Project Gutenberg's L'Illustration, No. 3667, 7 Juin 1913, by Various This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'Illustration, No. 3667, 7 Juin 1913 Author: Various Release Date: February 13, 2012 [EBook #38868] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, 7 JUIN 1913 *** Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 3667, 7 Juin 1913
Ce numéro contient:
1º LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Théâtre nº 10: Le Trouble-Fête, de M. Edmond Fleg, et La Gloire ambulancière, de M. Tristan Bernard;
2° Un Supplément économique et financier de deux pages.
NOTRE ALLIÉ ET NOTRE AMI LL. MM. Nicolas II, empereur de
Russie, et George V, roi de Grande-Bretagne et d'Irlande.
--Phot. Ernst
Sandow.--Voir l'article, page 525.
--Non, en vérité, je crois que je ne pourrais pas à la fin de mai, au début de juin, être ailleurs qu'ici. Paris est, en ces jours qui nous échappent si vite, une splendeur suave, ininterrompue. L'air et la lumière sont épris l'un de l'autre, se déclarent sans cesse, et se surpassent en douceur autant qu'en vivacité. Le soleil sur les gazons de velours, faits pour des pieds nus, pose des ombres mouvantes, palpitantes, qui semblent des reflets de respiration. Les troncs des arbres sont d'un noir ardent qui n'est pas triste, et les fleurs brillent, nouvellement peintes.
Dans le ciel est semée, répandue, une poudre de bonheur... Les hirondelles insensées, prenant les ailes à leur cou, volent si haut... si haut... qu'elles nous font monter. Pas longtemps, car en bas l'existence est aimable et nous donne une récréation ravissante. Je ne peux pas vous dire tout ce que je vois du matin au soir qui m'amuse, m'enchante et me fait jouir, et à quoi passionnément je me délecte sans songer à rien. Visions, impressions rapides, multiples, fugitives, qui ne durent que la courte éternité d'un regard, d'un ah! qui reste en dedans!... Tout m'est plaisir. Tout me remplit d'aise. Les passants ont le pied léger et les voitures la roue caressante. Tout le monde a l'air d'aller, de courir, de se précipiter sans violence dans la même direction, celle de la joie, et nul ne paraît tourmenté, comme si chacun était sûr qu'il y aura des provisions de joie, et pour tous, qu'on arrivera toujours à temps pour en recevoir. Beaucoup de confiance. Une tranquillité absolue, sur les joues, dans les prunelles, dans les cours. La vie? Ah! belle, belle! Dieu? Si bon! Les hommes? Pas méchants, mais non. Beaucoup moins en tout cas qu'on l'affirmait hier. Et voilà! On n'a plus peur.
*
* *
Ah! vivre! vivre!... Que c'est donc agréable et comme cela vous inonde! Se laisser vivre! Ne rien faire que vivre! Aimer vivre, désirer vivre! Et se coucher, s'étaler dans cette idée et dans ce mot. On ne se soucie que par minutes de vivre avec cette intensité profane, mais ces minutes-là dédommagent. Quelle entente exacte et merveilleuse alors entre les hommes! Ne dirait-on pas que tout le monde se connaît? La vie devient comme une petite ville dont tous les habitants se fréquenteraient, se verraient. On ne se croise plus avec cette hostilité qui chasse et rejette d'habitude les gens loin les uns des autres. Non. Une sympathie réelle, frivole et tendre, envahit les traits de chacun; et les masques de dédain, de mépris, d'indifférence ou de fierté tombent pour une heure. Les yeux se cherchent, se visitent, dans l'échange d'un réciproque éclair. Les curiosités, en se rencontrant, s'abordent, se donnent, sans s'arrêter, une espèce de petit coup de bec amical. Bonjour muet, politesse de circonstance accordée uniquement parce qu'il fait beau, et qu'un souffle délicieux, venu on ne sait d'où, nettoie les fronts et allège les pensées. Rien qui ne soit prétexte à nous fournir une puérile béatitude. La surprise d'être heureux durant quelques secondes, d'être épargné par les ennuis, la maladie, la mort, font sortir de tous les êtres une vapeur de joie, comme le soleil tire des dessous de la terre humide ces fumées bleues qui ne sont que le déroulement immatériel de sa fécondité, l'envol azuré de ses entrailles. Le mot lisible sur tous les visages est le mot: remerciement. On remercie de vivre. Les femmes, bien placées dans de séduisantes poses de fausse fatigue, les traits à la fois détendus et galvanisés par trop de sensations, les jeunes hommes, nu-tête et les cheveux secoués, rejetés en arrière, se montrent, se présentent dans les autos avec une complaisance ingénue. Ils «s'offrent» naïvement, ainsi que des parfaits modèles de félicité terrestre et momentanée. Ils fendent l'espace. Leurs frémissantes narines, dans le courant d'air des glaces baissées, aspirent Paris que leurs lèvres entr'ouvertes avalent aussi, par gorgées. Les arômes, les parfums, sont goûtés comme des sorbets. Il n'est personne qui, renversé dans la quiétude, veuille pour l'instant consentir à autre chose qu'à savourer, et l'expression de chacun, attrapée au passage, est celle de l'étourdissement, du délire. Si chacun pouvait faire l'effort de s'arracher ce qu'il pense, on est sûr qu'il dirait: «Laissez-moi, ne parlez pas, ne troublez pas... Je suis délicieusement bien.»
Tout contribue d'ailleurs et s'applique à l'heureux effet de l'ensemble. Les laideurs disparaissent ou s'atténuent. Pas de spectacles douloureux, de pénibles scènes. Ce n'est pas le jour de la béquille et du moignon, de la pauvresse, du mendiant et de l'estropié. Ils doivent s'en rendre compte car ils ne sont pas là, et si par hasard ils y sont, c'est comme s'ils n'y étaient pas, car on ne les voit point, ils ne sont pas dans le rayon visuel de la pitié, ils demeurent inaperçus, ils sont absorbés par tant de bien-être et tant de richesse... fondus dans le grand brasier de joie véhémente, féroce et douce. Et tout est mieux aussi qu'à l'insipide ordinaire. On est mieux tenu, mieux habillé. Les chapeaux des femmes sont plus capiteux et leurs robes plus cordiales. Tout est charme, attirance, tentation. De quelque côté que l'on se tourne, on ne trouve en face de soi que de l'irrésistible. Les êtres, les choses, les idées dégagent une puissance, une langueur de séduction qui trouble, excite et désespère. La sensibilité, renouvelée, rajeunie, comme trempée dans le cristal d'une source, n'est plus qu'une suite et qu'une gamme de frissons frais, pareils à ceux d'une peau saisie et satisfaite, sur laquelle courent en s'entrelaçant, avant qu'on les essuie au sortir du bain, les gouttes d'eau savantes.
Le sol lui-même s'apaise, aplanit ses aspérités, lance et conduit l'auto qui roule sans secousses. Aussi les grandes voies triomphales de Paris, celles des Champs-Elysées, des quais, des avenues, ne sont-elles plus que des tremplins de joie... Elles s'emplissent d'un harmonieux brouhaha, d'un concert de glissements, d'emportements, de fuites souples et sans frayeur. Il suffit de voir filer comme des barques rapides et légères ces chars dont on oublie les roues, pour que le vertige vous prenne, à votre tour, et que l'on ait le désir d'entrer également dans la course à l'oubli. La nature s'en mêle. Tout y prend part. Jamais le parc et les jardins, l'arbre, la feuille et la rose, les bois, la forêt voisine, la libre grande route n'offrent plus, qu'en ces jours privilégiés, d'attraits violents et fins, de provocations saines et délicates! Pourquoi en est-il ainsi? On ne sait pas. Cela s'accomplit grâce à une espèce de mot d'ordre mystérieux donné par le dieu de la vie, de la vie naturelle, sensuelle, irréfléchie, acceptée et aimée pour elle-même et préférée à tout pendant quelques instants d'aiguë et molle jouissance, d'excessive volupté. Jouissance et volupté qui s'imposent, qui veulent être employées et qui nous gagnent avec la force du fatal et la tyrannie du nécessaire. Nous sentons, en nous y abandonnant, que nous défendre est inutile, presque coupable, et que nous faisons bien d'y céder. Le soleil et son ivresse n'ont jamais tort. Chaque fois que nous dominent ces innocentes et vagues folies surhumaines, sachons bien voir en elles la condition même d'un sacrifice futur, d'une peine en chemin, d'un désenchantement dont elles sont le rachat préventif, la récompense anticipée.
Si l'on y regarde bien, de près comme de loin, on est effrayé en effet de la rareté de nos plaisirs, du petit nombre et de la minceur de nos joies! Irons-nous donc repousser ces dernières quand, par moments, elles s'approchent de nous, quand, avec une tendre audace, leur main s'empare de la nôtre et qu'elles nous invitent à faire un petit tour de danse? Au fond je crois bien que le soir où, lassés d'avoir tant cherché, senti, souffert et voulu toujours nous exprimer, nous passerons la revue de nos souvenirs heureux, de nos souvenirs de joie complète et sans mélange, nous serons tout étonnés d'avoir une certaine peine à retirer du fond des années ceux qui avaient fait le plus de bruit à l'époque, et tenu le plus de place, et que nous pensions éternels, devoir durer plus que nous, au delà de nous,... tandis qu'au contraire ce qui restera, ce qui surnagera--à côté de nos impérissables émotions, les plus secrètes, les plus chères et les plus belles, dont nous ne parlons pas--ce sera souvent l'image ressuscitée d'une de ces journées d'élite, d'un de ces moments de Paris et d'autrefois, où soudain tout était feu, lumière, allégresse, emportement et délire, où rien ne paraissait plus chimérique de tout ce qu'on avait rêvé, où l'homme n'avait plus d'âge et la vie plus de terme, où les Champs-Elysées montaient vers la porte de gloire qui semblait celle même de l'Avenir, ouverte et défoncée sur des pays d'azur, des horizons de pourpre et d'or...
On se rappellera, comme une série d'ivresses sans nom, les riens de ces jours perdus... la plume d'un chapeau, l'ombre d'un marronnier sur une pelouse, un thé pris dans un parc, un chant de merle pendant le dîner la fenêtre ouverte, un lamento de violon, un éclat de voix, un doux ronflement d'auto dans une grande allée un peu humide et ténébreuse, et des yeux... des bleus, des noirs, des sourires... des mains charmantes... des bruits... des silences... la vie enfin, la vie... quand elle veut se donner la peine d'être enivrante et belle sans avoir l'air d'y toucher, pour qu'on la regrette plus...
Henri Lavedan.
(Reproduction et traduction réservées.)
Après avoir fêté, il y a six mois, le capitaine Roald Amundsen, le héros du Pôle Sud, la Société de Géographie recevra le 6 juin en séance solennelle à la Sorbonne l'amiral Peary, le vainqueur du Pôle Nord. Dans l'histoire des découvertes arctiques, le célèbre explorateur américain occupe une place de premier rang, non seulement de par cette conquête, mais encore en raison de l'importance et de la continuité de son oeuvre dont cette victoire sensationnelle forme le couronnement. Nul des plus illustres pionniers polaires ne compte dans ses états de service un aussi grand nombre de campagnes. De 1891, époque de son début, à 1909, date à laquelle il a atteint le Pôle, Peary a passé pas moins de neuf ans dans le domaine des glaces, soit un an sur deux, et durant cette période a couvert des milliers et des milliers de kilomètres, vivant en Esquimau au milieu des Esquimaux. Chez cet homme extraordinaire, on ne sait ce que l'on doit le plus admirer, ou de sa volonté qu'aucun obstacle n'a pu rebuter, ou de sa vigueur physique que les rudes épreuves du climat arctique ont été impuissantes à entamer. Alors que l'hiver est la période de repos dans l'exploration du Nord, en décembre et janvier on le voit, bravant la nuit polaire et les froids de 50°, accomplir de longues randonnées. Dans une de ces expéditions a-t-il les pieds gelés, il se fait voiturer en traîneau sur une distance de 450 kilomètres jusqu'à sa station d'hiver, pour y subir l'amputation des orteils, puis, sans attendre d'être complètement remis de l'opération, il repart en avant. Avec Nansen et Amundsen, Peary détient le record de l'endurance dans l'exploration polaire.
Mme R. Peary. Amiral Robert Peary. Mlle Mary Anighilo (née au Grönland).
Le conquérant du Pôle Nord et sa famille.
Photographie Fréd. Boissonnas prise pour L'Illustration le 31 mai et
autographiée par Peary.
Pour permettre au lecteur d'apprécier l'oeuvre du voyageur américain, indiquons brièvement la configuration des régions qui ont été le théâtre de ses exploits. Comme on le voit en jetant les yeux sur une carte, au delà de Terre-Neuve l'océan Atlantique envoie dans la direction du Pôle un long bras de mer de plus en plus étroit à mesure qu'il s'étend dans le nord, pour aboutir finalement à l'immense océan couvert de banquises qui occupe la calotte boréale du globe, et au milieu duquel se trouve le Pôle Nord. A gauche, c'est-à-dire à l'est de ce long goulet--désigné successivement sous les noms de détroit de Davis, mer de Baffin, détroit de Smith--c'est l'énorme masse continentale du Grönland, et, à droite, un archipel, grand comme huit ou dix fois la France et composé d'îles très étendues, terres de Baffin, d'Ellesmere, de Grant, etc., etc.
Pendant trois ans, en 1891, puis de 1893 à 1895, Peary s'est d'abord consacré à l'exploration du nord-ouest du Grönland. Au cours de ces campagnes, il parvint notamment à la côte septentrionale de cette terre qu'aucun voyageur n'avait encore foulée. Dans cette région qu'elle a visitée à son tour l'an dernier, l'expédition danoise de Rasmussen, rentrée il y a un mois à Copenhague, a trouvé le cairn élevé par l'explorateur américain au terminus de sa course et rapporté en Europe le rapport sommaire qu'il avait déposé sous cette pyramide de pierres sèches.
En 1898, Peary reprenait le chemin de l'Arctique, et cette fois y demeurait quatre ans de suite. Au cours de ce long séjour, il explore les terres de Grinnel et de Grant qui bordent à l'ouest le détroit de Smith, puis, se dirigeant vers l'est, reconnaît l'insularité du Grönland. Ces terres, les avancées extrêmes du continent américain vers le nord, finissent sous le 83° de latitude environ, soit à 770 kilomètres du Pôle, la distance de Paris à Arles; pour atteindre ce point suprême, il ne restait donc à Peary d'autre ressource que de s'engager avec des traîneaux sur la banquise de l'océan Arctique. Route singulièrement difficile; les nappes solides qui recouvrent les mers polaires sont hérissées d'énormes monticules produits par l'entassement de leurs débris dans les collisions qu'elles subissent, avec cela découpées de lacs et de canaux. Enfin, souvent il arrive que les courants refoulent la banquise sur laquelle le voyageur chemine en sens inverse de la direction qu'il veut suivre. Quoi qu'il en soit, au printemps 1902, Peary s'élançait à travers le puissant embâcle de glaces marines qui obstrue le bassin arctique; mais, après quinze jours de lutte, il était forcé de s'arrêter à 634 kilomètres du but. Cet échec ne le décourage pas; quatre ans plus tard, en 1906, il recommence la lutte, et, cette fois, réussit à battre tous les records établis auparavant et à approcher à 320 kilomètres du Pôle. Deux ans après, en automne 1908, l'énergique Américain revenait s'établir sur la côte septentrionale de la terre de Grant. De là, au printemps suivant, avec 24 compagnons, 7 marins et 17 Esquimaux, et 133 chiens attelés à 19 traîneaux, il s'engageait de nouveau sur la banquise. De son point de départ au Pôle, la distance à vol d'oiseau était de 740 kilomètres; grâce à des circonstances particulièrement favorables, elle fut couverte en vingt-sept étapes, et, le 7 avril 1909, l'explorateur avait la joie de déployer le pavillon des États-Unis sur la fraction de la banquise mobile qui, à ce moment, occupait le gisement de l'extrémité septentrionale de l'axe terrestre.
