The Project Gutenberg EBook of Le Diable amoureux; L'Honneur perdu et recouvré; Rachel ou la belle juive, by Jacques Cazotte This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le Diable amoureux; L'Honneur perdu et recouvré; Rachel ou la belle juive Author: Jacques Cazotte Release Date: November 2, 2007 [EBook #23289] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE AMOUREUX *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)
collection des meilleurs auteurs anciens et modernes
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le
l'honneur perdu et recouvré
rachel, ou la belle juive
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PARIS
LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
PASSAGE MONTESQUIEU (RUE MONTESQUIEU)
Près le Palais-Royal
1905
Tous droits réservés
LE DIABLE AMOUREUX |
L'HONNEUR perdu et recouvré en partie et revanche ou RIEN DE FAIT |
RACHEL OU LA BELLE JUIVE nouvelle historique espagnole |
Jacques Cazotte est né en 1720, à Dijon, où son père était greffier des états de Bourgogne. Il fit ses études chez les jésuites de sa ville natale et fut appelé à Paris pour y achever son éducation. Il entra dans l'administration de la marine, fut nommé en 1747 commissaire et ensuite contrôleur des îles du Vent, à la Martinique. Entre temps il se livra à la littérature légère, multipliant les fables, les chansons, composa, son poème héroï-comique, Ollivier, qui restera, avec le Diable amoureux, le meilleur témoignage de son imagination facile et enjouée. En 1759, il revint en France avec sa retraite et le titre de commissaire général de la marine. Il avait cédé au père de La Valette, supérieur de la mission des jésuites, tout ce qu'il possédait à la Martinique en terres, en nègres et en effets, et n'avait reçu en payement que des lettres de change sur la compagnie des jésuites de Paris. Ceux-ci les laissèrent protester, ce qui fit perdre à Cazotte le fruit du travail de toute sa vie, et le contraignit à plaider contre ses anciens maîtres. C'est à cette époque qu'il se fit initier aux mystères de la société des illuminés martinistes; il y puisa cette sorte de mysticisme qui, combiné de la façon la plus bizarre avec les doctrines de l'Évangile, fit de lui un rêveur extatique, un assembleur de prédictions politiques plus ou moins réalisées. Tout le monde a entendu parler de cette singulière conversation dans laquelle Cazotte, en 1788, aurait prophétisé la triste fin de personnages politiques avec lesquels il se trouvait journellement en contact. Il paraît avéré que cette étrange prophétie est tout ce qu'il y a de plus apocryphe, et que le grave Laharpe devrait endosser la responsabilité de cette lugubre invention, arrangée après coup, comme pour prouver qu'il savait être un fantaisiste à ses heures perdues. Quoi qu'il en soit, nous ne croyons pas devoir priver nos lecteurs de ce curieux, morceau:
prophétie de cazotte rapportée par laharpe
Il me semble que c'était hier, et cependant au commencement de 1788, nous étions à table chez un de nos confrères à l'Académie, grand seigneur et homme d'esprit. La compagnie était nombreuse et de tout état; gens de cour, gens de robe, gens de lettres, académiciens, etc.: on avait fait grand'chère comme de coutume. Au dessert, les vins de Malvoisie et de Constance ajoutaient à la gaieté de bonne compagnie cette sorte de liberté qui n'en gardait pas toujours le ton. On en était alors venu, dans le monde, au point où tout est permis pour faire rire. Chamfort nous avait lu de ses contes impies et libertins, et les grandes dames avaient écouté, sans avoir même recours à l'éventail. De là un déluge de plaisanteries sur la religion; l'un citait une tirade de la Pucelle, l'autre rappelait ces vers philosophiques de Diderot:
Et des boyaux du dernier prêtre
Serrer le cou du dernier roi.
et d'applaudir. Un troisième se lève; et, tenant son verre plein: Oui, messieurs, s'écrie-t-il, je suis aussi sûr qu'il n'y a pas de Dieu, que je suis sûr qu'Homère est un sot; et en effet il était sûr de l'un comme de l'autre, et l'on avait parlé d'Homère et de Dieu, et il y avait là des convives qui avaient dit du bien de l'un et de l'autre. La conversation devient plus sérieuse; on se répand en admiration sur la révolution qu'avait faite Voltaire, et l'on convint que c'était là le premier titre de sa gloire. «Il a donné le ton à son siècle, et s'est fait lire dans l'antichambre comme dans le salon.» Un des convives nous raconta, en pouffant de rire, que son coiffeur lui avait dit, tout en le poudrant: «Voyez-vous, monsieur; quoique je ne sois qu'un misérable carabin, je n'ai pas plus de religion qu'un autre.» On conclut que la révolution ne tardera pas à se consommer, qu'il faut absolument que la superstition et le fanatisme fassent place à la philosophie, et l'on en est à calculer la probabilité de l'époque, et quels seront ceux de la société qui verront le règne de la raison. Les plus vieux se plaignaient de ne pouvoir s'en flatter; les jeunes se réjouissaient d'en avoir une espérance très vraisemblable, et l'on félicitait surtout l'Académie d'avoir préparé le grand œuvre et d'avoir été le chef-lieu, le centre, le mobile de la liberté de penser.
Un seul des convives n'avait point pris de part à toute la joie de cette conversation, et avait même laissé tomber tout doucement quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme. C'était Cazotte, homme aimable et original, mais malheureusement infatué des rêveries des illuminés. Il prend la parole; et du ton le plus sérieux: «Messieurs, dit-il, soyez satisfaits, vous verrez toute cette grande et sublime révolution que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète; je vous le répète, vous la verrez.» On lui répond par le refrain connu, faut pas être grand sorcier pour ça.—Soit, mais peut-être faut-il l'être un peu plus pour ce qui me reste à vous dire. Savez-vous ce qui arrivera de cette révolution, ce qui en arrivera pour vous tous tant que vous êtes ici, et ce qui en sera la suite immédiate, l'effet bien prouvé, la conséquence bien reconnue?—Ah! voyons (dit Condorcet, avec son air et son rire sournois et niais), un philosophe n'est pas fâché de rencontrer un prophète.—Vous M. de Condorcet, vous expirerez étendu sur le pavé d'un cachot; vous mourrez du poison que vous aurez pris pour vous dérober au bourreau, du poison que le bonheur de ce temps-là vous forcera de porter toujours sur vous.»
Grand étonnement d'abord; mais on se rappelle que le bon Cazotte est sujet à rêver tout éveille, et l'on rit de plus belle. «M. Cazotte, le conte que vous nous faites ici n'est pas si plaisant que votre Diable amoureux. Mais, quel diable vous a mis dans la tête ce cachot, ce poison et ces bourreaux? Qu'est-ce que tout cela peut avoir de commun avec la philosophie et le règne de la raison?—C'est précisément ce que je vous dis; c'est au nom de la philosophie, de l'humanité, de la liberté; c'est sous le règne de la raison qu'il vous arrivera de finir ainsi; et ce sera bien le règne de la raison, car alors elle aura des temples, et même il n'y aura plus, dans toute la France, en ce temps-là, que des temples de la raison.—Par ma foi (dit Chamfort, avec le sourire du sarcasme), vous ne serez pas un des prêtres de ces temps-là.—Je l'espère; mais vous, M. Chamfort, qui en serez un et très digne de l'être, vous vous couperez les veines de vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n'en mourrez que quelques mois après.» On se regarde et on rit encore. «Vous, M. Vicq-d'Azyr, vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même, mais après, vous les ferez ouvrir six fois dans un jour, au milieu d'un accès de goutte, pour être plus sûr de votre fait, et vous mourrez dans la nuit. Vous, M. de Nicolaï, sur l'échafaud; vous, M. Bailly, sur l'échafaud; vous, M. de Malesherbes, sur l'échafaud....—Ah! Dieu soit béni, dit Roucher, il paraît que monsieur n'en veut qu'à l'Académie; il vient d'en faire une terrible exécution; et moi, grâce au ciel!...—Vous! vous mourrez aussi sur l'échafaud.» Oh! c'est une gageure (s'écrie-t-on de toute part), il a juré de tout exterminer. «Non, ce n'est pas moi qui l'ai juré.—Mais nous serons donc subjugués par les Turcs et les Tartares?...—Encore....—Point du tout; je vous l'ai dit, vous serez alors gouvernés par la seule philosophie, par la seule raison. Ceux qui vous traiteront ainsi seront tous des philosophes, auront à tout moment dans la bouche les mêmes phrases que vous débitez depuis une heure, répéteront toutes vos maximes, citeront, comme vous, les vers de Diderot et de la Pucelle.» On se disait à l'oreille: Vous voyez bien qu'il est fou (car il gardait le plus grand sérieux). «Est-ce que vous ne voyez pas qu'il plaisante; et vous savez qu'il entre toujours du merveilleux dans ses plaisanteries.—Oui, répondit Chamfort, mais son merveilleux n'est pas gai, il est trop patibulaire; et quand tout cela arrivera-t-il?—Six ans ne se passeront pas que tout ce que je vous dis ne soit accompli.
—Voilà bien des miracles! (et cette fois c'était moi qui parlais), et vous ne m'y mettez pour rien.—Vous y serez pour un miracle tout au moins aussi extraordinaire; vous serez alors chrétien.
Grandes exclamations. «Ah! reprit Chamfort; je suis rassuré, si nous ne devons périr que quand Laharpe sera chrétien, nous sommes immortels.
—Pour ça, dit alors la duchesse de Grammont, nous sommes bien heureuses, nous autres femmes, de n'être pour rien dans les révolutions. Quand je dis pour rien, ce n'est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu, mais il est reçu qu'on ne s'en prend pas a nous, et notre sexe....—Votre sexe, mesdames, ne vous en défendra pas cette fois, et vous aurez beau ne vous mêler de rien, vous serez traitées tout comme les hommes, sans aucune différence quelconque.—Mais qu'est-ce que vous nous dites donc là, M. Cazotte? c'est la fin du monde que vous nous prêchez.—Je n'en sais rien; mais ce que je sais, c'est que vous, madame la duchesse, vous serez conduite à l'échafaud, vous et beaucoup d'autres dames avec vous, dans la charrette et les mains liées derrière le dos.—Ah! j'espère que dans ce cas-là j'aurai du moins un carrosse drapé de noir.—Non, madame; de plus grandes dames que vous iront comme vous en charrette et les mains liées comme vous.—De plus grandes dames! quoi! les princesses du sang?—De plus grandes dames encore....» Ici, un mouvement très sensible dans toute la compagnie, et la figure du maître se rembrunit. On commençait à trouver que la plaisanterie était forte. Madame de Grammont, pour dissiper le nuage, n'insista pas sur cette dernière réponse et se contenta de dire du ton le plus léger: Vous verrez qu'il ne me laissera seulement pas un confesseur.—Non, madame, vous n'en aurez pas, ni vous, ni personne; le dernier supplicié qui en aura un par grâce, sera....»
Il s'arrêta un moment. «Eh bien! quel est donc l'heureux mortel qui aura cette prérogative?—C'est la seule qui lui restera, et ce sera le roi de France.»
Le maître de la maison se leva brusquement et tout le monde avec lui. Il alla vers M. Cazotte et lui dit avec un ton pénétré: «Mon cher M. Cazotte, c'est assez faire durer cette facétie lugubre; vous la poussez trop loin, et jusqu'à compromettre la société où vous êtes et vous-même.» Cazotte ne répondit rien et se disposait à se retirer, quand madame de Grammont, qui voulait toujours éviter le sérieux et ramener la gaieté, s'avança vers lui: «Monsieur le prophète, qui nous dites à nous tous notre bonne aventure, vous ne nous dites rien de la vôtre.» Il fut quelque temps en silence et les yeux baissés: «Vous, madame, avez-vous lu le siège de Jérusalem, dans Josèphe?—Oh! sans doute, qui est-ce qui n'a pas lu ça? mais faites comme si je ne l'avais pas lu.—Eh bien, madame, pendant ce siège, un homme fit sept jours de suite le tour des remparts, à la vue des assiégeants et des assiégés, criant incessamment d'une voix sinistre et tonnante: Malheur à Jérusalem! et le septième jour il cria: Malheur à Jérusalem! malheur à moi-même! et dans le moment, une pierre énorme lancée par les machines ennemies, l'atteignit et le mit en pièces.» Et après cette réponse, M. Cazotte fit sa révérence et sortit.
Cazotte, qui maniait agréablement le vers eut le rare honneur de voir attribuer à Voltaire une bonne partie de ses poésies (on peut, entre autres, lire dans l'Almanach des Muses de 1773, sous le nom du grand homme, un joli conte de notre auteur ayant pour titre: la Brunette Anglaise). Le caractère de son talent était une gaîté facile, une rare abondance d'imagination, un art de récit tranchant, par son tour particulier, avec le faire des conteurs à la mode qui cultivaient le même genre avec d'autres moyens de séduction. S'il n'occupe point la première place, il tient dignement la seconde, comme il est facile de s'en convaincre en parcourant ses nouvelles et ses contes arabes, accommodés au goût sceptique de notre nation.
La Révolution, dont il combattit les principes, l'arracha aux paisibles fonctions de maire de la commune de Pierry, près d'Épernay, où il avait vécu la meilleure part de sa vie depuis son retour des colonies. Un instant il échappa à la mort, grâce à l'héroïsme de sa fille; mais sa correspondance compromettante avec Pouteau, secrétaire de la liste civile, trouvée dans la fameuse armoire de fer, avait fait pressentir le funeste dénoûment qui ravit l'aimable conteur à ses amis et aux lettres françaises (1792). Ses œuvres ont été publiées un grand nombre de fois; la meilleure et la plus complète édition est celle de 1817 (Paris, J.-F. Bastien, 4 vol. in-8°). Si, comme nous l'espérons, le Diable amoureux obtient un regain du succès qui l'accueillit à son aurore, nous mettrons le public à même de juger plus à fond l'ingéniosité de cet esprit charmant dont la réputation est loin d'égaler le mérite.
La première édition du Diable amoureux était accompagnée de singulières gravures, que Cazotte a commentées à sa manière, dans l'avis qui précède le conte, si bien qu'on se demande s'il a parlé sérieusement ou s'il a raillé, lorsqu'il s'étend si complaisamment sur ces informes vignettes dont les enfants de nos jours, élevés dans l'admiration des images d'Épinal, ne voudraient point entreprendre l'enluminure. À une époque où les Moreau, les Cochin, les Saint-Aubin et les Gravelot prodiguaient leurs coquets chefs-d'œuvre, il n'eût pas été permis de leur préférer ces grossières ébauches, et Cazotte n'était pas homme à méconnaître les productions si gracieusement spirituelles de ses contemporains. La boutade qui termine le susdit avis au lecteur atteste amplement que l'auteur du conte n'était rien moins qu'un esprit naïf... «Qu'il nous soit permis seulement de dire un mot de l'ouvrage. Il a été rêvé en une nuit et écrit en un jour: ce n'est point, comme à l'ordinaire, un vol fait à l'auteur; il l'a écrit pour son plaisir et un peu pour l'édification de ses concitoyens, car il est très moral; le style en est rapide, point d'esprit à la mode, point de métaphysique, point de science, encore moins de jolies impiétés et de hardiesses philosophiques; seulement un petit assassinat pour ne pas heurter de front le goût actuel, et voilà tout. Il semble que l'auteur ait senti qu'un homme qui a la tête tournée d'amour est déjà bien à plaindre: mais lorsqu'une jolie femme est amoureuse de lui, le caresse, l'obsède, le mène et veut à toute force s'en faire aimer, c'est le diable...»
NOUVELLE ESPAGNOLE
J'étais à vingt-cinq ans capitaine aux gardes du roi de Naples: nous vivions beaucoup entre camarades, et comme de jeunes gens, c'est-à-dire des femmes, du jeu, tant que la bourse pouvait y suffire; et nous philosophions dans nos quartiers quand nous n'avions plus d'autre ressource.
Un soir, après nous être épuisés en raisonnements de toute espèce autour d'un très petit flacon de vin de Chypre et de quelques marrons secs, le discours tomba sur la cabale et les cabalistes.
Un d'entre nous prétendait que c'était une science réelle, et dont les opérations étaient sûres; quatre des plus jeunes lui soutenaient que c'étaient un amas d'absurdités, une source de friponneries, propres à tromper les gens crédules et à amuser les enfants.
Le plus âgé d'entre nous, Flamand d'origine, fumait une pipe d'un air distrait, et ne disait mot. Son air froid et sa distraction me faisaient spectacle à travers ce charivari discordant qui nous étourdissait, et m'empêchait de prendre part à une conversation trop peu réglée pour qu'elle eût de l'intérêt pour moi.
Nous étions dans la chambre du fumeur; la nuit s'avançait: on se sépara, et nous demeurâmes seuls, notre ancien et moi.
Il continua de fumer flegmatiquement; je demeurai les coudes appuyés sur la table, sans rien dire. Enfin mon homme rompit le silence.
—Jeune homme, me dit-il, vous venez d'entendre beaucoup de bruit: pourquoi vous êtes-vous tiré de la mêlée?
—C'est, lui répondis-je, que j'aime mieux me taire que d'approuver ou blâmer ce que je ne connais pas: je ne sais même ce que veut dire le mot cabale.
—Il a plusieurs significations, me dit-il: mais ce n'est point d'elles dont il s'agit, c'est de la chose. Croyez-vous qu'il puisse exister une science qui enseigne à transformer les métaux, et à réduire les esprits sous notre obéissance?
—Je ne connais rien des esprits, à commencer par le mien, sinon que je suis sûr de son existence. Quant aux métaux, je sais la valeur d'un carlin au jeu, à l'auberge et ailleurs, et ne peux rien assurer ni nier sur l'essence des uns et des autres, sur les modifications et impressions dont ils sont susceptibles.
—Mon jeune camarade, j'aime beaucoup votre ignorance; elle vaut bien la doctrine des autres: au moins vous n'êtes pas dans l'erreur, et si vous n'êtes pas instruit, vous êtes susceptible de l'être. Votre naturel, la franchise de votre caractère, la droiture de votre esprit me plaisent: je sais quelque chose de plus que le commun des hommes: jurez-moi le plus grand secret sur votre parole d'honneur, promettez de vous conduire avec prudence, et vous serez mon écolier.
—L'ouverture que vous me faites, mon cher Soberano, m'est très agréable. La curiosité est ma plus forte passion. Je vous avouerai que naturellement j'ai peu d'empressement pour nos connaissances ordinaires; elles m'ont toujours semblé trop bornées, et j'ai deviné cette sphère élevée dans laquelle vous voulez m'aider à m'élancer: mais quelle est la première clef de la science dont vous parlez? Selon ce que disaient nos camarades en disputant, ce sont les esprits eux-mêmes qui nous instruisent; peut-on se lier avec eux?
—Vous avez dit le mot, Alvare: on n'apprendrait rien de soi-même; quant à la possibilité de nos liaisons, je vais vous en donner une preuve sans réplique.»
Comme il finissait ce mot, il achevait sa pipe: il frappe trois coups pour faire sortir un peu de cendre qui restait au fond, la pose sur la table assez près de moi. Il élève la voix: «Calderon, dit-il, venez chercher ma pipe, allumez-la, et rapportez-la moi.»
Il finissait à peine le commandement, je vois disparaître la pipe; et, avant que j'eusse pu raisonner sur les moyens, ni demander quel était ce Calderon chargé de ses ordres, la pipe allumée était de retour, et mon interlocuteur avait repris son occupation.
Il la continua quelque temps, moins pour savourer le tabac que pour jouir de la surprise qu'il m'occasionnait; puis se levant, il dit: «Je prends la garde au jour, il faut que je repose. Allez vous coucher; soyez sage, et nous nous reverrons.»
Je me retirai plein de curiosité et affamé d'idées nouvelles, dont je me promettais de me remplir bientôt par le secours de Soberano. Je le vis le lendemain, les jours ensuite; je n'eus plus d'autre passion, je devins son ombre.
Je lui faisais mille questions; il éludait les unes et répondait aux autres d'un ton d'oracle. Enfin je le pressai sur l'article de la religion de ses pareils. «C'est, me répondit-il, la religion naturelle.» Nous entrâmes dans quelques détails; ses décisions cadraient plus avec mes penchants qu'avec mes principes; mais je voulais venir à mon but, et ne devais pas le contrarier.
—Vous commandez aux esprits, lui disais-je; je veux comme vous être en commerce avec eux: je le veux, je le veux.
—Vous êtes vif, camarade, vous n'avez pas subi votre temps d'épreuve; vous n'avez rempli aucune des conditions sous lesquelles on peut aborder sans crainte de cette sublime catégorie...
—Eh! me faut-il bien du temps?...—Peut-être deux ans...—J'abandonne ce projet, m'écriai-je; je mourrais d'impatience dans l'intervalle, vous êtes cruel, Soberano. Vous ne pouvez concevoir la vivacité du désir que vous avez créé dans moi: il me brûle...
—Jeune homme, je vous croyais plus de prudence; vous me faites trembler pour vous et pour moi. Quoi! vous vous exposeriez à évoquer des esprits sans aucune des préparations?...
—Eh! que pourrait-il m'en arriver?...—Je ne dis pas qu'il dût absolument vous en arriver du mal; s'ils ont du pouvoir sur nous, c'est notre faiblesse, notre pusillanimité qui le leur donne: dans le fond, nous sommes nés pour les commander...—Ah! je les commanderai...—Oui, vous avez le cœur chaud; mais si vous perdez la tête, s'ils vous effrayent à certain point?...
—S'il ne tient qu'à ne les pas craindre, je les mets au pis pour m'effrayer...—Quoi! quand vous verriez le diable?...—Je tirerais les oreilles au grand diable d'enfer...
—Bravo! Si vous êtes si sûr de vous, vous pouvez vous risquer, et je vous promets mon assistance. Vendredi prochain je vous donne à dîner avec deux des nôtres, et nous mettrons l'aventure à fin.»
Nous n'étions qu'à mardi: jamais rendez-vous galant ne fut attendu avec tant d'impatience. Le terme arrive enfin; je trouve chez mon camarade deux hommes d'une physionomie peu prévenante: nous dînons. La conversation roule sur des choses indifférentes.
Après dîner, on propose une promenade à pied vers les ruines de Portici. Nous sommes en route: nous arrivons. Ces restes des monuments les plus augustes, écroulés, brisés, épars, couverts de ronces, portent à mon imagination des idées qui ne m'étaient pas ordinaires. Voilà, disais-je, le pouvoir du temps sur les ouvrages de l'orgueil et de l'industrie des hommes. Nous avançons dans les ruines et enfin nous sommes parvenus presque à tâtons, à travers ces débris, dans un lieu si obscur, qu'aucune lumière extérieure n'y pouvait pénétrer.
Mon camarade me conduisait par le bras; il cesse de marcher, et je m'arrête. Alors un de la compagnie bat le fusil et allume une bougie. Le séjour où nous étions s'éclaire, quoique faiblement, et je découvre que nous sommes sous une voûte assez bien conservée, de vingt-cinq pieds en carré à peu près, et ayant quatre issues. Mon camarade, à l'aide d'un roseau qui lui servait d'appui dans sa marche, trace un cercle autour de lui sur le sable léger dont le terrain était couvert, et en sort après y avoir dessiné quelques caractères. «Entrez dans ce penthacle, mon brave, me dit-il, et n'en sortez qu'à de bonnes enseignes...
—Expliquez-vous mieux; à quelles enseignes en dois-je sortir?...—Quand tout vous sera soumis; mais avait ce temps, si la frayeur vous faisait faire une fausse démarche, vous pourriez courir les risques les plus grands.»
Alors il me donne une formule d'évocation courte, pressante, mêlée de quelques mots que je n'oublierai jamais. «Récitez, me dit-il, cette conjuration avec fermeté, et appelez ensuite à trois fois clairement Béelzébut, et surtout n'oubliez pas ce que vous avez promis de faire.»
Je me rappelai que je m'étais vanté de lui tirer les oreilles. Je tiendrai parole, me dis-je, ne voulant pas en avoir le démenti. «Nous vous souhaitons bien du succès, me dit-il; quand vous aurez fini, vous nous avertirez. Vous êtes directement vis-à-vis de la porte par laquelle vous devez sortir pour nous rejoindre.» Ils se retirent.
Jamais fanfaron ne se trouva dans une crise plus délicate: je fus au moment de les rappeler; mais il y avait trop à rougir pour moi; c'était d'ailleurs renoncer à toutes mes espérances. Je me raffermis sur la place où j'étais, je tins un moment conseil. On a voulu m'effrayer, dis-je; on veut voir si je suis pusillanime. Les gens qui m'éprouvent sont à deux pas d'ici, et à la suite de mon évocation je dois m'attendre à quelques tentatives de leur part pour m'épouvanter. Tenons bon; tournons la raillerie contre les mauvais plaisants.
Cette délibération fut assez courte, quoiqu'un peu troublée par le ramage des hiboux et des chats-huants qui habitaient les environs, et même l'intérieur de ma caverne.
Un peu rassuré par mes réflexions, je me rasseois sur mes reins; je me piète; je prononce l'évocation d'une voix claire et soutenue; et en grossissant le son, j'appelle à trois reprises et à très courts intervalles, Béelzébut.
Un frisson courait dans toutes mes veines, et mes cheveux se hérissaient sur la tête.
À peine avais-je fini, une fenêtre s'ouvre à deux battants, vis-à-vis de moi, au haut de la voûte: un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture: une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme se présente à la fenêtre: surtout elle avait des oreilles démesurées. L'odieux fantôme ouvre la gueule, et, d'un ton assorti au reste de l'apparition, me répond: Che vuoi? Toutes les voûtes, tous les caveaux des environs retentissent à l'envi du terrible Che vuoi?
Je ne saurais peindre ma situation; je ne saurais dire qui soutint mon courage et m'empêcha de tomber en défaillance à l'aspect de ce tableau, au bruit plus effrayant encore qui retentissait à mes oreilles.
Je sentis la nécessité de rappeler mes forces: une sueur froide allait les dissiper; je fis un effort sur moi. Il faut que notre âme soit bien vaste et ait un prodigieux ressort; une multitude de sentiments, d'idées, de réflexions touchent mon cœur, passent dans mon esprit, et font leur impression toutes à la fois.
La résolution s'opère, je me rends maître de ma terreur. Je fixe hardiment le spectre. «Que prétends-tu toi-même, téméraire, en te montrant sous cette forme hideuse?»
Le fantôme balance un moment: «Tu m'as demandé, dit-il d'un ton de voix plus bas...—L'esclave, lui dis-je, cherche-t-il à effrayer son maître? Si tu viens recevoir mes ordres, prends une forme convenable et un ton soumis.
—Maître, me dit le fantôme, sous quelle forme me présenterai-je pour vous être agréable?»
La première idée qui me vint à la tête étant celle d'un chien: «Viens, lui dis-je, sous la figure d'un épagneul.»
À peine avais-je donné l'ordre, l'épouvantable chameau allonge le col de seize pieds de longueur, baisse la tête jusqu'au milieu du salon, et vomit un épagneul blanc à soies fines et brillantes, les oreilles traînantes jusqu'à terre.
La fenêtre s'est refermée, toute autre vision a disparu, et il ne reste sous la voûte, suffisamment éclairée, que le chien et moi.
Il tournait tout autour du cercle en remuant la queue et faisant des courbettes. «Maître, me dit-il, je voudrais bien vous lécher l'extrémité des pieds; mais le cercle redoutable qui vous environne me repousse.»
Ma confiance était montée jusqu'à l'audace: je sors du cercle, je tends le pied, le chien le lèche; je fais un mouvement pour lui tirer les oreilles, il se couche sur le dos comme pour me demander grâce; je vis que c'était une petite femelle. «Lève-toi, lui dis-je; je te pardonne: tu vois que j'ai compagnie, ces messieurs attendent à quelque distance d'ici; la promenade a dû les altérer; je veux leur donner une collation; il faut des fruits, des conserves, des glaces, des vins de Grèce; que cela soit bien entendu; éclaire et décore la salle sans faste, mais proprement. Vers la fin de la collation, tu viendras en virtuose du premier talent, et tu porteras une harpe; je t'avertirai quand tu devras paraître. Prends garde à bien jouer ton rôle, mets de l'expression dans ton chant, de la décence, de la retenue dans ton maintien...
—J'obéirai, maître, mais sous quelle condition...
—Sous celle d'obéir, esclave. Obéis, sans réplique, ou...
—Vous ne me connaissez pas, maître; vous me traiteriez avec moins de rigueur; j'y mettrais peut-être l'unique condition de vous désarmer et de vous plaire.
Le chien avait à peine fini, qu'en tournant sur le talon, je vois mes ordres s'exécuter plus promptement qu'une décoration ne s'élève à l'Opéra. Les murs de la voûte, ci-devant noirs, humides, couverts de mousse, prenaient une teinte douce, des formes agréables; c'était un salon de marbre jaspé. L'architecture présentait un cintre soutenu par des colonnes. Huit girandoles de cristaux, contenant chacune trois bougies, y répandaient une lumière vive, également distribuée.
Un moment après, la table et le buffet s'arrangent, se chargent de tous les apprêts de notre régal; les fruits et les confitures étaient de l'espèce la plus rare, la plus savoureuse et de la plus belle apparence. La porcelaine, employée au service et sur le buffet, était du Japon. La petite chienne faisait mille tours dans la salle, mille courbettes autour de moi, comme pour hâter le travail, et me demander si j'étais satisfait.
«Fort bien, Biondetta, lui dis-je; prenez un habit de livrée, et allez dire à ces messieurs qui sont près d'ici que je les attends, et qu'ils sont servis.»
À peine avais-je détourné un instant mes regards, je vois sortir un page à ma livrée, lestement vêtu, tenant un flambeau allumé: peu après il revint, conduisant sur ses pas mon camarade le Flamand et ses deux amis.
Préparés à quelque chose d'extraordinaire, par l'arrivée et le compliment du page, ils ne l'étaient pas au changement qui s'était fait dans l'endroit où ils m'avaient laissé. Si je n'eusse pas eu la tête occupée, je me serais plus amusé de leur surprise; elle éclata par leur cri, se manifesta par l'altération de leurs traits et par leurs attitudes.
«Messieurs, leur dis-je, vous avez fait beaucoup de chemin pour l'amour de moi, il nous en reste à faire pour regagner Naples: j'ai pensé que ce petit régal ne vous désobligerait pas, et que vous voudriez bien excuser le peu de choix et le défaut d'abondance en faveur de l'impromptu.»
Mon aisance les déconcerta plus encore que le changement de la scène et la vue de l'élégante collation à laquelle ils se voyaient invités. Je m'en aperçus; et, résolu de terminer une aventure dont intérieurement je me défiais, je voulus en tirer tout le parti possible, en forçant même la gaîté qui fait le fond de mon caractère.
Je les pressais de se mettre à table, le page avançait les siéges avec une promptitude merveilleuse. Nous étions assis: j'avais rempli les verres, distribué des fruits; ma bouche seule s'ouvrait pour parler et manger, les autres restaient béantes; cependant je les engageai à entamer les fruits, ma confiance les détermina: je porte la santé de la plus jolie courtisane de Naples: nous la buvons. Je parle d'un opéra nouveau, d'une Improvisatrice romaine arrivée depuis peu, et dont les talents font du bruit à la cour: je reviens sur les talents agréables, la musique, la sculpture; et par occasion je les fais convenir de la beauté de quelques marbres qui font l'ornement du salon. Une bouteille se vide, est remplacée par une meilleure. Le page se multiplie, et le service ne languit pas un instant. Je jette l'œil sur lui à la dérobée: figurez-vous l'amour en trousse de page; mes compagnons d'aventure le lorgnaient de leur côté d'un air où se peignaient la surprise, le plaisir et l'inquiétude. La monotonie de cette situation me déplut; je vis qu'il était temps de la rompre. «Biondetto, dis-je au page, la signora Fiorentina m'a promis de me donner un instant; voyez si elle ne serait point arrivée.» Biondetto sort de l'appartement.
Mes hôtes n'avaient point encore eu le temps de s'étonner de la bizarrerie du message, qu'une porte du salon s'ouvre, et Fiorentina entre tenant sa harpe; elle était dans un déshabillé étoffé et modeste; un chapeau de voyage et un crêpe très clair sur les yeux; elle pose sa harpe à côté d'elle, salue avec aisance, avec grâce: «Seigneur don Alvare, dit-elle, je n'étais point prévenue que vous eussiez compagnie; je ne me serais point présentée vêtue comme je suis; ces messieurs voudront bien excuser une voyageuse.»
Elle s'assied et nous lui offrons à l'envi les reliefs de notre petit festin, auxquels elle touche par complaisance. «Quoi! madame, lui dis-je, vous ne faites que passer par Naples? On ne saurait vous y retenir?»
—Un engagement déjà ancien m'y force, seigneur; on a eu des bontés pour moi à Venise au carnaval dernier; on m'a fait promettre de revenir, et j'ai touché des arrhes; sans cela, je n'aurais pu me refuser aux avantages que m'offrait ici la cour, et à l'espoir de mériter les suffrages de la noblesse napolitaine distinguée par son goût au-dessus de toute celle d'Italie.»
Les deux Napolitains se courbent pour répondre à l'éloge, saisis par la vérité de la scène, au point de se frotter les yeux. Je pressai la virtuose de nous faire entendre un échantillon de son talent. Elle était enrhumée, fatiguée; elle craignait avec justice de déchoir dans notre opinion. Enfin elle se détermina à exécuter un récitatif obligé et une ariette pathétique qui terminaient le troisième acte de l'opéra dans lequel elle devait débuter.
Elle prend sa harpe, prélude avec une petite main longuette, potelée, tout à la fois blanche et purpurine, dont les doigts insensiblement arrondis par le bout étaient terminés par un ongle dont la forme et la grâce étaient inconcevables; nous étions tous surpris, nous croyions être au plus délicieux concert.
La dame chante. On n'a pas, avec plus de gosier, plus d'âme, plus d'expression: on ne saurait rendre plus, en chargeant moins. J'étais ému jusqu'au fond du cœur, et j'oubliais presque que j'étais le créateur du charme qui me ravissait.
La cantatrice m'adressait les expressions tendres de son récit et de son chant. Le feu de ses regards perçait à travers le voile; il était d'un pénétrant, d'une douceur inconcevables: ces yeux ne m'étaient pas inconnus. Enfin, en assemblant les traits, tels que le voile me les laissait apercevoir, je reconnus dans Fiorentina le fripon de Biondetto; mais l'élégance, l'avantage de la taille se faisaient beaucoup plus remarquer sous l'ajustement de femme, que sous l'habit de page.
Quand la cantatrice eut fini de chanter, nous lui donnâmes de justes éloges. Je voulus l'engager à nous exécuter une ariette vive pour nous donner lieu d'admirer la diversité de ses talents. «Non, répondit-elle; je m'en acquitterais mal dans la disposition d'âme où je suis: d'ailleurs, vous avez dû vous apercevoir de l'effort que j'ai fait pour vous obéir. Ma voix se ressent du voyage, elle est voilée: vous êtes prévenus que je pars cette nuit. C'est un cocher de louage qui m'a conduite, je suis à ses ordres; je vous demande en grâce d'agréer mes excuses, et de me permettre de me retirer.» En disant cela, elle se lève, veut emporter sa harpe. Je la lui prends des mains; et, après l'avoir reconduite jusqu'à la porte par laquelle elle s'était introduite, je rejoins la compagnie.
Je devais avoir inspiré de la gaieté, et je voyais de la contrainte dans les regards; j'eus recours au vin de Chypre. Je l'avais trouvé délicieux; il m'avait rendu mes forces, ma présence d'esprit: Je doublai la dose, et, comme l'heure s'avançait, je dis à mon page, qui s'était remis à son poste derrière mon siége, d'aller faire avancer ma voiture. Biondetto sort sur-le-champ, va remplir mon intention.
«Vous avez ici un équipage, me dit Soberano?—Oui, répliquai-je, je me suis fait suivre, et j'ai imaginé que si notre partie se prolongeait, vous ne seriez pas fâchés d'en revenir commodément. Buvons encore un coup, nous ne courrons pas les risques de faire de faux pas en chemin.»
Ma phrase n'était pas achevée, que le page rentre suivi de deux grands estafiers bien tournés, superbement vêtus à ma livrée. «Seigneur don Alvare, me dit Biondetto, je n'ai pu faire approcher votre voiture; elle est au delà, mais tout auprès de ces débris dont ces lieux-ci sont entourés.» Nous nous levons, Biondetto et les estafiers nous précèdent; on marche.
Comme nous ne pouvions aller quatre de front entre des bases et des colonnes brisées, Soberano, qui se trouvait seul à côté de moi, me serra la main. «Vous me donnez un beau régal, ami; il vous coûtera cher.
—Ami, répliquai-je, je suis trop heureux s'il vous a fait plaisir; je vous le donne pour ce qu'il me coûte.»
Nous arrivons à la voiture; nous trouvons deux autres estafiers, un cocher, un postillon, une voiture de campagne à mes ordres aussi commode qu'on eût pu le désirer. J'en fais les honneurs, et nous prenons légèrement le chemin de Naples.
Nous gardâmes quelque temps le silence: enfin un des amis de Soberano le rompt. «Je ne vous demande point votre secret, Alvare; mais il faut que vous ayez fait des conventions singulières. Jamais personne ne fut servi comme vous l'êtes, et depuis quarante ans que je travaille, je n'ai pas obtenu le quart des complaisances que l'on vient d'avoir pour vous dans une soirée. Je ne parle pas de la plus céleste vision qu'il soit possible d'avoir, tandis que l'on afflige nos yeux plus souvent qu'on ne songe à les réjouir. Enfin, vous savez vos affaires, vous êtes jeune; à votre âge, on désire trop pour se laisser le temps de réfléchir, et on précipite ses jouissances.»
Bernadillo, c'était le nom de cet homme, s'écoutait en me parlant et me donnait le temps de penser à ma réponse.
—J'ignore, lui répliquai-je, par où j'ai pu m'attirer des faveurs distinguées; j'augure qu'elles seront très courtes, et ma consolation sera de les avoir toutes partagées avec de bons amis.» On vit que je me tenais sur la réserve, et la conversation tomba.
Cependant le silence amena la réflexion: je me rappelai les discours de Soberano et de Bernadillo, et conclus que je venais de sortir du plus mauvais pas dans lequel une curiosité vaine et la témérité eussent jamais engagé un homme de ma sorte. Je ne manquais pas d'instruction, j'avais été élevé jusqu'à treize ans sous les yeux de don Bernardo de Maravillas, mon père, gentilhomme sans reproche, et par dona Mencia, ma mère, la femme la plus religieuse, la plus respectable qui fût dans l'Estramadure. «Oh! ma mère! disais-je, que penseriez-vous de votre fils, si vous l'aviez vu, si vous le voyiez encore? Mais cela ne durera pas, je m'en donne parole.»
Cependant la voiture arrivait à Naples. Je reconduisis chez eux les amis de Soberano. Lui et moi revînmes à notre quartier. Le brillant de mon équipage éblouit un peu la garde devant laquelle nous passâmes en revue, mais les grâces de Biondetto, qui était sur le devant du carrosse, frappèrent encore davantage les spectateurs.
Le page congédie la voiture et la livrée, prend un flambeau de la main des estafiers, et traverse les casernes pour me conduire à mon appartement: mon valet de chambre, encore plus étonné que les autres, voulait parler pour me demander des nouvelles du nouveau train dont je venais de faire la montre. «C'en est assez, Carle, lui dis-je en entrant dans mon appartement, je n'ai pas besoin de vous: allez vous reposer, je vous parlerai demain.»
