vendre.
Croit-il que femme ait son corps cher
Qui tout vif le souffre écorcher?
Est-il si naïf et si bête,
Parce que femme lui fait fête
Et l'a son tendre ami nommé,
De croire qu'il en soit aimé?
Et qu'el li rit et li fait feste. 4811
Certainement nule tel beste
Ne doit estre amie clamée,
Ne n'est pas digne d'estre amée.
L'en ne doit riens priser moillier
Qui homme bée à despoillier.
Ge ne di pas que bien n'en port
Et par solas et par déport,
Ung joelet, se ses amis
Le li a donné ou tramis;
Mès qu'ele pas ne le demant,
Qu'el le prendroit trop laidement:
Et des siens ausinc li redoigne,
Se faire le puet sans vergoigne;
Ainsinc lor cuers ensemble joignent,
Bien s'entrament, bien s'entredoignent.
Ne cuidiés pas que ges dessemble
Ge voil bien qu'il voisent ensemble,
Et facent quanqu'il doivent faire,
Comme cortois et debonnaire;
Mès de la fole Amor se gardent,
Dont li cuers esprennent et ardent,
Et soit l'Amor sans convoitise
Qui les faus cuers de prendre atise.
Bone amor doit de fin cuer nestre,
Dons n'en doivent pas estre mestre
Ne que font corporel solas:
Mais l'amor qui te tient où las,
Charnex delis te represente,
Si que tu n'as aillors t'entente:
Por ce veus-tu la Rose avoir,
Tu n'i songes nul autre avoir;
Mès tu n'en es pas à deus doie,
C'est ce qui la pel t'amegroie,
O fou qu'un sourire ensorcelé! 4825
Crois-moi, ce n'est pas brute telle
Qu'il faut pour amante chérir,
Une plus digne il faut choisir.
Laisse la femme méprisable
Qui veut dépouiller son semblable.
Cependant femme à la rigueur
Peut, s'il lui plaît, sans déshonneur,
Porter joyaux en sa parure,
Présents d'amoureuse nature;
Mais jamais ne doit demander,
Car ce serait se marchander.
Voire, sans qu'on le trouve étrange,
Elle peut donner en échange;
Constant et mutuel retour
Les dons entretiennent l'amour.
Les amants je ne désassemble;
Je veux bien qu'ils aillent ensemble
Et fassent leur devoir tous deux
En courtois et francs amoureux,
Mais se gardent de l'amour folle
Qui vous consume et vous affole,
Et de l'amour intéressé
Par qui maint coeur faux est poussé.
Bonne-Amour doit de fin coeur naître,
L'argent n'en doit pas être maître
Non plus la seule volupté.
Or cette amour qui t'a dompté
Plaisirs charnels te représente;
Tu n'as plus ailleurs nulle entente.
Aussi veux-tu la Rose avoir
Et ne veux autre chose voir.
Mais tu es loin du but encore,
C'est ce qui ta peau décolore
Et qui de toutes vertus t'oste. 4845
Moult recéus dolereus hoste,
Quant Amors onques hostelas[14];
Mauvès hoste en ton hostel as,
Por ce te lo que hors le boutes,
Qu'il te tost les pensées toutes
Qui te doivent à preu torner:
Ne l'i laisse plus séjorner.
Trop sunt à grant meschief livré
Cuers qui d'Amors sunt enivré;
En la fin encor le sauras
Quant ton tens perdu i auras,
Et dégastée ta jonesce
En ceste dolente léesce.
Se tu pués encore tant vivre
Que d'Amors te voies délivre,
Le tens qu'auras perdu plorras,
Mès recovrer ne le porras,
Encor se par tant en eschapes:
Car en l'Amor où tu t'entrapes,
Maint i perdent, bien dire l'os,
Sens, tens, chastel, cors, ame et los.
L'Amant.
Ainsinc Raison me préeschoit;
Mès Amors tout empéeschoit
Que riens à ovre n'en méisse,
Jà soit ce que bien entendisse
Mot à mot toute la matire,
Mès Amors si formant m'atire,
Que par tretous mes pensers chace
Cum cil qui par tout a sa chace,
Et tous jors tient mon cuer sous s'êle.
Hors de ma teste à une pele,
Et te ravit toute vertu. 4859
Quel fatal hôte as-tu reçu,
Quand Dieu d'Amours franchit ta porte[14b]?
Aussi, crois-moi quand je t'exhorte
De ton logis à le chasser,
Il te ravit tout bon penser,
Et c'est grand' honte et grand dommage.
Ne l'y laisse pas davantage;
Trop sont à grand méchief livrés
Coeurs qui d'Amour sont enivrés.
En cette dolente liesse
N'use pas toute ta jeunesse;
Quand perdu tout ton temps auras
Trop tard, hélas! tu le verras.
Si tu peux encore assez vivre
Pour que d'Amour Dieu te délivre,
Le temps perdu tu pleureras,
Mais recouvrer ne le pourras.
Heureux encor si ne trépasses,
Car en l'amour où tu t'enlaces
Maint y perdit l'âme et le coeur,
Ses biens, l'existence et l'honneur.
L'Amant.
Ainsi, longtemps Raison me prêche;
Mais Amour est là qui m'empêche
D'en tirer le moindre profit.
Pourtant tout ce qu'elle me dit
Attentif mot à mot j'écoute;
Mais Amour si bien me déroute,
Que tout il chasse mon penser,
Puisqu'il a droit partout chasser,
Et retient mon coeur sous son aile.
Hors ma tête avec une pelle,
Quant au sermon séant m'aguete, 4877
Par une des oreilles giete
Quanque Raison en l'autre boute,
Si qu'ele i pert sa poine toute,
Et m'emple de corrous et d'ire:
Lors li pris cum iriés à dire:
Dame, bien me volés traïr,
Dois-je donques les gens haïr?
Donc harré-ge toutes personnes,
Puis qu'amors ne sunt mie bonnes;
jamès n'amerai d'amors fines
Ains vivrai tous jors en haïnes:
Lors si serai mortel pechierres,
Voire par Diex pires que lierres.
A ce ne puis-ge pas faillir,
Par l'ung me convient-il saillir:
Ou amerai, ou ge herrai,
Mès espoir que ge comperrai
Plus la haïne au derrenier,
Tout ne vaille Amors ung denier.
Bon conseil m'avés or donné,
Qui tous jors m'avés sermonné
Que ge doie d'Amors recroire;
Or est fox qui ne vous vuet croire.
Si m'avés-vous ramentéuë
Une autre amor descongnéuë,
Que ge ne vous oi pas blasmer,
Dont gens se puéent entr'amer:
Se la me vouliés defenir,
Pour fol me porroie tenir
Se volentiers ne l'escoutoie,
Savoir au mains se ge porroie
Les natures d'Amors aprendre,
S'il vous i plaisoit à entendre.
Quand le sermon suis écoutant, 4891
Par une oreille il va jetant
Ce que Raison en l'autre boute,
Tant qu'elle perd sa peine toute
Et m'emplit d'ire et de courroux.
Lors irrité: Me voulez-vous,
Dame, lui dis-je, par malice
Trahir? Faut-il que je haïsse
Tout le monde, parce qu'Amour
Me fut cruel jusqu'à ce jour,
Jamais n'aime d'amour sereine
Et ne vive que pour la haine?
Je serais un mortel pécheur,
Oui, par Dieu! pire qu'un voleur!
Ainsi donc il faut que je sorte
Ou par l'une ou par l'autre porte:
Je dois haïr ou j'aimerai.
Mais, sachez-le, je n'essaierai
De la haine que la dernière,
Malgré qu'Amour ne vaille guère.
Un bon conseil m'avez donné
Pourtant, car m'avez sermonné
Que toujours d'Amour me méfie;
Or fol en vous qui ne se fie.
Mais ne m'avez-vous pas parlé
D'une autre amour, il m'a semblé,
Amour permise, pure et sainte
Et qu'on peut partager sans crainte?
Si vous voulez la définir.
Pour fol il me faudra tenir,
Si tout au long ne vous écoute.
Ainsi je connaîtrai sans doute,
S'il vous plaît mon esprit former,
Toutes les manières d'aimer.
Raison.
Certes, biaus amis, fox es-tu, 4911
Quant tu ne prises ung festu
Ce que por ton preu te sermon;
S'en voil encor faire ung sermon;
Car de tout mon pooir sui preste
D'acomplir ta bonne requeste;
Mais ne sai s'il te vaudra guieres.
Amors sunt de plusors manieres,
Sans cele qui si t'a mué,
Et de ton droit sens remué:
De male hore fus ses acointes,
Por Diex, gar que plus ne l'acointes.
Amitié est nommée l'une:
C'est bonne volenté commune
De gens entr'eus sans descordance,
Selon la Diex benivoillance,
Et soit entr'eus communité
De tous lors biens en charité;
Si que par nule entencion
Ne puisse avoir excepcion.
Ne soit l'ung d'aidier l'autre lent,
Cum hons fers, saiges et celent,
Et loiaus; car riens ne vaudroit
Le sens où loiauté faudroit.
Que l'ung quanqu'il ose penser
Puisse à son ami récenser,
Cum à soi seul séurement,
Sans soupeçon d'encusement.
Tiex mors avoir doivent et seulent
Qui parfetement amer veulent;
Ne puet estre homs si amiables,
S'il n'est si fers et si estables,
Raison.
Certe, ami, comme un fol travaille 4925
Celui qui ne prise une paille
Pour son bien ce que dit Raison.
Écoute encor cette leçon,
Car de tout mon pouvoir suis prête
De faire droit à ta requête;
Tâche d'en faire ton profit.
Amours sont, comme je t'ai dit,
Nombreuses en dehors de celle
Qui si bien troubla ta cervelle
Et fut cause de ton malheur.
Pour Dieu, délivres-en ton coeur!
Amitié je nommerai l'une:
C'est bonne volonté commune
De deux coeurs, douce aménité,
Reflet de la dive bonté,
Communauté constante et sûre
Des biens, quelque soit leur nature,
Sans que par nulle intention
N'y puisse avoir exception.
Chacun se doit prompte assistance,
Discrétion et confiance
Et loyauté. Rien ne vaudrait
Amour, si loyauté manquait.
Dans une douce confidence
Un ami doit tout ce qu'il pense
A son ami pouvoir conter,
Et sans trahison redouter.
Telle est de l'amour véritable
La loi certaine et immuable.
Le coeur d'un véritable ami
Est si constant et raffermi
Que por fortune ne se mueve, 4943
Si qu'en ung point tous jors se trueve
Ou riche, ou povre, ses amis
Qui tout en li son cuer a mis:
Et s'a povreté le voit tendre,
Il ne doit mie tant atendre
Que cil s'aide li requiere;
Car bonté faite par priere
Est trop malement chier venduë
A cuers qui sunt de grant valuë.
XXXV
Ci est le Souffreteux devant
Voir image
Son vray Ami, en requerant
Qu'il luy vueille aider au besoing,
Son avoir lui mettant au poing.
Moult a vaillans homs grant vergoigne,
Quant il requiert que l'en li doingne;
Moult i pense, moult se soussie,
Moult a mesaise ainçois qu'il prie,
Tel honte a de dire son dit,
Et si redoute l'escondit.
Mès quant ung tel en a trové,
Qu'il a tant ainçois esprové,
Que bien est certain de s'amor,
Faire li vuet joie et clamor
De tous les cas que penser ose,
Sans honte avoir de nule chose:
Car comment en auroit-il honte,
Se l'autre est tex cum ge te conte?
Quant son segré dit li aura,
Jamès li tiers ne le saura;
Qu'il n'est fortune qui l'émeuve, 4957
Et que toujours même le treuve,
Ou riche ou pauvre, son ami
Qui tretout en lui son coeur mit.
A pauvreté s'il le voit tendre,
Il ne doit pas une heure attendre
Qu'il soit venu le supplier,
Car bonté qui se fait prier
Serait trop chèrement vendue
Aux coeurs qui sont de grand' value.
XXXV
Cy est le Souffreteux devant
Son ami vrai, le requérant
De soulager sa grand' misère,
Partageant sa fortune entière.
Bien dur est à l'homme vaillant
De demander en suppliant.
Moult il y pense et se soucie,
Moult a mésaise avant qu'il prie,
Tout honteux de dire son dit,
Toujours tremblant d'être éconduit.
Mais si l'amour qu'il a trouvée
Lui fut de longtemps éprouvée,
S'il est bien certain de ce coeur,
Il lui fait part, peine et douleur,
De tout ce que penser il ose,
Sans honte avoir de nulle chose.
Car de quoi serait-il honteux
Si l'autre est tel que je le veux?
Si son secret il lui confie,
Son âme ne sera trahie,
Ne de reproiches n'a-il garde, 4973
Car saiges homs sa langue garde:
Ce ne sauroit mie ung fox faire:
Nus fox ne scet sa langue taire.
Plus fera: il le secorra
De tretout quanques il porra,
Plus liés du faire, au dire voir,
Que ses amis du recevoir.
Et s'il ne li fait sa requeste,
N'en a-il pas mains de moleste
Que cil qui la li a requise,
Tant est d'amors grant la mestrise;
Et de son duel la moitié porte,
Et de quanqu'il puet le conforte,
Et de la joie a sa partie,
Se l'amor est à droit partie.
Par la loi de ceste amitié,
Dit Tulles dans un sien ditié,
Que bien devons faire requeste
A nos amis, s'ele est honneste[15];
Et lor requeste refaison,
S'ele contient droit et raison;
Ne doit mie estre autrement fete,
Fors en deus cas qu'il en excepte:
S'en les voloit à mort livrer,
Penser devons d'eus délivrer;
Se l'en assaut lor renomée,
Gardons que ne soit diffamée.
En ces deus cas les lois deffendre,
Sans droit et sans raison atendre:
Tant cum amor puet escuser,
Ce ne doit nus homs refuser.
Ceste amors que ge ci t'espos,
N'est pas contraire à mon propos;
Il ne craint nul reproche amer. 4987
Sa bouche un sage sait fermer,
C'est ce que fol ne saurait faire,
Car fol ne sait sa langue taire.
Bien plus, son ami l'aidera
Toujours autant qu'il le pourra,
Plus heureux de service rendre
Mille fois que l'autre de prendre.
Et s'il ne peut le soulager,
Autant le voit-on s'affliger
Que celui même qui demande,
Tant la vertu d'amour est grande!
S'ils s'aiment d'une égale ardeur,
Chacun a sa part de bonheur,
Sa moitié de peine supporte
Et l'un l'autre se réconforte.
Telle est la loi de l'amitié.
Ainsi Tulle l'a publié:
A ses amis faire requête
Chacun doit quand elle est honnête,
Comme à la leur se montrer bon
Si l'on y voit droit et raison[15b].
Entre amis aucune requête
Ne saurait être autrement faite,
Hormis en deux cas cependant
Qu'il en excepte absolument.
Attaque-t-on leur renommée?
Gardons qu'elle soit diffamée.
Les voudrait-on à mort livrer?
Nous les devons tôt délivrer.
En ces cas il les faut défendre
Sans droit ni sans raison attendre;
Car nul ne s'y peut refuser,
Amour ne saurait l'excuser.
Ceste voil-ge bien que tu sives, 5007
Et voil que l'autre amor eschives;
Ceste à toute vertu s'amort,
Mais l'autre met les gens à mort.
D'une autre amor te vuel retraire
Qui est à bonne amor contraire,
Et forment refait à blasmer;
C'est fainte volenté d'amer
En cuer malades du meshaing
De convoitise de gaaing.
Ceste amor est en tel balance,
Si-tost cum el pert l'esperance
Du proufit qu'ele vuet ataindre,
Faillir li convient et estaindre;
Car ne puet bien estre amoreus
Cuer qui n'aime les gens por eus;
Ains se faint et les vet flatant
Por le proufit qu'il en atent.
C'est l'amor qui vient de fortune,
Qui s'esclipse comme la lune
Que la terre obnuble et enumbre,
Quant la lune chiet en son umbre;
S'a tant de sa clarté perduë,
Cum du soleil pert la véuë;
Et quant ele a l'umbre passée,
Si revient toute enluminée
Des rais que li soleil li monstre,
Qui d'autre part reluist encontre.
Ceste amor est d'autel nature,
Car or est clere, or, est oscure;
Si-tost cum povreté l'afuble
De son hideus mantel onuble,
Cet amour qu'ici je t'expose 5021
A ma sentence rien n'oppose.
Tel est l'amour que tu suivras
Tandis que l'autre éviteras;
Car l'un à la vertu nous guide,
L'autre vers une mort rapide.
Voici maintenant à son tour,
Encontre ce parfait amour,
Un amour honteux et blâmable.
C'est la fausseté méprisable
Des coeurs dont l'unique tourment
Est d'amasser incessamment.
Cet amour est de telle essence,
Que sitôt qu'il perd l'espérance
Du profit qui le caressait,
Il s'évanouit tout à fait.
Seul le véritable ami n'aime
L'objet aimé que pour lui-même,
Jamais ne feint, ne va flattant
Pour le profit qu'il en attend.
C'est l'amour vil de la fortune
Qui s'éclipse comme la lune;
Quand celle-ci l'ombre franchit
De la terre, elle s'obscurcit,
Car sa clarté toute est perdue
Du soleil en perdant la vue;
Et lorsque l'ombre elle a passé,
Son front reparaît embrasé
Des rais que le soleil lui montre,
Qui d'autre part reluit encontre.
Cet amour, comme elle, est changeant,
Tantôt obscur, tantôt ardent.
Sitôt que Pauvreté l'habille
De sa hideuse souquenille,
Qu'el ne voit mès richesce luire, 5039
Oscurir la convient et fuire;
Et quant richesces li reluisent,
Toute clere la reconduisent;
Qu'el faut quant les richesces faillent,
Et saut sitost cum el resaillent.
De l'Amor que ge ci te nomme
Sunt amé tretuit li riche homme,
Especiaument li aver
Qui ne vuelent lor cuer laver
De la grant ardure et du vice
A la covoiteuse Avarice.
S'est plus cornars c'uns cers ramés
Riches homs qui cuide estre amés.
N'est-ce mie grant cosnardie?
Il est certain qu'il n'aime mie.
Et comment cuide-il que l'en l'aime,
S'il en ce por fol ne se claime?
En ce cas n'est-il mie sages
Ne qu'els est uns biaus cers ramages[16]:
Por Diex cil doit estre amiables
Qui desire amis véritables:
Qu'il n'aime pas, prover le puis,
Quant il a sa richesce; puis
Que ses amis povres esgarde,
Et devant eus la tient et garde,
Et tous jors garder la propose,
Tant que la bouche li soit close,
Et que male mort l'acravant;
Car il se lesseroit avant
Le cors par membres departir,
Qu'il la soffrit de soi partir;
Si que point ne lor en départ.
Donc n'a ci point Amors de part,
Dès que Richesse plus ne luit, 5055
Soudain il s'éclipse et s'enfuit;
Mais dès que richesses reluisent
Tout radieux le reconduisent;
Avec elles il disparaît,
Comme avec elles il renaît.
De cet amour que je te nomme,
Quand il est riche, est aimé l'homme,
Et l'avare en particulier
Qui ne veut se purifier
De cet âpre et malheureux vice,
De l'insatiable avarice.
Cornard est plus qu'un cerf ramé
L'avare qui se croit aimé.
N'est-ce pas la sottise même?
Lui qui certes personne n'aime,
Comment peut-il se croire aimé,
A moins d'être un fol consommé?
Le cerf à la vaste ramure[16b]
Est plus sage de sa nature.
Pour Dieu, doit les autres chérir
Qui veut amis vrais acquérir:
Or l'avare, j'en ai la preuve,
N'aime pas. Non, puisque s'il treuve
Ses amis pauvres, malheureux,
Son or il garde devant eux,
Toujours le garder se propose,
Tant que la bouche lui soit close,
Et l'ait fauché la male mort.
Car mieux aimerait-il encor
Se voir dépecer pièce à pièce
Que de voir partir sa richesse,
Si bien que rien il n'en départ.
Amour n'y a la moindre part;
Car comment seroit amitié 5073
En cuer qui n'a point de pitié?
Certains en rest quant il ce fait,
Car chascun scet son propre fait.
Certes moult doit estre blasmé
Homs qui n'aime, ne n'est amé.
Et puis qu'à Fortune venons,
Et de s'amor sermon tenons,
Dire t'en voil fiere merveille,
N'onc, ce croi, n'oïs sa pareille.
Ne sai se tu le porras croire,
Toutevoies est chose voire;
Et si la trueve-l'en escripte,
Que miex vaut assés et profite
Fortune perverse et contraire,
Que la mole et la debonnaire;
Et se ce te semble doutable,
C'est bien par argument provable,
Que la debonnaire et la mole
Lor ment, et les boule et afole,
Et les aleite comme mere
Qui ne semble pas estre amere.
Semblant lor fait d'estre loiaus,
Quant lor départ de ses joiaus,
Comme d'onors et de richesces,
De dignetés et de hautesces,
Et lor promet estableté
En estat de muableté,
Et tous les pest de gloire vaine
En la benéurté mundaine.
Quant sus sa roë les fait estre,
Lors cuident estre si grant mestre,
Et lor estat si fers véoir,
Qu'ils n'en puissent jamès chéoir;
Car quel amour serait durable 5089
Dedans un coeur impitoyable?
Notez qu'il sait bien ce qu'il fait,
Tout le monde connaît son fait.
Moult doit être blâmé qui n'aime
Ni partant n'est aimé lui-même!
Et puisqu'à Fortune venons
Et de son amour discourons,
Je t'en dirai fière merveille
Dont jamais n'ouïs la pareille.
Me croiras-tu? Je ne le sai;
Pourtant rien ne dis que de vrai,
Et j'ai vu cette chose écrite:
Que la Fortune mieux profite
Lorsque perverse vous poursuit
Que lorsque douce vous sourit.
Et si ce te semble doutable,
C'est bien par arguments prouvable,
Que fortune qui vous sourit
Vous ment, vous grève et vous séduit,
Et vous allaite comme mère
Qui ne semble pas être amère,
D'être loyale fait semblant,
De ses faveurs vous va comblant,
Comme d'honneurs et de richesses,
De dignités et de hautesses,
Et vous promet stabilité
Où n'est rien que fragilité,
Et tous vous paît de gloire vaine
En la félicité mondaine.
Pour votre état vous faire voir
Si ferme qu'on n'en puisse choir,
Dessus sa roue elle vous lance
Éblouis de tant de puissance;
Et quant en tel point les a mis. 5107
Croire lor fait qu'il ont d'amis
Tant qu'il ne les sevent nombrer,
N'il ne s'en puéent descombrer,
Qu'il n'aillent entor eus et viengnent,
Et que por seignors ne les tiengnent,
Et lor prometent lor servises
Jusqu'au despendre lor chemises:
Voire jusques au sanc espendre
Por eus garentir et défendre,
Prez d'obéir et d'eus ensivre
A tous les jors qu'il ont à vivre:
Et cil qui tiez paroles oient
S'en glorefient, et les croient
Ausinc cum ce fust Évangile;
Et tout est flaterie et guile,
Si cum cil après le sauroient,
Se tous lor biens perdus avoient,
Qu'il n'eussent où recovrer,
Lors verroient amis ovrer:
Car de cent amis aparens,
Soient compaignons, ou parens,
S'uns lor en pooit demorer,
Diex en devroient aorer.
Ceste fortune que j'ai dite,
Quant avec les hommes habite,
Ele troble lor congnoissance,
Et les norrist en ignorance.
Mès la contraire et la perverse,
Quant de lor grant estat les verse,
Et les tumbe autor de sa roë,
Du sommet envers en la boë,
Et leur assiet, comme marastre,
Au cuer un dolereux emplastre
Et quand en tel point vous a mis, 5123
Elle vous donne tant d'amis
Qu'on n'en pourrait savoir le nombre;
S'attachant à vous comme une ombre,
On ne peut s'en débarrasser:
Tout autour de vous sans cesser
Ils sont là qui vont et qui viennent,
Pour leur maître et seigneur vous tiennent,
De leurs promesses vous comblant
Et jusqu'à leur chemise offrant.
Ils voudraient tout leur sang répandre
Pour vous protéger et défendre,
Prêts à partager votre sort,
A vous suivre jusqu'à la mort.
Ceux à qui ces discours s'envoient,
S'enorgueillissent et les croient
Comme mots d'Évangile. Hélas!
Ce sont caresses de Judas,
Comme ils le sauraient par la suite
Si leur richesse était détruite
Sans aucun espoir de retour.
On connaît ses amis ce jour!
Car d'amis toute cette foule,
Compagnons et parents, s'écoule,
Et si peut un seul demeurer
Combien Dieu doit-on adorer!
Cette fortune que j'ai dite,
Quand avec les hommes habite,
Elle égare tout leur esprit
Et d'ignorance les nourrit.
Par contre la fortune adverse,
Quand de leur grand état les verse
Dedans la boue en un seul jour,
Du fatal cercle en un seul tour,
Destrempé, non pas de vin aigre, 5141
Mais de povreté lasse et maigre:
Ceste monstre qu'ele est veroie
Et que nus fier ne se doie
En la benéurte fortune,
Qu'il n'i a séurté nesune.
Ceste fait congnoistre et savoir,
Dès qu'il ont perdu lor avoir,
De quel amor cil les amoient
Qui lor amis devant estoient:
Car ceus que benéurté donne,
Maléurté si les estonne,
Qu'il deviennent tuit anemi,
N'il n'en remaint ung, ne demi;
Ains les fuient et les renoient
Si tost comme povres les voient.
N'encor pas à tant ne s'en tiennent,
Mais par tous les leus où il viennent,
Blasmant les vont et diffamant,
Et fox maléureus clamant:
Neiz cil à qui plus de bien firent,
Quant en lor grant estat se virent,
Vont tesmoignant à vois jolie
Qu'il lor pert bien de lor folie,
N'en truevent nus qui les secorent;
Mais li vrai ami lor demorent,
Qui les cuers ont de tex noblesces,
Qu'il n'aiment pas por les richesces,
Ne por nul preu qu'il en atendent;
Cil les secorent et deffendent:
Car Fortune en eus rien n'a mis:
Tous jors aime qui est amis[17].
Qui sus amis treroit s'espée,
N'auroit-il pas l'amor copée?
Et leur pose comme marâtre 5157
Au coeur un douloureux emplâtre,
Non de vin aigre détrempé,
Mais d'âpre et maigre pauvreté.
Elle leur montre, alors sincère,
Que nul ne doit sur cette terre
Compter sur la prospérité
En qui n'est de sécurité.
Quand un riche voit disparaître,
Ses biens, elle lui fait connaître
De quel amour aimaient jadis
Cette multitude d'amis;
Car ceux que prospérité donne,
L'adversité tant les étonne,
Que chacun devient ennemi,
Un seul ne reste, ni demi;
Chacun s'enfuit et le renie
Dès que le malheur l'humilie.
Et s'ils s'en tenaient à cela?
Mais en tous lieux, de ci, de là,
Ils vont semant la calomnie
Blâmant son insigne folie;
Et de sa libéralité
Ceux qui le plus ont profité
Vont témoignant à voix jolie
Que bien paraît lors sa folie,
La main personne ne lui tend.
Seuls les vrais amis cependant
Restent, coeurs de telle noblesse,
Qu'ils n'aiment pas pour la richesse,
Ni pour profit en acquérir.
Ceux-là viennent le secourir,
Toujours leur coeur reste le même,
Car un ami vrai toujours aime[17b].
Fors en deus cas que ge voil dire, 5175
L'en le pert par orguel, par ire,
Par reproiche, par reveler
Les segrés qui font à celer;
Et par la plaie dolereuse
De détraccion venimeuse.
Amis en ces cas s'enfuiroit,
Nul autre chose n'i nuiroit;
Mès tiex amis moult bien se pruevent,
S'il entre mil ung seul en truevent:
Et por ce que nule richesce
A valor d'ami ne s'adresce,
N'el ne porroit si haut ataindre,
Que valor d'ami ne fust graindre,
Qu'adès vaut miex amis en voie,
Que ne font deniers en corroie[18];
Et Fortune la meschéans,
Quant sus les hommes est chéans,
Si lor fait par son meschéoir
Tretout si clerement véoir,
Que lor fait lor amis trover,
Et par experiment prover
Qu'il valent miex que nul avoir
Qu'il poïssent où monde avoir;
Dont lor profite aversités
Plus que ne fait prospérités;
Que par ceste ont-il ignorance
Et par aversité science.
Et li povres qui par tel prueve
Les fins amis des faus esprueve,
Contre un ami le fer tirer 5191
N'est-ce pas l'amour déchirer?
Fors en deux cas que je vais dire:
On le peut par l'orgueil détruire,
Par la colère, ou révéler
Les secrets qu'on devrait celer,
Puis par blessure douloureuse
De détraction venimeuse.
En ces cas l'ami s'enfuirait,
Nulle autre chose n'y nuirait.
Mais l'ami vrai trop bien se prouve
Si dans un mille un seul on trouve.
Qu'il monte aussi haut qu'il voudra,
Nul un ami vrai n'atteindra;
Car il n'est ci-bas de richesse
Qui d'ami vaille la tendresse.
Il est un proverbe bien vieux
Qui dit: Un ami sûr vaut mieux
Sur le chemin pour compagnie
Qu'une ceinture bien garnie[18b].
Si la Fortune aux jours mauvais
Vient le riche éprouver jamais,
Par le malheur elle l'éclaire
Et lui montre de façon claire
Comment les vrais amis trouver,
Et lui vient en ce jour prouver
Combien auprès d'eux était vaine
Toute la richesse mondaine.
Donc lui profite adversité
Plus que ne fait prospérité;
L'une le laisse en ignorance,
L'autre lui donne la science.
Et lorsque pauvre il peut ainsi
Trier le vrai du faux ami,
Et les congnoist et les devise, 5205
Quant il iert riches à devise,
Que tuit à tous jors li offroient
Cuers et cors et quanqu'il avoient,
Que vosist-il acheter lores
Qu'il en séust ce qu'il set ores?
Mains éust esté décéus,
S'il s'en fust lors apparcéus;
Dont li fait greignor avantage,
Puis que d'ung fol a fait ung sage
La meschéance qu'il reçoit,
Que richesce qui le déçoit.
Si ne fait pas richesce riche
Celi qui en tresor la fiche:
Car sofisance solement
Fait homme vivre richement:
Car tex n'a pas vaillant deus miches,
Qui est plus aése et plus riches
Que tex à cent muis de froment.
Si te puis bien dire comment,
Qu'il en est, espoir, marchéans,
Si est ses cuers si meschéans,
Qu'il s'en est souciés assés,
Ains que cis tas fust amassés;
Ne ne cesse de soucier
D'acroistre et de monteplier,
Ne jamès assés n'en aura,
Jà tant acquerre ne sçaura.
Mès li autre qui ne se fie,
Ne mès qu'il ait au jor la vie,
Et li soffit ce qu'il gaaingne,
Quant il se vit de sa gaaingne,
Ne ne cuide que riens li faille,
Tout n'ait-il vaillant une maille,
Alors il connaît la bassesse 5225
Des courtisans de sa richesse
Qui tretous à l'envi s'offraient
Corps et âme et ce qu'ils avaient.
Qu'eût-il payé, que vous en pense,
Cette cruelle expérience?
Il eût été bien moins déçu
S'il s'en fût alors aperçu;
Donc lui fait plus grand avantage
Puisque d'un fol a fait un sage,
Ce coup, si terrible qu'il soit,
Que Richesse qui le déçoit.
Or Richesse n'enrichit guère
En trésor celui qui l'enserre,
Car suffisance seulement
Fait l'homme vivre richement,
Et tels n'ont pas vaillant deux miches
Qui sont plus à l'aise et plus riches
Que tels à cent muids de froment.
Je vais te dépeindre comment,
Par exemple, les marchands vivent.
Combien d'ennuis, hélas! poursuivent
Leur coeur avide, intéressé,
Tant qu'ils n'ont cet or amassé:
Les soucis incessants, la rage
D'avoir, d'entasser davantage,
Car jamais assez ils n'auront,
Jamais assez n'entasseront.
Mais celui qui n'a d'autre envie
Qu'au jour le jour gagner sa vie,
De ce qu'il gagne se suffit,
Et qui de son travail seul vit
Sans songer qu'il est dans la gêne,
Est heureux, n'eût-il qu'une graine,
Mès bien voit qu'il gaaingnera 5239
Por mangier quant mestiers sera;
Et por recovrer chaucéure,
Et convenable vestéure;
Ou s'il avient qu'il soit malades,
Et truist toutes viandes fades,
Si se porpense-il toute voie,
Por soi getier de male voie,
Et por issir hors de dangier,
Qu'il n'aura mestier de mangier;
Ou que de petit de vitaille
Se passera, comment qu'il aille,
Ou iert à l'Ostel-Dieu portés,
Là sera moult réconfortés,
Ou espoir il ne pense point
Qu'il jà puist venir en ce point;
Ou s'il croit que ce li aviengne,
Pense-il ains que li maus li tiengne,
Que tout à tens espargnera
Por soi chevir quant là sera;
Ou se d'espargnier ne li chaut,
Ains viengnent li froit et li chaut,
Ou la fain qui morir le face,
Pense-il, espoir, et s'i solace,
Que quant plus tost definera,
Plus tost en paradis ira;
Qu'il croit que Diex le li présent,
Quant il lerra l'essil présent.
Pythagoras redit néis[19],
Se tu son livre onques véis
Que l'en apelle Vers dorés,
Por les diz du livre honorés:
Quant tu du cors départiras,
Tous frans où saint ciel t'en iras,
S'il est certain qu'il gagnera 5259
Pour manger quand besoin aura,
Et pour se procurer chaussure
Et vêtement contre froidure.
Si malade il est alité
De nourriture dégoûté,
Il réfléchit que le plus sage,
Pour franchir ce mauvais passage
Et pour sortir de tout danger,
Mon Dieu, c'est de ne point manger,
Ou prendre peu de nourriture,
Suivant de son mal la nature.
S'il est à l'Hôtel-Dieu porté,
Là sera moult reconforté.
Bien souvent, pas même il n'y pense
Et n'a pas tant de prévoyance,
Ou s'il y songe, il se dira
Qu'il a bien le temps d'ici là
D'épargner dessus son salaire
Pour au besoin sortir d'affaire,
Ou si d'épargner ne lui chaut,
Vienne le froid, vienne le chaud,
Si la faim doit finir sa vie,
Il voit la mort d'un oeil d'envie;
Car plus tôt il trépassera,
Plus tôt au paradis ira.
Dieu l'attend là-haut, il l'espère,
Son exil fini sur la terre.
C'est ce que Pythagore dit[19b].
Dans le livre qu'il écrivit,
Et que Vers Dorés on appelle
Pour sa parole sage et belle:
Lorsque ton corps tu quitteras,
Tout droit au saint ciel t'en iras,
Et lesseras humanité, 5273
Vivans en pure Déité.
Moult est chétis et fox naïs
Qui croit que ci soit son païs
N'est pas notre païs en terre;
Ce puet l'en bien des clers enquerre
Qui Boëce de Confort lisent,
Et les sentences qui là gisent,
Dont grans biens as gens laiz feroit
Qui bien le lor translateroit[20].
Ou s'il est tex qu'il sache vivre
De ce que sa rente li livre,
Ne ne desire autre chété,
Ains cuide estre sans povreté;
Car, si come dit nostre mestre,
Nus n'est chetis, s'il nel cuide estre,
Soit rois, chevaliers, ou ribaus.
Maint ribaus ont les cuers si baus,
Portans sas de charbon en grieve,
Que la poine riens ne lor grieve:
Qu'il en pacience travaillent,
Et balent, et tripent et saillent,
Et vont à saint Marcel as tripes[21],
Ne ne prisent tresor deus pipes[22];
Ains despendent en la taverne
Tout lor gaaing et lor espergne,
Puis revont porter les fardiaus
Par léesce, non pas par diaus,
Et loiaument lor pain gaaignent,
Quant embler ne tolir nel' daignent;
Puis revont au tonnel, et boivent,
Et vivent si cum vivre doivent.
Laissant la terrestre matière 5293
Vivre de céleste lumière.
Est archi-fol, à mon avis,
Qui croit ici-bas son pays;
N'est pas notre pays sur terre.
Qu'auprès d'un savant on s'enquière
Qui lut les Consolations
Du grand Boëce et les leçons
Qu'il sème en cette oeuvre profonde.
Grand service rendrait au monde
Le savant qui la traduirait,
Grands biens le peuple y puiserait[20b].
Heureux celui qui se contente
De ce que lui fournit sa rente
Et n'a d'autre cupidité
Qu'être à l'abri de pauvreté.
Car, ainsi que dit notre maître,
Nul n'est chétif s'il ne croit l'être,
Qu'il soit roi, chevalier ou gueux.
Maints gueux ont le coeur si joyeux,
Portant sac de charbon en Grève,
Que sa peine aucun d'eux ne grève.
Ils travaillent patiemment,
Toujours sautant, toujours balant,
Ne prisent un trésor deux pipes[22b];
Ils vont à Saint-Marcel aux tripes[21b],
A la taverne dépensant
Leur salaire et tout leur argent,
Et puis retournent à l'ouvrage
Non par deuil, mais avec courage,
Loyalement gagnent leur pain
Sans voler celui du prochain,
Au tonneau reviennent et boivent
Et vivent comme vivre doivent.
Tuit cil sunt riche en habondance, 5305
S'il cuident avoir soffisance,
Plus, ce set Diex li droituriers,
Que s'il estoient usuriers:
Car usurier, bien le t'afiche,
Ne porroient pas estre riche,
Ains sunt tuit povre et soffreteus,
Tant sunt aver et convoiteus.
Et si rest voirs, cui qu'il desplése,
Nus marchéant ne vit aése:
Car son cuer a mis en tel guerre,
Qu'il art tous jors de plus acquerre;
Ne jà n'aura assés acquis,
Si crient perdre l'avoir acquis,
Et queurt après le remenant
Dont jà ne se verra tenant,
Car de riens désirier n'a tel
Comme d'acquerre autrui chatel.
Emprise a merveilleuse paine,
Il bée à boivre toute Saine[23],
Dont jà tant boivre ne porra,
Que tous jors plus en demorra.
C'est la destrece, c'est l'ardure,
C'est l'angoisse qui tous jors dure;
C'est la dolor, c'est la bataille
Qui li destrenche la coraille,
Et le destraint en tel défaut,
Cum plus acquiert, et plus li faut.
Advocas et phisicien[24]
Sunt tuit lié de cest lien;
Cil por deniers science vendent,
Tretuit à ceste hart se pendent:
Tant ont le gaaing dous et sade,
Que cil vodroit por ung malade
Ils sont plus riches, Dieu le sait, 5327
Que l'usurier sombre, inquiet;
Car seul est riche en abondance
Qui croit avoir sa suffisance.
L'usurier n'a jamais été
Riche, c'est une vérité,
Mais pauvre, de piteuse mine,
Tant il rêve gain et rapine.
Il est un fait vrai, rigoureux,
Qu'il n'est point de marchand heureux.
La soif d'acquérir sans mesure
Son coeur incessamment torture;
Puis qu'assez jamais il n'aura,
S'il craint de perdre ce qu'il a,
Et tout le reste encore envie
Qu'il n'aura jamais en sa vie;
Car au coeur il n'a qu'un désir:
Les biens des autres acquérir.
Etrange et merveilleuse peine!
Il veut boire toute la Seine[23b];
Mais qu'il boive autant qu'il voudra
Toujours plus il en restera.
C'est la détresse, la torture,
C'est l'angoisse qui toujours dure,
C'est la bataille, la douleur
Qui toujours déchire son coeur;
La peur de manquer le dévore;
Plus il a, plus il veut encore.
L'avocat et le médecin[24b]
Sont liés du même lien;
Tous ceux qui la science vendent
A ce même gibet se pendent.
Le gain leur est si séduisant,
Que l'un voudrait, pour un mourant
Qu'il a, qu'il en éust quarente, 5339
Et cil por une cause trente;
Voire deus cens, voire deus mile,
Tant les art convoitise et guile.
Si sunt devins qui vont par terre,
Quant il préeschent por aquerre
Honors, ou graces, ou richeces,
Il ont les cuers en tex destreces,
Cil ne vivent pas loiaument,
Mès sor tous espéciaument
Cil qui por vaine gloire tracent[25]:
La mort de lor ames porchacent.
Decéus est tex décevierres[26],
Car sachiés que tex préeschierres,
Combien qu'il as autres profit,
A soi ne fait-il nul profit:
Car bonne prédicacion
Vient bien de male entencion
Qui n'a riens à celi valu,
Tant face-ele as autres salu;
Car cil i prennent bon exemple,
Et cis de vaine gloire s'emple.
Mès or laissons tex preschéors,
Et parlons des entasséors.
Certes Diex n'aiment, ne ne doutent,
Quant tex deniers en trésor boutent,
Et plus qu'il n'est mestier les gardent:
Quant les povres dehors regardent
De froit trembler, de fain périr,
Diex le lor saura bien merir.
Trois grans meschéances aviennent
A ceus qui tiex vies maintiennent:
Par grant travail quierent richeces,
Paor les tient en grans destreces,
Qui l'appelle, en avoir quarante, 5361
Et l'autre pour un procès trente,
Voire cent, voire mille encor,
Tant les brûle la soif de l'or.
Prédicateurs qui par la terre
Vont prêchant pour profits se faire,
Gagner grâces, richesse, honneurs,
Sont en proie aux mêmes fureurs.
Ceux-là mènent mauvaise vie,
Ceux surtout, ne l'oubliez mie,
Qu'une vaine gloire séduit[25b].
Ils se trompent eux-mêmes, oui,[26b]
Et cherchent la mort de leur âme;
Car tels prêcheurs, je le proclame,
N'en sauraient tirer nul profit
Quant serait bon ce qu'ils ont dit;
Car prédication louable
Venant d'intention coupable,
Quand même elle profiterait
Aux autres, rien ne leur vaudrait.
Ceux-ci bonnement viennent croire,
Ceux-là s'enflent de vaine gloire.
Mais laissons là tous ces prêcheurs
Et revenons aux entasseurs.
Dieu ne craignent ni ne révèrent
Tous ceux qui leurs deniers enserrent;
Il saura ces monstres punir
Qui les pauvres de faim périr,
De froid trembler, l'oeil sec regardent
Et d'or plus qu'ils n'ont besoin gardent.
Ces insatiables gourmands
Subissent trois affreux tourments:
Par grand' peine ils cherchent richesse,
La peur les tient en grand' détresse
Tandis cum du garder ne cessent: 5373
En la fin à dolor les lessent.
En tel torment muerent et vivent
Cil qui les grans richeces sivent;
Ne ce n'est fors par le defaut
D'amors, qui par le monde faut;
Car cil qui richeces amassent,
S'en les amast, et il amassent,
Et bonne amor par tout regnast,
Que mauvestié ne la fregnast,
Mès plus donnast qui plus éust,
A ceus que soufreteus séust,
Ou prestast, non pas à usure,
Mès par charité nete et pure,
Por quoi cil à bien entendissent,
Et d'Oiseuse se deffendissent,
Où monde nul povre n'éust,
Ne nul avoir n'en i déust.
Mès tant est li mondes endables,
Qu'il ont faites amors vendables.
Nus n'aime fors por son preu faire,
Por dons ou por servise traire;
Néis fames se vuelent vendre:
Mal chief puist tele vente prendre!
Ainsinc Barat a tout honni,
Par qui li biens jadis onni
Furent as gens aproprié;
Tant sunt d'avarice lié,
Qu'il ont lor naturel franchise
A vil servitude soumise;
Qu'il sunt tuit serf à lor deniers
Qu'il tiennent clos en lor greniers:
Tiennent! certes ains sunt tenu,
Quant à tel meschief sunt venu;
Pour garder tant de biens volés, 5395
Enfin ils meurent désolés.
En tels tourments meurent et vivent
Ceux qui grand' richesses poursuivent,
Et ce parce qu'on n'aime pas,
Car l'amour est mort ici-bas.
Si ceux qui richesses entassent
Étaient aimés et qu'ils aimassent,
Si bon amour partout régnait,
Si le vice ne l'opprimait,
Si plus donnait qui plus possède
A ceux qui réclament son aide,
Si chacun le bien entendait
Et d'Oyseuse se défendait,
Si tous, sans pratiquer l'usure,
Se prêtaient par charité pure,
Nul pauvre au monde on ne verrait,
Car voir nul pauvre on ne devrait.
Mais tant nous corrompt convoitise
Qu'amour est une marchandise;
On n'aime que pour son profit,
Services, dons sont à crédit,
Jusqu'à la femme on voit se vendre,
Mauvaise fin puisse les prendre!
Ainsi c'est la cupidité
Qui sur la terre a tout gâté.
Le sol, sa richesse féconde,
Les biens étaient à tout le monde.
Aucuns les ont accaparés.
Tant sont d'avarice égarés,
Qu'ils ont leur native franchise
A servage honteux soumise,
Et sont esclaves des deniers
Qu'ils tiennent clos en leurs greniers.
De lor avoir ont fait lor mestre 5407
Li chétis boterel terrestre.
L'avoir n'est preus fors por despendre:
Ce ne sevent-il pas entendre,
Ains vuelent tuit à ce respondre
Qu'avoir n'est preus fors por repondre.
N'est pas voirs, mès bien le reponent,
Jà nel' despendent ne ne donnent;
Quanque soit iert-il despendus,
S'en les avoit tretous pendus:
Car en la fin quant mort seront,
A cui que soit le lesseront,
Qui liement le despendra,
Ne jà nul preu ne lor rendra;
N'il ne sunt pas séurs encores
S'il le garderont jusqu'à lores.
Car tex i porroit metre main,
Qui tout emporteroit demain.
As richeces font grant ledure,
Quant il lor tolent lor nature.
Lor nature est que doivent corre
Por la gent aidier et secorre,
Sans estre si fort enserrées;
A ce les a Diex aprestées:
Or les ont en prison repostes.
Mès les richeces de tex hostes,
Qui miex, selonc lor destinées,
Déussent estre trainées,
S'en vengent honorablement;
Car après eus honteusement
Les traïnent, sachent et hercent,
De trois glaives le cuer lor percent.
Qu'ils tiennent! Non, mais au contraire 5429
En sont tenus à grand' misère,
Hélas! esclaves malheureux
De leurs biens, les crapauds hideux!
L'argent n'est bon que pour répandre;
C'est ce qu'ils ne savent comprendre,
Mais toujours cherchent à prouver
Qu'il n'est bon que pour conserver.
En cette erreur ils l'emprisonnent,
Ne le dépensent ni le donnent;
Tant de biens seraient répandus,
Si tous on les avait pendus.
Car enfin il faut bien qu'ils quittent
Cet or et que d'autres héritent,
Qui gaîment le dépenseront
Et nul profit ne leur rendront.
Encor n'ont-ils pas l'assurance
De tant conserver leur finance;
Car tel y peut mettre la main
Qui tout emporterait demain.
Aux richesses font grande injure
Qui leur ravissent leur nature;
Car leur nature est de courir
Pour gens aider et secourir
Sans jamais être emprisonnées,
Pour ce Dieu nous les a données.
Or ils les cachent au-dedans;
Mais richesses de tels tyrans,
Qui mieux selon leurs destinées
Veulent être disséminées,
Savent se venger noblement;
Car après eux honteusement
S'acharnent, les brisent, les hersent
Et de trois glaives leur coeur percent:
Li premier est travail d'aquerre[27]; 5439
Li second qui le cuer lor serre,
C'est paor qu'en nes tole ou emble,
Quant il les ont mises ensemble,
Dont il s'esmaient sans cessier;
Li tiers est dolor du lessier,
Si cum ge t'ai dit ci-devant,
Malement se vont decevant.
Ainsinc Pecune se revanche,
Comme dame roïne et franche,
Des sers qui la tiennent enclose.
En pez se tient et se repose,
Et fait les meschéans veillier,
Et soucier et traveillier.
Sous piés si cort les tient et donte,
Qu'elle a l'onor, et cil la honte,
Et le torment et le damaige,
Qu'il languissent en son servaige.
Preu n'est-ce pas faire en tel garde,
Au mains à celi qui la garde;
Mès sans faille ele demorra
A cui que soit quant cis morra
Qui ne l'osoit mie assaillir,
Ne faire corre ne saillir.
Mais li vaillant homme l'assaillent,
Et la chevauchent et porsaillent,
Et tant as esperons la batent,
Qu'il s'en aésent et esbatent
Por le cuer qu'il ont large et ample.
A Dedalus prennent exemple,
Qui fist eles à Ycarus,
Quant par art, non mie par us,
Tindrent par mer voie commune:
Tout autel font cil à Pecune,
D'abord c'est travail d'acquérir[27b], 5463
Le second qui les vient férir,
C'est la crainte qu'on ne leur prenne
Cet or acquis à si grand' peine,
Dont ils sont navrés sans cesser;
Puis la douleur de le laisser.
Ainsi, comme ai dit tout à l'heure,
L'avare malement se leurre.
Pécune ainsi sait se venger
En reine, et sans les ménager,
Des serfs qui la tiennent enclose.
Elle en paix se tient et repose
Et fait tous ces méchants veiller,
Se soucier, se travailler,
Sous son pied les étreint et dompte;
Elle a l'honneur et eux la honte,
La peine et les chagrins cuisants,
Sous son servage languissants.
Nul profit elle ne veut faire
A qui si durement l'enserre;
Tant qu'un jour il la laissera
N'importe à qui lorsqu'il mourra,
Lui qui n'osait assaut lui faire
Ni la laisser courir sur terre.
Mais eux l'attaquent, les vaillants,
La poussent, lui pressent les flancs
Et tant des éperons la battent
Qu'ils en jouissent et s'ébattent,
Car ils ont le coeur large et grand.
Sur Dédale exemple prenant,
Qui fit par une adresse rare
Des ailes à son fils Icare
Pour ensemble passer la mer,
De même à Pécune au coeur fier
Il li font eles por voler,5473
Qu'ains se lerroient afoler
Qu'il n'en éussent los et pris:
Ne vuelent mie estre repris
De la grant ardor et du vice
A la convoiteuse Avarice;
Ains en font les grans cortoisies,
Dont lor proesces sunt prisies
Et célébrées par le monde,
Et lor vertu en sorhabonde,
Que Diex a por moult agréable
Por lor cuer large et charitable:
Car tant cum Avarice put
A Diex qui de ses biens reput
Le monde, quant il l'ot forgié
(Ce ne t'a nus apris fors gié),
Tant li est Largesce plesant,
La cortoise, la bienfesant.
Diex het avers les vilains nastres,
Et les dampne comme idolastres:
Les chetis sers maléurés,
Paoreus, et desmesurés,
Qui cuident, et por voir le dient,
Qu'il as richeces ne se lient,
Fors que por estre en séurté,
Et por vivre en benéurté.
Hé! douces richeces mortex,
Dites donc, estes-vous or tex
Que vous faciés benéurées
Gens qui si vous ont emmurées?
Car quant plus vous assembleront,
Et plus de paor trembleront.
Et comment est en bon éur
Hons qui n'est en estat séur?
Ils font ailes, pour qu'elle vole, 5497
Et se tueraient, sur ma parole,
S'ils n'avaient d'elle los et prix.
Ils ne veulent être repris
De cet âpre et malheureux vice
De l'insatiable Avarice;
Mais grand' largesses font les grands
Pour leurs hauts faits rendre éclatants
Et célébrés de par le monde,
Et leur valeur en surabonde.
Car moult est à Dieu gracieux
Coeur charitable et généreux;
Autant put l'Avarice immonde
A Dieu, qui de ses biens le monde
Combla, quand il l'eut façonné,
Comme je te l'ai sermonné,
Autant est Largesse plaisante,
La courtoise et la bienfaisante.
Dieu hait les avares, ces chiens,
Et les damne comme païens,
Esclaves chétifs, misérables
Et lâches et insatiables,
Qui pensent et s'en vont criant
Que s'ils s'attachent à l'argent,
Ce n'est que précaution sage
Pour vivre heureux tretout leur âge.
Douces richesses, dites donc,
Vraiment, avez-vous coeur si bon
Que justement bonheur foisonne
A qui si bien vous emprisonne?
Non. Plus ils vous amasseront
Et plus de peur ils trembleront,
Car du bonheur n'est point l'asile
Le coeur qui n'est jamais tranquille;
Benéurté donc li saudroit, 5507
Puis que séurté li faudroit.
Mès aucuns qui ce m'orroit dire,
Por mon dit dampner ou despire,
Des Rois me porroit oposer,
Qui por lor noblece aloser,
Si cum li menus pueple cuide,
Fierement metent lor estuide
A faire entor eus armer gens,
Cinq cens, ou cinq mile sergens,
Et dit-l'en tout communément
Qu'il lor vient de grant hardement:
Mès Diex set bien tout le contraire,
C'est paor qui le lor fait faire,
Qui tous jors les tormente et grieve.
Miex porroit uns ribaus de grieve,
Séur et seul par tout aler,
Et devant les larrons baler,
Sans douter eus et lor affaire,
Que li Rois o sa robe vaire,
Portant néis o soi grant masse
Du trésor que si grant amasse
D'or et de précieuses pierres:
Sa part en prendroit chascuns lierres;
Quanqu'il porteroit li todroient,
Et tuer espoir le voudraient.
Si seroit-il, ce croi, tué,
Ains que d'ilec fust remué:
Car li larrons se douteraient,
Se vif eschaper le lessoient,
Qu'il nes féist où que soit prendre,
Et par sa force mener pendre:
Par sa force! mès par ses hommes,
Car sa force ne vaut deux pommes
Quant sûreté s'évanouit, 5531
Le bonheur aussitôt s'enfuit.
Mais aucuns entendant mon dire,
Pour le condamner et détruire,
Les Rois me pourraient lors citer
Qui pour leur noblesse exalter,
Comme le dit la multitude,
Fièrement mettent leur étude
A faire autour d'eux armer gens,
Cinq cents ou cinq mille sergens,
Et tout le menu peuple pense
Que ce leur vient de grand' vaillance.
Mais Dieu le contraire sait bien;
C'est la peur seule qui les tient
Et ne leur laisse nulle trève.
Car mieux pourrait un gueux de Grève
Tranquille et seul partout aller
Et devant les larrons baler
Sans crainte de mésaventure,
Que Rois à la riche vêture,
Quand ceux-ci porteraient tout l'or
Et les joyaux qu'en leur trésor
Pour eux tous les jours on entasse.
Chaque larron ferait main basse
Sur ce butin, dépouillerait
Le monarque et puis le tuerait;
Il le tuerait, certes, et vite
Sans le laisser prendre la fuite;
Car le larron redouterait
Que si le roi vif échappait
Il ne le fît n'importe où prendre,
Et par sa force mener pendre.
Sa force! Non; mais par ses gens,
Car sa force ne vaut deux glands
Contre la force d'ung ribaut 5541
Qui s'en iroit à cuer si baut:
Par ses hommes! par foi ge ment,
Ou ge ne dis pas proprement.
Vraiement siens ne sunt-il mie,
Tout ait-il sor eus seignorie;
Seignorie, non, mès servise,
Qu'il les doit tenir en franchise:
Ains est lor; car quant il vodront,
Lor aïdes au roi todront[28],
Et li rois tous seus demorra
Si tost cum li pueple vorra:
Car lor bontés ne lor proesces,
Lor cors, lor forces, lor sagesces
Ne sunt pas sien, ne riens n'i a,
Nature bien les li nia:
Ne Fortune ne puet pas faire,
Tant soit as hommes debonnaire,
Que nules des choses lor soient,
Comment que conquises les aient,
Dont Nature les fait estranges.
L'Amant.
Ha! Dame, por le roi des anges,
Aprenés-moi donc toutevoies
Quex choses puéent estre moies;
Et se du mien puis riens avoir:
Ce vorroie-ge bien savoir.
Raison.
Oïl, ce respondi Raison;
Mès n'entens pas champ ne maison,
Envers celle d'un gueux de Grève, 5565
Dont nul souci le coeur ne grève.
Ses gens! Non, ce serait mentir
Ou mon penser mal définir;
Car vraiment siens ne sont-ils mie,
Quoiqu'il ait sur eux seigneurie.
Que dis-je? Il est leur serviteur,
De leurs franchises défenseur,
Il est leur; car ils ont puissance
De lui refuser assistance[28b],
Et le roi tout seul restera
Sitôt que le peuple voudra;
Car leur valeur et leur prouesse,
Leur corps, leur force et leur sagesse
Ne sont pas siens, rien il n'en a,
Nature à lui ne les donna,
Et Fortune ne saurait faire,
Tant soit aux hommes débonnaire,
Qu'on possédât un seul fétu,
L'eût-on par la force obtenu,
Si nous le refusa Nature.
L'Amant.
Ha! dame, je vous en conjure,
Par le roi du ciel, dites-moi
Ce que l'on peut avoir à soi.
Pouvez-vous faire que j'apprenne
Chose qui soit toute la mienne?
Raison.
Oui, certes, répondit Raison.
Je n'entends ni champs, ni maison,
Ne robes, ne tex garnemens, 5569
Ne nus terriens tenemens,
Ne mueble de quelque maniere.
Trop as meillor chose et plus chiere,
Tous les biens que dedens toi sens,
Et que si bien es congnoissans,
Qui te demorent sans cessier,
Si que ne te puéent lessier
Por faire à autre autel servise;
Cil bien sunt tien à droite guise:
As autres biens qui sunt forain,
N'as-tu vaillant uns viés lorain.
Ne tu, ne nul homme qui vive,
N'i avés vaillant une cive:
Car sachiés que toutes vos choses
Sunt en vous-méismes encloses;
Tuit autre bien sunt de fortune,
Qui les esparpille et aüne,
Et tolt et donne à son voloir
Dont les fox fait rire et doloir;
Mès riens que Fortune feroit
Nus sages hons ne priseroit,
Ne nel' feroit lié ne dolent
Le tor de sa roë volent:
Car tuit si fait sunt trop doutable,
Por ce qu'il ne sunt pas estable:
Por ce n'est preus l'amor de li,
N'onc à prodomme n'abeli
N'il n'est drois qu'el li abelisse
Quant por si poi chiet en esclipse;
Et por ce voil que tu le saches,
Que por riens ton cuer n'i ataches,
Si n'en es-tu pas entechiés;
Mès ce seroit trop grans meschiés,
Robes ni parures mondaines, 5593
Ni possessions terriennes,
Ni meubles d'aucune valeur,
Mais quelque chose de meilleur.
C'est cette richesse suprême
Que tout homme sent en lui-même,
Qui vous demeure sans cesser
Et qui ne saurait vous laisser
Afin d'en enrichir un autre,
Car elle est absolument vôtre.
Tout autre bien extérieur
D'un vieux sanglon n'a la valeur;
Ni toi, ni nul homme qui vive,
Vaillant ne possède une cive,
Car tout ce qui vous appartient
Sache-le, dans vous-même tient.
Toute autre chose est à Fortune
Qui les éparpille une à une
Et les rassemble à son vouloir,
Dont les gens fait rire et douloir.
Mais tous ces biens, qu'elle divise
Et reprend, le sage méprise,
Et sa roue elle a beau virer,
Ne le fait rire ni pleurer;
Car tous ses dons sont redoutables,
Parce que tous ils sont instables,
Et son amour ignoble et bas
N'a pour le sage aucun appas;
Or c'est, à mon avis, justice,
Puisque si vite elle s'éclipse.
Aussi, prends en gré mon conseil,
Détache-toi d'amour pareil
Et fuis son infâme souillure.
Ce serait vileté trop dure
Se ça avant t'en entechoies, 5603
Et se tant vers les gens pechoies
Que por lor ami te clamasses,
Et lor avoir sans plus amasses,
Ou le preu qui d'aus te vendroit.
Nus prodoms à bien nel' tendroit.
Ceste amor que ge t'ai ci dite,
Fui-la comme vile et despite,
Et d'amer par amors recroi,
Et soies sages et me croi.
Mès d'autre chose te voi nice,
Quant m'as mis sus itel malice
Que ge haïne te commant;
Or di quant, en quel lieu, comment.
L'Amant.
Vous ne finastes hui de dire
Que ge doi mon seignor despire,
Por ne sai quel amor sauvage.
Qui cercheroit jusqu'en Cartage,
Et d'orient en occident,
Et bien vesquit tant que li dent
Li fussent chéoit par viellesce,
Et corust tous jors sans paresce
Tant cum porroit grant aléure,
Les pans laciés à la ceinture,
Faisant sa visitacion
Par midi, par septentrion,
Tant qu'il éust tretout véu,
N'auroit-il mie aconséu.
Ceste amor que ci dit m'avés
Bien en fu li mondes lavés
Dès lors que li Diex s'enfoïrent,
Quant li géant les assaillirent;
Si désormais tu t'en souillais, 5627
Et tant envers autrui péchais
Que leur ami te proclamasses
Et leur avoir seul recherchasses,
Ou le gain qui d'eux te viendrait;
Tout sage te mépriserait.
Cette amour que je t'ai ci-dite,
Fuis-la comme vile et maudite.
Cesse donc d'aimer par Amour,
Sois sage et crois-moi sans séjour.
Mais tu ignores bien des choses
Encor, puisqu'accuser tu m'oses
A la haine de te pousser.
Comment as-tu pu le penser?
L'Amant.
Vous n'avez cessé de me dire
Que je dois mon seigneur maudire
Pour ne sais quel sauvage amour.
Jusqu'à Carthage nuit et jour
Qui chercherait bien sans paresse,
Et jusqu'à ce que de vieillesse
Lui tombât sa dernière dent,
Et d'Orient en Occident
Courrait toujours à grande allure,
Les pans lacés à la ceinture,
Faisant sa visitation
Au sud comme au septentrion,
Tant qu'il eût vu toute la terre;
Encor ne trouverait-il guère
Cet amour que m'avez rêvé.
Bien en fut le monde lavé
Alors que tous les dieux s'enfuirent,
Quand les géants les assaillirent
Et Drois, et Chastéé, et Fois 5635
S'enfoïrent à cele fois.
Cele Amor fu si esperduë,
Qu'el s'en foï, si est perduë;
Justice qui plus pesans iere,
Si s'en foï la derreniere:
Si lessierent tretuit les terres,
Qu'ils ne porent soffrir les guerres;
As ciex firent lor habitacles,
N'onc puis, se ne fu par miracles,
N'oserent çà jus devaler:
Barat les en fit tous aler,
Qui tient en terre l'eritage
Par sa force et par son outrage.
Néis Tulles, qui mist grant cure
En cerchier secrés d'escripture,
Ne pot tant son engin débatre,
C'onc plus de trois pere ou de quatre
De tous les siecles trespassés,
Puis que cis mons fu compassés,
De si fines amors trovast.
Si croi que mains en esprovast
De ceus qui à son tens vivoient,
Qui si amis de bouche estoient:
N'encor n'ai-ge nul leu léu
Que l'en en ait nul tel véu.
Et sui-ge plus sages que Tulles?
Bien seroie fox et entulles,
Se tex amors voloie querre,
Puis qu'il n'en a mès nule en terre.
Tele amor donques où querroie,
Quant ça jus ne la troveroie?
Puis-ge voler avec les grues,
Voire saillir outre les nues,
Et que Chasteté, Droit et Fois 5659
S'enfuirent toutes à la fois;
Cette Amour s'enfuit éperdue
Et pour la terre fut perdue.
Justice qui plus lourde était
La dernière aussi s'envolait.
Tous abandonnèrent la terre,
Ne pouvant plus souffrir la guerre
Et prirent domicile aux cieux.
Depuis, sauf quelques jours heureux,
Nul n'osa plus ci-bas descendre.
La Fraude fut leurs places prendre
Qui les avait d'ici chassés
Et sous son joug nous a forcés.
Tulle même qui mit grand' cure,
A chercher secrets d'écriture,
Ne put, malgré tout son savoir,
Dans tous les siècles passés voir,
Depuis que Dieu créa le monde,
D'Amour si fine et si profonde
Plus de quatre exemples ou trois.
Il en eût moins trouvé, je crois,
Parmi les hommes de son âge
Si grands amis par le langage;
Encore n'ai-je pas bien lu
Qu'un seul nul ait de ses yeux vu.
Eh! suis-je plus sage que Tulle?
Serais-je assez sot et crédule
De vouloir chercher ici-bas
Un amour qui n'existe pas?
Puis-je voler avec les grues
Ou passer par delà les nues,
Comme le cygne qu'élevait
Socrate? Où donc habiterait
Cum fist li cine Socratès? 5669
N'en quier plus parler, jà m'en tès.
