The Project Gutenberg EBook of Le moulin du Frau, by Eugène Le Roy This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le moulin du Frau Author: Eugène Le Roy Commentator: Alcide Dusolier Release Date: November 18, 2010 [EBook #34364] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MOULIN DU FRAU *** Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
Je ne me rappelle pas avoir jamais eu, du temps que j'étais critique, l'occasion d'apprécier un roman rustique offrant la moindre ressemblance de facture avec le Moulin du Frau. Le Marquis des Saffras, de La Madelène, les Païens innocents, de Babou, non plus que le Chevrier, de Fabre, et le Bouscassié, de Cladel, ne sauraient lui être comparés. L'arrangement de la réalité, l'inquiétude constante de la forme, qui s'accusent également dans ces œuvres rudes ou délicates, ne s'aperçoivent pas une fois dans le Moulin. Ici, nul artifice littéraire, «l'auteur» est absent, il semble que le livre se soit fait tout seul, soit venu de lui-même.
Quand je lus dans l'Avenir de la Dordogne les premiers feuilletons, je fus pris d'emblée au charme, absolument nouveau, d'une naïveté d'exécution sans analogue dans mes souvenirs. Le récit se déroulait si simplement à travers les villages, les champs, les landes et les bois, qu'on eût juré l'histoire du meunier écrite par le farinier en personne. Rien de prémédité, d'agencé: le Périgord comme il est et les Périgourdins comme ils sont, voilà tout. Oui, c'est bien le meunier qui raconte au jour le jour la vie de sa famille et celle de ses voisins, qui nous dit bonnement leurs idées, leurs peines, leurs gaietés, au fur et à mesure que tels ou tels incidents les déterminent, sans qu'il tente jamais de combiner ces incidents pour en tirer un effet ou une situation. Et cependant, quel intérêt elles éveillent, ces existences tout unies, où les surprises et l'extraordinaire n'ont point de place! Quel attrait dans ces tableaux du monotone train-train rural!
On pourrait dire que, par là, le Moulin du Frau est un tour de force, si l'effort se trahissait en quelque endroit. Mais non. Si nous sommes conquis dès le début et gardés jusqu'au bout, cela tient avant tout à l'entière sincérité du narrateur, à ce qu'il a vécu son sujet:
«Le pays où l'on naquit, où l'on a grandi, où, petit enfant, on tendait des gluaux au bord des mares claires fréquentées par les linots et les chardonnerets; les taillis, les chaumes et les maïs que, jeune homme, on a tant de fois arpentés, guêtres au mollet, carnassière au flanc et fusil sur l'épaule; le paysage familier enfin, qui vous a pénétré insensiblement, voilà ce qu'il faut décrire, car voilà seulement ce que vous rendrez avec puissance, de façon à impressionner votre lecteur. C'est qu'il fait partie de nous pour ainsi dire, ce paysage, c'est qu'il est en nous, qu'en le donnant nous nous donnons nous-mêmes: il vit et, partant, il émeut.
«L'écrivain aura beau disposer d'une langue riche en mots qui peignent et qui sculptent, je le défie de me toucher par la description, quelque matériellement exacte qu'elle soit, d'un pays traversé en touriste ou vu par une portière de voiture. La nature n'a pas de ces facilités de courtisane et ne s'abandonne pas ainsi au premier passant venu[1].»
[1] Nos Gens de lettres, p. 284.
Cette sincérité du narrateur, déjà si précieuse en elle-même, est servie, dans le Moulin, par une justesse de vision des plus rares—et mise en valeur par une prose singulièrement expressive, mais qui, par bonheur, n'a aucun rapport avec le style tendu, compliqué, surchargé, dont les professionnels du pittoresque font un usage si fatigant. Elle est au contraire aisée, courante, toute spontanée... Et comme elle convient, comme elle s'adapte aux choses et aux personnages représentés!
Personnages? Ce n'est pas le mot. Un «personnage» est toujours plus ou moins de convention, et je vous répète que nous avons affaire ici à la nature seule. Vous n'y trouverez donc point de personnages, vous y verrez uniquement les gens du terroir périgourdin, chacun avec son allure propre, ses traits, ses façons et ses dires, si fidèlement reproduits qu'on s'écrie à toute minute: Mon Dieu, que c'est vrai, comme c'est cela!—Et, notez-le bien, car ce n'est pas la moindre originalité de ce livre si particulier, jamais ils ne sont amenés de force dans le récit, ils y paraissent, ils y passent à leur heure, vous les y rencontrez comme on les rencontre dans la vie... Et si vous ne les reconnaissez pas à première vue, c'est que vous y mettrez de la mauvaise volonté, tant ils sont d'une ressemblance criante! Tenez, les voici, «messieurs» et paysans:
Les meuniers du Frau, les Nogaret, laborieux et rangés, mais de cœur généreux, accueillants aux porte-besace, serviables aux voisins dans la gêne, et qui, républicains fiers de leur quatorze quartiers de meunerie, ne s'en laissent pas plus imposer par la grosse importance des bourgeois tout neufs que par les grands airs des hobereaux en bottes molles et en casquette à deux becs;—M. Silain de Puygolfier, type du gentillâtre insouciant et dissipateur, chasseur de lièvres et de bergères, buveur, joueur, perdant aux cartes l'argent de la paire de bœufs qu'il vient de vendre sur le foirail; sa fille, «la demoiselle», qui vieillit au logis, délaissée et charmante, regardant avec une mélancolie résignée les métairies, attachées de temps immémorial au castel de famille, s'en aller une à une aux mains des marchands de biens;—le petit tailleur sec et taciturne qui, après avoir ruminé toute la semaine l'article socialiste de la Ruche en tirant l'aiguille sur son établi, s'évertue inutilement, dans les veillées d'hiver où l'on énoise, à catéchiser la tablée des métayères et des bouviers, lesquels réservent leur attention effarée à des histoires de l'autre monde: la chasse volante, le loup-garou, la biche-blanche, contées en tremblant par le garçon-meunier Gustou;—Nancy, la bâtarde de l'hospice; la bonne Mondine, servante chez les Nogaret; le facteur Brizon; le rebouteux Labrugère; et le curé, et le sacristain, et le sorcier, et le maréchal, et les muletiers, conducteurs de minerai, et les charbonniers de nos forges disparues, dont les hauts fourneaux flambaient toute la nuit, embrasant la nappe noire des étangs! qui sais-je encore? car ils y sont tous, nos ruraux, et saisis sur le vif, définitivement fixés par le meunier Hélie ou par le maître Eugène Le Roy, que, j'ai beau faire, je ne puis distinguer l'un de l'autre.
Nos paysages ont trouvé leur peintre, qu'on ne surpassera point: les coutumes, les travaux et les fêtes de nos campagnes, un conteur qui ne sera pas égalé. Si vous ouvrez le volume, vous ne le fermerez pas avant de l'avoir lu tout entier, d'une affilée,—et vous le reprendrez souventes fois, je vous le prédis: vous surtout, compatriotes, que les exigences de la vie retiennent dans la grand'ville, mais qui gardez au cœur le regret violent du «pays», où vous reviendrez sur le tard pour y vieillir doucement et reposer à côté de vos anciens.
Ah! quelle joie pour nous, les Parisiens, quel enchantement qu'un ouvrage pareil! Il est de ceux qu'on installe sur le bas rayon de la bibliothèque, dans la rangée des «amis», à portée de la main. C'est là que je le placerai. En attendant, je vais commander pour lui une de ces reliures solides et cossues d'autrefois, une reliure en veau fin, couleur des armoires de noyer aux veines foncées qui décorent nos fermes et nos manoirs périgourdins: je veux à ce livre un vêtement durable comme lui.
C'était à Périgueux, le soir de la Saint-Mémoire de l'année 1844. Nous étions à souper dans notre petit logement de la rue Hiéras; il y avait là mon oncle Sicaire, le meunier du Frau, et son vieux camarade et ami, M. Masfrangeas, chef de bureau à la Préfecture, puis moi troisième, jeune drole de seize ans. La quatrième place était celle de ma mère; mais la pauvre femme ne s'asseyait que par moments, tant elle était occupée du service, comme c'est la coutume chez les petites gens, dans notre vieux Périgord. Parmi les amis de mon pauvre défunt père, ma mère était en grande réputation de bonne ménagère et de fine cuisinière, et ce soir-là elle ne la faisait pas mentir; aussi lorsqu'après la soupe et le bouilli, elle apporta un gros barbeau en court-bouillon, M. Masfrangeas ouvrit les nasières et, en se penchant un peu, renifla doucement le fumet bon sentant qui montait du plat: Ha! Ha!
—Tu vois Frangeas, dit mon oncle, que je suis de parole; je t'avais promis de te faire manger un barbeau de quatre livres pour le moins, et le voilà.
—C'est vrai, et tu fais bonne mesure, car celui-là en pesait au moins cinq.
Là dessus mon oncle servit à son ami, dont il écourtait le nom par coutume d'enfants, de même que l'autre l'appelait Rétou, un gros morceau de la bête, et la tête, à laquelle tenait un joli morceau du collet.
—Ho! Ho! faisait M. Masfrangeas, là! là! doucement! Mais on voyait bien, quoiqu'il ne fût pas façonnier, que c'était un peu par honnêteté, et que cette part ne lui faisait pas peur, et la preuve, c'est qu'il y revint.
—Tiens, cherche là dedans les instruments de la Passion, dit mon oncle, en lui donnant la tête, on dit qu'ils y sont tous; pour moi, je ne les y ai jamais vus.
—C'est que vous êtes un païen, mon pauvre Sicaire, dit ma mère, qui fort en retard, mangeait seulement sa soupe.
—Le gueux! reprit mon oncle en se riant, j'ai bien cru le manquer; j'en ai eu tout mon faix de le tirer de son trou, sous le roc de Marty.
—Tu finiras par y rester quelque jour, dit M. Masfrangeas, sans autrement s'émouvoir; mais il disait ça sans y croire, pour parler, et de vrai, il était bien attrapé à sa tête de barbeau.
—Bah! fit mon oncle, nous autres meuniers, nous plongeons comme des loutres.
Après le barbeau, ma mère apporta un beau plat d'oronges cuites sur le gril avec de l'huile fine et un petit hachis dedans.
—Diantre! madame Nogaret, vous nous traitez joliment bien, dit M. Masfrangeas.
—Je n'ai pas grande peine à ça, voyez-vous, monsieur Masfrangeas; c'est Sicaire qui a porté les champignons, comme le barbeau, et aussi l'autre bête qui est à la broche.
—Oui, oui, mais il n'y a que vous pour arranger les affaires aussi vous serez bien; toujours la plus fine cuisinière que je connaisse dans notre pays où elles ne sont pas rares pourtant. Le chef de la Préfecture n'est qu'un gargotier au prix de vous.
Et la pauvre bonne femme souriait, heureuse de voir son hôte content; toutefois allant à la cuisine et songeant à son défunt mari, mon père, qui aimait à se réjouir à table avec ses amis, elle essuyait ses yeux mouillés.
Nous buvions de bon petit vin du Frau, et mon oncle ne le ménageait pas. Les gobelets d'une roquille étaient toujours pleins, et il conviait souvent M. Masfrangeas à vider le sien en trinquant. D'eau sur la table, il n'y en avait point, selon l'ancienne coutume du pays, et personne n'en demandait.
Après un petit moment, pendant lequel j'avais levé les assiettes, ma mère revint apportant un levraut piqué de lard sur le rable et les cuisses, et allongé dans son plat, comme une grenouille qui saute à l'eau.
—Que dis-tu de cette bête, Frangeas?
—Je dis, mon vieux Rétou, que c'est un joli levraut d'avocat, et qu'il est rôti si à point qu'il y aura du plaisir à lui dire deux mots; oui.
—Surtout, ajouta mon oncle, avec une aillade comme les sait faire ma belle-sœur, hein?
—Seulement, reprit M. Masfrangeas, une chose me dérange; tu n'étais pas, bien entendu, en règle avec la loi.
—Quelle loi?
—Hé! la nouvelle loi du trois de ce mois. Dorénavant on ne pourra plus chasser qu'à de certaines époques, et avec ça il faudra un permis qui coûtera vingt-cinq francs.
—Une propre loi! s'écria mon oncle. Ah ça, ce vieux farceur de Philippe a donc encore besoin d'argent pour doter quelqu'un de ses enfants? S'il n'y a que moi, pour lui foutre vingt-cinq francs, il attendra longtemps!
Ah! il va bien, le fils d'Égalité; le mois dernier, c'était la loi sur les patentes: voilà que nous ne pourrons plus faire moudre, travailler, sans le payer; aujourd'hui, nous ne pourrons plus tuer un lièvre dans notre rétouble sans le payer encore!
—Allons! allons! faisait M. Masfrangeas en riant, pour le calmer; mais mon oncle était parti.
—L'argent! l'argent! ils ne connaissent que ça, lui et toute sa clique; il faut payer deux cents francs de taille pour être électeur; ça fait que des vieilles bêtes, comme chez nous ce grand Champalimaou de Loubignat, nomment nos messieurs à cinq cents francs, et moi et tant d'autres, nous n'avons que le droit de payer; de payer pour travailler, de payer pour respirer, de payer pour chasser!
Mais ça ne peut pas durer longtemps comme ça!
—Mon pauvre Rétou, dit M. Masfrangeas, ça durera plus que nous.
—Jamais de la vie! s'écria mon oncle, dans quelques années tu verras ça. Vous autres, dans les bureaux, vous ne savez pas ce qui se passe. Les maires ne disent à la Préfecture que ce qui peut faire plaisir au gouvernement. Laisse faire un peu, les gens sont bien sots, mais ils commencent à s'embêter d'être écrasés sous la charge et rondinés comme des ânes qu'on mène au moulin.
—Tu as raison, mauvaise tête, mettons-le, dit M. Masfrangeas; mais avec tout cela le levraut va se refroidir.
—C'est vrai; tu vas voir.
—Hélie, mon fils, dit mon oncle en aiguisant son couteau avec le mien, c'est le moment de descendre à la cave. A droite, dans le coin, tu prendras dans la grande caisse où il y a de la paille, trois bouteilles de ce vin de Saint-Pantaly que l'ami Cluzel avait donné à ton pauvre père... et ne les secoue pas, tu entends.
—Trois bouteilles! fit M. Masfrangeas, et qu'en veux-tu faire?
—Pardieu, les boire, dit mon oncle en attrapant le levraut.
—C'est trop, nous en avons déjà bu quatre.
—Ah, bah! quatre et trois font sept; qu'est-ce que c'est que ça à nous trois, car je ne compte pas ma belle-sœur.
Quand je remontai, M. Masfrangeas était en train de dire ses deux mots au rable du levraut. Mon oncle déboucha doucement une des bouteilles et remplit les verres, puis, prenant le sien, il le leva: Nous allons commencer par boire à la santé de l'ami Masfrangeas! Et les verres se choquèrent, et chacun vida le sien rubis sur l'ongle.
—Eh bien! Comment le trouves-tu, Frangeas?
—C'est un crâne vin, du bouquet, de la finesse, passablement de corps... Cela vaut mieux que tous les bordeaux du commerce.
—Qu'on fait avec du vin de Domme et de Bergerac, acheva mon oncle. Allons, mon vieux, un autre petit morceau de cette cuisse, tiens...
M. Masfrangeas fit bien: Oh! oh! mais ce n'était pas trop sérieux.
Une bonne salade de chicorée à l'huile de noix vierge, pressée au Frau, avec force chapons à l'ail, termina le repas.
Puis ma mère servit le dessert: de bons petits fromages de Cubjac, des noix, des pommes, puis une tourte aux confitures et un gâteau d'amandes. Ces pâtisseries campagnardes faites par elle étaient réussies à souhait, comme le remarqua M. Masfrangeas.
Cependant, mon oncle avait toujours de nouvelles santés à proposer. Après M. Masfrangeas, ce fut sa dame; puis l'aînée des demoiselles Masfrangeas, puis la seconde, la troisième...
Mais leur père se récriait en riant:
—C'est assez, allons! allons!
—Dans une famille il ne faut pas de préférence, disait mon oncle: la plus jeune n'est pas bâtarde, que diable!
Et M. Masfrangeas vidait son verre en déclarant qu'il ne boirait plus.
—Mange donc, lui dit mon oncle en lui donnant un morceau de la tourte bien coupé en coin.
Puis quand la tourte fut avalée:
—Si nous buvions à la santé de Gustou, qui a tué le levraut? dit mon oncle.
—C'est assez bu, Rétou, dit M. Masfrangeas en posant la main sur son verre.
—Allons, eh bien! à la santé de la petite Nancy, qui est allée, à demi-lieue, au Bois-du-Chat, pour ramasser les oronges! Hein?
—Ah ça! est-ce que tu voudrais me faire griser?
—Non pas, je te connais, mon vieux Frangeas, ce n'est pas trois ou quatre bouteilles qui te font peur.
—Autrefois, oui.
—Tiens, du gâteau d'amandes.
Au bout d'un moment:—L'ingratitude, dit mon oncle, est un grand défaut. Tu ne refuseras pas au moins, mon ami, de boire à la santé de ma belle-sœur, qui nous a fait si bien souper?
—Ha! pour ça non, et ce sera de bon cœur, dit M. Masfrangeas en tendant son gobelet.
Et nous trinquâmes tous à la santé de ma chère mère.
—Ah! dit-elle, si mon pauvre Nogaret était là, comme il serait heureux!
—C'était un homme comme il n'y en a guère, dit M. Masfrangeas, d'une voix devenue profonde tout d'un coup: bon comme le bon pain, franc comme l'or, droit, courageux et honnête, et toujours prêt à se sacrifier pour les autres...
Et il continua ainsi un moment, faisant l'éloge de son défunt ami.
Pendant ce temps, mon oncle, les paupières abaissées, tapotait de petits coups sur la table avec son couteau, et ma mère et moi nous essuyions nos larmes qui coulaient doucement.
Il y eut un instant de silence après cette pieuse ressouvenance; puis ma mère dit:
—Mes pauvres amis, je vais vous donner le café.
—Tiens, mon fils, me dit mon oncle en me donnant dessous, va chercher des cigares; Frangeas en fumera bien un ou deux.
Le café était servi lorsque je revins. Je posai les cigares devant M. Masfrangeas qui en prit un. Cependant mon oncle avait tiré de sa poche sa pipe que je trouvais si jolie, et qui était tout simplement une pipe de terre avec une garniture de cuivre brillant, et un couvercle retenu par une petite chaîne; et il la bourrait. J'apportai une braise pour allumer cigare et pipe, et puis chacun remua pour faire fondre le sucre. Après avoir vidé leur tasse à moitié, mon oncle et M. Masfrangeas firent un fort brûlot avec de bonne eau-de-vie d'Azerat. Ce faisant, ils se mirent à parler de Delcouderc qui allait passer aux assises dans quelques jours, et ils tombèrent d'accord qu'il serait condamné à mort. Pour les autres, ses complices, Marie Grolhier et Thibal, on ne savait trop.
—Ce sont tous de fameux coquins, dit M. Masfrangeas.
Là-dessus, mon oncle me dit en riant:
—Tu ne veux pas fumer un cigare, Hélie?
—Sainte Vierge! s'écria ma mère, y pensez-vous, Sicaire; un enfant de seize ans!
—A propos, dit M. Masfrangeas, puisqu'il sera un homme bientôt, vous êtes-vous décidée; que comptez-vous en faire, d'Hélie?
—Ça dépendrait un peu de lui, dit ma mère, mais il n'a d'idée pour aucun état.
Et c'était bien la vérité.
—Vous savez ce que je vous ai dit; s'il veut entrer à la Préfecture, dans les bureaux, je m'en charge. Qu'en dites-vous?
—Je voudrais bien assez, dit ma mère.
—Et toi, Hélie?
—Je veux bien, monsieur Masfrangeas, répondis-je, pour ne pas paraître ingrat devant tant d'intérêt. D'ailleurs, j'avais tant entendu vanter cette administration, que ça me flattait aussi.
—Il va aller quelques jours au Frau avec son oncle, reprit ma mère; alors, au retour, vous pourriez le faire entrer.
—C'est cela; je vais en parler à M. de Marcillac.
C'est ainsi que fut décidée mon entrée dans la carrière de bureaucrate. Si mon père eût vécu, qui était prote à l'imprimerie Lavertujon, il m'eût fait apprendre son métier; mais ma mère se figurait, la pauvre femme, que les bureaux c'était plus relevé. Tout ce qu'elle avait ouï conter à M. Masfrangeas, de préfets, de députés, ne lui en avait pas donné une petite idée.
Mon oncle et M. Masfrangeas achevaient tranquillement leur gloria, et je les admirais naïvement pendant ce temps. M. Masfrangeas était le bon vrai portrait du Périgordin: tête grosse, encadrée d'un grand faux-col qui lui guillotinait les oreilles, cheveux châtains ébouriffés, yeux bruns, figure rouge. Il avait les traits un peu forts, mais toute sa figure pétillait d'esprit et respirait le bon sens pratique de notre race.
Mon oncle Sicaire ne ressemblait en rien à son ami: il avait les traits réguliers, le nez droit et les yeux gris-bleu. Tandis que M. Masfrangeas était entièrement rasé, manque deux petits favoris qui ne dépassaient pas les oreilles, lui avait rapporté des chasseurs d'Afrique une barbe noire et frisée qui allait bien à sa figure hâlée. Sur son front carré ses cheveux coupés ras faisaient des pointes régulières. Mes yeux allaient de l'un à l'autre; il me tardait qu'ils eussent fini, pour aller voir les baraques de la foire.
Mais ma mère arriva avec une toupine de prunes:
—Ce sont des prunes du Frau, c'est moi qui les ai faites; vous allez bien en tâter, monsieur Masfrangeas.
—Pour sûr, j'en goûterai avec plaisir pour cette double raison.
Et nous prîmes une prune.
Je pensais que c'était fini; mais mon oncle allongeant le bras vers le cabinet me dit:
—Porte cette petite roquille, Hélie.
—Qu'est-ce que tu veux me faire boire encore? dit M. Masfrangeas.
—Ça, dit mon oncle, en prenant la petite bouteille, c'est de l'eau-de-vie faite par mon grand-père, en l'an onze.
—Bigre! fit M. Masfrangeas.
—Ça fait, reprit mon oncle, qu'elle a ses quarante et un ans. Après ça, si tu as peur qu'elle te fasse mal? ajouta-t-il en goguenardant.
—Les bonnes choses ne font jamais mal, dit M. Masfrangeas en tendant sa tasse après l'avoir bien rincée.
Cette vénérable eau-de-vie fut bue avec recueillement, et M. Masfrangeas exprima ainsi sa façon de penser:
—On devrait se mettre à genoux pour boire cela!
—Malheureusement, il n'en reste plus que deux ou trois pintes, ce sera pour quand Hélie se mariera.
Je me mis à rire, et ma mère dit:—Alors elle a encore le temps de vieillir, ça ne sera pas demain.
—Non, reprit mon oncle, et en ce moment, il pense plutôt à aller voir les baraques; nous allons y aller, tu vas voir, mon fils.
Nous nous levâmes. Après tous les remerciements et les compliments coutumiers, M. Masfrangeas embrassa ma mère:
—Eh bien, c'est entendu, n'est-ce pas, quand ce garçon reviendra du Frau, vous me l'enverrez; d'ici là, j'aurai arrangé tout cela.
En sortant, nous prîmes par la place de la mairie, parce que mon oncle voulait aller voir de sa jument, et au bout de la rue Saint-Silain, nous voilà descendant la rue Taillefer. Je les regardais aller devant tous deux. M. Masfrangeas avait une grande lévite bleu foncé, un pantalon gris et un chapeau de même couleur à longs poils. Avec ça une cravate haute, et un gilet à fleurs, sur lequel battaient les breloques de sa montre. Il représentait bien ainsi le petit bourgeois cossu de l'époque.
Mon oncle, lui, était habillé en meunier, de drap blanc en entier; veste dite: sans-culotte, gilet boutonné carrément, avec deux rangées de boutons de cuivre poli, culotte à pont-levis; tout cela était blanc, et le chapeau de feutre ras était blanc aussi. C'était un vrai chapeau périgordin, à larges bords, à calotte ronde, comme on n'en fait plus guère; les meuniers d'à présent suivent la mode. La seule chose qui ne fût pas blanche dans l'habillement de mon oncle, c'était une cravate de soie noire, nouée tout bonnement, et sur laquelle se rabattait le bord-de-cou de sa chemise en bonne toile de ménage.
Ces deux bons amis avaient bu, à eux deux, six ou sept bouteilles, puis le café, des glorias, de l'eau-de-vie, et ils s'en allaient tranquilles, la tête froide et les jambes solides; ils étaient contents, comme nous disons, et voilà tout.
Au fond de la rue Taillefer, l'hôtellerie du Chêne Vert flambait, et par toutes les fenêtres on voyait les servantes aller et venir en portant des piles d'assiettes.
—Romieu a fait bigrement des bons dîners là, avec M. Sauveroche et d'autres bons vivants, dit M. Masfrangeas. C'est une bien ancienne auberge, ajouta-t-il. Vergnaud, Ducos et d'autres députés de la Gironde y ont logé au commencement de la Révolution.
Tout en parlant, nous coulions par la rue de Condé, jusque derrière la tour Mataguerre et nous entrâmes dans l'écurie où était la jument. La Grise, nous entendant, tourna la tête et rossignola tout bellement en reconnaissant son maître.
—Tu vas voir, ma vieille... Et il alla la détacher et il la mena boire au bac dans la cour. Après il appela le garçon, se fit donner quatre litres de civade, les cribla bien, ôtant les petites pierres, et les donna à sa bête. Pendant ce temps, M. Masfrangeas s'était retiré dans un coin, et on entendait sur la litière comme un bruissement qui n'en finissait pas.
La botte donnée, la paillade faite, nous remontâmes vers le Triangle. La place était, en ce temps-là, élevée au-dessus du niveau des routes qui la bordent, et entourée de banquettes de pierre avec de beaux arbres; on a rasé tout ça depuis et on a eu tort, selon moi.
Ce soir-là, on menait grand bruit sur la place. Les lampions fumaient avec une sale odeur de graillon, car on ne voyait pas alors des baraques éclairées au gaz, comme aujourd'hui.
M. Masfrangeas s'arrêta devant une baraque assez propre pour l'époque. Sur l'estrade, un grand hussard rouge avec des tresses blondes qui lui plaquaient sur les joues, soufflait à en crever dans un trombone à coulisse. A côté de lui, un pierrot tout enfariné s'essoufflait dans un cornet à piston. De l'autre côté de l'entrée, un gamin faisait des roulements superbes sur le tambour et un paillasse tapait à tour de bras sur sa grosse caisse, avec accompagnement de cymbales.
Au milieu de l'estrade, devant l'entrée, se promenait les bras nus, les épaules décolletées, une belle fille en maillot rose et en jupe de gaze très écourtée que chaque coup de reins, lorsqu'elle se retournait, raccourcissait encore. Je ne sais pas ce qui décida M. Masfrangeas, mais la musique finie, il dit: Entrons là, et nous entrâmes, aux premières places, qu'il paya en faisant changer cent sous.
Après avoir vu des tours de force, d'adresse, d'équilibre, des farces comiques, la jeune fille aux jupes courtes dansa sur la corde avec beaucoup de joliesse, ce qui intéressa grandement M. Masfrangeas et me fit plaisir aussi à moi, sans que je susse pourquoi d'ailleurs.
Après cette représentation, nous allâmes voir un éléphant savant qui faisait aussi des tours d'équilibre, et soupait ensuite en public, servi par un singe habillé comme un petit pastronnet.
Au sortir de là nous nous promenâmes un peu dans la place, et en passant nous vîmes une baraque où on montrait des oiseaux savants. Dans une autre, des ours se battaient avec des chiens. Tous les bouchers de la ville étaient là en amateurs, et avaient amené leurs dogues et leurs boule-dogues pour les éprouver et faire des paris. Les abois enragés des chiens et les grognements féroces des ours faisaient un train assourdissant; aussi à peine entendait-on le bruit des chaînes de l'homme sauvage qui mangeait les poulets tout vivants, et dont la baraque était en face.
Tout en nous promenant, est-ce que nous n'allons pas voir sur la porte de l'hôtel Védrenne, le curé Pinot, de chez nous, qui fumait tranquillement sa pipe en prenant le frais. Comme ça m'étonnait, mon oncle et M. Masfrangeas se mirent à rire de ma bêtise.
—Il grille plus de tabac que moi, dit mon oncle, en bourrant sa pipe.
Après avoir passé devant le théâtre bien éclairé, où on jouait La Grâce de Dieu, M. Masfrangeas proposa de prendre un verre de punch, et nous entrâmes au café Rose Beauvais.
Fayolle l'improvisateur y était justement pour lors, et il chantait une de ses chansons patoises, qu'il coupait de brocards à l'adresse des assistants.
Lorsqu'il vit M. Masfrangeas, il le salua de trois couplets patois qui se peuvent tourner ainsi:
Tout le monde s'esclaffa de rire, en voyant la tête broussailleuse de M. Masfrangeas, et en pensant à La Verdure, qui était un petit perruquier du côté du Pont-Vieux, qui ne savait point seulement ce que c'était qu'un fer à friser.
—Encore! encore! Fayolle! cria-t-on.
Et Fayolle continua:
Les battements de mains et les éclats de rire recommencèrent, et M. Masfrangeas riait plus fort que les autres. Le silence un peu fait, il cria:
—Va toujours, Fayolle!
Et mon Fayolle reprit:
C'était bien la vérité, aussi tout le monde applaudit longtemps et quelques-uns qui connaissaient M. Masfrangeas vinrent lui toucher de main; et lui riait de bon cœur avec tout le monde. Aujourd'hui, ça ne se ferait plus, les messieurs de la Préfecture ne s'y prêteraient pas. Je ne veux pas dire pour ça qu'ils soient fiers, mais ce n'est plus le genre. En ce temps on était plus proche de la Révolution; la bourgeoisie sortie du peuple tout fraîchement, ne s'était pas encore élevée au-dessus de lui, et M. Masfrangeas n'oubliait pas que son père était un simple ouvrier tanneur d'Excideuil.
Au sortir du café, nous montâmes jusqu'au Pouradier, histoire de prendre l'air. Il y avait foule sur les boulevards, et en redescendant, étant en face du palais de justice fini depuis cinq ou six ans, M. Masfrangeas proposa d'entrer sur le Bassin, où il y avait beaucoup de marchands et de baraques.
Mon oncle acheta trois ou quatre bagues de la Saint-Mémoire en perles de couleur variées, et puis nous voici allant, vaguant de çà de là dans la foule, comme des badauds, regardant les marchands et les baraques.
Tout d'un coup, M. Masfrangeas s'arrêta devant la loge d'une géante. Une géante de quinze ans, appelée Caroline, disait un grand tableau où était tiré son portrait en grande toilette de soirée, avec force chaînes, carcans et le reste.
—Il faut voir cela, dit mon futur chef.
Mon oncle lui envoya, en se penchant un peu, quelque brocard que je n'entendis pas: je n'ouïs que la réplique faite en patois:
—Avec ça que tu craches dessus!
J'étais si nice alors, que je ne pus m'expliquer sur quoi mon oncle ne crachait pas. Depuis, je l'ai compris et je puis bien dire que M. Masfrangeas se trompait grandement.
Jamais je n'ai connu d'homme plus honnête avec les femmes que mon oncle.
Mais M. Masfrangeas, à ce moment-là, voulait lui rendre la monnaie de sa pièce, en le badinant sur les bagues qu'il venait d'acheter, parce que c'est de coutume chez nous que ceux qui vont à la Saint-Mémoire apportent une bague pour leur bonne amie.
A propos de ce patois, il me faut dire que ce soir-là, comme toujours, les deux amis employaient souvent notre langage paysan. C'était une coutume générale alors, même dans la bonne bourgeoisie, de parler le patois, et d'en faire entrer des mots et même des phrases dans les parlements faits en français. De là, ces locutions patoises, ces tournures de phrases translatées de périgordin en français dont nous avons l'accoutumance. J'en devrais parler au passé, car, si autrefois, chacun tenait à gloire de parler familièrement notre vieux patois, combien de Périgordins l'ignorent aujourd'hui! Cette coutume a disparu avec les bonnes coiffes à barbes, de nos grand'mères, avec nos vieilles mœurs simples et fortes, notre amour des coteaux pierreux, et ces habitudes de vie rustique, qui avaient fait cette race robuste et vaillante, dont Beaupuy, Daumesnil et Bugeaud sont des types remarquables. Aujourd'hui, on voit des Périgordins qui n'aiment pas l'ail, et ne savent pas le patois!
Mais il n'y a plus que quelques vieilles badernes comme moi qui regrettent ces choses.
Ce petit écart de mon récit, expliquera pourquoi j'emploie, en écrivant en français, des expressions qui ne sont pas françaises, et pourquoi je donne à des mots français leur signifiance patoise. Les anciens me comprendront tout de même, et ceux qui n'ont pas tout à fait oublié les coutumes du pays; les autres, non, mais je n'y puis rien. C'est que je ne suis pas un savant, il s'en faut de plus de cent empans. Je ne suis pas allé au collège, à mon grand regret, car tout enfant, j'avais bonne envie d'apprendre, mais mes parents n'avaient pas le moyen. Lorsque je voyais passer, allant en promenade, les collégiens d'alors, avec leur habit bleu de roi à boutons dorés, et leur chapeau haut de forme, ce n'était pas cet habillement dans lequel j'aurais été mal à l'aise que j'enviais; mais les facilités qu'ils avaient de s'instruire. Le latin surtout; oh! que j'aurais voulu l'apprendre. J'avais trouvé une vieille histoire romaine, et j'aurais aimé lire dans leur langue, les historiens de cette Rome antique que je trouvais si grande.
Depuis, j'ai attrapé quelques bribes de çà de là, mais rien qui vaille la peine d'en parler. Le fonds manque du tout; aussi je conviens qu'il m'est impossible d'écrire autrement que j'ai parlé depuis quarante ans que je suis revenu au Frau. Que l'on m'excuse donc si je patoise en français, et si je francise en patois.
Tant que j'y suis, il faut que j'explique une autre affaire. Si on trouve quelquefois, par-ci, par-là, des F et des B, il ne faut pas s'en étonner. Nous autres paysans nous lâchons un: foutre, ou un: bougre, assez facilement, de manière que si on n'en avait pas rencontré on aurait trouvé ça bien étonnant de ma part. D'ailleurs, voyons, on entend de ces paroles tous les jours, sans s'en fâcher, et que ça entre dans l'entendement par les yeux ou par les oreilles, c'est kif-kif, comme disait mon oncle. Et puis enfin, c'est sans malice que nous nous servons de ces mots-là, mais tout bonnement pour orner un peu notre langage et lui donner du nerf.
Pour en revenir à la géante, à bien dire la vérité, elle n'avait pas tant de chaînes et de colliers et de dentelles que sur le tableau, mais, au demeurant, l'enseigne ne trompait point. Ce n'était pas une de ces grandes créatures, de ces colosses de femmes aux allures de grenadier, aux traits homasses, avec des moustaches. Non, c'était comme le disait le tableau une fille de quinze ans à peu près, de six pieds de haut, bien faite, avec une jolie figure fraîche et un sourire tout jeune, qui contrastait fort avec ses formes très accusées.
Je ressentis, à la vue de cette belle créature, je ne sais quel sentiment encore inconnu. Il me semblait que j'aurais eu du plaisir à me coucher à ses pieds, à la regarder toujours, à dormir près d'elle comme un enfant près de sa mère.
M. Masfrangeas, dans ce temps, faisait quelques questions au jeune phénomène, qui répondait très bien avec une voix douce qui augmentait le plaisir que j'avais de la voir. Elle montra de très près ses bras superbes et les fit tâter aux gens qui étaient là; puis relevant honnêtement sa robe jusqu'au-dessous du genou, elle offrit un mollet magnifique à leur admiration: voyez, Messieurs, il n'y a rien de postiche, vous pouvez vous en assurer. M. Masfrangeas s'en assura assez longtemps, et quelques autres après lui; mais lorsque poussé, je ne sais par quel sentiment, je voulus vérifier à mon tour, elle laissa retomber sa robe, et me dit en se riant: vous êtes trop jeune mon petit ami!
J'étais timide d'habitude, mais ce soir-là, j'avais bu un peu plus que de coutume, et je répartis:
—Trop jeune! mais j'ai seize ans, un an de plus que vous!
Tout le monde se mit à rire, y compris la géante, et nous sortîmes là-dessus.
—Ce punch, dit M. Masfrangeas, ça altère; si nous prenions un petit bol de vin à la française!
—Tout à l'heure, dit mon oncle. Et nous continuâmes à nous promener dans la foule.
Nous voilà arrêtés devant une baraque de lutteurs. Ah, il n'y avait pas de luxe dans cet établissement; six ou huit grandes barres soutenaient une toile toute rapetassée. Sur le devant, des planches sur des barriques faisaient une estrade, ou étaient rangés cinq lutteurs éclairés par des lampions de suif qui puaient fort. Ils étaient là, en maillot, les bras croisés pour mieux montrer leurs muscles, et, bien campées sur des cous énormes, leurs têtes au front bas, avaient une expression ennuyée et bestiale qui n'était pas bien plaisante à voir. Au-dessus de l'entrée une bande de calicot faisait savoir au public que l'arène était dirigée par le célèbre Jeanty, dit Le Rempart du Périgord.
—Tiens! fit tout d'un coup mon oncle, le Canau!
En entendant ça, un des lutteurs se pencha vers la foule et dit:
—Qui parle du Canau?
—Ici, répondit, mon oncle en s'approchant.
L'hercule se pencha encore, cherchant son homme de ses gros yeux myopes qui lui sortaient de la tête. Sur son front ridé, ses cheveux roux se tortillaient en mèches courtes qui, avec sa grosse tête et ses yeux, lui donnaient la ressemblance d'un bœuf, d'un bon gros animal pas méchant.
Il lui fallut mettre le nez sur mon oncle pour le reconnaître.
—Ah, c'est toi! dit-il en lui serrant la main.
Puis après:
—C'est la dernière séance, il est dix heures et demie, entre avec ta société, et dans une demi-heure nous pourrons parler un peu.
Mon oncle se retourna, mais pour lors, je composais toute sa société, M. Masfrangeas avait disparu.
En regardant bien, nous le vîmes devant un musée de figures de cire, mais il n'était plus seul, Mme Masfrangeas et ses trois demoiselles le tenaient et n'avaient pas l'air de vouloir le lâcher.
Il vint nous dire qu'il se trouvait forcé de faire entrer toute sa famille au musée, ayant eu l'imprudence de le promettre, et il nous quitta en pestant, après nous avoir secoué la main.
Nous entrâmes dans la baraque des lutteurs, précédés du Canau. En passant devant le bureau représenté par une petite femme sèche qui n'avait pas l'air trop jovente, le bourgeois dit: Ce sont des amis, et après nous avoir installés, il alla à ses affaires.
Bientôt après entrèrent dans l'arène, entourée d'une corde tendue sur des piquets, deux des lutteurs de la troupe: ils se donnèrent la main et s'empoignèrent. La lutte dura quelques minutes, et l'un d'eux fut renversé tout bravement à terre, puis l'autre lui tendit la main pour se relever.
Un autre couple lui succéda, et ce fut toujours à peu près la même chose. Tout ça ne m'amusait guère, car il me semblait que ces gens-là n'y allaient pas bon jeu bon argent, et qu'ils paraissaient plus occupés de faire des effets de muscles, que de lutter pour la victoire qui paraissait arrangée d'avance.
Mais tout d'un coup, voici un meunier qui entre dans la baraque avec deux autres individus.
—Voilà Poncet, dit mon oncle, ça se passera mal.
C'est que la réputation de Poncet était grande. Ses tours de force étaient connus de tous. Il chargeait une barrique de vin sur une charrette, comme un autre un panier de vendange. On racontait aussi qu'un jour, luttant dans une baraque avec un ours, et se sentant un peu pressé, il avait cassé les reins à la bête en la serrant dans ses bras.
Mon oncle alla à lui, et l'emmena dans un coin de la baraque.
—C'est le Canau, tu sais bien, le Canau de Saint-Médard, qui est le patron; ménage-le, ça lui ferait du tort.
Ha foutre! c'est lui qui est le Rempart du Périgord, dit Poncet; eh bien! n'aie crainte, je ne lui veux pas de mal, le pauvre chien, je ne veux pas l'empêcher de gagner sa vie. Mais quant à ses hommes, je sais que dans leur auberge, ils se sont vantés de me tomber, et je les foutrai tous sur le cul!
Après cette déclaration énergique, Poncet se mit à regarder avec les autres.
En ce moment, le Rempart du Périgord était sur l'estrade, et invitait les amateurs qui pouvaient se trouver parmi le public à entrer, car il y avait déjà deux caleçons de demandés. Lorsqu'il revint, mon oncle lui dit deux mots à l'oreille pour le prévenir de ce qui allait se passer.
Le Canau revint aussitôt vers le public et dit: Messieurs, on m'apprend à l'instant que le fameux Poncet est dans mon établissement, et qu'il veut lutter avec tout le personnel de l'arène. Cet amateur distingué est trop connu à Périgueux, pour que je rappelle ses tours de force. C'est une vraie chance de tomber sur une séance comme celle-là. Entrez, Messieurs, entrez, nous allons commencer.
Cette annonce fit encore entrer une trentaine de personnes, curieuses de voir lutter Poncet.
Le premier amateur qui sortit du recoin où on se déshabillait derrière une toile, était un garçon boulanger, tout jeune, sans un poil de barbe, mais bien bâti: ses bras développés par la maie étaient énormes, mais ses jambes paraissaient un peu faibles en proportion.
Quoiqu'il n'entendît rien aux finesses de la lutte, il se défendit bien, donna du fil à retordre à son homme et se fit applaudir à plusieurs reprises. Il fut enfin couché sur le dos par un coup d'habileté plutôt que de force, comme on s'accorda à le dire.
Le deuxième amateur était loin d'avoir la force du premier; aussi ne pesa-t-il guère aux mains de son partenaire, l'Invincible Auvergnat.
Pendant ce temps, Poncet se déshabillait. Lorsqu'il arriva, enfin, trapu, carré, poilu comme un loup, en balançant ses bras noueux et longs, ces bras terribles qui avaient broyé la charpente de l'ours, il y eut de grands claquements de mains.
—Hé bien, vous autres, dit-il en se campant dans l'arène, il paraît que vous voulez me tomber: Je vous attends, venez comme vous voudrez.
Les lutteurs s'étaient entendus, et l'un d'eux s'avança au milieu de l'arène. Celui-là avait nom: Le Fort de la Halle; c'était un Parisien, ancien porteur à la Halle aux farines, bien fait, et connaissant toutes les ruses du métier.
Il donna en coyonnant la main à Poncet:
—Entre meunier et porteur de farine, on ne se fait pas de mal, n'est-ce pas?
—Que non, dit Poncet.
Le plan des lutteurs, qui étaient revenus de leurs vantardises, était de commencer par fatiguer le meunier, en lui dépêchant d'abord les moins forts, et de réserver le plus dangereux, le Colosse du Nord, qui, venant le dernier, le tomberait bien sûr.
C'est pour cela que l'habile Parisien commençait, mais il n'eut guère le temps de montrer son escrime; en moins de trois minutes, il était enlevé et posé à terre comme un enfant.
—Vous êtes mon maître, dit-il à Poncet en se relevant.
L'Invincible Auvergnat lui succéda, et ne pesa pas davantage dans les mains du meunier.
Celui qui vint après, avait nom: Le Tombeau-des-Forts, et sa personne était bien répondante à son nom. Il avait le regard en dessous et méchant, comme un taureau qui va donner un coup de corne, et de fait il passait pour traître.
Poncet vit d'abord qu'il avait affaire à une méchante bête, mais il ne s'en étonna pas.
Ce Tombeau-des-Forts avait, à ce qu'on disait, des moyens secrets et des coups de reins auxquels on ne pouvait résister. Cependant le meunier résista, et au bout de dix minutes il fut clair que le lutteur ne pensait plus qu'à se défendre. Toutes ses feintes, toutes ses habiletés ne servaient de rien, et le meunier restait là planté en terre comme un chêne, et ses bras serrant toujours davantage. Enragé, écumant, le Tombeau-des-Forts essaya de passer la jambe, ce qui fit crier tout le monde. Mais Poncet, furieux, ayant repris son aplomb, lui donna, de colère, une serrée terrible qui lui fit faire couic, et l'envoya à trois pas, les quatre fers en l'air, comme un chien dont on se débarrasse.
—Bravo! bravo! Et pendant deux minutes, les mains battirent ferme en l'honneur de Poncet.
Le Tombeau-des-Forts se retira en s'époussetant, l'oreille basse et le regard mauvais.
C'était au tour du Colosse du Nord, il s'avança pesamment au milieu de l'arène.
—Si vous êtes fatigué, dit-il à Poncet, nous pourrions remettre la partie à demain.
—Merci bien, mais je ne suis pas fatigué. Le temps de souffler un peu seulement.
Ce Colosse du Nord, n'avait pas volé son nom. C'était un homme de cinq pieds neuf pouces, avec des membres à proportion. Ses cuisses étaient grosses comme le corps, et ses bras gros comme les cuisses d'un homme ordinaire; avec ça des épaules à porter un bœuf et des poings à l'assommer. Par exemple; il y avait de la graisse dans ce grand corps, et son ventre commençait à le gêner un peu. Jusque-là, il n'y avait pas eu de gageures, tout le monde était pour ainsi dire sûr de Poncet. Mais le Colosse du Nord, avec cette taille et ces membres de géant, imposa à quelques amateurs, qui parièrent pour lui. Voyant ça, mon oncle s'écria:
—Une pistole contre un écu pour Poncet!
—Tenu! tenu! firent plusieurs.
—Voyons, vous êtes, un, deux, trois, quatre, ça va.
Et les enjeux furent mis entre les mains d'un tiers.
Puis les deux hommes se crochèrent.
Ils commencèrent par se tâter l'un l'autre, chacun cherchant à deviner le côté faible de son adversaire. Puis ils s'engagèrent sérieusement, et sur leurs jarrets et leurs bras, les tendons se dessinaient en saillie. Le lutteur se méfiait des bras du meunier, et s'arc-boutait sur ses reins pour ne pas lui donner de prise; mais cette position qui l'éloignait de son homme le gênait pour l'attaque. Il réussit pourtant à le faire branler un peu sur ses jambes, mais tous ses efforts commençaient à le faire souffler. Alors Poncet raidit ses bras, et l'attira un peu à lui. Se sentant serré de près, l'hercule voulut se servir de sa masse, pesa sur le meunier et le poussait, afin de saisir, dans un mouvement de recul, l'instant de l'enlever. Mais Poncet porta un jarret en arrière, et ne bougea plus. C'était beau à voir, ma foi, ces deux hommes qui luttaient, butés l'un contre l'autre comme deux taureaux entêtés. Leur front luisant sous la flamme rouge des lampions, leurs nasières ouvertes à y fourrer le pouce, leurs yeux brillants, leur bouche serrée, marquaient que cette fois c'était pour de bon. Tous leurs membres accusaient leurs efforts; leurs tendons sortaient de la chair, comme des cordes, et les veines de leur cou se gonflaient comme prêtes à crever. Cependant Poncet sentant l'hercule souffler, serra peu à peu ses bras terribles, et finit par le tenir étroitement serré contre lui. L'autre, mâché par ces bras noueux durs comme des câbles, se laissa étreindre davantage, et tous ses efforts pour reprendre un peu de liberté furent inutiles.
Lorsque Poncet le tint bouclé, serré à en perdre haleine, il le porta à gauche, à droite comme un arbre que le vent va déraciner, augmentant à mesure ce balancement, et finalement par un effort vigoureux, l'enleva et le coucha à terre.
Si l'on claqua des mains, si on cria: Bravo! vive Poncet! point n'est besoin de le dire. Tous les gens qui étaient là, braillaient, grisés par la victoire du Périgordin. Lui, cependant, le maître de tous, s'essuyait le front avec son bras, et reprenait haleine. Mon oncle ayant empoché ses quatre écus, lui criait d'aller se vêtir.
Poncet leva la main et dit:
—Ce matin, j'avais fantaisie de lutter avec tous; mais à cette heure, je suis fatigué. D'ailleurs il ne reste plus que le patron, qui est mon ancien camarade Jeanty, et je vous dirai bonnement que quand nous étions encore des droles, et que nous luttions pour nous exercer sur la promenade où on fait des cordes, là-bas à Excideuil, il me couchait toujours. De longtemps donc il est mon maître, il n'est besoin de le montrer, je le reconnais.
Personne ne fut pris à cette défaite, on se mit à rire, et le Canau vint secouer la main de Poncet, pour lui marquer qu'il le comprenait bien, après quoi le meunier alla s'habiller derrière le rideau, dans le coin.
Cependant tout le monde s'écoulait, et en s'en allant, il y en avait qui disaient:
—C'est bien dommage que M. Savy ne se soit pas trouvé là.
Quand tout le monde fut sorti, Jeanty passa un paletot sur son maillot, et Poncet étant prêt, mon oncle dit: Il y a douze francs à manger, nous allons faire un vin chaud. Et nous voilà partis pour un petit café voisin. Sur la sortie de la baraque, la bourgeoise de Jeanty arrêta son homme:
—Ne bois pas trop, Jeanty, tu entends... Messieurs, ne le faites pas boire, il ne pourrait pas travailler demain.
—N'ayez crainte, lui dit Poncet; un petit vin chaud avec des anciens camarades, ça ne peut pas lui faire de mal.
Ce petit vin chaud de trois pintes fut servi au bout d'un moment, dans une bassine à faire les confitures, faute d'un bol assez grand. Et la quantité ne faisait pas tort à la qualité, car mon oncle avait commandé tout ce qu'il y avait de meilleur en fait de vin vieux.
Tandis que nous buvions en trinquant à chaque verrée, j'appris plusieurs choses, entre autres que le Canau avait été ainsi baptisé, parce qu'un jour dans la classe, le régent lui ayant demandé comment on appelait un cours d'eau artificiel, il avait répondu: Un Canau! ce qui avait fait esclaffer tous les autres, et lui avait valu une bonne gifle.
Puis il raconta sa vie, le pauvre Canau. A cause de ses mauvais yeux, il n'avait pu apprendre de métier. Faut y voir, pas vrai, pour taper sur une enclume, pour équarrir une pièce de bois, ou monter sur une tuilée, ou faire quoi que ce soit. Et alors ne pouvant, il s'en était allé à Bordeaux, travailler sur le port où il gagnait sa vie au jour la journée. Puis un soir à une foire de mars, il était entré sur les Quinconces dans une baraque de lutteurs et s'était essayé, et ma foi il s'était laissé embaucher.
Depuis ce temps, il courait les foires dans toute la France ou guère ne s'en fallait; et un jour, la demoiselle d'un café où il allait, à Beaucaire, pendant les foires, s'était amourachée de lui et l'avait suivi. Comme c'était une fille de tête, elle avait vendu ses petits bijoux, et ils avaient acheté une voiture et monté une baraque. Ah, c'était une crâne femme, qui faisait marcher tout son monde d'hercules à la baguette; et c'était elle qui tenait la bourse, et ils avaient cent pistoles de placées chez un notaire, dans son pays là-bas, et ils en auraient davantage, s'il n'avait pas fallu, il y a six mois, retirer cent écus pour acheter un autre cheval, le leur étant crevé à Orléans. Mais tout de même, cette vie ne lui allait pas trop, il aurait mieux aimé bûcher sur une enclume, ou quelque chose comme ça, à Excideuil, ou par là, tranquille avec sa femme...
—Alors, tu es marié? dit Poncet.
—Derrière la mairie!...
Et ils se mirent à rire tous.
Derrière la mairie? qu'était cela? mais je commençais à dormir sur la table, et je n'en entendis pas plus long.
Lorsque mon oncle me réveilla, il y avait plantés devant nous, deux agents de la police de la ville qui disaient bien tranquillement: Allons, Messieurs, il est minuit passé, il faut s'en aller.
—Pas avant d'avoir trinqué ensemble.
—Ha! té! c'est vous Poncet.
—Hé oui! mettez-vous là donc, que nous trinquions un peu. Bourgeois, deux verres!
Ils n'avaient pas l'air méchant du tout, ces deux sergents de ville. Il y en avait un grand maigre, avec de fortes moustaches, qui poussait de grosses bouffées d'un gros cigare de contrebande, et s'appuyait sur sa canne sans rien dire. L'autre avait la sienne de canne pendue par un cordon à un bouton de sa capote, et il bourrait sa pipe; c'était un bon gros vivant qui riait toujours. Ils étaient rouges tous les deux pour être entrés déjà dans beaucoup de cafés et d'auberges pour faire fermer. A l'offre de trinquer, le gros répondit:
—Sur le pouce alors, le commissaire ne badine pas aujourd'hui; il est en permanence à son bureau, et il faut que nous allions au rapport après notre tournée.
—Bah! dit Poncet, Claverie ne peut pas empêcher les gens de se rafraîchir, que diable!
Après avoir trinqué tous ensemble, il fallut repiquer d'un autre verre, et enfin nous sortîmes avec les agents.
Après que tout le monde se fut bien secoué la main, mon oncle me dit:
—Maintenant mon petit, nous allons aller nous coucher; il est bien temps. Demain, en nous levant nous irons voir si je peux m'arranger pour cette mule que j'ai vue aujourd'hui, ou pour une autre. Après ça, il me faut acheter une bastine, une bride et une casquette. Nous rentrerons déjeuner ensuite et vers les deux heures nous partirons pour chez nous.
Il mit le loquet dans la serrure, ouvrit doucement, et nous montâmes l'escalier sans bruit: Il faut prendre garde de réveiller ta mère.
Après nous être vitement déshabillés, nous nous couchâmes dans le même lit, car nous n'en avions que deux à la maison. Je songeai un peu à la jeune géante, et je m'endormis.
Le lendemain matin il fallut voir les écuries des marchands, et enfin, vers les dix heures, nous voici derrière la mule en question. Ce qu'il fallut de temps pour faire le marché, et de jurements, et de sacrements du maquignon, de coups dans les mains à tour de bras, histoire de se mettre en train, ce serait trop long à dire. Enfin, un accordeur vint là, qui fit couper la différence, mais ce ne fut pas sans peine, au moins on l'aurait dit. Cet homme prit une main de mon oncle et voulut prendre celle du maquignon pour les rejoindre, mais l'autre cachait la sienne sous sa blouse, derrière son dos. Oh! il ne taperait pas à trente-cinq pistoles, jamais de la vie! Est-ce qu'on voulait lui manger les foies? La mule lui en coûtait trente-huit, à la dernière foire de Niort! Une bête comme ça! douce comme un agneau! et il allongeait un petit coup de manche de fouet sur la croupe de la bête qui tressautait.
—Allons, disait l'accordeur, baillez-moi votre main!
—Non, ferai pas! le diable m'écrase!
—Donnez-la! je vous dis! allons foutre!
—Non! non! Je ne peux pas, là!
Et il détournait la tête comme s'il se fût agi d'avaler une médecine.
Enfin l'accordeur lui attrapa la main, et la tira de force pour la mettre dans celle de mon oncle: maintenant il fallait le faire taper.
—Tapez là! tapez là, je vous dis!
—Mais vous me saignez! criait le maquignon.
Et il avait la voix piteuse et la figure malheureuse. On aurait juré à le voir qu'il était contraint et forcé.
Enfin, comme tous ceux qui étaient là autour, à voir faire le marché, lui criaient: Tapez! tapez! La Jeunesse! Allons, tapez! moitié de son gré, moitié par force à ce qu'on aurait dit, il tapa: tout doucement d'abord, suivant le mouvement que lui donnait l'accordeur, puis plus fort, et enfin, s'étant décidé, il conclut seul le marché par deux ou trois fortes tapes dans la main de mon oncle en disant:
—Si je fais beaucoup d'affaires comme ça, je ferai banqueroute, c'est sûr.
Après le marché, il fallut aller boire le vinage au Coq Hardi, avec l'accordeur. Tout en buvant, mon oncle aligna sur la table trente-cinq pistoles en écus de cent sous qu'il tira d'une ceinture en cuir. Alors le maquignon demanda encore quarante sous pour le licol: il avait vendu la bête, mais pas le licol! Mais mon oncle se mit à rire, et se leva après avoir trinqué encore un coup.
La mule fut amenée à l'écurie auprès de la jument. Les deux bêtes furent bien soignées et après il fallut aller déjeuner.
En passant dans la rue Taillefer, mon oncle s'arrêta chez Coustou pour une casquette.
M. Coustou était un grand, gros, bel homme, qui était canonnier dans la garde nationale. Je ne sais pas si ça venait du canon, mais il était sourd comme un pot. Comme les gens sont sans pitié pour les infirmités des autres, on racontait qu'un jour de fête, étant près de la pièce et regardant d'un autre côté, il ne s'était pas aperçu que le coup était parti, et avait demandé au porte-lance:
—Ça a craqué, petit?
Mon oncle lui cria:
—C'est pour une casquette!
—Ah, bien!
Et il alla chercher un chapeau à grands rebords.
—Non! une casquette! une casquette de meunier!
—Ah! diantre!
Et M. Coustou ayant enfin entendu, ou plutôt guidé par le doigt de mon oncle, qui lui montrait les objets à travers les vitrines, mit sur le comptoir des casquettes en drap blanc. L'oncle en choisit une semblable de forme à celle de Louis XI, dans les petites histoires de France des écoles de ce temps-là.
—Ça va bien, dit-il, pour rabattre sur les oreilles, quand on va à l'affût des canards.
Après déjeuner, ma mère me remit mon petit paquet avec force recommandations. Puis l'ayant embrassée tous les deux, nous fûmes à l'écurie, où mon paquet fut attaché derrière la selle. Il fallut après mener la mule chez Lanusse pour la faire harnacher, et cela fait vitement, car les bastines ça va à toutes les bêtes, revenir prendre la jument. Enfin, la dépense d'écuriage étant payée, avec une bonne étrenne pour le garçon, me voilà grimpé sur la Grise. L'oncle me raccourcit les étriers, saute sur la mule, et nous voilà partis.
De crainte que tout ce tapage des baraques ne fît peur à la jeune mule, mon oncle aima mieux passer par le quartier bas de la ville. Devant la Préfecture, il dit: A cette heure, Masfrangeas doit être à son bureau. Ça l'a ennuyé de nous quitter comme ça sitôt, je l'ai bien connu. Il aurait mieux aimé être aux luttes de Poncet, que d'aller voir des assassins avec des figures de cire.
En suivant la rue du Gravier, une femme, avec un foulard jaune sur la tête, et des accroche-cœurs d'un noir luisant, nous cria de sa fenêtre comme une effrontée:
—Hé! meunier, il y a de la moulure à prendre ici!
—Alors ça sera pour une autre fois, dit mon oncle sans se retourner.
—Est-ce que tu la connais, oncle? dis-je dans mon innocence.
—Non, mon fils, c'est une folle qui crie comme ça à tous ceux qui passent.
Nous voici devant le vieux moulin de Saint-Front; puis nous traversons la descente du Grefle qui va au Pont Vieux; nous attrapons la rue du Port-de-Graule, et nous voilà hors de la ville sous la terrasse de Tourny. Il reste à passer les tanneries de l'Arsault qui puent fort, et nous sommes en pleine campagne.
Les montures bien soignées, marchent d'un bon pas, et le chemin se fait. Voici Trélissac et la maison de M. Magne, bien petite et simple à côté du château d'aujourd'hui. Puis c'est le petit castel de Trigonant et Antonne, et au-delà de l'Isle, Escoire avec sa façade blanche et le pont nouvellement fini. C'est près de là, à la rencontre de l'Haut-Vézère et de l'Isle, qu'était la villa de Boulogne dont parlent nos anciens.
Quel beau pays, et quel plaisir de voyager ainsi. Nos bêtes s'en allaient tranquillement; mon oncle devisait de choses et d'autres, et moi je l'écoutais comme un oracle. En passant le long du parc des Bories que ce vieux original de marquis de Saint-Astier vient de donner, avec le château et la terre, au petit-fils de Louis-Philippe, qui en avait bien besoin, le pauvre homme! l'oncle coupa une branche pour émoucher sa mule que les taons tracassaient. Le temps était beau, le soleil chaud déjà, mais l'air frais, et un bon petit vent mouvait les blés dans la plaine comme les vagues d'un lac.
Au beau milieu d'une terre, sans jardin ni arbres autour, voici une grande maison isolée. Les contrevents sont fermés et à moitié pourris. Les ardoises sont pleines de mousse, les murs sont noirs et sales.
—Voilà la maison du Diable! dis-je.
Mon oncle se mit à rire, et me raconta qu'on avait été obligé d'abandonner cette maison, parce qu'il y revenait. Des fantômes, sur le coup de minuit, descendaient les escaliers avec des bruits de chaînes. Il y avait pourtant des gens crânes qui avaient essayé d'y habiter. Le dernier, c'était un capitaine en retraite qui n'avait peur de rien, comme un homme qui avait sauvé sa peau de la retraite de Russie. Il s'était fait arranger une chambre, et la première nuit, s'était enfermé tout seul dans la maison. En se couchant, il avait mis ses pistolets sur une table à côté de son lit, et son sabre sous son traversin. Comme c'était un crâne homme, je l'ai dit, il s'endormit tranquillement en attendant les revenants.
A minuit, il est réveillé par un pas lourd qui marchait dans le grenier. Il allume sa chandelle, se lève, boucle son sabre autour de lui, prend le chandelier d'une main, un pistolet de l'autre, et ouvre la porte de la chambre, pendant que le revenant descendait l'escalier avec un grand bruit de chaînes. Tandis qu'il est là, le vent lui éteint sa chandelle; il la pose à terre, tire son sabre et s'avance sur le palier tout noir. Ça descendait toujours, lentement, et le capitaine attendait au débouché de l'escalier. Tout d'un coup il s'en va voir quelque chose de blanc comme un mort dans son drap, qui était là. Il lâche son coup de pistolet, et tombe à coups de sabre sur le revenant. Après avoir bien bataillé il ne vit plus rien, il n'entendit plus rien et fut se recoucher. Le lendemain matin, il trouva que sa balle avait fait un trou dans le mur et que la boiserie de l'escalier était hachée de coups de sabre.
De cette affaire il en eut assez. Des hommes en chair et en os, il n'en avait point peur; mais que faire contre des fantômes sur lesquels les balles et la lame d'un sabre ne font rien?
Entendre ça, en plein soleil, raconté par mon oncle qui n'y croyait pas et riait des revenants, ça n'était rien; mais quand c'était Gustou, notre garçon du moulin, qui racontait ça les soirs d'hiver, avec des triboulements dans la voix, tandis que le vent soufflait dans la haute cheminée, j'avais grand'peur.
A Laurière, nous laissons le chemin de Cubjac, et nous dépassons Sarliac et La Bonnetie. Sur la route, on connaissait mon oncle et les gens nous envoyaient leur: à Dieu sois! Sur la porte des auberges, ceux qui revenaient, comme nous, de la Saint-Mémoire, et qui s'étaient arrêtés pour boire un coup, sortaient pour voir qui c'était.
A la forge de Saint-Vincent, un grand diable tout noir sortit et dit à mon oncle:
—Ha! tu as fait foire, Nogaret?
—Hé oui, j'ai acheté cette petite mule.
—Ça te coûte dans les trente-cinq ou quarante pistoles, hé?
—Tu ne te trompes de guère.
—Et autrement? rien de nouveau? dit le forgeron.
—Toujours la même chose, mon pauvre. Les gros bourgeois cherchent toujours quelque moyen de nous tirer de l'argent. Est-ce qu'ils n'ont pas encore inventé de nous faire payer pour chasser?
—Tu coyonnes! ça n'est pas possible!
—C'est sûr, mon vieux. C'est Masfrangeas, tu sais Masfrangeas, d'Excideuil, qui est à la Préfecture, qui me l'a dit.
—Ça ne peut pas durer comme ça! dit l'autre; mais ces Jean-foutre ont tout dans leurs mains, l'argent, les juges, les gendarmes, les soldats; et nous autres nous n'avons que nos bras.
—C'est égal, reprit mon oncle, d'après ce que j'ai ouï dire, j'ai dans l'idée que d'ici quelque temps il y aura un chambardement pas ordinaire, et ce ne sera pas trop tôt.
—Non, dit le forgeron; tu n'as rien?
—Si, tiens, et fouillant dans sa poche, l'oncle lui donna un journal et deux ou trois petits papiers.
—Allons, bonsoir! et ils se secouèrent la main, après quoi nous continuâmes notre route.
La petite mule marchait bien et dépassait la jument.
—Allons! allons! dit mon oncle, fais-moi marcher un peu la Grise qui s'endort!
D'un coup de verge, je la fis avancer à la hauteur de la mule, puis je dis à mon oncle:
—Et pourquoi l'appelles-tu la Grise, puisqu'elle est rouge?
—Ah! voilà; elle est née au moulin, et comme on appelait sa mère la Grise, parce qu'elle l'était de vrai, nous avons donné le même nom à la fille.
—C'est drôle, tout de même, fis-je.
—Ça n'est pas plus drôle que de voir un petit homme comme le charron de Coulaures s'appeler Grand; ni un rousseau comme le tisserand du Taboury s'appeler Brun. On voit tous les jours des Gros qui sont minces, des Petit qui ont cinq pieds six pouces, et des Blanc qui sont noirs; mais l'accoutumance fait qu'on n'y prend garde.
A Savignac, il fallut nécessairement nous arrêter un peu. Un ami de mon oncle, l'aubergiste du Cheval-Blanc, se planta sur la route, les jambes écartées, les mains dans les poches, comme s'il eût voulu nous barrer le passage. Quand nous fûmes arrêtés, il tourna autour de la mule.
—Jolie petite mule; et tu as payé ça?
—Devine!
—Dans les quarante pistoles, hé?
—Pas tout à fait.
—Allons, attache tes bêtes à l'anneau, nous allons trinquer.
Quand il eut versé dans les trois verres au bout de la table, l'aubergiste dit:
—C'est ton neveu?
—Oui, répondit l'oncle en me regardant, c'est mon neveu, et depuis que mon pauvre frère est mort, il y a tantôt deux ans, c'est comme mon fils.
—C'était un brave homme, ton aîné, Sicaire, reprit l'autre. Cette gueuse de suette a tué bien des gens, mais je ne pense pas qu'elle en ait emporté un meilleur.
—C'est comme ça, mon pauvre, les bons s'en vont les premiers. Allons, à ta santé, nous allons partir.
Et l'oncle ayant bu, alluma sa pipe.
En sortant de Savignac, je questionnai mon oncle.
—Pourquoi donc que vous vous appeliez tous deux Sicaire, mon père et toi?
—Mon petit, c'est que le père de mon arrière-grand-père, qui vint comme garçon au Frau, il y a une centaine d'années, était de Brantôme, et s'appelait Sicaire, comme de juste; car il faut que tu saches qu'à Brantôme ils s'appellent tous Sicaire, en l'honneur de leur saint, comme à Jumilhac, ils s'appellent tous Aubin; en Limousin, tous Léonard ou Martial; et du côté de Marseille, tous Marius, principalement les perruquiers. Il y a comme ça des pays où tous les enfants sont nommés de même au baptême. J'ai ouï dire à mon grand-père, qui le tenait de Roux-Fazillac, que tous les députés du département de la Haute-Saône, à la Convention, s'appelaient Claude, de leur petit nom. Mais pour en revenir à nous autres, tu sais que c'est la coutume du pays, que les grands-pères soient parrains de leurs petits-enfants. Le père de mon arrière-grand-père donc, qui s'était marié avec la fille du meunier du Frau, nomma ses petits-enfants tous du nom de Sicaire. Lorsque son fils, qui s'appelait Hélie, en eut à son tour, il leur donna son nom. Et ça s'est toujours continué ainsi: une nichée de Sicaires, et une nichée d'Hélies. Ça n'est pas toujours aisé de s'y reconnaître avec cette mode, mais on appelle communément l'aîné du nom de la famille. Ainsi, on appelait notre aîné à tous, qui est mort il y a six ans: Nogaret; ton père, on l'appelait Sicaire, et moi, le plus jeune, on m'avait fait un petit nom avec notre nom: on m'appelait Rétou.
Nous laissâmes, sur ces propos, Chardeuil à notre gauche, et au bout d'un petit moment nous voici à Coulaures. De passer là, sans s'arrêter, il n'y fallait pas penser. D'ailleurs mon oncle avait besoin de tabac. Il descendit et entra dans le bureau, qui était chez un épicier, qui tuait des cochons l'hiver et faisait auberge. Les rouliers s'arrêtaient là, et les postillons, pour boire un coup, en sorte qu'il y avait toujours dans le coin du feu une soupière qui se tenait au chaud.
Le vieux Puyadou sortit vers moi avec son bonnet de coton un peu jaune et ses sabots:
—Donne-moi tes bêtes et entre, je vais les attacher.
Lorsque j'entrai, la vieille qui pesait le tabac, et faisait le poids pincée par pincée, s'écria:
—Ha! mon pauvre, comme il a grandi ton neveu!
—La mauvaise herbe croit vite, dit mon oncle en riant.
—Oh! Je suis sûre, dit la Puyadoune, que ce n'est pas un méchant garçon; d'ailleurs il ne tiendrait pas de son pauvre père.
Tous ces témoignages d'estime qui me revenaient sur mon défunt père, me faisaient bien content, et aujourd'hui encore, après bien des années, je n'y pense pas sans plaisir.
Avant pesé le tabac, la vieille mit la soupière sur la table et nous convia à nous servir. L'oncle prit une pleine cuiller de soupe, histoire de réchauffer l'assiette et m'en donna autant. Après que nous eûmes fini, le père Puyadou, avec une grande pinte, nous remplit notre assiette de vin. Là! là! disait mon oncle, mais l'autre versait toujours.
—Ah! par ma foi, dit la vieille, pour faire un bon chabrol il faut que la cuiller baigne: et puis vous n'êtes pas encore au Frau.
—Il nous faut une grosse heure, dit mon oncle. Et votre Jeantain n'est pas encore rentré?
—Oh! il viendra demain matin sur le coup de onze heures ou midi. C'est lui qui ferme toutes les foires.
—Je l'ai vu en passant dans la rue Limogeanne devant chez Guillaumin; mais il y avait beaucoup de monde; je ne lui ai pas parlé.
—Oui; il avait pas mal d'affaires à prendre: un quintal de sel, du sucre, de la chandelle; ça lui a pris du temps; et puis tu sais, Nogaret, il aime un peu à s'amuser, dit la vieille.
—Ah! par ma foi, interrompit le vieux Puyadou, les garçons ce n'est pas comme les filles; pourvu qu'ils reviennent avec leurs deux oreilles, c'est tout ce qu'il faut.
Nous nous mîmes à rire et nous repartîmes.
En sortant de Coulaures, il nous fallut quitter la route pour suivre un chemin qui remontait dans la même direction que l'Isle.
—Avec tout ça nous nous sommes amusés, fit mon oncle, nous n'arriverons guère avant la nuit.
—C'est le tabac qui en est cause, dis-je.
—J'aurais bien pu en prendre à Périgueux, mais vois-tu, il faut toujours donner du débit à ceux qui nous en donnent. Les Puyadou font moudre chez nous et presser l'huile, et nous, nous leur prenons le sel, le poivre, l'empois et tout ce qui nous fait besoin. Par ce moyen chacun fait ses affaires, et l'argent ne sort pas du pays. Il faut qu'il circule entre tous les gens de métier: cordonnier, tailleur, tisserand, faure, menuisier. Tous ces gens-là vont chez Puyadou, n'est-ce pas, boire un coup ou acheter quelque chose; il est juste qu'il leur en revienne une partie en travail.
Ils vont aussi chez les marchands, et chez le notaire, et chez le curé, pour se marier, faire baptiser ou enterrer; il faut donc que les aubergistes, les marchands, le notaire et le curé fassent travailler ces gens-là, leur fassent faire des souliers, des habits, de la toile, des meubles, et leur fassent ferrer leurs chevaux et leurs bœufs, sans quoi ils sont bonnement perdus.
Ce qui ruinait nos pays avant la Révolution, c'est que les seigneurs recevaient tous leurs revenus, percevaient leurs rentes, leurs redevances, tiraient tout ce qu'ils pouvaient de leurs gens, et s'en allaient fricasser tout ça à Paris ou à Versailles. Aussi les pauvres diables de leurs terres crevaient de faim.
—Tiens, dit mon oncle en étendant le bras sur la droite; tu vois ce village? C'est Fazillac; c'est de là que le conventionnel Roux-Fazillac tenait son nom. Il est un de ceux qui nous ont aidé à sortir de cette misère. Malheureusement depuis, les bourgeois que le peuple a aidés à faire la Révolution, une fois établis dans les châteaux, enrichis par les biens nationaux, se sont mis du côté des nobles et sont aussi durs pour le peuple que les anciens seigneurs: il y en a quelques-uns qui sont restés avec nous, mais guère.
Ils ont changé le système; ce n'est plus la noblesse qui est dominante, mais la richesse. Il faut payer tant pour faire les lois, tant pour nommer ceux qui les font.
Quant au peuple, il est toujours esclave. Comme on a fait accroire aux gens que tous sont égaux, il n'y a pas moyen de rétablir les privilèges pour la bourgeoisie: alors, qu'est-ce qu'ils font? Sous la couleur d'un impôt, ces bons messieurs empêchent de chasser tous ceux qui n'ont pas vingt-cinq francs à leur donner, et voilà comment il n'y a plus de privilèges.
Tout en parlant ainsi, nous arrivons à la Croze, puis à Chaumont. Les chemins étaient mauvais comme partout; je conviens que c'était ennuyeux, mais on en avait plus de plaisir d'arriver. A la Pouge, nous prenons un petit chemin qui va au Frau.
Au bout d'un moment nous arrivons. Le moulin est sur la gauche et la maison à quarante pas sur la droite, un peu élevée sur le terme. Mon oncle envoie à ce moment deux ou trois coups de fouet à toute volée, et voici la Finette, notre chienne courante, qui s'en galope vers nous, en jappant de sa voix forte et les tétines pendantes, car elle nourrissait. La vieille Mondine sort sous l'auvent de l'escalier, avec sa quenouille dans son fichu. Elle lève les bras en l'air:
—Sainte Vierge! voilà Hélie!
Et elle rentre aussitôt pour faire le souper, pensant que nous sommes affamés.
Enfin, en dernier lieu, Gustou sort du moulin; Gustou qui ne s'est jamais pressé, qui n'a jamais dit un mot plus vite que l'autre. Il sort lentement, en pantalon gris clair, le gilet déboutonné, tout déparpaillé et un bonnet de coton sur la tête. Toute son attention est prise par la mule; les deux mains dans les poches de son gilet, il la regarde, tourne tout autour, tandis que mon oncle, toujours sur la bête, le regarde faire en riant un petit.
—Eh bien, qu'en dis-tu, Gustou?
—Ça fera une bonne petite mule.
—Bonsoir, Hélie! Tu es donc venu nous voir; allons, c'est bien pensé.
Et là-dessus, après m'avoir serré la main, Gustou prend les brides et mène nos montures à l'écurie.
Notre maison était une bonne vieille maison périgordine à toit aigu, bâtie sur la pente du coteau. On y accédait par une rampe pavée de gros cailloux de rivière, tout comme notre rue Hiéras, et on arrivait dans une cour formée par des murs de soutènement. Du côté de la cour, la maison tournée au levant, avait de plain pied, le cellier et le cuvier. La grange et l'écurie étaient dans un bâtiment séparé, en équerre sur la cour, à droite. Le premier et seul étage étant du côté de la cour, se trouvait de niveau avec le jardin, du côté du coteau. On y montait par un escalier de pierre extérieur, abrité par un auvent soutenu par des piliers massifs. Là, sous l'auvent étaient les seilles, ou les seaux si l'on veut, et le chambalou pour les porter, et la grande oulle à faire cuire pour les cochons. De l'auvent on entrait dans la cuisine, et ensuite il y avait d'un côté deux chambres où couchaient mon oncle et la Mondine, et de l'autre une grande plaisante chambre regardant sur la rivière et le moulin, avec deux lits à l'ange, où couchaient ceux qui venaient à la maison. Lorsqu'elle me vit entrer, la Mondine entortilla vitement la ficelle autour de la queue de la poêle qu'elle avait sur le feu, et vint m'embrasser à plusieurs fois en s'extasiant sur ma taille, ma force et ma bonne figure:
—Tu vas voir, mon petit Hélie, le souper sera bientôt prêt; tourne-toi vers le feu.
—Ah ça, dit mon oncle en plaisantant, tu le prends donc pour un étranger, que tu fricasses là quelque chose?
—J'avais fait de la soupe et des haricots, mais ça n'aurait pas de bon sens, vois-tu, Sicaire, de faire souper comme ça ce drole, pour le premier soir que le voilà chez lui.
—Comment, comment, chez lui?
—Sans doute chez lui, le pauvret. A qui donc que tu laisseras ça tien, Sicaire?
—Ha! ha! à ce compte-là, tu as raison, Mondine, il est bien chez lui.
—Oui, oui, j'ai raison, et je lui fais un bon petit saupiquet avec un quartier de dinde; je sais qu'il l'aime, le pauvre drole.
Je m'étais assis dans le coin du feu pendant ce temps, quoi qu'il ne fît pas froid, au contraire; mais c'est toujours bon de se mettre près du feu quand on a voyagé. Les pieds sur les grands landiers de fonte, je revoyais avec plaisir toutes les choses qui m'étaient connues dès l'enfance. C'était la maie avec son couvercle, le vieux buffet et son vaissellier au-dessus, où on voyait bien rangée d'ancienne vaisselle d'étain, puis des plats et des assiettes de faïence, rondes ou découpées à pans, avec des fleurs comme on n'en a jamais vu, et des coqs superbes, pourtraiturés comme ceux que je faisais sur mes cahiers, mais avec de si belles couleurs: du rouge, du jaune, du vert, du bleu. Les couleurs n'étaient pas toujours bien placées, mais que faisait cela.
Puis, dans le coin, la vieille pendule dans sa grande boîte de noyer, percée d'un rond vitré qui laissait voir le balancier battre lentement les secondes. Au mur étaient accrochés les chaudrons et les bassines de cuivre. Au milieu, la table massive avec une barre d'appui pour les pieds et ses deux bancs de chaque côté.
Je me levai et je fis le tour de la cuisine, reconnaissant tout ce mobilier campagnard: la chaise où j'avais mis mon nom en chicotant avec la pointe d'un couteau, et le crochet à peser pendu derrière la porte d'entrée. Je passe devant la porte de l'escalier du grenier avec son trou du chat, fermé par une planchette pendue à l'intérieur, au moyen d'une ficelle, et que nos chattes écartaient avec la patte pour passer. Puis voici les marmites, les tourtières, l'oulle aux châtaignes. Sur des planches sont les toupines de confit; et le râtelier au pain, garni de tourtes, est au fond de la cuisine solidement attaché aux poutres. Aux poutres encore, pendent des quartiers de lard et aussi de la graisse pliée dans la toile du ventre, et posée sur des cercles en vimes suspendus comme des balances.
Je reviens vers la cheminée: au-dessus, au râtelier, le vieux fusil à pierre à un coup, avec lequel mon oncle ne manquait guère le lièvre, et puis une grande canardière dont le canon a bien cinq pieds de long.
Il y a quarante-cinq ans de ça; mais je pourrais refaire l'inventaire, je crois qu'il n'y manquerait guère de choses. Mon grand-père reviendrait au monde, qu'il trouverait encore la plus grande partie des affaires qu'il y avait de son temps. Nous aimons beaucoup, chez nous, garder comme ça les vieilleries qui nous viennent de nos anciens et leur ont servi.
La nuit était venue cependant. La Mondine alluma le chalel de cuivre et le pendit dans la cheminée à seule fin de voir au fricot. Puis elle mit la touaille, les assiettes, les cuillers d'étain, les fourchettes. Pour ce qui est des couteaux, dans nos pays, chacun a toujours le sien dans sa poche; le couteau est inséparable de l'homme, et c'est la première chose que les droles demandent à leur père quand ils commencent à marcher.
Tout étant prêt, mon oncle prit une pinte et s'en fut tirer à boire. La Mondine sortit sur l'escalier et cria à Gustou, qui arriva un moment après sans se presser; puis elle accrocha le chalel à une cannevelle encochée qui pendait du plancher du grenier, au-dessus de la table.
Mon oncle, comme le maître de la maison, était assis au bout de la table sur une chaise; moi à sa droite, Gustou à sa gauche, sur les bancs, et la Mondine allant et venant:
—Tu vois, Hélie, dit-elle, je t'ai donné ton assiette.
C'était un beau coq, avec une superbe queue de toutes couleurs, que je voulais toujours avoir quand j'étais petit. C'est miracle que je ne l'aie jamais cassée.
Gustou mangeait sa soupe à l'ancienne mode avec sa cuiller et sa fourchette. Mon oncle avait perdu cette coutume au régiment, et moi à la ville. La Mondine, elle, avait l'habitude de manger debout en se promenant avec son assiette, allant de la table au foyer. Une habitude bien conservée, par exemple, c'est celle du chabrol; chacun de nous avala sa pleine assiette de vin.
J'étais bien de goût de manger, ce voyage à cheval m'avait creusé, et puis en ce temps-là, je n'avais pas besoin de ça. Après avoir mangé la moitié de l'aile de dinde, je pris une pleine assiette de haricots bien arrosés avec de l'huile de noix. Tout le monde me regardait faire avec plaisir.
—Bien manger, dit Gustou, c'est signe de bonne conscience et de bon estomac.
Tandis que nous étions à table, la Finette tournait autour de nous, attrapant un morceau de l'un, un morceau de l'autre, et mon oncle lui fit donner le reste de la soupe, car il n'aimait pas à voir pâtir les bêtes autour de lui.
Après souper, Gustou prit la lanterne pour aller soigner nos montures, et mon oncle alluma sa pipe.
—Puisque nous faisons la noce, dit-il, donne-nous un peu de pineau, Mondine.
Et nous nous mîmes à boire, en parlant de choses et d'autres.
—La demoiselle m'a bien parlé de toi l'autre jour, tu sais, Hélie, me dit la vieille servante.
—Il te faudra aller la voir, cette pauvre demoiselle Ponsie, ajouta mon oncle.
—Bien sûr, répondis-je en demandant de ses nouvelles.
—Elle est toujours brave et bonne, dit la Mondine, et point méprisante pour le pauvre monde. On pourrait chercher à vingt lieues à la ronde, pour trouver une demoiselle qui la vaille.
—Et avec ça, dit mon oncle, elle reste à la pendille.
—Ça veut dire que les messieurs de par ici sont bien bêtes, repartit la vieille: une demoiselle comme ça!
—C'est que vois-tu, il leur faut de l'argent avec la fille, et il n'y en a guère à Puygolfier.
—Les hommes ne valent pas cher! que veux-tu que je te dise, Sicaire.
—Tu veux dire les messieurs, hé Mondine!
—Oh! je ne parle pas pour toi. Je t'ai assez porté sur mes bras pour te connaître. Je sais bien que tu ne regarderais pas à l'argent, tant qu'à la convenance. D'ailleurs, les Nogaret n'ont jamais été avares; de tout temps, ils ont été de braves gens. Ton grand-père, celui du temps de la grande Révolution, n'était pas des plus tendres, mais c'était un homme franc, juste et courageux comme on n'en voit guère. Ton père et tes oncles étaient bons comme du pain de fleur de farine. Le père d'Hélie, le pauvre, ressemblait au grand-père, mais il avait avec ça, la bonté de son père en plus.
Lorsque Gustou remonta, il posa sa lanterne sur la table, but une goutte de pineau et s'en fut se coucher dans sa chambre au moulin. Nous en fîmes autant bientôt; la Mondine avait mis des draps à un des lits de la grande chambre, et lorsque je fus couché, elle vint me border dans les couvertures, comme lorsque j'étais petit, puis s'en alla après avoir fermé les courtines.
Je m'éveillai le lendemain à la pointe du jour. Des hirondelles faisaient leur petit ramage du réveil, et portant mes yeux en haut, je vis le nid attaché à une solive et les hirondelles sur le bord, prêtes à sortir. Juste au-dessous du nid, la Mondine avait mis un paillasson plein de sable pour la propreté. Les deux bestioles, après avoir jasé assez, s'envolèrent par un carreau cassé.
J'étais dans cet état de bien-être qu'on sent lorsqu'on a l'esprit tranquille, et le corps bien reposé. Le bruit des eaux qui passaient sur l'écluse, me berçait doucement, et je me laissai aller à des rêveries d'autrefois.
Je me revoyais petit enfant de cinq ou six ans, jouant au-dessous du moulin sur le bord de l'eau, et faisant dans le sable de petits lacs où je mettais des gardèches, ou quelqu'autre fretin que j'attrapais avec un crible. Couché sur le ventre je les regardais aller et venir tout étonnées de se voir enfermées.
Une fois la demoiselle Ponsie vint me chercher là. C'était alors une belle fille de seize ans, qui mordait dans mes joues rouges comme dans une pomme. Qu'elle était jolie avec son grand chapeau de paille fine, et sa figure rose encadrée de grappes de cheveux blonds annelés! Elle était venue faire laver la lessive, et comme c'était l'heure du mérenda, elle voulait me faire manger des crêpes. La charrette qui avait porté le linge était là-bas le long du pré du moulin, et, sur les haies, le linge blanc séchait avec une bonne odeur d'eau de rivière. A l'ombre des peupliers, la servante de Puygolfier avait posé son lourd panier et sa grande pinte, et les lavandières étaient assises sur l'herbe. Ha! les bonnes crêpes que c'était, et comme la demoiselle savait les replier joliment, après avoir épandu dessus de bon miel jaune qu'on prenait avec une cuiller dans un petit pot.
Après m'être bourré de crêpes, je m'endormis à l'ombre, et la demoiselle me mit sur la figure son voile vert, pour me garder des mouches.
Une autre fois, j'étais à cheval sur le mur de la cour, regardant dans le chemin, lorsque je la vis venir sur sa bourrique. Je m'encourus à son avance, et elle me fit grimper sur la pierre montoire du moulin et me prit en croupe, après avoir fait dire à chez nous, par Gustou, de ne pas s'inquiéter de moi. Nous voilà partis pour le Bois-du-Chat, à ramasser des marrons. A la montée des termes, elle descendait pour soulager la bourrique, et alors je passais devant et je tenais la bride, tout fier comme si c'eût été une chose difficile.
Dans le bissac attaché au panneau de la bourrique, il y avait des affaires pour la vieille Jeannillotte qui demeurait dans une cabane en plein bois de châtaigniers. C'était une bien pauvre demeure: les murs étaient moitié en bois, moitié en pierres et elle était couverte de ces genêts sauvages dont on fait les balais chez nous. Le foyer avait pour chenets deux pierres, et il était éclairé par le jour qui venait de la cheminée, tant elle était basse. Dans un coin, un vieux châlit piqué des vers, avec une paillasse bourrée de paille d'avoine et un méchant couvre-pieds tout rapetassé. Sous la table, une oulle pour les châtaignes, et une petite marmite de fonte où la vieille faisait rarement de la soupe. La table était faite avec des planches clouées sur des piquets. Dessus, deux ou trois assiettes, une soupière ébréchée en terre brune, une cuiller de fer et une cruche à l'eau, petite, car la vieille n'était pas forte, et la fontaine était loin. Et puis, avec un petit pilo de bois mort dans un coin, c'était tout. Quand on levait la tête on voyait le toit de balais. Sous la porte on aurait passé la main. Dans les nuits d'hiver, les loups qui hurlaient par les bois et trottaient sur les chemins, venaient fourrer leur nez sous la porte et reniflaient en grognant.
C'est là que vivait la vieille Jeannillotte, au grand regret de la demoiselle qui avait toujours peur qu'il ne lui arrivât malheur, de façon ou d'autre. Elle avait bien voulu la faire entrer à l'hospice d'Excideuil, mais la vieille ne voulait pas entendre parler de ça, ni même de venir demeurer dans le bourg.
Les gens de par chez nous la croyaient sorcière, et pas un n'eût voulu la rencontrer le matin en allant à la foire, sûrs que, s'ils achetaient une paire de veaux, ils se seraient écornés, ou, s'ils ramenaient des brebis, elles auraient eu le tournis. Et ce n'était pas seulement les paysans qui la fuyaient. Quand M. Silain, le père de la demoiselle, allait à la chasse et qu'il l'apercevait sur la porte de sa cabane, ou dans les châtaigniers, cherchant du bois mort ou des châtaignes, il désarmait son fusil, cornait ses chiens et s'en retournait à Puygolfier, où il ne faisait pas bon autour de lui ce jour-là.
Mais la demoiselle Ponsie n'avait peur de rien elle, et nous fîmes notre entrée chez la vieille après avoir attaché la bourrique à un arbre. La soi-disant sorcière, assise sur un petit banc, sommeillait dans la queyrio, autrement dit le coin du feu, les coudes sur ses genoux, la tête penchée dans ses mains, pliée en deux. La demoiselle tira du bissac et posa sur la table, un pain blanc, une bouteille de vin, un poulet, de la bonne cassonnade, des fromages de chèvre et un verre. La vieille oyant quelque bruit, tourna la tête sans la relever, et ne dit mot. Puis la demoiselle la fit manger, lui sucra du vin et la fit boire, et alors la vieille Jeannillotte se redressa un peu et commença à parler un brin, remerciant de son mieux: que le bon Dieu et la sainte bonne Vierge vous fassent heureuse, demoiselle!
Elle but encore un petit coup, et ça la remit tout à fait, et elle se mit à babiller. Elle parlait de sa jeunesse: c'était du temps du grand-père de M. Silain, qui avait un habit rouge, une perruque blanche, une épée à poignée d'or et un chapeau à trois cornes qu'il mettait souvent sous le bras. Ah! celui-là ne se détournait pas d'elle comme le M. de Puygolfier d'aujourd'hui. Quand il allait chasser, et qu'il la rencontrait dans les bois, jeune pastourelle gardant ses brebis, il lui prenait le babignou, comme elle disait pour le menton, et des fois l'embrassait. Puis ses souvenirs se brouillant, elle confondait avec les histoires ouïes dans sa jeunesse. Voilà, les Anglais étaient arrivés venant d'Auberoche, et ils avaient tout brûlé à Puygolfier, et le seigneur était parti après les Anglais qui allaient au château des Chabannes qu'ils brûlèrent aussi. Dans toutes ces affaires le seigneur avait été tué... Que le bon Dieu le garde dans son saint paradis! disait-elle en joignant les mains.
Au sortir de là, nous fûmes au Bois-du-Chat, ramasser des marrons, et comme nous avions emporté de chez la vieille, une braise avec de la cendre dans un vieux sabot, nous allumâmes du feu pour faire griller des marrons sous les charbons. Ah, que c'était bon de manger comme ça dans les bois!
Le bissac bondé de marrons fut attaché sur la bourrique et nous redescendîmes vers le moulin. Ma grand'mère remercia bien la demoiselle de m'avoir emmené; mais elle se mit à rire, m'embrassa encore, remonta sur sa bourrique et s'en fut vers Puygolfier.
Une autre fois encore... mais à ce moment mon oncle entra dans la chambre: Allons! allons! mon vieux, le soleil est levé depuis un moment; saute du lit. Il me faut aller du côté de Verdeney parler à un couvreur pour faire repasser le toit du moulin; ça te promènera.
Après avoir cassé une croûte, et bu un verre de vin gris, mon oncle prit son fusil en cas de bonne rencontre, et je le suivis.
A deux cents pas du moulin il y avait une drole d'une douzaine d'années, qui touchait un troupeau de brebis.
—Tiens, Nancy, dit mon oncle, ça tombe bien, te voilà ta foire. Et il lui donna les bagues de la Saint-Mémoire.
—Grand merci, notre Monsieur, dit la petite.
—Tu mènes tes brebis dans les raisses, ajouta mon oncle; donne-toi garde de les laisser entrer dans la coupe jeune.
Cette petite me fit impression par sa figure calme et sérieuse. Sous son bonnet d'indienne, devenu trop petit, d'épais cheveux noirs sortaient de partout. Ses sourcils étaient bien recourbés, et, sous de longs cils noirs, ses yeux gris bleu avaient une assurance tranquille qui m'étonnait, car les drolettes de chez nous étaient nices en ce temps, et n'osaient regarder les gens.
—C'est la petite bâtarde de chez le bordier, dit mon oncle.
—Je ne l'aurais pas reconnue.
—C'est qu'elle a grandi et s'est bien faite; et avec ça plus de raison et de sagesse que bien des filles de vingt ans. Ça aurait été dommage de laisser cette drole sans lui faire apprendre quelque chose. Mais j'ai eu bien du mal à obliger Jardon à la laisser aller ces hivers chez la vieille demoiselle Vergnolle. Elle n'y a pas appris grand'chose, car la pauvre fille ne peut enseigner que ce qu'elle sait, et elle n'en sait pas long. Ça m'a couté six écus, mais je ne les plains pas; aujourd'hui la Nancy sait lire, écrire et compter un peu. Il faut dire aussi que la demoiselle Ponsie lui montre quelquefois, et lui a prêté des livres de classe, moyennant quoi elle a étudié un peu par-ci par-là, en gardant ses moutons, ou le soir à la veillée.
Arrivé à Verdeney, mon oncle s'entendit avec le couvreur, et nous fûmes revenus pour manger la soupe.
Après déjeuner, Gustou chargea des sacs sur une mule et sur la jument; mon oncle prit son fouet, et partit pour rendre de la farine aux pratiques.
—Donne-moi la clef? lui dis-je.
La clef, point d'autre explication; mais il savait ce que je demandais. Il tira une clef de sa poche.
—Tiens, et ne dérange rien.
Là-dessus il fit claquer deux ou trois fois son fouet, et suivit ses bêtes.
Notre moulin était planté sur la rivière comme un pont. En le traversant, on allait, du bord, à l'îlot formé par le trop plein des eaux du goulet, autrement dit du bief, qui passaient sur l'écluse, et faisaient un bras de rivière qui allait à deux cents pas en aval rejoindre les eaux qui faisaient tourner les meules. De l'îlot, on passait sur l'autre rive, par un gué longé de grosses pierres que les piétons enjambaient tandis que leurs bêtes, quand ils en avaient, suivaient le gué.
A l'entrée du moulin était un espace libre, où on attachait les bêtes qui venaient porter le blé à moudre. A l'autre bout, c'était le pressoir pour l'huile; entre deux, les meules. Au-dessus, il y avait deux chambres où on montait par un escalier de bois. L'une était celle de Gustou, l'autre était à mon oncle, et c'est là qu'il serrait ses affaires et montait de temps en temps quand il avait un moment.
Avant d'entrer au moulin, Gustou me fit voir sur la clef de voûte de la porte ronde une raie qu'il avait faite au ciseau. C'était la marque de l'inondation de l'année d'avant. Les eaux avaient monté jusque-là, dans la nuit du 16 au 17 janvier 1843, et tout le moulin avait été inondé. Ce n'était pas chez nous seulement qu'il y avait eu de grandes crûes; notre nouvelle route de Périgueux à Saint-Yrieix, avait été tout abîmée, et les eaux avaient emporté le pont d'Eymet et celui de Mussidan.
Quand Gustou m'eut bien raconté tout ça, avec force explications sur les dégâts que le moulin avait eus, et toujours avec sa manière lente et tranquille qui me faisait bouillir, je montai vivement l'escalier, et je crois bien qu'il parlait encore tandis que je mettais la clef dans la serrure.
Pour sûr, la recommandation de mon oncle était bien inutile, car rien n'était rangé dans la chambre. Dans un coin était le lit à quenouilles avec des rideaux rouges à grands ramages, où mon oncle couchait quelquefois, s'il y avait du monde à la maison. Mais en ce moment il y avait sur le couvre-pieds des pelotons de fil à faire le filet. Contre le mur, un grand vieux cabinet à colonnes et à quatre portes taillées en pointes de diamant; à l'opposé, une grande table où étaient éparpillés de vieux livres à tranches rouges ou bariolées. Dans une grande écritoire de faïence à fleurs, étaient plantées des plumes d'oie venant de l'aile de nos bêtes. Dans un coin, le lourd fusil à pierre avec lequel l'aïeul avait fait les campagnes de la République. Aux murs, un shako moins ancien, large du haut, avec un grand pompon jaune, un havresac poilu et des vieilles images attachées avec des clous à ferrer les souliers.
A côté de la table, étaient accrochées une peau de bouc et une sacoche à je ne sais combien de poches, brodée de fils de soie et couverte d'une peau de bête sauvage; mon oncle avait apporté ça d'Afrique. Ailleurs, de grandes gourdes accrochées à des clous, contenaient des graines, et, du côté de la fenêtre, un épervier tôt fini pendait d'une poutre du plafond.
Parmi les images clouées au mur, il y en avait une au-dessus de la table que j'aimais plus que les autres. Cette image représentait la Liberté, patronne des Français. C'était une jeune fille de seize à dix-sept ans, coiffée d'un bonnet ramené par devant avec une petite floque; elle avait une ceinture tricolore et un sabre pendu à un baudrier: qu'elle était jolie!
J'aimais cette chambre de passion étant enfant et jeune garçon, à cause de toutes ces choses, et surtout pour ces vieux livres où on trouvait des histoires si belles. Le haut du cabinet en était bondé. Dans le bas, partagé avec une étagère, il y avait, pêle-mêle, de vieilles ferrailles, des pierres à fusil, des cornes à mettre la poudre, d'anciennes fioles verdâtres, des grelots, des boutons de cuivre, des bouts de galons d'uniforme, un pistolet à pierre, un coudouflet à appeler les perdrix, des balles de calibre, des tabatières, des bésicles de corne, enfin tout ce bric-à-brac qui s'amasse dans les maisons où on ne jette rien. J'aimais à farfouiller dans toutes ces vieilleries, m'amusant avec. Je recherchais aussi les antiques histoires, les anciens almanachs. Oh! les Quatre fils d'Aymon, que l'on voyait sur la couverture montés tous quatre sur le cheval Bayard, que de fois je l'ai relu! Il y avait aussi un vieux Plutarque dont je ne pouvais me déprendre. Mon oncle y avait fait des marques avec des morceaux de papier, et moi je mangeais ces vies des hommes illustres. Lorsque j'étais encore enfant, j'étais plus curieux des faits que de l'enseignement qu'ils donnent, mais plus tard, ç'a été le contraire, en sorte que le peu que j'ai acquis de ce côté, je le dois à ce livre.
Il y avait encore une vieille Maison rustique, tout abîmée, où je cherchais principalement la manière d'attraper les oiseaux, et les affaires de chasse.
Mais il y avait aussi dans cette chambre un tableau comme aucun peintre n'en a fait. Quand j'eus achevé le tour de la chambre, je m'assis, un coude sur la table, pour le regarder. Par la fenêtre ouverte, on voyait le bief du moulin dans toute sa longueur de deux cent cinquante à trois cents toises. La rivière sort d'une gorge, bordée d'un côté par une étroite lisière de prés dominés par des coteaux boisés, et de l'autre, par un grand terme de rochers presque à pic sur l'eau et pleins d'ajoncs, de houx, de bruyères et de genêts sauvages que nous appelons des balais. Tout à la cime, de grands châtaigniers, venus là par hasard, se penchaient comme pour regarder dans la rivière. Au bord, de chaque côté, les vergnes, les aubiers retombaient sur les eaux tranquilles.
