The Project Gutenberg eBook of Ma conscience en robe rose, by Guy Chantepleure This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Ma conscience en robe rose Author: Guy Chantepleure Release Date: June 13, 2022 [eBook #68303] Language: French Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE *** MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS DU MÊME AUTEUR Format in-18. FIANCÉE D’AVRIL, 71ᵉ édition (_Ouvrage couronné par l’Académie française_) 1 vol. LES RUINES EN FLEURS, 35ᵉ édition 1 -- AMES FÉMININES, 45ᵉ édition 1 -- SPHINX BLANC, 56ᵉ édition 1 -- L’AVENTURE D’HUGUETTE, 43ᵉ édition 1 -- LE BAISER AU CLAIR DE LUNE, 60ᵉ édition 1 -- LA FOLLE HISTOIRE DE FRIDOLINE, 49ᵉ édition 1 -- LE HASARD ET L’AMOUR, 33ᵉ édition 1 -- MALENCONTRE, 68ᵉ édition 1 -- LA VILLE ASSIÉGÉE, 18ᵉ édition 1 -- Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays. E. GARVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY GUY CHANTEPLEURE MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE _Ouvrage couronné par l’Académie française._ PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3 A MONSIEUR PIERRE BARAGNON _Je dédie ces pages--les premières que j’aie écrites et publiées--comme un témoignage de ma gratitude et de ma respectueuse amitié._ G. C. MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE I Ayant posé sur le bureau l’écrin où les pistolets dormaient encore, enfoncés dans le velours, Bernard de Nohel--en littérature Jacques Chépart--s’approcha de la glace pour déterminer le point exact où la balle trouerait sa tempe. Ennemi de l’allure débraillée des bohèmes, toujours élégant, correct en costume de sport et en veste de chambre comme en habit noir, que de fois, depuis dix ans, il s’était vu dans cette même glace!... Mais, un matin, n’ayant rien à faire, il y avait détaillé son visage fatigué d’homme de trente ans, le front déjà trop haut où les cheveux s’éclaircissaient, le pli amer de la bouche, l’expression désabusée des yeux... et il avait dit: «Finissons-en.» Bernard avait ce qu’on est convenu d’appeler de la fortune; très apprécié comme romancier, très recherché comme homme du monde, très adulé partout, il s’était toujours gardé, à travers la vie, de jouer son cœur ou son nom, sachant bien qu’il faut peu de chose pour briser l’un ou pour tacher l’autre... Ce n’était donc ni la misère, ni l’insuccès, ni les affres d’un désespoir à la Werther, ni les dernières exigences d’une réputation compromise, qui le décidaient au suicide. Non... Le dégoût, un découragement irrémédiable, tel était son mal mortel. Depuis quelque temps déjà, il ne marchait plus qu’entraîné par la force de l’habitude, dans l’existence enfiévrée qu’il avait constamment menée et qui, bien qu’il n’en sût concevoir aucune autre, l’écœurait maintenant. Là où, jadis, il avait trouvé des jouissances sinon le bonheur, il ne rencontrait plus qu’un étourdissement factice. Il avait perdu toute illusion, toute croyance; il était las des autres et las de lui-même; las du plaisir, las du travail. Il écrivait cependant et sa manière était en grande vogue, le moindre mot de sa plume était attendu par un public de délicats aux aspirations duquel répondaient ses fines études... Mais, comme il déversait sur les pages blanches le fiel de son cœur, la genèse de toute œuvre issue de son cerveau surchauffé, lui était presque douloureuse. Psychologue averti, anatomiste doucement cruel, il éprouvait une angoissante volupté à glisser lentement son scalpel dans les chairs vives. Comme ces montreurs dont le métier est d’exhiber des exagérations de la nature normale, il s’appliquait à recueillir les cas étranges, phénomènes psychiques, curiosités du domaine moral qu’il savait démêler sous le vernis banal et uniforme de la mondanité. D’ailleurs, il méprisait les oripeaux et le clinquant, les grands faits et les grandes phrases. La vie réelle, la vie parisienne surtout, offrait un champ assez vaste à son imagination qui, plus subtile que brillante, se dépensait moins à resserrer les nœuds d’une intrigue compliquée, qu’à saisir les nuances infinies d’un caractère ou d’un sentiment. Le drame tout entier se déroulait dans un cœur d’homme ou, plus souvent, dans un cœur de femme; car Jacques Chépart connaissait ou croyait connaître en maître «l’éternel féminin». La touche violente des réalistes blessait son goût délicat. Il affectionnait les demi-teintes, et ses livres, écrits dans un style délicieux, avaient l’attirance de ces fleurs exotiques dont la senteur, trop longtemps respirée, est un poison. On les lisait à la lueur mystérieuse des lampes intimes, dans l’atmosphère parfumée des boudoirs. D’abord, on les traitait de livres futiles, puis de livres dangereux; mais on y revenait sans cesse, comme on revient à l’éther, à la morphine, à tous ces endormeurs perfides qu’on appelle, d’abord pour se guérir, ensuite pour s’enivrer. Aussi quelles tentations avaient pu éveiller à l’âme des êtres inquiets qui errent souvent de par le monde, minés par la désespérance et l’inaction, ces œuvres infiniment séduisantes avec leurs sophismes enchanteurs; de quelles défaillances elles avaient pu être la cause première et insoupçonnée avec leur troublant parfum de perversité! Cependant, même à l’heure suprême, Bernard de Nohel ne pensait guère aux victimes possibles de son talent fascinateur: il ne songeait pas davantage aux femmes qui, après avoir admiré le romancier, avaient aimé l’homme; celles-ci, par une sorte de curiosité, pour pénétrer le mystère que recélaient ses yeux d’acier aux profondeurs d’abîme; celle-là par une sorte d’ambition, pour être l’inspiratrice d’un écrivain à la mode; quelque autre, par un sentiment mal définissable, pour être étudiée et comprise par un artiste, avide de compliqué... Oui, elles étaient oubliées toutes, les curieuses, les ambitieuses, et même les sincères! Rien, des années qui venaient de s’écouler, n’élevait plus la voix dans l’esprit surexcité du jeune homme. Ce qu’il revoyait seulement, c’était une figure très pâle, aux lignes indécises, celle de sa mère qu’il avait à peine connue; c’était la silhouette d’un château, perché sur les rochers de la côte bretonne, celle du château de Nohel, qu’il avait quitté à sa majorité, et que, maître de son patrimoine, il avait fait vendre. Ce visage émacié s’était penché sur son berceau, cette vieille demeure avait été l’impassible témoin de son enfance, de sa première jeunesse... Lentement, Bernard s’éloigna de la glace et s’assit, repoussant l’écrin des pistolets, pour s’accouder à la table. Maintenant, des souvenirs affluaient dans sa mémoire, tristes et doux comme le parfum des fleurs séchées qu’on retrouve au fond des tiroirs entre les feuillets des lettres jaunies. Il se rappelait ses rêveries dans la solitude des plages, rêveries que berçait la voix continue et solennelle des flots; il se rappelait les bois pleins de légendes, où il avait peur quand le soir tombait, et les arbres séculaires du parc embroussaillé, auxquels il racontait ses projets d’avenir en bégayant des vers. Élevé par son père, un ancien viveur devenu misanthrope, et son précepteur, un vieux prêtre plus familiarisé avec les Pères de l’Église qu’avec les hommes de sa génération, il avait souffert parfois de son isolement. Alors, il avait lu beaucoup, n’importe quel livre, et il avait trop songé, bâtissant dans sa tête d’enfant ardent et impressionnable plus de romans que Jacques Chépart n’en aurait jamais écrit. Ni M. de Nohel, sombre et indifférent, ni le bon abbé, toujours absorbé par d’étroits et interminables travaux d’exégèse, n’avaient su diriger l’intelligence et le cœur de ce petit être à l’imagination malade, puis, de cet adolescent, occupé déjà à s’écouter sentir, à rechercher l’abstraction en toute chose, à juger spontanément et selon ses instincts, ce qu’il voyait, entendait, ou devinait par une intuition étrange. Bernard s’était fait lui-même, puis il avait fait sa vie, d’après le type très faux qu’il s’était créé du bonheur: vie et bonheur artificiels, les seuls peut-être que pût concevoir un enfant de ce caractère, sevré d’affection et livré à sa propre initiative. On lui avait enseigné l’honneur, le respect du nom, l’amour filial dans ce qu’il a d’austère, et ces différents devoirs lui étaient toujours apparus comme des lois inviolables; mais les joies du cœur étaient restées pour lui lettre morte, et le mot de foyer n’évoquait à son esprit que les tristesses d’une maison silencieuse d’où les baisers étaient absents. Il ignorait l’abandon des confidences, les conseils donnés entre deux caresses; il ignorait surtout l’influence bénie, le rôle sérieux et charmant de la femme dans la famille, la femme épouse et mère, la femme tendre et chaste, adorée et respectée. Cependant, une personne avait disputé à l’ivraie les sentiments généreux et aimants qui naissaient, malgré tout, dans le cœur du futur écrivain. C’était Loyse, la nourrice de Bernard--morte maintenant, comme l’abbé, comme le père. Tandis que M. de Nohel, grave faiseur de formules, énonçait, le sarcasme aux lèvres, les conclusions sceptiques de ses méditations; tandis que l’abbé, trop dogmatique au contraire, citait les textes sacrés, la bonne Loyse parlait simplement et sans détour. «Fais ceci, parce que c’est _bien_! Ne fais pas cela, parce que c’est _mal_!» Telle était sa morale philosophique, et sa morale religieuse était plus rudimentaire encore: «Mon petit enfant, disait-elle, ne chagrine jamais ni le bon Dieu qui est au ciel, ni ta mère qui est auprès de lui.» Bernard se souvenait de ces paroles ingénues, il entendait encore la voix franche de la paysanne. Dans la chambre de l’enfant, en face de son petit lit, un portrait au pastel avait été placé, celui d’une aïeule, peinte toute jeune et très jolie, au temps de la reine Hortense. Cette grand’mère de seize ans, si fraîche dans sa robe de gaze rose à rubans vert pâle, observait soi-disant et jugeait ensuite les faits et gestes de son petit descendant: «Vois-tu, Bernard, tu as été méchant; la mère-grand est fâchée!» grondait Loyse, en montrant au petit garçon la bouche sérieuse du portrait. Mais quand la journée avait été bonne, quand l’obéissance et l’application n’avaient rien laissé à désirer, c’était une fête! «La mère-grand est bien contente!» s’écriait la nourrice. Et Bernard, tout fier, regardait les yeux de l’aïeule, qui riaient toujours, doux et malicieux sous leurs cils bruns. Des puérilités qui vous font sourire!... Elles faisaient pleurer Jacques Chépart, qui n’était pas un naïf pourtant. Le romancier s’attendrissait sur les enfantillages du petit Bernard et il pensait: «Personne, depuis ce temps-là, ne m’a grondé quand j’étais _méchant_, ou encouragé quand j’aurais voulu être _sage_... J’aurais dû l’emporter à Paris, le portrait de ma petite mère-grand.» Et il lui revenait encore d’autres réminiscences: des images falotes et comme effacées, ratatinées par les siècles, passaient. C’était l’image de Jean-Marc, le jardinier de Nohel, qui souvent avait porté Bernard sur ses épaules, le haussant jusqu’à l’arbre où les cerises se balançaient à l’extrémité des bouquets de feuilles, tentantes dans leur chair rouge et parfumée... Brave Jean-Marc! quand son jeune maître était parti, il avait hoché la tête avec des larmes... Maintenant, il n’était plus, sans doute. C’était l’image de «tante Armelle», une cousine de Vannes presque âgée déjà, à laquelle M. de Nohel avait un jour conduit son fils, et qui avait conté au petit cousin de si merveilleuses histoires! «Tante Armelle, avait dit Bernard dans un bel élan, quand vous viendrez à Nohel, j’irai vous cueillir un bouquet d’algues au fond de la mer...» Bernard n’avait pas cueilli le bouquet d’algues, et mademoiselle Armelle n’avait passé à Nohel que quelques jours. Puis, elle s’en était allée à Lille, pour rejoindre sa sœur dont le mari était mort et Bernard ne l’avait plus revue. Bonne tante Armelle! où vivait-elle à présent? A Lille ou à Vannes? Vivait-elle encore seulement? «Où sont-ils tous ceux qui m’ont aimé, les plus humbles, les meilleurs peut-être?» répétait amèrement le jeune homme. Toujours appuyé au bureau, la tête cachée dans ses mains brûlantes, il songeait, ayant au cœur le poignant regret de ceux qui disent: «J’ai manqué ma vie», et se figurent qu’il est trop tard pour la recommencer. Il était décidé, oh! bien décidé à mourir, car rien ne le rattachait à la terre. Des parents? Il ne s’en connaissait plus. Des amis? Il n’y croyait pas. Des amours? Il en était dégoûté. Le bonheur, selon l’un de nos philosophes modernes, c’est «le dévouement à un rêve ou à un devoir». Des devoirs obligatoires, ceci manquait encore à Jacques Chépart, et il était incapable de s’en créer de facultatifs. Quant au «rêve»... quelle dérision! Non, vraiment, il en avait assez des êtres et des choses du monde, il était tout prêt à dire, comme Byron dans une heure mauvaise: «Maintenant j’ai vécu, bonsoir!...» Mais avant de presser la gâchette de l’arme qui reposait là dans le velours à la couleur sinistre, il voulait revoir les vieilles pierres de la côte bretonne et la grève et la mer chantante, et, dans la chambre de la tourelle, le portrait de la petite mère-grand. Le château, vendu une seconde fois, était habité par des étrangers. Bernard demanderait aux nouveaux possesseurs la faveur de le visiter encore... puis, quand il aurait remué les souvenirs trop longtemps assoupis, quand il aurait dit adieu au seul coin de terre auquel il devait des impressions saines et réconfortantes, il rouvrirait la boîte aux pistolets. II C’était le soir, presque la nuit, une nuit d’été, chaude, alourdie de parfums capiteux... Étouffant ses pas comme un voleur ou un amoureux, Bernard était entré dans le parc de Nohel par la grille entr’ouverte; debout, appuyé au tronc d’un acacia somptueux dans sa neigeuse floraison comme un bouquet de mariée, il contemplait le château à la clarté de la lune qui pâlissait les murs. Toute la journée, il avait grelotté la fièvre et, seul dans le wagon qui l’emportait vers la Bretagne, il s’était dit, douloureusement étonné: «Je croyais qu’il était plus facile de mourir!...» Car, souvent, il avait vu la mort en face, et jamais, la veille d’un duel, il n’avait ressenti l’angoisse qui l’étreignait à cette heure. Arrivé tout près de la tombe, il regardait en arrière, et les années écoulées ne lui inspiraient que le mépris des hommes et de lui-même; il n’espérait plus rien et pourtant... Pourtant, il était dur de partir ainsi, sans avoir goûté l’illusion, sinon la réalité, d’une joie pure de tout alliage. Et il se souvenait de deux vers du poète charmant des _Intimités_: On ne peut demander de bonheur à la vie Qu’une minute exquise et sur-le-champ ravie... Ah! cette minute exquise dont la fugacité est peut-être une séduction, que n’aurait pas donné Jacques Chépart pour la savourer une fois! Mais la Grande Cruelle lui avait refusé même cette lueur trop tôt pâlie, même cet instant de paradis dont il eût pu emporter le reflet en retombant sur terre. Allait-il la prier encore? A quoi bon! puisqu’il ne lui était pas permis de reprendre le livre à la première page, de retrouver, en naissant à nouveau par un prodige, la confiance et l’ardeur d’autrefois. A cette idée d’un prodige, Bernard avait souri. Sur les mousses des bois de Nohel, un filet d’eau pleurait, que les paysans avaient nommé la «Fontaine de madame Marie». Dans le vieux temps, disait la tradition populaire, une goutte de cette eau donnait la jeunesse à qui s’en mouillait en état de grâce. Mais il était bien loin le vieux temps! En ce siècle de _struggle for life_, il n’existe plus d’eau de Jouvence. A la station de Plourné, Nohel est descendu du train, et, machinalement, il a marché jusqu’au château. Maintenant, devant la demeure qui a été sienne, il ressasse encore son existence perdue, l’isolement dans lequel il a vécu parmi la foule de ceux qui s’aiment. Et peu à peu une tristesse pesante l’écrase. Quand on l’aura trouvé, affaissé dans une mare de sang, la tête misérablement fracassée, le corps déjà rigide, qui donc pleurera? Oh! certes, ce suicide-là ne passera point inaperçu. Quelle occasion de faire de la réclame et de noircir du papier! La photographie de Jacques Chépart, exposée aux vitrines des papeteries, se vendra couramment, et, dans les journaux, des chroniques paraîtront, déplorant la mort tragique du romancier, relatant ses débuts et sa brillante carrière, analysant son talent «si finement réaliste, si essentiellement moderne». Ce tapage durera quelques jours... Puis on s’empressera de lancer de nouvelles éditions des œuvres de Jacques Chépart, avec un portrait de l’auteur. Un certain monde les relira passionnément, et on les discutera en papotant, au _cinq_ à _sept_ de madame X... ou à la quinzaine de madame Z... Cet enthousiasme durera quelques semaines. Mais après? Ce portrait, acheté curieusement, un regard humide le contemplera-t-il jamais, dans ces extases muettes où l’âme s’absorbe, revivant, seconde à seconde, les bonheurs inoubliés? Cette tombe, saluée un jour par le «Tout Paris» des grandes premières, une main l’embaumera-t-elle, choisissant, par une coquetterie, les fleurs préférées du cher disparu?... Non, cent fois non! Après ce bruit, après ces regrets de commande, le silence planera profond sur cette mort mystérieuse dont le début d’un acteur ou le procès à scandale d’un financier aura détruit déjà l’actualité poignante. Le nom de Jacques Chépart subsistera peut-être... celui de Bernard de Nohel, personne ne le prononcera plus! --«Et je n’ai jamais été méchant, pourtant!» s’écria-t-il tout à coup, dans une révolte. Non, il n’avait jamais été méchant; mais jamais non plus il n’avait livré son cœur et sa pensée, jamais il ne s’était donné tout entier, _lui_ tel que la nature l’avait formé, faible, imparfait, mais bon, mais sincère!... Sans être aucunement comédien, il avait, presque inconsciemment, joué un personnage dans le monde. Insouciant et fier, un sourire sceptique aux lèvres, il avait passé, n’inspirant, en fait d’amitiés, que des engouements, flatterie qui ne le trompait guère; en fait d’amour, que des passions, feux de paille auxquels il ne se brûlait pas. Hommes et femmes n’avaient été pour lui que des sujets. La grande loi qu’il s’était imposée et qu’il avait prêchée aux autres, l’indifférence, érigée par lui en principe initial de toute existence raisonnable, le punissait maintenant par où il avait péché. Ah! poser sa tête incendiée par la fièvre sur un cœur qui battrait pour lui! Sentir sur ses yeux des lèvres attendries qui y boiraient ses larmes! Pouvoir se dire surtout: «Je n’ai pas le droit de mourir; une vie dépend de ma vie!» Les mains de Bernard s’agitaient d’un mouvement convulsif qu’il ne savait plus maîtriser; les pensées qui se heurtaient dans son esprit, lui causaient un mal presque physique... Et il regrettait maintenant d’être venu à Nohel. Faible, incertain, il en arrivait à douter de la résolution que, d’abord, il avait si fermement embrassée. --Je ne vois pas quelle serait l’horreur d’un sommeil sans rêves! se répétait-il. Mais toute réflexion philosophique sur la mort qui en elle-même n’effrayait pas Bernard, ou sur l’immortalité à laquelle il ne croyait pas, restait stérile. Follement, dans un rêve de poète, il se prit à souhaiter un avertissement surnaturel, une voix qui s’élèverait dans la nuit pour lui dire: «Meurs!» ou «Vis!»... La voix de sa mère, la voix de la petite mère-grand. Du haut des étoiles qui riaient si claires dans le ciel, toutes deux, la mère et l’aïeule, plaignaient-elles leur pauvre enfant? Hélas! tout se taisait... même les oiseaux qui dormaient, alanguis de chaleur sous la feuillée, même la brise qui s’était évanouie dans un dernier souffle, aux approches du soir... Seul, l’Océan, qu’on ne pouvait voir, gémissait au pied des falaises, et c’était lugubre comme un _De profundis_! Jacques Chépart écoutait en vain ce calme oppressant. Ses yeux se troublaient, ses jambes fléchissaient; il lui semblait que sa tête trop remplie devenait lourde pour ses épaules. Il _savait_ que, bientôt, il allait tomber à terre, et il n’avait pas la force de lutter contre l’anéantissement qui l’engourdissait peu à peu. Ah! si ç’avait été la mort au moins!... Brusquement, un vide se creusa dans son cerveau et sous ses pieds. Alors, il éprouva la sensation vague d’un choc de tout son corps, puis une souffrance très vive, puis... plus rien... * * * * * Depuis quelques minutes déjà, Bernard gisait inerte au pied des acacias en fleurs... La porte du château s’ouvrit et se referma pour laisser passer quelqu’un qui descendit prestement les cinq marches du perron. Le nouveau venu était un petit homme d’une soixantaine d’années, vêtu d’une redingote assez longue et coiffé d’un large chapeau de paille. Dans la main droite, il serrait une canne dont la pomme brillait aux rayons de la lune qui éclairaient prestigieusement la grande place sablée et donnaient à la pelouse des reflets de neige. Il fit quelques pas rapides et, presque aussitôt, une exclamation lui échappa. Il avait aperçu, au bord du gazon, le corps de Bernard, effrayant sous la clarté blafarde qui le baignait. Il se pencha vivement, appuya son oreille sur la poitrine du jeune homme, puis se redressa avec un soupir de soulagement. Un pas se faisait entendre du fond des allées, le pas de deux sabots qui écrasaient pesamment le gravier. Le petit homme se releva et d’une voix vibrante, la voix du maître ou d’un ami bien intime de la maison: --Hé! Jean-Marc! cria-t-il. On répondit de loin encore, puis le pas se rapprocha peu à peu en se pressant, et Jean-Marc parut dans l’encadrement des arbres, une lanterne à la main. Ses yeux effarés allèrent du corps affalé sur le sol, au personnage qui l’avait hélé. --Ce n’est qu’un malade, fit ce dernier répondant au regard anxieux du jardinier, mais du diable si je sais comment il est arrivé là... Nous allons le porter au château; seulement, je crois utile de prévenir mademoiselle de Kérigan qui va se mettre l’âme à l’envers. --Voyez donc, monsieur le docteur, dit Jean-Marc, c’est un monsieur, un jeune monsieur... comme il est pâle! Le vieil homme se baissait un peu, inclinant sa lanterne pour mieux distinguer les traits de l’inconnu... Tout à coup, sa main lâcha l’anse de fer et il se mit à trembler sur ses jambes affaiblies. --Mon Dieu, balbutia-t-il, est-il possible que ce soit lui! --Qui, lui, imbécile? s’écria le docteur avec une impatience inquiète. --Monsieur Bernard... Monsieur Bernard de Nohel... Ah! sainte Anne, conservez-le-nous! III Bernard de Nohel est bien malade. Depuis huit jours, il n’a conscience ni du lieu où il se trouve, ni des soins qu’il reçoit. Dans l’exacerbation du délire, il attribue une cause tout extérieure aux douleurs aiguës qui lui traversent la tête. Il croit qu’un ouvrier invisible enfonce, à coups espacés, un long clou dans sa tempe gauche... La pointe pénètre lentement, déchirant les chairs, fendant les os avec des craquements. C’est atroce! Puis, d’inquiétantes visions l’obsèdent qui maintiennent son esprit dans une surexcitation dangereuse. Tantôt, c’est l’écrin aux pistolets qu’un être fantastique et hideux lui appuie sur la poitrine, en ricanant sinistrement; bientôt, ce sont des ombres noires qui passent dans la chambre silencieuses, un doigt sur la bouche... Il veut les interroger, elles le regardent fixement sans répondre, et continuent, toujours muettes, leur mystérieuse promenade... Parfois enfin c’est sa propre image qu’il aperçoit, navrante telle qu’elle lui est apparue à Paris, dans la glace, le jour où il a résolu de se tuer. Alors, il réclame à grand cris l’eau de Jouvence de la «Fontaine de Marie» ou, par un revirement subit, il supplie la mort de l’endormir enfin, de ce «sommeil sans rêves» qui serait le suprême bien. --Je veux mourir... Ce sera bientôt fini... mais, ôtez-moi cette image, ôtez-la! sanglote-t-il. Une nuit, un peu calmé par une dose de morphine, il venait de s’assoupir, quand soudain il crut s’éveiller entre les quatre planches d’un cercueil. Ses yeux, agrandis par la peur, s’ouvrirent éperdument, fouillant l’obscurité... Il vit qu’il se trouvait dans la chambre de la tourelle. Les meubles de style Empire avaient presque tous gardé leur ancienne place, et l’on eût dit que, depuis dix ans, les rideaux de la fenêtre n’avaient pas été changés, tant c’étaient encore les plis un peu raides, la teinte un peu terne de jadis. En face du lit, le portrait de la petite mère-grand, éclairé par la veilleuse, se détachait, frais et lumineux, sur la boiserie sombre. Était-ce encore une illusion? Bernard ne se le demanda pas. Chimère ou réalité, la présence du riant pastel lui était bienfaisante... Il souffrait moins. La nuit s’acheva paisible; la fièvre était prête à s’éteindre, puis, dans la journée, le jeune homme retomba dans les mêmes divagations où revenaient obstinément les pistolets, la glace et les spectres noirs. Oh! ce clou, ce clou qui torturait son front! --Je veux mourir... répétait-il. Et, avec une douceur déchirante, il s’adressait au portrait de l’aïeule. --C’est mal, oh! je sais bien que c’est mal... mais je suis si malheureux... J’espérais que vous n’apprendriez jamais que j’étais mort ainsi... Comment m’avez-vous reconnu? J’ai tant changé!... Pardonnez-moi... ma disparition ne chagrinera personne au monde... Je n’ai plus de force pour vivre, oh! laissez-moi mourir!... La voix sifflante, saccadée, s’évanouit brusquement dans un soupir qui ressemblait à un râle. Assis tout droit sur son lit, les mains crispées, les yeux hagards, Nohel regardait, affolé, dans toute la chambre. Il eut une hallucination étrange. Dans la traînée de jour pâle qui glissait sur le tapis par l’entre-bâillement des rideaux croisés, la petite mère-grand, descendue de son cadre, s’avançait à pas légers. Oui, c’était bien elle! C’était la robe rose à rubans vert pâle; c’étaient les cheveux blonds et crêpelés relevés en boucles sur la tête; c’étaient la bouche sérieuse et le petit cou blanc, souligné d’un velours noir... Seulement, le gracieux visage avait perdu son incarnat et les yeux bleus s’étaient voilés. Le jeune homme contemplait le fantôme. Maintenant l’aïeule jolie était près du lit, relevant les oreillers affaissés et disant, de cette manière tendre qu’on prend pour consoler les enfants: --Non, vous ne mourrez pas... Je ne veux pas que vous mouriez... J’en aurais beaucoup de chagrin, moi... Ne parlez pas, essayez de dormir... Il répondit faiblement, d’une voix gémissante de malade, en s’abandonnant sur la toile rafraîchie! --J’ai si mal, ma tête est si chaude, grand’mère. A ces mots, un tout petit sourire éclaira les lèvres de la mère-grand, sourire si tôt né, si tôt disparu, qu’en le saisissant au passage, Bernard pensa soudain à ces étoiles filantes qu’on voit d’un seul regard scintiller, puis s’évanouir dans l’azur des soirs d’été. --Pauvre enfant! murmura maternellement et sans raillerie l’organe musical de l’aïeule, tandis qu’une main veloutée se posait sur le front brûlant de Nohel. --Merci... balbutia-t-il, délicieusement soulagé. Et, sous ce contact caressant, ses paupières s’abaissaient comme magnétisées. Une impression de bien-être l’envahissait, délassant son corps brisé par l’insomnie; un sentiment d’ineffable quiétude se fondait dans son cœur. Que pouvait-il redouter encore, protégé par cette main compatissante? L’ouvrier avait cessé son horrible travail, l’image terrifiante, les ombres avaient fui. Bernard se sentait fort, Bernard se sentait _sage_!... Mais il avait peur qu’elle ne le quittât, la chère consolatrice. A l’idée que, peut-être, elle remonterait, immobile et muette, dans le cadre, il éprouvait une de ces angoisses exagérées que les moindres préoccupations causent aux malades. --Ne partez pas... ne partez pas... implora-t-il, se décidant à parler. --Je resterai si vous dormez, répondit le fantôme, avec son autorité de mère. --Je vais dormir, soupira Bernard tranquillisé. Et, presque aussitôt, ses yeux se fermèrent. Une respiration plus régulière souleva sa poitrine... Une détente salutaire s’était produite; il était sauvé. Le lendemain soir, il crut sortir d’un long rêve, tant sa tête était pleine de souvenirs bizarres et confus, lorsqu’il s’éveilla. D’un coup d’œil circulaire, il embrassa la chambre que ne hantaient plus les épouvantements de la fièvre: une lampe coiffée d’un abat-jour bleu l’éclairait discrètement. Près de la porte, un vieux monsieur à lunettes d’or--des lunettes d’or qui avaient l’air bon enfant--causait avec une vieille dame en bonnet de dentelles--des dentelles qui avaient un air évaporé. --Maintenant, je réponds de lui, mademoiselle... Le pouls est excellent, la température normale... J’avais toujours espéré cette brusque amélioration. Avec ces natures-là, c’est sur les coups de foudre qu’il faut compter. --Quel bonheur, mon Dieu! Ce pauvre Bernard! Ce cher petit! Et, voyant que le vieux monsieur riait: --Eh bien! quoi, docteur? Il avait dix ans quand je l’ai connu!... Certes, il a grandi depuis lors, mais il a gardé sa jolie tête fine, qui vous charme bon gré mal gré, aujourd’hui comme autrefois. --Une jolie tête pas trop bien équilibrée, je le crains fort. --Voulez-vous insinuer par là qu’il soit atteint de folie? --Atteint de folie, je ne dis pas cela... mais un peu fou... ça ne m’étonnerait guère. --Il vous a donc raconté de bien étranges choses, quand il avait le délire et qu’il prenait cette voix d’outre-tombe qui m’a toujours fait fuir à l’autre bout de la maison? --Non, non... c’est une simple supposition de ma part... Le jeune homme écoutait cette conversation qui avait lieu à voix basse et ne le renseignait qu’imparfaitement. Le monsieur à lunettes, c’était le docteur, rien de plus aisé à comprendre; mais qui était la vieille demoiselle? Où Bernard avait-il déjà vu, moins ridé, ce visage aux traits mignards, moins blancs ces bandeaux ondulés couvrant une oreille menue? Où avait-il entendu, plus claire, cette voix blanche, aimable dans sa monotone douceur? Son cerveau, lucide maintenant, ne parvenait pas cependant à résoudre le problème. Il murmura, un peu énervé par une tension d’esprit trop fatigante pour lui: --Qui est là, où suis-je? Vive comme la poudre, la demoiselle au bonnet de dentelles se précipita vers le lit, mais le docteur l’arrêta d’un geste calme, en passant devant elle. --Où suis-je? redisait Bernard avec une insistance fiévreuse. --Ne vous agitez pas, mon cher monsieur, lui fut-il répondu très amicalement. Vous êtes au château de Nohel, chez votre cousine, mademoiselle Armelle de Kérigan. --Mademoiselle de Kérigan... Armelle... répéta Nohel d’une voix pensive et comme s’il était frappé d’un souvenir. --Il y a dix jours, comme je sortais du château où j’avais dîné, continua le docteur, je vous ai trouvé dans le jardin, terrassé par une syncope... mademoiselle Armelle, aussitôt avertie, s’est empressée d’ouvrir sa maison au cher malade qui lui tombait ainsi du ciel et que Jean-Marc, le vieux jardinier, avait déjà reconnu... --Jean-Marc?... mais je rêve, je rêve... --... Puis vous avez été très souffrant, nous avons tous plus ou moins tremblé pour vous... et grâce à Dieu vous voilà convalescent. --Grâce à Dieu et aussi un peu à vous, docteur, répondit languissamment Bernard. Puis soudain il tourna la tête vers mademoiselle de Kérigan qui ne le quittait pas des yeux et son visage s’illumina. --Tante Armelle, balbutia-t-il, tante Armelle, est-ce bien vous? --Oui, c’est bien moi, répéta tante Armelle, c’est bien moi, Bernard; vous vous souvenez de votre cousine? Quelle gentille mémoire vous avez! Il reprit: --Vous avez été une des bonnes fées de mon enfance... Ah! si j’avais pu me douter!... j’ai pénétré dans l’enceinte du château comme un malfaiteur, figurez-vous! Une soif m’avait pris de revoir mon vieux Nohel... Ah! si j’avais su, si j’avais su... La physionomie de mademoiselle de Kérigan rayonnait. --Quelle aventure! dit-elle... mais oui, je l’ai toujours adoré votre château, il est romantique! Cependant on m’aurait bien surprise, en m’annonçant qu’un jour il cesserait d’appartenir