A
CE LIVRE
OEUVRE DU GÉNIE COMBINÉ
ET PRODUIT D'UNE AMITIÉ ENTRE LES DEUX PEUPLES
QUI DOIT SURTOUT SA FORCE
A UNE AUGUSTE IMPULSION
EST DÉDIÉ
PAR SON TRÈS-HUMBLE ET TRÈS-OBÉISSANT SERVITEUR
J. BERTRAND PAYNE
Le brave Geraint, chevalier de la cour d'Arthur et du grand ordre de la Table ronde, prince tributaire de Devon, avait épousé Énide, la fille unique d'Yniol, et il l'aimait comme la lumière du ciel. Et comme la lumière du ciel varie à l'aurore, au coucher du soleil et pendant les nuits éclairées par la lune et les étoiles tremblantes, ainsi Geraint se plaisait à varier la beauté de sa bien-aimée par la soie, la pourpre et les pierres précieuses. Et Énide, uniquement pour charmer les yeux de son mari, qui l'avait trouvée tout d'abord et aimée dans un état de pauvreté, se présentait journellement à lui dans une parure nouvelle; la reine elle-même, reconnaissante envers le prince Geraint pour ses services, aimait Énide, et souvent de ses blanches mains l'habillait, la paraît, comme la plus charmante après elle dans toute la cour. Énide aimait la reine et d'un cœur sincère l'adorait comme la plus imposante, la meilleure et la plus aimable de toutes les femmes sur la terre. En les voyant si tendres et si unies, Geraint s'applaudissait de cette amitié mutuelle; mais quand le bruit public accusa la reine d'un amour coupable pour Lancelot, bien qu'il n'y eût pas encore de preuves, et que les bruits du monde n'eussent point encore éclaté comme une tempête, néanmoins Geraint y ajouta foi et fut consterné, appréhendant que sa noble épouse, à cause de cette grande tendresse pour Genièvre, eût reçu ou dût recevoir la moindre tache: c'est pourquoi, se rendant auprès du roi, il donna pour prétexte que sa principauté était sur la lisière d'un territoire fréquenté par des comtes pillards, des chevaliers tarés, des assassins, en un mot, par tous ceux qui cherchaient par la fuite à se dérober à la justice, par tous ceux qui haïssaient les lois: conséquemment, tant qu'il ne plairait pas au roi lui-même de nettoyer cette sentine de tout son royaume, il demandait la permission de partir et d'aller défendre ses frontières. Le roi considéra pendant quelque temps cette requête; mais à la fin, le prince, ayant obtenu son congé, se mit en route avec Énide et une suite de cinquante chevaliers, vers les bords de la Severn, et ils passèrent dans leur pays. Là, pensant que si jamais femme fut fidèle à son mari, la sienne lui garderait aussi sa foi, il l'entoura de tendres soins et d'adoration, ne la laissant jamais seule; il oublia ainsi la promesse qu'il avait faite au roi, les faucons et la chasse, les joutes et les tournois, sa gloire et son nom, sa principauté et les soucis de son gouvernement. Cet oubli était odieux à la dame; et bientôt les gens, lorsqu'ils se trouvaient ensemble deux ou trois ou en plus grand nombre, commencèrent à rire, à railler et à jaser sur le compte de Geraint, comme d'un prince dont la virilité s'était évanouie et fondue en amour immodéré pour sa femme. Énide en fut instruite par les yeux du peuple, elle le sut encore par les femmes qui lui ornaient la tête; pour être agréables à leur maîtresse, elles parlaient de l'amour sans bornes de Geraint, mais elles ne l'en attristaient que davantage. Chaque jour elle songeait à avertir son époux, sans pouvoir s'y résoudre par timidité et délicatesse. De son côté, Geraint, qui l'observait, la voyant s'attrister, soupçonnait de plus en plus une tache sur sa pureté.
Enfin, il arriva qu'un matin d'été, pendant qu'ils dormaient l'un à côté de l'autre, les premiers rayons du soleil pénétrèrent sans obstacle par la fenêtre et vinrent échauffer le robuste guerrier dans ses songes. En se remuant, Geraint rejeta la couverture de côté et mit à nu la colonne noueuse de son cou, le carré massif de son héroïque poitrine, et des bras sur lesquels des muscles saillants se courbaient comme un torrent fougueux sur une petite pierre, se précipitant avec trop de force pour s'y briser. Énide se réveilla et s'assit à côté du lit en admiration devant son mari, pensant en elle-même: «Y eut-il jamais un homme d'aussi grandes proportions?» Alors, comme une ombre, passèrent dans son esprit et les bruits populaires et l'accusation de mollesse; et, se penchant sur lui, elle parla ainsi tout bas et tristement à son cœur:
«O noble poitrine et bras tout-puissants, suis-je la cause, la pauvre cause des reproches que l'on vous adresse, quand on dit que toute votre force est évanouie? J'en suis la cause, parce que je n'ose point parler et lui dire ce que je pense et ce qu'on dit; et cependant, je regrette qu'il languisse ici; je ne puis aimer mon époux et ne point avoir souci de son nom. J'aimerais bien mieux lui ceindre son harnais, chevaucher avec lui à la bataille, combattre à ses côtés et regarder sa puissante main porter de grands coups aux félons et aux malfaiteurs. Il vaudrait bien mieux que je fusse sous la terre sans entendre davantage sa noble voix, privée de ses douces caresses et de la lumière de ses yeux, que de savoir mon époux déshonoré par moi. Ai-je ce courage et puis-je ainsi assister à la lutte et voir mon cher époux blessé, peut-être même frappé d'un coup mortel sous mes yeux: et je n'oserais pas lui dévoiler ma pensée et lui dire combien on se rit de lui quand on dit que toute sa force s'est changée en mollesse? Hélas! je crains de ne point être une fidèle épouse.»
Elle parla moitié en elle-même, moitié de façon à être entendue, et la passion qui l'agitait fortement lui fit verser des larmes sur la poitrine large et nue de son époux. Elles l'éveillèrent, et, par un malheureux hasard, il ne saisit que quelques lambeaux de ses dernières paroles, exprimant la crainte qu'elle ne fût point une fidèle épouse. Il se dit en lui-même: «En dépit de tous mes soins, de toutes mes peines, malheureux que je suis! oui de toutes mes peines, elle ne m'est point fidèle, et je la vois pleurer pour quelques galants chevaliers de la cour d'Arthur.» Alors, quoiqu'il l'aimât et la respectât trop pour songer qu'elle pût être coupable, sa mâle poitrine fut percée du dard qui rend un homme solitaire et misérable en la douce présence de celle qu'il aime le mieux. Il s'élança hors du lit, réveilla son écuyer assoupi et cria: «Mon destrier et son palefroi!» puis, s'adressant à Énide: «Je veux chevaucher à l'aventure; car bien qu'il semble qu'il me reste à gagner mes éperons, je ne suis point encore tombé si bas que quelques-uns pourraient le désirer. Quant à vous, prenez vos vêtements les plus mauvais, tout ce que vous avez de pire et venez avec moi.»
En proie à l'étonnement, Énide demande: «Si votre épouse a erré, faites-lui du moins connaître sa faute.» Lui réplique: «Je vous ordonne, ne demandez rien, mais obéissez.» Alors elle se prit a songer à de vieux vêtements, à un manteau et à un voile fanés, et, venant à une armoire de cèdre où elle les gardait comme des reliques pliés avec des fleurs d'été placées entre les plis, elle les prit et s'habilla, se rappelant qu'elle était ainsi vêtue la première fois que Geraint vint à elle, combien il l'aimait dans ce costume, toutes ses folles craintes relativement à ses atours, comment il était venue auprès d'elle, ainsi que lui-même le lui avait raconté, et leur arrivée à la cour.
Car Arthur, la Pentecôte auparavant, tenait sa cour à la vieille ville de Caerleon-sur-Usk. Là, un certain jour, pendant qu'il était assis sur un siège élevé dans la grande salle, il vit venir à lui un forestier de Dean, les habits trempés de la rosée des bois, qui lui donna des nouvelles d'un cerf de plus haute taille que ses compagnons, blanc comme du lait, qui s'était montré ce jour-là pour la première fois. Il rapporta ces choses au roi. Sur ce, le bon roi donna l'ordre d'annoncer à son de trompe la chasse pour le lendemain matin; et lorsque la reine demanda la permission d'y assister, elle l'obtint aisément, de sorte que dès le matin toute la cour était partie. Mais Genièvre resta couchée tard dans la matinée, plongée dans des songes agréables, rêvant à son amour pour Lancelot et oublieuse de la chasse; à la fin, elle se leva, n'ayant qu'une seule femme avec elle; elle prit un cheval, passa l'Usk à gué et gagna le bois. Là, montée sur une petite éminence, elle s'arrêta pour écouter les chiens; mais à la place elle entendit un bruit soudain de pas de chevaux, car le prince Geraint, également en retard et ne portant ni costume de chasse, ni arme, excepté un sabre à la poignée d'or, vint rapide comme un trait à travers le gué derrière les chasseurs, et monta ainsi l'éminence au galop. Une écharpe de pourpre, aux deux bouts de laquelle se balançait une pomme de l'or le plus pur, flottait autour de lui, pendant qu'il galopait pour les joindre, brillant comme une libellule dans son habit d'été et de fête. Le prince tributaire s'inclina profondément, et la reine, avec douceur et majesté, et toute la grâce de la femme et de la souveraine, lui répondit: «Vous venez bien tard, seigneur prince, bien plus tard que nous.—Oui, noble reine, reprit-il, et tellement tard que je ne viens, comme vous, que pour voir la chasse et non pour m'y joindre.—Restez donc avec moi, dit-elle; car sur cette petite éminence nous entendrons les chiens mieux que partout ailleurs. Ici, souvent, ils débouchent à nos pieds.» Pendant qu'ils prêtaient l'oreille à la chasse lointaine et surtout aux aboiements de Cavall, le chien du roi Arthur, qui avait la voix la plus grave, ils virent paraître un chevalier, une dame et un nain qui s'avançaient lentement vers eux. Le nain venait le dernier; le chevalier avait la visière levée et montrait une figure jeune, impérieuse et les traits les plus hautains. Genièvre ne se rappelant pas avoir vu sa figure dans le palais du roi, désira savoir son nom, et envoya sa suivante le demander au nain. Celui-là, vicieux, vieux, irritable et surpassant son maître en orgueil, répondit aigrement qu'elle ne le saurait pas: «Alors, je veux le lui demander à lui-même,» dit-elle. «Non, par ma foi, tu ne le feras pas,» cria le nain, «tu n'es pas même digne de lui parler.» Et quand elle tourna son cheval vers le chevalier, le nain la frappa de son fouet, et elle revint indignée auprès de la reine. Là-dessus Geraint s'écria: «Sûrement je saurai son nom.» Il poussa résolûment vers le nain et le lui demanda. Même réponse. Le prince s'étant avancé vers le chevalier, le nain le frappa de son fouet et lui coupa la figure. Le sang du prince ruissela sur son écharpe et la teignit. Son premier mouvement fut de mettre le fer à la main pour anéantir le misérable; mais bientôt, cédant à une excessive générosité et a une pure noblesse de caractère, honteux d'être en colère à l'endroit d'un être pareil, il ne lui adressa pas même la parole, et dit en se retournant:
«Je vengerai cette insulte faite à vous-même, noble reine, en la personne de votre suivante; je ferai rentrer cette vermine sous terre: car, quoique je chevauche sans arme, je suis sûr d'en trouver à emprunter en quelque endroit que je vienne, ou d'en obtenir d'une manière quelconque; et, une fois que j'en aurai trouvé, je combattrai et j'abattrai l'orgueil de ce chevalier. Le troisième jour je serai ici de nouveau, si je n'ai pas succombé dans la lutte. Adieu.
—Adieu, beau prince, répondit la majestueuse reine. Soyez heureux dans ce voyage comme dans tout le reste, puissiez-vous arriver à tout ce que vous aimez, et vivre assez pour épouser votre premier amour; mais avant de contracter mariage, amenez votre fiancée, et moi, fût-elle la fille d'un roi, fût-elle même une mendiante des chemins, je l'habillerai brillante comme le soleil pour le jour de ses noces.»
