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THÉATRE
DE
HROTSVITHA
RELIGIEUSE ALLEMANDE
DU Xème SIÈCLE
TRADUIT POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS AVEC LE TEXTE LATIN
REVU SUR LE MANUSCRIT DE MUNICH
PRÉCÉDÉ
D’une introduction et suivi de notes
PAR
Charles MAGNIN
Membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.
A PARIS
CHEZ BENJAMIN DUPRAT
LIBRAIRE DE L’INSTITUT ET DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE
Rue du Cloître-Saint-Benoit, 77
1845
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.
CAUSERIES ET MÉDITATIONS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES. 2 vol. in-8o.
LES ORIGINES DU THÉATRE MODERNE, t. Ier, Introduction
complète. 1 vol. in-8o.
DE LA MISE EN SCÈNE CHEZ LES ANCIENS. (Présentation
des pièces, comités de lecture, censure dramatique), Revue
des Deux-Mondes, no du 1er septembre 1839; (Distributions des rôles,
directeur de troupes, acteurs), no du 14 avril 1840; (Affiches, annonces,
billets d’entrée), no du 1er novembre 1840.
LA COMÉDIE AU IVe SIÈCLE; QUEROLUS. Revue des Deux-Mondes,
no du 15 juin 1835.
FRAGMENTS INÉDITS D’UN COMIQUE DU VIIe SIÈCLE.
Bibliothèque de l’École des Chartes, t. Ier.
THÉATRE
DE
HROTSVITHA
DE L’IMPRIMERIE DE CRAPELET
RUE DE VAUGIRARD, No 9
THÉATRE
DE
HROTSVITHA
RELIGIEUSE ALLEMANDE
DU XE SIÈCLE
TRADUIT POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS
AVEC LE TEXTE LATIN REVU SUR LE MANUSCRIT DE MUNICH
PRÉCÉDÉ
D’UNE INTRODUCTION ET SUIVI DE NOTES
PAR
CHARLES MAGNIN
MEMBRE DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES
A PARIS
CHEZ BENJAMIN DUPRAT
LIBRAIRE DE L’INSTITUT ET DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE
RUE DE CLOÎTRE SAINT-BENOÎT, No 7
1845
Εἰ Σαπφὼ δεκάτη Μουσάων ἐστὶν ἀδόντων,
Ῥοσβὶθ' ἑνδεκάτη Μοῦσα καταγράφεται.
Vilibaldus Birkhammer.
Rara avis in Saxonia visa est.
Henricus Bodo.
HROTSVITHA,
SON TEMPS, SA VIE ET SES OUVRAGES.
I.
Un recueil de drames portant la date du
Xe siècle et signé, comme celui-ci, d’un nom
de femme, et, qui plus est, de religieuse,
est un phénomène des plus remarquables
et qui intéresse à la fois les mœurs, les lettres
et la discipline de l’Église. Toutefois ce
livre, quelque singulier qu’il paraisse, n’est
point une œuvre exceptionnelle, sans antécédents
et sans analogues. Le théâtre de Hrotsvitha
confirme, au contraire, tout un ensemble
de faits récemment étudiés et mis en lumière.
[ii]
On avait cru jusqu’ici trop légèrement
qu’entre le VIe et le XIIe siècle de notre ère
toute représentation scénique avait été abolie,
et qu’il fallait désespérer de rien trouver
de ce genre en Europe, pendant toute la durée
du moyen âge. Dans une série de leçons présentées,
il y a dix ans, à la Faculté des lettres
de Paris, j’ai essayé d’établir la vérité contraire,
en produisant un grand nombre de
textes et de monuments jusque-là négligés ou
inconnus. Chaque siècle ainsi patiemment interrogé
est venu déposer de l’incessante activité
du génie scénique. La période féodale
elle-même, cet âge de concentration religieuse
et de morcellement social, durant lequel il
semble qu’il ne pût exister pour le drame ni
poëte, ni scène, ni spectateurs, nous a fourni
le plus inattendu et le plus riche contingent
théâtral. C’est en pleine féodalité, au milieu
de la moins lettrée des époques obscures,
dans le Xe siècle, en un mot, à qui l’on refuse
généralement toute science, toute poésie,
tout sentiment du beau, toute délicatesse de
pensée ou de langage, que s’est montré à nous
le monument le plus considérable et le moins
imparfait de ce théâtre intermédiaire, dont on
[iii]
avait jusqu’ici méconnu l’existence, parce
qu’on s’obstinait à le chercher par habitude
dans des lieux et sous des formes qui depuis
longtemps n’existaient plus.
Éclairé par l’étude des origines de la tragédie
grecque, que nous avons vue sortir
demi-lyrique des hiérons de Bacchus et des processions
dionysiaques[1], nous avons pensé
que du VIe au XIIe siècle le drame chrétien
devait se montrer dans les parvis ou sous les
arceaux mêmes de nos plus anciennes cathédrales.
En effet, depuis la chute du polythéisme,
et surtout depuis l’établissement des
conquérants barbares dans les provinces romaines,
les théâtres antiques avaient cessé
peu à peu de recevoir la foule déshabituée
des spectacles sanglants ou obscènes qui charmaient
la corruption payenne. La plupart de
ces édifices avaient été successivement transformés
en citadelles contre les invasions des
Goths, des Francs, des Sarrasins et des Normands.
Plus tard, avec les pierres tirées de
leurs ruines, la société chrétienne et barbare
éleva les seules constructions dont elle eût
[iv]
besoin, à savoir, des donjons sur la crête des
collines, pour l’aristocratie militaire; dans la
plaine et dans les villes, des cathédrales et
des abbayes pour l’aristocratie intellectuelle
et cléricale. A la place des cirques et des amphithéâtres,
qui avaient autrefois réuni d’immenses
populations dans une même idée
comme dans une même enceinte, on vit s’élever
les églises aux larges nefs, véritables lieux
d’assemblée, ainsi que leur nom l’indique,
qui recevaient, aux jours solennels, et réunissaient,
sans les confondre, les fidèles de
tous les états, les barons et les clercs, les
hommes d’armes et les artisans, les manants
des cités et les serfs de la glèbe, et présentaient
ainsi, malgré la séparation profonde de
toutes les classes, la chose dont le drame a
besoin par-dessus toute autre, je veux dire,
un grand auditoire prêt à s’unir dans une
pensée sympathique et à palpiter sous une
émotion commune.
Il en fut de même et mieux encore dans
l’enceinte des monastères, ces asiles privilégiés,
qui s’ouvraient pourtant à toutes les conditions,
et, à de certains jours, conviaient les
séculiers à leurs fêtes. A l’abri de ces sanctuaires
[v]
de la science, de la piété et des beaux-arts,
le drame au moyen âge put se développer
plus hardi, plus poétique, plus affranchi
de l’inflexibilité des rites. Que l’on compare
les pièces de Hrotsvitha aux drames si sévèrement
liturgiques qui, à cette époque et même
un peu plus tard, étaient offerts par le clergé
à la dévotion populaire; que l’on rapproche,
par exemple, Gallicanus ou Callimaque, ces
œuvres presque laïques et à demi mondaines,
du rigide et court Mystère des Vierges sages
et des Vierges folles, espèce de séquence dialoguée
qu’a publiée M. Raynouard[2], et
qu’on nous dise si ce dernier morceau n’a pas,
dans sa concision toute hiératique, un caractère
de roideur ou, si l’on veut, de gravité
sacerdotale, qui le distingue, de la manière la
plus tranchée, des six drames que nous publions.
Dans ceux-ci, on sent, à chaque
scène, un auteur non-seulement nourri de
l’Écriture, des Pères et des agiographes,
mais familier avec les vers de Plaute et de
Térence, d’Horace et de Virgile; on sent
un auteur qui écrit non pour être psalmodié
[vi]
du haut d’un jubé, mais pour être joué avec
apparat dans la grande salle d’un noble Chapitre.
En effet, nous savons, à n’en pas
douter, que c’est dans une illustre abbaye
saxonne que furent représentés les drames de
Hrotsvitha, probablement en présence de
l’évêque diocésain[3] et de son clergé, devant
plusieurs nobles dames de la maison ducale
de Saxe et quelques hauts dignitaires de la cour
impériale, sans compter, au fond de l’auditoire,
la foule émerveillée des manants du
voisinage et (qui sait même?) plus loin, sur
les marches du grand escalier, quelques
serfs ou gens mainmortables de la riche et
puissante abbaye[4].
C’est une chose étrange à dire, et pourtant
aussi vraie que singulière: l’abbaye de Gandersheim
est au Xe siècle, comme la royale
maison de Saint-Cyr au XVIIe, un sujet obligé
d’étude pour tout historien sérieux du théâtre.
Ce célèbre monastère a été pour l’Allemagne
[vii]
une sorte d’oasis intellectuelle, jetée
au milieu des steppes de la barbarie. Là fleurirent
mieux qu’en aucun autre endroit du
nord de l’Europe, la piété, les arts, la civilisation
et la poésie. Cette sainte demeure,
recommandable à tant de titres, a un droit
particulier à la vénération des amis des lettres.
Je n’hésite pas, quant à moi, à la saluer, sinon
comme le plus ancien, du moins comme
un des plus glorieux berceaux de l’art des
Lope de Vega, des Calderon et des Corneille.
II.
L’abbaye de Gandersheim ou de Gandesheim,
de l’ordre de saint Benoît, a été fondée
ou plutôt restaurée en 852[5], par un des
[viii]
arrière-petits-neveux de Witikind, Ludolfe,
d’abord comte, puis duc de Saxe, lequel entreprit
cette œuvre pieuse à la prière de sa femme
Oda, princesse de race franque[6]. Le premier
siége de ce monastère fut à Brunshusen,
ou Brunshausen; mais, dès 856, l’emplacement
ayant paru insuffisant, Ludolfe résolut
de transférer cette sainte maison, à laquelle
il avait confié cinq de ses filles[7], sur les
bords d’une rivière voisine, nommée Ganda,
au milieu de bruyères et de forêts, devenues
peu à peu la ville de Gandersheim. Ludolfe,
mort en 859[8], ne put achever cette entreprise,
qui ne reçut son entière exécution
qu’en 881, par les soins et les libéralités de
[ix]
sa veuve. Celle-ci, âgée alors de soixante-trois
ans, se retira dans cet asile, et y vécut,
après la mort de presque tous les siens,
jusqu’à l’âge de cent sept ans. Ce monastère
ne compte guère dans la liste de ses abbesses
que des princesses du sang impérial ou ducal.
Les trois premières, Hathumoda, Gerberge
et Christine, étaient toutes trois filles
des fondateurs, et administrèrent l’illustre
abbaye du vivant et d’après les conseils de
leur mère. Il y a, si je ne me trompe, un
rapport frappant, et qui n’est peut-être pas
fortuit, entre cette vénérable centenaire, qui
vit disparaître presque tous les siens et ensevelit
de ses mains affaiblies quatre de ses filles
mortes au service du Christ, et un des drames
que l’on va lire. Je veux parler de la
dernière pièce du recueil, intitulée Sapience,
où nous voyons une mère, courbée par les
ans, creuser la tombe de ses trois filles, mortes
pour la gloire de Jésus-Christ, et exhaler
ensuite pieusement son âme dans une fervente
prière.
Lorsqu’en 874 (année funeste, signalée
par la peste et par la famine), la première
abbesse de Gandersheim, Hathumoda, fut
[x]
rappelée à Dieu, à l’âge de trente-trois ans,
il se passa dans l’intérieur de cette pieuse
maison, un spectacle dont le souvenir doit occuper
une place notable dans l’histoire littéraire.
C’était alors l’usage aux obsèques des
abbés et des abbesses, de réciter et souvent
même d’improviser, sur leurs tombes, des
dialogues funèbres, espèces de nénies dramatiques,
dont il nous est parvenu plus d’un
curieux exemple. A la mort de Hathumoda,
Wichbert, d’abord moine au couvent de
Corbie en Saxe, puis religieux dans l’abbaye
de Lampspring[9], et, enfin, évêque d’Hildesheim,
Wichbert qui, en cette qualité,
devait bientôt (en 881) faire la dédicace des
nouvelles constructions de Gandersheim, et
qui paraît avoir été allié par le sang à la maison
de Saxe[10], vint à Brunshusen présider
aux funérailles de la jeune abbesse et échangea
avec les religieuses éplorées des gémissements
et des consolations pieuses. Nous possédons
encore le dialogue, sorte de drame
[xi]
funéraire, où Wichbert remplit le principal
rôle, sous le nom d’Agius, traduction grecque
de son nom théotisque[11].
Cependant Gerberge succéda à sa sœur
Hathumoda; mais la vocation de cette princesse
eut à soutenir de bien pénibles épreuves.
Elle était mariée au comte Bernhard,
quand elle prit la résolution de se retirer à
Gandersheim, sous l’aile de sa sainte mère.
Le rude Saxon vint l’y réclamer et menaçait
d’employer la violence. Forcé de partir pour
une expédition militaire, il jura qu’à son
retour il saurait bien contraindre sa femme à
rentrer dans le manoir commun et à partager
le lit conjugal; mais il fut tué avant la fin de
la campagne. Dans cette aventure, racontée
avec complaisance par Hrotsvitha dans un de
ses ouvrages[12], il est difficile de ne pas reconnaître
ce qui lui a inspiré le choix de sa
[xii]
première pièce de théâtre. Il est vrai que,
bien différent du comte Bernhard, Gallicanus
renonce volontairement à la possession
de sa fiancée; mais il n’en existe pas moins
entre la délicate situation de Constance et
celle de Gerberge, une frappante analogie,
qui ne pouvait manquer de doubler, pour les
chastes habitantes de Gandersheim, l’intérêt
qu’offrait déjà par elle-même l’histoire de
Constance et de Gallicanus.
Après vingt-deux ans de fonctions abbatiales,
l’an 896, Gerberge alla rejoindre Hathumoda[13].
Alors Christine, la plus jeune des
filles de la duchesse Oda, alors âgée de cent-un
ans, lui succéda. Six années après, en
903[14], les descendantes directes des fondateurs
venant à manquer, une savante religieuse
[xiii]
du monastère, nommée Hrotsvitha[15],
fut élue quatrième abbesse. On a souvent
confondu cette première Hrotsvitha avec la
simple nonne du même couvent, qui, soixante
ans plus tard, rendit ce nom si célèbre. Suivant
les uns, Hrotsvitha l’abbesse sortait de
la seconde branche de la famille ducale de
Saxe, et était fille du duc Othon l’Illustre,
second fils de Ludolfe et père de l’empereur
Henri l’Oiseleur[16]. Selon d’autres, Hrotsvitha
était fille d’un roi de Grèce[17]; origine
romanesque, et d’autant moins vraisemblable,
que les filles allemandes étaient seules
[xiv]
admises dans le couvent de Gandersheim.
Au reste, quelle que fût sa naissance, cette
première Hrotsvitha était digne par ses talents
de gouverner la noble abbaye. Elle excellait
en plusieurs sciences, notamment dans
la logique et la rhétorique. Elle avait même
composé un traité de logique fort estimé,
qui ne nous est pas parvenu[18]. Il serait possible
que les Vies en prose de saint Willibald
et de saint Wunibald attribuées par Casimir
Oudin à l’illustre nonne Hrotsvitha[19], mais
qui sont d’une main certainement plus ancienne,
comme Oudin l’a reconnu ailleurs[20],
fussent l’ouvrage de la première Hrotsvitha.
Elle mourut en 906[21], d’autres disent en 926.
Comme l’histoire de ces époques est rarement
exempte de légendes superstitieuses,
on a raconté que cette savante abbesse eut
[xv]
le pouvoir d’arracher au démon un pacte ou
cédule qu’un jeune imprudent avait souscrit
de son sang[22]. Cette tradition, glorieuse
pour Gandersheim et pour la mémoire de son
abbesse, me paraît avoir pu engager notre
Hrotsvitha à traiter deux fois indirectement ce
sujet fantastique dans ses légendes en vers.
L’abbaye de Gandersheim, dont l’abbesse
avait le titre de Fürstäbtin et siégeait à la
diète, a été sécularisée au commencement
de ce siècle. Cependant, sa magnifique église,
ainsi que les bâtiments du monastère et leurs
dépendances, sont encore debout. Il serait
bien désirable que la gravure se hâtât de reproduire,
pendant qu’il en est temps, tous
les détails de construction et de disposition
tant intérieures qu’extérieures de cette vénérable
abbaye, à laquelle se rattachent tant et
de si précieux souvenirs. Leuckfeld et Harenberg
ont joint à leurs volumineux ouvrages
sur Gandersheim quelques planches (vues,
sceaux, cartes, etc.) qui, bien qu’insuffisantes,
ne sont pourtant point sans intérêt.—Passons
maintenant à Hrotsvitha.
[xvi]
III.
Nous ne possédons guère sur la vie de
cette femme illustre d’autres renseignements
que ceux qu’elle nous fournit elle-même dans
ses ouvrages, et notamment dans ses préfaces
et ses épîtres dédicatoires, dont elle est, par
bonheur, assez prodigue. Cette merveille de
l’Allemagne a été pour la plupart de ses biographes
une occasion d’erreurs d’autant plus
graves, que ses écrits, source à peu près
unique où il soit possible de puiser avec
certitude, ont été plus longtemps moins étudiés
et moins bien connus.
On ne s’accorde même pas sur son nom;
les variantes sont nombreuses. Cependant, en
plusieurs endroits du beau manuscrit de
Munich, le seul qui nous reste, et qui paraît
de la fin du Xe siècle ou du commencement du
XIe siècle, c’est-à-dire, à peu près contemporain,
elle se nomme elle-même Hrotsvith[23].
[xvii]
Henri Bodo, moine de Cluse, un des plus anciens
historiens qui l’ait citée, l’appelle Hrosvita[24],
en élidant le t médial. Il n’est donc pas
douteux que tel ait été son nom ou son surnom;
je dis surnom, car elle-même traduit, avec une
certaine jactance poétique, cette sonore appellation
de Hrotsvitha par clamor validus:
«Ego clamor validus Gandesheimensis;» moi
la voix forte, la voix retentissante de Gandersheim.
Tel paraît être, en effet, le sens du
vieux mot Hruodsuind, d’où sont venus
Hrothsuit et Hrotsuitha. Cette interprétation
fournie par elle-même, et que confirme Jacques
Grimm[25], détruit l’explication plus gracieuse,
et moins solide, de J.-Chr. Gottsched,
qui avait proposé de traduire le nom
de Hrotsvitha par Rose blanche[26], et renverse,
du même coup, une autre hypothèse,
[xviii]
encore moins admissible du conseiller Martin
Frédéric Seidel[27], qui prétend, d’après
Knesebeck (mais sans faire connaître l’ouvrage
où ce paradoxe est consigné), que l’H
initial de Hrotsvitha n’est pas le signe d’aspiration
ajouté si fréquemment, au moyen âge,
devant certains noms germaniques, tels que
Hrabanus, Hrodolphus, Hcarolus, mais l’abréviation
de Helena. Sur cette supposition,
Seidel a soutenu que le nom de Hrotsvitha
cachait celui de Helena a Rossow, rattachant
ainsi notre auteur, à une ancienne famille
saxonne mentionnée dans la chronique d’Enzelt,
mais que Gottsched ne croit pas remonter,
à beaucoup près, au Xe siècle. Ce
qu’il y a de plus étrange, c’est qu’une aussi
chimérique conjecture ait été reçue sans difficulté
dans un grand nombre d’histoires littéraires
estimées, notamment dans celles de
Saxius[28] et de Wachler[29].
On s’est trompé d’une manière moins excusable
sur le temps où elle a vécu. D’abord,
[xix]
il faut citer comme un mémorable exemple
d’infatuation nationale, l’opinion de l’Anglais
Laurent Humphrey, qui jaloux de conquérir
cette muse à sa patrie, n’a rien trouvé
de mieux que de la confondre avec la poëtesse
anglaise Hilda Heresvida, qui vécut au
VIIe siècle[30]. Il ne servirait de rien à ce
critique trop patriote, de prouver, comme il
s’efforce en vain d’y parvenir, que Hilda
vivait au IXe siècle[31], puisque Hrotsvitha
ne vécut pas plus au IXe siècle, comme le dit
Trithème[32], qu’au XIIe, comme on pourrait
l’induire de l’index scriptorum mediæ et infimæ
Latinitatis de notre illustre du Cange.
Il résulte, avec la dernière évidence, d’un
poëme de Hrotsvitha (Historia sive panegyris
Oddonum), qu’elle écrivait dans
[xx]
la dernière moitié du Xe siècle. Il est plus
difficile de déterminer exactement la date de
sa naissance et celle de sa mort. Hrotsvitha
nous apprend elle-même[33] qu’elle vint au
monde longtemps après la mort d’Othon l’Illustre,
duc de Saxe, père de Henri l’Oiseleur,
arrivée le 30 novembre 912. Ailleurs
(préface de ses légendes en vers), elle se dit
un peu plus âgée que la fille de Henri, duc
de Bavière, Gerberge II, sacrée abbesse de
Gandersheim l’an 959[34], et née, suivant
toutes les apparences, vers l’an 940[35]. Il
résulte de ces deux indices combinés, que
Hrotsvitha a dû naître entre les années 912
et 940, et beaucoup plus près de la seconde
date que de la première, par conséquent,
vers 930 ou 935[36]. La date de sa mort est
encore plus incertaine. Un seul point est
hors de doute, c’est qu’elle poussa sa carrière
fort au delà de l’an 968, puisque le
[xxi]
fragment qui nous reste du Panégyrique des
Othons comprend les événements de cette
année[37], et que postérieurement à ce poëme,
Hrotsvitha en composa un autre sur la fondation
du monastère de Gandersheim[38]. Casimir
Oudin dit qu’elle mourut l’an 1001[39];
elle aurait eu soixante-sept ans, si nous ne
nous sommes pas trompés dans nos précédents
calculs. Oudin fonde son opinion sur
ce que Hrotsvitha a célébré les trois premiers
Othons. Il est vrai que le premier livre du
poëme, le seul qui subsiste, finit à la mort
d’Othon Ier; mais le titre même de l’ouvrage
(Panegyris Oddonum), prouve que nous
n’en possédons que la première partie. La seconde
dédicace adressée à Othon, roi des
Romains, qui devint bientôt Othon II[40],
[xxii]
formait probablement le préambule du second
livre, consacré aux actions de ce
prince. Ajoutons qu’on lit dans une chronique
des évêques d’Hildesheim[41], que Hrotsvitha
a célébré les trois Othons. De ce dernier
fait, s’il était bien établi, il résulterait
que notre auteur aurait vécu au delà de l’an
1002, ce qui n’aurait, d’ailleurs, rien que de
très-vraisemblable.
La vie de cette femme illustre avant son
entrée à Gandersheim nous est absolument
inconnue. Cependant, elle montre dans ses
écrits trop de connaissance du monde et des
passions, pour que nous puissions supposer
qu’elle leur soit demeurée entièrement étrangère.
Quant à sa vie monastique, elle-même
nous en révèle quelques particularités fort
simples, mais qui sont intéressantes dans
leur simplicité. Elle entra au monastère de
Gandersheim un peu après Gerberge, c’est-à-dire,
avant 959, à l’âge d’environ vingt-trois
ans. Elle y perfectionna son éducation
[xxiii]
religieuse et littéraire. En effet, dans cette
pieuse et docte maison, comme dans presque
toutes celles de l’ordre de saint Benoît, on
mêlait à l’étude des Livres Saints la lecture
des chefs-d’œuvres de l’antiquité. Plusieurs
écrivains assurent que Hrotsvitha était versée
dans les lettres grecques[42], ce dont il nous
semble permis de douter. Elle parle avec
une modestie naïve de ses premiers essais
poétiques. Dans la préface en prose placée à
la tête de ses légendes, composées vers l’an
960, elle sollicite l’indulgence pour les fautes
qu’elle a pu commettre contre la prosodie,
et la grammaire, alléguant pour excuse la
solitude du cloître, la faiblesse de son sexe
et son âge encore éloigné de la maturité.
Elle devait avoir à peu près vingt-cinq ans.
«Elle ne s’est proposé, dit-elle, d’autre but
en écrivant ses vers, que d’empêcher le
faible génie que lui a départi le ciel de croupir
[xxiv]
dans son sein et de se rouiller par sa négligence;
elle a voulu le forcer à rendre,
sous le marteau de la dévotion, un faible
son à la louange de Dieu.» Dans une invocation
en vers élégiaques qui précède le premier
de ses récits en vers (l’Histoire de la
nativité de la Sainte Vierge), elle demande
à la mère de Dieu de lui délier la langue,
et rappelle humblement, à cette occasion,
l’exemple de l’ânesse de l’Ancien Testament,
à laquelle Dieu daigna accorder la
parole.
Hrotsvitha mentionne avec reconnaissance
ses deux principales maîtresses[43]. La première
fut une religieuse de Gandersheim,
nommée Rikkarde; la seconde, la jeune abbesse
Gerberge II, elle-même, qui, quoique
moins âgée que son élève, avait cependant
sur elle la supériorité d’éducation qui convenait
à une princesse du sang impérial.
Hrotsvitha lui a dédié respectueusement plusieurs
de ses ouvrages; mais bientôt l’écolière
[xxv]
surpassa ses maîtresses et même ses maîtres;
car, si elle gémit dans la préface de son premier
recueil poétique d’être privée des conseils
des hommes habiles, on verra dans l’épître
qui précède ses comédies (Epistola ad
quosdam sapientes), que l’attention et les
suffrages des hommes les plus éminents ne lui
manquèrent pas longtemps, et qu’elle reçut
bientôt, de toutes parts, des encouragements
et des éloges.
A tous les mérites qui placent Hrotsvitha
au premier rang des femmes célèbres du
moyen âge, quelques écrivains ont voulu
joindre un talent d’un autre genre. On lit
dans une Encyclopédie musicale, dirigée par
M. le docteur Gust. Schilling[44], un article,
d’ailleurs très-incomplet, où l’on range
Hrotsvitha parmi les musiciens compositeurs
de l’Allemagne. L’auteur de cette notice prétend
que son illustre compatriote a mis en
musique le Panégyrique des Othons, ainsi
que plusieurs récits héroïques, et il ajoute:
«On a encore d’elle le martyre d’une sainte
[xxvi]
mis en vers et en musique.» Comme il
n’existe, à ma connaissance, aucune trace de
notation musicale dans le manuscrit de Hrotsvitha,
il est fort à craindre que cette assertion
dénuée de toutes preuves, ne soit le résultat
d’une méprise. Hrotsvitha emploie fréquemment,
en parlant de ses poésies, les expressions
modulari, componere. Il est probable
que le biographe dont nous parlons aura été
induit en erreur par ces mots d’une signification
fort complexe, et leur aura attribué le
sens précis et technique qu’ils n’ont point
dans l’occasion présente. Hrotsvitha a bien
assez de sa gloire réelle, sans qu’il soit besoin
de lui en créer une imaginaire.
Martin Frédéric Seidel, celui-là même qui,
dans ses Icones et elogia virorum aliquot
præstantium, a si malheureusement transformé
le nom de Hrotsvitha en celui de Helena
a Rossow, a joint à la notice de cette femme
illustre un portrait dont il ne fait pas connaître
l’origine. Cette image, qui se retrouve
dans Leuckfeld, dans Schurzfleisch[45], dans
[xxvii]
le Diarium theologicum[46] et même dans le
Mercure allemand de Wieland[47], n’en est
pas pour cela plus authentique. Il nous a paru
sans intérêt de la reproduire, et nous avons
de beaucoup préféré emprunter la belle gravure
sur bois qui se trouve à la tête de la
première édition de Hrotsvitha, donnée par
Conrad Celtes, et qui représente l’illustre
nonne dans l’habit de son ordre, offrant à genoux
ses poésies au vieil empereur Othon Ier.
La ressemblance n’est probablement pas fort
exacte; mais la scène a de l’intérêt et les traits
du moins offrent, à un degré remarquable,
le caractère ascétique et passionné, qui convient
si bien au temps et à la personne[48].
[xxviii]
IV.
Tous les ouvrages de Hrotsvitha (je pourrais
me dispenser de le dire) sont écrits en latin,
seule langue usitée au Xe siècle en Occident,
pour les compositions littéraires. Il existe deux
éditions de ses œuvres, qui toutes deux sont
incomplètes. La première a été imprimée en
1501 à Nuremberg, en un volume petit in-folio,
par les soins de Conrad Celtes (Meissel),
littérateur érudit[49] et poëte lauréat de
l’empereur Maximilien, le même à qui l’on
doit, dit-on, la découverte des fables de
Phèdre et celle de la carte dite de Peutinger.
La seconde édition donnée par Schurzfleisch,
n’est que la réimpression de celle de
Conrad Celtes, augmentée de quelques éclaircissements
biographiques et philologiques.
Elle parut in-quarto, à Wittenberg, en 1717,
et non en 1707, comme porte le titre.
[xxix]
Celtes a reproduit assez fidèlement un beau
manuscrit de la fin du Xe siècle ou du commencement
du XIe, qu’il découvrit et copia
dans un monastère de l’ordre de saint Benoît.
Ce manuscrit a passé du couvent de
Saint-Emméran de Ratisbonne, dans la bibliothèque
royale de Munich, où il est aujourd’hui.
Personne n’en a fait usage depuis
Celtes, qui l’a publié en entier, jusqu’à
M. Pertz, qui s’en est servi pour sa nouvelle
édition du Panegyris Oddonum[50].
M. Gust. Freytag, qui a donné en 1839 une
notice sur Hrotsvitha et une réimpression
de la comédie d’Abraham, a regretté d’en
avoir perdu la trace[51].
Ce précieux manuscrit est divisé en trois
livres ou parties. Le premier livre renferme
huit poëmes ou légendes; le second contient
nos six comédies en prose rimée. Puis vient un
poëme ou long fragment de poëme, intitulé
Panégyrique des Othons. Celtes, qui a reproduit
ce manuscrit avec assez d’exactitude,
a eu pourtant le tort d’en changer sans
[xxx]
motif la disposition, qui nous paraît offrir
l’ordre véritable et chronologique, dans lequel
les productions de Hrotsvitha ont été
composées. En effet, l’auteur montre dans la
préface du Panégyrique, qui termine le recueil,
moins de timidité et de défiance en
ses talents que dans la préface de ses drames,
et beaucoup moins surtout que dans la préface
de ses histoires en vers. Nous allons faire connaître
en détail le contenu des trois parties.
Le premier livre, Opera carmine conscripta,
se compose de huit récits, savoir:
1o L’Histoire de la nativité de l’immaculée
Vierge Marie, mère de Dieu, tirée du protévangile
de saint Jacques, frère de Jésus[52];
859 vers hexamètres léonins, comme le sont
tous les hexamètres de Hrotsvitha; 2o L’Histoire
de l’ascension de Notre-Seigneur, pièce
de 150 vers hexamètres, composée sur un
récit traduit du grec en latin par Jean l’Évêque;
3o La passion de saint Gandolfe,
martyr; 564 vers élégiaques. L’auteur a employé
dans cette pièce un mètre moins grave
[xxxi]
que dans celles qui précèdent et qui suivent,
sans doute parce que le sujet est plutôt comique
qu’héroïque. Gandolfe, qui vivait au
milieu du VIIIe siècle, sortait de la tige royale
des Burgondes. La sainteté du jeune prince
était si grande, qu’il reçut le don des miracles.
Il épousa une fort belle femme, que
Hrotsvitha nomme Ganea, probablement par
allusion à ses mœurs dissolues. Elle s’abandonna
bientôt à un clerc de la maison de son
mari. L’adultère fut prouvé par l’épreuve de
l’eau: Ganea se brûla la main et le bras, en les
plongeant dans une cuve d’eau tiède. Au lieu
d’accepter le pardon que lui offrait généreusement
son mari, elle le fit assassiner à Varennes
en Bourgogne. Plusieurs miracles opérés
sur le tombeau de saint Gandolfe furent
racontés à cette méchante femme, qui s’en
moqua en des termes fort immodestes: «Miracula,
dit la légende, non secus ut ventris
crepitum existimavit.» Elle fut aussitôt punie
de cet impur blasphème par un châtiment
digne de sa faute: «in pœnæ perfidiam
(in pœnam perfidiæ) venter illi quoad viveret
perpetuo crepabat.» Ce sujet de poésie singulier,
surtout dans un couvent de femmes,
[xxxii]
prouve que le badinage et une gaieté, même
assez grossière, n’étaient pas entièrement
bannis de ces pieux asiles[53]; 4o Le martyre
de saint Pélage à Cordoue. Ce poëme, composé
de 404 hexamètres, est le récit d’une
aventure que Hrotsvitha a mise en vers,
d’après une relation orale qu’elle tenait d’un
Espagnol, témoin de l’événement. Cette circonstance
dénote des rapports remarquables,
au Xe siècle, entre l’Allemagne et les royaumes
d’Espagne[54]. Aussi rencontre-t-on dans cette
pièce quelques hispanismes singuliers, entre
autres, le mot rostrum employé pour facies.
Le fait s’est passé du temps d’Abdalrahman,
ou, comme nous disons, d’Abderame III.
Lors de l’expédition de ce prince contre les
peuples de la Galice[55], entre les années
[xxxiii]
940 et 943, le père de Pélage ayant été fait
prisonnier par les Maures, ce jeune homme
obtint d’être emmené captif à Cordoue, à la
place de son père; sa beauté l’exposa aux
outrages des Sarrasins. Ayant refusé de servir
aux plaisirs infâmes de leur chef, il fut
précipité du haut des remparts dans le
fleuve. Recueilli vivant par des pêcheurs,
il fut achevé par les soldats d’Abderame. Le
poëme de Hrotsvitha obtint une si grande
célébrité, qu’il a été cité par plusieurs agiographes,
notamment par ceux d’Espagne et
de Portugal[56]; il a été inséré en entier dans le
recueil des Bollandistes, sous la date du 4 février[57];
5o La chute et la conversion de Théophile,
vidame ou archidiacre d’Adona en Cilicie,
et non en Sicile, comme le disent à tort
les deux éditions de Celtes et de Schurzfleisch.
[xxxiv]
Cette légende est l’histoire d’un clerc qui,
vers l’an 538, ayant été nommé très-jeune aux
fonctions de vidame de l’église d’Antioche et
révoqué peu après, se voua au diable par dépit
et par ambition. Cette aventure fantastique a
été, pendant le moyen âge, le texte de beaucoup
d’ouvrages d’imagination: tout le monde
connaît le Miracle de Théophile, drame du
XIIIe siècle, composé par le trouvère Rutbeuf[58].
Lors de la sécularisation des sciences
au XVIe siècle, le clerc Théophile est devenu
le docteur Faust; 6o L’Histoire de la conversion
d’un jeune esclave exorcisé par saint
Basile. Dans ce poëme, composé de 249 vers,
ce n’est pas par ambition, mais par amour,
que l’esclave d’un habitant de Césarée se voue
au diable. Éperdument amoureux de la fille
de Proterius, que son père destinait au cloître,
il parvint, avec l’aide de l’esprit malin, à se
faire aimer d’elle, et l’épousa au grand déplaisir
de sa famille. Cependant, la jeune femme,
s’étant bientôt aperçue que son mari n’osait
pas entrer dans l’église, devina la vérité. Elle
[xxxv]
sollicita aussitôt et obtint le divorce, et, suivant
son premier dessein, embrassa la vie monastique.
De son côté, le jeune homme, repentant
de son crime, fut exorcisé par saint
Basile, qui força le démon à rendre la cédule
que l’imprudent avait souscrite. Cette histoire
et la précédente devaient, comme on voit,
rappeler agréablement aux pieuses habitantes
de Gandersheim le miracle attribué à Hrotsvitha,
leur quatrième abbesse; 7o L’Histoire
de la passion de saint Denis; 266 vers hexamètres.
Ce poëme est calqué sur la légende
que l’on peut lire dans les Bollandistes, sous
la date du 9 octobre. La scène principale,
c’est-à-dire le voyage miraculeux du saint
décapité, est peinte par Hrotsvitha en traits
qui ne manquent ni de poésie ni de grandeur;
8o L’Histoire de la passion de sainte
Agnès, vierge et martyre. Le sujet de cette
pièce, composée de 459 vers et tirée d’un
récit de saint Ambroise[59], est plus scabreux
que celui d’aucun des poëmes précédents.
Agnès, jeune Romaine d’une grande
beauté, avait embrassé le christianisme et
[xxxvi]
fait vœu de chasteté. Le fils du comte Simpronius,
préfet de la ville, s’éprit de cette
belle chrétienne et, n’ayant pu la gagner ni
par ses prières, ni par ses présents, tomba
dans une mélancolie, qui fit craindre pour
ses jours. Les médecins, ayant découvert la
cause de son mal, en informèrent Simpronius,
qui commanda, avec emportement, à
la jeune Agnès de céder aux désirs de son
fils. Celle-ci étant restée inexorable, Sempronius
la fit traîner au temple de Vesta, pour
y adorer le feu sacré. Sur le refus d’Agnès,
il ordonna qu’on la dépouillât de ses vêtements
et qu’on la conduisît dans un lieu de
prostitution; mais au moment où on commençait
à exécuter cet ordre, le ciel, pour garantir
la pudeur d’Agnès, permit que ses cheveux
grandissent, au point de tomber jusqu’à
ses pieds, comme un voile. Le fils du préfet
l’ayant poursuivie dans cette demeure infâme,
n’eut pas plus tôt porté la main sur elle, qu’il
tomba mort à ses pieds. Le père, au désespoir,
accusa la jeune vierge de magie. Agnès, pour
se disculper, demande au ciel et obtient la résurrection
du jeune insensé. Le père et le fils se
font chrétiens. Cependant, les prêtres païens
[xxxvii]
poursuivent la condamnation d’Agnès. Celle-ci,
qui consent au martyre, meurt sous l’épée
du bourreau et va prendre place auprès de Jésus-Christ,
dans le chœur immortel des vierges.
Entre le premier livre et le second, on
trouve dans le manuscrit un court morceau
en prose, servant à la fois d’épilogue aux récits
en vers, et de prologue aux drames. Cet
avertissement, commun aux légendes et aux
comédies, semble indiquer que ces deux recueils
avaient été disposés pour la lecture par
Hrotsvitha elle-même, et rangés par elle dans
l’ordre où les présente le manuscrit.
Le second livre (liber dramatica serie contextus),
celui qui fait la matière du présent
volume, contient six comédies, toutes composées,
comme l’auteur nous l’apprend dans
sa préface, à l’imitation de Térence. Ces pièces
sont: Gallicanus, Dulcitius, Callimaque,
Abraham, Paphnuce, Sapience ou Foi,
Espérance et Charité. Il est aisé de deviner,
d’après le caractère des poésies qui précèdent,
quelle doit être la couleur générale du
théâtre de Hrotsvitha. Honorer et recommander
la chasteté, tel est le but presque unique
que s’est proposé la pieuse nonne. C’est à une
[xxxviii]
aussi louable intention qu’il faut attribuer ce
qu’il y a ordinairement d’un peu chatouilleux
dans les sujets qu’elle s’impose. Elle-même
explique ingénument sa pensée dans la préface
des comédies: elle a voulu, dit-elle,
substituer d’édifiantes histoires de vierges pudiques
aux déportements des femmes païennes;
elle s’est efforcée, dans la mesure de son
faible génie, de célébrer les triomphes de la
chasteté, particulièrement ceux où l’on voit
la faiblesse des femmes l’emporter sur les passions
brutales des hommes. Or, pour montrer
ces victoires féminines dans tout leur éclat,
il était nécessaire que ces vertus de femmes
fussent exposées aux plus grands périls. De là
un choix de légendes, toutes au fond très-édifiantes
et très-morales, mais qui roulent
la plupart sur des aventures propres à alarmer
un peu la modestie. Il est juste d’ajouter
que, si les sujets traités par Hrotsvitha
sont pris ordinairement dans un ordre de
faits et d’idées qui semblent inquiétants pour
la pudeur, la plume de la discrète religieuse
demeure toujours aussi chaste et aussi réservée
que ses intentions sont candides et irréprochables.
[xxxix]
La première de ces comédies, intitulée
Gallicanus, est tirée de deux légendes[60] et
forme deux pièces ou, du moins, une pièce
en deux parties. M. Villemain, qui le premier
a cité les productions de Hrotsvitha dans
une chaire française[61], a fait remarquer que
l’action de Gallicanus ne dure pas moins de
vingt-cinq ans. «C’est une pièce libre, dit
l’illustre critique, écrite dans une prose assez
correcte, et où il y a un sentiment vrai de
l’histoire[62].» Il a même fait à Hrotsvitha
l’honneur de traduire une scène entière de
Gallicanus, avec cette exactitude pleine d’élégance,
dont il possède si bien le secret. Il
s’agit, dans la première partie de la pièce,
d’un général, homme consulaire, qui mérite
par ses exploits la main de Constance, fille de
l’empereur Constantin, et qui, devenu chrétien,
[xl]
renonce à la possession de cette princesse,
pour pouvoir se consacrer, comme
elle, au célibat. C’est la contre-partie de
l’histoire du comte Bernhard et de l’abbesse
de Gandersheim, Gerberge Ire. La seconde
partie, qui ne se lie qu’assez indirectement
à la première, nous fait assister au martyre de
Jean et Paul, aumôniers de Constance, qui ont
converti Gallicanus au christianisme, et sont
mis à mort, par ordre de l’empereur Julien.
Dulcitius, qui vient ensuite, est le seul
drame de Hrotsvitha qui, par la singularité
plaisante de divers incidents, ait quelque rapport
avec ce que nous appelons comédie. En
effet, cet ouvrage, bien que composé, comme
tous ceux du même écrivain, dans une pensée
d’édification et de piété, remplit néanmoins
la plus indispensable des conditions imposées
à l’auteur comique, celle d’exciter le rire et
la gaieté. On peut même dire qu’à cet égard
Dulcitius dépasse quelque peu les bornes du
genre. Cette pièce est plus qu’une comédie,
c’est une farce religieuse, une bouffonnerie
dévote, une parade sacrée, qui se déploie,
chose étonnante! sans trop de disparate, à
côté du martyre des trois héroïques sœurs,
[xli]
Agape, Chionie et Irène. Dans cette pièce, où
les prestiges et le merveilleux dominent, les
persécuteurs ne sont pas simplement représentés,
selon l’usage, comme des bourreaux farouches
et sanguinaires, mais comme des hommes
ineptes, des niais en butte aux plus ridicules
illusions et livrés aux mystifications d’une
main cachée qui se joue d’eux. Certes, les burlesques
déconvenues qui assaillent tour à tour
Dulcitius et Sisinnius, n’ont pas dû moins divertir
la grave assemblée réunie au monastère
de Gandersheim, que les grotesques tribulations
qui pleuvent sur Monsieur de Pourceaugnac
n’ont diverti, au XVIIe siècle, la cour
joyeuse de Chambord et de Saint-Germain.
Cette bouffonnerie, dont la valeur poétique
et littéraire n’est assurément pas très-grande,
ne nous en paraît pas moins un
monument d’un intérêt considérable pour
l’histoire du théâtre antérieur à la renaissance.
Elle prouve jusqu’à l’évidence, que les
pièces de Hrotsvitha n’étaient pas seulement
destinées à être lues, comme l’ont avancé quelques
critiques, notamment M. Price[63]; mais
[xlii]
qu’elles ont dû être représentées. En effet, tout
le mérite comique de ce petit drame consiste
en une suite de jeux de théâtre qui s’adressent
bien plus aux yeux qu’à l’esprit. Peut-on voir
autre chose qu’une parade calculée pour divertir
des spectateurs, dans la scène où le triste
gouverneur de Thessalonique, noirci comme
un Éthiopien par le contact des chaudrons
et des lèchefrites, méconnu par ses propres
gardes, repoussé et gourmé par les huissiers
du palais, se demande avec une intrépidité
de bonne opinion vraiment risible, ce qu’il
manque à sa toilette et s’il n’est pas vêtu de
ses habits les plus splendides? Certes, quand
de futurs érudits viendront à lire, dans quelques
mille ans, les canevas de nos pièces bouffonnes,
Le docteur barbouillé, Crispin médecin,
ou ces farces de la comédie italienne
dans lesquelles Arlequin ne manque jamais
de plonger son masque noir dans une jatte de
crème, ils affirmeront, à coup sûr, que de pareils
jeux de scène ont été arrangés pour les
yeux et nullement pour la lecture. Eh bien!
entre le comique de Dulcitius et celui de nos
arlequinades ou de nos comédies-féeries, la
ressemblance est complète.
[xliii]
Le sujet de la troisième pièce, intitulée Callimaque,
n’est pas moins singulier que celui
du drame précédent; mais il est d’une nature
entièrement différente. C’est de tous les ouvrages
de Hrotsvitha celui qui, par la délicatesse
passionnée des sentiments, l’exaltation
du langage et le romanesque de la légende,
se rapproche le plus du drame de nos jours.
Poésie, mouvement, passion, couleur générale
plus empreinte des idées germaniques,
tels sont les caractères qui recommandent à
notre examen cette originale et intéressante
production.
On a dit souvent que l’amour est un sentiment
moderne, né en Occident du mélange
de la mysticité chrétienne et de l’enthousiasme
naturel aux races du Nord. Toujours est-il
bien remarquable que ce soit Hrotsvitha, une
religieuse allemande, contemporaine des deux
premiers Othons, qui nous ait légué la première
et une des plus vives peintures de cette passion,
peinture sur laquelle près de neuf cents
ans ont passé et qu’on dirait d’hier, tant nous
y trouvons déjà les subtilités, la mélancolie,
le délire fébrile de l’âme et des sens, et jusqu’à
cette fatale inclination au suicide et à l’adultère,
[xliv]
attributs presque inséparables de l’amour
au XIXe siècle. Aussi, ne voit-on dans
Callimaque aucun de ces jeunes ou vieux
débauchés des comédies de Plaute et de Térence,
qui se disputent une belle esclave ou
marchandent une courtisane; ce que peint
Hrotsvitha dans Callimaque, c’est la passion
effrénée, aveugle, furieuse d’un jeune homme
encore païen, pour une jeune femme chrétienne
et mariée, femme chaste, mais sensible,
et qui craint sa propre faiblesse, au point
de demander en grâce à Dieu de la faire mourir,
pour la soustraire aux dangers d’une tentation
trop vive. Et en même temps que la
vertu élève de si délicats scrupules dans la
conscience de Drusiana, l’amour bouillonne
si violemment dans les veines de Callimaque,
qu’après la mort de celle qu’il aime, il ose,
comme Roméo, violer sa tombe à peine fermée
et chercher les embrassements qu’elle
lui a refusés vivante, dans la couche de pierre
où gisent ses restes inanimés. En vérité, quand
cet ouvrage n’aurait d’autre mérite que de
nous montrer un échantillon des sentiments
et des paroles qu’échangeaient, au Xe siècle,
les amants dans leurs tête-à-tête, et de soulever
[xlv]
ainsi un pan du voile qui nous a caché jusqu’ici
la vie intime et passionnée de ces temps
encore mal connus, ce drame, par cela seul,
serait pour nous d’une valeur inappréciable.
Toutefois, dans Callimaque la peinture des
passions et des mœurs du temps est plutôt
occasionnelle et fortuite, que volontaire et
directe. L’action de la pièce n’est point contemporaine
de l’écrivain. Drusiana est une
habitante d’Éphèse, disciple de l’apôtre saint
Jean et, par conséquent, elle est censée vivre
à la fin du Ier siècle. C’est par un procédé constamment
suivi par les dramatistes de tous les
pays et de toutes les époques, que Hrotsvitha
prête à ses personnages les idées et le langage
qui avaient cours de son temps dans les relations
plus ou moins intimes des classes les
plus polies, langage qu’elle même avait dû
parler, et certainement entendre bien des
fois, si je ne me trompe, avant d’avoir été
chercher le repos du cœur sous les paisibles
voûtes de l’abbaye de Gandersheim.
J’ai rapproché involontairement Roméo et
Callimaque. C’est qu’en effet il est impossible
de n’être pas vivement frappé de plusieurs
points de ressemblance qui existent entre cette
[xlvi]
première exquisse du drame passionné et le
véritable chef-d’œuvre du genre, Roméo et
Juliette. Un simple coup d’œil suffit pour
faire apercevoir dans ces deux ouvrages des
rapports, qui, pour être extérieurs et, en
quelque sorte, matériels, n’en sont ni moins
surprenants ni moins notables. Ainsi le denoûment
des deux pièces présente aux yeux un
tableau presque pareil. Dans l’un et l’autre,
on voit un caveau sépulcral, une
tombe de femme ouverte, une jeune morte,
fraîche encore, dont le suaire a été écarté par
la main égarée de son amant, un jeune homme
étendu mort au pied d’un cercueil. Sur le lieu
de cette scène douloureuse et tragique surviennent,
dans l’un et l’autre drame, deux
hommes navrés de douleur, mais qui sont
maîtres de leurs passions: dans Shakespeare,
le père de la jeune fille et le moine Laurence;
dans Callimaque, le mari de la jeune défunte
et l’apôtre saint Jean, qui, plus heureux que
le franciscain, aura le double pouvoir de ressusciter
Drusiana et Callimaque, et de rendre
celui-ci à la sagesse, aussi bien qu’à la
vie. Ce sont là, il faut l’avouer, des coïncidences
de personnages et de situations incontestables,
[xlvii]
mais qui ne sont, après tout, peut-être
que secondaires et accidentelles. Ce qui
mérite d’être vraiment et sérieusement remarqué,
c’est le ton de mysticité sophistique,
qui donne aux plaintes amoureuses de Callimaque
un air de si proche parenté avec celles
de Roméo. Chose étrange! la langue de l’amour
au Xe siècle est aussi raffinée, aussi
quintessenciée, aussi précieuse qu’aux XVI et
XVIIes siècles! Ouvrez les deux pièces: elles
commencent l’une et l’autre par un entretien
de l’amant mélancolique avec ses amis. Eh
bien! dans ces deux scènes, l’affectation des
idées et la recherche des expressions sont égales
des deux parts. Seulement, dans le poëte
de la cour d’Élisabeth, le jeune amoureux se
perd en concetti à la mode italienne, tandis
que, dans Hrotsvitha, il s’épuise, suivant le
goût de l’époque, en arguties scolastiques et
en distinctions tirées de la doctrine des universaux.
On serait vraiment tenté de conclure
de cette ressemblance que la subtilité
de la pensée, aussi bien que le raffinement
du langage sont dans la nature même de ce
sentiment si tumultueux, si complexe, si indéfinissable,
de ce sentiment qui ne serait
[xlviii]
plus l’amour, s’il cessait d’être une énigme
de vie ou de mort pour le cœur sanglant et
l’imagination bouleversée qui l’éprouvent.
En résumé, Callimaque nous offre au plus
haut degré ce qui constitue le caractère spécial
et le charme particulier des comédies de cette
femme illustre, le mélange piquant d’une
culture demi-érudite et d’une langue à demi
barbare.
Les deux pièces qui suivent, Abraham et
Paphnuce, sont comme deux variantes d’une
même histoire. L’auteur a su pourtant y introduire
les nuances les plus délicates. Le
sujet d’Abraham est tiré d’une légende écrite
au IVe siècle, et qu’Arnauld d’Andilly a traduite
dans ses Vies des Pères des déserts. Malgré
la source respectable où a puisé l’auteur,
l’action de ce drame pourra bien n’en pas
paraître moins hasardée à quelques personnes,
et choquera peut-être la pruderie de nos
mœurs[64]. Un saint homme, un pieux solitaire
qui quitte son ermitage, s’habille en
cavalier, couvre sa tonsure d’un large chapeau
militaire et se rend dans un lieu plus
[xlix]
que suspect, afin d’en retirer sa nièce, jeune
sainte déchue, qui s’est envolée un matin de
sa cellule, pour mener la vie honteuse de courtisane;
c’est là une étrange histoire! Et, cependant,
cette pièce qui repose sur une donnée
si voisine de la licence, a été écrite par
une religieuse enthousiaste de la chasteté,
jouée par des religieuses, en présence de
graves prélats, et n’a sans doute pas moins
édifié la noble assemblée réunie à Gandersheim,
que les tragédies d’Esther et d’Athalie
n’ont édifié le pieux auditoire réuni à Saint-Cyr,
autour de Louis XIV et de madame de
Maintenon.
On reconnaîtra, si je ne m’abuse, dans
la comédie d’Abraham un enchaînement de
scènes bien liées, beaucoup de clarté dans
l’action, un dialogue rapide et juste, un extrême
naturel tant dans les sentiments que
dans le langage, et, pour tout dire, beaucoup
plus d’art que ne le suppose l’âge inculte
où vivait l’écrivain. La tristesse que la
jeune pécheresse éprouve au milieu de ses
désordres, les larmes furtives qui lui échappent
pendant le repas qu’elle devrait égayer,
enfin la belle scène de la reconnaissance, au
[l]
moment où, retiré dans un réduit secret et les
portes bien closes, l’oncle jette à terre son
chapeau de cavalier et montre à sa nièce foudroyée
ses cheveux blanchis dans le jeûne et
les veilles, les paroles compatissantes du saint
ermite, la contrition profonde, les soupirs
étouffés de la jeune pénitente, ce sont là des
beautés de tous les lieux et de tous les temps.
En vérité, on reste confondu, quand on
songe qu’un dialogue si vrai et si touchant,
sur un sujet si délicat et si mondain, a été
écrit, il y a plus de huit cents ans, par une
sainte fille, modeste habitante d’un couvent
de la Basse-Saxe.
On verra dans Paphnuce, comme dans
Abraham, un pieux ermite quitter sa solitude,
pour aller, sous des habits séculiers,
convertir une courtisane. Celle-ci, touchée de
componction, jette dans un brasier toutes ses
richesses mal acquises et pleure ses fautes
pendant trois ans, au fond d’une étroite cellule.
Ce qui rend peut-être ce drame moins pathétique
que le précédent, c’est qu’il n’existe
pas entre Thaïs et Paphnuce les mêmes liens
d’affection et de parenté qu’entre Abraham
et Marie; mais l’auteur a su compenser cette
[li]
cause réelle d’infériorité par l’effusion la plus
abondante des sentiments de la plus angélique
charité. Je serais bien surpris que la
mort de Thaïs ne parût pas à tous les lecteurs
une scène à la fois des plus naturelles et des
plus touchantes. Je ne fais nulle difficulté de
convenir, en revanche, que dans aucune autre
pièce, Hrotsvitha ne s’est montrée aussi
pédante et n’a étalé un appareil d’érudition
aussi formidable et aussi déplacé. Dans aucune
autre occasion, non plus, elle n’a aussi
bizarrement substitué les mœurs de son temps
à celles de l’époque où l’action du drame est
supposée avoir lieu; mais on me permettra de
faire remarquer que certaines maladresses de
composition et quelques anachronismes de
costume, ne sont dans des œuvres aussi anciennes
que celles de Hrotsvitha, ni moins
piquantes ni moins instructives que ne le seraient
des beautés.
Le sujet de ces deux pièces, tout étrange
qu’il peut paraître, a été traité de plusieurs
manières par les modernes, et, si je l’ose dire,
avec bien moins de délicatesse et de goût que
par Hrotsvitha. D’abord, dans la chaire, Barelette,
le fameux prédicateur jacobin de la
[lii]
fin du XVe siècle, a fait usage, à sa façon, de
la légende de saint Paphnuce[65]. Érasme, à
son tour, a glissé dans ses Colloques une
petite scène, demi-badine et demi-morale, intitulée
Adolescens et scortum, laquelle roule
sur le même texte. Enfin Decker, poëte anglais
contemporain de Jacques Ier, a traité ce sujet
sur le théâtre de Londres, sous le titre grossier
de The honest whore. Dans cette pièce, comme
dans celle d’Abraham, un père (mais un père
véritable et selon la chair, et non pas seulement
un père spirituel) franchit le seuil d’un lieu de
débauche, pour en arracher sa fille tombée
au dernier degré du vice et de l’abjection.
S’il est vrai, comme on l’a dit souvent, que
la comédie soit l’expression de la société, la
comparaison que nous sommes à portée de
faire entre les deux pièces de Hrotsvitha, le
colloque d’Érasme et le drame de Decker,
nous offrirait un moyen sûr et piquant d’apprécier
la valeur morale des trois époques.
Quant à moi, pour la pureté des sentiments,
pour l’inspiration religieuse et la délicatesse
[liii]
du langage, les comédies d’Abraham et de
Paphnuce me paraissent incontestablement
supérieures au bel esprit libertin et médiocrement
sérieux d’Érasme, aussi bien qu’au
cynisme déclamatoire et aux prédications
lourdement vertueuses du dramaturge anglais;
de sorte que s’il nous fallait juger des
Xe, XVIe et XVIIe siècles par ces ouvrages, tout
l’avantage (je le dis à regret, mais je le dis
sans hésiter) appartiendrait, suivant moi, au
Xe siècle.
La sixième et dernière comédie, intitulée
Sapience, ou Foi, Espérance et Charité,
m’avait semblé, au premier abord, offrir une
sorte de création idéale, un drame allégorique,
dans le genre de ceux qu’on a appelés
plus tard moralités. Je me trompais; Hrotsvitha,
dans cette pièce, ne s’est pas départie
de sa méthode habituelle. Ici, comme toujours,
la prudente nonne s’est bien gardée de
rien inventer. Elle se contente de dramatiser
les récits des légendaires des Ve et VIe siècles,
comme les grands dramatistes de la fin du
XVIe siècle ont dramatisé les chroniqueurs et les
nouvellistes des XIVe et XVe siècles. Hrotsvitha
conserve, comme eux, tout ce qu’elle a d’invention,
[liv]
pour l’employer dans l’ordonnance
de ses pièces et le répandre dans les détails.
Aussi, ce qu’il peut y avoir d’allégorique
dans le martyre de Sapience et de ses filles,
appartient-il à l’imagination des agiographes.
Nous voyons dans ce drame trois vierges, Foi,
Espérance et Charité, arriver de Grèce à Rome,
avec Sapience leur mère, pour y propager le
christianisme. L’empereur Hadrien essaie de
ramener, par des flatteries et des menaces,
ces femmes au culte des idoles, mais vainement:
après avoir résisté aux séductions
et aux tortures, les trois jeunes filles périssent
par le fer. La mère rassemble leurs
membres, et, aidée dans ce pieux office
par des matrones chrétiennes, elle les enterre
à trois milles de Rome. Alors, elle ne forme
plus qu’un vœu, celui de mourir en Jésus-Christ,
après avoir achevé sa prière. Elle
élève donc son âme vers le ciel dans un
hymne magnifique, et exhale sa vie dans cette
sublime aspiration. Cette dernière scène, d’un
effet religieux et grandiose, rappelle un peu,
si j’ose le dire, le dénoûment d’Œdipe à
Colone.
Ou je me trompe, ou le théâtre, dont nous
[lv]
venons de donner une idée sommaire, a droit
d’occuper une place éminente dans la littérature
du moyen âge. Ces six drames sont un
dernier rayon de l’antiquité classique, une
imitation préméditée et assez peu reconnaissable,
j’en conviens, des comédies de Térence,
sur lesquels le christianisme et la barbarie
ont déposé leur double empreinte;
mais c’est précisément par ce qu’ils ont de
chrétien et même de barbare, c’est-à-dire,
par ce que leur physionomie nous offre de
moderne, que ces drames m’ont paru mériter
d’être recueillis à part et traduits avec soin,
pour prendre rang à la suite du théâtre ancien,
et à la tête des collections théâtrales de
toutes les nations de l’Europe. Nous recommandons
seulement à ceux qui ne craindront
pas de braver la lecture de ce singulier monument
dramatique, de ne point oublier sa date.
Pour être juste envers de pareilles œuvres, il
faut les considérer avec l’affectueuse impartialité
d’antiquaire, que nous apportons, surtout
depuis quelques années, devant les peintures
des Cimabue, des Lucas de Leyde ou devant
les statues de Sabina de Steinbach.
La IIIe partie du manuscrit de Munich ne
[lvi]
contient qu’un fragment de 837 vers, ayant
pour titre Panegyris sive historia Oddonum.
Ce poëme n’a été composé, comme le déclare
l’auteur, sur aucun document écrit, mais
d’après des rapports oraux et, pour ainsi dire,
confidentiels. Ce sont, en quelque façon, des
mémoires de la famille ducale et impériale de
Saxe. Bien que les troubles excités dans l’Empire
par la révolte de Henri, duc de Bavière,
surnommé Rixosus, père de l’abbesse Gerberge
II, contre son frère Othon Ier, aient
été fort atténués par la plume officieuse de
Hrotsvitha, cette chronique en vers n’en offre
pas moins un tableau intéressant, et véridique
à beaucoup d’égards, des intrigues intérieures
qui, à la fin du Xe siècle, agitèrent
l’Empire et la maison de Saxe[66].
Outre ces divers ouvrages, contenus dans
le manuscrit de Munich, et qu’ont reproduits
les deux éditions de Hrotsvitha (celle de
Celtes et celle de Schurzfleisch), on a imprimé
[lvii]
d’après une copie plus récente, un poëme ou
fragment de poëme, de 837 hexamètres, sur
la fondation du monastère de Gandersheim
(Carmen de constructione sive de primordiis
cœnobii Gandesheimensis), chronique en
vers, précieuse pour l’histoire littéraire et
monastique des IXe et Xe siècles[67]. Hrotsvitha
entre dans son sujet par un récit étendu de la
vie de deux vénérables patrons du monastère,
saint Innocent et saint Athanase. Quelques
historiens, notamment Bodo, ont mentionné
ce début du poëme, de manière à induire plusieurs
critiques et, entre autres, Fabricius[68],
à croire que Hrotsvitha avait composé une Vie
en vers de ces deux saints pontifes, séparée
de son poëme et aujourd’hui perdue[69]. Par
une erreur du même genre, plusieurs biographes,
[lviii]
sur la foi de Trithème[70], ont signalé
comme un ouvrage à part de Hrotsvitha, un
livre d’épigrammes qui, du moins sous cette
forme, ne nous est pas parvenu. Il est très-vraisemblable,
comme l’a soupçonné Fabricius,
que ces épigrammes ne sont autre chose
que les préfaces et les dédicaces en vers que
Hrotsvitha a placées en tête de la plupart de
ses ouvrages, et qu’un manuscrit, qui n’existe
plus, avait peut-être rassemblées[71].
C’est par la même absence de critique, que
Leuckfeld, l’historien allemand du monastère
de Gandersheim, dans la liste des ouvrages
en vers de Hrotsvitha, cite les huit légendes
et le panégyrique des Othons, puis ajoute un
dixième ouvrage purement imaginaire, qu’il
intitule: De la chasteté des nonnes. Cette
erreur, répétée par divers critiques, vient
d’une phrase ambiguë et mal comprise de
Henri Bodo[72]. On a pris l’énoncé du caractère
[lix]
des productions de Hrotsvitha pour
le titre d’un de ses ouvrages particuliers. Il
est trop certain, d’ailleurs, que Leuckfeld,
compilateur laborieux, qui a donné judicieusement
une large place à Hrotsvitha dans ses
Antiquités de Gandersheim, n’avait lu que
bien superficiellement les œuvres qu’il louait.
Dans la liste des comédies de l’illustre nonne,
il traduit le titre de la première, Conversio
Gallicani principis, par Histoire de la conversion
d’un prince français[73].
Tels sont les écrits moins connus que vantés
de cette femme extraordinaire. Ils sont de
ceux qui honorent le plus son sexe, et qui,
malgré quelques défauts inhérents à l’époque
où elle a vécu, relèvent le mieux le Xe siècle
de l’accusation de barbarie, qu’on lui a trop
légèrement prodiguée. Un des anciens historiens
de Gandersheim, que nous avons plusieurs
fois cité, Henri Bodo, termine le chapitre
qu’il consacre à Hrotsvitha, par ce
trait: Rara avis in Saxonia visa est[74].
C’est trop peu dire. Cette dixième muse, cette
[lx]
Sapho chrétienne, comme la proclamaient à
l’envi ses enthousiastes compatriotes du XVIe
siècle, ne fut pas seulement une merveille
pour la Saxe; elle est une gloire pour l’Europe
entière: dans la nuit du moyen âge, on
signalerait difficilement une étoile poëtique
plus pure et plus éclatante.
V.
Il ne me reste plus qu’à dire un mot de mon
propre travail. En 1835, j’ignorais si le manuscrit,
sur lequel Conrad Celtes a donné
l’édition de 1501, existait encore. Ce savant
éditeur avait négligé de faire connaître le nom
du couvent de l’ordre de saint Benoît, où il
avait découvert ce trésor. Jean Aventinus,
dans la préface de sa Vie d’Henri IV, signala
et répara cet oubli; il apprit au monde savant
que ce précieux recueil était conservé au couvent
de Saint-Emmeran à Ratisbonne. Guidés
par cette indication, Mabillon[75] et ensuite
[lxi]
Gottsched, purent voir et toucher ce manuscrit[76],
dont ils ne firent d’ailleurs aucun
usage. En 1835, M. Pol Nicard, le traducteur
français du Manuel d’archéologie d’Otfried
Müller, ayant fait un voyage en Allemagne,
dans l’intention spéciale de visiter les musées
et les bibliothèques, voulut bien, à ma prière,
s’informer à Ratisbonne de ce qu’étaient devenus
les livres et manuscrits de Saint-Emmeran.
Il apprit qu’ils avaient été transportés,
vers l’année 1803, dans la bibliothèque royale
de Munich, et il m’envoya sur-le-champ une
description exacte et détaillée du manuscrit
de Hrotsvitha: il m’indiqua même un fait
important, qui, si je ne me trompe, a été
négligé par tous ceux qui ont examiné ce manuscrit;
je veux parler de deux fragments,
l’un de treize vers élégiaques[77], l’autre de
trente-cinq vers hexamètres, qui sont jetés,
je ne sais pourquoi, à la suite des comédies,
le premier au verso du feuillet 129, le second
au recto du feuillet 130. Ces vers sont encore
inédits.
[lxii]
Grâce aux démarches de M. Nicard, secondées
de l’obligeante entremise de M. de
Martius, j’obtins du bibliothécaire, M. Lichtenthaler,
de pouvoir faire prendre une copie
exacte, page pour page et ligne pour ligne,
de la seconde partie de ce manuscrit, depuis
le feuillet 78 jusqu’au feuillet 129, comprenant
toutes les comédies. Cette copie presque
figurative est la base du texte que je
donne aujourd’hui.
La comparaison attentive que j’ai été obligé
de faire du manuscrit et de l’édition de Celtes,
m’a convaincu que ce savant homme a apporté
à ce travail beaucoup de soins et de lumières.
Je n’ai eu à insérer dans mon texte qu’un petit
nombre de lectures préférables à celles de la
première édition. Pour permettre au lecteur
d’apprécier la valeur de ces restitutions, j’ai
eu soin de donner toujours au bas des pages
la leçon du premier éditeur.
L’orthographe du manuscrit est tellement
inconstante et si habituellement fautive, qu’il
était impossible de la reproduire sans modification.
L’ancien copiste, par exemple, supprime
presque constamment l’h dans les mots
où les Latins l’admettent, et il l’ajoute où
[lxiii]
elle ne doit pas être; il écrit souvent les adverbes
terminés en e par æ et par un e les
génitifs de la première déclinaison, etc., etc.
J’ai rétabli l’orthographe commune, avertissant,
une fois pour toutes, de quelques incorrections
constantes du manuscrit, mais
signalant en note, d’une manière spéciale,
certaines anomalies singulières. J’ai, d’ailleurs,
accepté l’orthographe du manuscrit,
toutes les fois qu’elle était admissible et surtout
constante. Par exemple, le manuscrit
porte, non pas une fois, mais toujours,
neglegentia, neglegere; j’ai adopté cette
forme, quoique moins bonne que negligentia,
negligere, parce qu’elle est latine, et que
tout porte à croire qu’elle a été celle de Hrotsvitha.
Mais, quand le copiste n’a pas de règles
fixes et qu’il écrit le même mot, tantôt
d’une façon et tantôt d’une autre, je me suis
cru autorisé à n’employer que la meilleure.