En quelques endroits, un peuplier miné par les crues s'inclinait aux trois quarts tombé, comme pour jeter un pont sur la rivière. Tous ces arbres penchés sur l'eau, se rejoignaient quasi des fois, ce qui, vu de loin, faisait comme une longue voûte de verdure. Le soleil passant à travers le feuillage, tremblotait à la surface de l'eau. Les demoiselles aux ailes bleues et vertes, voletaient çà et là, et se posaient sur les crêpes et les marguerites d'eau, où les hirondelles qui chassaient en rasant la rivière les attrapaient quelquefois; sur les bords, des iris dont les feuilles semblent des baïonnettes. De temps en temps, un cabot ou une perche montait à la surface happer une chenille ou une barbote chue des feuilles, et le cercle formé par le remous, allait s'agrandissant toujours et finissait par disparaître. Des fois, un martin pêcheur passait d'une rive à l'autre comme une flèche empennée de bleu, en jetant son petit cri aigu; ou bien un rat d'eau traversait la rivière en laissant derrière lui un long sillage. Dans le bois, on entendait le bruit sourd du pic sondant un arbre à coups de bec.
C'était une vue plaisante que celle-là, aussi je restai là, toute l'après-dînée, lisant et regardant, et je ne descendis que vers le soir, lorsque le fouet de mon oncle se fit entendre. Je ne m'en suis jamais fatigué, et encore aujourd'hui, quarante-cinq ans après, de la vieille table où j'écris ceci, je pose souvent la plume dans l'écritoire pour regarder.
Voici un an, que les dimanches je m'amuse à coucher par écrit ces histoires de jadis, et j'ai vu ce tableau changer plusieurs fois.
Au printemps rien n'est encore formé; les bourgeons ne sont pas développés, la verdure est claire, l'herbe des prés commence à pointer; c'est le temps où les droles font des chalumeaux avec des branches de saule: sève, sève... c'est le renouveau de la terre; les oiseaux dans le taillis prochain, babillent et font l'amour, et on entend au loin le coucou chanter dans les bois.
Dans ce moment où j'écris, en novembre, les feuilles jaunissent et tombent. Dans les taillis, le feuillage couleur de tan du chêne se mêle aux feuilles jaunes du châtaignier et aux feuilles grisâtres des noisetiers, tandis que par places les cerisiers sauvages piquent sur ce fond leurs belles couleurs rouges. Toutes ces couleurs se nuancent selon l'âge ou la vigueur des arbres, pour se fondre vues de loin, dans ces belles teintes des bois à l'automne. Seuls les peupliers déjà dépouillés dressent tristement sur les bords de l'eau, leurs cimes pointues au-dessus des vergnes et des saules. Quelquefois une pluie serrée tombe lourdement sur l'eau comme des balles de plomb, et c'est triste. Mais en ces beaux jours de la Saint-Martin, où nous sommes, la rivière charrie lentement les feuilles mortes; elle fume, et cette brume fine se répand dans la gorge, amortissant encore les derniers rayons d'un pâle soleil qui se meurt pour renaître à la Noël.
L'hiver c'est encore autre chose: plus une feuille aux arbres; les prés sont morts, grisâtres et tristes; la terre est durcie par la gelée; les herbes folles et les grands chardons desséchés sont blancs de givre, et le long des rives dans les petits creux où l'eau dort, la glace est prise. En haut des rochers, les squelettes noircis des grands châtaigniers se dressent immobiles sur le ciel couleur de plomb. Tout est endormi et repose; pourtant dans le terme, les ajoncs vivaces au milieu des bruyères grises et des fougères séchées, éclairent leur verdure terne de quelques fleurs jaunes, et les houx aux feuilles luisantes montrent leurs belles grappes de graines rouges. Lorsqu'il gèle fort, on voit quelquefois tout là-bas, dans le fond du goulet, une troupe de canards sauvages qui cherchent leur manger, tandis que dans l'air monte lentement la fumée lourde de quelque feu de bergères, et que plus haut passent en couahnant des bandes de graules.
J'ai entendu quelquefois des gens de la ville dire: oui, la campagne, c'est joli l'été et pendant les vacances, mais l'hiver, c'est bien triste.
Hé bien, moi, je l'aime en tout temps la campagne; lorsqu'elle commence à s'éveiller, lorsqu'elle porte les blés mûrs, lorsqu'elle décline comme un malade qui s'en va, lorsqu'elle est morte l'hiver. Quelquefois de la cime des coteaux au-dessus de chez nous, je regarde une grande étendue de pays couverte de neige, jusque vers Saint-Raphaël. Plus rien: les gens sont chez eux au coin du feu, les bestiaux à l'étable, et les oiseaux des bois à l'abri sous les mères branches des arbres; plus rien, si ce n'est de temps en temps une pétée au loin qui rappelle aux soldats de l'hiver de 1870, les coups de fusil des avant-postes... Revenons au moulin.
J'ai oublié de dire jusqu'ici, que cette année-là, 1844, le 26 mai était tombé un dimanche, de manière que la foire avait été repoussée au lundi et mardi. Je ne parle pas du troisième jour qui, dès cette époque, n'était guère plus rien pour le commerce; on y voyait plus de gens faisant la noce que des affaires.
Le surlendemain de ma venue au Frau était donc un jeudi, jour de marché à Excideuil, et mon oncle y ayant des affaires, j'y fus avec lui.
Pour dire la vérité, je ne m'amusai pas beaucoup ce jour-là. Je fis souvent, en suivant mon oncle, le chemin du foirail au minage, et du minage à la place des cochons, où il fallut en acheter deux que Jardon, le bordier, emmena. Nous passâmes je ne sais combien de fois dans la rue des Cordeliers, sans parler des entrées dans les cafés ou les auberges pour chercher quelqu'un à qui mon oncle avait affaire. De temps en temps, nous rencontrions des gens qui l'accostaient, lui secouaient la main, et après les informations sur la santé: Comment ça va? et chez toi? disaient en me regardant: Qui est ce drole?
Sur la réponse de mon oncle, ils se mettaient alors à parler des affaires de la politique, et de ce qui se passait. Et ma foi on ne disait pas de bien des gens qui étaient à Paris à la tête. Les principales choses dont on se plaignait, c'était que le sel était trop cher et les impôts mal répartis. La loi nouvelle sur les patentes faisait crier les gens de métier ou de commerce qui payaient cet impôt. Mais tous et un chacun se révoltaient de bien travailler, de payer les tailles, les prestations des chemins, les patentes et tout, et de n'être rien, vu qu'il n'y avait d'électeurs que ceux qui en payaient jusqu'à deux cents francs, ce qui était beaucoup en ce temps. On se vengeait de ça, en brocardant sur quelques-uns du pays, qui avaient plus de terres que d'esprit et de bon sens. On ne disait pas guère de bien de nos députés non plus. Comme il était du pays, que c'était un général, et qu'il faisait beaucoup travailler à la Durantie, on ne parlait pas du maréchal Bugeaud, mais les autres députés étaient mal arrangés. Lorsque mon oncle disait qu'il y avait une nouvelle loi pour empêcher de chasser sans payer vingt-cinq francs, et un tas de règlements qui n'en finissaient plus pour tuer un lièvre, alors les gens juraient, et ne se gênaient pas pour traiter de canailles, de gueux, tous les messieurs qui voulaient rétablir à leur profit les anciens droits des nobles, au moyen de l'argent. Il y avait surtout un homme de Cubas qui se mit fort en colère. Il disait qu'il faudrait recommencer la Révolution, parce que les bourgeois et les nobles s'entendaient pour remettre le peuple à ce qu'il était autrefois; et il assurait que dans son endroit, tout le monde était de cet avis.
—Tant mieux! faisait mon oncle, et que tout le département et toute la France puissent penser ainsi!
C'a toujours été un grand sujet de mécontentement que cette loi sur la chasse. Chez nous, tout le monde a son fusil au-dessus de la cheminée, et celui qui s'en va couper de la bruyère, ou abattre un arbre dans les bois, ou faire le tour de son bien, emporte son fusil avec lui. Les charbonniers qui travaillent pour les forges, ont le leur dans leur cabane, et les mineurs qui cherchent le minerai, le cachent dans le creux d'un châtaignier. Dans les foires et les marchés, on ne voit que gens avec leur fusil. Aussi cette loi faite par les bourgeois, personne ne s'y trompait; tous nous autres paysans, nous comprenions bien, qu'elle était faite pour que nous ne chassions pas, nous qui nourrissons le gibier, afin que les messieurs pussent tirer plus de lièvres et de perdrix. Ce n'était pas tant pour l'argent qu'elle devait rapporter au gouvernement, que pour ça, qu'elle avait été faite. Aussi M. Chavoix qui nous connaissait bien, lorsque nous l'eûmes nommé représentant du peuple, il fit tout le possible pour la faire ôter, mais il y avait trop de gens intéressés à ce qu'elle restât, et il ne put jamais y arriver.
Tandis qu'on causait comme ça dans le foirail ou sur les places, lorsque les gendarmes venaient à passer, avec leur grand chapeau bordé, leurs habits à queue, leurs buffléteries jaunes croisées sur la poitrine on ne parlait pas haut, et on avait l'air de causer du prix du blé ou des cochons, ou de choses comme ça. Eux cependant n'avaient pas l'air commode avec leurs moustaches en brosse et leurs petits favoris, et je me donnai garde qu'ils nous regardaient beaucoup en passant, et principalement mon oncle. A cette époque, on ne voyait guère de gens barbus, surtout dans nos pays, et ceux qui avaient leur barbe étaient regardés, je ne sais pas pourquoi, comme des républicains, des pas grand'chose, des communistes, enfin des gens qu'il fallait surveiller. Mon oncle, barbu comme il l'était, passait pour un homme dangereux, à ce que j'ai su depuis. Mais ça, c'est des idées bêtes comme les gens s'en mettent quelquefois dans la tête. Roux-Fazillac, Elie Lacoste, Lamarque, Bouquier, et tous les autres conventionnels qui ont fait guillotiner Louis XVI, étaient bien rasés, et n'avaient pas tant seulement un poil aux joues, pas plus que ceux qui ont commencé la Révolution, Mirabeau et les autres. Ce n'est pas la barbe qui fait les révolutionnaires; mais à cette époque les gens en place croyaient ça.
Nous revînmes le soir avec quelques voisins. Tout en marchant, mon oncle leur parlait des affaires et leur disait qu'il fallait regarder plus loin que le clocher de son village, et s'intéresser à ce qui se passait en France. Ils trouvaient bien qu'il avait raison; mais voilà ils avaient peur, les pauvres gens: oui, ça peut sembler fort à ceux qui ont la vie et la liberté assurées; ils avaient peur des nobles, revenus aussi puissants que sous le roi d'avant; peur des curés qui faisaient la pluie et le beau temps dans nos campagnes; des notaires qui leur avaient fait prêter de l'argent; peur des maires aussi, qui représentaient le gouvernement, et des gros bourgeois qui vous faisaient des procès aux mauvaises têtes, comme ils les appelaient, et les ruinaient. Les métayers craignaient leurs maîtres; les journaliers, les propriétaires qui les occupaient; les artisans, les bourgeois qui les faisaient travailler: Faut bien du pain pour les droles, n'est-ce pas?
—Les pauvres seront toujours les pauvres! disaient-ils bonnement: que pourrions-nous faire? Nous ne sommes pas libres, nous ne votons pas, nous ne sommes rien, nous ne comptons que pour payer les tailles!
—Patience, cela viendra, disait mon oncle, Périgueux ne s'est pas bâti en un jour. Ceux qui travaillent, finiront par comprendre qu'ils sont les plus nombreux et les plus forts. Ce n'est pas les riches qui vous donnent le pain; c'est au contraire vous autres qui les nourrissez et les entretenez de tout. Que feraient-ils de leurs biens si vous ne les leur travailliez pas? Que produiraient leurs propriétés sans vous? des ronces, des chardons et du chiendent. Leurs revenus, ils les tirent de vos bras, n'est-ce pas? Le jour donc où les paysans ne travailleraient plus pour eux, que deviendraient-ils? ils crèveraient de faim. C'est le peuple qui fait tout marcher, vous entendez bien; qu'il se couche seulement comme un pauvre âne trop chargé, mal nourri, et tout s'arrête dans le pays.
Il ne faut pour ça que s'entendre. Quelque jour, je vous le dis, la terre sera au paysan. Nous autres nous ne le verrons pas, je crois bien, mais ceux qui viennent après nous, verront ça. En attendant, il faut prendre courage, se relever, se retourner quelquefois contre les gens méchants et durs. Ça ne sert de rien d'être craintif et soumis, au contraire: c'est sur le cheval qui tire le plus qu'on tape toujours. Rappelez-vous qu'une poule en colère fait fuir un chien, et ne craignez pas de résister à l'injustice, quoiqu'elle ait la force pour elle en ce moment.
Nous avancions en parlant ainsi, et la compagnie s'égrenait dans les villages. A Saint-Germain, deux nous donnèrent le bonsoir et restèrent. A la Maison-Rouge, un autre prit le chemin de Saint-Jory, et nous deux nous continuâmes le nôtre:
—Dire que nous en sommes là, cinquante ans après la Révolution! fit mon oncle quand nous fûmes seuls.
Le lendemain après dîner, je m'en fus vers Puygolfier, et, en chemin, je pensais à la demoiselle. Etant tout enfant, je l'aimais avec passion, et même quelque chose de plus, car j'avais pour elle une sorte d'adoration, tant elle était bonne, et belle plus qu'aucune femme que j'eusse vue. En suivant le chemin creux, pierreux et bordé de chênes qui contourne le flanc du terme, et où les roues des charrettes avaient fait des ornières dans le roc, voici que toutes mes innocentes admirations se ravivaient comme un feu dans les terres au souffle du vent.
Quand on était en haut, le chemin tournait en revenant un peu sur lui, et finissait à une allée de noyers d'une centaine de pas, au bout de laquelle on voyait, percée dans un fort mur de clôture de dix pieds, la grande porte charretière, accolée d'une autre petite porte ronde pour les piétons. De chaque côté, les murs étaient percés de meurtrières. Les portes, ferrées de gros clous à tête pointue, étaient coiffées d'un toit aigu d'ardoises mousseuses, dans la charpente duquel piaillaient les passereaux. Ce jour-là, au grand portail, était clouée, les ailes étendues, une dame-pigeonnière.
En entrant dans la cour, on voyait, à gauche, la maison du métayer, la grange, le cuvier, le fournil, le clédier, ou séchoir à châtaignes, et dans une autre petite cour entre deux bâtiments, le tect des cochons. En face, la terrasse bordait la cour et les bâtiments, et au milieu de la cour était un grand vieux marronnier, où la poulaille se juchait. A droite, contre le mur de clôture, les écuries et le chenil, et, après un espace vide, le long de la terrasse, le château dominant la plaine; petit château assez délabré, formé de bâtiments inégaux irrégulièrement assemblés autour d'une petite cour intérieure isolée de la grande. En entrant, on se trouvait en face d'une galerie soutenue par des arceaux de pierre. A gauche, la tour à toit pointu avec une girouette, qui contenait l'escalier. Sur la galerie s'ouvraient des portes, dont la première était celle de la cuisine, et la seconde celle du salon à manger.
La grande Mïette était là dans sa cuisine, qui s'exclama en me voyant, et se mit à me faire des questions sur ma santé, mon arrivée et le reste. Mais j'étais pressé, et lorsqu'elle m'eut dit que sa demoiselle était au salon qui repassait, j'y courus. La porte vitrée était ouverte et je la vis tout en blanc, cotillon et manteau de lit, et ses grappes de cheveux en boucles sur ses joues roses.
—Ho! c'est donc toi, mon petit! s'écria-t-elle; mais je m'étais déjà jeté dans ses bras comme je faisais étant enfant, et je l'embrassais. En sentant à travers le linge ses seins fermes sur ma poitrine, j'éprouvai une sensation qui me fit rougir, ce dont elle s'aperçut, sans doute, car elle se retira.
—Comme tu as grandi! dit-elle en riant; et ta moustache qui pousse, te voilà un homme! Tu es trop grand, maintenant, je ne t'embrasserai plus, tu me donnerais de la barbe!
Et moi je riais aussi, quoique pas trop content de ça, sans trop savoir pourquoi; seulement, je sentais qu'elle ne pouvait plus être avec moi, comme lorsque j'avais dix ans et elle vingt, et que, me menant pendu à son cotillon, j'embrassais sa main, ne pouvant me hausser jusqu'à elle.
Tout en causant, elle se remit à repasser des collerettes, des mouchoirs et des petites affaires de femmes, et m'interrogeait sur ceci, cela. Je fus tout fier de lui apprendre que j'allais entrer à la Préfecture, avec M. Masfrangeas. Dans ma sottise naïve, il me semblait que j'allais devenir un personnage. Lorsque la demoiselle me demanda pourquoi je ne restais pas avec mon oncle, pour lui aider et le remplacer plus tard, je lui répondis avec un petit air important, que M. Masfrangeas avait dit à ma mère, que je pourrais arriver à quelque chose dans l'administration.
—Et à quoi arriveras-tu? Masfrangeas a eu de la chance, tout le monde le dit; le voilà chef de bureau, c'est son bâton de maréchal. Si tu as autant de capacités et de chance que lui, tu y arriveras peut-être, après avoir gratté du papier pendant vingt-cinq ou trente ans, et avoir supporté les ennuis du métier, les caprices des chefs, les injustices des supérieurs. Vois-tu, mon petit, il te vaudrait mieux être tout bonnement meunier et vivre là, chez toi, libre et tranquille en travaillant.
C'était bien la vérité, mais je n'étais pas alors capable de comprendre ça. D'ailleurs, ma mère, à la persuasion de M. Masfrangeas, avait tourné de ce côté, tous les rêves d'avenir qu'elle faisait pour moi, comme font toutes les mères, et je ne pouvais bonnement guère penser autrement qu'elle, après avoir tant entendu vanter cette carrière, ni la contrarier, quand même j'aurais pensé autrement. Au reste, les quelques années que j'ai passées à la 3e division de la Préfecture ne m'ont pas été inutiles, car elles m'ont dégoûté pour toujours, de toute vie enfermée, malsaine, éloignée de la nature; elles m'ont appris les misères qui se cachent sous des apparences plus brillantes, et m'ont fait estimer à leur valeur, la santé, le grand air et la liberté. Combien de fois depuis, j'ai reconnu la grandissime vérité de ce dicton de mon oncle, que je translate ici de notre patois en français:
Maître de soi, maître chez soi; petite maison, grand cœur: voisin du bonheur.
Quand la demoiselle Ponsie eut fini de repasser, je lui aidai à monter dans sa chambre tout son linge qu'elle empilait sur mes bras étendus. C'était toujours sa petite chambre avec des boiseries peintes en blanc; ses rideaux de lit et de fenêtre, en ancienne toile à fleurs bleues; ses chaises à pieds contournés, et sa commode au ventre arrondi, avec des poignées de cuivre. Au-dessus de la cheminée, il y avait dans un cadre doré, une petite glace, et, plus haut, une peinture représentant un berger; non pas de ces bergers dépenaillés de chez nous, mais un berger en culotte rose et bien poudré, qui offrait à sa bergère deux tourterelles dans une cage.
Après que tout fut bien rangé dans les tiroirs, la demoiselle me fit monter au second, où personne ne couchait, et qui n'était même pas meublé. Dans une chambre tournée au nord, on mettait le fruit sur des couches de paille et sur des claies. Après avoir choisi quelques pommes, nous redescendîmes faire collation avec, et des fromages de chèvre au gros sel.
Quand ce fut fait: Si tu veux, me dit la demoiselle Ponsie, nous irons à Prémilhac: j'ai des affaires à porter à la femme de notre ancien métayer des Boiges. La pauvre a un petit enfançon nouveau-né, et pas de langes, pas de brassières, pas de bourrasses, rien, ils sont si pauvres! Je vais m'habiller, dis à la Mïette de mettre le panneau sur la bourrique.
Tandis qu'elle s'habillait, je renouvelai connaissance avec le salon à manger. Rien n'était changé: de chaque côté de la cheminée, de grands placards en noyer; au milieu, la table ronde massive à pieds tournés; autour, le long des murs tapissés d'un vieux papier imitant des boiseries, étaient rangées les chaises à dos façonné en forme de lyre. Au coin du foyer, un grand fauteuil à dos carré, recouvert d'une tapisserie assez fanée, où M. Silain, le père de la demoiselle, se reposait, après souper, d'une chasse fatigante. A l'autre bout du salon, en face de la cheminée, il y avait un grand buffet à dressoir, où se voyaient des restes d'un service d'ancienne porcelaine de Limoges, assiettes, plats, et des tasses à café en forme de gobelet, avec des filets d'or et des chiffres entrelacés.
Autour, étaient accrochées aux murs, dans des cadres à la dorure ternie, des gravures qui avaient fait le bonheur de mes premières années. Quand la demoiselle m'amenait au château, je les suivais une à une en montant sur les chaises pour mieux voir, et j'avais une réflexion pour chacune de ces images.
C'était d'abord un portrait en pied de Louis XVI, en manteau parsemé de fleurs de lys, et son bâton appuyé sur une table où était la couronne royale.
—Pourquoi, disais-je à la demoiselle, ce gros monsieur lève-t-il sa robe; c'est-il pour montrer sa belle culotte?
Et elle de rire.
En face, c'était Marie-Antoinette en robe de cour, la poitrine étalée, avec une haute coiffure qu'on aurait dit bâtie par un architecte, et qui ne devait pas passer aisément sous les portes.
Il y avait aussi le petit duc de Bordeaux en pantalon blanc, court, avec des souliers découverts à boucles, un petit justaucorps et une collerette. Il goûtait la soupe de l'ordinaire, dans la cuisine des hussards de la garde, à Fontainebleau. Derrière lui des généraux et des officiers, le chapeau sous le bras.
Comme le petit prince n'avait pas l'air d'y aller de bon cœur, je disais toujours:
—Il ne la trouve pas bonne, la soupe!
Puis c'était le duc d'Angoulême en général, arrivant sur le front des troupes pour passer une revue. Il était reçu par les généraux qui le saluaient tous ensemble, le chapeau au bout du bras demi tendu vers lui:
—Est-ce qu'ils lui demandent la charité? disais-je à la demoiselle.
Ils étaient curieux, ces généraux; ils se ressemblaient tous: ils avaient de grands nez droits, de petits favoris, pas de moustaches, et les cheveux frisottés ramenés sur le front.
Il y avait encore Henri IV à cheval, entrant à Paris; la prise du Trocadéro, où on ne voyait rien, rapport à la fumée; un portrait de feu Monseigneur de Lostanges, et quelques autres tableaux.
Sur la tablette de la cheminée, était toujours un gros chat sauvage empaillé, tué par M. Silain dans le bois que depuis on a appelé le Bois-du-Chat; au-dessus, était accroché un baromètre, que le Monsieur ne manquait pas de consulter en partant pour la chasse.
Mais de tout ça, ce qui m'amusait le plus, c'était un paravent curieux. Sur le papier de couleur claire, la défunte dame de Puygolfier et sa fille avaient collé partout des images découpées, qui n'étaient, pour la plupart, que des caricatures sur Louis-Philippe, sa famille et son gouvernement. Il faudrait une heure pour les mentionner toutes. Le roi des Français était toujours représenté avec une tête de poire! Il y avait une de ces images représentant un musée, où tous les tableaux, paysages, monuments, portraits, objets quelconques, ressemblaient à des poires; et parmi les messieurs qui regardent, en voici encore en tête de poire, avec un parapluie...
J'en étais là de ma revue, lorsque la demoiselle redescendit. Qu'elle était jolie avec sa collerette à pointes découpées, sa robe froncée avec une boucle dorée à la ceinture, des manches à gigot, et une jupe courte qui laissait voir le bas des jambes, où des rubans noirs s'entre-croisaient sur les bas blancs, pour tenir le petit soulier! Elle portait dans une couverture de berceau, tout plein de petites affaires d'enfant: drapes, maillots, brassières et des petits bonnets qu'elle mettait sur son poing pour me faire voir. Pauvre chère demoiselle! comme on voyait bien qu'elle avait fait tout ça avec affection, et qu'elle aurait été bien contente d'avoir à elle de petits enfançons à habiller. Elle avait pour lors vingt-six ans; elle aurait été une bonne mère; elle méritait d'être heureuse, mais le sort ne l'a pas voulu, et elle restait au crochet, ou à la pendille, comme disait mon oncle.
Toutes ces petites nippes furent bien pliées, et mises dans un grand cabas attaché au panneau de la bourrique, et après ça en croupe, la grande Mïette attacha encore un bissac plein de vivres. Quand tout fut prêt, la demoiselle noua un foulard sur sa tête, et nous voilà partis.
En sortant de la cour je demandai un peu tardivement des nouvelles de M. Silain.
—Ah! répondit la demoiselle, mon père est à chasser les loups à Jumilhac, avec des messieurs du Limousin; qui sait quand il reviendra.
Elle marchait, ou montait sur sa bête, suivant le chemin. Moi je tenais la bride, le long des grosses pierres, pour l'aider à monter, et ensuite j'allais derrière, touchant la bourrique avec une verge de châtaignier. Je ne me lassais point de la regarder, de l'admirer, avec ses petits frisons d'or dans le cou. Lorsqu'elle se tournait vers moi, je me baignais, il me semblait, dans ses beaux yeux bleus si bons. Quelquefois, je courais devant dans les taillis, pour écarter une branche qui pendait sur le chemin. Quelle belle journée! J'avais oublié le moulin, la Préfecture et tout: J'aurais voulu que Prémilhac fut aussi loin que Limoges.
Notre chemin était par la Boudelie et Magnac, mais nous prenions quelquefois des traverses. Au passage du ruisseau du Ravillou, ce fut le diable; la bourrique ne voulait pas passer.
—Descendez, dis-je à la demoiselle; quand vous ne serez plus sur la bourrique, je la ferai bien passer de force, et après ça, je vous traverserai sur mes bras, vous ne vous mouillerez pas.
Elle se mit à rire en secouant la tête:
—Nenni, tu me jetterais peut-être dans l'eau.
Je ne sais pourquoi, mais il me montait dans l'idée, une envie folle de la passer comme ça dans mes bras.
—N'ayez crainte, demoiselle, je suis fort, plus fort qu'il ne faut, vous ne risquez rien.
Mais elle ne voulut pas entendre à ça, et ayant inutilement essayé de la persuader, je mis mon mouchoir sur les yeux de la bourrique, et je la poussai dans le ruisseau que je lui fis traverser en reculant, la demoiselle toujours dessus et riant.
Nous arrivâmes enfin dans cet ancien village de Prémilhac, où on voit des restes d'anciennes constructions, des marques d'antiques murailles, que dans le pays on dit être l'ouvrage des Anglais. Ça n'est peut-être pas vrai, et il y en a qui disent que ces ruines viennent d'un ancien moustier bâti, il y a quinze cents ans, par un saint homme appelé Sulpice qui donna son nom à la paroisse dans laquelle était Prémilhac. Mais par chez nous, à entendre les gens, toutes les vieilles murailles, tous les anciens châteaux ont été bâtis par les Anglais, tant sont vivaces les souvenirs de la grande guerre de Cent ans.
L'accouchée était dans son lit, gardée par une vieille voisine, et son petit enfant à côté d'elle. Lorsqu'elle nous vit entrer, elle joignit les mains et s'écria: Oh! demoiselle! Elle n'en put dire plus long pour lors, mais ses yeux se mouillèrent.
Après les questions sur la santé, la demoiselle Ponsie prit le poupon qui était plié dans un mauvais morceau de drap tout percé, et l'habilla avec les affaires qu'elle avait apportées: et tout ce temps, elle le baisait et le rebaisait, puis comme il commençait à gimer un peu, elle le rendit à sa mère pour le faire téter.
Une poule toute plumée et vidée, fut tirée du bissac et donnée à la vieille, qui apprêta une marmite et la mit au feu pour faire de bon bouillon. Après ça, la demoiselle serra dans un mauvais cabinet une bonne miche blanche, du sucre, et deux bouteilles de vin vieux.
—Que vous êtes bonne, notre demoiselle! disait la pauvre femme dans son lit; que le bon Dieu et la sainte bonne Vierge vous le rendent! Je les prierai bien qu'ils vous fassent heureuse, comme vous le méritez!
—Oui, oui, ma pauvre Mariette, je vous en remercie bien, mais c'est peu de chose que tout ça.
—C'est bien quelque chose tout de même, notre demoiselle, et plus que nous ne méritons; mais ce qui vaut le plus de tout, c'est votre bonté d'avoir pensé à nous.
Le petit enfançon s'était endormi en tétant. La demoiselle l'embrassa encore, promit de revenir et nous repartîmes.
Il était déjà sur la brune lorsque nous fûmes à Puygolfier. Le souper fut vite prêt: une omelette à la vignette, et des bonnes rimottes de bouillie de maïs que la grande Mïette fricassa dans la poêle, là, devant nous. On ne faisait pas grande cuisine à Puygolfier, quand le monsieur n'y était pas. Je mangeai avec appétit et gaîté, et la demoiselle était heureuse, comme elle l'était toujours, après avoir fait du bien à quelqu'un.
Après souper, elle voulut me faire tâter de ses cerises à l'eau-de-vie. Et pour faire comme autrefois, lorsque j'étais tout petit, elle me les présentait comme on fait aux jeunes geais nouvellement dénichés, pour leur apprendre à manger. Elle riait de ce jeu qui m'amusait aussi, car en attrapant la cerise, je touchais quelquefois ses doigts de mes lèvres.
Sur le coup des neuf heures, je m'en redescendis au moulin bien content de ma journée.
Quel temps heureux! mes journées se passaient en paix et tranquillité, dans ce recoin perdu du Périgord, au milieu d'une nature paysanne et forte. Il me semblait que cette terre couverte pour lors de moissons, me communiquait sa vie.
Je me levais de bonne heure le matin, et j'allais lever les verveux ou les cordes posés le soir; ou bien, prenant le fusil de mon oncle, je m'en allais avec la Finette faire courir un lièvre. Cependant, je pensais toujours à la demoiselle Ponsie, et je cherchais toutes les occasions de retourner à Puygolfier, n'osant pas y aller de but en blanc, parce qu'il me semblait que tout le monde devinerait mes pensées. Je lui portais souvent du poisson qu'elle aimait beaucoup, lorsque j'avais pris quelque jolie perche au verveux, ou une truite en tirant l'épervier le soir au-dessous de l'écluse. D'autres fois, c'était une cordelette d'oiseaux, ou un bouquet de fraises des bois. J'étais attiré vers elle par une force à laquelle je ne cherchais pas à résister; pensant à elle, lorsque je ne la voyais pas, et avide de sa présence; la recherchant sans autre but que de la voir, de l'entendre, et d'être auprès d'elle. Je ne puis pas dire que j'étais amoureux, car je ne savais point au juste ce que c'était que l'amour; mais je trouvais un plaisir grand à être toujours occupé d'elle, à me faire sa chose par la pensée. Malgré les émotions que je ressentais quelquefois en sa présence, et le trouble que me donnait parfois un de ces désirs vagues, comme il en vient aux jeunes gens encore innocents, mes sentiments étaient ceux d'une respectueuse adoration. Je la trouvais la plus belle, la meilleure; elle était pour moi, la perfection même, et il me semblait qu'elle était d'une nature supérieure aux autres femmes. Le plus grand bonheur que je concevais, était de lui être utile et de me dévouer pour elle.
Cela dura une semaine ainsi; mais un jour en ouvrant le petit portail, j'entendis les chiens aboyer au chenil, et je connus par là que M. Silain était revenu. Il était là, en effet, planté près de la terrasse, les jambes écartées, les mains derrière le dos, regardant la plaine. Il se retourna en entendant les chiens, et je m'approchai pour le saluer avec un certain émoi, car outre qu'il m'avait toujours beaucoup imposé, je me figurais sottement qu'il allait deviner ce à quoi je pensais continuellement. Je ris maintenant de ma bêtise, car j'ai bien vu depuis que M. Silain ne pensait qu'à lui.
C'était bien toujours lui, vêtu d'un habit de chasse velours olive, avec des boutons de cuivre à têtes de loup et de sanglier, et d'un pantalon à pont-levis de même étoffe, de couleur grise. Avec ça, une casquette ronde en velours noir et des souliers à fortes semelles. Je ne lui ai jamais vu d'autre costume. Seulement lorsqu'il allait à cheval, il avait de grandes bottes au lieu de souliers, et l'hiver par le mauvais temps, il mettait un tablier en peau de bique qui lui donnait l'air d'un ours à cheval. Il était grand, et avait l'air de quelqu'un avec son nez recourbé, ses moustaches un peu rousses taillées en brosse, et ses petits favoris coupés carrément à la hauteur des oreilles. Il avait quelque chose de militaire dans sa manière d'être, et, en effet, il avait servi dans les gardes du corps de Charles X.
Il me reçut avec une rondeur joviale, selon son habitude avec les petits, les paysans, avec tous ceux qu'il regardait comme trop au-dessous de lui pour que ça tirât à conséquence. Mais avec les bourgeois, les gens du gouvernement, les messieurs, il était très raide, et éloignait toute espèce de ces familiarités que font naître souvent le voisinage, même entre gens de classes différentes. Lorsqu'il passait un acte pour vendre une terre, ou quelque bois, ce qui arrivait souvent, il ne manquait jamais de faire coucher tout du long dans l'acte, par le tabellion, comme il disait, ses noms, titres et qualités: Antoine Silain de Pons, vicomte de Puygolfier. Les soirs de chasse, à ce que contait un de ses voisins et camarades, après avoir bien bu et festoyé, il prétendait descendre d'un puîné d'une ancienne maison de Pons, illustre à ce qu'il paraît; mais ses amis ne faisaient qu'en rire.
Au demeurant, quoiqu'il fût égoïste, on ne peut pas dire qu'il fût un méchant homme. Avec ça, il faisait quelquefois des choses qui n'étaient pas de faire, par caprice ou par colère. Ses goûts n'étaient point luxueux: la vie large du petit noble campagnard lui suffisait. Pourvu qu'il eût une table bien servie, car il était gros mangeur et grand buveur, il se contentait des ressources du pays, buvait son vin à l'ordinaire et en extra s'arrangeait de vieux vin de Saint-Pantaly. Il mangeait sa volaille, chapons, canards, dindons; le gibier qu'il tuait, et le poisson, les légumes, les champignons et les truffes, qu'il avait pour ainsi parler sous la main. Les truffes surtout, car le puy qui, de dessous la terrasse, dévalait à la plaine, était couvert d'un bois de chênes clair-semés, où on en trouvait beaucoup. Avec cela, sa bonne jument limousine blanc-truité, sept ou neuf chiens courants, car en cette affaire, il avait la superstition des nombres impairs, et cela lui suffisait; pourvu, bien entendu, qu'il eût les goussets garnis quand il allait chasser au loin, soit à Jumilhac, soit dans le Limousin, soit dans la forêt de Born ou ailleurs. Il lui fallait aussi quelques louis pour aller faire ses petites tournées à Périgueux le mercredi, ou le jeudi à Excideuil et quelquefois le samedi à Thiviers.
Les ressources en nature de la terre de Puygolfier auraient été suffisantes pour lui assurer une bonne existence chez lui; mais c'était l'argent, c'était les écus pour le dehors, qu'il était difficile de trouver, car la plus grande part des revenus se mangeait sur place, et ce qu'on vendait de blé, de vin, ou le profit des bestiaux, passait à payer la taille et les réparations. Cependant, il lui en fallait pour solder les hôteliers, dans ses expéditions, sans compter que le soir après souper, ces messieurs faisaient une petite bête hombrée, assez chaude parfois à ce qu'on racontait.
Aussi, de temps en temps, M. Silain vendait quelque lopin de son bien, et avançait une coupe de bois, en sorte que ses revenus allaient en diminuant. Mais il ne s'en inquiétait guère; il était de cette race de bons vivants qui mangent bien, boivent sec, digèrent facilement, et, sans mauvaises intentions, font tranquillement le malheur de leurs proches, et ne s'en doutent même pas, loin d'avoir des remords, habitués qu'ils sont à tout rapporter à leur personne.
En me voyant grand et assez élancé, M. Silain me fit compliment sur ma poussée, et émit cette opinion que je ferais un beau lancier. Lorsque je lui dis que j allais entrer dans les bureaux de la Préfecture, il s'écria: Comment! tu veux te faire gratte-papier? bâti comme ça? Eh bien, mon garçon, je te conseille plutôt mille fois de te faire meunier, comme ton jacobin d'oncle!
Là-dessus, il rentra au château, prit son carnier et son fusil, siffla sa chienne couchante, et s'en fut. Moi j'allai rejoindre la demoiselle au grenier, où elle était pour lors, à ce que me dit la grande Mïette.
C'était un endroit curieux que ce grenier. Il y avait un pêle-mêle de meubles éclopés, de fauteuils défoncés, de tableaux crevés, de morceaux de vieilles tapisseries, d'objets de toute espèce, cassés ou hors d'usage, de vieilles hardes jetées sur des cordes tendues, de vieux coffres pleins l'un de débris de toute sorte, chiffons, ferraille, et l'autre bondé de papiers et de vieux parchemins.
La demoiselle Ponsie était au milieu de ce fouillis, cherchant un morceau de tapisserie assez bien conservé, pour recouvrir le grand fauteuil où M. Silain dormait le soir après souper. Je lui aidai à bouleverser et retourner toutes ces défroques qui sentaient le passé, et représentaient des modes défuntes et des usages perdus. Dans un coin, je retrouvai une ancienne coiffure militaire; une espèce de chapeau de fer, avec les bords en croissant, tout mangé par la rouille, qui avait jadis coiffé quelque piquier, du temps de nos guerres de religion. Je la mis sur ma tête, et la demoiselle me dit en riant:
—Tu aurais fait un joli petit parpaillot, du temps du capitaine Vivant.
Lorsqu'elle eut trouvé ce qu'elle cherchait, elle s'assit sur un vieux fauteuil et se mit à mesurer le morceau pour voir s'il y en aurait assez. Au milieu de toutes ces vieilleries, de tout ce bric-à-brac, sa jeunesse et sa fraîcheur semblaient comme une fleur venue sur un terreau noir, et ses cheveux avaient des reflets dorés qui éclairaient le grenier un peu sombre. Je restai là, à la regarder sans rien dire.
—Descendons, dit-elle en me réveillant.
L'après-dînée se passa pour elle en occupations diverses, mais la seule mienne était de me prêter à tout ce qu'elle voulait, soit qu'il s'agit de tenir son écheveau, ou de porter le panier à la grenaille pour aller donner aux pigeons. Elle me mena au verger où était le rucher, en me recommandant de ne pas courir, de ne pas faire de grands gestes, et de me tenir coi près d'elle. Les mouches à miel vinrent à notre rencontre, et, me voyant en sa compagnie, ne me firent rien, tant ces petites bêtes ont de la connaissance. Pour elle, elle les maniait sans crainte, les prenant sur ses mains au sortir de la ruche, et celles qui volaient, se posaient sur sa tête et sur ses épaules, comme des oiseaux apprivoisés.
Je m'en fus, ce jour-là, avant le retour de M. Silain, et je ne revins pas à Puygolfier le lendemain. Je m'en allai courir dans les bois, ruminant mes pensées, et de cette affaire-là, je manquai un lièvre que la Finette me ramenait au poste des Trois-Bornes.
Le jour suivant était un dimanche, et, comme ce jour-là je n'allais pas à Puygolfier, la demoiselle étant au bourg pour les offices, je voulus essayer de me revancher. A l'Angélus, je partis avec la Finette, mon fusil sur l'épaule, après avoir bu un coup. Le temps allait bien, c'était un plaisir; les dernières brumes de la nuit s'enlevaient dans les fonds, l'air était clair, la terre fraîche et point guère de rosée. En cheminant tout doucement tandis que la chienne donnait des coups de nez de çà, de là, cherchant une voie, dans les passages des haies, dans les cafourches, dans les coulées sous taillis, je respirais avec plaisir la fraîcheur du matin, et je reniflais les bonnes odeurs des bois faites des senteurs des feuilles mortes, de la mousse humide, de la bruyère, des champignons, du pipoulet. Pour retrouver mon lièvre de la veille, j'allai droit à une terre où je pensais qu'il devait avoir fait sa nuit. Je n'y étais que depuis un petit moment quand la chienne rencontra, et à la voir brandir la queue, je connus de suite que la voie était bonne. Pourtant elle eut assez de mal à débrouiller l'écheveau, mais lorsqu'elle eut trouvé la sortie, elle commença à s'en aller plus vite, tandis que sa queue venait lui battre les côtes. Elle rapprochait, et bientôt un premier coup de gueule dit que le lièvre était dans les alentours. Puis la voie s'échauffa; le lancer approchait. Tout d'un coup le lièvre lui part sous le nez, et voilà la Finette qui s'en va raide, donnant à pleine gueule, cognant après lui qui arpente de grands coteaux pour gagner de l'avance, afin d'avoir le temps de ruser, et d'embrouiller sa voie sur les chemins, et dans les friches pierreuses.
Une fois sur le terme, je n'entendis plus rien, la chienne était en défaut. A ce moment, le soleil montait lentement à l'horizon, comme une grande bassine de cuivre rouge bien écurée. J'attendis là ne migrant pas de la Finette, je savais qu'elle retrouverait la piste. En effet, au bout d'un moment, voici sa voix forte qui monte d'une grande combe du côté de Roulède. Lorsque je fus sûr de la randonnée du lièvre, je vis qu'il me fallait aller au poste du Châtaignier-du-guet. J'avais souvent accompagné mon oncle à la chasse, jeune, et je connaissais bien les postes. Lorsque je fus rendu au gros châtaignier planté à la cafourche de trois chemins sur une lande, j'attendis. Pendant que la chienne était dans les fonds, je n'entendais pas toujours sa voix, mais je savais qu'elle suivait, et lorsqu'elle passait sur un coteau, je l'entendais cogner à pleine gorge. Au bout d'une heure, voici venir là-bas mon lièvre dans un sentier. Il se plantait de temps en temps, se dressait sur son cul pour écouter la chienne et repartait. En approchant du carrefour, il s'allonge pour passer le découvert, mais quand il fut à vingt pas, mon coup de fusil lui fit faire la culbute. C'était mon premier lièvre et je m'en fus bien content, il pesait six livres un quart.
Le jour d'après, lorsque j'arrivai à Puygolfier avec un plat de brochetons sous l'herbe de mon panier, la jument de M. Silain était sellée et attachée par la bride dans la cour, près de la porte du château. Lui, il était dans ce qu'il appelait son cabinet. C'était le bas d'un petit pavillon, ou plutôt d'une tour carrée qui était en retour du corps de logis, et, du côté du dehors, enfermait la petite cour intérieure que la tour ronde de l'escalier closait du côté de la grande cour.
Il appelait ça son cabinet, parce qu'il y avait des livres, des papiers, des vieux journaux; mais au reste c'était là qu'il mettait toutes ses affaires. Ses pistolets d'arçon étaient accrochés au mur, à côté d'une épée. Les fusils de chasse étaient rangés à un râtelier; à un clou, pendait le carnier; à un autre, la bourse pour le furet et les grelots; sur la table étaient les accouples de ses chiens, la corne pour les appeler, sa poire à poudre, son sac à plomb, et une ancienne tabatière de corne ronde où il mettait les capsules pour son nouveau fusil. Tous ces objets étaient bien sous la main, on voyait qu'ils servaient souvent. Quant aux livres, M. Silain n'y touchait jamais, ça se connaissait de suite, car ils étaient pleins de poussière. Au reste, c'étaient les philosophes du siècle dernier, jadis choyés par la noblesse, et aujourd'hui honnis par elle. Il y avait: Voltaire, Diderot, et Rousseau, dont l'aïeul de M. Silain avait été si engoué, qu'après avoir lu l'Emile, il avait voulu faire apprendre la menuiserie à son fils; mais celui-ci avait préféré s'engager dans les dragons du marquis de Gontaut. Voyant cela, son père avait pris lui-même un état, en se mettant bravement à labourer sa réserve, ce qui l'avait rendu si populaire, qu'il était resté tranquillement chez lui pendant la Révolution.
Pour son petit-fils, M. Silain, il n'avait d'autre état que de chasser, et de mener une vie très active en ne faisant rien. Un noble de ses voisins, lui faisait passer des paquets de gazettes, mais il s'endormait en les lisant. A l'égard des livres, il ne les supportait que dans un cabinet de lecture de Périgueux, où il faisait quelquefois de longues pauses. Même encore, les mauvaises langues disaient que ce n'était pas pour les livres qu'il y allait, mais pour la dame du cabinet, jolie blonde devant laquelle les officiers passaient en retroussant leurs moustaches.
Que ce soit vrai ou non, M. Silain était alors dans son cabinet en train de mettre ses bottes.
—Ha! dit-il, te voilà, futur scribe! en attendant que tu grattes le papier de ce gueux de Philippe, tu vas m'aider à coupler les chiens; prends les couples, moi je prends mon fouet.
Les chiens hurlaient au chenil, sentant le départ. Une fois couplés, à la réserve d'un vieux sage chien, M. Silain les laissa aller de la cour du chenil dans la grande cour. Après ça il mit son fouet dans sa botte, détacha sa jument, l'enfourcha et partit pour la forêt de Lammary.
Où était donc la demoiselle Ponsie? Je ne l'avais pas vue. Ayant regardé dans le salon à manger, où elle se tenait d'habitude, puis dans le jardin, et ne la trouvant pas, je revins à la cuisine. A ma question, la grande Mïette répondit:
—Ah! la demoiselle est allée au bourg voir la nièce de M. le Curé.
Je redescendis au Frau tout déferré.
Le lendemain je la trouvai, mais il me sembla qu'elle était moins gaie que d'habitude. Presque toute l'après-dîner, elle se tint dans la petite cour à raccommoder du linge. Elle était assise sur une chaise, le long du mur, et appuyait ses pieds sur une autre chaise où était son linge. Sa fine tête et ses beaux cheveux, baignés de lumière, se détachaient en clair sur le vieux mur décrépi et tout écaillé. Qu'elle était jolie ainsi! Je dis toujours la même chose, mais c'est que de toutes les manières, je la trouvais belle. Je restai longtemps immobile à la regarder, répondant à ses questions, mais ne me souciant de rien, si ce n'est de jouir de sa présence.
Elle sentait mes regards attachés sur elle; c'était sans aucune mauvaise idée, je la regardais et l'admirais naïvement, mais cela la gênait sans doute, car elle me dit de lui lire quelque chose.
Je m'en fus dans le cabinet de M. Silain, et j'y pris un livre; c'était La Nouvelle Héloïse.
Je me mis à lire tout haut; mais ces lettres interminables, ce bavardage prétentieux, me fatiguèrent bientôt. Je l'avoue d'ailleurs, je ne comprenais rien à tout cet étalage de sentiments; tout cela me paraissait faux et artificiel, et partant ne m'intéressait point.
—Cela ne t'amuse guère, dit la demoiselle en souriant: laisse-le, va, en voilà assez.
J'allai replacer le livre et je revins. En même temps les sabots de la grande Mïette se faisaient entendre sous la galerie. Elle venait dire à la demoiselle que le métayer demandait à lui parler.
Sur cet avis je dis le bonsoir, et je m'en fus assez triste.
Le temps se passait cependant. Le surlendemain, chez Puyadou firent dire à mon oncle, par un homme qui venait au moulin faire moudre, que ma mère me mandait de rentrer; c'était le postillon de la voiture qui avait fait la commission.
J'allai donc bientôt à Puygolfier pour dire adieu à la demoiselle. C'était un samedi, M. Silain était allé au marché de Thiviers; je la trouvai seule dans la cour et je lui dis qu'il me fallait m'en retourner à Périgueux, et que cela me faisait grand deuil de ne plus la voir. Et à mesure que je lui expliquais tout naïvement que maintenant je regrettais de quitter le moulin, parce qu'à Périgueux je serais loin d'elle et que peut-être, quand je reviendrais, elle serait mariée; je me sentais prêt à pleurer.
—Pauvre enfant! dit-elle en me faisant asseoir près d'elle, n'aie crainte va, tu me retrouveras toujours; qui aurait soin de mon père si je n'y étais pas?
Et puis elle m'arraisonna, disant qu'il fallait bien prendre un état, et que puisque ça convenait à ma mère, il fallait entrer à la Préfecture et bien travailler; que d'ailleurs Périgueux n'était pas au bout du monde, et que je pourrais venir les jours de fête.
Cette espérance me consola un peu et alors je pris du courage pour le départ. Elle m'accompagna jusqu'au bout de l'allée de noyers, et quand nous fûmes là, elle m'embrassa sur les deux joues, comme si j'avais encore eu six ou sept ans, et s'en retourna lentement vers le château. Moi je descendais le chemin, la suivant des yeux. Au moment d'entrer dans la cour, elle se retourna: je levai ma casquette, elle me fit un signe d'adieu et la porte se referma.
Le lendemain mon oncle m'accompagna jusqu'à Savignac avec la jument. Tout en marchant, il me parla de ce que j'allais faire, et me dit que puisque c'était décidé, il fallait m'y mettre tout de bon et tâcher de faire quelque chose.
Moi, je lui dis que je ne tenais pas autrement à travailler à la Préfecture; mais que, puisque ma mère avait arrangé ça avec M. Masfrangeas, il me fallait bien y aller. J'ajoutai que j'aurais autant aimé rester au Frau avec lui maintenant.
—Plus tard, nous verrons, dit-il; mais en attendant il te faut contenter ta mère; la pauvre femme n'a plus que toi.
Le long du chemin, il me coupa un joli bâton dans une haie et il cheminait, l'arrangeant, tandis que j'étais sur la jument pour ménager un peu mes jambes.
Nous nous arrêtâmes au Cheval-Blanc, pour boire un coup. Quand ce fut fait, je pris mon petit paquet, mon bâton, et l'oncle vint me faire la conduite jusqu'à la sortie du bourg.
—Tu sais, mon fils, me dit-il en m'embrassant, si tu t'ennuyais trop, trop, là-bas, fais-le-moi savoir. Au Frau, tu seras toujours chez toi. Allons, adieu, porte-toi bien, et bonjour à ta mère.
Je marchais bien en ce temps, et je ne mis guère que trois heures, pour faire les cinq lieues qu'on compte de Savignac à Périgueux.
Ma mère fut bien contente de me voir. M. Masfrangeas était venu dans la journée, et lui avait dit de m'envoyer le lendemain. Pendant que j'étais au Frau, la pauvre femme avait préparé toutes mes affaires: ayant soupé, je me couchai et après avoir un peu pensé à la nouvelle vie qui m'attendait, je m'endormis.
Le lendemain, mieux habillé que de coutume, je passai chercher M. Masfrangeas et nous voilà partis pour la Préfecture.
La Préfecture! ce nom m'imposait, mais je fus bien vite rassuré, car en entrant dans le bureau j'en eus de suite une idée assez piètre. Ce bureau était une grande pièce sale, enfumée, avec des casiers montant jusqu'au plafond jauni et crevassé. Tous ces casiers étaient bourrés de cartons et de papiers, qui répandaient cette odeur particulière aux vieilles paperasses, odeur désagréable à laquelle je n'ai jamais pu m'habituer. Il y avait trois employés déjà arrivés: deux jeunes, et un vieux qui avait des manches de cotonnade noire par-dessus celles de son paletot. M. Masfrangeas me mit à une table où il n'y avait personne, et dit au vieux employé ce qu'il fallait me donner à faire. Celui-ci apporta des états pleins de colonnes de chiffres, qu'il s'agissait de copier. Après m'avoir fait donner devant lui toutes les explications nécessaires et m'avoir recommandé au vieux, M. Masfrangeas s'en alla dans son bureau qui communiquait avec celui-ci.
Lorsque la porte fut refermée, les deux jeunes gens vinrent près de moi, et me firent diverses questions auxquelles je répondis de mon mieux. Ils ne me laissèrent pas ignorer que la Préfecture était une sale boîte où il n'y avait rien à espérer pour un jeune homme. Sur ces entrefaites arriva un autre employé qui parut enchanté de la venue d'un surnuméraire, qui le déchargeait sans doute un peu du travail qui l'accablait. Il se mit à sa place et sembla travailler avec ardeur. Le vieux se nommait Serr, et il était sous-chef de bureau, mais c'était le dernier arrivé, M. Gignac, gros brun, prétentieux et beau parleur, qui donnait le ton, et recueillait des deux expéditionnaires, la considération due au sous-chef, auquel il n'en restait plus. Ce brave et digne homme méprisait ces jeunes gens auquel il servait de plastron, et ne paraissait pas s'apercevoir des sottes plaisanteries qu'ils lui faisaient. Ces Messieurs avaient trouvé joli de rechercher les mots dont la première syllabe avait la même consonnance que le nom du sous-chef. L'un commençait: Ser-pent, l'autre répondait: Ser-ment, le troisième ajoutait: Ser-gent, et cela continuait comme ça longtemps entre les trois complices: Serre-tête, Serre-file, Ser-pette, Ser-fouette, Ser-vante, Ser-vice, etc. Et ils imaginaient des farces bêtes dans le genre de celles-ci: M. Serr, sortant de sa serre, avec un serre-tête sur sa cer-velle, trouva un cerf-volant qui l'amusa, et un ser-pent qui l'effraya. Il appela un ser-gent qui fit le ser-ment de s'avancerr, et de pas-ser son coupe-choux au travers du reptile...
Quelquefois, lorsque ça durait un peu trop, le vieux M. Serr levait les épaules et disait tout haut, sans cesser son travail: tas de crétins!
Mais ce jour-là, ce fut moi qui servis d'amusement à ces messieurs. Le sous-chef étant sorti, M. Gignac s'écria tout à coup qu'il n'avait plus de guillemets et me dit: Jeune homme, allez donc à la 1re division, chercher la boîte à guillemets; c'est là au bout du corridor, la porte à gauche. Je soupçonnais bien quelque farce, mais ne sachant trop, j'y allai. A la 1re division un monsieur très sérieux, avec une calotte grecque soutachée, me répondit gravement que la boite était à la 2e division. J'allai à la 2e, où on me dit qu'elle était au greffe du Conseil de Préfecture qui venait de l'envoyer quérir. Je finis par comprendre, et je revins me mettre à mon travail.
—Hé bien, fit M. Gignac, et cette boite?
—Allez la chercher, répondis-je sans me déranger.
Derrière les pupitres, on entendait les rires étouffés des deux expéditionnaires.
Quelle différence avec le Frau! Etre enfermé dans cette sale boîte, comme disaient les jeunes gens, moi qui étais si libre là-bas! Des fenêtres, on voyait les toits en tuiles creuses, des vieilles masures étagées sur les pentes de l'antique Puy-de-Saint-Front, pleins de tessons de pots et de bouteilles, de sales chiffons, de vieilles savates, et où errait parfois un chat maigre et hérissé. Ah! ce n'était plus la vue du bief du moulin qu'on avait de la chambre de mon oncle. Et quelle odeur dans ce bureau! C'était comme un relent de vieux papiers qui prenait à la gorge, mélange de poussière et de pâtes aigries. Et quand on ouvrait les fenêtres, c'était bien autre chose: on avait les senteurs infectes de la rue du Lys, mal nommée, dont le ruisseau du milieu gardait les résidus de tous les vases de nuit. Et c'était là, plus que la vue, ce qui me déplaisait tant. J'ai toujours été assez délicat pour les odeurs, plus que nous ne le sommes d'ordinaire dans le peuple. En respirant ces sales puanteurs, je me rappelais le temps où je galopais partout dans les bois où le trifoulet fleurait bon; où je grimpais dans les termes pleins de genévriers, où venaient la lavande embaumée et les immortelles sauvages à l'odeur de miel. Ah! me disais-je, si je pouvais encore, traversant une terre, humer la forte senteur de la roberte et me rouler le matin dans les chenevières, dont l'odeur me grisait étant petit!
Quelquefois je restais là, la plume en l'air, regardant fixement le coq juché sur la cime en pomme de pin du vieux clocher de Saint-Front, autour duquel les martinets tourbillonnaient avec des cris perçants et je ruminais mon chagrin, tout triste comme un passereau encagé.
Ce pauvre clocher comme on l'a abîmé, en le refaisant, sous le prétexte de le réparer! ainsi que la vieille cathédrale, d'ailleurs qui a été traitée comme le couteau de Jeannot et a perdu, intérieurement, ce caractère de grandeur antique et de sévérité imposante qu'elle avait autrefois.
Mais il y en a qui la trouvent plus jolie.
J'eus bientôt comme la maladie du pays. Un grand dégoût me prit, et je fus au moment de m'en aller au Frau. Mais ma pauvre mère était aux anges de me voir dans une position qu'elle trouvait très enviable, car elle me croyait bonnement sur le chemin de la fortune et des honneurs. Je n'eus pas le courage de lui dire la vérité et de lui causer ainsi un chagrin qui eût été très grand.
Mais il me passait par la tête des envies folles de retourner là-bas, de revoir la demoiselle Ponsie. Même il me semblait que rien que de voir Puygolfier, de passer un instant dans le pays, de respirer quelques minutes le même air qu'elle, ça me ferait du bien. Cette idée me tenait tellement, qu'un soir, ayant soupé, je partis sans rien dire à ma mère, qui se couchait de bonne heure.
Quoique la nuit vînt, de crainte d'être reconnu, au lieu de passer sur la route d'Excideuil, je pris celle de Paris, par Sept-Fonds et Sorges. Une fois là, je suivis les chemins de traverse par Ogre et Lamigaudie, et après avoir laissé le château de Glane sur ma droite, je remontai en suivant presque la rivière.
J'étais parti avec un bâton, et je marchais d'un bon pas, n'ayant point de peur. Je conviens tout de même que si Delcouderc avait été par les champs, je n'aurais pas été fort tranquille, et bien des gens auraient été comme moi, qui étaient des hommes faits. Il faut dire aussi qu'en ces temps, on ne parlait que de lui le soir aux veillées: les assassinats qu'il avait commis, en passant par les langues de village, avaient doublé de nombre, et les conditions dans lesquelles ces crimes avaient eu lieu, étaient devenues tout à fait extraordinaires. On citait les tours d'adresse et d'audace de l'assassin, et je crois bien aujourd'hui, que dans le nombre, il y en avait qui appartenaient à d'autres fameux brigands de jadis. Bref, il se faisait une légende sur son compte, et l'ordinaire de ces contes, est de brouiller les époques, de confondre les faits, et surtout de les augmenter. Mais cela n'empêche, qu'en ce temps-là, dans nos campagnes, les petits enfants épeurés en oyant ces histoires, n'osaient pas tant seulement sortir devant la porte avant d'aller se coucher; il fallait les mener par la main.
Pour lors, donc, Delcouderc étant bien verrouillé dans la prison, là-bas près de Tourny, attendant son jugement, car son affaire avait été renvoyée par la Cour d'assises à une autre session, je m'en allais sans crainte, ne pensant pas qu'on pût sortir aisément de la prison, comme il le fit plus tard. Il faisait beau temps, les chiens jappaient fort lorsque je passais dans les villages, mais ça ne m'effrayait pas, connaissant le proverbe, et j'entendais sans m'en émouvoir le clou! clou! des chouettes sorties des creux des noyers.
Après avoir marché plus de quatre heures de temps, j'entendis les écluses du Frau devant moi. Je pris à droite par un petit sentier qui passait dans un bois, et ayant traversé l'Isle à un gué où il y avait de grosses pierres, je me trouvai à l'orée de la plaine en face de Puygolfier qui se voyait tout noir à la cime du terme. Je restai la un moment essayant de reconnaître la fenêtre de la demoiselle, mais je ne pus, étant trop loin. Je traversai les terres au plus court, et je me mis à grimper au milieu des chênes truffiers. A mi-côte, je m'arrêtai encore, et je reconnus la fenêtre. Je restai là un moment en contemplation, pensant à la demoiselle Ponsie qui dormait tranquillement sans doute. Aucune mauvaise pensée ne me troublait; j'étais seulement content, heureux, de penser à elle, d'être près d'elle, de voir la fenêtre de la chambre où elle dormait. On n'entendait aucun bruit au château; les chiens qu'on laissait la nuit en liberté dans la cour, s'étaient retirés au chenil sans doute. Je m'approchai doucement encore, jusque sous la terrasse, mais à ce moment, m'ayant ouï ou éventé, ils sortirent du chenil en hurlant et vinrent jusque sur le rebord de la terrasse; et tandis que je descendais en galopant à travers les arbres et les rocs, ils braillaient comme si un lièvre leur fût parti sous le nez.
Je repris mon chemin, et vers les cinq heures, j'ouvris tout doucement la porte de la rue avec le passe-partout et montai me mettre au lit. Comme je couchais dans un petit cabinet séparé de notre logement, ma mère ne s'aperçut pas de mon absence. A l'heure ordinaire, je me levai, et je m'en fus au bureau.
Je n'étais pas fier, un peu, de cette expédition de nuit. Il me semblait que j'avais fait quelque exploit digne des quatre fils d'Aymon, et dans ma pensée je prenais en pitié mes camarades de bureau, qui certainement n'en auraient pas fait autant, à ce que je me figurais. Pourtant ce qu'il y avait de mieux dans mon affaire, c'était d'avoir marché neuf heures, sans être trop las; pour un enfant de seize ans, ça n'était pas mal. Mais je mettais aussi en ligne de compte, d'avoir écarté les terreurs nocturnes auxquelles les enfants, et même des hommes faits, sont sujets, par suite des contes de vieilles qu'on débite dans nos campagnes.
Quoique n'aimant pas le travail que j'avais à faire, je m'y accoutumais cependant, et je m'en tirais à peu près, en sorte que ma mère, renseignée par M. Masfrangeas, était contente. Notre vie était bien simple, comme de juste avec de petites ressources. Ma mère avait depuis deux ans hérité de neuf ou dix mille francs d'une de ses tantes, et le revenu de cet argent, placé chez le notaire de Coulaures, était tout ce que nous avions pour vivre. C'était peu de chose, mais la vie était moins chère qu'à présent; et puis mon oncle nous envoyait du Frau, presque de quoi nous nourrir. Le vin, les haricots, les pommes de terre, les châtaignes ne nous manquaient pas. Lorsqu'on faisait le confit, il y en avait toujours quatre ou cinq toupines pour nous, et lorsqu'on tuait le cochon au moulin, il nous portait du lard, de la graisse, des boudins, un anchau, un jambon, et des bons grillons arrangés avec des ciboulettes.
Un an après mon entrée dans les bureaux de la Préfecture, j'étais un jeune homme et je commençais à me raser. Je n'étais plus aussi innocent; on ne vit pas longtemps à la ville dans cet état, et mes camarades avaient pris le soin de me déniaiser par les conversations qu'ils tenaient librement devant moi. Je commençais à regarder autrement les filles, et le dimanche j'allais avec les autres sur la place du Greffe, pour les voir sortir de la messe de midi. C'était la mode en ce temps; les messieurs s'assemblaient là, et nous autres, nous faisions les hommes en fumant des cigares d'un sou, et en regardant effrontément les femmes.
Mon oncle venait de temps en temps nous voir le mercredi, et il nous portait toujours quelque chose. De mon côté, j'allais quelquefois au Frau, lorsqu'il se trouvait deux jours de congé de rang. Au Carnaval, nous y allions tous deux, ma mère et moi, et nous y restions jusqu'au mercredi des Cendres. Je revis plusieurs fois la demoiselle Ponsie, et toujours avec plaisir, mais tout de même ce n'était plus comme autrefois; j'avais perdu ce sentiment naïf et innocent, qui me faisait voir en elle toutes les femmes. Elle restait bien pour moi, au-dessus de toutes les autres, mais j'étais distrait de mes adorations de jadis par d'autres pensées.
Un beau matin d'avril, nous apprîmes coup sur coup, l'évasion de Delcouderc, sa reprise et qu'on devait le guillotiner le lendemain.
Je fus avec des camarades, sur la place de Prusse, aujourd'hui place Francheville, où était l'échafaud. C'était un mercredi, le 16 avril 1845, jour de marché. Il y avait là une foule grande, car les crimes de ce jeune homme l'avaient rendu quasiment célèbre.
J'avoue qu'au dernier moment, je tournai la tête pour ne rien voir. Cependant, je m'étais bien promis de regarder cela courageusement, mais ce fut plus fort que moi. Pourtant, j'étais assez familier avec la guillotine. Derrière les jardins des maisons du fond de la place, dans un terrain vague, où on portait des décombres, du côté de Saint-Pierre-ès-Liens, il y avait une petite maison où on la serrait, démontée, et, enfant, j'allais avec les autres, regarder par le trou de la serrure ces grands bois rouges qui nous faisaient frissonner; mais voir tomber une tête, c'était bien autre chose.
Au bout d'un an et demi, je fus appointé; on me donnait vingt-cinq francs par mois, et je me croyais riche, avec les dix francs que ma mère me laissait pour faire le garçon. En ce temps-là, j'étais tombé amoureux de l'aînée des demoiselles Masfrangeas, et mon argent passait en pots de pommade, et autres bêtises de ce genre. Je ne manquais aucune occasion de la voir, le dimanche à la promenade, ou à la sortie de la messe ou ailleurs. J'aurais pu aller librement chez elle, étant donné nos relations, mais ces petites rencontres me plaisaient: à l'âge que j'avais alors, on s'amuse de ces enfantillages. Je crois bien que Mlle Lydia s'était aperçue de mon manège; mais qu'elle le sût ou non, je lui déclarai mes sentiments. C'était à un bal donné par une famille de leurs amis; j'avais eu une invitation par M. Masfrangeas et je m'étais préparé quinze jours auparavant à cette fête. Mais j'eus peu de succès: j'étais gauche et point fait pour les exercices qui se pratiquent dans les salons.
Je me tirai donc assez mal de la contredanse où je figurais avec Mlle Lydia, qui me le déclara sans barguigner. Or, comme elle ne parlait que d'élégance, de bon genre, de distinction, et disait couramment qu'elle n'accorderait sa main qu'à un cavalier accompli, on doit penser que ma timide déclaration fut assez mal reçue. Au reste, aurais-je été un cavalier fashionnable que ses visées étaient plus hautes. Elle ne se croyait pas faite pour le neveu d'un meunier; elle rêvait d'épouser un officier, capitaine au bas mot, jeune, riche, cavalier accompli toujours, et décoré.
Le soir en revenant, M. Masfrangeas demanda à sa fille des nouvelles de mes débuts:—Pitoyables! dit-elle; non seulement il ne sait ni polker, ni valser, mais il ignore même à peu près le simple quadrille; c'est inimaginable!
—Comment! fit M. Masfrangeas en faisant semblant de partager l'indignation de sa fille! malheureux! tu ne sais pas danser! Il te faut bien vite aller trouver ton voisin d'en face, le petit père Paravel, dont tu dois entendre le violon de chez toi; il t'apprendra.
Cette soirée coupa court à mes visées, à mes rêves amoureux sur Mlle Lydia. Ma mère serra tout mon habillement dans un tiroir de la commode et je ne l'ai plus remis.
Je passerai vite sur les années qui suivent, années qui me semblèrent longues dans leur monotonie uniforme, car je n'y vois rien qui mérite d'être rapporté. L'année 1848 approchait cependant, et comme j'étais né le surlendemain de la Noël, en 1827, au commencement de l'année je tirai au sort et j'amenai un mauvais numéro, ce qui m'était égal, d'ailleurs, puisque j'étais fils unique de veuve.
Et la Révolution était là. Lorsque la nouvelle arriva à Périgueux, de la journée du vingt-deux février, toute la ville fut agitée, comme bien on pense. Mon oncle se trouvait ce jour-là à Périgueux, et il se frottait les mains: Ça marche, disait-il, il y a des barricades à Paris, le vieux farceur va déguerpir. Le soir il repartit pour le Frau, en me recommandant de lui faire passer les nouvelles.
Tous les jours, sur la place du Triangle, une grande foule de monde attendait l'arrivée du briska qui apportait les dépêches. J'avais comme les autres déserté le bureau, et je me trouvais là, lorsqu'arriva la proclamation de la République. C'est une chose que je n'oublierai jamais, quand je vivrais cent ans. La poste aux lettres était alors dans une maison où fut plus tard l'étude Ranouil. Le seuil de la maison était plus élevé que la chaussée et se trouvait à peu près au niveau de la place. Un monsieur, je ne sais plus qui c'était, vint sur la porte et lut une dépêche. Peu l'entendaient, mais tous comprirent. Un grandissime et long cri de: Vive la République! monta de cette foule immense, se prolongeant, se répétant et finissant par un roulement de milliers de voix, pour reprendre un instant après. Les chapeaux, les casquettes, les bonnets, volaient en l'air; tout le monde se complimentait, se serrait la main, s'embrassait. Il semblait que jusqu'alors on n'eût pas vécu à son aise, et qu'on respirât plus librement.
En une heure, chacun eut sa cocarde tricolore à sa casquette ou à son chapeau. Les modistes étaient assiégées, et elles ne suffisaient pas à les faire assez vite; aussi beaucoup achetaient du ruban et allaient chez eux: leurs femmes, leurs sœurs, avaient vitement fait de plisser les trois couleurs en une rosette et de l'attacher. Le lendemain, les enfants des écoles même, avaient leur petite cocarde à la casquette, et suivaient les rues en chantant la Marseillaise et le Chant du départ.
Et ce n'était pas un parti, une classe, une catégorie de citoyens qui se réjouissait ainsi; c'était tous. Légitimistes, républicains, libéraux, prêtres, riches, pauvres, tous acclamaient la République. Il n'y avait guère de fâchés que les employés du gouvernement qui s'attendaient à être remplacés, et encore, parmi ceux-là, il y en avait qui criaient plus fort que les autres: Vive la République! pour conserver leur place.
Le préfet, M. de Marcillac, étant parti, il fut remplacé par des commissaires du gouvernement, dont était M. Chavoix, maire d'Excideuil, si connu et si aimé dans notre pays. Grâce à mon oncle qui lui parla, M. Masfrangeas fut conservé à la Préfecture et c'était justice. Du temps de Louis-Philippe, il se taisait parce qu'il était employé du gouvernement; sous la République, il en fit autant, par dignité, ne voulant pas avoir l'air de faire sa cour aux hommes du jour, mais à des paroles qu'il disait entre amis, à son air content, à ses actes, on connaissait bien qu'au fond il était républicain, et beaucoup plus même, que quelques braillards qui depuis ont tourné leur veste.
Dans notre bureau, tout était en l'air, on n'y travaillait guère, on faisait de la politique, on s'y entretenait des nouvelles. Les voisins du 2e bureau, ceux de la 1re division venaient, et on tenait là, comme un petit club, dissous quelquefois par M. Masfrangeas qui, impatienté, sortait de son bureau, et renvoyait les bavards, en leur disant que le meilleur moyen de servir la République était d'aller à leur travail.
Nous avions au reste des distractions, car il venait beaucoup de députations de toute espèce, pour complimenter les commissaires et leur faire part des vœux de leurs citoyens. Les petits enfants des écoles vinrent, sous la conduite de leurs régents, protester de leur jeune dévouement à la République. Les frères vinrent aussi avec leurs élèves assurer le gouvernement de leur patriotisme; il ne faut pas s'étonner de ça; c'était le temps où les curés bénissaient les arbres de la Liberté, et montaient leur garde comme les autres citoyens. La gravure du Curé patriote, les buffleteries croisées sur sa soutane, et l'arme au bras devant une mairie, fit fureur quelque temps après.
Les écoles des frères étaient les plus nombreuses, et leurs élèves, des enfants du peuple. Leur manifestation fut bien conduite et n'eut rien de commun. Ils arrivèrent en blouses vertes, cocardes à la casquette, avec leurs bannières et des branches de verdure, en chantant un hymne patriotique, et se rangèrent de front devant le perron de la Préfecture. Après que les commissaires eurent passé une sorte de revue, ils formèrent le cercle sur un signal, et chantèrent un chœur composé tout exprès pour la circonstance à ce que je crois; quelques bribes m'en sont restées dans la mémoire:
Tout ça était trop beau pour durer; mais beaucoup des écoliers d'alors ont senti plus tard se réveiller dans leur cœur l'enthousiasme de leurs jeunes années pour la République et la Liberté, et se sont remémoré ces jours où tous les enfants du peuple étaient réunis dans un fraternel sentiment.
Quelque temps après, le conseil de révision m'exempta comme fils unique de veuve. Comme si elle n'eût eu plus rien à faire sur la terre, ma pauvre mère tomba malade. Elle languit quelque temps et mourut tout doucement, sans douleur, sans agonie, contente, disait-elle, d'aller rejoindre son cher mari.
Cependant, mon père avait refusé de se confesser à l'article de la mort; mais la pauvre bonne femme pensait qu'un si brave homme que son défunt mari ne pouvait être allé en enfer, mais tout au plus en purgatoire, d'où ses prières et toutes les messes qu'elle avait fait dire l'avaient sûrement tiré. Cette manière de voir n'était peut-être pas très catholique, mais elle était bien raisonnable et humaine. Les dernières recommandations que ma mère nous fit à mon oncle et à moi, furent de ne pas la faire enterrer à Périgueux; ce grand cimetière froid lui faisait peur, mais de la porter là-bas chez nous, dans le petit cimetière ombragé de noyers qui est autour de l'église, et de la mettre tout à côté de son cher homme.
Ainsi fut fait. Après le service nous mîmes le cercueil dans un char-à-bancs qu'on nous avait prêté, et avec M. Masfrangeas qui nous accompagnait, nous prîmes le chemin de chez nous. Sur la route, à la traversée des paroisses, les sacristains venaient réclamer les droits des curés et les leurs. C'est une chose bien forte, qu'on puisse demander le salaire d'un travail qui n'a pas été fait. Les gens simples comme nous autres, nous trouvions ça injuste; mais M. Masfrangeas nous assura que les curés étaient dans leur droit, et mon oncle paya, non sans dire que c'était des mendiants.
Devant l'église, chez nous, étaient la demoiselle Ponsie, des parents à nous, venus de Sorges, de Tourtoirac, d'Hautefort, et puis tout le monde du Frau, et des voisins des villages.
Le curé Pinot était là aussi, il fit un autre service et puis, après, nous mîmes la pauvre femme dans une fosse, à côté de la pierre de mon père. Quand tout fut fini, nous nous en fûmes au Frau, avec nos parents qui couchèrent à la maison et s'en retournèrent le lendemain.
En partant, ma tante Françonnette me fit promettre d'aller les voir la prochaine foire d'Hautefort. J'aimais beaucoup cette tante, chez qui j'avais demeuré deux ou trois ans, tandis que mon père et ma mère changeaient souvent de ville, à cause des nécessités du métier. Il n'y avait pas de régent dans notre commune en ce temps-là, et pour aller à Coulaures, c'était trop loin; voilà pourquoi on m'avait mis chez elle, où j'allais en classe avec mes cousins. Il fut convenu avec ma tante donc, que le jeudi d'après je trouverais à Excideuil mon cousin Ricou, et que nous nous en irions coucher à Hautefort.
Le surlendemain, nous retournâmes à Périgueux avec une charrette pour déménager. Le soir nous soupâmes chez M. Masfrangeas, et mon oncle lui dit alors, que maintenant, il ne trouvait pas bien à propos que je restasse à Périgueux tout seul. M. Masfrangeas convint que c'était bien un peu épineux pour un jeune homme de vivre seul à la ville, où il y a tant d'occasions de faire des bêtises. Il ajouta que s'il avait eu trois garçons au lieu de trois filles, il m'aurait pris chez lui; qu'au reste la première chose était de savoir si j'avais dans l'idée de continuer la carrière des bureaux, parce que si cela était, il me trouverait une maison pour me mettre en pension, où je serais en famille.
Mais outre que d'aller vivre avec des étrangers, ça ne me riait pas, il y avait longtemps que je ne restais à la Préfecture que pour faire plaisir à ma mère, car le métier et le genre de vie ne m'allaient point du tout. Je l'avouai franchement, et M. Masfrangeas dit alors, qu'on ne réussissait pas à ce qu'on ne faisait pas avec goût, et que par ainsi, je faisais bien de revenir au Frau.
Ayant chargé la charrette, nous partîmes de Périgueux sur les onze heures du matin. Nous n'allions pas vite, parce que ça pesait un peu pour la Grise, qui se faisait vieille. A Savignac, il fallut s'arrêter pour lui faire manger la civade, et nous autres pour le mérenda.
A Coulaures, Jardon, notre bordier, nous attendait avec les bœufs, car d'aller avec une jument aussi chargée dans nos chemins, il n'y fallait pas songer. Il fallut donc décharger la plus grande partie des affaires pour les recharger sur la charrette des bœufs; tout ça prit du temps, en sorte qu'il était neuf heures lorsque nous fûmes au Frau.
Ici commence pour moi une vie nouvelle, toute simple, toute unie, réglée par le soleil, les saisons, les époques des travaux de la campagne, le cours naturel des choses, c'est-à-dire une bonne vie paysanne, la meilleure, à mon avis, et la plus saine de toutes pour le corps et l'esprit.
Je ne trouvai pas de grands changements dans le pays; la Révolution n'avait fait que le toucher un peu, sans le bouleverser. Le maire était changé; à la place de M. Lacaud, gros bourgeois orgueilleux, qui restait l'hiver à Périgueux, on avait nommé Migot, son adjoint, sur les conseils de mon oncle qui voulait le gagner à la République, en quoi il avait du tout réussi, car Migot, qui, auparavant, ne voyait et ne parlait que d'après M. Lacaud, un philippiste enragé qui ne jaugeait les hommes que sur leur avoir, était devenu un bon républicain: il n'avait fallu pour ça qu'une écharpe à franges d'or. Les hommes sont ainsi, beaucoup du moins, le meilleur gouvernement est celui où ils sont quelque chose. Mon oncle était conseiller, tout bonnement; il aurait pu être adjoint et même maire, mais il disait qu'il fallait laisser les places à ceux qui en avaient besoin pour s'attacher à la République. Avec ça, Migot, content d'être maire, ne faisait rien que d'après ses conseils.
La garde nationale avait été aussi mise sur pied dans la commune, et comme de juste, les gens, bêtes ainsi que toujours, avaient nommé M. de Puygolfier pour la commander. De cette affaire, il en avait vendu un taillis pour se faire habiller et équiper. Mais si le capitaine était tout flambant neuf, les gardes nationaux ne brillaient pas par la tenue. Deux ou trois sergents ou caporaux s'étaient fait faire des blouses d'uniforme à Excideuil; mais les autres venaient comme ils étaient: en sans-culotte, en blouse; les uns avec des souliers, les autres avec des sabots. Et quels fusils! A cette époque, la loi sur la chasse n'avait pas encore fait disparaître toutes les vieilles patraques qu'il y avait dans les campagnes, et les gardes nationaux venaient faire l'exercice avec. C'étaient des fusils à pierre bien entendu, et à un coup le plus souvent, dont les crosses quelquefois cassées, étaient raccommodées avec des bandes de fer posées par le maréchal, et dont le canon était maintenu par un fil de fer, lorsque la grenadière était perdue. Les bretelles étaient faites presque toutes avec des lisières de drap; ceux qui en avaient de cuir étaient comme des aristocrates, et les autres les enviaient.
On avait planté aussi un arbre de la Liberté, avec la garde nationale sous les armes et en présence de quasi toute la commune. M. Silain était là, à la tête de ses hommes, car dans le commencement, il ne disait trop rien, au contraire; il approuvait beaucoup ceux qui avaient chassé l'usurpateur, comme il disait, et il ajoutait que la République valait bien mieux que Philippe: plus tard, il les mit dans le même sac.
L'arbre fut donné par mon oncle, et transporté de notre pré jusqu'au bourg par une vingtaine de jeunes gens qui marchaient au pas, en chantant la Marseillaise. On le planta en grande cérémonie sur la petite place en face de l'église, et lorsque la terre fut bien tassée autour et que laissé à lui-même il commença à se balancer doucement au vent, il fut salué par la décharge de tous les fusils des gardes nationaux qui partaient les uns après les autres: ça fit une belle pétarade à ce qu'il paraît. Après ça, le curé Pinot en surplis, suivi de Jeandillou, son marguillier, qui portait un seau à l'eau bénite, fit un discours où il dit que l'Eglise pouvait avoir des préférences en fait de gouvernement, mais qu'elle n'en repoussait aucun, et vivrait en paix avec la République, pourvu que celle-ci respectât ses privilèges, révoquât quelques mesures prises par le gouvernement de Juillet, et remit les choses comme avant. Oh! il ne demandait pas qu'on en revînt au temps de l'ancien régime, il savait bien que les ordres ne pouvaient être rétablis, mais en fait, le clergé devaient être le premier dans l'Etat, comme sous la Restauration, et il fallait que la République fît de bonnes lois pour faire respecter la religion.
Ceux qui comprenaient, étaient goguenards, mais il n'y en avait guère, car dans notre contrée arriérée, beaucoup n'entendaient pas le français et le curé prêchait ordinairement en patois, à cause de ça.
Son discours fini, le curé Pinot prit le goupillon et fit le tour de l'arbre en marmottant des oremus, et en l'aspergeant d'eau bénite avec un petit coup sec, comme qui dit: Si tu pouvais en crever! Cela fait, il se retira toujours suivi de Jeandillou.
Pendant ce temps les gardes nationaux avaient rechargé leurs fusils, et cette fois bien guidés par leur capitaine, ils firent une seconde salve avec un peu plus d'ensemble. Après ça, on alla vider quelques pintes à l'auberge.
Mon oncle me racontait ces affaires-là, le soir, pour me distraire un brin, car j'étais bien triste comme on peut penser. J'allai me coucher de bonne heure et je me mis à penser à ma pauvre mère; puis accablé par la fatigue et la peine, je m'endormis comme une souche.
Le lendemain je descendis au moulin, et je me mis à demander choses et autres à Gustou, sur la conduite des meules et les affaires du métier. Ho! dit mon oncle en survenant, tu ne veux pas faire sans doute le meunier, avec ton habillement de monsieur? Demain nous irons à Excideuil chercher de l'étoffe pour t'habiller. Toi, aujourd'hui, va-t-en chez Lajarthe; il ne doit pas y être, mais quelqu'un des voisins te dira où il travaille par là, et tu iras lui demander quand est-ce qu'il pourra venir pour te faire tes habillements.
Je pris un bâton et je traversai la rivière en passant sur les gros quartiers posés exprès le long du gué, puis prenant par de petits chemins et des sentiers, je montai jusqu'au village où demeurait Lajarthe. Il n'y était pas en effet, et personne ne put me dire où je le trouverais. Au reste, il n'y avait pas grand monde là, que quelques vieux; tout le monde était dans les terres. Une bonne femme me dit pourtant que le matin il avait dû passer au bourg chez Maréchou l'aubergiste. J'y allai, et Maréchou me dit que Lajarthe travaillait dans une maison à Lavergne, du côté de Clermont-d'Excideuil. Chez qui, il n'en savait rien. Mais le village n'est pas bien grand et quand j'y fus, j'eus bientôt trouvé mon homme. La femme me fit tourner vers le feu, et quand Lajarthe eut dit que j'étais le neveu de Nogaret le meunier, elle déclara qu'elle m'avait vu au moulin lorsque j'étais petit, mais qu'elle ne m'aurait pas reconnu, et elle répéta ça, comme si c'eût été quelque chose d'extraordinaire. Après ça, elle me convia à boire un coup, et mit le chanteau sur la table avec une touaille et alla tirer à boire. Les hommes de la maison n'étant pas là, je trinquai avec Lajarthe, qui me dit que ça tombait bien, qu'il en avait encore pour le lendemain, céans, mais qu'il viendrait au Frau, le surlendemain, sans faute.
Il vint, en effet, le surlendemain au matin. Il fallut commencer par boire le vin blanc; après ça Lajarthe regarda le drap que nous avions porté d'Excideuil, il le fit claquer dans ses doigts, demanda le prix, et quand mon oncle eut dit qu'il l'avait payé sept francs quinze sous l'aune, il déclara que Dameron ne nous avait pas trompés. Ensuite il me prit mesure. Oh! c'était bientôt fait; il ne le faisait même que pour contenter les pratiques qui auraient eu peur, sans ça, qu'on leur gâtât leur drap. Je crois bien qu'il ne se servait guère de ces mesures, qu'il logeait dans sa tête; mais il avait le coup d'œil et ne se trompait pas. On racontait comme exemple de son habileté, qu'un jour ayant une culotte à faire pour un homme d'Autrevialle et l'ayant trouvé tout en haut d'un noyer qu'il récurait, comme l'homme voulait descendre pour se faire prendre la mesure, Lajarthe lui avait crié: Ça n'est pas besoin; tiens-toi droit! c'est bien, je vois ton affaire! et qu'il s'en était retourné ainsi. Et l'homme assurait que jamais de sa vie il n'avait eu une culotte où il fût plus à son aise.
Il était bien curieux ce Lajarthe. C'était un petit homme sec et brun, avec des petits yeux noirs qui brillaient comme des chandelles. Le moyen que ses parents avaient employé pour les lui éclaircir avait réussi, car ils lui avaient fait percer, à ce qu'il disait, les oreilles à cette fin, en sorte que Lajarthe portait des pendants d'oreille comme des anneaux de mariage. A ce moyen, lui avait ajouté le tabac, et lorsqu'il travaillait, il tirait souvent sa tabatière à queue de rat, étendait la main, le pouce bien détaché, et dans le petit creux qui se formait, il faisait couler doucement une forte prise qu'il reniflait en deux coups, un dans chaque nasière, sans en perdre un brin.
Il était plein de malice et d'esprit, et il ne faisait pas bon passer par sa langue; mais il n'attrapait que ceux qui le méritaient. Ce qu'il pensait, il le disait, et il en pensait long. Bon homme au fond et facile avec les pauvres gens, il n'aimait pas les riches, ni les nobles, ni les curés, et il était dur pour leur égoïsme et leurs vexations. Il savait toutes les vieilles histoires du pays, pour les avoir ouïes des anciens, et il les racontait avec une bonne humeur endiablée. Quand on venait à parler de quelque riche bourgeois de nos cantons celui-ci ou celui-là, il savait l'histoire de leur fortune. Et il racontait comment le père avait gagné quelques écus en faisant le peyrolier, et en courant les campagnes pour acheter la vieille ferraille; comment le fils avait fait profiter ces écus en achetant des coupes de bois pour les forges aux gens gênés, en prêtant à usure, et en faisant exproprier les pauvres diables qui tombaient sous sa coupe.
C'est comme ça, par exemple, que le défunt M. Chabannet avait eu pour un morceau de pain de bonnes propriétés, et même la papeterie du Coudreau, dans le haut de la rivière. Et aujourd'hui son petit-fils faisait le gros monsieur, voulait être député, et il avait tout un attirail de maison, et ne fréquentait que les nobles, qui riaient joliment d'ailleurs du sot orgueil de celui dont le grand-père avait étamé leurs casseroles.
Et cet autre, dont l'aïeul avait porté le bonnet rouge, et était un des plus chauds Jacobins de la Société populaire d'Excideuil: pourquoi était-il royaliste à cette heure? pourquoi suivait-il le parti des nobles, lui dont cet aïeul faisait les motions les plus féroces, et parlait couramment de l'accolade fraternelle de la hache révolutionnaire?
Et pourquoi aussi était-il si grand ami des curés pourquoi portait-il le dais aux processions, lui dont le même aïeul avait fait mettre en réclusion, avec raison d'ailleurs, les curés des environs qui prêchaient contre la République?
Comment! il avait encore dans son héritage des biens nationaux, ou des écus en provenant, et voici qu'il reniait son grand-père et la Révolution! Quel malheur!
C'est en dévoilant impitoyablement les origines des bourgeois vaniteux, c'est avec des brocards cruels contre les mauvais riches, qu'il consolait les pauvres gens de leur misère. Et lorsqu'on lui parlait des nobles d'avant la Révolution, il disait que la plupart d'entre eux avaient des origines semblables, seulement que c'était plus vieux et qu'on ne s'en souvenait plus. Et là-dessus il citait ce riche maître de forges de Jumilhac, fait baron par Henri IV, à qui il avait prêté de l'argent et des canons. Oh! il y en avait de plus anciens sans doute, qui descendaient de ces brigands féodaux qui pillaient et tuaient les pauvres paysans, comme Archambaud, mais il n'y avait pas là de quoi être fier. Quand je pense, disait-il, que ce bandit a fait enfumer et étouffer dans un cluzeau, près de Périgueux, une trentaine de paysans qui s'y étaient cachés pour lui échapper, je me demande comment il s'est sauvé un seul noble à la Révolution!
—En finale, ajoutait-il, c'est tout la même chose. Les nouveaux riches sont plus ridicules, les anciens étaient plus méchants; mais les uns et les autres ont fait et font encore au peuple toutes les misères qu'ils peuvent. Le pouvoir et les moyens ont changé, mais l'intention y est toujours. On ne peut plus tuer un paysan, mais on le fait crever de misère, ça revient au même, sans compter que c'est plus long.
—Pourtant, lui disait-on quelquefois, il y a des riches et des nobles, qui sont de braves gens, pas fiers et charitables. Chez nous, répondait-il, il y en a quelques-uns de bons, pas beaucoup, mais il y en a. Et d'une manière c'est tant pis, parce qu'ils font supporter tous les autres qui ne valent rien.
D'ailleurs, ce n'est pas de la charité qu'il nous faut, c'est de la justice!
Il nous disait encore, le petit pique-prune, comme on appelle les tailleurs par chez nous, que la terre devait appartenir à ceux qui la travaillaient, et les outils aux ouvriers.
—Il ne doit plus y avoir de maîtres pour les travailleurs de terre, ni de patrons pour les ouvriers.
—Alors, disait Gustou étonné, il n'y aurait plus de métayers?
—Non certes. Tiens, vois les Geoffre, qui sont métayers de Puygolfier de père en fils dès longtemps avant la Révolution. Crois-tu que ce n'est pas eux qui ont fait la métairie ce qu'elle est? Sans leur travail, que serait-elle? Rien. Que donnerait-elle? Rien. Depuis quatre-vingt-dix ans qu'ils sont là, est-ce qu'ils n'ont pas plus de droits sur cette terre que depuis près d'un siècle ils tournent, retournent et bonifient, sur laquelle trois ou quatre générations ont sué et peiné, que les messieurs de Puygolfier? Tu me diras peut-être: comment feront les gens qui ont beaucoup de terres? Et je le répondrai à ça, qu'une famille ne doit pas avoir plus de terre qu'elle n'en peut travailler.
Non, il ne doit plus y avoir de métayers, ni de domestiques si ce n'est comme apprentissage. Une fille irait servante pour apprendre la tenue d'un ménage; puis après, ayant épargné ses gages, elle se marierait. De même pour un domestique. Ainsi toi, Gustou, une fois que tu as bien connu ton métier de meunier, tu aurais dû t'établir si les affaires marchaient comme il faut.
—J'aurais pu le faire, répliqua Gustou; il y a pas loin d'ici, dit-il en regardant mon oncle, quelqu'un qui m'aurait aidé, je le sais; mais moi j'aime mieux rester ici, où je suis comme chez moi, sans en avoir les tracas.
Tout le monde se mit à rire, et Lajarthe reprit:
—Tout ça, c'est très bien, tu te plais ici, restes-y, la liberté avant tout; mais ça n'empêche pas que ce que je dis soit vrai.
C'est des idées comme ça, qui faisaient que le curé Pinot appelait Lajarthe: révolutionnaire, communiste; car on parlait beaucoup de communistes alors. Mais lui s'en moquait, et disait qu'il n'était pas communiste, ne voulant pas renoncer à sa liberté, à seule fin de travailler pour les fainéants; qu'il ne demandait que deux choses: chacun pour soi et chez soi, et de bonnes lois pour tous. Ce pauvre Pinot n'entend rien à ces affaires, faisait-il. Il devrait savoir que Jésus-Christ, les apôtres et les disciples, étaient communistes, comme le disait l'ancien curé Meyrignac, qui avait posé la soutane à la Révolution. Lui-même l'a lu dans son livre d'évangiles, mais il ne comprend pas seulement ce qu'il lit; pourvu qu'il ait sa pipe et sa nièce, il trouve que tout est bien.
Et on riait.
Lorsque tous mes habillements de meunier furent finis, je m'habillai avec, le matin, et la Mondine serra mes effets de la ville dans la grande lingère; ils doivent y être encore, pour moi, je ne les ai jamais revus. Dans l'après-midi, mon oncle allait partir avec la mule pour rendre de la farine à Puygolfier. Donne-moi le fouet, lui dis-je; je vais y aller; et me voilà parti. J'avais ressenti, je ne sais quelle sotte honte à l'idée de me montrer ainsi vêtu devant la demoiselle Ponsie, mais je fis comme j'ai accoutumé de faire depuis, de marcher droit à ces fumées vaniteuses, ce qui est le vrai moyen de les dissiper.
Arrivé dans la cour, j'attachai la mule à un anneau et je portai le sac à la cuisine. En entendant ouvrir la porte, la demoiselle vint, et ne fit aucune attention à mon habillement. Avec son grand bon sens, elle trouvait tout ordinaire que puisque je me faisais meunier j'en eusse le costume. Mais qu'elle était changée, la pauvre! Je n'y avais pas pris garde à l'enterrement de ma mère, mais ce jour-là, je m'en aperçus bien. Ses yeux si beaux étaient mâchés par dessous, son front avait déjà quelques fines rides, elle avait maigri, et surtout, il y avait sur toute sa figure une tristesse qui me faisait mal à voir. Elle avait la trentaine passée, la pauvre demoiselle, et elle voyait bien qu'elle ne se marierait jamais, elle si aimante et si bonne pour les petits enfants. M. Silain continuait toujours son train de vie; voyageant d'un côté et d'autre, mangeant son bien morceau à morceau, de façon que la pauvre, elle voyait venir la misère pour ses vieux jours.
Elle fut bonne pour moi, comme d'habitude, et me parla de ma mère, et m'en dit tout le bien possible. Puis elle fit cette réflexion, que pour ma mère qui avait un fils qui l'aimait bien, ce n'était pas le cas, mais que souvent ceux qui s'en allaient étaient bien heureux. Je redescendis au Frau tout ennuyé de l'avoir vue comme ça.
Le jeudi suivant, je trouvai, comme il avait été convenu avec ma tante, mon cousin Ricou à Excideuil. Nous étions du même âge ou guère s'en faut, et pendant le temps que j'étais resté chez lui, nous étions grands amis. C'était un fort gaillard maintenant, toujours content, toujours chantant et aimant à s'amuser. Dans la journée il me fit passer au moins dix fois dans une petite rue assez déplaisante, sans que je me doutasse pourquoi. Nous nous attardâmes un peu à l'auberge, et en mangeant un morceau, il m'apprit que dans cette petite rue demeurait une fille qu'il avait vue à la vôte de Tourtoirac, et qu'il avait fait danser, et que cette jeune fille était sa bonne amie. Mais les parents d'elle, qui avaient quelque chose, ne voulaient pas le mariage; ils le trouvaient trop jeune, et avec ça, pas de position car il était garçon maréchal. Malgré tout, il avait la promesse de la fille, et il espérait bien qu'elle tiendrait bon jusqu'à ce qu'il eût trouvé à s'établir. Et afin d'y arriver, il tracassait son père de lui avancer quelques sacs d'écus pour lever boutique. Mais mon oncle qui avait besoin de son argent pour son commerce de veaux, n'entendait pas à ça, joint qu'il le trouvait, comme les parents de la fille, un peu trop jeune pour s'établir.
Après qu'il m'eût tout conté, il me demanda si j'avais aussi une bonne amie. Je lui répondis que non, ce à quoi il répliqua que cependant à Périgueux ça ne devait pas être difficile de s'en faire une, et il s'étonnait que je n'en eusse point.
A l'entendre, c'était chose ordinaire, nécessaire et même indispensable à un jeune homme que d'avoir une bonne amie.
Il était nuit lorsqu'il eut fini de me parler de ça et il fallait partir. Pour couper au plus court, nous allâmes monter à Saint-Raphaël, pour de là aller passer l'Haut-Vézère au Temple-de-l'Eau. Il était dix heures, lorsque nous passâmes le long du cimetière de Saint-Agnan; un quart d'heure après nous étions à Hautefort.
Ma tante était couchée, mais elle nous cria que la soupière était dans les cendres chaudes. Nous n'avions pas faim, mais après avoir marché, un bon chabrol ne fait pas de mal; quand ce fut fait, nous allâmes nous coucher.
Je me levai de bonne heure le lendemain, car il me tardait de revoir mes anciens camarades de classe et mes compagnons; aussi après avoir embrassé ma tante je sortis. En allant comme ça de maison en maison, je vis quelques connaissances; des femmes surtout, car beaucoup d'hommes étaient par les terres. Toutes s'exclamaient sur ma taille, trouvant que j'avais beaucoup grandi, comme si c'eût été quelque chose d'extraordinaire. J'appris que plusieurs de ceux de mon âge étaient partis pour leur sort; j'en trouvai quatre ou cinq qui avaient tiré un bon numéro ou qui avaient été exemptés, et nous parlâmes du temps où nous allions par les soirs de neige, chercher les oiseaux à l'allumade, dans les Bois-Lauriers ou courir le guilloniaou, comme nous disions, qui est plutôt: Lou gui-l'an-niaou, c'est-à-dire: le gui-l'an-neuf, un antique souvenir de nos ancêtres les Gaulois. C'était la nuit de Noël, que, malgré le froid et la neige, nous allions par les champs, les villages et les maisons écartées, avec des brandons allumés et des torches de résine, en chantant de vieux Noëls du pays périgordin.
Le bourg n'avait pas changé. Les maisons étaient toujours groupées en désordre au pied des hautes murailles de l'esplanade du château du côté du midi, et se chauffaient au soleil toute l'après-dînée. La place en pente raide, toute pierreuse et bordée de maisons avançant, reculant, sans souci de l'alignement, était toujours le lieu des ébats des poules, des oies, des canards, et parlant par respect, des cochons. L'hôtellerie du Lion-d'Or, bien renommée dès ce temps et encore, balançait toujours au vent son enseigne de tôle peinte, et tout joignant, la vieille halle, surmontée de la chambre d'audience, était toujours là, avec ses anciennes mesures de pierre, et son pavé gras où le boucher tuait une velle, de temps en temps.
C'est sur cette place, que le mercredi des Cendres, on montait un tribunal pour juger Carnaval. On l'apportait là, le pauvre diable, avec un vieux gipou, sorte d'habit-veste à pans courts, et un chapeau tout bosselé, et on le plantait devant les juges masqués. Puis le procureur l'accusait de toutes sortes de crimes, disant que les gens se grisaient, ou avaient des indigestions par sa faute, et qu'il était cause que des filles neuf mois après, échappaient une maille.
Après ça, l'avocat de Carnaval parlait pour lui, exposant qu'il réjouissait tout le monde, qu'il faisait manger de la viande à ceux qui n'en voyaient pas de toute l'année, et aussi qu'il rassemblait la famille, et la maintenait en paix et bonne amitié par le moyen des trinquements.
Mais toujours, Carnaval était condamné, le pauvre, et on le montait à la cime de la place pour le fusiller, et au moment où on lui tirait dessus, celui qui le tenait le laissait tomber, et puis on le brûlait.
En m'en allant de l'autre côté, vers l'hospice, je passai devant l'arceau du maréchal, où il ferrait à couvert par le mauvais temps. C'est là, que nous nous battions entre enfants, non toujours pour une raison quelconque, mais pour la gloire, comme le défunt empereur.
On se mettait une paille sur l'épaule, et on la présentait à un autre:
—Ote la paille!
—Tiens! la voilà!
Pan! pan! et nous nous bourrions de coups de poings: les nez saignaient et nous finissions par nous prendre au corps et par rouler dans la poussière noire et le frasi.