Nous sommes seuls dans ma chambre, et Biondetto a fermé la porte sur nous; ma situation était moins embarrassante au milieu de la compagnie dont je venais de me séparer, et de l'endroit tumultueux que je venais de traverser.
Voulant terminer l'aventure, je me recueillis un instant. Je jette les yeux sur le page, les siens sont fixés vers la terre; une rougeur lui monte sensiblement au visage: sa contenance décèle de l'embarras et beaucoup d'émotion; enfin je prends sur moi de lui parler.
«Biondetto, vous m'avez bien servi, vous avez même mis des grâces à ce que vous avez fait pour moi, mais comme vous vous étiez payé d'avance, je pense que nous sommes quittes...
—Don Alvare est trop noble pour croire qu'il ait pu s'acquitter à ce prix...
—Si vous avez fait plus que vous ne me devez, si je vous dois de reste, donnez votre compte; mais je ne vous réponds pas que vous soyiez payé promptement. Le quartier courant est mangé; je dois au jeu, à l'auberge, au tailleur...
—Vous plaisantez hors de propos...
—Si je quitte le ton de plaisanterie, ce sera pour vous prier de vous retirer, car il est tard et il faut que je me couche...
—Et vous me renverriez incivilement à l'heure qu'il est? Je n'ai pas dû m'attendre à ce traitement de la part d'un cavalier espagnol. Vos amis savent que je suis venue ici; vos soldats, vos gens m'ont vue, et ont deviné mon sexe. Si j'étais une vile courtisane, vous auriez quelque égard pour les bienséances de mon état, mais votre procédé pour moi est flétrissant, ignominieux: il n'est pas de femme qui n'en fût humiliée...
—Il vous plaît donc à présent d'être femme pour vous concilier des égards? Eh bien! pour sauver le scandale de votre retraite, ayez pour vous le ménagement de la faire par le trou de la serrure...
—Quoi! sérieusement, sans savoir qui je suis...—Puis-je l'ignorer?...—Vous l'ignorez, vous dis-je, vous n'écoutez que vos préventions; mais, qui que je sois, je suis à vos pieds, les larmes aux yeux: c'est à titre de client que je vous implore. Une imprudence plus grande que la vôtre, excusable peut-être, puisque vous en êtes l'objet, m'a fait aujourd'hui tout braver, tout sacrifier pour vous obéir, me donner à vous et vous suivre. J'ai révolté contre moi les passions les plus cruelles, les plus implacables; il ne me reste de protection que la vôtre, d'asile que votre chambre; me la fermerez-vous, Alvare? Sera-t-il dit qu'un cavalier espagnol aura traité avec cette rigueur, cette indignité, quelqu'un qui a sacrifié pour lui une âme sensible, un être faible dénué de tout autre secours que le sien, en un mot, une personne de mon sexe?»
Je reculais autant qu'il m'était possible, pour me tirer d'embarras; mais elle embrassait mes genoux, et me suivait sur les siens: enfin, je suis rangé contre le mur. «Relevez-vous, lui dis-je, vous venez sans y penser de me prendre par mon serment. Quand ma mère me donna ma première épée, elle me fit jurer sur la garde, de servir toute ma vie les femmes et de n'en pas désobliger une seule. Quand ce serait ce que je pense que c'est aujourd'hui...
—Eh bien! cruel, à quel titre que ce soit, permettez-moi de coucher dans votre chambre...
—Je le veux pour la rareté du fait et mettre le comble à la bizarrerie de mon aventure. Cherchez à vous arranger de manière que je ne vous voie ni ne vous entende; au premier mot, au premier mouvement, capables de me donner de l'inquiétude, je grossis le son de ma voix pour vous demander à mon tour: Che vuoi?»
Je lui tourne le dos, et m'approche de mon lit pour me déshabiller. «Vous aiderai-je, me dit-on... Non, je suis militaire et me sers moi-même. Je me couche.»
À travers la gaze de mon rideau, je vois le prétendu page arranger dans le coin de ma chambre une natte usée qu'il a trouvée dans une garde-robe. Il s'assied dessus, se déshabille entièrement, s'enveloppe d'un de mes manteaux qui était sur un siége, éteint la lumière, et la scène finit là pour le moment; mais elle recommença bientôt dans mon lit, où je ne pouvais trouver le sommeil.
Il semblait que le portrait du page fut attaché au ciel du lit et aux quatre colonnes; je ne voyais que lui. Je m'efforçais en vain de lier avec cet objet ravissant l'idée du fantôme épouvantable que j'avais vu; la première apparition servait à relever le charme de la dernière.
Ce chant mélodieux, que j'avais entendu sous la voûte, ce son de voix ravissant, ce parler qui semblait venir du cœur, retentissaient encore dans le mien, et excitaient un frémissement singulier.
«Ah! Biondetta, disais-je, si vous n'étiez pas un être fantastique! si vous n'étiez pas ce vilain dromadaire.
»Mais à quel mouvement me laissé-je emporter? J'ai triomphé de la frayeur, déracinons un sentiment plus dangereux. Quelle douceur puis-je en attendre? ne tiendrait-il pas toujours de son origine?
»Le feu de ses regards si touchants, si doux, est un cruel poison. Cette bouche si bien formée, si coloriée, si fraîche et en apparence si naïve, ne s'ouvre que pour des impostures. Ce cœur, si c'en était un, ne s'échaufferait que pour une trahison.»
Pendant que je m'abandonnais aux réflexions occasionnées par les mouvements divers dont j'étais agité, la lune, parvenue au haut de l'hémisphère, et dans un ciel sans nuages, dardait tous ses rayons dans ma chambre à travers trois grandes croisées.
Je faisais des mouvements prodigieux dans mon lit; il n'était pas neuf, le bois s'écarte, et les trois planches qui soutenaient mon sommier tombent avec fracas.
Biondetta se lève, accourt à moi avec le ton de la frayeur. «Don Alvare, quel malheur vient de vous arriver?»
Comme je ne la perdais pas de vue, malgré mon accident, je la vis se lever, accourir: sa chemise était une chemise de page, et au passage, la lumière de la lune ayant frappé sur sa cuisse, avait paru gagner au reflet.
Fort peu ému du mauvais état de mon lit, qui ne m'exposait qu'à être un peu plus mal couché, je le fus bien davantage de me trouver serré dans les bras de Biondetta.
«Il ne m'est rien arrivé, lui dis-je, retirez-vous. Vous courez sur le carreau sans pantoufles, vous allez vous enrhumer, retirez-vous...—Mais vous êtes mal à votre aise...—Oui, vous m'y mettez actuellement; retirez-vous, ou, puisque vous voulez être cachée chez moi, et près de moi, je vous ordonnerai d'aller dormir dans cette toile d'araignée qui est à l'encoignure de ma chambre.» Elle n'attendit pas la fin de la menace, et alla se coucher sur sa natte, en sanglotant tout bas.
La nuit s'achève, et la fatigue prenant le dessus, me procure quelques moments de sommeil. Je ne m'éveillai qu'au jour; on devine la route que prirent mes premiers regards. Je cherchais des yeux mon page.
Il était assis tout vêtu, à la réserve de son pourpoint, sur un petit tabouret; il avait étalé ses cheveux, qui tombaient jusqu'à terre, en couvrant, en boucles flottantes et naturelles, son dos et ses épaules, et même entièrement son visage.
Ne pouvant faire mieux, il démêlait sa chevelure avec ses doigts. Jamais peigne d'un plus bel ivoire ne se promena dans une plus épaisse forêt de cheveux blonds-cendrés; leur finesse était égale à toutes leurs autres perfections; un petit mouvement que j'avais fait ayant annoncé mon réveil, elle écarte avec ses doigts les boucles qui lui ombrageaient le visage. Figurez-vous l'aurore au printemps, sortant d'entre les vapeurs du matin avec sa rosée, ses fraîcheurs et tous ses parfums.
«Biondetta, lui dis-je, prenez un peigne, il y en a dans le tiroir de ce bureau. Elle obéit. Bientôt, à l'aide d'un ruban, ses cheveux sont rattachés sur sa tête avec autant d'adresse que d'élégance. Elle prend son pourpoint, met le comble à son ajustement, et s'assied sur son siége d'un air timide, embarrassé, inquiet, qui sollicitait vivement la compassion.
S'il faut, me disais-je, que je voie dans la journée mille tableaux plus piquants les uns que les autres, assurément je n'y tiendrai pas; amenons le dénouement, s'il est possible.»
Je lui adresse la parole. «Le jour est venu, Biondetta; les bienséances sont remplies, vous pouvez sortir de ma chambre sans craindre le ridicule.
—Je suis, me répondit-elle, maintenant au-dessus de cette frayeur; mais vos intérêts et les miens m'en inspirent une beaucoup plus fondée. Ils ne permettent pas que nous nous séparions.—Vous vous expliquerez, lui dis-je.—Je vais le faire, Alvare.
«Votre jeunesse, votre imprudence vous ferment les yeux sur les périls que nous avons rassemblés autour de nous. À peine vous vis-je sous la voûte, que cette contenance héroïque à l'aspect de la plus hideuse apparition décida mon penchant: si, me dis-je à moi-même, pour parvenir au bonheur, je dois m'unir à un mortel, prenons un corps, il en est temps. Voilà le héros digne de moi. Dussent s'en indigner les méprisables rivaux dont je lui fais le sacrifice; dussé-je me voir exposée à leur ressentiment, à leur vengeance, que m'importe! Aimé d'Alvare, unie avec Alvare, eux et la nature nous seront soumis. Vous avez vu la suite; voici les conséquences:
«L'envie, la jalousie, le dépit, la rage me préparent les châtiments les plus cruels auxquels puisse être soumis un être de mon espèce, dégradé par son choix; et vous seul pouvez m'en garantir. À peine est-il jour, et déjà les délateurs sont en chemin pour vous déférer, comme nécromancien, à ce tribunal que vous connaissez.
—Dans une heure...
—Arrêtez! m'écriai-je en me mettant les poings fermés sur les yeux, vous êtes le plus adroit, le plus insigne des faussaires. Vous parlez d'amour, vous en présentez l'image, vous en empoisonnez l'idée; je vous défends de m'en dire un mot; laissez-moi me calmer assez, si je le puis, pour devenir capable de prendre une résolution. S'il faut que je tombe entre les mains du tribunal, je ne balance pas, pour ce moment-ci, entre vous et lui; mais si vous m'aidez à me tirer d'ici, à quoi m'engagerai-je? Puis-je me séparer de vous quand je le voudrai? Je vous somme de me répondre avec clarté et précision...
—Pour vous séparer de moi, Alvare, il suffira d'un acte de votre volonté. J'ai même regret que ma soumission soit forcée. Si vous méconnaissez mon zèle par la suite, vous serez imprudent, ingrat...
—Je ne crois rien, sinon qu'il faut que je parte. Je vais éveiller mon valet de chambre: il faut qu'il me trouve de l'argent, qu'il aille à la poste. Je me rendrai à Venise, près de Bentinelli, banquier de ma mère.
—Il vous faut de l'argent? Heureusement, je m'en suis précautionné: j'en ai à votre service...
—Gardez-le. Si vous étiez une femme, en l'acceptant je ferais une bassesse...
—Ce n'est pas un don, c'est un prêt que je vous propose. Donnez-moi un mandement sur le banquier; faites un état de ce que vous devez ici. Laissez sur votre bureau un ordre à Carle pour payer. Disculpez-vous par lettre auprès de votre commandant, sur une affaire indispensable qui vous force à partir sans congé. J'irai à la poste vous chercher une voiture et des chevaux. Mais, auparavant, Alvare, forcée à m'écarter de vous, je retombe dans toutes mes frayeurs; dites: Esprit qui ne t'es lié à un corps que pour moi, et pour moi seul, j'accepte ton vasselage et t'accorde ma protection.
En me prescrivant cette formule, elle s'était jetée à mes genoux, me tenait la main, la pressait, la mouillait de larmes.
J'étais hors de moi, ne sachant quel parti prendre; je lui laisse ma main qu'elle baise, et je balbutie les mots qui lui semblaient si importants. À peine ai-je fini qu'elle se relève. «Je suis à vous, s'écrie-t-elle avec transport; je pourrai devenir la plus heureuse de toutes les créatures.»
En un moment, elle s'affuble d'un long manteau, rabat un grand chapeau sur ses yeux, et sort de ma chambre.
J'étais dans une sorte de stupidité. Je trouve un état de mes dettes. Je mets au bas l'ordre à Carle de le payer; je compte l'argent nécessaire; j'écris au commandant, à un de mes plus intimes, des lettres qu'ils durent trouver très extraordinaires. Déjà la voiture et le fouet du postillon se faisaient entendre à la porte.
Biondetta, toujours le nez dans son manteau, revient et m'entraîne. Carle, éveillé par le bruit, paraît en chemise. «Allez, lui dis-je, à mon bureau vous y trouverez mes ordres.» Je monte en voiture. Je pars.
Biondetta était entrée avec moi dans la voiture. Elle était sur le devant. Quand nous fûmes sortis de la ville, elle ôta le chapeau qui la tenait à l'ombre. Ses cheveux étaient renfermés dans un filet cramoisi: on n'en voyait que la pointe: c'étaient des perles dans du corail. Son visage, dépouillé de tout autre ornement, brillait de ses seules perfections. On croyait voir un transparent sur son teint. On ne pouvait concevoir comment la douceur, la candeur, la naïveté pouvaient s'allier au caractère de finesse qui brillait dans ses regards. Je me surpris, faisant malgré moi ces remarques; et les jugeant dangereuses pour mon repos, je fermai les yeux pour essayer de dormir.
Ma tentative ne fut pas vaine, le sommeil s'empara de mes sens, et m'offrit les rêves les plus agréables, les plus propres à délasser mon âme des idées effrayantes et bizarres dont elle avait été fatiguée. Il fut d'ailleurs très long; et ma mère, par la suite, réfléchissant un jour sur mes aventures, prétendit que cet assoupissement n'avait pas été naturel. Enfin, quand je m'éveillai, j'étais sur les bords du canal sur lequel on s'embarque pour aller à Venise.
La nuit était avancée; je me sens tirer par la manche, c'était un portefaix: il voulait se charger de mes ballots. Je n'avais pas même un bonnet de nuit.
Biondetta se présenta à une autre portière, pour me dire que le bâtiment qui devait me conduire était prêt. Je descends machinalement, j'entre dans la felouque, et retombe dans ma léthargie.
Que dirai-je? le lendemain matin, je me trouvai logé sur la place Saint-Marc, dans le plus bel appartement de la meilleure auberge de Venise. Je le connaissais. Je le reconnus sur-le-champ. Je vois du linge, une robe de chambre assez riche auprès de mon lit. Je soupçonnai que ce pouvait être une attention de l'hôte chez qui j'étais arrivé dénué de tout.
Je me lève et regarde si je suis le seul objet vivant gui soit dans la chambre; je cherchais Biondetta.
Honteux de ce premier mouvement, je rendis grâce à ma bonne fortune. Cet esprit et moi ne sommes donc pas inséparables: j'en suis délivré; et, après mon imprudence, si je ne perds que ma compagnie aux gardes, je dois m'estimer très heureux.
Courage, Alvare, continuai-je: il y a d'autres cours, d'autres souverains que celui de Naples; cela doit te corriger si tu n'es pas incorrigible, et tu te conduiras mieux. Si on refuse tes services, une mère tendre, l'Estramadure et un patrimoine honnête te tendent les bras.
Mais que te voulait ce lutin qui ne t'a pas quitté depuis vingt-quatre heures? Il avait pris une figure bien séduisante: il m'a donné de l'argent; je veux le lui rendre.
Comme je parlais encore, je vois arriver mon créancier; il m'amenait deux domestiques et deux gondoliers. «Il faut, dit-il, que vous soyez servi, en attendant l'arrivée de Carle. On m'a répondu, dans l'auberge, de l'intelligence et de la fidélité de ces gens-ci, et voici les plus hardis patrons de la république.—Je suis content de votre choix, Biondetta, lui dis-je, vous êtes logée ici?
—J'ai pris, me répond le page les yeux baissés, dans l'appartement même de Votre Excellence, la pièce la plus éloignée de celle que vous occupez, pour vous causer le moins d'embarras qu'il sera possible.»
Je trouvai du ménagement, de la délicatesse dans cette attention à mettre de l'espace entre elle et moi. Je lui en sus gré.
Au pis aller, disais-je, je ne saurais la chasser du vague de l'air, s'il lui plaît de s'y tenir invisible pour m'obséder. Quand elle sera dans une chambre connue, je pourrai calculer ma distance. Content de mes raisons, je donnai légèrement mon approbation à tout.
Je voulais sortir pour aller chez le correspondant de ma mère. Biondetta donna ses ordres pour ma toilette; et, quand elle fut achevée, je me rendis où j'avais besoin d'aller.
Le négociant me fit un accueil dont j'eus lieu d'être surpris. Il était à sa banque; de loin il me caresse de l'œil, vient à moi: «Don Alvare, me dit-il, je ne vous croyais pas ici. Vous arrivez très à propos pour m'empêcher de faire une bévue; j'allais vous envoyer deux lettres et de l'argent.—Celui de mon quartier, lui répondis-je?—Oui, répliqua-t-il, et quelque chose de plus. Voilà deux cents sequins en sus, qui sont arrivés ce matin. Un vieux gentilhomme, à qui j'en ai donné le reçu, me les a remis de la part de dona Mencia. Ne recevant pas de vos nouvelles, elle vous a cru malade, et a chargé un Espagnol de votre connaissance de me les remettre pour vous les faire passer.—Vous a-t-il dit son nom?...—Je l'ai écrit dans le reçu; c'est don Miguel Pimientos, qui dit avoir été écuyer dans votre maison. Ignorant votre arrivée ici, je ne lui ai pas demandé son adresse.»
Je pris l'argent. J'ouvris les lettres: ma mère se plaignait de sa santé, de ma négligence, et ne parlait pas des sequins qu'elle envoyait: je n'en fus que plus sensible à ses bontés.
Me voyant la bourse aussi à propos et aussi bien garnie, je revins gaiement à l'auberge; j'eus de la peine à trouver Biondetta dans l'espèce de logement où elle s'était réfugiée. Elle y entrait par un dégagement distant de ma porte: je m'y aventurai par hasard, et la vis courbée près d'une fenêtre, fort occupée à rassembler et recoller les débris d'un clavecin.
«J'ai de l'argent, lui dis-je, et vous rapporte celui que vous m'avez prêté.» Elle rougit, ce qui lui arrivait toujours avant de parler: elle chercha mon obligation, me la remit, prit la somme, et se contenta de me dire que j'étais trop exact, et qu'elle eût désiré jouir plus longtemps du plaisir de m'avoir obligé.
«Mais je vous dois encore, lui dis-je; car vous avez payé les postes.» Elle en avait l'état sur la table: je l'acquittai. Je sortais avec un sang froid apparent; elle me demanda mes ordres, je n'en eus pas à lui donner, et elle se remit tranquillement à son ouvrage; elle me tournait le dos: je l'observai quelque temps; elle semblait très occupée, et apportait à son travail autant d'adresse que d'activité.
Je revins rêver dans ma chambre. Voilà, disais-je, le pair de ce Calderon qui allumait la pipe de Soberano; et quoiqu'il ait l'air très distingué, il n'est pas de meilleure maison. S'il ne se rend ni exigeant, ni incommode, s'il n'a pas de prétentions, pourquoi ne le garderais-je pas? Il m'assure d'ailleurs que, pour le renvoyer, il ne faut qu'un acte de ma volonté. Pourquoi me presser de vouloir tout à l'heure ce que je puis vouloir à tous les instants du jour? On interrompit mes réflexions, en m'annonçant que j'étais servi.
Je me mis à table. Biondetta, en grande livrée, était derrière mon siége, attentive à prévenir mes besoins. Je n'avais pas besoin de me retourner pour la voir: trois glaces, disposées dans le salon, répétaient tous ses mouvements. Le dîner fini, on dessert: elle se retire.
L'aubergiste monte, la connaissance n'était pas nouvelle. On était en carnaval; mon arrivée n'avait rien qui dût le surprendre. Il me félicita sur l'augmentation de mon train, qui supposait un meilleur état dans ma fortune, et se rabattit sur les louanges de mon page, le jeune homme le plus beau, le plus affectionné, le plus intelligent, le plus doux qu'il eût encore vu. Il me demanda si je comptais prendre part aux plaisirs du carnaval: c'était mon intention. Je pris un déguisement, et montai dans ma gondole.
Je courus la place, j'allai au spectacle, au Ridotto. Je jouai, je gagnai quarante sequins, et rentrai assez tard, ayant cherché de la dissipation partout où j'avais cru pouvoir en trouver.
Mon page, un flambeau à la main, me reçoit au bas de l'escalier, me livre aux soins d'un valet de chambre, et se retire, après m'avoir demandé à quelle heure j'ordonnais qu'on entrât chez moi. À l'heure ordinaire, répondis-je, sans savoir ce que je disais, sans penser que personne n'était au fait de ma manière de vivre.
Je me réveillai tard le lendemain, et me levai promptement. Je jetai par hasard les yeux sur les lettres de ma mère, demeurées sur la table. Digne femme! m'écriai-je: que fais-je ici? Que ne vais-je me mettre à l'abri de vos sages conseils? J'irai, ah! j'irai, c'est le seul parti qui me reste.
Comme je parlais haut, on s'aperçut que j'étais éveillé: on entra chez moi, et je revis l'écueil de ma raison. Il avait l'air désintéressé, modeste, soumis, et ne m'en parut que plus dangereux. Il m'annonçait un tailleur et des étoffes. Le marché fait, il disparut avec lui jusqu'à l'heure du repas.
Je mangeai peu et courus me précipiter à travers le tourbillon des amusements de la ville. Je cherchai les masques; j'écoutai, je fis de froides plaisanteries et terminai la scène par l'Opéra, surtout le jeu, jusqu'alors ma passion favorite. Je gagnai beaucoup plus à cette seconde séance qu'à la première.
Dix jours se passèrent dans la même situation de cœur et d'esprit, et à peu près dans des dissipations semblables. Je trouvai d'anciennes connaissances, j'en fis de nouvelles. On me présenta aux assemblées les plus distinguées; je fus admis aux parties des nobles dans leurs casins.
Tout allait bien, si ma fortune au jeu ne s'était pas démentie; mais je perdis au Ridotto, en une soirée, treize cents sequins que j'avais ramassés. On n'a jamais joué d'un plus grand malheur. À trois heures du matin, je me retirai, mis à sec, devant cent sequins à mes connaissances. Mon chagrin était écrit dans mes regards et sur tout mon extérieur, Biondetta me parut affectée; mais elle n'ouvrit pas la bouche.
Le lendemain, je me levai tard. Je me promenais à grands pas dans ma chambre en frappant des pieds. On me sert, je ne mange point. Le service enlevé, Biondetta reste, contre son ordinaire. Elle me fixe un instant, laisse échapper quelques larmes: «Vous avez perdu de l'argent, don Alvare, peut-être plus que vous ne pouvez payer....—Et quand cela serait, ou trouverai-je le remède?....—Vous m'offensez; mes services sont toujours à vous au même prix; mais ils ne s'étendraient pas loin s'ils n'allaient qu'à vous faire contracter avec moi de ces obligations que vous vous croiriez dans la nécessité de remplir sur-le-champ. Trouvez bon que je prenne un siège; je sens une émotion qui ne me permettrait pas de me tenir debout. J'ai d'ailleurs des choses importantes à vous dire. Voulez-vous vous ruiner?... Pourquoi jouez-vous avec cette fureur, puisque vous ne savez pas jouer?...
—Tout le monde ne sait-il pas les jeux de hasard? Quelqu'un pourrait-il me les apprendre?
—Oui, prudence à part, on apprend les jeux de chance, que vous appelez mal à propos jeux de hasard. Il n'y a point de hasard dans le monde: tout y a été et sera toujours une suite de combinaisons nécessaires, que l'on ne peut entendre que par la science des nombres dont les principes sont, en même temps, et si abstraits et si profonds, qu'on ne peut les saisir si l'on n'est conduit par un maître; mais il faut avoir su se le donner et se l'attacher; je ne puis vous peindre cette connaissance que par une image. L'enchaînement des nombres fait la cadence de l'univers, règle ce qu'on appelle les événements fortuits et prétendus déterminés, les forçant, par des balanciers invisibles, à tomber chacun à leur tour, depuis ce qui se passe d'important dans les sphères éloignées jusqu'aux misérables petites chances qui vous ont aujourd'hui dépouillé de votre argent.»
Cette tirade scientifique, dans une bouche enfantine, cette proposition un peu brusque de me donner un maître, m'occasionnèrent un léger frisson, un peu de cette sueur froide qui m'avait saisi sous la voûte de Portici. Je fixe Biondetta qui baissait la vue. «Je ne veux pas de maître, lui dis-je, je craindrais d'en trop apprendre, mais essayez de me prouver qu'un gentilhomme peut savoir un peu plus que le jeu, et s'en servir sans compromettre son caractère.» Elle prit la thèse: et voici, en substance, l'abrégé de sa démonstration:
«La banque est combinée sur le pied d'un profit exorbitant, qui se renouvelle à chaque taille; si elle ne courait pas de risque, la république ferait un vol manifeste aux particuliers; mais les calculs que nous pouvons faire sont supposés, et la banque a toujours beau jeu, en tenant une personne instruite sur dix mille dupes.»
La conviction fut poussée plus loin. On m'enseigna une seule combinaison, très simple en apparence; je n'en devinai pas les principes, mais, dès le soir même, j'en connus l'infaillibilité par le succès.
En un mot, je regagnai, en la suivant, tout ce que j'avais perdu, payai mes dettes de jeu, et rendis, en rentrant, à Biondetta, l'argent qu'elle m'avait prêté pour tenter l'aventure.
J'étais en fonds, mais plus embarrassé que jamais. Mes défiances s'étaient renouvelées sur les desseins de l'être dangereux dont j'avais agréé les services. Je ne savais pas décidément si je pourrais l'éloigner de moi: en tout cas, je n'avais pas la force de le vouloir. Je détournais les yeux pour ne pas le voir où il était, et le voyais partout où il n'était pas.
Le jeu cessait de m'offrir une dissipation attachante. Le pharaon, que j'aimais passionnément, n'étant plus assaisonné par les risques, avait perdu tout ce qu'il avait de piquant pour moi. Les singeries du carnaval m'ennuyaient; les spectacles m'étaient insipides. Quand j'aurais eu le cœur assez libre pour désirer de former une liaison parmi les femmes du haut parage, j'étais rebuté d'avance par la langueur, le cérémonial et la contrainte de la sigisbéature. Il me restait la ressource des casins des nobles, où je ne voulais plus jouer et la société des courtisanes.
Parmi les femmes de cette dernière espèce, il y en avait quelques-unes plus distinguées par l'élégance de leur faste et l'enjouement de leur société, que par leurs agréments personnels. Je trouvais dans leur maison une liberté réelle dont j'aimais à jouir, une gaieté bruyante qui pouvait m'étourdir, si elle ne pouvait me plaire; enfin un abus continuel de la raison, qui me tirait pour quelques moments des entraves de la mienne. Je faisais des galanteries à toutes les femmes de cette espèce chez lesquelles j'étais admis, sans avoir de projets sur aucune; mais la plus célèbre d'entre elles avait des desseins sur moi, qu'elle fit bientôt éclater.
On la nommait Olympia. Elle avait vingt-six ans, beaucoup de beauté, de talents et d'esprit. Elle me laissa bientôt apercevoir du goût qu'elle avait pour moi; et, sans en avoir pour elle, je me jetai à sa tête pour me débarrasser en quelque sorte de moi-même.
Notre liaison commença brusquement; et, comme j'y trouvais peu de charmes, je jugeai qu'elle finirait de même, et qu'Olympia, ennuyée de mes distractions auprès d'elle, chercherait bientôt un amant qui lui rendît plus de justice, d'autant plus que nous nous étions pris sur le pied de la passion la plus désintéressée; mais notre planète en décidait autrement. Il fallait sans doute, pour le châtiment de cette femme superbe et emportée, et pour me jeter dans des embarras d'une autre espèce, qu'elle conçût un amour effréné pour moi.
Déjà je n'étais plus le maître de revenir le soir à mon auberge, et j'étais accablé, pendant la journée, de billets, de messages et de surveillants.
On se plaignait de mes froideurs. Une jalousie qui n'avait pas encore trouvé d'objet s'en prenait à toutes les femmes qui pouvaient attirer mes regards, et aurait exigé de moi jusqu'à des incivilités pour elles, si l'on eût pu entamer mon caractère. Je me déplaisais dans ce tourment presque perpétuel; mais il fallait bien y vivre. Je cherchais de bonne foi à aimer Olympia, pour aimer quelque chose, et me distraire du goût dangereux que je me connaissais; cependant une scène plus vive se préparait.
J'étais sourdement observé dans mon auberge, par les ordres de la courtisane. «Depuis quand, me dit-elle un jour, avez-vous ce beau page qui vous intéresse tant, à qui vous témoignez tant d'égards, et que vous ne cessez de suivre des yeux quand son service l'appelle dans votre appartement? Pourquoi lui faites-vous observer cette retraite austère? car on ne le voit jamais dans Venise.
—Mon page, répondis-je, est un jeune homme bien né, de l'éducation duquel je suis chargé par devoir. C'est...
—C'est, reprit-elle, les yeux enflammés de courroux, traître; c'est une femme. Un de mes affidés lui a vu faire sa toilette, par le trou de la serrure...
—Je vous donne ma parole d'honneur que ce n'est pas une femme...
—N'ajoute pas le mensonge à la trahison. Cette femme pleurait: on l'a vue; elle n'est pas heureuse. Tu ne sais que faire le tourment des cœurs qui se donnent à toi. Tu l'as abusée comme tu m'abuses, et tu l'abandonnes. Renvoie à ses parents cette personne; et, si tes prodigalités t'ont mis hors d'état de lui faire justice, qu'elle la tienne de moi. Tu lui dois un sort: je le lui ferai; mais je veux qu'elle disparaisse demain.
—Olympia, repris-je le plus froidement qu'il me fut possible, je vous ai juré, je vous le répète, et vous jure encore que ce n'est pas une femme; et plût au ciel!...
—Que veulent dire ces mensonges, et ce plût au ciel! monstre? Renvoie-la, te dis-je, ou... Mais j'ai d'autres ressources; je te démasquerai, et elle entendra raison, si tu n'es pas susceptible de l'entendre.»
Excédé par ce torrent d'injures et de menaces, mais affectant de n'être point ému, je me retirai chez moi, quoiqu'il fût tard.
Mon arrivée parut surprendre mes domestiques, et surtout Biondetta: elle témoigna quelque inquiétude sur ma santé: je répondis qu'elle n'était point altérée. Je ne lui parlais presque jamais depuis ma liaison avec Olympia, et il n'y avait eu aucun changement dans sa conduite à mon égard, mais on en remarquait dans ses traits; il y avait, sur le ton général de sa physionomie, une teinte d'abattement et de mélancolie.
Le lendemain, à peine étais-je éveillé que Biondetta entre dans ma chambre, une lettre à la main. Elle me la remet, et je lis:
Au prétendu Biondetto.
«Je ne sais qui vous êtes, madame, ni ce que vous pouvez faire chez don Alvare; mais vous êtes trop jeune pour n'être pas excusable, et en de trop mauvaises mains pour ne pas exciter la compassion. Ce cavalier vous aura promis ce qu'il promet à tout le monde, ce qu'il me jure encore tous les jours, quoique déterminé à nous trahir. On dit que vous êtes sage autant que belle; vous serez susceptible d'un bon conseil. Vous êtes en âge, madame, de réparer le tort que vous pouvez vous être fait; une âme sensible vous en offre les moyens. On ne marchandera point sur la force du sacrifice que l'on doit faire pour assurer votre repos. Il faut qu'il soit proportionné à votre état, aux vues que l'on vous a fait abandonner, à celles que vous pouvez avoir pour l'avenir, et par conséquent vous réglerez tout vous-même. Si vous persistez à vouloir être trompée et malheureuse, et à en faire d'autres, attendez-vous à tout ce que le désespoir peut suggérer de plus violent à une rivale. J'attends votre réponse.»
Après avoir lu cette lettre, je la remis à Biondetta. «Répondez, lui dis-je, à cette femme qu'elle est folle, et vous savez mieux que moi combien elle est...
—Vous la connaissez, don Alvare? n'appréhendez-vous rien d'elle?...—J'appréhende qu'elle ne m'ennuie plus longtemps, ainsi je la quitte; et pour m'en délivrer plus sûrement, je vais louer ce matin une jolie maison que l'on m'a proposée sur la Brenta.» Je m'habillai sur-le-champ, et allai conclure mon marché. Chemin faisant, je réfléchissais aux menaces d'Olympia. «Pauvre folle! disais-je, elle veut tuer...» Je ne pus jamais, et sans savoir pourquoi, prononcer le mot.
Dès que j'eus terminé mon affaire, je revins chez moi, je dînai; et, craignant que la force de l'habitude ne m'entraînât cher la courtisane, je me déterminai à ne pas sortir de la journée.
Je prends un livre. Incapable de m'appliquer à la lecture, je le quitte; je vais à la fenêtre, et la foule et la variété des objets me choquent au lieu de me distraire. Je me promène à grands pas dans mon appartement, cherchant la tranquillité de l'esprit dans l'agitation continuelle du corps.
Dans cette course indéterminée, mes pas s'adressent vers une garde-robe sombre, où mes gens renfermaient les choses nécessaires à mon service qui ne devaient pas se trouver sous la main. Je n'y étais jamais entré; l'obscurité du lieu me plaît; je m'assieds sur un coffre et y passe quelques minutes.
Au bout de ce court espace de temps, j'entends du bruit dans une pièce voisine; un petit jour qui me donne dans les yeux m'attire vers une porte condamnée: il s'échappait par le trou de la serrure; j'y applique l'œil.
Je vois Biondetta assise vis-à-vis de son clavecin, les bras croisés, dans l'attitude d'une personne qui rêve profondément. Elle rompit le silence.
«Biondetta! Biondetta! dit-elle. Il m'appelle Biondetta. C'est le premier, c'est le seul mot caressant qui soit sorti de sa bouche.»
Elle se tait, et paraît retomber dans sa rêverie. Elle pose enfin les mains sur le clavecin que je lui avais vu raccommoder. Elle avait devant elle un livre fermé sur le pupitre; elle prélude et chante à demi-voix en s'accompagnant.
Je démêlai sur-le-champ que ce qu'elle chantait n'était pas une composition arrêtée. En prêtant mieux l'oreille, j'entendis mon nom, celui d'Olympia; elle improvisait en prose sur sa prétendue situation, sur celle de sa rivale qu'elle trouvait bien plus heureuse que la sienne; enfin sur les rigueurs que j'avais pour elle, et les soupçons qui occasionnaient une défiance qui m'éloignait de mon bonheur. Elle m'aurait conduit dans la route des grandeurs, de la fortune et des sciences, et j'aurais fait sa félicité. «Hélas! disait-elle, cela est impossible. Quand il me méconnaîtrait pour ce que je suis, mes faibles charmes ne pourraient l'arrêter; une autre...»
La passion l'emportait et les larmes semblaient la suffoquer. Elle se lève, va prendre un mouchoir, s'essuie et se rapproche de l'instrument; elle veut se rasseoir; et, comme si le peu de hauteur du siége l'eût tenue ci-devant dans une attitude trop gênée, elle prend le livre qui était sur son pupitre, le met sur le tabouret, s'assied et prélude de nouveau.
Je compris bientôt que la seconde scène de musique ne serait pas de l'espèce de la première. Je reconnus l'air d'une barcarolle fort en vogue alors à Venise. Elle le répéta deux fois; puis, d'une voix plus distincte et plus assurée, elle chanta les paroles suivantes[1]:
Hélas! quelle est ma chimère,
Fille du ciel et des airs!
Pour Alvare et pour la terre
J'abandonne l'univers;
Sans éclat et sans puissance,
Je m'abaisse jusqu'aux fers;
Et quelle est ma récompense!
On me dédaigne et je sers.
Coursiers, la main qui vous mène
S'empresse à vous caresser;
On vous captive, on vous gêne;
Mais on craint de vous blesser.
Des efforts qu'on vous fait faire,
Sur vous l'honneur rejaillit,
Et le frein qui vous modère
Jamais ne vous avilit.
Alvare, une autre t'engage,
Et m'éloigne de ton cœur:
Dis-moi par quel avantage
Elle a vaincu ta froideur?
On pense qu'elle est sincère,
On s'en rapporte à sa foi;
Elle plaît, je ne puis plaire;
Le soupçon est fait pour moi.
La cruelle défiance
Empoisonne le bienfait.
On me craint en ma présence,
En mon absence on me hait.
Mes tourments, je les suppose;
Je gémis, mais sans raison;
Si je parle, j'en impose;
Je me tais, c'est trahison.
Amour, tu fis l'imposture,
Je passe pour l'imposteur;
Ah! pour venger notre injure,
Dissipe enfin son erreur.
Fais que l'ingrat me connaisse,
Et quel qu'en soit le sujet,
Qu'il déteste une faiblesse
Dont je ne suis pas l'objet.
Ma rivale est triomphante,
Elle ordonne de mon sort,
Et je me vois dans l'attente
De l'exil ou de la mort:
Ne brisez pas votre chaîne,
Mouvements d'un cœur jaloux,
Vous éveilleriez la haine,
Je me contrains, taisez-vous.
Le son de la voix, le chant, le sens des vers, leur tournure, me jettent dans un désordre que je ne puis exprimer. «Être fantastique, dangereuse imposture! m'écriai-je en sortant avec rapidité du poste où j'étais demeuré trop longtemps, peut-on mieux emprunter les traits de la vérité et de la nature? Que je suis heureux de n'avoir connu que d'aujourd'hui le trou de cette serrure, comme je serais venu m'enivrer, combien j'aurais aidé à me tromper moi-même! Sortons d'ici. Allons sur la Brenta, dès demain. Allons-y ce soir.»
J'appelle sur-le-champ un domestique et fais dépêcher, dans une gondole, ce qui m'était nécessaire pour aller passer la nuit dans ma nouvelle maison.
Il m'eût été trop difficile d'attendre la nuit dans mon auberge. Je sortis. Je marchais au hasard. Au détour d'une rue, je crus voir entrer dans un café ce Bernadillo qui accompagnait Soberano dans notre promenade à Portici. «Autre fantôme! dis-je: ils me poursuivent» J'entrai dans ma gondole, et courus tout Venise de canal en canal; il était onze heures quand je rentrai. Je voulus partir pour la Brenta; et mes gondoliers fatigués, refusant le service, je fus obligé d'en faire appeler d'autres: ils arrivèrent, et mes gens, prévenus de mes intentions, me précèdent dans la gondole, chargés de leurs propres effets. Biondetta me suivait.
À peine ai-je les deux pieds dans le bâtiment, que des cris me forcent à me retourner. Un masque poignardait Biondetta. «Tu l'emportes sur moi! meurs, meurs, odieuse rivale.»
L'exécution fut si prompte qu'un de mes gondoliers, resté sur le rivage, ne put l'empêcher. Il voulut attaquer l'assassin en lui portant le flambeau dans les yeux; un autre masque accourt et le repousse avec une action menaçante, une voix étonnante que je crus reconnaître pour celle de Bernadillo.
Hors de moi, je m'élance de la gondole. Les meurtriers ont disparu. À l'aide du flambeau, je vois Biondetta pâle, baignée dans son sang, expirante.