J’ai suivi le même système pour la ponctuation
et les capitales. Le manuscrit m’ayant
paru ne présenter à cet égard aucune règle
appréciable, j’ai dû me conformer à l’usage
communément reçu.
Quant à la traduction, je me suis efforcé
[lxiv]
de la rendre aussi fidèle et aussi littérale qu’il
était possible de le faire, en respectant le génie
de notre langue; je serais heureux qu’elle
pût reproduire quelque chose de la grâce et
de la délicatesse de l’original. Elle aura toujours
l’avantage d’être la première traduction
complète de ce recueil théâtral. Gottsched n’a
traduit que la première partie de Gallicanus
en allemand. J’ai eu à surmonter dans ce travail,
surtout pour le rétablissement du texte,
d’assez graves et assez nombreuses difficultés.
Si les juges compétents en cette matière, soit
en France, soit à l’étranger, croient mes efforts
dignes de quelques éloges, je dois en
reporter la meilleure partie aux conseils que
je n’ai cessé de recevoir de mon ami et collègue,
M. Louis Dubeux, qui m’a prêté en
cette occasion, comme en toutes, le secours
de la sagacité philologique la plus sûre et du
savoir le plus étendu.
4 juillet 1845.
THÉATRE DE HROTSVITHA.
HROTSUITHÆ
VIRGINIS ET MONIALIS GERMANICÆ,
GENTE SAXONICA ORTÆ,
INCIPIT
LIBER DRAMATICA SERIE CONTEXTUS
[78].
Hujus omnem materiam, sicut et prioris, opusculi
sumsi ab antiquis libris sub certis auctorum
nominibus conscriptis, excepta superius scripta
passione sancti Pelagii, cujus seriem martyrii quidam,
ejusdem qua passus est indigena civitatis,
mihi exposuit, qui ipsum pulcherrimum virorum
se vidisse et exitum rei attestatus est veraciter
agnovisse. Unde si quid in illis falsitatis dictando
comprehendi, non ex meo fefelli, sed fallentes
incaute imitata fui.
PRÆFATIO IN COMŒDIAS[79].→
Plures inveniuntur catholici, cujus nos penitus
expurgare nequimus[80] facti, qui, pro cultioris
facundia sermonis, gentilium vanitatem
librorum utilitati præferunt sacrarum Scripturarum.
Sunt etiam alii sacris inhærentes paginis,
qui licet alia gentilium spernant, Terentii[81] tamen
figmenta[82] frequentius lectitant, et, dum
dulcedine sermonis delectantur, nefandarum notitia
rerum maculantur. Unde ego, Clamor validus
Gandeshemensis, non recusavi illum imitari
dictando, dum[83] alii colunt legendo; quo, eodem
dictationis genere, quo turpia lascivarum incesta
feminarum recitabantur, laudabilis sacrarum castimonia
virginum, juxta mei facultatem ingenioli,
celebraretur. Hoc tamen facit non raro verecundari
gravique rubore perfundi, quod, hujusmodi
specie dictationis cogente, detestabilem inlicite[84]
amantium dementiam et male dulcia colloquia
[6]
eorum, quæ nec nostro auditui[85] permittuntur,
accommodari dictando mente tractavi et stili officio
designavi. Sed, si[86] hæc erubescendo neglegerem,
nec proposito satisfacerem, nec innocentium
laudem adeo plene juxta meum posse
exponerem, quia quanto blanditiæ amantium[87]
ad illiciendum promptiores, tanto et superni adjutoris
gloria sublimior et triumphantium victoria
probatur gloriosior, præsertim cum feminea fragilitas
vinceret, et virile[88] robur confusioni subjaceret.
Non enim dubito mihi ab aliquibus objici,
quod hujus vilitas dictationis multo inferior, multo
contractior, penitusque dissimilis ejus, quem proponebam
imitari; sit, sententiis concedo[89]: ipsis
tamen denuncio me in hoc jure reprehendi non
posse, quasi his vellem abusive assimilari, qui
mei inertiam longe præcesserunt in scientia sublimiori.
Nec enim tantæ sum jactantiæ, ut vel extremis
me præsumam conferre auctorum alumnis,
sed hoc solum nitor, ut, licet nullatenus valeam
apte, supplici tamen mentis devotione, acceptum in
datorem retorqueam ingenium. Ideoque non sum
adeo amatrix mei, ut pro vitanda reprehensione,
Christi, qui in Sanctis operatur, virtutem (quocumque
ipse dabit posse) cessem prædicare. Si
[8]
enim alicui placet mea devotio, gaudebo; si autem,
vel pro mei abjectione, vel pro vitiosi sermonis
rusticitate nulli placet, memet ipsam tamen
juvat quod feci; quia, dum proprii vilitatem laboris
in aliis meæ inscientiæ opusculis heroico ligatam
strophio, in hoc dramatica junctam serie
colo[90], perniciosas gentilium delicias abstinendo
devito.
EPISTOLA EJUSDEM
AD
QUOSDAM SAPIENTES HUJUS LIBRI FAUTORES
[91].
Plene sciis et bene moratis, nec alieno profectui
invidentibus, sed, ut decet vere sapientes,
congratulantibus, Hrotsuitha[92] nesciola, nullaque
probitate idonea, præsens valere et perpes
gaudere. Vestræ igitur laudandæ humilitatis magnitudinem
satis admirari nequeo, magnificæque,
circa mei utilitatem, benignitatis atque dilectionis
plenitudinem, condignarum recompensatione gratiarum
remetiri non sufficio, quia, cum philosophicis
[10]
adprime studiis enutriti et scientia longe
excellentius sitis perfecti, mei opusculum vilis
mulierculæ, vestra admiratione dignum duxistis,
et largitorem in me operantis gratiæ fraterno affectu
gratulantes laudastis, arbitrantes mihi inesse
aliquantulum scientiam artium, quarum subtilitas
longe præterit mei[93] muliebre ingenium. Denique
rusticitatem meæ dictatiunculæ hactenus vix
audebam paucis ac solummodo familiaribus meis
ostendere; unde pene opera cessavit dictandi ultra
aliquid hujusmodi, quia, sicut pauci fuere, qui
me prodente perspicerent, ita non multi, qui, vel
quid corrigendum inesset enuclearent, vel ad audendum[94]
aliquid huic simile provocarent. At
nunc, quia trium testimonium constat esse verum,
vestris corroborata sententiis, fiducialius[95] præsumo
et componendis operam dare, si quando Deus
annuerit posse, et quorumcumque sapientium examen
subire. Inter hæc diversis affectibus, gaudio
videlicet et metu, in diversum trahor. Deum namque,
cujus solummodo gratia sum id quod sum,
in me laudari cordetenus gaudeo; sed major quam
sim videri timeo, quia utrumque nefas esse non
ambigo, et gratuitum Dei donum negare, et non
acceptum accepisse simulare. Unde non denego
præstante gratia Creatoris per dynamin me artes
[12]
scire, quia sum animal capax disciplinæ, sed per
energiam[96] fateor omnino nescire. Perspicax
quoque ingenium divinitus mihi collatum esse
agnosco, sed magistrorum cessante diligentia, incultum
et propriæ pigritia inertiæ torpet neglectum.
Quapropter, ne in me donum Dei annullaretur
ob neglegentiam mei, si qua forte fila vel
etiam floccos de panniculis a veste philosophiæ
abruptis evellere quivi, præfato opusculo inserere
curavi, quo vilitas meæ inscientiæ intermixtione
nobilioris materiæ illustraretur, et largitor ingenii
tanto amplius in me jure laudaretur[97], quanto
muliebris sensus tardior esse creditur. Hæc mea in
dictando intentio, hæc sola mei sudoris est causa,
neque simulando me nescita scire jacto, sed quantum
ad me tantum scio quod nescio. Quia enim
attactu vestri favoris atque petitionis arundineo
more inclinata libellum, quem tali intentione disposui,
sed usque huc pro sui vilitate occultare
quam in palam proferre malui, vobis perscrutandum
tradidi, decet ut non minoris diligentia sollicitudinis
eum emendando investigetis, quam proprii
seriem laboris; et sic tandem ad normam rectitudinis
reformatum mihi remittite, quo, vestri
magisterio præmonstrante in quibus maxime peccassem
possim agnoscere.
I.
GALLICANUS[98].
ARGUMENTUM IN GALLICANUM[99].→
Conversio Gallicani principis militiæ, qui iturus ad bellum
contra Scythas, sacratissimam virginem Constantiam
Constantini imperatoris filiam desponsavit, sed in conflictu
prælii nimium coartatus, per Joannem et Paulum
primicerios Constantiæ conversus, ad baptisma convolavit,
cælibemque vitam elegit. Postea autem jubente Juliano
apostata in exilium missus martyrio est coronatus.
Sed et Joannes et Paulus eodem jubente clam occisi et in
domo occulte sunt sepulti. Nec mora: percussoris filius
a dæmonio arreptus, patris commissum et martyrum confitendo
meritum juxta eorum sepulchra salvatus, una cum
patre est baptizatus.
GALLICANUS.→
DRAMATIS PERSONÆ[100].
CONSTANTINUS imperator.
GALLICANUS.
CONSTANTIA.
ARTEMIA.
ATTICA.
JOANNES.
PAULUS.
Principes.
- CONSTANTINUS[102].→
-
Tædet me, Gallicane, morarum, quia gentem,
quam scis Scytharum Romanæ solam resistere
paci nostrisque temere præceptis reluctari, bello
protrahis lacessere, cum pro tui strenuitate id
[20]
tibimet exercitii ad defensionem non ignores patriæ
servari[103].
- GALLICANUS[104].→
-
Tuis enim, o Auguste Constantine, obnixe manibus
pedibusque semper insistens obsequiis,
tuæ Augustalis excellentiæ votis effectu conabar
respondere operis, nec umquam me subtraxi faciendis.
- CONSTANTINUS.→
-
Si opus est monitu[105]? nam memoriæ fixum
teneo. Unde monui hortando potius quam arguendo,
morem ut geras.
- GALLICANUS.→
-
Id ipsum etiam studebo nunc.
- CONSTANTINUS.→
-
Gaudeo.
- GALLICANUS.→
-
Nec amore vitæ abduci potero, quin peragam
quæ jubes.
- CONSTANTINUS.→
-
Placet, tuique in me benivolentiam laudo.
- GALLICANUS.→
-
Sed summa implendæ intentio servitutis summam
expetit recompensationem mercedis.
-
[22]
CONSTANTINUS.→
-
Nec injuria.
- GALLICANUS.→
-
Difficultas enim cujuscumque laboris tolerabilius
fertur, si haud[106] incerta accipiendæ spe mercedis
relevatur.
- CONSTANTINUS.→
-
Patet.
- GALLICANUS.→
-
Unde ineundi præmium periculi mihi, quæso,
proponas in præsenti, quo inpigre dimicans sudore
non frangar certaminis, animatus spe retributionis.
- CONSTANTINUS.→
-
Quod dignissimum omnique videbatur senatui
gratissimum[107] numquam tibi negabam aut negabo
præmium, scilicet nostræ adeptionem familiaritatis,
præcipuæque inter palatinos dignitatis.
- GALLICANUS.→
-
Fateor, sed id nunc haud molior.
- CONSTANTINUS.→
-
Si aliud expetas, oportet proferas.
- GALLICANUS.→
-
Immo aliud.
- CONSTANTINUS.→
-
Quid?
-
[24]
GALLICANUS.→
-
Si præsumo dicere....
- CONSTANTINUS.→
-
Et bene.
- GALLICANUS.→
-
Irasceris.
- CONSTANTINUS.→
-
Nullo modo.
- GALLICANUS.→
-
Certe.
- CONSTANTINUS.→
-
Non.
- GALLICANUS.→
-
Moveberis indignatione.
- CONSTANTINUS.→
-
Ne id vereare.
- GALLICANUS.→
-
Dicam, jussisti; Constantiam tui natam amo.
- CONSTANTINUS.→
-
Et merito. Decet enim[108] ut herilem filiam honorabiliter
ames et amabiliter honores.
- GALLICANUS.→
-
Interrumpis dicenda.
- CONSTANTINUS.→
-
Non interrumpo.
-
[26]
GALLICANUS.→
-
Ipsamque, si tua annuerit pietas, desponsare
gestio.
- CONSTANTINUS.→
-
Non leve appetit præmium, sed summum vobisque,
o principes, ante insolitum.
- GALLICANUS.→
-
Eh[109] heu! dedignatur; præscivi. Instate,
quæso, mecum precibus.
- PRINCIPES.→
-
Decet tuam, imperator egregie, dignitatem, ut
pro sui reverentia hoc illi non abnuas.
- CONSTANTINUS.→
-
Si[110] abnuo quantum ad me; sed subtili primum
inquisitione reor investigandum, an filia
præbeat assensum.
- PRINCIPES.→
-
Consequens est.
- CONSTANTINUS.→
-
Ibo, ipsamque, si velis, Gallicane, pro hac re
appellabo.
- GALLICANUS.→
-
Ac libens.
[28]
SCENA SECUNDA.→
- CONSTANTIA[111].→
-
Dominus imperator adit nos solito tristior. Quid
velit vehementer admiror.
- CONSTANTINUS.→
-
Huc ades, o filia Constantia, paucis te volo.
- CONSTANTIA.→
-
Assum, domine mi; jube, quid velis.
- CONSTANTINUS.→
-
Anxietate cordis fatigor, gravique tristitia afficior.
- CONSTANTIA.→
-
Ut te venientem aspexi, tristitiam deprehendi,
et licet causam ignorarem, conturbata pertimui.
- CONSTANTINUS.→
-
Tui causa contristor.
- CONSTANTIA.→
-
Mei?
- CONSTANTINUS.→
-
Tui.
- CONSTANTIA.→
-
Expaveo; quid est, domine mi?
-
[30]
CONSTANTINUS.→
-
Piget dicere, ne contristeris.
- CONSTANTIA.→
-
Multo magis contristor, si non dixeris.
- CONSTANTINUS.→
-
Gallicanus dux, cui frequens successus triumphorum
primum inter principes dignitatis adquisivit
gradum, cujusque ope sæpissime indigemus
ad defensionem patriæ....
- CONSTANTIA.→
-
Quid ille?
- CONSTANTINUS.→
-
Desiderat te sponsam habitum ire.
- CONSTANTIA.→
-
Me?
- CONSTANTINUS.→
-
Te.
- CONSTANTIA.→
-
Mallem[112] mori.
- CONSTANTINUS.→
-
Præscivi.
- CONSTANTIA.→
-
Nec mirum, quia tuo consensu, tuo permissu,
servandam Deo virginitatem devovi.
- CONSTANTINUS.→
-
Memini.
-
[32]
CONSTANTIA.→
-
Nullis enim suppliciis umquam potero compelli,
quin inviolatum custodiam sacramentum
propositi.
- CONSTANTINUS.→
-
Convenit. Sed hinc coartor nimium, quia si,
quod debet fieri paterno more, te in proposito
permansum ire consensero, haud leve damnum
patiar in publica re. Si autem, quod absit, renitor,
æternis cruciandus pœnis subjacebo.
- CONSTANTIA.→
-
Si enim divinum desperarem adesse auxilium,
mihi quam maxime, mihi potissimum esset dolendum.
- CONSTANTINUS.→
-
Verum.
- CONSTANTIA.→
-
Nunc autem nullus relinquitur locus mœstitiæ,
præsumenti de Domini pietate.
- CONSTANTINUS.→
-
Quam bene dicis, mea Constantia!
- CONSTANTIA.→
-
Si meum digneris captare consilium, præmonstrabo
qualiter utrumque evadere possis damnum.
- CONSTANTINUS.→
-
O utinam!
-
[34]
CONSTANTIA.→
-
Simula, prudenter peracta expeditione, ipsius
votis te satisfacturum esse: et ut meum concordari
credat velle, suade, quo suas interim filias
Atticam ac Artemiam, velut pro solidandi pignore
amoris, mecum mansum ire, meosque primicerios
Joannem et Paulum secum faciat iter arreptum
ire.
- CONSTANTINUS.→
-
Et quid, si victor revertetur[113], mihi erit agendum?
- CONSTANTIA.→
-
Reor Omnipatrem prius esse invocandum, quo
ab hujusmodi intentione Gallicani revocet[114] animum.
- CONSTANTINUS.→
-
O filia, filia, quantum dulcedine tuæ alloquutionis
amaritudinem dulcorasti mœsti patris, adeo
ut pro hac re nulla post hæc movear sollicitudine.
- CONSTANTIA.→
-
Non est necesse.
- CONSTANTINUS.→
-
Eam, et Gallicanum læta promissione circumveniam.
- CONSTANTIA.→
-
Vade in pace, mi domine.
[36]
SCENA TERTIA.→
- GALLICANUS.→
-
Curiositate frangar, o principes, antequam,
quid mis[115] senior Augustus tamdiu cum herili
filia agat, experiar.
- PRINCIPES.→
-
Suadet illi velle quæ desideras.
- GALLICANUS.→
-
O utinam prævaleret suasio!
- PRINCIPES[116].→
-
Forsitan prævalebit.
- GALLICANUS.→
-
Silete, quiescite, Augustus revertitur, non ut
abiit obscuro, sed vultu admodum sereno.
- PRINCIPES.→
-
Bona fortuna.
- GALLICANUS.→
-
Si enim, ut dicitur, speculum mentis est facies,
serenitas faciei, mansuetudinem forte designat ejus
animi.
- PRINCIPES.→
-
Ita.
[38]
SCENA QUARTA.→
- CONSTANTINUS.→
-
Gallicane!
- GALLICANUS.→
-
Quid dixit?
- PRINCIPES.→
-
Procede, procede, vocat te.
- GALLICANUS.→
-
Dii propitii, favete!
- CONSTANTINUS.→
-
Perge securus, Gallicane, ad bellum. Reversurus
enim accipies, quod desideras, præmium.
- GALLICANUS.→
-
Illudisne me?
- CONSTANTINUS.→
-
Si illudo?
- GALLICANUS.→
-
Me felicem, si unum scirem.
- CONSTANTINUS.→
-
Quid unum?
- GALLICANUS.→
-
Ejus responsum.
- CONSTANTINUS.→
-
Filiæ?
- GALLICANUS.→
-
Ipsius.
-
[40]
CONSTANTINUS.→
-
Injusta satis ratio in hac re verecundæ virginis
responsum quærere. Consequentia autem rerum
monstrabit ejus assensum.
- GALLICANUS.→
-
Si hunc scirem, responsum flocci facerem.
- CONSTANTINUS.→
-
Licet, experiare.
- GALLICANUS.→
-
Exopto.
- CONSTANTINUS.→
-
Sui primicerios Joannem et Paulum tecum commoratum
iri decrevit, usque in diem nuptiarum.
- GALLICANUS.→
-
Quam ob causam?
- CONSTANTINUS.→
-
Quo illorum ex confabulatione ipsius vitam,
mores, consuetudinem, possis prænoscere.
- GALLICANUS.→
-
Bonum consilium, mihique quam maxime placitum.
- CONSTANTINUS.→
-
Scilicet tui filias secum versa vice desiderat
interim mansum ire, quatinus illarum per sodalitatem
tibi fiat morigera.
- GALLICANUS.→
-
Euax, Euax! Omnia meis respondent votis.
-
[42]
CONSTANTINUS.→
-
Fac ut adducantur citius.
- GALLICANUS[117].→
-
Statis, milites? Currite, abite, adducite filias
ad obsequium sui dominæ.
SCENA QUINTA.→
- MILITES.→
-
Assunt illustres Gallicani natæ, tuæ familiaritati,
hera Constantia, pro sui pulchritudinis, sapientiæ,
et probitatis perspicuitate satis aptæ.
- CONSTANTIA.→
-
Placet. (Introducuntur[118] honorifice.)—Amator virginitatis
et inspirator castitatis, Christe, qui me
precibus martyris tuæ Agnetis a lepra pariter
corporis et ab errore eripiens gentilitatis, invitasti
ad virgineum tui Genitricis thalamum, in quo tu
manifestus es verus Deus, retro exordium natus a
Deo Patre, idemque[119] verus homo ex Matre
[44]
natus in tempore, te veram et coæternam Patri
sapientiam, per quam facta sunt omnia et cujus
dispositione consistunt et moderantur universa,
suppliciter exoro, ut Gallicanum, qui tui in me
amorem surripiendo conatur extinguere, post te
trahendo ab injusta intentione revocare, suique
filias digneris tibi assignare sponsas, et instilla
cogitationibus earum tui amoris dulcedinem, quatinus
execrantes carnale consortium pervenire mereantur
ad sacrarum societatem virginum.
- ARTEMIA.→
-
Ave, Constantia, imperialis hera.
- CONSTANTIA.→
-
Salvete, sorores, Attica et Artemia; state, state,
ne procidatis, sed libate mihi osculum amoris.
- ARTEMIA.→
-
Tuum ad obsequium, domina, alacri mente venimus,
tuæ ditioni summa devotione nos subjecimus,
tantum, ut tua nobis abundet gratia.
- CONSTANTIA.→
-
Unum Dominum habemus in cœlis, cui debetur
devotio nostræ servitutis, in cujus fide et dilectione
condecet nos servata corporis integritate unanimiter
perseverare, ut mereamur aulam cœlestis
patriæ cum palma virginitatis introire.
-
[46]
ARTEMIA.→
-
In nullo reluctamur, sed testes in omnibus præceptis
parere nitimur, præcipue in agnitione veritatis
et servandæ proposito virginitatis.
- CONSTANTIA.→
-
Congrua satis responsio, vestraque ingenuitate
condigna, nec dubito, quin divinæ inspiratione
gratiæ ad credendum estis perventæ[120].
- ARTEMIA.→
-
Qui posset fieri, ut servientes idolis sanum saperemus,
sine illustratione supernæ pietatis?
- CONSTANTIA.→
-
Stabilitas vestræ fidei spem mihi excitat de credulitate
Gallicani.
- ARTEMIA.→
-
Admoneatur tantum; haud dubium quin credat[121].
- CONSTANTIA.→
-
Advocentur Joannes et Paulus.
[48]
SCENA SEXTA.→
- JOANNES.→
-
Præsto sumus, hera, quos[122] vocasti.
- CONSTANTIA.→
-
Ite citi ad Gallicanum, et inhærentes ejus lateri
suadete illi paulatim mysterium nostræ fidei, si
forsan illum Deus dignetur per nos[123] lucrari[124].
- PAULUS.→
-
Deus det proventum! Nos adhibemus frequentationes
hortamentorum.
SCENA SEPTIMA.→
- GALLICANUS.→
-
Opportune advenitis, Joannes et Paule; suspensis
diu animis vestrum præstolabar adventum.
-
[50]
JOANNES.→
-
Ut vocem jubentis domnæ hausimus, tibi ad
obsequendum convolavimus.
- GALLICANUS.→
-
Multo magis vestro quam aliorum delector obsequio.
- PAULUS.→
-
Non immerito, nam vulgo dicitur: Qui dilectis
obsequitur, et ipse fit dilectus[125].
- GALLICANUS.→
-
Verum.
- JOANNES.→
-
Dilectio mittentis heræ reconciliatur nos familiaritati
tuæ.
- GALLICANUS.→
-
Non nego. Convenite, congregamini, tribuni et
centuriones, omnesque mei juris milites. Assunt
Joannes et Paulus, quorum detinebar absentia ne
pergerem.
- TRIBUNI.→
-
Præcede. (Collectim comitantur[126].)
- GALLICANUS.→
-
Capitolium et templa primum nobis intranda,
numinaque deorum placanda sunt ritu sacrificiorum,
quo prosperentur exitus[127] pugnæ.
-
[52]
TRIBUNI.→
-
Necesse.
- JOANNES.→
-
Subtrahamus nos interim.
- PAULUS.→
-
Decet.
SCENA OCTAVA.→
- JOANNES.→
-
En, dux egreditur; ascendamus equos, offeramus
nos obviam.
- PAULUS.→
-
Ac cito.
- GALLICANUS.→
-
Unde venitis? Ubi fuistis?
- JOANNES.→
-
Stravimus sarcinulas, præmisimus, quo expediti
tuum iter possimus comitari.
- GALLICANUS.→
-
Placet.
[54]
SCENA NONA.→
- GALLICANUS.→
-
O tribuni, proh Juppiter! aspicio innumerabilis
exercitus legiones, variis armorum instrumentis
horribiles.
- TRIBUNI.→
-
Hercle hostes!
- GALLICANUS.→
-
Resistamus fortiter et congrediamur viriliter.
- TRIBUNI.→
-
Si est utilis nostri congressio cum tantis?
- GALLICANUS.→
-
Et quid mavultis?
- TRIBUNI.→
-
Submittere colla.
- GALLICANUS.→
-
Nolit hoc Apollo!
- TRIBUNI.→
-
Ædepol faciendum. En, undiquesecus circumdamur,
vulneramur, perimimur.
- GALLICANUS.→
-
Eh heu! quid erit, cum tribuni me spernunt,
se tradunt?
-
[56]
JOANNES.→
-
Fac votum Deo cœli te christianum fieri, et
vinces.
- GALLICANUS.→
-
Voveo, et opere implebo.
- HOSTES[128].→
-
Heus! rex Bradan, sperandæ fortuna victoriæ
alludit[129] nos. En, dextræ languescunt, vires fatiscunt[130];
sed et inconstantia pectoris cogit nos
discedere ab armis.
- BRADAN.→
-
Quid dicam ignoro; ipsa quam toleratis me
urget passio. Restat ut nos duci tradamus.
- HOSTES.→
-
Alias non evademus.
- BRADAN.→
-
Dux Gallicane, noli in nostri perniciem sævire,
sed parce et utere ut libet nostra servitute.
- GALLICANUS.→
-
Ne trepidetis, ne formidetis; sed datis obsidibus
facite vos tributarios imperatoris et vivite
beate sub Romana pace.
- BRADAN[131].→
-
Tuo arbitrio pendet quot qualesque accipere
[58]
quantumque pondus solvendi census nobis velis
imponere.
- GALLICANUS.→
-
Solvite procinctum, mei milites; nemo lædatur,
nemo perimatur; amplectamur fœderatos, quos
publicos insectamur[132] inimicos.
- JOANNES.→
-
Quanto magis valet intenta precatio, quam
humana præsumptio!
- GALLICANUS.→
-
Verum.
- PAULUS.→
-
Quam efficax his aderit superna miseratio, quos
Deo commendat humilis devotio!
- GALLICANUS.→
-
Perspicuum.
- JOANNES.→
-
Sed quod vovetur in perturbatione, solvendum
est in tranquillitate.
- GALLICANUS.→
-
Assentio; unde quantocius baptizari[133] gestio,
ac reliquum vitæ in Dei obsequio vacare.
- PAULUS.→
-
Justum.
[60]
SCENA DECIMA.→
- GALLICANUS.→
-
Ecce, in introitu nostro proruunt Romani urbicolæ,
insignia laudum ferentes ex more.
- JOANNES.→
-
Consequens est.
- GALLICANUS.→
-
Sed nec nostræ, nec deorum fortitudini titulus
debetur triumphi.
- PAULUS.→
-
Nullo modo, sed vero Deo.
- GALLICANUS.→
-
Unde templa arbitror transeunda.
- JOANNES.→
-
Recte arbitraris.
- GALLICANUS.→
-
Et limina Apostolorum supplici confessione esse
intranda.
- PAULUS.→
-
O te tali opinione felicem! Nunc testaris te
verum christicolam.
[62]
SCENA UNDECIMA.→
- CONSTANTINUS.→
-
Admiror, o milites, cur Gallicanus tamdiu se
subtrahat nostris conspectibus.
- MILITES.→
-
Ut urbem intravit, gressum ad domum sancti
Petri concite tetendit, terratenusque prostratus
pro recepta victoria grates impendit Altithrono.
- CONSTANTINUS.→
-
Gallicanus?
- MILITES.→
-
Ipse.
- CONSTANTINUS.→
-
Incredibile.
- MILITES.→
-
En, accedit; ipsum potes sciscitari.
[64]
SCENA DUODECIMA.→
- CONSTANTINUS.→
-
Diu te, Gallicane, sustinui, ut modum exitumque
experirer prælii.
- GALLICANUS.→
-
Dicam digestim.
- CONSTANTINUS.→
-
Hoc interim parvi pendo, quo edisseras quod
magis exopto.
- GALLICANUS.→
-
Quid est?
- CONSTANTINUS.→
-
Cur iturus deorum templa et revertens intrares
Apostolorum tecta.
- GALLICANUS.→
-
Rogas?
- CONSTANTINUS.→
-
Curiose.
- GALLICANUS.→
-
Expono.
- CONSTANTINUS.→
-
Exopto.
- GALLICANUS.→
-
Fateor, sacratissime imperator, iturus, ut objecisti,
[66]
sacella intravi, meque dæmoniis et diis supplex
commisi.
- CONSTANTINUS.→
-
Hoc Romanis antiquitus fuit in more.
- GALLICANUS.→
-
Mala consuetudo.
- CONSTANTINUS.→
-
Pessima.
- GALLICANUS.→
-
Quo pacto tribuni cum suis legionibus advenere,
meque euntem undiquesecus sepsere.
- CONSTANTINUS.→
-
Pomposo admodum apparatu egrediebaris.
- GALLICANUS.→
-
Promovimus, hostes impegimus, commisimus,
victi sumus.
- CONSTANTINUS.→
-
Romani victi!
- GALLICANUS.→
-
Penitus.
- CONSTANTINUS.→
-
O res dira omnibusque seclis inaudita!
- GALLICANUS.→
-
Ego quidem nefanda sacrificia iteravi, nec aderant
qui adjuvarent dii; sed invalescente congressione
plurimi ex nostris interiere.
-
[68]
CONSTANTINUS.→
-
Confundor audiendo.
- GALLICANUS.→
-
Tandem tribuni me spreverunt, se tradiderunt.
- CONSTANTINUS.→
-
Hostibus?
- GALLICANUS.→
-
Ipsis.
- CONSTANTINUS.→
-
Ah! quid fecisti?
- GALLICANUS.→
-
Quid possem facere, nisi fugam captare?
- CONSTANTINUS.→
-
Non.
- GALLICANUS.→
-
Etiam.
- CONSTANTINUS.→
-
Quantis tunc angustiis urgebatur constantia
tui pectoris!
- GALLICANUS.→
-
Maximis.
- CONSTANTINUS.→
-
Et quomodo evasisti?
- GALLICANUS.→
-
Mis[134] familiares socii Joannes et Paulus suaserunt
mihi votum fecisse Creatori.
-
[70]
CONSTANTINUS.→
-
Salubre.
- GALLICANUS.→
-
Experiebar. Ut os ad vovendum aperui, cœleste
juvamen sensi.
- CONSTANTINUS.→
-
Quo pacto?
- GALLICANUS.→
-
Apparuit mihi juvenis proceræ magnitudinis
crucem ferens in humeris, et præcepit ut stricto
mucrone illum sequerer.
- CONSTANTINUS.→
-
Quisquis ille erat, cœlitus missus fuerat.
- GALLICANUS.→
-
Comprobavi; nec mora, astiterunt mihi a
dextra lævaque milites armati, quorum vultum
minime agnovi, promittentes auxilium sui.
- CONSTANTINUS.→
-
Cœlestis militia.
- GALLICANUS.→
-
Non ambigo. At ubi sequens præcedentem securus[135]
inter medias hostium ingrederer acies,
perveni ad regem eorum, nomine Bradan, qui
mox incredibili metu correptus, pedibusque meis
provolutus, se cum suis subdidit, professus censum
principi Romani orbis finetenus solvendum.
-
[72]
CONSTANTINUS.→
-
Grates prosperitatis auctori, qui in se sperantes
non patitur confundi.
- GALLICANUS.→
-
Experimento didici.
- CONSTANTINUS.→
-
Vellem experiri quid deinde profugi actitarent
tribuni.
- GALLICANUS.→
-
Maturabant reconciliari.
- CONSTANTINUS.→
-
Recepistin’ gratis?
- GALLICANUS.→
-
Ego illos[136] gratis, qui me periclis[137], qui se
inimicis? haud ita.
- CONSTANTINUS.→
-
Et qui?
- GALLICANUS.→
-
Proposui promerendæ gratiæ pretium.
- CONSTANTINUS.→
-
Quale?
- GALLICANUS.→
-
Videlicet sectam christicolarum, quam qui
elegerit[138], gratiam susciperet priorem honoremque
[74]
ampliorem; qui vero spreverit[139], gratia
simul privaretur et militia.
- CONSTANTINUS.→
-
Recta propositio, tuaque auctoritate condigna.
- GALLICANUS.→
-
Ego quidem, baptismate imbutus, totum me
Deo subjugavi, in tantum, ut tuæ quam præ omnibus
dilexi abrenunciarem filiæ, quo abstinens
conjugii placerem Virginis proli.
- CONSTANTINUS.→
-
Accede propius, ut irruam in tuos amplexus.
Nunc quidem, nunc cogor tibi detegere quod ad
tempus studebam velare.
- GALLICANUS.→
-
Quid?
- CONSTANTINUS.→
-
Id videlicet, quod mea tuæque natæ eidem
quam elegisti student religioni.
- GALLICANUS.→
-
Gaudeo.
- CONSTANTINUS.→
-
Tantoque servandæ virginitatis flagrant amore,
ut nec minis nec blandimentis revocari possint[140]
ab intentione.
- GALLICANUS.→
-
Perseverent, exopto.
-
[76]
CONSTANTINUS.→
-
Introeamus in palatium, ubi ipsæ commorantur.
- GALLICANUS.→
-
Præcede, sequar.
- CONSTANTINUS.→
-
Ecce, occurrunt cum Augusta Helena mei genitrice
gloriosa, omnibusque lacrimæ fluunt præ
gaudio.
SCENA TERTIA DECIMA.→
- GALLICANUS.→
-
Vivite feliciter, o sanctæ virgines, perseverantes
in Dei timore, decusque virginitatis inviolatum
servate, quo dignæ inveniamini amplexibus Regis
æterni.
- CONSTANTIA.→
-
Eo liberius servabimus, quo te non contra luctari
sentimus.
- GALLICANUS.→
-
Non contra luctor, non renitor, non prohibeo;
sed vestris in hoc votis libens concedo in tantum,
ut nec te, o mea Constantia, quam haud segniter
[78]
emi vitæ pretio, aliud quam cœpisti velle
cogam[141].
- CONSTANTIA.→
-
Hæc mutatio dextræ Excelsi.
- GALLICANUS.→
-
Si in melius mutatus non essem, tuæ promissioni
assensum non præberem.
- CONSTANTIA.→
-
Amicus pudicitiæ virginalis et fautor totius bonæ
voluntatis, qui te ab injusta cogitatione[142] revocavit,
meamque virginitatem sibi signavit, dignetur
nos pro corporali discidio quandoque associatum
ire in æterno gaudio.
- GALLICANUS.→
-
Fiat, fiat!
- CONSTANTINUS.→
-
Cum vinculum Christi amoris in unius nos societate[143]
conjungat religionis, decet ut, quasi
gener Augustorum, honorifice nobiscum habites
intra palatium.
- GALLICANUS.→
-
Nulla magis est vitanda tentatio, quam oculorum
concupiscentia.
-
[80]
CONSTANTINUS.→
-
Refragari nequeo.
- GALLICANUS.→
-
Unde non expedit me frequentius virginem intueri,
quam præ parentibus, præ vita, præ anima,
a me scis amari.
- CONSTANTINUS.→
-
Ut libet.
- GALLICANUS.→
-
Ecce, habes quadruplicatum exercitum Christo
favente et me laborante, patere ut[144] nunc militem
Imperatori, cujus juvamine vici, et cui debeo
quidquid feliciter vixi.
- CONSTANTINUS.→
-
Ipsum decet laus et jubilatio, ipsi debet famulari
omnis creatura.
- GALLICANUS.→
-
Sed illi potissimum, quis in necessitate largius
præstat auxilium.
- CONSTANTINUS.→
-
Ut asseris.
- GALLICANUS.→
-
Partem possessionis, quæ ad filias pertinet, excipio,
partemque ad susceptionem peregrinorum
mihi reservo. De reliquo[145] proprios servos libertate
donatos ditari, pauperumque necessitates
volo sustentari.
-
[82]
CONSTANTINUS.→
-
Prudenter possessa disponis, nec expers fies
æternæ retributionis.
- GALLICANUS.→
-
Me ipsum etiam sancto viro Hilariano in urbe
Ostiensi[146] individuum sodalem ardeo associatum
iri, quo ibidem reliquum vitæ in Dei laude pauperumque
vacem susceptione.
- CONSTANTINUS.→
-
Simplex Esse, cui semper est posse, sinat tui esse
prosperis successionibus juxta sui velle vigere,
et perducat te ad gaudia æternitatis, qui regnat et
gloriatur in unitate Trinitatis.
- GALLICANUS.→
-
Amen.
GALLICANI
PARS SECUNDA[147].
DRAMATIS PERSONÆ.
JULIANUS, imperator.
Consules.
Milites[148].
SCENA PRIMA.→
- JULIANUS[149].→
-
Incommodum satis nostro probatur esse imperio,
[86]
quod christiani libero utuntur arbitrio, et
jactant se leges debere sequi, quas accipiebant
temporibus Constantini.
- CONSULES.→
-
Turpe, si pateris.
- JULIANUS.→
-
Non patiar.
- CONSULES.→
-
Decet.
- JULIANUS.→
-
O milites, accingimini, et nudate christicolas
possessionibus propriis, objiciendo sententiam
Christi dicentis: Qui non renunciaverit omnibus
quæ possidet, N. P. T. M. V. E. S. P. T[150].
- MILITES.→
-
In nobis non erit mora.
SCENA SECUNDA.→
- CONSULES.→
-
En, milites revertuntur.
- JULIANUS.→
-
Secundusne est vester reditus?
-
[88]
MILITES.→
-
Secundus.
- JULIANUS.→
-
Et cur tam citus?
- MILITES.→
-
Dicemus: Castella, quæ Gallicanus sibi retinuit,
decrevimus intrasse, tuæque servituti usurpasse;
sed, si quis ex nostris pedem admovit, leprosus
seu energumenus[151] est factus.
- JULIANUS.→
-
Revertimini, ipsumque compellite vel patriam
deserere, vel idolis sacrificare.
SCENA TERTIA.→
- GALLICANUS.→
-
Ne fatigemini, o milites, inutilia suadendo, quia
in æstimatione æternæ vitæ flocci facio quicquid
habetur sub sole. Unde patriam desero et exul
pro Christo Alexandriam peto, optans ibidem
coronari martyrio.
[90]
SCENA QUARTA.→
- MILITES.→
-
Gallicanus, ut jussisti, patria expulsus Alexandriam
petiit, ibique a Rautiano[152] comite tentus
gladio est peremptus.
- JULIANUS.→
-
O bene factum!
- MILITES.→
-
Sed Joannes et Paulus te fastidiunt.
- JULIANUS.→
-
Quid agunt?
- MILITES.→
-
Libere vagant[153], thesauros Constantiæ erogant.
- JULIANUS.→
-
Advocentur.
- MILITES.→
-
Assunt.
[92]
SCENA QUINTA.→
- JULIANUS.→
-
Non nescio vos, Joannes et Paule, a cunabulis
Augustorum[154] mancipatos fuisse obsequio.
- JOANNES.→
-
Fuimus.
- JULIANUS.→
-
Unde decet ut meo inhærentes lateri serviatis in
palatio, in quo nutriti estis a puero.
- PAULUS.→
-
Haud serviemus.
- JULIANUS.→
-
Mihin’ non servietis?
- JOANNES.→
-
Diximus.
- JULIANUS.→
-
Num non videor[155] Augustus?
- PAULUS.→
-
Sed dissimilis prioribus.
- JULIANUS.→
-
In quo?
-
[94]
JOANNES.→
-
Religione et merito.
- JULIANUS.→
-
Vellem plenius audire.
- PAULUS.→
-
Volumus dicere: Gloriosissimi et famosissimi
imperatores Constantinus, Constans et Constantius,
quorum famulabamus imperio, fuere viri
christianissimi, et gloriabantur se servos esse
Christi.
- JULIANUS.→
-
Memini, sed non opto eos in hoc sequi.
- PAULUS.→
-
Deteriora imitaris. Qui ecclesias frequentabant,
et excusso diademate prostrati Jesum Christum
adorabant.
- JULIANUS.→
-
Ad hæc me non cogitis.
- JOANNES.→
-
Ideo illis es dissimilis.
- PAULUS.→
-
Nam quia adolebantur[156] Creatori, Augustalis
apicem dignitatis ornabant et beatificabant insignibus
suæ probitatis et sanctitatis, prosperisque
ad vota successionibus pollebant.
- JULIANUS.→
-
Certe ego.
-
[96]
JOANNES.→
-
Non simili modo, quia eos divina comitabatur
gratia.
- JULIANUS.→
-
Frivola. Ego quondam stultus talia exercui, et
clericatum in Ecclesia obtinui.
- JOANNES.→
-
Placetne tibi, o Paule, clericus?
- PAULUS.→
-
Diaboli capellanus.
- JULIANUS.→
-
At ubi nihil utilitatis inesse deprehendi, ad
culturam deorum me inflexi[157], quorum pietas
me provexit ad fastigium regni.
- JOANNES.→
-
Abrupisti nostri orationem, ne audires justorum
laudem.
- JULIANUS.→
-
Quid ad me?
- PAULUS.→
-
Nihil; sed subjungendum est quod ad te. Postquam
enim mundus eis non erat dignus habendis,
suscepti sunt inter angelos, tibique infelix respublica
relinquebatur regenda.
- JULIANUS.→
-
Cur infelix juxta id temporis?
- JOANNES.→
-
Ex qualitate rectoris.
-
[98]
PAULUS.→
-
Reliquisti omnem religionem, et imitatus es
idololatriæ[158] superstitionem. Pro hac iniquitate,
et a tuis conspectibus et a tuorum societate nos
subtraximus.
- JULIANUS.→
-
Licet satis multis[159] a vobis dehonestatus sim,
adhuc tamen parcens audaciæ cupio vos inter primos
in palatio extollere.
- JOANNES.→
-
Ne fatiga te, quia nec minis, nec blandimentis
cogimur cedere.
- JULIANUS.→
-
Decem dierum dabo inducias, quo tandem
resipiscentes ultro maturetis reconciliari gratiæ
nostræ dignitatis. Sin autem, quod faciendum est
faciam, ne ultra[160] vobis ludibrio fiam.
- PAULUS.→
-
Quod facturus eris hodie perfice, quia nec ad
tui salutationem, nec ad palatium, nec ad culturam
deorum nos poteris revocare.
- JULIANUS.→
-
Abite, discedite, quæ monui perpetrate.
- JOANNES.→
-
Acceptas non flocci faciamus inducias, sed facultates
[100]
cœlo permittamus, nosque jejuniis et obsecrationibus
Deo interim commendemus.
- PAULUS.→
-
Consequens est.
SCENA SEXTA.→
- JULIANUS.→
-
Vade, Terentiane[161], sumtis tecum militibus
compelle Joannem et Paulum deo Jovi sacrificare.
Si autem obstinato resisterint pectore, perimantur,
non palam, sed nimium occulte, quia palatini
fuere.
SCENA SEPTIMA.→
- TERENTIANUS.→
-
Imperator Julianus cui servio misit vobis, Joannes
et Paule, pro sui clementia aureum simulacrum
Jovis, cui thura gratis imponere debetis.
Quod si nolueritis, capitalem sententiam subibitis.
-
[102]
JOANNES.→
-
Si Julianus sit tuus dominus, habeto pacem cum
illo, et utere ejus gratia. Nobis non est alius nisi
Dominus[162] Jesus Christus, pro cujus amore desideramus
mori, quo mereamur æternis gaudiis
perfrui.
- TERENTIANUS.→
-
Quid tardatis, milites? stringite ferrum, et interficite
imperatoris deorumque rebelles; interfectos
clam in domo sepelite, nullumque sanguinis
vestigium relinquite.
- MILITES.→
-
Et quid dicemus rogati?
- TERENTIANUS.→
-
Simulate quasi exilio sint destinati.
- JOANNES, PAULUS.→
-
Te, Christe, cum Patre et Sancto Spiritu regnantem,
unum Deum, sub hoc periculo invocamus,
te moriendo laudamus; tu suscipe animas, pro te
de lutea habitatione eliminatas.
[104]
SCENA OCTAVA.→
- TERENTIANUS.→
-
Eh heu, o christicolæ, quid patitur unicus filius
meus?
- CHRISTICOLÆ.→
-
Stridet dentibus, sputa jacit, torquet insana
lumina; nam plenus est dæmonio[163].
- TERENTIANUS.→
-
Væ patri! ubi agitatur?
- CHRISTICOLÆ.→
-
Ante sepulchra[164] martyrum Joannis et Pauli
humi provolvitur, seque ipsorum precibus torqueri
fatetur.
- TERENTIANUS.→
-
Mea culpa, meum facinus. Nam meo hortatu,
meo jussu ipse infelix impias manus in sanctos
martyres misit.
- CHRISTICOLÆ.→
-
Si te hortante deliquit, te compatiente pœnas
luit.
- TERENTIANUS.→
-
Ego quidem parui jussis impiissimi imperatoris
Juliani.
-
[106]
CHRISTICOLÆ.→
-
Ideo namque ipse divina perculsus est ultione.
- TERENTIANUS.→
-
Scio, eoque magis expaveo, quo nullum hostem
Dei servorum impunitum evasisse meminero.
- CHRISTICOLÆ.→
-
Recte.
- TERENTIANUS.→
-
Quid si curram et pœnitens sceleris sacris provolvar
tumulis?
- CHRISTICOLÆ.→
-
Veniam mereberis, si tamen baptismate mundaberis.
SCENA NONA.→
- TERENTIANUS.→
-
Gloriosi testes Christi, Joannes et Paule, imitamini
exemplum magistri eadem jubentis, et orate
pro persecutorum delictis. Este compatientes orbati
patris angustiis et misereamini furientis nati
miseriis, quo ambo tincti fonte baptismatis perseveremus
in fide Sanctæ Trinitatis.
-
[108]
CHRISTICOLÆ.→
-
Parce, Terentiane, lacrimis, et parce anxietati[165]
cordis. En, filius tuus resipiscit et per martyrum
suffragia sanum recepit.
- TERENTIANUS.→
-
Gratias Regi æternitatis, qui suis militibus tantum
præstitit honoris, ut non solum animæ gaudent
in cælo, sed etiam mortua in tumulis ossa variis
fulgent miraculorum titulis, in testimonium sui
sanctitatis, præstante Domino Nostro Jesu Christo,
qui vivit[166]....
II.
DULCITIUS.
ARGUMENTUM IN DULCITIUM[167].→
Passio sanctarum virginum Agapes[168], Chioniæ et Irenæ,
quas sub nocturno silentio Dulcitius præses clam adiit,
cupiens earum amplexibus saturari. Sed mox ut intravit,
mente captus ollas et sartagines pro virginibus amplectendo
osculabatur, donec facies et vestes horribili nigredine
inficiebantur. Deinde Sisinnio comiti jussu imperatoris
puniendas[169] virgines cessit, qui etiam miris modis
illusus tandem Agapen et Chioniam concremari et Irenam
jussit perfodi.
DULCITIUS.→
DRAMATIS PERSONÆ.
DIOCLETIANUS.
AGAPE.
CHIONIA.
IRENA[170].
DULCITIUS.
MILITES.
SCENA PRIMA.→
- DIOCLETIANUS[171].→
-
Parentelæ claritas, ingenuitas, vestrumque serenitas
pulchritudinis exigit vos nuptiali lege primis
in palatio copulari, quod nostri jussio annuerit
[116]
fieri, si Christum negare nostrisque diis sacrificia
velitis ferre.
- AGAPE.→
-
Esto securus curarum, nec te gravet nostrarum
præparatio nuptiarum, quia nec ad negationem
confitendi nominis, nec ad corruptionem integritatis
ullis rebus compelli poterimus.
- DIOCLETIANUS.→
-
Quid sibi vult ista quæ vos agitat fatuitas?
- AGAPE.→
-
Quod signum fatuitatis nobis inesse deprehendis?
- DIOCLETIANUS.→
-
Evidens magnumque.
- AGAPE.→
-
In quo?
- DIOCLETIANUS.→
-
In hoc præcipue, quod relicta vetustæ observantia
religionis, inutilem christianæ novitatem
sequimini superstitionis.
- AGAPE.→
-
Temere calumniaris statum Dei omnipotentis.
Periculum.
- DIOCLETIANUS.→
-
Cujus?
- AGAPE.→
-
Tui reique publicæ quam gubernas.
- DIOCLETIANUS.→
-
Ista insanit. Amoveatur.
-
[118]
CHIONIA.→
-
Mea germana non insanit, sed tui stultitiam
juste reprehendit.
- DIOCLETIANUS.→
-
Ista inclementius bacchatur, unde nostris conspectibus
æque subtrahatur, et tertia discutiatur.
- IRENA.→
-
Tertiam rebellem tibique penitus probabis renitentem.
- DIOCLETIANUS.→
-
Irena, cum sis minor ætate, fito[172] major dignitate.
- IRENA.→
-
Ostende, quæso, quo pacto.
- DIOCLETIANUS.→
-
Flecte cervicem diis, et esto sororibus exemplum
correctionis et causa liberationis.
- IRENA.→
-
Conquiniscant idolis, qui velint incurrere iram
Celsitonantis, ego quidem caput regali unguento
delibutum non dehonestabo, pedibus simulacrorum
submittendo.
- DIOCLETIANUS.→
-
Cultura deorum non adducit inhonestatem[173],
sed præcipuum honorem.
-
[120]
IRENA.→
-
Et quæ inhonestas turpior, quæ turpitudo major,
quam ut servos venereris ut dominos[174]?
- DIOCLETIANUS.→
-
Non suadeo tibi venerari servos, sed dominorum
principumque deos.
- IRENA.→
-
Nonne is est cujusvis servus, qui ab artifice
pretio comparatur, ut emptitius?
- DIOCLETIANUS.→
-
Hujus præsumptio verbositatis tollenda est suppliciis.
- IRENA.→
-
Hoc optamus, hoc amplectimur, ut pro Christi
amore suppliciis laceremur.
- DIOCLETIANUS.→
-
Istæ contumaces nostrisque decretis contraluctantes
catenis inretiantur[175], et ad examen Dulcitii
præsidis[176] sub carcerali squalore serventur.
[122]
SCENA SECUNDA.→
- DULCITIUS.→
-
Producite, milites, producite quas tenetis in
carcere.
- MILITES.→
-
Ecce quas vocasti.
- DULCITIUS.→
-
Papæ! quam pulchræ, quam venustæ, quam
egregiæ puellulæ!
- MILITES.→
-
Perfecte[177] decoræ.
- DULCITIUS.→
-
Captus sum illarum specie.
- MILITES.→
-
Credibile.
- DULCITIUS.→
-
Exæstuo illas ad mei amorem trahere.
- MILITES.→
-
Diffidimus te prævalere.
- DULCITIUS.→
-
Quare?
- MILITES.→
-
Quia stabiles fide.
- DULCITIUS.→
-
Quid si suadeam blandimentis?
-
[124]
MILITES.→
-
Contemnunt.
- DULCITIUS.→
-
Quid si terream suppliciis?
- MILITES.→
-
Parvi pendunt.
- DULCITIUS.→
-
Et quid fiet?
- MILITES.→
-
Præcogita.
- DULCITIUS.→
-
Ponite illas in custodiam in interiorem officinæ
ædem, in cujus proaulio ministrorum servantur
vasa.
- MILITES.→
-
Ut quid eo loci?
- DULCITIUS.→
-
Quo a me sæpiuscule possint visitari[178].
- MILITES.→
-
Ut jubes.
[126]
SCENA TERTIA.→
- DULCITIUS.→
-
Quid agant[179] captivæ sub hoc noctis tempore?
- MILITES.→
-
Vacant hymnis.
- DULCITIUS.→
-
Accedamus propius.
- MILITES.→
-
Tinnulæ sonitum vocis a longe audiemus[180].
- DULCITIUS.→
-
Observate pro foribus cum lucernis; ego autem
intrabo et vel optatis amplexibus me saturabo.
- MILITES.→
-
Intra, præstolabimur.
[128]
SCENA QUARTA.→
- AGAPE.→
-
Quid strepat pro[181] foribus?
- IRENA.→
-
Infelix Dulcitius ingreditur.
- CHIONIA.→
-
Deus nos tueatur!
- AGAPE.→
-
Amen.
- CHIONIA.→
-
Quid sibi vult collisio ollarum, caccaborum et
sartaginum?
- IRENA.→
-
Lustrabo.—Accedite, quæso, per rimulas perspicite.
- AGAPE.→
-
Quid est?
- IRENA.→
-
Ecce, iste stultus mente alienatus æstimat se
nostris uti amplexibus.
- AGAPE.→
-
Quid facit?
- IRENA.→
-
Nunc ollas molli fovet gremio, nunc sartagines
et caccabos amplectitur mitia libans oscula.
-
[130]
CHIONIA.→
-
Ridiculum!
- IRENA.→
-
Nam facies, manus ac vestimenta, adeo sordidata[182],
adeo coinquinata, ut nigredo quæ inhæsit
similitudinem Æthiopis exprimat.
- AGAPE.→
-
Decet, ut talis appareat corpore, qualis a diabolo
possidetur in mente.
- IRENA.→
-
En, parat egredi[183]. Intendamus quid illo egrediente
agant milites pro foribus expectantes.
SCENA QUINTA.→
- MILITES.→
-
Quis hic egreditur dæmoniacus, vel magis ipse
diabolus? Fugiamus.
- DULCITIUS.→
-
Milites, quo fugitis? State, expectate, ducite me
cum lucernis ad cubile.
- MILITES.→
-
Vox senioris nostri, sed imago diaboli. Non
subsistamus, sed fugam maturemus; phantasma
vult nos pessumdare.
-
[132]
DULCITIUS.→
-
Ad palatium ibo, et quam abjectionem patior
principibus vulgabo.
SCENA SEXTA.→
- DULCITIUS.→
-
Ostiarii, introducite me in palatium, quia ad
imperatorem habeo secretum.
- OSTIARII.→
-
Quid hoc vile ac detestabile monstrum, scissis
et nigellis panniculis obsitum? Pugnis tundamus,
de gradu præcipitemus, nec ultra huc detur liber
accessus.
- DULCITIUS.→
-
Væ, væ! Quid contigit? Nonne splendidissimis
vestibus indutus, totoque corpore videor nitidus,
et quicunque me aspicit velut horribile monstrum
fastidit? Ad conjugem revertar, quo ab illa quid
erga me actum sit experiar. En, solutis crinibus
egreditur, omnisque domus lacrimis prosequitur.
[134]
SCENA SEPTIMA.→
- CONJUX.→
-
Heu, heu! mi senior, Dulciti! Quid pateris?
Non es sanæ mentis? Factus es in derisum christicolis.
- DULCITIUS.→
-
Nunc tandem sentio me illusum illarum maleficiis.
- CONJUX.→
-
Hoc me vehementer confudit, hoc præcipue
contristavit, quod quid patiebaris ignorasti.
- DULCITIUS.→
-
Mando ut lascivæ præsententur puellæ, et abstractis
vestibus publice denudentur, quo versa
vice quid nostra possint ludibria experiantur.
SCENA OCTAVA.→
- MILITES.→
-
Frustra sudamus, in vanum laboramus. Ecce,
vestimenta virgineis corporibus inhærent velut
[136]
coria. Sed et ipse qui nos ad exspoliandum urgebat
præses stertit sedendo, nec ullatenus excitari
potest a somno. Ad imperatorem adeamus, ipsique
rerum quæ geruntur propalemus.
SCENA NONA.→
- DIOCLETIANUS.→
-
Dolet[184] nimium quod præsidem Dulcitium audio
adeo illusum, adeo exprobratum, adeo calumniatum.
Sed, ne viles mulierculæ jactent[185] se
impune nostris diis deorumque cultoribus illudere,
Sisinnium comitem dirigam ad ultionem
exercendam.
SCENA DECIMA.→
- SISINNIUS.→
-
O milites, ubi sunt lascivæ, quæ torqueri debent,
puellæ?
-
[138]
MILITES.→
-
Affliguntur in carcere.
- SISINNIUS.→
-
Irenam reservate et reliquas producite.
- MILITES.→
-
Cur unam excipis?
- SISINNIUS.→
-
Parcens infantiæ. Forte facilius convertetur, si
sororum præsentia non terrebitur.
- MILITES.→
-
Ita.
SCENA UNDECIMA.→
- MILITES.→
-
Præsto sunt quas jussisti.
- SISINNIUS.→
-
Præbete assensum, Agape et Chionia, meis
consiliis.
- AGAPE.→
-
Si præbebimus?
- SISINNIUS.→
-
Ferte libamina diis.
-
[140]
CHIONIA.→
-
Vero et æterno Patri ejusque coæterno Filio,
sanctoque amborum Paraclito, sacrificium laudis
sine intermissione libamus.
- SISINNIUS[186].→
-
Hoc vobis non suadeo, sed[187] pœnis prohibeo.
- AGAPE.→
-
Non prohibebis, nec umquam sacrificabimus
dæmoniis.
- SISINNIUS.→
-
Deponite duritiam cordis, et sacrificate. Sin
autem, faciam vos interfectum iri, juxta præceptum
imperatoris Diocletiani.
- CHIONIA.→
-
Decet ut in nostri necem obtemperes jussis tui
imperatoris, cujus nos decreta contemnere noscis.
Si autem parcendo moram[188] feceris, æquum est
ut tu interficiaris.
- SISINNIUS.→
-
Non tardetis, milites, non tardetis capere[189]
blasphemas has, et in ignem projicite vivas.
- MILITES.→
-
Instemus construendis rogis et tradamus illas
bacchantibus flammis, quo finem demus conviciis.
-
[142]
AGAPE.→
-
Non tibi, Domine, non tibi hæc potentia insolita,
ut ignis vim virtutis suæ obliviscatur, tibi obtemperando.
Sed tædet nos morarum. Ideo rogamus
solvi retinacula animarum, quo extinctis
corporibus tecum plaudent in æthere nostri spiritus.
- MILITES.→
-
O novum, o stupendum miraculum! Ecce,
animæ egressæ sunt corpore[190], et nulla læsionis
reperiuntur vestigia; sed nec capilli, nec vestimenta
ab igne sunt ambusta, quo minus corpora.
- SISINNIUS.→
-
Proferte Irenam.
- MILITES.→
-
Eccam[191].
SCENA DUODECIMA.→
- SISINNIUS.→
-
Pertimesce, Irena, necem sororum, et cave perire
exemplo illarum[192].
-
[144]
IRENA.→
-
Opto exemplum earum moriendo sequi, quo
merear cum his æternaliter lætari.
- SISINNIUS.→
-
Cede, cede meæ suasioni.
- IRENA.→
-
Haud cedam facinus suadenti.
- SISINNIUS.→
-
Si non cesseris, non citum tibi præstabo exitum,
sed differam et nova in dies supplicia multiplicabo.
- IRENA.→
-
Quanto acrius torqueor, tanto gloriosius exaltabor.
- SISINNIUS.→
-
Supplicia non metuis; admovebo quod horrescis[193].
- IRENA.→
-
Quicquid irrogabis adversi, evadam juvamine
Christi.
- SISINNIUS.→
-
Faciam te ad lupanar duci, corpusque tuum turpiter
coinquinari.
- IRENA.→
-
Melius est ut corpus[194] quibuscumque injuriis
maculetur, quam anima idolis polluatur.
- SISINNIUS.→
-
Si socia eris meretricum, non poteris polluta
[146]
ultra intra contubernium computari virginum.
- IRENA.→
-
Voluptas parit pœnam, necessitas autem coronam;
nec dicitur reatus nisi quod consentit animus.
- SISINNIUS.→
-
Frustra parcebam, frustra miserebar hujus infantiæ.
- MILITES.→
-
Præscivimus; nullatenus ad deorum culturam
potest flecti, nec terrore umquam potest frangi.
- SISINNIUS.→
-
Non ultra parcam.
- MILITES.→
-
Rectum.
- SISINNIUS.→
-
Capite illam sine miseratione, et trahentes cum
crudelitate ducite ad lupanar sine honore.
- IRENA.→
-
Non perducent.
- SISINNIUS.→
-
Quis prohibere poterit[195]?
- IRENA.→
-
Qui mundum sui providentia regit.
- SISINNIUS.→
-
Probabo.
-
[148]
IRENA.→
-
Ac citius libito.
- SISINNIUS.→
-
Ne terreamini, milites, fallacibus hujus blasphemæ[196]
præsagiis.
- MILITES.→
-
Non terremur, sed tuis præceptis parere nitimur.
SCENA TERTIA DECIMA.→
- SISINNIUS.→
-
Qui sunt hi qui nos invadunt? Quam similes
sunt militibus quibus Irenam tradidimus. Ipsi sunt.
Cur tam cito revertimini? Quo tenditis tam anheli?
- MILITES.→
-
Te ipsum quærimus.
- SISINNIUS.→
-
Ubi est quam traxistis?
- MILITES.→
-
In supercilio montis.
- SISINNIUS.→
-
Cujus?
- MILITES.→
-
Proximi.
-
[150]
SISINNIUS.→
-
O insensati et hebetes, totiusque rationis incapaces!
- MILITES.→
-
Cur causaris? Cur voce et vultu nobis minaris?
- SISINNIUS.→
-
Dii vos perdant!
- MILITES.→
-
Quid in te commisimus? Quam tibi injuriam
fecimus? Quæ tua jussa transgressi sumus?
- SISINNIUS.→
-
Nonne præcepi ut rebellem deorum ad turpitudinis
locum traheretis?
- MILITES.→
-
Præcepisti, nosque tuis præceptis operam dedimus
implendis, sed supervenere duo ignoti juvenes,
asserentes se ad hoc ex te missos, ut Irenam
ad cacumen montis perducerent.
- SISINNIUS.→
-
Ignorabam.
- MILITES.→
-
Agnoscimus.
- SISINNIUS.→
-
Quales fuerunt?
- MILITES.→
-
Amictu splendidi, vultu admodum reverendi.
-
[152]
SISINNIUS.→
-
Num sequebamini illos?
- MILITES.→
-
Sequebamur.
- SISINNIUS.→
-
Quid fecerunt?
- MILITES.→
-
A dextra lævaque Irenæ se locaverunt, et nos
huc direxerunt, quo te exitus rei non lateret.
- SISINNIUS.→
-
Restat ut ascenso equo pergam, et qui fuerint,
qui nos tam libere illuserunt, perquiram.
- MILITES.→
-
Properemus pariter.
SCENA QUARTA DECIMA.→
- SISINNIUS.→
-
Hem! ignoro quid agam. Pessumdatus sum maleficiis
christicolarum. En[197], montem circumeo,
et semitam aliquoties repperiens, nec ascensum
comprehendere, nec reditum queo repetere.
-
[154]
MILITES.→
-
Miris modis omnes illudimur, nimiaque lassitudine
fatigamur, et si insanum caput diutius vivere
sustines, te ipsum et nos perdes[198].
- SISINNIUS.→
-
Quisquis es meorum, strenue extende arcum,
jace sagittam, perfode hanc maleficam.
- MILITES.→
-
Decet.
- IRENA.→
-
Infelix, erubesce, Sisinni, erubesce[199], teque
turpiter victum ingemisce, quia tenellæ infantiam
virgunculæ absque armorum apparatu nequisti
superare.
- SISINNIUS.→
-
Quicquid dedecoris accedit[200] levius tolero,
quia te morituram haud dubito.
- IRENA.→
-
Hinc mihi quam maxime gaudendum, tibi vero
dolendum, quia pro tui severitate malignitatis in
Tartara damnaberis; ego autem martyrii palmam
virginitatisque receptura coronam, intrabo æthereum
æterni Regis thalamum, cui est honor et
gloria in sæcula.
III.
CALLIMACHUS.
ARGUMENTUM IN CALLIMACHUM.→
Resuscitatio Drusianæ et Callimachi, qui eam non solum
vivam, sed etiam præ tristitia atque excæcatione[201] inliciti
amoris, in Domino mortuam plus justo amavit, unde
morsu serpentis male periit; sed precibus sancti Joannis
apostoli una cum Drusiana resuscitatus, in Christo est
renatus.
CALLIMACHUS.→
DRAMATIS PERSONÆ.
CALLIMACHUS[202].
AMICI.
DRUSIANA.
ANDRONICUS[203].
SANCTUS JOANNES.
FORTUNATUS.
SCENA PRIMA.→
- CALLIMACHUS[204].→
-
Paucis vos, amici, volo.
- AMICI.→
-
Utere quantumlibet nostro colloquio.
- CALLIMACHUS.→
-
Si ægre non accipitis, malo vos interim sequestrari
aliorum collegio[205].
-
[162]
AMICI.→
-
Quod tibi videtur commodum nobis est sequendum.
- CALLIMACHUS.→
-
Accedamus in secretiora loca, ne aliquis superveniens
interrumpat dicenda.
- AMICI.→
-
Ut libet.
SCENA SECUNDA.→
- CALLIMACHUS.→
-
Anxie diuque gravem sustinui dolorem, quem
vestro consilio relevari posse spero.
- AMICI.→
-
Æquum est ut communicata invicem compassione
patiamur quicquid unicuique nostrum utriusque
eventu fortunæ ingeratur.
- CALLIMACHUS.→
-
O utinam voluissetis meam passionem compatiendo
mecum partiri!
- AMICI.→
-
Enuclea quid patiaris, et, si res exigit, compatiemur;
sin autem, animum tuum a nequam intentione
revocare nitemur[206].
-
[164]
CALLIMACHUS.→
-
Amo.
- AMICI.→
-
Quid?
- CALLIMACHUS.→
-
Rem pulchram, rem venustam.
- AMICI.→
-
Nec in solo, nec in omni. Ideo atomum quod
amas per hoc nequit intellegi[207].
- CALLIMACHUS.→
-
Mulierem.
- AMICI.→
-
Cum mulierem dixeris, omnes comprehendis.
- CALLIMACHUS.→
-
Non omnes æqualiter, sed unam specialiter.
- AMICI.→
-
Quod de subjecto dicitur, non nisi de subjecto
aliquo cognoscitur. Unde, si velis nos enarithmum
agnoscere, dic primum usiam[208].
- CALLIMACHUS.→
-
Drusianam.
- AMICI.→
-
Andronici hujus principis conjugem?
-
[166]
CALLIMACHUS.→
-
Ipsam.
- AMICI.→
-
Erras, socie: est lota baptismate.
- CALLIMACHUS.→
-
Inde non curo, si ipsam ad mei amorem attrahere
potero.
- AMICI.→
-
Non poteris.
- CALLIMACHUS.→
-
Cur diffiditis?
- AMICI.→
-
Quia rem difficilem petis.
- CALLIMACHUS.→
-
Num ego primus hujusmodi rem peto, et non
multorum ad audendum provocatus sum exemplo?
- AMICI.→
-
Intende, frater: ea ipsa quam ardes, sancti Joannis
apostoli doctrinam secuta, totam se devovit
Deo, in tantum ut nec ad torum Andronici christianissimi
viri jamdudum potuit revocari, quo
minus tuæ consentiet vanitati.
- CALLIMACHUS.→
-
Quæsivi a vobis consolationem, sed incutitis
mihi desperationem.
- AMICI.→
-
Qui simulat fallit, et qui profert adulationem
vendit veritatem.
-
[168]
CALLIMACHUS.→
-
Quia mihi vestrum auxilium subtrahitis, ipsam
adibo, ejusque animo mei amorem blandimentis
persuadebo.
- AMICI.→
-
Haud persuadebis.
- CALLIMACHUS.→
-
Quippe vetar fatis.
- AMICI.→
-
Experiemur.
SCENA TERTIA.→
- CALLIMACHUS.→
-
Sermo meus ad te, Drusiana, præcordialis
amor.
- DRUSIANA.→
-
Quid mecum velis, Callimache, sermonibus
agere vehementer admiror.
- CALLIMACHUS.→
-
Miraris?
- DRUSIANA.→
-
Satis.
- CALLIMACHUS.→
-
Primum de amore.
- DRUSIANA.→
-
Quid de amore?
-
[170]
CALLIMACHUS.→
-
Id scilicet quod te præ omnibus diligo.
