Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque No. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75. Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. pour l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 40 Nº 55 Vol. III.--SAMEDI 16 MARS 1844. Réimprimé.--Bureaux, rue Richelieu, 60.
Histoire de la Semaine. Rupture d'une digue.--Chronique musicale. Corrado d'Altamura; I Puritani; l'Orphéon; Oreste et Pylade.--Salon de 1844 (1er article). L'Incendie de Sodome, par M. Corot; les Laveuses à la Fontaine, par M. A. Leleux; Une bohémienne, par M. Eugène Tourneux; Mosquée, par M. Dauzats; Sainte Famille, par M. Decaisne; Un prisonnier, par M. de Lemud.--Romanciers contemporains. Charles Dickens. (Suite.) Eden en perspective et Eden en réalité. Vue de l'Eden.--Courrier de Paris. Matinée d'Enfants costumés; la Procession des Blanchisseuses.--Une Vocation. Nouvelle, par P. de K. Amélioration des Voies Publiques, à Paris. Plan.--Nouvelles Recherches sur un petit Animal très-curieux. (1er article.) Vingt-quatre gravures.--Bulletin bibliographique.--Modes. Travestissements. Deux Gravures.--Danse de la Polka. Caricature par Cham.--Amusements des Sciences.--Rébus.
Les éléments conjurés ont, cette semaine, fait une rude guerre à la mature et lutté avec avantage contre la politique en lui disputant, par leurs sinistres bulletins, les colonnes des journaux. Les feuilles des départements sont remplies de tableaux de mines, de récits de désastres. Ici, quand on est allé voir l'inondation assez innocente de Bercy, de la Gare ou de la plaine d'Asnières, les fossés pleins d'eau de la place Louis XV, et les cuisines envahies des Tuileries, on est au courant de tous les méfaits de la Seine parisienne; mais nos fleuves, nos rivières, en font malheureusement bien d'autres dans les départements. Dans celui de la Gironde, le service des malles-postes a été interrompu, et il a fallu recourir, pour y suppléer, à des bateaux à vapeur. Dans celui de la Sarthe, cette rivière ayant également couvert les chaussées et forcé les populations à communiquer en bateaux, de nombreux événements sont venus jeter la désolation dans ces contrées. Près du pont de Châteaueuf, une barque montée par six personnes, dont un enfant, a été submergée: l'enfant seul, retenu par un arbre, a été miraculeusement sauvé. La Moselle et le Rup-de-Mad ont, de concert, envahi le pays qu'ils traversent. Le village d'Arnaville a été encore plus complètement inondé que les autres, et des nacelles, montées par des hommes courageux, sillonnaient en tous sens cette triste Venise improvisée, et apportaient l'eau et le pain nécessaires aux habitants captifs et désespérés. Dans le département de Maine-et-Loire, la Loire a causé des malheurs et exercé des ravages plus déplorables encore. Cette route, qui sert de digue à ce fleuve, et que tous les voyageurs qui ont parcouru ce pays si pittoresque connaissent sous le nom de la levée, a été rompue en plusieurs endroits, et a ainsi fourni passage à des torrents qui sont allés renverser des constructions et couvrir de sables les champs si fertiles de cette immense vallée. C'est là que les désastres ont été les plus pittoresques, et c'est une des scènes qui se sont produites au pied des coteaux de la Loire, et en présence des ruines historiques qui les couronnent, que nos artistes ont cru devoir préalablement retracer.
Rupture d'une Digue.
Si de ces tristes tempêtes nous passons aux orages politiques, nous aurons la satisfaction de dire que, cette semaine, M. Sauzet n'en a pas eu de bien furieux à maîtriser.
--La chambre des députés, qui avait accumulé dans son ordre du jour de samedi dernier à la suite de la discussion du rapport sur les pétitions relatives aux fortifications de Paris et la discussion de la proposition de M. Cimbarel de Leyvil sur le vote par division, prévenue que les opérations du collège électoral de Louviers lui seraient soumises dans cette même séance, a sagement renvoyé au 16 le débat sur la prise en considération de la modification qu'on lui propose d'introduire dais son règlement. Évidemment, il était aisé de prévoir qu'il y aurait largement de quoi remplir une séance dans la vérification des pouvoirs de M. Charles Laffitte et dans la nouvelle discussion à laquelle devait donner lieu le rapport de M. Allard. Il est même plus que probable que cette dernière question eût, à elle seule, absorbé plus de temps qu'on ne lui en avait assigné par avance, si le savant orateur qu'on a entendu eût, comme les autres membres de l'opposition qui l'avaient précédé à la tribune, soutenu uniquement les pétitions qui demandaient que le ministère fût tenu de se renfermer, pour la fortification de Paris, dans les limites de la loi de 1841. Mais M. Arago, sans se préoccuper probablement beaucoup du succès, et plus désireux de dire avec sa logique vigoureuse et sa forme incisive son fait au rapporteur que de faire avancer la question, a, avec la spirituelle abondance qu'on lui connaît, lancé ses arguments par-dessus le débat, tel qu'il avait été précédemment posé, pour aller atteindre plusieurs dispositions essentielles de la loi de 1841 et M. Allard en personne. Il a discuté l'inconvénient, le danger, selon lui, des forts votés par les chambres; il a refait, avec un esprit toujours nouveau les discours qu'il avait précédemment prononcés et les brochures qu'il avait plus récemment publiées. La Chambre l'a écouté, pendant plus d'une heure et demie, avec l'attention que commande un mérite éminent; mais, après une réplique de M. Allard, elle a voulu passer au vote. Sur la proposition de M. Dupin aîné, elle a écarté par l'ordre du jour toutes les pétitions qui ne tenaient aucun compte de la loi de 1841, et demandaient que ce que cette loi avait ordonné d'édifier fût détruit. Quant aux pétitions qui avaient protesté seulement contre l'extension illégale, selon elles et selon MM. de Tocqueville, Lherbette et de Lamartine, entendus dans la séance du 2, donnée par le ministère aux prescriptions de la loi, on a seulement voté la question préalable, réservant ainsi celle qu'elles soulèvent pour le moment où l'on aura à discuter les crédits demandés par le ministère pour ces travaux attaqués.
Pour être historien fidèle, ou du moins chronologiste exact, avant de rapporter le débat en quelque sorte épisodique qui a assez froidement terminé la séance, nous aurions dû rendre compte du débat animé qui l'avait ouverte. M. Lebobe, comme rapporteur du bureau qui avait été chargé de la vérification des pouvoirs de M. Charles Laffitte, nommé une seconde fois à Louviers, était venu rendre compte des opérations du collège de cet arrondissement et conclure à l'admission de son élu. On savait qu'une minorité assez forte avait dans le bureau combattu ces conclusions, et l'on était curieux de savoir par quelles preuves nouvelles la majorité avait été déterminée à proposer à la chambre de revenir sur sa première décision, de se déjuger. On s'accordait à penser que, pour que la chambre fût amenée à une pareille et si nouvelle résolution, il fallait qu'on eût des témoignages bien différents de ceux qu'on avait précédemment recueillis et admis, des témoignages bien irrécusables. L'étonnement a été assez grand quand on a vu que M. le rapporteur n'avait absolument aucune preuve pour infirmer la première décision, et que toute son argumentation, comme celle d'un autre membre du bureau qui lui a succédé à la tribune, M. Agénor de Gasparin, consistait à dire que s'il y avait eu corruption à la première élection, comme la chambre l'avait à la presque unanimité reconnu, une seconde élection couvrait tout, et que la chambre n'avait point à se croire liée par sa première décision, que le collège électoral, dans son omnipotence souveraine, avait cassée. Cette absence de preuves, cette théorie plus neuve que morale, ont porté malheur aux conclusions du bureau et à l'élu qu'il avait pris sous sa protection. M. Grandin, avec une netteté et une loyauté parfaites, a de nouveau et plus complètement encore démontré l'existence du marché qui a fait sortir de l'urne électorale le nom du soumissionnaire de l'embranchement de Louviers. M. Odilon Barrot, en repoussant le sophisme politique de M. A. de Gasparin, a été merveilleusement inspiré. Il a trouvé dans son respect sincère pour les droits du pays, dans sa sollicitude pour la dignité de la Chambre et dans la probité de son âme des accents qui ont été entendus. «Est-ce qu'il s'agit ici, s'est-il écrié, de la personne ou des opinions? Non; il s'agit de l'acte: c'est l'acte seul que vous avez à juger. On met en avant, a-t-il ajouté, la souveraineté des électeurs; oui, certes, les électeurs sont souverains dans l'exercice légitime et honnête de leur droit, pour donner librement leur vote suivant leurs sympathies, suivant leurs opinions, mais non pour le vendre. Là s'arrête le pouvoir souverain que je reconnais aux électeurs; là commence le vôtre... Le plus noble, le plus grand de tous les droits, celui de donner des législateurs à son pays n'est pas une de ces propriétés personnelles dont on puisse trafiquer; ce droit, c'est une fonction qu'ils exercent au nom de tous; il n'est pas plus permis aux électeurs de vendre leur vote qu'il ne le serait à un jury de trafiquer de son verdict.»--La Chambre après avoir applaudi à ces paroles éloquentes, à ces sentiments si nobles et si vrais, a invalidé la nouvelle élection de M. Charles Laffitte.
On ne peut attribuer à ce débat d'avoir donné naissance à la proposition qu'ont déposée MM. Gustave de Beaumont, Lacrosse et Leyrand, pour mieux préciser le cas de corruption électorale et en fixer la pénalité. L'enquête à laquelle la Chambre actuelle s'est livrée, à la suite de la vérification générale des pouvoirs, le vœu exprimé par des conseils généraux, notamment par celui du département de la Creuse, que M. Leyrand représente, enfin le désir de conserver à l'élection sa sincérité, et sa dignité à notre chambre élective, ont inspiré cette motion, qui ne doit à l'épisode de Louviers que son à-propos, tous les bureaux en ont admis la lecture; elle n'a rencontré que de rares contradicteurs, parmi lesquels ne s'est pas trouvé un seul député ministre. La Chambre aura en conséquence à voter, le 18, sur la prise en considération de cette proposition, dont la pensée est excellente, et dont les dispositions pourront encore être améliorées.--C'est également à l'ordre du jour du 18 qu'a été remise la discussion du projet relatif aux fonds secrets. M. Viger, au nom de la commission, a donné à la Chambre lecture d'un rapport qui conclut à l'admission pure et simple du projet.
La Chambre a nommé ses commissions et pour le projet de loi relatif aux chemins de fer du Nord et de Vierzon, et pour celui du chemin de fer de Montpellier à Nîmes. Les projets de M. Dumon comptent une majorité assez forte; quelques commissaires penchent même pour la confection entière de tous les chemins par l'État. Ainsi les intérêts publics, que nous regardons comme déjà garantis par les projets du ministre, ne pourraient être que mieux servis encore s'il y était apporté des changements.
La loi sur les patentes est arrivée à fin. On a vu, par ce que nous en avions cité précédemment, qu'elle ne fait guère que reproduire ce qui existait dans la législation précédente, et que les rares changements qu'elle a sanctionnés ne sont pas tous heureux. La patente reste un impôt de quotité. Un droit proportionnel continuera à être perçu sur l'habitation personnelle du patenté; enfin, avec les deux anciennes classifications très-nettes, très-tranchées, et par conséquent très-faciles à établir de marchands en gros et de marchands en détail, nous allons avoir le moyen terme, la classe amphibie des marchands en demi-gros, à laquelle on pourra faire élever un marchand en détail peu protégé, ou descendre un marchand en gros mieux vu de son contrôleur. Si cette dernière mesure n'avait d'autre effet que de rendre modestes tous les épiciers de nos coins de rue qui mettent sur leurs enseignes: Commerce de demi-gros, nous nous en réjouirions pour les peintres en bâtiment, qui vont, avoir bien de la besogne d'ici à la formation du rôle de 1845. Mais nous avons dit son danger, et les plaintes auxquelles elle donnera lieu ne tarderont pas à en faire sentir l'inconvénient à l'administration des contributions elle-même. Les dispositions de la nouvelle loi, qui ont le mérite de fixer des points de législation jusqu'ici incertains ou contestés, sont celles qui établissent la part que le maire est appelé à prendre au recensement et son droit de faire consigner ses observations sur les procès-verbaux. La ville de Paris, dont les maires n'étaient jusqu'ici que des officiers purs et simples de l'état civil, est, à cette occasion, rentrée dans le droit commun, et a vu attribuer aux élus de ses douze arrondissements des pouvoirs analogues à ceux des maires des autres villes. C'est un premier pas vers une organisation municipale dont la capitale ne peut être privée longtemps encore.
La chambre des pairs a voté la prise en considération d'une proposition de M. le comte Beugnot et de M. le président Boullet, relative à la surveillance des condamnés libérés, et ayant pour objet de conférer au gouvernement le droit de déterminer le lieu où les libérés mis en surveillance devront résider après l'expiration de leur peine, tandis qu'aux termes de l'article 44 du code pénal actuel, le gouvernement a seulement aujourd'hui la faculté d'interdire la résidence dans certains lieux qu'il détermine à son gré.
Le Mémoire au roi des évêques de la province de Paris, que nous avons mentionné dans notre dernier bulletin, a motivé une lettre de M. le garde des sceaux adressée à M. l'archevêque et insérée au Moniteur, dans laquelle le ministre déclare cette démarche illégale, non pas seulement parce que ce Mémoire jette un blâme général sur les établissements d'instruction publique fondés par l'État, sur le personnel du corps enseignant tout entier, et dirige des insinuations offensantes contre M. le ministre de l'instruction publique, mais parce que la loi du 18 germinal au X interdit toute délibération dans une réunion d'évêques non autorisée, et qu'une correspondance collective n'est qu'un moyen d'éluder cette prohibition, en établissant le concert et opérant la délibération sans qu'il y ait assemblée. On a remarqué que postérieurement à la remise de ce Mémoire, un des signataires, M. l'évêque de Versailles, avait été élevé à la dignité d'archevêque de Rouen. Cette circonstance a rendu difficile à comprendre le blâme très-vif infligé tardivement à une démarche qui n'avait pas empêché la faveur ministérielle de se porter sur un de ses auteurs. Du reste, en réponse à la note du Moniteur, on lit dans l'Univers: «On assure que déjà plusieurs membres de l'épiscopat ont envoyé leur adhésion au mémoire des évêques de la province de Paris. C'est là, ce nous semble, la réponse la plus convenable qui puisse être faite à M. Martin (du Nord). Monseigneur l'archevêque de Paris trouvera ainsi dans ces sympathies la consolante et glorieuse réparation de ce nouvel et impuissant outrage.» On annonce aussi que M. l'archevêque de Reims vient de rédiger un mémoire sur la question de l'enseignement, qu'ont signé avec lui M. l'archevêque de Cambrai, M. le cardinal-evêque d'Arras. MM. les évêques de Soissons, de Beauvais, de Châlons et d'Amiens. Ce nouveau mémoire est surtout dirigé contre le troisième article du projet de loi sur l'instruction secondaire, aux termes duquel nul ne peut être autorisé à ouvrir une école secondaire sans avoir préalablement déposé entre les mains du recteur de l'Académie l'affirmation par écrit et signée du déclarant, de n'appartenir à aucune association ni congrégation religieuse non légalement établie en France. Ce mémoire est adressé, non plus au roi, mais à M. le ministre des cultes.
L'idée si utile de faire instituer, sous le patronage de l'État, une caisse de retraite pour les travailleurs des deux sexes, vient de faire un progrès, et le ministère se trouve en quelque sorte aujourd'hui mis en demeure de la faire arriver à réalisation. Une commission, présidée par M. le comte Molé, et composée en grande partie d'hommes politiques et d'industriels distingués, après s'être livrée à de longs travaux, à une étude approfondie de la législation anglaise de 1833, et à une enquête sur les améliorations dont l'expérience doit conseiller l'adoption, a formulé un projet de loi et un exposé de motifs, et est allée les présenter à M. le ministre des finances, qui a promis d'entreprendre sans retard l'étude de cette question et l'examen de ce travail. Les principales dispositions de ce projet sont celles-ci: Toute personne âgée de 21 ans au moins pour les hommes, de 18 pour les femmes, et de 15 au plus pour les deux sexes, est admise à faire le versement d'une prime annuelle pour obtenir de l'État une pension de retraite, calculée sur une mortalité moyenne entre la table de Duvillard et celle de Deparcieux. La femme mariée aura le droit de se constituer une pension, et d'en percevoir les arrérages; en cas de refus d'autorisation du mari, le juge de paix y suppléera. Le minimum de la pension sera de 60 fr., et le maximum de 480 fr. La pension partira de l'âge de 50, 55, 60 ou 65 ans, au choix des contractants, mais à la condition que l'entrée en jouissance sera séparée de l'époque du premier versement par 20 ans au moins. Au décès du contractant, soit avant, soit après l'ouverture de la pension, il sera payé une somme égale à une année de la pension, savoir: au conjoint survivant; à son défaut, aux descendants légitimes; à leur défaut, aux ascendants légitimes. Le montant de ces paiements ne pourra excéder celui des primes versées; toutefois il sera prélevé et payé, dans tous les cas, une somme de 30 francs pour servir aux frais funéraires;» Nous ne saurions assez applaudir à un projet qui rendra à la classe ouvrière un service immense, et qui, en même temps, que l'État ne le perde pas de vue, pourra servir à conjurer le danger auquel il s'est exposé en se rendant dépositaire des fonds des caisses d'épargne. La plupart de ces dépôts seront convertis en primes annuelles pour servir à la constitution des pensions; il pourra ainsi faire passer une grande partie des sommes qu'il a entre les mains du compte toujours exigible des caisses d'épargne au grand-livre de la dette publique viagère et non remboursable. Cette institution nouvelle sera donc le salutaire complément et le correctif fort bien entendu des caisses d'épargne telles que les a faites une imprévoyante disposition.
L'Angleterre poursuit, elle aussi, la réduction de l'intérêt de sa dette. Le 3 12 sera converti en 3 00; l'accueil qui a été fait à ce projet ne permet pas de douter que prochainement il ne devienne loi.--La sympathie des Anglais pour l'Irlande se manifeste avec une expansion et une énergie qui doivent embarrasser le ministère Peel et lui donner à réfléchir. On prépare à Londres, pour O'Connell, un banquet monstre qui rappellera les plus nombreux meetings d'Irlande, mais ce sera un meeting où l'appétit des assistants trouvera son compte comme leur patriotisme. On dit que plusieurs membres de la chambre des lords assisteront à ce banquet, où l'on est sûr de voir du moins un grand nombre de membres de la chambre des communes. En attendant, le libérateur a assisté à Birmingham à un grand meeting pour le suffrage universel, et a remercié avec effusion les Anglais libéraux de leurs sentiments envers l'Irlande. «Maintenant, a-t-il dit, je suis sûr que ma patrie sera libre, et qu'il y aura union véritable entre l'Irlande, l'Écosse et l'Angleterre.»
Les troupes d'Isabelle ont occupé Alicante, dont la garnison s'est rendue après rembarquement de Bonet. D'autres correspondances disent que ce chef d'insurgés est tombé au pouvoir des forces royales, et qu'il a été immédiatement passé par les armes. Mais le spectacle sur lequel on veut en ce moment attirer tous les yeux en Espagne, c'est la marche rendue triomphale de Marie-Christine à travers la Catalogue. Tous les journaux de cette province, ceux du moins auxquels il est permis de paraître, sont, à l'occasion de la rentrée de la reine-mère, imprimés sur papier de couleur, en signe de fête, remplis de vers élogieux et illustrés de gravures. Dans une de ces compositions nous avons vu l'ex-régente, conduite par une divinité, s'avancer au milieu d'une population empressée et fouler à ses pieds l'hydre des révolutions sous les traits d'Espartero.
L'Académie française, dans sa séance du 14, a procédé à des élections pour le remplacement de MM. Casimir Delavigne et Ch. Nodier. On se rappelle que la désignation du successeur du premier avait déjà amené une lutte que n'avaient pu terminer sept tours consécutifs de scrutin. Les membres votants étaient au nombre de 36; la majorité était donc de 19. M. Sainte-Beuve est, cette fois, venu beaucoup plus facilement à bout de son compétiteur. Dès le premier tour de scrutin il avait compté 17 voix en sa faveur; il en a réuni 21 au second. L'Académie a prononcé ensuite sur la succession de M. Ch. Nodier. Au premier tour de scrutin les voix se sont partagées entre MM. Mérimée, 10; Casimir Bonjour, 7; Aimé Martin, 7; Vatout, 5; Alfred de Vigny, 4; Émile Deschamps, 2; Onésime Leroy, 1. Il a fallu sept tours de scrutin pour donner enfin la majorité à M. Mérimée. L'Académie a donc fait deux choix que l'opinion publique s'empressera de ratifier.
Nous avons, dans notre numéro du 13 janvier dernier, rendu hommage à la vie si bien remplie de Mathieu de Dombasle, à sa mémoire si digne de vénération. Aujourd'hui nous avons à annoncer qu'un digne tribut va lui être payé. Une souscription, qui a bien le droit de s'intituler nationale, est ouverte, dans les bureaux du Cultivateur, rue Tanume, n° 10, pour l'érection à Nanci d'un monument en l'honneur de l'illustre fondateur de Roville. Une commission, qui sera composée de pairs de France, de députés, de membres de l'Institut et de nos principales illustrations agronomiques, sera chargée des soins que réclamera l'accomplissement de ce projet.--Une autre souscription remplit aussi les colonnes du National, qui le premier en a eu l'idée, et de la plupart des journaux des départements. Elle a pour but d'offir une épée d'honneur au contre-amiral Dupetit-Thouars. Bien qu'un maximum bien bas ait été fixé pour chaque offrande, le chiffre de cinquante centimes, une somme considérable se trouve déjà réalisée par suite de l'influence des innombrables citoyens qui sont allés se faire inscrire.
Le modèle du tombeau de Napoléon est terminé; voici en quoi consiste ce spécimen. Il se compose de douze pilastres ayant entre chacun d'eux un entre-colonnement à jour bordé d'une galerie circulaire. Cette galerie communique à deux escaliers dont l'issue aura lieu par le souterrain qui doit communiquer de l'église (près du chœur) à la crypte. Douze figures de Victoires, tenant chacune une couronne à la main, décorent le pourtour de celle-ci. Ces statues, d'une proportion gigantesque, sont adossées contre les pilastres. Au-dessus règne une large frise décorée d'allégories et de bas-reliefs. Le sarcophage qui doit renfermer le cercueil impérial ne dépasse pas le niveau du sol. Cette mesure a été adoptée, afin de ne rien ôter de l'harmonie générale de l'architecture du dôme, et de lui conserver tout le cachet historique de l'époque de Louis XIV. A la hauteur du sol, et tout autour de la crypte, est établie une enceinte bordée d'une balustrade à hauteur d'appui, d'où le public pourra voir tout l'ensemble du monument. Il n'a été fait sur ce modèle aucune inscription. La commission a décidé qu'on y graverait seulement le nom de Napoléon, Enfin, on a décidé que l'épée de l'empereur, ainsi que son chapeau, la couronne impériale, la couronne de fer et la décoration de l'ordre de la Légion d'honneur, qu'il a instituée et qu'il portait à Sainte-Hélène, seraient déposés sur sa tombe.
M. de Sausm, évêque de Blois et doyen de l'épiscopat français, vient de mourir au chef-lieu de son diocèse, il était né le 11 février 1756. C'était un proche parent de Condorcet. Après avoir été grand vicaire de Valence, il fut nommé évêque de Blois lors du rétablissement de ce siège épiscopal en 1822. Nommé plus tard à l'archevêché d'Avignon, il refusa. Il refusa également la croix d'honneur: «J'ai assez, dit-il, de ma croix d'evêque.» Vivant trés-modestement, il employait ses revenus à des actes de bienfaisance.--Monseigneur l'évêque de Blois rendait le dernier soupir le 6; le 7, M. de Tournefort, évêque de Limoges, succombait à une longue et douloureuse maladie, dans sa quatre-vingt-troisième année. Son testament, déposé au greffe du tribunal, établit que ce prélat meurt dans un état de pauvreté complète, et ne laisse pas de quoi pourvoir aux frais de son inhumation.
THÉATRE-ITALIEN: Corrado d'Altamura; I Puritani.--L'ORPHÉON.--THÉATRE DE L'OPERA COMIQUE: Oreste et Pylade.