Le prince Geraint, croyant avoir entendu le noble cerf aux abois, puis le cor dans le lointain, quelque peu vexé de perdre la chasse, comme aussi de sa triste rencontre, chevaucha par monts et par vaux à travers plus d'une clairière et d'une vallée suivant le groupe de l'œil. A la fin, chevalier, dame et nain sortirent du bois et montèrent sur une hauteur en pente douce; ils firent face au ciel et disparurent. Là, vint Geraint, et sous ses pieds, il regarda la longue rue d'une petite ville dans une longue vallée, sur un côté de laquelle s'élevait une forteresse blanche comme si elle fût sortie des mains du maçon, et d'un autre côté, un château en ruines après un pont qui enjambait un ravin desséché. De la ville et de la vallée montait un bruit comparable à celui d'un large ruisseau mugissant sur un lit de cailloux, ou au croassement des corbeaux dans le lointain avant qu'ils ne prennent gîte pour la nuit.
Le groupe des trois personnes se dirigea vers la forteresse; ils entrèrent et disparurent derrière les murs. «Ainsi, pensa Geraint, je l'ai traqué jusqu'à son terrier;» et, d'un pas fatigué, suivant la longue route, il trouva chaque maison pleine. Partout les maréchaux étaient occupés, et l'on entendait l'ardente haleine du servant qui sifflait d'une manière bruyante en nettoyant l'armure de son maître. S'adressant à l'un d'eux, il lui demanda ce que signifiait ce bruit dans la ville; celui-ci lui répondit en continuant à fourbir: «L'épervier.» Alors, passant près d'un vieux paysan qui, frappé par un rayon de soleil poudreux, suait sous le poids d'un sac de blé, il demanda une fois de plus ce que signifiait tout ce bruit. Le rustaud répondit en grommelant: «Eh! l'épervier.» Plus loin, il passa près d'un armurier qui, le dos tourné et penché sur son ouvrage, rivait un casque sur son genou; il lui adressa la même question; mais l'homme, sans tourner la tête, ni même le regarder, lui dit: «Ami, quand on travaille pour l'épervier, on a peu de temps à donner aux questions oiseuses.» A ces mots, Geraint ne se contint plus «Que votre épervier soit mille fois en proie à la pépie! que les mésanges, les roitelets et tous les riens ailés le frappent à mort! Vous prenez le caquetage rustique de votre bourg pour le murmure de l'univers: qu'est-ce que cela me fait? O misérable troupe de moineaux qui ne voyez rien que des éperviers! parlez si vous n'êtes pas, comme le reste, en proie à la folie de l'épervier: où puis-je trouver un gîte pour la nuit et des armes, des armes, des armes pour combattre mon ennemi? Parlez.» A ces mots, l'armurier se tournant d'un air tout étonné, et, voyant un homme si resplendissant de soie pourpre, s'avança sans quitter le heaume qu'il tenait et répondit: «Pardonnez-moi, chevalier étranger; nous donnons un tournoi ici demain matin et nous avons à peine le temps pour la moitié de notre besogne. Des armes? en vérité, je ne sais pas, toutes sont nécessaires ici. Un logement? en vérité, en bonne vérité, je n'en connais point, sauf peut-être chez le comte Yniol, là-bas, de l'autre côté du pont.» Il dit et se remit à l'ouvrage.
Geraint alors, un peu en proie au dépit, dirigea sa course sur le pont jeté sur le ravin desséché. Là, se tenait assis un comte à la tête blanche, vêtu d'habits d'une magnificence éclipsée, autrefois destinés à des cérémonies. Il dit: «Où vas-tu, mon fils?» A quoi Geraint répliqua: «Ami, je cherche un abri pour la nuit.» Yniol reprit: «Entre donc et partage la mince hospitalité d'une maison autrefois riche, maintenant pauvre, mais dont la porte est toujours ouverte.—Merci, vénérable ami, répliqua Geraint; si vous ne me servez pas d'épervier à souper, j'entrerai et mangerai avec tout l'appétit d'un jeûne de douze heures.» A ces mots, le vieillard soupira et sourit, puis répondit: «J'ai bien plus de motifs que vous de maudire ce brigand de l'air, l'épervier. Mais entrez; entrez, car, à moins que vous ne le désiriez, nous n'y toucherons pas, même en plaisantant.»
Alors Geraint entra dans la cour du château, foulant aux pieds de son cheval plus d'une étoile piquante de chardon poussée entre les pierres brisées; il regarda et vit que tout était en ruines. Ici se trouvait une porte prête à s'écrouler, couronnée de fougères; la gisant sur le sol une grande partie d'une tour pareille à un gros quartier de roc détaché tout entier de sa base, et, comme ce rocher, elle était parée de fleurs sauvages. Bien haut, au-dessus, un morceau de l'escalier d'une tourelle usée par des pieds qui maintenant étaient silencieux, tournait nu au soleil, et de monstrueuses touffes de lierre serraient le mur gris de leurs bras fibreux; elles suçaient la jointure des pierres et semblaient en bas un nœud de serpents, en haut un bosquet.
Pendant qu'il attendait dans la cour du château, la voix d'Énide, fille d'Yniol, se fit entendre par la fenêtre ouverte de la grande salle. Elle chantait, et de même que le doux ramage d'un oiseau entendu par celui qui aborde dans une île déserte, lui donne à penser de quelle espèce est l'oiseau dont le chant est si délicat et si pur, et lui fait conjecturer son plumage et sa forme; ainsi, la douce voix d'Énide émut Geraint. Tel dehors, le matin, lorsque pour la première fois les cadences perlées d'une voix aimée des mortels glissent vers Albion sur les mille ondes de la brise, et tout d'un coup en avril surgissent d'un taillis émaillé de vert et de rouge, un homme suspend sa conversation avec un ami ou peut-être le travail de ses mains, pour penser ou pour dire: «Voilà le rossignol.» Il en fut de même de Geraint, qui pensa et dit: «Voici, par la grâce de Dieu, la seule voix pour moi.»
Le hasard voulut qu'Énide chantât une chanson de la Fortune et de sa roue. Énide chanta:
«Tourne, Fortune, tourne ta roue et abaisse l'orgueilleux; tourne ta roue sans frein par le soleil, la tempête et les nuages; ta roue et toi nous n'aimons ni ne haïssons.
«Tourne, Fortune, tourne ta roue avec un sourire ou un air d'humeur; avec cette roue sans frein nous ne montons ni ne descendons. Notre trésor est petit, mais nos cœurs sont grands.
«Souris et nous sourions, seigneur de maints domaines; boude et nous sourions, seigneurs de nos propres mains; car l'homme est homme et maître de sa destinée.
«Tourne, tourne ta roue au-dessus de la foule ébahie: ta roue et toi vous êtes des ombres dans les nuages; ni ta roue, ni toi nous n'aimons ni ne haïssons.
«Écoutez, par le chant de l'oiseau vous pouvez apprendre où est le nid, dit Yniol; entrez vite.» Passant alors sur un monceau de pierres fraîchement tombées, dans la salle aux noirs chevrons couverts de toiles d'araignées, il trouva une vieille dame vêtue de brocart de couleur sombre; et près d'elle, comme une fleur rouge et blanche qui légèrement perce une enveloppe flétrie, s'épanouissait la belle Énide, sa fille, vêtue d'une robe de soie passée. En un moment Geraint se prit à penser: «Voici, par la croix du Sauveur, une jeune fille pour moi.» Mais personne ne prononça une parole excepté le vieux comte: «Énide, le dextrier du bon chevalier est dans la cour; mène-le à l'écurie et donne-lui du grain; puis, va a la ville et achète-nous de la viande et du vin, nous nous réjouirons de notre mieux. Notre trésor est petit; mais nos cœurs sont grands.»
Il dit. Le prince, comme Énide passait près de lui, volontiers l'eût suivie. Il fit un pas; mais Yniol saisit son écharpe de pourpre et le retint en lui disant: «Arrêtez! restez! la bonne maison, bien que ruinée, ô mon fils, n'endure pas que son hôte se serve lui-même.» Respectant les habitudes du lieu, Geraint, par excès de politesse, s'arrêta.
Alors Énide conduisit son dextrier à l'écurie et traversa ensuite le pont. Elle gagna la ville et, pendant que le prince et le comte s'entretenaient encore ensemble, elle revint avec un jeune garçon porteur d une cantine, c'est-à-dire avec ce qui constitue une bonne hospitalité, de la viande et du vin. Quant à Énide, elle portait de doux gâteaux pour les régaler, et, plié dans son voile, du pain au lait. Alors, comme leur salle devait aussi servir de cuisine, elle fit bouillir la viande, dressa la table, se plaça derrière et servit les trois convives. En la voyant si douce et si serviable, Geraint mourait d'envie de s'incliner pour baiser le joli petit pouce posé sur le tranchoir, quand elle le lui présentait; mais après que tout le monde eut mangé, le prince, dans les veines duquel le vin avait fait couler l'été, laissa son regard suivre Énide ou s'arrêter sur elle dans ses humbles occupations de ménage, tantôt ici, tantôt là, à travers la salle sombre; puis il s'adressa tout à coup au vieux comte:
«Bon hôte et comte, je vous en prie, cet épervier, quel est-il? Dites-le-moi. Son nom? mais, sur ma foi, je ne veux point le savoir, car si c'est le chevalier que j'ai vu dernièrement entrer dans cette forteresse neuve à côté de votre ville, blanche comme si elle sortait de la main du maçon, j'ai juré sur ses propres lèvres de m'en rendre maître, (je suis Geraint de Devon); car ce matin, lorsque la reine a envoyé sa suivante pour demander son nom, le nain du mécréant, un être vicieux et à peine formé, l'a frappée de son fouet, et elle est revenue indignée auprès de la reine. Alors j'ai juré de traquer ce misérable dans son repaire, de le combattre, d'humilier son orgueil et de me rendre maître de sa forteresse. Je me suis mis en route sans armes, pensant en trouver dans votre ville, où tous les gens ont perdu la tête. Ils prennent le murmure rustique de leur village pour la grande vague qui retentit autour du monde. Ils n'ont pas voulu m'écouter; mais si vous savez où je puis trouver des armes, ou si vous en avez vous-même, dites-le-moi: vous voyez que j'ai juré d'abaisser son orgueil et d'apprendre son nom pour venger la grosse insulte faite a la reine.
—Alors, s'écria le comte Yniol, en vérité, es-tu ce Geraint, nom si célébré parmi les hommes pour de nobles actions? Vraiment quand, pour la première fois, je vous ai vu marchant à mes côtés sur le pont, j'ai pensé que vous étiez quelque peu (oui, et par votre stature et votre présence je l'aurais deviné) l'un de ceux qui mangent dans la salle d'Arthur à Camelot. Je ne parle pas ainsi par une sotte flatterie; car cette chère enfant m'a souvent entendu louer vos faits d'armes, et souvent, lorsque je faisais une pause, elle m'interrogeait encore et se montrait avide d'écouter: tant le bruit des belles actions plaît aux nobles cœurs qui ne voient que des torts à redresser. O jamais encore femme n'a eu comme cette fille deux pareils prétendants! d'abord Limours, un être entièrement livré aux désordres et au vice, ivre même lorsqu'il faisait sa cour. S'il est mort, je l'ignore; mais il est passé dans les déserts. Le second était votre ennemi, l'épervier, mon supplice, mon neveu. Je ne laisserai pas son nom tomber de mes lèvres, si je puis l'éviter. Quand je le vis batailleur et turbulent, je lui refusai ma fille. Alors son orgueil se réveilla. Depuis, l'homme orgueilleux s'est souvent montré petit; il a semé une calomnie dans l'oreille du public, affirmant que son père lui avait laissé de l'or dont le dépôt m'avait été confié et ne lui avait pas été rendu. Il corrompit, par de séduisantes promesses, les hommes qui servaient ma personne, et cela d'autant plus aisément que ma fortune avait quelque peu baissé par suite de l'hospitalité d'une table ouverte à tout venant; il souleva ma propre ville contre moi la nuit qui précéda l'anniversaire de la naissance de mon Énide, il mit à sac ma maison; il me chassa odieusement de mon propre comté, il bâtit ce nouveau fort pour en imposer à mes amis; car véritablement il en est qui m'aiment encore. Il me garde ici dans ce château en ruines, où, sans aucun doute, il me ferait bientôt périr, si son orgueil ne me méprisait pas trop, et quelquefois je me méprise moi-même, car j'ai laissé faire les hommes chacun à sa volonté, j'ai trop cédé; je n'ai point fait usage de mon pouvoir. Si je suis vil ou noble, sage ou fou, je l'ignore; je sais seulement que, quoi qu'il m'arrive, je me trouve sain et sauf; mais je puis tout endurci avec la plus grande patience.