Le Pôle est un point mathématique dont la position ne peut être déterminée que par des observations astronomiques. Pour être fixé sur la situation exacte d'une localité atteinte par un voyageur et dont il a observé la latitude, il suffit de vérifier ses calculs. Aussi, à la demande même de Peary et conformément d'ailleurs à l'usage, ses documents furent soumis par la Société de Géographie de Washington à l'examen des trois spécialistes officiels les plus compétents des États-Unis. Le verdict rendu par ces experts est catégorique. Après avoir pris connaissance des minutes des observations et des instruments ayant servi à les exécuter, ces savants ont signé un procès-verbal déclarant que Peary avait atteint le Pôle Nord et qu'en raison de cet exploit il était digne des plus grands honneurs. A la suite de ce contrôle officiel, dès 1910, les deux grandes Sociétés de Géographie de Londres et de Berlin ont tenu à honneur de recevoir solennellement le vainqueur du Pôle boréal. Pour être quelque peu tardif, l'hommage que Paris rendra à son tour au conquérant des glaces arctiques n'en sera pas moins chaleureux et cordial.
Dans la visite qu'il nous fait, l'amiral Peary est accompagné de sa
femme et de sa fille, qui, elles aussi, ont place dans l'histoire
polaire. Mme Peary a accompagné son mari dans plusieurs campagnes et a
même hiverné avec lui dans le Grönland septentrional, et c'est pendant
ce séjour au milieu des glaces qu'est née, en 1893, Mlle Peary.
Charles Rabot.
Lundi dernier a commencé la troisième semaine des manoeuvres navales, qui a ramené les escadres sur les côtes européennes de la Méditerranée, Corse et Provence, et qui se terminera par la revue que doit passer, dimanche, le président de la République. Le thème de cette troisième série de manoeuvres consiste, pour le parti A (vice-amiral de Marolles), à rechercher et à attaquer le parti B (vice-amiral Marin-Darbel) qui, venant de la mer Tyrrhénienne, se dirige vers les côtes provençales, entre Nice et Bandol pour couper les communications entre la France et l'Algérie. Ce sont des opérations de grande envergure, difficiles à résumer en une image. Mais le correspondant de L'Illustration, embarqué sur le torpilleur d'escadre Spahi, a fixé, dans un dessin pittoresque, un épisode fortuit, une rencontre imprévue. Par un curieux hasard, dans cette Méditerranée sillonnée de tant de cargos aux flancs rebondis, et de courriers postaux filant à grande vitesse, le Spahi eut la bonne fortune de croiser une felouque. C'est un bâtiment dont la forme et le gréement ne seront plus, dans quelques années, qu'un vague souvenir; un proche parent des galères du Roi Soleil, avec leurs voiles latines, et des chébecs qui parurent, avec nos marins, devant Alger, en 1830. Et ce fut une étrange impression, pour ceux qui montaient le torpilleur véloce, que de voir arriver sous le vent cette gracieuse voilure toute blanche, légère comme une aile, inclinée sous la brise.
UNE APPARITION INATTENDUE AUX GRANDES MANOEUVRES
NAVALES.
--Felouque passant à toutes voiles à travers les lignes de
l'escadre.
Dessin d'Albert Sébille, à bord du torpilleur Spahi.
(Voir notre gravure de première page.)
La rencontre, à Berlin, à l'occasion du mariage de la princesse Victoria-Louise de Hohenzollern avec le prince Ernest-Auguste de Cumberland, du tsar Nicolas et du roi George V, a fourni au photographe de la cour allemande l'occasion d'un très curieux cliché, que nous reproduisons, et qui montre côte à côte les deux souverains russe et anglais, l'allié et l'ami de la France.
Le tsar porte l'uniforme de colonel de son régiment de hussards prussiens. Le roi de Grande-Bretagne et d'Irlande a revêtu la grande tenue de colonel du régiment de cuirassiers prussiens dont il est le chef honoraire. Sur la poitrine de chacun d'eux pend, en sautoir, le grand collier de l'Aigle noir.
Mais ce qui frappe surtout dans ce cliché, c'est la saisissante ressemblance des deux souverains, qui a été maintes fois signalée, et qui inspire encore, en cette circonstance, à un journal illustré allemand, l'Illustrirte Zeitung, un amusant croquis fantaisiste: dans la salle des réceptions, l'un des deux sosies s'avance, en uniforme tout constellé d'ordres. Et l'empereur de se pencher vers le chambellan de service: «Est-ce le tsar ou bien le roi?»
UNE GRANDE OEUVRE LYRIQUE A L'OPÉRA-COMIQUE.
--Mme
Marguerite Carré et M. Rousselière au premier acte de Julien.
Dessin de J. Simont.
Julien, le poème lyrique que l'Opéra-Comique vient de nous révéler, va encore ajouter à la gloire de Gustave Charpentier qui, depuis le succès triomphal de Louise, se taisait dans la retraite et le recueillement. Déjà cette oeuvre apparaît incontestablement comme un autre chef-d'oeuvre. On y retrouve, développé, amplifié, le thème esquissé dans cette Vie du Poète qui fut, on s'en souvient, le premier envoi de Rome du jeune compositeur. Dans ce nouveau drame musical, d'une puissante originalité, le rêve est aux prises avec la vie. On y voit, d'étape en étape, l'artiste vibrer d'enthousiasme pour la Beauté, douter de soi-même et d'autrui, éprouver l'impuissance de l'effort, demander enfin à l'ivresse les illusions qui l'ont abandonné. Ses visions intérieures s'extériorisent et l'accompagnent quand, s'évadant de lui-même, il demande en vain la paix et l'oubli à la nature, ou cherche à s'étourdir parmi la foule frénétique des faubourgs. Ces sentiments contradictoires, ces situations qui s'opposent, ce mélange de matérialisme et d'idéal, ces aspirations d'amour et de gloire, ces espoirs suivis de désenchantements, ces beaux élans d'une âme ardente, généreuse, passionnée, errant parmi les paysages du monde réel et chimérique, sont exprimés avec une grandeur, une noblesse, une spontanéité, un lyrisme profondément émouvants. Cette oeuvre magistrale, superbement présentée par l'Opéra-Comique, réunit la plus parfaite interprétation qu'on pût lui souhaiter. Mme Marguerite Carré et M. Rousselière en sont les magnifiques protagonistes et, à côté d'eux, tous les artistes de la maison ont mis tout leur talent à servir la pensée de l'auteur.
Consécration du temple de Nogi par les prêtres du shinto
en présence des premiers personnages de l'armée et de la marine.
Selon les traditions de la religion des grands hommes, au Japon, le shinto, un temple a été consacré à l'illustre général Nogi gui se suicida pour ne point survivre à son empereur. Sur cette dédicace du Nogi-Jinja, et les antiques coutumes qu'il évoque, notre correspondant de Tokyo, M. J.-G. Balet, nous a adressé les intéressantes notes qui suivent:
HITO WA BUSHI, HASSA WA SAKURA
L'homme (par excellence) est le samurai, (comme) la fleur (par excellence) est celle du cerisier.
Officiellement, Nogi est entré dans l'Olympe japonais; il a maintenant, sur terre, son premier temple, un temple qui porte son nom, tout simplement: Nogi-Jinja. Inutile d'ajouter qu'il a de très nombreux et très fervents adorateurs, more japonico, comme le montrent nos photographies.
On s'est souvent demandé ce qu'était la religion du Japon, le shinto, ou voie des dieux. Elle tient tout entière, ou presque, dans la cérémonie l'hier. Répétez-la des milliers de fois, à travers les âges, en l'honneur des hommes qui ont bien mérité de la nation et vous aurez la vraie notion du shinto.
Les templicules qui se cachent dans les bosquets touffus de la plaine, par centaines et par milliers, au flanc des montagnes, à l'abri des arbres séculaires, sur le bord des torrents, les sanctuaires plus majestueux d'Isé, de Dazaifu, d'Ikuta, etc., tous sont dédiés à la mémoire d'un Nogi quelconque des temps préhistoriques ou historiques, ou bien à la mémoire des empereurs défunts, mais pour des raisons identiques.
Du temple, ils ne méritent même pas le nom. Ils sont d'une simplicité rustique qui rappelle le toit domestique. Un portique de pierre ou de bois en marque l'entrée. Ils sont vides. Parfois un autel de bois supporte le miroir, le joyau sacré et les gohei en papier, symboles du shintôïsme.
Le shinto est le culte des grands hommes, réels ou imaginaires, qui ont joué un rôle plus ou moins grand dans l'histoire nationale. Nous les avons appelés dieux. Dieux, si l'on veut, à condition de ne pas attacher à ce mot un sens transcendantal, moins même que pour les dieux de la Grèce et de Rome, qui symbolisaient souvent des idées abstraites, concrétisées dans des personnages de convention.
La plupart des dieux du shinto ont été des hommes réels, par conséquent des amis, des frères de tous les Japonais passés, présents et à venir. La foule simpliste les vénère, les adore, les prie, croit à leur intervention bienveillante en faveur du sol où ils vécurent et de ses destinées. Ce culte, plus généralisé, n'est autre que le culte des ancêtres. Aussi bien, chaque famille possède un petit sanctuaire intérieur ou extérieur où sont déposées les tablettes ancestrales.
La foule admise à faire ses premières
dévotions au temple de Nogi.
Le Nogi-Jinja, dédié à la mémoire du héros de Port-Arthur, n'est pas autre chose. Durant sa vie, le général y remémorait ses ancêtres. Le dernier rejeton de la famille étant mort, le templicule a pris le nom du plus illustre des Nogi, et désormais c'est la foule qui viendra évoquer l'âme de cet homme devenu dieu et invoquer sa protection.
Ce temple s'élève dans l'enceinte de la petite propriété dont, par testament, le général fit don à la ville. La maison de Shinzaka machi qui vit le suicide émouvant du dernier des samurais, de l'incarnation vivante du Bushidô, est restée telle qu'au jour du drame. Les murs de la petite chambre du deuxième étage, dans la maisonnette de style européen, sont encore tachés du sang de Nogi. De petits écriteaux cloués sur chaque porte disent: «Chambre de repos de Mme Nogi. Chambre du suicide de Mme Nogi!» Et je remarque que devant cette chambre un groupe serré d'étudiantes se prosterne. Quelques-unes pleurent de vraies larmes.
J'aperçois le général Teranchi, profondément incliné devant la chambre où le général s'ouvrit le ventre.
Aujourd'hui, jour de la dédicace, les fenêtres et les portes sont ouvertes. Demain elles seront refermées, en attendant que la municipalité ait pris les mesures nécessaires à la conservation des nobles reliques, tout en assurant la liberté de les voir.
La foule se presse au fond du jardin. Là, un carré de 400 mètres conserve encore des traces de travail, des sillons couverts d'herbes mortes. Dans un coin, une bêche, des râteaux, instruments dont se servait le guerrier pour cultiver ses pommes de terre. Quelques-unes ont survécu à celui qui les planta. Elles hasardent timidement quelques tiges au dehors, tout comme les fameux kakis, plantés par la comtesse Nogi à la naissance de chacun de ses fils, «afin que, devenus de beaux arbres, ses bien-aimés en pussent cueillir les fruits». Hélas! les arbres fleuriront, porteront des fruits, mais eux ont engraissé de leur sang les collines de Port-Arthur et de Nanshan.
Ah! que je préfère ce rustique jinja aux horribles statues de bronze qui commencent à grimacer un peu partout à travers les érables et les cerisiers, en l'honneur d'autres dieux analogues: le grand Jaïgo, à Meno, le célèbre Hirosé, du blocus de Port-Arthur, et une foule d'autres qui déshonorent l'entrée du Shôkou-sha de Kudar, où reposent les cendres des guerriers morts pour la patrie. Nogi n'échappera pas à la statuomanie, maladie aiguë des Japonais modernes qui commencent à élever des monuments à des personnages vivant encore.
Si la statue arrive à tuer le jinja, mauvais présage pour le Japon!
J.-C. Balet.
Pie X va beaucoup mieux. Le souverain pontife est en pleine convalescence. Il a fini par triompher de son long et redoutable affaiblissement. Il a recommencé de s'occuper personnellement des affaires de l'Église. Il a donné quelques audiences. Et même, on l'a vu réapparaître tout récemment sur un balcon du Vatican, entouré des hauts dignitaires de la cour pontificale, pour bénir un pèlerinage de 2.500 personnes qui attendaient, agenouillées au-dessous, dans la cour Saint-Damase, la vision blanche du pontife ressuscité.
Car vraiment c'est presque d'une résurrection qu'il s'agit ici. La maladie de Pie X avait, à juste titre, fait naître les plus immédiates inquiétudes. Le fragile vieillard, presque octogénaire, goutteux, arthritique, cardiaque, est, en outre, atteint d'artério-sclérose, et l'on n'osait guère espérer qu'il offrirait assez de résistance physique pour triompher d'un mal opiniâtre qui affirma sa ténacité pendant de longues semaines. Mais, décidément, l'heure mortelle du blanc vieillard n'était point encore venue; la flamme vacillante s'est ranimée, et, de nouveau, monte droite et claire. Pie X, notre photographie en témoigne, est apparu à la vénération enthousiaste des pèlerins, avec son visage accoutumé, empreint de douceur grave, mais plus pâle, allongé, émacié; la silhouette, maigrie, paraît moins terrestre; le regard, pensif et profond, semble encore fixé sur une vision de l'au delà.
Groupés autour de Pie X, les cardinaux, les prélats familiers, les officiers pontificaux, les gardes nobles de service, paraissent tout heureux de cette «première sortie» en public du pape convalescent.
Et, dès lors, sont interrompues pour un temps, entre prophètes de conclave, les discussions sur les cardinaux «papables». Le pape va mieux. Pie X continue son règne.
LA GUÉRISON DE PIE X.--Le souverain pontife se montre, le
29 mai, aux pèlerins réunis dans la cour Saint-Damase. Phot. G.
Felici.
Sir Edward Grey.
LA PAIX ENTRE LA TURQUIE ET LES ÉTATS DES BALKANS.--Les
plénipotentiaires signent, à cinq exemplaires, le traité de Londres, le 30 mai, dans la salle des Portraits du palais de Saint-James.
A la droite de sir Edward Grey, les plénipotentiaires
turcs; à sa gauche, les plénipotentiaires grecs; à l'extrémité de la
table, M. Danef écrivant, entouré des plénipotentiaires bulgares.
Viennent ensuite, de droite à gauche, en face de sir Edward Grey, les
plénipotentiaires monténégrins et les plénipotentiaires serbes. A droite
du dessin, en groupes distincts, les secrétaires.
Dessin de S. Begg, de l'Illustrated London News seul admis dans la salle des pendant cette séance historique.
Le vendredi 30 mai, un peu après midi et demi, les plénipotentiaires de la Turquie et ceux des États balkaniques, réunis sous la présidence de sir Edward Grey, ministre des Affaires étrangères de Sa Majesté Britannique, dans la salle des Portraits, au palais royal de Saint-James, signaient le traité de paix qui met fin définitivement, il le faut espérer, aux hostilités commencées au mois d'octobre dernier.
Cinq exemplaires du «traité de Londres» avaient été préparés. Successivement, les représentants des puissances naguère belligérantes y apposèrent leurs signatures. Puis sir Edward Grey se leva et, en français, prit la parole: «D'ordre du roi, mon auguste souverain, je m'empresse de vous assurer de la vive satisfaction avec laquelle Sa Majesté apprendra la nouvelle de la signature de la paix que vous venez de conclure en son palais de Saint-James. Au nom du gouvernement britannique, je vous prie d'agréer mes plus cordiales félicitations... Certes nous n'ignorons pas que diverses questions demeurent, après cette paix, en suspens; mais j'aime à espérer que la signature même de ce traité facilitera leur règlement; qu'elle consolidera votre amitié réciproque et fortifiera la bienveillance que les puissances vous ont vouée. De tout mon coeur, je fais des voeux pour que de la paix ici conclue résulte un complet apaisement qui permette à chacun des États en présence de réparer ses forces si fortement éprouvées, développer ses territoires, assurer le bien-être et le bonheur de son peuple et la prospérité de sa vie nationale.»
