Project Gutenberg's L'Illustration, No. 0040, 2 Décembre 1843, by Various This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: L'Illustration, No. 0040, 2 Décembre 1843 Author: Various Release Date: May 17, 2012 [EBook #39719] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 0040, 2 DÉCEMBRE 1843 *** Produced by Rénald Lèvesque
L'Illustration, No. 0040, 2 Décembre 1843
Nº 40. Vol. II.--SAMEDI 2 DÉCEMBRE 1843. Bureaux, rue de Seine, 33. Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque Nº. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75. Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. pour l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 40
Histoire de la Semaine. Cour du Banc de la Reine Dublin; Portrait de l'impératrice du Brésil.--Courrier de Paris.--Destruction des Monuments historiques. Ave de Saintes.--Théâtres. Mlle Déjazet dans la Marquise de Carabas; Arnal en Berger dans l'Homme blasé; Dix Caricatures sur la Péri.--Romanciers contemporains. Charles Dickens. (Suite.)--L'Ame errante. Cinq Gravures, par Tony Johannot.--Améliorations et Ouverture des Voies publiques à Paris. Plan de Paris avec indication des rues nouvelles ou projetées.--Musique. Je t'ai bien longtemps attendu; romance; paroles de M. Henri Blaze; musique de M. Allyre. Bureau.--Monument élevé par les Écossais à la mémoire des prisonniers français. Gravure.--Bulletin bibliographique.--Annonces.--Corps de garde et Plan de la place de la Bastille.--Amusements des Sciences.--Rébus.
Nota. Le portrait de la reine d'Espagne donné dans notre dernière livraison était tiré du Semenario pintoresco español.
Que les gens avides de politique prennent patience: l'ordonnance de convocation des Chambres a paru au Moniteur: elles se réuniront le 27 décembre, et bientôt les cris: aux voix; et la clôture! retentiront aux oreilles qui ne connaissent pas de sons plus harmonieux.--En attendant, Paris a eu à se débattre sur des candidatures, et à se passionner sur des noms propres. Quatre de ses arrondissements ont élu de nouveau leurs mandataires au conseil municipal; opération sérieuse, car le bail est de neuf ans et non résiliable, et neuf ans du budget de Paris, c'est environ un demi-milliard, au bon emploi et à la meilleure distribution duquel chaque élu est chargé de veiller. Les électeurs ont dès le premier tour de scrutin, réélu à de fortes majorités tous les hommes qui avaient précédemment rendu des services notables dans les fonctions qu'ils sollicitaient de nouveau. Il y a eu et il devait y avoir, en effet, moins d'ensemble pour les désignations nouvelles, Elles ont porté sur des hommes estimés par leurs concitoyens, mais généralement peu connus en dehors de l'arrondissement qui les a choisis. Un seul nom devait à des idées de régénération sociale qui ne sont pas encore précisément celles de tout le monde, à une publication quotidienne qui à une politique, à part, et à une polémique qui la sert mal, une notoriété qui a trouvé d'abord les électeurs indécis. Mais la réunion préparatoire a fait cesser l'éloignement de beaucoup d'entre eux, et au second tour de scrutin, ce nom, déjà avantageusement placé le premier jour, est sorti vainqueur de l'urne. C'est celui de M. Victor Considérant, rédacteur en chef de la Démocratie Pacifique. Auprès de beaucoup d'électeurs, l'adjectif aura demandé et obtenu pardon pour le substantif.
Procès d'O'Connell.--Cour du banc de la reine, à Dublin.
En Espagne, avant de se trouver un mari, la jeune reine, aujourd'hui majeure, a dû commencer par se chercher des ministres. M. Lopez a persisté dans son refus de rester aux affaires; M. Serrano seul a gardé le portefeuille du département de la guerre. Le président du cabinet, qui se retire après la majorité déclarée de la reine, et aussi après la cessation de ce que la lutte armée avait de plus ardent, ne s'est point dissimulé que pour arriver à quelques-uns de ces résultats, qui n'étaient peut-être pas tous également utiles et qui auraient pu, on le pense assez généralement aussi, être obtenus par d'autres moyens, il s'était cru forcé trop de fois de méconnaître la constitution pour pouvoir administrer sous elle et par elle, alors qu'il n'y avait plus de prétexte pour se soustraire à son empire. M. Olozaga, qui a proclamé qu'il fallait rentrer dans la Charte, a été chargé de composer un cabinet et a rempli cette mission. Nous verrons si les progressistes lui prêteront l'appui qu'il a témoigné la confiance d'obtenir d'eux. En Catalogne, le désarmement de Barcelone s'est opéré; les émigrés de cette ville y sont rentrés, et les travaux des fabriques ont commencé à reprendre. Le capitaine-général de la province, après avoir présidé aux mesures qui ont suivi la capitulation et la reddition de la ville, a dû aller lui-même, suivi de six bataillons, prendre le commandement des troupes qui bloquent encore le château de Fignières. --En Irlande, O'Connell et ses coaccusés ont fait plaider la nullité de la procédure suivie jusqu'ici contre eux. Leurs moyens, longuement débattus, n'ont pas été admis par les magistrats. Ayant demandé un délai de quatre jours, qui leur a été refusé, ils ont comparu en personne devant la cour du banc de la reine et ont déclaré, selon la formule anglaise, vouloir plaider non coupable. La réflexion est alors venue que la liste du jury n'était pas dressée en stricte conformité avec les statuts; que ce serait à coup sur là un nouveau moyen de nullité que les accusés ne manqueraient pas d'invoquer: on s'est donc résolu à leur accorder, au lieu des quatre jours demandés et refusés d'abord, jusqu'au 15 janvier, jour définitivement fixé pour le procès. La liste des jurés sera renouvelée le 1er janvier et soigneusement surveillée par la défense. --Une ligue, qui ne préoccupe pas le cabinet anglais moins que ne le fait l'association irlandaise, c'est celle qui s'est formée sous le titre d'anti-corn-law-league, pour la réforme radicale de la législation sur les céréales. Il est difficile d'essayer même d'en finir avec celle-ci par une proclamation contre des meetings. Déjà elle est parvenue à faire triompher dans deux élections récentes deux candidats qui adoptaient son programme; à l'élection qui vient d'avoir lieu à Salisbury, elle n'a pas obtenu la majorité, mais elle en a approché, et a atteint un chiffre dont l'opposition s'était tenue bien loin jusque-là. Le ministère croit pouvoir se tirer de tous ces embarras en présentant, à l'ouverture du Parlement, une loi pour déclarer illégale toute association qui recueillera des fonds pour obtenir le rappel ou tout autre acte de législature. Comme l'association contre les céréales est surtout une organisation recevant des fonds, elle succomberait, rumine les autres, au moyen de l'acte qu'on espère ne pas se voir refuser par le Parlement.--La Turquie a aussi ses crises ministérielles. Le président du conseil de justice, Haliz-Pacha, a été destitué le 8 novembre, et a été remplacé par le beau-frère du sultan Achmed-Fehti-Pacha. Ce nouveau ministre a été, pendant les années 1838 et 1839, ambassadeur de la Porte en France. C'est un homme éclairé, qui passe pour humain, probe, et dévoué aux intérêts de la civilisation. La Gazette d'Augsbourg nous fait l'honneur de dire que les griefs de la France et ses réclamations contre les actes d'inhumanité du ministre disgracié ont amené la chute de Haliz-Pacha. Toujours est-il que notre chargé d'affaires à Constantinople, M. de Bourqueney, a mis à faire parvenir cette nouvelle une diligence qui prouve qu'il la considère comme un triomphe presque personnel. M. le duc d'Aumale s'est rendu à Rome, puis à Naples, s'est embarqué ensuite pour Malte, et doit maintenant être descendu sur la côte d'Afrique, où il va prendre le gouvernement de Constantine, qui ne doit être, dit-on, que le prélude pour lui du gouvernement général de l'Algérie. S'il a pris le plus long pour se rendre à son poste, ce n'est pas, à ce qu'il paraît, uniquement par curiosité. On a pensé que, dans la situation où notre gouvernement se trouvait vis-à-vis de quelques prélats, un hommage rendu, une visite faite au souverain pontife par un de nos princes, serait un témoignage de respect qui pourrait nous rendre Sa Sainteté favorable, et la déterminer à exercer son influence pour faire cesser un conflit embarrassant. Voilà pour la politique; mais elle n'aura joué qu'un rôle secondaire dans l'itinéraire du prince, qu'une négociation plus séduisante et plus tendre a conduit à Naples. Le 4 septembre dernier, une des sœurs du roi des Deux-Siciles, la princesse Thérèse-Christine-Marie a épousé l'empereur du Brésil; le duc d'Aquila, leur frère, dont le nom a été écarté par des influences diplomatiques dit la liste des prétendants de la jeune reine d'Espagne, le duc d'Aquila vient de demander officiellement la main de la princesse Jannuaria, sœur aînée de l'empereur du Brésil et de la princesse de Joinville; aujourd'hui, il n'est plus secret qu'un projet de mariage a conduit dans cette cour d'amour M. le duc d'Aumale; mais les correspondances ne sont pas d'accord, et tandis que les unes lui font épouser la sœur du roi de Naples, de l'impératrice du Brésil et du duc d'Aquila, les autres le marient à la fille du prince de Salerne, leur cousine.
Thérèse-Christine-Marie,
impératrice du Brésil.
Après les princes qui prennent femme, il y a les princes qui sont fort embarrassés d'en avoir une. Le soi-disant duc de Normandie, Louis XVII, plongé, ainsi que sa nombreuse famille, dans la misère, voit se continuer les débats dont nous avons déjà parlé avec ses créanciers anglais. Il s'est présenté devant la cour des débiteurs insolvables, et a requis sa libération. Il a dit avoir reçu de France, de ses partisans, depuis 1836, diverses sommes s'élevant à 250,000 francs. Ceci aura pu paraître invraisemblable; mais dans toute la romanesque histoire de cet homme, la vérité l'est par-dessus tout. Nous surprendrions étrangement nos lecteurs, si nous leur racontions tous les détails qui nous ont été communiqués sur le séjour en France de ce singulier prétendant, sur les dévouements qu'il y a fait naître, sur les sommes considérables qui lui ont été très-spontanément remises, sur l'espèce de cour qu'il avait instituée autour de lui, sur les aides-de-camp appointés qu'il s'était attachés, et qu'il avait pris dans la garde royale même. Nous ne renonçons pas à en faire quelque jour le sujet d'un récit très-exact, nous résignant bien néanmoins à ce qu'il rencontre des incrédules. En attendant que Louis XVII trouve un historiographe, il a trouvé un créancier impitoyable, qui est venu s'opposer à sa mise en liberté. La cour a remis à prononcer.
Il s'est formé à Paris, au mois d'octobre 1839, grâce aux efforts de femmes pleines de vertus charitables, et avec l'appui d'un homme qui a consacré une large part de sa vie à des actes utiles, un établissement appelé l'Asile-Ouvroir de Gérando, et destiné à recueillir les jeunes filles séduites et abandonnées qu'une faute a conduites soit à la Maternité, soit à la maison de Lourcine. La débauche, le crime peut-être attendraient la jeune mère à la porte de ces établissements, que le malheureux enfant, auquel elle venait de donner le jour, ne quitterait que pour les Enfants-Trouvés. L'Asile-Ouvroir recueille ces infortunées immédiatement après leurs couches. Elles y sont admises quand elles n'ont pas atteint vingt-cinq ans, âge à partir duquel la faute ne peut plus guère être mise sur le compte de l'irréflexion; parfois il en est qui ne comptent pas encore quinze années. Elles y sont admises, à la condition toutefois de prendre l'engagement de garder leur enfant et d'en prendre soin. C'est la pensée fondamentale de la maison, pensée morale et élevée. Cet Asile ne compte encore que vingt-cinq lits. La moyenne des lits occupés est de dix-huit. Voici le mouvement de cet établissement en trois ans: 385 filles y sont entrées venant de la Maternité, des Cliniques et de Lourcine; sur ce nombre, 291 ont été placées par l'établissement, 7 sont rentrées chez leurs anciens maîtres, 35 ont été réconciliées avec leurs parents, 3 se sont mariées, 35 ont été renvoyées pour différentes causes, 2 sont décédées, 12 se trouvaient encore dans la maison au moment où ce relevé était fait. Toutes avaient mis leur enfant, soit en nourrice, soit en sevrage. Il produit du travail de ces pauvres filles sert à les vêtir. Il est pourvu aux autres dépenses de la maison par le produit de fondations et de collectes.--Au Brésil, ou sait tirer un tout autre parti des pauvres mères et des enfants. Voici des annonces que renfermaient les derniers journaux parvenus en Europe: «A vendre, une mulâtresse, nourrice, âgée de vingt ans; elle a de très-bon lait. Son premier enfant est âgé de quatre mois. S'adresser rue de San-Pedre, 180. A vendre, une femme noire, qui est accouchée il y a six mois; elle est bonne pour tout faire. S'adresser largo do Poco, 5. A vendre, une domestique; elle a du lait et un enfant âgé de huit mois. Ou peut la prendre avec ou sans son enfant; elle est sans défaut. S'adresser rue de Roseria. A vendre, un petit mulâtre âgé de deux ans, très-gentil, et qui ferait un joli cadeau de Noël. S'adresser rue San-Lawis.»
Tout se prépare déjà pour que rien ne vienne faire ajourner la cérémonie d'inauguration du monument de Molière, fixée au 15 janvier prochain, anniversaire de sa naissance. Les sculpteurs ont termine leurs œuvres; le fondeur achève la sienne. L'habile architecte, M. Visconti, aura tout mis en place et tout encadré dans son monument pour l'époque déterminée. Reste maintenant à arrêter le cérémonial, le programme de la solennité. On dit que l'Institut, le conseil municipal, la commission des auteurs dramatiques, la Comédie-Française, seront convoqués. La place de M. le ministre de l'intérieur, qui a puissamment contribué à l'érection de ce monument, en proposant aux Chambres et en obtenant d'elles un vote de 100,000 francs, y sera également marquée; mais, si nous sommes bien informés, on se demanderait déjà, au ministère, si une semblable démarche, à l'occasion d'un hommage éclatant rendu à l'auteur du Tartufe, ne prendrait pas dans ce moment un certain caractère politique, et n'attirerait pas au pouvoir des attaques qu'il veut avant tout conjurer:
La volonté de Dieu soit faite en toutes choses!
Une église se bâtit à Bon-Secours, près de Rouen, en style gothique du treizième siècle. M. Barthélemy, l'architecte, correspondant du Comité historique des arts et monuments, en a déjà terminé le sanctuaire, le chœur et une grande partie de la nef. On élève en ce moment-ci le portail. Ce portail est percé de trois entrées qui seront décorées de sculptures aux tympans et à la voussure principale. Au tympan de la porte centrale, en bas, on verra une foule de malheureux accablés d'infirmités corporelles et morales venant implorer une statue de la sainte Vierge, qui sera placée sur un petit autel. C'est une digne inscription pour une église dédiée à Marie, et qui porte le nom de Bon-Secours. Le haut de ce tympan est réservé à Marie tenant l'enfant Jésus, qu'encenseront deux anges agenouillés. Les cordons de la voussure seront peuplés de neuf Chœurs des anges, des douze apôtres et des quatorze principaux prophètes. Au tympan de la porte gauche sera placée sainte Anne enseignant à lire à la jeune Vierge Marie; au tympan de la porte droite, Marie honorée par l'enfant Jésus et saint Joseph. Toutes ces sculptures ont été confiées à M. Duseigneur, qui a fait ses preuves en statuaire chrétienne, et qui se propose de les traiter en style du treizième siècle, comme est traitée l'église entière.--Tout le chœur de la vieille église Saint-Germain-des-Prés est en ce moment encombré d'échafaudages et de tentures en toile. Les peintres sont occupés à peindre et à dorer entièrement les voûtes et les murs de cette partie du vieux monument. Ou sait qu'à son origine, cette église fut comblée des faveurs royales, et qu'elle était entièrement dorée. De la le nom de Saint-Germain-le-Doré qu'elle porta très-longtemps.--M. Debret, architecte, membre de l'Institut, vient de faire enlever la barbe et les moustaches en pierre dont on avait affublé la figure d'une vierge Marie qui occupe le portail occidental de la grande église de Saint-Denis. Depuis 1810, M. Debret est chargé d'exécuter dans cette abbatiale des travaux immenses, mais qui touchent à leur fin en ce moment. C'est en 1810 qu'on avait donné à la sainte Vierge le caractère qui vient enfin de lui être rendu.--A l'étranger, les beaux-arts continuent à exercer et à étendre leur empire. A Copenhague, le célèbre sculpteur danois, Thorwaldsen, membre correspondant de notre Institut, vient d'acheter la statue colossale d'Hercule, destinée à orner la façade du château de Christianborg, résidence du roi Christian VIII. Les statues d'Esculape, de Minerve et de Némesis, que doit exécuter ce grand artiste, dans les mêmes proportions, viendront successivement prendre place devant le même monument. A Constantinople, le sultan prend le goût de la musique. Un pianiste a été appelé par lui, et la première chanteuse de la cour de Prusse a été reçue et entendue par Sa Hautesse au palais de Topeapou.
Plusieurs journaux ont annoncé avec de grands éloges une mesure administrative qui, suivant eux, s'élaborerait dans les bureaux de l'Hôtel-de-Ville et aurait pour but de donner une seule et même dénomination aux rues qui se font suite les unes aux autres; par exemple, la rue Caumartin se continuerait du boulevard à la rue Saint-Lazare en absorbant les rues Thiroux et Sainte-Croix-d'Autin; la rue de la Monnaie irait du pont Neuf à Saint-Eustache. On dit cette opération réclamée par l'administration des postes: nous n'en croyons rien. Ce que la poste peut demander, c'est la suppression des dénominations multiples, qui doivent donner lieu à des erreurs fréquentes d'adresses et à des courses inutiles de la part des facteurs. Mais il est possible à ceux-ci, quand une rue n'est pas par trop longue, de trouver un destinataire dont le numéro n'est pas indiqué; cela deviendra inexécutable quand, par suite du système qu'on voudrait voir adopter, tous les noms des quais et des boulevards seront supprimés et qu'il n'y aura plus qu'un quai de la Rive-Droite et qu'un quai de la Rive-Gauche. Se retrouvera qui pourra dans une série sans fin de numéros commençant à Bercy et finissant à Passy, et malheur à qui, ayant affaire aux premiers ou aux derniers numéros de cette série, ignorera dans quel sens elle se déroule! En supprimant ainsi une foule de noms de rues, on ferait disparaître des souvenirs historiques souvent curieux, qu'il est bon de conserver, et l'on jetterait dans les désignations de propriétés une confusion qui, plus tard, engendreront des milliers de procès.
Les bandes de voleurs défilent devant la cour d'assises. Malheureusement pour les amateurs de ces sortes de débats. ces messieurs se suivent et se ressemblent. Il se passe aussi chez eux ce qui afflige les partis politiques; les défections y sont nombreuses. Les partis ont leurs transfuges, les bandes leurs révélateurs.--Les tribunaux sont aussi saisis continuellement depuis quelque temps de plaintes en diffamation portées par des actrices, qui accusent des journalistes d'avoir attaqué leur vie privée. Personne ne sera tenté de prendre la défense des écrivains qui se permettraient de lâches attaques contre des femmes. Mais les artistes qui recourent à la justice doivent, avant de prendre ce parti, faire leur examen de conscience. Il y a peu de jours que le rédacteur d'un petit journal était poursuivi par une de ces dames, comme lui ayant contesté les qualités requises pour représenter exactement Jeanne d'Arc. L'artiste avait fait citer un témoin. Celui-ci est appelé. Le président, M. Turbal, lui pose les questions d'usage: «Êtes-vous parent ou allié de la plaignante?--Non, monsieur le président.--La connaissez-vous?--Oui, monsieur le président: j'ai été son amant pendant cinq ans.» La sincérité inattendue du témoin a produit dans l'assemblée un effet difficile à décrire.
L'armée a perdu le lieutenant-général d'artillerie baron de Corda; l'administration, M. Dupin, ancien sous-préfet, conseiller d'État honoraire, père des trois hommes qui ont, chacun de leur côté, travaillé à l'illustration de ce nom; l'Académie Française a vu mourir l'auteur des poèmes de l'Enfant Prodigue et de la Maison des Champs, M. Campenon. Le fauteuil qu'il occupait avait été successivement rempli par Colleret, Boileau (Gilles), Montigny, Perrault, Rohan, Vauréal, la Condamine et Delille. Nous saurons bientôt quels sont les aspirants à cette succession. On cite dès à présent MM. Sainte-Beuve et Saint-Marc-Girardin.