—C'est parler en homme de cœur, répondit Geraint; mais des armes, afin que si, comme je suppose, votre neveu combat dans le tournoi de demain, je finisse rabattre son orgueil.»
Yniol répondit: «J'ai bien des armes, en vérité, mais vieilles et rouillées, vieilles et rouillées, prince Geraint: vous les demandez, elles sont à vous; mais dans ce tournoi, nul ne peut jouter à moins que la dame qu'il aime le mieux n'y assiste. Deux fourches sont enfoncées dans la prairie, sur elles est placée une verge d'argent; et là-dessus l'épervier, prix de la beauté pour la plus belle. Tout chevalier en lice y prétend pour la dame placée à son côté, et le dispute, le fer à la main, à mon brave neveu, qui, étant habile aux armes et fort de corps, l'a toujours remporté pour celle qui est avec lui, et, ne craignant nul adversaire, a conquis pour lui le nom d'épervier. Mais vous qui n'avez point de dame, vous ne pouvez combattre. Geraint, les yeux brillants, lui répondit et en se penchant un peu de son côté: «Avec votre permission, que j'aie une lance en arrêt, ô noble hôte! pour cette chère enfant, parce que je n'ai jamais vu, bien que toutes les beautés de notre temps me soient connues, et que je ne puisse voir ailleurs rien d'aussi beau. Si je succombe, son nom restera sans tache comme auparavant; mais si je vis, que Dieu ne m'assiste pas quand je serai arrivé à mon dernier moment, si je ne fais point d'elle ma légitime épouse.»
Tout patient qu'il était, le cœur d'Yniol tressaillit dans son sein à la perspective de meilleurs jours. Regardant autour de lui, il ne vit point Énide (entendant prononcer son nom elle avait disparu), mais la vieille dame, à laquelle il dit avec tendresse et passion, sa main dans la sienne: «Mère, une jeune fille est chose délicate que nul ne comprend aussi bien que celle qui l'a portée. Va te reposer; mais avant de te retirer, parle-lui et interroge son cœur au sujet du prince.»
Ainsi parla l'excellent comte, et la vieille dame, partie en souriant fréquemment et en saluant, trouva la jeune fille à moitié déshabillée, comme pour se coucher; elle la baisa sur l'une et l autre joue, puis elle plaça ses deux mains sur ses épaules de satin, la tint à distance, la regarda en face et lui rapporta toute leur conversation dans la salle, cela pour sonder son cœur; mais jamais la lumière et l'ombre ne se succédèrent l'une à l'autre plus rapidement sur une plaine, sous un ciel troublé, que le rouge et le blanc sur la figure d'Énide aux paroles de sa mère, pendant que, fléchissant lentement comme le plateau d'une balance qui tombe lorsque le poids est seulement augmenté grain par grain, sa tête empreinte de douceur tombait sur sa jolie poitrine. Elle ne leva pas les yeux, ne prononça pas un mot, tant étaient grands et sa crainte et son étonnement. Ainsi, allant se coucher sans réponse, elle ne trouva pas le repos, et même la nuit bienfaisante n'apporta aucune fraîcheur à son sang. Elle resta plongée dans la contemplation de son indignité, et lorsque le pâle orient commença à s'animer au soleil, elle se leva. Sa mère en fit autant, et la main l'une dans l'autre, elles descendirent, se dirigeant vers la prairie où les joutes avaient lieu, et là, elles attendirent Yniol et Geraint.
Là vint le couple, et lorsque Geraint contempla d'abord Énide qui l'attendait dans le champ, il sentit que, si elle était le prix de la force corporelle, lui-même, au delà des autres qui y employaient leurs efforts, il pourrait mettre en mouvement la chaise d'Idris. Les armes rouillées d'Yniol étaient sur sa personne princière; mais, à travers les armes on voyait briller le prince. Des chevaliers errants et des dames arrivèrent, et bientôt la ville s'écoula de ce côté et se groupa derrière les barrières. Les fourches furent plantées dans la terre, et une baguette d'argent surmontée d'un épervier d'or fut placée au-dessus. Alors le neveu d'Yniol, après que la trompette eut sonné, parla à la dame qui était avec lui et fit cette proclamation: «Avance et montre-toi comme la plus belle des belles, car ces deux dernières années j'ai gagné pour toi le prix de la beauté.» Le prince, élevant la voix, s'écria: «Arrête, il y en a une plus digne.» Le chevalier, avec quelque surprise, et trois fois autant de dédain, se retourna; il les vit tous les quatre, et toute sa figure s'enflamma comme le foyer d'un grand feu à la Saint-Jean, tant la passion lui avait communiqué d'ardeur. Il se mit à crier: «Il te faut donc combattre.» Il n'en fut pas dit davantage. Trois fois ils se heurtèrent et trois fois ils rompirent leurs lances. Alors chacun d'eux démonté et dégaînant portait à l'autre des coups si répétés et si terribles, que toute la foule était dans l'admiration, et de moment à autre, on entendait, des murs lointains, des applaudissements comme s'ils étaient partis de mains invisibles. Ainsi, ils combattirent deux fois, et pendant ce temps-là la rosée de leur grande fatigue et le sang de leurs corps vigoureux coulant ensemble, épuisaient leur force; mais la vigueur de l'un et de l'autre était égale quand Yniol se prit à crier: «Rappelle-toi la grosse insulte faite à la reine.» Ces mots donnèrent à Geraint une nouvelle ardeur. Il leva le fer, fendit le heaume de son adversaire, lui entama le crâne, le terrassa, lui mit le pied sur la poitrine, et lui dit: «Ton nom?» Le guerrier tombé répondit en grondant: «Édyrn, fils de Nudd. Je suis honteux d'être obligé de te le dire. Mon orgueil est abattu, on a vu ma chute.
—«Alors, Édyrn, fils de Nudd, répliqua Geraint, tu feras ces deux choses, ou tu mourras. D'abord toi-même, ta dame et ton nain, vous vous rendrez à la cour d'Arthur, et une fois là, vous demanderez pardon pour l'insulte faite à la reine et vous exécuterez sa sentence à cet égard; ensuite tu rendras leur comté à tes parents. Tu feras ces deux choses, ou tu mourras.» Édyrn répondit: «Je ferai ces deux choses, car je n'ai jamais encore été renversé: tu m'as terrassé et mon orgueil est abattu; car Énide voit ma chute.» Alors, se relevant, il se dirigea vers la cour d'Arthur et là la reine lui pardonna aisément. Comme il était jeune, il changea et en vint à haïr le péché qui ressemblait si bien à celui de Modred, le neveu d'Arthur, et il succomba à la fin dans la grande bataille en combattant pour le roi.
Mais lorsqu'après le matin de la chasse, le troisième jour commença à luire sur le monde et que des ailes s'agitèrent dans le lierre d'Énide, car elle était couchée sa belle tête dans la pénombre, parmi les ombres mouvantes des oiseaux, elle se réveilla et se prit à penser à la promesse qu'elle avait donnée, pas plus tard que la veille, au prince Geraint: il paraissait tellement disposé à partir le troisième jour, qu'il ne voulait pas la quitter qu'elle ne prît l'engagement de s'en aller avec lui le lendemain à la cour, d'en informer la noble reine et de se marier dans les formes. A ce moment, elle jeta les yeux sur ses vêtements, et pensa qu'ils ne lui avaient jamais paru si pauvres; car de même que la feuille an milieu de novembre est à quelque chose près ce qu'elle était au milieu d'octobre, la robe sur laquelle se portaient ses regards ressemblait ainsi à celle quelle regardait avant l'arrivée de Geraint. Plus elle la considérait, plus elle se sentait saisie de terreur à l'idée de cette chose si brillante et à la lois si effrayante, une cour d'où les yeux se porteraient sur elle aussi pauvrement vêtue. S'adressant à son tendre cœur, elle lui dit doucement:
«Ce noble prince, qui a regagné notre comté, qui est si splendide dans ses actes et dans son costume, doux ciel! je vais lui faire bien peu d'honneur. Combien je désirerais qu'il pût rester avec nous quelque temps ici! mais lui étant ainsi redevables il y aurait bien peu de bonne grâce de notre part, décidé comme il le paraît à partir dans trois jours, à lui demander une seconde faveur. Cependant, s'il pouvait rester un jour ou deux de plus, je travaillerais jusqu'à perdre la vue et les doigts plutôt que de lui faire honte.»
Énide se prit à désirer une robe toute semée de rinceaux et de fleurs d'or, don précieux de sa mère, qu'elle avait reçu la veille de l'anniversaire de sa naissance, il y avait trois ans de cela, cette nuit de feu, où Édyrn mit à sac leur maison et sema à tous les vents tout ce qu'ils possédaient; car au moment même où la mère étalait cette parure et que toutes deux la retournaient et l'admiraient, tant l'ouvrage leur en paraissait précieux, il s'éleva un cri annonçant que les hommes d'Édyrn étaient à leur porte. Elles s'enfuirent avec bien peu de chose de plus que les bijoux qu'elles portaient; en les vendant peu à peu, elles s'étaient procuré du pain. Les hommes d'Édyrn les avaient arrêtées dans leur fuite et les avaient placées dans cette ruine. Énide désirait que le prince l'eût trouvée dans son ancienne demeure; elle laissait alors son imagination errer à travers le passé et revisiter les beaux endroits qu'elle connaissait. A la fin, elle se souvint qu'elle avait l'habitude de contempler, près de ce vieux manoir, un vivier peuplé de poissons dorés: l'un d'eux était tacheté, bigarré et sans éclat parmi ses frères qui brillaient. A moitié endormie, elle rapprochait ce souvenir de la pauvreté de son costume et de l'éclat de la cour, et elle se rendormit. Elle rêva alors qu'elle était pareillement une forme sans éclat parmi ses sœurs brillantes de l'onde; mais c'était dans le jardin d'un roi. Quoiqu'elle fût obscurément dans le vivier, elle savait que tout était brillant; que tout à l'entour il y avait, dans des volières dorées, des oiseaux d'un plumage éclatant que tout le gazon était émaillé comme de grenats et de turquoises. Les seigneurs et les dames de la cour venaient en habit de drap d'argent causer d'affaires d'État; et les enfants du roi, costumés de drap d'or, regardaient aux portes ou folâtraient sur les promenades. Elle espérait n'être point vue, quand survint une reine majestueuse qui s'appelait Genièvre, et tous les enfants dans leur drap d'or accoururent à elle en criant: «Si nous devons avoir des poissons, qu'ils soient d'or. Ordonnez donc au jardinier de ramasser dans le vivier la misérable créature et de la jeter sur le fumier, pour qu'elle meure.» A ces mots, quelqu'un vint et la saisit; alors Énide s'éveilla en sursaut, le cœur tout assombri par ce songe insensé, C'était sa mère qui avait posé la main sur elle pour la réveiller; elle tenait un brillant costume, qu'elle étala sur la couche de sa fille, et elle parla avec allégresse:
«Vois, mon enfant, combien ces couleurs paraissent fraîches, combien elles ressemblent à celles d'une coquille qui garde la trace et le poli de la vague. Pourquoi pas? elle n'a jamais été portée, je crois. Jette un regard sur cette robe et dis-moi si tu la reconnais.»