Ne sui pas de si fol espoir;
Li Diex cuideroient espoir
Que j'assaillisse paradis,
Cum firent les géans jadis:
S'en porroie estre foldriez,
Ne sai se vous le voldriez,
Si n'en doi-ge pas estre en doute.
Raison.
Biaus amis, dist-ele, or escoute:
Jà voler ne t'en covendra,
Mès voloir, et chascun vodra;
Par quoi sans plus croies mes euvres,
Jà ne covient qu'autrement euvres,
S'à ceste amor ne pués ataindre,
Car ausinc bien puet-il remaindre
Par ton defaut cum par l'autrui,
Je t'enseignerai bien autre hui:
Autre, non pas, mès ce méismes
Dont chascun puet estre à méismes,
Mès qu'il prengne l'entendement
D'amors ung poi plus largement;
Qu'il aint en généralité,
Et laist espécialité;
Ni face jà communion
De grant participacion.
Tu pués amer generaument
Tous ceus du monde loiaument;
Aime les tous autant cum un,
Au mains de l'amor du commun;
Fai tant que tex envers tous soies
Cum tous envers toi les vodroies;
Cet amour inconnu sur terre? 5693
Assez dit, car je veux m'en taire.
Je ne suis pas si fol vraiment,
Car les dieux croiraient sûrement
Que je veux tenter l'escalade
Des géants, et leur escapade,
Quand ils furent tous foudroyés.
Pour moi vous ne le voudriez,
Ceci ne me fait aucun doute.
Raison.
Bel ami, me dit-elle, écoute.
Voler point ne te conviendra,
Mais vouloir et chacun voudra.
Aussi, crois-moi sans plus attendre,
Et fais ce que tu vas entendre,
Si trop sublime est cet amour;
Au fait peut-il faillir un jour
Par toi ou par autrui peut-être.
Autre amour te ferai connaître;
Autre, non; le même plutôt,
Mais plus accessible et moins haut;
Mais pour cet amour bien comprendre,
Il faut plus largement l'étendre.
Or aime en généralité,
Laisse la spécialité
Et de ton coeur jamais ne donne
Grand' part à la même personne.
Tu peux aimer d'amour loyal
Toute personne en général,
Toutes aimer autant comme une,
Tout au moins d'amitié commune.
Sois envers toutes, c'est la loi,
Comme les voudrais envers toi;
Ne fai vers autre, ne porchace 5701
Fors ce que tu veus qu'en te face;
Et s'ainsinc voloies amer,
L'en te devroit quite clamer,
Et ceste ies-tu tenus ensivre,
Sans ceste ne doit nus hons vivre.
Et porce que ceste amor lessent
Cil qui de mal faire s'engressent,
Sunt en terre establi li juge
Por estre deffense et refuge
A cel cui li monde forfet,
Por faire amender le meffet,
Por ceus pugnir et chastoier
Qui por ceste amor renoier,
Murdrissent les gens et afolent,
Ou ravissent, emblent et tolent,
Ou nuisent par detraccion,
Ou par faulce accusacion,
Ou par quiexque malaventures,
Soient apertes, ou oscures,
Si convient que l'en les justise.
L'Amant.
Ha! Dame, por Diex de justise
Dont jadis fu si grant renons,
Tandis cum parole en tenons,
Et d'enseigner moi vous penés,
S'il vous plaist, un mot m'aprenés.
Raison.
Di quel.
L'Amant.
Volentiers. Ge demant
Que me faciés un jugement
Ne fais aux autres ni pourchasse 5725
Fors ce que tu veux qu'on te fasse,
Et si tel tu voulais aimer,
L'on te devrait quitte clamer.
Voici l'amour qu'il te faut suivre,
Hors lui nul homme ne doit vivre.
Et c'est parce que le méchant
Toujours va cet amour fuyant,
Qu'en terre on établit le juge,
Pour être et défense et refuge
Du faible à qui l'on a forfait,
Pour faire amender le méfait,
Pour blâmer, punir ceux qui volent
Leurs semblables et les violent,
Les frappent pour les dépouiller,
Qui pour cet amour renier,
Par toutes sortes d'impostures,
Soit apparentes, soit obscures,
Font le mal par détraction
Ou par fausse accusation.
Telles gens il faut qu'on punisse.
L'Amant.
Ha! Par Dieu, dame, de Justice,
Dont jadis fut si grand renom,
Puisqu'aussi bien en parle-t-on
Et que vous cherchez à m'instruire,
Ne pourriez-vous un mot me dire?
Raison.
Dis, quel mot?
L'Amant.
Dame, simplement
Daignez me faire un jugement
D'Amors et de Justise ensemble: 5729
Lequiex vaut miex si cum vous semble?
Raison.
De quel Amor dis-tu?
L'Amant.
De ceste
Où vous volés que ge me mete:
Car cele qui s'est en moi mise
Ne bé-ge pas à metre en juise.
Raison.
Certes, fox, bien en fais à croire,
Mès se tu quiers sentence voire,
La bonne amor miex vaut.
L'Amant.
Provés.
Raison.
Voulentiers voir. Quant vous trovés
Deux choses qui sont convenables,
Nécessaires et profitables,
Cele qui plus est nécessoire,
Vaut miex.
L'Amant.
Dame, c'est chose voire.
Raison.
Or te pren bien ci donques garde,
La nature d'andeus esgarde;
D'Amour et de Justice ensemble. 5753
Lequel vaut mieux, que vous en semble?
Raison.
Mais quel Amour dis-tu?
L'Amant.
Celui
Que me conseillez aujourd'hui;
Car l'amour qui remplit mon âme
Onc ne saurais-je souffrir, dame,
Que le missiez en jugement.
Raison.
Pauvre fol, tu voudrais vraiment
En faire accroire à tout le monde.
Puisque tu veux que je réponde:
Le bon Amour vaut mieux.
L'Amant.
Prouvez.
Raison.
Bien volontiers. Quand vous trouvez
Deux choses qui sont convenables,
Nécessaires et profitables,
La plus nécessaire vaut mieux.
L'Amant.
C'est, dame, fort judicieux.
Raison.
Or donc, à ceci prends bien garde,
La nature des deux regarde.
Ces deux choses où qu'els habitent, 5745
Sunt nécessaires et profitent.
L'Amant.
Voirs est.
Raison.
Dont di-ge d'eus itant,
Que miex vaut la plus profitant.
L'Amant.
Dame, bien m'i puis accorder.
Raison.
Nel' te voil donc plus recorder;
Mès plus tient grant nécessité
Amors qui vient de charité,
Que Justice ne fait d'assez.
L'Amant.
Prouvez, dame, ains qu'outre-passez.
Raison.
Volentiers. Bien te di sans feindre,
Que plus est nécessaire et greindre
Li bien qui par soi puet soffire;
Par quoi fait trop miex à eslire,
Que cil qui a mestier d'aïe:
Ce ne contrediras-tu mie.
L'Amant.
Porquoi nel' faites-vous entendre,
Savoir s'il i a que reprendre?
Elles sont bonnes toutes deux 5771
Et profitables en tous lieux.
L'Amant.
C'est vrai.
Raison.
Mais, c'est incontestable,
Meilleure est la plus profitable.
L'Amant.
Dame, soit, je le reconnais.
Raison.
Je n'y reviens plus désormais.
Amour a Charité pour mère,
Il est beaucoup plus nécessaire,
Que Justice et plus fait besoin.
L'Amant.
Prouvez avant d'aller plus loin.
Raison.
Volontiers, je soutiens mon dire.
Le bien qui par soi peut suffire
Est plus nécessaire et plus grand;
On fait mieux en le choisissant
Que celui qui a besoin d'aide,
Ce point encore me concède.
L'Amant.
Un exemple ouïr en voudrais,
Pour voir si vous l'accorderais.
Ung exemple oïr en vorroie, 5763
Savoir s'accorder m'i porroie.
Raison.
Par foi quant d'exemple me charges,
Et de pruéves, ce sont grans charges;
Toutevois exemple en auras,
Puisque par ce miex le sauras.
S'uns hons puet bien une nef traire
Sans avoir d'autre aïe afaire,
Que jà par toi bien ne trairoies,
Trait-il miex que tu ne feroies?
L'Amant.
Oïl, dame, au mains au chaable.
Raison.
Or pren ci donques ton semblable:
Et si soies bien entendans,
Se Justice dormoit gisans,
Si seroit Amors soffisant,
Que tu vas ci moult despisant,
A mener bele vie et bonne,
Sans justicier nule personne;
Mès sans Amors Justice, non,
Por ce Amors a meillor renon.
L'Amant.
Provés-moi ceste.
Raison.
Volentiers:
Or te taiz donc endementiers.
Veuillez vous faire mieux comprendre. 5789
Qui sait s'il n'est rien à reprendre?
Raison.
Or soit, exemples en auras,
Puisque mieux ainsi le sauras.
Mais ces preuves dont tu me charges,
Sais-tu que ce sont grandes charges?
L'homme qui pourrait un vaisseau,
Sans aide, seul tirer sur l'eau,
Chose que tu ne saurais faire,
Est-il plus fort que toi?
L'Amant.
Oui, chère,
A tirer le câble, s'entend.
Raison.
Eh bien, ce même exemple prend
Et tâche à saisir ma pensée.
Si Justice était trépassée,
Seul Amour serait suffisant,
L'Amour que tu vas dédaignant,
A mener belle vie et bonne
Sans condamner nulle personne;
Mais sans Amour Justice non.
Donc Amour a meilleur renom.
L'Amant.
Prouvez-le.
Raison.
C'est chose facile;
Mais laisse-moi parler tranquille.
Justice qui jadis regnoit,5785
Où tens que Saturne vivoit,
Cui Jupiter copa les coilles
Ausinc cum se fussent andoilles,
(Moult ot cil dur filz et amer)
Puis les geta dedens la mer,
Dont Venus la déesse issi,
Car li Livres le dit ainsi:
S'ele iert en terre revenuë,
Et fust autresinc bien tenuë
Au jor-d'ui cum elle estoit lores,
Si seroit-il mestier encores
As gens entr'eus qu'il s'entr'amassent,
Combien que Justice gardassent:
Car puis qu'Amors s'en vodroit fuire,
Justice en feroit trop destruire;
Mais se les gens bien s'entr'amoient,
Jamès ne s'entreforferoient,
Et puis que forfait s'en iroit,
Justice de quoi serviroit?
L'Amant.
Dame, ge ne sai pas de quoi.
Raison.
Bien t'en croi: car pésible et coi
Tretuit cil du monde vivroient,
Jamès roi ne prince n'auroient;
Ne seroit baillif, ne prevost,
Tant seroit li pueple dévost.
Jamès juge n'orroit clamor:
Dont di-ge que miex vaut Amor
Simplement que ne fait Justice,
Tant aille-ele contre malice,
Justice qui jadis régnait 5811
Au temps que Saturne vivait,
Dont Jupiter coupa les couilles,
Ainsi que de simples andouilles,
(Un fils bien dur, ce Jupiter!)
Et les jeta dedans la mer,
D'où naquit Vénus la déesse,
C'est l'histoire qui le professe:
Si donc Justice revenait
Et si chacun la respectait
Comme en cet âge mémorable,
Encore, c'est indiscutable,
Les hommes devraient-ils s'aimer
Tout en la faisant estimer;
Car Amour mort, il faut le dire,
Justice en ferait trop détruire.
Mais si les gens bien s'entr'aimaient,
Oncques ne s'entreforferaient,
Et quand serait parti le vice,
A quoi donc servirait Justice?
L'Amant.
Dame, je ne sais pas à quoi.
Raison.
Je te crois; car paisible et coi
Tout le monde vivrait sur terre;
De rois, de princes n'auriez guère,
Non plus ni bailli ni prévôt,
Tant le peuple serait dévot;
Jamais juge n'aurait de cause.
Donc Amour est meilleure chose
Que Justice tout simplement,
Combien qu'elle aille réprimant
Qui fu mere des seignories 5815
Dont les franchises sunt péries.
Car se ne fust mal et péchiés
Dont li mondes est entechiés,
L'en n'éust onques roi véu,
Ne juge en terre congnéu.
Si se pruevent-il malement,
Qu'il déussent premierement
Trestout avant eus justicier,
Puisqu'en se doit en eus fier;
Et loial estre et diligent,
Non pas lasche, ne négligent,
Ne convoiteus, faus, ne faintis
Por faire droiture as plaintis:
Mès or vendent les jugemens,
Et bestornent les erremens,
Et taillent et cuellent et saient,
Et les povres gens trestout paient.
Tuit s'efforcent de l'autrui prendre:
Tex juge fait le larron pendre,
Qui miex déust estre pendus,
Se jugement li fust rendus
Des rapines et des tors fais
Qu'il a par son pooir forfais.
XXXVI
Comment Virginius plaida
Devant Apius, qui jugea
Que sa fille à tout bien taillée,
Fust tost à Claudius baillée.
Ne fist bien Apius à pendre,
Qui fist à son serjant emprendre
Le Mal, père des seigneuries, 5841
Dont les franchises sont péries.
Car sans le Mal ni le Péché,
Dont tout le monde est entaché,
On n'eût jamais vu roi sur terre
Ni de justice régulière.
Car les juges premièrement
Se conduisent si malement
Qu'ils se devraient juger soi-même,
S'ils veulent que chacun les aime,
Être loyaux et diligents,
Non pas lâches ni négligents,
Ni faux, ni rongés d'avarice
Et faire aux malheureux justice.
Mais ils vendent les jugements,
Ils renversent les errements,
Ils cueillent, rognent et taillent,
Et pauvres gens leur argent baillent.
Ils ne songent qu'à rapiner,
Et tel on entend condamner
Un larron, qu'on dût plutôt pendre,
Si jugement on voulait rendre
Des rapines et des torts faits
Qu'il a par son pouvoir forfaits.
XXXVI
Comment Virginius plaida
Devant Appius qui jugea
Que sa fille si bien taillée
Fût tôt à Claudius baillée.
La corde Appius valait-il,
Quand il poussait son agent vil
Par faus tesmoings, fauce querele 5845
Contre Virgine la pucele[29],
Qui fu fille Virginius,
Si cum dist Titus Livius
Qui bien set le cas raconter,
Por ce qu'il ne pooit donter
La pucele qui n'avoit cure
Ne de li, ne de sa luxure.
Li ribaus dist en audience:
Voir image
Sire juges, donnés sentence
Por moi, car la pucele est moie;
Por ma serve la proveroie
Contre tous ceus qui sunt en vie:
Car où qu'ele ait esté norrie,
De mon ostel me fu emblée
Dès-lors, par poi, qu'ele fu née,
Et baillie à Virginius.
Si vous requier, sire Apius,
Que vous me délivrés ma serve,
Car il est drois qu'ele me serve,
Non pas celi qui l'a norrie:
Et se Virginius le nie,
Tout ce sui-ge prest de prover,
Car bons tesmoings en puis trover.
Ainsinc parloit li faus traïstre
Qui du faus juge estoit menistre;
Et cum li plais ainsinc alast,
Ains que Virginius parlast,
Qui tout estoit prest de respondre
Por ses aversaires confondre,
Juga par hastive sentence
Apius que, sans atendence,
Fust la pucele au serf renduë.
Et quant la chose a entenduë
Par faux témoins, par félonie, 5871
Contre la belle Virginie[29b],
La fille de Virginius,
Si j'en crois Titus-Livius
Qui cet événement rappelle,
Ne pouvant dompter la pucelle
Qui cet infâme méprisait
Et sa luxure repoussait?
Claudius dit à l'audience:
Juge, donnez pour moi sentence,
Car je puis prouver comme quoi
Cette jeune esclave est à moi
Contre tous ceux qui sont en vie;
Car où qu'elle ait été nourrie,
Je déclare, sire Appius,
Qu'elle fut à Virginius,
Quand on me l'eut prise, donnée,
En mon hôtel à peine née.
Cette esclave que l'on me doit
Faites-moi rendre, c'est mon droit,
Par cet homme qui l'a nourrie;
Et si Virginius le nie,
Je suis prêt à vous le prouver,
Car bons témoins en puis trouver.
Ainsi déposait ce faux traître
Au juge son infâme maître.
Heureux qu'ainsi tout se passât,
Sans que Virginius parlât
Qui s'apprêtait à lui répondre
Pour son adversaire confondre,
Lors Appius hâtivement
Jugea qu'immédiatement
Fût la pucelle au serf rendue.
Aussitôt la chose entendue,
Li bons prodons devant nommés, 5879
Bons chevaliers, bien renommés,
C'est assavoir Virginius,
Qui bien voit que vers Apius
Ne puet pas sa fille deffendre,
Ains li convient par force rendre,
Et son cors livrer à hontage,
Si change honte por damage
Par merveilleus apensement,
Se Titus-Livius ne ment.
XXXVII
Comment après le jugement
Virginius hastivement
A sa fille le chief couppa,
Dont de la mort point n'échappa;
Et mieulx ainsi le voulut faire,
Que la livrer à pute affaire;
Puis le chief presenta au juge
Qui en escheut en grant déluge.
Car il par amors, sans haïne,
Voir image
A sa belle fille Virgine
Tantost a la teste copée,
Et puis au juge présentée
Devant tous en plain consistoire;
Et li juges, selonc l'estoire,
Le commanda tantost à prendre
Por li mener ocir ou pendre.
Mès ne l'occit ne ne pendi,
Car li pueples le deffendi
Qui fu tous de pitié méus,
Si tost cum li fais fu séus;
Ce vaillant ci-devant nommé, 5905
Bon chevalier, bien renommé,
C'est le père de Virginie,
Voyant que sa fille chérie
Contre Appius ne peut sauver,
Mais que par force il doit livrer
Ce corps si cher à la luxure,
Le deuil préfère à la souillure
Dans un sublime égarement,
Si Titus-Livius ne ment.
XXXVII
Comment après le jugement
Virginius hâtivement
A sa fille coupe la tête,
Aimant bien mieux la perdre honnête
Que la livrer au déshonneur
De son hideux persécuteur,
Puis cette tête apporte au juge
Qui succombe en un grand déluge.
Car sans haine, mais par amour,
A sa fille ravit le jour
Virginius, et cette tête
Sanglante aux pieds du juge jette,
En plein forum, aux yeux de tous.
L'histoire dit que de courroux
Le juge ordonna de le prendre
Pour le mener occire ou pendre.
Il ne fut occis ni pendu,
Mais par la foule défendu,
Qui de pitié se lève émue
Sitôt que la chose est connue,
Puis fu por ceste mesprison 5909
Apius mis en la prison,
Et là s'occist hastivement
Ains le jor de son jugement;
Et Claudius li chalengieres
Jugiés fu à mort comme lieres,
Se ne l'en éust respitié
Virginius par sa pitié,
Qui tant volt li pueple proier,
Qu'en essil le fist envoier,
Et tuit cil condampnés morurent
Qui tesmoingz de la cause furent.
Briefment juges font trop d'outrages,
Lucan redit, qui moult fu sages[30],
C'onques vertu et grant pooir
Ne pot nus ensemble véoir;
Mès sachent que s'il ne s'amendent,
Et ce qu'il ont mal pris ne rendent,
Li poissans juges pardurables
En enfer avec les diables
Lor en metra où col les las.
Ge n'en met hors rois ne prélas,
Ne juge de quelconque guise,
Soit séculier, ou soit d'église;
N'ont pas les honors por ce faire,
Sans loier doivent à chief traire
Les quereles que l'en lor porte,
Et as plaintis ovrir la porte,
Et oïr en propres personnes
Les quereles faulses ou bonnes.
N'ont pas les honors por noiant,
Ne s'en voisent jà gorgoiant,
Qu'il sunt tui serf au menu pueple,
Qui le païs acroist et pueple,
Et pour sa noire trahison 5935
Conduit Appius en prison,
Où sans attendre sa sentence
Il mit fin à son existence;
Et Claudius cet imposteur
Eût péri comme un vil voleur,
Si Virginius n'eût sa vie
Sauvé de la foule en furie.
Tant le peuple il vint supplier
Qu'en exil le fit envoyer;
Mais tous par supplice moururent
Ceux qui témoins au procès furent.
Bref les juges sont trop pervers.
Le grand Lucain dit en ses vers[30b]
Que Vertu jamais et Puissance
N'ont ensemble fait alliance.
Mais s'ils n'amendent leurs péchés,
S'ils gardent ces biens arrachés
Par le vol, le juge suprême
En enfer par Satan lui-même
Leur fera meure au col ses lacs.
Je n'excepte rois ni prélats,
Ni juges de quelconque guise,
Soit séculier ou soit d'Église.
Nous ne les comblons pas d'honneurs
Pour exploiter comme voleurs
Les querelles qu'on leur apporte,
Ou fermer aux plaignants leur porte;
Mais pour en personne juger
Procès sincère ou mensonger.
Ils sont les serfs du menu peuple
Qui le pays accroît et peuple,
Et n'a pas voulu les charger
D'honneurs pour voir se rengorger
Et li font seremens et jurent 5943
De faire droit tant comme il durent.
Par eus doivent cil en pez vivre,
Et cil les maufaitors porsivre,
Et de lor mains les larrons pendre,
S'il n'estoit qui vosist emprendre
Por lor personnes tel office,
Puisqu'il doivent faire justice.
Là doivent metre lor ententes,
Por ce lor baille-l'en les rentes.
Ainsinc au pueple le promistrent
Cil qui premiers les honors pristrent.
Or t'ai, se bien l'as entendu,
Ce que tu m'as requis, rendu,
Et les raisons as-tu véuës
Qui me semblent à ce méuës.
L'Amant.
Dame, certes bien me paiés,
Et ge m'en tiens bien apaiés,
Comme cil qui vous en merci;
Mès or vous oï nomer ci,
Si cum moi semble, une parole
Si esbaléurée et fole,
Que qui vodroit, ce croi, muser
A vous emprendre à acuser,
L'en n'i porroit trover deffenses.
Raison.
Bien voi, fet-ele, à quoi tu penses;
Une autre fois quant tu vorras,
Excusacion en orras,
S'il te plaist à rementevoir.
Ces sots qui par serments lui jurent 5969
D'écouter ceux qui les adjurent.
Chacun par eux doit vivre en paix;
Ils doivent punir les forfaits
Et de leurs mains les larrons pendre,
Si nul ne voulait l'entreprendre
Et pour les remplacer s'offrir,
Car Justice doit d'eux venir.
Voilà ce qu'au peuple promirent
Ceux qui premiers les honneurs prirent,
Tel est leur devoir, s'il vous plaît,
Pour ce des rentes on leur fait.
Or te fis, si voulus l'entendre,
Ce que tu demandais, comprendre,
Et les raisons t'ai rassemblé
Qui les meilleures m'ont semblé.
L'Amant.
Certes oui, dame; en conscience,
Comptez sur ma reconnaissance,
Et je vous dis cent fois merci.
Pourtant vous m'avez dit ici,
Comme il me semble, une parole
Si inconséquente et si folle,
Que si je voulais m'arrêter
A vous confondre et réfuter,
Vous n'y sauriez trouver défenses.
Raison.
Je sais, dit-elle, à quoi tu penses.
Une autre fois, quand tu voudras,
Mon excuse tu entendras
S'il te convient que j'y revienne.
L'Amant.
Dont le ramentevrai-ge voir, 5972
Dis-ge cum remembrans et vistes,
Par tel mot cum vous le déistes,
Si m'a mes mestres deffendu
(Car ge l'ai moult bien entendu),
Que jà mot n'isse de ma boiche
Qui de ribaudie s'aproiche;
Mès dès que je n'en suis faisierres,
J'en puis bien estre recitierres:
Si nommerai le mot tout outre:
Bien fait qui sa folie moustre
A celi qu'il voit foloier.
De tant vous puis or chastoier;
Si aparcevrés vostre outrage,
Qui vous faigniés estre si sage.
Raison.
Ce voil-ge bien, dist-ele, entendre;
Mès de ce me restuet deffendre,
Que tu de haïne m'oposes;
Merveille est comment dire l'oses.
Sés-tu pas qu'il ne s'ensieut mie,
Se leissier veil une folie,
Que faire dole autel ou graindre,
Ne por ce se ge veil estaindre
La fole amor à quoi tu bées,
Commans-ge por ce que tu hées[31]?
Ne te sovient-il pas d'Oraces
Qui tant ot de sens et de graces?
Oraces dist, qui n'est pas nices,
Quant li fol eschivent les vices[32],
L'Amant.
Céans donc je vous y ramène. 5998
Or m'a mon maître défendu
(Car je l'ai moult bien entendu)
Qu'oncques ne sorte de ma bouche
Mot qui chose honteuse touche,
Comme vous fîtes à l'instant;
Il m'en souvient parfaitement.
Mais dès que je n'en suis pas cause,
Bien puis-je répéter sans glose
Et dire franchement le mot.
Il est plaisant de voir un sot
Narguer d'un autre la sottise.
Droit est qu'autant à vous j'en dise
Qui si sage vous déclarez,
Vos excès lors apercevrez.
Raison.
Je crois, me dit-elle, comprendre;
Mais je saurai bien me défendre
A la haine de te pousser.
Comment oses-tu le penser?
De peur d'une sottise faire,
Crois-moi, ce n'est pas nécessaire
D'en faire une autre ou pis encor.
Si j'ai dit d'éteindre d'abord
Cette folle amour qui t'entraîne,
Est-ce te commander la haine[31b]?
Horace a dit, qui n'est pas sot:
Le fol qui veut fuir un défaut
Retombe dans l'excès contraire
Et pire encore est son affaire[32b].
Il se tornent à lor contraire; 6001
Si n'en vaut pas miex lor affaire.
Amors ne voil-ge pas deffendre
Que l'en n'i doie bien entendre,
Fors que cele qui les gens blece;
Por ce se ge deffens ivrece,
Ne voil-ge pas deffendre à boivre:
Ce ne vaudroit ung grain de poivre.
Se fole largesce devée,
L'en me tendroit bien por desvée,
Se ge commandoie avarice:
Car l'une et l'autre est trop grant vice;
Ge ne fais pas tes argumens.
L'Amant.
Si faites voir.
Raison.
Par foi, tu mens.
Jà ne te quier de ce flater,
Tu n'as pas bien, por moi mater,
Cerchiés les livres anciens,
Tu n'es pas bons logiciens.
Ge ne lis pas d'amors ainsi,
Onques de ma bouche n'issi
Que nule riens haïr doie-en,
L'en i puet bien trover moien;
C'est l'amor que j'aim tant et prise,
Que ge t'ai por amer aprise.
Autre amor naturel i a
Que Nature ès bestes créa,
Par quoi de lor faons chevissent,
Et les aleitent et norrissent.
Cet esprit sage et délié 6027
Est-il à ce point oublié?
Avant tout, cherche à bien comprendre:
L'amour que je te veux défendre,
C'est celui qui blesse les gens,
Et si l'ivresse je défends,
Je ne défends certes de boire,
Ce serait par trop dérisoire.
Folle largesse est un défaut,
Mais il serait encor plus sot
A moi de louer l'avarice,
Car l'une et l'autre est trop grand vice;
Je ne fais pas tels arguments.
L'Amant.
Si fait, dame.
Raison.
Ma foi, tu mens.
Crois-tu que tu me déconcertes?
Ce n'est pas pour te flatter, certes,
Mais tu connais peu les anciens;
C'était meilleurs logiciens.
Tel amour je ne veux élire,
Jamais ma bouche n'osa dire
Que l'on haït aucunement;
Mais on peut aimer autrement
De l'amour que tant j'aime et prise
Et que je t'ai naguère apprise.
Autre amour naturel y a
Que Nature aux bêtes donna,
Par quoi leur faons bas elles mettent,
Les nourrissent et les allaitent.
De l'amor dont ge tiens ci conte 6029
Se tu vués que ge te raconte
Quex est le defenissemens,
C'est naturex enclinemens
De voloir garder son semblable
Par entencion convenable,
Soit par voie d'engendréure,
Ou par cure de norreture.
A ceste amor sunt près et prestes
Ausinc li home cum les bestes.
Ceste amor, combien que profite,
N'a los, ne blasme, ne merite;
Ne font à blasmer, n'a loer,
Nature les i fait voer.
Force lor fait, c'est chose voire,
N'el n'a sor nul vice victoire;
Mès sans faille, s'il nel' faisoient,
Blasme recevoir en devroient.
Ausinc cum quant uns hons menguë,
Quel loenge l'en est déuë?
Mès s'il forjuroit le mengier,
L'en le devroit bien ledengier.
Mès bien sai que tu n'entens pas
A ceste amor, por ce m'en pas:
Moult as empris plus fole emprise
De l'amor que tu as emprise;
Si la te venist miex lessier,
Se de ton preu vués apressier.
Neporquant si ne voil-ge mie
Que tu demores sans amie;
Met, s'il te plaist, à moi t'entente.
Sui-ge pas bele dame et gente,
Digne de servir un prodomme,
Et fust emperere de Romme?
De cet amour tout bestial, 6055
Quel est le but pour l'animal?
Inspiré par je ne sais quelle
Passion toute naturelle,
Il n'a point d'autre intention
Que, par la reproduction,
Par les soins et par la tendresse,
De perpétuer son espèce.
A cet amour sont tous enclins
Les animaux et les humains,
Et cet amour, quoiqu'il profite,
Blâme ou louange ne mérite
Et n'est bon ni mauvais, ma foi;
De Nature à eux cette loi
S'impose, et puis il est notoire
Que sur nul vice il n'a victoire;
Mais bien plus, s'ils ne le faisaient,
Blâme recevoir en devraient.
Par exemple l'homme qui mange
Mérite-t-il une louange?
Mais si manger il refusait,
A bon droit on le blâmerait.
Ce n'est pas l'amour que pourchasse
Ton coeur, j'espère; donc je passe.
Plus folle entreprise as conçu
Par cet amour qui t'a déçu;
Aussi laisse-le, je t'engage;
Pour ton honneur c'est le plus sage.
N'en conclus pas que ton devoir
Soit de ne point d'amie avoir.
De moi veux-tu pour ton amante?
Suis-je pas belle dame et gente,
Digne du plus noble seigneur,
Fût-il de Rome l'empereur?
Si veil t'amie devenir; 6063
Et se te vués à moi tenir,
Sés-tu que m'amor te vaudra
Tant, que jamès ne te faudra
Nule chose qui te conviengne
Por meschéance qui t'aviengne?
Ains te verras si grant seignor,
C'onc n'oïs parler de greignor.
Ge ferai quanque tu vorras,
Jà si haut voloir ne porras,
Mès que sans plus faces mes euvres;
Jà ne convient qu'autrement euvres.
Si auras en cest avantage
Amie de si haut parage,
Qu'il n'est nule qui s'i compere.
Fille sui Diex le sovrain pere
Qui tele me fist et forma:
Regarde ci quele forme a,
Et te mire en mon cler visage;
Onques pucele de parage
N'ot d'amer tel bandon cum gié,
Car j'ai de mon pere congié
De faire ami et d'estre amée;
Jà n'en serai, ce dit, blasmée,
Ne de blasme n'auras-tu garde,
Ains t'aura mes peres en garde,
Et norrira nous deus ensemble.
Dis-ge bien? respon, que t'en semble?
Li Diex qui te fait foloier
Sieust-il ses gens si bien poier?
Lor apareille-il si bon gages
As fox dont il prent les hommages?
Por Diex, gar que ne me refuses.
Trop sunt dolentes et confuses
Eh bien, je veux être ta mie; 6089
Si tu veux me donner ta vie,
Mon amour te profitera
Tant, qu'onques ne te manquera
Nulle chose qui te convienne,
Pour infortune qui t'advienne.
Tu te verras plus grand seigneur
Que le plus puissant empereur,
Et si haut que ton coeur aspire,
Je ferai tout ce qu'il désire;
Mais il faudra ma volonté
Toujours faire avec loyauté.
Alors tu auras en partage
Amante de si haut parage,
Qu'il n'en est point à comparer.
Je suis, tu ne dois l'ignorer,
La fille du Souverain Père,
De Dieu, qui se plut à me faire
Et belle et bonne comme lui.
Regarde-le, mon tendre ami,
Et te mire en mon clair visage;
Oncques fille de haut parage
N'eut d'aimer tel pouvoir que j'ai,
Car de mon père j'ai congé
D'ami choisir et d'être aimée
Et jamais n'en serai blâmée;
Nul non plus ne te blâmera,
Mais en sa garde nous tiendra
Mon père tous les deux ensemble.
Dis-je bien? Réponds, que t'en semble?
Le Dieu qui te fait tant crier,
Sait-il si bien ses gens payer,
Et donne-t-il de si bons gages
A ceux dont il reçoit hommages?
Puceles qui sunt refusées, 6097
Quant de prier ne sunt usées,
Si cum tu méismes le prueves
Par Equo, sans querre autres prueves.
L'Amant.
Or me dites donques ainçois,
Non en latin, mais en françois,
De quoi volés que je vous serve.
Raison.
Sueffre que ge soie ta serve,
Et tu li miens loiaus amis:
Li Diex lairas qui ci t'a mis,
Et ne priseras une prune
Toute la roë de Fortune.
A Socrates seras semblables[33],
Qui tant fu fers et tant estables,
Qu'il n'ert liés en prospérités,
Ne tristes en aversités.
Tout metoit en une balance,
Bonne aventure et meschéance,
Et les faisoit égal peser,
Sans esjoïr et sans peser:
Car de chose, quelqu'ele soit,
N'ert joianz, ne ne l'en pesoit.
Ce fu cis, bien le dit Solin[34],
Qui par les respons Apolin
Fu jugié du mont li plus sages.
Ce fu cis à qui li visages,
De tout quanque li avenoit,
Tous jors en ung point se tenoit:
Pour Dieu, ne me refuse pas, 6123
Car trop dolentes sont, hélas!
Pucelles qui sont repoussées,
Quant elles se sont abaissées
A prier; tu connais le sort
D'Écho; souviens-toi de sa mort.
L'Amant.
Pourquoi tout ce latin, ma chère?
En bon français soyez plus claire.
Dites, que voulez-vous de moi?
Raison.
Que je sois ta servante, et toi
Mon loyal ami. La Fortune,
Crois-moi, ne vaut pas une prune.
N'hésite pas un seul instant,
Laisse ce Dieu si malfaisant,
Au bon Socrate sois semblable[33b],
Qui fut si constant et si stable,
Ni gai dans la prospérité
Ni triste dans l'adversité.
Il mettait tout dans la balance,
Bonne aventure et male chance,
Les faisait égales peser
Sans se plaindre et sans s'abuser.
Quoi qu'il arrivât, nulle chose
Ne le rendait gai ni morose.
Ce fut lui, comme dit Solin[34b],
Qui fut d'Apollon Pithyen
Jugé du monde le plus sage;
Car c'était lui dont le visage
Dans l'heur et dans l'adversité
Conservait sa sérénité.
N'onc cil mué ne le troverent 6125
Qui par ceguë le tuerent,
Por ce que plusors diex nioit,
Et en ung sol Diex se fioit,
Et préeschoit qu'il se gardassent
Que par plusors diex ne jurassent,
Eraclitus[35], Diogenés
Refurent de tiex cuers, que nés
Por povreté, ne por destrece
Ne furent onques en tristece:
Tuit fers en ung propos sotindrent
Tous les meschiés qui lor avinrent.
Ainsinc feras tant seulement,
Ne me sers jamès autrement.
Gar que Fortune ne t'abate,
Comment qu'el te tormente et bate:
N'est pas bons luitieres, ne fors,
Quant Fortune fait ses efforts,
Et le vuet desconfire ou batre,
Qui ne se puet à li combattre.
L'en ne s'i doit pas lessier prendre,
Mès viguereusement deffendre.
Si set-ele si poi de luite,
Que chascuns qui contre li luite,
Soit en palès, soit en femier,
La puet abatre au tour premier.
N'est pas hardis qui riens la doute,
Car qui sauroit sa force toute,
Et bien la congnoistroit sans doute,
Nus qui de gré jus ne se boute,
Ne puet à son jambet chéoir.
Si rest moult grant honte à véoir
D'omme qui bien se puet deffendre,
Quant il se lesse mener pendre.
Et point changé ne le trouvèrent 6153
Ceux qui par poison le tuèrent,
Plusieurs dieux parce qu'il niait
Et dans un seul Dieu se fiait,
Et leur prêchait qu'ils se gardassent
Que par plusieurs dieux ne jurassent.
Tel Héraclite avait le coeur[35b],
Et Diogène le penseur,
Qui pour pauvreté ni détresse
Oncques ne furent en tristesse.
Tous deux soutinrent sans faillir
Les coups qui les venaient férir.
Que la Fortune ne t'abatte
Combien qu'elle t'assaille et batte;
Mais comme eux fais exactement,
Ne me sers jamais autrement.
Il est sans courage et sans force,
Lorsque la Fortune s'efforce
De le battre et jeter à bas,
Celui qui ne se défend pas;
On ne doit pas s'y laisser prendre,
Mais avec vigueur se défendre.
Du reste, elle est pauvre lutteur;
Celui qui brave sa fureur,
Soit en palais, soit en chaumière,
Au premier tour peut la défaire.
L'homme est lâche qui d'elle a peur,
Car s'il connaissait sa vigueur,
Au lieu de tomber sans défense,
Son croc en jambe d'assurance
Bien saurait-il braver sans choir.
C'est en effet grand' honte à voir
L'homme qui se pourrait défendre,
Quand il se laisse mener pendre.
Tort auroit qui l'en vorroit plaindre, 6159
Qu'il n'est nule peresce graindre.
Garde donc que jà riens ne prises
Ne ses honors, ne ses servises.
XXXVIII
Comment Raison monstre à l'Amant
Voir image
Fortune la Roë tournant,
Et lui dit que tout son pouvoir,
S'il veult, ne le fera douloir.
Lesse-li sa roë torner,
Qu'el torne adès sans séjorner,
Et siet où milieu comme avugle:
Les uns de richeces avugle,
Et d'onors et de dignités;
As autres donne povretés,
Et quant li plaist tout en reporte;
S'est moult fox qui s'en desconforte,
Et qui de riens s'en esjoïst,
Puis que deffendre s'en poïst:
Car il le puet certainement
Mès qu'il le vueille seulement.
D'autre part, si est chose expresse,
Vous faites Fortune déesse,
Et jusques où ciel la levés,
Ce que pas faire ne devés;
Qu'il n'est mie drois ne raison
Qu'ele ait en paradis maison;
Et n'est pas si bien éureuse,
Ains a maison trop périlleuse.
Une roche est en mer séans,
Moult parfont où milieu léans,
Il n'est à plaindre, en vérité, 6187
Je ne sais pire lâcheté.
Crois-moi, méprise ses caprices
Et ses honneurs et ses services.
XXXVIII
Comment Raison montre à l'Amant
Fortune et son disque tournant,
Et lui dit qu'est bien peu de chose
Son pouvoir à qui braver l'ose.
Laisse-la son disque tourner,
Qu'elle tourne sans séjourner
Debout dessus comme un aveugle.
Les uns de richesse elle aveugle,
D'honneur et de prospérité,
Aux autres donne pauvreté
Et quand il lui plaît tout remporte.
Bien fol est qui s'en déconforte,
Et qui de rien s'en éjouit,
Puisqu'il peut braver son dépit;
Car il le peut sans aucun doute,
Il n'a qu'à le vouloir. Écoute:
Vous agissez en insensés,
Quand jusqu'au ciel vous exhaussez
Cette Fortune et par simplesse
Vous en faites une déesse;
Car il n'est ni droit ni raison
Qu'elle ait en Paradis maison.
Elle n'est pas si bienheureuse,
Mais a maison trop périlleuse.
En pleine mer énorme et droit
Sur un gouffre sans fond, on voit
Qui sus la mer en haut se lance, 6189
Contre qui la mer grouce et tance:
Li flots la hurtent et débatent,
Et tous jors à li se combatent,
Et maintes fois tant i cotissent[36],
Que toute en mer l'ensevelissent.
Aucunes fois se redespoille
De l'iaue qui toute la moille,
Si cum li flos arrier se tire,
Dont saut en l'air et si respire;
Mès el ne retient nule forme,
Ainçois se transmuë et reforme,
Et se desguise et se treschange,
Tous jors se vest de forme estrange;
Car quant ainsinc apert par air,
Les floretes i fait parair,
Et cum estoiles flamboier,
Et les herbetes verdoier
Zephirus, quant sur mer chevauche;
Et quant bise resoufle, il fauche
Les floretes et la verdure
A l'espée de sa froidure,
Si que la flor i pert son estre
Si-tost cum el commence à nestre.
La roche porte un bois doutable[37],
Dont li arbre sunt merveillable:
L'un est brehaigne et riens ne porte,
L'autre en fruit porter se déporte;
L'autre de foillir ne refine,
L'autre est de foilles orphenine;
Et quant l'un en sa verdor dure,
Les plusors i sunt sans verdure;
Et quant se prent l'une à florir,
A plusors vont les flors morir;
Un rocher se dresser sur l'onde 6217
Qui tout autour mugit et gronde.
Les flots tumultueux, roulants,
Incessamment battent ses flancs
Et quelquefois si haut bondissent
Que tout en mer l'ensevelissent.
Quelquefois, secouant le flot
Qui l'envahit et qui bientôt
Retombe et vaincu se retire,
Fier il se redresse et respire.
Mais toujours il change d'aspect,
Toujours se déguise et revêt
Soudain une nouvelle forme,
Toujours se mue et se transforme.
Sitôt qu'il reparaît sur l'eau,
Les fleurs de pointer aussitôt
Ainsi qu'étoiles scintillantes
Emmi les herbes verdoyantes,
Zéphir en mer de chevaucher.
Mais bientôt Bise vient faucher
Les fleurettes et la verdure
Sous le tranchant de sa froidure,
Et les fleurs toutes de mourir
Au moment de s'épanouir.
Ce roc porte un bois redoutable
Et d'une essence inexplicable.
Tel arbre étend ses rameaux verts,
L'autre ses bras maigres et clairs;
L'un est stérile et rien ne porte,
L'autre a des fruits de toute sorte.
Quand l'un veut se prendre à fleurir,
On en voit plusieurs dépérir;
Si l'un se couvre de verdure
Maints autres perdent leur parure,
L'une se hauce, et ses voisines 6223
Se tiengnent vers la terre enclines;
Et quant borjons à l'une viennent,
Les autres flestries se tiennent.
Là sunt li genestes jaiant,
Et pin et cedre nain séant.
Chascun arbre ainsinc se deforme,
Et prent l'ung de l'autre la forme;
Là tient sa foille toute flestre
Li loriers qui vers déust estre;
Et seiche redevient l'olive
Qui doit estre empreignant et vive;
Saulz, qui brehaignes estre doivent,
I florissent et fruit reçoivent;
Contre la vigne estrive l'orme,
Et li tolt du roisin la forme.
Li rossignos à tart i chante,
Mès moult i brait et se démente
Li chahuan o sa grant hure,
Prophetes de male aventure,
Hideus messagier de dolor,
En son cri, en forme et color.
Par-là, soit esté, soit ivers,
S'encorent dui flueves divers
Sordans de diverses fontaines
Qui moult sunt de diverses vaines;
L'ung rent iaues si docereuses,
Si savourées, si mielleuses,
Qu'il n'est nus qui de celi boive,
Boive en néis plus qu'il ne doive,
Qui sa soif en puisse estanchier,
Tant a le boivre dous et chier;
Car cil qui plus en vont bevant,
Ardent plus de soif que devant;
Si l'un grandit, ses voisins font 6251
Vers la terre incliner leur front;
Si les bourgeons à l'un jaillissent,
Soudain les autres se flétrissent.
Là croissent les genêts géants
Près des pins et cèdres rampants;
Chacun arbre ainsi se déforme
Et prend l'un de l'autre la forme.
Là se flétrit, sa verdeur perd
Le laurier ailleurs toujours vert,
Et là se dessèche et se glace
L'olivier fécond et vivace;
A la vigne ravit l'ormeau
Son fruit délicieux et beau;
Le saule, cet arbre stérile,
Y fleurit et devient fertile.
Le rossignol toujours s'y tait,
Mais toujours s'y lamente et brait
Le chat-huant à la grand' hure,
Prophète de male aventure,
Hideux messager de douleur
Par le cri, l'aspect, la couleur.
Par là, de diverses fontaines
Qui jaillissent de mille veines,
Hiver comme été, deux ruisseaux
Ennemis déversent leurs eaux.
L'un sourd des eaux si doucereuses,
Si limpides, si savoureuses,
Que celui qui les goûte et boit
En engoule plus qu'il ne doit.
Il ne saurait sa soif ardente
Étancher, tant boire le tente;
Car plus il va cette eau buvant,
Et plus la soif le va brûlant,
Ne nus n'en boit qui ne s'enivre, 6257
Mès nus de soif ne s'i délivre:
Car la douçor si fort les boule,
Qu'il n'est nus qui tant en engoule,
Qu'il n'en vueille plus engouler,
Tant les set la douçor bouler;
Car lécherie si les pique,
Qu'il en sunt tretuit ydropique.
Cil fluns cort si joliement,
Et mene tel grondillement,
Qu'il résonne, tabore et tymbre
Plus soef que tabor ne tymbre:
N'il n'est nus qui cele part voise,
Que tous li cuers ne li renvoise.
Maint sunt qui d'entrer ens se hestent,
Qui tuit à l'entrée s'arrestent,
Ne n'ont pooir d'aler avant.
A peine i vont lor piés lavant,
Envis les douces iaues toichent,
Combien que du flueve s'aproichent.
Ung petitet sans plus en boivent,
Et quant la douçor aparçoivent,
Volentiers si parfont iroient,
Que tuit dedens se plungeroient.
Li autre passent si avant,
Qu'il se vont en plain gort lavant,
Et de l'aise qu'il ont se loënt,
Dont ainsinc se baignent et noënt.
Lors vient une ondée legiere,
Qui les boute à la rive arriere
Et les remet à terre seiche,
Dont tout li cuers lor art et seiche.
Or te dirai de l'autre flueve,
De quel nature l'en le trueve:
Et tous ceux qui boivent s'enivrent, 6285
Mais de la soif ne se délivrent.
Rien n'en égale la saveur,
Et plus l'infortuné buveur
Pour se désaltérer avale,
Plus s'accroît sa soif infernale,
Et là tous ces goinfres soûlés
Comme hydropiques sont gonflés.
De ce gent fleuve l'onde pure
Coule exhalant un doux murmure;
Il n'est cymbale ou tambourin
Plus gai que ce son argentin.
Les coeurs sur la rive fleurie
S'enivrent de cette harmonie;
Tous accourent vers le ruisseau,
Mais ne sauraient le bord de l'eau
Franchir, pour gagner l'autre rive.
A peine ils touchent l'onde vive
Du bout du pied, que, malgré eux,
Loin encor des flots spacieux,
Un petitet sans plus en boivent,
Et quand la douceur aperçoivent,
Soudain on les voit avancer
Et tout entiers s'y enfoncer.
D'autres plus hardis, le rivage
Quittant, s'élancent à la nage
Au milieu même du courant,
Leur bonheur à tous exaltant.
Soudain une vague légère
Les jette à la rive en arrière
Sur le sol dur et desséché,
Et leur coeur en est tout séché.
Je vais te dire l'autre fleuve
De quelle nature on le treuve.
Les iaues en sunt ensoufrées, 6291
Tenebreuses, mal savorées,
Comme cheminées fumans,
Toutes de puor escumans,
N'il ne cort mie doucement,
Ains descent si hideusement,
Qu'il tempeste l'air en son oire
Plus que nul orrible tonnoire.
Sus ce flueve, que ge ne mente,
Zephirus nule fois ne vente,
Ne ne li recrespit ses undes
Qui moult sunt laides et parfondes;
Mès li dolereus vens de bise
A contre li bataille emprise,
Et le contraint par estovoir
Toutes ses undes à movoir,
Et li fait les fons et les plaingnes
Saillir en guise de montaingnes,
Et les fait entr'eux batailler,
Tant vuelt li flueve travailler.
Maint homme à la rive demorent,
Qui tant i sopirent et plorent,
Sans metre en lor plor fins ne termes,
Que tuit se plungent en lor lermes,
Et ne se cessent d'esmaier,
Qu'il nes conviengne où flun naier.
Plusor en cest flueve s'en entre,
Non pas solement jusqu'au ventre,
Ains i sunt tuit enseveli,
Tant se plungent ès flos de li.
Là sunt empaint et debouté
Du hideus flueve redouté;
Maint en sorbist l'iaue et afonde,
Maint sunt hors reflati par l'onde;
Les flots en sont tout ensoufrés, 6319
Ténébreux et mal savourés,
Écumeux, fumant comme cuves,
Exhalant puantes effluves.
Il ne court pas tout doucement,
Mais, épouvantable torrent,
Il bouleverse l'atmosphère
Plus que nul horrible tonnerre.
Dessus ce fleuve aux flots épais
Zéphir ne vient souffler jamais,
Friser ni caresser ses ondes
Qui moult sont laides et profondes;
Mais Bise, le vent douloureux,
Lui livre des combats affreux
Et, par rafales furibondes,
Le contraint à mouvoir ses ondes,
Y creuse des ravins profonds,
Puis élève d'énormes monts
Qui l'un contre l'autre bataillent,
Tant les flots et les vents travaillent.
Sur la rive cent malheureux
De soupirs remplissent ces lieux;
Oncques leurs larmes ne tarissent
Et de leurs yeux toujours jaillissent;
Sous le faix on les voit ployer
Et toujours prêts à se noyer:
Et si quelqu'un dans le fleuve entre,
Il n'en a pas que jusqu'au ventre,
Mais soudain est enseveli
Et disparaît au fond du lit.
Les uns, battus par l'onde amère
De cette terrible rivière,
Sont sur la rive rejetés;
Mais combien d'autres sont restés
Mès li floz maint en asorbissent, 6325
Qui si très en parfond flatissent,
Qu'il ne sevent trace tenir
Par où s'en puissent revenir;
Ains les i convient sejorner,
Sans jamès amont retorner.
Cis flueve va tant tornoiant,
Par tant de destrois desvoyant
O tout son venin dolereus,
Qu'il chiet où flueve doucereus,
Et li tresmuë sa nature
Par sa puor et par s'ordure,
Et li départ sa pestilence
Plaine de male meschéance,
Et le fait estre amer et trouble,
Tant l'envenime et tant le trouble;
Tolt li s'atrempée valor
Par sa destrempée chalor;
Sa bonne odor néis li oste,
Tant rent de puor à son oste.
En haut où chief de la montaingne,
Où pendant, non pas en la plaingne,
Menaçant tous jors trebuchance,
Preste de recevoir chéance,
Descent la maison de Fortune:
Si n'est rage de vent nesune,
Ne torment qu'il puissent offrir,
Qu'il ne li conviengne soffrir.
Là reçoit de toutes tempestes
Et les assaus et les molestes;
Zephirus, li dous vens sans per,
I vient à tart por atremper
Des durs vens les assaus orribles
A ses souffles dous et pesibles.
Engloutis dans les vastes ondes 6353
Et dans leurs cavernes profondes,
A tout jamais, et sans pouvoir
Par nul chemin le jour revoir!
Une fois là, tous y séjournent
Et jamais en haut ne retournent.
Ce fleuve bondit tournoyant,
En mille gorges s'égarant,
Tant qu'enfin ses eaux vénéneuses
Il déverse aux eaux doucereuses,
Dont toute il corrompt la saveur
De son ordure et puanteur,
Et leur transmet sa pestilence
Avec sa morbide influence;
Il détruit leur douce fraîcheur
Par son excessive chaleur,
Et leur odeur si parfumée
Par sa dégoûtante fumée.
Ce n'est plus qu'un torrent fangeux,
Sombre, puant et vénéneux.
Tout au faîte de la montagne,
Aux flancs et non dans la campagne,
Croulante et toujours prête à choir
Ou quelque accident recevoir,
Descend la maison de Fortune.
Il n'est rage de vents aucune,
Ni tourment qu'ils puissent offrir,
Qu'il ne lui faille là souffrir.
Elle reçoit de tous orages
Et les assauts et les ravages,
Et rarement le doux Zéphir,
Ce tendre ami, vient adoucir
De ces trombes l'assaut horrible
Par son souffle doux et paisible.
L'une partie de la sale 6359
Va contre mont, et l'autre avale;
Si semble qu'el doie chéoir,
Tant la puet-l'en pendant véoir:
N'onc si desguisée maison
Ne vit, ce croi, onques-mès hon.
Moult reluit d'une part, car gent
I sunt li mur d'or et d'argent;
Si rest toute la coverture
De cele méisme féture,
Ardans de pierres précieuses
Moult cleres et moult vertueuses[38]:
Chascuns à merveilles la loë.
D'autre part sunt li mur de boë,
Qui n'ont pas d'espès plaine paume,
S'est toute coverte de chaume.
D'une part se tient orguilleuse,
Por sa grant biauté merveilleuse;
D'autre tremble toute effraée
Tant se sent foible et esbaée,
Et porfenduë de crevaces
En plus de cinq cens mile places.
Et se chose qui n'est estable,
Comme foloiant et muable,
A certaine habitacion,
Fortune a là sa mancion.
Et quant el vuet estre honorée,
Si se trait en la part dorée
De sa maison, et là séjorne;
Lors pare son corps et atorne,
Et se vest cum une roïne
De grant robe qui li traïne,
De toutes diverses olors,
De moult desguisées colors,
Une moitié de la maison6387
Est en aval, l'autre en amont.
Ainsi pendante, elle s'incline
Et semble menacer ruine.
D'une part, nul ne vit jamais
Si riche et si brillant palais;
Les murs et la toiture entière
Sont faits d'une même matière:
Ils sont tout d'or et tout d'argent;
Ce palais tout resplendissant
De mille pierres précieuses,
Moult brillantes et vertueuses[38b],
Est un monument merveilleux.
D'autre part, sur des murs hideux,
Faits de boue, épais d'une paume
A peine, grimpe un toit de chaume.
Un côté se dresse orgueilleux,
Dans tout son éclat lumineux;
L'autre, pourfendu de crevasses
En plus de cinq cent mille places,
Est sur sa base tout tremblant,
Tant se sent faible et vacillant.
Ce palais splendide et sauvage,
De ce monde fidèle image
Et de son instabilité,
Par la Fortune est habité.
Quand elle veut être honorée,
Elle passe en la part dorée,
Et là, dans ce brillant séjour,
Elle s'atourne tout le jour
Et se drape, comme une reine,
De belle robe à longue traîne
Aux plus séduisantes odeurs,
Aux plus chatoyantes couleurs,
Qui sunt ès soies ou ès laines, 6393
Selonc les herbes et les graines,
Et selonc autres choses maintes
Dont les draperies sunt taintes,
Dont toutes riches gens se vestent
Qui por honor avoir s'aprestent.
Ainsinc Fortune se desguise;
Mès bien te di qu'ele ne prise
Tretous ceus du monde ung festu,
Quant voit son cors ainsinc vestu;
Ains est tant orguilleuse et fiere,
Qu'il n'est orguex qui s'i afiere:
Car quant el voit ses grans richeces,
Ses grans honors, ses grans nobleces,
De si très-grant folie habonde,
Qu'el ne croit pas qu'il soit où monde
Home ne fame qui la vaille,
Comment que la chose après aille.
Puis va tant roant par la sale,
Qu'elle entre en la partie sale,
Foible, décrevée et crolant,
O toute sa roë volant.
Lors va soupant et jus se boute,
Ausinc cum s'el ne véist goute;
Et quant illec se voit chéuë,
Sa chiere et son habit remuë,
Et si se desnuë et desrobe,
Qu'ele est orfenine de robe,
Et semble qu'el n'ait riens vaillant,
Tant li sunt tuit bien defaillant.
Et quant el voit la meschéance,
Si quiert honteuse chevissance,
Dont jamais la soie ou la laine, 6421
Par essences d'herbe ou de graine,
Ou par les secrets de son art,
Tisserant teignit le brocart
Dont tous les riches se revêtent,
Pour les honneurs quand ils s'apprêtent.
Ainsi rehausse ses appas
Fortune, de tel orgueil, las!
Qu'on n'en saurait trouver de pire.
A ses yeux tout ce qui respire
N'a pas la valeur d'un fétu,
Quand son corps est ainsi vêtu.
Quand elle voit ses grand' richesses,
Ses grands honneurs, ses grand' noblesses,
Tel est son fol égarement,
Qu'elle se figure vraiment
Qu'il n'est personne sur la terre,
Homme ni femme tant soit fière,
Qui vaille auprès d'elle un denier,
Sans d'avenir se soucier.
Mais tant va tournant par la salle,
Qu'elle entre dans la maison sale
Au pignon crevassé, croulant,
Toujours sur son disque volant.
Lors trébuchant en bas se boute,
Tout comme si n'y voyait goutte,
Et sitôt que par terre gît,
Changeant de visage et d'habit,
Soudain elle se déshabille,
Et nue ainsi qu'une chenille
Semble n'avoir plus rien vaillant,
Tant tout lui manque en un instant.
Alors, se voyant misérable,
Elle devient tôt méprisable
Et s'en vait au bordiau cropir 6425
Plaine de duel et de sopir.
Là plore à lermes espanduës
Les granz honors qu'ele a perduës,
Et les délis où ele estoit
Quant des granz robes se vestoit:
Et por ce qu'ele est si perverse,
Que les bons en la boë verse,
Et les deshonore et les grieve,
Et les mauvès en haut eslieve,
Et lor donne à granz habondances
Dignités, honors et poissances,
Puis, quant li plaist, lor tolt et emble,
N'el ne set qu'ele vuet, ce semble;
Por ce li oil bendé li furent
Des anciens qui la congnurent.
XXXIX
Voir image
Comment le maulvais empereur
Neron, par sa grande fureur,
Fist devant luy ouvrir sa mere,
Et la livrer à mort amere,
Pource que vèoir il vouloit
Le lieu où concéu l'avoit.
Et que Fortune ainsinc le face,
Que les bons avile et efface,
Et les mauvès en honor tiengne,
Car ge voil que bien t'en soviengne,
Jà soit ce que devant dit t'aie
De Socrates que tant amaie,
Et li vaillanz hons tant m'amoit,
Qu'en tous ses fais me reclamoit:
Et s'en vient au bordel croupir, 6455
Pleine de deuil et de soupir.
Là pleure à larmes épandues
Les grand' splendeurs qu'elle a perdues
Et le plaisir qu'elle goûtait,
Quand des grand' robes se vêtait.
Ainsi Fortune la perverse
Les bons sur le fumier renverse,
Les déshonore et les flétrit,
Et met les méchants en crédit,
Et leur prodigue en abondance
Dignités, honneur et puissance,
Pour leur ravir quand il lui plaît,
Car ce que veut oncques ne sait;
Aussi les yeux bandés lui furent
Par les anciens qui la connurent.
XXXIX
Comment le mauvais empereur
Néron, par sa grande fureur
Devant lui fit ouvrir sa mère
Et la livrer à mort amére,
Pour que par lui fût le lieu vu
Où il avait été conçu.
Eh bien, que Fortune ainsi fasse,
Les bons qu'elle avilisse, efface
Et qu'aux méchants donne l'honneur;
Car de Socrate dans ton coeur
Tu dois avoir gardé l'image,
De ce vaillant homme, ce sage
Que j'aimais, et qui tant m'aimait
Qu'en tous ses faits me consultait.
Mains exemples en puis trover, 6455
Et ce puet-l'en tantost prover,
Et par Seneque et par Neron,
Dont la parole tost leron,
Por la longor de la matire.
Car ge metroie trop à dire
Voir image
Les fais Neron le cruel homme,
Comment il mist les feus à Romme,
Et fist les Senators occiere.
Cis ot les cuers plus durs que pierre.
Quant il fit occire son frere,
Et si fist démembrer sa mere,
Por ce que par li fust véus
Li lieus où il fu concéus;
Et puis qu'il la vit desmembrée,
Selonc l'istoire remembrée,
La biauté des membres jugea.
Hé Diex! cum si felon juge a!
Onc des iex lerme n'en issi,
Car li livres le dit ainsi.
Mès si cum il jugoit des membres,
Commanda-il que de ses chambres
Li féist-l'en vin aporter,
Et but por son cors deporter.
Mès il l'ot ainçois congnéue:
Sa seror ravoit-il éuë,
Et bailla soi méisme à homme
Cis desloiaus que ge ci nomme.
Seneques mist-il à martire,
Son bon mestre, et li fist eslire
De quel mort morir il vorroit.
Cil vit qu'eschaper n'en porroit,
Au reste, maint exemple on treuve, 6485
Et je vais t'en donner la preuve
Et par Sénèque et par Néron.
Or je n'ai pas l'intention
Ici de retracer l'histoire
Des forfaits, qu'à notre mémoire
Les anciens ont pu rapporter.
Trop long serait de te conter
Comment Néron, le cruel homme,
Mit à feu la ville de Rome
Et fit périr maint sénateur.
Plus dur que pierre était son coeur,
Quand il fit occire son frère,
Quand il fit démembrer sa mère,
Pour que par lui fût le lieu vu
Où il avait été conçu;
Et lorsqu'il la vit démembrée,
Suivant l'histoire demeurée,
La beauté des membres jugea.
Ha Dieu! quel félon juge là!
Pas une larme sa paupière
Ne vint mouiller; mais au contraire
L'histoire dit que, contemplant
Ce corps mutilé, pantelant,
Il fit apporter de sa cave
Du vin, et but joyeux et brave.
Du reste, avant la connaissait,
Sa propre soeur séduite avait
Et se livrait soi-même à l'homme
Ce monstre qu'ici je te nomme.
Il fit de Sénèque un martyr,
Son bon maître, et lui fit choisir
Comme il voulait quitter la vie,
Tant cruel était cet impie!
Tant par ert crueus li maufés[39]: 6487
Donc soit, dist-il, uns bains chaufés,
Puis que d'eschaper est néans,
Si me faites seignier léans,
Si que ge muire en l'iaue chaude,
Et que m'ame joieuse et baude
A Diex qui la forma ge rende,
Qui d'autres tormens la defende.
XL
Comment Senecque le preud'homme,
Maistre de l'empereur de Romme,
Fut mis en ung baing pour mourir;
Neron le fist ainsi périr.
Après ce mot sans arrester,
Fist Neron le baing aprester,
Voir image
Et fist ens le prodomme metre,
Et puis seignier, ce dit la letre,
Tant qu'il li convint l'ame rendre,
Tant li fist cis du sanc espendre:
Ne nule achoison n'i savoit,
Fors tant que de coustume avoit
Neron que tous jors dès s'enfance
Li soloit porter révérence,
Si cum disciples à son mestre;
Mès ce ne doit, dist-il, mie estre,
Ne n'est pas bel en nule place
Que révérence à homme face
Nus hons, puis qu'il est empereres,
Tant soit ses mestres ne ses peres.
Et por ce que trop li grevoit,
Quant encontre li se levoit,
Voyant qu'il lutterait en vain, 6519
Sénèque dit: Or soit, un bain
Chauffez, puisqu'il faut que je meure,
Et faites-moi saigner sur l'heure,
Pour qu'en l'eau s'écoule mon sang,
Et que joyeux, au Dieu puissant
Son créateur, l'âme je rende,
Qui d'autres tourments la défende.
XL
Comment ce Néron fit périr,
En un bain mis pour y mourir,
Sénéque le sage prudhomme
Maître de l'empereur de Rome.
Après ces mots, sans arrêter,
Néron fit le bain apprêter,
Mettre Sénèque en la baignoire
Et puis saigner, nous dit l'histoire,
Tant qu'à la fin l'âme rendit
Quand tout son sang se répandit:
Sans raison nulle en apparence,
Fors que toujours, dès son enfance,
Néron cette coutume avait
Que révérence il lui portait
Comme tout disciple à son maître:
Ce qui, dit-il, ne doit pas être,
Car c'est une stupide erreur
A moi, tout-puissant empereur,
De révérence à quelqu'un faire,
Fût-il mon maître ou bien mon père;
Et parce que trop lui pesait,
Lorsque son maître à lui venait,
Quant son mestre véoit venir, 6517
N'il ne s'en pooit pas tenir
Qu'il ne li portast révérence
Par la force d'acoustumance,
Fist-il destruire le prodomme.
Si tint-il l'empire de Romme
Cis desloiaus que ge ci di;
Et d'orient et de midi,
D'occident, de septentrion
Tint-il la juridicion.