- DRUSIANA.→
-
Quæ[209] vis consanguinitatis, quæve legalis conditio
institutionis compellit te ad mei amorem?
- CALLIMACHUS.→
-
Tui pulchritudo.
- DRUSIANA.→
-
Mea pulchritudo?
- CALLIMACHUS.→
-
Immo.
- DRUSIANA.→
-
Quid ad te?
- CALLIMACHUS.→
-
Proh dolor! hactenus parum, sed spero quod
attineat postmodum.
- DRUSIANA.→
-
Discede, discede, leno nefande; confundor
enim diutius tecum verba commiscere[210], quem
sentio plenum diabolica deceptione.
- CALLIMACHUS.→
-
Mea Drusiana, ne repellas te amantem tuoque
amori[211] cordetenus inhærentem, sed impende
amori vicem.
- DRUSIANA.→
-
Lenocinia tua parvi pendo, tuique lasciviam fastidio,
sed te ipsum penitus sperno.
-
[172]
CALLIMACHUS.→
-
Adhuc non repperi occasionem irascendi, quia
quid mea in te agat dilectio forte erubescis fateri.
- DRUSIANA.→
-
Nihil aliud nisi indignationem.
- CALLIMACHUS.→
-
Credo te hanc sententiam mutatum ire.
- DRUSIANA.→
-
Non mutabo pro certo.
- CALLIMACHUS.→
-
Forte.
- DRUSIANA.→
-
O insensate et amens! Cur falleris? Cur te vacua
spe illudis? Quo pacto, qua dementia reris me
tuæ cedere nugacitati, quæ per multum temporis
a legalis toro viri me abstinui?
- CALLIMACHUS.→
-
Proh Deum atque hominum fidem! si non
cessaveris[212], non quiescam, non desistam, donec
te captiosis[213] circumveniam insidiis.
[174]
SCENA QUARTA.→
- DRUSIANA.→
-
Eh heu! Domine Jesu Christe, quid prodest castitatis
professionem subiisse, cum is amens mea
deceptus est specie? Intende, Domine, mei timorem,
intende quem patior dolorem. Quid mihi,
quid agendum sit, ignoro. Si prodidero, civilis
per me fiet discordia; si celavero, insidiis diabolicis
sine te refragari nequeo. Jube me in te,
Christe, ocius mori, ne fiam in ruinam delicato
juveni.
- ANDRONICUS.→
-
Væ mihi infortunato! Ex improviso mortua est
Drusiana. Curro, sanctumque Joannem advoco.
SCENA QUINTA.→
- JOANNES.→
-
Cur nimium contristaris, Andronice? Cur
fluunt lacrimæ?
-
[176]
ANDRONICUS.→
-
Heu! heu! domine, tædeo vitæ propriæ.
- JOANNES.→
-
Quid pateris?
- ANDRONICUS.→
-
Drusiana, tui assecla....
- JOANNES.→
-
Estne homine[214] exuta?
- ANDRONICUS.→
-
Hem! est.
- JOANNES.→
-
Multum disconvenit ut pro his fundantur lacrimæ,
quorum animas credimus lætari in requie.
- ANDRONICUS.→
-
Non dubitem licet quin, ut asseris, anima æternaliter
lætetur corpusque quandoque incorruptum
resuscitetur, hoc tamen me vehementer exurit,
quod ipsa me præsente mortem ut adveniret optando
invitavit.
- JOANNES.→
-
Agnovistin’[215] causam?
- ANDRONICUS.→
-
Agnovi, tibique enucleam, si quando ex tristitia
hac convalescam.
- JOANNES.→
-
Accedamus, exequiasque diligenter celebremus.
-
[178]
ANDRONICUS.→
-
Marmoreum in proximo sepulchrum habetur,
in quod funus ponatur; servandique cura sepulchri
Fortunato nostro relinquatur procuratori.
- JOANNES.→
-
Decet ut tumuletur honorifice. Deus lætificet
animam in requie.
SCENA SEXTA.→
- CALLIMACHUS.→
-
Quid fiet, Fortunate, quia nec morte Drusianæ
revocari possum ab amore?
- FORTUNATUS.→
-
Miserabile.
- CALLIMACHUS.→
-
Pereo nisi me adjuvet tua industria.
- FORTUNATUS.→
-
In quo possum adjuvare?
- CALLIMACHUS.→
-
In eo ut vel mortuam me facias videre.
- FORTUNATUS.→
-
Corpus adhuc integrum manet, ut reor, quia
non languore exesum, sed levi, ut experiebare,
febre est solutum.
-
[180]
CALLIMACHUS.→
-
O me felicem, si numquam[216] experirer!
- FORTUNATUS.→
-
Si placabis muneribus, dedam illud tuis usibus.
- CALLIMACHUS.→
-
Quæ in præsenti ad manus habeo interim accipe,
nec diffidas te multo majora accepturum
fore.
- FORTUNATUS.→
-
Eamus cito.
- CALLIMACHUS.→
-
In me non erit mora.
SCENA SEPTIMA.→
- FORTUNATUS.→
-
Ecce corpus: nec facies cadaverosa, nec membra
sunt tabida; abutere[217] ut libet.
- CALLIMACHUS.→
-
O Drusiana, Drusiana, quo affectu cordis te colui,
qua sinceritate dilectionis te viscera tenus amplexatus
fui! Et tu semper abjecisti, meis votis
contradixisti. Nunc in mea situm est potestate
quantislibet injuriis te velim lacessere.
-
[182]
FORTUNATUS.→
-
At, at! horribilis serpens invadit nos.
- CALLIMACHUS.→
-
Hei[218] mihi! Fortunate, cur me decepisti? Cur
detestabile scelus persuasisti? En, tu moneris serpentis
vulnere, et ego commorior præ timore.
SCENA OCTAVA.→
- JOANNES.→
-
Accedamus, Andronice, ad tumulum Drusianæ,
quo animam Christo commendemus prece.
- ANDRONICUS.→
-
Hoc decet tui sanctitatem, ut non obliviscaris
in te confidentem.
- JOANNES.→
-
Ecce, invisibilis Deus nobis apparet visibilis in
pulcherrimi similitudine juvenis.
- ANDRONICUS.→
-
Expavete[219].
-
[184]
JOANNES.→
-
Domine Jesu, cur juxta id loci dignatus es servis
tuis manifestari?
- DEUS.→
-
Propter Drusianæ[220] ejusque qui juxta sepulchrum
illius jacet resuscitationem apparui, quia
nomen meum in his debet gloriari.
- ANDRONICUS.→
-
Quam subito receptus est cœlo!
- JOANNES.→
-
Ideo causam penitus non intellego.
- ANDRONICUS.→
-
Maturemus gressum; forte re[221] experieris in
perventione quod asseris te minus intellegere.
SCENA NONA.→
- JOANNES.→
-
In nomine Christi, quid est hoc quod video
miraculi? Ecce, aperto sepulchro corpus Drusianæ
[186]
foras est ejectum[222], juxta quod jacent duo
cadavera amplexu serpentis circumflexa.
- ANDRONICUS.→
-
Conjecto quid significet. Is ipse Callimachus
Drusianam dum viveret inlicite amavit, quod
illa ægre ferens in febrem præ tristitia incidit, et
mortem ut adveniret invitavit.
- JOANNES.→
-
Hoc amor castitatis coegit!
- ANDRONICUS.→
-
Post cujus occasum hic amens infelicis languorem
amoris et negati tædium conglomerans sceleris,
tabescebat animo, eoque magis desiderio
æstuabat.
- JOANNES.→
-
Miserabile!
- ANDRONICUS.→
-
Non ambigo quin hunc improbum servum mercede
conduceret, quo illi patrandi occasionem
facinoris præberet.
- JOANNES.→
-
O nefas incomparabile!
- ANDRONICUS.→
-
Ideo ambo, ut video, morte sunt consumpti,
ne effectum administrarent sceleri.
- JOANNES.→
-
Nec injuria.
-
[188]
ANDRONICUS.→
-
In hoc tamen illud est ut maxime[223] admirandum,
cur hujus qui pravum voluit resuscitatio,
magis quam ejus qui consensit, divina sit voce
prænuntiata, nisi quia forte hic carnali deceptus
delectatione deliquit ignorantia, iste autem sola
malitia.
- JOANNES.→
-
Quanta Supernus Arbiter districtione cunctorum
facta examinat, quamque æqua lance singulorum
merita pensat, id non obvium nec cuiquam explicabile
fore potest, quia divini subtilitas judicii
longe præterit humani sagacitatem ingenii.
- ANDRONICUS.→
-
Ideo admirando deficimus[224], quia rerum quæ
geruntur causas docte internoscere nequimus.
- JOANNES.→
-
Eventus post facta docet persæpe rerum discrimina.
- ANDRONICUS.→
-
Verum age jam, beate Joannes, quod acturus
es. Fac ut resuscitetur Callimachus, quo solvatur
hujusmodi ambiguitatis[225] nodus.
- JOANNES.→
-
Reor prius invocato Christi nomine anguem
[190]
proturbandum[226], post vero Callimachum suscitandum[227].
- ANDRONICUS.→
-
Recte reris, ne ultra lædatur morsu serpentis.
- JOANNES.→
-
Discede[228] ab hoc, crudelis bestia, quia serviturus
est Christo.
- ANDRONICUS.→
-
Licet inrationale sit animal, haud surda tamen
aure quod jussisti obaudivit[229].
- JOANNES.→
-
Non mea sed Christi virtute paruit.
- ANDRONICUS.→
-
Ideo citius dicto evanuit.
- JOANNES.→
-
Deus incircumscriptus et incomprehensibilis,
simplex et inestimabilis, qui solus es id quod es,
qui diversa duo socians ex hoc et hoc hominem
fingis, eademque dissocians unum quod constabat
resolvis, jube ut reducto halitu disjunctaque
compagine rursus conliminata, Callimachus resurgat
plenus, ut fuit, homo, quo ab omnibus magnificeris,
qui solus miranda operaris.
-
[192]
ANDRONICUS.→
-
Amen.—Ecce, vitales auras[230] carpit, sed præ
stupore adhuc quiescit.
- JOANNES.→
-
Callimache, surge in Christi nomine, et utcumque
se res habeat confitere; quantislibet obnoxius
sis vitiis proferas, ne nos vel[231] in modico lateat
veritas.
- CALLIMACHUS.→
-
Negare nequeo, quin patrandi causa facinoris
accesserim, quia infelici languore tabescebam,
nec inliciti æstum amoris compescere poteram.
- JOANNES.→
-
Quæ dementia, quæ insania te decepit, ut castis
præsumeres fragmentis alicujus injuriam conferre
dehonestatis?
- CALLIMACHUS.→
-
Propria stultitia hujusque Fortunati fraudulenta[232]
deceptio.
- JOANNES.→
-
Num triplici infortunio adeo infelix effectus es,
ut nefas quod voluisti perficere posses?
- CALLIMACHUS.→
-
Nullatenus. Licet non defuisset velle possibilitas,
tamen omnino defuit posse.
- JOANNES.→
-
Quo pacto impediebaris?
-
[194]
CALLIMACHUS.→
-
Ut primum distracto tegmine conviciis tentavi
lacessere corpus exanime, iste Fortunatus, qui
fomes mali et incensor[233] extitit, serpentinis perfusus
venenis periit.
- ANDRONICUS.→
-
O factum bene!
- CALLIMACHUS.→
-
Mihi autem apparuit juvenis aspectu terribilis,
qui detectum corpus honorifice texit, ex cujus
flammea facie candentes in bustum scintillæ transiliebant,
quarum una resiliens mihi in faciem
ferebatur, simulque vox facta est dicens: Callimache,
morere ut vivas! His dictis, exspiravi.
- JOANNES.→
-
Opus cœlestis gratiæ, quæ[234] non delectatur in
impiorum perditione.
- CALLIMACHUS.→
-
Audisti miseriam meæ perditionis, noli elongare
medelam tuæ miserationis.
- JOANNES.→
-
Non elongabo.
- CALLIMACHUS.→
-
Nam nimium confundor, corde tenus contristor,
anxio[235], gemo, doleo super gravi impietate
mea.
-
[196]
JOANNES.→
-
Nec immerito, quippe grave delictum haud
leve pœnitudinis expectat remedium.
- CALLIMACHUS.→
-
O utinam reserarentur secreta meorum viscerum
latibula, quo interim amaritudinem quam
patior doloris perspiceres, et dolenti condoleres!
- JOANNES.→
-
Congaudeo hujusmodi dolori, quia sentio te
salubriter contristari.
- CALLIMACHUS.→
-
Tædet me prioris vitæ, tædet delectationis iniquæ.
- JOANNES.→
-
Nec injuria.
- CALLIMACHUS.→
-
Pœnitetque deliquii[236].
- JOANNES.→
-
Et merito.
- CALLIMACHUS.→
-
Displicet omne quod feci in tantum, ut nullus
amor, nulla voluptas sit vivendi, nisi renatus in
Christo merear in melius transmutari.
- JOANNES.→
-
Non dubito quin superna gratia in te appareat.
- CALLIMACHUS.→
-
Ideo ne moreris, ne pigriteris lassum erigere,
[198]
mœrentem consolationibus attollere, quo tuo
monitu, tuo magisterio, a gentili in christianum,
a nugace in castum transmutatus virum, tuoque
ducatu semitam arripiens veritatis, vivam juxta
divinæ præconium promissionis.
- JOANNES.→
-
Benedicta sit unica progenies Divinitatis, idemque
particeps nostræ fragilitatis, qui te, fili Callimache,
parcendo occidit et occidendo vivificavit,
quo suum plasma mortis specie ab interitu liberaret
animæ.
- ANDRONICUS.→
-
Res insolita, omnique admiratione digna!
- JOANNES.→
-
O Christe, mundi redemptio, et peccatorum
propitiatio[237], qualibus laudum præconiis te talem
celebrem ignoro. Expaveo tui benignam clementiam
et clementem patientiam, qui peccantes nunc
paterno more tolerando blandiris, nunc justa severitate
castigando ad pœnitentiam cogis.
- ANDRONICUS.→
-
Laus ejus divinæ pietati.
- JOANNES.→
-
Quis auderet credere, quisve præsumeret sperare,
ut hunc, quem criminosis intentum vitiis
mors invenit et inventum abstulit, tui miseratio
ad vitam excitare, ad veniam dignaretur reparare?
[200]
Sit nomen tuum sanctum benedictum in sæcula,
qui solus facis stupenda mirabilia.
- ANDRONICUS.→
-
Eia, sancte Joannes, et me consolari ne tardes.
Nam conjugalis amor Drusianæ meam haud patitur
mentem consistere, nisi et ipsam quantocius
videam resurrectum ire.
- JOANNES.→
-
Drusiana, resuscitet te Dominus Jesus Christus.
- DRUSIANA.→
-
Laus et honor tibi, Christe, qui me fecisti reviviscere.
- CALLIMACHUS.→
-
Sospitatis auctori grates, qui te, mea Drusiana,
resurgere dedit in lætitia, quæ gravi cum tristitia
die fungebaris[238] extrema.
- DRUSIANA.→
-
Decet tui sanctitatem, venerande pater Joannes,
ut resuscitato Callimacho, qui me inlicite amavit,
et hunc resuscites, qui mei proditor funeris
extitit.
- CALLIMACHUS.→
-
Ne dignum ducas, Christi apostole, hunc proditorem,
hunc malefactorem, a vinculis mortis
absolvere, qui me decepit, me seduxit, meque ad
audendum horribile facinus provocavit.
-
[202]
JOANNES.→
-
Non debes illi invidere gratiam divinæ clementiæ.
- CALLIMACHUS.→
-
Non est enim dignus resurrectione, qui auctor
extitit perditionis alienæ.
- JOANNES.→
-
Lex nostræ religionis docet, ut homo homini
dimittat, si ipse a Deo dimitti ambiat.
- ANDRONICUS.→
-
Justum.
- JOANNES.→
-
Quando etiam Dei unigenitus, idemque Virginis
primogenitus, qui solus innocens, solus immaculatus,
solus sine veterni sorde[239] delicti in
mundum venit, omnes sub gravi onere peccati
depressos invenit.
- ANDRONICUS.→
-
Verum.
- JOANNES.→
-
Scilicet nullum justum, nullum misericordia
inveniret dignum, neminem tamen sprevit, neminem
suæ gratia pietatis privavit, sed se ipsum omnibus[240]
tradidit, suique dilectam animam pro
omnibus posuit.
- ANDRONICUS.→
-
Si innocens non occideretur, nemo juste liberaretur.
-
[204]
JOANNES.→
-
Ideo in hominum non delectatur perditione,
quos suo emptos meminit pretioso sanguine.
- ANDRONICUS.→
-
Gratias illi.
- JOANNES.→
-
Unde aliis Dei gratiam non debemus invidere,
quam ex nullis præcedentibus meritis in nobis gaudemus
abundare.
- CALLIMACHUS.→
-
Terruisti me monitu.
- JOANNES.→
-
Ne autem tuis videar reniti votis, non suscitetur
per me, sed per Drusianam, quia ad hoc implendum
a Deo accepit gratiam.
- DRUSIANA.→
-
Divina substantia, quæ vere et singulariter es
sine materiæ forma[241], quæ hominem ad tui imaginem
plasmasti, et plasmato spiraculum vitæ inspirasti,
jube materiale corpus Fortunati reducto
calore in viventem animam iterum reformari, quo
trina nostri resuscitatio tibi in laudem vertatur,
Trinitas veneranda.
- JOANNES.→
-
Amen.
- DRUSIANA.→
-
Expergiscere, Fortunate, et jussu Christi retinacula
mortis disrumpe.
-
[206]
FORTUNATUS.→
-
Quis me apprehensa manu erexit? Quis vocem
ut resurgerem dedit?
- JOANNES.→
-
Drusiana.
- FORTUNATUS.→
-
Num me suscitavit Drusiana?
- JOANNES.→
-
Ipsa.
- FORTUNATUS.→
-
Nonne ante aliquot dies improvisa morte fuerat
consumpta?
- JOANNES.→
-
At vivit in Christo.
- FORTUNATUS.→
-
Et cur manet Callimachus gravi vultu modestus
nec perfurit solito more in amore Drusianæ?
- JOANNES.→
-
Quia a nequam intentione transmutatus, vere
est Christi discipulus.
- FORTUNATUS.→
-
Non.
- JOANNES.→
-
Etiam.
- FORTUNATUS.→
-
Si, ut asseris, Drusiana me suscitavit, et Callimachus
Christo credidit, vitam repudio mortemque
eligo sponte, quia malo non esse, quam in his
tantum abundanter virtutum gratiam sentiscere.
-
[208]
JOANNES.→
-
O admiranda diaboli invidia, o malitia serpentis
antiqui, qui et protoplastis mortem propinavit
et super justorum gloria semper gemit! Iste infelicissimus
Fortunatus diabolicæ amaritudinis felle
plenissimus, comparatur malæ arbori amaros fructus
facienti. Unde excisus a collegio justorum et
abjectus a consortio Deum timentium, mittatur
in æterni ignem supplicii, cruciandus sine alicujus
intermixtione refrigerii.
- ANDRONICUS.→
-
Ecce, turgescentibus serpentinis morsibus ad
occasum rursus vergitur et citius dicto morietur.
- JOANNES.→
-
Moriatur, sitque incola gehennæ, qui propter
alieni invidiam profectus recusavit vivere.
- ANDRONICUS.→
-
Terribile.
- JOANNES.→
-
Nihil terribilius invido, nihil scelestius superbo.
- ANDRONICUS.→
-
Uterque miserabilis.
- JOANNES.→
-
Una eademque persona utroque semper laborat
vitio, quia neutrum sine altero.
- ANDRONICUS.→
-
Expone enucleatius.
-
[210]
JOANNES.→
-
Nam qui superbit, invidet, et qui invidet, superbit;
quia mens invida, dum alienam laudem
nec patitur audire, et in sui comparatione perfectiores
ambit vilescere, dedignatur subjici dignioribus,
et superbe conatur præferri comparibus.
- ANDRONICUS.→
-
Patet.
- JOANNES.→
-
Unde iste miserrimus vulnerabatur mente, quia
se his inferiorem æstimari non sustinuit, in quis
ampliorem Dei gratiam lucere non nescivit.
- ANDRONICUS.→
-
Nunc tandem intellego quod inter surgentes
minime est computatus, quia ocius erat moriturus.
- JOANNES.→
-
Dignus est enim utraque morte, quia et commendatum
funus afficiebat injuria, et resurgentes
injusto insectabatur odio.
- ANDRONICUS.→
-
Infelix est mortuus.
- JOANNES.→
-
Recedamus, suumque diabolo filium relinquamus.
Nos autem diem istum, et pro miranda
Callimachi mutatione, et pro utriusque resuscitatione,
cum lætitia agamus, gratias ferentes
Deo, æquo judici secretorumque discretissimo
[212]
cognitori, qui solus omnia subtiliter examinans,
omnia recte disponens, unumquemque, juxta
quod dignum prænoscit, præmiis suppliciisve
aptabit. Ipsi soli honor, virtus, fortitudo, et victoria,
laus et jubilatio per infinita sæculorum
sæcula. Amen.
IV.
ABRAHAM.
ARGUMENTUM IN ABRAHAM[242].→
Lapsus et conversio Mariæ, neptis Abrahæ eremicolæ[243],
quæ ubi XX annos solitariam vitam egit, corrupta
virginitate sæculum repetiit et contubernio meretricum
admisceri non metuit; sed post biennium præfati Abrahæ
monitis, illam sub amatoris specie quærentis, reducta,
larga effusione lacrimarum continuaque exercitatione jejuniorum,
vigiliarum atque orationum per vicenos annos
emundavit maculas criminum.
ABRAHAM.→
DRAMATIS PERSONÆ.
ABRAHAM.
EPHREM[244].
MARIA.
SCENA PRIMA.→
- ABRAHAM.→
-
Tune, frater et coeremita Ephrem, commodum
ducis meæ adhuc confabulationi vacare, an quoad
usque divinas expleas laudes, me vis præstolari?
- EPHREM.→
-
Nostrorum confabulatio ejus debet esse laudatio,
qui se congregatis in suo nomine medium
spopondit interesse.
- ABRAHAM.→
-
Nihil aliud locuturus accessi, nisi quod divinæ
voluntati non nescio concordari[245].
-
[220]
EPHREM.→
-
Quare nec ad momentum quidem me subtraho,
sed tuo affectui totum dedo.
- ABRAHAM.→
-
Quiddam agendum mihi exæstuat mente, in quo
tuum velle meis votis exopto respondere.
- EPHREM.→
-
Si unum cor unaque nobis anima jubetur esse,
idem velle, idemque[246] cogimur nolle.
- ABRAHAM.→
-
Est mihi neptis tenella utriusque parentis solamine
destituta, in quam pro compassione orbitatis
nimio affectu ducor, cujusque causa continua sollicitudine
fatigor.
- EPHREM.→
-
Et quid tibi, triumphator sæculi, cum curis mundi?
- ABRAHAM.→
-
Id scilicet curo ne inmensa ejus serenitas pulchritudinis
alicujus obfuscetur sorde coinquinationis.
- EPHREM.→
-
Hujusmodi cura si[247] est vituperanda?
- ABRAHAM.→
-
Spero.
- EPHREM.→
-
Cujus est ætatis?
-
[222]
ABRAHAM.→
-
Si unius rotatus mensurni[248] apponeretur,
duas olympiades vitali aura vesceretur.
- EPHREM.→
-
Inmatura pupilla.
- ABRAHAM.→
-
Ideo non deest mihi cura.
- EPHREM.→
-
Ubi degit?
- ABRAHAM.→
-
In meis mansiunculis. Nam rogatu propinquorum
nutriendam eam suscepi; sed ejus gazas pauperibus
erogare decrevi.
- EPHREM.→
-
Despectio temporalium condecet animum cœlo
intentum.
- ABRAHAM.→
-
Exæstuo mente gestiens illam Christo desponsare[249]
ejusque tirocinio mancipatum ire.
- EPHREM.→
-
Laudabile.
- ABRAHAM.→
-
Cogor nomine.
- EPHREM.→
-
Quid vocatur?
- ABRAHAM.→
-
Maria.
-
[224]
EPHREM.→
-
Ita est; tanti excellentiam nominis decet stemma
virginitatis.
- ABRAHAM.→
-
Non diffido quin, si nostris suaviter hortamentis
provocetur, ad cedendum facilis experiatur.
- EPHREM.→
-
Accedamus, ejusque cogitationi cœlibis[250] securitatem
vitæ instillemus.
SCENA SECUNDA.→
- ABRAHAM.→
-
O adoptatitia[251] filia, o meæ pars[252] animæ,
Maria, cede meis paternis monitionibus meique
comparis Ephrem saluberrimis institutionibus;
enitere ut auctricem virginitatis, quam æquivoco
æquiparas nomine, imiteris et castitate.
- EPHREM.→
-
Multum disconvenit, filia, ut quæ cum Dei
genitrice Maria per mysterium nominis præemines
[226]
in axe inter sidera numquam casura, inferior
meritis in terræ volutes infimis.
- MARIA.→
-
Mysterium nominis ignoro; unde quid circuitione
verborum significes haud intellego.
- EPHREM.→
-
Maria interpretatur stella maris, circa quam
videlicet fertur mundus et vocatur populus.
- MARIA.→
-
Cur maris stella dicitur?
- EPHREM.→
-
Quia numquam occidit, sed navigantibus recti
semitam itineris dirigit.
- MARIA.→
-
Et qui posset fieri, ut ego tantilla ex lutea materia
confecta eo attingerem meritis, quo mysterium
rutilat nominis?
- EPHREM.→
-
Illibata corporis integritate, puraque mentis
sanctitate.
- MARIA.→
-
Grandis est honoris hominem æquari astrorum
radiis.
- EPHREM.→
-
Nam si incorrupta et virgo permanebis, angelis
Dei fies æqualis, quibus tandem stipata gravi corporis
onere abjecto, pertransiens[253] aera supergradieris
æthera, zodiacum percurres circulum, nec
[228]
subsistendo temperabis gressum, donec amplexaris
amplexibus filii Virginis in lucifluo thalamo sui
Genitricis.
- MARIA.→
-
Qui hæc parvi pendet asinum vivit. Unde præsentia
despicio, memet ipsam denego, quo merear
ascribi gaudiis tantæ felicitatis.
- EPHREM.→
-
Ecce nanciscimur in pectore infantili senilis
maturitatem ingenii.
- ABRAHAM.→
-
Gratia Dei id est quod est.
- EPHREM.→
-
Negari[254] nequit.
- ABRAHAM.→
-
Sed licet Dei gratia sit illustrata, inbecillem tamen
ætatem suo uti non prodest arbitrio.
- EPHREM.→
-
Verum.
- ABRAHAM.→
-
Ideo faciam illi exiguam ab introitu cellulam meis
mansiunculis contiguam, per cujus fenestram psalterium
cæterasque divinæ legis paginas, illam crebrius
visitando, instruam.
- EPHREM.→
-
Convenit.
- MARIA.→
-
Tuo, pater Ephrem, interventui me committo.
-
[230]
EPHREM.→
-
Cœlestis sponsus, cujus affectu in tenella ætate
inhæsisti, tueatur te, filia, ab omni fraude diaboli.
SCENA TERTIA.→
- ABRAHAM.→
-
Frater Ephrem, si quid mihi utriusque casu fortunæ
ingeritur, te primum adeo, te solum consulo.
Unde ne sis adversus querimoniæ quam prosequor;
sed fer opem dolori quem patior.
- EPHREM.→
-
Abraham, Abraham, quid pateris? Cur plus licito
contristaris? Numquam fuit fas eremicolæ conturbari
sæcularium more.
- ABRAHAM.→
-
Incomparabilis luctus mihi contigit, intolerabilis
dolor me afficit.
- EPHREM.→
-
Ne fatiga me longa verborum circuitione; sed
quid patiaris expone.
- ABRAHAM.→
-
Maria, mis optiva filia, quam per bis bina lustra
summa diligentia nutrivi, summa solertia instruxi...
-
[232]
EPHREM.→
-
Quid illa?
- ABRAHAM.→
-
Hei mihi! periit.
- EPHREM.→
-
Qualiter?
- ABRAHAM.→
-
Miserabiliter; deinde evasit latenter.
- EPHREM.→
-
Quibus insidiis circumvenit eam fraus antiqui
serpentis?
- ABRAHAM.→
-
Per inlicitum cujusdam simulatoris affectum, qui
monachico adveniens habitu simulata eam visitatione
frequentabat, donec indocile juvenilis ingenium
pectoris ad sui amorem inflexit, adeo ut per
fenestram ad patrandum facinus exiliret[255].
- EPHREM.→
-
Contremisco auditu.
- ABRAHAM.→
-
At ubi ipsa infelix se corruptam sensit, pectus
pulsavit, faciem manu laceravit, vestes scidit, capillos
eruit, voces in altum ejulando dedit.
- EPHREM.→
-
Nec injuria, hujusmodi namque ruina toto lacrimarum
fonte est lugenda.
- ABRAHAM.→
-
Lamentabatur namque se quod fuerat non esse.
-
[234]
EPHREM.→
-
Væ illi miseræ!
- ABRAHAM.→
-
Lugebat se nostris contraria monitis egisse.
- EPHREM.→
-
Ac valde.
- ABRAHAM.→
-
Deflevit se vigiliarum, orationum, jejuniique
sudores evacuasse.
- EPHREM.→
-
Si in tali compunctione perseveraret, salva
fieret.
- ABRAHAM.→
-
Haud perseveravit, sed pejora prioribus apposuit.
- EPHREM.→
-
Viscera tenus conturbor totisque membris resolvor.
- ABRAHAM.→
-
Postquam enim hisce lamentis[256] se punivit,
nimietate victa doloris præceps ferebatur in foveam
desperationis.
- EPHREM.→
-
Eh heu, quam gravis perditio!
- ABRAHAM.→
-
Et quia veniam desperavit posse promereri[257],
sæculum repetere vanitatique elegit deservire.
-
[236]
EPHREM.→
-
Hem, par victoria spiritalibus in sorte eremitarum
nequitiis antea fuit insolita.
- ABRAHAM.→
-
Sed nunc dæmonum sumus præda.
- EPHREM.→
-
Mirum qui fieri posset, ut te ignorante evaderet.
- ABRAHAM.→
-
Interim fueram consternatus mente ex ostensæ
visionis terrore, qua, si[258] mens non fuisset læva,
mihi præfigurabatur ejus ruina.
- EPHREM.→
-
Vellem modum visionis audire.
- ABRAHAM.→
-
Putabam me ante fores[259] cellulæ stetisse, et
ecce draco miræ magnitudinis nimiique fœtoris,
rapido impetu adveniens candidulam secus me
columbam repperiens cepit, devoravit subitoque
non comparuit.
- EPHREM.→
-
Evidens visio.
- ABRAHAM.→
-
At ego, ubi expergiscens mente quæ videbam
tractavi, verebar aliquam ecclesiæ imminere persecutionem,
quæ fideles quosdam attraheret in
errorem.
-
[238]
EPHREM.→
-
Verendum erat.
- ABRAHAM.→
-
Unde prostratus in orationem præcognitori futurorum
supplicavi, ut mihi detegeret solutionem
somnii.
- EPHREM.→
-
Recte egisti.
- ABRAHAM.→
-
Tertia demum nocte, cum lassa sopori membra
dedissem, putabam eumdem draconem meis vestigiis
disruptum volutasse, ipsamque columbam
absque læsione emicuisse.
- EPHREM.→
-
Lætificor auditu, nec ambigo quin tua quandoque
ad te revertatur Maria.
- ABRAHAM.→
-
Postquam evigilans hujus solamine visionis temperabam
tristitiam prioris, mentem recepi ut reminiscerer[260]
alumnæ. Illud quoque si sine[261] tristitia
memini, quod ipsam in duorum intervallo dierum
divinæ innitentem laudi solito non sensi.
- EPHREM.→
-
Sero meministi.
- ABRAHAM.→
-
Fateor. Accessi, manu fenestram pulsavi, filiam
sæpius nominando vocavi.
-
[240]
EPHREM.→
-
Ah, frustra vocasti.
- ABRAHAM.→
-
Hoc adhuc non sensi, sed cur neglegenter in divinis
ageret rogavi; sed nec levis tinnitum responsi
recepi.
- EPHREM[262].→
-
Et quid[263] tunc fecisti?
- ABRAHAM.→
-
Ubi abesse quam querebam deprehendi, viscera
discutiebantur timore, membra contremuerunt
pavore.
- EPHREM.→
-
Nec mirum. Certe et ego id ipsum nunc patior
audiendo.
- ABRAHAM.→
-
Deinde flebilibus sonis auras pollui, rogitans
quis lupus meam agnam raperet, quis latro meam
filiam captivaret?
- EPHREM.→
-
Jure conquestus fuisti ejus perditionem, quam
nutrivisti.
- ABRAHAM.→
-
Tandem accesserunt qui veritatem scientes
res[264] sese, ita ut tibi nunc exposui, habere
ipsamque vanitati dixerunt deservire.
- EPHREM.→
-
Ubi moratur?
-
[242]
ABRAHAM.→
-
Ignoratur.
- EPHREM.→
-
Quid fiet?
- ABRAHAM.→
-
Est mihi fidelis amicus qui civitates villasque
peragrans non quiescet, donec quæ illam terra
susceperit agnoscet.
- EPHREM.→
-
Quid si experietur?
- ABRAHAM.→
-
Habitum mutabo, ipsamque sub amatoris specie
adibo, si forte meo monitu post grave naufragium
revertatur ad pristinæ quietis portum.
- EPHREM.→
-
Etiam, quid fiet si carnium esus vinique haustus
apponetur?
- ABRAHAM.→
-
Haud abrogabo, ne agnoscar.
- EPHREM.→
-
Recta prorsus laudabilique discretione uteris,
si artioris frenos[265] observantiæ aliquantisper
laxabis, quo errantem Christo lucreris.
- ABRAHAM.→
-
Eo magis ad audendum incitor, quo te mihi in
hac[266] concordari re experior.
- EPHREM.→
-
Qui clancula cordium cognoscit qua intentione
[244]
unaquæque res geratur intellegit, nec in discretissimo
ejus examine reus prævaricationis habetur,
qui[267] a strictioris rigore conversationis ad tempus
descendendo imbecillioribus assimilari[268] non
respuit, quo efficacius animam revocet quæ erravit.
- ABRAHAM.→
-
Tuum est interim me precibus adjuvare, ne impediar
diabolica fraude.
- EPHREM.→
-
Ipsum summum bonum, sine quo nihil fit boni,
faciat tuum velle in bono consummari.
SCENA QUARTA.→
- ABRAHAM.→
-
Num ille est meus amicus, quem ante hoc biennium
pro inquisitu direxi Mariæ? Ipse est.
- AMICUS.→
-
Ave, venerande pater.
- ABRAHAM.→
-
Ave, affabilis amice; diu te sustinui, sed nunc
advenire desperavi.
-
[246]
AMICUS.→
-
Ideo moram feci, quia te ambigua re sollicitari[269]
non præsumpsi. At ubi veritatem investigavi,
reditum maturavi.
- ABRAHAM.→
-
Vidistin’ Mariam?
- AMICUS.→
-
Vidi.
- ABRAHAM.→
-
Ubi?
- AMICUS.→
-
Quam[270] dictu miserabile!
- ABRAHAM.→
-
Dic, obsecro.
- AMICUS.→
-
In domo cujusdam lenonis habitationem elegit,
qui tenello amore illam colit; nec frustra: nam
omni die non modica illi pecunia ab ejus amatoribus
adducitur.
- ABRAHAM.→
-
A Mariæ amatoribus?
- AMICUS.→
-
Ab ipsis.
- ABRAHAM.→
-
Qui sunt ejus amatores?
- AMICUS.→
-
Perplures.
-
[248]
ABRAHAM.→
-
Hei mihi, o bone Jesu! Quid hoc monstri est,
quod hanc, quam tibi sponsam nutrivi, alienos
amatores audio sequi?
- AMICUS.→
-
Hoc meretricibus antiquitus fuit in more, ut
alieno delectarentur in amore[271]?
- ABRAHAM.→
-
Affer mihi sonipedem delicatum et militarem
habitum, quo deposito tegmine religionis ipsam
adeam sub specie[272] amatoris?
- AMICUS.→
-
Ecce omnia.
- ABRAHAM.→
-
Obsecro, affer et pileum, quo coronam velem
capitis.
- AMICUS.→
-
Hoc maxime opus est, ne agnoscaris.
- ABRAHAM.→
-
Quid si unum solidum, quem habeo, mecum
afferam, quo stabulario pro mercede tribuam?
- AMICUS.→
-
Aliter ad colloquium Mariæ non potes pervenire.
[250]
SCENA QUINTA.→
- ABRAHAM.→
-
Salve, bone Stabulari[273].
- STABULARIUS.→
-
Quis loquitur? Hospes, salve.
- ABRAHAM.→
-
Estne apud te locus viatori ad pernoctandum
aptus?
- STABULARIUS.→
-
Est plane; nostra hospitiola nulli sunt neganda.
- ABRAHAM.→
-
Laudabile.
- STABULARIUS.→
-
Intra, ut tibi præparetur cœna.
- ABRAHAM.→
-
Magna tibi pro hilari susceptione debeo, sed
adhuc majora a te expeto.
- STABULARIUS.→
-
Quæ voles ut concessurum efflagita.
- ABRAHAM.→
-
Accipe vile munus quod defero, et fac ut perpulchra,
quam tecum obversari[274] experiebar,
puella nostro intersit convivio.
-
[252]
STABULARIUS.→
-
Cur illam desideras videre?
- ABRAHAM.→
-
Quia nimium delector in ejus agnitione, cujus
pulchritudinem a pluribus laudari audiebam sæpissime.
- STABULARIUS.→
-
Quisquis laudator ejus formæ extitit, nihil fefellit.
Nam prænitet venusta vultu præ ceteris mulieribus.
- ABRAHAM.→
-
Ideo ardeo in ejus amore.
- STABULARIUS.→
-
Miror te in decrepita senectute juvenculæ mulieris
amorem spirare.
- ABRAHAM.→
-
Percerte nullius alius rei causa accessi, nisi eam
videndi.
SCENA SEXTA.→
- STABULARIUS.→
-
Procede, procede[275], Maria, tuique pulchritudinem
nostro neophyto ostende.
-
[254]
MARIA.→
-
Ecce venio.
- ABRAHAM.→
-
Quæ fiducia, quæ constantia mentis mihi post
hæc, cum hanc, quam nutrivi in eremi latibulis,
meretricio vultu ornatam conspicio? Sed non est
tempus ut præfiguretur in facie quod tenetur in
corde. Erumpentes lacrimas viriliter stringo, et
simulata vultus hilaritate internæ amaritudinem
mœstitudinis contego.
- STABULARIUS.→
-
Fortunata Maria, lætare, quia non solum ut
hactenus tui coævi, sed etiam senio jam confecti
te adeunt, te ad amandum confluunt.
- MARIA.→
-
Quicumque me diligunt æqualem amoris vicem
a me recipiunt.
- ABRAHAM.→
-
Accede, Maria, et da mihi osculum.
- MARIA.→
-
Non solum dulcia oscula libabo, sed etiam crebris
senile collum amplexibus mulcebo.
- ABRAHAM.→
-
Hoc volo.
- MARIA.→
-
Quid sentio? Quid stupendæ novitatis gustando
haurio? Ecce, odor istius fragrantiæ prætendit
fragrantiam mihi quondam usitatæ abstinentiæ.
-
[256]
ABRAHAM.→
-
Nunc, nunc simulandum, nunc lascivientis
more pueri jocis instandum, ne et ego agnoscar
præ gravitate, et ipsa se reddat latibulis præ pudore.
- MARIA.→
-
Væ mihi infelici! Unde cecidi, et in quam perditionis
foveam corrui?
- ABRAHAM.→
-
Hic non est aptus querelæ locus, ubi convivarum
confluit conventus.
- STABULARIUS.→
-
Domna Maria, cur suspiria trahis? Cur mades
lacrimis? Nonne per biennium hic conversabaris,
et numquam ex te gemitus prorupit, numquam
tristior sermo prodiit.
- MARIA.→
-
O utinam fuissem ante trium annorum spatia
morte absumpta, ne ad tanta devenirem flagitia.
- ABRAHAM.→
-
Non ut tua tecum[276] peccata plangerem adveni,
sed ut tuo jungerer amori.
- MARIA.→
-
Levi compunctione permovebar, ideo talia fabar.
Sed epulemur et lætemur, quia, ut monuisti,
hic non est tempus peccata plangendi.
-
[258]
ABRAHAM.→
-
Affatim refecti, affatim sumus ebriati tua largitate
administrante, o bone Stabulari; da licentiam
a cœna surgendi, quo lassum corpus in stratum
componam dulcique quiete recreem.
- STABULARIUS.→
-
Ut libet.
- MARIA.→
-
Surge, domne mi, surge; tecum pariter tendam
ad cubile.
- ABRAHAM.→
-
Placet. Nullatenus cogi possem ut te non comitante
exirem.
SCENA SEPTIMA.→
- MARIA.→
-
Ecce triclinium ad inhabitandum nobis aptum;
ecce lectus haud vilibus stramentis compositus.
Sede, ut tibi detraham calciamenta, ne tu ipse fatigeris
discalciando[277].
- ABRAHAM.→
-
Muni prius seris ostium, ne quis introeundi inveniat
aditum.
-
[260]
MARIA.→
-
Super hoc ne solliciteris; faciam ut nulli ad nos
tribuatur accessus facilis.
- ABRAHAM.→
-
Tempus ablato capitis velamine quis sim aperire.—O
adoptiva filia, o meæ pars animæ,
Maria, agnoscisne me senem, qui te paterno
amore nutrivi, qui te cœlestis Regis unigenito
desponsavi?
- MARIA.→
-
Hei mihi! Pater et magister meus Abraham est
qui loquitur.
- ABRAHAM.→
-
Quid contigit tibi, filia?
- MARIA.→
-
Gravis miseria.
- ABRAHAM.→
-
Quis te decepit? Quis te seduxit?
- MARIA.→
-
Qui protoplastos prostravit.
- ABRAHAM.→
-
Ubi est angelica illa, quam in terris egisti, conversatio?
- MARIA.→
-
Prorsus perdita.
- ABRAHAM.→
-
Ubi est verecundia tua virginalis? Ubi continentia
admirabilis?
- MARIA.→
-
Evacuata.
-
[262]
ABRAHAM.→
-
Quam mercedem, nisi resipiscas, pro jejuniorum,
orationum, vigiliarum sudore ultra potes
sperare, cum velut lapsa ab altitudine cœli dimersa
es in profundum inferni?
- MARIA.→
-
Eh heu!
- ABRAHAM.→
-
Quare me despexisti? Quare deseruisti? Quare
eventum tuæ perditionis mihi non indicasti, quo
ego, cum dilecto meo Ephrem, dignam pro te
pœnitentiam agerem?
- MARIA.→
-
Postquam lapsa in peccatis corrui, tuæ sanctitati
polluta proximare non præsumpsi.
- ABRAHAM.→
-
Quis umquam a peccato extitit immunis, nisi
solus filius Virginis?
- MARIA.→
-
Nullus.
- ABRAHAM.→
-
Humanum est peccare, diabolicum in peccatis
durare, nec jure reprehenditur qui subito cadit,
sed qui citius surgere neglegit.
- MARIA.→
-
Hei mihi infelici!
- ABRAHAM.→
-
Cur decidis? Cur in terra jaces immobilis? Erigere
et quæ dicam percipe.
-
[264]
MARIA.→
-
Pavore concussa corrui, quia vim paternæ monitionis
ferre nequivi.
- ABRAHAM.→
-
Attende mei in te dilectionem et depone timorem.
- MARIA.→
-
Nequeo.
- ABRAHAM.→
-
Nonne tui causa desiderabilem eremi habitationem
reliqui, omnemque[278] regularis observantiam
conversationis pene evacuavi, in tantum ut
ego verus eremicola, factus sum lascivientium conviva,
et qui diu silentio studebam, jocularia verba,
ne agnoscerer, proferebam? Cur demisso vultu
terram inspicis? Cur respondendo mecum verba
miscere dedignaris?
- MARIA.→
-
Proprii conscientia reatus confundor. Ideo nec
oculos ad cœlum levare, nec sermonem tecum
præsumo conserere.
- ABRAHAM.→
-
Noli diffidere, filia, noli desperare; sed emerge
de abysso desperationis et fige in Deo spem mentis.
- MARIA.→
-
Enormitas peccatorum prostravit me in desperationis
profundum.
-
[266]
ABRAHAM.→
-
Peccata quidem tua sunt gravia, fateor[279]; sed
superna pietas major est omni creatura. Unde
tristitias rumpe, datumque pœnitendi spatiolum
pigritando noli neglegere, quatinus superabundet
divina gratia ubi superabundavit facinorum abominatio.
- MARIA.→
-
Si ulla promerendæ spes suæ veniæ inesset, studium
pœnitendi minime deesset.
- ABRAHAM.→
-
Miserere meæ quam pro te subii lassitudinis, et
depone perniciosam desperationem, quam omnibus
commissis non nescimus esse graviorem. Qui
enim peccantibus Deum misereri velle desperat,
inremediabiliter peccat, quia sicut scintilla silicis
pelagus nequit inflammare, ita nostrorum acerbitas
peccaminum divinæ dulcedinem benignitatis
non valet immutare.
- MARIA.→
-
Non enim supernæ magnificentiam pietatis nego,
sed proprii enormitatem sceleris considerando, ad
dignæ satisfactionem[280] pœnitentiæ vereor non
sufficere.
- ABRAHAM.→
-
In me sit iniquitas tua; tantummodo revertere
[268]
ad locum unde existi, et ini secundo conversationem,
quam deseruisti.
- MARIA.→
-
In nullo umquam tui renitor votis, sed quæ jubes
obtemperanter amplector[281].
- ABRAHAM.→
-
Nunc fateor te vere meam[282] quam nutrivi
filiam, nunc censeo te præ omnibus fore diligendam.
- MARIA.→
-
Aliquantulum auri vestiumque possideo, quod
tua de his auctoritas decreverit expecto.
- ABRAHAM.→
-
Quæ acquisivisti peccando cum ipsis peccatis
sunt abjicienda.
- MARIA.→
-
Rebar pauperibus eroganda, seu sacris esse altaribus
offerenda.
- ABRAHAM.→
-
Non satis acceptabile munus Deo esse comprobatur,
quod criminibus adquiritur.
- MARIA.→
-
Nulla super his ultra sollicitudine fatigar.
- ABRAHAM.→
-
Matuta nitescit, lucescit, abeamus.
- MARIA.→
-
Tuum est, pater amande, ut ad instar boni
[270]
pastoris præcedas repertam ovem, et ego paribus
incedens vestigiis subsequor præcedentem.
- ABRAHAM.→
-
Haud ita; sed ego pedibus incedam, te autem
equo superponam, ne itineris asperitas secet teneras
plantas.
- MARIA.→
-
O, quem te memorem, quam tibi gratiarum
impendam recompensationem, qui me indignam
miseratione non terrore cogis, sed miti condescensione
ad pœnitentiam hortaris?
- ABRAHAM.→
-
Nihil aliud a te expeto, nisi ut reliquum vitæ
inhærendo insistas Dei obsequio.
- MARIA.→
-
Spontanea mente inhæream, pro viribus insistam
et, si facultas desit posse, numquam tamen
deerit velle.
- ABRAHAM.→
-
Convenit ut, quo studio deserviebas vanitati, famuleris
divinæ voluntati.
- MARIA.→
-
Fiat, precor, tuis meritis, ut in me perficiatur
voluntas Divinitatis.
- ABRAHAM.→
-
Maturemus reditum.
- MARIA.→
-
Maturemus; nam me tædet morarum.
[272]
SCENA OCTAVA.→
- ABRAHAM.→
-
Quanta celeritate asperi difficultatem itineris
transcurrimus!
- MARIA.→
-
Quod devote agitur, facile perficitur.
- ABRAHAM.→
-
Ecce tua deserta cellula.
- MARIA.→
-
Hei mihi! Ipsa mei sceleris est conscia, ideo ingredi
formido.
- ABRAHAM.→
-
Et merito; fugiendus est quippe locus, in quo
hostem sequitur triumphus[283].
- MARIA.→
-
Et ubi me decernis compunctioni vacare?
- ABRAHAM.→
-
Ingredere in cellulam[284] interiorem, ne vetustus
serpens decipiendi ultra inveniat occasionem.
- MARIA.→
-
Non contra luctor, sed quæ jubes amplector.
- ABRAHAM.→
-
Familiarem meum Ephrem accedam, quo ipse,
[274]
qui solus mecum tuæ condoluit perditioni, congaudeat
inventioni.
- MARIA.→
-
Competit.
SCENA NONA.→
- EPHREM.→
-
Num mihi aliquid affers gaudii?
- ABRAHAM.→
-
Ac magni.
- EPHREM.→
-
Placet, nec dubito quin Mariam nanciscereris.
- ABRAHAM.→
-
Nanciscebar plane; et gaudens reduxi ad ovile.
- EPHREM.→
-
Divinæ gratia visitationis factum, credo.
- ABRAHAM.→
-
Procul dubio.
- EPHREM.→
-
Vellem scire, qualiter juxta id temporis vitam
moresque ordinaverit.
- ABRAHAM.→
-
Juxta meum velle.
-
[276]
EPHREM.→
-
Hoc illi expedit vel maxime.
- ABRAHAM.→
-
Quicquid ipsi agendum proposui, quamvis difficile,
quamvis grave, haud abrogavit subire.
- EPHREM.→
-
Laudabile.
- ABRAHAM.→
-
Nam induta cilicio continuaque vigiliarum et
jejunii exercitatione macerata, artissimæ legis observatione
corpus tenerum animæ cogit[285] pati
imperium.
- EPHREM.→
-
Æquum est ut iniquæ sordes delectationis eliminentur
acerbitate castigationis.
- ABRAHAM.→
-
Quisquis ejus lamenta intellegit, mente vulneratur,
quisquis compunctionem sentit et ipse compungitur.
- EPHREM.→
-
Solet fieri.
- ABRAHAM.→
-
Elaborat pro viribus, ut quibus causa fuit perditionis
fiat exemplum conversionis.
- EPHREM.→
-
Consequens est.
-
[278]
ABRAHAM.→
-
Nititur ut quanto extitit fœdior, tanto appareat
nitidior.
- EPHREM.→
-
Jucundor[286] audiendo, præcordialique[287] lætor
gaudimonio.
- ABRAHAM.→
-
Et merito, nam phalanges angelicæ gaudentes
Dominum laudant super peccatoris conversione.
- EPHREM.→
-
Nec mirum; nullius namque justi magis delectatur
perseverantia, quam impii pœnitentia.
- ABRAHAM.→
-
Unde in illa tanto justius laudatur, quanto ultra
resipisci posse desperabatur.
- EPHREM.→
-
Congratulantes laudemus, laudantes glorificemus
unigenitum et venerabilem, dilectum et clementem
Dei filium, qui non vult perire quos sui
sacro redemit sanguine.
- ABRAHAM.→
-
Ipsi honor, gloria, laus[288] et jubilatio per infinita
sæcula. Amen.
V.
PAPHNUTIUS.
ARGUMENTUM IN PAPHNUTIUM[289].→
Conversio Thaidis meretricis, quam Paphnutius eremita,
æque ut Abraham, sub specie adiens amatoris convertit
et data pœnitentia per quinquennium in angusta
cellula conclusit, donec digna satisfactione Deo reconciliata,
quinta decima peractæ pœnitentiæ die, obdormivit
in Christo.
PAPHNUTIUS.→
DRAMATIS PERSONÆ.
PAPHNUTIUS.
DISCIPULI.
THAIS.
SCENA PRIMA.→
- DISCIPULI.→
-
Cur obscurum, pater, vultum nec solito geris,
Paphnuti, serenum?
- PAPHNUTIUS.→
-
Cujus cor contristatur, ejus et vultus obscuratur.
- DISCIPULI.→
-
Pro qua re contristaris?
- PAPHNUTIUS.→
-
Pro injuria Factoris.
- DISCIPULI.→
-
Quæ hæc injuria?
-
[286]
PAPHNUTIUS.→
-
Ipsam quam a propria patitur creatura ad sui
imaginem condita.
- DISCIPULI.→
-
Terruisti nos dictu.
- PAPHNUTIUS.→
-
Licet illa impassibilis majestas affici non possit
injuriis, tamen, ut suum[290] nostræ fragilitatis metaphorice
transferam in Deum, quæ major injuria
dici potest, quam, quod ejus imperio, cujus gubernaculis
major mundus obtemperanter subditur,
solus minor contra luctetur?
- DISCIPULI.→
-
Quis est minor mundus?
- PAPHNUTIUS.→
-
Homo.
- DISCIPULI.→
-
Homo?
- PAPHNUTIUS.→
-
Porro.
- DISCIPULI.→
-
Quis[291] homo?
- PAPHNUTIUS.→
-
Omnis.
- DISCIPULI.→
-
Qui potest fieri?
- PAPHNUTIUS.→
-
Ut placuit Creatori.
-
[288]
DISCIPULI.→
-
Non sapimus.
- PAPHNUTIUS.→
-
Non obvium est perpluribus.
- DISCIPULI.→
-
Expone.
- PAPHNUTIUS.→
-
Intendite.
- DISCIPULI.→
-
Ac prompta mente.
- PAPHNUTIUS.→
-
Sicut enim major mundus ex quatuor contrariis
elementis, sed ad votum Creatoris secundum
harmonicam moderationem concordantibus perficitur,
ita et homo non solum ab eisdem elementis,
sed etiam ex magis contrariis partibus
coaptatur.
- DISCIPULI.→
-
Et quid magis contrarium quam elementa?
- PAPHNUTIUS.→
-
Corpus et anima, quia licet illa sint contraria,
tamen sunt corporalia; anima autem[292] nec
mortalis, ut corpus, nec corpus spiritale[293], ut
anima.
- DISCIPULI.→
-
Ita.
-
[290]
PAPHNUTIUS.→
-
Si tamen dialecticos sequimur[294], nec illa contraria
esse fatemur.
- DISCIPULI.→
-
Et quis potest negare?
- PAPHNUTIUS.→
-
Qui dialectice scit disputare, quia usiæ nihil est
contrarium, sed receptatrix est contrariorum.
- DISCIPULI.→
-
Quid sibi vult quod dixisti, secundum harmonicam
moderationem?
- PAPHNUTIUS.→
-
Id scilicet, quod, sicut pressi excellentesque
soni harmonice conjuncti quiddam perficiunt musicum,
ita dissona elementa convenienter concordantia
unum perficiunt mundum.
- DISCIPULI.→
-
Mirum quomodo dissona concordari vel concordantia
possint dissona dici.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quia nihil ex similibus componi videtur, nec ex
his, quæ nulla rationis proportione junguntur, et
a se omni substantia naturaque discreta sunt.
-
[292]
DISCIPULI.→
-
Quid est musica?
- PAPHNUTIUS.→
-
Disciplina una de philosophiæ quadruvio.
- DISCIPULI.→
-
Quid est hoc quod dicis quadruvium?
- PAPHNUTIUS.→
-
Arithmetica, geometrica, musica, astronomica.
- DISCIPULI.→
-
Cur quadruvium?
- PAPHNUTIUS.→
-
Quia, sicut a quadruvio semitæ, ita ab uno philosophiæ
principio harum disciplinarum prodeunt
progressiones rectæ.
- DISCIPULI.→
-
Veremur quiddam investigando rogitare de tribus,
quia cœptæ scrupulum disputationis capedine
mentis vix penetrare quimus.
- PAPHNUTIUS.→
-
Difficile captu.
- DISCIPULI.→
-
Dic nobis de ea superficie tenus, cujus mentionem
in præsenti fecimus.
- PAPHNUTIUS.→
-
Perparum dicere scio, quia eremicolis est incognita.
- DISCIPULI.→
-
Quid agit?
-
[294]
PAPHNUTIUS.→
-
Musica?
- DISCIPULI.→
-
Ipsa.
- PAPHNUTIUS.→
-
Disputat de sonis.
- DISCIPULI.→
-
Utrum est una, an plures?
- PAPHNUTIUS.→
-
Tres esse dicuntur; sed unaquæque ratione
proportionis[295] alteri ita conjungitur, ut idem
quod accidit uni non deest alteri.
- DISCIPULI.→
-
Et quæ distantia inter tres?
- PAPHNUTIUS.→
-
Prima dicitur mundana sive cœlestis, secunda
humana[296], tertia, quæ instrumentis exercetur.
- DISCIPULI.→
-
In quo constat cœlestis?
- PAPHNUTIUS.→
-
In septem planetis et in cœlesti sphæra[297].
- DISCIPULI.→
-
Quomodo?
- PAPHNUTIUS.→
-
Eo videlicet quo illa quæ in instrumentis; quia
tot spatia, pares productiones, eædem symphoniæ
repperiuntur in his quæ et in chordis.
-
[296]
DISCIPULI.→
-
Quid sunt spatia?
- PAPHNUTIUS.→
-
Dimensiones, quæ numerantur inter planetas
sive inter chordas.
- DISCIPULI.→
-
Et quid productiones?
- PAPHNUTIUS.→
-
Idem quod toni.
- DISCIPULI.→
-
Nec horum notitia nos tangit.
- PAPHNUTIUS.→
-
Tonus fit ex duobus sonis et possidet rationem
epogdoi[298] numeri sive sesquioctavi.
- DISCIPULI.→
-
Quanto velocius præposita investigando satagimus
transire, tanto difficiliora nobis non desinis
apponere.
- PAPHNUTIUS.→
-
Hoc exigit hujusmodi disputatio.
- DISCIPULI.→
-
Edissere summotenus aliquantulum de symphoniis,
quo saltim sciamus significationem nominis.
- PAPHNUTIUS.→
-
Symphonia dicitur modulationis temperamentum.
-
[298]
DISCIPULI.→
-
Quare?
- PAPHNUTIUS.→
-
Quia nunc quatuor, nunc quinque, nunc octo
sonis perficitur.
- DISCIPULI.→
-
Quia tres esse cognoscimus, singularum vocabula
dinoscere cupimus.
- PAPHNUTIUS.→
-
Prima dicitur diatessaron, quasi ex quatuor, et
possidet proportionem epitritam sive sesquitertiam;
secunda diapente, quæ constat ex[299] quinque
et est in ratione hemiolii sive sesquialteri;
tertia diapason[300]; hæc fit in duplo, perficiturque
sonitibus octo.
- DISCIPULI.→
-
Num sphæra et planetæ proferunt sonum, ut
mereantur comparationem chordarum?
- PAPHNUTIUS.→
-
Ac maximum.
- DISCIPULI.→
-
Cur non auditur?
- PAPHNUTIUS.→
-
Multifariam exponunt. Alii autumant non audiri
posse propter assiduitatem; alii propter
aëris spissitudinem. Quidam autem ferunt, quod
[300]
tanti enormitas sonitus artos aurium nequeat intrare
meatus. Sunt etiam qui dicunt, quod
sphæra tam jucundum, tam dulcem efferat sonum,
ut si audiretur omnes in commune homines
semet ipsis neglectis omnibusque postpositis studiis
ducentem sonum ab oriente sequerentur in
occidentem.
- DISCIPULI.→
-
Præstat ut non audiatur.
- PAPHNUTIUS.→
-
Hoc a Creatore præsciebatur.
- DISCIPULI.→
-
Sit satis de ista, prosequere de humana.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quid de illa?
- DISCIPULI.→
-
In quo percipiatur.
- PAPHNUTIUS.→
-
Non solum, ut dixi, in compagine corporis et
animæ, necnon in emissione nunc gravis, nunc
claræ vocis, sed etiam in pulsibus[301] venarum
atque in quorumdam mensura membrorum,
sicut in articulis digitorum, in quibus easdem
proportiones mensurando repperimus, quas in
symphoniis præmisimus, quia musica dicitur convenientia
non solum vocum, sed etiam aliarum
dissimilium rerum.
-
[302]
DISCIPULI.→
-
Si præsciremus[302] quod hujusmodi nodus quæstionis
tam difficilis ad solvendum esset insciis,
maluissemus minorem mundum nescire, quam
tantum difficultatis subire.
- PAPHNUTIUS.→
-
Nil officit quod elaborastis, cum ante ignorata
experti estis.
- DISCIPULI.→
-
Verum; sed tædet nos philosophicæ disputationis,
quia nequimus[303] sensu emetiri scrupulum
tuæ rationis.
- PAPHNUTIUS.→
-
Cur me illuditis, qui plane sum nescius, non
philosophus?
- DISCIPULI.→
-
Et unde tibi hæc, quæ nos fatigando protulisti?
- PAPHNUTIUS.→
-
Tenuem scientiæ guttulam, quam de plenis
sciorum pateris[304] effluentem, non ad colligendum
residens, sed casu præteriens, repertam
elambi, vobiscum communicare studui.
- DISCIPULI.→
-
Gratulamur tuæ benignitati, sed terremur sententia
Apostoli dicentis: Nam stulta mundi elegit
Deus, ut confunderet sophistica.
-
[304]
PAPHNUTIUS.→
-
Sive stultus sive sophista perversa operentur[305],
confusionem a Deo merentur[306].
- DISCIPULI.→
-
Ita.
- PAPHNUTIUS.→
-
Nec scientia scibilis Deum offendit, sed injustitia
scientis.
- DISCIPULI.→
-
Verum.
- PAPHNUTIUS.→
-
Et in cujus laudem dignius justiusque scientia
artium retorquetur, quam in ejus, qui scibile fecit
et scientiam dedit?
- DISCIPULI.→
-
In nullius.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quanto enim mirabiliori lege Deum omnia in
numero et mensura et pondere posuisse quis
agnoscit, tanto in ejus amore ardescit.
- DISCIPULI.→
-
Nec injuria.
- PAPHNUTIUS.→
-
Sed quid moror in istis, quæ nobis minimum
offerunt delectationis?
- DISCIPULI.→
-
Enuclea nobis causam tui mœroris, ne diutius
frangamur pondere curiositatis.
-
[306]
PAPHNUTIUS.→
-
Si quando experiemini, auditu non delectabimini.
- DISCIPULI.→
-
Haud raro contristatur qui curiositatem sectatur;
sed tamen hanc nequimus superare, quia
familiaris est fragilitati nostræ.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quædam impudens femina moratur in hac patria.
- DISCIPULI.→
-
Res civibus periculosa.
- PAPHNUTIUS.→
-
Hæc miranda prænitet pulchritudine, et horrenda
sordet turpitudine.
- DISCIPULI.→
-
Miserabile! Quid vocatur?
- PAPHNUTIUS.→
-
Thais.
- DISCIPULI.→
-
Illa meretrix?
- PAPHNUTIUS.→
-
Ipsa.
- DISCIPULI.→
-
Ejus infamia nulli est incognita.
- PAPHNUTIUS.→
-
Nec mirum, quia non dignatur cum paucis ad
interitum tendere, sed prompta est omnes lenociniis
suæ formæ illicere, secumque ad interitum
trahere.
-
[308]
DISCIPULI.→
-
Lugubre.
- PAPHNUTIUS.→
-
Nec solum nugaces vilitatem suæ familiaris rei
dissipant illam colendo, sed etiam præpotentes
viri pretiosæ varietatem supellectilis pessum dant,
non absque sui damno hanc ditando.
- DISCIPULI.→
-
Horrescimus auditu.
- PAPHNUTIUS.→
-
Greges amatorum ad illam confluunt.
- DISCIPULI.→
-
Se ipsos perdunt.
- PAPHNUTIUS.→
-
Qui amentes, dum cæco corde quis illam adeat
contendunt, convicia congerunt.
- DISCIPULI.→
-
Unum vitium parat aliud.
- PAPHNUTIUS.→
-
Deinde inito certamine, nunc ora naresque pugnis
frangendo, nunc armis vicissim ejiciendo,
decurrentis illuvie sanguinis madefaciunt limina
lupanaris.
- DISCIPULI.→
-
O nefas detestabile!
- PAPHNUTIUS.→
-
Hæc injuria quam deflevi Factoris, hæc est
causa mei doloris.
-
[310]
DISCIPULI.→
-
Merito super hoc contristaris, nec dubitamus,
quin tecum contristentur cives patriæ cœlestis.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quid si illam adeam sub specie amatoris, si
forte revocari possit ab intentione nugacitatis?
- DISCIPULI.→
-
Qui tuæ cogitationi instillavit velle, ipse præstet
efficaciam posse.
- PAPHNUTIUS.→
-
Fulcite me interim precibus assiduis, ne superer
insidiis vitiosi serpentis.
- DISCIPULI.→
-
Qui regem prostravit tenebricolarum, largiatur
tibi contra hostem triumphum.
SCENA SECUNDA.→
- PAPHNUTIUS.→
-
Ecce juvenes in foro; illos primum adibo, et
ubi hanc quam quæro inveniam rogabo.
- JUVENES.→
-
En, ignotus quidam nos adit; experiemur quid
velit.
-
[312]
PAPHNUTIUS.→
-
Heus, Juvenes, qui[307] estis?
- JUVENES.→
-
Urbicolæ hujus civitatis.
- PAPHNUTIUS.→
-
Avete.
- JUVENES.→
-
Et tu salve, sive sis hujus patriæ indigena, sive
advena.
- PAPHNUTIUS.→
-
Advena nunc advenio.
- JUVENES.→
-
Cur advenis? Quid quæris?
- PAPHNUTIUS.→
-
Non est dicendum.
- JUVENES.→
-
Quare?
- PAPHNUTIUS.→
-
Quia mihi secretum.
- JUVENES.→
-
Melius ut proferas, quia si non es nostras, difficile
poteris aliquod[308] inter nos negotium absque
consilio peragere incolarum.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quid si dixero, et dicendo aliquod mihi[309] impedimentum
excitavero?
-
[314]
JUVENES.→
-
Non a nobis.
- PAPHNUTIUS.→
-
Lætis promissionibus cedo, vestræque fidei confidens
secretum enucleo.
- JUVENES.→
-
Nihil nostra de parte infidelitatis, nihil tibi obviabit
contrarietatis.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quorumdam relatu comperi mulierem secus
vos commorari omnibus amabilem, omnibus affabilem.
- JUVENES.→
-
Nosti ejus nomen?
- PAPHNUTIUS.→
-
Novi.
- JUVENES.→
-
Quid vocatur?
- PAPHNUTIUS.→
-
Thais.
- JUVENES.→
-
Ipsa nostratium est ignis.
- PAPHNUTIUS.→
-
Ferunt illam mulierem pulcherrimam, omnium
esse delicatissimam.
- JUVENES.→
-
Qui retulere nihil fefellere.
- PAPHNUTIUS.→
-
Ipsius causa difficilis prolixitatem viæ surripui;
ipsam ut viderem adveni.
-
[316]
JUVENES.→
-
Nullum tibi obstat impedimentum eam videndi.
- PAPHNUTIUS.→
-
Ubi moratur?
- JUVENES.→
-
Ecce, mansio in proximo.
- PAPHNUTIUS.→
-
Hæc quam indice proditis?
- JUVENES.→
-
Ipsa.
- PAPHNUTIUS.→
-
Illo pergam.
- JUVENES.→
-
Si placet, tecum pergemus.
- PAPHNUTIUS.→
-
Malo ire solus.
- JUVENES.→
-
Ut libet.
SCENA TERTIA.→
- PAPHNUTIUS.→
-
Tu istæc intro, Thais, quam quæro?
- THAIS.→
-
Quis hic qui loquitur ignotus?
- PAPHNUTIUS.→
-
Amator tuus.
-
[318]
THAIS.→
-
Quicumque me amore colit[310], æquam vicem
amoris a me recipit.
- PAPHNUTIUS.→
-
O Thais, Thais, quanta gravissimi itineris currebam
spatia, quo mihi daretur copia tecum
fandi, tuique faciem contemplandi.
- THAIS.→
-
Nec aspectum subtraho, nec colloquium denego.
- PAPHNUTIUS.→
-
Secretum nostræ confabulationis desiderat solitudinem
loci secretioris.