Mon état ne saurait se peindre. Toute autre idée s'efface. Je ne vois plus qu'une femme adorable, victime d'une prévention ridicule, sacrifiée à ma vaine et extravagante confiance, et accablée par moi jusque-là des plus cruels outrages.
Je me précipite, j'appelle en même temps le secours et la vengeance. Un chirurgien, attiré par l'éclat de cette aventure, se présente. Je fais transporter la blessée dans mon appartement; et, de peur qu'on ne la ménageât point assez, je me chargeai moi-même de la moitié du fardeau.
Quand on l'eut déshabillée, quand je vis ce beau corps sanglant atteint de deux énormes blessures, qui semblaient devoir attaquer toutes deux les sources de la vie, je dis, je fis mille extravagances.
Biondetta, présumée sans connaissance, ne devait pas les entendre; mais l'aubergiste et ses gens, un chirurgien, deux médecins, appelés, jugèrent qu'il était dangereux pour la blessée qu'on me laissât auprès d'elle. On m'entraîna hors de la chambre.
On laissa mes gens auprès de moi, mais un d'eux ayant eu la maladresse de me dire que la Faculté avait jugé les blessures mortelles, je poussai des cris aigus. Fatigué enfin par mes emportements, je tombai dans un abattement qui fut suivi du sommeil.
Je crus voir ma mère en rêve; je lui racontais mon aventure, et, pour la lui rendre plus sensible, je la conduisais vers les ruines de Portici.
«N'allons pas là, mon fils, me disait-elle, vous êtes dans un danger évident.» Comme nous passions dans un défilé étroit où je m'engageais avec sécurité, une main tout à coup me pousse dans un précipite; je la reconnais, c'est celle de Biondetta. Je tombais, une main me retire, et je me trouve entre les bras de ma mère. Je me réveille encore haletant de frayeur. «Tendre mère! m'écriai-je, vous ne m'abandonnez pas, même en rêve.»
Biondetta! vous voulez me perdre! Mais ce songe est l'effet du trouble de mon imagination. Ah! chassons des idées qui me feraient manquer à la reconnaissance, à l'humanité.
J'appelle un domestique et fais demander des nouvelles. «Deux chirurgiens veillent; on a beaucoup tiré de sang; on craint la fièvre.»
Le lendemain, après l'appareil levé, on décida que les blessures n'étaient dangereuses que par la profondeur; mais la fièvre survient, redouble, et il faut épuiser le sujet par de nouvelles saignées.
Je fis tant d'instances pour entrer dans l'appartement, qu'il ne fut pas possible de s'y refuser. Biondetta avait le transport, et répétait sans cesse mon nom. Je la regardais, elle ne m'avait jamais paru si belle.
Est-ce là me disais-je, ce que je prenais pour un fantôme colorié, un amas de vapeurs brillantes uniquement rassemblées pour en imposer à mes sens?
Elle avait la vie comme je l'ai, et la perd parce que je n'ai jamais voulu l'entendre, parce que je l'ai volontairement exposée. Je suis un tigre, un monstre.
Si tu meurs, objet le plus digne d'être chéri, et dont j'ai si indignement reconnu les bontés, je ne veux pas te survivre. Je mourrai après avoir sacrifié sur ta tombe la barbare Olympia.
Si tu m'es rendue, je serai à toi, je reconnaîtrai tes bienfaits, je couronnerai tes vertus, ta patience; je me lie par des liens indissolubles, et ferai mon devoir de te rendre heureuse par le sacrifice aveugle de mes sentiments et de mes volontés.
Je ne peindrai point les efforts pénibles de l'art et de la nature, pour rappeler à la vie un corps qui semblait devoir succomber sous les ressources mises en œuvre pour le soulager.
Vingt et un jours se passèrent sans qu'on pût se décider entre la crainte et l'espérance; enfin, la fièvre se dissipa, et il parut que la malade reprenait connaissance.
Je l'appelais ma chère Biondetta, elle me serra la main. Depuis cet instant, elle reconnut tout ce qui était autour d'elle. J'étais à son chevet: ses yeux se tournèrent sur moi; les miens étaient baignés de larmes. Je ne saurais peindre, quand elle me regarda, les grâces, l'expression de son sourire. «Chère Biondetta! reprit-elle; je suis la chère Biondetta d'Alvare.» Elle voulait m'en dire davantage: on me força encore une fois de m'éloigner.
Je pris le parti de rester dans sa chambre, dans un endroit où elle ne pût pas me voir. Enfin, j'eus la permission d'en approcher. «Biondetta, lui dis-je, je fais poursuivre vos assassins.
—Ah! ménagez-les, dit-elle; ils ont fait mon bonheur. Si je meurs, ce sera pour vous; si je vis, ce sera pour vous aimer.»
J'ai des raisons pour abréger ces scènes de tendresse qui se passèrent entre nous jusqu'au temps où les médecins m'assurèrent que je pouvais transporter Biondetta sur les bords de la Brenta, où l'air serait plus propre à lui rendre ses forces. Nous nous y établîmes. Je lui avais donné deux femmes pour la servir, dès le premier instant où son sexe fut avéré, par la nécessité de panser ses blessures. Je rassemblai autour d'elle tout ce qui pouvait contribuer à sa commodité, et ne m'occupai qu'à la soulager, l'amuser et lui plaire.
Ses forces se rétablissaient à vue d'œil et sa beauté semblait prendre un nouvel éclat. Enfin, croyant pouvoir l'engager dans un conversation assez longue, sans intéresser sa santé: «Ô Biondetta! lui dis-je, je suis comblé d'amour, persuadé que vous n'êtes point un être fantastique, convaincu que vous m'aimez, malgré les procédés révoltants que j'ai eus pour vous jusqu'ici. Mais vous savez si mes inquiétudes furent fondées. Développez-moi le mystère de l'étrange apparition qui affligea mes regards sous la voûte de Portici. D'où venaient, que devinrent ce monstre affreux, cette petite chienne qui précédèrent votre arrivée? Comment, pourquoi les avez-vous remplacés pour vous attacher à moi? Qui étaient-ils? Qui êtes-vous? Achevez de rassurer un cœur tout à vous, et qui veut se dévouer pour la vie.
—Alvare, répondit Biondetta, les nécromanciens, étonnés de votre audace, voulurent se faire un jeu de votre humiliation, et parvenir par la voie de la terreur à vous réduire à l'état de vil esclave de leurs volontés. Ils vous préparaient d'avance à la frayeur, en vous provoquant à l'évocation du plus puissant et du plus redoutable de tous les esprits; et, par le secours de ceux dont la catégorie leur est soumise, ils vous présentèrent un spectacle qui vous eût fait mourir d'effroi si la vigueur de votre âme n'eût fait tourner contre eux leur propre stratagème.
»À votre contenance héroïque, les Sylphes, les Salamandres, les Gnomes, les Ondins, enchantés de votre courage, résolurent de vous donner tout l'avantage sur vos ennemis.
»Je suis Sylphide d'origine, et une des plus considérables d'entre elles. Je parus sous la forme de la petite chienne; je reçus vos ordres, et nous nous empressâmes tous à l'envi de les accomplir. Plus vous mettiez de hauteur, de résolution, d'aisance, d'intelligence à régler mes mouvements, plus nous redoublions d'admiration pour vous et de zèle.
»Vous m'ordonnâtes de vous servir en page, de vous amuser en cantatrice. Je me soumis avec joie, et goûtai de tels charmes dans mon obéissance, que je résolus de vous la vouer pour toujours.
»Décidons, me disais-je, mon état et mon bonheur. Abandonnée dans le vague de l'air à une incertitude nécessaire, sans sensations, sans jouissances, et esclave des évocations des cabalistes, jouet de leurs fantaisies, nécessairement bornée dans mes prérogatives comme dans mes connaissances, balancerais-je davantage sur le choix des moyens par lesquels je puis ennoblir mon essence?
»Il m'est permis de prendre un corps pour m'associer à un sage: le voilà. Si je me réduis au simple état de femme, si je perds par ce changement volontaire le droit naturel des Sylphides et l'assistance de mes compagnes, je jouirai du bonheur d'aimer et d'être aimée. Je servirai mon vainqueur; je l'instruirai de la sublimité de son être, dont il ignore les prérogatives: il nous soumettra, avec les éléments dont j'aurai abandonné l'empire, les esprits de toutes les sphères. Il est fait pour être le roi du monde, et j'en serai la reine, et la reine adorée de lui.
»Ces réflexions, plus subites que vous ne pouvez le croire dans une substance débarrassée d'organes, me décidèrent sur-le-champ. En conservant ma figure, je prends un corps de femme pour ne le quitter qu'avec la vie.
»Quand j'eus pris un corps, Alvare, je m'aperçus que j'avais un cœur. Je vous admirais, je vous aimais; mais que devins-je lorsque je ne vis en vous que de la répugnance, de la haine! Je ne pouvais ni changer, ni même me repentir; soumise à tous les revers auxquels sont sujettes les créatures de votre espèce, m'étant attiré le courroux des esprits, la haine implacable des nécromanciens, je devenais, sans votre protection, l'être le plus malheureux qui fût sous le ciel: que dis-je, je le serais encore sans votre amour.»
Mille grâces répandues dans la figure, l'action, le son de la voix ajoutaient au prestige de ce récit intéressant. Je ne concevais rien de ce que j'entendais. Mais qu'y avait-il de concevable dans mon aventure?
Tout ceci me paraît un songe, me disais-je; mais la vie humaine est-elle autre chose? Je rêve plus extraordinairement qu'un autre, et voilà tout.
Je l'ai vue de mes yeux, attendant tout secours de l'art, arriver presqu'aux portes de la mort en passant par tous les termes de l'épuisement et de la douleur.
L'homme fut un assemblage d'un peu de boue et d'eau. Pourquoi une femme ne serait-elle pas faite de rosée, de vapeurs terrestres et de rayons de lumière, des débris d'un arc-en-ciel condensés? Où est le possible?... Où est l'impossible?
Le résultat de mes réflexions fut de me livrer encore plus à mon penchant, en croyant consulter ma raison. Je comblais Biondetta de prévenances, de caresses innocentes. Elle s'y prêtait avec une franchise qui m'enchantait, avec cette pudeur naturelle qui agit sans être l'effet des réflexions ou de la crainte.
Un mois s'était passé dans des douceurs qui m'avaient enivré. Biondetta, entièrement rétablie, pouvait me suivre partout à la promenade. Je lui avais fait faire un déshabillé d'amazone: sous ce vêtement, sous un grand chapeau ombragé de plumes, elle attirait tous les regards, et nous ne paraissions jamais que mon bonheur ne fît l'objet de l'envie de tous ces heureux citadins qui peuplent, pendant les beaux jours, les rivages enchantés de la Brenta; les femmes mêmes semblaient avoir renoncé à cette jalousie dont on les accuse, ou subjuguées par une supériorité dont elles ne pouvaient disconvenir, ou désarmées par un maintien qui annonçait l'oubli de tous ses avantages.
Connu de tout le monde pour l'amant aimé d'un objet aussi ravissant, mon orgueil égalait mon amour, et je m'élevais encore davantage quand je venais à me flatter sur le brillant de son origine.
Je ne pouvais douter qu'elle ne possédât les connaissances les plus rares, et je supposais, avec raison, que son but était de m'en orner; mais elle ne m'entretenait que de choses ordinaires, et semblait avoir perdu l'autre objet de vue. «Biondetta, lui dis-je un soir que nous nous promenions sur la terrasse de mon jardin, lorsqu'un penchant trop flatteur pour moi vous décida à lier votre sort au mien, vous vous promettiez de m'en rendre digne en me donnant des connaissances qui ne sont point réservées au commun des hommes. Vous parais-je maintenant indigne de vos soins; un amour aussi tendre, aussi délicat que le vôtre peut-il ne point désirer d'ennoblir son objet?
—Ô Alvare! me répondit-elle, je suis femme depuis six mois, et ma passion, il me le semble, n'a pas duré un jour. Pardonnez, si la plus douce des sensations enivre un cœur qui n'a jamais rien éprouvé. Je voudrais vous montrer à aimer comme moi: et vous seriez par ce sentiment seul au-dessus de tous vos semblables; mais l'orgueil humain aspire à d'autres jouissances. L'inquiétude naturelle ne lui permet pas de saisir un bonheur s'il n'en peut envisager un plus grand dans la perspective. Oui, je vous instruirai, Alvare. J'oubliais avec plaisir mon intérêt; il le veut, puisque je dois retrouver ma grandeur dans la vôtre; mais il ne suffit pas de me promettre d'être à moi, il faut que vous vous donniez, et sans réserve, et pour toujours.
Nous étions assis sur un banc de gazon, sous un abri de chèvre-feuille, au fond du jardin; je me jetai à ses genoux.
—Chère Biondetta, lui dis-je, je vous jure une fidélité à toute épreuve.
—Non, disait-elle, vous ne me connaissez pas, vous ne vous connaissez pas: il me faut un abandon absolu. Il peut seul me rassurer et me suffire.
Je lui baisais la main avec transport, et redoublais mes serments; elle m'opposait ses craintes. Dans le feu de la conversation, nos têtes se penchent, nos lèvres se rencontrent... Dans le moment, je me sens saisir par la basque de mon habit, et secouer d'une étrange force.
C'était mon chien, un jeune danois dont on m'avait fait présent. Tous les jours, je le faisais jouer avec mon mouchoir. Comme il s'était échappé de la maison la veille, je l'avais fait attacher pour prévenir une seconde évasion. Il venait de rompre son attache; conduit par l'odorat, il m'avait trouvé, et me tirait par mon manteau pour me montrer sa joie et me solliciter au badinage; j'eus beau le chasser de la main, de la voix, il ne fut pas possible de l'écarter: il courait, revenait sur moi en aboyant; enfin, vaincu par son importunité, je le saisis par son collier, et le reconduisis à la maison.
Comme je revenais au berceau pour rejoindre Biondetta, un domestique, marchant presque sur mes talons, nous avertit qu'on avait servi, et nous fûmes prendre nos places à table. Biondetta eût pu y paraître embarrassée. Heureusement nous nous trouvions en tiers, un jeune noble était venu passer la soirée avec nous.
Le lendemain, j'entrai chez Biondetta, résolu de lui faire part des réflexions sérieuses qui m'avaient occupé pendant la nuit. Elle était au lit, et je m'assis auprès d'elle. «Nous avons, lui dis-je, pensé faire hier une folie dont je me fusse repenti le reste de mes jours. Ma mère veut absolument que je me marie. Je ne saurais être à d'autre qu'à vous, et ne puis point prendre d'engagement sérieux sans son aveu, Vous regardant déjà comme ma femme, chère Biondetta, mon devoir est de vous respecter.
—Eh! ne dois-je pas vous respecter vous-même, Alvare? Mais ce sentiment ne serait-il pas le poison de l'amour?—Vous vous trompez, repris-je, il en est l'assaisonnement.
—Bel assaisonnement, qui vous ramène à moi d'un air glacé, et me pétrifie moi-même! Ah! Alvare! Alvare! je n'ai heureusement ni rime ni raison, ni père ni mère, et veux aimer de tout mon cœur sans cet assaisonnement-là. Vous devez des égards à votre mère: ils sont naturels; il suffit que sa volonté ratifie l'union de nos cœurs, pourquoi faut-il qu'elle la précède? Les préjugés sont nés chez vous au défaut de lumières; et, soit en raisonnant, soit en ne raisonnant pas, ils rendent votre conduite aussi inconséquente que bizarre. Soumis à de véritables devoirs, vous vous en imposez qu'il est ou impossible ou inutile de remplir: enfin, vous cherchez à vous faire écarter de la route, dans la poursuite de l'objet dont la possession vous semble la plus désirable. Notre union, nos liens deviennent dépendants de la volonté d'autrui. Qui sait si dona Mencia me trouvera d'assez bonne maison pour entrer dans celle de Maravillas? Et je me verrais dédaignée! Ou, au lieu de vous tenir de vous-même, il faudrait vous obtenir d'elle! Est-ce un homme destiné à la haute science qui me parle, ou un enfant qui sort des montagnes de l'Estramadure? Et dois-je être sans délicatesse quand je vois qu'on ménage celle des autres plus que la mienne? Alvare! Alvare! on vante l'amour des Espagnols; ils auront toujours plus d'orgueil et de morgue que d'amour.»
J'avais vu des scènes bien extraordinaires, je n'étais point préparé à celle-ci. Je voulus excuser mon respect pour ma mère; le devoir me le prescrivait, et la reconnaissance, l'attachement, plus forts encore que lui. On ne m'écoutait pas... «Je ne suis pas devenue femme pour rien, Alvare: vous me tenez de moi, je veux tous tenir de vous. Dona Mencia désapprouvera après si elle est folle: ne m'en parlez plus. Depuis qu'on me respecte, qu'on se respecte, qu'on respecte tout le monde, je deviens plus malheureuse que lorsqu'on me haïssait.» Et elle se mit à sangloter.
Heureusement je suis fier, et ce sentiment me garantit du mouvement de faiblesse qui m'entraînait aux pieds de Biondetta, pour essayer de désarmer cette déraisonnable colère, et faire cesser des larmes dont la vue seule me mettait au désespoir. Je passai dans mon cabinet. En m'y enchaînant, on m'eût rendu service, enfin, craignant l'issue des combats que j'éprouvais, je courus à ma gondole: une des femmes de Biondetta se trouve sur mon chemin. «Je vais à Venise, lui dis-je: j'y deviens nécessaire pour la suite du procès intenté à Olympia.» Et sur-le-champ je pars, en proie aux plus dévorantes inquiétudes, mécontent de Biondetta et plus encore de moi, voyant qu'il ne me restait à prendre que des partis lâches ou désespérés.
J'arrive à la ville: je touche à la première calle. Je parcours d'un air effaré toutes les rues qui sont sur mon passage, ne m'apercevant point qu'un orage affreux va fondre sur moi, et qu'il faut m'inquiéter pour trouver un abri.
C'était dans le milieu du mois de juillet. Bientôt je fus chargé par une pluie abondante mêlée de beaucoup de grêle.
Je vois une porte ouverte devant moi: c'était celle de l'église du grand couvent des Franciscains; je m'y réfugie.
Ma première réflexion fut qu'il avait fallu un semblable accident pour me faire entrer dans une église depuis mon séjour dans les États de Venise, la seconde fut de me rendre justice sur cet entier oubli de mes devoirs.
Enfin, voulant m'arracher à mes pensées, je considère les tableaux, et cherche à voir les monuments qui sont dans cette église: c'était une espèce de voyage curieux que je faisais autour de la nef et du chœur.
J'arrive enfin dans une chapelle enfoncée et qui était éclairée par une lampe, le jour extérieur n'y pouvant pénétrer: quelque chose d'éclatant frappe mes regards dans le fond de la chapelle; c'était un monument.
Deux génies descendaient dans un tombeau de marbre noir; une figure de femme, deux autres génies fondaient en larmes auprès de la tombe.
Toutes les figures étaient de marbre blanc; et leur éclat naturel, rehaussé par le contraste, en réfléchissant vivement la faible lumière de la lampe, semblait les faire briller d'un jour qui leur fût propre, et éclairer lui-même le fond de la chapelle.
J'approche, je considère les figures; elles me paraissaient des plus belles proportions, pleines d'expression, et de l'exécution la plus finie.
J'attache mes yeux sur la tête de la principale figure. Que deviens-je? Je crois voir le portrait de ma mère. Une douleur vive et tendre, un saint respect me saisissent. «Ô ma mère! est-ce pour m'avertir que mon peu de tendresse et le désordre de ma vie vous conduiront au tombeau, que ce froid simulacre emprunte ici votre ressemblance chérie? Ô la plus digne des femmes! tout égaré qu'il est, votre Alvare vous a conservé tous vos droits sur son cœur. Avant de s'écarter de l'obéissance qu'il vous doit, il mourrait plutôt mille fois: il en atteste ce marbre insensible. Hélas! je suis dévoré de la passion la plus tyrannique: il m'est impossible de m'en rendre maître désormais. Vous venez de parler à mes yeux, parlez, ah! parlez à mon cœur, et si je dois la bannir, enseignez-moi comment je pourrai faire sans qu'il m'en coûte la vie.»
En prononçant avec force cette présente invocation, je m'étais prosterné la face contre terre, et j'attendais dans cette attitude la réponse que j'étais presque sûr de recevoir, tant j'étais enthousiasmé.
Je réfléchis maintenant, ce que je n'étais pas en état de faire alors, que dans toutes les occasions où nous avons besoin de secours extraordinaires pour régler notre conduite, si nous les demandons avec force, dussions-nous n'être pas exaucés, au moins, en nous recueillant pour les recevoir, nous nous mettons dans le cas d'user de toutes les ressources de notre propre prudence. Je méritais d'être abandonné à la mienne, et voici ce qu'elle me suggéra: «Tu mettras un devoir à remplir et un espace considérable entre ta passion et toi; les événements t'éclaireront.»
«Allons, dis-je en me relevant avec précipitation, allons ouvrir mon cœur à ma mère, et remettons-nous encore une fois sous ce cher abri.»
Je retourne à mon auberge ordinaire: je cherche une voiture, et, sans m'embarrasser d'équipages, je prends la route de Turin pour me rendre en Espagne par la France; mais avant je mets dans un paquet une note de trois cents sequins sur la banque, et la lettre qui suit:
À ma chère Biondetta.
«Je m'arrache d'auprès de vous, ma chère Biondetta, et ce serait m'arracher à la vie si l'espoir du plus prompt retour ne consolait mon cœur. Je vais voir ma mère: animé par votre charmante idée, je triompherai d'elle, et viendrai former avec son aveu une union qui doit faire mon bonheur. Heureux d'avoir rempli mes devoirs avant de me donner tout entier à l'amour, je sacrifierai à vos pieds le reste de ma vie! Vous connaîtrez un Espagnol, ma chère Biondetta: vous jugerez, d'après sa conduite, que, s'il obéit au devoir du sang, il sait également satisfaire aux autres. En voyant l'heureux effet de ses préjugés, vous ne taxerez pas d'orgueil le sentiment qui l'y attache. Je ne puis douter de votre amour: il m'avait voué une entière obéissance; je le reconnaîtrai encore mieux par cette faible condescendance à des vues qui n'ont pour objet que notre commune félicité. Je vous envoie ce qui peut être nécessaire pour l'entretien de notre maison. Je vous enverrai d'Espagne ce que je croirai le moins indigne de vous, en attendant que la plus vive tendresse qui fût jamais vous ramène pour toujours votre esclave.»
Je suis sur la route de l'Estramadure. Nous étions dans la plus belle saison, et tout semblait se prêter à l'impatience que j'avais d'arriver dans ma patrie. Je découvrais déjà les clochers de Turin, lorsqu'une chaise de poste assez mal en ordre, ayant dépassé ma voiture, s'arrête et me laisse voir, à travers une portière, une femme qui fait des signes et s'élance pour en sortir.
Mon postillon s'arrête de lui-même; je descends, et reçois Biondetta dans mes bras; elle y reste pâmée sans connaissance; elle ne put dire que ce peu de mots: «Alvare! vous m'avez abandonnée.»
Je la porte dans la chaise, seul endroit où je pusse l'asseoir commodément: elle était heureusement à deux places. Je fais mon possible pour lui donner plus d'aisance à respirer, en la dégageant de ceux de ses vêtements qui la gênent; et, la soutenant entre mes bras, je continue ma route dans la situation que l'on peut imaginer.
Nous arrêtons à la première auberge de quelque apparence: je fais porter Biondetta dans la chambre la plus commode. Je la fais mettre sur un lit et m'assieds à côté d'elle. Je m'étais fait apporter des eaux spiritueuses, des élixirs propres à dissiper un évanouissement. À la fin, elle ouvre les yeux.
«On a voulu ma mort encore une fois, dit-elle; on sera satisfait.—Quelle injustice! lui dis-je: un caprice vous fait vous refuser à des démarches senties et nécessaires de ma part. Je risque de manquer à mon devoir si je ne sais pas vous résister, et je m'expose à des désagréments, à des remords qui troubleraient la tranquillité de notre union. Je prends le parti de m'échapper pour aller chercher l'aveu de ma mère.
—Eh! que ne me faites-vous connaître votre volonté, cruel? Ne suis-je pas faite pour vous obéir? Je vous aurais suivi. Mais m'abandonner seule, sans protection, à la vengeance des ennemis que je me suis faits pour vous; me voir exposée par votre faute aux affronts les plus humiliants...
—Expliquez-vous, Biondetta: quelqu'un aurait-il osé?...—Et qu'avait-on à risquer contre un être de mon sexe, dépourvu d'aveu comme de toute assistance? L'indigne Bernadillo nous avait suivis à Venise: à peine avez-vous disparu, qu'alors, cessant de vous craindre, impuissant contre moi depuis que je suis à vous, mais pouvant troubler l'imagination des gens attachés à mon service, il a fait assiéger par des fantômes de sa création votre maison de la Brenta. Mes femmes effrayées m'abandonnent. Selon un bruit général, autorisé par beaucoup de lettres, un lutin a enlevé un capitaine aux gardes du roi de Naples et l'a conduit à Venise. On assure que je suis ce lutin, et cela se trouve presque avéré par les indices. Chacun s'écarte de moi avec frayeur. J'implore de l'assistance, de la compassion; je n'en trouve pas. Enfin l'or obtient ce que l'on refuse à l'humanité. On me vend fort cher une mauvaise chaise. Je trouve des guides, des postillons: je vous suis...»
Ma fermeté pensa s'ébranler au récit des disgrâces de Biondetta. «Je ne pouvais, lui dis-je, prévoir des événements de cette nature. Je vous avais vue l'objet des égards, des respects des habitants des bords de la Brenta. Ce qui vous semblait si bien acquis, pouvais-je imaginer qu'on vous le disputerait en mon absence? Ô Biondetta! vous êtes éclairée; ne deviez-vous pas prévoir qu'en contrariant des vues aussi raisonnables que les miennes, vous me porteriez à des résolutions désespérées? Pourquoi?...
—Est-on toujours maîtresse de ne pas contrarier? Je suis femme par mon choix, Alvare, mais je suis femme enfin, exposée à ressentir toutes les impressions; je ne suis pas de marbre. J'ai choisi entre les zones la matière élémentaire dont mon corps est composé: elle est très susceptible; si elle ne l'était pas, je manquerais de sensibilité; vous ne me feriez rien éprouver, et je vous deviendrais insipide. Pardonnez-moi d'avoir couru les risques de prendre toutes les imperfections de mon sexe, pour en réunir, si je pouvais, toutes les grâces; mais la folie est faite, et, constituée comme je suis à présent, mes sensations sont d'une vivacité dont rien n'approche: mon imagination est un volcan. J'ai, en un mot, des passions d'une violence qui devrait vous effrayer si vous n'étiez pas l'objet de la plus emportée de toutes, et si nous ne connaissions pas mieux les principes et les effets de ces élans naturels, qu'on ne les connaît à Salamanque. On leur y donne des noms odieux; on parle au moins de les étouffer. Étouffer une flamme céleste, le seul ressort au moyen duquel l'âme et le corps peuvent agir réciproquement l'un et l'autre, et se forcer de concourir au maintien nécessaire de leur union! Cela est bien imbécile, mon cher Alvare! Il faut régler ses mouvements, mais quelquefois il faut leur céder; si on les contrarie, si on les soulève, ils échappent tous à la fois, et la raison ne sait plus où s'asseoir pour gouverner. Ménagez-moi dans ces moments-ci, Alvare; je n'ai que six mois, je suis dans l'enthousiasme de tout ce que j'éprouve; songez qu'un de vos refus, un mot que vous me dites inconsidérément, indigne l'amour, révolte l'orgueil, éveille le dépit, la défiance: la crainte: que dis-je? Je vois d'ici ma pauvre tête perdue, et mon Alvare aussi malheureux que moi!
—Ô Biondetta! repartis-je, on ne cesse pas de s'étonner auprès de vous; mais je crois voir la nature même dans l'aveu que vous faites de vos penchants. Nous trouverons des ressources contre eux dans notre tendresse mutuelle. Que ne devons-nous pas espérer d'ailleurs des conseils de la digne mère qui va nous recevoir dans ses bras? Elle vous chérira, tout m'en assure, et tout nous aidera à couler des jours heureux...—Il faut vouloir ce que vous voulez, Alvare. Je connais mieux mon sexe et n'espère pas autant que vous; mais je veux vous obéir pour vous plaire, et je me livre.»
Satisfait de me trouver sur la route de l'Espagne, de l'aveu et en compagnie de l'objet qui avait captivé mes sens, je m'empressai de chercher le passage des Alpes pour arriver en France; mais il semblait que le ciel me devenait contraire depuis que je n'étais pas seul: des orages affreux suspendent ma course, et rendent les chemins impraticables. Les chevaux s'abattent: ma voiture, qui semblait neuve et bien assemblée, se dément à chaque poste, et manque par l'essieu, ou par le train, ou par les roues. Enfin, après des traverses infinies, je parviens au Col-de-Tende.
Parmi les sujets d'inquiétude, les embarras que me donnait un voyage contrarié, j'admirais le personnage de Biondetta. Ce n'était plus cette femme tendre, triste ou emportée que j'avais vue; il semblait qu'elle voulût soulager mon ennui en se livrant aux saillies de la gaîté la plus vive, et me persuader que les fatigues n'avaient rien de rebutant pour elle.
Tout ce badinage agréable était mêlé de caresses trop séduisantes pour que je pusse m'y refuser: je m'y livrais, mais avec réserve: mon orgueil compromis servait de frein à la violence de mes désirs. Elle lisait trop bien dans mes yeux, pour ne pas juger de mon désordre et chercher à l'augmenter. Je fus en péril, je dois en convenir. Une fois entre autres, si une roue ne se fût brisée, je ne sais ce que le point d'honneur fût devenu. Cela me mit un peu plus sur mes gardes pour l'avenir.
Après des fatigues incroyables, nous arrivâmes à Lyon. Je consentis, par attention pour elle, à m'y reposer quelques jours. Elle arrêtait mes regards sur l'aisance, la facilité des mœurs de la nation française. «C'est à Paris, c'est à la cour que je voudrais vous voir établi. Les ressources d'aucune espèce ne vous y manqueront; vous ferez la figure qu'il vous plaira de faire, et j'ai des moyens sûrs de vous y faire jouer le plus grand rôle; les Français sont galants: si je ne présume point trop de ma figure, ce qu'il y aurait de plus distingué parmi eux viendrait me rendre hommage, et je les sacrifierais tous à mon Alvare. Le beau sujet de triomphe pour une vanité espagnole!»
Je regardai cette proposition comme un badinage. «Non, dit-elle, j'ai sérieusement cette fantaisie.—Partons donc bien vite pour l'Estramadure, répliquai-je, et nous reviendrons faire présenter à la cour de France l'épouse de don Alvare Maravillas; car il ne vous conviendrait pas de ne vous y montrer qu'en aventurière.
—Je suis sur le chemin de l'Estramadure, dit-elle; il s'en faut bien que je la regarde comme le terme où je dois trouver mon bonheur; comment ferais-je pour ne jamais la rencontrer?»
J'entendais, je voyais sa répugnance, mais j'allais à mon but et je me trouvai bientôt sur le territoire espagnol. Les obstacles imprévus, les fondrières, les ornières impraticables, les muletiers ivres, les mulets rétifs, me donnaient encore moins de relâche que dans le Piémont et la Savoie.
On dit beaucoup de mal des aubergistes d'Espagne, et c'est avec raison; cependant, je m'estimais heureux quand les contrariétés éprouvées pendant le jour ne me forçaient pas de passer une partie de la nuit dans la campagne ou dans une grange écartée.
«Quel pays allons-nous chercher, disait-elle, à en juger par ce que nous éprouvons: En sommes-nous encore beaucoup éloignés?
—Vous êtes, repris-je, en Estramadure, et à dix lieues tout au plus du château de Maravillas....
—Nous n'y arriverons certainement pas; le ciel nous en défend les approches. Voyez les vapeurs dont il se charge.»
Je regardai le ciel, et jamais il ne m'avait paru plus menaçant. Je fis apercevoir à Biondetta que la grange où nous étions pouvait nous garantir de l'orage. «Nous garantira-telle aussi du tonnerre? me dit-elle...—Eh! que vous fait le tonnerre, à vous, habituée à vivre dans les airs, qui l'avez vu tant de fois se former, et devez si bien connaître son origine physique?...—Je ne craindrais pas si je la connaissais moins; je me suis soumise, pour l'amour de vous, aux causes physiques, et je les appréhende, parce qu'elles tuent et qu'elles sont physiques.»
Nous étions sur deux tas de paille aux deux extrémités de la grange. Cependant l'orage approche et mugit d'une manière épouvantable. Le ciel paraissait un brasier agité par les vents en mille sens contraires; les coups de tonnerre, répétés par les antres des montagnes voisines, retentissaient horriblement autour de nous. Ils ne se succédaient pas, ils semblaient s'entre-heurter. Le vent, la grêle, la pluie se disputaient entre eux à qui ajouterait le plus à l'horreur de l'effroyable tableau dont nos sens étaient affligés. Il part un éclair qui semble embraser notre asile. Un coup effroyable suit. Biondetta, les yeux fermés, les doigts dans les oreilles, vient se précipiter dans mes bras. «Ah! Alvare! je suis perdue...»
Je veux la rassurer. «Mettez la main sur mon cœur,» disait-elle. Elle me la place sur sa gorge; et, quoiqu'elle se trompât en me faisant appuyer sur un endroit où le battement ne devait pas être le plus sensible, je démêlai que le mouvement était extraordinaire. Elle m'embrassait de toutes ses forces, et redoublait à chaque éclair. Enfin, un coup, plus effrayant que tous ceux qui s'étaient fait entendre, part. Biondetta s'y dérobe de manière qu'en cas d'accident il ne pût la frapper avant de m'avoir atteint moi-même le premier.
Cet effet de la peur me parut singulier, et je commençai à appréhender pour moi, non les suites de l'orage, mais celles d'un complot formé dans sa tête de vaincre ma résistance à ses vues. Quoique plus transporté que je ne puis le dire, je me lève: «Biondetta, lui dis-je, vous ne savez ce que vous faites. Calmez cette frayeur; ce tintamarre ne menace ni vous ni moi.»
Mon flegme dut la surprendre; mais elle pouvait me dérober ses pensées en continuant d'affecter du trouble. Heureusement la tempête avait fait son dernier effort. Le ciel se nettoyait, et bientôt la clarté de la lune nous annonça que nous n'avions plus rien à redouter du désordre des éléments.
Biondetta demeurait à la place où elle s'était mise. Je m'assis auprès d'elle sans proférer une parole: elle fit semblant de dormir, et je me mis à rêver plus tristement que je n'eusse encore fait depuis le commencement de mon aventure, sur les suites nécessairement fâcheuses de ma passion. Je ne donnerai que le canevas de mes réflexions. Ma maîtresse était charmante, mais je voulais en faire ma femme.
Le jour m'ayant surpris dans ces pensées, je me levai pour aller voir si je pourrais poursuivre ma route. Cela me devenait impossible pour le moment. Le muletier qui conduisait ma calèche me dit que ses mulets étaient hors de service. Comme j'étais dans cet embarras, Biondetta vint me joindre.
Je commençais à perdre patience quand un homme d'une physionomie sinistre, mais vigoureusement taillé, parut devant la porte de la ferme, chassant devant lui deux mulets qui avaient de l'apparence. Je lui proposai de me conduire chez moi; il savait le chemin, nous convînmes du prix.
J'allais remonter dans ma voiture lorsque je crus reconnaître une femme de campagne qui traversait le chemin, suivie d'un valet: je m'approche; je la fixe. C'est Berthe, honnête fermière de mon village, et sœur de ma nourrice. Je l'appelle; elle s'arrête, me regarde à son tour, mais d'un air consterné. «Quoi! c'est vous, me dit-elle, seigneur don Alvare? Que venez-vous chercher dans un endroit où votre perte est jurée, où vous avez mis la désolation?—Moi! ma chère Berthe, et qu'ai-je fait?...
—Ah! seigneur Alvare, la conscience ne vous reproche-t-elle pas la triste situation à laquelle votre digne mère, notre bonne maîtresse, se trouve réduite. Elle se meurt....—Elle se meurt, m'écriai-je!...—Oui, poursuivit-elle, et c'est la suite du chagrin que vous lui avez causé; au moment où je vous parle, elle ne doit pas être en vie. Il lui est venu des lettres de Naples, de Venise. On lui a écrit des choses qui font trembler. Notre bon seigneur, votre frère, est furieux: il dit qu'il sollicitera partout des ordres contre vous, qu'il vous dénoncera, vous livrera lui-même....
—Allez, madame Berthe, si vous retournez à Maravillas et y arrivez avant moi, annoncez à mon frère qu'il me verra bientôt.»
Sur-le-champ, la calèche était attelée, je présente la main à Biondetta, cachant le désordre de mon âme sous l'apparence de la fermeté. Elle, se montrant effrayée: «Quoi! dit-elle, nous allons nous livrer à votre frère? Nous allons aigrir, par notre présence, une famille irritée, des vassaux désolés....
—Je ne saurais craindre mon frère, madame; s'il m'impute des torts que je n'ai pas, il est important que je le désabuse. Si j'en ai, il faut que je m'excuse; et, comme ils ne viennent pas de mon cœur, j'ai droit à sa compassion et à son indulgence. Si j'ai conduit ma mère au tombeau par le dérèglement de ma conduite, j'en dois réparer le scandale, et pleurer si hautement cette perte, que la vérité, la publicité de mes regrets effacent aux yeux de toute l'Espagne la tache que le défaut de nature imprimerait à mon sang.
—Ah! don Alvare, vous courez à votre perte et à la mienne: ces lettres écrites de tous côtés, ces préjugés répandus avec tant de promptitude et d'affectation, sont la suite de nos aventures et des persécutions que j'ai essuyées à Venise. Le traître Bernadillo, que vous ne connaissez pas assez, obsède votre frère; il le portera....
—Eh! qu'ai-je à redouter de Bernadillo et de tous les lâches de la terre? Je suis, madame, le seul ennemi redoutable pour moi. On ne portera jamais mon frère à la vengeance aveugle, à l'injustice, à des actions indignes d'un homme de tête et de courage, d'un gentilhomme enfin[2].»
Le silence succède à cette conversation assez vive; il eût pu devenir embarrassant pour l'un et l'autre: mais après quelques instants, Biondetta s'assoupit peu à peu, et s'endort. Pouvais-je ne pas la regarder? Pouvais-je la considérer sans émotion? Sur ce visage brillant de tous les trésors, de la pompe enfin de la jeunesse, le sommeil ajoutait aux grâces naturelles du repos cette fraîcheur délicieuse, animée, qui rend tous les traits harmonieux; un nouvel enchantement s'empare de moi: il écarte mes défiances; mes inquiétudes sont suspendues, ou, s'il m'en reste une assez vive, c'est que la tête de l'objet dont je suis épris, ballottée par les cahots de la voiture, n'éprouve quelque incommodité par la brusquerie ou la rudesse des frottements. Je ne suis plus occupé qu'à la soutenir, à la garantir. Mais nous en éprouvons un si vif, qu'il me devient impossible de le parer; Biondetta jette un cri, et nous sommes renversés. L'essieu était rompu; les mulets, heureusement, s'étaient arrêtés. Je me dégage: je me précipite vers Biondetta, rempli des plus vives alarmes. Elle n'avait qu'une légère contusion au coude, et bientôt nous sommes debout, en pleine campagne, mais exposés à l'ardeur du soleil en plein midi, à cinq lieues du château de ma mère, sans moyens apparents de pouvoir nous y rendre, car il ne s'offrait à nos regards aucun endroit qui parût être habité.
