The Project Gutenberg eBook of Les Filleules de Rubens, Tome I

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Title: Les Filleules de Rubens, Tome I

Author: S. Henry Berthoud

Release date: December 29, 2004 [eBook #14512]
Most recently updated: December 19, 2020

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FILLEULES DE RUBENS, TOME I ***

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LES FILLEULES DE RUBENS

Histoire Flamande

Tome Premier

par

S. HENRY BERTHOUD

Bruxelles,
Librairie Allemande, Française et Étrangère
De Mayer et Flatau,
Rue de la Madeleine, 5

1849

CHAPITRE Ier.

MYNHEER BORREKENS.

Vers la fin du mois de juin de l'année 16.., au moment où les cloches de l'église Notre-Dame d'Anvers sonnaient quatre heures du matin, un homme jeune encore entr'ouvrit les riches courtines qui fermaient son lit et sortit de sa chambre, en marchant avec précaution sur la pointe du pied.

Après avoir descendu un escalier dont les derniers ornements n'étaient pas encore tout-à-fait terminés, il entra dans une petite salle ou se trouvait une baignoire de marbre blanc rapportée d'Italie, et l'un des chefs-d'oeuvre les plus admirables de l'antiquité. Il jeta le manteau qui l'enveloppait, se plongea pendant quelques minutes, dans la baignoire pleine d'eau fraîche, et termina ensuite sa toilette avec une promptitude qui n'excluait pourtant point les soins les plus minutieux.

Après quoi, il couvrit sa tête d'un feutre gris à larges bords et se rendit à l'église voisine de Notre-Dame.

Quatre heures et demie sonnaient au moment où il franchissait le seuil de l'église, et où un prêtre montait à l'autel pour célébrer le saint sacrifice de la messe.

Le jeune homme s'agenouilla humblement sur les dalles, au milieu de la foule, se signa dévotement et pria avec ferveur pendant toute la durée de la cérémonie catholique. Après quoi, il se releva, n'oublia point de tremper ses doigts dans l'eau du bénitier et reprit le chemin de son logis.

Chemin faisant, il rencontra une pauvre femme qui s'en revenait, comme lui, de la messe. Enveloppée de sa cape noire, d'une grande propreté, quoique usée et raccommodée en plusieurs endroits, elle tenait par la main deux petits enfants; on lisait, rien que dans l'allure de cette femme, une misère honnête.

—Vous avez là un beau garçon bien éveillé, dit le jeune homme à la femme.

—Un pauvre orphelin! répondit-elle en soupirant. J'ai perdu mon mari il y a un an.

Et la douleur lui fit, sans qu'elle s'en aperçût, accélérer convulsivement le pas pendant quelques secondes.

—Que la volonté de Dieu soit faite! ajouta-t-elle avec une résignation qui se trouvait plus dans ses paroles que dans son coeur. Si j'étais seule à souffrir, je ne me plaindrais point, mais ces deux pauvres innocents!…

Elle s'interrompit et se remit à marcher avec vitesse, car des larmes remplissaient ses yeux, et ses sanglots étaient prêts à éclater.

Le jeune homme avait pris le petit garçon par la main.

—Demeures-tu bien loin d'ici? lui demanda-t-il en tapant sur ses grosses joues roses.

—A la place de Meir, répondit ce petit garçon en regardant le beau cavalier si bravement vêtu, et qui portait à ses bottes des éperons d'argent qui résonnaient d'une manière fort agréable pour l'oreille d'un bambin.

—Et comment te nommes-tu?

—Claes, mynheer.

—Eh bien! Claes, tu ne refuseras pas de ton compagnon de route ces deux morceaux de pain d'épice qui font si bon effet à la boutique devant laquelle nous passons! Embrasse-moi, partage avec ta soeur, et au revoir!

En achevant ces mots, il s'éloigna, non sans écrire, sur ses tablettes, le nom et l'adresse de la veuve Claes.—Ma chère Isabelle me saura gré de lui apporter, à son réveil, cette infortune à soulager, se dit-il.

Il ne se trouvait plus qu'à peu de distance de sa maison, lorsqu'une voix forte et mielleuse, tout à la fois, le salua d'un bonjour mynheer Rubens, qui lui fit tourner la tête.

—Ah! c'est vous, mynheer Borrekens, dit-il en s'arrêtant devant une porte, sur le seuil de laquelle se tenait appuyé un homme d'une soixantaine d'années environ, et qui souleva sur sa tête son bonnet pour saluer le peintre célèbre.

—Moi-même, répondit le bourgeois, et je suis charmé de vous voir, car je devais me rendre chez vous aujourd'hui.

—Vous m'auriez fait honneur et plaisir, voisin.

—L'honneur eût été pour moi, et vous y auriez trouvé peu de plaisir, mynheer Rubens, car il devait s'agir, dans ma visite, d'un bout de terrain qu'en creusant les fondations d'un mur vous avez pris sur le jardin du Serment des Arquebusiers, dont j'ai l'honneur d'être le roi.

—Par saint Pierre et saint Paul, mes patrons! si je l'ai fait, c'est bien sans m'en douter, s'écria l'artiste.

—C'est aussi ce que j'ai dit aux arquebusiers, répondit mynheer Borrekens; mais ils n'ont point voulu entendre raison, et ils prétendent que c'est aux hommes de loi à vider cette affaire. L'assignation vous sera remise aujourd'hui par entremise de procureur.

—Eh bien! nous plaiderons, s'il le faut, répliqua Rubens, à qui cette nouvelle, néanmoins, était visiblement désagréable.

—Par saint Christophe, notre patron! c'est ce que je voudrais empêcher! Quoi! il sera dit que le chevalier Pierre-Paul Rubens, l'honneur de notre cité, aura maille à partir avec le serment dont je suis roi! Ah! mynheer, au lieu de plaider, nous ferions bien mieux de nous entendre!

—Comment puis-je m'entendre avec de mauvaises têtes qui m'assignent par procureur avant de m'avoir entretenu du tort involontaire qu'ils prétendent que je leur ai causé? C'est là un mauvais procédé, voisin!

—Vous répétez les mêmes paroles que je leur ai dites, mynheer Rubens. Mais il y a parmi les arquebusiers un diable de gribouilleur de papier, de son état maître clerc de procureur, et qui a mené la chose plus vite qu'il ne seyait. J'ai obtenu à grand'peine d'être autorisé à vous parler de l'affaire ce matin, avant la dénonciation légale.

—Eh bien! nous plaiderons, puisque le Serment des Arquebusiers le veut.

—Au lieu de plaider, nous ferions bien mieux de nous entendre, je vous le répète.

—Et comment m'entendre avec des gaillards qui frappent sans dire: Gare! Je leur aurais donné d'excellentes et irrécusables raisons pour leur prouver qu'ils ont tort.

—Ils n'eussent point manqué non plus de ces bonnes raisons, répliqua mynheer Borrekens, en riant. Qui discute croit toujours avoir bon droit. A vrai dire, un argument d'écus ferait plus dans cette circonstance que cent mille belles paroles d'or, quoique le procès soit plutôt une affaire d'amour-propre qu'une affaire d'argent.

—Les juges décideront, puisqu'on me force à plaider!

—Plaider! Vous laisserez dire par la ville que le chevalier Rubens, dont chacun aime la générosité, le talent et la personne, a contesté à un Serment de ses compatriotes un droit qu'il est de leur devoir de défendre?

—Eh! que voulez-vous donc que je fasse? demanda Rubens non sans quelque impatience, car la pensée de ce procès lui était odieuse, et maître Borrekens ne s'était que trop bien appliqué à lui en faire sentir les inconvénients.

—Il n'appartient point à un pauvre marchand de dentelles de donner un conseil à plus habile et plus éclairé que soi, répartit Borrekens en se réfugiant dans une hypocrite humilité; cependant, si vous me permettiez d'émettre mon opinion…

—Mais puisque je vous la demande! s'écria Rubens en se croisant les bras.

—Je disais hier aux arquebusiers: Vous avez envie d'un tableau de saint Christophe, pour la chapelle de votre Serment: eh bien! je vais prier le chevalier Rubens de vous faire ce saint Christophe, et qu'il ne soit plus question de rien entre nous!

—-Soit! j'accepte. Vous aurez votre saint Christophe, quoiqu'un pareil sujet ne me plaise pas trop à traiter. D'autant plus que le géant me paraît un saint quelque peu apocryphe.

—Le patron des arquebusiers! Ne dites point de pareilles choses, mynheer Rubens… ne dites point de pareilles choses!… Au revoir, j'ai votre parole et je tiens l'affaire pour arrangée et convenue entre les deux parties.

Borrekens laissa s'éloigner Rubens et se prit à rire.

—Oh! la bonne idée qui m'est passée par la tête! Voici le Serment des arquebusiers qui va posséder un beau tableau de Rubens sans qu'il lui en coûte un cromsleers[1]. Allons vite prévenir mes collègues de ce que j'ai fait! Car, en vérité, mynheer Rubens ne nous a pas pris grand comme le pouce de terrain, aussi vrai que le procès que les arquebusiers veulent lui intenter n'existe que dans ma tête.

[Note 1: Petite monnaie du pays.]

En se parlant ainsi, ce mynheer Borrekens rentra dans son logis, et après avoir traversé un long corridor dallé en marbre, entra dans une vaste pièce d'un aspect assez froid et qui servait à la fois de salon, de salle à manger et de parloir.

L'unique fenêtre de cette chambre affectait une forme ogivale et prenait un jour papillotant à travers des centaines de vitres coloriées diversement et unies entre elles par un mince réseau de lamelles de plomb. Près de cette fenêtre, se tenait assise une jeune femme tellement absorbée dans sa profonde rêverie, que ses mains avaient laissé échapper le carreau à dentelles placé sur ses genoux, et qu'elle n'entendit point entrer le roi des arquebusiers.

C'était une de ces figures blondes et suaves telles que la Frise seule en produit; on eût deviné que la jeune femme était née de l'autre côté du Zuiderzée, quand bien même elle n'eut point porté la coiffure nationale des femmes léwardennes. Le front ceint de cette riche couronne d'or et enveloppée de voiles de dentelles, la tête penchée par un mouvement plein d'abandon, elle ressemblait ainsi à ces naïves miniatures de reine que les rubricateurs du moyen âge se complaisaient à tracer sur le vélin de leurs manuscrits.

—Toujours triste, toujours rêveuse! Thrée, fit mynheer Borrekens avec plus de tendresse qu'on n'aurait cru capables d'en exprimer ses traits finauds et le son de sa voix vulgaire. Je suis sûr que tu penses encore aux brouillards et aux traîneaux de ton pays!

La jeune femme tressaillit à la voix de Borrekens.

—Pardonnez-moi! dit-elle; oui, vous avez raison, je retournais en imagination dans cette douce contrée où je suis née, où se sont écoulés les jours heureux de ma jeunesse, où dorment dans la paix du tombeau mon père, ma mère, et celui dont la tendresse était venue me consoler de leur perte!

Elle essuya les larmes qui coulaient de ses yeux.

—Allons! allons! Thrée, ne vous laissez point abattre par votre juste douleur. Oui, ce fut un coup terrible pour vous et pour moi que la mort imprévue du pauvre Ians, qui vous laissa sans mari et moi sans fils! Mais pensez à la consolation qui vous est réservée, puisque dans quelques jours vous serez mère.

—Vous avez raison, mon père, dit-elle.

—Sans compter que je veux que le fils auquel vous donnerez le jour ait un parrain qui fasse honneur à la corporation dont j'ai l'honneur d'avoir été élu roi depuis huit jours. Ah! par saint Christophe! les arquebusiers d'Anvers ne se repentiront pas de m'avoir nommé leur chef. Ils ne tarderont pas à reconnaître si maître Borrekens possède de l'habileté, sait faire valoir leurs droits et s'entend à défendre les privilèges de ceux qui l'ont choisi.

Là-dessus, il prit son feutre à larges bords, et laissant seule sa belle-fille, il se dirigea vers la maison du Serment des Arquebusiers pour donner l'ordre au secrétaire de cette association de convoquer tous les membres pour le soir même.

Le soir, en effet, après le salut, chacun des arquebusiers, au sortir de l'église, se rendit dans la grande salle de l'hôtel où depuis deux cents ans se réunissaient les membres du Serment.

On avait tout disposé comme pour les jours de grande solennité; les lustres en cuivre, élégamment découpés, jetaient dans l'immense salle les clartés un peu vacillantes des lampes qu'ils supportaient; des bougies roses et bleues brûlaient dans des torchères dorées, sur le bureau du roi du Serment; et le fou de la corporation, en grand costume, et sa marotte en main, se tenait assis sur un escabeau devant cette table.

A voir tous ces bourgeois vêtus de leurs habits de fête, qui prenaient place sur les gradins de velours disposés dans la salle immense, tendue en cuir de Cordoue, on eût dit un de ces congrès décidant des destinées des pays, qui se succédèrent à diverses reprises au dix-septième siècle, et dont un des grands maîtres flamands, Terburg, a si bien reproduit la physionomie, dans cette admirable page de peinture qu'on nomme le Congrès de Munster.

Mynheer Borrekens, accompagné de deux anciens du Serment, monta au bureau et prit place dans le fauteuil présidentiel, surmonté d'un riche dais de velours.

—Mes chers et féaux confrères, dit-il, je viens vous faire à savoir que j'ai cru devoir, en votre nom, et sauf votre ratification, comme de droit, traiter d'une affaire importante avec le chevalier Rubens.

Il s'interrompit un moment.

—Parlez! parlez! nous vous écoutons, lui cria-t-on de plusieurs côtés.

—Le dit et honorable chevalier Rubens, reprit-il, en faisant creuser les fondations d'un mûr de son jardin, avait, du moins j'ai cru le remarquer, légèrement empiété sur le terrain mitoyen de notre jardin; j'ai réclamé de la loyauté de Rubens une indemnité, et il m'a promis, en échange du dommage causé, ou non causé, de peindre et de donner au Serment un tableau représentant en pied notre bienheureux patron, saint Christophe.

A cette nouvelle inattendue, un murmure de surprise et d'approbation se répandit dans l'assemblée et fit naître, sur les lèvres de maître Borrekens, un sourire d'orgueil.

—Ah! ah! se dit-il en lui-même, je pense que les arquebusiers ne sont point fâchés de m'avoir élu pour leur roi! A peine leur chef depuis huit jours, voici une magnifique affaire que je conclus pour eux; voici un de leurs plus ardents désirs gue je réalise.

Maître Borrekens n'avait point encore achevé de se formuler cette pensée, qu'un de ses voisins, mynheer Van Kniff, se leva brusquement, et de la voix la plus aiguë qu'il pût trouver dans sa poitrine de bossu, demanda de quel droit le roi des arquebusiers s'était permis de conclure une affaire du Serment sans avoir, au préalable, pris l'avis du conseil et soumis la chose à la délibération de la corporation.