Les ambitions littéraires sont éveillées; le poète, l'orateur, l'historien, le critique, l'auteur de drames ou de comédies, sautent à bas de leur lit, s'habillent précipitamment, prennent un cabriolet à l'heure et se mettent en course, de l'est à l'ouest et du midi au nord. Un académicien vient de mourir! un fauteuil est vacant! qui succédera à l'immortel défunt? C'est moi, dit la comédie; moi, s'écrient l'ode, le roman, la tragédie, le cours de littérature, le feuilleton, et jusqu'à l'opéra-comique: Je suis le plus spirituel, le plus profond, le plus éloquent, le plus sublime.
Mes vers ont des beautés que n'ont pas tous les autres!
Les Grâces et Venus règnent dans tous les nôtres!
Mon style a le tour libre et le beau choix des mots!
On voit régner chez moi l'ithos et le pathos!
Les trente-neuf immortels survivants n'ont qu'a bien se tenir; le mois de décembre sera rude pour leur immortalité. Dès le matin, au chant du coq le candidat académique viendra heurter à leur porte: «Qui frappe ainsi?--Ayez pitié d'un pauvre homme sans fauteuil: un fauteuil, s'il vous plaît! Votre voix, pour l'amour de Dieu! La charité, mon bon immortel!» L'académicien s'échappe par une porte secrète et gagne la rue, se croyant libre de toute atteinte. Trois candidats l'attendent sur le seuil de sa maison; trois autres, embusqués au coin d'une borne, se jettent sur lui et lui déchargent leur candidature en pleine poitrine et à bout portant. Le malheureux académicien, à peine remis de cette brusque attaque, tombe, vingt pas plus loin, dans une escouade de parents, d'amis et de clients du candidat, qui l'égorgent de plus belle. C'est l'aïeul, c'est le fils, c'est l'oncle, c'est la femme, la cousine, le propriétaire, le locataire, le portier. «Vous lui donnerez, votre voix, n'est-ce pas, mon cher monsieur?» Car ce n'est pas assez du candidat en personne, ô infortunés académiciens! vous avez sur le dos les petits-fils de leurs pères. les parents de leurs parents, les amis de leurs amis, les voisins de leurs voisins et ce qui s'ensuit; si bien qu'après toute élection académique, il y a presque toujours un ou deux immortels d'enterrés dans l'année. On attribue leur mort, les uns à la vieillesse, les autres à une fièvre, ceux-ci à la goutte, ceux-là à la pleurésie. Quelle erreur! Ils sont morts la plupart d'un mal que je nommerai, en ma qualité de docteur illustre, indigestion de candidats. Vert-Vert rendit le dernier soupir étouffé sous les dragées; plus d'un académicien a succombé sous les salutations, les sourires, les caresses, les prières, les visites empressées, les coups de sonnette sans relâche et les supplications du candidat à l'Académie.
Le fauteuil aujourd'hui vacant est celui de M. Campenon, mort cette semaine. L héritier littéraire qui viendra s'y asseoir après lui n'aura pas du moins la crainte, comme cela arrive, d'être écrasé par le souvenir et la gloire de son prédécesseur. Il y a vingt ans qu'on ne parlait plus de M. Campenon, et du temps qu'on en parlait, son nom a toujours marché à petit bruit. Un seul jour M. Campenon se trouva mis en lumière et causa quelque rumeur; mais ce fut moins par son talent doux et modeste et par son caractère pareil à son talent, que par le fait d'une circonstance particulière que nous dirons tout à l'heure.
Il était né à Grenoble en 1775; aussi le premier voyage qu'entreprit sa muse fut-il un voyage de Grenoble à Chambéry, dans le goût de Chapelle et de Rachanmont. Campenon n'avait pas besoin d'aller chercher si loin pour apprendre à rimer; on s'en mêlait dans sa famille, et le poète Léonard était son oncle.
Rimant ainsi, à son loisir, quelques pièces légères, selon la mode du temps, il finit par venir à Paris, dans ce Paris convoité par tous les poètes de province: la poésie descriptive était alors en pleine floraison, et Delille y dominait en roi. Campenon, s'abritant sous cette couronne de Delille, peu à peu glana quelques fleurs et quelques épis dans les domaines du maître. De ce penchant de Campenon pour le genre descriptif et bucolique résulta une grande intimité entre les deux poètes; toutefois, Delille ne communiqua point à son ami l'éclat de sa veine et de sa fécondité. Tandis que le chantre des Jardins semait l'hémistiche à pleines mains, Campenon ourdissait lentement et modestement ses vers. Aussi son bagage poétique est-il des plus légers; on le porterait aisément sous le bras, sans fatigue, de Paris à Grenoble et de Grenoble à Chambéry. Deux petits poèmes composent le plus fort de ce bagage. L'un a pour titre; L'Enfant Prodigue, l'autre: La Maison des Champs; ajoutez un projet de vers sur Le Tasse, que Campenon n'a point achevés, et une vingtaine de pièces fugitives dans le style de ce quatrain adressé à une femme:
Ce auteur doit, sur toutes choses
Placer chaque sujet dans son lieu, dans son temps;
Ainsi pour vous ma muse attendra le printemps,
Et je vous chanterai dans la saison des roses.
Et avec cela vous connaissez tout mon Campenon.
Il n'en fallut souvent pas davantage pour entrer à l'Académie; mais rarement on y entra à moins, il faut l'avouer. Le sobre Campenon se présenta cependant pour succéder au plus prodigue des poètes, à Delille, et emporta la nomination. L'Académie, en le choisissant, se laissa gagner par l'attrait de donner à Delille pour successeur un homme qu'il avait aimé de son vivant par l'espèce d'analogie qu'il y avait dans les goûts poétiques de l'un et de l'autre, quoique à une immense distance de la part de Campenon, et enfin par l'esprit aimable de celui-ci, son caractère doux et poli et son commerce plein d'aménité. L'agrément de l'homme servit de passe-port au poète.
L'honnête Campenon avait eu beau chanter l'innocence des champs et enseigner, comme le dit la préface de son poème, «à l'homme sensible possesseur d'une petite maison de campagne, l'art de se délasser des fatigues de la ville en poussant la bêche et en portant l'arrosoir, et d'entremêler les légumes aux fleurs et les arbres qui fournissent du fruit à ceux qui donnent de l'ombrage,» la malignité parisienne, insensible à ces souvenirs d'éducation champêtre, railla la candidature de l'auteur de La Maison des Champs; on répétait de salon en salon ce plaisant distique;
Au fauteuil de Delille aspire Campenon:
Son talent suffit-il pour qu'il s'y campe?--Non.
Il s'y campa cependant, malgré les épigrammes. Elu en 1813, sa réception en séance publique n'eut lieu que dix-huit mois plus tard, en février 1814. De grands événement venaient d'étonner le monde et de changer la face de l'Europe. Tout s'en ressentit, tout, jusqu'à la réception de Campenon. --Les circonstances en firent une affaire importante; les passions politiques s'en mêlèrent; les partis y trouvèrent un aliment; dans cette séance académique, Campenon, ardent royaliste, représenta la Restauration, récemment victorieuse, et Régnault de Saint-Jean-d'Angély, chargé de lui répondre, le drapeau de l'Empire vaincu. L'affluence fut immense, et les journaux du temps racontent que jamais de mémoire académique, ou n'avait si bruyamment assiégé les portes et si tumultueusement envahi les banquettes. Dans le compte-rendu inséré au Journal des Débats, Féletz, félicite le récipiendaire de cette foule curieuse. «On y remarquait un grand nombre d'étrangers, dit-il, et particulièrement beaucoup d'Anglais et beaucoup d'Anglaises.» Triste éloge et douloureux cortège, derrière lequel l'œil du citoyen devait toujours voir les infortunes de la patrie!
Le rôle de Campenon était facile à remplir: il ne s'agissait que de louer les Bourbons avec adoration, et de maltraiter l'Empereur abattu; c'est ce qu'il fit. Régnault de Saint-Jean-d'Angély, au contraire, avait la lâche périlleuse. Placé entre son passé, ses affections bien connues et les nécessités du moment, il fallait qu'il ménageai le pouvoir présent sans compromettre son caractère, et tout en laissant percer le fond de sa pensée, il se tira du danger, non sans talent et sans courage. Plus d'un mot détourné, plus d'une phrase habile maintinrent la dignité de l'orateur et les sentiments de l'homme politique. Régnault hasarda surtout une certaine distinction entre le prince et la patrie, qui lui attirèrent le lendemain les vives attaques des feuilles royalistes.
Après cette chaude, escarmouche, la gloire littéraire, de Campenon rentra dans la modestie et le silence; quant à Campenon lui-même, il tint de l'amitié de la Restauration plusieurs fonctions importantes, l'une au ministère de l'instruction publique, l'autre à l'intendance des menus-plaisirs. A propos de cette dernière faveur, il courut sur son compte une épigramme qui se terminait par ces deux vers:
Pour le placer dans les menus.
On a consulté ses ouvrages.
Une santé délabrée et les événements de 1830 éloignèrent Campenon des fonctions publiques. II y avait près de quinze ans qu'il vivait à la campagne entouré d'amitiés et d'affections. C'était un homme d'un esprit agréable après tout, et d'un aimable caractère.
--On nous annonce de tous côtés des hommes de génie et des prodiges à foison. Ici un drame merveilleux intitulé Diegorias; là une admirable comédie en cinq actes et en vers dont la réputation court la ville depuis huit jours sous le titre des Bâtons flottants. Ces deux chefs-d'œuvre en espérance ont excité, dit-on, l'enthousiasme de MM. les comédiens ordinaires du roi, qui viennent de les accueillir à bras ouverts. L'auteur du drame étonnant est un jeune homme jusqu'ici parfaitement inconnu, et qui se nomme M. Séjour. Quant au père de l'admirable comédie, c'est bien un autre mystère: personne ne sait ni d'où il vient, ni qui il est, ni comment il se nomme. Nous proposons le mot de cette énigme aux esprits patients et sagaces qui devinent avec tant de succès les rébus de l'Illustration.
Ce n'est pas assez du Théâtre-Français; l'Académie royale de Musique va bientôt avoir aussi son prodige; M. le marquis de Louvois en aura été le père et le tuteur. Dimanche dernier, le spirituel marquis a prêté ses salons à la mise au jour de la merveille; c'était une exhibition à huis-clos en attendant le grand éclat public. Or, la merveille est un opéra en deux actes nommé l'Égyptienne; on ne parle pas de l'auteur des paroles; il n'est question que du compositeur qui a écrit la musique; il s'appelle Wilbach et échappe à peine à l'adolescence: Wilbach n'a que dix-sept ans; une circonstance ajoute une douloureuse émotion à l'intérêt qu'il inspire par son talent précoce; Wilbach est aveugle.
Plusieurs artistes, et des meilleurs, parmi eux Barroilhet, s'étaient mis à la disposition de M. le marquis de Louvois pour ce curieux essai. Ce n'est donc pas l'exécution habile qui devait manquer à l'œuvre du jeune maestro. Mais, hâtons-nous de le dire, l'œuvre ne s'est pas manqué à lui-même; il a charmé et surpris l'assemblée; on peut croire aux promesses d'un succès qui avait Meyerbeer et Halevy pour témoins et pour approbateurs L'Académie royale de Musique était représentée par M. Léon Pillet, et l'Académie royale de Musique a battu des mains.--Le nom de Wilbach a un air allemand qui pourrait faire croire que l'intéressant artiste arrive de Munich ou de Vienne. Qu'on ne s'y trompe pas; Wilbach est de Montpellier; cela est toujours bon à constater d'avance, afin qu'un jour l'Allemagne, ne le dispute pas à la France, pour peu que le simple aveugle d'aujourd'hui devienne un aveugle grand homme. On ne sait ce qui peut arriver.
--Il y a longtemps qu'on a dit de Paris qu'il conquérait le monde par ses idées; on pourrait ajouter par ses vaudevilles et par ses contre-danses. Le vaudeville parisien envahit l'univers; je ne sais plus quel touriste raconte avoir assisté, au fond de l'Asie, à la représentation du Nouveau Pourceaugnac, de M. Scribe: il est clair qu'avant peu le répertoire du Gymnase et du Palais-Royal envahira la Chine, et fera son entrée à la cour du sublime empereur. Quant à la propagande de la contre-danse, voici un fait qui en donne une preuve particulièrement remarquable: on assure, et cela très-sérieusement, que S. M. Pomaré, reine des îles Marquises, voulant organiser pour cet hiver un bal à grand orchestre, a fait faire des propositions A M. Rosisio, un des Musards de la contre-danse; M. Rosisio se serait chargé de faire danser aux îles Marquises, et, en tête, à la reine Pomaré: la Lionne, la Saltimbanque et les Hussards de la garde; mais M. Rosisio est l'Hippocrate du Galop: il a refusé les présents d'Artaxerce-Pomaré. M. Rosisio tient à ne faire galoper que sa patrie.
--Saint-Pétersbourg est de plus en plus conquis par les chanteurs italiens: au moment où nous écrivons, leur succès tient du délire; Otello a dépassé la fortune d'il Barbier; l'empereur se distingue par son dilettantisme ardent, c'est de lui aussi qu'émanent les gracieux sourires et les récompenses. Après cette représentation d'Otello, outre ses compliments de satisfaction, il a envoyé à Rubini une bague d'émeraude; à Tamburini une bague de saphir; à Pauline-Viardot-Desdemona, des boucles d'oreilles en diamant. On aura une idée de l'aristocratie de ce succès, quand ou saura que telle place de balcon ou d'avant-scène coûte 200 francs.
--Après six semaines de grave indisposition, mademoiselle Rachel se prépare à rentrer au Théâtre-Français: elle jouera le rôle de Monime. Salut, chaste Monime! soyez la bien ressuscitée, et surtout ne recommencez pas!
Ou entend souvent des voix s'élever contre la centralisation et prétendre que l'administration supérieure s'est réservé tous les pouvoirs, et que les autorités locales et communales sont sans liberté de mouvement et d'action. Nous ne nous proposons pas d'examiner ici jusqu'à quel point ces plaintes sont fondées; mais ce que nous nous trouverons dans la nécessité de constater, c'est que ces autorités usent souvent bien mal du pouvoir, trop restreint selon elles, qui leur est laissé, et que cette administration centrale, qu'on représente comme maîtresse de tout, est la plupart du temps impuissante à empêcher des actes qu'elle déplore.
Depuis dix ans, les ministères qui se sont succédé ont montré, pour la conservation des monument historiques, une sollicitude qu'il serait injuste de ne pas reconnaître. Des fonds ont été demandés dans ce but par les ministres de l'intérieur et accordés par les Chambres; et il y a deux ans, sur la proposition de l'honorable M. le comte de Sade, le crédit précédemment voté a été tout à coup doublé. Une commission des monuments historiques près du département de l'intérieur a été formée; un comité des arts et monuments a été adjoint un département de l'instruction publique; des restaurations intelligentes et nombreuses ont été entreprises sous la surveillance d'un inspecteur-général; des circulaires pressantes ont éveillé le zèle des préfets, ont provoqué le concours des maires; plusieurs prélats ont, par des lettres pastorales, associé leurs efforts à ceux de l'administration; en un mot, rien n'a été négligé pour que la France monumentale, successivement ravagée par les scrupules outrés d'un sentiment religieux peu éclairé, par la fureur révolutionnaire, et par un vandalisme récrépisseur, fût enfin respectée comme elle doit l'être par une génération dont la principale gloire semble devoir être de n'en méconnaître aucune. Ces intentions louables et bien arrêtées, les cabinets qui se sont succédé ne s'en sont pas départis un seul instant. Que voyons-nous cependant tous les jours? Dans un rapport à M. le ministre de l'instruction publique, le comité historique des arts et monuments s'est chargé de répondre à cette question:
«A quoi bon tout ce zèle, y est-il dit, si, pendant que le comité cherche à entourer de respect nos monuments, à les faire étudier et disséquer, en quelque sorte, on mutile ces monuments, on les dégrade, on les détruit? Le dédain, qui regarde en pitié les monuments appelés gothiques; la cupidité, qui spécule sur des matériaux abondants et de bonne qualité; l'ignorance et le mauvais goût, qui sont hors d'état d'apprécier une œuvre d'art; la mode, qui ne trouve beau que ce qui est blanc et uni; le temps, qui achève de miner des monuments âgés ou fragiles, sont autant de causes qui rasent du sol ou allèrent dans leur qualité une foule de monuments importants. Paris, la ville la plus éclairée et la plus intelligente, a fait démolir ou laissé ruiner, depuis six ans, quatre églises intéressantes à plus d'un titre: Saint-Pierre-aux-Bœufs, Saint-Côme, Saint-Benoit et l'église du collège de Cluny. Or, Paris donne le ton à toute la France; aussi ne se passe-t-il pas un mois, on pourrait dire une semaine, sans que l'on entende tomber, sans que l'on ne voie mutiler quelque vieux monument (Bulletin du Comité, I, 28).» Et dans un second rapport (I, 39): «Prenez un monument d'une certaine importance historique, ou n'a rien fait, malgré des réclamations motivées, malgré des espérances qu'on avait fait concevoir. On l'abat, taudis qu'il était facile de le conserver ou de le relever ailleurs; on rase le petit édifice sans qu'on l'ait dessiné, et sans qu'une inscription rappelle qu'il était l'unique et dernier débris d'un monument fameux. Ce débris, c'est la tourelle Saint-Victor; ce monument fameux, c'est l'abbaye elle-même.» Le comité (I, 316) enregistre la démolition, de l'église des Célestins, près de l'Arsenal.
Chacune des pages du même recueil renferme de vives réclamations contre le projet de destruction de l'hôtel de La Trémouille, qui était situé rue des Bourdonnais, puis de trop justes doléances contre cet acte barbare une fois qu'il a été consommé. On y répond par la promesse de faire réédifier ailleurs la tourelle Saint-Victor et celle qui ornait la cour de l'hôtel de La Trémouille; mais les débris de celle-ci pourrissent à l'École des Beaux-Arts, en plein air et sur une terre humide, tandis qu'avec les matériaux de la tourelle Saint-Victor on a bâti un hôtel garni. Nous ne suffirions pas à citer tous les projets vandales qui ont été conçus, et dont un trop grand nombre ont été exécutés, malgré les réclamations les plus pressantes, à Sens, à Bayonne, au Mans, à Besançon et dans presque toutes les villes de France grandes et petites. Mais il n'en était peut-être pas une sur laquelle plus de sollicitude se fût portée de la part des comités que la ville de Saintes. Ses monuments romains, ses monuments gothiques offrent un égal intérêt et le plus curieux assemblage, et, parmi tous, son arc de triomphe qui couronnait son vieux pont, avait été recommandé. Plus d'une fois nous voyons la preuve dans le Bulletin officiel, auquel nous venons de faire des emprunts, que l'on se regardait comme fondé à croire au ministère que cet arc serait réparé et conservé. Hélas! tous les plans de conservation se trouvent déjoués, toutes les espérances sont à jamais déçues. On dormait en paix rue de Grenelle-Saint-Germain, quand on écrivait de la Rochelle le bulletin funèbre que voici:
«Saintes est une des plus anciennes villes de France, et les monuments qu'elle renferme attestent la puissance du peuple qui l'avait soumise. Un arc de triomphe, placé au confluent de la Seugne et de la Charente, laissait encore lire sur ses frises qu'il avait été élevé en l'honneur de Germanicus. Lorsque, sous les coups du temps et du fer dévastateur, tout croulait autour de cet édifice romain, seul il resta debout dans un état de conservation presque complet, et les Huns, les Vandales, les Goths et les autres barbares qui tour à tour se ruèrent sur la Saintonge, le respectèrent. Aux ingénieurs du dix-neuvième siècle était réservé l'honneur de le faire démolir. «Depuis un mois on procède à cet acte inqualifiable. Un architecte envoyé de Paris, et uni n'avait pas le temps de rester à Saintes, confia la surveillance des travaux à un salarié du gouvernement; celui-ci, qui avait des occupations personnelles, recommanda à l'entrepreneur d'y faire attention. Cet entrepreneur, qui a plusieurs chantiers, en laissa le soin à son contre-maître, qui, ayant lui-même des travaux à surveiller sur différents points de la ville, s'en rapporta à un Limousin. Les pierres ont donc été mises sans soin, sans précaution, sur un chariot, et transportées dans un pré voisin. Là on les faisait basculer, et, en roulant, elles allaient se heurter, se briser les unes contre les autres. Pas une n'est restée, intacte, et le peu de sculptures qui subsistaient sont mutilées, méconnaissables. La base de l'édifice, qui oppose trop de résistance, est ouvert à l'aide de la poudre à canon: qu'on juge maintenant de l'état dans lequel se trouvent ces blocs après l'explosion!