C'est sur ces chemins du bourg et sur la place qu'on faisait de belles processions. Une année surtout, où il y avait un drole de cinq ou six ans, un petit saint Jean, nu comme lui quasi, moins une courte peau de mouton attachée sur ses épaules, qui ne lui cachait pas ses pauvres petites cuisses. Il menait un agneau apprivoisé avec du sel, et la jeune bête venait sentir la main du petit, croyant y en trouver encore. Il y avait aussi d'autres droles habillés de longs frocs bruns, avec un grand collet plein de coquillages, et portant de grands bâtons où étaient attachées des gourdes à mettre le vin; et d'autres encore qui encensaient, et des filles tout en blanc qui jetaient des feuilles de roses. Et puis ces longues files de gens nu-tête sous le soleil, et les chanteuses, et les sœurs, et le curé sous le dais porté par des conseillers de la commune avec de grands bords-de-cou bien empesés; tout ce monde passait sur des jonchées de buis et de fenouil qui embaumaient, tandis que les cloches carillonnaient. Et lorsqu'on donnait la bénédiction au reposoir de la place, tout le monde était à genoux le front courbé, moins les droles qui encensaient le bon Dieu et ceux qui faisaient voler les fleurs en l'air, cependant que des remparts du château, le canon pétait à tout casser.
Tout au bout du bourg, vers le soleil levant, l'hospice était là, avec sa façade creusée en quart de cercle et sur la place devant où j'avais fait si souvent au vieux jeu de la Truie, des oisons paissaient l'herbe courte, ou se reposaient sur le ventre, allongeant de temps en temps le cou en piaulant vite et doucement, comme s'ils se fussent raconté quelque chose.
C'est sur cette place qu'on faisait de beaux feux de Saint-Jean, que le curé venait allumer en cérémonie. Les fagots étaient garnis de feuillage et de fleurs, avec un bouquet tout en haut que l'on s'efforçait d'attraper. Ceux qui n'avaient pas réussi, emportaient un tison pour garder leur maison du tonnerre, et personne ne s'en allait sans avoir sauté par-dessus le brasier pour se préserver des clous.
C'est aussi sur cette place qu'on bénissait les bestiaux, le jour de la Saint-Roch. Tous les paysans de ce côté de la paroisse qui regarde vers le Limousin, y menaient leurs bêtes; ceux du côté du Causse, allaient à Saint-Agnan. Que de belles paires de bœufs on voyait là. Rien qu'avec ceux des métairies du château, il y avait pour faire une petite foire, et les gens de la Nouaillette, de la Braguse, du Fornial, de la Charlie, n'en manquaient pas non plus, sans parler de ceux du bourg où il y en avait beaucoup.
Et puis, ce qui était beau à voir, c'était, rangés derrière les bœufs, ces grands chevaux anglais, avec leurs couvertures et des capuces qui leur venaient sur la tête avec des trous à l'endroit des yeux, de crainte des mouches, ce qui ne les empêchait pas de se tracasser et de gratter la terre. Jusqu'aux quites chiens on amenait là, pour les faire bénir: beaux chiens de chasse blancs et rouges, et grands chiens levriers gris de fer, avec des colliers d'argent.
A côté de ces bêtes bien nourries et bien habillées, on voyait de pauvres diables de paysans, avec des vestes déchirées, et des culottes effilochées, les pieds nus dans leurs sabots, se tenant devant la petite paire de veaux maigres comme eux, qu'ils tenaient à cheptel.
Ça faisait quelque chose, tout de même, de voir tous ces beaux chevaux, bien en point et luisants, et ces chiens bien soignés, à côté de ces pauvres gens qui, en ce temps-là, mangeaient de méchantes miques et du mauvais pain noir, chaumeni, où il y avait moitié de pommes de terre râpées, et qui tant seulement n'avaient pas vaillant le prix des colliers d'argent des chiens.
Mais l'habitude faisait que guère personne ne s'avisait de penser à ça, et de se demander comment il se pouvait qu'il y eût encore des hommes plus malheureux que des bêtes.
Les messieurs à qui étaient les chevaux et les chiens étaient d'ailleurs bien bons, bien charitables, et secourables aux malheureux comme il n'y en a guère; mais avec ça, ils ne pouvaient faire que la charité, et la charité ne remet pas les choses en leur place.
Je revins par le côté du nord, passant sous les allées de noyers pleines d'orties et de choux-d'âne, où on faisait aux quilles le dimanche, et remontant par le foirail des porcs, je redescendis sur la place, pour aller voir le régent. Devant la maison, je revis avec plaisir le vieux ormeau près de trois fois centenaire planté du temps de Sully. J'ai ouï-dire à des gens qui en savaient plus que moi, que ce ministre avait ordonné qu'on en plantât un dans toutes les paroisses, au devant de l'église, ou sur une place, pour servir de point de réunion aux gens de l'endroit.
C'est sur cet arbre, que les meneurs d'ours faisaient grimper leurs bêtes, à la grande joie des enfants; et, la nuit, les poules des maisons de la place juchaient sur ses hautes branches.
Il était toujours là avec son tronc noueux, plein de verrues, et ses grands mars, gros comme des arbres ordinaires. Les orages lui avaient bien cassé quelques branches, mais il était encore solide et vigoureux. Le pauvre arbre ne faisait de mal à personne, au contraire, il rendait des services, et ornait un peu la place; et puis il était si vieux qu'on aurait dû le respecter; mais quelques années après on l'a jeté à terre.
J'entrai chez M. Lamothe; il était à faire sa classe à ce que me dit sa sœur, Mlle Clélie. Ce nom m'avait toujours frappé; il me semblait que c'était un nom de roman du temps jadis, apporté dans le pays par quelque grande dame, et qui s'y était perpétué. Il avait l'air vieux, démodé, comme ces anciennes tapisseries de verdure toutes fanées, dont on voyait des morceaux à Puygolfier. La personne qui le portait était bien faite pour lui; habillée à l'antique mode d'avant la Révolution avec un fichu croisé sur sa poitrine, s'attachant par derrière, et une coiffe à barbes elle était déjà vieillotte et le paraissait encore davantage. Elle ne s'était pas mariée, non plus que son frère, et ils vivaient là tous deux, petitement, avec tout plein de souvenirs et de coutumes du passé.
Après avoir fait mes politesses à la sœur, je traversai la cuisine pavée de cailloutis. Au fond, un corridor aboutissait à une petite cour où s'amusaient les enfants pendant les récréations. A gauche, c'était le cellier, à droite, la classe: j'entrai. M. Lamothe était là, se balançant sur sa chaise adossée au mur, et il fit une exclamation en me voyant: Sapredienne! Dans la classe, c'était comme de mon temps; on n'était pas aussi bien installé qu'aujourd'hui. Trois grandes tables ordinaires, comme des tables de cuisine, avec des marelles tracées au couteau par les enfants, des bancs de chaque côté, une chaise pour le régent, les bissacs où les enfants portaient leur déjeuner, pendus aux murs mal crépis et pleins de petits trous où on prenait du sable pour sécher l'écriture; et voilà, c'était tout: de cartes, de tableaux, point.
L'hiver, chacun apportait une bûche, ou un petit fagot, et on faisait du feu dans la grande cheminée qui fumait quand soufflait le vent de travers.
—Allez vous amuser un moment, dit M. Lamothe. Et une vingtaine d'enfants se jetèrent dehors avec bruit.
Il n'était point trop changé, M. Lamothe; il avait bien quelques fils blancs dans ses grands cheveux coupés également sur le cou, et qu'il rejetait souvent en arrière avec ses cinq doigts étendus à mode de peigne. Sa figure longue avait bien quelques rides de plus, mais c'était toujours le même grand front comme un chanfrein de cheval. On dit que ces têtes-là sont les meilleures, mais je n'en sais rien. Avec ça il était vêtu toujours d'une veste à larges boutons, et son pantalon avait toujours dans le bas des traces de terre rouge.
C'est que le matin, il allait faire un petit tour à la chasse avant sa classe, et que le soir, il y retournait encore si le temps allait bien. Ça retardait quelquefois l'heure de l'entrée en classe, et ça avançait aussi de temps en temps l'heure de la sortie, mais les enfants ne s'en étaient jamais plaints.
Et encore, il arrivait des fois que, tandis qu'il était là, le dossier de sa chaise appuyé au mur, écoutant réciter les leçons en faisant tourner entre ses doigts son canif, d'un petit coup sec, sa chienne Diane, jolie bête à front bombé de la race Dupuy, venait s'asseoir en face de lui et le regardait en balayant le pavé de sa queue; alors il se trouvait qu'il avait quelque chose à faire à sa terre: des pommes de terre à semer, des haricots à ramasser, des gerbes à lier, un bouvier à aider, et il nous donnait congé.
La chasse était sa passion du jour. Le soir il en avait une autre, qui était le boston, espèce de poule qu'on appelle ainsi dans l'endroit. Tous les soirs il allait faire sa partie au Lion d'Or, et nous connaissions bien le lendemain s'il avait gagné ou perdu. Lorsqu'il avait gagné, en écoutant lire ou réciter, il avait la main dans la poche de sa culotte et comptait son gain tout le temps, et on entendait les sous tomber lentement dans le fond de sa poche: un, deux, trois, quatre... et il recommençait comme ça des heures, sans nous rien dire. Mais quand il avait perdu, par exemple, il n'était pas commode, il nous corrigeait ferme pour la moindre chose: son fort était de tirer les oreilles et les cheveux; il tapait aussi des coups de règle sur les doigts.
M. Lamothe me parla de chez nous, et me demanda des renseignements sur la manière dont on étudiait à Périgueux. Les plumes de fer lui paraissaient une mauvaise invention; aussi il continuait à tailler la moitié de la journée les plumes d'oie que les enfants arrachaient à l'aile de leurs bêtes et passaient sous les cendres chaudes pour les dégraisser.
Oui, et les encriers étaient toujours de petits pots de terre dans lesquels on mettait une mèche de coton qui buvait l'encre, et que l'on mouillait avec du vinaigre lorsque ça commençait à sécher.
C'était étonnant vraiment. Il faisait toujours faire la lecture dans le Télémaque. Ce livre m'avait beaucoup intrigué quand j'étais tout petit; je me demandais ce que pouvaient être cette terrible passion qui rendait Calypso si malheureuse, et ces feux qui faisaient brûler le fils d'Ulysse pour la jeune Eucharis. Depuis, je me suis pensé qu'on aurait peut-être trouvé mauvais la peinture de ces amours qui éveillaient l'imagination des enfants, si le livre eût été fait par un écrivain ordinaire; mais le nom d'un archevêque, de Fénelon, faisait qu'on trouvait ce livre très bien et tout à fait convenable pour apprendre à lire aux enfants.
Je quittai ce bon M. Lamothe, après avoir causé un moment, et procuré une demi-heure de liberté à ses élèves.
En sortant de là, je m'arrêtai devant un Auvergnat installé à l'ombre de l'ormeau, et qui étamait les casseroles du Lion d'Or. J'ai toujours aimé à voir faire ce travail: étant petit j'y aurais passé des journées.
Cet homme ne parlait pas le fouchtra comme ses pays. Je le lui dis et il se mit à rire:
—C'est que, voyez-vous, j'ai étudié pour être curé, mais au dernier moment, l'idée me vint de me marier avec une cousine.
—Et vous vous êtes fait rétameur?
—Hé oui, il faut bien prendre un métier, et vous savez, chez nous, il n'y a pas bien à choisir pour les cadets; nous étamons les âmes ou les casseroles, nous ramonons les cheminées ou les consciences: Ha! ha! ha!
Et il s'esclaffait de sa plaisanterie, le brave homme, la bouche fendue jusqu'aux oreilles.
—Moi, tous les ans, continua-t-il, je descends dans le plat pays étamer et faire des cuillers d'étain.
Après cela, le rétameur me demanda de quel côté j'étais. Lui ayant répondu que je demeurais par là-bas, entre Coulaures et Thiviers, il s'écria:—Tiens! comme ça se trouve: J'ai un pays par là, le curé Pinot.
—C'est notre curé, lui dis-je.
—Ha foutre! et comment qu'il se porte ce brave Pinot?
—Oh! il est solide comme un pont. Il aime un peu plus à aller dans les bonnes maisons que chez les pauvres, parce qu'on y est mieux, et il parle un peu trop de politique; mais autrement, ce n'est pas un méchant homme.
—Et on ne caquette point sur son compte? autrefois c'était un luron.
—Non, il vit tranquillement avec sa nièce, et on ne parle pas mal de lui.
—Sa nièce! mais il n'en a pas! c'est-à-dire il en a, mais elles sont au pays, mariées toutes deux: c'est une nièce pour rire, bien sûr! je les connais les Pinot de longtemps, vous pensez, nous sommes leurs plus proches voisins.
—Ma foi, dis-je, ça se peut bien, ce que vous me dites, mais là-bas, tout le monde croit que c'est sa nièce.
—Ha! ha! ha! le bougre! et le rétameur se faisait une pinte de bon sang à cette idée. Vous lui direz que vous avez vu son camarade Ragot, ça lui fera plaisir.
Mon cousin vint me chercher pour manger la soupe, et je quittai le joyeux Auvergnat, un peu étonné de ce qu'il m'avait dit, touchant notre curé.
Tout en me lavant les mains à l'évier je voyais par la fenêtre, le mur du jardin où pendant plus d'un an, j'allais me coucher au soleil quand les frissons des fièvres me prenaient. C'était une chose bien commune autrefois que ces fièvres, et on rencontrait par nos pays, force gens minés par cette maladie. Aujourd'hui, elles sont assez rares, bonne preuve que les gens sont mieux logés, mieux habillés et mieux nourris: la mère des fièvres dans nos pays qui ne sont pas malsains, c'est la misère.
Nous n'étions que quatre à table, ma tante, mon cousin, ma petite cousine Félicie, qui avait sept ans, et moi. Mon oncle et mon cousin l'aîné étaient en voyage dans le Limousin, et ils ne revinrent que deux jours avant la foire. Ils ne se tenaient guère à la maison, étant toujours en route pour leur commerce; allant aux foires de Limoges, de Pompadour, de Saint-Yrieix, de Juillac, de Ségur, acheter des veaux qu'ils venaient revendre dans les foires de Thenon, d'Excideuil, d'Hautefort, de Badefols, de Terrasson; et des fois à la Sainte-Catherine, à Montignac.
La foire ne fut pas des meilleures, j'en ai vu de plus belles, mais tout de même il y avait du bétail. Les bœufs de harnais et les veaux de corde ne manquaient pas. Dans le foirail tout se touchait, on aurait jeté une pièce de cent sous des terrasses du château, qu'elle ne serait pas tombée par terre. Dans l'allée des chevaux, il n'y avait, comme de coutume, que quelques rosses et de mauvaises bourriques. Sur la place des cochons, au-dessous du pont et des murailles du château, il y avait assez de nourrains qui se vendaient passablement; et à l'arrivée du bourg du côté de Saint-Agnan, près de la Grange-Neuve, il y avait des troupeaux de dindons avec des fils de laine bleus, ou blancs, ou rouges, à leur cou, pour les reconnaître chacun les siens, vu qu'il n'y a rien qui ressemble tant à un dindon qu'un autre dindon.
La place du bourg était pleine de marchands de chapeaux, d'indiennes, de couteaux, de fil, de boutons, de ferblanterie, de taillanderie et autres affaires comme ça. Les pétarous du bas Limousin, avaient apporté dans leurs bastes, des melons, des prunes, et autres fruits. On en voyait d'autres qui étaient venus chercher du vin, et qui le soir, s'en retournaient avec leurs mulets chargés de bottes de peaux de chèvres dans lesquelles était le vin. Tous les marchands et colporteurs apportaient de même leurs marchandises sur des mulets ou des bêtes de somme, car les chemins n'étaient déjà pas trop faciles pour les charrettes à bœufs. Mais outre ces marchands, il y avait aussi de ces individus qui courent les foires: vendeurs de chansons, diseurs de bonne aventure et autres gens de cette sorte. L'un, avec un petit bonhomme dans une carafe, qui montait dans le haut écrire le sort de ceux qui donnaient deux sous pour ça, était entouré de toute une jeunesse qui ouvrait de grands yeux et pensait bien qu'il y eût quelque sorcellerie là-dedans, car on n'était pas bien avancé à l'époque, dans le pays. Un marchand de chansons, monté sur une chaise, braillait tant qu'il pouvait, aidé d'une femme à voix criarde et aigre, qui distribuait les chansons, à raison de deux liards le cahier. Et celui qui vendait des images de couleur: le Juif-errant, Mon oie fait tout, Crédit est mort, les mauvais payeurs l'ont tué, et autres histoires de ce genre, en débitait des quantités, surtout des images du Juif-errant avec la complainte:
Mais c'était un charlatan qui attirait le plus de monde autour de sa voiture, dont les roues étaient pleines jusqu'au bouton, d'une boue rouge, qui marquait bien qu'il ne faisait pas bon venir là avec les chemins qu'il y avait.
Ce charlatan, en tenue d'artilleur, arrachait les dents avec son instrument, avec un couteau, avec un clou, avec son sabre, et le mâtin était habile. C'était d'abord fait. Il vendait aussi de la poudre pour les vers et c'était là qu'il faisait ses affaires. Il commençait par raconter l'histoire d'un jeune drole de six ou sept ans, qui était malade, les parents ne savaient pourquoi. On leur avait bien dit qu'il fallait lui donner pour les vers, mais eux n'en avaient rien fait. Cependant, voilà que ce petit a une attaque de vers et meurt dans des convulsions épouvantables, que le charlatan racontait à faire tribouler les gens. Mais ce n'était rien; voici que tout d'un coup, il prenait dans le coffre de sa voiture le squelette de cet enfant et le montrait de tous les côtés à la foule. Oh! alors, en voyant ça et entendant le cliquettement des os, les pauvres bonnes femmes de mères qui étaient là, en avaient des tressaillements dans les entrailles, et prenaient pour cinq sous un paquet de la poudre qui tuait ces vers maudits. Et les hommes, quoique plus durs, en achetaient aussi.
A trois heures, la foire commença à se défaire, les gens s'en allaient par petites troupes. Les marchands se mirent à plier leurs marchandises pour partir. Quelques-uns couchaient à leur auberge, et repartaient le matin.
Le lendemain à midi, le bourg était retombé dans sa tranquillité habituelle; on n'aurait jamais cru qu'il y avait eu foire la veille, si on n'avait vu les enfants et les vieilles femmes ramasser la bouse dans le foirail des bœufs. Sauf les foires, le bourg était comme engourdi dans les vieilles coutumes d'autrefois. Il n'était sur aucune route, les chemins étaient mauvais, et il fallait expressément se détourner de son trajet pour y monter. Les étrangers y apportaient une fois par mois, comme un écho de ce qui se passait ailleurs, et des choses nouvelles; mais tout ce qui n'était pas connu, expérimenté, devenu commun, était regardé avec défiance, dans cet endroit où régnait la sainte routine. Pourtant, depuis la République, on y avait formé un club qui se tenait au-dessus de la halle, dans la chambre d'audience; et quelques-uns qui étaient sortis de leur village, essayaient d'y introduire les idées nouvelles et d'y faire connaître le progrès, mais sans beaucoup de réussite, à preuve que le club finit par tourner à la farce.
Deux souvenirs avaient survécu dans la mémoire des gens: celui des Anglais qui avaient assiégé deux fois l'ancien château, et celui du représentant Lakanal, qui, en 1793, avait fait réparer le grand chemin venant de Limoges, qui passait au-dessous de La Peyre et allait tomber au Cimetière-des-pauvres, pour se diriger sur Cahors. Ce n'était pas tant la réparation elle-même qui avait frappé les esprits, que les moyens employés. Sauf les femmes, les petits enfants et les vieillards, tous avaient dû travailler à cette réparation, paysans, messieurs, riches, pauvres. On se rendait sur les chantiers, avec enthousiasme, tambour et drapeau en tête, pour ne revenir que quand battait la retraite; on avait vu même des dames pleines d'un zèle patriotique, apporter au chantier civique des pierres dans leurs paniers.
Je restai chez ma tante encore deux ou trois jours après la foire, et puis je m'en retournai au Frau.
Mon oncle et Gustou m'eurent bientôt appris le métier, qui n'est pas bien difficile. Ils me montrèrent à conduire une paire de meules, à connaître quand la farine venait bien, et quand il fallait donner de l'eau, ou baisser les pelles. Je sus bientôt picher une meule, et connaître la pierre à œil de perdrix, qui fait les meules bonnes pour le seigle, et la pierre à fusil qui vaut mieux pour le froment. Je fus vite au courant de tout, et de la manière de faire le travail, et du nom des pratiques.
Dans le commencement, quoique je fusse plus grand et plus fort que Gustou, il chargeait plus facilement que moi un sac de blé. Mais lorsqu'il m'eut montré le petit coup d'épaule et le tour de reins j'enlevais un sac comme rien.
Ils me montrèrent aussi les mesures qu'on prenait pour la mouture, et là-dessus il me faut dire que nous ne prenions que juste ce qui était dû. Je suis sûr que l'on ne me croira pas; les meuniers ont mauvaise réputation, comme les tisserands et les tailleurs. Il y a même un dicton patois là-dessus, que voici en français: Sept tisserands, sept meuniers et sept tailleurs, font vingt et un voleurs. Mais il n'était pas vrai pour nous pas plus que pour bien d'autres. Gustou, qui était dans les anciennes coutumes, l'aurait fait peut-être, s'il avait été le maître, mais mon oncle ne le voulait pas.
Comme nous avions du bien à notre main, en plus de ce que travaillait le bordier, je me mis aussi à tous ces travaux de la terre que je trouvai bien un peu durs dans le commencement, pour ne les avoir accoutumés, mais ce fut l'affaire de quelque temps. Où je mis le plus longtemps, c'est pour apprendre à labourer, parce que outre la conduite de la charrue, il faut savoir parler aux bœufs, et s'en faire écouter.
Quelquefois, tenant le manche de mon araire, et piquant mes bœufs traçant le sillon, je pensais à ce changement total qui s'était fait dans ma vie. Je me rappelais ces journées passées dans le bureau empuanti de la Préfecture, assis sur une chaise à gratter du papier. C'était long ces journées, et j'en avais les fourmis dans les jambes, sans compter qu'il fallait être aux ordres de trois ou quatre chefs, recevoir des reproches, point mérités quelquefois, n'être pas libre si on voulait flâner deux heures, et pour mieux dire, sentir toujours sur son cou le collier de misère.
Au lieu de ça, j'étais au Frau, chez moi, avec mon oncle qui ne m'aurait jamais rien dit, quand même j'aurais manqué, me levant, me couchant, allant au travail quand je voulais, et ne voyant autour de moi que des figures joventes. Et puis le grand air, le beau soleil, le travail sain qui fatigue le corps et fait bien dormir; le plaisir qu'on a de voir pousser et mûrir ce qu'on a semé, de voir profiter des bêtes bien soignées; quelle différence avec le travail de bureau auquel on ne s'intéresse pas, qui vous tient toujours assis, vous casse la tête, et vous fait rêvasser la nuit.
Le métier de meunier, et la vie que je menais, me plaisaient donc, et il n'y a pas chose pareille pour faire un homme content. Après avoir bien travaillé la semaine, le dimanche j'étais de loisir et je m'amusais. Souventes fois, prenant notre chienne Finette, je partais à la pointe du jour pour aller chercher un lièvre. Des coups mon oncle venait avec moi, mais pas toujours. Bien entendu nous ne prenions pas de port-d'arme, car d'aller porter vingt-cinq francs au collecteur d'Excideuil pour l'avoir, ça nous surmontait. D'ailleurs nous ne craignions pas guère les gendarmes, ils étaient loin, et pour venir nous chercher dans un pays plein de termes, de combes et de bois que nous connaissions comme notre poche, ça leur était défendu. Il fait bon le matin monter sur nos coteaux pierreux où on trouve la lavande sauvage et l'immortelle qui fleurent fort; ou traverser les bruyères roses entremêlées de balais à fleurs jaunes et de hautes fougères. Les ajoncs ne manquent pas non plus par là, et il y en a dans des fonds qui ont huit ou dix pieds de haut, bien fourrés, sous lesquels les loups font leur liteau. Il ne fait pas bon les traverser, mais comme ils ont toujours des fleurs et sont toujours verts, ils ne sont pas déplaisants à voir comme ça en fourré, ou semés au milieu d'une lande, ou accrochés le long des termes et sur le coulant des ravins, au milieu des roches. Quel plaisir de s'en aller dans nos grands bois châtaigniers où on trouve de ces vieux arbres creux où logent les fouines, et de sentir l'odeur du thym, de la marjolaine et des feuilles mortes. Pour moi, il n'y avait rien de plus plaisant que d'être au milieu de notre pays un peu sauvage, le fusil sur l'épaule, et de me sentir libre avec des jambes solides. Il n'y avait si pauvre friche où pointait une petite palène fine, tondue par la dent des brebis, qui ne me parût plus belle que la place du Bassin à Périgueux avec ses allées d'arbres bien taillés, tout autour.
J'aimais aussi les vôtes dans les communes ou autrement dit les ballades, ou encore les frairies, et des fois, j'y allais chez des connaissances ou des parents. Il faut dire qu'en ce temps-là, les vôtes étaient plus suivies et bien plaisantes au prix d'aujourd'hui. Ça se comprend; les gens, anciennement, gardaient leurs affaires et faisaient leur plus grande dépense pour la frairie de leur endroit. On s'invitait comme ça les uns les autres, et on faisait durer la fête deux ou trois jours. Il n'y avait point de routes hormis les grandes alors, et guère de chemins que ceux creusés par les charrettes; aussi on allait de pied, ou à cheval. On voyait les dames campagnardes s'en aller sur leur bourrique, et s'il y avait des enfants on les montait en croupe, ou s'ils étaient trop petits, on les mettait sur du foin dans des paniers de bât, de chaque côté d'une de ces bonnes petites bêtes grises qui ont une croix sur les épaules, pour avoir porté le bon Dieu à Jérusalem, à ce qu'on dit. Dans les maisons on faisait sans fla-fla, à l'ancienne mode, la cuisine et tout. Après dîner on dansait dans une chambre; celui qui avait la plus grande la prêtait; ou dans une grange, ou sous quelque gros arbre de la place, quand le temps allait bien. Et, on ne buvait pas de la saloperie de bière comme maintenant, mais du vin blanc, ou de la piquette, ou de l'eau sucrée, et les dames de bonne bourgeoisie, n'avaient pas honte de manger une rave cuite, au sucre, et de boire de l'eau avec du vinaigre aux framboises. Le lendemain on allait se promener par là dans les bois, et les amoureux y trouvaient leur compte; et puis on faisait des crêpes qu'on mangeait avec du miel, et c'était à qui les tournerait le mieux et en mangerait le plus. Le soir après souper, on était fatigué, et alors on jouait à la poule, ou on chantait nos vieilles chansons, ou on racontait des histoires, ou on disait des contes, et c'était à qui dirait le meilleur. C'est dans ces fêtes champêtres que la jeunesse faisait connaissance, et que s'arrangeaient les mariages.
Aujourd'hui tout ça se perd: les vôtes dans les endroits, ce n'est plus guère rien, et on ne s'invite plus comme du temps jadis entre parents ou amis. On voit que ce n'est plus pour chacun, la grande fête où on mettait les petits plats dans les grands. Il y a tant maintenant de chemins, de routes, de chemins de fer, de voitures, et de ces autres machines qui vont le long des routes comme les chemins de fer; et tant de fêtes, de concours, d'expositions et de courses, que les gens de la campagne s'en vont porter leur argent à la ville, et y dépensent quatre fois plus qu'ils ne faisaient autrefois chez eux. Et encore souventes fois dans les villes, ils s'ennuient parce qu'ils connaissent qu'on se moque d'eux, et qu'ils ne comprennent pas grand'chose à ce qu'ils voient.
On dit: les routes, les chemins, c'est une bonne chose. Sans doute, c'est commode de pouvoir rentrer sa besogne plus facilement, et de porter sur une charrette, un tiers de plus qu'on n'aurait fait autrefois dans nos mauvais chemins; joint à ça qu'on ne risque pas tant de faire attraper du mal à ses bêtes, et qu'on ne se fait pas tant de mauvais sang.
Mais d'un autre côté, toutes ces routes, tous ces chemins font qu'on sort plus souvent de chez soi, pour aller dans les villes où on laisse son argent, tandis qu'autrefois l'endroit en profitait. Avec toutes ces facilités de voyager, on s'est habitué à aller se divertir dans les villes, ce qui coûte cher, et on méprise les divertissements de chez soi, qui ne coûtent quasiment rien et sont plus sains de toutes les manières. C'est à cause de cette facilité, que petit à petit, les gens trompés par les semblants, se sont dégoûtés de la campagne, et qu'on en voit tant vendre leur morceau de bien, et s'en aller dans les villes, croyant y trouver une place, ou un travail moins dur, ou mieux payé. En quoi les pauvres gens sont bien malavisés car le travail des villes est plus exigeant, plus attachant, et plus mauvais pour la santé, sans parler de la liberté: misère pour misère, mieux vaut celle des campagnes.
Tout ça, c'est pour dire qu'il n'y a pas de bonne chose qui n'ait ses défauts. Ainsi quand je parle des anciennes frairies, ce n'est pas que je veuille dire qu'elles étaient exemptes de toute chose blâmable. Il y a une chose, par exemple, que je n'ai jamais pu voir de sens rassis, c'est assommer un coq à coup de pierres.
On attachait le pauvre animal par une patte à un petit piquet planté en terre, et de vingt-cinq pas, pour deux liards, on lui tirait: tant de pierres. Celui qui le tuait l'emportait. Mais les coqs ont la vie dure et avant d'être morts ils souffraient bien. Une pierre leur cassait une patte, une autre leur démontait une aile, et lorsque quelque gros caillou leur arrivait en plein corps, les voilà sur le flanc dans la poussière, comme morts. Mais l'individu qui faisait tirer avait intérêt à ce qu'ils ne le fussent pas, il en aurait fallu un autre. Alors il faisait boire du vin au pauvre coq pour le ressusciter, et quand il pouvait se tenir encore on recommençait à lui tirer des pierres. Si le vin n'était pas assez fort pour le remettre sus, on lui donnait de l'eau-de-vie.
Ces amusements de sauvages ne sont plus de mode, et tant mieux; moi qui aime assez les vieux usages, les anciennes coutumes, je n'ai jamais pu souffrir ça.
Mais quand, au lieu de tirer des pierres sur un coq, les gens se les jetaient à la tête, c'était bien pis. Il y avait comme ça, autrefois, des communes qui étaient ennemies entre elles, de manière que quand les garçons de ces communes se rencontraient dans une vôte, ou au tirage au sort, ils se battaient comme si c'eût été d'un côté des Français, et de l'autre des Allemands ou bien des Anglais, et non pas tous des enfants du Périgord. D'où venait cette haine entre voisins? Aucun de ceux qui se battaient, ni personne ne l'aurait su dire. Peut-être que dans l'ancien temps il y avait eu quelque bataille entre deux jeunes gens de différentes paroisses et que les autres garçons s'en étaient pris chacun pour le leur. Ceux qui avaient été brossés avaient voulu avoir leur revanche, et de partie en revanche, cette bestiale haine s'était entretenue et envenimée entre voisins du même pays.
Pour en revenir, j'étais donc content de mon sort de meunier, mais bientôt, je le fus encore davantage.
Un jour étant sur le chemin qui passe au pied de Puygolfier, je trouvai Nancy qui portait le mérenda, autrement dit la collation, à ses gens qui travaillaient à la terre de la Guilhaumie. Je n'avais fait que l'apercevoir lors de l'enterrement de ma mère, et je ne lui avais point parlé, ni même fait attention. Comme elle avait changé! Quelle belle fille elle était devenue, et grande! Ce n'est pas ses hardes qui la faisaient valoir; elle n'avait sur le corps qu'un cotillon de droguet et un grand mouchoir à carreaux par-dessus sa chemise; mais elle n'avait pas besoin de beaux habillements. Sa poitrine ferme soulevait la grosse toile et tremblait à chaque coup de talon sur la terre; ses hanches s'arrondissaient bellement sous le droguet, et elle avait la démarche mesurée des femmes bien faites. Elle portait un panier sur la tête, et le tenait d'une main, en sorte que sa chemise découvrait jusqu'au coude, son bras fort un peu hâlé.
Je l'avais toujours tutoyée jusqu'alors, comme on fait aux petites droles, mais ma foi quand je vis cette belle fille, je n'osai plus. Nous parlâmes un peu, et elle continua son chemin, s'excusant sur ce que son père et sa mère devaient l'attendre.
Depuis ce jour, je commençai à penser à elle, et plus j'y pensais, plus je trouvais que dans tout le pays, il n'y avait point de fille qui pût lui être comparée, je ne dis pas seulement de celles de la campagne, mais même à Excideuil, où on voyait pourtant de belles filles. C'était surtout son regard clair et tranquille, et son sourire bon qui me plaisaient tant. On voyait rien qu'à ça, que c'était une fille point coquette ni mauvaise, mais une honnête créature à qui on pouvait se fier.
Dans ce moment, des parents que nous avions devers Brantôme, nous invitèrent à la noce de leur aîné. Mon oncle n'y pouvant aller, m'y envoya. Nous étions parents de vrai, mais éloignés, ne sachant à quel degré, et seulement que nous étions tous des Nogaret, venant du même auteur, qui avait été meunier du moulin des moines de Brantôme. Ces Nogaret qui mariaient leur fils étaient meuniers aussi, et leur moulin était sur la Drone en remontant, au-dessus des Roches. Ce fut une crâne noce, ma foi. Le garçon prenait une fille qui avait du bien, et rien ne fut épargné. Les choses se firent à l'ancienne mode; on fit bombance toute la journée, et les vieux principalement, chantèrent d'anciennes chansons assez gaillardes, sans parler des propos de circonstance, et des histoires salées dont on régala les mariés.
Mais la fille était une bonne grosse drole bien délurée, qui se moquait pas mal de ce qu'on disait; elle ne faisait attention qu'à ce que son mari lui contait à l'oreille en la tenant par la taille. Tandis qu'on était là, à table, elle fit un petit cri tout d'un coup; c'était le contre-nôvi qui lui détachait sa jarretière, un joli ruban rouge qui fut coupé à morceaux et distribué aux garçons de la noce qui le mirent à leur boutonnière.
Le soir on dansa, et les épousés ouvrirent le bal. Puis après, quand la mariée eut dansé avec tous les jeunes gens, tandis que le chabretaïre avait mis les danseurs bien en train, les novis disparurent.
Sur les une heure du matin, on parla de leur porter le tourin ou soupe à l'oignon, mais il fallait les trouver. Après quelques recherches, comme il n'y avait dans les environs que deux ou trois maisons, on les dénicha chez des voisins, où on les avait retirés. Le tourin prêt, toute la jeunesse partit, la chabrette en tête. L'un portait la soupière, l'autre des assiettes, un troisième portait un pichet plein d'eau, le quatrième une de ces anciennes cuvettes ovales à pieds. Un autre venait ensuite avec une serviette sur le bras, et d'autres portaient une bouteille de vin, un verre, deux cuillers, et enfin il y en avait qui ne portaient rien, comme dans la chanson de Marlborough.
Les mariés ne songèrent pas à résister, ils savaient que ça serait inutile, on aurait plutôt enfoncé la porte. Aussi elle était tout bonnement fermée au loquet, et la noce entoura le lit, avec des rires et des chants joyeux. La mariée, en commençant, se cachait bien un peu sous les draps, mais ma foi, elle en prit son parti, et s'assit bravement sur le lit, un peu rouge tout de même. On leur donna à laver tous deux en cérémonie, et quand ils se furent essayé les mains on leur servit à chacun une bonne assiettée de tourin, noir de poivre. Pendant qu'ils mangeaient, les plaisanteries marchaient et elles étaient aussi poivrées que le tourin. Quand ils eurent fini, on présenta au marié un verre plein: il en but la moitié et donna l'autre à sa femme. Après qu'elle eut bu, on remplit le verre de nouveau, et on le présenta à la mariée, qui en but la moitié et passa le reste a son mari. Quand ce fut fait, le contre-nôvi, un beau coq de village, chanta une antique chanson patoise de circonstance, qu'on avait dû chanter à la noce de l'ancien Nogaret, le meunier des moines.
Tout le monde reprenait le refrain en chœur, et chacun s'accompagnait en choquant les assiettes, la bouteille et le verre avec les cuillers ou un couteau; ceux qui ne tenaient rien tapaient dans leurs mains.
La chanson finie, par une signifiance cachée des mystères de la noce, le contre-nôvi cassa le verre où les mariés avaient bu, en le choquant contre la bouteille. Au nombre de morceaux, on leur prédit qu'ils auraient neuf enfants, ce qui les fit éclater de rire, et tout le monde se retira en les engageant à travailler à justifier la prédiction.
Le lendemain fut un lendemain de noce, c'est-à-dire la continuation des ripailles. Mais le troisième jour, mon cousin me mena à Brantôme où c'était la fête.
Ce jour-là, tous les meuniers du pays faisaient à celui qui ferait le mieux claquer le fouet. Il en venait de Champagnac, de Quinsac et des moulins en amont, et aussi de ceux qui étaient sur la Côle jusqu'à Saint-Jean. Du côté d'aval, il en montait de vers Valeuil, Bourdeilles, du moulin de Renamont, au-dessus de Lisle, de celui de Roufellier qui est au dessous, et même de celui de Bonas, près de Saint-Apre.
Tous ces meuniers habillés de blanc, avec leurs fouets à pompons autour du cou, se réunissaient à cette grande croze, d'où on a tiré tant de pierres de taille, qui se trouve presque au-dessous du clocher bâti sur le roc. Ce jour-là, ils étaient bien une trentaine, et chacun à son rang manœuvrait son fouet à tour de bras. Il y a dans cette grotte un écho qui répétait à n'en plus finir les pètements du fouet. On ne le dirait pas, mais pourtant, il y en avait qui étaient tellement habiles que leurs pétarades ressemblaient quasiment à une musique. Moi je ne suis pas connaisseur en cette partie-là, c'est vrai, mais des fois j'ai entendu des musiciens, avec un tas de pistons et de machines en cuivre et la grosse caisse et tout, qui faisaient un bruit assommant, et je me disais alors que j'aimais mieux la musique des fouets à Brantôme.
Ceux qui jugeaient les concurrents, c'était trois des plus vieux meuniers, de ceux qui ne pouvaient plus tenir le fouet, et celui qui était le plus fort à leur avis, on le nommait pour l'année le Maître du fouet. Ce jour-là ce fut le meunier des Roches qui gagna.
Les joutes de fouet se sont perdues et ça se comprend. Les meuniers d'aujourd'hui ne font plus porter les sacs à dos de mulet; il y a des routes et des chemins partout; ils se servent de charrettes et ont des fouets de charretiers. Or, ce n'est pas avec ces méchants engins qu'on fait de belle musique; il faut pour ça les anciens fouets à manche court, à lanières de cuir tressées avec de gros nœuds: fouets de meuniers et fouets de postillons.
Le lendemain de la fête, après déjeuner, je repartis pour le Frau. Le cousin et la cousine me firent un bout de conduite sur le chemin de Lachapelle-Faucher.
—Ah ça! me dit le cousin, je pense que tu ne tarderas pas à nous rendre la pareille?
—Ça se pourrait bien, fis-je en riant et sans réflexion.
—Vous aurez raison, voyez-vous, me dit la cousine franchement; il n'y a rien qui vaille d'être marié avec quelqu'un qu'on aime bien.
Je l'embrassai là-dessus, je secouai la main au cousin, et je les quittai, prenant mon chemin par Saint-Pierre-de-Côle et Vaunac.
Quelque temps après, mon oncle, revenant d'Excideuil, me dit avoir rencontré le notaire de Coulaures, qui lui avait appris que M. Silain cherchait à vendre quelques terres, pour payer un homme auquel il devait mille écus, plus trois ans d'intérêts, et d'autres dettes. Il proposait de nous vendre le pré qu'on appelait le Pré-Vieux, et toutes les terres dites: Terres-de-Lebret, la Chausselie et les Granières. Ça nous allait bien; le pré était sous nos fenêtres, pour ainsi parler, et les terres jouxtaient notre petit bien de la Borderie où étaient les Jardon. Mon oncle avait répondu que pour lui, il n'avait pas d'argent à placer mais qu'il m'en parlerait. Il m'expliqua alors, que, sans compter l'agrément de cette affaire qui nous mettait tout à fait chez nous, nous aurions avec ce pré assez de foin et de regain pour tenir toute l'année une forte paire de bœufs à la Borderie, au lieu d'y avoir de jeunes veaux pour le temps des labours seulement; que les terres, avec celles que nous avions déjà, feraient une bonne métairie de ce petit borderage. La maison était assez grande, il fallait seulement bâtir une grange. Pour faire cette affaire, il n'y avait, une fois d'accord sur le prix, qu'à céder les créances venant de ma mère que j'avais sur des pratiques du notaire. Je ne demandais pas mieux, mais avant tout il fut convenu que nous en parlerions à la demoiselle et que nous ne ferions rien qu'à sa volonté, ne voulant pour rien au monde la contrarier.
Un jour donc que M. Silain avait traversé le moulin, allant à la chasse devers Corgnac, nous montâmes à Puygolfier. Hélas! la pauvre créature, qu'elle dépérissait! ça me tournait l'estomac. Elle nous dit qu'il fallait bien vendre, puisque celui à qui devait son père parlait de le faire exproprier. Tout compte fait, il y avait quatre mille huit cents francs de dettes à payer; et comme M. Silain voulait des terres et du pré sept mille cinq cents francs, il se trouvait qu'il aurait touché deux mille sept cents francs qui auraient été mangés bien vite; elle avait peur de ça, la pauvre, on le voyait bien. Mon oncle lui dit alors qu'il y avait moyen d'arranger autrement les affaires: que nous verserions comptant ce qu'il fallait pour rembourser le prêteur, et que pour le reste, nous payerions cinquante pistoles par chacun an, et en deux pactes, à la Noël et à la Saint-Jean. Par ce moyen tout ne s'envolerait pas à la fois. La demoiselle nous remercia bien de cet arrangement, mais elle craignait que son père ne voulût pas y consentir.
Là-dessus, mon oncle entra en pourparlers avec le notaire, et alla sur les terres pour bien se rendre compte de l'étendue, car pour la qualité nous la connaissions assez. Après avoir bien calculé, il dit au notaire que ça ne valait pas plus de sept mille francs, et que nous donnerions ce prix, aux conditions dont j'ai parlé déjà. M. Silain se débattit bien tant qu'il put; il aurait voulu toucher plus d'argent, et il aurait fait une diminution pour être payé comptant du tout; mais je refusai de faire l'affaire à d'autres conditions, et comme le créancier criait, et qu'il n'y avait pas d'autres voisins à qui ces terres pussent aller, il fut obligé de mettre les pouces. Par ce moyen, on espérait que la demoiselle Ponsie avait devant elle trois ou quatre ans de tranquillité: mais avec M. Silain, on n'était jamais sûr de rien en fait de ces choses-là.
En ce temps-là, sur la fin de l'année 1848, on commençait à parler de l'élection du président de la République, et nous connûmes que Louis-Napoléon serait nommé grandement, si ça allait partout comme chez nous. Nous recevions la Ruche, de Ribérac, qui portait Ledru-Rollin, mais ça ne prenait pas. Mon oncle avait beau faire passer le journal, distribuer des papiers et raisonner nos voisins les paysans comme nous, c'était à rien faire.
Ledru-Rollin, qu'est-ce que c'était? un civil, et puis? Ah! quand on parlait du grand Napoléon qui avait fait massacrer un million d'hommes et ruiné la France, pour en fin de compte, la laisser plus petite que sous la République, à la bonne heure! C'est ainsi que le pauvre peuple ignorant, adore ceux qui le ruinent, qui lui prennent son argent et ses fils, et le saignent à blanc.
Le neveu du grand empereur, par ma foi, c'était bien autre chose que Cavaignac, ou Ledru-Rollin, ou Lamartine!
Et puis, il y avait tant de gens qui cherchaient à tromper le peuple, qu'il était rare de trouver hors des villes ou des gros bourgs, quelqu'un qui osât parler pour un autre que Bonaparte. Les bourgeois effarouchés par la Révolution cherchaient par tous les moyens à reprendre le dessus. Les riches, les nobles, les gros commerçants, les curés, tous ces gens-là criaient sans cesse contre la République; elle ne pouvait durer.
Moi, j'en conviens, j'avais autre chose dans la tête. Plus j'allais, plus je pensais à Nancy. Comment ça se faisait, je n'en sais rien, mais toujours est-il que je me trouvais souvent sur son chemin, soit lorsqu'elle venait à notre fontaine dans la combe, ou qu'elle allait dans les terres, ou bien tout qu'elle faisait sortir ses brebis. Je l'arrêtais, lorsque nous nous rencontrions, et nous parlions un peu et toujours j'étais étonné de son grand sens, et réjoui de sa franche honnêteté. Son parler me semblait aussi du tout changé et bien mieux, au prix d'auparavant. Il me semblait qu'elle avait appris beaucoup depuis trois ou quatre ans, et qu'elle avait plus d'esprit que les filles de son âge et de sa condition. Un jour que je le lui dis, elle m'apprit que la demoiselle Ponsie continuait de lui faire quelque peu la classe, le dimanche et le soir quelquefois, et lui prêtait des livres qu'elle étudiait en cachette du vieux Jardon, qui trouvait que c'était du temps perdu, lorsqu'elle laissait un moment sa quenouille. Je fus bien content de savoir ça, et je m'en sentis tout obligé envers cette pauvre demoiselle.
L'hiver vint, et avec lui les veillées au coin du feu, et les histoires dont Gustou avait un plein sac. C'était bien toujours les mêmes, mais comme il y en avait beaucoup, et qu'il y changeait souvent quelque chose, on ne s'en apercevait pas trop.
Etant tout petit, il me faisait tribouler en racontant l'assassinat du père Antier, le prieur des moines du moustier de Lafaye, entre Jumilhac et la forge des Fénières. Ça s'était passé avant la Révolution, et c'était un noble des environs qui l'avait tué dans la forêt de Jumilhac, du côté de Saint-Paul. Pendant quelques jours, on ne savait ce qu'était devenu le prieur, mais il arriva qu'un chien rapporta une de ses mains, et l'anneau qui était encore à un doigt, fit reconnaître le corps, car les chiens et les loups l'avaient presque tout mangé.
Il savait aussi les histoires des voleurs fameux, comme Cartouche et Mandrin. Pour Cartouche, c'était un voleur et un assassin, et nous ne le plaignions guère d'avoir été roué. Mais ce brave Mandrin qui avec ses sauniers contrebandiers, se battait contre les soldats du roi, nous intéressait et nous trouvions qu'on aurait dû le gracier. Ça n'était pas un bas coquin, ce Mandrin, et sa mémoire n'est pas en horreur comme d'autres. Tant qu'il le pouvait, il faisait la guerre à cet abominable impôt du sel, et c'est ce qui a contribué à le rendre populaire.
Toutes les histoires de brigands lui étaient connues à ce brave Gustou, et il savait aussi tous les crimes célèbres du pays. Il les racontait bien, en les arrangeant un peu; les plus anciennes tournaient au conte, et il avait trouvé moyen déjà, d'enjoliver celle de Delcouderc.
C'est en pelant tranquillement les châtaignes le soir, que Gustou nous disait ces histoires. Il y en avait une surtout qui nous intéressait beaucoup, parce que le crime avait été commis tout près de chez nous et qu'on n'en connaissait pas l'auteur. Il y avait quelques années seulement que le curé de Nanteuil, en pêchant à la ligne, à cinq ou six portées de fusil au-dessus du moulin, avait amené une pincée de cheveux. Là-dessus on avait plongé, et on avait ramené un homme pris dans des racines de vergne. La figure était toute mangée par les poissons et on ne connut qu'aux habillements que c'était un porte-balle qui avait passé dans le pays, il y avait une quinzaine. Il avait une entaille à la tête, faite avec quelque hache, et on vit à des traces dans le bois, qu'il avait été assassiné à un endroit un peu au-dessus, où on traversait la rivière sur des arbres soutenus par des fourches plantées dans l'eau. Mais ce fut tout ce qu'on put savoir. Les gendarmes d'Excideuil, le maire, le juge de paix, les gens de justice, personne n'y avait vu goutte; en sorte que, comme le disait Gustou, il y avait un assassin dans le pays: peut-être nous le rencontrons tous les jours, disait-il, et il attend sans doute l'occasion de faire quelqu'autre mauvais coup.
Par chez nous, les gens sont farcis de toutes les vieilles superstitions: ils croient aux revenants, au Diable, au Loup-garou qu'ils appellent Lébérou, à tout; mais cela n'empêche qu'ils aiment mieux voyager de nuit que de jour: s'ils ont un charroi à faire, ils partiront de préférence le soir que le matin. C'est bien une économie de temps pour ceux qui sont pressés, mais il y a autre chose, nous aimons la nuit, qui repose du dur labeur de la journée; et puis, je ne sais pourquoi, mais le paysan aime à voir briller par une belle nuit, les millions d'étoiles qui sont au ciel. Il semble que la nuit soit plus marquante, plus solennelle que le jour, aussi nous disons: A net, comme si nous comptions par nuits et non par jours, comme les anciens Gaulois.
Tout ça c'est pour dire que quoique les voisins ne fussent pas épeurés la nuit, lorsque Gustou parlait de cet assassin qu'on rencontrait peut-être tous les jours, il y en avait à qui ça faisait une impression, et qui ne semblaient pas pressés de s'en aller.
Le soir où nous énoisions, il vint une dizaine de personnes pour nous aider. Les deux vieux Jardon et Nancy, Lajarthe, le fermier de la Mondine au Taboury, la grande Mïette qui était descendue de Puygolfier avec la permission de la demoiselle, et d'autres de par-là, des métayers du château et des voisins. Les énoisements, c'est comme une espèce de fête chez nous. Les hommes avaient porté leur petit maillet et cassaient les noix; les femmes triaient.
Lajarthe comme de coutume, lorsqu'il en trouvait l'occasion, prêchait un peu pour la République, il tâchait de faire comprendre ses idées, et expliquait à tous des choses dans leur intérêt. Mais c'était trop sérieux pour ce soir-là. En énoisant, on aime mieux rire avec sa voisine, écouter des contes et des histoires, et causer des vieilles superstitions apprises des grand'mères.
Ça c'était l'affaire de Gustou qui connaissait ces choses à fond: c'était lui qui mettait une souche au feu le soir de Noël, et il fallait qu'elle fût de cerisier, de prunier ou de quelque autre arbre à fruit. Et il pronostiquait toujours de bonnes choses en la voyant bien brûler, et faire une belle braise; mais c'était lui le sorcier, car il avait eu le soin de la mettre longtemps à l'avance sécher dans la fournière. Il gardait soigneusement des charbons et des cendres de la souche, pour guérir des maladies aux gens et aux bêtes, et pour d'autres affaires encore.
C'était encore maître Gustou qui le premier jour de mai, perçait un barriquot de vin blanc, et apportait l'ail nouveau, pour faire des frottes avec du lard frais, en buvant de bons coups:
—O mai! ô mai! ô le joli mois de mai!
A la Saint-Jean, c'était aussi lui qui plantait le feu à la cafourche du chemin, et le couvrait de feuillage vert avec un beau bouquet à la cime. Les tisons il les emportait à la maison pour la préserver du tonnerre. Il attachait aussi le matin à la porte de la grange, une croix faite avec des fleurs des prés. Sous son traversin, il avait toujours dans un sac, des herbes de la Saint-Jean, cueillies à reculons, avant le soleil levé, et il disait que ces herbes guérissaient les fièvres, en les mettant sur le poignet gauche.
Ah! il n'aimait pas à entendre chanter le coucou, pour la première fois de l'année, s'il n'avait pas déjeuné; ni à trouver des graules ou des geasses, à sa gauche: ni à ouïr clouquer une chouette sur la maison, car il disait que ça annonçait la mort; ni à rencontrer en partant en route, la vieille Catissou de chez Méry qui était mal jovente. Jamais on ne lui aurait tiré de l'idée, que les eychantis ou feux-follets, qui voltigent dans les cimetières, c'était des âmes en peine, et il était persuadé que les étoiles tombantes c'était des âmes de petits enfants morts sans baptême. Si notre Mondine avait voulu faire la lessive dans le mois des morts, il serait parti plutôt: mais elle s'en serait bien gardée, car elle croyait comme lui, que ça faisait mourir les hommes de la maisonnée.
Et lorsqu'il allait à une foire pour quelque affaire, il ne manquait pas de lever avec son couteau un petit copeau de la croix de bois qui est plantée le long de l'ancien chemin appelé La Pouge, qui passe à un quart de lieue du moulin, à la rencontre de celui d'Excideuil, et qu'on appelle: la Croix-du-mort.
A table, avant d'entamer le chanteau, il faisait toujours une croix sur la sole avec la pointe du couteau. Pour lui, le vendredi était un mauvais jour, et si mon oncle l'avait laissé libre, il aurait fait jeûner les bœufs le vendredi saint, comme ça se faisait encore dans quelques maisons.
Si on vendait un veau, il fallait le faire sortir à reculons de l'étable pour que la vache ne dépérit pas; il faisait semer le persil par un pauvre innocent du bourg qui venait des fois au Frau, dans la croyance qu'il réussirait mieux. Pour garder les bœufs de maladie, il mettait un peu de sel aux quatre coins de notre pré. Lorsque nous bladions, il portait le blé de semence dans la touaille de la Noël pour qu'il vînt bien; et quand le blé était épié, il mettait une rane de buisson dans un pot de terre et l'enterrait au milieu de la pièce pour empêcher les oiseaux de manger le grain. Il disait aussi qu'il ne fallait pas acheter des mouches à miel si on voulait qu'elles réussissent bien, mais les échanger contre autre chose.
Ce soir-là, il raconta de ses histoires longuement. Il n'avait pas affaire à des incrédules, mais quand même, il n'y avait pas moyen de douter de ce qu'il disait, car il expliquait point par point le pourquoi et le comment des choses, et nommait les gens à qui c'était arrivé.
Aussi, lui, pas plus loin que l'hiver d'avant, entrant de bon matin dans l'écurie, il avait trouvé notre jument toute en sueur, comme si elle venait de travailler à force; et elle était avec ça bien pansée, et sa crinière était joliment tressée: qui avait fait ça? Le lutin, bien entendu.
Et le Diable! qui donc avait fait blanchir les cheveux de Tuénou de la Mariette, si ce n'est lui? Tuénou rentrait un soir, ou pour mieux dire une nuit, du marché de Thiviers, où il s'était attardé à boire dans une auberge, avec un homme de Saint-Jean-de-Côle. Il traversait la lande des Fachilières, d'un bon pas, content de lui comme un homme qui a bien soupé, lorsque arrivé à la friche du Cimetière-des-Boucs, il vit à quatre pas de lui, planté à la cafourche du chemin un grand homme noir dont les yeux luisaient comme des chandelles. Epeuré, il voulut rebrousser chemin, mais derrière lui, marchait sur ses talons un chat noir, gros comme un fort chien, la queue droite en l'air comme un cierge, qui vint se frotter à ses jambes, en faisant son ron, ron, tandis que le diable ricanait d'une voix creuse et étouffée comme s'il eût eu la bouche dans une bonde de barrique vide.
De cette affaire le pauvre Tuénou s'était trouvé mal, et lorsqu'il était revenu à lui, tout avait disparu.
Tout ça ce n'était pas des menteries, on pouvait pamander à Tuénou. D'ailleurs, cette cafourche du Cimetière-des-Boucs était connue depuis les temps anciens, pour être hantée par le Diable. Jeantillou, le tisserand de Saint-Sulpice, l'y avait rencontré sous la forme d'un grand bouc noir.
Ceux qui n'y croyaient pas n'avaient qu'à essayer d'ailleurs. Ils n'avaient qu'à aller à cette croisée des chemins et appeler neuf fois: Robert! Mais rien que cette idée faisait frissonner tout le monde. Gustou assurait que c'était à cet endroit-là même que le vieux Baspeyras de la Raymondie, mort l'année passée, avait eu du Diable, la Mandragoro qui l'avait enrichi, tellement qu'il avait laissé à ses enfants un grand pot plein de louis. Il était allé à la cafourche sans se retourner, une poule noire sous le bras, et sur le coup de minuit, il avait crié trois fois: Poule noire à vendre! Le Diable était venu coup sec, sous la forme d'un homme noir avec des cornes et des pieds fourchus et avait cherché à lui faire peur: mais Baspeyras qui n'avait pas froid aux yeux, avait fait ses conditions, et il avait eu la Mandragoro.
—Ah ça, dit Lajarthe, tu crois toutes ces histoires-là, Gustou?
—Sans doute que je les crois: d'ailleurs ça n'est pas d'aujourd'hui seulement que ça se passe, n'est-ce pas? Du temps que j'étais petit, ma grand'mère m'en racontait de pareilles; mais toi, Lajarthe, tu ne crois à rien.
—Pour ça, dit le métayer de Puygolfier, on ne peut pas dire que le Diable n'existe pas, ni qu'on ne le voit pas paraître. Tous nos anciens ont ouï dire et ont vu des choses comme dit Gustou. Le curé parle d'ailleurs souvent du diable qui tourne autour de nous, comme un loup, pour nous manger.
—Mais mon pauvre, ça c'est une manière de parler, dit Lajarthe, ça ne veut pas dire qu'il se montre là en personne...
—Comment! dit un garçon du bourg qui avait servi la messe du curé pendant deux ou trois ans; mais quand le Diable emporta le bon Dieu sur une montagne pour le tenter, comme c'est dit dans l'évangile, il était bien là réellement présent en chair et en os, dis Lajarthe?
Le pauvre tailleur ne répondit rien, et se contenta de regarder sérieusement mon oncle.
—Que veux-tu, mon pauvre Lajarthe, dit celui-ci en riant, tu es né une cinquantaine d'années trop tôt.
—Lajarthe est un huguenot, dit le métayer de Puygolfier; et tous les énoiseurs se mirent à rire.
Moi, je n'écoutais pas Gustou; j'aimais mieux regarder Nancy et lui parler. D'ailleurs, je connaissais tout ça, et si, étant petit, j'avais eu peur de ses contes de vieilles, maintenant ils me faisaient rire.
Mais deux ou trois filles, à qui ces histoires faisaient passer le froid dans le dos, priaient Gustou d'en conter d'autres: c'était le convier à noces; aussi il ne se fit pas prier et continua:
—Vous avez tous ouï parler du Chaoucho-Vieillo; c'est un esprit malin qui vient vous tracasser la nuit, tandis qu'on dort. On a beau fermer la porte, il passe par le trou de la serrure. Il s'approche sans bruit, monte sur le lit par les pieds, et se couche sur vous pour vous étouffer. Ça m'est arrivé à moi-même; on ne peut pas dire que ça s'est passé loin d'ici, et on ne sait à qui: c'est dans mon lit, au moulin, et à moi.
Je m'étais donc couché et je dormais tranquillement, quand tout d'un coup, environ la minuit, je sens quelque chose de mou qui me montait sur les pieds. Je crus d'abord que c'était quelque chatte qui était entrée au moulin, et je donnai un coup de pied pour la faire descendre. Mais je sentais toujours cette chose molle sur mes pieds. On n'y voyait brin, et je la sentais monter, monter toujours, et la voilà qui s'étend sur moi et me pèse sur l'estomac...
—Oh! Gustou! faisaient les filles avec des petits cris effrayés.
Mais lui continua, suspendant le bruit des maillets:
—Je ne pouvais plus respirer; j'étends les bras et je l'empoigne: mais c'était comme si j'avais fouillé dans un lit de plume, tant c'était doux et mou: je n'y faisais rien. Mes bras s'enfonçaient jusqu'au coude dans cette sale créature, comme dans la pâte de la maie, et ça s'attachait tout pareil à ma peau. Tout de même je finis par la prendre au cou et à la serrer bien fort; mais j'avais beau serrer, serrer, je la sentais qui me glissait entre les mains, tout petit à petit, et s'échappait... Je m'assis alors sur le lit, et j'entendis quelque chose qui marronnait du côté de la porte, et puis je n'ouïs plus rien: la bête était repartie sans bruit par le trou de la serrure.
—Hé bien, que dis-tu de ça, Lajarthe?
—Je dis que tu avais mangé quelque chose qui te pesait sur l'estomac et que ça t'a donne le cauchemar.
—C'est ça; et la bête que j'empoignais?
—C'était ta courte-pointe.
—Et ce qu'elle marmonnait en s'en allant?
—C'était quelque chatte sur la tuilée.
—Voilà! dit Gustou; j'ai bien raison de dire que tu ne crois à rien. C'est une chose qui m'est arrivée à moi-même; tu sais que je ne suis pas menteur, et avec ça tu ne me crois pas.
—C'est, dit Lajarthe, que tu tournes les choses du côté de tes idées: je ne dis pas que tu n'aies rien senti cette nuit-là, mais je ne crois pas que ça fut le Chaoucho-Vieillo.
—Voyons, dit Gustou, tu ne crois pas à ce qui m'est arrivé; ni à la Mandragoro, de Baspeyras, ni au Diable; tu ne crois pas non plus aux Bujadières qui tordent le linceul des pauvres défunts, à la Biche-Blanche, à la Litre; à la Citre, cette bête qui semble une chèvre et qui est grande comme un cheval, qui court les chemins la nuit, galope après les gens attardés, emporte les enfants qu'elle rencontre, fait des dégâts partout, et s'évanouit en feu quand on la poursuit; mais au moins il y a deux choses auxquelles tu ne peux pas refuser de croire, dit-il très sérieusement: c'est la Chasse-Volante et le Lébérou. Ça c'est des choses trop connues pour que tu dises non: dans le pays il n'y a personne qui n'y croie bien.
—Pour ça, firent les énoiseurs, Gustou dit la vérité. Et chacun de raconter qu'il avait ouï la Chasse-Volante, et vu le Lébérou, c'est-à-dire le Loup-garou.
—Pas plus vieux que cette année, reprit Gustou, le vendredi d'après la fête des Morts, la Chasse-Volante a passé par ici, entre le moulin et le Taboury.
—C'est vrai, fit le fermier de la Mondine, je l'ai entendue sur les onze heures du soir.
—Tout juste, dit Gustou. Je revenais assez tard de la foire de Sorges, j'avais dépassé le bourg, et je n'étais plus qu'à un gros quart d'heure d'ici, quand la voilà qui arrive. Il faisait un vent du diable; de grands nuages couraient dans le ciel, et avec ces nuages, la Chasse-Volante. On entendait, comme vous m'entendez à présent, les chasseurs sonnant de la trompe, les rossignolements des chevaux, les abois des chiens courants, et avec ça un grand fracas, comme pourrait en faire une troupe de cavaliers galopant sur les chemins, en criant après la bête et en faisant péter leurs fouets. Je levai les yeux au ciel, et, aussi vrai que je suis là, qui vous le dis, entre deux nuages noirs, je vis la Dame-Blanche qui galope toujours à la tête des chasseurs, montée sur un cheval blanc...
Tous les énoiseurs qui étaient là, rangés autour de la grande table de la cuisine, regardaient Gustou et en triboulaient; lui continua:
—Après avoir passé du couchant au levant, la chasse se mit à tourner, à tourner, en faisant dans les airs un tapage d'enfer, comme si la bête de chasse fût presque forcée. Le bruit se rapprochait comme si elle descendait à terre; et, en effet, étant rentré au moulin, j'entendis par la fenêtre qu'elle était descendue à quatre ou cinq portées de fusil d'ici, le long de la rivière, et le bruit augmentait comme si les chiens avaient pris la bête et la déchiquetaient en hurlant.
Le lendemain je fus voir par là de bonne heure, et je trouvai la terre de Chabanou, nouvellement semée, toute piétée par les chiens et les chevaux, et les raves à côté toutes fourragées.
—Tout de même! dirent les gens ensemble, il ne ferait pas bon se trouver sur le passage de la chasse! et, ajouta un autre, d'un peu plus, Gustou, tu t'y trouvais.
—Tout ça pour un troupeau d'oies sauvages, dit Lajarthe à mon oncle.
Mais tous les énoiseurs protestèrent contre cette explication; ils aimaient bien mieux que ce fût la chasse fantastique.
Cependant, on avait fini d'énoiser, et on mettait les nougaillous dans les sacs, et les coquilles dans des paillassons pour les monter au grenier; ça sert à allumer le feu l'hiver. Quand tout fut ôté, on appareilla la grande table pour souper. Il était onze heures et demie, il était temps. Comme d'habitude, lorsqu'on énoise, il y avait des haricots qu'on mangeait avec des bons millassous faits par la Mondine, tandis qu'on travaillait. Avec ça, du bon petit vin pétillant qu'on versait à pleins verres, et tout le monde était content.
—Ah ça mais, dit quelqu'un, Gustou, tu n'as pas parlé du Lébérou?
—Laissez là le Lébérou, dit Lajarthe, parlons d'autre chose, n'est-ce pas, Sicaire?
—Mon pauvre Lajarthe, dit mon oncle, il me faut bien laisser mes voisins qui sont venus me donner un coup de main, s'amuser à leur façon; ce soir tu n'y ferais rien.
—C'est ça! c'est ça! parle du Lébérou, Gustou.
Et voilà Gustou parti.
—Vous connaissez tous, dit-il, cette vieille fontaine bâtie en gros quartiers et entourée de saules creux où nichent les chouettes, qui se trouve derrière Puygolfier, au nord, au fond de la grande combe entourée de bois, où est le pré de Migot. Vous avez vu que l'eau coule, de la fontaine à moitié écrasée, dans un bassin carré, où les gens du château lavaient autrefois la lessive, mais qu'ils ont abandonné depuis longtemps que l'endroit est mal fréquenté.
L'eau n'est pas sale, mais avec ça elle paraît noire et c'est à peine si on peut se mirer dedans. Eh bien, c'est là que les lébérous, quand il y en a dans le pays, viennent changer de peau. Le dernier lébérou connu, c'était Meyrignac, qui demeurait dans cette maison seule que son père avait fait bâtir dans les friches, près du sol de la dîme. La raison pourquoi l'ancien Meyrignac avait fait bâtir dans cet endroit perdu, c'est que les gens ne l'aimaient pas, parce que c'était un ancien curé qui, à la Révolution, avait posé sa soutane, et s'était marié. Avec ça il était sorcier, et j'ai ouï dire à des anciens qu'il avait le pouvoir de faire grêler en battant l'eau d'une fontaine, et de jeter des sorts sur les gens et les bêtes. Mais quoiqu'on ne l'aimât pas, on ne lui disait rien parce qu'on en avait peur.
Pour le fils, c'est une chose sûre et certaine qu'il était lébérou. Raynalou, le marguillier d'avant celui d'à présent, qui le détestait plus encore que les autres, parce qu'il entendait quelquefois son curé dire que c'était un coquin bon à traquer comme un loup qu'il était, l'avait épié et l'avait vu à la Font-Close donc, une nuit, entrer dans l'eau du bassin et la battre un moment, puis après sortir de l'autre côté, habillé d'une peau de loup que le Diable lui avait baillée. Raynalou avait bien apporté son fusil pour lui tirer dessus; mais quand il vit cette bête trottant à quatre pattes dans la combe et venant vers la lisière du bois où il était caché, il avait eu tellement peur qu'il l'avait manquée, et s'en était engalopé laissant là son fusil. Mais le Lébérou l'avait facilement attrapé, lui avait sauté à la chèvre morte sur les épaules, et s'était fait porter une grande heure de chemin, de manière que le pauvre marguillier était rentré chez lui à moitié crevé.
Il faut vous dire que ceux qui sont lébérous, ça les prend la nuit, lorsque la lune vient pleine. Ils se débattent, sortent du lit, sautent par les fenêtres sans se faire de mal, preuve qu'ils sont bien lébérous, et vont à leur fontaine.
Ce Meyrignac donc courait comme ça la nuit dans les terres, les chemins et les villages, et il mangeait tous les chiens qu'il pouvait attraper. Quand il rencontrait quelqu'un, il se faisait porter comme il avait fait à Raynalou. A chaque pleine lune on était sûr qu'il manquait quelque chien dans la commune. Le matin, avant la pointe du jour, il revenait à la fontaine poser sa peau de loup, et rentrait chez lui. On le rencontrait des fois bien de bonne heure, rendu de fatigue, ce qui montrait bien qu'il avait couru toute la nuit après les chiens. Il était souvent malade aussi et il avait de fausses digestions, lorsqu'il avait mangé quelque vieux chien trop dur.
Une nuit, en passant près du village de La Brande, il attrapa un coup de fusil qui l'empêcha de sortir, et le fit boiter assez longtemps. Enfin, il est au su de tout le monde qu'il creva après avoir mangé le chien du métayer de M. Lacaud, à la Bouyssonie, qui était très vieux. On trouva même chez lui une des pattes du chien qu'il avait vomie, mais il n'avait pu rendre l'autre, c'est ce qui l'avait étouffé.
Tout ce que je dis là ce n'est pas des menteries, et vous savez tous que le curé Pinot dit qu'un être comme ça ne pouvait pas être enterré comme un chrétien. C'est pour ça qu'on l'a mis dans un trou en dehors du cimetière, le long du mur, près de la porte.
—Et c'était tout bonnement un pauvre malheureux malade de la vessie, qui se promenait la nuit ne pouvant dormir, dit Lajarthe à mon oncle.
Mais aller dire ça aux autres, c'était inutile.
—Ça n'est pas étonnant après ça, disait Lajarthe, que le dix décembre il n'y ait eu dans la commune, que deux voix pour Ledru-Rollin, la tienne, Sicaire, et la mienne. Faut-il que le peuple soit innocent! Où les mènera-t-il le neveu de leur empereur? Il y en aura plus de quatre de ceux qui l'ont nommé qui quelque jour en paieront les pots cassés.
—Que veux-tu, disait mon oncle, les pauvres gens sont plus à plaindre qu'à blâmer. Tous les gouvernements ont eu bien soin de les laisser dans l'ignorance; et ceux auxquels ils ont confiance parce qu'ils sont instruits ne cherchent qu'à les tromper et à leur faire prendre le contre-pied de leurs intérêts.
—C'est vrai, répondit Lajarthe; il n'y a pas de bêtises qu'on ne leur ait contées: jusqu'à leur faire croire que Lamartine était la bonne amie du Dru-Rollin! Et il y en a qui n'en démordent pas, le vieux Francillou de la Toinette, entre autres.
Mais tandis qu'après souper, mon oncle et Lajarthe parlaient à demi-voix dans un coin du foyer; après les histoires de Gustou, les énoiseurs chantèrent des chansons, chacun la sienne, et l'on fit des jeux pour rire. On attachait une pomme par un fil à une poutre d'en haut, et après avoir bien tordu le fil, on le lâchait et la pomme se mettait à tourner comme une pirouette, pendue au fil. Le jeu était d'attraper la pomme avec les dents, sans y toucher du tout avec les mains, et ce n'était pas facile. C'était aussi le moment de faire passer le cacalou aux filles: j'en avais trouvé un bien formé comme une noix ordinaire, mais pas plus gros qu'une petite noisette. Je le donnai à Nancy et je l'embrassai sur les deux joues, ce qui la fit devenir toute rouge.
Vers deux heures, tout le monde s'en alla en gaité, sans plus penser aux histoires de Gustou, d'autant plus que les filles étaient accompagnées des garçons qui leur parlaient d'autre chose.
Cet hiver de 1848 à 49 fut assez dur, par chez nous; ça n'était plus l'année du grand hiver, il s'en fallait, mais avec ça, il y eut de la neige assez, et les loups sortant des bois, vinrent rôder la nuit sur les chemins, autour des maisons, et gratter à la porte des étables. Un soir que je revenais d'Excideuil, vers les dix heures, après avoir passé la Maison-Rouge, tandis que je suivais le long d'un bois, j'ouïs, un peu en arrière, un bruit dans le fourré. Je me retourne et je te m'en vais voir un loup qui avait sauté dans le chemin, et se planta en même temps que moi. Il était à une vingtaine de pas: ah! pensai-je, coyon que j'ai été de ne pas prendre le fusil! Je me remis à marcher et le loup me suivit; lorsque je me retournais, je voyais ses yeux luire dans la nuit; quand je m'arrêtais il s'arrêtait, quand je repartais il repartait: je lui tirai des pierres, mais il ne s'en allait pas. On dit que ces bêtes-là suivent les gens pour se jeter sur eux s'ils viennent à tomber; je le croirais assez. On a beau dire, c'est embêtant d'avoir comme ça sur ses talons une sale bête qui épie le moment de vous attaquer, s'il vous arrive quelque chose. Moi, j'arrivai au Frau au bout de trois quarts d'heure, toujours suivi par le loup. Aussitôt dans la cuisine, j'attrapai le fusil au-dessus de la cheminée et je sortis. Le loup s'était arrêté sur le chemin à une quarantaine de pas de la maison; quand il me vit armé, il jeta un hurlement, sauta dans la combe et gagna les bois.
Ce rude hiver donc, emmena quelques vieux. La Mondine tomba malade et ne bougeait plus du coin du feu, de façon que la Nancy venait tous les jours chez nous, pour faire les affaires, ce qui me plaisait fort. Et on ne pouvait pas dire autrement, sinon qu'elle était bien propre, vaillante et sachant faire tout à propos. Jusqu'à la Mondine, qui trouvait qu'elle faisait bien, chose extraordinaire, car les vieux se plaignent toujours des jeunes, surtout quand ils sont malades, parce que ça les rend de méchante humeur; mais aussi, Nancy avait bien soin d'elle, et la consultait toujours.
Le soir, après souper, quand tout était rangé en place, j'accompagnais Nancy jusqu'à la Borderie à cause des loups, car il en venait rôder autour de la maison. Elle disait bien qu'elle n'en avait point peur, les ayant fait fuir plus d'une fois d'autour de ses brebis, en tapant ses sabots l'un contre l'autre; mais moi je faisais celui qui n'est pas trop rassuré pour l'accompagner.
Nous causions en nous en allant, moi relevant le collet de mon sans-culotte, et Nancy sous une capuce de grosse laine. Nos sabots menaient grand bruit sur la terre gelée, mais ça ne nous empêchait pas de nous entendre. Un soir, en arrivant à sa porte, je l'embrassai par surprise; elle ne fit pas comme des filles qu'il y a, qui donnent des gifles, elle ne dit rien, mais le lendemain lorsque je voulus recommencer, elle était sur ses gardes et me dit en riant qu'il ne fallait pas s'embrasser si souvent.
Notre pauvre Mondine resta comme ça quelque temps à traîner dans le coin du feu, chafrouillant dans les braises avec un bâton, mais enfin il lui fallut se mettre au lit. Elle n'avait pas voulu voir de médecin jusque-là, disant que ça passerait, mais quand elle fut au lit, nous fîmes venir le médecin de Savignac qui nous dit en partant qu'il n'y avait point de remède, et qu'elle achèverait de s'en aller tout doucement.
Quand elle se vit au lit, la Mondine connut bien que c'était sa fin, et elle nous dit de faire venir le notaire pour arranger ses affaires.
M. Vigier, de Saint-Germain, vint en effet le lendemain avec ses témoins, et fit le testament. Après qu'il fut parti, la Mondine me fit demander, et, quand je fus là, près de son lit, elle me dit que n'ayant sur terre aucun parent, vu qu'elle n'avait connu ni père ni mère, elle me laissait tout ce qu'elle avait, ne me demandant que deux choses: la première, d'être enterrée auprès des Nogaret, puisqu'elle avait vécu auprès d'eux toute sa vie; et la seconde, de lui faire dire une messe tous les jours de bout de l'an de sa mort.
Je lui promis tout ça et je la remerciai, comme bien on pense. Alors elle ajouta que ce qu'elle en faisait, c'était pour me faciliter à me marier, si je venais à aimer une fille plus riche que moi; ou bien pour n'être pas obligé de regarder à quelque millier d'écus pour prendre une fille à mon goût.
Après cela, elle me demanda d'aller quérir le curé Pinot. Je l'embrassai, et j'y fus.
Le curé vint avec son sacristain, la confessa, la communia et l'huila: ça fut d'abord fait. Durant ce temps la vieille Jardon, Nancy, la femme du fermier du Taboury, étaient agenouillées dans la chambre, ainsi que la demoiselle de Puygolfier qui était descendue, sachant cela.
Lorsque le curé sortit de la chambre, mon oncle le convia à prendre quelque chose; alors il dit qu'il n'y avait pas longtemps qu'il avait déjeuné, et qu'il prendrait seulement une goutte. Tout en buvant l'eau de-vie, il sortit sa pipe de l'étui de bois et l'alluma. Quand il eut fait, il nous emprunta notre fusil parce qu'il était sûr qu'avec le temps qu'il faisait il y avait un lièvre dans les labours de Nardillou, et s'en fut avec son sacristain.
Trois jours après il revint pour faire la levée du corps; la pauvre Mondine s'en était allée tout doucement, comme avait dit le médecin.
Elle ne savait pas son âge, comme beaucoup de gens de chez nous en ce temps-là; elle savait seulement qu'elle était petite drole dans le temps de la Révolution et qu'elle avait été baptisée dans notre paroisse.
En cherchant à la mairie sur l'ancien registre de la paroisse pour faire la déclaration de décès, je trouvai son acte de baptême, et je l'ai relevé pour montrer comment ça se faisait jadis.
«Ce jour d'huy, 28e de mars 1783, feste de saint Rupert, évêque, Martissou, mon marguillier, allant sonner l'angélus du matin, trouva contre la porte de l'église, une petite créature, pliée de mauvaises nippes, et la porta chez lui, où elle fut reconnue être du sexe féminin, et âgée de deux ou trois jours. Elle a été baptisée le même jour sous condition; Martissou a été parrain et Mondine, sa femme, marraine, Carminarias, curé.»
Après la mort de notre vieille servante, il était clair qu'une jeunesse comme Nancy ne pouvait pas continuer à venir dans une maison où il n'y avait que des hommes. Mon oncle se mit en quête, et le jeudi d'après, il arrêta l'ancienne servante du curé de Saint-Raphaël, qui n'avait pas trouvé à se placer depuis l'arrivée du nouveau curé qui avait amené la sienne. Nous nous figurions bonnement que cette femme, ayant toujours vécu avec des curés, serait ennuyeuse pour les affaires de religion, la messe, les fêtes, et la viande aussi, car nous ne regardions pas si c'était un vendredi ou un samedi pour mettre un morceau de salé dans la soupe, ou faire sauter une aile de dinde dans la poêle s'il venait quelqu'un. Mais nous fûmes fort trompés, car elle allait bien à la messe le dimanche, mais avec ça point de grimaces, faisant cuire de la viande les jours défendus, et en mangeant même quelquefois, disant à ça, que quand on était chez les autres, on ne choisissait pas son manger, et que mon oncle en porterait le péché. Des fois, quand Lajarthe était là, et que nous parlions de la politique, ou de choses de la religion, ou des curés, Gustou lui disait: Vous ne vous signez, pas, Marion?
Mais elle se mettait à rire, et disait qu'elle en avait entendu d'autres, et qu'elle ne se troublait pas si facilement. Son grand refrain était, que les curés sont des hommes comme les autres.
Par exemple, comme elle l'avait de coutume, elle voulait être maîtresse dans la maison, pour les choses qui regardent les femmes, et les gouverner à sa façon. Mais comme elle était bonne servante d'ailleurs, et que tout allait bien, mon oncle lui laissait, couper le farci, comme on dit.
Moi, ce qui ne faisait pas mon affaire, c'est que je ne voyais plus Nancy aussi souvent. Je cherchais bien toutes les occasions de la rencontrer, mais ce n'était jamais que pour un petit moment; en passant devant la Borderie, ou le long d'un chemin lorsque j'allais porter de la farine ou chercher du blé. Je lui avais enseigné à reconnaître une batterie de coups de fouet, et lorsqu'elle l'entendait, si elle était par là, elle se montrait, quelquefois de loin, mais j'étais content tout de même. Je voyais bien, d'ailleurs, qu'elle avait du plaisir que je fusse occupé d'elle parce qu'elle ne se laissait pas parler le dimanche par les autres garçons. Mais où je le connus tout à fait, c'est un jour que je l'avais trouvée dans le chemin de Puygolfier. Tout en causant, je lui dis: Et ce cacalou, Nancy, je gage que vous l'avez perdu?
—Non point, fit-elle, je l'ai toujours.
—Faites-le moi voir donc?
—Puisque vous avez pensé ça, vous ne le verrez point.
Mais enfin, après l'avoir bien priée, elle me montra la petite noix nouée dans le coin de son mouchoir.
Une autre fois, j'étais seul au moulin; mon oncle était allé à Cubjac, et Gustou avait été reporter de la mouture. Pour raccoutrer quelques mailles de deux verveux que je voulais poser le soir, j'étais monté dans la chambre de mon oncle chercher du fil, lorsqu'en descendant j'entendis au-dessous du moulin le battoir d'une lavandière qui tombait fort sur le linge. Par une petite chatonnière, j'épiai; c'était Nancy. Elle était agenouillée sur la paille, devant une grande pierre plate qui servait de banche et elle lavait son linge, assise sur les talons, penchée en avant, la poitrine ferme et ses fortes hanches saillant sous le cotillon. Ses manches retroussées jusqu'au coude, laissaient voir ses bras ronds et forts qui aplatissaient le linge comme une crêpe en faisant jaillir l'eau au loin, et le tordaient ensuite comme si c'eût été un gros écheveau de fil. Je n'ai jamais aimé les femmes mièvres, car je ne compte pas Mlle Masfrangeas; il m'a toujours semblé que la beauté n'existe point sans la force et la santé. En voyant ainsi celle que j'aimais, je me disais qu'il naîtrait d'elle une race robuste et santeuse, et sur cette pensée, je me laissai aller à la regarder longuement. Elle croyait que je n'étais pas au moulin, d'autant mieux que je lui avais dit la veille que j'irais en route, et tout en lavant, elle chantait à demi-voix. Au bout d'une heure, elle eut fini, et comme son mouchoir s'était détaché, elle regarda de côté et d'autre et ne voyant personne, l'ôta pour se recoiffer. Mais il lui fallut arranger ses cheveux défaits: en deux tours de mains, elle tordit et roula derrière sa tête cette lourde masse qui lui tombait sur le cou et remit son mouchoir. Puis elle se releva, mit le linge sur son épaule, et s'en alla.
Le surlendemain, de notre jardin je la guettai, et lorsque je la vis suivre le sentier qui traverse la combe, pour venir à la fontaine, j'y fus aussitôt qu'elle. Je me mis à badiner un peu sur les chansons qu'elle avait chantées, et je lui fis des compliments sur ce qu'elle chantait bien. Elle me regarda étonnée, puis, ayant compris, elle devint rouge et me dit: Alors, vous étiez au moulin, l'autre jour? Vous aviez pourtant dit que vous deviez aller en route. Oui, lui répondis-je, mais Gustou avait besoin d'aller au bourg et il m'a remplacé; et je me mis à rire.
Mais elle resta sérieuse, et me dit que ce n'était pas bien de l'avoir épiée, comme ça. Il faut dire qu'autrefois, nos filles n'aimaient guère à se laisser voir sans coiffure; il leur semblait que d'être nu-tête ça n'était pas bien honnête. Je pense que cette idée venait anciennement des curés, car le nôtre prêchait quelquefois qu'un apôtre, je ne sais lequel, avait dit dans les temps que les femmes devaient toujours avoir la tête couverte, surtout en priant Dieu. Mais que ce soit ça ou non, Nancy était mortifiée de savoir que je l'avais vue les cheveux défaits. Aujourd'hui, les femmes s'en vont bien tête nue et n'y font guère attention, sinon lorsqu'elles vont à l'église, car alors elles se couvrent toujours, soit d'un mouchoir ou d'un bonnet, et les vieilles d'une coiffe.
Je raconte comme ça tout ce qui se passait entre Nancy et moi; je sais que ce n'est pas rien de bien curieux, et qu'il en est arrivé autant à d'autres. Mais peut-être il y en aura des vieux qui, voyant ceci, se rappelleront avec plaisir leur jeunesse. Pour moi, en le racontant, il me semble revenir à ce temps heureux.
Notre petite fâcherie, ou pour mieux dire celle de Nancy, ne dura pas longtemps, car elle était trop bonne pour faire de la peine à quelqu'un qui l'aimait. Il arriva bientôt une affaire qui nous attacha davantage l'un à l'autre, ou du moins força ma bonne amie à le montrer un peu plus.
Nous étions en 1849, et au mois de mai. Dans les premiers jours, la mère Jardon fut à Négrondes, où elle avait une sœur mariée, pour la vôte qui tombe le 9 de ce mois-là, et elle y mena Nancy. Moi qui savais ça, je m'y en allai aussi, et je me promenai bien du temps avec elle, après quoi nous fûmes danser. Il y avait dans le bal un garçon maréchal, de Sorges, grand mauvais sujet, qui dansa une contredanse avec Nancy en faisant le faraud et le joli-cœur, comme il y en a. Mais elle ne voulut plus danser avec lui, quoiqu'il fût venu la demander plusieurs fois. Comme moi je dansais souvent avec elle, il vint me taper sur l'épaule en disant:
—Sors un peu, farinier, j'ai deux mots à te dire.
—Et qu'est-ce que tu me veux, brûle-fer?
—Ce que je te veux, c'est que je te défends de plus danser avec cette grande fille, qui est chez les Jardon.
—Et de quel droit? lui dis-je.
—Parce que je ne le veux pas.
—Méchant goujat! et c'est toi qui m'empêcheras?
—Oui, et si tu y reviens, tu auras à faire à moi!
—Alors, comme je veux la faire danser tout d'abord, lui répondis-je, j'aime autant avoir à faire à toi de suite: allons dans le pré, là derrière.
Une fois dans le pré, nous posâmes nos vestes pour ne pas les gâter, et les coups de poings et les coups de pieds commencèrent à rouler. Après un instant, je vis que ce grand gaillard n'était pas si terrible qu'il voulait en avoir l'air. Il était dans une colère noire et rageait, mais ça ne l'avançait à rien. Moi j'étais en colère aussi, mais je voyais tout de même mon affaire. A un moment où il m'avait manqué je lui ajustai sur un œil un coup de poing qui lui fit voir trente-six chandelles, et en même temps un grand coup de pied dans l'estomac qui le démonta. Sur ce coup, je me jetai sur lui et l'empoignai à bras-le-corps. Il se défendit bien tant qu'il put, mais en finale, je le couchai tout du long sur l'herbe et, tombant sur lui, je le tins sous moi.
—Et à présent, lui dis-je, m'empêcheras-tu de danser avec qui il me plaira?
—Voleur de meunier! cria-t-il, et il se mit à se débattre, et à chercher à se relever, mais voyant qu'il n'y arrivait pas, il me mordit au bras.
Ah! cette fois la colère me monta tout à fait. Je le pris par le cou, et je lui mis un genou sur le ventre: Canaille! puisque tu mords comme un chien, je t'étrangle comme un chien!
Lorsqu'au bout d'un instant je le vis tirer la langue, je le laissai et, reprenant ma veste, je m'en allai.
—Tu me la paieras! dit-il, lorsque je fus loin.
En rentrant dans le bal, j'allai vers Nancy qui était pâle, assise sur une chaise.
—Vous venez de vous battre avec ce vaurien, je l'ai bien connu.
—Je l'ai un peu secoué, lui répondis-je, parce qu'il voulait faire l'insolent: ce n'est rien.
—Sortons, fit-elle, allons chez ma tante,
—Dansons cette bourrée avant, ma Nancy.
Après la bourrée, je l'accompagnai jusque chez sa tante, comme elle appelait la sœur de sa mère nourrice, et en chemin elle me fit raconter ce qui s'était passé. Alors elle me pria de m'en aller avant la nuit, de crainte que ce grand penlant ne m'attendît dans les chemins pour me donner quelque mauvais coup. Moi, qui avais compté passer la soirée à nous promener et à danser avec elle, ça ne m'allait pas du tout, mais elle me dit que ça ne me servirait de rien de rester, parce qu'elle ne sortirait plus de chez sa tante.
Je me décidai alors, et je lui dis que j'allais m'en aller, mais à la condition qu'elle m'embrasserait. Nous étions dans un chemin creux, derrière les haies, et personne par là: elle ne dit rien, et alors la prenant dans mes bras, je l'embrassai deux ou trois fois, tandis qu'elle fermait les yeux à demi, et je m'en allai.
Tous ces caquetages que nous avions ensemble, par-ci, par-là, et mes petites ruses pour rencontrer Nancy, ne pouvaient faire autrement que d'être vus. Mon oncle s'en doutait bien, mais il ne faisait semblant de rien. La mère Jardon s'en était aperçue dès longtemps; mais comme elle savait sa fille sage, elle ne lui en avait pas parlé. Mais lorsque le vieux Jardon s'en donna garde, ça fut le diable. Comme il était d'un caractère dur et rude, la pauvre Nancy n'était pas à noce. A l'entendre, et c'était sa principale raison d'avare, comme j'avais du bien, je ne pouvais vouloir que m'amuser d'elle qui n'avait rien, et la laisser ensuite. Et il lui disait qu'elle n'aurait que ce qu'elle méritait en m'écoutant; qu'on la montrerait au doigt; enfin, un tas de mauvaises raisons, et de méchantes prédictions. La pauvre fille ne me disait rien de tout ça, mais je la trouvais triste et je ne savais que penser.
Sur ces entrefaites, Gustou, rentrant un jour de tournée, me dit qu'il avait vu, dans les Bois-Noirs, Nancy qui gardait ses brebis, et que M. Silain, qui chassait par là, s'était arrêté longtemps à lui parler.
Là-dessus je me dis que bien sûr, ce grand mange-tout la pourchassait; ça me mit en colère contre lui, et je me promis de le savoir au juste avant peu. Pour ce qui est d'elle, je n'avais aucun doute; il n'y avait qu'à la voir pour connaître que c'était une honnête fille, incapable d'écouter un autre homme que celui qu'elle aimait, et il fallait être une vieille méchante bête, comme le père Jardon, pour faire de mauvaises suppositions sur elle.
Pour savoir à quoi m'en tenir sur M. Silain j'épiai Nancy, et trois ou quatre jours après, ayant vu où elle menait ses bêtes, j'y fus par un chemin détourné. Elle fut étonnée tout d'abord; mais je lui dis que j'allais voir si la bruyère était bonne à couper dans un bois que nous avions par là, et nous nous mîmes à causer. J'étais là depuis un moment accoté contre un gros châtaignier, quand tout d'un coup les brebis arrivèrent au galop, épeurées, et puis se retournant tout d'un coup, firent front toutes à la fois du côté d'où elles venaient, comme c'est la coutume de ces bêtes. Nancy qui était en face de moi leva la tête et me dit assez bas: C'est M. Silain et ses chiens.
Lui approchait, ne me voyant pas, et lorsqu'il fut tout près, il dit sur un ton aimable:
—Hé bien! petite Nancy! es-tu toujours méchante?
En ce moment, il dépassa le châtaignier et me vit. Il devint rouge comme la crête d'un coq.
—Ha! ha! maître Hélie, tu cours après les bergères!
—Mais au moins, Monsieur Silain, lui répondis-je, en riant, c'est de mon âge.
Il resta étonné comme un fondeur de cloches, et tout d'un coup s'en retourna en marronnant dans sa moustache.
Quand il fut loin, Nancy se mit à pleurer, pensant à ce qu'il allait dire par vengeance et dépit; mais je la consolai en l'assurant qu'il ne dirait rien, de crainte que je ne parle aussi, et que d'ailleurs il y avait un moyen d'arrêter sa mal voulance.
Depuis le jour où je l'avais vue laver à la rivière, l'idée du mariage m'était venue tout à fait, et je me disais tous les jours qu'il ne se pouvait trouver dans le pays, une fille aussi honnête et bonne ménagère qu'elle; sans compter qu'il n'y en avait pas d'aussi belle et aussi forte. Elle n'avait rien, c'est sûr, il fallait la prendre nue, comme on dit; mais, au dire de mon oncle, les femmes pauvres font souvent les bonnes maisons, tandis que les femmes riches les ruinent quelquefois.
De la savoir aussi tracassée par ce vieux Jardon, qui n'avait pas plus de cœur qu'une pierre, ça me faisait de la peine:
—Ecoute, ma Nancy, lui dis-je en la tutoyant comme autrefois, j'y ai pensé souvent depuis quelque temps, et toujours je me suis dit que je ne pouvais mieux faire que de te prendre pour femme.
—O! fit-elle; je ne suis qu'une pauvre fille sans parents ni bien, une bâtarde recueillie par charité; comment cela pourrait-il se faire!
—Ça se fera facilement, si tu m'aimes.
—Pour ça, dit-elle, vous le savez bien. Mais que va-t-on dire de moi? Que pensera votre oncle? Que je suis une fille rusée qui ai tout fait pour vous attirer!
—Mon oncle pense mieux de toi, répondis-je: ainsi ne pleure plus, dès ce soir je lui en parlerai. Demain, je m'en vais de bonne heure, mais tu connaîtras que tout va bien par ce moyen: j'ôterai le chapeau de sur la tête de l'homme de paille qui est dans notre jardin pour faire peur aux oiseaux.
Mon oncle se mit à rire tout doucement, lorsque je lui parlai de ça, comme un homme qui s'y attend. Il me dit que puisque j'y avais bien pensé, qu'il donnait de bon cœur son consentement, et qu'il ne restait plus qu'à avoir celui du père Jardon et celui des Messieurs de l'hospice. Nous causâmes longuement le soir de ça, et ce qui me faisait plaisir, c'est de voir tout le bien qu'il pensait de Nancy: moi j'en pensais tout autant, mais je n'osais pas le dire.
Le lendemain, j'allai dans le jardin de bonne heure, et d'un coup de pierre, je jetai bas le chapeau de l'épouvantail; puis après avoir bu un coup de vin gris, je m'en allai en route bien content.
Dans la journée mon oncle trouva le vieux Jardon et lui parla de l'affaire. Il y en a qui croiraient qu'il se pressa de toper, mais il n'en fut rien; c'était une occasion de tirer quelque chose pour lui et il n'y manqua pas. Oh! sans doute, il était bien content de voir sa fille prendre un bon parti, un parti qu'elle ne pouvait pas espérer, n'ayant rien; c'était bien de l'honneur qu'on lui faisait; seulement, il y avait beaucoup de si et de mais. Si, plus tard, je venais à me repentir d'avoir pris une femme pauvre, et que je la rendisse malheureuse, il en aurait, lui, Jardon, la responsabilité, n'est-ce pas? Il ne disait pas que ça serait, mais enfin ces choses s'étaient vues. Et puis, si Nancy venait à retrouver ses parents, qui devaient être riches, puisqu'on lui avait mis dans ses bourrasses la moitié d'un ancien louis d'or, en la portant au tour; oui, si quelqu'un ayant des centaines de mille francs, venait confronter l'autre moitié du louis à celle qu'elle avait à son collier; n'aurait-on rien à lui dire, à lui son père nourricier, de l'avoir mariée sitôt? car enfin elle était jeune encore et rien ne pressait.
Bien entendu, mon oncle n'avait pas grand mal à rembarrer les mauvaises raisons de Jardon, mais ça n'était pas les vraies. Le bonhomme se travaillait pour tâcher de profiter de la bonne aubaine de sa fille.
Ce n'est pas qu'il fût foncièrement mauvais, à faire du mal par plaisir, mais il était méfiant, dur comme le fer, et avare.
Ces défauts se rencontraient assez souvent chez nos anciens qui ont tant souffert, et qui ont si péniblement amassé sou par sou, le peu qui nous a fait indépendants. Durant des siècles, la misère du paysan l'a rendu insensible aux misères d'autrui; on ne songe guère à plaindre celui qui n'est ni plus ni moins malheureux que soi. Il était obligé de cacher le peu qu'il possédait, pour le soustraire aux brigandages de ses maîtres, et, pour l'augmenter, il lui fallait s'ôter le morceau de pain de la bouche, comme on dit. Et puis il a été si souvent et si méchantement trompé, que la méfiance est devenue chez lui une seconde nature. En vérité, quand on songe que depuis deux siècles et demi, le paysan attend en vain la réalisation de la grandissime gasconnade d'Henri IV, la poule au pot, on peut lui pardonner d'être méfiant. Ces défauts, nés de notre antique misère, passés dans le sang, et accrus de père en fils, deviennent quelquefois choquants chez ceux qui ne sont pas trop bons naturellement, comme le vieux Jardon. Mais, chez la plupart de nous, ils font, maintenant que nous avons un peu surmonté les difficultés, des hommes sobres, durs à la peine, économes, et prudents d'ordinaire, quoique nous laissant piper quelquefois, surtout pour la politique.
Après avoir dit ses mauvaises raisons, Jardon fut bien obligé de laisser entrevoir les véritables. Il commença à se lamenter: Voilà, sa femme avait pris cette petite à l'hospice après la mort de son dernier enfant, elle l'avait nourrie, élevée et soignée comme si c'eût été sa fille; et de fait lui et sa femme l'aimaient autant que si elle l'eût été de vrai. Et maintenant qu'ils devenaient vieux, elle allait les quitter; les abandonner; qu'est-ce qu'ils allaient devenir à cette heure? Si elle s'était mariée avec un travailleur de terre, par les moyens de ce gendre qui serait venu chez eux, ils auraient pu prendre une bonne métairie et se tirer d'affaire.
Après avoir écouté toutes les lamentations de Jardon, mon oncle lui dit que ce qu'il redoutait pour Nancy pouvait lui arriver aussi bien avec un autre sans le sou; que tout bien tourné et retourné, il valait mieux pour elle et ses père et mère nourriciers, qu'elle épousât un garçon qui l'aimait, et avait quelque bien, car les uns et les autres pouvaient s'en ressentir. Au reste, ajouta-t-il, il faut voir ces Messieurs de l'hospice de Périgueux. c'est d'eux que ça dépend, et je vais leur en faire parler par Masfrangeas.
Cette annonce fit de l'effet sur Jardon, et lorsque mon oncle le quitta, il protesta qu'il était bien content de cette affaire, mais qu'enfin les enfants ne devaient pas être ingrats envers leurs vieux qui les avaient élevés, et les abandonner à la misère, sur leurs derniers jours.
Le soir, avec mon oncle, pour arranger tout, nous convînmes de mettre les Jardon dans le petit bien du Taboury qui me venait de la Mondine, et de leur en laisser la jouissance. Je le faisais principalement pour la vieille, qui était une bonne femme qui aimait bien sa fille; si ce n'eût été que pour Jardon, je ne l'aurais pas fait. D'ailleurs, depuis que nous avions acheté de M. Silain, il fallait de toute force, mettre à la Borderie des métayers un peu forts; Jardon et sa femme ne pouvaient travailler ce bien.
Le lendemain, j'épiai Nancy, et lorsque je la vis aller à la fontaine j'y fus aussi. Je fus tout étonné de la trouver bien triste et les yeux rouges. Lui ayant demandé la cause de ça, elle me dit que Jardon s'était bien fâché après elle, et que de toute la soirée, il n'avait décessé de ramoner des histoires d'enfants ingrats et de vieux parents abandonnés dans la misère. Et puis, dit-elle, lorsque je suis sortie hier matin, et que j'ai vu le chapeau sur la tête de l'homme de paille, ça m'a donné un coup, et je m'en sens encore.
—Comment ça, le chapeau? mais je l'ai jeté à terre hier matin.
Et me retournant, je vis le bonhomme coiffé.
—Ho! Nancy, lui dis-je, ris, ma petite, ris, tout va bien: c'est sans point de doute notre Marion, qui venant au jardin après moi, aura remis le chapeau.
Et la prenant dans mes bras, je l'embrassai toute heureuse.