Vraiment le Théâtre-Italien est d'une activité merveilleuse et qui devrait faire rougir de honte nos deux théâtres lyriques français. En six mois, il fait autant ou plus de besogne que ses deux concurrents n'en font dans toute une année. Nous avons déjà rendu compte de Belisario, de Maria di Rohan, du Fantasma, sans compter les reprises d'ouvrages anciens, auxquels des chanteurs nouveaux donnaient un vif attrait. Voici une dernière reprise et un dernier opéra inconnu jusqu'ici en France, qui vont clore dignement une saison si bien employée.
L'opéra nouveau est intitulé: Corrado d'Altamura. Il a trois actes, on plutôt deux actes, dont le premier est divisé en deux parties, pour ménager l'attention des auditeurs. Il est de M. Frédéric Ricci, jeune compositeur italien qui a fait tout exprès le voyage pour le faire représenter et assister aux répétitions.
On n'exigera pas de nous de grands détails sur le libretto que M. Frédéric Ricci a mis en musique. Corrado n'est pas un géant comme le sont d'ordinaire les héros d'opéra: c'est un père, un père tendre, qui adore sa fille et n'entend pas raillerie sur les mauvais tours qu'on lui joue. C'est ce qu'un certain chevalier félon, appelé Roger, apprend bientôt à ses dépens.
Roger s'est fait aimer par la belle Delizia, fille de Corrado, ou Conrad. Il lui a promis mariage; il porte à son doigt l'anneau des fiançailles, gage de leur foi mutuelle. Il doit l'épouser après la campagne. Mais le drôle est ambitieux. Le grand chancelier de Sicile, qui ne sait rien des engagements de Roger, lui offre sa fille, et Roger accepte sans se faire prier. La fille d'un chancelier est bonne à prendre. Mais Bonello ne laissera pas le crime s'accomplir.
Bonello est un brave jeune homme, assez joli garçon, bien que sa poitrine étale un embonpoint un peu trop féminin, qui nourrit en secret pour Delizia une affection délicate. Il a vent de ce qui se passe, et il en avise le papa Conrad, qui se met dans une grande colère. Tous deux, et avec eux Delizia, se mettant en route pour Palerme, et arrivent chez le chancelier au moment même de la célébration du mariage. Delizia parait la première et montre son anneau; Conrad et Bonello disent à Roger une foule de choses désagréables, auxquelles celui-ci n'a rien à répondre. Jugez de l'indignation du chancelier! Le mariage est rompu, et le maraud, débouté, va cacher on ne sait où sa honte, sa jolie figure et ses cheveux en tire-bouchon. Car ce drôle était coiffé tout justement comme un roi d'Assyrie ou comme une vieille Anglaise, et, nous l'avouons, il nous est difficile de pardonner à Delizia un attachement si vif pour un homme aussi ridiculement accommodé. Nous le demandons à toute femme qui a du sens, voudrait-elle d'un amant coiffé en tire-bouchon?
Delizia finit par être tout à fait de notre avis. Elle ne se pardonne pas à elle-même d'avoir eu si peu de discernement; elle se met au couvent pour expier son erreur. Le moyen le plus sûr de réparer un mauvais choix serait pourtant d'en faire un meilleur: c'est notre opinion, du moins, et celle de Bonello, et aussi celle de Conrad; mais Delizia est en train de faire des sottises. Bonello jure de se venger sur son rival. Quant à Conrad, il ne jure rien; mais Roger venant tout à coup se présenter à lui, il profite de l'occasion, il provoque son ennemi, le force à se battre, et lui perce la poitrine d'un grand coup d'épce. Quand il a le poumon gauche ainsi coupé en deux, Roger revient chanter un duo avec Delizia, puis un quatuor avec la même, Conrad et Bonello; et nous déclarons que jamais il n'a eu la voix si fraîche, si pure et si retentissante. Voilà sans contredit une admirable recette, et nous la recommandons à M. Léon Pillet, qui cherche partout des ténors. Au lieu d'aller en Italie, que ne fait-il ouvrir la poitrine à M. Marié?
Ce libretto est, comme on le voit, aussi innocent que tout autre. Voilà les fleurs poétiques que produit aujourd'hui la terre qui porta jadis Métastase, Casti et Da Ponte. Heureusement la partition vaut un peu mieux que le livret. Non pas que nous la donnions pour un chef-d'œuvre, l'Italie n'enfante plus de chefs-d'œuvre; et des deux côtés des Alpes il semble que pour le moment, l'art se repose, comme un champ que trop du culture a épuisé.
M. Ricci n'a fait qu'une œuvre éphémère comme tant d'autres... raison du plus pour que nous soyons indulgents à l'égard de ce compositeur. Ne faisons pas à son amour-propre des blessures que la postérité ne guérira pas. A tout prendre, sa partition n'est point ennuyeuse; on l'écoute sans fatigue, et quelquefois on l'entend avec plaisir. M. Ricci est mélodiste, comme tous les Italiens, et même ses mélodies ont de temps en temps une apparence d'originalité qui ne déplaît pas. Il s'attache à varier ses mouvements et ses rhythmes, et l'on n'est pas tenté de prendre son opéra pour un seul morceau infiniment trop prolongé. Ce qui lui manque surtout, c'est ce qu'on acquiert avec de l'étude et de l'expérience, nous voulons dire l'art des préparations et des développements, l'art de coordonner les différentes parties d'un morceau, et de lui donner une forme convenable. Il n'est pas grand harmoniste, et module parfois assez maladroitement; mais enfin il a des idées, ce qui est une grande qualité par le temps qui court.
On a remarqué la cavatine assez gracieuse de Delizia, au premier acte, le début de son duo avec Roger, l'air de Conrad, fort bien chanté par M. Ronconi,--bien qu'avec un peu trop de violence peut-être,--et des couplets que l'auteur a mis dans la bouche de Delizia, couplets dont la fin est gauche et péniblement contournée, mais dont le début est franc et original. Nous ne parlons pas de la charmante cavatine de Bonello, que madame Brambilla exécute avec tant de charme: c'est un emprunt que M. Ricci a fait à son frère aîné. Luigi Ricci, auteur de Scaramuccia, de Chiaradi Rosenberg et de plusieurs autres ouvrages connus.
Le final du second acte produit assez d'effet; il en ferait plus encore s'il était moins long.
Il y a des qualités dans le duo du troisième, entre Roger et Delizia, lequel se termine en quatuor et termine la pièce; mais toutes ces qualités sont perdues pour être employées mal à propos. Il est trop absurde de faire exécuter un crescendo à un homme blessé à mort, et qui n'attend que la cadence finale pour expirer.
Le meilleur morceau de l'ouvrage est un petit trio par où débute le troisième acte: il est fort bien fait; il s'élève de beaucoup au-dessus du niveau commun; il ne mérite aucun des reproches que nous avons adressé au reste de l'ouvrage. Que M. Ricci nous donne un nouvel opéra dont tous les morceaux aient autant de valeur que le petit trio dont nous parlons, et il peut compter sur nous pour proclamer son génie et pour célébrer sa gloire.
--Les Puritains n'avaient pas été représentés une seule fois l'an passé; on les a repris lundi dernier avec un grand éclat. La salle était pleine, littéralement. Du parterre aux quatrièmes loges, on eût cherché vainement une place pour un spectateur du plus. L'œuvre de Bellini a été accueillie d'un bout à l'autre avec un enthousiasme inexprimable; elle était, il faut le dire, dignement exécutée: madame Grisi et Lablache y ont eu les plus belles inspirations. Jamais la voix de Mario n'avait paru plus énergique ni plus touchante. M. Ronconi, qui remplaçait Tamburini, a été un peu faible au premier acte; mais il a pris au second une éclatante revanche, et le célébré duo Suoni la tromba intrepida a été applaudi et redemandé avec fureur. Hélas! toute cette admiration et tout ce bruit nous rendront-ils cet aimable et malheureux jeune homme à qui le ciel avait donné tant de génie, et que la mort est venue arrêter tout à coup au début d'une carrière qui devait être si brillante?
--Nous avons donné l'année dernière sur l'Orphéon et les écoles publiques de chant organisées par D. Wilhem, et dirigées aujourd'hui par son digne successeur, M. Hubert, des détails assez étendus pour que nous n'ayons pas besoin d'y revenir. Deux réunions solennelles ont eu lieu tout récemment dans la grande salle de la Sorbonne; il n'y avait là ni artistes ni chanteurs de profession, mais de laborieux et modestes ouvriers (l'élite, il est vrai, des bons ouvriers de Paris), de jeunes enfants de tous les quartiers, pour qui le chant n'est qu'une étude accessoire, une noble et morale récréation, des amateurs, en un mot, des amateurs pris dans les derniers rangs de la société parisienne. Il faut, dit le proverbe, se défier des concerts d'amateurs. En général, le proverbe a raison; mais, relativement aux amateurs de l'Orphéon, il a tort. Cette armée chantante, si nombreuse et si bien disciplinée, a fait entendre successivement plusieurs morceaux des plus grands maîtres, qui ont été dits avec une justesse et un ensemble, souvent même avec une pureté, un goût et une délicatesse de nuances qui ont excité, à plusieurs reprises, l'attendrissement et l'admiration de l'auditoire.
--Oreste et Pylade, ouvrage représenté dernièrement à l'Opéra-Comique, n'est qu'un vieux vaudeville joué aux Variétés vers l'an 1820. Le compositeur, M. Thys, voyant qu'au lieu d'un poème on ne lui donnait qu'un vaudeville, a jugé à propos de rendre à M. Scribe la monnaie de sa pièce; au lieu d'une partition d'opéra, il n'a fait qu'un album de chansonnettes. La revanche a été complète et éclatante. M. Thys et M. Scribe sont évidemment deux hommes d'égale force; ils se sont moqués l'un de l'autre avec beaucoup d'esprit, et un succès égal. C'est la fable du renard et de la cigogne qu'ils ont mise en action; mais, dans cette affaire, M. Scribe a été le renard.
Les concerts se succèdent presque sans interruption. Dans un prochain numéro nous apprécierons le talent des artistes les plus remarquables et les plus remarqués cette année.
(PREMIER ARTICLE.)
Vendredi soir, 15 mars.
Nous sommes encore tout meurtri; malgré la foule qui assiégeait les portes du Musée, nous avons pu entrer dans le sanctuaire. Mais notre coup d'œil a été rapide, et nos impressions sont encore vagues. Dans d'autres articles, nous essaierons de faire connaître et d'apprécier les ouvrages les plus remarquables du salon de 1844. Aujourd'hui nous ne pouvons que mentionner à la hâte sept à huit tableaux qui nous ont particulièrement frappé, et donner quelques détails encore incomplets sur ceux que nos dessinateurs ont déjà pu reproduire. Nous mettons en pratique les principes sur l'art que M. le baron Taylor exposait, il y a quelques années, dans un ouvrage remarquable sur le Salon. «Notre premier but, disait-il, a été d'encourager les artistes par la publicité que nous offrons à leurs œuvres. Nous ne renonçons point, ni au désir, ni au droit de les éclairer de nos conseils; mais notre critique, à nous, sera toujours amicale et bienveillante, et elle s'efforcera surtout d'être utile par des renseignements non moins réfléchis que désintéressés.» Ne semble-t-il pas que ces lignes aient été écrites pour l'Illustration, dont le but, ici, est de populariser les œuvres les plus remarquables?
Nous marchons au hasard, sans chercher tel ou tel peintre, sans établir du catégories, sans même nous préoccuper des noms plus ou moins célèbres qui honorent la peinture française; et cependant nous aimons à signaler de grandes œuvres. Le Salon de 1844 n'est pas aussi faible que bien des gens se plaisent à le dire; des talents nouveau se sont manifestés, et nous le constatons avec plaisir; nous leur rendrons la justice qui leur est due.
M. Adrien Guignet a fait un pas de géant; son Salvator Rosa chez les brigands est une de ces compositions où tout se trouve; l'effet, la couleur et l'ensemble. Ces montagnes sauvages, ces routes impraticables, voilà bien la nature qu'aimait et étudiait Salvator Rosa! Son talent se retrempait au milieu de ces sites âpres et grandioses. M. Adrien Guignet a bien compris son sujet, et, ce qui était plus difficile, il l'a parfaitement rendu. Salvator Rosa est comme une introduction à la Mêlée, non pas imitée de ce maître, mais peinte dans son style, la Mêlée est une immense composition, si l'on considère la multitude de personnages qui agissent dans les différents groupes du tableau. Le mouvement est remarquable; la bataille est arrivée à son apogée:
Soldats, fantassins et cohortes,
Tombaient comme des branches mortes
Qui se tordent dans le brasier,
a dit le poète. Nous avons parlé de l'effet du tableau. La couleur en est vigoureuse, mais, à notre avis, un peu trop bistreuse. L'ensemble, principalement, fait de cette toile une grande œuvre. Il ne manque à M. Adrien Guignet que la réputation; mais, patience, la réputation est encore plus facile à acquérir que le talent, son paysage et ses dessins ne le cèdent qu'en importance à Salvator Rosa et à la Mêlée.
M. Guignet aîné a exposé plusieurs portraits. Cette fois, la critique ne pourra, sans injustice, lui être hostile, et reconnaître les brillantes qualités qui le distinguent. Le style sévère dont cet artiste ne s'écarte jamais le maintiendra dans une bonne route, et il vaut mieux le voir sobre de tons, que visant à ce que nous appellerons le papillotage. Son portrait en pied de madame la comtesse de *** est en tous points hors ligne. Une dignité aristocratique, un maintien noble, et l'expression des figures de la comtesse et de sa jeune fille, font de ce portrait une œuvre à la hauteur de celles des maîtres; jamais M. Guignet aîné n'avait traité les accessoires avec plus de conscience, jamais non plus il n'était arrivé à une ressemblance aussi exacte, aussi poétique, ajouterons-nous.
Son portrait de madame Laetitia Bonaparte est fort beau, et va de pair avec celui de madame la comtesse de ***. Nous en avons remarqué un autre qui, dès l'abord, ne nous a point paru être sorti de l'atelier de M. Guignet aîné, tant la nuance était différente de celle qu'il a adoptée. Dans cette toile, M. Guignet aîné a abandonné le style sévère, et s'est mis à la portée de tout le monde. Devons nous le dire, nous qui, par notre profession de critique, pouvons prétendre avoir de justes notions sur l'art? ce portrait nous plaît infiniment, quoiqu'il soit moins irréprochable que les autres du même peintre.
M. Guignet aîné et M. Adrien Guignet sont frères, comme MM. Adolphe et Armand Leleux. La fraternité, à ce qu'il paraît, est heureuse aux peintres.
M. Hippolyte Flandrin, ainsi que nous l'avions annoncé, n'a point exposé, occupé qu'il est de travaux importants pour l'église Saint-Germain-des-Prés; son frère, M. Paul Flandrin, a voulu dignement soutenir l'honneur de sa famille. Ses portraits, sans être à la hauteur de ceux de M. Hippolyte, méritent cependant nos éloges; ils se distinguent par une pureté de dessin remarquable. M. Paul Flandrin aussi est portraitiste; mais, avant tout, il est paysagiste. C'est là qu'il faut le voir à l'œuvre, et qu'il faut le juger. Nous avons remarqué avec plaisir que sa manière se modifiait un peu; les paysages qu'il a exposés cette année n'ont pas cette froideur qu'on reprochait avec raison à ses productions dernières.
Sa Vue de Tivoli a de belles lignes; elle est bien choisie, les collines boisées qui s'étendent autour du château ont une grande fraîcheur.
Ses Deux jeunes Filles auprès de la fontaine sont comme une miniature à l'huile. Charmant petit tableau, scène antique, inspirée par les églogues de Virgile.
Les Bords du Rhône (environs d'Avignon) sont peints d'après nature; le site est agréable; la campagne, chaude comme elle l'est dans le midi de la France, est rafraîchie à certaines distances par des alluvions du fleuve. Ce paysage peut s'appeler étude terminée. Là encore, ce qu'il faut remarquer avant tout, c'est la pureté des lignes et le choix du point de vue. M. Paul Mandrin fera bien de se préoccuper des accessoires, qui ne nuisent jamais au principal dans un tableau, et dont l'absence, au contraire, a souvent rendu une toile incomplète.
Lors de notre visite dans les ateliers, nous vous annoncions que le jury d'admission serait moins sévère que par le passé; nous espérions qu'il serait juste.
Il a fait acte de justice en se montrant moins hostile envers M. Corot.
L'Incendie de Sodome, par M. Corot, est une belle et large composition, pleine d'effet, et où se trouvent réunies toutes les excellentes qualités qui distinguent son talent. Qui pourrait croire qu'un pareil tableau ait été refusé l'année dernière, et que le célèbre paysagiste ait été obligé d'en rappeler, comme on dit à la Correctionnelle? M. Corot est bien vengé par ses œuvres elles-mêmes; elles protestent éloquemment contre l'exclusion brutale dont elles avaient été frappées.
L'incendie de Sodome, tableau par M. Corot.
La Sainte Elisabeth de M. Glaise est une œuvre estimable, et par là nous voulons dire un de ces tableaux bien faits, mais peu saillants, où il est presque impossible de signaler des défauts, mais où, en revanche, les qualités n'abondent pas. M. Glaize, plein d'avenir et de talent, nous remet à l'année prochaine sans doute. Sa Sainte Elisabeth est bien peinte; la tête a un admirable caractère de piété.
M. Auguste Charpentier nous donne une Adoration des Bergers, sujet fréquemment traité, où un grand nombre de peintres ont échoué. M. Auguste Charpentier s'en est tiré à son honneur, et il y a vraiment lieu à le féliciter. La composition de son tableau est savamment ordonnée; les groupes sont habilement disposés; mais pourquoi la couleur n'est-elle pas plus harmonieuse, et surtout plus vigoureuse? M. Auguste Charpentier possède un talent de dessinateur si remarquable que nous lui souhaitons un vrai talent de coloriste. Ses autres ouvrages accusent tous un incontestable mérite, et les portraits qu'il a exposés rappellent ceux qui l'ont tout d'abord placé au premier rang parmi nos portraitistes.
Un jeune peintre, M. Baudron, a droit à nos éloges pour son Annonciation de la Vierge, purement dessinée, de couleur assez brillante, et où nous avons distingué quelques inexpériences de composition. M. Baudron appartient à l'école ingriste; son tableau nous porte à croire qu'il s'est un peu affranchi des règles du maître quant à la couleur.
M. Adolphe Leleux a déjà fait ses preuves; il a exposé de délicieuses scènes bretonnes qui l'ont mis du premier coup au nombre des peintres de genre les plus distingués. Ses Paysans picards sont des portraits véritables. Rien de plus naïf et de plus naturel, M. Adolphe Leleux a rencontré ces paysans-là, et nous-mêmes, il nous semble les reconnaître. Les Cantonniers navarrais sont l'œuvre capitale du peintre. Ici M. Adolphe Leleux a agrandi le cercle ordinaire de ses compositions; il a placé la scène au milieu des montagnes de la Navarre, où la nature est à la fois vigoureuse comme en Normandie, et chaude comme en Espagne. L'ensemble du tableau est parfait; les personnages sont gracieusement et naturellement posés; les montagnes sont d'une couleur excellente;--et combien leur vue est douce à celui qui les a traversées! Mais, se demande-t-on, M. Adolphe Leleux aurait-il abandonné la Bretagne pour la Navarre? Il y aurait chez lui ingratitude; nous aimions tant ses premiers tableaux bretons! Répondons aux mécontents que M. Leleux illustre la Bretagne en ce moment, et que, l'année prochaine, il exposera des Faneuses bretonnes: il n'a pas, d'ailleurs, jeté exclusivement ses vues sur cette province de la France. Que M. Adolphe Leleux voyage en Bretagne, ou en Navarre, ou dans les Alpes, il rapportera toujours de ses excursions de gracieux tableaux. Ne soyons donc pas exclusifs à son égard, et ne lui imposons pas de limites.
Les Laveuses à la Fontaine, tableau par
Bohémienne, pastel par Eugène
A. Leleux. Tourneux.
Son frère, M. Armand Leleux, a exposé les Laveuses à la Fontaine, une charmante toile de genre. Deux jeunes filles, paysannes de la forêt Noire, lavent leur linge dans un abreuvoir placé au milieu d'un chemin couvert et tournoyant, comme disent les faiseurs de pastorales. Un cavalier passe et jette sur elles des regards foudroyants. Leur beauté lui a plu, il a voulu entamer avec elles la conversation, à peu près comme Jean-Jacques Rousseau en agit avec mademoiselle Galley; mais les jeunes filles l'ont plaisanté et ont conséquemment excité sa mauvaise humeur. Composition et couleur méritent nos éloges dans ce petit tableau; quant au naturel, jamais, peut-être, M. Armand Leleux n'y arrivera plus complètement. Le seul reproche que nous devions lui adresser, c'est le manque d'air et de lumière. M. Armand Leleux a fait de si grands progrès depuis une année, que nous regrettons de ne voir qu'un seul tableau de lui.
M. Eugène Tourneux, ce jeune émule de Maréchal, qui avait obtenu une médaille d'or à l'exposition de 1843, expose cette année deux grands pastels: les deux Rois mages, et une Bohémienne. M. Eugène Tourneux a fait de sensibles progrès. Nous reproduisons sa Bohémienne, gracieuse étude d'un charmant effet, qui a l'importance d'une grande composition.
M. Dauzats, qui, jusqu'alors, n'a point exposé sans captiver l'attention du critique ou de l'amateur, a envoyé deux tableaux: une bataille, que nous reproduirons plus tard; une Mosquée, que nous reproduisons aujourd'hui, et qui est un de ses meilleurs ouvrages. Il n'y a rien de plus gracieux et de plus agréable à peindre que l'Orient, ce pays de la lumière par excellence. Chaque artiste en a rapporté, d'après ses impressions personnelles, des études qui, par la suite, sont devenues des tableaux. Le Salon de cette année abonde en peintures orientales, dues au pinceau de MM. Decamps, Marilhat et Dauzats. L'Algérie, surtout, devient le domaine de ce dernier, pour ainsi dire par droit d'occupation. M. Dauzats possède des qualités depuis longtemps reconnues et appréciées; il prend la nature sur le fait, et ne l'embellit que juste ce qu'il faut pour la rendre intéressante, et lui ôter la beauté trop nue et trop intraduisible avec le pinceau.
Une Mosquée, tableau par M. Dauzats.
Un Prisonnier, tableau par M. de Lemud.
La Sainte Famille, tableau par M. Decaisne.
M. Decaisne tient un rang honorable parmi les peintres religieux. Sa Sainte Famille ajoutera encore à sa réputation, surtout si l'on se préoccupe, avant tout, en la regardant, de la pensée qui y a présidé. L'enfant-Dieu, placé entre saint Joseph et la sainte Vierge, lève les yeux au ciel, comme pour dire que là-haut seulement est sa véritable patrie, et que la terre n'est que sa patrie d'adoption. Les deux autres personnages sont bien ajustés: cependant, la tête de la sainte Vierge est loin d'offrir le type de cette divinité que Raphaël avait si bien comprise. La Sainte Famille de M. Decaisne nous a rappelé la dernière œuvre de Bouchet. Sous le rapport du dessin et de la couleur, ce tableau ne laisse rien à désirer; la correction du dessin est remarquable, et la couleur ne manque pas non plus de vérité.
M. de Lemud débute dans la peinture par un tableau, j'allais dire une étude peinte tout à fait importante. Ce qui distingue M. de Lemud, dessinateur lithographe, c'est la grâce et le charme de ses compositions, c'est la vigueur et la verve de l'exécution, c'est la couleur;--car, pour lui, le crayon ressemble au pinceau. Si le tableau de M. de Lemud est un sujet modeste, l'avenir s'offre plus riche, et bien certainement nous aurons à constater dans la suite de notables progrès. Le Prisonnier suffit pour entrer dignement dans la carrière.
(Suite.--Vol. II, p. 26, 38, 103, 139, 153, 214, 234, 326 et 347.)
Lorsqu'il eut suffisamment examiné le plan de la ville d'Eden, Martin s'écria:
«En vérité, mais... mais c'est une colonie importante!
--Oui, fort considérable, repartit l'agent.
--Je commence à craindre... reprit Martin, parcourant de l'œil les édifices publics, qu'il n'y reste rien à faire pour moi.
--A faire? répliqua l'agent; oh! tout n'est pas bâti; non, pas tout encore!»
Le soulagement fut réel.
«Le marché, demanda en hésitant Martin, le marché est-il bâti?
--Ceci? dit l'agent, enfonçant la pointu de son cure-dent au centre de la girouette, du toit; attendez un peu... non... non; le marché n'est pas bâti.
--Eh! eh! ce ne serait pas une trop mauvaise aubaine pour commencer, hein! Mark? murmura Martin poussant son compagnon du coude.