Et se tu me scés bien entendre,
Par ces paroles pués aprendre
Que richeces et révérences,
Dignités, honors et poissances,
Ne nule grace de Fortune,
Car ge n'en excepte nesune,
De si grant force pas ne sont,
Qu'il facent bons ceus qui les ont,
Ne dignes d'avoir les richeces,
Ne les honors, ne les hauteces;
Mès s'il ont en eus engrestiés,
Orguel, ou quelques mauvestiés,
Li grant estat où il s'encroent,
Plus tost le mostrent et descloent,
Que se petit estat éussent,
Par quoi si nuire ne péussent;
Car quant de lor poissances usent,
Li fait les volentés encusent,
Qui démonstrance font et signe
Qu'il ne sunt pas ne bon, ne digne
Des richeces, des dignités,
Des honors et des poëstés.
Et si dist-l'en une parole
Communément qui est moult fole,
De se lever en sa présence 6549
Et de lui porter révérence,
Ce dont s'empêcher ne pouvait,
Tant l'habitude s'imposait.
Donc il fit périr ce prud'homme.
Et tenait l'empire de Rome
Ce monstre hideux et félon;
Du sud jusqu'au septentrion,
De l'est à l'ouest, toute la terre
Tremblait sous sa main sanguinaire!
Ami, si tu m'as bien compris,
Par ces mots dois avoir appris
Que richesses et révérence,
Dignités, honneurs et puissance
De si grande vertu ne sont
Qu'ils fassent bons ceux qui les ont;
Et nulle grâce de Fortune
Ne peut, sans en excepter une,
Les rendre dignes des honneurs,
Des richesses et des grandeurs.
Mais s'ils ont en eux la malice,
L'orgueil, le germe d'aucun vice,
Plus haut ces méchants monteront,
Plus tôt ils le dévoileront;
Car s'ils restaient de vile essence,
De nuire ils auraient moins puissance.
Les abus de l'autorité
Dévoilent leur perversité;
Ce sont d'irréfutables signes
Qu'ils sont pervers, qu'ils sont indignes
Des richesses et des honneurs,
Et du pouvoir et des grandeurs.
Or, j'entends dire une parole
Communément, qui moult est folle,
Et la tiennent tretuit por vroie 6551
Par lor fol sens qui les desvoie,
Que les honors les meurs remuent.
Mès cil mauvesement arguent:
Car honors ne font pas muance,
Mès il font signe et démonstrance
Quex meurs en eus avant avoient,
Quant ès petis estas estoient,
Cil qui les chemins ont tenus
Par quoi sunt as honors venus.
Car cil sunt fel et orguilleus,
Despiteus et mal semilleus,
Puis qu'il vont honors recevant,
Sachiés tiex ierent-il devant,
Cum tu les pués après véoir,
S'il en éussent lors pooir.
Si n'apelé-ge pas poissance
Pooir mal, ne desordenance:
Car l'Escripture si dit bien
Que toute poissance est de bien,
Ne nus à bien faire ne faut,
Fors par foiblece et par defaut;
Et qui seroit bien cler véans,
Il verroit que maus est néans,
Car ainsinc le dit l'Escripture.
Et se d'auctorité n'as cure,
Car tu ne vuez espoir pas croire
Que toute auctorité soit voire,
Preste sui que raison i truisse,
Car il n'est riens que Diex ne puisse.
Mès qui le voir en vuet retraire,
Diex n'a poissance de mal faire;
Et se tu es bien congnoissans,
Et vois que Diex est tous poissans,
Et que prennent pour vérité 6583
Maints fols dans leur simplicité:
C'est que les honneurs vous corrompent.
Mais ceux-là, crois-moi, bien se trompent,
Car les honneurs ne changent rien
A vos moeurs, mais démontrent bien
Quelle était avant la nature,
Dans leur position obscure,
Des hommes de petit venus
Qui sont aux honneurs parvenus.
Ils sont de nature orgueilleuse,
Mauvaise et basse et dépiteuse,
Dès qu'ils vont honneurs recevant;
Sache donc qu'ils étaient avant
Ce que les as vus par la suite,
Mais leur force était lors petite.
Orgueil, malice et cruauté
Ne sont puissance en vérité;
Car ainsi que dit l'Écriture,
La puissance est de source pure,
Et nul ne viole le bien
S'il n'est impuissant et vaurien.
L'homme doué de clairvoyance
Sait que le mal n'est qu'impuissance;
Ainsi l'Écriture le dit.
Si ce pourtant ne te suffit,
Si ton âme n'est convaincue,
Car il n'est sentence absolue,
Je puis le prouver en ce lieu,
Car rien n'est impossible à Dieu.
Nul ne peut dire le contraire,
Dieu n'a puissance de mal faire;
Donc si tu es bien connaissant,
Et si Dieu, quoique tout puissant,
Qui de mal faire n'a pooir, 6585
Donc pués-tu clerement véoir
Que qui l'estre des choses nombre,
Mal ne met nule chose en nombre;
Mès si cum li ombre ne pose
En l'air oscurci nule chose,
Fors defaillance de lumiere,
Tretout en autele maniere,
En créature où bien deffaut,
Mal n'i met riens fors pur deffaut
De bonté, riens plus n'i puet metre.
Et dit encores plus la letre,
Qui des mauvès comprent la somme,
Que li mauvès ne sunt pas homme,
Et vives raisons i amaine;
Mès ne voil or pas metre paine
A tout quanque ge di prover,
Quant en escript le pués trover.
Et neporquant, s'il ne te grieve,
Bien te puis par parole brieve
Des raisons amener aucune:
C'est qu'il lessent la fin commune
A quoi tendent et tendre doivent
Les choses qui estre reçoivent.
C'est de tous biens le soverain
Que nous apelons premerain.
Autre raison i a biau metre
Por quoi li mauvès n'ont pas estre,
Qui bien entent la conséquence
Qu'il ne sunt pas en ordenance
En quoi tout lor estre mis ont,
Tretoutes les choses qui sont,
Dont il s'ensieut à cler véant
Que li mauvès sunt por néant.
N'a pas le pouvoir de mal faire, 6617
Donc à tes yeux c'est chose claire
Que de tout ici-bas l'auteur
Ne fut du mal le créateur.
De même que l'ombre ne pose
En l'air obscurci nulle chose,
Fors de lumière effacement,
Ainsi le mal également,
En créature où le bien manque,
Ne mit rien excepté le manque
De bonté; rien de plus n'y mit.
Et de plus l'Écriture dit,
Des méchants comprenant la somme,
Que le méchant n'est pas un homme,
Non sans vives raisons donner.
Pourquoi du reste m'acharner
A faire de mes dits les preuves,
Quand en écrits partout les treuves?
Pourtant, si tu veux m'écouter,
Je puis en deux mots t'apporter
Entre mille raisons quelqu'une:
C'est qu'ils laissent la fin commune
Où toute chose tendre doit
Ici-bas qui l'être reçoit:
C'est la richesse souveraine
Que nous appelons primeraine.
D'autres raisons trouvera bien
Par quoi les méchants ne sont rien
Qui bien entend la conséquence,
Puisqu'ils vivent sans conscience
Du but où chacun ici-bas
Adresse et son coeur et ses pas;
D'où découle de façon claire
Que méchants ne sont rien, j'espère.
Or vois comme Fortune sert 6619
Ça jus en ce mondain desert;
Et comment el fait à despire
Qui des mauvès eslit le pire,
Et sus tous hommes le fist estre
De ce monde seignor et mestre,
Et fist Seneque ainsinc destruire:
Fait donques bien sa grace à fuire.
Quant nus, tant soit de bon éur,
Ne la puet tenir asséur,
Por ce voil que tu la desprises,
Et que sa grace riens ne prises.
Claudius néis s'en soloit[40]
Merveiller, et blasmer voloit
Les Diex de ce qu'il consentoient
Que li mauvès ainsinc montoient
Ès grans honors, ès grans hauteces,
Ès grans pooirs, ès grans richeces;
Mès il méismes i respont,
Et la cause nous en espont,
Cum cil qui bien de raison use,
Et les Diex assoit et escuse,
Et dit que por ce le consentent
Que plus après les en tormentent,
Por estre plus forment grevés;
Car por ce sunt en haut levés
Que l'en les puist après véoir
De plus haut trebuchier et choir.
Et se tu me fais cest servise
Que ge ci tesmoingne et devise,
Jamès nul jor ne troveras
Plus riche homme que tu seras,
Ne jamès ne seras iriés,
Tant soit tes estaz empiriés
Or vois comme Fortune sert6651
Ci-bas en ce mondain désert,
Comme on fait bien de la maudire,
Elle qui des méchants le pire
Choisit pour être le premier,
Maître et seigneur du monde entier,
Et fit Sénèque ainsi détruire.
Donc ses faveurs point ne désire,
Puisque nul n'est si grand, si fort
Qu'il soit assuré de son sort.
Il vaut mieux que tu la méprises
Et que ses grâces rien ne prises.
Claudius même s'en soulait[40b]
Étonner et blâmer voulait
Les Dieux, de ce qu'ils acceptassent
Que les méchants ainsi montassent
Aux grand' richesses, aux faveurs,
Aux grands pouvoirs, aux grands honneurs;
Mais lui-même bien nous expose,
Après, la véritable cause,
En homme sage et bien pensant,
Et les Dieux excuse et défend,
Disant qu'à ce les Dieux consentent,
Parce qu'après plus les tourmentent,
Et les élèvent pour les voir
De plus haut trébucher et choir.
Et si tu veux mes conseils suivre,
Heureux et sage pourras vivre,
Et jamais tu ne trouveras
Plus que toi-même ne seras,
Nul homme riche sur la terre.
Au désespoir, à la colère
De cors, ne d'amis, ne d'avoir; 6653
Ains vodras pacience avoir,
Et tantost avoir la porras
Cum mes amis estre vorras.
Por quoi donc en tristor demores?
Je vois maintes fois que tu plores
Cum alambic sus alutel:
L'en te devroit en ung putel
Tooiller cum un viex panufle.
Certes ge tendroie à grant trufle
Qui diroit que tu fusses hon;
C'onques hon en nule seson,
Por qu'il usast d'entendement,
Ne demena tel marement.
Li vif déable, li maufé
T'ont si en amer eschaufé,
Qui si fait tes iex lermoier,
Qui de nule riens esmoier
Qui t'avenist, ne te déusses,
Se point d'entendement éusses.
Ce fait li Diex qui ci t'a mis,
Tes bons mestres, tes bons amis:
C'est Amor qui soufle et atise
La brese qu'il t'a où cuer mise,
Qui fait tes iex les lermes rendre,
Chier te vuet s'acointance vendre;
Car ce n'aferist mie à homme
Que sens et proesce renomme.
Certes malement t'en diffames,
Lesse plorer enfans et fames,
Bestes fiébles et variables,
Et tu soies fers et estables.
Quant Fortune verras venir,
Vués-tu sa roë retenir
Ne seras plus oncques livré, 6683
Tant soit ton état empiré
De corps, d'amis ou de chevance;
Mais voudras avoir patience
Et bien facilement l'auras
Tant qu'être mon ami voudras.
Pourquoi donc triste tu demeures?
Je vois maintes fois que tu pleures
Comme alambic sur son fourneau;
On te devrait dans un ruisseau
Laver comme une vieille loque.
Moult serait simple et je m'en moque,
Qui pour un homme te prendrait;
Car jamais nul homme, en effet,
Si peu qu'il eût d'intelligence,
Ne chut en telle défaillance.
Le diable, source de tout mal,
T'a si fort d'un amour fatal
Chauffé, qu'il fait couler tes larmes
Et d'un rien te remplit d'alarmes,
Toi qui si bas choir ne devrais
Si quelque intelligence avais.
C'est Amour qui souffle et attise
Cette braise au coeur qu'il t'a mise,
C'est lui seul qui t'abaisse ainsi,
Ton bon maître, ton bon ami,
Qui fait tes yeux les larmes rendre;
Cher te veut son amitié vendre.
Ainsi n'agissent pas les preux,
Les forts, prends modèle sur eux;
Toi-même malement t'infames.
Laisse pleurer enfants et femmes,
Bêtes craintives, sans vigueur,
Mais toi reste ferme et sans peur.
Qui ne puet estre retenuë 6687
Ne par grant gent, ne par menuë?
Cis grans empereres méismes,
Neron, dont exemple méismes,
Qui fu de tout le monde sires,
Tant s'estendoit loing ses empires,
Ne la pot onques arrester,
Tant péust honors conquester:
Car il, se l'istoire ne ment,
Reçut puis mort mauvesement.
De tout son pueple fut haïs,
Dont il cremoit estre envaïs;
Si manda ses privés amis,
Mès onc li messagiers tramis
Ne trovèrent, quequ'il déissent,
Nus d'aus qui lor huis lor ovrissent.
Adonc i vint privéement
Neron moult paoreusement,
Et hurta de ses propres mains,
N'onc ne l'en firent plus ne mains:
Car quant plus chascun apela,
Chascun plus s'endost et cela;
Ne nus ne li volt mot respondre,
Lors le convint aler repondre.
Quand vers toi Fortune se joue, 6717
Pourrais-tu retenir sa roue,
Ce que nul jusqu'ici n'a pu,
Qu'il soit puissant, qu'il soit menu?
Or ce grand empereur de Rome
Dont te parlais, ce puissant homme,
Ne la put lui-même arrêter,
Tant sût-il d'honneurs conquêter.
Il était du monde entier sire,
Tant s'étendait loin son empire;
Eh bien, si l'histoire ne ment,
Il périt misérablement.
Contre ce monstre sanguinaire
Du peuple éclata la colère.
Lors ses privés amis, dit-on,
Manda par messagers Néron;
Mais quoi que ceux-ci pussent faire,
Aucun n'ouvrit à leur prière.
Alors Néron furtivement
Lui-même vint peureusement,
Et ses royales mains frappèrent.
Mais portes closes demeurèrent;
Car plus chacun il appelait
Et plus chacun se renfermait,
Nul d'eux ne voulut mot répondre;
Il revint chez lui se morfondre.
XLI
Comment l'emperere Neron6714
Se tua devant deux garçons,
En ung jardin où se bouta,
Pour ce que son pueple doubta.
Si se mist por soi herbergier
O deux siens sers en un vergier:
Car jà partout plusors coroient
Qui por ocierre le queroient,
Et crioient: Neron, Neron,
Qui le vit? où le trouveron?
Si qu'il néis bien les ooit,
Mès consel metre n'i pooit;
Si s'est si forment esbahis:
Qu'il méismes s'en enhaïs:
Et quant il se vit en ce point,
Qu'il n'ot mès d'esperance point,
As sers pria qu'il le tuassent,
Ou qu'à soi tuer li aidassent.
Si s'occist; mès ains fist requeste
Que jà nus ne trovast sa teste,
Por ce qu'il ne fust congnéus,
Se son cors fust après véus.
Et pria que le cors ardissent
Si-tost cum ardoir le poïssent.
Et dist li livres anciens,
Dit des douze Cesariens,
Où sa mort trovons en escript,
Si cum Suetonius l'escript [41],
Qui la loi cretienne apele
Fauce Religion novele
XLI
Comment cet empereur Néron,6743
Craignant son peuple avec raison,
Devant deux esclaves se tue
En son jardin, l'âme éperdue.
Lors il courut pour se cacher
Avec deux serfs en un verger,
Car déjà la foule en délire
Partout le cherchait pour l'occire,
Et s'écriait: Néron, Néron,
Où donc, où trouver ce félon?
Et lui, qui les entendait braire,
Mais qui ne savait comment faire,
Tant fut d'épouvante envahi
Que de soi-même fut haï.
Lors Néron, en sa méchéance
Ayant perdu toute espérance,
Pria ses serfs de le férir
Ou bien de l'aider à mourir.
Il s'occit; mais avant, requête
Leur fit de lui couper la tête,
Pour ne pas être reconnu
Après, si son corps était vu,
Et ce corps de réduire en cendre
Dès qu'ils pourraient et sans atendre.
On lit aux livres anciens
Dits des douze Césariens,
Où l'on trouve sa mort écrite,
Comme l'a Suétone décrite[41b],
Qui du Christ la religion
Traite d'absurde fiction
Et mal faisant, ainsinc la nomme, 6741
(Vez ci mot de desloial homme);
Que en Neron fu definie
Des Cesariens la lignie.
Cis par ses faits tant porchaça,
Que tout son linage effaça.
Neporquant fu-il coustumiers
De biens faire ès cinc ans premiers;
Onc si bien ne governa terre
Nus princes que l'en séust querre,
Tant sembla vaillans et piteus
Li desloiaus, li despiteus;
Et dist en audience à Romme,
Quant il, por condampner un homme,
Fu requis de la mort escrire,
Ne n'ot pas honte de ce dire,
Qu'il vosist miex non savoir letre,
Que sa main por escrire i metre.
Si tint, ce vuet li livres dire
Entor dix et sept ans l'empire[42],
Et trente-deux dura sa vie;
Mès ses orguex, sa felonie,
Si forment l'orent envaï,
Que de si haut si bas chaï,
Cum tu m'as oï raconter:
Tant l'ot fait Fortune monter,
Que tant le fist après descendre,
Cum tu pués oïr et entendre.
N'onc ne la pot tenir Cresus[43],
Qu'el n'el' tornast et jus et sus,
Qui refu roi de toute Lyde,
Puis li mist-l'en où col la bride,
Et fu por ardre au feu livrés,
Quant par pluie fu délivrés,
Et malfaisante, ainsi la nomme 6773
(Voici mot de déloyal homme),
Que s'éteignit avec Néron
Des Césariens la maison.
Ainsi tant de mal fit ce traître
Qu'il fit sa race disparaître.
Pourtant de son règne au début,
Pendant cinq ans, bon prince il fut;
De monarques on ne vit guère
Aussi bien gouverner leur terre,
Tant paraissait vaillant et bon
Ce déloyal et ce félon.
Il dit en audience à Rome,
Lorsque pour condamner un homme
Fut requis de signer l'arrêt,
Que certes il préférerait,
Et n'eût pas honte de le dire,
Que sa main ne sût pas écrire.
L'histoire dit que trop longtemps
Il tint l'empire dix-sept ans[42b]
Et trente-deux dura sa vie.
Mais son orgueil, sa félonie,
L'avaient tellement corrompu,
Que de si haut si bas est chu,
Ainsi que tu viens de l'entendre;
Et c'est pour le faire descendre
D'un coup si bas, qu'à mon avis
L'avait si haut Fortune mis.
Crésus non plus, roi de Lydie[43b],
Ne put la Fortune ennemie
Retenir; elle le versa
Et la corde au cou lui passa;
Sur le bûcher il était même,
Quand soudain, à l'heure suprême,
Qui le grant feu fist tout estaindre: 6775
N'onques nus n'osa là remaindre,
Tuit s'enfoïrent por la pluie;
Cresus se mist tantost en fuie,
Quant il se vit seul en la place
Sans encombrement et sans chace.
Puis refu sires de sa terre,
Et puis revint novele guerre,
Puis refu pris, et puis pendus,
Quant li songes li fu rendus
Des deus Diex qui li aparoient,
Qui sus l'arbre en haut le servoient.
Jupiter, ce dist, le lavoit,
Et Phebus la toaille avoit,
Et se penoit de l'essuier.
Mal se volt où songe appuier,
Dont si grant fiance acueilli,
Que comme fox s'en orgueilli;
Bien li dist Phanie sa fille,
Qui tant estoit saige et soutille,
Que savoit les songes espondre,
Et sans flater li volt respondre.
XLII
Voir image
Comment Phanie dist au roy
Son pere, que par son desroy
Il seroit au gibet pendu,
Et l'a par son songe entendu.
Biau pere, dit la damoisele,
Ci a dolereuse novele:
Vostre orguel ne vaut une coque,
Sachiés que Fortune vous moque.
L'eau du ciel éteignit le feu 6807
Et le sauva. Car de ce lieu
Effrayés tous prirent la fuite
Et Crésus s'éloigna bien vite,
Quand seul en la place il se vit,
Sans que nul ne le poursuivît;
Puis fut encor roi dans sa terre,
Et puis subit nouvelle guerre,
Et puis fut repris et pendu
Quand lui fut le songe apparu.
Deux Dieux il vit au haut d'un hêtre
Qui le servaient comme leur maître.
Jupiter, dit-il, le lavait,
Et Phoebus la toile tenait
Pour essuyer son corps auguste.
Pour son malheur il trouva juste
Ce songe, confiance en prit,
Et comme un fol s'enorgueillit.
Cependant sa fille Phanie
Qui sage était, de grand génie
Pour les songes interpréter,
Lui dévoila sans le flatter.
XLII
Cy dit à son père Phanie
Que pour son orgueilleuse vie
Il serait au gibet pendu;
Tel doit le songe être entendu.
Beau père, dit la damoiselle,
J'y vois douloureuse nouvelle:
Tout votre orgueil ne vaut deux clous;
Fortune se moque de vous.
Par ce songe poés entendre 6805
Qu'el vous vuet faire au gibet pendre;
Et quant serés pendus au vent,
Sans coverture et sans auvent,
Sus vous plovra, biaus sires rois,
Et li biaus solaus de ses rais
Vous essuera cors et face.
Fortune à ceste fin vous chace,
Qui tolt et donne les honors,
Et fait sovent des grans menors,
Et des menors refait greignors,
Et seignorir sus les seignors.
Que vous iroie-ge flatant?
Fortune au gibet vous atent,
Et quant au gibet vous tendra
La hart où col, el reprendra
La bele corone dorée
Dont vostre teste est coronée;
S'en iert uns autres coronés
De qui garde ne vous prenés.
Et por ce que je vous espoigne
Plus apertement la besoigne,
Jupiter qui l'iaue vous donne,
Ce est li airs qui pluet et tonne;
Et Phebus qui tient la toaille,
C'est le solel sans nule faille:
L'arbre par le gibet vous glose;
Je n'i puis entendre autre chose.
Passer vous convient ceste planche,
Fortune ainsinc le pueple vanche
Des bobans que vous demenés,
Cum orguilleus et forsenés.
Si destruit-ele maint prodomme,
Qu'el ne prise pas une pomme
Car par ce songe il faut entendre 6837
Qu'elle vous veut au gibet pendre;
Et quand serez bercé du vent
Sans couverture et sans auvent,
Lors sur vous tombera la pluie,
Pour que le soleil vous essuie
Corps et face de ses rayons.
Ainsi donc Fortune craignons
Qui donne et ravit la richesse,
Et bien souvent les grands abaisse,
Pour élever l'humble aux honneurs
Et faire esclaves les seigneurs.
Que servirait la flatterie?
Fortune au gibet vous épie,
Et quand au gibet vous tiendra
La hart au col, elle prendra
La belle couronne dorée
Dont votre tête est couronnée,
A quelqu'un pour en faire don
De qui vous n'avez nul soupçon.
Écoutez que je vous expose
Céans plus clairement la chose:
Le premier des dieux, Jupiter
Qui tonne et verse l'eau, c'est l'air,
Et Phoebus qui porte la toile
A nos yeux le soleil dévoile;
Quant à l'arbre, c'est le gibet.
Rien plus je n'y vois en effet,
La planche il faut passer, mon père.
Fortune ainsi venge la terre
De cette folle vanité
Dont vous êtes si transporté.
Ainsi Fortune maint prudhomme
Renverse et ne prise une pomme
Tricherie, ne loiauté, 6839
Ne vil estat, ne roiauté:
Ainçois s'en joë à la pelote,
Comme pucele nice et sote,
Et giete à grant desordenance
Richece, honor et reverance,
Dignités et poissance donne,
Ne ne prent garde à quel personne:
Car ses graces, quant les despent,
En despendant si les espent,
Que les giete en leu de poties,
Par putiaus et enfangeries;
Qu'el ne prise tout une bille
Fors que Gentillesce sa fille,
Cousine à prochaine chéance,
Tant la tient Fortune en balance.
Mès de cele est-il voirs sans faille
Que Fortune à nul ne la baille,
Comment qu'il aut du retolir.
S'il ne scet si son cuer polir,
Qu'il soit cortois, preus et vaillans:
Que nus n'est si bien bataillans,
Se de vilonie s'apresse,
Que Gentillesce ne le lesse.
Gentillesce est noble et si l'ain,
Qu'el n'entre mie en cuer vilain:
Por ce vous los, mon très-chier pere,
Que vilonie en vous n'apere.
Ne soyés orguilleus ne chiches,
Ayés, por enseignier les riches,
Large cuer, et cortois et gent,
Et piteus à la povre gent:
Ainsinc le doit chascuns rois faire.
Large, cortois et debonnaire
Ni traître coeur, ni loyauté, 6871
Ni vil état, ni royauté.
Elle s'en joue à la pelote
Comme pucele simple et sotte,
Et jette en désarroi grandeurs,
Richesses, révérence, honneurs,
Et dignités, puissance donne
Sans songer à quelle personne.
Car ses grâces, quand en fait don,
Les épand de telle façon,
Qu'elles tombent sur les ordures,
Bourbiers, fumiers et pourritures.
Rien ne lui vaut un pois vaillant,
Hormis Noblesse son enfant,
Cousine aussi de male chance,
Tant la tient Fortune en balance.
Mais Fortune qui cependant
Si bien Noblesse nous reprend,
Oncques ne la baille à personne,
S'il n'a l'âme moult pure et bonne,
S'il n'est courtois, preux et vaillant;
Et nul n'est si bien bataillant
Qui les lois de l'honneur oublie,
Que Noblesse aussitôt ne fuie.
J'aime Noblesse et son dédain
Pour tout coeur félon et vilain.
Père, aussi je vous en convie;
Qu'en vous ne règne vilenie,
Ayez coeur courtois, large et gent,
Et piteux à la pauvre gent,
Ainsi le doit chacun roi faire;
Large, courtois et débonnaire
Soit son coeur et plein de pitié,
S'il veut du peuple l'amitié.
Ait le cuer, et plain de pitié, 6873
S'il quiert du pueple l'amitié,
Sans qui rois en nule seson
Ne puet plus ne c'uns simples hon.
Ainsinc le chastioit Phanie,
Mais fox ne voit en sa folie,
Fors que sens et raison ensemble,
Si cum en son fol cuer li semble.
Cresus qui point ne s'umilie,
Tous plains d'orguel et de folie,
En tous ses fais cuide estre sages,
Combien qu'il féist grans outrages.
Cresus respond à sa fille.
Fille, dist-il, de cortoisie
Ne de sens ne m'aprenés mie;
Plus en sai que vous ne savés,
Qui ainsinc chastié m'avés;
Et quant par votre fol respons
M'avés mon songe ainsinc espons,
Servi m'avés de grans mençonges.
Car sachiés que cist nobles songes,
Où fauce glose volés metre,
Doit estre entendus à la letre;
Et ge méismes li entens,
Si cum vous le verrez en tens.
Qnques si noble vision
N'ot si vile exposicion:
Li Diex, sachiés, à moi vendront,
Et le servise me rendront
Qu'il m'ont par ce songe tramis,
Tant est chacuns d'aus mes amis,
Car bien l'ai pieça deservi.
Donnez le bon exemple au riche, 6905
Ne soyez orgueilleux ni chiche,
Car sans le peuple un roi n'est rien
Non plus qu'un simple citoyen.
Ainsi le conseillait Phanie;
Mais fol ne voit en sa folie
Rien que bon sens et que raison,
Et le fol n'en vit pas plus long.
Crésus qui point ne s'humilie,
Tout plein d'orgueil et de folie,
Se croit le plus sage des rois,
Si fol qu'il fût, comme tu vois:
Crêsus répond à sa fille.
Vous ne m'apprenez rien, Phanie,
Dit-il, de sens ni courtoisie;
Plus j'en sais que vous ne savez,
Vos avis pour vous conservez.
Servi m'avez de grand mensonge
En m'expliquant ce noble songe
Qu'interprétez si sottement;
Car ce songe certainement,
Où fausse glose voulez mettre,
Doit être compris à la lettre
Et comme il convient je l'entends,
Ainsi que le verrez céans.
Oncques vision si subtile
N'eut explication si vile.
Les dieux, ma fille, à moi viendront
Et le service me rendront
Qu'ils ont dépeint à mes yeux même,
Tant chacun d'eux m'estime et m'aime;
Dès longtemps je l'ai mérité.
Raison.
Vez cum Forturne le servi, 6904
Qu'il ne se pot onques deffendre
Qu'el nel' féist au gibet pendre.
N'est-ce donc chose bien provable[44]
Que sa roë n'est pas tenable;
Que nus ne la puet retenir,
Tant sache à grant estat venir?
Et se tu scés riens de logique,
Qui bien rest science autentique,
Puis que li grant seignor i faillent,
Li petit en vain se travaillent.
Et se ces prueves riens ne prises
D'anciennes istoires prises,
Tu les as de ton tens noveles
De batailles fresches et beles,
De tel biauté, ce dois savoir,
Comme il puet en bataille avoir.
C'est de Mainfroi roi de Sesile[45],
Qui par force tint et par guile
Lonc-tens en pès toute sa terre,
Quant li bons Karles li mut guerre,
Conte d'Anjou et de Provance,
Qui par devine porvéance,
Est ores de Sesile rois,
Qu'ainsinc le volt Diex li verois
Qui tous jors s'est tenus o li.
Cist bons rois Karles l'en toli,
Non pas sans plus la seignorie,
Ains li toli du cors la vie.
Quant à l'espée qui bien taille,
En la premeraine bataille
Raison.
Bien le servit en vérité 6996
Fortune. Il ne put s'en défendre,
Elle le fit au gibet pendre;
Car nul ne la peut retenir,
Tant sache à grand état venir;
Et si tu connais la logique
Qui science est bien authentique,
Où tombent les grands et les forts
Les petits perdent leurs efforts.
Et si ces preuves tu méprises
Des anciennes histoires prises,
Il en est, tu dois le savoir,
D'aussi sûres qu'on puisse en voir
De notre temps et plus nouvelles,
Par batailles grandes et belles.
D'abord en Sicile, Mainfroy[45b]
Qui par trahison sous sa loi
Longtemps en paix tint cette terre,
Quand le bon Charles lui fit guerre
Qui règne en Sicile aujourd'hui.
Comme tu le sais, ce fut lui,
Comte d'Anjou et de Provence,
Dans sa divine providence
Que Dieu pour être roi choisit.
Ce bon roi Charles lui ravit
Non seulement sa seigneurie,
Mais son armée avec la vie,
Lorsque de son glaive acéré,
Dès le premier combat livré,
L'assaillit pour le déconfire,
Courant échec et mat lui dire,
L'assailli por li desconfire, 6935
Eschec et mat li ala dire
Desus son destrier auferrant,
Du trait d'un paonnet errant
Où mileu de son eschiquier.
De Corradin parler ne quier[45],
Son neveu, dont l'exemple est preste,
Dont li rois Karles prist la teste
Maugré les princes d'Alemaigne:
Henri, frere le roi d'Espaigne,
Plain d'orguel et de traïson,
Fist-il morir en sa prison.
Cil dui, comme folz garçonnés,
Roz et fierges et paonnés,
Et chevaliers as gieus perdirent,
Et hors de l'eschiquier saillirent,
Tel paor orent d'estre pris
Au geu qu'il orent entrepris:
Car qui la vérité regarde,
D'estre mat n'avoient-il garde,
Puisque sans roi se combatoient:
Eschec et mat riens ne doutoient,
Ne cil haver ne les pooit,
Oui contre eus as eschiés jooit,
Fust à pié, fust sur les arçons;
Car l'en ne have pas garçons,
Fox, chevaliers, fierges ne ros;
Car se vérité conter os,
Si n'en quier-ge nulli flater,
Ainsinc cum il va du mater,
Puisque des eschiés me sovient,
Se tu riens en sés, il convient
Que cil soit roi, que l'en fait haves[46],
Quant tuit si homme sunt esclaves,
Dessus son puissant destrier, 6967
Au milieu de son échiquier,
Du trait d'une flèche mortelle.
Faut-il qu'aussi je te rappelle
De Conradin le triste sort[45]
Que le roi Charles mit à mort
Malgré les princes d'Allemagne,
Henri, frère du roi d'Espagne,
Plein d'orgueil et de trahison
Qu'il fit mourir en sa prison?
Ces deux écervelés sans peine
Cavaliers, pions, tours et reine
Perdirent là jusqu'au dernier
Et s'enfuirent de l'échiquier,
Tant craignaient dans cette partie
Se voir la liberté ravie.
Car ils ne devaient nullement
Craindre être échec et mat vraiment,
Puisqu'ils allaient sans roi combattre,
Et tant aurait-il pu les battre,
Que haver nul ne les pouvait
Qui contre eux aux échecs jouait,
Non, nul, soit à pied, soit en selle,
Car on ne have pas rebelle,
Vilain ni fou, ni cavalier,
Reine ni tour sur l'échiquier.
Car sans mensonge, à te vrai dire,
Pour le mater te bien décrire
(Des échecs puisqu'il me souvient),
Si tu ne le sais, il convient
Que soit roi celui qu'on fait haves[46b]
Lorsque tous les siens sont esclaves,
Quand, forcé par ses ennemis
Qui l'ont en telle passe mis,
Si qu'il se voit seus en la place, 6969
Ne n'i voit chose qui li place;
Ains s'enfuit par ses anemis
Qui l'ont en tel povreté mis:
L'en ne puet autrement haver,
Ce sevent tuit large et aver.
Car ainsinc le dist Athalus,
Qui des eschez controva l'us[47],
Quant il traitoit d'arismétique;
Et verras en Policratique[48]
Qu'il s'enflechi de la matire
Et des nombres devoit escripre,
Où ce biau geu jolis trova,
Que par demonstrance prova.
Por ce se mistrent-il en fuie
Por la prise qui lor ennuie:
Qu'ai-ge dit? por prise eschever,
Mès por la mort qui plus grever
Les péust et qui pis valoit,
Car li geus malement aloit,
Au mains par devers lor partie
Qui de Diex s'iere departie;
Et la bataille avoit emprise
Contre la foi de sainte Eglise;
Et qui eschec dit lor éust,
N'iert-il qui covrir le péust,
Car la fierche avoit esté prise
Au gieu de la premiere assise,
Où li rois perdit comme fos,
Ros, chevaliers, paons et fos,
Si n'ert-ele pas là présente;
Mès la chétive, la dolente
Ne pot foïr ne soi deffendre,
Puisque l'en li ot fait entendre
Il se voit tout seul en l'arène 7001
Sans espoir que secours lui vienne.
Or haver voilà ce que c'est,
Riche ou pauvre chacun le sait.
Ainsi dit Attalus le sage
Qui des échecs trouva l'usage[47b];
Car ce fut lui qui démontra
Ce beau jeu joli qu'il trouva
Quand il traitait d'Arithmétique.
On voit dans sa Polycratique[48b]
Comment la matière inventa
Et les calculs en combina.
De l'échiquier donc ils s'enfuirent,
Car d'être pris tous deux craignirent.
Qu'ai-je dit? Pour n'être tous deux
Pris? Non, mais pour éloigner d'eux
Une mort effroyable, impie;
Car en cette triste partie
Bien malement allait leur jeu
De qui s'était éloigné Dieu,
Puisqu'ils avaient guerre entreprise
Contre la foi de sainte Église.
Et si sur eux on fût venu
Leur dire échec, nul n'aurait pu
Les couvrir, car on prit la reine
Dès le premier combat sans peine
Où ce fol roi sut perdre tous
Ses cavaliers, pions et fous.
Aussi n'était-elle présente,
Mais la chétive, la dolente,
Apprenant que sanglant et froid,
Que mat et mort gisait Mainfroy,
Que mat et mort gisoit Mainfrois, 7003
Par chief, par pies, et par mains frois.
Et puis que cis bons rois oï
Qu'il s'en erent ainsinc foï,
Les prist-il fuitis ambedeus,
Et puis fist sa volenté d'eus,
Et de mains autres prisonniers,
De lor folie parçonniers.
Cis vaillans rois dont je te conte,
Que l'en soloit tenir à conte,
Cui nuis et jors, et mains et soirs,
L'ame, le cors et tous ses hoirs,
Gart Diex et deffende et conseille,
Cil donta l'orguel de Marseille[49],
Et prist des plus grans de la vile
Les testes, ains que de Sezile
Li fust li roiaumes donnés,
Dont il fu puis rois coronnés,
Et vicaires de tout l'empire.
Mais ne voil or de li plus dire;
Car qui tretout vodroit retraire,
Ung grant livre en convendroit faire.
Vez ci gens qui grans honors tindrent:
Or scés à quel chief il en vindrent.
N'est donc bien Fortune séure,
Rest bien fos qui s'i asséure,
Quant ceus qu'el scult par devant oindre,
Seult ausinc par derriere poindre;
Et tu qui la Rose baisas,
Par quoi de duel si grant fais as,
Que tu ne t'en sez apaisier,
Cuidoies-tu tous jors baisier,
Tous jors avoir aise et délices?
Par mon chief, tu es fox et nices.
Pieds et mains et front dans la cendre, 7033
Ne put ni fuir ni se défendre.
Ce bon roi, lorsqu'il eut ouï
Qu'ainsi tous deux ils avaient fui
Du combat, les fit tantôt prendre
Et châtier sans plus attendre,
Avec maints autres prisonniers
De leur folie associés.
Ce vaillant roi que je te conte,
Ce héros dont maint et maint conte
Célèbre aujourd'hui les hauts faits
(Que Dieu nuit et jour à jamais
Et le défende et le conseille,
Et matin et soir sur lui veille,
Pour que sa maison règne en paix!),
Dompta l'orgueil des Marseillais[49b],
Et prit des plus grands de la ville
La tête, avant que de Sicile
Lui fût le royaume donné,
Dont fut depuis roi couronné
Et vicaire de tout l'empire.
De lui je ne veux plus rien dire,
Car qui voudrait tout raconter
Un gros livre en pourrait dicter.
Or vois à quelle fin ils vinrent
Ces gens qui si grands honneurs tinrent.
Par devant toujours caressant
Et par derrière nous blessant,
Fortune ainsi souvent varie;
Certes bien fol est qui s'y fie;
Et toi qui la Rose baisas,
Chose pourquoi si grand deuil as
Que ta douleur jamais n'apaises,
Pensais-tu toujours avoir aises
Por que cis duel plus ne te tiengne, 7037
De Mainfroi voil qu'il te soviengne,
De Henri et de Corradin,
Qui firent pis que Sarradin,
De commencier bataille amere,
Contre sainte Eglise lor mere;
Et des faits des Marsiliens,
Et des grans hommes anciens,
Comme Neron, comme Cresus,
Dont je te contai ci-dessus,
Qui Fortune tenir ne porent
O tous les grans pooir qu'il orent.
Par foi frans hons qui tant se prise,
Qu'il s'orguillist por sa franchise,
Il ne scet mie en quel aage
Cresus li rois vint en servage,
Ne d'Ecuba, mient escient[50],
Qui fu fame le roi Prient
Ne tient-il pas en sa mémoire,
Ne de Sisicambis l'istoire[51],
Mere Daire le roi de Perse,
Cui Fortune fu si perverse,
Que franchise et roiaumes tindrent,
Et serves en la fin devindrent?
D'autre part ge tiens à grant honte,
Puis que tu sés que letre monte,
Et que estudier te convient,
Quant il d'Omer ne te souvient,
Puisque tu l'as estudié;
Mais tu l'as, ce semble, oblié,
Et n'est-ce poine vaine et vuide,
Tu mès es livres ton estuide,
Et délices, toujours baiser? 7067
Pauvre fol d'ainsi t'abuser!
Pour que ce deuil plus ne te tienne,
De ce Mainfroy qu'il te souvienne,
Et d'Henri et de Conradin,
Qui firent pis que Sarrazin,
De commencer bataille amère
Contre sainte Église leur mère,
Et de l'orgueil des Marseillais
Et des anciens que tu connais,
Qui Fortune arrêter ne purent
Malgré le grand pouvoir qu'ils eurent,
Comme Néron, comme Crésus
Dont je t'ai parlé ci-dessus.
Par ma foi ne sait à quel âge
Tomba Crésus en esclavage,
L'homme libre qui de fierté
Se gonfle pour sa liberté.
Il ne retient en sa mémoire
Ni d'Hécube la sombre histoire[50b],
Femme du roi Priam; non plus
La mère du roi Darius
Sisygambis, reine de Perse[51b],
Qui vit Fortune si perverse;
Toutes régnaient en liberté
Et churent en captivité.
D'autre part, je tiens à grand' honte,
Puisque tu sais ce que raconte
L'histoire, d'avoir oublié
Ce que tu as étudié,
Tout ce que sur cette matière
Nous rapporte le grand Homère.
Tu as sur les livres usé
Ton temps en travail insensé,
Et tout par négligence oblies! 7069
Que vaut quanque tu estudies,
Quant li sens au besoing te faut,
Et solement par ton defaut?
Certes tous jors en remembrance
Déusses avoir sa sentence;
Si devroient tuit homme saige
Et si fichier en lor coraige,
Que jamès ne lor eschapast
Tant que la mort les atrapast:
Car qui la sentence sauroit,
Et tous jors en son cuer l'auroit,
Et la scéust bien soupeser,
Jamès ne li devroit peser
De chose qui li avenist,
Que tous jors fers ne se tenist
Encontre toutes aventures,
Bonnes, males, moles ou dures.
Si rest-ele voir si commune,
Selonc les ovres de Fortune,
Que chascuns chascun jor le voit,
Se bon entendement avoit.
Merveilles est que ne l'entens
Qui ta cure as mise tant ens;
Mès tu l'as autre part tornée,
Par ceste amor desordenée,
Si la te voil or ramentoivre
Por toi faire miex aparçoivre.
Jupiter en toute saison[52]
A sor le suel de sa maison,
Ce dit Omers, deus plains tonneaus;
Si n'est viex hons, ne garçonneaus,
N'il n'est dame, ne damoisele,
Soit vielle ou jone, laide ou bele,
Si tout par négligence oublies. 7101
Que sert ce que tu étudies
Si le bons sens défaut te fait
Par ta faute quant besoin est?
Certes toujours en souvenance
Tout homme sage sa sentence
Doit conserver, sans contredit,
Et la ficher en son esprit,
Pour que toujours elle y demeure
Entière, jusqu'à ce qu'il meure.
Car qui sa sentence saurait
Et toujours en son coeur l'aurait
Et la saurait comprendre toute,
Sans sortir de la droite route,
Nulle infortune ne craindrait
Et toujours ferme se tiendrait
Encontre toutes aventures
Males, bonnes, molles ou dures.
Car elle peint si nettement
De Fortune l'agissement,
Que chacun le voit sans doutance
Avec un peu d'intelligence.
Comment ne la comprends-tu pas,
Toi qui pourtant l'étudias?
Mais ton âme ailleurs s'est tournée
Par cet amour désordonnée.
Je vais donc te la rappeler
Pour le sens mieux t'en dévoiler.
Jupiter a, nous dit Homère[52b],
Devant son palais de lumière,
Deux tonneaux en toute saison.
Il n'est vieillard, jeune garçon,
Il n'est dame ni damoiselle,
Soit vieille ou jeune, laide ou belle,
Qui vie en ce monde reçoive, 7103
Qui de ces deus tonneaus ne boive.
C'est une taverne planiere,
Dont Fortune la taverniere
Trait aluine et piment en coupes[53]
Por faire à tout le monde soupes;
Tous les en aboivre à ses mains,
Mès les uns plus, les autres mains.
N'est nus qui chascun jor ne pinte
De ces tonneaus ou quarte ou pinte,
Ou mui, ou setier, ou chopine,
Si cum il plest à la meschine,
Ou plaine paume ou quelque goute
Que Fortune où bec li agoute:
Car bien et mal à chascun verse,
Si cum ele est douce ou perverse.
Ne jà nus si liés ne sera,
Quant il bien se porpensera,
Qu'il ne truist en sa greignor aise
Quelque chose qui li desplaise;
Ne jà tant de meschief n'aura,
Quant bien porpenser se saura,
Qu'il ne truisse en son desconfort
Quelque chose qui le confort,
Soit chose faite, ou chose à faire,
S'il pensoit bien à son afaire,
S'il ne chiet en desesperance,
Qui les pechéors desavance;
Ne nus hons n'i puet consel metre,
Tant ai léu parfont en letre.
Que te vaut donc le corrocier,
Le lermoier et le groucier?
Mès pren bon cuer et si t'avance
De recevoir en pacience
Qui le jour reçoive ici-bas, 7135
Que ces tonneaux n'abreuvent pas.
C'est une taverne pleinière
Où Fortune la tavernière
Verse l'absinthe et le piment[53b]
Et nous abreuve incessamment,
Plus ou moins emplit notre coupe,
A tout le monde fait la soupe.
Chaque jour y venons bayer
Et des tonneaux, muids ou setier,
Suivant qu'il lui plaît, la coquine,
Ou quarte, ou pinte, ou bien chopine,
Ou quelque goutte, ou pleine main,
Au bec nous verse avec dédain;
Car bien ou mal à chacun verse
Suivant qu'elle est douce ou perverse.
Et nul si joyeux ne sera
Quand toujours il découvrira,
Au milieu de sa plus grande aise,
Quelque chose qui lui déplaise;
Et tant de malheur il n'aura
Quand toujours il découvrira,
S'il pense bien à son affaire,
Soit chose faite ou chose à faire,
Que toujours en son déconfort
Se trouve un peu de reconfort,
S'il ne tombe en désespérance
Qui les pécheurs guère n'avance.
Nul n'y saurait remède voir
Si grand que soit tout son savoir;
A quoi donc servent tes colères,
Murmures et larmes amères?
En patience et de bon coeur
Accepte donc, c'est le meilleur,
Tout quanque Fortune te donne, 7137
Soit bele ou laide, ou male ou bonne.
De Fortune la semilleuse,
Et de sa roë perilleuse
Tous les tors conter ne porroie.
C'est li gieu de boute-en-corroie,
Que Fortune set si partir,
Que nus devant au départir
Ne puet avoir science aperte
S'il i prendra gaaing ou perte;
Mès à tant de li me tairai,
Fors tant qu'encor m'i retrairai
Ung petitet por mes requestes,
Dont je te fai trois moult honestes:
Car volentiers recorde bouche
Chose qui près du cuer li touche;
Et se tu les vués refuser,
N'est riens qui t'en puist escuser
Que trop ne faces à blasmer:
C'est que tu me vueilles amer,
Et que le diex d'Amors desprises,
Et que Fortune riens ne prises.
Et se tu trop fiébles te fais
A soustenir ce treble fais,
Je le sui preste d'alegier
Por le porter plus de legier.
Pren la premiere solement,
Et se tu m'entens sainement,
Tu seras des autres délivres,
Car se tu n'es ou fox ou yvres,
Savoir dois, et bien le recorde,
Quicunques à Raison s'acorde,
Jamès par amors n'amera,
Ne Fortune ne prisera.
Tout ce que Fortune te donne, 7169
Belle ou laide, mauvaise ou bonne.
Je ne saurais en tous mes jours,
L'inconstante, conter ses tours,
Quand sur sa roue elle tournoie;
C'est le jeu de boute en courroie.
Ses dons Fortune ainsi départ
Que nul, quand il attend sa part,
Ne peut avoir science ouverte
S'il y doit prendre gain ou perte.
A présent, d'elle me tairai,
Fors pourtant que j'y reviendrai
Un petitet pour mes requêtes
Dont te ferai trois moult honnêtes;
Car on aime dire souvent
Ce qui nous touche fortement,
Et si ces requêtes refuses,
A mes yeux tu n'auras d'excuses
Et tu seras bien à blâmer:
C'est que tu me veuilles aimer,
Et que le Dieu d'Amours méprises,
Et que Fortune rien ne prises;
Et si trop faible tu te fais
Pour soutenir ce triple faix,
De l'alléger ferai-je en sorte,
Pour que ton coeur mieux le supporte.
Prends la première seulement,
Et si tu m'entends sainement
Des deux autres je te délivre.
A moins d'être fol ou d'être ivre,
Certes tu dois savoir tantôt
Et te rappeler mot à mot
Ce que te disais tout à l'heure:
Quiconque avec Raison demeure
Por ce fu Socrates itiex, 7171
Qui fu mes amis veritiex:
Li Diex d'Amors onc ne cremut,
Ne por Fortune ne se mut;
Por ce voil que tu li resembles,
Et que ton cuer au mien assembles:
Car se tu l'as où mien planté,
Il me soffist à grant planté.
Or vois cum la chose s'apreste,
Ge ne te fais c'une requeste;
Pren la premiere que t'ai dite,
Et ge te claim des autres quite.
Or ne tiens plus ta bouche close,
Respon: Feras-tu ceste chose?
Nule autre chose ne demant,
Ne me sers jamès autrement,
Et lesse ta pensée fole,
Et le fol Diex qui si t'afole;
Amors qui te fait en li croire,
Te tolt ton sens et ta mémoire,
Et de ton cuer les iex avugle,
Et tenir te fait por avugle.
Cy respond l'Amant à Raison.
Dame, fis-ge, ne puet autre estre,
Il me convient servir mon mestre
Qui moult plus riche me fera
Cent mile tans quant li plaira:
Car la Rose me doit baillier,
Se ge m'i sai bien travaillier;
Et se par li la puis avoir,
Mestier n'auroie d'autre avoir.
Jamais par Amour n'aimera 7203
Ni Fortune ne prisera.
Tel fut Socrate ferme et stable
Qui fut mon ami véritable,
Le Dieu d'Amours jamais ne crut
Et pour Fortune ne se mut.
Or je veux que tu lui ressembles
Et que ton coeur au mien assembles;
Car si ton coeur mets avec moi,
Je n'attends mieux ni plus de toi.
Si tu le veux, c'est chose faite,
Je ne te fais qu'une requête;
Prends la première et bien feras,
Et des autres quitte seras.
Or ne tiens plus ta bouche close,
Réponds, feras-tu cette chose?
Rien plus ne veux pour le moment;
Ne me sers jamais autrement,
Et laisse la passion folle
Et le fol Dieu qui tant t'affole.
Amour qui te fait croire en lui,
Sens et mémoire t'a ravi,
Et de ton coeur les yeux aveugle
Et te fait passer pour aveugle.
Cy répond l'Amant à Raison.
Dame, lui dis-je, je ne puis
Faire autrement que j'ai promis.
Non; autrement il ne peut être,
Il faut que je serve mon maître
Qui moult plus riche me fera
Cent mille fois, quand il voudra;
Car il me doit bailler la Rose
Si je fais bien ce qu'il m'impose,
Ge ne priseroie trois chiches 7201
Socrates combien qu'il fust riches,
Ne plus n'en quier oïr parler.
A mon mestre m'en vuel aler,
Tenir li vuel ses convenans;
Car il est drois et avenans,
S'en enfer me devoit mener,
N'en puis-ge mon cuer refrener;
Mon cuer jà n'est-il mie à moi.
Onc encores ne l'entamoi,
Ne ne bé pas à entamer
Mon testament por autre amer:
A Bel-Acuel tout le lessai,
Car tretout par cuer mon laiz sai,
Et di par grant impacience
Confession sans repentance:
Si ne vodroie pas la Rose
Changier à vous por nule chose:
Là convient que mes pensers voise.
Si ne vous tieng mie à cortoise,
Quant ci m'avés coilles nomées,
Qui ne sunt pas bien renomées
En bouche à cortoise pucele.
Vous qui tant estes saige et bele,
Ne sai comment nomer l'osastes,
Au mains quant le mot ne glosastes
Par quelque cortoise parole,
Si cum prode fame parole.
Sovent voi néis ces norrices,
Dont maintes sunt baudes et nices,
Quant lor enfant lavent et baingnent,
Qu'el les debaisent et aplaingnent,
Si les nomment-el autrement:
Vous savés or bien se ge ment.
Et si par lui la puis avoir, 7235
Point n'ai besoin d'un autre avoir;
Je ne priserais un pois chiche
Socrate, combien qu'il fût riche,
Et n'en veux plus ouir parler.
Je m'en veux à mon maître aller.
Je lui veux tenir ma promesse
Pour sa droiture et sa tendresse;
En enfer me dût-il mener,
Mon coeur se laisserait damner.
Il est à lui, point ne l'ignore,
Ne l'entamai jamais encore,
Ni pour un autre aimer, vraiment,
N'entamerai mon testament.
J'ai fait, en grande impatience,
Confession sans repentance;
A Bel-Accueil j'ai tout laissé,
Mon legs est dans mon coeur tracé,
Et ne voudrais à vous la Rose
Oncques changer pour nulle chose,
Car tous mes pensers je lui dois.
Mais peu courtoise je vous vois
Vous qui tant êtes sage et belle;
Car bouche à courtoise pucelle
N'a jamais couille prononcé;
C'est un mot là fort déplacé.
Je ne sais comment telle chose
Vous avez pu nommer sans glose,
Sans la voiler d'un mot courtois,
En prude femme. Ainsi je vois,
Par exemple, mainte nourrice,
Naïve gent et sans malice;
Quand lave et baigne son enfant
Et le va baisant, caressant,
Lors se prist Raison à sorrire, 7235
En sorriant me prist à dire:
Raison.
Biaus amis, ge puis bien nomer,
Sans moi faire mal renomer,
Apertement par propre non
Chose qui n'est se bonne non.
Voire du mal séurement
Puis-ge bien parler proprement:
Car de nule riens je n'ai honte,
Se tele n'est qu'à pechié monte[54];
Mès chose où pechié se méist,
N'est riens qui faire me féist.
Onc en ma vie ne pechié,
N'encor ne fais-ge pas pechié,
Se ge nome sans metre gloses
Par plain texte les nobles choses
Que mes peres en paradis
Fist de ses propres mains jadis;
Et tous les autres estrumens
Qui sunt piliers et argumens
A soustenir nature humaine,
Qui sans eus fust et casse et vaine.
Car volentiers, non pas envis,
Mist Diex en coilles et en vits
Force de generacion,
Par merveilleuse entencion,
Por l'espece avoir tous jors vive
Par renovelance naïve.
C'est par naissance rechéable,
C'est par chéance reversable,
Autrement ne les nomme-t-elle? 7269
Dites-moi si je mens, ma belle.
Raison à sourire se prit
Alors, et souriant me dit:
Raison.
A bon droit, bel ami, j'appelle,
Sans mériter nulle querelle,
Franchement, de son propre nom,
Chose où rien n'est qui ne soit bon.
De nulle chose je n'ai honte
Si telle n'est qu'à péché monte.
Voire du mal assurément
Puis-je bien parler proprement;
Mais ne voudrais pour rien au monde
Nul péché faire ou chose immonde.
Jamais de mes jours ne péchai,
Et céans ne fais point péché
Quand je nomme sans mettre gloses,
Et par leur nom, les nobles choses
Que Dieu mon père en paradis,
De ses propres mains, fit jadis
Pour soutenir nature humaine,
Qui deviendrait et faible et vaine
Sans ces précieux instruments,
Ses piliers et ses arguments.
Car Dieu, qui certes rien ne souille,
Mit volontiers en vit et couille
Force de génération
Par merveilleuse intention,
Pour l'espèce avoir toujours vive
Par rénovation native.
Ainsi par mortel manquement
Et naturel enfantement
Par quoi Diex les fait tant durer, 7263
Qu'el ne puet la mort endurer.
Ainsinc fist-il as bestes muës
Qui par ce resont soustenuës:
Car quant les unes bestes meurent,
Les formes as autres demeurent.
L'Amant.
Or vaut pis, dis-ge, que devant,
Car bien voi ore apertement
Par votre parléure baude,
Que vous estes fole ribaude:
Car tout ait Diex les choses faites
Que ci devant m'avés retraites,
Les mos au mains ne fist-il mie
Qui sunt tuit plain de vilonie.
Raison.
Biaus amis, dist Raison la sage,
Folie n'est pas vasselage,
N'onc ne fu, ne jà ne sera.
Tu diras quanqu'il te plera,
Car bien en as tens et espace
De moi qui t'amor et ta grace
Voil avoir, n'estuet-il douter,
Car ge sui preste d'escouter
Et de souffrir, et de moi taire,
Mès que te gardes de pis faire,
Combien qu'à ledengier m'acueilles.
Si semble-il par fois que tu vueilles
Que je te responde folie;
Mais ce ne te ferai-ge mie,
Dieu fait tout durer sur la terre 7301
Malgré la mort qui tout altère.
Ainsi fit-il aux animaux
Que nous voyons toujours égaux,
Car si les uns tour à tour meurent,
Aux autres les formes demeurent.
L'Amant.
Vous valez, dis-je, pis qu'avant;
Car je vois bien apertement,
A votre lascive parole,
Que vous étes ribaude et folle.
Car si Dieu toutes choses fit,
Comme l'avez ci-devant dit,
Au moins les mots ne fit-il mie
Qui sont tout pleins de vilenie.
Raison.
Parle, ami, tant qu'il te plaira;
Jamais ne fut ni ne sera
Folie un acte de courage,
Me répondit Raison la sage;
Je t'en laisserai le loisir,
Car je veux ta grâce acquérir
Et ton amour, oncques n'en doute.
Aussi je reste et je t'écoute,
Prête à me taire, à tout souffrir,
Afin de pis te garantir,
Combien que durement m'accueilles.
C'est à croire que tu me veuilles
Faire répondre follement.
Je ne le ferai pas vraiment,
Ge qui por ton preu te chastoi, 7293
Ne sui mie de tant à toi
Que tel vilonie encommence,
Que ge mesdie, ne ne tence:
Qu'il est voirs et ne te desplese,
Tous jors est venjance mauvese;
Et si dois savoir que mesdire
Est encores venjance pire.
Moult autrement me vengeroie,
Se venjance avoir en voloie;
Car se tu meffais ou mesdis,
Ou par tes fais, ou par tes dis,
Secréement t'en puis reprendre,
Por toi chastoier et aprendre,
Sans blasme et sans diffamement,
Ou vengier néis autrement,
Se tu ne me voloie croire
De ma parole bonne et voire,
Par plaindre, quant tens en seroit,
A juge qui droit m'en feroit;
Ou par quelque fait raisonnable
Prendre autre venjance honorable.
Je ne voil mie as gens tencier,
Ne par mon dit desavancier,
Ne diffamer nule personne,
Quelqu'ele soit, mauvese ou bonne.
Port chascuns endroit soi son fès,
S'il vuet, si s'en face confès.
S'il ne vuet, jà ne s'en confesse.
Ge ne li en ferai jà presse.
N'ai talent de folie faire
Par quoi ge m'en puisse retraire,
Ne jà néis n'iert par moi dite:
Si rest taire vertu petite;
Moi qui pour ton bien te châtie. 7329
Assez ne te suis ennemie
Pour vilainement m'abaisser
A médire ou me courroucer.
Il est certain, ne t'en déplaise,
Que toujours vengeance est mauvaise,
Et sur ce nous serons d'accord
Que médisance est pire encor.
Pour me venger de ton offense
Je chercherais autre vengeance;
Car si tu méfais ou médis,
Ou par tes faits ou par tes dits,
Secrètement t'en puis reprendre
Pour te corriger et t'apprendre,
Sans blâme et sans diffamement;
Ou me venger même autrement,
Si tu ne voulais pas entendre
Ma leçon si sage et si tendre,
En me plaignant, quand temps serait,
Au juge qui droit m'en ferait;
Ou par quelque fait raisonnable
Prendre autre vengeance honorable.
Je ne veux pas les gens tancer
Ni par ma langue rabaisser,
Ni diffamer nulle personne,
Qui que ce soit, mauvaise ou bonne.
Que chacun porte son paquet,
Ou s'en confesse, s'il lui plaît,
S'il ne veut pas, ne s'en confesse;
Ce n'est pas moi, vrai, qui l'en presse.
Par tel chemin n'en sortirai;
Non, folie oncques ne ferai,
Oncques par moi ne sera dite,
Si se taire est vertu petite,
Mès dire les choses à taire, 7327
C'est trop grant déablie à faire.
Langue doit estre refrenée:
Car nous lisons de Tholomée[55]
Une parole moult honeste
Au commencier de s'Almageste,
Que sages est cis qui met paine
A ce que sa langue refraine,
Fors sans plus quant de Diex parole;
Là n'a-l'en pas trop de parole,
Car nus ne puet Diex trop loer,
Ne trop por seignor avoer,
Trop criendre, ne trop obéir,
Trop amer, ne trop benéir,
Crier merci, ne graces rendre:
A ce ne puet nus trop entendre,
Car tous jors reclamer le doivent
Tuit cil qui biens de li reçoivent.
Caton méisme s'i acorde,
S'il est qui son livre recorde:
Là pués en escript trover tu
Que la premeraine vertu
C'est de metre en sa langue frain[56]
Donte donc la toie et refrain
De folie dire et d'outrages,
Si feras que preus et que sages:
Qu'il fait bon croire les paiens,
Cum de lor dit grans biens aiens.
Mès une chose te puis dire
Sans point de haïne ne d'ire,
Et sans blasme et sans ataïne,
Car fox est qui gens ataïne,
Que, sauve ta grace et ta pez,
Tu vers moi, qui t'aim et t'apez,
Dire chose qu'on doit cacher 7363
Est par trop vilement pécher.
Langue doit être refrénée,
Car nous lisons dans Ptolémée[55b]
Un mot honnête et moult décent
Son Almageste en commençant.
Il dit: Sage est qui met sa peine
A ce que sa langue refrène,
Fors lorsqu'il va de Dieu parlant,
Là n'est jamais trop abondant.
Car nul jamais Dieu trop ne loue,
Pour son seigneur trop ne l'avoue,
Ne le peut trop craindre et servir,
Ni trop aimer, ni trop bénir,
Crier merci, ni grâces rendre;
A ce nul ne peut trop entendre.
Car toujours doivent l'invoquer
Ceux qu'il lui plaît de biens combler.
Caton pense la même chose
Et dans son livre nous l'expose.
En cet écrit trouver peux-tu
Que la souveraine vertu
Est à qui sa langue refrène[56b];
Dompte donc, refrène la tienne.
Il fait bon croire les païens,
En leurs préceptes sont grands biens;
Or comme un fol plus ne m'outrage,
Tu feras comme preux et sage.
Une chose dirai pourtant
Sans haine et sans emportement,
Sans amertume et sans querelle,
Car fol est qui les gens querelle.
Envers moi qui t'aime et te fais
Du bien, qui ne veux que ta paix,
Trop mesprens qui si te reveles, 7361
Qui fole ribaude m'apeles,
Et sans deserte me ledenges,
Quant mes peres li Rois des anges,
Diex li cortois sans vilonie,
De qui muet toute cortoisie,
Et m'a norrie et enseignie,
Ne m'en tiens à mal enseignie,
Ainçois m'aprist ceste maniere:
Par son gré sui-ge coustumiere
De parler proprement des choses
Quant il me plest, sans metre gloses.
Et quant me reveus oposer,
Tu qui me requiers de gloser,
Veus oposer, ainçois m'oposes,
Que tout ait Diex faites les choses,
Au mains ne fist-il pas le non;
Ge te respon, espoir que non;
Au mains celi qu'eles ont ores,
Si les pot-il bien nomer lores
Quant il premierement cria
Tout le monde et quanqu'il i a;
Mais il volt que non lor trovasse
A mon plesir, et les nomasse
Proprement et communément,
Por croistre nostre entendement:
Et la parole me donna
Où moult très-précieux don a;
Et ce que si t'ai récité
Pués trover en auctorité:
Car Platon disoit en s'escole
Que donnée nous fu parole
Por faire nos voloirs entendre,
Por enseignier et por aprendre.
Tu montres trop d'ingratitude 7397
En m'accusant de turpitude,
En m'insultant, ami, pourquoi?
Car mon père, des anges roi,
Dieu le courtois sans vilenie,
De qui vient toute courtoisie,
Qui m'enseigna, qui me nourrit,
Et qui rien de mal ne m'apprit,
M'instruisit de telle manière:
Par son gré suis-je coutumière
De parler de tout à souhait
Sans mettre gloses, s'il me plaît.
Et quand, pour que j'y mette gloses,
Tu dis que Dieu fit toutes choses,
Mais pourtant ne fit point le nom,
Je te réponds: c'est vrai que non,
Au moins du nom dont on les nomme.
Bien eût-il pu le faire, en somme,
Quand premièrement il créa
Le monde et tout ce qu'il y a.
Il voulut que nom leur trouvasse
A mon plaisir et les nommasse
Proprement et communément,
Pour croître notre entendement,
Et, don précieux, la parole
A moi donna que tu dis folle.
Mais tu peux en autorité
Trouver ce que t'ai récité;
Car Platon dit en son école
Que Dieu nous donna la parole
Pour nos volontés désigner,
Pour apprendre et pour enseigner.