Il cita des articles du règlement, des délibérations, des arrêtés, et finit par conclure à ce que maître Borrekens fût soumis à la réprimande, et ladite réprimande ensuite mentionnée au procès-verbal des séances.

Maître Kniff, comme toutes les méchantes langues, était généralement détesté de tous ses collègues qui ne lui en montraient que plus de déférence, car ils redoutaient son bec effilé. Le fait est qu'il était toujours prêt à dauber sur tous et sur tout. La philippique qu'il prononça contre Borrekens fut donc accueillie avec attention; et les esprits faibles et flottants, c'est-à-dire la majorité, se mirent à crier que les droits et les privilèges du Serment avaient été violés; la discussion s'alluma, s'anima, s'envenima, d'autant plus que la bière circulait partout: de pot en pot, et de verre en verre, elle ne contribuait point médiocrement à exaspérer les esprits et à donner de la violence à la discussion.

Après avoir subi ces orages pendant trois grandes heures, Borrekens allait succomber et Ians Kniff triompher, lorsqu'un jeune homme, qui s'était tenu à l'écart jusqu'alors, prit la parole et démontra si clairement les avantages que le Serment recueillait du marché conclu par maître Borrekens, qu'il ramena à son avis cette majorité flottante, irrésolue, qui, nous l'avons dit, s'était ralliée tout d'abord à Ians Kniff.

Un incident vint servir le jeune homme plus encore que sa bonne mine, son éloquence naturelle et sa logique serrée: ce fut la violence avec laquelle Kniff s'élança à la tribune pour interrompre l'orateur.

Celui-ci, sans perdre rien de son sang-froid, déclara qu'il avait la parole; qu'il avait écouté patiemment mynheer Kniff, et qu'il avait le droit d'être écouté de la même manière par ledit maître Kniff. Mais comme celui-ci, excité par la colère et surtout par les vapeurs de la bière, se cramponnait à la tribune et cherchait à couvrir de ses cris la voix de son adversaire, le jeune arquebusier, doué d'une force herculéenne, prit le récalcitrant dans ses bras, le descendit de la tribune, et reprit paisiblement la parole, comme si rien ne se fût passé.

Il en fallait beaucoup moins pour démoraliser le bossu, dont chacun, nous l'avons dit, détestait l'outrecuidance insolente. Des rires et même des huées le réduisirent au silence, et il fut décidé à l'unanimité que mynheer Borrekens avait bien mérité du Serment des Arquebusiers.

—Vous m'avez donné un bon coup d'épaule, jeune homme, dit, au sortir de la séance, Borrekens, qui frappa gaîment sur le bras de son auxiliaire. Merci et à charge de revanche!

Le jeune homme sourit.

—Personne ne vous connaissait tout à l'heure parmi les arquebusiers, mais je puis vous affirmer que désormais vous voici populaire parmi eux. Quant à moi, je n'oublierai point votre nom quand je le saurai.

—Je ne fais partie du serment que depuis un mois, répondit le jeune homme avec modestie. Quand je vous aurai dit que je m'appelle Simon van Maast, vous n'en serez guère plus avancé; mon nom et ma personne sont trop obscurs pour qu'on se souvienne de l'une ou de l'autre.

—Je sais quelqu'un qui ne les oubliera pas, reprit maître Borrekens. Je n'oublie jamais mes amis, et vous êtes désormais des miens, Simon van Maast! et pour me prouver que je dis vrai, vous allez venir souper avec moi sans me faire une seule objection. Nous boirons à la santé de saint-Christophe, une ou deux bonnes bouteilles de Claret qui, depuis longues années, se couvrent de poussière dans ma cave.

En disant cela, maître Borrekens prenait une clé à sa ceinture, ouvrait la porte de sa maison, et introduisait Simon dans le parloir dont nous ayons déjà parlé, et où le couvert du souper était dressé.

—Allons! Thrée, dit-il en entrant à la jeune veuve, allons! ma chère, fais mettre un couvert de plus! Simon van Maast soupe avec nous! C'est un garçon qui parle à ravir, et qui est fort comme l'Hercule que mynheer Rubens vient de peindre dans la salle du conseil. Ce brave Simon m'a tiré du pied, comme on dit, une fâcheuse épine, attendu que cette épine n'était rien moins que ce damné Ians Kniff! Ah! ah! je rirai longtemps de la manière dont vous l'avez réduit au silence, mon honnête Simon.

Tandis qu'il exprimait ainsi de nouveau sa joie et sa reconnaissance au jeune homme, Thrée, dont les joues s'étaient couvertes d'une légère rougeur à la vue d'un étranger, allait et venait, pour remplir les ordres de son beau-père.

Les joues de Simon reflétèrent la rougeur de la jeune femme, lorsqu'il eut remarqué cette créature angélique, à laquelle ses vêtements de deuil semblaient donner je ne sais quel charme mélancolique qui allait au coeur.

Aussi fut-ce avec un véritable sentiment de chagrin que, vers la fin du repas, et lorsque les épices apparurent sur la table, il la vit placer deux bouteilles devant son beau-frère, se lever, présenter son front à baiser à mynheer Borrekens, et adresser une profonde révérence à son hôte.

—Pauvre Thrée! dit après le départ de la jeune femme mynheer Borrekens, que les émotions de la journée et le vin de Claret avaient rendu communicatif plus que d'habitude. Après huit mois de mariage, perdre, par un fatal accident, son mari! mon fils unique! Un beau et brave jeune homme comme vous, Simon! Il s'est aventuré follement sur une mauvaise barque pour sauver la vie à des malheureux naufragés, et il a péri avec eux, laissant son père sans enfant pour consoler ses vieux jours, et sa femme veuve! L'enfant du pauvre Nick ne connaîtra jamais son père!

Mynheer Borrekens essuya une larme et acheva de vider le dernier verre de la seconde bouteille de Claret.

Simon van Maast, qui, malgré ses habitudes de sobriété, avait lui-même bu plus qu'il ne l'avait voulu, profita de la mort de cette dernière bouteille pour se lever de table, serrer la main à son hôte et regagner son logis.

Lorsqu'il eut reposé la tête sur son oreiller, il se répéta encore, comme il se l'était dit plusieurs fois chemin faisant:

—Quelle charmante veuve que la bru de maître Borrekens, et comme son regard doux et triste va droit au coeur!

CHAPITRE II.

LES JUMELLES.

Huit jours après l'entrevue de Rubens et de maître Borrekens, le peintre célèbre s'arrêtait, à la même heure pour ainsi dire, devant la porte du roi des arquebusiers.

Assis comme d'habitude sur le seuil de sa maison, mynheer Borrekens ôta son chapeau avec un empressement qui tenait à la fois du respect et de la familiarité.

—Votre tableau est terminé, mynheer Borrekens, lui annonçait-il; faites-moi le plaisir de venir le voir aujourd'hui vers onze heures; vous me direz si le Serment dont vous êtes le chef aura lieu de se montrer satisfait de l'échange que nous avons fait.

Maître Borrekens se garda bien de manquer au rendez-vous donné.

Il arriva ponctuellement, à l'heure dite, vêtu d'un beau pourpoint de velours noir, sur lequel brillait une riche chaîne d'or et un large médaillon de même métal qui renfermait l'image du saint patron de sa confrérie.

La maison de Rubens, quoique inachevée encore, nous l'avons dit, était un palais vaste et d'une magnificence presque royale. Un valet richement vêtu introduisit le bourgeois dans une galerie où se trouvaient rassemblées les antiquités que Rubens avait recueillis pendant le long séjour qu'il avait fait en Italie, et qui formaient une collection déjà justement célèbre en Europe.

Un étranger de distinction visitait cette galerie, et, appuyé familièrement sur le bras de l'artiste, s'arrêtait de temps à autre pour mieux admirer quelque chef-d'oeuvre, dont il parlait du reste en connaisseur expert et surtout en amateur enthousiaste.

—Mylord duc, dit Rubens lorsqu'il aperçut le bourgeois, permettez-moi de vous présenter mon voisin et mon ami, le roi du Serment des Arquebusiers d'Anvers.

L'étranger, jeune encore, salua d'une légère inclination de tête mynheer Borrekens, et regarda avec curiosité ce bon visage où se trouvaient exprimées à la fois, d'une manière significative, la naïveté et sa ruse.

Rubens, qui suivait de l'oeil les impressions du duc, et qui voulait s'amuser de ce qui allait se passer, adressa de nouveau la parole au seigneur anglais, pour mieux exciter sa curiosité et son attention.

—Si Sa Grâce le duc de Buckingham veut bien le permettre, continua-t-il, je vais montrer à mon voisin Borrekens le tableau que je viens de terminer pour le Serment des Arquebusiers, en échange de quatorze pieds de terrain contestés, entre lesdits arquebusiers et moi.

Il fit un signe de la main, et deux valets, portant la même livrée que celui qui avait introduit Borrekens, ouvrirent à deux battants les portes d'un immense atelier.

Une toile complètement terminée occupait le fond de cet atelier: c'était la célèbre Descente de Croix.

Buckingham jeta un cri d'admiration, et le bourgeois ébloui se demanda un moment si Rubens ne raillait point, en lui offrant un pareil chef-d'oeuvre en échange de quelques pieds de terre, d'une propriété fort peu établie d'ailleurs. Cependant il tint ferme, et ne laissa voir ni embarras ni doute sur son visage. Il plaça en abat-jour sa grosse main au-dessus de ses yeux, pour mieux voir la magique toile, dont, en sa qualité d'enfant de la Flandre, il était organisé à comprendre la sublimité.

—Eh bien! êtes-vous satisfait, mynheer Borrekens? demanda-le peintre en riant.

—Vous vous êtes montré, en cette circonstance comme en toute autre, d'une munificence sans égale, mynheer Rubens. Ce don que vous faites est de beaucoup, beaucoup au-dessus de la valeur du mauvais bout de terrain que nous vous avons cédé!… Et cependant…

—Et cependant? reprit Rubens qui regardait toujours Buckingham en riant.

—Vous avez promis au Serment des Arquebusiers un portrait de leur patron saint Christophe.

—Vous avez raison, mon maître; mais, objecta Rubens, qui se plaisait à ces sortes de controverses, ne savez-vous point que le géant Christophe, portant le Christ enfant sur son épaule, est un saint apocryphe que le Martyrologe n'admet qu'avec défiance? Voyez dans ce tableau, cinq figures portant le corps de notre divin Maître. Je vous ai fait cinq Christophe au lieu d'un. Il me semble que le Serment des Arquebusiers a lieu d'être satisfait.

Mynheer Borrekens hocha la tête.

—Il y a moyen de tout concilier, objecta Buckingham. Rubens, laissez-moi acquérir ce chef-d'oeuvre, et vous peindrez à mynheer Borrekens le géant qu'il désire.

—Non, Seigneur! s'écria Borrekens, dont les joues s'empourprèrent d'indignation; Monseigneur croit-il donc que j'ai si peu de sang flamand dans les veines, que je puisse consentir à laisser Londres dépouiller Anvers d'un pareil chef-d'oeuvre!

—Mais puisqu'il ne vous satisfait point?

—Ah! fit le bourgeois, sans se déconcerter et reprenant son ton doux et modeste, Monseigneur ne sait-il pas que tous les hommes sont des enfants? Il faut bien peu de choses pour mécontenter les bourgeois du Serment. La fatalité veut qu'il y ait une objection à faire contre l'admirable toile que voici. Eh bien! si j'étais le chevalier Pierre-Paul Rubens, si je donnais à d'honnêtes bourgeois, en échange d'un coin de terrain en litige, un tableau que le lord-duc de Buckingham paierait, au prix de dix fois plus de terrain qu'il n'en appartient dans toute la ville d'Anvers au Serment des Arquebusiers, si je montrais tant de magnificence, dis-je, je ne voudrais pas laisser à personne le droit d'adresser à mon oeuvre une critique, si misérable qu'elle fût.

—Mais quel moyen voyez-vous de contenter votre Serment, mynheer
Borrekens? Je ne m'en doute pas.

—Si fait, mynheer Rubens, vous le voyez.

—Je vous jure que non, sur mon âme!

—Si un pauvre bourgeois sans esprit l'a trouvé de suite, mynheer
Rubens, à plus forte raison ne peut être embarrassé à ce sujet.

—Vous me rendrez service en me l'apprenant.

—Eh bien! un pareil chef-d'oeuvre ne peut être exposé à l'air et à ses injures; il faut des volets pour le recouvrir: le saint Christophe apocryphe de la légende dorée ne peut-il trouver place sur ces volets?

—Mais c'est tout bonnement quatre nouveaux tableaux que vous demandez à
Rubens; chaque volet a deux faces.

—Mylord, répliqua le bourgeois, je ne m'attendais point à cette objection de la part du grand seigneur dont l'Europe entière est tant habituée à admirer la munificence, que la renommée en est arrivée jusqu'à un pauvre marchand d'Anvers comme moi.

—Bien riposté, sur mon âme! Ah! ah! mylord il ne fait pas bon à entreprendre une controverse avec nous autres Belges. Nous opinons de la tête et du bonnet, au besoin.

—Allons! mynheer Borrekens, vous aurez vos volets et votre saint Christophe; un vrai géant, un bâton à la main, un petit Jésus sur l'épaule, et passant une rivière à gué. Toutefois, je ne le ferai qu'à une condition.

—Demandez-moi mon sang, demandez-moi ma vie! s'écria Borrekens dont les yeux étincelaient de joie.

—Il s'agit de choses moins précieuses, rassurez-vous! Mylord-duc me fait aujourd'hui l'honneur de souper avez moi: soyez des nôtres, et venez nous tenir compagnie, le verre à la main.

—J'accepte avec reconnaissance cet honneur! Ah! mynheer Rubens, comment ne voulez-vous pas qu'on vous aime!

Et, saluant jusqu'à terre, il sortit le bourgeois le plus heureux de la ville d'Anvers.

Tandis qu'il se retirait, Buckingham échangea un sourire avec Rubens.

—Oui, mylord, dit le peintre, vous venez de voir un de ces types les plus naïfs et les plus complets du bourgeois flamand. Cet homme, la loyauté en personne, m'a, par dévouement au Serment auquel il appartient, extorqué un tableau par des moyens que ne désavouerait point le plus habile procureur, et ces moyens, il les a improvisés, un beau matin, en me rencontrant par hasard. Je n'en ai pas été longtemps la dupe; mais l'excellence du tour valait bien un tableau, et puis, à parler sérieusement, je n'étais pas fâché d'être agréable au Serment des Arquebusiers, dont mon père a plus d'une fois éprouvé la fidélité, lorsqu'il était conseiller au sénat d'Anvers.