Énide regarda; mais d'abord toute troublée, elle pouvait à peine la séparer de son rêve extravagant. Tout à coup elle reconnut la robe, se réjouit et répondit: «Oui, je la reconnais; c'est votre beau présent, si tristement perdu cette malheureuse nuit; votre propre présent.—Oui, sans doute, dit la dame, et joyeusement rendu cette heureuse matinée; car hier, lorsque les joutes prirent fin, Yniol parcourut la ville, et partout il trouva les dépouilles de notre maison disséminées çà et là. Il commanda que tout ce qui autrefois nous appartenait nous revînt, et hier au soir, pendant que vous échangiez de doux propos avec votre prince, il arriva quelqu'un avec cet objet qu'il me mit dans la main de bon cœur ou par crainte, ou pour se recommander à nous, voyant que nous étions rentrés en possession de notre comté. Hier je ne voulais pas vous en parler; mais je vous réservais ce matin cette surprise. En vérité, n'est-elle point douce? car moi-même j'ai porté contre mon gré mon costume usé, comme vous, mon enfant, vous avez le vôtre et comme Yniol, tout patient qu'il est, a le sien. Ah! ma chère fille, il m'a pris dans une bonne maison, où rien ne manquait, ni riches habits, ni table somptueuse, où il y avait page, suivante, écuyer et sénéchal, chasse au faucon et au chien, en un mot, tout ce qui fait partie de la vie d'un noble. Oui vraiment, et il m'a amenée dans une bonne maison; mais depuis que notre fortune du soleil est passée à l'ombre, et tout cela par ce jeune traître, le cruel besoin nous a forcé de nous restreindre. Aujourd'hui un meilleur temps est venu. Revêts-toi donc de cette robe qui convient mieux au retour de notre fortune et à la fiancée d'un prince; car, bien que vous ayez remporté le prix de la plus belle, et que je l'aie entendu vous appeler ainsi, une jeune fille, quelle que soit sa beauté, ne doit jamais penser qu'elle n'est pas plus belle dans des habits neufs que dans de vieux. Si quelque grande dame venait dire que le prince a cueilli quelque fleur sauvage sur une haie et l'a, comme un fou, apportée à la cour, vous seriez honteuse, et qui pis est, vous feriez honte au prince envers lequel nous sommes tenus; mais je sais que lorsque ma chère fille est parée de son mieux, ni la cour ni la campagne, n'ont sa pareille, cherchât-on dans toutes les provinces comme on fit autrefois pour la reine Esther.»
Ici la bonne mère hors d'haleine se tut, et Énide, dont la figure s'éclairait, écoutait couchée. Alors de même que la blanche et brillante étoile du matin quitte une couche de neige et bientôt se glisse dans un nuage d'or, la jeune fille se leva; elle quitta sa couche virginale, s'habilla sans miroir de sa robe splendide, avec l'assistance attentive et sous l'œil de sa mère. Celle-ci fit ensuite tourner sa fille et lui dit qu'elle ne l'avait jamais vue à moitié aussi belle. Elle l'appela comme la jeune fille du comte, que Gwydion tira par magie des fleurs, et plus charmante que la fiancée de Cassivelaun, Flur, pour l'amour de laquelle César le Romain envahit la Grande-Bretagne pour la première fois; «mais, ajouta-t-elle, nous le repoussâmes. De même ce noble prince nous envahit; mais, loin de le repousser, nous l'accueillîmes avec joie. J'aurais de la peine à aller à la cour avec vous; car je suis vieille, et les routes sont rudes et peu sûres; mais Yniol y va, et souvent je songerai que je vois ma princesse comme je la vois maintenant habillée de ma main et belle parmi les belles.»
Pendant que ces femmes se réjouissaient ainsi, Geraint se réveillait dans la grande salle où il s'était endormi et demanda Énide. Lorsque Yniol lui apprit que sa bonne mère la parait d'une façon digne d'une princesse et même de la puissante reine, il répondit: «Comte, suppliez-la, par amour pour moi, bien que je ne donne aucune raison à mon désir, qu'elle m'accompagne avec ses habits fanés.» Yniol rapporta ce dur message, qui tomba, comme en été, un vent soudain parmi les épis de blé trop chargés; car Énide, toute honteuse sans savoir pourquoi, n'osait pas lever les yeux sur la figure de sa tendre mère; mais, sans mot dire, ni faire la moindre résistance, elle ôta son costume richement brodé, sans l'aide de sa mère également muette, et elle revêtit de nouveau sa vieille robe. Ainsi habillée, elle descendit. Jamais homme ne fut plus joyeux que Geraint quand il la salua dans cette toilette; jetant un regard perçant sur l'ensemble en même temps que sur elle, de la façon dont le rouge-gorge observe le travail de l'homme des champs, il fit monter le sang aux joues de la jeune fille et baisser ses paupières; mais il resta satisfait de sa charmante figure. Voyant un nuage sur le front de la vieille dame, il lui prit les deux mains et lui dit avec douceur:
«O ma seconde mère, n'ayez ni colère ni chagrin de la demande de votre nouveau fils. Quand dernièrement j'ai quitté Caerleon, notre grande reine, dont les paroles retentissent encore à mon oreille, tant elles étaient douces, me promit que quelle que fût la fiancée de mon choix, elle l'habillerait brillante comme le soleil du firmament. Ensuite, quand je vins dans ce manoir en ruine, voyant une créature si charmante en un misérable état, je fis le vœu que si je pouvais faire sa conquête, notre bonne reine (et personne qu'elle) ne donnerait à votre Énide l'éclat du soleil échappé de la nue. Je crus encore que peut-être un service rendu avec tant de bonne grâce les lierait toutes les deux; car je souhaite qu'elles s'aiment l'une l'autre: Énide pourrait-elle trouver une plus noble amie? J'avais une autre pensée. Je suis venu ici parmi vous si soudainement que, bien que son aimable présence aux joutes eût pu servir de preuve que j'étais aimé, je doutais si la tendresse filiale ou une bonne nature ne s'était point laissée influencer par vos désirs pour son bien, ou si dans son esprit quelque fausse image du contraste de mon éclat ne dominait pas son imagination pendant son séjour dans cette triste demeure. Un pareil sentiment aurait pu la faire soupirer pour la cour et pour ses gloires dangereuses, et j'ai pensé que je pouvais, dans une certaine mesure, éprouver sa force et son amour, si par un mot, sans lui donner de raison, elle pouvait jeter de côté une splendeur chère aux femmes, nouvelle pour elle, et d'autant plus précieuse, ou, si elle n'était pas si nouvelle, dix fois plus chère encore par sa puissance d'une habitude intermittente. Je sentis alors que je pouvais me reposer sur sa foi comme un roc contre vents et marée, et maintenant je suis en repos, prophète certain de ma prophétie, que jamais une ombre de défiance ne s'élèvera entre nous. Pardonnez-moi mes pensées; je vous revaudrai ensuite mon étrange requête, quelque heureux jour, lorsque votre charmante fille portera votre splendide présent, à votre foyer domestique, tenant sur ses genoux, qui sait? un autre don du Tout-Puissant, qui peut-être aura appris à vous bégayer des remercîments.»
Il dit; la mère sourit les yeux mouillés de larmes; elle apporta alors un manteau dont elle enveloppa sa fille; elle le lui agrafa, l'embrassa, et ils partirent.
Ce matin-là Genièvre était montée trois fois sur la grande tour, d'où l'on voyait, à ce qu'on dit, les riantes collines de Somerset et les blanches voiles courant sur la mer jaune; mais ce n'était ni vers les riantes collines ni vers la mer jaune que la belle reine dirigeait ses regards: c'était vers la vallée d'Usk, sur un gazon uni, jusqu'à ce qu'elle vît venir le jeune couple. Alors descendant, elle le reçut à la porte. Elle embrassa Énide de tout son cœur comme une amie, lui fit honneur comme à la fiancée du prince, et l'habilla pour sa noce brillante comme le soleil. Toute la semaine l'antique Caerleon fut en fêtes; car par les mains de Dubric, le grand saint, le couple fut uni avec toutes les cérémonies.
Tout cela eut lieu à la Pentecôte de l'année dernière; mais Énide garda toujours sa robe fanée en souvenir de l'arrivée de Geraint qui l'avait trouvée ainsi vêtue; elle se souvenait encore combien il l'aimait sous ce costume et se rappelait ses folles craintes au sujet de cette robe, son voyage auprès d'elle comme lui-même le lui avait raconté, et leur arrivée à la cour.
Ce matin même, lorsqu'il dit à Énide: «Prenez votre robe la plus pauvre,» elle la trouva, la prit et s'habilla.
O misérable race d'hommes à moitié aveugles! combien parmi nous, à cette heure même, se créent un chagrin pour toute leur vie en prenant le vrai pour le faux, ou le faux pour le vrai, marchant à tâtons à travers le faible crépuscule de ce monde, jusqu'à ce que nous passions dans l'autre, où nous verrons comme nous serons vus.
C'est ce qui arriva à Geraint. Sortant le matin, une fois qu'ils furent tous les deux à cheval, peut-être parce qu'il aimait Énide avec passion, ressentait cette tempête qui couvait dans son cœur et qui, s'il ouvrait la bouche, éclaterait comme le tonnerre sur une tête si chère, il dit: «Loin d'ici, marchez devant à une distance respectueuse; je vous commande encore, sur l'obéissance que vous me devez, de ne point m'adresser la parole, quoi qu'il arrive; non, pas un mot.» Énide fut atterrée. Les deux époux cheminaient; mais ils avaient à peine fait trois pas que Geraint se prit à s'écrier: «Efféminé comme je suis, je ne combattrai pas sur ma route avec des armes dorées, mais avec du fer.» Il détacha une grosse bourse suspendue à sa ceinture et la lança vers l'écuyer. Ainsi, quand Énide vit pour la dernière fois son manoir, le seuil de marbre était étincelant, jonché d'or et d'argent, et l'écuyer se frottait l'épaule. Geraint alors s'écria de nouveau: «En campagne!» Énide ouvrant la marche dans les chemins qu'il lui avait désignés, ils passèrent les frontières et chevauchèrent parmi les repaires des bandits, les sombres marais et les étangs hantés seulement par le héron, à travers les solitudes et les sentiers périlleux. D'abord leur allure fut assez vive; mais bientôt leur pas se ralentit. Un étranger qui les aurait rencontrés eût sûrement pensé, en les voyant chevaucher si lentement et si pâles, que chacun d'eux avait reçu quelque injure; car Geraint se disait sans cesse à lui-même: «Hélas! pourquoi faut-il que j'aie perdu mon temps à lui prodiguer des soins, à l'entourer de douces prévenances, à l'habiller richement et à la conserver fidèle?» Là, il s'interrompait brusquement en son cœur, autant qu'un homme peut arrêter sa langue lorsque la passion le domine. Pour Énide, elle ne cessait de prier les cieux cléments d'épargner à son cher mari toute blessure, et toujours elle cherchait dans son esprit cette faute dont elle n'avait pas conscience, mais qui le faisait paraître si sombre et si froid; jusqu'à ce que le cri du grand pluvier qui ressemble à un sifflet humain, lui remuât le cœur, et regardant autour d'elle dans le désert elle voyait une embuscade dans chaque touffe tremblante de fougère. Elle se prit alors à penser de nouveau: «O si j'étais coupable, je pourrais avec l'aide du ciel réparer ma faute, pour peu que mon époux voulût seulement parler et me rapprendre.»
Le quart du jour était passé. Énide aperçut trois chevaliers de haute taille montés et armés de pied en cap, derrière un rocher dans l'ombre, tous malfaiteurs, qui les attendaient. Elle en entendit un qui criait à son compagnon: «Regarde, voici un traînard qui s'avance la tête pendante; il ne semble pas plus courageux qu'un chien battu. Viens, nous le tuerons et nous aurons son cheval et son armure, sa dame aussi.»
Énide se prit alors à réfléchir, et dit en elle-même: «Je retournerai en arrière vers mon mari et je lui rapporterai toute leur criminelle conversation; car, au risque de l'irriter jusqu'à me tuer, je préfère cent fois mourir de sa chère main que si mon seigneur devait souffrir la moindre perte, la moindre honte.»
Elle retourna alors sur ses pas, affronta avec timidité, mais avec une ferme contenance, le visage irrité de Geraint, et lui dit: «Monseigneur, j'ai vu près du rocher trois bandits qui s'apprêtent à fondre sur vous; je les ai entendus se vanter qu'ils vous tueraient et se rendraient maîtres de votre cheval ainsi que de votre armure, et que votre dame serait à eux.»
Il répondit d'un air courroucé: «Vous ai-je demandé votre avis ou votre silence? Je ne vous ai commandé qu'une seule chose: de ne point m'adresser la parole, et c'est ainsi que vous m'obéissez! Eh bien! regardez maintenant: quel que soit votre désir, que je remporte la victoire ou que j'éprouve une défaite, que vous souhaitiez ma vie ou ma mort, vous verrez par vous-même que ma vigueur n'est point perdue.»