Il faut souhaiter ardemment que les espoirs exprimés par sir Edward Grey se réalisent complètement. Pourtant, si les délégués ottomans, grecs, serbes, ont adhéré sans restriction aux paroles du ministre des Affaires étrangères, M. Danef, au nom du gouvernement bulgare, M. Popovitch, au nom du gouvernement monténégrin, dans les allocutions qu'ils ont prononcées pour remercier le roi George et son gouvernement, n'ont pu se tenir de faire des réserves quant aux conditions qu'ils venaient d'approuver de leur seing. Même, après la conclusion officielle de la paix, la discussion s'est prolongée. Et les délégués serbes, grecs et monténégrins ont refusé de signer sur-le-champ un protocole additionnel que leur soumettaient les Bulgares.
Le palais de l'Elysée vu de la place Beauvau. A gauche,
façade sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré avec le porche d'entrée
ouvrant sur la cour d'honneur; à droite, côté de l'avenue de Marigny.
L'Elysée, palais des présidents de la République française, est un monument discret, pourrait-on dire, et devant lequel le passant éprouve plus de curiosité que d'admiration. Ce n'est pourtant point une bâtisse vulgaire: seule l'exiguïté de l'espace vide qui l'entoure et la simplicité des murs ou des grilles qui protègent son parc lui valent cette renommée sans éclat. Vertes, l'Elysée, ce n'est pas le Louvre et son parc, ce n'est pas les Tuileries, mais ce palais clos et caché renferme des beautés dont l'existence mérite d'être rappelée de temps en temps au public oublieux. L'installation de M. Raymond Poincaré dans le palais de l'Elysée nous a semblé motiver suffisamment la publication d'une série de documents sur ce monument. Ces documents sont de deux sortes: d'une part M. Marc Varenne, qui fut le chef du secrétariat particulier de M. Fallières, a résumé pour nous l'historique du palais, et nous avons nous-mêmes réuni quelques renseignements sur son utilisation actuelle; d'autre part nous avons fait prendre plusieurs vues en couleurs des principaux salons, cabinets ou façades de la demeure de nos chefs d'État, on les voit reproduites aux pages suivantes. Cette partie de notre travail sur le palais national est absolument nouvelle et originale, et l'on peut juger que nos collaborateurs ont pleinement réalisé le projet que nous avions formé de composer, par l'image, une documentation inédite, à la fois historique et artistique, sur le palais de l'Elysée.
En 1718, le bruit se répand à la cour qu'un des favoris du Régent, Henri de La Tour d'Auvergne, comte d'Évreux, troisième fils du duc de Bouillon, va épouser la fille du financier Crozat, un ancien commis devenu par la suite caissier du clergé et fondateur de la Compagnie de Louisiane. Le comte d'Évreux, criblé de dettes et n'arrivant pas à payer sa charge de colonel général de la cavalerie, s'est alors résolu, comme le dit Saint-Simon, «à sauter le bâton de la mésalliance» et, dès le mariage conclu, avec l'argent du père Crozat, il achète hors Paris, sur le chemin de Neuilly, une trentaine d'arpents en jardins et marais sur lesquels l'architecte Molé lui construit un magnifique hôtel.
Henri de La Tour d'Auvergne meurt avant de voir cette résidence achevée et il la laisse à un de sus neveux, le prince de Turenne, lequel déclare immédiatement se trouver dans l'impossibilité de la conserver.
Or, la marquise de Pompadour a une envie folle de l'hôtel d'Évreux: voilà plusieurs mois qu'elle convoite cette fastueuse installation dont la situation admirable lui plaît infiniment. La marquise, d'ailleurs, ne cesse pas d'acquérir des propriétés nouvelles. Elle possède déjà les châteaux de Crécy et de la Celle, ainsi que ses ermitages de Versailles, de Fontainebleau et de Compiègne, tout cela ne lui suffit point; elle achète l'hôtel d'Évreux pour 730.000 livres, y appelle aussitôt une légion d'ouvriers et d'artistes, entasse dans ses nouveaux salons un mobilier d'une richesse inouïe et tapisse les murailles avec les Gobelins que Sa Majesté a eu la gracieuseté de lui faire envoyer. Le peuple chansonne la prodigalité de la marquise, les épigrammes pleuvent et l'on affiche des placards critiquant les dépenses exagérées de la favorite. Celle-ci ne se laisse pas émouvoir; elle poursuit son oeuvre, embellit l'hôtel d'Évreux et, en dernier lieu, agrandit d'un coup les jardins potagers qui s'étendent jusqu'aux avenues Montaigne et Matignon actuelles.
Obligée de quitter le moins possible Versailles, afin de ne pas voir diminuer son crédit auprès de son royal amant, la marquise de Pompadour ne s'attarde guère à l'hôtel d'Évreux, elle ne peut y effectuer que des séjours de courte durée, mais elle garde une prédilection particulière pour cette résidence et à sa mort elle la lègue, par testament, au roi pour le comte de Provence.
Louis XV désintéresse M. de Marigny, frère de la marquise, et décide que l'hôtel d'Évreux sera réservé désormais aux ambassades extraordinaires logées souvent à l'hôtel Pontchartrain, rue Neuve-des-Petits-Champs. L'administration du Garde-Meuble de la couronne s'empare bientôt de l'hôtel qui n'abrita point d'ambassade et elle le conserve jusqu'au moment où le gouvernement, ayant besoin d'argent, le cède au fameux banquier Beaujon qui l'accepte sans difficulté en échange de ses grosses créances.
Beaujon, homme d'affaires consommé mais vaniteux et possédé de la manie du faste, amoncelle dans cette demeure dont il est si fier une quantité énorme d'objets d'art, de tableaux, de meubles et de livres.
Louis XVI rachète l'hôtel dont Beaujon se réserve l'usufruit et à la mort de ce dernier--cinq mois après la conclusion de ce contrat--il dispose de cette propriété en faveur de la duchesse de Bourbon.
Imbue des idées à la mode, cette princesse bouleverse les jardins et change les majestueux parterres à la française en parc anglais et donne à l'hôtel le nom d'Elysée qu'il porte aujourd'hui. Voyant que les choses se gâtent, la duchesse prend vite le parti d'émigrer et elle loue l'Elysée à un sieur Hovyn, sorte d'imprésario et entrepreneur de fêtes publiques qui transforme l'Elysée, devenu Hameau de Chantilly, en bal populaire où la foule se presse autour d'attractions diverses. Hovyn a eu là un trait de génie et la réussite est complète. Le Hameau de Chantilly ne désemplit, pas; selon la formule, on refuse du monde et, en l'an VI, Hovyn se hâte de se rendre propriétaire de l'immeuble vendu comme bien national.
Malheureusement le propre de la vogue c'est de n'avoir qu'un temps et le Hameau de Chantilly voit sa faveur décroître. Malgré la beauté de ses ombrages, le jardin n'attire, plus autant le public; la mode en a décidé autrement. Les soldats du général Bonaparte ont apporté d'Italie le goût des glaces à la vanille et ce sont les pâtissiers-glaciers qui, à cette heure, font fortune. Mlle Hovyn, qui a succédé à son père, s'obstine cependant durant quelques mois et tâche d'attendre des jours meilleurs en vivant au moyen des loyers que lui paient les locataires. L'hôtel est en effet divisé en quinze appartements et l'un d'eux est habité par M. de Vigny, dont le petit garçon, Alfred--le futur auteur d'Eloa--joue sur les pelouses du jardin: mais Mlle Hovyn se rend compte que lutter est impossible, la concurrence est la plus forte, il lui faut vendre l'établissement. Le moment est favorable: nous sommes en 1805, et une société nouvelle est en train de se reconstituer sur les ruines de l'ancienne noblesse. Un premier acquéreur se présente dans la personne de Louis Bonaparte, connétable de l'Empire. Effrayé par le prix, il préfère se retirer et laisse le champ libre au maréchal Murat, gouverneur de Paris, qui s'est mis en tête de quitter le quartier de Notre-Dame-de-Lorette. Murat, séduit par l'idée d'habiter dans l'aristocratique faubourg Saint-Honoré, finit, après d'assez longs pourparlers, par se décider, et l'Elysée est à lui moyennant un million.
L'Elysée a un besoin urgent de réparations indispensables. Ces derniers quinze ans l'ont très abîmé, et le premier soin de Murat est de charger Percier et Fontaine de mettre le palais en état. (C'est à cette époque qu'a été construit l'escalier d'honneur.) Quand l'empereur appelle Murat au trône de Naples, l'Elysée fait retour à la couronne, et Napoléon affectionne bientôt cette demeure tranquille, enveloppée par une ceinture de jardins, où il lui est loisible, en plein Paris, de se reposer des lourds soucis du pouvoir. Aussi s'empresse-t-il, en décembre 1809, au moment de son divorce, de comprendre l'Elysée, dont il a apprécié le charme doux et paisible, dans les palais affectés dorénavant à l'impératrice Joséphine. Le 30 janvier 1810, il lui écrit: «Je te saurai avec plaisir à l'Elysée et fort heureux de te voir plus souvent, car tu sais combien je t'aime», et, le 3 février: «J'ai fait transporter tes effets à l'Elysée; sois tranquille et contente et aie confiance entière en moi.»
L'Elysée a été le dernier palais impérial de Napoléon.
Presque jour pour jour, un an après l'abdication de 1815, le duc et la duchesse de Berry s'installent à l'Elysée. Ils mènent là une existence charmante, exempte de l'étiquette insupportable des Tuileries, et se plaisent à la conversation spirituelle de leurs familiers et notamment de leur premier aumônier, le marquis de Montebello, ancien maréchal de camp, qui ne craint pas de se mettre au piano pour faire danser l'entourage du duc et de la duchesse. Le 29 janvier, écrit la comtesse de Boigne, «un bal magnifique et profondément ordonné a lieu à l'Elysée. Le prince en fit les honneurs avec bonhomie et obligeance.» Quelques jours après, le prince est assassiné par Louvel, et la duchesse quitte l'Elysée.
Sous la monarchie de Juillet, le palais voit tour à tour défiler une foule de personnages et de souverains qui viennent rendre visite au roi des Français: Mehemet Ali et la reine Christine, le bey de Tunis, la duchesse de Kent, etc..
Un décret de l'Assemblée Constituante de 1848 assigne l'Elysée comme résidence au président de la République, et le prince Louis-Napoléon Bonaparte s'y installe en 1850.
Après la proclamation de l'Empire, quand Napoléon III s'est résolu à habiter les Tuileries, l'Elysée s'agrandit grâce à l'acquisition des hôtels Sébastiani et Castellane. L'architecte Lacroix construit une aile destinée aux appartements particuliers du chef de l'État et il surélève en outre les bâtiments qui donnent sur le faubourg Saint-Honoré et sur la cour d'honneur.
Au moment des fiançailles officielles de Mlle de Montijo avec l'empereur, l'Elysée abrite durant quelques jours la future impératrice, et lors des Expositions il est utilisé comme palais des Souverains.
Depuis 1873, l'Elysée est affecté à la résidence du président de la
République.
Marc Varenne.
L'aménagement intérieur du palais de l'Elysée n'a guère changé au cours de ces dernières années. Le même mobilier Empire occupe et décore les mêmes salles. Quelques transformations ont bien été apportées par le président Sadi Carnot et par le président Félix Faure; mais, depuis lors, tout ou presque tout est resté intact et pareil. La destination des principaux salons et cabinets n'a guère varié non plus.
Nous allons parcourir rapidement tout le rez-de-chaussée du palais, en suivant un itinéraire naturel qui est celui du visiteur entrant par le vestibule d'honneur. Ce vestibule ouvre sur la cour d'honneur. Du porche du faubourg Saint-Honoré, auquel il fait face, les passants peuvent l'apercevoir, ainsi que le perron qui y conduit, ainsi que les vérandas et les verrières qui, aux jours de cérémonie, reçoivent un vêtement, de tentures et de draperies.
Façade sur le jardin
LE PALAIS DE L'ELYSÉE.--Grande salle à manger.
(Au fond,
statue d'Hébé par Marqueste.)
Cabinet du Président de la République.
Cabinet du Secrétaire général civil.
Tapisserie des
Gobelins: Hiver, d'après Pierre Mignard.
Cabinet du Conseil des Ministres.
Salon de l'Hémicycle. Ecran en tapisserie de Beauvais.
LE PALAIS DE L'ELYSÉE.--Grande salle des Fêtes, tendue de
tapisseries des Gobelins.
Salon Murât.
Peinture de Carle Vernet représentant «la
Résidence du prince Murat, grand-duc de Berg».
Grand Salon de réception, (sièges et écrans en tapisserie
de Beauvais; tapis de la Savonnerie.)
LE PALAIS DE L'ELYSÉE.--Salon de l'Hémicycle: le
Jugement de Pâris, d'après Raphaël (tapisserie des Gobelins).
Le vestibule d'honneur franchi, nous nous trouvons dans le Salon des Tapisseries, ainsi nommé à cause des beaux Gobelins qui en ornent les murs. Nous pénétrons ensuite dans le Salon Blanc ou Salon des Aides de camp. Cette seconde dénomination lui aurait été donnée au temps du Prince-Président, dont les aides de camp avaient coutume de se tenir là. C'est un salon clair, peu orné, tout garni de boiseries blanches.
Passons maintenant dans le Grand Salon de réception, ou Salon des Ambassadeurs, qui est représenté à la page précédente. C'est ici que les ministres des puissances étrangères s'entretiennent d'ordinaire avec le président de la République, soit qu'ils viennent lui présenter leurs lettres de créance ou de rappel, soit qu'ils assistent à une cérémonie officielle. Le Salon de l'Hémicycle, qu'on voit sur cette même page en couleurs, lui est contigu. Plus loin, se trouve la Salle du Conseil des ministres, dont la cheminée supporte des bronzes noirs et dorés d'un grand effet et qui, débarrassée de sa sévère table au tapis vert, est réservée, les jours de réception, comme tous les salons précédents, aux invités du président de la République. Attenant à la Salle du Conseil des ministres, voici un salon plus étroit, le Salon de Cléopâtre, qui tire son nom du sujet de sa tapisserie, et où les personnes ayant obtenu audience attendent le moment d'être reçues par le chef de l'État.
Si nous traversons de nouveau, mais en sens inverse, tous ces appartements, nous nous trouvons dans le Salon Murat, aux vastes dimensions, dont la perspective est prolongée par d'immenses glaces et qui fut construit pendant le séjour du prince Murat au palais. Tout près est la Grande Salle à manger (voir la première page en couleurs) qui reçoit jusqu'à cent convives. Elle est de construction assez récente; on la transforme en buffet les soirs de réception. Les appartements privés de M. le président de la République comprennent une autre salle à manger, de dimensions plus réduites.
Le Jardin d'Hiver est parallèle à la Grande Salle à manger, et la Salle des Fêtes leur est perpendiculaire. Cette Salle des Fêtes fut construite par ordre de M. Sadi Carnot. Auparavant on dressait, les soirs de bal à l'Elysée, une immense tente provisoire sur l'emplacement de la salle actuelle. Elle est, cette Salle, surchargée d'ornements et de dorures; le plafond est un chaos de reliefs et de creux rutilants.
Au-dessus de ces vastes appartements du rez-de-chaussée, qui sont dits «officiels», se trouvent les appartements privés du président de la République qui comprennent aussi plusieurs salons de réception. Dans notre photographie du parc, où le Palais s'aperçoit au fond, entre les arbres, ces appartements privés sont ceux du premier étage.
Revenons dans le vestibule d'honneur--où commence le grand escalier à la rampe composée de longues palmes de cuivre--et pénétrons, à gauche, dans le Cabinet de service des officiers. Aux murs, plusieurs toiles, dont une Charge de cuirassiers, d'Aimé Morot, et Un homme à la mer, de Léon Couturier. A côté est le cabinet du secrétaire général militaire, le général Beaudemoulin, puis le cabinet du président de la République, que nous montrons plus haut, avec ses boiseries blanches, sa bibliothèque mi-circulaire, en acajou, remplie de livres aux reliures sévères, cuir et or. Deux fenêtres ouvrant sur le parc l'éclairent. Enfin voici le cabinet du secrétaire général civil, M. Pichon, dont un des murs, formant rotonde, est orné de la tapisserie de Pierre Mignard, que nous avons photographiée.