Saintes.--Arc de triomphe de Germanicus, récemment
démoli.
«Ce n'est pas tout: le conseil municipal a décidé que cet arc de triomphe serait réédifié sur la route de Rochefort, à plus de cinq cents mètres du lieu où il demeura planté pendant dix-sept siècles. Une députation a été, dit-on, envoyée à cet effet à Mirambeau, près de M. le ministre de l'intérieur, pour le prier d'appuyer ce projet. En attendant, les blocs de granit sont là gisants dans un pré et dans les rues voisines.
«M. l'architecte de Paris, de retour à Saintes, a paru peu satisfait de la manière dont ces pierres ont été transportées. Il a l'intention de les faire empiler et recouvrir d'un hangar, pour les protéger contre les injures de l'air et surtout des passants. Qu'il se hâte donc, car dans un mois, probablement, deux mètres d'eau les couvriront.
«Si des pierres étaient susceptibles de pourrir, nos descendants pourraient les voir tomber en décomposition avant qu'on eût songé à les remettre à leur ancienne place. Le bruit court encore qu'on vient d'acheter, à raison de 5 fr. pièce, des tronçons de colonnes romaines provenant de la reconstruction d'un mur de l'hôpital, pour remplacer les morceaux cassés ou détruits dans la démolition.»
N'est-il donc nul moyen de faire que les efforts du ministère ne soient pas complètement inutiles, que ses vœux formels ne soient pas constamment méconnus?
Palais-Royal.--La Marquise de Carabas.--Mademoiselle
Déjazet.
La Marquise de Carabas (Palais Royal.).--L'Ombre; Louise Bernard (Porte-Saint-Martin).--Les Moyens Dangereux (Odéon).--L'Italien et le Bas-Breton; Manon (Gymnase).--L'Homme Blasé (Vaudeville).--Stella (théâtre de la Gaieté).--Piocheurs et Flâneurs. (Variétés). --Reprise de La Péri. (Opéra).
La liste est longue, Dieu merci, et les théâtres n'ont pas fait les Harpagons cette semaine; ils sèment la prose et les vers à pleines mains, en vrais dissipateurs. Commençons par madame la marquise de Carabas: à toute marquise tout honneur. La marquise, d'abord, n'est pas du tout marquise; elle finit par la, il est vrai, mais elle débute par être tout simplement Fauchette la meunière, Fauchette, par son air vif et mutin, a fixé un instant les regards de M. le marquis de Carabas; après quoi M. le marquis a délaissé Fauchette, se trouvant trop Carabas pour épouser une si petite fille.--Il ne faut pas mépriser un plus petit que soi; M. le marquis va nous le prouver tout à l'heure. Fauchette, en effet, cette Fauchette dédaignée, le tire d'un très-mauvais pas, c'est-à-dire qu'elle le soustrait aux poursuites d'un terrible vicomte de Merluchet, qui veut l'obliger à épouser sa sœur, la très-laide et très-revêche vicomtesse.
«C'est moi qui suis la marquise de Carabas, dit Fauchette, arrivant vêtue comme une marquise; et la voilà qui tranche de la maîtresse, parle, ordonne, se livre au plaisir, et fait si bien qu'elle met en déroute les Merluchet; la bigamie étant un cas pendable, la vicomtesse renonce au marquis, puisque voici la marquise.
Carabas, reconnaissant de ce bon tour, prend décidément Fauchette pour sa femme, dût l'ombre des Carabas en tressaillir dans leur tombe.--Mettez la vive et piquante Déjazet aux prises avec les Merluchet, et vous aurez le secret du succès de ce vaudeville, dont les auteurs sont MM. Bayard et Dumanoir.
Nous parlions d'ombre tout à l'heure, et nous ne savions en avoir une si près de nous; cette ombre est celle de la tendre Marie. Quoi donc! Marie est morte? Oui, vraiment; elle s'est précipitée dans les flots par désespoir amoureux. Max, qui l'aimait, la pleure, et, à force de pleurer, devient fou.--Ce blanc fantôme qui glisse légèrement à travers les sentiers et les arbres, cette apparition légère que le pauvre Max poursuit, vous avez dit: c'est l'ombre de Marie! Eh bien! c'est Marie elle-même; Marie a été sauvée des flots, et, après mille aventures, elle est revenue auprès de son cher Max, qui retrouve enfin Marie elle-même dans son ombre. Si Max n'était pas fou, il y aurait de quoi le devenir; mais attendu qu'il l'est bien réellement, il n'a rien de mieux à faire que de recouvrer la raison et d'épouser Marie. Ainsi fait-il; puis on se réjouit et l'un danse.--C'est la un très-joli ballet-pantomime: l'Opéra n'aurait pas mieux fait. MM. Cogniard frères en sont les heureux coupables.--Quelques jours avant, M. Dumas entrait en lice par Louis Bernard.
Louise Bernard est une pauvre fille convoitée par le roi Louis XV; Louise a de l'honnêteté, et aime honnêtement un jeune officier; bien entendu qu'au dénouement, les deux amants se réunissent et se marient; mais après combien de traverses, de dangers et de larmes!
Ce drame est des plus vulgaires; on a cependant nommé M. Alexandre Dumas. M. Dumas ne craint plus de se compromettre.
Le Second-Théâtre-Français fait une grande consommation de vers et de prose; c'est, sans contredit, le plus actif et le plus insatiable des théâtres de Paris; deux ou trois pièces nouvelles suffisent à peine à son appétit hebdomadaire. Il va sans dire que dans une production aussi copieuse, il se trouve plus d'un mets vulgaire et mal assaisonné, que le parterre, cet autre convive, rejette dédaigneusement. Témoin le Despote, petite comédie en deux actes, qui est morte au premier, et l'Hôtel d'Alban, proverbe d'une conception si faible que le moindre souffle l'a renversé. La petite comédie, qui a pour auteur M. Dumersan, avait la prétention de fronder ces prétendus philosophes, grands ennemis de la tyrannie, auxquels il ne faut qu'une occasion pour être les plus intraitables tyrans du monde; l'intention était bonne; mais que faire d'une intention, quand le goût, l'invention et l'esprit font défaut? J'aime mieux, à la rigueur, l'hôtel d'Alban, de M. Deslandes; cela du moins a quelque malice et le trait n'y manque pas absolument; mais la thèse en est tant soit peu surannée, malheureusement pour l'honneur du génie de M. Deslandes. Il s'agit, en effet, de railler le ridicule des femmes auteurs; Molière a rendu l'entreprise bien difficile depuis les Femmes savantes; Araminte et Bélise ont pris la place et ne la quitteront pas aisément.
Ces deux bluettes ne comptent guère. Un jeune homme, M. Léon Guillard, petit-neveu de l'auteur d'Oedipe à Colonne, arrive après M. Deslandes et Dumersan, annonçant des prétentions beaucoup plus hautes; c'est d'une comédie en cinq actes et en vers que M. Léon Guillard est le père, ni plus ni moins: le sujet est d'un honnête homme. M. Léon Guillard s'attaque au vice, à l'intrigue, au trafic des opinions et des sentiments. Il ne serait pas juste de dire que si comédie manque d'à-propos, et nous ne vivons pas précisément dans un siècle de Curtius et de Catons.
Fiervil est l'homme en qui sont incarnés tous les vices et toutes les cupidités que la verve de M. Guillard poursuit: l'or, les titres, le pouvoir, voilà les liens que ce Fiervil enfle; et croyez-vous que Fiervil veuille les mériter honnêtement, par les voies permises? Non. Fiervil est persuadé qu'on ne devient riche, titré et puissant que par la corruption, le mensonge, la mauvaise foi, l'intrigue, ce que M. Léon Guillard appelle les moyens dangereux. Qui a raison de Fiervil ou de M. Léon Guillard? L'histoire de notre temps nous dispense de le dire.--Aussi le dénoûment de la comédie de M. Guillard a-t-il paru invraisemblable à beaucoup de gens. Fiervil, en effet, finit par être dupe et victime de ses ténébreuses manœuvres; la fortune, la femme, la puissance qu'il convoitait, lui échappent coup sur coup, au moment on il se croyait le plus sûr de les tenir; son infamie est dévoilée; il en reste pour sa courte honte, et c'est un honnête homme qui recueille les biens que le malhonnête homme espérait. La leçon est saine, nous ne saurions trop l'approuver. Des vers pleins de nobles sentiments, exprimés avec vigueur, annoncent que M. Léon Guillard est un cœur sincère, ennemi de la lâcheté morale et qui la flétrit de conviction; c'est beaucoup pour un poète; il n'a manqué à M. Léon Guillard qu'un peu moins de jeunesse et plus d'expérience de la scène, pour faire une œuvre tout à fait complète. Telle qu'elle est, le parterre a bien fait de la distinguer et de l'applaudir.
D'où vient cet immense éclat de rire? C'est Arnal qui paraît; le rire inextinguible, le rire olympien sert de cortège ordinaire à cet original.--Cette fois, Arnal, qui a si souvent joué la passion, joue l'ennui; Arnal n'est plus homme amoureux que vous avez vu se jeter, tête baissée, aux pieds de la brune et de la blonde; Arnal est un homme blasé; le cœur d'Arnal est mort, Arnal n'aime plus rien: que ferons-nous d'Arnal?
Il s'appelle Nantouillet. Or, Nantouillet est venu au monde affligé de deux cent mille livres de rentes; de là vient qu'à trente-deux ans, Nantouillet s'ennuie, Nantouillet est blasé: ni le bon vin, ni la bonne chère, ni les beaux yeux, ni les beaux chevaux, ni les beaux châteaux, ne sauraient divertir Nantouillet; voyage-t-il, il bâille; demeure-t-il, il bâille encore; il bâille toujours.
«Si tu te mariais? lui dit-on,--Soit!» Et Nantouillet arrête la première femme qui passe pour en faire sa femme. Celle-ci ou celle-là, qu'importe à l'homme blasé? Malheureusement ou heureusement, mademoiselle de Canaries est en puissance d'amant, et quel amant! un butor, un manant, un athlète; il saisit mon Nantouillet au collet, et voici nos deux gaillards qui se battent et se précipitent l'un et l'autre dans la rivière. Quel homme blasé, fût-il le plus blasé du monde, ne se sentirait pas ému d'un pareil plongeon?
Je vous assure que Nantouillet maintenant n'a plus le temps d'être blasé; croyant avoir noyé son rival, il passe son temps à se cacher, à fuir les gendarmes, à se donner pour mort, à manger pain sec, à boire de l'eau claire, à vivre enfin dans l'abstinence et les transes mortelles; après quoi, s'apercevant que ce terrible rival n'est pas mort, il se montre, reprend son nom et son bien, laisse là mademoiselle de Canaries, épouse une naïve petite fille qui l'aime, et se déclare radicalement guéri de sa maladie d'homme blasé.
Arnal.
Il y a beaucoup d'esprit comique, de traits burlesques et d'entrain dans ce vaudeville de MM. Duvert et Lauzanne, et Arnal y joue de verve.
«Ah! vous ne savez pas le latin, dit Sganarelle; eh bien! je vais vous parler latin: Hic, hæc, hoc; cabricias, catalanust musa, la muse.» M. de Kerkadeck sait l'italien à peu près comme Sganarelle le latin; le fond de sa langue est le bas-breton; cela n'empêche pas Kerkadeck de triompher d'un Italien, son rival en amour, de le faire prendre par son excellent beau-père pour un Bas-Breton renforcé, et d'épouser mademoiselle Anna Rompart à sa place. Des quiproquo plaisants roulant sur le bas-breton et l'italien, ont fait réunir cet agréable petit acte, dont l'auteur est M. Armand Durantin.
Tout à l'heure la marquise de Carabas cachait Fauchette la meunière; Manon, au contraire, cache une duchesse, la tendre et hardie duchesse de Longueville, l'héroïne de la fronde.
Poursuivie par les gens de Mazarin, madame de Longueville non-seulement a pris ce nom grossier de Manon, mais elle en porte la simple jupe et l'humble bavolet; le prince de Marsillac l'accompagne sous le titre et le costume du sergent Bouton-d'Or. Recueillis chez un apothicaire de Harfleur, Manon fait la cuisine, et Bouton-d'Or plaisante avec le garçon de boutique; et ainsi ils parviennent à s'échapper.
Nous les retrouvons à Paris; là, madame de Longueville continue ses intrigues, et Marsillac est jaloux; un simple avocat de Harfleur est cause de cette jalousie; tout dévoué à madame de Longueville dans sa fuite, il est devenu son secrétaire intime. Cependant il avait un amour dans le cœur pour la fille d'un apothicaire; en la retrouvant à Paris, notre honnête avocat revient à ses premières amours, et renonce à la tendresse et à la faveur de la duchesse. Ce beau trait comble Marsillac d'admiration: il promet au jeune avocat un siège de conseiller au Parlement. Le Gymnase n'a pas même pensé à demander à M. le garde-des-sceaux son avis sur cette promotion.
M. Jules de Premaray est le père de cette duchesse de Longueville mêlée de pharmacie.. La pharmacie, la duchesse et M. de Premaray ont réussi tous les trois.
Parlez-moi de Stella, c'est là une excellente fille; un beau jour, elle prend des vêtements masculins, s'aventure à pied à travers les pays les plus sauvages, supporte le froid, la fatigue, la faim, s'expose à la férocité des bandits, et pour quoi? pour aller délivrer son père qui gémit depuis seize ans au fond d'un noir cachot; elle le délivre, en effet, mais au prix de quels dangers, de quelles souffrances et de quelles terreurs! Le traître Osborne, qui tenait aux fers ce père infortuné, est exemplairement puni.
Stella fait couler des ruisseaux de larmes au boulevard du Temple.
Martial était un piocheur, il devient; de flâneur à mauvais sujet, il n'y a que la main; donc, Martial se grise, casse les vitres et bat les gens; mais le fond est bon: Martial se repent et redevient bon ouvrier comme ci-devant; mademoiselle Antoinette opère cette métamorphose et en est la récompense.
Si on réussissait par les honnêtes intentions, ce vaudeville aurait réussi; mais il faut un peu d'esprit sur une bonne intention, comme il faut des confitures et du beurre frais sur une tartine. MM. Duvert et Lauzanne ont oublié la confiture.
Carlotta Grisi est revenue de son voyage de Londres, et avec Carlotta revient la Péri. Ce charmant ballet a charmé la perfide Albion. Mademoiselle Grisi rapporte avec elle la preuve suivante de cet enthousiasme britannique pour l'œuvre de M. Théophile Gautier; prêtez l'attention à ces tableaux ravissants;
Ceci vous représente d'abord le seigneur Achmet, couché sur son ottomane dans l'attitude d'un Ottoman qui s'amuse excessivement peu; selon l'expression turque, le seigneur Achmet s'embête: la belle langue que la langue turque!--Trois eunuques noirs cherchant à le distraire, lui apportant, l'un une énorme brioche, du moins je le suppose, surmontée de trois petits pâtés; l'autre, une pipe et au fourneau pour allumer un cigare de cinq sous; le troisième, une paire de bottes sur un plateau. Mais Son Altesse est insensible à tous ces agréments, et a parfaitement l'air de dire, toujours en langue turque: Je m'embête et vous m'embêtez!
Puisque le cigare regalia ne peut rien sur monseigneur, dit le grand-vizir, offrons-lui des femmes ravissantes. En effet, voici venir des bayadères et des almées un peu soignées; mais Achmet se conduit connue un drôle devant ce sexe charmant, et lui bâille au nez, à se décrocher la mâchoire. Enfin la Péri paraît; vous voyez ses grâces, sa taille cambrée, sa jambe et son pied mignon, son cou de cygne et sa coiffure dans le dernier goût. Achmet est ravi: il risque un œil.
Ici l'horizon s'assombrit; le farouche sultan Mahomet tire à bout portant un coup de son pistolet de poche sur une esclave récalcitrante qui s'enfuit du sérail; l'esclave ne reçoit pas la balle dans le visage, au contraire.
La Péri se glisse dans le corps de cette infortunée, comme on entre dans un appartement vacant pour cause de mort subite; on appelle cette espèce de location, métempsycose.
Cela fait, la Péri se livre avec Achmet à toutes sortes d'exercices plus ou moins permis par le sergent de ville.
D'abord, elle se sauve dans la lune, croyant jouer un bon tour à Achmet; mais Achmet, qui n'est pas borgne, la découvre à l'instant à cet étage supérieur, et la montrant du doigt, lui crie; «Coucou!» Son jarret tendu, sa mâchoire entrouverte, sa main posée sur son cœur, expriment agréablement sa satisfaction. Plus loin, la Péri se permet les écarts d'un pas de châle, qui ressemble comme deux gouttes d'eau à l'air du ballet des Pendus. Achmet, surpris par le terrible Mahomet en flagrant délit de Péri, s'esquive adroitement par la fenêtre; Mahomet tend les mains pour le saisir par les pieds, seule partie d'Achmet qui lui offre encore prise; cette situation donne à l'honorable sultan la mine d'un cordonnier occupé à prendre mesure à sa pratique.
Achmet, libre et apercevant la pointe des pieds de la Péri, suspendue en l'air, s'abandonne à des démonstrations de joie qui le déforment beaucoup; mais l'amour excuse tout.
Que ne ferait-on pas, en effet, pour cet adorable minois de Péri que voici, et pour cette taille de guêpe? Achmet, au comble du bonheur, ne se contient plus, et danse un pas de clôture, panache au vent, et toutes jambes dehors.
Vivent à jamais Achmet et la Péri!
(Voir I, II, p. 26, 58, 105, 139 et 155.)
(Suite.)
--Ah! dit Mark sur le même ton, vous y voilà! rien autre, un esclave. Si bien que lorsque cet homme était jeune--n'ayez, donc pas l'air de le regarder perdant que je vous parle--lorsqu'il était jeune, il a reçu une balle dans la jambe, une balafre sur l'avant-bras; il a été marqué et tailladé au vif, sur tous ses membres, ni plus ni moins qu'un véritable porc. Son corps a été déformé à coup de fouet, son col écorché par un collier de fer; ses chevilles et ses poignets excoriés gardent la marque des lourds anneaux qu'ils ont longtemps portés. Comme je venais d'aveindre mon dîner, il s'est dépouillé de son habit, et m'a débarrassé de mon appétit par la même occasion (1).
Note 1: Pour sauver Mark du reproche d'exagération, nous copions au hasard quelques-uns des avertissements prodigues sans pudeur dans les journaux américains, et précédés habituellement d'une grossière gravure sur bois représentant un nègre marron, les mains enclavées dans des menottes, courbé sous l'étreinte d'un blanc qui le tient serré à la gorge.
«En fuite, un enfant nègre d'environ douze ans; il porte autour du cou un fort collier de chien, sur lequel est gravé le nom de de Lampert.»
«Vingt-cinq dollars de récompense pour qui me ramènera mon nègre Isaac; il a au-dessus de l'œil droit la cicatrice d'une blessure faite par un coup de bâton, et sur le dos, celle d'un coup de feu.»
«En fuite, un nègre du nom d'Arthur; il a une large cicatrice traversant la poitrine et les deux bras, restes d'une estadilade faite au couteau. Il aime fort à parler de la bonté de Dieu.»
«En fuite, une jeune fille noire du nom de Marie; elle a une petite cicatrice sur l'œil gauche, plusieurs dents de la mâchoire supérieure arrachées, et la lettre I marquée au fer rouge sur sa joue, et sur son front.»
«En fuite, une femme nègre et ses deux enfants. Peu de jours avant son évasion je l'avais brûlée à la joue gauche avec un fer rouge, en essayant de faire la lettre M.»