Ceste sentence ci rimée7395
Troveras escripte en Thimée
De Platon qui ne fu pas nices;
Et quant tu d'autre part obices
Que lait et vilain sunt li mot,
Ge te di devant Diex qui m'ot,
Se ge, quant mis les noms as choses,
Que ci reprendre et blasmer oses,
Coilles reliques apelasse,
Et reliques coilles clamasse,
Tu qui si m'en mors et depiques,
Me redéisses de reliques
Que ce fust lais mos et vilains.
Coilles est biaus mos, et si l'ains;
Si sunt par foi coillon et vit,
Onc nus plus biaus gaires ne vit.
Ge fis les mos, et sui certaine
Qu'onques ne fis chose vilaine;
Et quant por reliques m'oïsses
Coilles nomer, le mot préisses
Por si bel; et tant le prisasses,
Que par tout coilles aorasses,
Et les baisasses en eglises,
En or et en argent assises;
Et Diex qui sages est et fis,
Tient à bien fait quanque je fis.
Comment, par le cors Saint Omer,
N'oseroi-ge mie nomer
Proprement les ovres mon pere?
Convient-il que ge le compere?
Noms convenoit-il qu'il éussent,
Ou gens nomer ne les séussent,
Et por ce tex nons lor méismes,
Qu'en les nomast par ceus méismes.
Cette sentence ici rimée7429
Tu trouveras dans le Thimée
De Platon qui n'était pas sot;
Et quand tu m'objectais tantôt
Qu'il est des mots vilains sans doute,
Je dis devant Dieu qui m'écoute:
Toi qui les noms céans blâmais
Qu'aux choses donnai, si j'avais
Couilles reliques appelées
Et reliques couilles nommées,
Toi qui telle noise m'en fais,
Alors reliques trouverais
Un mot vilain et laid de même;
Couille est un beau mot et je l'aime,
Comme, ma foi, couillon et vit;
De plus beaux oncques nul ne vit.
Je fis les mots et suis certaine
De n'avoir fait chose vilaine,
Et si les reliques j'avais
Couilles nommé, tu trouverais
Ce mot si beau, qu'en nos églises,
Dans l'or et dans l'argent assises,
T'en irais couilles admirer,
Baiser et pieux adorer.
Or Dieu, la sagesse suprême,
Trouva bien ce que fis moi-même.
Par le corps du grand saint Omer,
Comment, je n'oserais nommer,
Ami, les oeuvres de mon père?
Me convient-il noise lui faire?
Bien fallait-il nom leur donner
Pour que l'on pût les désigner.
C'est pourquoi de tels noms ces choses
Avons nommé sans mettre gloses,
Se fames nes noment en France, 7429
Ce n'est fors desacoustumance:
Car le propre non lor pléust,
Qui acoustumé lor éust:
Et se proprement les nomassent,
Jà certes de riens n'i pechassent.
Acoustumance est trop poissans[57],
Et se bien la sui congnoissans,
Mainte chose desplest novele,
Qui par acoustumance est bele:
Chascune qui les va nomant,
Les apele ne sai comment,
Borces, hernois, riens, piches, pines,
Ausinc cum se fussent espines;
Mès quant les sentent bien joignans,
Ne les tiennent pas à poignans.
Or les noment si cum el suelent,
Quant proprement nomer nes vuelent.
Ge ne lor en ferai jà force;
Mès à riens nule ne m'efforce,
Quant riens voil dire apertement,
Tant cum à parler proprement.
Si dist-l'en bien en nos escoles
Maintes choses par paraboles,
Qui moult sunt beles à entendre;
Si ne doit l'en mie tout prendre
A la letre quanque l'en ot.
En ma parole autre sens ot,
Dont si briément parler voloie,
Au mains quant des coilles parloie,
Que celi que tu i vués metre:
Et qui bien entendroit la letre,
Pour que de ces noms seulement 7463
On les nommât, pas autrement.
Si point ne les nomment en France
Les dames, c'est faute d'usance,
Et le propre nom leur plairait
Si telle la coutume était,
Car nommer par son nom la chose
Ne serait lors de péché cause.
Coutume est un lien puissant[57b],
Et si la suis bien connoissant,
Mainte chose déplaît nouvelle
Qui par accoutumance est belle.
Chacune qui les va nommant
Les appelle ne sais comment,
Bourses, harnais, pieux, choses, pines,
Comme si c'était des épines;
Mais quand elle les sent tout près
Du piquant ne se plaint jamais.
Suivant son habitude, en somme,
Chacune par un nom les nomme.
Je ne veux pas leur reprocher;
Mais moi, quand je veux m'attacher
A clairement dire une chose,
Je ne saurais y mettre glose.
En nos écoles maint savant
Dit en paraboles souvent
Vérités belles à entendre;
Mais il ne faudrait pas tout prendre
A la lettre ce qu'on ouït.
En mon discours autre sens gît
Que celui que tu veux y mettre.
C'était pour mon penser émettre
Plus bref, quand des couilles parlais;
Mais si bien la lettre entendais,
Le sens verroit en l'escripture 7461
Qui esclarcist la chose oscure.
La vérité dedens reposte
Seroit clere, s'ele iert esposte:
Bien l'entendras, se bien répetes
Les argumens as grans poëtes;
Là verras une grant partie
Des secrés de philosophie,
Où moult te voldras déliter,
Et si porras moult profiter.
En délitant profiteras,
En profitant déliteras:
Car en lor gieus et en lor fables
Gisent profit moult delitables,
Sous qui lor pensées covrirent,
Quant le voir des fables ovrirent:
Si te convendroit à ce tendre,
Se bien vués la parole entendre.
Mès puis t'ai tiex deus mos rendus,
Se tu les as bien entendus,
Qui pris doivent estre à la letre
Tout proprement, sans glose metre.
L'Amant.
Dame, bien les i puis entendre,
Qu'il i sunt si légiers à prendre,
Qu'il n'est nus qui françois séust,
Qui prendre ne les i déust.
N'ont mestier d'autres déclarences,
Mais des poëtes les sentences,
Les fables et les métafores
Ne bé-ge pas à gloser ores;
Mès se ge puis estre garis,
Et li servises m'iert meris,
Le sens verrais en l'écriture 7497
Qui éclaircit la chose obscure.
Lève le voile où vérité
Se cache et verras sa clarté;
Bien l'entendras si tu répètes
Les arguments des grands poètes,
Et tu pourras en profiter,
Tout en sachant te délecter.
Car là verras en grand' partie
Les secrets de philosophie;
En profitant t'amuseras,
En t'amusant profiteras.
Car en leurs jeux comme en leurs fables
Gisent profits moult délectables,
Quand ils vont leurs pensers couvrant
Dessous un voile transparent,
Et c'est ce que tu peux apprendre
Si bien veux la parole entendre.
Mais depuis t'ai deux mots rendus
Si tu les as bien entendus,
Qui doivent pris être à la lettre,
Tout proprement sans glose y mettre.
L'Amant.
Dame, qui sait bien son français
Les doit comprendre ou bien jamais;
Aussi je crois bien les entendre,
Car ils sont aisés à comprendre.
Pas n'ai besoin d'autres raisons;
Des poètes les fictions,
Fables, sentences, paraboles,
Ne veux point gloser en écoles.
Je gloserai tout à loisir
(Si Dieu mon coeur daigne guérir
Dont si haut guerredon atens, 7493
Bien les gloserai tout à tens,
Au mains ce qui m'en afferra,
Si que chascuns cler i verra.
Si vous tieng por bien escusée
De la parole ainsinc usée,
Et des deus mos dessus només,
Quant si proprement les només,
Qu'il ne m'i convient plus muser,
Ne mon tens en gloses user.
Mès ge vous cri por Dieu merci,
Ne me blasmez plus d'amer ci:
Se ge sui fox, c'est mon damage;
Mès au mains fis-ge lors que sage,
De ce cuit-ge bien estre fis,
Quant hommage à mon mestre fis;
Et se ge sui fox, ne vous chaille.
Je voil amer, comment qu'il aille,
La Rose où ge me sui voés.
Jà n'iert mes cuers d'autre doés;
Et se m'amor vous prometoie,
Jà voir promesse n'en tendroie.
Lors si seroie décevierre
Vers vous, ou vers mon mestre lierre,
Se je vous tenoie convent;
Mès ge vous ai bien dit souvent
Que ge ne voil aillors penser
Qu'à la Rose où sunt mi penser[58]:
Et quant aillors penser me faites
Par vos paroles ci retraites
Que ge sui jà tous las d'oïr,
Jà m'en verrez de ci foïr,
Se ne vous en taisiez atant,
Puis que mes cuers aillors ne tent.
Et si de ma longue constance 7529
Il me donne la récompense),
Au moins sur ce qui m'adviendra,
Tant que chacun clair y verra.
Je vous tiens pour bien excusée
D'avoir tant votre langue usée
Et des deux mots ci-haut nommés
Et si proprement exprimés.
Aussi dès lors plus je ne muse,
Ni mon temps à gloser je n'use.
Pour Dieu, je demande merci,
Cessez de me blâmer ainsi.
Si je suis fol, c'est mon affaire;
Mais du moins je croyais bien faire,
De ceci je suis sûr, le jour
Où fis hommage au Dieu d'Amour.
Si je suis fol, n'en prenez peine,
Je veux aimer, quoi qu'il advienne,
La Rose à qui me suis donné,
Mon coeur par elle est dominé.
Si je vous donnais ma tendresse,
J'enfreindrais alors ma promesse;
Je serais envers vous trompeur,
Ou bien vers mon maître voleur,
Si j'acceptais telles avances.
J'ai dit en maintes circonstances
Que ne voulais ailleurs penser,
Qu'à la Rose est tout mon penser[58b],
Et si penser ailleurs me faites
Par vos paroles indiscrètes
Que je suis ennuyé d'ouïr,
Vous me verrez d'ici m'enfuir
Si ne voulez faire silence,
Puisqu'elle est ma seule espérance.
XLIII
Comment Raison laisse l'Amant 7527
Mélancolieux et dolant,
Puis s'est tourné devers Amis
Qui en son cas confort a mis.
Quant Raison m'ot, si s'en retorne,
Voir image
Si me relest pensant et morne.
Adonc d'Amis me resovint,
Esvertuer lors me convint.
Aler y voil à quelque paine,
Es-vos Amis que Diex m'amaine;
Et quant il me vit en ce point,
Que tel dolor au cuer me point:
Amis.
Qu'est-ce, dist-il, biaus dous Amis,
Qui vous a en tel torment mis?
Voir image
Bien voi qu'il vous est meschéu,
Dès que vous voi si esméu;
Mès or me dites quex noveles.
L'Amant.
M'aït Diex, ne bonnes, ne beles.
Amis.
Contés moi tost.
L'Amant.
Et ge li conte,
Si cum avés oï où conte:
Jà plus ne vous iert recordé.
XLIII
Comment Raison lors sans réplique7563
Laisse l'Amant mélancolique;
Il s'en retourne vers Ami
Qui son courage a raffermi.
A ces mots Raison interdite
Pensif et morne là me quitte,
Soudain d'Ami me ressouvient
Et d'aller à lui me convient.
Je m'y décide non sans peine;
Mais le voici, Dieu me l'amène,
Et quand il voit quelle douleur
Tourmente et déchire mon coeur:
Ami.
Doux Ami, dit-il, quelle peine
Derechef ainsi vous malmène?
Car bien vois à votre pâleur
Qu'il vous est arrivé malheur;
Voyons, dites, quelles nouvelles?
L'Amant.
Dieu m'assiste, bonnes ni belles!
Ami.
Parlez donc.
L'Amant.
Lors je lui contai
Ce que j'ai plus haut raconté,
Pas n'est besoin que je le die.
Ami.
Avoi, dist-il, por le cors Dé, 7548
Dangier aviés apaisié,
S'aviés le bouton baisié;
De noiant estes entrepris,
Se Bel-Acuel à esté pris;
Puis que tant s'est abandonnés
Que le baisier vous fu donnés,
Jamès prison ne le tendra;
Mais sans faille il vous convendra
Plus sagement à maintenir,
S'à bon chief en volés venir.
Confortés-vous: car bien sachiés
Qu'il iert de la prison sachiés,
Où il a por vous esté mis.
L'Amant.
Ha! trop i a fors anemis.
S'il n'i avoit que Male-Bouche;
C'est cis qui plus au cuer me touche:
Cis a les autres esméus;
Jà n'i éusse esté séus,
Se li glous ne chalemelast,
Paor et Honte me celast
Moult volentiers; néis Dangier
M'avoit lessié à ledengier.
Tuit trois s'estoient coi tenu,
Quant li déable i sunt venu
Que li glous i fist assembler.
Qui véist Bel-Acuel trembler,
Quant Jalousie l'escria,
(Car la vielle trop mal cria:)
Ami.
Mais, dit-il, par la sainte hostie! 7584
Danger vous aviez apaisé,
Le bouton vous aviez baisé,
Et de Bel-Accueil la capture
A ce point, ami, vous torture!
S'il s'est à vous abandonné
Tant qu'un baiser vous fut donné,
Il n'est prison qui le retienne.
Or donc, que votre coeur comprenne,
S'il veut à bonne fin venir,
Que plus sage il se doit tenir.
Consolez-vous, car sans nul doute
Il sortira, coûte que coûte,
Du fort où pour vous on l'a mis.
L'Amant.
Ah! trop forts sont ses ennemis!
Et sans ce maudit Malebouche
(C'est lui qui plus au coeur me touche,
Lui qui tous les autres émut),
Personne soupçonné ne m'eût.
Si n'eût tant bavardé ce traître,
Honte et Peur volontiers peut-être
M'eussent caché; voire Danger
S'était, ma foi, laissé toucher,
Tous trois s'étaient tenus tranquilles,
Lorsque surgirent ces reptiles
Que le coquin fit assembler.
Qui Bel-Accueil eût vu trembler
Lorsque s'écria Jalousie
(Car la vieille horriblement crie),
Grant pitié li en péust prendre; 7577
Je m'en foï sans plus atendre.
Lors fu le chastel maçoné
Où li dous est emprisoné.
Por ce, Amis, à vous me conseil,
Mort sui se n'i metés conseil.
Lors dist Amis cum bien apris,
Car d'Amors ot assés apris:
Amis.
Compains, ne vous desconfortés,
En bien amer vous desportés;
Li Diex d'Amors, et nuit et jor
Servés loiaument sans séjor:
Vers li ne vous desloiautés,
Trop seroit grant desloiautés
S'il vous en trovoit recréu,
Trop se tendroit à décéu
De ce qu'à homme vous reçut:
Onques cuers loiaus nel' déçut.
Faites quanqu'il vous encharja,
Tous ses commans gardés; car jà
A son propos, combien qu'il tarde,
Ne faudra hons qui bien les garde,
S'il ne li meschiet d'autre part,
Si cum Fortune se départ.
Du Diex d'Amors servir pensés,
En li soit tous vostres pensés.
C'est douce pensée et jolie,
Por ce seroit trop grant folie
Du lessier, puisqu'il ne vous lesse;
Neporquant il vous tient en lesse,
Si vous convient vers li plessier,
Quant vous ne le poés lessier.
Eût été d'épouvante pris; 7613
Sans plus attendre je m'enfuis.
Lors s'éleva la tour de pierre
Où Bel-Accueil se désespère.
Aussi vers vous, Ami, j'accours,
Je suis mort sans votre secours.
Lors dit Ami d'une voix tendre,
Lui qui savait l'amour comprendre:
Ami.
Ami, loyalement Amour
Servez sans cesse et nuit et jour;
Que votre coeur mieux lutter sache,
Et qu'à bien aimer il s'attache.
Soyez vers lui franc et loyal;
Car ce serait trop déloyal
A vous d'être lâche et parjure,
Ce serait peine à lui trop dure,
Lui qui votre hommage a reçu;
Oncques fin coeur ne l'a déçu.
Suivez donc ses leçons sans crainte
Et ses commandements sans feinte;
Car celui qui fidèlement
Le sert, jamais ne s'en repent,
A moins que Fortune inconstante
D'un autre côté le tourmente.
A servir Dieu d'Amours pensez,
En lui mettez tous vos pensers;
C'est douce pensée et jolie,
Et ce serait trop grand' folie
De le laisser injustement.
Il vous tient en laisse pourtant;
Mais il faut à lui vous soumettre
Et ne point en oubli le mettre.
Or vous dirai que vous ferés:7609
Une pièce vous tarderés
Du fort chastel aler véoir;
N'alés ne joer, ne séoir,
N'oïs n'i soiés ne véus,
Tant que cis vens soit tous chéus,
Au mains tant comme vous solés;
Jà soit ce que pas ne volés,
Près des murs, ne devant la porte;
Et, s'aventure là vous porte,
Faites semblant, comment qu'il aille,
Que de Bel-Acuel ne vous chaille;
Mès se de loing le véés estre
Ou à crenel, ou à fenestre,
Regardés-le piteusement,
Mès trop soit fait couvertement.
S'il vous revoit, liez en sera,
Jà por gardes nel' lessera;
Mès n'en fera chiere ne cin,
Se n'est, espoir, en larrecin;
Ou sa fenestre espoir clorra,
Quant as gens parler vous orra;
S'agueitera par la fendace
Tant cum vous serés en la place,
Jusques vous en serés tornés,
Se par autre n'est destornés.
Prenés-vous garde toutevoie
Que Male-Bouche ne vous voie:
S'il vous voit, si le salués,
Mès gardés que vous ne mués,
Ne ne faites chiere nesune
De haïne ne de rancune;
Et se vous aillors l'encontrés,
Nul maltalent ne li monstrés:
Or voici ce que vous ferez:7645
Un petitet vous attendrez
Avant d'aller à la tour sombre
Rêver et rôder comme une ombre,
Et laissez le vent dévier.
Pas plus que n'êtes coutumier,
Avant tout, faites bien en sorte
Que près des murs, devant la porte,
Ne soyez vu ni jour ni nuit.
Si le hasard vous y conduit,
De Bel Accueil, quoi qu'il advienne,
Semblez ne point vous mettre en peine;
Mais toutefois discrètement
Regardez-le piteusement,
Si de loin le voyez paraître
Sur les créneaux, à la fenêtre;
Lui, s'il vous voit, content sera,
Malgré les gardes restera
Sans remuer ni main ni tête
(Si ce n'est peut-être en cachette),
Ou sa fenêtre fermera
Quand aux gens parler vous verra,
S'aguettera par la fendace
Tant que resterez en la place
Et ne serez en retourné,
A moins qu'il n'en soit détourné.
Surtout veillez bien qu'en la voie
Ce Malebouche ne vous voie.
Saluez-le s'il peut vous voir,
Mais gardez de vous émouvoir;
Qu'en vos traits n'apparaisse aucune
Marque de haine ou de rancune.
Ailleurs si vous le rencontrez,
Nulle colère ne montrez;
Sages hons son maltalent cuevre. 7643
Si sachiés que cis font bone uevre,
Qui les décevéors déçoivent.
Sachiés qu'ainsinc faire le doivent
Chascun amant, au mains li sage.
Male-Bouche et tout son linage,
S'il vous devoient acorer,
Vous lo servir et honorer.
Offrés lor tout par grant faintise,
Cuer et cors, avoir et servise:
L'en seult dire, et voirs est, ce cuit,
Encontre vezié recuit.
De ceus bouler n'est pas pechiés
Qui de bouler sunt entechiés:
Male-Bouche si est boulierres,
Ostés bou, si demorra lierres.
Lierres est-il, sachiés de voir,
Bien le poés aparcevoir;
Nil ne doit avoir autre non,
Qui emble as gens lor bon renon,
N'il n'a jamès pooir du rendre;
L'en le déust miex mener pendre
Que tuit ces autres larronciaus
Qui deniers emblent à monciaus.
S'uns laronciaus emble deniers,
Robe à perche, blé en greniers,
Por quatre tans au mains iert quites,
Selonc les lois qui sunt escrites[59],
Et soit pris en present forfait.
Mès Male-Bouche trop forfait
Par s'orde vil langue despite
Qui ne puet, dès que il l'a dite
De sa goule mal renomée,
Restorer bonne renomée,
Le sage couvre sa colère. 7679
Sachez que c'est bonne oeuvre faire
Que savoir tromper un trompeur.
C'est ainsi qu'un bon serviteur
Se doit conduire s'il est sage.
Malebouche et tout son lignage,
Dussent-ils tous vous éventrer,
Il faut servir et honorer.
Offrez-lui, par grand artifice,
Coeur et corps, avoir et service.
On dit, et c'est la vérité,
Contre fin soyez raffiné.
Bouler les gens n'est pas mal faire
Quand eux ils ne s'en privent guère.
Bouler, c'est tromper, ce dit-on,
Comme lierre est un larron;
Or Malebouche est boulierre,
Otez bou, restera lierre.
Il ne doit porter autre nom
Volant aux gens leur bon renom,
Mais sans pouvoir jamais le rendre.
Mieux devrait-on le mener pendre
Que tous ces autres larronneaux
Qui deniers volent à monceaux;
Car larron, quand deniers dérobe,
Grains en greniers, sur perche robe,
En flagrant délit s'il est pris,
La loi par quatre fois le prix
Lui fait payer le préjudice[59b].
Mais Malebouche et sa malice,
Tant sa langue sale forfait,
Ne peut, le mal une fois fait,
Avec sa gueule mal famée
Restaurer bonne renommée,
N'estaindre une parole sangle, 7677
S'el l'a méue par sa jangle.
Bon fait Male-Bouche apaisier:
Aucunes fois seult-l'en baisier
Tel main qu'en vodroit qu'el fust arse;
Car fust ores li glous en Tarse[60]!
Si janglast là quanqu'il vosist,
Mès qu'as amans riens ne tosist.
Bon fait estoper Male-Bouche,
Qu'il ne die blasme ou reprouche:
Male-Bouche et tous ses parens,
A qui jà Diex ne soit garans,
Par barat estuet barater,
Servir, chuer, blandir, flater,
Par hours, par adulacions,
Par fauces simulacions,
Et endiner et saluer:
Il fait trop bon le chien chuer
Tant qu'en ait la voie passée.
Bien seroit sa jangle quassée,
S'il li pooit sans plus sembler
Que n'éussiés talent d'embler
Le bouton qu'il vous a mis seure,
Par ce porrez estre au desseure.
La vielle qui Bel-Acuel garde,
Serves ausinc: que Mal-Feu l'arde!
Autel faites de Jalousie,
Que nostre Sires la maudie,
La dolereuse, la sauvage,
Qui tous jors d'autrui joie enrage!
Ele est si crueuse et si gloute,
Que tel chose vuelt avoir toute.
S'ele en lessoit à chascuns prendre,
Qu'el ne la troveroit jà mendre.
Ni d'un mot arrêter l'effet 7713
De son pernicieux caquet.
Bon fait apaiser Malebouche,
Car souvent des lèvres on touche
La main qu'on voudrait voir brûler.
Que ne fait-on ce monstre aller
A Tarse à son aise médire[60b]?
Là ne saurait aux amants nuire.
Bon fait bâillonner ce vilain
Pour mettre à ses reproches fin.
Oui, Malebouche et sa lignée,
Du ciel haïe et dédaignée,
Bon fait par mensonges tromper,
Caresser, servir et duper
Par adulations trompeuses,
Simulations cauteleuses,
Profonds saluts et compliments;
Du chien calmons les grognements
Tant que n'avons franchi la voie.
Par dessus tout il faut qu'il croie,
Pour sa médisance endormir,
Que n'avez pouvoir de ravir
La Rose qu'il tient enserrée,
Et l'entreprise est assurée.
La Vieille (l'enfer l'arde!) aussi
Flattez qui garde votre ami;
Flattez, de même Jalousie
(Du Seigneur qu'elle soit honnie!),
Douloureux et sauvage coeur
Qu'enrage d'autrui le bonheur.
Elle est si gourmande et si gloute
Que telle chose avoir veut toute,
Qui moindre ne lui resterait
Pourtant, si chacun en prenait.
Moult est fox qui tel chose esperne, 7711
C'est la chandele en la lanterne;
Qui mil en i alumeroit,
Jà mains de feu n'i troveroit[61].
Chascun set la similitude,
Se moult n'a l'entendement rude.
Se cestes ont de vous mestier,
Servés les de vostre mestier:
Faire lor devés cortoisie,
C'est une chose moult proisie,
Mès qu'il ne puissent aparçoivre
Que vous les bées à deçoivre.
Ainsinc vous estuet démener;
Les bras au col doit-l'en mener
Son anemi pendre ou noier,
Par chuer, par aplanoier,
S'autrement n'en puet l'en chevir.
Mais bien puis jurer et plevir
Qu'il n'a ci autre chevissance;
Car il sunt de tele poissance,
Qui en apert les assaudroit,
A son propos, ce cuit, faudroit.
Après ainsinc vous contendrés
Quant as autres portiers vendrez,
Se vous jà venir i poés,
Tex dons cum ci dire m'oés,
Chapiaus de flors en esclicetes[62],
Aumosnieres ou crespinetes,
Ou autres joélés petis,
Cointes et biaus et bien fetis,
Se vous en avés l'aisement,
Sans vous metre à destruiement,
Por apesier lor presentés:
Des maux après vous dementés,
Qui telle épargne fait se berne; 7747
C'est la chandelle en la lanterne;
Mille autres y allumerez,
Toujours même feu trouverez[61b].
Chacun voit la similitude
S'il n'a l'entendement trop rude.
Or donc, s'ils ont de vous besoin,
Ami, servez-les avec soin,
Faites-leur à tous courtoisie,
Chose toujours bien accueillie;
Mais surtout ne leur laissez voir
Que vous voulez les décevoir;
Ainsi vous les pourrez séduire.
Les bras au col qui veut conduire
Son ennemi pendre ou noyer,
Le doit caresser ou choyer
S'il ne peut autrement le vaincre.
Besoin n'est de vous en convaincre,
Trop forts sont-ils; les attaquer
De front serait le but manquer.
Ensuite il vous conviendra faire
(Si vous pouvez, comme j'espère,
Jusqu'aux autres geôliers venir)
Tels dons que vous allez ouïr:
Chapeau de fleurs à bandelettes[62b],
Aumônières, simples voilettes,
Ou maints autres petits cadeaux,
Comme gents et coquets joyaux
Et de bon goût plutôt que riches;
Car si trop sont mal vus les chiches,
Sottise est de se ruiner;
Sachez donc à propos donner,
Et du travail et de la paine 7745
Qu'Amors vous fait, qui là vous maine.
Et se vous ne poés donner,
Par promesse estuet sermonner:
Prometés fort sans délaier,
Comment qu'il aille du paier;
Jurés fort et la foi bailliés,
Ains que conclus vous en ailliés.
Si lor priés qu'il vous secorent;
Et se vos yex devant eux plorent,
Ce vous iert moult grant avantage:
Plorés, si ferés trop que sage[63];
Devant eus vous agenoilliés
Jointes mains et vos yex moilliés
De chaudes lermes en la place,
Qui vous coulent aval la face[64],
Si qu'il les voient bien chéoir,
C'est moult grant pitié à véoir.
Lermes ne sont pas despiteuses,
Méismement as gens piteuses.
Et se vous ne poés plorer,
Covertement, sans demorer,
De vostre salive prengniés,
Ou jus d'oignons et les prengniés,
Ou d'aus, ou d'autres liquors maintes
Dont vos paupieres soient ointes:
S'ainsinc le faites, vous plorrés
Toutes les fois que vous vorrés.
Ainsinc l'ont fait maint bouléor,
Qui puis furent fin améor,
Qui les dames soloient prendre
As las que lor voloient tendre,
Et vite s'éteindra leur haine. 7779
Après, plaignez-vous de la peine,
Bien fort, et de l'affreux labeur
Qu'impose Amour à votre coeur.
Si ne pouvez telles largesses,
Soyez prodigue de promesses;
Promettre il faut sans hésiter
Du paiement sans s'inquiéter;
Allez, jurez avec audace,
Tant que d'accord quittiez la place.
Puis leur secours humble implorez,
Et devant eux si vous pleurez,
Ce vous sera grand avantage.
Pleurez, c'est un moyen moult sage[63b];
Devant eux vous agenouillez,
Jointes mains et les yeux mouillés
De chaudes larmes en la place
Coulant à flots de votre face[64b],
Et qu'on les aperçoive choir,
Moult grand' pitié font pleurs à voir;
Larmes jamais ne sont nuisibles,
Il n'est point de coeurs insensibles.
Mais si vous ne pouvez pleurer,
En tapinois, sans différer,
Humectez d'un peu de salive
Votre paupière trop rétive,
Ou frottez-la de jus d'oignon
Ou d'ail, ou d'autre mixtion;
Par cette innocente feintise
Vous pleurerez à votre guise.
Ainsi l'ont fait maints intrigants
Qui depuis furent fins amants
Et qui savaient les dames prendre
Aux filets qu'ils leur voulaient tendre,
Tant que par lor miséricorde 7777
Lor ostassent du col la corde.
Et maint par tel barat plorerent
Qui onques par amors n'amerent;
Ains decevoient les puceles
Par tiex plors et par tiex faveles.
Lermes les cuers de tiex gens sachent,
Mès que sans plus barat n'i sachent;
Mès se vostre barat savoient,
Jamès de vous merci n'auroient.
Crier merci seroit néans,
Jamès n'entreriés léans;
Et s'a eus ne poés aler,
Faites i par aucun parler
Qui soit messagiers convenables,
Par vois, par letres, ou par tables,
Mès jà n'i metés propre non;
Jà cil n'i soit se cele non.
Cele resoit cil apelée,
La chose en iert trop miex celée.
Cil soit dame, cele soit sires,
Ainsinc escrivés vos martires;
Car mains amans ont décéu
Mains larrons[65] par l'escrit léu;
Li amant en sunt encusé,
Et li deduit d'amors rusé.
Mès en enfans ne vous fiés,
Car vous seriés conchiés:
Il ne sunt pas bon messagier;
Tous jors vuelent enfant ragier,
Gengler, ou monstrer ce qu'il portent
As traïtors qui les enortent;
Ou font nicement lor message,
Por ce qu'il ne sunt mie sage;
Tant qu'elles, de compassion, 7813
Leur ôtaient du col le cordon;
Mais maints roués ainsi pleurèrent
Qui par amour oncques n'aimèrent,
Et pucelles trompaient toujours
Par tels pleurs et tels mauvais tours.
Pleurs aussi geôliers apitoient,
Pourvu que la feinte ils ne voient;
Car si votre fourbe voyaient,
Jamais de vous pitié n'auraient;
En vain vous pourriez crier grâce,
Jamais n'entreriez dans la place.
Si vers eux ne pouvez aller,
Faites-leur par quelqu'un parler
Qui soit messager convenable,
Ou leur porte un poulet aimable;
Mais alors jamais n'y doit-on
Mettre ni l'un ni l'autre nom.
S'Elle y était Lui appelée,
La chose en serait mieux celée;
Lui dirait dame, Elle l'amant,
Ainsi contez voire tourment.
Car maint larron, livrant la lettre,
Pourrait les amants compromettre;
Les amants seraient accusés
Et les plaisirs d'amour brisés.
Aux enfants n'ayez confiance,
Car ils trompent par ignorance;
L'enfant est mauvais messager,
Toujours jaseur, toujours léger
Et joueur; ce qu'il porte il montre
Au premier traître qu'il rencontre.
Ou bien il remplit sottement
Sa mission, c'est évident,
Tout seroit tantost publié, 7811
Se moult n'estoient vezié.
Cist portiers, c'est chose séure,
Sunt de si piteuse nature,
Que se vos dons daignent reçoivre,
Il ne vous vodront pas deçoivre.
Sachiés que recéus serés
Après les dons que vous ferés.
Puis qu'il prennent, c'est chose faite,
Car si cum li loirres afaite
Por venir au soir et au main
Le gentil espervier à main,
Ainsinc sunt afaitié par dons
A donner graces et pardons
Li portiers as fins amoreus:
Tuit se rendent vaincus par eus.
Et s'il avient que les truissiés
Si orguilleux, que nes puissiés
Flechir par dons ne par prieres,
Par plors, ne par autres manieres,
Ains vous regietent tuit arriere
Par durs fais, par parole fiere,
Et vous ledengent durement,
Partés-vous en cortoisement,
Et les lessiés en ce saïn.
Onques fromage de gaain
Miex ne se cuit qu'il se cuiront:
Par vostre fuite se duiront
Maintes fois à vous enchaucier;
Ce vous porra moult avancier.
Vilains cuers sunt de tel fierté:
Ceus qui plus les ont en chierté,
Puisqu'il est sans expérience. 7847
Choisissez donc avec prudence
Vos messagers, si ne voulez
Voir vos amours tôt dévoilés.
Ces geôliers sont, c'est chose sûre,
De si charitable nature,
Que vos présents s'ils ont reçu
Jamais vous n'en serez déçu.
S'ils acceptent, c'est chose faite,
Car leur complaisance s'achète,
Sachez-le, beaux deniers comptant.
Comme l'épervier défiant
Sur la main, séduit par le leurre,
Soir et matin vient à toute heure,
Ainsi sont amenés par dons
A donner grâces et pardons
Geôliers aux amoureux habiles,
Et vaincus deviennent serviles.
Mais s'il advient que les trouviez
Si hautains que ne les puissiez
Fléchir par dons ni par prières,
Par pleurs ni par autres manières,
S'ils vous repoussent fièrement
Et vous gourmandent durement,
Vous insultent et cherchent noise,
Parlez-leur de façon courtoise,
Et laissez-les en ce filet.
Oncques fromage ne se fait
L'automne, croyez-moi, plus vite.
Lors attendris par votre fuite,
Souvent vous suivre ils essaieront,
Et vos affaires mieux iront.
Vilains coeurs sont fiers à l'extrême,
Plus on les implore et les aime,
Plus les prient et mains les prisent, 7843
Plus les servent, plus les desprisent;
Mès quant il sunt de gens lessié,
Tost ont lor orguel abessié.
Ceus qu'il desprisoient, lor plesent,
Lors se dontent, lors se rapesent,
Qu'il ne lor est pas bel, mais lait
Moult durement, quant on les lait.
Li marinier qui par mer nage,
Cerchant mainte terre sauvage,
Tout regarde-il à une estoile,
Ne queurt-il pas tous jors d'un voile;
Ains le treschange moult souvent
Por eschever tempeste et vent;
Ausinc cuer qui d'amer ne cesse,
Ne queurt pas tous jors d'une lesse.
Or doit chacier, or doit foïr,
Qui vuet de bonne amor joïr.
D'autre part c'est bien plaine chose,
Ge ne vous i metrai jà glose;
Où texte vous poés fier.
Bon fait ces trois portiers prier:
Car nule riens cil n'i puet perdre
Qui se vuet au prier aerdre,
Combien qu'il soient bobancier,
Et si se puet bien avancier;
Prier les puet séurement,
Car il sera certainement
Ou refusé ou recéu,
N'en puet gaire estre décéu.
Riens n'i perdent li refusé,
Fors tant cum il i ont musé;
Ne jà cil maugré n'en sauront
A ceus qui prié les auront,
Et moins sont-ils reconnaissants, 7881
Plus on les sert, plus sont méchants.
Mais par contre, quand on les laisse,
Aussitôt leur orgueil s'abaisse,
On les voit domptés s'apaiser
Et ceux qu'ils maltraitaient priser,
Car il n'est rien qui tant les blesse
Que fièrement quand on les laisse.
Le marin qui va naviguant
Maint rivage inconnu cherchant,
Ne regarde-t-il qu'une étoile
Et ne cargue-t-il qu'une voile?
Non; mais il en change souvent,
Pour esquiver tempête et vent.
Ainsi coeur qui d'aimer ne cesse
Ne suit même chemin sans cesse;
Tantôt chasse et tantôt doit fuir
Qui veut de bonne amour jouir.
Certaine est du reste la chose
Et n'a besoin d'aucune glose,
A la lettre on peut se fier.
Bon fait ces trois geôliers prier,
Car ne risque rien, somme toute,
Celui qui choisit cette route,
Fussent-ils des plus dédaigneux,
Et le succès peut être heureux.
Il peut prier sans crainte aucune,
Car enfin, de deux choses l'une,
Qu'il soit éconduit ou reçu,
Il ne peut guère être déçu.
Rien ne perd celui qu'on refuse,
Fors peut-être le temps qu'il use;
Et loin d'être mortifiés,
Les geôliers qu'il aura priés
Ains lor sauront bon gré naïs 7877
Quant les auront boutez laïs;
Qu'il n'est nus tant fel qui les oie,
Qui n'en ait à son cuer grant joie;
Et se pensent tretuit taisant
Qu'or sunt-il preus, bel et plesant,
Et qu'il ont toutes teches bonnes,
Quant requis sunt de tex personnes,
Comment qu'il aille du noier,
Ou d'escuser, ou d'otroier.
S'il sunt recéu, bien le soient,
Donques ont-il ce qu'il queroient;
Et se tant lor meschiet qu'il faillent,
Tuit franc et tuit quite s'en aillent;
C'est li faillirs envis peisibles,
Tant est noviaus délis possibles[66].
Mès ne soient pas coustumier
De dire as portiers au premier
Qu'il se vuelent d'eus acointer
Por la flor du Rosier oster;
Mès par amor loial et fine
De nete pensée enterine;
Sachiés qu'il sunt trestuit doutable;
Ce poés-vous croire sans fable,
Por qu'il soit qui bien les requiere,
Jà n'en sera bouté arriere,
Nus n'i doit estre refusés.
Mès se de mon conseil usés,
Jà d'eus prier ne vous penés,
Se la chose à fin ne menés;
Car espoir se vaincus n'estoient,
D'estre prié se vanteroient;
Mès jà puis ne s'en vanteront,
Que du fait parçonnier seront.
Bon gré lui sauront au contraire, 7915
Une fois seuls, de sa prière;
Le plus farouche avec bonheur
Aime entendre un solliciteur;
Satisfait, en lui-même il pense
Qu'il est beau, preux, plein d'importance
Et de mainte autre qualité,
Pour être ainsi sollicité.
Donc, ou celui-ci le refuse,
Ou bien l'agrée, ou bien s'excuse.
Si tout va bien, s'il réussit,
L'autre atteint le but qu'il poursuit,
Et si mal son affaire tourne
Tout simplement il s'en retourne.
On risque peu, pour en finir,
Et grand' chance est de réussir.
Surtout n'ayez pas l'imprudence
De dire au geôlier par avance
Que vous venez le cajoler
Pour la fleur du rosier voler.
Feignez amour fine au contraire,
Ame loyale et coeur sincère;
Car ils sont traîtres, méfiants
(Vous pouvez me croire céans);
Mais ceux qui bien font leur prière
Oncques n'en sont boutés arrière,
Jamais ne seront refusés.
Donc, si de mon conseil usez,
Ne vous perdez pas en prières .
Si la chose n'avance guères;
Car d'abord vaincus s'ils ne sont,
D'être priés se vanteront;
S'ils sont complices, au contraire,
Prudemment sauront-ils se taire.
Et si sunt tuit de tel maniere, 7911
Combien qu'il facent fiere chiere,
Que, se requis avant n'estoient,
Certainement il requerroient
Et se donneroient por noiant,
Qui si nes iroit asproiant.
Mès li chétis sermonnéor,
Et li fol large donnéor
Si forment les enorguillissent,
Que lor Roses lor enchiérissent:
Si se cuident faire avantage,
Mès il font lor cruel domage;
Car tretout por noient éussent,
Se jà requeste n'en méussent;
Por quoi chascuns autel féist
Que nus avant nes requéist;
Et s'il se vosissent loier,
Il en éussent bon loier,
Se tretuit à ce se méissent
Que tiex convenances féissent,
Que jamès nus nes sermonast,
Ne por noiant ne se donnast,
Ains lessast, por eus miex mestir,
As portiers lor Roses flestir.
Mès por riens hons ne me pleroit
Qui de son cors marchié feroit,
N'il ne me devroit mie plaire,
Au mains por tel besoingne faire;
Mès onques por ce n'atendés,
Requerés-les, et lor tendés
Les las por vostre proie prendre;
Car vous porriés tant atendre,
Que tost s'i porroient embatre
Ou un, ou deus, ou trois, ou quatre;
Tous se ressemblent ces geôliers, 7949
Et les plus durs, les plus altiers,
Si ne les courtisait personne,
Viendraient s'offrir, ne vous étonne,
Voire pour rien se donneraient,
Si nuls ne les sollicitaient.
Mais les sots, avec leurs caresses
Souvent et leurs folles largesses,
Font ces geôliers enorgueillir
Et d'autant Roses renchérir.
Ils pensent avoir avantage
Et se font eux-mêmes dommage,
Car pour rien auraient possédé
Ce que si fort ont marchandé.
Si chacun voulait ainsi faire
Sans s'abaisser à la prière,
Bon marché certes l'on paierait
Geôlier qui se vendre voudrait.
Il faudrait que tous s'entendissent
Et telles conventions prissent,
Que jamais nul ne les priât,
Voire pour rien ne se donnât,
Mais laissât, pour mieux les contraindre,
Aux geôliers leurs Roses déteindre.
Pourtant homme ne me plairait
Qui de son corps marché ferait,
Et certe il ne saurait me plaire,
Au moins pour telle chose faire.
Mais cependant point n'attendez,
Et flattez-les, et leur tendez
Filets pour votre gibier prendre,
Car vous pourriez longtemps attendre
Et voir passer maint concurrent,
Un, deux, trois, quatre, voire un cent,
Voire cinquante-deus douzaines, 7945
Dedans cinquante-deus semaines:
Tost seraient aillors torné,
Se trop aviés séjorné.
Envis à tens i vendriés,
Por ce que trop atendriés;
Ne lo que nus hons tant atende
Que fame s'amor li demande:
Car trop en sa biauté se fie
Qui atent que fame le prie;
Et quiconques vuet commencier,
Por tost sa besoigne avancier,
N'ait jà paor qu'ele le fiere,
Tant soit orguilleuse ne fiere,
Et que sa nef à port ne vengne,
Por que sagement se contengne.
Ainsinc, compains, esploiterés
Quant as portiés venus serés;
Mès quant correciés les verrés,
Jà de ce ne les requerrés.
Espiés-les en lor léesce,
Jà nes requerés en tristesce,
Se la tristesce n'estoit née
De Jalousie la desvée,
Qui por vous les éust batus,
Dont corrous s'i fust embatus.
Et se poés à ce venir
Qu'à privé les puissiés tenir,
Que li leus soit si convenans
Que n'i doutés les sorvenans,
Et Bel-Acuel soit eschapés,
Qui por vous est ore entrapés,
Voire cinquante-deux douzaines 7983
Dedans cinquante-deux semaines,
Et tout serait alors perdu
Si vous aviez trop attendu.
Trop tard arriveriez ensuite,
Pour n'être pas venu plus vite.
Jamais n'attend l'homme d'honneur
Que femme demande son coeur,
Car trop en sa valeur se fie,
S'il attend que femme le prie;
Et quiconque veut commencer
Pour tôt sa besogne avancer,
Tant soit-elle orgueilleuse et fière,
Ne doit pas craindre sa colère,
Ni voir échouer malement
Sa nef, s'il agit sagement.
Ainsi vous conviendra-t-il faire
Quand aux geôliers aurez affaire.
Mais quand irrités les verrez,
Point ne les solliciterez.
Épiez-les en leur liesse
Et laissez-les en leur tristesse,
A moins que ne vienne de vous
Et leur tristesse et leur courroux,
Si par exemple Jalousie
Les a pour vous en sa folie
Trop fort gourmandes et battus,
D'où les voyez tant abattus.
Et si pouvez avoir la chance
De les tenir seuls en présence
En un lieu sûr et bien reclus
Où ne craigniez point les intrus,
Et qu'alors Bel-Accueil survienne,
Qui subit en la tour sa peine
Quant Bel-Acuel fait vous aura 7977
Si biau semblant cum il saura,
Car moult set gens bel acuellir,
Lors devés la Rose cuellir.
Tout véés-vous néis Dangier
Qui vous acuelle à ledangier,
Ou que Honte et Paor en groucent,
Mès que faintement s'en corroucent,
Et que laschement se deffendent,
Qu'en deffendant vaincu se rendent,
Si cum lors vous porra sembler;
Tout véés-vous Paor trembler,
Honte rougir, Dangier frémir,
Ou tous ces trois plaindre et gemir:
Ne prisiés tretout une escorce,
Cueillés la Rose tout à force,
Et monstrés que vous estes hon,
Quant leus iert, et tens et seson;
Car riens ne lor porroit tant plaire
Cum tel force, qui la set faire.
Car maintes fois sunt coustumieres
D'avoir si diverses manieres,
Qu'il vuelent par force donner
Ce qu'il n'osent abandonner;
Et faingnent que lor soit tolu
Ce que souffert ont et voulu.
Et sachiés que dolent seroient,
Se par tel deffence eschapoient;
Quelque léesce qu'en féissent,
Si dout que ne vous en haïssent,
Tant en seroient correcié,
Combien qu'en éussent groucié.
Mès se par paroles apertes
Les véés correcier acertes[67],
Pour vous, lorsqu'il vous aura fait 8017
Si Beau-Semblant, comme il le sait,
Quand aux gens plaire il se dispose,
Lors vous devez cueillir la Rose.
Alors si vous voyez Danger
Vous courir sus, vous outrager,
Si Peur et Honte se trémoussent,
Et par faintise se courroucent,
Et se défendent lâchement
Pour se rendre en se défendant,
Ce que bien sentirez vous-même:
Si vous voyez trembler Peur blême,
Honte rougir, Danger frémir,
Ou tous trois se plaindre et gémir,
Ne les prisez tous une écorce,
Et cueillez la Rose de force,
Et montrez ce qu'un homme vaut,
En temps et lieu, lorsqu'il le faut.
Car rien ne leur saurait tant plaire
Que succomber en telle guerre.
De force ils aiment à donner
Ce qu'ils n'osent abandonner,
Et tellement leur caractère
De cent façons change et diffère,
Qu'ils feignent à regret subir
Ce qui fait leur plus grand désir.
Voire ils seraient dolents, je pense,
S'ils échappaient par leur défense;
Tout en témoignant leur plaisir,
Ils ne feraient que vous haïr,
Tant leur serait dure l'offense,
Quelqu'eût été leur résistance.
Mais si vous les voyez pourtant
Courroucés sérieusement,
Et viguereusement deffendre, 8011
Vous n'i devés jà la main tendre;
Mès toutefois pris vous rendés,
Merci criant, et atendés
Jusques cil trois portiers s'en aillent,
Qui si vous griévent et travaillent;
Et Bel-Acuel tous seus remaingne,
Qui tout abandonner vous daingne;
Ainsinc vers eus vous contenés
Cum preus et vaillans et senés.
De Bel-Acuel vous prenés garde
Par quel semblant il vous regarde,
Comment que soit, ne de quel chiere;
Conformés-vous à sa maniere:
S'ele est ancienne et méure,
Vous metrés toute vostre cure
En vous tenir méurement;
Et s'il se contient nicement,
Nicement vous recontenés.
De li ensivre vous penés[68]:
S'il est liés, faites chiere lie,
S'il est correciés, corrocie;
S'il rit, riés; plorés s'il plore,
Ainsinc vous tenés chacune hore.
Ce qu'il amera, si amés,
Ce qu'il blasmera, si blasmés,
Et loés quanqu'il loera;
Moult plus en vous s'en fiera.
Cuidiés que dame à cuer vaillant
Aint ung garçon fol et saillant
Qui s'en ira par nuit resver,
Ausinc cum s'il déust desver,
Et chantera dès mienuit,
Cui qu'il soit bel, ne cui qu'anuit?
Et avec vigueur se défendre, 8051
Soyez prudent, sachez attendre,
Ouvertement capitulez,
Criez merci, dissimulez,
Tant que ces trois geôliers s'en aillent
Qui tant vous grèvent et travaillent,
Et Bel-Accueil seul laissent là
Qui tout à vous se donnera.
Ainsi faites-leur bon visage,
Comme prudent, vaillant et sage.
Observez aussi Bel-Accueil,
Quelle est sa mine et de quel oeil
Il vous regarde, et, pour lui plaire,
Conformez-vous à sa manière.
S'il est et grave et sérieux,
Il faut vous montrer à ses yeux
De sérieuse contenance.
Feignez la candeur, l'innocence,
Si le trouvez simple, innocent;
Imitez-le fidèlement[68b];
S'il rit, riez; pleurez s'il pleure,
Ainsi tenez-vous à toute heure;
S'il est gai, montrez-vous joyeux,
Et s'il se fâche, coléreux;
Avec soin aimez ce qu'il aime,
Ce qu'il blâme blâmez de même
Et louez tout ce qu'il louera,
Et plus en vous il se fiera.
Penséz-vous que dame vaillante
Aime d'un sot l'humeur galante,
Qui comme un fou toute la nuit
S'en va rêver et, dès minuit,
Chanter les amours de sa mie,
Et qui pour lui plaire l'ennuie?
Ele en craindroit estre blasmée, 8045
Et vil tenuê, et diffamée.
Tex amors sunt tantost séuës,
Qu'il les fléutent par les ruës;
Ne lor chaut gaires qui le sache;
Fox est qui son cuer i atache.
Et s'uns sages d'amors parole
A une damoisele fole,
S'il li fait semblant d'estre sages,
Jà là ne torra ses corages.
Ne pensés jà qu'il i aviengne,
Por quoi sagement se contiengne.
Face ses meurs as siens onnis,
Ou autrement il iert honnis;
Qu'el cuide qu'il soit uns lobierres,
Uns regnarz, uns enfantosmieres.
Tantost la chetive le laisse,
Et prent ung autre où moult s'abaisse;
Le vaillant homme arriere boute,
Et prent le pire de la route:
Là norrit ses amors, et couve
Tout autresinc cum fait la louve,
Cui sa folie tant empire,
Qu'el prent des lous tretout le pire.
Se Bel-Acuel poés trover,
Que vous puissiés o li joer[69]
As eschiés, as dés, ou as tables,
Ou à autres gieus délitables,
Du gieu adès le pis aiés,
Tous jors au dessous en soiés.
Au gieu dont vous entremetrés
Perdés quanque vous i metrés;
Prengne des gieus la seignorie,
De vos pertes se gabe et rie.
Elle craindrait se voir blâmer, 8085
Vile tenir et diffamer.
Telles amours sont bientôt sues
Quand ils les flûtent par les rues;
Que leur chaut si quelqu'un le sait?
Bien folle qui les aimerait.
Si dans l'amoureuse querelle
Avecque folle damoiselle
Un sage parle sagement
S'en ira son esprit au vent,
Et près de sa folle maîtresse
Il échouera pour sa sagesse.
Il doit aux siennes conformer
Ses moeurs, s'il veut se faire aimer;
Car le suppose alors la belle
Renard, enjôleur, infidèle,
Et la chétive, le laissant,
Prend un autre et va s'abaissant;
Car, pour le vaillant éconduire,
De la troupe elle prend le pire.
Là couve et nourrit ses amours,
Comme on voit la louve toujours,
Dans sa folie et son délire,
De tous les loups prendre le pire.
Si Bel-Accueil pouvez trouver,
Que puissiez avec lui jouer[69b]
Aux échecs, aux dés, voire aux tables,
Ou tous autres jeux délectables,
Toujours du jeu le pis ayez,
Toujours le plus faible soyez,
Faites qu'il gagne la partie,
De vos pertes se moque et rie,
Et tout l'enjeu que vous mettez
Avec bonne grâce perdez.
Loés toutes ses contenances, 8079
Et ses ators et ses semblances,
Et servés de vostre pooir;
Néis quant se devra séoir,
Aportés-li quarré ou sele,
Miex en vaudra vostre querele.
Se poutie poés véoir[70]
Sor li de quelque part chéoir,
Ostés-li tantost la poutie,
Néis s'ele n'i estoit mie;
Ou se sa robe trop s'empoudre,
Soulevés-la li de la poudre;
Briément faites en toute place
Quanque vous pensés qui li place.
S'ainsinc le faites, n'en doutés,
Jà n'en serés arrier boutés,
Ains vendrés à vostre propos,
Tout ausinc cum ge le propos.
Louez toutes ses contenances 8119
Et ses atours et ses semblances;
Toujours de tout votre pouvoir
Servez-le; s'il se veut asseoir,
Apportez-lui carré ou selle;
Mieux en ira votre querelle.
Si sur elle venez à voir
Quelque grain de poussière choir[70],
Otez-le dessus votre amie,
Quand même il n'y en aurait mie.
Et si sa robe traîne trop,
Soulevez-la vite aussitôt.
Bref, autant que pourrez le faire,
Faites tout ce qui peut lui plaire.
Si vous suivez bien mes avis,
Vous ne serez arrière mis,
Mais viendrez où votre âme aspire,
Comme je viens de vous le dire.
XLIV
Comment l'Amant monstre à Amis8097
Devant lui ses trois ennemis,
Et dît que tost le temps viendra
Qu'au juge d'eulx se complaindra.
Dous amis, qu'est-ce que vous dites?
Nus hons, s'il n'est faus ypocrites,
Ne feroit ceste déablie:
Onc ne fu greignor establie.
Vous volés que j'oneure et serve
Ceste gent qui est fauce et serve?
Serf sunt-il et faus voirement,
Fors Bel-Acuel tant solement.
Vostre consel est-il or tiex?
Traïstres seroie mortiex,
Se servoie por decevoir:
Car bien puis dire de ce voir,
Quant ge voil les gens espier,
Ge les suel avant deffier.
Souffrés au mains que ge deffie
Male-Bouche qui si m'espie,
Ains qu'ainsinc l'aille décevant,
Ou li prie que de ce vent
Qu'il m'a levé, que il l'abate,
Ou il convient que ge le bate;
Ou, s'il li plaist, qu'il le m'amende,
Ou g'en prendrai par moi l'amende;
Ou, s'il ne vuet, que je m'en plaingne
Au juge qui l'amende en preingne.
XLIV
Comment l'Amant à son ami,8137
Parlant de son triple ennemi,
Dit qu'il attend l'heure propice
Pour tes appeler en justice.
C'est vous qui me parlez ainsi?
Hypocrite et faux, doux ami,
J'aurais cette idée infernale?
Onc n'en fut de plus immorale.
Fors Bel-Accueil tant seulement,
Serfs sont-ils tous et faux vraiment,
Et vous voulez qu'honore et serve
Cette gent vile et fausse et serve!
C'est vous qui donnez conseil tel!
Je serais traître et criminel
Si le servais par duperie.
Toujours, et je m'en glorifie,
Quand je veux les gens épier,
Je vais d'abord les défier.
Souffrez au moins que je défie
Ce Malebouche qui m'épie,
Avant d'aller le décevant,
Ou que lui dise que ce vent
Par lui soulevé, qu'il l'abatte,
Ou qu'il convient que je le batte;
Ou s'amende à moi, s'il lui plaît,
Et l'amende pour moi serait,
Ou s'il ne veut, que je m'en plaigne
Au juge qui l'amende prenne.
Amis.
Compainz, compainz, ce doivent querre 8125
Cil qui sont en aperte guerre,
Mès Male-Bouche est trop couvers,
Il n'est mie anemis ouvers,
Car quant il het ou homme ou fame,
Par derrier le blasme et diffame.
Traïstres est, Diex le honnisse!
Si rest drois que l'en le traïsse.
D'omme traïstre g'en di fi,
Puis qu'il n'a foi, point ne m'i fi.
Il het les gens où cuer dedens,
Et lor rit de bouche et de dens.
Onques tex homs ne m'abeli,
De moi se gart, et ge de li.
Drois est qui à traïr s'amort,
Qu'il ait par traïson sa mort,
Se l'en ne s'en puet autrement
Vengier plus honorablement;
Et se de li vous volés plaindre,
Li cuidiés-vous sa gengle estaindre?
Nel' porriés espoir prover,
Ne soffisans garans trover,
Et se provés l'aviés ores,
Ne se teroit-il pas encores.
Se plus provés, plus janglera,
Plus i perdrés qu'il ne fera:
S'en iert la chose plus séuë,
Et vostre honte plus créuë;
Car tex cuide abessier sa honte,
Ou vengier, qui l'acroist et monte,
De prier que soit abatus
Cil blasmes, ou qu'il soit batus.
Ami.
Cela serait bon, compagnon, 8165
Contre ennemi loyal et bon;
Mais ce Malebouche est trop lâche,
C'est un ennemi qui se cache,
Et quand un homme ou femme hait
Par derrière les compromet.
C'est un traître, Dieu le honnisse!
Donc il est droit qu'on le trahisse;
Il hait les hommes au dedans
Et rit de la bouche et des dents.
D'un traître point ne me soucie,
Puisqu'il n'a foi, point ne m'y fie.
Nul traître ne fut mon ami,
De moi se garde et moi de lui.
Ma foi, je trouve bon qu'un traître
Par trahison trouve son maître,
Si l'on ne s'en peut autrement
Venger plus honorablement.
Quand vous iriez de lui vous plaindre,
Croyez-vous son caquet éteindre?
D'ailleurs ne le sauriez prouver
Ni témoins suffisants trouver,
Et cent preuves pourriez-vous faire
Qu'il ne saurait encore se taire;
Plus prouverez, plus il dira,
Plus y perdrez qu'il ne fera.
Mieux serait la chose connue
Et votre honte encore accrue;
Car tel croit sa honte amoindrir
Ou venger, qui la fait grandir,
En voulant par justice abattre
Le mensonge ou le menteur battre.
Jà voir por ce ne l'abatroit, 8157
Non par Diex point, qui le batroit.
Atendre qu'il le vous ament,
Noient seroit, se Diex m'ament.
Jà voir amende n'en prendroie,
Bien l'offrist, ains li pardonroie;
Et s'il i a deffiement,
Sor sains vous jur que vraiement
Bel-Acuel iert mis es aniaus,
Ars en feu, ou noiés en iaus,
Ou sera si fors enserrés,
Qu'espoir jamès ne le verrés.
Lors aurés le cuer plus dolant
Qu'onques Karles n'ot por Rolant[71],
Quant en Ronceval mort reçut
Par Guenelon qui les déçut[72].
L'Amant.
Ice ne vois-ge pas querant,
Or voise au déable le rant;
Ge le vodroie avoir pendu,
Qui si m'a mon poivre espandu.
Amis.
Compains, ne vous chaille du pendre,
Autre venjance en convient prendre:
Ne vous affiert pas tex offices,
Bien en conviengne à ces justices;
Mès par traïson le boulés,
Se mon consel croire voulés.
Voire, pour Dieu, point n'abattrait 8197
Le mal, celui qui le battrait.
Attendre qu'à vous il s'amende
Serait sottise, Dieu m'entende!
L'amende même n'en prendrais,
Lui l'offrant, mais pardonnerais;
Et si défi lui voulez faire,
Grands saints! sera, c'est chose claire,
Bel-Accueil de chaînes lié,
Au feu brûlé, dans l'eau noyé,
Ou mis en prison si profonde
Que plus ne le verrez au monde.
Lors aurez le coeur plus dolent
Que Charlemagne quand Roland[71b]
A Roncevaux perdit la vie
De Gannelon par l'infamie[72b].
L'Amant.
Ce n'est pas là ce que je veux.
Or aille au diable le boiteux!
Je voudrais ce fol mener pendre
Qui fit mon poivre ainsi répandre.
Ami.
Pourquoi le pendre, compagnon?
Autre vengeance cherchez donc.
A vous ne convient tel office,
C'est le lot des gens de justice;
Mais trompez-le par trahison,
Et rangez-vous à ma raison.
L'Amant.
Compains, à ce consel m'acort, 8183
Jà n'istrai mès de cest acort;
Neporquant se vous séussiés
Aucun art dont vous péussiés
Controver aucune maniere
Du chastel prendre plus legiere,
Ge la vodroie bien entendre,
Se la me voliés aprendre.
Amis.
Oïl, ung chemin bel et gent,
Mès il n'est preus à povres gent.
Compains, au chastel desconfire,
Puet-l'en bien plus brief voie eslire
Sans mon art et sans ma doctrine,
Et rompre jusqu'en la racine
La forteresse de venuë;
Jà n'i aurait porte tenuë,
Tretuit se lesseroient prendre,
N'est riens qui les péust deffendre;
Nus n'i oseroit mot sonner.
Le chemin a non Trop-Donner;
Fole-Largesce le fonda,
Qui mains amans i afonda.
Ge congnois trop bien le sentier,
Car ge m'en issi avant ier,
Et pelerins i ai esté
Plus d'ung iver et d'ung esté.
Largesce lesserés à destre,
Et tornerez à main senestre;
Vous n'aurés jà plus d'une archie
La sente batuë et marchie,
L'Amant.
A vos conseils, Ami, me range, 8223
Ne craignez plus que mon coeur change.
Mais cependant, si vous saviez
Aucun art par quoi vous puissiez
Imaginer quelque autre mode
Du castel prendre plus commode,
Je l'ouïrais bien volontiers
Si me l'apprendre consentiez.
Ami.
Je sais route gente et joyeuse,
Mais à pauvres gens dangereuse.
Ami, pour le fort conquérir,
Plus brève route on peut choisir,
Sans mon art et sans ma doctrine,
Et rompre jusqu'à la racine
La forteresse en un moment
Et les portes incontinent
Forcer; tous se laisseraient prendre
Et rien n'est qui les pût défendre.
Nul n'oserait un mot sonner.
Cette route a nom Trop-Donner;
Jadis la fit Folle-Largesse
Où maint amant en grand' détresse
Sombra; je connais ce sentier,
Car j'en sortis avant-hier,
Et j'y fis maint pèlerinage,
Hiver comme été, maint voyage.
Largesse à droite laisserez,
Puis à main gauche tournerez.
Environ un jet d'arbalète
Suivez la sente large et nette,
Sans point user vostre soler, 8213
Que vous verrés les murs croler,
Et chanceler tors et torneles,
Jà tant ne seront fors ne beles,
Et tout par eus ovrir les portes,
Por noient fussent les gens mortes.
De cele part est li chastiaus
Si fiébles, qu'uns rostis gastiaus
Est plus fors à partir en quatre,
Que ne sunt li murs à abatre:
Par-là seroit-il pris tantost.
Il n'i conviendroit jà grant ost
Comme il feroit à Charlemaigne,
S'il voloit conquerre Alemaigne.
En ce chemin, mien escientre,
Povres hons nule fois n'i entre;
Nus n'i puet povre homme mener,
Nus par soi n'i puet assener;
Mès qui dedens mené l'auroit,
Maintenant le chemin sauroit
Autresinc bien cum ge sauroie,
Jà si bien apris ne l'auroie:
Et s'il vous plest, vous le saurés,
Car assés tost appris l'aurés,
Se sans plus poés grant avoir
Por despens outrageus avoir.
Mès ge ne vous i menrai pas,
Povreté m'a véé le pas,
A l'issir le me deffendi.
Quanque j'avoie i despendi,
Et quanque de l'autrui reçui;
Tous mes créanciers en déçui,
Et, sans vos souliers écorcher, 8253
Vous verrez murailles pencher
Et chanceler tours et tourelles,
Tant hautes et fortes soient-elles,
Et les portes soudain s'ouvrir.
Pour néant vous verriez mourir
Tous les défenseurs de la place;
Car de ce côté, quoi qu'on fasse,
Est si faible ce fort château,
Que le moindre rôti gâteau
Est plus dur à couper en quatre
Que ne sont ces murs à abattre.
Par là serait-il pris tantôt,
Et n'y conviendrait si grand ost
Qu'il n'en fallut à Charlemagne
Allant conquérir l'Allemagne.
En cette route, je le sais,
Pauvre homme ne passe jamais,
Seul ne s'y peut même introduire,
Nul pauvre ne l'y peut conduire.
Mais si quelqu'un mené l'avait,
Aussi bien la route il saurait
Que moi, qui par expérience
Jadis l'appris dans mon enfance.
Et s'il vous plaît, vous la saurez,
Car apprise assez tôt l'aurez,
Si possédez grandes richesses
A faire excessives largesses.
Mais je n'y puis guider vos pas
Car Pauvreté ne le veut pas,
Et m'a défendu le passage;
J'ai gaspillé mon héritage,
Ce que j'avais d'autrui reçu,
Tous mes créanciers j'ai déçu,
Si que ge n'en poi nus paier, 8245
S'en me devoit pendre ou noier.
N'i venés, dist-ele, jamès,
Puis qu'à despendre n'i a mès.
Vous i enterrés à grant poine,
Se Richesce ne vous y moine;
Mès à tous ceus qu'ele i conduit
Au retorner lor griève et nuit.