Énide attendit avec un visage pâle et assombri par le chagrin, et les trois bandits tombèrent sur Geraint. Le prince fondit sur celui du milieu, et de sa longue lance lui perça la poitrine de part en part de la longueur d'une coudée; puis tournant ses efforts contre les deux autres, dont chacun avait brisé sur lui une lance qui vola en éclats comme du verre, il cingla des coups d'epée à droite et à gauche, étourdit les bandits ou les tua; et, descendant de cheval, comme un homme qui écorche une bête fauve après l'avoir tuée, il arracha aux trois loups liés d'une femme les trois belles armures qu'ils portaient. Il laissa les corps gisants sur la terre; mais attacha les armes sur leurs chevaux et les rênes de tous les trois ensemble; puis il dit à Énide: «Poussez-les devant vous;» et Énide les poussait devant elle par les solitudes.
Il se rapprocha d'elle. La pitié commença à combattre en lui la colère, pendant qu'il considérait l'être qu'il aimait le plus au monde poussant devant elle les chevaux avec difficulté, obéissance et douceur. Il lui aurait volontiers parlé et exhalé tout de suite en paroles brûlantes le courroux et l'injure qui couvaient et le dévoraient intérieurement; mais il semblait toujours plus aisé de tuer d'un coup Énide sans remords que de crier halte, et de lui imputer en face la moindre immodestie. Ayant ainsi la langue liée, il fut d'autant plus irrité, qu'elle pouvait dire qui sa propre oreille avait entendue l'accuser de fausseté. Souffrant ainsi, les minutes furent pour lui un siècle; mais, en moins de temps qui n'en met, à Caerleon, l'Usk à haute marée pour se reposer avant de reprendre sa course vers la mer, Énide, qui avait l'œil au guet, vit dans l'obscurité d'un bois épais, devant l'ombre de chênes aux troncs de fer, trois autres cavaliers qui attendaient armés de toutes pièces. L'un d'eux semblait plus fort que Geraint.
Énide s'émut en l'entendant crier: «Voici une proie! trois chevaux et trois armures; tout cela à la garde de qui? d'une jeune fille.—Non pas, dit le second; là-bas vient un chevalier.—C'est un lâche, dit le troisième; comme il tient la tête basse!» Le géant répondit gaiement: «En vérité, n'y en a-t-il qu'un? Attendez ici, et quand il passera, tombez dessus.»
Énide délibéra en elle-même, et dit: « J'attendrai l'arrivée de mon époux, et je lui ferai part de toute leur scélératesse. Messire est fatigué pour avoir combattu, et ils tomberont sur lui à l'improviste. Mon devoir est de lui désobéir pour son bien; comment oserais-je lui obéir à son détriment? Je dois parler, et, dût-il me tuer pour cela, sauver ainsi une vie plus chère que la mienne.»
Elle attendit sa venue, et lui dit avec une timide fermeté: «M'est-il permis de parler?» Il répondit: «Vous en prenez la permission en la demandant.» Et elle dit:
«Il y a là-bas trois malfaiteurs en embuscade dans le bois; tous sont armés de pied en cap, et l'un d'eux paraît plus fort que vous; ils disent qu'ils tomberont sur vous à votre passage.»
A cette ouverture, Geraint répondit avec colère: «Fussent-ils cent dans le bois, et chacun d'eux plus fort que je ne le suis, et quand même ils se rueraient tous à la fois sur moi, je le jure, j'en serais moins contrarié que de votre désobéissance. Rangez-vous, et, si je succombe, attachez-vous au vainqueur.»
Énide se tint de côté pour attendre l'événement, n'osant pas suivre le combat; elle soupirait seulement de courtes prières, à chaque coup un soupir. Le brigand qu'elle redoutait le plus se jeta sur Geraint. Il visa au heaume; sa lance fit fausse route; mais celle du prince, un peu forcée dans le dernier choc, pénétra juste au milieu du corselet du gigantesque bandit; elle se rompit tout court, et l'ennemi ayant roulé sur la poussière, resta sans mouvement. Tel celui qui fait le conte, vit autrefois une grande portion d'un promontoire surmonté d'un jeune arbre glisser des flancs battus par les vents d'une longue falaise sur la grève, et y rester immobile, l'arbre continuant à croître: ainsi gisait l'homme transpercé. Ses lâches camarades, donnant avec moins d'ardeur contre le prince, s'arrêtèrent à la vue de la chute de leur chef. Pour les confondre davantage, le vainqueur piqua des deux en lançant son terrible cri de guerre; car, comme quelqu'un qui prête l'oreille près d'un torrent descendant d'une montagne, et tout à travers le fracas de la cataracte prochaine entend le roulement de tonnerre de la plus grande chute dans le lointain, les soldats étaient accoutumés à entendre sa voix dans la bataille et à s'enflammer, et l'ennemi était saisi d'épouvante. Ainsi ce couple de bandits prit la fuite; mais, atteints, ils souffrirent la mort qu'ils avaient eux-mêmes donnée à maint innocent.
Sur ce, Geraint, mettant pied à terre, ramassa la lance qui lui plaisait le mieux, arracha à ces loups sans vie leurs trois brillantes armures l'une après l'autre, les attacha de même sur leurs chevaux, lia ensemble les rênes de tous les trois, et dit à Énide: «Poussez-les devant vous.» Et elle les poussa à travers le bois.
Il suivit encore de plus près. La peine qu'elle avait à maintenir ensemble dans les sentiers difficiles de la forêt deux troupes de trois chevaux chargés d'armes retentissantes, servit un peu à adoucir l'amertume qu'elle ressentait dans son cœur. Les chevaux eux-mêmes, comme des créatures de noble origine, mais tombées en de mauvaises mains et pansés depuis longtemps par des bandits, dressaient leurs oreilles légères et obéissaient à sa voix calme et ferme et à sa douce autorité.
C'est ainsi qu'ils passèrent à travers la verte obscurité de la forêt. Sortant à ciel ouvert, ils virent une petite ville avec des tours sur un rocher, et tout au-dessous une prairie enchâssée comme une pierre précieuse dans le rude paysage à la teinte brune, avec des faucheurs occupés à couper l'herbe. De la ville, par un sentier taillé dans le roc, venait un jeune homme aux blonds cheveux, qui portait à la main de quoi manger aux faucheurs, et Geraint eut encore pitié d'Énide en voyant sa pâleur. Descendant alors vers la prairie, quand le jeune homme blond fut près, il lui dit: «Mon ami, donne à manger à cette damoiselle; elle est si épuisée!—Oui, vraiment, répondit le jeune gars; et vous, messire, mangez aussi, bien que la chère soit grossière et bonne seulement pour des faucheurs.» Il déposa alors son panier, et, mettant pied à terre sur le gazon, les voyageurs laissèrent paître les chevaux et mangèrent eux-mêmes. Énide prit délicatement peu de chose, ayant moins d'appétit que de désir de se conformer à la volonté de son époux; mais Geraint dévora, sans y penser, toute la pitance des moissonneurs, et, ne trouvant plus rien, il fut surpris. «Mon garçon, dit-il, j'ai tout mangé; mais prends en payement un cheval et des armes, choisis les meilleurs.» Lui, rougissant de plaisir, repartit: «Messire, vous me payez au centuple.—Tu n'en seras que plus riche,» s'écria le prince. «Je reçois donc votre présent, dit l'enfant, comme une libéralité et non comme une récompense; car il m'est aisé, pendant que votre bonne dame se repose, de retourner au logis et d'aller chercher un nouveau repas pour ces faucheurs de notre comte. Ces gens sont en effet à lui comme toute la campagne, et, moi-même, je lui appartiens. Je lui dirai en même temps combien vous êtes grand. Il aime à savoir quand des gens de marque sont sur ses terres. Il vous recevra dans son manoir, et vous y serez mieux servi qu'à présent.»
Geraint dit alors: «Je ne désire pas de meilleure chère, n'ayant jamais mangé avec plus d'appétit que quand j'ai laissé vos faucheurs sans dîner. Je n'irai dans le château d'aucun comte: je connais, Dieu le sait, trop de châteaux. Si votre maître a besoin de moi, qu'il vienne me trouver. Arrêtez-nous quelque bonne chambre pour la nuit, ainsi qu'une écurie pour les chevaux; revenez avec des vivres pour ces hommes et rendez-nous réponse.
—Oui, mon bon seigneur,» dit l'enfant transporté de joie. Il partit portant la tête haute, rêvant qu'il était chevalier, et disparut en haut du sentier escarpé, tirant le cheval après lui. Les deux époux restèrent seuls.
Mais lorsque le prince eut ramené ses yeux errants sur ce qui l'entourait, il les laissa tomber sur Énide au lieu où elle s'était affaissée plutôt qu'assise. Son jugement si mal fondé, que jamais ombre de méfiance ne s'élèverait entre eux deux, lui revint à l'esprit, et il se mit à soupirer. Dans un autre accès de pitié, mêlée de bonne humeur, il remarqua les robustes faucheurs qui travaillaient sans avoir dîné; il observait le soleil étincelant sur la faux quand elle tournait, et ensuite, accablé par la chaleur, il s'endormait à moitié. Quant à Énide, se rappelant son vieux manoir ruiné et, pareils au vent, tous les cris des corneilles autour de son donjon désert, elle arrachait le gazon le plus long qui croissait près des bords de la prairie, et nonchalamment elle le tressait en anneaux, qu'elle défaisait ensuite, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de son anneau de mariage, lorsque l'enfant retourna et leur annonça qu'ils avaient une chambre. Ils s'y rendirent et, là, après que Geraint eût dit à Énide: «Si vous voulez, appelez la femme de la maison?» question à laquelle elle répondit par: «Merci, monseigneur,» tous deux restèrent séparés par toute la largeur de la chambre, et, muets comme des créatures privées de la parole par un vice de naissance, ou plutôt comme deux sauvages peints et servant de support à un écu, qui, séparés par lui, regardent dans l'espace sans se regarder l'un l'autre.
Tout à coup, un bruit de voix dans la rue et de pas retentissants sur le pavé les tira de leur assoupissement. L'un et l'autre se levèrent pendant que la porte, poussée du dehors, reculait jusqu'au mur. Au milieu d'une troupe de libertins, d'une beauté efféminée et d'une pâleur dissolue, entra l'ancien soupirant d'Énide, le seigneur débauché de l'endroit, Limours. Avec une révérence obséquieuse, il salua Geraint en face; mais, à la dérobée, dans la chaleur des premiers compliments, il regarda Énide du coin de l'œil, et la reconnut dans son attitude triste et solitaire. Geraint demanda alors du vin et des rafraîchissements pour l'hôte qui lui était survenu, et, somptueusement, suivant son habitude, il dit à l'hôte d'inviter tous ses amis et de se réjouir avec eux en l'honneur de leur comte. «Et ne vous inquiétez pas de la dépense, ajouta-t-il; les frais sont à ma charge.»