Pour expliquer les dents arrachées, les oreilles, des doigts, des mains et des pieds coupés, signalements habituels des malheureux fugitifs, nous dirons que c'est un traitement qui se reproduit en cas de mécontentement, de crainte d'évasion, ou lorsqu'une négresse trop belle inspire de la jalousie. Quant aux lettres marquées au fer rouge, c'est une simple mesure d'ordre. Du reste, les maîtres qui font couper une main à leur esclave choisissent de préférence la gauche, comme moins agissante; de même ils ménagent l'orteil en faisant couper les doigts de pieds. Le nez et les oreilles paient aussi leur tribut de chair et de sang aux propriétaires d'esclaves, Nous pourrions en rapporter de nombreux exemples en continuant à reproduire ces annonces, aussi communes dans les journaux américains, que celles des maisons à vendre dans nos petites affiches; mais cette dégoûtante et barbare récapitulation fatiguerait nos lecteurs autant qu'elle nous a fatigués nous-mêmes.
--Tout cela serait-il vrai? demanda Martin à son nouvel ami, resté debout à côté de lui.
--Je n'ai nulle raison d'en douter, répondit ce dernier, baissant les yeux et secouant la tête. La chose se voit assez fréquemment.
--Dieu vous bénisse! reprit Mark, je ne le sais que trop, moi, pour avoir entendu l'histoire tout au long. Ce premier maître mourut; ainsi fit le second, la tête ouverte d'un coup de hache par un autre esclave qui, l'affaire faite, alla se noyer au plus vite. Puis, le pauvre noir, celui qui est là, gagna un meilleur maître, et, en mettant sou sur sou, au bout de nombre d'années, il parvint à racheter sa liberté, qui lui fut cédée au rabais, vu que ses forces déclinaient rapidement et qu'il était fort malade. Ce fut alors qu'il vint ici, où il travaille tant qu'il peut, et économise, de son mieux, afin de se passer une légère fantaisie avant de mourir, de se régaler d'une petite emplette, un rien, une bagatelle: sa fille seulement, sa propre fille qu'il voudrait racheter... Voilà tout! hurla Mark Tapley, qui s'exaltait de plus en plus; et vive la liberté! hourah! pour jamais!
--Paix donc, cria Martin lui mettant la main sur la bouche, trêve à vos folies. Ne pourriez-vous me dire ce qu'il fait là?
--Qui? l'homme? il attend nos bagages, pour les charrier sur sa brouette, dit Mark; il serait venu un peu plus tard, mais j'ai voulu le louer à l'avance, à prix raisonnable et de mon argent, afin qu'il me tint compagnie, qu'il me mit en gaîté: aussi me voilà joyeux comme pinçon. Ah! si j'étais assez riche pour passer contrat avec lui, et que je pusse compter sur sa visite quotidienne, pour le regarder, là, tous les jours, à mon aise; je deviendrais par trop jovial!»
Il est fâcheux d'élever des doutes sur la véracité de Mark, mais l'expression de ses traits, il le faut avouer, donnait dans ce moment même un démenti formel à sa déclaration de joie.
«Le Seigneur vous vienne en aide, monsieur! poursuivit-il; mais ils sont si passionnés pour la liberté, de ce côté-ci du globe, qu'ils rachètent, la vendent, la portent avec eux, l'étalent en plein marché! Bref, ils en sont si amoureux, qu'ils ne peuvent s'empêcher de prendre avec elle toutes sortes de libertés, et c'est là la raison du pourquoi.
--Fort bien, dit Martin, qui désirait changer de sujet. Et maintenant que vous en êtes venu à conclusion. Mark, peut-être me ferez-vous l'honneur de m'écouter. Vous trouverez sur cette carte l'adresse du lieu où il faut porter nos effets; Pension bourgeoise de mistriss Pawkins.
--Pension bourgeoise de mistriss Pawkins? répéta Mark; allons, Cicéron, en avant!
--Est-ce là son nom? demanda Martin.
--C'est son nom, monsieur,» répliqua Mark; et, de dessous le porte-manteau de cuir dont les reflet, de sa noire figure obscurcissaient les ombres, le nègre acquiesça par une grimace et descendit, clopin clopant, chargé d'une portion des bagages, Mark Tapley ayant pris les devants avec le reste.
Martin et son ami les suivirent jusqu'à la porte d'en bas; et ils allaient continuer leur promenade, quand l'Américain arrêta son compagnon et lui demanda, en hésitant un peu, si l'on pouvait se fier au jeune homme.
«A Mark? oh! certainement on peut tout remettre à sa garde.
--Vous ne me comprenez pas.--Je crois plus prudent pour lui de venir avec nous. C'est un brave garçon qui dit son avis trop ouvertement.
--Au fait, répliqua Martin en souriant, n'ayant jamais habité de république libre, il a pris l'habitude d'avoir son franc parler.
--Décidément, il vaut mieux qu'il ne nous quitte pas, reprit l'Américain, il pourrait lui arriver malheur. Nous ne sommes pas ici dans un État à esclaves, à la vérité; mais. je l'avoue, non sans honte, l'esprit de tolérance est chez nous beaucoup moins commun que ses formes; à la moindre dissidence, notre modération les uns envers les autres fait défaut, et pour peu qu'il s'agisse d'étrangers... Non, réellement il est plus prudent qu'il nous suive.»
En conséquence, Mark fut rappelé; Cicéron et sa brouette s'acheminèrent d'un côté, et Martin et ses compagnons de l'autre.
Ils mirent deux ou trois heures à parcourir la ville, la considérant des points de vue les plus avantageux, s'arrêtant dans les principales rues et devant les édifices publics que M. Bevan leur faisait remarquer. Enfin, comme la nuit s'approchait, Martin proposa de retourner prendre le café chez mistriss Pawkins. Mais sa nouvelle connaissance, qui paraissait avoir à cœur de le conduire, ne fût-ce que pour une visite d'une heure, chez un de ses amis logé dans le voisinage, finit par l'emporter. Las et fort disposé à décliner la politesse, Martin n'osa persister à mettre en avant qu'il n'était pas connu de ceux auprès desquels son compagnon désirait si fort l'introduire. Une fois donc, en sa vie, à tout hasard et sans que la chose tirât à conséquence, Martin se résigna à faire céder sa volonté à celle d'autrui; le consentement même fut donné de bonne grâce, tant le voyage lui avait déjà profité.
S'arrêtant devant une maison fort propre, de médiocre étendue, dont les fenêtres, vivement éclairées, illuminaient la rue obscure, M. Bevan frappa. La porte fut immédiatement ouverte par un Irlandais, tellement Irlandais d'accent, de geste et de visage, qu'il semblait ne pouvoir être revêtu que de haillons, et manquait aux précédents, à son devoir, à toute idée reçue, en se présentant, avec sa figure riante, bien couvert d'un habit complet.
Mark fut laissé aux soins de cette espèce de phénomène, ce n'était rien moins aux yeux de Martini, et M. Bevan, montrant le chemin à ce dernier, l'introduisit dans le salon, dont les fenêtres égayaient et éclairaient la rue. Là, il présenta à ses amis: «M. Chuzzlewit, gentilhomme tout frais débarqué d'Angleterre, dont il avait eu le plaisir de faire la connaissance depuis peu.» Accueilli avec la plus parfaite urbanité, Martin, en moins de cinq minutes, se trouva établi fort à l'aise au coin du feu, et presque sur un pied d'intimité avec toute la famille.
Elle se composait de deux jeunes demoiselles--l'une âgée de dix-huit ans, l'autre de vingt,--toutes deux à taille déliées, toutes deux fort jolies; de leur mère, plus âgée, plus flétrie, qu'à l'avis de Martin elle n'aurait dû être; de leur grand'mère, petite vieille à l'air vif et éveillé, qui semblait s'être fait enterrer une première fois pour reparaître ensuite toute guillerette sur l'horizon: en outre, il y avait le père et le frère des deux jeunes miss: le premier, négociant, le second, encore étudiant au collège. Tous deux, par une certaine cordialité de manières, rappelaient l'introducteur de Martin, auquel ils ressemblaient un peu de visage, chose assez naturelle puisqu'ils étaient proches parents.
Martin n'avait pu s'empêcher d'établir la généalogie à partir des jeunes filles, vu qu'elles tenaient le premier rang dans ses pensées, non-seulement parce qu'elles étaient, comme nous l'avons dit, fort jolies, mais parce qu'elles portaient les plus attrayants petits souliers du monde, et les bas de soie les plus fins et les mieux tirés; avantages que leurs chaises berceuses déployaient de façon à tourner la tête aux assistants.
Rien de plus agréable, sans doute, que d'être commodément assis dans une chambre bien close, meublée avec élégance, chauffée par un brillant foyer, remplie de charmantes bagatelles, de décorations ravissantes, y compris quatre ensorcelants petits souliers le même nombre de bas blancs et soyeux, et, enfin,--pourquoi non?--les petits pieds, les fines jambes dignes d'être aussi gracieusement enchâssée! Un rude passage dans le Screw, une maussade station dans la pension bourgeoise de mistriss Pawkins, avaient merveilleusement préparé Martin à contempler sa nouvelle situation sous ce point de vue flatteur; en conséquence, il devint charmant, irrésistible, et, lorsque le thé et le café arrivèrent, escortés de confiture, de fruits confits et des plus miraculeux petits gâteaux du monde, l'Anglais, livré à toute sa vivacité d'esprit, avait fait la conquête de la famille entière.
(La suite à un prochain numéro.)
Quaré tristis es, anima mea?
(Ps. 12.)
En ce temps-là, une âme fut créée en même temps que des milliers d'autres âmes et jaillit de la pensée incessamment féconde de Seigneur.
Mais tandis que les autres âmes ses sœurs se répandaient dans les mondes, allant se mêler et se fondre dans les êtres auxquels elles étaient destinées;
Que quelques-unes allaient animer des planètes et des soleils, que d'autres restaient auprès de Dieu, divinement conservées dans les anges qui chantent autour de son trône;
Que toutes enfin avaient leur mission, leur être à qui elles pouvaient s'unir, pour vivre leur vie d'union selon le décret du Seigneur.
Elle seule n'avait point eue de destination, aucun être ne l'attendait dans son sein, aucune planète, aucun soleil ne l'appelaient à eux.
Elle était solitaire, errante dans I'espace, et elle gémissait, la pauvre âme, ne sachant où se poser, où vivre,
Elle s'abattait inquiète sur le calice des fleurs, croyant y trouver un asile; mais les fleurs ne recueillaient que la rosée, et n'avaient pas de place pour elle.
Elle volait suppliante avec les oiseaux rapides, qui ne se souciaient pas de son approche, car ils ne savaient ce que c'était qu'une âme.
Puis elle se répandait autour des planètes, sur les soleils, sur les hommes et les autres habitants du globe, et partout Elle sentait la place occupée, le vase rempli.
Et dans son désespoir elle remonta jusqu'à Dieu, et lui dit:
O Seigneur! pourquoi m'as-tu créée, pourquoi m'as-tu faite immortelle, puisque je serai toujours misérable, ne sachant à qui m'unir jusqu'à la fin des temps?
Pourquoi m'as-tu oubliée lorsque tu dispensais à mes sœurs des existences avec lesquelles elles peuvent s'allier?
Et moi, voilà que je suis toujours errante et triste, implorant toute la nature, et repoussée par tous.
C'est en vain que j'offre en hommage mon immatérialité immortelle; tous la rejettent: les plantes, qui ne pensent pas; les oiseaux insensés, qui la dédaignent.
Et tous les hommes, ont leurs âmes, et je n'ai pu trouver place avec eux.
J'allais aux enfants, croyant qu'ils n'avaient pas encore d'âme; et elle était chez eux, et encore plus sublime.
J'allais aux insensés, et les insensés avaient leur âme divine;--j'allais aux méchants, tant j'étais malheureuse! et eux encore avaient l'âme que tu leur as donnée.
Mais que devenir, ô Seigneur! et pourquoi as-tu oublié ma destination dans le monde?
Dieu, qui n'oublie rien, et qui a ses desseins impénétrables dans tout, sourit à la pauvre âme, et exauça ses prières.
Il lui fut accordé d'habiter tour à tour, et à son choix, dans les grands hommes, dans les grandes intelligences; d'y remplacer pendant quelques instants leur âme, qui sommeillait et s'effaçait à la venue; et pendant le séjour de celle-ci.
Il lui fut donné de vivre ainsi avec eux, d'en retenir et d'en raconter les souvenirs.
Et cette âme ayant vécu quelques instant dans ces hommes, voici comme elle redisait ses souvenirs.
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O I have suffered with...
(Tempest.)
Il était minuit quand j'arrivai; le grand artiste était couché et serrait un foulard rouge autour de sa tête; il venait de cacher avec un grand soin, après les avoir divisés bien également sur son crâne, ses longs cheveux noirs, qui ne parurent plus.
Puis il prit un miroir pour se contempler; je me vis avec lui, et je le trouvai horriblement laid; car ses cheveux ayant disparu sous le mouchoir de nuit, il ne sortait plus, de cette sphère livide et rouge qu'un nez énorme et recourbé comme le bec d'un chat-huant.
Quand il se fut ainsi regardé avec complaisance, il étendit ses longs doigts sur sa tête, et dit: «Très-bien!»
J'aurais éclaté de rire si j'avais eu des poumons, un larynx et un palais autres que les siens; mais connue j'étais devenue l'âme de Paganini, je répétai sérieusement dans son cerveau: très-bien!
Et, je dois le dire, la prodigieuse longueur des doigts de cet homme, et la largeur de cette main qui avait pressé sa tête et sa marmotte de soie, m'avaient remplie de stupeur, moi, âme inaccoutumée à de pareilles monstruosités, et qui n'avais vu encore que de jolis doigts de rose et des mains gracieusement dessinées et sculptées par la nature.
Mais, horreur! savez-vous ce qui arriva?
L'abominable homme, il prit sur un guéridon un vase, et l'ayant regardé avec des yeux hagards et enflammés, il but d'un trait une liqueur coagulée, sombre, pesante et comme morte.
Etait-ce du sang?
Non, monsieur; non, madame; c'était pis encore, de l'opium!
De l'opium, cela vous fait sourire; ce n'est que de l'opium, n'est-ce pas? Oh! ce n'est rien que de l'opium! une liqueur qui calme, dites-vous, une liqueur qui endort doucement, n'est-il pas vrai, corps égoïstes! mortels sans pitié! qui ne songe qu'à votre matière, et qui ne gardez, pas une pensée pour votre âme!
Et savez-vous ce qui lui advient à cette âme misérable, lorsque pour vous assurer quelque doux songe, pour sentir une délicieuse torpeur s'insinuer dans vos veines, les alourdir agréablement, et oppresser comme sous du plomb vos deux yeux affaiblis, vous buvez l'infernal opium?
Savez-vous qu'alors l'âme, qui ne sait pas dormir, s'agite au contraire horriblement, qu'elle devient tempétueuse comme la mer quand toutes les puissances des vents la fouillent et la soulèvent; qu'elle se roule et se replie sur elle-même comme une corde au feu; qu'alors l'enveloppe étroite de votre cerveau ne lui suffit plus; qu'elle en sort et en jaillit de toutes parts; qu'elle se mêle au monde entier, et qu'elle met le monde en elle; qu'alors la sphère du soleil, ce cerveau de notre univers, lui devient une prison qu'elle déchire également; qu'elle va au delà, qu'elle s'élance jusqu'aux extrémités du monde, qui n'a pas d'extrémités; qu'elle pense de Dieu, et qu'elle le voit en face; qu'elle saisit l'esprit de Satan; qu'elle broie le paradis et l'enfer, l'espace et la pensée, les choses passées et l'avenir, et qu'elle jette tous ces débris dans elle, qui est comme une fournaise ardente, pour qu'ayant fait de toutes ces choses une lave liquide et enflammée, elle la répande et la fasse, jaillir dans vos rêves?
Voilà ce que vous faites pour vos âmes, buveurs d'opium.
Paganini, après avoir vidé la tasse, posa sa tête sur l'oreiller et ferma les yeux; puis, avant de s'endormir tout à fait, il eut une douce crise de somnolence, qui, dans le vague de ses pensées, contenait mélangés un peu de mépris pour le jour qui venait de finir, quelques souvenirs affaiblis d'amour, de l'orgueil, et comme une nuance insaisissable de retour vers Dieu, car il ne fit pas d'autre prière.
Il dormit.
Et moi, ô martyre! Je veillais dans l'effroi, car je sentais que les rêves fantastiques de l'opium allaient arriver et m'envahir.
A peine Paganini avait-il fermé les yeux du corps, que se déploya dans son âme une série de spectacles étranges.
Ce fut d'abord la vie de l'immensité, de l'infini, l'espace sans fin et remplis cependant par l'âme en ce moment. Cet espace n'était rempli que d'éther et d'une lumière auprès de laquelle les rayons du soleil n'eussent été que des ténèbres; sans foyer, elle était répandue partout également et semblait comme en repos; mais ce repos était une harmonie sublime, divine, perceptible par je ne sais quel sens nouveau et divin qui naît du sommeil; et Paganini, ravi dans ces illusions, aspirait ces sons, nageait dans cette harmonie, s'épanouissait, sans se réveiller, sous cette suavité indicible, car cette harmonie était Dieu lui-même.
Bientôt l'éther devint moins éclatant de lumière, parce que les étoiles et les planètes s'y précipitèrent à la fois; elles se suivaient en cadence, elles s'élevaient ou s'abaissaient avec des sons délicieux; d'autres fois elles tombaient ensemble et jaillissaient en foule, et c'était alors comme une musique immense et retentissante qui ravissait le cœur.
Ou bien une comète traversait d'un jet cet ordre d'harmonie, comme une céleste dissonance.
Et les nuages qui montèrent s'épaissirent de plus en plus sur ce magnifique spectacle; les étoiles plus pâles se voilèrent et disparurent, et l'espace rétréci fut rempli de vapeurs blanches et dorées; des formes légères se dessinaient dans ces vapeurs, et firent bientôt apparaître en se condensant douze femmes belles et pures comme des anges; elle étaient nues jusqu'à la ceinture, et les nuages sur lesquels elles se reposaient se soulevaient comme une mousseline vaporeuse, et les enveloppaient dans leurs plis.
Toutes les douze avaient des cheveux blonds et flottants, et une étoile de diamant ou de feu étincelait sur la ligne d'ivoire qui séparait leur belle chevelure. On ne voyait pas leurs yeux, car leurs longues paupières étaient abaissées sur l'instrument que chacune soutenait.
C'était un violon, un violon comme celui de Paganini; mais ce violon semblait animé et vivre, pressé qu'il était entre ce qu'il y a de plus beau dans la femme: il était soutenu sur le sein qui le soulevait, appuyé sur le cou, dont il remplissait le contour, et une joue rose et brûlante s'appliquait tendrement sur la table d'harmonie. Ainsi étreint avec la femme, l'instrument paraissait respirer et palpiter avec elle; un bras moelleux comme un cou de cygne s'arrondissait sous le manche et ramenait des doigts délicats sur les cordes, tandis que l'autre bras, aussi nu, promenait avec une grâce inexprimable l'archet sur l'instrument.
Toutes les douze jouèrent ensemble et à l'unisson un adagio comme les séraphins en soupirent devant le Seigneur.
C'était un unisson, et cependant ce son unique engendrait une multitude d'accords qui venaient bercer et enivrer les sens. Ces accords étaient saisissables et compréhensibles comme le son unique, tandis qu'ici-bas il a fallu que cinquante siècles passassent avant qu'un homme apprit aux oreilles, fermées jusqu'à lui, à discerner le frêle et presque insaisissable accord que renferme le son dans une cloche retentissante.
Paganini, au milieu de ce rêve, s'agitait dans son admiration.
Les femmes disparurent, et les nuages s'étant dissipés, il n'y eut plus de visible que l'Océan immense.
Du milieu de la mer un géant se dressa: c'était Paganini; et Paganini, qui dormait, S'écria, dans son sommeil: «C'est moi!»
C'était lui! il tenait dans son bras et appuyé contre sa poitrine un immense violon où se trouvaient tendues vingt-trois cordes d'or et une vingt-quatrième uni n'était pas de métal, mais qui paraissait être un rayon de lumière.
Sa main gauche, sa large main était comme divisée en vingt-quatre doigts qui s'épanouissaient merveilleusement à son extrémité et se posaient avec grâce sur les vingt-quatre cordes; et sa main droite, grande comme celle d'un géant, tenait cinq archets d'argent qui étaient attachés à chacun de ses doigts.