Cependant, à force de regarder avec attention, je crois distinguer, à la distance d'une lieue, une fumée qui s'élève derrière un taillis, mêlé de quelques arbres assez élevés; alors, confiant ma voiture à la garde du muletier, j'engage Biondetta à marcher avec moi du côte qui m'offre l'apparence de quelques secours.
Plus nous avançons, plus notre espoir se fortifie; déjà la petite forêt semble se partager en deux: bientôt elle forme une avenue au fond de laquelle on aperçoit des bâtiments d'une structure modeste: enfin une ferme considérable termine notre perspective.
Tout semble être en mouvement dans cette habitation, d'ailleurs isolée. Dès qu'on nous aperçoit, un homme se détache et vient au-devant de nous.
Il nous aborde avec civilité. Son extérieur est honnête: il est vêtu d'un pourpoint de satin noir, taillé en couleur de feu, orné de quelques passements en argent. Son âge paraît être de vingt-cinq à trente ans. Il a le teint d'un campagnard; la fraîcheur perce sous le hâle, et décèle la vigueur et la santé.
Je le mets au fait de l'accident qui m'attire chez lui. «Seigneur cavalier, me répondit-il, vous êtes toujours le bien arrivé, et chez des gens remplis de bonne volonté. J'ai ici une forge, et votre essieu sera rétabli: mais vous me donneriez aujourd'hui tout l'or de monseigneur le duc de Medina-Sidonia, mon maître, que ni moi ni personne des miens ne pourraient se mettre à l'ouvrage. Nous arrivons de l'église, mon épouse et moi, c'est le plus beau de nos jours. Entrez. En voyant la mariée, mes parents mes amis, mes voisins qu'il me faut fêter, vous jugerez s'il m'est possible de faire travailler maintenant. D'ailleurs, si madame et vous ne dédaignez pas une compagnie composée de gens qui subsistent de leur travail depuis le commencement de la monarchie, nous allons nous mettre à table, nous sommes tous heureux aujourd'hui; il ne tiendra qu'à vous de partager notre satisfaction. Demain nous penserons aux affaires.» En même temps il donne ordre qu'on aille chercher ma voiture.
Me voilà, hôte de Marcos, le fermier de monseigneur le duc, et nous entrons dans le salon préparé pour le repas de noce; adossé au manoir principal, il occupe tout le fond de la cour: c'est une feuillée en arcades, ornée de festons de fleurs, d'où la vue, d'abord arrêtée par les deux petits bosquets, se perd agréablement dans la campagne, à travers l'intervalle qui forme l'avenue.
La table était servie, Luisia, la nouvelle mariée, est entre Marcos et moi: Biondetta est à côte de Marcos. Les pères et les mères, les autres parents sont vis-à-vis; la jeunesse occupe les deux bouts.
La mariée baissait deux grands yeux noirs qui n'étaient pas faits pour regarder en-dessous; tout ce qu'on lui disait et même les choses indifférentes la faisaient sourire et rougir.
La gravité préside au commencement du repas: c'est le caractère de la nation; mais à mesure que les outres, disposées autour de la table, se désenflent, les physionomies deviennent moins sérieuses. On commençait à s'animer quand, tout à coup les poëtes improvisateurs de la contrée paraissent autour de la table. Ce sont des aveugles qui chantent les couplets suivants, en s'accompagnant de leurs guitares:
Marcos a dit à Louise:
Veux-tu mon cœur et ma foi?
Elle a répondu: Suis-moi,
Nous parlerons à l'église,
Là, de la bouche et des yeux,
Ils se sont juré tous deux
Une flamme vive et pure.
Si vous êtes curieux
De voir des époux heureux,
Venez en Estramadure.
Louise est sage, elle est belle;
Marcos a bien des jaloux;
Mais il les désarme tous
En se montrant digne d'elle;
Et tout ici, d'une voix,
Applaudissant à leur choix,
Vante une flamme aussi pure
Si vous êtes curieux
De voir des époux heureux,
Venez en Estramadure.
D'une douce sympathie,
Comme leurs cœurs sont unis!
Leurs troupeaux sont réunis
Dans la même bergerie;
Leurs peines et leurs plaisirs,
Leurs soins, leurs vœux, leurs désirs
Suivent la même mesure.
Si vous êtes curieux
De voir des amants heureux,
Venez en Estramadure.
Pendant qu'on écoutait ces couplets aussi simples que ceux pour qui ils semblaient être faits, tous les valets de la ferme, n'étant plus nécessaires au service, s'assemblaient gaîment pour manger les reliefs du repas; mêlés avec des Égyptiens et des Égyptiennes appelés pour augmenter le plaisir de la fête, ils formaient sous les arbres de l'avenue des groupes aussi agissants que variés, et embellissaient notre perspective.
Biondetta cherchait continuellement mes regards, et les forçait à se porter vers ces objets dont elle paraissait agréablement occupée, semblant me reprocher de ne point partager avec elle tout l'amusement qu'ils lui procuraient.
Mais le repas a déjà paru trop long à la jeunesse, elle attend le bal. C'est aux gens d'un âge mûr à montrer de la complaisance. La table est dérangée, les planches qui la forment, les futailles dont elle est soutenue, sont repoussées au fond de la feuillée; devenues tréteaux, elles servent d'amphithéâtre aux symphonistes. On joue le fandango sévillan, de jeunes Égyptiennes l'exécutent avec leurs castagnettes et leurs tambours de basque; la noce se mêle avec elles et les imite: la danse est devenue générale.
Biondetta paraissait en dévorer des yeux le spectacle. Sans sortir de sa place, elle essaye tous les mouvements qu'elle voit faire. «Je crois, dit-elle, que j'aimerais le bal à la fureur;» bientôt elle s'y engage et me force à danser.
D'abord elle montre quelque embarras et même un peu de maladresse: bientôt elle semble s'aguerrir et unir la grâce à la force, à la légèreté, à la précision. Elle s'échauffe: il lui faut son mouchoir, le mien, celui qui lui tombe sous la main: elle ne s'arrête que pour s'essuyer.
La danse ne fut jamais ma passion; et mon âme n'était point assez à son aise pour que je pusse me livrer à un amusement aussi vain. Je m'échappe et gagne un des bouts de la feuillée, cherchant un endroit où je pusse m'asseoir et rêver.
Un caquet très-bruyant me distrait, et arrête presque malgré moi mon attention. Deux voix se sont élevées derrière moi. «Oui, oui, disait l'une, c'est un enfant de la planète; il entrera dans sa maison. Tiens, Zoradille, il est né le trois mai à trois heures du matin...—Oh, vraiment, Lélagise, répondait l'autre, malheur aux enfants de Saturne! celui-ci a Jupiter à l'ascendant, Mars et Mercure en conjonction trine avec Vénus. Ô le beau jeune homme! quels avantages naturels! quelles espérances il pourrait concevoir! quelle fortune il devrait faire! mais...»
Je connaissais l'heure de ma naissance, et je l'entendais détailler avec la plus singulière précision. Je me retourne, et fixe ces babillardes.
Je vois deux vieilles Égyptiennes moins assises qu'accroupies sur leurs talons. Un teint plus qu'olivâtre, des yeux creux et ardents, une bouche enfoncée, un nez mince et démesuré qui, partant du haut de la tête, vient, en se recourbant, toucher au menton; un morceau d'étoffe qui fut rayé de blanc et de bleu tourne deux fois autour d'un crâne à demi pelé, tombe en écharpe sur l'épaule, et de là sur les reins, de manière qu'ils ne soient qu'à demi nus: en un mot, des objets presque aussi révoltants que ridicules.
Je les aborde. «Parliez-vous de moi, mesdames, leur dis-je, voyant qu'elles continuaient à me fixer et à se faire des signes...
—Vous nous écoutiez donc, seigneur cavalier?—Sans doute, répliquai-je, et qui vous a si bien instruites de l'heure de ma nativité?
—Nous aurions bien d'autres choses à vous dire, heureux jeune homme, mais il faut commencer par mettre le signe dans la main.
—Qu'à cela ne tienne, repris-je, et sur-le-champ je leur donne un doublon.
—Vois, Zoradille, dit la plus âgée, vois comme il est noble, comme il est fait pour jouir de tous les trésors qui lui sont destinés. Allons, pince la guitare, et suis-moi.» Elle chante!
L'Espagne vous donna l'être,
Mais Parthenope vous a nourri:
La terre en vous voit son maître,
Du ciel, si vous voulez l'être,
Vous serez le favori.
Le bonheur qu'on vous présage
Est volage, et pourrait vous quitter
Vous le tenez au passage:
Il faut, si vous êtes sage,
Le saisir sans hésiter.
Quel est cet objet aimable
Qui s'est soumis à votre pouvoir?
Est-il.......
Les vieilles étaient en train. J'étais tout oreille. Biondetta a quitté la danse: elle est accourue, elle me tire par le bras, me force à m'éloigner. «Pourquoi m'avez-vous abandonnée, Alvare? que faites-vous ici?—J'écoutais repris-je...—Quoi! me dit-elle en m'entraînant, vous écoutiez ces vieux monstres?...
—En vérité, ma chère Biondetta, ces créatures sont singulières; elles ont plus de connaissances qu'on ne leur en suppose; elles me disaient...—Sans doute, reprit-elle avec ironie, elles faisaient leur métier, elles vous disaient votre bonne aventure, et vous les croiriez? Vous êtes, avec beaucoup d'esprit, d'une simplicité d'enfant. Et ce sont là les objets qui vous empêchent de vous occuper de moi?...—Au contraire, ma chère Biondetta, elles allaient me parler de vous.
—Parler de moi! reprit-elle vivement avec une sorte d'inquiétude, qu'en savent-elles? qu'en peuvent-elles dire? Vous extravaguez. Vous danserez toute la soirée pour me faire oublier cet écart.
Je la suis, je rentre de nouveau dans le cercle, mais sans attention à ce qui se passe autour de moi, à ce que je fais moi-même. Je ne songeais qu'à m'échapper pour rejoindre, où je le pourrais, mes diseuses de bonne aventure. Enfin, je crois voir un moment favorable; je le saisis. En un clin d'œil, j'ai volé vers mes sorcières, les ai retrouvées et conduites sous un petit berceau qui termine le potager de la ferme. Là, je les supplie de me dire, en prose, sans énigme, très succinctement enfin, tout ce qu'elles peuvent savoir d'intéressant sur mon compte. La conjuration était forte, car j'avais les mains pleines d'or. Elles brûlaient de parler comme moi de les entendre. Bientôt je ne puis douter qu'elles ne soient instruites des particularités les plus secrètes de ma famille, et confusément de mes liaisons avec Biondetta, de mes craintes, de mes espérances. Je croyais apprendre bien des choses, je me flattais d'en apprendre de plus importantes encore, mais notre Argus est sur mes talons.
Biondetta n'est point accourue, elle a volé. Je voulais parler. «Point d'excuses, dit-elle, la rechute est impardonnable.....
—Ah! vous me la pardonnerez, lui dis-je: j'en suis sûr. Quoique vous m'ayez empêché de m'instruire comme je pouvais l'être, dès à présent j'en sais assez...
—Pour faire quelque extravagance. Je suis furieuse, mais ce n'est pas ici le temps de quereller; si nous sommes dans le cas de nous manquer d'égards, nous en devons à nos hôtes. On va se mettre à table, et je m'y assieds à côté de vous: je ne prétends plus souffrir que vous m'échappiez.»
Dans le nouvel arrangement du banquet, nous étions assis vis-à-vis des nouveaux mariés. Tous deux sont animés par les plaisirs de la journée: Marcos a les regards brûlants, Luisia les a moins timides: la pudeur s'en venge et lui couvre les joues du plus vif incarnat. Le vin de Xérès fait le tour de la table et semble en avoir banni jusqu'à un certain point la réserve: les vieillards mêmes, s'animant du souvenir de leurs plaisirs passés, provoquent la jeunesse par des saillies qui tiennent moins de la vivacité que de la pétulance. J'avais ce tableau sous les yeux: j'en avais un plus mouvant, plus varié, à côté de moi.
Biondetta, paraissant tour à tour livrée à la passion ou au dépit, la bouche armée des grâces fières du dédain, ou embellie par le sourire, m'agaçait, me boudait, me pinçait jusqu'au sang, et finissait par me marcher doucement sur les pieds. En un mot, c'était en un moment, une faveur, un reproche, un châtiment, une caresse, de sorte que, livré à cette vicissitude de sensations, j'étais dans un désordre inconcevable.
Les mariés ont disparu: une partie des convives les a suivis pour une raison ou pour une autre. Nous quittons la table. Une femme, c'était la tante du fermier, et nous le savions, prend un flambeau de cire jaune, nous précède, et, en la suivant, nous arrivons dans une petite chambre de douze pieds en carré: un lit qui n'en a pas quatre de largeur, une table et deux siéges en font l'ameublement. «Monsieur et madame, nous dit notre conductrice, voilà le seul appartement que nous puissions vous donner.» Elle pose son flambeau sur la table et nous laisse seuls.
Biondetta baisse les yeux. Je lui adresse la parole: «Vous avez donc dit que nous étions mariés?
—Oui, répond-elle, je ne pouvais dire que la vérité. J'ai votre parole, vous avez la mienne. Voilà l'essentiel. Vos cérémonies sont des précautions prises contre la mauvaise foi, et je n'en fais point de cas. Le reste n'a pas dépendu de moi. D'ailleurs, si vous ne voulez pas partager le lit que l'on nous abandonne, vous me donnerez la mortification de vous voir passer la nuit mal à votre aise. J'ai besoin de repos: je suis plus que fatiguée, je suis excédée de toutes les manières.» En prononçant ces paroles du ton le plus animé, elle s'étend dessus le lit, le nez tourné vers la muraille. «Eh quoi! m'écriai-je, Biondetta, je vous ai déplu, vous êtes sérieusement fâchée! comment puis-je expier ma faute? demandez ma vie.
—Alvare, me répond-elle sans se déranger, allez consulter vos Égyptiennes sur les moyens de rétablir le repos dans mon cœur et dans le vôtre.
—Quoi! l'entretien que j'ai eu avec ces femmes est le motif de votre colère? Ah! vous allez m'excuser, Biondetta; si vous saviez combien les avis qu'elles m'ont donnés sont d'accord avec les vôtres, et qu'elles m'ont enfin décidé à ne point retourner au château de Maravillas. Oui, c'en est fait, demain, nous partons pour Rome, pour Venise, pour Paris, pour tous les lieux que vous voudrez que j'aille habiter avec vous. Nous y attendrons l'aveu de ma famille...»
À ce discours, Biondetta se retourne. Son visage était sérieux et même sévère. «Vous rappelez-vous, ce que je suis, ce que j'attendais de vous, ce que je vous conseillais de faire? Quoi! lorsqu'on me servant avec discrétion des lumières dont je suis douée, je n'ai pu vous amener à rien de raisonnable, la règle de ma conduite et de la vôtre sera fondée sur les propos de deux êtres, les plus dangereux pour vous et pour moi, s'ils ne sont pas les plus méprisables. Certes, s'écria-t-elle dans un transport de douleur, j'ai toujours craint les hommes, j'ai balancé pendant des siècles à faire un choix, il est fait, il est sans retour. Je suis bien malheureuse!... Alors elle fond en larmes, dont elle cherche à me dérober la vue.
Combattu par les passions les plus violentes, je tombe à genoux. «Ô Biondetta! m'écriai-je, vous ne voyez pas mon cœur! vous cesseriez de le déchirer.
—Vous ne me connaissez pas, Alvare, et me ferez cruellement souffrir avant de me connaître. Il faut qu'un dernier effort vous dévoile mes ressources, et ravisse si bien et votre estime et votre confiance, que je ne sois plus exposée à des partages humiliants ou dangereux; vos pythonisses sont trop d'accord avec moi pour ne pas m'inspirer de justes terreurs. Qui m'assure que Soberano, Bernadillo, vos ennemis et les miens, ne soient pas cachés sous ces masques? Souvenez-vous de Venise. Opposons à leurs ruses un genre de merveilles qu'ils n'attendent sans doute pas de moi. Demain j'arrive à Maravillas, dont leur politique cherche à m'éloigner; les plus avilissants, les plus accablants de tous les soupçons vont m'y accueillir, mais dona Mencia est une femme juste, estimable; votre frère a l'âme noble, je m'abandonnerai à eux. Je serai un prodige de douceur, de complaisance, d'obéissance, de patience; j'irai au-devant des épreuves.» Elle s'arrête un moment. «Sera-ce assez t'abaisser, malheureuse sylphide? s'écrie-t-elle d'un ton douloureux.» Elle veut poursuivre; mais l'abondance des larmes lui ôte l'usage de la parole.
Que deviens-je à ces témoignages de passion, ces marques de douleur, ces résolutions dictées par la prudence, ces mouvements d'un courage que je regardais comme héroïque! Je m'assieds auprès d'elle: j'essaye de la calmer par mes caresses; mais d'abord on me repousse; bientôt après je n'éprouve plus de résistance sans avoir sujet de m'en applaudir; la respiration s'embarrasse, les yeux sont à demi fermés, le corps n'obéit qu'à des mouvements convulsifs, une froideur suspecte s'est répandue sur toute la peau, le pouls n'a plus de mouvement sensible, et le corps paraîtrait entièrement inanimé si les pleurs ne coulaient pas avec la même abondance.
Ô pouvoir des larmes! c'est sans doute le plus puissant de tous les traits de l'amour! Mes défiances, mes résolutions, mes serments tout est oublié. En voulant tarir la source de cette rosée précieuse, je me suis trop approché de cette bouche où la fraîcheur se réunit au doux parfum de la rose; et, si je voulais m'en éloigner, deux bras, dont je ne saurais peindre la blancheur, la douceur et la forme, sont des liens dont il me devient impossible de me dégager . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—Ô mon Alvare! s'écria Biondetta: j'ai triomphé, je suis le plus heureux de tous les êtres.
Je n'avais pas la force de parler, j'éprouvais un trouble extraordinaire: je dirai plus; j'étais honteux, immobile. Elle se précipite à bas du lit: elle est à mes genoux; elle me déchausse. «Quoi! chère Biondetta, m'écrai-je, quoi! vous vous abaissez?...—Ah! répond-elle, ingrat, je te servais lorsque tu n'étais que mon despote: laisse-moi servir mon amant.»
Je suis dans un moment débarrassé de mes hardes: mes cheveux, ramassés avec ordre, sont arrangés dans un filet qu'elle a trouvé dans sa poche. Sa force, son activité, son adresse ont triomphé de tous les obstacles que je voulais opposer. Elle fait avec la même promptitude sa petite toilette de nuit, éteint le flambeau qui nous éclairait, et voilà les rideaux tirés.
Alors, avec une voix à la douceur de laquelle la plus délicieuse musique ne saurait se comparer: «Ai-je fait, dit-elle, le bonheur de mon Alvare, comme il a fait le mien? Mais non: je suis encore la seule heureuse: il le sera, je le veux; je l'enivrerai de délices; je le remplirai de sciences; je l'élèverai au faîte des grandeurs. Voudras-tu, mon cœur, voudras-tu être la créature la plus privilégiée, te soumettre, avec moi, les hommes, les éléments, la nature entière?
—Ô ma chère Biondetta! lui dis-je, quoiqu'en faisant un peu d'effort sur moi-même, tu me suffis: tu remplis tous les vœux de mon cœur....
—Non, non, répliqua-t-elle vivement, Biondetta ne doit pas te suffire; ce n'est pas là mon nom: tu me l'avais donné, il me flattait; je le portais avec plaisir: mais il faut que tu saches qui je suis.... Je suis le Diable, mon cher Alvare, je suis le Diable....»
En prononçant ce mot avec un accent d'une douceur enchanteresse, elle fermait, plus qu'exactement, le passage aux réponses que j'aurais voulu lui faire. Dès que je pus rompre le silence: «Cesse, lui dis-je, ma chère Biondetta, ou qui que tu sois, de prononcer ce nom fatal, et de me rappeler une erreur abjurée depuis longtemps.
—Non, mon cher Alvare, non, ce n'était point une erreur; j'ai dû te le faire croire, cher petit homme. Il fallait bien te tromper pour te rendre enfin raisonnable. Votre espèce échappe à la vérité: ce n'est qu'en vous aveuglant qu'on peut vous rendre heureux. Ah! tu le seras beaucoup si tu veux l'être! je prétends te combler. Tu conviens déjà que je ne suis pas aussi dégoûtant que l'on me fait noir.»
Ce badinage achevait de me déconcerter. Je m'y refusais, et l'ivresse de mes sens aidait à ma distraction volontaire.
«Mais, réponds-moi donc, me disait-elle.—Eh! que voulez-vous que je réponde?...—Ingrat, place la main sur ce cœur qui t'adore; que le tien s'anime, s'il est possible, de la plus légère des émotions qui sont si sensibles dans le mien. Laisse couler dans tes veines un peu de cette flamme délicieuse par qui les miennes sont embrasées; adoucis, si tu peux, le son de cette voix, si propre à inspirer l'amour, et dont tu ne te sers que trop pour effrayer mon âme timide; dis-moi enfin s'il t'est possible, mais aussi tendrement que je l'éprouve pour toi: «Mon cher Béelzébut, je t'adore....»
À ce nom fatal, quoique si tendrement prononcé, une frayeur mortelle me saisit; l'étonnement, la stupeur accablent mon âme; je la croirais anéantie si la voix sourde du remords ne criait pas au fond de mon cœur. Cependant la révolte de mes sens subsiste d'autant plus impérieusement qu'elle ne peut être réprimée par la raison. Elle me livre sans défense à mon ennemi: il en abuse et me rend aisément sa conquête.
Il ne me donne pas le temps de revenir à moi, de réfléchir sur la faute dont il est beaucoup plus l'auteur que le complice. «Nos affaires sont arrangées, me dit-il, sans altérer sensiblement ce ton de voix auquel il m'avait habitué. Tu es venu me chercher: je t'ai suivi, servi, favorisé; enfin j'ai fait ce que tu as voulu. Je désirais ta possession, et il fallait, pour que j'y parvinsse, que tu me fisses un libre abandon de toi-même. Sans doute, je dois à quelques artifices la première complaisance; quant à la seconde, je m'étais nommé: tu savais à qui tu te livrais, et ne saurais te prévaloir de ton ignorance. Désormais, notre lien, Alvare, est indissoluble; mais, pour cimenter notre société, il est important de nous mieux connaître. Comme je te sais déjà presque par cœur, pour rendre nos avantages réciproques, je dois me montrer à toi tel que je suis.»
On ne me donne pas le temps de réfléchir sur cette harangue singulière: un coup de sifflet très aigu part à côté de moi. À l'instant, l'obscurité qui m'environne se dissipe; la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s'est toute chargée de gros limaçons: leurs cornes, qu'ils font mouvoir vivement en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière phosphorique, dont l'éclat et l'effet redoublent par l'agitation et l'allongement.
Presque ébloui par cette illumination subite, je jette les yeux à côté de moi; au lieu d'une figure ravissante, que vois-je? ô ciel! c'est l'effroyable tête de chameau. Elle articule, d'une voix de tonnerre, ce ténébreux Che vuoi qui m'avait tant épouvanté dans la grotte, part d'un éclat de rire humain plus effrayant encore, tire une langue démesurée....
Je me précipite; je me cache sous le lit, les yeux fermés, la face contre terre. Je sentais battre mon cœur avec une force terrible: j'éprouvais un suffoquement comme si j'allais perdre la respiration. Je ne puis évaluer le temps que je comptais avoir passé dans cette inexprimable situation, quand je me sens tirer par le bras, mon épouvante s'accroît: forcé néanmoins d'ouvrir les yeux, une lumière frappante les aveugle.
Ce n'était point celle des escargots, il n'y en avait plus sur les corniches; mais le soleil me donnait aplomb sur le visage. On me tire encore par le bras; on redouble: je reconnais Marcos.
«Eh! seigneur cavalier, me dit-il, à quelle heure comptez-vous donc partir? si vous voulez arriver à Maravillas aujourd'hui, vous n'avez pas de temps à perdre, il est près de midi.»
Je ne répondais pas; il m'examine: «Comment, vous êtes resté tout habillé sur votre lit? Vous y avez donc passé quatorze heures sans vous éveiller? Il fallait que vous eussiez un grand besoin de repos. Madame votre épouse s'en est doutée: c'est sans doute dans la crainte de vous gêner qu'elle a été passer la nuit avec une de mes tantes; mais elle a été plus diligente que vous; par ses ordres, dès le matin, tout a été mis en état dans votre voiture, et vous pouvez y monter. Quant à madame, vous ne la trouverez pas ici. Nous lui avons donné une bonne mule; elle a voulu profiter de la fraîcheur du matin: elle vous précède, et doit vous attendre dans le premier village que vous rencontrerez sur votre route.»
Marcos sort. Machinalement je me frotte les yeux et passe la main sur ma tête pour y trouver ce filet dont mes cheveux devaient être enveloppés.... Elle est nue, en désordre, ma cadenette est comme elle était la veille: la rosette y tient. «Dormirais-je? me dis-je alors. Ai-je dormi? Serais-je assez heureux pour que tout ceci n'ait été qu'un songe? Je lui ai vu éteindre la lumière.... Elle l'a éteinte.... La voilà....» Marcos rentre. Si vous voulez prendre un repas, seigneur cavalier, il est préparé. Votre voiture est attelée.»
Je descends du lit; à peine puis-je me soutenir, mes jarrets plient sous moi. Je consens à prendre quelque nourriture, mais cela me devient impossible. Alors, voulant remercier le fermier et l'indemniser de la dépense que je lui ai occasionnée, il refuse.
«Madame, me répondit-il, nous a satisfaits, et plus que noblement; vous et moi, seigneur cavalier, avons deux braves femmes.» À ce propos, sans rien répondre, je monte dans ma chaise: elle chemine.
Je ne peindrai point la confusion de mes pensées: elle était telle que l'idée du danger dans lequel je devais trouver ma mère ne s'y retraçait que faiblement. Les yeux hébétés, la bouche béante, j'étais moins un homme qu'un automate.
Mon conducteur me réveille. «Seigneur cavalier, nous devons trouver madame dans ce village-ci.» Je ne lui répondis rien. Nous traversions une espèce de bourgade; à chaque maison, il s'informe si l'on n'a pas vu passer une jeune dame en tel et tel équipage. On lui répond qu'elle ne s'est point arrêtée. Il se retourne comme voulant lire sur mon visage mon inquiétude à ce sujet. Et, s'il n'en savait pas plus que moi, je devais lui paraître bien troublé.
Nous sommes hors du village, et je commence à me flatter que l'objet actuel de mes frayeurs s'est éloigné au moins pour quelque temps. «Ah! si je puis arriver, tomber aux genoux de dona Mencia, me dis-je à moi-même; si je puis me mettre sous la sauvegarde de ma respectable mère, fantômes, monstres qui vous êtes acharnés sur moi, oserez-vous violer cet asile? J'y retrouverai, avec les sentiments de la nature, les principes salutaires dont je m'étais écarté, je m'en ferai un rempart contre vous.
»Mais si les chagrins occasionnés par mes désordres m'ont privé de cet ange tutélaire... Ah! je ne veux vivre que pour la venger sur moi-même. Je m'ensevelirai dans un cloître... Eh! qui m'y délivrera des chimères engendrées dans mon cerveau? Prenons l'état ecclésiastique. Sexe charmant, il faut que je renonce à vous, une larve infernale s'est revêtue de toutes les grâces dont j'étais idolâtre: ce que je verrais en vous de plus touchant me rappellerait...»
Au milieu de ces réflexions dans lesquelles mon attention est concentrée, la voiture est entrée dans la grande cour du château. J'entends une voix: «C'est Alvare! c'est mon fils!» J'élève la vue et reconnais ma mère sur le balcon de son appartement.
Rien n'égale alors la douceur, la vivacité du sentiment que j'éprouve. Mon âme semble renaître, mes forces se raniment toutes à la fois. Je me précipite, je vole dans les bras qui m'attendent. Je me prosterne. «Ah! m'écriai-je, les yeux baignés de pleurs, la voix entrecoupée de sanglots, ma mère! ma mère! je ne suis donc pas votre assassin? Me reconnaîtrez-vous pour votre fils? Ah! ma mère, vous m'embrassez...»
La passion qui me transporte, la véhémence de mon action ont tellement altéré mes traits et le son de ma voix, que dona Mencia en conçoit de l'inquiétude. Elle me relève avec bonté, m'embrasse de nouveau, me force à m'asseoir. Je voulais parler; cela m'était impossible: je me jetais sur ses mains en les baignant de larmes, en les couvrant des caresses les plus emportées.
Dona Mencia me considère d'un air d'étonnement: elle suppose qu'il doit m'être arrivé quelque chose d'extraordinaire: elle appréhende même quelque dérangement dans ma raison. Tandis que son inquiétude, sa curiosité, sa bonté, sa tendresse se peignent dans ces complaisances et dans ses regards, sa prévoyance a fait rassembler, sous sa main, ce qui peut soulager les soins d'un voyageur fatigué par une route longue et pénible.
Les domestiques s'empressent à me servir. Je mouille mes lèvres par complaisance: mes regards distraits cherchent mon frère; alarmé de ne pas le voir: «Madame, dis-je, où est l'estimable don Juan?...
—Il sera bien aise de savoir que vous êtes ici, puisqu'il vous avait écrit de vous y rendre; mais, comme ses lettres, datées de Madrid, ne peuvent être parties que depuis quelques jours, nous ne vous attendions pas sitôt. Vous êtes colonel du régiment qu'il avait, et le roi vient de le nommer à une vice-royauté dans les Indes.
—Ciel! m'écriai-je, tout serait-il faux dans le songe affreux que je viens de faire?... Mais il est impossible...—De quel songe parlez-vous, Alvare?....—Du plus long, du plus étonnant, du plus effrayant que l'on puisse faire.» Alors, surmontant l'orgueil et la honte, je lui fais un détail de ce qui m'était arrivé depuis mon entrée dans la grotte de Portici jusqu'au moment heureux où j'avais pu embrasser ses genoux.
Cette femme respectable m'écoute avec une attention, une patience, une bonté extraordinaires. Comme je connaissais l'étendue de ma faute, elle vit qu'il était inutile de me l'exagérer.
«Mon cher fils, vous avez couru après les mensonges, et dès le moment même, vous en avez été environné. Jugez-en par la nouvelle de mon indisposition et du courroux de votre frère aîné. Berthe, à qui vous avez cru parler, est depuis quelque temps détenue au lit par une infirmité. Je ne songeai jamais à vous envoyer deux cents sequins au delà de votre pension. J'aurais craint, ou d'entretenir vos désordres, ou de vous y plonger par une libéralité mal entendue. L'honnête écuyer Pimientos est mort depuis huit mois. Et, sur dix-huit cents clochers que possède peut-être M. le duc de Medina-Sidonia dans toutes les Espagnes, il n'a cas un pouce de terre à l'endroit que vous désignez: je le connais parfaitement, et vous aurez rêvé cette ferme et tous ses habitants.
—Ah! madame, repris-je, le muletier qui m'amène a vu cela comme moi. Il a dansé à la noce.»
Ma mère ordonne qu'on fasse venir le muletier; mais il avait dételé en arrivant, sans demander son salaire.
Cette fuite précipitée, qui ne laissait aucune trace, jeta ma mère en quelques soupçons. «Nuguès, dit-elle à un page qui traversait l'appartement, allez dire au vénérable don Quebracuernos que mon fils Alvare et moi l'attendons ici.
»C'est, poursuivit-elle, un docteur de Salamanque; il a ma confiance et la mérite: vous pouvez lui donner la vôtre. Il y a, dans la fin de votre rêve, une particularité qui m'embarrasse; don Quebracuernos connaît les termes, et définira ces choses beaucoup mieux que moi.»
Le vénérable ne se fit pas attendre; il en imposait, même avant de parler, par la gravité de son maintien. Ma mère me fit recommencer devant lui l'aveu sincère de mon étourderie et des suites qu'elle avait eues. Il m'écoutait avec une attention mêlée d'étonnement, et sans m'interrompre. Lorsque j'eus achevé, après s'être un peu recueilli, il prit la parole en ces termes:
«Certainement, seigneur Alvare, vous venez d'échapper au plus grand péril auquel un homme puisse être exposé par sa faute. Vous avez provoqué l'esprit malin, et lui avez fourni, par une suite d'imprudences, tous les déguisements dont il avait besoin pour parvenir à vous tromper et à vous perdre. Votre aventure est bien extraordinaire; je n'ai rien lu de semblable dans la Démonomanie de Bodin, ni dans le Monde enchanté de Bekker. Et il faut convenir que, depuis que ces grands hommes ont écrit, notre ennemi s'est prodigieusement raffiné sur la manière de former ses attaques, en profitant des ruses que les hommes du siècle emploient réciproquement pour se corrompre. Il copie la nature fidèlement et avec choix, il emploie la ressource des talents aimables, donne des fêtes bien entendues, fait parler aux passions leur plus séduisant langage; il imite même jusqu'à un certain point la vertu. Cela m'ouvre les yeux sur beaucoup de choses qui se passent; je vois d'ici bien des grottes plus dangereuses que celle de Portici, et une multitude d'obsédés qui malheureusement ne se doutent pas de l'être. À votre égard, en prenant des précautions sages pour le présent et pour l'avenir, je vous crois entièrement délivré. Votre ennemi s'est retiré, cela n'est pas équivoque. Il vous a séduit, il est vrai, mais il n'a pu parvenir à vous corrompre; vos intentions, vos remords vous ont préservé à l'aide des secours extraordinaires que vous avez reçus; ainsi son prétendu triomphe et votre défaite n'ont été pour vous et pour lui qu'une illusion dont le repentir achèvera de vous laver. Quant à lui, une retraite forcée a été son partage; mais admirez comme il a su la couvrir, et laisser en partant le trouble dans votre esprit et des intelligences dans votre cœur pour pouvoir renouveler l'attaque si vous lui en fournissez l'occasion. Après vous avoir ébloui autant que vous avez voulu l'être, contraint à se montrer à vous dans toute sa difformité, il obéit en esclave qui prémédite la révolte; il ne veut vous laisser aucune idée raisonnable et distincte, mêlant le grotesque au terrible; le puéril de ses escargots lumineux à la découverte effrayante de son horrible tête; enfin le mensonge à la vérité, le repos à la veille; de manière que votre esprit confus ne distingue rien, et que vous puissiez croire que la vision qui vous a frappé était moins l'effet de sa malice, qu'un rêve occasionné par les vapeurs de votre cerveau: mais il a soigneusement isolé l'idée de ce fantôme agréable dont il s'est longtemps servi pour vous égarer; il la rapprochera si vous le lui rendez possible. Je ne crois pas cependant que la barrière du cloître ou de notre état soit celle que vous deviez lui opposer. Votre vocation n'est point assez décidée: les gens instruits par leur expérience sont nécessaires dans le monde. Croyez-moi, formez des liens légitimes avec une personne du sexe; que votre respectable mère préside à votre choix: et, dût celle que vous tiendrez de sa main avoir des grâces et des talents célestes, vous ne serez jamais tenté de la prendre pour le diable.»
épilogue du diable amoureux.
Lorsque la première édition du Diable Amoureux parut, les lecteurs en trouvèrent le dénoûment trop brusque. Le plus grand nombre eût désiré que le héros tombât dans un piége couvert d'assez de fleurs pour qu'elles pussent lui sauver le désagrément de la chute. Enfin l'imagination leur semblait avoir abandonné l'auteur parvenu aux trois quarts de sa petite carrière: alors la vanité qui ne veut rien perdre, suggéra à celui-ci, pour se venger du reproche de stérilité et justifier son propre goût, de réciter aux personnes de sa connaissance le roman en entier tel qu'il l'avait conçu dans le premier feu. Alvare y devenait la dupe de son ennemi; et l'ouvrage alors, divisé en deux parties, se terminait dans la première par cette fâcheuse catastrophe, dont la seconde partie développait les suites; d'obsédé qu'il était, Alvare devenu possédé, n'était plus qu'un instrument entre les mains du diable, dont celui-ci se servait pour mettre le désordre partout. Le canevas de cette seconde partie, en donnant beaucoup d'essor à l'imagination, ouvrait la carrière la plus étendue à la critique, au sarcasme, à la licence.
Sur ce récit, les avis se partagèrent: les uns prétendirent qu'on devait conduire Alvare jusqu'à la chute inclusivement, et s'arrêter là; les autres, qu'on ne devait pas en retrancher les conséquences.
On a cherché à concilier les idées des critiques dans cette nouvelle édition. Alvare y est dupe jusqu'à un certain point, mais sans être victime; son adversaire, pour le tromper, est réduit à se montrer honnête et presque prude: ce qui détruit les effets de son propre système, et rend son succès incomplet. Enfin, il arrive à sa victime ce qui pourrait arriver à un galant homme, séduit par les plus honnêtes apparences: il aurait sans doute fait de certaines pertes, mais il sauverait l'honneur, si les circonstances de son aventure étaient connues.
On pressentira aisément les raisons qui ont fait supprimer la deuxième partie de l'ouvrage. Si elle était susceptible d'une certaine espèce de comique, aisé, piquant, quoique forcé, elle présentait des idées noires, et il n'en faut pas offrir de cette espèce à une nation de qui l'on peut dire que, si le rire est un caractère distinctif de l'homme comme animal, c'est chez elle qu'il est le plus agréablement marqué. Elle n'a pas moins de grâce dans l'attendrissement; mais, soit qu'on l'amuse ou qu'on l'intéresse, il faut ménager son beau naturel, et lui épargner les convulsions.
Ce petit ouvrage, aujourd'hui réimprimé et augmenté, quoique peu important, a eu dans le principe des motifs raisonnables, et son origine est assez noble pour qu'on ne doive en parler ici qu'avec les plus grands ménagements. Il fut inspiré par la lecture du passage d'un auteur infiniment respectable, dans lequel il est parlé des ruses que peut employer le démon quand il veut plaire et séduire. On les a rassemblées, autant qu'on a pu le faire, dans une allégorie où les principes sont aux prises avec les passions: l'âme est le champ de bataille, la curiosité engage l'action, l'allégorie est double, et les lecteurs s'en apercevront aisément.
On ne poursuivra pas l'explication plus loin; on se souvient qu'à vingt-cinq ans, en parcourant l'édition complète des œuvres du Tasse, on tomba sur un volume qui ne contenait que l'éclaircissement des allégories renfermées dans la Jérusalem délivrée. On se garda bien de l'ouvrir. On était amoureux passionné d'Armide, d'Herminie, de Clorinde; on perdait des chimères trop agréables si ces princesses étaient réduites à n'être que de simples emblèmes.
perdu et recouvré en partie et revanche
ou
RIEN DE FAIT
nouvelle héroïque
Puissance du ciel, fermez les yeux sur la faute que fait commettre un amour extravagant, quoique l'objet en soit méritant et le but vertueux.
Où va Sibille de Primrose, dans le désordre extraordinaire où je la vois, et par la route hasardeuse qu'elle prend? elle s'échappe, à dix heures du soir, du château paternel, après avoir endormi la confiance de sa famille et des domestiques. Une échelle, ouvrage de son industrie, produit du sacrifice de ses vêtements, l'aide à descendre, de soixante pieds de haut, dans un fossé humide: elle en sort avec peine, et va à la porte de son père nourricier.
«Ah! Gérard! mon cher Gérard! ouvrez-moi, recevez-moi, sauvez-moi: tout est prêt, au point du jour, pour m'unir, par le mariage, à l'odieux Raimbert.»