A l'aler o vous se tenra,
Mès jà ne vous en ramenra;
Et de tant soiés asséur,
Se ens entrés par nul éur,
Jà n'en istrés ne soir ne main,
Se Povreté n'i met la main,
Par qui sunt en destresce maint.
Dedens Fole-Largesce maint,
Qui ne pense à riens fors à geus,
Et à despens faire outrageus:
El despent ausinc ses deniers
Cum s'el les puisast en greniers,
Sans conter et sans mesurer,
Combien que ce doie durer.
XLV
Voir image
Comment Povreté fait requestes
A Richesce moult deshonnestes,
Qui riens ne prise tous ses ditz,
Mais de tout l'a fait esconditz.
Povreté maint à l'autre chief,
Plaine de honte et de meschief,
Qui trop sueffre au cuer grant moleste.
Et fait si honteuse requeste,
Sans pouvoir un denier leur rendre, 8287
Me devrait-on noyer ou pendre.
«De revenir gardez-vous bien,
Dit-elle, si n'avez plus rien.»
Là vous entrerez à grand' peine
Si richesse ne vous y mène,
Mais à tous ceux qu'elle y conduit
Au retour fait grand mal et nuit;
En allant, près de vous se peine,
Mais jamais ne vous en ramène,
Et si par bonheur vous entrez,
Soir ni matin n'en sortirez,
Ayez-en, Ami, l'assurance,
Que Pauvreté ne vous relance
Qui plonge en malheur maints amants.
Folle-Largesse là-dedans
Reste et mène joyeuse vie,
Dépens outrés et chère lie,
Et là prodigue ses deniers
Comme puisant à pleins greniers,
Sans calcul comme sans mesure,
Pensant que l'argent toujours dure.
XLV
Comment Pauvreté fait requête
A Richesse moult déshonnête
Qui rien ne prise tout son dit
Et sans pitié vous reconduit.
Pauvreté demeure à l'arrière
Pleine de honte et de misère,
Le coeur d'affliction broyé
Et morne implorant la pitié;
Et tant ot de durs escondis, 8275
Et n'a ne bons faits, ne bons dis,
Ne delitables, ne plesans.
Jà ne sera si bien fesans,
Que chascuns ses ovres ne blasme;
Chascun la viltoie et mesame.
Mès de Povreté ne vous chaille,
Fors de penser, comment qu'il aille,
Comment la porrés eschever.
Riens ne puet tant homme grever,
Comme chéoir en povreté:
Ce sevent bien li endeté
Qui tout le lor ont despendu;
Maint ont esté por li pendu.
Bien le resevent cil et dient
Qui contre lor voloir mendient;
Moult lor convient soffrir dolor,
Ains que gens lor doignent du lor.
Ausinc le doivent cil savoir
Qui d'amors vuelent joie avoir:
Car povre n'a dont s'amor pesse,
Si cum Ovide le confesse[73].
Povreté fait homme despire,
Et haïr et vivre à martire,
E tolt au sage neis le sen.
Por Diex, compains, gardés-vous en,
Et vous efforciez bien de croire
Ma parole esprovée et voire;
Que j'ai, ce sachiés, esprové
Et par experiment trové,
Néis en ma propre personne,
Tretout quanque je vous sermonne.
Si sai miex que povreté monte,
Par ma mesese et par ma honte,
Mais durement on la repousse. 8317
Jamais une parole douce,
Un mot délectable et plaisant;
Elle n'ira si bien faisant
Que chacun ses oeuvres ne blâme,
Ne la méprise et ne l'infâme.
Or ne songez à Pauvreté
Que pour telle calamité
Éviter de toute manière;
Car il n'est ici-bas misère
Telle que choir en pauvreté.
Ce n'ignore pas l'endetté
Qui ses biens gaspilla d'enfance,
Maints elle mène à la potence;
Bien le savent, bien le diront
Ceux qui mendiant leur pain vont,
Ils endurent moult grand' souffrance
Avant d'obtenir allégeance.
L'Amant le doit aussi savoir
Qui d'amour veut plaisir avoir.
Le pauvre, Ovide le confesse[73b],
N'a rien dont son amour repaisse.
Pauvreté fait homme haïr,
Mépriser, martyre souffrir,
Lui prend jusqu'à l'intelligence.
Croyez-en mon expérience,
Ami, pour Dieu, gardez-vous-en;
Je n'éprouvai que trop souvent,
Hélas! sur ma propre personne
Tout ce qu'ici je vous sermonne,
Et je sais mieux, beau compagnon,
Que vous, par mon abjection,
Ce que Pauvreté nous réserve.
Que Dieu longtemps nous en préserve!
Biaus compains, que vous ne savés, 8309
Qui tant sofferte ne l'avés.
Si vous devés en moi fier,
Car gel' di por vous chastier:
Moult a benéurée vie
Cil qui par autri se chastie[74].
Vaillans hons suel estre clamés[75],
Et de tous compaignons amés,
Et despendoie liement
En tous leus plus que largement,
Tant cum fui riches hons tenus:
Or sui si povres devenus
Par les despens Fole-Largesce,
Qui m'a mis en ceste destresce,
Que ge n'ai fors à grant dangier,
Ne que boivre, ne que mangier,
Ne que chaucier, ne que vestir,
Tant me set danter et mestir
Povreté qui tout ami tolt.
Et sachiés, compains, que sitost
Comme Fortune m'ot ça mis,
Je perdi trestous mes amis,
Fors ung, ce croi ge vraiement,
Qui m'est remès tant solement.
Fortune ainsinc les me toli
Par Povreté qui vint o li:
Toli? par foi non fist, ge ment,
Ains prist ses choses proprement:
Car de voir sai que se miens fussent,
Jà por li lessié ne m'éussent.
De riens donc vers moi ne mesprist,
Quant ses amis méismes prist:
Siens, voire, mès riens n'en savoie,
Car tant achatés les avoie
Or, fiez-vous à mes avis, 8351
Pour vous instruire je le dis,
Et moult a bienheureuse vie
Qui par autrui se fortifie[74b].
J'étais pour vaillant renommé
Et de cent compagnons aimé
Tant que je fis large dépense,
Gaîment coulant mon existence,
Tant que je fus riche tenu;
Or je suis pauvre devenu
Des oeuvres de Folle-Largesse,
Qui m'a mis en telle détresse
Que je n'ai, fors à grand danger,
Ni que boire, ni que manger,
Humble vêtement ni chaussure,
Tellement m'accable et torture
Pauvreté qui prend nos amis.
Car, sache-le, quand m'eut là mis,
Compagnon, la male Fortune,
Tous, sans exception aucune,
Je les perdis, sauf un vraiment
Qui m'est demeuré seulement.
Ainsi tous les prit la cruelle,
Pauvreté traînant après elle.
Je mens; elle ne me prit rien;
Ce qu'elle prit était son bien.
Car si tous ces amis miens fussent,
Jamais ainsi laissé ne m'eussent;
Donc nul dommage ne me fit
Lorsque ses amis me reprit.
Oui, siens; et dans mon ignorance,
Moi qui de coeur et de finance
De cuer et de cors et d'avoir, 8343
Que les cuidoic tous avoir.
Mès quant ce vint au derrenier,
Je n'oi pas vaillant ung denier,
Et quant en ce point me sentirent,
Tuit cil amis si s'enfoïrent,
Et me firent trestuit la moë
Quant il me virent sous la roë
De Fortune envers abatu,
Tant m'a par Povreté batu.
Si ne m'en doi-ge mie plaindre,
Qu'el m'a fait cortoisie graindre
Qu'onques n'oi vers li deservi:
Car entor moi si très-cler vi,
Tant m'oint les yex d'un fin colire,
Qu'el m'ot fait bastir et confire,
Si-tost comme Povreté vint,
Qui d'amis m'osta plus de vingt;
Voire certes, que ge ne mente,
Plus de quatre cens et cinquente.
Oncs linz, se ses iex i méist,
Ce que ge vi pas ne véist:
Car Fortune tantost en place
La bonne amor à plaine face,
De mon bon ami me monstra,
Par Povreté qui m'encontra;
Onc ne l'éusse congnéu,
Se mon besoing n'éust véu.
Mès quant le sot, il acorut,
Et quanqu'il pot me secorut,
Et tout m'offrit quanqu'il avoit,
Por ce que mon besoing savoit.
Si cher achetés les avais, 8383
Tous bien à moi je les croyais.
Mais, à la fin, de moi s'enfuirent
Tous ces amis, quand ils sentirent
Que n'avais plus un seul denier;
Tous ces ingrats, jusqu'au dernier,
Tous me firent soudain la moue,
Quand ils me virent sous la roue
De Fortune à l'envers jeté,
Tant me battit par Pauvreté.
Mais j'ai tort de me plaindre d'elle,
Qui m'octroya faveur plus belle
Que jamais ne le méritai.
Lors je vis clair, en vérité,
Tant elle oignit d'un fin collyre
Qu'elle avait pour moi fait confire,
Mes yeux, dès que Pauvreté vint,
Qui m'ôta d'amis plus de vingt,
Voire certe, à moins que je mente,
Plus de quatre cents et cinquante.
Oncques lynx, à l'oeil si perçant,
Ne fut plus que moi clairvoyant;
Car Fortune dans ma disgrâce
La bonne amour à pleine face
De mon bon ami me montra
Par Pauvreté qui me navra.
Jamais n'aurais su sa tendresse
S'il n'eût découvert ma détresse;
Mais aussitôt il accourut,
Tant qu'il pouvait me secourut
Et m'offrit, pour calmer ma peine,
Tretout son avoir à main pleine.
XLVI
Comment Amis recorde cy 8375
A l'Amant, qu'un seul vray Amy
En sa povreté il avoit,
Qui tout son avoir lui offroit.
Amis, dist-il, fais vous savoir,
Voir image
Vez-ci mon cors, vez-ci l'avoir
Où vous avés autant cum gié,
Prenés-en sans prendre congié;
Mès combien? se vous nel' savés,
Tout, se de tout mestier avés;
Car, amis, ne prise une prune
Contre ami les biens de Fortune,
Et les biens naturex méismes,
Puis que si nous entrevéismes,
Por quoi nos cuers conjoins éumes,
Que bien nous entrecongnéumes;
Car ainçois nous entr'esprovasmes,
Si que bons amis nous trovasmes;
Car nus ne set, sans esprover,
S'il puet loial ami trover.
Vous gard-ge tous jors obligiés,
Tant sunt poissans d'amor li giés;
Car moi por vostre garison
Poés, dist-il, metre en prison,
Por plevines ou por ostages,
Et mes biens vendre et metre en gages.
Ne s'en tint mie encor à tant,
Por ce qu'il ne m'allast flatant,
Ainçois m'en fist à force prendre,
Car n'i osoie la main tendre,
XLVI
Comment Ami rappelle ici 8417
A l'Amant, que seul un ami
Lui fut fidèle en sa misère,
Lui offrant sa fortune entière.
Ami, dit-il, je viens vous voir;
Voici mon corps et mon avoir,
Ils sont à vous comme à moi-même,
Prenez sans crainte, je vous aime.
—Mais combien?—Si ne le savez,
Tout, si de tout besoin avez;
Ami, je ne prise une prune,
Contre ami, les biens de Fortune,
Et même les biens naturels,
Du jour où nous nous vîmes tels
Que, sitôt que nous nous connûmes,
Nos coeurs conjoints à jamais eûmes,
Et qu'après nous être éprouvés,
Bons amis nous sommes trouvés;
Car nul ne sait, s'il ne l'éprouve,
Quand un ami loyal il trouve.
Eussiez-vous pris tout ce j'ai,
Que je serais votre obligé,
Tant sont puissants, lorsque l'on s'aime,
Les liens du coeur. Car moi-même,
Dit-il, pour votre guérison,
Vous pouvez me mettre en prison
Pour caution ou pour otage,
Et mes biens vendre et mettre en gage.
Là ne s'en tint pas cet ami
Qui m'allait consolant ainsi;
Tant iere maz et vergongneus, 8405
A loi de povre besongneus,
Cui honte a si la bouche close,
Que sa mesese dire n'ose,
Mais sueffre, et s'enclost et se cache,
Que nus sa povreté ne sache,
Et monstre le plus bel dehors:
Ainsinc ge le fesoie alors.
Ce ne font pas, bien le recors,
Li mendians poissans de cors,
Qui se vont partout embatant,
Plus qu'il puéent chacun flatant,
Et le plus let dehors démonstrent
A tretous ceus qui les encontrent,
Et le plus bel dedens réponnent
Por décevoir ceus qui lor donnent;
Et vont disant que povres sont,
Et les grasses pitances ont,
Et les grans deniers en tresor.
Mès atant me tairai dès or,
Que g'en porroie bien tant dire,
Qu'il m'en iroit de mal en pire;
Car tous jors héent ypocryte
Vérité qui contre eus est dite.
Ainsinc es devant diz amis
Mon fol cuer son travail a mis;
Si sui par mon fol senz traïs,
Despis, diffamé et haïs
Sans ochoison d'autre deserte
Que de la devant dite perte
De toutes gens communément,
Fors que de vous tant solement;
Mais il m'en fit de force prendre, 8447
Car je n'osais la main y tendre,
Tant j'étais triste et vergogneux,
Ainsi qu'un pauvre besogneux
Qui par la honte a bouche close
Et sa détresse dire n'ose,
Et montre le plus beau dehors,
Ainsi que je faisais alors,
Mais souffre et s'enferme et se cache,
Sa pauvreté pour qu'on ne sache.
Ce ne font pas les Mendiants,
Je sais, ces moines florissants
De corps, qui laids dehors se montrent
A tous les passants qu'ils rencontrent,
Et qui se vont partout glissant,
Tant qu'ils peuvent chacun flattant,
Pour décevoir ceux qui leur donnent,
Mais de tout par dedans foisonnent,
Qui vous disent que pauvres sont,
Et les grasses pitances ont
Et grands deniers cachés en terre.
Mais maintenant il faut m'en taire;
Tant du reste en dire pourrais,
Que de mal en pire choirais,
Car rien ne hait tant l'hypocrite
Que vérité contre lui dite.
Ainsi j'étais fol quand je mis
Ma confiance en ces amis.
Victime suis de ma folie,
Haï, méprisé pour la vie,
Et le seul prix de ma bonté
Fut d'être soudain rejeté
De toute la foule égoïste,
Sauf un dont l'amitié subsiste.
Que vos amors pas ne perdés, 8437
Mès à mon cuer vous aerdés;
Et tous jors, si cum ge le croi,
Qui d'amer vous pas ne recroi,
Se Diex plaist, vous i aerdrés;
Mès por ce que vous me perdrés,
Quant à corporel compaignie,
En ceste terrienne vie,
Quant li derreniers jors vendra,
Que Mors son drois des cors prendra,
Car icel jor, bien le recors,
Ne nous toldra fors que le cors,
Et toutes les apartenances
De par les corporex sustances;
Car ambedui, ce sai, morron
Plus-tost, espoir, que ne vorron,
Mès ce n'iert pas, espoir, ensemble,
Car Mort tous compaignons dessemble.
Si sai-ge bien certainement
Que, se loial amor ne ment,
Se vous vivez et ge moroie,
Tous jors en vostre cuer vivroie;
Et se devant moi moriés,
Tous jors où mien revivriés
Après vostre mort par mémoire,
Si cum vesquist, ce dist l'istoire,
Pyrithoüs après sa mort[76],
Que Theseus tant ama mort.
Tant le queroit, tant le si voit,
(Car cil dedens son cuer vivoit)
Que vis en enfer l'ala querre,
Tant l'ot amé vivant sor terre.
Et povreté fait pis que Mort:
Car ame et cors tormente et mort,
C'est vous qui point ne vous cachez, 8481
Mais à mon coeur vous attachez,
Et toujours, comme je le pense,
Puisqu'il vous aime avec constance,
Plaise à Dieu! vous attacherez.
Mais, hélas! un jour vous perdrez
Ma corporelle compagnie
En cette terrienne vie,
Lorsque le dernier jour viendra
Et lorsque la Mort reprendra
Ses droits sur notre corps fragile;
Mais en ce jour la Mort agile,
Compagnon, ne nous prendra rien
Hormis le corps, je le sais bien,
Et toutes les appartenances
De nos corporelles substances;
Car tous deux, je le sais, mourrons,
Certes, plus tôt que ne voudrons.
Mais égal sort ne nous prépare
La Mort qui les amis sépare,
Et je ne doute nullement
Que, si loyal amour ne ment,
En votre coeur je ne demeure.
S'il advient que premier je meure,
Car avant moi si vous mouriez,
Toujours au mien revivriez
Après votre mort par mémoire;
Comme vécut, nous dit l'histoire,
Pirithoüs, après sa mort[76b],
Que Thésée adorait encor.
Tant le suivait l'image chère
Qu'il aima tant sur cette terre
Et qui vivait dedans son coeur,
Qu'il l'alla chercher de douleur
Tant cum l'ung o l'autre demore, 8471
Non pas sans plus une sole hore;
Et lor ajoute à dampnement
Larrecin et parjurement,
Avec toutes autres durtés
Dont chascuns est griément hurtés,
Ce que mort ne vot mie faire,
Mès ainçois les en fait retraire,
Et si lor fait en son venir
Tous temporiex tormens fenir;
Et sans plus, comment que soit griéve,
En une sole hore les griéve.
Por ce, biaus compains, vous semon
Qu'il vous membre de Salemon
Qui fut roi de Gherusalen;
Car de li moult de bien a-l'en.
Il dit, et bien i prenés garde:
Biau fils, de povreté te garde
Tous les jors que tu as à vivre,
Et la cause en rent en son livre;
Car en ceste vie terrestre,
Miex vaut morir que povres estre.
Et cil qui povres apparront,
Lor propres freres les harront.
Et por la povreté douteuse,
Il parle de la souffreteuse
Que nous apelons indigence,
Qui si ses hostes desavance.
Onc si despite ne vi gens
Cum ceus que l'en voit indigens.
Por tesmoings néis les refuse[77]
Chascuns qui de droit escript use,
Por ce qu'il sunt en loi clamé
Equipolens as diffamé.
Aux enfers. Pauvreté fait pire 8515
Qui met âme et corps à martyre,
Sans même une heure de répit,
Tant que l'une avec l'autre vit,
Les pousse à damnable aventure,
Au vice, au larcin, au parjure
Et toutes les calamités
Dont les humains sont tourmentés;
Ce que la mort ne saurait faire
Puisque les en garde au contraire
Et fait pour eux, en son venir,
Tous temporels tourments finir,
Et sans plus, combien que les grève,
En une heure vous les enlève.
Pour ce, vous prierai, compagnon,
De vous rappeler Salomon,
De Jérusalem ce roi sage,
Dont nous avons maint bon adage.
Il dit: «Beau fils, en vérité,
Garde-toi bien de pauvreté
Tous les jours qu'il te reste à vivre.»
Et la cause en est en son livre:
«Oui, sur cette terre il vaut mieux
Mourir que vivre besogneux;
Car tous ceux qui pauvres paraissent
Leurs propres frères les délaissent.»
Et puis, parlant des souffreteux,
Il nous montre les pauvres honteux
Qui croupissent dans l'indigence,
Source d'éternelle souffrance.
Oncques plus misérables gens
Je ne vois que les indigents;
Pour témoins même les refuse[77b]
Chacun qui de droit écrit use,
Trop est povreté lede chose; 8505
Mes toutevois bien dire l'ose,
Que se vous aviés assés
Deniers et joiaus amassés,
Et tant donner en porriés,
Comme prometre en vorriés,
Lors coilleriés boutons et Roses,
Jà si ne seraient encloses.
Mès vous n'estes mie si riches,
Et si n'estes avers ne chiches:
Donnés donc amiablement[78]
Biaus petis dons resnablement,
Si que n'en cheiez en poverte,
Damaige i auriés et perte:
Li plusors vous en moqueroient,
Qui de riens ne vous secorroient,
Se vous aviés le chaté
Oultre sa valeur achaté.
Il affiert bien que l'en present
De fruit novel un bel present
En toailles, ou en paniers;
De ce ne soiés jà laniers.
Pommes, poires, noiz ou cerises,
Cormes, prunes, freses, merises,
Chastaignes, coinz, figues, vinetes,
Pesches, parmains, ou alietes,
Nefles entées, ou framboises,
Beloces d'Avesnes, jorroises[79],
Roisins noviaus lor envoiés,
Et des meures fresches aiés,
Et se les avés achetées,
Dites que vous sunt présentées
Car ils sont par la loi nommés 8549
L'équivalent des infamés.
Trop est Pauvreté laide chose;
Mais toutefois, bien dire l'ose,
Ami, si vous aviez assez
Deniers et joyaux amassés,
Vous cueilleriez boutons et roses;
Pour vous elles ne seraient closes,
Si donner autant vous pouviez
Comme promettre voudriez.
Mais pourtant, sans être aussi riche,
Si n'êtes avare ni chiche,
Donnez-leur raisonnablement
Beaux petits dons aimablement[78b],
Mais sans épuiser votre bourse;
Car si vous étiez sans ressource,
Personne ne vous soutiendrait,
Chacun de vous se moquerait
D'avoir payé la marchandise
Outre sa valeur, c'est sottise.
A mon avis, rien n'est plaisant
Comme de faire un beau présent,
Tel que fruits nouveaux en corbeille,
C'est un don que je vous conseille,
Figues, vinettes et marrons,
Pêches, alises, groseillons,
Pommes, poires, noix ou cerises,
Cormes, prunes, fraises, merises;
Raisins nouveaux leur envoyez,
Gents bouquets d'avoine liés[79b],
Amandes, framboises mûres
Ou bien encor nèfles et mûres;
Et si les avez achetés,
Dites qu'ils furent apportés
D'ung vostre ami, de loing venues, 8537
Tout les achatiés-vous es rues;
Ou donnés Roses vermeilletes,
Primeroles, ou violetes,
Ou biaus glaons en la seson;
En tex dons n'a pas desreson.
Sachiés que dons les gens afolent,
As mesdisans les jangles tolent:
Se mal ès donnéors savoient,
Tous les biens du monde en diroient.
Biaus dons soustiennent maint bailli
Qui fussent ore mal bailli[80];
Biaus dons de vins et de viandes
Ont fait donner maintes provendes;
Biaus dons si font, n'en doutés mie,
Porter tesmoing de bonne vie:
Moult tiennent par tout biau leu dons,
Qui biau don donne, il est prodons.
Dons donnent loz as donnéors,
Et empirent les prenéors[81],
Quant il lor naturel franchise
Obligent à autrui servise.
Que vous diroie à la parsomme?
Par don sunt pris et Diex et homme.
Compains, entendés ceste note
Que je vous amoneste et note.
Sachiés, se vous volés ce faire
Que ci m'avés oï retraire,
Li Diex d'Amors jà n'i faudra
Quant le fort chastel assaudra,
Qu'il ne vous rende sa promesse;
Car il et Venus la déesse
Tant as portiers se combatront,
Que la forterece abatront:
A vous de lointaine venue, 8583
Les eussiez-vous pris dans la rue.
Donnez encore avec raison
De beaux glaïeuls en la saison,
Bouquets de roses vermeillettes,
Fleurs de printemps et violettes.
Jolis dons changent bien les gens,
Ferment la bouche aux médisants.
L'obligé, loin d'être nuisible,
De vous dit tout le bien possible.
Beaux dons soutiennent maints baillis
Qui sans eux seraient bien petits[80b];
De vins, de mets belles offrandes
Ont fait donner maintes prébendes.
On vante l'homme généreux,
Qui donne est toujours vertueux;
Les beaux dons font, n'en doutez mie,
Trouver témoins de bonne vie;
Beaux dons donnent los aux donneurs,
Comme ils enchaînent les preneurs[81b],
Et leur naturelle franchise
Asservissent par convoitise.
Que vous dirai-je encor? Beaux dons
Dieu, comme l'homme, trouve bons.
Ainsi, sachez me bien comprendre,
Et si bien savez vous y prendre,
Le Dieu d'Amour ne manquera,
Quand le castel assaillira,
D'accomplir toute sa promesse.
Car, avec Vénus la déesse,
Tant ces geôliers ils combattront
Que la forteresse abattront,
Et vous pourrez cueillir la Rose,
Si durement qu'elle soit close.
Si porrez lors coillir la Rose, 8571
Jà si fort ne sera enclose.
Mès quant l'en a la chose aquise,
Si reconvient-il grant mestrise
En bien garder et sagement,
Qui joïr en vuet longuement.
Car la vertu n'est mie mendre
De bien garder et de deffendre
Les choses, quant el sunt aquises[82],
Que del aquerre en quelques guises.
S'est bien drois que chétis se claime
Valez, quant il pert ce qu'il aime,
Por quoi ce soit par sa defaute;
Car moult est digne chose et haute
De bien savoir garder s'amie,
Si que l'en ne la perde mie,
Méismement, quant Diex la donne
Sage, cortoise, simple et bonne,
Qui s'amor doint et point ne vende.
Car onques amor marchéande
Ne fu par fame controvée,
Fors par ribaudie provée;
N'il n'i a point d'amor, sans faille,
En fame qui por don se baille.
Tel amor fainte, Mal-Feu l'arde[83]!
Là ne doit-l'en pas metre garde.
Si sunt-eles voir presque toutes
Convoiteuses de prendre, et gloutes
De ravir et de devorer,
Si qu'il n'i puist riens demorer,
A ceus qui plus por lor se claiment,
Et qui plus loiaument les aiment:
Car Juvenaus si nous raconte,
Qui de Berine tient son conte,
Mais quand acquise vous sera, 8617
Par grande adresse il vous faudra
La bien garder et grand' prudence,
Pour avoir longue jouissance;
Car souvent acquérir, ami,
Combien qu'il nous cause d'ennui,
Est plus facile, quoi qu'on dise,
Que de garder la chose acquise[82b].
A bon droit plaint ses tristes jours
Qui perd l'objet de ses amours,
Quand même ce serait sa faute.
Car c'est chose bien digne et haute
Que savoir amante garder,
Sans partage la posséder,
Surtout lorsque Dieu nous la donne
Sage et courtoise, et simple et bonne,
Sans rien demander en retour.
Car oncques mercenaire amour
Ne vint que d'âme corrompue
Et par la débauche perdue.
Oncques la femme qui se vend
D'un pur amour n'aima d'amant;
A cet amour infâme et lâche
Nul coeur honnête ne s'attache.
Plus on se donne aveuglément,
Plus on aime loyalement,
Plus les femmes sont rigoureuses,
Presque toutes, et convoiteuses
De tout ravir et dévorer,
Tant qu'il y peut rien demeurer.
Car Juvénal ce nous raconte,
Qui d'Ibérine fait son conte,
Que miex vosist ung des yex perdre[84] 8605
Que soi à ung seul homme aerdre;
Car nus seus n'i peuist soffire,
Tant estoit de chaude matire;
Car jà fame n'iert si ardans,
Ne ses amors si bien gardans,
Que de son chier ami ne vuelle
Et les deniers et la despuelle.
Or vez que les autres feroient,
Qui por dons as hommes s'otroient.
Nesune ne puet-l'en trover
Qui ne se vueille ainsinc prover;
Tant l'ait homme en subjeccion,
Toutes ont ceste entencion.
Vez ci la rigle qu'il en baille;
Mès il n'est rigle qui ne faille,
Car des mauveses entendi,
Quant ceste sentence rendi.
Mès s'el n'est tiex cum ge devis,
Loial de cuer, simple de vis,
Ge vous dirai que l'en doit faire.
Valez cortois et debonnaire
Qui vuet à ce metre sa cure,
Gart que du tout ne s'aséure
En sa biauté, ne en sa forme:
Drois est que son engin enforme
De meurs et d'ars et de sciences;
Car qui les fins et les provences
De biauté sauroit regarder,
Biauté se puet trop poi garder:
Tantost a faite sa vesprée
Com les floretes en la prée;
Car biauté est de tel matire,
Que el plus vit, et plus empire.
Qu'elle eût mieux aimé perdre un oeil[84b] 8649
Qu'à un seul homme faire accueil;
Un seul ne lui pouvait suffire,
Tant était chaude en son délire.
Coeur de femme n'est si ardent
Ni ses amours si bien gardant,
Que du cher ami la dépouille
Et l'or plus ou moins ne chatouille.
Jugez par là ce que femme est
Qui son corps aux enchères met.
Ainsi toutes, ami, sont faites
Les femmes, toutes sont coquettes;
Quelque soit leur affection,
Toutes ont même intention.
Tel est la règle qu'il en baille,
Mais il n'est règle qui ne faille;
Car des mauvaises il parlait
Quand cette sentence il rendait.
Et si votre amante n'est telle,
Mais d'attraits simple et de coeur belle,
Il vous faudra faire autrement.
Courtois et débonnaire amant
A bien aimer qui met sa cure
Ne doit pas que sur sa tournure
Compter, ses grâces, sa beauté;
Il lui faut un esprit doté
Encor d'utiles connaissances;
Car pour qui sait juger les chances
Et avantages de beauté,
Elle n'est que fragilité,
Elle est tantôt évanouie
Comme fleurettes de prairie;
Car ainsi qu'elles beauté vit,
Plus elle va, plus dépérit.
Mès le sens, qui le vuet acquerre, 8639
Tant cum il puet vivre sor terre,
Fait à son mestre compaignie,
Et miex vaut au chief de sa vie
Qu'il ne fist au commencement;
Tous jors va par avancement:
Jà n'iert par tens apetisiés,
Bien doit estre amés et prisiés
Valez de noble entendement,
Quant il en use sagement.
Moult redoit estre fame liée,
Quant ele a s'amor emploiée
En biau valet cortois et sage,
Qui de sens a tel tesmoignage.
Neporquant s'il me requeroit
Consel, savoir se bon seroit
Qu'il féist rimes jolietes,
Motez, fabliaux, ou chançonnetes
Qu'il vueille à s'amie envoier
Por li chevir et apoier:
Ha, las! de ce ne puet chaloir,
Biau dit i puet trop poi valoir.
Li diz, espoir, loé seront,
D'autre preu petit i feront;
Mès une grant borse pesans,
Toute farsie de besans[85],
Se la véoit saillir en place,
Tost i corroit à plaine brace;
Qu'eles sunt mès si aorsées,
Que ne corent fors as borsées[86].
Jadis soloit estre autrement,
Or va tout par empirement.
Jadis au tens des premiers peres
Et de noz premeraines meres,
Mais le sens, pour toute la vie, 8683
Tient à son maître compagnie,
Mieux vaut à la fin qu'au début,
Et plus il approche du but
Moins sur lui le temps a de prise.
Aussi femme chérit et prise
Amant de noble entendement,
Quand il en use sagement.
Aussi doit être bien heureuse
Entre toutes femme amoureuse
Qui sut octroyer son amour
A beau serviteur, en retour
Qui lui donna courtois et sage
De sens semblable témoignage.
Cependait s'il me demandait
Conseil, savoir si bon serait
De faire rimes joliettes,
Motets, fabliaux, chansonnettes
Qu'il veuille à sa mie envoyer
Pour lui plaire et pour l'égayer,
Hélas! ami, c'est triste à dire,
Mais beaux dits ne sauraient suffire.
Peut-être loués ils seront,
Autre profit ne porteront.
Mais si grande bourse et pesante
De besans pleine et résonnante[85b]
Elles voyaient céans saillir,
Vite à bras ouverts d'y courir,
Tant femmes sont intéressées
Qu'elles ne courent qu'aux boursées[86b].
Jadis soulait être autrement.
Mais tout dégénère à présent.
Jadis au temps des premiers pères,
Au temps de nos premières mères,
Si cum la letre le tesmoigne, 8673
Par qui nous savons la besoigne,
Furent amors loiaus et fines,
Sans covoitise et sans rapines;
Li siecles ert moult précieus,
N'estoit pas si délicieus
Ne de robes, ne de viandes;
Il coilloient és bois les glandes
Por pain, por char et por poissons,
Et cerchoient par ces boissons,
Par vaus, par plains et par montaingnes,
Pommes, poires, noiz et chastaingnes,
Boutons et mores et pruneles,
Framboises, freses et ceneles,
Feves et poiz, et tex chosetes,
Cum fruis, racines et herbetes;
Et des espis des blés frotoient,
Et des roisins és chans grapoient,
Sans metre en pressouer, n'en esnes.
Li miel décoroient des chesnes,
Dont habundamment se vivoient,
Et de l'iaue simple bevoient,
Sans querre piment ne claré,
N'onques ne burent vin paré;
N'iert point la terre lors arée,
Mès si cum Diex l'avoit parée
Par soi-méismes aportoit
Ce dont chascun se confortoit;
Ne queroient saumons ne luz[87],
Et vestoient les cuirs veluz,
Et faisoient robes de laines,
Sans taindre en herbes ne en graines[88],
Si cum el venoient des bestes.
Covertes ierent de genestes,
Comme l'histoire le prétend, 8717
Car c'est elle qui nous l'apprend,
Était amour loyale et fine,
Sans convoitise et sans rapine.
Durant ces siècles précieux
Tant n'était le monde envieux
De fins mets, de parures vaines;
Au bois il cueillait glands et faînes
Au lieu de chairs et de poissons,
Et cherchait parmi les buissons
Boutons et mûres et prunelles,
Framboises, fraises et cinelles,
Pommes, poires, fèves et noix,
Châtaignes, racines et pois,
Herbes et fruits de la campagne,
Par val, par plaine et par montagne,
Et les épis de blé frottait,
Et raisins aux champs grapillait,
Des cuviers sans se mettre en peine,
Du miel découlant d'un vieux chêne
Abondamment se nourrissait
Et d'eau de source s'abreuvait,
Sans chercher piment ni piquette
Ni vin vieilli dans la feuillette.
Le sol n'était pas labouré,
Et tel que Dieu l'avait paré
Engendrait tout en abondance
Et donnait à l'homme l'aisance.
Point de brochets ni de saumons;
Il se revêtait de toisons
Ou se faisait robe de laine,
Sans teinture d'herbe ou de graine[88b],
Comme la portaient les agneaux.
Les chaumières dans les hameaux
De foillies et de ramiaus 8707
Lor bordetes et lor hamiaus,
Et fesoient en terre fosses,
Es roches et es tiges grosses
Des chesnes crués se rebotoient,
Quant les tempestes redotoient.
XLVII
Comment les gens du temps passé
N'avoient nul tresor amassé[89],
Fors tout commun par bonne foy;
Et n'avoient ne prince ne roy.
Et quant par nuit dormir voloient,
En leu de coites aportoient
En lor casiaus monceaus de gerbes,
De foilles, ou de mousse, ou d'erbes;
Et quant li airs iert apaisiés,
Et li tens cler et aésiés,
Et li vens mol et delitables,
Si cum en printens pardurables,
Et cil oisel chascun matin
S'estudient en lor latin
A l'aube du jor saluer
Qui tout lor fait les cuers muer:
Zephirus et Flora sa fame,
Qui des flors est déesse et dame,
Cil dui font les floretes nestre,
Flors ne congnoissent autre mestre:
Car par tout le monde ensement,
Les vont cil et cele sement,
Et les forment et les colorent
Des colors dont les flors honorent
De frais genêt étaient couvertes, 8751
De rameaux et de feuilles vertes;
Ou fosse en terre il se faisait
De rocs et branches qu'il coupait,
Ou se mettait au creux d'un chêne,
S'il craignait tempête prochaine.
XLVII
Comment les gens du temps passé
N'avaient nul trésor amassé,
La terre à tous était commune
Et royauté n'était aucune.
Et quand la nuit dormir voulait,
Au lieu de couettes apportait
En sa case monceaux de gerbes,
De mousses, de feuilles ou d'herbes;
Et quand l'air était apaisé,
Le temps serein et reposé,
Et le vent doux et délectable
En ce printemps invariable,
Les oiseaux lors chaque matin
S'étudiaient en leur latin
A saluer du jour l'aurore
Qui fait leur petit coeur éclore;
Des fleurs la reine aux yeux si doux,
Flore et Zéphir son tendre époux
Faisaient ci-bas fleurettes naître,
Fleurs ne connaissent d'autre maître.
Car c'est pour les fins amoureux
Qu'en grand amour ils ont tous deux,
Qu'ils les sèment et les colorent
Des couleurs dont les fleurs honorent
Puceles et valez proisiés, 8737
De biaus chapelez renvoisiés,
Por l'amor des fins amoreus;
Car moult ont en grant amor eus.
De floretes lor estendoient
Les coustepointes qui rendoient
Tel resplendor par ces herbaiges,
Par ces prés et par ces ramaiges,
Qu'il vous fust avis que la terre
Vosist emprendre estrif et guerre
Au ciel d'estre miex estelée,
Tant iert par ses flors revelée.
Sor tex couches cum ge devise,
Sans rapine et sans covoitise,
S'entr'acoloient et baisoient
Cil cui li geu d'Amors plaisoient;
Cil arbre vert par ces gaudines,
Voir image
Lor paveillons et lor cortines,
De lor rains sor eus estendoient
Qui du soleil les deffendoient.
Là démenoient lor karoles,
Lor geu et lor oiseuses foles
Les simples gens asséurées,
De toutes cures escurées,
Fors de mener jolivetés
Par loiaus amiabletés.
N'encor n'avoit fet roi ne prince
Meffais qui l'autrui tolt et pince.
Trestuit pareil estre soloient,
Ne riens propre avoir ne voloient.
Bien savoient cele parole
Qui n'est mençongiere ne fole:
Qu'onques Amor et seignorie[90]
Ne s'entrefirent compaignie,
Des puceles et des varlets 8781
Les beaux et brillants chapelets.
Pour eux ils tendaient des fleurettes
Les courtepointes joliettes
Dont partout buissons et forêt
Et la plaine respendissait,
Au point de croire que la terre
Au ciel eût déclaré la guerre,
A qui serait mieux, étoilé,
Tant son orgueil était gonflé.
Sur ces couches dont je devise,
Sans rapine et sans convoitise,
Chacun s'accolait et baisait
A qui le jeu d'amour plaisait.
Les arbres par les verts bocages,
Rideaux et pavillons sauvages,
Leurs rameaux étendaient sur eux
Du soleil pour calmer les feux;
Et là tous menaient leurs karoles,
Leurs jeux, leurs joyeusetés folles,
Les hommes heureux, sans soucis,
De toutes peines affranchis,
Fors de mener joyeuse vie
Et loyale folâtrerie.
Méfait qui prend le bien d'autrui
Rois ni princes n'avait bâti,
Tous étaient égaux sur la terre,
A posséder ne songeaient guère;
Car ils connaissaient bien ce mot
Qui n'est ni mensonger ni sot:
Oncques Amour et seigneurie[90b]
N'ont voyagé de compagnie,
Oncques ne purent s'épouser,
Car gouverner, c'est diviser.
Ne ne demorerent ensemble; 8771
Cil qui mestrie, les dessemble.
XLVIII
Ici commence le Jaloux
Voir image
A parler et dire, oyans tous,
A sa femme qu'elle est trop baulde,
Et l'appelle faulse ribaulde.
Pour ce voit-l'en des mariages,
Quant li mariz cuide estre sages,
Et chastie sa femme et bat,
Et la fait vivre en tel débat,
Qu'il li dit qu'ele est nice et fole,
Dont tant demore à la karole,
Et dont el hante si sovent
Des jolis valez le convent,
Que bonne amor n'i puet durer,
Tant s'entrefont maus endurer,
Quant cil vuet la mestrise avoir
Du cors sa fame et de l'avoir.
Trop estes, fait-il, vilotiere,
Si avés trop nice maniere:
Quant sui en mon labor alés,
Tantost espringués et balés,
Et démenés tel esbaudie,
Que ce semble grant ribaudie;
Et chantés cum une seraine.
Diex vous mete en male semaine[91]!
Et quant vois à Romme ou en Frise
Porter notre marchéandise,
Vous devenés tantost si cointe,
Car ge sai bien qui m'en acointe,
XLVIII
Ici l'homme jaloux commence8815
A crier et sa femme tance
Devant tous, l'appelant catin,
Coureuse et mauvaise putain.
Pour ce voit-on en mariage,
Quand le mari pense être sage,
Qu'il gourmande sa femme et bat
Et la fait vivre en tel débat,
Qu'il lui dit qu'elle est sotte et folle
De tant muser à la karole
Et de rechercher si souvent
Des gents varlets l'accointement,
Et qu'il n'est bonne amour qui dure
Lorsque de tels maux on endure,
Ce parce qu'il veut seul avoir
Le corps de sa femme et l'avoir.
Vous êtes trop, dit-il, fringante
Et trop d'allures provocante.
Sitôt qu'à mon travail je cours,
Tôt vous sautez, balez toujours
Et chantez comme une syrène
(Dieu vous mette en male semaine!)[91b],
Et menez tels amusements
Qu'ils semblent vils déportements.
Quand je vais à Rome ou en Frise
Débiter notre marchandise,
Si coquette on vous voit tantôt,
Car je sais bien quel est mon lot,
Que par tout en va la parole; 8801
Et quant aucuns vous en parole
Porquoi si cointe vous tenés
En tous les leus où vous venés,
Vous respondés: Hari, hari,
C'est por l'amor de mon mari.
Por moi, las! dolereus chétis,
Qui set se ge forge ou ge tis,
Ou se ge sui ou mors ou vis?
L'en me devroit flatir où vis
Une vessie de mouton.
Certes ge ne vail ung bouton,
Quant autrement ne vous chasti;
Moult m'avés or grant los basti
Quant de tel chose vous vantés:
Chascun set bien que vous mentés.
Por moi, las! doleureus, por moi,
Maus gans de mes mains enformoi,
Et crueusement me déçui
Quant onques vostre foi reçui
Le jor de nostre mariage,
Por me mener tel rigolage.
Por moi menés-vous tel bobant,
Qui cuidiés-vous aler lobant?
Jà n'ai-ge mie le pooir
De tiex cointeries véoir,
Que cil ribauz saffre, friant,
Qui ces putains vont espiant,
Entor vous remirent et voient,
Quant par ces ruës vous convoient.
A cui parés-vous ces chastaignes[92]?
Qui me puet faire plus d'engaignes?
Vous faites de moi chape à pluie,
Quant orendroit lés vous m'apuie.
Qu'incontinent chacun en glose, 8843
Et s'il vous demande la cause
Pourquoi si belle vous tenez
En tous les lieux où vous venez
De votre époux pendant l'absence,
Alors avec grande impudence,
Vous répondez: «Hari, hari,
C'est pour l'amour de mon mari.»
Pour moi, combien que je pâtisse,
Qui sait si je forge ou je tisse,
Si je suis mort ou bien vivant?
Je ne vaux un bouton vaillant
Quand autrement ne vous châtie;
On me devrait une vessie
De mouton envoyer au nez.
Le beau renom que me donnez!
Car moi, malheureux, pris au piége,
De quels gants mes deux mains ganté-je?
Quand de ceci vous vous vantez,
Chacun sait bien que vous mentez.
Pour moi faites-vous telle chère?
Qui pensez-vous tromper, ma chère?
Je fus cruellement déçu,
Votre foi lorsque j'ai reçu
Le jour de notre mariage,
Pour me mener tel rigolage!
Vous savez bien que n'ai pouvoir
De tant de belles choir voir,
Mais ces ribauds qu'elles attirent,
Ces vils goinfres qui vous admirent
Et vous suivent par les chemins
Comme tretoutes ces putains;
Je suis votre capote à pluie
Lorsqu'à votre bras je m'appuie.
Ge voi que vous estes plus simple 8835
En cel sorcot, en cele guimple,
Que torterele ne coulons;
Ne vous chaut s'il est cors ou lons,
Quant sui tous seus lés vous presens.
Qui me donroit quatre besens,
Combien que debonnaire soie,
Se por honte ne le laissoie,
Ne me tendroie de vous batre,
Por vostre grant orguel abatre:
Et sachiés qu'il ne me plest mie
Qu'il ait en vous nule cointie,
Soit à karole, soit à dance,
Fors solement en ma présence.
XLIX
Comment le Jaloux si reprent
Sa femme, et dit que trop mesprent
De démener ou joie ou feste,
Et que de ce trop le moleste.
D'autre part nel' puis plus celer,
Entre vous et ce bacheler
Robichonet au vert chapel[93],
Qui si tost vient à vostre apel,
Avés-vous terres à partir?
Vous ne poés de li partir.
Tous jors ensemble flajolés,
Ne sai que vous entrevolés,
Que vous poés-vous entredire:
Tout vif m'estuet enragier d'ire
Pour qui donc cuisent ces marrons[92b]? 8877
Peut-on me faire plus d'affronts!
Plus que tourterelle ou poulette
Je vous vois, sous votre cornette,
L'air simple et doux; mais ce jupon,
Que vous chaut qu'il soit court ou long,
Quand tous deux sommes tête à tête?
N'était la honte qui m'arrête,
Et si bon que je sois encor,
Qui m'offrirait cinq besans d'or
Ne me retiendrait de vous battre,
Pour votre grand orgueil abattre.
Sachez enfin qu'il me déplaît
Que tant de luxe ma femme ait
A la karole ou à la danse,
Fors seulement en ma présence.
XLIX
Ici le Jaloux à sa femme
Fait remontrances et la blâme
De mener tels déportements
Et qu'ils lui pèsent trop longtemps.
De plus, s'il faut que je le nomme,
Entre vous et puis ce jeune homme,
Robichonnet au vert chapeau[93b],
Qui sitôt vient à votre appeau,
Avés-vous partages de terre?
Vous ne pouvez vous en défaire.
Toujours ensemble flageolez;
Ne sais quoi vous entrevoulez,
Ce que pouvez vous entredire:
Vous me faire enrager d'ire
Par vostre fol contenement. 8863
Par iceli Diex qui ne ment,
Se vous jamès parlés à li,
Vous en aurés le vis pali,
Voires certes plus noir que more[94]:
Car de cops, se Diex me secore,
Ains que ne vous ost le musage,
Vous donrai tant par ce visage,
Qui tant est as musars plaisans,
Que vous tendrés coie et taisans.
Ne jamès hors sans moi n'irés;
Mès à l'ostel me servirés
En bons aniaus de fer rivée.
Déables vous font si privée
De ces ribaus plains de losenge,
Dont vous déussiés estre estrange.
Ne vous pris-ge por moi servir?
Cuidiés-vous m'amor deservir
Par acointier ces ors ribaus,
Por ce qu'il ont les cuers si baus,
Et qu'il vous retruevent si baude?
Vous estes mauvese ribaude,
Si ne me puis en vous fier:
Maufé me firent marier[95].
Ha! se Theofrates créusse[96],
Jà fame espousée n'éusse;
Il ne tient pas homme por sage
Qui fame prent par mariage,
Soit bele, ou lede, ou povre, ou riche:
Car il dit, et por voir l'affiche
En son noble livre Auréole
Qui bien fait à lire en escole,
Par votre fol déréglement. 8907
Par Dieu le père qui ne ment,
Si je vous vois tous deux, je jure
Que pâlira votre figure
Ou noircira plus qu'Africain[94b];
Car, Dieu m'aide, avant votre sein
Purger de tel libertinage,
Tant frapperai votre visage
A tous ces ribauds si coquet,
Que j'abattrai votre caquet.
Jamais n'irez seule en la rue;
En bons anneaux de fer tenue
Me servirez à la maison.
Assurément c'est le démon
Qui vous a faite ainsi l'amie
Des ribauds pleins de flaterie,
Et qu'au moins vous devriez fuir.
Ne vous pris-je pour me servir?
Pensez-vous donc ainsi, ma femme,
Mériter l'amour de mon âme
En accueillant ces vils manants?
S'ils sont si fort entreprenants,
C'est qu'ils vous trouvent provocante;
Vous êtes catin impudente
Et ne puis en vous me fier,
Le diable me fit marier[95b]!
Quand il nous dit que nul n'est sage
De prendre femme en mariage,
Que Théophraste n'ai-je cru[96b]?
Belle ou laide n'eusse voulu,
Pauvre ni riche prendre femme.
Dans l'Auréole il le proclame.
Oyez ce que ce noble écrit,
Bon à lire en école, dit:
Qu'il i a vie trop grevaine, 8895
Plaine de travail et de paine,
Et de contens et de riotes,
Par les orguelz des fames sotes,
Et de dangiers et de reprouches
Que font et dient par lor bouches,
Et de requestes et de plaintes
Que truevent par ochoisons maintes:
Si ra grant paine en eus garder,
Por lor fox voloirs retarder.
Et qui vuet povre fame prendre,
A norrir la l'estuet entendre,
Et à vestir et à chaucier;
Et se tant se cuide essaucier
Qu'il la prengne riche forment,
A soffrir la a grant torment;
Tant la trueve orguilleuse et fiere,
Et sorcuidée et bobanciere,
Que son mari ne prisera
Riens, et par tout desprisera
Ses parens et tout son lignage,
Par son outrecuidé langage.
S'ele est bele, tuit i aqueurent,
Tuit la porsivent, tuit l'eneurent,
Tuit i hurtent, tuit i travaillent,
Tuit i luitent, tuit i bataillent,
Tuit à li servir s'estudient,
Tuit li vont entor, tuit la prient,
Tuit i musent, tuit la convoitent,
Si l'ont en la fin, tant exploitent:
Car tor de toutes pars assise
Envis eschape d'estre prise.
S'el rest lede, el vuet à tous plaire;
Et comment porroit nus ce faire
La vie est trop pesante et pleine,
Hélas! de travail et de peine,
De maux, de querelles, de deuil,
Des sottes femmes par l'orgueil,
Qui cherchent occasions maintes,
Par leurs requêtes et leurs plaintes
Et leur babil sempiternel,
De nous causer ennui mortel.
Combattre et vaincre leur folie,
Les garder, c'est peine inouïe!
Qui veut femme pauvre choisir,
S'il la prend, c'est pour la nourrir
Et lui donner robe et chaussure;
Et si, par ambition pure,
La prend riche, il a grand tourment
A la supporter seulement;
Tant il la trouve dédaigneuse,
Fière, hautaine et vaniteuse,
Que son mari ne prisera
Rien, et partout méprisera
Ses parents et tout son lignage,
Par son outrecuidant langage.
Est-elle belle? tous d'accourir,
La suivre, flatter et servir;
Tous y heurtent, tous y travaillent,
Tous y luttent, tous y bataillent;
C'est à qui le mieux lui plaira,
Plus autour d'elle tournera.
Tous y musent, tous la convoitent
Et l'ont en la fin, tant exploitent:
Car fort de toutes parts pressé
Est bientôt pris ou renversé.
Est-elle laide? A tous veut plaire.
Chose à qui tretous font la guerre
Qu'il gart chose que tuit guerroient, 8929
Ou qui vuet tous ceus qui la voient?
S'il prent à tout le monde guerre,
Il n'a pooir de vivre en terre;
Nus nes garderait d'estre prises
Por tant qu'el fussent bien requises.
Penelope néis prendroit
Qui bien à li prendre entendroit;
Si n'ot-il meillor fame en Grece.
Si feroit-il par foi Lucrece,
Jà soit ce qu'el se soit occise,
Por ce qu'à force l'avoit prise
Le fiz au roi Tarquinius;
N'onc, ce dit Titus Livius,
Maris, ne peres, ne parens
Ne li porent estre garens,
Por poine qui nus i méist,
Que devant eus ne s'océist.
Du duel lessier moult la requistrent,
Moult de beles raisons li distrent,
Et ses maris méismement
La confortoit piteusement,
Et de bon cuer li pardonnoit
Tout le fait, et li sermonnoit,
Et s'estudioit à trover
Vives raisons por li prover
Que ses cors n'avoit pas pechié,
Quant li cuers ne volt li pechié:
Car cors ne puet estre pechierres
Se li cuers n'en est consentierres[97].
Mès ele qui son duel menoit,
Ung coutel en son sein tenoit
Repost, que nus ne le véist,
Quant por soi ferir le préist,
Et qui s'offre au premier venant, 8975
Qui donc garderait, et comment?
S'il prend à tout le monde guerre,
Il n'a pouvoir de vivre en terre,
Malgré tout prise elle sera
Aussitôt qu'on la pressera.
La meilleure femme de Grèce,
Hélas! avec un peu d'adresse,
Pénélope voire on prendrait;
Lucrèce, même on séduirait,
Malgré qu'elle se soit occise,
Parce qu'à force l'avait prise
Le fils du roi Tarquinius.
Oncques, dit Titus Livius,
Ni parents, ni mari, ni père,
Combien qu'ils sussent dire ou faire,
Ne purent la dissuader
Devant eux de se poignarder.
De se calmer moult la requirent
Et moult belles raisons lui dirent,
Et son mari pareillement
La consolait piteusement,
Et tout à sa chère Lucrèce
Pardonnait de bon coeur; sans cesse
Il s'étudiait à trouver
Vives saisons pour lui prouver
Que son corps n'était pas coupable,
Son coeur étant irréprochable,
Car corps ne peut être pécheur
Si consentant n'est pas le coeur[97b].
Mais elle en sa douleur s'obstine,
Saisit soudain sur sa poitrine
Un couteau que caché tenait
Et que personne ne voyait,
Et lor respondi sans aloigne: 8963
Biaus seignors, qui que me pardoigne
L'ort pechié dont si fort me poise,
Ne comment que du pardon voise,
Ge ne m'en pardoint pas la paine.
L
Voir image
Comment Lucrece par grant ire
Son cuer point, derrompt et dessire,
Et chiet morte sur terre adens,
Devant son mari et parens.
Lors fiert de grant angoisse plaine,
Son cuer, si le fent, et se porte
Voir image
Devant eus à la terre morte;
Mès ains pria qu'il travaillassent
Tant por li, que sa mort venjassent.
Cest exemple volt procurer
Por les fames asséurer
Que nus force ne lor méust,
Qui de mort morir ne déust;
Dont li rois et ses fiz en furent
Mis en exil, et la morurent.
N'onc puis Romains por ce desroi
Ne voldrent faire à Romme roi.
Si n'est-il mès nule Lucrece,
Ni Penelope nule en Grece,
Ne prodefame nule en terre,
S'il iert qui les séust requerre.
Ainsinc le dient li païen,
N'onques nus n'i trova moien;
Maintes néis par eus se baillent,
Quant li requeréors deffaillent:
Et leur répond impatiente: 9009
Quoique votre bonté consente
A me pardonner, beaux seigneurs,
L'outrage source de mes pleurs,
Lucrèce n'en tient aucun compte
Et ne pardonne pas sa honte.
L
Comment Lucrèce par grande ire
Son coeur perce, rompt et déchire
Et tombe expirante céans,
Devant ses époux et parents.
Lors irritée en son coeur porte
De cruels coups et tombe morte;
Mais avant les voulut charger
De son affreux trépas venger.
Cet exemple elle vous procure,
Pour que les femmes il assure
Que quiconque les veut forcer
On le doit faire trépasser;
Aussi le roi et ses fils furent
En exil mis et là moururent,
Et depuis ce grand désarroi
Rome ne voulut plus de roi.
Mais, las! il n'est plus de Lucrèce,
Non plus de Pénélope en Grèce
Ni d'honnête femme ici-bas;
Et croyez-moi, n'en cherchez pas,
Car ce serait peine perdue,
C'est chose des païens connue.
Maintes même on en voit s'offrir
Quand nul ne les vient requérir.
Et cil qui font les mariages. 8993
Si ont trop merveilleus usages,
Et coustume si despareille,
Qu'il me vient à trop grant merveille.
Ne sai dont vient ceste folie,
Fors de rage et de desverie.
Je voi que qui cheval achete,
N'iert jà si fox que riens i mete,
Comment que l'en l'ait bien couvert,
Se tout nel' voit à descouvert,
Par tout le regarde et descuevre;
Mès la fame si bien se cuevre,
Ne jà n'i sera descouverte,
Ne por gaaigne, ne por perte,
Ne por solas, ne por mesese,
Por ce sans plus qu'el ne desplese
Devant qu'ele soit espousée;
Et quant el voit la chose outrée,
Lors primes monstre sa malice,
Lors pert s'ele a en li nul vice;
Lors fait au fol ses meurs sentir,
Que riens n'i vaut le repentir.
Si sai-ge bien certainement,
Combien qu'el se maint sagement,
N'est nus qui marié se sente,
S'il n'est fox, qui ne s'en repente.
Prodefame, par saint Denis,
Dont il est mains que de fenis,
Si cum Valerius tesmoigne,
Ne puet nus amer qu'il n'en poigne
De grans paors et de grans cures,
Et d'autres meschéances dures:
Mains que de fenis, par ma teste,
Par comparoison plus honeste,
Les partisans du mariage 9039
Ont un trop singulier usage
Et si bizarre, à mon avis,
Que constamment il m'a surpris.
Ne sais d'où vient cette folie
Fors de rage ou de frénésie.
Car qui veut cheval acquérir
N'est pas si fol d'un prix offrir,
Combien qu'avec soin on le couvre,
Si tout entier ne le découvre,
Partout regarde et n'omet rien;
Mais femme se couvre si bien
Que ne se montre découverte
Jamais, ni pour gain ni pour perte,
Pour mésaise ni pour soulas,
Pour, sans plus, ne déplaire pas
Devant que ne soit épousée.
Mais la chose une fois passée,
Lors fait au fol ses moeurs sentir;
Trop tard lui vient le repentir,
Quand elle montre sa malice
Et ne voile plus aucun vice.
Aussi, combien que sagement
Femme se tienne, assurément
Nul n'est qui marié se sente,
S'il n'est fol, qui ne s'en repente.
Femme honnête, par saint Denis!
Il en est moins que de Phénix.
Valérius nous dit lui-même:
Sans souffrir grands tourments nul n'aime
Et grands soucis et grandes peurs
Et niaints autres affreux malheurs.
Moins que de phénix, par ma tête!
Par comparaison plus honnête,
Voire mains que de blans corbiaus, 9027
Combien qu'el aient les cors biaus.
Et ne porquant, quoi que g'en die,
Por ce que ceus qui sunt en vie,
Ne puissent dire que ge queure
A toutes fames trop aseure:
Qui prodefame vuet congnoistre,
Soit seculiere, ou soit de cloistre,
Se travail vuet metre en li querre,
C'est oisel cler semé en terre,
Si legierement congnoissable,
Qu'il est au cine noir semblable[98].
Juvenaus néis le conferme,
Qui redit par sentence ferme:
Se tu trueves chaste moillier,
Va-t'en au temple agenoillier,
Et Jupiter enclin aore[99],
Et de sacrefier labore
A Juno la dame honorée
Une vache toute dorée:
Qu'onc puis merveilleuse aventure
N'avint à nule créature.
Et qui vuet les males amer,
Dont deçà mer et delà mer,
(Si cum Valérius raconte,
Qui de voir dire n'a pas honte),
Sunt essains plus grans que de mouches,
Qui se recuillent en lor rouches,
A quel chief en cuide-il venir?
Mal se fait à tel rain tenir,
Et qui s'i tient, bien le recors,
Il en perdra l'ame et le cors.
Valerius qui se doloit
De ce que Rufin se voloit
Voire moins que de blancs corbeaux, 9073
Combien que fussent leurs corps beaux.
Et cependant, quoi que j'en die,
Afin que ceux qui sont en vie
Ne puissent répondre, qu'à tort
Toutes les loge en même bord:
C'est oiseau clair semé sur terre;
Qui veut, nonnain ou séculière,
Honnête femme dénicher,
Peut tout son temps perdre à chercher
Cet oiseau bien reconnaissable
Et tout au cygne noir semblable[98b].
Voici, du reste, ce qu'écrit
Juvénal confirmant mon dit:
«Si jamais trouves femme honnête,
Cours au temple, courbe la tête,
Jupiter adore à genoux[99b],
Immole ainsi qu'à son époux,
A Junon la dame honorée,
Une vache toute dorée,
Car jamais n'apparut aux yeux
Événement plus merveilleux.»
D'autre part, Valérius conte,
Et de l'affirmer n'a pas honte:
«Si males femmes veux aimer,
Deçà comme delà la mer
En sont essaims plus drus qu'abeilles
Se rassemblant en leurs corbeilles.»
A quelle fin veut-il venir?
Mal fait telle branche tenir,
Et qui s'y tient, je le proclame,
Y perdra son corps et son âme.
Valérius qui se peinait
De ce que Rufin se voulait
Marier, qui ses compains iere, 9061
Si li dist par parole fiere:
Diex tous-poissans, dist-il, amis,
Gart que tu ne soies jà mis
Es las de fames tant poissant,
Toutes choses par art froissant.
Juvenaus méismes escrie
A Postumus qui se marie:
Postumus, vués-tu fame prendre[100]?
Ne pués-tu pas trover à vendre
Ou hars, ou cordes, ou chevestres,
Ou saillir hors par les fenestres
Dont l'en puet hault et loing véoir,
Ou lessier toi d'un pont chéoir?
Quel forsenerie te maine
A cest tonnent, à ceste paine?
Li rois Phoroneus méismes[101]
Qui, si comme nous apréismes,
Ses lois au pueple grec donna,
Où lit de sa mort sermonna,
Et dist à son frere Leonce:
Frere, fait-il, ge te dénonce
Que très benéuré morusse,
S'onc fame espousée n'éusse;
Et Leonce tantost la glose
Li demanda de ceste chose:
Tuit li maris, dist-il, l'espruevent,
Et par experiment le truevent;
Et quant tu auras fame prise,
Tu le sauras bien à devise.
Pierres Abailart reconfesse[102]
Que suer Heloïs, l'abbesse
Du Paraclet, qui fu s'amie,
A corder ne se voloit mie
Marier, son ami d'enfance, 9107
Lui faisait telle remontrance:
«Dieux tout-puissants, ami, dit-il,
Es-tu déjà pour ton péril
Pris dans les lacs puissants des femmes
Toutes perfides et infâmes »
Et Juvénal ainsi priait
Postumus qui se mariait:
«Postumus, tu veux femme prendre[100b]?
Ne peux-tu donc trouver à vendre
Ou hart, ou licol, ou cordeau,
Du haut d'un pont sauter à l'eau,
Ou par fenêtre d'où la vue
Mesure une immense étendue?
Pourquoi courir si follement
A cette peine, à ce tourment?»
Le roi Phoronéus encore[101b]
Qui jadis, aucun ne l'ignore,
Ses lois au peuple grec donna,
A son lit de mort sermonna,
Comme suit, son frère Léonce:
«Mon frère, dit-il, je t'annonce
Que bien heureux j'expirerais
Si femme onc épousé n'avais.»
Et Léonce tantôt la glose
Lui demandant de cette chose:
«Tous l'ont éprouvé les maris
Et par expérience appris,
Et lorsque tu auras pris femme,
Bien le sauras-tu, sur mon âme!»
Et Pierre Abeilard l'avouait[102b],
Que l'abbesse du Paraclet,
Soeur Héloïse, son amie,
Réprimandait, ne voulant mie
Por riens qu'il l'a préist à fame: 9095
Ains li faisoit la genne dame
Bien entendant et bien letrée,
Et bien amant, et bien amée,
Argumens à li chastier
Qu'il se gardast de marier;
Et li provoit par escritures,
Et par raisons, que sunt trop dures
Condicions de mariage,
Combien que la fame soit sage.
Car les livres avoit léus,
Et estudiés et séus,
Et les meurs feminins savoit,
Car tous essaiés les avoit;
Et requeroit que il l'amast,
Mès que nul droit n'i reclamast
Fors que de grace et de franchise,
Sans seignorie et sans mestrise,
Si qu'il péust estudier,
Tous siens, tous frans, sans soi lier;
Et li redisoit toutevoies,
Que plus plesans érent lor joies,
Et li solas plus en croissoient,
Quant plus à tart s'entrevéoient.
Mès il, si cum escript nous a,
Qui tant l'amoit, puis l'espousa
Contre son amonestement,
Si l'en meschéi ledement:
Car puis qu'el fu, si cum moi semble,
Par l'acors d'ambedeus ensemble,
D'Argenteil nonain revestue,
Fu la coille à Pierre tolue
A Paris, en son lit, de nuis,
Dont moult ot travail et ennuis,
Pour rien sa femme devenir; 9141
Mais pour combattre son désir,
Bien entendue et bien lettrée,
Et bien aimante, et bien aimée,
Ne cessait de le supplier
De ne jamais se marier,
Et lui prouvait, par écritures
Et par raisons, que sont trop dures
Les lois du mariage à tous,
Combien soient sages les époux.