On apporta le vin et les mets. Le comte Limours but jusqu'à ce qu'il plaisantât à son aise; il débita des contes libres, saisit le mot au vol, joua sur lui et le fit de deux couleurs; car sa conversation, lorsque le vin et la mauvaise compagnie rallumaient, brillait et étincelait comme une pierre à cinquante facettes. Il provoqua ainsi le rire du prince et les applaudissements de ses camarades. Voyant alors Geraint en gaieté, Limours lui dit: «Avec votre permission, monseigneur, je traverserais la chambre et parlerais à votre belle damoiselle, qui se tient à l'écart et semble si solitaire.—Bien volontiers, dit-il, faites-la parler; elle ne me parle pas.» Limours se leva alors et, regardant à ses pieds comme celui qui essaye un pont qu'il craint de voir tomber, il traversa la chambre, s'approcha d'Énide, leva des yeux charmés, s'inclina à côté d'elle et lui dit à voix basse: «Énide, l'étoile de ma vie solitaire; Énide, mon premier et mon seul amour; Énide, dont la perte m'a rendu sauvage, quel hasard? Comment se fait-il que je vous voie ici? Vous êtes enfin en ma puissance. Cependant, n'ayez aucune crainte, je me qualifie de sauvage; mais je garde un vernis de douce courtoisie ici au cœur du désert et de la solitude. Je pensais que si votre père ne s'était point mis entre nous deux autrefois, vous m'auriez vu d'un œil favorable. S'il en est ainsi, ne me le cachez pas. Rendez-moi un peu plus heureux, faites-le-moi connaître. Ne me devez-vous rien pour une vie à moitié perdue? Oh! oui, bien aimée comme vous l'êtes, vous me devrez tout. Énide, vous et lui, je le vois avec joie, vous vous tenez à l'écart l'un de l'autre, vous ne lui parlez pas, vous venez sans suite, page ni suivante, pour vous servir. Vous aime-t-il comme autrefois? Appelez cela querelles d'amants, si vous le voulez, je sais cependant que quoique les hommes puissent se quereller avec les êtres qu'ils aiment, ils n'iraient pas jusqu'à les rendre ridicules à tous les yeux tant qu'ils les aiment encore; et votre pauvre toilette, misérable insulte à votre adresse, raconte votre histoire sans paroles: savoir, que cet homme ne vous aime plus. Votre beauté n'en est plus une pour lui. Par un sort commun il est rassasié, je le sais bien; car je connais les hommes. Vous ne regagnerez jamais son amour: une fois parti l'amour d'un homme ne revient plus. Mais en voici un qui vous aime comme autrefois, avec plus de passion que jamais. De grâce, un mot: mes gens font cercle autour de lui; il est sans armes; que je lève un doigt, ils me comprendront. Non, je ne veux pas de sang, et il n'est pas besoin que vous paraissiez si effrayée de ce que je dis: ma méchanceté n'est pas plus profonde qu'un fossé, ni plus forte qu'un mur. Voilà le donjon: votre époux ne se trouvera plus entre nous. Dites seulement un mot, ou ne le dites pas; mais par Celui qui m'a fait le seul amant fidèle que vous ayez jamais eu, je ferai usage de toute ma puissance. Oh! pardonnez-moi! l'égarement de cette heure qui vit notre première séparation m'agite encore.»
A ces mots, les tendres accents de sa propre voix, le sentiment de ce qu'il avait souffert, ou son imagination, mouillèrent ses yeux; mais Énide crut y voir la chaleur du vin. Elle répondit avec l'adresse dont les femmes savent user, coupables ou non, pour détourner le danger qui éclate au-dessus de leur tête. Elle dit:
«Comte, si vous m'aimez comme autrefois, et si vous ne m'abusez point, venez demain matin et arrachez-moi à Geraint comme par violence. Pour ce soir, laissez-moi; je suis fatiguée jusqu'à la mort.» Le comte éperdu d'amour, prenant congé, s'inclina en balayant son pied de la plume de son chapeau; et le brave prince lui cria: «Bonne nuit!» En se retirant, le châtelain racontait à ses hommes comment Énide n'avait jamais aimé que lui, et ne se souciait pas plus de son époux que d'une coquille d'œuf.
Énide, laissée seule avec le prince Geraint, pensant à l'ordre qu'elle avait reçu de garder le silence et à la nécessité où elle était de le violer, tint conseil avec elle-même, et, pendant qu'elle délibérait ainsi, son époux s'endormit. Énide n'eut pas le cœur de l'éveiller; elle se tint penchée sur lui, enchantée de voir qu'il était sorti du combat sans blessure et de l'entendre respirer doucement et également. Bientôt elle se leva, et, marchant légèrement, elle réunit les pièces de son armure en un seul endroit, pour les trouver en cas de besoin. Elle s'assoupit ensuite elle-même; mais, accablée par le chagrin et les fatigues du jour, il lui semblait perpétuellement qu'elle se saisissait d'une broussaille sans racine, et qu'elle glissait le long d'un horrible précipice. En se débattant ainsi, elle se réveilla. Elle se figura alors qu'elle entendait le comte sauvage à la porte avec toute sa troupe d'aventuriers, sonnant du cor pour la sommer de tenir parole. C'était le rouge coq qui saluait la lumière du jour au moment où l'aurore aux yeux gris commençait à paraître sur le monde mouillé de rosée, et brillait sur l'armure du chevalier. Énide se leva de nouveau pour y regarder; mais elle la toucha sans le vouloir. Le casque tomba avec bruit. Geraint se redressa et jeta un regard surpris sur son épouse. Rompant alors le silence qui lui était imposé, Énide répéta à Geraint tout ce que le comte Limours lui avait dit, excepté que son époux ne l'aimait pas. Elle ne manqua pas même de lui apprendre la ruse qu'elle avait mise en œuvre; mais elle termina avec de si douces excuses, d'un ton si humble, en si peu de mots; elle semblait tellement justifiée par cette nécessité, que bien qu'il se demandât si c'était pour lui qu'elle pleurait en Devon, il ne répondit qu'en grondant avec colère, disant: «Vos douces mines font, de bons garçons, des sots et des traîtres. Appelez l'hôte, et dites-lui d'amener un destrier et un palefroi.» Elle se glissa dans la maison endormie, et, comme l'esprit du logis, elle suivit les murs en frappant jusqu'à ce qu'elle éveillât les dormeurs; puis elle revint. Alors, avisant son brusque époux, elle le servit en silence comme un écuyer, bien que sans en être priée. Sortant ensuite armé, Geraint trouva l'hôte et lui cria: «Ton compte, mon ami.» Et, sans attendre sa réponse: «Prends cinq chevaux et leurs armures.» Honnête, contre l'habitude, l'hôte étonné repartit: «Monseigneur, c'est à peine si votre dépense s'élève à la moitié de l'un d'eux.—Vous n'en serez que plus riche,» dit le prince. Puis, s'adressant à Énide: «En route, et aujourd'hui je vous ordonne, Énide, plus spécialement, quoi que vous puissiez entendre ou voir (bien que j'estime médiocrement utile de vous donner des ordres), de ne point ouvrir la bouche, mais d'obéir.»
Énide répondit: «Oui, monseigneur, je connais votre désir et je voudrais m'y conformer; mais, marchant la première, j'entends les violentes menaces que vous n'entendez pas, je vois le danger que vous ne sauriez voir: il m'est donc bien dur de ne point vous avertir. C'est presque au-dessus de mes forces; néanmoins, j'obéirai.
—Je compte bien que vous le ferez, dit-il. Ne soyez point trop avisée. Rappelez-vous que vous êtes mariée à un homme, et non pas tout à fait mésalliée avec un imbécile endormi, à un homme qui a des bras pour garder sa tête et la vôtre, des yeux pour vous trouver quelque loin que vous soyez, et des oreilles pour vous entendre même dans ses rêves.»
A ces mots il se retourna et fixa sur elle un regard aussi perçant que le rouge-gorge contemplant le travail de l'homme des champs; ce qui se passait dans Énide, sentiment qu'un sot débauché ou un juge trop prompt aurait appelé sa faute, lui fit monter le sang au visage et baisser les yeux. Geraint regarda et ne fut pas satisfait.
Accompagnée de son bourru de mari, Énide suivit alors un chemin battu qui conduisait du territoire du félon Limours au comté dépeuplé d'un autre comte, Doorm, que ses vassaux tremblants appelaient le Taureau. Une fois elle jeta les yeux en arrière, et lorsqu'elle vit son époux de beaucoup plus rapproché que la veille, cette circonstance la rendit presque heureuse; jusqu'au moment où Geraint, faisant un geste de colère comme pour dire: «Vous m'observez,» ramena la tristesse dans son cœur; mais pendant que le soleil achevait de pomper la rosée sur chaque brin d'herbe, le son d'un pesant galop frappa son oreille, et, regardant autour d'elle, elle vit un nuage de poussière et des pointes de lances s'y agiter. Alors, pour ne point désobéir à son époux, et cependant pour l'avertir (car il marchait comme s'il n'eût pas entendu), se retournant, elle tint son doigt en l'air et montra la poussière. Dans son obstination, le guerrier fut jusqu'à un certain point charmé en voyant qu'elle observait son ordre à la lettre, et, se retournant, il s'arrêta. Un moment après le farouche Limours, monté sur un cheval noir, pareil à un sombre nuage dont les franges se détachent par l'effet de la tempête, presque désarçonné par sa monture et tout à sa passion, fondit avec un cri aigu sur Geraint, qui le joignit, le renversa loin de la croupière, de toute la longueur de la lance et du bras, et le laissa ainsi étourdi ou mort. Il culbuta le suivant et se rua tête baissée sur toute la troupe qui se trouvait derrière; mais, à l'aspect d'une pareille impétuosité, elle disparut en proie à une terreur panique, comme un banc de poissons agiles, qui un matin d'été viennent en glissant le long des digues de cristal à Camelot au-dessus de leurs ombres sur le sable; mais si quelqu'un se tenant sur le bord lève seulement la main contre le soleil qui l'éclaire, il ne reste pas l'étincelle d'une nageoire entre les îlots blancs de fleurs. Ainsi effarouchés du seul mouvement de l'homme, tous les compagnons ou plutôt les parasites du comte s'enfuirent et le laissèrent gisant an milieu de la route. Ainsi s'évanouissent les amitiés qui ne prennent naissance que dans le vin.
Alors, comme un rayon de soleil chargé de tempête, Geraint sourit, en voyant les destriers des deux combattants qui venaient de tomber, abandonner leurs maîtres à terre et s'enfuir follement mêlés avec les fuyards: «Chevaux et hommes, dit-il, tous animés du même esprit, et de bien honnêtes amis! Il n'est pas resté une seule monture. Jusqu'à présent j'étais honnête: je payais avec des chevaux et avec des armes; je ne puis voler ni piller, encore moins mendier, et ainsi qu'en dites-vous, Énide? Dépouillerons-nous ici votre amoureux? votre palefroi a-t-il assez de cœur pour porter son armure? Jeûnerons-nous ou dînerons-nous? Non? Alors, honnête comme vous êtes, priez que nous puissions rencontrer les cavaliers du comte Doorm; je voudrais aussi être encore honnête.» Il dit, et Énide regardant tristement ses rênes, reprit la marche sans répondre un seul mot.
Mais comme un homme sur lequel fond un terrible désastre dans une terre éloignée et à son insu, mais qui l'apprend à son retour et en souffre jusqu'à en mourir: ainsi Geraint, blessé dans son combat avec le satellite de Limours, saignait secrètement sous son armure et continuait sa marche sans dire à sa noble épouse qu'elle était sa blessure, le sachant à peine lui-même, jusqu'au moment où son œil s'obscurcit et son heaume vacilla; et à un détour de la route le prince, sans prononcer un seul mot, tomba de cheval, heureusement sur le gazon.
Entendant le bruit de sa chute, Énide s'empressa d'accourir, et, toute pâle, descendant à son côté, elle détacha les liens qui retenaient ses armes. Sa main fidèle n'hésita point, et pas une larme ne vint mouiller son œil bleu jusqu'à ce qu'elle eût découvert la blessure, exposé, en déchirant son voile de soie fanée, son front au soleil brûlant, et bandé la plaie par où s'écoulait la vie de son cher époux. Après avoir fait tout ce qu'elle pouvait faire, elle s'arrêta, la désolation s'empara d'elle, et elle pleura sur le bord du chemin. Plusieurs passèrent, mais nul ne la regarda; car, dans ce royaume sans loi ni droit, on se souciait autant d'une femme pleurant la mort de son compagnon que d'une pluie d'été. L'un pensa que c'était une victime du comte Doorm, et n'osa se mettre pour le blessé en frais d'une pitié périlleuse. Il en passa un autre à la hâte, un homme d'armes envoyé en mission auprès du noble brigand; moitié sifflant, moitié chantant une chanson grossière, il souleva la poussière contre les yeux sans voile de la dame. Un autre, fuyant la colère de Doorm devant une flèche sans cesse présente à sa pensée, faisait dans sa crainte fumer la longue route sous lui. Le palefroi d'Énide en hennissant leva le pied, se sauva dans les taillis et fut perdu, pendant que le grand destrier restait affligé comme un homme.
À ce moment parut le gigantesque comte Doorm à la large face bordée d'une frange de barbe rousse; en marche pour une expédition et roulant des yeux d'oiseau de proie, il parut suivi d'une centaine de lances; mais avant d'arriver, comme quelqu'un qui hèle un navire, il cria avec une grosse voix: «Holà! est-il mort?—Non, non, il n'est pas mort, répondit vivement Énide. Quelques-uns de vos braves gens voudraient-ils le lever et remporter loin de ce cruel soleil? Je suis bien sûre, très-sûre qu'il n'est pas mort.»