- THAIS.→
-
Ecce cubile bene stratum et delectabile ad inhabitandum.
- PAPHNUTIUS.→
-
Estne hic aliud penitius, in quo possimus colloqui
secretius?
- THAIS.→
-
Est etenim aliud occultum tam secretum, ut
ejus penetral nulli præter me, nisi Deo, est[311]
cognitum.
- PAPHNUTIUS.→
-
Cui Deo?
- THAIS.→
-
Vero.
-
[320]
PAPHNUTIUS.→
-
Credis illum aliquid scire?
- THAIS.→
-
Non nescio illum nihil latere.
- PAPHNUTIUS.→
-
Utrumne reris illum facta pravorum neglegere,
an sui æquitatem servare?
- THAIS.→
-
Æstimo ipsius æquitatis lance singulorum merita
pensari, et unicuique, prout gessit, sive supplicium,
sive præmium servari.
- PAPHNUTIUS.→
-
O Christe, quam miranda tuæ circa nos benignitatis
patientia, qui te scientes vides peccare et
tamen tardas perdere!
- THAIS.→
-
Cur contremiscis mutato colore? Cur fluunt
lacrimæ?
- PAPHNUTIUS.→
-
Tui præsumptionem horresco, tui perditionem
defleo, quia hæc nosti, et tantas animas perdidisti.
- THAIS.→
-
Væ, væ mihi infelici!
- PAPHNUTIUS.→
-
Tanto justius damnaberis, quanto præsumptuosius
scienter offendisti majestatem Divinitatis.
-
[322]
THAIS.→
-
Heu, heu, quid agis? Quid infelici minitaris?
- PAPHNUTIUS.→
-
Supplicium tibi imminet gehennæ, si permanebis
in scelere.
- THAIS.→
-
Severitas tuæ correptionis concussit penetral
pavidi cordis.
- PAPHNUTIUS.→
-
O utinam esses viscera tenus concussa timore,
ne ultra præsumeres periculosæ delectationi assensum
præbere.
- THAIS.→
-
Et quis posthæc locus pestiferæ delectationi in
meo corde potest relinqui, ubi solum intestini
mœroris amaritudo consciique reatus nova dominatur
formido?
- PAPHNUTIUS.→
-
Hoc opto, quo resectis vitiorum spinis emergere
possit flumen[312] compunctionis.
- THAIS.→
-
O, si crederes, o, si sperares me sordidulam,
millies millenis sordium oblitam offuscationibus,
ullatenus posse expiari, seu ullo compunctionis
modo veniam promereri!...
-
[324]
PAPHNUTIUS.→
-
Nullum enim grave peccatum, nullum tam immane
est delictum, quod nequeat expiari pœnitentiæ
lacrimis, si effectus sequetur operis.
- THAIS.→
-
Ostende, quæso, mi pater, quo effectu operis
promereri queam munus reconciliationis.
- PAPHNUTIUS.→
-
Contemne sæculum, fuge lascivorum consortia
amasionum.
- THAIS.→
-
Et quid mihi tunc erit agendum?
- PAPHNUTIUS.→
-
In secretum locum secedendum, in quo te
ipsam discutiendo possis lamentari enormitatem
tui delicti.
- THAIS.→
-
Si hoc speras proficere, non addo momentum
morulæ.
- PAPHNUTIUS.→
-
Non dubito quin prosit.
- THAIS.→
-
Da mihi aliquantuli spatium tempusculi, ut
proferam mammonam, quam male collectam diu
servavi.
- PAPHNUTIUS.→
-
Ne solliciteris[313] pro ea. Non desunt, qui utentur
inventa.
-
[326]
THAIS.→
-
Non ob id sollicitor, ut vel mihi servare, vel
amicis vellem dare; sed nec egenis conor dispensare,
quia non arbitror pretium piaculi[314] aptum
esse ad opus beneficii.
- PAPHNUTIUS.→
-
Recte arbitraris. Et quid de congestis actum ire
meditaris?
- THAIS.→
-
Igni tradere et in favillam redigere.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quamobrem?
- THAIS.→
-
Ne retineantur in mundo, quæ male adquisivi
non absque mundi Factoris injuria.
- PAPHNUTIUS.→
-
O quam[315] mutata es ab illa, quæ prius eras,
quando inlicito amore flagrabas, avaritiæ calore
æstuabas.
- THAIS.→
-
Fortasse mutabor in melius, si annuerit Deus.
- PAPHNUTIUS.→
-
Non est difficile immutabili ejus substantiæ res
ut libet mutare.
- THAIS.→
-
Ibo, et quæ cogitavi opere complebo.
-
[328]
PAPHNUTIUS.→
-
Vade in pace, citiusque ad me revertere.
SCENA QUARTA.→
- THAIS.→
-
Convenite, properamini, nequam amatores mei.
- AMATORES[316].→
-
Vox Thaidis nos vocantis. Adventum maturemus,
ne illam tardando offendamus.
- THAIS.→
-
Accelerate, accedite, ut queam vobiscum verba
miscere.
- AMATORES.→
-
O Thais, Thais, quid sibi vult rogus, quem construis?
Cur pretiosarum varietatem divitiarum
juxta rogum congeris?
- THAIS.→
-
Rogatis?
- AMATORES.→
-
Admiramur satis.
- THAIS.→
-
Exponam citius.
-
[330]
AMATORES.→
-
Hoc optamus.
- THAIS.→
-
Aspicite.
- AMATORES.→
-
Quiesce, quiesce, Thais. Quid agis? Num insanis?
- THAIS.→
-
Non insanio, sed sanum sapio.
- AMATORES.→
-
Ut quid hæc perditio quadringentarum auri librarum,
cum aliarum diversitate gazarum?
- THAIS.→
-
Omne quod injuste a vobis extorsi igne volo
cremari, ne ullus fomes vobis relinquatur sperandi
me ultra vestro amori cedendi.
- AMATORES.→
-
Subsiste paulisper, subsiste, et materiam tuæ
perturbationis detege.
- THAIS.→
-
Non subsisto, nec sermonem vobiscum confero.
- AMATORES.→
-
Cur dedignando nos fastidis? Num alicujus infidelitatis
nos arguis? Nonne semper satisfecimus
tuis votis? Et tu iniquo odio nos gratis insectaris.
- THAIS.→
-
Dimittite, nolite vestem meam adtrahendo scindere.
Sit satis, quod huc usque peccando vobis
[332]
consensi. Finis instat peccandi, tempusque nostri
discidii.
- AMATORES.→
-
Quo tendit[317]?
- THAIS.→
-
Ubi nemo vestrum posthac me videbit.
- AMATORES.→
-
Papæ! Quid hoc monstri est, quod nostri deliciæ[318]
Thais, quæ divitiis affluere[319] semper laboravit,
quæ mentem a lascivia numquam retraxit
et se voluptati penitus dedit, tanta auri gemmarumque
insignia absque retractatione perdidit, et
nos sui amasiones dedignando sprevit subitoque
non comparuit?
SCENA QUINTA.→
- THAIS.→
-
En, pater Paphnuti, venio ad obsequendum tibi
promptissima.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quia moram in veniendo fecisti, coartabar
nimis verendo te iterum implicitam esse sæcularibus
negotiis.
-
[334]
THAIS.→
-
Ne id vereare, quia multo aliud mihi versatur[320]
in mente. Nam res familiares juxta velle meum
disposui, meisque amasionibus publice abrenuntiavi.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quia his abrenuntiasti, superno amatori jam
nunc poteris copulari.
- THAIS.→
-
Tuum est mihi velut radio præscribere quid me
oporteat factum ire.
- PAPHNUTIUS.→
-
Sequere me.
- THAIS.→
-
Sequar enim ambulatione; o utinam sequerer[321]
et actione!
SCENA SEXTA.→
- PAPHNUTIUS.→
-
Ecce cœnobium, in quo sacrarum virginum
nobile commoratur collegium. Eo loci gestio te
mansum ire agendæ spatium pœnitentiæ.
- THAIS.→
-
Non contra luctor.
-
[336]
PAPHNUTIUS.→
-
Intrabo, et abbatissam[322] ductricem virginum
pro tui susceptione placabo.
- THAIS.→
-
Quid jubes me interim agere?
- PAPHNUTIUS.→
-
Mecum pergere.
- THAIS.→
-
Ut jubes.
- PAPHNUTIUS.→
-
Ecce, abbatissa occurrit. Admiror quis illi nos
adesse tam cito retulerit.
- THAIS.→
-
Fama, quæ nulla stringitur mora.
SCENA SEPTIMA.→
- PAPHNUTIUS.→
-
Opportune occurris, illustris abbatissa, te ipsam
quæro.
- ABBATISSA.→
-
Gratanter advenis, venerande pater Paphnuti;
benedictus tui adventus, dilecte Dei.
-
[338]
PAPHNUTIUS.→
-
Beatitudinem æternæ benedictionis infundat tibi
gratia Omniparentis.
- ABBATISSA.→
-
Unde hoc mihi ut Sanctitas tua dignaretur invisere
exiguitatem habitationis meæ?
- PAPHNUTIUS.→
-
Opus est tuo juvamine in aliqua sollicitanda
necessitate.
- ABBATISSA.→
-
Jube solum modo levi famine quid me velis
agere, et ego tui jussa complere tuisque votis studebo
pro viribus satisfacere.
- PAPHNUTIUS.→
-
Attuli capellam semivivam, dentibus luporum
nuper abstractam, quam tui miseratione foveri,
tui sollicitudine gestio mederi, quoadusque abjecta
hædinæ pellis austeritate, ovini velleris induatur
mollitie.
- ABBATISSA.→
-
Exprime rem[323] enucleatius.
- PAPHNUTIUS.→
-
Istæc quam vides meretricio more vitam instituit.
- ABBATISSA.→
-
Miserabile.
- PAPHNUTIUS.→
-
Seseque totam lasciviæ dedit.
-
[340]
ABBATISSA.→
-
Semet ipsam perdidit.
- PAPHNUTIUS.→
-
At nunc, me hortante Christoque cooperante,
frivola quæ sectabatur odiendo[324] refugit, et
castum sapit.
- ABBATISSA.→
-
Mutationis auctori grates.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quia enim ægritudo animarum, æque ut corporum,
contrariis[325] curanda est medelis, consequens
est, ut hæc a solita sæcularium[326] inquietudine
sequestrata sola in angusta retrudatur cellula, quo
liberius possit discutere sui crimina.
- ABBATISSA.→
-
Hoc potissimum prodest.
- PAPHNUTIUS.→
-
Manda, ut quantocius cellula construatur.
- ABBATISSA.→
-
Parvo spatio perficiatur[327].
- PAPHNUTIUS.→
-
Nullus introitus, nullus relinquatur aditus, sed
solummodo exigua fenestra, per quam modicum
possit victum accipere, quem statutis diebus et
horis illi debebis[328] parce præbitum ire.
-
[342]
ABBATISSA.→
-
Vereor quod delicatæ teneritudo mentis ægre
patiatur difficultatem tanti laboris.
- PAPHNUTIUS.→
-
Ne id vereare: nam grave delictum forte desiderat
sperare remedium.
- ABBATISSA.→
-
Verum.
- PAPHNUTIUS.→
-
Tædet me magis morarum, quia timeo illam
corrumpi visitatione hominum.
- ABBATISSA.→
-
Cur tædium pateris? Cur illam non includis?
Ecce cellula quam desiderasti est perfecta.
- PAPHNUTIUS.→
-
Placet. Ingredere, Thais, habitaculum tuis facinoribus
deflendis satis congruum.
- THAIS.→
-
Quam breve, quam obscurum et quam incommodum
tenellæ mulieri ad inhabitandum!
- PAPHNUTIUS.→
-
Cur habitaculum execraris? Cur ingredi horrescis?
Decet ut, quæ hactenus fuisti indomite
vaga, nunc tandem in solitario refreneris loco.
- THAIS.→
-
Mens assueta lasciviæ haud raro impatiens est
anterioris vitæ.
-
[344]
PAPHNUTIUS.→
-
Ideo debet habenis disciplinæ stringi, quoadusque
desinat contra luctari.
- THAIS.→
-
Quod jubet tua paternitas non recusat subitum
ire mea vilitas; sed quædam inopportunitas inest
huic habitationi difficilis ad sufferendum meæ
fragilitati.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quæ hæc importunitas?
- THAIS.→
-
Erubesco dicere.
- PAPHNUTIUS.→
-
Ne erubescas, sed penitus detege.
- THAIS.→
-
Quid inopportunius[329], quidve poterit esse incommodius,
quam quod in uno eodemque loco
diversa corporis necessaria supplere debebo? Nec
dubium, quin ocius fiat inhabitabilis[330] præ nimietate
fœtoris.
- PAPHNUTIUS.→
-
Formida perpetis crudelitatem gehennæ, et desine
transitoria pertimescere.
- THAIS.→
-
Fragilitas mei cogit me terreri.
- PAPHNUTIUS.→
-
Convenit ut malæ blandimentorum dulcedinem
delectationis luas molestia nimii fœtoris.
-
[346]
THAIS.→
-
Non recuso, non nego me sordidam non injuria
fœdo sordidoque habitatum ire in tugurio;
sed hoc dolet[331] vehementius, quod nullus est relictus
locus, in quo apte et caste possim tremendæ
nomen Majestatis invocare.
- PAPHNUTIUS.→
-
Et unde tibi tanta fiducia, ut pollutis labiis præsumas
proferre nomen impollutæ Divinitatis?
- THAIS.→
-
Et a quo veniam sperare, cujusve salvari possum
miseratione, si ipsum prohibeor invocare, cui soli
deliqui, et cui uni devotio orationum debet offerri[332]?
- PAPHNUTIUS.→
-
Debes plane orare non verbis, sed lacrimis, non
sonoritate tinnulæ vocis, sed compuncti rugitu
cordis.
- THAIS.→
-
Et si vetar Deum verbis orare, quomodo possum
veniam sperare?
- PAPHNUTIUS.→
-
Tanto celerius mereberis, quanto perfectius humiliaberis.
Dic tantum: Qui me plasmasti, miserere
mei!
- THAIS.→
-
Opus est ejus miseratione, ne frangar[333] in dubio
certamine.
-
[348]
PAPHNUTIUS.→
-
Certa viriliter, ut possis triumphum obtinere
feliciter.
- THAIS.→
-
Tuum est pro me orare, ut merear palmam victoriæ.
- PAPHNUTIUS.→
-
Non opus est monitu.
- THAIS.→
-
Spero.
- PAPHNUTIUS.→
-
Tempus est optatas solitudinis repetam latebras[334],
et caros visitem discipulos. Tuæ igitur
sollicitudini, tuæ pietati, venerabilis abbatissa,
hanc captivam committo, ut et corpus delicatum
mediocriter foveas necessariis, et animam sufficienter
reficias saluberrimis monitis.
- ABBATISSA.→
-
Ne solliciteris pro ea, quia eam materno affectu
fovebo.
- PAPHNUTIUS.→
-
Vadam.
- ABBATISSA.→
-
In pace.
[350]
SCENA OCTAVA.→
- DISCIPULI.→
-
Quis pulsat portam?
- PAPHNUTIUS.→
-
Ego[335].
- DISCIPULI.→
-
Vox Paphnutii patris nostri.
- PAPHNUTIUS.→
-
Amovete pessulum.
- DISCIPULI.→
-
O pater, salve.
- PAPHNUTIUS.→
-
Avete.
- DISCIPULI.→
-
Coartabamur nimium pro diutina absentia tui.
- PAPHNUTIUS.→
-
Juvat quod abfui.
- DISCIPULI.→
-
Quid actum est de Thaide?
- PAPHNUTIUS.→
-
Juxta meum velle.
- DISCIPULI.→
-
Ubi moratur?
- PAPHNUTIUS.→
-
In exigua cellula deflet sui commissa.
-
[352]
DISCIPULI.→
-
Laus sit summæ Trinitati.
- PAPHNUTIUS.→
-
Et benedictum nomen ejus tremendum nunc et
per ævum.
- DISCIPULI.→
-
Amen.
SCENA NONA.→
- PAPHNUTIUS.→
-
Ecce, tres mensurni pœnitentiæ Thaidis transiere,
et ego ignoro utrumne Deo acceptabilis sit
ejus compunctio. Surgam, et vadam ad fratrem
meum Antonium, quo mihi manifestetur per ejus
interventum.
SCENA DECIMA.→
- ANTONIUS.→
-
Quid insperatæ jucunditatis accidit? Quid novi
gaudii mihi contigit? Num hic est frater et coeremicola
meus Paphnutius? Ipse est.
-
[354]
PAPHNUTIUS.→
-
Sum etenim.
- ANTONIUS.→
-
Bene, frater, venisti, bene me adveniendo lætificasti.
- PAPHNUTIUS.→
-
Haud minus tripudio tui visu, quam tu mei
adventu.
- ANTONIUS.→
-
Quæ hæc causa tam acceptabilis, tam grata
nobis, quæ te huc duxit de tuis latibulis?
- PAPHNUTIUS.→
-
Enucleo[336].
- ANTONIUS.→
-
Hoc desidero.
- PAPHNUTIUS.→
-
Ante hoc triennium morabatur secus nos quædam
meretrix nomine Thais, quæ non solum sese
perditioni dedit, sed etiam perplures secum ad
interitum trahere consuevit.
- ANTONIUS.→
-
Heu! gemenda consuetudo!
- PAPHNUTIUS.→
-
Hanc sub specie amatoris adii, et lascivientem
animum nunc suavibus hortamentis blandiendo
mulcebam, nunc acrioribus monitis minitando
terrebam.
-
[356]
ANTONIUS.→
-
Hoc temperamentum ejus lasciviæ fuit necessarium.
- PAPHNUTIUS.→
-
Tandem cessit, et spreta reprehensibili consuetudine
castitatem elegit, seseque in angustissima
cellula concludi consensit.
- ANTONIUS.→
-
Delector audiendo in tantum, ut omnes præcordiorum[337]
venæ intrinsecus exiliant gaudendo.
- PAPHNUTIUS.→
-
Decet tui sanctitatem; et ego quidem, licet supra
modum gaudeam[338] de conversione, si[339] levi
tamen conturbor sollicitudine, eo quod vereor ejus
teneritudinem ægre ferre diutinum laborem.
- ANTONIUS.→
-
Ubi adest vera dilectio, non deest pia compassio.
- PAPHNUTIUS.→
-
Unde tuam dilectionem efflagito, ut tu tuique
discipuli mecum in orationibus concordando velitis
persistere, quoadusque cœlitus demonstretur,
utrumne benignitas divinæ miserationis ad indulgentiam
mollita sit pœnitentis lacrimis.
- ANTONIUS.→
-
Consentimus tuæ petitioni libenter.
-
[358]
PAPHNUTIUS.→
-
Nec dubito vos a Deo exauditum iri clementer.
SCENA UNDECIMA.→
- ANTONIUS.→
-
Ecce, evangelica promissio in nobis est impleta.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quæ hæc promissio?
- ANTONIUS.→
-
Ea videlicet, quæ consentientes in oratione promisit
omnia impetrare posse.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quid est?
- ANTONIUS.→
-
Paulo meo discipulo ostensa est quædam visio.
- PAPHNUTIUS.→
-
Voca illum.
- ANTONIUS.→
-
Paule, accede, et quæ vidisti Paphnutio expone.
- PAULUS.→
-
Videbam in visione lectulum candidulis palliolis
in cœlo magnifice stratum, cui quatuor splendidulæ[340]
virgines præerant, et quasi custodiendo
[360]
astabant; at ubi jucunditatem miræ claritatis aspiciebam,
intra me dicebam: hæc gloria nemini
magis congruit, quam patri et domino meo Antonio.
- ANTONIUS.→
-
Tali me non dignor beatitudine.
- PAULUS.→
-
Quo dicto intonuit vox divina dicens: «Non,
ut speras, Antonio, sed Thaidi meretrici servanda
est hæc gloria.»
- PAPHNUTIUS.→
-
Laus dulcedini tuæ miserationis[341], Christe,
unice Dei, quod mei tristitiam tam pie dignatus
es consolari.
- ANTONIUS.→
-
Dignus est laudari.
- PAPHNUTIUS.→
-
Ibo, et mei captivam visitabo.
- ANTONIUS.→
-
Tempus est ut illi et spem veniæ et solamen
promittas beatitudinis æternæ.
[362]
SCENA DUODECIMA.→
- PAPHNUTIUS.→
-
Thais, mea adoptiva filia, aperi fenestram, ut
te videam.
- THAIS.→
-
Quis loquitur?
- PAPHNUTIUS.→
-
Paphnutius pater tuus.
- THAIS.→
-
Unde mihi jucunditas tantæ lætitiæ, ut tu me
peccatricem digneris[342] visitare?
- PAPHNUTIUS.→
-
Licet per hoc triennium absens essem corpore,
haud modicum tamen sollicitus sum[343] pro tui
salute.
- THAIS.→
-
Non dubito.
- PAPHNUTIUS.→
-
Expone mihi historiam tuæ conversationis, modumque
compunctionis.
- THAIS.→
-
Hoc possum exponere, quod non nescio me
nihil dignum Deo egisse.
- PAPHNUTIUS.→
-
Si Deus iniquitates observabit, nemo sustinebit.
-
[364]
THAIS.→
-
Si tamen quid fecerim vis scire, numerositatem
meorum scelerum intra conscientiam, quasi in
fasciculum collegi et pertractando mente semper
inspexi, quo, sicut naribus numquam[344] molestia
fœtoris, ita formido gehennæ non abesset visibus
cordis.
- PAPHNUTIUS.→
-
Quia te compunctione punisti, ideo veniam
meruisti.
- THAIS.→
-
O utinam!
- PAPHNUTIUS.→
-
Da manum, ut te educam.
- THAIS.→
-
Noli, pater venerande, noli me sordidulam his
immunditiis abstrahere, sed sine in loco meis meritis
condigno mansum ire.
- PAPHNUTIUS.→
-
Tempus est ut levigato timore incipias vitam
sperare, quia tui pœnitentia acceptabilis est Deo.
- THAIS.→
-
Ejus pietati laudem ferant omnes angeli, quia
non sprevit humilitatem cordis contriti.
- PAPHNUTIUS.→
-
Esto stabilis in Dei timore, et permane in ejus
dilectione; post quindecim namque dies hominem
[366]
exues[345], et tandem felici cursu peracto, superna
favente gratia, transmigrabis ad astra.
- THAIS.→
-
O utinam mererer pœnas evadere, vel saltim
clementius exuri mitiori igne! Non est enim hoc
mei meriti, ut doner beatitudine interminabili.
- PAPHNUTIUS.→
-
Gratuitum Dei donum non pensat humanum
meritum, quia si meritis tribueretur, gratia non
diceretur.
- THAIS.→
-
Unde laudet illum cœli concentus, omnisque
terræ surculus, nec non universæ animalis species,
atque confusæ aquarum gurgites, qui non solum
peccantes patitur, sed etiam pœnitentibus præmia
gratis largitur.
- PAPHNUTIUS.→
-
Hoc illi antiquitus fuit in more, ut mallet misereri
quam ferire.
[368]
SCENA TERTIA DECIMA.→
- THAIS.→
-
Noli abire, pater venerabilis; sed adesto mihi
pro solatio in hora meæ dissolutionis.
- PAPHNUTIUS.→
-
Non abeo, non[346] discedo, donec anima super
æthera plaudente corpus tradam sepulturæ.
- THAIS.→
-
En, incipio mori.
- PAPHNUTIUS.→
-
Nunc est tempus orandi.
- THAIS.→
-
Qui plasmasti me, miserere mei, et fac felici
reditu ad te reverti animam quam inspirasti.
- PAPHNUTIUS.→
-
Qui factus a nullo vere es sine materia forma[347],
cujus simplex esse hominem, qui non est id quod
est, ex hoc et hoc fecit consistere, da diversas
partes hujus solvendæ[348] hominis prospere repetere
principium sui originis, quo et anima cœlitus
[370]
indita cœlestibus gaudiis intermisceatur, et corpus
in molli gremio terræ suæ materiæ pacifice foveatur,
quoadusque pulverea favilla coeunte et vivaci
flatu redivivos artus iterum intrante, hæc eadem
Thaïs resurgat perfecta, ut fuit, homo, inter candidulas
oves collocanda et in gaudium æternitatis
inducenda; tu, qui solus es[349] id quod es, in unitate
Trinitatis regnas et gloriaris per infinita sæcula
sæculorum[350].
VI.
SAPIENTIA.
ARGUMENTUM IN SAPIENTIAM.→
Passio sanctarum virginum Fidei, Spei et Caritatis,
quas, earumdem veneranda genitrice Sapientia præsente
et maternis admonitionibus ad tolerandas passiones hortante,
Hadrianus[351] imperator diversis suppliciis interfecit;
quarum etiam corpora martyrio consummata[352]
sancta mater Sapientia collegit, et aromatibus condita
quinto ab urbe Roma milliario honorifice sepelivit. Ipsa
quoque quadragesima die juxta earum sepulchra finita
oratione sacra spiritum præmisit cœlo.
SAPIENTIA.→
DRAMATIS PERSONÆ.
ANTIOCHUS.
HADRIANUS[353].
SAPIENTIA.
FIDES.
SPES.
CARITAS.
SCENA PRIMA.→
- ANTIOCHUS[354].→
-
Tuum igitur esse, o imperator Hadriane, prosperis
ad vota successionibus pollere tuique statum
imperii feliciter absque perturbatione exoptans
vigere, quicquid rempublicam confundere, quicquid
[378]
tranquillum mentis reor vulnerare posse,
quantocius divelli penitusque cupio labefactari.
- HADRIANUS.→
-
Nec injuria; nam nostri prosperitas tui est felicitas,
cum summos dignitatis gradus in dies tibi
augere non desistimus.
- ANTIOCHUS.→
-
Congratulor tuæ almitati; unde, si quid experior
emergere, quod tuo potentatui videtur contra
luctari, non occulo, sed impatiens moræ profero.
- HADRIANUS.→
-
Et merito, ne reus majestatis esse arguaris, si
non celanda celaveris.
- ANTIOCHUS.→
-
Hujusmodi commisso reatus numquam fui obnoxius.
- HADRIANUS.→
-
Memini; sed profer si quid scias novi.
- ANTIOCHUS.→
-
Quædam advena mulier hanc urbem Romam[355]
nuper intravit comitata proprii fœtus
pusiolis tribus.
- HADRIANUS.→
-
Cujus sexus sunt pusioli?
- ANTIOCHUS.→
-
Omnes feminei.
-
[380]
HADRIANUS.→
-
Num quid tantillarum adventus muliercularum
aliquod[356] reipublicæ adducere poterit detrimentum?
- ANTIOCHUS.→
-
Permagnum.
- HADRIANUS.→
-
Quod?
- ANTIOCHUS.→
-
Pacis defectum.
- HADRIANUS.→
-
Quo pacto?
- ANTIOCHUS.→
-
Et quid[357] magis potest rumpere civilis concordiam
pacis, quam dissonantia observationis?
- HADRIANUS.→
-
Nihil gravius, nihil deterius, quod testatur orbis
Romanus, qui undique secus christianæ cædis sorde
est infectus.
- ANTIOCHUS.→
-
Hæc igitur femina, cujus mentionem facio, hortatur
nostrates avitos ritus deserere et christianæ
religioni se dedere.
- HADRIANUS.→
-
Num prævalet hortamentum?
- ANTIOCHUS.→
-
Nimium. Nam nostræ[358] conjuges fastidiendo
[382]
nos contemnunt adeo, ut dedignentur[359] nobiscum
comedere, quanto minus dormire.
- HADRIANUS.→
-
Fateor, periculum.
- ANTIOCHUS.→
-
Decet tui personam præcavere.
- HADRIANUS.→
-
Consequens. Advocetur, et in nostri præsentia
an velit cedere discutiatur.
- ANTIOCHUS.→
-
Vin’ me illam advocare?
- HADRIANUS.→
-
Volo percerte.
SCENA SECUNDA.→
- ANTIOCHUS.→
-
Quid vocaris, o mulier advena?
- SAPIENTIA.→
-
Sapientia.
- ANTIOCHUS.→
-
Imperator Hadrianus jussit te in palatio præsentari
suis conspectibus.
-
[384]
SAPIENTIA.→
-
Palatium cum nobili filiarum comitatu intrare
non trepido, et minacem imperatoris vultum comminus
aspicere non formido.
- ANTIOCHUS.→
-
Invisum genus christicolarum semper promptum
est principibus ad resistendum.
- SAPIENTIA.→
-
Princeps universitatis, qui nescit vinci, non patitur
suos ab hoste superari.
- ANTIOCHUS.→
-
Mitiga effluentiam verborum, et perge ad palatium.
- SAPIENTIA.→
-
Monstra viam præeundo, nos subsequimur accelerando.
SCENA TERTIA.→
- ANTIOCHUS.→
-
Hic ipse est imperator, quem in solio residentem
conspicis; præcogita quid loquaris.
- SAPIENTIA.→
-
Hoc prohibet Christi sententia, promittens nobis
insuperabilis sapientiæ dona.
-
[386]
HADRIANUS.→
-
Huc ades, Antioche.
- ANTIOCHUS.→
-
Præsto sum, domine.
- HADRIANUS.→
-
Num quid hæ sunt mulierculæ, quas deferebas
pro christiana religione?
- ANTIOCHUS.→
-
Sunt plane.
- HADRIANUS.→
-
Uniuscujusque pulchritudinem obstupesco, sed
et honestatem habitus satis admirari nequeo.
- ANTIOCHUS.→
-
Desine, o mi senior, admirari, et coge illas deos
venerari.
- HADRIANUS.→
-
Quid si illas primule aggrediar blanda alloquutione,
si forte velint cedere?
- ANTIOCHUS.→
-
Melius est. Nam fragilitas sexus feminei facilius
potest blandimentis molliri.
- HADRIANUS.→
-
Illustris matrona, blande et quiete ad culturam
deorum te invito, quo nostra perfrui possis amicitia.
- SAPIENTIA.→
-
Nec in cultura deorum tuis votis satisfacere,
nec amicitiam tecum[360] gestio inire.
-
[388]
HADRIANUS.→
-
Adhuc mitigato furore nulla in te moveor indignatione,
sed pro tua tuique filiarum salute
paterno[361] sollicitor amore.
- SAPIENTIA.→
-
Nolite, meæ filiæ, serpentinis hujus satanæ lenociniis
cor apponere, sed meatim fastidite.
- FIDES.→
-
Fastidimus et animo contemnimus frivola.
- HADRIANUS.→
-
Quid murmurando loqueris?
- SAPIENTIA.→
-
Filias affabar paucis.
- HADRIANUS.→
-
Videris esse summis natalibus orta, sed tamen
patriam, genus, nomenque tuum ex te plenius
cupio ediscere.
- SAPIENTIA.→
-
Licet sanguinis superbia nobis sit parvi pendenda,
tamen clara ex stirpe me originem non nego trahere.
- HADRIANUS.→
-
Credibile.
- SAPIENTIA.→
-
Nam eminentiores Græciæ principes fuere mei
parentes, et vocor Sapientia.
-
[390]
HADRIANUS.→
-
Claritas ingenuitatis rutilat in facie, et Sapientia
nominis fulget in ore.
- SAPIENTIA.→
-
Frustra blandiris, non flectimur tuis suadelis.
- HADRIANUS.→
-
Dic cur adveneris, vel quare nostrates adiveris[362].
- SAPIENTIA.→
-
Nullius alius rei nisi agnoscendæ veritatis causa,
quo fidem, quam expugnatis, plenius ediscerem,
filiasque meas Christo consecrarem.
- HADRIANUS.→
-
Expone vocabula singularum.
- SAPIENTIA.→
-
Una vocatur Fides, altera Spes, tertia Caritas.
- HADRIANUS.→
-
Quot annos ætatis[363] volverunt?
- SAPIENTIA.→
-
Placetne vobis, o filiæ, ut hunc stultum arithmetica
fatigem disputatione?
- FIDES.→
-
Placet, mater, nosque auditum præbemus libenter.
-
[392]
SAPIENTIA.→
-
O imperator, si ætatem inquiris parvularum, Caritas
imminutum pariter parem mensurnorum[364]
complevit numerum; Spes autem æque imminutum,
sed pariter imparem; Fides vero superfluum
impariter parem.
- HADRIANUS.→
-
Tali responsione fecisti me quæ interrogabam
minime agnoscere.
- SAPIENTIA.→
-
Nec mirum, quia sub hujus diffinitionis specie
non unus cadit numerus, sed plures.
- HADRIANUS.→
-
Expone enucleatius, alioquin non capit meus
animus.
- SAPIENTIA.→
-
Caritas duas Olympiades jam volvit, Spes duo
lustra, Fides tres Olympiades.
- HADRIANUS.→
-
Et cur octonarius numerus, qui duabus constat
Olympiadibus, et denarius, qui duobus lustris
perficitur, imminutus dicitur? Vel quare duodenarius,
qui tribus Olympiadibus impletur, superfluus
esse asseritur?
- SAPIENTIA.→
-
Omnis namque numerus imminutus dicitur,
cujus partes conjunctæ minorem illo numero,
cujus partes sunt, summæ quantitatem reddunt,
[394]
ut VIII. Est autem octonarii medietas IV, pars
quarta II, pars octava I, quæ in unum redactæ
VII reddunt. Similiter denarius habet dimidiam
partem V, quintam autem II, decimam
vero I, quæ simul copulatæ VIII colligunt. E
contrario autem superfluus dicitur, cujus partes
augendo crescunt, ut XII. Est enim duodenarii
medietas VI, pars tertia IV, pars quarta III, pars
sexta II, pars duodecima I; hic cumulus redundat
in sedecim. Ut autem principalem non præteream,
qui inter inæquales intemperantias medii
temperamentum limitis sortitus est, ille numerus
perfectus dicitur, qui suis æquus[365] partibus nec
augetur, nec minuitur[366], ut VI, cujus partes,
id est III, II, I, eumdem senarium restituunt. Simili
quoque ratione XXVIII, CCCCXCVI, VIII millia
CXXVIII perfecti dicuntur.
- HADRIANUS.→
-
Et quid reliqui?
- SAPIENTIA.→
-
Omnes superflui, sive imminuti.
- HADRIANUS.→
-
Quis numerus pariter par?
- SAPIENTIA.→
-
Qui potest in duo æqualia dividi, ejusque pars
in duo æqualia, partisque pars in duo æqualia ac
deinceps per ordinem, donec in[367] insecabilem
[396]
incurrat unitatem, ut VIII et XVI omnesque, qui
ab his in duplo fiunt.
- HADRIANUS.→
-
Et quis est pariter impar?
- SAPIENTIA.→
-
Qui in partes æquales recipit sectionem, ejusque
partes mox indivisibiles permanebunt, ut X
et omnes, qui ab imparibus in duplo fiunt. Hic
namque numerus superiori est contrarius, quia in
illo[368] minor terminus divisione est solutus; in
isto autem solus major terminus divisioni est
aptus; in illo quoque omnes ejus partes nomine
et quantitate sunt pariter pares; in isto autem, si
denominatio fuerit par, quantitas[369] impar, si
quantitas par, denominatio impar.
- HADRIANUS.→
-
Nec terminum, quem dixisti, agnosco, nec denominationem
seu quantitatem scio.
- SAPIENTIA.→
-
Quando quantilibet numeri digestim disponuntur,
primus minor terminus et postremus major
dicitur; quando autem divisionem faciendo
quota pars sit numeri dicimus, denominationem
facimus; cum autem, quot in unaquaque parte
[398]
unitates[370] sint enumeramus, quantitatem exponimus.
- HADRIANUS.→
-
Et quis est impariter par?
- SAPIENTIA.→
-
Qui non solum unam recipit sectionem, sicut
pariter par, sed etiam et secundam, aliquoties autem
et tertiam vel plures, sed tamen usque ad indivisibilem
non perveniet unitatem.
- HADRIANUS.→
-
O quam scrupulosa et plectilis[371] quæstio ex
istarum ætate infantularum est orta!
- SAPIENTIA.→
-
In hoc laudanda est supereminens Factoris sapientia,
et mira mundi artificis scientia, qui non
solum in principio mundum creans ex nihilo, omnia
in numero et mensura et pondere posuit, sed
etiam in succedentium serie temporum et in ætatibus
hominum, miram dedit inveniri posse scientiam
artium.
- HADRIANUS.→
-
Diu te sustinui ratiocinantem, quo te mihi efficerem
obtemperantem.
- SAPIENTIA.→
-
In quo?
- HADRIANUS.→
-
In cultura deorum.
-
[400]
SAPIENTIA.→
-
In hoc utique non consentio.
- HADRIANUS.→
-
Si reniteris, tormentis afficieris.
- SAPIENTIA.→
-
Corpus quidem suppliciis lacessere poteris, sed
animum ad cedendum compellere non prævalebis.
- ANTIOCHUS.→
-
Dies abiit, nox incumbit, non est tempus altercandi,
quia instat hora cœnandi.
- HADRIANUS.→
-
In custodiam juxta palatium ponantur, et triduanæ
induciæ illis ad tractandum præstentur.
- ANTIOCHUS.→
-
Observate istas, o milites, omni sollicitudine,
nullamque illis occasionem evadendi relinquite.
SCENA QUARTA.→
- SAPIENTIA.→
-
O dulces filiolæ et caræ pusiolæ, nolite super
carceralis angustia custodiæ contristari, nolite imminentium
minis pœnarum terreri.
-
[402]
FIDES.→
-
Licet corpuscula pavescant ad tormenta, mens
tamen gliscit ad præmia.
- SAPIENTIA.→
-
Vincite infantilis teneritudinem ætatulæ maturi
sensus fortitudine.
- SPES.→
-
Tuum est nos precibus adjuvare, ut possimus
vincere.
- SAPIENTIA.→
-
Hoc indesinenter exoro, hoc efflagito, ut perseveretis
in fide, quam inter ipsa crepundia vestris
sensibus non desistebam instillare[372].
- CARITAS.→
-
Quod sugentes ubera in cunabulis didicimus
nullatenus oblivisci quibimus.
- SAPIENTIA.→
-
Ad hoc vos materno lacte affluenter alui, ad
hoc delicate nutrivi, ut vos cœlesti non terreno
sponso traderem, quo vestri causa socrus æterni
regis dici meruissem.
- FIDES.→
-
Pro ipsius amore sponsi promptæ sumus mori.
- SAPIENTIA.→
-
Delector ex vestra ratione[373] magis quam nectareæ
dulcedinis gustamine.
-
[404]
SPES.→
-
Præmitte nos ante tribunal judicis, et experieris
quantum ejus amor nobis attulerit temeritatis.
- SAPIENTIA.→
-
Hoc exopto ut vestra virginitate coroner, ut
vestro martyrio glorificer.
- CARITAS.→
-
Consertis palmulis incedamus, et vultum tyranni
confundamus.
- SAPIENTIA.→
-
Expectate donec instet hora vocationis nostræ.
- FIDES.→
-
Tædet nos morarum, tamen est expectandum.
SCENA QUINTA.→
- HADRIANUS.→
-
Antioche, jube illas Græculas[374] nobis repræsentari
captivas.
- ANTIOCHUS.→
-
Procede, Sapientia, teque cum filiabus imperatori
repræsenta.
-
[406]
SAPIENTIA.→
-
Pergite mecum, filiæ, constanter, et perseverate
in fide unanimiter, ut possitis palmam percipere
feliciter.
- SPES.→
-
Pergimus, ipseque nobiscum comitetur, pro
cujus amore ad mortem ducemur.
- HADRIANUS.→
-
Triduanas vobis inductas præstabat nostri serenitas,
unde si quid tractaretis utilitatis, cedite jussionibus
nostris.
- SAPIENTIA.→
-
Summum igitur utile tractavimus, id scilicet,
ut non cedamus.
- ANTIOCHUS.→
-
Cur dignaris cum hac[375] contumace verba miscere,
quæ te insolenti fatigat præsumptione?
- HADRIANUS.→
-
Debeone illam dimittere impunitam?
- ANTIOCHUS.→
-
Nequaquam.
- HADRIANUS.→
-
Et quid?
- ANTIOCHUS.→
-
Hortare puellulas, et si renitantur, infantiæ ne
parcas, sed fac ut illæ necentur, quo rebellis mater
funeribus natarum acrius torqueatur.
-
[408]
HADRIANUS.→
-
Faciam quæ hortaris.
- ANTIOCHUS.→
-
Ita demum prævalebis.
- HADRIANUS.→
-
Fides, intuere venerabilem magnæ Dianæ imaginem,
et fer sacræ deæ libamina, quo possis uti
ejus gratia.
- FIDES.→
-
O stultum imperatoris præceptum omni contemptu
dignum!
- HADRIANUS.→
-
Quid murmuras subsannando? Quem irrides
fronte rugosa?
- FIDES.→
-
Tui stultitiam irrideo, tui insipientiam subsanno.
- HADRIANUS.→
-
Mei?
- FIDES.→
-
Tui.
- ANTIOCHUS.→
-
Imperatoris?
- FIDES.→
-
Ipsius.
- ANTIOCHUS.→
-
O nefas!
- FIDES.→
-
Quid enim stultius, quid insipientius videri potest,
[410]
quam quod hortatur nos contempto Creatore
universitatis venerationem inferre metallis?
- [ ANTIOCHUS.→
-
Fides, insanis.
- FIDES.→
-
Antioche, mentiris[376]. ]
- ANTIOCHUS.→
-
Nonne hæc summa insania et magna est dementia,
quod rerum principem dixisti insipientem?
- FIDES.→
-
Dixi et dico, dicamque quamdiu vixero.
- ANTIOCHUS.→
-
Breve tempus vivere, et cito debes consumi
morte.
- FIDES.→
-
Hoc opto ut moriar in Christo.
- HADRIANUS.→
-
Duodecim centuriones alternando scindant flagris
ejus membra.
- ANTIOCHUS.→
-
Nec injuria.
- HADRIANUS.→
-
O fortissimi centuriones, accedite meique injuriam
vindicate.
- ANTIOCHUS.→
-
Justum.
-
[412]
HADRIANUS.→
-
Perquire, Antioche, anne velit cedere.
- ANTIOCHUS.→
-
Vin’ adhuc, Fides, solita conviciorum objectione
imperatorem dehonestare?
- FIDES.→
-
Cur solito minus?
- ANTIOCHUS.→
-
Quia prohiberis verberibus.
- FIDES.→
-
Verbera non compellunt me tacere, quia nullo
afficior dolore.
- ANTIOCHUS.→
-
O infelix pertinacia, o contumax audacia!
- HADRIANUS.→
-
Corpus fatiscit per supplicia, et mens tumet superbia.
- FIDES.→
-
Erras, Hadriane, si reris me fatigari suppliciis.
Non ego quidem, sed infirmi tortores deficiunt et
sudore ob lassitudinem fluunt.
- HADRIANUS.→
-
Fac, Antioche, ut gemellæ pectoris particulæ
abscidantur[377], quo saltim rubore coerceatur.
- ANTIOCHUS.→
-
O utinam possit ullo coerceri modo!
- HADRIANUS.→
-
Forsan coercebitur.
-
[414]
FIDES.→
-
Inviolatum pectus vulnerasti, sed me non læsisti.
En, pro fonte sanguinis, fons[378] erumpit lactis.
- HADRIANUS.→
-
In craticulam substratis ignibus assanda ponatur,
quo vi vaporis enecetur.
- ANTIOCHUS.→
-
Digna est ut miserabiliter pereat, quæ tuæ jussioni
contra luctari non trepidat.
- FIDES.→
-
Omne quod paras ad dolorem mihi vertitur in
quietem; unde commode pauso in craticula, ceu
in tranquilla navicula.
- HADRIANUS.→
-
Sartago plena pice et cera ardentibus rogis superponatur,
et in ferventem liquorem hæc rebellis
mittatur.
- FIDES.→
-
Sponte insilio.
- HADRIANUS.→
-
Consentio.
- FIDES.→
-
Ubi sunt minæ tuæ? Ecce, illæsa inter ferventem
liquorem ludens nato, et pro vi caumatis sentio
matutini refrigerium roris.
-
[416]
HADRIANUS.→
-
Antioche, quid ad hæc est agendum?
- ANTIOCHUS.→
-
Ne evadat providendum.
- HADRIANUS.→
-
Capite truncetur.
- ANTIOCHUS.→
-
Alioquin non vincetur.
- FIDES.→
-
Nunc est gaudendum, nunc in Domino exultandum.
- SAPIENTIA.→
-
Christe, triumphator diaboli invictissime, da
tolerantiam Fidei meæ filiæ.
- FIDES.→
-
O mater veneranda, dic vale ultimum tuæ filiæ,
liba osculum tuæ primogenitæ, nec afficiare ullo
mœrore cordis, quia tendo ad bravium æternitatis.
- SAPIENTIA.→
-
O filia, filia, non confundor, non contristor, sed
vale dico tibi exultando, et osculor os oculosque
præ gaudio lacrimando orans, ut sub ictu percussoris
inviolatum serves mysterium tui nominis.
- FIDES.→
-
O uterinæ sorores, libate mihi osculum pacis, et
parate vos ad tolerantiam futuri certaminis.
-
[418]
SPES.→
-
Adjuva nos oratione assidua, ut mereamur sequi
tua vestigia.
- FIDES.→
-
Este obtemperantes monitis nostræ sanctæ parentis,
quæ nos hortabatur præsentia fastidire, quo
meruissemus æterna percipere.
- CARITAS.→
-
Maternis libenter obtemperamus monitis, quo
perfrui mereamur æternis bonis.
- FIDES.→
-
Percussor, accede, et injunctum tibi officium
me necando imple.
- SAPIENTIA.→
-
Abscisum morientis filiæ caput amplectendo,
impressisque labris crebrius deosculando, congratulor
tibi, Christe, qui tantillulæ victoriam præstitisti
puellæ.
- HADRIANUS.→
-
Spes, cede mei[379] hortamentis paterno affectu
tibi consulentis.
- SPES.→
-
Quid hortaris, quid consulis?
- HADRIANUS.→
-
Ut caveas pertinaciam imitari sororis, ne similibus
intereas pœnis.
- SPES.→
-
O utinam admeruissem illam imitari patiendo,
quo illi assimilarer in præmio!
-
[420]
HADRIANUS.→
-
Depone callum pectoris, et conquinisce turificando
magnæ Dianæ, et ego te propriæ prolis vice
excolo, atque extollo omni dilectione.
- SPES.→
-
Paternitatem tuam repudio, tua beneficia minime
desidero. Quapropter vacua spe deciperis, si
me tibi cedere reris.
- HADRIANUS.→
-
Loquere parcius, ne irascar.
- SPES.→
-
Irascere, nec sollicitor.
- ANTIOCHUS.→
-
Miror, Auguste, quod ab hac vili puellula tamdiu
calumniari pateris. Ego quidem disrumpor præ furore,
quia illam audio tam temere in te latrare.
- HADRIANUS.→
-
Hactenus infantiæ parcebam: ultra non parcam;
sed meritam ultionem inferam.
- ANTIOCHUS.→
-
O utinam!
- HADRIANUS.→
-
O lictores, adite et hanc rebellem usque ad internecionem
crudis nervis cædite.
- ANTIOCHUS.→
-
Decet ut severitatem sentiat tui furoris, quia
lenitatem parvi pendit pietatis.
-
[422]
SPES.→
-
Hanc pietatem exopto, hanc lenitatem desidero.
- ANTIOCHUS.→
-
O Sapientia, quid murmurando loqueris, stans
sublevatis oculis juxta cadaver extinctæ prolis?
- SAPIENTIA.→
-
Invoco Omniparentem, quo eamdem tolerantiæ
perseverantiam, quam præstitit Fidei, præstet et
Spei.
- SPES.→
-
O mater, mater! quam efficaces, quam exaudibiles
experior esse tui preces! Ecce, te orante
anheli tortores levatis dextris librant ictum, et ego
nullum doloris sentio tactum.
- HADRIANUS.→
-
Si flagra parvi pendis, acrioribus pœnis coartaberis.
- SPES.→
-
Infer, infer quicquid crudele, quicquid excogites
lethale. Quanto plus sævis, tanto magis victus
confunderis.
- HADRIANUS.→
-
In aera suspendatur, et ungulis laceretur, quoadusque
evulsis visceribus et nudatis ossibus deficiat[380]
et membratim crepat.
-
[424]
ANTIOCHUS.→
-
Imperialis jussio, et congrua satis ultio!
- SPES.→
-
Vulpina fraude loqueris, et versipelli astutia,
Antioche, adularis.
- ANTIOCHUS.→
-
Quiesce, infelix, verbositas tua nunc est
finienda.
- SPES.→
-
Non ut speras evenerit, sed tibi tuoque principi
nunc etiam confusio aderit.
- HADRIANUS.→
-
Quid sentio novæ dulcedinis? Quid odoror[381]
stupendæ suavitatis?
- SPES.→
-
Decidentia frusta[382] mei lacerati corporis dant
fragrantiam paradisiaci aromatis, quo nolens cogeris
fateri me non posse suppliciis lædi.
- HADRIANUS.→
-
Antioche, quid enim mihi est agendum?
- ANTIOCHUS.→
-
Novis cruciatibus incumbendum.
- HADRIANUS.→
-
Æneum vas plenum oleo et adipe, cera atque
pice, ignibus superponatur, in quod ligata projiciatur.
-
[426]
ANTIOCHUS.→
-
Si in jus Vulcani tradetur, forsitan evadendi
aditum non nanciscetur.
- SPES.→
-
Hæc virtus Christo non est insolita, ut ignem
faciat mitescere mutata natura.
- HADRIANUS.→
-
Quid? Audio, Antioche, velut sonitum inundantis
aquæ.
- ANTIOCHUS.→
-
Heu, heu, domine!
- HADRIANUS.→
-
Quid contigit nobis?
- ANTIOCHUS.→
-
Ebulliens fervor confracto vase ministros combussit,
et illa malefica illæsa comparuit.
- HADRIANUS.→
-
Fateor, victi sumus.
- ANTIOCHUS.→
-
Penitus.
- HADRIANUS.→
-
Caput abscidatur.
- ANTIOCHUS.→
-
Alias non absumetur.
- SPES.→
-
O Caritas dilecta, o soror unica! Ne formides
tyranni minas, ne trepides ad pœnas, nitere constanti
fide imitari sorores ad cœli palatium præcedentes.
-
[428]
CARITAS.→
-
Tædet me vitæ præsentis, tædet terrenæ habitationis,
quod saltim ad modicum temporis separor
a vobis.
- SPES.→
-
Depone tædium et tende ad præmium. Non
enim diu separabimur, sed ocius in cœlo conjungemur.
- CARITAS.→
-
Fiat, fiat!
- SPES.→
-
Euge, mater illustris, gaude, nec tangaris de
mei passione materni affectus dolore; sed præfer
spem mœrori, cum me videas pro Christo mori.
- SAPIENTIA.→
-
Nunc quidem gaudeo, sed tunc tandem perfecte
exultans gaudebo, quando tui sororculam pari
conditione extinctam cœlo præmisero, et ego subsequar
postrema.
- SPES.→
-
Perennis Trinitas restituet tibi in ævum plenum
absque diminutione filiarum numerum.
- SAPIENTIA.→
-
Confortare, filia; percussor invadit nos evaginato
gladio.
- SPES.→
-
Libens excipio gladium. Tu, Christe, suscipe
spiritum pro tui confessione nominis ejectum de
habitaculo corporis.
-
[430]
SAPIENTIA.→
-
O Caritas, soboles inclita, spes uteri mei unica,
ne contristes matrem bonam tui certaminis consummationem
expectantem; sed sperne præsens
utile, quo pervenias ad gaudium interminabile,
quo tui germanæ fulgent coronis illibatæ virginitatis.
- CARITAS.→
-
Fulci me, mater, precibus sacris, quatinus merear
interesse illarum[383] gaudiis.
- SAPIENTIA.→
-
Exoro te finetenus in fide solidatum iri, nec
dubito tibi perenne tripudium donatum iri.
- HADRIANUS.→
-
Caritas, saturatus conviciis tui sororum, nimiumque
exacerbatus sum prolixa ratione[384] earum.
Unde diu tecum non contendo, sed vel obtemperantem
mei votis ditabo omnibus bonis, vel
contra luctantem afficiam malis.
- CARITAS.→
-
Bonum cordetenus amplector, et malum omnino
detestor.
- HADRIANUS.→
-
Hoc tibi potissimum salubre mihique est placabile,
ideoque leve quiddam tibi præpono meæ
pietatis gratia.
-
[432]
CARITAS.→
-
Quid?
- HADRIANUS.→
-
Dic tantum: Magna Diana! et ego ultra ad
sacrificandum te non compello.
- CARITAS.→
-
Percerte non dico.
- HADRIANUS.→
-
Quare?
- CARITAS.→
-
Quia mentiri nolo. Ego quidem et sorores meæ
eisdem parentibus genitæ, hisdem sacramentis
imbutæ sumus, una eademque fidei constantia
roboratæ. Quapropter scito nostrum velle, nostrum
consentire, nostrum sapere, unum idemque
esse, nec me in ullo umquam illis dissidere.
- HADRIANUS.→
-
O injuria, quod a tantilla etiam contemnor homullula!
- CARITAS.→
-
Licet tenella sim ætate, tamen gnara sum te argumentose
confundere.
- HADRIANUS.→
-
Abstrahe illam, Antioche, et fac, ut suspensa
in equuleo atrociter verberetur.
- ANTIOCHUS.→
-
Vereor quod verbera non prævaleant.
-
[434]
HADRIANUS.→
-
Si non prævaleant, jube tribus continuis diebus
ac noctibus fornacem succendi et illam inter
bacchantes flammas projici.
- CARITAS.→
-
O judicem inpotentem, qui diffidit se absque
armis ignium octennem[385] infantem superare
posse!
- HADRIANUS.→
-
Abi, Antioche, et injunctum officium perfice.
- CARITAS.→
-
Sævitiæ quidem tuæ satisfaciendo parebit, sed
me minime nocebit, quia nec verbera mei corpusculum
lacerare, nec flammæ comam vel vestes
poterunt obfuscare.
- HADRIANUS.→
-
Experietur.
- CARITAS.→
-
Experiatur.
SCENA SEXTA.→
- HADRIANUS.→
-
Antioche, quid pateris? cur tristior solito regrederis?
-
[436]
ANTIOCHUS.→
-
Quando causam tristitiæ experieris, haud minus
contristeris[386].
- HADRIANUS.→
-
Dic, ne celes.
- ANTIOCHUS.→
-
Illa lasciva, quam mihi cruciandam tradidisti,
puellula me præsente flagellabatur, sed ne tenuis
quidem cutis summotenus disrumpebatur. Deinde
projeci illam in fornacem, igneum colorem præ
nimio ardore exprimentem.
- HADRIANUS.→
-
Cur dissimulas loqui? Expone exitum rei.
- ANTIOCHUS.→
-
Flamma erupit, et quinque millia hominum
combussit.
- HADRIANUS.→
-
Et quid contigit illi?
- ANTIOCHUS.→
-
Caritati?
- HADRIANUS.→
-
Ipsi.
- ANTIOCHUS.→
-
Ludens inter flammivomos vapores vagabatur,
et illa laudes Deo suo pangebat; illi etiam, qui
diligenter inspexere, ferebant tres candidulos viros
cum illa deambulasse.
-
[438]
HADRIANUS.→
-
Erubesco illam ultra videre, quia nequeo illam
lædere.
- ANTIOCHUS.→
-
Restat ut perimatur gladio.
- HADRIANUS.→
-
Hoc fiat absque mora.
SCENA SEPTIMA.→
- ANTIOCHUS.→
-
Detege duram, Caritas, cervicem, et sustine
percussoris ensem.
- CARITAS.→
-
In hoc non renitor tui votis, sed libens pareo
jussis.
- SAPIENTIA.→
-
Nunc, nunc, filia, gratulandum; nunc in
Christo est gaudendum, nec est, quæ me[387]
mordeat cura, quia secura sum de tua victoria.
- CARITAS.→
-
Imprime mihi, mater, osculum, et commenda
iturum Christo spiritum.
-
[440]
SAPIENTIA.→
-
Qui te in meo utero vivificavit, ipse suscipiat
animam, quam cœlitus inspiravit.
- CARITAS.→
-
Tibi, Christe, gloria, qui me ad te vocasti cum
martyrii palma.
- SAPIENTIA.→
-
Vale, proles dulcissima, et cum Christo jungeris
in cœlo, memento matris jam matronæ effetæ[388]
te parientis.
SCENA OCTAVA.→
- SAPIENTIA.→
-
Convenite, illustres matronæ, et mearum cadavera
filiarum mecum sepelite.
- MATRONÆ.→
-
Corpuscula aromatibus condimus, et exequias
honorifice celebramus.
- SAPIENTIA.→
-
Grandis benignitas et mira pietas, quam mihi
inpenditis meique mortuis.
-
[442]
MATRONÆ.→
-
Quæ tibi sunt commoda exequimur mente devota.
- SAPIENTIA.→
-
Non dubito.
- MATRONÆ.→
-
Ubi vis eligere locum sepulturæ?
- SAPIENTIA.→
-
Tertio miliario ab urbe, si vobis non displicet
prolixitas.
- MATRONÆ.→
-
Non displicet, sed electa[389] funera sequi placet.
SCENA NONA.→
- SAPIENTIA.→
-
Ecce locus.
- MATRONÆ.→
-
Hic nempe servandis reliquiis est aptus.
- SAPIENTIA.→
-
Flosculos uteri mei tibi, terra, servandos committo,
quos tu materiali sinu foveto[390], donec in
resurrectione majori reviridescant gloria. Et tu,
[444]
Christe, animas interim imple splendoribus, dans
pacificam requiem ossibus.
- MATRONÆ.→
-
Amen.
- SAPIENTIA.→
-
Grates vestræ humanitati pro solamine quod
contulistis meæ orbitati.
- MATRONÆ.→
-
Utrumne vis nos hic tecum morari?
- SAPIENTIA.→
-
Non.
- MATRONÆ.→
-
Cur non?
- SAPIENTIA.→
-
Ne ex meo commodo vobis ingeratur molestia.
Sit satis, quod tres noctes mecum permansistis.
Abite in pace, revertimini cum salute.
- MATRONÆ.→
-
Vis nobiscum abire?
- SAPIENTIA.→
-
Minime.
- MATRONÆ.→
-
Et quid meditaris agere?
- SAPIENTIA.→
-
Hic remanere, si forte veniat mea petitio et impleatur
quod desidero.
- MATRONÆ.→
-
Quid petis? Quid desideras?
-
[446]
SAPIENTIA.→
-
Id solummodo, ut oratione completa moriar in
Christo.
- MATRONÆ.→
-
Restat ut expectemus donec et te sepulturæ tradamus.
- SAPIENTIA.→
-
Ut libet.—Adonaï Emmanuel, quem retro
tempora divinitas edidit Omniparentis, et in tempore
virginitas[391] genuit matris, qui ex duabus
naturis unus Christus mirifice consistis, nec diversitate
naturarum unitatem personæ dividens,
nec unitate personæ diversitatem naturarum confundens,
tibi jubilet jucunda serenitas angelorum
dulcisque harmonia siderum, te quoque collaudet
totius scibilis rei scientia, omneque quod
ex elementorum formatur materia, quia tu, qui
solus cum Patre et Spiritu Sancto es forma sine
materia[392], ex Patris voluntate et Spiritus Sancti
cooperatione non respuisti fieri homo passibilis
humanitate, salva divinitatis impassibilitate; et
ut nullus in te credentium periret, sed omnis
fidelis æternaliter viveret, mortem nostram non
dedignatus es gustare tuaque resurrectione consumere.
Te etiam perfectum Deum hominemque
verum recolo promisisse omnibus, qui, pro tui
nominis veneratione, vel terrenæ usum possessionis
relinquerent, vel carnalium affectum propinquorum
[448]
postponerent, centenæ vicissitudine
mercedis recompensari, et æternæ bravio[393] vitæ
debere donari; hujus spe animata promissi feci
quod jussisti, sponte omittens[394] soboles quas
peperi. Unde, tu pie, promissa solvere ne moreris,
sed fac me quantocius absolutam corporeis
vinculis ex receptione filiarum lætificari, quas pro
te mactandas obtulisse non distuli, quo te illis
agnum Virginis sequentibus et novum canticum
modulantibus, ego jucunder audiendo, illarumque
lætificer gloria, et quamvis non possim canticum
virginitatis dicere, te tamen cum illis merear
æternaliter laudare, qui non ipse qui Pater,
sed idem es quod Pater, cum quo et Spiritu
Sancto unus dominus universitatis, unusque rex
summæ et mediæ atque imæ rationis regnas et dominaris
per interminabilia immortalis ævi sæcula.
- MATRONÆ.→
-
Suscipe, Domine! Amen.
EXPLICIT LIBER DRAMATICA SERIE CONTEXTUS.
ICI COMMENCE
LE LIVRE DES ŒUVRES DRAMATIQUES
DE HROTSVITHA,
VIERGE ET RELIGIEUSE ALLEMANDE,
NÉE DE RACE SAXONNE.
J’ai puisé toute la matière du présent livre, comme
celle du livre qui précède(1), dans divers anciens ouvrages,
dont les auteurs sont bien authentiques. J’excepte
seulement la passion de saint Pélage, que j’ai
racontée plus haut en vers. Les détails de ce martyre
m’ont été rapportés par un habitant de la ville même
où l’événement a eu lieu. Cet étranger véridique m’a
assuré avoir vu Pélage, le plus beau des hommes, et
avoir été témoin du dénouement de cette histoire. Si
donc il se glisse dans les compositions suivantes des
choses qui ne soient pas tout à fait conformes à la
vérité, ce n’est pas de moi que viendra le mensonge;
je n’aurai fait qu’imiter, à mon insu, des modèles
trompeurs(2).
PRÉFACE DES COMEDIES(3).→
Il y a beaucoup de catholiques (et nous ne saurions
nous laver entièrement nous-même de ce reproche)
qui, séduits par l’élégante politesse du langage, préfèrent
la vanité des livres des gentils à l’utilité des
Saintes Écritures. Il y a encore d’autres personnes,
qui bien qu’attachées aux lettres sacrées et pleines de
mépris pour les autres productions païennes, ne laissent
pas cependant de lire assez souvent les fictions de
Térence, et gagnées par les charmes de la diction, salissent
leur esprit de la connaissance d’actions criminelles.
C’est pour ce motif que moi, la voix forte de
Gandersheim(4), je ne crains pas d’imiter dans mes
écrits un poëte que tant d’autres se permettent de lire,
afin de célébrer, dans la mesure de mon faible génie,
la louable chasteté des vierges chrétiennes, en employant
la même forme de composition qui a servi
aux anciens pour peindre les honteux déportements des
femmes impudiques. Une chose, cependant, me rend
confuse et me fait souvent monter la rougeur au front,
c’est qu’il m’a fallu par la nature de cet ouvrage, appliquer
mon esprit et ma plume à peindre le déplorable
délire des âmes livrées aux amours défendues et
la décevante douceur des entretiens passionnés, toutes
choses auxquelles il ne nous est même pas permis de
[7]
prêter l’oreille. Cependant si je m’étais interdit par
pudeur, de traiter ces sujets, je n’aurais pu accomplir
mon dessein, qui est de retracer, selon mon pouvoir,
la gloire des âmes innocentes. En effet, plus les douces
paroles des amants sont propres à séduire, plus grande
est la gloire du secours divin et plus éclatant est le
mérite de ceux qui triomphent, surtout lorsqu’on verra
la fragilité de la femme victorieuse et la force de
l’homme domptée et couverte de confusion. Je ne
doute pas que quelques personnes ne m’objectent que
mon imparfait ouvrage, bien loin d’avoir les beautés
et la grandeur de celui que je me suis proposé pour
modèle, en diffère même de tous points. Soit, je souscris
à ce jugement, et je déclare qu’on ne peut avec
justice m’accuser de vouloir me mettre induement au
niveau de ceux qui, par la sublimité de leur talent,
sont si fort au-dessus de ma faiblesse. Non, je n’ai pas
un assez fol orgueil, pour oser me comparer même
aux derniers écoliers des auteurs anciens. Je tâche
seulement (quoique mes forces n’égalent point mon
désir) d’employer avec un humble dévouement, à la
gloire de celui qui me l’a donnée, la faible dose de
génie que m’a départie sa grâce. Je ne suis point en
effet assez infatuée de moi-même, pour que, dans le
désir d’éviter le blâme, je m’abstienne de prêcher, partout
où il me sera donné de le faire, la vertu du
Christ, qui ne cesse d’opérer dans les Saints. Si ce
pieux dévouement plaît à quelques-uns, je m’en réjouirai;
[9]
et s’il ne plaît à personne, soit en raison de
mon peu de mérite, soit à cause des vices de mon style
grossier, je me féliciterai pourtant encore de ce que
j’aurai fait; car tandis que dans les autres productions
de mon ignorance j’ai mis en vers des légendes héroïques(5),
ici, en me jouant dans une suite de scènes
dramatiques, j’évite, avec une prudente retenue, les
pernicieuses voluptés des gentils.
ÉPITRE DE LA MÊME
A
CERTAINS SAVANTS PROTECTEURS DE CE LIVRE.
A vous, hommes pleins de savoir et de vertu, qui
ne portez point envie aux succès des autres et qui les
félicitez, au contraire, comme il convient à de vrais
sages, Hrotsvitha, pauvre ignorante et humble pécheresse,
offre des vœux de santé pour le présent et de
joie pour l’éternité. Je ne puis, en effet, assez admirer
la grandeur de votre louable humilité ni rendre un
assez digne et assez magnifique hommage à votre bienveillance
et à votre affection pour moi, quand je songe
que, nourris dans les profondes études de la philosophie
et pourvus, aussi excellemment que vous l’êtes, de
toute la perfection du savoir, vous avez jugé digne
de votre approbation l’humble ouvrage d’une simple
[11]
et modeste femme. D’ailleurs, en me congratulant
avec une bonté fraternelle, c’est le dispensateur de la
grâce qui opère en moi, que vous avez loué, persuadés
que ce peu de connaissance des arts que je possède
est d’une portée bien supérieure à mon faible génie
féminin. Aussi, jusqu’à ce jour, avais-je osé à
peine montrer à un petit nombre de personnes et seulement
à mes plus intimes, la rusticité de mes chétives
productions, d’où il est arrivé que je cessai presque de
rien composer en ce genre, parce que, comme il y avait
peu de gens aux regards desquels je crusse devoir soumettre
mes ouvrages, il n’y en avait guère non plus
qui m’indiquassent ce qu’il y avait en eux à corriger,
ou qui m’engageassent à oser en entreprendre d’autres
du même genre. Mais à présent (puisqu’il est reconnu
que dans le témoignage de trois personnes réside la
vérité) rassurée par votre suffrage, je me sens assez de
confiance pour m’appliquer à écrire, si Dieu m’en
donne le pouvoir, et pour ne plus craindre de subir
l’examen de savants quels qu’ils soient. Cependant je
suis tiraillée par deux sentiments contraires, la joie et
la crainte. D’une part, je me réjouis du fond de l’âme
de voir louer en moi Dieu dont la grâce seule m’a faite
ce que je suis; d’une autre part, je crains qu’on ne me
croie plus grande que je ne suis; car je sais qu’il est
également blâmable soit de nier les dons gratuits du
ciel, soit de feindre qu’on les a reçus, quand cela n’est
point. Ainsi je ne nie pas qu’aidée de la grâce du Créateur,
je n’aie acquis quelque connaissance des arts,
par une puissance qu’il m’a prêtée, car je suis une
créature capable d’instruction; mais je confesse que je
ne saurais rien, livrée à mes seules forces(6). Je reconnais
[13]
aussi que Dieu m’a donné un esprit clairvoyant,
mais inculte dès que viennent à lui manquer
les soins des maîtres, et plongé alors dans la torpeur
et l’abandon de sa paresse naturelle. Aussi pour
que ma négligence n’anéantisse pas en moi les dons
de Dieu, toutes les fois que par hasard j’ai pu recueillir
quelques fils ou quelques légers débris arrachés
du vieux manteau de la philosophie, j’ai eu
grand soin de les insérer dans le tissu du livre qui nous
occupe. J’espérais ainsi que la bassesse de mon ignorance
serait un peu relevée par le mélange d’une matière
plus noble, et que le suprême dispensateur du
génie serait loué en moi avec d’autant plus de raison,
que l’intelligence de mon sexe passe pour être moins
active. Telle est l’intention que j’ai eue en écrivant et
la seule cause des sueurs et des fatigues que je me suis
imposées. Je ne me vante pas faussement de savoir ce
que j’ignore; au contraire, je sais seulement, quant à
moi, que je ne sais rien. Ainsi donc, puisque touchée
par votre bienveillance et par le désir que vous m’avez
témoigné, je viens, inclinée comme un roseau, présenter
à votre examen ce livre que j’avais composé dans
cette intention, mais que jusqu’ici, à cause de son peu
de mérite, j’avais mieux aimé cacher que mettre en
lumière; il convient que vous l’examiniez, et le corrigiez
avec autant de soin et d’attention que vous le
feriez pour un de vos propres ouvrages. Et quand vous
serez enfin parvenus à le ramener à la règle du bon
goût, renvoyez-le moi, afin qu’avertie par vos leçons
je puisse reconnaître quelles sont les principales fautes
que j’ai commises.