—Rubens, Rubens, vous êtes plus grand seigneur que moi!

—Cet homme, continua Rubens, dont l'âpreté nous amuse, a, je le tiens pour certain, quelque bonne oeuvre secrète, quelque grande et noble action inconnue à laquelle il dévoue sa fortune et sa vie.

Cependant, et tandis qu'on parlait ainsi de lui, mynheer Borrekens se rendait à son logis pour annoncer à sa belle-fille l'honneur qu'il allait avoir de dîner avec le grand seigneur anglais, chez l'artiste qui faisait l'orgueil de la ville d'Anvers.

Il trouva Thrée, comme d'habitude, assise près de la fenêtre, dans son grand fauteuil, et rêvant tour à tour aux chagrins du passé et aux joies de sa maternité prochaine.

L'oeil du vieux bourgeois étincelait tellement de satisfaction que la jeune femme lui dit, avec le sourire mélancolique et tendre qui séyait si bien à ses traits pâles:

—Il vous est advenu quelque bonne nouvelle, mon père?

—Un grand honneur, du moins, répliqua Borrekens, sans songer à dissimuler sa joie. D'abord j'ai l'honneur de dîner aujourd'hui chez le chevalier Rubens! Ensuite, ce grand artiste consent à peindre des volets pour notre tableau du Serment. Je t'ai déjà parlé de cette affaire, je te dirai le reste plus tard. En attendant, donne-moi mes dentelles de Malines, que je fasse honneur à mon hôte.

En ce moment, Simon van Maast passa devant les fenêtres de Thrée, et lui ôta respectueusement son chapeau; elle lui répondit par un signe affectueux de la tête.

Mynheer Borrekens, qui brossait son chapeau de feutre, dit bonsoir de la main à son ami, sans que celui-ci répondît.

—Tiens! tiens! il ne me voit pas! dit-il.

Et il se revêtit, dans sa chambre, de ses vêtements de fête.

Quand il redescendit radieusement paré, Simon van Maast retraversait de nouveau la rue, et de nouveau il saluait Thrée, sans apercevoir mynheer Borrekens.

—Par saint Christophe! voici un compère bien distrait! remarqua le bourgeois. Adieu, ma chère bru.

Et il s'élança dans la rue avec une légèreté de jeune homme! En quatre enjambées, il avait rejoint Simon, sur l'épaule duquel il frappa vivement.

Simon tressaillit et laissa voir quelque chose du trouble d'un homme pris en faute.

—Tu deviens donc aveugle? demanda Borrekens, en passant son bras sous le bras de son nouvel ami: voici deux fois que tu passes devant moi sans me voir.

—Pardon, mynheer Borrekens, mais j'étais préoccupé et distrait.

—Il paraît toutefois que la préoccupation et les distractions ne sont que pour les hommes, et non pour les femmes, reprit Borrekens en riant.

Le rouge monta au visage de Simon; mais Borrekens était trop heureux ce jour-là, pour montrer même un peu de cruauté à l'égard du pauvre garçon.

—Ecoute, dit-il, parlons sérieusement. Nos veuves flamandes ne sont point si promptes que tu le crois à se consoler en secondes noces. Mon pauvre fils était le premier, le seul amour de Thrée; ils s'étaient fiancés l'un à l'autre cinq ans avant de s'épouser, et il n'a pas fallu moins de tant d'amour pour me décider à laisser partir mon fils pour la Frise. Plût à Dieu même que je n'y eusse jamais consenti! Peut-être en ce moment Thrée et moi nous ne pleurerions point sur un tombeau! Tant il y a, mon cher Simon, que tu es un brave garçon que j'aime et que je ne voudrais point voir s'enferrer dans un amour sans espoir. Un homme averti en vaut deux. Te voilà averti, arrange-toi donc pour valoir deux hommes.

Là-dessus, comme il était arrivé devant l'hôtel de Rubens, il serra la main à Simon van Maast et le laissa là un peu étourdi et fort déconcerté.

Rien n'échappe à ce diable d'homme, dit-il: il a déjà lu mieux que moi dans mon coeur! Il a raison, Thrée ne saurait jamais m'aimer. Allons! je n'ai pas de bonheur, je ne puis réussir à rien. Il en sera de cet amour comme du reste de ma vie!

Notez que l'ingrat qui parlait ainsi était jeune, l'un des garçons les mieux tournés d'Anvers, d'une santé à toute épreuve, et qu'il jouissait d'une honnête aisance qui ne lui laissait aucun des soucis de la vie matérielle. Et il se plaignait du sort!

Tandis que Simon van Maast calomniait ainsi la destinée, le coeur de mynheer Borrekens nageait dans la joie, sans que toutefois son visage en trahît rien. Au milieu de ce monde brillant d'artistes et de grands seigneurs, où sa bonne figure n'était certes pas la plus mal encadrée, sans prétentions exagérées comme sans fausse humilité, il faisait preuve d'un tact extrême, ne se fourvoyait pas un seul instant, tout en montrant le rare mérite de rester fidèle à son caractère de bourgeois. Il ne s'en départit point un seul instant, et il sut si bien se gagner les bonnes grâces de lord Buckingham, que ce dernier voulut l'avoir à table, placé à ses côtés.

Il réussit aussi bien près de madame Rubens, cette belle et poétique Isabelle Brandt, sortie elle-même de la bourgeoisie anversoise, et dont la merveilleuse beauté a été immortalisée tant de fois par le pinceau de son mari.

Le dîner touchait à sa fin, et déjà des choeurs de chanteurs et de musiciens commençaient à se faire entendre, lorsque tout à coup un des serviteurs de Rubens se pencha à l'oreille de mynheer Borrekens et lui dit quelques mots. Borrekens se leva brusquement de table, et sortit de la salle à manger dans un trouble extrême et sans même adresser ses excuses au maître de la maison.

Tandis que les convives de Rubens se préoccupaient d'un départ aussi prompt qu'imprévu, mynheer Borrekens, sans même se donner le temps de reprendre son chapeau et son manteau, rejoignait son logis au pas de course et avec une légèreté toute juvénile. Il entra haletant dans le parloir et demanda d'une voix à la fois douce et joyeuse à une petite vieille vêtue de noir:

—Eh bien! tout s'est-il heureusement passé, dame Pétronille?

Celle-ci, qui tranchait de l'importante, soupira, baissa les yeux, détourna la tête et ne répondit point.

—Par le bienheureux saint Christophe! reprit Borrekens, serait-il arrivé malheur à ma bien-aimée Thrée?

—Rassurez-vous, répondit la vieille, la mère se porte aussi bien que son état le comporte.

—Ah! je ne le vois que trop, il faut que je renonce à l'espoir qui m'a si longtemps consolé de voir mon pauvre fils renaître dans un enfant!

Il parlait encore qu'un vagissement se fit entendre dans un coin de la chambre.

Aussitôt mynheer Borrekens s'élança vers un petit berceau qu'il n'avait point remarqué dans son trouble, en souleva les rideaux, et vit deux jumeaux, au lieu d'un seul enfant qu'il s'attendait à trouver.

—Vous m'avez fait une belle peur, dame Pétronille, avec vos airs mystérieux! Pensez-vous que deux enfants ne soient pas autant les bienvenus qu'un seul? Dieu soit béni de me les avoir envoyés! Hélas! ce sont les seuls qui naîtront de mon pauvre fils.

En achevant ces mots, mynheer Borrekens voulut prendre un des deux enfants pour l'embrasser, mais, à sa grande surprise, on les avait placés dans le même maillot.

—Que signifie cela? demanda-t-il à la garde: le linge et la layette manquent-ils chez le roi des Arquebusiers, qu'on enveloppe ces deux enfants dans le même lange? Voilà une singulière idée!

—On l'a fait ainsi parce qu'on ne pouvait faire autrement, dit de sa voix moitié miel et moitié vinaigre dame Pétronille.

—Mais vous me parlerez donc en paraboles jusqu'au bout? s'écria Borrekens avec une voix passablement irrévérencieuse pour la sage-femme; car telle était la profession de la digne matrone. Vous feriez perdre patience à un saint. Voyons! dites-moi une bonne fois quel est le sexe de ces enfants, et pourquoi ils sont emmaillotés ensemble. D'habitude, on ne peut obtenir de vous le silence, et aujourd'hui qu'on veut vous faire parler, vous restez muette comme un poisson.

—Votre fille a mis au monde deux filles, et ces deux filles sont un monstre! riposta aigrement la sage-femme.

Mynheer Borrekens, par un mouvement plein de désespoir, écarta les langes des jumelles. Elles étaient parfaitement conformées; seulement un ligament qui partait du coude gauche de l'une au coude droit de l'autre les unissait entre elles.

A cette vue, le brave homme pâlit, et il lui fallut quelques instants pour reprendre bonne contenance.

Après tout, que Dieu soit béni! reprit-il,—cette singularité n'a rien de difforme, et j'espère d'ailleurs que la science ne sera point sans remède contre un pareil accident. Ma fille est-elle instruite de tout ceci?

—On n'a pas voulu le lui cacher; d'ailleurs il aurait toujours bien fallu qu'elle l'apprît, un peu plus tôt, un peu plus tard, répliqua la sage-femme, dont la voix cette fois était tout à fait vinaigre.

Mynheer Borrekens ne lui répondit pas et entra dans la chambre de la jeune mère, qui, après avoir embrassé son père, demanda qu'on lui amenât ses enfants.

Maître Borrekens alla les lui chercher lui-même, et les déposant dans les bras de Thrée:

—Nous voici quatre pour nous aimer, ma fille, lui dit-il, mon pauvre fils est ressuscité deux fois pour nous!

Pendant cet entretien de Thrée et de son père, Rubens, inquiet du brusque départ de son hôte, avait envoyé un de ses serviteurs chez le roi des Arquebusiers, dont le brusque départ lui causait une vive préoccupation.

Le domestique revint apprendre bientôt à son maître la naissance des deux jumelles, et le singulier phénomène qui les attachait l'une à l'autre.

Cette nouvelle, que Rubens raconta à ses convives, produisit une vive sensation parmi eux.

—Que pensez-vous de cette monstruosité, maître Covelay? demanda le duc de Buckingham à un grave personnage à barbe blanche.

—Je pense, mylord, comme vous, que c'est un jeu de nature fort singulier, répondit le vieillard.

—Eh quoi! le plus savant chirurgien de la vieille Angleterre, le rival d'Ambroise Paré, ne montre pas plus d'émotion quand il s'agit de l'art auquel il a consacré sa vie! Voyons! ne cherchez-vous point, n'avez-vous point déjà trouvé dans votre tête le moyen de détacher ces enfants du lien qui les unit? Voici une belle occasion de montrer aux médecins des Pays-Bas ce que sait faire l'illustre Covelay de Londres.

—Mylord, l'opération dont me parle Votre Grâce dépend de la nature et de la conformation du lien. Faites-moi voir les nouveau-nés, et, par saint Côme! s'il y a moyen de tenter les ressources de l'art, je n'hésiterai point.

—Il ne s'agit plus que de montrer les enfants à maître Covelay, et d'obtenir l'assentiment du grand-père, pour qu'il laisse tenter une opération aussi délicate sur ses petites-filles, objecta madame Rubens.

—Je m'acquitterai de ce double soin, répondit Rubens: si maître Covelay veut m'accompagner à l'instant chez mon voisin Borrekens, je me charge de lui faire voir les jumelles.

Le médecin anglais se leva et suivit Rubens chez mynheer Borrekens.

Pendant leur absence, qui dura une demi-heure environ, chacun raconta ce qu'il savait ou ce qu'il avait ouï dire sur les naissances monstrueuses; l'entretien était encore le même, lorsque Rubens et maître Covelay rentrèrent dans la salle à manger.

—Maître Covelay, dit Rubens, a séparé les deux jumelles, et l'a fait avec une certitude et une habileté sans égales. A peine une légère cicatrice subsistera-t-elle pour perpétuer le souvenir d'une aussi singulière naissance et d'une si merveilleuse opération.

—Rien de plus simple, reprit le médecin: aucune veine, aucune artère, aucune partie vitale n'allait de l'une à l'autre des enfants: il y avait tout bonnement un muscle à détacher.

—Mynheer Borrekens est au comble de la joie, et pour rendre cette joie encore plus complète, j'ai pris l'engagement d'être le parrain de l'une des jumelles. J'ai promis également, milord duc, que vous assisteriez au banquet que le roi des arquebusiers donnera dans huit jours pour célébrer cette solennité.

—Je tiendrai la promesse que vous avez faite en mon nom, répondit
Buckingham.

Puis faisant signe à Covelay d'avancer, il lui plaça sur la poitrine une riche chaîne d'or qu'il détacha de son propre cou.

—Merci! Covelay: tu as soutenu dignement l'honneur de la vieille
Angleterre, lui dit-il.

CHAPITRE III.

SIMON.

Il fallait des nouvelles moins importantes pour jeter une grande émotion et une profonde joie dans la famille Borrekens, et surtout dans le coeur du roi du Serment des Arquebusiers.

Ce dernier n'était point insensible aux jouissances de l'amour-propre: sans compter la reconnaissance que lui inspirait la résolution affectueuse de Rubens, il ne se sentait pas médiocrement fier, à la pensée de pouvoir appeler le chevalier Rubens son compère, et de recevoir chez lui les amis du grand peintre, surtout le duc de Buckingham.

Lors donc que, le lendemain, Simon van Maast vint pour complimenter Borrekens sur la naissance de ses petits-enfants, et s'informer de l'état où se trouvait l'accouchée, il vit le digne bourgeois qui, les manches retroussées jusqu'aux coudes, prenait des mesures et comptait avec soin combien de convives il pourrait placer dans la grande salle de la maison.

Borrekens raconta chaleureusement et en peu de mots à Simon toutes les joies, tous les honneurs qui lui étaient arrivés depuis la veille, et conclut en le priant de l'aider de son intelligence pour résoudre le problème qui le préoccupait, et qui consistait à placer à l'aise quarante personnes, là où l'on n'en pouvait mettre que trente.

Simon, inquiet de l'accouchée, ne parlait que de Thrée, et demandait avec instance à voir les deux enfants; mynheer Borrekens répondait par les quarante convives qu'il devait faire tenir dans sa salle.

Dame Pétronille, la garde-couche, rien que cela! daigna venir en aide au pauvre Simon: elle lui fit un petit signe mystérieux, et tandis que Borrekens continuait à chercher ses combinaisons, elle conduisit le jeune homme dans une pièce voisine, et l'amena devant le berceau où se trouvaient couchées les deux jumelles.