—Eh bien! s'il n'est pas mort, dit alors le comte Doorm, pourquoi le pleurez-vous ainsi? vous ressemblez à un enfant; et s'il est mort, je vous considère connue une sotte: vos pleurs ne le rendront pas à la vie; mort ou non, vous gâtez une jolie figure par des larmes insensées. Cependant, puisqu'il y a un joli minois, que quelqu'un de vous ici relève le blessé et l'emporte dans notre manoir. S'il vit, nous l'enrôlerons dans notre bande; s'il meurt, la terre est assez profonde pour le cacher. Voyez aussi à prendre le destrier, un noble animal.»
Il dit et s'en alla, non sans laisser deux robustes piquiers, qui s'avancèrent en grondant comme un dogue à la vue de son os menacé par des enfants de village qui s'amusent à le tourmenter pendant qu'il mange. Il pose sa patte dessus en rongeant et en grondant. De même les vauriens grondaient, craignant de perdre, et cela pour un homme mort, leurs chances de butin dans l'expédition de la matinée. Néanmoins, ils se levèrent, et le placèrent sur une de ces litières comme ils en emportaient dans leurs courses pour ceux qui pourraient être blessés; ils l'y placèrent après l'avoir posé dans le creux de son écu, et le transportèrent ainsi à la salle nue de Doorm, suivi de son noble coursier qui marchait tout seul. Ils le jetèrent, lui et la bière où il était couché, sur un tréteau de chêne dans la salle, et partirent ensuite, brûlant de rejoindre leurs compagnons mieux partagés, mais grondant comme auparavant et maudissant leur temps perdu, l'homme mort, leur comte, leurs propres âmes et Énide. Ils auraient pu aussi bien la bénir: elle était sourde aux bénédictions et aux anathèmes de qui que ce fût, si ce n'est d'un seul.
Ainsi, elle resta assise auprès de son époux pendant de longues heures, lui soutenant la tête, réchauffant ses mains pâles et l'appelant. A la fin, il revint de son évanouissement; il trouva sa chère femme qui lui soutenait la tête, réchauffait ses mains affaiblies et l'appelait, et il sentit de chaudes larmes qui tombaient sur sa figure. Il dit à son cœur: «Elle pleure pour moi.» Il resta néanmoins immobile et feignit d'être mort, afin de l'éprouver jusqu'au bout et de dire à son cœur: «Elle pleure pour moi.»
A la chute du jour, le robuste comte Doorm revint au manoir chargé de butin. Ses rudes piquiers le suivaient avec bruit, chacun lançant à terre un amas de choses qui résonnaient contre le pavé; il jeta sa lance de côté et ôta son heaume. Au milieu de ces hommes armés s'agitait une troupe de femmes moitié hardies, moitié effrayées, ouvrant de grands yeux, et habillées de différentes couleurs. Le comte Doorm frappa rudement avec le manche d'un couteau contre la table, et demanda de la viande et du vin pour nourrir ses hommes. On apporta des porcs entiers et des quartiers de bœuf, et tout le lieu lut rempli par la vapeur de la viande. Nul ne prononça un mot; mais tous s'assirent à la fois et mangèrent en tumulte dans la salle nue avec le bruit de chevaux au râtelier, jusqu'au moment où Énide se replia sur elle-même pour éviter les manières brutales de ces gens sans frein. Quand le comte Doorm eut mangé tout son content, il roula ses yeux autour de lui et aperçut dans un coin une damoiselle languissante. Alors il se rappela Énide, et pourquoi elle pleurait. Là elle produisit un effet si puissant sur lui, qu'il se leva tout d'un coup et dit: «Mangez! Je n'ai jamais vu une créature si pâle. Malédiction de Dieu! de vous voir pleurer, cela me rend fou. Mangez, songez-y bien. Votre bonhomme a été fort heureux; car si j'étais mort, qui me pleurerait? Chère dame, jamais depuis que j'ai commencé à respirer, je n'ai vu un lis pareil à vous; et pour peu que votre joue présentât quelque couleur, il n'y a pas une de mes dames digne de porter votre pantoufle en guise de gant. Mais écoutez-moi, suivez ma direction, et je ferai ce que je n'ai jamais fait: Vous partagerez mon comté avec moi, jeune fille, nous vivrons comme deux oiseaux dans un nid, et je vous rapporterai du fourrage de tous les champs; car je fais plier toutes les créatures à mes volontés.» Il dit; les robustes piquiers s'arrêtèrent la bouche pleine, et se retournant regardèrent avec surprise; pendant que quelques-uns, dont le vieux serpent avait depuis longtemps abaissé les âmes, comme le ver entraîne la fouille flétrie et en fait de la terre, chuchotaient dans l'oreille l'un de l'autre ce qui ne sera pas raconté. Les femmes, ou ce qui avait été ces êtres gracieux, mais qui maintenant désiraient l'abaissement de la meilleure de leur sexe, y auraient donné les mains; toutes à la fois elles haïssaient Énide, qui ne prenait aucun souci d'elles, mais répondait à voix basse en tenant sa douce tête penchée sur sa poitrine: «J'attends de votre courtoisie que, dans l'état où il est, vous me laissiez tranquille.» Elle parlait si bas, que Doorm l'entendit à peine; mais, comme un puissant patron satisfait d'avoir agi si gracieusement, il imagina qu'elle l'avait remercié, ajoutant: «Mangez et tenez-vous en joie, car je vous considère comme à moi.»
Elle répondit avec douceur: «Comment pourrais-je avoir la moindre joie dans ce monde jusqu'à ce que mon époux se lève et jette un regard sur moi?»
A ces mots, le rude comte se récria sur cette réponse, comme si elle fût partie d'un cœur vide et de la fatigue d'un être maladif. Tout à coup, il se saisit d'Énide, la porta violemment vers la table et lui jeta le plat devant elle, en lui criant: «Mange!»
—Non, non dit Énide avec humeur; je ne mangerai pas tant que cet homme là-bas sur la bière ne se lèvera point pour manger avec moi.—Alors tu boiras, répondit-il. Ici!» Il remplit une corne de vin et la lui tendit. «Eh! moi-même, ajouta-t-il, quand je suis échauffé par la bataille ou, Dieu me damne, rouge de colère, souvent je ne puis manger avant d'avoir bien bu. Buvez donc, et le vin vous fera changer d'avis.
—Non pas, s'écria-t-elle; par le ciel! je ne boirai pas jusqu'à ce que mon cher époux se lève et m'ordonne de le faire, et qu'il boive avec moi. S'il ne se relève plus, je ne toucherai jamais au vin tant que je serai en vie.»
A ces mots, Doorm changea de couleur et parcourut la salle à grands pas, mordant tour à tour sa lèvre inférieure et supérieure; et se rapprochant d'elle, il dit à la fin: «Jeune fille, je vois bien que vous dédaignez mes avances; prenez note de ce que je vais vous dire: Sûrement, cet homme là-bas est mort, et j'impose ma volonté à toute créature vivante. Ni boire ni manger? et pourquoi vous lamenter pour quelqu'un qui expose votre beauté a l'insulte et au mépris en la parant de haillons? Je suis étonné, en vous voyant contrecarrer mes désirs, que je le supporte ainsi; ne me contrariez plus. Au moins, pour me faire plaisir, dépouillez cette pauvre robe, ces haillons de soie, cette livrée de la misère: j'aime que la beauté marche avec la parure; car, ne voyez-vous pas mes dames ici, comme elles sont brillantes et en rapport avec la maison de quelqu'un qui aime que la beauté marche avec la parure? Prenez donc cette robe, obéissez.»
Il dit, et l'une des dames déploya une robe de soie de fabrique étrangère, où, comme une mer peu profonde, le bleu tendre jouait avec le vert, et qui, sur le devant, était émaillée de plus de joyaux que ne l'est le gazon de gouttes de rosée lorsque, pendant toute la nuit, un nuage s'attache à la colline et, montant avec l'aube, laisse la place à la lumière du jour. Ainsi brillaient, pressées, les pierres précieuses.
Mais Énide répondit, plus difficile à émouvoir que ne le sont les plus durs tyrans au jour de leur puissance, ayant d'anciennes injures restées sans vengeance et dont maintenant l'heure est venue; elle dit:
«C'est dans cette pauvre robe que mon cher époux me trouva tout d'abord et m'aima pendant que je servais dans la salle de mon père; c'est dans cette pauvre robe que je me rendis avec lui à la cour, et c'est là que la reine me fit resplendir comme le soleil; c'est dans cette pauvre robe qu'il m'a dit de m'habiller lorsque nous nous sommes mis en route pour cette fatale quête d'honneur, où il n'y a pas d'honneur à gagner. Cette pauvre robe, je ne l'ôterai point que mon époux ne se relève vivant, et ne me dise de la jeter de côté. J'ai assez de peines: je vous en prie, soyez généreux; je vous en prie, laissez-moi tranquille. Je n'ai jamais aimé et ne puis jamais aimer que lui. Oui, mon Dieu! je vous en supplie, dans l'état où il est, laissez-moi en repos.»
Le brutal comte parcourut alors la salle à grands pas et prit sa barbe rousse entre ses dents; à la fin, se plaçant tout près d'Énide, dans sa fureur il s'écria: «J'estime qu'il ne sert pas plus, dame, d'être doux que rude avec vous. Recevez mon salut.» Au mépris des lois de la chevalerie, de sa main ouverte il la frappa au visage, mais légèrement.
Alors Énide, dans son extrême détresse et pensant que Doorm ne se fût point porté à cette extrémité s'il n'eût pas cru que Geraint était mort, poussa un cri aigu et plaintif, comme celui d'un animal sauvage pris dans un piège, quand il voit la trappe tomber sur lui.
Geraint l'entendit; saisissant son épée, qui se trouvait à côté de lui dans le creux du bouclier, il ne fit qu'un bond; d'un coup de revers il frappa le cou basané du comte; et, comme une balle, la tête à la barbe rousse bondit sur le plancher. Ainsi mourut le comte Doorm de la main de celui qu'il croyait mort. Hommes et femmes, tous ceux qui se trouvaient dans la salle se levèrent quand ils virent le mort se lever, et s'enfuirent hurlant comme à la vue d'un spectre. Les deux époux furent laissés seuls, et Geraint parla ainsi:
«Énide, je vous ai traitée plus mal que cet homme que vous voyez sans vie, je vous ai plus fait injure; tous les deux nous avons éprouvé une peine qui m'a laissé trois fois plus malheureux que vous: désormais, je préfère la mort au doute. Je m'impose cette pénitence à moi-même: quoique de mes propres oreilles, hier matin, je vous aie entendu dire, pensant que je dormais, oui, entendu dire que vous n'étiez pas une femme fidèle, je jure que je ne vous demanderai point d'explication à cet égard; je vous crois en dépit de vous-même, et dorénavant, j'aime mieux mourir que douter.»
Énide ne sut pas trouver un seul mot tendre, tant elle se sentit le cœur abattu. Elle se borna à dire à Geraint avec le ton de la prière: «Fuyez, ils reviendront et vous tueront; fuyez, votre destrier est au dehors, mais mon palefroi est perdu.—Alors, Énide, vous monterez en croupe derrière moi.—Oui, dit Énide, partons. «En sortant, ils trouvèrent le bon cheval qui, ayant cessé d'être le vassal du brigand, et libre de se prêter à un combat loyal, se mit à hennir de joie à leur vue et se baissa vers l'heureux couple en faisant entendre un léger murmure. Énide baisa, joyeuse aussi, la blanche étoile qui brillait sur le front du noble animal. Geraint monta sur lui, tendit la main à Énide, qui mit son pied sur le sien et monta à son tour. Il se retourna et la baisa en passant; elle jeta ses bras autour de lui, et, sans tarder plus longtemps, ils partirent.