Nous sommes, là, sur la rue de l'Elysée. L'aile du bâtiment se prolonge entre cette voie et le parc. C'est à l'extrémité de cette aile que se trouvent le Salon d'Argent et un autre Salon qu'on appelait familièrement naguère le «capharnaüm», parce qu'on l'utilisait peu. Ces deux salons ont été tout récemment restaurés et M. Raymond Poincaré se plaît à y travailler et à y recevoir quelquefois. Ils ouvrent aussi sur le rectangle du parc qu'enferme cette partie du palais et qui forme un petit jardin à la française agréablement fleur'
Le général Beaudemoulin est secrétaire général militaire de la présidence de la République et chef de la maison militaire du président. Le secrétaire général civil est M. Pichon. Le chef du secrétariat particulier, M. Gras. La maison militaire se compose de MM. le capitaine de vaisseau Grandclément, le colonel Boulanger, le lieutenant-colonel Aldebert, le lieutenant-colonel Pénelon et le commandant Aubert. Le commandant du palais est le lieutenant-colonel de gendarmerie Jouffroy.
On peut diviser le personnel ordinaire de l'Elysée en trois catégories. M. Perrin, chef des services intérieurs, a d'abord sous ses ordres un personnel chargé de l'entretien du mobilier, du chauffage, de l'éclairage, du nettoyage, etc., et qui dépend de l'administration des Beaux-Arts. L'entretien du monument proprement dit est confié aux services de l'architecture. M. Guillaume Tronchet, architecte en chef des palais nationaux, a un bureau à l'Elysée.
La seconde catégorie du personnel concerne la surveillance. Elle est composée de surveillants militaires des palais nationaux, qui dépendent aussi de l'administration des Beaux-Arts; ce sont de vieux soldats, coiffés du bicorne et portant l'épée, les mêmes que ceux qui veillent à la porte de nos musées. Viennent ensuite les portiers, aux uniformes noirs avec de minces galons d'or. La garde militaire comprend un détachement de gardes républicains chargés de la protection intérieure et d'un détachement d'infanterie, chargé également de la protection intérieure et, en outre, de rendre les honneurs au président à sa sortie du palais et à son retour.
Il y a enfin le personnel d'antichambre et d'écurie, lequel est entièrement rétribué sur la cassette personnelle du président. Le service d'antichambre est sous la direction du maître d'hôtel; il est composé de valets de pied, de cuisiniers, d'huissiers, de garçons de bureau, etc. Le personnel d'écurie est sous la haute surveillance d'un officier de cavalerie de la maison militaire, en ce moment le lieutenant-colonel Aldebert. Le premier cocher, M. Decaux, est en même temps piqueur. Il y a dans les écuries, remises et garages de l'Elysée, six chevaux, deux voitures et deux automobiles.
Une de nos photographies représente le parc. Cette vue est prise de la partie des jardins qui avoisine les Champs-Elysées. Les parterres sont dessinés à la française. De beaux arbres ombragent les allées. M. le président de la République accomplit autour des pelouses sa promenade quotidienne. Il marche d'un pas pressé, jetant de temps à autre un regard au ciel, aux feuillages ou aux fleurs, mais le plus souvent étudiant un des dossiers dont il est toujours muni. L'indiscrétion d'un vieux jardinier--qu'on lui pardonne!--qui est le seul témoin de ces promenades studieuses nous a fait connaître cette habitude de M. Raymond Poincaré: «Ah! disait le vieillard ami des fleurs, quel homme que M. le président! Que peut-il bien avoir dans la tête? Je ne le regarde pas, bien sûr, mais je le vois tout de même... Eh bien, quand il descend, après son déjeuner, il a la poche droite de son veston toute bourrée de paperasses. Et le voilà qui commence à marcher vite, vite, autour des pelouses, et, tout en marchant, il plonge sa main dans sa poche droite, en tire un papier, le lit, parfois écrit quelque chose dessus, toujours sans s'arrêter, puis enfonce le papier dans la poche gauche pour en reprendre aussitôt un autre dans la poche droite. Et quand, sa promenade terminée, il regagne son cabinet, la poche droite est vide et la poche gauche est pleine... Mais qu'est-ce que M. le président peut bien avoir dans la tête pour travailler comme ça, tout le temps?...»
Et le vieux jardinier croisait les bras pour témoigner de sa surprise et
de son émerveillement.
J. L.
(Agrandissement)
Plan du rez-de-chaussée du palais de l'Elysée. Sur ce
plan ne figure pas le corps de bâtiments bas qui précède la cour
d'honneur, sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré, qui ne comprend que les
postes de garde et de surveillance, des bureaux, et des services
subalternes.
A l'aéro-parc de Lamotte-Breuil: le ballon Icare prêt
pour le départ. On remarque le parachute équatorial
légèrement soulevé
par le vent.
Le Zénith, parti de la Fillette le 18 avril 1913, atterrissait trois heures plus tard près de Biron (Indre). Les 8.600 mètres d'altitude atteints au cours de l'ascension coûtaient la vie à Sivel et à Crocé Spinelli; seul, Gaston Tissandier, effroyablement éprouvé, échappait à la mort. Le 28 mai 1913, le ballon Icare, ayant à bord MM. Bienaimé, Jacques Schneider et Albert Senouque, parti de Lamotte-Breuil (Oise), atterrissait cinq heures plus tard, ayant dépassé 10.000 mètres d'altitude. L'équipage n'avait nullement souffert. Avec quel matériel, à l'aide de quels instruments, comment, en un mot, est-il possible aujourd'hui de franchir le cap des 10.000 mètres sans accident, quelles sont les conséquences physiologiques de pareilles ascensions, l'un des trois aéronautes de l'Icare, M. Maurice Bienaimé, va nous le dire:
Nous disposions pour cette ascension d'un ballon de 3.500 mètres cubes en tissu caoutchouté, gonflé à l'hydrogène pur.
Pour qu'un aérostat puisse gagner la haute atmosphère, il faut disposer de la presque totalité de sa force ascensionnelle, autrement dit il faut jeter tout le lest. Mais un ballon qui regagne les couches inférieures de l'atmosphère a une tendance à accélérer sa descente pour deux raisons distinctes: le gaz contenu dans l'enveloppe se contracte sous la pression atmosphérique grandissante; de plus, il est soumis aux lois de l'accélération de la pesanteur. D'où nécessité de garder une provision de lest évaluée à 25 kilos par 1.000 mètres d'altitude, soit 250 kilos pour modérer une descente de 10.000 mètres.
La nacelle de l'Icare et les trois aéronautes.
M. Senouque, encore hors de la nacelle et tenant un
baromètre enregistreur; M. Schneider et M. Bienaimé
dans la nacelle.
Afin de résoudre ce dilemme, nous avions muni notre ballon d'un parachute équatorial. Le parachute équatorial se compose d'une bande d'étoffe de 1 m. 25 de large, que l'on fixe autour du ballon à la hauteur de l'équateur. Cette bande d'étoffe forme une sorte de collerette dont le bord extérieur est rattaché à l'aide de cordelettes aux mailles inférieures du filet. Lorsque l'aérostat est immobile ou en ascension, l'étoffe pend verticalement; si un mouvement de descente se produit, l'étoffe prend une position horizontale et s'ouvre comme un vaste parapluie. La surface en était calculée de façon à délester le ballon de 250 kilos pour une descente de 125 mètres à la minute. Ce qui nous permettait de descendre presque sans lest.
Nous emportions quatre appareils respiratoires, dont un de secours. Ces appareils se composent d'un obus d'oxygène comprimé d'une capacité de 1.600 litres, d'un masque relié à l'obus par un tube métallique de 2 mètres de long. Un premier manomètre indique la quantité de gaz contenue dans le tube, et un deuxième manomètre, muni d'un détendeur, permet de régler le débit qui peut varier de 2 litres à 10 litres à la minute.
Au-dessus de 8.000 mètres d'altitude, on est appelé à rencontrer des froids pouvant dépasser -40°. Le gaz contenu dans les obus, en se détendant brusquement, se refroidit encore plus. Il est donc utile de protéger les appareils contre le froid. Dans ce but, nous avions enfermé les obus dans des boîtes remplies de sciure de liège et nous avions fait garnir les masques de caoutchouc, afin que le métal ne nous brûle pas le visage.
Dans ce genre d'ascension, une des principales sources d'épuisement réside dans la nécessité dans laquelle on se trouve de soulever successivement les sacs de lest pour les vider par-dessus bord. Au-dessus de 8.000 mètres, cet effort devient absolument épuisant. Afin de remédier à cet inconvénient, nous avions fait attacher nos sacs de lest à l'extérieur de la nacelle. Pour les vider, il suffisait de couper une cordelette après laquelle ils étaient suspendus. Ils tombaient dans le vide et une deuxième cordelette, préalablement attachée à leur fond, les faisait basculer et se vider automatiquement.
Pour déterminer l'altitude atteinte, nous emportions deux baromètres Richard enregistrant sur noir de fumée, ainsi qu'un thermomètre et un baromètre enregistreurs. Un dynamomètre à main pour mesurer la force musculaire, un appareil photographique, des fourrures, complétaient notre matériel.
Pour effectuer notre tentative, nous recherchions un ciel sans nuages et un vent excessivement faible. Dans les hautes régions de l'atmosphère on est appelé à rencontrer des courants aériens qui atteignent des vitesses dépassant 130 kilomètres à l'heure. Le 28 mai, par un temps idéalement pur, nous décidons de partir. Après avoir fait sceller tous nos appareils enregistreurs par M. Magne, ingénieur de la maison Richard, nous nous élevons à 12 h. 16 de l'aéro-parc Clément-Bayard, à Lamotte-Breuil. Un faible vent nous pousse vers le sud. Nous emportons 112 sacs de lest de 20 kilos environ chacun. Pour obtenir une montée régulière et continue de 50 mètres à la minute, nous jetons un sac toutes les deux minutes.
Il est indispensable de s'élever très lentement, afin d'éviter toute diminution brusque de pression.
A 13 h. 18, nous atteignons 3.400 mètres et nous commençons à respirer l'oxygène. A 14 h. 35, nous planons au-dessus de 7.000 mètres. Nous dépassons une couche de cirri. A 15 heures, nous atteignons 8.000 mètres. Nous sommes environnés par de légers flocons de neige. Le thermomètre marque -10 environ. Nous continuons à monter et, à 15 h. 15, nous dépassons 9.000 mètres. A 15 h. 32, je jette le 109e sac de lest et, à 15 h. 36, nous atteignons notre altitude maxima. Nous planons à 10.081 mètres au-dessus de la sphère terrestre.
Senouque essaie sa force au dynamomètre; alors qu'à terre l'aiguille s'arrêtait à 105, elle dépasse maintenant 110. J'essaie à mon tour; l'aiguille marque 155, alors qu'avant le départ elle n'indiquait que 140. Nos appareils débitent 5 litres d'oxygène à la minute et nous ne sommes nullement incommodés par la raréfaction de l'air.
Nous nous penchons sur le bord de la nacelle, la terre nous apparaît parfaitement nette. Nous distinguons les villages, les routes, les arbres qui les bordent et jusqu'à l'ombre qu'ils projettent. La surface du globe nous semble légèrement concave. Notre regard embrasse un panorama dont nous croyons pouvoir évaluer le diamètre à 250 kilomètres environ. Au delà, la vue est limitée par un rideau de brume. Le thermomètre est descendu à -18 degrés, mais l'absence totale de vent nous rend cette température très supportable. Nous n'avons plus que trois sacs de lest que nous conservons pour la descente, et notre provision d'oxygène s'épuise rapidement. Aussi décidons-nous de commencer à descendre.
La manoeuvre de la soupape dans les hautes altitudes est très délicate. Les ressorts qui actionnent les deux clapets sont constitués par six élastiques Sandow; lorsque le froid devient intense, il est toujours à craindre que le caoutchouc ne devienne cassant. Aussi, entr'ouvre-t-on à peine la soupape, et n'est-ce pas sans une certaine angoisse que l'on écoute si elle s'est bien refermée. De plus, il est indispensable d'amorcer la descente par une rupture d'équilibre aussi faible que possible. Une manoeuvre un peu brutale provoquerait une vitesse de chute qui s'accélérerait et qu'il deviendrait impossible d'enrayer étant donné le peu de lest dont on dispose. A 15 h. 40, je commence donc à soupaper et, après dix minutes d'efforts, nous constatons un léger mouvement de descente. A 16 h. 14, nous ne sommes plus qu'à 8.000 mètres.
LE PREMIER CLICHÉ PHOTOGRAPHIQUE IMPRESSIONNÉ A PLUS DE
10.000 MÈTRES D'ALTITUDE. Dans la nacelle de l'Icare: MM. Maurice
Bienaimé et Jacques Schneider, photographiés par leur compagnon, M.
Albert Senouque. Les aéronautes portent les masques respiratoires reliés
aux obus d'oxygène; on voit, à droite, fixé aux cordages, le baromètre
dont l'aiguille indique, sur le cylindre, l'altitude atteinte à ce
moment.
La descente s'accélère et nous voyons le parachute équatorial s'ouvrir graduellement. 16 h. 20, et nous voici à 7.000. Les précédents mille mètres ont été descendus en six minutes. C'est trop rapide. Nous jetons un des trois sacs de lest qui nous restent. 16 h. 45. Nous voici à 5.000 mètres environ. La contraction des gaz pendant la descente a fait prendre à notre ballon une forme légèrement fusiforme et cette déformation a sa répercussion sur le parachute, qui a des mouvements ondulatoires inquiétants. A 3.000 mètres, nous quittons les masques respiratoires. Nous nous rapprochons rapidement de la terre et, à 19 h. 5, nous nous apprêtons à effectuer l'atterrissage. Nous arrivons sur une route; je jette le dernier sac de lest, les tubes d'oxygène, le sac à bâche, pour essayer d'éviter les fils télégraphiques, mais en vain. Ironie des choses, après nous avoir allègrement enlevés dans la haute atmosphère, notre coursier est incapable de nous faire franchir un obstacle de 3 mètres de haut. Après une courte lutte, les fils télégraphiques et les branches d'arbres nous livrent passage et l'atterrissage s'effectue sans encombre dans un champ voisin. Il est 17 h. 10. Nous sommes à deux kilomètres de Châtillon-sur-Seine. Nous avons donc parcouru un peu plus de 200 kilomètres à vol d'oiseau. Notre ascension ayant duré 4 h. 54, nous trouvons une vitesse moyenne de 40 kilomètres.
Au point de vue physiologique nous pouvons donc affirmer que l'organisme humain, grâce au complément d'oxygène que nous lui avons fourni, résiste parfaitement pendant un laps de temps assez considérable à une dépression de 545 millimètres, correspondant à une altitude d'environ 10.000 mètres.
Il est juste d'ajouter que, si l'organisme ne se ressent pas d'une façon immédiate d'une pareille dépression, il n'en est pas moins assez sérieusement éprouvé dans la suite. Le coeur, battant à la cadence de 110 pulsations à la minute, produit dans les artères et dans les veines une pression égale à une colonne de 25 centimètres de mercure environ. Lorsque la pression extérieure est réduite à 210 millimètres, alors que la pression interne est de 250 millimètres, il se produit dans les tissus du système circulatoire une tension considérable, et il est certain qu'une rupture artérielle ou une extravasation veineuse sont toujours à craindre.
Voici quelques mots sur les différents troubles qui résultèrent pour chacun de nous de cette ascension.
Albert Senouque éprouva simplement une profonde dépression physique... Jacques Schneider se réveilla le lendemain avec les veines du pied gauche fortement enflées et fut pris, après le déjeuner, de phénomènes d'essoufflement qui durèrent une heure environ. Le surlendemain il constatait une légère hémorragie intestinale. Pour ma part, je ne ressentis d'abord rien, mais quarante-huit heures après j'éprouvai une certaine oppression suivie de courbature cardiaque. Pour donner une idée de la pression subie dans les artères, je citerai le fait suivant: le docteur Héron de Villefosse, qui avait pris ma tension artérielle la veille de l'ascension, constata au retour que de 23 elle était tombée à 16...
Nous n'avons ressenti ni les uns ni les autres la moindre douleur dans les oreilles, grâce probablement à la fréquence des mouvements de déglutition que nous avons faits, dans le but d'assurer la perméabilité de la trompe d'Eustache et de maintenir le tympan entre deux pressions sensiblement égales.