Simon, ému jusqu'à l'attendrissement, essuya une larme et glissa dans la main de dame Pétronille deux florins qu'elle fit à son tour glisser dans l'une des deux poches de sa jupe.

—Ainsi, dit Simon, pour mieux dérober son émotion à la vieille femme, ainsi, c'est le chevalier Rubens qui sera le parrain de ces enfants?

—De l'une seulement, maître Simon! L'autre doit être tenue sur les fonds par mynheer Borghest, le doyen du Serment des Arquebusiers, et qui a rempli deux fois les fonctions de Roi de ce Serment.

—Rien d'ordinaire ne doit avoir lieu dans la destinée de ces enfants, répliqua van Maast, le vieux Borghest est décédé ce matin, subitement, au sortir de la messe.

—Est-il Dieu possible? s'écria la garde-couche en se signant. Mourir ainsi tout-à-coup! Un beau vieillard bien vert et qui ne comptait pas plus de quatre-vingts ans! Ce que c'est que de nous!… Voilà un nouvel embarras pour mynheer Borrekens! Je ne sais pas trop comment il va pouvoir en sortir, attendu que le chevalier Rubens part prochainement pour Londres avec le mylord anglais, et a demandé que le baptême eût lieu après-demain lundi. Il faut que j'aille prévenir le pauvre homme.

Et avec l'empressement que jamais une commère de cette espèce ne manque de mettre à annoncer une mauvaise nouvelle, elle courut conter à Borrekens ce nouveau surcroît d'incident, ce nouveau problème à résoudre.

Borrekens en fut d'abord assez étourdi pour laisser échapper de ses mains l'aune avec laquelle, depuis une heure, il mesurait sa salle; mais il s'en remit bientôt.

—Dieu veuille avoir l'âme du bon et respectable Borghest! dit-il, en soulevant son chaperon; mais si je perds pour parrain un vieil ami, j'en ai là un jeune pour le remplacer, n'est-ce pas, Simon?

A cette question, une joie vive illumina le visage du jeune homme, et il s'écria en joignant les mains:

—Moi le compère de dame Thrée? Moi tenir sur les fonts une de ses enfants? Oh! c'est trop de bonheur!

—Eh bien! occupe-toi donc des dragées, mon garçon, et va faire une visite à ta commère, ma vieille tante Godecharles! Ah! si je pouvais trouver aussi facilement qu'un parrain la place de mes quarante convives! soupira-t-il, en mesurant pour la vingtième fois la salle en tous sens.

Apparemment il finit par trouver les quarante places qu'il désirait tant, car, le lundi suivant, quarante convives, réunis dans cette salle décorée avec beaucoup de goût, ne se trouvaient pas trop étroitement assis autour d'une table servie avec le luxe et le savoir culinaire que l'on retrouve encore aujourd'hui chez les Anversois.

A la place d'honneur se trouvaient les deux parrains et les deux marraines. Pierre-Paul Rubens avait choisi, pour tenir avec lui sa filleule sur les fonts, la femme du bourgmestre Rockox, alors dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté. Au contraire mademoiselle Godecharles, vieille fille de soixante-dix ans, était bien ce que l'on peut se figurer de plus disgracieux et de plus décrépit. Et comme si ce n'eût point été assez pour elle de son grand âge, de ses infirmités et de sa laideur, elle avait jugé à propos de rehausser tout cela par du ridicule: non-seulement son costume était d'un recherché passablement bouffon, mais les grands airs qu'elle prit lorsqu'elle se mit en tête du cortège pour se rendre à l'église faillirent faire éclater le dépit que ne réprimait déjà point sans peine Simon.

Donc, tout en donnant en lui-même au diable la vieille folle, il fallut que le plus beau et le plus galant garçon d'Anvers franchît le trajet de la maison Borrekens à l'église Notre-Dame et subît les éclats de rire et les quolibets dont ne se faisaient point faute, sur leur passage, les curieux qui formaient une haie formidable. Il enrageait d'autant plus que venaient ensuite, après lui, le chevalier Rubens, dame Rockox, et ensuite le lord-duc de Buckingham et mynheer le bourgmestre de la ville, qui avaient placé entre eux le grand-père des deux jumelles, revêtu de son costume d'honneur du Serment des Arquebusiers.

Au sortir de l'église, où le clergé avait déployé toutes ses splendeurs, les parrains, suivant l'usage, firent des largesses à la foule et jetèrent des pièces de monnaie aux enfants et aux pauvres qui les saluaient de leurs vivats et les entouraient de leurs flots. Rubens avait chargé de ce soin quatre de ses valets, qui jetaient à pleines mains de petites pièces d'argent: le pauvre van Maast avait eu beau, remplir ses poches, avant de se rendre à l'église, elles se trouvaient vides bien longtemps avant que les quatre valets eussent terminé les distributions de Rubens. Ce fut donc triste et presque humilié qu'il ramena sa commère chez mynheer Borrekens.

Au retour, lorsque le chevalier Rubens et lord Buckingham firent leurs cadeaux à l'accouchée et et à la garde-couche, lorsqu'ils prodiguèrent les dragées et les sucreries à tous les assistants, Simon, qui pourtant avait presque écorné sa petite fortune pour se montrer un parrain généreux et ne pas rester trop au-dessous de Rubens, sentit l'impuissance de ses efforts et fut forcé de reconnaître l'écrasante supériorité de l'artiste. Maintenant qu'on ne riait plus à ses dépens, personne ne prenait plus garde à lui: on ne s'occupait que de Rubens, ce beau et généreux cavalier, dont les nobles manières gagnaient tous les coeurs.

Il ne resta donc à Simon qu'à se retirer dans un coin de la salle et à se cacher dans la foule, triste et même un peu jaloux.

Peu à peu, cependant, tout ce bruit s'apaisa: toute cette foule disparut avec Rubens, et il ne resta dans la salle où l'on venait de boire le vin d'adieu, en l'honneur de dame Borrekens, que le maître du logis et Simon.

—La belle journée, hein? compère, s'écria Borrekens avec enthousiasme et en s'essuyant le front. C'est une fête qui marquera dans ma vie et dans les annales de ma famille: le chevalier Rubens pour parrain, lord Buckingham, le favori du roi d'Angleterre, pour témoin, tout le Serment des Arquebusiers, vêtus de leur costume de fête et formant la haie! La femme du bourgmestre, le bourgmestre! Des présents dignes d'un roi, et les acclamations de la foule! Ah! la belle journée, Simon, la belle journée!

—Le pauvre Simon faisait assez triste mine au milieu de toute cette splendeur! répondit le jeune homme, avec un sourire triste et qui ne manquait pas d'amertume.

—Voilà bien les jeunes gens, répondit Borrekens, qui ne veulent rien accorder ni au talent, ni au rang, ni à la fortune! Dans nos réunions des Arquebusiers, quoiqu'un des derniers arrivés, n'es-tu pas écouté et considéré? N'y jouis-tu pas d'une supériorité marquée sur tous nos compatriotes? A chacun, garçon, à chacun sa supériorité et son mérite, laisse quelques-uns t'éclipser, toi qui en éclipses d'autres.

—Vous avez raison! mynheer Borrekens, répliqua Simon en soupirant. Et, néanmoins, cette journée m'a été douloureuse. Heureusement que dame Thrée ne m'a point vu donnant la main à dame Godecharles, au milieu des rires de chacun.

—Et si Thrée l'eût vu, mon ami, elle se fût dit: Voilà un bon garçon qui fait galamment son devoir, et, qui a la franche bonne volonté de m'être agréable. Allons! embrasse-moi, et un autre jour, montre-toi plus raisonnable, et ne sois pas mécontent de ton lot. Va! la place quotidienne qu'occupe, au coin de la cheminée, l'ami obscur, n'est-elle pas préférable au fauteuil doré où l'on assied l'hôte d'un soir?

Là-dessus, le digne bourgeois appela sa servante, et lui enjoignit de recouvrir sur-le-champ, avec le plus grand soin, les riches meubles sur lesquels s'étaient assis Rubens, Buckingham et dame Rockox.

Le lendemain, la maison du roi des Arquebusiers se trouva aussi calme qu'elle avait été bruyante la veille.

Sauf la servante, aidée de quelques femmes du voisinage, qui s'évertuaient à faire disparaître les dernières traces de la fête, à replacer dans les armoires la vaisselle des grands jours, et à fermer les appartements qui ne s'ouvraient que dans les solennités de famille, tout était solitaire et silencieux.

Simon arriva et fut reçu par Thrée qui, nonchalamment couchée dans un fauteuil, donnait aux travaux de la servante et de ses aides le coup-d'oeil de la maîtresse du logis, bien autrement perspicace que le regard du maître.

C'était le second jour qu'elle se levait depuis la naissance de ses filles, et ses traits encore languissants gardaient une empreinte de pâleur qui lui séyait à merveille.

Simon, qui ne s'attendait point à rencontrer la belle-fille de mynheer Borrekens, ne put cacher son émotion et se prit à rougir comme une jeune fille.

Thrée le reçut avec une bienveillance qui ravit le jeune homme et qui ne contribua qu'assez médiocrement à calmer son trouble.

—Eh! bonjour, compère, lui dit-elle; venez embrasser votre filleule, et dites-moi si vous avez vu un plus bel enfant.

Elle se pencha sur le berceau placé à côté d'elle, en souleva le rideau et lui montra les deux petites filles qui dormaient paisiblement.

—Par mon saint patron! dame Thrée, dit-il après avoir considéré quelque temps les jumelles, il me serait tout à fait impossible de distinguer ma filleule de sa soeur. Je ne le pourrais point, quand bien même mon salut en dépendrait.

—C'est comme mon père! c'est comme la sage-femme elle-même!… Ils ont besoin de regarder la cicatrice du bras de ces enfants, pour les distinguer! Moi, il me suffit d'un regard, et cependant, mynheer Simon, quelle ressemblance! On a séparé leurs deux corps qui n'en faisaient qu'un seul, mais leurs âmes sont restées étroitement unies. Elles s'éveillent et s'endorment à la même heure, crient ensemble, s'apaisent ensemble et approchent ensemble leurs lèvres de mon sein.

Je suis certaine qu'elles me souriront le même jour, que leur première dent éclora le même jour et qu'il en sera de même quand elles diront papa et maman. Ah! Dieu est bien grand et bien miséricordieux, dans les joies qu'il donne aux mères! Aussi, ajouta-t-elle avec exaltation, à mes enfants ma vie tout entière, à eux seuls et à toujours!

Elle se pencha pour déposer un baiser sur le front de ses deux petites filles. Elle ne vit point une larme mal réprimée qui s'échappait de dessous la paupière de Simon et glissait le long de ses joues.

Le jeune homme alla regarder par la fenêtre une voiture de brasseur qui passait et resta trois ou quatre minutes à contempler ce spectacle insignifiant, comme s'il l'eût intéressé de la manière la plus vive.

Rien, désormais, ne troubla plus le calme et le silence de la maison de mynheer Borrekens, si ce n'est, toutefois, une visite que fit Rubens à sa commère, ainsi qu'il se plaisait à la nommer. Rubens annonça à la jeune femme qu'il comptait repartir sous peu de jours pour Londres, avec le duc de Buckingham. La jeune femme le reçut avec timidité, rougit lorsque l'artiste entra, rougit chaque fois qu'il lui adressa la parole, et rougit surtout lorsqu'en prenant congé d'elle, il lui baisa la main avec autant de respect que si c'eût été une reine.

Au moment où Rubens quittait dame Thrée, Simon arriva chez cette dernière, qui le reçut avec affection.

—Ah! mynheer Simon, lui dit-elle en souriant, vous faites bien de venir me voir, pour me rendre un peu de gaîté et de calme. J'ai reçu la visite de mon illustre compère le chevalier Rubens; elle m'a toute troublée, j'avais beau me dire que j'étais une sotte; je me sentais émue sous son regard comme un enfant, quoiqu'il fît de son mieux pour se mettre à ma portée. Mynheer Simon! mynheer Simon! je préfère bien aux parrains riches et grands seigneurs les parrains modestes et de ma condition, comme vous.

Ce soir-là, le paradis fut dans le coeur de Simon, et jamais Thrée ne l'avait vu aussi heureux.

Une année s'écoula sans rien changer à la vie monotone de la famille Borrekens, si ce n'est toutefois que les deux petites filles commençaient à marcher, et que leurs lèvres roses bégayaient déjà quelques mots qui faisaient s'extasier leur mère, mynheer Borrekens et Simon van Maast.

Simon van Maast ne manquait jamais d'arriver, tous les soirs, à la même heure, chez mynheer Borrekens: il saluait Thrée avec la même inflexion de voix, s'asseyait invariablement à la même place, et sitôt qu'il était assis, tirait de sa poche quelque jouet ou quelque friandise; les deux petites jumelles étaient déjà là debout devant lui les yeux fixés sur les mains de Simon, et plus curieuses qu'avides de voir ce qu'il en allait tirer. C'étaient ensuite des cris de joie, des battements de mains, des baisers sans fin! Cette scène, pour recommencer chaque jour, n'en intéressait pas moins ses spectateurs et ses acteurs habituels: personne ne s'en fatiguait: et si elle n'eût point eu lieu, il eût manqué quelque chose aux deux petites jumelles et à dame Thrée elle-même.

Simon était devenu un membre de la famille. Il ne se donnait point un dîner chez le roi des Arquebusiers, sans que Simon n'eût sa place à table. Chacun l'aimait au logis, depuis le chien qui venait frotter sa robe soyeuse contre les jambes du jeune homme, jusqu'à mynheer Borrekens, à qui une journée sans voir Simon eût paru, ainsi qu'il aimait à le dire, longue comme un jour sans pain. Les enfants l'adoraient, dame Thrée elle-même regardait la pendule, quand par hasard Simon se trouvait en retard de quelques minutes. C'était donc une vie douce et heureuse dans son uniformité que menait cette famille. Chacun, du reste, vivait par Agathe et par Annetje: c'est ainsi qu'on nommait les deux jumelles.

Il était impossible de trouver une ressemblance plus absolue que celle qui existait entre ces deux enfants. Non-seulement leurs traits et leur taille se trouvaient identiquement les mêmes, mais encore le son de leur voix, leurs gestes et leur démarche! On eût dit que le lien mystérieux par lequel la nature les avait unies à leur naissance existait encore malgré l'opération audacieuse du chirurgien anglais. Elles se levaient ou s'asseyaient ensemble, agitaient les mains ensemble, formaient le même désir ensemble, agissaient, allaient, venaient, souffraient, souriaient, pleuraient ensemble! toujours ensemble! D'ordinaire elles se tenaient les bras passés autour du cou l'une de l'autre, comme à regret de ce qu'on eût coupé le noeud qui les attachait, et qu'on les eût séparées en deux. Simon van Maast, pas plus que mynheer Borrekens, ne savait distinguer la filleule de Rubens de la filleule du jeune homme, Annetje d'Agathe et Agathe d'Annetje. A vrai dire elles n'avaient qu'un seul parrain, Simon van Maast, et elles lui donnaient toutes les deux ce doux nom. Elles ne connaissaient point Rubens, qui depuis deux ans, depuis leur naissance, avait quitté Anvers. En revanche, elles adoraient l'excellent jeune homme, qui n'arrivait jamais près d'elles sans leur apporter un témoignage de sa sollicitude.