Car elle avait l'histoire lue,
Étudiée au long et sue,
Et les moeurs des femmes savait,
Par l'essai qu'elle en avait fait,
Et le priait de l'aimer telle
Sans réclamer nul droit sur elle,
Fors droit de franchise et d'amour,
Sans s'imposer et sans détour,
Et de se livrer à l'étude
Tout entier et sans servitude.
Et puis ensuite elle ajoutait
Que plus doux leur plaisir était
Et plus vive leur jouissance,
Quand plus longue était leur absence.
Mais Pierre, comme écrit nous a,
Si fort l'aimait, qu'il l'épousa
Malgré sa longue résistance,
D'où lui vint dure méchéance.
Car d'un commun accord après,
Elle ayant été, comme sais,
D'Argenteuil nonnain revêtue,
Fut la couille à Pierre tondue,
A Paris, en son lit, de nuit,
Dont eut grand' peine et grand ennui,
Et fu puis ceste meschéance 9129
Moine de saint Denis en France,
Puis abbé d'une autre abbaie,
Puis fonda, ce dit en sa vie,
Une abbaie renomée,
Qui du Paraclet fut nomée,
Dont Heloïs fu abéesse,
Qui devant iert nonain professe,
Ele méismes le raconte,
Et escrit, et n'en a pas honte,
A son ami que tant amoit,
Que père et seignor le clamoit,
Une merveilleuse parole
Que moult de gens tindrent à fole,
Qui est escrite en ses epistres,
Qui bien cercheroit les chapitres,
Qu'el li manda par letre expresse,
Puis qu'el fu néis abéesse;
Se li empereres de Romme
Sous qui doivent estre tuit homme,
Me daignoit voloir prendre à fame,
Et faire moi du monde dame,
Si vodroie-ge miex, dist-ele,
Et Diex à tesmoing en apele,
Estre ta putain apelée,
Que empereris coronée.
Mès ge ne croi mie, par m'ame,
Conques puis fust une tel fame.
Si croi-ge que la lectréure
La mist à ce que la nature
Que des meurs feminins avoit,
Vaincre et danter miex en savoit.
Certes, se Pierres la créust,
Onc espousée ne l'éust.
Et fut depuis sa méchéance 9175
Moine de Saint-Denis en France,
Puis d'une autre abbaye abbé;
Une autre ensuite il a fondé,
Comme il le dit, bien renommée.
Qui fut du Paraclet nommée,
Dont sa mie abbesse il nomma,
Nonnain professe jusque-là.
Elle-même nous le raconte
Et même écrit, et n'a pas honte,
A son ami que tant aimait
Que père et seigneur le clamait,
Une merveilleuse parole,
Que maintes gens tiennent pour folle,
Qu'en ses épîtres trouverait
Qui bien chapitres chercherait.
Elle lui dit par lettre expresse
Aussitôt qu'elle fut abbesse:
«Oui, si l'empereur des Romains,
Sous qui doivent tous les humains
Fléchir, daignait me prendre à femme
Et faire moi du monde dame,
J'aimerais mieux, et sur ce point
Je prends Dieu lui-même à témoin,
Être ta putain appelée
Qu'impératrice couronnée.»
Mais, par mon âme, à mon avis,
Telle femme ne fut depuis.
Je crois que grâce à sa science
Et la profonde connaissance
Que du coeur féminin avait,
Mieux se vaincre et dompter savait,
Et si Pierre l'eût écoutée,
Oncques ne l'eût-il épousée.
Mariages est maus liens, 9163
Ainsinc m'aïst saint Juliens[103]
Qui pelerins errans herberge,
Et saint Lienart qui defferge[104]
Les prisonniers bien repentans,
Quant les voit à soi démentans:
Miex me venist estre alé pendre
Au jor que ge dui fame prendre,
Quant si cointe fame acointai;
Mors sui quant fame si cointe ai.
Mès, par le fiz sainte Marie,
Que me vaut ceste cointerie,
Ceste robe cousteuse et chiere
Qui si vous fait haucier la chiere,
Et tant me grieve et ataïne[105],
Tant est longue et tant vous traïne?
Por quoi tant d'orguel demenés,
Que g'en deviens tous forcenés.
Que me fait-ele de profit,
Combien qu'ele as autres profit?
A moi ne fait-ele fors nuire:
Car quant me voil à vous déduire,
Ge la trueve si encombreuse,
Si grevaine et si ennuieuse,
Que ge n'en puis à chief venir,
Ne vous i puis adroit tenir,
Tant me faites et tors et ganches
De bras, de trumiaus et de hanches,
Et tant vous alés détortant.
Ne sai comment ce va, fors tant
Que bien voi que ma druerie[106]
Ne mes solas ne vous plaist mie:
Néis au soir quant ge me couche,
Ains que vous reçoive en ma couche,
Mariage est mauvais lien; 9209
Aussi, m'assiste saint Julien[103b],
Asile aux pèlerins qui prête,
Et saint Léonard qui rachète[104b]
Les prisonniers bien repentants,
Quand vers lui les voit lamentants,
Mieux j'eusse fait de m'aller pendre
Le jour où je dus femme prendre
Et si coquette la choisis,
Si coquette que mort j'en suis.
Mais que me vaut (fils de Marie!),
Toute cette coquetterie,
Ces atours si chers, si coûteux,
Qui vous font l'air si glorieux?
Plus votre robe est longue et traîne,
Plus elle m'agace et me gêne,
Car tant d'orgueil vous a donné
Que j'en deviens tout forcené.
En quoi m'est-elle profitable?
Pour tous les autres agréable,
Toujours elle me fait gémir;
Car si je veux de vous jouir,
Je la trouve si encombrante,
Si ennuyeuse et si gênante,
Qu'à mes fins je ne puis venir
Ni dans mes bras vous retenir.
Tant faites mouvements de manches,
De reins, de jambes et de hanches,
Et tant vous allez démenant
Que ne puis rien; et clairement
Je vois que ma galanterie
Et mes jeux ne vous plaisent mie.
Et quand je me couche le soir,
Au lit prêt à vous recevoir,
Si cum prodons fait sa moillier, 9197
Là vous estuet-il despoillier:
N'avés sor chief, sor cors, sor hanche
C'une coiffe de toile blanche,
Et les treçons yndes ou vers,
Espoir sous la coiffe couvers;
Les robes et les pennes grises
Sunt lores à la perche mises
Toute la nuit pendans à l'air.
Que me puet or tout ce valair,
Fors à vendre ou à engagier?
Vif me véés-vous enragier,
Et morir de la male-rage,
Si ge ne veut tout et engage;
Car, puis que par jor si me nuisent,
Et par nuit point ne me déduisent,
Quel profit i puis-ge autre atendre,
Fors que d'engagier ou de vendre?
Ne vous, se par le voir alés,
De nule riens miex n'en valés,
Ne de sens, ne de loiauté,
Non, par Dies, néis de biauté.
Et se nuz homs, por moi confondre,
Voloit oposer ou respondre
Que les bontés des choses bonnes
Vont bien és estranges personnes,
Et que biaus garnemens font beles
Les dames et les damoiseles;
Certes quiconques ce diroit,
Ge diroie qu'il mentiroit:
Car la biautez des beles choses,
Soient violetes ou roses,
Comme tout bon mari doit faire, 9243
Vous vous dépouillez tout entière,
Où votre tête et votre sein
Couvrez d'une coiffe de lin,
Où les rubans bleus, verts et roses,
Sont clos; toutes ces belles choses,
Robes, tissus d'un prix si cher,
Toute la nuit pendent en l'air.
A quoi donc peuvent m'être utiles
Ces riens encombrants et futiles,
Fors à vendre ou bien engager?
Vous me verrez vif enrager
Et mourir de la male rage,
Si tôt ne les vends et n'engage.
Car si tout cela tant me nuit
Le jour et ne me sert la nuit,
Quel profit pourrais-je en attendre
A moins de l'engager ou vendre?
Et vous-même, pour en finir,
Si la raison pouvez ouïr,
Sachez que vous n'y gagnez guère
Ni pour la sagesse, ma chère,
Par Dieu, ni pour la loyauté,
Encore moins pour la beauté.
Et si quelqu'un, pour me confondre,
Voulait opposer ou répondre,
Que rehaussent nos qualités
Des bonnes choses les bontés,
Et que beaux ornements font belles
Les dames et les damoiselles,
Certes quiconque le dirait
Je proclame qu'il mentirait.
Car la beauté des belles choses,
Soit violettes, fraîches roses,
Ou dras de soie, ou flors de lis, 9229
Si cum escrit où livres lis,
Sunt en eus et non pas ès dames;
Car savoir doivent toutes fames
Que jà fame jor qu'ele vive,
N'aura fors sa biauté naïve;
Et tout autant dis de bonté,
Cum de biauté vous ai conté.
Si di, por ma parole ovrir,
Qui vodroit un femier covrir
De dras de soie ou de floretes
Bien colorées et bien netes,
Si seroit certes li femiers,
Qui de puir est coustumiers,
Tex cum avant estre soloit;
Et se nus hons dire voloit,
Se li femiers est lait par ens
Defors est-il plus biaus parens:
Tout ainsinc les dames se perent
Por ce que plus beles en perent,
Ou por lor ledure repondre.
Par foi ci ne sai-ge respondre,
Fors tant que tel décepcion
Vient de la fole vision
Des yex qui parées les voient,
Par quoi li cuers si se desvoient
Por la plesant impression
De lor imaginacion,
Qu'il ne sevent aparcevoir
Ne la mençonge, ne le voir,
Ne le sofime devisier
Par defaut de bien avisier.
Mès s'il éussent yex de lins,
Jà por lor mautiaus sebelins,
Ou draps de soie ou fleurs de lys, 9277
Comme dans les livres je lis,
Est leur bien, non celui des dames;
Car savoir doivent toutes femmes
Que rien ne peut être ajouté
A leur naturelle beauté.
Ce que pour la beauté j'expose
Est pour la bonté même glose.
Pour mon penser mieux définir,
Qui voudrait un fumier couvrir
De drap de soie ou de fleurettes
Aux couleurs brillantes et nettes,
Certes resterait le fumier,
Qui de puer est coutumier,
Tel comme avant il soulait être;
Et si quelqu'un voulait émettre
Que le fumier est laid dedans,
Mais beau grâce à ses ornements,
Comme se parent damoiselles,
Afin de paraître plus belles
Ou pour déguiser leur laideur;
Contre une si bizarre erreur,
Ma foi, je ne saurais que dire,
Sinon pourtant que tel délire
Et que telle déception
Vient de la folle vision
Des yeux, qui la parure voient,
Sans plus, d'où les coeurs se dévoient
Par la plaisante impression
De leur imagination;
Car ils ne savent, comme en songe.
Distinguer le vrai du mensonge
Ni le sophisme deviser,
Par défaut de bien aviser.
Ne por sorcos, ne por coteles, 9263
Ne por guindes, ne por toeles,
Ne por chainses, ne por pelices,
Ne por joiaus, ne por dévices,
Ne por lor moës desguisées,
Qui bien les auroit avisées,
Ne por lor luisans superfices
Dont eus resemblent artefices,
Ne por chapiaus de flors noveles,
Ne lor semblassent estre beles,
Car le cors Alcipiadès[107],
Qui de biauté avoit adès,
Et de color et de feture,
Tant l'avoit bien formé nature,
Qui dedans véoir le porroit,
Por trop lait tenir le vorroit.
Ainsinc le raconte Boëce,
Sages hons et plains de proëce,
Et trait à témoing Aristote
Qui la parole ainsinc li note;
Car lins a la regardéure
Si fort, si perçant et si dure,
Qu'il voit tout quanque l'en li moustre,
Et dehors et dedans tout outre.
Si dit c'onques en nul aé
Biauté n'ot pez o Chastéé[108];
Tous jors i a si grant tençon,
C'onques en fable n'en chançon,
Dire n'oï ne recorder
Que riens les péust acorder:
Qu'il ont entr'eus si mortel guerre,
Que jà l'une plain pied de terre
A l'autre ne lerra tenir,
Tant cum puist au dessus venir.
Mais du lynx s'ils avaient la vue, 9311
Jamais pour robe bien vêtue,
Corsage, guimpe, justaucorps,
Dentelles et brillants dehors
Toujours faux, agaçantes mines,
Manteaux de marthes zibelines,
Joyaux riches et précieux,
Tant fussent éblouis leurs yeux,
Ni pour chapel de fleurs nouvelles,
Femmes ne leur sembleraient belles;
Car d'Alcibiade le corps[107b]
Si florissant, si beau dehors,
De si noble et gente structure,
Tant l'avait bien formé Nature,
Qui par dedans le voir pourrait,
Pour trop laid certes le tiendrait.
Ainsi le raconte Boèce,
Homme sage et plein de prouesse,
Aristote à témoin prenant
Et ses paroles rapportant,
Car le lynx a si forte vue
Et si perçante et si aiguë,
Qu'il voit tous les objets céans
Aussi bien dehors que dedans.
Au surplus, jamais de la vie
Beauté de vertu n'est l'amie[108b].
Elles se livrent tels assauts,
Que jamais en nos fabliaux,
En nos chansons et poésies,
Rien qui pût ces deux ennemies
Mettre d'accord n'ouïs conter.
Entre elles on les voit lutter
Toujours en si mortelle guerre,
Que jamais l'une un pied de terre
Mès la chose est si mal partie, 9297
Que Chastéé pert sa partie
Quant assaut, ou quant se revanche:
Tant set poi de luite et de ganche,
Que li convient ses armes rendre,
Qu'el n'a pooir de soi deffendre
Contre biauté qui trop est fiere.
Leidor néis sa chamberiere,
Qui li doit honor et service,
Ne l'aime pas tant, ne ne prise,
Que de son ostel ne la chace,
LI
Voir image
Beaulté si Chasteté guerroye,
Et Laidure aussi la maistroye
De servir à vertus leur dame[109],
Qui des chastes à malle fame.
Et li cort sus, au col la mace,
Qui tant est grosse et tant li poise
Que merveilleusement li poise
Dont sa dame en vie demore
La montance d'une sole hore.
S'est Chastéé trop mal baillie,
Quant de deus pars est assaillie,
Si n'a de nule part secors,
Si l'en estuet foïr le cors:
Car el se voit en l'estor seule,
S'el l'avoit juré sus sa gueule,
Séust néis assés de luite,
Quant aucuns encontre li luite,
Ne laissera l'autre tenir 9345
Tant qu'au-dessus puisse venir.
Mais la chance est mal répartie,
Et Chasteté perd la partie,
Et succombe au combat toujours;
Tant sait peu de lutte et de tours,
Qu'il lui convient les armes rendre
Et n'a pouvoir de se défendre
Contre Beauté trop fort lutteur.
Sa servante même, Laideur,
Qui lui doit honneur, assistance,
Si peu lui porte révérence,
Si peu l'aime, que, sans façon,
Vous la chasse de sa maison,
LI
Beauté tant Chasteté guerroie,
Laideur aussi tant la rudoie,
Qu'ils lui font leur dame servir,
Qui chastes femmes fait honnir.
Et lui court sus parmi la place,
Saillante au col sa grosse masse
Si lourde qu'il semble vraiment
Que ce lui soit moult grand tourment
Que sa maîtresse encor demeure
Vivante l'espace d'une heure.
Ainsi trop faible est Chasteté;
En lutte de chaque côté
Et de nulle part défendue,
Elle s'enfuit toute éperdue.
Car seule au combat se voyant,
L'eût-elle juré par serment,
N'oseroit-ele contrester, 9325
Si qu'el n'i puet riens conquester.
Laidor ait ores mal dehé,
Quant si guerroie Chastéé,
Que deffendre et tenser déust;
Néis se mucier la péust
Entre sa char et sa chemise,
Si l'i déust-ele avoir mise.
Moult refait certes à blasmer
Biauté qui la déust amer,
Et procurer, s'ele péust,
Que bonne pès entre eus éust;
Son pooir au mains en féist,
Ou qu'en sa merci se méist;
Que bien li déust faire hommage,
S'ele fust preus, cortoise et sage,
Non pas faire honte et vergoigne;
Car la letre néis tesmoigne
Où sisiesme livre Virgile,
Par l'auctorité de Sebile,
Que nus qui vive chastement,
Ne puet venir à dampnement.
Dont ge jur Diex, le roi celestre,
Que fame qui bele vuet estre,
Ou qui du ressembler se paine,
Et se remire et se demaine
Por soi parer et cointoier,
Qu'el vuet Chastéé guerroier,
Car moult a certes d'anemies.
Par cloistres et par abbaies,
Sunt toutes contre li jurées;
Jà si ne seront enmurées
Elle ne sait assez de lutte, 9375
Quand tel lutteur contre elle lutte,
Pour oser même résister,
Sans espoir de rien conquêter.
Que Laideur tombe en male voie
Quand si fort Chasteté guerroie
Que protéger elle devrait!
Si même cacher la pouvait
Entre sa chair et sa chemise,
Elle devrait l'y avoir mise.
Beauté certe est bien à blâmer
Aussi, qui la devrait aimer,
Et, s'il se peut, faire qu'entre elles
Bonne paix finît leurs querelles,
En faire au moins tout son pouvoir
Et ses lois mêmes recevoir.
Si courtoise elle était et sage,
Elle devrait lui faire faire hommage
Et non pas honte ni dépit.
Car le témoigne ainsi l'écrit,
Au sixte livre de Virgile,
Par la bouche de la sibylle:
«Que nul qui vive chastement
Ne peut venir à damnement,»
D'où je jure par Dieu le Père:
«Femme qui veut belle se faire
Et qui, pour le sembler au moins,
A se parer met tous ses soins
Et s'admirer, c'est que la guerre
Elle veut à Chasteté faire.»
Aussi que d'ennemis ardents!
Par les cloîtres et les couvents,
Toutes contre elle conjurées,
Femmes ne sont assez murées
Que Chastéé si fort ne héent, 9357
Que toutes à honir ne béent.
Toutes font à Venus hommage,
Sans regarder preu ne dommage,
Et se cointoient et se fardent
Por ceus bouler qui les regardent;
Et vont traçant parmi ces ruës,
Por véoir, por estre véuës[110];
Por faire as compaignons desir
De voloir avec eus gesir.
Por ce portent-eus les cointises
As karoles et as eglises:
Car jà nule ce ne féist,
S'el ne cuidast qu'en la véist,
Et que par ce plus tost pléust
A ceus que decevoir péust.
Mès certes qui le voir en conte,
Moult font fames à Diex grant honte,
Comme foles et desvoiées,
Quant ne se tiennent apoiées
De la biauté que Diex lor donne.
Chascune a sor son chief coronne
De floretes d'or ou de soie,
Et s'en orguillist et cointoie
Quant se va monstrant par la vile;
Par quoi trop malement s'avile
La maléurée, la lasse,
Quant chose plus vile et plus basse
De soi vuet sor son chief atraire,
Por sa biauté croistre ou parfaire;
Et vet ainsinc Diex despisant,
Qu'el le tient por non soffisant,
Pour Chasteté ne point haïr 9409
Ni s'efforcer de la honnir.
Toutes font à Vénus hommage
Sans voir ni profit ni dommage,
Se parent, se couvrent de fards
Afin d'abuser les regards,
Et s'en vont traçant par les rues,
Pour voir, surtout pour être vues[110b]
Et donner aux hommes désir
De les vouloir au lit saillir.
Aussi toutes leurs marchandises,
Aux karoles comme aux églises,
Portent-elles également,
Et nulle, bien certainement,
Ne sortirait ainsi vêtue,
Si ne désirait être vue,
Adonc, en séduisant les yeux,
Tromper les gens plus vite et mieux.
Mais pour celui qui juste compte,
Moult à Dieu font femmes grand' honte,
Quand, dans leur fol égarement,
Ne se contentent simplement
De la beauté que Dieu leur donne.
Chacune sa tête couronne
De fleurettes de soie ou d'or,
Et vaine s'enorgueillit fort
Quand se va montrant par la ville.
Ainsi plus méprisable et vile
La malheureuse alors se fait,
Quand d'un plus bas et vil objet
Qu'elle-même, à s'orner s'ingère,
Pour sa beauté croître ou parfaire.
Elle s'en va Dieu méprisant
Et le proclame insuffisant,
Et se pense en son fol corage 9389
Que moult li fist Diex grant outrage,
Qui, quant biauté li compassa,
Trop négligemment s'en passa.
Si quiert biauté de créatures
Que Diex fist de plusors figures,
Ou de métaus, ou de floretes,
Ou d'autres estranges chosetes.
Sans faille, ainsinc est-il des hommes,
Se nous, por plus biaus estre, fomes
Les chapelés et les cointises
Sor les biautés que Diex a mises
En nous: vers li trop mesprenons,
Quant apaiés ne nous tenons
Des biautés qu'il nous a données
Sor toutes créatures nées.
Mès ge n'ai de tex trufes cure,
Ge voil soffisant vestéure
Qui de froit et de chaut me gart:
Autresinc bien, si Diex me gart,
Me garantist et cors et teste
Par vent, par pluie et par tempeste,
Forré d'agniaus cist miens buriaus,
Comme pers forré d'escuriaus.
Mes deniers, ce me semble, pers
Quant ge, por vos robes de pers,
De camelot ou de brunete,
De vert ou d'escarlate achete,
Et de vair et de gris la forre;
Ce vous fait en folie encorre,
Et faire les tors et les moës
Par les poudres et par les boës:
Ne Diex, ne moi riens ne prisiés.
Néis la nuit, quant vous gisiés
Puisqu'en son fol coeur envisage 9443
Que Dieu lui fit moult grand outrage,
Qui, quand la beauté lui donna,
Négligemment s'en acquitta;
Puisqu'emprunte des créatures,
Que Dieu fit sous mille figures,
Leurs beautés, soit fleurs, animaux,
Substances maintes ou métaux.
Sans mentir, tous tant que nous sommes,
Il en est de même des hommes;
Car pour paraître aussi plus beaux,
De chapelets et de joyaux
Couvrons les beautés naturelles
Qu'en nous pourtant Dieu fit plus belles.
Envers lui nous nous méprenons,
Quand satisfaits ne nous tenons
Des beautés qu'il nous a données
Sur toutes créatures nées.
Pour moi, ces moyens méprisant,
Je veux vêtement suffisant
Qui, si Dieu me tient en sa garde,
Et du chaud et du froid me garde,
De simple drap fourré d'agneau
Autant que poil d'écureuil chaud,
Et corps me garantisse et tête
Par vent, par pluie et par tempête;
Car je perds mon argent, par Dieu,
Quand pour vous robes de drap bleu,
De camelot et de brunete,
D'écarlate ou de vert j'achète
Et fourre de vert et de gris;
Ce vous affole, à mon avis,
Et vos tours excite et vos moues
Par la poussière et par les boues,
En mon lit lez moi toute nuë, 9423
Ne poés-vous estre tenuë:
Car quant ge vous voil embracier
Por besier et por solacier,
Et sui plus forment eschaufés,
Vous rechigniés comme maufés,
Ne vers moi, por riens que ge face,
Ne volés torner vostre face;
Mès si malade vous faigniés,
Tant souspirés, tant vous plaigniés,
Et faites si le dangereus,
Que g'en deviens si paoreus
Que ge ne vous ose assaillir,
Tant ai grant paor de faillir.
Quant après dormir me réveille,
Si me vient à trop grant merveille
Comment ces ribaus i aviennent
Qui par jor vestuë vous tiennent,
Se vous ainsinc vous détortés
Quant avec eus vous déportés,
Et se tant lor faites d'anuis
Cum à moi de jor et de nuis.
Mès n'en avés, ce cuit, talent,
Ains alés chantant et balent
Par ces jardins, par ces praiaus,
Avec ces ribaus desloiaus
Qui traïsnent ceste espousée
Par l'erbe vert à la rousée,
Qui me vont ilec despisant,
Et par despit entr'eus disant:
Ni Dieu, ni moi rien ne prisez. 9477
Voire la nuit, quand vous gisez
Au lit près de moi toute nue,
Point n'avez-vous de retenue.
Car si je veux vous embrasser,
Vous baiser et vous caresser,
Et mes soulas avec vous prendre,
Plus me voyez pressant et tendre,
Plus mes ardeurs vous éteignez
Et comme un diable rechignez,
Ni vers moi, pour rien que je fasse,
Ne voulez tourner votre face,
Mais tant malade vous feignez,
Tant soupirez, tant vous plaignez
Et tant faites la langoureuse,
Que l'âme en ai toute anxieuse
Et que n'ose vous assaillir,
Tellement j'ai peur de faillir.
Et quand après dormir m'éveille,
Lors me vient à trop grand' merveille,
Si de même vous débattez
Quand avec eux vous ébattez,
Comment ces ribauds y parviennent
Qui vêtue en plein jour vous tiennent,
Et si tant leur faites d'ennuis
Comme à moi les jours et les nuits.
Mais avec eux, comme je pense,
N'avez si fière contenance;
Vous allez chantant et dansant,
Par les jardins et prés glissant
Sur l'herbe verte et la rosée,
Vous ma légitime épousée,
Avec ces ribauds doucereux
Qui vous entraînent avec eux.
C'est maugré l'ort vilain Jalous; 9453
Sa char soit or livrée as lous,
Et les os as chiens enragiés!
Par qui sui si ahontagiés?
C'est par vous, dame pautoniere,
Et par vostre fole maniere;
Ribaude orde, vil pute, lisse,
Jà, vostre cors de cest an n'isse,
Quant à tex mastins le livrés,
Par vous sui à honte livrés;
Par vous, par vostre lecherie,
Sui-ge mis en la confrarie
Saint Ernol, le seignor des cous[111],
Dont nus ne puet estre rescous,
Qui fame ait, au mien escient,
Tant l'aut gardant ne espiant,
S'éust néis d'iex ung millier.
Toutes se font hurtebillier[112]:
Qu'il n'est garde qui riens i vaille;
Et s'il avient que le fait faille,
Jà la volenté n'i faudra,
Par quoi, s'el puet, au fait saudra,
Car le voloir tous jors en porte.
Mès forment nous en réconforte
Juvenaus, qui dist, du mestier
Que l'en appelle rafetier[113],
Que c'est li meindres des péchiés
Dont cuer de fame est entechiés;
Car lor nature lor commande
Que chascune au pis faire entende.
Ne voit-l'en comment les marrastres
Cuisent venins à lor fillastres,
Tous tant qu'ils sont ils vous méprisent 9511
Et par dépit entre eux se disent:
«C'est bien fait pour l'affreux Jaloux
Que sa chair soit livrée aux loups,
Ses os qu'enragé chien dévore!»
Qui donc ainsi me déshonore?
C'est vous-même, dame cataud,
Par votre coeur fol et ribaud,
Chienne en feu, ribaude, putasse,
Que votre corps un an ne passe,
Quand à tel matin le livrez,
Car de honte vous me couvrez.
Par vous, par votre lécherie,
Je suis mis en la confrérie
De saint Arnould, saint des cocus[111b],
Dont nuls ne furent secourus
Qui femme ont, à ma connaissance,
Combien qu'on la garde et relance,
Eût-on même d'yeux un millier;
Toutes se font hurtebillier[112b].
Il n'en est pas une qui tienne,
Et s'il advient qu'au fait ne vienne,
La volonté n'y manquera,
Et s'il se peut elle y viendra,
Car le vouloir toujours l'emporte.
Mais Juvénal nous réconforte
Là-dessus merveilleusement;
Car il nous dit moult sagement
Que ce besoin de la femelle,
Et que forniquer on appelle[113b],
Est encor le moindre péché
Dont soit coeur de femme entaché.
Car leur nature leur commande
Que chacune au pis faire entende.
Et font charmes et sorceries, 9485
Et tant d'autres grans déablies,
Que nus nes porroit recenser,
Tant i séust forment penser?
Toutes estes, serés, ou futes,
De fait ou de volenté putes[114];
Et qui bien vous encercheroit,
Toutes putes vous trouveroit:
Car qui que puist le fait estraindre,
Volenté ne puet nus contraindre.
Tel avantage ont toutes fames
Qu'el sunt de lor volenté dames;
L'en ne lor puet le cuer changier,
Por batre, ne por ledengier;
Mès qui changier les lor péust,
Des cors la seignorie éust.
Or lessons ce qui ne puet estre;
Mès, biaus dous Diex, biaus Rois celestre!
Des ribaus que porrai-ge faire
Qui tant me font honte et contraire?
S'il avient que ge les menace,
Riens ne priseront ma menace;
Se ge me vois à eus combatre,
Tost me porront tuer ou batre.
Il sunt felon et outrageus,
De tous maus faire corageus,
Jennes, jolif, felons, testu:
Ne me priseront ung festu;
Car jonesce si les enflame,
Qui de feu les emple et de flame,
Et tout lor fait par estovoir
Les cuers à folie esmovoir,
Ainsi marâtres de leurs mains 9545
Pour leurs brus font cuire venins,
Charmes font et sorcelleries,
Et tant d'autres grand' diableries,
Qu'on ne pourrait les recenser,
Si longtemps qu'on y pût penser.
Toutes êtes, serez ou fûtes
De fait ou de volonté putes[114b]!
Et qui bien vous étudierait
Toutes putes vous trouverait.
Car tel avantage ont les femmes
Qu'elles sont de leur vouloir dames,
Et qui pût le fait empêcher
Ne saurait leur vouloir forcer.
L'injure ni la violence
Ne changent point la conscience,
Car qui le coeur changer pourrait
Du corps ainsi maître serait.
Or, laissons ce qui ne peut être;
Mais, doux Dieu, roi du ciel et maître,
Que puis-je contre ces ribauds
Qui de tant de honte et de maux
M'accablent? Si je les menace,
Ils se riront de ma menace;
Si je vais contre eux me ruer,
Tôt me pourront battre ou tuer.
Outrageux, félons, l'àme fière
Et courageux de tous maux faire,
Jeunes, hardis, félons, têtus,
Me priseront-ils deux fétus?
Car jeunesse tant les enflamme
Qui les emplit de feu, de flamme
Et leur fait nécessairement
Émouvoir le coeur follement,
Et si legiers et si volans, 9517
Que chascuns cuide estre ung Rolans,
Voire Hercules, voire Sanson.
Si rorent cil dui, ce pense-on,
Si cum en escrit le recors,
Resemblables forces de cors;
Car Hercules avoit, selonc
L'auctor Solin, sept piés de lonc,
N'onc ne pot à quantité graindre
Nus noms, si cum il dit, ataindre.
Moult ot cis Hercules d'encontres,
Il vainqui douze orribles monstres,
Et quant ot vaincu le douziesme,
Onc ne pot chevir du treiziesme[115].
Ce fu de Deyanira
S'amie, qui li descira
Sa char de venin toute esprise
Par la venimeuse chemise.
Ainsinc fu par fame dontés
Hercules qui tant ot bontés.
Si ravoit-il par Yolé[116]
Son cuer jà d'amors afolé.
Voir image
Ainsinc Sanson, qui pas dix hommes
Ne redotoit ne que dix pommes,
S'il éust ses cheveus éus,
Fu par Dalila décéus.
Si fai-ge que fox de ce dire,
Car ge sai bien que tire à tire
Mes paroles toutes dirés,
Quant vous de moi départirés;
As ribaus vous irés clamer,
Et me porrés faire entamer
Le rend si léger, si crédule, 9579
Que chacun se croit un Hercule,
Un Samson, au moins un Roland.
Or les deux premiers, ci-devant,
Avaient, si bien me le rappelle,
Semblable force corporelle.
Car avait Hercule, selon
L'auteur Solin, sept pieds de long,
Et jamais homme, il nous l'assure,
N'atteignit si haute stature.
Moult grands travaux il entreprit,
Douze horribles monstres vainquit,
Mais quand eût vaincu le douzième
Ne put surmonter le treizième[115b].
Ce fut cette Déjanira,
Son amante, qui déchira
Sa chair de venin toute éprise
Par la venimeuse chemise.
Ainsi, ce héros valeureux
Et si fort et si courageux,
Hercule, fut par une femme
Dompté; du reste, de sa flamme
Amour déjà, pour Iolé[116b],
Avait ce grand coeur affolé.
Ainsi Samson qui pas dix hommes
N'eût redouté plus que dix pommes,
Ses longs cheveux s'il avait eu,
Fut par sa Dalila déçu.
Mais je suis fol de ce vous dire;
Car je sais bien que tire à tire
Mes paroles répéterez,
Quand de moi vous départirez.
Tous ces ribauds vous feront fête;
Vous me ferez briser la tête,
La teste, ou les cuisses brisier, 9549
Ou les espaules encisier,
Se jà poés à eus aler;
Mès se g'en puis oïr parler
Ains que ce me soit avenu,
Et li bras ne me sunt tenu,
Ou le pestel ne m'est ostés[117],
Je vous briserai les costés.
Ami, ne voisin, ne parent,
Ne vous en seront jà garent,
Ne vostre leschéor méismes.
Las! por quoi nous entrevéismes?
Las! de quel hore fu-ge nés
Quant en tel vilté me tenés?
Que cil ribaut mastin puant,
Qui vous vont flatant et chuant,
Sunt si de vous seignor et mestre,
Dont seus déusse sires estre,
Par qui vous estes soustenuë,
Vestue, chaude et péuë,
Et vous me faites parçonniers[118],
Ces ors ribaus, ces pautonniers,
Qui ne vous font se honte non,
Tolu vous ont vostre renom,
De quoi garde ne vous prenés
Quant entre vos bras les tenés;
Par devant dient qu'il vous aiment,
Et par derriers putain vous claiment,
Et dient ce que pis lor semble,
Quant il resunt entr'eus ensemble,
Comment que chascuns d'eus vous serve,
Car bien congnois toute lor verve.
Sans faille bien est vérités,
Quant à lor bandon vous metés,
A grands coups les cuisses casser, 9613
Ou les épaules dépécer,
Si je vous laisse vers eux rendre.
Mais si je puis avant l'apprendre
Que cela ne soit advenu,
Et si mon bras n'est retenu,
Et si ce bâton l'on ne m'ôte[117b],
Je vous veux briser mainte côte.
Ami, ni voisin, ni parent,
Ni même votre beau galant
Ne sauraient mater ma colère.
Maudite soit l'heure naguère
Où pour mon malheur je vous vis
Qui me tenez en tel mépris!
Or ces ribauds, chiens détestables,
Parce qu'ils sont flatteurs, aimables,
Sont de vous maîtres et seigneurs.
A moi, vous devez vos faveurs,
Par qui vous êtes soutenue,
Nourrie et chaussée et vêtue;
Sans pudeur vous m'associez
Tous ces ribauds, vils putassiers,
Qui vous ont de honte abîmée
Et ravi votre renommée,
Mais garde guère n'y prenez,
Quand dans vos bras vous les tenez.
Comment que chacun d'eux vous serve,
Je connais bien toute leur verve;
Devant ils vous aiment tout plein,
Derrière ils vous nomment putain,
Et disent ce que pis leur semble
Une fois qu'ils sont seuls ensemble.
Et vraiment trop le méritez
Quand à leur merci vous mettez;
Il vous sevent bien metre à point, 9583
Car de dangier en vous n'a point.
Quant entrée estes en la foule,
Où chascun vous hurte et defoule,
Il me prent par foi grant envie
De lor solas et de lor vie[119].
Mès sachiés, et bien le recors,
Que ce n'est pas por vostre cors,
Ne por vostre donoiement,
Ains est por ce tant solement
Qu'il ont le desduit des joiaus,
Des fremaus d'or et des aniaus,
Et des robes et des pelices
Que ge vous lais cum fox et nices:
Car quant vous alés as karoles,
Ou à vos assemblées foles,
Et ge remains cum fox et yvres,
Vous i portés qui vaut cens livres
D'or et d'argent sor vostre teste,
Et commandés que l'en vous veste
De camelot, de vair, de gris,
Si que trestous en amegris,
De maltalent et de souci,
Tant m'en esmai, tant m'en souci.
Que me revalent ces gallendes,
Ces coiffes à dorées bendes,
Et ces diorez trecéors,
Et ces yvorins miréors,
Ces cercles d'or bien entailliés,
Précieusement esmailliés,
Et ces corones de fin or
Dont enragier ne me fine or,
Tout leur vouloir ils vous font faire, 9647
Car vous ne vous défendez guère.
Quand dans la foule entrez ainsi
Où chacun vous foule à l'envi,
Il me prend parfois grande envie
De leur soulas et de leur vie[119b].
Mais je ne vous le cache pas,
Ils ne sont point pour vos appas
Séduits ni par votre jactance,
Mais purement par l'éloquence
De vos parures et joyaux,
Des chaînes d'or et des anneaux,
Des manteaux et robes de soie
Que, comme un sot, je vous octroie.
Car lorsque vous vous en allez
A vos karoles et balez
Parmi mainte folle assemblée,
Je reste seul en recelée
Comme un ivrogne ou comme un fol,
Et vous, pour cent livres au col
D'or ou d'argent et sur la tête
Portez et voulez qu'on vous vête
De vair, de camelot, de gris,
Tant que tretout j'en amaigris
De colère et de jalousie,
Tant m'en émeus et m'en soucie!
Que me servent ces oripeaux,
Ces coiffes d'or et ces bandeaux,
Et tous ces tressoirs dorés, voire
Encor ce beau miroir d'ivoire,
Ces cercles d'or si bien taillés,
Précieusement émaillés,
Ces fermails d'or à pierres fines,
A votre col, à vos poitrines,
Tant sunt beles et bien polies, 9615
Où tant a beles perreries,
Saphirs, rubis et esmeraudes,
Qui si vous font les chieres baudes?
Ces fremaus d'or à pierres fines
A vos cols et à vos poitrines,
Et ces tissus et ces ceintures
Dont tant coustent les ferréures
Que l'or, que les pelles menuës
Que me valent tex fanfeluës?
Et tant estroit vous rechauciés,
Que la robe sovent hauciés
Por montrer vos piés as ribaus.
Ainsinc me confort saint Tibaus!
Que tout dedans tiers jors vendrai,
Et vile et sous piés vous tendrai:
N'aurés de moi, par le cors Dé,
Fors cote et sorcot de cordé,
Et une gonele de chanvre,
Mès el ne sera mie tanvre,
Ains sera grosse et mal tissuë,
Et descirée et desrompuë,
Qui qu'en face ne duel ne pleinte:
Et par mon chief, vous serés ceinte,
Mès, dirés-vous, de quel ceinture?
D'un cuir tout blanc sans ferréure;
Et de mes housiaus anciens
Aurés grans solers à liens[120],
Larges à metre grans panufles.
Toutes vous osterai ces trufles,
Qu'el vous donnent occasion
De faire fornicacion:
Si ne vous irés plus monstrer
Por vous faire as ribaus voustrer.
Ces belles couronnes d'or fin 9681
Qui me font enrager enfin,
Tant sont belles et bien polies,
Où sont tant belles pierreries,
Saphirs, émeraudes, rubis,
Qui vous font des airs si ravis?
Et ces tissus et ces ceintures
Dont me coûtent les garnitures
Autant que les perles et l'or,
A quoi me servent-ils encor?
A quoi cette étroite chaussure
Qui tant vous fait outre mesure
Montrer la jambe à ces ribauds?
Ainsi, me garde saint Thibaus!
Avant que le tiers jour s'écoule,
Il faut aux pieds que je vous foule!
Par le corps Dieu! de moi n'aurez
Ni robes, ni bandeaux dorés,
Mais cote et robe mal tissée
Toute en lambeaux et dépecée,
Et de simple chanvre un manteau,
Je vous jure, élégant ni beau,
Combien qu'en fassiez deuil et plainte,
Et par mon chef, vous serez ceinte,
Et de quelle ceinture encor?
D'un cuir tout blanc sans fermail d'or,
Et pour vous de mes vieilles guêtres
Je ferai souliers à lacs, maîtres[120b]
Souliers à mettre grands chaussons.
Vite ces oripeaux laissons
Qui vous poussent à l'adultère
Et à fornication faire.
Adonc plus n'irez vous montrer,
Ni sous ces ribauds vous vautrer.
Mès or me dites sans contrueve,9649
Cele autre riche robe nueve
Dont l'autre jor si vous parastes,
Quant as karoles en alastes,
(Car bien congnois, et raison ai,
Qu'onques cele ne vous donnai),
Par amors, où l'avés-vous prise?
Vous m'avés juré saint Denise
Et saint Philebert et saint Pere,
Qu'el vous vint de par vostre mere
Qui le drap vous en envoia;
Car si grant amor à moi a,
Si cum vous me faites entendre,
Que bien vuet ses deniers despendre[121]
Por moi faire les miens garder.
Vive la face-l'en larder,
L'orde vielle putain prestresse,
Maquerele et charroieresse,
Et vous avec par vos merites,
S'il n'est ainsinc comme vous dites!
Certes ge li demanderai:
Mès en vain me travaillerai,
Tout ne me vaudrait une bille,
Tel la mere, tele la fille.
Bien sai, parlé avés ensemble,
Andui avés, si cum moi semble,
Les cuers d'une verge touchiés;
Bien voi de quel pié vous clochiés.
L'orde vielle putain fardée
S'est à vostre acord acordée:
Autrefois à ceste hart torse
De mains mastins a esté morse,
Tant a divers chemins traciés;
Mès tant est ses vis effaciés,
Or dites-moi sans tricherie, 9715
Cette robe neuve et jolie
Dont l'autre jour vous vous pariez
Quant aux karoles vous alliez,
Par amour, où l'avez-vous prise?
Car celui qui vous l'a remise
N'est pas moi, j'en suis assuré.
Par saint Denis m'avez juré,
Saint Philibert et le Saint-Père,
Qu'elle vous vint de votre mère
Qui le drap vous en envoya;
Car pour moi si grand amour a
Qu'elle aime mieux, à vous entendre,
Pour mon bien garder et défendre,
Donner le sien sans calculer.
Puisse-t-on vive la brûler,
L'orde vieille putain prêtresse,
La maquerelle, la diablesse,
Et vous avec, pour vos hauts faits,
Si vos serments ne sont pas vrais!
Vous deux ne valez une bille,
Car telle mère, telle fille.
Au fait je lui demanderai;
Mais en vain me travaillerai,
Car parlé vous avez ensemble,
Et vos deux coeurs sont, il me semble,
D'une même verge touchés.
Bien vois de quel pied vous clochez,
Et la vieille putain fardée
S'est avec vous bien accordée.
Car autrefois, je le sais bien,
Elle usa du même moyen;
A la même corde pendue,
Elle fut de maint chien mordue
Que ne puet riens faire de soi, 9683
Si vous vent ores, bien le soi.
El vient céans, et vous emmaine
Trois fois ou quatre la semaine,
Et faint noviaus pelerinages
Selonc les anciens usages,
Car g'en sai toute la covine,
Et de vous promener ne fine,
Si cum l'en fait destrier à vendre,
Et prent et vous enseigne à prendre.
Cuidiés que bien ne vous congnoisse?
Qui me tient que ge ne vous froisse
Les os cum à poucin en paste,
A ce pestel ou à cest haste?
LII
Comment le Jaloux se débat
A sa femme et si fort la bat,
Que robe et cheveulx luy descire,
Par sa jalousie et par ire.
Lors la prent espoir de venuë
Cil qui de maltalent tressuë,
Par les tresses et sache et tire,
Les cheveus li ront et descire
Li jalous, et sor li s'aorse
Por noient fust lyon sor orse;
Et par tout l'ostel la traïne
Par corrous et par ataïne,
Et la ledenge malement;
Ne ne vuet por nul serement
Dans les chemins qu'elle a tracés. 9749
Mais ses traits sont tout effacés,
Et ne pouvant plus rien prétendre,
Elle va maintenant vous vendre.
Elle vient céans, et par mois
Vous emmène onze ou douze fois,
Et feint nouveaux pèlerinages,
Suivant les anciens usages
(Car je connais tout son latin),
Vous promène soir et matin
Comme on fait un cheval à vendre,
Et prend et vous enseigne à prendre.
Croit-on à ce point m'abuser?
Qui me retient de vous briser
Les os, comme à poussin en pâte,
De ce bois, de ce fer, ingrate!
LII
Comment le Jaloux se débat
Avec sa femme et tant la bat
Que robe et cheveux lui déchire
Par jalousie et par grande ire.
Lors de colère tout suant,
Il la saisit incontinent
Par les tresses, secoue et tire,
Les cheveux lui rompt et déchire,
Et s'acharne, tirant toujours,
Comme un lion dessus un ours,
Par toute la maison la traîne,
Par courroux et vengeance et haine,
Et la gourmande malement,
Et ne veut, pour aucun serment,
Recevoir excusacion, 9711
Tant est de male entencion;
Ains fiert et frape et roille et maille
Voir image
Cele qui brait et crie et braille,
Et fait sa voiz voler as vens
Par fenestres et par auvens;
Et tout quanque set li reprouche
Si cum il li vient à la bouche,
Devant les voisins qui là viennent,
Qui por fox ambedeus les tiennent,
Et la li tolent à grant paine,
Tant qu'il est à la grosse alaine.
Et quant la dame sent et note
Cest torment et ceste riote,
Et ceste déduiante viele,
Dont cil jonglierres li viele[122],
Pensés-vous qu'el l'en aint jà miaus?
El vodroit or qu'il fust à Miaus,
Voire certes en Romanie.
Plus dirai, que ge ne croi mie
Qu'ele le voille amer jamès.
Semblant, espoir, en fera; mès
S'il pooit voler jusqu'as nuës,
Ou si haut lever ses véuës,
Qu'il péust d'ilec, sans chéoir,
Tous les faits des hommes véoir,
Et s'apensast tout à loisir,
Si faudroit-il bien à choisir
En quel peril il est chéus,
S'il n'a tous ses baras véus
Por soi garantir et tenser
Dont fame se set porpenser.
Ouïr excuse ni défense, 9779
Tant est de male conscience,
Mais cogne et frappe comme un sourd,
Roule ses yeux tout à l'entour,
Et la pauvre femme tiraille,
Qui brait et qui crie, et qui braille,
Et fait sa voix voler aux vents
Par fenêtres et par auvents;
Tout ce qu'il sait, d'un air farouche
Lui dit, comme il vient à sa bouche,
Devant les voisins curieux
Qui les tiennent pour fous tous deux,
Et la délivrent à grand' peine,
Tant il s'acharne à perdre haleine.
Et quand la dame note et sent
Cette riote et ce tourment,
Et la joyeuse ritournelle
Qu'ainsi ce jongleur lui vielle[122b]
Fera-t-elle mieux son devoir?
Non; mais voudrait à Meaux le voir,
Voire certes en Roumanie.
Je dirai plus; je ne crois mie
Qu'elle le veuille aimer jamais.
Peut-être elle en aura l'air; mais
S'il pouvait voler jusqu'aux nues,
Ou si haut élever ses vues,
Qu'il pût ici-bas et sans choir
Tous les gestes des hommes voir,
Et réfléchir tout à son aise,
Il sentirait, à grand mésaise,
En quel embarras il est chu,
Lui qui les ruses n'a pas vu
Auxquelles femme sait entendre,
Pour se garantir et défendre.
S'il dort puis en sa compaignie, 9743
Trop met en grant peril sa vie;
Voir en veillant et en dormant
Si doit-il douter moult formant
Qu'el n'el face, por soi venchier,
Empoisonner ou detrenchier,
Ou mener vie enlangorée,
Par cautele desesperée,
Ou qu'el ne pense à soi foïr,
S'el n'en puet autrement joïr.
Fame ne prise honor ne honte,
Quant riens en la teste li monte:
Qu'il est vérités sans doutance,
Fame n'a point de conscience
Vers quanqu'el het, vers quanqu'el ame;
Valérius néis la clame
Hardie et artificieuse,
Et trop à nuire estudieuse.
Amis.
Compains, cil fox vilains Jalous,
Dont la char soit livrée as lous,
Qui si de Jalousie s'emple,
Cum ci vous ai mis en exemple,
Et se fait seignor de sa fame,
Qui ne redoit mie estre dame,
Mès sa pareille et sa compaigne,
Si cum la loi les acompaigne;
Et il redoit ses compains estre,
Sans soi faire seignor ne mestre;
Quant tex tormens li apareille,
Et ne la tient cum sa pareille,
Ains la fait vivre en tel mesaise,
Cuidiés-vous qu'il ne li desplaise,
Car s'il partage son chevet, 9813
Sa vie en trop grand danger met;
S'il veille où s'il dort, en son âme
Toujours il craindra que sa femme
Ne le fasse, pour se venger,
Empoisonner ou égorger,
Ou mener langoureuse vie
Par incessante fourberie,
Ou qu'elle ne songe à s'enfuir,
Si n'en peut autrement jouir.
Femme ne prise honneur ni honte
Sitôt que sa tête se monte;
Chacun reconnaît de concert
Que toute conscience perd
Femme qui hait, femme qui aime.
Valérius l'appelle même
Être hardi, fallacieux,
Et trop à nuire courageux.
Ami.
Ami, ce vilain par folie
Qui se crève de jalousie,
Ainsi que l'ai dépeint à vous
(Dont la chair soit livrée aux loups!),
Et se fait de sa femme maître
Qui non plus ne doit maîtresse être
(La loi ne le dit autrement),
Mais sa compagne seulement,
Comme il doit son compagnon être,
Sans s'en faire seigneur ni maître,
Quand de tels tourments il l'émeut,
Pour son égale ne la veut,
Mais la fait vivre en tel mésaise,
Pensez-vous qu'il ne lui déplaise
Et que l'amor entr'eus ne faille, 9775
Que qu'ele die? Oïl sans faille.
Jà de sa fame n'iert amés
Qui sire en vuet estre clamés;
Car il convient amor morir
Quant amant vuelent seignorir.
Amors ne puet durer ne vivre,
Se n'est en cuer franc et délivre.
Por ce revoit-l'en ensement
De tous ceus qui premierement
Por amor amer s'entresuelent,
Quant puis espouser s'entrevuelent,
Envis puet entr'eus avenir
Que bonne amor s'i puist tenir:
Car cil, quant par amor amoit,
Serjant à cele se clamoit,
Qui sa mestresse soloit estre;
Or se clame seignor et mestre
Sor cele que dame ot clamée,
Quant ele iert par amor amée.
L'Amant.
Amée!
Amis.
Voire.
L'Amant.
En quel maniere?
Amis.
En tel, que se s'amie chiere
Li commandast, Amis, sailliés,
Ou ceste chose me bailliés,
Et que ne passent leurs amours, 9845
Quoi qu'il dise? Si, toujours.
De sa femme ne saurait être
Aimé, qui veut en être maître,
Car l'amour meurt en un instant
Dès que maître devient l'Amant.
Amour ne peut vivre et se plaire
Qu'en un coeur franc, libre et sincère.
Aussi voit-on pareillement,
Chez tous ceux qui premièrement
Longtemps d'amour simple s'aimèrent
Et dans la suite s'épousèrent,
Que rarement peut advenir
Que bonne amour puisse tenir;
Car lui de sa chère maîtresse,
Quand il l'aimait d'amour, sans cesse
Il se disait le serviteur;
Or maître il s'en clame et seigneur,
Maîtresse après l'avoir clamée
Quand elle était d'amour aimée.
L'Amant.
Aimée!
Ami.
Oui, certes.
L'Amant.
Et comment?
Ami.
Si bien que lorsqu'à son amant
Elle commandait, je suppose:
«Ami, sautez, ou telle chose
Tantost li baillast sans faillir, 9799
Et saillist s'el mandast saillir.
Voire néis, que qu'el déist,
Saillist-il por qu'el le véist:
Car tout avoit mis son plesir
En faire li tout son desir.
Mès quant sunt puis entr'espousé,
Si cum ci raconté vous é,
Lors est tornée la roéle,
Que cil qui soloit servir cele,
Commande que cele le serve
Ausinc cum s'ele fust sa serve,
Et la tient corte, et li commande
Que de ses faits conte li rende,
Et sa dame ainçois l'apela:
Envis muert qui apris ne l'a.
Lors se tient cele à mal-baillie,
Quant se voit ainsinc assaillie
Du meillor, du plus esprové
Qu'ele ait en ce siecle trové,
Qui si la vuet contrarier.
Ne se set mès en qui fier,
Quant sor son col son mestre esgarde,
Dont onques mès ne se prist garde.
Malement est changiés li vers;
Or li vient li gieus si divers,
Qu'el ne puet ne n'ose joer.
Comment s'en puet-ele loer?
S'el n'obéist, cil se corroce
Et la ledenge; et s'ele groce,
Estes le vous en ire mis,
Et tantost par l'ire anemis.
Por ce, compains, li ancien,
Sans servitude et sans lien,
Donnez-moi,» lui soudain sautait 9869
Et puis la chose lui donnait;
Elle voire, sans rien lui dire,
L'eût fait sauter pour un sourire,
Car il mettait tout son plaisir
A combler son moindre désir.
Mais une fois liés ensemble,
Comme l'ai dit ci-haut, me semble,
Lors la roue a si bien tourné,
Que l'esclave humble et raffiné
Change, la tient court et commande
Que de ses faits compte lui rende
Celle que maîtresse il clamait,
Et comme si sa serve était
Veut à son tour qu'elle obéisse;
Pour un coeur franc, mortel supplice!
Alors elle plaint son malheur,
Quand ainsi se voit du meilleur,
Du plus sincère amant trahie
Qu'elle ait rencontré de sa vie,
Qui tant la veut contrarier;
Ne sait plus en qui se fier,
Quand son col le maître regarde
Dont jamais il ne se prit garde.
En sa triste position,
Telle est sa désillusion,
Qu'elle ne peut jouer ni l'ose;
Comment supporter telle chose?
Il faut obéir ou soudain
Il menace, et s'elle se plaint,
Le voilà tantôt en colère,
Et tout le ménage est en guerre.
Ami, pour ce les anciens
Sans servitude et sans liens,
Pesiblement, sans vilenie, 9833
S'entreportoient compaignie,
N'il ne donnassent pas franchise
Por l'or d'Arrabe ne de Frise:
Car qui tout l'or en vodroit prendre,
Ne la porroit-il pas bien vendre.
N'estoit lors nul pelerinage,
N'issoit nus hors de son rivage
Por cerchier estrange contrée;
N'onques n'avoit la mer passée
LIII
Voir image
Comment Jason alla grant erre
Oultre mer la toison d'or querre,
Et fut chose moult merveilleuse
Aux regardans, et moult paoureuse.
Jason, qui premiers la passa,
Quant les navires compassa
Por la toison d'or aler querre.
Bien cuida estre pris de guerre
Neptunus, quant le vit nagier;
Triton redut vif erragier.
Et Doris, et toutes ses filles[123],
Por les merveilleuses semilles,
Cuiderent tuit estre traïs,
Tant furent forment esbaïs
Des nès qui par la mer aloient
Si cum li mariniers voloient.
Mais li premier dont je vous conte,
Ne savoient que nagier monte:
Tretuit trovoient en lor terre
Quanque lor sembloit bon à querre.
Paisiblement, sans vilenie,
Vivaient en douce compagnie.
Ils n'eussent pas, en vérité,
Pour rien vendu leur liberté;
Car tout l'or d'Arabie et Frise
Ne paierait telle marchandise.
Pèlerinage aucun n'était,
Nul son rivage ne quittait
Pour chercher lointaine contrée;
Oncques n'avait la mer passée
LIII
Comment Jason prit son essor
Outre-mer vers la toison d'or,
Et fut chose moult merveilleuse
Aux regardants et moult peureuse.
Jason, qui premier la passa,
Quand les navires compassa,
Allant la toison d'or conquerre.
Bien se crut entrepris de guerre
Neptune, le voyant nager,
Triton dut tout vif enrager,
Et Doris et ses filles blondes[123b],
Admirant ces nefs vagabondes;
Tretous ils se crurent trahis,
Tant furent soudain ébahis
Des marins guidant leur navire
A leur gré sur l'humide empire.
Mais, Ami, ces premiers humains
Ne connaissaient pas les marins;
Car tous ils trouvaient sur la terre
Ce qui leur semblait nécessaire,
Riche estoient tuit égaument, 9863
Et s'entramoient loiaument
Les simples gens de bonne vie:
Lors iert amors sans seignorie.
L'ung ne demandoit riens à l'autre,
Quand Barat vint lance sor fautre[124],
Et Pechiés et Male-Aventure
Qui n'ont de soffisance cure.
Orguel qui desdaingne pareil,
Vint avec à grant appareil,
Et Convoitise et Avarice,
Envie et tuit li autre vice:
Si firent saillir Povreté
D'enfer, où tant avoit esté,
Que nus de li riens ne savoit,
N'onques en terre esté n'avoit:
Mal fust-ele si tost venuë,
Car mout i ot pesme venuë[125].
Povreté qui point de sens n'a,
Larrecin son filz amena,
Qui s'en vet au gibet le cors
Por faire à sa mere secors;
Et s'i fait aucune fois pendre,
Que sa mère nel' puet deffendre:
Non puet ses peres Cuers-faillis,
Qui de duel en rest mal-baillis.
Néis damoisele Laverne[126]
Qui les larrons guie et governe.
C'est des larrecins la déesse,
Qui les péchiés de nuit espesse,
Et les baras de nuës cueuvre,
Qu'il n'aperent dehors par euvre,
Jusqu'à tant qu'il i sunt trové,
Et pris en la fin tuit prové.
Et tous riches également 9933
Ils s'entr'aimaient loyalement,
Les simples gens de bonne vie!
Amour était sans seigneurie,
L'un de l'autre rien n'exigeait;
Quand Dol survint, lance en arrêt[124b]
Et Péchés et Male-Aventure
Qui n'ont de suffisance cure.
Orgueil, dédaignant son pareil,
Accourut à grand appareil
Traînant Convoitise, Avarice,
Envie et tout un chacun vice.
Ils firent sortir Pauvreté
D'enfer, où tant avait été
Que nul ne connaissait rien d'elle;
Ci-bas c'était chose nouvelle.
Pourquoi, las! vint-elle sitôt?
Car c'est bien le pire fléau.
Pauvreté, la sotte femelle,
Larcin son fils mène avec elle
Qui, pour sa mère aider, méfait
Et qui court tout droit au gibet;
Car bien souvent il se fait pendre
Sans qu'elle puisse le défendre,
Non plus son père Coeur-Failli
Qui de deuil est tout assailli,
Non plus damoiselle Laverne[126b]
Qui les larrons guide et gouverne.
C'est la déesse des coquins,
Qui d'épaisse nuit les larcins
Et d'ombre tous leurs forfaits couvre,
De crainte qu'on ne les découvre,
Jusques à temps qu'ils soient trouvés
Et pris en la fin tout prouvés.
Pas n'a tant de miséricorde, 9897
Quant l'en li met où col la corde,
Que jà l'en voille garentir,
Tant se sache bien repentir.
Tantost cil dolereus maufé,
De forcenerie eschaufé,
De duel, de corrous et d'envie,
Quant virent gens mener tel vie,
S'escorserent par toutes terres,
Semans descors, contens et guerres,
Mesdis, rancunes, et haïnes
Par corrous, et par ataïnes;
Et por ce qu'il orent or chier,
Firent-il la terre escorchier,
Et li sachierent des entrailles
Ses anciennes repostailles,
Métaus et pierres précieuses,
Dont genz devindrent envieuses:
Car Avarice et Convoitise
Ont ès cuers des hommes assise
La grant ardor d'avoir acquerre.
Li ung l'acquiert, l'autre l'enserre,
Ne jamès la lasse chétive,
Ne despendra jor qu'ele vive,
Ains en fera mestres tutors,
Ses hers ou ses exécutors,
S'il ne l'en meschiet autrement:
Et s'el en vet à dampnement,
Ne cuit que jà nus d'aus la plaigne;
Mès s'ele a bien fait, si le preigne.
Tantost cum par ceste mesnie
Fu la gent mal-mise et fesnie,
La premiere vie lessierent:
De mal faire puis ne cessierent,
Point ne va sa miséricorde, 9967
Quand on lui met au col la corde,
Jusqu'à vouloir l'en garantir,
Tant sut-il bien se repentir.
Soudain tous ces douloureux diables,
Tous ces monstres épouvantables,
Brûlants d'envie et de courroux,
Du bonheur des hommes jaloux,
Se répandirent sur la terre
Semant la discorde et la guerre,
Haine, rancune et fausseté,
Par courroux et méchanceté.
Et parce que l'or ils aimèrent,
La terre même ils écorchèrent,
Et bientôt les trésors cachés
En son sein furent arrachés,
Métaux et pierres précieuses,
Dont gens devinrent envieuses.
Or ce qui mit dedans nos coeurs
D'acquérir les folles ardeurs,
C'est Avarice et Convoitise;
L'une acquiert, l'autre thésaurise.
Jamais l'avare son argent
Ne dépensera, lui vivant,
Pour, à sa mort, maîtres en faire
Ses hoirs ou quelque légataire,
Si Dieu n'en dispose autrement.
De ceux-là, s'il perd son argent,
Nulle pitié ne doit attendre;
Ils ne savent que son bien prendre.
Bientôt les malheureux humains,
Corrompus par tous ces malins,
Leur douce existence quittèrent
Et de mal faire ne cessèrent,
Car faus et trichéors devindrent. 9931
As propriétés lors se tindrent,
La terre méismes partirent,
Et au partir bones i mirent;
Et quant les bones i metoient,
Mainte fois s'entrecombatoient,
Et se tolurent ce qu'il porent,
Li plus fors les greignors pars orent;
Et quant en lor porchas coroient,
Li pareceux qui demoroient,
S'en entroient en lor cavernes,
Et lor embloient lor espernes.
Lors convint que l'en esgardast
Aucun qui les loges gardast,
Et qui les maufaitors préist,
Et droit as plaintifz en féist,
Ne nus ne l'osast contredire.
Lors s'assemblerent por eslire.
LIV
Voir image
Cy povez lire sans desroy,
Comment fut fait le premier roy,
Qui puis leur jura sans tarder
De loyaulment le leur garder.
Ung grant vilain entr'eus eslurent,
Le plus ossu de quanqu'il furent,
Le plus corsu et le greignor,
Si le firent prince et seignor.
Cil jura qu'à droit les tendroit,
Et que lor loges deffendroit,
Se chascuns endroit soi li livre
Des biens dont il se puisse vivre
Tous devinrent faux et trompeurs. 10001
On vit domaines et seigneurs,
Car la terre ils se partagèrent
Et des bornes d'abord plantèrent.
Mais quand des bornes ils plantaient,
Maintes fois ils se combattaient,
Et se volèrent ce qu'ils purent,
Les plus forts les belles parts eurent;
Mais s'ils allaient par les chemins,
Restaient paresseux et coquins
Qui lors entraient en leurs tanières
Ravir leurs épargnes premières.
Lors il fallut, pour les garder,
A choisir quelqu'un s'accorder,
Qui pût tous ces malfaiteurs prendre
Et la justice aux plaignants rendre,
A qui chacun dût obéir:
Ils s'assemblèrent pour choisir.
LIV
Ci pouvez voir en toute foi
Comment fut fait le premier roi
Qui de garder jura sur l'heure
Et leur avoir et leur demeure.
Un grand vilain alors entre eux
Ils choisirent, le plus nerveux,
Le plus large et gros qu'ils trouvèrent,
Et prince et seigneur l'acclamèrent.
Il jura que bien veillerait
Et que leurs loges défendrait:
Mais que chacun, dit-il, me livre
Biens suffisants pour pouvoir vivre.
Ainsinc l'ont entr'eus acordé, 9961
Cum cil l'ot dit et recordé.
Cil tint grant piece cest office;
Li robéors plains de malice
S'assemblerent quant seul le virent,
Et par maintes fois le batirent
Quant les biens venoient embler.
Lors restut le pueple assembler,
Et chascun en droit soi taillier
Por serjans au prince baillier.
Communément lors se taillierent,
Et tous et toutes li ballierent,
Et donnerent grans tenemens.
De là vint li commencemens
As rois, as princes terriens,
Selonc l'escript as anciens;
Car par l'escript que nous avons,
Les fais des anciens savons;
Si les en devons mercier,
Et loer et regracier.
Lors amasserent les tresors
De pierres et d'argent et d'ors;
D'or et d'argent, por ce qu'il ierent
Traitable et précieus, forgierent
Vessellementes et monnoies,
Fremaus, aniaus, noiaus, corroies;
De fer dur forgierent lor armes,
Coutiaus, espées et guisarmes,
Et glaives et cotes maillées
Por faire à lor voisins meslées.
Lors firent tors et roilléis
Et murs à creniaus tailléis:
Chastiaus fermerent et cités,
Et firent grans palais listés[127]
Céans entre eux ont accordé 10031
Ce qu'il leur avait demandé.