aux Nohel... qu’il m’appartiendrait surtout. --Quand j’ai quitté la Bretagne, vous habitiez Lille, fit Bernard de la même voix dolente, y êtes-vous restée longtemps? --En tout douze ans, mon enfant, pas moins!... J’y avais été appelée à la mort de mon beau-frère, monsieur de Thiaz, vous savez... ma sœur était seule! Et elle attendait un enfant, la chère femme! J’ai reçu ce bébé-là dans mes bras et je suis devenue sa seconde mère... Hélas! je n’ai regagné que trop tôt ma belle Bretagne. La pauvre Claire a rejoint son mari... Et c’est alors que j’ai acheté le château, à ceux à qui vous l’aviez vendu... Elle s’arrêta une seconde, puis elle dit encore: --Vous rappelez-vous ce séjour que vous avez fait à Vannes? Je vous ai mené au Pardon... Étiez-vous gentil ce jour-là!... Un vrai petit prince avec vos cheveux bouclés et votre blouse de velours bleu? Ah! certes, Bernard se rappelait la visite à Vannes... Et les macarons que «tante Armelle» lui avait offerts au Pardon, et la jolie histoire de _Belle-Étoile_ qu’elle lui avait racontée en rentrant, le soir... Il se rappelait même que mademoiselle de Kérigan avait admiré ses belles boucles châtaines et sa blouse de velours, et qu’il s’en était montré flatté, le petit orgueilleux!... Un enchantement, ces heures passées chez la généreuse cousine, dans l’antique maison où il y avait tant de livres d’images, d’armoires et de recoins pleins de chatteries! Le nom et le visage ami de la vieille demoiselle qui avait tout d’abord causé à Bernard une impression d’étonnement mêlée de ressouvenir, réveillaient maintenant dans sa mémoire toutes ces choses d’autrefois qui y avaient dormi longtemps. Et il admirait l’enchaînement des circonstances qui l’avait conduit chez cette respectable parente, un peu originale, mais bonne dans l’âme, au moment où il déplorait son isolement absolu. Heureux de revoir une figure familière, il souriait, comprenant bien qu’on ignorait Jacques Chépart à Plourné et que Bernard de Nohel était demeuré, dans l’esprit de mademoiselle Armelle, le petit prince habillé de velours du Pardon de Vannes... Un petit prince plus intéressant peut-être depuis qu’il avait grandi, un petit prince qui avait dû traverser bien des aventures de par le monde, et qui, arrivé au château comme un héros de roman, s’y était encore poétisé du charme de ceux que la mort a frôlés. Lui donnerez-vous encore des macarons, ma cousine? Il n’en a plus goûté depuis Vannes. Lui raconterez-vous _Belle-Étoile_? On a perdu le secret des contes bleus à Paris! Parlez, parlez, mademoiselle Armelle! C’est le petit Bernard qui vous écoute: Jacques Chépart n’en saura rien. Cependant, le docteur se fâchait. --Assez causé! disait-il en grondant. C’est très mauvais pour les malades les «jadis» et les «autrefois»! Mais il se trompait, le brave homme! les vieux souvenirs sont comme les vieilles chansons: ils bercent et reposent. Ce qu’il fallait redouter pour Bernard à l’égal d’un poison, c’étaient les heures solitaires, favorables aux rentrées en soi-même, aux idées sombres, aux regrets. A peine seul avec le domestique qui devait le veiller dans la chambre voisine, le jeune homme oublia son contentement naïf de l’instant précédent. Trop faible encore pour songer d’une façon précise au suicide et reprendre le cours des pensées qu’avait interrompues sa maladie, il s’abandonna à cette tristesse vague, et comme sans objet, que recherchent les découragés, parce qu’ils y découvrent une sorte de jouissance morbide. Quoiqu’il n’eût plus de fièvre et n’éprouvât aucun malaise défini, il dormit mal. Dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, il attendait la venue de la petite mère-grand. Une angoisse inexprimable faisait battre son cœur trop vite. Les yeux fermés, remuant les lèvres dans une supplication muette, il croyait par moments sentir sur son front la petite main de l’aïeule, puis, déçu, il fixait le portrait d’un regard intense, comme pour l’animer de sa propre vie... Hélas! la chère vision s’était enfuie avec la fièvre. Blêmi par l’insomnie, très abattu par un ennui oppressant, Bernard eut un soupir de soulagement, quand le docteur Le Jariel entra, vers neuf heures, dans sa chambre. A peine assis au chevet du lit, ce dernier fronça les sourcils. --Les malades ne guérissent qu’autant qu’ils le veulent bien, monsieur de Nohel, dit-il, cette nuit vous vous êtes fatigué la tête, je le devine, avec un tas de soucis malsains, que vous auriez bien dû laisser à Paris... Nohel répondit par un geste lassé. --J’ai passé des heures affreuses, docteur!... Cependant je me sens plus fort qu’hier... Quel a été mon mal, en somme? N’ai-je pas le genou bandé?... Depuis dix jours, je ne me rends compte de rien! --Vous avez eu une fièvre cérébrale... et vous avez encore, au genou, une contusion, résultat de votre chute sur le gravier... Le tout ne sera bientôt qu’un souvenir, si vous suivez mes prescriptions: le repos et un calme complet. --Hélas! docteur, où trouver de tels remèdes? murmura Jacques Chépart. --Ici, pour le moment, monsieur de Nohel, dans le château où vous êtes né, chez mademoiselle Armelle de Kérigan. --La plus digne et la meilleure des femmes, n’est-ce pas, docteur? fit Bernard avec un sourire... Mon père l’aimait beaucoup et je me souviens bien d’elle. --Votre père avait raison de l’aimer... Je ne lui connais qu’un travers et bien inoffensif, son amour exagéré des romans. Elle discute toute la soirée ceux qu’elle a lus toute la journée avec mademoiselle Louise, sa demoiselle de compagnie... quitte à en rêver encore toute la nuit, comme une jeune fille... Mais elle n’en est pas moins serviable et moins dévouée... Vous savez qu’elle a tout quitté pour sa sœur dont elle a élevé la fille? Elle a été un peu aussi la bonne marraine de mon neveu Pierre, dont la mère était souvent souffrante, et elle réserve à la charité les heures de loisir que toute provinciale convaincue donne à la médisance... Ici, tout le monde l’aime et l’estime infiniment, moi le premier... et bientôt, vous ferez comme tout le monde. --J’en suis persuadé... et, quoi qu’il arrive, croyez bien, docteur, que je n’oublierai pas les soins que j’ai reçus ici... dit le jeune homme d’une voix un peu tremblante. --Allons, du sentiment, à présent! s’écria M. Le Jariel, avec un sourire clair sur son visage ridé. Et il fit mine de se lever pour s’en aller bien vite. D’un geste de prière, Bernard le retint. --Oh! docteur, ne me laissez pas seul!... Parlez-moi encore, parlez-moi beaucoup pour m’empêcher de penser. Les cheveux tout blancs, le front bombé, le nez correct, la bouche gracieuse avec je ne sais quoi de malicieux, les yeux un peu petits, mais brillants comme des escarboucles sous des cils encore bruns, M. Le Jariel offrait le type si séduisant du vieillard qui, resté affable et devenu indulgent avec les années, sait toujours se rappeler qu’il est vieux, sans jamais oublier qu’il a été jeune... Il avait repris son fauteuil près du lit, et tandis que, pour complaire au convalescent, il causait au hasard de mademoiselle Armelle, de Plourné, du château, de Jean-Marc et de lui-même, Bernard observait avec intérêt cette physionomie fine et bienveillante. Le docteur connaissait bien Paris où il avait fait ses études de médecine et passé ses années d’internat, il aimait la grande ville et son mouvement perpétuel, mais il aimait aussi Plourné, le petit coin poétique, et la mer, sa vieille amie! S’ennuyait-il parfois dans ce pays perdu où les relations sociales comme les ressources intellectuelles manquaient absolument? Ma foi, non!... Un vilain personnage, l’ennui! Et d’ailleurs, règle générale, il n’y a pas de vies ennuyeuses, il n’y a que des gens ennuyés, autrement dit, des esprits nuls ou de mauvaises consciences. La besogne quotidienne, la musique, un jardin! Il y aurait là de quoi remplir des journées de quarante-huit heures!... Puis le docteur avait des amis, ce qui vaut mieux que des relations. Les uns, très humbles, s’appelaient Kadio ou Yvonne, Loïc ou Dinorah... c’étaient les pêcheurs de la côte. Les autres, très grands, s’appelaient Pascal ou Corneille, Molière ou Victor Hugo... c’étaient les grands penseurs, les écrivains de génie... --Tout cela ne m’empêche pas de regretter Paris, quelquefois... mais on ne choisit pas sa vie; la grande affaire est de se contenter de celle qu’on a. En prononçant ces derniers mots, M. Le Jariel avait attaché ses yeux vifs sur Bernard qui, saisi d’une idée subite, demanda: --J’ai beaucoup parlé dans mon délire, n’est-ce pas? --Oui, beaucoup, répondit le docteur sans manifester aucun étonnement. Vous disiez d’assez vilaines choses: que vous vouliez mourir, vous tuer!... C’est souvent ainsi quand on a la fièvre... Se tuer! bel acte de courage! Il avait raison le bonhomme Franklin: «Un commandant ne doit pas déserter son poste, et le poste de l’homme, c’est la vie!» Il faut vivre, jeune homme, bien vivre!... Et, ma foi, on s’en tire encore sans trop de peine, si l’on a seulement un peu de ciel bleu dans le cœur! --C’est sans doute l’Idéal, que vous appelez ainsi? demanda le romancier pessimiste, avec quelque ironie. --Oui, mon cher monsieur, c’est l’Idéal... Je suis de la vieille école, moi!... On ne lit pas Schopenhaüer en Bretagne!... Oh! ce n’est pas que j’aime les songeurs inactifs, ceux qui, sous le prétexte de je ne sais quelle manie contemplative, marchent sans regarder à terre, les yeux perdus dans l’azur, au risque de se casser le cou!... Vivent les lutteurs et les braves, monsieur de Nohel!... Mais, où est le mal, je vous prie, si on lutte avec un rêve dans l’âme, une sainte ambition dans l’esprit... si, de la réalisation d’une conception noble et belle, on fait le but de sa carrière?... Voyons, jeune homme, est-on jamais un grand artiste, un grand poète, si l’on ne s’est pas créé un type du beau? Un grand savant, si l’on ne croit pas à la science? Un philosophe bienfaisant, si l’on ne croit pas à la vérité? Un homme, oui, tout simplement un homme, dans la superbe acception du mot, si l’on ne croit pas au bien, à l’honneur? si l’on n’a pas conscience de sa propre personnalité, même très humble, dans l’univers très grand; si l’on ne se dit pas que chaque vie humaine doit être pour quelque chose dans l’avancement général de l’humanité!... Eh bien, le Beau, l’Utile, le Vrai, le Bien qu’on rêve d’atteindre, guidé par le sentiment de la dignité humaine, voilà ce que j’appelle l’Idéal!... Faire tendre vers ce but les efforts de toutes ses facultés, voilà ce que j’appellerai donner une raison d’être à sa propre existence. Et, maintenant, dites ce que vous pensiez tout à l’heure, que je suis un vieux fou. Nohel eut un sourire et tendit la main au docteur. --S’il y avait dans le monde beaucoup de fous comme vous, personne n’aurait plus envie de le quitter. --Phrase ambiguë qui ne signifie aucunement que vous me trouviez sage. --Je vous crois très sincère et très bon... et il y a des folies sublimes. --Eau bénite de cour, mon cher malade! Vous me traitez tout bonnement de provincial qui n’a rien vu!... Écoutez-moi pourtant... Si arriéré que je puisse paraître, c’est à Paris, la ville pensante et agissante, que j’ai appris à agir et à penser, vous pouvez vous fier à mon expérience: les hommes ne sont pas si mauvais qu’ils le disent, si «décadents» qu’ils le croient, si impuissants qu’ils voudraient l’être... Le malheur, c’est qu’ils cultivent la désespérance... un mot nouveau, mais une vieille plaie, dont on guérit si on le veut bien... Tenez, je voudrais pouvoir vous fondre avec mon neveu Pierre... cet alliage de monsieur Tant-Pis avec monsieur Tant-Mieux donnerait deux hommes parfaits ou près de l’être... Ah! voilà un heureux vivant!... Rien ne l’étonne, rien ne l’inquiète. Tout est beau, tout est bon, tout est vrai... Il a encore moins d’idéal que vous celui-là, allez! --Est-ce que votre neveu habite Plourné, docteur? --Pierre est marin; il y a plus de trois ans que je ne l’ai vu... Il reviendra prochainement, je pense, pour... Le docteur s’arrêta, puis acheva: --Pour nous retrouver tous... Et maintenant, adieu, monsieur de Nohel, je ne sais trop si je vous ai distrait... Que voulez-vous, j’ai la manie de la santé: drôle pour un médecin, n’est-ce pas? Et j’aime les âmes bien portantes et les intelligences saines, autant que les tempéraments solides et les corps vigoureux. --A demain, docteur, et merci... murmura le jeune homme. Il était bien loin d’être convaincu, mais les idées du docteur l’avaient réconforté, ainsi que l’air vivifiant des plages ranime un instant les malades, sans les guérir. Somme toute, il était vaguement satisfait de rencontrer chez un homme d’esprit les illusions qu’il avait considérées jusque-là comme puériles et presque sottes. --Une figure sympathique, ce philosophe sans le savoir! pensa-t-il. Si j’avais un fils, je le lui confierais... Il en ferait très probablement un Don Quichotte, mais à coup sûr, un honnête homme et, qui sait?... peut-être un homme heureux. IV Le surlendemain, Jean-Marc demanda comme une grande faveur la permission de saluer celui qu’il nommait encore son jeune maître. Le jardinier de Nohel avait vieilli depuis le temps où Bernard cueillait des cerises. Sa taille s’était courbée, ses cheveux avaient grisonné, sa peau brune et desséchée, prenant des teintes de terre, s’était étendue sur la charpente osseuse de son visage, mais les mêmes yeux, pleins d’une sorte de candeur sereine, brillaient au fond de ses orbites plus creuses; un sourire de bonhomie franche égayait sa bouche dégarnie. Il ne voulait pas s’asseoir, le vieil homme! Debout, son chapeau à la main, il parlait à Bernard, disant comme mademoiselle Armelle, ce mot ravi de ceux qui se retrouvent après de longues années: «Vous rappelez-vous?» Et Bernard se rappelait. Mais en dix ans, bien des choses avaient changé; la petite-fille de Jean-Marc, une contemporaine de Bernard, avait épousé l’un des pêcheurs de la côte... Le fidèle serviteur était arrière-grand-père, maintenant! Combien on les aime ces petits, qui viennent quand on est déjà tout près de s’en aller! --Et vous, monsieur Bernard, est-ce que vous ne nous amènerez pas un de ces jours une belle jeune dame et de gentils marmots? Bernard sourit, en secouant la tête. --Non, mon pauvre ami, je ne suis ni marié, ni désireux de l’être jamais... Ça vaut autant pour la femme que j’épouserais, va... Fais mes compliments à ta petite-fille, je lui souhaite tout le bonheur possible et à toi aussi. --Oh! le bonheur, fit simplement Jean-Marc, le bonheur, c’est ça: la santé, une bonne femme qu’on aime, des enfants qui grandissent bien, du travail, et puis, plus tard, quand on est vieux, des mioches qui vous appellent grand-père... Je l’ai eue ma part de bonheur, allez! Et si parfois la besogne a été rude, si l’on a souffert de l’hiver, si l’on a eu des tourments--qui n’en a pas!--eh bien! on ne s’en est pas trop plaint, et on a remercié Notre-Dame tout de même. «Allons, pensa Nohel, encore un philosophe; bien humble celui-là!... Encore un être qui a son petit coin bleu dans le cœur!» --Donne-moi la main, Jean-Marc, fit-il à voix haute, tu es un bien brave homme, mon vieux. Et le jardinier s’éloigna sans savoir pourquoi il était un si brave homme d’avoir été heureux. A ce moment, mademoiselle Armelle entrait, le visage auréolé d’un grand chapeau cabriolet, les épaules serrées dans une écharpe de crêpe de Chine puce... Trop ridée, trop maigre, trop exsangue, ce n’était pas, à vrai dire, une jolie vieille que mademoiselle Armelle. Mais le blanc bleuâtre de ses bandeaux donnait un éclat à ses yeux noirs, et son sourire, aux dents encore blanches, avait le charme indéfinissable d’une grande bonté. Une grande bonté, tel était en effet le fonds de cette nature ingénue, tel avait été le principe inspirateur de toute la vie de mademoiselle Armelle. Née avec un cœur aimant, bercée dès la prime jeunesse par les exaltations passionnées et le rythme enchanteur des _Méditations_; très romanesque, ainsi que toutes les jeunes filles de sa génération, elle avait aimé, à dix-huit ans, un jeune homme simple et bon comme elle, Louis Le Jariel, le frère aîné du docteur, mais le pauvre amoureux n’ayant pour toute fortune qu’une place de comptable chez un négociant de Vannes, M. de Kérigan lui avait refusé sa fille... et les années s’étaient enfuies. Louis n’avait pas oublié Armelle, cependant il avait fait un beau mariage, il avait épousé la fille de son patron, une brave jeune fille qui méritait son affection. Un adieu aux rêveries sentimentales, ce mariage, une entrée dans la vie positive! Armelle resta dans le cœur de Louis, comme une image très fine et presque immatérielle, comme un symbole de sa jeunesse devant lequel son souvenir aimait à se prosterner, mais il fut heureux avec sa femme, il adora ses enfants. Mademoiselle de Kérigan, elle, n’avait pas eu le courage de renoncer à son idéal; pour lui rester fidèle, elle avait éconduit tous les épouseurs. Le mariage raisonnable seulement, le mariage sans un amour infini qui le conclue entre deux âmes avant qu’un contrat le consacre aux yeux du monde, lui inspirait une invincible horreur. Elle préféra vouer son cœur au rêve qui ne s’était pas réalisé. Quand elle revint de Lille, déjà vieille, ayant donné à sa sœur douze années de sa vie--douze années de cette tendresse exclusive qui était le parfum de son âme passive--des relations très amicales s’établirent entre elle et le ménage Le Jariel qu’elle avait d’abord perdu de vue. Elle aima madame Le Jariel qui était faible et délicate; elle aima Berthe et Pierre, les enfants nés du mariage qui avait détruit toutes ses espérances, et elle trouva cela très simple. Plusieurs années après, M. Le Jariel mourut, et quand madame Le Jariel s’éteignit à son tour, ce fut en recommandant ses enfants au docteur et à mademoiselle Armelle. La vocation de Berthe et celle de Pierre étaient alors depuis longtemps arrêtées. L’une entra au couvent, l’autre fut marin, mais mademoiselle de Kérigan les suivait du cœur dans leur nouvelle vie; elle remplaçait la mère qui n’était plus. Chose étrange, aucun chagrin, aucune déception n’avait aigri cette âme de femme! Séparée de celui qu’elle aimait, puis presque oubliée, presque trahie, Armelle croyait encore aux amours éternelles, et elle avait un beau sourire sans amertume, lorsqu’elle rencontrait dans la campagne deux amoureux qui se tenaient par la main... A soixante ans, elle se formait encore, de la vie, la même idée qu’à seize. La vie, à ses yeux, c’était un joli roman où, au dénouement, tout le monde devait être heureux. Les romans, le docteur l’avait bien dit à Bernard, étaient la faiblesse de mademoiselle Armelle; son imagination avait su lui créer, dans les fictions dont elle recherchait le charme, une seconde destinée plus clémente que la première, et elle jouissait d’un vrai bonheur et elle pleurait de vraies larmes avec les héros dont on lui contait le malheur ou la félicité. Mais, cette double existence dans le domaine du faux et du conventionnel autant que les dispositions naturelles du caractère de mademoiselle de Kérigan avaient fini par annihiler, chez cette excellente personne, le peu qui lui avait été départi de sens pratique applicable à la direction générale de la vie; l’esprit romanesque, s’il n’est pas contenu par la raison, est un danger, le docteur le savait bien et il avait pu le constater une fois de plus, et il en soupirait dans son amitié pour la vieille demoiselle... dans son amitié pour ceux qu’elle aimait surtout. Bernard, qui était moins bien renseigné que M. Le Jariel et qui allait moins au fond des choses, s’amusait au contraire de cette fraîcheur d’imagination qui avait survécu à la soixantième année et il admirait que quelqu’un pût se désintéresser momentanément de la réalité d’une façon assez complète pour vivre au pays des nuages, dans un contentement presque absolu. Il aimait la figure distraite et souriante de «tante Armelle»; en voyant la vieille cousine s’avancer dans le petit salon où il était autorisé à passer quelques heures sur un fauteuil, il eut un regard joyeux et fit instinctivement le mouvement de se lever. --Restez, restez, par grâce, mon enfant! s’écria-t-elle. Et elle continua, parlant comme toujours très vite et à bâtons rompus: --Vous avez encore pauvre mine, Bernard, et vous avez maigri terriblement... Comme vous voilà changé par dix jours de maladie!... Le docteur trouve que vous avez besoin de distractions... il veut qu’on vous tienne compagnie, qu’on cause avec vous... Il a raison, mais voyez le contre-temps, voilà que j’ai promis une visite à la sœur de monsieur le curé... Enfin, je vais vous envoyer Janik; elle fait une tournée de pauvres; je pense qu’elle va rentrer... Jeanne de Thiaz, vous savez, la fille de ma sœur. C’est une bonne petite fille. Ah! bien plus pratique que sa tante!... En attendant, voulez-vous un livre?... _Dette de haine_... C’est de monsieur Ohnet? (Elle prononçait Ohnette.) un peu scabreux... mais bien intéressant! conclut-elle en interrogeant Nohel du regard. --Mon Dieu, ma cousine, je tâcherai de ne pas trop m’en effaroucher, répondit le jeune homme avec un grand sérieux, et, bien que je regrette infiniment cette promesse à la sœur du curé, je vous remercie de votre attention dont je profiterai volontiers. Mais il n’avait nulle envie de lire ni le roman de M. Ohnet, ni aucun autre roman... Aux premières pages, il posa le volume et essaya, vainement aussi, de penser au roman qu’il écrivait lui-même. Son cerveau se refusait à tout travail; involontairement il songeait au portrait de la petite mère-grand, dont l’apparition restait pour lui un mystère. Car enfin, Bernard avait vu, bien vu, et toute jeune, toute jolie, sa trisaïeule, l’arrière-grand’mère de la vieille demoiselle Armelle! Il lui avait parlé, elle avait répondu; et il se rappelait cette conversation, comme un fait réel... Était-il possible qu’une hallucination laissât un souvenir si net? Qu’une simple illusion eût emprunté tant de vie à la fièvre? Plusieurs fois, le jeune homme avait été sur le point de tout raconter au docteur Le Jariel et de lui demander la confirmation scientifique d’un incident qui paraissait presque surnaturel; la crainte d’être traité de visionnaire l’avait arrêté. Il se jugeait bien naïf d’attacher tant d’importance à une chimère de malade, et, cependant, il ne parvenait pas à analyser l’impression complexe, insaisissable, qu’il éprouvait encore, quand il dévorait du regard pour l’interroger, ce portrait, cette chose insensible qui ne pouvait pas lui répondre. On frappait à la porte. --Entrez, dit-il distraitement. Mais il restait plongé dans sa méditation inquiète. Mentalement, il parlait à la riante image: «Si vous saviez, petite mère-grand, combien je vous aime, et quel bien vous me feriez si vous viviez encore, jeune et ravissante comme vous voilà!... Vous me diriez sans doute ce que me disait l’autre jour monsieur Le Jariel, mais ce ne sont pas les plus vieux curés qui prononcent les meilleurs sermons, et votre voix plus tendre que la sienne me persuaderait mieux! Ah! petite mère-grand, petite mère-grand, si vous reveniez encore!» Puis, par hasard, au milieu de cette invocation, Nohel tourna la tête; un cri à peine étouffé lui échappa... C’est que la petite mère-grand était là, debout dans la pièce ensoleillée, avec sa robe rose à rubans vert pâle. Vaguement, Bernard pensa qu’à force de concentrer sur le même point son esprit énervé, il retrouvait le délire des jours de fièvre... Les poètes, les artistes, tous les êtres impressionnables ne traversent-ils pas des crises déconcertantes?... Mais la sensation avait été trop inattendue et trop vive; au moment même où la petite mère-grand allait lui parler, Nohel s’évanouit... L’odeur astringente du vinaigre lui fit ouvrir les yeux. Une voix lui disait: --N’ayez pas peur, je vous en prie, monsieur de Nohel... Je ne suis pas un fantôme, je suis Jeanne de Thiaz, Janik, votre cousine, voilà tout! --Jeanne de Thiaz! murmura-t-il... Oh! pardon, mademoiselle... je suis plus faible qu’un enfant. Il essayait de sourire, et il regardait la jeune fille, tout en pensant au portrait de l’aïeule qui riait dans son cadre Empire. --Ne vous excusez donc pas, reprit la petite voix claire. Un malade qui s’évanouit, rien de plus naturel. Mais je suis désolée, moi! Doucement, Bernard avait pris des mains de Janik le mouchoir imbibé de vinaigre, et il se le passait lui-même sur les lèvres et sur le front. --Êtes-vous mieux maintenant? --Mieux, beaucoup mieux... merci... --Vous voilà moins pâle, c’est bon signe! Il y eut un silence. Maintenant, Bernard détaillait curieusement le costume d’aïeule de Jeanne... Était-ce bien un costume d’ailleurs? Les modes modernisées de l’Empire et du Directoire étaient en grande vogue, et, depuis plus d’un an, Bernard avait rencontré dans les rues de Paris quantité de jeunes filles dont les robes longues, les hautes ceintures et les manches bouffantes ne l’avaient nullement surpris. Non vraiment, elle n’avait rien d’étrange pour un homme lucide, cette robe de mousseline rose garnie de rubans; c’était une robe d’été très gentille, rien de plus! --Si vous vouliez me dire... m’expliquer? demanda-t-il. Mademoiselle de Thiaz se mit à rire d’un rire gai. --Vous expliquer ma robe de grand’mère qui vous préoccupe encore! bien volontiers... Ma tante Armelle a toujours trouvé que mes traits rappellent un peu ceux de Jeanne de Nohel, notre aïeule, et, la mode aidant cette année, elle s’est donné le plaisir de rendre la ressemblance plus frappante, en copiant pour moi le costume du portrait. Voilà tout le prodige, et c’est très innocemment que j’ai joué un rôle parmi les visions que vous suscitait la fièvre. Mon tort est de ne pas avoir pensé aujourd’hui que votre convalescence est bien récente et qu’ainsi vêtue je pouvais encore vous causer de l’effroi. --De l’effroi, mademoiselle! répondit Bernard. Mais figurez-vous que votre première apparition a été le salut pour moi. Il m’a semblé que, bien réellement, la petite grand’mère du portrait descendait du cadre pour me guérir et me consoler... et je l’aimais tant, quand j’étais enfant, ce portrait!... C’est qu’il était un peu ma conscience... --Votre conscience? répéta Janik étonnée. --Une invention de ma nourrice, qui tirait parti de mon imagination très vive... Et le jeune homme raconta le rôle important qu’avaient joué, dans son éducation première, les lèvres doucement sévères et les yeux rieurs de la petite mère-grand. --Croyez-moi, mademoiselle, ajouta-t-il moitié sérieux, moitié railleur, ne la regrettez pas votre jolie robe rose, vous qui venez de visiter les pauvres et qui aimez à faire la charité... ne la regrettez pas, elle a rendu un homme à là vie. Est-ce une bonne œuvre qu’elle a accomplie là? je ne sais... mais peut-être, après tout était-ce Jeanne de Nohel elle-même qui vous envoyait vers moi... Janik s’était assise en face de Bernard; elle écoutait, les mains croisées sur ses genoux. --Je le crois, répondit-elle. Et, si notre aïeule m’a choisie pour vous faire du bien, j’en suis très heureuse, monsieur de Nohel. Elle ne semblait nullement embarrassée de la gratitude enthousiaste de ce grand jeune homme, dont la voix mâle lui parlait si affectueusement. On lui avait appris à plaindre ceux qui souffrent et Bernard souffrait. Elle avait donné à ce front brûlant la fraîcheur de sa main, à cet esprit chagrin la pitié de son cœur, et elle n’éprouvait aucune gêne de ce qu’elle avait fait si simplement, dans sa bonté juvénile où déjà des instincts de mère s’éveillaient. Cependant, Nohel s’étonnait, peu accoutumé à cette candeur tranquille; la petite mère-grand restait pour lui une créature à part, et il se surprenait à lire en elle, comme en un livre grand ouvert. Blonde, fine, avec des yeux bleus dont l’expression égayait parfois tout le visage sans que la bouche s’en mêlât, Jeanne de Thiaz ressemblait beaucoup au portrait de l’aïeule, mais, bien que son teint fût rose et son corps très frêle, on sentait qu’elle avait dépassé l’âge indécis de seize ans. Sous la douceur du regard, on devinait une pensée profonde; la bouche, toute petite, exprimait la fermeté. Des paroles jeunes, sincères, toujours sages et droites, pouvaient seules entr’ouvrir ces lèvres mignonnes, si nettement dessinées. Cette enfant de vingt ans était sans doute très réfléchie et très bonne, soumise aussi, mais un peu indépendante, comme tout être vraiment intelligent. Quelles qu’eussent été les influences qui s’étaient exercées sur elle et qu’elle avait probablement subies dans une certaine mesure, Janik avait dû dégager sa propre personnalité du chaos des conseils et des exemples d’autrui: voilà ce dont Bernard était convaincu... Et combien la jeune fille lui semblait jolie avec cet air qu’elle avait d’ignorer son charme! Charme si pénétrant et si doux qu’on avait peur de l’écraser, en le décorant de ce grand mot: beauté. --Vous avez été une vraie sœur pour moi, dit encore Bernard, et je suis si peu habitué à la sollicitude, que je ne sais comment vous en exprimer ma reconnaissance, mademoiselle. --Je ne veux pas de votre reconnaissance, que je n’ai pas méritée, mon cousin Bernard, répondit-elle. Donnez-moi plutôt votre amitié en échange de la mienne... voilà ce que j’accepterai de tout mon cœur... Elle souriait toujours des yeux et aussi des lèvres, et Bernard comprit que c’était bien, en effet, de tout son cœur qu’elle disait: soyons amis! Depuis ce jour, la guérison avança à grands pas. A cause de son genou blessé, Bernard était encore condamné à l’immobilité, mais il ne s’en plaignait pas et l’affection que lui témoignait mademoiselle Armelle lui semblait si sincère, que ses premiers scrupules de faire un aussi long séjour chez la vieille demoiselle s’étaient rapidement évanouis. A demi couché dans une bergère, faible et docile comme un enfant, il se complaisait dans une sorte de passivité qui était un repos. Dans le salon, autour de lui, mademoiselle de Kérigan et sa lectrice travaillaient pour les pauvres; M. Le Jariel, debout, le chapeau à la main, retardait son départ, avec d’interminables causeries; et Janik glissait d’un bout à l’autre de la pièce, offrant au docteur une chaise qu’il refusait énergiquement, dévidant l’écheveau de la tante Armelle, ramassant les ciseaux de mademoiselle Louise ou préparant l’ouvrage qu’elle allait coudre elle-même, de ses petits doigts qui voltigeaient en tirant l’aiguille. Le ciel pur et comme lavé de soleil avait des douceurs opalines... Par la fenêtre ouverte, la brise apportait des parfums de fleurs, mêlés d’effluves salins... On entendait, très bas, le bruit de la mer; et c’était comme un accompagnement en sourdine, au pépiage des oiseaux dans les arbres. Calme et silencieux, jetant un regard presque heureux sur ce cercle familial dont lui, l’inconnu d’hier, il était devenu le centre, Bernard goûtait le plaisir intraduisible des convalescents, cette impression de bien-être qui les envahit peu à peu et augmente insensiblement en eux comme si la vie pénétrait, distillée goutte à goutte, dans leurs veines; cette langueur délicieuse qui les enveloppe, cet émerveillement qui les ravit devant la lumière, cette joie gourmande qu’ils trouvent à respirer l’air qui les grise!... Plaisir purement sensuel--du moins Bernard le pensait ainsi, puisqu’il savait qu’au moment même où son être physique jouissait de recouvrer la vie, son être moral aspirait encore au néant,--plaisir instinctif, mais très subtil, très étrange, séduisant comme un paradoxe, pour ce dégoûté de l’existence! Avant de se mettre à coudre, Janik s’approchait du jeune homme, plaçait un coussin sous sa tête et repoussait légèrement le battant de la fenêtre, qui pouvait gêner ses mouvements. Il la regardait s’acquitter de ces soins, la remerciant des yeux. --Êtes-vous bien ainsi? --Très bien... ah! si bien! soupirait-il les yeux demi-clos. Et il pensait: «A demain la désespérance! Puisque la terre nous réservait encore quelque chose de doux, de nouveau, d’inconnu, savourons cette dernière coupe: la mort après!» V La mort après!... En attendant, les heures lui semblaient