En résumé, il semble résulter de nos constatations que les accidents qui se produisent au cours des ascensions élevées dépendent moins du défaut d'équilibre entre les pressions externe et interne que du manque d'oxygénation des éléments essentiels du sang. Et nous sommes fondés à tirer cette conclusion, puisqu'il a suffi d'assurer à nos poumons un apport régulier d'oxygène pour nous mettre tous trois à l'abri de troubles graves.
Quelle est la limite extrême au-dessus de laquelle la vie deviendrait
impossible? Quelle dépression faudrait-il atteindre pour provoquer la
rupture finale de notre équilibre organique? C'est ce que nous ne
pourrons savoir que par l'expérience, c'est-à-dire en essayant de nous
élever encore plus haut, et nous espérons bien y réussir.
Maurice Bienaimé.
Copyright by Pierre Loti, 1913.
Lundi, 23 septembre.
Aujourd'hui, pour la première fois, j'assiste à une répétition de la Fille du Ciel. C'est sans décors, sans costumes, en tenue de ville, dans une salle nue, dépendant du théâtre. Oh! l'étrange impression d'entendre les acteurs dire no et yes, d'écouter mes phrases que je reconnais bien mais qui me font l'effet de s'être amusées à se déguiser en phrases anglaises... Je ne sais plus par qui fut énoncé l'axiome: une traduction, c'est l'envers d'une broderie. Je ne prétends pas qu'elle fût merveilleuse, la broderie que nous avions faite, et je reconnais d'ailleurs que l'envers en a été recoloré avec une habileté consommée; mais, quand même, c'est toujours un envers. Mise Viola Allen me paraît une idéale impératrice, et, malgré son chapeau parisien si en contraste avec les choses qu'elle doit dire, sa voix donne le petit frisson quand elle s'anime; à la scène finale, je vois même de vraies larmes perler au bord de ses jolis yeux vifs, qu'il sera facile de rendre délicieusement chinois en les retroussant au coin avec des peintures. Comme toutes les femmes ont l'air honnête dans ce théâtre! Les gentilles petites actrices chargées des rôles secondaires sont tellement correctes elles aussi, tellement comme il faut, et se tiennent comme des jeunes filles du monde. Mais, dans cette salle où sans doute je vais revenir tant de fois m'enfermer, il fait triste, de la tristesse particulière à tous les théâtres quand les illusions du soir y cèdent la place à la lumière appauvrie du jour.
Libéré à 4 heures, je circule au hasard, en auto, dans les rues que je n'avais pu voir encore animées par la pleine activité des jours de travail. La foule qui parle toutes les langues, les femmes aux allures décidées sans effronterie, les hommes tout rasés sous de larges casquettes, marchent vite, indifférents au fracas des chemins de fer suspendus ou souterrains.
A un angle de Broadway, sous les passerelles de ferraille ébranlées par le continuel passage des trains express, voici un rassemblement qui grossit, qui bourdonne; les voitures sont arrêtées, les policemen s'agitent, on dirait une émeute. Tout ce monde regarde avidement un tableau-noir sur lequel, de temps à-autre, quelqu'un ajoute un signe à la craie. Les jumelles, les monocles, les innombrables lunettes d'or sont braqués là-dessus, comme si le sort du monde allait s'y inscrire, et, chaque fois qu'un nouveau chiffre y apparaît, c'est tantôt un silence morne chez les spectateurs, tantôt une joie délirante avec des battements de mains et des cris. Qu'est-ce que ça peut bien être?--le cours de la Bourse?--Non, tout simplement, il s'agit de certain jeu de paume national; une grande partie se dispute en ce moment à la campagne, l'équipe de New-York contre celle d'une ville voisine, et un ingénieux système automatique apporte ici au marqueur l'indication des coups... Et tous ces hommes, que l'on croirait si positifs, se passionnent à ce point! Il faut en vérité que cette race, issue de toutes nos races vieillies, se soit retrempée de jeunesse sur le sol d'Amérique. Et j'admire surtout combien ces implantés d'hier ont déjà pris l'amour du clocher,--d'où découle nécessairement l'amour plus noble de la patrie.
Rassemblement de foule dans un carrefour.
Les gratte-ciel! Il faudra beaucoup de temps pour que mes yeux s'y résignent. Si encore ils étaient groupés, une avenue qui en serait bordée arriverait peut-être à un effet de fantastique beauté. Mais non, ils surgissent au hasard, alternant avec des bâtisses normales ou parfois basses; alors on dirait des maisons atteintes par quelque maladie de gigantisme, et qui se seraient mises à allonger follement comme les asperges en avril. Ce qui me déroute, habitué que j'étais aux villes de pierre comme en France ou aux villes de bois comme on Orient, c'est de ne voir ici que de l'acier, du ciment armé, des briques sanguinolentes, et surtout je ne sais quelle composition d'un brun rouge qui donne des maisons en chocolat, même des églises, des clochers en chocolat. Voici, dans la cinquième avenue, qui est comme on sait le quartier des milliardaires, l'habitation des Vanderbilt, en pur style moyen âge et en pierre pour de vrai; on l'aimerait dans un parc, sous de vieux chênes; mais un voisin gratte-ciel la surplombe et l'écrase. Voici une cathédrale gothique, capable de rivaliser avec les nôtres; mais les gratte-ciel d'à côté montent plus haut que ses flèches aiguës; alors elle est diminuée au point de ressembler à un joujou de Nuremberg. Au bord de l'Hudson, tel autre richissime a eu la fantaisie impériale de se faire construire le château de Blois, avec des pierres apportées de France, et ce serait presque une merveille; mais derrière, plus haut que les donjons et les girouettes, monte bêtement un gratte-ciel couronné d'une réclame lumineuse; alors cela n'existe plus. Cette ville, qui regorge de coûteuses magnificences, a poussé d'un élan trop rapide et trop fougueux; il me paraît qu'elle aurait besoin d'être coordonnée, émondée, et surtout calmée.
L'Hôtel de Ville de New-York, dominé
par un immeuble à trente-cinq étages.
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* *
Jeudi, 26 septembre.
Évadé aujourd'hui du théâtre, où il fait toujours noir en plein midi comme dans une cave, je m'en vais en auto, par l'avenue qui s'appelle River Side, remonter le long du cours de l'Hudson pour essayer de trouver enfin la campagne et le silence. Les trouverai-je réellement quelque part? Pour l'instant, des embarras de voitures ou d'automobiles élégantes m'entourent comme si je me rendais au bois de Boulogne. Mais, sans restriction cette fois, je m'incline devant la majesté d'une telle avenue. D'un côté le grand fleuve que l'on domine, de l'autre une interminable bordure de gratte-ciel (des demi-gratte-ciel, d'une quinzaine d'étages seulement) qui arrivent à un effet esthétique parce qu'ils s'alignent bien; ils ont du reste la couleur blanche et gaie de la pierre véritable, ils respirent le luxe clair et de bon aloi. Je ne crois pas qu'aucune capitale du vieux monde possède une promenade d'une telle opulence.
Les dreadnoughts, avec leurs mâts en forme
de tours
Eiffel.
Dans le fleuve, des escadres de guerre sont mouillées, de superbes escadres que l'Amérique réunit en ce moment pour se donner, en une grande fête, le spectacle de sa jeune puissance navale; les dreadnoughts dorment là, imposants de laideur terrible, surmontés de ces nouveaux mâts à l'américaine, larges et ajourés, qui ressemblent à des tours Eiffel; auprès d'eux, des croiseurs, des contre-torpilleurs dorment aussi; et une multitude de batelets, de mouches électriques, s'empressent alentour. Sur la berge, des milliers de curieux stationnent pour regarder. En prévision de cette prochaine fête de la marine, des pavillons de l'Amérique, rayés blanc et rouge avec semis d'étoiles sur leur coin bleu, commencent à flotter aux fenêtres des hautes maisons somptueuses. Et sur tout cela rayonne le beau soleil de l'«été indien». C'est comme une révélation de New-York que je viens de m'offrir aujourd'hui, et tout ce que je découvre, en faisant ainsi l'école buissonnière, est franchement admirable.
Mais la campagne, le silence, où donc les atteindrai-je? Ma course accélérée dure depuis plus d'une heure, et les gratte-ciel me suivent toujours, en files aussi orgueilleuses, témoignant que cette ville contient des riches par milliers. Il est vrai, sur la rive d'en face, au lieu des tuyaux d'usine qui pendant des kilomètres s'obstinaient à l'enlaidir, il n'y a déjà plus maintenant que des rochers et de grands bois; si près de la ville, c'est une surprise et un repos.
Enfin, enfin, la route que je suivais s'enfonce parmi des buissons et des arbres, l'air s'imprègne de la bonne senteur des mousses d'automne; je suis sorti de la fournaise humaine! C'est la campagne que j'avais tant souhaité atteindre, et elle est plus boisée, plus sauvage peut-être qu'aux entours immédiats de Paris. Mais je m'y sens quand même en exil, car les arbres et les plantes, à bien regarder, diffèrent légèrement des nôtres; les asters, que nous ne connaissons que dans nos jardins, croissent ici à profusion parmi des rochers noirs; sur tous ces feuillages des bois, les bruns et les rouges de l'arrière-saison s'accentuent davantage que chez nous, arrivent à des teintes sensiblement plus ardentes. Non, ce pays n'est pas le mien... Et puis, une campagne sans paysans, sans vieux clochers protecteurs autour desquels se groupent les villages, autant dire qu'elle n'a pas l'air vrai...
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Samedi, 28 septembre.
Les jours qui passent m'acclimatent assez rapidement à New-York. Les maisons me semblent moins extravagantes de hauteur et, quand je traverse Broadway, j'écoute moins le fracas des trains sur les passerelles de fer.
Un peu partout je découvre des choses amusantes à force d'imprévu, d'audace, de disproportion et de luxe colossal. On m'a montré ce matin comme typique certain café-restaurant qui éclipse tous les cafés-restaurants du monde. La salle d'en bas, qui coûta 5 millions, a été construite pour enchâsser le tableau de Rochegrosse acheté à grands frais: le Festin de Balthazar. Sur toutes les murailles de marbre vert, on a ciselé les mêmes bas-reliefs qu'à Persépolis; en marbre vert également sont les puissantes colonnes à têtes cornues, et les gigantesques taureaux ailés à visage humain. Mais, comiques au milieu de ces splendeurs déréglées, il y a les rangs de petites tables pour les consommateurs, et il y a les garçons en frac apportant à la ronde les bocks ou les cocktails!...
Aux répétitions de la Fille du Ciel, qui occupent mes journées, la féerie commence à se dessiner; nous sortons peu à peu des incohérences et du chaos des premières heures. Des décors qu'aucun théâtre parisien n'aurait risqués font revivre d'inimaginables passés chinois, des jeux de lumière électrique dont nous ignorons encore le secret imitent des limpidités de ciel, ou des lueurs de bûcher et d'incendie. Dans les jardins de l'impératrice, aux grands arbres tout roses de fleurs, des cigognes et des paons réels se promènent sur des pelouses jonchées--parce que cela se passe au printemps--de milliers de pétales qui ont dû tomber des branches comme une pluie. Là, aux rayons d'un clair soleil artificiel, je vois revivre, chatoyer tous les étranges et presque chimériques atours de soie et d'or copiés sur de vieilles peintures que j'ai rapportées, ou sur des costumes réels que j'ai exhumés naguère de leurs cachettes au fond du palais de Pékin.
Les monuments les plus singuliers, je crois, sont ces entr'actes, ces repos durant lesquels la féerie s'échappe, pour ainsi dire, de la scène, pour déborder sur les fauteuils d'orchestre. La vaste salle somptueuse, envahie alors par tous les figurants, n'en demeure pas moins plongée dans des ténèbres presque absolues; quelqu'un qui arriverait du dehors, où il fait jour, percevrait seulement que des formes humaines sont assises là, partout, et que le discret murmure de leurs voix sonne étrange: ce sont des voix chinoises qui chuchotent en chinois, et ces gens, qui simulent des spectateurs dans l'ombre, sont de pure race jaune... Quand les yeux s'habituent à l'obscurité, ou si quelque lueur électrique vient à filtrer de la scène, on découvre que tout ce monde, de la tête aux pieds, est vêtu avec l'apparat des anciennes cours célestes. Il y a même des groupes de ces petites déesses armées et casquées qui portent aux épaules des pavillons en faisceaux éployés et semblent avoir des ailes. Un peu fantastique vraiment, ce grand théâtre sans lumière, où les auditeurs, échangeant à mi-voix des phrases lointaines devant la toile baissée, sont pareils aux guerriers, aux Génies, sculptés dans les vieilles pagodes...
Le plus étonnant pour moi, c'est que ces figurants ne sont pas des gens quelconques, mais des étudiants des universités. L'un d'eux, habillé comme un seigneur du temps des Ming et qui, dans la vie privée, prépare son doctorat en médecine, vient un jour m'expliquer de la part de ses camarades, très courtoisement et dans l'anglais le plus correct, pourquoi ils ont accepté de venir: «C'est un tel plaisir pour nous, me dit-il, de nous trouver ainsi replongés dans le passé de notre pays, de voir reconstituée la Chine de nos ancêtres.»
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Lundi, 30 septembre.
Cette nuit, pour avoir une vue d'ensemble des fantasmagories de New-York, je monte au sommet de l'hôtel du Times, qui est l'un des plus stupéfiants gratte-ciel. A un angle de rue, dans un quartier de maisons à peine hautes, il se dresse tout seul, grêle, efflanqué, paradoxal, avec un air de chose qui n'aura jamais la force de rester debout. Très aimablement, les rédacteurs m'avaient convié. Un ascenseur-express, qui jaillit comme une fusée, nous enlève d'un bond jusqu'au vingt-cinquième étage, d'où nous grimpons sur la plate-forme extrême. Là souffle une brise âpre et froide--déjà l'air vif des altitudes--et, de tous côtés, dans le cercle immense qui va finir à l'horizon, l'électricité s'ébat à grand spectacle. Auprès, au loin, partout, des mots, des phrases s'inscrivent au-dessus de la ville en grandes lettres de feu, éblouissent un instant, disparaissent et puis reviennent. Des figures gesticulent et gambadent, parmi lesquelles j'ai déjà de vieilles connaissances, comme par exemple le farfadet qui brandit ses gigantesques brosses à dents. La plus diabolique de toutes est une tête de femme, qui se dessine dans l'air, soutenue par d'invisibles tiges d'acier, et qui occupe sur le ciel autant d'espace que la Grande Ourse; pendant les quelques secondes où elle brille, son oil gauche cligne des paupières comme pour un appel plein de sous-entendus, et on dirait d'une jeune personne fort peu recommandable. Qu'est-ce qu'on peut bien vendre en dessous, dans la boutique qu'elle surmonte et où elle vous convie d'un signe tellement équivoque? Peut-être tout simplement d'honnêtes comestibles ou de chastes parapluies. Il va sans dire, aucune montagne n'aurait des parois aussi verticales que ce gratte-ciel; en bas, les foules en marche le long des trottoirs, les foules sur lesquelles, en cas de chute, on irait directement s'aplatir comme un bolide, font songer à des grouillements d'insectes qui seraient lents pour cause de trop petites pattes, tandis que les files de wagons, dont la ville est sillonnée, paraissent de longues chenilles phosphorescentes qui ramperaient sans vitesse. Et une clameur monte de ces rues, comme une plainte de bataille ou de misère, entrecoupée par les grondements de tous ces trains en fuite... Babel effrénée, pandémonium où se heurtent les énergies, les appétits, les détresses de vingt races en fusion dans le même creuset.
L'hôtel du Times «grêle, efflanqué, paradoxal...»
Malgré le froid qui cingle le visage, c'est presque un soulagement, une délivrance, de se sentir là sur ce sommet artificiel; les six millions d'êtres qui, à vos pieds, dans la région basse, se coudoient, luttent et souffrent, au moins ne vous oppressent plus; même il est presque angoissant de penser qu'il va falloir redescendre tout à l'heure de ce haut perchoir où la poitrine s'emplissait d'air pur, redescendre et se replonger dans cette vaste mer humaine qui fermente et bouillonne partout alentour. Quelle inexplicable manie ont les hommes de s'empiler ainsi, de s'étager les uns par-dessus les autres, de s'accoler en grappes comme font les mouches sur les immondices,--quand il reste encore ailleurs des espaces libres, des terres vierges!... Vue d'ici, la ville paraît infinie; aussi loin que les yeux peuvent atteindre, l'électricité trace des zigzags, tremble, palpite, éblouit, écrit des mots de réclame avec des éclairs, et finalement, vers l'horizon où il n'est plus possible de rien lire, va se fondre en une lueur froide d'aurore boréale. Jamais encore New-York ne m'avait paru si terriblement la capitale du modernisme; regardé la nuit et de si haut, il fascine et il fait peur.