Il se fit un silence, et Paganini lançant à la fois ses cinq archets sur les vingt-quatre cordes, un concert sublime fut entendu. Il semblait que toutes les harmonies de la terre se fussent réunies dans cet espace et dans cet instant.
L'Océan, comme une pédale, obéissante, aidait de ses tempêtes la fureur du musicien, ou, se calmant à son gré, n'avait plus qu'un léger bruissement d'amour.
L'Océan parut se glacer et devenir solide, le violon aux vingt-quatre cordes s'évanouit avec un doux son dans les airs, et sur cet espace monta, monta une construction circulaire qui étendait de plus en plus ses cercles en les élevant jusqu'au ciel.
Ce fut le Colysée de Rome; cent mille spectateurs étaient présents; tous avaient payé mille francs pour s'asseoir sur ces bancs de porphyre, pour écouter le violon de Paganini.
Le grand artiste parut, il joua merveilleusement, et quand il eut fini, il compta dans ses coffres cent millions pour cette soirée.
Le Colysée, avec ses cercles de marbre, disparut à son tour. L'espace se rétrécissait de plus en plus; dans une chambre où se trouvait un bureau avec une grille et un rideau de taffetas vert, entra Paganini, qui remit un paquet de billets de banque à un agent d'affaires afin d'en effectuer le placement.
Ainsi avaient décru les songes à mesure que s'affaiblissaient les effets du breuvage fantastique. Les illusions s'imprégnaient de plus en plus de l'humanité et de la matière, et, descendues si bas, elles cessèrent; et moi, pauvre âme, épuisée de ces émotions qu'il m'avait fallu subir, je me reposai enfin, car le charme de l'opium n'agissait plus.
Je veillai donc sans pensées et dans le calme jusqu'au jour. Quatre heures s'écoulèrent ainsi sans songes et sans trouble, et lorsque Paganini se réveilla au matin, il ne se souvint plus qu'il avait rêvé.
«Sotte, nuit! s'écria-t-il en jetant loin de lui son foulard rouge et soulevant les boucles tombantes de sa chevelure noire; à quoi me sert donc cet opium, s'il ne me fait plus rêver?
«J'en doublerai la dose ce soir.»
Ces mots me firent frémir.
Puis, après les avoir prononcés, le grand homme, le grand violon, dis-je, entra dans la vie éveillée, dans la vie terrestre.
C'est à dégoûter des grands hommes et des supériorités intellectuelles, musicales, poétiques, politiques et autres, que de les voir dans le terrestre et au milieu des habitudes humaines.
C'est qu'en effet rien ne ressemble plus alors qu'un débitant de tabac qu'un empereur, et qu'on ne peut trouver de différence, en cet instant, entre un artiste sublime et un marchand d'aiguilles.
«Antonio, cria Paganini à son domestique qui entra, pourquoi mon feu n'est-il point allumé?»
Je cherchais Paganini dans ces paroles.
«Antonio, avez-vous été chez Slanh pour lui parler de mon habit? Il doit savoir que je ne veux pas qu'il le double en soie; que diable! la soie crie et a aussi sa musique, ajouta-t-il en riant, et je ne me soucie pas d'avoir un semblable ténor pour faire une partie dans mes concerts.»
Paganini paraissait se montrer; je l'attendais avec respect; mais il retomba.
«Antonio, avez-vous fait réparer ma lampe, la lampe de mon cabinet?....
Hélas! ce n'était pas encore Paganini.
Et cependant c'était Paganini; car dans cet homme comme dans tous, il y a à côté du fantastique le réel, l'humanité auprès du Dieu, le corps auprès de l'âme.
Paganini déjeuna. Jusque-là, j'avais cherché le grand et le sublime artiste, et je ne l'avais trouvé que dans cet éclair que vous savez, à propos de la manche de soie qu'il ne voulait pas entendre gémir et chanter pendant que lui-même chantait et gémissait.
Mais cet éclair était assez obscur, comme les lumières ténébreuses de Milton.
Les heures s'écoulaient; midi sonna, cette longue sonnerie de midi, sans qu'aucun autre événement eut éclaté dans cet homme, si ce n'est sa toilette, son déjeuner, et une certaine flânerie paresseuse voluptueuse qui me plaisait assez, à moi, bonne âme, toute fatiguée du délire opiacé de la nuit.
A une heure moins un quart, tandis que Paganini chauffait ses deux pieds écartés sur les chenets, et, je vous jure, sans penser à grand'chose (je le sais bien, moi qui pensais avec lui), on frappa à la porte, et Antonio introduisit le signor Caldi.
A ce nom de Caldi, Paganini se levant avec vivacité, je sentis un soubresaut terrible, et je fus refoulée, comme dans un tremblement de terre, dans les dernières cavités de son cerveau.
«Vous voici enfin, Caldi,» s'écria-t-il d'une voix émue.
Je cherchais à part moi ce que pouvait être cet homme. Était-ce le génie diabolique qui, disait-on, inspirait mon hôte? ou bien le frère de la femme qu'il avait assassinée? ou son créancier impitoyable et acharné? car son émotion avait été si vive, qu'il fallait bien que ce fût quelque chose d'extraordinaire.
Mais ce n'était rien de cela, car Paganini n'avait point de génie diabolique à sa suite, n'avait jamais assassiné personne, et était un homme réglé dans ses affaires, ayant un livre de compte avec les deux colonnes avoir et dépenses, et si éloigné d'être tourmenté par ses créanciers, qu'il avait en Italie des propriétés à être trente fois électeur en France, depuis l'abaissement du cens électoral.
Qui donc était cet homme dont la présence excitait la tempête dans le cœur du grand artiste?
C'était un marchand de cordes de violon, ce qui me fut révélé par ces paroles de Paganini:
«Caldi, voyons vos cordes.»
M. Caldi ouvrit gravement un long cylindre de fer-blanc, et développant un papier transparent et huilé, il en tira une assez grande quantité de cordes roulées en cercles et attachées avec de petits nœuds roses, il les parsema sur une table de marbre qui en fut jonchée, et les remuant avec un air de satisfaction marquée: «Voici, monsieur, dit-il, ce que nous pouvons faire de plus parfait; vous ne trouverez, ni à Naples ni à Bergame de pareilles cordes. Elles sont dignes de votre talent,» ajouta-t-il avec une révérence où se trouvait autant du marchand que du dilettante.
«Hum!» dit Paganini en lui lançant un sombre et ironique regard. Puis il examina avec une attention scrupuleuse ce qui lui était présenté, et ayant mis de côté une vingtaine de ces cordes, il les jeta à terre avec mépris en disant à Caldi:
«C'est apparemment pour ficeler mes cahiers de musique, seigneur Caldi, que vous m'avez si précieusement choisi de semblables cordons.
--Oh! monsieur,» dit Caldi en les ramassant avec soin. Et il les replaça dans le papier huilé de la boîte de fer-blanc.
Cependant Paganini avait fait choix d'une douzaine de cordes qui lui parurent bonnes; deux surtout étaient sans défaut, il les regarda avec une sorte d'extase: «Voilà qui est parfait! voilà qui est merveilleux! dit-il; jamais cordes plus fines, plus vierges, plus pures, n'auront été couchées sur un chevalet; ce sont deux chefs-d'œuvre.
--Et les dix autres,» dit Caldi, qui, transporté de plaisir à ces complimente, espérait encore, en obtenir pour le reste de sa marchandise.
«Elles peuvent être excellentes, mais j'ai besoin de les essayer.»
Alors Paganini prit un violon suspendu près de son secrétaire...
C'était ce célèbre amati sur lequel il a fait tant de merveilles.
Je frémis de joie et d'inquiétude en ce moment, car je touchais au but que j'avais désiré en faisant invasion dans cet homme; il n'y avait plus entre moi et la connaissance de son génie qu'un instant de séparation.
Il contempla son violon avec le regard humide et caressant d'une mère qui baise de ses yeux l'enfant qui presse sa mamelle; il semblait que ce regard dit: «Mon bon violon, mon cher, mon tendre amati!» Et il le fit tourner voluptueusement dans ses mains immenses.
Puis, ayant détaché la première cheville, il y noua une des dix cordes du seigneur Caldi.
Il accorda son instrument, et après avoir pincé fortement et avec sécheresse la corde, il prit sou archet et tira un son...
Oh! alors je sentis le dieu autour de moi, et j'éprouvai comme une extase, ce que les dames auraient nommé un spasme.
«O signor! bravissimo! bravissimo!» s'écria Caldi dans le ravissement.
Et mon admiration intérieure et silencieuse était à l'unisson de celle du marchand de cordes.
Paganini tira un second son, et, hochant la tête, il dit: «Elle n'est point parfaite.
--Quoi!» dit Caldi, dans le plus grand étonnement.
Quoi! pensai-je dans le plus grand étonnement.
Lorsqu'une jeune fille que la pulmonie dévore, chante avec l'énergie brûlante que lui donne cette maladie, la foule admire la pureté délicieuse de sa voix; mais Rossini ou Corvisart disent: «Hélas! sous cette voix pure la mort est là qui se cache;» car le son leur a révélé à eux seuls l'ardente fièvre qui couve dans la poitrine de la pauvre enfant.
Il en était de même du grand artiste; à son oreille si délicate, si susceptible, la douleur cachée sous ce son en apparence si pur se manifestait.
Il rejeta la corde.
Il essaya un la, qu'il trouva trop éclatant malgré l'enthousiasme de Caldi.
Il le condamna encore.
Il essaya et repoussa également cinq autres cordes que son incompréhensible discernement trouvait trop faibles, ou trop sonores, ou trop vibrantes, ou trop flexibles, ou trop mornes.
Les trois cordes qui restaient lui parurent bonnes.
Mais quand il eut repris les deux premières qu'il avait d'abord jugées parfaites, et qu'il les eut accordées sur son violon.
Oh! alors il les fit résonner avec amour et fureur, il les fouettait avec énergie, il les caressait et les berçait en sons harmoniques, il en tirait de ces sons violents qu'on eût pris pour le tonnerre, ou de ces vibrations éoliennes qu'on croirait être de la lumière à cause de leur excessive et légère ténuité.
Ces cordes étaient parfaites comme il les avait pressenties, et les ayant conservées avec les trois autres, il congédia M. Caldi.
Près de la porte, M. Caldi se retourna vers lui: «Mais vous n'avez pas choisi du sol, signor?
--De sol, dit Paganini en souriant, en voici un que j'ai depuis quatre années et qui n'a pas son égal à Naples, dans toute l'Europe, et dans votre boutique de fer-blanc, entendez-vous, M. Caldi? Tant que cette bonne corde vivra, aucune autre ne viendra se coucher à sa place sur le chevet d'ivoire de mon violon.»
En parlant ainsi il caressait cette quatrième corde d'agent qui résonnait mollement sous ses doigts, comme un chien qui hurle tendrement quand son maître lui presse la tête avec amitié.
«Adieu donc, seigneur, mille respects et hommages d'admiration, dit Caldi en fermant la porte.
--Bonjour,» répondit Paganini.
Et le sublime artiste demeura seul.
Je me félicitais de cet isolement, car je pensais bien qu'il allait enfin essayer de sublimes préludes.
Mais il reprit son violon pour le suspendre près de son secrétaire, et s'enfonçant dans une bergère, il saisit nonchalamment un livre; il l'ouvrit, et lut.
C'était le roman de Manzoni, les Fiancés. Il lut avec ravissement quelques pages où tout ce qu'il y a de plus grand en idées religieuses et de plus tendrement pur en amour était merveilleusement développé: son cœur était plein; son âme, moi, son âme. était enivrée et ardente; il quitta le livre et songea.
Alors lui revinrent dans la pensée son amour pour Dieu étant enfant, et à la fois ses amours pour une femme adorée, mélange de souvenirs qui n'est point profane, mais vrai, mais permis, mais ordonné par le Seigneur, qui a dit à l'homme: «Je suis Dieu, aime-moi; voici la femme, aime-la.» Et il faisait apparaître dans sa pensée cette femme céleste et tant aimée qu'il avait perdue, elle qui avait semé, développé et agrandi son génie; elle pour qui il avait voulu être sublime, pour qui il avait voulu être plus grand que les autres hommes; nous la contemplions ensemble, moi son âme avec lui, cette femme aux cheveux et aux yeux noirs, au regard de feu et humide, au sein blanc et palpitant, à la taille grande et svelte, à l'âme noble et tendre, délicieuse apparition devant laquelle Paganini laissa tomber une larme, et je crois que je pleurais aussi comme une âme pleure.
Deux heures s'étaient écoulées dans ces rêveries délicieuses. Je ne sais quoi l'en fit sortir brusquement.
Paganini prit alors son registre de compte, et il additionna un total. Barbare! indigne! quitter ton violon, ton Dieu, ton amour, ton amante, pour aligner des chiffres!
Oh! croyez que je n'était pour rien dans cette détestable idée; il y avait sans doute dans son cerveau un coin inconnu dans lequel je n'avais pu pencher, et où demeurait retranchée une pensée d'avarice.
Il lit ses comptes, et comme s'il devait trouver dans ce travail une inspiration, il saisit son violon et joua.
Mais ne croyez pas que ce qu'il joua alors fut admirable, non; car ce n'était ni la gloire, ni le génie, ni moi, qui l'inspirions en cet instant. L'argent seul avait ce privilège, il jouait sans but d'artiste, sans émotion, sans chercher à plaire, sans désir de se plaire à lui-même. Ce n'était plus de l'art, mais du métier; il jouait pour faire des tours de force, pour essayer des sauteries merveilleuses, des hiatus inouïs d'instrument, pour dégourdir ses doigts, pour s'entretenir les nerfs, pour s'assouplir les poignets, en un mot, afin qu'il fût en état.
Si vous alliez un matin chez cette sylphide qu'on nomme Taglioni, et que vous la vissiez la main gauche appuyée sur un dossier de fauteuil, faisant de nombreux et rapides battements avec ses jambes qu'elle exerce, cherchant à peine de la grâce, mais sollicitant ainsi une souplesse mécanique et surprenante.
Vous vous demanderiez: «Est-ce donc elle que nous avons vue sur la scène, si moelleuse, si voluptueuse et si pure, s'affaissant sur elle-même avec une grâce si délicieuse, se redressant comme le roseau quand il se relève après avoir été courbé par le vent, étendant mollement ses bras arrondis qu'on prendrait pour des ailes, dansant avec cette taille si légère, ce cou si joliment balancé, ces yeux si tendres, ces jambes si déliées, ces pieds qui effleurent le parquet à peine, enfin avec cet ensemble si harmonieux, si enivrant, où tout respire la volupté, l'amour, la grâce et la pureté?»
Vous vous demanderiez: «Est-ce elle?»
Non, ce n'est pas elle en ce moment, lorsqu'elle est seule et s'applique avec une peine infinie à redoubler les tressaillements nerveux de ses pieds, qu'elle fait aussi du travail pour faire de l'art le soir. Il en était de même de Paganini: un long temps s'écoula sans qu'il n'y eût rien entre son violon et lui que ses doigts agiles et ses nerfs rapides; mais pas une pensée de génie ou de cœur, rien que du métier.
Il s'était exercé, car c'est le mot, et c'était son but. Aussi je commençais à le prendre en mépris, cet homme de génie, ce Paganini d'enthousiasme et d'inspiration que j'avais vu jusque-là si vide de génie, d'inspiration et d'enthousiasme. Cela en vint à ce point que je fus plus calme lorsque, après ces deux longues heures de sons sans pensées, il laissa le violon et alla dîner.
Il mangea, je vous assure, d'assez grand appétit.
Sept heures sonnèrent, et soudain je sentis dans tout son corps et dans son cœur comme une irruption de génie, de feu, d'enthousiasme, d'entraînement, de délire. Il se leva précipitamment; il y avait dans lui un tumulte de pensées, d'émotion et d'orgueil, et tout cela avait une voix intérieure que j'entendis seule, et qui disait ces mots: «Maintenant, la gloire!»
Il était retrouvé, je le retrouvais, le Paganini de génie, le Paganini d'âme, le Paganini de Dieu; c'était lui, le feu l'animait et l'embrasait; c'était lui! et moi je nageais dans la joie et le délire, car l'âme n'est heureuse que dans le feu du génie; elle se meurt dans les êtres tièdes, dans les intelligences molles et plates, dans les cœurs de glace. Il lui faut des flammes comme à la salamandre pour y vivre; comme l'or et l'amiante, elle se réjouit et s'épure dans le feu.
Et lui s'était aussi retrouvé. Il marchait à pas précipités et fermes, le pavé retentissait de sa démarche assurée. A voir culte taille majestueuse, cette tournure bizarre et inspirée, ceux qui ne le connaissaient pas s'arrêtaient en silence dans la ville, et se demandaient: «Quel est cet homme?»
Moi qui les voyais penser, je m'écriais, fière et sans pouvoir être entendue: «C'est Paganini!» Et ils poursuivaient leur chemin étonnés et se demandant encore: «Quel est cet homme?»
Cet homme s'approchait de l'Opéra; les barrières tombaient avec respect. Tout ce peuple du palais des arts se courbait devant le roi des arts. Ils s'agenouillaient presque devant ce demi-dieu, et lui, comme accoutumé à ce culte, passait et montait jusque sur la scène. Là, caché derrière la toile du fond, il contemplait cette mosaïque de têtes et d'intelligences qui étaient jetées comme un tapis noir au parterre, comme des guirlandes parallèles de fleurs aux loges et aux galeries. Il entendait ces mille voix dont le murmure confus n'a ni son ni voix, ce tressaillement de la multitude qui se place et s'agite dans l'attente d'un sublime plaisir.
Pour lui, avant de s'élancer dans cette arène, lui, ce lion de la fête, retenu dans sa loge, il soulevait sa crinière d'ébène, il flamboyait des regards de feu sur ce monde, il écumait de génie et de fureur, et se cachait haletant et superbe.
Cependant l'orchestre, cet esclave à la seule tête et aux trois cents bras, s'asseyait sur ses bancs, et criait toutes ses discordances aiguës qui s'abaissent et s'élèvent sous l'archet et le souffle pour parvenir à un même accord.
Un autre accord, aussi pur, aussi solennel, s'établissait en même temps dans ce peuple de spectateurs: le silence, le silence profond qui circulait de toutes parts et frappait toutes les bouches et les cœurs de respect et d'attente.
Puis, sur l'orchestre, sur le parterre et sur les loges, un calme saint s'étant abattu, une porte du fond s'ouvrit, un homme parut:
Paganini!
Il se glissa pour ainsi dire de derrière la porte et développa bientôt son corps long et souple, surmonté de cette figure pâle aux cheveux noirs et flottants, qui ressemblerait à celle du Christ, s'il ne s'y trouvait pas quelque chose de celle de Satan.
Il quitta le fond du théâtre, et s'avança, en se balançant mollement, jusqu'à la rampe allumée.
A son aspect il y eut un mélange d'extase silencieuse et d'applaudissement frénétique dont on aurait pu distinguer le contraste.
Lui ne s'occupa d'abord que de faire lentement et profondément plusieurs saluts qui s'adressaient si bien à tout le monde, que chacun crut les avoir reçus pour soi et avoir été particulièrement regardé.
Moi qui étais derrière ce regard et qui en ressentais la portée, je vous dirai ce que Paganini y mit de pensée et d'âme.
Il y avait dans ce regard, asséné ainsi en masse sur tout ce peuple, une fusion flamboyante d'orgueil, de dédain, de génie, de honte, de mépris et de grandeur. Ce regard disait à cette assemblée qu'elle était son esclave, puisqu'elle venait se traîner haletante pour entendre un de ses soupirs; qu'elle était son tyran, puisqu'elle s'était arrogé, avec une pièce d'argent, le droit de le juger et de l'écouter; quelle était profane, puisqu'elle n'avait pas un seul génie capable de comprendre Paganini tout entier; qu'elle était fantasque, ignorante et indigne, pleine de fats venus là pour y avoir été; de jeunes filles arrivées pour être vues, de rivaux de bas étage placés pour faire fermenter leur jalousie et leur haine. Et ce regard disait encore: Nous sommes deux dans cette enceinte: moi et toi, peuple; un homme de génie et une foule sans génie; un Paganini qui se sent à lui seul plus grand que la masse. Ce regard, rempli de ces pensées, avait pourtant été si rapide qu'il n'avait duré qu'un instant, et l'artiste ayant donné le signal à l'orchestre, il leva très-haut son archet et le fit retomber violemment sur son violon, comme s'il y eût porté un coup de hache.