charmantes, dans le vieux salon jonquille dont chaque meuble, chaque bibelot d’étagère, lui devenaient familiers. Le babillage de mademoiselle Armelle le distrayait, la conversation du docteur, dont les idées très arrêtées étaient une source de discussions continuelles, l’intéressait sans le fatiguer. Puis surtout il y avait Janik. La maladie n’avait pas étouffé le psychologue en Bernard; il étudiait la jeune fille. Étude bien peu compliquée que celle-là; mais attachante pourtant, et pleine de révélations délicieuses pour ce blasé de Jacques Chépart. Auparavant, chaque fois qu’il avait tenté de comprendre un caractère de femme, il avait remarqué qu’un intérêt de lutte s’était mêlé peu à peu à l’intérêt philosophique qu’il avait recherché d’abord. Le sujet sollicité s’était dérobé à son observation ou, plus souvent, avait essayé de la dérouter... Avec Janik, rien de semblable. La petite mère-grand, dont les joues roses et veloutées comme une pêche ignoraient la poudre de riz, ne fardait pas plus sa pensée que son visage. Et d’ailleurs, qu’eût-elle caché de son âme toute blanche? A mesure qu’il connaissait mieux M. Le Jariel, Nohel s’expliquait l’influence bienfaisante qu’avaient pu exercer sur le caractère de mademoiselle de Thiaz, les idées du vieux philosophe. Sans doute, c’était l’excellent docteur qui avait fortifié chez sa petite amie cette belle santé du cœur et de l’intelligence, qu’il estimait à l’égal de celle du corps; c’était lui qui avait développé dans l’esprit de la jeune fille le mélange d’enthousiasme et de raison, de suave poésie et de saine prose, qui en faisait le charme et la supériorité. Janik aimait les beaux vers et la belle musique, la nature bretonne et les chants infinis de la mer; elle aimait les rêveries calmes à la nuit tombante, dans le parc endormi; elle aimait la fontaine de madame Marie et les mystérieuses légendes du pays, le mysticisme passionné des poèmes armoricains où l’amour et la religion parlent le même langage.... Mais elle savait admirer les étoiles sans les chercher ensuite en plein midi. Comme une petite plante vivace, elle tenait à la terre, tout en balançant sa jolie tête au vent du ciel. Mademoiselle Armelle lui reprochait un peu d’être «pratique»; elle l’était en effet, mais non pas au sens mesquin du mot. Le positivisme de Janik n’allait pas au-delà d’un bon sens très fin. Elle raisonnait beaucoup, sans être aucunement raisonneuse, et ses jugements dénotaient une sorte d’optimisme serein, fait d’indulgence pour les autres, d’espoir en la vie et de confiance en Dieu. Elle semblait heureuse, contente surtout dans son existence monotone. En la suivant dans le cours de ses occupations journalières, Bernard se redisait cette pensée de Renan qu’il s’était amèrement répétée devant la boîte aux pistolets: «Le bonheur dans la vie, c’est le dévouement à un devoir ou à un rêve!» C’était l’accomplissement d’un devoir ou plutôt d’une série de devoirs tout simples, qui faisait le bonheur paisible de cette enfant. Entourer d’affection sa vieille tante et le docteur Le Jariel qu’elle aimait comme un père, égayer la maison de fleurs et de chansons, soulager les malades, aider les pauvres, être la lumière et la gaieté du coin de terre où s’épanouissait sa jeunesse, telle était la vie de Janik! Mais avait-elle un «rêve»? C’était peut-être le seul secret de ce front pur, et Bernard le respectait. Il respectait aussi la bienheureuse quiétude morale de mademoiselle de Thiaz. Mais, chose étrange, autant il évitait lui-même les conversations qui eussent donné accès à sa verve de pessimiste, autant la jeune fille semblait les rechercher. Bravement, elle se heurtait aux doctrines désespérées, les combattant avec les arguments tout spontanés que lui inspirait son cœur de femme bonne et honnête. Nohel l’écoutait avec patience. Elle était bien toujours la petite mère-grand, grondeuse ou souriante, et, parfois, Jacques Chépart se figurait n’avoir plus qu’un souci au monde: ne point attrister cette bouche enfantine, mettre un rayon dans ces yeux bleus! Un jour, à propos d’un livre qu’avait raconté mademoiselle Armelle, Janik, avec une exagération juvénile, traita d’acte méprisable le suicide du héros que sa tante avait porté aux nues... Bernard, oubliant que mademoiselle de Thiaz n’ignorait peut-être pas les douloureux projets qu’il avait révélés au docteur dans le délire, la contredit très posément, comme si la question n’avait eu pour lui qu’un intérêt banal. Un peu pâle, les narines frémissantes, la jeune fille s’anima: --Mais c’est une lâcheté, s’écria-t-elle. Et vous excusez cela! --J’excuse l’homme qui se débarrasse volontairement d’une vie inutile, oui. --Une vie inutile! Qu’appelez-vous une vie inutile d’abord? Est-ce que chaque existence n’a pas son utilité, comme toute chose en ce monde, comme le plus humble des animaux et la plus frêle des plantes?... Mais, la mission consciente ou instinctive assignée à chaque être, l’effet demandé à chaque cause, il me semble à moi que c’est le principe de la sagesse divine, la grande loi de l’univers! Cette ardeur amusait le jeune homme. --Je vois qu’en bonne chrétienne, vous voudriez me ramener tout doucement à Dieu, et peut-être même à notre sainte Anne d’Auray, n’est-il pas vrai, ma petite cousine? Elle rit gaiement avec lui. --Qui sait, mon grand cousin!... Mais, quoi qu’il en soit, permettez-moi de vous dire qu’en parlant d’un but proposé ici-bas à tout être, ce n’est pas uniquement au point de vue religieux que je me place... au point de vue chrétien encore bien moins!... Car, je crois qu’un Hindou, ou même un sauvage du Congo, a sa mission comme vous et moi... seulement c’est une mission en rapport avec ses facultés et l’état de civilisation de son pays. De toutes les idées religieuses, plus ou moins contestables, je ne garde en vous parlant ainsi que celle de Dieu, parce que, sans elle, il n’y a plus ni bien, ni mal, ni morale, ni conscience, ni rien!... Vous croyez bien à la conscience, mon cousin? --Dans une certaine mesure, oui. --Comment cela, dans une certaine mesure? --Je crois que la conscience, c’est-à-dire l’idée du bien et du mal, est une sorte de convention tacite dont les conditions diffèrent selon les pays, les climats, la race et la civilisation des peuples. En un mot, je crois que la conscience de votre sauvage du Congo n’est pas du tout faite comme la mienne. --Comme la vôtre! ah! j’aimerais bien savoir comment elle est faite, la vôtre? --Oh! le mieux du monde, je vous assure... Elle est blonde, très jolie, et porte à ravir une robe couleur d’aurore. --Quelle folie! --Elle est très douce et très sage, elle me parle d’honneur et de devoir... Ah! ce n’est pas elle qui me conseillerait d’imiter les habitants d’un pays dont parle je ne sais plus qui!... des hommes très bien intentionnés, qui tuent leur père, dès qu’il est vieux!... C’est l’usage... Que dites-vous de cet usage-là, Janik? --Je dis, mon cousin, qu’il est possible d’aboutir au mal en cherchant le bien... Ces pauvres sauvages veulent éviter à ceux qu’ils aiment les tourments de la vieillesse; le sentiment qui les pousse à un meurtre odieux est le même qui nous inspire les soins et les respects dont nous entourons nos parents... Ce qu’on ne peut nier, c’est l’idée plus ou moins juste, mais innée chez tous les hommes, du bien qu’on doit réaliser, du mal qu’ont doit combattre... la loi morale enfin!... Mais vous m’éloignez toujours de mon sujet! --Allez, allez, petit philosophe. --Je ne vous raconterai point de vilaines histoires de sauvages, moi, mais plutôt je vous citerai le bon Gourville, le secrétaire du prince de Condé, si je ne me trompe. Il disait, lui, dans sa simplicité franche, que les hommes, comme les plantes, «ont leurs propriétés particulières et que le bonheur pour eux est d’avoir été destinés, ou de s’être destinés eux-mêmes, aux choses pour lesquelles ils étaient nés»... N’y a-t-il pas une grande science de la vie, dans cette petite phrase?... Vous m’accordez bien qu’il y a des différences de caractères, de goûts, d’aptitudes, entre les hommes? Pourquoi ces facultés, ces «propriétés particulières», comme dit Gourville, nous ont-elles été confiées, si ce n’est pour que nous travaillions, chacun selon notre pouvoir, en vue de l’intérêt de tous; si ce n’est pour que nous trouvions, dans la voie pour laquelle nous sommes créés, ce sentiment du devoir accompli, qui donne une satisfaction profonde, à défaut de bonheur?... Non, mon cher cousin, il n’y a pas de lâcheté permise; les inutiles, ce sont les égoïstes ou les paresseux... Donc, personne n’a le droit de se tuer!... Vous voyez qu’il ne s’agit là, ni d’une religion, ni d’une autre, mais seulement de l’avenir de la société et de la civilisation, du progrès matériel que réalise chaque jour celle-ci, du progrès moral que pourrait réaliser celle-là!... Allons, vous croyez bien au progrès, Bernard? demanda mademoiselle de Thiaz en riant. --Je vais vous révolter: qu’appelez-vous «progrès»?... Est-on plus heureux aujourd’hui qu’il y a quatre mille ans? La jeune file secoua la tête. --Vous êtes incorrigible! Je vois que vous ne croyez à rien, Bernard! --Si, répliqua-t-il, je crois en vous. --Belle croyance! Alors il devint sérieux, et, regardant Janik: --Ne riez pas, dit-il, j’ai trente ans, et vous êtes la première femme à laquelle j’ai dit cela... C’est une victoire que vous remportez sur l’esprit du doute! De telles conversations ne laissaient pas Nohel moins sceptique en matière philosophique; ses idées s’appuyaient sur des bases trop anciennes pour être aussi facilement ébranlées par une enfant ignorante. Cependant, cette petite phrase «Je crois en vous» était bien, en effet, une conquête de Jeanne. Dans le Paris élégant où il avait vécu, le romancier s’était trouvé à même d’étudier le monde des jeunes filles, et, comme il en avait observé attentivement quelques-unes, il avait cru pouvoir les juger toutes. Avec une assurance un peu présomptueuse de psychologue, il s’était créé une opinion sur ces petites personnes, qui d’ailleurs ne l’intéressaient que médiocrement. Il y a, pensait-il, deux sortes de jeunes filles: les fausses Agnès, très nombreuses, et les véritables Agnès, beaucoup plus rares. Les premières cachent, sous un masque d’innocence paisible ou hardie, des curiosités malsaines. Elles ont beaucoup lu ce qu’on lit en cachette; elles ont beaucoup causé avec leurs petites amies, tout bas, dans les coins; et comme elles ont respiré le fruit défendu, comme elles en aiment le parfum, il est probable que, devenues femmes, elles voudront en connaître le goût. Les secondes, plus sévèrement surveillées, ou moins développées surtout, sont sincères avec leur mine ingénue... Elles ne lisent que des romans anglais et des feuilletons de journaux de modes, elles ne récoltent pas les confidences des petites amies... En un mot, elles ignorent tout du monde et s’ignorent elles-mêmes... Mais, un jour, brusquement, on les jettera dans la vie, comme de pauvres soldats désarmés dans la bataille. Alors, qu’adviendra-t-il? Un sourire sarcastique était la conclusion de ces réflexions de Jacques Chépart. Depuis longtemps, il avait voué aux femmes en général une sorte de mépris indulgent. Il les avait considérées comme de faibles êtres, mobiles, inconséquents et mal équilibrés toujours, vertueux ou pervers, innocents ou coupables selon le tempérament, le jeu des circonstances ou, tout simplement, l’occasion. Mais, Janik avait paru. Elle ne posait pas à la pensionnaire, Janik! elle ne rougissait pas à tout propos, elle baissait rarement les paupières pour voiler son regard; mais comme elle était bien _jeune fille_ dans ses paroles, dans sa contenance, dans sa voix! En rencontrant ses yeux qui rayonnaient d’une pureté sereine et pour ainsi dire consciente d’elle-même, Bernard se disait,--et c’était spontané, presque involontaire: «Cette enfant sera une honnête femme! Bonne, aimante, loyale, elle restera, quoi qu’il arrive, la paix, la joie et l’honneur de son foyer!» ... Oui, la petite mère-grand avait remporté une grande victoire!... Car, croire en la femme c’est croire en l’amour et en la famille; c’est croire au bonheur dans le devoir; c’est presque croire en Dieu! ... Et c’étaient encore avec Janik des causeries plus douces, moins tendues, des lectures... les idées nouvelles, les formules encore inaccomplies de la pensée moderne, que Bernard expliquait à la jeune fille tandis qu’elle l’écoutait attentive, les yeux pleins d’une interrogation confiante... puis des échanges d’impressions et de surprises joyeuses en s’apercevant que parfois elle et lui sentaient de même... Si bien qu’un matin, quand M. Le Jariel qui allait partir pour Bordeaux où l’appelait une affaire, eut conseillé à son malade les longues promenades au grand air qui achèveraient sa convalescence, Bernard s’étonna que cette convalescence se fût trouvée si vite en passe d’être achevée... --Nous irons à la «Fontaine de Marie», s’écria mademoiselle de Thiaz. VI Dans les champs, les genêts embaumaient brillant au milieu du feuillage comme des reflets du soleil... Un berger jouait du biniou sur les bords du chemin pierreux où croissaient des bruyères, tandis que les petites vaches fines et nerveuses de son troupeau paissaient autour de lui, calmes, les yeux ternes, faisant tinter à chaque mouvement de leur tête une clochette dont le son grêle s’enfuyait au loin porté par la brise de mer. Près d’une chaumière, à quelques pas de la Fontaine, deux enfants jouaient «à la procession»... Leurs cheveux blonds, couronnés de pâquerettes, nimbaient des visages rieurs; ils marchaient d’un pas drôlement solennel dans le sentier jonché de fleurs effeuillées, l’un pressant de ses mains dévotement croisées un chapelet de Sainte-Anne, l’autre portant dans la main droite un long pissenlit bien ouvert, dont la tige toute droite et coiffée de jaune ardent, simulait un cierge allumé... Bernard et Janik s’arrêtèrent, tous deux gagnés par l’influence douce de cette nature bretonne un peu primitive dans sa mélancolie, de cette scène gracieuse un peu mièvre dans sa poésie inconsciente. --Le printemps qui passe! s’écria Bernard. Et, avec une gravité souriante, il se découvrit. Les pleurs de madame Marie tombaient goutte à goutte dans une vasque naturelle enjolivée de plantes aquatiques... Un grand rayon d’un vert doré tombait des arbres comme d’un vitrail d’église. --Voici l’eau de Jouvence, Bernard: voulez-vous en éprouver la vertu? demanda mademoiselle de Thiaz. Pour toute réponse, Nohel s’agenouilla sur la mousse, et sa main plongea dans l’eau limpide dont il rafraîchit son front et ses yeux. Pendant un instant, la fontaine, troublée, ne refléta plus que vaguement la teinte foncée du feuillage et le bleu clair du ciel. De petites rides, nombreuses et serrées, brouillaient les contours et trompaient les yeux... Puis, tout se calma, et, dans le miroir redevenu clair, le jeune homme aperçut son image. Une barbe châtaine, très soyeuse, encadrait son visage, qui avait pris, en s’émaciant, je ne sais quelle grâce attendrie. Ses traits étaient reposés, sa bouche avait perdu le pli amer des désenchantés; dans ses yeux agrandis, une lueur brillait... quelque chose comme un reflet de la chaude lumière qui avait ranimé son cœur. Le Bernard de la «fontaine» ne ressemblait guère à celui que Jacques Chépart avait vu à Paris. Cependant, Nohel tressaillit, poigné par un souvenir. Alors la tête blonde de la petite mère-grand, qui se penchait au-dessus de lui, vint se dessiner à côté de la sienne, dans la fontaine apaisée. --Le charme opère-t-il? dit-elle. Bernard se leva vivement et saisit les deux mains de la jeune fille. --Le charme, c’est vous! s’écria-t-il. Elle avait rougi. Sans brusquerie, mais fermement, elle dégagea ses mains de celles qui les étreignaient. --Comme vous voilà bien, Bernard! Toujours un peu fou, dans vos meilleurs moments, fit-elle. Le charme dont vous parlez, ce sont les contes bleus de vos premières années, que vous avez retrouvés ici et qui vous ont rafraîchi l’esprit, comme de belles brises printanières! C’est l’atmosphère d’affection dans laquelle vous vivez à Nohel... C’est peut-être aussi le portrait de la tourelle qui vous fait de la morale quand vous n’êtes pas sage... --Oui... mais qui me sourit quand je le suis... Janik, vous avez la bouche des jours où le petit Bernard était méchant... Pourquoi? Soudain, elle pâlit un peu. --Vous vous trompez, dit-elle. --Est-ce parce que je vous ai dit que vous m’avez fait du bien? --Non, Bernard. --Vous m’avez prêché de si gentils sermons, Janik, que maintenant, je me prends à concevoir la vie, fière, laborieuse, utile, que vous rêvez. Vous m’avez parlé de bonheur, et, depuis, mon cœur a des élans de joie qu’il ne connaissait plus... Enfin, vous avez un peu essayé de me convertir, ma petite providence et... tenez, dimanche, à l’église, quand vous étiez à genoux, le front courbé, les mains jointes, il m’a semblé que je priais... Ne méprisez pas votre œuvre! Il parlait avec des inflexions infiniment douces, dans sa voix un peu basse. Ses yeux d’acier, qui pouvaient être tour à tour si durs et si tendres, enveloppaient la jeune fille d’un regard suppliant, dont la grâce câline se mouillait comme d’une larme, prête à couler; c’était presque un regard d’enfant et pourtant le regard d’un maître! Mademoiselle de Thiaz détourna la tête. --Si, vraiment, je vous ai fait du bien, Dieu est bon, dit-elle. Elle se baissa pour cueillir parmi les touffes d’herbe humide une petite fleur qu’elle glissa dans sa ceinture, puis elle reprit d’un ton tout autre: --Comme le vent est frais sous bois! Ce n’est pas le moment de faire des imprudences, puisque le docteur est absent... Voulez-vous que nous descendions jusqu’à la plage? là nous ne serons plus qu’à un quart d’heure du château. Au bord de la mer ils échangèrent quelques paroles avec la fille de Jean-Marc, qui raccommodait les mailles d’un filet en surveillant son enfant; puis ils se reposèrent un instant sur les rochers garnis d’algues qui émergeaient du sable. La fillette du pêcheur construisait un bastion avec des galets. Maigre, hâlée, pauvrement vêtue, mignonne pourtant avec ses yeux de gazelle et ses cheveux embroussaillés, elle ramassait des coquillages ou attrapait délicatement les crabes qui clopinaient autour des flaques, puis, insouciante de qui l’entendrait, elle chantait en patois breton, s’interrompant pour babiller aux mouettes. Janik suivait ces jeux d’un sourire indulgent. --Vous aimez beaucoup les enfants, dit Bernard. --Oh! oui, répondit-elle, mettant toute son âme tendre dans ce mot. Ses bras se fermèrent sur sa poitrine comme pour encercler une chère couvée, et ses yeux se perdirent sur l’horizon bleuâtre où la mer se confondait avec le ciel. La marée montait. Chaque instant rapprochait un peu la ligne hérissée d’écume des vagues qui sautillaient, en se pressant, pour atteindre la plage. --Je suis sûr que vous êtes le bon ange de tous les mioches de la côte... ils doivent vous adorer! reprit Bernard. --Ils m’aiment bien, oui!... Pauvres petits! --Est-ce que vous les grondez, quelquefois, eux aussi? Le flot avançait toujours; la mer se couvrait de voiles blanches qu’escortaient, haut dans le ciel pâle, de grands vols de mouettes et de goélands. Un vent perfide commençait à souffler et gémissait dans les excavations de la côte. Déjà les vagues mouraient aux pieds mêmes de Janik, qui les regardait accourir promptes et rageuses, bouillonner en nappes d’écume et se replier majestueusement. Elle aimait ce spectacle jamais lassant, du flux et du reflux; elle aimait la voix rude qui la berçait depuis des années. Et, tandis que Janik contemplait l’étendue glauque, Bernard contemplait Janik. Il admirait son fin profil, sa taille frêle et un peu longue, ses mains croisées sur ses genoux dans une pose familière, ses petits pieds qui se cambraient hors de sa robe, comme pour défier le flot. Mais, tout à coup, un appel déchirant domina le bruit de la mer et Nohel se leva, brusquement arraché à sa rêverie. La fillette aux pieds nus ne jouait plus autour de la forteresse submergée; debout sur la plage, la femme du pêcheur se tordait les mains. Elle vit le mouvement de Bernard, elle s’élança vers lui. --Ma petite, ma petite!... dit-elle. Et elle pleurait, ne pouvant achever. Le jeune homme comprenait le drame. L’enfant avait voulu se rire de la mer, elle avait fait un faux pas sans doute, et la grande impitoyable, l’enroulant du manteau glacé de ses lames, l’avait entraînée en se retirant. D’un geste rapide, il jeta à terre son chapeau et sa veste... Mademoiselle de Thiaz eut un cri d’angoisse: --Bernard, vous êtes encore malade, vous ne pouvez pas... Mais, ce ne fut qu’un éclair de révolte; elle fit un grand effort et ses beaux yeux brillèrent: --Allez! dit-elle... * * * * * --Merci, oh! merci, monsieur! La petite fille de Jean-Marc serre dans ses bras crispés son enfant sauvée, le cher trésor que Nohel a disputé au flot. Ah! la mer a bien cru tenir sa proie! La pauvre petite épave soulevée, ballottée en tous sens, a échappé plus d’une fois aux mains qui voulaient la saisir. Aussi la lutte a été rude. Le froid de l’eau suffoquait Bernard; très faible encore, étourdi par le mugissement des vagues, aveuglé par la mousse qui lui jaillissait au visage, il s’est senti défaillir plus d’une fois durant ce court sauvetage! Mais, grâce à Dieu, l’enfant inerte et toute ruisselante que la pauvre femme emporte, est bien vivante!... Les pêcheurs, accourus sur la plage, veulent serrer dans leurs mains calleuses la main fine du jeune homme. «Ces Parisiens, c’est courageux tout de même!» Et le père de la petite est là, livide et parlant à peine. --Oh! merci, merci, monsieur! Cependant, au milieu de cet enthousiasme, Bernard n’avait qu’une pensée: Janik. Pâle, très pâle, elle lui tendit les mains. --Bernard... murmura-t-elle. Et elle n’en dit pas plus; mais ses yeux éclairaient son front blême, ses yeux souriaient, bleus et transparents comme des saphirs. Elle était contente, la petite mère-grand! Quand Bernard sortit de la cabane où il avait revêtu les habits qu’on était allé chercher au château et que le vieux Jean-Marc lui avait apportés en pleurant de reconnaissance, mademoiselle de Thiaz l’entraîna vers la rampe qui escaladait la falaise. --Rentrons vite, dit-elle. Mais, au bout de quelques pas, elle s’arrêta pour reprendre haleine. --Oh! Bernard! s’écria-t-elle, un peu remise. Que c’est beau ce que vous avez fait! Affaibli comme vous l’êtes, vous risquiez deux fois votre vie! Puis, enveloppant son cousin d’un regard inquiet: --Vous ne vous sentez pas malade? Dites-moi la vérité? --Malade! ah! bien au contraire... Bon Jean-Marc! comme il m’a embrassé!... Et cette pauvre femme, comme elle sanglotait!... Ah! tenez, cela fait du bien de penser qu’au moins _une fois_ on a été un peu utile! --Un peu! répéta Janik avec reproche... Vous n’avez pas froid? --Aucunement... Comme vous êtes bonne pour moi! --Parce que je vous demande de vos nouvelles, quelle idée!... ah! j’ai eu si peur! --Vous avez eu peur, très peur, oui, mais... je ne sais pas vous dire ce que j’ai éprouvé en vous voyant... Toutes les femmes à votre place auraient pleuré et supplié, vous, vous êtes restée calme, et si simple, si grande! Vous étiez pâle, vos mains tremblaient; pourtant, vous m’avez dit: «Allez!...» Janik, vous ne serez pas seulement une bonne mère, vous serez aussi une vraie Française, une vaillante, vous saurez garder les yeux secs à la veille d’une bataille et dire à vos fils: Faites votre devoir! Mademoiselle de Thiaz se taisait; Nohel reprit: --Je ne vous ai pas raconté une chose touchante... Comme je quittais sa maison, le père de la petite fille m’a donné un chapelet de Sainte-Anne: «Prenez-le, monsieur, m’a-t-il dit, c’est tout ce que je possède, mais quand vous aurez des enfants, ça leur portera bonheur!» --Pauvre brave homme! fit mademoiselle de Thiaz, un peu moqueuse. Il ignore vos théories d’esprit fort! Un chapelet à vous! --Un chapelet à moi, oui, Janik! Et je le garderai toujours, ce chapelet. --Pour vos enfants? Bernard regarda la jeune fille, puis, grave, il répondit: --Oui, Janik, pour mes enfants. Le soir, après dîner, Nohel se sentait très calme et très heureux, en prenant sa place habituelle dans le salon jonquille où mademoiselle de Kérigan se faisait raconter pour la dixième fois au moins les prouesses de son petit cousin. --Vous êtes un héros, Bernard, s’écria-t-elle. Et mademoiselle Louise répéta comme un écho: --Oui, un héros, monsieur de Nohel, un héros! Seulement, mademoiselle Armelle regrettait que la fille du pêcheur, au lieu de six ans, n’en eût pas eu seize; elle se serait immanquablement éprise de son sauveur qui, bravant les sots préjugés du monde, l’aurait épousée à Pâques fleuries! Quelle délicieuse idylle! La vieille demoiselle était en veine de bâtir des romans, elle avait passé sa journée à lire la dernière œuvre d’un auteur en vogue, une de ces œuvres entraînantes qu’on ne sait guère quitter avant d’avoir atteint la page finale. Le chapitre du sauvetage de la petite fille épuisé, elle éprouva le besoin de faire partager ses admirations à Bernard, avec lequel elle causait souvent littérature, au grand amusement du jeune homme. --_Juliane_! voilà le titre de ce chef-d’œuvre, pontifia-t-elle. L’auteur est un romancier parisien, que vous connaissez sans doute: Jacques Chépart? Mademoiselle de Kérigan parlait très innocemment. Entre le nom du livre et celui de l’auteur, Nohel avait eu le temps de se remettre. Il tenait à conserver le secret de sa personnalité littéraire, inconnue au château. Jusqu’à son retour à Paris, il voulait être uniquement le neveu de tante Armelle et le cousin de Janik, le petit-fils soumis de la mère-grand aux yeux bleus! Jacques Chépart, le romancier las de vivre, l’être compliqué, d’essence moderne, était resté dans la grande ville; il ignorait le château de Nohel, la fontaine de Marie et les réminiscences dont on rit le regard ému. L’homme auquel souriait le portrait de la tourelle avait un cœur très simple; il aimait les contes bleus, il passait des heures à causer avec une jeune fille et un vieux philosophe... il était presque heureux! Et ce fut lui qui répondit à tante Armelle: --Si je connais Jacques Chépart, ma tante? oh! très peu. --Quel génie! s’écria l’enragée liseuse avec conviction... Ce doit être un affreux mauvais sujet... Moi, je l’adore, ce garçon-là! Le jeune homme se mit à rire. --Un génie! Comme vous y allez! Et un génie mauvais sujet!... Et un mauvais sujet que vous adorez!... Vous adorez les mauvais sujets, tante Armelle? --Comme toutes les femmes, mon neveu... Seulement, à soixante ans on ose le dire, tandis qu’à vingt, on se contente de le penser... Ah! vous connaissez Jacques Chépart? Il est jeune, n’est-ce pas? --Trente ans, je crois. --J’en étais sûre... Il fait des passions, hein? --Il ne m’a jamais honoré de ses confidences. --Tant pis, mon cher Bernard... Ah! c’est mon romancier de prédilection!... Mais je ne le permets pas à Janik... c’est tout au plus si elle a lu un ouvrage et quelques vers de lui... Ces livres-là sont perfides comme le péché! Janik cousait sous la lampe. Silencieuse, elle souriait d’un sourire doux, presque indulgent, aux enthousiasmes de sa tante. --Si tu t’en allais un instant prendre le frais sur la terrasse, ma mignonne, mademoiselle Louise pourrait me lire le dernier chapitre de _Juliane_, fit soudain la vieille demoiselle. Je suis si anxieuse du dénoûment! Vous permettez, Bernard? --Oh! tante Armelle!... Docilement, mademoiselle de Thiaz gagna la terrasse et Bernard l’y suivit. Le vent s’apaisait. La nuit était très bleue, criblée d’étoiles. La jeune fille s’accouda, rêveusement, à la balustrade enguirlandée de vigne-vierge. Tout se taisait autour d’eux, sauf la voix basse de la mer. Bernard demanda: --Que pensez-vous de Jacques Chépart, Janik? Alors, elle tressaillit, arrachée à elle-même. --Jacques Chépart? répéta-t-elle. Oh! je l’ai lu si peu! --Vous avez lu l’un de ses romans et quelques vers de lui, c’en est presque assez pour le juger... Quelle a été votre impression? --Mon impression! Elle vous surprendra peut-être, Bernard... En lisant Jacques Chépart, j’ai ressenti un malaise étrange de l’esprit et de la conscience... J’étais mécontente des autres et de moi. --Voilà tout? --Non, car je jouissais infiniment de cette prose charmeuse. Quel dommage, pourtant: avoir un si grand talent et l’employer si mal!... Il peint les hommes sous de tristes couleurs, votre ami! --Oh! il n’est pas mon ami! objecta Nohel, qui ne croyait pas si bien dire. Mais je pense, ma pauvre enfant, qu’il peint les hommes tels qu’il les a vus. --Tant pis pour le monde où il a vécu!... Allons, Bernard, vous ne me direz pas qu’il n’y a sur la terre rien de bon, de noble et de vrai? --Non, Janik... je vous accorde qu’il y a de rares exceptions. --Alors, pourquoi les laisse-t-on de côté, ces rares exceptions?... Pourquoi n’est-ce pas elles qu’on met au jour, comme de grands exemples... Si l’on vous confiait un enfant à élever, Bernard, vous lui reprocheriez ses fautes, mais vous constateriez aussi ses bonnes actions, n’est-il pas vrai? Lui répéteriez-vous sans cesse qu’il est menteur et méchant par nature, et que ses efforts et les vôtres seront impuissants à le corriger? Non, cent fois non; car vous vous rappelleriez une vérité que les romanciers modernes oublient; vous vous diriez que, pour marcher au bien, il vaut mieux être réconcilié avec soi-même, que sévère et découragé... Eh bien, où serait le mal si dans les livres on les embellissait un peu, ces pauvres hommes; si on essayait de les relever à leurs propres yeux, en leur montrant ce qu’ils pourraient être... et non ce qu’ils sont? Mais bah! au lieu de cela, on leur prouve, à grands renforts d’arguments scientifiques, qu’ils sont pervers et corrompus; bien plus, on leur présente le mal comme une plaie inguérissable, on les traite d’êtres irresponsables, on fait d’eux les esclaves de leurs passions! quand ce n’est pas de leurs hérédités! --Ma chère Janik, c’est très raisonnable ce que vous dites, mais les romanciers ne se piquent pas d’être des éducateurs. Puis, il est rare, l’homme qui écrit ce qu’il veut, comme il le veut! La plupart du temps, ce sont des impressions personnelles qu’on jette sur le papier... Et, quand on se sent triste, abattu, quand on ne croit plus à grand’chose, on ne peut qu’exhaler sa désillusion. --Alors, Bernard, qu’on n’écrive pas... Un mauvais livre, c’est une mauvaise action... Tandis qu’un bon livre, un livre loyal, sincère, ah! c’est si beau!... C’est peut-être une présomption bien naïve, Bernard, mais au récit d’un trait généreux, d’un grand dévouement, on s’enflamme, en se disant: «Pourquoi ne ferais-je pas ce qu’un autre a fait?» Et la cause du bien n’y perd pas!... Quand vous étiez écolier et que vous lisiez Corneille, ne sortiez-vous pas de votre lecture plus fort et comme grandi? Le génie du poète vous avait porté si haut que vous planiez au-dessus des mesquineries de la réalité quotidienne; votre cœur s’élargissait pour embrasser tout un monde de devoirs héroïques; vous étiez fier d’être «un homme», et tout votre cœur s’élançait vers je ne sais quel idéal superbe... que vous auriez peut-être atteint, si un tel charme pouvait durer! --O rêveuse enthousiaste! fit Nohel en souriant. Et il admirait Janik, délicieuse avec ses yeux ardents, son visage mobile, qui parlaient autant que sa voix. Il buvait les paroles qu’elle prononçait en s’animant toujours; peu à peu, il se laissait aller à penser comme elle, à vouloir ce qu’elle voulait. Soudain il dit: --Oui, vous avez raison, Janik! Certains livres sont de mauvaises actions. Vous avez raison. Consoler, réconforter, donner confiance en la vie, en l’humanité, ce serait meilleur, ce serait plus louable que de verser goutte à goutte le poison des désillusions et des amertumes! De quel droit Jacques Chépart fait-il porter aux autres le poids de ses propres fautes? De quel droit leur fait-il goûter le fruit de sa triste expérience?... Pauvre Jacques Chépart! Vous ne le connaissez pas... et on dirait que vous le haïssez! Nohel avait prononcé ces mots tristement; mademoiselle de Thiaz le regarda, étonnée, puis, s’étant un instant recueillie: --Non, Bernard, dit-elle, je ne le hais point... il me fait de la peine et m’attache, sans que je puisse définir par quel charme... Je pense que son enfance a été malheureuse, que peut-être il n’a pas connu sa mère, qu’aucune sœur bien tendre n’a partagé ses jeux!... S’il a été privé des affections de la famille, doit-on lui reprocher d’en ignorer le prix?... Plus tard, on l’aura mal aimé; il aura vécu sous le joug d’influences pernicieuses, contre lesquelles nulle main chère ne le défendait... Il faut quelquefois si peu de chose pour éloigner une pensée mauvaise... Un regard, une pression de main... moins encore, une voix, un parfum, qui évoque un souvenir... On m’a raconté l’histoire d’un jeune homme de Plourné qui, se trouvant à Monte-Carlo, fut pris du désir fou de jouer, de jouer de l’argent qui n’était pas à lui... Déjà, il ouvrait son portefeuille... une petite fleur en tomba, c’était une bruyère du pays que lui avait donnée sa fiancée... Les larmes lui montèrent aux yeux... et il s’enfuit. Peut-être qu’aucune espérance, qu’aucun souvenir ne gardait Jacques Chépart. Bernard écoutait toujours, attentif; soudain, il redressa la tête, et, la voix émue: --Je voudrais, murmura-t-il, que Jacques Chépart pût vous entendre. Plus tard, quand je le reverrai, je lui dirai ce que vous m’avez dit... Vous avez raison de le plaindre... ce n’est pas un méchant homme, non, c’est un homme à qui l’on n’a pas su enseigner la vie; c’est, comme vous le disiez, un homme qu’on a mal aimé et qui n’a jamais aimé personne, un homme qui a vécu dans un monde néfaste et qui, se jugeant sévèrement lui-même, s’est cru le droit de juger les autres, impitoyablement. Il a souffert beaucoup, non pas de ces douleurs grandes et saines qui trempent, mais d’un mal lent, écœurant, qui le conduisait à l’abîme, en lui laissant le sentiment de sa déchéance... Oui, il a souffert, je vous assure, il a souffert, riche, envié, autant peut-être qu’un misérable abandonné... Il était si seul dans la foule! Rien ne l’attachait à la terre!... Si vous saviez, un jour, il a voulu se tuer!... Il y eut un long silence, puis Nohel dit très bas: --Janik, voulez-vous me donner cette fleur que vous avez cueillie à la «Fontaine de Marie?»