Samedi, 12 octobre 1912.
Aujourd'hui, la «première» de la Fille du Ciel, au Century Théâtre. Cette langue étrangère me déroute à tel point que je ne me sens pas tout à fait responsable de ce que mes personnages racontent. Vraiment, pour reconnaître ma pièce, je devrais plutôt faire abstraction du dialogue et, m'efforçant de ne pas entendre, n'assister au spectacle qu'avec mes yeux, comme si c'était une simple pantomime,--une pantomime certes qui dépasse mon attente par son exactitude et sa splendeur. Grâce à la consciencieuse magie des peintres et des costumiers, la vieille Chine impériale, qui ne se reverra jamais plus, est là devant moi, avec le jeu de ses nuances rares, l'inconcevable étrangeté de ses atours, avec ses dragons, ses monstres, tout son mystère. Pour compléter l'illusion, il y a même le son rauque des voix chinoises, et, pendant l'acte de la bataille, quand les soldats délirants se précipitent en une ruée suprême vers leur impératrice pour tomber tous à ses pieds, je crois réentendre ces clameurs qui faisaient frissonner, en Chine, aux jours de réelles tueries.
A la scène finale cependant, dès que l'empereur Tartare et la Fille-du-Ciel sont seuls en présence, je me reprends à écouter ce qu'ils disent; leur jeu est d'ailleurs si expressif que je me figure presque les entendre parler ma propre langue. Et quand la Fille-du-Ciel tend la main pour recevoir la perle empoisonnée qui va lui ouvrir les portes du Pays des Ombres, son geste et son regard émeuvent comme si vraiment elle allait mourir...
Maintenant la toile tombe; c'est fini; ce théâtre ne m'intéresse plus. Une pièce qui a été jouée, un livre qui a été publié, deviennent soudain, en moins d'une seconde, des choses mortes... J'entends des applaudissements et de stridents sifflets (contrairement à ce qui se passe chez nous, les sifflets, à New-York, indiquent le summum de l'approbation). On m'appelle, sur la scène, on me prie d'y paraître, et j'y reparais cinq ou six fois, tenant par la main la Fille-du-Ciel, qui est tremblante encore d'avoir joué avec toute son âme. Une impression étrange, que je n'attendais pas: aveuglé par les feux de la rampe, je perçois la salle comme un vaste gouffre noir, où je devine plutôt que je ne distingue les quelques centaines de personnes qui sont là, debout pour acclamer. Je suis profondément touché de la petite ovation imprévue, bien que j'arrive à peine à me persuader qu'elle m'est adressée. Et puis me voici reparti déjà pour de nouveaux ailleurs. J'étais venu à New-York afin de voir la matérialisation d'un rêve chinois, fait naguère en communion avec Mlle Judith Gautier. J'ai vu cette matérialisation; elle a été splendide. Maintenant que mon but est rempli, ce rêve tombe brusquement dans le passé, s'évanouit comme après un réveil, et je m'en détache...
Mercredi, 16 octobre 1912.
Demain matin, je prends le paquebot pour France. Je ne puis prétendre qu'en ce court voyage j'aie vu l'Amérique. Puis-je seulement dire que j'aie vu New-York? Non, car j'y ai surtout vécu prisonnier sous une sorte de coupole obscure,--le Century Théâtre avec sa pénombre de chaque jour. C'est là, dans cette grande salle rouge et or, parmi les fantastiques spectateurs des répétitions, figurants échappés de vieilles potiches ou de vieilles ciselures, c'est là que j'ai rencontré à peu près les seules femmes américaines qu'il m'ait été donné d'approcher.
Ces inconnues, admises pour avoir montré patte blanche au régisseur, entraient discrètement sans faire de bruit, presque à tâtons, effarées par tous ces personnages casqués d'or qui occupaient les stalles. Elles n'étaient jamais les mêmes que la veille, mes visiteuses. Non sans peine elles parvenaient à me découvrir, après avoir interrogé quelques-unes de ces étranges figures, qui balbutiaient des réponses vagues, en chinois. Assises enfin à mes côtés, elles étaient tout de suite gentilles et pleines de bonne grâce, malgré l'insuffisance de la présentation. Filles de richissimes ou pauvres petites journaleuses, elles appartenaient à tous les mondes. Et on causait, dans une sorte de plaisante camaraderie sans lendemain, pour ne se revoir jamais; c'était à demi-voix, pour ne pas troubler les acteurs qui, tout près de nous, se disaient des choses tragiques, dans quelque vieux palais de Nankin, sous de faux rayons de lune, ou bien à la lueur d'un faux incendie. Détail qui m'amusait, en général, elles apportaient, par précaution contre la longueur de la séance--la répétition durait plusieurs heures d'affilée--des sandwichs ou des petits gâteaux, et il me fallait partager cette dînette dans les ténèbres. Plusieurs d'entre elles me connaissaient beaucoup, sans m'avoir encore vu nulle part; c'est là l'inconvénient--ou le charme si l'on veut--de s'être trop donné dans ses livres. Quelques-unes avaient vu ma maison de Rochefort, d'autres, en canotant sur la Bidassoa, avaient aperçu mon ermitage basque. Grandes voyageuses, presque toutes, elles étaient allées à Stamboul, à Pékin, dans les différents lieux de la Terre que j'ai essayé de décrire, et la traversée de l'Atlantique pour venir chez nous leur semblait un rien comme promenade. Passant vite d'un sujet à un autre, elles disaient des choses incohérentes mais profondes; elles différaient des femmes de chez nous par quelque chose de plus indépendant et de plus masculin dans la tournure d'esprit; beaucoup plus libres certes, mais sans qu'il y eût jamais place entre nous pour l'équivoque. Et, après avoir causé un peu de tout, dans une intimité intellectuelle favorisée par l'ombre, on se saluait pour ne se revoir jamais.
En quittant ce pays, j'ai un vrai remords de n'avoir pu répondre comme je l'aurais souhaité à tant de lettres cordiales et jolies que chaque courrier m'apportait, à tant d'invitations téléphoniques m'arrivant aux rares heures où j'habitais mon perchoir. D'aimables inconnus m'écrivaient, avec la plus touchante bonne grâce: «Venez donc un peu vous reposer chez nous, à la campagne; au bord de l'eau, sous nos arbres, vous trouverez du silence.» Et j'étais élu membre honoraire d'une quantité de cercles. Comment faire, avec si peu de temps à moi? Au moins voudrais-je, ici, exprimer à tous ma reconnaissance et mon regret.
Dès que la Fille du Ciel a été livrée au public, j'ai employé de mon mieux mes trois ou quatre jours de liberté avant le départ. Mais combien il était embarrassant de choisir: pourquoi accepter ici et s'excuser ailleurs?
Je suis allé luncher à la magnifique et colossale Université de Columbia, auprès de quoi nos universités françaises sembleraient de pauvres petits collèges de province. J'ai voulu paraître dans différents clubs puisque l'on avait eu la bonté de m'en prier. J'ai répondu à l'invitation naïve des jeunes filles de l'école Washington-Irving qui m'avait particulièrement charmé par sa forme; elles étaient là deux ou trois centaines de petites étudiantes de quinze à seize ans qui, pour m'accueillir, avaient placardé aux murs des écriteaux de bienvenue; après m'avoir chanté la Marseillaise, elles ont continué par un hymne où de temps à autre revenait mon nom prononcé par leurs voix fraîches, et en partant j'ai serré de bon coeur toutes ces mains enfantines. On m'a fêté à l'Alliance française où, après le dîner, il y a eu, dans un grand hall, un défilé dont j'ai été ému profondément; tandis qu'un orchestre jouait cette Marseillaise qui, à l'étranger, nous semble toujours la plus belle musique, des Français de tous les mondes, les uns très élégants, les autres plus modestes, se sont tour à tour approchés de moi; des jeunes, des très vieux dont le regard attendri disait la crainte de ne plus revoir la France; des aïeules à chevelure blanche m'amenant leurs petites-filles qui m'avaient lu et souhaitaient me voir; là encore j'ai serré plusieurs centaines de braves mains que je sentais vraiment amicales, et je ne sais comment dire merci à tant et tant de familles qui ont bien voulu se déranger pour me témoigner un peu de sympathie.
En somme si, au premier abord, pour l'Oriental obstinément arriéré que
je suis, New-York ne pouvait que sembler effarant--en tant que chaudière
gigantesque où, pour créer du nouveau, se mêlent et bouillonnent
tumultueusement les génies de tant de, races diverses--si New-York m'est
resté jusqu'à la fin peu compréhensible, avant de le quitter j'ai
pourtant senti qu'il était quand même et surtout la ville de la pensée
chaleureuse, de la franche hospitalité et du bon accueil.
Pierre Loti.
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BEAUTÉS ALBANAISES.--Trois élégantes de Scutari.--Phot. S. Tchernof.
Scutari, la ville durement assiégée pendant de si longs mois, reprend peu à peu sous l'administration collective des puissances, son aspect normal d'avant la guerre. La population, musulmane ou chrétienne, rassurée, vaque, comme devant, à ses occupations pacifiques. Les vivres ont de nouveau, en abondance, rempli les magasins et les docks, et les nombreuses misères provoquées par le siège ont été secourues, à la première heure, par les soins de l'Autriche et de l'Italie dont, en cette terre d'influence, et en attendant que soit définitivement arrêté le statut de l'Albanie, les bons offices rivalisent. L'Angleterre et la France participent activement à l'oeuvre municipale. Les services ont été reconstitués avec des officiers des corps d'occupation ou des fonctionnaires locaux. La police est énergiquement organisée, et les commissions sanitaires ont méthodiquement procédé à l'assainissement de la ville.
Dans les rues, maintenant paisibles, de Scutari d'Albanie, les femmes albanaises, de qui les voyageurs se sont accordés à nous dire la sculpturale beauté, circulent, tranquillement, isolées ou par groupes, en leur costume traditionnel, à cela près cependant que les musulmanes, en grand nombre déjà, ont enlevé leur voile en attendant sans doute que des modes occidentales--de Vienne, de Rome, de Paris--inaugurées à la cour du prince, du futur prince d'Albanie, ne soient à leur tour adoptées, et on le regrettera, par les dames de la ville.
Il y a, à partir d'aujourd'hui, une chose délicieuse à voir à Paris; un spectacle tout neuf: c'est, au musée Galliéra, l'exposition de l'Art pour l'Enfance. On sait qu'outre son exposition d'Art décoratif, qui est à la fois permanente et continuellement renouvelée, la Ville organise à Galliéra, une fois par année, un petit Salon qui est, chaque fois, une ravissante surprise. On se rappelle les plus récentes: l'exposition de la Reliure, celle de la Dentelle, celle de l'Ivoire. Demain, et durant tout cet été, l'exposition se composera uniquement d'oeuvres et d'objets--d'autrefois et d'aujourd'hui--destinés à parer, à amuser l'enfance, ou inspirés par l'Enfant. Le très distingué conservateur du Musée de la rue Pierre-Charron, M. Eugène Delard, s'est adressé aux artistes, aux collectionneurs, aux éditeurs, aux fabricants qu'il savait capables d'aider, par leur collaboration gracieuse, au succès de cette aimable entreprise; et tant de bonnes volontés assemblées viennent de réaliser, pour le plaisir de nos yeux, quelque chose de charmant.
Entrons. C'est d'abord le petit jardin du musée aménagé en jardin d'enfants: de menues plates-bandes, quelques pelouses minuscules plantées d'arbres nains; un ruisseau «pour rire» dévalant en cascatelle au milieu de rochers gros comme le poing; et sur ce «paysage», une quinzaine de maisonnettes plantées; de maisonnettes pour enfants, derrière lesquelles une toile de fond déroule les splendeurs d'un panorama-joujou... Le vestibule du musée contient une amusante exposition de jouets modernes; et voici, dans le grand hall, des trésors: les collections d'anciens mobiliers de poupées, de Mme Ménard» Dorian; de Mme Bernheim (celui-ci est fameux; il servit à l'amusement du roi de Rome!); voici les poupées de M. d'Allemagne et de M. Léo Claretie; les soldats de l'ancienne France, de M. Vidal de Léry; et ceux de l'Empire de M. Bernard Franck (qui seront un des clous de cette exposition); les jouets de bois peint des paysans de la Lozère; les «découpages»--moins naïfs, mais d'autant plus amusants en leur ironique ingénuité--du pauvre Caran d'Ache et de Grandval; les poupées bretonnes, les animaux en fer forgé (d'extraordinaires caricatures de bêtes, inventées par le ferronnier Emile Robert, et qui vont avoir un succès fou). Et puis, disséminés autour de ces vitrines--ne pas négliger celle des hochets anciens!--voici les images de l'Enfance; d'exquises images: des panneaux d'Espagnat; des portraits de Carrière, de Paul Renouard, Steinlen, Lévy-Dhurmer, Geoffroy, Mme Breslau; un bébé en bois, de Carabin, qui est un chef-d'oeuvre; de délicieuses effigies enfantines, signées Dalou, Bourdelle, A. Charpentier, Dampt. J'en oublie... et c'est bien heureux, car je serais désolé de faire ici concurrence au catalogue qui est lui-même un document ravissant: une réduction de l'affiche de Willette en formera la couverture, et le texte en sera commenté par Poulbot.
Est-ce tout? Mais non. Car je n'ai rien dit des «chambres d'enfants» et je sais des mères qui vont préférer ce coin d'exposition-là à tout le reste. Elles occupent, ces chambres d'enfants, tout un côté de la seconde salle où sont exposés les jolis pastels de Mme Franc-Nohain, les vitrines de poupées et de jouets japonais de Mme Stroehlin, et du comte de Fleurieu. Ce sont des chambres où la forme des meubles, la couleur des tentures, les moindres détails du décor ont été inventés, combinés dans le dessein d'ajouter à la gentillesse du petit être qui est là, de l'encadrer aussi joliment que possible, de le parer et de le divertir. Je note l'appartement pour gosse--chambre à coucher et salle de jeux--d'André Hellé. Caran d'Ache, tapissier pour enfants, n'eût rien imaginé de plus suavement comique. Il n'y a pas un objet dans cet appartement-là, pas un bout d'étoffe qui n'ait de l'esprit!
*
* *
Ce qui est à voir encore--et là il convient de se presser un peu, car le spectacle ne sera plus de très longue durée--c'est la Rétrospective de Neuville. Les jeunes gens ne soupçonnent pas quels souvenirs pathétiques évoque une telle exposition au coeur de leurs aînés. Et je ne parle pas seulement de ceux qui ont fait la Guerre, et qui sont aujourd'hui des vieillards, mais de leurs cadets, de ceux qui, entre 1875 et 1880, n'étaient encore que des écoliers, ou de tout jeunes gens. Ces cinq années marquent l'épanouissement du talent d'Alphonse de Neuville et l'apogée de sa renommée. Dans ces temps très anciens, les amateurs de tableaux ne voyaient pas s'ouvrir à eux, tous les huit jours, un nouveau Salon de peinture; les grands «schismes» de la Nationale, des Indépendants, du Salon d'automne, n'étaient point encore inventés; on ne connaissait qu'une Eglise, si j'ose m'exprimer ainsi; c'était «le Salon»; le Salon tout court, devenu celui des Artistes français. Il s'ouvrait, chaque printemps, au Palais de l'Industrie, sur l'emplacement duquel s'élève, depuis treize ans, le Grand Palais. Et cet unique «vernissage» de l'année était un événement parisien. «Avez-vous vu le Neuville?» C'était une des premières questions qu'on se posait en s'abordant, vers midi, autour des tables de Ledoyen. Ces toiles de Neuville évoquaient au coeur des combattants de 1870 et de leurs jeunes fils les angoisses, les douleurs de cette guerre affreuse qui semblait à peine finie, et dont tant de ruines encore intactes maintenaient devant leurs yeux le souvenir vivant. Mais voici ce qui était admirable, chez Alphonse de Neuville: ses tableaux bouleversaient d'émotion le vaincu; ils ne l'humiliaient pas. Ils disaient la défaite. Mais ils disaient aussi l'héroïsme de la défense, et l'instinctive fierté de ces vaincus devant une destinée qu'ils ne méritaient pas. Il y a des défaites dont la vue inspire une espèce d'horreur compatissante. Ce sentiment ne se dégage d'aucun des tableaux qu'Alphonse de Neuville a peints. Nous les regardions, nous, les lycéens d'alors, avec une admiration ingénue; nous n'avions pas, devant les figures du Cimetière de Saint-Privat, des Dernières Cartouches, de l'Église du Bourget, l'impression que des vaincus qui regardaient de ces yeux-là la défaite fussent tellement à plaindre...