Alors tout fut commencé, non pas sa mélodie admirable, mais sou jeu, mais le concert, mais la grande lutte; car, dans ces premiers moments, il sciait rudement ses cordes avec le crin aigre de l'archet, et l'instrument rendait des sons furieux, lugubres, aigus comme ceux du lion qui se réveille irrité et rugit.
Et aussitôt après ce réveil du génie, je sentis quelque chose de mystérieux et d'étrange; je ne sais ce qui s'opéra, mais il me sembla que je me matérialisais dans le violon, ou que le violon lui-même devenait immatériel comme mon essence; je me sentais palpiter, vibrer et parler avec lui; nous nous étions fondus l'un dans l'autre, ou plutôt nous ne formions plus qu'une chose, un violon-âme.
Paganini jouait alors un morceau de musique qu'il avait composé.
Je ne sais véritablement, moi qui dois le savoir si c'était sa mémoire ou son inspiration qui lui faisait reproduire ou inventer cette musique sublime; cependant les artistes de l'orchestre avaient devant eux la partition écrite, la partition de Paganini, et lui, quoiqu'il n'eut point de pupitre ou de papier devant les yeux, il jouait sans aucun doute ce qu'il avait composé, ce qui répondait à la partition de l'orchestre, et cependant il y avait quelque chose de si spontané, de si brûlant dans son jeu, que je ne puis comprendre encore comment ce pouvait être la froide mémoire qui lui fournissait alors de telles inspirations.
L'orchestre était aussi ému et tremblant que l'esclave devant un maître.
Le public était dans l'extase; il ressentait sympathiquement le génie de Paganini qui s'incarnait pour ainsi dire dans chacun; tous sentaient leurs cœurs se dilater et se fondre en délicieuses émotions, lorsque l'archet, se balançant moelleusement sur les cordes, les faisait tressaillir d'amour, les faisait palpiter de volupté; ou, au contraire, lorsqu'il exprimait la guerre, la tempête, la fureur, la rage, alors on eut vu leurs figures se contracter, les sourcils se froncer, les dents grincer et rugir, et de lourds soupirs s'échapper douloureusement de toutes les poitrines, comme s'il n'y eût eu dans toute cette salle qu'une seule âme, qu'une seule chose, le violon.
Quant à Paganini, comme s'il se renfermait dans lui-même, dans un monde intérieur, intime à lui, il ne regardait plus la foule, mais son violon, mais son violon d'amour. Il l'enveloppait du ses yeux et de ses bras, il le prenait sur sa joue creuse et sur sa poitrine d'airain, il l'enfonçait dans son sein, il aspirait ses sons et respirait avec lui; il voyait sans doute les sons s'en échapper comme des éclairs, car ses yeux ardents les suivaient fixés sur les cordes, qu'ils semblaient opprimer de leurs regards. Jamais étreintes d'amour n'ont été plus vives, jamais regards plus profonds ne se sont enfoncés dans des yeux adorés.
Et son archet, comme l'épée de l'ange, dardait des flammes et des rayons sur cet instrument prodigieux; il en jaillissait des harmonies enflammées, il s'en échappait des mélodies suaves connue des parfums de l'Orient, il en partait des éclairs retentissants comme ceux de Dieu. Et d'autres fois, quand, après l'avoir fustigé violemment, le grand artiste écartait l'archet, il y avait encore après ces chants un son nouveau et frêle, que sa main gauche excitait en pinçant les cordes, et qui s'enfuyait rapide, pareil à ces étincelles que darde l'électricité.
Après ce premier morceau, Paganini, reprenant son sourire gracieux, se retira au milieu d'un tonnerre d'applaudissements et de cris, en faisant la même et profonde révérence.
Puis vint je ne sais plus chanteur ou chanteuse qu'on entendit sans l'écouler, par galanterie si c'était une femme, par pitié si c'était un homme.
Quand, à midi, pour fermer une lettre avec de la cire, vous allumez une bougie, vous cherchez, sa lumière, qui se noie dans le rayon du soleil:
Il en était ainsi de l'artiste qui suivit Paganini.
Je crois même qu'on l'applaudit, témoignages qui se trompaient eux-mêmes, derniers restes des tressaillements qu'avait excités la musique du grand violon.
Il revint, et les acclamations se ruèrent encore sur sa venue pour le remercier de ce qu'il avait fait, pour lui rendre grâce de ce qu'il allait faire, pour lui rendre gloire de ce qu'il était Paganini.
Cette fois sa pensée paralysa trois cordes, n'ayant conservé que cette bonne corde d'argent que vous savez; il ne dit pas, mais on sut qu'il allait jouer sur elle seule des variations sur la marche de Moïse.
Musicien sublime, pourquoi retrancher ces cordes? pourquoi l'interdire ces effets célestes que tu jetais à ce monde lorsque, les faisant résonner toutes à la fois, tu produisais à toi seul un concert d'harmonie auquel chaque corde était en même temps appelée?--Qui te force à t'imposer ce martyre, à t'étreindre dans cette gêne? Pourquoi ce caprice, homme de génie?
Non, ce n'est pas un caprice, ni seulement un surprenant prodige: c'est un enseignement; c'est pour révéler aux hommes ce qui est enfoui dans une seule corde, et comment en la frappant de l'archet il peut s'en émuler le trésor le plus incompréhensible de la musique. Ainsi Moïse frappait le rocher, et le rocher ouvrait ses sources; Paganini touche la corde d'argent, et il en sourde des suites infinies de sons et de mélodies.
C'est qu'il a appris à son violon et au monde ce que c'est que le son harmonique.
Quand Paganini a sur cette seule corde parcouru le clavier des sons, et que parvenu à l'approche du chevalet on s'écrie comme Dieu à la mer: Il n'ira pas plus loin; Paganini revient sur ses pas, recommence, et déjà il est plus loin, car le son harmonique l'enlève dans d'autres espaces, lui donne d'autres vibrations où il puise en abondance et sans fin.
Et ce son qu'il trouve dans une autre nature ne pouvait en effet tenir de la nôtre; il a je ne sais quelle fluidité limpide, quelle ténuité insaisissable, quelle suavité exquise, quel éclat mystérieux, qui fait qu'on hésite à le nommer un son, une lumière ou un parfum.
Tel est le son harmonique de Paganini; avec lui il ravit dans le ciel les cœurs des hommes, qui n'avaient pas jusqu'à lui soupçonné de pareils plaisirs. Il enlève sur un char de lumière toutes ces intelligences écoutant es pour les bercer dans des nuages d'or, qui les approchent du Seigneur; et quand il a fini avec ces célestes prestiges, tous le regardent stupéfaits de volupté et d'admiration, et se demandent: Où donc est le séraphin des cieux qui nous a versé comme une rosée délicieuse quelques parcelles des concerts de Dieu?
Il cessa encore, et vint un autre artiste qui laissa la foule se reposer, tandis qu'il chantait librement je ne sais quoi.
Paganini reparut une troisième fois; il avait repris toutes ses cordes et sa fureur, plus de délices, plus de suavités, plus de ravissements célestes; à présent c'est l'Océan qui va mugir et se soulever tempétueux; c'est la création de la terre ou ses bouleversements affreux; c'est le volcan qui s'allume et rejette les entrailles enflammées de la terre; ce sont les dernières convulsions de l'univers lorsque le Seigneur l'arrêtera dans sa marche, et lui dira: «Meurs!»--Paganini ne veut rien peindre de cela; mais il faut rappeler ces choses pour comprendre sa furie merveilleuse lorsqu'il brandit son archet pour arriver au grandiose, au terrible.
Alors toutes les cordes à la fois frémissaient, hurlaient sous les coups redoublé de' ses doigts, qui tombaient pressés comme la grêle avec la foudre. L'archet, de son côté, les déchirait, les irritait, les entr'ouvrait, les écorchait toutes vivantes, et se roulait sur elles avec barbarie; elles s'écriaient dans leur douleur... et tous ces cris étaient sublimes.
Lui, Paganini! dans son génie et sa fureur, savourait ces blessures, rugissait et se débattait dans ce martyre du violon; il le pressait de plus en plus, le frappait, le brisait, l'excitant dans ses angoisses... et cette barbarie était sublime.
Lui, l'orchestre, était haletant, effrayé, suivant avec horreur, et comme un seul corps, l'archet du maître... et cette horreur était sublime.
Lui, le peuple, la foule, pendait à cet archet, exalté, ravi dans son effroi, brisé d'émotion, accablé d'enthousiasme, ne respirant point... et cet effet était sublime.
Et le concert se termina.
Paganini salua une dernière fois avec le sourire du génie et de l'orgueil satisfait; son triomphe illuminait de joie sa figure extraordinaire, et tout le monde qui le voyait quitter la scène lui jetait un dernier et unanime cri d'admiration, et se penchait tout d'une masse vers lui comme pour se précipiter à la fois à ses pieds, pour toucher se mains et son archet sacrés.
Il disparut...
La foule s'écoula; et bientôt dans cette grande salle d'harmonie, devenue déserte et silencieuse, tout fut éteint et vide.
Lui regagna sa chambre, épuisé de cette soirée de gloire et de plaisir; il se lassa tomber sur un canapé, presque évanoui et soupirant.
O mon grand! ô mon beau! ô mon sublime Paganini! m'écriai-je au milieu de ses pensées; car j'étais si fière, si joyeuse, si grande avec lui!
La porte s'ouvrit; entra Antonio, tenant un vase et une lettre; Paganini sortit brusquement de cet affaiblissement qui l'oppressait, saisit le papier et le lut rapidement: 22,532 fr. de recette.
Il fit mettre le vase sur une table... c'était de l'opium...
Ah!... à cette double vue, l'horreur me saisit... je brisai les chaînes qui me retenaient à lui, et sortis, effrayée et le maudissant, du cerveau de Paganini.
Quand on jette un coup d'œil inattentif et rapide sur un plan de Paris, on n'y distingue d'abord qu'un réseau de lignes confuses, dirigées dans tous les sens, se coupant sous tous les angles, dédale inextricable où les rues, longues ou courtes, droites ou courbes, semblent éparpillées comme au hasard. Mais après un moment d'attention, ce chaos apparent se régularise peu à peu; l'œil saisit sans peine et suit dans leur développement les grandes lignes qui divisent, comme autant d'artères principales, ce tissu de rues et de carrefours. On voit alors rayonner presque symétriquement autour des différents centres de circulation, les routes, qui répandent du cœur aux extrémités la vie et le mouvement de la grande capitale.
Distribuer avec intelligence les principales voies de circulation, les couper commodément et les relier entre elles de distance en distance par des voies secondaires, les diriger de manière à rendre le chemin d'un point à un autre aussi court que possible, calculer leur largeur suivant leur importance relative, tel est le travail difficile qui constitue ce qu'on appelle la voirie urbaine, et qui forme l'une des plus considérables attributions de l'administration municipale parisienne.
Si l'on mettait toutes les rues de Paris au bout les unes des autres, elles franchiraient la frontière et conduiraient presque jusqu'à Turin, puisqu'elles ont plus de soixante-douze myriamètres de développement(2), Il faut penser ensuite que ces cent quatre-vingt-dix lieues de rues sont bordées de hautes maisons, et que pour élargir seulement un mauvais passage, redresser un coude incommode, régulariser un carrefour dangereux, il faut blesser les intérêts de vingt propriétaires, risquer vingt procès, et dépenser en dernier résultat beaucoup de cet argent que les contribuables ne donnent qu'avec peine et avec la condition qu'on l'économisera le plus possible. Si l'on veut remplir cette condition, quatre ou cinq grandes entreprises de voirie à la fois sont déjà beaucoup. Mais sur cette vaste étendue où tout le monde appelle des améliorations presque sur tous les points à la fois, qu'est-ce que quatre ou cinq améliorations à quarante lieues de distance l'une de l'autre? Ajoutez à cela l'indifférence ordinaire du Parisien pour tout ce qui ne se trouve pas dans l'horizon du quartier qu'il habite, dans le cercle de ses relations intimes, et sur le chemin de sa promenade ou de ses affaires. Parlez à un habitant du Luxembourg de l'importance du percement Laperche et du prolongement de la Ferme, il ouvrira de grands yeux et vous demandera ce que c'est. Parlez de la rue Constantine à un élégant de la Chaussée-d'Autin, il vous répondra que ce n'est certainement pas dans le quartier de l'Europe, et qu'il s'en soucie fort peu; qui sait même s'il ne se trouverait pas d'honnêtes bourgeois ignorant l'utilité de la rue Rambuteau? --Paris est tout un monde dans lequel l'hémisphère de la rive droite ne s'inquiète nullement de l'hémisphère de la rive gauche; et l'un peut être bouleversé par une comète de voirie administrative sans que l'autre s'en doute ou s'en émeuve.
Note 2: La largeur moyenne des rues de Paris est de 25 pieds (8 m. 08 c.) dans les quartiers de la rive gauche, et de 26 pieds (8 m. 74 c.) dans les quartiers de la rive droite.
Sans exposer nos lecteurs à des courses transatlantiques de l'un ou l'autre côté des ponts, nous les tiendrons désormais au courant; et dans ce but, nous mettons sous leurs yeux un petit plan de l'univers parisien, sur lequel nous avons tracé en lignes apparentes les principales améliorations de la voie publique qui sont aujourd'hui, soit en cours d'exécution, soit en projet à l'étude.--Rue Rambuteau, rue de Seze, prolongement de la rue de la Ferme, élargissement immédiat des rues Saint-Nicolas et Saint-Lazare, projet des Halles, rue Laperche ou Moncey, rue des Petits-Pères, rue Constantine, rue Clotilde, rue Mayet, rue d'Amsterdam, rue Neuve-Saint-Jean, etc. La liste en est longue, comme on le voit, et le travail est grand; mais Paris est plus grand encore: ces fragments disséminés dans tous les quartiers sont comme perdus sur le plan général. Cependant quelques-unes de ces entreprises sont considérables. Suivent encore ce ne sont pas les plus longues qui sont les plus coûteuses ou les plus difficiles. Aussi, pour faire comprendre l'importance ou l'utilité de ces divers percements ou élargissements, quelques mots d'explication sont nécessaires. Ensuite ces ouvertures de rues entièrement nouvelles ne sont qu'une petite partie des modifications apportées journellement à la voie publique par suite du système adopté par l'administration municipale.
Lorsque le vieux Paris a été construit, la largeur des rues répondait aux besoins de l'époque: la population était assez restreinte, les voilures étaient presque méconnues. Aussi le Centre de Paris est-il formé de rues sinueuses, étroites, sales, legs fâcheux que la vénérable antiquité a laissé à notre circulation moderne, cloaque dangereux qu'il faut assainir et déblayer.
Aujourd'hui les rues sont classes en trois catégories, suivait l'activité de la circulation qu'elles semblent appelées à recevoir. Les unes doivent avoir 10 mètres de large, les autres 12 mètres, les dernières 15 mètres. Toutes les rues qui rentrent dans l'une de ces classes, et qui n'ont pas la largeur assignée, sont impitoyablement frappées de reculement. On conçoit tout ce que ce système entraîne de vexations pour les propriétaires forcés de démolir leurs maisons, et de dépenses pour l'administration, forcée de payer fort cher ce qu'elle ajoute à la voie publique. En outre, cette classification n'est et ne peut être jamais que provisoire. Telle rue qui semblait de troisième ordre; peut devenir tout à coup du premier par un événement inattendu. C'est ce qui arrive aujourd'hui pour la rue Saint-Nicolas. Il faut donc recommencer sans cesse. démolir et aligner une seconde fois les propriétés qu'on a fait démolir et aligner une première: nouvelles vexations, nouvelles dépenses.--Une autre conséquence de ce système de démolitions et de reconstructions partielles, c'est que dans le louable motif d'élargir et d'aligner les rues sur une ligne parfaitement droite, on les rend aussi irrégulières que possible. On en voit un grand nombre dont les maisons, avançant et reculent tour à tour, ne figurent pas mal le contour extérieur d'une enceinte bastionnée ou crénelée, réceptacles anguleux plus nuisibles qu'utiles peut-être à la sûreté de la circulation.
L'exécution journalière de ces alignements partiels est en réalité la partie la plus considérable des travaux administratifs de la voirie; mais il est impossible de l'indiquer sur ce plan, à moins de mettre un point sur chaque rue et sur chaque maison sujette à reculement.--Au reste, quant aux grands travaux d'ensemble, l'administration actuelle, nous le voyons par le trace de ses entreprises personnelles, n'a point de système spécial. Elle n'a fait, en grande partie, que rectifier, suivre, ou compléter les projets de ses devancières, qui toutes avaient un système bien tranché, et nettement marqué par leurs rentres.
Avant la Révolution, dans les grands travaux, l'État faisait tout: tracés, percements, constructions; il concevait l'idée et l'exécutait. C'était ainsi qu'il imprimait à ses œuvres un cachet uniforme, répréhensible quelquefois aux yeux de l'art, mais grandiose et monumental, dont, il faut l'avouer, nous sommes loin d'approcher aujourd'hui C'est ainsi que la rue Royale-Saint-Honoré, que la place Vendôme, la place des Victoires, la place Royale, etc., furent construites sur un plan architectural symétrique, entreprises que l'industrie particulière eût morcelées et gaspillées. On peut en juger par la continuation vraiment désespérante de casernes disparates et de grandes masures biscornues que nos propriétaires contemporains ont donnée à cette majestueuse rue Royale-Saint-Honoré, et par les ignobles baraques édifiées en guise de vis-à-vis au nouvel Hôtel-de-Ville.
L'Empire, qui succéda à ces traditions monumentales, sut en recueillir une partie, et l'on reconnut le génie et la main du grand homme dans ces lignes hardies qui découpèrent Paris, larges comme la pensée créatrice, rectilignes comme l'esprit géométrique qui atteint le but par le plus cours chemin. La rue de Rivoli s'ouvrit d'un jet pour isoler les Tuileries et réunir le Louvre à la place de la Révolution; le Carrousel déblayé aurait pu contenir les manœuvres d'une armée; et des colonnades du Louvre, isolé de toutes parts et réuni en même temps à la demeure impériale par de gigantesques galeries, s'élançait une immense voie jusqu'aux colonnes de la barrière du Trône, qu'elle réunissait ainsi à l'arc triomphal de l'Étoile. En même temps, les boulevards prolongeaient leur ceinture de feuillage; le temple de la Gloire voyait le boulevard Malesherbes se dérouler jusqu'au jardin de Mousseaux, tandis que le Trône envoyait le boulevard Mazas faire face au Jardin-des-Pantes et au boulevard de l'Hôpital. Les quais rectifié, élargis, garnis de solides parapets, supportant les ponts débarrassés désormais des ignobles constructions qui les avaient obstrués jusque-là, ouvraient au centre de la ville une ligne directe de circulation facile d'une extrémité à l'autre.
L'Empire n'eut pas le temps de réaliser entièrement ces grandes pensées. La rue de la Paix, plusieurs parties des quais, les ponts, le Châtelet les Tuileries, étaient terminés; mais le quartier Rivoli, à peine ébauché, s'arrêta au milieu des planches. Le Carrousel, à demi déblayé, demeura inachevé, encombré des masures qui le déshonorent encore aujourd'hui. La grande rue impériale resta comme un rêve d'une époque fabuleuse; le boulevard Mazas fut oublié; le boulevard Malesherbes, pris, abandonné et repris est encore aujourd'hui à se débattre dans cet état douteux d'une existence contestée. La Restauration tâtonna partout et n'acheva rien.
PLAN DE PARIS
INDIQUANT LES PERCEMENTS
DE RUES NOUVELLES.
Les rues tracées en lignes noires sont celles dont l'ouverture est projetée ou en cours d'exécution.