... Je la porterai à Jacques Chépart, et je lui dirai qu’elle s’est fanée sur le cœur loyal et pur d’une jeune fille qui le plaignait... Mademoiselle de Thiaz avait écouté, palpitante: ses yeux s’ouvraient très grands, comme remplis d’une lumière nouvelle. On eût cru qu’un cri allait s’élancer de ses lèvres... mais, soudain, sa main qui déjà cherchait la fleur pour la tendre à Bernard, retomba: --C’est une idée de rêveur, et je ne connais pas Jacques Chépart! dit-elle doucement. Elle quitta la terrasse, mais Nohel y resta longtemps après elle, plongeant ses regards dans les lointains mystérieux du parc. A dix heures, quand on se sépara, il regagna la tourelle. Il chancelait, la tête perdue... une ivresse lui gonflait le cœur. Il contempla ardemment le portrait qui ressemblait à Janik. Ah! comme elle était adorable, comme il l’adorait! Oui, il aimait! Lui, Jacques Chépart, il aimait comme on aime à vingt ans, d’un amour spontané, irrésistible, qui défiait l’analyse; d’un amour qui riait et pleurait à la fois dans tout son être, et qu’il eût voulu crier au monde entier! Il aimait, pour la première fois et, pour la première fois, il espérait, il était heureux, il était jeune! Il ouvrit la fenêtre toute grande, et respira avidement l’air chargé de parfums, croyant entendre des voix joyeuses chanter, pour lui seul, dans la nuit tiède! Et il avait songé à se tuer, l’insensé! Se tuer, quand on peut donner sa vie, être deux et n’être plus qu’un, exister, penser, souffrir ensemble et toujours, toujours ainsi! Bernard ne se demandait pas s’il était aimé: la soudaine révélation de son amour lui avait semblé si douce qu’elle avait effacé pour lui toute préoccupation de l’avenir. Dans la minute de délice, où il s’était dit: «J’aime!» il avait oublié qu’un désespoir naît souvent de cette joie d’aimer que Gœthe a si bien définie: «La félicité suprême du sentiment.» Bernard ne pouvait dormir. Il s’assit à sa table et travailla. Depuis quelques jours, il avait entrepris une histoire simple, écrite en prose... une prose qui n’était pas de la prose poétique, et qui était pourtant la prose d’un poète. C’était un roman très court, dont les mots vivaient, où le rire et les larmes étaient sincères, où l’on humait le parfum frais des bois et l’air salé des plages, où l’on entendait chanter la brise et les grandes vagues! Toute la nuit, Jacques Chépart se sentit porté par sa plume. Il trouvait des harmonies ravissantes pour écrire la langue tendre; car c’était à Janik qu’il pensait; c’était pour elle qu’il se faisait soudain si doux; c’était pour elle qu’il s’accoutumait à tracer, avec des respects infinis, ce mot «amour» qui, jadis, grimaçait sous sa main. Au matin seulement, il relut son œuvre achevée; puis il la cacheta sous bande, à l’adresse d’un grand journal de Paris. Bientôt Janik lirait ces pages écrites sous le regard bienveillant de la petite mère-grand; elle se dirait peut-être que, par une intuition mystérieuse, Jacques Chépart avait deviné ses paroles, qu’il en avait profité. * * * * * Mais Janik, elle non plus, n’avait pas dormi... Quand elle était entrée dans sa chambre, toute vibrante, le visage fiévreux, avec une lueur nouvelle au fond de ses prunelles extasiées, elle avait aperçu une lettre cachetée, qu’on avait dressée, bien en évidence, sur le bureau contre l’encrier, et, devant l’adresse d’une bâtarde correctement soulignée de grands traits, elle avait blêmi. Ses mains, soudainement saisies d’une agitation convulsive, ouvrirent maladroitement l’enveloppe et en arrachèrent le papier... puis elle lut. Alors un sanglot souleva sa poitrine et elle tomba à genoux. --Oh! mon Dieu, murmura-t-elle, pourquoi ne m’avez-vous pas éclairée plus tôt sur lui, sur moi-même?... Que va-t-il penser de moi! VII Dès neuf heures, Nohel se rendit au village pour expédier son envoi; puis il revint lentement, à travers la campagne... Recommencer la vie pour Janik et avec Janik! Il se demandait si ce n’était pas un bonheur impossible. Et pourtant... Pourtant, cette dernière journée pleine d’émotions, la timidité subite de mademoiselle de Thiaz à la Fontaine de Marie, son angoisse sur la plage à l’heure du danger: tout laissait croire à Nohel qu’une révélation s’était faite dans le cœur de la jeune fille. Le même moment lui avait dit qu’elle aimait Bernard et que Bernard l’aimait! Et elle consentirait, la chère créature, à être le délice de celui qu’elle avait rattaché à la vie, elle consentirait à rester le bon ange de Jacques Chépart. ... Alors, il l’emporterait dans son vieux Paris. De l’appartement jadis trop grand et trop vide, il ferait l’écrin de cette beauté fine, un nid embaumé de roses et de violettes, où les étoffes, les couleurs, la lumière, seraient douces et veloutées, où, mieux qu’ailleurs, on s’aimerait, on pourrait causer, l’un près de l’autre, la voix basse... Là Jacques Chépart imaginerait de beaux livres. C’est dans les yeux de «sa femme» qu’il chercherait le mot hésitant sous sa plume, et, quand Janik se pencherait, curieuse, pour lire par-dessus son épaule la page ébauchée, il sentirait sur sa joue la caresse de ses cheveux blonds... Souvent, bien souvent, il lui parlerait de ses travaux, et elle répondrait de sa petite voix claire. Ainsi, il ferait d’elle la secrète collaboratrice de tout ce qu’il écrirait; plus tard, en lisant l’œuvre parue, elle dirait: «C’est ensemble que nous avons pensé cela!» Et tous deux aimeraient ces livres: Bernard, parce qu’il y retrouverait Janik; Janik, parce qu’elle y retrouverait Bernard. Pour eux seuls, un poème chanterait entre les lignes; chaque mot évoquerait un souvenir qu’on se raconterait en souriant, les mains unies... Bernard rêvait ainsi, et il se raillait lui-même, très doucement, en baisant une fleur, qu’il avait cueillie sur la terrasse, pendant que Jeanne parlait. Comme il traversait le jardin baigné d’un soleil clair et tout perlé encore de la rosée de la nuit, Jean-Marc, qui émondait les rosiers d’un grand massif, l’arrêta au passage. --Ah! monsieur Bernard, s’écria-t-il, il faut pourtant que je vous remercie encore; quand on pense que sans vous la petite serait... enfin que nous pleurerions tous, quoi!... Ah! c’en aurait été fini de la joie... Il faut quelquefois si peu de chose et si peu de temps pour que le bonheur s’en aille... Bernard serra la main du vieillard. --J’ai fait ce que n’importe qui aurait fait à ma place, mon brave Jean-Marc; si tu m’en aimes un peu plus, tant mieux, mais n’en parlons pas davantage... Est-ce que mademoiselle de Thiaz a déjà arrosé ses fleurs? --Mademoiselle Janik, oh! elle est matineuse... il y a longtemps que ses plantes ont à boire... elle arrange des fleurs dans le salon... même qu’elle n’avait pas trop bonne mine, ajouta le bonhomme d’un ton mécontent. Bernard tressaillit. --Est-ce qu’elle avait l’air malade? --Pas malade, non... mais les jeunes filles c’est si délicat, si fragile, est-ce qu’on sait jamais?... ah! elle est mignonne celle-là! Nohel était resté pensif, il s’éloigna sans répondre, se redisant machinalement une phrase du jardinier: «Il faut quelquefois si peu de chose et si peu de temps pour que le bonheur s’en aille...» Jean-Marc le suivit un instant du regard. --Pour sûr que ce serait un gentil mari pour mademoiselle Janik, fit-il entre ses dents; seulement, voilà, je crois bien que la patronne a dans l’idée monsieur Pierre... Mademoiselle de Thiaz faisait des bouquets dans le salon jonquille. Légèrement penchée, elle mêlait, sur les bords d’un vase plein d’eau, des fleurs de genêt et des branches d’acacia rose. Au bruit de la porte, elle se retourna; alors Nohel faillit jeter un cri. Non, ce n’était plus Janik, ce n’était plus la rieuse petite mère-grand! Des yeux cerclés de bistre, des yeux qui avaient pleuré et qui n’avaient pas dormi, donnaient maintenant à ce jeune visage une expression navrée... La bouche, contractée, tremblait un peu. --Qu’y a-t-il? dites-moi vite... vous avez pleuré? Bernard avait pris les deux mains de Janik, elle se dégagea doucement. --Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-elle. --Rien! mais je vois que vous avez pleuré, mais je sens que vous avez du chagrin... --Du chagrin, oh! ne croyez pas cela, Bernard... J’ai reçu, hier soir, une lettre qui m’a un peu émue et j’ai passé une mauvaise nuit; voilà tout... Il l’interrogeait encore des yeux. Gênée par ce regard incrédule, elle quitta la table, où les fleurs coupées gisaient, entre-croisant leurs tiges, et elle s’approcha de la fenêtre. Elle s’assit, la tête baissée, puis, après un instant, elle dit très bas, et péniblement, comme si les mots s’arrêtaient dans sa gorge: --Il y a quelque chose que vous ne savez pas, Bernard... Déjà, j’aurais dû vous le dire, puisque vous êtes de la famille. Depuis quatre ans, je suis fiancée au neveu du docteur Le Jariel. Nohel crut que le sol croulait sous lui. --Vous êtes fiancée, vous! Il sentait qu’il devenait blême et que ses traits se tiraient comme ceux d’un mourant. Mais, dans la douleur qui le poignait, il y avait aussi de la colère, une colère sourde, implacable. Janik fiancée! Et rien dans ses paroles ou son attitude ne l’avait laissé pressentir à Bernard. Janik fiancée! Et il l’avait aimée, sans soupçon, sans remords... Ah! Dieu! l’avait-il aimée!... Il le comprenait à cette heure... Et voilà que de tous les rêves du matin, il ne restait plus qu’une inguérissable amertume. Le vieux Jean-Marc avait raison: il faut bien peu de temps pour que le bonheur s’en aille!... Cette ingénue, c’était donc une coquette? C’était donc une femme comme les autres femmes, cette créature idéale dont les yeux semblaient n’avoir jamais menti? Affolé par son désespoir, Nohel oubliait le caractère fraternel de l’affection que lui avait toujours témoignée Janik. Avait-il jamais lui-même prononcé une parole qui pût autoriser la jeune fille à se croire aimée d’amour? Janik, coquette, parce qu’elle avait entouré de soins un convalescent dont elle avait eu pitié, parce qu’elle avait essayé de redresser un esprit faussé, de consoler un cœur chagrin; parce qu’elle avait parlé du devoir humain et de la volonté divine, à celui qui n’y croyait plus? Une coquette bien étrange, alors, et presque invraisemblable, à force de perfidie. Mais Bernard ne raisonnait pas; il souffrait; après avoir entrevu le ciel il venait d’être rejeté violemment sur la terre; après avoir rêvé le bonheur, le bonheur à deux, il se retrouvait seul dans la vie, ayant au cœur une blessure que la main aimée ne panserait pas. Il ne raisonnait pas et il éprouvait, dans sa grande douleur, un désir méchant et bien humain de torturer celle qui le torturait ainsi. Par un suprême effort de volonté, il contint son chagrin; sa voix, prête aux sanglots, s’acéra, mordante. --Vous êtes fiancée? répéta-t-il. Toutes mes félicitations, ma cousine; voilà une grande nouvelle dont je ne me doutais guère! Comment l’homme que vous aimez peut-il vivre loin de vous? Janik parut surprise de ce ton railleur, mais elle répondit avec une douceur calme: --Pierre Le Jariel est marin... Il y a trois ans qu’il est absent pour son service. Hier j’ai reçu une lettre datée du Caire; dans quelques jours il sera ici... --Mon Dieu! quel bonheur pour vous, ma chère enfant!... Les séparations sont si dures, quand on s’aime! La voix de Nohel était âpre, ses paroles sonnaient mal. Janik se tut, mais ses yeux se levèrent pleins de reproches. Alors le jeune homme reprit, plus gravement et très bas: --Pourquoi ne m’aviez-vous rien dit? --Je ne sais pas... murmura-t-elle. Ah! ne croyez pas que j’aie manqué de confiance en vous... --Il y a... il y a longtemps que vous êtes fiancée? --Presque quatre ans... nous nous sommes connus tout jeunes, lui et moi... Nous nous voyions souvent... Ses parents habitaient Vannes où ma tante avait conservé des relations: puis le docteur s’était installé à Plourné, et Pierre passait les vacances chez son oncle... Nous nous aimions bien, comme des amis, comme des frères; nous causions, nous nous promenions ensemble; tante Armelle et monsieur Le Jariel se souriaient en nous voyant et nous appelaient Paul et Virginie... Un jour--j’avais seize ans--on m’a demandé si je consentirais à être la femme de Pierre, et j’ai dit oui... Il me semblait jouer encore au petit mari et à la petite femme. Le docteur, lui, hochait la tête, il trouvait que c’était une folie de lier ainsi deux enfants... Il avait raison peut-être! Mais, à cette époque, je pensais qu’il se trompait et que nous serions très heureux, Pierre et moi. Les doigts de Bernard se crispèrent sur la paume de sa main. --Vous l’aimiez, vous l’aimiez? Mademoiselle de Thiaz eut un sourire triste. --A vrai dire, je n’en sais rien... J’aimais en lui toute sa famille, si bonne, si heureuse, j’aimais les traditions de loyauté, de travail, de sainteté patriarcale, dans lesquelles il avait été élevé. Je me disais que ce serait beau d’être la joie de cette chère maison où la bienvenue me riait partout... puis monsieur et madame Le Jariel sont morts à un mois d’intervalle, leur fille est entrée en religion, et Pierre est parti... --Il a pu vous quitter! Son amour n’était donc pas digne de vous? --Il m’a quittée pour faire son devoir, ce qui était digne de lui, et digne aussi de moi, Bernard!... Il m’a quittée, ayant foi en ma parole, comme j’ai confiance en la sienne. C’est le plus brave, le plus honnête, le meilleur des hommes... --Mais vous ne l’aimez pas, mais vous avez compris que cette affection de jadis n’était qu’une affection fraternelle, et, pour que vous ayez compris cela, il faut... --Non, Bernard! Janik avait ébauché un geste brusque, comme pour lui fermer la bouche; il continua en s’animant: --Non? pourquoi dites-vous non, avant que j’aie parlé... Vous avez donc deviné ce que j’allais dire?... Oui, vous l’avez deviné... Si vous comprenez _maintenant_ que vous n’aimiez pas Pierre Le Jariel, c’est que vous en aimez un autre, c’est... Ah! Janik, Janik, ne dites plus non... Nohel cherchait désespérément le regard de la jeune fille. Elle se leva, affreusement pâle. --Vous vous méprenez, Bernard, dit-elle en étouffant un peu. Je n’ai jamais aimé, je n’aime personne de l’amour auquel vous faites allusion... Quand j’ai été séparée de Pierre, j’étais une enfant; depuis, j’ai grandi, j’ai réfléchi, et j’ai mieux vu en moi, voilà tout!... J’ai eu tort de m’engager si vite, sans saisir la portée de l’engagement que je contractais, et peut-être en cela ne suis-je pas seule fautive: on m’a beaucoup influencée!... J’ai eu tort ensuite d’envisager cet avenir prévu comme une chose trop lointaine... Je n’ai pas assez pensé à mon fiancé. Son retour, notre mariage, ne m’apparaissaient que dans un brouillard vague... Tellement vague que... oh! c’est étrange!... mais c’est hier que j’ai eu pour la première fois l’idée de vous en parler. Une sotte timidité m’a arrêtée, et j’étais décidée à prier ma tante de vous annoncer mes fiançailles, que vous deviez connaître, si peu officielles qu’elles fussent, lorsque cette lettre est arrivée... On l’avait posée dans ma chambre où je l’ai trouvée le soir. J’ai été étonnée, saisie... C’était bien naturel, n’est-ce pas? Comme j’étais un peu énervée, contre mon habitude, j’ai pleuré sans savoir pourquoi... Mais je serai fière d’être la femme de Pierre Le Jariel et... et j’aimerai mon mari. --Et si vous ne pouvez pas l’aimer? D’un mouvement inconscient, Bernard avait joint les mains; il reprit, la voix suppliante: --Réfléchissez. Tant que cet odieux mariage n’est pas accompli, vous êtes libre... réfléchissez! --Nous sommes de la même famille, Bernard, on a dû vous apprendre, comme à moi, qu’une parole donnée est un engagement... Je ne suis plus libre. A ces mots, Bernard changea de visage; un rire cassant lui échappa. --On ne m’a rien appris à moi, ma chère... J’ai toujours conduit ma barque au gré de mes désirs... C’est pourquoi j’ignore totalement la mesure et la pondération qui font les vies calmes et sages... Mais, si j’ai souvent meurtri ceux qui m’aimaient, du moins, je n’ai jamais trompé personne. --J’ai donc trompé quelqu’un, moi? C’était dit fièrement, comme un défi. --Vous m’avez caché que vous êtes fiancée... c’était agir sans franchise. N’avez-vous donc jamais pensé... enfin, c’eût été possible... Nous sommes jeunes tous deux, vous n’ignorez pas que vous êtes jolie... je vous croyais libre... N’avez-vous jamais pensé que... je pourrais vous aimer, moi? Janik tressaillit, mais, cette fois encore, son regard croisa sans honte celui de Bernard et elle répondit: --Non, je ne l’avais jamais pensé. Et elle disait vrai: Non, elle ne l’avait jamais pensé, avant la veille, avant ce moment où Bernard, la voix émue, le regard tendre et dominateur, lui avait dit: «Le charme qui m’a rendu à la vie, au travail, à l’espérance, c’est vous!» Jusque-là, simple et confiante, elle s’était abandonnée à un sentiment qu’elle n’analysait pas, précisément parce qu’elle était très droite, parce qu’il ne lui venait pas à l’esprit qu’elle pût jamais éprouver de l’amour pour un autre que Pierre Le Jariel. Ses fiançailles lui étaient choses si peu nouvelles, qu’elle n’avait pas songé à en faire part à son cousin plus qu’aux autres relations de sa famille qui devaient les ignorer jusqu’au retour de Pierre... D’ailleurs il semblait presque à Janik que tout le monde savait, sans qu’elle eût besoin de le dire, qu’elle épouserait le neveu du docteur... une fois. N’avait-elle pas toujours vécu elle-même, ne vivrait-elle pas toujours avec cette perspective lointaine qui resterait éternellement: l’avenir? Elle parlait peu de son fiancé, elle lui écrivait des lettres de sœur que mademoiselle Armelle lisait et auxquelles Pierre répondait par des récits de voyage, où jamais ne se glissait un mot de tendresse... c’était tout. Et Nohel était venu, très différent du jeune marin, très différent des hommes que connaissait Jeanne. Il l’avait intéressée un peu comme une énigme et beaucoup comme un malheureux; elle avait pris à tâche de le sermonner un peu, de le consoler, parce qu’elle était bonne. Puis, cette tâche l’avait absorbée, cette œuvre bienfaisante s’était emparée de son esprit et de son cœur, en avait chassé insensiblement toute autre pensée; et soudain, quelque chose de suave, de douloureux, d’ineffable, s’était fondu en elle; elle avait compris qu’elle était aimée, qu’elle aimait! Alors elle n’avait pas eu le courage immédiat de dire: «Je ne suis plus libre!» Elle avait eu la faiblesse de vouloir jouir un jour de son rêve, encore si vague, si délicieux... et la lettre de Pierre l’avait brusquement réveillée. Mais elle n’avait trompé personne, ni Bernard, ni Pierre, elle le sentait bien; maintenant, elle ferait son devoir. Elle souffrait beaucoup; pourtant, ce qui lui brisait le cœur, ce n’était pas sa propre angoisse, c’était l’idée que Bernard souffrait aussi, et qu’il souffrait à cause d’elle. Mademoiselle de Thiaz avait quitté le salon, elle s’était accoudée à la terrasse, tristement, la tête dans ses mains. Bernard l’apercevait par la porte entr’ouverte. A cette heure, il ne pouvait définir la douleur qui l’accablait lui-même. C’était comme si elle lui était venue d’une grande lassitude qui prostrait son corps et d’un vide immense qui se creusait dans son cœur... Les choses ambiantes n’avaient plus pour lui qu’une forme indécise. Il était incapable de faire un mouvement, sa vie en eût-elle dépendu. Des idées traversaient son cerveau, mais incomplètes et si fugitives que sa mémoire n’avait pas le temps de les arrêter au passage. Quelquefois, l’une d’elles se dessinait plus nette, et c’était toujours la même. --Qu’est-ce que je vais devenir, maintenant? Il ne savait plus s’il en voulait encore à Janik; il ne doutait pas d’elle; quelque chose de tout-puissant sanctifiait sur le front de cette enfant les paroles que prononçait sa bouche. Elle avait dit: «Non, je n’avais pas pensé que vous eussiez pu m’aimer...» Il la croyait. Et il se figurait les fiançailles de cette innocente qui, sans rien connaître de la vie, avait engagé sa vie. La coupable, c’était mademoiselle Armelle qui, naïvement, avait paré la réalité d’un reflet des romans idylliques de son imagination sentimentale. --Pauvre Janik! pensait le jeune homme. Mais il pensait aussi et surtout: --Pauvre Bernard! Car il se disait que Jeanne était jeune, qu’il y avait en elle une fraîcheur d’impressions, une volonté de bonheur qui triompheraient d’une première déception. L’avait-elle aimé, lui, Nohel? Non, mais, vaguement, elle avait senti qu’il l’aimait et son cœur vierge en avait battu un peu plus vite. La révélation d’une passion jusque-là inconnue l’avait un instant troublée; pendant cet instant, elle avait aimé l’amour... Ce n’était pas Bernard qu’elle avait aimé. Et elle aimerait son mari, franchement, sincèrement, parce qu’une femme «doit» aimer son mari, et aussi, parce qu’il y avait en elle un grand besoin d’aimer, qui chercherait fatalement sa satisfaction. Maintenant, Nohel raisonnait froidement et logiquement, comme s’il se fût agi de la destinée fictive d’un personnage de roman. Mais soudain,--ce fut une sensation étrange, poignante,--il se rappela que cet homme à qui on allait arracher sa dernière chance de bonheur, un faible petit cœur de femme sur lequel il avait concentré toutes ses espérances, que cet homme qui souffrait tant: c’était lui! Et il entrevit qu’il serait au-dessus de sa force de supporter que Janik, sa Janik, appartînt à un autre! L’idée seule de cette monstruosité le brûla comme un fer rouge, il crut qu’il allait devenir fou... Alors une lumière se fit dans son esprit, le sourire d’autrefois, le sourire de Jacques Chépart, tordit sa lèvre, quelque chose de sombre brilla dans son regard empreint, tout à coup, d’une sérénité terrible et il se dit: --Je peux mourir! * * * * * Au même instant un cri jaillit, éperdu. --Bernard, vous pensez encore à vous tuer?... Devant le jeune homme, Janik était là, très pâle... Il balbutia: --Comment savez-vous que j’aie jamais songé à me tuer? Elle suffoquait. --Je le sais... vous l’avez dit pendant votre maladie... dans votre délire... Je le sais... et quand vous parliez de mourir, vous aviez ces yeux-là, vous aviez ce sourire-là! Oh! Bernard, que c’est mal!... Elle joignait les mains. Mais lui n’était pas touché de cette supplication. Il se révoltait plutôt, car il n’admettait pas qu’on devinât ainsi ses pensées, ni qu’on plaignît son déchirement. Dur, amer, il s’écria: --J’ignorais que vous fussiez si bien renseignée... Cependant, vous vous êtes trompée, si vous avez jamais cru que j’abandonnais le désir et la résolution d’en finir avec la vie. Elle essaya de protester, il l’interrompit. --Oh! je sais ce que vous allez dire: le suicide est une lâcheté morale que l’homme n’a pas le droit de commettre... C’est votre opinion, ce n’est pas la mienne. Vous n’êtes pas sans avoir lu Werther, vous qui avez tant lu? Je crois me rappeler que ce héros déraisonnable fait, en certain passage, le plus juste des raisonnements: «Personne, dit-il, ne conteste à l’homme qui souffre par la maladie, le droit de prendre le remède qui lui donnera la guérison; donc, personne ne devrait contester à celui qui souffre par la vie, le droit d’avoir recours au seul remède capable d’enrayer son mal: la mort.» --Si vous voulez comparer la mort à un remède, Bernard, il faut la comparer aux remèdes des êtres sans courage, à l’opium, à l’absinthe, à ceux qui donnent l’oubli des douleurs et non pas la guérison. --L’oubli! Mais, ma pauvre enfant, l’oubli, c’est le suprême bien! L’oubli profond, complet, mais c’est le plus enviable des bonheurs négatifs... qui sont eux-mêmes les seuls que l’homme puisse sagement chercher. Nohel s’arrêta, essayant en vain de se calmer, puis il reprit: --Vous ne me connaissez pas, Janik, non, vous ne me connaissez pas... Hier, nous avons parlé d’un romancier dont le talent, selon vous, a beaucoup nui, en coupant méchamment les ailes aux illusions les plus saintes... Moi, je vous ai dit: «Pardonnez à cet homme, ce n’est pas un mauvais cœur, c’est un esprit mal fait à qui le sens vrai de la vie a manqué». Alors, vous avez plaint Jacques Chépart et vous avez saisi quelque chose de ses tristesses, mais ce que votre candeur n’a pu concevoir, c’est le découragement d’un être qui se sent fatalement poussé à agir mal et qui n’a pas la force de lutter; c’est la désespérance de celui qui n’a même plus l’intérêt, je dirais presque, la consolation du doute!... Eh bien, ce Jacques Chépart, ce personnage malfaisant, cet heureux mortel plus misérable avec sa fortune et sa brillante notoriété que le plus pauvre des ouvriers travaillant, au jour le jour, pour sa femme et ses enfants, ce pessimiste, ce cruel, ce destructeur de rêves; c’est moi! --Je le savais, Bernard... je l’ai deviné, quand vous m’avez demandé cette fleur, répondit mademoiselle de Thiaz. Et, affermissant sa voix brisée, elle continua: --Si le devoir de la vie n’était pas imposé également à tous les hommes, je vous dirais encore: Jacques Chépart est tenu de vivre, car son intelligence est un bienfait dont il doit tenir compte, car son talent, puissant pour faire le mal, le serait aussi pour faire le bien! --Je vous remercie pour Jacques Chépart... et je vous envie ce jugement impeccable, cette rectitude absolue d’idées qui vous fait négliger les exceptions et passer sous silence les conjectures où le devoir de certain homme pourrait ne pas être rigoureusement semblable au devoir de tel autre!... Mais, ne pensez-vous pas que la femme, elle aussi, doit accomplir sa mission sur terre, et cette mission n’est-elle pas de consoler les malheureux, de ramener dans le droit chemin ceux qui s’en sont écartés? --Le devoir d’une femme, c’est, avant tout, de se dévouer à son mari, d’élever ses enfants, de faire de ses fils des hommes, et de leur apprendre qu’il y a contre la douleur d’autre recours qu’un coup de pistolet. Bernard n’eut pas l’air de comprendre. --Voilà, répliqua-t-il toujours ironique, un devoir qui ressemble singulièrement au bonheur! --Vous ne croyiez pas si bien dire, Bernard, répondit Janik avec un sourire triste. Oui, le bonheur est quelquefois un devoir... le devoir des femmes justement... car, presque toujours, le bonheur de ceux qui nous entourent dépend du nôtre. --Soyez donc heureuse, ma cousine... et que Dieu vous protège! Nohel eut un mauvais rire, puis il sortit de la pièce. Au déjeuner, il parla de son départ très prochain, en s’excusant d’avoir déjà trop abusé de l’hospitalité cordiale de mademoiselle Armelle. L’excellente personne protesta vivement. --Encore une semaine au moins, Bernard, ou je douterai de votre amitié! Il allait résister, mais elle ajouta: --Janik à dû vous parler de ses fiançailles, que nous allons pouvoir annoncer à tous nos amis... Je désirerais que vous connussiez Pierre Le Jariel... Il s’écria dans une bravade: --Je resterai, ma cousine, je resterai... ma seule crainte était de troubler une réunion de famille; mais je serai trop heureux de prendre ma part de votre joie. Il parla beaucoup, déploya une verve qui émerveilla la vieille demoiselle, puis, quand on fut sorti de table, il monta dans la chambre de la tourelle, et, mordant son oreiller pour ne pas être entendu, il sanglota. VIII Bernard pensait: «Si l’enfer n’est pas un mythe, on doit y souffrir ce que je souffre!» Mais il avait l’orgueil de sa douleur, il voulait qu’elle restât insoupçonnée de mademoiselle Armelle, il voulait que Janik n’en pût mesurer l’étendue. Pour dérober aux deux femmes son visage décomposé, son front creusé d’un pli, ses yeux pleins d’une sorte d’éperdument, il s’enfuit, loin dans la campagne, demandant à la brise de mer un peu de fraîcheur, à la paix des champs une accalmie passagère. Il refit ainsi sa promenade du matin, sans en avoir la notion exacte, car les choses qu’il voyait maintenant ne ressemblaient plus guère à celles que son ivresse avait embellies d’un tel éclat. Tout à l’heure encore, dans la tourelle où il cachait ses larmes, il s’était juré de lutter, de disputer Janik à l’homme dont on lui imposait l’amour. A moitié fou, il s’était dit: --Pierre Le Jariel ne l’aime pas... Est-ce que j’aurais pu vivre trois ans sans elle, moi? Est-ce que j’aurais pu renoncer à la voir, à l’entendre, à respirer le même air qu’elle?... Non, il ne l’aime pas, moi seul je l’aime... Et malgré ce sentiment fraternel qui l’a un instant abusée, malgré ce préjugé de conscience qui la lie au fiancé de son enfance, elle m’aimera parce que je veux qu’elle m’aime, parce que la puissance de cette volonté de tout mon être fera passer en elle quelque chose de l’amour qui m’a brisé, plus fort que la raison, que le devoir, que tout... Alors, oh! alors, je défierai l’univers entier, et personne ne pourra me la prendre... Mais, avec la fièvre du désespoir, cette exaltation était tombée, remplacée par le mal sourd d’une tristesse, sans violences, comme sans espoirs. Nohel _savait_ que Janik n’était pas femme à s’étourdir de sophismes. Elle aimerait peut-être celui qui l’aimait tant, mais, si elle se considérait comme engagée à Pierre Le Jariel, rien ne le lui ferait oublier. Le sentiment du devoir, du devoir «quand même» inhérent à sa nature, la défendrait victorieusement contre les arguments spécieux. Alors, elle souffrirait et sans se plaindre pour ne pas attrister les heureux... --Non, je ne veux pas, ma pauvre enfant, ma pauvre Janik! Bernard croyait presque parler tant sa pensée était intense, et, dans ce langage muet, il disait: --Non, je ne veux pas que tu m’aimes! Mon amour est funeste, et je ne veux pas ton malheur. Ton fiancé est jeune comme toi; comme toi il a la jeunesse du cœur. La grande existence des marins, l’éternelle contemplation d’un