L'honnête Gérard se lève, ouvre la porte. «Eh, notre damoiselle! que puis-je faire?
—Me faire entrer dans votre barque, mettre sur-le-champ à la voile; nous éloigner des côtes de Bretagne. Aller si loin, si loin...
—Mais où irons-nous, damoiselle?—Où nous pourrons, Gérard; où Raimbert ne puisse pas me trouver. Prends ma bourse, mon ami, je te la donne de grand cœur. Voici une lettre pour Conant de Bretagne: tu iras le chercher: tu la lui remettras. Je vais te la lire, afin que tu en retiennes le sens, si elle venait à se perdre.
«Que faites-vous en France, tandis qu'on travaille à vous enlever Sibille? Laissez là les tournois. Qu'est-ce que la gloire, Conant, auprès du bien qu'on a été au moment de nous ravir? Que fussions-nous devenus si je ne vous eusse pas aimé au point de tout exposer pour vous? On m'unissait demain à Raimbert, à votre lâche ennemi! Adieu châteaux, palais, principautés, ambition, tyrannie et esclavage brillants; je vous échappe sur une faible barque. Je vais à Rome me réfugier aux pieds de l'arbitre, trois fois couronné, des décisions des prétendus maîtres de la terre. On lui a surpris une dispense: elle porte sur de faux exposés. J'ai pour moi la vérité, la religion, l'amour, et saurai faire valoir des droits qui assureront pour la vie à Conant de Bretagne le cœur, l'âme et la main de la tendre Sibille de Primrose.
«P. S. Je gagnerai, si je puis, les côtes de la Gascogne: de là, j'irai chercher les Alpes, dont les neiges cesseront bientôt d'embarrasser les passages. Partez, Conant; venez vous réunir à moi. Je vais prendre l'habit de pèlerine; ce déguisement vous convient comme à moi, adieu.»
Gérard ne peut tenir contre les caresses, les larmes et l'or de l'intéressante damoiselle. Le frère de lait et lui mettent la barque en état d'appareiller: on s'embarque avant minuit: on met à la voile: on prend le large.
Ah! Sibille! Sibille! vous sacrifiez l'intérêt de votre famille, le repos de vos vassaux au choix de votre cœur. Conant est noble, vaillant, généreux, aimable, renommé. Mais Sibille! la nature et l'humanité ont des droits; la mer a ses périls, on en trouve encore sur la terre: on peut bien être votre historien; on ne voudrait pas avoir été votre conseil.
À présent, l'amour vous tient lieu de tout; et d'abord les éléments semblent favoriser votre indiscrète entreprise. Au lever du soleil, vous vous voyez avec satisfaction au milieu de la Manche, d'où vous cherchez à gagner les côtes d'une province où vous puissiez, sans danger d'être reconnue, vous arranger pour suivre vos projets. Mais le vent s'élève avec le jour; il trouble le calme des flots que votre barque sillonne: bientôt il se renforce; c'est un orage violent, c'est une véritable tempête qui va vous assaillir.
Gérard est forcé de serrer toutes les voiles, d'abandonner son bâtiment aux vagues, qui le portent avec impétuosité sur les Sorlingues. Un courant l'entraîne sur les côtes de la principauté de Galles, où il va couvrir de ses débris la pointe de Saint-David.
La présence d'esprit ne vous abandonne pas, elle vous fait confier votre salut à une planche; l'instinct vous y attache et vous y retient quand la réflexion avec le sentiment vous abandonnent. Vous êtes portée sur un esquif plat et à fleur d'eau; des mains adroites et secourables vous y reçoivent, en vous dérobant au danger d'être brisée. Vous êtes meurtrie, blessée, la pâleur de la mort couvre vos joues; les tresses de vos cheveux mouillées vont tomber sur vos épaules débarrassées de vos vêtements. Ce sont des mains de femmes qui vont parcourir toutes ces beautés que voilait la pudeur avec des soins si délicats. Il faut examiner les contusions, les écorchures, les meurtrissures, pour y appliquer des remèdes, un concert de voix, parmi lesquelles celle d'un homme seul se fait distinguer, répète avec l'accent de la plus vive compassion: «Quel dommage! qu'elle est belle!» Cependant on prend votre bras pour y chercher le battement du pouls; il est presque imperceptible; on appuie la main sur votre cœur; un mouvement faible annonce que vous tenez encore à la vie: le zèle uni à l'adresse emploie les ressources de l'art pour vous y rappeler entièrement. Nous allons, dans l'inquiétude, épier l'instant de votre rappel à la lumière pour jouir de votre étonnement à l'aspect de tout ce dont vous êtes environnée.
L'intéressante Primrose revenait à elle-même par degrés. Un moment lucide était suivi presque aussitôt d'un nouveau désordre dans les idées. La faiblesse, dans tous les cas, l'empêchait même d'articuler des plaintes. Peu à peu, les gelées qu'on la forçait de prendre la disposent au sommeil, et l'on s'écarte d'elle avec prudence pour la laisser jouir du bienfait de la nature.
Une heure de repos lui a rendu l'usage de la réflexion; elle ouvre les yeux. Les rideaux du lit sont fermés, mais ils lui laissent entrevoir la lumière des bougies dont la chambre est éclairée. Elle se rappelle les bruits dont ses oreilles ont été frappées dans les courts intervalles où elle a été rendue à elle-même. Bientôt reviennent en foule les idées de sa fuite, de son embarquement, du naufrage de la barque, même de la planche à laquelle elle avait confié son salut.
«Où suis-je? dit-elle. M'aurait-on ramenée au château de mon père? mais ce n'est pas ici mon lit. J'entends parler bas... J'avais perdu connaissance. Ne témoignons point que je l'ai recouvrée. Épions ce qui m'entoure ici; et si tout nous y est étranger, dérobons, s'il est possible, le secret de ma position.»
Elle finissait de former son petit plan. Une femme vient de soulever le rideau, s'approche d'elle, lui met la main près de la bouche. «C'est, dit-elle, la respiration d'un enfant. Elle dort encore; allez, Suzanne, allez dire à Guaiziek d'apporter un bouillon.»
Cela était prononcé d'un ton rempli d'intérêt. Mais quel sujet d'inquiétude pour Sibille. L'ordre dont Suzanne était porteuse était donné en langage breton. Il s'adressait à une nommée Guaiziek; l'idiome, ainsi que le nom, rappelaient à la tremblante belle le pays dont elle avait voulu s'éloigner. La tempête l'aurait-elle rejetée sur les côtes de Bretagne, si dangereuses pour elle?
On apporte le bouillon. Les rideaux du lit sont ouverts. La belle, ayant la main sur les yeux, comme par l'effet d'un mouvement naturel, déguise l'attention qu'elle va donner à ce qui l'environne.
Ce sont trois femmes et un homme, d'une prestance imposante, et presque héroïque.
«Prenez sa main, mon prince, disait la femme dont elle avait déjà entendu la voix. Nous allons lui soulever la tête.»
Le cavalier prend la main, la baise avec transport; Primrose ne la retire point. Les yeux fermés, elle se laisse donner le bouillon, sans paraître le prendre. «Vive dieu! mon prince, nous sauverons notre ange. Voyez ses meurtrissures, elles sont bien noires; c'est bon signe. Suzanne, apportez-moi du camphre.»
La main de Primrose restait comme dépourvue de sentiment entre celles de l'homme qui s'en était saisi.
«Voyez, disait-il à la femme, ma bonne Bazilette, comme ces doigts-là sont moulés. Voyez, malgré la pâleur du reste du corps, comme ils sont terminés par de jolis boutons de rose!
—Ah! mon prince, disait une autre femme, son haleine est aussi douce que le parfum des fleurs dont vous parlez.
—Je veux la respirer, disait le prince en laissant aller la main.—Ah! l'horreur! s'écria Bazilette. Ce sont des conserves, et non des baisers qu'il faut approcher de ses lèvres. Si, par malheur, on l'enterrait demain, le prince Lionel se serait attiré un beau renom dans tout le pays de Galles; mais j'en augure mieux nous ne l'enterrerons pas. Bien des gens doivent la pleurer: ne fussent que les originaux des trois jolis portraits trouvés dans sa poche.
—Où les avez-vous mis? dit Lionel.—Ils étaient pleins d'eau de mer: je les ai lavés, j'ai bien nettoyé les émeraudes et les rubis dont ils sont entourés; ils doivent être secs.—Qu'on aille les chercher. Je veux les examiner. Peut-être nous trouverons-nous en pays de connaissance.»
On juge combien attentivement Primrose écoutait cette conversation.
On vient de lui apprendre où elle est. Elle n'y est point connue, ni même soupçonnée; mais on va examiner les portraits de son père, de son frère, et surtout celui de Conant de Bretagne, cet homme, fait, selon elle, pour être connu, comme pour être admiré de toute la terre. Le voile dont elle prétend se couvrir va peut-être se déchirer. Les Bretons et les Gallois ont une origine commune; la mer qui les sépare est un moyen de communication, et fort souvent une source de querelles. On peut la sacrifier aux égards qu'entraînent les liaisons du sang, ou la rendre le gage de l'arrangement de quelques nouveaux démêlés.
Les portraits sont sur la scène, et ne rappellent l'idée d'aucune physionomie connue. «Voilà trois beaux hommes, disait Bazilette. Il y en a un qui a la physionomie d'un héros.
»Elle rêvait à ces messieurs-là sur le bord de la mer, disait Suzanne; elle s'y oubliait; des brigands l'auront surprise et enlevée. On n'a pas retrouvé les corps de ces coquins-là; si on les tenait, on pourrait leur faire payer chèrement ce rapt; mais ils n'en sont pas mieux, si les requins leur en demandent compte.»
Lionel considérait les portraits avec les yeux d'un rival. Celui de Conant annonçait trop d'avantages, pour ne pas lui déplaire infiniment. Le prince de Galles avait conçu un goût très vif pour la belle que ses soins venaient de réchapper des flots; car elle était absolument redevable de la vie à des secours très-bien entendus et dirigés par lui-même.
Des fenêtres de son château, dont la vue portait sur la mer, il avait aperçu le désastre de la barque. Un goût pour l'action, un mouvement d'humanité l'avaient fait courir au rivage, d'où il ordonnait la manœuvre à laquelle Primrose devait sa conservation.
Le caractère connu d'un homme sert à expliquer les actions qui en émanent: tâchons de donner une idée de celui de Lionel.
Il était prince héréditaire de Galles, veuf à l'âge de trente ans, jaloux de sa liberté. Tandis que le souverain du pays, son père, tenait sa cour à Cardigam, lui, préférant l'amusement de la pêche à tout autre, vivait, entouré de la jeunesse qui composait sa société, dans un palais situé sur les hauteurs de Saint-David, où il avait recueilli la belle Primrose.
Partout où il avait fallu montrer du courage, il en avait donné des preuves. À l'extérieur, il était humain et bienfaisant, particulièrement dans les occasions d'éclat. Dans l'intérieur de son palais, comme il pensait que tout était fait pour lui, il rapportait tout à soi; pouvait oublier un ancien service de quelque importance, mais jamais ceux qui contribuaient à sa satisfaction actuelle. Il était d'ailleurs impérieux: et, quelque opinion qu'il eût épousée, il en demeurait si prévenu, qu'on ne pouvait l'en faire changer. Enfin c'était un prodige d'entêtement, même parmi les Gallois.
Il aimait passionnément le sexe, et point du tout les femmes; avait-il obtenu leurs bonnes grâces, au peu de cas qu'il en faisait, il ne pouvait concevoir toute l'importance qu'elles y attachaient; et, malgré ce défaut, décelé par sa conduite en toute occasion, il avait jusque-là toujours réussi auprès d'elles. Il est vrai qu'il était beau, bien fait, jeune, magnifique et prince.
Deux enfants en bas âge lui restaient de son mariage, et il avait conservé près d'eux et de lui les femmes attachées à leur service. Bazilette en était la gouvernante; elle avait la confiance du prince à plus d'un égard, et l'on aura occasion de connaître le genre de services qui la lui avaient le plus méritée. Cette femme, d'un état moyen, entre deux âges, instruite par l'expérience, joignait aux ressources d'un esprit naturel beaucoup de liant dans le caractère.
Rassurée contre la frayeur d'être trop rapprochée de sa famille, contre celle d'être reconnue, la belle malade a éprouvé un saisissement cruel en apprenant le désastre de ses compagnons d'aventure; elle se voyait au point de condamner la violence de la passion qui les y avait exposés. Mais épouser Raimbert! renoncer à Conant! à la seule idée de ces extrémités, les remords sont forcés de s'éloigner. «Ô chère idole de mon cœur! prononce-t-elle tout bas, la nécessité de se rejoindre à toi est la seule chose dont Sibille doive s'occuper.»
Lionel tenait encore une de ses mains; elle la retire, comme cédant à un mouvement convulsif, et se retourne du côté de la ruelle.
Bazilette lui arrange un oreiller sous la tête. «Sortons, sortons, dit cette gouvernante. Les forces reviennent; on a besoin de sommeil. La pauvre enfant n'a peut-être pas dormi depuis trois jours, quoiqu'elle ait toujours eu les yeux fermés.»
Les portraits étaient demeurés sur un bureau; Lionel s'en saisit et sort. Bazilette ferme les rideaux. «Veillez, Suzanne, dit-elle à une autre femme. Je vais placer Guaiziek dans l'antichambre; si l'on s'éveille, vous appellerez.»
Primrose était bien accablée; cependant, elle ne s'endormit pas avant d'avoir réfléchi sur ce qu'elle avait pu connaître de sa situation.
Elle ne pouvait pas toujours rester insensible et muette. En exerçant aussi noblement l'hospitalité à son égard, il était naturel qu'on fût curieux de la connaître. Il fallait donc arranger un petit roman tout d'invention, dont le plan pût faciliter les moyens de réaliser celui qu'on avait dans la tête.
De son côté, le prince de Galles comptait faire prendre à l'aventure une tournure absolument différente. Il était amoureux à sa manière plus qu'il ne l'avait été de sa vie.
«Charmante petite créature! disait-il, le sentiment de l'amour ne vous est pas nouveau. Il y paraît à la garniture de vos poches. Occupée du souvenir agréable de vos conquêtes, vous en portez partout avec vous les trophées; mais je cesserai d'être semblable à moi, ou je vous ferai oublier tous ces triomphes.»
Puis, en regardant le portrait de Conant: «Ce charmant vainqueur n'est peut-être que l'effort de l'imagination d'un peintre désœuvré.
»Va, ma bonne Bazilette, soigne bien ta malade; surtout, dès que la parole lui sera revenue, tâche de savoir qui elle est; elle nous en doit la confidence.»
Bazilette va mettre tout le zèle possible à remplir les ordres dont elle est chargée; mais ce sera avec tous les ménagements imaginables. Ses soins lui gagneront la confiance avant qu'elle en demande un témoignage; et si elle se montre curieuse, ce sera pour avoir un motif de plus de se montrer empressée.
Vient-elle auprès de la convalescente, c'est pour lui offrir des secours. Primrose, à son approche, ouvre les yeux.
«Ah! les beaux yeux! s'écrie la bonne. Il ne nous fallait plus que cela pour nous achever. Un homme va venir vous voir. Fermez-les pour son repos. Mais non: ne les fermez pas; ils éclairent l'appartement. Ils témoignent que vous êtes vivante, et raniment l'espérance de tout ce qui s'intéresse à vous. Hélas! ils peuvent donner la vie ou la mort à quelqu'un devenu plus malade que vous par votre danger, et depuis votre danger.
»M'entendez-vous? Témoignez-le par un signe. Faites voir, mon ange, que votre âme ne s'est point éloignée de ce beau corps. Ne parlez pas, j'ai un bouillon à vous donner; buvez lentement buvez tout; mangez cette conserve: elle doit vous fortifier. Souffrez qu'on vous mette sur ce lit de repos; on va faire le vôtre. Suzanne, venez! Guaiziek, appelez votre compagne! Donnez-moi toutes la main, et craignons de blesser le petit ange.»
On cessera de s'arrêter sur les soins délicats et recherchés que rend Bazilette à sa malade. Quatre jours se sont écoulés sans avoir donné lieu à des événements d'un autre genre que ceux qu'on vient de retracer. Une seule circonstance a varié. Lionel ne peut plus s'emparer d'une main; toutes deux sont cachées sous la couverture.
Deux parfaitement beaux yeux, pleins d'une langueur attendrissante, démontrant une touchante sensibilité à ce qui les environne, éveilleraient une véritable compassion dans l'âme la plus endurcie. Ils font un tout autre effet sur Lionel. S'il a dû faire des sacrifices, ils sont faits; c'est à lui à en exiger à son tour; mais il lui en faut dont son orgueil puisse s'applaudir; tout autre serait vil a ses yeux.
À mesure que la pâleur, occasionnée par l'effroi, la fatigue, l'épuisement et la défaillance, se dissipe, on voit renaître les lis et les roses sur un teint où le printemps de l'âge développe ses plus brillants trésors. Le retour de la santé s'annonce avec la pompe de la beauté dans toute sa fraîcheur. La belle Primrose a risqué de répondre, par quelques signes, par des mots obligeants, à ce qu'on lui dit de flatteur, au vif intérêt dont elle paraît être l'objet.
Enfin le temps est venu pour Bazilette d'entamer le chapitre des confidences. Un signe qu'elle fait et qu'on entend, éloignant les importuns, la laisse seule avec la convalescente; et la conversation critique va commencer.
«Oh! belle entre toutes les belles! Savez-vous où vous êtes?—Non, mademoiselle, lui répond faiblement Sibille.
—Pauvre enfant, précipitée des nues dans le sein des mers, la Providence vous y ménageait un berceau où rien ne pourra vous manquer.»
Après ce début, l'adroite gouvernante passe à l'histoire des procédés secourables de Lionel à l'égard de la belle naufragée: l'éloge de l'intelligence, de l'âme, du courage, des vertus du prince, s'y mêle naturellement et orne le récit d'un trait de bienfaisance et d'humanité, paraissant s'élever au-dessus de la règle ordinaire et dont il est seul le héros.
Primrose, ayant déjà tout appris, feignait néanmoins de tout apprendre; mais elle n'en témoigne pas une moindre surprise de se voir tombée dans des mains aussi humaines, aussi généreuses. Les bienfaits dont elle avait à se louer devenaient d'autant plus touchants pour elle, qu'ils partaient d'une main aussi élevée, et empruntaient un nouveau lustre à ses yeux, de la noblesse de leur origine.
«À présent, dit Bazilette, nous attendons la récompense des soins dont vous voulez bien vous louer. Faites-nous connaître la personne à qui nous avons le bonheur de rendre quelques services. C'est pour payer notre zèle et non pour l'encourager, vos beautés, votre douceur, le charme qui vous environne, l'ont déjà porté à l'excès où il peut atteindre. Dites-nous par quel coup de fortune, une personne de votre âge, aussi faible que vous l'êtes, a pu être livrée aux hasards de la mer sur une faible barque de pêcheurs.
—Hélas! mademoiselle! voici mon histoire. Mon père, encore à la fleur de l'âge, est affligé d'un mal extraordinaire, contre lequel les dernières ressources de la médecine ont échoué. Un saint personnage a eu la révélation que ce mal ne pouvait être guéri si je n'entreprenais le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. J'en ai solennellement fait le vœu. Le voyage par terre était effrayant. Nous avions une barque. J'ai imaginé, allant de côte en côte, pouvoir gagner le golfe de Gascogne, en profitant des beaux temps de la saison. J'en devais partir pour l'Espagne, avec un de mes frères qui m'accompagnait. Vous savez le reste de ma fâcheuse aventure.
—Elle est bien malheureuse, madame, dit Bazilette; d'autant que, selon l'apparence, monsieur votre frère aura péri; mais vous devez avoir fait encore d'autres pertes: au moins, si l'on en juge par les effets trouvés dans vos poches.»
Ici, la rougeur monta au visage de Primrose. Elle la surmonte. «J'y avais, puisque vous le savez, mademoiselle, une somme suffisante pour accomplir l'objet que je m'étais proposé de suivre, et faire une offrande sur le lieu, avec quelques portraits de famille. Mes seules pertes, d'ailleurs, sont ma capeline, mon camail, mon bourdon et mon chapelet. Ce sont des choses nécessaires, dans ma position, mais de peu de valeur en elles-mêmes. Mais mon pauvre frère! mademoiselle; mais l'homme qui nous conduisait! voilà de véritables objets de regret.
—Tout n'est pas désespéré pour eux, madame; mais vos inquiétudes sont fondées, et je les partage: on n'a rien omis pour les secourir, s'il était possible de le faire, ou pour les retrouver. Tout a été inutile. Je vous fatigue un peu, promettez-m'en le pardon, et accordez-m'en le signe, en nous apprenant le nom de famille de celle à qui nous nous sommes absolument dévoués.
—Je suis forcée à le taire, répondit la belle convalescente; mon vœu m'oblige à voyager humble, et absolument inconnue.»
Sibille prononça difficilement ces dernières paroles. Bazilette, la supposant fatiguée, termina la conversation, pour en aller rendre compte à Lionel.
Le prince l'écoute pendant quelque temps sans l'interrompre: puis, éclatant tout à coup: «Ô la touchante humilité, qui voyage avec une galerie de portraits de famille, enrichie de pierres précieuses! Ô la dévote pèlerine, avec ses jolis petits reliquaires! Ô la prudente famille, qui abandonne tout son espoir sur un misérable bateau de pêcheur, pour venir du milieu de la Manche chercher le golfe de Gascogne! Tu sais, ma chère Bazilette, mêler un peu de vérité dans tes propos, pour leur en donner la couleur, et tu dois t'y connaître. Y en a-t-il la plus légère apparence dans ce récit?
—Je ne sais, mon prince; mais ses yeux sont tellement d'accord avec ses discours; ce qui sort de sa bouche a tant de naïveté, tant de grâces; le son de sa voix a une si agréable mélodie, qu'en l'écoutant on est comme enchanté. Il faut être tiré du cercle de cette illusion pour trouver ce qu'on a entendu invraisemblable.
—Nous pensions, dit Lionel, avoir sauvé des flots une très jolie créature humaine; et, si je n'avais pas vu ses petits pieds faits au tour, je croirais avoir attiré une sirène dans mon palais. Elle me tourne la tête: elle m'occupe, à ne pas me laisser de repos. Mais j'en jure par Merlin; cette enchanteresse ne m'échappera pas. Elle n'a pas fait cette histoire pour être crue, elle se couvre d'un voile dont elle veut bien qu'on aperçoive la faiblesse; notre opinion sur elle va s'égarer; l'imagination s'enflammera, et l'enthousiasme va lui créer une magnifique existence. Le beau plan, ma Bazilette, pour surprendre et soumettre un cœur comme le mien! Elle me pique à mon propre jeu. Je n'aurai point trouvé de femme qui ne m'ait dit plus qu'elle ne savait, et les flots en ont jeté une sur mon rivage, plus muette que les poissons. Elle me taira même.... Avant de sortir d'ici, elle recevra de moi une leçon de maître. Retourne vers elle: comble-la discrètement de soins. Si elle paraît assez reposée pour me recevoir, tu me feras avertir. Mais non. Si je la vois, je serai tenté de lui faire l'aveu de ma passion. Je me laisserais emporter et m'engagerais trop avant. Agissons prudemment. Sois mon interprète. Fais valoir, avec mes avantages naturels, ma solidité dans mes goûts, ma sensibilité aux bontés dont on m'honore, ce qu'elle peut se promettre enfin d'un homme passionné, puissant et magnifique. Quand ta parole m'engage trop, j'ai, tu le sais, la ressource de la désavouer. Fais, Bazilette, fais qu'elle puisse me sourire en me voyant, pense aux fossettes de ses joues, et imagine les grâces de ce sourire enchanteur, il doit faire oublier le plus beau lever du soleil. Mais je t'arrête trop longtemps; revole vers la dame actuelle de mes pensées, tâche de l'occuper de moi plus encore que je ne vais l'être d'elle.»
Bazilette est au chevet du lit de Primrose, et seule; car elle a renvoyé Suzanne sur un prétexte. L'aimable convalescente ne dort point. L'adroite confidente imagine un prétexte de faire l'éloge des qualités du cœur du héros dont elle est l'agent et l'interprète. La satisfaction qu'il éprouve en voyant sa charmante hôtesse est un canevas assez naturel pour cette brillante broderie. On ne parle ni de sa jeunesse, ni de l'éclat de son rang, ni des avantages de la figure. Il ne faut pas perdre du temps à rappeler ce qui s'annonce de soi-même. Mais on ne tarit point sur sa bonté, sur sa sensibilité, sur les excès où le porte sa reconnaissance.
Sibille écoute avec attention, et même avec une sorte de complaisance, et prend enfin la parole.
«Mon expérience, mademoiselle, suffirait pour me convaincre de la vérité du portrait du prince Lionel, que votre zèle même ne saurait avoir embelli. Jetée par la tempête, mon désastre et ma situation désespérée ont été mes seuls titres à des bontés dont on ne saurait évaluer le prix. Les offres les plus obligeantes viennent achever d'y mettre le comble. La sensibilité m'impose d'en user avec discrétion. Voici la seule épreuve à laquelle je compte mettre la générosité du prince. Mon devoir m'appelle à Compostelle. J'ai besoin de trouver un passage, à l'abri de l'autorité, pour me rendre le plus promptement possible au lieu de ma destination.
—Échappée à peine au naufrage, à peine rétablie, languissante, dit Bazilette, vouloir affronter de nouveau les dangers de la mer! Ne voyez-vous pas que le ciel a condamné l'indiscrétion et la témérité de votre vœu! Ah! mettez vos belles mains dans les miennes. Je vais vous aider à en faire un bien propre à vous dédommager du ridicule et des inconvénients attachés à la suite de celui qu'un illuminé vous a surpris.
—Et quel pourrait être ce vœu? reprit Sibille.—Celui, répond Bazilette, d'aimer avec passion un prince puissant, qui vivrait pour vous seule.
—Mon état, répond Sibille, ne me permet pas d'aspirer à une conquête aussi brillante...
—Qu'appelez-vous votre état, madame? Vous nous le laissez ignorer. Mais je me rappelle, moi, un transport héroïque de mon prince, lorsqu'il vous tenait entre ses bras, sanglante, décolorée. Quand ce cher homme tremblait pour votre vie: «Quoi! disait-il, nous ne sauverons pas ce chef-d'œuvre des cieux, cet ange égaré sur la terre, étouffé dans les flots! Qui peut-elle être? quel barbare l'a exposée à la furie des éléments? Ah! si on l'a fait descendre d'un trône, je l'y replacerai. Qu'elle ouvre ses beaux yeux! qu'elle recouvre le précieux usage de tous ses sens, pour voir à ses genoux, dans un esclave décidé à l'être toute sa vie, un vengeur déterminé à sacrifier pour elle sa fortune et son existence!»
—Voilà, mademoiselle, des sentiments trop passionnés et des desseins trop nobles; une pauvre pèlerine errante, comme je le suis, ne saurait en être l'objet. Je n'ai point à rougir de ma naissance; mais la Providence m'a placée dans un rang bien inférieur à celui où m'ont élevée les conjectures du prince Lionel; et même, en leur supposant une sorte de réalité, il me serait impossible d'entrer dans aucune de ses vues. Ma main et mon cœur sont engagés. Je suis femme, mademoiselle; si, comme tout m'engage à le croire, mon état lui inspire une véritable compassion, c'est de cette seule vertu de son cœur dont je réclame ici l'énergie. Comme l'objet de mon vœu est de rappeler à la vie ce que j'ai de plus cher au monde, je désire de pouvoir remplir avec promptitude ce projet religieux: j'en implore les moyens. Le comble des bontés auxquelles il me soit permis d'aspirer est une place sur un bâtiment. Je suis d'ailleurs en état de me pourvoir de ce qui peut manquer à mon petit équipage.
—Quoi! dit l'adroite confidente, penser à partir dans l'état de faiblesse où vous êtes! Sortir d'ici dénuée de tout! et le noble et le généreux de Lionel le souffrirait! Il couvrirait de saphirs d'Orient votre camail et votre capeline; et, plutôt que vous manquassiez d'un superbe chapelet, il irait faire une descente en Écosse pour enlever le rosaire à la madone de Karickfergus. Qui sait (mais il faudrait un peu d'adresse) si vous ne le conduiriez pas en pèlerinage avec vous? Ô le beau couple que vous feriez! Dans le fait, madame, nous vous aurions beaucoup d'obligation si vous rendiez notre maître un peu dévot: c'est la seule chose qui lui manque. Faites-en un petit saint et il sera parfait.»
Si l'on a pris une idée de la passionnée, mais vertueuse Sibille: si l'on a pu démêler combien elle est fière et décidée, on peut imaginer quel fut son dépit au développement des vues de Lionel sur elle. Après la dernière proposition de Bazilette, il ne lui était plus permis de prendre le change.
Lui échappera-t-il une marque de mécontentement? elle est trop maîtresse d'elle-même, trop prudente. Un trait de hauteur? un souvenir qui l'humilie à ses propres yeux vient de les lui faire baisser sur-le-champ.
Sans les portraits trouvés dans sa poche et les brillants dont ils sont environnés, on ne l'élèverait pas dans le discours au rang des princesses, en la traitant dans le fait comme une vile aventurière; puisqu'on la supposant mariée, on osait...
«Rends-toi justice, se dit-elle intérieurement. Pourquoi tous ces portraits? Tu ne voulais que celui de Conant! il était avec les autres; il fallait tout enlever ou faire un outrage de plus à la nature. Exposée maintenant par la singularité de ton équipage, souffre sans murmurer les conséquences des idées bizarres qu'il a dû faire naître. Vois de sang-froid ta situation; et, en te défiant des ruses, tâche d'échapper ici à la puissance, sans la blesser. Ce prince est rempli d'humanité; ton existence en est la preuve. Il est noble: et, si tu pouvais t'avouer à lui, il rentrerait sur-le-champ dans l'ordre des égards qui te sont dus, mais il faut le forcer à des ménagements pour une pèlerine inconnue, dénuée d'assistance et de conseil; il faut le porter à la protéger, obtenir enfin de la générosité, de l'élévation de l'âme, qu'une femme sans défense soit dérobée aux désirs que ses faibles attraits ont fait naître, par celui-là même qui comptait s'y abandonner. Ciel! ô ciel! quel embarras! quelle position!... Tu vas pleurer, retiens tes larmes; cache tes inquiétudes; tu en as dévoré bien d'autres dans le secret. Fusses-tu échappée à Raimbert si tu n'eusses su cacher que tu préférais la mort au malheur de lui donner ta main? Tu employas la feinte pour te conserver à Conant; pour ne lui être point ici ignominieusement ravie, emploie tant de ménagements, de discrétion, de retenue, que, sans effaroucher le vice intéressé dont tu te vois environnée, tu puisses réveiller dans une âme bien née le goût des sacrifices qu'exigerait la vertu.»
Primrose se faisait ces reproches, cette exhortation, cette semonce, rapidement et à l'abri d'un bon oreiller. Tout habile qu'est Bazilette, elle prend le change, et explique une rougeur subite, suivie d'un long silence, à l'avantage du succès de la négociation dont elle s'était chargée. Elle sort sur un prétexte, et va rendre compte à Lionel selon ce qu'elle a pu imaginer.
«Votre belle se prétend mariée, amoureuse, fidèle. Cependant je me suis hasardée à lui proposer un petit pèlerinage avec vous, en termes honnêtes, mais intelligibles. Elle a rougi, baissé les yeux, et ne m'a montré ni dents ni griffes. Comme elle me semblait capituler avec elle-même, je n'ai pas cru devoir l'engager plus loin. Il faut laisser quelque chose à faire au mérite.
—Tu te surpasses, ma bonne Bazilette; tu excelles: courons, volons vers ta nouvelle pupille. Je vais lui pardonner tous ses petits torts.»
Primrose est surprise de l'air satisfait dont Lionel l'aborde; on débute par un compliment sur la convalescence; on paraît comblé de l'espérance de la voir suivie par le retour de la santé la plus brillante; puis on veut chercher le bras, pour s'assurer si le pouls est parfaitement réglé. Tout en appliquant des baisers sur le drap dont la main est couverte, les protestations d'amour, de dévouement, suivent sans intervalle. Gloire, puissance, richesses, on offre tout, on fera tout partager, on sacrifiera tout.
Lionel eût été plus loin quand Sibille, élevant un peu la tête, à l'aide de son oreiller, prend froidement la parole:
«Vous m'avez sauvé la vie, prince, je vous la dois; mon honneur m'étant beaucoup plus précieux, ne saurait être le prix de ce service. Continuez d'être mon généreux bienfaiteur, et recueillez sans remords le prix de la vertu: c'est la satisfaction intérieure et l'admiration des autres. Soyez en tout le modèle de vos sujets. Une passion, telle que la vôtre s'annonce, mettrait le comble à mon malheur en faisant le vôtre, mon devoir me défendant d'y répondre, et m'étant plus aisé de renoncer à la vie qu'a mes principes.»
Le sens, le ton et l'air dont cette courte harangue est prononcée ont pétrifié Lionel. Il tire à l'écart sa confidente. «As-tu ouï cette femme avec ses grands principes? A-t-on jamais débité, avec cette solennité, cette emphase, une tirade aussi froide, aussi sèche? T'a-t-elle fait rêver, comme elle me fait extravaguer, lorsque tu m'es venue dire qu'elle s'arrangeait avec elle-même pour se rendre? Mais examinons de sang-froid cette étonnante créature; qu'est-ce que cet assemblage de fleurs et d'épines, de beauté, de froideur, d'extravagance, de raison, de grâces et de pédantisme?
«Elle est née en Bretagne: rien n'est moins équivoque. L'aspect d'un péril très imminent peut seul l'avoir déterminée à s'échapper sur une barque. De quel genre était ce péril, s'il n'était pas la suite d'une ou de plusieurs aventures? Les petites images trouvées sur elle nous en représentent les héros. Je l'ai arrachée des portes de la mort. On lui a rendu des soins capables d'en toucher bien d'autres. Tu lui as fait les offres les plus généreuses; moi-même j'ai enchéri, et nous n'avons rien obtenu, pas même la plus petite marque de confiance, pas un seul mot de vérité! Aurait-elle deviné mon caractère et voulu l'irriter par des oppositions, au point de me faire donner dans les excès d'une passion dont il me fût impossible de me rendre le maître? Me donner de véritables chaînes, à moi, Lionel!... Ne nous déconcertons point, Bazilette, va braver les glaces de son accueil. Je crois m'y connaître; tout, chez elle, est composé. Ne la préviens que par ton empressement à la servir. Si elle a un but, elle te parlera la première, tu ne le pénétreras qu'en feignant de le seconder. Il m'est venu une idée; je la crois lumineuse: nous pouvons être joués par une maîtresse de l'art. Mais, si jeune, être déjà à ce point de perfection! cela serait bien extraordinaire: examine de ton côté; du mien, je pèserai tout, et nous nous reverrons.»
Bazilette, un ouvrage à la main, est dans un coin de la chambre de la pèlerine prétendue: elle observe les mouvements, pour pouvoir prévenir les besoins.
Primrose feint un assoupissement, examine en dessous sa gardienne, et s'en défie: mais à qui se fiera-t-elle? Déterminée à ne point se laisser vaincre, il est d'un point d'importance sur lequel elle voudrait surmonter: c'est qu'on la laissât partir sur un bâtiment; c'est qu'elle pût sortir du palais, pour aller elle-même à la recherche d'une occasion favorable de s'embarquer.
Doit-elle trouver des oppositions insurmontables à l'exécution de ses projets? Cet amour dont on lui a parlé a-t-il pu dénaturer entièrement un être généreux, et le rendre déraisonnable, injuste, violent, tyrannique? Jusqu'à ce jour, ses charmes lui ont assujetti tant d'esclaves, aveuglément dévoués à ses volontés, dont le bonheur de la servir était le salaire! Elle ordonnait souverainement alors: elle se propose de s'abaisser à la prière; pourra-t-on lui être inexorable? Cela lui semblerait contre nature.
Mais on ne peut la deviner; il faut qu'elle s'explique. Elle sera toujours moins gênée avec la gouvernante; et il ne lui restera plus qu'à se débattre honnêtement avec le prince. À la suite de ces réflexions, soit naturellement, soit à dessein, elle éternue fortement.
«Que le ciel vous bénisse, madame! dit Bazilette, accourant un mouchoir à la main. Voilà enfin un signe du plus parfait rétablissement. Mon pauvre cher prince en sera comblé.» Puis elle levait les épaules, jetait les yeux au ciel, et soupirait.
«De quoi le plaignez-vous, mademoiselle?—Vous le savez assez, madame; n'en parlons plus. À présent, hélas! il ne s'agit plus de sa satisfaction; c'est de la vôtre dont il est occupé. Il s'y sacrifiera; je le connais. Mais croiriez-vous que ce beau jeune homme pleure comme un enfant?
—Je l'aurais cru, répond Primrose, au-dessus d'une semblable faiblesse, et le plains de tout mon cœur. Je ne puis disconvenir qu'il ne soit intéressant, même attachant, et je le sens, au moment où je me vois, en quelque manière, contrainte à suivre un plan désobligeant pour lui. C'est ce sentiment même qui me porte à désirer plus vivement qu'en secondant mes vues, il se délivre d'un objet contraire à son repos. Lui en doit-il coûter beaucoup pour se vaincre? Je lui aurai proposé un acte héroïque de plus, digne de sa belle âme. Engagez-le, mademoiselle, à travailler, dès aujourd'hui, pour assurer son repos et le mien, en me procurant les moyens de suivre mon pèlerinage.
—Quelle fée vous êtes! s'écria Bazilette. Vous prêchez pour qu'on vous laisse aller, comme ferait une aube, afin qu'on la suivît; et, pour entendre de ces paroles-là, on la suivrait au bout du monde: c'est comme un enchantement; et mon prince vous refuserait quelque chose, madame! Il ne serait donc pas le plus sensible, le plus complaisant, comme il est le plus reconnaissant, le plus aimable, le plus doué de tous les hommes? Il en pourra mourir, madame: je le connais; je le vois amoureux pour la première fois de sa vie, et redoute pour lui l'effet d'une passion, bien fondée sans doute, mais aussi violente qu'elle est malheureuse. Cependant, quoi qu'il doive lui en coûter, il ne se ménagera point: il vous servira de tout son zèle. Ah! s'il pouvait se métamorphoser en dauphin! il vous porterait lui-même à l'odieux rivage que vous préférez à celui-ci, où véritablement vous êtes souveraine, et se trouverait payé d'un regard de vos beaux yeux, d'un geste caressant de cette main; mais au moins, avant de le quitter, vous lui direz votre nom.
—Il l'apprendra de moi, reprend Primrose, quand j'aurai satisfait au vœu qui m'oblige, quand mes devoirs seront remplis.
Bazilette vient rendre compte de sa nouvelle conversation; voyant la chose à sa manière, elle en était comme triomphante. Lionel l'interrompait de temps en temps. «Une fée! tu disais bien: c'en est une. Sur ses vieux jours elle sera sorcière.—Finissez donc, mon prince, je vous ai fait tout de pâte de sucre, et vous êtes méchant comme un tigre. Écoutez-moi jusqu'à la fin;» et elle continue.