Au milieu de tout ce bonheur, de cette intimité qui lui avait donné une famille à Anvers, il manquait néanmoins quelque chose à Simon; il n'était pas heureux, il regardait parfois avec une tristesse profonde dame Thrée, qui ne vivait que par ses enfants et pour ses enfants, ne s'occupait que d'elles et semblait étrangère à tout ce qui n'était point elles.

Le grand secret de cette tristesse, c'est que Simon aimait éperdument dame Thrée, et que celle-ci, ou ne s'en apercevait pas, ce qui était fort triste pour Simon, ou feignait de ne point s'en apercevoir, ce qui était plus triste encore!

Un jour cependant, il s'enhardit, et osa faire l'aveu de son amour à dame Thrée.

—Simon, lui dit-elle, vous me faites du chagrin en me parlant ainsi; je vous aime comme un frère; comme un frère dévoué et tendre! Mais Dieu m'est témoin qu'il n'y a pas de place dans mon coeur pour une autre affection. Je ne saurais, sans impiété, oublier la tendresse et la reconnaissance que je dois au père de mes enfants. Il m'a aimée, il m'a épousée pauvre orpheline, réduite à vivre du travail de mes mains; il m'a donné son nom! je lui dois les saintes joies de la maternité, et vous voudriez que je portasse un autre nom, et que je pusse mêler à ses enfants des enfants qui ne fussent pas les siens! Non, Simon, non! Je serai fidèle à mon mari, et je ne donnerai point à son père le chagrin de voir la mémoire de son fils trahie par la bru qu'il a recueillie chez lui, et par l'ami qu'il aime comme un fils!

Simon écouta ces paroles de Thrée silencieusement, la tête baissée sur la poitrine et les yeux pleins de larmes.

Quand Thrée eut fini et qu'elle lui tendit la main en signe de bonne amitié, il porta cette main à ses lèvres, embrassa les deux enfants et sortit précipitamment, sans pouvoir proférer une parole, tant sa poitrine était pleine de sanglots!

Le lendemain, Simon van Maast ne vint point faire à la famille Borrekens sa visite accoutumée.

Le roi des Arquebusiers, inquiet de cette absence, alla, le soir même, s'informer chez son ami des motifs qui pouvaient le retenir chez lui.

Là il apprit que Simon van Maast s'était embarqué la nuit précédente pour le Nouveau-Monde avec un capitaine espagnol de ses amis, qui venait de mettre à la voile pour ces contrées découvertes par Christophe Colomb.

Quand il vint dire cette nouvelle inattendue à Thrée, elle fondit en larmes et elle se fit amener ses enfants qu'elle serra convulsivement dans ses bras en les couvrant de baisers.

CHAPITRE IV.

LE MÉDECIN DE LEYDE.

La vie est si calme et si douce dans la famille flamande, que son histoire en serait presque ennuyeuse à conter comme celle des peuples heureux, suivant l'expression de Montesquieu.

Mais, si le retour presque quotidien des émotions calmes et d'une profonde sérénité manque d'intérêt pour le lecteur, habitué aux drames de l'existence orageuse et passionnée des héros de romans, en revanche, c'est le bonheur pour ceux à qui la Providence a fait cette douce monotonie. Montaigne professe que l'habitude est une seconde nature, si ce n'est la nature elle-même. En Flandre, tout était alors habitude dans la famille bourgeoise.

Aussi, seize années après le baptême des deux jumelles et le départ de van Maast, rien n'était changé dans la maison de mynheer Borrekens, si ce n'est que l'âge avait blanchi les cheveux jadis grisonnants du roi des Arquebusiers; sa taille, autrefois droite et fièrement cambrée en arrière, commençait à se courber, et il lui fallait maintenant s'appuyer sur un bâton, pour achever lentement, sur le port, la promenade qu'il avait contracté depuis cinquante ans l'habitude d'y faire.

Dame Thrée, de son côté, avait éprouvé la modification du temps: sa beauté n'avait rien perdu de son éclat: seulement cette beauté avait pris un caractère imposant. A la timidité naïve qui, au moindre incident, couvrait ses joues, son cou et sa poitrine elle-même de la plus belle pourpre, avait succédé une assurance modeste et calme; sa taille, moins svelte, ne manquait pourtant point encore de souplesse, mais son bras était devenu plus potelé et sa main plus blanche. Il n'y avait ni une ride à son front, ni une trace de fatigue sur son beau visage, qui pouvait rivaliser, par sa pureté, avec les chefs-d'oeuvre de l'art antique. Les femmes de la Frise, ainsi que les femmes d'Arles, ont conservé, comme on le sait, ce type admirable dont Rome et Athènes se montraient si passionnément éprises.

Dame Thrée paraissait la soeur aînée de ses deux filles, dont la beauté était devenue populaire à Anvers. On accourait sur le seuil des maisons pour voir passer les deux enfants nées le même soir, qui n'avaient un instant formé qu'un seul être et dont la ressemblance était si grande, si identique, que leur grand-père lui-même ne pouvait distinguer Aegtje d'Annetje, diminutifs pleins de grâce, en langue flamande, des noms d'Anne et d'Agathe. Dame Thrée savait seule les reconnaître à de certaines inflexions de voix, à de certaines attitudes où d'autres ne pouvaient rien apercevoir.

Pour rendre l'illusion encore plus complète, Agathe et Annetje n'allaient jamais que vêtues exactement du même costume. Chaque jour, quand leur mère les conduisait à la messe, le dimanche aux offices et le soir à une promenade dans la partie la plus solitaire du port, on ne pouvait se lasser d'admirer le merveilleux de cette ressemblance! Toutes les deux semblaient mues à la fois par une même volonté; leur mère elle-même restait en extase devant cette spontanéité de sensation et de pensée. Elles se levaient en même temps l'une que l'autre, éprouvaient à la fois les mêmes émotions, souffraient ensemble, étaient toujours ensemble. Quand un sourire entr'ouvrait les lèvres d'Agathe, assise près de sa mère et penchée sur la dentelle dont elle entremêlait les bobines, le même sourire entr'ouvrait les lèvres d'Annetje également courbée sur son ouvrage. Si Annetje devenait rêveuse, la même rêverie jetait son voile sur le front d'Agathe.

Hélas! cette sympathie absolue, cette existence double ne se manifesta un jour que trop cruellement pour la pauvre mère. Un matin, les deux soeurs descendirent près de dame Thrée, tristes sans motifs et accusant chacune de vagues souffrances. Depuis lors, un mal mystérieux, et contre lequel vinrent échouer l'art et la science de tous les médecins d'Anvers, se prit à consumer lentement les jumelles. La maladie marchait avec une égale et régulière cruauté pour les deux pauvres enfants. Chaque jour, les mêmes symptômes alarmants se manifestaient chez l'une comme chez l'autre. Leurs pouls battaient des mêmes pulsations; quand la fièvre venait accélérer ces pulsations, le vieux médecin de la famille en comptait avec épouvante le même nombre chez Agathe comme chez Annetje.

Cependant la maladie prenait un caractère de plus en plus alarmant. Le vieux médecin n'osa plus garder seul une responsabilité qui commençait à l'inquiéter, et provoqua une consultation de médecins les plus éclairés de la ville. Nul ne comprit rien à ce mal qui ne ressemblait en rien aux affections produites par le climat humide et froid d'Anvers. C'était à la fois une fièvre dévorante et une langueur pleine d'accablement; aucun des moyens connus de la science ne pouvait parvenir à arrêter, ni même à diminuer les accès de ce mal étranger.

Chaque jour, le chagrin vieillissait d'une année le pauvre mynheer Borrekens, qui, jusqu'alors, avait si vaillamment résisté aux outrages du temps.

Un matin, il se rendit chez Rubens, pour lui demander conseil. Quoiqu'il le vît rarement, le grand peintre n'en était pas moins l'oracle et le suprême recours du vieillard dans les rares circonstances de sa vie, qui prenaient un caractère de gravité.

De grands changements étaient aussi survenus dans l'existence de Pierre-Paul Rubens. La douce et simple Isabelle Brandt était morte, et l'artiste avait convolé en secondes noces, avec la belle Hélène Froment. Cette alliance avait donné encore plus d'animation et de somptuosité à la maison déjà princière de l'illustre artiste.

Hélène, fière de sa naissance, de sa beauté, de sa fortune immense et de la gloire de son mari, se trouvait entourée d'une véritable cour, sur laquelle elle régnait en reine, et dont Rubens était le sujet le plus obéissant. Éperdument épris de la beauté et de l'esprit de sa femme, Rubens ne voyait que par les yeux d'Hélène, ne sentait et n'agissait que par sa volonté et eût offert sa vie pour éviter un chagrin à l'objet de sa passion.

Celle-ci, comme toutes les femmes comblées des trésors d'un immense amour, abusait un peu de l'empire qu'elle exerçait sur son mari pour le tyranniser de temps à autre, et lui faire sentir le poids du joug qu'il s'était imposé lui-même. Hélène, triste ou moins tendre, jetait Rubens dans un véritable chagrin; un mot caressant, un sourire d'Hélène consolait et enivrait Rubens. Ce sont seulement les nobles natures qui subissent ainsi avec faiblesse le joug de l'amour. «Agneaux près des femmes, lions devant l'ennemi,» avait coutume de dire Henri IV, qui se connaissait en ce genre d'agneaux et de lions.

Lorsque mynheer Borrekens arriva dans l'hôtel de Rubens, et qu'il demanda à parler à son compère, les valets que l'artiste avait amenés d'Angleterre et d'Italie reçurent avec assez d'impertinence le vieillard, et refusèrent de le laisser pénétrer jusqu'à leur maître.

Il fallut qu'il inscrivît son nom sur un registre, et qu'il revînt, le lendemain, savoir quel jour le chevalier Rubens pourrait l'admettre à une de ses audiences. Tels étaient les ordres que leur avait prescrits madame Rubens.

Mynheer Borrekens remit son chapeau sur sa tête pour s'en retourner chez lui; mais il pensa à la douleur de Thrée et aux souffrances d'Agathe et d'Annetje: il demanda à être admis près de madame Rubens.

Les valets se prirent à rire du bonhomme qui croyait arriver ainsi jusqu'à la plus grande dame d'Anvers.

—Le chevalier Rubens pourrait, seul, vous valoir cet honneur, lui dirent-ils, d'où venez-vous donc, mon brave homme?

Et un grand reître, chargé du soin des chevaux, se disposait à faire quelques plaisanteries brutales au vieillard, lorsque Rubens vint reconduire, jusque sur le seuil de son hôtel un visiteur de haut rang.

A la vue de mynheer Borrekens, il courut à lui, lui prit affectueusement les mains, et l'emmena dans son atelier, à la grande stupéfaction des valets.

—Et maintenant, dit Rubens, asseyez-vous là, mon compère, et tout en travaillant, permettez-moi de vous gronder de la rareté de vos visites. Voici près de trois ans que je ne vous ai vu!

—Mynheer le chevalier n'était point à Anvers à l'époque du nouvel an et de sa fête, répondit mynheer Borrekens.

—Et vous ne pouvez venir visiter votre compère à d'autres époques qu'en ces jours solennels? Eh! mynheer Borrekens, en sommes-nous à nous traiter avec tant de cérémonie?

Mynheer Borrekens eut bien envie de lui parler de l'accueil que la valetaille de l'hôtel venait de lui faire, et de l'impertinence du grand palefrenier reître; mais il fit réflexion qu'après tout il valait encore mieux garder le silence sur ce sujet, et il se mit à regarder avec une admiration qui pouvait faire admettre en ce moment un peu de préoccupation et de surdité la toile qu'achevait de peindre Rubens, et qui n'était rien moins que l'Érection de la Croix, ce divin tableau, comme l'appelle, à juste titre, le licencié Michel, historien de Pierre-Paul Rubens.

—Vous ne m'avez point dit le motif qui me valait votre visite, mon compère? dit Rubens. Serais-je assez heureux pour pouvoir vous être agréable?

—Je viens vous demander un bon conseil, mynheer le chevalier. Je ne sais plus à quel saint me vouer. Ma fille est au désespoir. Les deux enfants se meurent d'un mal inconnu, et contre lequel la science des médecins ne peut rien.

Rubens laissa le pauvre père entrer dans tous les détails que lui suggéra sa douleur. Ce coeur noble savait qu'écouter avec compassion ceux qui souffrent, c'est déjà les consoler.

—Mon compère, lui dit-il, tout n'est peut-être point perdu. J'ai ouï conter précisément, la semaine dernière, par un de mes amis qui arrivait de Leyde, qu'il se trouvait dans cette ville un médecin possédant un secret merveilleux pour triompher des fièvres les plus rebelles. Ce médecin arrive du nouveau monde que Christophe Colomb a découvert le siècle dernier.

Cet ami ne doit pas encore avoir quitté Anvers; je vais l'envoyer quérir, et il nous donnera les renseignements nécessaires.

—Je le savais bien, moi, que vous nous trouveriez une planche de salut!
Béni soit le jour où je vous ai connu!

—Et où vous m'avez fait donner, au Serment des Arquebusiers, un tableau pour un terrain en litige, selon vous, et qui ne m'appartenait que trop légitimement.

Un sourire passa sur le visage attristé de mynheer Borrekens, qui feignit néanmoins, une seconde fois, de ne pas entendre et de s'absorber, plus que jamais, dans la contemplation de l'Érection de la Croix.

Cependant, Rubens avait donné l'ordre à un des élèves qui l'entouraient de se rendre près de son ami de Leyde et de le lui amener.

Une demi-heure après, l'étranger accourait avec empressement; Rubens, tout en faisant courir le pinceau sur la toile, lui exposa, en peu de mots, ce qu'il voulait savoir de lui.

—En effet, répondit le marchand, il se trouve à Leyde un médecin tel que vous le dites, si l'on peut appeler du nom de médecin un homme jeune encore qui vit dans une profonde solitude, et qui reste enfermé toute la journée dans une maison où personne ne pénètre.