spectacle sublime, un contact fréquent et toujours attendu de la vie, de la pleine santé avec la mort, épure l’âme. Rien n’a pu enlever à l’ami de ton enfance ces ferveurs que tu aimes tant... et qu’on perd toujours, et qu’on ne retrouve jamais, quand on a connu la vie sous certains aspects décevants. Mieux que moi sans doute il comprendra tes enthousiasmes de rêveuse un peu mystique, mieux que moi il te parlera de «l’Idéal», il prononcera ce mot au sens infini, qu’on peut concevoir, mais qu’on n’explique pas!... Oui, il vous aimera mieux que moi, Janik, car il vous aimera _pour vous_, tandis que je vous aurais aimée _pour moi_; et son amour, paisible et serein, vous donnera un bonheur que ma passion inquiète vous aurait peut-être refusé toujours. Moi, je disparaîtrai... et, près de votre mari, vous ne songerez pas à me pleurer. Mourir, enfin mourir!... L’idée avait repris Jacques Chépart, et, maintenant, ni vains regrets, ni fugitifs espoirs, ne la chasseraient plus! En méditant ainsi, il avait beaucoup marché. Les paysans, occupés aux champs, s’étonnaient de voir passer, pâle et furtif comme une ombre, cet homme jeune et élégant qui ne remarquait pas leur salut. Où allait-il? Lui-même l’ignorait. Et d’ailleurs que lui importait? Le soir tombait déjà très bas sur la plaine, les contours des objets commençaient à se perdre dans la brume, l’air était d’un calme oppressant. Soudain, Nohel se trouva devant la Fontaine de madame Marie, qui pleurait toujours de sa petite voix douce... Et Janik aussi était venue là. Fatiguée par l’insomnie de la nuit précédente, elle s’était assise à terre, près de la source et, tandis que sa tête alanguie s’appuyait à la margelle de mousse et de gazon, le sommeil l’avait prise. Elle dormait encore, avec des larmes au bord des yeux. Bernard s’arrêta, à peine surpris, car, pour lui, Janik était partout, et il la contempla à longs regards: dans cet abandon de son être lassé, elle semblait plus délicate et plus faible; si délicate et si faible que le cœur du jeune homme se fondit, ému de cette pitié attendrie qu’on ressent à voir souffrir un enfant. Il eût tout donné pour essuyer ces larmes dont il voyait la trace. Pourquoi avait-il effrayé cette sensitive, pourquoi avait-il rudement évoqué à ses yeux le spectre du suicide? Maintenant, un désir le tourmentait de demander pardon, de s’agenouiller près de sa petite cousine et de baiser, là, dans l’herbe humide, l’ourlet de sa robe ou les rubans de son soulier. --Ah! si vous m’aviez aimé, pourtant! Si vous m’aviez aimé, Janik! Et il enveloppait la jeune fille d’un regard fou où il y avait de l’amour et surtout de la douleur... Un espoir suprême le grisait; soudain il lui semblait qu’entre les lèvres entr’ouvertes de Janik, un nom allait glisser, et que ce nom serait le sien. Il n’osait plus respirer, son cœur battait à se rompre... Mademoiselle de Thiaz ébaucha un mouvement, puis... ce fut à peine un mot, mais Bernard l’entendit: «Pierre...» murmura-t-elle, et elle ouvrit les yeux. Lui restait sans force. Tout était donc bien fini cette fois! C’était donc vrai, qu’il n’avait plus qu’un recours: le néant. A la vue de Nohel, Janik avait tressailli. --Vous! fit-elle. Il expliqua humblement: --C’est le hasard qui m’a conduit ici... et j’allais vous réveiller. Comme vous êtes imprudente! --Je me suis endormie sans le savoir, dit-elle, en se levant toute frissonnante. Et elle ajouta avec un sourire forcé: --Je suis un peu folle. --C’est la joie! Bernard avait parlé avec une ironie malveillante... mais il regretta vite son sarcasme, et se baissant précipitamment, il ramassa l’écharpe blanche qui gisait aux pieds de Janik. La jeune fille se laissa passivement envelopper dans les plis de l’étoffe soyeuse. --Je ne veux pas que vous ayez froid, je ne veux pas que vous preniez du mal, disait Bernard d’une voix sans expression, comme s’il n’eût pas eu conscience du sens de ses paroles. Venez maintenant... bien vite... tante Armelle va vous gronder. Pendant quelques minutes, ils marchèrent sous bois, se taisant instinctivement dans cette obscurité, puis ils débouchèrent dans la plaine; le ciel leur apparut tout à coup, comme un dôme magnifique, constellé de points d’or, et Bernard murmura: --Je vais bientôt partir... Qui sait si nous nous reverrons jamais?... Vous ne m’oublierez pas tout à fait, dites... Janik? Quelquefois... quand vous serez seule... quand vous lirez un des livres que nous avons lus ensemble, quand vous entendrez le chant clair de la Fontaine de Marie... vous me donnerez une pensée, n’est-ce pas? Elle balbutia: --Je ne vous oublierai pas. Je... Mais elle sentit que la voix lui manquait, elle se tut. Ils avaient franchi la grille du château, qui se détachait en grandes lignes dans la nuit bleue. Un parfum étrange, fait de mille parfums qui se confondaient dans les mêmes effluves, montait des plates-bandes ou tombait des arbres en fleurs. Bernard se rappela son arrivée à Nohel et cet instant de délire où, seul sous le ciel radieux d’étoiles, il avait appelé l’âme de la mère-grand. Elle était venue, la bénie consolatrice et la vie du jeune homme, soudain rassérénée, avait changé. Par les yeux doux et gais qui lui avaient si souri, il avait appris l’espérance, presque le bonheur... Tout ce passé encore si proche, tous ces efforts, tous ces rêves, pour que Jacques Chépart se retrouvât, un soir, le même homme, à la même place, avec la mort dans le cœur... Le même homme! Était-il vraiment le même homme?... Il se posait curieusement cette question et une voix intime lui répondait: «Non, tu n’es plus le même, car tu aimes, et cette grande tendresse qui est née dans ton cœur l’a purifié, en le meurtrissant. Tu connais la vraie passion, tu connais la vraie douleur, et tu crois à ton amour, et tu crois à ta souffrance!... Tu as découvert dans cette foi une joie poignante que tu ignorais et que tu ne troquerais point contre ta vieille indifférence!... Tu n’es plus le même homme, car, à cette heure où tu veux mourir, tu sais bien que, si tu vivais, ce serait d’une autre vie; que si tu écrivais, tes œuvres palpiteraient d’une inspiration nouvelle; que si tu meurs, enfin, un souvenir te suivra jusqu’à la minute suprême, un nom aimé parfumera ton dernier soupir!» Bernard leva les yeux vers le ciel: Était-ce la petite mère-grand qui lui parlait ainsi? Alors, une main se posa sur la sienne. --Bernard, fit Janik, essayant en vain de contenir l’émotion profonde qui vibrait dans sa voix, Bernard, promettez-moi de vivre. Il tressaillit, puis par un effort surhumain il obligea son visage contracté à sourire. --Je constate une fois de plus, ma pauvre enfant, dit-il, que je suis un fou de la pire espèce! Comment avez-vous pu prendre au sérieux mes divagations de ce matin! Vraiment, je regrette que des paroles trop légèrement prononcées... Janik l’interrompit, secouant fébrilement la tête: --Ne me trompez pas, Bernard, c’est un jeu cruel. --Un jeu! mais je vous jure... --Non, pas cela, pas cela, par pitié... Vous m’avez dit que je vous avais fait du bien, que vous ne l’oublieriez pas... Vous m’appeliez «conscience», vous en souvenez-vous? Eh bien, écoutez-moi, une fois encore. La petite mère-grand vous parlerait comme je vous parle, si les portraits avaient une voix... Soyez fort, soyez vaillant, soyez homme!... Dites-moi: «Je vous promets de vivre»... Et je vous croirai, et je serai si heureuse... Nohel voulut répliquer, Janik l’en empêcha. --Ne me dites plus que vous êtes méchant, que vous êtes lâche... Ce n’est pas vrai, je vous connais maintenant... je vous ai vu vous jeter à la mer pour sauver un enfant... je sais que vous êtes généreux, je sais que vous êtes brave... Et je sais aussi que vous êtes trop bon pour me faire une si grande peine... Ah! si vous vouliez, vous pourriez réaliser tant de beaux rêves! Vous pourriez vivre d’une vie si noble, si grande! Ah! si vous vouliez! Il hochait la tête d’un air sombre. --Vous ne savez pas ce que vous me demandez, murmura-t-il. --Si, je le sais, Bernard. Je vous demande le plus grand des courages. Non pas ce courage factice, cette fièvre d’un instant que vous appelleriez à votre aide pour faire jouer l’arme qui vous donnerait la mort, mais un courage plus serein, plus digne, un courage de toute la vie... Je vous demande de travailler, de faire du bien, je vous demande de lutter, la tête haute, contre la vie dont vous avez peur!... Et tout cela, Bernard, parce que vous êtes mon ami, mon frère, parce que j’ai soif d’être fière de vous! Son enthousiasme la transfigurait. Malgré sa pâleur et ses yeux cernés, elle était belle. Belle, non plus comme une femme née pour les amours de la terre, mais comme un être idéal, descendu de ce grand ciel pur, qui semblait l’inspirer. Le visage tourmenté, les mains serrées, comme s’il eût traversé une crise de douleurs physiques, Bernard lui résistait. --Je ne peux pas vous promettre cela, non, je ne peux pas... Elle se tordait les mains. --Que puis-je lui dire, mon Dieu! que puis-je lui dire? Bernard, mon Bernard, je vous en supplie!... Au nom de votre mère, promettez-moi de vivre!... Faites-le pour sa mémoire, si vous ne voulez pas le faire pour moi. Janik chancela. Éperdu, le jeune homme lui prit les deux mains. --Si je ne veux pas le faire pour vous!... Il y aurait donc au monde une chose que je ne voudrais pas faire pour vous!... Il la regardait, une immense pitié dans les yeux. --Vous êtes toute blanche, vous souffrez?... Je vous ai attristée, inquiétée... Je ne veux pas que vous soyez triste et inquiète, je veux... oui, je veux que vous soyez heureuse... Ne tremblez pas, regardez-moi. Elle obéit; alors Bernard se pencha sur elle; ses lèvres effleurèrent le front de la jeune fille, et il murmura: --Janik, je vous le promets. En prononçant cette parole qui, de lui à elle, valait un serment, Nohel pensait que c’est un pauvre héroïsme de mourir pour celle qu’on aime. Mais à cette minute même, à cette minute de déchirement, elle triomphait, «la conscience en robe rose»! Et les yeux qui jadis riaient au petit Bernard, quand il était sage, pleuraient maintenant des larmes douces et fières qui disaient merci à Jacques Chépart. IX Le temps marchait. Bientôt Pierre Le Jariel arriverait; l’heureux marin tiendrait sur son cœur sa fiancée, sa «promise», tous les souvenirs, toutes les espérances, reconquis en un instant, dans ce premier baiser du retour. «Déjà! déjà!» disait Nohel... Et pourtant, elles lui avaient paru interminables, ces journées qu’il avait passées dans une quasi solitude, fuyant Janik, n’osant pas lui parler, car il n’aurait su lui dire que deux choses: «Je vous aime!... Je hais Pierre Le Jariel!» Ce Pierre Le Jariel, il faudrait le voir, lui tendre la main; ce serait un affreux supplice! Bernard avait repris une sorte de fièvre; il était à la fois très nerveux, et très las; soudain la peur le saisit de tomber malade, de ne plus pouvoir fuir cette maison hospitalière, dont l’air l’étouffait maintenant, et il choisit le prétexte d’une lettre qu’il venait de recevoir pour déclarer que sa présence était réclamée à Paris comme tout à fait urgente, sous peine de complications graves dans ses affaires. En annonçant ce prochain départ, il avait pâli et cette lividité soudaine accusait encore la maigreur de son visage. Mademoiselle Armelle se révolta. --A Paris, pour y tomber malade et y être soigné par des mercenaires! Belle idée que la vôtre, mon neveu! s’écria-t-elle... Regardez donc un peu la figure que vous avez... Et, nerveux comme vous l’êtes, vous voulez vous mettre en route ce soir! Je m’y oppose absolument. Votre affaire peut attendre jusqu’à... après-demain, voyons?... Vous n’allez pas me refuser ça? Bernard esquissa un geste d’impuissance, mais mademoiselle de Kérigan continua son plaidoyer. --Et le docteur que vous ne reverriez pas! Je viens justement de lire une lettre de lui... il arrive demain à quatre heures et nous convie tous à dîner... vous très particulièrement... Vous ne voudriez pas blesser, en vous sauvant ainsi sans tambour ni trompette, un homme qui vous a témoigné autant de sympathie? Nohel réfléchit un instant, l’air accablé, puis il remercia la vieille fille de ses cordiales instances. --Vous avez raison, dit-il, je serais un ingrat de quitter Plourné sans avoir serré la main du docteur... et pour rien au monde, je ne voudrais vous peiner, tante Armelle, vous qui vous êtes montrée si parfaite pour moi... Je ne partirai que demain soir; il y a un train à sept heures... Ainsi je reverrai monsieur Le Jariel et il m’excusera de manquer--à mon grand regret--son dîner. Le jeune homme s’exprimait d’une voix très amicale, mais avec tant de décision que mademoiselle Armelle ne tenta point d’obtenir une concession plus importante. Pendant tout l’entretien, Janik, qui lisait, n’avait pas levé les yeux. Comme mademoiselle Armelle sortait pour donner un ordre, Bernard, sombre et désœuvré, s’assit à la fenêtre et se mit à décacheter les journaux qu’il recevait chaque jour. En ouvrant l’un d’eux, il eut un sourire amer. On s’était empressé de publier sa nouvelle, _Amour pur_, dont le titre trônait en première page. Était-ce bien Jacques Chépart qui avait écrit ces lignes, exquises de poésie? Non, c’était un amoureux de vingt ans et qu’on aimait!... D’un mouvement brusque, il repoussa le journal. Les yeux lassés, le geste lent, Janik avait posé son livre; elle prit distraitement la grande feuille déployée sur le canapé et y jeta les yeux. Guidé par une mystérieuse intuition, son regard se fixa aussitôt sur le nom de Jacques Chépart. --Ah! Bernard!... vous ne m’aviez pas dit... Il affecta de ne pas répondre. --Est-ce que je peux lire? ajouta-t-elle timidement. Un regret étreignait le cœur du jeune homme; il pensait à la joie qu’il eût éprouvée à dire: «Lisez, chaque mot de cette histoire a été écrit pour vous!» Mais c’était pour Janik, c’était pour sa «conscience en robe rose» qu’il avait travaillé toute une nuit, l’espoir dans l’âme; ce n’était pas pour la fiancée de Pierre Le Jariel. --Lisez, si vous voulez; cette nouvelle ne vaut rien... Telle fut sa réplique maussade. Cependant il ne put résister à la tentation de regarder mademoiselle de Thiaz, pendant qu’elle avançait dans les colonnes, les yeux brillants, les joues empourprées, la poitrine doucement haletante. Elle ne savait pas que Bernard l’observait, elle oubliait la présence du jeune homme, elle s’envolait bien loin dans un autre monde, celui de ses rêves, qu’elle voyait soudain vivre et palpiter, comme un monde réel. Le rythme de cette prose musicale la berçait, remuant tout son être. Jacques Chépart décrivait les bois bretons et, soudain, elle assistait au jeu du soleil dans les feuilles, elle percevait, lointaine et claire, la voix de la petite source... L’histoire d’amour se déroulait, suave, enivrante dans sa pureté; et Janik croyait entendre chanter à son oreille, comme une mélodie inconnue et troublante, les aveux qu’elle lisait. Un moment ses yeux se mouillèrent de larmes, qu’elle n’essuya pas et qui glissèrent lentement, le long de ses joues. Puis, quand, deux fois, elle eut savouré les derniers mots du récit, mots de bonheur, de triomphe passionné, elle leva la tête, et ses yeux extasiés rencontrèrent ceux de Bernard. Il eut comme un éblouissement. --Janik, s’écria-t-il, était-ce à Pierre que vous pensiez en lisant? Une grande pâleur couvrit le visage de mademoiselle de Thiaz; cependant ce fut avec beaucoup de calme qu’elle répondit: --Je n’ai pensé qu’à ma lecture... Vous n’aviez jamais écrit ainsi. Il reprit son air abattu, regardant sans les voir les rosaces du tapis. --Vous avez raison, dit-il, c’est la première fois que j’écris ainsi... c’est aussi la dernière. J’ai écrit dans un moment d’espoir... Spontanément, sans songer au sens que Bernard pourrait attribuer à son élan, Janik lui tendit la main. --Je voudrais tant vous voir heureux! dit-elle. Cet abandon émut profondément Nohel; il pressa légèrement les doigts menus qui se confiaient aux siens. --Si je vous sais heureuse, je serai très heureux, ma petite cousine, soupira-t-il. Et ils se quittèrent sans faire allusion à la grande séparation qui était proche. Cependant, à mesure que le moment redouté se faisait moins lointain, Bernard se sentait redevenir méchant. Comme la nuit précédente, une fièvre ardente lui dévora les veines jusqu’au matin. Un grand abattement le prostra ensuite; dans la journée, mademoiselle Armelle le vit si faible qu’elle essaya encore de le retenir, mais, très affectueusement, il lui fit comprendre que sa résolution était irrévocable. Alors la vieille cousine soupira et retourna à quelque nouveau roman, après avoir recommandé à Bernard de rester très tranquille et en lui annonçant qu’elle allait lui envoyer une tasse de thé bien chaud. Ce thé bien chaud fit sourire le jeune homme; il remercia tout en jurant qu’il n’était pas malade et il regagna le salon jonquille. Un quart d’heure plus tard, Janik entra portant une tasse fumante. --Ma tante m’a dit de... Nohel s’était levé de cet air cérémonieux que, depuis quelques jours, il prenait souvent avec mademoiselle de Thiaz par affectation. --Je suis désolé, ma chère cousine, de vous avoir donné cette peine... et si inutilement, fit-il, en posant sur la table le petit plateau qu’il avait enlevé des mains de Janik. Je ne sais pourquoi mademoiselle de Kérigan me met au régime des tisanes... Je suis bien guéri pourtant! Elle n’insista pas et il s’ensuivit un silence assez embarrassé. --Il paraît que vous ne serez décidément pas des nôtres chez monsieur Le Jariel, commença la jeune fille... vous partez... Bernard l’interrompit: --Oh! je vous en prie, ne vous croyez pas obligée d’ajouter que vous le regrettez, dit-il. Puis il examina ironiquement la toilette toute simple de Janik, une robe de voile blanc garnie de rubans blancs dont les flots satinés faisaient ressortir sa pâleur mate. Les yeux de la pauvre enfant, enfouis dans leur orbite et cerclés d’une ligne violette, paraissaient immenses et trop sombres pour ce visage blême. --Tout en blanc, comme une mariée! Vous êtes charmante, ce soir. Par un mouvement d’extrême découragement, elle ferma les yeux, puis les rouvrit aussitôt, et les leva sur Bernard, comme pour lui demander grâce. Il reprit sans pitié: --Combien vous allez lui sembler belle, à lui! Quand il vous a quittée, vous aviez seize ans ou dix-sept, je crois?... Vous n’étiez qu’une enfant; vous voilà jeune fille. Votre teint a pris plus d’éclat, vos yeux plus d’expression, votre sourire plus de charme. D’abord, c’est à peine s’il osera vous reconnaître... puis il vous retrouvera enfin, car cette métamorphose qui a fait de vous une autre... par un adorable prodige, vous a laissée toujours vous! --Bernard! --Et lui aussi, Pierre, aura changé! L’adolescent aura grandi de corps et d’âme... Mieux qu’autrefois, il saura vous dire qu’il vous aime... Comme il a dû penser à vous, pendant ces nuits de longues veilles, où, seul, rêvant des heures entre la mer et le ciel, il se figurait le village natal et le moment du retour!... Ce moment qui va venir, ce moment qui est là! --Bernard, je vous en prie... Mais Bernard continuait, s’animant encore. Ce qu’il exprimait ainsi c’étaient les pensées qui l’avaient torturé tout le jour, et cette expansion, qui lui déchirait l’âme, lui procurait pourtant une sorte de soulagement. --N’avez-vous jamais songé, Janik, à la minute délicieuse où il vous répétera combien il a souffert et... tant de choses, amassées pour vous dans le trésor de son cœur?... Vous, vous l’écouterez, étonnée, ravie... vous aurez sur les lèvres ce sourire qui vous illuminait les yeux, tout à l’heure, en lisant ce pauvre conte d’amour... Elle eut un grand cri. --Non, Bernard! Ses mains tremblantes cherchèrent un soutien sur la table contre laquelle elle était appuyée. Pâle comme une morte, prête à défaillir, elle attacha une seconde fois sur Bernard des yeux éperdus qui se baissèrent aussitôt. --Oh! assez... vous me faites mal, gémit-elle. --Mal! parce que je vous dis que votre fiancé vous aime, que vous l’aimez, que vous serez heureuse! car c’est un immense bonheur d’aimer... quand ce n’est pas une torture atroce! --Je n’aime pas Pierre Le Jariel... et vous le savez bien. --Bah! vous l’aimerez vite... s’il vous aime! Et comment pourrait-il ne pas vous aimer? Janik secoua la tête, et, très bas: --Je ne l’aimerai jamais... murmura-t-elle. Elle se tut subitement et fit un pas, pour s’enfuir... Bernard la prévint. Soudain une anxiété terrible se peignit dans les yeux du romancier. --Pourquoi ne l’aimerez-vous jamais? pourquoi? je veux le savoir? interrogea-t-il fiévreusement. Mademoiselle de Thiaz ne pouvait plus répondre, les mots se glaçaient dans sa gorge. Ses deux mains se crispèrent sur sa poitrine, sa tête vacilla, tout son corps fléchit. --Je ne sais pas... balbutia-t-elle d’une voix mourante, sentant que cette phrase était une défaite. Mais, dans un appel de suprême détresse, instinctivement ses yeux avaient parlé... --Vous ne savez pas, mais je sais, moi... oh! enfin, je sais!... Cette fois Nohel osait croire, cette fois il avait compris! --Vous n’aimez pas Pierre Le Jariel, parce que vous m’aimez, parce que je vous aime, parce que vous sentez bien que vous êtes ma vie, toute ma vie, que sans vous je ne suis plus rien, je ne peux plus rien!... Janik sanglotait... Faiblement, elle tentait de s’éloigner de Bernard; avec une grande tendresse, il la retint près de lui... --Je vous en conjure, implora-t-il, restez là un instant, un seul instant... ayez un peu pitié de moi. Et elle resta, elle pleura tout doucement sur l’épaule de son ami. Il y avait si longtemps qu’elle dévorait ses larmes! Lui, il la regardait de tous ses yeux, de toute son âme, et la voix brisée, il lui parlait encore, vaguement, comme en rêve. --N’est-ce pas, vous m’aimez? N’est-ce pas, vous voulez bien que je vous aime?... Je vous adore, Janik!... Il me semble que, malgré tous mes défauts, toutes mes erreurs, j’aurais su vous rendre heureuse, par cet amour-là!... Et je voudrais que vous fussiez triste, pauvre, abandonnée, pour vous donner mieux mon cœur, mon travail, ma vie! Je voudrais qu’il me fût possible d’accomplir pour vous quelque chose d’insensé!... Ah! chère enfant, tu le sais bien que je suis ta chose, qu’il n’est pas de folies dont je ne sois capable pour toi!... Je n’espérais plus rien, j’endurais un vrai martyre et pourtant, quand tu m’as ordonné de vivre, j’ai promis ce que tu voulais... Et maintenant que tu me fais tant souffrir, maintenant que tu vas te prendre à moi pour te donner à un autre, je suis docile près de toi comme un pauvre enfant... Comme mademoiselle de Thiaz, le repoussant un peu, s’était assise brisée par l’émotion, il s’agenouilla près d’elle, serrant convulsivement ses mains froides qu’elle n’avait pas le courage de lui arracher. --Ah! chérie, chérie, si je pouvais vous emporter au bout du monde, si vous étiez ma femme, ma chère femme à moi!... Je sais que ce n’est pas possible, je sais... mais cependant si vous m’aviez connu plus tôt... si les choses, enfin, s’étaient autrement passées, vous auriez bien voulu vous confier à moi? Et vous ne l’auriez pas rejeté, ce pauvre homme qui vous aurait dit: «Mon bien ou mon mal, ma joie ou ma peine, dépendent d’un mot de toi.» --Bernard, vous êtes cruel... Bernard, ayez pitié de moi! Brusquement, il se sépara d’elle. --Ah! tenez, c’est vous qui êtes sans pitié dans votre irréductible héroïsme... Je pleure à vos pieds et vous n’avez pas un mot de consolation pour moi!... Mademoiselle de Thiaz se leva. Le feu de ses joues avait séché ses larmes. Debout, à quelques pas de Nohel, elle resta silencieuse, un moment, dans une sorte de recueillement; puis, fermement, elle regarda le jeune homme. --Quel mot ai-je le droit de vous dire qui puisse vous consoler? dit-elle. Bernard s’était laissé tomber sur le canapé, la tête dans ses mains. --Ah! permettez-moi de mourir au moins... gémit-il. --Non, répondit-elle, maternelle et tendre, comme au temps où elle était encore la petite mère-grand du portrait. Non, Bernard, il faut vivre, il faut lutter, il faut travailler! Et, dans un cri où sa douleur à elle se révélait, immense, elle ajouta: --Je vivrai bien, moi! Elle allait quitter la pièce, quand la porte s’ouvrit inopinément devant M. Le Jariel. Les yeux scrutateurs du vieux médecin glissèrent de Janik à Bernard. Sans proférer une parole, il serra la main de la jeune fille et s’effaça pour la laisser sortir; puis se tournant vers Nohel: --Eh bien, mon cher monsieur, que m’apprend mademoiselle Armelle? Vous refusez les invitations de votre docteur? A l’entrée de M. Le Jariel, Bernard s’était redressé brusquement; il ébaucha une phrase d’excuses. --Oui, oui, je suis au courant, vous avez des affaires, interrompit le docteur. Enfin, je le regrette, que voulez-vous... Et puis, voilà que vous êtes malade, nerveux comme une demoiselle, à ce que m’a dit votre cousine... Moi qui vous croyais guéri! Ce serait à perdre le peu de latin qu’on sait... Tout en parlant, le docteur regardait Bernard avec une fixité bienveillante. Après un court silence, il reprit, très amicalement: --Dites-moi, mon cher malade, est-ce bien le médecin qui peut guérir votre maladie? Le ton dont fut prononcée cette phrase émut le jeune homme. --Ah! docteur, s’écria-t-il, si vous saviez comme je suis malheureux! Le docteur ne répondit pas aussitôt; il s’assit lentement, puis, attachant ses yeux gris sur «son cher malade», il dit avec une grande douceur: --Je le sais, mon enfant... Les yeux brillants, la voix frémissante, Bernard continua: --Peut-être est-il malséant à moi de vous faire cette confession... car enfin, le fiancé de Janik, c’est votre neveu; vous l’aimez, vous désirez son bonheur... Mais, si je vous parle ainsi, croyez-le bien, ce n’est pas que je veuille vous apitoyer sur moi, ce n’est pas que j’espère quelque chose de vous ni de personne... c’est seulement parce que je souffre et que vous êtes bon, parce que je n’ai pas d’ami et que j’ai besoin de me confier à quelqu’un qui me comprenne... Ah! c’est que je l’aime comme un fou!... Pourquoi ne m’avez-vous pas dit, docteur, que je n’avais pas le droit de l’aimer?... --Croyez-vous donc que ce soit jamais parce qu’on en a le droit qu’on aime? fit mélancoliquement M. Le Jariel. Et d’ailleurs, aurais-je bien atteint mon but, en vous avertissant du péril? En vous disant, ou à peu près: «N’aimez pas Janik, elle n’est plus libre!» n’aurais-je pas, au contraire, paré ma petite amie du charme dangereux des fruits défendus?... Tandis qu’il y avait des chances, après tout, pour qu’un Parisien comme vous ne remarquât pas les grâces simples d’une petite provinciale... Puis ces fiançailles n’étaient pas officielles... était-ce bien à moi de vous les annoncer?... Si je l’avais fait... --Je serais parti, docteur, le lendemain. --Vous n’auriez pas été en état de partir, mon cher monsieur, et le médecin eût été forcé de vous défendre ce que l’ami vous eût conseillé... D’ailleurs le mariage de mon neveu n’est pas mon œuvre et, en général, j’en parle peu. Autrefois--il y a bien longtemps--votre cousine de Kérigan et mon pauvre frère se sont aimés... Oh! un roman très court... Quelques marguerites effeuillées à deux, un jour de soleil qu’on avait le printemps autour de soi et dans le cœur... Et ce fut tout. Mon frère était pauvre, on lui refusa Armelle et ils se dirent adieu... Mais chaque année qui passe, parfume de tels souvenirs. Devenus vieux, les amoureux de jadis ont voulu revivre leur idylle et lui donner un dénouement... En quelques mots, voilà l’histoire. --Mademoiselle de Thiaz n’aimait pas son fiancé? dit Bernard d’un ton qui faisait une phrase interrogative de cette affirmation. --Elle l’aimait comme aiment les petites filles... de cet amour vague et idéal, qui suit la dernière poupée qu’on casse et le premier roman qu’on lit... Mais Janik n’est pas seulement une nature exquise, c’est une âme droite... Elle estime son fiancé et, quand elle n’aimerait son mari que d’une de ces bonnes affections que cimentent l’habitude, les joies et les soucis partagés... je n’y verrais pas grand mal... C’est votre chagrin à vous, dont je me sens presque un peu responsable, qui me désole surtout aujourd’hui. Bernard n’avait entendu qu’en partie cette phrase; il semblait plongé dans une méditation profonde... Quand le docteur se tut, il dit, se parlant à lui-même, plus peut-être encore qu’à M. Le Jariel: --Oui, c’est une nature exquise! Comment ne l’aurais-je pas aimée? Comment aurais-je pu échapper au charme qui émane de sa personne, de son esprit, de son cœur? elle ne m’a pas seulement conquis, elle m’a transformé, elle m’a rendu à moi-même... Ah! je sais bien! Je ne suis pas digne d’elle! Rien dans mon caractère, rien dans ma vie passée ne m’autorise à dire à cette heure que je l’ai méritée... Au contraire, tout me condamne. Que suis-je, moi? un sceptique, un blasé! un homme qui a fait beaucoup de mal, peut-être... et, à coup sûr, fort peu de bien... J’ai gaspillé ma jeunesse, j’ai sottement employé ma fortune et mon temps, j’ai travaillé comme j’ai vécu, en dilettante, sans me soucier de rien, ni de personne... Et si je m’étais tué, il y a quelques semaines, rien ni personne n’en aurait pâti... Oui, en vérité, qu’ai-je fait pour aller m’agenouiller devant cette pureté, pour oser dire à cette enfant, dont le front n’a jamais rougi: «Donne-moi le premier battement de ton cœur, et le premier baiser de ta bouche... confie-moi ton présent, ton avenir, toi dont le passé n’a appartenu qu’à Dieu!...» Et pourtant ces mots, je les prononcerais, aujourd’hui! Et si elle les écoutait, si, aveuglément, sans raisonner, elle me disait: «Prenez ma vie!...» Je répondrais sans remords et sans crainte: «Oui, je la prends!...» N’est-ce pas que c’est bien étrange, et qu’il faudrait, pour agir ainsi, que je fusse bien sûr de la rendre heureuse, cette enfant qui s’abandonnerait ainsi à un malheureux tel que moi! Le docteur eut un regard ému. --Mon pauvre enfant, dit-il, je vous ai laissé parler... L’expansion soulage quelquefois... cependant le plus souvent elle amollit... Je crois en votre sincérité, je vous plains profondément--vous devez le sentir--et c’est bien votre ami le docteur, ce n’est pas l’oncle de Pierre qui vous a écouté... Mais à quoi bon maintenant retourner en arrière et dépenser votre énergie en regrets, devant un mal sans remède? Pleurer, c’est doux, oui, je le sais... Pourtant vous avez mieux à faire, Jacques Chépart. Ce nom amena un sourire amer sur les lèvres du romancier. --Vous aussi, docteur, vous connaissez Jacques Chépart? --Je le connais sous son véritable nom depuis quelques jours, un journal a commis l’indiscrétion... mais j’admire son talent, depuis longtemps... C’est un découragé, pourtant il possède--ou je me trompe fort--ce qui manque à bon nombre de nos romanciers actuels: le sens moral! Il essaye quelquefois d’abuser ses lecteurs sur l’importance d’une faute ou la réelle portée du mal, mais il ne s’abuse jamais lui-même et on le sent... c’est l’essentiel... Jacques Chépart a un grand talent, mon cher monsieur... et il ne peut mourir d’un chagrin d’amour, il _doit_ en guérir, entendez-vous! --Ah! comment? La voix du docteur se fit à la fois plus douce et plus grave. --Par le travail, mon enfant. Aujourd’hui, vous traversez une crise, demain vous réfléchirez à ce que je vous ai dit. Retournez à vos livres, à votre lampe des laborieuses veillées, à votre plume qui vous attend auprès d’une page blanche... Quand vous vous retrouverez au milieu de ces amis des heures bonnes ou mauvaises, vous pleurerez peut-être encore, mais moins amèrement... Et, comme l’a dit un poète, ce sont les grandes douleurs qui créent les grandes œuvres... Votre génie s’ennoblira de ce que vous aurez souffert; peu à peu, dans ce mystérieux tête-à-tête avec le meilleur de vous-même, vos regrets s’atténueront... Je ne veux pas vous dire encore que vous oublierez--vous ne me croiriez pas!