--Rare aubaine!» répondit Mark, qui, avec une physionomie sagace, se tenait debout, regardant alternativement le plan et l'agent.
Un silence mortel s'ensuivit. M. Scadder, pendant les courtes vacances qu'il accordait à son cure-dent, siffla quelques notes de l'air du Yankee doodle, et souffla la poussière amassée sur le toit du théâtre en peinture.
«J'imagine, dit Martin, feignant d'examiner le plan de plus près, et laissant voir, au tremblement de sa voix, toute l'importance qu'il attachait à la réponse; je présume que vous avez là plus d'un... plusieurs architectes?
--Pas un seul, répliqua Scadder.
--Mark! murmura Martin tirant sa Compagnie par la manche, entendez-vous?--Mais qui a donc dirigé toutes les constructions indiquées là-dessus? ajouta-t-il tout riant.
--Qui sait! le sol étant des plus fertiles, peut-être que les édifices publics y croissent spontanément!» dit Mark.
Lorsqu'il hasarda ces paroles, il se trouvait du côté du profil mort de l'agent; mais tout à coup Scadder fit volte-face et braqua son bon œil contre lui.
«Touchez mes mains, jeune homme! dit-il.
--Pourquoi faire? demanda Mark, déclinant la proposition.
--Sont-elles sales ou sont-elles propres?» poursuivit Scadder les étalant toutes grandes ouvertes.
Physiquement parlant, elles étaient incontestablement sales; mais comme M. Scadder ne les offrait à l'inspection que dans un sens figuré et comme emblème, de sa moralité immaculée, Martin s'empressa d'affirmer qu'elles étaient plus blanches que la neige.
«Je vous prierai, Mark, ajouta-t-il ave quelque irritation, de ne pas avancer des remarque» de ce genre, qui, quoique innocentes en elles-mêmes et sans importance au fond, peuvent déplaire à des étrangers. Vous me surprenez, vraiment!
--Voilà déjà la Compagnie qui fait des siennes et qui empiète, pensa Mark; il faut qu'elle s'habitue à n'être qu'un partner dormant,--dormant et ronflant; c'est là le rôle des Compagnies, à ce que je vois.»
M. Scadder ne dit mot, mais tournant le dos au plan, il enfonça une vingtaine du fois son cure-dent dans le bois du pupitre, tout en regardant Mark comme s'il l'eût poignardé en effigie.
«Vous ne nous avez pas dit quel était l'architecte de toutes ces constructions? fit enfin observer Martin du ton le plus conciliant.
--Inutile de vous inquiéter qui et quel il est, de ce qu'il a construit ou pas construit, reprit l'agent d'un ton bourru. Peut-être qu'ayant fait sa main, il est parti avec ses tas de dollars; peut-être n'a-t-il pas gagné un sou; peut-être était-ce un vagabond fieffé; peut-être un architecte pour rire! Qu'importe?
--Voilà! ce sont de vos œuvres, Mark, dit Martin.
--Peut-être, poursuivit l'agent en montrant quelques touffes d'herbe, peut-être que ce ne sont pas là des plantes venues de l'Eden; non! Peut-être que ce pupitre, que ce tabouret ne sont pas fait du bois de I'Eden; non! Peut-être qu'il n'y a pas la queue d'un colon dans l'Eden; peut-être qu'il n'existe pas un endroit de ce nom dans tout le vaste territoire des États-Unis!
--J'espère que vous êtes content du succès de votre plaisanterie, Mark?» dit Martin.
Mais ici, juste à temps et au montent opportun, le général intervint, et, de la porte, en appela à Scadder, le priant de donner à ses amis tous les renseignements possibles sur une maison, avec ce petit lot de cinquante, acres, qui avait primitivement appartenu à la Compagnie, et qui venait tout récemment de rentrer en sa possession.
«Vous avez toujours la main trop ouverte, général, fut la réplique. C'est un des lots dont le prix doit monter plus tard. Je le maintiens, et monter beaucoup encore!
Néanmoins, tout en grommelant, il ouvrit ses livres; et tenant toujours ou poursuivant, quelque gêne qu'il en pût résulter pour lui-même, au guet du côté de Mark, il déploya une feuille du registre à l'examen des étrangers.
«Maintenant, montrez-moi où le lot est situé, dit Martin après avoir lu avidement.
--Sur le plan? demanda Scadder.
--Oui.»
L'agent se tourna contre la muraille, réfléchit un instant, comme si, lorsqu'on en appelait à lui, il voulait prouver que son exactitude allait jusqu'à la minutie; enfin, après avoir décrit en l'air avec sa main autant de cercles qu'en pourrait parcourir un pigeon messager à l'instant où il vient de, prendre son vol, il darda la pointe de son cure-dent tout au travers du grand quai, qu'il perça d'outre en outre.
«Là! dit-il, laissant vibrer le canif fiché dans le mur; c'est là qu'est le lot!»
Martin lança à Mark un coup d'œil triomphant, et la Compagnie vit que c'était affaire conclue.
Cependant le marché ne se termina pas aussi aisément qu'on aurait pu l'imaginer. Scadder était caustique, âpre et mal monté; il mit plus d'un bâton dans les roues, tantôt priant les acquéreurs de prendre encore une semaine ou deux pour réfléchir, tantôt prédisant que la position ne leur conviendrait point; une autre fois, déterminé, sans rime ni raison à se dédire et à tout rompre; toujours murmurant des imprécations contre la folle prodigalité du général. Enfin la totalité de la somme, singulièrement minime pour un tel achat (et c'était pourtant plus des quatre cinquièmes du capital apporté par la Compagnie dans l'entreprise architecturale), les cent cinquante dollars furent comptés, et Martin se trouva grandi de deux pouces en sa nouvelle dignité de propriétaire dans le florissant territoire d'Eden.
«Si vous n'étiez pas content, au bout du compte, dit Scadder en délivrant à Martin les reçus et titres nécessaires, en échange de son argent, ce n'est certes pas à moi qu'il faudrait vous en prendre!
--Non, non, répliqua gaiement le jeune homme, nous ne vous chercherons pas querelle... Êtes-vous prêt, général?
--A vos ordres, monsieur; et je vous souhaite, dit le général en lui tendant la main avec une grande cordialité, joie et repos dans votre nouvelle propriété. Vous voilà devenu, monsieur, un des citoyens de la nation la plus puissante, la plus hautement civilisée qui jamais ait embelli la surface du monde: d'une nation, monsieur, chez laquelle l'homme est uni à l'homme par un indissoluble lien d'amour, d'égalité et de confiance. Puissiez-vous, monsieur, vous montrer toujours digne de votre patrie adoptive!»
Martin remercia, et salua M. Scadder, qui, ayant repris possession de sa chaise à l'instant où le général la quittait, recommençait à se balancer de plus belle. Mark se retourna plus d'une fois, en se rendant à l'hôtel, pour regarder l'agent. Malheureusement c'était le profil immobile qui se trouvait de son côté, et l'on ne pouvait y démêler qu'une expression réfléchie et tranquille; mais quelle différence de l'autre côté! L'homme assurément n'était pas sujet à rire, surtout aux éclats; pourtant, il n'y avait pas un des plis de la patte d'oie ou de corbeau étalée sous ses tempes, pas un muscle, une ride de ce visage qui ne se contractât en une étrange et burlesque grimace; tout riait dans cette figure, hors la Louche.
Il nous faudrait trop de temps et d'espace pour raconter tout ce que Martin vit à l'hôtel National. Une ovation; des réceptions solennelles, auxquelles M. Chuzzlewit dut se prêter bon gré, malgré; les pompeux discours d'une dame américaine à la tenue majestueuse, mistriss Homing, qui ne quittait non plus Martin que son ombre, et qu'il se trouva contraint de reconduire, quoiqu'il ne la connût pas, aux nouveaux Thermopyles, sur la route d'Eden; c'était plus qu'il n'en fallait pour mettre le pauvre garçon sur les dents. Les derniers achats des objets nécessaires au futur établissement des deux associés, et leur séjour à l'hôtel, que les retards du bateau à vapeur prolongeaient au delà de toute prévision, avaient tellement réduit leurs finances que, si le départ eût été encore différé, ils se seraient trouvés dans la même position que les malheureux émigrants qui, depuis plus d'une semaine, consommaient leurs provisions avant d'avoir commencé le voyage. Misérables passagers, enrôlés sur de trompeuses espérances, ils étaient là entassés dans l'entre-pont; fermiers qui jamais n'avaient vu de charrue, bûcherons qui jamais n'avaient manié la cognée, charpentiers qui n'auraient pu assembler une caisse; tous rejetés de leur pays, sans aide, sans appui, lancés dans un monde nouveau, enfants par l'expérience, hommes par les besoins!
Enfin, le moment tant de fois désigné, tant de fois reculé, arriva, et Mark et Martin s'embarquèrent.
L'Anglais trouva à bord quelques passagers de la trempe de M. Bevan, son ami de New-York, et leur agréable commerce l'eut bientôt ranimé. Ces nouveaux venus le soulagèrent de leur mieux des sublimes brouillaminis philosophiques de mistriss Homing, et déployèrent dans leur conversation un bon sens élevé et des sentiments que Martin ne pouvait apprécier trop haut.
«Si cette république avait une suffisante dose d'intelligence et de grandeur, disait Martin, au lieu de forfanterie et de fanfaronnade, certes les leviers ne manqueraient pas pour la tenir à flot.
--Posséder d'excellents outils et en employer de mauvais, fit observer Mark, c'est le fait de pauvres charpentiers. Que vous en semble, monsieur?»
Martin hocha la tête.--«On pourrait croire, dit-il, que la besogne étant trop au-dessus de leurs visées et de leurs forces, ils trouvent commode de la brocher n'importe comment.
--Ce qu'il y a de curieux, reprit Mark, c'est que s'il leur arrive de faire n'importe quoi de passable, l'œuvre que de meilleurs ouvriers, avec bien moins de moyens, feraient chaque jour de leur vie, sans y attacher d'importance, ils se mettent aussitôt à chanter victoire, tout du haut de leur tête. Comptez, sur ce que je vous dis, monsieur, si jamais leur arrière se paie, au lieu de trouver que, sous le point de vue commercial, il peut être avantageux de se libérer, et qu'une banqueroute n'est pas sans danger, ils sont gens à en faire un bruit, du vacarme et autant de vanteries et de discours que s'ils étaient les seuls à payer leurs dettes, et que jamais argent prêté, n'eût été remboursé avant eux, depuis que le monde est monde. Oh! je les connais, allez! et vous pouvez compter sur ce que je vous dis!
--Peste! il me semble que vous devenez profond politique! s'écria Martin en riant.
--Ah! pensa Mark, sans doute à présent que me voilà d'une journée plus proche de la vallée d'Eden, je jette ma flamme avant de m'éteindre. Au débarqué je me trouverai tout à fait prophète, qui sait?»
Mark garda pour lui ses prévisions et ses doutes: mais le redoublement de vivacité qui en fut la suite, l'air réjoui que prit cette physionomie déjà si joviale, suffisaient à Martin. Quoiqu'il pût quelquefois faire bon marché de l'inépuisable enjouement de son compagnon; que même, comme dans l'affaire du Zephaniah Scadder, il trouvât dans son associé un commentateur trop enclin à la raillerie, l'exemple de Mark n'en relevait pas moins constamment son espoir et son courage. Peu importe qu'on se trouvât ou non en humeur d'en profiter, la gaieté était contagieuse, et quoi qu'on en eut, il fallait y prendre part.
An commencement du voyage, une ou deux fois le jour, ils se séparèrent de quelques passagers, remplacés aussitôt par d'autres; peu à peu les villes furent plus clairsemées; bientôt ils naviguèrent plusieurs heures de suite sans rencontrer d'autres habitations que celles des coupeurs de bois, et le vaisseau ne s'arrêta plus que pour renouveler sa provision de combustible. Le ciel, le bois, les eaux, tout le long du jour, et cette dévorante chaleur qui flétrit tout ce qu'elle touche.
En avant, ils pénétrèrent dans ces vastes solitudes où les rives se dérobent sous une végétation épaisse et serrée. Là, les arbres flottent le long du courant, étendent à la surface, du fond des eaux profondes, leurs longs bras décharnés, glissent des marges du fleuve, et, moitié nourris, moitié décomposés par ses ondes bourbeuses, descendent avec ses flots. En avant, ils poursuivirent leur route à travers les jours pesants et les tristes nuits, sous l'ardeur du soleil et parmi les brouillards et les vapeurs du soir: en avant, en avant, jusqu'à ce que le retour parut impossible, et que l'espérance de revoir ses foyers ne fut que le misérable rêve d'un fou.
Il ne restait que peu de passagers à bord, et ce peu était aussi décoloré, aussi triste, aussi stagnant que la végétation qui oppressait la vue. Plus de sons d'espoir ou de gaieté; plus de joyeuses causeries pour tromper le temps paresseux; plus de petit groupe enjoué qui fit cause commune contre la triste et pesante impression des objets. Si les voyageurs n'avaient, par intervalle, avalé quelque nourriture prise à la gamelle commune, on aurait pu les croire portés par la barque du vieux Caron, lorsqu'il traîne au dernier tribunal les mélancoliques ombres.
Enfin, ils approchèrent des nouveaux Thermopyles, où, le même soir, rnistriss Homing devait débarquer. Un rayon de joie pénétra l'âme assombrie de Martin, lorsque sa compagne de voyage lui communiqua cette nouvelle. Quant à Mark, il portait sa lumière au-dedans de lui; n'importe, il ne fut point fâché de la circonstance.
Il était presque nuit lorsque, se rapprochant de terre, le navire s'arrêta. La rive paraissait escarpée; au-dessus s'élevait un hôtel en forme de grange, un ou deux magasins en bois, et quelques appentis épars çà et là.
«Vous passerez la nuit ici pour repartir demain matin, madame, à ce que je présume, dit Martin.
--Repartir! et pour quel endroit, s'il vous plaît? s'écria la mère des modernes Graeques.
--Mais pour les nouveaux Thermopyles!
--A qui en avez-vous? Ne les voyez-vous pas?» reprit mistriss Homing.
Martin promena ses regards autour de lui, sur le triste et monotone panorama qui s'obscurcissait de plus en plus, et fut obligé de convenir qu'il ne pouvait apercevoir de ville.
«Comment donc? mais c'est là! cria mistriss Homing, montrant du doigt les appentis.
--Cela! s'écria Martin.
--Cela! Ah vraiment! dites-en ce qu'il vous plaira, les Thermopyles n'en battent, pas moins Eden, et de la bonne manière!» reprit mistriss Homing, secouant la tête de la façon la plus expressive.
La fille de mistriss Homing, venue à bord avec son mari, appuya ainsi que lui cette opinion: et Martin ayant décliné l'offre de se rafraîchir chez eux, pendant la demi-heure que le vaisseau devait passer en panne, escorta sa compagne jusqu'au rivage, et revint, d'un air rêveur, surveiller les émigrants qui transportaient leurs effets à terre.
Mark se tenait près de lui, le regardant de temps en temps à la dérobée, pour épier l'impression que ce dialogue aurait pu produire. Le brave garçon désirait voir Martin un peu désenchanté avant d'atteindre leur destination, afin que le coup fût moins rude. Mais, sauf deux un trois regards furtifs lancés vers les misérables abris au-dessus de la berge, Martin ne laissa soupçonner ce qui se passait dans son esprit que lorsque les roues du vaisseau furent de nouveau en mouvement.
«Mark, dit-il alors, est-ce qu'il n'y a réellement à bord que nous de passagers pour Eden?
--Aucun autre, Monsieur. La plupart, comme vous savez, sont descendus à terre le premier jour; le peu qu'il en reste maintenant va plus loin qu'Eden. Qu'importe, monsieur? nous n'en aurons que plus de place un bout du compte!
--Oh! sans doute. Mais... je songeais que... Martin s'arrêta.
--Vous disiez, monsieur?...
--Oui, je songeais qu'il était assez bizarre, à ces gens qui vont tenter fortune, de s'arranger d'un aussi horrible trou que ces Thermopyles, par exemple, lorsqu'il ne tiendrait qu'à eux de trouver mieux, beaucoup mieux, dans une bien meilleure situation, et pour ainsi dire sous leur main.»
Son ton était si éloigné de l'assurance qui lui était naturelle, et laissait tellement percer une terreur secrète de la réponse de Mark, que l'excellent garçon en fut ému de pitié.
«Voyez-vous, monsieur, dit-il du ton le plus doux, le plus conciliant qu'il put prendre pour insinuer l'observation, gardons-nous de monter trop haut nos espérances; à quoi bon, puisque nous sommes déterminés à tirer le meilleur parti possible des choses, quelles qu'elles soient? N'est-il pas vrai, monsieur?»
Martin le regarda sans répondre.
«Eden même, vous le savez bien, monsieur, Eden n'est pas entièrement bâti.
--De par le ciel, homme! s'écria impétueusement Martin, ne comparez pas Eden et ces bicoques! Êtes-vous devenu fou? Par tous les... Que Dieu me pardonne! vous me mettriez hors de moi!»
Après cette sortie, Martin tourna le dos, et se promena sur le pont, d'allée et de venue, plus de deux heures, sans ouvrir la bouche, si ce n'est pour dire: «Bonne nuit!» Et le lendemain il parla d'autre chose, sans plus revenir sur ce sujet.
A mesure que les deux nouveaux citoyens se rapprochaient du terme de leur voyage, la monotone désolation de la scène environnante croissait, et devenait telle qu'il ne tenait qu'à eux de se croire entrés dans les horribles domaines du Désespoir et de la Mort. C'était un plat marécage, semé de troncs d'arbres pourris. Il semblait que la végétation de la fertile terre eût fait naufrage en entier sur ces bas-fonds, où, jaillissant de sa cendre décomposée, pullulaient toutes sortes de productions immondes et dégoûtantes. Les arbres même ressemblaient à de gigantesques herbes, engendrées dans le limon par l'âcre soleil qui desséchait et dévorait leurs cimes. Là, les maladies pestilentielles, cherchant qui infecter, erraient la nuit en fantastiques brouillards, et rampaient à la surface des eaux, spectres qui les hantaient jusqu'au jour. Alors même que brillait le bienfaisant soleil, il ne faisait que révéler toute l'horreur de ces affreux éléments de corruption et de mort. Telles étaient les régions fortunées dans lesquelles nos voyageurs s'enfonçaient de plus en plus.
A la fin on s'arrêta: c'était l'Eden.--A voir le hideux marais qui portait ce nom, enseveli sous la fange et sous des tas de filaments d'herbes et de racines entrelacées, on pouvait penser que les eaux du déluge ne l'avaient abandonné que d'hier.
Le fleuve n'était point assez profond le long de ses rives pour que le vaisseau prit terre; Mark et Martin descendirent donc dans le bateau avec tout leur bagage.
Parmi les huttes de bois, en si petit nombre, qu'ils discernaient avec peine par delà de noirs rameaux, la meilleure aurait pu servir de toit à vaches ou de grossière étable. C'étaient là les quais, la place du marché, les édifices publics, etc., etc.
«Voilà un Édenèen qui nous arrive, dit Mark; il nous aidera à transporter nos effets. Bon courage, monsieur. Holà! hé! ici!»
A travers le brouillard qui s'épaississait, ils voyaient l'homme avancer vers eux, mais lentement. Il s'appuyait sur un bâton; quand il fut plus près, ils s'aperçurent qu'il était pâle, maigre, que ses yeux inquiets étaient profondément enfoncés dans leur orbite. Un habit bleu, d'étoffe grossière, pendait, en haillons autour de lui; il avait la tête et les pieds nus. A mi-chemin, il s'assit sur une souche, et leur fit signe de venir à lui, ce qu'ils firent. Alors, appuyant la main sur son côté comme s'il souffrait, il chercha à reprendre baleine, tout en attachant sur eux un regard étonné.
«Des étrangers! dit-il sitôt qu'il mit parler.
--Tout juste, reprit Martin. Eh bien, mon bon monsieur, comment vous en va?
--J'ai été bien bas d'une mauvaise fièvre, répondit-il faiblement. Voilà longtemps que je n'ai pu me tenir debout. Est-ce votre butin que je vois là-bas? ajouta-t-il en montrant leur bagage.
--Oui, monsieur, répliqua Mark. Nous indiqueriez-vous quelqu'un qui put nous donner un coup de main pour transporter le tout à... la ville? Cela se peut-il, monsieur?
--Mon fils aîné l'aurait fait, reprit l'homme; mais aujourd'hui il a son frisson, et il est resté enveloppé dans ses couvertures; son cadet, mon plus jeune, est mort la semaine dernière.
--J'en suis peiné pour vous, gouverneur, et de toute mon âme, dit Mark en lui serrant la main. Ne vous inquiétez plus de nous, et donnez-moi seulement le bras pour que je vous reconduise. Nos effets sont en sûreté, monsieur, ajouta-t-il, s'adressant à Martin; il n'y a pas presse autour; nul danger que personne y touche. Ce qui est rassurant tout de même.
--Non, murmura l'homme, plus personne! C'est là qu'il les faudrait chercher, poursuivit-il, frappant le sol de son bâton; ou bien vers le nord, sous les broussailles. Le plus grand nombre, nous l'avons enterré; les autres sont partis; le peu qui reste ne se hasarderait pas à sortir de nuit.
--L'air du soir n'est pas des plus salubres, à ce que je comprends? dit Mark.
--Il est mortel,» reprit le colon.
Mark ne montra pas plus de malaise que si on le lui eût recommandé connue de l'ambroisie, et donnant le bras au pauvre homme, il lui expliqua, chemin faisant, la nature de leur achat, et s'enquit de la position de leur logement futur. C'était tout contre sa hutte, dit l'habitant d'Eden, si près, qu'il avait pris la liberté d'y emmagasiner un peu de mais. Il pria ses nouveaux voisins de l'excuser pour cette nuit, promettant de tâcher de débarrasser leur maison dès le lendemain. Il leur donna ensuite à entendre, par manière de conversation, et comme un petit commérage local, que c'était lui qui, de ses propres mains, avait enterré le dernier propriétaire, information qui n'altéra pas davantage la sérénité de Mark.
Bref le colon les introduisit dans une misérable loge construite de troncs d'arbres à peine équarris, qui, la porte étant, dès longtemps enlevée, ouvrait en plein sur ce paysage désolé et sur la noire nuit. Sauf le tas de grain déjà mentionné, la hutte était parfaitement vide. Cependant les nouveaux venus avaient laissé leur malle sur la plage, et le voisin leur donna, en guise de chandelle, une espèce de torche que Mark s'empressa de planter au milieu du foyer.
Déclarant alors que la maison avait «un air tout à fait confortable,» il se hâta d'entraîner Martin jusqu'à la grève, le priant de l'aider à rapporter leur malle. En allant et en revenant, il parlait, parlait sans relâche, s'efforçant d'infuser dans l'âme de son compagnon quelque vague idée qu'au fond ils étaient arrivés sous les plus favorables auspices.
Mais plus d'un homme qui, sous l'empire de la passion, dans l'ardeur de la vengeance, tiendrait ferme en sa maison démantelée, a vu s'évanouir son courage à la chute d'un château bâti en l'air; lorsque la hutte reçut ses propriétaires pour la seconde fois, Martin se jeta le visage contre terre et fondit en larmes.
«Pour l'amour du ciel, monsieur, s'écria Mark en proie à la plus profonde terreur, pas de cela! oh! non, monsieur, tout plutôt tout! Jamais homme, femme, enfant, n'ont tiré et ne tireront secours, fut-ce pour franchir une haie, de leurs soupirs et de leurs larmes; mauvaise besogne, qui ne peut servir à rien pour vous; et pour moi c'est bien pis encore! Il y a de quoi me terrasser tout à plat. C'est la seule chose que je ne puisse supporter; tout plutôt, monsieur, tout au monde! «L'expression terrifiée du visage de Mark, qui s'était arrêté pour parler, tandis qu'à genoux devant la malle il se préparait à l'ouvrir, en disait encore plus que ses paroles.
«Mille et mille fois pardon, mon cher camarade, répliqua Martin, mais c'est plus fort que moi; dussé-je en mourir, je ne puis m'en empêcher!