Alors l'industrie privée, en l'absence d'initiative gouvernementale, prit l'essor, et un nouveau système parut. Ce fut le système des percements combinés, exécutés d'ensemble, des quartiers neufs. En quelques années, on en vit surgir une foule: quartier de François Ier, quartier Beaujon, quartier de l'Europe ou de Tivoli, quartier de la Nouvelle-Athènes, quartier Saint-Georges ou Lorette, quartier Poissonnière ou Charles X, etc., etc. Ce ne furent partout que spéculations de terrains, morcellements, lotissements et percements. Sans doute ce système présentait de grands avantages: d'abord celui de combiner la direction des voies nouvelles dans un ensemble qui facilitait la circulation; ensuite d'épargner l'argent des contribuables, en laissant les dépenses d'exécution à la charge des compagnies concessionnaires et à l'industrie privée. Mais qu'arriva-t-il? C'est que tout dégénéra en spéculations, en véritables agiotages, ou les premiers et les plus avisés gagnèrent, où les derniers et les petits perdirent; c'est que les grosses compagnies, après avoir réalisé les bénéfices, refusèrent de remplir les charges; c'est que ces plans si beaux, après avoir reçu un commencement d'exécution, après avoir enseveli sous la boue, sous les planches et les démolitions, des jardins verdoyants et d'agréables résidences, restèrent en grande partie sur le papier;--c'est que les terrains accumulés ainsi entre un petit nombre de mains, et trop considérables pour être couverts de constructions par un seul propriétaire qui spéculait sur le capital sans bâtir lui-même, restèrent en savanes, et paralysèrent ces quartiers que l'on avait espéré créer d'un seul jet.--En sorte que l'on attend encore aujourd'hui la réalisation complète des plans ordonnancés en 1825.
L'administration nouvelle a donc hérité à la fois des idées monumentales de l'Empire et des spéculations industrielles de la Restauration. Il fallait terminer autant que possible les unes et les autres; et si elle n'a pas fait encore tout ce qu'elle aurait pu et dû faire, elle a rempli activement une partie de sa tâche. La ligne des quais, qui touche à son terme, est une œuvre colossale; la rue Rambuteau est également une création utile et vaste; mais l'administration a manqué d'adresse et de prévoyance pour le boulevard Malesherbes. Elle a laissé la spéculation particulière la devancer dans les terrains vagues ou elle pouvait ouvrir le boulevard à peu de frais, et où les rues Lavoisier et Homfort lui créent aujourd'hui de nouvelles difficultés pour une ligne indispensable qui s'exécutera tot on tard, et pour laquelle elle a pris des engagements sérieux.
Au reste, on ne se fait pas une idée suffisante des études qu'exigent de pareils travaux, et combien d'intérêts bien éloignés en apparence se trouvent réunis sur un seul point qu'il faut savoir découvrir. Prenons pour exemple un des percements dont on s'occupe aujourd'hui, dont l'etendue, est très-restreinte, et dont on ne soupçonnerait peut-être pas au premier abord toute l'importance: le percement de la rue Moucey. Plaçons-nous un moment au Pont-Neuf. Toute la circulation que la rive gauche y verse par son artère principale, la rue Dauphine, se dirige sur la pointe Saint-Eustache, suit la rue Montmartre et le faubourg de ce nom. Mais à Notre-Dame-de-Lorette deux voies se présentent: l'une trés-fréquentée encore, la rue Saint-Lazare, s'infléchit vers le sud, et ramène la circulation par une courbe désavantageuse au point où l'aurait directement conduite la rue Saint-Honoré; l'autre, c'est la rue Notre-Dame-de-Lorette, lui donne une nouvelle issue vers le nord. On connaît aussi quelle a été la fortune rapide de cette rue, aussitôt après son ouverture. Au delà, la place Saint-Georges, la rue de La Bruyère, continuent cette ligne élégante et populeuse; mais là se trouve un point d'arrêt, et la rue Boursault n'a point de débouché. La rue Moncey doit le lui donner, en l'unissant à la rue de Berlin et à la rue de Londres, qui la conduit à la barrière Mousseaux, et aux rues de Madrid et de Lisbonne qui la dirigent vers les barrières du Courcelles et du Roule. Cette ligne devient donc une artère principale de circulation, et le percement seul de la rue Moncey mettra en communication immédiate les barrières de Sèvres, de Vaugirard, d'Enfer, etc., avec les barrières de Clichy, de Mousseaux et du Roule, en passant par les halles, la Bourse et la place Saint-Georges.
Tous les projets actuels sont loin d'avoir cette utilité générale. Beaucoup n'ont pour but que la mise en valeur des terrains enclavés, et pour résultat, souvent un mécompte du spéculateur. Y avait-il un intérêt de circulation à l'ouverture de la rue Bachet-de-Jouy, sur les jardins des hôtels de la rue de Varennes? Et lorsque aujourd'hui on ouvre une nouvelle rue qui coupe la rue Vanneau, en bonne foi, comment songe-t-on à faire concurrence à la circulation des rues Babylone et Plumet, où il passe peut-être cent piétons par jour? C'est percer des rues pour que l'herbe y pousse. Il valait mieux les laisser en jardins. Nous en dirions presque autant de la nouvelle voie que l'on trace entre la rue du l'Université et celle de Saint-Dominique.
On ne pourra certes pas faire ce reproche à la rue Rambuteau, qui, coupant les plus populeux quartiers de Paris, va mettre en rapport direct les halles et Saint-Eustache avec la place Royale. C'est sans contredit un des percements les plus utiles qui aient été exécutés depuis longtemps, et il fait honneur à l'administration.
Ce percement aura pour complément la régularisation des halles, projet dont on s'occupe activement dans les bureaux.
Rien n'est encore arrêté à ce sujet. Cette entreprise soulève les plus importantes considérations d'économie et d'ordre public. La question des halles centrales est une des plus graves qu'il soit donné à l'administration municipale de traiter.
Un autre percement que la circulation appelle vivement, c'est le prolongement de la rue de la Ferme en face du débarcadère Saint-Lazare. L'immense affluence que les chemins de fer de Saint-Germain, de Versailles et de Rouen amènent sur ce point, déjà très-fréquenté, rend indispensable que des mesures soient prises d'urgence pour lui donner une issue. Le projet tracé sur notre plan est celui qui avait été adopté primitivement par le conseil municipal; mais il a soulevé des critiques qui paraissent en partie fondées. La largeur de la voie publique paraît insuffisante au mouvement de la circulation: on se livre donc en ce moment à une nouvelle étude.
C'est à cette occasion que l'on voit combien il est indispensable que des vues d'ensemble président à ces travaux administratifs. Il est évident aujourd'hui que la rue Saint-Lazare et ses aboutissants actuels ne peuvent suffire à l'affluence qui s'y étouffe; il faut donc à tout prix lui ouvrir de nouveaux débouchés. Eh bien! le percement Moncey la dégagera d'une grande partie de la circulation Montmartre et Saint-Georges, en lui donnant une ligne succursale, parallèle au nord. En même temps, si l'on donne une issue directe aux tronçons séparés du boulevard Malesherbes, toute la circulation de l'ouest, que la rue du Rocher amène aujourd'hui rue Saint-Lazare et rue de l'Arcade, juste à l'endroit où les débarcadères écrasent la population, trouvera un débouché direct et facile sur la Madeleine et les boulevards.
Dans ces environs de la Madeleine, la rue projetée sur les terrains de M. Grandmaison n'est qu'une spéculation analogue à celle de la rue Greffuthe, et à laquelle la circulation générale gagnera peu de chose. La régularisation de la rue de Seze n'est qu'un simple travail d'agrément, et une satisfaction artistique donnée à la ligne droite.
Nous ne prolongerons pas inutilement cette revue en détaillant tous les projets élaborés par les spéculateurs, et dont la plupart ne verront probablement pas le jour; tels que ceux d'une rue sur l'impasse Briare, entre la rue Rochechouart et celle Neuve-Coquenard; de la rue projetée sur le passage Sandrié; de la rue en prolongement de celle Chantereine, sur le terrain des hospices; des rues Mansart et Rabelais, sur le passage Saint-Pierre, huitième arrondissement, etc.--Ces percements opérés sur les terrains de la Boule-Rouge ont été une spéculation de constructeurs, mais au moins ils ont assaini ce mauvais pâté de masures. Quant à ceux qui sont projetés sur le nouveau Tivoli, nous ne leur voyons aucune utilité, et le résultat le plus clair est la destruction du jardin que nous regrettons, car les jardins s'en vont de Paris tous les jours.--La rue Mazagran, que l'on termine en ce moment, eut pu devenir une œuvre utile si le projet primitif eût été exécuté dans son ensemble et si la traversée du passage des Petites-Écuries, en l'unissant à la rue Martel, lui eût donné une importance réelle.--Le projet de rue débattu entre la ville de Paris, les Messageries royales et le Domaine, derrière les Petits-Frères, n'aurait encore qu'une utilité secondaire.--Nous ne ferons qu'indiquer, pour le même motif, les percements projetés ou en cours d'exécution dans les onzième et douzième arrondissements, la rue Clotilde, la rue Mayet, etc. Ils n'intéressent guère que les riverains et les propriétaires des rues plus ou moins abandonnées qui en sont voisines, sauf la continuation de la rue d'Ulm, qui, se réunissant à celle de la Santé, aurait une voie principale de circulation et prendrait sous ce point de vue un caractère d'utilité générale.--Quant au reste, un nous pardonnera de ne pas nous arrêter sur ces projets d'intérêt local, qui ne fournissent rien à la discussion des intérêts généraux.
[Partition musicale.]
JE T'AI BIEN LONGTEMPS ATTENDU. ROMANCE Paroles de M. Henri Blaze. Musique de M. Allyre Bureau. Au joli mois de renouveau Et des pâquerettes mignonnes Tous deux ensemble au bord de l'eau Nous devions tresser des couronnes Je l'ai bien longtemps attendu Hélas, hélas! Et tu n'es pas venu Nulle couronne n'est tressée. Et voilà la saison passée Voilà la saison passée. Que de fois tu m'avais promis De venir aux moissons prochaines Cueillir avec moi des épis De beaux épis mûrs dans les plaines Je t'ai bien longtemps attendu Hélas hélas et tu n'es pas venu Nulle gerbe n'est amassée Et voilà la saison passée Voilà la saison passée. Tu m'avais promis bien souvent Encor de venir à l'automne Faire de l'herbe au petit champ Hélas maintenant l'herbe est jaune Le temps est passé, l'heure sonne Le bonheur s'est évanoui Viens sur ma tombe pauvre ami Si tu veux faire une couronne Si tu veux faire une couronne. Procédés d'E. Duverger.
Il y a trente ans environ, quatre ou cinq mille prisonniers français furent parqués au fond d'une petite vallée des environs d'Edimbourg, nommée Valleyfield. Ils y restèrent du 2 mars 1811 au 2 juin 1814, et trois cents y moururent. Le bassin de Valleyfield, entouré de collines boisées, et arrosé par la rivière Esk, avait été transformé en une prison provisoire. Une forte grille en bois en faisait le tour; à l'extérieur s'élevaient, en face l'un de l'autre, deux vastes et solides corps de garde défendus par une nombreuse garnison; et des sentinelles, les armes chargées, veillaient nuit et jour de distance en distance. L'intérieur se divisait en trois parties, comprenant deux casernes et un hôpital. Ce fut dans cet étroit espace que nos malheureux compatriotes passèrent trois ans et trois mois, sans pouvoir en sortir, n'ayant d'autres délassements que le jeu; aussi quelques-uns d'entre eux s'abandonnèrent à leur passion pour le jeu avec une sorte de frénésie, et vendirent pour la satisfaire tout ce qu'ils possédaient, même leur dernière chemise. Leur ration se composait, quatre jours par semaine, de poisson et de pommes de terre, les trois autres jours on leur donnait du bœuf et du mouton. L'uniforme de la prison était jaune, mais la plupart des prisonniers conservaient leurs uniformes avec le plus grand soin, et ils s'en paraient les jours de fêtes. Deux fois par semaine on leur permettait de tenir une sorte de marché dans l'intérieur de la prison; les plus industrieux fabriquaient des tabatières avec des os sculptés, ou des boîtes avec des brins de paille tressés, et ils réalisaient souvent avec le produit de cette vente des bénéfices considérables. Lorsqu'ils obtinrent leur mise en liberté, trois cents manquèrent à l'appel, qui étaient morts de privations et de chagrin sur la terre d'exil. Les habitants
de Valleyfield et des environs ont élevé dernièrement, à mémoire de ces prisonniers de guerre français, le petit monument que représente la gravure ci-jointe. La noble et touchante inscription gravée, sur ce monument, et dont nous donnons la traduction littérale, nous dispense de tout commentaire:
THE MORTAL REMAINS
OF 300 PRISONERS OF WAR
WHO DIED
IN THIS NEIGHBOURHOOD
BETWEEN THE 2ND OF MARCH 1811 AND THE 20TH JUNE 1814
ARE INTERRED NEAR THIS SPOT.
CERTAINS INHABITANTS OF THIS PARISH
DESIRING TO REMEMBER
THAT ALL MEN ARE BRETHERN
CAUSED
THIS MONUMENT TO BE ERECTED
AT VALLEYFIELD NEAR EDINBURG.
«Les restes mortels de 300 prisonniers de guerre, qui sont morts dans ce voisinage, entre le 2 mars 1811 et le 2 juin 1814, sont ensevelis près de ce lieu.
«Quelques habitants de cette paroisse, désirant rappeler que tous les domines sont frères, ont fait élever ce monument à Valleyfield, près d'Edimbourg.»
Bibliothèque dramatique de M. de Soleinne; Catalogue rédigé par P.-L. Jacob, bibliophile. Tome I.--Paris, 1843. In-8º.
Dans le dernier des excellents rapports qu'en sa qualité d'inspecteur-général des monuments historiques, M Mérimée adresse chaque année à M. ministre de l'intérieur, il déplore l'impuissance où le gouvernement se trouve, faute de fonds suffisants votés par les Chambres, d'acquérir les objets d'art d'un certain prix ou les précieuses collections qui sont mis en vente, et qu'on a ainsi le regret, la douleur de voir passer à l'étranger ou être dissémines. Jamais pareille douleur ne put être plus légitime, regrets plus amers, qu'en voyant annoncer la vente, article par article, d'une bibliothèque toute spéciale et admirablement complète, qu'un homme éclairé, infatigable et prêt à tous les sacrifices, a passé sa vie entière à former dans un temps dont les conditions ne se reproduiront jamais, pour qui aurait la résolution de consacrer sa vie et sa fortune à entreprendre la même œuvre. Encore un peu, et il ne restera plus rien de l'espèce de monument qu'avait élevé M. de Soleinne; il ne restera qu'une volonté méconnue, celle qu'il a maintes fois manifestée à ses amis, la volonté que sa collection ne fût pas dispersée après sa mort; il ne restera enfin que le Catalogue que nous allons examiner tout à l'heure, et qui, nous le craignons bien, lui eût paru aussi étrange que la vente qu'il annonce lui aurait semblé sacrilège.
Comment procède-t-on à cette vente et comment la famille de M. de Soleinne, qui n'ignore pas sa volonté constante et tant de fois par lui exprimée, a-t-elle pu se déterminer à prendre ce parti? C'est ce que le rédacteur du Catalogue s'est chargé d'expliquer et de justifier dans une préface. Nous ne savons si c'est la faute de l'avocat ou celle de la cause, mais, les explications nous ont paru bien peu satisfaisantes et la justification bien incomplète. «M. de Soleinne, y est-il dit, n'avait point d'enfants, en eût-il eu d'ailleurs, il ne leur eût pas laisse la libre disposition de sa bibliothèque.» En vérité, après cette déclaration ou cet aveu, il fallait renoncer à espérer nous persuader que des collatéraux pussent consciencieusement se croire un droit que la confiance d'un père n'eût point délégué à un fils.
«Il avait eu, reprend le rédacteur, le projet de léguer cette bibliothèque au Théâtre-Français et d'attacher une rente perpétuelle pour son entretien et pour sa continuation. C'était là un projet favori dont il fit part plus d'une fois à ses amis et a plusieurs secrétaires du Théâtre-Français.» Voila un dessein connu de la Famille, et un dessein favori. Savez-vous pourquoi elle ne le respecte pas, et pourquoi, au dire de la préface, M. de Soleinne, qui fut, comme chacun sait, surpris par une mort foudroyante, ne l'a pas réalisé? C'est que M. le baron Taylor, cet ardent régénérateur de notre scène française, remit ses pouvoirs de commissaire-royal auprès du Théâtre-Français, et qu'alors il ne pouvait plus y avoir, il n'y avait plus, sous la surveillance d'un autre, de suffisantes garanties de bonne administration. Que M. le rédacteur et que la famille au besoin se rassurent! Celui qui écrit ces lignes a beaucoup connu M. de Soleinne et l'a vu beaucoup plus habituellement qu'eux, M. de Soleinne, qui appréciait parfaitement les homme, n'a jamais pris au sérieux l'administration de M. le baron Taylor, et, mieux renseigné que l'auteur de cette préface, qui, pour le besoin de sa cause, lance des accusations que rien ne justifie, il savait parfaitement, au contraire, que ce n'est que depuis que M. le baron Taylor est passé à quelque autre régénération, que les archives de la Comédie. ont été classées; que la rentrée du registre de La Grange, prête depuis quinze ans, a été poursuivie et obtenue; que les registres de la Thorillière, qui n'en sont jamais sortis, ont été soigneusement inventorié et qu'enfin l'ordre a commencé à succéder au chaos. Voila ce que savait M. de Soleinne, homme sérieux et réfléchi, qui ne se formait jamais une opinion sans voir, et ne se prononçait que sur ce qu'il savait.
Mais enfin, suivons la préface, M. de Soleinne, dit-elle, avait tourné les yeux vers la Bibliothèque du Roi. Il hésita un instant, en songeant qu'elle reçoit mauvaise compagnie; mais toutefois il persévéra dans cette intention, à condition que sa collection serait séparée des autres de local, d'administration et de destinée.
Il attendait encore pour formuler ses dispositions testamentaires: il voulait savoir d'abord si la Bibliothèque du Roi ne serait pas bouleversée dans un déménagement général, et si on la mettrait du moins à l'abri des chances d'incendie; il hésitait toujours à prendre une décision définitive et irrévocable... lorsqu'il fut frappé d'apoplexie le 5 octobre 1842.»
Croirait-on qu'après ses aveux que nous avons transcrits, après les incroyables excuses que nous venons de rapporter, la préface a le courage d'ajouter: «Les héritiers de M. de Soleinne ont bien vivement regretté qu'il n'eût pas, dans un testament, disposé de cette précieuse collection; ils eussent voulu pouvoir se conformer au vœu de M. Soleinne. En vérité, c'est là le langage d'une comédie de Molière dont M. de Soleinne possédait plus d'un exemplaire. Nous comprenons l'avocat d'un héritier venant dire: «Notre parent est mort, sa fortune est à nous. Il en voulait disposer, il ne l'a pas fait: nous entendons la garder.» C'est un langage franc et net; c'est le droit dans toute sa force et dans toute sa sincérité, personne n'y trouverait rien à reprendre. Mais vouloir nous faire croire à une douleur ainsi jouée et qu'il serait trop facile, à celui qui prétend la ressentir, de faire cesser pour qu'on puisse la croire un seul instant sincère, en vérité c'est faire bon marché de son respect pour l'homme dont on hérite, et du bon sens des lecteurs. Ouvrez-donc vos enchères sans fausse honte; nous allons, nous, ouvrir le Catalogue.
Les premières lignes nous apprennent qu'il devait d'abord être dressé par M. Merlin: mais ce libraire instruit et consciencieux a demandé deux années pour faire ce travail, comme il fait tous ceux dont il se charge, avec soin.. Dans l'impatience d'entendre retentir la voix du crieur public et de voir s'allumer les chandelles du commissaire-priseur, on s'est alors adressé au bibliophile Jacob, qui, lui, n'a demandé que six mois pour fournir un catalogue et un plaidoyer de sa façon. L'œuvre lui a été adjugée. Le premier volume a déjà paru, enrichi de notes qui, suivant la modeste déclaration de leur auteur, «ont été rédigés pour servir de complément au Nouveau Manuel du Libraire, de M. Brunet.»
Nous n'avons jamais lu les romans--de M. le bibliophile Jacob. C'est un tort que nous confessons et qui est d'autant moins pardonnables qu'ils portent sur leur faux titre: Collection des chefs-d'œuvre de l'Esprit humain; nous ne les avons jamais lus, mais nous sommes portés à croire que l'auteur sera difficilement arrivé à y faire preuve de plus d'imagination qu'il en a montré dans ce Catalogue, qui peut laisser à reprendre; sous le rapport de l'exactitude et de la réserve bibliographiques, mas qui doit être considéré comme un livre à part sous celui de l'invention.