--Cependant l’oubli est au bout de toute chose... et l’oubli que le travail donne est le seul qui soit digne de vous. Le docteur se tut. Mademoiselle Armelle entrait suivie de Janik, et, bientôt, ce fut l’heure des adieux. La vieille demoiselle y apporta son habituelle volubilité; elle multiplia ses adjurations à la prudence, ses recommandations de toutes sortes, elle supplia Bernard de lui écrire, puis elle lui sauta au cou et le jeune homme l’embrassa sur les deux joues, bien franchement, comme au temps de Vannes. Janik attendait, debout à côté de sa tante, le visage décoloré, essayant de sourire, on ne sait pourquoi, d’un pauvre sourire tremblant qui faisait mal. Aussi blême qu’elle, les nerfs affreusement tendus pour ne pas crier son déchirement, Nohel s’inclina devant elle, puis il prit la main qu’elle avançait timidement. --Voyons, voyons, pas tant de cérémonies, Bernard, embrassez votre cousine, mon ami, s’écria mademoiselle Armelle avec bonhomie. L’embrasser! Bernard se sentit défaillir... tandis que sa pâleur devenait effrayante, il se pencha sur le front de Janik et y appuya ses lèvres... --Adieu... murmura-t-il, adieu... --Au revoir, corrigea mademoiselle Armelle. Mais Nohel savait bien qu’il ne reverrait jamais la femme de Pierre. Il pressa vivement la main de M. Le Jariel et s’élança dans la voiture... Longtemps, il crut sentir la caresse des cheveux blonds. --Ah! mademoiselle Armelle, pensait le docteur, vous aimez les romans, vous vous êtes creusé la tête autrefois pour en bâtir un de votre façon et, pourtant, vous voilà bien innocente devant celui qui se déroule sous vos yeux, dans votre propre maison... A quoi donc vous sert d’avoir tant lu? Ce célibataire endurci avait des théories très arrêtées sur le mariage, et il pensait qu’une des conditions du bonheur dans un ménage est la supériorité intellectuelle de l’homme. C’était la grande raison qui l’avait porté à désapprouver les fiançailles que son frère Louis et son amie Armelle avaient nouées avec une joie attendrie, prenant pour une réalité leur intime désir et voyant le présent et l’avenir avec des yeux encore éblouis du passé. A cette époque, Janik avait déjà l’esprit charmant d’une enfant très bien douée et assez sérieusement instruite; puis, par la réflexion, par la lecture, par un travail mystérieux de son cerveau, ses facultés naturelles s’étaient affinées. Elle avait imité «les abeilles qui pillotent de-çà de-là les fleurs, mais font après le miel qui est tout leur». Peu à peu, en s’assimilant ce qu’elle récoltait et amassait de pensées étrangères, elle s’était créé une intellectualité toute personnelle, très féminine, très intuitive, quelque chose de délicat et de rare comme ces plantes qui ne peuvent vivre que dans une atmosphère spéciale. Pierre, le meilleur cœur de la terre, avait beaucoup de bon sens, c’était tout. Ce garçon franc et rond, positif en diable, concevrait mal le caractère de mademoiselle de Thiaz qu’il froisserait sans cesse, et involontairement, dans ses plus secrètes fibres. Il y a des papillons qu’un toucher un peu maladroit blesse à mort; certaines âmes sont comme ces papillons. Non, jamais Pierre n’inspirerait à Janik l’affection tendre et forte, faite de confiance, d’abandon, d’admiration aussi, que toute femme vraiment femme garde dans un coin de son cœur pour celui qui sera son maître. Un maître, le pauvre Pierre! Quelle dérision... Et il serait le premier à souffrir! Le docteur se répétait ces choses, le soir en quittant mademoiselle Armelle et sa nièce, et il pensait à Bernard que la vapeur emportait vers Paris, si faible, si désespéré. Un détraqué, oui, peut-être, ce Bernard, mais un charmeur... Est-ce que, par hasard, Janik l’aimerait? Elle était bien pâle et bien troublée en lui disant adieu... X Pendant que mademoiselle Armelle, le docteur et Pierre causaient dans le salon, Janik s’était isolée sur la terrasse. Elle était lasse, si lasse! Il y avait six semaines que Bernard était parti... Mademoiselle de Kérigan et M. Le Jariel avaient reçu deux fois de ses nouvelles. Il ne se ressentait plus de sa maladie, il était très occupé, travaillait beaucoup... Le nom de la jeune fille n’était pas même mentionné dans le courant des pages; en terminant, Nohel envoyait «ses respectueux souvenirs à mademoiselle de Thiaz», c’était tout. Et Janik avait souri, les larmes aux yeux, à cette formule, dérisoire en sa banalité. Un autre jour, la vieille demoiselle avait poussé des «ah!» et des «oh!» à n’en plus finir, en lisant une seconde lettre, plus longue, de son cher Bernard: «Puisque vous «adorez» Jacques Chépart, disait cette lettre, je ne puis résister au plaisir de vous adresser une nouvelle édition de ses œuvres les moins imparfaites, en vous avouant son véritable nom.» --Comme ces pauvres écrivains sont moins terribles qu’ils n’en ont l’air! s’écria-t-elle, Jacques Chépart, c’est Bernard! je n’en reviens pas. La lettre était pleine d’une déférence très affectueuse; mademoiselle de Kérigan, enchantée, la fit lire à mademoiselle Louise et au docteur, puis, comme Janik qui travaillait à l’aiguille en écoutant passivement ce que lui racontait Pierre, n’avait pas donné le moindre signe d’intérêt ou même de curiosité, elle s’indigna: «Quelle ingrate, cette Janik!... Elle était toute à son Pierre et ne songeait plus au pauvre Bernard!» --Et il était en admiration devant elle, docteur... Parfois n’allais-je pas craindre qu’il ne fût amoureux! Une interrogation muette et très rapide passa dans les yeux de Pierre, tandis que mademoiselle de Thiaz tendait la main pour demander la lettre, mais personne ne s’en avisa. Elle était calme, cette lettre, et spirituelle, amusante, presque enjouée. --Allons, pensa Janik, le voici en bonne voie! Depuis le départ de Nohel, combien de fois avait-elle prié: «Mon Dieu, faites qu’il m’oublie!» Maintenant, elle avait froid au cœur en constatant qu’il l’oubliait. Et elle éprouvait une souffrance révoltée, en se disant que cet oubli irait croissant, et que c’était inévitable, et que c’était bien heureux!... Un jour, la petite Bretonne ne serait plus qu’un souvenir pour Jacques Chépart; il rencontrerait d’autres femmes plus séduisantes; peut-être même un jour s’éprendrait-il d’une jeune fille très bonne et très jolie... alors il se marierait. Janik rendit la lettre à sa tante; elle eût voulu se sauver dans sa chambre pour y pleurer de douleur, de jalousie... presque de honte aussi. Dieu savait pourtant qu’elle avait combattu pour s’arracher cet amour de l’âme, pour s’attacher à Pierre!... Mais dès le premier jour de l’arrivée de son fiancé, des comparaisons s’étaient imposées à son esprit. Oui, dès le premier jour, au moment où, dans la joie du retour, Pierre lui avait plaqué sur les joues deux baisers sonores et où elle avait pensé au baiser tremblant de Bernard à l’heure de la séparation, baiser craintif dont l’émotion l’avait pénétrée toute et dont la sensation d’angoisse et de délice la poursuivait encore, comme une tentation mauvaise. Un si bon garçon, d’humeur si joyeuse, ce Pierre! Mais qu’il était exubérant, qu’il parlait fort; sa voix bruyante, habituée à dominer le flot, étourdissait... et Bernard avait la voix grave, un peu voilée et l’on se sentait bercé par sa parole. Sur la requête de Janik, Pierre avait raconté ses voyages, il les avait racontés en homme qui n’est pas dépourvu de toute idée du pittoresque. Les différents pays, leurs types humains, leurs rites religieux, leurs habitudes sociales, l’avaient généralement frappé par leur côté original; il les décrivait avec une sorte de verve naïve qui amusait tout le monde, mais... Là encore il y avait un _mais_. Des critiques modernes ont dit que les livres sont moins précieux par ce qu’ils contiennent effectivement que par les échos qu’ils éveillent à l’esprit et à l’âme du lecteur... Janik pensait qu’il en est des pays qu’on traverse comme des livres qu’on lit, et que le son de la harpe que les mots ou les sites font vibrer en nous, dépend moins du doigt qui les touche que de la qualité de nos cordes intimes. Tous les voyageurs ne voient pas de même parce qu’ils voient au travers de leur propre personnalité; Pierre avait vu trop bien, trop objectivement dans ses voyages. A tort ou à raison, mademoiselle de Thiaz se figura que, dans les mêmes pays, Bernard aurait senti et pensé autrement. Ses souvenirs auraient eu peut-être des contours moins précis et des couleurs moins vives, mais il aurait mieux saisi les mystérieuses correspondances des choses et les mots qu’il aurait prononcés auraient eu d’infinis prolongements dans l’esprit de ses auditeurs... Cependant, Janik essayait de réagir, de rendre justice à son fiancé, de lui faire partager sa vie intellectuelle... Un moment qu’elle était seule avec lui, elle ouvrit les _Stances et Poèmes_ de Sully-Prudhomme, un poète qu’elle aimait, parce qu’il est doux, chaste et profond. Dans la journée, en lisant le petit recueil, elle s’était dit spontanément: «Bernard aurait compris comme moi ce passage...» et pour se punir de cette pensée, elle s’était juré de lire le passage à Pierre. Elle lisait bien, à mi-voix, mettant dans chaque mot beaucoup de pensées. Pierre écouta. Quand elle se fut tue: --C’est bien subtil, Janik, dit-il. Un peu déconcertée, elle répondit: --Vous n’aimez pas cette poésie? Lui protesta: --Si, si... c’est très joli... mais j’aime mieux Victor Hugo. Janik admirait en Victor Hugo le plus merveilleux des artistes du Verbe, un peintre prestigieux, un poète géant; mais ce nom sonore, jeté au milieu du poème intime et pénétrant qu’elle savourait, lui fit l’effet de la note magnifique d’un instrument de cuivre interrompant soudainement le concert discret et un peu triste d’un violon. Ce qui la choqua, ce ne fut pas l’opinion de Pierre, mais l’inopportunité de la comparaison qu’il avait faite. Des mots superbement colorés, d’éblouissantes clartés ou de saisissantes ténèbres, des lignes majestueuses, une grande voix, de grandes images bien sonnantes, voilà ce qui pouvait charmer le marin... Mais il ignorait que chaque poète peut avoir son heure. Quand la nature s’enveloppe dans la mélancolie des soirs d’automne; quand on se laisse gagner par la langueur des choses; quand, troublé par le spectacle écrasant des mondes, poussière d’infini, qui sème d’or la nuit, on se sent inquiet, souffrant... est-ce Victor Hugo qu’on lit? Janik avait beau faire, jamais sa pensée et celle de Pierre ne se rencontraient au même point, jamais leurs cœurs ne battaient à l’unisson. Tout en Pierre la froissait: jusqu’aux paroles affectueuses qu’il lui débitait à voix haute, et dont elle trouvait qu’il aurait dû faire un grand secret, puéril et charmant. Si Bernard avait jamais une fiancée, quels mots doux et mystérieux il inventerait pour elle! Et puis aussi, et puis surtout Janik n’aimait pas Pierre, et elle aimait Bernard. Elle aimait Bernard et, si elle avait bien cherché au fond de son cœur le pourquoi de cet amour, elle n’y aurait trouvé que le mot exquis de Montaigne: «Je l’aimais, parce que c’était lui, parce que c’était moi!» Parfois, cependant, elle se prenait à mépriser Pierre de ce qu’il ne voyait pas se dresser un obstacle entre elle et lui, de ce qu’il ne comprenait pas qu’il y avait autre chose qu’une timidité de jeune fille, dans la pâleur qui envahissait son front, dans le frisson qui glaçait son être, quand il lui baisait la main--la seule caresse qu’il se permît. Elle se disait qu’après tout, elle était libre encore, que rien d’irrévocable ne lui interdisait d’aimer Nohel, d’être aimée de lui... Puis, elle avait un mouvement de remords, elle plaignait ce pauvre Pierre, si tranquille, si confiant, si fidèle; elle s’en voulait de ses injustices, et elle pleurait. ... Mais elle ne dormait plus, elle mangeait à peine, et elle s’émaciait de plus en plus, les yeux trop grands, la taille trop longue, les mains si fluettes qu’au moindre geste sa bague lui glissait du doigt. --Et il ne voit rien! Comment ne voit-il rien!... s’écriait-elle quelquefois. En cela, elle méconnaissait l’affection de Pierre Le Jariel. Il voyait... il voyait si bien qu’il n’avait pas encore osé demander qu’on fixât la date du mariage. Souvent, à la dérobée, il regardait mademoiselle de Thiaz avec une sollicitude inquiète. --Qu’a-t-elle, qu’a-t-elle? s’était-il répété cent fois. Sous ce front blanc, qu’y a-t-il que ces yeux ne me permettent pas de lire? Pourquoi nos pensées, nos paroles se heurtent-elles toujours? Ce soir-là, il remarqua l’absence de Janik; au bout d’un instant, il laissa le docteur et mademoiselle de Kérigan à leur causerie, et rejoignit la jeune fille sur la terrasse. Elle avait appuyé sa tête fatiguée contre le treillage garni de plantes grimpantes, et ses yeux, noyés d’une tristesse vague, se fixaient sur quelque chose de très lointain que personne ne pouvait voir. Pierre la contempla ainsi, sans qu’elle eût le moindre soupçon de sa présence. Enfin il dit: --Janik... Et elle tressaillit, s’attendant peut-être à une autre voix. --Ah! c’est vous, Pierre... --Ma pauvre Janik... vous êtes si pâle!... Est-ce que vous souffrez? --Mais non... répliqua-t-elle, tentant de sourire... --Janik, si vous aviez quelque chagrin, vous me le diriez, n’est-ce pas? Le ton de Pierre était très amical, il avait en observant mademoiselle de Thiaz de bons yeux de chien fidèle. Elle s’attendrit: --Oui, Pierre, je vous le dirais... mais je suis très contente, je n’ai rien... Elle se faisait horreur, car enfin, de cœur et de pensée, elle avait trahi Pierre. Mais avait-elle le droit de répondre à ce pauvre garçon qui lui témoignait une si indulgente tendresse: «Je ne vous aime pas, je n’aurai jamais le courage d’être à vous...» Ah! ne savoir à qui demander conseil, ne pouvoir confier ce qu’elle éprouvait, ce qui lui torturait l’esprit, ni à mademoiselle Armelle, qui était incapable de la comprendre, ni au docteur, qui était l’oncle de Pierre... Pourquoi ne devinait-il pas ce que Janik faisait tout au monde pour lui cacher, le docteur? * * * * * M. Le Jariel devinait bien le secret de Janik, insensiblement il avait pénétré les douleurs et les luttes qui minaient sourdement sa petite amie, mais il ne savait pas à quel parti s’arrêter. Un après-midi, Pierre, qui avait déjeuné au château, entra de meilleure heure que de coutume dans le cabinet de son oncle. --Janik a très mal à la tête, dit-il. Elle est montée dans sa chambre... Je la trouve vraiment mal disposée ces jours-ci. Le docteur ne répondit pas, il examinait avec une grande attention les dessins de son parquet. Pierre continua: --C’est une étrange fille... Il y a des jours où... je ne sais comment te dire, mais... je me sens si loin, si loin d’elle. --Voyons, mon petit,--dit alors M. Le Jariel en relevant brusquement la tête pour regarder son neveu,--sois franc avec moi, aimes-tu Jeanne de Thiaz? --Oui, je l’aime beaucoup et... --Un mot de trop, interrompit le docteur. «J’aime», cela dit tout. Il n’est pas d’adverbe qui ne diminue cette parole-là... --Eh bien! mon oncle, j’aime Jeanne de Thiaz... Mon père et mademoiselle Armelle me l’ont de tout temps destinée, il me semble avoir grandi avec l’idée qu’elle serait un jour la compagne et l’amie de toute ma vie. Quand j’étais au loin, mon cœur faisait d’elle la personnification même du pays et de la famille; je songeais d’une même pensée à la France, à elle et à toi... Je l’admire infiniment, bien que souvent elle me surprenne un peu... Elle est très bonne et très droite, je sens qu’aucune femme plus qu’elle ne mérite d’être la joie et la fierté d’un honnête homme... Et c’est par elle que je veux être heureux et fier. Peut-on appeler ce sentiment-là de l’amour? Je crois que oui. --Eh bien! moi, mon petit, je crois que non, conclut le docteur... Ah! quelle folie, ces mariages qu’on arrange comme le vôtre, ces serments qu’on échange sans en concevoir la gravité... quitte à apprendre plus tard ce que c’est qu’un véritable amour, et à l’apprendre avec des sanglots!... Quelle folie! Voilà deux petits amis qui s’aimaient bien, on a voulu en faire deux amants... on les a crus heureux en vertu de je ne sais quelle chimère, puis on les a séparés pendant quatre ans... comme si l’absence était bonne conseillère. Pierre ouvrit la bouche pour protester. --Mais, malheureux, Janik ne t’aime pas et tu n’aimes pas Janik! continua M. Le Jariel. Non, tu ne l’aimes pas... Et tu l’avoues toi-même quand tu cherches à expliquer ton amour. Elle est pour toi une femme que tu crois digne d’un honnête homme, elle n’est pas la femme, la seule, l’unique femme à laquelle ton cœur puisse se donner. Tu parles trop raisonnablement, je te dis... On est un peu fou quand on aime! Et elle, voyons, est-ce qu’elle t’aime, elle? Pierre eut un geste découragé. --Non, fit-il très bas. Et il ajouta: --Mon oncle... il me semble, je... ne crois-tu pas qu’elle ait un chagrin? Le docteur hésita avant de dire: --Si, je le crois, mon ami... Le jeune homme regarda attentivement son oncle, puis, tout à coup, il éclata: --Ah! ce monsieur de Nohel, n’est-ce pas?... J’en étais sûr. --Je l’ignore, mon pauvre enfant, répondit le docteur. Cela se peut... mais Janik est une noble fille; si elle en aime un autre que toi, elle ne l’a dit à personne... Si tu veux connaître son secret, c’est à elle qu’il faut le demander. Pierre semblait un peu étourdi par cette conviction qui subitement avait éclairé son esprit. --Quel homme est-ce donc que ce Bernard! s’écria-t-il avec une certaine rage. --Un très brave garçon, mon petit, soyons justes... Moi, je l’aime beaucoup, pour ma part... Un cerveau mal équilibré... oui, c’est possible... mais on ne les compte plus, par le temps qui court... Très sincèrement, sans la moindre arrière-pensée, Janik lui a fait de la morale, et, que veux-tu, elle est délicieuse, Janik!... Monsieur de Nohel n’était pas plus aveugle que toi, et il ne la savait pas fiancée... Mademoiselle Armelle aime les longues et mystérieuses promesses, voilà où cela mène... Quand Bernard a appris votre engagement, il est parti; était-il trop tard pour le repos de Janik? c’est ce que je ne puis te dire. J’en suis réduit moi-même aux hypothèses... Sois patient, sois doux avec cette pauvre enfant... Le temps est un grand maître; peut-être oubliera-t-elle. Pierre secoua la tête: --Non! elle n’oubliera pas, et mon bonheur est empoisonné... Ah! ce Bernard! Un Parisien, un romancier, un fou!... Elle sont toutes les mêmes, va!... Moi je ne suis qu’un pauvre gars bien naïf qui l’aimais à ma manière,--oh! sans grande passion, sans grands mots, mais sincèrement tout de même... Je l’aimais parce qu’elle est jolie, franche et bonne... Et il faut que cet homme... Pourquoi l’aime-t-il, lui? Parce qu’elle est trop intelligente, trop délicate, un peu mystérieuse... Parce qu’elle ne ressemble pas aux femmes qu’il a déjà aimées, parce que... --Mon pauvre petit, cet homme aime Janik; il ne l’aime pas parce qu’elle est ceci ou cela, il l’aime et ça suffit... --Et Janik, reprit le jeune homme en s’exaltant, Janik en qui je croyais comme en Dieu! --Et tu avais, parbleu, bien raison de croire en elle... puisqu’elle a laissé partir Bernard, puisqu’elle ne t’a pas rendu la petite bague qu’elle porte au doigt... ce qu’elle avait bien le droit de faire après tout!... Pierre haussa les épaules. --Voyons, mon ami, dit le docteur, tu as beaucoup voyagé de par le monde... tu n’es pas toujours resté sur ton bateau... Est-ce que tu pourrais me jurer que, pendant ces trois dernières années, tu n’as jamais oublié Janik... mais là jamais? Il eut un mouvement de dédain avec un vague sourire. --Et après? repartit-il... Est-ce que c’est la même chose? Est-ce que j’ai laissé mon cœur là-bas? XI Pierre Le Jariel avait la tête en feu. Il était blessé dans son amour-propre d’abord, et un peu aussi dans son cœur. Il lui semblait que quelque chose s’était brisé dans sa vie--oh! non pas peut-être un lien essentiel, mais une habitude très douce. Était-il possible qu’un autre lui prît cette Janik charmante qui, de tout temps, lui avait été promise, cette petite femme de son enfance, dont il avait prononcé le nom comme un nom de sainte, aux jours de tempête? Oui, il l’aimait d’une affection toute paisible... parfois elle lui paraissait trop frêle, trop pâle, trop blonde; elle ne réalisait pas pour lui le type de la beauté féminine, elle l’impatientait aussi avec ses idées qu’il comprenait mal... Mais enfin, elle était sa fiancée, elle lui avait juré d’être un jour sa femme, l’abandonnerait-il à ce romancier, renoncerait-il à tous les projets d’avenir qu’il avait édifiés? Non, cent fois non! Il se montrait irrité, troublé et, disons-le, dérangé dans sa quiétude coutumière. Le soir, après dîner, sous le prétexte de chercher des nouvelles de mademoiselle de Thiaz, il se rendit au château. Il ne savait pas exactement ce qu’il allait dire ou faire, mais il aurait donné dix ans de sa vie pour s’expliquer clairement avec Janik, et l’accabler de son ressentiment. La nuit était très belle. Il trouva la jeune fille dans le jardin avec mademoiselle de Kérigan et sa lectrice. Elle était moins pâle que dans la journée, cependant on voyait que son esprit s’était envolé bien loin de la conversation que soutenaient les deux vieilles filles. Le neveu du docteur s’y mêla un instant, mais, bientôt, il se rapprocha de Janik, assise un peu à l’écart, et lui demanda si son mal de tête avait entièrement disparu. --A peu près, dit-elle avec un sourire absent. --Alors, voudriez-vous faire un tour de jardin avec moi? La voix de Pierre était froide; mademoiselle de Thiaz le regarda avec surprise, mais elle se leva docilement et posa sa main sur le bras qu’il lui offrait. Ils s’enfoncèrent dans les allées, marchant sans parler, absorbés tous deux, et Pierre dit, doucement, cette fois: --Je ne puis jamais vous voir sans témoin, Janik, nous ne causons que de banalités, je ne vous connais pas, vous ne me connaissez guère... Ce soir, il me fallait absolument vous ouvrir mon cœur... Vous m’inquiétez. --Encore cette idée! --Ce n’est pas seulement une idée qui me préoccupe, Janik, c’est votre visage livide, c’est le dépérissement dans lequel vous êtes tombée et qui n’est pas naturel... c’est... je ne sais quoi de vous qui m’échappe sans cesse... Je sens un mur de glace entre nous, et je ne peux plus supporter cet état de choses... Vous n’êtes plus la même, vous êtes malheureuse, je le sais... et je viens vous demander ce qui vous attriste ainsi... Je veux le savoir, j’en ai le droit. Son ton, amical d’abord, s’était transformé peu à peu, devenant très rude. Suffoquée par cette colère subite, Janik quitta son bras. --Mon Dieu, qu’avez-vous, Pierre? balbutia-t-elle. Est-ce que je me suis plainte, est-ce que je vous ai fâché? --C’est moi qui me plains... Prise soudain du tremblement nerveux qui, depuis quelque temps, la secouait toute à la moindre émotion, mademoiselle de Thiaz se laissa tomber sur un banc, dans le rond-point où, d’un commun accord, ils s’étaient arrêtés. --Je vous assure que vous avez tort, Pierre, que mon affection pour vous n’a pas changé... que je ne suis pas malade... que je ne souffre pas... En disant cela, elle pensait: «Peut-être qu’à force de souffrir, je mourrai... alors tout sera bien.» Et Pierre en eut comme l’intuition. L’instant d’avant, il avait été sur le point de s’écrier: «Vous m’avez trompé, vous aimez Bernard de Nohel!...» Et l’idée de ce coup de théâtre l’avait exalté d’une joie méchante. Maintenant, il avait honte de sa cruauté. Dans une de ces visions rapides dont les cerveaux les mieux équilibrés ne sont pas maîtres, il crut assister une seconde fois à une scène lointaine. Il revécut l’heure où sa mère était morte. Comme il était blême ce pauvre visage agonisant! Comme déjà, elle semblait venir d’un autre monde, cette voix à peine perceptible!... Debout près du lit, Janik se tenait silencieuse avec des yeux tristes, un peu effrayés du grand mystère; alors, sur un signe de la mourante, Pierre avait pris la main de sa fiancée et la voix faible, la voix d’au-delà, avait murmuré: «Je te confie son bonheur; tu en es responsable, songes-y bien!...» --Oui, mère, je te le jure... A cette époque-là, le bonheur de Janik, c’était une idée si simple, une idée que Pierre séparait si peu de celle de son bonheur à lui! Mais tout s’était bouleversé... Et il avait juré que Janik serait heureuse. Mademoiselle de Thiaz se taisait, le regard morne. Enfin elle dit: --Si nous rentrions, Pierre... Elle semblait épuisée, elle parlait de retourner au château, avec un air de ne plus avoir la force de se lever... Saisi d’une profonde pitié, ému d’une tendresse toute protectrice qui lui revenait des jours d’autrefois où il disait «petite sœur», Pierre s’assit auprès de la jeune fille. --Janik, supplia-t-il, voulez-vous me pardonner? J’ai été injuste, j’ai été méchant, mais c’est fini, je vous le promets... seulement, ayez confiance en moi. Il lui avait pris les mains, il la contemplait avec ses yeux fidèles et indulgents des bons jours. --Mon Dieu, que puis-je vous dire?... Pierre, ne me torturez pas ainsi, gémit-elle. Et, très énervée, elle se mit à pleurer. --Janik, je vous jure que je ne songe en ce moment qu’à vous, à votre bonheur... Il y a bien des jours que je vous observe... oui, je sais, vous ne vous en doutiez pas... mais, j’ai compris beaucoup de choses... d’abord j’ai compris que vous ne m’aimez pas, Janik? --Pierre! --Oui, oui... entendons-nous bien, je suis toujours dans votre cœur le petit Pierre fraternel avec lequel vous faisiez de si beaux jeux... mais votre fiancé, oh! non! Elle ne répondit pas, il reprit: --J’ai compris cela, et puis encore autre chose... Il y avait une si grande douleur dans vos yeux!... Janik! ma pauvre petite Janik, ajouta-t-il avec une sorte de précaution tendre, j’ai compris que vous en aimiez un autre. Elle jeta un cri étouffé; tout son corps eut un mouvement éperdu; brusquement, elle cacha son visage dans ses mains. --Ma pauvre enfant, murmura Pierre en retenant contre son épaule cette tête qui vacillait, il faut bien que je vous parle ainsi... Écoutez-moi... quand j’ai eu la certitude qu’un autre, plus heureux que moi, s’était fait aimer, ma tristesse a été grande et je me suis senti très fâché contre vous, mais maintenant, ma colère est passée, je ne vous en veux plus, plus du tout... Je n’étais pas l’homme qui pouvait vous plaire, il y a longtemps que je le sais. Janik sanglotait. --Ma petite, ma petite, fit Pierre avec la même douceur, ne pleurez pas... Cela vaut mieux ainsi, je le sens si bien, moi!... Je ne vous aurais pas rendue heureuse, je n’aurais pas été heureux... Oui, cela vaut mieux, bien mieux... C’était un peu difficile à dire... c’est dit maintenant, voilà. --Oh! Pierre, vous êtes trop bon pour moi... je ne le mérite pas... vous avez dû me mépriser un moment!... Et pourtant, ce n’est pas de ma faute, Pierre... Si vous pouviez comprendre... je ne savais pas que... qu’il m’aimait. Je ne voulais pas, je ne savais pas l’aimer... Elle pleurait encore. Pierre essayait de l’apaiser. Il lui dit avec une gaieté affectueuse: --Ma vraie fiancée à moi, c’est la mer; vous auriez pu être jalouse d’elle... Avez-vous lu _Pêcheur d’Islande_? Peut-être qu’un jour elle m’aurait pris comme le mari de la pauvre Gaud... Tandis que vous resterez toujours ma petite sœur... elle ne s’en plaindra pas. Il parlait si simplement que, peu à peu, dans le cœur de Janik descendait l’impression réconfortante que Pierre n’avait pas beaucoup de chagrin, qu’il jugeait très sainement, qu’il avait raison, que pour tous deux «c’était mieux ainsi...» Elle n’avait plus qu’une pensée, qu’un rêve! --Lui, Bernard, mon Bernard, m’aime-t-il? Et elle ne sut jamais que cette minute où, faible et brisée, elle s’était appuyée sur Pierre, cherchant en lui un soutien, un espoir, avait été la seule où le pauvre garçon l’eût aimée d’amour... --Eh bien! mon oncle, nous le lui donnerons son Nohel. Le docteur avait pris à deux mains la tête de son neveu et l’avait vigoureusement embrassée. --Tiens, tu es un brave enfant, toi! Et ils avaient causé, plus calmes. Le cœur de Pierre saignait bien un peu; la douleur de Janik lui avait révélé ce que son amour pouvait être, mais il était content de lui-même, presque fier. --Oui, nous le lui donnerons son Nohel, dit-il encore, et j’irai le chercher... afin qu’il sache bien, lui aussi, que c’est moi qui veux leur bonheur et que... que, par le cœur du moins, j’étais digne d’elle. Pierre se tut un instant, puis il émit cette idée qui lui venait: Bernard pouvait avoir oublié Janik, ne l’aimer plus? M. Le Jariel hocha la tête. --Si c’est un dernier espoir qui t’inspire cette hypothèse, mon petit, ne t’en berce pas... J’ai reçu tout à l’heure une lettre de monsieur de Nohel... Il n’y prononce pas le nom de Janik, mais ce sont bien les pages les plus désespérées que Jacques Chépart ait jamais écrites. --Allons, tant mieux! soupira Pierre... Hier, quand nous nous sommes séparés, elle m’a dit: «Peut-être qu’il m’oublie, lui, pendant que vous pensez tant à moi, mon pauvre Pierre!...» Elle ne m’avait jamais parlé si gentiment. C’est étonnant comme la meilleure des femmes a encore des mots cruels, mon oncle! XII Dans le grand cabinet de travail, riche et sombre avec ses vitraux gothiques, son plafond aux caissons curieusement travaillés, ses murs tendus d’étoffes anciennes, ses meubles de bois noir et son tapis épais où les pas bruissaient à peine, Bernard était seul. Il écrivait sur un bureau très large. En face de lui, dans un vase japonais, d’énormes chrysanthèmes s’échevelaient, étranges par leur forme et leur couleur... à l’un des angles de la pièce, le visage fier et le col ajouré d’un seigneur du temps de Louis XIII sortaient du clair-obscur d’une toile, posée sur un chevalet; les socles de marbre ou d’ébène portaient des groupes de bronze qui dessinaient dans la pénombre leurs lignes pures ou tourmentées; les consoles étaient couvertes de potiches, de statuettes, d’aiguières... Plusieurs tableaux d’écoles et de temps différents, mais tous beaux, des buveurs de Téniers, une luxuriante copie du Tintoret, un profil pâle d’Henner, un Corot tout ensoleillé où glissaient des nymphes, puis, des aquarelles, des gravures, des pochades modernes, occupaient la partie des panneaux que ne cachaient pas les bibliothèques; des éditions de luxe, des albums, des revues en masse s’accumulaient sur les tables... Dans ce cadre somptueux et artistique où se devinaient à la fois la science d’un luxe raffiné, et une vie intellectuelle très intense, Bernard de Nohel était à sa vraie place. En entrant, Pierre en eut l’intuition soudaine et, pour la première fois, il mesura réellement l’abîme qui existait entre Jeanne de Thiaz et lui, le marin tout d’une pièce, à peine dégrossi par des études techniques. Bernard s’était levé. Sa silhouette mince et aristocratique se mouvait à l’aise au milieu des sobres élégances qui l’entouraient. Son visage fin, un peu pâle, terminé par une barbe châtain taillée en pointe, lui donnait une vague ressemblance avec le grand seigneur Louis XIII du chevalet; dans ses yeux bleu d’acier, aux profondeurs inquiétantes, tout un drame moral aurait pu se déchiffrer. Pierre vit que cet homme avait souffert, mais il ne comprit pas qu’il avait lutté et qu’un vent d’orage avait passé sur lui, brûlant et impétueux. Oppressé par l’isolement, las de creuser l’éternelle comparaison: du «ce qui est», avec le «ce qui aurait pu être», vingt fois Bernard avait été sur le point de reprendre la sinistre boîte, dans la crédence où elle dormait, ou de se jeter aveuglément dans son ancienne vie, pour oublier l’autre... S’il avait résisté, il sentait que le combat n’était pas fini... et il se demandait si sa défaite n’était pas au bout. Pierre s’avança, un peu ému lui aussi, de ce qu’il avait à dire. --Monsieur, commença-t-il, vous ne me connaissez que comme je vous connais, de nom... Je suis Pierre Le Jariel. --Je ne sais à quoi je dois l’honneur de votre visite, monsieur,--répondit Bernard avec une courtoisie parfaite bien qu’un peu froide, en indiquant un siège au jeune homme,--mais je connais en effet votre nom qui est celui d’un homme que j’estime infiniment et je suis à votre disposition, quoi que