Puis après je lui dis que Jardon n'était pas si terrible que ça, qu'elle n'avait qu'à lui dire seulement que nous avions convenu mon oncle et moi, de le mettre au Taboury, sans lui demander notre part de revenu, et que ça l'adoucirait. Il s'adoucit, en effet; mais pour en finir sur cet article, lorsque tout fut décidé, il vint pleurer près de mon oncle, disant que le bien ne portait pas assez de blé pour les nourrir, et qu'il n'y avait que deux noyers, de manière qu'il lui promit par chacun an, trois quartes de froment et quatre pintes d'huile. Lorsqu'il eût la promesse, il était plus pressé, je crois, que nous, de voir faire le mariage.
Au moment où nous allions convenir de l'époque, il arriva à Gustou un accident qui nous retarda. Le pauvre diable, en descendant d'un grenier d'une pratique avec un sac de blé, tomba et se démit l'épaule. On nous le ramena un lundi, vers la nuit, dans cet état. Après que nous l'eûmes déshabillé et couché, mon oncle me dit de prendre la jument et d'aller vitement quérir le médecin de Savignac.
—Ecoutez, Sicaire, dit Gustou, ça n'est pas un médecin qu'il me faut.
—Comment! dit mon oncle en plaisantant pour le rassurer un peu, car il était épeuré; alors c'est un avocat que tu veux?
—Non, mais voyez-vous, j'aime mieux quelqu'un plus: les médecins ne voient pas souvent d'affaires comme ça; il faut quelqu'un qui l'ait d'habitude.
—Alors, tu veux le sorcier de Prémilhac?
—Si c'était, pour une maladie autrement, dans le corps, il serait bien bon; mais pour remettre un bras, ce n'est pas son affaire.
—Et donc, qui veux-tu?
—Ecoutez, nous dit-il, c'est un peu loin, mais Hélie fera bien ça pour moi. Il y a devers Rouffignac un homme qui m'aura arrangé le bras dans trois minutes, c'est Labrugère. Il n'y a pas son pareil dans dix départements, et on vient du diable le chercher. On le trouve tous les mardis au marché de Thenon, de manière qu'en partant cette nuit, Hélie, tu y seras demain matin de bonne heure, pour lui parler le premier. Il se tient sur la place devant l'église, ou à la petite auberge qui est en face; tu n'as qu'à aller là tout droit, on te le fera voir.
Je m'en fus de suite donner la civade à la jument, et je revins souper.
Après je mis la selle sur ma bête, j'attachai une limousine en travers, devant, et je partis sur le coup de huit heures.
En passant devant la Borderie, j'appelai Nancy qui arriva bien vite, étonnée de me voir partir à cheval à cette heure. Je lui dis où j'allais et pourquoi, et, me penchant vers elle, je l'embrassai, puis je continuai mon chemin.
Je passai par Coulaures, et de là, je pris par le village du Terrier pour aller passer l'Haut-Vézère à Tourtoirac. Dix heures sonnaient lorsque je fus sur le vieux pont en dos d'âne, où il y avait dans le temps un saint dans une niche. Depuis, on l'a démoli, ce pont, je ne sais pourquoi; mais il y a des gens qui ont comme ça la manie de renverser tout ce qui est vieux. Il était pourtant bien assez grand pour le monde qui passait dessus, le pauvre pont, et il était un peu plus joli que celui qu'on a fait en place: enfin!
En passant entre les parapets bâtis avec des angles de refuge, je pris garde que je n'entendais sonner que trois fers sur le pavé. Je descendis, et, levant les pieds de ma jument, je vis qu'elle avait perdu un fer de devant, ce qui n'était pas bien étonnant dans ces mauvais chemins pierreux où j'avais passé. Je m'en allai tout droit, voyant cela, chez un de nos parents, qu'on appelait le grand Nogaret, parce qu'il avait cinq pieds six pouces, et, cognant à la porte, je l'éveillai.
Il vint tout en chemise ouvrir, et quand il me vit, il s'écria: Hé! c'est toi, Hélie! est-ce qu'il est arrivé quelque chose, au Frau?
—Gustou s'est démis une épaule, et je vais à Thenon chercher Labrugère; mais la jument a perdu un fer, et il me faut le faire remettre: viens avec moi chez le faure, je ne sais où c'est.
—Attends que je mette mes culottes, fit-il.
Le faure n'était pas chez lui, mais sa femme nous dit qu'il devait être à l'auberge, chez Devayre. Il y était, en effet, qui jouait à la quadrette en buvant du vin blanc. Il voulait finir sa partie; mais le grand Nogaret lui expliqua que ça pressait et pourquoi; alors il donna son jeu à un qui regardait derrière lui, et vint avec nous.
Il fallut allumer la forge, ajuster un fer, le poser, tout ça prit du temps, en sorte qu'il était plus de onze heures quand je partis de Tourtoirac.
—Quand tu seras entre Chourgnac et Saint-Orse, à la cafourche du chemin de la Germenie, me dit le grand Nogaret, méfie-toi.
—Je n'ai guère d'argent, et puis j'ai une bonne réponse pour ceux qui me demanderaient: la bourse ou la vie! lui répondis-je en montrant le bon bâton ferré qui pendait à mon poignet par une lanière de cuir.
Je m'en allai tranquillement; il faisait un petit clair de lune et le temps était doux. Chemin faisant, je pensais à Nancy, à notre prochain mariage, et je me trouvais bien heureux de prendre une fille comme ça. Quand je venais à la comparer aux autres de ma connaissance que j'aurais pu fiancer pour être de même position que chez nous, comme la fille de Mathet, du Taboury, ou la grosse Rose de chez Latour, de Coulaures, ou Mariette Brizon, de Nanthiat, ou Félicité de chez Roumy, ou la jolie Nanon Férégaudie, de Corgnac, qui aimait tant les rubans et la contredanse; je me disais qu'aucune de celles-là ni d'autres ne lui venaient à la cheville.
Quelques milliers de francs apportés dans une maison, s'en vont vite lorsque la femme ne sait gouverner, ou qu'elle est dépensière. L'argent ne gâte rien, c'est sûr, mais il faut regarder premier à la convenance, et puis après s'il y a de l'argent, tant mieux; s'il n'y en a pas, tant pis: pourvu qu'on puisse vivre en travaillant, c'est tout ce qu'il faut. Pour moi, j'étais heureux de faire une petite position à celle que j'aimais, et je voyais déjà ma chère promise mettant tout bien en ordre chez nous, faisant la maison riante, et rendant tout son monde content et heureux, même les bêtes, même la pauvre Finette que Marion ne pouvait souffrir dans la cuisine, encore qu'elle vînt de chasser.
Ces pensers agréables me faisaient couler vite le temps. En passant à Chourgnac, je ne vis aucune lumière, excepté celle de l'église qui pointait à travers les vitraux, bien faiblement. Tout le bourg dormait. On se couche de bonne heure dans ces petits endroits, on s'y lève de même, et on y met la nuit à profit. Dans le cimetière, autour de l'église, tout était tranquille. Presque point de pierres, mais des croix plantées au milieu des hautes herbes marquant les fosses. Ceux qui sont là, me pensais-je, dorment aussi, et dorment bien. C'est là qu'il nous faut tous venir nous coucher un jour, riches ou pauvres, heureux ou malheureux, et nous confondre et mêler à la terre, jusqu'à ce point qu'on ne puisse retrouver un peu de poussière de nous. Et comme toutes mes idées se tournaient toujours vers Nancy, je songeai qu'un jour, nous serions couchés tous deux dans le cimetière de chez nous, à côté de mon père, de ma mère, et que nous mêlerions notre poussière à celle de tous les Nogaret enterrés là depuis une centaine d'années. Au moins, me disais-je, pourvu que ce soit après que nous aurons élevé nos enfants, lorsque nos cheveux auront blanchi; alors, à la garde de Dieu: après une longue vie de travail, il faut se reposer.
En rêvassant ainsi, j'arrivai à Saint-Orse ayant dépassé, sans m'en donner garde, la cafourche dont m'avait parlé le grand Nogaret. Les hautes murailles de l'ancien château se dressaient en noir sur le ciel, dominant la petite combe aux prés verts, d'où montait une bonne odeur d'herbes mûres. Il était une heure et demie à peu près, lorsque je traversai le bourg. Au bruit des pas de ma jument, un âne se mit à bramer au fond d'une étable et ce fut tout ce que j'entendis. Continuant ma route, je ne marchais pas vite, préférant ménager ma monture, sachant qu'il me faudrait attendre assez longtemps à Thenon.
A partir de Saint-Orse, on traversait un pays qui n'était guère beau, ni encore. C'était des bois de chêne repoussant sur les vieilles souches, chétifs et espacés, parce que, dans ce pays de causse, il n'y a presque point de terre, et les racines ne pouvant s'enfoncer, sont obligées de s'étendre dans la mince couche qui couvre la pierre. On faisait en ce temps de bons bouts de chemin, sans trouver une maison. Depuis il s'en est bâti quelques-unes sur des défriches plantées de vignes, dans les moins mauvais endroits, ou sur le bord des nouveaux chemins, dans lesquelles demeure quelque cantonnier. Mais ça ne vaudra jamais les bons pays des rivières de la Loue, de l'Isle et de l'Haut-Vézère, entre Excideuil et Périgueux.
En passant à la Font-del-Naud, je sentis le froid du matin et je mis ma limousine sur mes épaules. Le coq de la maison chantait à pleine gorge, et alentour, dans les maisons écartées, d'autres coqs lui répondaient. On entendait sur la terre sèche, sonner les sabots de quelque métayer allant à la grange donner aux bœufs; et au loin, du côté de Gabillou, tintait l'Angelus à une cloche fêlée. Le jour commençait à pointer sur ma gauche vers Azerat, tandis que j'étais au milieu du mauvais chemin qui montait à Thenon. Lorsque je fus en haut du bourg, quelques maisons commençaient à s'ouvrir; on se levait de bonne heure, à cause du marché. Je descendis du côté de l'église, et j'allai à l'auberge que Gustou m'avait enseignée. Les gens étaient levés déjà, et on mettait les marmites au feu, à seule fin que la soupe fût prête de bonne heure. Après avoir mis ma jument à l'écurie, je revins à la cuisine pour me chauffer un peu. Quand on a voyagé comme ça la nuit, sans dormir, on est, quoiqu'il fasse beau temps, tout de même un peu gourd. Les gens de la maison me dirent que Labrugère arriverait vers les huit heures, et sur ça je me mis à boire le vin blanc avec l'aubergiste. Tout en buvant, il me demanda de quoi il s'agissait; et lorsque je lui eus dit que notre garçon s'était démanché une épaule, il me versa à boire en disant: Ça n'est rien pour Labrugère, dans un tour de main il aura remis tout en place:
—A votre santé!
Il n'y en a point de pareil à lui pour ces choses-là, ajouta-t-il, pas plus à Bordeaux ou à Limoges qu'à Périgueux; ça vient de famille: son père était aussi des plus adroits.
—A la vôtre!
—Il n'y a jamais eu, voyez-vous, de médecins dans le pays pour arranger un membre cassé ou démis, comme les Labrugère.
Je le croyais sans peine, car en ce temps-là, il y avait dans nos campagnes des gens qui se disaient médecins et qui n'étaient que de mauvais drogueurs, saignant les gens à pleines cuvettes, et ne sachant guère rien faire de plus, ne l'ayant point appris. J'en ai connu un, qui avait raccommodé de travers le bras d'un enfant, de sorte que le dedans de sa main tournait en dehors.
Il aimait assez le vin blanc, l'aubergiste: Encore un verre, dit-il, mais je le remerciai en lui disant: Vous ne le plaignez pas!—Ma foi, dit-il, cette année nous avons plus de vin que d'eau; le puits de la place est à sec et il faut aller au diable chercher l'eau avec des barriques.
C'est vrai que l'eau est rare dans cet endroit-là, et j'ai ouï dire que la même eau de vaisselle y sert quinze jours; mais peut-être on dit ça pour rire.
Cette cuisine était pleine de mouches qui bruissaient réveillées, dans les paquets de fougères pendus au plafond, et couvraient la table; c'était déplaisant. Je sortis pour me secouer un peu: les marchands forains commençaient à arriver, portant leurs marchandises sur des charrettes ou à dos de mulet. Ils arrivaient de Montignac, de Rouffignac, de Périgueux. Leurs bancs étaient plantés par le placier; et aussitôt arrivés, ils déchargeaient leurs marchandises, les arrangeaient sur des planches, mettaient une toile sur leur banc en cas de pluie et pour le soleil, et s'en allaient déjeuner afin d'être prêts au moment de la grande poussée.
Vers les huit heures je m'en allai sur le foirail des bœufs, pensant que peut-être j'y trouverais mon oncle Gaucher, d'Hautefort. Il n'y était pas encore, mais comme je m'en retournais pour ne pas manquer Labrugère, je le vis qui arrivait par le chemin d'Azerat avec une bande de veaux entravés, qu'il conduisait avec mon cousin l'aîné. Ils furent bien étonnés de me trouver là, et lorsque je leur en eus dit la cause, mon oncle approuva fort Gustou de n'avoir pas voulu de médecin, vu qu'il n'y en avait pas dans toutes nos contrées d'aussi capable que Labrugère pour ces choses-là. Après que les veaux furent attachés aux barrières, mon cousin resta devant, et mon oncle vint avec moi à l'auberge. Comme nous étions là, devant la porte, nous vîmes venir Labrugère sur sa mule. C'était un grand bel homme d'une belle figure, et qui n'avait pas l'air sot. Mon oncle l'aborda tandis qu'il mettait pied à terre, et lui dit qu'on avait besoin de lui au moulin du Frau, pour le garçon qui s'était démis une épaule, et que j'avais marché toute la nuit pour venir le quérir.
—Et où est-ce le Frau? dit-il.
—Au-delà de Coulaures, à une heure de chemin.
—Ça n'est pas tout près.
Après cela, il me fit raconter comment c'était arrivé et quand, et ce que sentait notre garçon. Lorsque je lui eus bien tout expliqué, il nous dit: Ça ne sera rien. Je vais bien soigner ma mule, faites en autant de votre bête, puis nous déjeunerons et nous partirons.
Ce qui fut dit fut fait. Pendant que nos bêtes, mises à part, mangeaient un bon picotin de civade, nous entrâmes à l'auberge déjeuner tous les trois.
Tandis que nous étions là, un homme rentra et demanda à Labrugère s'il ne pouvait pas venir chez lui pour sa femme qui s'était foulé un pied. Lorsqu'il eut ajouté qu'il demeurait du côté de la Forêt-Barade, au Four-de-Marty, Labrugère lui dit qu'il avait pour le moment quelque chose de plus pressé, mais qu'il y passerait le lendemain matin en s'en retournant chez lui, à Barre, et d'ici là d'arroser le pied d'eau fraîche et d'y tenir des linges mouillés.
Après déjeuner, mon oncle s'en fut au foirail, et Labrugère et moi, bridant nos montures, nous partîmes au moment où les gens arrivaient à pleins chemins.
En descendant la côte, Labrugère me demanda où j'avais passé pour venir. Lui ayant expliqué mon chemin, il me dit alors qu'il valait mieux aller passer l'eau au gué du moulin, au-dessous de Sainte-Yolée, au lieu de Tourtoirac, et que ça nous raccourcirait. Quand nous fûmes donc à la Font-del-Naud, nous prîmes par le village de la Rolphie, de là à Goursac, et après, laissant Gabillou sur la gauche, nous allâmes passer sous le château de Vaudre.
Quand nous y fûmes, Labrugère dit:
—Voilà l'ancien château de mes cousins d'Hautefort.
Je fus un peu étonné, et je lui dis:
—De vos cousins?
—Oui, répondit-il, notre véritable nom n'est pas Labrugère, il est d'Hautefort. Mon grand-père s'appelait Bernard d'Hautefort, sieur de la Brugère, qui était un bien de famille dans la paroisse de Limeyrat. A la Révolution, il quitta le de, et nous ne nous sommes plus appelés depuis qu'Hautefort-Labrugère, et pour faire court on ne nous appelle plus que Labrugère. Mon grand-père Bernard fut maire de Rouffignac, pendant la Révolution. C'était un crâne homme, mais il n'était pas bien riche et il eut beaucoup d'enfants qui furent pauvres par conséquent. Notre famille vient d'un bâtard du premier marquis d'Hautefort, appelé Charles. Son père, qui l'aimait beaucoup, l'avait établi au château de Chaumont, dans la paroisse d'Ajat, et puis ensuite dans le bien noble de Nadalou, près de Montignac. Ce Charles, de son vivant, fut lieutenant du Prévôt des Maréchaux à Sarlat, et son fils, qui s'appelait François, lui succéda dans cette place. La famille était riche en ce temps-là, mais à force de se diviser entre les enfants, le bien s'éparpille et disparaît. C'est ce qui nous est arrivé; de manière que moi qui, en fin de compte, descends du même auteur et suis du même sang que les Messieurs d'Hautefort, je raccommode les membres, tandis que nos ancêtres communs les cassaient: voilà comment vont les choses.
—Ma foi, lui dis-je, raccommoder les membres, ça vaut toujours mieux que de les casser.
Il se mit à rire: Sans doute, mais avec ça, quoiqu'on ne soit plus que des paysans, on aime à se rappeler qu'on vient d'une grande famille. Vous me direz que c'est de la fumée; je ne dis pas le contraire, mais en y regardant de près, tout est fumée, et nous ne vivons que de ça.
Sur ma demande, Labrugère m'apprit que cette habileté à remettre ou à raccommoder les bras, jambes, côtes et os quelconques, venait de son bisaïeul, et que ce don de nature avait été transmis, avec des enseignements pratiques, à son grand-père Bernard, qui avait à son tour enseigné son fils aîné; en sorte qu'il y avait en ceci, un don naturel, des secrets de famille et une habileté héréditaire. Mais, ni le bisaïeul, ni le grand-père, n'en faisaient point un métier; ils se bornaient à rendre service autour d'eux par bonté, allant même assez loin si on les faisait demander, tandis que lui-même et son père aussi vivaient de cet état.
Tout en caquetant, nous cheminions bon train et bientôt nous arrivâmes au gué du moulin dont je ne me rappelle plus le nom. Ayant passé l'eau, nous piquâmes droit sur Coulaures, en passant par Fosse-Landry.
Il était sur le coup de trois heures et demie lorsque nous arrivâmes au Frau. Aussitôt les bêtes débridées, je leur donnai du foin, et mon oncle arriva.
—Salut, dit-il, en donnant une poignée de main à Labrugère; je suis content de vous voir, car ce pauvre Gustou se tourmente fort de la crainte que mon neveu ne vous ait pas trouvé. A présent qu'il a ouï les pas des bêtes il doit être plus tranquille.
Nous montâmes de suite à la maison, où nous avions mis Gustou, au lieu de le porter dans sa chambre du moulin, afin d'avoir plus de commodité pour le soigner.
—Voulez-vous boire un coup avant de le voir? dit mon oncle à Labrugère, quand nous fûmes dans la cuisine.
—Merci, non; après, je ne dis pas.
En entrant dans la chambre, Labrugère posa son chapeau sur une chaise, et puis s'approcha du lit de Gustou.
—Ah! ah! c'est vous qui avez fait cette bêtise?
—Eh! oui! fit piteusement Gustou.
—N'ayez crainte, nous allons arranger ça.
Et, soulevant doucement le pauvre Gustou, il nous lui fit ôter sa chemise, pour mettre l'épaule à nu. Puis il le plaça à moitié couché sur le coussin de manière à le dégager du lit. Après cela, il prit le bras de la main gauche et l'éleva en l'air, tandis que de sa main droite il tâtait l'épaule. Ses doigts nerveux, écartés, s'enfonçaient dans la chair, comme des instruments de fer. Il les relevait, les renfonçait, les rapprochait, écartait de nouveau, comme qui joue de la vielle, et pressait fortement en de certains endroits. Pendant ce temps, Gustou geignait comme notre mule quand on la sanglait un peu fort. Enfin, Labrugère ayant saisi le joint, pesa fortement de ses doigts en une certaine place, où la marque en resta, ce qui fit jeter un cri à Gustou; en même temps, de son autre main, il fit faire un mouvement au bras qu'il tenait en l'air et le reposa sur le lit en disant:
—Voilà, mon garçon, ça y est.
Tout cela avait duré trois ou quatre minutes.
—Maintenant, nous dit Labrugère, il n'y a qu'à lui remettre sa chemise et à le laisser reposer. Mais il ne faudra pas qu'il fatigue son bras de quelques jours.
Qui fut content, ce fut Gustou. Voyez-vous, Labrugère, dit-il, je vous ai envoyé chercher parce que je savais bien qu'il n'y avait que vous pour une affaire comme ça. Maintenant, ajouta-t-il, je ne suis qu'un garçon meunier, et je ne puis vous récompenser que selon mes moyens et non comme vous le mériteriez: mais écoutez, si jamais je peux vous rendre service, comment que ce soit, de jour ou de nuit, je le ferai, quand je croirais me démancher l'autre épaule.
—Merci, merci, mon ami, ça peut arriver que j'aie besoin de vous. Mais à cette heure, il vous faut reposer parce que ça vous a secoué un peu. Allons, je reviendrai vous voir avant de partir.
En revenant dans la cuisine, Labrugère alla se laver les mains et dit: Hé bien, maintenant, si vous voulez, je boirai bien un coup.
Après s'être rafraîchi, Labrugère voulait repartir, mais mon oncle lui dit: Ecoutez, il vous vaut mieux souper et coucher ici; votre mule se reposera, et vous pourrez vous en aller demain de bonne heure si vous voulez.
—Ma foi, dit-il, je veux bien. Quand je suis chez de braves gens, je ne fais pas de façons. Demain matin je partirai à la pointe du jour, et, au lieu de passer par Thenon, je m'en irai tout droit chez cet homme du Four-de-Marty, en passant par Ajat; ça me raccourcira.
Quand ce fut convenu, nous descendîmes au moulin, et mon oncle dit: De vos côtés, Labrugère, vous ne connaissez guère les poissons, attendu qu'il n'y a par là en fait d'eau, que les mauvais lacs de la Forêt-Baradé, qui sèchent l'été; il faut que je tâche de vous en faire manger. Disant cela, il décrocha l'épervier: Ça n'est pas trop l'heure, mais manque d'autre chose, nous aurons toujours une poêlée de goujons.
En montant le long de l'eau, mon oncle tira quelques coups d'épervier, mais il n'amena rien que quelques acées et de mauvaises libournaises. C'est à rien faire, dit-il; descendons au-dessous du moulin, nous attraperons du goujon dans le courant.
Et, en effet, dans quelques coups il remplit à moitié un crible que je portai à la maison.
Après cela, nous fûmes nous promener du côté de la Borderie, où pour lors, nous avions des maçons qui montaient une grange. Comme nous étions là, devisant du travail, Nancy sortit, entendant du monde, et dit le bonsoir en nous conviant à entrer.
—Merci, ma petite, répondit mon oncle, nous nous promenons un peu en attendant le souper.
—Voilà une belle drole, dit Labrugère à demi-voix.
—Oui, dit mon oncle, et, ce qui vaut mieux, elle est bonne et sage.
Tandis qu'ils regardaient les ouvriers, je m'en allai causer sur la porte avec Nancy, et je lui contai mon voyage, et que toute la nuit en cheminant, j'avais pensé à elle, tellement que le temps ne m'avait brin duré. Puis je lui dis comment en un rien de temps, Labrugère avait arrangé l'épaule de Gustou.
Tandis que je babillais avec elle, mon oncle s'était remis en chemin avec Labrugère, et il lui montrait une vigne que nous avions fait planter. Il n'aurait pas été honnête de laisser notre hôte; je dis bonsoir à Nancy, et je fus les rejoindre. Nous fîmes le tour du bien, tout doucement, nous arrêtant souvent, comme on fait entre gens de campagne, pour regarder une pièce de blé, ou un pré bon à faucher, ou une chenevière, ou même des choux dans une terre.
Ayant fait le tour, nous entrâmes à la maison et Labrugère fut voir Gustou, qui nous dit que ça allait bien maintenant, qu'il avait dormi, et qu'il mangerait bien un peu, s'il y avait moyen.
Quand il eut mangé et bu un bon coup, nous allâmes souper. Lorsque Marion avait vu que Labrugère restait, elle avait vitement tué un poulet, et l'avait fait sauter emmi des artichauts. Avec les goujons et des haricots, ça faisait un bon petit souper de campagne. Labrugère se régala de goujons, seulement il remarqua qu'ils étaient éventrés, et ajouta qu'il avait ouï dire qu'ils étaient meilleurs quand ils n'étaient pas vidés.
—Ça dépend, dit mon oncle, il y en a qui les aiment avec les boyaux, mais ça les rend trop amers à mon goût. Et puis, c'est de la fiente qu'il y a dedans, et fiente de goujons ou fiente de bécasse, pour finir c'est toujours de la fiente. Il faut vous dire aussi que dans la maison, nous avons toujours eu, de père en fils, la coutume de vider les goujons, comme étant nous autres, venus de Brantôme. Et alors il nous expliqua que l'hospice de Brantôme étant sur le bord de l'eau, on jetait par les fenêtres dans la rivière, les cataplasmes, les emplâtres et autres affaires des malades, en raison de quoi, les goujons des graviers du tour de la ville étaient bien gras, bien beaux, mais qu'il fallait les vider, parce que quelquefois, ils avaient de la charpie dans le ventre.
Cette explication fit rire Labrugère aux éclats; il n'était pas, ni nous non plus, de ces mauvais petits estomacs qui s'émeuvent pour si peu.
Après souper, Marion mit la dame-jeanne de pineau sur la table, de l'eau-de-vie et de l'eau-de-noix, et nous devisâmes un moment, mon oncle fumant sa pipe, et Labrugère prenant une prise de temps en temps; puis, tout le monde alla se coucher.
A la première chantée de notre coq, le lendemain, je me levai pour donner à la mule de Labrugère, puis je revins me coucher. Sur les trois heures, nous nous levâmes tous, et l'on but le vin blanc en cassant la croûte: il n'y a rien comme ça pour chasser la brume, quand on va en route le matin.
Quand la pointe du jour parut du côté de Puygolfier, Labrugère sortit avec nous; mon oncle lui donna un louis d'or pour ses peines, il nous secoua la main, enjamba sa mule et partit.
Dès le même jour Gustou se leva. Il ne pouvait s'aider de son bras, il lui fallut le porter dans un mouchoir attaché autour de son cou; mais quinze jours après il n'y connaissait plus rien.
Le démanchement de l'épaule de Gustou nous avait un peu retardés pour les foins, de manière que la dernière charretée ne fut rentrée qu'à la mi-juillet. Quand ce fut fait, je dis à mon oncle, voir s'il n'était pas temps de penser à la noce. Mais il me dit qu'il valait mieux laisser passer le temps des métives et celui des battaisons, parce que c'était un moment où tout le monde était bien occupé, et que plusieurs de nos parents et amis ne pourraient pas venir, rapport à ça. Il ajouta que par ainsi, il valait mieux remettre la noce après les vendanges, lorsqu'on aurait écoulé et qu'il y aurait du bon vin nouveau, d'autant mieux que notre dernière barrique qui n'était pas encore en perce, était un peu piquée.
Je convenais bien que c'était de bonnes raisons, mais ça ne fait rien, c'était encore trois mois à attendre, et je trouvais que c'était bien loin. Va, me dit mon oncle, c'est votre meilleur temps, c'est celui où on ne voit que les fleurs, et où tout rit aux amoureux. Quand il s'agit, vois-tu, de s'attacher pour la vie ça n'est pas une mauvaise chose de se bien connaître auparavant, de s'éprouver un peu, et de se montrer qu'on a une amitié solide qui se bonifie en vieillissant comme le vin.
J'ai toujours été rétif à gouverner, lorsqu'on voulait me faire faire sans raison quelque chose, ou lorsqu'on voulait me faire prendre une opinion, sans me montrer qu'elle était la meilleure. Je passais à cause de ça pour entêté, parce que je ne changeais d'idée qu'après que je voyais que j'avais tort. Ça n'était pas le tout de me le dire, il fallait me le prouver; alors je cédais. Mais autrement non, quand ça aurait été le préfet qui me l'aurait dit. Je me souviens que lorsque ma mère me faisait aller au catéchisme, et que le curé nous parlait de la Sainte-Trinité, de l'Incarnation et du reste, et nous disait qu'il fallait croire à tous ces mystères sans les comprendre, j'avais beau me battre les côtes pour ça, je ne pouvais pas y arriver. Tout ce que je pouvais faire, c'était de n'y point penser, et de ne pas me poser la question à moi-même. En ce temps-là, je mettais de la bonne volonté à croire, bonne volonté inutile d'ailleurs; mais depuis que j'ai été jeune homme, il a suffi qu'on ait voulu m'imposer quelque chose par autorité, pour que je me sois toujours rebiffé.
Tout cela est pour dire que je finis par me rendre aux bonnes raisons de mon oncle. Mais celui qui fut le plus dur à entendre la chose, ça fut le père Jardon. N'oyant plus parler de la noce, il commença à s'inquiéter; il demandait déjà tous les jours à Nancy pour quand c'était; mais elle lui répondait que ce serait dans quelque temps. Ce retard et ces réponses en l'air ne faisaient pas son affaire. Depuis qu'on lui avait promis de le mettre dans le petit bien du Taboury, il avait une peur du diable que le mariage vînt à se manquer. Comme il était soupçonneux et méfiant comme tout, il se figurait sans doute qu'on avait mis la noce si loin, pour lui faire quelque tour, pour se passer de lui peut-être, et pour lui manquer de parole pour le bien. Ça ne veut pas dire qu'il nous crût canailles; non, il nous en aurait voulu à la mort de le faire, mais il aurait pris notre promesse pour une ruse et notre manque de parole pour un tour d'adresse; jamais de la vie il n'eût pensé que ce fût une coquinerie.
En attendant, c'était risible de le voir faire le bon enfant, avec sa figure dure, pleine de rides profondes, ses petits yeux gris et son nez pointu. Ah! Nancy n'était pas brusquée maintenant; lui qui lui avait donné plus d'une buffade lorsqu'elle était petite, il lui disait de bonnes paroles à cette heure, et lui faisait entendre tout doucement, qu'il valait mieux se presser. Que diable! une fois que le mariage est fait, il n'y a plus rien à craindre, il ne peut plus se défaire; mais tant qu'on n'a pas dit oui, on ne sait pas ce qui peut arriver. Sans doute, j'étais un brave garçon, et il aurait mis sa main au feu qu'il n'y en avait pas de pareil dans la paroisse, mais enfin, si je venais à changer d'idée? et puis, cette fréquentation trop longue faisait caqueter les gens. Et il mignardait Nancy pour qu'elle me fît entendre d'avancer la noce. Ce vieux rusé qui ne lui avait jamais tant seulement apporté de la foire un tortillon d'un sou lorsqu'elle était petite, lui acheta-t-il pas un beau mouchoir de cou, à la foire de juillet, à Excideuil! A moi, il ne me disait rien, connaissant bien que je ne l'aimais pas, parce qu'il avait été dur et brutal avec la pauvre drole; mais il tournait de temps en temps autour de mon oncle, qui ne l'aimait pas plus que moi, mais qui ne le donnait pas tant à connaître, et parlait par-ci par-là de la noce. Mais mon oncle qui le voyait venir de loin, avec ses gros sabots, comme on dit, faisait celui qui ne comprend pas, et Jardon n'osait pas s'expliquer franchement, de peur de montrer ses craintes; ça faisait que mon oncle riait en dedans de voir ce vieux renard chercher matoisement à lui faire entendre qu'il valait mieux faire le mariage de suite. Mais pourtant un jour, ennuyé de l'avoir comme ça de temps en temps après lui, il l'envoya au diable: Ah ça, Jardon, vous voilà plus pressé que les amoureux! et si quelqu'un apportait l'autre moitié du louis d'or! attendez donc en patience le temps qu'ils ont choisi.
Mon oncle avait bien raison; ces trois mois passèrent vite. Quand il se mêle avec l'amour des idées sérieuses de ménage, qu'on voit dans l'avenir ses futurs enfants, on n'est pas si pressé que les jeunes gens qui cherchent à s'amuser seulement. Depuis que tout était accordé, nous nous rencontrions souvent Nancy et moi, et nous nous parlions longuement. Certainement lorsque je m'étais décidé à la prendre pour femme, je l'aimais bien, mais je ne la connaissais pas encore assez. Pendant ces trois mois, j'en vins à l'aimer plus encore s'il se peut, et surtout à l'estimer davantage. C'est qu'elle avait tant de bon sens, de raison, de bonté, que des moments je me trouvais bien heureux qu'elle voulût de moi. Mais tantôt après, je me disais: qui se soucie dans le pays d'une bâtarde qui n'a ni bien ni famille? Comme elle est jolie, des garçons peuvent bien y faire attention, mais ce ne serait jamais que des pauvres diables sans le sou vaillant, pour le mariage, ou des mauvais sujets comme ce maréchal de Sorges pour l'amusement. Tout bien avisé, il vaut autant pour elle que ce soit moi. Quelquefois je racontais à mon oncle ce qu'elle me disait, et ses raisons et les réponses qu'elle me faisait, et lui, ça ne l'étonnait pas, attendu que toute petite étant, il avait connu qu'elle serait une femme comme on n'en trouve guère par chez nous, ni ailleurs.
Les vendanges furent bonnes au Frau, cette année-là; il y avait du raisin et bien mûr, ce qui promettait de bon vin. Le temps était beau, comme c'est d'ordinaire dans nos pays, où les étés de la Saint-Martin ne manquent jamais. Joint à ça que l'époque de mon mariage approchait, et que le raisin vendangé devait faire du vin pour la noce, et on comprendra de quel cœur je travaillais. On commença de vendanger les vignes qui sont au-dessus de la Borderie, puis la vigne jeune, plantée dans le terme de la combe, et en dernier, la vieille vigne au-dessus de la maison. La mère Jardon et Nancy nous aidaient. Gustou boulait le raisin dans les comportes, et mon oncle et moi, quand elles étaient pleines, nous les portions avec des barres au fond du coteau où était la charrette pour les emmener. Mon oncle n'avait pas voulu que Gustou m'aidât à les porter, à cause de son épaule, quoi qu'elle fût bien guérie et qu'il enlevât un sac comme auparavant. Mais en descendant, une comporte de vendange pèse sur les bras, et un faux pas peut faire un mauvais contre-coup. Marion nous aidait bien quelque peu aussi, mais il lui fallait porter à déjeuner et la collation, et tout appareiller, en sorte qu'elle n'y faisait guère. C'était un plaisir d'être comme ça jeune, bien sain sous le clair soleil, à ramasser de belle vendange qui bouillait dans la comporte sitôt écrasée. Je me tenais près de Nancy, lui emportant son panier plein aux comportes, et babillant en coupant les grappes. Et quand nous nous mettions à l'ombre d'un arbre pour le mérenda, je me seyais encore près d'elle, et je lui coupais des petits croustets sur lesquels elle étalait du bon fromage de chèvre, et je lui choisissais de belles noix fraîches, ou une belle grappe de pied-de-perdrix. Je lui versais à boire avec la dame-jeanne aussi, mais guère, car elle ne buvait presque point. J'avais grand plaisir à la voir, les joues comme un de ces beaux percés de vigne que nous mangions, et jolie tout de même sous la mauvaise paillote qui la gardait du soleil. Ah oui! c'est une belle chose que d'être jeune, fier, amoureux, de n'avoir point de soucis, et de vendanger gaiement à côté de sa mie, par un beau temps. On sent alors qu'il fait bon vivre, et on est tellement content qu'on voudrait voir tout le monde heureux.
La vendange de la vieille vigne fut mise de côté dans une petite cuve; il n'y en avait pas beaucoup, mais ça faisait du vin de première qualité du pays. Tandis que le vin bouillait dans les cuves, nous commençâmes à faire les apprêts de la noce. D'abord il nous fallut aller à Excideuil acheter des affaires et des affaires, et puis faire faire les habillements. La grosse Minou, la couturière de Coulaures, vint chez les Jardon pendant huit jours, et tout ce temps, ne fit que couper, coudre et essayer. Chez nous, Lajarthe vint aussi pour moi, et y passa une semaine. Il n'était pas content, ce pauvre Lajarthe; les affaires du pays n'allaient pas, et on voyait bien à cette heure, disait-il, que la République était foutue. Après ça, ajoutait-il, la République que nous avons, avec Bonaparte pour président, ça n'est pas la République. Ça n'est pas ça que nous voulions tous, quand on a jeté bas ce gueux de Philippe. C'est terrible voyez-vous, de penser que c'est le peuple lui-même qui s'est mis le clou au nez, et que tout ce qui lui arrivera de mal dans le temps sera son travail. Pauvre peuple! ajoutait-il, tu es comme le bœuf de labour, quand tu es détaché, tu viens de toi-même tendre ta tête au joug!
C'était un homme de bon sens que Lajarthe, sans instruction, comme celui qui ne sait lire, mais la remplaçant par un fier esprit naturel. Et puis il avait beaucoup fréquenté le ci-devant curé Meyrignac, qui avait connu Roux-Fazillac et Romme et Lacoste et Lakanal. Dans cette fréquentation du père du soi-disant lébérou, Lajarthe avait appris et retenu beaucoup de choses qu'on n'apprend guère que dans les livres, et que les paysans comme lui ne savent pas d'habitude. C'était son plus grand plaisir que d'apprendre quelque chose, et, comme tous ceux qui ne peuvent mettre par écrit, sa mémoire était grande.
J'avoue franchement qu'à ce moment-là les jérémiades de Lajarthe ne m'émouvaient pas beaucoup; je me disais que tout ça s'arrangerait pour le mieux. Et puis, quand on est jeune et qu'on va se marier, on a d'autres choses en tête. Mais c'est un tort, j'en conviens; il ne faut jamais se désintéresser des affaires publiques, pour n'importe quelle cause, car chacun de son côté ayant l'un, une raison, l'autre, une autre, et beaucoup se moquant de tout, il advient que les intrigants et les ambitieux s'emparent des affaires, ce dont nous pâtissons tous après. Si Lajarthe avait vécu jusqu'en 1870, il aurait eu beau jeu de reprocher à tous leur sottise d'autrefois; mais il mourut, le pauvre, deux ans auparavant, et non sans nous dire souvent: vous verrez que tout ça finira mal.
Mais personne ne le croyait, excepté nous autres. Mon oncle qui pensait comme lui, prêchait bien les gens tant qu'il pouvait, mais sans réussite. Ils étaient quelques-uns comme ça dans le canton, bons citoyens, solides républicains, bien estimés du peuple, mais ils ne pouvaient rien contre le nom de Napoléon.
—Quand je pense, disait mon oncle, que, manque une douzaine, j'ai toutes les voix pour le Conseil municipal; que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour empêcher de voter pour Bonaparte, et que, malgré ça, il n'y a eu dans toute la commune que deux voix contre lui, celle de Lajarthe et la mienne, car je n'ai même pas pu faire voter cet animal de Gustou; je suis bien forcé de voir qu'il n'y a rien à faire pour le moment. Pourvu que ça ne soit pas un chambardement comme en 1815 qui ouvre les yeux à tous les aveugles, encore ça ira bien.
Tandis que Lajarthe finissait son travail, il nous fallut écouler le vin, et ma foi, il était bon. Les gens qui venaient faire moudre, attachaient leur bourrique à l'entrée du moulin, et montaient à la maison pour le goûter, s'ils étaient bien familiers chez nous; et des fois, on leur criait du cuvier:
—Hé! Pierrichou, viens tâter un peu le vin nouveau!
C'était le bon temps, le vin abondait, et on n'y regardait pas de si près. Un verre était là, près de la cuve, sur une barrique, avec un chanteau, une tête d'ail, du sel dans une assiette et des noix. Après avoir mangé une bouchée, les gens remplissaient leur verre à la canolle d'où le vin coulait dans un grand baquet fait à l'exprès, en faisant une belle mousse rose.
Brizon, le piéton, vint ce jour-là. C'était un bon diable qui nous portait la Ruche et quelquefois des lettres. Il avait les yeux toujours rouges, et il expliquait ça en disant que durant l'été, en faisant sa tournée par les grandes chaleurs, il avait soif et buvait dans les ruisseaux et que les joncs lui piquaient les yeux; et les gens riaient. Mais il n'y avait qu'à voir sa figure rougeaude et son nez luisant pour connaître que ce n'était pas en buvant de l'eau que ses yeux étaient devenus rouges.
—Salut! fit-il en portant la main à sa casquette de cuir, comme un ancien troupier qu'il était. Voilà une lettre pour vous, Nogaret, et voilà aussi le journal.
—Merci, fit mon oncle.
Toutes les fois que Brizon venait chez nous, c'était réglé qu'il cassait une croûte et buvait un coup. C'est assez l'habitude en Périgord, que les piétons mangent et boivent dans les maisons où ils passent d'habitude. Au commencement de leur tournée, ils mangent la soupe et font chabrol; plus loin, ils mangent un morceau; ailleurs, ils mérendent, c'est-à-dire font collation; partout ils boivent un coup. Il n'y a pas si pauvres gens qui ne les fassent trinquer, lorsqu'ils leur apportent une lettre du fils qui est au service et qu'ils la leur lisent: il faut bien, puisqu'ils ne savent pas.
Brizon, donc, n'avait pas besoin d'être convié; il tira son couteau, coupa une bouchée au chanteau et s'assit sur une cosse de bois.
Dans le commencement qu'il était piéton, les gens lui disaient, voyant ses yeux rouges: Il vous faut y mettre de la pommade des messieurs Theulier, de Thiviers, ça vous guérira. Mais lui répondait qu'il en avait usé cinq ou six pots qui ne lui avaient rien fait; qu'il était vrai que cette pommade était tout à fait bonne pour les autres, mais que pour lui elle ne valait rien. Avant tout, il me faut marcher, faisait-il; un bon verre de vin m'éclaircit la vue et me donne des jambes. Si mes yeux restent rouges, tant pis. Je ne me sers plus que de la tisane vineuse.
—Hé! lui dit mon oncle en emplissant le verre à la canolle, un peu de tisane, Brizon?
—Ça n'est pas de refus, dit-il en se riant.
Et il prit le verre, le tournant vers le jour pour mirer la belle couleur, le mettant sous son nez pour renifler la bonne odeur. Puis, quand il l'eut bien regardé et flairé, il but lentement, par petites gorgées d'abord, s'arrêtant avec plaisir et branlant la tête tout doucement. On connaissait, rien qu'à le voir faire, que ce n'était pas un ivrogne, un avale-tout, mais un homme qui aimait le vin et jouissait lorsqu'il en tâtait de bon.
—Voilà un crâne vin, fit-il, je n'en ai pas bu de meilleur dans ma tournée; il n'y a que celui de Germillou de Magnac qui le vaille.
—C'est qu'il a de vieilles vignes tournées au midi, et qu'il les soigne bien, dit mon oncle; et au bout d'un moment:
—Un verre de plus, n'est-ce pas? tu ne pourrais pas t'en aller sur une jambe.
Allons-y, fit Brizon en se levant; et il prit le verre plein, et l'éleva un peu en l'air.—C'est une bonne chose tout de même que le bon vin, dit-il, il n'y a de mal qu'il ne guérisse. Avec lui, celui qui a des tracasseries les oublie un moment, et le pauvre en supporte mieux sa misère. Il fait profiter les enfants et il ragaillardit les vieux. Avec du pain et du vin, on marche, on ne craint point la fatigue; il donne du cœur aux couards et de la force aux faibles: c'est une bonne chose que le bon vin!
Et il regardait son verre avec plaisir en disant tout cela sérieusement:
—Supposons, continua-t-il, qu'il vienne un temps où nous n'avions plus de vin, qu'est-ce que nous deviendrions? Qu'est-ce qui nous soutient nous autres qui ne mangeons de viande qu'au carnaval? Un bon chabrol après notre soupe, et quelques verres après, en mangeant nos pommes de terre ou nos haricots: avec ça nous voilà prêts à continuer notre travail. Pour moi, sans vin, je ne marcherais pas, et si le temps venait où les vignes crèveraient, comme on dit que c'est arrivé il y a deux cents ans, je préfère être sous terre à ce moment-là; mais il faut espérer que nous ne verrons pas ça.
Puis il but son verre et le posa sur la barrique en disant;
—Allons, bonsoir à tout le monde, et merci.
—A Dieu sois, Brizon; et le voilà reparti.
La lettre était de M. Masfrangeas qui nous mandait que les Messieurs de l'hospice lui avaient donné procuration de consentir au mariage de Nancy, et qu'ainsi il viendrait pour sûr à la noce, mais qu'il fallait lui faire savoir, quelque semaine auparavant, le jour juste, afin qu'il s'arrangeât en conséquence.
Le soir il fut convenu avec mon oncle, que ce serait pour la fin du mois. Puis après, en comptant sur le monde que nous pourrions avoir, parents et amis, il se trouva que nous serions trente ou trente-cinq au moins. Sur ce nombre, il y en avait qui étaient de loin, et je leur fis un bout de lettre; mais quand je fus à deux cousins du côté de Jumilhac et de Saint-Paul, je ne sus comment faire, vu qu'ils changeaient souvent d'endroit, l'un étant ouvrier dans les forges, et l'autre charbonnier. Ma foi, que je dis à mon oncle, je vais aller par là; je les trouverai bien sans doute.
Le lendemain matin, à la pointe du jour donc, prenant le fusil et notre chienne, je suivis le chemin de Corgnac, et de là à Nantheuil et à la forge de Grafanaud. Quand j'y fus, je demandai à la cantine, si on connaissait un forgeron nommé Estève, mais on ne sut m'en rien dire. Je continuai donc mon chemin dans ce pays sauvage, où il n'y avait pas de route en ce temps-là, mais seulement de mauvais sentiers dans le fond des ravins, où passaient les mulets qui portaient le minerai et le charbon aux forges. Quand je fus à Fayolle, un forgeron que je trouvai dehors, me dit que mon cousin travaillait à la forge de Montardy dans la commune de Saint-Paul, en suivant l'Isle, à une lieue et demie avant d'arriver à Jumilhac. Me voilà reparti pour Montardy, où je trouvai en effet mon cousin qui fut bien content de me voir, surtout pour la cause que c'était. Nous fûmes manger à la cantine, car je crevais de faim, et tout en mangeant, il me dit que son frère était à faire du charbon dans une coupe de la forêt de Jumilhac, par là, entre Villezange et la Peyzie, il ne savait pas trop au juste. Quand j'eus fini de manger, nous trinquâmes une dernière fois, et Estève vint avec moi pour me montrer le chemin. Mais il y a de la place dans la forêt, et dans tous ces bois qui sont autour, et nous ne pouvions pas le trouver. En premier lieu nous fûmes sur une charbonnière qui fumait, mais il n'y avait personne. Enfin à force de chercher, un drole qui tendait des lacets pour les lièvres, autrement dit des setons, nous enseigna où il était, dans la Forêt-Jeune. Quand nous fûmes proches, un grand chien jaune courut vers nous en jappant, mais se tut bientôt en voyant la chienne:
—Ça n'est pas commode d'avoir ton adresse, que je dis en riant à mon cousin; et après lui avoir secoué la main, je lui dis pourquoi j'étais venu.
Sa cabane était là, auprès d'un gros chêne baliveau, recouverte de glèbes dont l'herbe était tournée en dedans. Il couchait là, avec une couverte, sur un lit de fougères sèches où il y avait deux peaux de mouton. Devant la cabane, une marmite pendue à trois piquets assemblés par le haut:—Tu vois, dit le cousin Aubin, c'est la soupe qui cuit, nous ferons chabrol dans un moment.
—Bah! dit Estève, moi il faut que je m'en retourne, il vaut mieux donc qu'Hélie s'en revienne avec moi, coucher à la cantine.
—Ne l'écoute pas, me dit l'autre, reste avec moi, nous souperons bien, n'aie crainte, et cette nuit nous irons à l'affût des porcs-singlars.
Cette idée me rit, et je restai.
Quand Estève fut parti, Aubin hucha son garçon, en joignant ses deux mains contre sa bouche: Hô ô ô ô, Marsaudoû, oû oû, oû!
Marsaudou, qui était à bâtir un fourneau, arriva un moment après, nu-pieds dans ses sabots pleins de fougère, ses culottes et sa veste toutes dépenaillées, un bonnet de laine brune sur la tête, les cheveux tombant sur son cou, la barbe embroussaillée; noir, la figure, la chemise et tout, comme un charbonnier, c'est le cas de le dire: on aurait dit un homme des bois, et de vrai il y passait sa vie. Après avoir fait un signe de tête il se planta sans rien dire.
—Tiens, dit mon cousin en lui donnant un havresac, va-t-en à Saint-Paul, chez l'Arnaud, tu porteras de la viande, deux ou trois livres, et ne t'amuse pas.
Marsaudou fit signe que oui, posa ses sabots et s'en alla d'un bon pas. En attendant qu'il fût revenu, je fus avec mon cousin voir des fourneaux allumés, et dans ce temps il me conta sa vie. Elle était sauvage, mais ça ne lui déplaisait point. Des semaines entières, il ne voyait souvent que les muletiers qui venaient charger du charbon, et c'était tout. Le dimanche, il allait quelquefois à Jumilhac ou à Saint-Paul, et portait des vivres pour huit jours. Quand il y avait moyen, il s'en allait tuer un lièvre, avec son chien qui était coupé de courant et de labri, maigre à le traverser avec une aiguille de bas, mais tout à fait bon à ce qu'il disait.
Marsaudou revint et donna sans rien dire l'havresac à mon cousin, qui en tira une touaille où était pliée une bonne grillade de cochon.
—Ça va bien qu'il dit; nous avons déjà des gogues; voyons la soupe maintenant.
Il se lava ferme les mains à une source à côté, mais tout de même elles étaient bien un peu noires encore. Après ça il tailla la soupe dans des petites soupières de terre, chacun la sienne à la mode du pays, et puis mit du bois sec pour faire de la braise.
Quand les trois soupes furent trempées, avec des baguettes de bois posées sur des petites fourches, il fit une manière de gril et y mit la viande et les boudins. Puis il alla tirer à boire, dans une espèce de pichet en bois, à un barriquot qui était dans la cabane, et porta une tourte de pain. Tout étant prêt, nous nous assîmes sur des troncs d'arbres pour souper.
La nuit était tombée tout à fait, et nous étions là, tous trois autour du feu, nos chiens assis sur le cul nous regardant faire. Mon cousin et moi, nous causions tout en mangeant, de choses et d'autres: il me demandait d'où était ma femme future, si elle était jolie, comment j'avais fait sa connaissance, et autres choses pareilles. Marsaudou, lui, ne disait rien, il mangeait, la figure dans sa soupière, comme un affamé.
Après la soupe, nous fîmes un bon chabrol, et ensuite mon cousin se mit à retourner la viande et les gogues, et y jeta du gros sel qui pétilla dans le feu.
Quand ce fut cuit, Aubin partagea la viande et chacun mangea sur son pain, jetant de temps en temps un morceau aux chiens qui l'attrapaient à la volée.
Après souper, mon cousin alla chercher une bouteille dans la cabane, versa deux doigts de goutte dans chaque verre et me dit, après avoir trinqué:
—Maintenant, tu vas prendre ma couverte et dormir un peu; moi, il faut que je veille aux fourneaux, je te réveillerai pour aller au guet.
J'allai me mettre sur la fougère, dans la cabane, et comme j'étais fatigué, je m'endormis d'abord.
Au milieu de la nuit, mon cousin me toucha les pieds:
—Lève-toi, Hélie.
Je sortis de la cabane avec mon fusil. Le temps était clair, les étoiles rayaient, mais il ne faisait pas trop froid encore. Je m'approchai un peu du feu, tandis que mon cousin mettait ses souliers, et je coulai dans mon fusil une balle qu'il m'avait donnée. Quand il fut prêt, après avoir attaché les chiens qui nous auraient dérangés, nous partîmes.
Après avoir marché un bon moment, mon cousin me fit signe de faire doucement, et en passant au long d'un boqueteau de chênes, me montra un gros pinier où les sangliers, que nous appelons porcs-singlars, avaient laissé des traces de fange en venant s'y gratter. Etant entrés dans ce petit bois, le cousin me mena à une fosse entourée d'une feuillée, où nous nous assîmes sur de grosses pierres, le fusil sur les genoux. Par les intervalles entre les branches, on voyait un champ de raves où les bêtes noires avaient déjà foui: autour, c'était des bois et d'un côté la lande grise. Nous attendions sans parler ni bouger. On entendait un loup hurler du côté de la Forêt-Vieille, et vers le Temple, des renards chassaient en jappant clair sur la voie d'un lièvre, comme des labris. Au loin, les gens de Rouledie et de Brétenoux, faisaient un bruit du diable avec des peyroles ou chaudrons, des bassins et des cornes, pour garder leurs raves et leurs blés d'Espagne. Autour de nous, un rat rongeait une châtaigne dans son trou, et de temps en temps un hérisson jetait son petit cri aigu dans le taillis voisin. Quelquefois nous entendions dans les bois prochains de légers bruits: un lièvre traversant le fourré, ou un taisson sorti de son terrier. Il y avait trois heures et plus que nous étions là, quand à un moment, nous entendons assez loin sur notre droite, un grand bruit de branches pliées qui allait se rapprochant. Mon cousin me toucha le coude, et tout d'un coup cinq ou six sangliers sortirent du bois en trottant. Seulement ils étaient trop loin à l'autre bout de la terre, et il fallait attendre qu'ils fussent plus près. En attendant, nous les regardions faire; avec quelques coups de nez, ils arrachaient une rave et la dévoraient en grognant. Petit à petit, ils approchaient et allaient être à bonne portée; malheureusement le vent avait tourné et nous l'avions dans le dos, de manière qu'à un moment donné le porc qui était devant, leva le nez en l'air de notre côté, grogna quelque chose aux autres, car ils firent comme lui, et coup sec tournèrent tête sur queue au galop. A tout hasard, je leur envoyai mon coup de fusil au moment où ils allaient rentrer dans le bois.
—C'est de la poudre perdue, dit mon cousin; à cette distance, tu n'y ferais rien; ça porte bien une balle, ces bêtes-là.
Nous revînmes à la cabane, en passant par les fourneaux, où Marsaudou était de garde. C'était un brave homme, je le crois, car mon cousin le disait; mais franchement avec ses longs cheveux, sa barbe et sa peau de bique, il avait plutôt l'air de quelque sauvage que d'un homme du Périgord; mais je crois qu'il était Limougeaud.
Une fois rendus à la cabane, mon cousin ralluma le feu et nous bûmes la goutte pour nous réchauffer, car la pointe du jour était proche et le froid du matin tombait sur nous.
L'Angelus sonna bientôt à Saint-Paul, puis à Jumilhac, et plus loin à Saint-Priest. Je vais te conduire jusqu'à Saint-Paul, me dit mon cousin, de là tu t'en iras à Grafanaud, c'est plus court.
En marchant, nous causions, et il me disait que ce pays de bois, de prés, de landes et d'étangs, qui me paraissait bien pauvre, ne l'était pas tant qu'il en avait l'air. Les bois donnaient beaucoup de revenu en feuillard, en charbon; et toutes les forges du pays qui marchaient, faisaient vivre les gens. Outre celles de Grafanaud, de Fayolle et de Montardy que j'avais vues, il y avait encore à ce qu'il me dit, les forges du Gravier, du Tendeix, de Vialette, du Cros, des Fénières, du Moulin-Neuf, de la Barde, de la Meynardie, de Mavaleix. Toutes ces usines, et les hauts fourneaux toujours allumés, étaient une richesse pour le pays et donnaient du travail à une masse de gens: forgerons, mouleurs, ouvriers des hauts fourneaux, bûcherons, charbonniers, muletiers qui allaient chercher le minerai du côté d'Excideuil, d'Hautefort; et tout ce monde donnait du débit aux cantines des forges, aux auberges, aux marchands; aussi le pays était à l'aise.
Depuis, ça a bien changé. Toutes ces forges qui entretenaient le bien-être dans le pays, sont arrêtées ou presque toutes. Les hauts fourneaux sont éteints. Aux Fénières on fait encore quelque peu de moulage de fonte, des pots, des marmites, des chaudières, et c'est tout. Ailleurs tout est mort. Ces forges cachées dans les fonds, où l'on entendait le bruit pressé des martinets, dont les hauts fourneaux dardaient en l'air des langues de feu qui se reflétaient sur l'étang, et dont les portes brillaient dans la nuit comme des gueules enflammées, sont désertes. Les roues qui faisaient marcher les marteaux et les soufflets sont arrêtées et pourries; les tuilées effondrées laissent voir à l'intérieur les poutres noircies; les murailles tombent, les levées des étangs sont ébréchées et les hauts fourneaux s'écroulent; il n'y a plus que des ruines partout et la misère est dans le pays.
Tout ça c'est l'ouvrage du dernier empereur. Pour faire plaisir aux Anglais qui nous voudraient détruire, il a fait avec eux des arrangements qui ont ruiné bien des gens dans nos pays, et dans toute la France à ce qu'il paraît.
Ah! c'est vrai que depuis lors nous payons le fer un peu meilleur marché. Mais d'abord, le nôtre valait mieux, et après ça, qu'est-ce que ça faisait de le payer un peu plus cher, du moment que l'argent restait dans le pays et faisait vivre nos ouvriers, qui le dépensaient chez les marchands, les artisans, et achetaient des denrées aux paysans?
Tout le monde y trouvait son compte, tandis qu'aujourd'hui notre argent s'en va dans la poche des ouvriers étrangers, au lieu de faire vivre les nôtres, qui sont minables.
A Saint-Paul, nous entrâmes à l'auberge, mon cousin et moi, et nous fîmes faire un bon tourin. Après ça un quartier d'oie passé à la poêle. Quand nous eûmes déjeuné, Aubin me montra le chemin et après lui avoir bien dit de ne pas manquer le jour de la noce, je le quittai.
Je fis le chemin assez lestement, et le soir après souper, j'allai voir Nancy pour lui dire que toutes les invitations étaient faites, et qu'il n'y avait plus à se dédire, quand même elle se repentirait d'avoir promis.
Elle se mit à rire et je l'embrassai. Après avoir causé une demi-heure, elle rentra, et je m'en fus me coucher.
Le lendemain je m'en fus à Périgueux acheter quelques petites affaires pour elle, comme une bague en or et un anneau de mariage, une chaîne de cou avec un cœur, des rubans, de la dentelle, un châle, des bas fins et quelques petits affiquets.
Après avoir fait toutes mes commissions, acheté du café pour le jour de la noce, de la vanille pour mettre dans les crèmes, que la bru de Maréchou m'avait bien recommandé de ne pas oublier, une bouteille d'anisette pour les femmes, deux autres de cognac pour les hommes, je m'en fus prévenir M. Masfrangeas du jour qui était convenu. Il voulait me garder à souper, mais il me tardait de revenir au Frau, et puis je n'aimais pas beaucoup à aller chez lui, parce que ses filles étaient toujours mijaurées, surtout l'aînée, et je repartis.
—Tout ça, c'est très bien, dit mon oncle, en voyant ce que je rapportais; nous avons convenu du jour, mais si nous sommes trente-cinq, où nous mettrons-nous? On ne peut pas démonter les lits de la grande chambre, parce qu'il y aura des parents à faire coucher; dans la cuisine, ça ne se peut pas, où nous mettrons-nous?
En cherchant bien, il nous fallut demeurer d'accord qu'il n'y avait que le cuvier où on pût mettre aisément une table pour tant de monde. Mais il fallait démonter la grande cuve, faire crépir les murs et blanchir le plafond. Ça ce n'était pas une affaire, d'autant mieux que nous avions encore les ouvriers qui finissaient de monter la grange, car chez nous, les bâtisses vont doucement comme on sait.
Ceci convenu, le dimanche d'après, nous fûmes à Saint-Germain, chez M. Vigier, pour passer notre contrat. Le père Jardon était là, et sa vieille aussi qui accompagnaient Nancy. De lui donner du bien, ça ne se pouvait, puisqu'ils n'en avaient point; mais la bonne mère nourrice ne voulait pas qu'il fût le dit que sa fille n'aurait rien apporté en mariage, et elle fit mettre dans le contrat qu'elle lui donnait six linceuls de brin tout neufs, autant de serviettes et deux touailles, qu'elle avait fait faire expressément au tisserand, après avoir filé le chanvre aux veillées. Elle avait fait ça sans consulter son homme, sachant bien qu'il n'aurait pas voulu; aussi il la regarda tout étonné et pas content, mais ne dit rien pour lors, car un moment après, il dit qu'en cas de mort de sa fille, sans enfants, tout ça devait leur revenir.
Mon oncle se mit à rire; moi j'étais en colère, et la vieille regardait son homme d'un mauvais œil. Mais M. Vigier arrangea ça tout de suite en disant:—Ecoutez-moi, Jardon, il vaudrait mieux ne pas parler de ça, c'est moi qui vous le dis; et ce fut fini.
Pour moi, par le contrat, je donnai à ma future femme, pour la mettre à l'abri en cas de malheur, le petit bien du Taboury en toute propriété, et je laissai l'usufruit à son père et à sa mère nourriciers, comme je l'avais promis. Je n'avais parlé de la donation à personne, sinon à mon oncle; aussi la vieille et Nancy tirèrent leur mouchoir pour s'essuyer les yeux. Quant à Jardon, il resta tout surpris de cette affaire, ne comprenant pas comment on pouvait donner comme ça son bien. Après ça il regardait le plancher, et on voyait bien qu'il se travaillait à chercher s'il n'y aurait pas quelque chose à tirer pour lui de cette donation. Quand nous eûmes signé, ceux qui savaient, M. Vigier prit ses droits et embrassa Nancy en lui disant: Ma drole, tu te places bien, mais tu le mérites, et ton mari n'est pas à plaindre.
Le soir nous soupâmes au Frau, et je donnai après à ma Nancy tout ce que j'avais porté de Périgueux pour elle. C'était peu de chose, et maintenant, il n'y a fille ayant cent écus de dot qui s'en contentât; mais alors, on n'en était pas encore venu au point d'aujourd'hui, où on ne connaît plus riche ou pauvre, chacun voulant être égal aux autres par la dépense, histoire de faire croire qu'on est égal par le bien. Nancy fut donc bien contente de tout ce que je lui donnais. Un châle tissé, de Lyon, surtout, lui semblait bien beau, car en toilette comme en tout, elle aimait mieux le solide que les fanfreluches. Ce châle m'avait bien coûté quatre-vingts francs chez Mayssonnade, mais je ne les regrettais pas en voyant qu'il lui faisait plaisir. Il faut dire aussi que la pauvre drole n'avait jamais été gâtée de ce côté. Sa mère aurait bien voulu quelquefois lui donner quelque petite chose, mais le vieux faisait un tapage d'enfer pour lâcher un sou, de manière que la pauvre femme était obligée de faire comme d'autres, de tricher son homme sur quelques douzaines d'œufs, ou une paire de poulets, pour acheter à sa fille quelque cotillon, ou un mouchoir de tête, ou un devantal, que du côté de Sarlat on appelle un faudal, et en français un tablier; mais le vieux Jean-foutre n'était pas facile à tromper.
Au moment de partir je dis à Nancy: j'ai encore quelque chose à te donner; et sortant de ma poche de gilet la bague que j'avais achetée, je la lui mis au doigt et je l'embrassai.
Le lendemain, mon oncle me dit:
—Ah ça, comment entends-tu te marier?
—Mais, lui répondis-je un peu étonné, comme on se marie; à la mairie en premier, puis à l'église ensuite. Je me serais bien passé du curé Pinot, mais la mère nourrice de Nancy ne la croirait pas mariée sans ça. A elle, on aurait pu faire entendre raison peut-être, mais l'Administration de l'hospice que M. Masfrangeas représentera, ne donnerait pas son consentement à un mariage sans curé, et d'un autre côté, de le dire seulement après le mariage à la mairie, ça serait pour faire avoir des désagréments à M. Masfrangeas. Il me faut donc me marier à l'église quoique ça me dérange.
—Je te comprends bien, dit mon oncle, mais tu ne te figures pas, sans doute, que le curé va te marier comme ça tout bonnement; il te va falloir te confesser, ajouta-t-il en riant.
—Ha! pour ça, non! il en sera ce qu'il en sera, je me passerai plutôt de lui. Mais je voyais à ça tant d'ennuis pour ma femme, tant de tracasseries et peut-être pis pour M. Masfrangeas, que j'en étais tout ennuyé. Mais quant à aller me confesser au curé Pinot, cet oncle de contrebande, ni même à aucun autre, je ne voulais pas le faire à aucun prix.
En pensant à ça, il me vint une idée; je racontai à mon oncle ce que m'avait dit Ragot le rétameur, et je lui dis d'aller au bourg, sans faire semblant de rien, de tâcher de voir le curé, et de lui parler de son pays, qui lui faisait dire bien des choses et à sa nièce, et que peut-être ça le rendrait plus aisé.
Mon oncle alla d'abord à l'auberge et trinqua avec Maréchou; puis ils sortirent sur la place, et se mirent à causer avec un voisin, contre l'arbre de la Liberté qu'on n'avait pas encore coupé. Un moment après, le curé sortit de l'église venant de dire sa messe, et s'arrêta avec eux. De suite, il se mit à parler de politique, comme c'était son habitude, mais bien entendu il n'était pas d'accord avec mon oncle, ni avec Maréchou; quant au voisin il écoutait tout, ouvrait la bouche et ne disait rien pour ne se mettre mal avec personne. Le curé était fort en colère contre les rouges, comme on disait en ce temps, et il faisait de grands gestes, disant qu'on devrait mettre ces gens-là à la raison.
—A la raison? ripostait mon oncle; mais moi, je suis un de ceux que vous appelez: rouges, et je crois en avoir autant que bien d'autres.
—Oui! oui! je m'entends; tous ces gens qui prêchent le désordre; ces journaux comme la Ruche, qui excitent à la haine du Président de la République, les démoc-soc, on devrait faire taire tout cela.
—Et laisser parler les curés seulement, n'est-ce pas? acheva mon oncle. Hé bien, écoutez-moi: je suis un de ces hommes dont vous parlez, et où voyez-vous que je prêche le désordre? Je voudrais au contraire que chacun fût tranquille chez lui, en travaillant, et je ne déteste rien tant que ceux qui exploitent les travailleurs, et les rendent tellement misérables qu'ils les forcent à se révolter: voilà les hommes de désordre.
—Mon Dieu, dit le curé, encore vous, quoique vous ayez des idées bien mauvaises, vous n'êtes pas un méchant homme, mais parmi les rouges et les socialistes, les gens honnêtes c'est l'exception.
—Oui, dit mon oncle, le triage que vous faites pour moi, parce que vous me connaissez, d'autres le font pour leurs voisins républicains qu'ils connaissent, mais moi qu'ils ne connaissent pas, je suis pour eux une canaille, comme pour vous le sont tous les républicains que vous ne connaissez pas: vous voyez comme c'est peu raisonnable.
Au bout d'un moment de cette discussion, mon oncle dit: Je m'en retourne au moulin; tout ça ne fait pas les affaires.
Le curé le suivit quelques pas, et lui parla de mon mariage, qu'il ne fallait pas prendre le jeudi prochain, parce qu'il n'y serait pas, devant aller à une conférence ce jour-là, et puis qu'il était temps de venir se confesser.
—C'est que, dit mon oncle, il n'en a pas bien envie.
Là-dessus, le curé tressauta, et s'écria que c'était la faute aux journaux qui semaient l'impiété, si on voyait des jeunes gens, baptisés, refuser de se confesser; mais que pour sûr, il ne me marierait pas...
—Je crois, interrompit mon oncle, qu'Hélie aimerait mieux ne pas se marier à l'église plutôt que de se confesser.
Ah! là-dessus, le curé s'emporta tout à fait.
—Alors, il se passerait de mariage? Tout honnête homme ne se croit marié qu'après le sacrement cependant, et sans doute ce ne sont pas les paroles de Migot qui marient? A la mairie, c'est une formalité civile, un enregistrement, mais le vrai, le bon, le seul mariage entre chrétiens, c'est le mariage à l'église.
—Je ne vous dis pas. Mais vous savez, mon neveu est entêté: il ne se confessera pas, et si vous ne voulez pas le marier sans ça, il se passera du sacrement, comme vous dites; déjà qu'il n'y est pas trop porté.
—Mais ça ne s'est pas vu, jamais! s'écria le curé. Tous ces fameux républicains se marient à l'église comme les autres, ce qui prouve bien qu'ils ne pensent pas ce qu'ils disent.
—Que voulez-vous, mon pauvre curé, fit mon oncle en goguenardant: Si ça ne s'est jamais vu, ça se verra la première fois dans votre paroisse.
—Quel scandale! mon Dieu! mais ça n'est pas possible, je verrai Hélie.
—A propos, dit mon oncle, en quittant le curé; il m'a chargé d'une commission. Dernièrement il a vu à Hautefort un de vos pays, un peyroulier appelé Ragot, et ce Ragot lui a fort recommandé de vous dire bien des choses, à vous et à votre nièce.
La colère du curé tomba tout d'un coup. Il ouvrit deux ou trois fois la bouche sans rien dire, comme une carpe qu'on a tirée sur le sable. On eût dit qu'il avait reçu un grand coup dans l'estomac; enfin, il finit par dire en bredouillant: Bien, bien, merci bien.
—Ma foi, me dit mon oncle en arrivant, tu pourrais bien gagner ton procès, avec la recommandation de Ragot.
Et nous nous mîmes à rire de bon cœur.
Quelques jours après, j'étais seul au moulin; mon oncle était à Coulaures, et Gustou avait été rendre de la farine aux pratiques. Jetant les yeux en aval, je vis venir, suivant la rivière, le curé Pinot. Il entra au moulin avec un air crâne, mais je voyais bien qu'il y avait un peu de semblant. Il s'était sans doute quelque peu rassuré à propos de Ragot, et s'était peut-être dit que mon oncle avait ajouté de son chef, la nièce à la commission: en tout cas, il faisait comme les gens qui sont dans une mauvaise passe; il payait d'audace.
—Hé bien, mauvaise tête, que m'a dit ton oncle?
—La vérité, Monsieur le curé, répondis-je en riant.
—Alors, tu ne veux pas te confesser?
—Ça n'est pas mon idée.
Là-dessus il se mit à me prêcher, disant qu'en ce cas, il ne pourrait pas me marier, que les sacrés canons s'y opposaient; que ce serait un grand scandale si nous n'allions pas à l'église; que les gens ne nous regarderaient pas comme mariés, et beaucoup d'autres choses.
—Ecoute, tiens, je suis arrangeant: je vais te confesser là, tout présentement, sur l'heure; tu n'as qu'à me dire bonnement en gros ce que tu as fait... sans quitter ton travail: voyons, ce n'est pas la mer à boire?
Mais j'étais entêté, comme avait dit mon oncle.
—Monsieur le curé, je ne veux me confesser d'aucune manière, ni debout, ni à genoux, ni au confessionnal, ni dans le moulin. Si vous ne voulez pas me marier sans ça, eh bien, je me contenterai du maire.
—Alors, tu ne seras pas marié; tu vivras tout simplement en concubinage!
La moutarde me monta au nez, comme on dit, et je ripostai vivement:
—Je ne serai pas le seul dans la paroisse! Vous savez bien que je pourrais en nommer qui vivent comme ça, pas sans curé si vous voulez d'une manière, mais sans maire et sans contrat!
Le curé comprit, resta coi un instant et me quitta en disant:
—Tu as tort de ne pas m'écouter, grand tort.
Je ne sais pas trop au juste ce qui le décida, mais deux jours après il s'arrangea pour rencontrer mon oncle, et lui dit que pour éviter de scandaliser les âmes pieuses, et pour que sa paroisse ne donnât pas l'exemple d'un mariage: laïque, comme il dit, il me marierait tout de même sans confession; que ce qu'il en faisait c'était pour éviter un plus grand mal; mais qu'il ne fallait dire mot de tout ça à quiconque. Peut-être bien que sa raison y était pour quelque chose, mais le diable ne m'ôterait pas de l'idée qu'il avait peur aussi de voir mettre au jour ce qu'avait dit Ragot, touchant sa prétendue nièce.
Cette affaire m'avait un peu tracassé, surtout à cause des chagrins que ça aurait pu donner à Nancy; aussi, lorsque le curé se fut décidé, je fus content. Les derniers jours, je ne la quittais plus, et je me complaisais à la voir arranger ses petites affaires bien en ordre. Nous parlions de ce que nous ferions lorsque nous serions mariés, et de la manière qu'elle tiendrait la maison et comme nous serions heureux au Frau, avec mon oncle qui était si bon homme. Je l'embrassais tant que je pouvais, et elle me donnait ses joues en riant; mais elle ajoutait qu'il fallait être sage et ne pas y revenir à chaque instant. Ça n'était pas par froideur qu'elle faisait ainsi, car des fois en l'embrassant je voyais ses yeux se fermer et je sentais son cœur battre bien fort; mais chez elle la raison ne s'endormait jamais; et puis, il faut le dire, j'étais moi-même assez sage et point aussi hardi que le sont quelquefois les garçons.
Quelques jours avant la noce je voulus que nous allions convier la demoiselle Ponsie. Un soir, ayant épié le jour que M. Silain n'était pas à Puygolfier, nous y montâmes.
Elle était dans le salon à manger, qui faisait là tristement son bas toute seule. D'abord qu'elle nous vit, elle se douta pourquoi nous étions montés, et venant vers nous, elle embrassa Nancy, et puis nous fit asseoir. Lorsque je lui eus dit que nous étions venus pour l'engager à notre noce, elle secoua la tête doucement, d'un air triste, et nous dit qu'elle n'avait pas le cœur à aller à noces, mais qu'elle viendrait à l'église prier le bon Dieu de nous rendre heureux.
—Tu as fait preuve de bon sens et de raison, Hélie, en choisissant Nancy; je la connais bien, et je te promets que tu n'auras jamais une heure de regret. Elle n'a rien, c'est vrai, mais tu as assez pour elle, et ce que tu as, elle est femme à le faire prospérer. Ce n'est pas tout les maisons, il faut surtout les conserver. Et on voyait bien à ça qu'elle pensait à la sienne, ruinée par son père. Lorsque nous fûmes pour nous en aller, elle tira de son doigt une petite bague à pierre bleue et la passa à celui de Nancy; puis elle l'embrassa encore, les yeux mouillés, la pauvre créature.
—Demoiselle, lui dis-je, vous savez que vous aurez toujours au moulin, des amis, bien petits, c'est vrai, mais qui vous aiment et vous respectent bien; et si jamais vous aviez besoin d'eux, de jour ou de nuit, comme que ce soit, ils seront toujours à votre service et à votre commandement; je vous prie en grâce de ne pas l'oublier!
—Merci, mon Hélie, merci, dit-elle en essuyant ses yeux, je te le promets; adieu, mes enfants.
Nous redescendîmes de Puygolfier, nous tenant par le bras, le cœur un peu gros des peines de la pauvre demoiselle.
Enfin le jour arriva. Ma tante Gaucher était venue d'Hautefort, deux jours auparavant, pour faire tout appareiller, avec mon cousin le maréchal qui devait être contre-nôvi. Dès le matin, au jour, les grandes marmites bouillaient au feu. Il y avait là cinq femmes: notre Marion d'abord, puis la fermière du Taboury, ensuite la mère Jardon, et sa sœur venue de Négrondes pour aider, et enfin la nore de Maréchou l'aubergiste, qui était une fine cuisinière pour la campagne. Ça n'était pas trop de toutes ces femmes pour tant de monde que nous étions. Nous avions compté sur trente-cinq, mais il se trouva que nous étions davantage; il y avait les parents d'abord:
Mon cousin Ricou et ma tante;
Martial Nogaret, à la noce de qui j'avais été, devers Brantôme, et sa femme;
Le grand Nogaret, le tanneur de Tourtoirac, avec un de ses fils, et sa fille la plus jeune, une belle drole qui s'appelait Francette;
Un autre Nogaret, qui était fermier du moulin du Bleufond, près de Montignac, et son aînée;
Un autre cousin Nogaret aussi, meunier au moulin du Coucu, près de Nailhac, avec un petit de quinze ans, bien eycarabillé, appelé Frédéry. Ce Nogaret était le plus pauvre de la famille, n'ayant qu'un petit moulin à une paire de meules où l'eau manquait l'été, en sorte qu'il lui fallait porter moudre le blé des pratiques, au Temple-de-l'Eau ou à Cherveix; et pour faire son travail, il n'avait que deux méchantes bourriques: avec ça, force petits enfants.
Après ça, il y avait un frère de ma défunte mère, mon oncle Chasteigner, de Sorges, venu avec sa femme et deux de mes cousins.
Puis mon cousin Estève et son frère Aubin.
Et les amis ensuite.
M. Masfrangeas, que j'avais été chercher la veille à Coulaures au passage de la voiture;
M. Vigier, le notaire qui avait passé notre contrat;
Migot le maire, sa femme et son fils le plus jeune;
Le fils Roumy, du bourg, et sa sœur Félicité, qui était contre-nôvie avec mon cousin Ricou;
Lajaunias, l'aubergiste du Cheval-Blanc de Savignac, avec sa fille Toinette;
Jeantain de chez Puyadou, venu tout seul; les vieux étaient restés à la maison;
Lavareille, d'Excideuil, un ami de mon oncle, et une de ses filles appelée Aimée;
Enfin l'ami Lajarthe.
Avec ça, le vieux Jardon, les deux chabretaïres, Gustou, mon oncle, ma femme et moi, ça ne faisait pas loin d'une quarantaine à table.
On partit le matin de la maison, en rang, les musiciens en tête, pour aller quérir la nôvie à la Borderie. Ma tante et la Félicité, qui l'avaient habillée, nous oyant venir, la menèrent.
Il y a de ça plus de quarante ans, et je la vois encore. Qu'elle était belle, ma Nancy, et qu'elle avait l'air comme il faut! Dans nos campagnes, ça n'était point la coutume en ce temps, ni guère encore, d'habiller les filles de blanc le jour de leur noce. Nancy avait une robe de fin mérinos bleu qui lui découvrait un peu le cou, et la naissance de la poitrine où brillait le cœur que je lui avais donné, suspendu par une chaîne d'or. Elle avait une coiffe avec des dentelles, à l'ancienne mode périgordine, qui laissait voir deux épais bandeaux de cheveux noirs. Avec ça, de grands pendants d'oreilles, son beau châle et des petits souliers avec des rubans et c'est tout. C'était une mise campagnarde, j'en conviens, mais je l'aimais mieux que celles des villes. Je n'oublierai jamais, quand je vivrais cent ans, le sourire avec lequel Nancy me reçut lorsque je m'approchai pour l'embrasser: Ma chère femme!
Ce n'est pas la coutume, chez nous, que le père conduise sa fille le jour du mariage. C'est le contre-nôvi qui la mène à l'église et le marié mène la contre-nôvie. Mais pour nous faire honneur, M. Masfrangeas, qui représentait les Messieurs de l'hospice tuteurs de Nancy, la conduisit à la mairie et à l'église. Quand je dis à la mairie, il faut dire chez Migot, parce que de bâtiment communal il n'y en avait pas en ce temps-là. Dans une chambre, chez le maire, il y avait sur une grande table les gros livres du cadastre, les registres de mariage et autres, et un tas de papiers pleins de poussière. Dans un coin, se trouvait un cabinet où l'on sentait qu'il y avait des pommes, et avec un banc et trois ou quatre chaises, c'était tout.
C'est une chose bien étonnante que cette négligence de presque tous les maires de nos campagnes, pour tout ce qui se rapporte à la vie civile. Les hommes de la Révolution avaient voulu affranchir leurs descendants de la tutelle des prêtres, et c'est pour cela qu'ils avaient donné au maire, représentant la commune, la mission de constater les faits de la vie du citoyen, la naissance, le mariage et la mort. Mais par notre bêtise, on a traité les actes civils par-dessous la jambe. Les maires, dupes ou complices des curés, n'ont jamais songé à donner quelque solennité à celui qui y prête le mieux, au mariage. Le peuple en a conclu que ce n'était là qu'une simple formalité. Ça commence à changer un peu; mais autrefois, le vrai mariage était à l'église; à la mairie, on se faisait enregistrer, et il y en a encore qui disent comme ça.
Nous eûmes de la peine à entrer, les époux les contre-nôvis, M. Masfrangeas et mon oncle, dans la petite chambre qui servait de mairie. Le père Migot savait tout juste écrire en grosses lettres, et c'était la demoiselle Vergnolle qui écrivait les actes, car nous n'avions pas de régent en ce temps-là, dans notre commune. Il mit ses lunettes de corne, et bredouilla ce qui était écrit sur les papiers. Enfin, nous ayant demandé si nous voulions nous prendre pour mari et femme, après que nous eûmes répondu oui, il nous déclara unis au nom de la loi. Quand tout le monde eut signé, Migot ne manqua pas de prendre ses droits en embrassant ma femme sur les deux joues.
En sortant de la mairie, nous voilà partis à l'église. En entrant, je vis à gauche près du chœur, dans le banc de Puygolfier, la demoiselle qui était agenouillée et priait Dieu, la figure dans ses mains. Aussitôt qu'il nous vit entrer, le marguillier alla quérir le curé Pinot qui, après s'être un peu fait attendre, sans doute pour finir sa pipe, vint et s'alla vêtir dans la sacristie.
Il faut bien dire que ni lui ni son marguillier n'imposaient pas beaucoup plus que Migot. Le curé, qui fumait tout le temps, empoisonnait le tabac, et avec ça n'était pas des plus propres. Jeandillou en pantalon de droguet, pieds nus dans ses gros souliers, avec son sans-culotte d'étoffe, et sa chemise attachée par des liens, qui laissait voir les poils rouges de sa poitrine, était bien le marguillier de ce curé, et tous deux étaient assez piètres. Jeandillou tenait un gros livre tout crasseux et estropiait les répons que c'en était risible. Moi, tout ça m'ennuyait fort; je pensais à la prétendue nièce, et il me répugnait grandement d'avoir affaire à cet homme pour mon mariage. Aussi, quand tout fut parachevé, je fis tout bas un: Ha! de soulagement, et nous sortîmes.
Et maintenant, je menais ma femme, et devant la porte, où étaient quelques gens du bourg venus par curiosité, comme nous sortions, des vieilles femmes dirent: A cette heure elle est sienne!
Quand toute la noce fut hors de l'église, les garçons sortirent des pistolets de leurs poches et les firent péter ferme: on connaissait bien qu'ils n'avaient pas ménagé la poudre. Les deux musiciens se mirent en avant avec leurs chabrettes garnies de rubans, et nous voilà allant vers le Frau.
Je serrais le bras de ma femme contre moi, comme si j'avais eu peur qu'on vînt me la prendre, et nous nous parlions tout bas en nous regardant avec amour.
—Tu as ouï, Nancy, lui dis-je, ces vieilles qui, tandis que nous sortions de l'église, disaient: A cette heure elle est sienne!
—Oui, dit-elle, elles avaient raison; maintenant je suis à vous dans le bonheur ou le malheur, pour la vie...
—Ma chère Nancy!
—... Et je vous promets que je serai pour vous une bonne et honnête femme.
—Oh! Nancy, que je voudrais t'embrasser pour ce que tu dis là!
—Je mettrai toute ma gloire à faire de manière que jamais vous ne vous repentiez, mon cher Hélie, mon cher mari, d'avoir pris une pauvre fille sans famille et sans fortune.
Tandis que je la regardais, au fond de ses yeux clairs il me semblait apercevoir la bonne conscience qui la faisait parler ainsi.
Puis nous continuâmes de marcher sans rien dire, nous tenant serrés l'un contre l'autre, et bien heureux. Les musiciens jouaient de temps en temps, les pistolets partaient; mais nous n'entendions rien.
—Ah ça! dit au bout d'un moment, derrière nous, mon cousin, vous n'êtes pas bien riants, les nôvis! Ça n'a plus d'air d'une noce, mais d'un enterrement!
—Il ne faut pas se fier aux apparences, que je lui dis; nous sommes contents sans que ça paraisse, et plus qu'on ne le peut dire.
—Ah! par ma foi, le jour de ses noces, il faut faire voir qu'on est content. Si je marchais devant avec Félicité et que nous fussions les nôvis, je serais bien content et je le ferais voir, par Dieu!
—Ne l'écoute pas, Félicité, que je lui dis, c'est un enjôleur de filles.
—Oh! dit la petite Roumy, n'ayez de crainte, je le sais bien; mon frère m'a dit qu'il avait une bonne amie à Excideuil.
—Comment! dit mon cousin, ça se sait jusqu'ici! Jamais je ne l'aurais cru. Mais ça n'empêche pas que je disais la vérité tout à l'heure. Parce qu'on parle à une fille qu'on a vue en premier, ça n'est pas une raison pour ne pas rendre justice à celle qu'on trouve en second lieu, et même pour ne pas regretter de ne l'avoir pas rencontrée la première...
—Ha! ha! ha! tu entends, Félicité, comme il sait arranger les choses.
—Oui, répondit la drole en riant tant qu'elle pouvait; je l'entends bien, mais je ne le crois pas.
—Et que faut-il donc faire, dit mon cousin; pour que vous me croyiez? dites-le, je le ferai, aussi vrai que je m'appelle Gaucher Henri, ou autrement dit, Ricou!
—Rien! rien! dit-elle en riant encore.
Tout en babillant comme ça, nous arrivâmes au Frau. Tout le monde s'écarta un peu, au moulin ou le long de l'eau, en attendant le dîner. Les jeunes gens se promenaient avec les filles en leur contant fleurette, et les vieux s'arrêtaient de temps en temps pour prendre une prise. Nancy alla poser son châle et vint me retrouver devant le moulin, où je causais avec mes cousins de Brantôme et d'autres. Au bout d'un moment, mon oncle, qui revenait de la cuisine dit à un des musiciens qui avait été soldat dans l'infanterie légère:
—Sonne la soupe, Cadet!
Et l'autre se mit à jouer en imitant la sonnerie de la soupe; mais nous n'y comprenions rien, excepté Lavareille et Estève qui avaient fait leurs sept ans, et nous dirent alors:
—Allons donc manger la soupe.
Le cuvier était bien arrangé, tout crépi de neuf et blanchi au plafond et partout. Par terre, on avait fait une épaisse jonchée de laurière qui lui donnait un air de fête. Quand nous fûmes assis tous, ma foi ça faisait une belle tablée. Ceux qui avaient les soupières en face d'eux servirent la soupe et on se mit à manger de bon goût, car il était déjà midi. Après la soupe, on apporta le bouilli de chez nous: de la velle avec des poules qui avaient le ventre plein de farce jaune. Le bouilli fini, tout le monde fut un peu plus tranquille, car c'était un bon fondement, et on commença à causer entre voisins. Ils étaient quelques-uns, mon cousin Ricou, mon oncle Chasteigner, le fils Roumy, Jeantain de chez Puyadou et Lavareille qui n'oubliaient pas de verser à boire, et avec ça, mon oncle Sicaire les rappelait à leur devoir de temps en temps:
—Hé! là-bas! vous ne versez pas à boire! Tu entends, Lajarthe!
—T'inquiète pas, répondait l'autre, ta barrique y passera: et on trinquait entre voisins.
Après le bouilli on apporta des tourtières pleines d'abattis de dinde, de salsifis et de boulettes de hachis, et en même temps des poulets en fricassée.
Puis après, on servit de la daube de bœuf; et il n'y avait personne pour la faire comme la nore de Maréchou, aussi il y en eut les trois quarts qui y revinrent: la daube est une bonne chose quand elle est bonne.
Ensuite de ça, les femmes portèrent sur la table deux grosses têtes de veau dans leur cuir, avec un bouquet de persil dans la bouche, et le petit Frédéry, qui n'avait jamais vu chose pareille, s'esclaffa de rire tant qu'il put.
Avec une sauce au vinaigre, ça remettait un peu en goût de manger, aussi on ne laissa que les os des têtes.
Puis après on servit des canards farcis et des fricandeaux.
Ça commençait à bien aller; pour faire passer tout ça il fallait boire, et on buvait sec. Avec ça il y en avait qui commençaient à renâcler et ne mangeaient plus guère, mais les plus crânes allaient toujours. Sans montrer semblant de rien, je regardais faire le père Jardon qui était au fond de la table; il revenait à tous les plats. Sans doute il se faisait cette réflexion que jamais plus il n'aurait une si bonne occasion, et il s'empiffrait tant qu'il pouvait, et buvait de même. Je crois que même en ce moment l'avarice le poussait, et qu'il se disait qu'en se remplissant bien la panse il n'aurait pas tant besoin de manger chez lui le lendemain.
De mouton, il n'y en avait pas, parce que les gens chez nous ne l'aiment point, je ne sais pas pourquoi. Avec ça, on leur en fait bien manger quelquefois dans les auberges, mais il ne faut pas qu'ils le sachent.
Il y eut un petit moment de repos, et chacun devisait joyeusement en trinquant, pour ne pas rester sans rien faire, quand tout à coup les femmes portèrent trois gros dindons rôtis, et ma foi tout le monde les regarda avec plaisir.
—Tandis qu'on les tranchait, les femmes ôtèrent les bouteilles qui étaient sur la table, et apportèrent du vin de cinq ans de notre vieille vigne, qui était de crâne vin.
A ce moment, on avait déjà pas mal bu, et tout le monde était un peu rouge et bavardait. Je n'écoutais guère ce qui se disait, je parlais tout bas à Nancy au milieu du bruit, et lui serrant la main sous la table, nous oubliions de manger.
Mais une fois que ces gaillards-là eurent fini le rôti, ils commencèrent à nous plaisanter et à nous brocarder, comme c'est la coutume aux noces; c'était salé quelquefois, mais avec ça rien de trop.
Pour la desserte, on couvrit la table de tourtes aux prunes, aux pommes, de massepains, de gaufres et de fruits: poires, pommes, raisins, noisettes, est-ce que je sais? et avec ça de grands saladiers de crème. On n'avait pas oublié non plus de ces grandes tartelettes qu'on appelle des oreilles de curé, je ne sais pourquoi, et qu'on casse d'un coup de poing sur les assiettes: c'est sec, ça ne coule pas aisément, et il est forcé de boire dur en mangeant.
A un moment, M. Masfrangeas tapa quelques coups sur son verre, et se levant, les joues rouges, les yeux luisants, fit signe qu'il voulait parler: quand on vit ça tout le monde se tut.
Il commença par faire son compliment à la nôvie, et à se féliciter d'avoir été chargé de représenter ses tuteurs au mariage. Ensuite il fit l'éloge de Nancy, de sa personne, de sa sagesse, de son bon sens, de son honnêteté et de son bon cœur, et il dit qu'une dot comme ça assurait la prospérité d'une maison, mieux que la fortune. Après cela, passant à moi, il convint que, quoique jeune et un peu original déjà, j'avais montré du jugement en préférant cet apport à l'argent, en prenant une fille pauvre de bien, mais riche de qualités.
Il continua, disant que c'était ainsi qu'il en devrait être toujours; que les jeunes gens ne devraient se décider que d'après les convenances de personnes, et les qualités du cœur et du caractère, parce que c'était là des richesses qui valaient mieux que les écus ou les meilleures hypothèques, et que l'on ne craignait pas de perdre.
Il parla ainsi un moment, et tout le monde l'écoutait en silence, car il disait de bonnes choses en patois, et ça faisait grand plaisir d'ouïr, dans notre langage paysan, de fortes paroles qu'on n'est pas accoutumé d'entendre, aux noces, ni ailleurs.
En finissant, il dit qu'il espérait que nous aurions beaucoup d'enfants pareils à nous, ce qui fit rougir Nancy qui pendant tout ce prêchement baissait les yeux; il ajouta qu'il ne nous souhaitait pas le bonheur, mais qu'il nous le prédisait, parce qu'il était force forcée que, dans les conditions où nous nous étions mariés, nous fussions heureux. Tout ce que nous pouvons désirer aux nôvis, braves gens, c'est la santé, et pour cela, si vous voulez, nous allons y boire.
Tout le monde battit des mains, et les verres étant remplis, chacun se leva et vint trinquer avec nous, après M. Masfrangeas.
Quand on se fut rassis, on parla de chanter, et ce fut le fils Roumy qui commença.
Tandis qu'il chantait, et que tout le monde écoutait en regardant, je vis mon cousin Ricou qui avait fait semblant de tomber son couteau, et se coulait sous la table. Je dis un mot à l'oreille de Nancy et elle rassembla ses cotillons, et ramena ses pieds sous sa chaise. Lui arriva à quatre pattes sous la table, et dit tout doucement:
—Cousine, laissez-moi prendre votre lie-chausse.
Nancy, sans rien dire, tira de sa poche un ruban bleu et tenant toujours ses jambes serrées, le lui donna et il s'en retourna. Lorsqu'il se remit à sa place, il avait l'air tout capot, et je me mis à rire en le regardant. La chanson de Roumy finie, mon cousin coupa la soi-disant lie-chausse en morceaux, et les distribua aux jeunes gens qui les mirent à leur boutonnière.
Et on continua à chanter, et dans les chansons, il y en avait de gaies, et ça faisait rougir un peu Nancy, comme aussi les plaisanteries qu'on nous faisait: plaisanteries de nos anciens, vieilles et naïves comme eux. Pour dire ce que j'en pense, j'aime encore mieux ces coutumes paysannes que celles des bourgeois, qui trouvent ça pas distingué, et s'en vont en voyage au sortir de table, comme s'ils avaient honte de dormir ensemble au vu de tous leurs parents et amis; que ne gardaient-ils leur ancienne cérémonie du coucher de la mariée, au lieu de s'ensauver comme deux amoureux qui se dérobent pour aller faire l'amour?
On porta enfin le café, et pour quelques-uns qui étaient là, comme le cousin du Coucu et d'autres, c'était une chose rare. Il nous avait fallu emprunter des tasses chez Maréchou, et Jeantain en avait porté de chez lui, et Lajaunias aussi, car on pense bien que nous n'en aurions jamais eu assez pour tant de monde.
Quand on eut fait force brûlots, rincettes, sur-rincettes avec de l'eau-de-vie du pays, et pris du cognac que j'avais apporté, mon oncle alla chercher une grande bouteille de pinte et dit:
—Voici de l'eau-de-vie faite par mon grand-père il y a de ça quarante-cinq ou six ans. Je l'ai gardée depuis longtemps pour cette occasion: rincez donc vos tasses et nous allons boire à la santé de mon neveu et de ma nièce, ou pour mieux dire, de mes enfants.
Entendant cela, Nancy me serra la main et ses yeux se mouillèrent.
Mon oncle fit le tour de la table pour servir chacun de sa main, et quand il eut fini, il revint à sa place et, levant sa tasse, dit posément:
—Il me semble qu'en buvant cette eau-de-vie faite par mon grand-père et conservée avec soin par mon père, nos anciens qui sont morts se joignent à nous en ce moment, pour boire à la santé de leurs enfants.
Et une dernière fois, après avoir trinqué et bu à notre santé, tout le monde suivit M. Masfrangeas qui s'était levé, et nous fûmes nous promener le long de la rivière, ce qui ne faisait pas de mal après être restés à table cinq heures d'horloge.
Le soir, la jeunesse parla de danser et on monta dans la grande chambre, où je dansai la première contredanse avec ma femme et les contre-nôvis. Puis après, tous les jeunes gens voulaient danser avec Nancy, soit une bourrée ou une sautière, et il fallut qu'elle les contentât par honnêteté. Tandis que nous étions là, mon oncle vint à la porte et me cligna de l'œil. Je sortis et il me dit alors d'aller au jardin, où la servante de Puygolfier voulait me parler.
J'y allai, et la grande Mïette me dit que la demoiselle Ponsie me faisait dire que si nous voulions monter, de peur d'être tracassés, elle nous avait préparé une chambre, et que M. Silain n'y était pas.
Malgré ça, quoiqu'il n'y fût pas, ça m'aurait gêné de coucher sous son toit, et Nancy encore plus, depuis ce qui s'était passé entre nous dans les bois-châtaigniers. Je fis donner le merci à la demoiselle, en lui disant que nous nous étions précautionnés de ce côté-là.
Etant rentré dans la chambre, je dansai encore avec ma cousine de Brantôme, et sur les dix heures, je sortis en disant que j'allais faire faire un vin à la française. Au bout d'un moment, Nancy vint me rejoindre derrière le mur du jardin; je lui mis son châle sur les épaules, car il faisait frais, et la prenant par le bras, nous nous en allâmes vers le Taboury, à travers les bois.
Quel heureux moment que celui où nous fûmes seuls tous deux, marchant doucement sous les étoiles, serrés l'un contre l'autre, sans rien dire, tant nous étions contents d'être mari et femme pour la vie! Je ne passe jamais dans les sentiers que nous avons suivis, sans me remémorer cette nuit-là.
J'avais fait le mot à la femme du fermier, et elle nous avait préparé un lit dans une petite chambrette bien propre, où on ne couchait pas d'habitude. Je pris la clef dans un trou de mur qu'elle m'avait enseigné, et étant entrés, je refermai la porte en disant à Nancy: C'est les autres qui seront attrapés quand ils nous chercheront.
En attendant, ils s'amusaient toujours tant qu'ils pouvaient; quelques-uns se remirent à boire, d'autres dansaient, tandis que les gens raisonnables parlaient d'aller se coucher. Mais auparavant, mon cousin Ricou et Roumy avaient fait faire un tourin à la Marion, et sur les deux heures du matin, il s'agissait de le porter. Mais il fallait nous trouver, ce qui n'était pas aisé, car aucun ne pouvait s'imaginer que nous nous étions en allés à plus de demi-heure de chemin par les bois. Ils cherchèrent dans toute la maison, et ne nous trouvant point, ils pensèrent que nous étions à la Borderie et s'y en furent. Comme ils ne nous y trouvèrent point, ils revinrent au Frau, et descendirent au moulin. Dans la chambre de Gustou, ils le trouvèrent couché avec mon cousin Estève, et allant dans celle de mon oncle, ils le trouvèrent aussi couché à l'ancienne mode dans le grand lit, avec M. Masfrangeas qui ronflait dur. Ils furent tous coyonnés, car aux noces, c'est à qui se moquera des autres: les nôvis se cachent de leur mieux, et les conviés cherchent de même; tant pis s'ils ne trouvent pas, on se moque d'eux.
C'est ce qui arriva aux nôtres: quand ils revinrent à la cuisine, la Marion et la femme du Taboury et ma tante les plaisantèrent, et leur dirent qu'ils ne savaient pas dénicher, que pourtant c'était bien facile de nous trouver, et autres choses pareilles. Enfin pour en finir, ces femmes leur déclarèrent que c'était inutile de continuer à nous chercher, que nous étions à Puygolfier où la demoiselle nous avait retirés. D'aller là, il n'y fallait pas penser, aussi ils mangèrent leur soupe à l'oignon, se remirent à danser un moment, et puis on alla se coucher.
M. Vigier s'en était retourné sur sa jument; Roumy emmena chez lui mon oncle Chasteigner avec sa femme, et Lavareille avec sa fille; Nogaret du Bleufond et l'autre Nogaret du Coucu s'en furent coucher chez Maréchou, et les autres s'eyzinèrent. On dédoubla les lits dans la grande chambre et partout; enfin on s'arrangea pour le mieux. Les plus enragés passèrent la nuit à boire, et sur les quatre heures du matin, Jeantain et mon cousin Ricou s'en furent tirer l'épervier, disant qu'ils voulaient prendre un peu de poisson pour se dégraisser les dents.
Le lendemain, il fallut recommencer. Après dîner, Nogaret du Bleufond, Nogaret du Coucu, et Lavareille s'en furent, ainsi que mes cousins les Estève, et Lajaunias, de Savignac. M. Masfrangeas s'en était allé le matin avec mon oncle, pour attendre la voiture de Périgueux. Le soir, nous étions bien encore quinze ou dix-huit à table. Après souper, les uns s'en furent de nuit et d'autres restèrent encore à coucher.