I.
GALLICANUS.
ARGUMENT DE GALLICANUS.→
Conversion de Gallicanus, prince de la milice, qui, sur
le point d’aller faire la guerre aux Scythes, obtient d’être
fiancé à Constance, vierge consacrée à Dieu et fille de
l’empereur Constantin. Au plus fort de la mêlée, Gallicanus,
près de succomber, se convertit par le conseil de
Jean et Paul, primiciers(7) de Constance. Il reçoit le baptême
et se voue au célibat.—Quelques années plus tard,
Gallicanus, exilé par Julien l’Apostat, reçoit la couronne
du martyre. Cependant Paul et Jean, mis à mort en secret
par ordre du même prince, sont inhumés clandestinement
dans leur maison; mais peu après, le fils de l’exécuteur,
dont le démon s’est emparé, ayant proclamé le meurtre
commis par son père et confessé le mérite des martyrs,
est délivré de la possession et reçoit le baptême ainsi
que son père(8).
GALLICANUS.→
PERSONNAGES.
CONSTANTIN, empereur. |
GALLICANUS. |
CONSTANCE, fille de Constantin. |
ARTÉMIA, |
} |
filles de Gallicanus. |
ATTICA, |
JEAN et PAUL, primiciers de Constance. |
Seigneurs de la cour. |
BRADAN, roi des Scythes. |
} |
(9). |
Tribuns. |
Soldats romains. |
Soldats scythes. |
HÉLÈNE, mère de Constantin; personnage muet. |
SCÈNE PREMIÈRE.→
CONSTANTIN, GALLICANUS, Seigneurs.
- CONSTANTIN.→
-
Je suis fatigué, Gallicanus, de toutes ces lenteurs;
vous tardez trop à attaquer les Scythes, ce peuple qui,
vous le savez, refuse seul la paix de Rome et résiste
témérairement à notre puissance. Vous n’ignorez pas
[21]
cependant qu’en considération de votre valeur, je
vous ai réservé le commandement de l’armée chargée
de la défense de la patrie.
- GALLICANUS.→
-
Auguste empereur, dévoué fermement et sans réserve
à votre personne, j’ai fait de constants efforts
pour que ma conduite répondît par des effets aux vœux
de votre excellence auguste. Je n’ai jamais cherché à
me soustraire à mes devoirs.
- CONSTANTIN.→
-
Est-il besoin de me le rappeler? Tous vos services
sont présents à ma mémoire. Aussi ai-je employé plutôt
les exhortations que les reproches pour vous presser
d’agir suivant mes vues.
- GALLICANUS.→
-
Je vais m’en occuper sur-le-champ.
- CONSTANTIN.→
-
Je m’en réjouis.
- GALLICANUS.→
-
Jamais le soin de ma vie ne m’empêchera d’exécuter
vos ordres.
- CONSTANTIN.→
-
Votre zèle me plaît. Je loue le dévouement que vous
montrez à ma personne.
- GALLICANUS.→
-
Mais ce zèle sans bornes que je voue à votre service
attend une récompense qui lui soit proportionnée.
-
[23]
CONSTANTIN.→
-
Rien n’est plus juste.
- GALLICANUS.→
-
On affronte plus aisément la difficulté d’une entreprise,
quelque grande qu’elle soit, quand on est soutenu
par l’espoir d’une récompense assurée.
- CONSTANTIN.→
-
Cela est évident.
- GALLICANUS.→
-
Veuillez donc, de grâce, m’assurer, dès aujourd’hui,
le prix des dangers que je vais courir, afin que
tout entier à mon ardeur guerrière, je ne sois point
abattu par la sueur du combat, et trouve de nouvelles
forces dans l’espoir de cette récompense.
- CONSTANTIN.→
-
Je ne vous ai jamais refusé, jamais je ne vous refuserai
le prix que le sénat tout entier regarde comme
le plus désirable et le plus glorieux, l’admission dans
mon intimité et les premières charges du palais.
- GALLICANUS.→
-
J’en conviens; mais ce n’est pas là aujourd’hui le
but de mon ambition.
- CONSTANTIN.→
-
Si vous désirez autre chose, il faut le déclarer.
- GALLICANUS.→
-
Oui, je désire autre chose.
- CONSTANTIN.→
-
Quoi?
-
[25]
GALLICANUS.→
-
Si j’ose le dire....
- CONSTANTIN.→
-
Vous ferez bien.
- GALLICANUS.→
-
Vous vous irriterez.
- CONSTANTIN.→
-
Point du tout.
- GALLICANUS.→
-
Cela est certain.
- CONSTANTIN.→
-
Non.
- GALLICANUS.→
-
Vous serez transporté d’indignation.
- CONSTANTIN.→
-
Ne le craignez pas.
- GALLICANUS.→
-
Eh bien! je parlerai, puisque vous l’ordonnez.
J’aime Constance, votre fille....
- CONSTANTIN.→
-
Et il est juste, en effet, et convenable que vous aimiez
respectueusement la fille de votre maître, et la respectiez
avec amour.
- GALLICANUS.→
-
Vous interrompez ma requête.
- CONSTANTIN.→
-
Je ne l’interromps pas.
-
[27]
GALLICANUS.→
-
Et je désirerais, si votre bonté daigne y consentir,
la recevoir de vous pour fiancée.
- CONSTANTIN, aux seigneurs de la cour.→
-
Certes, il ne demande pas là une petite récompense:
il aspire à une faveur inouïe et jusqu’ici, mes seigneurs,
sans exemple parmi vous.
- GALLICANUS.→
-
Hélas! hélas! il me dédaigne! Je l’avais prévu. (Aux
seigneurs.) Joignez, je vous prie, vos prières aux miennes.
- LES SEIGNEURS.→
-
Illustre empereur, il convient à votre dignité, et
en considération de son mérite, de ne pas rejeter sa
demande.
- CONSTANTIN.→
-
Je ne la rejette pas, quant à moi; mais je crois
devoir apporter le plus grand soin à m’assurer du
consentement de ma fille.
- LES SEIGNEURS.→
-
Cela est juste.
- CONSTANTIN.→
-
Je vais me rendre auprès d’elle, et, si vous le désirez,
Gallicanus, je la consulterai sur ce sujet.
- GALLICANUS.→
-
C’est là tout mon désir.
CONSTANCE, CONSTANTIN.
- CONSTANCE, à part.→
-
L’empereur notre maître vient vers nous plus triste
que de coutume. Je cherche avec un extrême étonnement
ce qu’il peut vouloir.
- CONSTANTIN.→
-
Approchez, Constance, ma fille, j’ai quelques mots
à vous dire.
- CONSTANCE.→
-
Me voici, mon seigneur; dites, que me voulez-vous?
- CONSTANTIN.→
-
Je suis en proie à une grande anxiété de cœur, et
j’éprouve une profonde tristesse.
- CONSTANCE.→
-
Tout à l’heure en vous voyant venir, je me suis
aperçue de cette tristesse, et, sans en savoir la cause,
j’en ai ressenti du trouble et de la crainte.
- CONSTANTIN.→
-
C’est à cause de vous que je m’afflige.
- CONSTANCE.→
-
De moi?
- CONSTANTIN.→
-
De vous.
- CONSTANCE.→
-
Vous m’effrayez. Qu’y a-t-il, mon seigneur?
-
[31]
CONSTANTIN.→
-
Je crains, en le disant, de vous affliger.
- CONSTANCE.→
-
Vous m’affligerez bien davantage en ne le disant
pas.
- CONSTANTIN.→
-
Gallicanus, ce général(11) qu’une suite de triomphes
a élevé au premier rang parmi les seigneurs de
ma cour, et dont l’aide nous est si souvent nécessaire
pour la défense de la patrie....
- CONSTANCE.→
-
Eh bien! Il....
- CONSTANTIN.→
-
Il désire vous avoir pour femme.
- CONSTANCE.→
-
Moi?
- CONSTANTIN.→
-
Vous-même.
- CONSTANCE.→
-
J’aimerais mieux mourir.
- CONSTANTIN.→
-
Je l’avais prévu.
- CONSTANCE.→
-
Cela ne peut vous étonner, puisqu’avec votre
permission et votre consentement, j’ai voué à Dieu
ma virginité.
- CONSTANTIN.→
-
Je me le rappelle.
-
[33]
CONSTANCE.→
-
Aucun supplice ne m’empêchera jamais de garder
mon serment pur de toute atteinte.
- CONSTANTIN.→
-
Cette résolution est convenable; mais je me vois
par là jeté dans une extrême perplexité. Car si, comme
le veut mon devoir de père, je vous permets d’exécuter
votre dessein, la république n’en souffrira pas médiocrement;
et si, au contraire, ce qu’à Dieu ne plaise!
je mets obstacle à vos projets, je m’expose à souffrir
les peines éternelles.
- CONSTANCE.→
-
Si je désespérais de l’assistance divine, ce serait moi
surtout, moi, plus que nulle autre, qui aurais sujet
de me livrer à la douleur.
- CONSTANTIN.→
-
C’est la vérité.
- CONSTANCE.→
-
Mais il ne peut y avoir de place pour la tristesse
dans un cœur qui se fie en la bonté divine.
- CONSTANTIN.→
-
Que vous parlez bien, ma Constance!
- CONSTANCE.→
-
Si vous daignez prendre mon conseil, je vous indiquerai
un moyen d’échapper à ce double danger.
- CONSTANTIN.→
-
Oh! plût au ciel!
-
[35]
CONSTANCE.→
-
Feignez d’être disposé à satisfaire les vœux de Gallicanus,
aussitôt après l’heureuse issue de la guerre; et,
pour lui faire croire que ma volonté s’accorde avec la
vôtre, persuadez-le de laisser auprès de moi, pendant
son absence, ses deux filles Attica et Artémia, comme
gage de l’amour qui nous doit unir; de son côté, qu’il
se fasse accompagner de Paul et Jean, mes primiciers.
- CONSTANTIN.→
-
Et que ferai-je s’il revient victorieux?
- CONSTANCE.→
-
Il nous faudra invoquer, avant son retour, le créateur
de toutes choses, pour qu’il détourne Gallicanus
de ce dessein.
- CONSTANTIN.→
-
O ma fille, ma fille! le charme de vos paroles a
si bien adouci l’amer chagrin de votre père, que je
n’éprouve plus désormais d’inquiétude à ce sujet.
- CONSTANCE.→
-
Il n’y a pas lieu d’en avoir.
- CONSTANTIN.→
-
Je vais rejoindre Gallicanus, et je le séduirai par
cette agréable promesse.
- CONSTANCE.→
-
Allez en paix, mon seigneur.
[37]
SCÈNE III.→
GALLICANUS, Seigneurs.
- GALLICANUS.→
-
O princes, je mourrai de curiosité avant d’apprendre
le résultat du long entretien de notre auguste seigneur
avec sa fille, notre maîtresse.
- LES SEIGNEURS.→
-
Il l’engage à se rendre à vos désirs.
- GALLICANUS.→
-
Oh! puisse la persuasion prévaloir!
- LES SEIGNEURS.→
-
Elle prévaudra, nous l’espérons.
- GALLICANUS.→
-
Paix, silence! l’empereur revient, non plus le front
soucieux, comme il est parti, mais avec un visage tout
à fait serein.
- LES SEIGNEURS.→
-
La fortune est favorable!
- GALLICANUS.→
-
Si, comme on le dit, le visage est le miroir de
l’âme, la sérénité qui paraît sur le sien annonce les
sentiments bienveillants de son cœur.
- LES SEIGNEURS.→
-
Nous le croyons.
Les précédents, CONSTANTIN, Gardes.
- CONSTANTIN.→
-
Gallicanus!
- GALLICANUS.→
-
Qu’a-t-il dit?
- LES SEIGNEURS, à Gallicanus.→
-
Avancez, avancez; il vous appelle.
- GALLICANUS.→
-
Dieux propices! prêtez-moi votre aide!
- CONSTANTIN.→
-
Partez sans crainte pour la guerre, Gallicanus. A
votre retour, vous recevrez le prix que vous désirez.
- GALLICANUS.→
-
Ne vous jouez-vous pas de moi?
- CONSTANTIN.→
-
Pouvez-vous bien demander si je me joue?
- GALLICANUS.→
-
Mon bonheur serait au comble, si je savais seulement
une chose.
- CONSTANTIN.→
-
Quelle est cette seule chose?
- GALLICANUS.→
-
Sa réponse.
- CONSTANTIN.→
-
La réponse de ma fille?
- GALLICANUS.→
-
Oui, d’elle-même.
-
[41]
CONSTANTIN.→
-
Il n’est pas juste de demander qu’une vierge pudique
réponde à une telle question. La suite des événements
prouvera assez son consentement.
- GALLICANUS.→
-
Si je le savais, je m’inquiéterais fort peu de sa
réponse.
- CONSTANTIN.→
-
Vous en aurez la preuve.
- GALLICANUS.→
-
Je le souhaite avec ardeur.
- CONSTANTIN.→
-
Elle a décidé que ses primiciers Paul et Jean
demeureront auprès de vous, jusqu’au jour de vos
noces.
- GALLICANUS.→
-
Pour quelle raison?
- CONSTANTIN.→
-
Pour qu’en vous entretenant souvent avec eux,
vous puissiez connaître à l’avance sa vie, ses mœurs,
ses habitudes.
- GALLICANUS.→
-
Cette pensée est excellente et me plaît infiniment.
- CONSTANTIN.→
-
Elle désire aussi qu’à votre tour vous permettiez à
vos deux filles d’habiter, pendant le même temps, auprès
d’elle, pour qu’elle apprenne dans leur société à
faire tout ce qui peut vous être agréable.
- GALLICANUS.→
-
Ah! bonheur! bonheur! Tout répond à mes vœux.
-
[43]
CONSTANTIN.→
-
Donnez ordre qu’on amène vos filles au plus vite.
- GALLICANUS, aux Gardes.→
-
Quoi! vous n’êtes pas partis, soldats? Allez, courez,
amenez mes filles aux pieds de leur souveraine.
SCÈNE V.→
CONSTANCE, Gardes; ensuite ATTICA
ET ARTÉMIA.
- LES GARDES.→
-
O Constance, notre maîtresse! Voici que se présentent
les illustres filles de Gallicanus qui, par l’éclat
de leur beauté, de leur sagesse et de leur vertu, sont
tout à fait dignes de votre intimité.
- CONSTANCE.→
-
Bien. (On les introduit avec honneur(12).)—O Christ! Amant
de la virginité, toi qui souffles la chasteté dans nos
cœurs, et qui, exauçant les prières de ta sainte martyre
Agnès, m’as préservée à la fois de la lèpre du
corps et des erreurs païennes; toi qui m’as montré
pour exemple le lit virginal de ta mère, où tu t’es
manifesté vraiment Dieu; toi qui, avant le commencement
des choses, naquis de Dieu le père, et qui,
[45]
dans le temps, es né du sein d’une mère, homme véritable;
je t’en supplie, vraie sagesse, co-éternelle à
celle du Père, qui créas, maintiens et gouvernes l’univers;
fais que Gallicanus, qui veut éteindre, en se
l’appropriant, l’amour que je te porte, renonce à son
injuste dessein et soit attiré vers toi; daigne aussi
prendre ses filles pour épouses, et fais pénétrer goutte
à goutte dans leurs pensées la douceur infinie de ton
amour, en sorte qu’abhorrant tous liens charnels, elles
méritent d’être admises dans la société des vierges qui
te sont consacrées.
- ARTÉMIA.→
-
Salut, Constance, notre auguste maîtresse!
- CONSTANCE.→
-
Salut, mes sœurs, Attica et Artémia! Restez, restez
debout; ne vous prosternez point: donnez-moi plutôt
le baiser d’amour.
- ARTÉMIA.→
-
Nous venons avec joie vous offrir nos hommages,
madame; nous nous mettons, avec un entier dévouement,
à votre discrétion, seulement pour jouir de la
plénitude de vos grâces.
- CONSTANCE.→
-
Le Seigneur seul, qui est aux cieux, doit être servi
par nous avec un dévouement d’esclave. L’amour
et la fidélité que nous lui devons exigent qu’unies de
cœur avec lui, nous conservions la parfaite intégrité
de notre corps, pour mériter d’entrer dans le palais de
la céleste patrie, avec la palme des vierges.
-
[47]
ARTÉMIA.→
-
Nous n’opposons aucune résistance; au contraire,
nous nous efforcerons d’obéir à tous vos préceptes, surtout
en ce qui touche la connaissance de la vérité et
la résolution de conserver notre pureté virginale.
- CONSTANCE.→
-
Cette réponse est convenable et tout à fait digne
de votre vertu(13); aussi ne douté-je pas que par
l’inspiration de la grâce divine, vous ne soyez déjà
parvenues à croire.
- ARTÉMIA.→
-
Comment pourrions-nous, servantes des idoles,
avoir aucune sage pensée, sans l’illumination de la
bonté céleste?
- CONSTANCE.→
-
La fermeté de votre foi me donne l’espoir que Gallicanus
aussi croira bientôt.
- ARTÉMIA.→
-
Il ne faut que l’instruire, et il est certain qu’il
croira.
- CONSTANCE, aux Gardes.→
-
Faites venir Jean et Paul.
Les mêmes, PAUL ET JEAN.
- JEAN.→
-
Voici devant vous, madame, ceux que vous avez
mandés.
- CONSTANCE.→
-
Allez sur-le-champ trouver Gallicanus, et, vous
attachant à sa personne, instruisez-le peu à peu du
mystère de notre foi. Peut-être Dieu daignera-t-il se
servir de nous pour le gagner à lui.
- PAUL.→
-
Que Dieu nous donne le succès! Pour nous, nous
offrirons à Gallicanus de continuelles exhortations.
SCÈNE VII.→
GALLICANUS, PAUL ET JEAN, LES TRIBUNS,
L’ARMÉE ROMAINE.
- GALLICANUS.→
-
Vous arrivez à propos, Jean et vous Paul; je vous,
attendais depuis longtemps avec inquiétude.
-
[51]
JEAN.→
-
Dès que nous avons entendu les ordres de notre souveraine,
nous sommes accourus tous deux pour vous
offrir nos services.
- GALLICANUS.→
-
Je reçois vos offres de services avec beaucoup plus
de joie que d’aucune autre part.
- PAUL.→
-
Ce n’est pas sans raison; car on dit vulgairement:
Celui qui accueille bien nos amis devient notre ami
lui-même.
- GALLICANUS.→
-
Cela est vrai.
- JEAN.→
-
L’affection que vous porte la maîtresse qui nous
envoie nous conciliera votre bienveillance.
- GALLICANUS.→
-
Certainement.—Venez, tribuns et centurions, rassemblez
les troupes! Venez vous tous, soldats, sous
mes ordres! Voici Jean et Paul, dont l’absence m’empêchait
de me mettre en route.
- LES TRIBUNS.→
-
Précédez-nous. (Les tribuns suivent en troupe Gallicanus(14).)
- GALLICANUS.→
-
Montons d’abord au Capitole, entrons dans les temples,
et apaisons la majesté des dieux par les sacrifices
accoutumés: c’est le moyen d’obtenir pour nos armes
un heureux succès.
-
[53]
LES TRIBUNS.→
-
L’accomplissement de ces rites est nécessaire.
- JEAN.→
-
Retirons-nous en attendant.
- PAUL.→
-
La bienséance le commande.
SCÈNE VIII.→
Les mêmes.
- JEAN.→
-
Voici le général qui sort du temple; montons à
cheval et allons à sa rencontre.
- PAUL.→
-
Sans perdre un instant.
- GALLICANUS.→
-
D’où venez-vous? Où étiez-vous?
- JEAN.→
-
Nous venons de préparer nos bagages; nous les
avons envoyés devant, pour pouvoir vous accompagner
en liberté.
- GALLICANUS.→
-
C’est bien.
Les mêmes, BRADAN, SOLDATS SCYTHES.
- GALLICANUS.→
-
Par Jupiter! ô tribuns! j’aperçois les légions d’une
innombrable armée. La diversité de leurs armes offre
un spectacle effrayant(15).
- LES TRIBUNS.→
-
Par Hercule! ce sont les ennemis!
- GALLICANUS.→
-
Résistons avec courage et combattons en hommes.
- LES TRIBUNS.→
-
A quoi peut-il nous servir de combattre une telle
multitude?
- GALLICANUS.→
-
Et qu’aimez-vous mieux faire?
- LES TRIBUNS.→
-
Nous soumettre au joug.
- GALLICANUS.→
-
Qu’Apollon nous préserve de cette honte!
- LES TRIBUNS.→
-
Par Pollux! il faut bien le faire; voyez, nous sommes
enveloppés de toutes parts: on nous blesse, on nous
massacre.
- GALLICANUS.→
-
Hélas! qu’arrivera-t-il si les tribuns méprisent mes
ordres et se rendent?
-
[57]
JEAN.→
-
Faites vœu au Dieu du ciel d’embrasser la religion
du Christ, et vous serez vainqueur(16).
- GALLICANUS.→
-
Je fais ce vœu et je l’accomplirai.
- LES ENNEMIS.→
-
Hélas! roi Bradan, la fortune qui nous avait montré
la victoire, se joue de nous. Voyez, nos bras
faiblissent, nos forces s’épuisent; une incroyable faiblesse
de cœur nous force d’abandonner la bataille.
- BRADAN.→
-
Je ne sais que vous dire: le même mal dont vous
vous plaignez me frappe. Il ne nous reste qu’à nous
rendre au général romain.
- LES ENNEMIS.→
-
C’est notre unique voie de salut.
- BRADAN.→
-
Général Gallicanus, ne vous obstinez pas à notre
perte; laissez-nous la vie, et disposez de nous comme
de vos esclaves.
- GALLICANUS.→
-
Cessez de craindre; ne tremblez point; donnez-moi
seulement des otages, reconnaissez-vous tributaires
de l’empereur, et vivez heureux sous la paix
romaine.
- BRADAN.→
-
Vous n’avez qu’à fixer vous-même le nombre et la
[59]
qualité des otages, ainsi que le poids du tribut que
vous exigez.
- GALLICANUS.→
-
Soldats, déposez vos armes; ne tuez, ne blessez personne;
embrassons comme alliés ceux que nous combattions
comme ennemis publics.
- JEAN.→
-
Combien est plus efficace une prière fervente que
toute la présomption humaine!
- GALLICANUS.→
-
Cela est vrai.
- PAUL.→
-
Quel appui secourable la miséricorde divine accorde
à ceux qui se recommandent à elle par une
humble dévotion!
- GALLICANUS.→
-
J’en ai la preuve évidente.
- JEAN.→
-
Mais le vœu qu’on a fait pendant la tourmente, il
faut l’accomplir lorsque le calme est revenu.
- GALLICANUS.→
-
C’est bien mon sentiment. Aussi désiré-je d’être baptisé
le plus tôt possible et de consacrer le reste de ma
vie au service de Dieu.
- PAUL.→
-
Ce sera justice.
Les mêmes.
- GALLICANUS.→
-
Voyez comme à notre entrée dans Rome tous les
citoyens accourent et nous apportent, selon l’usage,
les insignes de la gloire(17).
- JEAN.→
-
Cet accueil est mérité.
- GALLICANUS.→
-
Ce n’est pourtant ni à notre valeur ni à la protection
de leurs dieux qu’est du l’honneur du triomphe.
- PAUL.→
-
Non, assurément; c’est au vrai Dieu.
- GALLICANUS.→
-
Je pense donc que nous devons passer devant les
temples, sans nous y arrêter....
- JEAN.→
-
Votre pensée est juste.
- GALLICANUS.→
-
Et entrer, au contraire, dans l’église des saints
apôtres en humbles confesseurs de la foi.
- PAUL.→
-
Oh! que vous êtes heureux de penser ainsi! Vous
venez de témoigner que vous êtes un vrai chrétien.
CONSTANTIN, SOLDATS ROMAINS.
- CONSTANTIN.→
-
Je m’étonne, ô soldats! que Gallicanus se dérobe
aussi longtemps à nos regards.
- LES SOLDATS.→
-
A peine entré dans Rome, il a porté ses pas vers
l’église de Saint-Pierre, et, prosterné jusqu’à terre, il
a rendu grâce au Tout-Puissant, qui lui a donné la
victoire.
- CONSTANTIN.→
-
Gallicanus?
- LES SOLDATS.→
-
Lui-même.
- CONSTANTIN.→
-
Voilà qui est incroyable.
- LES SOLDATS.→
-
Il vient; vous pouvez l’interroger.
[65]
SCÈNE XII.→
Les mêmes, GALLICANUS.
- CONSTANTIN.→
-
Depuis longtemps je vous attendais, Gallicanus,
pour apprendre de vous les circonstances et l’issue du
combat.
- GALLICANUS.→
-
Je vous les raconterai de point en point.
- CONSTANTIN.→
-
C’est pourtant là ce qui m’intéresse le moins. Dites-moi
d’abord ce que je désire surtout d’apprendre.
- GALLICANUS.→
-
Qu’est-ce?
- CONSTANTIN.→
-
Pourquoi en partant êtes-vous entré dans les temples
des dieux, et à votre retour avez-vous visité l’église
des saints apôtres?
- GALLICANUS.→
-
Vous le demandez!
- CONSTANTIN.→
-
Avec la plus vive curiosité.
- GALLICANUS.→
-
Je vais vous l’expliquer.
- CONSTANTIN.→
-
Je le souhaite.
- GALLICANUS.→
-
Empereur très-sacré, à mon départ, je le confesse,
[67]
j’entrai dans les temples, comme vous m’en faites le
reproche, et je me présentai aux dieux et aux démons
en suppliant.
- CONSTANTIN.→
-
Cette coutume a été de toute antiquité reçue chez
les Romains.
- GALLICANUS.→
-
Coutume funeste.
- CONSTANTIN.→
-
Déplorable.
- GALLICANUS.→
-
Ensuite, les tribuns arrivèrent avec leurs légions et
accompagnèrent ma marche.
- CONSTANTIN.→
-
Vous êtes sorti de Rome dans un très-pompeux
appareil.
- GALLICANUS.→
-
Nous allâmes en avant, nous rencontrâmes les ennemis,
nous combattîmes, et nous fûmes vaincus(18).
- CONSTANTIN.→
-
Les Romains vaincus!
- GALLICANUS.→
-
Complétement.
- CONSTANTIN.→
-
O événement cruel et dont aucun siècle n’offre
d’exemples!
- GALLICANUS.→
-
Je recommençai les sacrifices criminels; mais aucun
dieu ne vint à mon secours. Au contraire, la fureur
du combat ne fit que s’accroître, et beaucoup des nôtres
périrent.
-
[69]
CONSTANTIN.→
-
Ce récit me confond.
- GALLICANUS.→
-
Enfin, les tribuns cessèrent d’obéir à mes ordres
et se rendirent.
- CONSTANTIN.→
-
A l’ennemi?
- GALLICANUS.→
-
A l’ennemi.
- CONSTANTIN.→
-
O ciel! et qu’avez-vous fait?
- GALLICANUS.→
-
Que pouvais-je faire que de prendre la fuite?
- CONSTANTIN.→
-
Non.
- GALLICANUS.→
-
Il est trop vrai.
- CONSTANTIN.→
-
Quelles angoisses dut alors souffrir votre courage?
- GALLICANUS.→
-
Les plus pénibles.
- CONSTANTIN.→
-
Et comment êtes-vous sorti de ce danger?
- GALLICANUS.→
-
Mes deux fidèles compagnons Jean et Paul me conseillèrent
de faire un vœu au Créateur.
-
[71]
CONSTANTIN.→
-
Salutaire conseil!
- GALLICANUS.→
-
Je l’ai bien éprouvé. A peine avais-je ouvert la
bouche pour prononcer ce vœu, que je ressentis l’effet
du secours céleste.
- CONSTANTIN.→
-
Comment cela?
- GALLICANUS.→
-
Un jeune homme de haute stature m’apparut. Il portait
une croix sur son épaule et m’ordonna de le suivre,
l’épée à la main.
- CONSTANTIN.→
-
Ce jeune homme, quel qu’il fût, était un envoyé
du ciel.
- GALLICANUS.→
-
J’en eus bientôt la preuve. A l’instant même, je vis
à mes côtés des soldats dont le visage m’était inconnu,
et qui me promettaient leur aide.
- CONSTANTIN.→
-
C’était la milice céleste.
- GALLICANUS.→
-
Je n’en doute point. Alors, suivant les pas de
mon guide, je pénétrai sans crainte au milieu des
rangs ennemis, et je parvins jusqu’à leur roi, nommé
Bradan, qui, saisi tout à coup d’une incroyable terreur,
et se jetant à mes pieds, se rendit avec les siens
et s’engagea à payer un tribut perpétuel au maître du
monde romain.
-
[73]
CONSTANTIN.→
-
Grâces soient rendues à l’auteur de notre victoire,
qui ne souffre pas que ceux qui mettent leur espoir
en lui soient confondus.
- GALLICANUS.→
-
L’expérience me l’a bien prouvé.
- CONSTANTIN.→
-
Je voudrais savoir ce que firent ensuite les tribuns
fugitifs.
- GALLICANUS.→
-
Ils s’empressèrent de se réconcilier avec moi.
- CONSTANTIN.→
-
Et les avez-vous reçus à merci?
- GALLICANUS.→
-
Moi! recevoir à merci des hommes qui m’avaient
abandonné dans le péril, et s’étaient rendus à l’ennemi!
non, certes.
- CONSTANTIN.→
-
Et que fîtes-vous?
- GALLICANUS.→
-
Je leur proposai un moyen d’obtenir leur pardon.
- CONSTANTIN.→
-
Lequel?
- GALLICANUS.→
-
Je déclarai que ceux qui embrasseraient la religion
chrétienne rentreraient dans leur grade et recevraient
même de nouveaux honneurs; et que ceux qui s’y
[75]
refuseraient n’obtiendraient point leur grâce et seraient
dégradés.
- CONSTANTIN.→
-
Cette condition était juste, et vous aviez le droit
de l’imposer.
- GALLICANUS.→
-
Pour moi, purifié par les eaux du baptême, je me
suis donné si complétement à Dieu, que je renonce
même à votre fille, que j’aimais cependant plus que
toutes choses au monde, afin qu’en m’abstenant du
mariage, je puisse plaire au fils de la Vierge.
- CONSTANTIN.→
-
Approchez, approchez, que je me jette dans vos
bras! Aujourd’hui, Gallicanus, le moment est venu de
vous révéler ce que, pour un temps, j’ai dû couvrir
d’un voile.
- GALLICANUS.→
-
Et quoi?
- CONSTANTIN.→
-
Ma fille et les deux vôtres sont entrées dans la voie
sainte que vous avez choisie.
- GALLICANUS.→
-
Je m’en réjouis.
- CONSTANTIN.→
-
Et elles ont un si ardent désir de garder leur virginité,
que ni les prières, ni les menaces ne pourraient
ébranler leur résolution.
- GALLICANUS.→
-
Qu’elles y persévèrent! je le désire.
-
[77]
CONSTANTIN.→
-
Entrons dans l’appartement qu’elles occupent.
- GALLICANUS.→
-
Marchez devant, je vous suivrai.
- CONSTANTIN.→
-
Les voici; elles accourent, avec l’auguste Hélène,
ma glorieuse mère. Elles versent toutes des larmes de
joie.
SCÈNE XIII.→
Les mêmes, CONSTANCE, ATTICA, ARTÉMIA,
HÉLÈNE, PAUL ET JEAN.
- GALLICANUS.→
-
Vivez heureuses, ô vierges saintes! Persévérez dans
la crainte de Dieu, et conservez l’honneur intact de
votre virginité! C’est ainsi que le monarque éternel
vous jugera dignes de ses embrassements.
- CONSTANCE.→
-
Nous garderons notre virginité d’autant plus aisément
que nous vous voyons disposé à ne pas contrarier
notre désir.
- GALLICANUS.→
-
Je n’y mets ni opposition, ni empêchement, ni
obstacle; au contraire, je cède si volontiers à vos
vœux, que je ne souhaite rien tant que de vous voir
[79]
achever ce que votre volonté a entrepris, ô ma Constance!
vous que j’ai achetée avec tant d’ardeur aux
prix de mon sang.
- CONSTANCE.→
-
Dans ce changement apparaît la main du Très-Haut.
- GALLICANUS.→
-
Si Dieu ne m’avait changé et rendu meilleur, je
ne pourrais consentir à l’accomplissement de votre
vœu.
- CONSTANCE.→
-
Que le protecteur de la pureté virginale, que le
fauteur de toutes les bonnes résolutions, que celui
qui vous a fait renoncer à un mauvais dessein, et qui
s’est réservé ma virginité, daigne, pour prix de notre
séparation corporelle, nous réunir un jour dans les
joies de l’éternité.
- GALLICANUS.→
-
Puisse cela arriver!
- CONSTANTIN.→
-
A présent que le lien de l’amour du Christ nous unit
dans une même communion, il convient qu’on vous
honore comme gendre des Augustes, et que vous partagiez
nos honneurs en venant habiter avec nous dans
le palais.
- GALLICANUS.→
-
Il n’y a pas de tentation plus à craindre que la
séduction des yeux.
-
[81]
CONSTANTIN.→
-
Je ne puis le nier.
- GALLICANUS.→
-
Il n’est pas à propos que je voie trop souvent une
vierge que j’aime, vous le savez, plus que mes parents,
plus que ma vie, plus que mon âme.
- CONSTANTIN.→
-
Faites votre volonté.
- GALLICANUS.→
-
Aujourd’hui, grâce à Jésus-Christ et à mes soins,
vous avez une armée quadruple. Permettez donc que
je serve à présent sous le drapeau de l’Empereur,
par la protection duquel j’ai vaincu, et à qui je dois
tout ce que j’ai eu de succès dans ma vie.
- CONSTANTIN.→
-
A lui sont dues la louange et les actions de grâces.
Toute créature doit le servir.
- GALLICANUS.→
-
Surtout celles qu’il a assistées le plus généreusement
dans les dangers.
- CONSTANTIN.→
-
Cela est vrai.
- GALLICANUS.→
-
De tout ce que je possède, je fais d’abord une
part de ce qui appartient à mes filles; je m’en réserve
une autre pour le soulagement des pèlerins;
avec le reste, je veux enrichir mes esclaves rendus à la
liberté, et subvenir aux besoins des pauvres(19).
-
[83]
CONSTANTIN.→
-
Vous disposez sagement de vos richesses; aussi ne
serez-vous pas privé de la récompense éternelle.
- GALLICANUS.→
-
Quant à moi, je brûle de me rendre à Ostie, auprès
du saint homme Hilarianus, et de me faire son
compagnon inséparable, afin de pouvoir passer là le
reste de ma vie à louer Dieu et à soulager les pauvres.
- CONSTANTIN.→
-
Que l’Être unique, à qui la puissance ne manque
jamais, vous permette d’exécuter heureusement vos
projets et de vivre selon sa volonté! Qu’il vous conduise
à la possession des joies éternelles, celui qui
règne et se glorifie dans l’unité de la Trinité!
- GALLICANUS.→
-
Amen.
SECONDE PARTIE
DE GALLICANUS(20),
ou
LE MARTYRE DE JEAN ET PAUL.
PERSONNAGES.
JULIEN, empereur.
GALLICANUS.
TÉRENTIANUS.
JEAN et PAUL.
Les consuls.
Soldats romains.
Une troupe de chrétiens.
Le fils de Térentianus, personnage muet.
SCÈNE PREMIÈRE.→
JULIEN, LES CONSULS, GARDES.
- JULIEN.→
-
Il m’est bien démontré que le malaise de notre
[87]
empire vient de l’extrême liberté dont jouissent les
chrétiens, qui prétendent suivre les lois qu’ils ont
reçues du temps de Constantin.
- LES CONSULS.→
-
Il serait honteux pour vous de le souffrir.
- JULIEN.→
-
Je ne le souffrirai pas.
- LES CONSULS.→
-
Vous agirez ainsi d’une manière convenable.
- JULIEN.→
-
Soldats! prenez les armes et dépouillez les chrétiens
de ce qu’ils possèdent, en leur objectant la
maxime de Jésus-Christ qui a dit: «Celui qui ne
renoncera pas pour moi à tout ce qu’il possède ne
peut être mon disciple(21).»
- LES GARDES.→
-
Nous vous obéirons sans retard.
SCÈNE II.→
Les mêmes.
- LES CONSULS.→
-
Voici les soldats qui reviennent.
- JULIEN.→
-
Est-ce un heureux retour que le vôtre?
-
[89]
LES GARDES.→
-
Heureux.(22)
- JULIEN.→
-
Et pourquoi si prompt?
- LES GARDES.→
-
Nous allons vous le dire. Nous avions résolu
d’enlever les châteaux forts que Gallicanus possède,
et de les occuper pour vous(23); mais à peine un des
nôtres avait-il posé le pied sur le seuil, qu’il était
frappé tout à coup de lèpre ou de frénésie.
- JULIEN.→
-
Retournez, et forcez Gallicanus à quitter sa patrie
ou à sacrifier aux idoles.
SCÈNE III.→
GALLICANUS, GARDES.
- GALLICANUS.→
-
Soldats, ne perdez pas vos peines à me donner
d’inutiles conseils; je ne fais, en comparaison de la vie
éternelle, nul cas de tout ce qui existe sous le soleil.
Je vais donc abandonner ma patrie; et, banni pour le
Christ, je me rendrai à Alexandrie, où j’espère recevoir
la couronne du martyre.
JULIEN, GARDES.
- LES GARDES.→
-
Gallicanus exilé, suivant vos ordres, s’est retiré à
Alexandrie. Arrêté dans cette ville par le comte Rautianus,
il a péri par le glaive.
- JULIEN.→
-
Oh! la bonne action!
- LES GARDES.→
-
Mais Jean et Paul vous bravent.
- JULIEN.→
-
Que font-ils?
- LES GARDES.→
-
Ils parcourent librement les provinces et distribuent
les trésors que leur a laissés Constance.
- JULIEN.→
-
Qu’on les fasse venir.
- LES GARDES.→
-
Les voici.
Les mêmes, PAUL ET JEAN.
- JULIEN.→
-
Je n’ignore pas, Jean et Paul, que, dès le berceau,
vous avez été attachés au service des empereurs qui
m’ont précédé.
- JEAN.→
-
Nous l’avons été.
- JULIEN.→
-
Il convient dès lors que, toujours à mes côtés,
vous serviez dans le palais, où vous avez été nourris
dès l’enfance.
- PAUL.→
-
Nous ne servirons pas.
- JULIEN.→
-
Refusez-vous de me servir?
- JEAN.→
-
Nous l’avons dit.
- JULIEN.→
-
Ne me reconnaissez-vous pas pour un Auguste?
- PAUL.→
-
Oui; mais pour un Auguste bien différent de ses
prédécesseurs.
- JULIEN.→
-
En quoi?
-
[95]
JEAN.→
-
En religion et en mérite.
- JULIEN.→
-
Je souhaite que vous développiez plus amplement
votre pensée.
- PAUL.→
-
Nous voulons dire que les très-glorieux et très-renommés
empereurs Constantin, Constant et Constance,
dont nous étions les officiers, furent des princes très-chrétiens
et se glorifiaient de servir le Christ.
- JULIEN.→
-
Je ne l’ai pas oublié; mais je n’ai nulle envie de
suivre en cela leur exemple.
- PAUL.→
-
Vous n’imitez que le mal. Ils fréquentaient les églises,
et, déposant leur diadème, ils adoraient à genoux
Jésus-Christ.
- JULIEN.→
-
Vous ne me forcerez point d’agir comme eux.
- JEAN.→
-
Aussi ne leur ressemblez-vous pas.
- PAUL.→
-
En offrant leur encens au Créateur, ils rehaussaient
la dignité impériale; ils la béatifiaient par l’éclat de
leur vertu et de leur sainteté, et méritaient que le
succès couronnât tous leurs vœux.
- JULIEN.→
-
Et moi de même.
-
[97]
JEAN.→
-
Par des moyens bien différents; car, eux, la grâce
divine les accompagnait.
- JULIEN.→
-
Niaiseries! Moi aussi, je fus assez simple jadis pour
suivre de telles pratiques. J’ai été clerc dans l’Église.
- JEAN.→
-
Que t’en semble, Paul? Il a été clerc!
- PAUL.→
-
Chapelain du diable.
- JULIEN.→
-
Mais lorsque je vis qu’il n’y avait là rien à gagner,
je me tournai vers le culte des dieux, dont la bonté m’a
élevé au faîte du pouvoir.
- JEAN.→
-
Vous nous avez interrompus, pour ne pas entendre
la louange des justes.
- JULIEN.→
-
En quoi cela me regarde-t-il?
- PAUL.→
-
En rien; mais ce que nous allons ajouter vous regarde.
Lorsque ce monde ne fut plus digne de les posséder,
Dieu les plaça dans le chœur des anges, et la
malheureuse république tomba sous votre pouvoir.
- JULIEN.→
-
Pourquoi l’appelez-vous à présent malheureuse?
- JEAN.→
-
A cause du caractère de son souverain.
-
[99]
PAUL.→
-
Vous avez déserté toute religion et imité les superstitions
de l’idolâtrie. Cette iniquité nous a obligés de
fuir votre présence et la société de vos courtisans.
- JULIEN.→
-
Quoique vous ayez manqué gravement au respect
qui m’est dû, je veux bien encore pardonner à votre
audace, et désire vous élever au premier rang des dignitaires
du palais.
- JEAN.→
-
Ne vous fatiguez pas en vain! nous ne céderons ni
aux séductions ni aux menaces.
- JULIEN.→
-
Je vous accorde un délai de dix jours, pour que
vous ayez le temps de revenir à résipiscence et de
regagner notre faveur impériale. S’il en arrive autrement,
je ferai ce qu’il conviendra pour ne pas vous
servir plus longtemps de jouet.
- PAUL.→
-
Ce que vous méditez contre nous, faites-le dès ce
moment, car vous ne nous ramènerez jamais ni à
votre cour, ni à votre service, ni au culte de vos
dieux.
- JULIEN.→
-
Allez; retirez-vous, et obéissez à mes conseils.
- JEAN.→
-
Nous acceptons volontiers le délai que vous nous
donnez; mais c’est pour consacrer toutes nos facultés
[101]
au ciel et nous recommander à Dieu, dans cet intervalle,
par les jeûnes et les prières.
- PAUL.→
-
Cette conduite est seule raisonnable(24).
SCÈNE VI.→
JULIEN, TÉRENTIANUS.
- JULIEN.→
-
Allez, Térentianus, prenez avec vous quelques soldats,
et forcez Jean et Paul de sacrifier au dieu Jupiter.
S’ils s’obstinent dans leur refus, qu’ils soient mis à
mort, non pas en public, mais aussi secrètement que
vous pourrez, parce qu’ils ont exercé la charge
d’officiers du palais.
SCÈNE VII.→
TÉRENTIANUS, PAUL ET JEAN, GARDES.
- TÉRENTIANUS.→
-
Paul, et vous Jean, l’empereur Julien, mon maître,
vous envoie, dans sa clémence, cette statue d’or de
Jupiter, et vous ordonne de lui offrir de l’encens. Si
vous refusez d’obéir, vous subirez la peine capitale.
-
[103]
JEAN.→
-
Puisque Julien est votre maître, vivez en paix avec
lui et jouissez de ses faveurs. Quant à nous, nous
n’avons nul autre maître que Notre Seigneur Jésus-Christ,
pour l’amour duquel nous désirons mourir,
afin de mériter une part des joies éternelles.
- TÉRENTIANUS.→
-
Que tardez-vous, soldats? tirez vos épées et tuez
ces rebelles aux dieux et à l’empereur. Quand ils
auront rendu le dernier soupir, inhumez-les secrètement
dans cette maison, et ne laissez aucune trace
du sang versé.
- LES GARDES.→
-
Et que dirons-nous si l’on nous interroge?
- TÉRENTIANUS.→
-
Vous direz qu’ils ont été envoyés en exil.
- JEAN ET PAUL.→
-
O toi, Christ! qui règnes avec le Père et le Saint-Esprit,
Dieu unique! nous t’invoquons dans ce péril
nous proclamons tes louanges en expirant; daigne, ô
Dieu! recevoir nos âmes, qui pour toi sont chassées
de leur habitation de boue!
TÉRENTIANUS, TROUPE DE CHRÉTIENS.
- TÉRENTIANUS.→
-
Hélas! ô chrétiens? quel mal a saisi mon fils
unique?
- LES CHRÉTIENS.→
-
Il grince les dents; sa bouche écume; il roule
les yeux comme un insensé. Il est la proie du démon.
- TÉRENTIANUS.→
-
Malheur à son père! Et en quel lieu souffre-t-il ces
tourments?
- LES CHRÉTIENS.→
-
Auprès des tombeaux des martyrs Jean et Paul. Il
se roule par terre, et déclare que leurs prières sont la
cause de ses tortures.
- TÉRENTIANUS.→
-
C’est ma faute, c’est mon crime; car à ma voix et
par mon ordre, l’infortuné a porté ses mains impies
sur les saints martyrs.
- LES CHRÉTIENS.→
-
Si vous avez partagé la faute par vos conseils, vous
partagez le châtiment par vos souffrances.
- TÉRENTIANUS.→
-
Hélas! je n’ai fait qu’obéir aux ordres de l’impie
Julien.
-
[107]
LES CHRÉTIENS.→
-
Lui-même a été frappé par la colère divine.
- TÉRENTIANUS.→
-
Je le sais, et ma frayeur en redouble; car je
n’ignore pas que nul ennemi des serviteurs de Dieu
n’est demeuré impuni.
- LES CHRÉTIENS.→
-
La justice le voulait ainsi.
- TÉRENTIANUS.→
-
Si, en expiation de mon crime, j’allais me jeter à
genoux devant les saints tombeaux?
- LES CHRÉTIENS.→
-
Vous mériteriez votre pardon, pourvu que vous
fussiez purifié par le baptême.
SCÈNE IX.→
TÉRENTIANUS, TROUPE DE CHRÉTIENS,
le fils de Térentianus.
- TÉRENTIANUS.→
-
Glorieux confesseurs du Christ, Jean et Paul,
suivez l’exemple et le commandement de votre maître,
et priez pour les péchés de vos persécuteurs. Compatissez
aux angoisses d’un père qui craint d’être privé
de son enfant; ayez pitié des souffrances d’un fils
tombé dans la frénésie; faites que tous les deux, purifiés
par les eaux du baptême, nous persévérions dans
la foi de la sainte Trinité.
-
[109]
LES CHRÉTIENS.→
-
Séchez vos larmes, Térentianus, et calmez les angoisses
de votre cœur. Voyez, votre fils a recouvré la
santé et la raison par l’intercession des martyrs(25).
- TÉRENTIANUS.→
-
Grâces soit rendues au roi de l’éternité qui accorde
tant de gloire à ses soldats, que non-seulement leurs
âmes se réjouissent au ciel, mais qu’au fond du sépulcre
leurs os inanimés opèrent encore les plus éclatants
miracles, en témoignage de leur sainteté, et par
la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui vit et
règne dans tous les siècles. Amen(26).
II.
DULCITIUS.
ARGUMENT DE DULCITIUS.→
Martyre des saintes vierges Agape, Chionie et Irène.
Le gouverneur Dulcitius va trouver furtivement ces
pieuses filles pendant le silence de la nuit, dans une intention
criminelle; mais à peine est-il entré, que, perdant
tout à coup la raison, il saisit, au lieu des vierges,
des marmites et des poêles à frire, et les couvre de baisers,
au point que son visage et ses vêtements en sont
horriblement noircis. Ensuite, par ordre de Dioclétien, il
livre les pieuses vierges au comte Sisinnius, chargé de les
punir. Celui-ci, ayant été à son tour le jouet des plus
étonnantes illusions, fait enfin brûler Agape et Chionie,
et percer Irène à coups de flèches(27).
DULCITIUS.→
PERSONNAGES.
DIOCLÉTIEN.
AGAPE.
CHIONIE.
IRÈNE.
DULCITIUS, gouverneur de Thessalonique.
SISINNIUS.
La femme de Dulcitius.
Huissiers du palais impérial.
Gardes.
Suivantes de la femme de Dulcitius.
SCÈNE PREMIÈRE.→
DIOCLÉTIEN, AGAPE, CHIONIE, IRÈNE,
GARDES.
- DIOCLÉTIEN.→
-
L’illustration de votre famille, votre haute naissance,
l’éclat de votre beauté, exigent que vous soyez
unies par les lois de l’hymen aux premiers officiers
de mon palais. Ma puissance ne s’opposera pas à ce
[117]
qu’il en soit ainsi, pourvu que vous consentiez à renier
le Christ et à sacrifier à nos dieux.
- AGAPE.→
-
Vous pouvez vous épargner de pareils soucis et ne
pas vous fatiguer des apprêts de nos noces, car rien
au monde ne pourra nous forcer à renier un nom
que nous devons confesser, ni à souiller notre pureté
virginale.
- DIOCLÉTIEN.→
-
Que signifie, Agape, la folie qui vous agite?
- AGAPE.→
-
Quel signe de folie découvrez-vous en moi?
- DIOCLÉTIEN.→
-
Un signe évident et considérable.
- AGAPE.→
-
En quoi suis-je folle?
- DIOCLÉTIEN.→
-
D’abord en ce que, renonçant à la pratique de notre
antique religion, vous suivez les nouveautés futiles de
la superstition chrétienne.
- AGAPE.→
-
Votre témérité calomnie la majesté du Dieu tout-puissant.
Il y a péril!
- DIOCLÉTIEN.→
-
Pour qui?
- AGAPE.→
-
Pour vous et pour la république que vous gouvernez.
- DIOCLÉTIEN.→
-
Cette fille extravague; qu’on l’éloigne!
-
[119]
CHIONIE.→
-
Ma sœur n’extravague point; elle blâme votre égarement
insensé; elle a raison.
- DIOCLÉTIEN.→
-
Cette seconde ménade est encore plus violente que
la première; qu’on l’éloigne aussi de ma présence, et
interrogeons la troisième.
- IRÈNE.→
-
Vous trouverez la troisième également rebelle à vos
ordres et prête à vous résister opiniâtrement.
- DIOCLÉTIEN.→
-
Irène, bien que tu sois la dernière en âge, deviens
la première en dignité.
- IRÈNE.→
-
Montrez-moi comment, je vous prie.
- DIOCLÉTIEN.→
-
Courbe la tête devant nos dieux, et sois pour tes
sœurs un exemple qui les corrige et les sauve.
- IRÈNE.→
-
Que ceux qui veulent encourir la colère du Très-Haut
se souillent en sacrifiant aux idoles; moi, je ne
déshonorerai pas ma tête, sur laquelle a coulé l’onction
du Roi céleste, en l’abaissant aux pieds de ces
vains simulacres.
- DIOCLÉTIEN.→
-
Le culte des dieux, loin d’apporter la honte, honore
extrêmement ceux qui le pratiquent.
-
[121]
IRÈNE.→
-
Y a-t-il bassesse plus honteuse, y a-t-il turpitude
plus grande que de rendre à des esclaves l’hommage
que l’on doit aux maîtres?
- DIOCLÉTIEN.→
-
Je ne vous engage pas à adorer des esclaves, mais
les dieux des maîtres et des princes.
- IRÈNE.→
-
N’est-il pas l’esclave du premier venu, le dieu qu’un
artisan vend comme une marchandise pour un vil
prix?
- DIOCLÉTIEN.→
-
Il faut que les supplices mettent fin à ce présomptueux
verbiage.
- IRÈNE.→
-
Notre souhait, notre désir le plus ardent est de subir
les plus cruelles tortures pour l’amour du Christ.
- DIOCLÉTIEN.→
-
Que ces femmes opiniâtres, qui luttent contre nos
édits, soient chargées de chaînes et retenues dans les
horreurs d’un cachot, pour être examinées par le gouverneur
Dulcitius.
DULCITIUS, AGAPE, CHIONIE, IRÈNE, GARDES.
- DULCITIUS.→
-
Amenez, soldats, amenez ici vos prisonnières.
- LES GARDES.→
-
Voici celles que vous demandez.
- DULCITIUS.→
-
Dieux! qu’elles sont belles! que ces jeunes filles ont
de grâces et d’attraits!
- LES GARDES.→
-
Elles sont d’une beauté parfaite.
- DULCITIUS.→
-
Je suis épris de leurs charmes.
- LES GARDES.→
-
Cela est facile à croire.
- DULCITIUS.→
-
Je brûle de les amener à partager mon amour.
- LES GARDES.→
-
Il nous paraît douteux que vous réussissiez.
- DULCITIUS.→
-
Pourquoi?
- LES GARDES.→
-
Parce qu’elles sont inébranlables dans la foi.
- DULCITIUS.→
-
Qu’importe, si je les persuade par de douces paroles?
-
[125]
LES GARDES.→
-
Elles les méprisent.
- DULCITIUS.→
-
Et si je les effraie par les supplices?
- LES GARDES.→
-
Elles les dédaignent.
- DULCITIUS.→
-
Que faire donc?
- LES GARDES.→
-
C’est à vous d’y penser.
- DULCITIUS.→
-
Enfermez-les dans la salle intérieure de l’office, dont
le vestibule contient les ustensiles de cuisine.
- LES GARDES.→
-
Pourquoi dans ce lieu?
- DULCITIUS.→
-
Pour que je puisse les visiter plus fréquemment.
- LES GARDES.→
-
Nous obéissons à vos ordres.
DULCITIUS, GARDES.
- DULCITIUS.→
-
Que peuvent faire nos captives à cette heure de la
nuit?
- LES GARDES.→
-
Elles s’occupent à chanter des hymnes.
- DULCITIUS.→
-
Approchons.
- LES GARDES.→
-
Nous pourrons entendre dans l’éloignement le son
de leurs voix argentines.
- DULCITIUS.→
-
Restez en observation devant cette porte avec vos
flambeaux; moi, j’entrerai et je jouirai de leurs embrassements
tant désirés.
- LES GARDES.→
-
Entrez; nous vous attendrons.
AGAPE, CHIONIE, IRÈNE.
- AGAPE.→
-
Quel bruit entends-je à la première porte?
- IRÈNE.→
-
C’est le misérable Dulcitius qui entre.
- CHIONIE.→
-
Dieu nous protége!
- AGAPE.→
-
Amen.
- CHIONIE.→
-
Que signifie ce cliquetis de marmites, de chaudrons
et de poêles qui s’entre-choquent?
- IRÈNE.→
-
Je vais voir ce que c’est.—Approchez, je vous
prie; regardez à travers les fentes de la porte.
- AGAPE.→
-
Qu’y a-t-il?
- IRÈNE.→
-
Voyez! cet insensé a perdu la raison; il croit jouir
de nos embrassements.
- AGAPE.→
-
Que fait-il?
- IRÈNE.→
-
Tantôt il presse tendrement des marmites sur son
sein, tantôt il embrasse des chaudrons et des poêles
à frire, et leur donne d’amoureux baisers.
-
[131]
CHIONIE.→
-
Cela est risible!
- IRÈNE.→
-
Déjà son visage, ses mains, ses vêtements, sont
tellement salis et noircis, qu’il ressemble tout à fait
à un Éthiopien.
- AGAPE.→
-
Il est juste que son corps apparaisse aussi noir que
son âme possédée du démon(28).
- IRÈNE.→
-
Voici qu’il se dispose à s’en aller; examinons ce que
vont faire, quand il sortira, les soldats qui l’attendent
à la porte.
SCÈNE V.→
DULCITIUS, GARDES.
- LES GARDES.→
-
Quel est ce démoniaque, ou plutôt ce démon qui
sort? Fuyons!
- DULCITIUS.→
-
Soldats, où fuyez-vous? Restez, attendez; conduisez-moi
avec vos flambeaux à ma demeure.
- LES GARDES.→
-
C’est la voix de notre seigneur, mais c’est l’image
du diable. Ne nous arrêtons pas, pressons notre fuite;
ce fantôme veut notre perte.
-
[133]
DULCITIUS.→
-
Je cours au palais, et j’apprendrai aux princes comment
on m’outrage.
SCÈNE VI.→
DULCITIUS, LES HUISSIERS DU PALAIS.
- DULCITIUS.→
-
Huissiers, introduisez-moi dans le palais; j’ai à parler
en particulier à l’empereur.
- LES HUISSIERS.→
-
Quel est ce monstre affreux et dégoûtant, couvert
de haillons noirs et déchirés? Gourmons-le, et précipitons-le
du haut des degrés; il ne faut pas qu’il pénètre
plus avant.
- DULCITIUS.→
-
Malheur, malheur à moi! Qu’est-il arrivé? Ne
suis-je pas paré des vêtements les plus riches(29)?
toute ma personne n’est-elle pas éclatante? Et cependant
tous ceux que j’aborde témoignent à ma vue autant
de dégoût qu’à l’aspect d’un monstre horrible.
Je vais retourner auprès de ma femme; j’apprendrai
d’elle ce qui m’est arrivé. Mais la voici; elle accourt les
cheveux épars, et toute sa maison la suit en larmes.
DULCITIUS, la femme de Dulcitius, GARDES.
- LA FEMME DE DULCITIUS.→
-
Hélas! hélas! mon seigneur, à quel mal êtes-vous
en proie? Vous n’avez plus votre raison, Dulcitius.
Vous êtes devenu un objet de risée pour les chrétiens.
- DULCITIUS.→
-
Oui, je le sens enfin; j’ai été le jouet des maléfices
de ces femmes.
- LA FEMME DE DULCITIUS.→
-
Ce qui me confondait surtout, ce qui me contristait
le plus, c’est que vous ne connussiez pas votre mal.
- DULCITIUS, aux gardes.→
-
J’ordonne qu’on expose en place publique ces filles
impudiques, qu’on leur arrache leurs vêtements et
qu’on les livre nues à tous les regards, afin qu’elles
sachent, à leur tour, quels outrages nous pouvons
leur faire subir.
SCÈNE VIII.→
DULCITIUS, endormi sur son tribunal, GARDES.
- LES GARDES.→
-
Nous nous fatiguons en vain; nos efforts sont inutiles:
les vêtements de ces vierges tiennent à leur
[137]
corps autant que leur peau. Et voilà que notre chef,
Dulcitius lui-même, qui nous pressait de les dépouiller,
s’est endormi et ronfle sur son siége, sans
qu’il y ait moyen de le réveiller. Allons trouver l’empereur
et informons-le des choses qui se passent.
SCÈNE IX.→
DIOCLÉTIEN, seul.→
-
-
Il m’est pénible d’apprendre que le gouverneur Dulcitius
ait été en butte à tant d’insultes, d’outrages et de
cruelles déceptions. Mais pour que ces misérables
femmelettes ne puissent pas se vanter d’insulter impunément
nos dieux et se jouer de ceux qui les adorent,
je chargerai le comte Sisinnius d’être l’exécuteur de
ma vengeance.
SCÈNE X.→
SISINNIUS, GARDES.
- SISINNIUS.→
-
Soldats, où sont les filles impudiques qui doivent
subir la torture?
-
[139]
LES GARDES.→
-
Elles sont dans cette triste prison.
- SISINNIUS.→
-
Mettez à part Irène, et amenez ici les autres.
- LES GARDES.→
-
Pourquoi exceptez-vous une d’elles?
- SISINNIUS.→
-
Par pitié pour son jeune âge. Peut-être sera-t-elle
convertie plus aisément, si la présence de ses sœurs
ne l’intimide pas.
- LES GARDES.→
-
Cela est certain.
SCÈNE XI.→
Les précédents, AGAPE, CHIONIE.
- LES GARDES.→
-
Voici celles que vous demandez.
- SISINNIUS.→
-
Agape et vous, Chionie, suivez mes conseils.
- AGAPE.→
-
Nous pourrions suivre vos conseils!
- SISINNIUS.→
-
Offrez des libations aux dieux.
-
[141]
CHIONIE.→
-
Nous offrons un continuel sacrifice de louanges à
Dieu, le père véritable et éternel, à son fils coéternel
et à leur saint Paraclet.
- SISINNIUS.→
-
Ce n’est point là ce que je vous conseille; je vous
le défends même sous les peines les plus sévères.
- AGAPE.→
-
Vos défenses sont impuissantes; jamais nous ne sacrifierons
aux démons.
- SISINNIUS.→
-
Que votre cœur dépose son endurcissement; sacrifiez
aux dieux, sinon je vous ferai mettre à mort, suivant
l’ordre de l’empereur Dioclétien.
- CHIONIE.→
-
Il faut bien, lorsque votre empereur ordonne notre
mort, que vous lui obéissiez, vous qui savez que nous
méprisons ses édits; si même la pitié vous faisait tarder
à lui obéir, il serait juste qu’on vous punît de mort.
- SISINNIUS.→
-
Ne tardez pas, soldats! ne tardez pas à saisir ces
blasphématrices, et jetez-les vivantes dans un brasier.
- LES GARDES.→
-
Hâtons-nous de construire un bûcher et livrons-les
à la fureur des flammes, afin de mettre un terme à leur
insolence.
-
[143]
AGAPE.→
-
Non, Seigneur, non, ce ne serait pas un effet
sans exemple de votre pouvoir que d’ordonner au feu
d’oublier sa violence et de le forcer à vous obéir. Mais
tout ce qui nous retient ici-bas nous est à charge. Nous
vous supplions donc de rompre les liens qui enchaînent
nos âmes, afin que nos corps étant consumés, nous nous
réjouissions avec vous dans les régions célestes.
- LES GARDES.→
-
O prodige nouveau et inexplicable! les âmes de ces
femmes viennent de quitter leurs corps, sans qu’on
puisse apercevoir aucune trace de lésion. Ni leurs
cheveux, ni leurs vêtements n’ont été atteints par le
feu, encore moins leurs corps.
- SISINNIUS.→
-
Faites approcher Irène.
- LES GARDES.→
-
La voici.
SCÈNE XII.→
Les mêmes, IRÈNE.
- SISINNIUS.→
-
Redoutez, Irène, le sort de vos sœurs et craignez de
périr en les prenant pour exemple.
-
[145]
IRÈNE.→
-
Je souhaite suivre leur exemple et mourir pour mériter
de me réjouir éternellement avec elles.
- SISINNIUS.→
-
Cède, cède à mes conseils.
- IRÈNE.→
-
Je ne céderai point à qui me conseille le crime.
- SISINNIUS.→
-
Si tu t’obstines dans tes refus, je ne t’accorderai
pas une mort prompte; mais je la différerai, et chaque
jour je multiplierai et renouvellerai tes supplices.
- IRÈNE.→
-
Plus cruelles seront mes tortures, plus grande sera
ma gloire.
- SISINNIUS.→
-
Tu ne crains pas les supplices; mais j’en emploierai
un dont tu as horreur.
- IRÈNE.→
-
J’échapperai, avec l’aide du Christ, à tout ce que
vous inventerez contre moi.
- SISINNIUS.→
-
Je te ferai conduire dans un lieu de débauche, où
ton corps sera souillé par les plus honteuses impuretés.
- IRÈNE.→
-
Il vaut mieux que mon corps soit livré à toutes sortes
d’outrages, que mon âme salie par le culte des idoles.
- SISINNIUS.→
-
Si tu deviens la compagne des courtisanes, tu ne
[147]
pourras plus, ainsi déshonorée, être comptée dans la
phalange des vierges.
- IRÈNE.→
-
La volupté attire le châtiment, mais la nécessité
donne la couronne céleste. On n’est déclaré coupable
que pour des fautes auxquelles l’âme a consenti(30).
- SISINNIUS.→
-
En vain je l’épargnais; en vain j’avais pitié de son
enfance.
- LES GARDES.→
-
Nous savions bien que rien ne la pourrait forcer à
adorer les dieux, et que la terreur ne pourrait jamais
la vaincre.
- SISINNIUS.→
-
Je ne l’épargnerai pas plus longtemps.
- LES GARDES.→
-
Vous ferez bien.
- SISINNIUS.→
-
Saisissez-la sans pitié, traînez-la sans miséricorde et
conduisez-la honteusement dans un lieu de prostitution.
- IRÈNE.→
-
Ils ne m’y conduiront pas.
- SISINNIUS.→
-
Qui pourra les en empêcher?
- IRÈNE.→
-
Celui dont la providence régit le monde.
- SISINNIUS.→
-
Nous verrons.
-
[149]
IRÈNE.→
-
Et plus tôt que tu ne le voudras.
- SISINNIUS.→
-
Soldats, ne vous laissez pas effrayer par les fausses
prédictions de cette blasphématrice.
- LES GARDES.→
-
Elle ne nous effraie point; nous nous efforçons
d’exécuter vos ordres.
SCÈNE XIII.→
SISINNIUS, ensuite LES GARDES.
- SISINNIUS.→
-
Quels sont ces hommes qui accourent vers nous?
Combien ils ressemblent aux soldats à qui j’ai livré
Irène! Ce sont eux. (Aux gardes.) Pourquoi revenez-vous
si vite? où courez-vous si hors d’haleine?
- LES GARDES.→
-
C’est vous que nous cherchons.
- SISINNIUS.→
-
Et où est celle que vous avez emmenée?
- LES GARDES.→
-
Sur la crête de la montagne.
- SISINNIUS.→
-
De quelle montagne?
- LES GARDES.→
-
De la montagne voisine.
-
[151]
SISINNIUS.→
-
O hommes stupides et insensés, qui avez perdu toute
raison!
- LES GARDES.→
-
Pourquoi ces reproches? Pourquoi cette voix et ce
visage menaçants?
- SISINNIUS.→
-
Que les dieux vous foudroient!
- LES GARDES.→
-
Quel crime avons-nous commis contre vous? quelle
injure vous avons-nous faite? en quoi avons-nous
transgressé vos ordres?
- SISINNIUS.→
-
Ne vous ai-je pas ordonné de traîner dans un lieu
d’ignominie cette fille rebelle à nos dieux?
- LES GARDES.→
-
Oui, et nous étions occupés à vous obéir, quand deux
jeunes inconnus survinrent et nous assurèrent que
vous les aviez envoyés pour conduire Irène au sommet
de la montagne.
- SISINNIUS.→
-
Vous me l’apprenez.
- LES GARDES.→
-
Nous le voyons.
- SISINNIUS.→
-
Quel aspect avaient ces inconnus?
- LES GARDES.→
-
Leurs vêtements étaient éclatants, leurs traits imposants
et graves.
-
[153]
SISINNIUS.→
-
Ne les suivîtes-vous pas?
- LES GARDES.→
-
Oui, nous les suivîmes.
- SISINNIUS.→
-
Qu’ont-ils fait?
- LES GARDES.→
-
Ils se placèrent aux deux côtés d’Irène, et nous envoyèrent
ici pour vous informer de la conclusion de
cette affaire.
- SISINNIUS.→
-
Il ne me reste plus qu’à monter à cheval et à
chercher qui ose se jouer aussi insolemment de nous.
- LES GARDES.→
-
Courons-y également.
SCÈNE XIV.→
Les précédents, IRÈNE.
- SISINNIUS, à cheval.→
-
Qu’est-ce? je ne sais que faire; je suis ensorcelé
par les chrétiens. Voyez, je tourne incessamment
autour de cette montagne, et si je parviens à trouver
un sentier, je ne puis ni monter ni revenir sur mes
pas(31).