vous veniez me dire. Le neveu du docteur se recueillit un instant. --Monsieur de Nohel, fit-il enfin, nous nous trouvons à l’égard l’un de l’autre, dans une situation singulière. Et il faudrait, je le sais, pour sauver d’une sorte de ridicule la démarche que je tente aujourd’hui auprès de vous, un tact et une habileté de mots que je ne possède pas... Je ne suis qu’un marin, un homme très simple, un peu rude; prenez-moi donc tel que je suis, avec mes brusqueries et mes maladresses, en appréciant mes intentions, non mes moyens. Bernard s’inclina sans répondre, toujours très calme, n’appréhendant que ce qui pourrait sortir de pénible pour Janik, de cet entretien dont il ne prévoyait pas l’issue. Pierre continua: --Mademoiselle de Thiaz est souffrante... Si maître de lui qu’il crût être, Nohel ne put retenir une exclamation... La tête lui tourna, une phrase instinctive, gauche, disant tout ce qu’il voulait taire, lui échappa: --Elle est malade, elle est gravement malade, n’est-ce pas?... Je le sentais... «Allons, il l’aime bien, pensa Pierre», et il eut un sourire quelque peu mélancolique. --Mademoiselle de Thiaz n’est pas gravement malade, monsieur de Nohel, dit-il..., elle n’est que très faible, très nerveuse, très triste... toutes choses dont on peut guérir heureusement... Mais, tenez, si vous voulez m’entendre, oubliez que j’aie jamais été pour Janik autre chose qu’un frère--cela vous sera d’autant plus facile que, ce qui a changé il y a quatre ans entre elle et moi, c’est beaucoup plus le nom que nous nous donnions, que le sentiment qui nous unissait... Cette affection fraternelle très profonde, toute dévouée chez moi, m’a fait comprendre--sans que mademoiselle de Thiaz ait proféré une plainte--que ma petite amie souffrait et que si... si elle n’aimait pas le fiancé que lui avait choisi sa tante, c’était que son cœur en avait choisi un autre... Voilà pourquoi je suis ici. --Je vous jure, fit Bernard, que jamais rien ne m’a autorisé à croire que mademoiselle de Thiaz m’honorât d’un autre sentiment que celui d’une grande pitié. --J’en suis convaincu, monsieur... Mais avec l’ami d’enfance qui était redevenu son frère d’adoption, mademoiselle de Thiaz n’était pas tenue aux mêmes réserves... Ce que je vous demande maintenant, c’est la réponse d’un honnête homme à un honnête homme, et je m’adresse à toute votre loyauté, et à tout ce que mon oncle Le Jariel a deviné en vous de bon et de généreux: vous aimez Jeanne de Thiaz, votre cri d’angoisse me l’a dit; l’aimez-vous bien profondément, croyez-vous sincèrement pouvoir la rendre heureuse? --Si je l’aime, si je la rendrais heureuse!... Ah! monsieur, je ne sais comment vous dire, comment... Une ivresse folle, une reconnaissance exaltée, se lisaient dans les yeux de Bernard. Pierre répéta: --Croyez-vous pouvoir la rendre heureuse? Alors Bernard eut une seconde d’hésitation. Avant de répondre, il s’interrogeait lui-même. Pierre avait demandé une parole grave à un homme, et non pas un banal serment d’amoureux à un enfant. Enfin, Nohel dit, très fermement, en regardant le marin dont la physionomie ouverte lui inspirait une irrésistible confiance: --Oui, je crois, je sens qu’elle serait heureuse avec moi... Puis, dans un élan presque indépendant de sa volonté, il ajouta: --Vous êtes infiniment meilleur que moi, monsieur... Voulez-vous me donner la main. * * * * * --Bernard et Janik s’aimaient! Comme ils gardaient bien leur secret!... Et Pierre qui se sacrifie, c’est superbe! Marions ces enfants, docteur: quel joli roman! Telles ont été les conclusions de l’incorrigible Armelle. Maintenant, Bernard attend dans le salon jonquille. Il a vu mademoiselle de Kérigan, il a vu M. Le Jariel, et Janik va venir. Elle va venir et il se le figure à peine. Son bonheur l’étonne comme quelque chose de trop anormal pour être vrai. L’émotion a décomposé son visage; les yeux pleins d’extase, il la voit s’avancer vers lui, elle, la _petite mère-grand_. Elle chancelle, brisée par une joie trop forte, un peu pâle dans sa robe rose, souriante, avec des larmes au bord des paupières... Et Bernard la regarde toujours, sans faire un pas au-devant d’elle. Comme autrefois, dans la chambre de la tourelle, il croit à une vision... Quand elle fut tout près de lui seulement, il prit les deux mains qu’elle lui tendait et les enferma dans les siennes qui brûlaient. --Bernard... dit-elle très bas, la voix douce. --Janik... ah! si vous saviez ce que j’ai souffert! --Je le sais. La voix étranglée, il murmura: --Non, vous ne savez pas, mon ange... vous ne savez pas ce que je suis quand vous n’êtes plus là, ce que j’aurais été surtout, s’il m’avait fallu vous perdre... Vous êtes la pureté même... moi je ne suis qu’un homme, très faible et très malheureux... Janik, je ne veux rien vous cacher... souvent, pendant ces six semaines de déchirements, je me suis senti redevenir l’être misérable que j’ai déjà été; voulez-vous me pardonner, voulez-vous me laisser encore votre petite main compatissante. Malgré mes fautes passées, malgré ces dernières défaillances, voulez-vous être ma femme? --Oui, Bernard. Alors, avec une sorte de respect attendri, Bernard attira la jeune fille contre sa poitrine où elle s’appuya, tendre et confiante. --Janik, ma Janik, dit-il de cette voix basse et infiniment pénétrante qu’il avait quelquefois, vous n’avez pas peur de toute une existence avec ce Jacques Chépart, que vous avez connu si lâche? Vous voulez bien croire à son amour, accepter sa vie qu’il vous donne et qu’il rendra digne de vous; fermer ainsi vos chers yeux et, sans crainte, vous abandonner à lui, pour toujours? Vous voulez bien, dites?... Regardez-moi. --Oui, Bernard, dit-elle encore. Et, levant sur Nohel ses grands yeux lumineux où brillait tant d’amour qu’il en fut ébloui, elle reprit de sa voix aimante: --Je veux être votre femme, je veux vous rendre heureux, être heureuse en vous et par vous... Je n’ai pas peur de Jacques Chépart, je le connais, il sera mon orgueil et ma joie! Et, puisque vous m’aimez, puisque je vous aime, je n’ai pas peur de la vie: j’ai foi en vous, j’ai foi en Dieu! Un long moment Bernard la contempla avec un désir de s’agenouiller devant elle. --Oh! ma chérie, répondit-il, vous avez raison d’avoir confiance, car je vous aime de toutes les forces de mon âme et mon amour est plus pur et meilleur que moi!... Vous avez raison de croire au bonheur, car je vous porterai dans mes bras, à travers la vie, et jamais vos petits pieds n’effleureront les épines... Vous avez raison aussi de ne plus craindre Jacques Chépart, car vous en ferez un autre homme. Vous saurez le comprendre et le soutenir, il travaillera pour vous; il veut que vous soyez fière de l’appeler votre mari! Et doucement, il entraîna la jeune fille sur la terrasse où ils avaient échangé tant de paroles cruelles. On avait ouvert les fenêtres du château, pour y faire entrer le soleil qui brillait d’un air de fête... Soudain, Bernard aperçut, dans la tourelle, le portrait de l’aïeule, qu’un rayon nimbait d’or. Alors il lui envoya un regard de gratitude et, pressant ses lèvres sur le front de sa fiancée, il murmura: --Petite mère-grand! c’est toi qui me la donnes, «ma conscience en robe rose!» Et je l’aimerai tant, je serai pour lui plaire si bon, si «sage», que ses yeux et les tiens me souriront toujours... Merci, merci, petite mère-grand!... MARIAGE DE RAISON Aime celui qui t’aime et sois heureuse en lui. V. HUGO. C’est un petit salon bien parisien, bien moderne dans son élégante bizarrerie. Tous les styles, toutes les teintes se touchent sans se heurter dans ce désordre habile où les plantes de serres jettent çà et là leur note un peu crue, et où la chatoyante polychromie des tapis d’Orient s’harmonise au flou pâle des étoffes anciennes, tandis que, du haut de son chevalet drapé, un Pierrot de Flameng rit à la Vénus grecque qui ne s’en étonne pas. Léa est assise près de la fenêtre; le soleil printanier, qui filtre au travers des vitraux, danse en lueurs roses sur ses cheveux blonds; dans un cornet de cristal, à côté d’elle, de grandes branches de lilas penchent leurs feuilles alanguies. Elle tient à la main une broderie, mais elle ne travaille pas; les yeux vagues, la bouche souriante, elle rêve. A quoi rêve-t-elle?... A quoi rêvent les jeunes filles!... Oh! Musset, pardonnez-lui! Elle a seize ans, elle est aimée, et ce sont des chiffons, des bagatelles qui lui occupent l’esprit! Ce bouquet qu’elle contemple d’un regard tranquille, c’est l’envoi quotidien de son fiancé, et le parfum des fleurs n’apporte à son jeune cerveau que le souvenir banal des visites qu’elle a faites et des félicitations qu’elle a reçues à l’occasion de son mariage! Il lui passe devant les yeux des nuages de dentelle, enrubannés de rose... Son trousseau est ravissant: Doucet s’est surpassé. Elle pense à la corbeille... des diamants, son ambition! Et du renard bleu... quelle joie! Puis elle récapitule le contenu des paquets de toutes formes et de toutes dimensions qu’on apporte sans cesse à l’hôtel depuis huit jours. L’a-t-on gâtée cette Léa!... Ah! c’est amusant de se marier!... Et, la mine triomphante, elle se redit pour la centième fois ce programme qui l’enchante: «Je sortirai seule, j’irai dans les petits théâtres et je lirai Marcel Prévost!» Elle est si jeune, la mignonne! La longue natte qui tombe en frisant jusqu’à sa taille gracile, ses yeux bleus qui s’ouvrent à tout propos dans un étonnement naïf, ses mouvements pressés, sa démarche voltigeante lui donnent encore un peu l’air d’une petite fille. Quand son père et sa mère ont prononcé pour la première fois le mot magique de mariage, quand ils lui ont parlé de Jean Reignal qu’elle connaissait à peine, elle a rougi beaucoup, mais elle a dit «oui» sans hésiter. Certes, elle n’eût point agréé si vite un mari laid ou maussade ou inintelligent; il n’avait fallu qu’une seconde à ses bons yeux de jeune fille pour voir que M. Reignal était aimable, distingué, sympathique. Puis on avait causé. Les gestes, le langage du jeune homme portaient ce caractère de pondération et de sobriété qui marque très généralement une supériorité intellectuelle incontestée; ses yeux étaient de ceux qui plaisent aux femmes par un regard profond, à la fois dominateur et très doux... pour tout dire, il réalisait à peu près «l’idéal» de Léa et de ses petites amies, cet idéal dont on avait tant jasé en visite et en promenade, au bal et au cours! N’est-il pas délicieusement flatteur d’inspirer une passion à un homme de trente ans, «à un homme sérieux»? Et c’est au bal, par hasard, que Jean a rencontré Léa; il s’est épris d’elle au premier sourire qu’elle a daigné lui adresser. Aussi est-elle fière, très fière de son roman. Le coup de foudre, songez donc? Elle saute de joie, elle jette son ouvrage, elle court à la glace, s’y examine avec complaisance, pirouette et revient s’asseoir à l’abri d’un paravent peint de gros chrysanthèmes. --Je dois être jolie, songe-t-elle gravement, en se mettant à dévider la soie d’un peloton sur une bobine--un ouvrage de petit chat qui n’empêche pas de rêver. --Madame de Prébois trouve que j’ai l’air d’un Greuze... Et, mardi dernier, quand on a fait des tableaux vivants chez lady Smithson, on me voulait absolument pour représenter Titania... Une fée peinte par Greuze! pas mal!... Quelle chance d’être blonde; Jean déteste les brunes... Il est très beau, mon mari! J’aime tant sa petite moustache!... Comme il m’aime!... Est-ce que je l’aime, moi?... Mon Dieu, je n’en sais rien... Je suis très contente d’être aimée, voilà... Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’adorer son mari pour être heureuse... Ah! pourquoi toutes les jeunes filles ne rencontrent-elles pas des jeunes gens charmants qui les épousent? Pourquoi le bonheur n’est-il pas donné à toutes celles qui le mériteraient? Tandis que Léa se pose anxieusement cette question, une moue rapproche ses sourcils et elle pense à sa cousine Jacqueline de Mayran, qui a vingt ans, qui est belle, parfaite et qui veut entrer au couvent. Pauvre Jacqueline! Elle est orpheline, et a pour tutrice une vieille tante ennuyeuse qui lui apprend à tricoter et lui fait lire Condillac; certes il y a bien là de quoi vous dégoûter du monde! Mademoiselle de Mayran ne va au bal que lorsqu’on la confie à la mère de Léa et c’est très rare; il est vrai qu’elle ne s’amuse guère au bal. Les danseurs l’ont surnommée Sainte-Jacqueline, tant elle a passé froide et sereine, dans ces grands salons pleins de lumière où le plaisir l’invitait. Le couvent! Tel est son rêve à elle. A ce seul mot, Léa frissonne. Le couvent! Ne jamais rire, ne jamais valser, ne jamais se marier!... Et puis, il y a des pénitences... et puis, l’uniforme enlaidit. Ah! combien Léa préfère à la cornette, le voile qui l’enveloppera dans trois jours, quand Jean la conduira à l’autel! Pauvre Jacqueline! Et Léa dévide toujours. Le peloton fait des bonds extravagants sur le tapis, la bobine grossit à vue d’œil. Puis, tout à coup, le fil de soie glisse sans résistance dans la main de la jeune fille, et il ne reste plus à terre qu’une carte pliée en quatre. Une carte de correspondance, bleue avec un chiffre au coin. --Tiens! l’écriture de madame de Prébois. Et ce nom évoque encore toute une envolée de souvenirs. --Madame de Prébois? mais elle était au fameux bal. N’est-ce pas elle qui nous a présenté Jean?... Oui, oui, je me rappelle. Elle avait une robe de velours vert... Moi, j’étais en blanc, Jacqueline en rose... Et maman disait d’un air fier en nous admirant: «J’ai deux filles ce soir.» Léa a ramassé distraitement la carte, elle la regarde et... Jean Reignal! Oui, c’est le nom de son fiancé qu’elle aperçoit au milieu des pattes de mouche de madame de Prébois. Lentement, elle déploie le billet et elle se demande si elle va lire. Elle est émue, anxieuse... pourquoi? Et pourquoi ce tremblement qui lui agite les doigts, pourquoi cette angoisse qui lui serre le cœur? Que peut-elle bien dire de Jean, madame de Prébois? Allons, un peu de courage... C’est absurde d’avoir peur ainsi. Elle n’a pas la mine bien méchante cette carte satinée! La jeune fille se met à lire: «Ma bien chère, »Venez sans faute ce soir au bal de Madeleine. C’est décidément là que Roméo et Juliette se rencontreront. Moi, je suis sûre qu’ils se plairont, nos jeunes gens! Vous connaissez Jean Reignal comme un avocat remarquable et remarqué, mais vous allez voir et juger l’homme! c’est un charmeur. A bientôt, ma toute belle, je suis ravie de ma politique. Voilà le plus adorable des mariages de raison. Bien à vous. »MARTHE DE PRÉBOIS. »_P.-S._--J’embrasse très affectueusement votre fille, la jolie Léa.» La lettre, lancée avec violence vers la cheminée, s’en alla tout droit à son adresse et fut consumée en un instant. Un flot de larmes inondait le visage de la pauvre enfant. Ainsi cette rencontre au bal était arrangée; ainsi, il avait été arrêté d’avance que Léa plairait à Jean, que Jean demanderait Léa! Ah! cette affreuse madame de Prébois, avec sa rage de marier tout le monde! Un mariage de raison!! Un mariage dont on a pesé le pour et le contre, un mariage traité comme une affaire! Sans doute, M. Reignal s’était informé de la dot et des espérances... Un mariage de raison!!! Cette chose flétrie par tous les romans que Léa a lus... Oh! les belles tirades où, bravant les obstacles, le jeune homme jure qu’il obtiendra celle qu’il aime! Oh! les scènes poétiques où le héros entrevoit l’héroïne, blanche et frêle comme une vision!... La destinée les conduit l’un vers l’autre; deux regards se croisent et deux cœurs sont unis à jamais. Combien la triste réalité ressemble peu aux romans! M. Reignal a trente ans, l’âge raisonnable pour «faire une fin»; madame de Prébois, qui est une grande marieuse, s’est empressée de lui chercher une femme et elle a pensé à Léa! Si elle avait pensé à Jeanne, à Laure ou à Marguerite, il aurait épousé Marguerite, Laure ou Jeanne, pourvu que la dot et la famille répondissent aux conditions requises. C’est tout simple; une foule de mariages se concluent ainsi... Et dans trois jours, Léa sera la femme d’un homme qu’elle ne connaît pas, et qu’elle ne pourra jamais aimer! Elle partira seule, toute seule avec lui! Maintenant, elle a oublié ce qui l’éblouissait tout à l’heure, les fêtes, les bijoux, les parures, les satisfactions puériles de sa vanité. Et, pour la première fois, à cette heure où l’avenir qui l’attend l’émeut d’une terreur folle, elle songe qu’il serait doux d’aimer, d’être aimée, de se l’entendre dire, et de donner tout son cœur et de se laisser conduire à travers la vie, passivement, aveuglément, par une main forte qui se ferait tendre... Mais, hélas! Jean n’aimera jamais sa femme. Et il est trop tard pour retourner en arrière. Le soleil a disparu peu à peu. La porte qui s’ouvre discrètement fait sursauter la jeune fille, et Jean Reignal en personne entre. --Bonjour, monsieur. --Bonjour, mademoiselle. C’est assez sec; mais il y a une nuance sensible entre le «monsieur» de Léa qui est strictement correct et le «mademoiselle» de Jean qui est dit sur un ton de plaisanterie affectueuse. Ce «mademoiselle» équivaut à «Léa» tout court. --Madame votre mère n’est pas rentrée? fait le jeune homme. Et il y a dans sa voix comme un contentement vaguement exprimé. --Maman? Non. Elle esquisse un salut, puis elle glisse vers la porte latérale; déjà elle soulève la portière. --Léa! Elle tressaille et tourne la tête. Lui s’est avancé. --Restez un peu, supplie-t-il amicalement. Elle prend un air très digne: --Maman me défend de recevoir en son absence. --Les étrangers, mais moi... Dans trois jours vous serez ma femme! Ma chère Léa, maman ne me grondera pas, j’en suis sûr. En prononçant ces mots: «Ma chère Léa,» la voix du jeune homme a vibré plus profonde; la petite fiancée s’en aperçoit fort bien, mais elle s’est promis d’être froide. Sans répliquer, elle s’assied sur le canapé et Jean vient auprès d’elle, en souriant de son sourire un peu protecteur. --Vous avez l’air d’être en pénitence, dit-il, vous n’êtes pas sortie aujourd’hui? --Non. --Pourquoi? --J’avais des papillons plein la tête. --Noirs ou roses, vos papillons? --Noirs. --Vraiment? Serait-il indiscret de vous demander ce qu’ils vous contaient en battant de l’aile? --Très indiscret. --Me le direz-vous dans quelques jours? --Non. --Vous aurez des secrets pour votre mari? --Ai-je dit que c’était un secret? On n’est pas forcée de dire toutes ses pensées à son mari, je suppose! --Mais si. --Je ne vous dirai pas les miennes. --Alors, je les devinerai. --Ah!... comment donc, je vous prie. --Très simplement. Je prendrai comme cela vos deux mains dans les miennes et je lirai dans vos yeux. Léa devint très rouge; le timbre de la porte d’entrée retentissait deux fois, elle se leva précipitamment. --Voilà maman... je vais l’embrasser. Elle était extrêmement troublée, fâchée contre Jean. Ce mot terrible de «mariage de raison» tourbillonnait dans sa tête. Elle était humiliée de faire un mariage de raison, et puis triste, si triste! Jusqu’au matin elle pleura à chaudes larmes, se répétant qu’elle était bien malheureuse d’épouser un homme aussi déloyal. Quel hypocrite! Oui, vraiment, à l’entendre, elle aurait pu se croire chérie. --Comme je le déteste! gémissait-elle. Or, il a été universellement constaté que lorsqu’une femme dit d’un homme: «Je le déteste», c’est qu’elle est bien près de l’aimer. Léa s’était écriée, l’imprudente: «Il n’est pas nécessaire d’aimer pour être heureuse.» Comme la fée que l’on n’avait pas conviée au baptême de la Belle au bois, l’amour venait réclamer sa place; il parlait en maître, il s’installait en roi dans ce petit cœur de jeune fille qui ne l’avait point appelé. * * * * * L’église est remplie de froufrous de soie et de parfums de fleurs; autour de l’autel, tout est blanc et lumineux, les orgues chantent gravement sous la voûte, et la mariée s’avance au bras de son père, blanche elle aussi, sous le tulle qui idéalise sa blondeur. Très beau mariage en somme! Toilettes exquises, sermon remarquable, messe en musique avec le concours des premiers chanteurs de l’Opéra, puis, après la cérémonie, lunch brillant chez madame Person, la mère de la mariée. Tout en papotant dans le salon fleuri, on goûte du bout des lèvres des petites choses fort appétissantes, on accepte une coupe de champagne, on grignote un gâteau en répétant qu’on n’a pas faim. Léa et Jean sont fort entourés. Les amies de Léa s’écrient avec enthousiasme: --Il est impossible de rêver une plus jolie mariée que toi. Ajoutant _in petto_: Excepté moi, quand je me marierai. De bonnes mères embrassent cette chère petite, en se disant, la rage au cœur, que madame Person a bien de la chance. Et les amis de Jean qui viennent de faire l’apologie du célibat, concluent qu’après tout, Reignal n’est pas à plaindre. Puis peu à peu les salons se vident. Madame Reignal se retire dans sa chambre pour échanger contre un costume de voyage sa longue robe de satin blanc. Dans un instant, son mari va l’emmener; ils dîneront à la gare avant de partir pour Bruxelles. La pauvre petite mariée a inondé de pleurs le velours du prie-Dieu, mais, maintenant, elle veut être calme, jouer, pour sa mère, la comédie du bonheur. Gaiement elle admire la dentelle de son linge et le chic anglais de son manteau. Sa parole est saccadée, elle rit beaucoup, elle rit trop et madame Person a le cœur gros. Une petite larme de ces chers yeux lui aurait fait tant de bien! --Je ne suis plus Léa Person, je suis madame Reignal! C’est drôle, dis?... As-tu entendu qu’on m’appelait madame? Est-ce que tu trouves que j’ai l’air d’une dame, toi?... Tu l’aimeras bien, n’est-ce pas, madame Jean? Voilà ce qu’elle dit et elle pense: «Mon Dieu, je voudrais mourir! je n’aime pas Jean, non, je ne l’aime pas!... Ah! s’il m’avait aimée un peu... seulement un peu... mais je le déteste.» Et elle regarde désespérément sa chambre de jeune fille. Que d’années paisibles dans ce nid douillet! Soudain, ne pouvant plus se contenir, madame Person murmure: --Que vais-je devenir pendant ce voyage, ma pauvre chérie! C’est le coup de grâce. Léa sanglote sur l’épaule de sa mère qui ne sait plus à quel saint se vouer. M. Person frappe à la porte. --Allons, allons, ma fillette, il est tard! --Ça m’est bien égal, répond-on. Alors, il entre, il console sa fille, il gronde sa femme, et Léa se dirige vers l’antichambre, suivie de sa mère qui porte avec un soin attendri le petit sac en cuir de Russie. Jean est là, il attend sa bien-aimée, il lui sourit de loin; puis il voit qu’elle a les yeux rouges. --Ma pauvre Léa, fait-il affectueusement. Oh! oui, pauvre Léa! Et, se remettant à pleurer, elle retourne à l’épaule maternelle. --Dîne avec nous, ma mignonne, vous partirez après, suggère timidement la pauvre mère. M. Person a l’air contrarié (les hommes se soutiennent entre eux), mais Jean ne peut que dire: --C’est comme vous préférerez, Léa. Et Léa lui en veut mortellement. --Partons, réplique-t-elle d’une voix brève. En voiture, elle se pelotonne dans un coin et pleure. D’abord M. Reignal se tait, puis il lui prend la main. --Ma Léa, ne pleurez pas ainsi. --Je ne peux pas m’en empêcher. Je sais bien que cela vous vexe. --Non, cela ne me vexe pas, mais cela me fait beaucoup de peine. --Je ne vois pas pourquoi cela vous fait de la peine... vous devez bien penser que j’aime mieux maman que vous... --Eh bien! non, figurez-vous... J’espérais bonnement que votre cœur était assez grand pour maman et pour moi, répondit-il si gentiment que, sans l’avouer, elle se sent presque radoucie. Au buffet, ils s’installèrent à une petite table. Jean était tout occupé de sa femme, il la servait lui-même, et, en lui disant de ces choses insignifiantes qui viennent parfois aux lèvres quand on a le cœur trop plein, il la couvait des yeux. Elle était bien forcée de convenir que c’était très amusant de dîner en tête à tête. Lorsqu’on commença à ouvrir les portes, son mari lui prit le bras et la conduisit au coupé qui les attendait, retenu depuis la veille. --Êtes-vous bien, êtes-vous contente? disait-il tout bas. Elle feignait de ne pas entendre, elle arrangeait sans répondre les frisures de son front en se mirant dans une petite glace, mais elle entendait très bien, un vague sourire effleurait sa bouche, et sa main tremblait un peu. Soudain, un cri de la machine déchira l’air... les portières se fermèrent avec un bruit sourd. Le train se mettait en marche. Léa tressaillit. Le charme était rompu. Elle se rappela la lettre de madame de Prébois, et toutes les petites joies qu’elle avait naïvement savourées s’évanouirent dans son souvenir. La sensation poignante de l’irrévocable l’accablait. Cette grosse machine noire l’emportait vers l’inconnu, dans une autre vie, loin de ce qui lui était cher! Toute son existence appartenait à cet homme qui l’avait épousée sans amour. Éperdue, elle cacha son visage dans ses mains et sanglotant: --Pourquoi m’avez-vous choisie, moi plutôt qu’une autre... pourquoi, puisque vous ne m’aimiez pas? Le jeune homme eut un mouvement de stupeur; elle continuait avec une véhémence enfantine: --Vous n’étiez pas une petite fille, vous! Vous ne désiriez pas qu’on vous appelât madame; ah! c’est bien mal, allez!... Je ne pourrai jamais vous aimer... je ne vous aimerai jamais... Et nous serons très malheureux, voilà tout. --Mais, ma Léa, je vous adore! Vainement, il s’était agenouillé devant elle, essayant de l’apaiser... --Non, non, je sais que vous ne m’aimez pas, disait-elle. J’ai lu une lettre... je sais que c’est un mariage arrangé... oui, je sais tout... Oh! mon Dieu! j’aurais mieux aimé le couvent comme Jacqueline! --Un mariage arrangé? répétait Jean qui se demandait s’il ne perdait pas un peu la tête. Ma pauvre enfant, que voulez-vous dire? vous me rendez fou... pourquoi ne m’aimerez-vous jamais?... Voyons, que vous ai-je fait pour que vous pleuriez ainsi, pour que vous me fuyiez, moi qui ne vis plus qu’en vous. Je souffre beaucoup, Léa, je vous assure... Et malgré la résistance de la jeune femme, il lui avait pris les mains, il lui parlait doucement, ardemment. --Vous croyez que je ne vous aime pas? Comment avez-vous eu cette pensée? Regardez-moi, écoutez-moi...... Je vous adore et peut-être mille fois plus aujourd’hui, parce que nos deux vies sont liées pour toujours, parce que maintenant votre joie et votre peine dépendent de moi, parce que vous êtes mon bien, mon trésor... Tout à l’heure encore, votre mère m’a dit: «Aimez ma Léa, soyez bon pour elle! Tout en l’aimant comme votre femme, aimez-la aussi comme une fille chérie, remplacez-moi un peu.» Et je lui ai répondu: «Soyez heureuse, soyez tranquille, oui, je l’aimerai, je la protégerai, jamais sa petite main ne quittera la mienne.»--Ah! ma chérie, vous croyez que je ne vous aime pas! D’abord, elle avait levé ses grands yeux, puis ses paupières s’étaient baissées comme alourdies par les larmes qui se succédaient, perlant aux cils. --Je sais... Je sais bien que vous n’êtes pas méchant... mais... --Mais quoi? Je vous ai toujours aimée, Léa, toujours... Ma Léa, je vous le jure... Je vous ai adorée le premier jour, le premier instant. Elle secouait la tête d’un air triste et sérieux. --N’essayez pas de me tromper, Jean, il y trois jours, quand j’ai lu cette lettre, j’ai tout compris. --Enfin, Léa, quelle lettre, quelle lettre? --Mais la lettre de madame de Prébois, fit-elle avec un peu d’impatience, en retenant mal les sanglots qui la suffoquaient. --De madame de Prébois! Que disait-elle? --Elle disait à maman d’aller au bal de madame Salbert... elle disait que... Roméo et Juliette s’y rencontreraient... que... Oh! l’affreuse lettre! je ne sais plus, moi... Elle parlait de vous, et puis elle disait... elle disait: «Ce sera un charmant mariage de raison!...» Oh! Jean, il fallait me prévenir... Est-ce qu’on peut jamais aimer une femme qu’on épouse par raison? Ces explications entrecoupées ne donnaient guère le mot de l’énigme à M. Reignal. Assis à côté de Léa, il l’avait entourée de ses bras, et il la berçait tendrement, paternellement. Soudain, une exclamation lui échappa et, prenant dans ses deux mains la tête de sa petite femme, il l’embrassa bien fort sur les cheveux. --Léa, ma chère folle, s’écria-t-il, je comprends!... mais ce n’était pas vous!... Ah! pourquoi madame de Prébois se mêle-t-elle de citer Shakespeare, au lieu d’appeler les gens par leurs noms! Et c’était au tour de Léa de ne pas comprendre, mais elle se sentait vaguement rassurée, la lueur d’un sourire brillait déjà dans ses yeux noyés. --Qu’est-ce que cela veut dire? interrogea-t-elle intriguée, en se dégageant un peu. Le jeune homme riait maintenant. --Ma chère petite, c’est toute une histoire... un vrai roman que je vous raconterai, seulement... --Seulement? --Je voudrais vous entendre dire que vous ne doutez pas de ma tendresse, Léa, de ma tendresse infinie? --J’ai confiance en vous, Jean. --Alors, si vous me donniez la main en signe de pardon... voulez-vous? --Oui. Et, lorsqu’il eut baisé cette main toute menue, il la retint prisonnière dans la sienne, pour raconter la chère histoire de son bonheur. --Léa, nous nous connaissions à peine, quand j’ai passé à votre doigt cette petite bague qui vous rendait si fière, mais, depuis longtemps, je sentais qu’il est triste de vivre sans but, de travailler sans récompense, et, souvent, seul, le soir, j’évoquais la vision d’un doux foyer où m’accueillerait un sourire, un baiser... Vous rappelez-vous ces fleurs de Nice, dont vous composiez des bouquets l’autre jour... Vous mettiez de côté les plus fraîches, les plus belles et vous disiez: «Pour maman!...» Eh bien! Léa, moi, toute ma vie, j’ai conservé dans un coin de mon cœur, le plus pur de mes sentiments, le meilleur de ma pensée, ce que je devinais en moi de vraiment bon, de tendre, d’aimant, en disant: «Pour ma femme!» Et j’éprouvais comme une souffrance en me demandant: Existe-t-elle, la rencontrerai-je jamais?... Alors, vous savez, quelquefois on a besoin de se confier, je parlais à ma vieille amie, à madame de Prébois, je lui disais: «Vous qui aimez tant à bâtir des romans, me la trouverez-vous un jour, l’adorable créature que je rêve!» --Voyons, Jean, me répondit-elle une belle fois, comment la rêvez-vous? Léa écoutait, attentive, elle attachait sur Jean des yeux très doux où passa soudain une inquiétude. --Oui! comment la rêviez-vous, Jean? murmura-t-elle. Il l’enveloppa d’un regard plein de caresses. --Comment je la rêvais? fit-il en l’attirant près de lui. Blonde, très jolie... une bouche toute petite et des cheveux très fins que je bouclerais sur mes doigts... Et puis encore, mignonne, frêle, toute fragile comme ces bibelots délicats qu’on a peur de casser en les touchant... --Alors, dites-moi, elle est donc un peu fée, madame de Prébois? --Oh! pas du tout, vous allez voir. Quand je lui ai dépeint ma chère merveille, elle a ouvert de grands yeux en disant: «Il n’est pas difficile, ce Jean! Donnez-lui une beauté! Il sera très content.» Moi, je souriais de son affectueuse moquerie. Non, ma bonne amie, je ne serais pas très content. A la femme qu’on aime en passant, on peut ne demander que d’être belle, nous exigeons plus de celle à qui nous confions la moitié de notre vie! Celle-là, voyez-vous, ce n’est pas seulement le délice des jeunes années, c’est encore l’amie des mauvais jours; c’est la joie des heures bénies, c’est la consolation des grandes douleurs... Et, quand nous lui apportons nos soucis, nos inquiétudes, ce n’est pas pour les oublier près d’elle, c’est pour qu’elle les partage avec nous!... je veux que ma femme soit bonne, pieuse, sensible, aimante, intelligente aussi, car je penserai tout haut devant elle, car je lui donnerai sa part de mes travaux, de mes craintes et de mes espérances... Enfin je veux qu’elle soit très jeune afin que, son cœur et son esprit devenant un peu mon œuvre, nos sentiments, nos plus secrètes pensées se confondent toujours plus complètement... Oh! mon amour, n’est-ce pas que je l’ai trouvé cet idéal que je rêvais? --Oui, Jean, je vous le promets, s’écria-t-elle rougissante, émue. Oh! combien il était