D'où vient-il? On n'en sait rien! Un beau jour, il a débarqué à Amsterdam, est venu à Leyde, y a fait emplète d'une maison qui s'y trouvait à vendre dans un quartier solitaire, sans autre serviteur qu'un sauvage à peau rouge; encore cette peau était-elle peinte de la manière la plus bizarre; ce qui le fait ressembler à un démon plutôt qu'à un homme. Une vieille juive qui se mourait de misère et de faim a été recueillie par le médecin mystérieux, et elle est chargée de faire au dehors toutes les emplettes nécessaires au ménage. Enfin, on parle de bêtes étranges et inconnues, qui peuplent la maison du sorcier péruvien, comme disent les bonnes gens à Leyde.

—Et le remède pour la fièvre? demanda Rubens.

—Voici comment on a su le secret du médecin. Il y avait, dans son voisinage, un pauvre maître d'école chargé d'une nombreuse famille; il vint tout-à-coup à tomber malade. La vieille juive s'informa de la part de son maître pourquoi l'on ne voyait plus, comme d'habitude, les enfants sortir en courant de la classe: on lui répondit que le pauvre homme gisait sur son lit de douleur, dévoré par une fièvre mortelle, et qu'il avait dû renvoyer ses élèves. L'étranger vint voir le malade, à trois ou quatre reprises différentes, et lui fit prendre d'une certaine poudre. Peu de temps après le maître d'école rouvrit sa classe et rendit à la rue l'animation qui plaisait si fort à l'étranger. Depuis lors, on est venu, de toute part, demander à ce savant médecin de guérir d'autres malades. Jamais il ne s'y est refusé; mais il ne le fait qu'à des conditions bizarres. Quelque riche, quelque élevé en rang que soit le malade, il faut qu'il vienne chez le médecin à une heure indiquée. Si le malade est riche, le médecin exige de lui une somme considérable et proportionnée à sa grande fortune; s'il est pauvre, le singulier homme non seulement le guérit pour rien, mais encore lui remet assez d'argent pour le sortir d'embarras, pendant la convalescence.

—Voilà un médecin comme je les aime, dit Rubens: le sorcier de Leyde guérira ma filleule et sa soeur. Je vais lui écrire pour le prier de venir donner ses soins à vos enfants.

Mynheer Borrekens poussa un cri de joie qu'arrêta un sourire et un mouvement de tête négatif du bourgeois de Leyde.

—Il a refusé de se rendre à Amsterdam, où le plus riche marchand de la ville lui offrait une tonne d'or pour donner des soins à sa mère.

Rubens sourit à son tour et n'en écrivit pas moins la lettre au médecin de Leyde; puis, appelant de son sifflet d'argent un page:

—Faites venir Pitremann, lui dit-il.

Le domestique reître qui s'était montré si peu poli avec mynheer
Borrekens ne tarda point à venir.

—Vous allez monter à cheval sur-le-champ, et vous rendre à Leyde pour y remettre cette lettre à son adresse et m'en rapporter la réponse. Allez, et n'épargnez pas les chevaux.

—Que Dieu vous bénisse! s'écria le vieillard, qui voulut porter la main de Rubens à ses lèvres, et à qui celui-ci tendit les bras.

Mynheer Borrekens se hâta de revenir chez lui conter cette bonne nouvelle à sa fille. L'espoir et la consolation rentrèrent donc dans cette maison désolée.

A quelques jours de là, le domestique allemand de Rubens revint harassé de fatigue et tout couvert de poussière. Il rapportait à Rubens la réponse du médecin de Leyde.

«Le plus célèbre peintre du monde, disait la lettre du médecin, excusera son très humble serviteur de ne se point conformer au désir qu'il lui exprime. Quitter Leyde pour Anvers, c'est abandonner trois ou quatre cents malades qui réclament mes soins pour deux seuls qui m'attendent à Anvers. Je prends pour juge de ma résolution la générosité et la justice du chevalier Rubens.»

A la lecture de cette lettre, une légère rougeur couvrit le visage de Rubens. Il n'était point habitué à voir résister à ses volontés. Toute la journée il demeura pensif et soucieux. Hélène elle-même ne put réussir à dérider le front de son mari et à l'arracher à la préoccupation mêlée de dépit qui le rendait distrait et presque sombre.

Le lendemain Rubens annonça que le bourgmestre de Leyde l'avait depuis longtemps sollicité de peindre un tableau pour son hôtel-de-ville, et qu'il comptait se mettre en route dès le lendemain pour Leyde.

Hélène Froment, tendrement attachée à son mari, et qui d'ailleurs aimait à prendre sa part de l'admiration et de l'enthousiasme qui accueillaient partout Rubens, déclara qu'elle l'accompagnerait dans cette excursion de quelques jours.

Rubens se mit donc en route avec la suite nombreuse dont il était alors d'usage de se faire accompagner. Cette suite se composait de trois ou quatre de ses élèves favoris, d'une quinzaine de domestiques, et des femmes d'Hélène. Tous, Hélène elle-même, voyageaient à cheval. A cette époque, on ne connaissait point d'autres carrosses que des espèces de litières non suspendues et mal closes par des rideaux qui rendaient beaucoup plus fatigants les voyages en voiture que les voyages à cheval.

Rubens et sa suite mirent près d'une semaine pour arriver à Leyde.
Aujourd'hui, grâce à la vapeur, on s'y rend en peu d'heures.

Au grand étonnement de ceux qui l'accompagnaient, la première visite de Rubens ne fut point pour le bourgmestre de Leyde: l'artiste célèbre se rendit sur-le-champ, et sans prendre le temps de changer de costume, chez le médecin américain.

Quoique la nuit commençât à tomber, une foule nombreuse encombrait encore le seuil de la maison. A la vue du grand seigneur qui arrivait, quelques-unes de ces bonnes gens se rangèrent pour le laisser passer, mais une vieille femme qui faisait la police parmi les visiteurs, et qui assignait à chacun sa place, s'opposa à ce que Rubens fût privilégié.

—Mon maître l'a dit, chacun est égal devant la maladie, dit-elle.

—Je suis Pierre-Paul Rubens, objecta le peintre célèbre, et je viens tout exprès d'Anvers pour consulter votre maître. Veuillez le prévenir.

—Mynheer, répliqua la vieille juive, mon maître ne me pardonnerait point de lui avoir fait perdre quelques minutes de son temps, même pour l'illustre peintre dont chacun, dans les Pays-Bas, même les pauvres gens comme moi, connaissent le nom et le répètent avec respect. En me tirant de la misère, pour me mettre à la tête de sa maison et me rendre aussi heureuse que j'étais à plaindre, c'est la première leçon qu'il m'a enseignée.

—Eh bien! soit, j'attendrai, répondit gaîment Rubens, qui se mit à regarder avec curiosité la singulière maison dans laquelle il se trouvait.

C'était un de ces logis à pignon pointu, à façade de bois et qui forment auvent au-dessus des trois ou quatre marches de marbre bleu qui conduisent à la porte d'entrée. Cette porte ouvrait sur un grand corridor qui servait d'antichambre et que meublait un triple rang de bancs en chêne, sur lesquels s'asseyaient pauvres ou riches, et, confondus sans distinction de rangs, ceux qui venaient consulter le médecin tout-puissant contre la fièvre.

Tout était vieux, dans ce corridor, et même un peu abandonné. On n'y trouvait pas la propreté fanatique des maisons des Pays-Bas, et l'on reconnaissait à mille détails qu'une autre femme qu'une Hollandaise était chargée de la direction domestique de ce logis.

Peu à peu la foule s'écoula, et le tour d'admission de Rubens arriva.

Nous ajouterons, pour rester historien véridique, que la vieille juive, tout en ne se mettant point en contradiction flagrante avec les ordres de son maître, s'arrangea de façon à abréger de beaucoup cette attente. Nous dirons encore que deux pièces d'or, glissées dans la main de la digne enfant d'Israël, contribuèrent, autant que le grand nom de Rubens, à faciliter ces transactions de conscience.

Quoi qu'il en soit, la nuit enveloppait complètement la ville de Leyde, quand la vieille juive vint annoncer à Rubens que son maître l'attendait.

CHAPITRE V.

LE CABINET DU MÉDECIN.

Un Indien, vêtu d'un costume étrange, à moitié sauvage et à moitié hollandais, un homme à la peau rouge, à la tête rasée bizarrement et au visage tatoué, fut l'introducteur que la vieille juive donna à Rubens pour le conduire près du médecin. C'était l'Indien dont s'entretenait toute la ville de Leyde, que le médecin avait ramené avec lui du Nouveau-Monde, et qui n'avait point médiocrement contribué à attirer l'attention sur son maître.

L'art médical, à toutes les époques, a aimé à s'entourer de mystères; aujourd'hui encore, en plein dix-neuvième siècles, beaucoup de médecins rédigent leurs ordonnances en latin, et presque tous se servent de signes inconnus au vulgaire pour écrire le poids des médicaments prescrits. On comprendra donc que le médecin de Leyde, soit pour se conformer à cet usage, soit pour tout autre motif, aimât à s'entourer de serviteurs d'une nature à part.

Si telle était son intention, il faut avouer qu'il avait réussi au delà de toute espérance; rien ne ressemblait plus à une sorcière que la vieille juive et à un démon que l'Indien.

Celui-ci, après avoir jeté sur Rubens un regard furtif de son oeil perçant, prit une lampe de cuivre et se mit à marcher devant l'artiste, qu'il emmena, à travers un long corridor, jusqu'à une grande chambre dont il fit lentement et en silence tourner la porte sur ses gonds.

Rubens se trouva tout à coup en face du spectacle le plus étrange qu'il eût jamais vu.

Le cabinet où se tenait le médecin était une vaste pièce qui, le jour, devait se trouver éclairée par deux immenses fenêtres à vitraux coloriés et représentant quelques scènes mystiques de la Légende d'Or. En ce moment, elle était éclairée par deux grands lustres en cuivre, dont les différentes branches, élégamment contournées, soutenaient chacune trois bougies de cire jaune: ces bougies jetaient çà et là leurs reflets lumineux et leurs ombres vigoureuses sur les objets qui couvraient les murs de la chambre, et qui se détachaient en mille nuances, sur les teintes sombres du cuir de Cordoue enfumé dont était tendu l'appartement.

Le médecin de Leyde s'était complu à rassembler autour de lui de nombreuses reliques de ses voyages dans le Nouveau-Monde. Ici, des armes inconnues, des flèches, des arcs, des casse-têtes, s'entremêlaient pour former un trophée barbare; là, c'étaient des coiffures et des manteaux couverts de plumes, tissés en écorces d'arbre, formés de peaux de bêtes fauves. Plus loin, on remarquait des plantes exotiques qui épanouissaient leurs feuillages inconnus dans les angles de l'appartement; des lianes couraient le long des murs et retombaient de toutes parts en festons. Des peintures, faites avec une naïveté qui n'excluait pas l'art, reproduisaient les types les plus curieux des habitants du Nouveau-Monde encore si peu connus, et montraient aux yeux étonnés des monuments d'une forme plus inconnue encore. Enfin, de quatre immenses volières, à grilles dorées, sortaient des chants d'oiseaux; déjà néanmoins ces oiseaux commençaient à se percher sur des arbustes plantés dans les cages, et au milieu des rameaux desquels quelques uns d'entre eux avaient construit leurs nids.

Au milieu de l'appartement se trouvaient trois autres animaux, dont la bonne harmonie étonna Rubens, car le regard rapide du peintre se hâtait de saisir, de son coup-d'oeil d'artiste, l'ensemble et les détails de ce tableau fantastique. C'était d'abord une grande couleuvre, parée de riches couleurs, qui rampait nonchalamment sur le plancher, et qui finit par venir se rouler fraternellement entre les pattes d'un de ces chiens que les conquérants du Nouveau-Monde employaient à la chasse des malheureux Indiens. Ce chien se rangea par un mouvement plein de complaisance pour mieux abriter son singulier compagnon; enfin, sur l'une des oreilles du grand fauteuil où se tenait assis le médecin de Leyde, un énorme écureuil, que l'on eût dit sculpté dans le bois du meuble, suivait de son oeil doux et noir avec une tendre sollicitude les moindres mouvements de son maître.

Trois ou quatre fois gros comme les écureuils de l'Europe, ce bel animal, dont le pelage rappelait la fourrure élégante et fine du petit-gris, se trouvait, pour ainsi dire, enveloppé par une large queue abondamment fournie, et dont les longs poils, mélangés de noir, de rouge et de blanc, s'élevaient jusques au-dessus de sa tête rusée, qu'elle entourait à la fois d'une sorte de couronne et de manteau.

Au moment où Rubens entrait, l'écureuil allongea gracieusement sa patte sur l'épaule de son maître; celui—ci prit, dans un magnifique plat de porcelaine du Japon, un fruit qu'il lui présenta:

—Allons! maître Bob, dit-il de la voix caressante que l'on prend pour parler à un enfant gâté, allons! mon cher Bob, ne vous livrez pas ainsi à la gourmandise, et laissez-nous un peu tranquilles.

L'écureuil pencha, par un mouvement plein de mignardise, sa tête sur le bras de celui qui lui parlait.

Ce fut en ce moment que le médecin reconnut Rubens, dont il n'avait d'abord entrevu les traits qu'à travers la demi-obscurité qui régnait dans la chambre.

—Vous avez refusé de vous rendre à la lettre que je vous ai écrite, savant docteur, répondit Rubens, je viens essayer de ma présence et de mes prières pour tâcher d'obtenir la grâce que j'ai sollicitée de vous!

—Cette démarche m'honore, et je n'en suis point digne, répondit le médecin; je rougis de vous avoir mis dans la nécessité de me l'adresser, et cependant pardonnez-moi ces paroles: Je ne puis me rendre à vos désirs. Oui, je serais heureux de satisfaire à vos voeux, j'en prends le Ciel à témoin. Faites venir à Leyde le malade à qui vous prenez un si vif intérêt, et je lui donnerai mes soins, comme à mon propre frère.

—Ce sont deux pauvres jeunes filles mourantes et qui ne pourraient supporter les fatigues d'un pareil voyage; sans cela, croyez-vous que je ne vous les eusse point amenées avec moi?

—Écoutez-moi, seigneur Rubens, et croyez-en mes paroles; en toute autre ville qu'à Anvers, je fusse accouru à votre premier signe. Si je traite avec quelque dédain les grands de ce monde, je respecte la royauté du génie et je m'agenouille devant elle! Mais revoir Anvers! jugez si cela m'est possible, puisque j'ai refusé de m'y rendre, lorsque vous, Pierre-Paul Rubens, vous m'y appeliez.

Pendant qu'il parlait ainsi, Rubens regardait avec une profonde attention le médecin de Leyde. C'était un homme jeune encore et au front chauve; la barbe blonde qui couvrait sa poitrine formait un contraste bizarre avec son teint noir et brûlé par les fatigues et par le soleil du Nouveau-Monde. Rubens lut dans les rides qui sillonnaient avant le temps le front de l'inconnu des chagrins profonds, de ces chagrins qui décident de la destinée d'un homme. Tout à coup, une pensée illumina le front de l'artiste célèbre, jaillit de ses yeux en éclairs et fit imperceptiblement tressaillir tout son corps d'un mouvement électrique.