-
[155]
LES GARDES.→
-
Nous sommes tous le jouet des enchantements les
plus étranges; la fatigue nous accable. Si vous
laissez vivre plus longtemps cette tête écervelée, vous
causerez votre perte et la nôtre.
- SISINNIUS.→
-
Qu’un des miens bande fortement son arc, décoche
une flèche et perce cette odieuse magicienne.
- LES GARDES.→
-
C’est là ce qui convient.
- IRÈNE.→
-
Rougis, malheureux Sisinnius, rougis de te voir
honteusement vaincu et de n’avoir pu triompher que
par la force et par les armes, de l’enfance d’une faible
vierge.
- SISINNIUS.→
-
Je me résigne sans beaucoup de peine à cette honte,
parce que je suis sûr que tu vas mourir.
- IRÈNE.→
-
C’est pour moi un très-grand sujet de joie, et c’en
doit être un d’affliction pour toi; car, à cause de ta
cruauté, tu seras damné dans le Tartare(32). Moi, au
contraire, j’irai recevoir la palme du martyre, et parée
de la couronne de la virginité, j’entrerai dans la couche
céleste du Roi éternel, à qui appartiennent l’honneur
et la gloire dans tous les siècles.
III.
CALLIMAQUE.
ARGUMENT DE CALLIMAQUE.→
Résurrection de Drusiana et de Callimaque. Cette jeune
femme étant morte dans le Seigneur, Callimaque, qui
l’avait aimée vivante, désolé de l’avoir perdue et aveuglé
par une passion coupable, l’aima encore dans le tombeau
plus qu’il ne devait. De là sa mort misérable causée par
la morsure d’un serpent; mais, grâce aux prières de
l’apôtre saint Jean, il est ressuscité, ainsi que Drusiana,
et renaît dans le Christ(33).
CALLIMAQUE.→
PERSONNAGES.
CALLIMAQUE, jeune habitant d’Éphèse.
Les amis de Callimaque.
DRUSIANA.
ANDRONIQUE, mari de Drusiana.
L’apôtre SAINT JEAN.
FORTUNATUS, esclave d’Andronique.
DIEU.
SCÈNE PREMIÈRE.→
CALLIMAQUE, SES AMIS.
- CALLIMAQUE.→
-
Je voudrais, mes amis, vous dire quelques mots.
- LES AMIS.→
-
Usez de notre entretien aussi longtemps qu’il vous
plaira.
- CALLIMAQUE.→
-
Je préfère, si cette proposition ne vous déplaît
pas, vous mettre à l’abri de la foule des importuns.
-
[163]
LES AMIS.→
-
Nous sommes prêts à faire tout ce qui vous paraîtra
commode.
- CALLIMAQUE.→
-
Gagnons des lieux moins ouverts, afin que personne
ne vienne interrompre ce que j’ai à vous dire.
- LES AMIS.→
-
Comme il vous conviendra.
SCÈNE II.→
Les précédents.
- CALLIMAQUE.→
-
Je suis depuis longtemps atteint d’une peine profonde
que vos conseils pourront adoucir, j’espère.
- LES AMIS.→
-
Il est juste que la communauté de nos sympathies
nous fasse tous compatir à ce que la fortune apporte
de bien ou de mal à chacun de nous.
- CALLIMAQUE.→
-
Oh! plût à Dieu que vous voulussiez prendre une
part de ma souffrance en y compatissant!
- LES AMIS.→
-
Apprenez-nous quels sont vos chagrins; et, si leur
gravité l’exige, nous y compatirons: sinon, nous
ferons nos efforts pour distraire votre esprit d’une
préoccupation funeste.
-
[165]
CALLIMAQUE.→
-
J’aime.
- LES AMIS.→
-
Qu’aimez-vous?
- CALLIMAQUE.→
-
Une chose belle et pleine de grâces.
- LES AMIS.→
-
Ce sont là des attributs; et les attributs ne s’appliquent
ni à un seul ordre d’objets, ni à tous les individus
d’un même ordre(34). Aussi ne peut-on savoir
par votre réponse l’être particulier que vous aimez.
- CALLIMAQUE.→
-
Eh bien! je me servirai du mot femme.
- LES AMIS.→
-
Employer le mot femme, c’est les comprendre
toutes.
- CALLIMAQUE.→
-
Non pas toutes généralement, mais une en particulier.
- LES AMIS.→
-
Ce qu’on dit d’un sujet ne peut s’entendre que
d’un sujet déterminé. Si donc vous voulez que nous
connaissions les attributs, dites-nous d’abord quelle
est la substance.
- CALLIMAQUE.→
-
Drusiana.
- LES AMIS.→
-
La femme du prince Andronique?
-
[167]
CALLIMAQUE.→
-
Elle-même.
- LES AMIS.→
-
Vous délirez, notre ami; elle a été purifiée par le
baptême.
- CALLIMAQUE.→
-
Je m’en inquiète peu, si je puis l’amener à m’aimer.
- LES AMIS.→
-
Vous ne le pourrez pas.
- CALLIMAQUE.→
-
Pourquoi cette défiance?
- LES AMIS.→
-
Parce que vous entreprenez une chose difficile.
- CALLIMAQUE.→
-
Suis-je le premier qui tente une aventure de ce
genre, et de nombreux exemples ne me provoquent-ils
pas à tout oser?
- LES AMIS.→
-
Écoutez, frère: celle pour laquelle vous brûlez suit
la doctrine de l’apôtre saint Jean; elle s’est vouée tout
entière à Dieu, à tel point que rien, depuis longtemps,
n’a pu la rappeler dans le lit de son époux Andronique,
chrétien zélé. Encore bien moins consentira-t-elle
à satisfaire vos désirs frivoles.
- CALLIMAQUE.→
-
Je vous ai demandé des consolations, et vous enfoncez
le désespoir dans mon cœur!
- LES AMIS.→
-
Dissimuler, c’est tromper, et celui qui flatte vend
la vérité.
-
[169]
CALLIMAQUE.→
-
Puisque vous me refusez votre secours, j’irai trouver
Drusiana, et par mes discours passionnés je persuaderai
à son cœur de m’accorder son amour.
- LES AMIS.→
-
Vous n’y parviendrez pas.
- CALLIMAQUE.→
-
C’est qu’alors j’aurai les destins contraires(35).
- LES AMIS.→
-
Nous verrons à l’épreuve.
SCÈNE III.→
CALLIMAQUE, DRUSIANA(36).
- CALLIMAQUE.→
-
C’est à vous que je parle, Drusiana, à vous mon
plus cher et mon plus cordial amour.
- DRUSIANA.→
-
Je cherche avec surprise, Callimaque, ce que vous
voulez de moi en m’adressant la parole.
- CALLIMAQUE.→
-
Vous le cherchez avec surprise?
- DRUSIANA.→
-
Oui, vraiment.
- CALLIMAQUE.→
-
Je veux, avant tout, vous parler de mon amour.
- DRUSIANA.→
-
Que voulez-vous dire par votre amour?
-
[171]
CALLIMAQUE.→
-
Je veux dire que je vous chéris plus que toutes choses
au monde.
- DRUSIANA.→
-
Quels sont les liens étroits du sang, quels sont les
nœuds formés par les lois qui vous portent à m’aimer?
- CALLIMAQUE.→
-
Votre beauté.
- DRUSIANA.→
-
Ma beauté!
- CALLIMAQUE.→
-
Oui, certes.
- DRUSIANA.→
-
Quel rapport y a-t-il entre ma beauté et vous?
- CALLIMAQUE.→
-
Hélas! il y en a eu bien peu jusqu’à ce jour; mais
j’espère qu’il en sera bientôt différemment.
- DRUSIANA.→
-
Loin de moi! loin de moi! odieux suborneur! je
rougis d’échanger plus longtemps des paroles avec
vous. Je sens que vous êtes rempli des ruses du démon.
- CALLIMAQUE.→
-
Ma Drusiana, ne repoussez pas un homme qui vous
aime, un homme qui vous est attaché de toute son
âme! Répondez plutôt à son amour.
- DRUSIANA.→
-
Je ne fais pas le moindre cas de votre langage corrupteur;
je n’ai que du dégoût pour vos désirs lascifs,
et je méprise profondément votre personne.
-
[173]
CALLIMAQUE.→
-
Je n’ai pas voulu jusqu’ici me livrer à la colère,
parce que je pense que peut-être la pudeur vous empêche
d’avouer l’effet que ma tendresse produit sur
vous.
- DRUSIANA.→
-
Votre tendresse n’excite en moi que l’indignation.
- CALLIMAQUE.→
-
Je crois que vous ne tarderez pas à changer de sentiment.
- DRUSIANA.→
-
Je n’en changerai jamais, soyez-en certain.
- CALLIMAQUE.→
-
Peut-être.
- DRUSIANA.→
-
O homme insensé! amant égaré! pourquoi te tromper
toi-même? pourquoi t’abuser par un vain espoir?
Par quelle raison, par quel aveuglement peux-tu
espérer que je cède à tes folles avances, moi qui depuis
longtemps me suis abstenue de partager la couche
de mon légitime époux?
- CALLIMAQUE.→
-
J’en atteste Dieu et les hommes, Drusiana! si tu
ne cèdes pas à mon amour, je n’aurai ni repos ni relâche,
que je ne t’aie enveloppée et prise dans mes
piéges.
DRUSIANA, ANDRONIQUE.
- DRUSIANA, se croyant seule.→
-
Hélas! Seigneur Jésus-Christ! que me sert d’avoir
fait profession de chasteté, puisque ma beauté n’en a
pas moins séduit ce jeune fou? Voyez mon effroi,
Seigneur; voyez de quelle douleur je suis pénétrée.
Je ne sais ce que je dois faire: si je dénonce l’audace
de Callimaque, je causerai des discordes civiles;
si je me tais, je ne pourrai, sans votre secours,
éviter ces embûches diaboliques. Ordonnez plutôt, ô
Christ! que je meure en vous bien vite, afin que je
ne devienne pas une occasion de chute pour ce jeune
voluptueux! (Elle meurt).
- ANDRONIQUE.→
-
Infortuné que je suis! Drusiana vient de trépasser
subitement. Je cours appeler saint Jean.
SCÈNE V.→
ANDRONIQUE, JEAN.
- JEAN.→
-
Pourquoi vous affligez-vous avec tant d’excès, Andronique?
pour quelle raison coulent vos larmes?
-
[177]
ANDRONIQUE.→
-
Hélas! hélas! seigneur! la vie m’est devenue un
fardeau.
- JEAN.→
-
Quel malheur vous a frappé?
- ANDRONIQUE.→
-
Drusiana, votre élève....
- JEAN.→
-
A-t-elle quitté son enveloppe humaine?
- ANDRONIQUE.→
-
Hélas! vous l’avez dit.
- JEAN.→
-
Il n’est nullement convenable de verser des pleurs
sur la mort de ceux dont nous croyons les âmes heureuses
dans le repos céleste.
- ANDRONIQUE.→
-
Bien que je ne doute pas que son âme, comme vous
l’assurez, ne goûte les joies éternelles, et que son
corps inaccessible à la corruption ne ressuscite un
jour, cependant une chose me pénètre de douleur:
c’est que par ses vœux elle ait, devant moi, invité la
mort à venir la prendre.
- JEAN.→
-
Avez-vous su quel a été son motif?
- ANDRONIQUE.→
-
Je l’ai su, et je vous l’apprendrai, si jamais je parviens
à me guérir de ma tristesse.
- JEAN.→
-
Allons, et employons tous nos soins à célébrer ses
obsèques.
-
[179]
ANDRONIQUE.→
-
Il y a non loin d’ici un tombeau de marbre; nous y
déposerons ses restes. Je chargerai Fortunatus, un de
mes serviteurs, du soin de garder ce monument.
- JEAN.→
-
Il est convenable que Drusiana soit inhumée avec
honneur. Puisse Dieu donner à son âme la joie et le
repos!
SCÈNE VI.→
CALLIMAQUE, FORTUNATUS(37).
- CALLIMAQUE.→
-
Qu’arrivera-t-il de tout ceci, Fortunatus? La mort
même de Drusiana ne peut éteindre mon amour.
- FORTUNATUS.→
-
Votre situation est digne de pitié.
- CALLIMAQUE.→
-
Je meurs si ton adresse ne me vient en aide.
- FORTUNATUS.→
-
En quoi puis-je vous aider?
- CALLIMAQUE.→
-
En faisant que je la voie, quoique morte.
- FORTUNATUS.→
-
Son corps, je le pense, est encore intact, parce qu’il
n’a pas été flétri par de longues souffrances, et qu’elle
a, vous le savez, été enlevée par une fièvre légère.
-
[181]
CALLIMAQUE.→
-
O plût à Dieu que j’en pusse faire l’épreuve!
- FORTUNATUS.→
-
Si vous me payez généreusement, je livrerai le
corps de Drusiana à vos désirs.
- CALLIMAQUE.→
-
Prends d’abord tout ce que j’ai sous la main, et sois
sûr que tu recevras de moi beaucoup plus ensuite.
- FORTUNATUS.→
-
Allons vite à la tombe.
- CALLIMAQUE.→
-
Ce n’est pas moi qui tarderai.
SCÈNE VII.→
Les précédents, DRUSIANA, couchée dans son cercueil.
- FORTUNATUS.→
-
Voici le corps. (Écartant le linceul.) Ces traits ne sont pas
ceux d’une morte; ces membres ont toute la fraîcheur
de la vie; faites d’elle selon vos désirs.
- CALLIMAQUE.→
-
O Drusiana! Drusiana! quelle tendresse de cœur je
t’avais vouée! comme je t’aimais sincèrement et du
fond de mes entrailles! Et toi, tu m’as toujours repoussé!
toujours tu as contredit mes vœux! (Il l’enlève hors
de la tombe.) Maintenant il est en mon pouvoir de pousser
contre toi mes violences aussi loin que je voudrai.
-
[183]
FORTUNATUS.→
-
Ah! ah! un horrible serpent s’élance sur nous!
- CALLIMAQUE.→
-
Malheur à moi! Fortunatus, pourquoi m’as-tu séduit?
pourquoi m’as-tu conseillé ce crime détestable?
Voici que tu meurs sous la blessure de ce serpent, et
moi j’expire avec toi de terreur.
SCÈNE VIII.→
JEAN, ANDRONIQUE, ensuite DIEU.
- JEAN.→
-
Andronique, allons au tombeau de Drusiana, afin
de recommander son âme au Christ par nos prières.
- ANDRONIQUE.→
-
Il est digne de votre sainteté de ne pas oublier
celle qui avait mis toute sa confiance en vous.
-
(Dieu apparaît.)
- JEAN.→
-
Voyez! le Dieu invisible se montre à nous sous
une forme visible. Il a pris les traits d’un très-beau
jeune homme.
- ANDRONIQUE, aux spectateurs(38).→
-
Tremblez!
-
[185]
JEAN.→
-
Seigneur Jésus! pourquoi avez-vous daigné vous
manifester en ce lieu à vos serviteurs?
- DIEU.→
-
C’est pour la résurrection de Drusiana et de ce jeune
homme étendu près de sa tombe, que je vous apparais.
Mon nom doit être glorifié en eux.
- ANDRONIQUE, à Jean.→
-
Avec quelle promptitude il est remonté au ciel(39)!
- JEAN.→
-
Je ne comprends pas entièrement la cause de tout
ceci.
- ANDRONIQUE.→
-
Hâtons notre marche; peut-être, quand nous serons
arrivés, trouverons-nous, à la vue des faits, l’explication
de ce que vous assurez ne pas bien comprendre.
SCÈNE IX.→
Les précédents, les trois corps de DRUSIANA,
de FORTUNATUS et de CALLIMAQUE.
- JEAN.→
-
Au nom du Christ, quel prodige vois-je ici? Le
sépulcre est ouvert, le corps de Drusiana a été jeté
[187]
hors de sa tombe; à côté gisent deux cadavres enlacés
dans les nœuds d’un serpent!
- ANDRONIQUE.→
-
Je devine ce que cela signifie. Durant sa vie, le
jeune Callimaque aima Drusiana d’un amour criminel.
Drusiana en fut contristée; le chagrin qu’elle en
conçut la fit tomber dans la fièvre, et elle invita la
mort à venir la visiter.
- JEAN.→
-
L’amour de la chasteté a-t-il pu la pousser jusque-là?
- ANDRONIQUE.→
-
Après la mort de celle qu’il aimait, ce jeune insensé,
tourmenté à la fois par l’amour et par le chagrin de
n’avoir pu commettre le crime qu’il méditait, s’abandonna
au désespoir et sentit s’irriter le feu de ses désirs.
- JEAN.→
-
Obstination déplorable!
- ANDRONIQUE.→
-
Je ne doute pas qu’il n’ait séduit à prix d’argent ce
méchant esclave, pour obtenir de lui l’occasion d’accomplir
son dessein criminel.
- JEAN.→
-
O forfait sans exemple!
- ANDRONIQUE.→
-
Aussi, tous les deux, je le vois, ont-ils été frappés
de mort, afin de les empêcher de consommer leur entreprise
scélérate.
- JEAN.→
-
Juste châtiment!
-
[189]
ANDRONIQUE.→
-
Ce qui dans tout ceci m’étonne le plus, c’est que la
voix de Dieu ait plutôt annoncé la résurrection de celui
dont la volonté fut coupable, que celle de l’homme
qui n’a été que son complice; cela vient peut-être de
ce que l’un, entraîné par les séductions de la chair,
a failli sans discernement, tandis que l’autre a péché
par pure méchanceté.
- JEAN.→
-
Avec quel scrupule l’Arbitre suprême juge les actions
humaines, et dans quelle juste balance il pèse les
mérites de chacun, c’est ce qu’il est difficile de savoir,
et ce que personne ne peut expliquer; car le mystère
des jugements divins passe de bien loin la sagacité
de l’esprit de l’homme.
- ANDRONIQUE.→
-
Aussi n’avons-nous pas pour les jugements de Dieu
assez d’admiration: nous voyons les événements; mais
la science nous manque pour en discerner les causes.
- JEAN.→
-
Ce n’est d’ordinaire qu’après les faits accomplis que
l’événement nous révèle le secret des choses.
- ANDRONIQUE.→
-
Mais, faites donc, bienheureux Jean, ce que vous
avez reçu la mission de faire: ressuscitez Callimaque,
pour que nous arrivions au dénoûment de cette mystérieuse
aventure.
- JEAN.→
-
Je pense devoir invoquer d’abord le nom du Christ
[191]
pour chasser le serpent; ensuite je ressusciterai Callimaque.
- ANDRONIQUE.→
-
Vous avez raison; c’est le moyen qu’il ne soit pas
blessé de nouveau par la morsure du reptile.
- JEAN, au serpent.→
-
Éloigne-toi de ce jeune homme, bête cruelle! car
il doit dorénavant servir le Christ.
- ANDRONIQUE.→
-
Quoique cette brute soit sans raison, son oreille au
moins n’est pas sourde; elle a entendu votre ordre.
- JEAN.→
-
Ce n’est pas à ma puissance, mais à celle du Christ
qu’elle a obéi.
- ANDRONIQUE.→
-
Aussi a-t-elle disparu plus vite que la parole(40).
- JEAN.→
-
Dieu infini et que nul espace ne peut contenir; être
simple et incommensurable, qui seul es ce que tu es;
qui, réunissant deux substances dissemblables, as de
l’une et de l’autre créé l’homme, et qui, désunissant
ces deux principes, sépares ce qui formait un tout;
ordonne que le souffle de vie rentre dans ce corps,
que l’union rompue se rétablisse, et que Callimaque
ressuscite homme parfait comme auparavant, afin
que tu sois glorifié par toutes les créatures, toi qui
peux seul opérer de tels miracles!
-
[193]
ANDRONIQUE.→
-
Amen.—Tenez! voici Callimaque qui respire l’air
vital! Seulement la stupeur le retient encore immobile.
- JEAN.→
-
Callimaque, au nom du Christ, levez-vous! et quoi
que vous ayez fait, confessez-le; à quelques tentations
coupables que vous ayez succombé, proclamez-les,
pour que la vérité ne nous reste en rien cachée.
- CALLIMAQUE.→
-
Je ne puis nier que je ne sois venu ici dans une intention
criminelle. J’étais consumé par une mélancolie
funeste et je ne pouvais apaiser le feu de mon amour
illicite.
- JEAN.→
-
Quelle démence, quelle frénésie s’était emparée de
vous, pour oser vouloir faire subir à ces chastes restes
un si honteux outrage?
- CALLIMAQUE.→
-
J’étais entraîné par ma propre folie et par les suggestions
captieuses de ce Fortunatus.
- JEAN.→
-
Avez-vous eu, trois fois infortuné, le malheur de
parvenir à commettre le mal que vous désiriez?
- CALLIMAQUE.→
-
Nullement. J’ai eu la possibilité de vouloir; mais le
pouvoir d’exécuter m’a tout à fait manqué.
- JEAN.→
-
Quel obstacle vous arrêta?
-
[195]
CALLIMAQUE.→
-
A peine avais-je écarté le suaire et essayé d’odieux
attentats sur le corps inanimé de Drusiana, que ce
Fortunatus, le fauteur et l’instigateur du crime, périt
sous le venin d’un serpent.
- ANDRONIQUE.→
-
O punition bien méritée!
- CALLIMAQUE.→
-
Alors m’apparut un jeune homme d’un aspect terrible;
sa main recouvrit respectueusement le corps;
de sa face rayonnante jaillirent des étincelles sur le
tombeau; une d’elles atteignit mon visage, et en même
temps se fit entendre une voix qui dit: «Callimaque,
meurs pour vivre!» Ayant ouï ces mots, j’expirai.
- JEAN.→
-
Bienfait de la grâce céleste, qui ne se complaît pas
dans la perte des impies!
- CALLIMAQUE.→
-
Vous avez entendu la misère de ma chute, daignez
ne pas ajourner le remède de votre miséricorde.
- JEAN.→
-
Je ne l’ajournerai point.
- CALLIMAQUE.→
-
Car je suis confus et contristé jusqu’au fond de
l’âme, je souffre, je gémis, je pleure sur mon horrible
sacrilége.
-
[197]
JEAN.→
-
Ce n’est pas sans raison; un aussi grave délit exige
le remède d’une pénitence qui ne soit point légère.
- CALLIMAQUE.→
-
Oh! plût à Dieu que je pusse vous ouvrir les plus
profonds replis de mon cœur! vous y verriez l’amertume
du regret que je souffre, et vous compatiriez à
ma douleur.
- JEAN.→
-
Je me réjouis de cette douleur; car je sens que la
tristesse vous est salutaire.
- CALLIMAQUE.→
-
Je n’ai que dégoût pour ma vie passée, je n’ai que
dégoût pour les voluptés coupables.
- JEAN.→
-
Ce n’est point à tort.
- CALLIMAQUE.→
-
Je me repens du crime que j’ai commis.
- JEAN.→
-
La raison le veut.
- CALLIMAQUE.→
-
J’ai tant de déplaisir de ce que j’ai fait, que je ne
puis éprouver ni le désir ni le bonheur de vivre, à
moins que, renaissant en Jésus-Christ, je ne mérite de
devenir meilleur.
- JEAN.→
-
Je ne doute pas que la grâce d’en-haut ne se manifeste
en vous.
- CALLIMAQUE.→
-
Ne tardez donc pas, ne différez pas à relever mon
[199]
abattement, à adoucir ma tristesse par vos consolations,
afin qu’aidé de vos avis et sous votre direction,
de gentil je devienne chrétien, et que de débauché je
devienne chaste; et qu’entré, sous votre conduite,
dans le chemin de la vérité, je vive selon les préceptes
de la promission divine.
- JEAN.→
-
Béni soit le fils unique de Dieu, qui a bien voulu
participer à notre faiblesse, et dont la clémence, ô
mon fils Callimaque, vous a tué et en vous tuant vous
a vivifié! Béni soit celui qui, par ce faux semblant
de trépas, a délivré sa créature de la mort de
l’âme!
- ANDRONIQUE.→
-
Chose inouïe et digne de toute notre admiration!
- JEAN.→
-
O Christ! rédemption du monde, holocauste offert
pour nos péchés! je ne sais par quelles louanges assez
éclatantes te célébrer dignement. J’adore avec crainte
ta bénigne clémence et ta clémente patience, toi qui
tantôt traites les pécheurs avec une bonté de père,
tantôt les châties avec une juste sévérité et les forces à
la pénitence.
- ANDRONIQUE.→
-
Gloire à sa divine miséricorde!
- JEAN.→
-
Qui aurait osé le croire? qui l’aurait espéré? La
mort surprend ce jeune homme tout occupé de satisfaire
ses désirs coupables; elle l’enlève au moment du
crime, et ta miséricorde, ô Seigneur! daigne le rappeler
à la vie et lui rendre des chances de pardon!
[201]
Béni soit ton saint nom dans tous les siècles, ô toi qui
seul opères de si admirables prodiges!
- ANDRONIQUE.→
-
Et moi donc, bienheureux Jean! ne tardez pas à me
consoler; car la tendresse conjugale que je porte à
Drusiana ne permet à mon âme aucun repos, jusqu’à
ce que je l’aie vue, elle aussi, ressuscitée au plus vite.
- JEAN.→
-
Drusiana, que Jésus-Christ, notre Seigneur, vous
ressuscite!
- DRUSIANA.→
-
Gloire et honneur à toi, Christ, qui me fais revivre.
- CALLIMAQUE.→
-
O ma Drusiana! grâces soient rendues à celui qui
vous sauve, à celui qui vous fait renaître dans la joie,
vous qui aviez atteint votre dernier jour dans la tristesse.
- DRUSIANA.→
-
O mon vénérable père, bienheureux Jean, il est
digne de votre sainteté qu’après avoir ressuscité Callimaque
qui m’aima d’un amour coupable, vous ressuscitiez
aussi l’esclave qui lui a livré mon corps
enseveli.
- CALLIMAQUE.→
-
Apôtre du Christ, ne croyez point qu’il soit digne
de vous de délivrer des liens de la mort ce traître, ce
malfaiteur qui m’a trompé, qui m’a séduit, qui m’a
provoqué à oser cet horrible attentat.
-
[203]
JEAN.→
-
Vous ne devez point lui envier la grâce de la clémence
divine.
- CALLIMAQUE.→
-
Non, il n’est pas digne de la résurrection celui qui
fut cause de la perte de son prochain.
- JEAN.→
-
La loi de notre religion nous enseigne qu’un homme
doit remettre ses offenses à un autre homme, s’il souhaite
que Dieu lui remette les siennes(41).
- ANDRONIQUE.→
-
Cela est juste.
- JEAN.→
-
Car le fils unique de Dieu, le premier né de la
Vierge, qui seul est venu au monde innocent, immaculé
et exempt de la tache du péché originel, a trouvé
tous les hommes courbés sous le lourd fardeau du
péché.
- ANDRONIQUE.→
-
Cela est vrai.
- JEAN.→
-
Certes, il ne pouvait rencontrer aucun juste, aucun
homme digne de sa miséricorde; cependant il ne méprisa
personne, il n’excepta personne de sa grâce et de
sa charité; mais il s’offrit lui-même pour tous, et donna
sa vie précieuse pour le salut de tous.
- ANDRONIQUE.→
-
Si l’innocent n’eût pas été mis à mort, nul homme
n’eût été justement sauvé.
-
[205]
JEAN.→
-
Aussi ne se réjouit-il pas de la perte des hommes,
lui qui se rappelle les avoir rachetés de son sang précieux.
- ANDRONIQUE.→
-
Grâces lui soient rendues!
- JEAN.→
-
C’est pourquoi nous ne devons pas envier aux autres
la grâce divine, que nous voyons avec joie abonder
en nous, sans que nous l’ayons méritée.
- CALLIMAQUE.→
-
Votre remontrance m’a effrayé.
- JEAN.→
-
Néanmoins, pour ne pas paraître repousser vos
désirs, cet homme ne sera pas ressuscité par moi, mais
par Drusiana, qui a reçu de Dieu le pouvoir de le
faire.
- DRUSIANA.→
-
Substance divine, qui seule es vraiment immatérielle
et sans forme! toi qui as créé et modelé l’homme
à ton image(42), et qui as inspiré à ta créature le souffle
de vie, permets que le corps matériel de Fortunatus recouvre
sa chaleur et redevienne une âme vivante, afin
que notre triple résurrection tourne à ta louange, vénérable
Trinité!
- JEAN.→
-
Amen.
- DRUSIANA.→
-
Réveillez-vous, Fortunatus, et, par l’ordre du
Christ, rompez les liens de la mort!
-
[207]
FORTUNATUS.→
-
Qui me prend par la main et me relève? qui a parlé
pour me faire revivre?
- JEAN.→
-
Drusiana.
- FORTUNATUS.→
-
Quoi! c’est Drusiana qui m’a ressuscité?
- JEAN.→
-
Elle-même.
- FORTUNATUS.→
-
N’avait-elle pas succombé, il y a quelques jours, à
une mort imprévue?
- JEAN.→
-
Oui, mais elle vit en Jésus-Christ.
- FORTUNATUS.→
-
Et pourquoi Callimaque a-t-il ce maintien grave et
modeste? pourquoi ne laisse-t-il pas éclater, selon sa
coutume, son amour effréné pour Drusiana?
- JEAN.→
-
Parce que, renonçant à cette mauvaise pensée, il
s’est transformé en un vrai disciple du Christ.
- FORTUNATUS.→
-
Non; cela n’est pas.
- JEAN.→
-
Il en est ainsi.
- FORTUNATUS.→
-
Eh bien! si, comme vous l’assurez, Drusiana m’a
ressuscité, et si Callimaque croit au Christ, je rejette
la vie, et fais volontairement choix de la mort; car
j’aime mieux ne pas exister que de sentir continuellement
en eux une telle abondance de grâce et de vertus.
-
[209]
JEAN.→
-
O étonnante envie du démon! ô malice de l’antique
serpent, qui fit goûter la coupe de la mort à nos premiers
pères, et qui ne cesse de gémir sur la gloire des
justes! Ce malheureux Fortunatus, tout rempli d’un
fiel diabolique, ressemble à un mauvais arbre qui
ne produit que des fruits amers. Qu’il soit donc retranché
du collége des justes et rejeté de la société
de ceux qui craignent le Seigneur; qu’il soit précipité
dans le feu de l’éternel supplice, pour y être torturé
sans un seul intervalle de rafraîchissement.
- ANDRONIQUE.→
-
Voyez comme les blessures que le serpent lui a faites
se gonflent: il tourne de nouveau à la mort; il trépassera
plus vite que je n’aurai parlé.
- JEAN.→
-
Qu’il meure, et devienne un des habitants de l’enfer,
lui qui, par haine du bonheur d’autrui, a refusé
de vivre.
- ANDRONIQUE.→
-
Punition effroyable!
- JEAN.→
-
Rien n’est plus effroyable que l’envieux; nul n’est
plus criminel que le superbe.
- ANDRONIQUE.→
-
L’un et l’autre sont misérables.
- JEAN.→
-
Un seul et même homme est toujours en proie à ces
deux vices, parce qu’ils ne vont jamais l’un sans l’autre.
- ANDRONIQUE.→
-
Expliquez-vous plus clairement.
-
[211]
JEAN.→
-
Oui, le superbe est envieux et l’envieux est superbe,
parce qu’un esprit rongé par l’envie, ne pouvant souffrir
d’entendre l’éloge d’autrui et désirant voir déprimer
ceux qui le surpassent en perfection, dédaigne
d’être placé au-dessous des plus dignes et s’efforce orgueilleusement
d’être mis au-dessus de ses égaux.
- ANDRONIQUE.→
-
Évidemment.
- JEAN.→
-
De là vint que ce misérable se trouva blessé au fond
du cœur, et ne put supporter l’humiliation de se
reconnaître inférieur à ceux dans lesquels il voyait
briller avec plus d’éclat la grâce divine.
- ANDRONIQUE.→
-
Je comprends enfin, maintenant, pourquoi Dieu
n’avait pas compté Fortunatus au nombre de ceux qui
devaient ressusciter; c’est qu’il devait mourir presque
aussitôt.
- JEAN.→
-
Il méritait ce double trépas, d’abord pour avoir
outragé une sépulture qui lui était confiée, ensuite
pour avoir poursuivi de sa haine injuste ceux qui
étaient ressuscités.
- ANDRONIQUE.→
-
Le malheureux a cessé de vivre.
- JEAN.→
-
Retirons-nous et laissons le démon reprendre son
fils. Nous, cependant, pour célébrer dignement la
conversion merveilleuse de Callimaque et cette double
résurrection, passons ce jour dans la joie(43), rendant
grâces à Dieu, ce juge équitable, ce pénétrant
[213]
scrutateur de toutes les consciences, qui seul voit tout,
et, disposant toutes choses comme il convient, distribuera
à chacun, selon qu’il l’en aura reconnu digne,
les récompenses ou les châtiments. A lui seul l’honneur,
la vertu, la force, la victoire! à lui seul la gloire
et le triomphe pendant la durée infinie des siècles!
Amen.
IV.
ABRAHAM.
ARGUMENT D’ABRAHAM.→
Chute et conversion de Marie, nièce d’Abraham, ermite.
Marie, après avoir vécu vingt années en solitude, se
laisse séduire, rentre dans le siècle, et ne craint pas de
se mêler à une troupe de courtisanes. Au bout de deux
ans, les prières d’Abraham, qui s’était présenté à elle
comme un amant, la rappellent à la vertu. Elle effaça par
des larmes abondantes, par des jeûnes, des veilles et des
prières continuées pendant vingt ans, les souillures de
ses péchés(44).
ABRAHAM.→
PERSONNAGES.
ABRAHAM, |
} |
ermites. |
ÉPHREM(45), |
MARIE, nièce d’Abraham. |
Un ami d’Abraham. |
Un hôtelier. |
SCÈNE PREMIÈRE.→
ABRAHAM, ÉPHREM.
- ABRAHAM.→
-
Éphrem, mon frère et le compagnon de ma solitude,
vous convient-il de vous entretenir avec moi, ou
dois-je attendre que vous ayez fini de louer le Seigneur?
- ÉPHREM.→
-
La conversation doit avoir pour unique objet, entre
nous, la louange de celui qui a promis de se trouver au
milieu de ceux qui s’assemblent en son nom.
- ABRAHAM.→
-
Je ne suis venu que pour m’entretenir de ce que je
sais être agréable à la divine volonté.
-
[221]
ÉPHREM.→
-
C’est pourquoi je ne différerai pas cet entretien d’un
seul moment, et je me donne tout à votre désir.
- ABRAHAM.→
-
Un projet fermente dans mon esprit, et je souhaite
ardemment que votre volonté réponde à mes vœux.
- ÉPHREM.→
-
Avec un même cœur, avec une même âme, nous
devons vouloir ou ne vouloir pas les mêmes choses.
- ABRAHAM.→
-
J’ai une nièce toute jeune, privée de l’appui de son
père et de sa mère. La compassion que m’inspire son
isolement me donne pour elle la plus vive affection, et
j’éprouve à son sujet de continuelles inquiétudes.
- ÉPHREM.→
-
Que vous font les soucis du monde, à vous qui avez
triomphé du siècle?
- ABRAHAM.→
-
Mon seul souci est que l’éclatante beauté de ma
nièce ne soit un jour ternie par la souillure du péché.
- ÉPHREM.→
-
Peut-on blâmer une telle crainte?
- ABRAHAM.→
-
J’espère que non.
- ÉPHREM.→
-
Quel est son âge?
-
[223]
ABRAHAM.→
-
Qu’une révolution de douze mois s’accomplisse, et
elle aura respiré l’air vital pendant deux olympiades.
- ÉPHREM.→
-
Votre pupille est loin de la maturité.
- ABRAHAM.→
-
Aussi ne suis-je pas sans inquiétude.
- ÉPHREM.→
-
Où habite-t-elle?
- ABRAHAM.→
-
Dans mon ermitage; car, à la prière de ses parents,
je l’ai prise chez moi pour l’élever; de plus,
j’ai résolu de distribuer ses richesses aux pauvres.
- ÉPHREM.→
-
Le mépris des biens temporels convient à un esprit
tourné vers le ciel.
- ABRAHAM.→
-
Je brûle du désir de fiancer ma nièce au Christ et
de la soumettre à sa discipline.
- ÉPHREM.→
-
Ce désir est louable.
- ABRAHAM.→
-
Le nom qu’elle porte m’en fait une loi.
- ÉPHREM.→
-
Quel est son nom?
- ABRAHAM.→
-
Marie.
-
[225]
ÉPHREM.→
-
Il est vrai que la couronne de la virginité sied bien
à l’excellence d’un tel nom.
- ABRAHAM.→
-
Je ne doute pas que, si nous lui adressons de douces
exhortations, nous ne la trouvions facile à céder à
nos conseils.
- ÉPHREM.→
-
Allons près d’elle, et tâchons de faire comprendre à
son esprit la paisible douceur du célibat.
SCÈNE II.→
Les précédents, MARIE.
- ABRAHAM.→
-
O ma fille adoptive! ô partie de mon âme! Marie,
cède à mes avis paternels et aux instructions salutaires
de mon compagnon Éphrem; tâche d’imiter par la
chasteté la patronne de la virginité, à qui tu ressembles
déjà par le nom.
- ÉPHREM.→
-
Il ne convient pas, ma fille, que vous qui, par le
mystère de votre nom, vous élevez sur l’axe du monde
près de Marie, la mère de Dieu, au milieu des astres
qui ne doivent jamais tomber, vous rampiez, inférieure
[227]
en mérite, parmi les plus infimes créatures de
la terre.
- MARIE.→
-
J’ignore le mystère de mon nom; de là vient que je
ne puis comprendre ce que signifient les circonlocutions
dont vous vous servez(46).
- ÉPHREM.→
-
Marie signifie l’étoile de la mer, autour de laquelle
roule le monde, et sont appelés les peuples.
- MARIE.→
-
Pourquoi l’appelle-t-on l’étoile de la mer?
- ÉPHREM.→
-
Parce qu’elle ne se couche jamais et indique aux
navigateurs le sentier du droit chemin.
- MARIE.→
-
Et comment pourrait-il se faire que moi, si faible
créature, formée de boue, je pusse atteindre aux mérites
dont brille le mystère de mon nom?
- ÉPHREM.→
-
Vous le pourrez par une virginale pureté de corps
et une entière sainteté d’esprit.
- MARIE.→
-
C’est un honneur bien grand pour un être mortel,
que d’égaler les rayons des astres(47).
- ÉPHREM.→
-
Oui, si vous restez vierge et pure, vous deviendrez
l’égale des anges de Dieu. Entourée de leur phalange,
quand vous aurez déposé votre grossière enveloppe
corporelle, traversant les airs, franchissant les nuages,
[229]
vous parcourrez le cercle du zodiaque et ne vous arrêterez
que dans les bras du fils de la Vierge, sur la
couche radieuse de sa mère.
- MARIE.→
-
Qui ne sait pas apprécier ce bonheur vit comme la
brute(48); aussi je méprise les biens terrestres, et je
renonce à moi-même, pour mériter d’être admise à
jouir d’une si grande félicité.
- ÉPHREM.→
-
En vérité, nous trouvons dans le cœur de cette enfant
la maturité d’esprit d’un vieillard.
- ABRAHAM.→
-
C’est à la grâce divine qu’elle le doit.
- ÉPHREM.→
-
On ne peut le nier.
- ABRAHAM.→
-
Mais, bien qu’elle soit éclairée par la grâce, il n’est
pas bon, cependant, que, dans un âge aussi faible,
elle soit abandonnée à sa propre volonté.
- ÉPHREM.→
-
Cela est vrai.
- ABRAHAM.→
-
Je lui construirai, auprès de mon ermitage, une
cellule dont l’entrée sera très-étroite, et par la fenêtre
de laquelle je lui apprendrai, dans mes fréquentes visites,
les psaumes et les autres parties de la loi divine.
- ÉPHREM.→
-
Cela est convenable.
- MARIE.→
-
Éphrem, mon père, je m’abandonne à votre direction.
-
[231]
ÉPHREM.→
-
Que l’époux céleste à l’amour duquel vous vous êtes
vouée dans un âge si tendre, vous protége, ma fille,
contre toutes les ruses du démon!
SCÈNE III.→
ABRAHAM, ÉPHREM.
- ABRAHAM.→
-
Éphrem, mon frère, si quelque coup de la bonne ou de
la mauvaise fortune vient à m’atteindre, c’est vous que
je vais trouver le premier, vous seul que je consulte.
Ne repoussez donc pas les plaintes que je profère; mais
assistez-moi dans ma douleur.
- ÉPHREM.→
-
Abraham, Abraham, quel chagrin éprouvez-vous?
pourquoi cette tristesse qui passe toutes les bornes? Un
solitaire doit-il être agité des mêmes troubles que les
séculiers?
- ABRAHAM.→
-
Un immense sujet de deuil m’a frappé, une douleur
intolérable m’accable.
- ÉPHREM.→
-
Ne me fatiguez pas par de longs détours; dites-moi
ce que vous souffrez.
- ABRAHAM.→
-
Marie, ma fille adoptive, que j’ai pendant quatre
lustres nourrie avec tant de soin, instruite avec tant
de zèle...
-
[233]
ÉPHREM.→
-
Eh bien? Elle....
- ABRAHAM.→
-
Hélas! elle est perdue.
- ÉPHREM.→
-
Comment?
- ABRAHAM.→
-
D’une manière déplorable. Après sa faute, elle s’est
échappée secrètement.
- ÉPHREM.→
-
De quels piéges l’a donc environnée la ruse de l’antique
serpent?
- ABRAHAM.→
-
Il s’est servi de la passion perverse d’un imposteur
qui, lui rendant souvent d’hypocrites visites sous un
habit de moine(49), a enfin amené le cœur rétif de
cette jeune fille à partager son amour; elle en est venue
à s’échapper par la fenêtre pour commettre le crime.
- ÉPHREM.→
-
Ce récit me fait frémir.
- ABRAHAM.→
-
Mais lorsque l’infortunée se sentit perdue, elle se
frappa la poitrine, se meurtrit le visage, déchira ses
vêtements, s’arracha les cheveux et jeta des cris lamentables.
- ÉPHREM.→
-
Ce n’était pas sans raison; une ruine semblable
doit être pleurée par un torrent de larmes.
- ABRAHAM.→
-
Elle gémissait de n’être plus ce qu’elle avait été.
-
[235]
ÉPHREM.→
-
Malheur à elle!
- ABRAHAM.→
-
Elle pleurait d’avoir agi contrairement à nos préceptes.
- ÉPHREM.→
-
Oui, grandement.
- ABRAHAM.→
-
Elle répandait d’abondantes larmes, en pensant
qu’elle avait perdu le fruit de ses veilles, de ses jeûnes
et de ses prières.
- ÉPHREM.→
-
Si elle persévérait dans un tel repentir, elle serait
sauvée.
- ABRAHAM.→
-
Elle n’y a point persévéré; mais à une première
faute elle a ajouté des fautes plus graves.
- ÉPHREM.→
-
Je suis troublé jusqu’au fond du cœur; tous mes
membres perdent leur force.
- ABRAHAM.→
-
Après s’être punie par ses larmes, vaincue par l’excès
de la douleur, elle se précipita dans l’abîme du désespoir.
- ÉPHREM.→
-
Hélas! quelle perte funeste!
- ABRAHAM.→
-
Désespérant de mériter jamais son pardon, elle est
rentrée dans le siècle, et a résolu de se faire un instrument
des vanités du monde.
-
[237]
ÉPHREM.→
-
Hélas! jamais jusqu’à ce jour les mauvais esprits n’avaient
remporté une pareille victoire sur un solitaire.
- ABRAHAM.→
-
Nous sommes maintenant la proie des démons.
- ÉPHREM.→
-
Il est étonnant qu’elle ait pu s’échapper à votre
insu.
- ABRAHAM.→
-
J’avais déjà l’esprit troublé; déjà une vision effrayante,
si mon esprit n’eût pas été frappé d’aveuglement(50),
me présageait la ruine de Marie.
- ÉPHREM.→
-
Je voudrais entendre les détails de cette vision.
- ABRAHAM.→
-
Il me semblait que j’étais devant la porte de ma cellule,
lorsqu’un dragon énorme et qui répandait l’odeur
la plus fétide, s’abattit avec impétuosité sur une jeune
et blanche colombe qui se trouvait auprès de moi, la
saisit, la dévora et disparut aussitôt.
- ÉPHREM.→
-
Cette vision était bien claire.
- ABRAHAM.→
-
A mon réveil, réfléchissant à ce que j’avais vu, je
craignis que l’Église ne fût menacée d’une persécution
qui fît tomber quelques fidèles dans l’erreur.
-
[239]
ÉPHREM.→
-
Cela était à craindre.
- ABRAHAM.→
-
Ensuite, me prosternant pour prier, je suppliai
celui dont la prescience connaît l’avenir, de me découvrir
les suites que devait avoir ce songe.
- ÉPHREM.→
-
Vous avez bien agi.
- ABRAHAM.→
-
Enfin, la troisième nuit, lorsque je reposais dans
le sommeil mes membres fatigués, je crus voir le même
dragon rouler mort à mes pieds et la colombe reparaître
à mes yeux sans la moindre blessure.
- ÉPHREM.→
-
Ce récit me comble de joie; car je ne doute pas que
votre chère Marie ne revienne un jour près de vous.
- ABRAHAM.→
-
A mon réveil, en me rappelant ce songe, je me
consolais du malheur que me présageait le premier.
Je me recueillis alors pour penser à ma pupille. Je me
souvins aussi, non sans tristesse, que depuis deux
jours je ne l’entendais plus chanter, selon sa coutume,
les louanges du Seigneur.
- ÉPHREM.→
-
Ce souvenir était bien tardif.
- ABRAHAM.→
-
Je l’avoue. Je m’approchai, je frappai de la main
à la fenêtre de Marie, je l’appelai plusieurs fois en la
nommant ma fille.
-
[241]
ÉPHREM.→
-
Hélas! vous l’appeliez en vain.
- ABRAHAM.→
-
Cette idée ne me vint pas encore; je lui demandai
la cause de sa négligence à remplir ses devoirs pieux;
mais je ne reçus pas le plus faible murmure pour
réponse.
- ÉPHREM.→
-
Que fîtes-vous alors?
- ABRAHAM.→
-
Dès que je m’aperçus que celle que je cherchais
était absente, mes entrailles furent émues de crainte,
tout mon corps trembla.
- ÉPHREM.→
-
On ne peut s’en étonner; moi aussi j’éprouve le même
trouble en vous écoutant.
- ABRAHAM.→
-
Puis je remplis les airs de cris lamentables, demandant
quel loup m’avait ravi mon agneau, quel brigand
retenait ma fille captive?
- ÉPHREM.→
-
Vous déploriez avec raison la perte de celle que vous
avez nourrie.
- ABRAHAM.→
-
Enfin arrivèrent des gens qui, sachant la vérité,
me dirent ce que je vous ai raconté et m’apprirent
qu’elle s’était faite la servante des vaines passions du
siècle.
- ÉPHREM.→
-
Où demeure-t-elle?
-
[243]
ABRAHAM.→
-
On l’ignore.
- ÉPHREM.→
-
Que ferez-vous?
- ABRAHAM.→
-
J’ai un ami fidèle qui parcourt les villes et les campagnes
et ne prendra pas de repos, qu’il n’ait appris
quelle terre a reçu Marie.
- ÉPHREM.→
-
Et s’il découvre sa retraite?
- ABRAHAM.→
-
Je changerai d’habits et j’irai la trouver sous l’extérieur
d’un amant; j’essaierai si mes exhortations
peuvent la faire rentrer, après ce triste naufrage,
dans le port de son premier repos.
- ÉPHREM.→
-
Bien; mais que ferez-vous si on vous offre à manger
des viandes et à vider des coupes de vin?
- ABRAHAM.→
-
Je ne refuserai point, de peur d’être reconnu.
- ÉPHREM.→
-
Ce sera user d’un sage et louable discernement, que
de relâcher pour quelques moments le frein étroit de la
discipline, afin de regagner une âme à Jésus-Christ.
- ABRAHAM.→
-
Je m’enhardis d’autant plus à tenter cette entreprise,
que votre pensée se trouve sur ce point conforme à la
mienne.
- ÉPHREM.→
-
Celui qui connaît les replis des cœurs sait l’intention
[245]
qui dirige chacune de nos actions; dans son examen
équitable, il ne regarde point comme coupable de
prévarication celui qui, s’affranchissant pour un moment
de la rigueur d’une stricte observance, ne dédaigne
point de s’assimiler aux créatures les plus faibles,
afin de ramener plus sûrement une âme égarée.
- ABRAHAM.→
-
C’est à vous cependant de m’aider de vos prières,
pour empêcher que la malice du démon n’entrave mes
desseins.
- ÉPHREM.→
-
Que l’être souverainement bon, sans lequel aucune
chose bonne n’est faisable, permette que votre projet
tourne à bien!
SCÈNE IV.→
ABRAHAM, un ami d’Abraham.
- ABRAHAM.→
-
Ne vois-je pas cet ami que j’envoyai il y a plus de
deux ans à la recherche de Marie? C’est lui-même.
- L’AMI.→
-
Salut, mon vénérable père!
- ABRAHAM.→
-
Salut, obligeant ami! Je vous ai attendu longtemps,
mais j’avais fini par désespérer de votre retour.
-
[247]
L’AMI.→
-
J’ai tardé ainsi, parce que je ne voulais pas prolonger
votre inquiétude par des renseignements incertains;
mais aussitôt que j’ai eu découvert la vérité, j’ai
hâté mon retour.
- ABRAHAM.→
-
Avez-vous vu Marie?
- L’AMI.→
-
Je l’ai vue.
- ABRAHAM.→
-
Où?
- L’AMI.→
-
Quelle chose déplorable à dire!
- ABRAHAM.→
-
Dites-la moi, je vous en supplie.
- L’AMI.→
-
Elle a choisi pour demeure la maison d’un homme
qui fait un métier honteux; cet homme a pour elle
beaucoup de soins et d’attachement, et ce n’est pas
sans raison, car chaque jour il reçoit de grosses sommes
des amants de Marie.
- ABRAHAM.→
-
Des amants de Marie!
- L’AMI.→
-
Oui.
- ABRAHAM.→
-
Et qui sont ces amants?
- L’AMI.→
-
Ils sont très-nombreux.
-
[249]
ABRAHAM.→
-
Hélas! ô bon Jésus! quelle monstruosité! Celle que
j’avais élevée pour être ton épouse se livre, me dit-on,
à des amants étrangers!
- L’AMI.→
-
Ce fut de tout temps la coutume des courtisanes de
se plaire à l’amour des étrangers.
- ABRAHAM.→
-
Procurez-moi un cheval léger et un habit militaire;
je veux déposer mon vêtement de religion, et me présenter
à elle sous les dehors d’un amant.
- L’AMI.→
-
Voici tout ce que vous m’avez demandé.
- ABRAHAM.→
-
Apportez-moi encore, je vous prie, un grand chapeau
pour voiler ma tonsure.
- L’AMI.→
-
Cette précaution est surtout nécessaire, pour que
vous ne soyez pas reconnu.
- ABRAHAM.→
-
Si j’emportais avec moi une pièce d’or que je possède,
afin de payer l’hôtelier?
- L’AMI.→
-
Autrement vous ne pourriez parvenir à converser
avec Marie.
ABRAHAM, L’HÔTELIER.
- ABRAHAM.→
-
Salut, bon hôtelier.
- L’HÔTELIER.→
-
Qui me parle? Hôte, salut.
- ABRAHAM.→
-
Avez-vous de la place pour un voyageur qui veut
passer la nuit chez vous?
- L’HÔTELIER.→
-
Oui, sans doute; nous ne devons refuser notre
humble hôtellerie à personne.
- ABRAHAM.→
-
C’est très-louable.
- L’HÔTELIER.→
-
Entrez, on va vous préparer à souper.
- ABRAHAM.→
-
Je vous dois beaucoup pour ce gracieux accueil;
mais j’ai à vous demander un plus grand service.
- L’HÔTELIER.→
-
Dites ce que vous désirez, vous l’obtiendrez, à coup
sûr.
- ABRAHAM.→
-
Acceptez ce petit présent que je vous offre, et faites
en sorte que cette très-belle fille qui, je le sais, demeure
chez vous, vienne prendre place à notre table.
-
[253]
L’HÔTELIER.→
-
Pourquoi avez-vous envie de la voir?
- ABRAHAM.→
-
Parce que je me fais une grande joie de connaître
cette femme dont j’ai entendu louer si souvent la
beauté.
- L’HÔTELIER.→
-
Ceux qui vantent ses charmes ne mentent point; car
par les grâces de son visage elle éclipse toutes les
autres femmes.
- ABRAHAM.→
-
De là vient que je brûle d’amour pour elle.
- L’HÔTELIER.→
-
Je m’étonne que vous puissiez, vieux et décrépit
comme vous êtes, soupirer d’amour pour une jeune
femme.
- ABRAHAM.→
-
Il est très-certain que je ne suis venu ici que pour la
voir(51).
SCÈNE VI.→
Les précédents, MARIE.
- L’HÔTELIER.→
-
Avancez, avancez, Marie, et faites admirer votre
beauté à ce néophyte.
-
[255]
MARIE.→
-
Me voici.
- ABRAHAM, à part.→
-
De quelle constance, de quelle fermeté d’esprit ne
dois-je pas m’armer, quand je vois celle que j’ai nourrie
dans la solitude de mon ermitage, chargée des
parures d’une courtisane? Mais il n’est pas temps que
mon visage révèle ce qui se passe dans mon âme. Je
retiens avec un mâle courage mes larmes prêtes à s’échapper,
et je couvre sous une feinte gaieté la profonde
amertume de ma douleur.
- L’HÔTELIER.→
-
Heureuse Marie, réjouissez-vous, car, non-seulement,
comme de coutume, les jeunes gens de votre
âge, mais les vieillards eux-mêmes vous recherchent
et accourent en foule pour vous témoigner leur amour.
- MARIE.→
-
Tous ceux qui m’aiment reçoivent de moi en retour
un amour égal.
- ABRAHAM.→
-
Approchez, Marie, et donnez-moi un baiser.
- MARIE.→
-
Non-seulement je vous donnerai les plus doux baisers,
mais je caresserai et j’entourerai de mes bras ce
col que les ans ont courbé.
- ABRAHAM.→
-
Volontiers.
- MARIE, à part.→
-
Quelle est l’odeur que je sens? quel est le parfum
extraordinaire que je respire? Cette saveur particulière
me rappelle celle de mon ancienne abstinence.
-
[257]
ABRAHAM, à part.→
-
C’est à présent qu’il faut feindre, à présent qu’il
faut me livrer à de joyeux ébats comme un jeune
étourdi, de peur que ma gravité ne me fasse reconnaître,
et que la honte ne la pousse à rentrer dans sa
retraite.
- MARIE.→
-
Hélas! malheureuse! D’où suis-je tombée? et dans
quel abîme de perdition ai-je roulé?
- ABRAHAM.→
-
Ce lieu où se rassemble la foule des convives n’est
pas fait pour entendre des plaintes.
- L’HÔTELIER.→
-
Dame Marie, pourquoi soupirez-vous? pourquoi
versez-vous des larmes? N’habitez-vous pas ici depuis
deux ans? et jamais je ne vous ai entendu gémir;
jamais je n’ai remarqué que vos propos aient été plus
tristes.
- MARIE.→
-
Oh! plût à Dieu que la mort m’eût enlevée il y a
trois ans! Je ne serais point descendue à une vie aussi
criminelle.
- ABRAHAM.→
-
Je ne suis pas venu pour pleurer vos péchés avec
vous, mais pour partager votre amour.
- MARIE.→
-
Un léger repentir m’attristait et me faisait ainsi
parler; mais soupons et livrons-nous à la joie; car,
comme vous m’en faites souvenir, ce n’est ni le moment
ni le lieu de pleurer mes péchés. (Ils se mettent à table.)
-
[259]
ABRAHAM.→
-
Nous avons largement soupé, largement bu, grâce
à votre libérale hospitalité, ô digne hôtelier. Permettez-moi
de me lever de table, pour aller étendre
dans un lit mon corps fatigué et refaire mes forces
par un doux repos.
- L’HÔTELIER.→
-
Comme il vous plaira.
- MARIE.→
-
Levez-vous, mon seigneur, levez-vous; je vais me
rendre avec vous dans la chambre à coucher.
- ABRAHAM.→
-
Je le désire; rien ne m’aurait fait sortir d’ici, si vous
n’aviez dû m’accompagner.
SCÈNE VII.→
MARIE, ABRAHAM.
- MARIE.→
-
Voici une chambre où nous serons commodément;
voici un lit qui n’est point composé de pauvres matelas.
Asseyez-vous, que je vous épargne la fatigue
d’ôter votre chaussure.
- ABRAHAM.→
-
Fermez d’abord les verroux avec soin, pour que
personne ne puisse entrer.
-
[261]
MARIE.→
-
Que cela ne vous inquiète pas; je saurai faire en
sorte que personne n’arrive aisément jusqu’à nous.
- ABRAHAM, à part.→
-
Il est temps maintenant d’ôter le grand chapeau qui
couvre ma tête et de montrer qui je suis. (Haut.) O ma
fille d’adoption! ô moitié de mon âme, Marie, reconnaissez-vous
en moi le vieillard qui vous a nourrie
avec la tendresse d’un père et qui vous a fiancée au
fils unique du Roi céleste?
- MARIE.→
-
O Dieu! c’est mon père et mon maître Abraham qui
me parle! (Elle demeure frappée de crainte(52).)
- ABRAHAM.→
-
Que t’est-il arrivé, ma fille?
- MARIE.→
-
Un grand malheur.
- ABRAHAM.→
-
Qui t’a trompée? qui t’a séduite?
- MARIE.→
-
Celui qui a fait tomber nos premiers pères.
- ABRAHAM.→
-
Où est la vie angélique que tu menais sur la terre?
- MARIE.→
-
Tout à fait perdue.
- ABRAHAM.→
-
Où est ta pudeur virginale? où est ton admirable
chasteté?
- MARIE.→
-
Perdue!
-
[263]
ABRAHAM.→
-
Si tu ne rentres dans la voie du salut, quel prix
peux-tu espérer recevoir de tes jeûnes, de tes veilles,
de tes prières, lorsque, tombée de la hauteur du ciel,
tu t’es comme noyée dans les profondeurs de l’enfer?
- MARIE.→
-
Hélas!
- ABRAHAM.→
-
Pourquoi m’as-tu méprisé? pourquoi m’as-tu abandonné?
pourquoi ne m’as-tu pas instruit de ta chute?
Aidé de mon cher Éphrem, j’aurais fait pour toi une
complète pénitence.
- MARIE.→
-
Après que je fus tombée dans le péché, souillée
comme je l’étais, je n’osai plus m’approcher de votre
sainteté.
- ABRAHAM.→
-
Qui jamais fut exempt de péché, si ce n’est le fils
de la Vierge?
- MARIE.→
-
Personne.
- ABRAHAM.→
-
Pécher est le propre de l’humanité; ce qui est du
démon, c’est de persévérer dans ses fautes. On doit
blâmer non pas celui qui tombe par surprise, mais
celui qui néglige de se relever aussitôt.
- MARIE.→
-
Malheureuse que je suis! (Elle se prosterne.)
- ABRAHAM.→
-
Pourquoi te laisses-tu abattre? pourquoi rester ainsi
immobile, prosternée à terre? Relève-toi et écoute ce
que je vais dire.
-
[265]
MARIE.→
-
Je suis tombée frappée de terreur; je n’ai pu soutenir
le poids de vos remontrances paternelles.
- ABRAHAM.→
-
Songe, ma fille, à ma tendresse pour toi, et cesse
de craindre.
- MARIE.→
-
Je ne puis.
- ABRAHAM.→
-
N’est-ce pas pour toi que j’ai quitté mon désert si
regrettable et renoncé à l’observance de presque toute
discipline régulière? n’est-ce pas pour toi, que moi,
véritable ermite, je me suis fait le compagnon de table
de gens débauchés? Moi, qui depuis si longtemps
m’étais voué au silence, n’ai-je pas proféré des paroles
joviales pour ne pas être reconnu? Pourquoi baisser les
yeux et regarder la terre? pourquoi dédaignes-tu de
me répondre et d’échanger avec moi tes pensées?
- MARIE.→
-
La conscience de mon crime m’accable; je n’ose
lever les yeux vers le ciel, ni mêler mes paroles aux
vôtres.
- ABRAHAM.→
-
Ne te défie pas ainsi du ciel, ma fille; ne désespère
pas; mais sors de cet abîme de désespoir et mets
ton espérance en Dieu.
- MARIE.→
-
L’énormité de mes péchés m’a plongée dans le plus
profond désespoir.
-
[267]
ABRAHAM.→
-
Vos péchés sont bien grands, je l’avoue; mais la
miséricorde divine est plus grande que toutes les
choses créées(53). Bannissez donc cette tristesse,
et profitez du peu de temps qui vous est donné pour
vous repentir; car la grâce divine abonde où ont le
plus abondé l’abomination et les désordres.
- MARIE.→
-
Si on avait le moindre espoir de mériter son pardon,
on ne manquerait pas de se livrer avec ardeur à la
pénitence.
- ABRAHAM.→
-
Ayez pitié, ma fille, des fatigues auxquelles je me
suis exposé pour vous; renoncez à ce funeste découragement
qui est, je le déclare, plus coupable que
toutes les fautes; car celui qui désespère de la miséricorde
de Dieu envers les pécheurs, commet un
péché irrémissible. En effet, comme l’étincelle qui
jaillit du caillou ne peut embraser la mer, l’amertume
de nos péchés ne saurait altérer la douceur de la
clémence divine.
- MARIE.→
-
Je ne nie pas la grandeur de la bonté suprême;
mais quand je considère l’énormité de mon crime,
j’ai peur qu’il n’y ait pas de pénitence qui puisse
suffire à l’expier.
- ABRAHAM.→
-
Je me charge de votre iniquité; seulement retournez
[269]
au lieu que vous avez quitté et reprenez le genre
de vie que vous avez abandonné.
- MARIE.→
-
Je ne m’opposerai jamais à aucun de vos désirs;
j’obéis respectueusement à vos ordres.
- ABRAHAM.→
-
Je vois bien à présent que j’ai retrouvé ma fille,
celle que j’ai nourrie; à présent c’est vous que je dois
chérir par-dessus toutes choses.
- MARIE.→
-
Je possède un peu d’or et quelques vêtements précieux;
j’attends ce que votre autorité décidera à cet
égard.
- ABRAHAM.→
-
Ce que vous avez acquis par le péché, il faut l’abandonner
avec le péché.
- MARIE.→
-
Je pensais à distribuer ces objets aux pauvres ou
bien à les offrir aux saints autels.
- ABRAHAM.→
-
Le produit du crime n’est certainement point une
offrande agréable à Dieu(54).
- MARIE.→
-
Je ne me préoccuperai plus de cette idée.
- ABRAHAM.→
-
L’aurore paraît; le jour est venu; partons.
- MARIE.→
-
C’est à vous, père chéri, de précéder, comme le
[271]
bon pasteur, la brebis que vous avez retrouvée, et
moi, marchant derrière, je suivrai vos traces.
- ABRAHAM.→
-
Il n’en sera pas ainsi; j’irai à pied et vous monterez
sur mon cheval, de peur que l’aspérité du chemin ne
blesse la plante de vos pieds délicats(55).
- MARIE.→
-
Oh! comment vous louer dignement? par quelle reconnaissance
payer tant de bonté? Loin de me forcer
au repentir par la terreur, vous m’y amenez, moi indigne
de pitié, par les plus douces, par les plus tendres
exhortations.
- ABRAHAM.→
-
Je ne vous demande rien autre chose que de demeurer
fidèle au Seigneur pendant le reste de votre vie.
- MARIE.→
-
Je m’attacherai à Dieu de toute ma volonté, de toutes
mes forces; et si le pouvoir me manque, du moins
jamais la volonté ne me manquera.
- ABRAHAM.→
-
Il convient maintenant de servir Dieu avec la même
ardeur que vous aviez mise au service des vanités du
monde.
- MARIE.→
-
Je demande à Dieu que, par vos mérites, sa volonté
s’accomplisse en moi.
- ABRAHAM.→
-
Hâtons notre retour.
- MARIE.→
-
Oui, hâtons-le; car tout délai m’est pénible.
Les mêmes.
- ABRAHAM.→
-
Avec quelle rapidité nous avons surmonté les difficultés
de ce rude voyage(56)!
- MARIE.→
-
Ce qu’on fait avec dévotion se fait aisément.
- ABRAHAM.→
-
Voici votre cellule déserte.
- MARIE.→
-
Hélas! elle fut témoin et confidente de mon crime,
je n’ose y entrer(57).
- ABRAHAM.→
-
Vous avez raison; il convient de fuir un lieu où le
triomphe a été du côté de l’ennemi.
- MARIE.→
-
Et où m’ordonnez-vous de faire pénitence?
- ABRAHAM.→
-
Entrez dans cette cellule plus retirée, afin que le
vieux serpent ne trouve plus désormais l’occasion de
vous tromper.
- MARIE.→
-
Je ne résiste pas, et je me soumets à vos ordres.
- ABRAHAM.→
-
Je vais aller trouver mon compagnon Éphrem, afin
[275]
qu’il se réjouisse avec moi de ce que je vous ai retrouvée,
lui qui seul a pleuré avec moi votre perte.
- MARIE.→
-
Cela est juste.
SCÈNE IX.→
ABRAHAM, ÉPHREM.
- ÉPHREM.→
-
M’apportez-vous d’heureuses nouvelles?
- ABRAHAM.→
-
Oui; de très-heureuses.
- ÉPHREM.→
-
Je m’en félicite; je ne doute pas que vous n’ayez retrouvé
Marie.
- ABRAHAM.→
-
Je l’ai retrouvée, en effet, et je l’ai ramenée avec
joie au bercail.
- ÉPHREM.→
-
C’est l’œuvre de l’assistance divine; je le crois.
- ABRAHAM.→
-
Il n’en faut pas douter.
- ÉPHREM.→
-
Je voudrais savoir de quelle manière elle a maintenant
réglé ses mœurs et sa vie.
- ABRAHAM.→
-
Suivant ma volonté.
-
[277]
ÉPHREM.→
-
Rien ne peut lui être plus utile.
- ABRAHAM.→
-
Elle s’est soumise à tout ce que je lui ai ordonné de
faire, quelque difficile, quelque pénible que cela fût.
- ÉPHREM.→
-
Cette obéissance est digne d’éloge.
- ABRAHAM.→
-
Revêtue d’un cilice, se mortifiant par des veilles et
par un jeûne continuel, elle observe la discipline la
plus austère et force son corps délicat à subir l’empire
de l’âme.
- ÉPHREM.→
-
Il est juste que les souillures d’une volupté criminelle
ne puissent se laver que par les plus rudes macérations.
- ABRAHAM.→
-
Quand on l’entend gémir, on a le cœur déchiré;
quand on voit son repentir, on se livre soi-même à
la contrition.
- ÉPHREM.→
-
Il en est presque toujours ainsi.
- ABRAHAM.→
-
Elle travaille de toutes ses forces à devenir pour le
monde un exemple de conversion, comme elle a été
une cause de chute.
- ÉPHREM.→
-
Cela est bien pensé.
-
[279]
ABRAHAM.→
-
Plus elle a été souillée, plus elle s’efforce de se montrer
pure.
- ÉPHREM.→
-
Ce récit me comble de joie et fait pénétrer la satisfaction
jusqu’au fond de mon cœur.
- ABRAHAM.→
-
Et avec raison, car les phalanges angéliques se réjouissent
et louent le Très-Haut pour la conversion
d’un pécheur.
- ÉPHREM.→
-
On ne peut s’en étonner, car Dieu ressent peut-être
moins de joie de la persévérance du juste que du repentir
de l’impie.
- ABRAHAM.→
-
Aussi devons-nous louer d’autant plus la bonté du
Seigneur envers Marie, que nous espérions moins
qu’elle pût revenir jamais à la vertu.