--Vous me demandez pardon, vous! reprit Mark avec énergie, retrouvant sa bonne humeur ordinaire, et s'empressant de déballer leurs effets. Quoi! c'est le chef de la maison qui demande excuse à la compagnie? tout est donc bouleversé! Il faut qu'il y ait désordre dans la maison de commerce. Il est donc grand temps d'inspecter les écritures et de dresser l'inventaire! nous y voilà; tout en ordre: ici le porc salé; là le biscuit; de ce côté l'eau-de-vie, et qui sent fièrement bon encore! Ah! ah! et notre chaudron étamé; c'est une vraie fortune, que ce chaudron! Voilà les couvertures, et voici notre bonne hache! qu'on dise maintenant que nous n'arrivons pas équipés de toutes pièces! Je me sens cossu comme un cadet de bonne maison parlant pour les Grandes-Indes, et ayant pour père le président-directeur de la compagnie. Il n'y a plus qu'à puiser un peu d'eau dans le courant devant la porte, à mêler le grog,--poursuivit-il, courant dehors et joignant l'action aux paroles,--et voilà le souper servi et pourvu, je dis, de toutes les délicatesses de la saison! Allons, monsieur, nous sommes au complet, prêts à recevoir, prêts à encaisser! Que Dieu nous bénisse, monsieur, ne sommes-nous pas gais, dispos et mieux approvisionnés que larrons en foire?» Il était impossible de ne pas reprendre courage dans la compagnie d'un pareil homme. Martin s'assit par terre, à côté du coffre, tira son couteau, et mangea et but en désespéré.
«A présent, voyez-vous, dit Mark dès qu'ils eurent fini ce repas cordial, je vais, à l'aide de votre couteau et du mien, fixer solidement cette couverture à la porte, ou plutôt à l'endroit où, dans un état de haute civilisation, ladite porte se devrait trouver. Là, voyez si la draperie ne représente pas fort bien? va pour la portière! Actuellement, en poussant la malle tout contre, bouchons l'ouverture en dessous. Est-ce que cela ne fait pas merveille? et pour finir, voilà votre couverture, monsieur, et voici la mienne; et qui nous empêche de passer une bonne nuit?»
En dépit du joyeux préambule, plusieurs heures se succédèrent avant que Mark pût s'endormir. Il s'était roulé dans sa couverture, avait mis sa hache sous sa main, s'était couché en travers du seuil, mais il était trop sur l'éveil, trop inquiet, pour qu'il lui fût possible de fermer les yeux. La nouveauté d'une situation terrible, la crainte d'être surpris par quelque animal rapace, ou par quelque autre dangereux ennemi, une funeste incertitude quant aux moyens de subsistance, l'appréhension d'une mort prochaine, l'immense distance et les mondes d'obstacles qui s'élevaient entre eux et l'Angleterre, n'étaient que de trop fertiles sources d'anxiétés pendant cette silencieuse et interminable nuit. Quoique Martin s'efforçât de persuader le contraire à son compagnon, Mark sentait fort bien qu'en proie aux mêmes pensées, il ne dormait pas plus que lui, et c'était là le plus fâcheux de leur affaire, car si une fois ils se mettaient à couver, à ressasser leur détresse, au lieu de s'efforcer énergiquement d'y parer, l'abattement de leurs esprits devait, sans nul doute, favoriser la morbide influence d'un climat pestilentiel. Enfin jamais, aux veux de Mark, la lumière du jour n'avait été mieux venue que lorsque, perçant à travers la couverture qui leur servait de porte, elle le tira d'un sommeil convulsif.
En glissant furtivement dehors pour ne pas éveiller son compagnon enfin assoupi, Mark alla se rafraîchir dans la rivière qui coulait devant leur porte, puis il donna un coup d'œil à tout l'établissement. C'étaient une vingtaine de huttes au plus, dont moitié étaient abandonnées, et qui toutes tombaient en ruine. La plus désolée, la plus déserte, la plus abjecte de ces loges, portait, comme de droit, le titre pompeux de Banque du crédit national. Quelques misérables piliers étaient enfouis autour de la baraque, et perdus sans ressource dans la vase.
Çà et là on découvrait quelques tentatives de défrichement. En deux ou trois endroits on avait dessiné une espèce de champ où, à travers les souches et les cendres des arbres brûlés, perçaient quelques maigres récoltes de maïs. Sur divers points une palissade tracée en zigzag avait été entreprise; nulle part elle n'avait achevée, et les pieux pourrissaient à demi enterrés. Trois ou quatre chiens étiques, quelques cochons aux longues jambes, qui, affamés, erraient à travers le taillis, cherchant quoi dévorer, un petit nombre d'enfants hâves et presque nus, qui, bouche béante, regardaient l'étranger de l'entrée de leurs chaumières, furent les seuls êtres vivants qui se montrèrent à Mark. Une vapeur fétide se suspendait aux arbustes, aux branches inférieures des arbres à mesure que, chaude comme l'haleine d'un four, elle s'élevait de terre; et, à chaque pas de l'Anglais, l'empreinte de son pied se remplissait de l'eau noirâtre qui partout suintait du sol.
Leur terrain, le lot acheté, n'était qu'un épais fourré où les arbres rapprochés se poussaient, se coudoyaient l'un l'autre, gênant mutuellement leur croissance. Les plus faibles, étiolés, se tordaient et s'allongeaient dans les formes les plus bizarres, comme des êtres estropiés et perclus; les plus forts, arrêtés dans leur développement par la pression et le manque d'air, étaient tout rabougris. Autour de ces troncs irréguliers croissaient de longues tiges de gazon, d'humides herbes rampantes, et un fouillis épais d'arbustes entremêlés qui ne formaient plus qu'une masse inextricable, jungle ou mackis noir et profond, dont les racines ne plongeaient ni dans l'eau ni dans la terre, mais dans un putride mélangé de l'un et de l'autre, et de leurs propres débris corrompus.
Mark retourna vers la grève où la veille ils avaient débarqué leurs effets, et y trouva enfin une demi-douzaine d'hommes à l'aspect blême et misérable, prêts cependant à l'assister. Ils l'aidèrent à transporter son bagage dans sa maison de bois. Ces malheureux secouaient tristement la tête en parlant de la colonie, et ne trouvaient nul confort à donner à leurs nouveaux concitoyens. Ceux qui avaient quelques ressources s'étaient empressés de déserter cette plage mortelle; ceux qui restaient y avaient perdu, qui sa femme, qui ses enfants, des amis, des frères, et avaient eux-mêmes cruellement souffert. La plupart étaient malades; nul ne se sentait la force qu'il s'était connue jadis. Tous offrirent franchement leurs avis et leurs services à Mark, qu'ils ne quittèrent que pour aller vaquer à leurs différents travaux.
Martin, pendant ce temps, s'était péniblement levé; mais le changement produit par une seule nuit sur toute sa personne était effrayant: pâle, faible, il se plaignait de douleurs et de défaillance dans tous les membres; sa vue s'était obscurcie, sa voix s'éloignait. Pour Mark, rassemblant toute son énergie, plus vigoureux, plus actif à proportion que leur position devenait plus critique, il alla enlever la porte d'une des cases abandonnées et revint l'adapter à leur propre logis; après quoi il courut chercher une espère de banc grossier dont il avait fait la découverte chemin faisant, et qu'il rapporta en triomphe. Ayant fixé ce meuble précieux en dehors de leur hutte, il posa dessus le précieux chaudron étamé et différents ustensiles, de façon à représenter une espèce de buffet. Ravi de l'arrangement, il roula ensuite la tonne de farine dans un coin de la maison, où il la dressa debout en manière de tablette de décharge. Quant à la table à manger, rien ne pouvait mieux en tenir lieu que leur grand coffre; Mark le consacra solennellement à cet emploi. Les habits, couvertures, manteaux furent pendus aux parois, à des chevilles et à des clous; enfin Mark s'empara d'une grande pancarte disposée par Martin à l'hôtel National, lorsqu'il était dans l'enivrement de ses espérances, et l'inscription Chuzzlewit et Comp., architectes et inspecteurs généraux, fut déployée et clouée à l'endroit le plus apparent de la façade de la baraque, comme si la cité d'Eden eût été une vraie ville, et que les nouveaux ingénieurs eussent eu sur les bras plus d'affaires qu'ils n'en pouvaient entreprendre.
«Voici les outils,» s'écria Mark apportant la boîte aux instruments de Martin et fichant le grand compas droit au milieu d'un tronc d'arbre coupé devant la porte, «Je les mets un peu en avant, ajouta-t-il, pour qu'on sache que nous sommes bien pourvus. Maintenant, vienne qui voudra. Quiconque a une maison à bâtir n'a qu'à se dépêcher de s'adresser à nous, avant que nous ayons quelque autre ouvrage en train.»
Vu l'intensité de la chaleur, la matinée avait été plus que raisonnablement employée; mais sans s'accorder une minute de repos, bien que la sueur coulât de tous ses pores, l'infatigable Mark s'éclipsa et reparut, sortant de la maison, armé d'une hache, prêt à mettre à exécution, à l'aide de son outil, toutes sortes d'impossibilités.
«Nous avons de ce côté un vieux vilain arbre, monsieur, que j'aimerais mieux voir à bas que debout. A ce soir le four, n'est ce pas? C'est un fameux pays que l'Eden pour la terre glaise, tout de même, et la glaise c'est bon à tout!»
Mais Martin ne répondait mot. Il était demeuré assis tout le temps, la tête dans ses mains, absorbé dans la contemplation de l'eau qui coulait à ses pieds, songeant peut-être que ces ondes ne fuyaient si rapides que pour aller gagner la haute mer, route de cette patrie qu'il n'espérait plus revoir.
Les coups vigoureux que Mark déchargeait sur son arbre n'eurent pas plus de succès pour tirer Martin de sa profonde méditation: voyant échouer ses efforts, l'associé laissa de côté toute besogne et s'en vint trouver son maître.
«Courage! De grâce ne vous laissez pas aller ainsi, monsieur, dit le pauvre garçon.
--Oh! Mark, reprit son ami, qu'ai-je fait en toute ma vie pour mériter un pareil sort!
--Ah! par exemple, monsieur, quant à cela, répondit Mark, tout ce que nous avons de gens ici en pourraient dire autant, et quelques-uns, peut-être, à plus juste titre que vous, ou moi. Allons, monsieur, remontez-vous, mettez-vous à faire quelque chose. Voyons; si vous écriviez à Scadder pour lui faire quelques observations personnelles, est-ce que cela ne vous soulagerait pas un peu?
--Non, dit Martin, secouant tristement la tête, il n'y a point de remède.
--S'il en est ainsi, monsieur, vous êtes malade, il faut vous soigner et vous guérir.
--Ne vous inquiétez plus de moi, reprit Martin; faites pour vous ce que vous croirez le mieux. Bientôt vous n'aurez plus qu'à songer à vous seul; puisse alors Dieu vous renvoyer au pays et me pardonner de vous avoir amené ici! Pour moi, je suis destiné à mourir là, sur cette terre; je l'ai senti en y mettant le pied. Eveillé, assoupi, je n'ai rêvé qu'à cela toute la nuit.
--Je craignais tout à l'heure que vous ne fussiez malade, dit Mark avec tendresse; maintenant, j'en suis sûr. C'est une crise, un léger accès de fièvre attrapé au milieu de toutes ces rivières de malheur. Mais, Dieu vous bénisse, ce ne sera rien. C'est seulement pour s'acclimater: eh, ne faut-il pas que chacun paie son petit tribut au climat et à la saison? C'est général, vous le savez bien.»
Martin se contenta de soupirer en branlant la tête.
«Attendez-moi une demi-minute! s'écria vivement Mark; je ne fais qu'une course jusque chez nos voisins pour leur demander ce qu'il faut prendre, en emprunter un peu, et vous le rapporter; après quoi, comptez que demain vous vous trouverez aussi gaillard, aussi fort que jamais. Je reviens comme l'éclair. Seulement, ne vous découragez pas, ne vous affectez pas, je vous en supplie, tandis que je serai absent!»
Jetant sa hache, il partit aussitôt. A quelque distance, il s'arrêta, regarda derrière lui et repartit comme un trait.
«Maintenant, Mark Tapley, se dit le brave personnage en s'administrant un bon coup de poing sur la poitrine, par manière de cordial, faites attention à ce que je me fais l'honneur de vous dire, mon garçon; les choses vont aussi mal que vous avez jamais pu le désirer, mon bon ami, et vous n'aurez de votre vie meilleure occasion de mettre à l'épreuve votre bonne et joviale humeur. En avant donc, Mark Tapley, c'est le moment ou jamais de faire contre mauvaise fortune bon cœur!»
(La fin à un prochain numéro.)
Les comédiens n'ont jamais eu la réputation d'amasser des lingots d'or ni de devenir millionnaires; on pratique, dans cette vie de théâtre, une philosophie qui conduit rarement au Potose; ce n'est pas qu'on y contracte le mépris des richesses, on les estime fort au contraire et on leur tend la main volontiers; mais on ne sait pas les retenir, et l'argent qui entre par une porte sort bientôt par l'autre. Je sais bien qu'il s'est opéré, depuis assez longtemps, une notable révolution dans cette insouciance des artistes; ils se sont laissés aller à la pente du siècle qui va droit à l'utile et au réel; depuis que l'art est devenu une exploitation et le théâtre une affaire, depuis que dans le talent ou le génie ce qu'on cherche avant tout, ce sont les gros revenus, nous avons--ô métamorphose!--des jeunes premiers plus exacts que Barême, des Célimènes qui achètent des rentes, et des danseuses qui mettent à la caisse d'épargne. Mais ce sont là des exceptions, et chez la plupart le naturel l'emporte; pour quelques comédiens bien rentés, que d'autres--souvent même des plus illustres--ont, comme Clairon, une vieillesse voisine de l'indigence! D'ailleurs cette nation comique est infime; elle s'étend depuis la Mélopomène en crédit, qui se drape fièrement dans sa pourpre, attirant à elle les billets de banque, jusqu'à la Zéphirine vagabonde qui promène, de Pontoise à Brives-la-Gaillarde, Chimène et Hermione sans sou ni maille; elle va de la prima donna qu'on charge de couronnes, à la pauvre chanteuse qui ne récolte que des sifflets et des pommes cuites; du ténor traîné dans une élégante calèche par deux chevaux hennissant, au ténor en patache ou crotté jusqu'à l'échine. Aujourd'hui les Melchiors Zapatas ne sont pas plus rares que du temps de Gil Blas, et l'eau claire continue à couler sur leur route, pour tout potage.
On a songé à mettre un peu de vin dans cette eau, et cette pensée toute prévoyante a donné naissance à une caisse des artistes dramatiques; les talents les plus célèbres et les plus humbles en sont les tuteurs et les patrons; la caisse est alimentée par des dons individuels et--puisque le bal intervient aujourd'hui dans tous les actes de bienfaisance--par un bal annuel. L'Opéra-Comique prête sa salle élégante à cette danse philanthropique; l'année dernière, la recette à dépassé 35,000 fr.; cette année, la somme n'a pas été moins agréable et moins solide. Cet or donné pour la plupart par la curiosité, le désœuvrement et le plaisir, se convertit le lendemain en bonnes rentes sur l'État; Melchior Zapata finira donc par être rentier sur ses vieux jours, pour peu que la caisse continue à prospérer, et ses croûtes de pain détrempées au courant des fontaines se changeront en brioches.
Le bal a commence à minuit; la foule était considérable; ce n'étaient pas les acteurs, bien entendu, mais les actrices, que cette foule venait voir; mi ne saurait croire combien de gens donneraient le meilleur de leurs chevaux pour approcher seulement pendant une seconde de ces reines du drame, de la comédie, de l'opéra et de la danse, et entendre le frôlement de la robe de Rachel, de Fanny Ellsler et de Grisi! Et en effet pour le public cloué dans sa stalle d'orchestre, enfermé dans sa loge, assis sur les banquettes du parterre, la rampe est une barrière infranchissable; il semble qu'il ne soit permis qu'à des êtres privilégiés et surnaturels de communiquer avec ce monde des coulisses; et si par hasard une comédienne fameuse et un comédien célèbre viennent à passer dans la rue, comme le premier venu, vous voyez tous les regards se tourner sur eux avec stupéfaction; on dirait, à voir et étonnement, qu'il n'est pas encore prouvé que les comédiens marchent sur deux pieds et portent le nez au milieu du visage comme la plupart des mortels.
Ici, du moins, les curieux ont pu se satisfaire: le théâtres de Paris avaient envoyé à ce bal l'élite de leurs actrices, les plus célèbres et les plus aimées; et plus d'un joli minois, dont le talent est encore à faire, s'indemnisait sur la réputation de sa taille, de ses yeux, de son sourire et de sa sensibilité.--Mademoiselle Rachel se faisait remarquer dans une loge d'avant-scène par le sérieux de son attitude et de son costume, digne de la gravité de Mélopomène. Dans la loge opposée, le Vaudeville souriait du sourire de madame Doche, vêtue de blanc et couronnée de fleurs; mademoiselle Déjazet portait de la poudre, et semblait toute prête à risquer encore une aventure de Richelieu. Cependant l'orchestre donne le signal, et peu à peu toutes ces demoiselles se mettent en danse; les dames patronnesses elles-mêmes descendent de leurs places officielles, bouquet en main, couronne en tête, et se mêlent aux quadrilles; on remarque particulièrement le mol abandon de la jolie mademoiselle Saint-Marc du Vaudeville, et le teint florissant de mademoiselle Denain du Théâtre-Français. Bientôt tout danse: de la duègne à l'amoureuse, de la princesse à la soubrette, de l'Agamemnon au Frontin, et du tyran à la victime... Alcide Tousez et Hyacinthe, la fleur des pois, se sont distingués, par leurs grâces exquises et leur galanterie raffinée, dans cette fête dramatique qui ne s'est terminée qu'à cinq heures du matin.
Le carnaval vient, définitivement de rendre le dernier soupir; la mi-carême a vu le suprême effort de sa gaieté et éclairé le dernier jour de son règne; l'enterrement s'est fait sans rémission, au bal de l'Opéra du jeudi 14 mars, présent mois; il n'y a plus à y revenir, et tout est dit; le carnaval est bien mort... jusqu'à l'année prochaine. Quelques masques ont encore couru les rues, pour n'en pas perdre tout à fait l'habitude; et la mi-carême a frappé bruyamment aux portes de Musard, qui s'est mis sous les armes en reconnaissant sa voix, et l'a fait galoper à grand orchestre. La mi-carême n'est autre chose, en effet, que le carnaval affaibli et un peu blême; il n'a rien de nouveau à nous montrer ni à nous apprendre; j'excepte cependant la fête des blanchisseuses, qui lui appartient en propre, et dont nous donnons ici une esquisse. Vous voyez cette foule assemblée sur une des rives de la Seine, au pont d'Austerlitz ou au pont Royal, peu importe; vous entendez ces cris et ce tumulte: c'est la fête des blanchisseuses qui va commencer; il s'agit de nommer une reine, et toutes les ambitions s'agitent. Le système électif est en usage dans le royaume des blanchisseuses; la charte du battoir le consacre; mais elle n'accorde le droit d'élire qu'à un seul et unique électeur, et cet électeur se nomme le hasard. A qui le hasard donnera-t-il aujourd'hui la couronne? demandez à ce magicien, son agent secret; c'est lui qui tient l'urne où se cache la fève fatale qui va décider du sort de cette royauté; maître hasard a prononcé; la fève est échue à la blanchisseuse que vous voyez là; peut-être même n'est-ce qu'une ravaudeuse; n'avons-nous pas vu des royautés parties de moins encore?
Matinée d'enfants costumés.
Dès que la reine est proclamée, les vivat retentissent; on agite les bannières, on entonne les hymnes et les chansons; puis le grand maître des cérémonies annonce que le cortège royal est prêt et que l'heure est venue de montrer Sa Majesté par la ville. Sa Majesté ne se fait pas prier; parée de fleurs et vêtue de sa robe des dimanches, elle monte dans sa... charrette de blanchisseuse; et aussitôt sa cour, ses dames d'honneur, ses grands officiers, ses sujets et ses sujettes la suivent, promenés comme elle dans leur équipage naturel; c'est véritablement ce qu'on peut appeler une reine et une cour populaires; aussi Sa Majesté ne dure-t-elle qu'un jour; si son pouvoir s'étendait au delà de vingt-quatre heures, il va sans dire qu'elle finirait par se dépopulariser, comme tant d'autres, et par prendre des airs absolus; les haines et les querelles éclateraient dans le royaume des blanchisseuses. Dieu! quelle anarchie dans le pli des chemises et le savonnage des bonnets et des collerettes! La charte des blanchisseuses a donc montré de la sagesse en bornant la royauté à un seul jour, qui s'appelle le jeudi de la mi-carême; mais si son autorité est éphémère, elle est du moins joyeuse, et exempte de tous soucis et de tous combats. Tant que le jour dure, la reine est saluée par les acclamations des passants et entourée de l'amour de ses sujets, et le soir elle finit gaiement son règne à la Courtille, et abdique sans remords et sans crainte, après un bon repas... Si Sa Majesté a fait quelque tache à son manteau royal, elle a du moins l'avantage de pouvoir le blanchir et le repasser elle-même.
Il y a longtemps qu'on l'a dit: il n'y a plus d'enfants; j'ai vu l'autre jour un marmot qui fumait un cigare avec l'aplomb d'un tambour-major; et hier, chez madame de C..., une petite fille de dix ans dansait la polka avec la coquetterie et la vivacité d'une lionne expérimentée; c'est que nous avons aussi des bals d'enfants; pourquoi ces chers petits ne danseraient-ils pas, en effet? La danse sied surtout à leurs fraîches couleurs, à leur vif et limpide regard, à leur humeur rieuse et légère. Quoi! nous voyons des barbes grises et des crânes chauves se donner des passe-temps d'Adonis et de zéphyrs, et nous refuserions cette joie à tous ces chers amours à peine éclos? Le bal d'enfants commence donc à devenir à la mode; il y en a eu plusieurs cet hiver, un chez madame la comtesse de P..., un autre chez la baronne D..., un troisième chez M. le prince de S... Dans ces nuits enfantines, madame de C..., dont nous parlions tout à l'heure, a obtenu le prix de l'élégance et de l'originalité; les billets d'invitation, écrits au nom des deux petites filles de madame de C... anges gracieux et blonds, étaient, ainsi conçus: «Lucile et Armand de C... priant leurs amis et leurs amies A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, X, Y, Z, de leur faire le plaisir de venir passer la soirée chez eux, mardi prochain, 11 mars 1844.
«On est libre d'apporter son papa et sa maman.
«Les bonnes seront déposées dans l'antichambre, pour moucher.
«Il y aura un violon et des confitures.»
Tout l'essaim joyeux est venu. C'étaient bien les plus jolis minois de petites filles qu'on puisse imaginer, et les plus charmants bonshommes qui aient jamais été créés et mis au monde. Le costume était de rigueur. II y en avait de rares et de délicieux, grecs, italiens, du Nord et du Midi, de l'Occident et de l'Orient. Rien de plus piquant que le jeune D... en Cromwell; rien de plus gracieux que mademoiselle A..., âgée de sept ans, en robe et en coiffure à la Ninon. On voyait des Sémiramis de deux pieds et des Louis XIV haut comme ma botte. Le fils du lieutenant général L..., en veste de hussard, relevait alternativement sa terrible moustache, et demandait à boire à papa. Gustave Saint-H..., fraîchement sorti de nourrice, avait chaussé des bottes à l'écuyère, endossé l'uniforme des chasseurs à cheval de la garde impériale; redingote grise et petit chapeau; c'était le chat botté allant à la bataille d'Austerlitz.
Au premier signal de l'orchestre, il fallait voir comme toute cette nation heureuse s'est mise en danse!... Mais tout à coup, je ne sais par quelle subite métamorphose, tous ces enfants n'ont plus été des enfants pour moi: à la taille près, c'étaient les mêmes mines, les mêmes coquetteries, les mêmes fatuités, les mémes jalousies qu'on voit dans nos bals à nous autres grands enfants. Les petites filles regardaient du coin de l'œil si quelqu'un ne les admirait pas et les petits garçons s'efforçaient d'attirer l'attention de ces demoiselles et d'éloigner les concurrents. Il n'y a plus d'enfants, vous dis-je.
Le souper a été vif et galant. Toute cette ruche bourdonnante s'est jetée sur les sucreries et les gâteaux, et les a pillés comme un parterre, laissant à peine quelques débris; et puis on s'est séparé, emportant la moitié du dessert dans ses poches.
Cette fête laissera de longs souvenirs, et se transmettra de bambins en bambins. Un savant historien, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, se propose d'en consacrer la mémoire dans le Journal des Enfants. Mais tout n'est pas rose dans la vie: si les marmots bénissent en général madame C... pour les doux loisirs qu'elle leur a donnés, d'autres lui gardent rancune. On ne fait pas plaisir à dix personnes sans faire de la peine à vingt autres; un ne gagne pas une amitié sans qu'une haine ne pousse aussitôt à côté. C'est ce qui est arrivé à madame de C... pour ce mémorable bal. Elle n'avait invité que des enfants au-dessus de trois ans; tous les enfants au-dessous sont furieux. Madame de C... a soulevé des inimitiés implacables dans le biberon, et le petit Ferdinand B..., quittant tout à coup le sein de sa nourrice, s'est écrié: «Quand je rencontrerai cette madame de C..., je ne la saluerai pas!»