Il y a quinze ans qu'un bibliophile académicien, procédant à la vente de sa bibliothèque, eut l'idée, pour donner du prix aux articles qui la composaient, de faire suivre presque tous de petites notes ou il déclarait chacun de ses volumes unique. Cela était bien pardonnable; il en coûte de se séparer de ses livres, et, par ce moyen, on espère qu'il en coûtera plus encore à ceux qui les achèteront. On eut la cruauté dans un recueil, la Revue française, de signaler cet innocent charlatanisme et d'indiquer les bibliothèques diverses dans lesquelles se trouvaient des frères de ces enfants uniques. Avec une collection aussi réellement précieuse que celle de M. de Soleinne, ce procédé n'était pas rigoureusement nécessaire. On n'y a pas cependant complètement renoncé; mais un relevé du genre de celui de la Revue aurait peu d'attraits pour nos lecteurs.
Aiment-ils mieux la logique? Voici un exemple de celle du Bibliophile Jacob. Page 119, n. 618, se trouve enregistrée la réimpression d'une Moralité le seul exemplaire connu de l'édition primitive, acheté six sous sur un quai de Rouen par un curé normand, a été acquis avec empressement, moyennant 800 fr., par la Bibliothèque du Roi. «Le savant M. Van Pruet vivait alors» s'écrie le rédacteur du Catalogue; ce qui veut dire, vous le comprenez, que les conservateurs actuels sont des ignorants qui ne sauraient pas apprécier un pareil trésor et se résoudre à un sacrifice pour le posséder. Et plus, sans transition, le rédacteur ajoute: «Nous sommes le premier qui ayons émis des doutes sur l'authenticité de cette édition; nous déduirons ailleurs les motifs de ces doutes, pour démontrer que l'exemplaire unique a été fabrique de nos jours avec de vieux caractères, d'après un manuscrit.» Mais, en vérité, que devient donc dans ce cas la réflexion; «Le savant M. Van Pruet vivait alors!» si vous ne lui faites jouer que le rôle d'un niais qui s'est laissé prendre l'argent de la Bibliothèque, et que la science n'a pas su, à votre avis, mettre en garde contre une mystification?
Ce Bibliophile Jacob nous disait tout à l'heure qu'il avait rédigé ses notes pour servir de complément au nouveau Manuel du Libraire de M. Brunet. Sa manière n'est cependant pas le moins du monde celle de ce bibliographe. Ainsi il dit, lui, habituellement, comme à la page 254 n. 1150: Nous croyons avoir ouï-dire... ou, page 19, n. 124; Je crois avoir lu... ou, page 121, n. 632: N'avons nous pas lu quelque part?... Nous n'en savons rien du tout. Mais M. Brunet a l'habitude de dire: «On lit à telle page de tel ouvrage, etc.» Cela est peut-être un peu positif mais il faut convenir aussi que c'est bien commode.
Le Bibliophile Jacob se borne à dire qu'il est le continuateur de M. Brunet, qu'il enterre par là; c'est infiniment trop de modestie. Il aurait pu ajouter: et de M. Barbier, car il est impossible de dépister plus adroitement les anonymes qu'il ne le fait. Avec lui, il n'est pas de voile qui ne se déchire, pas de paternité qui ne soit recherchée, et trouvée. Quelquefois il attend l'avis de son lecteur auquel il demande (p. 290, n. 1284): «Ne faut-il pas attribuer cette tragédie à mademoiselle F. Paschal?» Quelquefois il est plus sûr de son fait et il vous dit (p. 134, n. 680): «Si Villon n'a pas fait ces vers, il n'y a que Clément Marot qui ait pu les faire.» Vous avez le choix! mais ne sortez pas de là. Comme encore (p. 34, n. 216); «La traduction est certainement ou de Jean Crespin, ou d'Antoine Chaudieu, ou de Théodore de Beze.» Ici vous avez, un peu plus de quoi vous retourner. Là où il vous donne latitude complète, c'est quand il vous dit, comme page 19, n. 124: «Cette traduction doit être de Nicolas Oresme (pourquoi pas!) ou de Christine de Pisan (cela est possible), ou d'un autre.» Cela est encore plus vraisemblable. De même page 134, n. 671: «On peut croire que l'éditeur était Barbazan ou quelque autre.» Y a-t-il quelqu'un d'assez hardi s'appelât-il La Palisse, pour soutenir le contraire?
Personne n'échappe aux distributions d'enfants trouvés par le bibliophile Jacob. Molière lui-même reçoit le sien; page 262, n. 1180: «Nous croyons donc que cette pièce est de Molière,» et il s'agit de cinq actes, par ma foi! Avis donc aux gens qui n'ont pas encore fait relier leur exemplaire de Molière.
Vous savez qu'on n'avait jamais pu trouver que des signatures de Molière; M. de Soleinne le croyait comme nous. Eh bien! pas du tout; le Bibliophile Jacob n'a eu qu'à mettre le nez dans cette bibliothèque, où M. de Soleinne n'avait bien su voir, pour découvrir aussitôt une foule d'autographes de notre premier comique; page 295, n. 1296, il en trouve trois; page 251, n. 1147, il imprime en grandes majuscules: «VOICI DONC ENFIN UN AUTOGRAPHE DE MOLIÈRE.» En vérité le Bibliophile Jacob nous paraît avoir entrepris de régénérer la bibliographie comme l'a fait, pour la Comédie Française, cet autre régénérateur, M. Taylor.
Mais nous avons dépassé l'espace qui nous était accordé. Nous n'avons plus qu'un avis à donner à M. le Bibliophile Jacob. Dans le cas où la famille de M. de Soleinne, pour charmer sa douleur, se déterminerait à donner cette collet lion à la bibliothèque de l'Arsenal, qui possède déjà la collection théâtrale de M. de Paulmy, nous prévenons le rédacteur de ce Catalogue qu'il doit éviter une erreur dans l'adresse. La bibliothèque de l'Arsenal n'est pas, comme il le dit page XIV de la préface, l'ancienne bibliothèque du comte de Provence, mais celle du comte d'Artois. Si ce n'est lui, c'est donc son frère. T.
Le Livre des Mères de famille et des Institutrices sur l'éducation pratique des Femmes; par mademoiselle Nathalie de Lajolais; deuxième édition. Ouvrage couronné par l'Académie française.--Paris, 1843. Didier. 1 vol. in-18. Prix; 3 fr. 50 c.
Le livre des Mères de famille et des Institutrices sur l'éducation pratique des Femmes, dont la deuxième édition forme un joli volume in-18, renferme cinq parties distinctes:
La première qui comprend vingt-trois chapitres traite des caractères de certains penchants à peu près communs à l'enfance, et de la manière dont il faut redresser ou diriger ces penchants défectueux.
La seconde, sous le titre d'Éducation physique, tend à faire ressortir la nécessité et les moyens de perfectionner les sens. Par ces moyens, l'auteur entend: les soins de propreté, l'observation des règles d'hygiène, selon la nature du tempérament, divers exercices corporels, l'étude de la musique et du dessin, l'application de l'intelligence à divers jeux usités dans les récréations.
La troisième entre dans tous les détails de l'éducation intellectuelle; elle indique le mode de culture le plus convenable, c'est-à-dire le plus approprié à la nature et au degré d'intensité de chaque faculté. L'intelligence comprend: l'esprit, la mémoire l'imagination, le jugement, la volonté.
La quatrième embrasse l'éducation de l'âme. Après avoir présenté l'analyse des facultés innées, elle marque la direction qu'il faut donner nécessairement à ces facultés, qui sont: le sens moral, l'amour du beau, le sentiment de l'infini, la raison ou l'amour du vrai, la conscience ou le sentiment de la justice.--La religion, intimement liée à l'éducation de l'âme, fait la matière spéciale d'un chapitre dans cette quatrième partie.
La cinquième et dernière résume tout ce qui a rapport directement à l'instruction des femmes. L'instruction y est considérée sous un double point de vue: celui de l'instruction essentielle et celui de l'instruction complète ou perfectionnée.
Le chapitre de l'enseignement des sciences présente chaque branche de connaissances divisée en deux parties distinctes, savoir: la science positive, matérielle ou sensible, et la science spéculatrice ou morale. Pour l'une, sont indiqués les bons livres élémentaires à mettre entre les mains des enfants, les livres utiles aux mères et aux institutrices, et la marche progressive à suivre dans l'enseignement; pour l'autre est indique l'esprit dans lequel chaque connaissance doit être acquise, afin que toutes réunies, les sciences convergent vers un point d'unité propre à élever puissamment l'esprit et le cœur.
Dans le dernier chapitre du livre, les arts sont traités de manière à ce que l'artiste et l'amateur puissent appliquer à leur travail ou à leur étude spéculative une méthode raisonnée.
Le rapport lu par M. Jay à l'Académie Française, le 17 juin dernier, sur les ouvrages les plus utiles aux mœurs, contenait le passage suivant:
«Il me reste à vous faire connaître l'ouvrage que votre commission a jugé digne de partager le prix. C'est un livre sur l'éducation des jeunes filles, par mademoiselle Nathalie de Lajolais. De grands esprits se exercés sur ce sujet, qui intéresse au plus haut point la société et ceux qui sont chargés de sa direction; Fénelon lui-même est descendu des hauteurs de son génie pour traiter ce même sujet avec la sagesse et l'onction pénétrante qui le caractérise. Mais la société n'est pas immobile: le temps amené dans les mœurs, dans les habitudes sociales, des modifications inévitables qui exigent de nouvelles études et de nouvelles appréciations. Les principes généraux restent les mêmes; mais l'application, les méthodes, subissent des transformations qu'il est utile de suivre et de déterminer.
«Tel a été le but de mademoiselle Nathalie de Lajolais. Ce n'est point de la théorie, c'est de la pratique, et cette pratique est le fruit de sa propre expérience; elle indique les moyens les plus propres à guider les jeunes personnes des les premiers pas dans la vie intellectuelle, à éclairer leur esprit, à fortifier leur raison, à leur faire aimer les devoirs de la religion, enfin à les rendre capables de surveiller un jour elles-mêmes un ménage, une jeune famille et de fixer le bonheur au foyer domestique.
«Je regrette que l'étendue du rapport dont votre commission m'a chargé ne me permette pas d'entrer dans plus de détails sur l'ouvrage de mademoiselle Nathalie de Lajolais. Le style est ce qu'il doit être, correct, naturel, et souvent gracieux. La récompense que je vous propose de lui décerner ne sera de votre part qu'un acte de justice.» X.
Histoire de la Confédération suisse; par Jean de Muller, Robert Gloutz-Blozheim et J.-J. Hottinger, traduite de l'allemand, avec des notes nouvelles, et continuée jusqu'à nos jours, par MM. Charles Monnard et Louis Vulhemin. Jusqu'ici 13 vol. in-8; l'ouvrage en aura 16.--Paris, Th. Ballincore, éditeur.
Le Français est devenu touriste, et la Suisse est une des contrées qu'il préfère. Il visite et parcourt les profondes Vallées, il gravit les monts escarpés, il franchit les cols sauvages, il s'arrête à Lausanne; Lausanne la ville des oisifs et des lettres, la ville des heureux qui savent l'être par la contemplation rêveuse ou le recueillement studieux. J'étais donc Lausanne depuis quelques jours, et je me promenais, avec l'obligeante permission du maître sous les ombrages magnifiques de Mon-Repos, cette villa pour moi si bien nommée. J'achevais, dans ces paisibles allées, la lecture du treizième volume de l'Histoire suisse, qui en aura seize quand M. Monnard aura terminé la part dont il s'est chargé, le volume que j'avais en main était le dernier des trois que nous devait son collaborateur M. Vulhemin. J'admirais que d'un centre littéraire si modeste fût sortie une œuvre aussi considérable que celle à laquelle ces deux savants ont consacré tant d'années. «Mais quel appui, me disais-je, soutient cette vaste publication? Seize volumes in-8 très-compacts sur l'histoire d'un petit peuple. Muller, Gloutz-Blozheim. Hottinger traduits tout entiers, puis trois volumes de M. Vulhemin sur l'époque de la Réformation et des guerres de religion, jusqu'en 1712. et trois volumes de M Monnard des cette époque jusqu'à nos jours! Et ces ouvrages sont trop sérieux pour obtenir un succès de fantaisie; ils ne peuvent s'adresser qu'aux lecteurs graves... «Eh bien! ces lecteurs se sont trouvés, et cette patriotique entreprise sera conduite à bonne fin, et il viendra prochainement un jour où les conservateurs de bibliothèques découvriront avec peine, un exemplaire de l'œuvre monumentale qui fait honneur à la ville qui la voit s'accomplir.» Comme je me livrais à ces réflexions, je rencontrai au détour d'une allée un vieillard à la figure expressive; il y avait une rare finesse dans sa bouche et dans son regard. Je le saluai, et, encouragé par un sourire bienveillant et quelques paroles pleines de courtoisie, j'entrai en conversation. Nous fûmes bientôt sur le sujet dont j'étais plein: le volume que je portais en fut l'occasion naturelle. Après m'être répandu en éloges sur la consciencieuse fidélité des traducteurs, sur la science, le charme et l'originalité des trois derniers volumes dont M. Vulhemin est l'auteur, je revins aux réflexions que m'avait suggérées l'importance même de l'ouvrage. Que d'avances nécessaires! quels généreux sacrifies pour rendre possible une telle publication. «A qui, monsieur, les Suisses en sont-ils redevables?» Le vieillard ne répondit rien à ma question et me dit en souriant: «Venez dîner demain chez moi avec les auteurs.--Chez qui, monsieur, aurai-je l'honneur de dîner?--Chez. M. Perdonnet; ici, à Mon-Repos, à cinq heures, et soyez exact, s'il vous plaît.» Le lendemain, à cinq heures précises, nous, étions à table, et je passai une des plus agréables soirées dont il me souvienne. Savoir, politesse, nobles sentiments, admiration sincère pour les hommes que la France admire; avec cela une profonde connaissance de la Suisse, un ton d'indépendance républicaine sans jactance: voilà ce que je trouvai dans la société quelques hommes d'élite que la France littéraire fera bien de réclamer comme siens. Il y a plaisir d'être juste envers des hôtes si polis et si bienveillants. Je reconnus bientôt que le patron du grand ouvrage publié par MM Monnard et Vulhemin était M. Perdonnet lui-même. Il me pardonnera de signaler ici un acte de munificence éclairée, digne de servir d'exemple. Sans doute le succès de l'entreprise limitera le service du riche à une avance de fonds; mais sont-ils nombreux les riches qui veulent bien aller jusque-là? Ce trait est une page pour le livre. L'histoire de la Suisse a été souvent celle des généreux sacrifices; et à celui de tout les auteurs de leur temps, de leurs forces, de leur vies, sans attendre d'autre prix que la reconnaissance de leurs concitoyens, il convient de joindre celui de leur ami, qui les aide à mettre, en lumière des travaux si dignes de l'attention de l'Europe.
Corps de garde de la Bastille. |
Plan de la place de la Bastille. |
I. La figure que nous donnons ici est la coupe longitudinale de la table et de l'appareil employés pour maintenir le seau à l'état d'équilibre.
A est la tablette qui forme le dessus de la table; CBD est le. bâton auquel ou suspend le seau par son anse HF, de telle sorte que cette anse soit inclinée et que le milieu du seau soit en dedans du rebord de la table. GFE est un autre bâton que l'on a coupé d'une longueur telle qu'en l'appuyant contre l'angle intérieur G du seau, contre son bord supérieur F et contre une entaille pratiquée un E au-dessous du premier bâton CD, il maintienne l'axe, du seau vertical. Il est facile de voir que ces dispositions donneront lieu à un équilibre parfait.
Car d'abord, en supposant l'anse I H maintenue dans la position inclinée qu'on lui a donnée, le seau, ayant son axe vertical, serait en équilibre, et pour donner une fixité complète à cette position de l'anse par rapport au seau, le bâton G F E suffit évidemment. Il ne reste donc plus qu'une condition à remplir: c'est que le bâton C D ne tende pas à basculer ni à glisser le long de la table A. Or, on y a satisfait évidemment en ayant eu soin d'incliner assez le seau pour que son axe, qui est vertical, ne tombe pas en dehors du bord de la table.
On peut exécuter, d'après le même principe, quelques autres tours du même genre.
Soit, par exemple, un crochet recourbé DFG, comme on le voit sur la gauche de notre figure, portant un poids G. Ce crochet ainsi chargé sera tenu en équilibre, si on pose au-dessous de son extrémité supérieure un petit bâton ou un bout de planche de telle sorte que la verticale, passant par le point de suspension du poids G, tombe en dehors du rebord de la table par rapport au point où pose le crochet. Ainsi, le petit bâton, qui, sans cela, aurait pu tomber, est maintenu par le poids même dont on le charge à l'aide du crochet.
On voit, dans ce qui précède, la solution d'un problème de mécanique appliquée, paradoxal en quelque sorte: «Un corps tendant à tomber par son propre poids, l'empêcher de tomber, en y ajoutant un poids précisément du côté où il tend à tomber.» Tout l'artifice consiste à faire réellement agir le poids que l'on ajoute en sens contraire de celui où il est ajoute.
II. Il est évident que pour que la chose soit possible, il faut que ces femmes vendent au moins à deux différentes fois et à différents prix, quoiqu'à chaque fois elles vendent toutes ensemble au même prix; car, si celle qui avait le moins de perdrix en a vendu un très-petit nombre au prix le plus bas et qu'elle ait vendu le surplus au plus haut prix, tandis que celle qui en avait le plus grand nombre en avait vendu la plus grande partie au plus bas prix et n'a pu en vendre qu'un petit nombre au plus haut, il est clair qu'elles auront pu faire des sommes égales. Il s'agit donc de diviser chacun des nombres 10, 25, 30, en deux parties telles que, multipliant la première partie de chaque par le premier prix, et la seconde par le second, la somme des deux produits soit partout la même.
Ce problème est indéterminé et susceptible de dix solutions différentes. Il est d'abord nécessaire que la différence des prix de la première et de la seconde vente soit un diviseur exact des différences 15, 20, 5, des trois nombres de perdrix donnés. Or, le moindre diviseur de ces trois nombres est 5; c'est pourquoi les prix doivent être 6 et 1 décimes, ou 7 et 2 décimes, ou 8 et 3 décimes, etc.
En supposant que les deux prix soient 6 et l'on trouve sept solutions différentes, comme on le voit dans le tableau suivant:
Première vente Deuxième vente Prod. lot. 1re femme 4 perdrix à 6 dec. 6 perdrix à 1 dec. 30 dec. 2e 1 24 30 3e 0 30 30 Ou bien: 1re femme 5 5 35 2e 2 23 35 3e 1 29 35 Ou bien: 1re femme 6 4 40 2e 3 22 40 3e 2 28 40 Ou bien: 1re femme 7 3 45 2e 4 21 45 3e 3 27 45 Ou bien: 1re femme 8 2 50 2e 5 20 50 3e 4 26 50 Ou bien: 1re femme 9 1 55 2e 6 19 55 3e 5 25 55 Ou bien: 1re femme 10 0 60 2e 7 18 60 3e 6 24 60
Si l'on suppose que les deux prix soient 7 et 2, on aura encore les trois solutions suivantes:
Première vente Deuxième vente Prod. lot. 1re femme 8 perdrix à 7 dec. 2 perdrix à 2 dec. 60 dec. 2e 2 23 60 3e 0 30 60 Ou bien: 1re femme 9 1 65 2e 3 22 65 3e 1 29 65 Ou bien: 1re femme 10 0 70 2e 4 21 70 3e 2 28 70
Il serait inutile d'essayer 8 et 3 et tout autre nombre; on n'en pourrait tirer aucune solution.
I. On demande combien de combinaisons comporte l'opération qu'on appelle donner au jeu de piquet.
II. On demande le nombre de manières dont il est possible que le sort repartisse les membres de notre Chambre des Députés dans les bureaux dont se compose cette Chambre.
III. On demande: 1° un moyen certain de reconnaître les balances frauduleuses, qui paraissent justes vides aussi bien que chargées de poids inégaux; 2º le principe sur lequel ces balances sont fondées; 3º une méthode certaine pour se faire donner un poids exact, quel que soit l'état de la balance employée.
Après l'Hymen, l'Amour s'enfuit.
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