- ÉPHREM.→
-
Félicitons et louons, louons et glorifions l’unique, le
vénérable, le bien-aimé et le clément fils de Dieu,
qui ne veut pas laisser périr ceux qu’il a rachetés de
son sang divin.
- ABRAHAM.→
-
A lui honneur, gloire, louange et jubilation pendant
les siècles sans fin! Amen.
V.
PAPHNUCE.
ARGUMENT DE PAPHNUCE.→
Conversion de la courtisane Thaïs, que l’ermite Paphnuce
va trouver, comme Abraham, sous les dehors d’un
amant. Paphnuce la convertit et lui impose pour pénitence
de rester pendant cinq ans renfermée dans une
étroite cellule. Thaïs, par cette juste expiation, est réconciliée
à Dieu, et, quinze jours après avoir accompli sa
pénitence, elle s’endort dans le Christ(58).
PAPHNUCE.→
PERSONNAGES.
PAPHNUCE, ermite.
Disciples de Paphnuce.
THAÏS, courtisane.
Jeunes gens, amoureux de Thaïs.
ANTOINE et PAUL, ermites de la Thébaïde.
Une abbesse.
SCÈNE PREMIÈRE.→
PAPHNUCE, LES DISCIPLES.
- LES DISCIPLES.→
-
Pourquoi ce sombre visage, Paphnuce notre père?
Pourquoi ne nous montrez-vous pas un air serein,
comme de coutume?
- PAPHNUCE.→
-
Celui dont le cœur est contristé ne peut montrer
qu’un sombre visage.
- LES DISCIPLES.→
-
Quelle est la cause de votre tristesse?
- PAPHNUCE.→
-
L’injure qu’on fait au Créateur.
- LES DISCIPLES.→
-
De quelle injure parlez-vous?
-
[287]
PAPHNUCE.→
-
De celle que lui fait souffrir sa propre créature,
formée à son image.
- LES DISCIPLES.→
-
Vos paroles nous ont effrayés.
- PAPHNUCE.→
-
Quoique son impassible majesté ne puisse être atteinte
par aucun outrage, cependant, s’il m’est permis
de transporter métaphoriquement à Dieu les sentiments
propres à notre faible nature, quelle plus sensible
injure peut-on lui faire, que de mettre le monde
mineur en révolte contre sa volonté, quand le monde
majeur obéit avec soumission à sa toute-puissance?
- LES DISCIPLES.→
-
Qu’est-ce que le monde mineur(59)?
- PAPHNUCE.→
-
L’homme.
- LES DISCIPLES.→
-
L’homme?
- PAPHNUCE.→
-
Sans doute.
- LES DISCIPLES.→
-
Quel homme?
- PAPHNUCE.→
-
L’homme en général.
- LES DISCIPLES.→
-
Comment cela peut-il se faire?
- PAPHNUCE.→
-
Comme il a plu au Créateur.
-
[289]
LES DISCIPLES.→
-
Nous ne comprenons pas.
- PAPHNUCE.→
-
C’est qu’en effet cette matière n’est pas accessible à
tous les esprits.
- LES DISCIPLES.→
-
Expliquez-nous cela.
- PAPHNUCE.→
-
Prêtez-moi votre attention.
- LES DISCIPLES.→
-
Oui, et la plus complète.
- PAPHNUCE.→
-
Comme le monde majeur est formé de quatre éléments
opposés, mais qui, par la volonté du Créateur,
s’accordent entre eux selon les lois de l’harmonie,
de même l’homme est composé non-seulement de
ces quatre éléments, mais d’autres parties, qui sont
encore plus contraires entre elles.
- LES DISCIPLES.→
-
Et qu’y a-t-il de plus contraire que les éléments?
- PAPHNUCE.→
-
Le corps et l’âme. Car les éléments, bien que contraires,
ont cependant un point commun, qui est d’être
matériels; au lieu que l’âme n’est pas mortelle comme
le corps, ni le corps spirituel comme l’âme.
- LES DISCIPLES.→
-
Cela est vrai.
-
[291]
PAPHNUCE.→
-
Cependant, si nous suivons la méthode des dialecticiens,
nous ne conviendrons pas même que le corps
et l’âme soient contraires.
- LES DISCIPLES.→
-
Et qui peut le nier?
- PAPHNUCE.→
-
Ceux qui sont exercés aux discussions de la dialectique.
Rien, suivant eux, n’est contraire à la
substance (οὐσία), qui est le réceptacle de tous les contraires.
- LES DISCIPLES.→
-
Qu’entendiez-vous tout à l’heure par cette expression:
suivant les lois de l’harmonie(60)?
- PAPHNUCE.→
-
Le voici. Comme les sons graves et les sons aigus(61)
produisent un résultat musical, s’ils sont unis suivant
des rapports harmoniques, de même des éléments dissonants
forment un seul monde, s’ils sont convenablement
mis d’accord.
- LES DISCIPLES.→
-
Il est étonnant que des choses dissonantes puissent
concorder, ou qu’il soit possible d’appeler concordantes
des choses dissonantes.
- PAPHNUCE.→
-
C’est que rien ne peut se composer d’éléments semblables,
non plus que d’éléments qui n’ont entre eux
aucun rapport de proportion et qui diffèrent entièrement
de substance et de nature.
-
[293]
LES DISCIPLES.→
-
Qu’est-ce que la musique?
- PAPHNUCE.→
-
Une des sciences du quadrivium de la philosophie.
- LES DISCIPLES.→
-
Qu’appelez-vous quadrivium?
- PAPHNUCE.→
-
L’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie(62).
- LES DISCIPLES.→
-
Pourquoi ce nom de quadrivium?
- PAPHNUCE.→
-
Parce que, comme d’un carrefour, d’où partent
quatre chemins, ces quatre sciences découlent directement
d’un seul et même principe de philosophie.
- LES DISCIPLES.→
-
Nous n’osons pas vous questionner sur les trois
autres sciences; car à peine la faible portée de notre
esprit peut-elle atteindre la hauteur de la discussion
que vous avez commencée.
- PAPHNUCE.→
-
Cela est, en effet, d’une difficile intelligence.
- LES DISCIPLES.→
-
Donnez-nous quelques notions superficielles de la
science dont nous nous occupons en ce moment.
- PAPHNUCE.→
-
Je ne saurais vous en parler que très-succinctement,
car elle est peu connue des solitaires.
- LES DISCIPLES.→
-
De quoi s’occupe-t-elle?
-
[295]
PAPHNUCE.→
-
La musique?
- LES DISCIPLES.→
-
Oui.
- PAPHNUCE.→
-
Elle traite des sons.
- LES DISCIPLES.→
-
Y en a-t-il une ou plusieurs?
- PAPHNUCE.→
-
On en compte trois, mais qui sont tellement liées
entre elles par des rapports de proportion, que ce qui
est dans l’une ne peut manquer d’être dans les autres.
- LES DISCIPLES.→
-
Et quelle différence y a-t-il entre les trois?
- PAPHNUCE.→
-
La première se nomme la musique du monde ou
musique céleste, la seconde la musique humaine, et
la troisième l’instrumentale(63).
- LES DISCIPLES.→
-
En quoi consiste la céleste?
- PAPHNUCE.→
-
Dans les sept planètes et la sphère céleste.
- LES DISCIPLES.→
-
Comment cela?
- PAPHNUCE.→
-
Parce qu’il en est de la musique céleste comme de
l’instrumentale. Car on trouve dans les planètes et dans
la sphère le même nombre d’intervalles, les mêmes degrés
et les mêmes consonnances que dans les cordes.
-
[297]
LES DISCIPLES.→
-
Qu’est-ce que les intervalles?
- PAPHNUCE.→
-
Les espaces appréciables qui sont entre les planètes
ou entre les cordes.
- LES DISCIPLES.→
-
Et les degrés?
- PAPHNUCE.→
-
La même chose que les tons(64).
- LES DISCIPLES.→
-
Nous n’avons aucune notion de ceux-ci.
- PAPHNUCE.→
-
Le ton se compose de deux sons: il est proportionnel
au nombre epogdous ou sesquioctave (c’est-à-dire
dans le rapport de 9 à 8).
- LES DISCIPLES.→
-
Plus nous faisons d’efforts pour comprendre et franchir
rapidement vos premières propositions, plus vous
nous en apportez sans cesse d’une difficulté croissante.
- PAPHNUCE.→
-
Cela est inévitable dans ces sortes de discussions.
- LES DISCIPLES.→
-
Dites-nous quelques mots des consonnances en général,
pour qu’au moins nous sachions le sens de ce
terme.
- PAPHNUCE.→
-
La consonnance est une certaine combinaison harmonique(65).
-
[299]
LES DISCIPLES.→
-
Comment cela?
- PAPHNUCE.→
-
Parce qu’elle est composée tantôt de quatre, tantôt
de cinq, et tantôt de huit sons.
- LES DISCIPLES.→
-
A présent que nous savons qu’il y a trois consonnances,
nous voudrions connaître le nom de chacune
d’elles.
- PAPHNUCE.→
-
La première se nomme diatessaron, comme formée
de quatre sons; elle est en proportion épitrite ou sesquitierce
(dans le rapport de 4 à 3). La seconde se nomme
diapente, ou composée de cinq sons; elle est en proportion
hémiole ou sesquialtère (dans le rapport de 3
à 2). La troisième se nomme diapason; elle est en raison
double (c’est-à-dire formée par l’union de la quarte
et de la quinte)(66), et se compose de huit sons.
- LES DISCIPLES.→
-
La sphère et les planètes rendent-elles donc des
sons, pour qu’on puisse les comparer aux cordes?
- PAPHNUCE.→
-
Oui, et des sons très-forts.
- LES DISCIPLES.→
-
Pourquoi ne les entendons-nous pas?
- PAPHNUCE.→
-
On en donne plusieurs raisons. Les uns pensent
qu’on ne peut entendre les sons de la sphère céleste à
cause de leur continuité. Les autres croient que cela
[301]
vient de la densité de l’air. Quelques-uns pensent qu’un
aussi énorme volume de son ne peut pénétrer dans notre
étroit conduit auditif(67). Quelques personnes enfin
soutiennent que la sphère produit un son si doux, si
enchanteur, que si les hommes pouvaient l’entendre, ils
se réuniraient en foule, négligeraient toutes leurs affaires,
et, s’oubliant eux-mêmes, suivraient le son
conducteur de l’Orient en Occident.
- LES DISCIPLES.→
-
Il vaut mieux ne pas l’entendre.
- PAPHNUCE.→
-
La prescience du Créateur en a jugé ainsi.
- LES DISCIPLES.→
-
Cela peut suffire sur la musique céleste; passons à
la musique humaine.
- PAPHNUCE.→
-
Que voulez-vous en savoir?
- LES DISCIPLES.→
-
En quoi elle consiste.
- PAPHNUCE.→
-
Non-seulement elle consiste, comme je vous l’ai dit,
dans l’union du corps et de l’âme, ainsi que dans
l’émission de la voix tantôt grave et tantôt aiguë; mais
on la retrouve encore dans la pulsation des artères et
dans la mesure de certains membres, tels que les articulations
des doigts, qui nous offrent, quand nous les
mesurons, les mêmes proportions que nous avons
signalées dans les consonnances; car la musique est
non-seulement la convenance des voix, mais encore
celle des autres choses dissemblables.
-
[303]
LES DISCIPLES.→
-
Si nous avions prévu que le nœud de cette question
dût être si difficile à dénouer pour des ignorants, nous
aurions mieux aimé ne rien savoir du monde mineur,
que de nous jeter dans de telles difficultés.
- PAPHNUCE.→
-
La peine que vous avez prise n’est rien, à présent
que vous savez ce que vous ignoriez auparavant.
- LES DISCIPLES.→
-
Il est vrai; mais nous n’avons aucun goût pour les
discussions philosophiques. Notre intelligence ne peut
saisir la subtilité de votre argumentation.
- PAPHNUCE.→
-
Pourquoi vous moquez-vous? je ne suis qu’un ignorant,
et non pas un philosophe.
- LES DISCIPLES.→
-
Et d’où avez-vous tiré ces connaissances dont nous
n’avons pu suivre l’exposition sans fatigue?
- PAPHNUCE.→
-
C’est une faible goutte que, par hasard et sans m’être
assis au banquet de la science, j’ai vue, en passant,
tomber de la pleine coupe des sages; je l’ai recueillie,
et j’ai voulu vous en faire part.
- LES DISCIPLES.→
-
Nous rendons grâce à votre bonté; mais cette
maxime de l’Apôtre nous effraie: «Dieu choisit les
insensés suivant le monde, pour confondre les prétendus
sages(68).»
-
[305]
PAPHNUCE.→
-
Sages ou insensés mériteront d’être confondus devant
le Seigneur, s’ils font le mal.
- LES DISCIPLES.→
-
Sans doute.
- PAPHNUCE.→
-
Toute la science qu’il est possible d’avoir n’est pas
ce qui offense Dieu, mais l’injuste orgueil de celui qui
sait.
- LES DISCIPLES.→
-
Cela est vrai.
- PAPHNUCE.→
-
Et à quoi la connaissance des arts serait-elle plus
justement et plus dignement employée qu’à la louange
de celui qui a créé tout ce qu’on peut savoir, et qui
nous fournit la matière et l’instrument de la science?
- LES DISCIPLES.→
-
On n’en saurait faire un meilleur emploi.
- PAPHNUCE.→
-
Car mieux l’homme comprend par quelle loi admirable
Dieu a réglé le nombre, la proportion et l’équilibre
de toutes choses, plus il brûle d’amour pour lui.
- LES DISCIPLES.→
-
Et c’est avec justice(69).
- PAPHNUCE.→
-
Mais pourquoi m’appesantir sur ce sujet, qui nous
apporte peu de plaisir?
- LES DISCIPLES.→
-
Apprenez-nous la cause de votre tristesse, pour que
nous ne soyons pas oppressés plus longtemps sous le
poids de la curiosité.
-
[307]
PAPHNUCE.→
-
Quand vous m’aurez entendu, vous n’aurez pas lieu
de vous réjouir.
- LES DISCIPLES.→
-
Trop souvent on ne trouve qu’un chagrin au fond
de la curiosité satisfaite(70). Toutefois, nous ne pouvons
surmonter la nôtre: car c’est un défaut inhérent
à la faiblesse humaine.
- PAPHNUCE.→
-
Une femme impudique habite dans notre pays.
- LES DISCIPLES.→
-
C’est un grand danger pour les habitants.
- PAPHNUCE.→
-
Cette femme, en qui brille une admirable beauté,
se souille des impuretés les plus horribles.
- LES DISCIPLES.→
-
Malheur déplorable! Quel est son nom?
- PAPHNUCE.→
-
Thaïs.
- LES DISCIPLES.→
-
Thaïs, la courtisane?
- PAPHNUCE.→
-
Elle-même.
- LES DISCIPLES.→
-
Sa vie infâme est connue de tous.
- PAPHNUCE.→
-
Il ne faut pas s’en étonner, car il ne lui suffit pas
de courir à sa perte avec un petit nombre d’amants;
il n’y a personne qu’elle ne s’efforce de séduire par
ses charmes et d’entraîner à sa perte.
-
[309]
LES DISCIPLES.→
-
Calamité funeste!
- PAPHNUCE.→
-
Non-seulement les étourdis dissipent avec elle le peu
de biens qui leur reste; mais les riches citoyens de la
ville consument ce qu’ils possèdent de plus précieux,
pour l’enrichir à leurs dépens.
- LES DISCIPLES.→
-
Cela fait frémir d’horreur.
- PAPHNUCE.→
-
Des troupeaux d’amants affluent chez elle.
- LES DISCIPLES.→
-
Ils se perdent eux-mêmes.
- PAPHNUCE.→
-
Ces insensés, aveuglés par leurs désirs, se disputent
l’entrée de sa maison, et s’emportent en querelles.
- LES DISCIPLES.→
-
Un vice en engendre un autre.
- PAPHNUCE.→
-
Puis ils en viennent aux mains; tantôt ils se meurtrissent
le visage à coups de poing, tantôt ils se repoussent
les uns les autres par les armes et inondent de
sang le seuil de cette demeure impure.
- LES DISCIPLES.→
-
O excès détestables!
- PAPHNUCE.→
-
Voilà l’injure au Créateur que je déplorais; voilà
la cause de ma douleur.
-
[311]
LES DISCIPLES.→
-
Ce n’est pas sans motif que vous vous affligez, et
nous ne doutons pas que les citoyens de la patrie céleste
n’en soient contristés comme vous.
- PAPHNUCE.→
-
Si j’allais la trouver sous les dehors d’un amant,
peut-être pourrais-je l’amener à renoncer à ces désordres?
- LES DISCIPLES.→
-
Puisse celui qui a versé ce dessein dans votre pensée
vous donner le pouvoir de l’accomplir!
- PAPHNUCE.→
-
Prêtez-moi cependant l’appui de vos prières assidues,
pour que je puisse vaincre les ruses du serpent
maudit.
- LES DISCIPLES.→
-
Que celui qui a terrassé le roi des habitants des
ténèbres vous fasse triompher de l’ennemi du genre
humain!
SCÈNE II.→
PAPHNUCE, LES AMANTS DE THAÏS.
- PAPHNUCE.→
-
J’aperçois des jeunes gens dans le forum. Je vais les
aborder et leur demander où je trouverai celle que je
cherche.
- LES JEUNES GENS.→
-
Cet inconnu semble vouloir nous aborder; voyons
ce qu’il nous veut.
-
[313]
PAPHNUCE.→
-
Holà! jeunes gens, qui êtes-vous?
- LES JEUNES GENS.→
-
Des habitants de cette ville.
- PAPHNUCE.→
-
Je vous salue.
- LES JEUNES GENS.→
-
Nous vous saluons aussi, qui que vous soyez, étranger
ou citoyen.
- PAPHNUCE.→
-
Je suis étranger.
- LES JEUNES GENS.→
-
Pourquoi venez-vous ici? que cherchez vous?
- PAPHNUCE.→
-
Ce n’est pas une chose à dire.
- LES JEUNES GENS.→
-
Pourquoi?
- PAPHNUCE.→
-
C’est mon secret.
- LES JEUNES GENS.→
-
Vous feriez mieux de nous parler avec confiance;
car, n’étant pas de cette ville, vous aurez de la peine
à faire ce que vous désirez, sans les conseils des habitants.
- PAPHNUCE.→
-
Et si je parle, et qu’en parlant j’élève un obstacle à
mes desseins?
-
[315]
LES JEUNES GENS.→
-
Aucun ne viendra de nous.
- PAPHNUCE.→
-
Je cède à vos promesses bienveillantes et me fie à
votre loyauté. Je vais vous communiquer mon secret.
- LES JEUNES GENS.→
-
Vous ne rencontrerez de notre part ni infidélité ni
entrave.
- PAPHNUCE.→
-
J’ai appris, par de nombreux rapports, qu’il habite
parmi vous une femme que tout le monde est forcé
d’aimer, et qui est affable pour tout le monde.
- LES JEUNES GENS.→
-
Savez-vous son nom?
- PAPHNUCE.→
-
Oui.
- LES JEUNES GENS.→
-
Comment s’appelle-t-elle?
- PAPHNUCE.→
-
Thaïs.
- LES JEUNES GENS.→
-
C’est le feu qui embrase nos concitoyens.
- PAPHNUCE.→
-
On la dit la plus belle et la plus voluptueuse de
toutes les femmes.
- LES JEUNES GENS.→
-
Ceux qui vous ont ainsi parlé d’elle ne vous ont
pas trompé.
- PAPHNUCE.→
-
C’est pour elle que j’ai supporté la longueur d’un
pénible voyage. Je ne suis venu que pour la voir.
-
[317]
LES JEUNES GENS.→
-
Rien ne s’oppose à ce que vous la voyiez.
- PAPHNUCE.→
-
Où demeure-t-elle?
- LES JEUNES GENS.→
-
Voyez, son logis est tout proche.
- PAPHNUCE.→
-
Est-ce cette maison que vous me montrez du doigt?
- LES JEUNES GENS.→
-
Oui.
- PAPHNUCE.→
-
J’y vais.
- LES JEUNES GENS.→
-
Si vous voulez, nous vous accompagnerons.
- PAPHNUCE.→
-
Je préfère y aller seul.
- LES JEUNES GENS.→
-
Comme il vous plaira.
SCÈNE III.→
PAPHNUCE, THAIS.
- PAPHNUCE.→
-
Êtes-vous ici dedans, Thaïs, vous que je cherche?
- THAÏS.→
-
Qui est là? quel inconnu me parle?
- PAPHNUCE.→
-
Un homme qui vous aime.
-
[319]
THAÏS.→
-
Quiconque m’aime est payé de retour.
- PAPHNUCE.→
-
O Thaïs! Thaïs! quel long et pénible voyage j’ai
entrepris, pour avoir le bonheur de vous parler et de
contempler votre beauté!
- THAÏS.→
-
Je ne me dérobe point à vos regards; je ne refuse
pas de m’entretenir avec vous.
- PAPHNUCE.→
-
Une conversation aussi intime que celle que je désire
demande un lieu plus solitaire.
- THAÏS.→
-
Voici une chambre bien meublée, et qui offre une
agréable habitation.
- PAPHNUCE.→
-
N’y a-t-il pas un réduit plus retiré, où nous puissions
causer plus secrètement?
- THAÏS.→
-
Oui, il y a encore dans ce logis un lieu plus reculé,
et si secret, qu’avec moi il n’y a que Dieu qui le connaisse.
- PAPHNUCE.→
-
Quel Dieu?
- THAÏS.→
-
Le vrai Dieu.
-
[321]
PAPHNUCE.→
-
Vous croyez donc que Dieu sait quelque chose de
ce qui nous concerne?
- THAÏS.→
-
Je n’ignore pas que rien ne lui est caché.
- PAPHNUCE.→
-
Pensez-vous qu’il reste indifférent aux actions des
pécheurs, ou qu’il les juge, au contraire, avec équité?
- THAÏS.→
-
Je crois que, dans la balance de sa justice, il pèse
les actions de tous les hommes, et qu’il dispense le
châtiment ou la récompense à chacun suivant ses
œuvres.
- PAPHNUCE.→
-
O Christ! combien ta bonté pour nous est admirable
et patiente! Ceux même qui te connaissent, et que
tu vois pécher, tu tardes encore à les punir.
- THAÏS.→
-
Pourquoi tremblez-vous et changez-vous de couleur?
Pourquoi versez-vous des larmes?
- PAPHNUCE.→
-
Votre présomption me fait horreur, je déplore votre
chute; car vous saviez ces vérités, et, cependant, vous
avez perdu un si grand nombre d’âmes!
- THAÏS.→
-
Malheur, malheur à moi!
- PAPHNUCE.→
-
Vous serez damnée, avec d’autant plus de justice que
vous avez, avec une plus grande présomption, offensé
sciemment la Majesté divine!
-
[323]
THAÏS.→
-
Hélas! hélas! que dites-vous? Quelles menaces
adressez-vous à une malheureuse femme?
- PAPHNUCE.→
-
Les supplices de l’enfer vous atteindront, si vous
persévérez dans le crime.
- THAÏS.→
-
La sévérité de vos réprimandes ébranle profondément
mon cœur effrayé.
- PAPHNUCE.→
-
Oh! plût à Dieu qu’une si grande terreur pénétrât
jusqu’au fond de vos entrailles, que vous n’eussiez
plus l’audace de céder à de dangereuses voluptés!
- THAÏS.→
-
Et quelle place peut-il rester à présent pour les
plaisirs corrompus dans un cœur où règnent sans
partage un repentir amer et l’épouvante nouvelle
que m’inspirent des crimes dont je connais l’énormité?
- PAPHNUCE.→
-
Ce que je souhaite, c’est que, coupant les épines du
vice, vous fassiez couler sur vos fautes le torrent de
la componction.
- THAÏS.→
-
Oh! si vous pouviez croire, oh! si vous pouviez
espérer qu’une pécheresse souillée, comme je le suis,
par la fange de mille et mille impuretés, pût jamais
expier ses crimes et mériter son pardon par une pénitence,
quelque dure qu’elle fût!...
-
[325]
PAPHNUCE.→
-
Il n’est point de péché si grave, point de crime si
énorme, que ne puissent expier les larmes du repentir,
pourvu qu’elles soient suivies d’œuvres effectives.
- THAÏS.→
-
Montrez-moi, je vous prie, mon père, par quelles
œuvres méritoires je puis obtenir le bienfait de ma réconciliation.
- PAPHNUCE.→
-
Méprisez le siècle, et fuyez la compagnie de vos
amants dissolus.
- THAÏS.→
-
Et que me faudra-t-il faire ensuite?
- PAPHNUCE.→
-
Vous retirer dans un lieu solitaire, où, en faisant
votre examen intérieur, vous puissiez pleurer sur l’énormité
de votre péché.
- THAÏS.→
-
Si vous espérez que cela puisse être utile à mon salut,
je ne tarde pas un seul instant.
- PAPHNUCE.→
-
Je ne doute pas que cela ne vous soit utile.
- THAÏS.→
-
Accordez-moi seulement un court délai, pour réunir
les richesses que j’ai si mal acquises et que j’ai trop
longtemps conservées.
- PAPHNUCE.→
-
Ne vous inquiétez pas de ces choses; il ne manquera
pas de gens qui s’en serviront, quand ils les auront
trouvées.
-
[327]
THAÏS.→
-
Je ne m’inquiète de ces biens ni pour les garder, ni
pour les donner à mes amis: je ne songe pas même à
les distribuer aux indigents; car je ne crois pas que
le prix de ce qui demande une expiation puisse être
convenablement employé en bonnes œuvres(71).
- PAPHNUCE.→
-
Vous avez raison. Et qu’avez-vous résolu de faire de
ces monceaux de richesses?
- THAÏS.→
-
Je veux les livrer aux flammes et les réduire en
cendres.
- PAPHNUCE.→
-
Pourquoi?
- THAÏS.→
-
Pour ne rien laisser dans le monde de ce que je n’ai
acquis qu’en péchant et en outrageant le Créateur du
monde.
- PAPHNUCE.→
-
Oh! que vous êtes différente de cette Thaïs qui
brûlait naguère de passions impures, et qui était altérée
d’or(72)!
- THAÏS.→
-
Peut-être deviendrai-je meilleure, si cela plaît à Dieu.
- PAPHNUCE.→
-
Il n’est pas difficile à son essence immuable de changer
toutes choses à son gré.
- THAÏS.→
-
Je vais mettre à exécution le projet que j’ai conçu.
-
[329]
PAPHNUCE.→
-
Allez en paix, et hâtez-vous de revenir vers moi.
SCÈNE IV.→
THAÏS, SES AMANTS.
- THAÏS.→
-
Venez tous ici; accourez, amants insensés!
- LES AMANTS.→
-
C’est la voix de Thaïs qui nous appelle; allons vite,
pour ne pas l’offenser par nos lenteurs.
- THAÏS.→
-
Approchez! accourez! j’ai à échanger avec vous
quelques paroles.
- LES AMANTS.→
-
O Thaïs! Thaïs! que signifie ce bûcher que vous
élevez? Pourquoi y entassez-vous ce nombre infini
d’objets précieux?
- THAÏS.→
-
Vous le demandez?
- LES AMANTS.→
-
Nous sommes frappés de surprise.
- THAÏS.→
-
Je vais vous le dire sans délai.
-
[331]
LES AMANTS.→
-
Nous le désirons.
- THAÏS.→
-
Regardez! (Elle met le feu au bûcher.)
- LES AMANTS.→
-
Arrêtez! arrêtez, Thaïs! que faites-vous? Avez-vous
perdu la raison?
- THAÏS.→
-
Je ne l’ai pas perdue; je l’ai recouvrée!
- LES AMANTS.→
-
Pourquoi sacrifiez-vous ainsi quatre cents livres d’or
et tant de richesses de toutes sortes?
- THAÏS.→
-
Je veux consumer dans les flammes tout ce que j’ai
arraché de vous par de mauvaises actions, afin qu’il
ne vous reste plus la moindre espérance de me voir
jamais céder à votre amour.
- LES AMANTS.→
-
Arrêtez, un moment! arrêtez! et découvrez-nous la
cause du trouble où vous êtes.
- THAÏS.→
-
Je ne veux ni rester, ni vous parler plus longtemps.
- LES AMANTS.→
-
D’où viennent ces dédains et ce mépris? Nous reprochez-vous
quelque infidélité? N’avons-nous pas
toujours satisfait vos désirs? et voilà que vous nous
accablez injustement d’une haine imméritée!
- THAÏS.→
-
Laissez-moi; ne déchirez pas mes vêtements pour
me retenir! Qu’il vous suffise que jusqu’à ce jour j’aie
[333]
consenti à pécher avec vous. Il est temps de mettre un
terme à mes fautes. Le moment de nous séparer est
venu.
- LES AMANTS.→
-
Où va-t-elle?
- THAÏS.→
-
Dans un lieu où nul d’entre vous ne me verra.
- LES AMANTS.→
-
Grand Dieu! quel est ce prodige? Thaïs, nos délices,
elle qui ne songeait qu’à s’enrichir, elle qui
n’eut jamais d’autre pensée que le plaisir, et qui
s’était livrée tout entière à la volupté, voilà qu’elle
sacrifie sans retour tant de monceaux d’or et de pierreries!
Elle nous méprise, nous ses amants, et nous a
privés tout à coup de sa présence!
SCÈNE V.→
THAÏS, PAPHNUCE.
- THAÏS.→
-
Me voici, Paphnuce mon père. Je viens à vous toute
prête à vous obéir.
- PAPHNUCE.→
-
Votre retard commençait à m’inquiéter; je craignais
que vous ne vous fussiez engagée de nouveau
dans les distractions du siècle.
-
[335]
THAÏS.→
-
N’ayez pas cette crainte: les pensées qui roulent
dans mon esprit sont bien différentes. J’ai disposé de
ma fortune comme je le voulais, et j’ai renoncé publiquement
à mes amants.
- PAPHNUCE.→
-
Puisque vous avez renoncé à eux, vous pouvez
maintenant vous unir à votre amant qui est au ciel.
- THAÏS.→
-
C’est à vous de me tracer, comme avec une règle,
la conduite que je dois tenir.
- PAPHNUCE.→
-
Suivez-moi.
- THAÏS.→
-
Mes pas vous suivront, et plût à Dieu que je pusse
vous suivre de même par mes actions!
SCÈNE VI.→
Les précédents.
- PAPHNUCE.→
-
Vous voyez ce monastère; il est habité par un noble
collége de vierges consacrées à Dieu. C’est là que je
désire que vous passiez le temps de votre pénitence.
- THAÏS.→
-
Je ne résiste point à vos ordres.
-
[337]
PAPHNUCE.→
-
Je vais entrer et prier l’abbesse, directrice de cette
maison, de vouloir bien vous y recevoir.
- THAÏS.→
-
Que dois-je faire en attendant?
- PAPHNUCE.→
-
Entrez avec moi.
- THAÏS.→
-
J’obéis.
- PAPHNUCE.→
-
L’abbesse vient à notre rencontre. Je ne comprends
pas qui l’a si promptement instruite de notre arrivée.
- THAÏS.→
-
C’est la renommée, dont nul retard n’arrête la
course.
SCÈNE VII.→
Les mêmes, L’ABBESSE.
- PAPHNUCE.→
-
Je vous rencontre à propos, illustre abbesse; c’est
vous que je cherche.
- L’ABBESSE.→
-
Vous êtes le bien-venu, Paphnuce notre vénérable
père. Bénie soit votre arrivée, vous que chérit le Seigneur!
-
[339]
PAPHNUCE.→
-
Que la grâce du souverain Créateur répande sur
vous la béatitude de sa bénédiction éternelle!
- L’ABBESSE.→
-
D’où me vient ce bonheur, que votre Sainteté daigna
visiter aujourd’hui mon humble habitation?
- PAPHNUCE.→
-
J’ai besoin de votre assistance dans une nécessité
pressante.
- L’ABBESSE.→
-
Vous n’avez qu’à m’apprendre, d’un mot, ce que
vous désirez de moi; je m’empresserai de vous obéir
et de satisfaire à vos vœux, selon mon pouvoir.
- PAPHNUCE.→
-
Je vous apporte une chèvre demi-morte, que j’ai
arrachée à la dent du loup; je vous prie de lui accorder,
pour la guérir, votre miséricordieuse sollicitude,
jusqu’à ce qu’elle ait échangé sa rude peau de chèvre
contre une douce toison de brebis.
- L’ABBESSE.→
-
Expliquez-vous plus clairement.
- PAPHNUCE.→
-
Cette femme que vous voyez a mené la vie d’une
courtisane.
- L’ABBESSE.→
-
Cela est déplorable.
- PAPHNUCE.→
-
Elle s’est abandonnée tout entière aux plaisirs sensuels.
-
[341]
L’ABBESSE.→
-
Elle s’est perdue elle-même.
- PAPHNUCE.→
-
Mais enfin, par mes conseils, et avec le secours du
Christ, elle n’a plus à présent que de l’aversion pour
les vanités qui la séduisaient, et elle a résolu de vivre
chaste.
- L’ABBESSE.→
-
Grâces soient rendues à l’auteur de cette conversion!
- PAPHNUCE.→
-
Les maladies de l’âme, comme celles du corps,
se guérissent par l’emploi des contraires. Il faut donc
que cette pécheresse, séquestrée des agitations du
siècle, soit renfermée seule dans une cellule étroite,
où elle puisse, avec plus de loisir, méditer sur ses fautes.
- L’ABBESSE.→
-
Rien n’est plus utile.
- PAPHNUCE.→
-
Donnez des ordres pour qu’une cellule soit construite
le plus tôt possible.
- L’ABBESSE.→
-
Elle le sera dans un court délai.
- PAPHNUCE.→
-
Il faut n’y laisser ni entrée, ni sortie, mais seulement
une petite fenêtre, par laquelle elle puisse recevoir
un peu de nourriture, que vous lui ferez donner
discrètement à des jours et des heures marqués.
-
[343]
L’ABBESSE.→
-
Je crains que la faiblesse de cette femme habituée
au luxe n’ait peine à supporter la rigueur d’une pénitence
aussi dure.
- PAPHNUCE.→
-
N’ayez pas cette inquiétude: il faut pour de grandes
fautes recourir à des remèdes proportionnés.
- L’ABBESSE.→
-
Cela est vrai.
- PAPHNUCE.→
-
Ce qui m’inquiète davantage, ce sont les délais;
je crains qu’elle ne retombe dans la société corrompue
des hommes.
- L’ABBESSE.→
-
Pourquoi cette inquiétude? Que ne la renfermez-vous?
La cellule que vous avez demandée est prête.
- PAPHNUCE.→
-
Tant mieux. Entrez, Thaïs, dans ce réduit, où
vous pourrez convenablement pleurer vos désordres.
- THAÏS.→
-
Que cette cellule est étroite et obscure! Que ce séjour
est incommode pour une femme délicate!
- PAPHNUCE.→
-
Pourquoi maudissez-vous cette habitation? Pourquoi
frémissez-vous d’y entrer? Indomptée jusqu’à ce
jour, vous avez erré sans contrainte; il convient aujourd’hui
que vous receviez un frein dans la solitude.
- THAÏS.→
-
L’âme accoutumée aux plaisirs des sens ne peut se
défendre de quelques retours vers sa première vie.
-
[345]
PAPHNUCE.→
-
C’est pourquoi les rênes de la discipline doivent la
retenir, jusqu’à ce que la révolte ait cessé.
- THAÏS.→
-
Avilie, comme je le suis, je ne refuse pas d’obéir
aux ordres de votre paternité; mais il y a dans cette
habitation un inconvénient bien difficile à supporter
pour ma faiblesse.
- PAPHNUCE.→
-
Quel est cet inconvénient?
- THAÏS.→
-
Je rougis de le dire.
- PAPHNUCE.→
-
Ne rougissez pas, et parlez sans détour.
- THAÏS.→
-
Qu’y a-t-il de plus pénible, de plus révoltant que
d’être forcée de satisfaire dans un même lieu à toutes
les nécessités corporelles? Il est certain que cette cellule
sera bientôt infecte et inhabitable.
- PAPHNUCE.→
-
Craignez les douleurs de la torture éternelle, et ne
redoutez pas les maux passagers.
- THAÏS.→
-
C’est ma faiblesse qui me force à craindre.
- PAPHNUCE.→
-
Il est convenable que vous expiiez par des incommodités
rebutantes la mollesse et les jouissances coupables
de votre vie passée.
-
[347]
THAÏS.→
-
Je ne résiste pas: je conviens qu’il est juste que,
souillée par l’impureté, j’habite une fosse impure et fétide.
Je gémis seulement de voir qu’il ne me restera
aucune place où je puisse convenablement et décemment
invoquer le nom de la redoutable Majesté.
- PAPHNUCE.→
-
Et d’où vous vient cette présomption d’oser prononcer
de vos lèvres salies le nom de la Divinité sans
tache?
- THAÏS.→
-
Et de qui puis-je espérer mon pardon? qui me sauvera
par sa miséricorde, s’il m’est défendu d’invoquer
celui contre qui seul j’ai péché, et à qui seul je dois
offrir mes prières ferventes?
- PAPHNUCE.→
-
Vous devez prier non par des paroles, mais par des
larmes; non par le son plaintif de votre voix, mais
par le râle de votre cœur repentant.
- THAÏS.→
-
S’il n’est pas permis à ma voix de prier Dieu, comment
puis-je espérer mon pardon?
- PAPHNUCE.→
-
Vous l’obtiendrez d’autant plus vite, que votre humilité
sera plus parfaite. Dites seulement: «O mon
Créateur, ayez pitié de moi!»
- THAÏS.→
-
J’ai bien besoin qu’il m’accorde sa pitié, pour n’être
pas vaincue dans ce périlleux combat.
-
[349]
PAPHNUCE.→
-
Combattez avec courage, et vous obtiendrez une
heureuse victoire.
- THAÏS.→
-
C’est à vous de prier pour me faire obtenir la
palme du triomphe.
- PAPHNUCE.→
-
Cette recommandation n’est pas nécessaire.
- THAÏS.→
-
J’ai l’espérance. (Elle entre dans la cellule.)
- PAPHNUCE.→
-
Il est temps de reprendre le chemin désiré de ma
solitude, et d’aller revoir mes disciples chéris. Vénérable
abbesse, je confie cette captive à votre sollicitude
et à votre charité. Je vous prie de lui donner le nécessaire,
avec un peu d’indulgence pour son corps délicat,
et de régénérer abondamment son âme par vos
salutaires exhortations.
- L’ABBESSE.→
-
Soyez sans inquiétude, j’aurai pour elle une tendresse
et des soins de mère.
- PAPHNUCE.→
-
Je pars.
- L’ABBESSE.→
-
Allez en paix(73).
PAPHNUCE, LES DISCIPLES.
- LES DISCIPLES.→
-
Qui heurte à la porte?
- PAPHNUCE.→
-
Moi.
- LES DISCIPLES.→
-
C’est la voix de Paphnuce notre père!
- PAPHNUCE.→
-
Otez le verrou.
- LES DISCIPLES.→
-
Salut, ô notre père!
- PAPHNUCE.→
-
Salut.
- LES DISCIPLES.→
-
La durée de votre absence nous inquiétait beaucoup.
- PAPHNUCE.→
-
Je me félicite de m’être absenté.
- LES DISCIPLES.→
-
Qu’avez-vous fait de Thaïs?
- PAPHNUCE.→
-
Ce que j’avais projeté.
- LES DISCIPLES.→
-
Où l’avez-vous conduite?
- PAPHNUCE.→
-
Dans une étroite cellule, où elle pleure ses péchés.
-
[353]
LES DISCIPLES.→
-
Gloire à la sainte Trinité!
- PAPHNUCE.→
-
Et que béni soit son nom redoutable, maintenant
et dans tous les siècles!
- LES DISCIPLES.→
-
Amen.
SCÈNE IX.→
PAPHNUCE, seul.→
-
-
Il y a trois ans(74) que Thaïs subit sa pénitence,
et j’ignore si son repentir est agréable à Dieu. Je vais
aller trouver mon frère Antoine, afin que, par son
intervention, la vérité se manifeste à moi.
SCÈNE X.→
Le même, ANTOINE.
- ANTOINE.→
-
Quel bonheur inespéré! quel sujet imprévu de joie!
ne vois-je pas Paphnuce, mon frère et mon compagnon
de solitude? C’est lui-même.
-
[355]
PAPHNUCE.→
-
C’est moi, en effet.
- ANTOINE.→
-
Vous êtes le bien-venu, mon frère, votre bonne arrivée
me comble de joie.
- PAPHNUCE.→
-
Je ne suis pas moins joyeux de vous voir que vous
ne l’êtes de ma venue.
- ANTOINE.→
-
Quel événement si heureux, si agréable pour nous,
vous a fait sortir de votre retraite et vous amène ici?
- PAPHNUCE.→
-
Je vais vous le dire.
- ANTOINE.→
-
Je le souhaite.
- PAPHNUCE.→
-
Il y a plus de trois ans qu’une courtisane nommée
Thaïs était venue s’établir dans notre voisinage. Non-seulement
elle courait à sa perte, mais elle entraînait
une foule d’âmes à la mort.
- ANTOINE.→
-
Oh! déplorable désordre!
- PAPHNUCE.→
-
J’allai la trouver sous les dehors d’un amant. Tantôt
je m’efforçais de ramener par de douces remontrances
ce cœur livré à la volupté, tantôt je l’effrayais
par d’énergiques conseils et de terribles menaces.
-
[357]
ANTOINE.→
-
Un semblable mélange était bien approprié à ce
genre de faiblesse(75).
- PAPHNUCE.→
-
Elle céda enfin, et, renonçant à ses habitudes honteuses,
elle se voua à la chasteté et consentit à s’enfermer
dans une étroite cellule.
- ANTOINE.→
-
Ce que vous m’apprenez me cause tant de satisfaction,
que toutes les fibres de mon cœur en ont tressailli
de joie.
- PAPHNUCE.→
-
De tels sentiments sont dignes de votre sainteté.
Pour moi, quoique je me réjouisse infiniment de cette
conversion, j’éprouve cependant une fort grave inquiétude.
Je crains que cette femme délicate n’ait trop
de peine à supporter une pénitence si longue.
- ANTOINE.→
-
La vraie charité est toujours accompagnée d’une
pieuse compassion.
- PAPHNUCE.→
-
Je vous demande ces tendres sentiments pour Thaïs.
Daignez, vous et vos disciples, unir vos prières aux
miennes, jusqu’à ce que le ciel nous fasse connaître si
les larmes de notre pénitente ont attendri et amené à
l’indulgence la miséricorde divine.
- ANTOINE.→
-
Nous consentons bien volontiers à votre demande.
-
[359]
PAPHNUCE.→
-
Dieu dans sa clémence vous exaucera, j’en suis
certain.
SCÈNE XI.→
Les mêmes, ensuite PAUL.
- ANTOINE.→
-
Déjà la promesse évangélique s’est accomplie en
nous.
- PAPHNUCE.→
-
Quelle promesse?
- ANTOINE.→
-
Celle qui nous assure qu’en unissant nos prières
nous pourrons tout obtenir de Jésus-Christ(76).
- PAPHNUCE.→
-
Qu’est-il arrivé?
- ANTOINE.→
-
Mon disciple Paul vient d’avoir une vision.
- PAPHNUCE.→
-
Appelez-le.
- ANTOINE.→
-
Paul, approchez, et racontez à Paphnuce ce que
vous avez vu.
- PAUL.→
-
J’ai vu dans le ciel un lit magnifique, tendu de blanc,
auprès duquel se tenaient debout et comme en sentinelle,
quatre jeunes vierges brillantes de clarté. En admirant
cette réjouissante splendeur, je disais à part moi:
[361]
une telle gloire n’appartient à personne autant qu’à
mon père et à mon maître Antoine.
- ANTOINE.→
-
Je ne me crois pas digne d’une semblable béatitude.
- PAUL.→
-
A peine avais-je achevé cette réflexion, qu’une voix
divine et tonnante me dit: «Ce n’est pas à Antoine,
comme tu l’espères, mais à Thaïs la courtisane, que
cette gloire est réservée.»
- PAPHNUCE.→
-
Grâces soient rendues à la douceur de ta miséricorde,
Christ, fils unique de Dieu, qui as daigné accorder
cette consolation à ma tristesse!
- ANTOINE.→
-
Louons le Seigneur; il en est digne.
- PAPHNUCE.→
-
Je vais visiter ma captive.
- ANTOINE.→
-
Le temps est venu de lui faire espérer son pardon
et de la consoler par la promesse de la béatitude éternelle.
PAPHNUCE, THAÏS.
- PAPHNUCE.→
-
Thaïs! ma fille adoptive! ouvrez votre fenêtre, que
je vous voie.
- THAÏS.→
-
Qui me parle?
- PAPHNUCE.→
-
Paphnuce, votre père.
- THAÏS.→
-
D’où me vient un si grand bonheur, que vous daigniez
me visiter, moi, pauvre pécheresse?
- PAPHNUCE.→
-
Quoique depuis ces trois ans j’aie été absent de
corps, je n’ai pas moins éprouvé une constante sollicitude
pour votre salut.
- THAÏS.→
-
Je n’en doute pas.
- PAPHNUCE.→
-
Exposez-moi l’histoire de votre régime intérieur et
les degrés de votre repentir.
- THAÏS.→
-
Je ne puis vous dire qu’une seule chose, c’est que
je sais n’avoir rien fait qui soit digne du Seigneur.
- PAPHNUCE.→
-
Si Dieu scrutait toutes nos iniquités, nul ne pourrait
soutenir cet examen.
-
[365]
THAÏS.→
-
Si cependant vous voulez savoir ce que j’ai fait: j’ai
réuni dans ma pensée, comme en un faisceau, la multitude
de mes fautes; je n’ai pas cessé de les contempler
et de les repasser dans mon esprit. Aussi, comme
l’odeur infecte de ma cellule ne quittait point mes narines,
de même la crainte de l’enfer ne s’est pas éloignée
un moment des yeux de ma conscience.
- PAPHNUCE.→
-
Parce que vous vous êtes punie vous-même par le
repentir, vous avez mérité votre pardon.
- THAÏS.→
-
Oh! plût au ciel!
- PAPHNUCE.→
-
Donnez-moi la main, que je vous aide à sortir.
- THAÏS.→
-
Non, mon vénérable père! non, ne me retirez pas
de ce fumier, souillée comme je suis: laissez-moi dans
ce lieu bien digne de mes mérites.
- PAPHNUCE.→
-
Le temps est venu pour vous de déposer la crainte
et de commencer à espérer la vie éternelle, car votre
pénitence est agréable à Dieu.
- THAÏS.→
-
Que tous les anges louent sa miséricorde, puisqu’il
n’a pas repoussé l’humble repentir d’un cœur contrit!
- PAPHNUCE.→
-
Persistez dans la crainte de Dieu et maintenez-vous
dans son amour; car lorsque quinze jours se seront
écoulés, vous dépouillerez votre enveloppe humaine,
et, votre course ici-bas étant heureusement achevée,
[367]
vous irez, avec le secours de la grâce suprême, habiter
les astres.
- THAÏS.→
-
Oh! puissé-je échapper aux tourments de l’enfer, ou
du moins être brûlée par des flammes moins ardentes!
car je ne saurais obtenir par mes mérites la béatitude
éternelle.
- PAPHNUCE.→
-
La grâce, ce don gratuit de la divinité, ne pèse point
le mérite des hommes; car, si elle n’était accordée
qu’aux mérites, on ne l’appellerait pas la grâce(77).
- THAÏS.→
-
Que le concert des cieux, que tous les arbrisseaux
de la terre, que toutes les espèces d’animaux, que les
gouffres même des lacs et des mers s’unissent pour
louer celui qui non-seulement supporte les pécheurs,
mais qui prodigue encore généreusement des récompenses
gratuites à ceux qui se repentent!
- PAPHNUCE.→
-
Il a, de toute éternité, préféré la miséricorde aux
châtiments(78).
Les mêmes.
- THAÏS.→
-
Ne me quittez pas, mon vénérable père! restez auprès
de moi, pour me consoler à l’heure où mon corps
va se dissoudre.
- PAPHNUCE.→
-
Non, je ne m’en irai point, je ne m’éloignerai point,
jusqu’au moment où votre âme se sera élancée triomphante
au ciel, et où j’aurai livré votre corps à la sépulture.
- THAÏS.→
-
Voici que je commence à mourir.
- PAPHNUCE.→
-
C’est à présent l’heure de prier.
- THAÏS.→
-
Vous qui m’avez formée, ayez pitié de moi, et permettez
que l’âme que vous avez soufflée dans mon sein
retourne heureusement vers vous.
- PAPHNUCE.→
-
Toi qui n’as point eu de créateur, forme vraiment
immatérielle, dont l’essence simple a formé de diverses
parties l’homme qui n’est pas, comme toi, celui qui
est, permets que les éléments dont cette créature humaine
est composée rejoignent sans obstacle le principe
de leur origine; que l’âme venue du ciel participe
[371]
aux joies célestes, et que le corps trouve une couche
paisible au sein de la terre d’où il est sorti, jusqu’au
jour où cette poussière se réunissant et le souffle
de la vie animant de nouveau ces membres, cette
même Thaïs ressuscitera, créature complète comme
autrefois, pour prendre place parmi les blanches
brebis du Seigneur et entrer dans la joie de l’éternité(79);
ô toi, qui seul es ce que tu es, qui règnes dans
l’unité de la Trinité, et qui es perpétuellement glorifié
dans les siècles des siècles.
VI.
SAPIENCE.
ARGUMENT.→
Passion des vierges saintes, Foi, Espérance et Charité,
que l’empereur Hadrien(80) fait périr par divers supplices
sous les yeux de Sapience, leur vénérable mère, qui les
exhorte, au nom de l’autorité maternelle, à supporter
les tortures. Dès que le martyre est consommé, la sainte
mère réunit les corps de ses filles, les embaume et leur
donne une sépulture honorable à cinq milles de Rome.
Elle-même, au bout de quarante jours, rend son âme
au ciel, en prononçant auprès de leurs tombes les derniers
mots d’une pieuse oraison(81).
SAPIENCE,→
ou
FOI, ESPÉRANCE ET CHARITÉ.
PERSONNAGES.
ANTIOCHUS, préfet de Rome(82). |
HADRIEN, empereur. |
SAPIENCE, princesse grecque. |
FOI, |
} |
filles de Sapience. |
ESPÉRANCE, |
CHARITÉ, |
Matrones romaines. |
Soldats et Bourreaux, personnages muets. |
SCÈNE PREMIÈRE.→
ANTIOCHUS, HADRIEN.
- ANTIOCHUS.→
-
Dans mon désir, ô empereur Hadrien, de voir tout
succéder au gré de vos vœux et les fondements de
votre empire à l’abri des perturbations, je m’efforce
d’arracher promptement et d’anéantir dans leurs racines
[379]
toutes les causes de troubles qui pourraient
ébranler la république et porter atteinte au calme de
votre esprit.
- HADRIEN.→
-
Et vous n’avez pas tort; car votre bonheur est attaché
à ma prospérité. Je vous élève, chaque jour, à de
plus grands honneurs.
- ANTIOCHUS.→
-
J’en rends grâces à votre bonté paternelle. Aussi
à peine vois-je surgir quelque obstacle à votre pouvoir,
que, loin de le dissimuler, je vous le dénonce
sans retard.
- HADRIEN.→
-
Et vous agissez comme il convient pour n’être pas
accusé de lèse-majesté, en cachant ce qui ne doit point
être caché.
- ANTIOCHUS.→
-
Je n’ai jamais eu à craindre une pareille accusation.
- HADRIEN.→
-
Assurément; mais dites-moi si vous ne savez rien de
nouveau.
- ANTIOCHUS.→
-
Une femme étrangère est arrivée depuis peu dans
Rome, accompagnée de trois jeunes enfants qui sont
nés d’elle.
- HADRIEN.→
-
De quel sexe sont ces enfants?
- ANTIOCHUS.→
-
Tous trois du sexe féminin.
-
[381]
HADRIEN.→
-
Pensez-vous que l’arrivée de ces faibles femmes
puisse amener quelques résultats nuisibles à la république?
- ANTIOCHUS.→
-
Oui; de très-grands.
- HADRIEN.→
-
Lesquels?
- ANTIOCHUS.→
-
Le renversement de la paix publique.
- HADRIEN.→
-
Comment?
- ANTIOCHUS.→
-
Et qu’y a-t-il de plus capable de rompre la concorde
civile que les différences de religion?
- HADRIEN.→
-
Il n’y a rien de plus fâcheux, rien de plus funeste,
comme le prouve assez la situation du monde romain,
qui est partout souillé par des flots impurs de sang
chrétien.
- ANTIOCHUS.→
-
Cette femme donc, que je vous signale, exhorte les
citoyens à abandonner le culte de nos ancêtres et à se
vouer à la religion chrétienne.
- HADRIEN.→
-
Est-ce que ses exhortations font des prosélytes?
- ANTIOCHUS.→
-
Beaucoup trop; car déjà nos femmes nous traitent
avec tant de hauteur et de mépris, qu’elles ne daignent
[383]
plus prendre place à nos tables, encore bien
moins partager nos lits.
- HADRIEN.→
-
Je l’avoue, le péril est sérieux.
- ANTIOCHUS.→
-
C’est votre devoir, empereur, de veiller au salut de
l’État(83).
- HADRIEN.→
-
J’en conviens. Qu’on appelle cette femme, et nous
verrons si, en ma présence, elle ne consent pas à se
soumettre.
- ANTIOCHUS.→
-
Vous désirez que je la fasse venir?
- HADRIEN.→
-
Oui, sans aucun doute.
SCÈNE II.→
ANTIOCHUS, SAPIENCE, FOI, ESPÉRANCE ET
CHARITÉ.
- ANTIOCHUS.→
-
Quel est votre nom, femme étrangère?
- SAPIENCE.→
-
Je me nomme Sapience.
- ANTIOCHUS.→
-
L’empereur Hadrien vous ordonne de comparaître
devant lui dans son palais.
-
[385]
SAPIENCE.→
-
Je n’ai aucune crainte d’entrer dans le palais, avec
la noble escorte de mes filles; et je ne redoute nullement
de voir de près le visage menaçant de l’empereur.
- ANTIOCHUS.→
-
Cette odieuse race des sectateurs du Christ est toujours
prête à résister aux princes.
- SAPIENCE.→
-
Le prince de l’univers, qui l’emporte sur tous, ne
permet pas que ses serviteurs soient vaincus par l’ennemi.
- ANTIOCHUS.→
-
Trêve à ce flux de paroles, et venez sur-le-champ au
palais.
- SAPIENCE.→
-
Marchez devant, et montrez-nous la route; nous
vous suivrons en toute hâte.
SCÈNE III.→
Les mêmes, HADRIEN, GARDES.
- ANTIOCHUS, à Sapience.→
-
Voici l’empereur en personne: vous le voyez assis
sur son trône. Pesez bien vos paroles.
- SAPIENCE.→
-
Les préceptes du Christ nous défendent d’user de
telles précautions et nous promettent, en retour, le
don d’une invincible sagesse(84).
-
[387]
HADRIEN.→
-
Approchez, Antiochus.
- ANTIOCHUS.→
-
Me voici à vos ordres, seigneur.
- HADRIEN.→
-
Sont-ce là les femmes que vous m’avez dénoncées
comme chrétiennes?
- ANTIOCHUS.→
-
Oui, ce sont elles.
- HADRIEN.→
-
Je suis frappé de leur beauté, et je ne puis surtout
assez admirer la sage dignité de leur maintien.
- ANTIOCHUS.→
-
Cessez, ô mon seigneur, de vous livrer à l’admiration,
et forcez-les d’adorer les dieux.
- HADRIEN.→
-
Si je commençais à leur demander avec douceur si
elles ne voudraient pas céder?
- ANTIOCHUS.→
-
C’est là le meilleur moyen; car la fragilité de leur
sexe ne cède jamais plus facilement qu’à l’impression
des douces paroles.
- HADRIEN.→
-
Illustre matrone, je vous invite doucement et sans
colère à revenir au culte des dieux; vous pourrez par
là jouir des avantages de mon amitié.
- SAPIENCE.→
-
Je n’ai envie ni de satisfaire vos désirs en revenant
au culte de vos dieux, ni de contracter avec vous aucune
amitié.
-
[389]
HADRIEN.→
-
Jusqu’ici je retiens ma colère, et loin de donner
cours à mon indignation, je montre une affectueuse
et paternelle sollicitude pour votre bien et celui de vos
enfants.
- SAPIENCE.→
-
Gardez-vous, mes filles, d’ouvrir vos cœurs aux
fallacieuses et sataniques paroles de ce serpent tentateur;
méprisez-les, à mon exemple.
- FOI.→
-
Nous dédaignons et nous méprisons de toute notre
âme ces propos frivoles.
- HADRIEN.→
-
Que murmurez-vous?
- SAPIENCE.→
-
J’adressais quelques mots à mes filles.
- HADRIEN.→
-
Vous me semblez d’une haute naissance; mais je
voudrais que vous me fissiez connaître plus complétement
votre patrie, votre famille et votre nom.
- SAPIENCE.→
-
Quoiqu’il faille mépriser l’orgueil du sang, je ne
nie pas, néanmoins, que je ne sois sortie d’une souche
illustre.
- HADRIEN.→
-
Je le crois volontiers.
- SAPIENCE.→
-
J’ai eu, en effet, pour parents les plus grands princes
de la Grèce(85). Mon nom est Sapience.
-
[391]
HADRIEN.→
-
L’éclat de votre naissance brille dans tous vos traits,
et la vertu dont vous portez le nom éclate sur votre
visage.
- SAPIENCE.→
-
En vain vous me flattez; nous ne céderons pas à vos
séductions.
- HADRIEN.→
-
Dites-moi ce qui vous amène et pourquoi vous venez
parmi nos concitoyens.
- SAPIENCE.→
-
La seule cause de mon voyage est le désir de connaître
la vérité, d’apprendre plus à fond la croyance
que vous combattez, et de consacrer mes filles au
Christ.
- HADRIEN.→
-
Apprenez-moi le nom de chacune d’elles.
- SAPIENCE.→
-
La première s’appelle Foi, la seconde Espérance et
la troisième Charité.
- HADRIEN.→
-
Combien ont-elles accompli d’années?
- SAPIENCE.→
-
Ne vous plaît-il pas, ô mes filles! que je fatigue cet
esprit grossier par quelques problèmes d’arithmétique(86)?
- FOI.→
-
Oui, ma mère, et nous vous prêterons l’oreille avec
grand plaisir.
-
[393]
SAPIENCE.→
-
O empereur! puisque vous désirez savoir l’âge de
ces jeunes filles, Charité a accompli un nombre d’années
diminué pairement pair; Espérance un nombre
aussi diminué, mais pairement impair; Foi, au contraire,
un nombre superflu et impairement pair.
- HADRIEN.→
-
Par une semblable réponse, vous me laissez complétement
ignorer ce que je vous demandais.
- SAPIENCE.→
-
Cela n’est pas étonnant, car une définition de cette
sorte ne s’applique pas à un seul nombre, mais à plusieurs.
- HADRIEN.→
-
Expliquez-vous avec plus de clarté; sans cela, mon
esprit ne vous peut comprendre.
- SAPIENCE.→
-
Charité a vu la révolution de deux olympiades,
Espérance de deux lustres et Foi de trois olympiades.
- HADRIEN.→
-
Et pourquoi appelez-vous diminué le nombre huit,
qui forme deux olympiades, ainsi que le nombre dix,
qui compose deux lustres? Enfin, pourquoi le nombre
douze, qui contient trois olympiades, reçoit-il le nom
de superflu?
- SAPIENCE.→
-
C’est qu’on appelle diminué tout nombre dont les
parties additionnées forment un total inférieur au
nombre qu’elles composent, comme 8, par exemple; car
la moitié de 8 est 4, le quart 2 et le huitième 1; or 4, 2 et
1 réunis font 7. De même, la moitié de 10 est 5, le cinquième
[395]
2, le dixième 1; additionnez, vous obtiendrez
8. On appelle, au contraire, superflu le nombre
dont les parties additionnées forment un total supérieur
à ce nombre même, comme 12. En effet, la moitié
de 12 est 6, le tiers 4, le quart 3, le sixième 2, le
douzième 1, lesquels additionnés donnent 16. Et pour
ne point passer sous silence le nombre principal, qui
tient le milieu entre les deux inégalités contraires, on
appelle parfait le nombre que ses parties additionnées
reproduisent exactement, sans différence en plus ni
en moins, comme 6, dont les parties, c’est-à-dire 3,
2 et 1, forment le nombre 6. Par la même raison, 28,
496 et 8128 sont des nombres parfaits(87).
- HADRIEN.→
-
Et les autres nombres?
- SAPIENCE.→
-
Sont ou superflus ou diminués.
- HADRIEN.→
-
Quel est le nombre pairement pair?
- SAPIENCE.→
-
Celui qu’on peut diviser en deux parties égales, qui
elles-mêmes peuvent se diviser en deux autres parties,
et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on atteigne l’unité indivisible,
[397]
comme 8, 16 et les nombres qu’on obtient
en doublant ceux-là.
- HADRIEN.→
-
Et quel est le nombre pairement impair?
- SAPIENCE.→
-
Celui qu’on peut diviser en parties égales, lesquelles
sont indivisibles, comme 10 et tous les nombres qu’on
obtient en doublant un nombre impair; car ce nombre
est d’une nature contraire à celui dont nous venons
de parler, en ce sens que dans le premier (le pairement
pair), le terme mineur est divisible, et que
dans le second (le pairement impair), le terme majeur
peut seul être divisé. De plus, dans celui-là toutes
les parties sont pairement paires, quant à la dénomination
et à la quantité des parties; et dans celui-ci,
lorsque la dénomination est paire, la quantité des parties
est impaire, et si la quantité des parties est paire,
la dénomination est impaire.
- HADRIEN.→
-
Je ne sais ce que signifie le mot terme que vous venez
d’employer, ni ceux de dénomination ou de quantité
des parties.
- SAPIENCE.→
-
Lorsque des nombres aussi grands qu’on voudra sont
rangés dans un ordre croissant, le premier est appelé
terme mineur et le dernier terme majeur; et lorsque
faisant une division nous disons que tel nombre forme
telle partie d’un autre nombre, nous faisons une dénomination(88);
et quand nous énumérons combien il y a
[399]
d’unités dans chaque partie, nous exposons ce qu’on
appelle la quantité des parties.
- HADRIEN.→
-
Et quel est le nombre impairement pair?
- SAPIENCE.→
-
Celui qui est non-seulement divisible une fois, mais
deux fois, trois fois et plus, comme le nombre pairement
pair, et dont cependant la division ne peut descendre
jusqu’à l’unité indivisible.
- HADRIEN.→
-
Oh! quelle difficile et inextricable question s’est élevée
à propos de l’âge de ces petites filles!
- SAPIENCE.→
-
C’est en cela qu’il faut admirer la suprême sagesse
du Créateur et la science merveilleuse de l’auteur de
l’univers, qui non-seulement au commencement des
choses a créé le monde du néant, et en a disposé toutes
les parties avec nombre, équilibre et mesure; mais qui
encore nous a permis d’arriver à l’admirable connaissance
des arts, à travers la série des temps et des générations
qui se succèdent.
- HADRIEN.→
-
Longtemps j’ai supporté vos divagations, dans l’espoir
que je vous trouverais plus docile.
- SAPIENCE.→
-
A quoi?
- HADRIEN.→
-
Au culte des dieux.
-
[401]
SAPIENCE.→
-
Je n’y consens pas, assurément.
- HADRIEN.→
-
Si vous résistez, vous subirez la torture.
- SAPIENCE.→
-
Vous pourrez tourmenter mon corps par des supplices;
mais vous n’aurez pas le pouvoir de forcer mon
âme à fléchir.
- ANTIOCHUS.→
-
Le jour disparaît, la nuit étend ses voiles; ce n’est
plus le moment de discuter, car l’heure du souper est
venue.
- HADRIEN.→
-
Qu’on enferme ces femmes dans la prison attenante
au palais. Je leur accorde trois jours pour
réfléchir.
- ANTIOCHUS.→
-
Soldats! veillez soigneusement sur elles, et ne leur
laissez aucune occasion de s’évader.
SCÈNE IV.→
SAPIENCE, FOI, ESPÉRANCE ET CHARITE.
- SAPIENCE.→
-
O mes tendres filles, enfants bien aimées! que le
séjour de cette étroite prison ne vous contriste pas!
que les menaces d’un prochain supplice ne vous inspirent
point d’effroi!
-
[403]
FOI.→
-
Nos faibles corps pourront pâlir devant les tortures;
mais nos âmes ne cesseront d’aspirer à la récompense
céleste.
- SAPIENCE.→
-
Que la maturité de votre courageuse raison triomphe
de la faiblesse enfantine de votre âge.
- ESPÉRANCE.→
-
C’est à vous de nous aider de vos prières, pour que
nous puissions vaincre.
- SAPIENCE.→
-
Ma prière continuelle et la plus instante est de vous
voir persévérer dans la foi, qu’au milieu même des
jouets de l’enfance je n’ai cessé de faire pénétrer dans
votre entendement.
- CHARITÉ.→
-
Ce qu’enfants à votre mamelle nous avons appris dans
notre berceau, nous ne pourrons jamais l’oublier.
- SAPIENCE.→
-
Je vous ai nourries de mon lait maternel, je vous
ai prodigué les plus tendres soins, dans la pensée de
vous donner, non à un époux terrestre, mais à l’époux
céleste, et de mériter, à cause de vous, le titre de belle-mère
du roi éternel.
- FOI.→
-
Pour l’amour de cet époux, nous sommes toutes
prêtes à mourir.
- SAPIENCE.→
-
J’ai plus de plaisir à vous voir dans cette disposition
qu’à savourer le plus doux nectar(89).
-
[405]
ESPÉRANCE.→
-
Envoyez-nous devant le tribunal du juge, et vous
verrez combien l’amour de cet époux nous donnera
d’intrépidité.
- SAPIENCE.→
-
Mon plus vif désir est de me parer de la couronne
de votre virginité et de la gloire de votre martyre.
- CHARITÉ.→
-
Marchons en enlaçant nos mains, et faisons rougir
le front du tyran!
- SAPIENCE.→
-
Attendez que vienne l’heure où l’on nous appellera.
- FOI.→
-
Quoique les retards nous soient pénibles, nous devons
nous résigner à attendre.
SCÈNE V.→
HADRIEN, ANTIOCHUS, ensuite SAPIENCE,
FOI, ESPÉRANCE ET CHARITÉ.
- HADRIEN.→
-
Antiochus, faites venir devant nous ces captives
grecques.
- ANTIOCHUS.→
-
Approchez, Sapience, et comparaissez devant l’empereur
avec vos filles.
-
[407]
SAPIENCE.→
-
Marchez courageusement avec moi, mes filles;
unies de cœur, persévérez dans la foi, afin de pouvoir
obtenir heureusement la palme du martyre.
- ESPÉRANCE.→
-
Marchons; nous aurons à nos côtés pour compagnon
celui pour l’amour duquel on nous mène à la
mort.
- HADRIEN.→
-
Notre Sérénité vous a accordé trois jours; si vous
avez su mettre ce délai à profit, cédez à nos ordres.
- SAPIENCE.→
-
Ce délai nous a été très-profitable; il nous a affermies
dans la résolution de ne vous point obéir.
- ANTIOCHUS à Hadrien.→
-
Pourquoi daignez-vous parler à cette femme obstinée,
qui vous fatigue de son insolente présomption?
- HADRIEN.→
-
Dois-je donc la renvoyer impunie?
- ANTIOCHUS.→
-
Non, assurément.
- HADRIEN.→
-
Et que ferai-je?
- ANTIOCHUS.→
-
Exhortez ces jeunes filles; et si elles vous résistent,
sans pitié pour leur âge, faites-les périr. La vue de la
mort de ses enfants sera le plus cruel supplice pour
cette mère rebelle.
-
[409]
HADRIEN.→
-
Je ferai ce que vous me conseillez.