Promenade des Blanchisseuses, à Paris, le jour de la
Mi-Carême.
Le goût de la danse va si loin, qu'il gagne jusqu'aux quadrupèdes. Plusieurs journaux ont publié des détails sur un bal de l'espèce animale donné chez madame la duchesse de ***. Faut-il nommer les choses par leur nom? ce bal était un bal... un bal... de chiens! Madame la duchesse de ***, qui a des fantaisies canines très-prononcées, a mis son salon à la disposition de tous les griffons, épagneuls et king's-Charles de sa connaissance. Il va sans dire que les petits chiens de madame la duchesse en ont fait les honneurs. Les invitations avaient été envoyées en leur nom. On dit que, de mémoire de chien, on n'a vu une société plus nombreuse et mieux choisie. On entrait à quatre pattes et l'on dansait sur deux. Le griffon de madame de N..., paré, musqué, poudré, ciré, a ravi tous les cœurs par la grâce de sa danse; la levrette de la marquise Z... a obtenu les honneurs d'un aboiement général.
Le lendemain, on a pu lire sur les grands murs de la ville l'avis suivant: 500 fr. de récompense à qui rapportera rue de la Paix, numéro..., un grillon couleur de feu, portant au cou une faveur rose... Sans doute c'est un danseur qui, en sortant du bal de madame la duchesse de ***, aura laissé sa raison au fond de sa pâtée, et se sera perdu en route.
Cinq cents francs pour un griffon! Et si un pauvre homme, mourant de faim, allait tendre la main par là, cette âme si sensible lui dirait probablement: «Passe ton chemin, je n'ai pas de monnaie!»
Ducros a paru devant ses juges: un arrêt de mort vient de frapper ce criminel de vingt ans. Les détails du procès attristent l'âme. On ne saurait sans horreur songer à tant de sang-froid dans un crime si grand et dans un âge si voisin de l'adolescence. Ducros a dit, des mots d'une naïveté effroyable, celui-ci, par exemple: «Je m'étais présenté deux fois chez madame veuve Sénepart, sans avoir le plaisir de la rencontrer; la troisième fois j'ai été plus heureux.»--Cette troisième fois, Ducros étrangla la malheureuse femme.--Après avoir assassiné la mère, il va chez le fils, auquel il tend la main; puis il fait sauter les petits-fils sur ses genoux. «J'ai joué avec eux toute la soirée, et je leur ai fait des cocottes.» En quittant ces pauvres innocents enfants, Ducros, pour finir sa soirée, entre dans un spectacle, non pas au boulevard du Temple, où il aurait pu trouver du moins de sombres drames, en rapport avec sa conscience, mais au théâtre des Variétés, où il assiste à une pièce bouffonne? «J'éprouvais le besoin de me distraire et de m'égayer un peu,» a-t-il dit.--Ducros s'est pourvu en cassation contre l'arrêt qui le condamne.
On connaît l'accident arrivé l'autre jour à M. Habeneck, le célèbre violoniste et chef d'orchestre de l'Académie de Musique. Dimanche dernier. M. Habeneck, au moment d'aller diriger le dernier concert du Conservatoire, fit une chute dans les coulisses de l'Opéra. La chute fut rude, et quand on releva M. Habeneck, on s'aperçut qu'il avait le bras cassé. Cependant il était attendu; l'heure s'avançait: point d'Habeneck; le public commençait à s'impatienter. Un homme s'avançant sur l'estrade,--c'était Trévot le chanteur,--fit les trois saluts d'usage, et s'exprima en ces termes: «Messieurs, je suis chargé de vous prévenir d'un accident grave: M. Habeneck ne paraîtra pas aujourd'hui; il vient de tomber à l'Opéra et de se faire une luxure.» Voilà donc ce pauvre Habeneck atteint et convaincu de luxure. En revanche, si M. Trévot est jamais chargé d'annoncer un fait d'incontinence, il ne manquera pas de le traiter de luxation, pour rétablir l'équilibre.
Pendant l'été de 1839, j'avais pris l'habitude d'aller chaque jour me promener aux Tuileries. Je venais de terminer mon droit et de me faire inscrire au stage des avocats à la cour royale de Paris, beau titre qui m'obligeait à descendre du cinquième, où j'habitais depuis quatre ans, au troisième étage, qui est l'extrême échelon, suivant l'ordonnance, et qu'on permet à ceux qui ne peuvent pas descendre au premier.
J'allais tous les matins, de dix heures à deux heures, promener ma robe noire au palais, attendant des clients qui ne venaient jamais, si ce n'est, quand, me trouvant à la police correctionnelle, M. le président, voyant un de ces pauvres délaissés qui n'ont pas même un ami pour leur procurer la parole économique d'un avocat stagiaire, faisait appel à mon dévouement par ces paroles: «Maître Rigaud, présentez la défense du prévenu.» J'étais fier de me voir connu du président, et d'entendre proclamer mon nom en présence d'une centaine de malheureux qui viennent là sous prétexte de réaliser le vœu de la loi sur la publicité des débats judiciaires, l'hiver pour se chauffer, l'été pour ne rien faire, en tout temps pour méditer sur le sens de ces vers d'Horace qu'ils n'ont jamais lus:
Raro antecedentem scelestum
Deseruit pede poena claudo.
Ce qui n'a jamais empêché de voler des mouchoirs jusque dans l'enceinte du tribunal, et des tabatières dans la poche de Messieurs.
Donc, j'étais un homme de loisir. Quand j'avais suffisamment suivi mon cours d'éloquence à la sixième chambre, ayant encore deux heures à tuer jusqu'au dîner, je me rendais aux Tuileries après avoir fait un peu de toilette, c'est-à-dire chaussé mes bottes vernies et mis un faux col.
A force de tourner sur moi-même dans les longues allées, regardant toutes les femmes, voulant être regardé par toutes et remarqué au moins par une seule, je jetai mon dévolu sur une jeune personne qui venait comme moi à cette promenade, en compagnie d'une autre jeune dame, sa sœur, à ce que j'imaginai, et de deux enfants qui jouaient à l'entour, tandis que les deux dames, tout en causant, s'occupaient de petits travaux de broderie ou de tapisserie.
Toutes les deux étaient jolies; la plus jeune surtout était une petite brune dont la mine éveillée faisait retourner plus d'un passant. Pour moi, je commençai à la regarder avec une expression d'admiration sentimentale qui parut ne lui être pas désagréable. Au lieu de faire le tour de la grande allée, je n'allai d'abord qu'à la moitié, puis je raccourcis chaque fois la ligne, puis enfin je tournai dans un espace de vingt mètres dont ma beauté occupait le point central.
Il y a une vieille comparaison de l'oiseau de proie tournoyant en spirale sur l'innocente colombe qu'il fascine de son regard en attendant qu'il la saisisse dans sa serre assassine: je n'en use pas.--Mes intentions d'ailleurs n'étaient pas si féroces; et quant à ma proie, c'était en effet une douce colombe, mais je ne devais pas la saisir ce jour-lâ.
Ce manège dura trois mois sans autre incident que ces petits événements assez ridicules que je rappelle ici à ceux qui ont joué le même jeu dans les mêmes circonstances: tantôt un des enfants me poussait son cerceau dans les jambes, tantôt c'était la petite fille qui me lançait son volant à travers la figure; quelquefois le plus jeune des deux se laissait choir en courant, et moi de le ramasser et de le reconduire à sa mère, qui me remerciait, tandis que la jeune fille me regardait en rougissant, ce que je prenais pour une marque certaine de l'effet produit sur son cœur par la persévérance de mes évolutions amoureuses. Je pensais aussi que les grâces de ma personne n'avaient pas nui à la chose, car je devenais de jour en jour plus soigneux de ma toilette. Je conserve les mémoires de ma blanchisseuse de ce temps-là, comme souvenir d'un luxe qui étonnerait les lions du concert Vivienne.
L'été se passa ainsi sans que j'eusse pu apprendre de mon objet autre chose, si ce n'est qu'elle était la sœur de la jeune dame qui l'accompagnait, et par conséquent la tante des deux marmots. C'est par le babil de l'un de ces enfants, attiré un jour à l'appât d'un son de plaisirs, que je fus confirmé dans mon premier soupçon à cet égard; ce fut pareillement de la bouche de cet innocent que j'appris son nom; elle se nommait Charlotte. En rentrant chez moi je relus la traduction de Werther; je me trouvai aussi amoureux que ce sensible Allemand; je me promis d'être aussi entreprenant et moins généreux. Le lendemain je ne la revis pas ni les jours suivants, et j'en rêvai jusqu'à ce qu'enfin, ayant désespéré de la retrouver jamais, je cherchai d'autres distractions.
Voici le moment de dire que j'avais un confident: c'était un jeune homme de mon âge, qu'on voit encore aujourd'hui dans tous les lieux publics où l'on entre sans payer, un garçon d'une taille assez élégante, vêtu avec une recherche que je prenais alors pour un air d'opulence.--Toutefois je remarquai en lui, dès ce temps-là, certaines habitudes d'ordre qui me donnèrent à penser; mais je ne m'arrêtais à mes réflexions que pour les tourner à la louange de mon ami: esprit rangé, disais-je, qui ne donne à son luxe et à ses plaisirs que ce qui leur suffit, sans rien ménager de ce qui peut éblouir les autres.--Il s'appelait Achille de Bontemps, et se vantait de courir les bonnes fortunes dans le plus beau monde du faubourg Saint-Germain, ce qui ne l'empêchait pas de dîner avec moi chez un restaurateur à trente-deux sous, et de porter des gants à vingt-neuf, encore les porta-t-il dans sa poche, soigneusement enveloppés de papier, plus souvent qu'à ses mains, habituellement cachées dans les goussets de son pantalon; ses gants reparaissaient toujours à propos, et alors il les étalait avec grâce sur sa poitrine, en engageant son pouce dans l'entournure de son gilet, mettant à découvert, tout ce qu'on peut voir de la chemise: une pièce de fine toile de Hollande bâtie sur un corps de calicot à 1 franc le mètre.
Tel était, au physique, mon ami Achille de Bontemps. Je lui avais parlé de ma passion, et je crois même que, poussé par ses hâbleries, je lui avais dit, non pas toute la vérité, mais plus que la vérité.--Cette confiance réciproque nous avait liés d'une étroite amitié, tellement qu'il ne se passait guère de jours sans que mon ami Achille ne vînt chercher son ami Rigaud, ou réciproquement.
Suivant la coutume de ses pareils, mon ami m'entretenait volontiers de sa fortune présente, et surtout de ses magnifiques espérances dans l'héritage paternel. Sur ce point aussi je ne voulais point paraître inférieur à mon compagnon, et je me donnais comme lui des airs de capitaliste. Il savait que pour l'instant je vivais sur un petit capital placé chez un de mes parents, commerçant aisé de la rue Chapon, fort connu dans les départements par les applications industrielles que son génie inventif a trouvées dans l'emploi du caoutchouc.
--Il vint, je parle d'Achille, me trouver un matin, et me saluant d'une poignée de main plus vive qu'à l'ordinaire.
«Mon cher Rigaud; me dit-il, je vais te demander un service: j'ai ici une lettre de change de 1,300 fr., bonne valeur dont j'aurais besoin de toucher le montant. Le souscripteur est excellent et je l'endosse: deux bonnes signatures. Ton parent sait que la tienne est meilleure que celle de Rothschild.»
--J'étais flatté du compliment. «--D'ailleurs, poursuivit Achille, il est nanti d'avance, ton parent, puisqu'il est dépositaire de ta fortune.--» Ta fortune! je me pavanais comme un millionnaire.--«Cela doit aller tout seul, ajouta-t-il; j'attendrai ce soir mes fonds au passage des Panoramas.
--J'y serai,» lui répondis-je.
J'étais si sûr de la ponctualité d'Achille, le considérant comme un capitaliste, que j'oubliai en cet instant une recommandation de mon respectable père, mort, il y a quelques années, en exercice d'une charge d'huissier à Châteauroux.
«Mon cher Polycarpe, c'est mon petit nom, mon cher Polycarpe, me disait mon père, ne signe jamais de lettres de change, n'endosse jamais de lettres de change. Tous les malheurs de la jeunesse viennent de la lettre de change.»
J'endossai celle de mon ami.
J'arrive tout de suite à l'échéance, passant, sous silence trois mois de ma vie paresseuse et dissipée.--C'est, dommage: car ces trois mois furent du bon temps dont on se souvient peut-être encore entre la rue d'Antin et la rue Grange-Batelière, et depuis le passage de l'Opéra jusqu'au Palais-Royal.
La valeur, comme disait Achille, la valeur ne fut point payée. Le souscripteur était, je crois, un être imaginaire; je n'ai jamais, en tout cas, trouvé sa trace. Achille devait rembourser, il n'en fit rien. Le billet me fut présenté; je n'étais pas en fonds; mon parent le remboursa, et vint me trouver pour m'apprendre que j'étais débité, pardon de ce style de partie double, débité du montant du remboursement, il ajouta à cette déclaration financière quelques reproches et des conseils dont l'intention était trop bonne pour que je lui fisse remarquer que j'avais pensé tout ce qu'il pouvait me dire avant qu'il eût ouvert la bouche.
«Eh bien! lui dis-je par une inspiration qui ne vient qu'aux prédestinés, faites protester l'effet, obtenez un jugement contre le souscripteur et les endosseurs. Envoyez-moi à Clichy, pourvu que mon ami y soit envoyé avec moi; j'ai mon idée.»
Je crois que je fus compris par le fabricant en caoutchouc, car le soir même le billet était protesté, et huit jours après, le jugement signifié; huit jours plus tard, un fiacre s'arrêtait à ma porte, et comme je sortais pour me rendre au palais, deux hommes m'arrêtèrent, m'engageant à monter dans le fiacre. J'y trouvai mon ami Achille sous la garde d'un troisième personnage dont la figure était encore moins avenante que la face des deux premiers.
«Comment, me dit mon ami, ton parent a l'infamie de nous faire arrêter? Cet homme-là n'a donc pas de cœur?
--Que veux-tu, lui dis-je, il ne me doit plus rien, mes fonds étaient épuisés avant l'échéance, et je suis traité comme un parent insolvable.
--Dis-tu vrai? Est-ce que nous allons coucher à Clichy? Ce serait une trahison de ta part.»
Il disait cela si naturellement que je ne doutai pas de sa parfaite bonne foi. Selon lui, j'étais le traître, et il ne lui venait pas à l'esprit qu'il y avait au moins un traître avant moi, en ne comptant pas le souscripteur du billet.
Au lieu de répondre à mon ami, je dis au garde du commerce et à ses acolytes de nous conduire droit à la prison. Mon sang-froid imposa à mon compagnon.
«Ne pourrions-nous pas nous faire conduire ailleurs, sous la garde de ces messieurs, afin d'aviser ensemble au moyen de payer?»
C'est Achille qui parlait ainsi.
«Pardon, monsieur, répondit le ministre de la loi commerciale, vous pouvez venir chez moi, et si vous trouvez les fonds avant deux heures (il était dix heures), vous serez libres.
--Eh bien! conduisez-nous chez vous.»
J'étais impassible et ne prenais aucune part à cette négociation.
Nous fûmes en effet conduits chez le garde du commerce, et le fiacre s'arrêta bientôt devant une maison de mauvaise apparence; au fond d'une allée obscure, un escalier à peine éclairé nous mena au deuxième étage. Nous traversâmes un appartement encombré de meubles de tous les styles et de toutes les paroisses. On nous fit entrer dans le cabinet du maître.
«Arrangez-vous ensemble, messieurs, nous dit-il, entendez-vous; trouvez le moyen de payer, ou dans quatre heures nous partons.»
Nous voici seuls. «Eh bien! dit Achille, rompant le premier le silence, qu'allons-nous faire?
--Rien. Il me semble que nous faisons ici une station inutile.
--Comment! tu veux aller à Clichy? finis donc.
--Je t'assure que j'y suis décidé.
--Voyons, tâche de trouver la moitié de la somme, je trouverai peut-être l'autre.»
C'est là que j'attendais mon homme.
«Cherchons donc, je le veux bien; mais je n'ai pas d'espoir.»
Nous fîmes venir les deux acolytes du garde du commerce et les envoyâmes chacun de son côté appeler, l'un une dame de la connaissance d'Achille, l'autre mon cousin le négociant.
Quand ils furent partis, «As-tu déjeuné, me dit mon compagnon. Ces drôles-là m'ont saisi à jeun; il n'en faut pas davantage pour vous donner la jaunisse.»
J'avais déjeuné, mais légèrement, de pain et de beurre avec une tasse de thé que je préparais moi-même tous les matins avant de sortir.
«Monsieur, dit Achille en ouvrant la porte du cabinet pour appeler le maître, serait-il possible d'avoir à déjeuner?
--Voulez-vous, répondit-il, partager le déjeuner de ma famille? Nous allons nous mettre à table.
--Ma famille! qu'en dis-tu Polycarpe? dit Achille en se tournant vers moi, ces brigands-là ont une famille; veux-tu voir la famille?» Et sans attendre ma réponse, «Volontiers, monsieur, vous êtes bien aimable.»
Il sort du cabinet et je le suis en faisant rapidement cette réflexion que le déjeuner serait porté sur la note des frais d'arrestation et qu'il faut prendre ce que Dieu nous envoie.
On nous introduit dans la salle à manger. Quelle fut ma surprise! deux dames et deux enfants étaient déjà autour de la table. C'étaient les dames et les enfants des Tuileries, c'était ma Charlotte.--Je rougis jusqu'au blanc des yeux de me retrouver en présence de ma conquête dans une circonstance si pitoyable. Elle sembla elle-même interdite ainsi que sa sœur, du moins je crus remarquer sa confusion. Les enfants me reconnurent, et tous les deux ensemble:
«Tiens, c'est le monsieur qui nous a donné des plaisirs!» Le garde du commerce, qui nous gardait à vue en l'absence de ses deux estafiers, s'était pourtant absenté une minute, et par conséquent il n'assistait pas à cette reconnaissance.
Dès qu'il fut rentré, on se mit à table, et l'on commença à officier dans un silence interrompu seulement par le bruit des fourchettes et des mâchoires. Tout à coup mon ami Achille rompit le silence en disant:
«Il parait que mon ami Rigaud est ici en pays de connaissance?
--Comment cela?» dit le maître de la maison.
Les dames rougissaient.
«Effectivement, dis-je, j'ai eu le plaisir de rencontrer ces dames quelque part.
--Aux Tuileries, n'est ce pas, monsieur, interrompit la sœur de Charlotte, comme si elle eût redouté le soupçon de son époux.
--Oui, madame, aux Tuileries, l'été dernier.»
Achille comprit tout de suite que c'était l'aventure que je lui avais contée; et comme je l'avais extraordinairement amplifiée, je craignais qu'il n'abusât de ma confidence pour prendre avantage sur moi dans la partie dont l'enjeu était le paiement de la lettre de change.
Effectivement, il se mit à faire des allusions à ces sortes de rencontres fortuites, regardant alternativement les deux femmes et moi de manière à me rendre toute contenance pénible. Heureusement ses habitudes de hâbleur l'amenèrent à parler de lui-même, et il nous conta qu'il avait failli épouser une Anglaise millionnaire pour lui avoir donné la main comme elle montait dans un omnibus.
On l'appela en ce moment, et le garde du commerce le conduisit dans son cabinet, où l'attendait la dame qu'il avait fait prévenir. En même temps la sœur de Charlotte allait dire deux mots à sa servante, et je me trouvai seul avec ma belle.
«Mademoiselle, lui dis-je, vous êtes peut-être étonnée de me voir ici!
--Monsieur, dit la jeune fille, je soupçonne que c'est une plaisanterie, et que votre arrestation n'est qu'un prétexte...»
Je saisis rapidement le sens de cette méprise,
«C'est vrai, lui dis-je, je me suis fait arrêter pour avoir le droit d'arriver jusqu'ici; je vous aime, Charlotte, et j'ose vous le dire.
--Je le savais,» dit-elle avec une simplicité qui me parut sublime.
Sa sœur parut en ce moment, et l'aîné des enfants, frappé de la vivacité de notre court dialogue, se prit à dire:
«Ma tante est drôle avec ce monsieur-là; ils se disent des choses..,
--Tais-toi, Frédéric,» dit la maman, qui entendait son mari rentrer, l'un de ses sbires étant de retour et ayant repris son poste de geôlier.
Achille rentra lui-même quelques minutes après, et se remit à table.--Puis on sonna, et ce fut à mon tour de passer dans le cabinet, devenu une sorte de confessionnal; mon parent venait répondre à mon invitation.
«Tenez-vous prêt, lui dis-je, à payer ce soir; mais faites entendre, en vous retirant, un refus formel; accompagnez-le, si vous voulez, des reproches les plus durs; traitez-moi comme le ferait le plus féroce des créanciers envers le débiteur le plus abandonné. Souffrez aussi que je vous accuse de cruauté, et que je vous baptise des noms les plus usités entre un débiteur malheureux, et un créancier impitoyable. Je n'irai pas trop loin; mais je vous enverrai au diable. Cela vous va-t-il, mon cher cousin?
--Entre parents, répondit-il, on se doit bien cela; tu peux même me jeter à la porte, pourvu que tu ne me pousses pas trop fort; car je souffre aujourd'hui de mon rhumatisme, et j'ai pris, pour venir, un cabriolet à tes frais.»
Ce bon parent me toucha jusqu'au fond du cœur, et cette petite scène fut jouée avec une habileté digne de servir de modèle à tous les Frontins de la comédie.
Après avoir expédié mon cousin avec grand bruit et force injustes, suivant le programme, je revins dans la salle à manger, en disant au garde du commerce;
«N'alternons pas plus longtemps, monsieur, parlons; je ne puis compter sur l'homme que je viens de mettre à la porte; c'est un cœur de bronze, et je renie sa parenté.
--Un instant s'écria mon ami Achille; voyons, rentrons dans le cabinet et causons.»
Charlotte me regardait, pendant cette nouvelle scène, avec un air d'étonnement; je saisis adroitement l'occasion de lui faire de l'œil un signe qui disait: soyez tranquille.
A peine rentré, j'ai, dit Achille, la moitié de la somme.
--Moi je n'ai rien.
--Eh bien! fais-moi ton billet de la moitié; je le ferai prendre à ma protectrice pour qu'elle fournisse la somme entière. C'est une vieille dame qui me veut du bien; elle fera cela pour moi.
--Je ne veux rien faire, si ce n'est me laisser conduire en prison. Je suis furieux de m'être adressé à un mauvais parent; c'est à toi que je dois cet affront. Encore un coup, partons.»
En disant ces mots je sonnai et renouvelai la demande d'être conduit à Clichy.
Achille alors prit à part le garde du commerce, et s'entretint une minute avec lui dans l'embrasure de la croisée. Celui-ci aussitôt; «Je m'en rapporte à la parole de monsieur, et le prends sur moi de vous mettre en liberté. Voilà les pièces: quinze cents francs de capital, trois cents francs de protêt et de jugement, deux cents francs de frais d'arrestation; vous ajouterez vingt francs pour le déjeuner, ce sera le pourboire de mes employés.»
Il n'y avait qu'une manière d'expliquer cette confiance: je compris qu'Achille avait payé. Il prit les papiers avec une humeur dont je vis bien que j'étais l'objet, et il sortit sans m'inviter à la suivre et sans m'attendre.
Dès qu'il fut parti, je racontai au garde du commerce que j'étais en mesure de payer, mais que j'avais joué une comédie en faisant mine de vouloir aller en prison, afin d'obliger mon ami à s'exécuter, sachant que si j'eusse acquitté tout ou partie de cette dette, je n'aurais jamais revu mon débiteur ni le montant de ma créance.
«Jeune homme, me dit mon hôte, quelle est votre profession?
--Avocat.
--Avocat! fi donc! il faut vous faire huissier!
--Monsieur, lui dis-je, mon père le fut en province pendant trente ans.
--Vous ne le serez que dix ans à Paris, et votre fortune est faite. Avez-vous de l'argent?
--J'ai quarante mille francs, le reste de l'héritage paternel.
--Je vous en prêterai autant, et vous achèterez un office; nous ferons des affaires ensemble, puis vous vous marierez.