Pour dire la vérité, ma femme et moi, il nous tardait d'être un peu tranquilles, mais nous n'en faisions pas pour ça mauvaise figure à nos parents et amis; au contraire, nous les fêtions de notre mieux.
Le soir du troisième jour, nous soupâmes dans la cuisine comme de coutume; il n'y avait plus, en fait d'invités, que ma tante Gaucher et mon cousin, et les Nogaret de Brantôme. Le lendemain matin, ils partirent tous, et nous voilà seuls.
La maison reprit son air habituel, et chacun de nous son train ordinaire. Moi je m'occupais du moulin avec Gustou, et mon oncle allait à la Borderie où se bâtissait la grange, pour laquelle il fallait mener du sable, des bois, et des tuiles afin de la couvrir. Quand je dis que la maison reprit son air habituel, c'est une manière de dire qu'elle redevint tranquille comme avant la noce; mais pour dire vrai, elle était autrement plaisante. Dix fois le jour je montais du moulin, pour voir ma femme et lui dire un petit mot d'amitié, et je m'en retournais au travail. Des fois, elle descendait avec son ouvrage et rapiéçait du linge ou des hardes, tandis que je faisais moudre. Lorsque je m'en allais en route, chercher du blé ou rendre de la mouture, il me tardait d'être de retour; et quand de loin je voyais les grands châtaigniers de la cime du terme, et ensuite fumer la cheminée de la maison, je me sentais tout réjoui. Alors en cheminant je me disais qu'il n'y avait pas de sort plus heureux que le mien; ayant une belle et bonne femme que j'aimais bien, et qui me le rendait, et vivant tranquille avec mon oncle en travaillant, ne craignant point la misère et n'enviant pas la richesse. Quelquefois, je me pensais combien j'avais eu raison de laisser la ville pour venir demeurer au Frau. Si j'étais resté à la Préfecture, j'aurais été pour ainsi dire toujours esclave et prisonnier dans un bureau; je me serais marié avec une demoiselle qui aurait voulu faire la belle dame, être cossue pour aller à la promenade, à la musique et au bal; j'aurais eu une femme que les officiers auraient guignée si elle avait été jolie, et qui m'aurait peut être fait tourner en bourrique et ruiné. Au lieu de ça, j'étais libre, maître chez nous, ne devant rien à personne, travaillant comme je l'entendais; et j'avais une bonne femme bien aimante, bonne ménagère, ne pensant qu'à bien faire à ceux qui étaient autour d'elle, et à faire prospérer la maison.
Lorsque j'étais à portée de chez nous, je faisais claquer mon fouet, ce qui faisait enlever nos pigeons picorant dans l'orge ou la garaube, et je voyais venir sous l'auvent, ou se mettre à la fenêtre, ma Nancy, qui me faisait signe de loin, et ça me donnait des jambes pour finir d'arriver quand j'étais fatigué.
Au bout de quelque temps, la Marion me dit:
—Ecoutez, Hélie, votre femme est une bonne femme, ça c'est sûr, et quelqu'un qui dirait le contraire, je lui dirais qu'il en a menti; mais, depuis longtemps, j'ai toujours été chez des curés, habituée à mener les choses à ma mode, n'y ayant pas d'autre femme chez eux, de manière que je ne sais pas faire autrement. Or, à cette heure, il est juste que votre femme soit maîtresse ici et qu'elle gouverne tout à sa fantaisie; mais moi, vous comprenez, j'ai quarante ans passés, et j'ai pris des habitudes que je ne saurais pas perdre comme ça. Il vaut mieux que vous preniez une chambrière jeune, qui aidera votre femme et qu'elle apprendra à sa manière, et moi je me chercherai une place: jeudi qui vient, j'irai avec vous à Excideuil, pour voir.
Je trouvai que Marion avait raison, et je le dis à mon oncle qui fut de mon avis. Nous prîmes une fille de Saint-Sulpice appelée Suzette, qui marchait sur ses dix-sept ans, et quant à Marion, elle se plaça chez le curé de Saint-Paul-Laroche, dont la servante venait de mourir.
L'hiver se passa tranquillement au Frau. Les eaux débordèrent, mais ne firent pas trop de dégât, et nous avons eu plus de mal d'autres fois. Le soir après souper, nous étions autour du feu réunis, mon oncle fumant sa pipe dans la queyrio, ma femme faisant son bas, Suzette filant sa quenouille, Gustou pelant les châtaignes en racontant ses histoires, moi lui aidant à peler. Je me pensais lors que nous étions bien heureux; mais tout de même, il y avait des choses qui nous tracassaient mon oncle et moi, c'était de voir comme les affaires du pays allaient mal.
Quelquefois, je lisais la Ruche, et mon oncle m'écoutait tout triste, se demandant comment tout ça finirait. En ce temps-là, on commençait à faire arracher les arbres de la Liberté à Paris, soi-disant parce qu'ils gênaient, et les soldats marchaient contre les citoyens qui se rassemblaient pour les défendre. Chez nous, les nobles, les curés, les bourgeois, disaient tout haut que la République n'en avait pas pour six mois. Le curé Pinot ne se gênait pas pour prêcher, le dimanche, que le seul remède aux maux de la France, c'était de la jeter à bas. Et lui, méchant petit curé de campagne qui aurait dû être respectueux pour un supérieur, il blâmait hautement l'archevêque de Paris qui, dans un mandement, avait dit que l'Eglise respectait tous les gouvernements qu'elle trouvait établis, même ceux sortis d'une révolution, pourvu qu'ils fissent leur devoir. Ça n'allait pas au curé, ça, et il traitait ce brave archevêque, comme si c'eût été quelque pauvre diable de socialiste pareil à Lajarthe: il ne se rappelait plus, la tête de citrouille, que lui aussi avait dit la même chose, le jour où il avait béni l'arbre de la Liberté devant son église.
Quant à M. Silain, il criait, partout et à qui voulait l'entendre, qu'il n'y avait pas à disputer avec les rouges, qu'il n'y avait qu'à les foutre à l'eau partout.
C'est une chose bien triste, quand on y pense, qu'une classe de citoyens cherche toujours à maîtriser les autres, sous prétexte de religion ou de gouvernement. Autrefois, c'était les catholiques qui traitaient les protestants comme des chiens, leur volaient leurs enfants, les envoyaient aux galères et les chassaient de France; c'était aussi les nobles qui se prétendaient les maîtres du peuple, et le tenaient dans une dure condition. Et pour lors, c'était les riches, ceux qui jouissaient, qui voulaient maintenir les pauvres, ceux qui travaillaient, ceux qui souffraient, dans leur misère. Le curé Pinot disait là dessus, croyant répondre aux républicains, que le travail était la loi de Dieu depuis la malédiction d'Adam, et que par conséquent ceux qui subissaient cette loi n'avaient pas à se plaindre. Mais il n'expliquait pas pourquoi, parmi les enfants d'Adam, il y en avait qui ne travaillaient point, et ne gagnaient pas leur pain à la sueur de leur front, mais, au contraire, vivaient, largement et à l'aise, du travail des autres. Si bêtes que nous fussions alors, nous autres paysans, nous comprenions bien ça: nous n'aurions pas trop su le dire, mais nous le sentions. Il n'y avait personne dans la commune, par exemple, qui ne trouvât que M. Silain était un mangeur, un homme qui toute sa vie avait été inutile et même nuisible; et quand il parlait de foutre les autres à l'eau, tout le monde pensait qu'il faudrait commencer par lui.
Plus il allait, plus il devenait méchant, M. Silain, quoiqu'il ne le fût pas de nature, comme je l'ai dit. Mais maintenant, il voyait qu'il s'enfonçait tous les jours davantage, et que dans quelques années, pas beaucoup, tout serait mangé, ça le rendait fou. Il y avait des moments où ça lui faisait même faire des bêtises contre ses intérêts, comme lorsqu'il renvoya ses métayers de dedans la cour, qui étaient là depuis une centaine d'années, et qui nourrissaient la maison, car c'était de bons travailleurs.
Je ne sais pas trop à quel propos ça arriva, mais il paraît qu'il était furieux après le frère plus jeune du métayer, qui venait de rentrer du service ayant fait ses sept ans, et qui lui répondit, un jour qu'il se fâchait pour des riens et les traitait comme des chiens:
—Vous savez, notre Monsieur, qu'il n'y a plus d'esclaves! même les nègres sont hommes, aujourd'hui!
Là-dessus il les avait renvoyés. Le métayer avait bien été le trouver et avait demandé pardon pour son frère, le pauvre diable; la demoiselle Ponsie avait prié, supplié et même pleuré, rien n'y avait fait. Le garçon qui lui avait répondu était allé se louer ailleurs, mais ça n'était pas assez, et il leur fallut partir tous.
Qu'avaient-ils à dire?
La terre était à lui, n'est-ce pas? Et s'il lui plaisait d'y mettre d'autres métayers, ou de la faire valoir par des domestiques, ou de la laisser en friche, qui pouvait l'en empêcher?
Sans doute ils auraient pu répondre que cette terre, sans eux, n'eût amené que des ronces, des chardons, de l'ivraie et de la traînasse; que leur travail seul lui faisait porter du revenu; que depuis cent ans les peines et les sueurs de quatre générations de leur famille l'avaient amendée, bonifiée et faite, pour ainsi parler, et qu'il était bien dur d'en être chassés. Mais quoi, il n'y avait pas de loi, pour estimer la plus-value donnée par le travail, et les récompenser; et puisqu'il n'y en avait pas, pouvaient-ils résister? Les gendarmes d'Excideuil n'étaient-ils pas prêts à empoigner, le procureur de Périgueux prêt à requérir, les juges prêts à condamner, et les geôliers de la prison, contre Tourny, prêts à enfermer? Triste chose que le pauvre soit toujours étranglé par la loi.
Les misérables gens se préparaient donc à partir; mais le curé Pinot, venant un jour au château, entra chez eux et les consola à sa manière. Il leur représenta que rien dans le monde n'arrivait sans la permission divine, et que, par ainsi, Dieu trouvait bon qu'ils fussent renvoyés puisqu'ils l'étaient en effet. Et il les exhorta à se soumettre aux vues de la divine Providence, qui sait mieux que nous ce qui nous convient. Les pauvres diables n'avaient rien à répondre à ça; la loi divine était aussi dure pour eux que la loi humaine, et ils se résignaient. Après ce petit prêchement, le curé s'en fut souper avec M. Silain, qui l'avait invité à manger d'un lièvre en royale.
L'injustice m'a toujours soulevé et révolté; je n'ai jamais pu la supporter ni pour moi ni pour les autres. Aussi cette méchanceté de M. Silain me mettait dans une colère noire. J'aurais donné je ne sais quoi pour que la grange de la Borderie fût prête, afin de prendre ses métayers et de les mettre bien à leur affaire tout près de lui, pour lui faire dépit. Je ne me gênais donc pas, comme on peut le croire, pour dire tout ce que je pensais de sa méchante action. Mais il faut le dire, guère personne ne faisait comme moi.
M. Lacaud disait partout, non pas à moi, car je l'aurais bien relevé, mais il disait à qui voulait l'écouter, que M. Silain avait bien fait de jeter ces insolents à la porte; et les pauvres gens à qui il s'adressait répondaient:
—Que voulez-vous, il est le maître! Lajarthe, lui, disait tout hautement que des hommes comme M. Silain étaient des bêtes nuisibles:
—Vois-tu, mon pauvre Hélie, nous autres pauvres paysans, nous avons été tellement écrasés pendant des siècles, que nous ne pouvons par finir de nous relever. Au lieu de faire comme les porcs qui courent tous au secours de celui des leurs qui est attaqué, nous ferions plutôt comme les chiens qui tombent sur celui de la meute que le maître bat: c'est triste!
—Il n'y a qu'un remède à ça, disait mon oncle, c'est l'instruction et la liberté. Les gens finiront par comprendre que c'est leur devoir et leur intérêt de se soutenir, et qu'ils seront les maîtres, le jour où ils sauront tous dire aux Silain, aux Pinot, aux Lacaud:—Non!
Le jour du départ des métayers de Puygolfier, ils passèrent devant chez nous, pour traverser au gué, emportant sur une charrette leur pauvre mobilier. Le père allait devant les bœufs, se retournant de temps en temps pour leur crier: Hâ! hâ! et les piquer de l'aiguillon. Sur le devant de la charrette, on avait fait une place où était assis le grand-père, infirme. Une table longue à pieds massifs, deux bancs, un vieux cabinet de cerisier noirci par la fumée, une maie, deux vieux châlits piqués par les vers, deux ou trois chaises à moitié dépaillées, un dévidoir fait à coups de hache, une barrique vide, s'entassaient sur la charrette. Par-dessus, étaient jetées les paillasses de grosse toile rapiécées de morceaux différents, et deux vieilles couettes jaunies. Deux seaux se balançaient sous la charrette, avec des paniers où il y avait des bouteilles vides, des fours d'oignons, des pelotons de fil, et d'autres où gisaient des poules les pattes liées. Aux ridelles étaient accrochées des affaires: une oulle pour les châtaignes, une tourtière à faire les millassous, une marmite, une poêle à longue queue et plusieurs paires de sabots usés. Dans les endroits où le chargement laissait des vides, on avait placé un sac de farine à demi plein, quelques pots de terre, des hardes, des chiffons et deux tourtes de pain noir. A la cime de ce pilo de meubles et d'affaires, étaient assis, sur les paillasses, deux enfants de quatre et de sept ans.
Voilà toute la richesse de cette famille; voilà tout ce que depuis une centaine d'années elle avait amassé par un travail dur et acharné! Et maintenant qu'on nous dise que la propriété vient du travail! pour quelques-uns, je ne dis pas; mais combien est grande la foule de ceux qui de père en fils travaillent, suent et peinent à force, et sont misérables!
Nous savons ça chez nous, et c'est pourquoi on dit communément: Les pauvres seront toujours pauvres!
Ah! quand donc se lèvera sur le peuple le soleil de la Justice!
A côté de la charrette, marchait une forte femme brune, avec un nourrisson sur les bras, et son bas dans sa poche de tablier. Un drole de seize ans se tenait près d'elle, et de temps en temps portait le petit enfantelet pour soulager sa mère, qui pendant ce temps, comme une vaillante femme qu'elle était, faisait un tour ou deux de bas; derrière, le labri suivait en trottinant. Tout ce monde était triste et dolent de quitter la métairie que la famille travaillait depuis si longtemps, et où le grand-père, infirme, était né avant la Révolution. Mais cette tristesse était muette et résignée, c'était la tristesse du pauvre paysan périgordin, qui depuis des siècles et des siècles mord les dures tétines de la Pauvreté.
Il tombait une petite brume fine. La charrette tressautait lourdement sur les pierres du chemin, et les enfants, juchés en haut, s'attrapaient à la corde qui serrait le chargement, afin de n'être pas jetés à terre.
Au moment où ils passaient devant chez nous, M. Silain se trouva justement là, revenant de la chasse. Cette rencontre le contraria peut-être, mais il n'y avait pas moyen de l'éviter; il s'arrêta donc pour laisser sortir la charrette du chemin étroit. Le père, qui allait devant les bœufs, souleva son bonnet et lui dit: Bonsoir, notre Monsieur; politesse prudente du pauvre, qui ne sait pas ce que le sort lui réserve. Le vieux infirme ne salua pas, lui; il n'en avait pas pour longtemps, et n'avait rien à ménager; partout on trouve six pieds de terre pour y dormir en paix... La mère ne dit rien non plus, mais dans ses yeux passa un éclair de haine, qui eût fait comprendre à M. Silain, s'il s'en fût donné garde, La Jacquerie et Quatre-Vingt-Treize, ces explosions de colères amassées et envieillies, pendant de longs siècles de misère et d'oppression.
Pendant ce défilé, les droles restèrent silencieux comme de petits sauvages, tandis que le labri, fourré sous la charrette, ne cessait de japper après les chiens de M. Silain, qui chassait tout son monde de Puygolfier.
J'étais monté sous l'auvent, ne voulant pas parler à M. Silain. Cet homme me faisait horreur maintenant, depuis qu'il rendait malheureux sa fille et tous ceux qui l'entouraient.
—Pauvres gens! dit ma femme.
—Ha! Je regrette bien, lui répondis-je, que la grange n'ait pas été prête, nous les aurions pris à la Borderie.
Mais j'ai été un peu devant tandis que j'y étais, pour faire voir toute la méchanceté de M. Silain. Il me faut maintenant revenir en arrière, pour raconter une affaire qui m'arriva, il n'y avait que quelques mois que j'étais marié.
Un samedi du mois de février, c'était en 1850, j'étais allé au marché de Thiviers, je ne me rappelle plus pourquoi, et tout en faisant mes affaires, je vis passer ce grand chenapan de maréchal que j'avais si bien frotté à Négrondes, le jour de la dernière vôte, parce qu'il faisait l'insolent avec Nancy. Il avait un fusil pendu à l'épaule par une bretelle de lisière, et en passant près de moi il me regarda d'un mauvais œil. Mais je m'en moquais bien à cette heure, Nancy était à moi, et il n'y avait rien à faire. Je m'attardai un peu dans une auberge, avec mon oncle Chasteigner qui était venu vendre des truffes, et l'Angelus sonnait quand je partis.
Je m'en allais tranquillement, marchant d'un bon pas, car il me tardait d'arriver, comme toujours lorsque j'étais dehors. J'avais passé Puyfeybert, et je n'étais pas bien loin de la Côte, dans le chemin qui traversait un bois-châtaignier, lorsque, en arrivant à un endroit où il y avait un gauliadis ou bourbier, il me sembla voir remuer quelque chose derrière un gros châtaignier qui se trouvait sur la gauche. Au lieu de passer par le sentier que les gens avaient fait dans le bois, pour éviter le gauliadis, ce qui m'aurait mené passer rasis le gros châtaignier, je traversai dans la boue en enjambant sur des grosses pierres qu'on avait mises dans ce mauvais chemin. J'étais presque sorti de là, quand tout d'un coup, je me sentis poussé par derrière et criblé, comme si on m'avait jeté une poignée de graves, et en même temps j'entendis un coup de fusil. Cette poussée, au moment où je n'avais qu'un pied posé sur une pierre, me fit trébucher et tomber. Etant étendu tout de mon long, j'entendis les pas d'un individu qui s'en galopait, et, tournant la tête tout doucement, je vis un grand gaillard avec un fusil. Pardi, que je me pensai, c'est cette canaille de maréchal; et je restai un moment tranquille, parce que je n'entendais plus ses pas, et que je me disais qu'il s'était planté et qu'il était capable de venir m'assommer à coups de crosse si je bougeais. Mais n'entendant rien et ne me voyant pas remuer, il crut m'avoir tué et reprit sa course.
Quand je fus bien sûr qu'il était loin, je voulus me relever, mais les plombs m'étaient entrés dans les reins et dans les cuisses, et j'eus du mal à me mettre sur mes jambes, tant je souffrais. Une fois debout, je repris mon chemin en m'aidant de mon bâton, marchant pas à pas. Je sentais que je n'avais rien de cassé ni rien d'abîmé dans la carcasse, et ça me faisait prendre courage. Il me fallut tout de même une demi-heure, pour aller jusqu'à la Côte, et quand je fus là, les gens me firent boire un coup et deux hommes me soutenant chacun sous un bras me menèrent jusqu'au Frau. Quand ma pauvre femme, bien inquiète déjà de ce que j'étais anuité, me vit dans cet état, elle jeta un grand cri et me prit dans ses bras, tandis que mon oncle et Gustou accouraient bien vite. On m'assit près du feu, et on m'ôta mon havresac qui était plein de gros plomb de loup. Gustou partit de suite pour aller chercher le médecin de Savignac. En attendant, on me mit au lit, et je m'endormis, après avoir conté comment l'affaire était arrivée. Mais je ne dis pas que c'était ce scélérat de maréchal, parce que ça aurait encore fait plus de peine à ma femme, de penser que c'était à cause d'elle que j'avais attrapé ça.
Le médecin vint le lendemain, me tira une dizaine de plombs, et me dit que j'avais eu de la chance d'avoir mon havresac avec quelque chose dedans, qui avait amorti le coup, parce que si j'avais reçu toute la charge dans le corps, j'étais un homme mort.
Aussitôt qu'il fut sûr qu'il n'y avait pas de danger, mon oncle prit la jument et s'en fut à Thiviers parler aux gendarmes, puisque c'était dans leur renvers que l'affaire était arrivée. Le brigadier monta à cheval et vint avec un gendarme pour me demander comment ça s'était passé; quand ils furent à l'endroit, ils trouvèrent une bourre de fusil; c'était une feuille de vieux livre. Lorsque je leur eus bien tout expliqué point par point, et que je leur eus dit qui je croyais que c'était, ils s'en retournèrent emportant les plombs qu'on m'avait ôtés du corps, et la bourre du fusil.
A Thiviers ils s'enquérirent. Au bureau de tabac, on leur dit qu'un garçon dont le signalement répondait assez à celui du goujat était venu acheter du plomb double zéro, pour tuer le loup qui venait souvent rôder la nuit autour de son village, à ce qu'il disait. Cet individu avait aussi acheté pour quatre sous de tabac à fumer. Le plomb et le tabac avaient été pliés dans des feuilles d'un vieux livre qui était sur le comptoir, et, vérification faite, la bourre ramassée sur le chemin était une feuille de ce livre.
Le maréchal fut amené à Thiviers et conduit au bureau de tabac. La marchande, interrogée, déclara que celui qui avait acheté le plomb et le tabac avait bien une figure à peu près comme celui-là, mais était bien moins grand.
Il était clair que cette canaille avait fait acheter le plomb par un autre, mais il fallait trouver cet autre. Autrefois la justice n'était pas si bien menée qu'aujourd'hui, et par-dessus le marché, à ce moment-là, les gendarmes avaient assez d'ouvrage pour surveiller les rouges, de manière qu'il arrivait assez souvent qu'il se commettait des crimes dont on ne trouvait jamais les auteurs, comme c'était arrivé pour l'assassinat de ce porte-balle, près du Frau. Ça arriva aussi pour mon affaire: les gendarmes cherchèrent, interrogèrent plusieurs individus, mais, en finale, ils ne purent mettre la main sur celui qui avait acheté le plomb. Pourtant, c'était un ami du maréchal qui ne valait pas plus que lui, comme on le sut trop tard; ils avaient déjeuné ensemble dans une auberge et il semble qu'on aurait pu le trouver, mais enfin on ne le trouva pas.
Au reste, il faut dire qu'en ce temps-là les gens ne tenaient pas beaucoup à témoigner en justice, et se cachaient, parce que c'était chose toujours pleine de dérangements et d'ennuis; sans compter que les avocats ne se gênaient pas bien, pour supposer de vilains motifs aux témoignages de ceux qui chargeaient leurs clients, et pour leur chercher, comme on dit, les poux dans la tête: on m'a assuré que ça arrivait encore quelquefois.
Moi, j'en fus quitte pour quelques jours de lit, et quinze jours de repos, après quoi je repris mon travail et mes habitudes. Mais il me faut dire ici que les soins de ma femme, et sa manière de bien faire, et l'affection qu'elle me montra dans cet accident, faisaient que je ne regrettais pas trop mon coup de fusil.
Environ dans les deux ou trois mois après, Nancy me dit un jour qu'elle croyait être enceinte, ce qui me fit grand plaisir, car nous autres paysans nous ne faisons pas comme des gens de la ville qu'il y a, qui vous disent tout sans façons qu'ils ne veulent pas d'enfants. Au contraire, il nous semble qu'un mariage n'est bien et totalement fait et consommé que lorsqu'il a produit des fruits. Je fus donc, comme je disais, bien content, et mon contentement allait en augmentant, comme la taille de ma femme. Je voyais faire les drapes, les bourrasses, les maillots, les bonnettous, pour ce petit être qui allait venir, avec un plaisir grand qui me faisait faire l'imbécile: c'était la première fois, il faut m'excuser.
Les nouveaux mariés ne sont pas toujours d'accord, pour désirer soit un garçon, soit une fille; mais ma femme et moi nous étions du même avis; c'est un garçon que nous autres voulions.
Le jour arrivé qu'elle sentit les douleurs, c'était au mois d'octobre 1850, le 25. On envoya chercher une vieille femme du bourg, qui s'entendait à ces affaires, n'y ayant pas de femme-sage dans le pays. La mère Jardon était venue aussi, pour aider à la soigner. Cette vieille me dit de m'en aller, que je ne faisais que la déranger, en tournant et retournant toujours autour de ma femme; alors elle en se riant, quoique ça commençât à piquer, me dit: Va au moulin, mon Hélie, va. Et moi je descendis au moulin, où je ne pus rester en patience, allant, venant, sortant, rentrant, sans tenir un instant en place, et me plantant souvent sur la porte, pour savoir plus tôt quand ça serait fini. Enfin, une heure après, la mère Jardon sortit sous l'auvent, en essuyant ses yeux avec son tablier, et me cria: C'est un mâle!
Ha! et je montai vivement à la maison. Le petit était déjà mailloté et dormait, tout rouge à côté de sa mère. La pauvre n'était pas rouge, elle, mais un peu pâle au contraire, et ses yeux mâchés se fermaient. Je l'embrassai longuement, comme pour la remercier d'avoir si bien travaillé. Mon oncle vint aussi tout content, et lui dit:—A la bonne heure, ma fille, tu as commencé par un drole et tu n'as point crié; tu es une femme! et il l'embrassa, et moi encore après lui. Gustou monta aussi du moulin, et il dit qu'il fallait faire boire du vin pur au petit, afin que plus tard il pût boire tant qu'il voudrait sans se griser. Mais nous ne le voulûmes point. Afin de les contenter lui et la vieille, il fallut tuer un coq pour en faire manger à ma femme; si elle avait eu une fille, ça aurait été une poule: le coq dans la soupe, ça ne pouvait faire de mal à personne, n'est-ce pas?
Après ça, la vieille nous dit:—A cette heure, il faut la laisser dormir: allez-vous-en tous. Et nous nous en allâmes, moi tout fier d'avoir un garçon; il me semblait qu'étant père maintenant, j'étais un tout autre homme.
Au bout de deux jours, ma femme commença à se lever, et après cinq ou six jours elle avait repris son train d'habitude.
Lajarthe vint le dimanche suivant, et nous fit compliment à ma femme et à moi:—Il faudra en faire un bon citoyen de ce petit, qu'il nous dit, parce que les bons citoyens sont rares.
Il resta à souper le soir avec nous, et il nous conta qu'il était allé le matin jusqu'à Coulaures, et qu'il avait ouï lire un journal, où il était question des voyages du président de la République, dans la Bourgogne, à Lyon et dans l'Est de la France.
—C'est fini, dit-il, nous allons avoir l'Empire. L'autre jour, à une revue, les soldats qu'on avait saoûlés ont crié: Vive l'empereur! Les nobles, les bourgeois, les curés, les riches, les gens en place, tous conspirent à ça. Pourvu qu'en finale le neveu ne nous ramène pas les Russes et les Prussiens comme son oncle, ça ira bien. Ça, c'était toujours son refrain, de ce pauvre Lajarthe, parce que c'était un homme de l'espèce de ceux de 1792, qui aimait fort son pays.
—C'est triste, disait mon oncle, mais c'est comme ça. l'Empire se fait comme tu dis. Il y aura peut-être bien au dernier moment des gens qui se lèveront, par-ci, par-là, mais la France ne bougera pas. Moi, tant que je pourrai, je tâcherai d'en détourner, quand ça ne serait qu'un; mais nos pauvres gens ont l'esprit tellement tourneboulé par le nom de Napoléon, que c'est à rien faire.
—Jusqu'à M. Silain, qui s'en mêle, dit Lajarthe. De tous temps la maison de Puygolfier a été pour le roi, et maintenant pour Henri V, comme ils disent; mais il paraît que M. Silain a un peu tourné sa veste, et qu'il s'arrangerait d'un empereur.
—Il ferait mieux de s'occuper de ses affaires, répondit mon oncle; l'empereur ne lui payera pas ce qu'il doit.
Mon oncle avait raison, et je le vis bien quelque temps après. Le surlendemain de la Toussaint, j'étais au moulin, à faire moudre, quand tout d'un coup, notre chienne Finette se mit à japper comme une enragée. Je sortis sur la porte, et je te vis venir un individu à cheval. Quand il fut à cent pas, je le reconnus; c'était ma foi l'huissier Laguyonias, sur sa jument grise, avec sa figure en lame de couteau, ses petits favoris jaunes, et son air chattemite. Il était habillé moitié en monsieur, moitié en paysan, ayant de gros souliers ferrés avec un éperon rouillé au pied gauche, une culotte de grosse étoffe bourrue couleur de la bête, une vieille lévite verte et un grand chapeau haut de forme à grands bords, recouvert d'une coiffe en toile cirée. Il avait à la main une de ces espèces de grosses cravaches de cuir roulé en torsade, communes autrefois, dont le manche était plombé.
Je n'aimais pas cet individu, ni personne d'ailleurs, car c'était un de ces huissiers comme on n'en voit plus, Dieu merci, ferrés sur la chicane, retors, madrés, coquins, poussant aux procès, les faisant naître, les entretenant, faisant foisonner les actes, et ruinant les malheureux en frais. Celui-ci avait déjà fait vendre beaucoup de biens de pauvres diables qui avaient eu le malheur de l'écouter et de suivre ses mauvais conseils. Mais ce n'était pas seulement ceux qui connaissaient sa manière de faire, qui ne l'aimaient pas; les petits droles même en avaient peur, tant il avait une méchante figure; et quand il passait dans un village, les gens le regardaient d'un mauvais œil, disant entre eux:
—Voilà encore cette canaille de Laguyonias, qui va faire de la peine à quelqu'un.
Moi, le voyant, je me disais en rentrant au moulin: Que diable vient faire ici cette sale bête?
Je le sus bientôt. Il arriva, attacha sa jument à un anneau et entra:
—Bonsoir, qu'il me dit, je vous porte là un acte; et en même temps il dévissait une petite écritoire de corne, et prenant une plume dans un étui, il mit au bas qu'il me le remettait à moi-même, en s'appuyant contre le mur.
—C'est bon, fis-je, donnez-le moi.
—Voilà, c'est une opposition au payement de ce que vous restez devoir à M. Silain de Puygolfier. Et il restait là, m'expliquant que c'était au requis de Merlhiat, l'escompteur de Saint-Yrieix, qu'il faisait cette saisie-arrêt, parce que M. Silain lui avait emprunté de l'argent, et qu'il ne payait pas seulement les intérêts. Je n'avais pas besoin qu'il me dît tout ça, puisque je lisais l'acte; et je le lisais tout du long, attendant qu'il s'en allât. Mais lui restait là, pensant sans doute que j'allais le convier à boire un coup. Mais il se trompait. Ah! si ça avait pu lui servir de poison, je ne dis pas. Enfin, voyant que je ne lui disais pas de monter à la maison, et que je recommençais de lire son papier par le commencement il s'en alla.
Je portai voir l'acte à mon oncle, qui me dit que ça devait arriver ainsi, vu que M. Silain continuait toujours son même train, et qu'il était entre les pattes de Merlhiat qui lui fournissait quelque peu d'argent, et l'exploitait tant qu'il pouvait comme un usurier qu'il était.
J'étais tout ennuyé de ça, par rapport à la pauvre demoiselle Ponsie qui en était la victime. Je n'ai jamais souhaité la mort de personne bien sûr, et ce que je viens de dire à propos de Laguyonias n'est qu'une manière de parler de chez nous, où on en dit un peu plus qu'on n'en pense, pour le mieux faire sentir. Mais, franchement, je me disais que ça serait un grand bonheur pour la demoiselle, si son père se cassait le cou en allant à cheval, ou bien s'il attrapait quelque coup de fusil par accident à la chasse.
Ça n'arriva pas de cette façon, mais ça arriva tout de même. Une huitaine de jours avant la Noël de l'année 1850, nous étions à la maison, finissant le mérenda, quand la nouvelle métayère de Puygolfier arriva en courant, nous priant d'y monter de suite, que M. Silain avait eu une attaque et qu'il n'en pouvait plus. Je m'y encourus avec mon oncle en coupant au plus court à travers les terres. En entrant dans le salon à manger, nous vîmes bien que c'était fini. M. Silain était sur son fauteuil, les jambes étendues, les bras ballants, ne bougeant plus. Le nez lui saignait, et sa pauvre fille l'essuyait avec un linge, en se lamentant, tandis que la grande Mïette tenait la tête qui roulait sur le dossier du fauteuil. Sur la table, les plats, les assiettes, tout était encore là. Mon oncle toucha la main; elle se refroidissait déjà.
La grande Mïette fut chercher un miroir, et le mit devant la figure, tout contre la bouche de M. Silain, mais il ne se fit pas la moindre buée:
—Allons, pauvre demoiselle, dit mon oncle, il est mort, il n'y a plus rien à faire.
La pauvre se remit à pleurer et à se désoler, disant que c'était impossible; qu'il y avait trois quarts d'heure, il était là, finissant de déjeuner, de grand'faim, car il était rentré tard de la chasse, et qu'il ne pouvait pas être mort comme ça; et ses sanglots éclataient.
Enfin, elle finit par entendre raison. Nous lui dîmes alors qu'il fallait le monter dans sa chambre; mais ce n'était pas peu de chose. La grande Mïette alla chercher une couverture, et appela le métayer de la cour, car le drolar qui avait soin de la jument et des chiens n'était pas fort assez pour nous aider. Une fois dans la couverture et tenant chacun un coin, la Mïette qui était forte comme un cheval, le métayer, mon oncle et moi, nous le montâmes à travers le corridor; mais ce n'était pas aisé, surtout en montant l'escalier en vis de la tour, car il était grand et lourd, M. Silain. Après qu'il fut étendu sur son lit, il fallut se dépêcher de l'habiller avant qu'il fût tout à fait froid. La demoiselle, toujours gémissant, alla chercher les meilleurs habits de son père, ceux-là qu'il mettait pour aller à Limoges aux foires de la Saint-Loup, et à Périgueux au grand Cercle, et on les lui mit pour son dernier voyage, après lui avoir ôté ceux qu'il avait. C'était triste à voir, quoiqu'on ne l'aimât pas M. Silain, ce grand cadavre qu'il fallait remuer, soulever, et qui se laissait faire comme un petit enfant qu'on maillote. Où ce fut le plus malaisé, ce fut pour lui ôter ses bottes, il fallut le tenir sous les bras, par la tête du lit, tandis que la grande Mïette les lui tirait à grand' peine.
Quand ce fut fait, qu'il fut habillé, la demoiselle alluma deux bouts de cierges, et la Mïette ayant étendu une serviette sur une petite table auprès du lit, mit dessus de l'eau bénite dans une assiette, avec un petit brin de buis du jour des Rameaux, et en jeta quelques gouttes dessus le corps, après la demoiselle.
Cela fait, nous descendîmes, et la grande Mïette nous raconta comment c'était arrivé. Le Monsieur était revenu tard de la chasse, il était une heure, ayant chaud, et il s'était tourné vers le feu dans la cuisine pour manger sa soupe, et avait fait un bon chabrol. Puis après il était passé dans le salon à manger pour déjeuner. Il avait mangé une grosse omelette aux pommes de terre, un reste de civet de la veille, et approchant la moitié d'un plot qu'on avait fait rôtir: avec ça il avait bu, bien deux bouteilles de vin, en sorte qu'il était rouge comme la crête d'un coq. Tandis qu'il se taillait un petit bout de bois pour s'écurer les dents, Laguyonias était venu, avait remis à la cuisine un papier timbré, et était reparti bien vite, parce qu'une fois il avait été un peu secoué par M. Silain. La grande Mïette, ne sachant point ce que c'était que ce papier, sinon qu'il était pour son Monsieur, le lui avait porté. Tandis qu'il le lit, voilà M. Silain qui devient cramoisi, puis violet; il veut se lever, retombe sur son fauteuil, en essayant d'arracher sa cravate, fait quelques mouvements des bras, des jambes, ouvre la bouche et puis ne bouge plus.
Le papier était encore là sur la table; c'était un commandement que faisait donner Merlhiat en vertu d'une grosse, d'avoir à payer de suite quatre mille cinq cents francs, plus des intérêts et des frais, faute de quoi, etc.: saisie, vente et tout ce qui s'ensuit.
Il fallut envoyer des messagers, pour prévenir les amis de la famille et les messieurs d'alentour. De parents, il n'y en avait pas dans le pays. Le métayer partit d'un côté, et nous autres, revenus au Frau, nous envoyâmes Gustou de l'autre. Mon oncle alla faire la déclaration chez Migot, et puis après avertit le curé, et lui demanda l'enterrement pour le surlendemain onze heures.
Il ne manqua pas de monde ce jour-là. Tous les nobles des châteaux de par là, et il y en a quelques-uns, étaient venus, et les bourgeois aussi, et quelques paysans, de proches voisins comme nous autres. Il avait neigé quelque peu, et la terre était toute blanche, comme le drap qui couvrait la caisse. Cette neige faisait que les porteurs se fatiguaient vite, sans compter la pesanteur, et il fallait souvent les changer. Le curé était venu faire la levée du corps au château, et il pouvait bien faire ça pour M. Silain, qui lui avait fait manger tant de lièvres en royale, dont il était si friand.
Jeandillou marchait devant, portant la croix; puis le petit de chez Rabier suivait, habillé en enfant de chœur, avec un pantalon tout braudeux qui dépassait, et de gros souliers. Ensuite venait le curé Pinot en bonnet carré et en surplis, escorté de trois autres curés du pays. Puis le corps suivait, porté sur les épaules de six hommes, et après, la demoiselle Ponsie avec un voile noir et pleurant dans son mouchoir. Derrière elle, venaient les messieurs et les dames; et, suivant le beau monde, les paysans. A cause de la neige, ça faisait un bruit de pas sourd, et tout ce monde noir avait l'air de couler doucement dans le chemin, comme la rivière au-dessus du moulin.
On n'entendait qu'un petit murmure de voix, des messieurs qui parlaient bas entre eux, et des bonnes femmes qui s'en allaient disant leur chapelet. Par moments, dominant le tout, la voix du curé récitait les chants de la mort.
C'était triste vraiment tout cela, au milieu de la campagne morte et gelée, où les noyers et les châtaigniers avaient l'air de se lamenter en levant au ciel leurs grands mars noueux et dépouillés, tandis qu'en haut, tout à fait en haut, des troupes de graules passaient avec leurs couah! couah! mal jovents.
Voilà, me pensais-je en suivant les autres, voilà où il nous en faut venir tous, petits et grands, riches ou pauvres, les uns plus tôt, les autres plus tard, mais sûrement. Il n'y a point de remède à ça, le mieux est d'être toujours prêt, et à cette fin ne point charger sa conscience de mauvaises actions. Et je me disais en moi-même: Supposons qu'il y ait un paradis, comme le prêche le curé Pinot, pour sûr que M. Silain n'y est point, car il n'a guère fait de bien et il a fait assez de mal autour de lui. Et même en y regardant bien, il n'est pas croyable qu'il y aille plus tard.
Sans doute, la demoiselle va lui faire dire assez de messes; mais c'est à savoir si le curé a le pouvoir de lui ouvrir les portes du ciel. Pour moi je ne le croyais pas, et je me disais que s'il y avait une autre vie où nous serions récompensés ou punis, ça serait d'après ce que nous aurions mérité, par nos bonnes actions ou par nos fautes, et non pas d'après les démarches d'autrui et des prières payées: autrement, ça ne serait pas juste.
A l'église, les uns se mirent dans le banc de la famille, les autres, dans les leurs, et au fond, du côté de la porte, les pauvres gens qui avaient coutume de se mettre à genoux sur les dalles eurent des chaises que la demoiselle leur avait fait donner. Le curé passa un habillement noir où il y avait des têtes de mort et des os croisés dans l'échine, et chanta une messe qui dura plus d'une heure. Puis quand tout fut fini, qu'il eut aspergé, encensé le mort qui était là dans sa caisse, en tournant tout autour, les porteurs qui étaient allés à l'auberge se chauffer et boire, pour ne pas attraper de mal en venant ayant grand chaud dans cette église glacée, les porteurs donc remirent la caisse sur leurs épaules pour s'en aller au cimetière. C'était là, autour de l'église: la fosse était creusée dans un terrain clôturé appartenant aux Puygolfier, et où il y avait des pierres des anciens avec leurs armoiries dessus.
Jeandillou, qui était fossoyeur aussi bien que marguillier, fit bien attention tant qu'il put, mais avec ça, en touchant au fond du trou, la caisse lourde fit un bruit sourd qui fit gémir la pauvre demoiselle Ponsie.
Quand chacun eut jeté sa goutte d'eau bénite, sa pelletée de terre, Jeandillou finit de combler le trou, et la nièce du curé emmena la demoiselle à la maison curiale, où les gens comme il faut, amis et voisins, allèrent lui faire leurs complaintes et leurs adieux. Ceux qui avaient laissé leurs chevaux à Puygolfier attendirent un moment, et revinrent avec elle, après quoi ils s'en allèrent, de manière que, le soir, elle était seule avec la grande Mïette.
La pauvre demoiselle n'était pas au bout de ses peines; dès le lendemain il vint un individu qui réclama de l'argent prêté à M. Silain, et montra une reconnaissance qu'il lui avait faite. Comme il n'y avait point d'argent à Puygolfier, il s'en retourna en menaçant. Après celui-là, il en vint d'autres, et pendant quelque temps ce fut une procession de gens à qui il était dû peu ou prou. Et ça, sans parler de Laguyonias qui venait pour le moins deux fois par semaine apporter du papier timbré. Il était content le vieux coquin, il voyait qu'il gagnerait gros sur les affaires de Merlhiat et d'autres. C'est dans ces débâcles, lorsque les gens étaient morts, qu'il n'y avait plus dans la maison que des femmes n'entendant rien aux affaires, ou des petits enfants, c'est là qu'il faisait ses orges.
La grande Mïette vint un soir, en cachette de sa demoiselle, nous raconter tout ça. Ma femme en pleurait de compassion, et moi, ça me mit dans une colère noire après ce Laguyonias et d'autres vauriens:—Ecoute, dis-je à mon oncle, maintenant que la grange est finie, que nous avons des métayers à la Borderie, tu n'as plus tant d'ouvrage. Gustou et moi nous ferons aller le moulin tout seuls, il faut que tu t'occupes des affaires de la demoiselle, autrement elle sera volée, pillée, et on ne lui laissera que les yeux pour pleurer. Il y a des dettes, pardi, qui sont véritables, mais il doit y en avoir qui sont autant de voleries; il faut tirer ça au clair.
—Ça n'est pas une petite affaire, dit mon oncle, et ce n'est pas un amusement; mais je me le reprocherais toute ma vie si je ne le faisais pas; va-t-en avec la Mïette et dis à la demoiselle que j'y monterai demain matin.
Lorsque j'entrai dans la cuisine, je vis la pauvre créature au coin du feu, toute pâle, toute maigre et les yeux rouges:—Ah! mon pauvre Hélie, c'est toi, fit-elle en pleurant: je suis bien malheureuse, va!
—Ecoutez, lui dis-je, tout remué en la voyant comme ça, mon oncle viendra demain matin et il vous faudra aller chez M. Vigier lui donner une procuration pour toutes vos affaires; il vous arrangera tout ça, n'ayez crainte. Sans ça vous seriez chicanée par des canailles qui vous mangeraient tout.
—Mais, dit-elle, ton oncle a ses affaires, et vraiment j'ai grand peine de le charger de toutes mes misères.
—Quant à ses affaires, ce sont les miennes aussi, et je ferai pour nous deux; ça ce n'est rien. Vous savez ce que je vous ai dit, lors de mon mariage: Si jamais vous avez besoin de quelqu'un, ne m'oubliez pas. Hé bien, maintenant me voici: mon oncle ou moi, c'est tout un; mais il vaut mieux que ce soit lui qui voie tous ces gueux qui vous tracassent, il leur imposera davantage, et puis il a plus la connaissance des affaires. Allons, tranquillisez-vous, tout s'arrangera, et reposez bien cette nuit.
—J'en aurais bien besoin, dit-elle, car depuis la mort de mon père je ne dors plus.
Pour en finir avec les affaires de la demoiselle, je dirai tout de suite que mon oncle éclaircit bien des choses qu'on voulait embrouiller exprès; qu'il réduisit plusieurs comptes qui étaient enflés plus que de raison; qu'il rogna les ongles de Laguyonias et enfin fit entendre raison aux créanciers vrais, qui ne demandèrent pas mieux, dès lors, que de lui laisser liquider la succession.
Quand tout fut réglé, payé, il resta à la demoiselle le château avec les bâtiments de la cour, le puy au-dessous avec les truffières, un pré dans la combe, quelques terres autour du château, avec une vigne et un bois-châtaignier; à peu près ce qu'on appelait autrefois: le vol du chapon.
Ce n'était rien comparé à l'ancien bien; mais quand elle vit ça, elle qui avait eu peur de s'en aller de Puygolfier sans rien, elle fut bien heureuse, et s'il faut le dire, moi aussi.—Ah! mes pauvres, vous m'avez sauvé la vie! dit-elle.
Mon oncle lui mit un bordier dans la cour, où étaient les métayers autrefois, et avec la Mïette qui faisait venir beaucoup de poulaille, et vendait des œufs aussi, les jeudis à Excideuil, elle pouvait vivre petitement, mais tranquillement, et c'est tout ce qu'elle demandait. Rien que les truffières de dessous la terrasse lui donnaient bien cinquante écus par an, une année portant l'autre, quoique Germa qui venait avec sa truie à la saison, pour les chercher, la trompât bien peut-être quelque peu.
Dans ce temps-là, notre petit croissait tout à fait bien. Mon oncle avait voulu lui donner mon nom, mais nous l'appelions Lélie pour le mignarder. Ah! ils étaient bons amis: quand le drole était sur les bras de sa mère et que mon oncle entrait, il se lançait vers lui en criant, et lorsque mon oncle l'avait pris, il s'attrapait d'une main à sa barbe à pleine poignée, et serrait que c'était le diable pour le faire lâcher. En même temps de l'autre main, il lui ôtait son chapeau, comme font tous les petits droles, je ne sais pas pourquoi, et autant de fois que mon oncle remettait son chapeau sur sa tête, autant de fois il le lui ôtait. D'autres fois, étant sur les genoux de sa mère en train de téter, s'il entendait mon oncle parler et s'approcher, il lâchait un peu de téter et le regardait un petit moment en se riant, comme qui dit:—Attends un peu, tout à l'heure! et tout d'un coup rattrapait son téti.
En voyant comme il aimait ce petit, et comme il était bon et complaisant pour lui, ma femme dit un jour:
—Oncle, c'est bien dommage que vous ne vous soyez pas marié, vous qui aimez tant les petits droles.
—C'est que vois-tu, ma fille, répondit-il en se riant un peu, bien peu, je n'ai pas trouvé une femme comme toi... Si j'en avais trouvé une pareille, je me serais marié.
Elle devint un peu rouge:
—Vous dites ça pour rire, oncle: il n'y en manque pas de femmes comme moi, et qui valent mieux.
Il ne répondit pas, comme quelqu'un qui dit: Ça n'est pas la peine de disputer là-dessus; je sais à quoi m'en tenir. Et certainement, on voyait qu'il pensait ce qu'il disait; et d'ailleurs, tout ce qu'il faisait le prouvait bien. Jamais il ne serait allé à Excideuil, ou à Thiviers, ou à une foire quelque part sans dire à Nancy: As-tu besoin de quelque chose? de ceci? de cela? Et elle avait beau dire de non, quand il était parti, et qu'il voyait quelque chose qu'il pensait qui lui conviendrait, il le portait.
Ce n'est pas parce que c'est ma femme, mais c'était bien vrai qu'il n'y en avait pas la pareille à Nancy. De l'heure et du moment qu'elle était entrée dans la maison, tout avait changé de façon. Je ne veux point dire du mal de la Marion, c'était une bonne chambrière, mais ça n'était plus la même chose. La maison était tenue maintenant avec une propreté qui n'est pas bien ordinaire dans nos pays. Les bassines de cuivre accrochées en haut du mur luisaient comme des soleils et en éclairaient la cuisine. Tout était mieux arrangé et placé. Le vaissellier était bien frotté, et les vieilles assiettes à ramages et la vaisselle d'étain, brillantes; tout ça était bien en ordre et propre comme un sou neuf. Sur des planches, les toupines de graisse et celles de confit étaient alignées par rang de grandeur, et toutes choses pareillement selon leur nature: marmites, poêles, tourtières bien écurées; jusqu'au quite chalel de cuivre, qui luisait d'un beau jaune d'or dans la cheminée noire. Le plancher de la cuisine était toujours bien propre et net. Autrefois, les poules, les canards, montaient tranquillement à la maison pour chercher les miettes de pain tombées sous la table, et ne s'en allaient pas sans laisser leur présent. Même les cochons, parlant par respect, quand on les ouvrait, arrivaient vite dans la cuisine, sentant leur baquade, du moins quand ils étaient lestes, car une fois gras, ne pouvant plus grimper l'escalier, ils restaient au bas, levant le groin en l'air et grognant, en remuant le bout de leur nez garni d'un clou pour les garder de fouir. Maintenant, toutes ces bêtes restaient dehors. Ma femme avait fait faire par Gustou une claire-voie pour mettre à la porte, et les poules et les habillés de soie n'entraient plus.
Dans l'été, d'ailleurs, on mettait la volaille dans l'îlot du moulin, où on avait fait une cabane pour la fermer la nuit, et elle y profitait beaucoup, cherchant des vers dans le terrain frais, les canards trouvant des lamproyons dans le sable mouillé, et toute cette poulaille mangeant tout plein de ces barbotes, de toutes ces bestioles, qui se trouvent dans les feuilles et dans les herbes, sur le bord de l'eau.
Ah! la Suzette était à bonne école, et faisait un bon apprentissage de ménagère. C'était une fille de bonne volonté, d'ailleurs, et forte, quoiqu'elle n'eût que dans les seize ans. Quand elle faisait cuire pour les cochons elle n'avait pas besoin de personne, pour monter et descendre la grande oulle; et elle revenait lestement de la fontaine, avec ses deux seilles d'eau, sans souffler tant seulement. Avec ça, un bon caractère, brin méchante, toujours riant, et prête à faire ce qu'on lui commandait.
Moi, j'étais heureux, je ne dis pas comme un roi, parce que je ne crois pas qu'on puisse être heureux dans cette place-là, mais heureux comme un homme qui est bien sain, qui ne manque de rien de ce qui est nécessaire pour vivre, qui a une maison plaisante, point de dettes, une femme qu'il aime et dont il est sûr, et ne voit autour de lui que des figures contentes.
Je dis, contentes, mais avec ça je voyais que mon oncle, depuis quelque temps, avait quelque chose qui le tracassait plus fort. Chez nous, il ne le donnait pas à connaître, à cause de ma femme, pour ne pas la tourmenter, mais dehors, il n'était plus content comme autrefois, ni si plaisant, lui qui avait de si bonnes rencontres. Je me doutais bien de quoi c'était, ou pour mieux dire je le savais. Tout le monde par chez nous disait que Bonaparte allait se faire nommer empereur. Le curé Pinot le prêchait le dimanche, et disait qu'on allait envoyer aux galères les rouges et les socialistes; c'était tout son refrain. Ça n'était pas les bavardages du curé, qui n'avait guère de cervelle et n'avait jamais su tenir sa langue, qui inquiétaient mon oncle. Il se disait que ça n'irait peut-être pas tout seul à Paris; alors qui serait le maître? c'est ça qui le poignait. Il espérait que les faubourgs allaient se lever en masse comme autrefois, en quoi il se trompait comme on l'a vu; à qui la faute, ça n'est pas à moi de le dire.
Lajarthe venait souvent nous voir le dimanche, et on lui disait les nouvelles du journal, et lui nous apportait tout ce qu'il oyait dire, de çà, de là, en allant travailler dans le pays.—Chez nous, bonnes gens, disait-il, je n'ai jamais rien vu de pareil, tout le monde est ensorcelé ou peu s'en faut, il n'y a rien à espérer de ce côté; tous nos paysans se laisseront mener comme un troupeau de brebis. Dernièrement j'étais à Savignac, et j'entendais ce mauvais Pierrichou le chiffonnier qui disait: Si les pauvres gagnent, nous sommes tous perdus! comme s'il y risquait quelque chose.
—Dans le Midi, disait mon oncle, les gens ne sont pas aussi innocents que chez nous, et ils n'ont pas l'air de vouloir se laisser brider par Bonaparte et sa bande. Si Paris marchait, tout irait bien, de tous les côtés on se lèverait et on balayerait ces gens-là. Mais tout ça, c'est toujours du sang qui va couler, et c'est triste de penser qu'il y a des gens qui vont mourir, parce qu'il plaît à un homme perdu de dettes de faire un coup pour gagner le pouvoir et la caisse.
Moi, entendant tout ça, je me tracassais aussi de ce qui allait arriver, et des malheurs qui pourraient s'en suivre, pour toute la France en général. Mais je dois le dire, j'étais aussi un peu inquiet à cause de mon oncle. Pourvu, me pensais-je, qu'on ne s'en prenne pas à lui par ici: il n'est qu'un paysan, mais avec ça dans les commencements de la République, les gens l'écoutaient bien et faisaient ce qu'il leur conseillait. Quand il y avait quelque mot d'ordre à donner par chez nous, c'est à lui qu'on le faisait savoir, car il était connu et avait connaissance de plusieurs qui étaient les chefs du parti à Périgueux. Et puis, il était abonné à la Ruche du citoyen Marc Dufraisse, qui était le grand épouvantail des bourgeois périgordins. Rien que ça, c'était assez; mais en plus, il faut dire que mon oncle était un homme carré comme un pied de coffre, qui ne se gênait pas pour dire ce qu'il avait sur le cœur. Je pensais aussi que d'aucuns lui voulaient mal, comme M. Lacaud, notre ancien maire, qui l'était redevenu, et ce Laguyonias, qui était le grand cabaleur des gens de Bonaparte. Ils avaient bien choisi pour la ruse, la menterie, l'habileté à tromper; mais autrement c'était une canaille. Ces individus, qui en veulent à mon oncle, me disais-je, et qui sont du parti de Bonaparte, pourraient bien lui faire quelque méchant tour. Et quand je venais à penser à la manière dont les gendarmes d'Excideuil l'avaient regardé un jour de marché, comme je l'ai raconté, je me disais qu'il devait être signalé comme un homme dangereux. Oui, dangereux, c'est comme ça qu'en ce temps-là les gens en place et leurs estafiers appelaient les républicains qui ne craignaient pas de parler tout haut, comme c'était leur droit de citoyens. Ah! et puis il y avait une autre bêtise, sa barbe aussi, je l'ai déjà dit, qui le faisait passer pour un homme capable de tout. Je ne sais qui leur avait cogné ça dans la tête. Maintenant, ils ne sont pas si bêtes; moi j'ai une barbe plus longue que celle de mon oncle et personne n'y fait attention.
Cette année-là, nous avions un cochon qui était si bonne bête, joint à ce qu'il était bien soigné par la Suzette, qu'au mois de novembre il était fin gras, et que quinze jours après la Toussaint, il ne pouvait plus se lever de dessus sa paillade; il fallut donc faire venir Jeantain de chez Puyadou pour le tuer. Jamais nous n'en avions eu un qui eut d'aussi beau lard. Le lendemain, on fit toutes les affaires, des boudins, des andouilles, des saucisses, du confit et des grillons. Jeantain était resté pour couper la viande, et le soir il nous fit faire la soupe à l'eau de boudin. Il disait que c'était bon mais moi je trouvais que ça sentait trop le graillon. Dans le temps qu'il resta chez nous, il nous raconta que le mercredi d'avant, étant à Périgueux, il avait ouï dire qu'il se préparait quelque chose; quoi, on ne savait au juste, mais à des ordres donnés, à des consignes nouvelles, à des changements d'employés du gouvernement, on soupçonnait qu'il se mitonnait quelque coup. Et puis les gens en place, ceux qui étaient connus pour haïr la République, et c'était les plus nombreux, presque tous, quoique ne sachant rien de sur et certain, sentant venir la chose, étaient insolents plus que jamais. On ne les entendait parler que de supprimer les journaux rouges, et d'envoyer les journalistes et tous ceux qui égaraient le peuple crever par delà les mers.
Il n'y a pas de fumée sans feu, comme on dit. Dans les premiers jours du mois de décembre, nous apprîmes ce qui se passait à Paris. Des départements, pas grand'chose, sinon que dans le Midi et dans la Bourgogne on se battait. Mais à cette époque, tenir Paris, c'était tout; quand on tient la tête on tient le corps, et puisque Paris ne s'était pas levé en masse, tout était perdu.
Un matin, nous déjeunions sans mot dire, assez tracassés, lorsque nous allons entendre des pas de chevaux dans la cour, et puis des gens qui venaient. Quand ils furent sur l'escalier de pierre, oyant les grosses bottes et les éperons, nous nous regardâmes tous avec la même pensée: ce sont les gendarmes!
Et en effet, c'était eux. Ils poussèrent la porte et entrèrent, puis le plus vieux dit:—Sicaire Nogaret, au nom de la loi, je vous arrête; il faut nous suivre.
Là-dessus ma femme jette un cri et devient pâle comme la mort, et le petit qui s'était endormi au téton de sa mère, réveillé d'un coup, pleurait et criait.
Cependant mon oncle disait aux gendarmes:
—Au nom de la loi, vous dites; et quelle est cette loi qui permet d'arrêter un citoyen qui n'a ni tué, ni volé, ni fait rien de mal?
—Ça ne nous regarde pas, nous avons des ordres, il faut nous suivre de suite.
—C'est bien, dit mon oncle, laissez-moi prendre mes souliers.
Pendant ce temps, j'essayai de tirer quelques explications des gendarmes, mais ils n'avaient d'autre réponse, sinon qu'ils avaient reçu des ordres. Je me figurais qu'ils allaient le mener à Excideuil, mais ils me dirent que c'était à Périgueux.
Le pauvre Gustou avait reçu comme un coup de masse sur la tête, et restait là, la bouche ouverte, ne disant mot. La Suzette geignait dans son tablier, et ma femme tout en pleurant, renversée sur une chaise, essayait de consoler son petit.
—Gustou, dis-je, va seller la jument.
Puis j'emmenai ma femme dans la grande chambre:
—Donne-moi une chemise, des bas, des mouchoirs; que veux-tu, on ne peut pas le garder, il n'a rien fait: que diable, on ne peut pas mettre un homme en prison, seulement parce qu'il n'aime pas Bonaparte. Allons, console-toi, je vais l'accompagner à Périgueux, et là je verrai M. Masfrangeas; peut-être qu'il nous aidera à le sortir de prison.
La pauvre créature, tenant d'un bras son petit serré contre elle, de l'autre prenait dans la lingère les affaires qu'il fallait; mais elle faisait ça machinalement, sans parler, ne sachant trop où elle en était. Je pliai tout dans une serviette, et je lui dis: Reste là; je ne voulais pas qu'elle vît mon oncle partir. Mais lui vint avec un air tranquille, et l'embrassa en lui recommandant bien de ne pas se faire du mauvais sang, qu'on ne le garderait pas.
Elle ne disait rien et pleurait. Sa poitrine se soulevait, étouffant de gros soupirs. Nous sortîmes, mais quand elle entendit les gendarmes descendre l'escalier, emmenant mon oncle, elle jeta un grand cri, et tomba par terre. Le pauvre oncle, entendant ce cri, voulut remonter, mais les gendarmes l'attrapèrent par le bras et l'emmenèrent. Moi j'étais remonté vitement, et avec la Suzette je mis ma pauvre femme sur un lit, et je la fis revenir avec du vinaigre. Je restai ensuite un moment avec elle, tandis que la Suzette tenait le petit, et je m'efforçai de la consoler, et de l'arraisonner. Pour lui faire reprendre courage, je lui disais que probablement mon oncle reviendrait avec moi, mais je ne le croyais pas. Enfin, elle se remit un peu, descendit du lit, et la voyant plus tranquille je m'en allai, en disant à Gustou de rester à la maison en tout cas.
Je pris la jument à l'écurie, et tenant le paquet attaché dans la serviette, je la fis courir un peu pour les rattraper. Je me disais en moi-même: L'auront-ils attaché? Quand je fus tout près d'eux, je vis que non, et je sus, après, que l'un des gendarmes, avant de monter à cheval au départ, avait tiré ses chaînes. Mais mon oncle l'avait regardé dans les yeux et lui avait dit:—Est-ce que vous voulez attacher comme un voleur un ancien maréchal des logis de chasseurs d'Afrique qui est innocent de tout crime? Je vous promets de ne pas chercher à me sauver.
Le plus jeune qui avait la chaîne, un Corse méchant, voulait l'attacher quand même, mais l'autre, un vieux brisquard qui avait femme et enfants, et n'était pas mauvais diable au fond, dit à son camarade:
—Je le connais, il ne se sauvera pas, laissons-le libre.
Lorsque je les eus rejoints, je descendis menant la jument par la bride, et mon oncle me dit:—Hé bien et Nancy? et le drole?
—Elle est mieux maintenant, et le petit dort.
Quand nous fûmes à Coulaures, les gens furent bien étonnés de voir le meunier du Frau entre deux gendarmes, et tout de suite ils se doutèrent de quoi il retournait, sachant bien que Sicaire Nogaret ne pouvait être arrêté pour aucune mauvaise action. Malgré ça, c'est triste à dire, il y eut de nos connaissances qui nous laissèrent passer sans nous parler, et d'autres rentrèrent chez eux, honteux de ne pas seulement dire bonjour au prisonnier, et n'osant le faire, crainte de se compromettre. Mais les Puyadou ne firent pas ainsi; ils vinrent au milieu de la route lui toucher de main, et la petite vieille l'embrassa, en criant tout haut et clair:—Si on met les braves gens en prison, qu'est-ce donc que ceux-là qui les y font mettre?
Là-dessus, le Corse dit:
—Allons! allons! marchons! et nous repartîmes.
Le long de la grande route, les gens nous regardaient passer, et ne disaient rien, tout épeurés. A Savignac, ce fut comme à Coulaures: les uns nous regardaient tristement; d'autres rentraient chez eux. Quelques bourgeois et messieurs qui se trouvaient là, dans un café, se mirent à la fenêtre et devant la porte, et ricanaient en nous voyant passer. Devant l'auberge du Cheval-Blanc, nous ne vîmes personne; pourtant Lajaunias n'était pas bien capon, mais peut-être il n'était pas chez lui. A la sortie du bourg presque, cependant, un cordonnier déjà sur l'âge, tout grisonnant, sortit de sa boutique, le tranchet à la main, comme s'il eût voulu tomber sur les gendarmes. Quand il fut tout près de nous, il leva sa casquette et s'écria en regardant les gendarmes, les yeux pleins de colère:—Salut aux bons citoyens persécutés!
—Merci Lafont, merci, dit mon oncle, en lui faisant signe de la main, et nous passâmes.
En arrivant à Saint-Vincent, je vis qu'il y avait deux chevaux de gendarmes, attachés devant la porte d'une auberge où se faisait la correspondance. Quelque ouvrier de la forge nous ayant vus, le dit aux autres et ils sortirent tous, et en tête ce grand à qui nous avions parlé un jour en revenant de Périgueux.
—Tonnerre de Dieu! cria-t-il, voilà qu'on emmène Nogaret! Et les gendarmes eurent beau faire, ces forgerons vinrent lui serrer la main. Ils nous suivirent jusqu'à l'auberge où les gendarmes d'Excideuil remirent leur prisonnier à ceux de Périgueux, et là nous trinquâmes, et tous se regardant dans les yeux, dirent:—A la santé de la Marianne! A la prochaine sortie de Nogaret! Les gendarmes de Périgueux, cependant, demandaient des renseignements à leurs camarades et se consultaient; puis ils dirent:—Allons! il faut partir.
Au moment où nous quittions l'auberge, les forgerons levèrent leurs casquettes et crièrent:—Bon courage, Nogaret! Vive la République! Après que nous eûmes marché un quart d'heure, les gendarmes s'arrêtèrent et descendirent de cheval, pour faire ce qu'ils n'avaient pas osé faire devant les forgerons. L'un d'eux prit une chaîne dans ses fontes et dit à mon oncle:
—Donnez vos mains!
—Comment! dit mon oncle, vos camarades ne m'ont pas attaché; je vous promets de vous suivre tranquillement.
Et j'appuyai de mon côté:—Ne craignez rien, il ne se sauvera pas.
—Avec ça, dit celui qui tenait la chaîne, que ça vaut quelque chose, la parole d'un rouge. Quand on a affaire à des gens comme ça, il faut prendre ses précautions. Allons! donnez les mains! et en même temps ils les prirent brutalement, et cadenassèrent chaque poignet.
Mon oncle devint pâle et me regarda, et nos yeux se parlèrent:
—Ha! brigand de Bonaparte!
Les gendarmes remontés à cheval nous nous remîmes en route.—Avec ces petits bracelets, dit l'un, nous sommes sûrs de notre démoc-soc; ça serait dommage de l'échapper, vu qu'on va le fusiller, ou tout au moins l'envoyer crever à Cayenne.
—C'est comme ça, répondait l'autre, qu'on devrait faire à toute cette crapule, qui ne veut que sang et pillage; à tous ces meurt-de-faim de partageux.
Et tout le temps ce n'était que des paroles comme ça, ignobles, et des propos dégoûtants. On voyait bien qu'on avait monté la tête de ces gens-là, car ordinairement ils emmènent sans mot dire les plus grands coquins comme Delcouderc. Moi je n'avais rien dit depuis que nous avions quitté Savignac, mais la colère me monta à la figure:—Ah ça! leur criai-je, vous êtes chargés de conduire le prisonnier, et non pas de l'insulter! C'est brave, à vous autres, d'agoniser de sottises un homme qui a les deux mains attachées!
Ils se retournèrent sur leur selle:
—Vous, vous allez nous foutre le camp de là!
—La route est à tout le monde, j'ai le droit d'y marcher, et j'y marcherai!
Ils s'arrêtèrent.
—Vous savez, dit l'un en fouillant dans sa fonte, si vous faites le méchant, nous avons une autre paire de bracelets!
—Hélie! dit mon oncle, songe à ta femme...à la maison: reste en arrière.
Je m'arrêtai sans rien dire, et je suivis à vingt pas.
Quel voyage! Encore aujourd'hui, je n'y pense pas sans colère.
La prison étant presque à l'entrée de la ville, sur Tourny, nous ne vîmes guère personne en arrivant; il faisait froid; ce n'était pas le temps de se promener. Les gendarmes s'arrêtèrent à la porte, et le guichetier étant venu, ils lui dirent:
—Voilà du gibier!
Et l'autre ricana.
—Ha! ha! ça donne depuis deux jours!
Nous nous embrassâmes bien fort, mon oncle et moi; il prit son paquet et suivit un geôlier, après quoi la lourde porte se referma.
Après avoir mis ma bête à l'écurie, je m'en fus vite pour voir M. Masfrangeas. J'entrai dans mon ancien bureau, où on me dit qu'il venait d'être appelé par le secrétaire général.
J'attendis un quart d'heure dans le corridor, puis je le vis venir.
—Mon oncle est arrêté!
—Que me dis-tu là!
—On vient de le fermer en prison.
—Attends-moi une minute, il faut que je sorte, je prends mon chapeau.
Quand nous fûmes dehors, je contai à M. Masfrangeas tout ce qui s'était passé.
Il pensa un moment, et me dit:
—Ecoute, ce que tu as de mieux à faire, c'est de t'en retourner au Frau. Ça ne t'avancerait à rien de rester ici, tu ne pourrais pas voir ton oncle, il y a une consigne très sévère. Moi, je ferai mon possible pour le tirer de là... Je parlerai au Préfet, je tâcherai de faire agir quelqu'un près du procureur...
—Mais pensez-vous réussir?
—Je n'en sais rien du tout, mon pauvre ami. Les ordres de Paris sont très rigoureux; mais je ferai l'impossible, tu le sais bien.
Je quittai M. Masfrangeas pas trop content, comme on pense, et je m'en fus à l'auberge. Lorsque la jument eut fini de manger sa civade, je repartis. Mes idées étaient bien tristes tout le long du chemin. Par moments je me disais: Ça n'est pas possible, on ne peut pas arracher comme ça un homme à son pays natal, à sa maison, pour le mettre en prison ou aux galères, rien que parce que c'est un républicain ferme et courageux. Il y a encore des honnêtes gens en France, qui ne souffriraient pas ça; l'opinion publique se soulèverait. Je me faisais là-dessus des idées folles qui me donnaient de l'espoir; mais tantôt après, quand je venais à penser comme les honnêtes gens étaient couards dans ces affaires, et combien Bonaparte et sa bande avaient de l'audace, je me disais que tout cela pouvait arriver sans que personne bronchât; et en effet tout ça s'est vu: des hommes, des femmes, des enfants ont été fusillés, éventrés par les baïonnettes; d'autres sont allés mourir à Lambessa minés par la fièvre et le chagrin, ou à Cayenne de la guillotine sèche. Bien sûr des milliers et des millions de gens pensaient qu'après tout, ces transportés n'étaient pas des scélérats, et que c'était une abomination de les envoyer mourir comme ça loin de la Patrie; mais personne n'a rien dit; la peur et l'égoïsme ont fermé toutes les bouches, et ce grand crime s'est accompli.
Il était sur les neuf heures du soir quand je fus au Frau. Je trouvai ma femme au lit, avec la fièvre, dormant un moment, et se réveillant en sursaut, la tête pleine de mauvais rêves. Le petit pleurait, lui, et lorsque sa mère lui donnait le téton, il le prenait et le lâchait d'abord.
A la cuisine, Gustou me dit qu'il était venu des messieurs avec le maire, M. Lacaud, et qu'ils avaient fait une perquisition dans la maison, et au moulin dans la chambre de mon oncle, fouillant les tiroirs, retournant tout dans le vieux cabinet, pour trouver des papiers et des listes d'une société, à ce qu'ils disaient entre eux. Heureusement, un mois auparavant, mon oncle, qui sentait venir le coup, avait mis des lettres et d'autres papiers dans une cache introuvable pour les plus fins limiers. Ces messieurs avaient trouvé seulement des vieux numéros de la Ruche et des petits livres républicains; mais de papiers et d'écritures point. Pour qu'il ne fût pas le dit, qu'ils s'en retournaient comme ils étaient venus, ils avaient saisi les journaux et les petits livres.
Je ne veux pas dire le nom de ces hommes qui avaient accepté, et dont l'un avait même demandé cette vilaine commission, pour faire valoir son dévouement à Bonaparte, et obtenir de l'avancement. Je ne le dis pas à cause de leurs fils, qui heureusement, valent mieux que leurs pères et sont de bons citoyens.
Le lendemain de grand matin, ma femme me dit: Mon lait est gâté, je n'en ai presque plus, je ne peux plus nourrir mon drole... Et elle se mit à pleurer à chaudes larmes.
Heureusement, le petit avait un peu plus d'un an, et avec du lait que nous prenions à Puygolfier, où la demoiselle tenait une brette, il finit par prendre le dessus; mais ce ne fut pas sans peine. Ma femme se remit aussi, mais elle était bien triste, et ne mangeait quasi pas, en voyant au bout de la table la place vide du pauvre oncle. Quelques jours se passèrent, et nous nous inquiétions de ne rien savoir, lorsque Brizon m'apporta une lettre de M. Masfrangeas qui me mandait qu'il avait vu mon oncle; qu'il n'était point malade, et que à part qu'il s'ennuyait de nous, il était aussi bien que possible. Il ajoutait qu'il avait bon espoir de le tirer de là, puisqu'on n'avait rien trouvé au Frau en fait de papiers dangereux. A la vérité, il y avait des dénonciations contre lui, et tous les rapports du maire et des gendarmes le chargeaient fort d'être un de ceux qui prêchaient les paysans, un rouge dangereux. Mais il avait plaidé le contraire, disant que des dénonciations comme celles d'un Laguyonias ne pouvaient pas nuire à un honnête homme, et que quant aux rapports du maire, il y avait entre M. Lacaud et lui une vieille haine qui les rendait suspects. En finale, M. Masfrangeas nous admonestait de prendre courage, et de ne pas nous chagriner plus que de raison.
La demoiselle Ponsie était toute malheureuse de savoir mon oncle en prison. Elle n'entendait pas la politique, la pauvre, et elle ne comprenait pas comment on pouvait enfermer un si brave homme; tous les jours elle descendait voir si on l'avait lâché.
Un qui était comme fou de ça, c'était le pauvre Lajarthe.—Si encore, disait-il, on m'avait pris, moi qui n'ai pas de maison à faire aller, point de famille, rien, ça ne serait pas une affaire; mais aller mettre en prison la crème des hommes! qui a rendu plus de services autour de lui que Bonaparte n'a fait de mal, et ça n'est pas peu dire! Quel tas de canailles! Mais on n'avait pas mis Lajarthe dedans; ça n'aurait pas produit assez d'effet dans le pays, un pauvre diable de tailleur à la journée, ne sachant guère parler français, ça n'en valait pas la peine. Il fallait que ça fût un de ceux qu'on regardait comme un des principaux du parti dans le canton, et un paysan, comme tous ces paysans qu'il s'agissait d'épeurer, pour leur faire voter l'Empire.
Quand il travaillait dans les environs, Lajarthe venait souvent à la veillée pour savoir si nous avions des nouvelles et bon espoir. Et il s'en allait toujours en disant:—Ces brigands-là finiront bien sans doute par le lâcher! Mais on voyait bien qu'il avait peur que non.
Un soir, nous étions là tous autour du foyer, et après avoir tourné et retourné toutes les chances et malchances, nous ne savions que croire, et nous regardions les braises que je tisonnais avec un bâton. On n'entendait au dehors que le bruit de l'écluse et au dedans que le lent tic-tac de la pendule, quand tout à coup nous entendons monter l'escalier. C'est lui! pensâmes-nous tous en même temps, et nous voici tous debout, tandis que la porte s'ouvrait. Déjà Nancy était crochée autour de son cou, et l'embrassait sans rien dire en pleurant, et elle ne le lâchait plus, comme si elle eût crainte qu'on revînt le chercher. Lui, l'embrassait tout doucement au front en la tenant par la taille, et enfin il la ramena vers le foyer avec de bonnes paroles. Alors ce fut notre tour et nous l'embrassâmes tous, ma foi, jusqu'à Gustou, jusqu'à Lajarthe, quoique nous autres paysans nous ne soyons pas de grands embrasseurs. Comme le petit Lélie dormait, mon oncle alla lui faire un poutou dans le lit.
Après ça, ma femme lui appareilla à souper, mais il n'avait guère faim et ne mangea qu'un tout petit morceau de quartier d'oie passé à la poêle. En mangeant, il nous raconta comment ils étaient traités à la prison, et c'était assez mal. Ils étaient là plusieurs, enfermés ensemble dans la même chambrée, pour la même cause, et les geôliers les regardaient d'un mauvais œil, et les traitaient plus mal que les voleurs, leurs pensionnaires d'habitude. Il nous dit aussi que M. Masfrangeas avait eu bien du mal à le faire lâcher, et qu'on ne l'avait fait, qu'en ce qu'il s'était engagé formellement, et avait promis pour mon oncle, qu'il se tiendrait coi. Il avait su aussi tous les méchants rapports que le fameux Lacaud avait faits contre lui.
—Quelle canaille! s'écriait Lajarthe. Voilà deux hommes dont les grands-pères étaient amis comme deux frères; deux hommes qui, étant petits, se tutoyaient et s'amusaient ensemble, et voici que l'un d'eux dénonce l'autre, et fait tout ce qu'il peut pour l'envoyer mourir delà les mers! Quelle canaille!
Quand mon oncle eut fini de souper, je fus chercher de l'eau-de-vie pour choquer de verre tous ensemble à l'occasion de son retour.
Revenus devant le feu, nous devisions tout doucement de toutes les choses qui s'étaient passées depuis un mois; mais, après le premier moment de contentement en retrouvant sa maison, sa famille et ses amis, nous nous aperçûmes que mon oncle était redevenu triste. Ma femme le lui dit et alors il lui répondit:
—C'est que vois-tu, ma fille, je pense à ceux que j'ai laissés à la prison, à ceux qu'à cette heure on transporte, entassés dans la cale des vaisseaux, en Afrique ou à Cayenne, où les attend la mort...
Et nous restâmes tous bouche close, les yeux dans le foyer.
Le premier jour de l'année 1852 fut triste à la maison. Ailleurs, dans la commune et partout on se réjouissait. Il semblait à tous ces pauvres gens épeurés par les arrestations, par le récit des fusillades et des transportations, et menés par les maires et les curés, que Bonaparte dût les rendre tous riches et heureux. Les gens qui ne sont pas à leur aise sont comme les malades, ça les soulage de changer de position; mais ça n'est jamais pour longtemps. Que de gens se figuraient bonnement que c'était eux qui avaient gagné à ce changement, tandis qu'ils n'avaient fait que changer de misère. En attendant de s'apercevoir de ça, ils étaient contents d'être dans le parti le plus fort, de faire partie des sept millions quatre cent et tant de mille, qui avaient voté Oui.
Comme bien on pense, tout était changé chez nous; M. Lacaud étant revenu à la mairie comme je l'ai dit, le pauvre Migot n'était plus rien, ce qui lui doulait fort, car il avait pris goût à l'écharpe. Quant à mon oncle, il ne s'occupait plus de politique, et même il ne sortait guère de chez nous, dans les premiers temps qu'il fut revenu, histoire de fuir les occasions. Il y avait, à cette manière de faire, doux bonnes raisons: d'abord ça n'aurait servi de rien, et ensuite M. Masfrangeas s'était engagé en son nom; la moindre chose lui aurait fait des affaires à la Préfecture. Ça lui coûtait bien tout de même à mon oncle, car il était de ceux qui ne se rendent que morts; mais il avait trop d'obligations à son ami, pour ne pas éviter tout ce qui aurait pu le compromettre. C'était donc le mieux, pour lui, de rester tranquille quelque temps, pour laisser passer le fort de la bourrasque. Les gens ne nous voulaient point mal, de n'être pas de leur avis, mais avec ça, ils n'aimaient pas trop nous parler longtemps, dans les foires ou les marchés, de crainte qu'on crût qu'ils étaient de notre bord. Mais il y avait aussi quelques mauvaises canailles, qui tâchaient de se venger de ce que mon oncle les avait empêchés de finir de dévorer ce qui restait à Puygolfier. Le plus enragé était ce méchant goujat de Laguyonias, qui disait partout que c'était malheureux de voir des scélérats, comme mon oncle, libres chez eux, tandis qu'ils devraient être à casser des pierres en Afrique. Mais, comme au fond cet individu était méprisé de tout le monde, ses clabauderies ne faisaient aucun effet.
Mon oncle restait donc chez nous, et c'était moi qui faisais les affaires du dehors, à Excideuil et ailleurs. Ma femme avait beaucoup d'idées, pour des arrangements qui rendaient le Frau plus plaisant, et c'était mon oncle qui les faisait. Quand la saison fut venue, au mois de février, il arrangea le chemin qui de notre jardin allait à la fontaine, et en fit une jolie allée qu'il planta de pommiers et de pruniers. La vieille fontaine aussi fut réparée, et autour du gros fraisse qui lui faisait de l'ombre, il fit un banc de pierre, où il faisait bon se reposer par les temps de chaleur. Après ça, le jardin fut soigné et bien arrangé; ses allées furent alignées et sablées, avec de la petite grave de rivière. Le long de l'allée du milieu, qui était plus large que les autres, ma femme planta ou sema des bouquets, comme des rosiers, des lis, des muguets, des passe-roses, des giroflées, d'autres qui sentaient bon, comme du basilic, de la menthe, du thym, de la lavande. Au bout de cette allée, mon oncle remonta un cabinet de verdure dont le bois était tombé en pourriture, et comme le chèvrefeuille était vigoureux et foisonnait, la même année il y eut de l'ombre.
Quand il ne faisait pas quelque besogne comme ça, mon oncle aimait à tenir le petit Hélie, à le promener, et quand le drole commença de marcher, il le menait tout doucement par la main.
L'hiver se passa assez bien, tout allant à peu près, malgré le mal vouloir de quelques coquins dont j'ai parlé, qui se servaient de la politique pour tâcher de nous nuire. Mais on a beau faire, chez nous autres paysans, on ne comprend pas les haines politiques, et quand même ceux qui nous voulaient mal auraient valu quelque chose, on ne les aurait point écoutés.
C'est bien vrai que cette sagesse commence à s'en aller, et que l'on trouve maintenant, dans des petites communes, des voisins qui se mangeraient les foies pour des questions de partis. Je crois bien que souvent la politique n'est que la couverture de ce mal vouloir, et que si ce n'était pas ça qui les rendrait ennemis, ça serait autre chose. Autrefois les querelles étaient entre papistes et parpaillots, et elles ont fait couler pas mal de sang chez nous en Périgord, sans parler d'ailleurs. C'est qu'il y a dans nous tous un vieux fond noiseur et batailleur qui a besoin de se faire jour. Aujourd'hui, on se bat dans les élections à coups de morceaux de papier, comme autrefois on se battait à coups de mousquets, de piques, de flèches, de pierres. Les bonnes gens qui accusent la liberté que nous avons aujourd'hui de faire naître ces haines ne pensent pas à tout ça.
Notre petit train de vie était réglé chez nous, et voici comment ça marchait. Le matin à la pointe du jour, nous nous levions, et, après que nous avions fait une frotte et bu un coup, Gustou allait soigner les bêtes, et moi j'allais ouvrir le moulin. S'il y avait du blé à moudre, je montais le sac contre la trémie et j'ouvrais la pelle. Après que j'avais réglé les meules, et que je sentais entre mes doigts que la farine venait bonne, nous allions avec mon oncle lever les verveux, ou les cordes s'il y en avait de tendues, et je mettais le poisson dans le réservoir. A huit heures, nous mangions la soupe ou les châtaignes; à midi on dînait, et ensuite Gustou ou moi, nous allions rendre la farine. Celui qui restait faisait moudre pour les petites pratiques qui venaient au moulin, portant leurs deux ou trois quartes de blé sur une bourrique. Vers les trois heures et demie, nous faisions collation, et s'il y avait quelqu'un au moulin, nous l'engagions à monter avec nous. Le soir, il était près des huit heures ordinairement, lorsque nous soupions. Tout ça n'était pas réglé à la minute, ça dépendait du travail; il y avait des fois où nous soupions à sept heures l'hiver, et à neuf dans l'été.
Voilà pour le travail du moulin. Mais en plus de ça, nous avions gardé à notre main assez de terres et de vignes, pour nous occuper les uns et les autres. Le travail changeait comme de juste avec les saisons. Au printemps il fallait donner quelques façons, enter des arbres et sarcler les blés. L'été, c'était les foins, la moisson, les battaisons. Plus tard, il y avait la récolte de la Saint-Michel, les vendanges, les noix et les châtaignes à ramasser, et les labours à faire. L'hiver il y avait les prés à nettoyer, la feuille à balayer dans les bois pour faire la paillade au bétail. Les occupations ne nous manquaient pas, comme on voit, et nous faisions tout ça nous seuls. Par exemple, pour les vignes, on les fouissait toutes en deux jours: il venait une douzaine de voisins nous aider, et le second soir à souper, on faisait un peu de festin pour les remercier.
Les jeudis nous allions l'un ou l'autre, mon oncle ou moi, au marché d'Excideuil; c'est là où nous avions nos affaires, où nous trouvions notre monde. Ma femme y faisait vendre assez souvent par Suzette quelques paires de poulets ou de canards, et quelques douzaines d'œufs. Elle avait beaucoup augmenté le revenu de la basse-cour, sans grande dépense; ainsi, tous les ans, nous portions au marché de Périgueux une vingtaine de dindons, en gardant notre provision. Elle faisait venir de même beaucoup d'oies, qui profitaient vite ayant la rivière à deux pas, et quand il était temps, la Suzette les gorgeait: une fois fines grasses, on les tuait et on les vendait un bon prix, les foies, la graisse et tout.
Quand la bourrasque politique fut un peu passée, mon oncle se mit à faire du commerce sur les blés, et pour ça il allait assez souvent aussi à Cubjac, et à Thiviers le samedi. A part ces sorties, les jours se ressemblaient fort, car la vie de la campagne est toute unie, sans changements. Le dimanche, pour ça, quand le temps allait bien, nous prenions la chienne, et nous allions tâcher de tuer le lièvre, et lorsque nous en savions un c'était rare que nous ne le portions pas, car notre Finette était bonne, suivait des quatre heures de temps sans lâcher, et mon oncle ne manquait guère son coup; et puis il connaissait bien les postes. Lorsque nous avions tué un beau mâle dans les huit livres, nous l'envoyions à M. Masfrangeas, et nous faisions de même lorsque nous avions pris quelque belle pièce de poisson. Quand nous mangions le lièvre à la maison, il y avait toujours quelque ami à qui nous l'avions faire dire: c'était Lajarthe, ou le fils Roumy, ou Jeantain de chez Puyadou.
Dans l'après-midi du dimanche, je descendais quelquefois jusqu'au bourg, histoire de voir les gens, de parler à des amis, et à l'occasion, nous buvions une bouteille nous deux Roumy.
D'autres fois, avec mon oncle, nous faisions le tour de notre bien, les mains dans les poches de la veste, un brin de marjolaine aux dents, nous arrêtant à chaque pièce, pour voir comment levait le blé, ou si la luzerne naissait bien, ou si le blé rouge s'épiait, ou si les noyers avaient des noix. On n'a pas d'idée du plaisir que nous avons, nous autres paysans, de voir naître, croître et mûrir le grain que nous avons semé; d'enfoncer nos sabots dans la terre que nous avons tant de fois retournée avec l'araire; de suivre le champ que nous connaissons sillon par sillon: ici il y a une mouillère; là, à cette place, on ne peut pas faire perdre le chiendent; et on se dit: Lorsque nous bladions dans ce fond, il faisait mauvais temps, aussi le blé est plein de coquelicots. Ce plaisir est autre chose que celui du riche, qui visite ses domaines qu'il ne cultive pas. Le plaisir de celui-ci est plein de vanité, et tout à la surface, comme s'il avait une belle femme, pour la vue seulement. Mais pour le paysan, c'est comme un vrai mariage entre la terre et lui; il la tient, la possède, la tourne, la retourne, la façonne à sa mode, la soigne avec grand amour, et jouit en la voyant fécondée par son travail. Et nos vignes donc! C'est là que nous nous arrêtions longuement, marchant pas à pas, regardant chaque pied l'un après l'autre, épiant les boutons à leur sortie, les comptant, comptant les formes, faisant des comparaisons d'années. Ah, c'était surtout notre vieille vigne, celle qui nous donnait ce bon vin dont nous ne buvions pas tous les jours; c'est celle-là qui était bien soignée et travaillée! Nous faisions de bon terreau avec des feuilles pour mettre aux endroits les plus maigres, et tous les ans nous y portions quelques tombereaux de terre pour l'arranger. C'en était risible; quand nous trouvions par là quelque vieille savate, ou quelque mauvaise peille de drap, nous la portions à la vigne pour l'enterrer au pied d'un cep. Et s'il y en avait quelqu'un de malade nous le déchaussions, et nous y mettions autour du purin de l'étable. C'était bien des soins, mais ils ne nous coûtaient pas: et puis, quand les grappes se gonflaient comme le tétin d'une femme grosse, quel plaisir de les voir profiter, et passer du rouge clair au brun noir et comme velouté!
D'aucunes fois, mon oncle nous laissait, ma femme et moi, deviser et nous promener aux alentours de la maison, et s'en montait dans sa chambre du moulin, lire un de ces vieux livres des grands hommes de l'antiquité. Il disait qu'il y avait de ces vies dont il ne s'était jamais lassé, comme celle de Caton et de Phocion, qu'il préférait à toutes les autres. C'était une chose pas ordinaire, cette lecture, pour un paysan un peu dégrossi seulement par l'école et le régiment. Le hasard avait voulu que ces livres se fussent trouvés dans un tas de vieilleries, achetées par mon grand-père à l'encan, et mon oncle en faisait son profit, et nous tous aussi.
Le 21 novembre de cette année-là, et le 22, on vota chez nous, comme dans toute la France, pour le rétablissement de l'Empire. Au Frau nous nous demandions, mon oncle et moi, comment nous devions faire. Si nous avions été bien libres, nous aurions été mettre un Non dans la boîte de M. Lacaud; mais, à cause de M. Masfrangeas, il fut convenu que nous ne voterions pas. Lajarthe, qui était venu voir comment nous faisions, fit comme nous, et passa la journée au Frau. Ce qu'il y eut de joli dans notre commune, c'est que hormis nous trois, mon oncle, Lajarthe et moi, il n'y eut pas un manquant: tout le monde vota même ceux qui étaient dans leur lit. Le plus beau c'est que ce pauvre Gustou, qui, jusqu'alors, avait toujours voté avec les gens comme il faut, fut porté par M. Lacaud comme ayant voté Oui, car il n'y eut pas un Non dans la boîte, bien entendu. Notre maire pensait que Gustou, qui n'avait pas quitté le Frau ce jour-là, n'avait pas changé d'opinion, ou pour mieux dire de manière de voter; mais il se trompait beaucoup, car depuis qu'on avait mis mon oncle en prison, il se serait fait couper en morceaux plutôt que de voter pour Bonaparte.
Notre maire nous en voulut beaucoup, de n'avoir pas pu envoyer un procès-verbal avec autant de Oui que d'électeurs. Il ne s'en fallait que de trois, ça n'était rien, mais avec ça, il en fut très vexé, vu que d'autres maires de par là avaient obtenu par les mêmes moyens que lui l'unanimité de Oui, et comme il couchait en joue la croix d'honneur, il craignait que ça ne lui fît du tort.
Pas bien longtemps après ce vote, nous étions allés au bourg, mon oncle et moi, pour nous arranger avec des scieurs de long qui devaient venir nous faire des planches. C'était un dimanche, et M. Lacaud se trouva là sur la place devant l'église, tout bouffi de graisse et d'importance comme toujours. Une grosse chaîne de montre en or s'étalait sur son ventre bedonné, et sa trogne rouge luisait sous un grand chapeau haut de forme. Il était là, les mains derrière le dos sous sa lévite, la tête en arrière, parlant à des gens de la commune du haut de sa grandeur. Lorsqu'il nous vit à quelques pas, il se tourna vers nous et, s'adressant à mon oncle avec sa grossièreté vaniteuse, lui dit:
—Vous avez bien mal reconnu la grâce qui vous a été faite, Nogaret; vous auriez dû voter au moins par reconnaissance pour celui qui pouvait vous envoyer à Cayenne et ne l'a pas fait.
Mon oncle le regarda de ses yeux clairs qui flambaient, en serrant les poings et les mâchoires; mais la pensée de Masfrangeas lui vint; il ne dit rien et s'en alla.
Moi, la colère m'avait monté, et, m'avançant vers ce gros enflé, je lui répondis rudement:
—Vous saurez, qu'on ne doit aucune reconnaissance à celui qui s'est emparé du droit de grâce, parce qu'il n'a pas fait à un citoyen tout le mal qu'il aurait pu lui faire injustement!
M. Lacaud ne s'attendait pas à cette réplique; il resta tout ébaubi, devint cramoisi, branla la tête d'un air menaçant, mais ne sut que dire.
Je crois que c'est la seule fois de ma vie que j'ai riposté un peu à propos. D'ordinaire j'ai l'esprit lent, et le mot me vient trop tard. Il m'est arrivé plus d'une fois de me dire en m'en allant: Animal! tu aurais bien pu dire ça ou ça.
Excepté ces paroles avec notre maire, nous restions bien tranquilles chez nous, ne nous mêlant de rien, ni de politique ni des affaires de la commune, et il nous semblait que cela étant ainsi, nous étions à l'abri de tout. Mais quand on a affaire à des mauvais gredins comme Laguyonias, et à des individus méchants et rancuniers comme M. Lacaud, on n'est jamais à l'abri de quelque mauvaise chicane, et nous ne tardâmes guère à nous en apercevoir.
Un jour que j'étais allé avec Gustou couper de la bruyère pour faire paillade à notre bétail, je vis venir un nommé Pasquetou, de Cronarzen, qui avait un bois touchant le nôtre. Quand il fut près de nous, il nous dit, sans tourner autour du pot, que nous coupions la bruyère sur un endroit qui n'était pas nôtre. Moi, c'était la première fois que je le voyais faire, et comme dans nos bois les limites ne marquent pas toujours très bien, je pensais que peut-être nous nous étions trompés. Mais Gustou répondit de suite à Pasquetou que c'était la troisième ou quatrième fois que lui y coupait la bruyère, sans parler des plus anciens de la maison, et que jamais il n'avait rien dit. Mais l'autre riposta que, s'il ne connaissait pas son droit auparavant, maintenant qu'il le connaissait, il voulait le faire valoir; et il ajouta que nous venions jusqu'au chemin qui s'en va vers Roulède. Gustou alors lui dit qu'ils étaient d'accord sur ça, mais que nous n'avions pas dépassé le chemin: à quoi Pasquetou répliquait que nous l'avions dépassé.
Pour faire comprendre ça, il faut dire que pour éviter un endroit un peu creux où l'eau s'assemblait, et où il y avait toujours de la fange, les gens qui passaient par là avec leurs charrettes avaient pris l'habitude de couper dans notre bois pour aller rejoindre, à cinquante pas de là, le chemin qui tournait un peu sur la droite. Comme il y avait longtemps que les gens faisaient comme ça, ce passage était devenu un véritable chemin bien frayé, pendant que la palène et la bruyère venaient dans le vrai chemin, mais pas assez tout de même pour qu'on ne le vît bien. Nous n'avions jamais rien dit aux voisins; c'était un peu de bruyère perdue, mais ça ne valait pas la peine d'en parler.
Quand je vis que Pasquetou s'entêtait à ça, et qu'il voulait nous faire lâcher de couper la bruyère, je lui dis de nous laisser tranquilles, et que, s'il avait des droits comme il le disait, il n'avait qu'à marcher.
Et en effet, il marcha, Pasquetou, et ça nous étonnait grandement, vu que nous avions toujours été bons voisins; mais nous pensions qu'il y avait quelqu'un qui le poussait. Le terrain disputé n'en valait pas la peine; il faisait un tiers de quartonnée, et ne valait pas cher, car il n'y avait pas de châtaigniers dessus. Il y en avait eu un autrefois, mais il n'en restait plus que la souche pourrie recouverte de terre et d'herbes. Ce châtaignier avait fait la limite autrefois, mais comme il n'existait plus, Pasquetou se fondait là-dessus, pour soutenir que notre limite était un gros châtaignier, contre lequel passait le chemin que les gens avaient fait chez nous.
Quoique ça fût peu de chose, quand on a droit, on ne veut pas se laisser manger par un mauvais voisin; et, devant le juge de paix, mon oncle déclara que, depuis qu'il avait souvenance, les siens et lui avaient toujours coupé la bruyère sur cet endroit sans contestations, et que nous continuerions à faire de même, jusqu'à ce que les tribunaux en auraient autrement ordonné.
Quelque temps après, vint au moulin ce gueux de Laguyonias, qui nous porta une assignation devant le tribunal de Périgueux; nous voilà obligés de prendre un avoué, un avocat et de plaider.
Nous ne manquions pas de témoins qui nous avaient toujours vu couper la bruyère sur le terrain en question; mais pour le passage, les uns ne se rappelaient pas bien où était le vrai chemin; d'autres n'avaient jamais passé que sur celui qui traversait notre bois. Le cadastre ne le marquait pas, en sorte que nous n'avions, pour soutenir notre droit, que la preuve de la jouissance.
Mais Pasquetou produisait un titre, où il était dit que son bois venait jusqu'au chemin qui était entre nous deux, et que ce chemin passait de notre côté, à raser un vieux châtaignier à trois mars, ou maîtresses branches, qui était sur notre fonds. Comme justement le châtaignier qui restait alors en avait trois, il se fondait là-dessus.
A l'audience, les gens de loi lurent des papiers à n'en plus finir, comme s'il se fut agi d'une affaire bien importante. Après ça, l'avocat de Pasquetou se leva pour plaider. Cet avocat avait une manie risible: tout en parlant, de sa main gauche il tenait sa robe serrée au corps et se penchait en avant, faisant craquer avec son gros ventre la boiserie où il s'appuyait, tendant le bras droit vers les juges, la main ouverte, comme s'il eût eu ses preuves dedans, et qu'il eût voulu les leur présenter. Avec ça, il avait une voix éraillée et criarde comme celle d'un canard, et mâchait et remâchait dix fois la même chose.
C'était un des premiers avocats de Périgueux pourtant, et on voyait qu'il savait bien des affaires, car il récita des articles de loi, parla d'un nommé Cujas, et fit des citations en latin, auxquelles je ne comprenais rien, pas plus du reste que quand il parlait en français, attendu sa manière d'embrouiller ses phrases. Quand il eut parlé pendant une heure et demie, il annonça qu'il avait fini et qu'il allait seulement, avant de s'asseoir, résumer rapidement les moyens de son client. Mais sous prétexte de ça, le voilà qui recommence de fond en comble à plaider. Tout le monde en soufflait; enfin, après une demi-heure de plus, il s'assit, tira un foulard rouge de sa poche, et se mit à s'essuyer le front.
Notre avocat se leva alors. Celui-ci avait un autre tic; il levait les bras tendus au-dessus de sa tête, par un mouvement brusque, comme font maintenant les élèves de notre école, lorsque le régent leur fait faire l'exercice du gymnase; et tout d'un coup, il les laissait tomber de même, collés le long du corps, avec la fin de ses phrases. Ses grandes manches lui couvraient les mains, et se confondaient avec sa robe, de manière qu'on l'eût cru manchot des deux bras. Il avait avec ça une figure toute rasée et pâle, et ses cheveux noirs plaqués étaient coupés en rond autour de sa tête comme une belle calotte de curé, de manière qu'on l'eût pris pour un masque de carnaval, un pierrot en deuil.
C'était M. Masfrangeas qui nous avait enseigné cet avocat; il passait pour un homme fort, et je ne doute aucunement qu'il ne le fût; mais qu'il était embêtant!
Il commença par une longue citation en latin, les bras levés comme j'ai dit, et les laissa retomber, la phrase achevée, comme si cet effort l'eut crevé. Puis il continua lentement, employant de longues phrases qui s'entortillaient, s'accrochaient les unes aux autres, et n'en finissaient plus; à force de les allonger, il en perdait quasi la respiration. Autant son confrère hachait et mâchait ses mots d'une voix désagréable, autant celui-ci les déroulait gravement d'une voix creuse et solennelle, comme s'il se fût agi d'une cause célèbre, et non pas d'un lopin de bois qui ne valait pas cent sous. Comme il ne voulait pas paraître moins ferré que son confrère, il cita toute une kyrielle d'anciens hommes de loi, et aussi ce Cujas, en prétendant que son excellent confrère l'avait mal entendu; à quoi l'autre riposta vivement: C'est vous, mon cher confrère, qui l'entendez mal! Tandis qu'il était lancé dans sa plaidoirie qui s'allongeait, s'allongeait toujours, la tête m'en tournait, et, n'y tenant plus, je sortis.
Au bout d'une heure mon oncle vint me retrouver, et me dit que l'affaire était remise à un mois; qu'il allait y avoir une enquête pour savoir si l'ancien châtaignier dont il ne restait que la souche pourrie avait trois mars, ou deux seulement, comme le disait Pasquetou. Quoique ce procès ne fût pas bien amusant, je me mis à rire à cette nouvelle, et nous nous en allâmes à l'auberge; après quoi, nous repartîmes pour le Frau avec un homme de Roulède qui avait témoigné pour nous.