—Je n'insisterai point, dit-il, et je vais retourner à Anvers; je dirai à la pauvre mère de mes filleules qu'elle n'a plus qu'à préparer le linceul de ses enfants.

Ces mots parurent produire sur le médecin le même effet que la pensée subite venue à Rubens avait produite sur l'illustre peintre: il tressaillit, à son tour, de tous ses membres et la pâleur se fit sentir sous son teint basané.

—Pauvre Thrée Borrekens! ajouta Rubens en suivant des yeux; l'effet qu'allaient produire ces nouvelles paroles; pauvre Thrée!

Le médecin pâlit plus visiblement encore, se leva avec précipitation et se mit à marcher à grands pas.

—Thrée Borrekens! répéta-t-il en se portant les mains au front! elle, mon Dieu!

—Cessons de feindre, interrompit Rubens d'une voix grave: je vous ai reconnu, mynheer Simon van Maast! Vous tenez entre vos mains l'existence de ma filleule, de la vôtre et de dame Thrée! Décidez! Doivent-elles vivre ou mourir?

—La revoir! Elle qui m'a fait m'exiler des Pays-Bas! Elle qui a été sans pitié pour mon amour et mon désespoir! Elle que j'aime encore malgré le temps et l'absence!

—Vous viendriez, dit Rubens, si vous aviez vu comme moi les larmes que lui a coûtées votre départ mystérieux! si vous aviez vu comme moi l'expression indicible de tristesse que produisent sur ses traits votre nom ou votre souvenir évoqués par hasard. Vous seriez au regret d'avoir désespéré si vite, et vous tiendriez à peu près pour certain qu'elle vous paierait par son amour du salut de ses enfants.

—Vous ramenez dans mon coeur des sensations que je croyais à jamais éteintes, s'écria Simon. Je veux partir, cette nuit même, à l'instant, pour Anvers.

—Ne différez point votre départ; suivez cette bonne inspiration, lui dit Rubens. Quant à moi, je ne tarderai point à vous rejoindre à Anvers; nous sommes de vieilles connaissances, et j'espère que nous deviendrons bientôt de vieux amis.

Le médecin siffla: l'Indien et la juive se hâtèrent d'accourir; il leur adressa quelques mots dans une langue inconnue. La vieille leva les mains au ciel avec stupéfaction, et ne put retenir des paroles d'étonnement. Aucune émotion n'agita les traits impassibles de l'Indien. Il attacha ses yeux sur Simon, l'écouta, sortit, et cinq minutes après, ramena devant le seuil de la maison deux chevaux sellés.

Simon van Maast passa la main sur le dos de son gigantesque écureuil, dit quelques paroles doucement au serpent qu'il appela du nom de Psylla, et qui lui répondit par un léger sifflement, puis il fit un signe à son chien qui le suivit.

Quelques instants après, Simon van Manst, accompagné de l'Indien et du chien, partait à franc étrier pour Anvers.

Il marcha jour et nuit jusqu'à son arrivée devant la maison de dame
Thrée.

C'était au point du jour: le vieux Borrekens revenait de la messe, et l'on pouvait encore voir sur ses paupières les traces des larmes qu'il avait répandues en demandant à Dieu de lui être en aide.

Il regarda avec surprise l'étrange cavalcade qui s'arrêtait devant la porte.

Simon van Maast mit pied à terre; son coeur battait avec tant de violence qu'il put à peine prononcer ces mots:

—N'est-ce point dans cette maison que demeure mynheer Borrekens?

—Précisément, répondit le vieillard, en déchaperonnant sa tête chauve: que désirez-vous de mynheer Borrekens? C'est lui qui a l'honneur de vous recevoir.

—J'arrive de Leyde où le chevalier Rubens est venu demander mes soins pour vos enfants.

—Dieu veuille que vous n'arriviez pas trop tard! répondit Borrekens en secouant tristement la tête. Vous allez voir un spectacle bien douloureux.

En achevant ces mots, il introduisit le médecin dans le parloir où, quinze années auparavant, Simon van Maast avait vu Thrée pour la dernière fois.

Elle était encore là, mais pâle, mais brisée par la douleur. Agenouillée devant le lit où reposaient ensemble ses deux filles, elle priait avec tant de ferveur et de désespoir qu'elle n'entendit point entrer son père et l'étranger.

—Voici le médecin de Leyde! dit Borrekens.

A ces mots, elle tressaillit, se leva précipitamment et courant à Simon:

—Vous êtes mon dernier espoir! dit-elle. Vous tenez entre vos mains ma vie! plus que ma vie; la vie de mes enfants! Par Notre-Dame-d'Anvers sauvez-les! et tout ce que je possède est à vous.

—Dieu seul est le véritable médecin, répondit dame Simon van Maast à la fois triste et satisfait que Thrée ne l'eût point reconnu. Je ne suis qu'un humble instrument de la volonté divine; prions-la donc, pour qu'elle nous vienne en aide.

Il se mit à genoux et prononça à voix basse une courte prière.

Mynheer Borrekens et dame Thrée s'associèrent à cette prière, avec quelle émotion, on le comprend!

Le médecin se releva ensuite, s'approcha du lit des deux jeunes filles, écarta le rideau qui les voilait et les considéra pendant quelques minutes avec attendrissement.

Elles paraissaient plongées dans un profond assoupissement. Quoique la mort étendît déjà sur leur front l'ombre de sa fatale main, elles étaient encore d'une indicible beauté.

Simon interrogea légèrement le pouls d'une des soeurs, se pencha sur ses lèvres pour étudier la nature de son souffle, et appuya son oreille sur sa poitrine pour compter les pulsations de son coeur.

Ensuite il emmena dans une pièce voisine la pauvre mère, qui suivait avec angoisse les moindres mouvements de celui qui tenait entre ses mains la vie de ses enfants.

Il l'interrogea longuement sur la nature des souffrances qu'éprouvaient les jumelles, et lui demanda comment les premiers symptômes s'étaient manifestés.

Quand elle eut satisfait à son désir:

—La maladie de vos enfants cédera, je l'espère, au remède que j'ai rapporté du Nouveau-Monde, dit-il. Cependant, il est nécessaire que je ne quitte point cette maison avant que la convalescence ne soit arrivée. Pourriez-vous me donner un logement chez vous?

—Cette pièce voisine du parloir…

—Je ne veux point occuper votre chambre, interrompit-il. Quelque utile que soit le médecin à un enfant malade, sa mère lui est encore plus nécessaire. J'occuperai le pavillon qui se trouve au fond de votre jardin.

Mynheer Borrekens regarda avec surprise ce médecin qui connaissait si bien la distribution d'une maison où il n'était jamais venu.

Quant à dame Thrée, tout entière à ses enfants, elle ne prit garde à cet incident que pour donner sur le champ l'ordre de préparer le pavillon et d'y installer le médecin.

Celui-ci, qui était revenu au chevet d'Annetje et d'Agathe, s'informa de l'heure à laquelle se déclaraient les accès de fièvre des jeunes filles.

—Tous les trois jours, vers sept heures du matin, répondit dame Thrée.
C'est aujourd'hui le jour fatal.

Le médecin tira la montre qu'il portait à sa ceinture, la déposa sur une table et sortit ensuite de son sein une boîte d'or.

Il y puisa un peu d'une poudre jaunâtre qu'il pesa scrupuleusement à l'aide de petites balances également en or, jeta la poudre dans un gobelet plein d'une eau préparée que lui apporta son serviteur indien, et se penchant sur le lit des jeunes filles, il leur fit boire, à chacune, la moitié de la liqueur que contenait le gobelet.

Il tira ensuite un livre de son sein, s'établit dans un fauteuil au chevet du lit, et commença sa lecture, après avoir, par un geste expressif, recommandé impérieusement le silence à Thrée.

Celle-ci se plaça aux pieds du lit de ses enfants, et détachant de sa ceinture un rosaire, se prit à le tourner dans ses doigts et à en compter les perles de bois noir. A mesure qu'elle avait égrené un des nombreux Ave Maria de cette guirlande de prières, elle reportait avec anxiété ses yeux sur le lit de ses filles.

Aucun des symptômes de la fièvre qui devait les frapper à l'heure habituelle ne commençait à se manifester.

Toutes les deux dormaient d'un calme et profond sommeil. Le doigt brûlant de la fièvre n'avait point imprimé sur les pommettes de leurs joues son empreinte de pourpre; la sueur ne découlait pas de leurs fronts; des frissons de glace ne parcouraient point leurs membres et n'arrachaient point de gémissements à leurs poitrines oppressées! Il y avait bien longtemps qu'elles n'avaient dormi d'un semblable sommeil.

Ivre de joie et de reconnaissance, dame Thrée se glissa doucement vers le médecin qui venait d'opérer si promptement ce miracle inespéré et voulut lui baiser la main. Il la retira vivement et montra le ciel, comme pour dire qu'au ciel seul devait revenir la reconnaissance.

Après un long sommeil de plusieurs heures, les deux soeurs se réveillèrent: au lieu de se sentir brisées par les étreintes fatales de leur mal, et de tomber dans un accablement pire, peut-être, que les transports même du délire de la maladie, elles éprouvaient un bien-être indicible: leur oeil, moins languissant, chercha leur mère, et elles lui tendirent les bras en souriant. L'heureuse Thrée les étreignit contre sa poitrine, en versant des larmes de joie.

—Soyez béni, pour le bien que vous me faites! dit-elle au médecin.
Soyez béni! Ma vie, ma fortune, tout ce que je possède, est à vous!

Il secoua la tête par un mouvement plein de tristesse et de doute.

—Ne parlons point du salaire avant que l'oeuvre ne soit achevée, répondit-il. La reconnaissance du malade pour le médecin décroît avec la maladie et disparaît en même temps qu'elle.

—Voulez-vous, par des paroles si injustes, diminuer la joie que vous m'avez donnée? demanda Thrée, les yeux pleins de larmes.

—Laissons-là cet entretien, interrompit-il: songeons à vos enfants! Trouverai-je, dans le voisinage, une maison à louer ou à acheter? Pour que j'aie le temps d'achever la guérison de ces deux enfants, il me faut plusieurs mois, et je ne veux quitter Anvers qu'après avoir achevé cette oeuvre, si la Providence me permet de la mener à bonne fin.

—Le pavillon que vous avez choisi vous-même ne vous convient donc plus?
Toute notre maison vous appartient.

—Pour me loger dans ce pavillon, il faudrait que j'y fisse faire quelques changements nécessaires à mes habitudes un peu bizarres…

—Mon père est riche et sera heureux de se conformer à vos moindres désirs! Une porte de ce pavillon communique avec la rue voisine, et vous laissera toute liberté. Mais, par pitié! ne quittez pas mes enfants! Certes, ma reconnaissance pour vous est bien grande, et cependant il s'y mêle un sentiment que je ne puis définir. Il me semble que je vous connais depuis longtemps. Vos traits, votre voix, votre démarche, éveillent en moi de vagues souvenirs. Je crois retrouver en vous un ancien ami perdu.

—Je ne suis pourtant qu'un étranger pour vous, reprit Simon, qui ne put se défendre de mettre dans ces paroles un peu d'amertume; oui, un étranger que vous oublierez, que vous ne reconnaîtrez plus dans quelques années, lorsque les chagrins et les fatigues auront courbé sa taille et flétri son front de rides encore plus profondes!

—Vous ne pensez point cela de moi? vous ne le pensez point, n'est-ce pas?

—Deux de mes domestiques doivent arriver demain de Leyde, madame; ils savent mes habitudes et disposeront tout comme je le désire dans le pavillon que vous voulez bien me prêter. Je vais prendre maintenant quelques instants de repos.

Il examina attentivement les jeunes filles, interrogea de nouveau leur pouls et leur haleine et porta avec une respectueuse tendresse leur main à ses lèvres.

—Vous ne les embrassez point, vous qui leur donnez une seconde fois la vie?

—Non, dit-il, non! Il ne faut pas que je les aime! Les affections, ici-bas, sont trop peu durables pour que l'on doive s'appuyer sur elles. Elles se brisent sous l'imprudent qui a foi dans leur solidité et le font tomber dans un abîme de désespoir!

En achevant ces mots il se retira dans le pavillon.

Thrée le suivit longtemps des yeux.

—Oh! c'est lui! c'est bien lui! dit-elle. Mon coeur l'a reconnu plus promptement encore que mes yeux!

CHAPITRE VI.

CONVALESCENCE.

Simon se retira précipitamment dans le pavillon qui se trouvait à l'extrémité du jardin et qu'il avait demandé à habiter. Il referma la porte derrière lui et se jeta plutôt qu'il ne s'assit sur un de ces grands fauteuils de l'époque, à dos ciselé, et qui tenaient à la fois de la chaire et de la chaise.

—Elle ne m'a point reconnu! s'écria-t-il, en cachant son visage dans ses mains. Elle ne m'a point reconnu! Son coeur ne l'a point avertie que ces traits défigurés par le chagrin et par les fatigues étaient ceux d'un ami de sa jeunesse; d'un ami qui, par amour pour elle, a quitté sa patrie et est allé demander à l'exil une mort qu'il n'a pu y trouver.

Oh! de toutes les douleurs qu'elle m'a causées, celle-ci est la plus poignante! Thrée, ingrate Thrée! Pourquoi ai-je quitté Leyde? Pourquoi suis-je accouru lui tendre une main dévouée et consoler son désespoir? L'ingrate! elle a fait retrouver des larmes à mes yeux qui n'en avaient plus depuis longtemps.

En ce moment, la porte du pavillon s'ouvrit et Thrée, les bras étendus, courut à Simon et s'agenouilla devant lui.

—Simon! dit-elle, Simon!

Et elle cacha son visage en pleurs dans le sein de van Maast.

Il y a des joies que la langue humaine est insuffisante à exprimer. Simon voulut parler, mais il ne put balbutier que des mots confus et entrecoupés de sanglots.

Thrée était toujours à genoux.

—Simon, dit-elle, vous êtes devenu le père de mes enfants dont vous avez sauvé la vie! Simon, je vous appartiens désormais, si vous voulez de moi pour femme. Tenez, voici ma main! Nous irons à l'autel le jour où mes enfants seront guéries.

Il l'écarta doucement de sa poitrine et la regarda avec tristesse.

—Oui, dit-il, la reconnaissance me vaudra ce que l'amour n'a pu obtenir! Vous vous acquitterez de votre dette envers le médecin par le sacrifice de votre amour à la mémoire de celui qui occupe votre coeur tout entier!