--Monsieur, lui dis-je, je me marierai auparavant, si vous voulez bien accueillir ma demande, c'est une affaire qui pourrait se conclure sans sortir d'ici. J'aime mademoiselle Charlotte.»
Au bout d'un quart d'heure d'explication, tout était fini. Huit jours après, j'étais l'époux de Charlotte, et acquéreur d'un office d'huissier près les cours et tribunaux de Paris.
En 1844 au moment où je recueille ce souvenir encore récent, je suis à la veille de me retirer des affaires, comme on dit, et d'aller vivre à Batignolles avec ma femme, qui m'a donné deux fils et qui m'en promet un troisième. Le ciel m'a béni; je lui demande la même faveur pour ma postérité.
Quant à mon ami Achille, il cherche, à l'heure qu'il est, à se faire enlever par une riche veuve, et, de temps en temps, il monte en omnibus pour y rencontrer des héritières.--Il mourra gamin.
P. de K.
Dans notre précédent article sur les nouveaux percements de rues projetées ou en cours d'exécution dans Paris, nous avons établi une distinction nécessaire entre les projets qui n'ont pour but que la mise en valeur de terrains jusqu'alors improductifs, et ceux qui satisfont à un besoin réel de circulation. Les premiers sont habituellement le fruit de spéculations particulières; les autres répondent surtout à l'intérêt général.
Malheureusement nous n'avons guère à signaler sur la rive gauche de lu Seine que des projets peu importants au point de vue de la circulation.
Cette situation fâcheuse de la rive gauche tient à plusieurs causes. La principale vient de sa constitution même; c'est pour ainsi dire un vice organique, une maladie de naissance. La plupart des quartiers situés de ce côté de la ville, et principalement ceux du 10e arrondissement, se sont établis par un mouvement qui leur était propre et en dehors du système général de la cité. Sur la rive droite, la ville avait déjà triplé son étendue et brisé trois enceintes, qu'elle se renfermait encore, sur la rive gauche, dans les remparts élevés par Philippe-Auguste, et qui avaient soutenu les assauts de Henri IV. A ce moment la cour se transportait à Versailles; la noblesse, qui abandonnait ses demeures féodales, vint se fixer à Paris, et, par une attraction inévitable, construisit ses hôtels le long des routes qui conduisaient à la résidence royale. Alors s'ouvrirent et se bâtirent comme d'un seul jet toutes ces rues parallèles à la Seine également distantes les unes des autres, et dans une direction unique vers la route de Sèvres et de Versailles.
De ce seul fait dérivent toutes les conséquences actuelles. Versailles abandonné et désert a causé la solitude du noble faubourg.
En effet, si l'on examine le plan de la rive gauche, on verra qu'elle ne compte des rires perpendiculaires à la Seine, communiquant avec l'autre rive et rayonnant au centre, que dans les vieux quartiers antérieurs à cette subite extension; les rues Saint-Jacques et de La Harpe, artères du quartier de l'Université; la rue Dauphine, artère du quartier Bussy, dont la rue de Seine forme la limite; au delà, la rue du Lac, ancienne route qui a conservé son activité première, et la rue de Bourgogne, offrent seules un débouché.
L'examen le plus rapide amène donc cette conclusion, que pour ranimer la rive gauche, pour la faire participer au mouvement général de la cité parisienne, il faudrait modifier profondément sa constitution primitive, et rattacher au reste de la cité par les liens d'une circulation commune.
Il est évident que tous les projets de voirie étudiés pour remédier à l'appauvrissement relatif de la rive gauche devraient avoir pour objet de guérir cette infirmité native, et de la relier à la rive droite. C'est évidemment dans ce but, et pour soulager la rue Dauphine, qu'on a successivement étudié les moyens d'élargir et de déboucher la rue de Nevers, et de régulariser les rues de Seine et Mazarine, même au prix des pavillons de l'Institut, qu'il eut fallu abattre.
Les projets n'eussent été que d'une médiocre utilité, tant que la rue de Seine aboutira à la passerelle appelée pont des Arts. La circulation active et réellement profitable aujourd'hui est celle des voitures, et un pont de piétons n'est qu'une insuffisante ressource.
Le projet le mieux conçu qui ait encore été présenté pour ce quartier, à notre connaissance, est celui de M. le comte Léon de Laborde. M. de Laborde propose une grande voie publique qui, partant de Saint-Sulpice, ou du carrefour Sainte-Marguerite, viendrait aboutir sur le quai entre la Monnaie et l'Institut, traverserait la Seine sur un pont à voiture et communiquerait avec la rue Saint-Honoré et les Halles par la place du Louvre et la rue de Poulies, convenablement élargie.
L'exécution de ce projet ne présenterait pas toutes les difficultés que son étendue paraît d'abord indiquer. Une partie du parcours de la nouvelle rue trouve formée par la rue ou plutôt ruelle de l'Echaudé, qu'il suffirait d'élargir. Du côté du quai, l'impasse Conti forme une seconde partie du tracé; il ne resterait donc que le pâté intermédiaire à percer. Au delà de la Seine, la place du Louvre, la rue des Poulies, etc., n'ont besoin que d'être régularisées.
Il semble d'ailleurs que le projet de M. le comte de Laborde se lie heureusement avec ceux qui sont à l'étude pour l'agrandissement de la Monnaie et les améliorations que réclament les bâtiments de l'Institut. Ils doivent se servir mutuellement et se combiner pour arriver à un ensemble qui satisfasse également les besoins de la circulation et l'embellissement des monuments publics.
A notre avis, ce projet mérite l'attention la plus favorable de l'administration. Sans doute le percement du pâté de propriétés particulières compris entre la rue de Seine et la rue Mazarine d'abord, ensuite entre cette dernière rue et l'impasse Conti, puis la construction d'un pont si près du pont Neuf, dans la plus grande largeur de la Seine, donneront lieu à des dépenses considérables; mais l'utilité en est évidente, les résultats en seront immédiats, et nous pensons que les propriétaires de la rive gauche, sentant le besoin qui les presse, viendraient en aide à cette entreprise, dont il paraîtrait que le conseil des bâtiments civil a déjà approuvé les dispositions.
(PREMIER ARTICLE.)
Note 1: Cet ouvrage est sous presse en ce moment, et sera publié par madame Arthus Bertrand, éditeur, rue Hautefeuille, qui a bien voulu mettre à notre disposition les documents que nous nous sommes empressés de communiquer à nos abonnés.
L'Académie des Sciences, dans sa séance publique du 26 février de cette année, a décerné à M. Laurent le prix de physiologie expérimentale pour un travail fort ingénieux, et que nous croyons fait pour exciter la curiosité de nos lecteurs; ce travail a pour titre: Recherches sur l'hydre et la spongille, vulgairement connues sous le nom de polype ou éponge d'eau douce. Le sujet est propre à étonner les gens du monde; les savants, dont l'attention est depuis un siècle tenue en éveil sur les phénomènes que nous allons décrire, trouveront ici, grâce aux patientes observations de M. Laurent, des solutions pleines d'intérêt. Citons d'abord quelques passages du rapport présenté à l'Académie:
«Il y a justement aujourd'hui cent ans que le monde savant, et plus particulièrement l'Académie des sciences de Paris, émerveillés de la découverte inattendue d'un petit animal presque imperceptible, et en effet jusque-là presque inaperçu, que venait de faite un jeune précepteur des fils du Comte de Bentink, en Hollande, s'occupaient à l'envi, dans toutes les parties de l'Europe, de l'étude des polypes, sujet qui a tant contribué à éclairer plusieurs points importants de la physiologie.--A cette époque, en effet, de 1740, année de la découverte par Trembley, à celle de 1744, où il publia son célèbre traité sous le titre modeste d'Essai pour servir à l'histoire naturelle des polypes d'eau douce. Réaumur, aidé de ses amis et confrères Bernard de Jussien et Guettard, s'occupait activement du curieux animal, qu'ils proposèrent de nommer polype en même temps qu'ils en liaient habilement l'histoire à celle de cette classe immense d'êtres qu'un autre Français, Peyssonnel, venait d'enlever au règne végétal, malgré la découverte récente de leurs prétendues fleurs, due au célébré historien de la mer, le comte de Marsigli.--En Angleterre, Folkes, le duc de Richemond, H. Miles, Backer, président ou membres de la Société royale; en Suisse, Bonnet; en Hollande même, Allamand, Lionnet, le comte de Bentink, répétaient souvent en public, devant la cour et la ville, comme Réaumur, par exemple, sur des sujets d'abord envoyés par Trembley lui-même, et trouvés ensuite partout, grâce aux renseignements fournis par lui, les expériences véritablement encore extraordinaires aujourd'hui, par lesquelles était constate qu'un être organisé, dépourvu d'yeux, pouvait se diriger vers la lumière, chercher à atteindre une proie qu'il ne voyait pas, et semblait n'être qu'un estomac avec un seul orifice pourvu de filaments ou de bras préhenseurs, pouvant être retourné comme un doigt de gant, sans cesser d'exercer ses fonctions digestives comme auparavant; susceptible de se reproduire par des bourgeons poussés spontanément, ou par des œufs libres sortis d'un point quelconque du corps; et enfin, ce qui paraît encore plus extraordinaire, pouvant être coupé, haché, pour ainsi dire, en morceaux, et chaque morceau pouvant donner naissance à un être entièrement semblable à celui dont il provenait, reproduisant ainsi, dans le monde de la réalité, l'histoire fabuleuse de l'hydre de Lerne, d'où l'immense Linné, avec son imagination à la fois si religieuse et si poétique, a tiré le nom d'hydre qu'il a donné à ce genre d'animaux.» Nous passons sous silence tous les détails historiques relatifs à la découverte du polype d'eau douce, qui devait alors exciter si vivement la curiosité du public, puisque le célèbre Fontenelle commence son histoire de l'Académie des Sciences pour 1741, par cette phrase pompeuse: «L'histoire du phénix qui renaît de ses cendres, toute fabuleuse qu'elle est, n'offre rien de plus merveilleux que la découverte dont nous allons parler.»
Pour faire connaître en peu de mots les causes de l'étonnement que les naturalistes de cette époque durent éprouver en observant pour la première fois l'hydre, laissons encore parler le savant rapporteur:
«Il ne faut cependant pas croire, et tout penseur qui connaît un peu la nature de l'homme n'en sera pas étonné, qu'une découverte aussi remarquable, aussi inattendue, aussi contradictoire avec l'état de la science d'alors, fut acceptée sans contradiction, sans contrôle. Loin de là; et son auteur même crut quelque temps que ce pouvait être une plante, une sensitive encore plus sensible que la mimosa, si ingénieusement nommée pudica par Linné.
«Mais l'année 1744 n'était pas écoulée, que l'histoire des polypes d'eau douce était exposée, développée de la manière à la fois la plus simple et la plus convaincante, dans un de ces ouvrages restés comme un véritable modèle de finesse dans les procédés d'investigation, de bonne foi dans l'exposition des faits, et je puis ajouter, de vérité et d'habileté dans la manière avec laquelle des objets aussi délicats ont été dessinés et gravés par le célèbre Lionnet.»
La publication de cet ouvrage du célèbre Trembley dut produire un très-grand effet, en raison de ce que cette grande découverte d'un petit animal devenait une mine féconde et inépuisable d'observations et d'expériences curieuses au moyen desquelles l'esprit humain peut soulever quelques coins du voile épais sous lequel s'effectuent les phénomènes les plus simples et les plus mystérieux de la vie. Nous aurons soin de signaler à nos lecteurs cet ordre de phénomènes vers la découverte desquels l'Académie des Sciences de Paris dirige habilement l'industrieuse activité de tous les investigateurs du monde savant, et nous devrons le faire, parce que les découvertes de la science dans le champ des questions les plus ardues ont toujours eu le privilège de piquer vivement la curiosité des gens du monde. Toutefois, ces grandes et belles questions dont l'Académie des Sciences de Paris, par l'organe de l'un de ses membres, signale l'importance et la difficulté, ne pouvaient pas encore être posées ni attaquées avec fruit à l'époque de la découverte de l'animalité de l'hydre et de celle du corail, parce que la science n'avait point encore mis en lumière les points les plus importants de l'étude du développement des êtres doués de la vie. Voici comment le rapporteur de l'Académie s'exprime encore à ce sujet:
«Depuis la publication de l'ouvrage de Trembley et depuis la confirmation de tous les faits curieux qu'il contient, quelquefois même éclaircis et étendus par Pallas, Roesel, Schoeffer, Spallanzani, etc., l'histoire des polypes d'eau douce était presque généralement considérée comme complète et comme ne laissant rien à désirer. En effet, par comparaison surtout avec ce que l'on connaissait du reste de la série animale, on pouvait le croire, du moins sous le rapport de l'histoire naturelle. Cependant il restait un certain nombre de points que Trembley et les naturalistes du dernier siècle ne devaient pas toucher à l'époque où ils observaient, parce que les besoins de la science de la vie ne l'exigeaient point encore, et qui ont dû successivement se présenter au fur et à mesure des progrès de l'histoire des corps organisés; par exemple, les questions sur la structure, la composition anatomique et histologique de l'hydre, c'est-à-dire sur le nombre et la nature des tissus qui constituent ce curieux petit animal, sur les organes qui le forment, sur le nombre et le mode des moyens si variés de reproduction dont il est si richement doté, sur la structure des corps reproducteurs nommés gemmes ou bourgeons et œufs, et sur les phases du développement; enfin, sur les monstruosités naturelles et artificielles que ces singuliers animaux sont susceptibles de présenter à l'observateur patient et convenablement préparé pour en apprécier l'étiologie.
«Ce sont en effet ces grandes et belles questions, dont je n'ai pas besoin de faire sentir l'importance et la difficulté à l'Académie, que l'auteur des nouvelles recherche sur l'hydre a entrepris de traiter, et sur lesquelles il a lu devant elle une série de Mémoires.» Nous ne suivrons point le rapporteur dans l'examen des détails circonstanciés et nécessaires pour fonder le jugement de l'Académie, et nous nous bornerons à exposer ici les résultats des nouvelles observations faites sur les bourgeons et les boutures qui constituent les deux premiers modes de reproduction de l'hydre ou polype d'eau douce qu'on trouve dans les environs de Paris. Cet animal, quoique dépourvu de sexe se reproduit encore d'une troisième manière, c'est-à-dire par des œufs très-curieux, dont l'étude succincte sera le sujet d'un nouvel article que nous donnerons prochainement.
Des bourgeons.--Trembley et ses successeurs avaient très-bien décrit ce premier mode de reproduction du polype d'eau douce; ils avaient assez bien déterminé les divers points du corps de l'animal sur lesquels poussent les bourgeons; mais ils n'en avaient point rapproché l'étude de celle des boutures, ni de celle des œufs. Ce rapprochement devait être fait en étudiant sous le microscope, et à divers grossissements, le bourgeon observé dès le premier moment de son apparition. Cette étude, dans laquelle l'investigateur est assujetti à saisir l'instant de l'origine première d'un être vivant produit par bourgeonnement, a pour but de constater si le bourgeon de l'hydre, et de tout autre animal zoophyte, commence, comme le bourgeon d'un végétal, par une petite cellule qui pousse et bourgeonne à la surface ou près de la surface du corps de l'animal. Nous verrons bientôt quels ont été les résultats des recherches dirigées vers ce but. Il nous faut d'abord faire connaître les diverses sortes de bourgeons qui poussent sur le corps de l'hydre, parce qu'il y avait dissidence d'opinions à cet égard, et parce que cette question semble définitivement résolue dans le travail récemment couronné par l'Académie.
Le bourgeonnement se fait toujours au-dessus du niveau de la peau. Quand l'animal, tout petit qu'il est, a été retourné connue un doigt de gant, la peau interne, devenue externe, bourgeonne tout de même. Il n'y a point lieu de distinguer les bourgeons en ceux de la peau du dehors et en ceux de la peau de l'estomac, puisque ces deux peaux et leurs bourgeons, qui sont toujours externes, se ressemblent complètement et sont identiques. Les bourgeons ne se forment jamais sur le pied, ni sur les bras, ni sur les lèvres.
C'est donc seulement le corps de l'hydre qui produit les gemmes ou bourgeons. C'est d'après les divers points de ce corps, et en ayant égard aux causes qui déterminent le bourgeonnement, qu'il convient d'établir trois principales sortes de bourgeons destinés à devenir de nouveaux individus.
Voici comme se fait le développement des bourgeons normaux, c'est-à-dire de ceux qui se forment, à la base du pied, au point, de son union avec le corps. On voit paraître un petit tubercule arrondi qui n'est autre chose qu'un petit cul-de-sac de l'estomac de l'hydre mère; et ce qui prouve que le bourgeon n'est réellement à son origine qu'un renflement de l'estomac de l'animal qui se reproduit, c'est que le bourgeon, qui est, dès son origine, composé, comme la mère, de deux peaux, offre toujours à sa base et dans son intérieur la même couleur que la peau interne de la mère.
L'individu figuré ci-contre avait été coloré, en bleu, et le bourgeon naissant qu'il porte avait la même couleur.
L'auteur des nouvelles recherches sur l'hydre pense que les causes qui déterminent le bourgeonnement normal qui a lieu à la base du pied, sont l'accumulation des molécules nutritives amoncelées sur ce point, et l'irritation de cette partie du corps produite par l'amas de nourriture à l'état moléculaire. Pendant la belle saison, et lorsque l'hydre mange beaucoup, le bourgeonnement est très-rapide; on voit alors le petit tubercule devenir moins large et plus saillant, mais son extrémité libre est encore mousse et arrondie, comme on le voit dans la deuxième figure, qui exprime le deuxième degré du bourgeonnement, ou mieux le deuxième âge du nouvel individu encore sans bras.
Lorsque le bourgeon est un peu plus avancé en âge, on voit poindre à son extrémité des saillies arrondies qui se forment les unes après les autres ou en même temps.
Ces petites éminences s'allongent graduellement et prennent la forme de longs filaments qui sont les bras disposés circulairement autour d'une ouverture qui sera la bouche; pendant que le corps du bourgeon (V. la figure) ainsi que les bras poussent et s'allongent, on peut se convaincre que le corps du jeune animal est un tube qui communique toujours avec l'estomac de sa mère, et que ses bras ont aussi une cavité tubuleuse qui sera plus tard l'estomac de l'individu provenant de ce bourgeon.
Enfin le bourgeonnement est parvenu à son plus haut degré, lorsque le petit, dont les bras sont devenus très-longs et dont la bouche est formée, n'offre plus une couleur aussi foncée dans la partie de son corps qui tient encore à la mère. Cette portion du bourgeon, qui devient plus claire, sera le pied du nouvel individu; plus tard, il se forme peu à peu un rétrécissement sur le point par lequel le bourgeon tient à sa mère, et ce rétrécissement graduel produit enfin la séparation des deux individus. Telle est la marche du développement des bourgeons qui se forment à la base du pied. Une hydre en produit en été un nombre proportionnel à l'abondance de la nourriture et à la vigueur des individus. On ne peut faire, à l'égard de ce nombre, qu'une estimation approximative. Trembley porte ce nombre à une nouvelle génération tous les quatre ou cinq jours, et 20 petits par mois produits par une seule mère; on peut aussi obtenir expérimentalement à la fin de l'automne un nombre assez considérable d'individus produits par bourgeonnement, puisque 30 mères et leur progéniture ont fourni 2,000 individus en novembre.
En outre de ces hydres, qui ne poussent des bourgeons qu'à la base du pied, on en trouve quelques-unes qui portent en même temps des bourgeons au bas du corps, et d'autres au milieu et plus ou moins près de la bouche; l'individu figuré à côté porte deux bourgeons, l'un normal et l'autre développé au delà du lieu ordinaire.
C'est l'abondance de la nourriture qui produit le plus souvent cette exubérance de bourgeonnement; mais il s'y joint aussi une deuxième cause, qui est la forme anguleuse de certaines proies. Nous mettons ici sous les yeux des figures d'hydres qui, ayant mangé des larves de cousin, ont produit de ces bourgeons formes plus ou moins près de la bouche. La première figure est celle d'une hydre très-vigoureuse qui vient d'avaler une larve de cet insecte, dont on voit le corps à travers la peau transparente du polype. Le ventre de ce polype est très-distendu, et c'est sur le point le plus irrité par cette distension qu'apparaîtra un bourgeon exceptionnel.
Dans le deuxième individu, qui avait avalé des larves de cousin dont il avait vomi la peau, et qui portait un bourgeon près de la bouche, une nouvelle larve, qu'il vient de manger, distend l'estomac, et une portion de la queue de cette larve a pénétré dans l'estomac du bourgeon qui communique avec celui de la mère. Ce phénomène démontre bien nettement que ce bourgeon n'est réellement, dès son origine, qu'un cul-de-sac de l'estomac de l'individu mère. Ce bourgeon exceptionnel n'a point encore poussé de bras.
Le phénomène de l'introduction de la proie avalée par l'hydre mère, dans la cavité on l'estomac du bourgeon, est quelquefois encore plus manifeste, lorsque ce bourgeon est plus développé et porte déjà deux on trois bras, comme on le voit chez le troisième individu qui avait avalé une larve de cousin, dont la moitié du corps remplit l'estomac du bourgeon.
On peut ainsi constater qu'un nouvel individu provenant de bourgeons mange et digère en même temps que sa mère, et qu'il prend ainsi de la nourriture par une ouverture opposée à la bouche, qui est alors encore imperforée.
On vient de voir que l'hydre pousse ordinairement des bourgeons à la hase du pied, et exceptionnellement d'autres bourgeons qui se développent, pendant la belle saison, plus ou moins près de la bouche, sous l'influence d'une nourriture abondante et de la distension du sac stomacal de la mère par des proies de forme anguleuse. Une autre sorte de bourgeon exceptionnel se forme aussi au delà de la base du pied chez les hydres qui ont été atteintes, en automne ou au printemps, de la maladie pustuleuse. L'individu figuré ici à côté porte sept tumeurs pustuleuses, dont l'une laisse s'échapper de son sommet des corpuscules aminés d'un mouvement de titubation. Nous dirons, en parlant des œufs de l'hydre, ce que les corpuscules ont paru être.
Lorsque les individus qui ont été atteints de pustules sont sur le point d'en être guéris complètement, et lorsque cette guérison coïncide avec la fin de l'hiver et le retour du printemps, chacune des petites tumeurs qui subsistent après la guérison ne s'efface pas complètement et se transforme en autant de bourgeons exceptionnels qu'il y avait auparavant des pustules. Ces hydres ont leur corps garni d'un nombre considérable de bourgeons qui poussent tous en même temps, ce qui n'a point lieu dans l'état ordinaire, ni dans le premier cas du bourgeonnement exceptionnel mentionné ci-dessus. L'individu ici figuré porte sept bourgeons succédant à des pustules; il y en a qui en portent davantage et quelquefois une vingtaine.
Passons maintenant à la reproduction des hydres par divisions et par boutures. Les observateurs avaient bien eu l'occasion de constater que le polype d'eau douce se partage quelquefois naturellement, de lui-même, en deux moitiés, au moyen d'une division transversale. Mais ce genre de reproduction n'a lieu que rarement, et les besoins de la science exigeaient que cette opération naturelle ne fût plus aussi rare afin qu'il fût possible d'examiner sous le microscope le travail organique de la séparation en deux moitiés.
Voici comment s'opère graduellement cette division d'une hydre très-bien nourrie en deux moitiés transversales, l'une sans queue, et l'autre sans tête. L'animal éprouve d'abord une constriction circulaire (voyez les figures à côté) sur le point du corps qui sera le siège de la division.
Cette constriction augmente graduellement, comme si un lien étranglait cette partie du corps de l'animal, en sorte que les deux moitiés ne sont plus continues entre elles que par un point, et finissent par se séparer entièrement. L'individu se montre sous les deux aspects exprimés par les deux figures que nous avons rapprochées ici à dessein pour marquer les deux derniers temps du même phénomène qui avait commencé dans le même individu.
Après que cette séparation s'est effectuée, on a pendant quelques heures sous les yeux deux hydres, l'une sans queue et l'autre sans tête. Celle-ci peut prendre de la nourriture avec ses bras, ce qui n'est pas permis à l'autre, qui se trouve ainsi forcée de jeûner. Nous devons faire remarquer que cette division naturelle des hydres en deux et quelquefois en trois parties, a toujours lieu sur des individus très-bien nourris antérieurement. Chaque fragment est bien vivant et se trouve ainsi doué d'une grande force de reproduction des parties qui lui manquent. En effet, en peu d'heures, on voit pousser la queue sur la moitié qui en est dépourvue, et les bras sur le gros bout de la moitié sans tête, en sorte qu'en deux ou trois jours, pendant la belle saison, chaque moitié de l'hydre est devenue un nouvel animal entier et parfaitement semblable au premier individu.