—Certainement, disais-je à mon oncle en nous en allant, ces avocats avec leur fagot de science, sont bien inutiles dans des affaires comme ça. Il aurait mieux valu que les juges vous fissent expliquer tous les deux, Pasquetou et toi, et ils seraient mieux renseignés à cette heure. Pour des affaires si peu conséquentes il n'y aurait pas besoin de tant de paperasses et de plaidoiries; avec un peu de bon sens, le premier juge venu pourrait grabeler ça tout seul.
—Sans doute, dit mon oncle en riant, seulement que deviendraient les avocats, les avoués, les huissiers, et le gouvernement qui vend le papier marqué?
—Mais, disait l'homme de Roulède, pourquoi ces avocats parlaient-ils toujours de Cujat, vu que le bois est dans Saint-Sulpice?
—C'est que, dit mon oncle en riant un peu, ils ne parlaient pas du bourg de Cujat où l'on fait les bons fromages, mais, je pense, de quelque ancien homme de loi qui s'appelait comme ça.
D'après ce que je comprends, ajouta-t-il, ce procès rapportera gros à tout ce monde-là, car nous ne sommes pas près d'en voir la fin.
Et en effet, les hommes de loi se renvoyaient la balle. Le jour où l'avoué de Pasquetou était prêt, le nôtre n'était plus là, et d'autres fois c'était le contraire. Et puis il y avait toujours quelque chose qui accrochait; l'un attendait une pièce et demandait la remise; l'autre avait besoin de voir son client, et tous deux se faisaient signifier force actes pour s'entretenir la main.
L'enquête, plusieurs fois remise de quinzaine en quinzaine, de mois en mois, finit pourtant par avoir lieu; elle ne fut pas heureuse pour Pasquetou. Il fit venir des témoins qui dirent bien que le châtaignier mort n'avait que deux mars; mais nous en fîmes venir autant et plus, qui affirmaient qu'il en avait trois.
Il y avait un an que le procès durait, lorsque le tribunal ordonna le transport sur les lieux.
A ce coup, mon oncle dit:—Gare à celui qui perdra! il y a déjà beaucoup de frais de faits, et ce transport ne coûtera pas bon marché.
C'est étonnant, disais-je quelquefois à mon oncle, que nous n'ayons aucun acte pour ce bois. Nous avions cherché partout, dans le cabinet où étaient nos contrats et nous ne l'avions pas trouvé: tout ce que nous savions, c'est qu'il venait d'un nommé Crabanas de Salevert, et qu'il était à nous depuis l'année de la Grande-peur. Là-dessus, je m'en fus trouver M. Vigier et je lui contai l'affaire. Comme c'était dans cette étude que nos anciens avaient toujours passé leurs actes, je me disais que celui-là pouvait y être aussi: et dans ce cas, les confrontations peut-être nous donneraient raison. M. Vigier me dit de repasser dans quelques jours, qu'il ferait chercher par Girou.
J'y retournai huit jours après, et la première chose que me dit son clerc, le petit Girou, ce fut:—Qu'est-ce que tu payes si je te fais gagner ton procès?
—Un déjeuner sellé et bridé, que je lui dis.
Et il me montra l'acte, où il était dit, que le bois était limité au midi, par le chemin allant vers Roulède tout droit, passant contre un vieux châtaignier, et que la borne cornière avait été plantée à quarante-deux pas du châtaignier, en suivant droit le chemin du côté du levant.
—Ne dis rien de ça à personne, fis-je à Girou; fais-moi une copie de cet acte et tu la feras signer par ton patron; il me la faudrait pour après-demain matin, car la justice vient ce jour-là, et je veux servir ce plat à Pasquetou et à ceux qui le poussent, devant tout ce monde.
—Je te la porterai, me dit Girou, je suis curieux de voir la figure qu'ils feront tous.
Le surlendemain, le tribunal, le greffier, les avoués, les avocats arrivèrent dans deux voitures. Jusqu'à Coulaures il y avait la route, ça allait bien; mais après il fallait prendre des mauvais chemins jusqu'au bourg, où on était forcé de laisser les voitures, pour aller de pied jusqu'au bois des Fontenelles.
M. Lacaud se trouva chez lui au bourg, comme par hasard, car il demeurait le plus souvent à Périgueux. Il invita tous ces messieurs à entrer chez lui, et là étant, il les convia à déjeuner. Comme il était le maire de l'endroit, qu'il connaissait tout ce monde, ils acceptèrent facilement.
Tandis qu'on faisait sauter les poulets et qu'on mettait le couvert, M. Lacaud emmena le président et un juge, sous prétexte de leur montrer le jardin, et là, lorsqu'ils furent seuls, commença à parler en faveur de Pasquetou, expliquant à sa manière comme quoi il avait raison. Et ces deux messieurs écoutaient, ne se prononçant pas, mais ayant l'air d'ouïr complaisamment ce que leur disait ce bon M. Lacaud qu'ils rencontraient partout dans les soirées, à la Préfecture, chez le Receveur général, au Cercle, et qui se trouvait là si à point, pour les faire déjeuner dans un pays perdu, où il n'y avait qu'une méchante auberge de paysans. Je suis sûr que ces messieurs étaient de bien honnêtes gens, incapables de malverser et de juger contre leur conscience; mais les choses se présentent tout différemment, selon les dispositions dans lesquelles on les regarde. Le juge prévenu contre quelqu'un a beau être juste, il ne voit pas les choses comme celui qui ne sait rien de ce quelqu'un. J'imagine que lorsque M. Lacaud eut ajouté, comme pour renseigner ces messieurs sur ce que nous étions, que mon oncle avait été arrêté au Deux-Décembre comme un homme dangereux, ils n'étaient pas aussi bien disposés pour nous que pour Pasquetou.
Le hasard nous fit savoir cette manigance. Au-dessous du jardin au pied de la muraille, il y avait un vieux pauvre qui se chauffait au soleil et entendait tout ça, sans qu'on s'en doutât. Lorsque M. Lacaud et les juges rentrèrent pour déjeuner, le vieux Nicoud se leva, mit son bissac sur son échine et, prenant son bâton, s'en vint vers le moulin aussi vite qu'il put. Nous étions à table, nous autres aussi, avec Girou qui nous avait porté l'acte, lorsque nous entendîmes ses sabots sur l'escalier.
Quand il fut en haut, ma femme alla ouvrir la porte et lui dit:
—Entrez, entrez, mon pauvre Nicoud, vous allez manger la soupe.
—Grand merci, fit le bonhomme; et s'avançant, il souleva son bonnet en disant:—Bonjour, bonjour, braves gens!
Et tout le monde lui répondit:
—Bonjour, Nicoud, bonjour!
Quoique nous ne fussions que des paysans à notre aise, jamais il n'est venu un pauvre à notre porte à qui on n'ait donné. Et si c'était un vieux, des petits droles arrivant tandis qu'on mangeait la soupe, on leur en donnait avec un chabrol après, pour les gaillardir. C'était de coutume chez nous, d'ainsi faire; nos anciens n'y avaient pas manqué, et nous autres faisions de même. Ce n'était pas maintenant qu'il y avait à la maison une femme comme la mienne, que cette coutume pouvait se perdre.
Ce n'est pas pour nous vanter, mais il faut bien dire que ce n'était pas la même chose chez tout le monde. Dans nos pays, les gens ne sont pas bien donnants pour les pauvres. Ça n'est pas qu'ils aient mauvais cœur, non, mais ils ne sont pas riches non plus, et suent et peinent à force, pour affaner du pain. La différence entre le paysan pauvre et le mendiant n'est pas grande pour ce qui est de la vie. Le morceau de pain noir que reçoit celui-ci est coupé au chanteau de celui qui le donne; la mique de l'un est comme celle de l'autre, il n'y a pas guère de lard; enfin, la culotte et la veste du paysan sont déchirées, effilochées, rapiécées de morceaux de toutes couleurs, comme celles du pauvre qui lui demande la charité. C'est pour cela qu'il ne s'apitoie guère sur des misères qu'il subit lui-même. Le riche, qui connaît le bien-être, devrait compatir davantage au sort des misérables, le comparant au sien, quoiqu'il ne le fasse pas souvent malheureusement; il aime mieux dire pour s'excuser de sa dureté: Ce sont des fainéants!
Le vieux Nicoud était bien brave homme et puis propre, aussi on le fit asseoir sur le banc, et ma femme lui apporta une grande pleine assiette de soupe chaude qu'il se mit à manger. Si ça avait été Jean Gautrou qui avait des poux, on ne l'aurait pas fait entrer, et avec ça ma femme avait beaucoup de peine de le laisser à la porte, et de lui porter, quand il venait, une assiette de soupe sous l'auvent; elle disait qu'il lui semblait que c'était traiter un chrétien comme un chien.
—Que veux-tu, lui disait mon oncle, c'est sa faute: que ne se tient-il net comme Nicoud.
Quand le bonhomme eut mangé sa soupe, Gustou, qui était à côté, lui versa un bon chabrol dans son assiette, qu'il avala d'une coulée. Après ça, tout en mangeant un peu d'ordinaire, il nous raconta ce qu'il avait entendu, et nous engagea à nous méfier. Nous le remerciâmes de l'avis, et Girou lui dit qu'il n'y avait rien à craindre, qu'il nous avait mis en mains quinte et quatorze et le point.
—Tant mieux, dit-il, parce que voyez-vous c'est une mauvaise chose que les procès, ça ruine bien des maisons. Moi je n'avais pas grand'chose, mais enfin j'étais chez nous, et ce sont les procès qui m'ont fait prendre le bissac, par la faute de ce gueux de Laguyonias.
Nous ne nous pressâmes pas trop de déjeuner, de manière qu'en arrivant au bois des Fontenelles, nous vîmes tous ces messieurs de la justice. M. Lacaud était venu là, aussi, histoire de leur montrer le chemin: il n'y avait pas de mal à ça, n'est-ce pas? Possible aussi, voulait-il leur rappeler par sa présence ce qu'il avait dit pour Pasquetou. Ils étaient tous rouges jusqu'aux oreilles, ces bons messieurs, et bien repus, bien contents; pour sûr que notre maire leur avait fait tâter de son meilleur vin, et il en avait de bon. Dans ces dispositions, la manière de voir de l'hôte, quand on se trouve dépaysé et transporté de la salle d'audience au fond d'un bois, peut bien peser quelque chose, sans soupçon aucun de forfaiture.
Lorsque nous fûmes près, nous levâmes nos chapeaux pour saluer, mais aucun de ces messieurs ne nous rendit la pareille. Les uns tirèrent leur tabatière, un autre causait avec M. Lacaud, et l'avoué de Pasquetou le tenait par un bouton. Tous nous voyaient du coin de l'œil, pourtant, et avaient l'air étonnés de me voir avec une pioche sur mon épaule.
—Ça ne va pas bien votre affaire, me dit notre avocat en venant vers nous.
—Nous portons de quoi tout arranger, dit mon oncle en tirant l'acte de sa poche: Tenez, voyez ça.
Quand il eut lu, notre avocat dit:
—Ho! c'est une autre paire de manches!
Et il s'en alla vers les juges, et se mit à leur lire le titre. J'épiais les figures de tout ce monde pendant ce temps, et il y en avait de curieuses. Pasquetou, ne comprenant rien à ce qu'on lisait, voyait pourtant, à l'air de notre avocat, que c'était quelque mauvaise pièce pour lui, et restait là planté, badant. M. Lacaud colérait en dedans, ça se voyait; le greffier, les avoués, ça ne leur faisait rien, c'était visible; quel que fût le gagnant, leur affaire était bonne. Les juges, ça leur était quasiment égal aussi, sauf le petit dépit, d'avoir déjà pris peut-être une autre opinion qu'il fallait quitter, mais ils s'efforçaient de n'en laisser rien voir. Quand notre homme eut achevé, le président prit l'acte et se mit à le relire, et pendant ce temps nous autres fûmes à la vieille souche du châtaignier. Partant de là, je comptai quarante-deux pas en suivant tout droit le long de l'ancien chemin, qui marquait quelque peu. Je ne trouvai rien. Je m'écartai sur la droite, puis sur la gauche, rien. Ces Messieurs s'étaient approchés durant ce temps et me regardaient faire. Pensant que j'avais fait les pas trop grands, je reculais un peu, lorsque mon oncle me dit:—Va plutôt en avant, si c'est mon grand-père qui a compté les pas, il avait des jambes comme une grue. J'allai en avant, et après avoir gigogné un petit moment, la pioche rencontra une pierre.
—Tu y es, dit le petit Giron, et en effet, j'y étais. Après avoir nettoyé la place, raclé les feuilles pourries, j'ôtai comme un terreau qui s'était formé dessus, et la borne se vit bien plantée avec ses deux témoins.
Comme on peut bien penser, Pasquetou ne fut pas content; il vint voir tout près, mais quoi dire? les racines de bruyères enlevées montraient bien que la borne était là depuis longtemps, quand l'acte ne l'aurait pas dit, et qu'on ne l'y avait pas mise exprès. Mais c'est M. Lacaud qu'il fallait voir; on aurait dit qu'il allait avoir une attaque, tellement il était cramoisi. Pasquetou, lui, se tenait coi, les mains dans les poches de son sans-culotte, regardant par terre, et suivant ces messieurs de la justice qui s'en allaient.
Au moment où ils partaient, nous autres trois, restés les maîtres sur le terrain, nous leur tirâmes encore trois grands coups de chapeau, en nous gaussant un peu d'eux en dedans, c'est vrai: ils ne firent pas plus attention à notre salut que la première fois, mais ça nous était bien égal.
Plus tard, nous sûmes que M. Lacaud, outre sa haine contre nous, avait encore de bonnes raisons pour ne pas être content. C'était lui qui avait poussé Pasquetou à plaider et à faire faire beaucoup de frais pensant nous ruiner, et il lui avait prêté vingt-cinq pistoles pour les frais du procès, avec condition qu'il ne les remettrait pas s'il perdait. Pasquetou se consolait un peu pensant à ça; il se figurait bien qu'un procès qui durait depuis un an et demi, avec des témoins, des enquêtes, un transport de justice, coûterait plus de vingt-cinq pistoles, et qu'il aurait quelque chose à parfaire, mais il ne se doutait pas du chiffre. Quand on lui dit la note des frais, qui se montaient à près de cent louis d'or, il en devint tout innocent. Il lui fallut emprunter sur son bien pour payer, et, avec les intérêts et les mauvaises années, ça finit par le mettre dans les affaires, tellement qu'il ne s'en est jamais relevé, et que lorsqu'il mourut, ses enfants furent obligés de vendre.
Nous autres trois, en nous en revenant, nous parlions, tout contents et riant de la manière dont notre maire et Pasquetou avaient été coyonnés par cet acte. Quand nous fûmes à Magnac, Girou nous quitta pour s'en retourner à Saint-Germain:—Tu sais, lui dit mon oncle, c'est pour jeudi prochain, ne manque pas!
—N'ayez crainte de ça, Nogaret!
Ah! il ne manqua pas, le petit Girou. En arrivant à Excideuil, nous le vîmes planté devant l'auberge où nous mettions nos bêtes. Il croyait que nous allions déjeuner là, mais mon oncle dit:
—Pour un déjeuner sellé et bridé comme tu as promis, Hélie, il nous faut aller à l'hôtel de Provence.
Ça n'était pas un endroit pour les paysans, c'était là que descendaient le maréchal Bugeaud et tous les messieurs de par chez nous, et là aussi que s'arrêtaient les voitures de poste; mais, pour une fois, ça n'est pas coutume.
Le fait est, que c'était un des hôtels les mieux tenus qu'on pût voir dans tout le pays. En entrant dans la grande cuisine, toujours encombrée dans un coin, de paquets et de malles, car c'était aussi là le bureau de la diligence et le relais, on voyait bien, qu'il y avait à la tête de la maison une maîtresse femme. Tout était propre, bien en place; les chandeliers de cuivre brillaient, par rang de taille sur la cheminée, comme de l'or. Les casseroles et la batterie de cuisine accrochaient les rayons de soleil, et, sur la table massive, les couteaux étaient alignés par ordre de grandeur. Tout était net, luisant et arrangé avec goût. Et les servantes donc, en tablier blanc et le foulard sur les cheveux, propres comme des sous neufs, il fallait les voir aller et venir lestement, portant des plats et des bouteilles.
On nous mit à déjeuner dans une petite salle donnant sur la route, tapissée de papier vert à fleurs, avec des rideaux de coton blanc à franges aux fenêtres. Sur la cheminée, il y avait une ancienne pendule à colonnes sous un globe, et par côté, des bouquets de fleurs en papier, aussi sous verre. Au mur, étaient accrochées des images, représentant l'histoire de Geneviève de Brabant. La table était couverte d'une touaille, blanche comme des fleurs; les verres brillaient, et les fourchettes et les cuillers semblaient d'argent: c'était un plaisir de s'asseoir là autour. Ah! le petit Girou était content, et nous aussi, de lui faire cette honnêteté.
Et quelle cuisine! on ne sait plus la faire comme ça maintenant. Tout dernièrement, nous étions à Périgueux et mon gendre a voulu que nous allions dans un grand hôtel. Oh! la salle était bien assez belle, et le plancher ciré, mais que voulez-vous que je vous dise, ça n'était plus ça; on nous a fait manger des affaires arrangées à la mode de partout; ça n'est ni salé ni poivré, et puis point d'ail; ça avait du goût comme un morceau de bouchon. Ils disent qu'il faut une cuisine comme ça, pour les voyageurs et les étrangers. Le fait est que, comme ça ne sent rien, avec un peu d'idée, chacun peut se figurer manger de la cuisine de son pays. Mais tout de même, il devrait bien y avoir à Périgueux un endroit où on puisse manger à notre mode.
Et par-dessus le marché, on n'est plus servi par des filles accortes et avenantes, mais par des garçons avec des favoris, et la raie au milieu de la tête, qui semblent des juges d'instruction: ça finit de vous couper la faim.
Ah! ce n'est plus notre bonne cuisine bourgeoise d'autrefois, où on vous faisait manger de bons morceaux, bien choisis, bien soignés, bien arrangés à la périgordine. Cette cuisine s'est perdue avec les vieilles coutumes, depuis les chemins de fer. Et le vin! on ne boit plus maintenant que de la saleté de vins coupés, baptisés, remontés avec du trois-six, foncés avec du sureau, ou pis, avec quelque poison: c'est plat, ça n'a ni goût, ni bouquet, ni diable, ni rien. Autrefois, quand on voulait bien arroser une bonne daube, ou un gigot piqué d'ail, ou un fin chapon, ou un lièvre en royale, on demandait du bon vin de Brantôme, ou de Sorges, ou de Bergerac, ou de Domme, ou d'ailleurs, car le bon vin ne manquait pas chez nous, et c'était un vrai plaisir de boire ces bons vins en mangeant de bonnes choses, entre bons amis. Il paraît que maintenant, les gens se moquent de ça, et qu'il leur est égal de manger cette cuisine au gaz, ces rôtis au four de fonte, et de boire ces vins fraudés. Tout marche à la vapeur, et on n'a pas le temps de faire attention à ça. Les gens mangent, vite, vite, comme qui jette le charbon à pelletées pour chauffer la machine: aussi quels estomacs ont les gens d'aujourd'hui! A ce qu'on m'a dit, depuis vingt-cinq ou trente ans, les gens comme il faut, et principalement les femmes et les jeunes gens, trouvent que ce n'est pas bon genre de manger comme faisaient leurs pères, et de boire du vin de leurs vignes. Ça n'est pas distingué de bien manger, ça engourdit l'esprit, à ce qu'ils disent; et ils font la petite bouche, pour avoir l'air de ne vivre que de la cervelle; et la jeunesse laisse les vins de nos crûs, pour se gorger de cette cochonnerie de bière allemande.
Misère! avec ça que nos anciens ne valaient pas leurs petits-fils, pour l'intelligence, le courage, la force, la bonne humeur! Je voudrais voir les crânes d'aujourd'hui, près des bons compagnons qui se réunissaient autrefois au Chêne-Vert et chez la Blonde! Qu'on me montre dans la génération d'à-présent, sans dire de mal de personne, et sans remonter bien haut, beaucoup de bons vrais Périgordins en tous genres, illustres, célèbres, ou simplement connus, comme Desmarty, Sirey, Daumesnil, Beaupuy, Lamarque, Alary, Bouquier, Elie Lacoste, Roux-Fazillac, Jacques Maleville, Morand, Fournier-Sarlovèze, Mérilhou, Briffault, Bugeaud, Sauveroche, Lachambaudie, Morteyrol, Lambert, de Sarlat, qui a fait Lous dous douzils, et tant d'autres dont le nom ne me vient pas.
Je ne veux pas dire pour ça, entendons-nous bien, qu'il n'y ait pas de notre temps des Périgordins de valeur. Il y en a, c'est sûr, dans différentes parties qui dépassent ma portée, et dont pour cela je ne parlerai pas. Mais parmi ceux qui font honneur au vieux pays des pierres, et qui l'aiment, je nommerai, parce que je comprends son parler patois et que ses contes me plaisent, le collecteur de Sarlat, le félibre majoral Auguste Chastanet, qui a fait pour notre ébaudissement: Lou curet de Peiro-Bufiero, Per tua lou tems, Lou paradis de las Belas-Maïs, Lou chavau de Batistou, et tant d'autres jolies patoiseries que nous autres, paysans, devrions tous avoir dans notre tirette de cabinet. Oui, il y a encore chez nous de bons enfants du Périgord, qui ne méprisent pas la terre natale, et qui ont l'esprit alerte, la tête, le bras et l'estomac solides, toutes qualités qui font le vrai Périgordin, propre à tout, bon à penser et à agir; seulement la plupart de ceux-là, par leur âge et leurs habitudes, retirent plutôt vers les anciens: les jeunes sont trop parisiens, à mon goût, et ne sentent pas assez le terroir.
Mais me voilà loin de la table où nous étions assis tous les trois. Girou n'avait jamais été à pareille fête: c'était un pauvre garçon, d'une quarantaine d'années, fils de paysans comme nous, tout petit et chétif, l'échine un peu bombée, et noir comme une mûre, ce qui lui faisait dire quelquefois:—Moi, j'étais derrière la haie quand on tirait la couleur sur les merles! Il avait été instruit au hasard, par un vieux bonhomme qui enseignait à quelques enfants le peu qu'il savait. Il n'était, pour ainsi parler, jamais sorti de Saint-Germain. Trop faible pour travailler la terre ou pour être ouvrier, trop petit pour être soldat, M. Vigier l'avait pris pour clerc, et il vivait là, dans cette petite étude de campagne, attrapant tous les livres qu'il pouvait, pour tâcher d'apprendre quelque chose. C'était un vrai plaisir de le voir manger et boire, tout en causant et disant des histoires plaisantes, car il était malin, et tournait les choses comme il voulait. Il revenait aux plats qui lui convenaient, et le mâtin, quoique paysan, il avait du goût et ne se jetait pas sur les grosses pièces.
Il ne pouvait se rassasier surtout d'une terrine de foies gras aux truffes, ni d'un plat de champignons en sauce, comme jamais plus je n'en ai tâté. On aurait juré, à le voir faire, qu'il n'avait rien mangé depuis quinze jours; jamais je n'aurais cru que, dans ce petit homme, il y eût un estomac aussi chabissous, autrement dit, capable. Nous avions bu du vin du pays, du meilleur, et avec ça deux bouteilles de vin vieux, quand vers la fin du déjeuner Girou me dit:—Avec vous autres, je ne me gêne pas. J'ai ouï parler du vin de Rossignol; il paraît que c'est quelque chose de fameux. Il y a longtemps que j'ai envie d'en tâter, vous devriez bien en faire porter une bouteille?
—Ça va, dit mon oncle, mais fais attention que ce vin tape sur la cocarde.
La fille apporta une bouteille de Rossignol, et Girou se passa son envie. Enfin, quand nous eûmes bien déjeuné, bien trinqué, nous allâmes au café. Girou était bien un peu étourdi, pourtant il tenait bon tout de même. Mais enfin après le café, les brûlots, les petits verres, il en avait assez, surtout qu'il voulut fumer un cigare d'un sou ainsi que nous autres. Comme nous n'avions grand'chose à faire, nous le fîmes promener dans Excideuil, histoire de lui faire passer un peu les fumées et puis, à quatre heures nous nous en fûmes ensemble, et nous le quittâmes rendu chez lui, bien content de sa journée.
Le procès avait duré déjà dix-huit mois, aussi il est besoin que je revienne un peu en arrière. Un mois, ou guère s'en faut, après la première assignation de Pasquetou, au mois d'avril 1853, il nous naquit une petite drole que mon oncle voulut appeler Nancy comme sa mère, ce qui fut fait; mais depuis et toujours, nous l'avons appelée Nancette. Ma femme fut bien contente d'avoir une drole, parce que quand elles sont grandettes, les filles commencent à aider leur mère dans la maison, tandis que les garçons sont toujours dehors avec les hommes. Nous, nous étions bien contents aussi, principalement de voir que ça faisait plaisir à ma femme; mais quand ça aurait été encore un garçon, nous ne nous en serions pas fait beaucoup de mauvais sang.
Cette année-là, c'est l'année du gros brochet. Il faut savoir que, chez nous autres, c'était la coutume de nous rappeler les années par la chose la plus marquante; comme l'année du grand hiver, l'année des grandes eaux, l'année de la grêle, l'année des grosses vendanges, l'année de la mort de ma mère, l'année que le tonnerre tomba dans la cheminée, l'année de mon mariage, l'année qu'on avait mis mon oncle en prison, l'année du procès, et autres affaires comme ça.
Cette année-là donc, peu de temps après la naissance de la petite, une cane qui avait fait son nid dans un buisson, sur le bord de l'eau, au-dessus du moulin, nous amena une dizaine de petits canous. Aussitôt nés, aussitôt à l'eau comme de juste, et le soir lorsque la mère cane les ramena, nous vîmes qu'il en manquait un. Le lendemain soir, il en manquait encore un. Comme ils étaient toujours sur l'eau tranquille, dans le goulet, se reposant et barbotant de temps en temps sur l'écluse, nous nous demandions qu'est-ce qui pouvait les manger, quand mon oncle étant un jour dans sa chambre du moulin, tandis qu'ils étaient sur l'eau, vit un gros brochet en attraper un dans sa gueule, et l'emporter au fond. Le lendemain il guetta avec son fusil; rien. Le surlendemain il entendit, à un moment, la cane crier de peur, et prenant vitement son fusil, au moment où cette bête engoulait un pauvre canou, il lui tapa un coup de fusil dans la tête et le tua roide. C'était un brochet qui pesait douze livres et trois onces; jamais nous n'avions vu pareille pièce dans la rivière; il devait se tenir sous les rochers, dans de grandes caches qu'il y a; toujours est-il que nous l'eûmes comme ça.
Je l'arrangeai dans une grande panière avec des herbes, et je le portai à M. Masfrangeas. En le voyant il s'écria:—Ha! quelle bête! mais que veux-tu que j'en fasse? à la maison, nous en aurions pour huit jours. Réflexion faite, il l'envoya au Préfet qui le convia à en manger sa part le lendemain soir.
Tous les invités admirèrent cette belle pièce, et lui firent honneur, d'autant plus qu'on l'avait truffée et mise à la broche.
Lorsqu'il ne resta plus que l'épine de l'échine avec la tête, le Préfet dit à M. Masfrangeas:
—Parbleu, celui qui vous a envoyé ce brochet est un brave homme!
—Oui, dit M. Masfrangeas en riant pour faire passer la chose, et avec ça, il a failli aller à Cayenne!
—Ah bah! c'est votre meunier! dit le Préfet.
Et tout le monde se mit à rire.
Mais personne ne pensa qu'en Afrique comme à Cayenne, il y avait des braves gens comme mon oncle, et tout aussi innocents.
J'ai donné ci-devant un aperçu de nos occupations et de notre travail, suivant les saisons, il est inutile de revenir là-dessus. Les événements sont rares en pleine campagne, du moins de ceux qui valent la peine d'être contés. Il y en a pourtant, auxquels les gens des villes ne font guère attention, et qui, pour nous autres paysans, sont une grosse affaire.
Un matin du mois d'avril 1855, je m'étais réveillé de bonne heure; la lune rayait, et sentant un brin de froid sous les couvertures, je dis à ma femme: J'ai peur que nos vignes gèlent. Ça me tracassait; aussi le jour venu je me levai. On voyait bien et on le sentait aussi qu'il faisait froid; mais de savoir s'il avait gelé, il fallait attendre le soleil.
Après avoir déjeuné, à huit heures, nous montâmes à la vieille vigne, mon oncle et moi, et, suivant rang par rang, il nous fallut bien voir que tous les boutons étaient gelés. De là, nous allâmes aux autres vignes, dans les termes au-dessus de la Borderie et de la Combe: elles étaient gelées aussi, mais comme étant plus éloignées de la rivière que la vieille, il n'y avait pas tout à fait autant de mal, mais peu s'en fallait.
—Allons, dit mon oncle, nous aurons de quoi faire deux barriques de piquette.
Nous revînmes à la maison bien ennuyés, et ma femme, venant au-devant de nous avec sa drole sur le bras, nous demanda ce qu'il en était.
—Tout est perdu ou à peu près, lui dis-je.
Et nous rentrâmes tous les trois sans rien dire.
Les marchands se font du mauvais sang, pour une banqueroute qui leur fait perdre; les propriétaires, pour un fermier qui déguerpit sans les payer; les gens qui sont dans les affaires, pour les événements qui arrêtent l'industrie, et les paysans pour la gelée, la grêle, la sécheresse, la brume et tout ce qui perd le revenu. Mais, tandis que dans les villes on agit, on se démène pour tâcher de se tirer d'affaire, nous autres, nous ne bougeons point et nous ne disons rien. C'est qu'après une gelée, une grêle, il n'y a rien à faire, ce qui est perdu ne peut plus être sauvé. Et puis, nous sommes de si longtemps habitués à ne compter sur le revenu, que lorsqu'il est serré, que le malheur nous touche bien, mais il ne nous surprend point.
Heureusement, nous n'avions pas vendu tout notre vin de l'année d'avant, et il nous fallut faire avec le reste, en buvant plus de piquette que de vin.
Quelque temps après, mon cousin Estève me manda de venir à la foire de Jumilhac qui tombe le 7 mai, parce qu'il était en marché pour acheter une maison, et qu'il avait plaisir d'avoir mon estimation. J'y fus donc et je le rencontrai sur la place devant le château, près du vieux arbre de la Liberté tout saccagé par les orages, comme la liberté par Bonaparte. Après que nous eûmes déjeuné, nous fûmes voir la maison, et, après l'avoir bien visitée, nous revenions dans la foire en causant du prix. Comme nous suivions la grande rue, je vis passer un individu en blouse, qui avait une belle paire de ciseaux pendus à son cou par un lien, et qui criait: Piaoux! piaoux!
—Qu'est-ce qu'il chante avec ses: Cheveux! cheveux! que je dis à mon cousin.
—Tu vas voir ça tout à l'heure, qu'il me dit.
L'individu rentra sous la balle, et bientôt un autre, qui venait de la place, criant aussi: Piaoux! piaoux! vint le retrouver. Ils avaient une espèce de banc monté dans un coin, avec des marchandises, cotonnades, indiennes, mouchoirs, fichus, et autres affaires comme ça. Et alors des filles vinrent là, parler à ces hommes, et ôtaient leurs mouchoirs de tête et détachaient leurs cheveux. Et eux les maniaient, les soupesaient, regardant de la finesse, de la longueur, de la couleur. Puis les filles voyaient les marchandises, cherchaient ce qui leur convenait le mieux, et paupignaient les étoffes, comme les individus faisaient de leurs cheveux. Et alors ils entraient en marché. Les filles dépréciaient les étoffes, et les marchands les cheveux, et ils disputaient sur la qualité, le prix et tout. Des fois ils ne s'entendaient pas; les filles remettaient leur mouchoir et voulaient s'en aller. Mais voyant ça, ces individus mettaient quelque chose de plus, un mauvais fichu de rien, un bout de ruban et ils tombaient d'accord. Dans le marché, les filles se réservaient qu'on leur laisserait quelque peu de cheveux par devant, de manière qu'avec leur mouchoir de tête ça ne se connût pas. Quand tout était bien entendu, convenu, ces hommes prenaient leurs ciseaux, et derrière une toile, ils tondaient ces pauvres bestiasses de filles, comme qui tond une brebis. Et pour une saleté de fichu, un tablier, une méchante robe de six francs qu'ils estimaient vingt, ils avaient de beaux cheveux qu'ils revendaient bien chèrement. Des fois, tandis qu'une y passait, il y en avait d'autres là, qui attendaient leur tour; d'autres qui ne savaient trop comment faire, qui voulaient bien une robe, mais que ça ennuyait de se laisser raser comme ça. Alors les marchands leur faisaient voir celles qui étaient tondues, quand elles avaient remis leur mouchoir de tête, les assurant que ça ne se connaissait point par le moyen des cheveux laissés dessus le front, et les faisaient entrer en marché.
—C'est un foutu vilain maquignonnage, que je dis à mon cousin, allons-nous en.
Le lendemain, je m'en retournai au Frau, emportant un couteau qu'Estève avait acheté pour notre aîné.
Au mois d'août de cette même année, ma femme eut un autre drole, qui fut enregistré sous le nom de Bernard, mais que nous appelions tant qu'il était petit, Berny. L'aîné s'en allait tout seul depuis longtemps, autour de la maison, et venait au moulin nous trouver. Quelquefois je le regardais, assis dans le sable au bord de l'eau, faisant de petits étangs et de petits ruisseaux, et sa manière de faire, ses petites inventions, réveillaient dans ma mémoire le souvenir de pareilles choses que j'avais faites. Il me semblait me voir moi-même à cet âge, me roulant dans le sable, et, couché à plat ventre, essayant d'attraper des petites gardèches. Et souventes fois lorsque la demoiselle Ponsie descendait de Puygolfier, et prenait mon aîné sur ses bras, ou l'emmenait par la main, je me revoyais petit enfant, et je me rappelais mes adorations pour la jeune demoiselle qu'elle était alors, si fraîche, si pleine de santé, si jolie, que ça réjouissait le cœur rien que de la voir.
Pendant l'hiver de 1857, les eaux devinrent fortes, et une nuit elles emportèrent un morceau de l'écluse, de manière qu'il nous fallut mander des ouvriers et travailler beaucoup pour la réparer. Le moulin chôma quelques jours, après quoi on put faire moudre. Mais, on n'avait rétabli que le plus gros, pour attendre le beau temps, en sorte que lorsque les eaux furent basses, l'été, il fallut refaire plus à fond et plus solidement une partie du travail. Cette affaire-là nous coûta près d'une centaine d'écus: il n'y a rien qui coûte d'entretenir comme un moulin.
Notre quatrième enfant vint au mois de mai 1858; c'était une petite nommée Rose, qui mourut à quatre mois. Certainement nous en eûmes du chagrin, surtout ma femme, mais nous avions trois autres enfants pour nous consoler. Le plus petit avait déjà trois ans et était encore pendu au cotillon de sa mère, ce qui fait qu'étant occupée de lui à chaque instant, elle en portait mieux sa peine. Et puis on a beau dire, nous n'avons qu'une somme d'amitié à dépenser pour nos enfants, et quand ils sont plusieurs à se la partager, elle se divise nécessairement. Il arrive bien des moments, dans une maladie, un petit accident, où on porte toute son affection, sur celui qui dans l'instant en a le plus besoin, mais c'est pour un temps; la chose passée, les autres reprennent leurs droits. Une mère a beau faire, elle ne peut avoir autant de petits soins et de mignardises pour cinq ou six enfants que pour un seul, et je crois que ceux-là en valent mieux; les enfants uniques sont des enfants gâtés souvent.
De nos jours, on voit beaucoup de bourgeois, des villes principalement, qui n'ont qu'un enfant, afin qu'il soit plus riche. Ils l'élèvent à faire toutes ses volontés, à voir tout lui céder, et en font des petits bonshommes pleins de vanité, de suffisance, capricieux comme des femmes qui le sont, dégoûtés de tout pour n'avoir eu rien à désirer, et pour tout dire, pas bons à grand chose. Ce résultat devrait les détourner du système, sans compter que, comme on dit, n'avoir qu'un enfant, c'est n'en avoir pas.
A la Saint-Jean de 1859, tandis que l'Empereur, soi-disant de la paix, après la guerre de Crimée, faisait tuer notre monde et manger nos millions, pour les Italiens, qui nous en sont bien reconnaissants, comme nous l'avons assez vu, le vieux Jardon attrapa du mal pendant les fauchaisons. Le médecin fut mandé, trop tard comme toujours, aussi il dit d'abord que c'était un homme perdu. Je montai au Taboury avec ma femme, et, en effet, on voyait de suite qu'il était bien fatigué. Il était là, étendu sur le lit garni de courtines de vieille serge jaune, respirant avec peine et ayant une grosse fièvre. Sous sa tête, on avait mis un joug à lier les bœufs, pour adoucir ses souffrances et lui donner la force de les supporter. Ça n'était pas à cause de ça, sans doute, mais sa figure, dure comme toujours, était tranquille et même résignée.
Il se mourait d'une pleurésie, qui est la maladie des paysans, comme la goutte est celle des riches. On avait rapporté au vieux la sentence du médecin, pour l'avertir qu'il fallait faire venir le curé, et il avait dit que bien, mais qu'il fallait aussi aller vitement quérir le sorcier de Prémilhac, qu'il n'y avait que lui qui pût le tirer de là. Le curé était venu avec Jeandillou, l'avait confessé, communié, olivé, et s'en était retourné. Il n'y avait guère qu'un petit quart d'heure que nous étions là, quand arriva le sorcier.
C'était un homme de moyenne taille, bien carré et charpenté, un paysan point du tout dégrossi, comme celui qui n'était pas tant seulement allé à Périgueux, et ne sortait de son village, que pour se rendre aux environs où on l'appelait. Avec ça, dur à soi et aux autres, ne faisant aucun cas des choses nouvelles, mais attaché avec entêtement aux anciens usages, et, comme de bien entendu, plein de toutes les superstitions d'autrefois. Il était habillé d'un pantalon à pont-levis en laine burelle, couleur de la bête, d'un vieux gilet à fleurs, boutonné carrément jusqu'au col, et garni de deux rangées de boutons de cuivre, polis et brillants, qui avaient usé bien des gilets et se transmettaient de père en fils dans sa famille. Avec ça, il avait un gipou de grosse étoffe bleue de Miremont, comme en ont les gens du Périgord noir qui touche au Quercy, et qu'on voit aux foires de Terrasson. Dans les pans écourtés de cet habit-veste, deux larges poches lui servaient à mettre des herbes et ses affaires de sorcier. Sa tête, garnie de longs cheveux blancs frisés, était couverte d'un bonnet de laine brune, tricoté à l'aiguille, sans pompon et ramené en avant, comme ceux de la République qu'on voit sur les anciens sous du temps.
On le consultait assez le sorcier, dans le pays, parce qu'on croyait à son pouvoir et qu'on le craignait. Il y avait bien des gens qui l'invitaient aux noces, pour éviter les embarrements si désagréables pour les nôvis, et les chevillements qui font qu'on ne peut tirer de vin à une barrique, quoiqu'on ôte le douzil.
On l'appelait, pour les maladies des chrétiens et pour celles des bêtes; il guérissait les gens, des fièvres, avec neuf brins d'herbes cueillies à reculons, avant le lever du soleil, le premier jour de la saison d'automne, et ceux qui avaient le cours de ventre, en les faisant passer par un écheveau de fil retors. Il guérissait aussi les chevaux et les bœufs malades, en les faisant tourner trois fois autour de la pierre-levée du Puy-de-Jou. Il enseignait à chercher la Mandragoro, et on disait même, que c'était lui qui l'avait fait trouver à ce Baspeyras, dont Gustou avait parlé le soir que nous énoisions; il levait les sorts jetés par les gens mal jovents; il donnait aux garçons, le moyen de se faire aimer d'une fille, au moyen de l'herbe de Moto-Goth, ramassée avec certaines cérémonies, et cachée adroitement sous le livre des évangiles, à seule fin que le curé dît la messe dessus; il retrouvait les affaires adirées en faisant tourner le tamis avec des ciseaux; enfin, il y avait des gens qui croyaient même, qu'il pouvait faire grêler en battant l'eau de la fontaine de la Fado, et mettre le trouble dans les ménages, en nouant l'aiguillette aux hommes, comme on disait autrefois, ce qui est, à ce qu'il paraît, un moyen sûr pour ça.
En entrant, le sorcier, afin d'éloigner le Diable, prit un peu de sel dans la salière accrochée à la cheminée, et le jeta dans le feu, où il pétilla; puis il s'approcha du lit, et le vieux Jardon tourna ses yeux vers lui, comme celui qui en attendait le salut. Lui, releva la couverte, et mit à nu la poitrine du malade, maigre, hâlée, couleur de vieux cuir et couverte de poils gris hérissés. Alors il se pencha, écouta, se releva, leva les bras en l'air comme pour implorer quelqu'un et récita une sorcellerie qui commençait ainsi: Din lou vargier dé Josaphat uno dâmo sé troubet, saint Jean la rencountret... C'est-à-dire: Dans le jardin de Josaphat une dame se trouva, saint Jean la rencontra... Puis il se baissa de nouveau, souffla par trois fois sur l'endroit où était le mal, y fit avec le pouce, des signes mystérieux, en marmonnant tout bas des paroles qu'on n'entendait pas. Après ça il tira de sa poche son petit sac de cuir le déposa sur le creux de la poitrine de Jardon, lui remit la couverture dessus, et resta là sans bouger, remuant seulement les babines sans qu'on entendît aucun son.
Au bout d'un moment, il releva la couverte, écouta de nouveau, puis remit le sac de cuir dans sa poche, et recouvrit Jardon. Puis il alla à l'évier, demanda un bassin, des plats de terre, les remplit d'eau, et les plaça aux quatre coins de la chambre afin que l'âme du vieux Jardon s'y lavât avant de monter au ciel. Cette cérémonie dernière prouvait qu'il n'avait aucun espoir. Cela fait, il revint vers le lit, fit au-dessus de la tête du mourant, quelques conjurations pour adoucir son agonie. Malgré ses gestes et ses paroles, Jardon commença à râler fortement; sa poitrine allait comme un soufflet de forge et soulevait les couvertes. Ma femme était au pied du lit, et, quoique le vieux n'eût jamais été bon pour elle, le voyant agonisant, elle penchait la tête tristement. Dans la ruelle, la mère Jardon était là, assistée d'une sœur de son mari et d'une de ses nièces, et tout ce monde épiait bien désolé, mais l'œil sec, qu'il eût: fini de souffrir! Belle manière de parler, qui fait bien connaître la résignation native du pauvre paysan, pour qui la cessation de la vie est la cessation de la souffrance. La peine de la vieille Jardon, de sa belle-sœur, et des autres, très vraie pourtant, ne se marquait pas par des pleurs et des lamentations; elle restait muette. Ils plaignaient le vieux, bien sûr, mais ils savaient que son père était mort d'une fluxion de poitrine, et qu'une mort à peu près semblable les attendait: A quoi bon se roidir contre la destinée? Le sorcier, voyant que le père Jardon tirait à ses fins, ôta son bonnet, le posa sur le lit, et la tête levée, les yeux en haut, se mit à réciter la Patenostre-Blanche, s'interrompant de temps en temps pour faire de la main gauche des signes de sorcellerie. Le râle dura encore un petit quart d'heure, puis il se ralentit et cessa tout à fait: le vieux homme ferma les yeux à demi, il avait fini de souffrir!
Alors, le sorcier acheva de lui clore les paupières, ramassa dans un seau l'eau qu'il avait mise dans les gages autour de la chambre, et alla la vider dans le verger afin qu'elle ne servît pas à d'autres usages, maintenant que l'âme de Jardon s'y était baignée. Quand il fut revenu, avant que le corps fût froid, il lui mit ses habillements des dimanches avec un parent qui lui aida, et, cela fait, s'en retourna.
Quand on eut fait les honneurs au vieux Jardon, et qu'il fut là-bas couché dans sa fosse derrière l'église, ma femme emmena sa mère nourrice au moulin, où elle resta deux jours, après quoi elle s'en alla, disant qu'elle s'arrangerait bien toute seule, et qu'il fallait que chacun fût chez soi; mais elle venait souvent chez nous, principalement pour voir les enfants, qu'elle aimait beaucoup.
Je crois que cet enterrement fut le dernier que le curé Pinot fit dans la paroisse. Il fut forcé de s'en aller quelque temps après, rapport à sa nièce prétendue. Jamais mon oncle ni moi, nous n'avions parlé à personne de ce que m'avait dit son pays, Ragot le rétameur, là-bas sous l'orme de la place d'Hautefort. Mais comme ce Ragot venait tous les ans faire sa tournée, jusqu'à Cubjac, Excideuil et Tourtoirac, sans doute il en avait parlé à d'autres, car on commençait à en babiller dans le pays. Les uns soutenaient ferme que ce n'était pas sa nièce, pour l'avoir ouï-dire seulement, d'autres qui ne le savaient pas davantage, soutenaient aussi ferme, que c'était bien sa nièce et que tous ces bruits c'était des méchancetés: c'est comme ça, que les trois quarts du temps, les gens parlent plutôt selon leur idée, que selon la vérité. Les dames de la paroisse, et les gens comme il faut, disaient qu'il n'y avait que des impies, des malhonnêtes gens, qui pussent dire des choses pareilles. M. Lacaud, lui, parlait de verbaliser et de dénoncer au procureur de Périgueux, les canailles qui débitaient ces calomnies. Les gens qui n'avaient aucun parti pris, ni d'un côté ni de l'autre, ne savaient trop que croire de tout ça, lorsqu'une farce vint faire découvrir le pot aux roses.
Il y avait dans le pays, à une heure de chemin du bourg, un noble, vieux garçon, appelé M. de Cardenac, qui était un bon vivant, point méchant du tout, mais aimant bien à rire et à faire de ces grosses farces, comme on en faisait autrefois chez nous. Le curé et lui étaient grands amis, dînaient de temps en temps l'un chez l'autre, et faisaient ensemble la bête hombrée avec les curés des environs, en sorte qu'ils ne se gênaient point entre eux. Le jour de Notre-Dame-d'Août, M. de Cardenac vint à la maison curiale, comme le curé était en train de chanter les vêpres, avec sa nièce et d'autres chanteuses. La porte de la cure était ouverte, car dans nos pays, il n'y a guère de voleurs à aller dans les maisons, de manière que M. de Cardenac entra par le jardin, sans que personne le vît, tout le monde étant aux vêpres, excepté sept ou huit hommes qui buvaient chez Maréchou. Comme il n'était guère dévot, M. de Cardenac ne voulait pas aller à l'église, et pensait attendre en lisant le journal du curé, que les vêpres fussent finies. Malheureusement, il ne trouva pas le journal sur la cheminée de la salle, et, s'ennuyant de ne rien faire, il alla à la cuisine prendre les pinces à feu, et les mit dans le lit de la nièce du curé, bien arrangées, entre les deux draps, de façon qu'on ne s'en serait jamais douté. Puis après, il s'en fut faire un tour sur le chemin, et quand il vit de loin que les gens sortaient de l'église, il revint, et fit celui qui ne vient que d'arriver.
Lorsque la demoiselle Christine voulut appareiller le souper, et se servir des pinces pour arranger le feu, elle ne les trouva pas, et force lui fut de s'en passer. Le curé avait beau lui dire qu'elle les retrouverait, elle qui n'était pas trop de bonne humeur ce jour-là, répondait qu'en attendant, elle ne pouvait pas se servir de ses doigts pour manier le feu. M. de Cardenac qui restait à souper, faisait le bon apôtre et semblait chercher les pinces, en se gardant bien de les trouver.—Peut-être, qu'il dit, votre enfant de chœur sera venu chercher du feu avec l'encensoir; qui sait où il les aura mises? Le curé alla voir, mais il revint disant que le drole avait garni son encensoir chez Maréchou. Impatientée, la demoiselle Christine alla prendre celles qui étaient dans la chambre de son oncle prétendu.
Le lendemain, le surlendemain point de pinces: le curé et sa nièce commençaient à trouver ça étonnant. On avait eu beau chercher partout, impossible de savoir ce qu'elles étaient devenues. Quinze jours se passent ainsi, et, comme la nièce avait conté l'affaire aux voisines, on en parlait dans le bourg, et, il y en avait qui disaient que le Diable avait bien pu faire ce tour, pour induire la demoiselle Christine, et possible le curé lui-même, en péché d'impatience et de colère. Mais d'autres, comme Migot et le fils Roumy, disaient que le Diable n'avait nul besoin de leur faire commettre ce péché-là, pour raisons à lui connues, et que d'autre part, il n'avait pas besoin de ces pinces, en étant amplement fourni, ainsi que de fourches, de broches, de chaudières et autres instruments à faire rôtir et bouillir les damnés.
Pour qu'une farce soit bonne, il faut avoir quelqu'un avec qui on puisse en rire à son aise. Pendant quelques jours, M. de Cardenac garda la chose, mais enfin, n'y tenant plus, il la conta après souper à un de ses amis, avec recommandation, bien entendu, de n'en souffler mot. Cet ami trouvant la farce jolie, la raconta à un autre avec la même recommandation; celui-ci en fit de même et ainsi de suite, en sorte que bientôt tout le monde le sut.
Il n'y avait que deux lits chez le curé, de manière qu'il fallait nécessairement conclure de cette histoire, que la nièce couchait avec son oncle. Là-dessus grand tapage dans le pays; les nobles des environs se visitaient pour déplorer ce scandale; et ce qu'il y avait de curieux, c'est que ceux qui avaient le plus soutenu que la demoiselle Christine était la nièce du curé, à cette heure soutenaient non moins fermement qu'elle ne l'était pas, afin de diminuer un peu la grosseur du péché. Les contradictions ne coûtent guère aux gens, lorsqu'un intérêt qui les touche est en cause.
Les curés du voisinage levaient les bras au ciel, lorsqu'on leur parlait de ça, mais leurs gestes désolés et leurs paroles affligées, n'arrangeaient rien. Pour faire cesser ce scandale, dont riaient les impies et les libertins, l'un d'eux prévint l'évêché, et le pauvre curé Pinot, mandé par Monseigneur, fut tancé de la bonne façon, et puis envoyé dans le fond du Nontronnais, prêcher la continence à d'autres ouailles.
Quand M. de Cardenac vit la tournure que prenait cette affaire, il regretta bien assez de n'avoir pas tenu sa langue; mais il était trop tard. Pour réparer autant qu'il était possible, le mal qu'il avait fait, comme c'était un bon homme, il prit la demoiselle Christine, sans place, comme gouvernante. Cet arrangement allait assez à la demoiselle grandement fatiguée du curé, lequel n'était guère aimable, mais il ne convenait pas à celui-ci, qui était un peu jaloux; pourtant il lui fallut bien en passer par là, ou par la porte, comme on dit, car il ne pouvait plus garder son ancienne nièce avec lui, et il lui était même interdit de la revoir.
Quand le nouveau curé fut arrivé, on ne tarda pas à connaître, que nous avions troqué notre cheval borgne pour un aveugle. Le curé Pinot était bien braillard, surtout en temps d'élections, et bien mauvais quelquefois, lorsqu'il s'agissait de ces canailles de rouges, comme il disait. Mais depuis que ceux-ci étaient réduits à rien, et que sous la surveillance des gendarmes, du commissaire du canton, et des maires, ils ne bougeaient plus, de crainte d'aller en prison, ou pire, il s'était radouci un peu. Pour le reste, la danse, la viande les vendredis et samedis, la messe, la confession de Pâques, il faisait son métier, mais n'était pas des plus terribles. Il aimait à être tranquille, et ne se faisait pas de mauvais sang pour toutes ces choses: pourvu que ça allât à peu près, en gros, c'était tout ce qu'il demandait.
Mais le curé Vignolle qui le remplaça, c'était autre chose. Celui-là n'aimait ni les lièvres en royale, ni les beaux barbeaux, ni les chapons truffés, ni le bon vin, ni le café, ni le vieux cognac, ni la pipe, ni la bête hombrée, ni les femmes, ni rien. C'était le fils d'un pauvre paysan du côté de Lanouaille, appelé de son sobriquet: Crubillou, qui avec un bien de mille écus, avait six ou sept enfants qu'il ne pouvait nourrir. Le curé de l'endroit ayant remarqué le second de ces enfants, qui était assez éveillé, le prit chez lui, et, comme il apprenait bien, le poussa à se faire curé. Le garçon, qui préférait prêcher à ceux qui piochaient la terre, plutôt que de la piocher lui-même, et de s'exterminer à nourrir des enfants comme faisait son père, eut tout de suite la vocation, comme ils disent. On le mit au séminaire, pour apprendre le métier, et on disait que c'était les jésuites qui l'avaient élevé. Eux ou d'autres, ceux qui l'avaient dressé ne l'avaient pas manqué. Dès le séminaire, il avait une si grande idée de son état, que lorsqu'il allait voir ses parents, il ne se familiarisait point avec eux, ne les tutoyait pas, ni eux non plus, et n'embrassait pas tant seulement sa mère. Eux, les pauvres gens, tout fiers d'avoir un curé dans leur famille, le respectaient comme le bon Dieu, et s'il leur faisait la grâce de déjeuner, vite, on tuait un poulet et on faisait une omelette, et les sœurs servaient M. l'abbé, qui mangeait seul, pour ne pas compromettre la dignité de son caractère religieux.
Le premier dimanche après son arrivée, il prêcha sur la supériorité du prêtre, sur le grand respect qu'on lui devait, à cause de son caractère sacré. Les histoires de son devancier ne le gênaient guère, et il semblait à l'entendre, qu'on n'eût jamais connu dans la paroisse l'histoire des pinces à feu, ni ouï parler des fredaines des curés. Et pour faire comprendre à ses paroissiens, combien était puissant et vénérable le prêtre, il leur disait:—Le prêtre commande à Dieu tous les jours de descendre sur l'autel, et de s'offrir victime résignée, et Dieu lui obéit, et il ne peut faire autrement que de lui obéir: on peut donc dire, avec vérité, que le prêtre est en un sens plus puissant que Dieu.
On peut croire qu'un gaillard comme ça, le prenait de haut avec les brebis de son troupeau, et ne se familiarisait point avec elles, comme le bon curé de Peiro-Bufiero. Quand il fit sa tournée dans les maisons et les villages, pour connaître son monde, il refusait tout ce qu'on lui offrait, soit de se rafraîchir, soit de faire collation. Il semblait qu'il n'eût jamais ni faim, ni soif, et ne fût point sujet à toutes les misères des autres hommes. Mais s'il n'avait pas soif de vin, il avait soif d'être le maître, de dominer tout le monde et de gouverner les gens selon ses idées.
Avec les riches, les nobles, les gros bonnets connus à l'évêché pour être bons catholiques, et dévoués à la religion, il était plus doux, car il était ambitieux et ne voulait pas se faire d'ennemis capables de lui nuire. Et puis, il avait vu de suite, que si d'un côté, chez les nobles, on lui rendait une déférence due à son état, de l'autre, on le regardait comme un inférieur. Chez M. le comte de la Bardonnie, on lui avait fort bien fait sentir, en le recevant avec les égards de convention dus à un allié naturel, qu'on n'oubliait pas sa paysannerie, et tout ça le rendait prudent. Je raconte ça par ouï-dire, car on pense bien que je n'y étais pas. Mais avec les paysans, le commun du troupeau, il était roide et hautain. Cette conduite n'était pas tout à fait dans l'esprit de l'Evangile, mais il y a belle lurette que les prêtres l'ont perdu de vue, si tant est qu'ils s'en soient jamais inspirés.
Moi, je croyais que ce diable de curé ne serait pas venu à la maison, sachant que depuis longtemps nous ne fréquentions pas l'église, et que même nos enfants n'étaient pas baptisés. Mais il vint tout de même, ne voulant pas sans doute avoir l'air de reculer devant des impies, et peut-être aussi espérant de nous ramener. Mais il se trompait du tout au tout; jamais nous n'aurions dit, ni rien fait qui pût faire de la peine aux personnes dévotes; nous n'avions point de haine contre les curés et la religion; et nous ne parlions pas mal du bon Dieu: nous n'étions donc pas des impies, comme le disaient les vieilles bigotes; mais, par exemple, nous étions tout à fait indévots et incroyants.
Tous les ans nous faisions faire exactement le service promis à la pauvre défunte Mondine, mais quant à ce qui est de nous autres, notre dernier acte de religion, avait été mon mariage à l'église, pour les raisons que j'ai dites, et encore je m'en suis toujours repenti. Quant à nous signer devant les croix, ou à croire tout ce qu'on enseigne au catéchisme, à aller à la messe, à nous confesser et à faire nos Pâques, c'était chose impossible, tant nous étions peu portés à la religion. Quand on parlait devant nous des mystères, de miracles, qu'on racontait des légendes pieuses et autres choses semblables, il me semblait ouïr de ces contes qu'on fait pour divertir les petits droles; et de fait, je crois que tout ça a été inventé, pour amuser les peuples encore dans leur enfance.
Il y en a qui vous certifient ces choses tout de go, comme s'ils les avaient vues: que voulez-vous que je vous dise, j'ai eu beau m'écarquiller les yeux, je n'ai pu rien voir. Tous les raisonnements que j'ai ouï faire sur ces questions de religion, pour persuader les mécréants comme moi, m'ont surtout prouvé qu'elles sont très obscures et incompréhensibles. Mais s'il y en a qui ont meilleure vue que moi et ne sont pas aussi infirmes d'esprit, ce qui est bien possible, tant mieux pour eux.
On me dit quelquefois: mon pauvre Nogaret, vous serez damné comme une serpe! Mais c'est à savoir: qu'on me montre d'abord où est l'enfer!
Entre nous, je crois que si toutes ces affaires-là étaient aussi certaines et aussi nécessaires qu'on le dit, elles éclateraient à tous les yeux, bons ou mauvais, sans tant de discours. En finale, pour moi, j'avoue tout bonifacement que je ne suis pas assez habile pour affirmer, ni assez roide de col pour nier; mais pour en croire quelqu'un sur parole je ne le peux. Dans tout ce qu'on dit là-dessus je trouve qu'on se paye de mots qui dépassent notre entendement.
Mais quand même je serais très sûr que le Dieu de nos curés existe; que nous avons une âme qui ne meurt point avec nous, et sera récompensée ou punie, cela ne me ferait changer en rien de conduite, ni être catholique, ou protestant, ou juif, parce que je crois pas qu'un Dieu nous ait damnés pour une pomme, ni que ce Dieu ait besoin de prières et de cérémonies pour être honoré, pas plus que de prêtres pour nous faire connaître ses volontés.
Voilà comme nous étions dans la maison, et ça venait de famille, car ni mon grand-père, ni mon père n'avaient voulu se confesser à l'article de la mort, et mon grand-père répétait souvent un proverbe patois qui se peut traduire ainsi: Les prêtres et les pigeons gâtent les maisons. Ainsi, nous étions honnêtes avec eux, mais nous n'étions pas de ceux chez lesquels ils sont toujours fourrés. Dans la famille, si quelquefois les uns ou les autres s'étaient un peu relâchés en quelque chose, c'était sur quelque affaire de peu d'importance, et afin de ne pas contrister les femmes, qui n'avaient pas été élevées dans ces idées. Je conviens que c'est un tort, et qu'on doit être, ou bon catholique et pratiquer exactement, se confesser, faire ses Pâques, jeûner, etc., ou ne l'être pas, et s'abstenir en conséquence de tout acte et de toute cérémonie de religion: mais l'homme n'est pas parfait. En ce qui me regarde en particulier, je n'avais point à me plaindre de ce côté, car ma femme faisait comme nous, et avait laissé là, depuis notre mariage, toutes les pratiques auxquelles elle avait été habituée. Dans les commencements ça paraissait fort aux gens de chez nous. Qu'un homme ne fasse pas ses Pâques, encore ils le comprenaient à toute force; mais une femme, jamais on n'avait vu ça. Dans les commencements ça faisait aller les langues; mais quand on vit comment cette même femme gouvernait sagement sa maison, ses enfants et elle-même, et quand elle eut fait connaître dans plusieurs occasions, combien elle était bonne et pitoyable pour les malheureux, les langues se turent.
En voilà bien long, mais il me fallait expliquer dans quelles dispositions nous étions, lorsque vint le curé. Il avait un peu chaud en entrant, et ma femme lui présenta une chaise pour se tourner vers le feu; mais il remercia, disant qu'il ne faisait point attention à ces choses, qui n'en valaient pas la peine.
Mon oncle lui répondit que la santé n'était pas peu de chose, et que nous autres, ne trouvions pas mauvais de prendre quelques précautions pour la conserver.
Après ça, nous lui offrîmes de se rafraîchir, de prendre quelque chose, mais il refusa tout: vin, eau, pineau, eau-de-vie, eau de noix, disant qu'il ne prenait jamais rien.
—A votre volonté, lui dit mon oncle; mais vous serez le premier homme qui sera entré ici, sans choquer de verre avec nous.
Je ne sais si, de l'appeler homme, ça lui déplut, ou l'idée de trinquer avec nous, mais il répliqua un peu hautement:
—Un prêtre n'est pas un homme comme un autre; je suis venu pour autre chose que boire.
Et il commença à nous entreprendre sur le chapitre de la messe, de la confession, de tous les devoirs du chrétien; nous dit combien nous étions coupables de les négliger; s'efforça de nous faire peur de l'enfer, et enfin enfila toutes ses raisons pour nous persuader. Nous l'écoutâmes comme ça pendant dix minutes; mais à la première pause, mon oncle lui dit:
—Ecoutez, Monsieur le curé, vous perdez votre temps à essayer de nous convertir; nous ne sommes plus des enfants; moi j'ai deux fois votre âge, mon neveu est votre aîné, et pour vous parler franchement, nous n'aimons pas qu'on blâme notre manière de nous conduire. Si j'allais chez vous en faire autant, vous ne le prendriez pas bien sans doute, ainsi vous comprendrez qu'il vaut mieux ne plus parler de ces affaires-là.
—Comment! fit le curé en tressautant, mais ce n'est pas la même chose! J'ai mission de Notre-Seigneur Jésus Christ de ramener les âmes à lui; Monseigneur m'a donné les pouvoirs nécessaires, je suis votre pasteur, et à ce titre j'ai le droit de vous remontrer ce que je crois être pour votre bien.
—Eh bien! Monsieur le curé, riposta mon oncle, vous êtes chez des gens qui ne croient pas à votre mission, comme vous dites, ni aux pouvoirs de l'évêque, ni à plus forte raison aux vôtres. Nous ne sommes pas de vos brebis, puisque pour vous les gens de la commune sont un troupeau, et vous n'êtes pas notre pasteur. Que ceux qui reconnaissent votre autorité reçoivent vos remontrances, c'est leur affaire; mais ici vous n'avez point à nous en faire.
Il se leva les yeux méchants, jaune de bile remuée, et s'adressant à moi:
—Mais au moins, dit-il, que votre femme et vos enfants innocents ne soient pas les victimes de vos funestes principes; laissez-les être chrétiens!
J'allais lui répondre, mais ma femme qui était là debout, son dernier enfant sur ses bras et les deux autres tenant son cotillon, fut plus prompte que moi et lui dit:
—Monsieur le curé, dans une maison et dans une famille, il ne doit y avoir qu'une croyance et une religion, celle du père: nous restons unis en ça comme en tout.
—Allons, fit-il en remettant son chapeau, je vois que je suis dans une maison où le démon est tout-puissant; il ne me reste qu'à me retirer.
—Du moment que vous parlez ainsi, lui dis-je en remettant aussi mon chapeau, c'est ce que vous avez de mieux à faire.
A la porte il se retourna, et étendant le bras il nous dit:
—Je prierai Notre-Seigneur de toucher vos cœurs impies, et de me faire la grâce d'être l'instrument de votre réconciliation avec Dieu. Je vous attends un jour au tribunal de la pénitence! D'ici là, souvenez-vous qu'on ne peut être honnête homme sans religion!
Cet animal nous embêtait à la fin; aussi, mon oncle lui dit en goguenardant, pour ne pas se fâcher:
—Allons! allons! Monsieur le curé, vous ne nous ferez jamais croire, que sans le fils de Crubillou, de Sarlande, nous ne puissions pas être honnêtes!
Et tandis qu'il s'en allait furieux, mon oncle ajouta:
—Le diable m'emporte, j'aime mieux les curés qui ont des nièces!
Et nous nous mîmes tous à rire.
Mais ce viadaze ne faisait pas rire tout le monde. Chez nous, les femmes, à cette époque, avaient le cou un peu découvert; leur fichu, en croisant par-devant, laissait voir un tout petit peu le haut de la poitrine, tout juste la place pour la croix qu'elles portaient autour du cou. Voilà-t-il pas que le curé va s'imaginer que ça n'était pas honnête! Il se mit à prêcher contre les nudités, comme il disait: Selon lui, c'était le diable qui avait appris cette mode aux femmes pour plaire à leurs galants. Eh bien, je me pensais, ayant souvenir du seul bal où je sois allé, avec les demoiselles Masfrangeas, si le curé voyait les dames de la ville, qui ne manquent pas la messe pourtant, valser avec des jeunes gens, avant leurs tetons tout découverts, qu'est-ce qu'il dirait donc?
Une autre chose qui ne lui allait pas, c'était la danse. Tous les dimanches il parlait là-dessus longuement, et disait sans se gêner qu'il n'y avait que les filles de mauvaise vie qui allaient au bal; que c'était des coureuses d'hommes; est-ce que je sais tout ce qu'il ne disait pas. Mais pour ça il n'y faisait rien. Aux vôtes des communes d'alentour, à la Sainte-Constance à Excideuil, les filles allaient danser tout de même; et le jour de notre ballade, la petite place était pleine de jeunesse, qui se trémoussait sous les ormeaux. Du temps du curé Pinot, quand après déjeuner il s'en allait chanter vêpres, avec les curés du voisinage venus pour la fête, tous bien rouges et repus, il se contentait de dire en passant:—Allons! allons! maintenant il faut aller à vêpres! Et garçons et filles entraient à l'église et reprenaient après. Mais son successeur voulait empêcher totalement de danser, et il aurait fallu que le maire le défendît. Mais M. Lacaud lui dit que ça n'était pas de faire; que si on ne laissait pas les jeunes gens et les filles danser sur la place, ils iraient danser ailleurs, et que ça mettrait la commune en révolution. Voyant ça, il imagina de refuser l'absolution, ou de la faire attendre longtemps aux filles qui avaient dansé; mais tout ce qu'il y gagna, c'est qu'il y en eut quelques-unes qui s'en passèrent, et aucune ne renonça à la danse.
Pendant le temps du carnaval on dansait chez Maréchou, et de temps en temps, lorsqu'on était en train, le chabretaïre, au milieu d'une danse, faisait avec sa musique: lirou! lirou! lirou! C'était le signal pour les garçons d'embrasser leurs danseuses. C'est ce fameux lirou! lirou! qui faisait tant crier le curé. A l'entendre, toutes les filles qui étaient là, avec leurs mères pourtant, c'était des bringues, des dévergondées, et il protestait qu'elles ne feraient pas leurs Pâques. Mais il y en aurait eu trop; sans compter que de leur côté les garçons s'étaient donné le mot pour ne pas aller se confesser. Il ennuyait tout le monde, ce curé, aussi un dimanche matin, comme il sortait de chez lui pour aller dire la messe, il vit pendre à l'ormeau proche de l'église, un crible tout percé.
Le sobriquet de chez lui: Crubillou, c'est autant à dire comme petit crible, aussi le curé comprit ce que ça voulait dire et devint tout pâle, mais il n'en dit mot.
Pourtant il avait une bonne commune, et tous les paroissiens, une dizaine s'en faut, ne demandaient pas mieux que d'aller à la messe le dimanche, avant d'aller boire quelques chopines chez Maréchou en mangeant des tortillons. Ils voulaient bien aller prendre les cendres, le lendemain du Mardi-Gras; faire bénir une branche de laurier ou de buis, le jour des Rameaux; donner de l'huile au curé pour entretenir la lampe de l'église; lui laisser les serviettes qu'on mettait en croix sur le cercueil de leurs morts; en un mot faire tout ce que leurs anciens avaient fait de tout temps; mais il ne fallait pas non plus les empêcher de s'amuser: Que diable! avant les Cendres il y a le Carnaval, et si le curé voulait l'abolir, les Cendres ne rimeraient plus à rien! Ce Crubillou était bien terrible, pour tout ce qui touchait la religion; pourtant, je crois qu'il était comme d'autres curés, que la jalousie le faisait agir, et qu'il voulait interdire à ses paroissiens les plaisirs qui ne lui étaient pas permis.
Il était tellement peu endurant pour toutes ces choses, qu'ayant ouï dire que chez Maréchou on ne faisait pas toujours bien attention au vendredi et au samedi, rapport aux gens qui venaient des fois à l'auberge, est-ce qu'il n'eut pas le toupet d'y aller un vendredi, lever le couvercle de la marmite pour voir s'il n'y avait pas de viande? C'est vrai qu'il n'y retourna pas deux fois: Les femmes de la maison, pauvres bestiasses, l'avaient laissé faire, mais Maréchou qui survint là, le renvoya au diable sans se gêner. Ça n'était pas un mauvais homme, mais il n'aimait pas trop les curés, et il ne lui en fallait pas tant pour le mettre en colère.
Mais en voilà assez sur ce curé Crubillou; j'aime mieux parler de choses plus aimables. Au mois de février 1860, juste le 24, ma femme accoucha d'un drole, et mon oncle dit:
—Celui-là sera bon enfant, car il est né le jour anniversaire de la République. On l'appela François.
Ça me faisait quatre enfants, mais nous ne nous inquiétions pas de ça, car vivant tout simplement, ne faisant point de dépenses inutiles, le blé ne manquait pas au grenier, ni le vin dans le cellier. Nous ne calculions pas, comme font les gens riches, qui n'ont qu'un enfant, parce qu'il faut tenir son rang et autres belles raisons comme ça. D'ailleurs ça aurait été dommage qu'ils ne vinssent pas, les pauvres petits, ils étaient tous bien fiers, et profitaient comme des arbres plantés en bon terrain. Hélie, l'aîné, marchait sur ses dix ans, et c'était un bon petit homme, hardi comme une ratepenade, qui montait sur la jument, grimpait sur les arbres, ne craignait ni froid ni chaud, et faisait déjà des commissions assez loin. Tous les jours il montait à Puygolfier avec sa petite sœur Nancette, et la demoiselle Ponsie leur apprenait à lire et écrire. Celui-là était quelque peu le préféré de l'oncle; il le mettait quelquefois devant lui sur la jument, et l'emmenait à Excideuil ou ailleurs les jours de foire. Né dans un moulin, ce drole allait dans l'eau comme une loutre, et il piquait sa tête dans les endroits profonds de la rivière, que c'était un plaisir de le voir faire.
J'ai laissé tous mes enfants s'élever comme ça à ne rien craindre, ni la pluie, ni le soleil, ni le vent, et ça leur a bien réussi. Ces petits, aussitôt qu'ils pouvaient marcher, couraient à l'eau comme des canous sortis de l'œuf, nus comme des petits sauvages, et grenouillaient là toute la journée, sans crainte de s'enrhumer ou d'attraper des coups de soleil. Eté comme hiver, ils étaient toujours dehors, les cheveux comme des broussailles, pleins de poussière ou de boue, suivant le temps, déchirés, dépenaillés, nu-pieds, se roulant partout dans les prés, courant dans les bois, dormant sur la palène, et ne venant à la maison que pour demander à manger. Par exemple, ça revenait assez souvent; mais une fois que leur mère leur avait coupé un morceau de pain, les voilà repartis à galoper. Cette vie leur a fait un bon tempérament, et, sur huit enfants que nous avons eus, il ne nous en est mort qu'un, la petite Rose, mais c'est le mal de cou qui l'a tuée à quatre mois. Les autres n'ont jamais été malades, et ils sont tous forts, et bons enfants, comme de vrais Périgordins.
Il y a des parents qui ont comme ça des préférences pour quelqu'un de leurs enfants; moi non. Je mignardais bien davantage, le dernier, le plus petit, mais je les aimais tous pareillement.
Avec ça, ma petite Nancette était si jolie drolette, si aimante pour moi, que l'on aurait pu croire que je la préférais, parce que je l'embrassais plus souvent que ses frères. Elle ressemblait à sa mère cette petite, comme deux gouttes d'eau; c'était la même figure tranquille et bonne, les mêmes traits fins, les mêmes yeux clairs et aimants, et le même caractère: tout ça faisait que j'étais plus porté à l'embrasser que ses frères, qui étaient toujours bouchards, qui est à dire barbouillés, et souventes fois tapageurs et polissons. Mais avec ça, je me disais quelquefois: voyons, si on venait te dire: Il faut qu'il y en ait un qui meure; lequel préfères-tu voir porter au cimetière? Et je sentais que ça m'aurait été totalement impossible de le dire, ce qui me prouvait que je n'avais pas de préférence injuste.
Mon oncle les aimait bien aussi, les petits, surtout l'aîné; mais leur grand ami, celui auquel ils s'adressaient pour avoir quelque chose, s'ils craignaient un refus de nous autres, c'était Gustou. Il leur faisait des virebriquets avec une noix et de la ficelle, des pétards et des clifoires avec du sureau, des pirouettes, des quilles, des sifflets, des petits paniers, des trappelles pour tendre aux oiseaux, des pièges pour attraper les merles dans les haies, des lignes pour pêcher, des petits fouets qu'ils faisaient péter que c'en était fatigant; il n'y avait chose dont il ne s'imaginât pour les contenter, et le soir, il leur disait des contes.
C'était l'hiver principalement, quand nous étions tous autour du foyer; Gustou n'avait pas plutôt commencé à peler, qu'ils criaient tous:
—Gustou, dis un conte!
Et lui qui en savait à force, disait tantôt celui du voleur d'enfants; tantôt celui de la fade ou fée Papillette; tantôt encore celui du sorcier Grillon; ou celui de l'âne qui faisait des crottes d'or.
Le conte fini, c'était des questions de toute manière que les enfants faisaient à Gustou, pour avoir des éclaircissements. Quelquefois les questions étaient un peu embarrassantes, mais il trouvait moyen de s'en tirer à peu près. Et puis ensuite, c'était des devinettes à n'en plus finir, connues de tout temps dans nos pays, mais ça amuse toujours les jeunes droles.
Notre chambrière la Suzette aimait bien les petits aussi, mais elle aimait encore mieux un garçon du côté de Corgnac, qui venait la voir souvent le dimanche, et avec lequel elle se maria au carnaval de cette année 1860. Notre parent du moulin du Coucu ayant su ça, nous fit dire si nous voulions prendre sa drole l'aînée pour la remplacer, à seule fin de s'eysiner un peu, car il avait tant d'enfants qu'il avait peine à leur entretenir le pain. Lorsqu'il nous l'amena, il nous raconta qu'il avait trouvé un bon moulin du côté de Génis, mais qu'en vendant le sien, il lui manquerait bien encore quelque millier d'écus pour payer, et que ça empêchait le marché. Voyant qu'il avait bonne envie de travailler et de se tirer d'affaire, mon oncle se rendit caution pour lui, et il acheta ce moulin qui était sur l'Haut-Vézère et ne chômait jamais.
C'est cette même année, que je fus à Domme pour acheter une paire de meules dont nous avions besoin. Le premier jour, je m'en allai coucher chez le cousin Nogaret, au moulin du Bleufond, à toucher Montignac; c'était une bonne étape, mais la jument ne craignait pas la fatigue. Le moulin est grand, c'est une ancienne papeterie où il y aurait pour faire une jolie minoterie. L'eau n'y manque jamais, elle naît au-dessus du moulin; c'est un abîme comme celui du Toulon, près de Périgueux; on n'a jamais pu trouver le fond.
Il y en a qui croient que cette eau vient de la Dordogne, par des conduits souterrains: moi je le croirais assez, car l'eau qui sort de là est bleue comme le dit le nom de l'abîme, et claire et pareille à celle de la Dordogne; tellement que lorsqu'elle tombe à cent pas plus loin dans la Vézère, les eaux ne se mêlent pas de suite, et l'on voit cette belle eau bleue le long de l'autre, qui est souvent trouble à cause des ruisseaux du Limousin qui tombent dedans.
Le cousin fut bien content de me voir, et tout le monde chez lui. Le soir en soupant, il me fallut leur conter tout ce qui s'était passé depuis mon mariage, et combien nous avions d'enfants, et comment ils étaient, et tout ceci, et tout ça, de manière qu'il était neuf heures quand nous nous levâmes de table.
En sortant, mon cousin me mena au Café du Commerce, où nous trouvâmes beaucoup de gens de sa connaissance, des ouvriers, des artisans, des marchands, avec lesquels il fallut trinquer.
Il y avait plaisir à être avec eux; ils étaient intelligents, bons enfants, et en grande partie républicains: mais il n'y a bonne compagnie qu'on ne quitte; nous fûmes nous coucher vers les onze heures.
Le matin de bonne heure, je partis pour Sarlat, en passant par Lachapelle, Saint-Quentin et Temniac. Le pays n'est pas beau, c'est des bois et des bois, des petites combes avec des mauvais prés dans les fonds, et des rosières qui ne sont bonnes qu'à faire la paillade. Il y a des bois châtaigniers et des taillis, et aussi des jarrissades où on coupe les chênes pour faire le tan. Ce pays n'est pas à comparer avec chez nous. C'est sauvage et noir, et je me figure que dans le temps il ne faisait pas trop bon voyager seul par là, avec de l'argent dans sa poche. Il y a un endroit qu'on appelle à: Prends-toi-Garde, sans doute parce qu'autrefois on y arrêtait les gens. Il y a aussi un autre endroit, dans les taillis, où on attaqua la voiture qui portait l'argent de la taille, de Sarlat à Périgueux. Mais ceux qui firent ce coup n'étaient pas des brigands ordinaires, à ce qu'on dit, mais des nobles qui faisaient la guerre au premier Bonaparte, en lui coupant les vivres. Ça n'était tout de même pas une manière bien honnête de faire la guerre; mais tout ça est loin maintenant, et s'il en existe, ce que je ne sais pas, les arrière-petits-fils des cavaliers masqués qui attaquèrent la voiture, tuèrent le postillon, un gendarme et volèrent les fonds, sont, sans doute, d'honnêtes gens qui ne feraient rien de pareil.
Tout ce pays, en plein Périgord noir, semble fait exprès pour les vols de grand chemin, et les assassinats de nuit. On marche, quelquefois une demi-heure, une heure, sans trouver une maison, et quand on est au fond de ces combes, entre les bois, on pourrait crier au secours, que personne ne vous entendrait.
Mais après que l'on a passé Sarlat, à mesure qu'on approche de la Dordogne, le pays s'arrange, et quand on arrive à Vitrac et qu'on voit cette large plaine, avec sa rivière bleue, et les hautes collines et les rochers qui la bordent, on ne peut s'empêcher de dire que c'est plus beau que chez nous. Les fonds ne valent peut-être pas mieux que dans la rivière de l'Isle, mais c'est plus grand et ça impose plus. Je pensais aller passer le pont à Domme-Vieille, et monter ensuite jusqu'à Domme; mais à Vitrac, je fus attrapé par un homme qui me dit qu'il allait à Domme aussi, et que c'était plus court de passer l'eau au bac de Vitrac, sans compter que ça ne coûtait pas aussi cher que le péage du pont. C'était un courtier qui allait pour acheter des vins, et qui avait ce voyage d'habitude. Nous entrâmes en ville par la porte des Tours, et il me mena à son auberge, qui était tout contre la porte Del-Bosc, par où on arrive de Domme-Vieille; il était déjà nuit quand nous y fûmes. Comme j'étais assez fatigué, ayant soupé, je m'en fus au lit après avoir soigné ma jument.
Le lendemain, je me levai de bonne heure, et je montai dans le haut de la ville, sur la promenade qu'ils appellent: la Barre. Le soleil rayait déjà, aussi je fus bien étonné en arrivant là-haut, de voir toute la plaine de la Dordogne, couverte de brume qui venait s'arrêter aux rochers taillés à pic au niveau de la promenade, tout à mes pieds. C'était tout à fait beau, et quoique nous autres paysans, nous aimions mieux ordinairement voir un joli champ de blé, que des choses comme celle-ci, ça me fit plaisir. Tout au loin, la brume entrait dans les ouvertures des petits vallons, s'arrondissait autour des hauts mamelons et suivait tous les contours des coteaux, de manière qu'on aurait dit un grandissime lac de plusieurs lieues de traversée, bien tranquille, tandis qu'au-dessus le soleil éclairait ses bords, faisait briller les maisons blanches à mi-côte des puys couronnés de chênes verts, et roussissait les vieilles ruines campées sur les hauts rochers.
Cette ville est curieuse; les rues sont coupées à droit, larges et bien alignées. Autour, du côté de la Dordogne, elle est gardée par les rochers à pic, que le fameux capitaine Vivant escalada, lorsqu'il la surprit le 25 octobre 1588. La Crozo Tencho, où il se mit en embuscade avec ses soudards huguenots, se trouve dans ces rochers, à droit de la gendarmerie. Des autres côtés, Domme était défendue par de fortes murailles percées de quatre portes. Mais à présent, depuis des années, ceux qui veulent bâtir, vont chercher des quartiers aux vieux murs comme à une carrière, et puisque ces murailles ne peuvent plus être utiles à rien, il vaut tant qu'elles servent à faire des maisons, que de s'en aller morceau par morceau, par la pluie et la gelée.
Le jour que j'y étais, c'était un dimanche, et je vis des meuliers de Domme-Vieille. Il fallut aller au café, bien entendu, et se promener en causant de nos affaires. Le patois du pays est plus nerveux, plus vif et mieux signifiant que le nôtre du Périgord blanc qui est lourd, traînant et mou. Les gens de Domme me convenaient assez aussi; ils sont bons enfants, disent ce qu'ils pensent et ne sont pas flaugnards. On dirait qu'ils se souviennent que leur ville était libre anciennement.
Dans cet endroit, ils ont des coutumes originales. Ainsi, ils aiment le lard rance, et pour être sûrs de n'en pas manquer, ils en ont dans les maisons pour un an d'avance, grandement. Je pense que cet usage date du temps où la ville, lors frontière de France contre les Anglais, était souvent assiégée et où il fallait se munir de provisions en conséquence.
Une chose bien curieuse, c'est l'antique farce qui se fait le Mercredi des Cendres. Ce jour-là, au rappel des cornes qui brâment comme des taureaux en folie, tous ceux qui se sont mariés dans l'année carnavalesque finie un an auparavant, à pareil jour, se rassemblent, déguisés et masqués, sur la vieille place de la Rode. Le dernier marié de ceux-là porte une fourche à foin ainsi accoutrée: Dans les deux dents sont plantées deux cornes de bœuf, les plus grandes qu'on a pu trouver. Des branches de lierre et de laurier attachées avec des rubans jaunes, masquent la naissance des dents de la fourche et enguirlandent le manche. On dirait, par ma foi un trophée, ou quelque simulacre antique, dédié au grand Pan, seigneur des troupeaux, ou à quelque autre divinité rustique.
Quand tout le monde est assemblé, la troupe de masques, vielle et chabrette en tête, se rend en procession, chez le premier marié de l'année carnavalesque qui finit ce jour. Devant la porte on se range en demi-cercle; la musique donne l'aubade, puis se tait. Alors, le plus ancien marié de la troupe s'avance, et comme un héraut sommant une place, appelle trois fois l'homme par son saffre ou surnom: Cadenet! Cadenet! Cadenet! ou Pichil! ou Mourel! n'importe. Lui, ne renâcle pas, il sait que tout le monde y passe et qu'on le monterait quérir plutôt. Il arrive donc, et lorsqu'il est sur le pas de la porte, la musique éclate avec rage. Puis, le silence se fait, et l'homme s'avance assez embêté, conduit par le maître des masques. On lui fait d'abord saluer bien bas la fourché tenue au centre du cercle. Après ça, toujours devant la fourche, on le fait mettre à genoux sur une grosse pierre bien ruffe, et on lui fait des questions farcesques, en forme de catéchisme à l'usage des maris. Lorsqu'il a répondu, on lui fait réciter, en la lui dictant mot à mot, une profession de foi à crever de rire, par laquelle il promet, entre autres choses, d'être sourd et aveugle. Enfin, on lui fait jurer, sur les sacrées cornes, de ne jamais croire qu'il l'est, quand même il le verrait!
Lorsqu'il a fait ce serment, ces grandes diablesses de cornes s'abaissent vers lui et couronnent un moment sa tête, et puis on les lui fait embrasser, le pauvre! Après ça, le chef de la troupe prononce une formule burlesque de réception dans l'illustre confrérie, fait relever l'homme et lui donne l'accolade, tandis que la musique reprend à grand bruit.
Pendant ce temps, la femme épie derrière les carreaux, et rit ou rougit, ça dépend.
La farce étant finie pour lui, le nouveau reçu prend la fourche, et toute la troupe s'en va vers la maison du second marié où on la recommence. Quand elle est finie, ce dernier prend les cornes à son tour, et on va chez le troisième, et ainsi de suite, jusqu'au dernier marié, qui porte l'engin cornu jusqu'à l'auberge où la troupe s'en va souper en grande joyeuseté.
J'ai dit, et c'est bien vrai, que suivant eux, tout le monde est égal devant l'emblème terrible; mais avec ça, c'est ici comme partout, la sacro-sainte majesté des écus ne pouvait être méconnue; aussi, les riches esquivent la réception, moyennant quelque pièce de cent sous qui se mange entre tous.
J'aurais été curieux de voir cette antique farce, qu'ils appellent: Les Cornes, mais comme il faut se trouver là le Mercredi des Cendres tout juste, je me suis contenté de la vue de la fameuse fourche, avec ses cornes et tout son harnachement de feuillage flétri, qu'on me montra à l'auberge où ils l'avaient laissée la dernière fois.
Il se fait encore le même jour, une autre cérémonie pour les maris. On prend le pauvre emplastrum qui s'est laissé battre par sa femme; on l'habille avec une robe, un fichu, une coiffe, on le monte sur un âne, une quenouille au côté, la tête tournée vers la queue, et on le promène par toute la ville, de la porte des Tours au sol de la Dîme, de la Barre à la porte de la Combe, de la place de la Halle à la porte Del-Bosc, toujours escorté d'une grande troupe de masques qui se moquent de lui, le brocardent, et s'en vont chantant la vieille chanson:
Ah, on ne s'embête pas à Domme, le Mercredi des Cendres!
Le soir, après avoir soupé avec le courtier, qui avait ses affaires de son côté, nous fûmes dans un café où il y avait un bal. On dansait là des contredanses, des bourrées, des sautières à peu près comme chez nous; mais on y dansait aussi une danse que je ne connaissais pas, et qu'on appelle: le congo, danse très plaisante, ma foi.
Ils sont plusieurs couples, de danseurs qui tournent autour d'une grande salle. Le jeune homme se présente devant une danseuse, et là, fait des pas, des entrechats, des pirouettes, arrondit ses bras au-dessus de sa tête, fait claquer ses doigts en l'air, tape du pied, enfin fait le beau, le galant, et celui qui cherche à plaire, tout comme un pigeon qui tourne autour de sa pigeonne. La fille, elle, se défend, recule, fait la coquette, prend des airs, tandis que le garçon s'efforce de se faire agréer. Lorsque celui-ci a fini son manège, il passe à une autre danseuse, et est remplacé près de celle qu'il quitte par un autre garçon, et toujours comme ça, de manière que cette danse ne s'arrête pas. De temps en temps, un garçon, une fille, entrent en danse, tirent doucement en arrière un danseur, une danseuse, et prennent sa place; quand ils sont fatigués, ils sont remplacés à leur tour de la même façon. Il y avait là, une grande fille brune, bien faite, qui dansait le congo dans la perfection. Elle avait une manière de se contourner, et de mettre tout son corps en mouvement, qui faisait plaisir à voir. Tantôt elle avait l'air hardi en s'avançant à la rencontre de son danseur, puis paraissait se laisser toucher par les efforts qu'il faisait pour lui plaire, et tantôt après s'en retournait en pirouettant, comme se moquant de lui.
Ça n'est pas pour dire, mais le congo est autre chose que la bourrée d'Auvergne, quoique celle-ci ne soit pas laide, quand elle est bien dansée.
Après ça, nous passâmes dans une petite salle, boire du vin chaud avec les meuliers, et il se trouva là un jeune monsieur, dont je ne me rappelle point le nom, qui nous récita Lous dous Douzils, un conte gaillard, en patois sarladais vif et nerveux. Et comme il le disait bien!
Mais il n'y a pas moyen de le traduire ici, tant nous sommes devenus coyons au prix du bon compagnon qui a fait ce badinage. Si encore nous en valions mieux! mais nos mines chattemites sont pures simagrées.
Le lendemain matin, je descendis à Domme-Vieille et je m'arrangeai pour une paire de meules. Sur les deux heures, ayant fait mon affaire et déjeuné, je repartis pour aller coucher à Montignac, et le surlendemain j'étais le soir à la maison.
Quoique le pays fût plus beau là-bas, et qu'on y dansât le congo, ma foi je fus bien content de me trouver chez nous. C'est l'effet que ça m'a toujours fait en y rentrant, preuve que nous étions tous bien d'accord. Les droles furent de suite après moi, pour savoir ce que je leur avais porté, parce que c'est une affaire entendue, que toutes et quantes fois, on va quelque part en voyage, il faut leur porter quelque chose. J'avais acheté un couteau pour les deux aînés garçons, un dé pour la Nancette, et tout le monde fut content. Pour le plus petit, il n'avait encore besoin de rien que du tétin de sa mère, et quelquefois d'une petite croûte de pain qu'il s'amusait à mâchotter.
Le temps marchait tout de même, quoiqu'il ne me durât pas, et il y avait plus de dix ans que j'étais marié, qu'il me semblait que c'était d'hier. Si ça n'avait pas été les enfants qui étaient là, comme bonne preuve, je n'aurais jamais pu me le figurer. Ma femme n'était point fatiguée de ses couches, ni de nourrir ses enfants. Elle était devenue plus forte; sa taille s'était épaissie et sa poitrine s'était renforcée, mais elle était toujours fraîche et jolie, du moins pour moi. Elle n'avait pas de ces airs de mijaurée, comme les femmes des villes qui font un enfant ou deux, ne les nourrissent tant seulement pas, et trouvent que c'est trop pénible pour y revenir. Quelquefois regardant ma femme, gaie et contente de son métier de mère et de nourrice, je venais à penser à Mlle Lydia, qui m'avait dans le temps rendu amoureux à ce que je croyais; je me demandais, comment j'avais pu seulement regarder cette poupée bien habillée, serrée dans son corset, minaudière et pleine d'idées extravagantes. A cette heure, je comprenais qu'une femme pour être belle, doit être ce que la nature l'a faite, forte et féconde, et non pas une créature faible, bonne pour les plaisirs stériles, mais incapable de supporter les travaux de la maternité. La première des conditions pour une femme, c'est de pouvoir faire des enfants robustes et sains, et de les nourrir sans en pâtir. Autrefois, on estimait une femme par ses enfants; en avoir beaucoup était regardé comme une bénédiction, tandis que la stérilité passait pour une punition d'en haut. Ce qu'on a fait de tout temps chez nous, pour les femmes mules, montre bien comme autrefois on regardait ça. Quand une femme n'avait pas d'enfants, elle allait en pèlerinage à Saint-Léonard, auprès de Saint-Jean-de-Côle, ou à Brantôme, et après la messe et les dévotions, elle se rendait à la porte de l'église et faisait aller le verrou. Après cette cérémonie assez claire, son mari la ramenait chez elle par la main. Mais ces mœurs saines se perdent; on ne craint plus la stérilité; il y en a qui la désirent, et qui s'en vantent, comme si ce n'était pas un malheur ou un crime.
Vers ce temps-là, revenant un jour, mon oncle et moi, de la foire des Rois à Périgueux, nous fîmes halte un moment à Coulaures, et le vieux Puyadou nous dit que Jeantain irait un de ces soirs au Frau, pour trouiller, qui vaut autant à dire comme presser l'huile, mais qu'il nous fallait envoyer quérir les nougaillous par Gustou, parce que leur jument était boiteuse. Gustou y fut le surlendemain, et le soir Jeantain vint portant des boudins et des côtelettes de veau. C'est la coutume qu'on trouille aussi de nuit, et alors il faut réveillonner. Ordinairement, mon oncle et moi puis Gustou, nous passions la nuit, chacun notre tour avec les presseurs, qui étaient du bourg, et restaient au moulin dans le temps des trouillaisons. Mais ce diable de Jeantain nous y fit rester tous les deux avec mon oncle, et quand Gustou vit ça, il resta aussi. Ça n'est pas un travail bien propre de faire l'huile; et de passer la nuit à remuer dans la chaudière les nougaillous déjà écrasés par les meules, ça n'est pas bien amusant non plus, ni de voir faire des serrées. Heureusement, Jeantain était un homme avec qui on ne s'ennuyait pas, et qui tournait tout en risée. Sur la minuit, il fit cuire des pommes de terre dans l'huile bouillante, et il faut convenir que c'était bon: elles avaient un goût de noisette. Avec les boudins et les côtelettes, nous fîmes le réveillon en buvant de bons coups de notre vin du Frau.
Et tout en réveillonnant, Jeantain nous conta des histoires et nous fit rire tous. Comme il était toujours dehors de chez lui et qu'il connaissait tout le monde, il savait tout ce qui se passait dans le pays: les marchés faits, ceux en train, les mariages et toutes les affaires des galants, car il était bien un peu mauvaise langue. Mais ce qu'il en disait, c'était histoire de faire rire et de bavarder, et non pour porter tort à personne.
Cet animal-là nous fit crever de rire avec ses Vêpres sauvages, sorte d'enfilade de calembredaines en patois qui se chantaient sur l'air d'In exitu Israël. Il était si plaisant en les chantant du nez pour contrefaire Jeandillou notre marguillier, que les trouilleurs s'en esclaffaient et ne pouvaient faire leurs pressées.
Je ne suivrai pas année par année, ce qui se passait chez nous, parce qu'il me faudrait trop souvent répéter la même chose. Il me faut pourtant parler un peu des métayers qui étaient à la Borderie. C'était de braves gens qui travaillaient dur, et étaient à leur aise pour des métayers, c'est-à-dire qu'ils avaient quelques petites avances, et n'étaient pas toujours à tirer le diable par la queue, comme on dit de ceux qui sont dans la gêne. On sait que c'est la coutume dans nos pays de faire la Gerbe-baude, ou fête de la moisson, chez les métayers et les bordiers; mais du temps de Jardon, qui était avare comme un chien, nous n'y avions jamais bu seulement un verre de piquette. Nous allions partager quand il fallait, le froment, le blé rouge, les haricots, les pommes de terre et les autres revenus, mais c'était tout.
Au contraire, ces métayers étaient de braves gens avec qui nous étions tout à fait bien. Dès la première année, ils nous vinrent convier à faire la Gerbe-baude. Nous fîmes porter chez eux du vin, de l'eau-de-vie, d'autres affaires et nous y fûmes mon oncle et moi, et deux de nos droles.
C'est un dur travail que la moisson. Etre toujours plié en deux, la tête en bas, sous un soleil qui brûle, à respirer la chaleur que la terre renvoie, et ça toute une journée et des semaines, on se demande comment des femmes y peuvent tenir. Les pauvres, pourtant, elles le font, les jeunes et les vieilles, et il y en a qui sont nourrices de ce temps, et qui couchent leur petit à l'ombre d'un pilo de gerbes, et vont le faire téter de temps en temps quand il s'éveille. C'est un malheur et une honte, que de voir les femmes dans nos pays, travailler la terre comme des hommes: c'est un malheur, parce que ce travail trop fort les crève et nuit à la race, et c'est une honte, quand on voit tant d'hommes qui ne font rien et qui se plaignent! On comprendrait pour les femmes, des petits travaux point trop fatigants quand ça presse, comme de faner, de vendanger, de ramasser les haricots; mais de les voir moissonner, travailler la terre avec de grosses pioches, battre le blé, ou même fouir la vigne avec des hoyaux de cinq ou six livres, c'est une chose à laquelle je n'ai jamais pu m'habituer et qui me met toujours dans des colères noires.
Il ne faut pas s'étonner après ça, si on voit tant, par chez nous, de ces pauvres vieilles cassées en deux par les reins: à force de s'être courbées vers la terre, elles ne peuvent plus se relever. Et comme la grossesse ne les arrête pas, les enfants qui en sont venus de ces pauvres femmes, se ressentent de toutes ces fatigues trop fortes et de la nourriture mauvaise, et c'est pour ça qu'on voit aux conseils de révision, tant de conscrits chétifs et qui n'ont pas la taille. Le travail des femmes anticipe par là sur les populations à venir; c'est comme si nous mangions notre blé en herbe. Je le dis comme je le pense, rien que le travail des femmes, ça justifie toutes les jacqueries!
Mais je me suis laissé aller à dire ce que j'ai sur le cœur, comme ça m'arrive souvent, et ça m'a un peu détourné de mon chemin. Ce que j'ai dit du pénible travail de la moisson, est pour faire comprendre combien les gens sont contents quand on finit de moissonner. Le dernier jour on chante plus clair, et hommes et femmes se renvoient plus vivement les chants de la moisson, La Parpaillolo, Lou bouyer de l'aurado, et autres sans lesquels on ne pourrait soutenir ce travail écrasant.
Le jour de la Gerbe-baude on est content, et l'on mange de bonne soupe grasse, et des poulets en fricassée, et de la daube, sans laquelle il n'y a pas de bonne Gerbe-baude; et aussi on boit de bons coups de vin, pour dédommagement de toute l'eau qu'on a bue en coupant le blé.
Cette première année donc, nous étions allés faire la Gerbe-baude à la Borderie comme j'ai dit, et nous avions déjà fini de dîner, quand notre chambrière, la Fantille, entra portant un panier et des tasses dedans, avec une pinte et du café. Ma femme avait pensé que nos métayers n'en buvaient pas souvent, et elle en envoyait. Tout le monde fut bien content de ça, et on commença bientôt à chanter, chacun à son tour, des chansons patoises. Durant ce temps on buvait, et puis après on versa le café et on fit des brûlots qui faisaient crier d'aise les enfants, contents de voir cette jolie flamme bleue.
Et tous les ans, nous faisions donc comme ça la Gerbe-baude.
Mais il y eut une année où nous ne la fîmes pas: c'était en 1867. J'étais allé au bourg, le dimanche d'après la Saint-Jean, pour régler un compte avec un menuisier qui nous avait fait du travail; et comme c'est la coutume chez nous, qu'on ne règle qu'à table, nous devions déjeuner ensemble chez Maréchou. Le temps était vilain; il faisait une mauvaise chaleur, et sur la place, au sortir de la messe, les gens regardaient en haut, et disaient: pourvu qu'il ne nous fasse pas de coquineries ce temps, ça ira bien. Du côté d'en bas, c'était tout noir, et on entendait le tonnerre au loin, de manière que beaucoup s'en allèrent chez eux, de crainte de l'orage. Mais d'autres entrèrent à l'auberge pour boire une chopine avec des tortillons tout chauds. Lajarthe se trouva là, comme nous entrions, et je le conviai à déjeuner.
Nous nous assîmes à table tranquillement, après avoir regardé le temps, qui avait l'air de s'arranger un peu. Après déjeuner on porta le café; nous fîmes nos comptes, je payai le menuisier en lui disant:—Nous voilà quittes et bons amis! à quoi il répondit;—Oui, et à une autre fois.