bon, sage, tendre, son mari!... Elle était fière de lui, et fière aussi un peu d’elle-même, parce que, tout à coup, elle se sentait digne d’être aimée comme il l’aimait. --Ma Léa! --Et l’histoire, Jean, l’histoire? Que vous a-t-elle répondu, madame de Prébois? --Elle m’a répondu: «Mon ami, votre ange est de ce monde. Il y a longtemps que je le connais, que je l’aime, et que je le garde pour vous. Allez au bal de madame Salbert, je me charge de vous présenter à une jeune fille qui est très belle, remarquablement intelligente et parfaitement bonne. C’est mademoiselle Jacqueline de Mayran.» Léa jeta un cri de joie, d’ivresse, sa tête tomba sur l’épaule de son mari. --Jacqueline! C’était Jacqueline! Ah! quel bonheur, quel bonheur, Jean! --Oui, mon adorée, c’était Jacqueline. Mais ce jour-là, je ne l’ai guère vue, cette pauvre Jacqueline: Pour moi, il n’y avait plus qu’une jeune fille dans le salon de madame Salbert; c’est une enfant toute blonde, toute blanche, et mon cœur criait: «C’est elle, c’est elle!...» Ah! qu’il était beau, lumineux, ce bal! --Oh! je me rappelle, madame de Prébois vous a présenté à moi, vous m’avez dit: «Que c’est triste, mademoiselle, de ne pas danser!» Moi j’ai pensé: «Quelle drôle de chose, un jeune homme qui ne danse pas!...» Mais je vous trouvais bien gentil tout de même... --Et moi je vous trouvais ravissante et je vous aimais comme un fou... Madame de Prébois n’y comprenait rien. Je n’ai pas dit trois mots à Jacqueline et, un mois plus tard, vous étiez ma fiancée! Jean contemple Léa. Elle est délicieuse, un peu pâle, les lèvres vaguement souriantes, ses longs cils ombrant sa joue. --Léa, ma chère petite femme, dans ce temps-là, vous ne disiez pas que vous ne pourriez pas m’aimer? --Oh! Jean, murmure-t-elle, Jean, ce n’était pas vrai... Je me sentais si malheureuse!... Je croyais faire un mariage de raison! Et il lui répond: --Vous ne vous trompiez pas, mon aimée; les vrais mariages de raison, ce sont les mariages d’amour. * * * * * «Maman chérie, ne sois pas inquiète... Nous ne pleurons plus, nous sommes bien heureux et nous t’aimons de tout notre cœur. »LÉA. JEAN.» UNE PAGE DE DOULEUR Tu n’as donc pas vu mes larmes. J. BARBIER. Une femme auteur, un bas bleu! Pourquoi écrivait-elle?... Oh! ni par vocation, ni par pédanterie: tout simplement parce qu’elle trouvait le monde triste, la vie monotone, et qu’en écrivant elle vivait d’une autre vie, dans un autre monde... «Le monde où l’on oublie»! comme dit Musset. Quand elle avait répété cent fois à ses élèves, la règle de «quelque» ou la date de Philippe-Auguste; quand elle avait repassé, reprisé le linge, auprès du fauteuil de sa grand’mère infirme, elle était si lasse de la réalité! Le soir venu, la tâche laborieuse était achevée. La vieille dame dormait en paix sous ses courtines; tout était calme, au sixième étage de la maison... Alors un bruit ailé frissonnait sous les rideaux, les murs s’argentaient de suave lumière, et, dans l’air silencieux, glissaient les esprits du rêve, ces génies bleus qui chantent la nuit, pour les poètes et pour les jeunes filles... Andrée les écoutait; elle prenait la plume. Elle écrivait naïvement, sans talent. Son style, plein d’expressions exagérées, de figures rebattues, d’épithètes encombrantes, était celui d’une pensionnaire sentimentale; ses romans, tous bâtis sur le même plan, manquaient d’intérêt et de vie. Inévitablement, le héros beau et riche épousait l’héroïne belle et pauvre... à moins qu’ils ne mourussent ensemble; c’était banal comme un compliment de nouvelle année. Mais quel poème entre les lignes! Quel langage inhabile et charmant d’une âme toute blanche qui s’ignorait! Aux mots ternes, aux lieux communs, l’enfant prêtait sa jeune sève. Inconsciente, elle se faisait l’héroïne des histoires d’amour, jouissant en songe du bonheur qu’elle demandait à la terre: La vie ou la mort avec... Lui! Elle n’avait jamais aimé; mais elle devinait en son cœur une force endormie; elle savait qu’elle aimerait un jour. Parfois, tout son être s’élançait en des tendresses vagues, sans objet, qui se fondaient en larmes sans cause; parfois, des mots confus lui venaient aux lèvres, qu’elle n’osait pas prononcer. Et, rêvant à ces rencontres mystérieuses qu’un ange écrit dans les étoiles et que les poètes célèbrent ici-bas, elle attendait une certaine heure qui viendrait, elle attendait l’âme sœur de son âme, l’amant idéal, dont lui parlaient les esprits bleus. Souvent, elle soupirait devant son miroir: «Je ne suis pas jolie; si j’allais lui déplaire!» ou elle admirait sa silhouette élégante dans les hautes glaces du boulevard: «Sera-t-il fier quand je m’appuierai sur son bras?» Le bonheur semblait chose naturelle à cette enfant qui n’avait jamais été heureuse. Dieu est bon! Il protège ceux qui Le prient. Dieu est juste! Il bénit ceux qui font leur devoir. Elle a toujours prié Dieu; elle a toujours fait son devoir; et chaque soir la vieille grand’mère murmure: «Que Marie te garde, seule joie de ma vie!» Cependant les jours se traînent, tous semblables: on dirait une interminable procession de pénitents, sombres et mornes. Andrée est triste, d’une tristesse intime et mal explicable, qui lui devient chère, parce qu’elle y découvre peu à peu des jouissances secrètes, de mystérieuses douceurs... Le soir, sous la lampe, elle lit ses poètes... Hugo, Lamartine qu’elle admire, et les contemporains qu’elle aime... Marius Arnal surtout! Un «jeune» celui-là, mais si bien poète. Il ne se pique d’être ni un érudit, ni un prophète, il dit simplement ce qu’il ressent, ou plutôt il le chante! Pourquoi préfère-t-elle Marius Arnal à tous les autres? C’est ce que nous ne savons pas, c’est ce qu’elle ne sait pas elle-même. Elle croit le comprendre. Elle se dit: «C’est un songeur, à l’âme mélancolique, un pâle enfant du vieux Paris» cherchant vainement dans la grande ville la Béatrix, la Laure de Noves qu’il pourrait aimer. A vrai dire les poésies de Marius Arnal n’exprimaient ni les aspirations d’un être altéré d’idéal, ni la désespérance qu’affectent tant d’écrivains. Le bon sang gaulois de Villon et de La Fontaine coulait dans les veines de ce Parisien du XIXᵉ siècle! Quand, pour faire son métier de poète, il s’était alangui sur les misères humaines, il s’écriait volontiers que le monde est supportable avec un peu d’amour et de gaieté; et il préférait aux belles chimères du songe, les réalités passables de la vie. Mais Andrée était très jeune, très ignorante; peut-être même ne définissait-elle pas le plaisir subtil qu’elle trouvait à lire les _Poésies tendres_. Les vers élégants, délicats, mélodieux avaient cette grâce un peu molle, ce charme presque sensuel qui ont caractérisé parfois les manifestations les plus séduisantes de la poésie parnassienne. Bercée par la cadence harmonieuse, elle oubliait tous les soucis, toutes les inquiétudes... Vaguement, il lui semblait qu’une main pressait la sienne, qu’une voix douce et mâle murmurait à son oreille les mots caressants qu’elle lisait... Et elle se sentait plus forte pour souffrir, pour travailler, tant il est vrai qu’un rêve aimé est encore ce qui aide le mieux à supporter la vie. * * * * * La jeune institutrice était parvenue à faire publier dans un journal de modes quelques unes de ses nouvelles; mais son ambition c’était de paraître dans un grand journal, dans une revue connue. _L’Écho parisien! la Vie moderne! la Revue contemporaine!_... Là, que de déceptions pour la pauvre fille! Cependant, elle ne se décourageait pas. Deux fois éconduite à _la Vie moderne_, elle voulut risquer une troisième tentative. Le secrétaire de la rédaction, un grand maigre à l’air important, prit le manuscrit qu’elle lui tendait, et jeta sur la première page un bref coup d’œil. --Mon Dieu, mademoiselle, il est fâcheux que vous vous soyez dérangée... Nous avons en lecture une telle abondance de manuscrits que... Le congé était en règle. Les larmes jaillirent des yeux de la jeune fille, elle balbutia un adieu, et, n’y voyant plus, se traîna vers la porte. --Mademoiselle... A cette voix inconnue, elle tressaillit, elle se retourna. En entrant dans le bureau du journaliste, elle avait à peine remarqué l’étranger qui lui apparaissait maintenant en pleine lumière. C’était un homme d’environ trente ans, blond, grand, robuste, auquel une longue moustache et des cheveux coupés en brosse donnaient presque un air militaire. --Excusez-moi, mademoiselle, cette présentation un peu brusque, dit-il avec ce ton de respect aimable qui est le secret de certains hommes... Mais, nous sommes... confrères, et vous connaissez peut-être mon nom... Marius Arnel... le poète... --Oh! monsieur... Ce fut tout ce qu’elle put dire, troublée qu’elle était par ce nom magique, par cette voix harmonieuse, enveloppante... Et cependant, où était le rêveur pâle, aux inévitables cheveux longs, qu’elle s’était si souvent figuré? --J’écris dans _l’Écho parisien_, le directeur est de mes amis et... je serais heureux de vous rendre service, mademoiselle; voulez-vous me confier votre manuscrit? Il souriait avec grâce; Andrée ne perdait pas un mot, une syllabe de son organe au timbre d’or. Soudain, leurs regards se rencontrèrent; elle crut que son cœur s’arrêtait de battre. Éperdue, brisée sous l’émotion d’une ivresse âpre comme l’angoisse, elle ferma les yeux... --Oh! merci, merci... murmura-t-elle. Mais elle ne songeait guère au manuscrit qu’elle laissait entre les mains de Marius. Machinalement, elle descendit l’escalier, elle marcha dans les rues jusqu’à sa demeure. Son âme était encore toute remplie de ce regard d’homme, doux, presque tendre, qui avait touché le sien. «Oui, oui, le regard et la voix d’un poète...», pensait-elle. Elle saisit les _Poésies tendres_ et s’y plongea, parcourant chaque ligne d’un œil ravi. Elle sentait qu’en elle «quelque chose» avait changé. Maintenant, elle éprouvait une crainte de s’imaginer que Marius était là, soupirant les paroles enchantées... puis, tout à coup, elle croyait l’entendre et elle défaillait. Elle était heureuse et des larmes noyaient sa prunelle; elle jouissait délicieusement, et elle avait peur du charme qui l’avait prise ainsi. Les pages tournaient dans sa main fiévreuse. Bientôt, il lui parut que la terre se fondait sous ses pieds en vapeurs impalpables... Le sens des mots qu’elle lisait ne frappa plus son esprit; elle n’eut plus conscience ni du temps ni des choses ambiantes. Mais la musique du vers chantait toujours à son oreille captivée. Les lèvres collées à la coupe de délices, elle s’abandonnait à un ravissement étrange, presque mystique dans sa suavité. Et lentement, le livre glissa des mains de la jeune fille, ses paupières s’abaissèrent appesanties de langueur, sa bouche s’entr’ouvrit dans un sourire extatique... Elle dormit jusqu’au jour. «Mademoiselle, »Votre nouvelle est une charmante bluette mais... voilà le malheur!... _l’Écho parisien_ ne publie rien de ce genre, un peu tombé à notre époque. »Autrefois, l’intérêt d’un roman résidait uniquement dans l’intrigue plus ou moins vraisemblable. Il n’y a pour ainsi dire plus d’intrigue dans les romans qu’on écrit aujourd’hui. Comment intéresser avec un simple enchaînement de faits des gens qui, sous prétexte d’être nés à la fin de ce siècle, s’imaginent qu’ils ont vécu un siècle entier? Rien ne leur semblerait nouveau. Alors, les romanciers, qui songent avant tout au plaisir des lecteurs, ont eu l’ingénieuse idée de leur faire étudier des passions au microscope. C’est très amusant, n’est-ce pas, mademoiselle, quand on a vu une puce toute petite et pas bien vilaine, de l’apercevoir tout à coup grosse comme une abeille et laide à faire peur? Ils appellent cela faire de la psychologie et, comme il faut pour se le permettre avoir l’expérience d’un siècle dans la tête... vous êtes peut-être un peu jeune, mademoiselle...» Andrée laissa tomber la feuille de papier, et se mit à pleurer. Mais ce n’était pas l’insuccès de son œuvre qui la navrait ainsi; c’était la gaieté insouciante, la légèreté cynique de cet homme qui pouvait rire en portant un coup!... Et puis... on se crée tant de bonheur en idée! elle s’était figuré... Oh! la folle, la folle!... Pourquoi, sur la foi d’un regard de pitié, avait-elle cru qu’elle était aimée?... Dans cette lettre, pas un mot qui vienne du cœur! pas un!... Était-elle bien de lui? Puis, elle relut la nouvelle; elle pensa que Marius avait raison, elle se dit: «je suis trop sotte pour écrire!...» Elle n’écrivit plus. Mais la vie lui paraissait, maintenant, inutile, trop longue... Adieu les rêves et le travail! Les esprits bleus s’étaient tus. Espérant l’oubli, elle ouvrit les _Poésies tendres_. Une jalousie furieuse la mordit au cœur. Elle ne voyait plus que les titres de ces sonnets, jadis tant aimés: «A Michelle», «Ma belle», «A la duchesse de ***», «A Elle!»... Elle?... Qui?... Mon Dieu, l’avait-il adorée cette Michelle! Tous, tous dédiés à des femmes!... Et sans doute, elles étaient belles, parées pour lui plaire, fêtées partout! Oh! désespoir! être laide! être pauvre!... Andrée était méconnaissable avec ses joues trop blanches et ses yeux trop noirs. Elle souffrait tant! C’est un martyre, avoir vingt ans et ne plus rien espérer de la vie! Puis, une nuit, à moitié folle, la poitrine pleine de sanglots, elle se leva, elle écrivit... Plus de prince charmant! plus d’héroïne en sucre rose! plus de descriptions fades où les oiseaux chantent sous un ciel trop beau! C’est en vain qu’Andrée voudrait s’envoler vers le pays des songes... Elle écrit l’histoire, le journal d’une femme!... Cette femme aime, elle n’est pas aimée, et elle se sent devenir folle, parce qu’elle est jalouse, parce qu’elle éprouve le vertige de la mort, parce qu’elle a peur du suicide qui l’attire. Oui, elle appelle la mort à grands cris, la malheureuse! Et cependant, comme elle a soif de vivre! Les sentiments les plus contraires se tordent dans ce cœur torturé. Elle adore et elle hait; elle s’agenouille devant l’idole et se relève menaçante; elle s’élance jusqu’au ciel dans un hymne de passion triomphante, puis elle retombe sur la terre, dans l’abîme du désespoir!... Parfois une larme délaye l’encre d’un mot, qui s’étale sur le papier... Andrée écrit toujours!... Les heures s’écoulent, elle écrit encore... enfin, brisée de fatigue, elle se jette sur son lit, elle dort sans rêves. Et, le lendemain, elle est éblouie de ce qu’elle a fait. Dans ces pages, brûlantes de vie, elle se retrouve toute, non plus elle, la pensionnaire romanesque, mais elle, transfigurée par la passion; elle, sacrée femme par la douleur! «Ah! Marius, Marius, si vous lisiez cela!» Le cœur lui saute dans la poitrine, elle se met en route. Hélas! sera-t-il chez lui? Certes il est chez lui. Souriant d’un sourire complaisant, il boucle sur ses doigt les cheveux blonds de Zinette; et Zinette, toute frêle sous les plis soyeux d’une simarre byzantine, lui distille à l’oreille de petits mots bêtes qu’il trouve charmants. Quand on annonce Andrée, il fronce les sourcils: --Encore! Il avait eu, avouons-le, un vague caprice pour cette charmante laide au regard sérieux, puis... il avait connu Zinette, puis surtout il avait lu la nouvelle. Oh! d’un ennuyeux, d’un bourgeois, cette nouvelle! Elle devait savoir repriser les bas, mademoiselle Andrée! (Marius dédaignait profondément les femmes qui reprisent les bas.) Et quelle conception de l’amour! Une fable de Florian... Un bon mari, sa femme et deux jolis enfants, Vivaient en paix dans un simple ermitage. On bâillait, rien que d’y songer. La belle petite faisait la moue. --Une femme, ici, monsieur! Il répondit: --Pas une femme, ma divine, un bas bleu! Jadis, il avait pensé qu’un bas bleu sur une jolie jambe n’est pas, après tout, plus vilain qu’un bas noir. Mais où sont les neiges d’antan! On avait fait entrer la jeune fille dans une autre pièce. Bientôt le poête parut, gracieux comme de coutume. Elle, elle tremblait tellement que d’abord elle ne put parler, puis elle dit qu’elle avait tenté un dernier effort... elle s’en excusa. --J’abuse de vous, monsieur... --Mais pas du tout, mademoiselle. Voyons le titre: _Une page de douleur_. Très suggestif. Je vais lire cela. Andrée n’aimait pas ce ton insouciant; cependant, elle s’éloigna le cœur plus léger, tandis que Marius retournait à Zinette, en disant: --Décidément, elle est laide! * * * * * --S’il comprenait! mon Dieu, s’il comprenait!... Mon Dieu, faites qu’il comprenne! suppliait la pauvre fille dans une prière convulsive. Elle se disait que Marius était un grand poète et qu’auprès de lui elle n’était rien; mais, elle l’aimait tant! Est-il possible qu’un homme ne soit pas touché quand on l’aime ainsi! --Oh! mon Dieu, faites que je meure, si vous ne permettez pas que je vive en l’adorant... Trois jours après, l’auteur des _Poésies tendres_ entrait chez la jeune institutrice. Lui, lui! il était venu! Elle eut le regard d’un accusé qui attend sa sentence... Marius riait. --Mais, c’est tout simplement un chef-d’œuvre, mademoiselle! s’écria-t-il. Voilà enfin de la psychologie! Voilà une page de vraie douleur! Ce n’est pas avec des mots, c’est avec des sanglots, avec des cris d’amour, que vous avez écrit cette fois. J’étais presque ému en lisant... moi qui connais les ficelles! Mes compliments... Très curieux, cette étude-là! Andrée le regardait avec un sourire de démence. Une étude! Dieu du ciel! Cet homme avait donc toujours le scalpel à la main! Elle était atterrée. Il lui semblait qu’elle avait donné une fleur à Marius et qu’au lieu de la respirer, il en comptait les étamines. Il trouvait cela «curieux» la douleur, lui! --Je réponds de _l’Écho parisien_, mademoiselle, et... Il parlait, mais les mots bourdonnaient à l’oreille de la jeune fille, sans qu’elle en pût comprendre le sens. La veille encore, elle avait fait un si beau rêve: Marius la contemplait avec les yeux tendres du premier jour, il disait: «Dans ces pages, j’ai deviné votre cœur, laissez-moi être seul à le connaître, gardons ce petit cahier, toujours, ne le publions pas.» Et elle répondait: «Mon cœur et ma vie vous appartiennent; que m’importe le succès, si vous m’aimez sans cela.» Hélas! Elle reconduisit le poète, puis, souriant toujours, elle s’approcha de la cheminée, elle craqua une allumette... Brûle, flambe, monte en fumée, bien haut, bien loin, pauvre manuscrit taché de larmes! Un peu de fumée! La fin des rêves... Mais elle détourna les yeux... Il faisait du soleil; Paris était gai, le grand indifférent! Dans une victoria, de l’autre côté de la rue, une jeune femme blonde, en toilette claire, semblait attendre. Le pauvre bas bleu la vit quitter sa pose nonchalante et sourire en arrangeant sa robe pour faire une place tout près d’elle. Puis, quelqu’un traversa la chaussée, dit un mot au cocher, et sauta lestement dans la voiture... Andrée sanglotait; c’était Marius Arnal. * * * * * Depuis, elle n’écrit plus; depuis, comme tous les désespérés, elle rêve «au charme de la mort». Bien qu’elle ait à peine vingt-deux ans, on dit déjà: c’est une vieille fille! Et les esprits bleus ne chantent plus pour elle... RELIQUES D’ANTAN «N’effeuillez pas les roses!» A eux deux, ils n’avaient pas plus de quarante ans; ils étaient fiancés depuis toute une semaine, ils s’adoraient, rien ne troublait leur bonheur.... alors ils s’étaient querellés. Jacqueline, qui se sentait ce jour-là d’humeur boudeuse, avait un peu provoqué l’escarmouche, Roger avait manqué de patience et, comme tous les êtres qui s’aiment, ils avaient profité du premier prétexte venu pour se faire beaucoup de mal. En avant les ironies agressives et les mordantes reparties! les «vous ne m’aimez plus!» les «je ne vous le pardonnerai pas», les petites et les grandes phrases, les _toujours_ et les _jamais_ qu’on dit sincèrement et dont on rit ensuite!... Debout, très pâle, les lèvres tremblantes, les mains nerveuses, Roger parlait d’un ton saccadé où vibrait plus de chagrin que de colère; mais Jacqueline affectait l’impassibilité. Assise en un coin du canapé, le nez en l’air, sa jolie tête rousse renversée dans les draperies chatoyantes, son pied mignon battant indolemment les glands d’un gros coussin, elle distillait à plaisir ses petits mots cruels de femme et semblait chercher on ne sait quel astre introuvable, parmi les nuages bleutés du plafond... Sur la table à côté d’elle, des roses gisaient au pied du vase de cristal où l’on n’avait pas pris soin de tremper leurs tiges... des roses toutes frêles, exquises dans leur blancheur immatérielle, que Roger avait choisies et apportées lui-même. Soudain, dans un méchant désir de destruction, la jeune fille saisit le pauvre bouquet et ses pervers petits doigts se mirent à en arracher les pétales qui tombèrent comme une neige embaumée sur la soie du coussin... Elle accomplissait ce méfait lentement, savamment, sans irritation apparente... C’en était beaucoup, c’en était trop! Roger prit son chapeau et sortit; Jacqueline se sauva dans sa chambre, et, seules, les pauvres fleurs mutilées restèrent dans le salon silencieux, pour dire que des amoureux avaient passé là. Mais maintenant elle pleurait, Jacqueline! Son beau calme était vaincu. «Méchant Roger!» gémissait-elle... Sa pensée intime ajoutait: «Méchante Jacqueline!» et cette exclamation mentale et bien involontaire mêlait à son désespoir un cuisant dépit. La colère instinctive qu’elle éprouvait contre elle-même la gênait dans sa colère un peu voulue contre son fiancé; il lui eût paru si consolant de rencontrer au fond de son cœur révolté, une Jacqueline toute bonne et toute innocente qu’elle aurait plainte sans réserve, en maudissant les injustices de Roger!... Il était parti fâché, Roger!... Quand reviendrait-il?... S’il allait ne pas revenir?... Ah! combien triste et longue et ennuyeuse s’écoulait cette journée! Le ciel était couvert de brumes; dans la cour un orgue jouait la _Dernière Pensée de Weber_... Lasse et désœuvrée, Jacqueline se souvint tout à coup d’une vieille ouvrière infirme et sans famille que sa marraine protégeait. Lydie ne vivait point de secours, mais son visage rayonnait lorsqu’on voulait bien, de temps à autre, lui consacrer quelques moments; un peu d’intérêt et de sympathie, c’était la seule aumône qu’elle implorât: «Quand tu seras en veine de charité, va voir Lydie», avait dit la marraine. En veine de charité?... Le sentiment qui ce jour-là décidait Jacqueline à se faire conduire chez Lydie, n’était qu’une soif de bravade, le vague besoin de jeter un défi à sa conscience importune et d’inventer une bonne raison pour se poser en ange méconnu aux yeux de Roger. Si la jeune fille l’avait analysé, ce sentiment, je doute qu’elle l’eût classé parmi les vertus théologales... Ah! on lui reprochait son égoïsme! ah! on la traitait de créature sans cœur!... on verrait... * * * * * Un rayon pâle avait fini par traverser l’épaisseur ouatée des nuages; le front baigné de cette lueur indécise qui argentait ses bandeaux blancs, Lydie tricotait à la fenêtre. Ses mains fuselées faisaient prestement travailler les aiguilles qui cliquetaient dans la laine grise, et ses lèvres fredonnaient une chanson... de ces airs très vieux qu’on chantait autrefois, dont le rythme est toujours gai et qui toujours pourtant semblent mélancoliques... En entendant cette voix moduler ce refrain, on songeait au son grêle et usé d’une épinette très rare. La chambre de l’ouvrière était paisible et claire: au fond un lit étroit et blanc; sur les étagères des bibelots menus et sans valeur; contre les murs tapissés de fleurettes, des meubles très droits ornés d’ouvrages au crochet, et partout, flottant parmi ces vieilleries mièvres, je ne sais quel charme attristé, puéril et suranné, chaste et flétri... C’était comme la chambre d’une vieille fille. Avec Jacqueline, un peu de printemps pénétra dans cette cellule et, abandonnant son tricot, Lydie eut un joli sourire de grand’mère aux dents encore blanches. Bien prise dans un costume de drap bleu, son frais visage de rousse aux yeux noirs gentiment engoncé par le boa de chinchilla qui lui montait jusqu’aux oreilles, la petite fiancée s’assit auprès du fauteuil aux antiques ramages et prit ses façons enjôleuses pour débiter mille espiègleries, imposant doucement à la solitaire la contagion de sa jeune gaieté. Lydie n’ignorait pas le prochain mariage de sa mignonne visiteuse, on parla de Roger... Jacqueline était un peu embarrassée pour parler de Roger; elle ne se sentait guère disposée à en dire du bien..., mais, pour rien au monde, elle n’en eût dit du mal! Alors, follement, avec cette inconsciente cruauté des très jeunes filles, elle demanda pour changer le cours de la causerie: --Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée, Lydie? Surprise, la malade ôta ses lunettes; mais Jacqueline ajouta câlinement: --Vous deviez être très jolie, Lydie, quand vous étiez jeune? Quand vous étiez jeune!... Oh! le charme de cette parole! les délicieuses images qu’elle fait surgir du flot des souvenirs à demi effacés! Quand vous étiez jeune!... Eh! oui, si vieille qu’on soit devenue, on a été jeune! On a eu des cheveux fous, des yeux qui riaient sous les cils baissés, une bouche cerise qui décochait des malices... On a eu dix-huit ans, une fois... il y a longtemps!... Et voilà qu’en un instant la phrase magique a ressuscité tout ce passé qu’on croyait mort! --Jolie? répéta Lydie, et elle sourit encore de son sourire clair qui ressemblait à la chanson triste et gaie, à la chambre jeune et vieille... Jolie? Certes non, mais gentille: des joues roses, des lèvres qui riaient franc et la jeunesse!... Seulement, j’étais pauvre à l’âge où l’on se marie et puis... comment vous dire? je n’étais pas coquette, je ne savais pas plaire... on ne me rechercha pas... Plus tard, bien plus tard, quand j’ai eu des économies, ç’a été autre chose: mais c’est moi qui n’ai plus voulu... La jeune fille ouvrait de grands yeux. --Vous avez eu bien raison, Lydie... et c’étaient des sots les hommes de votre temps... Mais alors, ajouta-t-elle d’un ton de commisération profonde, on ne vous a jamais fait la cour? Une troisième fois le sourire de Lydie se montra brillant, entre ses lèvres défleuries; Jacqueline poussa un petit cri. --Lydie, ma bonne Lydie, s’écria-t-elle, dites-moi, dites-moi vite, on vous a fait la cour _une fois_? Et comme la vieille ouvrière secouait la tête sans répondre, elle continua, pressante: --Racontez-moi, Lydie!... Oh! j’étais bien sûre que vous aviez été trop jolie pour n’être pas aimée! Le sourire fugitif, un instant revenu, s’évanouit. Par un mouvement machinal de vieille, l’infirme joignit les mains en levant ses yeux bleus vers le ciel. --Aimée, l’ai-je été? murmura-t-elle. Je ne crois pas... mais j’ai aimé, moi!... Et c’est encore le meilleur, allez, mademoiselle! Jacqueline écoutait, sérieuse, n’interrogeant plus. --Mon histoire est courte, continua Lydie; si vous attendez un beau roman, vous serez déçue... Lui, c’était un _pays_ de ma mère; comme il ne connaissait personne à Paris où il venait chercher de l’ouvrage, on nous l’avait recommandé; mon père l’invita chez nous... Mon Dieu, je vous l’ai dit, je n’étais pas jolie, mais nous autres Parisiennes, avec un frison sur la tempe et un ruban rose au cou, nous avons l’air d’être en toilette... Pierre n’avait jamais vu ça... Il me trouva gentille, il me le dit un peu... et moi j’en éprouvais une joie toute nouvelle... Il me paraissait si beau, si franc, si brave ce grand garçon!... oh! grand!... Près de lui, je paraissais toute petite... et ça me faisait plaisir; voyez comme on est drôle!... Le dimanche, nous sommes allés nous promener en famille pour montrer Paris à notre hôte et, quoiqu’il y ait cinquante ans de ça, je pourrais vous raconter tout ce que nous avons vu, tout ce que nous avons dit surtout... des choses qui vous sembleraient si bêtes!... et qui sont mon trésor à moi... Le soir, en rentrant, nous avons rencontré des marchandes de roses... il m’a acheté un bouquet... Lydie s’interrompit, la voix lui manquait. Jacqueline n’avait plus envie de rire... --Il m’a acheté un bouquet, reprit-elle, et il m’a dit: «Voulez-vous le garder en mémoire d’aujourd’hui?...» Hélas! ses roses n’étaient pas fanées qu’il savait déjà que, dans la grande ville, il y avait des filles aussi bien mises et plus jolies que moi. Il y eut un silence. --Pauvre Lydie! soupira Jacqueline. --Non, répéta rêveusement la vieille, non, ne dites pas pauvre Lydie... je ne les regrette pas mes quelques jours d’espérance... Et elle ajouta plus bas: --Je ne regrette même pas les jours qui ont suivi... et j’ai toujours gardé les roses. Elle se tut encore, puis très vite, avec une lueur enfantine dans ses yeux humides: --Voulez-vous les voir? dit-elle. De sa voix chevrotante, elle indiquait à la jeune fille un livre à fermoirs d’argent, dans la case droite du tiroir: un vieux livre de communiante, marqué de signets ajourés et noué de faveurs bleues... Ternes maintenant, maintenant desséchées, si diminuées, si minces qu’on les croyait prêtes à tomber en poudre, elles dormaient dans le reliquaire enrubanné, les pauvres fleurs qui, jadis, comme la petite communiante du livre blanc, avaient été fraîches et belles! Et Jacqueline les prit curieusement sur les pages enluminées où des saintes priaient auréolées d’or; alors Lydie s’écria, inquiète: --Faites bien attention, mademoiselle... n’effeuillez pas les roses! A ces mots, la jeune fille tressaillit soudain; se rappelant ses roses à elle, ses pauvres roses qu’elle avait impitoyablement meurtries, elle compara sa destinée à celle de cette humble. Pauvre Lydie! Il n’y avait eu dans sa longue existence qu’un seul bouquet, qu’un seul beau songe, et, de ces fleurs sitôt passées, de cette petite flamme de rêve sitôt éteinte, elle avait parfumé sa vie, elle avait réchauffé son cœur. Ainsi que Lydie, Jacqueline aimait, mais en retour elle était aimée, ah! tant aimée! la petite fiancée de Roger!... Et dans une vision rapide, il lui sembla que ce cher trésor de tendresses sur lequel elle n’avait pas toujours veillé, l’imprudente, avait revêtu une forme palpable, la forme délicate et blanche du triste bouquet maltraité. Elle s’avisa que l’amour est chose ineffablement précieuse, qu’un rien, sourire ou regard, l’attire, mais qu’un rien aussi peut l’effaroucher... et que--dans une histoire d’amour--c’est un événement qu’une rose effeuillée!... Alors, tout au fond de son âme attendrie, une voix murmura: c’était la voix lointaine des romances d’antan, la voix tendre et vieillotte de l’épinette rare: «N’effeuillez pas les roses... disait-elle, ne jouez pas avec le bonheur! Gardez-les jalousement, gardez-les à travers la vie, votre amour, vos fleurs de femme heureuse, car, si quelque chose égale en douceurs exquises le parfum vivant de la fleur donnée qui parle d’espoir, c’est le parfum pâli de celle qu’on retrouve entre deux pages jaunies et qui parle de souvenir.» En partant, Jacqueline embrassa l’ouvrière et, quand elle rentra dans le petit salon, son premier regard fut pour le coussin de soie où les pétales immaculés se mouraient, déjà plus transparents, déjà tristes dans leur senteur de fleurs brisées. Comme elle s’agenouillait pour ramasser, avec des soins qui demandaient grâce, cette moisson blanche dont elle avait pitié: --Jacqueline, fit derrière elle une voix connue et aimée, Jacqueline... je voulais vous dire... nous ne pouvons pas finir ainsi la journée... Vivement, elle se leva, les mains encore pleines de roses, à demi émue, à demi timide, n’osant rien dire, mais laissant parler ses yeux. Et, très tendrement, Roger prit les deux petites mains embaumées et les réunit sous ses lèvres tandis que Jacqueline balbutiait, en suffoquant un peu: --Nous les garderons, ces feuilles de roses... FIN TABLE MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE 1 MARIAGE DE RAISON 219 UNE PAGE DE DOULEUR 249 RELIQUES D’ANTAN 269 E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--10.30-1-21. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE *** Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This website includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.