Mais cette division en deux parties redevenues deux nouveaux individus est malheureusement trop rare, et ce genre de reproduction est en quelque sorte exceptionnel, par rapport à la multiplication au moyen de bourgeons. Ce n'est point encore là le phénomène de la reproduction par de véritables boutures qui excite le plus vivement la curiosité des observateurs; aussi la réparation des parties perdues par chaque moitié ou par chaque tiers d'un polype a-t-elle reçu le nom de rédintégration, c'est-à-dire de restitution vitale d'un animal à son état d'intégralité.
Voyons maintenant comment l'auteur des nouvelles recherches sur le polype d'eau douce est parvenu à élucider ce point encore obscur de l'histoire naturelle du curieux animal. Il a soupçonné d'abord qu'une irritation naturelle provoquait la constriction et la division des hydres en deux ou trois fragments, et il a imité la nature en passant autour du corps de plusieurs hydres, prises dans des moments choisis de leur existence, un cheveu très-fin qui ne devait être retenu que par mi nœud simple. Il fallait que ce cheveu fut simplement appliqué et non serré autour du corps si mou et si délicat de l'hydre. Cette expérience fort simple, mais très-difficile à cause de la petitesse des objets et de la mollesse du corps des hydres, a fourni les résultats que l'expérimentateur en attendait.
Une première hydre ne portant aucun bourgeon et n'ayant aucune tendance à se couper en deux a été entourée d'un cheveu très-fin fixé au moyen d'un nœud simple avec toutes les précautions indiquées, et en vingt-quatre heures elle s'est divisée en deux moitiés qui sont devenues elles-mêmes, deux jours après, des individus entiers, et réparant les parties qui leur manquaient, comme on le voit dans la figure à côté de celle de l'hydre sans bourgeon entourée d'un cheveu.
La même opération a été faite sur une deuxième hydre qui portait deux bourgeons, l'un normal, et l'autre exceptionnel, c'est-à-dire développé près de la bouche de la mère. Le corps de la mère et celui du petit bourgeon exceptionnel ont été ceints chacun d'un cheveu, ce qu'exprime la figure mise sous les jeux du lecteur.
Cette deuxième expérience a donné les mêmes résultats qui sont exprimés dans la figure qui suit immédiatement.
Une troisième hydre portant un premier œuf a été soumise à la même opération, qui a été suivie du même succès avec une légère différence. Dans ce cas la constriction du corps de cette hydre provoquée par division du cheveu a été plus lente et ne s'est effectuée que quelques heures plus tard, et la réparation des parties perdues a été également plus tardive; ce qui tient à ce que les hydres qui pondent des œufs sont plus près du terme de leur existence, de même que les plantes annuelles ou bisannuelles au moment de leur floraison et de leur reproduction par graines; et voilà pourquoi il faut choisir des hydres portant des œufs au moment où elles n'ont encore qu'un œuf, sans quoi l'expérience de la division en deux moitiés, pour obtenir deux nouveaux individus, ne réussirait point.
Une quatrième expérience semblable aux précédentes a été faite sur une hydre qui portait un œuf bien développé, quelques œufs naissants, et dont le corps était en même temps recouvert de pustules. Cet individu, figuré ici, était très-vigoureux, et l'expérience a donné le même résultat, qui se trouve encore exprimé par la figure suivante.
Il s'agissait enfin de constater si les hydres atteintes de la maladie pustuleuse conservaient assez de vigueur et de force de reproduction pour réparer leurs parties perdues, en admettant que l'application de cheveu autour de leur corps provoquerait également la séparation en deux moitiés. Les expériences plus nombreuses faites à ce sujet ont donné les résultats qu'on pouvait prévoir: les individus recouverts de pustules, qui étaient faibles et mal nourris précédemment, se sont bien coupés en deux moitiés, mais la réparation des parties perdues qui devait les redintégrer a été incomplète, ou a avorté complètement dans quelques-uns; mais lorsque les individus atteints de pustules étaient très-vigoureux, l'opération a marché comme dans les expériences précédentes, c'est-à-dire que la séparation en deux moitiés s'est faite comme dans les hydres qui portaient des bourgeons, et chaque moitié est devenue, quoique un peu plus lentement, un nouvel individu complet. On peut même voir, par les deux figures mises à l'appui de l'énoncé de ce fait, que les bourgeons commençaient à pousser sur chaque point du corps de l'hydre qui était auparavant le siège d'une pustule.
Au moyen de ces expériences nouvelles, qui sont fort simples, et que tout observateur patient et adroit peut répéter, on est en mesure de pouvoir constater le mécanisme physiologique de la reproduction des hydres par division spontanée, en les portant sous le microscope, parce qu'on peut se procurer expérimentalement autant d'individus placés dans cette condition qu'il en faut pour éclaircir ce point de la reproduction des animaux par scissiparité, non encore étudié microscopiquement.
Cette étude microscopique des fragments d'un animal zoophyte, qui devient un nouvel individu entier, doit marcher de pair avec celle des bourgeons et avec celle des boutures, ce qui abrège et simplifie beaucoup l'exposé de la reproduction des animaux par des corps reproducteurs qui ne sont réellement pas des œufs.
Un bourgeon naissant d'hydre, porté sous le microscope et étudié sous plusieurs grossissements, depuis les plus faibles jusqu'aux plus forts, se montre toujours, comme l'exprime la figure, sous la forme d'une véritable extension du tissu vivant de la mère. Quelque soin qu'ait mit l'auteur des nouvelles recherches, il n'a jamais pu découvrir une prétendue cellule ou utricule primordiale que l'analogie avait supposé devoir être le premier germe du bourgeon naissant de l'hydre. Cette question peut donc maintenant être considérée comme résolue au moyen de l'observation directe.
Mais pendant que l'hydre se coupe en deux moitiés et au premier moment du bourgeonnement de chaque moitié, qui devient un nouvel individu complet, peut-on encore découvrir, sous le microscope, cette prétendue cellule primordiale qui serait le germe des nouvelles parties qui poussent pour rendre l'animal entier? Nullement, et les deux figures placées sous les yeux ne montrent que l'aspect du tissu vivant qui bourgeonnera simplement par une extension vitale de sa substance charnue et presque homogène.
Nous voici maintenant arrivés à la question si curieuse des boutures de l'hydre. Nous donnons à dessein, comme l'auteur des nouvelles recherches, le nom de boutures pour signifier que, dans ce cas, l'animal a été pour ainsi dire haché en très-petits morceaux. Il faut faire attention ici que l'animal haché étant très-petit, on n'avait point encore précisé le degré et la limite de petitesse des hachures qui peuvent, a-t-on dit, devenir un nouvel animal; c'était donc un point très-important non encore abordé par les premiers observateurs. Disons d'abord que les fragments de bras d'une hydre ne reproduisent un nouvel individu que lorsque le morceau renferme une portion de la bouche de l'animal. Le lecteur a sous les yeux des fragments simples de bras et des fragments avec portion de la bouche, et d'autres coin prenant la tête et les bras de l'animal; ces derniers deviennent de nouveaux individus complets. Il en est de même à l'égard des tronçons de corps de l'hydre, qu'on obtient en coupant, d'un coup de ciseau, l'animal en tronçons transverses et longitudinaux. Les tronçons longitudinaux rapprochent bientôt leurs bords, qui se soudent, et le morceau est alors devenu un sac stomacal. La limite extrême de petitesse des boutures prises sur le corps de l'hydre, et susceptibles de devenir encore un nouvel animal, a été estimée à une hachure ou lambeau de sac stomacal, qui aurait un diamètre d'environ un quart de millimètre.
L'auteur établit, dans cette partie si délicate de ses expériences, que cette bouture doit contenir cependant une portion de peau externe et de peau interne, et qu'elle doit être si petite qu'il ne puisse résulter un sac stomacal de l'affrontement des bords de ce lambeau extrêmement petit du sac stomacal de l'hydre haché en morceaux très-petits; au delà de cette limite, les parcelles du tissu vivant de l'hydre ne peuvent plus se reproduire.
Enfin, ces morceaux très-petits du corps de l'hydre, dont la forme est irrégulière, s'arrondissent et deviennent une sorte d'œuf bouturain et sans coque, à limbe transparent et à noyau opaque. Observé dans ce moment sous le microscope à un grossissement de trois à quatre cents diamètres, il présente les premiers indices du travail embryogénique que nous décrirons en exposant les résultats des nouvelles recherches sur l'œuf de ce curieux animal.
(La suite à un prochain numéro.)
La Havane, par madame la comtesse MERLIN.--Paris, 1844. Amyot. 3 vol. in-8. 22 fr. 50 c.
Le 25 avril 1840, madame la comtesse Merlin s'embarquait à Bristol, à bord du bateau à vapeur le Great-Western, et le 3 mai suivant elle débarquait sur le quai de New-York. Elle ne fit qu'un court séjour dans la capitale des États-Unis. Après une excursion à Philadelphie, elle visita Washington et Baltimore, et elle s'embarqua sur le navire à voile, le Christophe Colomb, qui la conduisit à Cuba, sa patrie.--Madame la comtesse Merlin n'habita la Havane qu'un mois et demi. Ce 23 juillet suivant, le Havre-Guadeloupe la ramenait en France.--Tel est le voyage qui nous a valu trente-six lettres publiées d'abord dans les feuilletons d'un journal politique et formant aujourd'hui 3 vol. in-8º.
Que madame la comtesse Merlin nous permette de lui soumettre une observation. N'a-t-elle pas abuse quelquefois de ses talents épistolaires? Pourquoi écrire tant de pages sur des sujets si variés? Pourquoi, non contente d'analyser avec un style remarquable les impressions diverses qu'elle avait éprouvées, a-t-elle essayé de résoudre un si grand nombre de questions philosophiques, politiques, économiques, morales, etc.? Toutes ces brillantes et solides qualités du cœur et de l'esprit dont elle est heureusement douée sont-elles donc si communes qu'elle ait cru souvent devoir les sacrifier au vain désir de paraître posséder des connaissances universelles?--Effacez de ces trente-six lettres quelques répétitions inutiles, supprimez-en tout ce que d'officieux compilateurs y ont ajouté, n'y laissez, en un mot, que ce que madame la comtesse Merlin a réellement écrit, c'est-à-dire senti ou pensé, et son ouvrage, un peu trop aristocratique peut-être, restera parmi les relations de voyage comme un charmant modèle de sentiment et d'esprit, d'observations et de descriptions.
Madame la comtesse Merlin n'aime pas les Américains, et elle ne laisse échapper aucune occasion de les critiquer.--La plupart de ces reproches ne manquent ni de malice ni de fondement; ils se résument presque tous dans les observations suivantes: «C'est un joug bien pesant que l'égalité: pour satisfaire aux exigences de tous, on est soumis à des gênes intolérables. Chacun paie de ses affections, de ses goûts, de ses penchants, de son indépendance, le bénéfice fractionnel que l'association lui a accordé.--On achète bien cher la liberté collective quand on la paie par l'esclavage individuel. Ici le riche est toujours opprimé par le pauvre et refoulé par la jalousie des masses. Ainsi la liberté est sacrifiée à l'égalité, l'égalité immolée à la liberté; ce qui s'appelle être égaux et libres. Dans ce pays, il faut marcher au pas de tout le monde, vivre de la vie de tout le monde Au théâtre, en voyage, à l'auberge, chez soi, l'esclavage est général, inévitable: tous les actes de la vie sont collectifs.»
Aussi avec quelle joie madame la comtesse Merlin quitta ce pays où elle n'attendait rien, où elle n'etait attendue de personne, pour se rendre dans sa chère patrie, qu'elle n'avait pas revue depuis bien des années, et où tant de cœurs battaient à son approche d'espérance et de bonheur! Au lieu des odeurs infectes de la graisse fondue, du gaz et du bitume, qu'il lui tardait de respirer d'air tiède et amoureux des tropiques, cet air de vie et d'enthousiasme, rempli de molles et douces voluptés!» Avec, quels regards avides elle contemplait cette végétation unique dont elle nous a fait une si belle description! «Des rosées abondantes, des pluies réglées, à de certaines époques de l'année, la chaleur douce et constante de l'atmosphère, une couche végétale pure, et dont l'épaisseur considérable s'alimente encore des dépouillés que laissent les forêts primitives, donnent à la végétation de cette île une vigueur et une puissance merveilleuses; le sol même suffit pas à la contenir. Une quantité immense de plantes envahissent l'air et y cherchent la vie et l'expansion que leur refuse la terre, trop chargée de ses produits. A peine échappées de leur berceau, flexibles, ondoyantes, elles s'élancent d'arbre en arbre, du rocher en rocher; elles montent et descendent sur les murs, sur les toits des maisons; les corolles ouvertes, elles cherchent l'action bienfaisante du soleil, et leurs feuilles exubérantes s'épanouissent au souffle de la brise. Une multitude de plantes parasites, douces d'une force vitale prodigieuse, s'élèvent jusqu'à la coupole des arbres; et là, se jouant au milieu de leurs riches panaches, suspendues avec grâce sur ces colosses de nos forêts, elles balancent leurs fleurs délicates et flexibles au milieu des branches mobiles et gigantesques. En Europe les fleurs rampent, ici elles s'élèvent et volent comme des oiseaux, comme des mouches dorées dans des jardins aériens! Eh bien! cette île si belle dans toutes ses parties, où les volcans, les tremblements de terre, les animaux venimeux sont inconnus, où le plus beau ciel et une végétation splendide offre ni leurs trésors au premier venu, cette île est aux trois quarts inhabitée.»
Autant les Américains lui avaient paru tristes, ennuyeux et affairés, autant madame la comtesse Merlin trouva ses compatriotes gais, aimables et pour la plupart paresseux.--Elle en trace en diverses lettres des portraits qui doivent les faire aimer. Un volume entier est consacre à la peinture de leur vie, de leurs mœurs et de leurs coutumes, à la ville, dans les campagnes environnantes, dans les montagnes de l'intérieur de l'île. Parmi les lettres qui nous semblent mériter des éloges sans restriction, nous citerons celles qui peuvent s'intituler: les Guajiros, la Mort à la Havane, les Deux Veillées, les Femmes havanaises, et la Vuelta abajo. Les Guajiros, ou paysans montagnards, ont inspiré à madame la comtesse Merlin le chapitre le plus remarquable de son ouvrage.
La partie sérieuse de la Havane est beaucoup trop longue. Madame la comtesse Merlin y a sans doute réuni une foule de documents curieux ou d'idées utiles dont elle à obtenu la communication; mais, si intéressantes qu'elles soient, des dissertations historiques, législatives, judiciaires, politiques, économiques, statistiques, seront toujours déplacées dans un ouvrage où la sensation et le sentiment l'emportent naturellement sur la connaissance. Ici, à l'histoire de Cuba, madame la comtesse Merlin ajoute la biographie de Las Casas; la, un traité théorique et pratique sur l'esclavage précède un essai pratique sur l'état actuel des lois et l'administration de la justice. Enfin le gouvernement, l'agriculture, l'éducation, le commerce, les rapports de la métropole avec la colonie, la question des races, etc., tels sont les sujets de cinq lettres adressées à MM. de Golbéry, Gentien de Dissay, Decazes, Rothschild et Martinez de la Rosa.
Malgré ces défauts, la Havane offre une lecture aussi agréable
qu'instructive. Nous regrettons que le défaut d'espace et la nature même
de ce bulletin ne nous permettent pas d'en citer quelques fragments.
Nous terminerons seulement cette sèche et rapide analyse par la phrase
suivante, empruntée à la lettre sur le tabac: «Lorsque vous cheminez, à
pas lents, aspirant avec délice un de ces certains cigares de la Reina
que vous connaissez si bien, savourant en vrai gourmet son parfum et
admirant son aptitude à prendre feu et à le conserver, sachez-le, et ne
vous étonnez plus de, rien, ce cigare, ardent et moelleux à la fois, a
été... vous le dirai-je? mais oui, un historien doit tout dire, il a été,
comme tous ceux que vous fumez, roulé, oui, roulé sur la cuisse non
voilée d'une de nos filles de campagne appelées Guajiras.»
Ad. J.
L'Art de Fumer, ou la Pipe et le Cigare, poème en trois chants, suivi de notes; par BARTHÉLÉMY. In-8.--Paris, Lallemand-Lépine, rue Richelieu, 52; Martinon, rue du Coq, 4; Paul Masgana, galerie de l'Odéon, 12.
M. Barthélémy est toujours le poète qui manie la langue en maître, et sait la rendre souple à l'exigence de sa pensée; mais sa pensée elle-même est tombée, des hauteurs où elle rencontra autrefois l'épopée napoléonienne, dans les bas-fonds où le poète Regnier trouvait ces vers qui firent dire à Boileau:
Heureux si ses écrits, craints du chaste lecteur,
Ne se semaient des lieux où fréquentait l'auteur.
M. Barthélémy a répudié la succession du satirique Gilbert pour celle du poète Autreau, auteur d'une pièce de vers sur une maladie dont le nom ne se prononce pas en bonne compagnie.
Il faut plaindre M. Barthélémy, car sa chute est celle d'un esprit plein de verre et d'originalité. On retrouve encore dans le poème que nous annonçons la plupart des qualités qui firent de lui un poète populaire. L'Art de Fumer aura plus d'une édition; on l'apprendra par cœur dans les estaminets. C'est la désormais que M. Barthélémy veut trouver des applaudissements dignes de lui.
J'installe devant moi, bravant le décorum,
Ou la cruche flamande, ou quelque grog au rhum;
Il faut que Cuba le divin narcotique
Charge de bleus flocons mon divan poétique.
Ainsi débute le poème, ainsi le poète finira.
Catalogue d'une belle Collection de Lettres autographes, tirée du cabinet de M. L..., dont la vente aura lieu le 8 avril et jours suivants, salle Silvestre.--Paris, 1844. Charron, 1 vol. in-8.
Nous avons déjà fait connaître un catalogue de ce genre. Nous avons dit aussi le prix fabuleux que le feu des enchères avait fait mettre récemment à des autographes que se disputaient des collecteurs. Si la manie n'avait pas la plus grande part dans cette passion, si l'intérêt historique la faisait seule naître, nous prédirions hardiment à la collection dont nous avons aujourd'hui la notice sous les jeux une vogue d'enthousiasme, un succès d'argent. Nous n'avons point à nous occuper de pièces insignifiantes à nos yeux, mais auxquelles un très-grand prix sera attaché peut-être, parce qu'elles ont le mérite d'émaner d'hommes dont l'écriture, dont la signature même, sont rares; nous passerons seulement en revue quelques-unes de celles qui offriront à coup sûr à nos lecteurs un intérêt incontestable au point de vue historique, biographique ou littéraire.
Nous trouvons d'abord une lettre du célèbre et malheureux amiral de Coligny; elle est du 30 juin 1572, et adressée à Charles IX. La date et le destinataire la rendent doublement curieuse:
«Sire, estant allé ce soir trouver votre mère aux Tuileries, Elle ma baillé une lettre quil a pleu à Votre Majesté mescripre par la quele elle me faict entendre ce qu'elle a entendu de plusieurs et divers endroicts de lassemblée qui se faict par toutes les provinces de ce royaulme et des rendes vous qui sest donné en ceste ville au XVe du mois prochain. Me taisant ladessus anttandre, Vostre Majesté, combien elle trouve mauvois que telle chose se face. Et comme elle commande d'y remédier aussy me faict elle bien enttandre quelle a oppinion que telle chose ne se soit faicte sans mon sceu, ce quelle trouveroit d'auttant plus maulvois que scauroit estez, sans son sceu et congé. Si aussy estoit, Sire, je confesse que jay tres-mal faict et que je mérité une bonne punition, mais pour ce que cest chose controuvée je ne feré point dexcuse et non entreré point en justification .»
Sept semaines après, dans la nuit du 23 au 24 août, jour de la Saint-Barthélémy, celui qui avait écrit cette lettre était assassiné par ordre de celui à qui elle était adressée, et de sa mère.
Une autre époque, encore plus dramatique, a fourni à ce catalogue un riche contingent. Nous ne croyons pas que la révolution française puisse offrir beaucoup de documents plus saisissants qu'une lettre de Pelletier, (du Cher), membre de la convention nationale, écrite de Paris, à un de ses amis de province le 21 janvier 1795, le jour même de l'exécution de Louis XVI, dont Pelletier avait voté la mort. Après s'être excusé de son silence sur ses nombreuses occupations, il lui dit:
«Nous sommes arrivés au moment qui doit décider du sort de la république, la convention vient de donner une preuve bien éclatante de son courage et du sa justice, le tyran n'est plus, il a trop vécu pour le malheur du peuple français. Il était temps que l'on mit un terme à ses forfaits, autrement il serait venu à bout de nous faire tous entrégorger... L'exécrable homme! combien il a été fourbe, parjure et traître, combien il a fait couler impunément le sang! ha, mon bon amy, faisons en sorte de ne jamais vivre sous le régime de la royauté.» Il parle ensuite du jugement, des dernières demandes du roi et de son supplice:
«Il a été exécuté ce matin, à 10 heures 34 minutes, il a voulu haranguer le peuple, il a dit qu'il mourait innocent (le traître, innocent, quelle imposture), qu'il pardonnait à ses ennemis, qu'il désirait que son peuple fût heureux (un bourreau, un assassin peut-il parler ainsy). Il voulut continuer, mais le commandant général a donné le signal, et sur le champ sa tête a tombé sur l'échafault; que les Parisiens se sont montrés majestueux et grands dans cette occasion, ils n'ont manifestés ny joie ny douleur, le calme le plus profond a régné, les boutiques et les spectacles ont toujours été ouverts, aucuns des exercices ordinaires n'ont été interrompus, il n'y a pas eu une larme, pas un cri de fait, sy ce n'est celui de vive la République!...»
On frémit quand on considère, dans un temps calme, à quels sentiments sauvages, à quel langage barbare le fanatisme politique peut conduire un homme consciencieux, humain peut-être, mais auquel la passion dont il ne savait pas se détendre faisait voir, dans ce temps de fièvre ardente, la guillotine comme un autel et la victime comme un monstre. A coup sûre l'homme, qui avait envoyé le roi à l'échafaud, dormait bien en paix avec sa conscience. Nous allons voir, au contraire, Joseph Lebon livré à l'insomnie pour une tout autre cause et exprimer ses scrupules et ses remords pour un motif et dans un langage aujourd'hui bien inexplicables. C'est à sa cousine que le trop fameux représentant du peuple écrit, en date du 8 juin 1794:
«Voici près de huit jours que je n'ai été à Arras; je crains bien qu'à ma première apparition je n'aie quelques difficultés avec ma mère. Tu sais qu'elle devait m'acheter un habit. Mais sans dire gare, ne s'est-elle pas avisée de m'acheter un habit de très-fin drap, une veste de soye et une culotte de même étoffe!
Dans le premier moment, quoique tout interdit; je n'ai pas cru devoir la brusquer sur une emplette faite. J'ai consenti à ce qu'on me prit mesure. Mais, tu me croiras si le veux, voila dix nuits que je ne dors presque point à cause de ce malheureux habillement. Moi, philosophe, ami de l'humanité, me couvrir si richement, tandis que des milliers de mes semblables meurent de faim sous de tristes haillons! Comment, avec tout cet éclat, me transportera l'avenir dans leur chaumière pour les consoler de leurs infortunes? Comment plaider encore la cause du pauvre? Comment m'élever contre les vols des riches, en imitant leur luxe et leur somptuosité? Toutes ces idées me poursuivent sans cesse, et, je pense, avec raison, que mon âme serait un jour dévorée de mille remords, si je passais outre, et si j'avais la faiblesse de condescendre à la bonté peu éclairée d'une mère.»
Veut-on voir un véritable service rendu par un conventionnel également célébré, Jean-Bon-Saint-André, à ses collègues les représentants du peuple qui se trouvaient, au moment du procès de Louis XVI, en mission dans les départements du Mont-Blanc? Plus d'un d'entre eux se félicitait peut-être d'être, dans ce moment où il fallait se prononcer, absent de la convention. Ils s'étaient bornés à écrire à l'assemblée que la conduite de Louis XVI méritait une condamnation, quelques-uns d'entre eux croyaient peut-être s'en tirer ainsi. Voici ce que Jean-Bon-Saint-André leur écrit:
«Votre lettre à la convention au sujet de la mort du tyran, portant le mot de condamnation, quelques personnes se plaisoient à dire qu'il y avoit de l'équivoque dans l'expression de votre vœu. Il me sembla alors que votre confiance m'imposoit le devoir de faire pour vous ce que j'eusse désiré qu'en pareil cas vous fissiez pour moi, de mettre au grand jour vos vrais sentiments qui étoient pour la mort, sans appel au peuple. Cette note fut inscrite dans le Créole-Patriote, et j'ose croire que vous ne désapprouverez pas le parti que j'ai pris à cet égard.»