Quelques-uns de ces tableaux ont pu être réunis à la galerie de la Boétie. Mme Roger-Douine y a envoyé les Dernières Cartouches; M. Bessonneau d'Angers, En campagne et le Cimetière de Saint-Privat; M. J. Thinet, le Grenier de Champigny; M. Knoedler, l'Attaque de la maison barricadée, à Villersexel; le docteur Fournier, la Bataille d'Héricourt. Le musée de Péronne a prêté l'Attaque de la passerelle de Stiring (bataille de Forbach); le musée du Luxembourg, deux esquisses de Villersexel et de l'Église du Bourget; diverses autres toiles ou dessins--d'admirables croquis, des esquisses de tableaux--ont été empruntés aux collections de MM. Nismes, Chouanard, Brugairolles, Kullmann, Bernard Franck, G. Bernheim, Yves Refoulé, Paul Déroulède (qui a envoyé son portrait), J. Peytel, Jules Claretie, Pothier, Duez. Nous devons à ces «prêteurs» obligeants beaucoup de reconnaissance.
Nous en devons aussi aux organisateurs de ce Salon. En groupant autour
d'Alphonse de Neuville les oeuvres de quelques peintres militaires de ce
temps-ci, ils nous ont révélé un maître. Les lecteurs de
L'Illustration le connaissent: c'est Georges Scott. Jamais ne
s'étaient affirmés avec plus d'éclat que dans cette Exposition la
solidité d'exécution, la science de composition, l'instinct de justesse
et de vérité qui distinguent les oeuvres de ce peintre. Certains des
toiles et des dessins qu'il a rapportés de son dernier voyage aux
Balkans sont, même en face des chefs-d'oeuvre du peintre des Dernières
Cartouches, des pages de premier ordre. Cela, aussi, c'est à voir.
Un Parisien.
Concours.--Le 9 juin, concours d'admission à l'école Edgar-Quinet (enseignement primaire supérieur des jeunes filles).
Conférences.--Au Grand-Palais (Salon de la Société des Artistes français): le 13 juin, conférence de M Paul Rognon: Michel-Ange.
Expositions.--Grand Palais: Salon de la Société des Artistes français; Salon de la Société nationale des Beaux-Arts.--Musée des Arts décoratifs (pavillon de Marsan): exposition rétrospective de l'art des Jardins en France (tableaux, gravures, tapisseries);--Bibliothèque Le Peletier de Saint-Fargeau (29, rue de Sévigné): promenades et jardins de Paris.--A Bagatelle (bois de Boulogne): l'art du jardin, à l'occasion du centenaire de Le Nôtre.--Galerie Devambez (43, boulevard Malesherbes): «la petite ville de province». (Clôture le 10 juin.)--Hôtel de Sens (rue du Figuier): les artistes du 4e arrondissement, jusqu'au 16 juin.--Le 7 juin, clôture de l'exposition du Palais-Salon (Cercle de la Librairie).--Le 9 juin, clôture de l'exposition de David et ses élèves (Petit Palais).--Galerie Georges Petit (salons Settiner): dessins français du dix-huitième siècle, exposition organisée par la Société des Amis du Louvre. (Clôture le 10 juin).--A Londres (galeries Grafton): exposition de la Société royale des peintres du portrait.
Vente d'art.--Galerie Georges Petit (8, rue de Sèze): le 9 juin, vente de la galerie Steengracht, chefs-d'oeuvre des écoles flamande et hollandaise du dix-septième siècle, et tableaux modernes.
Fêtes de Bienfaisance.--Hôtel de Béarn (rue Saint-Dominique): le 8 juin, soirée au bénéfice de la Croix-Rouge: danses du premier Empire, danses 1830, danses 1860; artistes des théâtres russe et italien.--Au théâtre de verdure du Pré-Catelan, le 11 juin, matinée de gala au bénéfice de la caisse de propagande des Amitiés Françaises.--Au Nouveau-Cirque: le 14 juin, fête de nuit organisée par les Artistes lyriques; pantomime nautique, mise en scène par M. Tristan Bernard.
Fêtes de Jeanne d'Arc.--Les 8 et 15 juin, à Compiègne: fêtes en l'honneur de Jeanne d'Arc, au bénéfice des oeuvres de bienfaisance de la ville: cortège historique; mystère représenté en plein air, etc.
Sports.--Courses de chevaux: le 7 juin, Auteuil; le 8, le 12 et le 15, Chantilly; le 9, Saint-Cloud; le 10, Saint-Ouen; le 11, le Tremblay; le 13, Maisons-Laffitte; le 14, Auteuil.--Aérostation: le 15 juin, Grand Prix annuel de l'Aéro-Club de France (départ de Saint-Cloud).--Boxe: le 15 juin, à Toulouse, Willie Lewis contre Kid Jackson.--Lawn-tennis: terrains du Stade français (Saint-Cloud), du 7 au 15 juin, championnats du monde de tennis (sur terre battue).--Cyclisme: le 8 juin, course Paris-Bruxelles; à la même date, circuit de l'Aube.--Aviron: le 8 juin, à Rouen, régates nationales à l'aviron, organisées par la Société des Régates rouennaises.--Athlétisme: le 15 juin, sur le terrain du Stade français, à Saint-Cloud, éliminatoires du Collège d'athlètes organisé par la Comité de Paris.
On a parfois constaté d'étonnantes ressemblances physiques entre les hommes et les bêtes, et, particulièrement, entre telle personne et son animal favori. Voici, de ces rencontres naturelles, un amusant exemple, qui a pu être observé au parc zoologique de Hambourg, par un photographe avisé, M. D. Mac Lellan: le gardien du pavillon des morses--un brave homme doué d'une bonne figure ronde, à la grosse moustache tombante--offre avec les amphibies dont il a la surveillance, avec l'un d'eux surtout, de singuliers points de comparaison. Entre les deux compagnons--liés par une amitié qui date de sept à huit ans--les clichés que nous reproduisons ici font apparaître comme un «air de famille». Ils s'entendent d'ailleurs à merveille, et, à force de vivre ensemble, ils sont devenus les meilleurs camarades du monde.
Deux vieux amis. |
Un morse et son gardien qui se ressemblent, au parc zoologique de Hambourg. |
Sur le museau du morse, on remarquera la fleur de lys héraldique formée par l'ouverture des naseaux: c'est là une des caractéristiques les plus curieuses de cet animal, dont l'espèce est d'ailleurs en voie de disparaître. Au siècle dernier, on la trouvait encore sur les côtes de l'Écosse; mais, aujourd'hui, décimée par les balles des chasseurs, elle ne dépasse pas les limites de l'océan Glacial du Nord.
Le monument de Bédarieux à
la mémoire des anciens
combattants de 1870-1871.
Phot. Detestaing.
Un monument du Souvenir a Bédarieux.
Un beau monument, élevé par souscription publique à la mémoire des combattants de la guerre morts pour la patrie, vient d'être inauguré à Bédarieux, en même temps qu'a eu lieu la remise de la médaille de 1870 à plus de cent vétérans: ainsi, dans un pareil hommage, qu'il convient de signaler, ont été réunis les enfants de la cité cévenole qui, glorieusement, sont tombés sur le champ de bataille, et ceux par qui se perpétue, de nos jours, le vivant souvenir de l'année terrible. Le sculpteur, M. Louis Paul, conservateur du musée de Béziers, a représenté la France sous les nobles traits d'une Paix armée, prête à se défendre, fière de la force de son glaive; un coq gaulois, dressé sur ses ergots, surmonte le monument, qui s'érige, dans un joli décor de verdure, au bout d'une des promenades de la ville.
La cérémonie d'inauguration a été présidée par l'amiral Servan et le général Dioux, commandant la 63e brigade, qui ont prononcé des discours, après que M. César Cabal, président du comité, eut remis à la ville le nouveau monument qui la pare.
La résurrection des grenouilles.
Les remarquables travaux du docteur Carrel ont ouvert un immense champ d'études où se sont lancés les physiologistes des deux mondes. Citons les étranges expériences qu'exécutent plusieurs savants de la John Hopkins Médical School, la première Ecole de médecine des États-Unis.
Choisissant un animal à sang froid (grenouille, escargot, poisson, etc.), en parfait état de santé, ils le placent dans un récipient fermé juste assez grand pour le contenir, et qu'ils plongent dans de l'air liquide. Après un intervalle plus ou moins long, l'animal prend la rigidité d'un cadavre.
Quatre ou cinq semaines plus tard, la grenouille--si tel est le cas--est retirée de la jarre, et, après quelques massages, ressuscite, paraît-il, et reprend le cours de sa vie sans plus se soucier de ces trente jours de mort qu'elle vient d'endurer!
Le Triceratops.
Depuis quelques années, grâce à l'activité toujours en éveil du professeur Boule, la galerie de paléontologie du Muséum s'est enrichie d'un certain nombre de pièces remarquables, choisies avec un tel discernement qu'elles présentent un puissant intérêt même pour les personnes peu familiarisées avec les évolutions de la faune préhistorique. Le nouveau fossile qu'on vient d'exposer à côté du fameux Diplodocus est, dans son genre, tout aussi curieux que ce dernier.
Le Triceratops, Dinosaurien
préhistorique reconstitué
d'après un squelette du musée
de New-York (grandeur
naturelle: environ 6
mètres de longueur).
Il appartient au même groupe de Dinosauriens qui, à une époque fort reculée, étaient, par les dimensions, sinon par l'intelligence, les rois des animaux, et auprès de qui les Mammifères actuels paraissent de petites bêtes. Mais, tandis que le Diplodocus a une tête minuscule comparativement à la hauteur des jambes et à la longueur démesurée du cou et de la queue, la forme plus ramassée du Triceratops rappelle vaguement la silhouette du rhinocéros, et l'ensemble du crâne présente un développement exceptionnel (2 m. 20 pour l'exemplaire du Muséum).
Il faut remarquer toutefois que le museau, les cornes, et surtout la collerette postérieure ont une importance énorme; la boîte cérébrale est très minime.
La reconstitution faite par M. Knight, sous la direction de M. Osborn, conservateur du musée de New-York, où figure un squelette complet, montre l'allure de cet animal curieux qui mesurait environ 6 mètres de longueur.
Notre fossile arrive d'Amérique. Il fut découvert dans les régions dénudées du Wyoming, où les découpures fantastiques, de roches versicolores, profondément ravinées, attestent de grands bouleversements géologiques. Il reposait dans le terrain appelé Laramie fin, qui appartient à la fin de l'ère secondaire.
M. Boule l'avait commandé, il y a dix ans, au grand «chasseur de fossiles», M. Sternberg, qui explore le sous-sol du nouveau continent pour le compte des grands musées d'Amérique. L'exemplaire de Paris est plus beau que celui acquis, il y a six ans, par le British Muséum.
Crâne fossile de Triceratops récemment acquis par le
Muséum.
A propos du système Taylor.
Nous avons parlé à plusieurs reprises du système Taylor, ou méthode d'organisation du travail qui consiste à supprimer les mouvements inutiles de l'ouvrier et à combiner les mouvements utiles de façon à obtenir, sans supplément de fatigue, souvent même avec une fatigue moindre, le rendement maximum. Ce système, dont la généralisation aurait une importance économique considérable, et qui, de prime abord, paraît fort séduisant, compte en dehors du monde ouvrier, de sérieux adversaires; il vient de provoquer une joute intéressante entre l'amiral américain Edwards et M. Henry Le Chatelier, professeur à la Sorbonne et membre de l'Académie des sciences.
Comme exemple typique des résultats que l'on obtient avec la nouvelle méthode, on peut citer le cas du maçon.
Après une étude détaillée de chacun des mouvements du poseur de briques, M. Gilbreth détermina la position exacte que doivent occuper les pieds de l'ouvrier par rapport au mur, à l'auge, au tas de briques, de façon à lui éviter de déplacer ses pieds. Il étudia la hauteur la plus favorable pour l'auge et les briques, et fit construire un échafaudage portant une table où les matériaux sont placés de telle sorte que les mouvements inutiles soient supprimés. A mesure que le mur monte, ces échafaudages sont réglés par un homme chargé uniquement de ce travail. Le poseur est ainsi dispensé de l'effort consistant à se baisser pour prendre une brique ou du mortier, et à se redresser ensuite.
D'autre part, les briques, une fois déchargées, sont triées et placées sur leur meilleur bord, ce qui évite au poseur de retourner la brique en tous sens avant de la poser. Enfin, en employant un mortier assez liquide, les briques peuvent être enfoncées à la profondeur convenable par une simple pression de la main, sans qu'il soit nécessaire de les frapper de quelques coups de truelle.
Avec cette méthode, le nombre des mouvements nécessaires pour poser une brique est réduit de 18 à 5 et, parfois, à 2. M. Gilbreth a obtenu un rendement de 350 briques par homme et par heure, au lieu de 120.
L'amiral Edwards reproche au système Taylor d'être très coûteux à installer, de ne pas augmenter les salaires dans la proportion où il accroît le rendement, d'exiger une attention si intense qu'elle nuit à la santé de l'ouvrier, de rabaisser l'ouvrier au niveau de la bête de somme, etc. Il insinue, en passant, que, dans les arsenaux maritimes, c'est la qualité plutôt que la quantité qui doit être la mesure principale du rendement.
M. Le Chatelier répond, dans le Génie civil, que ce dédain du prix de revient, assez commun en tous pays dans les établissements de l'État, n'est aucunement recommandable; du reste, tous les établissements français qui emploient la méthode Taylor, ou en étudient l'application, sont incontestablement les premiers au point de vue de la perfection de leur fabrication.
D'autre part, l'augmentation de la production est indépendante des ouvriers, elle résulte de l'organisation étudiée et réalisée par la direction; en augmentant les salaires de 25 à 75%, on attribue donc aux ouvriers plus que ce qu'ils ont le droit légitime d'exiger. Quant au chronométrage, pourquoi serait-il déshonorant à l'usine, alors que l'ouvrier est très fier d'être chronométré quand il fait du sport?
Enfin, si l'on augmente la fatigue en même temps qu'on accroît la production, on sort du système Taylor.
M. Le Chatelier conclut que ce qui arrêtera longtemps la diffusion des méthodes de Taylor, c'est la difficulté de trouver un personnel dirigeant capable, d'abord de comprendre leur utilité, et ensuite de les mettre en oeuvre. Un des admirateurs de Taylor disait récemment qu'il faudrait deux générations d'hommes avant de voir ses méthodes scientifiques se généraliser dans l'industrie.
Influence du climat sur la taille des oiseaux.
Un naturaliste allemand, M. Boetticher, a fait de curieuses observations sur les variations sous différents climats de la taille d'oiseaux de même espèce.
Le corbeau est plus grand en Norvège et au Groenland que dans nos pays; celui de l'Himalaya est de dimensions considérables. Par contre, le corbeau de l'Espagne est plus petit que le nôtre. De même, la corneille est beaucoup plus grosse en Sibérie, au Kamtchatka, et, en Mongolie, que dans l'Europe occidentale.
En Algérie, en Tunisie, au Maroc, la pie est plus petite que chez nous; au Thibet et dans l'Amérique du Nord, elle est de taille supérieure.
La mésange bleue des îles Canaries, la mésange charbonnière de Sardaigne et de Corse, sont plus petites que les nôtres. Le roitelet devient de plus en plus grand à mesure qu'on remonte vers le Nord.