A ce moment Lajarthe qui était sorti, rentra et nous dit:—Mes amis, nous sommes foutus! il y a un grand nuage blanchignard qui vient du côté de Coulaures, en suivant la rivière, et il va nous crever dessus. Il n'avait pas dit ça, que nous sortîmes sur le pas de la porte. On entendait venir l'orage; les arbres se pliaient et restaient dans cette position, ne pouvant se relever contre le vent; de tous côtés, les passereaux arrivaient pour se mettre à l'abri dans le clocher, quoique la cloche sonnât à toute volée, brandie par trois ou quatre garçons, pour détourner l'orage, comme c'est de coutume dans nos campagnes. De temps en temps un coup de tonnerre éclatait sec, comme des noix tombant sur le plancher. Il tombait quelques gouttes d'eau, lourdes comme du plomb. A chaque éclair les gens se signaient. La vieille Maréchoune alluma un bout de cierge bénit, puis elle alla chercher à la tête de son lit un brin de buis des Rameaux, le trempa dans son bénitier de faïence et aspergea autour de la cuisine. Ni les signes de croix, ni le cierge, ni l'eau bénite, rien n'y fit. Les nuages, poussés par un vent d'enfer, arrivaient se suivant les uns les autres, se pressant, se poussant comme un troupeau de moutons épeurés, et quand ils furent sur nous, voici la grêle qui tombait à grand bruit...
—Pauvres gens! nous sommes perdus! s'écrièrent les femmes; et elles se mirent à pleurer et à se lamenter. La nore de Maréchou, à genoux près du lit, se cachait la figure dans ses mains. Maintenant l'orage était en plein sur le bourg; la grêle tombait grosse comme des œufs de pigeon, et même plus encore, car on en ramassa qui semblait des œufs de poule. Avec ça drue et serrée, comme qui décharge un tombereau de cailloux. Les tuiles des maisons volaient en morceaux; les feuilles des arbres tombaient en masse, et disparaissaient emportées par le vent; en cinq minutes, le grand ormeau de la place fut comme à la Noël, sans parler des branches cassées. Puis la pluie commença à tomber comme qui la vide à seaux. La pièce de blé de Maréchou qu'on voyait par la fenêtre, touchant son jardin, était foulée comme si on y avait fait manœuvrer des escadrons de chevaux. Et la grêle tombait toujours, et dans la terre détrempée maintenant, les grêlons finissaient d'enfoncer les morceaux de paille hachée qu'on voyait encore.
Ça dura un quart d'heure comme ça; les tuiles cassées laissaient pisser l'eau dans le grenier, qui, par le plancher mal joint, tombait dans la cuisine; il pleuvait sur les tables, sur les lits, partout, mais on n'y faisait pas attention. Chacun pensait à son blé, à tout son revenu perdu. Les hommes ne disaient rien; ils regardaient tomber la grêle comme écrasés, ayant perdu la parole; d'aucuns marronnaient entre leurs dents, on ne sait quoi, des prières ou des jurements:
—Tonnerre! s'écria Lajarthe, et on dit qu'il y a un bon Dieu!
—Taisez-vous! malheureux! crièrent les femmes de chez Maréchou; mais les hommes ne dirent rien, et je crois qu'il y en avait qui pensaient tout au moins que le bon Dieu n'était pas trop bon en ce moment.
Quand ce fut fini, qu'il ne tombait plus qu'un peu de pluie, nous sortîmes, et les gens du bourg en faisaient autant: chacun semblait pressé de voir son malheur, comme s'il pouvait en douter.
Autour du bourg, c'était partout la même chose; dans les prés envasés, l'herbe était sous la boue, les terres à blé étaient foulées comme un sol à battre. Les chènevières semblaient de cette pâtée d'orties qu'on donne aux dindons; les vignes et les arbres étaient hachés, les jardins saccagés; tout ce qui était sorti de terre était perdu. Et de tous côtés on entendait les cris des femmes, leurs exclamations: Sainte Vierge! nous sommes ruinés! quel malheur! nous pouvons bien prendre le bissac!
—C'était bien la peine, criait la vieille de chez Fantou, c'était bien la peine, que je porte sur la pierre de la croix, le jour des Rogations, un gâteau de fine fleur de farine! de quoi ça nous a-t-il servi?
Le pauvre Jandillou, le sacristain, était comme les autres, il avait tout perdu, et encore on lui disait des sottises. Comme il passait pour aller voir à sa terre, il y en eut qui lui dirent:—C'est foutu que tes processions et les litanies de ton curé ne valent guère!
Lui s'en allait baissant la tête, ne sachant que dire à ces gens, qui avaient suivi les Rogations et fait des offrandes, pour protéger leurs récoltes, et qui, les voyant détruites, étaient furieux. La plupart ne s'en prenaient pas au bon Dieu, mais l'idée leur vint que le curé Crubillou n'était pas jovent, et ça se répandit tellement que bientôt tout le monde en fut persuadé; d'autant mieux qu'on remarquait que du temps du curé Pinot il n'avait jamais grêlé.
Moi je m'en fus chez nous, et à mesure que j'approchais, je voyais que c'était là comme autour du bourg: tout était perdu, le blé, les noix, le chanvre, les vignes; il ne restait rien, et par-dessus le marché, quatre noyers étaient par terre. Pour la vigne, ce n'était pas seulement la vendange de l'année, perdue, mais le bois était tellement écrasé qu'on eut du mal à tailler l'année d'après, et que beaucoup de pieds crevèrent. Joint à ça, la ravine qui avait entraîné toutes les terres dans les fonds. Pour ce qui est des bâtiments, il fallut faire resuivre toutes les tuilées, car il pleuvait partout comme dehors.
Nos métayers de la Borderie vinrent, les pauvres gens, tout désespérés, ne sachant plus où ils en étaient. Ils parlaient d'aller se louer chacun de son côté, de manière qu'il nous fallut les rassurer un peu et leur dire que nous leur aiderions à se tirer de ce mauvais pas: et en effet, il nous fallut leur fournir le blé toute une année.
Mais, ce n'était pas eux seulement qui avaient recours vers nous. Il se trouvait que, comme les apparences de la récolte étaient très bonnes, le prix du blé était descendu beaucoup, ce pourquoi mon oncle en avait acheté dans les environs de deux cent cinquante sacs. Aussi les gens venaient au moulin emprunter une quarte, deux quartes, un sac de blé, et nous le prêtions, sans autre condition que de le rendre l'année d'après.
Tout le monde ne fit pas comme ça, entre autres M. Lacaud. Il disait qu'il était aussi en peine que ses métayers, ayant perdu sa part de récolte comme eux. Mais il ne parlait pas de ses rentes qui n'avaient pas grêlé, ni de ses maisons à Périgueux, et c'était une vraie dérision d'entendre ce gros, je ne veux pas dire le mot, se mettre sur la même ligne que ses métayers et ses pauvres voisins, qui avaient perdu leur pain, tandis que lui n'avait perdu qu'une partie de son revenu, ce qui ne lui ferait pas manger une bouchée ni boire un coup de moins. Mais il faisait ça pour ne rien donner aux autres, ni même prêter.
Cette grêle, avec la naissance de mes autres enfants, c'est à peu près tout ce qui soit à dire pendant plusieurs années. Depuis François, j'avais eu encore Yrieix, qui était né au mois de septembre 1863, Michel au mois de mai 1866, et le dernier, Bertrand, vint au mois de juillet 1868.
C'est cette même année-là que mourut le pauvre Lajarthe. Il tomba subitement un jour dans une maison où il travaillait, et ne s'en releva pas. Cet homme était tracassé par les affaires du pays, d'une manière extraordinaire pour quelqu'un qui n'avait ni instruction ni bien. J'ai toujours pensé que s'il avait appris, avec son esprit de nature et son caractère, ça aurait été un homme pas commun.
Nous avions eu huit enfants, il nous en restait sept, six garçons et une fille: c'était assez joli; aussi, quand le dernier vint, mon oncle dit comme ça en riant:—A cette heure, je n'ai plus peur que la race des Nogaret se perde! Mais tous nos enfants étaient si bons petits, si sains, qu'il disait aussi: Ma foi, ça aurait été dommage qu'ils ne fussent pas venus.
J'ai oublié de dire que nous avions un régent dans notre commune depuis quelques années. M. Lacaud ne le voulait pas trop; il disait que ça n'était pas utile pour les enfants des paysans, d'apprendre à lire et à écrire, parce que ça les détournait de travailler la terre, et que, lorsqu'ils seraient tous instruits, on ne trouverait plus de métayers. Mais un jour, comme il disait cette raison dans le conseil, le vieux Roumy, qui en était toujours, lui répondit:
—Ça ne sera pas un malheur, au contraire, parce qu'alors les travailleurs de terre seront tous propriétaires, et ne travailleront plus pour les autres.
Mais, malgré sa mauvaise volonté, il lui fallut faire comme dans les autres communes: on acheta une grande baraque de maison dans le bourg, et on y mit le régent après qu'on l'eut un peu radoubée.
Ça fait que nos garçons allaient en classe tous les jours, ceux qui étaient en âge. Mais pour Nancette, c'était toujours la demoiselle Ponsie qui lui montrait. Les droles apprenaient assez, mais pour être de ceux qui sont toujours devant les autres, ils n'en étaient point, ayant toujours en tête leurs amusements: pêcher, attraper des oiseaux, monter sur la jument, grimper sur les arbres, courir dans les bois, se baigner l'été: ils étaient fous de liberté et ne restaient pas facilement assis.
Je ne me faisais pas de mauvais sang de les voir à peu près dans le milieu, au rang de ceux dont on ne dit rien. Les enfants extraordinaires pour travailler et apprendre, ça fait plaisir aux parents, à ce qu'on dit, mais pour moi, ils me font l'effet de quelque chose de pas naturel, comme qui dirait un octogénaire amoureux, et je me demande quand est-ce qu'ils seront enfants: si ça doit être plus tard, il vaut mieux qu'il le soient en bas âge. Et ce qui m'a maintenu dans cette manière de voir, c'est que celui qui était toujours le premier, dans le temps que j'allais en classe, et qui avait tous les prix, et qui aimait tant le travail qu'il en oubliait de s'amuser, s'est bien rattrapé depuis. Il est devenu le plus fameux bambocheur qu'il y ait à Périgueux, et, au bout du compte, une fois entré dans la vie, pas plus fort qu'un autre.
Mais si mes enfants n'étaient pas des plus habiles pour l'instruction, je pense qu'il n'y en avait pas, dans toute la classe, qui fussent au-dessus d'eux pour les bons sentiments; aussi étaient-ils prêchés comme pas beaucoup d'enfants le sont. C'était d'abord leur mère, qui, dès qu'ils commençaient à comprendre, leur enseignait à être honnêtes avec tout le monde, surtout avec les vieux, et bons pour les malheureux. Jamais elle n'aurait souffert ce qu'on voit dans des maisons, où, pour amuser un petit drole, on lui donne un pauvre oiseau, qu'il plume et fait souffrir jusqu'à la mort.
Ces amusements, c'est de la mauvaise graine de méchanceté, ou de dureté au moins, qu'on sème en eux. Si nos enfants voulaient, comme tous les droles, attraper un petit poulet, leur mère le prenait elle-même, le leur faisait un peu manier, caresser, puis embrasser, et leur apprenait à le lâcher d'eux-mêmes, pour aller retrouver la mère clouque. Quand il venait des pauvres à la maison, c'est toujours un des enfants qui allait lui porter un croustet de pain, et en tout elle leur enseignait à être bons et secourables aux misérables.
Et puis, elle leur apprenait comme c'était mal de mentir, et honteux: le menteur est pire que le voleur! leur répétait-elle toujours. Et elle leur faisait comprendre aussi, qu'il ne faut pas même être trop adroit, parce qu'alors on en arrive à tromper les autres, et qu'il faut aller tout droit son chemin où l'on veut aller, et non pas marcher comme les serpents.
Mon oncle et moi aussi, de notre côté, nous tâchions de les affermir contre les contrariétés, de les endurcir contre le mal, afin de les préparer à savoir souffrir plus tard. Nous nous efforcions de leur donner de bons sentiments, de leur inspirer des idées de dévouement au pays et à toutes les grandes choses. S'il n'y avait eu que nous, nous n'aurions pas été capables de dire ce qu'il fallait pour ça, mais nous nous aidions des livres dont j'ai déjà parlé. L'hiver, mon oncle en montait un de sa chambre du moulin, et, tandis que nous étions tous rangés autour du feu, chacun ayant son occupation, Gustou pelant, Fantille filant, ma femme tenant son plus petit sur ses genoux, mon oncle fumant sa pipe; moi, je lisais, quelqu'une de ces anciennes histoires, où l'on voit ce que c'était en ces temps que des hommes. C'était pour les enfants, ce que j'en faisais, mais tout le monde en profitait, parce que ces livres sont pleins de choses très belles.
J'ai dit déjà que ces livres s'étaient trouvés avec un tas de choses achetées à l'encan par mon grand-père. Il est arrivé de ça, que ce qui était prisé moins qu'une vieille serrure, qui semblait bon seulement à faire des cornets pour le tabac, a été pour nous d'un prix inestimable, car on ne peut pas estimer la valeur qu'on se donne à soi-même en devenant meilleur. C'est comme ça, que chez nous, au fond d'une campagne du Périgord, on avait appris à connaître les Grecs et les Romains, dont les paysans, d'ordinaire, n'ont seulement point ouï parler, bien loin de se douter quelles gens c'était.
Il y en a qui, oyant conter ces histoires, disent: tout ça c'est très beau, mais nous ne sommes pas à Rome ou à Athènes, et nous ne sommes pas consuls, ou capitaines d'armée, ou magistrats grecs ou romains, et ces vertus que nous admirons, ne sont pas à notre portée.
Mais ils se trompent. On peut être juste comme Aristide, au fond d'un petit village périgordin. Un conseiller municipal, voyant une cabale montée dans l'intérêt de quelques-uns, peut se mettre en travers pour le bien de la commune, et ne se jamais décourager, et combattre les intrigants avec la constance et la fermeté de Caton au Sénat romain. Et qui empêche que dans la pauvreté, la médiocrité, nous ne nous trouvions heureux comme Tubéro, le gendre du consul Emilius? rien: il suffit que nous n'égarions pas nos fantaisies sur une foule de choses inutiles, nuisibles même, mais devenues nécessaires aux riches. On peut être courageux, désintéressé, dévoué à son pays, dans le cours de la vie obscure que nous menons à la campagne, et dans des occasions ordinaires, comme ces grands hommes l'étaient sur un grand théâtre, et dans des circonstances où il s'agissait des intérêts de tout un peuple. L'objet est infiniment plus petit, sans doute, mais la vertu peut être grande, sans égaler pourtant celle de quelques-uns, comme Caton ou Phocion, qui est non pareille.
Quand je parle des hommes de l'antiquité, ça n'est pas que je renie nos Français. Il y en a assez qui pourraient servir d'exemple; malheureusement, ils n'ont pas trouvé un bon historien comme ceux-là. Pourtant ça serait utile et profitable, de connaître la vie de Bayard, de Michel de l'Hospital, de la Boétie, de Sarlat, du maréchal Catinat que les soldats appelaient le père la Pensée, de la Tour d'Auvergne le premier grenadier de France, du général Beaupuy, de Mussidan; grands hommes comparables à ceux d'autrefois, et d'autres encore.
Pour en revenir, nos enfants en âge allaient donc à l'école de la commune, manque Hélie, l'aîné, qui maintenant travaillait au moulin avec nous. Nancette était une belle fille de quinze ans qui aidait beaucoup à sa mère, de sorte que, la Fantille s'étant mariée, nous ne prîmes pas d'autre servante. Les classes n'étaient pas aussi savantes, et on n'y enseignait pas tant de choses que maintenant. J'ai dit que mes enfants n'apprenaient pas très facilement, mais en revanche, ce qu'ils avaient une fois appris, ils le savaient peut-être mieux que les autres; joint à ça, que, pour en raisonner et l'appliquer, ils ne craignaient guère personne de leurs camarades. Aujourd'hui les enfants ont tant et tant de choses à apprendre, qu'il ne reste pas un moment pour exercer leur jugement et leur montrer à mettre en pratique ce qu'ils ont appris. Le savoir et l'acquis priment du tout les qualités de nature. Un troupier qui serait brave comme Ney, le brave des braves, qui aurait du sang-froid, du coup d'œil, de la décision, toutes les qualités militaires, à quoi ça le mènerait-il? A commander une escouade. Il faut bûcher et accrocher à force, des bribes de science pour aller plus haut. Mais il arrive trop souvent que des gens farcis de savoir se trouvent incapables de le mettre en œuvre, faute des qualités naturelles nécessaires pour ça.
Il en est de même dans tous les états. Il ne manque pas de conducteurs plus capables que leurs ingénieurs, de praticiens plus ferrés que des avocats, d'entrepreneurs plus habiles que des architectes; mais voilà, ils n'ont que la pratique, les sacrements scientifiques leur manquent. Tout est sacrifié au savoir des livres maintenant, et je trouve que ce n'est pas raisonnable, car il ne suffit pas d'avoir des connaissances, mais il faut encore savoir s'en servir pour son état, et s'en aider aussi pour se perfectionner comme homme. Pour moi, il me semble que la première chose à faire, la plus pressée, la plus essentielle, la plus indispensable, c'est de faire de nos enfants des hommes. De la manière dont ça marche aujourd'hui, ce point reste en arrière; on veut avant tout faire des savants. Je crois que c'est une mauvaise chose; nous aurons peut-être plus d'ingénieurs, de médecins, de pharmaciens, d'avocats, de notaires, de professeurs et d'apprentis sous-préfets, mais moins d'hommes: déjà ça se sent; nous avons assez de talents, peu de caractères.
De tous nos enfants, il y en avait un, Bernard, qui aimait assez à apprendre, et qui, quoiqu'il n'apprît guère plus vite que ses frères, savait davantage, parce qu'il travaillait avec plus de goût. Lorsque ce drole eut une douzaine d'années, voyant qu'on ne faisait à l'école que lui répéter ce qu'on lui avait déjà appris, il se mit dans l'idée d'aller au collège d'Excideuil. Il commença par en parler à sa mère en cachette, et elle pensant que c'était une fantaisie qui lui passait par la tête, dit que ça coûtait cher, et que point n'était besoin de tant étudier pour être meunier. Lui, ne dit rien, mais depuis il n'était plus content comme auparavant, et il était toujours à farfouiller dans la chambre de mon oncle, après les livres, et se retirait dans un coin pour lire. Je finis par m'apercevoir qu'il n'était plus le même, et un soir en soupant, je lui demandai ce qu'il avait. Il répondit comme tous les enfants, qu'il n'avait rien. Mais sa mère, voyant que je n'en pouvais plus tirer mot, nous dit ce qui en était.
Je regardai le drole et je lui dis:
—Et que veux-tu aller faire au collège?
—Pour apprendre des choses qu'on n'apprend pas dans l'école de M. Malaroche, dit-il.
—Mais de quoi ça te servira-t-il pour être meunier? Tu sais bien que je ne veux pas faire de vous autres des messieurs, quand même je le pourrais. D'ailleurs, voilà ton aîné qui n'y a pas été au collège, et les autres n'y iront pas: ça coûte cher, penses-tu bien, et il ne serait pas juste de faire pour toi des dépenses qu'on ne fait pas pour les autres.
—Mais Hélie, et tous, dirent alors: père, ça ne fait rien, s'il veut y aller, nous ne sommes pas jaloux.
—Pourtant, dit mon oncle, si ce drole avait bonne envie d'apprendre, et qu'il eut des moyens, ça serait malheureux de ne pas le mettre à même de faire son chemin.
—Je suis bien un peu de ton avis, que je dis, et je me souviens qu'à son âge j'avais grande envie d'apprendre tout ce qu'on enseigne dans les collèges; je ne m'étonne donc pas qu'il soit de même. Mais au bout du compte j'y serais allé, à quoi ça m'aurait-il servi? peut-être à rien du tout, comme il arrive à tant d'autres. Je veux que je sois arrivé à une position plus grande que celle de meunier; je n'en serais pas plus heureux, et probablement je le serais moins. Certainement l'instruction est une bien bonne chose et désirable pour tous: un paysan bien instruit en vaudrait deux. Malheureusement, ça rend souvent ambitieux, et ça fait mépriser la terre. Et puis après, j'y reviens, c'est une dépense que nous n'avons pas le moyen de faire.
—Ecoute, dit mon oncle, pour ce qui est de la dépense, tant que je pourrai travailler, je gagnerai bien dans mon commerce de quoi l'entretenir là-bas. On pourrait le mettre en pension chez quelqu'un; Lavareille le prendrait, pour sûr, et il irait au collège; ça ne coûterait pas autant de cette manière. Il faut bien que les enfants des paysans, s'ils ont des capacités, apprennent pour se rendre utiles au pays, puisque beaucoup de riches ne veulent plus travailler et ne pensent qu'à faire la noce. Le tout est de savoir si le drole a des moyens. Je le mènerai jeudi à M. Tallet, qui verra la chose.
Bernard, entendant ça, leva les yeux et dit:
—Oncle, je te remercie.
Et tout le monde fut content de cet arrangement, et les enfants se mirent à babiller là-dessus, après souper, demandant à Bernard ce qu'il voulait faire: s'il voulait être instituteur, ou juge, ou curé, ou médecin? Et lui ne voulait pas être curé, oh! non; pour le reste, il ne savait pas trop. Pourtant, il aurait aimé à être médecin pour nous soigner dans nos maladies.
En finale, tout s'arrangea comme mon oncle avait dit. Les Lavareille prirent le drole en pension et le voilà allant au collège.
J'approche d'une triste époque, et il me fait deuil de parler de nos malheurs. Mais il le faut pourtant, pour ne point laisser de vide dans mon récit et aussi pour expliquer des choses qui suivront. Mais, avant de commencer, il faut que je dise qu'en 1869, M. Masfrangeas prit sa retraite. Il y avait quarante ans qu'il était entré à la Préfecture, et il y en avait plus de vingt-cinq qu'il était chef de bureau. Il avait espéré un moment passer chef de division, et il en avait eu la promesse, mais d'autres plus heureux et bien protégés, lui avaient passé sur le ventre, comme c'est l'habitude. Pourtant, c'était un homme travailleur, consciencieux, d'un jugement sûr, qui maniait bien les affaires et les expédiait vite. Mais voilà, il n'était pas flatteur, ni intrigant, il n'avait pas l'échine souple et ne savait pas se faire valoir; toutes choses sans lesquelles on n'avance guère dans les administrations.
La retraite de M. Masfrangeas nous rendit toute notre liberté vis-à-vis du maire, M. Lacaud. Tant qu'il avait été dans sa place, nous nous étions retenus, de crainte qu'il ne lui fît du tort, en essayant de le rendre solidaire de notre conduite. Mais, depuis que nous n'avions plus cette crainte, nous ne nous gênions plus, mon oncle surtout. Dans leur jeunesse, ils se tutoyaient tous deux, M. Lacaud et lui; mais depuis longtemps, M. Lacaud,—du Sablou,—comme son père l'avait fait enregistrer à la mairie, avait cessé ces familiarités, et de son côté, mon oncle ne lui parlait plus, à cause de M. Masfrangeas.
Ce pauvre homme, voyant ça, ne s'était-il pas imaginé qu'il nous imposait; que nous avions peur de lui! mais il fut bien détrompé.
Dans les premiers mois de 1870, on commença à parler dans nos campagnes qu'il fallait voter pour l'Empereur. Personne ne comprenait ce que ça voulait dire. Pourquoi voter encore, puisqu'il était empereur, qu'il faisait tout ce qu'il voulait, qu'il disposait des places, des hommes, de l'argent et de tout, et qu'on lui nommait les députés qu'il voulait? A quoi ça rimait-il? à rien. Mais les maires, et les fortes têtes qui étaient pour l'Empire, disaient que cette votation cachait de grands projets, et qu'en consolidant par des votes unanimes le pouvoir de l'Empereur, il en aurait plus de force pour faire de grandes choses.
Pardi, comme ça, dans nos pays, ça ne pouvait pas manquer de réussir: on ne demandait aux gens que de voter encore une fois, ce qu'ils avaient voté vingt fois; ça n'était pas une affaire. Les plus innocents, d'ailleurs, comprenaient bien que c'était une farce, et que quand même l'Empereur n'aurait pas eu la majorité, il ne s'en serait point en allé pour ça. Lacaud, son représentant dans notre commune, le disait assez, et de plus, il laissait entendre, qu'on prendrait des mesures contre les perturbateurs comme il y avait dix-huit ans.
Tout ça faisait que l'Empire était bien sûr d'avoir presque toutes les voix; mais ce n'était pas presque toutes, que notre maire aurait voulu avoir; c'est toutes. Ah! s'il avait pu enregistrer sur son procès-verbal rien que des Oui, comme il aurait été heureux. Du coup, il en aurait cru avoir la croix, après laquelle il a couru toute sa vie sans l'attraper. Mais voilà, il y avait les Nogaret du Frau, comment faire? Et il nous faisait parler par les uns, par les autres, disant que c'était bien inutile de s'obstiner à voter contre l'Empire, puisque la France le voulait: à quoi ça pouvait-il servir?
Mon oncle et moi, nous répondions à ceux qui nous en parlaient: à quoi bon voter alors, si on n'est pas libre; si on doit de rigueur voter pour celui qui fait voter, ça n'est pas la peine de déranger les gens pour ça.
Depuis que le pauvre Lajarthe était mort, nous n'étions plus que trois voix républicaines dans la commune, mon oncle, Gustou et moi. Et encore je compte la voix de Gustou parce qu'il votait toujours comme nous, depuis 1851 qu'on avait arrêté mon oncle. Mais ce n'était pas qu'il fût républicain; non, en fait de gouvernement, il ne comprenait qu'une chose, c'est qu'il fallait des gens pour commander et le reste pour obéir. Tout ce qu'il demandait, c'est que ceux qui commandaient, ne fissent pas de coquineries: mais c'est là le difficile justement, quand la grande masse est toute disposée à s'en rapporter à eux.
Nous n'étions donc que trois voix, mais c'était trois: Non, bien sûrs, et M. Lacaud les aurait payées cher. Il les voulait tellement, qu'il alla jusqu'à nous proposer de faire mettre Bernard au collège de Périgueux, pour rien; de faire exempter Hélie l'aîné, lorsqu'il tirerait au sort l'année prochaine. Mais nous répondîmes à celui qui s'était chargé de la commission que nos voix ne s'achetaient pas avec des injustices, ou autrement. La veille du vote, ne sachant plus comment faire, notre maire nous envoya le régent, qui était aussi secrétaire de la mairie, pour demander à mon oncle de ne pas venir voter, puisqu'il ne voulait pas voter Oui. Ce pauvre M. Malaroche vint le soir, assez ennuyé de cette commission, mais il fut tout de suite à son aise avec nous. C'était un brave homme qui, je crois bien, n'approuvait pas tout ce qui se passait, ni tout ce que faisait le maire, mais il avait quatre enfants et sa place lui faisait besoin, aussi il ne disait rien, tâchait de passer inaperçu, faisant le moins de bruit possible, et répondant en toussant: Hum! hum! aux questions qui lui paraissaient dangereuses. Mais tout de même, il y avait des moments, où quand il était avec des gens sûrs, comme chez nous, on voyait que ça lui pesait.
Nous choquâmes de verre ensemble, car nous finissions de souper, et après s'être excusé de la commission, disant que dans la vie on était obligé souventes fois de faire des choses qu'on n'aurait pas voulu, il nous conta l'affaire. Mon oncle lui répondit que, puisque tous les électeurs étaient convoqués, nous irions voter comme les autres; qu'il n'avait qu'à dire ça à M. Lacaud. Et au reste qu'il ne lui en voulait point du tout de la commission, bien sûr qu'il ne la faisait pas de bon gré. Et pour preuve, ajouta-t-il, je veux vous faire goûter notre vieille eau-de-vie. Là-dessus, il dit à Nancette de porter la bouteille à long col et nous trinquâmes derechef, après quoi M. Malaroche s'en retourna porter la réponse au maire.
Je pense que M. Lacaud passa une mauvaise nuit, car le lendemain, lorsque nous le vîmes sur la place, tandis que son adjoint le remplaçait au bureau, il n'avait pas bonne figure.
N'ayant pas réussi à ce qu'il voulait, il rageait, cet homme, et nous regardait venir, tous trois avec Gustou, d'un mauvais œil. Lorsque nous fûmes près de passer devant lui pour aller voter, il interpella mon oncle, avec son arrogance ordinaire:
—Hé bien, Nogaret, vous ne voulez donc jamais être sages au Frau?
Il se croyait encore en 1852, mais il se trompait d'époque, les raisons qui nous faisaient taire n'existaient plus.
Mon oncle se planta devant lui, les mains dans les poches de sa culotte, le regarda de son air narquois, et lui dit tout goguenard:
—Allons! allons! mon pauvre Bernou, tu sais bien que les Nogaret n'ont pas besoin de toi pour savoir ce qu'ils ont à faire; laisse-les donc tranquilles!
Appeler M. Lacaud,—du Sablou—Bernou, c'était l'attaquer par son plus sensible; aussi il s'écria:—Vous êtes un insolent! je vous dresse procès-verbal, pour outrages dans l'exercice de mes fonctions!
—Mon pauvre vieux, riposta mon oncle, tu n'exerces pas tes fonctions en ce moment, et je ne t'insulte pas en te tutoyant, comme il y a cinquante ans, et en t'appelant Bernou comme ton grand-père qui valait cent fois mieux que toi: ton procès-verbal, je m'en fouts!
Et nous passâmes.
M. Lacaud devint de toutes les couleurs, et resta un moment comme interdit, tandis que derrière lui les gens se riaient tout doucement, car on le craignait, mais on ne l'aimait pas. Puis coup sec, il rentra chez lui, comme s'il allait faire son procès-verbal.
Quand nous sortîmes de la chambre où on votait, quelques-uns de ceux qui étaient présents vinrent taper dans la main de mon oncle, comme pour lui faire compliment, n'osant rien dire par prudence, mais contents au fond qu'il eût rabroué cet insolent parvenu.
Le dépouillement acheva de tomber notre pauvre maire. Il s'attendait à trois: Non, ceux du Frau, mais il s'en trouva sept. Sur cent quarante électeurs, ça n'était rien, mais pour lui c'était beaucoup, car il se vantait à la Préfecture que sa commune était une commune modèle, toute dévouée à l'Empereur, et voici qu'elle se gâtait, car, s'il y avait sept électeurs ayant le courage de voter: Non, il fallait compter qu'il y en avait beaucoup d'autres derrière, moins hardis que ceux-là, mais prêts à les suivre à la moindre secousse. Parlant de ça le soir après souper, nous cherchions quels pouvaient être ces quatre de renfort, et nous trouvions que ça devait être Pierrichou de chez Mespoulède, dont le fils avait été tué au Mexique; puis le vieux Roumy qui y avait perdu un des siens mort de la fièvre jaune, et après, Mazi Chaminade, que M. Lacaud avait fait exproprier d'une chènevière, pour le tracé d'un chemin vicinal passant devant sa métairie de la Villoque, et qui n'avait pas été payé assez, pour le tort qu'on lui avait fait. Pour le quatrième nous ne savions: je me pensais en moi-même que ça pourrait bien être M. Malaroche, mais je n'en dis rien.
Le temps passait tout doucement, et les gens bonifaces attendaient en patience les grandes choses que devait faire l'Empereur, lorsqu'un jour, étant au marché d'Excideuil, j'entendis parler que nous allions avoir la guerre avec la Prusse. Pourquoi? celui qui le disait n'en savait trop rien; mais M. Vigier qui se trouva sur mon chemin me dit que c'était parce que le roi de Prusse voulait mettre un de ses parents pour roi en Espagne, et que ça ne plaisait pas à l'Empereur.
—Ma foi, que je lui dis, ce n'est pas la peine de faire la guerre pour ça. Les Espagnols ne sont pas gens à se laisser brider, ainsi tout tranquillement, par un roi étranger: il n'en aura pas pour six mois. Si les Prussiens veulent le soutenir, il leur faudra envoyer des armées, et il en restera plus de quatre; c'est une guerre comme ça qui a perdu Napoléon. Au lieu de chercher à l'empêcher, on devrait pousser les Prussiens dans ce traquenard.
M. Vigier se rit un peu et me dit: C'est que vous n'entendez rien à la politique, mon pauvre Nogaret. Avec tout ça, si nous avons la guerre, ça ne fera pas marcher les affaires: allons adieu, bonjour chez vous.
Tout le monde sait comment la guerre commença, par cette prétendue bataille où le petit Badinguet ramassait des balles prussiennes; on l'affichait partout, et les partisans de l'Empire se carraient de cette affaire, et disaient que nous serions bientôt à Berlin. Tout le monde aussi sait comment elle continua. Les journaux du gouvernement avaient beau mentir et tâcher de cacher la vérité, on la savait tout de même, car il ne manquait pas de gens chez nous qui avaient leurs garçons à l'armée, et leurs lettres ne disaient rien de bon. D'ailleurs, ce qui le prouvait, c'est que les Prussiens avançaient en France.
En ce temps-là, les foires et les marchés, ce n'était rien; les gens n'y venaient guère plus, car les affaires étaient comme mortes. Ceux qui y venaient, les trois quarts, c'étaient des pauvres gens, qui avaient des enfants à l'armée et voulaient tâcher d'avoir des nouvelles. Mais les nouvelles étaient mauvaises toujours, et ils s'en retournaient tout tristes, et portaient ça dans leurs villages. L'inquiétude se propageait de maison en maison dans les campagnes, et les imaginations travaillaient. Les malheurs particuliers de ceux-ci et de ceux-là, dont les fils avaient été tués, et il n'en manquait pas, touchaient un peu tout le monde, car il n'y avait guère de familles qui ne fussent exposées à apprendre un pareil malheur. Et puis, beaucoup de gens chez nous ne savaient pas seulement le nom de la géographie, tant s'en fallait qu'ils sussent ce que c'était que la chose, en sorte qu'à force d'entendre dire: les Prussiens sont entrés ici, là; à tel endroit ils ont réquisitionné le blé, les bestiaux; à tel autre ils ont emmené le maire, ils ont fusillé deux habitants; à force donc d'entendre dire ça, bien des paysans se figuraient qu'ils étaient tout proches. Aussi, tous les étrangers qui passaient par le pays, on les prenait pour des espions, surtout s'ils avaient la barbe rousse, et on les arrêtait quelquefois. C'était bête à en rire, si ça n'avait pas été si triste en même temps.
Dans les premiers jours de septembre, notre aîné s'en fut à Excideuil, chercher pour faire prendre pour les vers à notre petit Bertry qui était un peu fatigué. Le soir, il était neuf heures qu'il n'était pas revenu. Sa mère commençait à s'inquiéter, et nous nous demandions pourquoi il n'était pas rentré, lorsque tout à coup nous entendîmes le pas de la jument qui s'arrêta devant la porte de l'écurie. Un moment après le drole entra et tout de suite je connus à sa figure qu'il y avait quelque chose de nouveau qui n'allait pas.
Sans attendre nos questions, il nous dit tout triste:
—L'armée a été écrasée à Sedan: tout ce qui n'est pas mort est pris; Mac-Mahon est blessé, l'Empereur est prisonnier, et la République est proclamée à Paris.
En d'autres temps, cette dernière nouvelle nous eut fièrement touchés, mais au milieu des désastres de la France, nous ne pensions pas à nous en réjouir.
—C'est trop tard de trois mois! dit mon oncle.
Et nous restâmes longtemps bouche close, pensant à tous ces effroyables malheurs qui tombaient sur nous. Puis, comme le drole ne savait rien de plus, nous fûmes nous coucher bien ennuyés.
Le lendemain, tandis que nous déjeunions, Hélie nous dit:
—Je veux m'engager et partir soldat!
Ni mon oncle, ni moi, nous ne dîmes rien; seule ma femme lui répliqua:
—Mais tu n'as pas l'âge d'être soldat!
—Pas pour tirer au sort encore, répondit-il, mais si bien pour m'engager. Dans les volontaires qui partirent lors de la grande Révolution, il y en avait qui n'avaient que seize ans, comme le grand-père de mon père, et moi j'en ai vingt.
La pauvre mère, voyant son drole bien décidé, ne dit plus rien, et lui continua:
—Quand nous oyons lire une de ces belles histoires de ces anciens qui se dévouaient pour leur pays, nous disons: Comme c'est beau! Mais à quoi ça nous servirait-il de les admirer, si nous ne tâchions pas de les imiter, lorsque l'occasion le veut? Mère, laisse-moi partir, mon oncle et mon père ne disent pas de non.
J'avais été un peu surpris, mais, en même temps, j'étais tout fier de mon aîné:
—Tu as raison, mon drole, lui dis-je, et je suis content de voir que tu as profité des bonnes leçons que nous ont données les anciens, et des exemples de nos grands-pères.
Ma pauvre Nancy, oyant mon consentement, essuya ses yeux et se raffermit un peu.
Une fois la chose décidée, il fallut lui préparer son paquet, des bas, des chemises, des mouchoirs, pour partir le lendemain de grand matin; ce soin amortit un peu la peine de ma femme, et quand tout fut prêt, nous allâmes nous coucher.
Au petit jour, nous étions tous debout. Ma femme fit chauffer de la soupe, et voulut faire déjeuner son drole; mais quand il eut fait chabrol, il dit qu'il ne pourrait pas manger, que c'était inutile d'essayer.
Alors il embrassa ses frères, sa sœur qui pleurait, la pauvrette; puis Gustou, l'oncle et enfin sa mère. Ce fut là le plus dur: la pauvre femme n'avait pas dormi de la nuit, mais elle se maîtrisait, ses yeux étaient secs et brillants. Elle embrassa plusieurs fois son aîné, comme ne pouvant se déprendre de lui et, enfin, après l'avoir serré une dernière fois sur sa poitrine, elle lui dit: va mon petit, et conduis-toi toujours comme les braves gens!
Nous partîmes tous deux, Hélie et moi, pour aller attendre à Coulaures le passage de la voiture de Périgueux. Elle en avait encore pour une demi-heure quand nous y fûmes, et en attendant nous entrâmes chez les Puyadou. Le vieux était mort, mais la petite vieille était toujours là. Une grosse fille qui n'avait pas l'air d'avoir froid aux yeux la remplaçait, servant à la boutique et à table les gens qui venaient acheter du tabac ou boire un coup. Quant à Jeantain, il était en route comme toujours, rentrant tard à la maison, et repartant de bonne heure: j'ai passé bien des fois à Coulaures et je ne crois pas l'avoir rencontré quatre fois chez lui.
La voiture s'arrêta devant la porte, et le postillon descendit pour faire chabrol. Quand il eut fait, il demanda si on avait des commissions, et, comme il n'y en avait pas, il remonta sur son siège et, nous, étant grimpés derrière lui, il donna un coup de fouet tout doucement à ses bêtes, comme qui leur chasse les mouches, et ayant crié en même temps, hue! la voiture repartit.
C'était un bon diable que ce postillon appelé La Taupe, sans doute parce qu'il était noir comme cette bête, mais il ne passait pas une auberge d'Excideuil à Périgueux, allant ou revenant, sans s'y arrêter pour faire un chabrol. Ça c'était réglé; il mettait une pleine cuiller de soupe dans son assiette, histoire de la réchauffer un peu, et après, la remplissait aux trois quarts de vin. Puis quand il avait avalé ça, il se passait la main sur les babines, et en route. Comme il était tout à fait complaisant et qu'il faisait journellement des commissions gratis pour tout ce monde, jamais de la vie on ne lui aurait demandé un sou dans ces auberges.
Tout le long de la route il se trouvait des gens qui lui disaient: Tiens, La Taupe, rends-moi ce paquet chez monsieur un tel, ou: te voici cent sous, porte-moi un gigot, j'ai du monde demain. C'était lui qui allait chercher le tabac à l'entrepôt pour les débitants, et portait les paquets au collège. Et les lettres donc, il en ramassait tout le temps sans s'arrêter. Au débouché des chemins, on voyait des gens qui attendaient, venus des villages écartés, et aussi à la sortie des endroits: c'était des gens qui avaient des affaires pressées, ou qui se méfiaient des bureaux de poste des bourgs où on est curieux; principalement les filles qui ne voulaient pas qu'on sût qu'elles écrivaient à leurs galants.
Tout ça nous retardait un peu, mais enfin après bien des pauses, ayant passé les tanneries de l'Arsault, la voiture monta au petit pas jusque devant la prison. Une fois là, La Taupe fouailla ses chevaux pour faire son entrée en ville, contourna le Bassin, longea le Triangle et s'arrêta au milieu de la descente du foirail, devant le bureau des Messageries.
En descendant de voiture, je trouvai là, habillé en officier, le fils d'un minotier du côté de Saint-Astier, que je connaissais assez. Sur ce que je lui demandai, il me dit qu'il était officier de la garde mobile, et qu'il allait rejoindre son bataillon.
—Et vous, que faites-vous ici?
—Je viens faire partir notre aîné qui veut s'engager.
—C'est bien, ça, et dans quel régiment?
—Ma foi, je n'en sais rien. S'il y avait moyen, j'aimerais mieux qu'il fût avec ceux de chez nous.
—Faites-le engager dans notre bataillon, je l'emmènerai, il sera là en pays de connaissance. Voyez-vous, autrement, s'il s'engage dans un régiment, on l'enverra dans un dépôt et ce n'est pas ça qu'il veut, sans doute.
—Non pas, dit le drole.
—Mais, dis-je, est-ce qu'on peut s'engager dans la garde mobile?
—Je n'en sais rien, mais en ce temps on n'y regarde pas de si près: d'ailleurs, si vous voulez, nous allons aller à la mairie et nous verrons bien.
A la mairie, l'employé ne savait pas trop, mais il crut qu'il ne pouvait pas refuser un homme de bonne volonté, et, après avoir vu tous les papiers, il reçut l'engagement.
Quand ce fut fait, il nous fallut aller déjeuner, et il était temps, car c'était près de midi. Après déjeuner, M. Granger nous quitta en donnant rendez-vous à Hélie pour cinq heures. Lorsqu'il nous eut quittés, nous nous promenâmes tous les deux, le drole et moi, et je lui fis toutes mes recommandations, de nous faire savoir de ses nouvelles toutes les fois qu'il pourrait, et principalement après qu'il y aurait eu quelque affaire, afin de ne pas nous laisser dans l'inquiétude. Que si par malheur il était malade, ou blessé, de nous faire envoyer une dépêche à seule fin d'aller le soigner. Après ça, je lui achetai une ceinture de cuir, dans laquelle je mis de l'argent, et je le fis ceinturer avec, par-dessous sa chemise.
A quatre heures, nous étions devant les Messageries, où La Taupe attelait. Lorsque tout fut prêt, j'embrassai deux fois mon aîné, faisant un peu le crâne devant les gens, mais au fond ça me faisait quelque chose. Lui, il n'avait l'air de rien; mais moi, sachant combien il nous aimait, surtout sa mère, je me disais: ce drole a de la force et du caractère. Lorsque je fus là-haut, La Taupe prit ses guides, fit péter son fouet, cria hue! et les chevaux montèrent lourdement jusqu'au Triangle.
Lorsque je fus le soir à la maison, je trouvai tout le monde triste mais tranquille. Ma femme avait consolé les petits et Nancette, en leur faisant comprendre que leur frère était parti pour nous défendre. Tout le monde fut bien content de savoir qu'il était dans les mobiles; au moins là, dit la Nancette, il trouvera des pays des connaissances; il n'y en manque pas de chez nous: le petit Vergnou le fils de chez Magnac, Jean Coustillas et tant d'autres.
Le départ de notre aîné, comme bien on pense, ne fit que nous rendre encore plus ennuyés. A tous nos malheurs, s'ajoutaient les inquiétudes que nous avions pour cet enfant: aussi ce fut un triste hiver que celui-là pour nous. En voyant toute la campagne couverte de neige, nous nous disions: peut-être le pauvre drole couche-t-il dehors avec ce temps. Et quelquefois, la nuit, ma pauvre femme, songeant à ça, ne pouvait se tenir de soupirer. Je tâchais bien de la consoler et de lui faire entendre qu'il n'était pas dans un pays désert; qu'il y avait des maisons et des granges où on logeait les soldats. Mais c'est que ce n'était pas tout; il y avait tant de choses qui la tourmentaient pour son drole: les maladies, la picote, surtout, qui faisait beaucoup de morts, et les balles des Prussiens et les obus, qu'elle n'était jamais rassurée qu'à moitié et par raison. Ce qui lui faisait du bien, c'est quand il écrivait. Comme il n'était pas malade, montrait ne s'inquiéter de rien, et se trouvait content de faire son devoir, la pauvre mère prenait confiance avec lui, et serrait bien soigneusement ses lettres, pour les reprendre, lorsqu'il tardait à en venir une autre.
En ce temps-là, on aurait dit qu'elle n'avait que cet enfant: c'est qu'il était le seul en danger, et que toute son inquiétude et son affection de mère allaient vers lui: les autres à l'abri autour d'elle n'en avaient pas le même besoin. Tout ça revient à ce que j'ai déjà dit là-dessus. Son plus grand bonheur était de pouvoir lui faire passer quelque chose: ou une bonne paire de bas bien chauds qu'elle avait faite avec Nancette, l'une reprenant quand l'autre lâchait, ou un bon gilet de laine pour le garder du froid. S'il partait quelqu'un du bataillon, allant rejoindre après s'être guéri au pays, elle avait toujours quelque chose à lui envoyer, des affaires qu'elle avait faites, et aussi quelque louis d'or, et ça amortissait un peu sa peine.
Un jour, nous reçûmes une lettre pleine de fier espoir; c'était après la bataille de Coulmiers, où nos mobiles du Périgord firent si bravement leur devoir. Le drole nous racontait, non pas la bataille car un soldat n'en voit qu'un petit coin, mais comment ça s'était passé là où il était, à l'enlèvement du parc. Et il nous disait le bruit assourdissant du canon, le sifflement des balles, le fracas des obus, et cette brave jeunesse courant en avant, dans la fumée, laissant à chaque pas des camarades couchés à terre. Il nous donnait le nom de ceux de notre connaissance ou des environs, tombés, morts ou blessés. Que dirai-je! en apprenant cette victoire il nous vint un rayon d'espoir qui ne dura guère malheureusement.
Et puis vint le découragement qui rendait inutile le dévouement de quelques-uns. C'est alors que revinrent chez nous deux ou trois jeunes gens, soi-disant malades ou en congé, mais qui étaient tout bonnement des traînards, qui avaient perdu exprès leur corps et s'en étaient revenus au pays. Le sentiment de l'honneur et du devoir était tellement éteint chez eux, qu'ils n'avaient point de honte de leur conduite, et se montraient comme s'ils n'avaient eu rien à se reprocher. Et les autorités, molles et sans patriotisme, fermaient les yeux, au lieu de les signaler comme déserteurs.
C'est terrible à dire, mais moi je crois fermement que, si toutes les villes fortes s'étaient défendues comme Belfort, toutes les villes ouvertes comme Châteaudun; si tous les soldats avaient fait leur devoir comme l'ancienne armée, les marins, les mobiles de la Dordogne et quelques autres corps; si tous ceux qui tenaient un fusil avaient été enflammés par le patriotisme des volontaires de la République; si toutes les autorités, civiles et militaires, avaient été animées de cet esprit de résistance et d'indomptable énergie qui débordait dans celui qui n'est plus, la guerre se serait terminée autrement.
Mais tout se paie, et ce n'est pas sans en pâtir, que tout un pays se livre comme la France l'a fait en 1852; ce n'est pas sans en valoir moins, qu'un peuple s'abandonne et s'endort pendant dix-huit ans, oublieux de toutes les vertus civiques.
Je passe sur ces tristes choses, il me peine trop de penser à ce qui aurait pu être et à ce qui a été.
Quand tout fut fini, notre Hélie revint avec les autres, et je fus l'attendre à Périgueux. Le pauvre était maigre, noir, tout dépenaillé, mais point malade ni trop fatigué. D'un côté, toutes les misères de la guerre lui avaient fait du bien, car il était parti jeune drole et il revenait homme fait. On pense si je l'embrassai avec plaisir, et comme je fus content de le trouver en aussi bon point comme on peut l'être après une campagne comme celle-là. Une fois que je lui eus donné des nouvelles de la maison, de sa mère surtout, car il en revenait toujours à elle, il voulait partir de suite, sachant combien il tardait à la pauvre femme de le revoir. Mais auparavant, je le menai déjeuner avec trois ou quatre de ses camarades, et puis après nous partîmes pour le Frau.
Tout le long du chemin, les gens nous arrêtaient pour se faire raconter les choses par quelqu'un qui les avait vues; mais lui qui ne pensait qu'à sa mère, disait après les premières honnêtetés qu'il n'avait pas le temps, et nous passions. Pourtant il nous fallut bien nous arrêter quelques minutes au Cheval-Blanc en passant à Savignac, et à Coulaures chez Puyadou; ça n'aurait pas été fait honnêtement, de passer comme ça, sans parler aux amis, d'autant mieux que le matin, ils me l'avaient fort recommandé. Bien entendu, il fallut trinquer au Cheval-Blanc, et même chez Puyadou, car cette trulle de Jeantain s'y trouva, ce qui était comme un miracle, mais nous ne nous y amusâmes guère.
Nous marchions bon pas, et nous étions déjà au-dessus du bourg, à moitié chemin du Frau, quand voici venir à nous toute la famille. Hélie se mit à courir en les voyant, et alors sa mère s'arrêta toute saisie. Lui, l'ayant jointe, se jeta à son col et l'embrassait sans la lâcher, ayant la figure toute mouillée des larmes qui coulaient des yeux de la pauvre femme, qui ne pouvait se déprendre de son aîné, et qui ne savait que dire: mon drole! mon pauvre drole!
—Hé bien, dit mon oncle au bout d'un moment, et les autres?
Là-dessus sa mère le lâcha, et il embrassa son oncle, sa sœur, ses frères et Gustou, qui était pour nous comme un parent. Ayant vu tout son monde, il revint vers sa mère qui l'embrassa encore, et lui, la prenant après ça tout doucement, le bras sur les épaules, nous revînmes à la maison. Mais auparavant, les petits se disputèrent à qui porterait la musette de leur aîné, et sa gourde à mettre le vin, et il fallut les contenter chacun à leur tour.
Le soir il nous conta tout ce qu'il avait vu, les affaires où il s'était trouvé, toutes les misères qu'il avait fallu supporter, et enfin tout ce qui lui était arrivé. Comme bien on pense, tout le monde lui faisait des questions à n'en plus finir. Mais à neuf heures, sa mère se leva et dit:—Il faut le laisser aller au lit, il est fatigué! Viens, mon Hélie.
Le lendemain le drole se remit au moulin comme si de rien n'était, et depuis, jamais on ne l'entendit bavarder comme tant d'autres, de cette malheureuse guerre. Si quelquefois nous autres lui demandions quelque chose, il nous disait ce qui en était, mais tout juste; on voyait qu'il n'aimait pas à parler de ça. Pour ce qui est des étrangers, si quelqu'un lui faisait de ces questions, il répondait tout bonnement que les soldats ne voyaient pas grand'chose, et que lui ne savait rien qui valût la peine d'être conté.
Son retour fut bien à propos, car le pauvre Gustou commençait à se faire vieux. Il était de l'âge de mon oncle à ce qu'il disait; mais ce n'était pas tant ça qui le gênait, que des douleurs qui le travaillaient. Petit à petit, il lui fallut laisser son ouvrage, ayant peine à remuer un sac. Au mois de juillet, il ne marcha plus qu'avec un bâton et ne descendait au moulin que par la force de la coutume. Mais il ne pouvait rien faire, que de regarder si le blé passait bien, ou si la farine était bonne. Il se mettait des fois au grand soleil couché sur le ventre, ayant fiance que la forte chaleur lui ôterait les douleurs qu'il avait dans l'échine, les reins, les jambes, et pour mieux dire, un peu partout. Je n'ai pas besoin de vous dire que lorsqu'il vit qu'il ne pouvait plus guère aller, Gustou fit venir le sorcier de Prémilhac. Ah! il en fit des remèdes de toute façon: des herbes séchées, de l'eau de la Font-Troubade, des papiers où il y avait tracé des figures qu'on ne comprenait pas, des cailloux chauffés qu'il se posait dans les reins, mais rien de tout ça n'y fit. Il lui fallut se contenter de marcher tout bellement autour de la maison, dans le jardin, de descendre au moulin quand il faisait beau temps, et l'hiver de rester au coin du feu. De cette affaire, c'est lui qui gardait notre Bertry, le plus jeune, qui avait trois ans, et c'était risible de le voir le faire amuser: je crois qu'il s'amusait autant que le petit. Bien entendu, de médecin, il n'en avait pas voulu entendre parler, disant que, si le sorcier ne le guérissait pas, personne n'y pouvait rien. Moi, un jour j'en parlai à M. Farget, le médecin de Savignac, qui me dit qu'il pensait que ce fut des rhumatismes, et que si je voulais il viendrait le voir. Mais Gustou ne trouvait jamais le moment bon pour ça: des fois il disait qu'il était en train de faire un remède du sorcier; d'autres fois, il allait mieux, et pour faire plus court, toujours il trouvait quelque raison pour renvoyer plus loin la consulte. Il traînait comme ça depuis passé deux ans, lorsque le sorcier s'avisa d'un nouveau remède. Il vint, mandé par Gustou, un jour que nous avions cuit. Celui-ci prit sa couverture de laine et ils se fermèrent tous deux dans le fournial. Là, Gustou se déshabilla tout nu: le sorcier le plia bien serré dans la couverture avec des herbes, l'entortilla avec une petite corde et le coula tout doucement dans le four d'où on venait de tirer le pain. On pense bien qu'il n'était pas à son aise là-dedans, Gustou; il étouffait dans son empaquetage, et au commencement, il avait peine à prendre la respiration; aussi le sorcier le tirait un peu et lui amenait la tête à la bouche du four, pour lui faire prendre un peu d'air, et le renfonçait après. Quand Gustou se fut un peu fait à cette chaleur, l'autre le laissa allongé dans le four sans plus le tirer, et mon Gustou cuisait tout doucement dans la couverture en geignant comme bien on pense. Au bout d'une demi-heure ou guère moins, quand le sorcier vit que Gustou tirait la langue et n'en pouvait plus, il le sortit du four et le posa sur la maie, puis il appela mon oncle qui, pas plus que nous autres, ne s'était donné garde de tout ça. En entrant dans le fournial, où ça sentait le crâmé, mon oncle dit au sorcier:—Qu'est-ce que vous avez fait-là? Mais avisant Gustou entortillé comme un javelou sur la maie, il se pensa l'affaire et commença à se fâcher après le sorcier. Mais Gustou se sortit un peu la tête de sa couverture, dit qu'il allait mieux et demanda qu'on le portât dans son lit. Comme je montais du moulin dans ce moment, nous le mîmes sur un bayard avec une couette, et nous le portâmes dans sa chambre. Il resta bien trois ou quatre jours avec une fièvre de cheval, plein de bouffioles, comme un chapon rôti, et ne pouvant se rassasier de boire de la tisane faite avec une herbe portée par le sorcier. Au bout de ces quatre jours, toute sa peau s'en alla comme celle d'un serpent et il resta tout rouge comme une écrevisse. Puis il nous dit qu'il était guéri et parla de se lever, ce qu'il fit de fait le lendemain, marchant sans son bâton, et depuis ses douleurs ne revinrent pas.
Cette guérison fit parler beaucoup du sorcier de Prémilhac qui était déjà bien renommé; mais comme il était très vieux, il ne jouit pas longtemps de ce regain de réputation, car il mourut à la Noël d'après.
Encore aujourd'hui, quant on voit dans le pays quelque pauvre vieux plein de douleurs, on parle du défunt sorcier, comme de quelqu'un qui l'aurait guéri.
Peu après ce rissolage de Gustou dans le four, rentrant un jour du marché d'Excideuil, je trouvai les droles qui étaient revenus d'en classe, disant que le régent les avait renvoyés. Pourquoi, ils n'en savaient rien et n'avaient rien fait pour ça. Moi, je me pensai qu'il y avait quelque canaillerie de M. Lacaud là-dessous, et je me demandais quelle mauvaise raison on avait pu donner, pour renvoyer des enfants qui étaient tranquilles.
Il faut dire que depuis le récent chambardement du 24 mai, M. Malaroche avait été changé. Son remplaçant était une espèce de pauvre innocent, qui fréquentait beaucoup le curé et l'église, et toute sa famille aussi. Sa femme et ses quatre filles étaient enrôlées dans une confrérie des Enfants de Marie et portaient, pendue à un grand cordon bleu, une médaille large comme une pièce de cent sous. Jamais on ne les voyait sans cette décoration; dedans, dehors, en classe, à la cuisine, à table, ou à se promener, toujours elles avaient leur médaille; Roumy disait qu'elles couchaient avec. C'était elles qui avaient soin de l'église, mettaient des fleurs dans les vases, en faisaient en papier, tenaient le linge propre, et faisaient tomber la poussière de partout. La dame était une grosse boulotte de quarante-sept ans, qui, avec sa médaille, faisait la plus risible enfant de Marie qu'on pût s'imaginer: et n'oublions pas, qu'avec ces petits airs de jeunesse qu'elle se donnait, elle portait les culottes à la maison.
Il était tout clair qu'un régent comme ça était prêt à faire la volonté de M. le Maire et de M. le Curé; mais encore il fallait un prétexte, pour renvoyer mes droles, et je me promis bien de tirer ça au clair. Le soir je voulais descendre au bourg pour parler à ce régent, mais mon oncle me dit:
—Tu ne le verras pas, il sera au prêche de la mission.
Car nous avions une mission; oui, on avait envoyé deux moines, pour ramener les gens de la paroisse dans le bon chemin. Ces moines étaient deux gaillards bien découplés, chacun dans leur genre. Celui qu'on appelait le père Fulgence, était un homme de belle taille, bien fait, la figure bien en couleur, avec une belle barbe blonde. Les gens au courant des affaires des sacristies, disaient qu'il était noble, et vrai ou non, ça préparait bien les bonnes âmes disposées à se laisser tomber.
C'était lui qui était chargé de catéchiser les gens comme il faut, et comme il avait la langue bien pendue, les paroles emmiellées, les manières douces, il réussissait beaucoup dans ce monde-là: on racontait aussi, que ses pieds nus bien blancs attendrissaient aux larmes les dames qui l'écoutaient.
Le père Barnabé, lui, était un gros moine trapu et pansu, noir comme une mûre, avec une barbe frisée qui lui montait jusqu'aux yeux. C'était lui qui prêchait pour les paysans, avec une grosse voix brâmante qu'on entendait de chez Maréchou, et de temps en temps il faisait un prêche, rien que pour les hommes, et ceux qui y avaient été racontaient qu'il en disait de bonnes.
Depuis que les Cordeliers d'Excideuil avaient été renvoyés chez eux à la Révolution, on n'avait pas vu de ces gens dans le pays, de manière que la curiosité était grande dans les premiers jours, et que l'église était bondée tous les soirs. Mais, si ça changeait un peu des curés qu'on avait d'habitude, au bout du compte c'était toujours la même antienne: il n'y avait que la robe de changée et la barbe en plus, alors les gens se ralentirent. Mais ça ne faisait pas l'affaire de ces moines; aussi le père Barnabé se mit à courir les villages pour racoler les gens. Il entrait dans les maisons comme un effronté, appelant les gens par leur nom ou leur surnom, que lui disait le fils de Jeandillou le sacristain, qui lui faisait voir le chemin, et les entreprenait sur la religion. Comme il parlait fort et avait du toupet, les gens lui promettaient d'aller à l'église, n'osant pas lui refuser, car il se serait fâché. Jusque dans les terres, il allait attraper ceux qui travaillaient, et leur faisait promettre de venir à ses prêchements.
Il paraît qu'on ne s'ennuyait pas trop à l'entendre prêcher, surtout aux hommes, car il avait toujours des histoires risibles à raconter, et, quand au fond de l'église quelques badauds en riaient, il leur envoyait des brocards qui faisaient rire les autres d'autant plus.
Bien entendu, ces deux moines parlaient de sauver la France, et ils disaient que nos malheurs, en 1870, étaient l'effet de notre peu de religion. Ils n'expliquaient pas pourquoi les Prussiens, qui, au bout du compte, n'étaient que des hérétiques, avaient été favorisés de Dieu: mais s'il leur avait fallu expliquer tout ce qu'ils disaient, ça aurait été long.
Ils donnaient à foison des petits papiers, où il y avait des prières qui vous tiraient un défunt du purgatoire, coup sec, et des images avec des cœurs saignants, et aussi des médailles.
Et justement c'est leurs médailles qui furent cause qu'on renvoya mes droles de la classe. Ils étaient allés un jour à la maison d'école, et avaient interrogé quelques enfants sur le catéchisme; ils avaient fait chanter des cantiques, et finalement avaient distribué des médailles. Lorsque le gros moine brun passa devant mon François, qui avait ses treize ans, le drole, qui ne te voulait pas de médaille de cet individu, lui dit:
—Merci, monsieur le curé, je n'en ai pas besoin.
L'autre, qui ne se doutait de rien, lui répondit:
—Gardez-la tout de même, mon petit ami; si vous en avez une, déjà, vous donnerez celle-ci à quelqu'un des vôtres.
Le drole ne répliqua pas et posa la médaille sur la table.
Quand les moines furent dehors, le régent leur expliqua que l'enfant qui avait refusé la médaille appartenait à une famille impie; et eux lui dirent alors de la reprendre, pour qu'elle ne fût pas profanée.
Comme il resta assez longtemps à faire le cagnard avec ces moines, tandis qu'il n'y était pas les enfants s'amusaient, et celui qui était à côté de François poussait la médaille vers lui, disant:
—Prends-la!
Et lui la renvoyait de même, disant:
—Je n'en ai que faire!
Tant ils la poussèrent, qu'à la fin elle alla tomber dans l'écritoire encastrée au ras de la table.
Quand le régent rentra, il vint pour chercher la médaille; le drole lui dit qu'elle était tombée dans l'encre.
Alors il leva les bras au plafond en disant:
—Malheureux, qu'avez-vous fait! C'est une abominable profanation!
Et il emporta l'écritoire et versa l'encre doucement, prit la médaille avec un bout de papier, et la porta à sa femme pour la laver.
En un rien de temps, la maison fut tout en l'air, et la mère et les quatre filles, ces cinq Enfants de Marie, avec leurs grandes médailles, vinrent à la porte de la classe, pour voir le malheureux qui avait commis ce crime.
Puis le régent alla chez le curé, chez le maire; on lui fit faire un rapport là-dessus, et il y ajouta que l'impiété de mes enfants était d'un mauvais exemple, etc., etc.; bref, il fut autorisé à les renvoyer.
Quand je fus le trouver pour savoir le motif de ce renvoi, il fit le cafard, me raconta les choses tout du long, avec des exclamations dévotes, et fit d'un enfantillage une grosse malice pleine de mépris pour la sainte religion.
—Et les deux autres qui n'ont pas jeté la médaille dans l'encre, lui dis-je, pourquoi les avez-vous renvoyés?
—Ils l'ont méprisée en la laissant sur la table, me répondit-il.
Et il continua, enfilant un tas de raisonnements de cagot, sur le mauvais exemple, sur les brebis galeuses qui gâtaient tout le troupeau, sur la nécessité de séparer le bon grain de l'ivraie, est-ce que je sais tant.
J'écoutai cet imbécile un moment, le regardant en face, sans pouvoir jamais rencontrer ses yeux fixés sur mes boutons de gilet; enfin, impatienté, je lui tournai le dos en lui disant:
—Vous êtes un rude coyon!
Le jeudi d'après j'allai à Excideuil, trouver M. Masfrangeas, qui me fit une lettre pour le préfet, et, quoique ce préfet fût un grand ami des curés, il vit que notre régent était un pauvre sot; aussi, huit jours après, mes enfants étaient rentrés en classe.
Ces moines ou du moins l'un d'eux furent encore la cause d'une autre affaire, qui fut le changement du curé Crubillou. D'après ce que j'en ai dit, on doit bien penser qu'il n'était guère aimé chez nous. Et ça n'était pas seulement les paysans, la jeunesse qui ne l'aimaient pas, c'était tout le monde, jeunes et vieux, riches et pauvres: il avait trouvé moyen de se faire mal vouloir de tout le monde, à l'exception de M. Lacaud et d'une vieille demoiselle dont il pensait hériter. Les nobles avaient bien parlé de lui à l'évêché, à ce qu'il paraît, et avaient remontré qu'au lieu de ramener les gens à l'église, il les en chassait plutôt, tant il était dur et méchant, ce qui faisait du tort à la religion. Ces messieurs-là, c'était des gens bien dévots, bien amis des curés, bien zélés pour la religion, mais au bout du compte, ça n'était que des civils, et on sait qu'un curé vaut dix civils, même nobles, pour tous ces messieurs prêtres. Et puis les gros bonnets sont là, comme ailleurs, ils n'aiment pas qu'on se mêle de leurs affaires, ni qu'on leur fasse voir comment ils doivent agir. Ce fut ça, ou autre chose, mais toujours est-il que Crubillou resta malgré tout.
Mais, par exemple, quand le père Barnabé s'en mêla, ça ne fit pas un pli.
Ce gros moine aimait à se bien nourrir, à bien boire, à bien manger; il lui fallait la quantité et la qualité. Il disait qu'il mangeait assez de carottes, au couvent, pour accepter tout ce qu'on lui donnait en voyage, même des truffes. Il était surtout difficile pour l'eau-de-vie; la nouvelle, sentant l'alambic, ne lui allait pas; aussi, les curés des paroisses où il allait, connaissant son goût, avaient soin d'en avoir de bonne, à seule fin de se tenir bien avec lui, car avec ses manières communes, il était assez influent. C'était bien une dépense, car une bouteille ne lui faisait que deux jours, et encore; mais pour le contenter, les curés ne regardaient pas trop à ça. Et puis, il y avait des paroissiens généreux qui, ayant de fine eau-de-vie, faisaient, à cette occasion, cadeau de quelques bouteilles à leur curé.
Mais non pas chez nous, par exemple; M. Lacaud aurait pu le faire, mais il était trop avare pour ça. Le premier soir que les deux missionnaires soupèrent chez le curé, le père Barnabé fit la grimace en tâtant de la bouteille qu'on servit avec le café.
—Elle n'est pas fameuse, cette eau-de-vie là, mon cher curé! Vous n'en auriez pas d'autre, par hasard?
Le curé, qui avait acheté tout ce qu'il y avait de meilleur marché, répondit que non, et alors le père Barnabé demanda s'il n'y avait pas moyen de s'en procurer de meilleure par là, à quoi le curé répondit sèchement, qu'il avait pris de la première qualité du pays.
Cette eau-de-vie fit qu'ils ne furent pas bien ensemble. Joint à ça que le curé rapiait tant qu'il pouvait sur la nourriture, de manière que le Père ne se gênait pas pour dire que le curé était un cuistre, et celui-ci ripostait que le moine était un ivrogne. Comme ces affaires-là se savent toujours, ces dires n'étaient pas faits pour mettre la paix entre eux; aussi se quittèrent-ils brouillés, d'une brouille de prêtres, ce qui est la plus méchante espèce de brouille, à ce qu'on dit.
Lorsqu'un mois après la mission, le curé fut envoyé dans une toute petite commune de la Double, il y en eut qui dirent que c'était le père Barnabé qui le faisait partir, et leurs raisons avaient du poids assez. Mais que ce fût lui ou non, toujours est-il que ce pauvre Crubillou s'en alla dans une paroisse bien petite et bien pauvre, ce qui lui était dur, car avec la domination, il aimait aussi l'argent.
Un curé ordinaire venant après lui aurait passé pour un ange, mais celui qui le remplaçait était bien le meilleur qu'il fût possible de voir. C'était un homme d'âge, bon et charitable à donner ses chemises, qui prenait les gens par la douceur toujours, ne faisait pas de politique, ne se mêlait point des affaires de la commune, ni de celles des particuliers, et ne disait point d'injures à ceux qui ne fréquentaient pas l'église, comme font la plupart de ses confrères. Aussi, fut-il aimé tout de suite chez nous de tout le monde, sans exception, et les cadeaux lui arrivaient de tous les côtés; mais ils ne faisaient que passer à la cure, car pour lui il n'avait pas besoin de tant d'affaires, et ce qu'on lui portait, il le donnait aux malheureux.
Ce brave homme de curé, je l'aimais tout plein. Quand je le connus bien, je lui dis un jour:—Monsieur le Curé, quand vous aurez quelque part, par là, des pauvres gens qui auront besoin de quelque quarte de blé, vous n'aurez qu'à me faire signe.
—Merci, merci bien, qu'il lit en me donnant une bonne poignée de main.
Et depuis, des fois il me disait:—Chez Chose, n'ont pas de pain; l'homme est au lit depuis quinze jours...
—Ce soir, ils auront de la farine pour pétrir, monsieur le Curé, vous pouvez en être sûr.
Et il me remerciait avec un bon sourire, le digne homme, tout heureux de faire du bien.
Moi, que voulez-vous que je vous dise, j'aime tous les braves gens, qu'ils soient enfants d'Abraham, de Mahomet, papistes, ou bien tout de ceux de la Vache à Colas.
A mesure qu'on prend de l'âge, on change de soucis. Ceux du père ne sont plus ceux du jeune homme; c'est à ses enfants qu'ils se rapportent. Aussi, je me demandais ce qu'allait faire Bernard, car il finissait cette année-là d'étudier à Excideuil. Mais lui, ne fut pas bien embarrassé, car en revenant il se mit à travailler au moulin et dans les terres, comme son aîné. Nous fûmes un peu étonnés de ça; mais il nous dit que ce qu'il en faisait c'était pour avoir l'habitude du travail et le connaître, mais que d'ailleurs il voulait faire autre chose à l'occasion. En effet, quelque temps après, il alla trouver M. Vigier qui l'employa pour des arpentages, pour lever des plans, planter des bornes et faire des partages. Petit à petit il se fit connaître dans cette partie-là, sans nous quitter.
Les autres droles étaient encore jeunes, puisque celui qui venait après Bernard n'avait que treize ans, et il n'y avait, pas encore lieu d'avoir des soucis pour eux. Mais la Nancette avait ses vingt ans, et ce n'est pas pour dire, mais c'était la plus fière drole du pays; belle femme et jolie, comme était sa mère à son âge, et comme elle bonne et sage. Quelquefois en la regardant je me disais qu'il faudrait bientôt penser à la marier; mais nous ne lui connaissions aucune idée pour personne, ni encore aucun garçon ne lui avait parlé, ni n'était venu chez nous, et comme on dit, pour se marier il faut être deux.
Nous étions pour lors en 1873, et c'est cette année-là, qu'on planta la statue de Daumesnil, à Périgueux.
Le jour fixé, c'était le 28 septembre, et nous fûmes tous trois, mon oncle, mon aîné et moi, pour voir ça. Quoique je ne sois pas curieux des fêtes et que je haïsse les foules, j'étais content de voir faire cet honneur à un vaillant soldat patriote, comme il nous en aurait fallu à Metz et ailleurs en 1870. Ça faisait du bien de penser au défenseur de Vincennes, depuis le temps que nous étions poignés par la trahison de l'autre.
Ce fut un des premiers jours du réveil du pays. Il semblait que le brave à la jambe de bois, du haut de son piédestal, soufflât sur sa ville natale de mâles pensées, et criât à ses citoyens: Debout! et haut les cœurs!
Je ne dirai pas la fête, ni qui fit des discours, ni ce qu'on dit, ni ceux qui étaient sur l'estrade; je n'y fis guère attention, et puis j'étais un peu loin. Mais de ce rassemblement d'hommes venus de toutes les parties du Périgord, paysans, ouvriers, artisans, messieurs, qui, sans se connaître, fraternisaient ensemble, se dégageait la pensée d'une France républicaine qui nous consolait et nous faisait espérer des jours meilleurs.
Quand nous revînmes chez nous, ceux des nôtres qui n'avaient pu venir à Périgueux, nous demandaient: Qu'avez-vous vu? qu'a-t-on dit? que s'est-il passé? Et il fallait tout leur raconter, et l'espoir que nous avions rapporté, nous le leur faisions passer dans le cœur.
Les choses se suivent et ne se ressemblent pas. Quelque temps après, un jour du mois d'octobre, une huitaine après les vendanges, j'étais sous l'auvent pour regarder si Hélie, que nous attendions pour déjeuner, revenait du bourg où il avait été porter de la farine à des pratiques, quand tout d'un coup, dans le chemin qui passe contre chez nous, je vis le fils Lacaud avec sa chienne, son fusil sur l'épaule, qui avait l'air de s'en aller chasser du côté de Puygolfier. En passant, ce jeune homme, qui était de cinq ou six ans plus vieux que mon aîné, leva sa casquette et me salua. Tiens, que je me dis, ce garçon est mieux appris que son père; mais quoique ça ne fut pas difficile, il faut dire que je fus surpris tout de même, étant comme nous étions avec les siens. Depuis, je le vis passer par là assez souvent, soit en allant, soit en revenant, et toujours il me disait bonjour et aussi à ceux de chez nous. Moi, ça me semblait bien un peu extraordinaire, et un jour je dis à ma femme:
—Pourquoi diable, ce garçon vient-il toujours chasser du côté de Puygolfier, plutôt que du côté de chez lui?
Le lendemain du jour où je disais ça, comme j'étais sur la porte du moulin, je le vis venir vers moi, et quand il fut là, après avoir levé son chapeau, il me demanda la permission de traverser le moulin pour aller de l'autre côté de la rivière. Bien entendu, je lui dis que oui, et alors il me remercia comme si je venais de le tirer de l'eau. Dans ce temps-là, la demoiselle de Puygolfier était malade, et elle nous avait fait dire voir si Nancette pouvait y aller lui tenir un peu compagnie, tandis que la grande Mïette allait par les terres. La petite y montait donc les matins, et s'en revenait le soir avant la nuit, bien contente de faire ce plaisir à la demoiselle. Quelques jours après que le jeune Lacaud avait traversé le moulin, la Nancette nous dit qu'elle l'avait rencontré qui lui avait tiré son chapeau en la croisant: Ah ça, me dis-je, c'est-il à cause d'elle qu'il nous fait tant d'honnêtetés? Mais je n'en parlai à personne. Depuis, la drole se trouva un matin sur le chemin avec lui, allant tous deux du côté de Puygolfier et il lui demanda des nouvelles de la demoiselle, lui parla de choses et d'autres, honnêtement, en lui donnant à connaître qu'il se trouvait bien content de faire un bout de chemin avec elle.
Lorsque Nancette nous raconta ça le soir, mon oncle fit:
—Ah ça! que nous veulent encore ces Bernou?
Hélie, lui, tapa sur la table et dit qu'il allait descendre au bourg signifier à ce garçon de ne plus adresser la parole à sa sœur.
Entendant tout ça, elle cependant nous regardait avec ses yeux clairs et étonnés un brin, de manière que je vis bien qu'elle n'y était pour rien.
Alors, je dis à Hélie:
—Tu me feras le plaisir de rester tranquille; s'il y a quelque chose à dire, c'est moi qui le dirai.
Mais depuis cette rencontre, Nancette n'alla plus à Puygolfier ni n'en revint seule: un de ses frères, le François, l'accompagnait. De temps en temps, ils rencontraient bien le jeune homme, mais lui se contentait de tirer son chapeau et passait sans rien dire.
A quelque temps de là, étant à Excideuil, je le trouvai sur la place contre la halle. Il avait l'air de m'attendre, car aussitôt qu'il me vit, il vint vers moi. Après le bonjour, il ajouta qu'il avait quelque chose à me dire, et que si je voulais, nous irions sur la promenade, où nous ne serions pas dérangés.
Nous y fûmes sans parler, et, arrivés là, quoiqu'il n'y eût personne, et que les cordiers qui y travaillent par côté d'habitude, n'y fussent pas, nous allâmes jusqu'au fond, d'où l'on domine les prés du château qui vont jusqu'à la Loue. Une fois là, le jeune Lacaud me dit:
—Ecoutez, voici un an que j'aime votre fille; je ne lui ai parlé qu'une fois sur le chemin de Puygolfier, mais rien qu'en la voyant aussi jolie que sage, avec son air de bonté et de raison, j'ai compris que je n'aimerais jamais qu'elle, et je vous la demande en mariage.
Quoique sachant ce que je savais, je fus bien étonné de la demande, mais je n'en fis rien paraître, et je répondis tranquillement à ce garçon, que ma fille n'était pas riche assez pour lui: mais là, il me coupa la parole pour dire:
—Ça, ce n'est rien.
—Mais ça n'est pas tout, lui dis-je: avez-vous parlé de ceci à votre père?
—Non, j'ai voulu savoir auparavant ce que vous me diriez.
—Eh bien, si vous en aviez parlé à votre père, vous lui auriez peut-être fait avoir une attaque. Dans tous les cas, il vous aurait dit qu'une fille de chez les Nogaret n'était pas faite pour son fils, et il vous aurait dit encore qu'entre les deux familles il y avait des choses qui ne se pardonnent pas. Vous savez, bien sûr, en gros, que nous ne sommes pas amis, mais peut-être vous ne savez pas tout. Il faut donc que je vous dise que dans le temps, mon oncle Sicaire et votre tante Aglaé s'aimaient, comme vous me dites que vous aimez ma fille. Votre arrière-grand-père, qui était un ancien faure de village, était un grand ami du mien, et il trouvait qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de les marier. Mais lorsqu'il parla de ça à son fils, votre grand-père, qui lors était maître de forges au Sablou, celui-ci se mit en colère, et dit que sa fille n'était pas faite pour être meunière. Puis, à quelque temps de là, il la maria à un vieux noble ruiné de toutes les manières.
Mais s'il n'y avait que ça, ce ne serait rien. Il faut que vous sachiez encore que votre père nous en a toujours voulu depuis; qu'il a cherché tous les moyens de nous nuire, de nous ruiner, de nous faire des avanies. C'est lui qui, il y a quelques mois, avait porté cet imbécile de régent à renvoyer mes droles d'en classe; c'est lui qui dans le temps poussa Pasquetou, de Cronarzen, à nous faire un procès qui nous aurait grandement gênés à cette époque, si nous l'avions perdu; c'est lui qui a dénoncé mon oncle en 1851, et qui est cause qu'on l'a mené à Périgueux entre deux gendarmes, les mains attachées avec une chaîne, comme un Delcouderc. Et ça n'est pas sa faute s'il n'est pas allé mourir là-bas à Cayenne, comme tant d'autres: vous comprenez que c'est des choses qu'on ne peut oublier.
—Je ne savais pas tout ça, qu'il me répondit, et je comprends que vous me répondiez comme vous le faites. Mais dites-moi, est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux éteindre ces haines de famille en pardonnant le passé? Autant mon père vous a voulu de mal, autant moi je vous voudrais du bien: laissez-moi essayer près de mon père, et, de votre côté, ne m'ôtez pas tout espoir.
—Ecoutez, lui répondis-je, vous me faites l'effet d'un brave garçon, et il m'en coûte de vous le dire, mais ces haines dont nous parlons ne peuvent s'éteindre qu'avec ceux qui les gardent envieillies au dedans d'eux, depuis trente et quarante ans. Il ne vous faut plus penser à ça: ni du côté de votre père, ni du nôtre, vous n'auriez jamais de consentement. Si votre idée n'est pas un caprice,—là, il secoua la tête,—vous en serez peut-être malheureux pendant quelque temps; mais qu'y faire? d'autres l'ont été qui ne l'avaient pas mérité plus que vous; ainsi, il faut vous faire une raison. Allons, adieu, et si j'ai un conseil à vous donner, ne parlez pas de ça à votre père; ce serait inutile d'abord, et ensuite ça pourrait vous mettre mal avec lui.
Le soir, je contai tout à mon oncle et à ma femme, et je leur dis que ce jeune homme avait l'air d'être un peu tête légère, mais pas méchant.
—Il est bâtard, alors, dit mon oncle, ça n'est pas un Lacaud.
Mais ma femme répondit qu'il tenait de sa mère, qui était une bonne femme.
—C'est vrai, répartit mon oncle, aussi a-t-elle été malheureuse avec cet homme-là, tant qu'elle a vécu.
Et nous fûmes quelque temps sans entendre parler du fils Lacaud.
Environ un mois après cette affaire, étant au moulin à picher une meule, j'entendis la voix d'Hélie qui s'exclamait dehors, et une autre voix qui lui répondait tranquillement. C'était un de nos voisins de bien, qui venait faire moudre un sac de blé. Je fus tout étonné en le voyant, car c'était un jeune homme qui demeurait à Paris, où il était avocat, et je ne comprenais pas comment il se trouvait là en gros souliers, venant faire moudre. Moi, je ne le connaissais guère, car, durant ses études, il n'était jamais au pays qu'aux vacances, et je ne l'avais vu que trois ou quatre fois, dont l'année dernière, il y avait un an, à l'enterrement de son père. Mais Hélie le connaissait bien, car ils étaient aux mobiles dans la même compagnie, et, ainsi qu'il est de coutume entre soldats, ils se tutoyaient. Il connut bien que nous étions surpris de le voir là, au moulin, et comme Hélie lui demandait si son domestique était malade, il répondit que non, mais que, demeurant dans son bien maintenant, et n'ayant pour l'heure rien à faire, il était venu faire moudre, son domestique étant occupé ailleurs.
Nous n'en demandâmes pas plus long, bien entendu, et après avoir déchargé le sac et mis la jument à l'écurie, Hélie le convia de faire collation, ce qu'il voulut bien.
Quand nous fûmes là-haut, ma femme mit une touaille sur le bout de la table, tandis que Nancette allait quérir un fromage et des noix. Tout en cassant la croûte, il nous demanda des renseignements sur des ouvrages de terre, et comment il fallait faire telle ou telle chose, et le prix des ouvriers, et d'autres choses comme ça. Je lui dis tout ce qu'il me demanda sans le questionner; mais comme Hélie était assez libre avec lui, eux ayant vu bien des misères ensemble, joint à ça que la jeunesse est curieuse, il lui demanda:
—Alors, tu fais valoir ton bien?
—Oui, dit l'autre, me voici redevenu paysan comme mon père et mon grand-père.
Là-dessus, nous choquâmes les verres, et ensuite, au moulin.
Quand ce fut fini de moudre, et la farine sur sa jument, Fournier monta à la cuisine, donner le bonsoir à ma femme et à ma fille, et puis s'en fut chez lui.
Le soir à souper, nous causions de lui, et chacun dit son mot, cherchant à deviner le pourquoi de son retour au pays.
—Ma foi, dit Gustou, il n'a pas besoin de vendre ses paroles, son père lui a laissé assez d'écus pour vivre sans rien faire.
Peut-être un mois, six semaines après, voici revenir notre homme, encore avec un sac en travers sur sa jument.
—Alors ce n'était pas pour rire, dit Hélie, te voilà tout à fait campagnard?
—Tout ce qu'il y a de plus campagnard.
Tandis que nous faisions moudre, il se mit à pleuvoir assez dru, et comme c'était aux environs de midi, j'engageai Fournier à dîner, vu qu'il ne pouvait s'en aller avec ce mauvais temps.
—Mais, dit-il, si vous m'engagez toutes les fois que je viendrai faire moudre, vous ne gagnerez pas gros sur moi.
—Ha! fit Hélie, n'aie de crainte: tu sais que les meuniers savent tricher sur la mouture.
Et nous nous mîmes à rire en montant à la maison.
On sait comment font nos femmes dans ces occasions où elles sont surprises. Vite la petite s'en fut dans le jardin ramasser de la vignette et des fines herbes pour faire une omelette; ma femme descendit une toupine et mit deux quartiers de dinde dans la poêle et, avec la soupe, voilà pour dîner.
En mangeant de bon goût, nous causions, et Fournier nous racontait des choses qu'il avait vues à Paris et telle chose et telle autre, quelle grande ville c'était, les grands monuments et les beaux bâtiments qu'il y avait, et combien la vie y était agréable pour les riches.
—Et avec tout ça, dit Hélie, tu n'as pas voulu y rester.
—Mais moi, je ne suis pas riche pour rester à Paris sans rien faire; ensuite de ça, je me suis dégoûté de l'état d'avocat, et c'est pourquoi je suis revenu planter mes choux.
—C'est pourtant un état qui mène loin que celui d'avocat, dis-je alors: il n'y a guère que des avocats dans ceux qui gouvernent; celui qui est fort, bien ferré, qui a la langue bien pendue, est presque sûr d'arriver.
Il secoua la tête et dit:
—C'est vrai, vous avez raison, et c'est une des choses qui étonnent le plus, quand on y pense bien, que de voir des gens qui sont habitués par état à parler indifféremment pour la vérité ou l'erreur, à plaider tour à tour le faux et le vrai, être crus sur parole par la masse du peuple, et choisis pour gouverner, de préférence à ceux dont les actes parlent, eux dont le jugement est faussé par ces nécessités du métier. Sans doute, c'est un avantage que de faire partie d'une corporation qui a combattu et ruiné tous les privilèges, en conservant soigneusement les siens; mais ce n'est pas tout, voyez-vous, il faut avoir exercé une profession pour en bien connaître les ennuis; et puis, vous savez, il y a des choses qui vont à d'aucuns et ne conviennent pas à d'autres: ainsi, moi, je n'aurais jamais su plaider une cause injuste, ni bien défendre un coupable.
Fournier continua un moment sur ce sujet, et de temps en temps, lorsque ses paroles annonçaient l'honnêteté de ses sentiments, je voyais ma femme et ma fille lever lentement les yeux sur lui; et on connaissait que ça les intéressait.
Pendant que nous dînions, la pluie avait cessé, et nous descendîmes pour charger la farine de notre voisin sur sa jument. Tandis que nous étions à l'écurie, il s'en va voir notre furet qui était dans une caisse, et lors nous dit: puisque vous avez un furet, il vous faut venir prendre des lapins chez nous, j'ai cinq ou six clapiers où ils ne manquent pas; les métayers se plaignent qu'ils mangent tout.
—Nous pourrions bien y aller quelque jour, que je lui dis.
—Venez dimanche matin?
—Hé bien, tout de même, s'il n'y a rien de nouveau, nous viendrons dimanche.
Et en effet, nous y fûmes Hélie et moi, et après que nous eûmes tué une douzaine de lapins il fallut déjeuner.
Fournier demeurait dans une jolie maison que son père avait fait bâtir sur un coteau où il y avait encore cinq ou six vieux fayards ou hêtres, qui avaient donné à l'endroit le nom de La Fayardie. L'ancienne maison, qui était plus bas, à deux portées de fusil, servait pour des métayers. Sa servante était une vieille qui n'était pas bien fine cuisinière, mais avec ça nous nous en tirâmes bien, ayant grand faim tous.
De cette affaire-là, nous voici en connaissance, et nous nous voyions assez souvent. Je le trouvais des fois à Excideuil; d'autres fois il venait chez nous, chercher le furet pour faire tuer des lapins à des amis, ou pour pêcher, car il s'était fait apprendre par Hélie à tirer l'épervier, ou pour chose ou autre. Toujours quand il venait, il montait à la maison donner le bonjour à nos femmes, de manière que je vins à penser que peut-être il venait un peu pour Nancette.
Quelque temps après, je vis bien que je ne m'étais pas trompé, car il venait plus souvent à la maison, et il y restait plus longtemps à causer avec la petite. Où j'en fus sûr tout à fait, ce fut à Excideuil, où je le trouvai un jeudi:—Allons prendre le café qu'il me dit.
Nous nous étions assis dans un coin, où il n'y avait personne; c'était dans le moment que les gens étaient au foirail ou au minage, et, quand la fille eut servi le café, Fournier me dit rondement son affaire: Voilà; il aimait Nancette et il me la demandait en mariage.
Moi, je voyais à ça pas mal d'affaires. Il y a un proverbe patois de chez nous qui veut dire: Mariage, troc, trompe qui peut; mais ça n'est pas mon genre, et je lui dis tout du commencement que ma drole n'était pas un parti pour lui; que notre bien valait dans les vingt-cinq ou vingt-huit mille francs; que pour conserver la maison, nous donnerions le quart à l'aîné, et que par ainsi il reviendrait aux autres dans les trois mille francs au plus. Après ça, je lui dis qu'il était jeune encore, et qu'il pouvait se repentir du parti qu'il avait pris de quitter son état, et le reprendre, et qu'alors ma fille, qui serait pour sûr une bonne ménagère, était trop simplement élevée pour être sa femme à la ville, et qu'il pourrait regretter de l'avoir prise.
Mais il me répondit très bien, que s'il était quasiment pauvre à Paris, il était riche assez au pays, et que cela étant, il ne regardait point à la fortune; que de reprendre son état d'avocat, il était sûr et certain qu'il l'avait pour toujours délaissé, la vie de propriétaire allant mieux à ses goûts et à son caractère; que quant à se marier avec une demoiselle qui aurait trente ou quarante mille francs, il ne le ferait jamais, attendu que les filles de cette fortune sont élevées de telle façon, qu'elles ne veulent habiter qu'à la ville et qu'elles ont des goûts de luxe qui leur font dépenser bien au delà des revenus de leur dot, sans parler d'autres raisons; que Nancette d'ailleurs savait tout ce qu'il est utile qu'une femme sache, et qu'elle avait avec ça de la raison, du bon sens, et était loin d'être sotte; que lui, au surplus, la trouvait très bien comme cela, et se chargeait d'en faire une femme pas ordinaire, et de la rendre heureuse.
Pour lors, je lui dis que si son idée était comme ça bien arrêtée, je n'avais rien à dire, et qu'au contraire, il était pour ma fille un parti comme nous n'aurions jamais osé l'espérer, du côté de la fortune et du côté de la personne.
Après ça, nous sortîmes du café, et lui ayant donné une poignée de main, je revins au Frau. Le soir, je dis tout à ma femme, qui fut bien contente, et me dit de suite qu'elle avait bonne opinion de Fournier, à cause des motifs qui lui avaient fait quitter son état. Mon oncle qui était là aussi, pour lors, appela la petite, qui fut tout étonnée de nous voir tous trois seuls dans la grande chambre.
—Hé bien, ma drole, lui dit-il, il paraît que tu penses à quelqu'un?
La pauvrette devint toute rouge et ne répondit pas. Mais lorsque je lui eus dit que quelqu'un l'avait demandée, elle me regarda, ne sachant que croire, et fut tout inquiète. Mais sa mère la confessa sans peine, et elle nous avoua bonnement qu'elle avait pensé à notre voisin de la Fayardie, depuis le jour où elle lui avait ouï raconter pourquoi il avait quitté son état d'avocat.
Et alors, je vins à me rappeler comme ce jour-là, elle levait les yeux sur lui, en même temps que sa mère, lorsqu'il disait quelque chose qui annonçait la droiture de sa conscience, et je pensai en moi-même: telle mère, telle fille; il pouvait plus mal choisir.
—Hé bien, ma drole, lui dis-je au bout d'un instant, alors ça tombe bien: c'est lui qui t'a demandée, et il viendra un de ces soirs savoir la réponse; qu'est-ce qu'il faudra lui dire?
—Que oui, dit-elle bravement, et là-dessus, elle fut embrasser sa mère.
Le lendemain Fournier vint, et fut bien content de savoir qu'il était accepté. Pour dire le vrai, je pense qu'il devait bien s'en douter, car un jeune homme qui a un peu d'habitude de la vie, connaît facilement si une fille l'aime, et il avait bien dû le voir. Je n'étais pas au Frau dans le moment, ni Hélie; il n'y avait que mon oncle et nos femmes, de manière que Fournier resta souper, pour me voir à ce qu'il disait, mais je pense plutôt, pour être avec sa promise.
Quand je revins sur les trois heures, il me le dit, mais je me mis à rire et je lui répondis:
—A cette heure, je vois que vous avez bien fait de laisser l'avocasserie; vous avez beau dire, je connais que c'est pour être avec Nancette que vous êtes resté.
Il se mit à rire aussi et dit:
—Ma foi, c'est vrai; je ne sais pas cacher la vérité.
—Allons, venez, lui dis-je, puisque vous restez, nous allons essayer de tirer quelques coups d'épervier pour vous faire manger du poisson.
Le soir après souper, comme nous trinquions avec de l'eau de noix, en causant gaiement, tout d'un coup, mon oncle dit:
—Hé bien, Gustou, que penses-tu de cet accord?
—La Nancette fait bien, dit Gustou, mais le monsieur fait mieux!
Tout le monde se mit à rire, et le plus content fut notre futur gendre, de voir ainsi priser haut sa prétendue.
Nous étions pour lors approchant du carnaval, et de cette affaire, Fournier le fit au Frau. Nous avions pris des lapins à la Fayardie; mais Hélie et Bernard s'étaient mis dans la tête qu'il fallait un lièvre aussi, et deux matins de suite ils allèrent le chercher avec la Finette. Le premier jour Bernard manqua le poste, mais le second jour Hélie cueillit le lièvre. Cette Finette, bien entendu, n'était pas la même qu'il y avait trente ans, mais c'était toujours une qui venait de sa race, et c'était toujours une Finette; nous ne sommes pas changeants dans notre famille.
On ne travaille pas chez nous dans les jours de carnaval; on ne pense qu'à se réjouir à table, à deviser, et à se promener entre les repas. C'est des jours sacrés, personne ne vient vous ennuyer d'affaires, chacun est chez soi en famille, et tout le monde chôme. Il y en a qui nous prennent, nous autres Périgordins, pour des gourmands parce que nous festoyons largement en temps de carnaval, mais ce sont des coyons qui ne comprennent rien à nos usages. Le carnaval, c'est la fête de la famille; c'est le moment où les enfants dispersés çà et là, par les nécessités de la vie, reviennent à la maison paternelle; ceux qui sont mariés, viennent avec leur femme et leurs petits droles, et les vieux sont tout contents et tout ragaillardis de voir cette jeunesse qui leur rappelle la leur. Il n'y a qu'à voir les voitures publiques dans ces jours-là; elles sont bondées de gens qui reviennent au pays, et il y en a jusqu'en haut sur les malles. Dans les petits chemins, on trouve des jardinières, des petites charrettes, attelées d'une jument, ou d'une mule, ou même d'une quite bourrique, pleine de gens qui se rendent à la maison d'où ils sont sortis, pour voir leurs vieux et manger avec eux. Et tout ce monde qui se rencontre et se croise, se crie: bon carnaval! bon carnaval!
Et le soir, quand la porte est close, tandis qu'il fait froid dehors, autour de la table couverte d'une touaille bien blanche, et encombrée de plats et de bouteilles, toute la famille s'asseoit, et la vieille grand'mère tient sur ses genoux le dernier né de ses petits-enfants. Tout le monde oublie, ce jour-là, ses soucis, ses misères, et se rappelle les choses d'autrefois, le temps où on ne s'inquiétait de rien, comme font maintenant les enfants qui ne pensent qu'à se bourrer, surtout ceux qui ne mangent de viande que ce jour de l'année, les pauvres. C'est qu'on a fait de la dépense pour ce jour-là: le père est allé la veille acheter de la chair; du bœuf, de la velle, du porc, et il en a porté un plein bissac. La mère, de son côté, a tué des poulets, quelque canard, ou un piot si on est aisé, et on fête toutes ces victuailles en buvant de bons coups et en se réjouissant de manger ensemble de si bonnes choses. Mais ce n'est pas tout: pour la desserte, elle a pétri de ses mains, de ces bonnes grosses pâtisseries campagnardes, où il y a, sous un grillage de bandes de pâte, des pommes, des prunes; qu'on coupe en coin et qu'on mange en trinquant joyeusement.
Et puis quand on a soupé, il va quelques bouteilles de riquiqui, d'eau-de-noix, de goutte, et on trinque encore. C'est alors que les enfants vont se masquer et se déguiser, et s'amusent entre eux, et viennent se faire voir avec la figure toute charbonnée ou un mouchoir dessus. Et c'est alors aussi que l'on chante quelque ancienne chanson patoise, ou une vieille chanson française joyeuse, qui célèbre le vin; ce vin qui rajeunit les vieux et les fait chanter comme les jeunes.
Le carnaval, c'est la fête de la famille rassemblée autour de l'aïeul, de la mère; c'est la communion de tous, à la même table, dans un même esprit de paix et d'amitié familiales; et c'est pourquoi, ceux qui se sont privés des joies de la famille, ont eu beau chercher à le faire perdre, sous prétexte que c'est une fête païenne, ils n'y ont rien fait, et ils ont beau crier encore, ils n'y feront rien: le carnaval c'est la fête de la famille.
Quelquefois à cette table, il y a un étranger; mais cet étranger c'est un ami, sans femme, sans enfants, sans famille, qui serait réduit à faire le carnaval tristement tout seul, et alors on l'invite comme nous faisions tous les ans du pauvre défunt Lajarthe, et la présence de cet étranger à cette table achève de la sanctifier mieux que toutes les bénédictions, parce qu'il y est assis en vertu de la fraternité des hommes.
C'est bien vrai que maintenant le carnaval n'est plus ce qu'il était autrefois; on n'est plus si content, on rit et on chante moins: les vieux sont plus sérieux et les jeunes sont moins fous. C'est qu'il y a deux choses qui nous poignent: les départements du Rhin et celui de la Moselle aux mains des Prussiens, et nos pauvres vignes mortes.
Cette année de 1874, vu la présence de Fournier, le carnaval fut assez gai; les amoureux ça met de la joie dans une maison, et si on ne rit pas aux éclats follement, on rit tout de même un peu: que voulez-vous, l'homme a besoin de ça quelquefois.
Mais ce qui fut ennuyeux, c'est que, lorsque le fils Lacaud sut ce mariage, il devint jaloux de Fournier, et pas un peu. Partout, il ne décessait de mal parler de lui, disant que c'était un mauvais avocat sans pratiques, qui n'avait pas réussi à cause de sa bêtise: qu'il s'était amusé beaucoup à Paris et y avait mangé une grande partie de sa fortune avec les filles; qu'il était joueur autant que débauché, et un tas d'affaires comme ça. Fournier était un garçon bien droit, bien franc, mais il n'était pas des plus patients. Lorsque ces histoires lui revinrent, il se mit très fort en colère, et dit qu'il frotterait les oreilles de Lacaud. Ils se connaissaient bien, ayant été au collège ensemble, mais ils n'avaient jamais été bons amis, de manière que je craignais que de cette jalousie il n'en vînt de méchantes affaires: quand on ne s'aime pas déjà, il n'en faut pas tant pour que ça tourne mal. Et en effet, tout ça finit par un bon coup d'épée que mon gendre futur ajusta à l'autre.
Heureusement la blessure saigna assez, et avec les soins du médecin, Lacaud en fut quitte pour rester un mois sur l'échine. Mais de cette affaire, aussitôt qu'il fut guéri, son père l'envoya à Périgueux, où il s'amouracha d'une grande bringue de fille, et nous en fûmes débarrassés.
Le lendemain, Fournier vint à la maison comme si de rien n'était, et Nancette ne sut cette bataille qu'après son mariage. Mais nous autres, qui étions en bas lors de sa venue, nous lui serrâmes la main plus fort que de coutume, et mon oncle lui dit:—Vous aviez affaire à une méchante bête, mais vous vous en êtes crânement tiré. Et là-dessus, il fit comme les vieux, il se mit à raconter un duel au sabre qu'il avait eu étant aux chasseurs d'Afrique. Fournier, à qui il tardait de monter à la maison, l'écoutait pourtant par honnêteté, mais ça lui coûtait et pour aller plus vite, il aidait mon oncle à conter son affaire.