Longtemps il remplit cet office;
Mais les larrons pleins de malice
S'assemblèrent, seul le voyant,
Et le battirent bien souvent
Lorsqu'ils venaient à la curée.
Lors on tint nouvelle assemblée,
Et chacun dut se cotiser
Pour garde au prince composer.
Les tailles lors ils s'imposèrent,
Et tous et toutes lui baillèrent
Sergents et biens incontinent.
De là vint le commencement
Des principautés terriennes,
Selon les histoires anciennes;
Car par l'écrit que nous avons,
Tous les faits des anciens savons
Et leur devons en conscience
Grâce, los et reconnaissance.
Lors tous d'amasser un trésor
De pierres et d'argent et d'or.
Des plus beaux métaux qu'ils trouvèrent,
L'argent et l'or, ils se forgèrent
Monnaie, et vaisselle et joyaux,
Bourses, boutons, boucles, anneaux;
Du fer dur leurs armes forgèrent,
Haches et glaives façonnèrent,
Cottes de mailles et bassins
Pour faire guerre à leurs voisins.
Alors tous de grand' peur tremblèrent
Ceux qui les trésors amassèrent,
Et bientôt on vit tous les jours
S'élever barrières et tours,
Cil qui les tresors assemblerent, 9995
Car tuit de grant paor tremblerent
Por les richeces assemblées,
Qu'eles ne lor fussent emblées,
Ou par quelque forfait toluës.
Bien furent lor dolors créuës
As chetis de mauvais éur,
C'onc puis ne furent asséur,
Que ce qui commun ert devant,
Comme le soleil et le vent,
Par convoitise approprierent,
Quant as richeces se lierent.
Or en a bien ung plus que vingt:
Onc ce de bon cuer ne lor vint.
Sans faille des vilains gloutons,
Ne donnasse-ge deus boutons,
Combien que bon cuer lor fausist,
De tel faute ne me chausist:
Bien s'entr'amassent ou haïssent,
Ou lor amor s'entrevendissent.
Mais c'est grant duel et grans domages
Que ces dames as clers visages,
Ces jolives, ces renvoisies,
Par qui doivent estre proisies
Loiaus amors et deffenduës,
Sunt à si grant vilté venuës.
Trop est lede chose à entendre,
Que noble cors se puisse vendre;
Mès comment que la chose preingne,
Gart li valés qu'il ne se feingne
D'ars et de sciences aprendre,
Por garantir et por deffendre,
Murailles à créneaux taillées, 10065
Castels, villes fortifiées.
De palissades, de remblais,
Ils entourèrent leurs palais,
De peur que ne fussent volées
Tant de richesses rassemblées,
Et pour combattre les voleurs.
Ainsi s'accrurent les douleurs
Des humains lâches et serviles;
Ils ne vécurent plus tranquilles,
Car tout ce qui était devant,
Comme le soleil et le vent,
A tous, ils se l'approprièrent
Dès qu'aux richesses s'attachèrent.
Or j'en sais bien un plus que vingt
Et ce d'un bon coeur ne leur vint.
Tous ces gloutons, je les méprise,
Et deux boutons tous ne les prise.
Que leur coeur ait d'amour, de foi
Plus ou moins, que m'importe à moi?
Ils peuvent, comme bon leur semble,
Vivre bien, vivre mal ensemble,
Peuvent s'aimer ou se haïr,
Leur amour vendre et s'avilir.
Mais c'est grand deuil et grand dommage,
Quand ces dames au clair visage,
Si charmantes en leurs beaux jours
Et par qui loyales amours
Devraient être, hélas! défendues,
A tel degré sont descendues;
Car c'est un spectacle écoeurant
Que voir noble corps qui se vend.
Donc avant tout, quoi qu'il advienne,
Il faut qu'un bon amant apprenne
Se mestiers est, li et s'amie, 10027
Si qu'el ne le guerpisse mie[128].
Ce puet moult valet eslever,
Et si n'el-puet de riens grever.
Après li redoit sovenir
De cest mien conseil retenir:
S'il a amie ou genne ou vielle,
Et set ou pense qu'ele vuelle
Autre amis querre ou a jà quis,
Des aquerre ne des aquis
Ne la doit blasmer ne reprendre,
Mès amiablement aprendre,
Sans tencier et sans ledengier,
Encor por li mains estrangier,
S'il la troyoit néis en l'uevre,
Gart que ses iex cele part n'uevre:
Semblant doit faire d'estre avugles,
Ou plus simple que n'est uns bugles,
Si qu'ele cuide tout por voir
Qu'il n'en puist riens aparcevoir.
Et s'aucuns li envoie letre,
Il ne se doit jà entremetre
Du lire ne du reverchier,
Ne de lor secrés encerchier.
Ne jà n'ait cuer entalenté
D'aler contre sa volenté;
Mès que bien soit-ele venuë,
Quant el vendra de quelque ruë,
Et r'aille quel part qu'el vorra,
Si cum ses voloirs li torra:
Qu'el n'a cure d'estre tenuë,
Si voil que soit chose séuë
La noble science d'Amour, 10099
Pour prévenir au moins, un jour,
S'il est possible, que sa mie
Ne le délaisse et ne l'oublie.
Cet art ne peut que l'élever
Sans jamais en rien le grever.
Qu'il ait ensuite souvenance
De ce mien conseil par prudence:
Si jeune amie ou vieille il a,
Et s'il pense ou sait que déjà
Elle ait pris ou bien veuille prendre
Un autre ami, ni la reprendre
Ni la blâmer du changement
Il ne devra, mais tendrement
Lui parler sans nulle querelle,
Pour moins éloigner l'infidèle.
La prend-il sur le fait? il doit
Détourner les yeux de l'endroit,
Faire l'aveugle ou le novice
Qui n'a rien vu de la malice.
Surprend-il un galant poulet?
Qu'il n'aille pas, pour leur secret
Ainsi perfidement surprendre,
Le déplier, le lire ou prendre.
Qu'il n'ait jamais le coeur tenté
D'aller contre sa volonté;
Mais qu'elle soit la bienvenue
S'il la rencontre dans la rue;
Que partout elle aille où voudra
Toujours ainsi qu'il lui plaira.
Car nulle femme ne veut être
Mise en servage par un maître,
Ceci, ne l'oubliez jamais;
Et ce que maintenant je vais
Ce que ci après vous voil dire, 10059
En livre le devroit-l'en lire.
Que de fame vuet avoir grace,
Mete-la tous jors en espace,
Jà cum recluse ne la tiengne,
Ains voise à son voloir et viengne;
Car cil qui la vuet retenir
Qu'el ne puisse aler ne venir,
Soit sa moiller, ou soit sa druë,
Tantost en a l'amor perduë.
Ne jà riens contre li ne croie,
Por certaineté qu'il en oie;
Mès bien die à ceus ou à celes
Qui li en porteront noveles,
Que du dire folie firent,
C'onc si prode fame ne virent;
Tous jors a bien fait sans recroire,
Por ce ne la doit nus mescroire.
Jà ses vices ne li reprouche,
Ne ne la bate, ne ne touche:
Car cil qui vuet sa femme batre,
Por soi miex en s'amor embatre,
Quant la vuet après rapesier,
C'est cil qui por aprivoisier,
Bat son chat et puis le rapele
Por le lier à sa cordele;
Mès se le chat s'en puet saillir,
Bien puet cil au prendre faillir.
Mès s'ele le bat ou ledenge,
Gart cil que son cuer ne s'en change:
Si batre ou ledengier se voit,
Néis se cele le devoit
Tout vif as ungles détrenchier,
Ne se doit-il pas revenchier,
Vous apprendre devrait se lire 10133
En livres, pour amants instruire.
Qui veut faveurs de femme avoir
La laisse en liberté mouvoir,
Jamais recluse ne la tienne;
Qu'elle aille à son vouloir et vienne,
Car tel qui la veut retenir
A son gré d'aller et venir,
Qu'elle soit épouse ou maîtresse,
Perdra bien vite sa tendresse.
Contre elle rien croire ne doit
Combien que certain il en soit;
Mais il doit dire à ceux ou celles
Qui lui portèrent ces nouvelles
Qu'il est fol celui qui l'a dit,
Qu'oncques si chaste nul ne vit
Et que sa conduite est sans tache,
Que douter d'elle c'est d'un lâche.
Il doit ses vices respecter
Et jamais ne la maltraiter.
Car celui qui femme maltraite
Pour mieux s'attacher la coquette,
Quand la veut après apaiser,
Fait comme pour apprivoiser
Son chat, s'il le bat et rappelle
Pour le lier à sa cordelle;
Car si le chat peut s'échapper,
Bien fin qui pourra l'attraper.
Tout au contraire, si c'est elle
Qui le bat et qui le querelle,
Qu'il ne témoigne aucune humeur
Et que toujours égal son coeur
Supporte les coups et l'injure.
Lui voulût-elle la figure
Ains l'en doit mercier et dire 10093
Qu'il vodroit bien en tel martire
Vivre tous temps, mès qu'il séust
Que ses services li pléust:
Voire néis tout à délivre,
Plus lors morir que sans li vivre.
Et s'il avient que il la fiere,
Pour ce que trop li semble fiere,
Et qu'ele l'a trop corroucié,
Tant a forment vers li groucié,
Ou le vuet espoir menacier,
Tantost por sa pez porchacier
Gart que le gieu d'amors li face,
Ains que se parte de la place,
Méismement li povres hons;
Car li povre a poi d'achoisons.
Porroit-ele tantost lessier,
S'el n'el véoit vers li plessier.
Povres doit amer sagement[129]
Et doit soffrir moult humblement,
Sans semblant de corrous ne d'ire,
Quanque li voit ou faire ou dire,
Méismement plus que li riches
Qui ne donroit espoir deus chiches
En son orguel n'en son dangier:
Si la porroit bien ledengier;
Et s'il est tex qu'il ne vuet mie
Loiauté porter à s'amie,
Si ne la vodroit-il pas perdre,
Mès à autre se vuet aerdre.
S'il vuet à s'amie novele
Donner cuevrechief ou cotele,
Chapel, anel, fermail, çainture,
Ou joel de bele faiture,
De ses ongles vive écorcher, 10167
Il ne doit pas se revancher,
Mais l'en remercier et dire
Qu'il voudrait bien en tel martyre
Vivre toujours, pourvu qu'il sût
Que son amour toujours lui plût,
Et que mourir près de sa belle
Il préfère à vivre sans elle.
Mais s'il advient que, révolté
De sa trop grand' malignité,
Le premier il l'ait maltraitée,
Tant elle a son ire excitée
Par ses menaces, ses excès;
Alors, pour obtenir sa paix,
Que le jeu d'amour il lui fasse,
Avant d'abandonner la place,
Surtout s'il est pauvre d'argent.
Car s'il est pauvre, incontinent
Le pourra délaisser sa mie
Si vers elle il ne s'humilie.
Pauvre doit aimer sagement[129b]
Et souffrir moult plus humblement,
Sans semblant de courroux ni d'ire,
Quoi qu'elle puisse faire ou dire,
Que le riche, qui, c'est certain,
De son orgueil et son dédain
Ne donnerait voire un pois chiche;
Car l'insulte est permise au riche.
Mais mettons que, sans la laisser,
Il en veuille une autre amorcer.
S'il veut à l'amante nouvelle
Donner couvrechef ou cotelle,
Chapel, fermail, ceinture, anneau,
Ou quelque précieux joyau,
Gart que l'autre ne le congnoisse, 10127
Car trop auroit au cuer angoisse
Quant el les li verroit porter;
Riens ne l'en porroit conforter.
Et gart que venir ne la face
En icelle méisme place
Où venoit à li la premiere,
Qui de venir iert coustumiere:
Car s'ele i vient por qu'el la truisse,
N'est riens qui conseil metre i puisse:
Car nus viex sengler hericiés[130],
Quant des chiens est bien aticiés,
N'est si crueus, ne lionnesse,
Si triste ne si felonnesse,
Quant li venierres qui l'assaut,
Li renforce en ce point l'assaut,
Quant el alaite ses chaiaus;
Ne nus serpens si desloiaus
Quant l'en li marche sus la queuë,
Qui du marchier pas ne se geuë,
Cum est fame quant ele trueve
Son ami o s'amie nueve:
El giete par tout feu et flame,
Preste de perdre et cors et ame.
Et s'el n'a pas prise provée
D'eus deus ensemble la covée,
Mès bien en chiet en jalousie
Qu'el set ou cuide estre acoupie,
Comment qu'il aut, ou sache, ou croie,
Gart soit cil que jà ne recroie
De li nier tout plainement
Ce qu'ele set certainement,
Et ne soit pas lent de jurer;
Tantost li reface endurer
Que bien le cache à la première; 10201
Car tant serait sa peine amère,
Que rien, les lui voyant porter,
Ne pourrait la réconforter.
Puis que jamais il ne la fasse
Venir en cette même place,
Où la première à lui venait
Qui ses faveurs devant avait;
Car s'elle le venait surprendre,
N'est rien qui le puisse défendre.
Nul vieux sanglier hérissé[130b],
Quand des chiens est bien relancé,
N'est si cruel, nulle lionne
N'est si terrible, si félonne,
Lorsqu'allaitant ses lionceaux,
Elle voit contre eux les assauts
Du chasseur redoubler sans cesse,
Nulle vipère plus traîtresse,
Lorsque sur sa queue en passant,
Par malheur, marche l'imprudent,
Que femme qui son ami treuve
Avec une maîtresse neuve.
Feu et flamme on la voit jeter,
Corps et âme prête à quitter.
Mais s'elle n'a pas pris prouvée
D'eux deux ensemble la couvée,
Et si jalouse, en grand tourment,
Se sait cocue ou le pressent,
Quoiqu'elle sache ou qu'elle pense,
Il devra payer d'impudence
Et nier tout, absolument
Ce qu'elle sait pertinemment;
Serments sur serments qu'il entasse,
Et s'il peut lui faire sur place
En la place le geu d'amors, 10161
Lors iert quite de ses clamors.
Et se tant l'assaut et angoisse
Qu'il convient qu'il li recongnoisse.
Qu'il ne s'en set, espoir, deffendre,
A ce doit lores, s'il puet, tendre
Qu'il li face à force entendant
Qu'il le fist sor soi deffendant;
Car cele si fort le tenoit,
Et si malement le menoit,
C'onques eschaper ne li pot,
Tant qu'il orent fait ce tripot,
N'onc ne li avint fois fors ceste.
Lors li jurt, fiance et promete
Que jamès ne li avendra,
Si loiaument se contendra;
Et s'ele en ot jamès parole,
Bien vuet que le tue et afole.
Car miex vodroit que fust noiée
La desloiaus, la renoiée,
Que jamès en place venist
Où cele en tel point le tenist:
Car s'il avient qu'ele le mant,
N'ira mès à son mandement,
Ne ne sofferra qu'ele viengne,
S'il puet, en leu où el le tiengne,
Lors doit cele estroit embracier,
Baisier, blandir et solacier,
Et crier merci du meffait,
Puis que jamès ne sera fait;
Qu'il est en vraie repentance,
Près de faire tel pénitance
Cum cele enjoindre li saura,
Puis que pardoné li aura.
Endurer le doux jeu d'amour, 10235
Tout sera conjuré ce jour.
Mais si de trop dure manière
Et de si près elle le serre,
Qu'il lui faille, bon gré, mal gré,
Avouer son crime avéré,
Voyant qu'il ne s'en peut défendre;
Il doit alors lui faire entendre,
S'il se peut, en homme prudent,
Qu'il le fit son corps défendant,
Que tant le malmenait la belle
Et que si fort le tenait-elle,
Que s'échapper oncques ne put
Sans faire ce qu'elle voulut;
Mais qu'il ne fut oncques parjure
Que cette fois. Lors qu'il lui jure
Que jamais plus ne le fera,
Loyalement se conduira,
Et que s'il la trahit encore,
Qu'elle l'aissaille et le dévore.
A l'appel de l'autre il n'ira
Et jamais ne la recevra;
Mieux lui vaudrait être noyée,
La traîtresse, la dévoyée,
Que déréchef en lieu venir
Où le pût en tel point tenir.
Qu'étroitement lors il l'embrasse,
La baise et caresse et l'enlace,
Merci criant de son méfait
Qui jamais plus ne sera fait,
Montrant sincère repentance
Et prêt à faire pénitence
Comme enjoindre la lui voudra,
Lorsque pardonné lui sera,
Lors face d'Amors la besoigne, 10195
S'il vuet que cele li pardoigne.
Et gart que de li ne se vente,
Qu'ele en porroit estre dolente;
Si se sunt maint vanté de maintes,
Par paroles fauces et faintes,
Dont les cors avoir ne pooient,
Lor non à grant tort diffamoient;
Mès à tiex sunt bien cuers faillans,
Ne sunt ne cortois, ne vaillans.
Vanterie est trop vilain vice,
Qui se vante, il fait trop que nice;
Car jà soit ce que fait l'éussent,
Toutevois celer le déussent.
Amors vuet celer ses joiaus,
Se n'est à compaignons loiaus
Qui les vuelent taire et celer;
Là les puet-l'en bien révéler.
Et s'ele chiet en maladie,
Drois est, s'il puet, qu'il s'estudie
En estre à li moult serviables,
Por estre après plus agréables.
Gart que nus anuis ne lui tiengne
De sa maladie lointiengne;
Lez li le voie demorant,
Et la doit baisier en plorant,
Et se doit voer, s'il est sages,
En mains lontains pelerinages,
Mais que cele les veus entende.
Viande pas ne li deffende;
Chose amere ne li doit tendre,
Ne riens qui ne soit dous et tendre.
Si li doit feindre noviaus songes
Tous farcis de plesans mençonges:
Et cent preuves d'amour lui donne, 10269
Pour que la belle lui pardonne.
D'amie on ne se doit vanter,
Car elle peut s'en irriter.
Tels maints se sont vantés de maintes,
Par paroles fausses et feintes,
Dont les corps avoir ne pouvaient,
A grand tort leur nom diffamaient.
Mais ces gens ont l'âme avilie,
Sans vaillance ni cortoisie.
Vanterie est un vil défaut,
Qui se vante agit comme un sot;
Car tel droit quand bien même ils eussent,
Raison de plus pour qu'ils se tussent.
Amour veut cacher ses joyaux,
Si ce n'est vers amis loyaux
Qui les sauront celer et taire,
Pour eux il n'a point de mystère.
Puis quand malade il la verra,
S'il le peut, il s'étudiera
A se montrer moult serviable
Pour être après plus agréable.
Qu'il cache le mortel ennui
Qu'un long mal amène avec lui.
Près d'elle, là, qu'elle le voie,
Que toujours la baise et larmoie;
Et s'il est sage, fasse à Dieu
De maint pèlerinage voeu;
Mais que ses voeux bien elle entende.
Que nul mets il ne lui défende,
Ni tende amère potion,
Ni rien qui ne soit doux et bon.
Il lui doit feindre nouveaux songes
Tout farcis de plaisants mensonges,
Et quant vient au soir, qu'il se couche 10229
Tretous seus par dedens sa couche,
Avis li est, quant il sommeille,
Car poi i dort et moult y veille,
Qu'il l'ait entre ses bras tenuë
Toute la nuit tretoute nuë,
Par solas et par druerie,
Toute saine et toute garie,
Et par jor en leus délitables
Tex fables li conte, ou semblables.
Or vous ai jusques-ci chanté
Par maladie et par santé
Comment cil doit fame servir,
Qui vuet sa grace deservir
Et lor amor continuer,
Qui de legier se puet muer,
Qui ne vodroit par grant entente
Faire quanque lor atalente;
Car jà fame tant ne saura,
Ne jà si ferme cuer n'aura,
Ne si loial, ne si méur,
Que jà puist estre homme aséur
De li tenir par nule paine,
Ne plus que s'il tenoit en Saine
Une anguille parmi la queuë,
Qu'il n'a pooir qu'el ne s'esqueuë,
Si que tantost est eschapée,
Jà si fort ne l'aura hapée.
N'est donc bien privée tel beste
Qui de foïr es toute preste;
Tant est de diverse muance,
Que nus n'i doit avoir fiance.
Tels que, par exemple, le soir, 10303
Lorsqu'il retourne en son dortoir,
Et que seul, hélas! il se couche
Moult tristement dessus sa couche
Où toujours veille et bien peu dort,
Qu'il croit sa belle voir encor
Et l'avoir en ses bras tenue
Toute la nuit tretoute nue,
Ivre d'amour, de volupté,
Guérie et pleine de santé,
Et le jour en lieux délectables,
Tels songes lui conte et semblables.
Or vous ai jusqu'ici chanté,
Par maladie et par santé,
Comme amant doit servir sa dame
Qui veut voir couronner sa flamme
Et son amour perpétuer;
Car aisément le peut tuer
Celui qui ne s'applique à faire
Tout ce qui peut à femme plaire.
Car femme oncques tant ne saura
Ni coeur si fidèle n'aura,
Ni si loyale conscience,
Qu'un homme ait jamais l'assurance,
Par nul effort, de la tenir,
Non plus que s'il voulait saisir
Par la queue anguille de Seine,
Qui prestement, sans nulle peine,
Saurait entre ses doigts glisser,
Si serré qu'il la pût pincer.
Si peu privée est telle bête
Que de s'enfuir est toujours prête,
Et son esprit est si léger
Que nul ne s'y devrait fier.
Ce ne di-ge pas por les bonnes 10261
Qui sor vertus fondent lor bonnes,
Dont encor n'ai nules trovées,
Tant les aie bien esprovées;
Neiz Salernon n'en pot trover,
Tant les séust bien esprover[131]:
Car il méismes bien afferme
C'onques fames ne trova ferme:
Et se du querre vous penés,
Se la trovés, si la prenés;
S'aurés lors amie à eslite
Qui sera vostre toute quite.
S'el n'a pooir de tant tracier,
Qu'el se puisse aillors porchacier,
Ou s'el ne trueve requerant,
Tel fame à Chastéé se rent.
Mais encor vueil ung brief mot dire,
Ains que ge lesse la matire.
Briément de toutes les puceles,
Quiex qu'el soient, ledes ou beles,
Dont cil vuet les amors garder,
Ce mien commant doit-il garder:
De cestui tous jors li soviengne,
Et por moult précieux le tiengne;
Qu'il doint à toutes à entendre
Qu'il ne se puet vers eus deffendre,
Tant est esbahis et sorpris
De lor biautés et de lor pris.
Car il n'est fame, tant soit bonne,
Vielle ou jone, mondaine ou nonne,
Ne si religieuse dame,
Tant soit chaste de cors et d'ame,
Se l'en va sa biauté loant,
Qui ne se délite en oant:
Je ne dis pas cela pour celles10337
Qui sont à la vertu fidèles,
Et dont nulle encor ne trouvai;
En vain mille j'en éprouvai.
Salomon en est une preuve;
Souvent il les mit à l'épreuve[131b],
Et jamais, du moins l'affirma,
Femme fidèle ne trouva.
Or, si jamais en trouvez une,
Prenez-la, louez la Fortune;
Car alors une amante aurez
Que toute à vous posséderez.
Quand bien enclose et bien tenue
Elle ne peut courir la rue
Et ne trouve nul requérant,
Lors femme à Chasteté se rend.
Un mot encor je veux vous dire
Pour achever de vous instruire:
Toutes les fois que d'un tendron,
Quel qu'il soit, belle ou laideron,
Un amant veut le coeur séduire,
Qu'il se souvienne et qu'il s'inspire
Toujours de ce commandement
Et le garde pieusement:
Qu'il fasse à tretoutes entendre
Qu'il ne se peut d'elles défendre,
Tant il est confus et surpris
De tant de charmes et de prix.
Car il n'est femme, tant soit bonne,
Vieille ou jeune, mondaine ou nonne,
Si l'on va sa beauté louant,
Qui ne soit aise en écoutant,
Tant soit religieuse dame,
Tant soit chaste de corps et d'âme.
Combien qu'el soit lede clamée, 10295
Jurt qu'ele est plus bele que fée,
Et le face séurement,
Qu'el l'en croira legierement;
Car chascune cuide de soi
Que tant ait biauté, bien le soi,
Que bien est digne d'estre amée,
Combien que soit lede provée.
Ainsinc à garder lor amies,
Sans reprendre de lor folies,
Doivent tuit estre diligent
Li biaus valez, li preu, li gent.
Fames n'ont cure de chasti,
Ains ont si lor engin basti,
Qu'il lor est vis qu'el n'ont mestier
D'estre aprises de lor mestier;
Ne nus, s'il ne lor vuet desplaire,
Ne deslot riens qu'el vuelent faire.
Si cum li chas set par nature
La science de surgéure,
Ne n'en puet estre destornés[132],
Qu'il est tous à ce sens tornés,
N'onques n'en fu mis à escole;
Ainsinc fait fame, tant est fole,
Par son naturel jugement,
De quanqu'el fait outréement,
Soit bien, soit mal, soit tort, soit droit,
Ou de tout quanqu'ele vodroit;
Qu'el ne fait chose qu'ele doie,
Si het quicunques l'en chastoie.
N'el ne tient pas ce sens de mestre;
Ains l'a dès lors qu'ele puet nestre,
Si n'en puet estre destornée,
Qu'el est à tel sens tous jors née;
Flattez-la donc effrontément, 10371
Elle croira facilement,
Tant soit-elle laide prouvée,
Qu'elle est plus belle qu'une fée;
Car chacune en soi-même croit,
Combien qu'affreuse et laide soit,
Qu'elle est de mille attraits formée
Et digne en tous points d'être aimée.
Ainsi varlets beaux, preux et gents
Doivent tous être diligents
A garder leurs bonnes amies,
Sans jamais blâmer leurs folies.
Femme reproches point n'admet;
Car elle a l'esprit ainsi fait,
Que nul ne doit, s'il veut lui plaire,
Critiquer ce qu'elle veut faire;
Car pour apprendre son métier
Nul besoin n'a d'étudier.
Comme le chat sait par nature
La science d'égratignure
Et n'en peut être détourné[132b],
Toujours tout à ce sens tourné
Sans avoir onc couru l'école;
Ainsi femme fait, tant est folle,
Par son naturel jugement
Et toujours sans discernement,
Le bien, le mal, le faux, l'honnête,
Comme ils lui passent par la tête,
Rien ne fait de ce qu'elle doit,
Et les conseils fort mal reçoit.
Elle ne tient ce sens d'un maître,
Mais l'a dès lors qu'elle peut naître;
Il ne peut être détourné,
Puisqu'il est avec elle né;
Et qui chastier la vorroit, 10329
Jamès de s'amor ne jorroit.
Ainsi, compains, de vostre Rose
Qui tant est précieuse chose,
Que n'en prendriés nul avoir
Se vous la poïés avoir,
Quant vous en serés en sesine.
Si cum esperance devine,
Et vostre joie aurés pleniere,
Si la gardés en tel maniere
Cum l'en doit garder tel florete,
Lors si jorrés de l'amorete
A qui nule autre ne comper:
Vous ne troveriez son per,
Espoir, en quatorze cités.
L'Amant respond à Amis.
Cestes, fis-ge, c'est vérités,
Non, où monde, g'en suis séurs,
Tant est dous et frans ses éurs.
Ainsinc Amis m'a conforté:
En son conseil grant confort é;
Et m'est avis, au mains de fait,
Qu'il set plus que raison ne fait.
Mès ainçois qu'il éust finée
Sa raison qui forment m'agrée,
Dous-Pensers, Dous-Parlers revindrent
Qui près de moi dès lors se tindrent,
N'onc puis gaires ne me lessierent,
Mès Dous-Regars pas n'amenerent:
Nes blasmai pas quant lessié l'orent,
Car bien sai qu'amener nel' porent.
Aussi l'amant qui voudrait femme 10405
Corriger, par conseil ou blâme,
De son amour ne jouirait.
Ainsi, compagnon, il en est
De votre merveilleuse rose,
Qui tant est précieuse chose,
Que n'en prendriez nul avoir
Si la pouviez un jour avoir.
Lorsque vous l'aurez tout entière,
Compagnon, comme je l'espère,
Et que votre heur sera parfait,
Gardez-la bien et comme fait
Qui veut garder telle fleurette:
Lors jouirez de l'amourette
A qui rien n'ose comparer,
Car vous ne sauriez rencontrer
En quinze cités sa pareille.
L'Amant répond à Ami:
Oui, c'est vrai, fis-je, il n'est merveille
Au monde égale, j'en suis sûr,
A cet être si doux, si pur!
Ainsi, par cet ami si sage,
J'ai vu relever mon courage,
Et m'est avis au moins qu'il sait
Mieux parler que Raison ne fait.
Mais avant que fut terminée
Sa raison, qui si fort m'agrée,
Doux-Parler et puis Doux-Penser,
Sans jamais depuis me laisser,
Aussitôt près de moi revinrent
Et depuis lors toujours se tinrent;
Mais point ils n'amenèrent, las!
Doux-Regard, et je ne peux pas
LV
Comment l'Amant, sans nul termine,10359
Prent congié d'Amis, et chemine
Pour savoir s'il pourrait choisir
Chemin pour Bel-Acueil veir.
Voir image
Congié pren et m'en vois atant;
Ainsinc cum tous seus esbatant
M'en alai contreval la prée
D'erbe et de flors enluminée,
Escoutant ces dous oiselés
Qui chantoient sons novelés.
Tous les biens au cuers me faisoient
Lor douz chans qui tant me plesoient;
Mès d'une chose Amis me grieve,
Qu'il m'a commandé que j'eschieve
Le chastel, et que jà n'i tour,
Ne ne m'aille joer entour:
Ne sai se tenir m'en porrai,
Car tous jors aler i vorrai.
Lors après cele départie,
Eschivant la destre partie,
Vers la senestre m'achemin
Por querre le plus brief chemin.
Volentiers ce chemin querroie,
S'il iert trové, je m'i ferroie
De plain eslés sans contredit,
Se plus fort nel' me contredit,
Por Bel-Acueil de prison traire,
Le franc, le dous, le debonnaire.
Les blâmer, car si laissé l'eurent, 10437
C'est qu'amener ils ne le purent.
LV
Comment l'Amant sans plus tarder,
Prend congé d'Ami pour sonder
Les abords et choisir la voie
Par où Bel-Accueil il revoie.
D'Ami je pris incontinent
Congé, puis tout seul m'ébattant
M'en allai descendant la prée
D'herbe et de fleurs enluminée,
Écoutant des doux oiselets
Les chants joyeux et novelets.
Combien j'étais heureux d'entendre
Leur babil si doux et si tendre!
Mais une chose m'assombrit:
C'est que de fuir Ami m'a dit
Le castel et la tour maudite
Et que m'ébattre autour j'évite.
Ne sais si tenir m'en pourrai,
Car toujours aller y voudrai.
Lors marchant à ma fantaisie,
Je quittai la droite partie
Et vers la gauche fus soudain,
Pour chercher le plus bref chemin.
De grand coeur je cherche la route
Et m'y enfoncerai sans doute,
De plein élan sans contredit,
Si plus fort ne me contredit,
Pour Bel-Accueil de prison traire,
Le franc, le doux, le débonnaire.
Dès que ge verrai le chastel 10387
Plus fiéble qu'ung rosti gastel,
Et les portes seront ouvertes,
Ne nus nes me deffendra certes;
J'aurai bien le déable où ventre,
Se nel' pren et se ge n'i entre.
Lors sera Bel-Acueil délivres;
N'en prendroie cent mile livres;
Ce vous puis por voir affichier,
S'en cel chemin me puis fichier:
Toutevois du chastel m'esloing,
Mais ce ne fus pas de trop loing.
Dès que je verrai le château 10467
Plus faible qu'un rôti gâteau
Et les portes grandes ouvertes,
Nul ne me les défendra, certes,
Et le diable au ventre j'aurai
S'il ne se rend quand je voudrai.
Je vous en donne l'assurance,
Si dans le bon chemin j'avance,
Bel-Accueil sera délivré,
Cent mille livres n'en prendrai!
Du castel pourtant, par prudence,
Je me tiens à quelque distance. 10478
Ainsi comme je treuve.
Cette phrase prouve surabondamment ce que nous annoncions en tête des notes du premier volume, que les titres des chapitres n'étaient pas de l'auteur, mais de simples notes marginales des copistes ou éditeurs de manuscrits.
5.
, pageVers 4331.
Et pourtant que demande-t-elle?
Qu'au coeur qui lut reste fidèle
Tout vienne au gré de son désir.
Ce dernier vers est amphibologique. A quoi se rapporte son? à elle ou à coeur? Nous nous sommes vu plusieurs fois contraint de laisser subsister certaines tournures de phrases qu'une analyse rigoureuse condamne; mais à moins de passer son existence entière à retoucher une oeuvre aussi considérable, il est impossible que, soit lassitude, soit inadvertance,[p.388] quelques négligences n'échappent. Ainsi, au début du Roman, page 21, tome I, on lit:
Elle essaierait d'apetiser
Au moins son los et sa prouesse
Par sa fourbe et par son adresse.
En donnant le bon à tirer, nous avions changé le dernier vers par celui-ci:
En dessous les minant sans cesse,
qui rendait mieux la pensée de l'auteur et était plus correct. L'imprimeur tira sans faire la correction. Un seul des deux exemplaires sur peau de vélin put être corrigé à temps. Du reste, on n'était pas si scrupuleux au XIIIe siècle, comme on en peut juger par le Roman de la Rose, en particulier.
Vers 4508-4520. Sire, s.m., selon Guillaume Budé, vient du latin herus. Pasquier le dérive du mot χύριος.
Les anciens, en parlant de Dieu, l'appeloient Sire.
Le titre de sire ne se donnoit autrefois qu'à Dieu; mais, dans la suite, les peuples, qui regardent les rois comme ce qui approche le plus de la Divinité, leur donnèrent le nom de Sire. Les grands seigneurs s'arrogèrent aussi ce surnom; nous avons des maisons qui affectent de le prendre: le sire de Pont, le sire de Montmorency, le sire de Coucy. On disoit de ce dernier:
Je ne suis roy ne prince aussi,
Je suis le sire de Coucy.
Enfin, ce titre devint si commun, qu'on le donnoit aux marchands.
Clément Marot, dans ses épigrammes, appelle ainsi deux de ses créanciers:
Sire Michel, sire Bonaventure.
Le messire que les gens de qualité ajoutent à leurs titres est composé de mon et de sire: il faut observer que si le messire mis devant un nom de baptême n'est pas suivi du nom propre, il désigne presque toujours un roturier. Les personnes de qualité se sont imaginé que le Monsieur suivi du nom de famille produisoit à peu près le même effet; et quand ils parlent à un bourgeois titré (comme ils l'appellent très-improprement), ils ne manquent jamais de lui dire: Bonjour, Monsieur un tel. Cet abus n'est pas nouveau. Ménage, fort alerte sur les bienséances, s'en plaignoit déjà; il dit: «Qu'un seigneur qui faisoit une chère fort délicate l'invitoit souvent à sa table, mais qu'il avoit la mauvaise habitude de l'appeler toujours par son nom, comme s'il eût craint qu'il ne l'oubliât.»
Les gens de fortune, qui sont les singes des grands, en usent souvent ainsi avec des personnes à qui ils doivent du respect.
J'observerai, avant que de finir cet article, que le messire est devenu si commun, que des gens dont les pères ont passé les trois-quarts de leur vie, et quelquefois leur vie entière dans la roture, croiroient informes les actes qu'ils passent, si le messire ne précédoit pas d'autres titres aussi chimériques que leurs marquisats ou leurs comtés. (Lantin de Damerey.)
Nous ne nous permettrons d'ajouter qu'un mot [p.390] à cette note déjà bien longue: c'est que messire n'est point formé de mon et de sire, mais bien de mes et de sires, au singulier, comme on le voit ici: il est mes sires. Enfin sinre, sire, vient de senior; seniorem a formé: seigneur.
Vers 4509-4521. Homme-lige. Vassal qui tient un fief qui le lie envers son seigneur d'une obligation plus étroite que les autres.
Homo ligius, dans la basse latinité. L'Amant étoit devenu l'Homme-lige de l'Amour, et lui avoit rendu hommage de la bouche et des mains, c'est-à-dire qu'il ne lui étoit plus permis de rien dire, ni de rien faire contre le service de ce Dieu. Telle étoit la forme qui s'observoit dans les hommages du temps de saint Louis: «Le Seigneur prenoit entre ses deux paulmes les mains de son vassal jointes, lequel à genoux, nuë tête, sans manteau, ceinture, épée ne éperons, disoit: «Sire, je deviens vôtre homme de bouche et de mains, et promets foy et loyauté, et de garder vôtre foy à mon pouvoir, à vôtre semonce ou à celle de vôtre bailly à mon sens.» Cela dit, le seigneur baisoit le vassal sur la bouche.» (Fauchet, Des Fiefs, selon l'usage du Châtelet de Paris.)
On trouve dans le Roman de Lancelot que lorsqu'on prenoit possession d'un fief, et que l'on en étoit revêtu, on s'agenouilloit devant le seigneur-lige, et on lui baisoit le soulier, et le vassal qui étoit investi du fief recevoit le gand de son seigneur; et au vers 2003 de ce Roman, on lit que l'Amour refusa un pareil hommage. Il est rapporté dans une [p.391] Cronique «que Raoul, en faisant hommage de la Normandie à Charles-le-Simple, ne voulut mettre le genoüil en terre pour baiser le pied du Roi; il fallut que Charles le lui apportât à la bouche:» ce qui est une marque des anciens hommages, tels qu'on les rendoit dès le temps de Charles-Magne. (Fauchet, Antiquités françoises, livre XI.) (Lantin de Damerey.)
Vers 4539-4549. Charybde. Écueil fameux par un grand nombre de naufrages. Il est entre la Calabre et la Sicile. Les poètes ont feint que Charybdis fut en son temps la plus grande friponne du pays, et qu'ayant dérobé les boeufs d'Hercule, elle fut foudroyée par Jupiter, et précipitée dans la mer, où elle conserve toujours son ancienne inclination. (Lantin de Damerey.)
Vers 4554-4566. M. Francisque Michel traduit piteuse par misérable, ce qui est absurde.
Vers 4568-4584. Bureau, grosse étoffe faite en laine: c'est la même chose que la bure, qui, suivant la définition de Borel, est une étoffe velue de couleur rousse ou grisâtre, en latin burellus, ainsi qu'il est nommé dans le testament de saint Louis: Item, legamus DC. libras ad burellos emendos pro pauperibus [p.392] vestiendis. Le bureau est cependant un drap plus fort. Quoique les gens du commun soient plus souvent vêtus de cette étoffe que les gens de qualité (qui se vêtaient d'un drap fin de couleur foncée, brunete), ils n'en ressentent pas moins le pouvoir de l'amour; c'est ce qu'a voulu dire Jehan de Meung dans les deux vers suivants:
Comme ausinc bien sunt amoretes
Sous buriaus comme sous brunetes.
Cela signifie aussi que les gens de basse extraction ont souvent autant d'honneur et de vertu que ceux qui comptent une longue suite de nobles aïeux; c'est peut-être ce qui a donné lieu au proverbe: «Bureau vaut bien écarlate,» qui est une allusion que fit, en 1518, Michel Bureau, natif du bas Maine et évêque de Hieropolis, parlant au cardinal de Luxembourg, pour lors évêque du Mans, avec qui il étoit en procès; en quoi l'on voit l'équivoque de son nom, Bureau, pour blanchet ou drap qui n'est pas teint, avec l'habit de cardinal, estimé la plus riche teinture en draps de laine. (Bibliothèque de la Croix du Maine.)
La Fontaine a rendu à peu près la pensée de Jehan de Meung, dans l'endroit où Joconde veut persuader à Astolphe de s'attacher une femme de qualité:
Rien moins, reprit le Roi; laissons la qualité:
Sous les cotillons des grisettes
Peut loger autant de beauté
Que sous les juppes des coquettes.
(Lantin de Damerey.)
Vers 4581-4595. Pour la première fois paraît ce personnage de Génius, incompris jusqu'ici de tous les commentateurs, personnification de l'amour humain, ennemi implacable des amours honteux, cet ignoble égarement des sens, aussi bien que de l'amour mystique, ce déplorable égarement de l'imagination, en un mot, de tous les amours contre nature. Comme Génius arrive là brutalement, sans préparation, acteur inconnu jusqu'ici, et qui doit jouer un si grand rôle dans le dénoûment du Roman, il est supposable qu'une partie du passage fut rajoutée après coup.
Vers 4636-4650. Molinet ne faisant aucune mention des vers suivants, et ne les ayant pas trouvés dans les plus anciens manuscrits, je suis fondé à soupçonner qu'ils ont été rajoutés par quelque copiste du XVe siècle, et j'ai cru devoir, par cette raison, les retirer du texte de l'auteur. (Méon.)
Méismement en cest Amour
Li plus sage n'i scevent tour.
Mès or entens ge te dirai,
Une autre Amour te descrirai;
De cele voil-ge que por t'ame
Tu aimes la très douce Dame,
Si cum dit la sainte Escripture.
Amors est fors, Amors est dure,
Amors sostient, Amors endure,
Amors revient et tous jors dure,
[p.394]
Amors met en amer sa cure;
Amors leal, Amors séure
Sert, et de servise n'a cure;
Amors fait de propre commun,
Amors fait de divers cuers un,
Amors enchausce, ce me semble;
Amors départ, Amors assemble,
Amors joint divers cuers ensemble;
Amors rend cuers, Amors les emble;
Amors despiece, Amors refait;
Amors fait pez, Amors fait plait,
Amors fait bel, Amors fait lait
Toutes heures quant il li plait;
Amors atrait, Amors estrange,
Amors fait de privé estrange;
Amors seurprent, Amors emprent;
Amors reprent, Amors esprent:
Il n'est rien que Amors ne face,
Amors tost cuer, Amors tost grace;
Amors deslie, Amors enlace,
Amors occist, Amors alace;
Amors ne crient ne pic ne mace;
Amors ne crient riens c'on lui face.
Amors fist Diex nostre char prendre,
Amors le fist en la croix pendre,
Amors le fist ilec estendre,
Amors li fist le costé fendre;
Amors li fist les maus reprendre,
Amors li fist les bons aprendre;
Amors le fist à nous venir,
Amors nous fait à li tenir.
Si cum l'Escripture raconte,
Il n'est de nule vertu conte,
S'Amors ne joint et lie ensemble;
Il m'est avis, et voir me semble
Que pou vaut foi et espérance,
Justice, force, n'atrempance,
Qui n'a fine Amors avec soi.
L'Apostre dit, et ge le croi,
[p.395]
Qu'aumosne faite, ne martire,
Ne bien que nulli sache dire,
Ne vault riens s'Amors i deffaut;
Sans Amors tretout bien deffaut;
Sans Amors n'est homme parfait,
Ne par parole, ne par fait.
Ce est la fin, ce est la somme,
Amors fait tout le parfait homme.
Amors commence, Amors asomme,
Sans Amors n'est mie fait homme.
Amors les enserrés desserre,
Amors si n'a cure de guerre;
Fine Amor qui ne cesse point,
A Diex les met, à Diex les joint:
Loyal Amor fait à Diex force,
Car Amor de l'amer s'efforce.
Quant Amor parfondement pleure,
Li vient très-grant douceur en l'eure,
Et fine Amor d'amer est yvre,
Car grant douceur Amor enyvre;
Lors li convient dormir à force,
Quant en dormant d'amer s'efforce:
Car Amor ne puet estre oisive,
Tant cum el soit saine ne vive;
Lors dort en méditacion,
Puis monte en contemplacion.
Ilec s'aboume, ilec s'esveille,
Ilec voit mainte grant merveille.
Là voit tout bien, là voit tout voir,
Là trueve tout son estouvoir.
Là voit quanque l'en puet véoir,
Là scet quanque l'en puet savoir.
Là aprent quanqu'en puet aprendre,
Là prent du bien quanqu'en puet prendre;
Mès quant plus prent et plus aprent,
Et plus son desirier l'esprent,
Tous jors li croist son apetit,
Et tient son assez à petit.
En Amor n'a poirit de clamor,
Chascun puet amer par Amor,
[p.396]
Quant d'Amor ne te puès clamer,
Par Amor te convient amer.
De tout ton cueur, de toute t'ame
Veil que aimes la douce dame;
Quant Amor amer la t'esmuet,
Par Amor amer la t'estuet.
Donc aime la vierge Marie,
Par Amor à li te marie;
T'ame ne veult autre mari.
Par Amor à li te mari;
Après Jesu-Christ son espous,
A li te doing, à li t'espous,
A li te doing, à li t'otroi,
Sans desotroier t'i otroi.
Vers 4650-4665. Saillent, que nous traduisons par s'aiment. La véritable traduction serait: saillir, s'accoupler, consommer l'acte vénérien.
Nous avons reculé devant I'expression propre, combien que s'aiment affaiblisse l'idée de l'auteur. Six vers plus haut, le même cas s'est présenté pour: Quiconques à fame géust, quiconque couche avec une femme. Ce sont des expressions intraduisibles dans notre poésie moderne. Nous en rencontrerons bien d'autres, car nous voilà loin du douceâtre Guillaume. Peut-être avons-nous eu tort, car, pour reculer devant l'image, le lecteur verra par la suite que nous n'avons pas reculé devant le mot.
Vers 4682-4696.
Ou se rend dans quelque couvent.
[p.397] Se rend signifie: se fait moine. On disait: nonnain rendue, pour: religieuse converse, religieuse laie. Nonnain rendue se trouve encore dans Clément Marot.
Vers 4683-4697. Franchise veut dire ici liberté. On dit encore: les franchises, dans ce sens. A propos de ce mot, nous ferons observer que pour le vers 4616-4628, la traduction est insuffisante. La véritable traduction serait: Libres entre eux, comme dans l'original, c'est-à-dire n'ayant aucun lien entre eux, ni de parenté, ni de mariage.
L'auteur démontrera plus loin que l'amour aime la liberté et qu'il ne saurait vivre une heure en esclavage. C'est pourquoi on ne voit jamais de véritable amour résister à l'épreuve du mariage, et que les plus heureux amants font les plus mauvais époux.
30.
, pageVers 4715.
Mais Viellesse les en rechasce,
Qui ce ne scet, si le resache.
Évidemment, ici s'est glissée une erreur d'inadvertance ou d'impression, commise par Méon, et que M. Francisque Michel s'est empressé de reproduire. La rime l'indique assez. A notre avis, il faut resache aux deux vers. Dans le premier cas, resache sera le subjonctif de resachier, retirer, et dans le second le subjonctif de resavoir.
Vers 4847-4861. Hostelas, du verbe hosteler, loger quelqu'un; de ce verbe sont dérivés hostel et hostelerie. Hostel signifioit maison.
Dans la ballade de Villon à sa mie, on lit l'hôtel des Carmes; et dans l'Amant rendu Cordelier à l'observance d'Amours, on lit pareillement hôtel. Ce nom ne se donne qu'aux maisons des grands seigneurs: les juges datent quelquefois de leur hôtel; mais c'est plus par honneur pour la justice que pour le juge. On donne aussi à Paris le nom d'hôtel aux auberges qui ont de l'apparence; si ce titre flatte l'ambition de ceux qui donnent tout à la vanité des noms, les provinciaux trouvent souvent de quoi la rabattre lorsqu'il faut compter de la dépense, qui est ordinairement plus grande dans un hôtel que dans une hôtellerie, qui n'en est que le diminutif. Ce que nous appelons hôte étoit autrefois le nom que l'on donnoit à celui qui venoit loger dans un hôtel: Majores nostri hostem eum dicebant, quem nunc perigrinum dicimus. On l'appeloit aussi hospes, terme qui convenoit à celui qui venoit loger dans un endroit, et à celui qui donnoit retraite ou l'hospice à cet étranger.
Non hostes ab hospite tutus.
(Ovid., Métamorph., I.)
Le droit d'hospitalité étoit en grande recommandation chez les païens. Jupiter en étoit le dieu tutélaire; il étoit nommé Xenius, seu hospitalis: lorsqu'on recevoit un hôte, on commençoit par offrir un sacrifice à ce Dieu.
On voit dans la Genese de quelle manière Abraham [p.399] reçut les trois anges qui vinrent loger chez lui. Chacun sait comment Lot se comporta pour garantir ses deux hôtes des brutalités de ses concitoyens, et comment Manué, au livre des Juges, chap. 13, reçut l'ange qui étoit venu lui annoncer la naissance de son fils Samson.
Apud Lucanos lege cavebatur, ut si quis sole occaso divertentes hospites notos ignotosque domo exigeret κακοξενίας teneretur, mulctamque eo nomine pendere cogeretur. (Alexander ab Alexandro.)
Dans les anciennes lois des Bourguignons, titulo 38: De hospilitate non negandà. Quicumque hospiti venienti tectum, aut focum negaverit, trium solidorum inlatione mulctetur.
Et par un décret du concile de Clermont en Auvergne, tenu l'an 544, il fut enjoint aux prêtres d'avertir leurs paroissiens de recevoir les passants, et de ne pas leur vendre les vivres plus cher qu'au marché.
Enfin, ce devoir de charité envers les étrangers étoit si fort recommandé, que la règle de saint Benoît, chap. 53, porte: Frangatur jejunium propter hospitem à priore, si ce n'est pas un jour de jeûne principal ou ecclésiastique. Si enim quoslibet advenientes jejunio intermisso reficio, non solvo jejunium, sed impleo charitatis officium, dit saint Prosper, lib. 2, de Vitâ contemplativâ.
Le livre des Usages de Cîteaux, chap. 20, suppose aussi que l'abbé doit rompre le jeûne en faveur de ses hôtes.
Anciennement on n'avoit pas des auberges comme à présent; il falloit aller loger chez des particuliers; chacun savoit où il trouverait un gîte; on se rendoit la pareille dans l'occasion.
[p.400] Les anciens, comme le remarque Plaute, donnoient la moitié d'une pièce de monnoie, ou d'une autre marque qu'on appeloit tessera; celui qui la portoit étoit reçu comme un ami de la maison ou comme un ancien hôte; on la conservoit précieusement, et elle passoit des pères aux enfants. Ce droit d'hospitalité avoit donné lieu à l'établissement des hôpitaux, en faveur des passants qui n'avoient point de connoissance dans les endroits où leurs affaires les appeloient: ces maisons publiques leur servoient de retraites; mais dans la suite les hôpitaux, en Europe, sont devenus la retraite des seuls pauvres, comme l'observe Borel. (Lantin de Damerey.)
Vers 5058-5073. Cers ramages. M. Francisque Michel traduit par cerf sauvage. Ramages signifie bien généralement sauvage, habitant des bois; mais quand il s'applique au cerf, il dit: Cerf qui a son bois, cerf ramé: Cervus ramagius, cervus ramosis cornibus ornatus, cui cornua enascuntur, dit Du Cange dans son Glossaire.
Vers 5172-5190. Omni tempore diligit, qui amicus est.
Pour le vers précédent: Fortune en eus rien n'a [p.401] mis, la traduction est un peu trop libre, nous le reconnaissons; mais tenant absolument à conserver au précepte: Toujours aime qui est amis, sa forme concise et énergique, nous avons préféré sacrifier le vers précédent, d'autant plus que le sens reste rigoureusement le même.
Vers 5190-5210. Verus amicus prastantior auro. (C'est aller chercher bien loin les réminiscences.)
Vers 5267-5287. Pythagoras naquit à Samos vers la 47e olympiade, environ 590 ans avant J.-C. Il étoit fils de Mnesarcus, et, selon d'autres auteurs, de Marmacus ou de Mnermacus. Ce fut lui qui le premier prit le nom de philosophe. Sa secte fut nommée l'Italique. Il parcourut l'Égypte; il fut en Crète, à Lacédémone, où il se fit instruire dans les lois de Lycurgue et de Minos. De là il passa en Italie, où il ramena à une vie frugale les peuples de Crotone, qui vivoient dans le luxe; il mourut à Métapont, auprès de Tarente, où on prétend qu'il fut tué dans une émeute populaire.
Pythagore eut un grand nombre de disciples; une des règles qu'il leur faisoit observer étoit de garder le silence pendant cinq ans; après ce rude noviciat, ils étoient alors admis dans la maison de leur maître, et alors ils avoient le plaisir de jouir de sa présence et de le regarder fixement.
Le préjugé de ses disciples sur sa science étoit si [p.402] violent, que son autorité toute seule leur tenoit lieu de raison, et lorsqu'ils soutenoient un sentiment, et qu'on leur en demandoit la preuve, ils se contentoient de répondre: «Il l'a dit,» c'est-à-dire Pythagore. (Cicéron, De la nature des dieux, traduction de M. l'abbé d'Olivet.) Pythagore soutenoit la métempsicose, ou la transmigration d'une âme dans un autre corps; c'est un sentiment qu'il avoit puisé chez les Gymnosophistes, qui croyoient que la production du monde consistoit en ce que toutes choses sont sorties du sein de Dieu, et que l'univers périra par un retour de ces mêmes choses à leur première origine. Les Brachmanes du pays de Coromandel soutenoient que le monde périt et se renouvelle dans certaines périodes de temps. (Diction. de Bayle, t. II, édit. de 1715.)
Pythagore, qui se regardoit comme petit monde, prétendoit avoir essuyé ces différentes révolutions, et que son âme avoit passé du corps d'Aetalides dans celui d'Euphorbes, tué au siège de Troie par Ménélas; qu'elle avoit animé les corps d'Hermosine et de Pyrrhus, surnommé le Pêcheur, et que de Pyrrhus il étoit devenu Pythagore. (Diogenes Laerce, livre VIII.)
On prétend que les vers attribués à ce philosophe, qui sont les principes de sa morale, ont été mis sous cette forme par Lysis, un de ses disciples, Pythagore n'ayant point laissé d'écrits: ces vers sont au nombre de 71; on les appelle dorés, pour marquer que dans ce genre c'est ce qu'il y a de plus excellent et de plus divin; c'est par cette raison qu'on a donné le titre de l'Ane d'or à l'histoire d'Apulée, à cause de la richesse de son style. On trouve ces prétendus vers dorés dans le Recueil des poètes grecs[p.403]. Hierocles, qui d'athlète devint philosophe, fit un commentaire sur les vers de Pythagore. (Lantin de Damerey.)
Vers 5282-5304. On voit ici que Jehan de Meung songeait déjà à faire la traduction de Boëce, son auteur favori. (P.M.)
Anicius Manlius Torquatus Severinus Boetius naquit l'an de l'ère chrétienne 455. Il fut trois fois consul, et il eut pendant ce temps-là part à la confiance de Théodoric, roi des Goths. Il la perdit par la jalousie de Basile, d'Opilio et de Gaudence, délateurs infâmes. Boëce fut conduit dans les prisons de Ticino, aujourd'hui Pavie. Ce fut là où il composa son traité, intitulé: Consolatio philosophiae, divisé en cinq livres, avec d'autres traités de théologie.
Boëce (selon Berthier, in Praefatione Boethii) fuit logicus acutissimus, theologus gravissimus, mathematicus solertissimus, mechanicus artificiosissimus, musicus suavissimus, adhuc orator et poeta optimus. En effet, il a écrit dans tous ces genres de science.
Théodoric lui fit trancher la tête, l'an 524, aussi bien qu'à Symmachus, dont Boëce avoit épousé la fille. Ce prince ne survécut guère à un acte si cruel. Peu de temps après cette exécution, on servit sur sa table la tête d'un poisson énorme. Il crut que c'étoit celle de Symmachus qui le menaçoit; un tremblement s'empara de tous ses membres; on le mit dans son lit, où il mourut agité par les remords de sa conscience, confessant qu'il avoit eu tort de faire mourir Boëce et Symmachus sans avoir apporté, [p.404] en les condamnant, l'attention qu'il donnoit ordinairement à ses sujets. (Procopius, Hist. gothica, lib. primo.) (Lantin de Damerey.)
Vers 5295-5318. On lit dans un acte de 1377, rapporté par Sauval, qu'à cette époque les boucheries de Saint-Marcel étoient déjà très-anciennes. (Lantin de Damerey.)
Vers 5296-5317. Pipe: pipeau, chalumeau, paille, fétu. (Voir le Dictionnaire de Furetière.)
Vers 5324-5346. Nous ferons remarquer ici que, pour la seconde fois, est nommée la Seine. (Voir au début de la partie de Guillaume.)
Pourquoi ces deux auteurs, natifs tous deux des pays arrosés par la Loire, n'ont-ils pas choisi ce fleuve? L'exemple eût été plus frappant encore, la Seine n'étant nommée en ces deux cas que pour sa grandeur. Nous nous croyons autorisé à conclure que nos deux auteurs vivaient à Paris, à la cour sans doute, et que le roman tout entier fut écrit dans la capitale, pour charmer les loisirs des grands seigneurs et des hautes dames de l'aristocratie.
Ainsi s'expliquerait l'absence de manuscrits Orléanais anciens, quand il en subsiste encore un si grand nombre en dialecte picard ou bourguignon.
Vers 5333-5355. Phisicien. On donnoit autrefois ce nom à ceux qui exerçoient la médecine, parce qu'on les supposoit devoir être habiles dans la science de la nature, en grec Φὑσις.
Les seuls ecclésiastiques se mêloient de médecine en France, et il n'y eut point de médecins mariés dans ce royaume avant l'an 1452. Par une ordonnance de Philippe de Valois, il ne devoit y avoir en cour qu'un physicien, à 20 sous tournois par jour. (Pasquier, liv. VIII, chap. 26.)
Ce poste, quoique fort beau, seroit moins recherché, si on agissoit à l'égard du physicien comme Gontran, roi d'Orléans, qui fit mourir les deux médecins de la reine Austregisilde, sa femme, qui le lui avoit recommandé en mourant, parce qu'elle croyoit mourir par leur faute. (Du Tillet, Recueil des rois de France.)
Il paroît, par ce que dit Jehan de Meung de l'avidité des médecins et des avocats de son temps, qu'elle approchoit fort de celle que l'on remarque aujourd'hui parmi quelques-uns de ceux qui professent ces deux arts. Ceux qui les exercent avec honneur et désintéressement ne prendront point pour eux ce distique d'un ancien:
Vulpes amat fraudem, lupus agnum, femina laudem;
Vulnus amat medicus, praesbyter interitus.
Je remarquerai en passant qu'il étoit défendu par la loi Cincia, à ceux qui avoient soutenu en justice le droit des parties, de recevoir de l'argent ni des présents; dans la suite, Néron leur permit de déroger à cette loi. (Lantin de Damerey.) [p.406]
Vers 5349-5371.
Cil qui por vaine gloire tracent:
La mort de lor ames porchacent,
M. Francisque Michel traduit:
Ceux qui pourchassent vaine gloire
La mort de leurs âmes procurent.
Vraiment, c'est s'en tirer par trop cavalièrement.
Si tracer veut dire généralement: suivre à la trace, traquer, il signifie aussi: aller, marcher, courir de çà de là, sens qu'il a conservé jusqu'à nous dans la langue populaire de l'Orléanais, et même dans la langue classique (voir Littré). Quant à pourchasser, il n'a jamais signifié: procurer.
La traduction littérale de ces deux vers est:
Ceux qui voyagent pour une vaine gloire:
La mort de leurs âmes ils pourchassent.
Vers 5351-5372. De plus, M. Francisque Michel a commis une erreur des plus graves. Il écrit:
La mort de lor ames porchacent
Decéus et tex decevierres.
Méon met:
La mort de lor ames porchacent.
Decéus est tex decevierres.
Nous ferons remarquer combien le moindre changement [p.407] dans la ponctuation et l'orthographe est souvent dangereux. En effet, Méon fait dire à Jehan de Meung: Ils (ces prêcheurs) pourchassent la mort de leur âme; mais ces trompeurs se trompent eux-mêmes. M. Francisque Michel dit: Trompeurs et trompés, chacun poursuit la mort de son âme. Il rend ainsi responsables, vis-à-vis de Dieu, les malheureux égarés par des imposteurs. Or, dans la bouche de Jehan de Meung, cette parole serait une monstruosité, une réfutation inexplicable de son oeuvre tout entière.
Vers 5439-5463.
Dives divitias non congregat absque labore
Non tenet absque metu, non desinit absque dolore.
Vers 5550-5574. Aides, aide, secours; par extension: aides, impôts.
Nous saisissons l'occasion de montrer une fois de plus combien, pour juger un ouvrage, il est nécessaire de l'étudier à fond, et qu'un mot mal compris peut entraîner à de graves erreurs.
Nous avons sous les yeux la Satire au moyen âge de M. Lenient. Jehan de Meung, classé comme écrivain du XIVe siècle, y est jugé en quatorze pages. Ce chapitre commence ainsi:
«Au XIIIe siècle, la satire n'a rien encore de menaçant; elle se joue autour de la société; elle secoue en riant sa marotte devant les grands seigneurs, les abbés mitrés, les moines bien nourris, [p.408]les béguines aux larges robes, mais sans colère, sans passion de détruire; elle peut dire aussi:
En moi n'a ne venin ne fiel.
«Dans l'âge suivant, elle devient plus provocante et plus audacieuse; elle ne se contente plus de railler ce monde qui l'entoure; elle lui déclare la guerre. L'oeuvre de Jehan de Meung est moins une suite qu'une contre-partie de celle de Guillaume de Lorris. Guillaume écrit pour plaire à sa dame, Jehan pour servir la politique envahissante et novatrice de Philippe-le-Bel. Héritier de Guyot et de Ruteboeuf, il joint à la vieille malice gauloise l'humeur querelleuse et hautaine d'un libre-penseur moderne. Le droit d'insurrection et la célèbre théorie du refus de l'impôt, ressuscité de nos jours par M. de Genoude, n'y est pas moins clairement enseignée.
....Quant il vodront
Lor aides au roi toldront.
....Quand ils voudront
Les impôts au roi refuseront.»
Il n'est guère possible d'accumuler plus d'erreurs en si peu d'espace.
Pour faire un travail aussi considérable que l'Histoire de la satire en France du XIe au XVIe siècle, pour étudier et connaître à fond tous les ouvrages de notre ancienne littérature, la vie d'un homme ne saurait suffire, et nous ne sommes point étonné que que M. Lénient n'ait pu en faire qu'une étude superficielle. Son ouvrage ne doit donc être consulté qu'à titre de curiosité littéraire; mais admettre comme articles de foi toutes ses conclusions serait au moins imprudent.
[p.409] En effet, M. Lénient nous montre Jehan de Meung comme l'héritier de Ruteboeuf, qui écrivit sous saint Louis et Philippe III, et vécut même, dit-on, jus-qu'en 1310, sous Philippe-le-Bel.
Ces deux auteurs seraient, selon nous, contemporains. De plus, nous ne saurions admettre que l'oeuvre de Jehan de Meung fût la contre-partie de celle de Guillaume de Lorris. A peine quelques contradictions de détail pourraient-elles être relevées.
Quant à ce fameux refus de l'impôt, c'est probablement une chimère de M. Lénient. Nous avouons que l'emploi de ce mot au pluriel doit être considéré comme un arme à deux tranchants, et que plus d'un contemporain dut être tenté de le traduire selon sa fantaisie. Mais nous ne croyons pas que Jehan de Meung, un noble, eût osé, de son temps, ériger en système une pareille maxime. Aussi nous ne voulons y voir que le mot aide, assistance, terme plus large, qui laisse plus de marge à l'interprétation, et ne pouvait passer pour séditieux.
Enfin le Roman de la Rose est antérieur de quelques années au règne de Philippe-le-Bel, puisqu'il fut écrit entre 1270 et 1280, et l'on conviendra que prêcher le refus de l'impôt eût été bien mal servir la politique de ce roi toujours à court d'argent.
Vers 5846-5872. Virginie, fille de Lucius Virginius, tribun militaire à Rome. Elle avoit été fiancée à Lucius Icilius, autrefois tribun du peuple; mais Appius Claudius, le décemvir, étant devenu amoureux de cette fille, suborna un certain M. Claudius [p.410] pour la revendiquer comme une esclave qui étoit née dans une de ses maisons, et qui avoit été vendue à la femme de Virginius. Le décemvir, devant qui la contestation fut portée, ne manqua pas d'adjuger Virginie à celui qui la redemandoit, et qui devoit la lui remettre ensuite. Virginius voulant prévenir la honte de sa fille, lui plongea un couteau dans le sein. Cet accident souleva le peuple, et fut cause qu'on abolit la puissance des décemvirs, l'an de la fondation de Rome 304, pour établir le gouvernement consulaire. Appius fut mis en prison; mais il échappa au supplice qu'il méritoit, en avalant une dose de poison. (Lantin de Damerey.)
Vers 5922-5948. Marcus Anneus Lucanus, poète de Cordoue en Espagne, auteur de la Pharsale.