Lorsqu'il est question de la métamorphose en dauphin:—«Quel charmant tableau! s'écriait le prince. Je me vois à la nage: comme je m'étudierais à bien lisser mon écaille! Mais, je t'en avertis; je gagnerais la pleine mer avec mon fardeau, et ne m'arrêterais qu'au terme du pèlerinage. Va, ma chère bonne, joue tout ton jeu avec elle. Elle m'aura trouvé présomptueux. Prends-en la faute sur toi. J'arriverai aussi timide qu'un enfant, mais malin comme celui que je veux faire triompher. Elle veut être vénérée: il faut se prêter à cette fantaisie. Si je sais manquer de respect, je sais comment on le prodigue. Je vais donner le mot à ma cour. Comme la pèlerine doit être connaisseuse, elle verra des gens qui ne sont point mal en scène; l'intérêt de sa santé veut qu'elle se lève. On viendra lui faire cercle. Je me mêlerai dans la foule. Il faudra qu'elle me violente pour m'en tirer. Tu lui as fait faire un déshabillé modeste. Prends cela sur ton compte, afin qu'il ne soit pas refusé. Quand elle voudra manger à table, engage-la à m'y honorer d'un couvert. Je m'y conduirai d'une manière à ne point t'attirer de reproches. Nous pourrons après la décider à faire l'ornement de la mienne. Je ne m'y négligerai point; j'emploierai tout pour la prévenir et lui plaire. Si je n'obtiens rien d'elle, pas même son imposant secret, j'ai sur ma table d'échecs deux pièces à jouer toutes prêtes. J'oppose une petite barbarie à beaucoup de rigueur; une noirceur innocente à une dissimulation hypocrite, et je la fais échec et mat.»
Voyons rapidement Primrose sortir de son lit, recevoir des mains de la complaisante Bazilette un déshabillé dont les avances doivent être remboursées. Imaginons Lionel, figurant d'un air modeste au milieu du cercle choisi, dont la belle convalescente est entourée; une musique agréable, disposée dans une antichambre voisine, supplée au défaut d'une conversation animée: dans les endroits les plus tendres, Lionel semble s'en attribuer l'expression, en laissant échapper, comme furtivement, du côté de sa charmante hôtesse, des regards enflammés et timides. Voilà les tableaux des premiers jours.
Bientôt la belle convalescente se laisse inspirer la complaisance de permettre au prince de partager le repas préparé pour elle seule. Bientôt deux courtisans sont admis à ce petit couvert servi par les femmes. Plus Lionel est respectueux, plus il inspire de confiance; Primrose, gagnée par le concert de cet extérieur séduisant, se laisse engager à faire les honneurs de la table du palais, et y représente avec autant d'aisance et de dignité que l'eût pu faire la princesse de Galles.
Une conduite aussi soutenue, dans une passe aussi difficile pour une aventurière, de quelque espèce qu'elle fût, aurait ouvert les yeux à un homme susceptible de revenir d'une prévention. Quant à Lionel, ce qui aurait dû l'éclairer ne servait qu'à l'aveugler.
«Tu le vois, disait-il à Bazilette, depuis je ne sais combien de jours, je fais le soupirant et l'écolier, et n'en suis pas mieux. Elle reçoit comme une reine, du haut de sa grandeur (sans jamais sortir de son ton noble et sérieux), les hommages et les respects que je fais ramper autour d'elle. Le naturel infini de cette comédie me charmerait si elle n'était pas trop longue, si je n'y jouais un mauvais rôle, si je n'aspirais pas avec tant d'ardeur au dénouement; mais tu ne la quittes pas. Que fait-elle, lorsqu'elle est seule dans son appartement?
—De longues prières, mon prince, avec une dévotion qui vous en inspirerait. Elle se promène souvent seule sur la terrasse qui est de niveau à son appartement. Là, je ne saurais la suivre, et je suppose qu'elle y prend l'air et cherche à rétablir ses forces par l'exercice.—Elle ne parle jamais de moi?—Elle vous entend louer avec beaucoup de complaisance, vous donne infiniment d'éloges et encore plus de bénédictions.—Faites-lui venir l'idée d'une promenade en calèche dans mes jardins, je serai son cocher.—J'essayerai de la lui proposer; mais vous avez un moyen sûr de la déterminer à bien des complaisances, de la mener même à la pêche: c'est de l'assurer fortement vous-même que, ne pouvant vous promettre de trouver sitôt une occasion sûre de la conduire où elle veut aller, vous faites armer un bâtiment de force, qui puisse la mettre à l'abri du danger des corsaires et des forbans, dont la côte, de temps en temps, est infestée. Ces paroles-là feront un grand effet sur elle, et ne vous coûteront pas plus à dire que tant d'autres auxquelles vous ne croyez pas.»
Lionel suit ponctuellement les avis de sa confidente. Primrose monte dans la calèche, et ses amusements se varient; elle se prête bien plus qu'elle ne se livre, ne montre ni humeur, ni impatience, ni crainte. Si Lionel saisit une occasion de lui parler, si le sujet en est indifférent, elle répond avec une liberté mesurée; si c'est un éloge, elle cherche modestement à s'en défendre. S'il échappe une étincelle de ce feu dont le prince se dit consumé, elle est éteinte par la réserve, la froideur et le silence. Une conduite aussi prudente, aussi réservée, de la part d'une étrangère, eût suffi pour donner d'elle une haute opinion à tout autre qu'un prince de Galles; tout tournait chez lui au profit de sa passion et de son entêtement. Il sortait de ces tête-à-tête plus furieux d'amour et toujours plus aveuglé.
«C'est, disait-il à Bazilette, un petit monstre d'orgueil, qui veut me voir ramper à ses pieds; c'est une pelote de neige parée de la ressemblance d'un ange, et environnée du brillant de l'arc-en-ciel; elle ne me glace pas: elle me candit. C'est un être sûr de ses avantages, habitué à rendre ce qui l'environne dupe de son calcul. Je triompherai de ses ruses. As-tu fait parler à Bannistock, le chef de ces bateleurs qui font des équilibres de chevaux et jouent des farces à Cardigam?
—Il vous est dévoué, dit Bazilette; mais vous ferez les frais de la décoration et des habillements.
—Je vais être un peu méchant, ma bonne; mais on m'y force. Je ne veux pas avoir été publiquement le jouet d'une aventurière, d'une jongleuse du haut-vol; car celle-ci ne saurait être princesse dans un autre sens. J'ai joué pour elle, et peut-être trop naturellement, je l'avoue, l'attentif, l'empressé, le magnifique, l'amoureux jusqu'à l'imbécillité. En attendant que je mette sur la scène de nouveaux personnages, le seul rôle à essayer est celui du désespoir; c'en est fait, je m'y livre, je vais tomber malade de langueur. Si l'on se montre insensible, tu me le pardonneras, ma bonne; je deviens, mais sur-le-champ, impitoyable.»
Ô perle des beautés de l'Armorique, aimable Primrose! vous ne soupçonniez pas les complots formés contre vous. Rassurée par la promesse d'un bâtiment armé pour vous conduire, vous vous étiez déjà précautionnée d'étoffes pour former le petit équipage nécessaire à votre travestissement. Quelle raison empêche d'y mettre les ciseaux? Ici je reconnais votre prudence.
Si l'offre d'un bâtiment était un jeu, si l'on pensait à vous retenir malgré vous, vous auriez de nouveau besoin d'une échelle. Ce que vous venez de faire mesurer pourrait, au besoin, vous en servir.
Déjà, par une suite de caractère, partout où vous avez été conduite, vous n'avez pas fait un pas sans observer. On vous croyait occupée des positions des bâtiments, des embellissements dont vous faisiez l'éloge, quand vous étudiez très sérieusement les moyens de parvenir à l'escalier dérobé. D'après vos aperçus, vous avez déjà formé trois plans de retraite. Je vous félicite de ne vous être point oubliée, car les piéges vous entourent de toutes parts, et le principal ressort reparaît sur la scène, un grand mouchoir à la main. C'est Bazilette larmoyante; elle se jette sur un siége. «Ah, mon pauvre prince!
—Que lui est-il arrivé? répond Primrose d'un véritable ton d'intérêt et de crainte.
—Partez, madame, partez, avant que nous ayons le malheur de le perdre. On vous imputerait sa mort, et vos charmes ne vous garantiraient pas des effets de la douleur de tout un peuple qui vous imputerait d'avoir assassiné un héros charmant, son idole.»
Primrose éprouve un trouble véritable. «Est-il en danger de la vie?—Il y est, madame: depuis quelques jours, la langueur le mine; il ne se plaignait pas: il est si bon, mais il vient de tomber en faiblesse; et, au moment où je vous parle, les secours de la médecine sont autour de lui. On en fait passer la triste nouvelle à Cardigam. Tout va être en rumeur.»
Sibille était au lit: elle se lève à la hâte, jette une robe sur elle, s'appuie sur le bras de Bazilette, et se fait conduire à l'appartement de Lionel.
La belle y était attendue. Des palettes d'un sang bien brûlé sont sur un guéridon: des fioles de remèdes, des élixirs de toute espèce couvrent une table. Lionel, tout décoloré, est étendu sur son lit: deux gens de l'art sont au chevet. Les courtisans, les yeux baissés et en silence, sont à l'entrée de la chambre, et les gens de service en sortent d'un air consterné.
Le cœur de la sensible étrangère ne tient point à ce spectacle: il éprouve une émotion dont ses yeux portent le témoignage. Comme elle s'approchait: «Ne le faites point trop parler, madame,» dit d'un ton bas et triste un des deux Esculapes. Cependant, elle, se penchant assez près de l'oreille, prend la main du prétendu mourant, la lui serre avec affection: «Prince, me reconnaissez-vous?
—Oui, répond Lionel d'une voix faible et entrecoupée; je vois mon idole adorée, ma chère et cruelle ennemie.—Moi, votre ennemie?—Si vous ne l'êtes pas, donnez-m'en la preuve par un faible trait de confiance. Que je puisse emporter au tombeau le nom de celle dont les rigueurs m'y font descendre!
—Ah, prince! de quelles rigueurs véritables avez-vous à vous plaindre? Que me demandez-vous? Respectez mon honneur et mes devoirs; et, d'ailleurs, commandez: vous ne pouvez trouver en moi que dévouement. Je ne balance point de l'avouer à la face du ciel et de la terre, un intérêt vertueux, mais bien tendre, m'attache à vous. Que Lionel vive! oui, je le répète, qu'il vive, et la sensible... (son nom fut près de lui échapper) ne se contentera pas de faire au ciel les vœux les plus ardents pour lui; mais elle rendra grâce chaque jour de ce bienfait, comme lui étant personnel, à celui qui tient dans ses mains nos destinées; et, lorsque la religion du serment cessera de lui imposer silence, non-seulement elle fera connaître les bienfaits dont elle a été comblée, les bontés, les grâces dont elle a été l'objet; mais elle se fera un honneur de rendre publiquement justice aux dons du ciel et de la nature, aux qualités héroïques qu'elle a remarquées, admirées, chéries dans son généreux protecteur, le prince de Galles.»
Cette tirade, débitée d'un ton de vérité et d'enthousiasme, fit quelque effet sur les acteurs de la scène tragique, représentée par Lionel. Tous baissaient les yeux, après s'être entre-observés. Lionel, toujours entier dans son sentiment, étouffe d'orgueil et de dépit; mais il sait voiler à l'extérieur la secrète passion qui le maîtrise.
«Vous ne voulez pas, madame, dit-il d'une voix faible, que le malheureux Lionel meure. Vos volontés sont des lois. Il s'abandonne à tous les soins propres à le rappeler à la vie: puisse la nature s'y prêter, et vous être aussi soumise que son cœur!»
Ces dernières paroles, articulées d'un ton faible, annonçaient le terme de la visite. L'inquiète Sibille retourne dans son appartement.
Le désordre de son âme paraît dans le mouvement de ses yeux, dans le caractère entier de sa physionomie. L'adroite intrigante attachée à ses pas va essayer de le mettre à profit.
Bientôt des larmes abondantes et feintes de cette dangereuse femme en feront couler des yeux de la sensible Primrose. «Ah! je me doutais bien, madame, lui dit la fausse affligée, que vous aviez un cœur. Non, non, vous ne laisserez pas mourir notre aimable maître: vous n'aurez pas cette barbarie.
—Et qu'y puis-je, Bazilette, si le vif et tendre intérêt que j'y prends ne l'engage pas à conserver ses jours?
—Mais rien n'est plus aisé, madame; c'est que vous ne marquez pas assez ce touchant intérêt. Quand il s'agit de sauver la vie, il faut y mettre un peu moins de réserve: en lui disant, Lionel, vivez; que ne lui passiez-vous au cou ces deux bras! qu'avez-vous à redouter dans l'état de faiblesse où il est? Vous avez manqué une belle occasion de nous le rendre à tous; mais cela pourra se réparer. Rien n'est encore désespéré, madame; et je suis sûre qu'il vivra si vous me permettez de lui aller dire que vous voulez vivre pour lui.
—Arrêtez, mademoiselle, c'est à moi à ménager mes expressions. Dites-lui qu'au besoin j'exposerais ma vie pour sauver la sienne, et c'est beaucoup; car je ne m'appartiens point et je mettrais quelqu'un de moitié dans mon sacrifice. Ne dissimulez point au prince Lionel qu'après des devoirs dont rien ne peut me faire perdre le souvenir, je me ferai un honneur, une gloire de le chérir plus qu'aucun homme qui soit sur la terre. J'y mets la condition d'être bientôt délivrée, par un dernier effet de sa bienfaisance, du malheur de nous tourmenter inutilement tous les deux en entretenant, par ma présence ici, une passion qui peut entraîner sa perte et la mienne.»
Bazilette a passé d'un appartement à l'autre; il y aurait dans son rapport de quoi désarmer l'inflexibilité même; tout échoue contre un orgueil excessif et piqué, contre l'entêtement poussé à l'excès.
«Dans ce que vous venez de me dire, ma bonne, je ne trouve que des paroles. On se refuse aux plus petits effets. J'ai appris, depuis longtemps, à me jouer de l'honneur et de la vertu, pris dans le sens où cette fine beauté les emploie. On ne perd point le droit d'aspirer à la possession de ces titres sublimes en cédant à Lionel, et c'est déjà un grand triomphe de lui avoir aussi longtemps résisté. Je suis bien indigné de tout ce jeu-ci. Ma Bazilette, à mesure que je descends, on s'élève jusqu'à moi: on finit par prétendre à l'empire. Je dois ordonner les apprêts d'un départ.... Que ce projet est bien éloigné de mes vues! Mais je dois paraître occupé de remplir celles de mon tyran. Je ne prends que huit jours de terme; tu peux le dire; nous préparons des événements dont la suite pourra faire prendre une autre tournure aux idées. En attendant, je m'ennuie comme un mort dans ce lit, entouré de tout cet attirail funèbre; mais je dois y attendre une autre visite de mon inhumaine, et ne veux ressusciter qu'à sa voix.»
Passons rapidement sur des situations prévues. Primrose vient voir le malade. Il se mettra même à table, sans faire usage des mets dont elle sera chargée. Il s'y montrera de plus en plus silencieux, circonspect, timide même, mais toujours attentif. Quelques jours se sont écoulés dans les langueurs de cette monotonie, lorsque le son bruyant d'un cornet, partant les cours du palais, vient varier la scène. Il est embouché par un nain, et annonce l'arrivée d'un chevalier étranger, précédé par son écuyer: c'est Clarence d'Angleterre, qui bientôt se présente lui-même.
Arrivé à Cardigam, il a appris la grave indisposition de Lionel, et vient lui en témoigner sa sensibilité.
Le prince de Galles, paraît surmonter le mal dont on le dit accablé pour faire les honneurs de son palais à un hôte de son importance; il le présente à Primrose, dont il crayonne en peu de mots la fâcheuse aventure. Le spirituel et poli Clarence paraît en avoir été prévenu par les bruits publics, et s'applaudit de pouvoir présenter ses hommages à une dame, moins connue encore par ses malheurs, que par sa beauté et ses vertus, célébrées dans tous le pays de Galles.
On se met à table. Primrose y est assise entre le nouveau venu et Lionel; et, pour suppléer, autant qu'elle le peut, à l'état de faiblesse de son bienfaiteur, elle s'ingénie pour animer la conversation, et fait en quelque sorte les honneurs de la table.
Clarence répond aux attentions en homme qui connaît le monde; et, soit qu'il parle des pays étrangers, ou de la cour d'Angleterre, tout lui fournit l'occasion de combler d'éloges la charmante étrangère qui fait l'ornement du palais de Saint-David; les beautés de l'Angleterre, celles de l'Europe sont mises en sacrifice.
À des éloges si forts, si redoublés, la modeste Sibille baisse les yeux, rougit et laisse tomber une conversation dont la suite pourrait la jeter dans un nouvel embarras.
Le lendemain, les respectueuses attentions de Clarence pour elle ont redoublé; le surlendemain, elles prennent encore plus de caractère, au point que, profitant d'un instant où l'indisposition de Lionel le force à s'écarter, le chevalier anglais fait à la dame une déclaration d'amour en des termes aussi ménagés que positifs.
Elle n'eut pas le temps d'y répondre, affecta même de ne l'avoir pas entendue. Mais elle n'en était pas moins embarrassée; elle entrevoyait une persécution de plus, et les suites plus funestes d'une rivalité sans objet réel.
Elle était occupée de ces réflexions lorsque le bruit d'un autre cornet fit retentir les cours et annonça l'arrivée du chevalier Mackenffal, d'Irlande.
On était à table, et le redoutable Irlandais s'y trouva placé en face de l'aimable Primrose. Je dis redoutable: il l'était par la plus épaisse paire de moustaches qui eût jamais ombragé une physionomie irlandaise; un nez énorme et recourbé la surmontait, accompagné de deux yeux hagards, qui semblaient vouloir s'élancer de la tête.
De temps en temps, cet affreux regard tombait sur la belle inconnue, comme s'il y eût été porté par la réflexion. Bientôt il la fixe d'un air de connaissance.
Il en fallait bien moins pour alarmer l'inquiète Primrose. «Ah! malheureuse Sibille, serais-tu, par hasard, connue de cet étranger? Tu ne l'as jamais vu, mais il peut arriver de France, où le bruit de ta fuite aura été répandu; peut-être sort-il de la Bretagne.» La frayeur la saisit, la rougeur lui monte au visage et le couvre du plus vif incarnat; et ce moment de trouble est saisi par toute la compagnie. Mackenffal triomphe du désordre qu'il occasionne, et cherche à l'augmenter en paraissant sourire, avec affectation et à la dérobée, à la jeune étrangère, qui détourne la tête pour éviter ses odieux regards, et faisant l'impossible pour dissimuler son embarras et ses craintes.
«Ne vous troublez pas, princesse, dit le barbare Irlandais; je sais ménager mes connaissances. Vous aviez confié votre destin errant à la mer; elle vous a déposée ici, où vous me semblez être en assez belle posture; mais il vous plaît d'y conserver l'incognito: je ne dérangerai pas un plan dirigé sans doute au plus grand bien de vos affaires. Vous n'avez perdu qu'une petite barque: vous vous occupez sans doute ici d'un armement plus avantageux. Dès ce moment, j'entre dans vos projets, et vous pouvez compter sur la discrétion de votre dévoué Mackenffal.
—Je ne vous connais pas, répond Primrose avec une modeste assurance.» Si le commencement du discours de l'Irlandais l'avait jetée en quelque sollicitude, la suite lui avait entièrement prouvé qu'elle et sa véritable histoire lui étaient entièrement inconnues.
«Il faudrait, madame, réplique l'Irlandais, dire: Je ne connais plus. Il vous plaît d'oublier quelques bontés que vous eûtes pour moi, quoique la date n'en soit pas prodigieusement éloignée. Vous m'affranchissez par là de la reconnaissance. Le procédé est noble, digne de vous.
—Moi, des bontés pour vous! reprend la belle inconnue du ton ferme et élevé de Sibille de Primrose, la lèvre et les yeux armés du dédain le plus méprisant.
—Eh! non, vous n'en eûtes pas, s'écrie Mackenffal, et je ne méritai jamais de connaître, encore moins d'approcher de la pathétique, de la sublime Margerie, le miracle de Beaucaire, qui a inspiré tant de dévotion pour les mystères à tous les pèlerins de la dernière foire.
—Seigneur chevalier, dit d'un ton froid Sibille, entièrement rendue à elle-même, vous êtes absolument dans l'erreur, et vous pouvez aller renouer ailleurs vos liaisons avec votre Margerie.
—Je n'irai pas plus loin, divinité de nos tréteaux, dit l'Irlandais avec emphase. Mon ton peut nous avoir un peu brouillés; mais, vous le savez, je brille dans les raccommodements; et si vous avez fini votre engagement ici, pour le mois de juillet, je vous offre de vous reconduire en triomphe à Beaucaire, en croupe derrière Carfilarz, mon écuyer.
—Vous ferez bien de vous aller montrer seul à la foire. Vous êtes un extravagant.—Et vous, une jongleuse dans toute la force du terme. Je le maintiens. Voilà mon gant: qui osera le ramasser?
—Ce sera moi, brutal Irlandais, répond Clarence, reçois le démenti de toutes tes grossières faussetés.—Prince, poursuivit le chevalier anglais, en se tournant vers Lionel, mes affaires pressent mon départ de votre cour, ouvrez-nous le champ demain matin. Vous venez de voir outrager devant vous la vertu, dans le plus beau de tous les objets qui font l'ornement du sexe, dont nous avons juré de prendre en toute occasion la défense. Soyez aussi empressé, aussi jaloux que je le suis d'en voir tirer une vengeance éclatante.
—Clarence, répond Mackenffal en retroussant ses moustaches, vous ne serez pas le premier jeune homme qui se sera perdu pour l'amour des dames de ce haut parage. À demain, à demain.» L'enragé lance un de ses plus terribles regards et se retire.
Clarence vient se jeter aux pieds de Sibille, plongée par la dernière scène, dans un nouveau genre de saisissement. «Je fais vœu, madame, de répandre jusqu'à la derniers goutte de mon sang pour réparer l'outrage fait à votre vertu.» En disant cela, il saisit un mouchoir échappé dans ce moment des mains de la belle préoccupée. «Que ce gage, s'écrie-t-il, me serve d'écharpe dans le combat et soit une preuve demain à tout le pays de Galles de l'honneur que vous me faites en m'agréant pour votre chevalier.
—Ah! madame, dit alors Lionel, mon peu de confiance dans mes forces m'empêche de disputer au valeureux Clarence l'honneur dont il va se couvrir. Jugez de mon désespoir.
—Prince, et vous, chevalier d'Angleterre répondit Primrose, votre zèle m'oblige infiniment; mais je ne me tiens point offensée par des discours qui ne s'adressent point à moi. C'est à cette jongleuse Margerie à s'en formaliser.
—Si vous n'étiez pas étrangère et inconnue, madame, reprit Lionel, on se flatterait d'empêcher le combat; les chevaliers de ma cour sauraient bien, par la force des statuts, obliger Mackenffal à venir à vos genoux reconnaître son erreur. Nommez-nous, madame, celle que nous devons servir de tout notre courage, et...
—N'allez pas plus loin, prince. Je ne suis point cette Margerie et vous en donne ma parole; vous devez la recevoir, ou, jusqu'ici, vos intentions, vos égards pour moi m'en auraient imposé. J'ai promis ailleurs, et sous les plus inviolables auspices, de ne point me nommer que mon vœu ne soit accompli.
—Il faudra donc, madame, tenter le sort des armes. Allez, Clarence, allez vous reposer; mon prévôt vous fera préparer la lice. Je ne saurais être votre juge: je suis trop prévenu en faveur de la cause dont vous allez soutenir et faire éclater la justice.» À ces mots, le prince, paraissant accablé de faiblesse, se retire, appuyé sur les bras de ses écuyers.
Primrose entre dans son appartement, assez mal remise des différents genres de trouble dont elle venait d'être successivement agitée. Elle s'y livrait depuis quelque temps à ses réflexions, le front appuyé sur la main, lorsque Bazilette vint autour d'elle pour le service et l'attaqua de conversation.
«Vous rêvez, madame; vous en avez sujet. C'est une belle, une noble chose qu'un combat. On y joue notre honneur à un sanglant croix ou pile. Béni soit Dieu, qui n'a jamais permis qu'on attaquât le mien! mais je ne voudrais pas le voir au bout de la lance de Tiran-le-Blanc. Aussi notre prince le dit bien, lui qui sait la chevalerie comme je sais mon Pater: c'est votre maudit secret qui fait la cause de tout le mal. Vous êtes la première, à ma connaissance, tombée dans un égarement de ce genre, et vous verrez comment il vous en prendra. En général, nous parlons, nous autres femmes, à tort et à travers. Le silence est ici plus dangereux que toutes nos indiscrétions. On vous demande trois mots; c'est bien peu de chose: dites le nom de votre pays, de votre famille, le vôtre: de mon oreille, cela passera dans celle du prince, sans faire d'autre cascade; et nous aurons le plaisir de voir amener à vos pieds cet ours hibernois, tout muselé.
—Ne me tourmentez pas pour avoir mon secret, mademoiselle; forcée par un vœu de le refuser au prince Lionel, malgré ses procédés nobles et généreux, je ne dois le donner à personne.
—En ce cas, madame, vous ferez bien de vous mettre au lit, pour vous tenir prête de bonne heure.
—À quoi, mademoiselle? À quoi?—À une chose fort désagréable; à être témoin d'une sanglante boucherie, dont l'incertitude de votre état sera le motif. Le oui ou le non de votre vertu est le résultat. On s'est défié à outrance; cela fait dresser les cheveux. Il faut qu'il reste un des deux champions sur le carreau. Si la lance pète, si le cimeterre se rompt, on vient au poignard. Jugez quelle serait la mortification de ceux qui vous aiment ici, et c'est tout le monde, s'il était prouvé demain matin, par le sort des armes, que vous êtes la Margerie de ce monstre de Mackenffal, s'il devient maître de vous enlever en croupe derrière son maussade écuyer. Tenez madame, j'en ai la chair de poule, et il pourrait en coûter la vie à votre beau chevalier.
—Fermez mes rideaux, mademoiselle. Je vous suis très obligée de vos avis et de vos craintes; mais, si je dois attendre des conseils, c'est de mon devoir et de moi.»
Bazilette se retira piquée. Elle avait amené tant d'autres femmes au point où elle avait voulu les conduire; ici, elle ne pouvait rien gagner. «Un cœur de bronze, dit-elle, une tête de fer; si jamais mon maître et elle pouvaient s'entendre, il en naîtrait une race d'entêtés qui ferait plier l'univers.»
Le jour éclairait à peine les murs du palais de Saint-David, et déjà tout y était en mouvement, pour transformer une esplanade, précédemment garnie de ses barrières, en un champ clos en règle. Tentes, pavillons, tout ce qui est nécessaire en ce genre est dressé. Les champions y sont conduits et armés par les parrains qu'ils ont choisis. Les juges sont à la tête du camp.
Un balcon, en partie formé par une terrasse qui touche à l'appartement de Primrose est arrangé pour recevoir la belle outragée, et Lionel vient lui donner le bras pour la conduire. Le bruit des fanfares guerrières fait retentir tous les environs.
«Venez, madame, lui dit le prince, venez encourager par votre présence le champion qui se dévoue au rétablissement de votre honneur.
—Prince, vous me voyez au désespoir des préparatifs qu'on a faits ici et de la scène qu'ils annoncent. Toutes les lances du monde ne peuvent pas faire que je sois la Margerie si vivement insultée; et, tant que je serai moi-même, mon honneur sera à l'abri d'une insulte du genre de celle dont on prétend poursuivre ici la vengeance.
—Vous êtes inflexible, madame; vous vous mettez au-dessus des lois et des usages. Nous autres princes y sommes soumis.» En disant cela, il l'entraîne plutôt qu'il ne la conduit vers le balcon préparé pour elle, et fermé de manière à ôter tout espoir à la retraite, et va se perdre dans la foule des spectateurs.
Déjà, à la suite des cérémonies d'usage, Mackenffal a répété à haute voix que la femme assise dans le balcon est la fameuse Margerie, si célèbre par ses talents, si décriée par son inconduite.
Déjà Clarence, en forçant le ton un peu grêle de sa voix, lui en a donné de nouveau le démenti.
Sur les nouveaux défis, les champions partent des barrières opposées, se rencontrent au milieu de la carrière, se heurtent, et Clarence est renversé sans mouvement. Un moment après, la terre est baignée de son sang.
Une clameur générale; une expression de douleur, partant des fenêtres du palais et des différents points de la barrière, s'élèvent et couvrent le bruit des trompettes et des clairons qui célébraient le triomphe de l'Irlandais. Les voix des femmes de Primrose se mêlent aux plaintives acclamations, et répètent à ses oreilles: «Ah! notre pauvre maîtresse! elle est déshonorée sans ressource!»
À la vue d'un homme sacrifié pour elle, Sibille se sent extraordinairement émue; en entendant dire que son honneur est perdu, l'indignation la saisit et la soutient. Elle ne donnera point de marque de faiblesse; mais elle témoigne vivement un désir, c'est qu'on aille au secours de l'infortuné dont le sort des armes a si mal secondé le courage. «Laissez-moi, dit-elle à Bazilette; voyez ce malheureux Anglais, voilà le véritable objet de votre compassion et de la mienne. S'il m'est permis de disposer de vous, volez de ma part, et portez-lui des consolations et des secours.» Bazilette obéit sans répliquer.
Cependant le féroce Mackenffal parcourt d'un air triomphant tout le champ de bataille, et anime les trompettes à célébrer sa victoire par des fanfares. Il venait de faire caracoler son coursier sous le balcon de Primrose, et peut-être mettre le comble aux insultes dont il s'était rendu coupable, lorsqu'un chevalier, couvert d'armes rembrunies, s'avance à l'entrée des barrières et demande le champ. Les juges le lui font ouvrir. L'écuyer qui le précède, ainsi que le héraut d'armes, sans couleurs et sans livrées, viennent porter son défi à Mackenffal, et le lisent à haute voix. Tout retentit dans le moment de cris de joie et d'acclamations. «Vive, vive le brave chevalier inconnu, qui se dévoue à soutenir l'honneur des dames!»
Ce bruit inattendu a distrait Primrose de l'attention qu'elle donnait au sort du malheureux Clarence, qu'on emportait alors de dessus le champ de bataille. Il était sanglant et paraissait inanimé. Bazilette revenait au balcon, le mouchoir sur les yeux, et comme essuyant ses larmes.
Le chevalier aux armes brunes, monté sur un coursier vigoureux, qu'il manie avec autant de grâce que d'adresse, vient au bas du balcon, descend de cheval, et, le genou en terre, il prie la dame offensée d'honorer de son consentement une entreprise dont l'espoir de la servir est le noble et glorieux but. Il se relève sur-le-champ sans attendre de réponse, prend du champ, court au-devant de Mackenffal, qui vient résolument à sa rencontre. Le poitrail des coursiers se heurte, les lances volent en éclats et l'Irlandais mord la poussière. On le voit rouler en se débattant; il fait, pour se relever, des efforts inutiles. Il demeure tout à coup immobile, et paraît rendre, avec tout son sang, le dernier soupir.
Oh! comme le beau coup de lance du chevalier aux armes brunes fut célébré! «Vivent, vivent, s'écrient un millier de voix, le brave et généreux inconnu et la belle inconnue qu'il a vengée! Ils sont dignes l'un de l'autre.» Bazilette, Suzanne, Guaiziek, toutes les femmes attachées à Primrose, viennent embrasser ses genoux, baiser ses mains. Le vainqueur a délacé son casque, et on reconnaît le malade, le languissant Lionel, pour auteur de ce beau fait d'armes. Il ne se prévaut point de sa victoire; il est modeste, généreux, et va faire donner des secours au noble adversaire qu'il a renversé; mais le bruit court qu'ils seront inutiles.
Primrose est triomphante aux yeux de la multitude, sans en éprouver aucune espèce de satisfaction. Elle est consternée des suites de la sanglante scène dont on l'a rendue témoin forcé, et dont innocemment elle paraît être la cause. Mackenffal lui a semblé plus extravagant, plus extraordinaire que coupable: elle donne au trépas de Clarence des regrets plus animés. Les usages, dont son bienfaiteur a pu devenir la victime, en s'exposant pour elle, lui paraissent bien moins galants que barbares.
Convaincue intérieurement qu'on ne l'avait point offensée, elle témoigne cependant beaucoup de reconnaissance à celui qui peut se croire son vengeur. Elle a beaucoup ouï parler de combats de barrières. Le maintien de l'honneur des dames avait été le motif de quelques-uns, et les avait rendus même célèbres. Mais elle n'était pas dans le cas de la belle Geneviève ni de tant d'autres. On pouvait, dans le pays de Galles, avoir des idées plus extraordinaires qu'ailleurs; elle crut donc devoir paraître céder à l'opinion, ne pouvant se flatter de la détruire, et se montrer reconnaissante d'un service qu'on avait cru devoir lui rendre au risque de la vie.
Ces considérations la forcent d'assister à une fête importune dont son prétendu triomphe est l'objet; la voilà reine du bal, où Lionel, sans se montrer plus confiant qu'à l'ordinaire, ose paraître bien plus ouvertement amoureux. Il semble que sa passion, en réveillant son courage, lui ait rendu les forces; il se montre aussi adroit à la danse qu'il a été résolu et ferme sur le champ de bataille; la grâce et la justesse animent tous ses mouvements. Bazilette, placée derrière le fauteuil de Primrose, la forçait de l'observer. «Voyez, lui disait-elle, si ce n'est pas un amour? Il est vainqueur partout; vous seule lui résistez. Qu'y gagnez-vous? Vous contrariez le destin: il vous a faits l'un pour l'autre.»
Sibille détourne l'oreille. Dans ce qu'elle voit, rien ne l'amuse. Les idées noires de la sanglante scène passée sous ses yeux ne sont point dissipées: elle a dansé, contre son goût; les démonstrations de la flamme de Lionel, moins discrètes qu'à l'ordinaire, lui semblent plus inquiétantes. Il est temps de se soustraire par la retraite à des amusements dont sa santé pourrait être altérée. Elle semble céder à ce seul motif, et se retire dans son appartement.
Les jours vont lui paraître plus longs que jamais. Il faut souffrir plus d'assiduités de la part de Lionel. Ce prince, sans parler de son dernier service, ou même souffrir qu'on en parle, en a pris le droit de se montrer amant plus à découvert. La belle, inquiète, se renferme dans son appartement le plus qu'il lui est possible. Là, se promenant seule sur une terrasse, d'où l'on découvre la rade de Bride et la mer, elle cherche à démêler, à l'horizon, s'il ne paraîtra pas quelque pavillon français, quelque bâtiment où elle puisse trouver un passage.
«Ah! Conant! disait-elle, si le bon Gérard et son fils n'étaient pas malheureusement péris; éclairé par eux sur l'endroit de la côte ou j'ai fait naufrage, vous voleriez à ma recherche, à mon secours! Que les esprits de l'air fassent passer ma voix jusqu'à vous, qu'ils vous instruisent du danger où je me trouve; poursuivie par un amant qui me désespère, et dont je dois à mon tour craindre le désespoir, en danger au moins d'être reconnue, renvoyée en Bretagne et livrée à Raimbert.»
Un jour, fixant avec attention ses regards sur les flots elle y voit flotter un pavillon normand. Le bâtiment qui l'arbore entre dans la rade de Bride, et y laisse tomber l'ancre; une chaloupe s'en détache, et vient à force de rames aborder au rivage.
Le cœur de la passionnée Sibille s'émeut à la vue de deux pèlerins qui ont pris terre. Plus elle considère, plus elle examine, plus elle demeure convaincue de ne s'être pas trompée: à la taille avantageuse, à la démarche, elle a reconnu Conant de Bretagne; c'est lui-même.
La joie la ferait éclater, si la réflexion ne la retenait. Tous deux étant reconnus, tous deux pourraient être compromis. Lionel s'est jusque-là montré généreux: mais Lionel est devenu rival de Conant, et peut employer, où il est, un pouvoir que rien ne balance.
Un premier mouvement suggère à Sibille d'écrire un billet, de le faire porter par une des femmes employées à la servir; elle rentre dans son appartement, tout occupée de ce projet.
Bazilette et Suzanne se sont absentées. Les enfants, dont la première est gouvernante sont malades: elle leur fait donner des secours, Guaiziek et sa compagne sont occupées à faire l'appartement.
Primrose, voyant qu'elle n'est point observée, conçoit le projet de gagner le bord de la mer, en descendant dans les cours des écuries du palais, par un escalier dérobé qui y conduit. Mais en traversant, elle pourrait être rencontrée sur les bords de la mer, et, dans le chemin, elle sera remarquée. Heureusement Guaiziek a déposé dans une garde-robe une cape dont elle s'enveloppe de la tête aux pieds, pour se garantir, quand elle sort, des injures du temps, et même des patins de fer, de l'espéce de ceux dont on fait encore usage aujourd'hui, pour s'élever au-dessus de la boue, enfin jusqu'à ses gants.
La possibilité du travestissement en fait sur-le-champ naître et exécuter le projet. Voilà Primrose enveloppée de tous les haillons de campagne de Guaiziek. Elle se précipite dans l'escalier dérobé, arpente à pas démesurés les cours, en imitant la marche hardie et la contenance de celle dont elle a pris la forme, et gagne en courant une porte qui donne sur la marine. Les pages, les valets qui l'aperçoivent du haut des fenêtres du palais, animent les chiens à courir après elle, en leur criant: Donne sur Guaiziek! donne sur Guaiziek! Il semble que le vent ait porté notre héroïne vers le rivage. Elle aborde le pèlerin qu'elle a très distinctement reconnu, le tire par le bras, lui parle à l'oreille. «Vous êtes Conant, ne témoignez ni trouble ni surprise: le plus léger mouvement vous expose. Je suis Sibille: répondez par monosyllabes; nous n'avons pas un moment à perdre.
«Disposez-vous à volonté de la chaloupe qui vous a conduit?—Oui.—Du bâtiment qui est dans la rade?—Oui.—Combien avez-vous embarqué d'ancres?—Quatre.—Sur combien êtes-vous mouillé?—Deux.—Les pouvez-vous sacrifier?—Oui.—Votre compagnon est le fils de Gérard?—Oui.—Le père a-t-il péri?—Non.—Appelez le fils embarquons-nous?—Soit.»
On s'embarque dans le plus grand silence, et l'on y persévère jusqu'à ce qu'on soit arrivé au bâtiment mouillé dans la rade. Le frère de lait regardait tour à tour la cape, les gants et les patins, sans prévoir l'agréable surprise dont il devait jouir bientôt. Mais il pensa pâmer de joie lorsqu'au coup de sifflet qui fit déployer la voile et couper les câbles qui tenaient aux ancres, il vit tomber la cape qui lui dérobait la vue de sa charmante damoiselle.
«Ah! notre bonne damoiselle! s'écria-t-il en se jetant à ses pieds...» Passons légèrement sur les transports naïfs du frère de lait: ils sont néanmoins plus aisés à peindre que la joie des deux amants qui viennent d'être réunis. La voile déployée et secondée par un vent favorable, en les portant dans le canal de Bristol, les a déjà mis à l'abri de la frayeur d'être poursuivis, et d'ailleurs ils ont lieu d'être rassurés contre toutes les attaques ordinaires. Ils sont entrés dans la chambre du navire, et ont enfin le loisir d'en venir aux éclaircissements.
Gérard et son fils, flottant sur un débris de la barque, ont été rencontrés et sauvés par un vaisseau normand. La lettre dont ils sont porteurs est mouillée, mais ils peuvent aider à en retrouver le sens. Conant, assuré, sur leur rapport, que si Sibille existe, c'est sur les côtes de la principauté de Galles, part pour Cherbourg, prend à ses gages un bâtiment armé pour faire la course, et s'embarque en habit de pèlerin. Son arrivée ne doit surprendre que par l'à-propos. Quelque divinité, sans doute, s'occupait alors de la fortune des amants loyaux. Elle serait aujourd'hui sans temple comme sans exercice.