Jamais encore depuis qu'en paradis les premières roses parurent sur les quatre rivières, être humain ne goûta un plaisir plus pur qu'Énide quand, à cette heure périlleuse, elle joignit ses mains au-dessous du cœur de son mari, et sentit qu'il lui appartenait encore. Elle ne pleurait point; mais sur ses tendres yeux s'étendait un heureux brouillard, comme celui qui conservait frais le cœur de l'Éden avant l'utile ennui de la pluie. Cependant ses tendres yeux bleus n'étaient pas obscurcis par ce brouillard au point de ne pas voir devant eux sur le sentier, à la porte du manoir du bandit, un chevalier de la cour d'Arthur, qui mit sa lance en arrêt et s'apprêta à tomber sur Geraint. Alors, craignant pour sa blessure, et se rappelant le sang qu'il avait perdu, Énide cria à l'étranger, la tête remplie de ce qui était arrivé: «Ne tuez pas un homme mort!—La voix d'Énide,» dit le chevalier. Mais elle, voyant que c'était Édyrn, fils de Nudd, n'en fut que plus émue, et s'écria de nouveau: «O cousin! ne tuez pas celui qui vous a donné la vie.» Édyrn, s'avançant avec franchise, parla ainsi: «Monseigneur Geraint, je vous salue d'amitié. Je vous avais pris pour un des brigands de Doorm. Quant à vous, Énide, ne craignez point que je fonde sur lui; j'aime le prince, en quelque sorte, de cet amour que nous portons au ciel qui nous châtie; car autrefois, quand mon orgueil s'était élevé jusqu'à me mettre sur la pente de l'enfer, en me renversant Geraint m'a relevé. Maintenant, créé chevalier de la Table ronde d'Arthur, et ayant connu Doorm, quand j'étais moi-même à moitié bandit dans mon temps de désordre, je viens porteur d‘un message du roi, que je précède de très-près, pour dire à ce comte de licencier ses hommes, de faire sa soumission, et d'écouter le jugement de Sa Majesté.
—Il reçoit le jugement du Roi des rois, s'écria le prince, le visage couvert de pâleur; et voyez! les forces de Doorm sont dispersées.» En disant cela, il montrait la campagne, où, foulés çà et là, par monts et par vaux, hommes et femmes étaient immobiles, en proie à la terreur et les yeux fixes, pendant que d'autres couraient encore. Geraint se mit alors à raconter comment le rude comte gisait mort dans son manoir. Mais lorsque le chevalier lui dit avec le ton de la prière: «Suivez-moi au camp, prince, et racontez au roi lui-même ce qui s'est passé; étant seul, vous avez dû sûrement courir d'étranges chances;» l'autre rougit, baissa la tête et s'arrêta sans mot dire, redoutant la douce figure du roi sans reproche, et, après la folie faite, la question qui doit s'ensuivre, jusqu'à ce qu'Édyrn s'étant écrié: «Si vous ne voulez pas venir près d'Arthur, alors Arthur viendra à vous,» il répondit: «C'est assez, je vous suis;» et ils partirent. Mais, pendant la route, Énide avait deux craintes: la première, celle des bandits répandus dans la campagne; l'autre lui venait d'Édyrn. De temps en temps, quand elle le voyait tirer la rêne de son côté, elle se reculait un peu. Dans un terrain creux, d'où sont sorties autrefois des flammes, on peut craindre de nouveau le feu et la ruine. Édyrn apercevant ce qui se passait chez Énide, lui dit:
«Belle et chère cousine, vous qui aviez autrefois tant de raisons de me craindre, n'ayez plus aucune frayeur; je suis changé. Vous avez été d'abord la cause innocente qui a fait éclater en flamme furieuse l'étincelle d'orgueil que la nature avait mise dans mon sang. Me voyant repoussé par Yniol et par vous, j'ai comploté et travaillé jusqu'à ce que je l'ai renversé. Alors, une seule et même idée constamment dans le cœur, j'entrepris mes joutes hautaines et j'adoptai une maîtresse; je lui rendis des honneurs simulés comme à la plus belle des belles; et, vainqueur de toute espèce d'antagonisme, je me roidissais tellement dans mon orgueil que je me croyais à l'abri d'une défaite; car j'étais bien près d'avoir perdu le sens, et, n'eût été le but que je m'étais proposé dans ces joutes, j'aurais tué votre père et me serais emparé de votre personne. Je vivais dans l'espérance que quelque jour vous viendriez dans la lice accompagnée de celui que vous aimiez le mieux, et que là, ma pauvre cousine, avec vos doux yeux bleus, les yeux les plus fidèles qui jamais aient réfléchi le ciel, vous me verriez le renverser et le fouler aux pieds. Alors vous fussiez-vous écriée ou agenouillée, ou m'eussiez-vous prié, je ne l'en aurais pas moins tué. Vous vîntes (vous n'êtes venue qu'une fois), et, de vos propres yeux, vous avez vu l'homme que vous aimiez (je parle comme quelqu'un qui rappelle un service à lui rendu) désarçonner mon orgueilleuse personne et déjouer le projet que je nourrissais depuis trois ans, mettre le pied sur mon corps et me donner la vie. Là je fus brisé; mais là je trouvai mon salut, bien que je partisse couvert de confusion, détestant la vie que m'avait donnée mon vainqueur, et méditant d'y mettre un terme. La seule pénitence que la reine m'imposa fut de rester quelque temps à sa cour. D'abord je m'y montrai aussi chagrin qu'un animal nouvellement mis en cage; et, m'attendant à être traité comme un loup parce que je savais que mes actions étaient connues, je trouvai, au lieu d'une pitié méprisante ou d'un pur mépris, une réserve de si grande délicatesse, une si noble discrétion, des manières si bienveillantes, dignes néanmoins, une telle grâce dans la plus tendre courtoisie, que je commençai à jeter un regard sur ma vie passée, et je trouvai qu'elle avait été en effet celle d'un loup. J'eus de fréquents entretiens avec Dubric, le grand saint, lequel par la douce onction de son éloquence m'a soumis quelque peu à cette douceur qui, alliée avec la vigueur, fait un homme. Là vous fûtes souvent à l'entour de la reine; mais vous ne me vîtes point, ou, si vous me vîtes, je ne fus point remarqué par vous. De mon côté, je n'eus pas l'idée ou la hardiesse de vous parler; je me tins à l'écart jusqu'à ce que je fusse changé. Ne craignez donc rien, ma cousine, je suis devenu tout autre.»
Il dit, et Énide crut aisément, comme les simples et nobles natures, portées à croire ce qu'elles désirent, le bien dans un ami ou dans un ennemi, là surtout dans ceux qui leur ont fait le plus de mal. Lorsqu'ils furent arrivés au camp, le roi lui-même s'avança pour les recevoir, et, voyant Énide pâle mais heureuse, il ne lui adressa pas une seule question, mais tira à l'écart Édyrn, avec lequel il échangea quelques paroles, revint ensuite et, souriant gravement, il descendit Énide de cheval, lui donna un baiser en tout bien tout honneur, comme un frère, et lui montra une tente vide qui lui avait été réservée. Ayant attendu pendant une minute jusqu'à ce qu'elle y fut entrée, il se tourna du côté du prince et lui dit:
«Prince, lorsque dernièrement vous m'avez demandé la permission de vous rendre dans vos terres pour défendre vos frontières, je sentis quelque remords comme un homme qui laissait les crimes impunis pour avoir trop vu les choses par les yeux d'autrui, et agi trop longtemps par des délégués et non par lui-même; mais à présent vous me voyez en train de purger tout mon royaume de ce qui le déshonore, et cela avec l'aide d'Édyrn et d'autres. Avez-vous remarqué Édyrn? avez-vous vu le noble changement qui s'est opéré en lui? C'est de sa part une œuvre aussi grande qu'étonnante. Sa figure même a changé en même temps que son cœur. Le monde ne veut pas croire au repentir d'un homme, et ce sage monde, dont nous faisons partie, a bien raison: il est fort rare qu'un homme se repente ou emploie à la fois la bonne grâce et la volonté pour arracher la mauvaise herbe implantée chez lui par le sang et l'habitude, se laver de ses souillures et se transformer. C'est ce qu'a fait Édyrn, épurant son cœur comme je purgerai cette campagne avant de la quitter. En conséquence, je l'ai fait chevalier de la Table ronde, non pas sans réflexion, mais après l'avoir reconnu, à la suite de mainte épreuve, comme l'un de nos plus nobles, de nos plus valeureux, de nos plus sensés et de nos plus obéissants sujets. En vérité, l'œuvre accomplie par Édyrn sur lui-même, après une vie de violence, me semble mille fois plus grande et plus étonnante que si l'un de mes chevaliers, mon sujet, avec d'autres sous ses ordres, risquant sa vie, faisait seul un carnage dans un pays de voleurs, bien qu'il les tuât l'un après l'autre, et qu'il fût lui-même presque blessé à mort.»
Ainsi parla le roi. Le prince s'inclina profondément, et sentit que ce qu'il avait fait n'était ni grand ni étonnant. Il passa à la tente d'Énide, et le médecin du roi s'y rendit pour examiner sa blessure. Énide lui donna aussi des soins, et là, tournant constamment autour du blessé, l'air de tendre sollicitude qui planait sur lui, infusa de plus en plus l'amour dans son cœur, comme le vent du sud-ouest qui, gonflant le lac de Bala, remplit toute la rivière sacrée de Dee. Ainsi passèrent les jours.
Mais pendant que Geraint guérissait de sa blessure, le roi sans reproche s'avança et jeta les yeux sur ceux à qui son père Uther avait confié, il y avait longtemps, le soin de garder la justice royale. Examen fait, il les trouva en défaut; et ainsi qu'aujourd'hui on épile le cheval blanc sur les collines du comté de Berks pour le tenir propre et brillant comme autrefois, il chassa les employés paresseux ou coupables qui s'étaient laissés corrompre pour prêter les mains à l'injustice, et il les remplaça par une plus forte race qui avait des cœurs et des bras. Il envoya un millier d'hommes pour labourer les terres incultes, et, se montrant partout, il purgea les endroits écartés et y rétablit l'ordre; il détruisit les repaires des bandits et nettoya le pays.
Quand Geraint fut revenu en santé, ils passèrent avec Arthur à Caerleon-sur-Usk. Là, une fois de plus, la grande reine embrassa sou amie et lui donna une robe belle connue le jour. Quoique Geraint ne pût jamais recouvrer cette quiétude que lui avait donnée leur liaison avant que le nom de la reine eût été terni par le souffle de la médisance, il resta satisfait, trouvant tout bien. Après un séjour de quelque temps, ils se mirent en route, accompagnés de cinquante chevaliers, vers les rives de la Severn, et rentrèrent dans leur pays. Geraint y fit observer la justice du roi avec tant d'énergie, quoique avec douceur, que tous les cœurs applaudirent et tous les mauvais bruits tombèrent. En le voyant toujours à la tête de la chasse et vainqueur à la joute et aux tournois, il fut proclamé le grand prince, et l'homme des hommes. Pour Énide, que les femmes se plaisaient à appeler Énide la belle, un peuple reconnaissant lui décerna le nom d'Énide la bonne; et dans leur manoir se firent entendre les cris des enfants d'Énide et de Geraint, venus en leur temps. Il cessa de douter de son épouse, et resta ferme dans la confiance qu'il avait en elle, jusqu'à ce qu'il couronnât une heureuse vie par une belle mort, et succombât en combattant contre les païens de la mer du Nord pour le roi sans reproche.
Pl. 1 Un morceau de l'escalier d'une tourelle usée par des pieds qui maintenant etaient silencieux, tournait au soleil.
Pl. 2 Lorsque le pâle orient commença à s'animer au soleil, elle se leva. Sa mère en fît autant, et, la main l'une dans l'autre, elles descendirent, se dirigeant vers la prairie.
Pl. 3 D'abord toi-même, ta dame et ton nain, vous vous rendrez à la cour d'Arthur, et, une fois là, vous demanderez pardon pour l'insulte faite à la reine.
Pl. 4 Énide se tint de côté pour attendre l'événement, n'osant pas suivre le combat.
Pl. 5 De la ville, par un sentier taillé dans le roc, venait un jeune homme aux blonds cheveux, qui portait à la main de quoi manger aux faucheurs.
Pl. 6 A l'aspect d'une pareille impétuosité, elle disparut en proie à une terreur panique.
Pl. 7 Après avoir fait tout ce qu'elle pouvait faire, elle s'arrêta, la désolation s'empara d'elle, et elle pleura sur le bord du chemin.
Pl. 8 D'un coup de revers il frappa le cou basané du comte; et, comme une balle, la tête à la barbe rousse bondit sur le plancher.
Pl. 9 Il se retourna et la baisa en passant; elle jeta ses bras autour de lui, et, sans tarder plus longtemps, ils partirent.