Vers 5996-6022. M. Francisque Michel traduit commans-ge par commencé-je. C'est une erreur; le sens est commandé-je.
Nous ferons remarquer ici que tous les vers compris entre le 5986e et le 7216e ont été rajoutés après coup. L'apostrophe de l'Amant à Raison pour lui reprocher ce fameux mot «si mal placé en bouche à courtoise pucelle,» est évidemment coupé en deux par un hors-d'oeuvre de 1230 vers qui n'ajoute aucun intérêt à l'action.
Vers 6000-6026.
Dum vitant stulti vitia, in contraria currunt.
(Horat., Satyr., II, lib. 22.)
Vers 6109-6137. Socrates eut pour père Sophonisques, tailleur de pierres, et pour mère Phenecrate, qui étoit sage-femme. Il naquit sur la fin de l'an 114 de l'ère philosophique; il fut disciple d'Archelaüs. La philosophie dont il fit profession fut souvent mise à l'épreuve, par la mauvaise humeur de Xantipe et de Myrthon, ses deux femmes. Plusieurs traits de modération, qui ne peuvent être placés ici, lui méritèrent ce glorieux témoignage de la part d'Apollon, qu'il étoit le seul de tous les hommes à qui l'on pût donner le nom de Sage.
Mortalium unus Socrates vere sapit.
Cette justice rendue à Socrates lui coûta la vie, comme on peut le voir dans Diogenes Laërce, livre second. (Lantin de Damerey.)
Vers 6119-6147. Jules Solin, grammairien latin, a composé un ouvrage intitulé: Polyhistor, qui est un recueil des choses mémorables que l'on voit dans divers pays. (Lantin de Damerey.)
Vers 6131-6159. Héraclite fut un philosophique qui ne pouvoit sortir de sa maison sans que les sottises des hommes lui fissent verser des larmes; bien différent de Démocrite son contraste, pour qui ces mêmes sottises étoient un divertissement. Héraclite, si l'on en croit Suidas, fut dévoré par des chiens pendant qu'il dormoit au soleil. (Lantin de Damerey.)
124.
, pageVers 6193. Cotissent, brisent. On dit encore, en Beauce et dans l'Orléanais, cotir pour meurtrir un fruit.
124.
, pageVers 6203. Doutable veut dire redoutable. C'est sans doute pour qu'on ne s'y trompe pas que M. Francisque Michel a écrit redoutable, faisant un vers faux.
Vers 6370-6398. A l'exemple des Orientaux, nos ancêtres attribuaient aux pierres précieuses des vertus plus ou moins efficaces. Marbode, évêque de Rennes, mort en 1123, a composé un poème latin, dans lequel il décrit soixante et une de ces pierres, et parle de leur nature, de leurs qualités et des propriétés qu'on leur accordait alors. Il l'annonce comme la version d'un traité d'Evax, roi d'Arabie, [p.413] qui l'avait composé pour Néron, empereur romain. (Francisque Michel.)
142.
, pageVers 6487. Maufé. C'est le nom qu'on donnoit au diable dans les vieux romans, soit parce que les peintres représentent les diables horribles et contrefaits, ou à cause de la méchanceté que les diables ont en partage.
Les Pères de l'Église, à l'exemple des premiers chrétiens, avoient une telle horreur pour le diable, qu'ils se faisoient un scrupule de le nommer, ne lui donnant point d'autre nom que celui de malus, qui veut dire mauvais ou malin; de là vient que plusieurs personnes prétendent que le libera nos à malo de l'Oraison dominicale ne signifie autre chose que: délivrez-nous du malin ou du mauvais, qui vient de mauffez, c'est-à-dire qui fait du mal. (Observations sur l'histoire de saint Louis, par du Cange.) Diez et Littré n'acceptent pas cette étymologie de mauvais.
Vers 6631-6663. Claudius, c'est Claudien (Claudianus), poète latin qui vivoit dans le IVe siècle, sous l'empire de Théodose, et de ses fils Arcadius et Honorius. Ce que Jehan de Meung lui fait dire de l'élévation et de l'abaissement des méchants est tiré des vers de ce poète, faussement attribués à Horace:
Jam non ad culmina rerum
Injustoi crevisse queror. Tolluniur in altum,
Ut lapsu graviare ruant.
(Lantin de Damerey.)
Vers 6738-6770. Suétone (Tranquille) a écrit la vie des douze Césars; il vivoit sous les empereurs Trajan et Adrien, et fut secrétaire d'État de ce dernier. On a encore de Suétone un livre des grammairiens illustres et un des rhéteurs. (Lantin de Damerey.)
Vers 6760-6792. L'auteur se trompe ici sur la durée du règne de Néron, qui ne fut que de treize ans sept mois et vingt-sept jours. Cependant cette erreur pourrait bien venir des anciens copistes. (L.D.D.)
Vers 6769-6801. Crésus, cinquième et dernier roi de Lydie, de la famille des Mermnades; son règne finit l'an 3510 du monde, 544 avant J.-C.
On ne sait point au vrai quand il mourut: l'histoire dit qu'il échappa, par une espèce de prodige, à l'arrêt que Cyrus avoit prononcé contre lui. Il évita aussi la mort que Cambyse vouloit qu'on lui fît souffrir. Hérodote, qui a écrit la vie de Crésus, ne dit pas un mot de sa mort; dès lors, on a raison d'être surpris que Jehan de Meung, qui vouloit donner de l'autorité aux songes, ait si mal fait expliquer par Phanie celui de son père, puisqu'il n'est pas vrai qu'il ait été attaché à une potence, ni qu'il y soit mort.
[p.415]Ce roi de Lydie, qui croyoit être le plus puissant de tous les monarques et le plus heureux des hommes, vantoit son bonheur à Solon; ce sage lui répondit qu'il ne falloit pas juger de la félicité de l'homme par le cours de sa vie, mais qu'il falloit en attendre la fin.
Ultima semper
Expectanda dies hominis, dicique beaius
Ante obitum nemo, supremaque funera debet.
(Ovid., Métamorph., lib. 3.)
(Lantin de Damerey.)
168.
, pageVers 6907 et 6908. Le lecteur remarquera que ces deux vers ne sont pas traduits. Ils n'étaient pas du reste bien nécessaires.
Dans tout le cours de cette traduction, nous avons tenu à reproduire l'original vers pour vers. Nous avions même un instant pensé à faire des rimes libres comme nos deux romanciers. Mais, après un essai qui ne nous satisfaisait point, nous avons cru devoir nous conformer aux règles de la versification moderne. Ne pouvant conserver à la vieille langue romane son harmonie incomparable, pour racheter ce défaut, autant que possible, nous avons adopté les rimes croisées, difficulté inouïe, qui nous fit regretter plus d'une fois notre détermination et faillit même nous faire abandonner notre travail. Mais c'était une compensation. Aussi, en maints endroits, soit pour conserver des périodes entières, soit pour réparer des fautes d'inadvertance dans la distribution de nos rimes, avons-nous eu recours à divers [p.416] moyens. Çà et là, mais bien rarement, et quand le sens le permettait, nous avons passé un vers ou deux. Le plus souvent nous avons adopté les transpositions de distiques ou, au mépris de la concision, délayé quelques phrases, de façon à regagner deux vers. La clarté parfois y trouvait son compte, et nous n'en avons jamais abusé, car il n'y a guère que 200 vers de différence entre la traduction et l'original, qui contient plus de 22,500 vers.
Vers 6921-6951 et 6940-6971. Conradin étoit petit-fils de l'empereur Frédéric II et fils de Conrad, qui avoit laissé la régence du royaume de Sicile à Mainfroy, fils naturel de Frédéric. Le régent usurpa le royaume sur son neveu Conradin. Charles, duc d'Anjou, à qui Urbain IV avoit donné l'investiture, livra bataille à Mainfroi l'an 1266. Cet usurpateur fut vaincu, et on le trouva sur le champ de bataille au nombre des morts.
Conradin, surpris que le pape Urbain et Clément IV, son successeur, eussent disposé d'un bien qui ne leur appartenoit par aucun droit, mit une armée sur pied. Charles vint au devant de lui lorsqu'il entrait dans la Sicile, et lui donna bataille au champ du Lis, l'an 1268. Conradin se sauva avec Frédéric son cousin; mais ils furent arrêtés quelques jours après, et condamnés à mort par les syndics des villes du royaume, comme perturbateurs du repos de l'Église; en conséquence, ils eurent la tête coupée sur l'échafaud, au milieu de la ville de Naples, l'an 1269. (Lantin de Damerey.)
Vers 6967-6997. Haves, salue, donne le bonjour. On se servoit anciennement de ce terme en jouant aux échecs; et au lieu de dire, comme à présent: échec au roi, on lui disoit: havé.
«Dans la description du bal en forme de tournoi, qui fut donné en présence de la Quinte, lorsque le roi étoit en prise, il n'était point permis de le prendre; mais on devoit, en lui faisant une profonde révérence, l'avertir, en lui disant: Dieu vous garde; et lorsqu'il ne pouvoit être secouru, il n'étoit pour cela pris de la partie adverse, mais salué le genoux en terre, lui disant: bon jour. Là étoit la fin du tournoi.» (Pantagruel, liv. V, chap. 24.) (Lantin de Damerey.)
Vers 6976-7006. Échecs. Jehan de Meung prétend que ce jeu fut inventé par Attalus, mathématicien dont on ignore le siècle; d'autres attribuent cette invention à Palamède, pendant le siége de Troie. On en fait aussi honneur à un certain Diomède, qui vivoit du temps d'Alexandre. Frère Jean de Vignay, dans son Traité de la moralité de l'échiquier, dit que le jeu des échecs fut inventé par un roi de Babylone, et que depuis, ce jeu fut porté en Grèce, ainsi que Diomède le Grec en fait foi dans ses livres anciens. Jérôme Vida, dans son poème sur les échecs, a feint que l'Océan, qui avoit joué de tout temps sous l'onde avec les Nymphes marines, apprit ce jeu aux Dieux célestes qui assistèrent aux noces de la Terre, et [p.418] que dans la suite Jupiter ayant débauché Scacchide, nymphe d'Italie, il lui enseigna ce jeu pour prix des faveurs qu'elle lui avoit accordées; et qu'enfin cette fille, qui lui donna son nom, l'apprit aux hommes.
Sarrazin, dans sa curieuse dissertation sur ce jeu, croit que les Indiens l'apprirent aux Persans, ceux-ci aux Mahotnétans, et que ce fut par le moyen de ces derniers que ce jeu passa en Europe.
On y jouoit en France du temps de Charles-Magne: on voyoit dans le Trésor de Saint-Denis les échecs de ce prince. A juger par leur taille de la grandeur de l'échiquier, je ne suis point surpris si Charlot, fils de Charles-Magne, en cassa la tête à Beaudoin, fils d'Ogier le Danois, à cause de l'ascendant qu'il avoit sur lui. Cette brutalité de Charlot fut cause d'une guerre qui dura plus de sept ans. (Roman d'Ogier le Danois, chap. 16.)
M. La Mare, auteur de l'excellent Traité de la police, remarque qu'en 1254, saint Louis défendit le jeu des échecs; «peut-être, ajoute-t-il, parce que ce jeu est trop sérieux, et jette le corps en langueur par une trop grande application de l'esprit.» C'est dans les principes de ce prince que Montaigne disoit, en parlant de ce jeu: «Je l'hai haï et fui, de ce qu'il n'est pas assez jeu, et qu'il nous ébat trop sérieusement, ayant honte d'y fournir l'attention qui suffiroit à quelque bonne chose.» (Lantin de Damerey.)
On conservoit au garde-meuble un jeu d'échecs en cristal, garni en or, qui avoit été donné, dit-on, au roi saint Louis par le Vieux de la Montagne; mais ayant été donné en paiement à un fournisseur plus curieux d'argent que d'antiquités, il le fit vendre à l'hôtel de Bullion en 1795. (Méon.)
Vers 6978-7010. Attalus Asiaticus, si gentilium creditur historiis, hanc ludendi lasciviam dicitur invenisse ab exercito numerorum, paululum deflexa materia. (Joan Saresburiensis, Policraticus, lib. I, cap. V.)
Vers 7016-7048. Marseille se révolta contre Charles d'Anjou, en 1262, pour la seconde fois. Boniface de Castellane, chef de la révolte, eut la tête tranchée, quoi qu'en dise Gaufredi en son Histoire de Provence. (Lantin de Damerey.)
Vers 7053-7086. Écuba, c'est Hécube, femme de Priam, roi des Troïens. Après la ruine de la capitale, on la trouva cachée dans l'endroit où ses fils avoient été enterrés. Ulisses la fit arracher de ces lieux, et la fit conduire comme sa prisonnière et son esclave. Avant son départ, elle avala les cendres de son fils Hector, tué par Achilles; et comme la fortune ne lui avoit laissé que des larmes et des cheveux blancs, elle en fit un sacrifice, et les répandit au lieu de fleurs sur le tombeau de son fils.
Jamais infortunes n'égalèrent celles de cette princesse. Elle eut la douleur de survivre à la perte de Priam son époux, de sa fille Cassandre, de son fils Hector. Elle vit tomber son autre fils Polidor sous les coups de Polymnestor, roi de Thrace. Polixène [p.420] sa fille fut sacrifiée aux mânes d'Achilles, que Pâris avoit tué. Pâris, à son tour, mourut des blessures qu'il avoit reçues en se battant avec Ajax, qui avoit eu la témérité de violer la pauvre Cassandre dans le temple de Pallas. (Ovide, Métamorph., liv. XII.) (Lantin de Damerey.)
Vers 7056-7089. Sisigambis étoit la mère de Darius. Cette princesse étant tombée entre les mains de ses ennemis, après la défaite de son fils, elle fut traitée par Alexandre avec tous les égards qui étoient dus à son rang. Aussi fut-elle plus sensible à la mort de ce conquérant qu'à celle de son propre fils; et cette princesse, qui avoit eu la force de survivre à la perte de Darius, eut honte de voir la lumière après qu'Alexandre en eut été privé. (Lantin de Damerey.)
Vers 7097-7129. Voyez le 24e livre de l'Iliade, où Achille débite ce conte au bon roi Priam, pour le consoler de la mort de son fils Hector. (Lantin de Damerey.)
Vers 7107-7139. Piment, boisson composée de miel et de certaines épices (c'est la cannelle); elle ressemble fort à l'hypocras. Il est parlé du piment [p.421] dans le Statut II, fait par Pierre le Vénérable, abbé de Cluny.
Statutum est ut ab omni mellis ac specierum cum vino confectione, quod vulgari nomine pigmentum vocatur coenâ Domini tantum exceptâ quâ die mel atque speciebu vino mixtum antiquitas permisit, omnes Cluniasiensis ordinis fratres abstineant.
Si l'on en croit l'auteur du livre qui a pour titre: Quadragesimal spirituel, cité par Henri Étienne, chapitre 37 de l' Apologie d'Hérodote, le vinum conditum dont il est parlé au livre des Cantiques étoit l'hypocras claré et piment.
Boëce a fait mention du piment ou vin mêlé avec du miel, dans l'endroit où il parle de la sobriété des premiers hommes.
Felix nimium prior oetas.
Contenta fidelibus arvis,
Naec inerti perdita luxu
Facili quae sera solebat
Jejunia solvere glandé
Non bracchica numera norant
Liquido confundere melle.
(Libro 2, metro 5.)
On lit dans les Dialogues de saint Grégoire, liv. III, chap. 14: «Aleiz, si coissiez del polment à noz ovriers.» Ite, et operariis nostris pulmentum coquite. Ce qui prouve qu'on cuisoit cette boisson. (Lantin de Damerey.)
188.
, pageVers 7244. Je n'ai trouvé les vers suivants que dans quatre des manuscrits dont j'ai fait usage:
Se verité n'iert si luisans
Qu'el fust contre vertu nuisans,
Sans faille bien l'ai oï dire,
Touz voirs ne sunt pas bons à dire.
Mès qui vuet mauvestié confondre,
Voir dire n'est mie à repondre:
Car vérité, quant vous la dites,
Por cognoistre les ypocrites,
Tel verité n'est pas à teire,
Cele doit-l'en toz jors retreire;
Mes peres, plus que vos, les blasme,
N'il ne het tant nul autre blasme.
(Méon.)
Vers 7330-7366. C'est Claude Ptolémée, mathématicien célèbre, connu par plusieurs ouvrages, et surtout par son Almageste en XIII livres. Alain Chartier l'attribue à Ptolémée II, roi d'Égypte. Voyez son Traité de l'Espérance. (Lantin de Damerey.)
Vers 7520-7556. Dans quelques manuscrits on lit les vers suivants:
Tant l'ain, se vos le saviez;
Que se par force en deviez
Ou morir, ou m'amor avoir,
Ne vos en flaterai jà voir,
Molt seroit corte vostre vie;
Jà n'auroie de vos envie,
Se vos deviez acorer,
Braire, crier, gemir, plorer,
Fondre en lermes por feire duex,
Et fussiez fille à quatre Diex,
Tant sèussiez bien fléuter,
Ge n'en voil or plus disputer;
Mès vodroie morir de mort
Si sen-ge jà qu'ele me mort.
(Méon.)
Vers 7670-7707. Ce que l'auteur dit ici de la peine portée contre le larron surpris avec son vol est tiré du IVe livre des Instituts de l'empereur Justinien, titulo 1° De obligationibus quae ex delicto nascuntur, où on lit, art. 5: Poena manifesti furti quadrupli est, tam ex servi, quam ex liberi personâ, nec manifesti dupli.
Ainsi, un voleur pris en flagrant délit étoit obligé de rendre la chose dérobée, et le quadruple de sa valeur. S'il n'étoit pas trouvé saisi du vol, et qu'il y eût tant de preuves contre lui qu'il n'en pût disconvenir, outre le larcin, il falloit encore payer le double.
[p.424] Cet usage est aboli en France, où l'action qu'on a contre le voleur est criminelle; et suivant la nature de la chose dérobée et les circonstances, il est puni plus ou moins sévèrement, par la mort, par le bannissement, par les galères, par le fouet ou par la marque d'un fer rouge. (Lantin de Damerey.)
Vers 7682-7719. Tarse, ancienne capitale de la Cilicie, près de l'embouchure du Cydnus dans la Méditerranée. C'est là qu'Alexandre faillit périr après s'être baigné dans les eaux glacées du Cydnus. Cette ville fait aujourd'hui partie du pachalik d'Adana.
Vers 7714-7750. Cette comparaison et la pensée qui précède sont assez obscures, ou tout au moins fort mal présentées. L'auteur veut dire: Jalousie prétend garder pour elle seule Bel-Accueil et ses charmes, comme l'avare son or; c'est sottise. En effet, qui obtient les faveurs d'une femme ne fait tort à personne. Allumer sa chandelle à celle d'un autre, est-ce lui faire tort? Pour un peu, Jehan de Meung dirait: Séduire la femme, c'est faire beaucoup d'honneur au mari. Mais il se contente d'affirmer que ce n'est pas lui faire tort, les charmes de la femme n'augmentant point à ne pas servir, pas plus que l'or au fond d'un sac. Petite économie!
Vers 7737-7771. (Voir la note 17 du tome I.)
Ici Jehan de Meung recommande de donner des chapeaux de fleurs, pour se rendre favorables les geôliers de Bel-Accueil. C'est sans doute de ce bon vieux temps dont parle Clément Marot, Rondeau du siècle antique:
Où un bouquet donné d'amour profonde,
C'étoit donné toute la terre ronde.
Alors, comme le remarque Coquillart dans ses droits nouveaux:
On aimoit pour un tabouret,
Pour un espinglier de velours,
Sans plus pour un petit touret.
Il en coûtoit peu en ce temps-là pour donner à sa maîtresse des marques de galanterie,
Car seulement au coeur on se prenoit,
comme le dit Marot au rondeau déjà cité. (Lantin de Damerey.)
Vers 7756-7792.
Interdum lacrymae pondera vocis habent.
(Ovid., Epist. ex P., lib. III, I, car. 15B.)
Vers 7760-7796. Voici encore un des conseils d'Ovide, pour tromper les femmes trop crédules:
Et lacrymae prosunt; lacrymis adamenta movebis
Fac madidas videat, si potes, illa genas.
Si lacrymae (neque enim veniunt in tempore semper)
Deficient, udd lumina tange manu.
(Ovid., De Arte amandi, lib. I, 659.)
(Lantin de Damerey.)
222.
, pageVers 7800. Je n'ai trouvé dans aucun des manuscrits que j'ai consultés le mot baron, qui se lit dans toutes les éditions de cet ouvrage. (Méon.)
228.
, pageVers 7891 et 7892.
C'est li faillir envis peisibles,
Tant est noviaux delis possibles.
Traduction:
On peut échouer, malgré tout, mais paisiblement,
Tant le plaisir qu'on poursuit est possible.
Le sens de ce distique est assez obscur, et il semble que les éditeurs aient pris à tâche de l'obscurcir encore davantage.
En effet, Méon termine le premier vers par envis possibles, et le second par délis peisibles. Dans l'impossibilité où nous nous trouvions de traduire ces [p.427] deux vers d'une façon satisfaisante, nous avons consulté plusieurs éditions. La première en date, Jehan Dupré, de la fin du XVe siècle, termine le premier vers par envis passibles, le second par delis possibles. Le sens est plus obscur que jamais. Marot termine le premier vers par envis peisibles, et le second par delis possibles. Enfin, M. Francisque Michel copie Méon, se contentant de mettre en marge la traduction de envis, malgré eux, et de delis, jouissance. Nous avons adopté la version de Marot comme la plus intelligible. Toutefois, à ceux qui ne partageraient pas notre opinion, nous offrons la variante suivante:
On risque, il est vrai, de faillir,
Mais pour paisiblement jouir.
234.
, pageVers 8010. Acertes. Nous ne savons pourquoi M. Francisque Michel écrit à certes.
Vers 8030-8070.
Arguet, arguito; quicquid probat illa, probato;
Quod dicit, dicas: quod negat illa, neges.
Riserit, arride; si flebit, flere memento.
(Ovid., De Art. am., lib. II, 199.)
Vers 8070-8110.
Seu ludat numerosque manu jactabit eburnos,
Tu male jactato, tu male jacta dato.
[p.428]
Seu jacies talos, victam ne paena sequatur,
Damnosi facito sient tibi saepe ranes.
Sive latrocinii sub imagine calculus ibit,
Fac pereat vitro miles ab hoste tuus.
(Ovid., De Arte am., lib. II, 203.)
Vers 8085-8126.
In gremium pulvis si fortè puellae
Deciderit, digitis excuctentus erit.
Et si nullus erit pulvis, tamen excute nullam.
(Ovid., Ibid., lib. I, carm. 149.)
Vers 8170-8210. Roland, neveu de l'empereur Charles-Magne, se rompit une veine en sonnant de son cor, que l'on entendoit à plus de sept lieues, ce qui contribua autant à sa mort que la soif ardente qu'il ne put étancher, ayant trouvé que le ruisseau dans lequel il alloit puiser de l'eau avec son armet étoit tout rouge de sang. (Suite de Roland-le-Furieux.) Il mourut dans la vallée de Roncevaux, entre Pampelune et Saint-Jean-Pied-de-Port, dans le royaume de Navarre. (Lantin de Damerey.)
Vers 8172-8212. Guenelon, Ganelon, ou Ganes. C'est dans les romans le nom d'un traître qui, pour de l'argent, livra l'armée des François à Marsille, [p.429] roi des Sarrazins, et fut cause de leur défaite à Roncevaux.
Charles-Magne, informé de cette trahison, envoya Ganelon à Aix-la-Chapelle, où il fut écartelé. (Du Haillan, Histoire des rois de France.)
Du Tillet, dans son Recueil des rois de France, page 261, édition de 1618, «raconte autrement l'avanture de Ganelon, dont il fait un archevêque de Sens, qui prit, par grande ingratitude, et contre son serment de fidélité, le parti de Louis, roi de Germanie, en l'invasion qu'il fit du royaume de France contre Charles-le-Chauve. Celui-ci l'accusa du crime de lèze-majesté au Concile de l'Eglise gallicane, assemblé de douze provinces au forsbourg de Toul en Lorraine, l'an 859, et de lui est tournée en proverbe «la trahison de Ganelon,» non de la défaite de Roncevaux, qui, comme récite Éghinard en la vie de Charles-Magne, advint par la charge que les Basques (lors appelés Gascons), étant en embûche, donnèrent à l'arrière-garde de l'armée de Charles-Magne, où véritablement moururent: Anséaume, maire du Palais; Eghard, grand-maître de France, et Rutland, amiral de Bretagne, lequel n'était neveu dudit Charles-Magne, car il n'eut qu'une soeur, madame Gisle de France, dès sa jeunesse religieuse. N'eurent les Basques que leur cupidité pour guide, sans intelligence dans l'armée des François; la surprinse fut pour l'avantage du lieu que lesdits Basques choisirent. La postérité ignorant l'infidélité dudit archevêque, et ayant le proverbe ancien, a composé la fable de Gannez, écrite ès romans.» (Lantin de Damerey.)
Vers 8296-8337.
Non habet undé suum paupertas pascat amorem.
(Ovid., Remed, am., V. 749.)
256.
, pageVers 8315.
Vaillans hons suel estre clamés.
Vaillant homme j'ai coutume d'être nommé.
Évidemment la version de Méon est mauvaise. Suel est la première personne de l'indicatif présent. La suite de la phrase prouve qu'il faudrait l'imparfait. Aussi préférons-nous la version des éditeurs des XVe et XVIe siècles, qui mettent:
Vaillans soulois estre clamés.
Vers 8463-8509. Pyrithoüs, fils d'Ixion, fut roi des Lapithes; il étoit ami intime de Thésée. Étant allé, accompagné de ce héros, pour enlever la femme du roi des Molossiens, ce prince, qui n'entendoit pas raillerie sur cet article, le fit dévorer par ses chiens.
J'ai vu Pyrithoüs, triste objet de mes larmes,
Livré par ce barbare à des monstres cruels
Qu'il nourrissoit du sang des malheureux mortels.
(Racine, Phèdre, acte III; scène V.)
(Lantin de Damerey.)
Vers 8501-8547. Ce que Jehan de Meung remarque sur la foi qu'on doit ajouter aux témoignages des mendians est tiré du Digeste:
Testium fides diligenter examinanda est, ideoque explorandum est si conditio, etc. An locuples, vel egens sit velucri causâ quid facile admittat. (Lib. XXII, tit. 5, lege Julia.) Cavetur ne in reum testimonium dicere liceret qui, etc.; et qui palam quoestum faciet fuerit ve. (Lege eâdem.)
Lucri causa moveri egenus facile praesumitur. (Cicero pro Fonteio.)
En effet, une personne dans l'indigence est plus facile à corrompre que celle qui est riche. (Lantin de Damerey.)
Vers 8515-8562. Les galans qui ne voudront pas se ruiner auprès des femmes trouveront ici de quoi leur faire des présents à bon marché. Ovide, qui étoit un vieux routier en fait d'amour, apprend la manière de donner beaucoup et à peu de frais:
Nec dominam jubeo pretioso munere dones;
Parva, sed è parvis callidus apta dato
Dum bené dives ager, dum rasni pondere nutant,
Afferat in calatho rustica dona pucri:
[p.432]
Rure suburbano poteris tibi dicere missa,
Illa tibi in sacrâ sint licet emptu viâ.
Afferat aut uvas, aut quas Amaryllis habebat;
At nunc castantas, nunc amat illa nuces.
(De Art. am., lib. II, 261.)
Voilà les présens de l'été. Il y a apparence que ceux de l'hiver n'étoient pas plus considérables. (Lantin de Damerey.)
Vers 8532-8578. Jorroises. Je crois qu'il ne faut point mettre de virgule après beloces ni après d'avesnes; en ce cas-là, le sens seroit: bouquet d'avoine qui vient dans les terres appelées jorroises. Les paysans en Bourgogne donnent le nom de boulée à des raisins attachés en boule, dont ils font des présens, pendant la vendange, aux gens de leur connoissance qui n'ont point de vignes; ainsi beloces, d'avesne, ou boulaces, comme je l'ai lu dans un manuscrit, signifieroit une poignée d'avoine avec sa paille, ramassée en une espèce de bouquet ou de boule. Les anciens disoient une boulée de clés, parce qu'alors elles étoient attachées par un cordon à une boule de bois. Cette explication de beloces n'est qu'une conjecture, mais je la crois soutenable, en ce que Jehan de Meung ayant parlé de prunes au vers 8528, il étoit fort inutile d'en parler quatre vers plus bas.
A l'égard de jorroises, où le manuscrit Bouhier met jorreuses, qui se rapporte à avoine, Du Cange, au mot joria, donne à entendre que c'est le nom d'une terre destinée à rapporter de la graine; ainsi, [p.433] avesnes, jorroises ou jorreuses seroient des avoines crues dans un champ propre pour cette espèce de graine. (Lantin de Damerey.)
Vers 8548-8594.
Biaux dons soustienneat maint bailli
Qui fussent ore mal bailli.
Traduction littérale: «Beaux dons soutiennent maints baillis qui seraient aujourd'hui mal gardés ou mal-lotis.» Le jeu de mots est intraduisible. On peut interpréter ces vers de deux manières: «1° Beaux dons soutiennent maints baillis, maints juges, qui, sans eux, ne pourraient mener si grand train qu'ils font d'ordinaire;» «2° Beaux dons soutiennent les juges prévaricateurs qui, sans eux, seraient dès longtemps punis comme ils le méritent.» (P.M.)
Bailli, c'est-à-dire gardien. Le grand bailli et le sénéchal étaient une même chose, tous deux gardiens et conservateurs des biens du peuple, contre les vexations des juges ordinaires. On disoit aussi bail, et dans Ville-Hardouin on trouve bals, dans le même sens. Bailli vient de bajulus, par corruption de bailus et balius. (Lantin de Damerey.)
Vers 8579-8624.
Nec minor est virtus, quam quaerere, parta tueri.
(Ovid., De Art. am., lib. II, 13.)
272.
, pageVers 8595. Mal-feu, mal-fu, mah-flambe. «Que le mal-feu vous arde! que le mal-feu vous brûle!» Imprécation fort usitée dans les XIIe, XIIIe et XIVe siècles, qui a tiré son origine d'une maladie épidémique dont les Parisiens furent attaqués sous Louis VI, en 1131, et que l'on nomma la maladie des ardents, et ensuite le charbon. Ceux qui en étoient attaqués mouroient sur le champ. On eut recours aux prières, et on porta processionnellement la châsse de sainte Geneviève à l'église de Notre-Dame; tous les historiens sont d'accord que cette relique, étant dans la rue Neuve-Notre-Dame, cette maladie cessa. En mémoire de ce miracle, on édifia au même endroit une église sous le nom de Sainte-Geneviève-des-Ardents, qui fut érigée en paroisse. Elle fut détruite en 1747 et réunie en la paroisse de la Magdelaine, en la Cité. On fait la fête de la commémoration de ce miracle le 26 novembre. (Lantin de Damerey.)
Vers 8605-8649.
Unus Iberinoe vir sufficit? Ocyus illud
Extorquebis, ut haec oculo contenta sit uno.
(Juvénal, Satyre VI, v. 53.)
Vers 8664-8708. Besans, besens. C'étoient des pièces d'or de la valeur de dix sols, suivant l'évaluation faite par Du Cange, en parlant de la rançon de saint Louis, où il dit que le marc d'argent valoit huit besans en or, et quatre livres, ou quatre-vingt-dix sous en argent, d'où il résulte que chaque besant valoit dix sous. Cette monnoie étoit appelée ainsi parce qu'elle avoit commencé d'avoir cours dans la ville de Byzance. (Lantin de Damerey.)
Vers 8669-8712. A partir de ce vers jusqu'au vers 10011, ce passage a évidemment été rajouté après coup. Le lecteur est assez embarrassé, du reste, en retrouvant la suite des préceptes d'Ami, après 1331 vers de leçons buissonnières. On ne saurait attribuer ce passage à des copistes, puisque nous y trouvons le fameux distique qui faillit, suivant Thévet, coûter si cher à notre poète. Si cette anecdote n'est pas prouvée, elle fait supposer que jamais personne n'a songé à contester à Jehan de Meung la paternité de cette partie du Roman. Il en est de même du passage signalé à la note 31 du présent [p.436] volume. On verra, par ces deux exemples, combien maître Jehan mettait de négligence dans ces rajustements; nous verrons dans le volume suivant qu'il a poussé le sans-gêne jusqu'à intercaler un passage, à peu près de la taille des deux ci-dessus, au milieu même d'une phrase!
278.
, pageVers 8701. Luz, brochet, du latin lucius. C'est le tyran des poissons; car il dévore, non seulement ceux d'une espèce différente de la sienne, mais les brochetons ses confrères n'échappent point à sa voracité.
Lucius est piscis, rex aique tyrannus aquarum,
dit l'école de Salerne.
Albert-le-Grand prétend que le brochet ne fait point de mal à la perche, à cause que les écailles de son dos sont trop piquantes; il veut même qu'il y ait entre ces deux poissons une espèce de sympathie, et que, lorsque le brochet a reçu quelque blessure, il va auprès de la perche qui le guérit en le touchant. (In: Commentario scholae Salernae.) (Lantin de Damerey.)
Vers 8704-8748. Graine. M. Francisque Michel traduit: cochenille. Ce qu'on appelle «graine de cochenille,» encore aujourd'hui, est l'insecte employé pour la teinture. Quoiqu'il existe, de tout temps, un insecte de la même famille (kermès) dont les Orientaux [p.437] et les Provençaux teignent les étoffes, l'usage de la cochenille ne fut importé du Mexique en Europe qu'au XVIe siècle, et nous pensons que la traduction de graine par cochenille, si savante qu'elle soit, est plus qu'aventurée ici.
280.
, pageVers 8714-8716. Ces deux vers sont faux; ils ont un pied de trop. Du temps de Jehan de Meung «avoient» comptait pour trois pieds dans le corps du vers.
Vers 8769-8811.
Non bene conveniunt, nec in unâ sede movantur
Majestas et amor.
(Ovide, Métamorph., lib. II, v. 8 et 9.)
Vers 8831-8877.
A cui parés-vous ces chastaignes?
Il nous a été impossible de rien découvrir sur l'origine et le sens de ce proverbe. Un instant cependant nous avons eu une lueur d'espoir, en lisant [p.438] la note de M. Francisque Michel, qui nous renvoyait au mot Chastaigne, dans ses Études de philologie comparée sur l'argot. Vite nous faisons l'acquisition de ce volume, et nous lisons: «Peler chastaignes, avoir du bien-être. Puis, ajoute l'auteur, l'expression: parer chastaignes, qui est peut-être plus ancienne, paraît avoir un autre sens.» Suivent, sans plus, les deux vers du Roman de la Rose où figure ce proverbe!
Vers 8855-8899. Nous avons eu un instant l'idée de conserver chapel et appel. Nous nous sommes, en fin de compte, arrêté à chapeau et appeau. En effet, chapel et chapeau sont à peu près synonymes, tandis qu'appel et appeau ont un sens trop tranché aujourd'hui pour pouvoir se mettre indifféremment l'un pour l'autre.
Vers 8887-8935. Théophraste, natif d'Erèse. Il étoit fils de Mélanthe le Foulon. Il fut disciple de Leucippe, puis de Platon, et enfin d'Aristote. Il [p.439] s'attacha à ce dernier, et il devint son successeur au Lycée. Aristote lui changea son nom de Tyrtame en celui de Théophraste, à cause de son éloquence, qui avoit quelque chose de divin. Théophraste composa près de deux cents volumes, dont la plupart sont perdus. Voilà à peu près ce qu'en dit Diogène Laërce.
L'ouvrage le plus connu de Théophraste est son Traité des caractères, traduit par La Bruyère; ce sont eux qui ont servi de modèle à ceux qu'il a donnés sous le titre: Caractères de ce siècle, qui sont autant de satires contre les François, à l'imitation de Théophraste, qui n'avoit point épargné les Athéniens dans les portraits qu'il en avoit faits.
Dans l'édition de 1613, faite à Leyde, des oeuvres de Théophraste, on ne trouve point le Traité des noces, où Jehan de Meung a puisé la meilleure partie de ce qu'il a dit sur cette matière: c'est apparemment un de ces ouvrages qui ont été perdus. Jean de Sarrisbery, évêque de Chartres, en a fait mention dans son Polycraticon, lib. VIII, cap. XI, où il dit: Fertur authore Hieronimo, aureolus Theophrasti liber de Nuptiis, in quo quaerit an vir sapiens ducat uxorem; et cum dissinisset, si pulchra esset, si bene morata, si honestis parentibus orta; si ipse sanus et dives, sic sapientem aliquando inire matrimonium, statim intulit: Haec autem raro in nuptiis amcordant universa. Non est igitur uxor amenda sapienti. Théophraste en allègue les raisons, que l'auteur du Roman de la Rose a fort bien expliquées dans ce qu'il dit contre le mariage.
Les Romains, les Spartiates, les Grecs et Lycurgue ont pensé sur cet article tout autrement que Théophraste, puisque parmi eux il y avoit des récompenses pour ceux qui se marioient, et des peines [p.440] contre ceux qui passoient leur vie dans le célibat. (Voyez Alexandrum in Alexandro.) (Lantin de Damerey.)
Vers 8958-9004. Il est curieux de rapprocher ici Voltaire de son devancier. Dans le roman de l'Ingénu, la belle Saint-Yves meurt de douleur, ne pouvant surmonter la honte d'avoir obtenu la délivrance de son amant au prix de sa vertu. Elle lui avoue sa faute au moment d'expirer, et il s'écrie: «Qui? vous coupable! Non, vous ne l'êtes pas! Le crime ne peut être que dans le coeur; le vôtre est à la vertu et à moi.»
Vers 9038-9084.
Rara avis in terris, nigroque simillima cygno.
(Juvénal, Satyr. VI, carm. 164.)
Vers 9043-9089.
....Tarpeium limen adora
Pronus, et auratum Junoni coede juvencam;
Si tibi contigerit capitis matrona pudici.
(Ibit., carm. 47.)
Vache dorée. Avant de la conduire au sacrifice, les anciens lui doroient les cornes, sans doute pour la rendre plus précieuse à leurs divinités. (Lantin de Damerey.)
Vers 9069-9115.
....Uxorem, Posthume, ducis?
Die quâ Tisiphone, quitus exagitare colubris?
Ferre potes dominam salvis tot restibus ullam,
Cùm pateant altae caligantesque fenestrae,
Cùm tibi vicinum se praebeat Aemilius pons.
(Satyra VI, vers. 28 et seq.)
Vers 9077-9123. Phoronée, second roi d'Argos, succéda à son père Inachus l'an du monde 1228, 1807 ans avant J.-C. Ce fut lui qui rassembla dans la ville d'Argos les Argiens dispersés, et leur donna des lois.
Le déluge d'Ogygès arriva de son temps. C'est le plus ancien roi grec dont l'histoire nous apprend quelque chose de certain. (Moréri.)
Vers 9091-9137. Pierre Abailart. Ses amours avec Héloïse n'ont pas moins contribué à le rendre célèbre dans l'histoire que sa profonde érudition, qui l'a mis au nombre des plus grands docteurs du XIIe siècle. Innocent II l'appeloit Magistrum Petrum, à cause de sa science.
Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, fit pour honorer la mémoire de ce savant homme une épitaphe dont voici les deux derniers vers:
Est satis in titulo, Petrus jacet Abeilardus,
Cui soli patuit scibile quicquid erat.
Victime infortunée de l'amour et de ses ennemis, il mourut l'an 1142, le 21 avril, âgé de 63 ans. Il fut enterré à Saint-Marcel, abbaye située près de Châlons-sur-Saône. (Lantin de Damerey.)
NOTA. Son tombeau a été transféré de cette abbaye au Musée français, dans l'an VIII. (MéON.)
Vers 9164-9210. Saint Julien, surnommé l'Hospitalier, vivoit au IVe siècle; les pèlerins s'adressoient à lui pour avoir un bon gîte. La Fontaine, dans le conte intitulé: l'Oraison de saint Julien, a mis heureusement en oeuvre la confiance qu'on avoit en ce saint. (Lantin de Damerey.)
Vers 9166-9212. Saint Léonard, vulgairement appelé saint Liénard, mort vers le milieu du VIe siècle, près de Limoges, employoit à racheter les captifs le produit de la terre que lui avoit donnée Théodebert, roi d'Austrasie, à qui le Limousin obéissoit alors.
308.
, pageVers 9177. Ataïne, querelle, chagrin, fâcherie, jalousie, animosité. Ataïneux, querelleur. Ataïner, quereller, chagriner, faire de la peine. Vient du grec ατη,[p.443] qui est le nom d'une déesse que l'on nomme en françois Atè. Elle est de l'invention d'Homère. C'est à elle qu'étoit confié le soin d'exciter parmi les hommes les noises et les querelles.
Rabelais s'en est souvenu dans ses Fanfreluches antidatées:
Maugré Até à la cuisse héronnière.
En Bourgogne, les paysans disent étener pour fatiguer jusqu'à l'excès, ce qui est une corruption d'ataïner. (Lantin de Damerey.)
308.
, pageVers 9193. Druerie. Drue, au masculin dru, se prenoit autrefois pour féale, amie; mais du temps de saint Louis on prit ce terme en mauvaise part, et on l'appliqua aux amours déshonnêtes. On en fit autant du substantif druerie, qui signifioit: fidélité, amitié, courtoisie, amour, galanterie. Druë ou druhe, étoit aussi la même chose que jeune femme. Si quis puellam quae druhie dicitur, ad maritum in viâ adsalierit, et cum ipsa violenter Maechatus fuerit, viij denar. culpabilis judicetur. (Tit. 14, legis salicae, art. 10.) (Lantin de Damerey.)
Vers 9273-9321. Alcibiade, un des grands capitaines de la Grèce. Il fut le plus bel homme de son siècle; voilà pourquoi Jehan de Meung en fait mention. Ce qu'il en dit est pris du troisième livre de la Consolation de Boëce,[p.444] son auteur favori. Quod si ut Aristoteles ait linceis oculis homines uterentur, ut eorum visus obstentia penetrarent. Nonne introspectis visceribus illud Alcibiadis superficie pulcherrimum corpus, turpissimum videretur? (Lantin de Damerey.)
316.
, pageVers 9310. A vertus, traduction littérale, à force. M. Francisque Michel met à vertus une majuscule. On serait donc forcé de traduire: «Forcent Chasteté de servir à Vertu leur dame, qui a en horreur les honnêtes femmes.» Ce serait un contre-sens et une absurdité.
Vers 9364-9416.
Spectatum veniunt, veniunt specientur ut ipsae.
(Ovid., De Art. am., lib. I, carm. 99.)
Vers 9465-9525. Saint Arnoult. Baillet, au tome II de la Vie des Saints, en admet trois qui portèrent ce nom. Le premier, contemporain de saint Remi, au VIe siècle, laissa, dit-on, sa femme vierge; elle étoit [p.445] nièce de Clovis. Saint Arnoult fit plusieurs pèlerinages, et fut enfin assassiné par des anciens valets de sa femme, irrités de ce qu'il lui avoit fait prendre le voile des vierges consacrées à Dieu. D'autres traditions portent que des voleurs, fâchés de ne lui avoir point trouvé d'argent, l'avoient battu cruellement, et qu'il étoit mort de ses blessures. On l'a mis au rang des martyrs, et l'Église célèbre sa fête, dans le diocèse de Reims, le 18 de juillet.
L'autre saint Arnoult, qui fut marié, vivoit vers l'an 580. Il avoit épousé une fille nommé Dode, dont il eut deux enfants. Elle prit dans la suite le voile dans un monastère de Trèves, et saint Arnoult mourut évêque de Metz, environ l'an 640.
Je ne prétends pas décider lequel de ces deux saints doit être le Seigneur des coux ou cocus. Peut-être Jehan de Meung a-t-il cru qu'il suffisoit d'être marié pour être de cette confrairie, et qu'en réduisant à l'acte la possibilité, une pareille hypothèse n'auroit rien d'absurde. Cet auteur étoit d'ailleurs assez prévenu contre le beau sexe, pour ne point aller chercher bien loin des explications à son passage.
Coquillart a pensé ainsi que Jehan de Meung sur le compte de saint Arnoult; voici comment il s'en explique au monologue des perruques:
Coquins, niays, sots, joquesus,
Trop tost mariéz en substance,
Seront tous menés au-dessus
Le jour Sainct Arnoult à la dance.
Saint Vincent Ferrières n'adopte point le sentiment de Jehan de Meung sur le patron des cocus; car dans son sermon sur la luxure, il fait mention de deux autres en ces termes:
[p.446] Fuit mercator; et cùm ejus uxor esset mortua, venerunt amici et parentes ut darent sibi uxorem. Dixit eis quod nolebat, quia vel dabitis uxorem juvenem vel antiquam. Si juvenem habeam, spernet me cùm sim antiquus, et timeo quod faceret me de confratriâ sancti Cuculli: si autem antiquam accipiam, ego sum antiquus et calvus, et sic unus non poterit juvare aliam. Dixerunt amici: Compater, non curetis quia non dabimus vobis uxorem antiquam, sed juvenem; et si faciat vos de confratriâ cucullorum, facietis de confratriâ sancti Lucae. (Lantin de Damerey.)
Vers 9470-9530. Hurtebillier. Ce mot, dont le sens n'échappera à personne, ne pouvait se traduire que par un mot emprunté à l'argot de la populace. Nous avons cru prudent de le reproduire simplement. Au surplus, la racine en est fort douteuse. Doit-on voir dans hurtebillier un composé de hurter et de bille, hurter du bâton, de la verge? Cette version nous avait séduit tout d'abord, et nous avions mis: «Toutes se font recheviller.» Mais au dernier moment nous nous sommes décidé à conserver le mot de Jehan de Meung.
Vers 9478-9540. Rafaitier. Il y a de l'apparence que le métier que Juvénal appelle refattier est far l'atto venereo. Cet acte, selon le même auteur cité par Jehan de Meung, est le moindre des crimes que la force du tempérament fait commettre aux femmes.
[p.447]
Faciunt graviora coactae
Imperio sexus, minimunque libidine peccant.
(Satyra VI, carm. 134 et 135.)
Une autre raison en faveur de mon explication, c'est que la Vieille, qui raconte à Bel-Accueil comment un homme qu'elle aimait éperdument la battoit et la maltraitait, dit:
Jà tant dit honte ne m'éust,
Que de pez ne m'amonestast,
Et que lors ne me rafaistast
Si r'avions et pez et concorde.
Ovide, qui étoit maître en l'art d'aimer, nous apprend que c'est là le moyen le plus sûr pour apaiser une femme irritée.
Pax omnis in uno concubitu
Cùm bene saevierit, cum certa videbitur hostis,
Tunc pete concubitus foedera, mitiserit.
(Lantin de Damerey.)
Nous avons traduit rafaitier par forniquer. Que le lecteur nous pardonne l'emploi de ce mot un peu trop ... comment dire? un peu trop sacré ... non, un peu trop liturgique; mais nous avons pensé que le mot péché, qui se trouve à la ligne suivante, nous y autorisait dans une certaine mesure. (P.M.)
Vers 9490-9552. La réponse que fit Jehan de Meung aux dames de la Cour, offensées avec raison d'une sentence si injuste, est tirée d'un livre italien, intitulé: Cento novelle Antich. A Guilielmo di Bergdam. C'est le Guilhem de Bargemon, gentilhomme [p.448] et poète provençal du temps de Raimond Béranger, et par conséquent plus ancien que Jehan de Meung. Jean de Notre-Dame a fait mention de Guilhem ou Guillem au chapitre 48 des poètes provençaux.
Le mot, que l'on donne à l'un et à l'autre, est une imitation un peu forcée de celui de J.-C. pour sauver la femme adultère. (Voyez le Menagiana de 1715, tome IV.)
Vers 9530-9592.
Quem non mille ferae, quem non Sthenelius hostis
Non potuit Juno vincere, vincit amor.
(Dejanira Herculi, Heroïdum.)
Vers 9537-9601. Yolé, fille d'Eurite, roi d'Oecalie. Hercule en devint amoureux, et emmena cette princesse prisonnière, après avoir tué son père qui la lui avoit refusée en mariage. Il la donna dans la suite à son fils Hillus. (Lantin de Damerey.)
Vers 9555-9619. Pestel, bâton. M. Francisque Michel s'est cru autorisé à remplacer ce mot par pestax, avant-bras, pilon. Nous trouvons cette version beaucoup trop savante, d'autant plus qu'à la fin du présent chapitre, le mari menace sa femme d'un bâton (pestel) et d'une lance, hallebarde, ou simplement broche (haste).
332.
, pageVers 9570. Pautonier. Autrefois on appeloit ainsi un homme qui n'a point de profession fixe, qui est prêt à tout faire, qui est employé par le premier venu aux ouvrages les plus abjects, même à faire de mauvaises actions, un bandit, un scélérat, un homme qui court et fréquente les femmes de mauvaise vie, qui les soutient; homme prêt à tous événements, disposé et prêt à maltraiter quelqu'un, même à l'assassiner; un homme de mauvaise vie, de mauvaises moeurs, dérangé dans ses habitudes, un crocheteur, un portefaix, même un bedeau, ou bedel, qui, dans les siècles reculés, étoient des gens préposés pour arrêter les malfaiteurs, qui les conduisoient en prison et au supplice, ce que font aujourd'hui les archers. C'étoit un valet de bourreau.
Vers 9588-9652. Ce vers et le précédent, ayant été oubliés par le compositeur dans l'édition de M. Francisque Michel, celui-ci, trop scrupuleux, les a intercalés deux pages plus loin, au beau milieu d'une phrase, où ils ne signifient absolument rien.
Vers 9642-9708. Solers à liens, decopez à las, c'est-à-dire lacés. Benoît Baudoin, d'Amiens, a fait un traité sur les souliers, sous le titre De Calceo antiquo et mystico, où il remarque que Dieu donnant à Adam [p.450] des peaux de bêtes pour se couvir, il ne le laissa point aller les pieds nus; que dans la suite des temps on fit des souliers de genêt, de papier, c'est-à-dire de la plante dont on tiroit le papier qui croissoit en Égypte. Il y avoit des souliers de lin, de soie, de bois, de fer, d'argent et d'or. Ils ont souvent changé pour la figure, pour les ornements et pour la couleur; il y a eu des souliers longs, des souliers unis, et d'autres qui étoient tailladés et découpés.
On lit au livre VII des Antiquités françoises du président Fauchet que les moines de Saint-Martin de Tours, vivant délicieusement, étoient vêtus de soie, et portoient des souliers, vitrei coloris (ce dit l'abbé Odon). Un autre dit des mirouers à leurs souliers, pour contempler leurs beaux habits, même dans l'église. (Lantin de Damerey.)
338.
, pageVers 9662. Despendre, dépenser. M. le duc de Bellegarde, qui étoit Gascon, et qui entendoit la raillerie, ayant demandé à Malherbe lequel étoit mieux dit de depensé ou de dependu, il répendit que depensé étoit plus françois, mais que dependu, pendu et rependu étoient plus propres pour les Gascons. (Lantin de Damerey.)
Vers 9726-9796. Jonglierre, janglerre, jongleur, joingleur et jongléor, du latin jaculator, signifient un bouffon, un bateleur, un trompeur. [p.451]
A la cour des comtes de Flandre, les poëtes étoient appelés jongleurs; à la cour de nos rois, fatistes, du mot faire. Fatiste étoit aussi un bateleur, suivant Borel. Fat vient de fatiste.
Chez les comtes de Provence, on appeloit les poëtes des troubadours ou trouvères: la Provence se nommoit alors la boutique des troubadours.
Les anciens poëtes grecs ont chanté les louanges des dieux et des rois, comme le remarque Hérodote dans la Vie d'Homère, dont les poésies furent chantées pièce à pièce dans les maisons des seigneurs, ce qui a fait nommer rhapsodies les poésies d'Homère, non pas dans le sens que nous donnons aujourd'hui à ce terme.
Nos trouvères, à l'exemple de ces poëtes, empruntant leurs sujets des belles actions des grands hommes, alloient par les cours des princes, chantant leurs gestes et leurs hauts faits pour les divertir. Les jongleurs, c'est-à-dire les ménestriers, avoient aussi le même emploi, chantant avec la viole. Les uns composoient, comme les trouvères ou conteurs; les autres chantoient les inventions d'autrui, comme les chanterres et les jongleurs, et parce qu'ils avoient besoin les uns des autres, ils se trouvoient ensemble aux grandes assemblées et aux festins des princes. Le temps où ils fleurirent le plus fut celui des Croisades. (Voyez Fauchet, De la langue et poésies françaises, liv. I.)
«Lorsque les bons trouvères vinrent à manquer, les jongleurs n'ayant plus rien de beau à raconter, on se moqua d'eux; et leurs contes étant méprisés à cause des menteries trop évidentes et trop lourdes, quand on vouloit parler de quelque chose folle et vaine, on disoit: «Ce n'est que jonglerie»; étant [p.452] enfin jongler ou jangler pris pour bourder et mentir.» (Fauchet, Ibid.) (Lantin de Damerey.)
M. Levesque de la Ravalière propose une nouvelle étimologie de ce mot, qui a pour elle une ressemblance frappante.
Les premiers instruments de musique que les hommes aient connus ont été la harpe et la lyre, dont on tire les sons avec les doigts et les ongles; ne se peut-il pas que du mot ongle on ait dit ongler, jongler, jongleur, pour exprimer l'action de jouer de la harpe et de la lyre? L'usage ayant établi la signification de jongleur, on a continué à nommer ainsi tous les joueurs d'instruments, quels que fussent les instruments dont ils jouoient. (Méon.)
Littré, d'accord avec tous les linguistes, fait dériver jongleur du latin joculator. (P.M.)
Vers 9853-9923. Doris, nymphe marine, fille de l'Océan et de Thétis, ayant été mariée à son frère Nérée, mit au monde cinquante nymphes qui furent appelées Néréides, du nom de leur père. Souvent les poètes emploient le nom de Doris, pour signifier la déesse de la mer, et quelquefois pour la mer elle-même. (Moréri.)
Vers 9868-9938. Dol. Le mot Barat, que nous traduisons ici par Dol, signifie proprement fraude, et jusqu'ici nous l'avions toujours traduit ainsi. Mais Jehan de Meung personnifiant toutes les passions et [p.453] les transformant en acteurs, nous nous sommes trouvé fort embarrassé par ce personnage masculin de Barat. Aussi avons-nous été forcé de modifier notre traduction suivant les circonstances, tantôt mettant fraude et ailleurs Dol ou mensonge. L'inconvénient n'est pas bien grave, attendu que ce personnage ne joue aucun rôle direct dans l'action du Roman de la Rose.
352.
, pageVers 9880. Pesme, c'est-à-dire très-mauvaise, la plus mauvaise, par sincope, du latin pessima, ainsi que notre même est sincopé de l'italien medesimo, et carême de quaresima. Je dois cette remarque au R.P. Oudin, l'un des plus savants Jésuites de son siècle en tout genre de littérature.
Cette explication est d'autant plus sûre que je l'ai retrouvée depuis dans le Glossaire de Du Cange sur l'histoire de Villehardouin, où les passages qu'il rapporte confirment le sentiment du P. Oudin. Guillaume de Nangis, parlant du roi des assassins, dit: «Icil très pesme Roy, et malvoulant seigneur.» Et Philippe Mouskes, en la vie de Philippe I:
Dont fut une très grant gelée
Trop piesme et trop démesurée.
(Lantin de Damerey.)
Nous ne reproduisons cette note que pour montrer que la science philologique était encore dans l'enfance au XVIIIe siècle. En effet, pesme vient de pessima, même de metipsimus, et carême de quadragesima.
Vers 9889-9959. Laverne. C'est la déesse que les voleurs avoient prise pour leur patrone. Horace nous a conservé la prière qu'on lui adressoit:
Pulchra Laverna,
Da mihi fallere, da justo sanctoque videri
Noctem peccatis, et fraudibus objice nubem.
(Épist. XVI, libro primo.)
(Lantin de Damerey.)
358.
, pageVers 9994. Listé. Fermé avec une barrière qu'on appeloit lista. Je ne crois pas que dans aucun cas on puisse expliquer ce terme par mortifiés qui se trouve dans certain glossaire. Ce que le roman nomme palais listez, ce sont des palais fermés avec des barrières. Palais, à palando, du verbe palari, aller par-ci par-là; ou bien de palus, qui signifie un pieu, dont Du Cange dérive le verbe palissader, garnir de pieux: étymologie qui remplit parfaitement l'idée attachée aux trois corps de troupes ou camps-volants de nos premiers François, qui étoient sans séjour fixe sous des tentes, munis seulement d'une enceinte de pieux dont on fait encore usage dans la guerre. Par là se forme du mot palais une idée toute différente de celle que l'on en a vulgairement.
De la même étymologie, palor, pour errer, se tirent certainement les mots palatins et paladins, ou chevaliers errants, dont les combats et l'amour faisoient toute l'occupation. (Lantin de Damerey.)
[p.455] Palais vient tout simplement de palatum, palatium, qui veut dire: maison du prince; on trouve palatium dans Varron.
362.
, pageVers 10028. Guerpir, abandonner, du verbe werpir, qui signifioit autrefois: livrer et ensaisiner l'héritage que l'on appeloit werp ou guerp, comme on le voit dans les notes de Hierome Bignon sur Marculfe. Déguerpir, c'étoit ôter, délaisser; mais dans la suite, le simple et le composé ont signifié la même chose, c'est-à-dire abandonner. (Lantin de Damerey.)
Vers 10111-10187.
Pauper amet cautè: timeat maledicere pauper.
Multaque, divitibus non patienda, ferat.
(Ovid., De Art. am., lib. II, carm. 167.)
Vers 10137-10211.
Sed neque fulvus aper mediâ tam saevus in ira est,
Fulmineo rabidos cùm votat ore canes,
Nec lea, cùm catulis lactentibus ubera praebet,
Nec brevis ignaro vipera laesa pede,
Fomina quam socii deprensâ pellice lecti
Ardet, et in vultu pignora mentis habet.
(Ovid., De Art. am., lib II, carm. 373.)
Vers 10266-10342. Les quatre vers suivants se trouvent dans quelques manuscrits:
Salemon qui tout esprouva,
En mil homes un bon trova;
Mès des fames ne trova nule,
Ne plus qu'en trueve mere mule.
Vers 10315-10391.
Quod natura dedit, nemo tollere potest.
Au vers précédent se trouve le mot surgéure, saut, la science de surgéure, la science de sauter. Ne pouvant traduire ce mot par un mot en ure pour rimer avec nature, nous nous sommes permis de substituer à surgéure le mot égratignure, qui traduit exactement la pensée de l'auteur, sinon le mot.
TITRES DES CHAPITRES.
CHAPITRE XXXIII.—Du vers 4283 au vers 4450. [2]
Cy endroit trespassa Guillaume
De Loris, et n'en fist plus pseaulme;
Mais, après plus de quarante ans,
Maitre Jehan de Meung ce Rommans
Parfist, ainsi comme je treuve;
Et ici commence son oeuvre.
CHAPITRE XXXIV.—Du vers 4451 au vers 4952. [12]
Cy est k très-belle Raison,
Qui est preste en toute saison
De donner bon conseil à ceulx
Qui d'eulx sauver sont paresceux.
CHAPITRE XXXV.—Du vers 4953 au vers 5838. [44]
Ci est le Souffreteux devant
Son vray Ami, en requerant
Qu'il luy vueille aider au besoing,
Son avoir lui mettant au poing.
CHAPITRE XXXVI.—Du vers 5839 au vers5888. [100]
Comment Virginius plaida
Devant Apius, qui jugea
Que sa fille à tout bien taillée,
Fust tost à Claudius baillée.
[p.458]
CHAPITRE XXXVII.—Du vers 5889 au vers 6162. [104]
Comment après le jugement
Virginius hastivement
A sa fille le chief couppa,
Dont de la mort point n'échappa;
Et mieulx ainsi le voulut faire,
Que la livrer à pute affaire;
Puis le chief presenta au juge
Qui en escheut en grant déluge.
CHAPITRE XXXVIII.—Du vers 6163 au vers 6440. [122]
Comment Raison monstre à l'Amant
Fortune la Roë tournant,
Et lui dit que tout son pouvoir,
S'il veult, ne le fera douloir.
CHAPITRE XXXIX.—Du vers 6441 au vers 6494.[138]
Comment le maulvais empereur
Neron, par sa grande fureur,
Fist devant luy ouvrir sa mere,
Et la livrer à mort amere,
Pource que véoir il vouloit
Le lieu où concéu l'avoit.
CHAPITRE XL.—Du vers 6495 au vers 6710.[142]
Comment Senecque le preud'homme,
Maistre de l'empereur de Romme,
Fut mis en ung baing pour mourir;
Neron le fist ainsi périr.
CHAPITRE XLI.—Du vers 6711 au vers 6796.[156]
Comment l'emperere Neron
Se tua devant deux garçons,
En ung jardin où se bouta,
Pour ce que son pueple doubta.
[p.459]
CHAPITRE XLII.—Du vers 6797 au vers 7526.[160]
Comment Phanie dist au roy
Son pere, que par son desroy
Il seroit au gibet pendu,
Et l'a par son songe entendu.
CHAPITRE XLIII.—Du vers 7527 au vers 8096.[206]
Comment Raison laisse l'Amant
Mélancolieux et dolant,
Puis s'est tourné devers Amis
Qui en son cas confort a mis.
CHAPITRE XLIV.—Du vers 8097 au vers 8266.[242]
Comment l'Amant monstre à Amis
Devant lui ses trois ennemis,
Et dit que tost le temps viendra
Qu'au juge d'eulx se complaindra.
CHAPITRE XLV.—Du vers 8267 au vers 8374.[252]
Comment Povreté fait requestes
A Richesce moult deshonnestes,
Qui riens ne prise tous ses ditz,
Mais de tout l'a fait esconditz.
CHAPITRE XLVI.—Du vers 8375 au vers 8712.[260]
Comment Amis recorde cy
A l'Amant, qu'un seul vray Amy
En sa povreté il avoit,
Qui tout son avoir lui offroit.
CHAPITRE XLVII.—Du vers 8713 au vers 8772.[280]
Comment les gens du temps passé
N'avoient nul trésor amassé,
Fors tout commun par bonne foy;
Et n'avoient ne prince ne roy.
[p.460]
CHAPITRE XLVIII.—Du vers 8773 au vers 8848.[284]
Ici commence le Jaloux
A parler et dire, oyans tous,
A sa femme qu'elle est trop baulde,
Et rappelle faulse ribaulde.
CHAPITRE XLIX.—Du vers 8849 au vers 8967.[288]
Comment le Jaloux si reprent
Sa femme, et dit que trop mesprent
De démener ou joie ou feste,
Et que de ce trop le moleste.
CHAPITRE L.—Du vers 8968 au vers 9307.[296]
Comment Lucrece par grant ire
Son cuer point, derrompt et dessire,
Et chiet morte sur terre adens,
Devant son mari et parens.
CHAPITRE LI.—Du vers 9308 au vers 9696.[316]
Beaulté si Chasteté guerroye,
Et Laidure aussi la maistroye
De servir à vertus leur dame
Qui des chastes à malle fame.
CHAPITRE LII.—Du vers 9697 au vers 9842.[340]
Comment le Jaloux se débat
A sa femme, et si fort la bat,
Que robe et cheveulx luy descire
Par sa jalousie et par ire.
CHAPITRE LIII.—Du vers 9843 au vers 9948.[350]
Comment Jason alla grant erre
Oultre mer la toison d'or querre,
Et fut chose moult merveilleuse
Aux regardons et moult paoureuse.
[p.461]
CHAPITRE LIV.—Du vers 9949 au vers 10358.[356]
Cy povez lire sans desroy,
Comment fut fait le premier roy,
Qui puis leur jura sans tarder
De loyaulment le leur garder.
CHAPITRE LV.—Du vers 10359 au vers 10398.[382]
Comment l'Amant, sans nul termine
Prent congié d'Amis, et chemine
Pour savoir s'il pourrait choisir
Chemin pour Bel-Acueil véir.
NOTES[387]
End of the Project Gutenberg EBook of Le roman de la rose by Guillaume de Lorris-Jean de Meung *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN DE LA ROSE *** ***** This file should be named 17140-h.htm or 17140-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/7/1/4/17140/ Produced by Marc D'Hooghe. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that * You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." * You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. * You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. * You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.