- ANTIOCHUS.→
-
Vous n’avez que ce moyen de la dompter.
- HADRIEN.→
-
Foi, regardez cette image vénérable de la grande
Diane, et offrez des libations à la déesse, afin d’obtenir
sa protection.
- FOI.→
-
O l’absurde commandement de l’empereur, et bien
digne de tout mon mépris!
- HADRIEN.→
-
Que murmurez-vous d’un air railleur? De qui vous
moquez-vous, en fronçant le sourcil?
- FOI.→
-
Je me ris de votre sottise, je me moque de votre
folie.
- HADRIEN.→
-
De ma folie?
- FOI.→
-
De votre folie.
- ANTIOCHUS.→
-
De la folie de l’empereur?
- FOI.→
-
De lui-même.
- ANTIOCHUS.→
-
O crime!
- FOI.→
-
Que peut-on voir de plus absurde, de plus insensé?
[411]
Il nous exhorte à adorer un vil métal, au mépris du
Créateur de l’univers!
- ANTIOCHUS.→
-
Foi, vous extravaguez.
- FOI.→
-
Antiochus, vous mentez.
- ANTIOCHUS.→
-
N’est-ce pas le comble de l’extravagance et du délire,
que de traiter d’insensé le maître du monde?
- FOI.→
-
Je l’ai dit, je le répète, et je le redirai aussi longtemps
que je vivrai.
- ANTIOCHUS.→
-
Ce temps sera court; vous allez mourir sur-le-champ.
- FOI.→
-
Je ne souhaite que la mort en Jésus-Christ.
- HADRIEN.→
-
Que douze centurions lui déchirent les membres à
coups de fouet; s’ils sont fatigués, qu’ils se relayent.
- ANTIOCHUS.→
-
Elle mérite ce châtiment.
- HADRIEN.→
-
Braves centurions! approchez, et vengez l’insulte
qu’elle m’a faite.
- ANTIOCHUS.→
-
La justice le commande.
-
[413]
HADRIEN.→
-
Demandez-lui, Antiochus, si elle veut céder.
- ANTIOCHUS.→
-
Foi, persistez-vous à vouloir insulter l’empereur
avec vos torrents d’injures accoutumées?
- FOI.→
-
Pourquoi moins à présent que d’ordinaire?
- ANTIOCHUS.→
-
Parce que les coups de fouet vous en empêcheront.
- FOI.→
-
Vos coups ne peuvent me contraindre au silence,
car ils ne me font aucun mal.
- ANTIOCHUS.→
-
O déplorable obstination! incorrigible audace!
- HADRIEN.→
-
Son corps succombe sous les supplices, et son âme
est toujours gonflée d’orgueil.
- FOI.→
-
Vous vous trompez, Hadrien, si vous croyez lasser
mon courage par les tortures; ce n’est pas moi, ce
sont vos faibles bourreaux qui succombent; la fatigue
inonde leurs membres de sueur.
- HADRIEN.→
-
Antiochus, ordonnez qu’on lui coupe les seins;
peut-être que la honte la fera céder.
- ANTIOCHUS.→
-
O plût aux dieux qu’il y eût un moyen de la contraindre!
- HADRIEN.→
-
Peut-être se soumettra-t-elle.
-
[415]
FOI.→
-
Vous avez déchiré mon chaste sein; mais vous ne
m’avez pas blessée. Voyez, au lieu de sang, il en jaillit
une source de lait.
- HADRIEN.→
-
Qu’on l’étende sur un gril placé au-dessus d’un
feu ardent, pour que la violence de la chaleur la
brûle et l’étouffe.
- ANTIOCHUS.→
-
Elle est digne de la mort la plus misérable, cette
fille obstinée, qui ne craint pas de résister à vos ordres.
- FOI.→
-
Tout ce que vous inventez pour me faire souffrir se
change pour moi en douceur et en repos. Je me trouve
aussi commodément étendue sur ce gril que dans une
barque tranquille.
- HADRIEN.→
-
Mettez sur ce brasier ardent une chaudière pleine
de poix et de cire, et plongez cette fille rebelle dans
le liquide bouillant.
- FOI.→
-
Je m’y précipite moi-même.
- HADRIEN.→
-
J’y consens.
- FOI.→
-
Que deviennent vos menaces? Voyez, je nage en
me jouant et sans blessure dans ce liquide enflammé.
Au lieu de brûlures, je ressens la douce fraîcheur de
la rosée du matin.
-
[417]
HADRIEN.→
-
Antiochus, que faire après cela?
- ANTIOCHUS.→
-
Il faut empêcher qu’elle n’échappe.
- HADRIEN.→
-
Qu’on lui tranche la tête.
- ANTIOCHUS.→
-
Vous ne pourrez la vaincre autrement.
- FOI.→
-
Le moment est venu de me réjouir, et de triompher
dans le Seigneur.
- SAPIENCE.→
-
Christ, vainqueur tout-puissant du démon, donne
à ma fille la force de supporter jusqu’au bout la douleur.
- FOI.→
-
O ma vénérable mère! dites un dernier adieu à
votre enfant; donnez un baiser à l’aînée de vos filles,
et ne vous abandonnez à aucune tristesse de cœur, car
je vais recevoir la couronne de l’éternité.
- SAPIENCE.→
-
O ma fille, ma fille! je n’éprouve ni trouble, ni
chagrin; au contraire, je te dis adieu avec allégresse;
je baise tes yeux et tes joues en pleurant de
joie, et je prie le ciel que, sous le fer du bourreau,
tu conserves intact le mystère de ton nom.
- FOI.→
-
O mes sœurs sorties du même sein! donnez-moi le
baiser de paix, et préparez-vous à soutenir le combat
qui approche.
-
[419]
ESPÉRANCE.→
-
Aidez-nous continuellement de vos prières, pour
que nous méritions de suivre vos traces.
- FOI.→
-
Soyez dociles aux conseils de notre sainte mère, qui
nous a toujours enseigné le mépris des biens présents,
pour mériter de jouir de ceux qui n’ont pas de fin.
- CHARITÉ.→
-
Nous obéissons de grand cœur aux avis de notre
mère, qui nous feront obtenir la félicité éternelle.
- FOI.→
-
Avance, bourreau, et remplis l’office qui t’est imposé,
en me donnant la mort.
- SAPIENCE.→
-
O Christ! en embrassant la tête coupée de ma fille
expirante, en la couvrant de mes plus tendres baisers,
je vous remercie d’avoir accordé la victoire à cette
faible vierge.
- HADRIEN.→
-
Espérance, cédez à mes exhortations; je vous le
conseille avec les sentiments d’un père.
- ESPÉRANCE.→
-
A quoi m’exhortez-vous? Que me conseillez-vous?
- HADRIEN.→
-
Je vous conseille de ne pas imiter l’obstination de
votre sœur, afin de ne point mourir dans les mêmes
supplices.
- ESPÉRANCE.→
-
Puisse Dieu m’accorder d’imiter son courage, pour
que j’obtienne un prix égal au sien!
-
[421]
HADRIEN.→
-
Déposez cette dureté de cœur, prosternez-vous et
offrez de l’encens à la grande Diane; et je vous élève
aux honneurs et je vous comble de tendresse, comme
mes propres enfants.
- ESPÉRANCE.→
-
Je répudie les sentiments de père que vous m’offrez;
vos bienfaits n’excitent nullement mes désirs; aussi
vous flattez-vous d’un vain espoir, si vous pensez que
je vous cède.
- HADRIEN.→
-
Ménagez vos paroles, pour ne pas m’irriter.
- ESPÉRANCE.→
-
Je me soucie peu de votre colère.
- ANTIOCHUS.→
-
Je m’étonne, auguste empereur, de vous voir supporter
si longtemps les injures de cette jeune fille.
Pour moi, je sens éclater ma fureur, quand je l’entends
aboyer aussi insolemment contre vous.
- HADRIEN.→
-
Jusqu’ici j’ai eu pitié de son enfance; mais je ne
l’épargnerai pas davantage, et je lui infligerai le châtiment
qu’elle mérite.
- ANTIOCHUS.→
-
Oh! plût aux dieux!
- HADRIEN.→
-
Licteurs, approchez et déchirez à coups de fouet
cette fille rebelle, jusqu’à ce qu’elle expire.
- ANTIOCHUS.→
-
Il convient qu’elle ressente les effets de votre sévérité,
puisqu’elle dédaigne le bienfait de votre indulgence.
-
[423]
ESPÉRANCE.→
-
Je souhaite cette douceur; je désire cette indulgence.
- ANTIOCHUS.→
-
O Sapience, quelles paroles murmurez vous, les yeux
levés au ciel, et debout auprès du corps inanimé de
votre fille?
- SAPIENCE.→
-
J’invoque le Créateur de l’univers pour qu’il accorde
à Espérance autant de fermeté et de courage qu’il en
a donné à sa sœur.
- ESPÉRANCE.→
-
O ma mère, ma mère! j’éprouve en ce moment
combien vos prières sont efficaces. Elles sont exaucées:
voyez, pendant que vous priez, les bourreaux
hors d’haleine me frappent à coups redoublés, et je
ne sens aucune atteinte.
- HADRIEN.→
-
Si vous êtes insensible aux coups de fouet, nous
vous infligerons des supplices plus pénétrants.
- ESPÉRANCE.→
-
Employez, employez tout ce que vous pourrez inventer
d’atroce et de mortel! plus vous aurez été
cruel, plus grande sera la confusion de votre défaite.
- HADRIEN.→
-
Qu’on la suspende en l’air, et qu’on la déchire
avec des ongles de fer, jusqu’à ce que, les entrailles
arrachées et les os mis à nu, elle expire membre par
membre.
-
[425]
ANTIOCHUS.→
-
Ordre digne d’un empereur, et punition proportionnée
au délit!
- ESPÉRANCE.→
-
Antiochus, vous parlez avec la fausseté du renard,
et vous flattez avec l’astuce du caméléon.
- ANTIOCHUS.→
-
Silence, malheureuse! il est temps de mettre fin à
votre bavardage.
- ESPÉRANCE.→
-
L’événement trompera votre espoir. Vous et votre
maître, vous allez être couverts de confusion.
- HADRIEN.→
-
Qu’est ceci? Je sens une odeur nouvelle et suave; je
respire un parfum d’une surprenante douceur.
- ESPÉRANCE.→
-
Les lambeaux de mon corps déchiré exhalent les
plus délicieux aromes du Paradis, pour vous contraindre
à confesser, en dépit de vous-même, que vos supplices
me trouvent invulnérable.
- HADRIEN.→
-
Antiochus, que dois-je faire?
- ANTIOCHUS.→
-
Il faut avoir recours à de nouvelles tortures.
- HADRIEN.→
-
Qu’on pose sur ce brasier un vase d’airain rempli
d’huile et de graisse, de cire et de poix, et qu’on l’y
plonge, les pieds et les mains liés.
-
[427]
ANTIOCHUS.→
-
Si on la livre au pouvoir de Vulcain, peut-être ne
trouvera-t-elle pas d’issue pour lui échapper.
- ESPÉRANCE.→
-
Le Christ a prouvé souvent qu’il a le pouvoir d’ôter
au feu sa violence et de changer sa nature.
- HADRIEN.→
-
Qu’est-ce? Antiochus, j’entends comme le bruit
d’un torrent qui cause une inondation.
- ANTIOCHUS.→
-
Hélas! hélas! seigneur.
- HADRIEN.→
-
Que nous est-il arrivé?
- ANTIOCHUS.→
-
L’eau bouillante a fait éclater le vase; elle a brûlé
vos serviteurs, et cette magicienne est demeurée sans
blessure.
- HADRIEN.→
-
Je le confesse, nous sommes vaincus.
- ANTIOCHUS.→
-
Complétement.
- HADRIEN.→
-
Qu’on lui tranche la tête.
- ANTIOCHUS.→
-
C’est le seul moyen de lui ôter la vie.
- ESPÉRANCE.→
-
O Charité! ô ma sœur bien-aimée et maintenant
unique, ne vous effrayez pas des menaces de ce tyran;
ne redoutez pas les supplices; tâchez d’imiter l’inébranlable
fidélité de vos sœurs, qui vous précèdent
dans le palais du ciel.
-
[429]
CHARITÉ.→
-
Je n’ai que dégoût pour la vie présente, dégoût
pour cette habitation terrestre, qui me sépare encore
de vous pour un peu de temps.
- ESPÉRANCE.→
-
Oubliez ces dégoûts, et ne pensez qu’à la palme que
vous allez cueillir; car nous ne serons pas longtemps
séparées, et nous allons tout à l’heure être réunies
dans le ciel.
- CHARITÉ.→
-
Arrive, arrive ce moment!
- ESPÉRANCE.→
-
Courage et joie, ô mon illustre mère! Que la douleur
de mon martyre n’afflige pas votre cœur maternel.
L’espoir doit l’emporter sur la tristesse, quand vous
me voyez mourir pour le Christ.
- SAPIENCE.→
-
Oui, je me livre à la joie; mais cette joie pourtant
ne sera complète que lorsque j’aurai envoyé au ciel
votre plus jeune sœur, morte pour la même cause que
vous, et que je vous suivrai la dernière.
- ESPÉRANCE.→
-
La Trinité immortelle vous rendra pour l’éternité
autant de filles que vous en aurez perdu.
- SAPIENCE.→
-
Affermissez votre courage, ma fille; le bourreau
s’élance vers nous l’épée nue.
- ESPÉRANCE.→
-
Je me livre avec joie au glaive; et vous, Christ,
recevez mon âme, qui, pour confesser votre nom, est
chassée de son habitation corporelle.
-
[431]
SAPIENCE.→
-
O Charité, ma sainte fille, aujourd’hui unique
espoir de mes flancs, n’affligez pas votre mère, qui
attend une heureuse issue du combat que vous allez
soutenir. Méprisez le bien-être présent, pour parvenir
à la joie éternelle, dans laquelle déjà vos sœurs resplendissent
couronnées de leur virginité sans tache.
- CHARITÉ.→
-
Mère, soutenez-moi par vos saintes prières, jusqu’au
moment où j’aurai mérité de partager les joies
de mes sœurs!
- SAPIENCE.→
-
Je demande à Dieu que vous persévériez jusqu’au
bout dans la foi, et je ne doute pas que vous ne soyez
admise aux fêtes éternelles.
- HADRIEN.→
-
Charité, je suis excédé de l’insolence de vos sœurs
et fort courroucé de leurs prolixes arguties. Je ne
disputerai donc pas longuement avec vous. Si vous
obtempérez à mes désirs, je vous comblerai de toutes
sortes de biens; si vous me résistez, je vous accablerai
de mille maux.
- CHARITÉ.→
-
C’est le bien que j’embrasse de toute mon âme; j’ai
le mal en horreur.
- HADRIEN.→
-
Rien ne peut vous être plus salutaire et n’est plus
propre à m’apaiser. Aussi, dans ma clémence, je
n’exigerai de vous qu’une chose très-facile.
-
[433]
CHARITÉ.→
-
Quoi?
- HADRIEN.→
-
Dites seulement: «Grande Diane!» et je ne vous
force plus à lui sacrifier.
- CHARITÉ.→
-
Très-certainement je ne le dirai pas.
- HADRIEN.→
-
Pourquoi?
- CHARITÉ.→
-
Parce que je ne veux point mentir. Mes sœurs et
moi, nous sommes nées des mêmes parents, nous
avons reçu l’onction des mêmes sacrements; nous
nous reposons fermes et constantes dans une seule et
même foi. Sachez donc que nous n’avons aussi qu’une
seule volonté, une seule et même manière de sentir
et de connaître nos devoirs, et que jamais je ne diffèrerai
d’elles en rien.
- HADRIEN.→
-
O honte! une si jeune et si faible créature me
brave!
- CHARITÉ.→
-
Quoique je sois d’un âge bien tendre, je suis cependant
assez savante pour vous confondre par mes
arguments.
- HADRIEN.→
-
Emmenez-la, Antiochus; faites-la hisser sur un chevalet,
et qu’on la batte de verges sans pitié.
- ANTIOCHUS.→
-
Je crains que les coups ne puissent point la faire céder.
-
[435]
HADRIEN.→
-
S’il en est ainsi, que pendant trois jours et trois
nuits on tienne une fournaise continuellement allumée,
et qu’on la jette au milieu des flammes.
- CHARITÉ.→
-
O impuissance de ce juge, qui craint de ne pouvoir
vaincre un enfant de huit ans sans le secours du feu!
- HADRIEN.→
-
Allez, Antiochus, et exécutez l’ordre dont je vous
ai chargé.
- CHARITÉ.→
-
Oui, il obéira et fera ce que votre cruauté exige;
mais il ne me causera aucun mal: car les coups ne
pourront déchirer mon faible corps, et les flammes ne
noirciront ni mes cheveux ni mes vêtements.
- HADRIEN.→
-
C’est ce qu’il faudra voir.
- CHARITÉ.→
-
Soit; vous verrez.
SCÈNE VI.→
HADRIEN, ANTIOCHUS.
- HADRIEN.→
-
Antiochus, quel mal vous est-il arrivé? Pourquoi
revenez-vous plus triste que de coutume?
-
[437]
ANTIOCHUS.→
-
Vous ne serez pas moins affligé que moi, quand
vous connaîtrez la cause de ma tristesse.
- HADRIEN.→
-
Parlez, ne me cachez rien.
- ANTIOCHUS.→
-
Cette fille impudente que vous m’aviez donnée à
torturer, a été flagellée en ma présence; mais elle n’a
pas même eu l’épiderme effleuré. Ensuite, je l’ai fait
jeter dans une fournaise, que l’excès de la chaleur
avait fait devenir rouge....
- HADRIEN.→
-
Pourquoi hésitez-vous à continuer. Exposez-moi la
fin de tout ceci.
- ANTIOCHUS.→
-
La flamme s’est élancée, et a consumé cinq mille
hommes.
- HADRIEN.→
-
Et que lui est-il arrivé?
- ANTIOCHUS.→
-
A Charité?
- HADRIEN.→
-
Oui.
- ANTIOCHUS.→
-
Elle se promenait, comme en se jouant, au milieu
des tourbillons de flammes et de fumée, et chantait
les louanges de son Dieu. Ceux qui l’ont observée avec
le plus d’attention, prétendaient que trois jeunes hommes
vêtus de blanc se promenaient avec elle.
-
[439]
HADRIEN.→
-
Je rougirais de la rappeler en ma présence, puisque
je n’ai pas le pouvoir de la punir.
- ANTIOCHUS.→
-
Il ne reste plus qu’à la faire périr par le glaive(90).
- HADRIEN.→
-
Faites-le sans différer.
SCÈNE VII.→
ANTIOCHUS, CHARITÉ, SAPIENCE,
LE BOURREAU.
- ANTIOCHUS.→
-
Charité, découvrez votre tête aussi dure que le
marbre, et livrez-la à l’épée du bourreau.
- CHARITÉ.→
-
Pour cela, loin de vous résister, j’obéis avec joie à
vos ordres.
- SAPIENCE.→
-
C’est à présent, ma fille, à présent qu’il faut nous
réjouir dans le Christ. Pour moi, je n’ai plus aucun
souci au cœur, assurée comme je le suis de votre
victoire.
- CHARITÉ.→
-
Donnez-moi un baiser, ma mère, et recommandez
au Christ mon âme qui doit retourner vers lui.
-
[441]
SAPIENCE.→
-
Que celui qui vous a donné la vie dans mes entrailles
daigne reprendre votre âme, souffle céleste, qu’il a
fait descendre en vous.
- CHARITÉ.→
-
Gloire vous soit rendue, ô Christ, qui m’appelez à
vous avec la palme du martyre!
- SAPIENCE.→
-
Adieu, ma fille bien-aimée; et, lorsque dans le
ciel tu seras l’épouse du Christ, souviens-toi de ta
mère, qui t’a enfantée quand déjà tes sœurs aînées
avaient épuisé ses forces.
SCÈNE VIII.→
SAPIENCE, MATRONES ROMAINES,
les corps des trois jeunes filles.
- SAPIENCE.→
-
Venez, illustres matrones, et ensevelissez avec moi
les restes mortels de mes filles.
- LES MATRONES.→
-
Nous répandons des aromates sur ces corps délicats,
et nous leur rendons les honneurs funèbres.
- SAPIENCE.→
-
Grande est la bonté, admirable est la compassion
que vous me témoignez à moi et à mes mortes.
-
[443]
LES MATRONES.→
-
Nous faisons avec dévouement tout ce qui peut alléger
votre peine.
- SAPIENCE.→
-
Je n’en doute pas.
- LES MATRONES.→
-
Quel lieu avez-vous choisi pour la sépulture?
- SAPIENCE.→
-
Un lieu à trois milles de Rome, si la longueur du
chemin ne vous effraie pas.
- LES MATRONES.→
-
Nullement; nous désirons les suivre jusqu’à l’endroit
que vous avez choisi.
SCÈNE IX.→
Les mêmes.
- SAPIENCE.→
-
Voici le lieu.
- LES MATRONES.→
-
Il est convenable pour conserver leurs reliques.
- SAPIENCE.→
-
O terre! je te confie ces tendres fleurs nées de mes
entrailles; conserve-les avec tendresse dans ton sein
formé de même matière qu’elles, jusqu’au jour de la
résurrection, où elles reverdiront, je l’espère, avec
[445]
plus de gloire. Et toi, Christ, remplis, en attendant,
leurs âmes des splendeurs célestes, et donne paix et
repos à leurs ossements!
- LES MATRONES.→
-
Amen.
- SAPIENCE.→
-
Je rends grâces à votre humanité pour les consolations
que vous m’avez données, après la mort de mes
enfants.
- LES MATRONES.→
-
Voulez-vous que nous restions ici avec vous?
- SAPIENCE.→
-
Non.
- LES MATRONES.→
-
Pourquoi ce refus?
- SAPIENCE.→
-
De peur que l’intérêt que vous me témoignez ne
vous cause trop de fatigue. N’est-ce pas assez que
vous ayez passé trois nuits avec moi? Allez en paix,
et retournez chez vous heureusement.
- LES MATRONES.→
-
Ne voulez-vous pas revenir avec nous à Rome?
- SAPIENCE.→
-
Nullement.
- LES MATRONES.→
-
Et qu’avez-vous dessein de faire?
- SAPIENCE.→
-
De rester ici, pour voir si ma prière et mes vœux
seront exaucés.
- LES MATRONES.→
-
Que demandez-vous? que désirez-vous?
-
[447]
SAPIENCE.→
-
Seulement de mourir en Jésus-Christ, aussitôt que
j’aurai fini ma prière.
- LES MATRONES.→
-
Notre devoir est d’attendre, jusqu’à ce que nous
vous ayons donné aussi la sépulture.
- SAPIENCE.→
-
Faites selon votre désir.—Adonaï Emmanuel, toi
qu’avant le commencement des temps la divinité du
Créateur de toutes choses a engendré, et qui, dans le
temps, es né du sein d’une vierge; toi, dont les deux
natures forment miraculeusement un seul Christ, sans
que la diversité de ces natures détruise l’unité de ta
personne, ni que l’unité de ta personne confonde la
diversité des natures; ô Christ! que l’aimable sérénité
des anges et la douce harmonie des astres te réjouissent!
Que la science de tout ce qu’on peut savoir
et que tout ce qui est composé de la matière des éléments,
se réunissent pour te louer! car, seul avec le
Père et le Saint-Esprit, tu es une forme immatérielle.
Par la volonté du Père et la coopération du Saint-Esprit,
tu n’as pas dédaigné de te faire homme, passible
comme homme, et impassible comme Dieu. Et
pour qu’aucun de ceux qui croient en toi ne périssent,
et que tous, au contraire, jouissent de la vie éternelle,
tu n’as pas dédaigné d’approcher, comme un de
nous, tes lèvres de la coupe de mort et de consommer
les prophéties par ta résurrection. Dieu parfait, homme
véritable, je me rappelle que tu as promis à tous ceux
qui, par respect pour ton saint nom, renonceraient
[449]
à la jouissance des biens terrestres et te préféreraient
aux affections de parenté charnelle, qu’ils seraient
récompensés au centuple et recevraient pour couronne
le don de la vie éternelle(91). Encouragée par
cette promesse, j’ai fait ce que tu avais ordonné, et j’ai
perdu sans murmure les enfants à qui j’avais donné le
jour. Ne tarde donc pas, ô Christ, de tenir fidèlement
ta promesse; fais qu’au plus tôt délivrée des liens corporels,
j’aie la joie de voir mes filles reçues dans le ciel,
elles que, sans balancer, je t’ai offertes en sacrifice,
espérant que tandis qu’elles te suivraient, ô agneau
de la Vierge, et chanteraient le nouveau cantique,
j’aurais la joie de les entendre et de jouir de leur
gloire; espérant même que, bien que je ne puisse
chanter comme elles le cantique de virginité, je pourrais
au moins mériter de te louer avec elles éternellement;
ô toi qui n’es point le Père, mais qui es de
même nature que lui; qui, avec le Père et le Saint-Esprit,
es le seul maître de l’univers, et qui, régulateur
unique du système supérieur, moyen et inférieur,
règnes et gouvernes pendant la durée infinie des
siècles(92)! (Elle expire.)
- LES MATRONES.→
-
Recevez-la, Seigneur, dans votre sein! Amen.
FIN.
NOTES
ET
ÉCLAIRCISSEMENTS.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.
PROLOGUE.
Par ces mots le livre qui précède, Hrotsvitha désigne le
recueil de ses légendes en vers, qui remplit les 76 premiers
feuillets de ses œuvres dans le manuscrit de la bibliothèque
royale de Munich. Ce court avertissement
occupe dans le manuscrit une partie du verso de la
page 77, entre le premier livre, qui contient les légendes,
et le second qui contient les drames. Conrad Celtes, en
intervertissant l’ordre du manuscrit et en commençant
son édition par les comédies, a détruit le sens de ce
petit morceau, qui précède chez lui le poëme sur les
Othons, tandis qu’il était destiné à lier le livre des légendes
à celui des drames, et devait servir tout à la fois d’épilogue
au premier et de prologue au second.
Si nous avons placé ici cette espèce d’avis aux lecteurs,
c’est surtout pour constater, par la déclaration
même de Hrotsvitha, qu’elle n’a aucune prétention à
l’invention des sujets qu’elle traite. Bien au contraire,
comme tous les poëtes des époques religieuses, elle s’interdit
soigneusement de rien inventer, dans la crainte
de profaner ce qu’elle vénère. Elle se contente de reproduire,
en les ornant avec discrétion, les récits les plus
accrédités des agiographes. Aussi, pourrons-nous très-aisément
[454]
reconnaître et indiquer les sources authentiques
où elle a puisé les sujets de ses six drames.
PRÉFACE DES COMÉDIES.
Nulle part l’auteur ne donne à ses pièces le nom de comédies.
C’est une main plus moderne, probablement celle
de Conrad Celtes, qui a inséré dans le manuscrit les mots
Præfatio in comœdias. On sait, d’ailleurs, que dans le latin
du moyen âge le mot comœdia avait un sens très-étendu
et très-complexe, et qu’il s’appliquait plus ordinairement
à un récit épique qu’à une action en dialogue. De là le titre
de commedia donné par Dante à son épopée.
Le manuscrit porte partout Gandesheim, et nous avons
respecté cette orthographe dans le texte; mais nous avons
dans la traduction adopté Gandersheim, dont l’usage a
prévalu.
Il faut se garder de confondre ce que Hrotsvitha appelle
ses vers héroïques, c’est-à-dire, les huit histoires qu’elle
a tirées des légendes, et qui composent le premier livre
de ses œuvres, avec le poëme ou panégyrique des Othons,
dont un fragment de 837 vers forme la dernière partie du
manuscrit de Munich.
ÉPITRE A CERTAINS SAVANTS.
Nous trouvons, dès ces premières pages, un exemple
frappant du pédantisme et des subtilités aristotéliques,
[455]
dans lesquels se complaît la docte religieuse. On voit
combien elle affectionne la langue de l’école, et qu’elle ne
s’abstient même pas de la terminologie la plus prétentieusement
scolastique.
GALLICANUS.
Le primicier (primus in cera, ou le premier sur le
tableau) était, au Bas-Empire, le chef de la chapelle
impériale. Il en fut de même chez les princes francs et
saxons. Cette dignité répondait à celle de l’officier appelé
depuis grand aumônier. Alcuin, dans sa 42e lettre,
donne à Angelbert le titre de primicier du palais du roi
Pépin. Hrotsvitha suppose Paul et Jean tous les deux primiciers
de la princesse Constance, quoiqu’il ne pût y
avoir, ce nous semble, auprès d’une même personne,
qu’un seul primicier. Notre auteur n’a pas suivi dans ce
détail l’autorité des Actes. Ceux-ci font de Paul le præpositus
et de Jean le primicerius de la princesse Constance.
L’histoire de la conversion de Gallicanus par Paul et
Jean est consignée dans les récits de plusieurs agiographes
que les Bollandistes ont discutés et insérés dans leur collection,
sous la date du 24 juin. Voyez Acta Sanctorum,
Junii t. V, p. 35. On ne peut douter que Hrotsvitha n’ait
eu sous les yeux une de ces relations. La légende ayant
pour titre Acta præfixa passioni S. S. Johannis et Pauli,
présente non-seulement une complète ressemblance quant
à l’ordre des faits, mais jusqu’à des phrases entières empruntées
textuellement par notre auteur. La seconde partie,
qui se rapporte à la résistance des deux frères Paul
et Jean et à la réaction tentée par l’empereur Julien, est
[456]
tirée d’une relation qu’on peut lire dans les Bollandistes,
sous la date du 25 juin (Acta Sanctorum, Junii t. V,
p. 158). On la trouve également dans le martyrologe
romain, dans Bede, Usuardus, Ado, etc.
J’ai dans cette pièce et dans les suivantes complété la
liste des personnages, qui est très-abrégée dans le texte.
J’ai, de plus, coupé le dialogue en scènes, et indiqué au
commencement de chacune d’elles, le nom des acteurs
qui y figurent, suivant l’usage actuel.
Jamais l’auteur n’indique le lieu de la scène, qui d’ailleurs
change fort souvent. L’usage des tapisseries, très-répandu
au Xe siècle, rendait les changements de décorations
assez faciles. J’ajouterai qu’alors, comme aux XVIe et
XVIIe siècles, l’imagination des spectateurs dut suppléer
facilement à l’imperfection de la mise en scène. Les graves
personnages réunis pour ces pieux divertissements dans
la grande salle du Chapitre de Gandersheim, ne durent
pas se montrer plus exigeants que les turbulents spectateurs
du théâtre du Globe à Londres ou du théâtre Del
Principe à Madrid.
Peut-être serais-je entré davantage dans l’esprit et la
couleur de l’original, en traduisant Gallicanus dux par
le duc Gallicanus. En effet, Hrotsvitha se sert volontiers
des qualifications introduites par la chancellerie byzantine
et par les usages de la féodalité.
[457]
Les notes indicatives du jeu des acteurs, que les grammairiens
grecs appelaient didascalies, se rencontrent,
comme on sait, fort rarement dans les ouvrages dramatiques
anciens. Ces indications de mise en scène sont également
fort peu nombreuses dans le théâtre de Hrotsvitha.
Cependant, nous en signalerons dans Gallicanus
deux, qui ont échappé à Celtes. Nous attachons, pour notre
part, une grande importance à ces didascalies, parce
qu’elles prouvent, de la manière la plus formelle, que
ces drames n’ont pas été écrits seulement pour la lecture,
comme le prétend M. Price, un des récents éditeurs de
Warton (History of English poetry, édit. de 1824, t. II,
p. 68).
Le mot ingenuitas a deux sens: vertu, puis noblesse de
race. J’ai préféré dans ce passage la première de ces significations,
parce que l’humilité toute chrétienne de la princesse
qui l’emploie, ne permet pas de supposer qu’elle
attachât un grand prix aux avantages de la naissance. Par
la raison contraire, dans la dernière comédie de Hrotsvitha,
intitulée Sapience, où l’empereur Hadrien se sert du
même mot, j’ai cru devoir préférer la seconde acception.
Voyez p. 390.
Voici une nouvelle indication d’un jeu de théâtre.
Le lieu de la scène change ici brusquement; nous passons,
en un clin d’œil, des rues de Rome dans les campagnes
de la Thrace, près de Philippopolis, où, suivant les
[458]
Actes et Eusèbe (Vit. Constantini, lib. IV, cap. 5–7)
eut lieu la bataille gagnée par Gallicanus sur les Sarmates.
On voit que Hrostvitha n’a imité de Térence ni l’unité
de lieu, ni l’unité de temps. La nouvelle forme de drame
qu’elle emploie, est, en quelque sorte, narrative et calquée
sur les légendes. Cette forme a commencé, chose remarquable,
à se montrer dans les premiers essais dramatiques,
tirés des traditions chrétiennes ou bibliques, et
elle est restée celle de Lope de Vega, de Calderon, de
Shakespeare et de Schiller.
C’est ici une allusion au fameux labarum de Constantin:
In hoc signo vinces.
Hrotsvitha, toujours préoccupée de plaire aux yeux,
ménage aux spectateurs l’appareil d’un triomphe romain.
C’est le mot de Jules César renversé: Veni, vidi, vici.
Ce projet de répartition charitable est emprunté textuellement
aux Actes; mais il n’est pas moins surprenant que
Hrotsvitha n’ait ajouté aux dispositions de Gallicanus aucune
libéralité pour les églises ou les couvents. Une semblable
réserve a lieu d’étonner de la part d’une religieuse,
qui écrivait un peu avant l’an 1000. Nous aurons occasion
de renouveler cette remarque.
[459]
DEUXIÈME PARTIE DE GALLICANUS.
Le premier éditeur de Hrotsvitha, Conrad Celtes, a intitulé
cette seconde partie Actus secundus, sans y être autorisé
par aucune indication du manuscrit. J’ai rejeté
cette division, avant même d’avoir eu sous les yeux la
copie du manuscrit de Munich (voy. Revue des Deux-Mondes,
numéro du 15 novembre 1839 et Biographie universelle,
supplément, t. 67, p. 388). Je pensais, comme
J. Chr. Gottsched (Nöthiger Vorrath zur Geschichte der
deutschen dramatischen Dichtkunst, t. II, p. 19), que
l’histoire de Gallicanus et le martyre de Jean et Paul formaient
deux drames séparés, 1o parce qu’il y a dans le
manuscrit, avant le martyre de Jean et Paul, une nouvelle
liste de personnages; 2o que le soi-disant premier
acte se termine par la formule finale amen, qui dans les
pièces religieuses du moyen âge correspond au plaudite
des comédies païennes. J’ajoute que les Actes de Gallicanus
et de Jean et Paul, qui sont réunis en une même
relation, ont été cependant coupés dans les Acta Sanctorum
et séparés par l’intervalle d’un jour dans les cérémonies
de l’Église. Je pense, en définitive, que Hrotsvitha
a tiré de cette légende complexe, non pas un drame en
deux actes, mais deux pièces, qui se suivent à peu près
comme dans Shakspeare les diverses parties de Henri IV.
Si même je n’ai pas fait de Gallicanus et du martyre de
Jean et Paul deux œuvres entièrement distinctes, c’est
que ces deux pièces ont un argument qui leur est commun
et qui les lie, jusqu’à un certain point, l’une à
l’autre.
[460]
Cette raillerie sacrilége de l’empereur Julien est mot
pour mot dans la légende.
Les gardes parlent ici par antiphrase, selon la coutume
superstitieuse des anciens, qui avaient grand soin de supprimer
toutes paroles de mauvais augure.
Ces détails sont empruntés aux mœurs féodales. Hrotsvitha
songeait aux forteresses des vassaux indépendants.
Cette scène a été fidèlement et élégamment traduite par
M. Villemain, dans son Tableau de la littérature au moyen
âge (Paris, 1830, t. II, p. 252). C’est un modèle achevé,
que nous aurions été heureux de pouvoir suivre de loin.
«Hrotsvitha, dit l’éloquent critique, fait habilement parler
Julien. Il y a là un sentiment vrai de l’histoire. Julien
ne se montre pas un féroce et stupide persécuteur comme
l’auraient imaginé les légendaires du VIe siècle....» Je regrette
d’avoir à atténuer un peu cet éloge donné à Hrotsvitha
par un aussi excellent juge; mais la vérité m’oblige à
dire que les meilleurs traits du dialogue entre Julien et
les deux martyrs appartiennent au légendaire.
Ce passage soudain de la frénésie à la raison offrait à
la religieuse chargée de représenter le fils de Térentianus
l’occasion d’un jeu muet, qui devait être plein d’énergie
et d’expression. Hrotsvitha, en ne mettant pas une seule
[461]
parole dans la bouche du jeune démoniaque, a montré
combien elle se reposait sur la puissance de la pantomime,
et prouvé, une fois de plus, qu’elle ne cherchait pas moins
à faire impression sur les yeux que sur l’esprit.
Nous avons ajouté la formule finale, qui manque dans
le manuscrit.
DULCITIUS.
Le sujet de la seconde pièce de Hrotsvitha est pris dans
les Actes du martyre des trois sœurs (Acta trium sororum),
légende fort répandue au moyen âge dans les églises grecque
et latine. Le recueil des Bollandistes contient sous
la date des 3 et 5 avril (Aprilis t. I, p. 245 et 250): 1o une
notice des divers agiographes latins et grecs qui ont raconté
en prose et même en vers la passion des trois vierges,
mises à mort à Thessalonique l’an 290, par ordre de
Dioclétien; 2o le récit latin de ce martyre, extrait des Actes
très-anciens de sainte Anastasie. Hrotsvitha, dans le drame
qu’on va lire, a suivi pas à pas, selon sa coutume, la relation
qu’elle avait sous les yeux. Seulement, elle insiste
avec une prédilection marquée, sur tout ce qui pouvait exciter
le rire, et développe de préférence les suites grotesques
de l’incontinence du gouverneur Dulcitius. C’est, je
crois, en raison de cette prédominance de la partie comique,
que Hrotsvitha a donné pour titre à cette comédie,
non pas le nom vénéré des trois héroïques sœurs, mais
celui du malencontreux magistrat, dont les déconvenues
jettent une si étrange gaieté dans cette pièce tragi-comique.
[462]
Ce rapprochement bizarre du corps noirci de Dulcitius
et de la noirceur de son âme est pris textuellement de la
légende.
Toutes les mésaventures plaisantes qui assaillent Dulcitius,
la méprise des gardes, la colère des huissiers et
jusqu’à l’imperturbable et risible confiance qu’il montre
dans l’élégance de sa toilette, sont autant de traits d’excellent
comique fournis par le légendaire.
Cette belle parole se lit dans les Actes.
C’est ici pour la seconde fois que nous voyons un cheval
introduit sur la scène. Dans Gallicanus, Paul et Jean
montent à cheval pour rejoindre le général. Plus loin,
nous verrons Abraham chevauchant avec sa nièce. On
pensera peut-être qu’il dut être assez difficile aux novices
de Gandersheim de représenter le comte Sisinnius demandant
à grands cris un cheval, comme Richard III dans
Shakespeare, et poursuivant sur sa monture rétive l’innocente
Irène. Mais il ne faut pas oublier que le cheval de
Sisinnius ne fait que tourner, comme dans un manége,
ce qui simplifiait beaucoup les difficultés de cet exercice
équestre.—D’ailleurs, la présence des animaux dans les
divertissements hiératiques n’était point une chose rare au
moyen âge. L’ânesse de Balaam, celle de notre Seigneur
le jour des Rameaux, le bœuf et l’âne auprès de la crêche
à Noël, étaient les accessoires habituels et nécessaires des
cérémonies ecclésiastiques. Quelquefois, il est vrai, par
[463]
respect pour les saints lieux, ces animaux ne figuraient
qu’en effigie. Du Cange a extrait d’un ancien rituel la mention
d’une ânesse peinte, qu’on plaçait, le dimanche des
Rameaux, auprès du maître-autel, Asina depicta propter
altare. De nombreux témoignages nous prouvent que des
simulacres représentant le bœuf et l’âne faisaient jadis partie
du mobilier de toute église épiscopale ou monastique.
On voit donc, sans que j’insiste ici davantage, que la mise
en scène de Dulcitius ne dépassait pas les moyens d’exécution
dont le drame hiératique était au Xe siècle en mesure
de disposer.
L’emploi des expressions tirées des superstitions païennes
est assez fréquent dans les auteurs ecclésiastiques. On
en trouve des exemples jusque dans nos offices. Ce mélange,
toutefois, ne se rencontre que rarement dans les
écrits de Hrotsvitha.
CALLIMAQUE.
L’aventure romanesque et touchante qui fait le sujet de
Callimaque, est racontée dans le Ve livre d’un ouvrage dont
Fabricius a publié une rédaction latine parmi les apocryphes
du Nouveau Testament (Codices apocryph. Nov.
Test., t. II, p. 542); je veux parler de l’histoire apostolique
d’Abdias, premier évêque de Babylone, ou d’un
pseudo-Abdias, traduite en latin par Jules Africain.
La docte religieuse prête ici au jeune amoureux et
à ses amis le jargon même de l’école. Ce langage sophistiqué
qui nous semble si pédantesque, devait être du
[464]
meilleur air et un signe d’élégance et de bon ton, à cette
époque où régnait la scolastique.
La citation de Virgile qui termine l’entretien de ces
étudiants est bien dans le goût et dans les habitudes des
personnages.
Il est impossible de ne pas reconnaître dans la scène
d’amour qu’on va lire, et surtout dans les faux-fuyants
pudiques qu’emploie Drusiana, pour cacher d’assez tendres
sentiments sous la colère, les premiers essais tentés
dans un genre qui défraie presque uniquement la littérature
moderne, et dont on trouverait difficilement des
exemples dans l’antiquité, même en les demandant aux
poëtes élégiaques.
Quoique les unités soient moins complétement violées
dans Callimaque que dans les autres pièces de Hrotsvitha,
et que l’action ne sorte pas de l’enceinte de la ville
d’Édesse, il n’y a guère de scène, cependant, qui n’amène
un changement de lieu.
Cette apostrophe aux spectateurs, que Celtes a fait
disparaître par une correction malheureuse, est une
preuve nouvelle et décisive qui témoigne de la représentation
de ces drames.
Voilà un jeu de scène qui ne peut que donner une idée
fort avantageuse de l’habileté du machiniste de Gandersheim.
[465]
Je ne puis laisser passer sans remarque ce nouveau
compliment adressé par l’auteur aux talents du machiniste.
Ce sont presque les belles paroles du duc de Guise au
siége de Rouen, si heureusement transportées par Voltaire
dans le dénoûment d’Alzire:
Des dieux que nous servons connais la différence:
Les tiens t’ont commandé le meurtre et la vengeance;
Et le mien, quand ton bras vient de m’assassiner,
M’ordonne de te plaindre et de te pardonner.
Il échappe ici à la docte théologienne une sorte de
contradiction dans les termes; mais le texte est douteux,
et il faut peut-être lire, comme j’ai fait plus loin,
pages 368 et 446.
Cette invitation à passer le reste de la journée dans la
joie m’avait porté à penser que ce drame avait été fait et
représenté à l’occasion d’une réjouissance séculière, peut-être
pour célébrer le mariage de quelque noble protecteur
de l’abbaye. Mais on trouve absolument la même conclusion
dans la légende. En apprenant que Fortunatus a
succombé aux morsures du serpent, saint Jean s’écrie:
«Habes filium tuum, diabole!» et le narrateur ajoute:
«Illam diem cum fratribus lætam exegit (Abdias, Histor.
apostol. lib. V, inter Fabricii Codic. apocryph. Nov. Testam.,
t. I, p. 557).»
[466]
ABRAHAM.
Ce drame, le plus pathétique que nous ait laissé Hrotsvitha,
est tiré d’Actes que nous possédons tant en grec
qu’en latin, et qui portent le nom de saint Éphrem. Plusieurs
modernes, entre autres, Vossius et Arnauld d’Andilly,
lequel a traduit cette touchante histoire dans ses
Vies des Pères des déserts (t. I, p. 271 et 547), l’ont attribué
à saint Éphrem, le solitaire, qui devint diacre
d’Édesse et qui vivait au IVe siècle. D’autres pensent que
les Actes d’Abraham et de Marie sont l’œuvre d’un autre
Éphrem un peu postérieur à celui qui, avant d’être diacre,
avait été le maître et le compagnon d’Abraham.
Voyez, à la date du 16 mars, les Acta Sanctorum (Martii
t. I, p. 433).—L’action se passe, d’après les agiographes,
tantôt dans une solitude voisine de Lampsaque, sur les
bords de l’Hellespont, tantôt dans la ville d’Assos, qui n’en
est distante que de deux journées.
C’est bien ici Éphrem, le solitaire devenu diacre, dont
on peut lire la vie dans Arnauld d’Andilly (Pères des déserts,
t. I, p. 294). On attribue à cet ermite plusieurs
conversions de courtisanes, qui ont beaucoup de ressemblance
avec l’histoire de Paphnuce et de Thaïs.—Hrotsvitha
donne à Éphrem un rôle bien plus important que
la légende, laquelle ne le cite qu’une ou deux fois en
passant.
Le caractère de Marie est plus encore que celui de
Drusiana, une création de Hrotsvitha. Il est tracé avec
[467]
beaucoup de naturel et de goût. La légende avait très-peu
fait, et notre auteur a développé ce germe avec une
véritable science du cœur féminin. Dès les premiers mots
que cette jeune fille prononce, on sent dans ses reparties
aux exhortations mystiques d’Éphrem, une sorte de matérialité
et de sensualité naïves, présage de chute.
Il y a dans cette pensée comme un éclair de coquetterie
précoce, qui me semble un trait exquis de naturel.
Le texte dit tout crument asinum vivit. Cette jeune
fille a quelque chose de positif et de matériel, jusque
dans l’exaltation religieuse.
On pourrait voir dans ce passage une satire indirecte
des moines au Xe siècle, si cette particularité ne se trouvait
dans la légende: nomine dumtaxat monachus.
Hrotsvitha ne laisse guère échapper l’occasion de repasser
sur la trace de Virgile.
Je ne puis m’empêcher de faire remarquer combien il
y a d’art délicat et de grâce pudique dans les paroles à
double sens que le bon anachorète prononce durant cette
scène et la suivante.
[468]
La légende indique ici énergiquement le jeu de scène.
Elle nous montre Marie perterrefacta... lapidis instar immobilis.—La
situation développée dans cette scène est
une des plus pathétiques que l’on ait jamais mise au
théâtre.
Ces belles paroles, qui ne sont qu’indiquées dans le
légendaire, rappellent par la pensée, comme par le mouvement,
les vers tant applaudis de l’Hamlet de Ducis, et
que disait si admirablement Talma:
Votre crime est horrible, exécrable, odieux;
Mais il n’est pas plus grand que la bonté des cieux.
Voilà un blâme formel des dons pieux, regardés comme
expiatoires. La légende est en cet endroit beaucoup moins
explicite que le drame. Hrotsvitha reviendra encore sur ce
blâme; voyez Paphnuce, p. 327 et note 71.
Encore un doux souvenir de Virgile. Marie aura bien
raison tout à l’heure de remercier le bon ermite de sa
tendre compassion. Il est impossible de prêcher la pénitence
à un cœur de femme avec une plus douce, plus
charitable et plus consolante onction.
L’auteur ne dit qu’un mot et ne décrit pas la scène,
sans doute parce que le voyage se faisait sous les yeux des
spectateurs. La légende, qui n’avait pas la ressource de la
[469]
représentation, a soin de nous montrer Marie placée sur
le cheval d’Abraham, tandis que le vieillard marche devant,
conduisant par la bride la monture de sa nièce, à
peu près comme on peint le bon saint Joseph et la Vierge,
dans les tableaux de la fuite en Égypte.
Cette crainte pudique, qu’inspire à Marie la vue du lieu
où elle a failli, est un trait charmant de délicatesse féminine;
il appartient en propre à Hrotsvitha.
PAPHNUCE.
Le succès que n’a pu manquer d’obtenir la comédie si
touchante d’Abraham, a probablement engagé Hrotsvitha
à donner un pendant à cet ouvrage, que l’argument
qu’on vient de lire rappelle avec complaisance. Il lui a
été facile de trouver dans les agiographes la légende de
Paphnuce, autre ermite convertisseur de pécheresses,
légende qui se rapproche et diffère assez de la précédente,
pour que Hrotsvitha ait pu entreprendre de la
mettre en scène, sans craindre de se répéter. Cette histoire
d’une autre Madeleine repentante, si propre à intéresser
et à toucher un monastère de femmes, a été
brièvement racontée par un écrivain grec antérieur au
Ve siècle (voyez Sirlet., Græc. Menol., ap. Canis., Antiq.
lection., t. II). Une version latine, dont on ne connaît pas
l’auteur, a pris place dans le recueil des Bollandistes, sous
la date du 8 octobre (Act. Sanctor., octobr. t. VI, p. 223).
Enfin, Arnauld d’Andilly a traduit en français cette courte
légende dans ses Vies des Pères des déserts (t. I, p. 541).
L’action se passe pendant la première moitié du IVe siècle,
[470]
d’abord en Égypte, dans l’ermitage de Paphnuce, à l’entrée
du désert, puis dans une ville voisine, que notre
auteur ne nomme pas, mais que plusieurs agiographes
disent être Alexandrie. Plus tard, Hrotsvitha transporte
la scène dans la Thébaïde, où saint Antoine s’était retiré
avec quelques disciples.
Les discussions dont cette scène est remplie nous montrent
beaucoup moins un paisible ermitage du IVe siècle,
où un simple religieux enseigne d’humbles disciples,
qu’une bruyante école du Xe siècle, devant laquelle un
subtil controversiste étale les arguties les plus abruptes de
la scolastique naissante. En effet, Hrotsvitha, comme les
auteurs dramatiques de tous les temps, n’a guère peint
que son propre siècle, en croyant faire revivre les siècles
passés. Mais, à notre point de vue, de pareils tableaux,
vrais en eux-mêmes, et dont la date seule est fautive,
n’en sont pas d’un moindre intérêt.
Hrotsvitha prend prétexte du mot harmonie, jeté dans
sa pédantesque digression sur le monde majeur et le
monde mineur, pour faire montre de tout ce qu’elle avait
pu apprendre sur la musique, telle qu’on l’enseignait dans
les écoles monastiques.
Tous ces détails techniques ont été tirés par Hrotsvitha
des écrivains alors les plus autorisés. On peut voir l’explication
des mots soni excellentes dans le chapitre IX de
Martianus Capella et dans Remigius Altisiodorensis (ap.
Gerbert., Scriptor. de musica, t. I, p. 65). On trouvera la
[471]
définition des mots pressi soni dans le chap. VI du traité
De musicæ disciplina d’Aurelianus Reomensis, écrivain
du IXe siècle, recueilli par Gerbert (Loco citato, p. 35).
Notre auteur emploie presque toujours textuellement les
expressions de Boëce, qui traite de la musique non-seulement
dans ses trois livres De musica, mais dans plusieurs
endroits de son arithmétique.
Il est singulier que Hrotsvitha qui définit le quadrivium,
ne parle pas du trivium. Le quadrivium renfermait,
comme on vient de le voir, l’arithmétique, la géométrie,
la musique et l’astronomie. Le trivium comprenait la
grammaire, la dialectique et la rhétorique. Cette division
des études au moyen âge se retrouve à peu près dans notre
division actuelle en sciences et lettres. La réunion du
trivium et du quadrivium constituait les sept arts libéraux,
dont Cassiodore, Boëce et Martianus Capella ont traité
avec étendue. Je vois déjà dans Boëce le mot quadrivium
(Arithmet., lib. I, cap. 1); d’ailleurs, le partage
des arts libéraux en sept branches est de beaucoup antérieur
au Ve siècle. On se rappelle la LXXXVIIe épître
de Sénèque qui commence ainsi: «De liberalibus studiis
quid sentiam scire desideras.» Il fallait que ces notions
élémentaires fussent quelque peu tombées dans l’oubli à
la fin du Xe siècle, pour que Hrotsvitha ait pensé qu’il pouvait
y avoir quelque mérite à les rappeler si hors de propos.
Cette bizarre division de la musique en céleste, humaine
et instrumentale n’est point, comme on pourrait
croire, une poétique fantaisie de Hrotsvitha; on la
trouve dans tous les écrivains dogmatiques alors accrédités.
Voyez, entre autres, Boëce (De musica, lib. I,
[472]
cap. II) et Aurelianus Reomensis (ap. Gerbert., Loc. cit.,
p. 32).
Ici doctrine et nomenclature sont tirés de Martianus
Capella: «Sonum, id est tonum, productionem vocavi
(lib. IX, § 955).»
Censorinus donne de la consonnance (Symphonia)
une définition beaucoup plus claire que Hrotsvitha:
«Symphonia, dit-il, est duarum vocum inter se junctarum
dulcis concensus (De die natali, cap. X, § 5).»
Suivant Cassiodore: «Symphonia est temperamentum
sonitus gravis ad acutum vel acuti ad gravem modulamen
efficiens (De musica, p. 430, ed. 1589).» C’est
évidemment de cette définition abrégée que Hrotsvitha a
formé la sienne, qui a le double défaut d’être obscure et
incomplète.—Le mot modulatio qu’elle emploie, a ici une
signification tout à fait différente de celle qu’a reçue chez
nous le mot modulation. Cette expression offre dans Hrotsvitha
le même sens que dans Martianus Capella, quand
il dit: «Modulatio est soni multiplicis expressio.»
Cette théorie mathématique des accords et des intervalles
est tirée presque textuellement de Censorinus (De
die natali), de Macrobe (Somnium Scipionis), de Martianus
Capella, de Cassiodore, Boëce, saint Isidore de Séville,
etc. Je trouve dans le Mystère de l’Incarnation et de la
nativité, représenté à Rouen en 1474, une scène curieuse,
que M. Onésime le Roy a citée dans ses Études sur les
Mystères, et dont on pourrait croire le dessin et les détails
[473]
imités de Hrotsvitha, s’ils n’étaient tout simplement
puisés aux mêmes sources. Un berger mélomane, nommé
Ludin, s’obstine à donner à un berger ignorant la leçon
de musique suivante:
- LUDIN.
-
...............Premièrement
Pour avoir de chant l’instrument,
Dont vient mainte joyeuseté,
Tu trouveras dyapenté
Qui contient troys tons et demy.
- ANATHOT.
-
Ludin, par ma foy, mon amy.
Se je y entons ne blanc ne bis;
Mais parle moi de nos brebis,
Et de ce qu’il leur appartient.
- LUDIN.
-
Puis deux tons et demy contient
Dyatessaron. Qui assemble
Les deux consonnances ensemble,
Il peut dyapason trouver.
- ANATHOT.
-
Autant en sçay je comment hier.
- LUDIN.
-
Numérables proportions
Ont grans participations
A ceux-cy, car avec Dupla
Tres grande conveniance ha
Dyapason. Puis me souvient
Qu’a dyatessaron convient
Sexquitercia, et après
De sexquialtera est près
Celle qu’on dit dyapenthé.
- ANATHOT.[474]
-
Qu’est-ce que tu m’as raconté?
Je n’entends rien à tels propos;
Et seroient droitement bons mots
A garir les fievres quartaines, etc., etc.
L’édition imprimée de ce Mystère cite à la marge,
comme autorité, quelques extraits de l’arithmétique de
Boëce, abrégée par maître Johannes de Muris.
Paphnuce, ou plutôt Hrostvitha, expose ici l’opinion
des Pythagoriciens sur l’harmonie des sphères célestes.
Cette poétique hypothèse, adoptée par Platon, a pénétré
dans quelques écrivains ecclésiastiques. Je ne saurais dire
si c’est par cette dernière voie qu’elle est parvenue à
Hrotsvitha. On la trouve exposée dans une foule d’écrivains.
Je ne citerai que Porphyre (De vit. Pythag.), Héraclide
de Pont (Allegor. Homeric.), le pseudo-Aristote
(De cœlo, lib. II, cap. IX), Cicéron (Somnium Scipionis),
Chalcidius (in Platonis Timœum), Censorinus, saint Basile
(Homel. III, in hexaemeron), saint Ambroise, (Lib.
Hexaem., cap. II), saint Anselme (De imag. mundi, lib. I,
cap. XXIII).
Allusion à ces paroles de saint Paul: «Quæ stulta sunt
mundi elegit Deus, ut confundat sapientes.» Epist. I ad
Corinth., cap. I, v. 27.
C’est là, il faut l’avouer, une assez belle apologie de la
science et bien imprévue dans un siècle si généralement
accusé de barbarie.
[475]
Cette réflexion aussi fine qu’heureusement exprimée
semble échappée à la plume d’un moraliste moderne.
Cette pensée vraiment chrétienne est une nouvelle et
bien remarquable censure des fondations, par lesquelles
on croyait obtenir le pardon de tous les crimes. Hrotsvitha
a déjà fait entendre le même blâme dans Abraham.
Voyez p. 269 et note 54.
Il semble que Virgile soit le guide de Hrotsvitha, comme
de Dante. Le souvenir du poëte ne l’abandonne jamais
longtemps. Elle s’empresse de revenir à lui, dès qu’elle en
trouve l’occasion.
La scène qu’on vient de lire, où Paphnuce recommande
Thaïs pénitente aux soins de la supérieure d’un couvent
de femmes, ne retrace en rien les usages monastiques du
IVe siècle. Mais cet entretien nous offre en échange un
exemple curieux des formules de pieuse courtoisie, avec
lesquelles devaient s’aborder et converser un abbé et une
abbesse dans le siècle et dans la patrie des Othons.
Il pourra paraître singulier que je traduise ecce tres
mensurni par il y a trois ans; mais, ainsi que j’en ai fait la
remarque dans les notes latines, le mot mensurnus signifie
dans Hrotsvitha, la révolution complète de douze mois.
[476]
Cela est surtout évident dans le présent passage de Paphnuce.
Un peu plus bas, en effet (p. 354), Hrotsvitha
explique ecce tres mensurni, par ante hoc triennium.
En reportant notre pensée sur la scène à laquelle il est
fait ici allusion, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer
que ce mélange de douces remontrances et d’énergiques
conseils se rapporte avec beaucoup plus de vérité à
la conversion de Marie par Abraham. C’est seulement,
comme nous le verrons tout à l’heure, en assistant la
pécheresse agonisante, que Paphnuce montrera envers
elle toute sa tendresse de cœur.
Hrotsvitha me paraît s’être plutôt rappelé ici le sens
que les paroles de saint Matthieu: «Ubi sunt duo vel tres
congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum.»
Evangil., cap. XVIII, v. 20.—Il est presque impossible de signaler
tous les emprunts que notre auteur fait au Nouveau
et à l’Ancien Testament. Par exemple, un peu plus loin
(p. 362), on lit: Si Deus iniquitates observabit, nemo
sustinebit. C’est une allusion au verset 3 du psaume CXXIX:
«Si iniquitates observaveris, Domine; Domine, quis sustinebit?»
On voit que notre auteur suivait les opinions de saint
Augustin sur la grâce.
Cette théologie miséricordieuse, qui se retrouve dans
toutes les pièces de Hrotsvitha, prouve que la barbarie des
mœurs n’avait pas pénétré dans les doctrines.
[477]
Voilà une belle et consolante prière, et qui aurait été
bien digne d’être prononcée au chevet des agonisantes
dans les monastères de femmes.
SAPIENCE.
Au lieu du nom d’Hadrien, le manuscrit porte ici le nom
de Dioclétien. J’ai pensé qu’il ne fallait voir dans cette
variante qu’une faute de copiste, et j’ai rétabli dans l’argument
le premier nom qu’on lit dans tout le cours de la
pièce. Cependant, cette leçon acquiert un certain intérêt,
quand on voit dans la dissertation préliminaire des Bollandistes
«qu’on ne sait pas bien si le martyre des trois
sœurs Foi, Espérance et Charité a eu lieu à Rome ou à
Nicomédie, ni même si cet événement s’est passé du temps
d’Hadrien ou sous le règne de Dioclétien.»
Les noms significatifs des principaux acteurs de ce drame
m’avaient d’abord induit à croire que Foi, Espérance et
Charité, filles de Sapience, étaient une pièce allégorique
du genre de nos anciennes moralités, plutôt que la mise
en action d’une légende. Je m’étais trompé. Un assez
grand nombre d’auteurs grecs et latins ont mentionné
l’histoire de cette mère intrépide et de ses trois jeunes
filles. Les Bollandistes, à la date du 1er août (Acta Sanctor.,
August. t. I, p. 16), donnent une notice des écrivains qui
ont parlé de ces courageuses héroïnes, et regrettent que,
hors leur martyre, on ignore ce qui les concerne. En
effet, tous les agiographes, sauf le déclamateur Métaphraste,
n’ont accordé qu’un très-petit nombre de lignes
[478]
à cette histoire. Hrotsvitha a eu rarement moins de secours.
Il faut encore remarquer qu’elle a un soin particulier
de faire parler chaque personnage suivant le caractère
que son nom suppose.
C’est le titre que les légendes donnent à Antiochus.
N’y a-t-il pas là un souvenir lointain de l’ancienne formule
Caveant consules?
Ce commandement est tiré de saint Marc, chapitre XIII,
v. 11, et de saint Luc, chapitre XII, v. 11 et 12.—Il est
juste de faire observer que si Hrotsvitha se montre versée
dans la lecture d’Horace et de Virgile, elle ne l’est pas
moins dans celle de l’Écriture Sainte.
Cette circonstance semble prouver que la légende de
Sapience ou de Sophie et de ses filles est d’origine hellénique.
Hrotsvitha retombe ici dans une de ces digressions pédantesques
où elle aime tant à se jeter en écolière émerveillée
de son savoir de fraîche date. Ce ne sont pas cette
fois des lambeaux de philosophie scolastique, comme dans
Callimaque, ni une exposition technique de la science musicale,
comme dans Paphnuce. Nous allons assister, bon
gré, mal gré, à une leçon sur la théorie des nombres. Il
[479]
semble que Hrotsvitha ait eu à cœur de prouver sa compétence
dans presque toutes les branches du trivium et du
quadrivium. Elle a, d’ailleurs, laissé percer cette ambition
dans la préface de ses comédies, sous une formule modestement
orgueilleuse: «Pour que ma négligence, a-t-elle
dit, n’anéantisse pas en moi les dons de Dieu, toutes les fois
que, par hasard, j’ai pu recueillir quelques fils ou légers
débris du vieux manteau de la philosophie, j’ai eu grand
soin de les insérer dans le tissu de mon ouvrage (Épître
à certains savants, p. 13).» Il est impossible de tenir
plus exactement ses résolutions. La savante religieuse ne
laisse, en effet, échapper aucune occasion de se parer
du bonnet doctoral, ou plutôt elle s’en affuble, comme
ici, sans même avoir pour excuse la moindre apparence
d’occasion.
Toute cette théorie des nombres se trouve dans Boëce,
qui lui-même l’avait prise ailleurs. Il n’y a pas jusqu’à
ces quatre nombres parfaits cités pour exemple, qui ne
soient dans Boëce (Arithm., lib. I, cap. 20).—Un jeune
mathématicien de Franche-Comté, M. Grillet, me communique
sur ce passage la note suivante. «Les nombres
parfaits dans l’ordre où l’on vient de les lire (6, 28,
496, 8128) sortent de la formule 2n (2n+1-1) laquelle
donne des nombres parfaits, toutes les fois que (2n+1-1)
est un nombre premier. On conçoit, d’ailleurs, que les
arithméticiens du moyen âge se soient arrêtés à ces quatre
nombres, car le plus petit que la formule fournit ensuite
est 33,550336, pour n = 12.»
Il est nécessaire d’interpréter ici la définition de la dénomination.
Quand on dit qu’un nombre est la moitié, le
[480]
tiers, etc., d’un autre nombre, cela signifie que le premier
entre exactement deux fois, trois fois dans le second. Ce
sont ces nombres de fois que Hrotsvitha considère, quand
elle dit plus haut que la dénomination des parties est pairement
paire, paire ou impaire.
Encore une sorte de réminiscence mythologique.
On voit par la lecture des agiographes que le seul instrument
qui eût action sur les martyrs et qui pût leur
donner sûrement la mort, c’était l’épée. Tous les Actes
nous montrent les saints confesseurs insensibles aux autres
supplices.
C’est ici une allusion aux paroles de saint Matthieu, plutôt
qu’une citation textuelle. Voy. Evang., cap. XIX, v. 29.
Ce dénoûment me paraît avoir un frappant caractère de
solennité et de grandeur. Cette vieille mère éplorée, cette
Hécube calme et chrétienne, qui, après avoir enterré de
ses mains ses trois filles offertes au ciel, se retire à l’écart
et n’émet qu’un vœu, celui de mourir après une courte
et fervente prière, et qui meurt comme elle l’a souhaité,
me semble rappeler un autre grand et noble type de
maternité courageuse, la vénérable duchesse Oda, qui
consacra cinq de ses filles à Dieu, en vit mourir quatre
et, ne devançant la dernière que de peu de mois, descendit,
en priant, dans la tombe. Hrotsvitha, dans son
poëme sur la fondation du monastère de Gandersheim, a
[481]
rappelé avec émotion la glorieuse vieillesse d’Oda et les
tombeaux de la mère et des filles:
Oda nimis felix, nostri spes et dominatrix,
Quum decies denos septem quoque vixerat annos,
Vitam fine bono consummans transit ad astra,
Exspectans spe felici tempus redeundi
Flatus, atque resurgendi de pulvere pleni
Corporis in tumulo, quod nunc sub tegmine duro
Juxta natarum requiescit busta suarum.
.....................................
Christina.........................
Jungitur in lucis patria pacisque perennis
Ejus germanis.......................
Quas matri cunctas in cœlo consociatas,
Alme Pater, tecum præsta gaudere per ævum.
Je me figure que Hrotsvitha et ses compagnes, en attendant
la béatification de leur digne fondatrice, aimaient à
la glorifier par anticipation, sous le nom et sous les traits
de Sapience.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES.
Hrotsvitha, son temps, sa vie et ses ouvrages |
Pages I-LXIV |
Prologue |
3 |
Préface des comédies |
5 |
Épître à certains savants |
9 |
Gallicanus (1re partie) |
15 |
Gallicanus (2e partie) |
85 |
Dulcitius |
111 |
Callimaque |
157 |
Abraham |
215 |
Paphnuce |
281 |
Sapience |
373 |
Notes et éclaircissements |
451–481 |
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
ERRATA.
Pages 4, |
ligne 17, hujus modi, lisez hujusmodi. |
8, |
ligne 4, uvat, lisez juvat. |
12, |
note a, energeiam, lisez energeian. |
13, |
ligne 9, soin de l’insérer, lisez soin de les insérer. |
19, |
note b, nullibi, lisez nusquam. |
20, |
ligne 14, idipsum, lisez id ipsum. |
50, |
note b, uncis inclusa, lisez parenthesi inclusa. |
51, |
note b, quid sit agendum in scena a ludentibus, lisez quid sit ludentibus agendum in scena. |
51, |
note b, pagin. 40, lisez pagin. 42. |
83, |
ligne 6, et me faire, lisez et de me faire. |
86, |
note a, congrunt, lisez congruunt. |
201, |
ligne 17, qui avez, lisez qui aviez. |
201, |
ligne 27, biens de la mort, lisez liens de la mort. |
210, |
lignes 18 et 19, commandatum, lisez commendatum. |
446, |
ligne 14, jucundase renitas, lisez jucunda serenitas. |
477, |
ligne 14, eu a lieu, lisez a eu lieu. |
480, |
ligne 27, de peu d’années, lisez de peu de mois. |
— Note de transcription détaillée —
Cette version électronique comporte les corrections suivantes:
- p. xiii, continuation de la note, «Tangmar» corrigé en «Thangmar»,
et «Leukfeld» corrigé en «Leuckfeld»;
- p. liii, «le» corrigé en «la» («la prudente nonne»);
- p. 196, «Tœdet» corrigé en «Tædet» (2 fois);
- p. 395, note 367, «omissit» corrigé en «omisit»;
- p. 458, «quelle emploie» corrigé en «qu’elle emploie».
La gravure de la page 288 est dupliquée en page 354, comme dans l’original.
Les errata à la fin du livre ont été appliqués.
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