Comme on est heureux n'avoir affaire à un collègue obligeant et a un commentateur mesuré!
Après ces lettres de conventionnels, en voici une du duc de Berri adressée, de Blankemburgh, à M. le comte Henri de Damas, le 15 avril 1797, où le prince se montrait assez découragé et assez revenu des illusions auxquelles un exile a besoin pourtant de se rattacher, lorsqu'il n'a pas craint surtout de prendre les armes pour s'ouvrir les portes de son pays:
«Mon maudit frère n'arrive pas, et nous sommes déjà à la mi-avril, ce qui fera que nous ne pourrons vous aider qu'à la mi-may, à moins que le bruit du canon ne me rappelle; je suis d'une inquiétude affreuse de perdre un mois de campagne, quoiqu'elle ne sera sûrement qu'une reculade... Je vois cette année la fin de la guerre et la paix; est-ce à craindre ou à désirer? la paix nous fera-t-elle puis de mal que la guerre, excepté l'occasion de se faire tuer que je regretterai, car de traîner l'existence d'un fugitif chassé de partout me paraît impossible a soutenir; d'ailleurs tout le monde nous dit du bien de l'intérieur, ne serait-ce pas comme tout le bien qu'on nous disait de l'armée avant que nous la connaissions?»
Vient ensuite une protestation de Cléry, le valet de chambre de Louis XVI, qui prouve combien le plus touchant dévouement peut parfois être méconnu par ceux-là même qui devraient le mieux lui rendre justice. Elle est datée de Schierensce, le 29 janvier 1801, et adressée à madame la duchesse d'Angoulême:
«M. le duc m'accuse d'avoir sçu et de ne pas l'avoir prévenu, que mercredi, jour de bal de madame la comtesse Baudisen, tombait le 21 janvier, et de plus d'être complice d'une intrigue de société, pour l'engager, ainsi que vous, madame la duchesse, à paraître dans un bal ce jour de deuil pour tous les bons Français. J'en atteste le ciel, j'en atteste les mânes augustes de mon maître! que jamais pareille pensée n'est entrée dans mon âme... M. le duc m'accuse encore d'ambition; de l'ambition, moi! ah! si j'avois été enivré de cette passion, n'ai-je pas trouvé mille occasions de la satisfaire, pendant mon séjour à Vienne, à Londres et à Berlin, où le bon roi vouloit me donner une maison et une place honorable? N'ai-je pas tout refusé pour suivre la malheureuse destinée de mes augustes maîtres? Cet effort n'a jamais été pénible; le sentiment de reconnaissance, d'attachement et de devoir, est, et sera éternellement gravé dans mon cœur. Clery, simple, valet de chambre et dernier serviteur de Louis XVI, au temple, est le plus beau titre que je puisse jamais posséder, et avec lequel les personnes sensibles m'accorderont toujours quelqu'intérêt, au lieu que Clery, qui voudrait s'élever au niveaux des personnes qui doivent le commander, seroit regardé, avec justice, comme un être inconséquent et déresonnable.»
Il est pénible de voir un serviteur dont la fidélité est, à juste titre, historique, être mis dans la situation de faire entendre un tel langage. Le cœur est également attristé en entendant l'expression de l'étonnement et de la douleur qu'éprouve l'impératrice Joséphine, cette femme si dévouée, à la vue des trahisons de 1814. Sa lettre est datée du château de Navarre, 7 avril 1814:
«Je suis arrivée ici le 30, et la reine Hortense, deux jours après avec ses enfants. Elle est aussi souffrante et aussi douloureusement affectée que moi. Nous avons le cœur brisé de tout ce qui se passe, et surtout de l'ingratitude des Français. Les journaux sont remplis des plus horribles injures; si vous ne les avez, pas lus, n'en prenez pas la peine, ils vous feraient mal. Il parait que l'Empereur a envoyé a Paris les maréchaux Ney et Macdonald, avec le duc de Vivence, pour proposer d'abdiquer en faveur du roi de Rome, et que la proposition n'a pas été acceptée. Jusqu'à présent, Évreux et Navarre sont tranquilles, mais on nous menace aujourd'hui ou demain de la visite de l'ennemi. Croirés vous que le général charge de s'emparer du département au nom du gouvernement provisoire, est le duc de Raguse, qui a passé de leur côté avec le corps d'armée qu'il commandait?»
Ce qui est moins déchirant, ce sont les reproches adroitement déguisés d'ingratitude que le prince de Talleyrand adresse à Louis XVIII, avec lequel il avait correspondu sur la fin de l'empire, et qui, en 1816, cédant aux instances de ses compagnons d'émigration, après avoir complètement disgracié Fouché, avait fait dire à son grand chambellan de ne pas paraître aux Tuileries jusqu'à nouvel ordre. La lettre du prince est du 22 novembre 1816. Il obéira à l'ordre de Sa Majesté, qui vient de lui être transmis par M. le duc de La Châtre. Il obéira avec douleur, mais sans comprendre que les rapports que Sa Majesté reçoit fassent quelque impression sur elle lorsqu'il est question du lui. Il termine ainsi:
«Je lui demanderois pardon de ma mauvaise écriture, si je ne savois qu'elle la connoît depuis longtemps et quelle la lit aisément.»
Une réclamation, empreinte d'une véritable noblesse, dictée par un sentiment parfait des convenances les plus délicates et les plus difficiles, et dans laquelle est portée au plus haut point la dignité des sentiments de famille, c'est celle de mademoiselle de Robespierre, sœur des deux conventionnels de ce nom, adressée le 21 mai 1830 au journal l'Universel. Le rédacteur de cette feuille, qui, a un premier tort, ajouta celui de ne pas le réparer et de refuser l'impression de cette lettre, le rédacteur de l'Universel avait dit, en rendant compte de prétendus Mémoires de Robespierre, dont il contestait du reste l'authenticité, que l'éditeur avait pu autrefois se procurer des documents fidèles auprès d'une sœur de Robespierre, végétant à Paris, dans le coin le plus obscur d'un faubourg, accablée d'années, de misère, du poids de son funeste nom, et acheter d'elle quelques souvenirs non effacés. «Voici la fin de la réponse éloquente, nous pourrions dire sublime, que fit vainement à ce journal mademoiselle de Robespierre, et que la Revue rétrospective a imprimée en entier, t. I, p. 104 de sa 1ère série:
«... Ce qu'on vous a dit, monsieur, est non-seulement inexact, mais cela est faux. Il est vrai que la sœur de Maximilien Robespierre végète accablée de misère, d'années, et vous auriez pu ajouter de graves et douloureuses infirmités, dans un coin obscur de la patrie qui la vit naître; mais elle a constamment repoussé les offres des intrigants qui, dans le laps de trente-six ans, ont tenté à diverses reprises de trafiquer de son nom; mais elle n'a rien vendu à personne; mais elle n'a aucun rapport direct ni indirect avec l'éditeur des prétendus Mémoires de son frère.
«Je regarde, monsieur, comme injurieuse à mon honneur et ma probité l'idée qu'on ait pu acheter de moi mes souvenirs non effacés. J'appartiens à une famille à laquelle on n'a pas reproché le vénalité. Je vais rendre au tombeau le nom que je reçus du mes vénérable des pères, avec la consolation que personne au monde ne peut me reprocher un seul acte, dans le cours de ma longue carrière, qui ne soit conforme à ce que prescrit l'honneur. Quant à mes frères, c'est à l'histoire à prononcer définitivement sur eux; c'est à l'histoire à reconnaître un jour si réellement Maximilien est coupable de tous les excès révolutionnaires dont ses collègues l'ont accusé après sa mort. J'ai lu dans les Annales de Rome que deux frères aussi furent mis hors la loi, massacrés sur la place publique, que leurs cadavres furent traînés dans le Tibre, leurs têtes payées au poids de l'or, mais l'histoire ne dit pas que leur mère, qui leur survécut, ait jamais été blâmée d'avoir cru à leur vertu.»
Toutes les pièces émanant de femmes, qui se trouvent dans cette collection, ne sont pas, on se le figure aisément, écrites de ce style. C'est sur un tout autre ton que madame de Parabere, maîtresse en titre du régent, écrivait au maréchal de Richelieu une lettre que nous ne rapporterons pas, et qui prouve qu'elle était en même temps une des maîtresses de fait de ce fameux séducteur.--Madame Denis, la nièce de Voltaire, dans une lettre du 20 juin 1755 exprime d'une manière piquante les craintes que causent à son oncle et à elle des exemplaires qui circulent du poème de la Pucelle, imprimé clandestinement. On y lit:
«Tout irait bien sans cette Pucelle. Nous recevons tous les jours des avis qui nous désespèrent, nous ne pouvons plus douter quelle ne soit en de bien mauvaises mains tant à Paris que dans les pais étrangers, et à moins que saint Denis ne dessande encore une fois sur son rayon pour la préserver des mal voulants je la croîs dans un grand danger.»
Sophie Arnould, avec sa philosophie, sa désinvolture spirituelle et son mépris de l'orthographe et de la ponctuation, qu'elle pousse, on le comprend, plus loin encore que la mère de Voltaire, écrivait, le 31 décembre 1788, à un de ses nombreux mais anciens adorateurs:
«... Vous connessés, mon amy, mon cœur et la délicatesse de mes procédés envers les illustres ingrats que j'ai associés à mon cœur, à mon bonheur et aux plaisirs de mon jeune âge: tout cela est fini, comme cela finit assés ordinairement; c'est un malheur, je pardonne à ses ingrats! l'oubly de mes attraits, de mes soins, mais non celuy de ma tendresse... Cependant il faut s'accoutumer à tout; mais me voici aujourd'hui, eh! par le temps qui coure, après vingt années de gloire, de flatteries, d'aisances, obligée de compter avec moy même, pour n'avoir pas à décompter avec les autres, mes affaires pécunières sont engagées. La charge d'une famille nombreuse dont j'étais la plus riche, trois enfants grands seigneurs le matin eh! très petits bourgeois, le soir, ou lorsqu'il s'agit de les placer à droite ou à gauche, bref, tout cela m'a sinon ruinées ou au moins bien dérangée. Vuyes mon amy quelle répons vous voudrés faire à votre Sophie.»
Une autre femme, longtemps célèbre par sa beauté, figure dans cette galerie historique sous le nom qu'elle devait bientôt après échanger contre celui de Tallien, dans une pièce écrite de la main de Robespierre et signée par lui et ses collègues Billaud-Varennes, Barère et Collot-d'Herbois. C'est un arrêt du comité de salut public du 3 prairial, l'an II de la république, qui ordonne que «la nommée Cabarus, fille d'un banquier-espagnol et femme du nommé Fontenai, sera mise sur-le-champ en état d'arrestation et mise au secret; que le jeune homme qui demeure avec elle et ceux qui seraient trouvés chez elle seront pareillement arrêtés, etc.»
Une même pièce réunit trois noms qui ont une grande célébrité dans la politique, la littérature et les arts. Elle est écrite par le prince de Metternich, adressée à madame la duchesse d'Abrantès, et sert à recommander le pianiste Thalberg. Elle est du 18 octobre 1833:
«Le porteur se nomme Thalberg; il est jeune, bon garçon, de très-bonne compagnie; à mon avis, le premier pianiste qui jamais ait joué de cet admirable instrument... Faites-le jouer; il a entre autres le talent de tout savoir par cœur. Demandez-lui tel souvenir que vous voudrez, il ne restera pas en défaut, et il vous charmera, ou je ne m'y entends pas.»
L'artiste est parfaitement arrivé à prouver que le prince s'y entend.
Nous avons rapporté le titre de ce Catalogue. S'il fallait l'en croire, cette collection curieuse serait tirée du cabinet de M. L. Un très-grand nombre de pièces nous prouvent que cette initiale dissimule le véritable nom du collecteur. Ces pièces sont adressées au marquis de Dolomieu, un des amateurs qui ont le plus fourni à la belle publication de l'Isographie. Nous ne nous expliquons pas que cette collection soit aujourd'hui livrée aux enchères. On y trouve une foule de lettres des princes et princesses de la famille régnante, qui les avaient écrites à la sollicitation du collecteur et pour la compléter, mais non à coup sûr pour voir la criée d'un commissaire-priseur s'exercer sur leurs page» d'écriture. Telle est cette lettre du prince de Joinville, adressée au marquis de Dolomieu, il la date du 2 juillet 1827;
«Voici le petit bout de lettre que vous m'avez demandé; si vous aviez voulu attendre deux ou trois ans plus tard, l'écriture eût été, je crois, un peu meilleure; mais puisque vous désirez être satisfait aujourd'hui, c'est là tout ce que je puis vous offrir.»
Du reste, ceci n'est qu'une question de convenance plus ou moins mal
observées. Mais ce qui nous parait plus sérieux, c'est que nous trouvons
dans ce catalogue, aux numéros 40 et 396, deux pièces signées, l'une de
Molière, l'autre de sa femme, que la section des manuscrits de la
bibliothèque du Roi possédait en 1825, et que l'auteur de ce compte
rendu copia et fit imprimer à cette époque. Comment notre dépôt national
s'est-il trouvé dépossédé au profit d'une collection particulière, de
deux pièces très-rares? Comment et par qui ont-elles pu être livrées à
un acquéreur, à coup sûr de bonne foi? Ceci sort du domaine de la
critique. En 1832, une commission fut instituée pour examiner certains
faits signalés à l'autorité supérieure, qui s'étaient passés à la
bibliothèque du Roi. Cette commission, dont M. Prunelle était
rapporteur, fut d'avis, après examen, que cette tâche revenait de droit
à l'autorité judiciaire. Force nous est aujourd'hui, comme à la
commission d'alors, de déclarer notre incompétence.
T.
Études sur les Tragiques grecs; par M. PATIN, de l'Académie française. 3 vol.--Chez Hachette, rue Pierre-Sarrazin, 12.
Nous n'avions rien encore, dans notre littérature, que nous puissions justement opposer aux excellents travaux des Allemands sur la tragédie grecque. La Harpe, qui avait fait preuve d'une critique supérieure dans l'étude de notre théâtre, s'était laissé dominer par le goût français et les préjugés littéraires de son époque, lorsqu'il examina les anciens tragiques. Son jugement nous parait aujourd'hui faire le pendant de celle fameuse traduction inexacte et francisée du père Brumoy, qui nous montre Oreste arrivant de voyage avec ses malles, comme un commis voyageur, et assis sur un canapé attendant sa sœur la terrible Électre. Les travaux postérieurs de M. Nepomucène Lemercier étaient encore entachés du même défaut que nous reprochons à La Harpe; et d'ailleurs l'auteur d'Agamemnon qui avait en partie retrouvé sur la scène la puissante inspiration d'Eschyle, n'examina, dans sa critique, l'ancienne tragédie que sous un point de vue restreint, systématique et presque personnel.
M. Patin vient combler aujourd'hui cette lacune de notre critique littéraire; ses études sur les tragiques grecs sont certainement le livre le plus remarquable que l'on ait fait, depuis W. Schlegel, sur le théâtre ancien. Nous louerons d'abord et surtout M. Patin d'avoir, après les ambitieuses théories des Allemands, traité au contraire son sujet avec nue discrétion et une sobriété éminemment françaises. Au lieu de s'égarer, loin de ses auteurs, dans de nébuleuses conjectures, dans les associations plus ingénieuses que vraies du bas-relief et de l'épopée, du groupe et de la tragédie, il s'est appliqué uniquement à comprendre le génie particulier des trois grands tragiques, et à distinguer les caractères propres, à en faire ressortir la beauté singulière et originale. Dans un semblable travail, M. Patin n'a pas recule devant les pénibles et laborieuses recherches de l'érudition; il a voulu, au contraire, que la science fût toujours la base de sa critique; et cet examen approfondi, minutieux même du texte, qui serait peut-être excessif s'il était fait de même sur Racine ou Corneille, parait être indispensable pour les tragédies grecques, si difficiles à entendre, si chargées de variantes et d'interpolations de toutes sortes. La critique verbale sera toujours, et quoi qu'on en dise, la meilleure et la plus utile pour l'intelligence et l'appréciation des auteurs de l'antiquité.
D'excellentes traductions viennent à l'appui de toutes les assertions critiques de m. Patin, et les nombreux passages d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide que nous trouvons traduits dans son livre avec cette connaissance parfaite de la langue grecque et ce goût véritablement attique qu'on devait attendre du savant professeur, ajoutent une singulière valeur à ses jugements et à ses analyses. On a rarement traduit les anciens avec une pareille élégance jointe à une telle fidélité; et, pour peu que l'on se rappelle les inexactitudes, les contre-sens et surtout la lourde platitude des traductions qui ont suivi celle du père Brumoy, on sentira tout le mérite du nouveau traducteur.
Espérons que M. Patin voudra un jour compléter son beau travail en dotant notre langue d'une traduction entière de ces tragédies, dont il ne nous a encore donné que des extraits.
Nous voudrions pouvoir détacher du livre de M. Patin quelques morceaux choisis, qui viendraient à l'appui de nos éloges; mais Eschyle, Sophocle, Euripide ne sauraient être jugés en quelques lignes, et ce n'est pas trop d'un volume entier pour apprécier sous toutes ses faces le génie magnifique de chacun de ces grands tragiques. Nous nous bornerons donc à recommander surtout à nos lecteurs les excellentes pages que M. Patin a écrites sur Euripide; ils y trouveront une critique judicieuse des beautés et des défaut du poète, exprimée en termes plus justes et plus clairs que ceux dont M. Schlegel s'était servi dans ses appréciations théoriques, où il compare «le point de perfection dans les arts au foyer d'un verre ardent, etc.»
Après tous ces éloges, nous ne craindrons pas de reprocher à M. Patin quelques explications minutieuses, quelques commentaires superflus, qui sont plutôt au profit de l'érudition pure qu'à celui de la critique littéraire. Nous eussions voulu aussi trouver dans son examen d'Eschyle une vue plus haute, plus hardie sur le génie du terrible poète; non pas qu'il fallût tomber dans ces exagérations gigantesques que nous a fait voir une célèbre préface, mais on pouvait peindre avec un sentiment plus vif et en termes plus forts cette sublime inspiration patriotique, cette audacieuse et sombre poésie qui mettent Eschyle au-dessus de tous les autres tragiques, et donnent à son théâtre une élévation morale qu'on chercherait vainement ailleurs.
Mais par ces quelques critiques nous ne voulons point infirmer le mérite d'un livre qui demeure, comme nous l'avons dit, le plus savant et le plus judicieux qu'on ait encore fait sur la matière.
Costume grec.
Albanais.--Marquise.
Par suite d'une erreur du dessinateur, la première figure des Amusements des Sciences, dans notre dernier numéro (page 32), au lieu de représenter dix cartes dont les nombres de points vont, en se suivant depuis un ou as jusqu'à dix, offre dix cartes prises au hasard, à partir des deux premières à gauche (l'as de carreau et le deux de trèfle). Le lecteur est prié de faire par la pensée la correction suivante, sans laquelle la solution de notre premier problème serait inintelligible:
Après l'as de carreau et le deux de trèfle, il faut un trois au lieu d'un huit de carreau; après ce trois un quatre au lieu d'un as de pique; après le quatre un cinq au lieu d'un dix de cœur; et ainsi de suite jusqu'au dix, qui sera immédiatement avant l'as de carreau pris pour point de départ.
SOLUTIONS DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS
LE CINQUANTE-QUATRIÈME NUMÉRO.
I. Supposons que le nombre qu'il s'agit d'atteindre soit 100, et qu'il faille ajouter des nombres constamment plus petits que 11.
L'artifice de ce problème consiste à s'emparer tout de suite de certains nombres que nous allons faire connaître. Retranchez pour col effet 11 de 100, une fois, deux fois, trois fois, et autant de fois que cela se peut, il restera 89, 78, 67, 56, 45, 34, 23, 12, 1, qu'il faut retenir; car celui qui, en ajoutant son nombre moindre que 11 à la somme des précédents, comptera un de ces nombres avant son adversaire, gagnera infailliblement, et sans que l'autre puisse l'en empêcher. On trouvera encore plus facilement ces nombres en divisant 100 par 11, et prenant le reste 1, auquel on ajoutera continuellement 11 pour avoir 1, 12, 23, 34, etc.
Supposons, par exemple, que le premier qui sait le jeu prenne 1; il est évident que son adversaire devant compter moins que 11, pourra tout au plus, en ajoutant son nombre, 10, par exemple, atteindre 11, le premier prendra encore 1, ce qui fera 12; que le second prenne 8, cela fera 20; le premier prendra 3 et aura 23, et ainsi successivement il atteindra le premier à 34, 45, 56, 67, 78, 89. Arrivé là, le second ne pourra pas l'empêcher d'atteindre 100 le premier; car, quelque nombre que prenne le second, il ne pourra atteindre qu'à 99, le premier pourra donc dire, et 1 font 100. Si le second ne prenait que 1 en sus de 99, cela serait 90, et son adversaire, prendrait 10, qui, avec 90, fait 100.
Il est clair que, de deux personnes qui jouent à ce jeu, si toutes deux le savent, la première doit nécessairement gagner.
Mais si l'une le sait et que l'autre ne le sache pas, celle-ci, quoique première, pourra fort bien ne pas gagner; car elle croira trouver un grand avantage à prendre le plus fort nombre qu'elle puisse prendre; savoir, 10; et alors la seconde, qui connaît le jeu, prendra 2; ce qui, avec 10, fait 12, l'un des nombres dont il faut s'emparer. Elle pourra même négliger cet avantage et ne prendre que 1 pour faire 11; car la première prendra probablement encore 10, ce qui fera 21; la seconde pourra alors prendre 2, ce qui fera 26. Elle pourra enfin attendre encore plus tard pour se placer à quelqu'un des nombres suivants: 34, 45, 56, etc. Si le premier joueur veut gagner, il ne faut pas que le plus petit nombre proposé mesure le plus grand; car, dans ce cas, le premier n'aurait pas la certitude de gagner. Par exemple si, au lieu de 11, on avait pris 10, qui mesure 100 en ôtant 10 de 100 autant de fois qu'on le peut, on aurait ces nombres: 10, 20, 30, 40, 50, 60, 70, 80, 90, dont le premier 10 ne pourrait pas être pris par le premier; ce qui fait qu'étant obligé de prendre un nombre moindre que 10, si le second était aussi fin que lui, il pourrait prendre le reste à 10, et ainsi il aurait une régie infaillible pour gagner.
II. Prenez un ballon de verre à long col, remplissez-le d'eau à moitié, et faites-y bouillir cette eau en tenant le fond du ballon au-dessus de charbons ardents. Lorsque l'ébullition a duré pendant quelques minutes avec une certaine intensité, mettez un bouchon au col de votre ballon et retournez-le. Puis, lorsqu'il est refroidi complètement, placez de la glace à la partie supérieure qui n'est pas en contact avec l'eau. Vous verrez à l'instant l'ébullition se manifester avec beaucoup de force.
De l'eau froide suffira même habituellement pour produire l'ébullition, et on pourra se donner ainsi le spectacle d'une eau qui bout sans feu durant des heures entières.
L'explication de ce curieux phénomène est fort simple. Lorsque l'on a chassé complètement du ballon l'air qui y était renfermé, par une première ébullition, et qu'on a fermé le vase avec un bouchon, l'eau ne s'est plus trouvée en contact qu'avec de la vapeur. Or, si on vient à condenser cette vapeur par l'approche d'un corps froid, la surface liquide n'étant plus pressée par rien, ce liquide laissera échapper de nouvelle vapeur, et c'est là précisément ce en quoi consiste l'ébullition.
C'est par une raison analogue que l'eau bout sur les hautes montagnes à une température beaucoup plus basse qu'au bord de la mer. A Quito, par exemple, a 2,900 mètres environ au-dessus de l'Océan, l'eau bout à 90º seulement de l'échelle centigrade; de sorte qu'il est impossible d'opérer certaines cuissons qui exigent une chaleur de 100°, à moins de se servir du digesteur de Papin, ou de la vapeur à une pression plus élevée que celle de l'atmosphère.
NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.
I. Faire fondre du plomb sans feu.
II. Faire fondre du marbre, sans le décomposer, et changer de la craie en marbre.
III. Frapper une bille avec bricole simple ou bricole double, au jeu de billard.
EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.
Un essaim d'Abeilles.