Conant s'est expliqué. Primrose a beaucoup plus de peine à se faire entendre sur le fait des aventures qui lui sont arrivées dans le pays de Galles. Il faut avouer qu'elles avaient un caractère plus que romanesque. Conant ne pouvait pas soupçonner son amante de lui en imposer par le récit; mais il devait y avoir eu de l'illusion, de quelque genre que ce fût, dans les faits dont elle lui faisait le rapport. Hors les soins que s'était donnés Bazilette, tout lui semblait hors de la nature et des usages connus.
Tandis que nos amants se récréent par le récit de leurs inquiétudes passées, et en considérant la perspective de leur prochain bonheur, jetons les yeux sur le palais de Saint-David. Ah! quel trouble! quel désordre! On ne court pas, on se précipite vers la plage marine.
On veut armer tous les canots qui sont sur les rivages et dans le port. Lionel, revenu de l'amusement de la pêche, tonne, éclate, foudroie. Ah! qu'il se repent de n'avoir armé qu'en idée le bâtiment qu'il avait promis à Primrose. Comme il s'aventurerait à la poursuite de sa fugitive, de son ingrate, de sa rebelle! Une fausseté de moins, et il lui restait une ressource; mais il n'en a plus: il a employé tous les ressorts, épuisé toutes les ressources de la séduction, et une femme de cet âge lui a échappé. Croyant tout, elle n'a été la dupe de rien. Il demeure confondu et livré aux désordres des sens, dont il a quelquefois inutilement sollicité la révolte. Il n'en est pas encore au remords, il ne tardera pas à y être conduit.
Sibille de Primrose et Conant de Bretagne, débarqués à Civita-Vecchia, sont allés embrasser les genoux, et recevoir la bénédiction nuptiale des mains du pape. Sibille croit remplir un devoir en dépêchant un écuyer et en envoyant au prince de Galles la lettre qui suit:
à mon illustre bienfaiteur,
le noble, le vaillant, le magnanime prince Lionel, prince de Galles.
«Sibille de Primrose, épouse de Conant de Bretagne, alors inconnue et comblée, donna sa parole de se découvrir lorsqu'il lui deviendrait possible de le faire. Elle la dégage aujourd'hui, prince, sans compromettre les intérêts de son époux et les siens, et jouit de la satisfaction de s'avouer à vous; si elle parut manquer à la reconnaissance en couvrant d'un voile nécessaire un secret important, dont elle n'était pas maîtresse de disposer, c'est de vos vertus qu'elle en attend le pardon, avec la plus ferme assurance de l'obtenir.
»Les bruits publics peuvent vous avoir instruit des motifs qui me forçaient à fuir la Bretagne, lorsque j'abordai chez vous par un naufrage. Si vous en ignorez quelque circonstance, vous pourrez les apprendre de mon écuyer. Il a ordre de ne vous rien taire de mes situations passée et présente; et je prends plaisir à croire que ces récits ne seront pas sans intérêt pour vous.
»Adieu, prince; persévérez dans les voies nobles où vous a vu marcher cette étrangère, objet de vos soins humains et généreux: en désirant que vous cessiez de sacrifier aux préjugés barbares, dont l'empire vous fit exposer pour elle des jours si précieux, elle demeure encore dans l'étonnement de cette preuve de votre bonté et de votre courage. Vous avez ravi en tous points son estime: elle se fera gloire devant toute la terre de vous l'avoir accordée.»
Cette lettre fut un coup de foudre pour le prince de Galles, à qui rien, jusque-là, n'était parvenu de l'histoire de Sibille; elle réveilla en lui des principes d'honneur qu'il pouvait sacrifier à son goût effréné pour le plaisir, mais jamais oublier. Tout devint grand à ses yeux dans la conduite d'une femme sur le compte de laquelle l'orgueil et l'entêtement l'avaient égaré. Et, parmi les embûches tendues, les insultes faites à ce caractère si noble, si fait pour en imposer au sien, il se rappelle, avec indignation contre lui-même, la lâcheté qu'il a eue de se mêler parmi les bateleurs, chargés de la faire tomber en contusion, sans avoir pu y réussir; et, pour surcroît au tourment qu'il éprouve, le tableau des dons naturels qui servent de relief à un si rare mérite vient se représenter avec tout son éclat à son esprit troublé.
Cent traits plus aigus, plus perçants les uns que les autres, déchirent son cœur. Un véritable amour, mais malheureux, mais désespéré, en naissant, y enfonce, non un trait, mais un poignard. Il succombe, il ne verra point l'écuyer de la divine Primrose qu'il ne se soit donné le temps de se remettre de son désordre, de sa confusion.
Vous, beau sexe, si, dans cet entr'acte, vous voulez voir un de vos plus dangereux tyrans humilié, profitez de l'occasion: considérez-le dans les angoisses de la torture. C'est pour votre satisfaction qu'un de vos dévoués l'a mis en sacrifice.
Cependant il pleuvait à Rome des indulgences sur Conant et sur Sibille. Cette hasardeuse beauté en obtiendra-t-elle un peu de la part de ceux qui liront son histoire? Elle a un côté bien faible. L'amour, qui fut son maître, peut faire excuser bien des fautes, mais jamais celles qui vont directement contre les droits sacrés de la nature.
OU LA BELLE JUIVE
nouvelle historique espagnole
La nouvelle qui suit est tirée de la Chronique générale espagnole. Elle fournit le sujet de deux romans fort rares aujourd'hui et presque inconnus, et de quatre tragédies dans la même langue. Le dernier de ces drames, mis au théâtre par don Vincent Garcia de la Huerta, est le seul qui y soit demeuré. C'est une des tragédies les moins irrégulières de cette nation.
Le roi Alphonse, personnage mis sur la scène, est Alphonse Raymond, fils de Raymond comte de Bourgogne, et mari de la célèbre Urraque. Cet Alphonse Raymond fut, pour ainsi dire, l'Hercule des Espagnols. Monté sur le trône à l'âge de quatre ans, livré à un de ses oncles maternels, qui s'empara de lui et de ses États, sous prétexte de se charger de sa tutelle, délivré de sa mère Urraque pour devenir le jouet des factions et des querelles de deux maisons rivales, celle de Castro et celle de Lara, attaqué dans toutes ses possessions par les rois espagnols ses voisins, par les Maures et par les Arabes des deux continents, il étouffa, pour ainsi dire, tous les serpents qui environnaient son berceau, avec le secours des braves Castillans, dont il devint l'idole. Il ne cessa de combattre et de vaincre tout autour de lui, jusqu'à l'âge de vingt ans, que, possesseur tranquille des couronnes de Castille, Léon, Galice, d'une partie de l'Andalousie, il se laissa emporter par le zèle, à la suite de Godefroy de Bouillon, à la conquête de la Terre-Sainte.
Les chroniqueurs lui font vaincre les rois de Perse, de Syrie, les soudans d'Égypte, et le ramènent trois ans après triomphant sur les bords du Tage, où de nouveaux lauriers l'attendaient.
Les Maures de Grenade, de Cordoue, unis à ceux d'Afrique, enhardis par son absence, avaient formé des entreprises contre ses États et ceux de ses voisins. Alphonse Raymond en triomphe comme il avait fait jusque-la de tous ses adversaires, et, après avoir été cueillir de nouveaux lauriers dans la Guyenne, après avoir gagné une victoire mémorable dans les plaines de Toulouse, il vient s'établir tranquillement à Tolède, avec son épouse Ermengère. Là, devenu passionnément amoureux d'une Juive, nommée la belle Rachel, il oublie pour elle tous ses devoirs. Son épouse est forcée de se retirer dans la forteresse d'Oreïa, où les Maures vont l'assiéger sans qu'il s'en mette en peine.
On doit ici rapporter un trait déjà cité par M. Chénier, auteur de ce temps (Histoire de Maroc), parce qu'il est caractéristique des hommes et des mœurs à cette époque. Ermengère, que d'autres écrivains nomment Éléonore, répondit au héraut d'armes qui venait lui porter le défi: N'avez-vous pas honte, quand nous avez des hommes à combattre, de venir vous attaquer à une femme?» Les généraux maures, sensibles à ce reproche, abandonnèrent l'entreprise et portèrent ailleurs l'effort de leurs armes.
Cependant Alphonse Raymond, ne faisant plus la guerre que par ses généraux, renfermé dans Tolède, était devenu entièrement esclave de la Juive; les Castillans, victimes des Hébreux, étaient indignés, mais non contre leur souverain, qu'ils regardaient comme assujetti à la puissance d'un maléfice. Ils supportèrent ce joug pendant près de sept ans. Enfin, ils se réveillèrent et poignardèrent la Juive.
Alphonse, délivré de ses chaînes, justifia par de nouveaux exploits l'enthousiasme de ses sujets pour lui. Il redevint la terreur des Maures, au point que les autres souverains de l'Espagne, aussi redevables à sa conduite qu'à sa valeur, lui conférèrent de concert le titre d'empereur, qu'il conserva toute sa vie. Les romanciers lui attribuent d'avoir détruit deux cent mille Maures dans une seule bataille. Il mourut à l'âge de soixante-quatre ou soixante-sept ans, les armes à la main contre eux. L'idée qui reste de lui, d'après les chroniques qui se contredisent, d'après les exagérations des romanciers et des poëtes, d'après l'opinion, même actuelle de la nation sur son compte, est qu'Alphonse Raymond fut un des plus grands rois qu'ait eus l'Espagne, et qu'il occuperait un rang distingué parmi les nommes les plus célèbres, s'il avait eu des chroniqueurs plus exacts et de meilleurs panégyristes.
On est presque forcé de révoquer en doute la vérité du fait de ce sommeil honteux de sept ans entre les bras d'une Juive. S'il fut vrai, en l'imputant au seul excès d'une passion, on déshonore le héros et l'amour. Il faut avoir recours au merveilleux pour l'expliquer, et c'est le cas, en suivant l'opinion populaire, de faire tomber de la machine ou un dieu ou un astrologue, et alors on peut, moins invraisemblablement, nouer et dénouer cette extraordinaire aventure. Si l'amour eût pu endormir ainsi le grand Alphonse pendant un aussi long temps, il ne se serait pas réveillé pour être sur-le-champ l'objet de la terreur des Maures, de la confiance et de l'admiration de l'Espagne. Hercule a pu manier, en passant, les fuseaux chez Omphale, pour fournir matière à on emblème dont on n'a que trop abusé depuis.
Si ce demi-dieu eût filé pendant sept ans sans intervalles, jamais il n'eût pu reprendre sa massue. Son père, Jupiter, n'eût pas fait pour lui les frais d'une apothéose; et peut-être qu'Hébé, qu'il lui donna pour épouse, serait encore vierge.
Alphonse VIII, roi de Castille et de Léon, monta sur le trône à l'âge de quatre ans. Ferdinand, roi d'Aragon, son oncle maternel, s'étant emparé de ses États sous prétexte de les gouverner, les nobles Castillans arrachèrent bientôt des mains de cet usurpateur leur jeune monarque, le rétablirent sur son trône, veillèrent eux-mêmes à son éducation, et le vengèrent des entreprises que les Navarrois, les Portugais et les Maures avaient faites contre les places frontières de ses États.
Le jeune héros, rassuré par la valeur et l'affection de ses sujets, par ses victoires, contre l'ambition de ses ennemis, emporté par un zèle religieux, suivit, à vingt-trois ans, à la conquête de la Terre-Sainte, l'illustre Godefroy de Bouillon, dont il partagea les périls et la gloire, et n'en revint que pour se couvrir de nouveaux lauriers en châtiant les Maures des ravages commis sur une partie de ses possessions.
Alphonse, doué de tous les avantages naturels, objet de l'émulation de ses égaux, estimé de toutes les parties du monde connu, marié à l'estimable Ermengère, adoré de son peuple, idole de la noblesse de Castille et de Léon, environné d'une cour brillante, empressée à lui plaire, était le plus heureux des souverains de la terre. Tout à coup, une erreur bien légère en apparence, une vaine curiosité, va le faire tomber dans l'excès de la plus condamnable faiblesse; sans le savoir, il engagera sa liberté et s'exposera à la perte de son peuple, de sa couronne, de sa gloire et même de sa vie.
Ce fut au milieu d'une fête brillante, qui rassemblait dans le palais de Tolède la jeunesse des deux sexes, qu'Alphonse reçut la première atteinte d'un poison devenu depuis si fatal à ses sujets et à lui-même. Le seul favori qu'eût ce prince, Garceran Manrique de Lara, y paraissait absorbé dans ses rêveries, lui, jusque-là regardé comme le plus enjoué des courtisans. «Qu'avez-vous, Manrique? lui dit son souverain.—Diane m'est infidèle, répond Garceran: elle me quitte pour don Alvare de Lunès. Je n'en puis douter, en ayant été convaincu ce matin par le plus extraordinaire de tous les moyens; mon orgueil souffre beaucoup dans ce moment-ci; mais le tableau qui m'a instruit et mortifié m'apprête beaucoup plus à rêver que l'inconstance d'une femme: c'est un secret, sire, dont je ne saurais vous entretenir ici; il conduirait à une conversation trop sérieuse: les yeux de toute l'assemblée sont tournés sur les vôtres, et cherchent à briller de la joie dont vous paraissez être animé; demain, à son lever, Votre Majesté saura mon aventure.» Après cette demi-confidence, Manrique se dérobe au tumulte de la fête.
Le lendemain, dès qu'il est au chevet du lit d'Alphonse: «Sire, lui dit-il, j'avais des raisons de m'inquiéter sur les dispositions de ma maîtresse à mon égard. J'en parlais avec mon écuyer, instruit de mon secret; il me propose une manière aussi abrégée que sûre de m'éclaircir. Il y a ici un juif, grand cabaliste, qui pourra me faire lire dans le cœur de mon infidèle: je balançais; on m'assure d'en avoir soi-même fait l'épreuve avec grand succès, et je me laisse conduire chez cet homme extraordinaire. Là on me fait subir des cérémonies ennuyeuses, dont l'appareil était nouveau pour moi; il était question de me mettre en communication avec des esprits, à l'existence desquels je ne croyais point; la curiosité l'a emporté sur l'impatience occasionnée par tant de momeries; et, quand on m'a cru bien préparé, on m'a fait asseoir devant un miroir où j'ai vu, mais très distinctement, Alvare de Lunès en conversation fort tendre, fort animée, avec la dame de mes pensées.» Pendant le discours de Manrique, Alphonse levait les épaules; il prend la parole: «Votre écuyer s'entendait avec un charlatan juif, et on vous aura fait voir un tableau.—Oui, sire, dit Manrique, dans un miroir de métal, de quatre pouces au plus, en carré, on m'a fait voir un tableau d'objets de grandeur naturelle, et qui ne m'ont semblé que trop vivants.
—Vous êtes Castillan, Manrique, et n'êtes pas capable de mentir, dit le roi, mais on a pu vous en imposer, ou la passion vous aura fait illusion; j'en appréhende l'effet sur une tête aussi vive que la vôtre: vous me ferez voir votre prétendu nécromant: il me présentera un tableau vivant, ou je le ferai châtier de manière à le dégoûter de faire des dupes; ordonnez-lui de ma part de venir me trouver sur-le-champ. Je sacrifierai toute autre affaire à celle-ci, pour ne pas donner à l'imposture le temps de s'arranger pour nous en faire accroire.»
Garceran va lui-même trouver le juif, et revient. «Sire, dit-il, j'ai donné ordre au rabbin de me suivre, et il marche avec confiance sur mes pas.—Un rabbin, reprit Alphonse, et il vient délibérément? Il faut que ce soit un docteur.—Il ne m'a, reprend Manrique, pas témoigné la moindre crainte: cet homme est assuré de son fait; je l'ai prévenu que Votre Majesté voulait le voir, il n'y a attaché qu'une condition. Les rois, m'a-t-il dit sont sur cette terre fort élevés au-dessus des hommes ordinaires; mais s'il est question de les faire communiquer avec des essences d'un ordre bien supérieur, ils rentrent dans la classe ordinaire. Et, pour être en rapport avec le céleste, il faut se soumettre à toutes les opérations qui doivent nécessairement y préparer le curieux, de quelque rang qu'il soit. Je m'y suis soumis, sire, et, si vous n'acceptez pas les mêmes conditions, le rabbin se retire.
—Garceran Manrique ne voudrait pas compromettre son roi et son ami, dit Alphonse. Je ferai tout ce qui sera nécessaire pour ôter toute excuse à cet homme, et je ne suis pas inquiet de le faire repentir de l'abus qu'il aura fait de ma patience et de son audace à prétendre m'en imposer. Allez au-devant de lui et l'introduisez.»
C'est ainsi que l'aveugle confiance d'une part et une présomption peu éclairée de l'autre, introduisirent le dangereux Ruben à la cour de Tolède. Pour le malheur du souverain et de son peuple, ce scélérat n'était pas pris au dépourvu; et, quoiqu'on eût cru le surprendre sans le prévenir, il arrivait avec un plan formé, dont l'imprudence et l'aveuglement allaient lui faciliter le succès.
Alphonse se soumet à toutes les minuties d'un cérémonial d'initiation; plus il se prête complaisamment à tous les détails de cet acte ridicule à ses yeux, plus il pense acquérir de droits à prendre le ton sérieux avec Manrique pour l'engager à revenir de l'illusion dans laquelle il a été enveloppé, plus le Juif sera convaincu d'imposture.
Pendant qu'Alphonse s'expose, sans le savoir, à devenir encore plus dupe et plus enthousiaste que Manrique, Ruben s'étant assuré de la préparation de ses deux néophytes, a vu que tout lui était favorable; alors il place sur un bureau le miroir mystérieux: «Sire, dit-il, voilà la merveille dont on vous a entretenu; elle vous présentera d'elle-même l'objet que vous désirerez d'y voir; ma présence, mon ordre, mon consentement y sont inutiles. Cependant, je dois vous prévenir que, dans le cas où vous voudriez voir tous deux ensemble le même tableau, il faut qu'en exprimant le même désir, le pouce de la main gauche de l'un s'entrelace dans celui de la gauche de l'autre.» Après cette instruction, le rabbin se retire dans une pièce voisine, dont il tire la porte sur lui.
Soit que ce fût l'effet du sang-froid du rabbin, ou celui du cérémonial, un petit frisson commençait à glacer les sens d'Alphonse. Il ne pouvait plus, à ce qu'il imaginait, faire un pas en arrière. «Au moins, dit-il à Manrique si cette farce doit finir par un spectacle, il faut qu'il soit agréable; prenons-nous par les pouces, puisque cela est essentiel, et demandons à voir la plus belle femme qui soit en Espagne.»
Le prince venait de former ce vœu, les yeux fixés sur le miroir; à l'instant, la glace semble se ternir; peu à peu elle représente un ciel couvert de nuages; ces vapeurs passent et reviennent comme si des vents opposés les eussent agitées. Tout à coup, le fond s'éclaircit et présente une personne de dix-sept ans, vêtue dans la plus grande simplicité et la tête nue; elle était assise et paraissait occupée à la lecture. L'objet était éblouissant et par lui-même et par le brillant du jour dont il était éclairé. Elle pose son livre sur une table, se lève et se retire lentement, en laissant admirer la grâce, la noblesse, l'élégance de sa taille et de son port, et une superbe chevelure dont le bout de la tresse effleurait la terre. Bientôt le miroir se trouble de nouveau et redevient une glace ordinaire.
Quand on étonne un esprit fort par un prestige, il passe rapidement de l'incrédulité opiniâtre à l'excès contraire. Alphonse prend la plus haute opinion de Ruben et de sa science. «Rappelez, dit-il à Manrique, cet habile homme, son miroir est impayable.»
Ruben reparaît, son extérieur n'a rien de celui d'un homme qui vient de faire voir un prodige; il est froid et composé. Celui d'Alphonse est bien extraordinaire; ce n'est plus cette physionomie d'aigle, ce n'est plus ce maintien haut ou ce ton assuré. On peut dire que, sans la grande habitude où sont les rois de commander à leurs attitudes, il en eût pris une soumise vis-à-vis du rabbin prétendu merveilleux. Il fit à celui-ci les offres les plus magnifiques pour le récompenser de sa complaisance; mais le rusé politique se garda bien de rien accepter, il joua le désintéressement et le zèle.
Le monarque était confondu et enthousiasmé tout à la fois. «Est-ce, disait-il à l'Israélite, un objet réel et existant que je viens de voir?—Oui, sire, si vous n'avez pas demandé à voir une chimère, répond le Rabbin.—Quoi! dit Alphonse, cette belle, cette ravissante personne existe en Espagne?—Je ne sais, repartit Ruben, quel a été l'objet de votre curiosité, mais le miroir ne saurait mentir.—Et ne pouvez-vous pas le faire reparaître? dit Alphonse d'un ton d'impatience...—Non, sire, le miroir ne montre jamais le même objet...—Je ne reverrai jamais le même objet... Je ne reverrai jamais cette divine beauté!—Il faut, dit l'Hébreu, que j'apprenne moi-même à la connaître; laissez moi la liberté de consulter.»
Le roi et Manrique laissèrent le nécromant seul dans le cabinet. Ce dangereux personnage n'avait pas besoin d'apprendre le nom de la jeune personne dont la figure avait paru dans la glace.
Avant que le prince eût demandé à voir dans la glace, Ruben était instruit de sa détermination; et, au moyen des initiations et des rapports établis par elles, il y avait plus qu'influé mais il fallait mettre du mystérieux, et donner un air de difficulté et de doctrine à tout ce qu'il faisait: il laisse écouler un temps assez considérable pour se donner l'air d'avoir fait des opérations, des recherches, et reparaît enfin pour rendre sa réponse.
«La beauté que Votre Majesté a demandé à voir, sire, se nomme Rachel: c'est une juive orpheline, demeurant à Cordoue, dans sa famille.—À Cordoue? interrompit vivement le roi, n'étant déjà plus à lui; j'irais la chercher à la tête de cent mille hommes...—Vous n'aurez pas besoin, sire, de faire un armement aussi dispendieux; que j'aie votre portrait, donné de votre main, je le fais rendre ce soir à Rachel, et dès demain elle se met en marche pour le rapporter.»
Manrique avait au col une chaîne à laquelle pendait un portrait d'Alphonse; celui-ci l'enlève à son favori, le remet à Ruben, sans prévoir l'abus qu'en pourra faire ce dangereux ouvrier; l'Hébreu se retire, et laisse le roi de Castille soumis à la religion du secret, absorbé d'une foule d'idées absolument nouvelles pour lui. L'optique des faits surnaturels s'est présentée à ses yeux, il prétend s'en rapprocher, et se promet d'en tirer une foule de connaissances sublimes qui lui font déjà mépriser celles dont il avait pu être redevable à l'étude, à l'usage, à l'expérience.
Le moment s'avance où cet horizon si étendu va se borner à un seul point. Ce sera celui où il aura vu les beaux yeux de Rachel: le nécromant a tenu parole; la belle juive est arrivée de Cordoue, elle est chez Ruben. La voir, s'enflammer pour elle, voilà le rôle d'Alphonse. La cour murmure; la reine gémit, se plaint, éclate, se sépare et va se retirer à Oreïa. Le seul effet de ses démarches est de laisser son souverain aveugle plus maître d'obéir à la passion qui le maîtrise; et Rachel, par son ordre, vient s'établir au palais.
La noblesse s'écarte de la cour, se bornant à témoigner le sentiment douloureux dont elle est affectée. Alphonse, jusqu'alors si jaloux de l'estime et de l'attachement de ses sujets, demeure insensible à un témoignage aussi marqué de l'impression que sa conduite a faite sur les compagnons de ses glorieux travaux; il ne reste auprès de lui que Manrique; on cesse même de reconnaître en lui l'aimable Garceran, digne rejeton de l'illustre maison de Lara; Ruben se l'est pour ainsi dire asservi: de faux principes ont remplacé ceux qui avaient fait la base de l'éducation de ce jeune cavalier; en un mot il a perdu cette fleur d'élévation, de magnanimité, ce caractère de la noblesse castillanne: devenu disciple de Ruben, il est esclave des volontés de Rachel et bas courtisan d'Alphonse.
Cependant Ruben ayant su approcher son élève du trône, emploie ouvertement le crédit qu'il a sur elle à l'avancement de sa fortune, à celle de ses frères les Hébreux. Le roi ébranlé sur les principes de sa propre religion, en comblant ce peuple vagabond de faveurs, croit satisfaire à la justice du ciel, et leur donne hautement la préférence même sur les sujets qui eussent le mieux mérité de lui; les douanes, le commerce entier leur sont abandonnés. La Castille et le royaume de Léon gémissent sous leurs mœurs, leurs monopoles, leurs vexations en tous genres; aucune plainte ne peut être portée au pied du trône qui ne soit rejetée avec hauteur, avec dédain. C'est l'impérieuse Rachel qui les accueille; cette femme singulière, enrichie à l'extérieur des plus beaux présents de la nature, possédée par Ruben, a le caractère atroce. On verra, par les détails de l'événement, quelle espèce de monstre l'amour et l'art, de concert, avaient su donner pour maître à Alphonse, et pour tyran aux peuples asservis à la couronne de ce jeune, et alors malheureux souverain.
Alphonse, enfermé dans Tolède, n'en sortait plus que pour varier par le plaisir de la chasse ceux qu'il goûtait dans les bras de l'amour: nuit et jour environné de Juifs des deux sexes, il fût devenu absolument étranger à son peuple s'il eût été possible à celui-ci de perdre de vue un prince, son idole jusqu'à ce moment fatal. Il attendait, sans murmurer contre lui, que, rassasié par la jouissance et délivré par ses suites de la passion qui l'avait égaré, il revînt de lui-même à la pratique de ses devoirs.
Cependant une année succédait à l'autre sans apporter le moindre changement à la conduite de leur souverain, sans qu'ils éprouvassent le plus léger adoucissement à leurs infortunes; son assujettissement semblait augmenter par la réunion des malheurs qui en étaient la suite, et la fière beauté qui le gouvernait paraissait assurer son empire par de nouvelles exigences et par la bizarrerie de ses caprices. Sept ans s'étaient écoulés, et la patience castillane n'était point encore à bout.
Les gouverneurs des places résistaient, presque sans secours, aux entreprises des Muzarabes et des Andalous maures. Les peuples fléchissaient sous le joug, se contentant d'implorer le ciel pour qu'il voulût délivrer du joug d'un abominable maléfice leur monarque, dont ils espéraient de voir renaître toutes les vertus.
La patience a un terme, Rachel, Ruben et leurs favoris l'avaient lassée: de petits complots se forment dans toute l'étendue du royaume de Castille et de Léon, dans la partie de l'Andalousie soumise au gouvernement d'Alphonse. Un Castillan sage, dévoué à sa patrie et à son souverain, en prévoit l'effet; c'est Fernand Garcias de Castro, attaché à Alphonse dès la plus tendre enfance de celui-ci, ayant été précédemment son guide et son conseil, méprisant les bruits populaires, mais blâmant la conduite d'un maître dont il respectait l'autorité, il croit devoir faire le dernier effort pour venir ouvrir les yeux au prince sur l'inquiétude du peuple et le danger qu'il y aurait à ne pas mettre ordre aux abus.
Il descend des montagnes de Castille où ses terres étaient situées, où, après d'honorables fatigues, il avait été chercher le repos nécessaire et convenable à son âge, il s'achemine vers Tolède.
Quel spectacle pour un sujet attaché, pour un vertueux citoyen. Tout est en mouvement pour exiger d'Alphonse le sacrifice de l'objet de son inclination: «Amis, compagnons, sujets comme moi, citoyens, qu'allez-vous faire, leur dit-il? ah! respectez le trône! il fait votre sûreté, respectez les erreurs du souverain que Dieu vous donna pour chef: ce n'est pas à nous à lui en demander compte. Eh quoi! je vois des Castillans mutinés, révoltés! Songeons au degré d'estime que nous avons mérité de la part des nations qui nous observent et nous jalousent: peut-on reconnaître la vertu au mouvement aveugle, impétueux, désordonné qui vous agite? Pourrez-vous répondre que, rencontrant des oppositions à vos vues, vous ne serez point exposés à souiller vos mains par le plus horrible de tous les attentats? Ah! Castillans, arrêtez-vous! écoutez-moi: qu'il n'y ait rien dans ce que nous allons faire qui ne soit noble, sage et digne de nous. Je vais à Alphonse, à ce roi dont je connais le cœur. Je sus l'arrêter lorsqu'il se laissait emporter dans la chaleur du combat. Sa passion pour la gloire ne l'empêcha pas d'écouter ma voix, il la reconnaîtra quand je lui présenterai les sujets de vos plaintes, et je trouverai le chemin de son cœur.»
Le vénérable vieillard émeut, touche, et ne persuade pas; l'attroupement dont il voudrait arrêter la marche continue d'avancer, dans ce morne silence qui caractérise les résolutions méditées à loisir, et dont la prudence se propose de diriger les exécutions. Garcias, jugeant alors combien il est à propos que son souverain soit instruit du danger dont il le voit menacé, presse le pas de son cheval pour arriver à Tolède.
Alphonse, renfermé dans le fond de son palais, ne soupçonnait point les motifs des mouvements qui se faisaient autour de lui. Il devait, ce jour-là, célébrer, par une fête annoncée dans tous ses États, celui où les bords du Tage l'avaient vu revenir couvert de lauriers cueillis dans les plaines de l'Égypte, de la Syrie et de l'Idumée. Un concours de peuple le flattait au lieu de lui donner de l'inquiétude.
Fernand Garcias traverse la ville. Il voit dans l'attitude, il lit dans les regards des Tolédans le témoignage de leur complicité; il n'est plus temps pour lui de chercher à leur faire abandonner leur plan, il faut qu'il trouve les moyens d'obtenir une audience du roi; Manrique gardait les avenues de l'appartement.
«Je me félicite, dit Garcias en l'abordant, malgré les démêles de nos maisons, de trouver ici l'héritier du vaillant Rodrigue Gonzales. Notre souverain est dans un péril imminent. Non qu'on en veuille à lui,—il n'est pas un Castillan qui ne versât jusqu'à la dernière goutte de son sang pour sa défense,—mais on veut celui de la Juive; et Alphonse, aveuglé par sa passion, peut se précipiter dans trop de périls pour la défendre.
»Vous, Manrique, héritier d'un si beau sang, vous dont la jeunesse a donné tant d'espérances, soyez mon introducteur auprès du roi et mon appui: qu'on voie enfin le sang de Lara et de Castro, si longtemps divisé pour de méprisables intérêts, se réunir pour délivrer le souverain et la nation du joug ignominieux, insupportable d'une juive.
—Seigneur, dit Manrique, je me flatte de n'avoir pas dégénéré; mais je ne me crois pas fait pour donner la loi à mon maître, et déclarer la guerre à une femme. S'il faut arrêter une émeute populaire, la faiblesse ne sera jamais le moyen dont je conseillerai de faire usage; et les mutins, s'ils s'y exposent, connaîtront que je ne suis pas indigne de succéder à Rodrigue de Gonzales. Que des gens qui se sont oubliés dans les montagnes y soient devenus inquiets sous un gouvernement dont ils se plaisent à critiquer les ressorts; qu'ils se laissent, par ignorance de ce qui se passe, entraîner par le bruit répandu par la calomnie; qu'ayant passé l'âge de la sensibilité, ils s'abandonnent à l'humeur, s'érigent en censeurs des mœurs et veuillent gouverner les passions de leur souverain; si je me refuse à les blâmer ouvertement, je connais trop mes devoirs pour me laisser séduire par eux. Le roi est en affaires et ne peut maintenant accueillir votre harangue. Il doit sortir pour se rendre à la fête. Joignez-le au milieu du tumulte, faites-lui seul vos remontrances si vous continuez de penser qu'elles soient à propos.» En finissant ces mots, Manrique tourne le dos, et rentre dans l'appartement du roi.
«Courtisan avili! dit le respectable vieillard, et Alphonse est assez malheureux pour qu'il ne reste pas autour de lui un sujet fidèle!»
À la suite de cette douloureuse réflexion, Fernand allait s'éloigner, lorsqu'il aperçoit Alvare Fanès, chancelier de Castille, sortant d'un cabinet avec des possessions. Alvare est étonné en voyant Garcias. «Vous à Tolède mon ancien ami; vous à la cour!—Je m'aperçois bien, lui répond Garcias, qu'un bon serviteur doit paraître une espèce de phénomène ici.» Alvare lui serre la main. «Suivez-moi, mon cher Fernand. Notre roi a actuellement, et ici et autour, plus de sujets attachés à sa personne que vous ne pensez. Mettons-nous à l'écart; j'ai a vous entretenir d'un objet fort sérieux. Tout semble annoncer ici la joie, et dans un moment....—Ah! je vous arrête, Fanès; quoi! on conspire, et vous êtes du complot!—Oui, mon cher Garcias, j'en suis pour sauver Alphonse malgré lui-même. Il faut que la juive périsse; c'est le seul moyen d'anéantir le charme infernal par lequel elle le tient enchanté.
—Vous allez attenter à la vie d'une femme! vous l'arracherez des bras de votre souverain! vous allez vous exposer et l'exposer lui-même aux dangers d'une sédition, sans rien appréhender des excès où pourra le porter son courage!—Garcias, dit Alvare, notre parti est pris: la raison d'État, notre attachement pour notre souverain et la religion nous commandent, nous nous exposerons; il ne sera jamais exposé. Mais, fût-ce dans ses bras, Rachel sera poignardée. Si la mort de ce monstre n'était résolue, les expéditions que je porte en feraient prononcer l'arrêt. Elles déclarent la nation juive exempte de tout impôt, lorsqu'il est question de lever, sur le royaume, un nouveau subside pour fournir aux dépenses du siège de Cuenca, pour lequel on vient d'assembler brusquement un corps de dix mille hommes.
—Ô mon cher Fanès! dit Garcias, conduisez-moi au roi, que je vous sauve tous du malheur d'outrager la royauté. Ménageons un souverain dont la jeunesse nous fut si chère. Laissez-moi baigner ses pieds de mes larmes; secondez-moi, et nous le déterminerons à renvoyer Rachel.
—Quand vous y réussiriez, Garcias, son cœur serait toujours où habiterait cette juive. Il ne pourrait jamais reprendre ses vertus, et succomberait aux chagrins de sa séparation.
—Vous vous exagérez, Fanès, le pouvoir de l'amour dans l'absence...—Et vous, Garcias, vous donnez tout au pouvoir de l'amour.»
La conversation des deux respectables vieillards est interrompue par des cris éloignés, dont le bruit est venu jusqu'à eux: «Courons, mon ami; courons, dit Garcias à Fanès: allons les modérer, les contenir, les disperser. Ils ne pourront tenir contre l'ardeur de notre zèle et nos cheveux blancs.»
Alphonse était sorti du palais avec Rachel pour aller à la fête, tous deux rayonnants de parure. Le char du monarque précédait celui de la favorite. Dès que le peuple les aperçoit dans la place, on fait foule pour les entourer; mille cris partent à la fois: Vive, vive Alphonse! et meure Rachel! Le roi ordonne à sa garde de protéger la retraite de son idole, dont la voiture a repris bien vite le chemin du palais. Lui, descend de la sienne, s'élance courageusement au milieu du peuple, qui s'écarte respectueusement pour lui livrer passage; mais dix mille voix autour de lui s'écrient: Vive à jamais Alphonse! meure, meure Rachel, et périssent tous les Hébreux!
De quelque côté que veuille tourner Alphonse, la foule obéissante s'émeut et se dispose pour ne point lui opposer d'obstacle. On a dépouillé de fleurs des arcs de triomphe pour pouvoir semer sur ses pas les fleurs dont ils étaient ornés. On distingue Fernand Garcias, au milieu de ces étranges conjurés; il se donne des mouvements extraordinaires, dont le roi ne peut pas saisir le motif. Cependant peu à peu l'émeute commence à se calmer; les cris semblent moins unanimes, et la foule dont ils partaient, en se divisant, s'éclaircit.
Garceran est venu annoncer à Rachel qu'elle doit pourvoir à sa sûreté, en se retirant dans la tour; à Ruben, qu'il peut se recommander à ses esprits. Les yeux de la juive étincellent de courroux. «Est-ce Alphonse, dit-elle, qui me donne ce conseil timide? lui qui doit être le boulevard entre le peuple et moi. Et toi, Ruben, tu trembles? la soif de l'or t'a-t-elle fait négliger toutes les ressources de ton art? Mais tu peux faire le mal, jamais le bien. Ta puissance et ta morale vont de pair. Vous, Manrique, vous m'avez dit ce matin que Fernand de Castro était descendu de ses montagnes. C'est lui qui encourage cette vile populace. Vous pourrez vous réunir avec lui contre moi. Cela terminera honorablement pour vous la querelle de vos deux maisons; et je ne trouverai pas un homme assez courageux pour me défaire de ce vieux sauvage? «En parlant ainsi, elle empoignait avec un mouvement de rage le portrait du roi, toujours attaché à son col. «Alphonse, disait-elle, en lui adressant la parole; tu me répondras de l'insolence et de la lâcheté de tous tes sujets.»
Tandis que Rachel se laisse emporter à son dépit, sans cesser de compter sur ses ressources, Fernand Garcias a joint son souverain. «Eh! quoi, Fernand, lui dit Alphonse, vous étiez parmi ces mutins?—Oui, sire, et j'y serais encore, répond le vertueux Castillan, si l'émeute n'était pas apaisée. J'accourais ici ce matin pour vous engager à ne pas vous exposer. Malheureux de n'avoir pas été instruit plus tôt de ce qui devait se passer, je voulais employer le seul instant qui me restât pour vous parler; Manrique m'a refusé votre audience. Mais rendez-moi justice: pensez-vous que Garcias, estimé de vous, ait voulu souiller ses derniers moments, en se rendant complice dans une émeute populaire contre son souverain? Cependant, parmi ces gens dont je ne pourrais grossir la troupe sans être criminel à mes yeux, j'ai trouvé ces braves guerriers, protecteurs de votre précieuse enfance, qui versèrent leur sang, prodiguèrent leur vie pour vous arracher des mains des usurpateurs de vos États. J'ai vu les compagnons de vos travaux dans les champs de la Palestine et de l'Égypte, dans les plaines de Toulouse, les défenseurs de vos États, enfin, ce qu'il y a de plus noble, de plus généreux, de plus vaillant en Castille. Ô mon souverain! serait-il possible que des cœurs brûlant d'un zèle aussi pur pour votre prospérité, pour votre gloire, eussent renoncé à des sentiments plus chers que leur vie, qu'ils ont tant de fois exposée pour vous? Non, vous ne devez pas le croire, la force de leur attachement pour votre personne est le motif du soulèvement dont vous paraissez avoir à vous plaindre. Tandis que leur activité en impose à peine à l'ennemi sur la frontière, ils se plaignent de n'avoir plus à leur tête ce chef dont la victoire n'abandonna jamais le char. Depuis sept ans, le héros de l'Espagne languit, caché aux yeux de ses sujets et de l'univers, entre les bras d'une femme juive, qui soumet à son avidité et à ses caprices le meilleur souverain, le plus cher à son peuple qui soit dans l'univers. Ô mon roi! vous briserez vos fers et les siens; vous vous affranchirez de cet humiliant esclavage. J'ai eu l'indiscrétion de leur promettre que vous écarteriez la juive de vous, et toute l'indigne race des Hébreux, dont vos États sont infestés. Si vous ne pardonnez pas leur imprudence à leur zèle, si le mien m'a engagé dans une démarche dont vous soyez offensé, j'embrasse vos genoux, et ma tête exposée à votre glaive y va répondre de ma conduite.»