Ce même jour, tandis que Fournier était chez nous, se promenant dans le jardin avec Nancette, la pauvre demoiselle Ponsie dévala de Puygolfier, toute malheureuse. Voilà-t-il pas que vingt-quatre ans après la mort de son père M. Silain, on venait lui réclamer encore une de ses dettes! Un des anciens camarades de chasse, un ami du défunt, peu avant sa mort, lui avait prêté cent pistoles sur son billet. Cet ami n'avait jamais rien demandé à la demoiselle, ni capital, ni intérêts, sachant bien que la pauvre n'avait plus que juste de quoi vivre bien petitement. Tant qu'il avait vécu, il n'en avait pas parlé, se pensant en lui-même que c'était autant de perdu. Mais à sa mort, son gendre qui n'était déjà pas trop content, vu que l'héritage n'était pas aussi fort qu'il croyait, trouva le billet dans les papiers de son beau-père et le fit présenter à la demoiselle Ponsie. Elle venait donc chez nous pour se consulter à Fournier. Lui, dit d'abord que le billet était bien bon et valable, et que les intérêts étaient dus de vingt-cinq ans, mais qu'on ne pouvait lui en faire payer plus de cinq années. A cela elle répondit que, quand elle devrait aller à l'hospice, elle voulait tout payer, quitte à vendre le peu qui lui restait.
Mais ça n'était rien de bien facile que de vendre ce peu. Du côté du moulin nous la confrontions partout, mais nous n'étions pas en fonds pour acheter, surtout quelque chose qui ne nous faisait pas besoin. De l'autre côté, c'était une ancienne métairie du château, que le père de Fournier avait achetée il y avait trente-cinq ans de ça. Du côté d'en haut, c'était des bois qui appartenaient à des propriétaires assez éloignés. Fournier était donc le seul qui put acheter, mais ça ne lui était pas bien utile. Ce qui restait, valait peut-être bien dans les cinq ou six mille francs; je parle des fonds, car pour les bâtiments du château, ils n'avaient pas de valeur pour si peu de bien; c'était une charge au contraire, à cause des impôts et de l'entretien.
La pauvre demoiselle se lamentait tant d'être dans cette position, que Fournier lui dit de ne pas se tourmenter, et qu'il verrait à arranger ça. Mais comme il était plus occupé de venir voir sa future femme, que de chercher des acquéreurs, le seul arrangement qu'il trouva, fut d'acheter lui-même à la demoiselle. Le marché fut fait pour cinq mille francs, dont deux mille deux cent cinquante qu'il devait payer d'abord au créancier; deux mille cinq cents francs à la grande Mïette à la mort de la demoiselle; deux cents francs pour les pauvres aussi à sa mort, et encore cinquante francs pour la faire enterrer: C'est elle qui arrangea l'affaire ainsi. Et avec ça Fournier lui laissait la jouissance du tout, sa vie durant. Il ne faisait pas un bon marché, mon gendre futur, mais il était content en ce moment, et il voulait faire plaisir à Nancette qui aimait tant la demoiselle, que ça lui aurait fait quelque chose de se marier, la sachant dans l'embarras. Il réussit bien à ça, car lorsque tout fut arrangé, et qu'elle fut sûre que la pauvre demoiselle ne serait pas obligée de s'en aller, on voyait que la petite l'aimait encore davantage.
A la fin de mai, nous fîmes la noce: il fallut débarrasser le cuvier comme nous avions fait lors de mon mariage, et aussi inviter nos parents et amis. Mais il y en avait qui n'y étaient plus, et aussi il y en avait de nouveaux: c'est ainsi que les familles, comme le monde, se renouvellent petit à petit, un à un, les uns s'en allant, les autres arrivant.
Mou oncle et ma tante Gaucher, d'Hautefort, étaient morts, mais mon cousin le maréchal vint avec sa femme et une drole de quinze ans. En passant, je dois dire que sa femme n'était pas cette jeune fille dont il m'avait parlé à Excideuil; il avait eu encore deux ou trois bonnes amies avant de se marier. Martial Nogaret d'au-dessus de Brantôme était mort aussi tout jeune, mais sa veuve nous envoya son aîné qui était un fier drole. Le grand Nogaret, le tanneur de Tourtoirac, n'était pas mort, lui, mais il était vieux et ce fut son fils et sa nore qui vinrent à sa place. Le cousin Nogaret du Bleufond et sa femme étaient morts aussi; les garçons avaient quitté le moulin pour s'en aller à Paris, nous ne savions où; il ne restait dans le pays qu'une fille mariée à Montignac, qui ne put pas venir. Ceux qui avaient eu le plus de misère, les Nogaret qui étaient venus s'établir sur l'Haut-Vézère, du côté de Génis, avaient tenu bon; le vieux et la vieille étaient toujours là, mais ça n'était plus le temps pour eux d'aller à la noce si loin; ils vinrent deux de la famille, tous deux mariés. Mon oncle Chasteignier, de Sorges, était veuf depuis longtemps et bien vieux, mais il vint tout de même, ou plutôt Bernard alla le quérir avec la mule. Le cousin Estève vint aussi, mais son frère était mort de la picote pendant la guerre.
Dans les nouveaux, il y avait nos six autres enfants, qui étaient là, à la noce de leur sœur; les plus petits bien contents d'être habillés de neuf et de voir tous ces parents qu'ils ne connaissaient pas, et des messieurs; car, outre une tante de Fournier, nous eûmes aussi deux de ses amis dont l'un était médecin proche de Thiviers, et l'autre notaire du côté de Saint-Yrieix. Mais c'était de bons garçons, de vrais Périgordins, qui parlaient patois quand il fallait, et n'étaient pas à l'étiquette, ayant dans leur jeune temps vu leurs vieux grands-pères qui n'étaient que de bons paysans.
Et M. Masfrangeas était là aussi, toujours solide; ses cheveux étaient devenus tout blancs, mais il ne lui en manquait pas un, et ils étaient toujours embroussaillés comme autrefois. Lui et mon oncle, ça faisait une belle paire de vieux, étant dans leurs soixante-huit à soixante-neuf ans, mais ayant bonne tête, bonnes jambes et bon estomac aussi, car ils étaient les premiers à trinquer et à faire boire. Mon oncle était plus sec que M. Masfrangeas, et ses cheveux n'étaient pas aussi blancs, ni sa barbe, qui était grise seulement. Il était plus leste aussi, car M. Masfrangeas, qui était un peu pesant, se tenait encore mieux assis, surtout à table, que dehors à courir.
La noce fut bien jolie; avec ça je ne sais pas si c'est parce que je m'y trouvais pour mon compte, mais il me semblait que la mienne avait été plus joyeuse. C'est bien vrai que depuis cette époque, il nous est tombé de grands malheurs sur la tête, et on a beau être dans les fêtes, il n'est pas possible de les oublier, et ça n'est pas désirable non plus.
Pourtant Gustou chanta sa chanson, la chanson de la Mie, bien ancienne, je crois, vu qu'il y est question de la grande tour d'Auberoche, qui est écrasée il y a belle lune, depuis les grandes guerres des Anglais.
Le pauvre Gustou, ce fut la dernière fois qu'il chanta, car il mourut vers Pâques fleuries, après avoir traîné quelque temps dans le coin du feu. Il y avait déjà plusieurs années, qu'il ne faisait plus rien qu'amuser nos plus jeunes droles. Il avait toujours dit qu'il était de l'âge de mon oncle, je ne sais pas pourquoi, peut-être qu'il le croyait, mais ce qui est sûr, c'est qu'il avait sept ans de plus.
Au mois d'avril suivant, ma fille Nancette eut un beau drole, et je me trouvai tout étonné d'être grand-père, car je n'avais lors que quarante-sept ans, et je n'avais pas un cheveu blanc. Je dis que ça m'étonnait, parce que je me trouvais jeune encore, et parce que j'avais vu mon grand-père déjà chenu, et que je m'étais accoutumé à penser, comme je crois tous les enfants, que les grands-pères ont de toute force les cheveux blancs et l'échine courbée.
Ma femme resta huit jours à la Fayardie pour les couches de sa fille, et nous la trouvâmes tous à dire; d'abord, parce qu'il y avait au moins dix ans qu'elle n'était sortie de la maison, et aussi parce que la chambrière que nous avions prise depuis le mariage de Nancette, ne nous convenait pas, tant elle était fainéante, sale, et avec ça glorieuse comme un pou.
Nous lui avions dit de chercher une place à la fin de son année, mais ça n'empêchait pas qu'en attendant, nous en pâtissions. Quand ma femme était là, il n'y avait pas à dire, il fallait qu'elle fît son travail, et qu'elle tînt la maison propre; mais elle n'y étant pas, nous n'en pouvions rien faire: les hommes ne s'entendent pas à faire aller les maisons, et ça se voit là où il n'y a pas de femme.
Dans le temps que ma femme était chez notre gendre, la demoiselle Ponsie tomba malade, d'une petite fièvre lente qui la fatiguait beaucoup. J'y montai aussitôt que je le sus, et je la trouvai dans le grand fauteuil où était mort son père. La pauvre était toute pâle avec un peu de rouge sur la pointe des joues, et les yeux brillants comme des chandelles. Avec ça, elle avait toute sa tête et me dit que cette fois c'était pour tout de bon; qu'elle s'en allait au cimetière, et que c'était bien arrangé ainsi, que la famille de Puygolfier finissait, avec la terre.
La grande Mïette qui était là, lui dit:
—Oui bien si vous faites comme aujourd'hui, demoiselle, vous iriez; mais demain, je ne vous lèverai pas, vous direz ce que vous voudrez.
—Que je sois couchée ou levée, vois-tu, ma pauvre Mïette, ce sera toujours la même chose.
En revenant à la maison, j'envoyai de suite Bernard avec la jument pour dire au médecin de Savignac de venir. Il vint le lendemain, et il ordonna force remèdes, que Bernard fut chercher à Excideuil. Ma femme étant revenue dans ce temps-là, monta à Puygolfier, heureusement, car la pauvre Mïette avait bien bonne volonté, mais elle n'était pas des plus rusées, et il lui fallait quelqu'un pour la commander, autrement elle ne savait plus où elle en était.
Mais ni le médecin, ni les fioles, ni les soins, rien n'y fit, la pauvre demoiselle mourut trois semaines après. Ce que c'est que de nous! quand je la vis sur son lit, devenue à rien, la figure comme de la cire, la peau collée sur ses mâchoires, tous les os paraissant, je me pris à penser à la belle fille qu'elle était, quand elle venait au moulin, du temps que j'étais tout petit, et même lorsque j'avais été avec elle, voir à Prémilhac la femme de son ancien métayer nouvellement accouchée. Ses yeux bleus autrefois si beaux et si aimables, maintenant ternes et éteints, étaient cachés pour toujours sous leurs paupières amincies. Ses lèvres, jadis rouges et un peu épaisses, étaient violettes et comme desséchées; ses joues fraîches où on voyait transparaître le sang, étaient réduites à une peau jaunâtre; et à la place de ces touffes de beaux cheveux dorés qui lui tombaient en grappes épaisses jusque sur la poitrine, il n'y avait plus qu'un pauvre petit maigre rouleau de cheveux gris plaqué contre ses tempes! On dira ce qu'on voudra, les larmes m'en vinrent aux yeux.
Le juge de paix, averti par Fournier, vint poser les scellés, en cas qu'il y eut des héritiers, mais il n'y en avait plus. Le dernier de sa famille à ce qu'elle nous avait dit, était un cousin qui s'était perdu en mer, avec le bateau qui le portait aux Amériques. Le bien appartenait d'ailleurs à Fournier, et la demoiselle n'en avait plus que la jouissance. C'est bien vrai que le mobilier n'était pas compris dans la vente, mais c'est qu'il n'en valait guère la peine. Au reste, à la levée des scellés, le juge trouva un papier en manière de testament, où elle donnait à Nancette le meuble qui était dans sa chambre, et à nous autres tout le reste, à l'exception d'un lit garni, de six chaises, d'une table, d'un cabinet et d'une petite lingère pour la Mïette, avec des affaires de cuisine, de la vaisselle et du linge. Elle nous priait, la pauvre, encore que tous ses meubles fussent bien vieux et sans valeur, de les garder après elle, afin qu'ils ne fussent pas vendus à un encan, où les étrangers se moqueraient de ses misères...
En revenant de l'enterrement, la grande Mïette me toucha le bras:
—Ecoutez, Nogaret, il faut que je vous dise quelque chose. Me voilà toute seule à cette heure, ne sachant où aller. J'ai bien à toucher de votre gendre les deux mille cinq cents francs que m'a donnés la pauvre demoiselle, et je pourrais affermer une chambre et vivre en filant ma quenouille; mais moi, voyez-vous, il me faut quelqu'un à qui je puisse m'attacher, des gens que je puisse affectionner, je ne peux pas vivre sans ça, et j'ai pensé à vous autres. Puisque vous ne gardez pas cette chambrière que vous avez, prenez-moi, vous me rendrez service; voyez, je suis à cette heure comme un pauvre chien qui a perdu son maître!
Je la regardai: c'était bien une laide créature, ayant dans les cinquante ans déjà, grande et forte comme un homme, et taillée à coups de hache, figure et tout. Mais dans ses yeux bruns qui priaient comme ses paroles, on voyait qu'elle avait du cœur.
—Je le veux bien, ma pauvre Mïette, lui dis-je; la Margotille s'en va à la fin du mois, son année finie; tu n'as qu'à venir à ce moment: Jusque-là, tu garderas là-haut. Quant à ce qui est de tes loyers, tu t'entendras avec ma femme, ces affaires ne me regardent pas.
—Pour ça nous nous entendrons toujours, n'ayez crainte: merci bien, Nogaret.
Et à la fin du mois elle vint comme il était convenu, et mon gendre entra en possession de Puygolfier.
Pour dire la vérité, je n'avais pas vu avec beaucoup de plaisir Fournier acheter le château et le morceau de bien qui était autour. D'un côté, j'étais content qu'il eût tiré la demoiselle de peine, mais de l'autre, je craignais qu'elle morte, il ne fît comme tant d'autres fils de paysans enrichis, et qu'il ne voulût faire le Monsieur de Puygolfier. Ça m'aurait mortifié beaucoup, d'avoir des petits-enfants, qui, naissant au château, se seraient peut-être figurés qu'ils sortaient de la cuisse de messieurs, et auraient, possible, méprisé mes autres petits-enfants du moulin. Supposé que ça aurait été trop nouveau pour mes petits enfants, ça aurait été peut-être mes arrière-petits-enfants. Ces choses se voient tous les jours; il ne manque pas de petits-fils de meuniers, établis dans le château où leur grand-père portait la farine. Si encore ayant fait fortune, ils ne faisaient pas des embarras, passe; mais c'est comme une maladie, tout de suite ils cherchent à se faufiler dans la noblesse, et ils y réussissent. Et ce n'est pas seulement les meuniers qui font ainsi, mais tous ceux qui s'enrichissent dans le commerce, ou dans les forges, comme M. Lacaud, soit-disant du Sablou, ou ailleurs.
Quand je vois de ces:
..... parvenus entés sur les nobles,
faire leurs messieurs de la haute, et le diable sait s'il y en a! j'ai toujours envie de leur crier:
—Touche ton âne mon Coulou!
Pour en revenir, j'avais bien raison en général, mais j'avais tort en ce qui était de mon gendre. Mon oncle à qui j'en parlais un jour, me dit qu'il n'y avait pas à craindre cette affaire; que celui qui avait quitté son état pour le motif que nous savions, et qui avait épousé une fille sans fortune par rapport à lui, n'était pas homme à agir par gloriole.
Et en effet, Fournier ne quitta pas sa maison, qui, de vrai, n'était pas dans une aussi belle position que Puygolfier, mais qui était grande, propre, bien arrangée, et au milieu de son bien. Tout ce qu'il fit, c'est qu'il ramassa toutes les vieilleries qui lui semblèrent curieuses: un lit à colonnes, des vieux cabinets piqués des vers, des boiseries, des tableaux, mais tout ça ne lui coûta pas bon marché à mettre en état de servir. Le mobilier de la chambre de la demoiselle qu'elle avait donné à Nancette, je n'en parle pas, parce qu'on l'avait emporté de Puygolfier peu après sa mort; celui-là était le mieux en état; les fauteuils et les chaises avaient des pieds contournés, étaient peints en blanc, et l'étoffe était de vieille soie jaune. Il y avait aussi un lit dans le même genre, une commode ventrue à cuivres dorés, et quelques portraits que Fournier trouvait jolis. Mon gendre emporta aussi tous les vieux papiers, dont il y avait un grand plein coffre dans le grenier, et il nous donna des livres pour les droles.
Le reste ne valait pas le diable, et il y avait belle lurette que les cuillers et les fourchettes d'argent avaient été vendues.
Fournier aimait assez à farfouiller dans les vieux papiers, et il s'entendait bien à lire tous ces vieux actes auxquels nous ne comprenions pas un mot. En triant ces paperasses, il trouva des choses qui regardaient le pays; par exemple, que notre moulin avait appartenu, il y avait près de deux cent cinquante ans, aux seigneurs de Puygolfier, et que c'était un moulin banal où toute la paroisse devait faire moudre. Il trouva aussi l'acte de fondation de la chapelle de Saint-Silain, dans l'église de la paroisse, faite par une dame de Puygolfier; des papiers qui marquaient les redevances et les rentes qui étaient dues aux seigneurs de Puygolfier avant la Révolution, et beaucoup d'autres choses de ce genre. Mais ce qu'il trouva de plus curieux, c'est un acte de vente de la terre de Puygolfier en l'année 1625. Si le défunt M. Silain avait vécu, lui qui était si fier de sa noblesse, il aurait été bien estomaqué en le lisant.
Par cet acte, le seigneur François de Puygolfier, mousquetaire du roi, vendait à Guillaume Pons, notaire et procureur fiscal du marquisat d'Excideuil, les château, terre et seigneurie de Puygolfier, moyennant la somme de quarante-huit milles livres, dont vingt-deux payées comptant, et quinze en cinq années. Pour le reste, c'est-à-dire onze mille livres, Guillaume Pons donnait quittance de plusieurs obligations, consenties par le vendeur, à feu Jeannet Pons, en son vivant hôtelier en la ville d'Excideuil, et père dudit Guillaume.
On voit que les amis de M. Silain, quand ils riaient de sa prétendue descendance d'une grande famille de Pons, n'avaient pas tort. Mais, au surplus, aucun d'eux ne soupçonnait cette origine populaire. Plus de deux cents ans avaient passé là-dessus, et il y avait longtemps que les nouveaux seigneurs de Puygolfier, greffés sur les anciens, étaient nobles de fait et regardés comme tels partout dans le pays.
Le château resta donc abandonné, et c'était ce qu'il y avait de mieux à faire. Les toitures ne valaient plus rien, il pleuvait partout; rien que pour les réparer, ça aurait coûté plus de mille écus. Le dedans était tout aboli; ça aurait été une ruine pour qui aurait voulu remettre tout en état.
Ma fille Nancette étant mariée, et déjà mère, je pensais en moi-même que mon aîné Hélie, marchant sur ses vingt-cinq ans, il s'en allait temps de l'établir. Mais c'était une affaire qui demandait réflexion. Pour que le drole pût garder comme aîné la propriété et le moulin, il fallait qu'il prît une femme ayant quelque chose, à seule fin de pouvoir payer à ses frères leur part, quand, moi n'y étant plus, ils viendraient à partager. Il devait, comme je l'avais dit à Fournier, leur revenir à chacun dans les trois mille francs, et comme ils étaient six cadets ça faisait dix-huit mille francs que l'aîné aurait à compter. Là-dessus il y avait le petit bien du Taboury qui valait tout près de deux mille écus, et qui pouvait se vendre facilement sans faire tort au reste du bien, car la mère Jardon était morte; ça faisait donc qu'il resterait douze mille francs à payer aux cadets, et des filles qui apportent douze mille francs dans leur devantal, ça ne se trouve pas tous les jours dans le pas d'une mule, comme on dit.
D'ailleurs le drole n'avait, à notre connaissance, aucune idée pour une fille plutôt que pour une autre; il allait bien comme ça dans les frairies danser et s'amuser, mais rien de sérieux.
—Laisse-le faire, va, disait mon oncle, un an ou deux à son âge, ça n'est pas une affaire, le drole n'est pas de ces fous qui ont besoin d'être tenus; un jour ou l'autre il pensera au mariage, et d'ici là il pourra se trouver quelque bon parti pour lui.
Les choses allaient toujours leur petit train chez nous, comme le tic-tac du moulin; ça ne changeait guère. Pour ça, mon oncle se faisant vieux ne se mêlait guère plus du commerce, et c'est moi qui allais dans les foires, et tous les jeudis à Excideuil, où nous avions affermé un endroit pour mettre le blé, la civade, ou le blé rouge qui nous restait d'un marché à l'autre. Les jours où je n'étais pas dehors, je travaillais au moulin avec Hélie, et à nous deux nous le faisions bien marcher. Si nous étions obligés d'aller en route tous les deux, mon oncle restait à regarder de la marche des meules, et il apprenait le métier à François qui avait ses quinze ans et n'allait plus en classe. Bernard aussi nous aidait quand il était là, mais il allait souvent dehors pour faire des arpentages avec un marchand de biens que M. Vigier lui avait fait connaître.
D'ailleurs, au commencement de l'année 1876, il tira au sort et amena le numéro quatorze.
—Te voilà bien planté, lui dit en riant mon oncle, lorsque nous fûmes revenus le soir: il te va falloir partir, car tu n'as rien pour te faire exempter.
—Non, Dieu merci, qu'il fit, j'aime mieux faire mon temps et être bien sain de partout.
La mère ne disait rien, mais ça l'ennuyait bien un peu, la pauvre femme, qui n'était tranquille que lorsqu'elle avait tout son monde autour d'elle, pour être sûre qu'ils n'étaient pas malades ou en peine. Que veux-tu, lui dis-je, c'est comme ça; les enfants, il faut bien s'y attendre, quittent la maison: les garçons cherchent une position, les filles se marient. Depuis que le monde est monde, ça marche comme ça: il ne faut pas te faire de la peine de ce qu'il va au régiment; au jour d'aujourd'hui les soldats ne sont pas malheureux.
Trois ou quatre jours après le tirage, Bernard nous dit qu'il avait envie de devancer l'appel pour choisir son régiment. Puisqu'il était forcé qu'il partît, nous trouvions qu'il avait raison, et alors il alla dans le régiment qui était à Limoges, où il avait un de ses camarades du collège.
Quelques mois après son départ, je trouvai M. Vigier un jeudi à Excideuil, comme il sortait de porter des actes à l'enregistrement, et il m'engagea à prendre une demi-tasse. Tout en buvant le café, il me dit:
—Ah ça, qu'est-ce que vous faites de votre aîné, est-ce que vous ne pensez pas à le marier?
—Si bien, que je lui réponds, mais pour se marier, il faut être deux, comme vous savez, et je crois qu'il n'a d'idée sur aucune fille.
—C'est tant mieux. Ecoutez-moi, je sais une fille qui a bien, du côté de sa défunte mère, une dizaine de mille francs, et qui, du côté de son père, en aura bien trois ou quatre. Ils sont deux enfants dans la même maison; la fille est la cadette. C'est une bonne drole, pas jolie si vous voulez, mais bien plaisante; et puis élevée en bonne campagnarde: chez elle sont tout à fait de braves gens; qu'est-ce que vous dites de ça?
—Je dis que pour la position, ça nous irait assez; mais il faudrait aussi que la fille convînt au drole, ou pour mieux dire qu'ils se convinssent tous deux.
—Ecoutez, me dit M. Vigier, venez avec lui le jour de notre ballade, le premier dimanche d'août, la petite y sera et il la verra; si elle lui convient, alors nous en parlerons plus amplement.
Le jour de la vôte donc, nous fûmes tous deux à Saint-Germain, emportant un beau plat de poisson pour M. Vigier. Hélie avait pêché la nuit pour le prendre, et il n'avait guère dormi; mais le matin, après être resté deux ou trois heures au lit, il avait été piquer sa tête au-dessus du moulin, et il n'y a rien comme l'eau fraîche pour vous réveiller.
M. Vigier était un notaire de l'ancien temps, qui ne faisait pas de fla-fla, mais qui arrangeait bien les affaires, et sûrement. Quand on lui portait de l'argent à placer, il le serrait dans son coffre, et lorsqu'il avait trouvé un homme voulant emprunter, il passait une obligation. S'il ne trouvait personne et que les gens voulussent reprendre leur argent, il leur rendait les mêmes écus, dans le même sac, lié avec la même ficelle. Aujourd'hui on fait autrement, et on plaisante ces anciens, mais avec ça on n'en voyait pas, comme aujourd'hui, passer aux assises.
Chez M. Vigier, les choses étaient à l'ancienne mode. Dans l'étude il y avait un coffre, de même forme que nos anciens coffres, mais tout en fer, avec un tas de mécaniques à secret qu'on voyait lorsque le couvercle était levé. Les actes étaient serrés dans un grand cabinet; et, avec deux tables massives et cinq ou six chaises paillées, c'était tout le mobilier.
Toute la maison était dans le même genre de l'étude; on n'y voyait point de ces meubles nouveaux, que l'on trouve maintenant chez tous les gens un peu cossus ou qui veulent le paraître; meubles qui font de l'effet, mais qui ne durent pas. La maison était telle qu'il l'avait reçue de son père en prenant l'étude, il y avait quarante-cinq ans, et les meubles et tout; c'était solide encore, et le notaire aussi, qui était un bon homme tout à fait, et pas fier avec les paysans.
Lorsque nous entrâmes dans la cuisine, pavée de petits cailloux qui faisaient des dessins, la servante était en train d'arroser un dinde qui tournait devant le feu, par le moyen d'un tournebroche qui faisait grand bruit. Quand elle vit le poisson, elle dit:—Ha! le Monsieur sera content. Donnez-le vitement que je l'appareille, et en attendant, tournez vous autres vers le feu.
Au bout d'un bon moment, M. Vigier, qui était dans l'étude parlant avec des gens, vint avec Girou:
—Ha! Ha! vous êtes de parole, Nogaret; et comment que ça va? fit-il en me secouant la main.
—Ça va assez, merci, monsieur Vigier, et vous aussi?
—Ça ne va pas trop mal pour mes soixante-dix ans; je n'ai pas à me plaindre pourvu que ça dure. Ha! vous avez porté du poisson; c'est une bonne idée: vous allez voir, dans une petite minute nous déjeunerons. Girou, va-t-en tirer à boire, et toi, Poulette, trempe la soupe.
Nous déjeunâmes tous quatre seulement, M. Vigier, Girou et nous deux. Mme Vigier était morte depuis une quinzaine d'années, et, de deux enfants qu'il avait, sa fille était mariée à Lanouaille, et le fils était à Paris, soi-disant pour se faire recevoir avocat; mais il y mettait le temps, car il y avait dix ans qu'il y était, et on disait qu'il avait cassé déjà beaucoup de pièces de cent sous à son père, qui ne parlait guère de lui, tant ça lui faisait de peine.
Après déjeuner nous sortîmes sur la place, et M. Vigier, avisant trois filles qui se promenaient, les arrêta.
—Voyons, laquelle de vous autres qui veut se marier?
—Mais toutes trois! monsieur Vigier, répondit une grosse délurée, et elles se mirent à rire.
—Oui, c'est entendu; mais il faut passer par rang d'ancienneté: voyons, quel âge avez-vous, vous autres?
Quand elles eurent dit leur âge:
—Eh bien, Victoire, c'est à toi de donner le bon exemple; te voilà majeure, il est temps d'y penser.
—Mais j'y pense, Monsieur Vigier!
—A la bonne heure! Et fais-moi bientôt passer le contrat: je suis bien vieux, mais ce jour-là je ferai ma barbe de frais pour prendre mes droits.
—Oui, c'est ça, et elles s'en furent en riant.
—Tout en plaisantant, c'est un bon parti, cette drole, et puis elle n'est pas mal. Qu'en dis-tu, petit?
—Elle est un peu brunette, dit Hélie. mais point déplaisante.
—C'est que, vois-tu, elle va dans les terres porter le manger à son monde et que le soleil l'a crâmée. Depuis la mort de sa mère, c'est elle qui tient la maison; ce sera une bonne femme de ménage.
Au bout d'un moment, Hélie trouva des garçons de sa connaissance et ils allèrent danser. A ce qu'il paraît qu'il dansa avec Victoire et qu'ils se convinrent, car depuis, tous les dimanches, il s'en allait à Saint-Germain pour la voir.
La fin de tout ça, c'est que M. Vigier passa le contrat d'Hélie comme il avait passé le mien. C'est au carnaval de 1877, qu'ils se marièrent. Pour la noce de son frère, Bernard demanda une permission et vint, tout fier d'être caporal depuis quelques mois, quoiqu'il n'y eût guère qu'un an qu'il était parti.
Quand les nores viennent dans les maisons où il y a encore leur belle-mère, il advient souvent qu'elles ne marchent pas d'accord. Ça se comprend: les femmes qui ont depuis longtemps le gouvernement de la maison veulent rester maîtresses, et les jeunes qui arrivent, ont d'autres idées, et voudraient faire à leur mode. Heureusement Victoire avait bon caractère, et ma femme était si bonne, qu'elle cherchait toujours à faire plaisir à sa nore, de manière qu'elles s'entendirent bien.
L'année se passa comme ça, tranquillement, sans aucune chose qui vaille la peine d'être marquée. Mais quelque temps avant la Noël, Fournier vint nous trouver et nous dit que, les élections pour les conseillers municipaux devant avoir lieu au commencement du mois de janvier 1878, il avait idée de faire une liste contre celle de M. Lacaud, pour tâcher de le déplanter. D'après des choses qu'il avait ouï dire à quelques-uns, il pensait qu'on pourrait y arriver.
—Ça, je lui dis, ça serait une bonne chose et un grand bien pour la commune, car tant qu'il sera là nous resterons en arrière des autres, et il ne faut pas compter qu'il se retire de bonne volonté.
Là-dessus, nous nous mîmes tous à courir les villages avec Roumy, Maréchou, le fils Migot, et tant nous prêchâmes les gens qu'en fin de compte la liste de mon gendre passa toute, à une majorité de trente ou quarante voix, selon les conseillers, et quant à lui, il ne lui manqua que vingt-deux voix pour les avoir toutes.
Après que le résultat fut connu, tout le monde vint toucher de main à Fournier. Ceux qui avaient voté pour la liste de M. Lacaud, ne pouvant faire autrement, étaient tout de même contents de n'avoir plus affaire à lui; et ceux-là même qui n'avaient pas voté seulement pour Fournier, voulaient lui faire croire que si, de crainte qu'il ne leur en voulût; mais ils se trompaient sur son compte, il n'était pas un Lacaud.
Aussitôt qu'il fut maire, Fournier commença à s'occuper des affaires de la commune, et ça n'était pas sans besoin, car le régent que M. Lacaud avait mis pour secrétaire, tenait mal les papiers et les registres. Ce régent était toujours ce même qui avait renvoyé mes droles dans le temps, et il ne convenait pas à mon gendre ni guère à personne, parce qu'il n'apprenait rien aux enfants, était trop souvent à l'église et dans la sacristie, et pas assez à sa classe. Et encore, quand il y était, il faisait faire plus de prières et chanter de cantiques qu'il ne donnait de leçons. Fournier, ne voulant pas le faire partir sans le prévenir, lui dit de demander son changement, ce qu'il fit, et on l'envoya dans le Sarladais, par là du côté de Nadaillac-le-Sec, où il y a plus de rapiettes que de lièvres.
Quand M. Malaroche sut ce qui se passait, il vint trouver Fournier pour revenir chez nous, ce qui eut lieu, parce que mon gendre le demanda expressément.
Moi, je n'y connais pas grand'chose, mais il me semblait que M. Malaroche était un bon maître. Lorsqu'il n'eut plus peur de perdre le pain de sa famille, comme du temps de Lacaud, il fut à son aise pour enseigner aux enfants la bonne morale civique; leurs devoirs envers le pays et envers leurs camarades; pour leur apprendre l'histoire du peuple, et des paysans surtout, qui était totalement ignorée, vu que les historiens, presque tous jusqu'à nos jours, n'ont en souci que des rois et des grands personnages. Pourtant, pour nous autres paysans, c'est plus attachant de connaître la condition de nos pères aux différentes époques, que de savoir ce qui se passait à la cour. Comme disait M. Malaroche, quand on voit ça de près, il se trouve que sous les apparences de prospérité dont parlent les flatteurs qui écrivaient jadis l'histoire des rois, la misère des peuples était grande. Les fêtes royales et les habits dorés des seigneurs faisaient trop oublier les guenilles et la vie misérable des paysans. Par exemple, disait-il, on n'a jamais rien vu de plus beau que la cour de Louis XIV, et rien de plus minable que le peuple de son temps, surtout vers la fin de son règne. Et c'est bien vrai ça, car dans les papiers venant de Puygolfier, Fournier avait trouvé des choses bien curieuses et bien tristes, qui faisaient toucher du doigt et voir à l'œil l'état malheureux où étaient réduits nos pauvres ancêtres en ces temps-là.
Et puis, ce qui me plaisait chez ce régent, c'est qu'il ne se croyait pas lié par les dires rabâchés depuis longtemps. Il faisait très bien voir que du temps de Henri IV, le paysan n'était pas plus heureux que sous Louis XIV. Ce roi finaud, qui souhaitait la poule au pot aux paysans,—la poulo, canard d'Henricou, comme dit Clédat, de Montignac,—les faisait bellement massacrer lorsque, mourant de faim, foulés par les nobles, pillés par les soldats, écrasés par la taille et les rentes, le désespoir leur faisait prendre leurs fourches. Et ce n'est pas au loin que ça se passait, c'est dans notre pays même; mais qui connaît les pauvres Croquants du Périgord? La plupart des historiens n'en parlent guère, que pour faire des brigands de ces malheureux soulevés par la désespérance.
Les histoires anciennes sont pleines de menteries, disait M. Malaroche. Les flagorneurs qui ont écrit que Henri IV était un roi populaire, n'ont pas consulté le peuple. Ce gascon, grand prometteur, mince teneur, qui faisait du bien à ses ennemis et oubliait ses amis des mauvais jours, n'a jamais été si aimé que ça chez nous. Et la cause en est dans le vieux souvenir plein de rancœur de la répression des Croquants; dans celui de sa cruauté pour les pauvres braconniers qu'il faisait pendre sans merci, et enfin parce qu'il a fait couper la tête à Biron, dont toutes les veines avaient saigné à son service.
On n'a jamais ouï chanter en Périgord la chanson de Biron, sans abominer l'ingratitude monstrissime de Henri IV. C'est tellement vrai, qu'il était défendu de la chanter autrefois; cinq bourgeois de Domme furent mis en prison, du temps de Louis XIV, pour l'avoir chantée dans une auberge, et encore elle fait quelque peu son effet.
Ah! nous n'oublions pas aisément, nous autres gens du Périgord, et pendant longtemps on n'a pas fait la fête de saint Louis dans nos églises, parce qu'il nous avait donnés aux Anglais. Encore aujourd'hui on ne l'aime pas trop; aussi, on ne voit guère d'enfants de paysans appelés Louis.
Pour en revenir à Henri IV, on a beau dire, de sa bonté, citer de ses traits de clémence et de ses mots, aimables; ce n'était en fin de compte qu'un rusé gascon, bon quand ça lui était utile, et méchant sans miséricorde quand il y trouvait son intérêt.
C'est ainsi que notre régent faisait connaître aux enfants des paysans, aux descendants de ces Croquants maltraités par Henri IV, les nobles et les historiens, la vérité sur leurs ancêtres et vengeait leur mémoire. Et il faisait de même pour toutes les époques; pour les temps des comtes de Périgord et des seigneurs pillards qui rançonnaient sans pitié les, paysans et leur faisaient subir des traitements barbares, et pour ceux des guerres de religion où le pauvre paysan était pillé, incendié, torturé, massacré, tour à tour par les papistes et les parpaillots.
Quand il parlait de l'amiral Coligny, M. Malaroche, les yeux lui flambaient: on nous a apitoyés dans les histoires sur sa mort, disait-il. C'est vrai que Guise l'a fait lâchement assassiner, mais en fin de compte, ce n'était qu'un brigand tué par d'autres brigands.
Nous autres Périgordins nous devons nous souvenir que, sous prétexte que les paysans du côté de Mensignac, de Tocane et de Saint-Aquilin, avaient aidé l'armée catholique à exterminer les bandes huguenotes provençales à Chante-Céline, près de Fayolle, en 1568; lorsqu'il traversa le Périgord venant du Limousin, il massacrait tout sur son passage; on ne voyait que gens occis par les chemins. Rien qu'à Lachapelle-Faucher, dans une salle du château, il fit tuer de sang-froid deux cent soixante paysans, après les y avoir gardés tout un jour!
Qu'a fait de plus le féroce Montluc, le Boucher catholique? Qu'on nous laisse donc tranquilles avec ce brigand hypocrite, sa barbe blanche et son cadavre jeté par la fenêtre. Gardons notre compassion pour ses malheureuses victimes, pour ces deux cent soixante compatriotes, parmi lesquels nous avions peut-être des ancêtres!
A propos de ces rois qui font si bonne figure dans certains livres, je me souviens qu'un dimanche sur la place, il nous fit bien rire. Voyez-vous, qu'il faisait, quand on regarde de près notre histoire, on est de l'avis de ce Dauphin qui disait à son précepteur: mais, père Corbin, dans tous ces rois de France, je n'en vois aucun de bon!
Quand la question du régent, ou plutôt de l'instituteur, car moi je parle à l'ancienne mode, fut réglée, Fournier s'occupa de l'école et des chemins. Il fallut emprunter pour ça, mais quand on vit de belles salles de classe où les enfants étaient à l'aise, et les chemins bien arrangés et réparés, les gens dirent: à la bonne heure; nous voyons maintenant que notre argent est bien employé.
On pense bien qu'au Frau nous étions contents de voir les choses marcher comme ça, et d'autant plus que c'était notre gendre qui faisait tout. On ne pouvait pas dire que nous avions les préférences, puisque notre chemin avait été radoubé le dernier, et on ne pouvait pas dire non plus que nous cherchions à nous faufiler partout, puisque nous n'étions rien. Mon oncle avait depuis quelques années renoncé à être du Conseil, disant qu'il fallait faire place aux jeunes, et moi je ne pouvais pas en être, puisque mon gendre en était.
Je me trouvais donc heureux, car chez nous c'était comme dans la commune, tout marchait bien. Les droles venaient à souhait. François, qui était né en 1860, avait tout près de dix-neuf ans, et c'était un fier garçon qui nous aidait bien au moulin et partout. Celui qui venait après, Yrieix, avait trois ans de moins et commençait aussi à s'occuper: les deux derniers allaient encore en classe.
Mon oncle, lui, portait bravement ses soixante-treize ans passés, mais il ne faisait plus rien que quelque gigognerie pour s'amuser. Les droles lui disaient toujours:—Oncle, repose-toi, tu as assez travaillé, c'est à notre tour maintenant! Et lui les écoutait, et s'asseyait par là au moulin sur un sac, et leur parlait de choses et d'autres, mais ayant soin que ce fût quelque affaire propre à les instruire ou à leur donner de bons sentiments. Des fois il causait avec les gens qui venaient faire moudre, et quelquefois aussi, il dévalait jusqu'au bourg pour voir les anciens.
Ma femme, elle, était toujours la même. Je crois bien qu'elle avait quelque peu vieilli, mais moi je n'y connaissais rien. Elle était toujours vaillante, active, avisant au bien-être de chacun et de tous, aimant sa nore autant que sa fille, et ne sortant jamais de chez nous. Quelquefois les gens lui disaient:—Vous n'êtes jamais allée à Périgueux? ou bien: vous n'allez point à Excideuil? ou ici, ou là? et elle leur répondait:
—Que voulez-vous que j'y aille faire? j'ai tout mon monde autour de moi.
Mais le contentement ne peut pas durer toujours; les hommes étant toujours heureux, se trouveraient malheureux, faute de comparaison; il faut donc qu'il y ait de temps en temps quelque méchante affaire qui s'en mêle.
Un jour je revenais de porter de la farine et j'étais tranquillement sur ma mule, jambe de ça, jambe de là, regardant devant moi notre maison, dont la cheminée fumait, les termes au-dessus avec leurs bois châtaigniers, et la gorge boisée de la rivière, lorsque étant à un tout petit quart de lieue de chez nous, je portai mes yeux sur nos vignes de la Côte, et là, au milieu, je te m'en vais voir une place ronde, grande comme un sol à battre cinquante gerbes, où les feuilles étaient jaunâtres, au prix des autres d'autour qui étaient franchement vertes. Ça me donna un coup dans l'estomac: c'est la maladie de la vigne! que je me dis. Nous avions bien ouï dire que dans le Midi elle avait fait crever toutes les vignes: nous savions que du côté de Bergerac elle ravageait tout, mais je ne sais pas pourquoi, moi, comme bien d'autres, nous ne pouvions pas nous mettre dans l'idée qu'elle viendrait jusque chez nous.
Et pourtant c'était bien elle, c'était bien la maladie, marquée par cette tache ronde qui d'année en année allait s'élargir comme l'huile sur une touaille, et tuer toutes nos vignes! Je finis d'arriver chez nous tout ennuyé, ne pensant plus à faire péter mon fouet. comme de coutume, pour m'annoncer. Après avoir mis la mule à l'écurie, je montai à la maison, et après m'être lavé les mains, je m'assis à table pour dîner avec les autres. Moi, je déteste tellement de tromper, que sans que je m'en doute, sur ma figure on connaît quand j'ai quelque chose. Ma femme vit bien que j'étais tracassé, mais elle ne me dit rien devant chez nous. Quand j'eus mangé un morceau lentement, pensant en moi-même à ce gueux de phylloxera, Hélie me versa à boire un plein gobelet de vin.
—Doucement, petit, que je lui dis, il faut le ménager, car bientôt nous n'en aurons plus; la maladie est dans nos vignes.
—Comment! que dis-tu? firent-ils tous.
—Oui, malheureusement, je l'ai vu tout à l'heure. Dans nos vignes de la Côte il y a une tache jaune, d'ici deux ou trois ans tout sera mort.
—Nous voilà bien plantés, dit mon oncle; au lieu de vendre quelques barriques de vin, il nous faudra en acheter.
—Mais peut-être, reprit ma femme, que d'ici là, on aura trouvé un moyen de guérir cette maladie.
—Il ne faut pas compter là-dessus, répondit l'oncle, il y a quinze ans que les savants cherchent le moyen de tuer le phylloxera, et ils ne l'ont pas trouvé.
—Je me demande de quoi ils servent, alors, dit notre aîné.
Ça se passa bien comme je l'avais dit: l'année d'après nous ne fîmes pas le quart de vin comme d'habitude et encore pas bon, parce que les vignes malades ne pouvaient plus faire mûrir le raisin; et puis l'année qui suivit, rien. Je parle des vignes de la Côte, car la vieille vigne dans le terme, au-dessus de la maison, résista un peu plus, mais au bout de trois ans elle était comme l'autre: en tirant sur les pieds, ils suivaient comme qui arrache une rave.
Voyant ce qui nous attendait, je ne vendis pas de vin, me disant que celui que nous avions, il fallait le garder pour le temps où il n'y en aurait plus du tout: et puis, afin de le ménager, on fonça de la vendange dans des barriques pour faire de la piquette toute l'année. Nous avions aussi une demi-barrique de vin de la vieille vigne qui avait quatre ans, et d'autre de deux ou trois ans. Mon oncle me dit qu'il fallait tirer cette demi-barrique en bouteilles afin de le garder pour quelque grande occasion ou en cas de maladie. Quand ce fut fait, on mit les bouteilles dans des caisses avec de la paille.
La jeunesse qui a le temps devant elle, ne se tracasse point comme nous faisons pour beaucoup de choses, nous autres gens âgés. Peut-être si nous étions sages, devrions-nous faire comme elle, et porter les traverses qui surviennent sans nous en troubler. Ce qu'il y aurait de mieux, ça serait de regarder tranquillement les accidents et de tâcher d'en tirer le meilleur parti qui se puisse. Mais voilà, celui qui a la charge de la maison, porte le poids des inconvénients pour lui et pour les siens. Les jeunes gens libres de ce souci ont encore dans les yeux l'espérance, qui trompe souvent, comme les feux-follets qui dansent dans les prés, mais qui, en attendant, les fait marcher joyeux.
Les droles donc, chez nous, ne se faisaient pas beaucoup de mauvais sang de cette affaire, au moins en ce qui les touchait. Ils buvaient de la piquette au lieu de vin, et n'y faisaient pas attention. Nous buvions bien quelque peu de vin, le dimanche, pour faire chabrol, et puis s'il venait quelqu'un chez nous; mais autrement de la piquette. Il n'y avait que mon oncle qui ne bût que du vin, parce que l'ayant de coutume depuis si longtemps, ça aurait pu le fatiguer, joint à ça que l'on dit que le vin est le lait des vieux.
Au carnaval de l'année 1881, Bernard demanda une permission et vint nous voir sans nous avoir écrit. Il descendit du chemin de fer à Thiviers et vint de son pied pour nous surprendre. Il venait d'être nommé sergent-major, mais nous n'en savions rien. Le dimanche gras au soir donc, nous étions à souper, quand nous entendons japper la Finette, puis quelqu'un montant l'escalier et ouvrant la porte: Bernard! Tout le monde fut bientôt debout. Lui, courut à sa mère et l'embrassait comme du bon pain, tandis qu'elle, fière de son drole et heureuse de le revoir, avait les yeux mouillés. Après la mère ce fut le tour de la belle-sœur Victoire et puis nous autres. Quand il eut fait ses amitiés à tous, la grande Mïette lui mit une assiette à côté de sa mère et il s'assit à table. Tout en mangeant, on lui fit fête à cause de ses galons; lui, cependant, nous expliqua qu'il allait se préparer pour une école où vont les sous-officiers, afin de passer officier. C'est maintenant, dit-il, que je vais me servir de ce que j'ai appris à Excideuil, et je tacherai que vous ne plaigniez pas l'argent que je vous y ai mangé.
Officier! avec une épaulette d'or! cette idée faisait grande joie aux petits, et à nous autres, ça nous faisait quelque chose aussi. Le fils d'un paysan, d'un meunier, officier et en passe de monter haut; que voulez-vous que je vous dise, on est des hommes.
—Qui sait, dit mon oncle, vous autres le verrez peut-être commandant ou colonel; sous la grande République, il ne manquait pas de fils de paysans montés jusque-là et plus haut. Pour moi, tout ce que je demande, c'est de le voir simple officier avant de m'en aller.
—Oh! oncle, dit ma femme, vous êtes fier et bien en santé, vous le verrez mieux que ça.
—Oui, ma fille, je suis fier, mais j'ai soixante-quinze ans, et je ne suis plus qu'une vieille lure.
—Voyons, dit François, on a mis en bouteilles, il y a deux ans, une demi-barrique de vin vieux pour quand on serait malade. Personne ne l'a été, Dieu merci, et il faut espérer que personne ne le sera de longtemps. Mais comme ça on n'en boirait jamais et il se gâterait. D'ailleurs, il vaut mieux boire le bon vin quand on est fier que quand on est malade, on le trouve meilleur. Si le père le veut, je vais en aller chercher deux ou trois bouteilles pour arroser les galons de Bernard.
—Vas-y mon drole, tu as une bonne idée.
Et quand il fut remonté, on trinqua et on but à la santé du sergent-major.
Le lendemain je fus avec Bernard à la Fayardie, et le mardi Fournier vint faire carnaval chez nous avec Nancette et le petit. Nous étions treize de la famille en le comptant, ça faisait une jolie tablée. La grande Mïette au fond faisait quatorze. Ce soir-là, nous bûmes de bons coups, comme si jamais de la vie on n'eût ouï parler de phylloxera. L'ennui des premiers temps était un peu amorti, et après avoir attendu inutilement la guérison des vignes, nous nous prenions maintenant à espérer qu'on pourrait les refaire, comme de fait ça arrive.
Quelques années se passèrent comme ça, sans rien d'extraordinaire au Frau. Depuis assez longtemps, nous n'avions plus de métayers, et mes garçons et moi nous travaillions seuls tout notre bien. D'ailleurs, c'était toujours notre même train de vie d'autrefois; aussi je ne rapporterai pas des choses journalières pareilles à d'autres dont j'ai parlé déjà, ne voulant pas, si je puis, rabâcher encore. C'est bien assez que j'aie raconté des affaires qui, probable, n'intéresseront personne que les miens. Et puis, il faut que je le dise aussi, je me rappelle bien tout ce qui s'est passé dans le temps chez nous; je me souviens très bien de toutes nos anciennes affaires; mais pour celles d'hier, de l'année passée, d'il y a deux ans, même dix ans, je les ai quasi presque oubliées, et quelquefois je suis obligé de les demander à ma femme: je mentionnerai donc seulement les choses marquantes pour nous.
En 1882, il me naquit deux petits-enfants: une drole de ma nore Victoire, et un drole de Nancette. Elle avait déjà un garçon aurait tant aimé une fille, et Hélie, pour son premier enfant, aurait voulu un mâle; mais ces affaires-là ne s'arrangent pas comme on veut.
A la fin de 1883, Bernard fut nommé officier dans un régiment qui était à Brive. Ça fut une grande affaire chez, nous, et bien des gens m'en firent compliment; mais je ne fais pas grand état de toutes ces félicitations, parce que je sais que parmi les complimenteurs, il y a d'ordinaire beaucoup de flacassiers.
Lorsqu'il vint en permission, il y eut grande fête à la maison et à la Fayardie, comme bien on pense, et nous étions tous glorieux du cadet. Lui était plus raisonnable que ses frères, et le lendemain de son arrivée il prit ses anciens habillements de civil, et se mit à chasser pour se reposer d'avoir beaucoup travaillé à l'école. Qui l'aurait rencontré dans les bois sans le connaître, avec une groule de veste et un méchant chapeau, n'aurait jamais dit que ça fut un jeune officier de l'armée. Il n'alla pas tant seulement se montrer à Excideuil, comme ça aurait été pardonnable de le faire, preuve que la gloriole ne lui tournait pas la tête.
L'année d'après, François se maria avec la fille d'un meunier de sur la Cole, et s'en fut demeurer chez son beau-père, que j'avais connu dans le temps, à la noce de mon cousin de Brantôme. François entrait chez de braves gens, et le moulin était bien en pratiques. Ils n'étaient pas riches si on veut, mais avec ça la fille n'était pas un mauvais parti, parce qu'elle était pour lors seule de famille, son frère étant mort l'année d'auparavant.
En 1885 ça fut une bonne année pour les naissances. Il nous naquit un drole de Victoire. Nancette eut une fille, et mon autre nore, qui s'appelait Clara, en eut une aussi.
Mais l'année d'après ne fut pas aussi bonne. Un jean-foutre de boulanger avec qui je faisais du commerce, fit banqueroute et me fit perdre près de quarante pistoles. J'eus comme les autres onze pour cent, deux ans et demi après: le reste se mangea en frais, comme c'est de coutume.
Dans ce même temps, notre Yrieix, qui avait pour lors ses vingt-trois ans, s'amouracha d'une fille du bourg qui était bien une drole tout à fait comme il faut, et jolie de figure, mais qui n'avait pas un sol vaillant. Comme tous les soirs presque, il descendait la voir et revenait des fois assez tard, je m'en aperçus vite et je lui en parlai. A la première parole il me confessa la vérité: cette fille lui convenait, et avec notre permission il voulait la prendre pour femme. Moi je lui dis qu'il fallait bien y penser avant de faire cette affaire; que de prendre une fille n'ayant rien, lui qui n'aurait pas grand'chose plus tard, c'était se mettre dans la misère, les enfants venant; que dans la vie on ne pouvait pas toujours suivre ses goûts; qu'il fallait penser à l'avenir et consulter la raison, attendu que le mariage avait ses charges et qu'il était bon de se mettre en mesure de les supporter.
Je sais bien, continuai-je, que tu pourrais me dire que je n'ai pas tant calculé que ça pour prendre ta mère quoiqu'elle n'eût rien. Ça, c'est vrai; mais moi j'étais dans une autre position que toi, mon pauvre drole, ayant quelque dizaine de mille francs de ma mère, et assuré de plus de l'avoir de mon oncle.
Là-dessus il me répondit que j'avais bien raison en ce que je disais, mais que pourtant, si on ne se mariait jamais qu'ayant l'avenir assuré, il y aurait les trois quarts des gens qui ne se marieraient pas. Quant à lui, il se sentait force et courage pour nourrir une femme et des enfants; il affermerait un moulin et se tirerait d'affaire; il ne me demandait seulement que de lui aider un peu.
Le voyant décidé, je lui dis alors que dans tous les cas rien ne pressait; qu'il fallait attendre quelque temps, afin de ne pas prendre un caprice passager pour une amitié solide.
Il me répliqua qu'il attendrait donc, bien résolu qu'il était de ne rien faire sans mon consentement.—Ecoute, lui dis-je, puisque c'est comme ça, et que tu es bon drole, voici ce qu'il faut faire. Ça n'est pas en trimant dans un petit moulin de par là, que tu tireras d'affaire. Il te faut voir un peu la minoterie et travailler dans les grandes usines; tu apprendras là quelque chose qui pourra te servir à entreprendre les affaires pour ton compte. Je te chercherai une place, soit à Barnabé ou à Sainte-Claire, ou bien à Saint-Astier; je connais les messieurs et je pense y arriver.
—J'aurais mieux aimé attendre ici, qu'il dit, mais je vois que tu as raison, je partirai quand il le faudra.
Je ne trouvai pas à le placer dans les minoteries d'autour de Périgueux, et il lui fallut aller du côté de Ribérac.
C'était un garçon sage, Yrieix, attentionné à son travail et sachant se faire aimer. Aussi, d'abord qu'il fut là-bas, son bourgeois prit confiance en lui, si bien que l'année d'après, il lui augmenta ses gages.
Et puis il se maria avec sa bonne amie. Sa mère était veuve, et elles étaient si pauvres que ma femme en avait compassion; et, voyant cette fille rester sage pendant un an que notre drole fut là-bas, sans parler à personne, elle l'affectionna, et en cachette, pour ne pas la mortifier, elle lui donna des nippes et tout le linge pour monter son petit ménage. La noce se fit au Frau, bien entendu, et puis après Yrieix emmena sa femme.
Voilà comment ça va dans les familles; il y en a qui montent et d'autres qui descendent. La Nancette avait pris un homme riche, Bernard était officier, et le pauvre Yrieix, lui, était garçon dans une minoterie. Fournier élevait ses enfants bien simplement, à la mode campagnarde; mais avec ça, il les faisait instruire en pension et leur donnait des idées sur des choses dont la femme d'Yrieix n'avait jamais ouï parler; de manière que plus tard, les cousins germains, fils de Nancette et fils d'Yrieix, venant à se rencontrer, il y aurait eu tant de différence entre eux qu'ils ne se seraient jamais pris pour parents. J'imagine que beaucoup de gens pauvres, qui portent le même nom que des familles riches, proviennent de la même souche et de frères qui n'ont pas réussi ou se sont ruinés, tandis que les autres faisaient fortune.
Cependant, mon oncle avait ses quatre-vingt-deux ans passés, et il était toujours en bonne santé. Sa barbe et ses cheveux étaient blancs comme neige; mais au demeurant il n'avait point de grandes infirmités, entendant bien, lisant sans lunettes et marchant encore avec son bâton, quoiqu'il eût quelquefois des douleurs. Son ami Masfrangeas était mort il y avait un an, et il disait quelquefois que ça serait bientôt à son tour.
—Bah! faisait Hélie, toi, oncle, il faudra te tuer à coups de bonnet de coton!
Et ça le faisait rire, car rien ne plaît plus aux vieux que de leur dire qu'ils sont bien fiers. C'était la pure vérité pour mon oncle, mais, à cet âge, il ne faut pas grand'chose pour les déranger.
Dans le commencement de l'année 1889, il sentit quelque peine à remuer son bras gauche: encore tant mieux, dit-il, que ça ne soit pas le droit. Il ne sortit pas de tout l'hiver, ayant peine à se réchauffer, de manière qu'il fallait lui mettre le moine dans le lit. Nous avions fait arranger à Périgueux un de ces grands fauteuils qu'il y avait dans le grenier de Puygolfier, et il passait ses journées devant le feu, tisonnant avec son bâton, et quelquefois lisant quelques pages dans ses vieux livres, qui étaient marqués aux endroits qu'il prisait le plus. Dans la journée, ma femme ou Victoire, ou la grande Mïette, étaient toujours là, et ça le gardait d'ennuyer. Le soir, nous autres lui lisions le journal, et comme, dans l'Avenir, il était souvent question du Centenaire de la Révolution, il disait quelquefois:
—Je voudrais bien tout de même aller jusqu'au quatorze juillet!
Ça le réjouissait de savoir qu'on fêtait la République, et les souvenirs de la Révolution qu'il tenait de son père et de son grand-père, lui revenaient à la mémoire, et il nous les disait, s'arrêtant parfois de fatigue, et continuant à les suivre dans sa pensée.
Il vit ce quatorze juillet qu'il voulait tant voir. Ce jour-là, c'était fête chez nous, et les droles avaient débarrassé l'auvent des seilles et de la grande oulle, et l'avaient arrangé avec des branches de chêne. Sur la cime d'un piboul ou peuplier, qui était en face de la maison, au coin du pré, touchant le chemin, ils avaient monté un drapeau. Ce piboul était un mai qu'on avait planté en quarante-huit à mon oncle, lorsqu'il fut conseiller. Comme on l'avait planté avec ses racines, il avait pris, et avait profité beaucoup, de manière que maintenant il était très gros. Dans le temps nous l'avions entouré d'une petite muraille pour le garder d'accident, et depuis, nous l'appelions l'arbre de la Liberté.
Après dîner, sur les une heure, l'oncle nous dit:
—Menez-moi sous l'auvent que je voie ça.
Et tous deux, l'aîné, le tenant sous les bras, nous le menâmes sous l'auvent, où Victoire avait déjà porté son fauteuil. Une fois assis, il regarda un moment le drapeau qui flottait au vent et puis nous parla ainsi:
—Ça n'est pourtant que trois morceaux d'étoffe cousus ensemble, mais ces trois couleurs ont fait reculer les Autrichiens et les Prussiens! Il faisait bon vivre et être Français, quand nos volontaires, sans souliers, les abordaient à la baïonnette, les drapeaux au milieu des bataillons, tambours battant, et quarante mille voix chantant la Marseillaise!... Quel temps!... Un de mes oncles fut tué à Jemmapes, et quand la nouvelle en vint à la maison, mon grand-père dit: C'est une belle mort! Vive la République!
Il resta un moment sans rien dire, perdu dans ses souvenirs, puis, voyant le feuillage dont les garçons avaient guirlandé les piliers de l'auvent, il reprit:
—Du chêne, à la bonne heure!... Le chêne est fort comme le peuple... Point de laurier, c'est l'arbre des empereurs, des tyrans... La branche de chêne, c'est la marque du citoyen! Vous m'en mettrez sur ma caisse, quand je serai mort!
Il faisait bon là, à l'ombre. Dans la plaine, les blés mûrs se balançaient doucement, les cigales chantaient après le tronc des arbres, les eaux de l'écluse bruissaient, et on entendait au bourg péter le petit canon que Fournier avait acheté exprès.
Ma femme prit une chaise et vint se mettre près de l'oncle, pour lui faire compagnie, et Victoire en fit autant, ayant son drole sur les genoux. Nous autres, nous étions assis sur le petit mur ou appuyés contre, et nous regardions l'oncle, tranquille et content, avec sa bonne figure, tandis qu'un petit vent doux agitait un brin sa barbe et ses cheveux blancs.
De temps en temps, il nous disait quelques paroles:
—Cette fois, mes droles, la République a gagné pour toujours... Ils auront beau faire, les nobles, les curés et les autres, ils n'y pourront rien... Je suis content d'avoir vu ça... Mais il y a quelque chose que j'aurais voulu voir aussi... Là-bas, vous savez, les sales Prussiens!... J'aurais voulu les voir partir! Mais je suis trop vieux... Vous autres, vous verrez ça. Quelle belle fête, ce jour-là!
Il resta comme ça, l'après-dînée, se remémorant les choses d'autrefois, et de temps en temps nous faisant part de ce qu'il pensait.
Depuis, il continua de décliner peu à peu, tout doucement. D'un jour à l'autre on ne s'en apercevait pas, mais si bien de mois en mois, lorsqu'on voyait qu'il ne pouvait plus mettre ses souliers tout seul, ou ne se levait de son fauteuil qu'avec le secours de quelqu'un de nous. Lorsque Bernard vint en permission au mois d'octobre, il ne se levait plus que les jours où il faisait beau soleil, et seulement vers midi. Quand je dis qu'il se levait, il faut dire qu'on le levait, car il ne pouvait guère s'aider, surtout d'un bras. Il ne mangeait pour ainsi dire plus, de manière qu'il allait s'affaiblissant toujours davantage. Il le connaissait bien, car sa tête était toujours bonne, et il disait qu'il n'irait pas loin.
Il avait demandé qu'on le mît dans la grande chambre, parce que c'était la plus plaisante, et que de son lit il voyait la plaine des bords de la rivière et le moulin. Lorsqu'il ne put plus se lever du tout, il y avait toujours quelqu'un avec lui, ma femme principalement, ou Victoire, et leur compagnie lui faisait plaisir. Dans les derniers temps, il dormait beaucoup dans la journée, et ça nous annonçait sa fin, vu le proverbe: Jeunesse qui veille, vieillesse qui dort, sont près de la mort.
Un matin, avant jour, il dit à ma femme qui l'avait veillé la nuit avec la grande Mïette, chacune la moitié:—Ma pauvre Nancy, je crois que je ne passerai pas la journée... Avant de m'en aller, je voudrais vous voir tous à table... là, près de moi. Envoie quérir Nancette, qu'elle vienne avec ses droles... et puis François aussi.
On fit comme il l'avait dit. A une heure, François étant arrivé, on se mit à table pour dîner. Le petit bout était contre son lit avec son assiette et son verre; lui était accoté sur des coussins. Fournier était venu avec sa femme et les petits, et quand il s'approcha du lit, mon oncle lui dit en plaisantant, mais bien bas:—Salut, Monsieur le maire! je vais vous donner de la besogne. Et comme il vit que ma femme et Nancette s'essuyaient les yeux, il leur dit:—Mes enfants, ne vous faites pas de peine... j'ai fait mon temps... je m'en vais dans ma quatre-vingt-quatrième année... vous laissant heureux... je ne suis pas à plaindre.
Il ne voulut pas qu'il fût dit qu'il n'eût pas mangé avec nous autres une dernière fois. Bernard avait tué des cailles, et on lui en avait fait rôtir une. Après avoir pris un peu de bouillon de poule, il mangea la moitié d'une aile de cette caille; ça fut tout ce qu'il put faire. Quand ce fut sur la fin du dîner, il me dit: Va quérir du plus vieux vin... que nous trinquions ensemble.
Quand le vin fut versé dans les verres, on lui donna le sien, et tous, petits et grands, nous vînmes choquer avec lui. Après avoir bu une gorgée, il rendit son gobelet et se laissa aller sur les coussins.
—Mes enfants, je suis content de vous avoir vus tous, autour de moi... manque Yrieix... Mais le pauvre drole, je ne l'oublie pas. Ecoute, Hélie, dans mon tiroir, il y a des valeurs, tu sais, qui me sont dues... pour une douzaine de cents francs approchant: c'est pour Yrieix qui a pris une femme pauvre... pour lui aider à s'établir plus tard... fais-je bien?
—Oui, oui, oncle, dîmes-nous tous.
—Donc, alors, tout va bien, mes enfants... moi je pars la conscience tranquille... et je vais aller dormir à côté de nos anciens... Je ne regrette qu'une chose... vous savez quoi!
—Hélie, mon fils, le jour où on aura chassé de France, de là-bas, d'Alsace... les derniers Prussiens, tu viendras sur ma fosse, et te penchant vers moi, tu me diras:
—Oncle! ils sont partis!
Il avait parlé fort, et ça l'avait fatigué. Un moment après, il nous dit:
—Ouvrez les fenêtres, que je voie encore le soleil.
C'était un de ces beaux jours de l'été de la Saint-Martin, qui sont communs en Périgord. Le soleil rayait fort, séchant le long de la rivière les regains dont l'odeur montait jusqu'à nous. Le moulin était arrêté, et on n'entendait que le bruit des eaux tombant de l'écluse. En face de la fenêtre, le vent faisait bruire les feuilles de notre arbre de la Liberté qui commençaient à jaunir. Tout à la cime de l'arbre, le drapeau que les droles y avaient monté le quatorze Juillet flottait toujours au vent. L'oncle regarda tout ça un moment sans rien dire, puis il appela bien bas, bien bas le pauvre, l'aîné de Fournier, qui avait ses quatorze ans:
—Viens là, mon Robertou.
Quand le drole fut là, penché sur le lit, l'oncle lui dit tout doucement, comme un souffle:
—Chante la Marseillaise.
Et le drole émotionné, les yeux brillants, debout auprès du lit, commença de sa voix claire et tremblante un petit:
Tandis qu'il chantait, l'oncle, les yeux perdus au ciel du lit, une main sur la tête du drole, écoutait en extase.
Lorsque le petit fut à la fin:
l'oncle se rit un peu et ferma doucement les yeux. En nous approchant, nous voyions bien qu'il n'était pas mort, mais il ne parla plus. De temps en temps il ouvrait les paupières, et, nous voyant tous autour de son lit, et ma femme dans la ruelle lui tenant la main, il les refermait, tranquille. Au bout d'une heure son souffle devint à rien, et puis s'arrêta tout doucement: il était mort.
Nous avions mandé la triste nouvelle à Yrieix par le télégraphe; de manière que le lendemain toute la famille était réunie. Sur les quatre heures du soir, l'oncle fut porté en terre par nous autres, mes six garçons et moi, aidés de nos cousins de Tourtoirac et de Génis: aucun d'étranger n'y toucha.
C'était beau de voir le cercueil de cet ancien, couvert de branches de chêne, comme il l'avait demandé, porté par les siens, les uns en veste blanche de meuniers, les autres en sans-culotte brun ou noir, et, parmi ces habits paysans, un uniforme d'officier à deux galons d'or.
Il n'y avait point de curé. Fournier marchait devant, ceinturé avec son écharpe, et toute la commune suivait nos femmes derrière le cercueil. Après qu'aidé de mes garçons, j'eus descendu tout doucement le pauvre oncle dans la fosse, Fournier, monté sur la terre déblayée, lui fit l'adieu dernier et voici ce qu'il dit, tel que je l'ai ouï, tel qu'il me l'a répété pour le coucher par écrit:
«Ce n'est pas la coutume, mes chers citoyens, de faire de discours sur la tombe d'un homme du peuple, d'un travailleur, d'un paysan. Jusqu'à présent, cet honneur était réservé aux rois, aux grands, aux puissants de la terre, gens inutiles ou nuisibles. Il est temps, maintenant que la République luit pour tout le monde, comme le soleil, de prendre d'autres mœurs, d'autres usages et de rendre à nos morts, à ceux qui ont vécu, souffert, travaillé avec nous, l'hommage qui leur est dû.
«Si quelqu'un a mérité ce dernier souvenir, mes chers amis, c'est celui qui est là couché dans ce cercueil que la terre va recouvrir tout à l'heure. Nogaret naquit en 1806, à une époque qu'on appelle glorieuse, parce qu'alors un homme insensé, traînant à sa suite des centaines de mille soldats, en faisait tuer beaucoup, et tuait encore plus d'ennemis, pour rien. Mais son père était un volontaire de 1792; mais un de ses oncles était mort à Jemmapes pour la France; mais son grand-père était un patriote; et dans cette humble maison du Frau on conservait le culte de la République étranglée par Bonaparte. Il fut donc élevé dans la pratique des vertus civiques, et dans des idées de liberté, de fière indépendance et de dévouement à la Patrie, qu'il a gardées jusqu'à sa dernière heure.
«Je ne vous retracerai pas la vie de Nogaret, vous la connaissez tous; j'en rappellerai seulement un épisode dont certains de vous ont été témoins, mais que tous savent par ouï-dire. Un jour de décembre, il y a de cela trente-huit ans, cet honnête homme, ce bon citoyen, fut arraché à sa famille, à sa maison, et mené en prison, les mains enchaînées comme un malfaiteur.
«Quel était son crime? C'était un ferme républicain, un homme libre, un bon Français, et c'en était assez en ces temps maudits.
«Mais la justice a son heure. Tandis que le criminel de décembre 1851 et de juillet 1870 est en horreur à tout citoyen, à tout patriote; tandis que sa mémoire est exécrée des mères dont il a fait tuer les fils, et des Français que son crime a arrachés à leur patrie, autour du cercueil d'une de ses obscures victimes se presse une commune entière.
«Il y a là, mes chers citoyens, une leçon pour nous tous. Il est bon de constater que si l'expiation du crime arrive infailliblement, la glorification de ceux qui ont toujours suivi le devoir austère, arrive aussi, au seul moment où elle est légitime et enviable, à l'heure de la mort!
«Et il ne faut pas nous laisser imposer par les fausses grandeurs du pouvoir. La tombe égalitaire n'admet point de privilèges, et les cadavres qu'on descend dans la fosse ne doivent être jugés que sur leurs actes. Si donc nous qui sommes vivants à cette heure, nous avions le choix entre la renommée sinistre du dernier Bonaparte et celle du pauvre paysan, qui est là dans ce cercueil, nous n'hésiterions pas; nous voudrions que notre mémoire fût bénie et honorée comme celle de Nogaret.
«Peut-être, citoyens, notre hommage suprême s'adresse-t-il moins au prisonnier de Décembre, au bon citoyen, qu'à l'honnête homme, au voisin obligeant; cela se peut. Notre éducation civique a été mal faite; la noble indépendance de nos pères de la Révolution a été ridiculisée; leur désintéressement oublié; leur héroïsme bafoué; leur simplicité égalitaire taxée de grossièreté; enfin le souvenir des grandes actions de la génération révolutionnaire tant calomniée, s'est perdu, obscurci et étouffé par les gouvernements qui se sont succédé et les prêtres, leurs complices; aux tyrans, il faut des sujets et non des citoyens.
«Mais il faut nous relever, mes chers amis. Que la vie de Nogaret nous enseigne. Il ne s'est pas contenté d'être un homme probe et juste, il a encore été un citoyen courageux. Il n'a jamais oublié dans le cours de sa longue vie, qu'à côté des devoirs de l'homme envers ses proches, envers ses voisins, devoirs d'humanité et de fraternité, il y a d'autres devoirs essentiels à remplir, qui sont ceux du patriote et du bon citoyen. Il s'est toujours souvenu que l'intérêt privé disparaît devant l'intérêt général: avant lui, sa famille, avant sa famille, la Patrie! Cette grandeur de sentiments s'est affirmée il y a quelques années d'une façon éclatante: on lui proposait de lui faire donner une pension comme victime du Deux-Décembre; il répondit:—Je suis content d'avoir souffert gratis pour la République!
«Tel Nogaret s'est montré dans cette circonstance, tel il a vécu, tel il a été jusqu'à la fin. C'est aux accents de la Marseillaise qu'il s'est endormi du dernier sommeil.
«Citoyens! que cette vie nous soit en exemple; que la foi républicaine dans laquelle Nogaret a vécu, et dans laquelle il est mort, nous soutienne jusqu'à notre dernière heure; et puissions-nous mourir comme lui dans la communion de la Famille et de la Patrie!»
Ainsi parla Fournier. Tandis qu'il était là, debout, les yeux enflambés de lueurs, les gens le regardaient fixement, tout saisis. Ses paroles simples et mâles leur répondaient dans le creux de l'estomac. Pour beaucoup il disait des choses nouvelles et dures peut-être, car on ne déracine pas en un jour l'égoïsme et l'esprit de sujétion dans lesquels les anciens gouvernements ont entretenu le peuple pour le dominer. On voyait bien cependant que les plus arriérés, les plus durs, étaient attrapés par la beauté sévère de ce prêche civique. Le fond du paysan est bon, et s'il est encore en retard sur des choses, ça n'est pas sa faute, c'est son malheur; mais patience, avant peu, il sera la véritable force du pays, en tout et pour tout.
Lorsque Fournier eut fini de parler, il prit une poignée de terre et la jeta sur la caisse en disant:—Adieu Nogaret! tu as bien vécu, repose en paix! Et nous autres après, nous fîmes comme lui:—Adieu, oncle, adieu! Puis tous les hommes qui étaient là vinrent aussi jeter un peu de terre sur le cercueil, tandis que les femmes à genoux parmi les tombes, dans les hautes herbes, faisaient une prière, ou disaient un chapelet pour le vieux Nogaret.
Me voici au bout de mon écriture, et, arrivé là, je regarde derrière moi comme le bouvier qui a fait sa dérayure. Je me vois tout petit, petit drole, me roulant dans le sable au bord de l'eau, et cherchant des cailloux verts, jaunâtres, ou suivant ma grand'mère en la tenant par son cotillon. Il y a longtemps de ça. J'ai aujourd'hui soixante-deux ans, et, entre ces deux époques, s'est écoulée la plus grande et la meilleure partie de ma vie. Je dis la meilleure, parce qu'elle enferme le temps de ma jeunesse, et qu'il m'est avis que l'homme ne fait pas comme le vin, il ne se bonifie pas en vieillissant. En prenant de l'âge, nous devenons durs, égoïstes: la bonté, la pitié, la générosité s'émoussent en nous, comme l'ouïe, la vue et la mémoire. Je dis ce qu'il m'en semble quant à moi; je ne sais si les autres valent mieux.
Mon existence n'a point été sans peines, mais elle s'est écoulée du moins sans regrets et surtout sans remords, ce qui n'est pas peu de chose. Bien des aventures de mon jeune temps me font rire maintenant, comme par exemple ma passion bêtasse pour l'aînée des demoiselles Masfrangeas, qui, pour le dire en passant, a coiffé depuis longtemps sainte Catherine, et n'est plus qu'une vieille fille dévote et pas trop facile. Il en est d'autres dont la souvenance me fait plaisir, comme mon adoration d'enfant pour la demoiselle Ponsie.
Je compte pour beaucoup d'avoir vécu chez moi, libre, indépendant, sous le soleil, point riche, mais n'ayant besoin de personne. J'ai travaillé, mais je n'ai jamais eu quelqu'un derrière moi pour me commander. Quand le temps ou les occasions le requéraient, j'ai quelquefois donné de bons coups de collier, mais c'était de ma volonté, personne ne me poussait; je le faisais par raison, pour les miens et pour moi. De même dans des circonstances, il m'est arrivé de laisser la besogne pour un jour, quitte à rattraper le temps perdu le lendemain: comme ça c'est un plaisir de travailler.
Je me suis marié avec une paysanne sans le sou, mais c'est la meilleure affaire que j'aie faite de ma vie. Ma femme a fait prospérer la maison par l'ordre qu'elle y a apporté, par son travail de bonne ménagère, et elle l'a rendue plaisante en la tenant bien, en l'arrangeant joliment, et surtout par sa bonne grâce et son bon cœur.
Et puis il y a autre chose que je compte pour un grand profit: elle m'a porté huit enfants, dont il me reste sept, tous bien fiers, bons droles, vaillants et sachant se retourner. C'est elle-même qui les a tous nourris, élevés, et soignés quand ils avaient la rougeole, la coqueluche ou quelque autre petite maladie, sans jamais trouver que ça fût trop pénible; toujours contente pourvu que les autres le fussent. Ça n'est pas pour dire, mais je crois qu'il n'y a guère de femme comme ça. Quoique j'aie soixante-deux ans et elle cinquante-huit, je l'aime toujours, et je le lui dis quelquefois. On se moquera de moi si on veut, mais je n'ai point connu d'autre femme dans toute ma vie; elle est la seule.
Maintenant que je commence à être vieux, je me retire un peu du travail du moulin, pour ne m'occuper que de notre commerce des blés qui va bien, Dieu merci. Il faut de bonne heure laisser un peu de maîtrise aux jeunes, ça les encourage, et puis ils apprennent à gouverner les affaires. Ma femme fait de même pour la maison; elle laisse faire notre nore, et s'occupe surtout de nos petits-enfants: c'est elle qui les tient, les soigne, et les fait coucher avec elle quand il faut les dététiner. Ainsi, nous reposant un peu tous les deux, nous laissons notre existence couler en paix, sans trouble aucun, comme l'eau dans le goulet du moulin.
Une chose que je mets en ligne de compte quand je regarde en arrière, c'est d'avoir mené la vie qui me convenait le mieux. Il ne faut pas croire que ça ne soit rien. Souvent le malheur de la vie provient de ce qu'on n'est pas à sa place; comme si un, qui aurait été un bon marin, était employé de bureau; ou qu'on ait fait un curé d'un jeune homme qui aurait été un bon officier de dragons. Pour moi, j'ai vécu en paysan, et c'est cette vie qui allait le mieux à mes goûts simples et à mon caractère sauvage un peu. Chacun a ses défauts; il y en a qui sont trop façonniers, moi je ne le suis pas assez. Je ne sais pas négocier les affaires, ni jouer au plus fin, soit en politique, soit autrement; je ne sais qu'aller rondement, et tout droit devant moi. Je ne vaux rien pour tenir quelque place que ce soit, et je serais du tout incapable d'être maire de la plus petite commune du département, qui est je crois celle de Saint-Etienne-des-Landes, où ils sont une soixantaine d'habitants avec les femmes et les petits enfants.
La vie de campagnard est une vie large, santeuse et libre; le paysan en sabots et en bonnet de laine est roi sur sa terre: une fois qu'il a porté son argent au Moulin du Diable, autrement dit qu'il a payé sa taille au syndic, il est tranquille. Au lieu de rechercher les emplois, de galoper après les places, depuis celle d'homme d'équipe ou de recors, jusqu'à celle de collecteur ou de préfet, la jeunesse de toute condition devrait se tourner vers la terre. Que de gens ayant un bien, petit ou grand, où ils vivaient tranquilles, s'en vont dans les villes, croyant faire fortune, ou bien attirés par le plaisir, et finissent par s'y ruiner le corps et la bourse; pour un qui réussit, vingt qui se noient. Et après tout, à quel prix la réussite souvent? au prix de la santé et de la liberté qui sont les premiers des biens.
Ceux qui regardent les choses à la légère, et ils sont en grand nombre, se figurent que l'état de cultivateur est celui qui demande le moins de savoir et d'intelligence. Ils croient bonnement qu'il faut plus d'esprit pour vendre du poivre, ou des étoffes, ou pour gratter du papier, ou pour fabriquer des bonnets de coton, que pour travailler la terre: c'est justement le contraire qui est vrai. On nous prend pour des imbéciles, nous autres paysans, parce que nous n'avons pas les façons des gens des villes, et que nous ne savons pas un tas de rubriques et de mots à la mode; mais si on y regardait de près, on verrait que nous ne sommes pas aussi bêtes que nous en avons l'air, et que nous savons plus de choses utiles, que ceux qui se moquent de nous, quelquefois.
Pour moi, l'existence de propriétaire paysan, petit ou grand, est la première de toutes. Je le dis en toute vérité, quand je devrais revenir dix fois au monde, dix fois je voudrais vivre de la même vie. Comme ça ne se peut pas, j'ai du moins toujours engagé mes droles à ne pas abandonner la terre qui est notre bonne mère nourrice, et ils m'ont écouté. Tous sont meuniers et travailleurs de terre, manque Bernard que le hasard a poussé dans l'état militaire, ce que je ne regrette pas; il faut qu'il y en ait pour monter la garde à seule fin que les autres travaillent tranquilles. Celui de mes enfants qui était le plus mal loti, Yrieix, s'est tiré d'affaire, et maintenant il fait marcher un moulin pour son compte. Je suis content de les voir tous établis comme ça, parce que j'ai toujours estimé qu'il vaut mieux être paysan en sabots chez soi, que monsieur en bottes chez les autres; qu'il vaut mieux travailler dur pour soi et les siens, que vivre fainéantement aux dépens de quelqu'un ou du public; et enfin qu'une bonne frotte sous sa tuilée vaut mieux que des poulets rôtis chez autrui. Il y en a qui peuvent trouver ça rude, mais tout est facile à celui qui n'a pas besoin de choses inutiles. Le pauvre chez lui est aussi à son aise que le riche, s'il a peu de besoins. Le bonheur ne consiste pas à avoir de beaux habits, des meubles de prix, de belles maisons, des chevaux de cent louis pièce, un ordinaire de carnaval, un grand train de maison, et autres choses pareilles; ça n'est que par comparaison que ceux qui envient ces choses aux riches se trouvent malheureux.
Comme disait mon pauvre défunt oncle, trois choses seules sont désirables: la santé, l'indépendance et la paix du cœur.
C'est tellement vrai, ce que je dis, que c'est par comparaison seulement qu'on se trouve à plaindre, qu'en ce moment, n'est-ce pas, personne n'est malheureux de ne pouvoir voler en l'air; mais qu'on vienne à inventer une machine bien chère, pour ça, et tous ceux qui n'auront pas le moyen d'en avoir une se trouveront grandement à plaindre. Aujourd'hui nous avons un petit chemin de fer le long de notre route, pour aller soit sur Périgueux, soit sur Excideuil. Ça va plus vite que les anciennes diligences, cette affaire-là, mais quand nous allions sur l'impériale, causant avec le défunt La Taupe, nous n'étions pas malheureux de n'avoir pas ce petit chemin de fer qu'ils appellent d'un nom anglais, comme si on ne pouvait pas le baptiser en français.
De même avant qu'il y eût des routes et des voitures publiques, ceux qui s'en allaient à cheval ou de pied n'en sentaient pas la privation. On a augmenté beaucoup, et trop selon mon petit jugement, les jouissances, les plaisirs, les satisfactions de luxe, mais on n'a pas ajouté un fétu à notre bonheur. Toutes les commodités, toutes les facilités que nous avons de faire ceci ou ça, ne font que nous en dégoûter de bonne heure, parce que ce qui ne coûte aucune peine finit par ne donner aucun plaisir.
Mais en voilà assez là-dessus, les longs prêches sont ennuyeux.
D'après tout ce que je viens de dire, on voit que je n'ai pas eu à me plaindre du sort, ni pour les miens ni pour moi, et que nos affaires domestiques ont marché à peu près. Depuis le procès avec Pasquetou, nous n'avons eu d'affaire avec personne, et pour ce qui est des médecins, nous ne les avons jamais fait travailler depuis mon coup de fusil. Quand nous étions fatigués les uns ou les autres, nous restions au lit attendant que ça passât, et en fait de remèdes nous faisions une trempette avec du bon vin. Maintenant notre famille croît et augmente à force. Pour en finir là-dessus, j'ai en ce moment déjà neuf petits-enfants et d'après les apparences, l'année qui vient j'en aurai douze, et ça me réjouit le cœur: qu'est-ce qu'on veut de mieux?
Pour ce qui est des affaires publiques, nous avons eu des traverses pas mal, et la politique nous a fait passer de mauvais moments quelquefois. Les gens du Deux-Décembre et ceux du Seize-Mai ont grêlé ferme sur notre persil, mais maintenant que la République est solidement plantée et qu'elle pousse ses racines jusqu'au plus profond de la terre française, tout est oublié.
Pourtant, il en est qui nous haïssent, de ce que nous n'avons pas leurs idées; d'autres qui sont nos ennemis, parce que nous ne sommes pas de leur opinion. Les uns et les autres nous ont fait tout le mal qu'ils ont pu, et moi je me suis défendu et les miens, quelquefois en les goguenardant fort, et d'autres fois plus sérieusement, de manière qu'il a dû leur en cuire: qu'ils me pardonnent comme je leur ai pardonné. L'égoïsme m'indigne, la méchanceté m'exaspère, l'injustice me révolte, la misère me saigne le cœur; mais si j'ai eu quelquefois des paroles de colère ou d'amertume, je n'ai point de haine pour les personnes, ni en général, ni en particulier depuis que le fameux Lacaud est mort.
Pour en revenir, il y en a qui ne sont pas contents encore des progrès réalisés, ce sont les jeunes gens qui ne peuvent prendre loin leurs points de comparaison, de manière qu'il leur semble qu'on n'a rien fait; c'est à eux maintenant de pousser en avant. Mais pour moi, quand je regarde vers le passé, quelle différence avec le temps d'aujourd'hui!
Je suis né dans les dernières années de la Restauration, vers le temps des Missions, et j'ai vu l'époque de ce Polignac qui voulait faire marcher la France, comme d'autres se sont vantés de le faire depuis; mais ils ont été bien mouchés tous. J'étais tout petit alors et je ne savais pas tant seulement ce que c'était que ce Polignac dont on avait tant parlé; mais je me souviens qu'après la Révolution de 1830, étant dans la voiture de Périgueux, sur les genoux de ma mère qui me ramenait de Limoges où travaillait pour lors mon père, le postillon qui conduisait, tapait à grands coups de fouet sur un vieux cheval blanc rétif en criant: Hue! Polignac! et ça me faisait rire.
Les Bourbons ont été renversés, Philippe a été chassé, la deuxième République a été égorgée une nuit de décembre, Bonaparte est tombé dans la boue de Sedan: voilà tout en gros; et, entre ces événements, que de choses tristes j'ai vues! que de misères le peuple a supportées! Aujourd'hui, après avoir passé par les étamines de l'ordre moral, et s'être tirée heureusement des coupe-gorge monarchistes, la République est sauvée: c'est beaucoup pour ceux qui ont vu les tristes temps de Charles X, de Louis-Philippe et de Bonaparte, mais ce n'est pas tout.
On a fait déjà quelques bonnes lois, mais il en reste pas mal à faire, pour protéger le travail et les petits; elles se feront sans doute, mais il faudrait se presser, ceux qui souffrent sont impatients, ça se comprend. Une des premières que je voudrais voir mettre sur le chantier, c'est celle qui, à l'avenir, soustrairait à l'hypothèque la maison du paysan. Il faudrait que cette maison, le jardin et un morceau d'enclos, ayant été constitués insaisissables, fussent toujours francs et libres; que le propriétaire ne pût emprunter dessus, et par ainsi qu'un créancier ne pût les faire vendre pour dettes. De cette manière, la famille, les petits droles auraient toujours un abri. Nos hommes sont tellement vaillants, qu'avec cette loi, solidement plantés sur leur peu de terre, comme nos chênes, ceux qui auraient été malheureux se relèveraient. Comme ça, on ne verrait pas des troupes de pauvres gens qui ne demandent qu'à travailler, jetés hors de chez eux, prendre le bissac et se disperser de çà, de là, et souventes fois mal tourner par suite de la misère.
Mon gendre m'a dit avoir vu dans le journal, il y a quelque temps, qu'une loi dans ce genre existe en Amérique, et qu'un député de la Seine, avocat distingué, en avait proposé une semblable à la Chambre. Ça me fait plaisir de me rencontrer, moi pauvre meunier, avec un monsieur aussi haut placé; et ça me console un peu de ce que quelques amis se sont tout doucettement gaussés de moi à cette occasion.
Mais, comme je ne serais peut-être pas toujours aussi heureux, je m'en tiendrai là. Chacun son métier, les brebis seront bien gardées du loup, comme disait le pauvre défunt Lajarthe qui avait bien quelquefois des idées un peu farouches que je ne partageais pas, mais qui, au demeurant, était un brave homme.
A propos de ce pauvre ami, je me souviens qu'un jour d'élection, devant chez Maréchou, il disait que tout le mal existant sur la terre provenait d'un manque d'équilibre. Il y avait des pays trop froids, d'autres trop chauds; des terres trop légères, d'autres trop fortes; des étés trop secs, d'autres trop mouillés; des hommes trop forts, d'autres trop faibles; des gens trop habiles, d'autres trop innocents; des citoyens trop riches, d'autres trop pauvres; et ainsi de suite. Et il ajoutait que s'il avait été là, lorsque le bon Dieu fit le monde, il lui aurait donné quelques bons conseils.
Tout le monde riait, et moi comme les autres. Mais depuis, songeant à ça quelquefois, je me disais qu'il pourrait bien avoir quelque peu raison. Les villes se sont gonflées outre mesure aux dépens des campagnes qui se sont dépeuplées. Sans doute il y a bien d'autres causes, mais je crois qu'une des raisons du malaise dont on se plaint vient de là. La population ouvrière rurale s'étant jetée dans les villes, y a amené le chômage; et le manque de bras dans les campagnes y a fait négliger la terre: ce qu'il y a de trop d'un côté manque de l'autre. Il faudrait, selon moi, remédier à ça, et par tous les moyens possibles favoriser le retour à la terre de tous ces pauvres gens qui l'ont abandonnée dans un temps de crise, las de travailler beaucoup pour les autres, et de crever la faim. Maintenant que le moment le plus dur est passé, en revenant dans leur endroit, ils pourraient encore vivre heureux en contribuant à la prospérité du pays; et en même temps ils soulageraient les travailleurs des villes auxquels ils font une concurrence qui est la misère pour tous.
Oui, ça serait une bonne chose de dégager un peu les villes. Il y en a qui se carrent de ce que Périgueux a augmenté de vingt mille habitants depuis cinquante ou soixante ans, et qui sont tout fiers de ce que Paris en a tout près de deux millions cinq cent mille; moi pas. Ces gros rassemblements d'hommes ne me disent rien de bon; c'est dans les campagnes que je voudrais voir s'accroître la population. Deux millions cinq cent mille habitants à Paris, le quinzième de la population totale du pays, c'est comme si la France avait un érysipèle à la tête: aussi Paris a-t-il toujours un peu la fièvre,—et nous la donne-t-il quelquefois.
Mais s'il y a à faire, il y a à défaire aussi. Beaucoup d'anciennes lois devraient être abolies, comme qui sarcle la mauvaise herbe dans un champ de blé. De les dire toutes, ça serait long, car déjà toutes ont été faites dans un esprit qui n'est plus celui d'aujourd'hui, et par des gens qui n'étaient pas trop amis du peuple. Il y en a de ces lois qu'il faudrait retourner de fond en cime, comme une peau de lièvre, pour en tirer quelque chose de bon; et encore je ne sais.
Mais les lois ça n'est pas tout. Ce que je voudrais bien voir changer aussi, c'est nos usages civiques, nos habitudes politiques, nos mœurs publiques. Ou bien on s'insulte à plate couture, on s'agonise de sottises, ou bien on s'accable de politesses affectées, de compliments à n'en plus finir. Ça se voit dans les journaux; jamais on ne s'est tant servi de toutes les expressions de flagornerie monarchique que maintenant. Nos députés se traitent d'honorables, gros comme le bras, comme s'il était besoin de constater ça à chaque instant. Qu'est-ce que je dis? on n'ose plus mentionner publiquement un brave conseiller municipal de Marsaneix ou de Périgueux, sans le qualifier aussi d'honorable. Députés et conseillers le sont, je le veux, je le sais, mais le diable si je comprends la nécessité de rappeler ça à tout bout de champ, comme si on avait peur que la chose s'oublie!
Jusque dans nos campagnes, on se met à parler comme à Paris ou à Périgueux. Nous avons dans notre conseil de la commune un brave homme tout à fait, mais qui, à chaque réunion, y va de son petit discours, quoiqu'il soit comme moi, pas des plus savants, et il tâche de parler comme à la Chambre des députés, disant toujours: l'honorable M. le Maire; notre honorable collègue Roumy; l'honorable adjoint; et ainsi de tous. Ces grimaces font suer déjà quand ça se passe dans la haute; je vous demande un peu l'effet que ça fait dans un conseil de douze bons paysans!
Mais ce n'est pas tout. Du monde de la politique où on fait la pluie et le beau temps, cet usage flacassier des qualifications élogieuses s'est étendu à la foule nombreuse des gens en place, des petits aux grands. Lorsqu'on en parle, tout ce monde est habile, intègre, distingué, sympathique, est-ce que je sais? et les gros bonnets sont très honorables, hautement distingués, éminemment sympathiques! Quoi de plus? Jusque dans les relations entre simples citoyens, cette mode s'est répandue. C'est au point qu'il semble qu'on veuille mal à quelqu'un, si on parle de lui sans coudre à son nom un de ces mots flatteurs; entre braves gens d'ailleurs, on se gratte l'un l'autre où ça nous démange fort. On voit venir le temps où l'oubli d'une de ces formules flagorneuses fera déclarer des duels.
Et dans les lettres donc, il faut voir ces civilités de la fin; ces: agréez, veuillez agréer, daignez agréer, ces salutations distinguées, ces hautes considérations, ces respects, ces profonds respects, et le reste!
Lorsque j'entends, ou que je lis dans le journal, toutes ces cagnardises et toutes ces rubriques plates comme des punaises, et puantes comme elles, il me semble qu'on me passe un chat dans l'échine en le tirant par la queue. Hé foutre! ça me fait jurer. Pas tant de fadaises verbales, qu'on en revienne plutôt à la simplicité fière de nos anciens de la Révolution, qui disaient: tu, citoyen, et: salut et fraternité!
Et puis, si toutes ces platusseries n'étaient qu'en paroles seulement!
Il y a encore quelque chose qui me dérange bien. Les Français sont tous égaux, c'est entendu, aussi chacun cherche à se hausser au-dessus des autres. Jamais, au grand jamais, on n'a vu tant de gens décorés qu'au jour d'aujourd'hui. Ceux qui n'ont pas la chance d'accrocher la croix d'honneur française se jettent sur ces croix étrangères, dont on tient boutique. Et puis, pour faire prendre patience à ceux qui demandent le ruban rouge, on a inventé des petites affaires, qui se mettent à la boutonnière, avec un ruban couleur d'évêque. Je ne sais pas ce que c'est, ni ne tiens à le savoir; c'est assez que ce soit un moyen de se distinguer des autres citoyens. Mais il y a autre chose encore. Depuis quelques années on fabrique des chevaliers du Mérite Agricole. Moi je ne suis qu'un coyon de meunier, mais cette chevalerie du labourage me fait crever de rire. Franchement, on aurait pu épargner ce petit ridicule à l'état de cultivateur qui est le premier de tous.
Je ne parle pas de la manière dont les croix et le reste sont distribués, ça porterait trop loin. J'en sais des décorations qui sont bien placées, mais le diable me crâme, il y en a trop qui me feraient dire comme le défunt Barrière, un vieux retraité du premier Empire:—Aouro n'en fan paillado!—ce qui veut dire: Maintenant on en fait litière!
Mais ce n'est pas fini. Après toutes ces décorations, il y a encore des médailles d'honneur de tous les genres, de toutes les classes, de tous les calibres et de tous les métaux; des diplômes d'honneur aussi, des mentions honorables;—que d'honorabilité!—des témoignages de satisfaction, des félicitations officielles, est-ce que je sais! Il semble que nous soyons, non pas des citoyens, des hommes libres, mais des écoliers à qui on distribue des récompenses, s'ils sont bien sages.
On me croira si on veut, mais moi je préfère à toutes ces simagrées monarchiques, à toutes ces croix, à toutes ces médailles, le franc-parler et la rude égalité républicaine de Quatre-vingt-treize, et les épaulettes de laine des généraux, et la cocarde au bonnet de la Liberté: oui, je regrette les caractères fiers et les cœurs hautains, et la saine rusticité de ceux de cette époque.
A force de nous vouloir adoucir et polir, on nous a amollis, pauvres gens, et nous ne sommes plus que des chiffes. Nous n'avons plus cette haine farouche de nos anciens, pour l'intrigue, la sujétion, les usages du beau monde et l'esprit courtisan: nous nous laissons piper par des paroles, et attacher avec des rubans.
Il me peine fort de voir qu'au lieu de tâcher de faire passer la mode de toutes les distinctions et décorations; qu'au lieu de nous dététiner tout bellement des croix et des médailles, on les a prodiguées, et, par-dessus le marché, on a inventé un tas d'engins décoratoires: J'ai ça sur l'estomac.
Enfin, c'est comme ça et mes jérémiades n'y font rien. Pourtant, ça m'étonne quand j'y pense, de voir des gens sérieux s'amuser à ces choses-là, dans le temps où nous sommes; de même que ça me surprend de voir encore des royalistes, des bonapartistes, des orléanistes, des carlistes, des Louis-dix-septistes, des républicains, enfin des braves gens de toute couleur et de toute opinion, s'attraper aux cheveux à propos de personnes et de choses prêtes à disparaître. Hé! Messieurs, ce n'est plus le temps de disputer sur l'étiquette et les préséances; sur le traité d'Utrecht, le droit divin ou les Constitutions défuntes; c'est vers l'avenir qu'il faut regarder. Moi je chevauche mieux ma mule que la bourrique de Balaam, pourtant il me semble qu'une rénovation sociale germe dans les esprits. Les ouvriers de terre, métayers, bordiers, tierceurs, journaliers, domestiques, commencent à réfléchir sur l'arrangement présent des choses, et ils font des comparaisons qui leur donnent fort à penser. C'est pourquoi, il serait juste et sage de faciliter au paysan son accession à la propriété; car, quoique je ne sois qu'un pauvre oison, il me tombe quelquefois dans l'idée, que cette grosse boule de terre grise sur laquelle nous vivons n'a pas été pétrie et lancée dans l'espace à raison de vingt-sept mille lieues à l'heure, pour que ceux-là dont je parle, qui font métier de travailler la terre, précisément n'en aient pas une picotinée. Je me figure qu'ils auraient droit à une petite part pour cela seul qu'ils sont hommes.
On a formé des sociétés pour aider aux ouvriers de l'industrie à acquérir des maisons payées par termes annuels dans de bonnes conditions. Qui ferait ça pour les pauvres Jacques-sans-terre; qui leur procurerait les moyens de devenir petits propriétaires, en attendant mieux, ferait une grande chose, une très grande chose.
Mais que ça arrive ainsi, ou autrement, comme il est d'un intérêt vital pour le pays, que le paysan mercenaire soit fixé au sol par la propriété, et qu'ainsi s'achève la conquête de la terre française par sa pioche vaillante, cela sera donc. Lorsque ce temps sera venu, les inégalités sociales, étant moins choquantes, n'engendreront plus de ces haines féroces qui épouvantent. Grâce au progrès des idées de mutualité, de solidarité, de justice, la vie sera moins dure pour les faibles, meilleure pour tous. Alors, nul ne pouvant se soustraire à la grande loi du travail, des millions de bras fainéants seront rendus au labeur, à la production, et les pauvres femmes qui s'exterminent aux champs et dans les ateliers seront renvoyées à leur ménage; et puisqu'on parle que la population diminue, au lieu de faire l'ouvrage des hommes, elles feront des enfants...
Mais de quoi vais-je me mêler? Ça n'est pas à un chétif meunier de raisonner de toutes ces choses, et j'entends qu'on me crie depuis un moment:
—Vieille baderne, retourne à ton moulin!
—Un petit instant, et j'y vais.
Moi je ne compte pas voir se réaliser tout ce dont j'ai parlé, et je le regrette, mais mes enfants le verront, j'en ai la foi. Ça me console tout de même, de penser qu'un jour viendra où l'égalité n'offusquera plus personne, où le travail primera l'argent, et où la charité, devenue inutile, ne sera plus qu'un souvenir. Ce jour venu par la marche sûre et pacifique des choses, on ne verra plus de gros rentiers inutiles comme les Lacaud, ni de mendiants à bissac comme Nicoud, mais davantage de gens ayant moyennement de quoi. Il y aura peut-être encore de la pauvreté, de cette pauvreté digne qui n'effraie pas les vaillants hommes, mais plus de misère imméritée. Le monde ne sera pas parfait, bien sûr, mais il aura fait un grand pas dans le chemin du progrès, en prenant la Justice pour la seule règle de tous les rapports de la vie sociale.
Mais si je ne vois pas ces grandes choses, j'espère du moins vivre assez pour faire la commission dont mon oncle m'a chargé à son lit de mort.
Je m'en irai content, lorsque j'aurai pu aller là-bas, au cimetière, lui crier sur sa tombe:
—Oncle, ils sont partis!
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