En général, les oiseaux sont plus grands dans les régions froides. Il y a pourtant quelques exceptions; le moineau, notamment, est plus grand à Damas qu'à Paris.
L'alcool de sciure de bois.
On sait que, depuis quelque temps, le cours de l'essence de pétrole a atteint les hauteurs inconnues et que les autres carburants se sont empressés d'imiter ce fâcheux exemple. Pour les propriétaires de voitures de luxe, il n'y a là qu'un incident plus ou moins désagréable, mais pour les entrepreneurs de transports en commun, pour les industriels qui utilisent couramment les camions automobiles et, par ricochet, pour les constructeurs de ces divers véhicules, il s'agit presque d'une question de vie ou de mort. On voit, dans ces conditions, quel intérêt peut présenter la découverte de nouveaux carburants ou la production économique des carburants actuels. Or, il existe un combustible qui a sur l'essence cette même supériorité d'être un produit national et il semble que, grâce à des procédés nouveaux, ce produit puisse être obtenu à des prix défiant toute concurrence.
Ce combustible n'est autre que l'alcool, alcool éthylique, ou alcool de bouche.
La source à peu près unique de l'alcool est la fermentation de liquides sucrés sous l'action de la levure. Or, les divers sucres proviennent soit directement des végétaux, soit indirectement de la transformation des matières amylacées.
La première condition pour obtenir de l'alcool à bon marché est par suite de fabriquer le sucre au prix le plus bas possible, avec des matières de prix minime. Or, depuis quelques années, on s'est mis à fabriquer le sucre, c'est-à-dire l'alcool, en utilisant soit les résidus des fabriques de pâtes de bois, soit la sciure de bois elle-même.
Dans la fabrication de la pâte à papier au sulfite, chaque tonne de bois laisse comme résidu dix tonnes de lessives contenant environ la moitié du bois traité et renfermant assez de sucre pour produire 70 à 80 litres d'alcool. Il suffit de neutraliser le liquide à la chaux, de le faire fermenter trois ou quatre jours et de distiller. On obtient ainsi un alcool impur, impropre à la consommation et qui n'en est que meilleur au point de vue industriel, car il se trouve dénaturé automatiquement par la proportion assez élevée de méthylène qu'il renferme. Le méthylène (ou alcool de bois) est, en effet, le dénaturant actuel adopté par l'État.
Les usines suédoises qui utilisent ce procédé de fabrication depuis environ quatre ans peuvent fournir annuellement 300.000 hectolitres d'alcool (chiffre qui dépasse la consommation intérieure). Le prix de revient est d'environ 10 francs pour l'hectolitre d'alcool à 90 degrés.
Dans le second procédé de fabrication utilisé surtout aux États-Unis et introduit depuis peu en France, on emploie exclusivement la sciure de bois traitée à chaud par les acides. Or, une tonne de sciure de bois qui peut fournir 90 litres d'alcool ne coûte guère que 2 francs à 2 fr. 50 dans les pays où il existe des scieries mécaniques. Le coût de la fabrication proprement dite étant sensiblement équivalent à celui de la fabrication de l'alcool de grains, la différence des prix de l'alcool résultera de la différence des prix de la matière première (sciure de bois ou blé indien). On voit quelle peut être, au point de vue économique, la supériorité de l'alcool de sciure de bois, étant donné surtout que cet alcool est en quelque sorte dénaturé de naissance.
Pour découvrir les alcaloïdes dans l'organisme.
On a souvent besoin de savoir si un liquide de l'organisme ne renferme pas un alcaloïde thérapeutique, comme la cocaïne, la morphine, la caféine, ou criminel comme tel ou tel poison végétal. L'analyse chimique n'est guère possible quand la quantité de liquide dont on dispose est faible: aussi est-il intéressant de savoir qu'une autre méthode existe, très sensible, et permettant de démontrer l'existence de quantités infinitésimales d'alcaloïde.
Elle a été signalée à l'Académie des sciences par MM. M. Gompel et Victor Henri, qui ont trouvé que le spectre d'absorption des rayons ultra-violets est caractéristique pour chaque alcaloïde examiné jusqu'ici. Cette méthode spectroscopique est extrêmement sensible: il suffit, en effet, que dans le liquide à examiner il y ait un deux cent millième de gramme de cocaïne par centimètre cube pour pouvoir retrouver et doser ce poison.
Si la méthode est aussi efficace en ce qui concerne les alcaloïdes susceptibles d'être employés dans un but criminel, les empoisonneurs n'auront qu'à se bien tenir.
Les balles anesthésiques.
Un Américain, M. A.-E. Humphrey, jugeant avec raison que ce que l'on demande à une balle, soit à la guerre soit à la chasse, c'est seulement de mettre hors de combat, et non de faire souffrir, vient de lancer l'idée de la balle anesthésique, ou narcotique, de la balle qui apporte en même temps la fracture, ou la lésion, et l'anesthésique empêchant de la sentir.
La méthode est simple: dans de petites cavités de la pointe de la balle blindée, l'inventeur met un peu de morphine (à l'état de sel solide). Celle-ci ne diminue en rien l'efficacité du projectile; elle ne change rien à son pouvoir destructeur.
Mais elle détermine l'anesthésie, chez l'homme ou la bête. Et le blessé s'endort tranquillement, dit l'inventeur... En théorie, cela marche à merveille, et la balle de M. Humphrey a bien tout l'air d'un «ange de miséricorde». Les chasseurs l'apprécieront: qu'un lion ou un éléphant soit blessé à une partie vitale, ou bien de façon insignifiante, il leur sera toujours acquis, puisque toute blessure doit endormir l'animal, et permettre de l'achever sans danger. Mais il faudra une dose de morphine sérieuse pour un éléphant.
A Propos du Daïkon.
Nous signalions récemment un radis géant, originaire du Japon, le daïkon, cultivé aux environs de Paris par M. de Notter.
Un de nos lecteurs nous fait remarquer que ce légume a été introduit en France par M. Paillieux et son collaborateur M. D. Bois, assistant au Muséum, à qui nous devons l'importation et la vulgarisation du crosne du Japon.
MM. Paillieux et Bois ont consacré aux diverses variétés du daïkon tout un chapitre de leur Potager d'un curieux, dont la Librairie agricole de la maison rustique a publié la troisième édition il y a une dizaine d'années. Ils ont eux-mêmes cultivé le radis japonais, et, à la suite de leurs premières expériences, la graine de daïkon figura dans le catalogue de la maison Vilmorin, en 1891. Elle en fut retirée en 1904, les essais de culture effectués au cours d'une dizaine d'années ayant donné des résultats médiocres.
Vue panoramique de l'usine de dynamite de Paulilles: les
nº 1 et 2 indiquent les bâtiments qui ont sauté.--Phot. F. Menozzi.
1.
Casemates et pavillon de la nouvelle dynamiterie.--2. Ancienne
dynamiterie.--3. Château d'eau.--4. Forge, machine à vapeur, séchoir,
ateliers divers.--5. Maisons ouvrières, laboratoire. 6. Bâtiments des
mélangeurs.--7. Magasins à nitrate.--8. Fabrique d'acide nitrique.--9.
Magasins divers.--10. Écuries.--11. Direction.--12. Conciergerie et
bureaux.
Il y a quelques jours, le 29 mai dernier, vers 7 h. 15 du matin, une formidable explosion anéantissait plusieurs des bâtiments de l'usine de dynamite de Paulilles, à 3 kilomètres de Port-Vendres, et faisait de nombreuses victimes, dont six morts et une vingtaine de blessés.
Une première explosion, dont les causes n'ont encore pu être nettement établies, s'est produite dans la dynamiterie proprement dite, â l'atelier où l'on traite la glycérine à l'aide des acides afin de la nitrer. Elle fut suivie de plusieurs autres, qui firent sauter successivement les ateliers de filtrage et de pétrissage.
Ces détonations étaient entendues à 30 kilomètres à la ronde, tandis que les alentours étaient ravagés par une véritable pluie de mitraille. Parmi les malheureux ouvriers qui n'avaient pas eu le temps de fuir, plusieurs furent littéralement déchiquetés. L'agent de l'État, M. Jouvena, qui se trouvait dans la partie sinistrée, fut découvert dans les décombres, parmi les morts.
Les premiers secours avaient été organisés par le personnel de l'usine, dont les autres bâtiments, très espacés, n'ont pas souffert, par des habitants de Port-Vendres, ayant à leur tête le maire, et par les infirmiers de la 16e section, casernée à Port-Vendres. Longtemps flotta au-dessus des bâtiments sinistrés un panache de fumée noire dont la photographie, prise aussitôt après l'explosion, à bord du vapeur Roland, du laboratoire zoologique de Banyuls, par M. Albert Valat, et communiquée par M. Jean Arlaud, nous donne l'immédiate vision.
L'explosion de la dynamiterie de Paulilles, vue de la
mer. Phot. prise à bord du yacht Roland devant Port-Vendres.
Dimanche dernier, Georges Carpentier, notre boxeur national, qui déjà, en moins de deux années, s'est attribué trois championnats d'Europe--poids mi-moyen, poids moyen et poids mi-lourd--par ses victoires successives sur Young Josephs, Jim Sullivan et Bandsmann Rice, a triomphé de Bombardier Wells, champion professionnel poids lourds d'Angleterre, en une rencontre sensationnelle, dont le théâtre fut la salle des Fêtes de l'exposition de Gand.
Le champion de boxe Georges
Carpentier
chez lui en tenue de soirée.
Ce match, où devaient s'affronter deux adversaires redoutables, était de ceux qui, passionnant pour les habitués des rings, excitent l'intérêt même des profanes, familiarisés désormais avec les termes d'un réalisme si pittoresque propres au jeu des pugilistes. Il mettait aux prises deux hommes de taille, de poids et d'âge différents, et cette inégalité, tout à l'avantage du boxeur anglais, contribuait à rendre émouvant le spectacle de leur lutte: Carpentier, plus jeune que Bombardier Wells --il n'a que dix-neuf ans et quatre mois--plus petit et moins lourd l'emporta par sa science, la rapidité de son attaque, son sang-froid, et, si l'on peut dire, le merveilleux équilibre de ses forces.
Le combat fut bref, violent, et provoqua tour à tour, chez les partisans des deux champions, des alternatives de découragement et d'espoir. Durant les deux premières reprises, Carpentier, durement atteint à la face et jeté à terre, mais ripostant pourtant avec énergie, parut dominé par Wells, dont l'offensive puissante semblait irrésistible. Le troisième round changea brusquement le sort de la bataille: Carpentier, renonçant à frapper à distance, se mit à «travailler» dans le corps à corps, et ce furent toute une série de foudroyants «directs» et de «crochets» vigoureux, qui se terminèrent par l'écrasement de l'Anglais, «knock out» à la quatrième reprise,--cependant que la foule acclamait follement son favori, aux sons de la Marseillaise.
La physionomie de Georges Carpentier boxeur a été popularisée par l'affiche, et nous l'avons d'ailleurs reproduite ici même, lors d'un match précédent. La photographie que nous publions aujourd'hui montre que le célèbre champion, le jeune Lensois destiné naguère aux travaux de la mine, sait porter avec élégance, en ses loisirs d'homme du monde, le frac impeccable.
La délicieuse comédie de M. Georges Feydeau, le Bourgeon, vient d'être reprise au théâtre de l'Athénée. Cette pièce, qui est l'une des plus adroitement composées et des plus finement écrites de cet auteur, a retrouvé tout le succès qui l'accueillit à ses débuts. Ses audaces, ses ironies, son émotion n'en sont pas émoussées. M. André Brûlé, dans le rôle qu'il créa, s'est fait applaudir comme naguère et, près de lui, Mmes Marie-Laure, Madeleine Carlier, Cécile Caron, Jane Renouardt, MM. Dubosc, Guyon fils et Gallet, contribuent de tout leur talent à l'éclat de cette reprise dont les représentations paraissent assurées pour longtemps.
M. Georges Feydeau va, d'autre part, selon toute vraisemblance, tenir l'affiche du théâtre des Variétés durant de nombreux soirs. On vient d'y reprendre son vaudeville célèbre: la Dame de chez Maxim, dont le succès date de 1899. Cette pièce aux situations enchaînées avec la plus bouffonne logique, avec ses personnages si vigoureusement caricaturés, passe à bon droit pour le chef-d'oeuvre du genre. Après avoir fait plusieurs fois le tour du monde elle nous revient sans rides. Le boulevard a cru rajeunir à la retrouver; il lui a fait un accueil enthousiaste. La môme Crevette, que créa Cassive, a rencontré en Mlle Ève Lavallière une nouvelle interprète tout à fait remarquable. Les autres rôles sont également tenus par des artistes de tout premier ordre, tels que Mme Marie Magnier. MM. Félix Galipaux, Colombey, Flateau, etc..
Cet été s'annonce comme favorable aux «reprises» théâtrales. Le Poulailler, comédie en trois actes de M. Tristan Bernard, affronta les feux de la rampe pour la première fois, le 3 décembre 1908 au théâtre Michel, et la critique ne lui ménagea pas ses éloges. L'Illustration Théâtrale la publia le 16 janvier suivant et ce numéro est, depuis longtemps épuisé. Mais le succès de l'oeuvre ne l'est pas. L'expérience vient d'en être faite avec bonheur à la Comédie des Champs-Elysées. Cette pièce, de bonne humeur spirituelle, facétieuse et philosophique tout à la fois, n'a pas moins plu aujourd'hui qu'au jour de sa création. Il est donc permis de prophétiser à nouveau une longue carrière au Poulailler.
Au théâtre de l'Ambigu-Comique, reprise, avec un succès qui ne saurait surprendre, de la noble pièce tirée par M. Edmond Haraucourt du roman alsacien de M. René Bazin: les Oberlé. Et, de nouveau, et à quelle heure opportune--tandis qu'au Reichstag se discutent les lois d'exception contre l'Alsace-Lorraine--le public s'est ému au spectacle, si fortement évoqué, de cette lutte qui continue en terre d'Alsace, entre deux rares, deux civilisations, l'une conquérante, avide, impatiente, l'autre conquise mais point domptée et rebelle, avec intransigeance, à l'absorption totale.
Au théâtre Antoine, M. Lugné-Poe a porté la légende dramatique de M. Édouard Dujardin: Marthe et Marie. du répertoire de l'Oeuvre. Cette pièce relève du genre symboliste dont son auteur fut l'un des premiers adeptes. Mais le symbole, qui, jadis, demeurait hermétique, s'y est fait plus compréhensible. Néanmoins, les personnages n'atteignent pas encore à cette vérité humaine de gestes et d'accents qui émeut pleinement un auditoire. Marthe et Marie sont deux soeurs; l'une est simple et raisonnable, l'autre chimérique et romanesque. Elles font tour à tour la joie et le désespoir d'un homme. L'action se déroule au temps des Médicis dans un cadre pittoresque. Cette aventure morale--car elle démontre que le bonheur est dans la vie ordonnée et non dans le rêve impossible--a pour interprètes les bons artistes de l'Oeuvre.
La Jeunesse dorée! Voici une opérette qui n'arrive pas de l'étranger. Elle est spirituelle, alerte, frondeuse. A ces qualités, on la reconnaîtra bien française... et parisienne aussi. Elle évoque les dandies de 1830 et les rats d'opéra du temps où le docteur Véron présidait aux destinées de l'Académie de musique rue Le Peletier. C'est une histoire d'amour et de coulisses sans sous-entendus grossiers. Le texte de MM. Verne et Faure est correct. La musique de M. Marcel Lattes, gracieuse, comique ou tendre, est agréable. Ce spectacle, fort bien mis en scène et soutenu par une interprétation de choix, est le succès actuel du théâtre de l'Apollo.
Le Gymnase abrite en ce moment la compagnie d'artistes du Théâtre National polonais de Léopol qui, sous la direction de M. Louis Heller, vient donner à Paris une série de neuf représentations de pièces polonaises. Le premier de ces spectacles, le Cercle enchanté, de M. Lucien Rydel, est un conte dramatique pathétique et vivant, d'un intense coloris et d'une réelle puissance d'expression, dont le public parisien a paru goûter le charme exotique.
Note du transcripteur: Les suppléments mentionnés
en titre ne nous ont pas été fournis
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