Pendant que Fernand de Lara parlait au roi, de petits groupes dispersés çà et là, dans un certain éloignement, observaient tous leurs mouvements: quand le généreux Castillan se jeta à genoux, tous de concert s'y précipitèrent, en étendant leurs mains vers le monarque. À ce geste aussi puissant qu'unanime, Alphonse se laisse vaincre: «Ce qu'on exige de moi, dit-il à Garcias, me coûtera la vie. Mais je ne puis tenir contre le vœu de mon peuple; allez dire à Alvare Fanès que je renvoie Rachel et bannis les juifs. Je lui ordonne d'expédier l'ordre.»
Dans le moment, le calme fut rétabli dans Tolède. Alphonse rentre au palais; Rachel venait à sa rencontre: il l'évite. «Partez, Rachel, lui dit-il, mon peuple exige que je me sépare de vous.
—Où sommes-nous? dit Rachel à Ruben, demeuré seul avec elle; un peuple veut que je meure, un roi me sacrifie à son peuple par timidité. Qui me vengera de l'insolence du peuple et de la lâcheté du roi? Suis-je bien Rachel, qui commandais hier à tant de provinces? Alphonse est-il encore Alphonse? Et vous, Ruben, qui m'avez entraînée dans l'abîme où je suis, ne vous reste-t-il que la terreur de vous y voir plongé avec moi? Que sont devenus ces cercles si puissants que vous vous vantiez de pouvoir faire? Faites-en un qui me cache à tout ce qui m'environne, qui me dérobe à moi-même; et, soit par le ciel, soit par l'enfer, vengez-moi de mes ennemis. Entourez-nous de ces génies qui vinrent m'arracher à l'innocence, quand je vivais à Cordoue, ignorée, pauvre et paisible. Attendez-vous, pour opérer, que le glaive fasse tomber de vos mains votre faible baguette?
—Femme emportée, répond Ruben, il vous sied bien de me reprocher ici mes bienfaits. Que maudit soit le jour où, pouvant attirer sur toute autre la fortune dont vous avez été comblée par les seules ressources de mon art, mon fatal attachement me décida à vous donner la préférence! Je fis usage de tout mon pouvoir pour établir solidement votre fortune, et vous l'avez ruinée par votre hauteur et votre insolence. Elles ont révolté un peuple entier, que mon savoir vous avait soumis.—Que dis-tu de mon insolence? monstre d'avarice! reprit Rachel; ce sont tes odieuses rapines qui l'ont révolté.....» Ruben était trop intéressé à se contenir pour se livrer aux mouvements de colère que lui inspirait ce juste reproche. «Rachel, lui dit-il, je vous ai déjà prévenue que, par rapport à mes opérations, j'étais dans un temps d'épreuve. Si je risquais d'en faire une, j'exposerais votre vie et la mienne; mais si, par quelque cause extraordinaire, le charme que j'ai composé cesse d'agir sur le roi, l'effet n'en peut être que suspendu. Redonnez-lui une nouvelle force; demandez à voir Alphonse, avant votre départ: ce prince ne peut vous refuser cette grâce, approchez-vous de lui, sans autre démonstration que celle de la douleur. Précipitez-vous à ses pieds, par un mouvement si brusque, qu'il ne puisse vous retenir. Saisissez-le de manière à lui ôter les moyens d'échapper: alors faites que votre portrait le touche, et redoublez la force de l'enchantement par la force de vos larmes. Livrez-vous à tous les mouvements que vous éprouvez: secondez les siens, et Rachel est encore reine. Mais Manrique vient.... Ne laissez pas échapper le moindre reproche; montrez-vous à lui consternée, mais résignée à tout ce que son maître prétend ordonner de vous.»
Manrique venait faire à la juive un compliment de cour, en lui annonçant l'ordre qui exilait tous les juifs avec elle. «Ô Manrique! lui dit-elle, si je fus assez heureuse pendant ma fortune pour vous donner des preuves de mon attachement pour vous, j'ose, dans l'abaissement où je me trouve, attendre une preuve de votre reconnaissance. Je vois que le salut de votre maître dépend de notre séparation: le sacrifice en serait résolu dans mon cœur quand on ne l'exigerait pas; je ne demande qu'une grâce; j'ose l'attendre de sa bonté, de son humanité. En m'éloignant de lui pour toujours, qu'il me permette de lire dans ses regards que son cœur n'est point d'accord avec sa politique, et qu'il aimerait encore la malheureuse Rachel si, en aimant trop, en étant trop aimée, elle ne fût pas devenue odieuse à ses sujets. Je n'en abuserai pas; je veux le voir et partir.»
Manrique croit pouvoir se charger de ce message. Alphonse, toujours esclave de sa malheureuse passion, pense ne devoir pas se refuser à cette courte et dernière entrevue. Il s'asseoit sur son trône pour en imposer au moins par les alentours de la dignité.
Rachel arrive plus que négligemment vêtue et la chevelure en désordre; Manrique et Ruben la soutiennent. Les larmes inondent son visage. «Mon roi me bannit pour toujours de sa présence, dit-elle d'un ton de voix douloureux et entrecoupé par les sanglots.—Oui, Rachel, répond Alphonse, je vous sépare de moi; nous avons un peuple entier pour juge: notre amour est un crime à ses yeux.—Ah! que je suis criminelle! s'écria Rachel, et je mourrai dans mon crime. Ô mon souverain! car vous n'êtes plus Alphonse pour moi; quand je me croyais heureuse entre les bras du plus grand roi du monde, aurais-je pu présumer qu'une puissance de la terre pourrait m'en arracher un jour, pour me précipiter dans les abîmes de la honte, du désespoir et de la mort? L'amour avait produit l'enchantement qui m'élevait au faîte du bonheur, il était le Dieu de Rachel quand elle était aimée: on ne l'aime plus, elle aime plus que jamais, il est devenu son tyran....
—Vous n'êtes plus aimée, Rachel? s'écrie Alphonse hors de lui-même. Je veux que mes sujets soient juges du sacrifice que je fais à leur repos: je leur donne plus que ma vie en vous éloignant de moi...
—Hélas! reprend Rachel, Alphonse n'a plus de courage que contre moi, et il croit obéir à la vertu; il faut le seconder: adieu Alphonse...» Elle se précipite à ses pieds; les baise et les baigne de ses larmes. «Ô pieds de mon souverain! je distinguais avec tant de plaisir vos traces! il ne me sera plus permis de les chercher et de les suivre.» Alphonse faisant des efforts pour la relever: «Chères mains, dit-elle en les saisissant et les couvrant de caresses, ou vous a fait signer le sanglant ordre de mon bannissement; que ce soit le dernier acte de faiblesse qu'on exige de vous! Relevez-vous de cette honte en portant le fer et la flamme dans Grenade et dans Cordoue; adieu, mon souverain, mon maître, le plus ingrat de tous les hommes.»
On ne saurait peindre l'état où les discours, et surtout les perfides caresses de la juive, avaient mis Alphonse; il était entièrement hors de lui-même. Rachel s'est relevée; elle a fait le mouvement de se retirer. «Arrêtez, lui dit le roi, arrêtez!—Que je m'arrête! dit-elle; qu'on me donne donc des armes. Si ma présence expose ici mon roi, si elle attire sur lui les traits d'une populace mutinée, que je puisse voler au-devant, les repousser et le venger. Adieu, adieu brave Alphonse, jusqu'ici le modèle des rois par votre fermeté, puissent vos sujets oublier ce qu'ils viennent d'obtenir de votre complaisance, et imaginer que vous êtes redevenu leur maître!»
En disant ces dernières paroles, elle affecte de vouloir précipiter sa retraite; Alphonse descend de son trône, court à elle, l'arrête et se jette à ses pieds. «Non, lui dit-il, non, divine Rachel! vous ne me quitterez point.—Je resterais, répond la juive, quand il y va de votre couronne, peut-être de votre vie, mille fois plus précieuse que la mienne!...—Souveraine à jamais de mon cœur, dit Alphonse, rassurez-vous; Fernand de Castro et Alvare Fanès ont dissipé l'émeute populaire, les troupes qui devaient faire le siége de Cuenca sont cantonnées par mes ordres à six lieues de Tolède, et rien n'est à appréhender ni pour vous ni pour moi: mais, dit Rachel, qui me rassurera contre les ennemis qui ont osé m'attaquer à face découverte, si vous n'effrayez pas les faiseurs de complots par des exemples?—Mon amour pour vous, dit Alphonse, et la majesté de mon trône seront vos sauve-gardes. Venez vous y asseoir avec moi, et que tout y rampe à vos pieds.»
Rachel a l'audace de s'asseoir sur le trône; on fait ouvrir la porte de la salle, et une foule de gens vendus à la faveur viennent rendre à l'audacieuse juive leurs hommages intéressés, et le roi se retire pour la laisser jouir de son triomphe.
Pendant que l'imprudent Alphonse retombait dans le précipice dont la sagesse et le zèle du fidèle Fernand Garcias venaient de le retirer, ce vertueux Castillan, enfermé avec Alvare Fanès, travaillait à consommer par un seul acte le décret du bannissement de Rachel et de tous les juifs: l'équité balançait cet ordre de manière que, sans enlever tous ses trésors, fruits de ses concussions, cette nation détestée pût sortir de tous les États soumis à la domination d'Alphonse, sans être absolument dénuée des ressources nécessaires pour pouvoir chercher un asile, et sans courir des risques pour la vie.
Sans avoir été prévenus de la révolution qui venait de le rendre inutile, les deux vénérables vieillards viennent pour faire mettre à leur travail la sanction du trône, et c'est Rachel qui l'occupe! À cette vue, ils demeurent immobiles. Elle ordonne qu'on leur arrache ces papiers, se les fait remettre, y jette un coup d'œil rapide, et les déchire. «Voilà, dit-elle, le cas qu'on doit faire des ordres surpris par l'audace et la rébellion. Toi, vieux sauvage, dit-elle à Garcias, prononce toi-même l'ordre de ton bannissement de Tolède. Tu ne peux y reparaître que sur un échafaud. Toi, dit-elle à Alvare, vil ministre des fantaisies du peuple, après avoir rapporté ici les sceaux, va le prévenir que, s'il remue, on saura le châtier de son inquiétude; on fera dresser des gibets pour lui en imposer. Préviens la nation qu'Alphonse, qui régnait selon leur fantaisie, est aujourd'hui roi de Castille: que tout ce qui est ici se retire, hors Ruben et Manrique.»
Les deux confidents de la nouvelle souveraine veulent lui inspirer un peu plus de modération, de retenue; l'engager à déguiser ses ressentiments, à poursuivre ses ennemis d'une manière moins découverte.
«Moi, leur dit-elle, que je manie le sceptre d'une main tremblante! Puisque mon adresse l'a fait tomber entre mes mains, je prétends bien faire rougir le sort de m'en avoir éloignée, et montrer comment on doit gouverner dans les temps difficiles. Les ménagements sont la ressource des âmes faibles. Si je n'accablais pas, je donnerais à mes ennemis le temps de respirer. Ils m'ont fait craindre... Qu'ils tremblent! qu'ils imaginent que rien ne peut les dérober à ma surveillance. Ô vengeance! je suis passionnée pour les douceurs que tu me promets! J'en jouirais sous l'éclair de la foudre dont le carreau devrait m'écraser.»
Manrique, aveuglément dévoué aux volontés de son maître, Manrique, esclave de la beauté, à demi dénaturé par la séduction d'une longue faveur, n'est point assez corrompu pour ne pas sentir se réveiller en lui des sentiments d'humanité, de justice; fruits trop négligés de son éducation et des exemples dont ses yeux ont été frappés dans sa jeunesse. Le noble sang qui coule dans ses veines semble se renouveler en lui, point assez pour l'engager à aller révéler à Alphonse ce qu'il vient d'apercevoir d'odieux dans le caractère de Rachel, mais suffisamment pour lui faire appréhender d'avance la suite des faiblesses de son maître pour une aussi dangereuse créature. Il a pénétré depuis longtemps le caractère de Ruben; et, malgré soi, il est entré en défiance des sublimes connaissances de cet homme. Qu'est-ce qu'une science qui, loin d'élever l'homme qui la possède au-dessus de son espèce, le laisse en proie aux plus viles des passions, dont l'influence avilit et déshonore l'humanité?
Le jeune Castillan a l'âme flétrie, il croit voir une batterie insurmontable entre l'état où il est et le retour à la vertu. Il craint de voir bientôt Alphonse transformé en tyran, et l'État accablé de malheurs. Et les faits semblent justifier sa prévoyance. Les juifs viennent de nouveau d'être déchargés par un de tous les impôts dont les Castillans mêmes sont grevés. On les enhardit: ils abusent, et les châtiments tombent sur ceux qui sont vexés. Le murmure, étouffé dans la capitale par la frayeur des supplices, parvient jusqu'aux extrémités des états d'Alphonse, et s'y dérobe dans le sein des cloîtres, à l'espionnage des Hébreux répandus partout.
Rassurée par des émissaires fidèles, mais trompés, Rachel, dupe d'un calme apparent présume que tout est tranquille, et prémédite, du sein de cette paix imaginaire, d'engager Alphonse à faire une entreprise éclatante contre les Maures de Cordoue: prétendant l'y accompagner, elle faisait préparer de brillants équipages, quand une révolution plus brusque que la première vient l'anéantir avec ses projets.
L'empire que Rachel avait repris sur Alphonse, eu un mot, indigna les Castillans contre elle seule, contre Ruben, et le reste de la nation des Juifs. Ils plaignirent d'autant plus leur souverain, assujetti à la force de leurs maléfices, qu'ils le jugèrent plus malheureux; leur amour pour lui se renforçait par le souvenir de ses vertus passées, en opposition aux faiblesses honteuses dont ils le voyaient la victime.
Sa délivrance fut unanimement projetée. Les confessionnaux devinrent les premiers moyens de s'entre-communiquer leurs dispositions, et les plus sages d'entre les religieux de tous les ordres, leurs agents.
S'ils prennent le parti de s'absenter de chez eux, un pèlerinage entrepris, le dessein de joindre un des différents corps assemblés pour combattre contre les Maures, en sont les motifs apparents. Cependant des magasins d'armes sont entrés dans Tolède, et y remplacent celles dont la prévoyante Rachel avait mit dépouiller les citadins. Les communautés des différents ordres sont devenues les arsenaux qui les recèlent.
Bientôt Balthazar de Zuniga, Juan de Gusman, Pèdre d'Avallos, tout ce que la Castille a de nobles vertueux, dévoués à la libération du roi et de l'État, entrés dans la ville sous le scapulaire des différents ordres, sont dispersés parmi les religieux dont ils ont pris l'habit, et attendent dans l'ombre des cloîtres le signal qui doit les mettre en mouvement.
Ce signal devait partir du haut de la cathédrale. Une sentinelle cachée dans le clocher observait de là les mouvements de l'intérieur du palais. Elle a déjà annoncé que la garde est doublée; la défiante Rachel a fait associer une garde étrangère à celle qui, auparavant, était toute castillane. Mais, dans le cas où cette nouvelle troupe voudrait disputer l'entrée des portes du palais, on a rassemblé des échelles pour tenter de tous côtés l'escalade.
Pendant que ces préparatifs se font à Tolède, sous les yeux d'Alvare Fanès, caché chez l'archevêque. Fernand Garcias, retiré dans son domaine où l'attachement de ses vassaux pour sa personne, où la force de ses châteaux le mettent à l'abri des entreprises de la juive, frémit plus que jamais de l'aveuglement de son roi et des malheurs du peuple; la conspiration se dérobe à ses yeux. On redoute trop ses principes; cependant, de quelque voile que la conspiration se fût environnée, lui, se défiant d'autant plus, qu'au milieu de tant de maux soufferts, on paraissait s'être interdit la plainte, ne vit pas plutôt ses voisins les plus considérables s'éloigner de chez eux sous différents prétextes, qu'il crut devoir leur prêter d'autres motifs. Il était dangereux pour lui d'entrer dans Tolède. Il y pouvait, quand même on ne l'arrêterait pas, succomber sous le fer de quelques assassins privilégiés. En marchant de nuit pour n'être pas aperçu, il se détermine à se rapprocher de Tolède, et reste caché, à quelque distance, dans la maison de Vaudelos, gentilhomme bourguignon, jadis serviteur de la reine Urraque, mère d'Alphonse. «Quoi! c'est vous que je vois ici, noble Fernand, dit Vaudelos; et vous vous y exposez à la vengeance de notre tyranne? Ignorez-vous que votre tête est à prix dans Tolède?—Je le sais, répond Garcias; mais un intérêt plus pressant pour moi que celui de ma propre sûreté me force à la compromettre. Il s'agit de celle d'Alphonse, et j'appréhende un soulèvement général, plus dangereux pour lui que la première émeute.—Je n'y vois pas d'apparence, répond le Bourguignon. On souffre beaucoup ici; mais on ne murmure pas. Je ne vois pas le moindre mouvement. On se contente de prier en secret pour que notre roi soit enfin désensorcelé.—Cher Vaudelos, répond Fernand, la juive a dans les yeux et sur les lèvres un enchantement vraiment diabolique. Elle a un caractère qui, pour n'être pas magique, n'en est que plus dangereux.—Mais, dit Vaudelos, ce prince que j'eus dans mes bras tout enfant, qui ne donna jamais que des preuves de bonté, de magnanimité, de justice, que vous-même avez vu briller de tant de vertus pourrait-il souffrir, s'il était maître de lui-même, qu'une femme...—Oui, reprit Garcias, si la femme avait su en faire un esclave. Je respecte les préjugés du peuple, parce qu'ils sont favorables à notre roi, dont ils paraissent diminuer la faute: mais, mon cher Vaudelos, ces préjugés peuvent rendre cruel, et j'ai en horreur toute espèce de cruauté. Si on se borne à des prières, je cesse d'avoir des inquiétudes; mais ce calme qui vous séduit ne m'en impose pas. Jamais cette nation-ci n'est plus dangereuse qu'alors que, souffrant à l'excès, elle paraît tranquille.
»Je suis conduit ici par un simple pressentiment. Vous connaissez la liberté dont nous jouissons au sein de nos montagnes. Cette pépinière de jeunes héros dont je suis entouré, vassale noblement soumise au trône, n'est pas faite pour respecter, comme elle paraît le faire, en silence, les ordres capricieux et cruels qui en émanent tous les jours. Tout en élevant au ciel les belles actions qui ont honoré la jeunesse d'Alphonse, je les entendais blâmer hautement, dans le cours des années qui viennent de s'écouler, l'attachement du roi pour la juive. Ils se taisent aujourd'hui. Je ne saurais les soupçonner d'un sentiment de crainte. Je les vois occupés de leur vengeance. Elle attentera sur Rachel, irritera le roi, et je crains jusqu'au réveil des vertus dans notre monarque. Sa valeur pourrait lui devenir fatale à lui-même.
»Aidez-moi à surveiller ce qui se passe. J'userai de ce qui me reste de considération pour prévenir les violences. Allez à Tolède; rien ne peut vous rendre suspect à ses habitants: vous avez vos entrées au palais. Promenez-vous dans la ville; consultez les regards, si les bouches se taisent, et voyez si vous ne démêlerez ni agitation ni inquiétude. Je vous attendrai tranquillement ici, où je suis à l'abri de toute surprise.»
Vaudelos acquiesce à la proposition de Garcias, et part à l'instant pour Tolède. Un billet qu'il venait de recevoir l'engageait à se trouver à une assemblée de congrégation chez les dominicains. Souvent on lui en adressait de pareils. Il s'agissait pour l'ordinaire, dans les délibérations d'une compagnie de cette nature, de pourvoir aux embellissements ou aux réparations d'une chapelle, ou de venir au secours de quelque congréganiste nécessiteux. L'invitation ne réveilla point d'autre idée.
Tandis que Fernand se repose et que Vaudelos est en marche, tout se prépare à Tolède pour l'expédition préméditée. On était prévenu qu'Alphonse devait s'écarter pour prendre le plaisir de la chasse; c'est le moment qu'on devait saisir pour massacrer Rachel, Ruben et les Hébreux. Dès que le soleil paraît, un premier coup de cloche, parti du clocher de la cathédrale, avertit qu'on prépare les équipages du roi. D'autres clochers répètent ce signal. Bientôt un second signal avertit que le roi monte à cheval. Enfin un troisième et dernier, que lui et sa garde sont absolument hors de la vue.
On était rassemblé dans les églises pour le service divin. Tout à coup, les portes en sont fermées. Dans chacune d'elles, un religieux monte en chaire. «Braves Tolédans, dit-il à l'assemblée, aujourd'hui l'assujettissement de votre bon roi Alphonse et le malheur de la Castille vont cesser. La noblesse du royaume s'est rassemblée ici pour vous venger de l'odieuse Rachel, et vous affranchir du joug des Hébreux. Regardez, vous verrez dans le chœur, sous des habits pareils aux nôtres, les respectables chefs qui doivent vous commander; on va vous donner des armes. Tout ce qu'il y a de chrétiens à Tolède les prennent dans ce moment-ci. Marchez avec assurance; vous allez combattre, s'il le faut, pour votre roi, votre honneur, votre liberté, votre patrie, et pour Dieu enfin, puisque vous allez détruire les œuvres de l'enfer.»
Pendant que le prédicateur faisait cette courte exhortation, on apportait du fond de la sacristie devant l'autel des faisceaux d'armes; un célébrant les bénissait et une foule d'acolytes les distribuaient dans tous les rangs formés dans l'église. Les chefs, laissant voir leurs gantelets armés d'un bâton de commandement, mettaient de l'ordre dans les rangs, assemblaient les compagnies avec cette intelligence flegmatique qui, dans sa lenteur apparente, établit promptement la régie. Bientôt on voit des bataillons en état de marcher; les bannières vont leur servir de drapeaux.
À peine les corps sont en règle, qu'un signal les avertit de se mettre en mouvement. Les troupes qui doivent s'emparer des avenues de Tolède sortent des églises les plus voisines de ses portes. Le reste marche vers le palais flegmatiquement et en silence, comme il avait pris les armes.
La première des troupes, sortant de la cathédrale, arrive en un moment aux portes du palais. Déjà les conspirateurs en étaient les maîtres. Une trentaine d'entre eux, les plus déterminés, sous un habit qui n'était point suspect, en avaient surpris et désarmé la garde. Ils s'étaient emparés des armes qui étaient aux faisceaux. Dans tous les cas, la garde castillane, en voyant à quels ennemis elle avait affaire, eût fait peu de résistance; mais l'étrangère, désarmée et surprise, ne fut pas en état d'en faire. En une demi-heure de temps, douze mille hommes armés environnèrent l'enceinte du palais, et il ne demeure à Rachel pour toute protection que quelques portes que des juives tremblantes ont barricadées sur elles.
Vaudelos a vu le commencement des mouvements. Il retourne à Fernand au grand galop de sa monture; Fernand part comme un éclair et vient se précipiter au milieu des bataillons.
Cependant au premier bruit qu'avait occasionné le désarmement de la garde, Rachel, entendant parler d'émeute, ordonne à Manrique de faire avertir Alphonse, et d'aller lui-même donner ordre aux troupes cantonnées dans les environs de Tolède de marcher; Manrique part comme s'il devait obéir. Elle dit à ses femmes de porter ses effets dans la tour, où elle pensait trouver un asile jusqu'au retour d'Alphonse et des troupes dont elle attendait le secours; mais quatre de ces religieux, armés de toutes pièces, ayant prévu son dessein, en gardent les portes.
Alors la juive voit son danger; elle parcourt le palais et ne rencontre que des visages effrayés: hommes, femmes, tout l'évite, tout l'abandonne. Elle est seule. «Ô solitude affreuse! s'écrie-t-elle, effrayant vestibule de la mort! j'interprète ton silence; il me présage la foudre dont je vais être écrasée. Ah! pût-elle tomber du ciel sur moi et me dérober à l'ignominie de périr sous les coups de ces odieux Castillans!» En finissant cette apostrophe, elle aperçoit Ruben pâle, tremblant, défiguré. «Te voilà, oiseau de fatal augure! l'impuissance, le crime et l'assassinat sont dans tes horribles regards, la rage effrayée tremble sous tes lèvres. Ne m'approche pas, monstre, tu es plus affreux que le remords.
—Cesse de me provoquer, méchante femme, dit Ruben, tes forfaits et les miens sont sur moi et m'accablent. Le glaive est sur ma tête, l'enfer est sous mes pieds...—Tombes-y, scélérat, abîme-toi; dit Rachel; tu m'es plus odieux que celui qui vient pour me donner la mort.»
C'était le vertueux Fernand qui venait à elle pour entreprendre de la dérober à la fureur du peuple. «Madame, lui dit-il, le temps presse; vous n'avez pas de secours à attendre du roi, il ignore votre péril; tous les passages pour venir à vous sont gardés. Instruit ce matin, mais trop tard, du soulèvement, je n'ai pu m'y opposer, et les esprits sont trop aigris contre vous pour que je me flatte de les gouverner. Votre mort est jurée: hâtez-vous, suivez-moi; il est un souterrain qui communique de ce palais au dehors de la ville, on ne s'est point emparé de l'issue; je la connais; je vous servirai de guide, et sais où vous cacher jusqu'au moment où je puisse vous conduire moi-même en lieu de sûreté: abandonnez-vous à ma foi.
—Qu'entends-je? reprit Rachel, est-ce un piége de plus que l'on me tend, quand les filets de la mort m'environnent? Veut-on se soustraire au ressentiment d'Alphonse en me faisant mourir dans des tourments obscurs, au fond d'un souterrain? Ô affreuse inimitié, veux-tu m'ôter jusqu'à l'espoir d'être vengée?...—À quel soupçon vous livrez-vous, madame? dit Fernand. Garcias, qui s'éloigna de toutes les grâces de la cour, parce qu'elles venaient de vous, aurait l'âme assez basse!...—J'ai tort, reprit Rachel; c'est ta farouche vertu qui vient ici pour me sauver; elle m'effraye plus que la mort. Va rejoindre tes complices; si le courage te manque pour couronner ici le crime, il m'en reste assez pour refuser la vie, dès que je dois t'en être redevable.» En finissant ces paroles, elle s'éloigne de Fernand, qui demeure consterné de ne pouvoir dérober une femme à la fin désastreuse dont elle est menacée, sauver aux Castillans le crime et la honte d'un assassinat, et d'avoir attenté sur les jours de la favorite de leur monarque.
Rachel, parcourant les salles du palais, comme égarée, parvient à celle du trône. Le scélérat Ruben, couché sous une banquette, la face contre terre, essayait de se dérober aux yeux. Les bruits menaçants se faisaient entendre de tous côtés. «Meure, meure Rachel, et périssent les Israélites!» criaient des gens qu'on entendait courir à grands pas dans tous les appartements.
»La mort, dit la Juive, est donc inévitable! rendons-la décente pour moi, et dangereuse pour mes ennemis. Forçons-les à souiller le trône, et que la foudre en parte pour me venger.» Après cette apostrophe, elle s'arrange et s'attache sur ce siége, où le crime et l'audace l'avaient fait s'asseoir pour le malheur des peuples. Elle y demeure immobile; elle appelle à son secours l'insensibilité. Cependant, la foule empressée, qui la cherche pour l'immoler, arrive, précédée par les mêmes cris menaçants: «Meure, meure Rachel!» On l'entoure, et cent poignards s'élèvent; aucun ne frappe. L'horreur de se baigner dans le sang d'une femme, même coupable, s'est emparée de tous les Castillans. Alvare Fanès survient et les surprend dans cette attitude. Les moments lui sont précieux; il ne veut point que le crime échappe au châtiment devenu nécessaire; mais il respecte trop ses concitoyens pour le leur commander. Il aperçoit Ruben, couché par terre, rendu immobile par la terreur. «Lève-toi, malheureux! lui dit-il, tu trembles pour ton odieuse vie, tu as un moyen de la sauver; prends ce poignard, perce le cœur de ton indigne complice, ou, dans ce moment, je te fais vomir ton âme sacrilége.»
Ruben prend le poignard, l'œil égaré, il s'approche de Rachel. «Ciel! dit-elle en le voyant venir, ta vengeance est affreuse, mais elle est juste.» Elle dit, et la main forcenée du scélérat lui plonge, à plusieurs reprises, le poignard dans le cœur; elle expire. Elle avait au cou ce même portrait qu'Alphonse enleva à Manrique pour le donner au rabbin; il n'y tenait que par un fil de perles. Le sang sortant avec abondance le souillait. Alvare veut sauver cette effigie de ce sanglant déluge, et l'arrache. Il rendait, sans le savoir, un important service à son souverain. On doit bientôt en acquérir la preuve.
Fernand de Castro, n'ayant pu dérober la juive à sa destinée, était couru au-devant d'Alphonse, auprès duquel Manrique s'était déjà rendu. Ce prince entre en fureur en apprenant le danger de Rachel. Il rassemble sa garde; et, emporté par une espèce de rage, abusant de la vigueur de son cheval, il se précipite en avant de sa suite vers Tolède. Le seul Fernand peut le suivre. Tout à coup, celui-ci s'aperçoit que son souverain chancelle: il accourt, et le reçoit dans ses bras, lorsqu'il est près de tomber de sa monture; heureusement, le cheval s'était arrêté. Une faiblesse soudaine avait saisi le monarque. Le sujet affectionné, ne pouvant lui donner d'autres secours, cherche à lui faciliter le retour de la respiration, en dégageant la poitrine des vêtements dont elle est couverte. En la mettant à nu, il découvre qu'elle est chargée du portrait de l'odieuse juive; il l'arrache, et le jette avec dédain dans une mare bourbeuse, formée par l'assemblage des eaux de la pluie.
«Qui êtes-vous? dit le prince; est-ce vous par qui je viens d'être soulagé d'un poids insupportable? J'avais sur l'estomac un abominable fardeau; où suis-je?—Dans les bras de votre fidèle sujet Fernand de Castro..—Quoi! c'est vous, mon estimable ami? Mais d'où viens-je? où allais-je? Il me semble que je sors d'un songe. Ne rêvais-je pas encore? Pourquoi sommes-nous seuls ici? Pourquoi suis-je à terre?...
—Vous revenez de la chasse, sire; vous avez trop poussé votre cheval, votre cortége n'a pas pu vous suivre. Vous veniez pour rétablir le calme à Tolède; le peuple, attroupé, voulait enlever Rachel de votre palais...—Oui, je me le rappelle; Manrique m'était venu dire la même chose, et vous aussi. Depuis, il m'est arrivé quelque chose de bien extraordinaire, dont il m'est impossible de vous rendre compte. Mais, poursuivit le monarque en se levant, cet accident ne peut avoir rien d'alarmant. Je me sens bien, et beaucoup mieux que je ne me sois senti depuis longtemps. Remontons à cheval; le trouble qui est dans Tolède me donne de l'inquiétude. Je me repens, mon cher Fernand, de n'en avoir pas renvoyé la cause sur votre premier avis. Je veux attendre ici ma garde, précédez-moi; prenez mon anneau, agissez en mon nom. Je ne rentrerai pas dans la ville que Rachel et tous les juifs n'en soient bannis, et je ratifierai tout ce que vous aurez jugé à propos de faire pour tranquilliser ma nation: mais si Rachel est morte?—Sire, dit Garcias...—Mes sujets auront pu vouloir sa mort, mais aucun ne se sera chargé du crime, répond Alphonse. Pressez-vous, mon cher Fernand; mon peuple est dans l'agitation, peut-être dans la crainte; je ne respirerai point que la tranquillité ne soit rétablie dans Tolède et dans toutes les dépendances de la Castille.»
Quel fut l'étonnement de Garcias au changement subit qu'il aperçoit dans les dispositions, les affections, les sentiments de son roi. Le vertueux gentilhomme croit y démêler un coup du ciel, il en rend intérieurement grâces, de toute la chaleur de son âme. Muni de l'anneau, il entre dans Tolède et annonce au peuple qui l'environne avec inquiétude, les intentions d'Alphonse. Le bruit s'en répand dans tous les quartiers, on jette au loin les armes, on se précipite en foule pour aller au-devant de lui; il aperçoit, d'une hauteur sur laquelle il s'est arrêté, le clergé couvert de ses ornements, une foule mêlée de femmes, d'enfants, qui lèvent les mains vers le ciel. Son âme s'émeut à la vue de ce tableau attendrissant. «Voyez, disait-il à Manrique, cette chère nation, dont une folie inconcevable pour moi-même m'a fait braver les inquiétudes et aigrir les peines pendant sept ans; comment ai-je pu m'oublier à ce point? Comment, vous qui m'aimez, n'avez-vous pas essayé de m'éclairer? Comment ne sommes-nous pas, vous et moi, bourrelés de remords?»
Comme ils approchaient du palais, au milieu d'une foule empressée et animée par les transports de la joie la plus vive, Fernand vient au-devant d'Alphonse, lui apprend la mort de Rachel, en désignant la main dont était parti le coup. La terre couvre déjà tout ce qui reste du malheureux objet de sa faiblesse.
«Oui, lui répond Alphonse, l'objet a disparu; la honte des faiblesses me reste.
—La Castille, ô mon roi! dit Alvare Fanès, qui se trouvait présent, ne s'en ressouviendra que pour vous plaindre, et bénir Dieu de lui avoir rendu son roi délivré des piéges de l'enfer; un des moyens employés contre vous a été remis par moi à l'archevêque, il en a fait examiner les caractères, déguisés sous une enveloppe, par un juif converti, et ce qu'on n'avait fait que soupçonner vient de devenir authentique. Le talisman qui correspondait à celui-là a été plongé par Fernand Garcias dans la fange d'un bourbier infect.
»Venez remplir sans trouble, comme sans remords, les nobles fonctions qui vous attendent; pacifié par votre présence, votre peuple sera heureux de votre seul retour à lui.»
Alphonse se ranime au discours d'Alvare; il est un trait qui l'éclaire sur le commencement, les suites et la fin de sa cruelle aventure; il lui devient possible de soutenir les regards de son peuple, et de se laisser aller aux témoignages de l'enthousiasme dont il le voit transporté. Cependant il n'est pas entièrement disculpé à ses propres regards; il se retourne vers Manrique: «Je me sens, lui dit-il, rappeler à la vertu avec une joie indicible, mais je m'en étais écarté par ma faute. Quand vous me parlâtes des merveilles de l'Hébreu, au lieu de me défier de mon ignorance et de me laisser gouverner ensuite par une vaine curiosité, je devais faire mettre au cachot l'Hébreu qui vous avait séduit. Nous fûmes deux coupables, et, dans ma place, je le fus plus que vous; il faut, que je vous pardonne, pour que je puisse me faire grâce à moi-même; quant au scélérat dont nous avons été la dupe, s'il a pu échapper à la mort par le crime, allez le faire précipiter dans un cachot; il ne faut point qu'il puisse répandre sur la terre de nouveaux poisons.
»Vous, mon ami Garcias, dit le roi en se retournant du côté de Fernand, partez pour Oreïa; portez mes regrets sur ma conduite aux pieds de la vertueuse Ermengère, mon épouse: qu'elle vienne reprendre à sa cour une place dont mes égarements l'avaient bannie.
»Alphonse survécut trente-deux ans à cette malheureuse aventure: il reprit toute son activité, toutes ses vertus. Devenu le défenseur de l'Espagne contre les attaques intérieures des Maures du continent, et les descentes de ceux qu'y faisaient passer les souverains d'Afrique, il fut reconnu empereur par tous les rois ses voisins; et c'est lui qu'on voit désigné dans l'histoire sous le nom d'Alphonse Raymond, empereur des Espagnes.
Paris.—Imprimerie Nouvelle (asociation ouvrière), 11, rue Cadet A. Mangeot, directeur.
[1] Voir la musique à la fin du volume.
[2] Premier dénouement que l'auteur a changé d'après le compte qu'il en rend dans l'Épilogue qui est à la fin de cette nouvelle, et que l'éditeur a cru devoir rapporter. Après ces mots: d'un gentilhomme enfin, il y avait:
«Elle voulut insister, j'étais devenu inflexible. M'imputant le malheur des miens, j'eusse exposé ma tête à tous les risques, et eussé-je pu redouter des châtiments, j'étais déterminé à les affronter, à les souffrir plutôt que de demeurer en proie aux remords qui déchiraient mon cœur.
«C'était dans cette disposition que je m'avançais vers les murs gui m'avaient vu naître, et que je devais trouver bientôt remplis du deuil que j'y avais causé. Les mulets, quoique forts, ne marchaient pas assez vite au gré de mon impatience. «Fouette donc! malheureux fouette! disais-je au muletier.» Il fouette, et en effet, les mules hâtent le pas.
«Je découvrais déjà, mais d'assez loin, le sommet des tours du château. Pour animer encore davantage les animaux qui me tirent, je les aiguillonne avec la pointe de mon épée. Ils ruent, ils prennent le mors aux dents. Bientôt on ne les voit plus courir: ils volent; le postillon, démonté, est jeté dans une ornière; les rênes, retombées en avant, ne peuvent plus être saisies par moi. J'appelle sur ma route; je crie, je m'emporte; on s'effraye, on s'écarte, on fuit sur mon passage. Enfin, je traverse comme un orage le village de Maravillas, et suis emporté à six lieues au delà, sans que rien mette obstacle à la force invincible qui entraîne ma voiture. Je me fusse précipité mille fois si la rapidité du mouvement m'en eût laissé les moyens.
«Las d'efforts, de tentatives de toute espèce, je me rasseois. Je regarde Biondetta; elle me semble plus tranquille qu'elle ne devait l'être, elle que j'avais vue susceptible de crainte pour de bien moindres raisons. Un trait de lumière m'éclaire. «Les événements m'instruisent, m'écriai-je; je suis obsédé.» Alors je la prends par un bouton de son habit de campagne: «Esprit malin, prononçai-je avec force, si tu n'es ici que pour m'écarter de mon devoir et m'entraîner dans le précipice d'où je t'ai témérairement tiré, rentres-y pour toujours. À peine eus-je prononcé ces mots, elle disparut, et les mulets qui m'avaient emporté, étant de même nature qu'elle, l'avaient suivie.
«La calèche[*] fait un mouvement extraordinaire, il m'enlève du siège, et je me vois au point d'être forcé d'en sortir. Je lève les yeux au ciel: un nuage noir s'élevait en l'air, le sommet représentait une énorme tête de chameau. Le vent qui emportait cette vision, avec toute la violence d'un ouragan, l'eût bientôt dissipée. En portant mes regards autour de moi, je vis que les mulets étaient évanouis, et que ma calèche, penchée vers la terre, portait sur ses brancards.
«Je me trouvai seul dans une petite plaine aride, écartée des chemins ordinaires. Mon premier mouvement fut de me prosterner pour rendre grâces de ma délivrance.
«J'aperçois un hameau; j'y vais, j'y trouve des secours pour me faire conduire où je devais aller, mais sans demander de nouvelles, sans me faire reconnaître. J'étais absorbé dans ma douleur, et accablé de remords qui ne s'étaient jamais fait sentir aussi vivement.
«J'arrive au château. J'osais à peine lever les yeux ni les arrêter sur aucun objet. J'entends une voix. C'est Alvare! c'est mon fils! J'élève la vue, et reconnais ma mère. Au milieu de ces réflexions, etc.»
[*] Une calèche espagnole a la couverture pareille aux calèches que portaient nos femmes.
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