—Oh! Simon! interrompit-elle, Simon! devriez-vous me dire des paroles semblables!

—C'est que vous ne savez pas, madame, comme je vous aime! Non, vous ne pouvez point le savoir! Autrefois, n'étais-je point aussi votre ami? Ne vous voyais-je point tous les jours? N'avais-je point le droit de venir, chaque soir, prendre place à vos côtés, et sinon de vous parler de mon amour, du moins de vous contempler, d'entendre votre voix, et de vous aimer en silence? Eh bien! je n'ai plus voulu de cette vie! J'ai préféré l'isolement, le départ, l'exil loin de vous! Peut-on rester aux portes du ciel quand on sait qu'elles resteront éternellement fermées? Non! Thrée, interrogez votre âme: vous y lirez que vous n'avez pas plus d'amour pour Simon que le jour où il vous quitta en vous disant, du coeur, un adieu qu'il voulait et qu'il croyait éternel!

Elle détourna la tête et baissa les yeux. Les aveux les plus tendres errèrent sur ses lèvres. Elle voulait lui dire quelle tristesse profonde lui avait causée son départ et combien de larmes elle avait versées. Tandis que son coeur et sa pensée s'élançaient vers lui, et eussent voulu pouvoir le rappeler, la force mystérieuse et invincible de la pudeur arrêtait les paroles sur les lèvres. Tout ce qu'elle put dire furent ces mots:

—Simon, vous comprendrez un jour combien je vous aime!

—Que Dieu vous entende et vous bénisse, répondit-il. Et cependant, Thrée, ma douce Thrée, je ne vous laisserai vous donner à moi que le jour où mon amour, plein d'une défiance et d'une jalousie injustes, peut-être, lira clairement dans vos regards et dans votre voix que vous m'aimez comme je veux être aimé!

Elle essuya ses larmes, qui recommençaient à couler, et leva les yeux au ciel.

—Si vous étiez ma femme, un regret, un seul regret que je soupçonnerais dans votre coeur me tuerait, ajouta-t-il.

Puis, comme elle détournait la tête en silence:

—Parlons de vos enfants, dit-il, de ces douces et chères créatures, qu'avec l'aide de Dieu, j'espère bientôt vous rendre fraîches, rieuses et délivrées du mal qui les consume. Le savez-vous? quelques jours encore, et il était trop tard! Ma science et les médicaments précieux que j'ai rapportés du Nouveau-Monde devenaient impuissants! Jésus! Maria! Ai-je bien fait d'accourir!

—Oui, dit-elle! le chevalier Rubens a eu une heureuse idée d'aller chercher lui-même le mystérieux médecin de Leyde.

—Vous le voyez bien! s'écria Simon, vous le voyez bien! Vous placez Rubens avant moi dans votre reconnaissance! Et pourtant, Thrée, j'en jure par le Dieu qui m'a soutenu dans ma douleur! si Rubens n'eût point prononcé votre nom, rien n'eût pu me déterminer à revenir à Anvers, à Anvers où j'avais tant souffert!

—Que vous êtes ingénieux à vous tourmenter et à douter d'un coeur tout entier à vous! Oui, mon ami, vous avez raison, avec les tristes idées que le chagrin a mises dans votre coeur, il faut que le temps vous démontre combien elles sont injustes! Vous ne serez heureux qu'après avoir été désabusé par les preuves que vous prodiguera ma tendresse.

Elle rougit chastement en prononçant ces mots. S'il l'eût regardée en ce moment, tous les doutes qui le poignaient fussent sortis de son coeur; mais en proie à mille pensées contraires qui se pressaient dans son âme, il tenait les yeux fixés à terre.

Un long silence se fit entre Thrée et Simon. Ce fut Thrée qui le rompit la première.

—Venez, lui dit-elle, mon ami, mon père ne sait point encore qu'il a retrouvé un ancien ami, le plus cher de tous ceux qu'il a aimés. Ne retardons point la joie qu'il va éprouver en reconnaissant dans le médecin qui sauvera ses filles, celui dont il m'a parlé tant de fois avec regret. Venez, il a trop longtemps souffert de votre absence.

Elle passa son bras sous le bras de Simon, et ce fut ainsi qu'ils allèrent rejoindre mynheer Borrekens. Le vieillard se tenait assis au soleil sur le banc de pierre qui s'élevait à côté du seuil de sa maison. Accoudé sur ses genoux, il traçait machinalement et au hasard, du bout de sa canne, des hiéroglyphes sans nom sur le sable.

—Mon père, dit-elle, voici notre médecin qui désire renouveler connaissance avec vous.

Elle fit signe à Simon de venir prendre place à côté de son père.

—Je ne le connais que depuis un instant, répondit le vieillard, et je l'aime comme un ami de ma jeunesse… s'il m'en restait encore, ajouta-t-il avec un geste mélancolique, et en effaçant brusquement de son pied les figures que sa canne avait tracées.

—Il nous apporte des nouvelles de Simon van Maast, continua Thrée.

Borrekens releva la tête.

—Simon! dit-il, Simon que j'aimais comme un fils! Il m'a fait bien du mal! Pourquoi partir ainsi sans me dire adieu? sans me confier la cause de cette résolution désespérée? N'étais-je pas là pour consoler ses chagrins ou du moins pour les partager avec lui?

—Mon père, le docteur ne tous rappelle-t-il pas un peu les traits de
Simon?

Il fixa attentivement les yeux sur lui.

—Non, dit-il! Simon portait une longue et belle chevelure blonde; son teint était blanc et délicat, comme celui d'un véritable enfant de la Flandre.

—Quinze années changent donc bien un ami, mynheer, que vous ne tendiez point la main à l'arquebusier qui a été assez heureux pour, un soir, défendre votre bon droit et fermer la bouche à Ians Kniff?

—Par saint Christophe, notre glorieux patron! c'est lui, s'écria le vieillard ému. Allons, il y a encore de bons jours dans la vieillesse! en voici un qui me fera chanter Alléluia! Le bonheur est près du désespoir et le rire près des larmes, comme dit le proverbe de notre pays.

Ils se replongèrent bientôt tous les deux dans le passé, évoquant les souvenirs des temps éloignés où ils s'étaient connus. C'était surtout mynheer Borrekens qui parlait. Depuis bien des années sa belle-fille ne l'avait vu, ni aussi causeur ni aussi joyeux. Il semblait rajeunir en remémorant ainsi le passé: tel était l'entrain du vieillard, que Simon lui-même sentit un instant sa tristesse et sa froideur se fondre à cette chaude et entraînante gaîté. Thrée les regardait en souriant et se sentait pleine d'espérance.

Tout à coup Simon tira de son sein une montre en or richement ciselée, la consulta, et faisant un signe à mynheer Borrekens:

—Les enfants vont bientôt s'éveiller, dit-il, il faut que je prépare pour le moment où cessera leur sommeil une boisson salutaire; j'ai apporté avec moi tout ce qu'il faut pour la composer. Je vais me retirer dans le pavillon et m'acquitter de ce soin.

—Avez-vous besoin de mon aide? demanda Thrée.

—Non! rendez-vous près des enfants; que leur réveil soit naturel et qu'aucun bruit extérieur ne le provoque. Dès qu'elles cesseront de dormir, ouvrez toutes les fenêtres, renouvelez à grands flots l'air de l'appartement et prévenez-moi en m'appelant par trois cris de votre sifflet d'argent.

Thrée, comme le lui avait prescrit Simon, alla s'asseoir au chevet de ses enfants. Là, dans la demi-obscurité que donnaient les rideaux et au milieu d'un silence que rien n'interrompait, si ce n'est la respiration régulière et calme d'Annetje et d'Agathe, elle se mit à réfléchir aux événements imprévus et si graves pour elle qui s'étaient succédé depuis le matin. L'immense joie de tenir pour certain désormais le salut de ses enfants fut la première idée qui s'empara d'elle; la seconde, il faut bien le dire, fut la pensée que celui qui opérait le miracle était Simon. Elle sentit son coeur se fondre de nouveau en évoquant, une à une, les preuves de l'amour sans égal que Simon lui avait données depuis quinze ans. Rien n'avait pu sur son amour, ni l'absence, ni le temps, ni la perte de tout espoir.

Elle était encore tout entière à ces mêmes pensées, lorsqu'à-deux heures de là, c'est-à-dire vers midi, un léger mouvement agita les couvertures du lit.

Deux voix faibles se firent entendre à la fois pour prononcer ce nom de mère, si doux en flamand comme dans toutes les langues.

Aussitôt, avec une foi aveugle, dame Thrée courut aux fenêtres, qu'elle ouvrit toutes grandes, quoique les médecins qui jusqu'alors avaient donné des soins aux jeunes malades eussent expressément défendu de les exposer à un air vif, surtout de leur réveil et quand la fièvre les avait baignées de sueurs.

Les deux jeunes filles s'étaient réveillées calmes et souriantes. Elles saluèrent, par un cri de joie, le soleil qui de toutes parts inondait de ses rayons leur chambre et leur chevet.

Thrée ne prit pas même le temps de les presser sur son coeur avant d'appeler Simon. Comme il le lui avait prescrit, elle tira trois sons aigus de son sifflet d'argent et revint aussitôt se livrer aux caresses de ses filles.

—Ah! quel bonheur! dit Agathe. Il me semble que je renais à l'existence. Ma tête ne brûle plus, ma poitrine respire à l'aise! Notre-Dame soit bénie!…

—Que cet air frais, que ce soleil font de bien! Que je me sens heureuse! Embrasse-nous encore, mère!

En ce moment Simon entrait; la mère et les deux jeunes filles, enlacées par de tendres étreintes, formaient un groupe charmant. Il s'arrêta sur le seuil pour le considérer quelques secondes.

A la vue du médecin étranger, les jeunes filles se glissèrent hors des bras de leur mère, et, rouges et confuses, s'enveloppèrent dans les draperies de leur lit.

Simon s'avança vers elles en souriant, et leur présenta une tasse d'or dans laquelle brillait une liqueur vermeille.

—Buvez cette potion, qui est douce au goût, dit-il, et puis ensuite vous quitterez cette couche brûlante où trop longtemps vous a retenues la fièvre. Le grand air et l'eau fraîche sont les deux médicaments héroïques de la nature. Ramenez donc vos cheveux avec soin sur votre tête; épanchez des flots d'eau sur votre visage; prenez le bras de votre mère: vous viendrez me retrouver ensuite dans le jardin, où j'ai fait préparer pour vous des hamacs et une tente à la manière du Nouveau-Monde.

Il en fallait beaucoup moins pour exciter vivement la curiosité de deux pauvres enfants retenues captives depuis plus de deux mois, sur un lit de douleur. Elles se hâtèrent d'obéir aux ordres de Simon, et une demi-heure après, elles arrivaient dans le jardin, où quelques instants avaient suffi à van Maast pour faire élever ce qui parut aux jeunes filles un palais de fées.

En effet, une tente en tissus d'écorces d'arbres et semée de plumes de toutes les couleurs avait été attachée à trois des arbres les plus hauts du jardin, pour former une vaste et pittoresque draperie qui protégeait contre les ardeurs trop vives du soleil trois charmants hamacs et une sorte de lit de repos recouvert d'une immense peau de lion. Une figure étrange se tenait accroupie près de ce lit de repos: c'était le Sauvage à peau rouge que nous avons déjà vu à Leyde, nonchalamment étendu sur la peau de lion; le magnifique écureuil dont il a été également question dans le précédent chapitre se jouait avec son maître assis près de lui. Tout à coup il se dressa, les pattes croisées sur sa poitrine, le nez au vent et sa splendide queue déployée comme un étendard.

Le gros chien et le serpent n'avaient point été oubliés; le premier dormait aux pieds de son maître; le second, roulé autour de son bras, dardait sa langue noire et fourchue, comme pour interroger les lieux nouveaux où il se trouvait transporté.

D'abord Annetje et Agathe s'arrêtèrent, surprises devant ce spectacle inattendu; puis elles s'avancèrent timidement et inquiètes du gros chien, de l'écureuil et surtout du serpent.

Mais, à un signe de son maître, le gros chien accourut en remuant la queue, et vint lécher les mains d'Annetje et d'Agathe; le serpent siffla doucement; l'écureuil, d'un seul bond, s'élança au sommet d'un arbre.

Après cinq ou six pétulantes cabrioles, il redescendit près de son maître, prit dans ses deux pattes de devant, avec une adresse extrême, une noix que lui présenta Simon, et se mit à l'ouvrir et à en manger le contenu aussi gravement et aussi prestement qu'un singe.

Agathe s'enhardit à caresser le gros chien; Annetje s'assit sur la peau du lion près de Simon, sans s'inquiéter du serpent et donna à manger à maître Bob dont la gentillesse s'était déjà gagné les bonnes grâces de la jeune fille.

Maître Bob, malgré sa familiarité, conservait complètement son indépendance. C'était un ami et non un serviteur; il avait des affections et des antipathies. Tandis que le gros chien du Nouveau-Monde, malgré sa taille énorme, ses dents terribles et ses yeux injectés de sang, obéissait au moindre mouvement de son maître, que la couleuvre Psylla elle-même déroulait lentement ses anneaux à la voix de Simon, se soumettait aveuglément à l'ordre que Simon lui donnait, Bob n'en faisait un peu qu'à sa fantaisie, et se permettait souvent des caprices. Se sentait-il en belle humeur, il jouait et se montrait charmant et familier. Un visage, au contraire, lui déplaisait-il, quelque incident l'avait-il contrarié, il boudait, restait dans un coin, résistait à la voix qui l'appelait, et se refusait même aux caresses. Le gros chien, qui l'eût écrasé d'un coup de dent, et Psylla, qui l'eût avalé en dilatant un peu sa large gueule, étaient littéralement ses esclaves, et il se montrait envers eux très souvent quinteux et despote.

Du reste, maître Bob ne se livrait que par intervalles, aux élans de la pétulance particulière à sa race. Accroupi à la manière d'un sphinx, il passait des heures entières dans cette attitude favorite, et ne donnait d'autres signes de vie que de suivre, des yeux, son maître avec la sollicitude la plus tendre.

Maître Bob ne contribua pas médiocrement aux plaisirs des deux bonnes heures qu'Agathe et Annetje passèrent dans le jardin. Après tant de souffrances et de réclusion, la convalescence avec ses sensations ineffables, l'air pur et les tièdes et vivifiants rayons du soleil, les enivraient réellement. Habituées d'ailleurs à l'existence un peu monotone du gynécée flamand, tout ce monde nouveau qui s'ouvrait pour elles ne pouvait manquer de parler vivement à leur imagination.

Aussi fut-ce avec un sentiment de tristesse et de regret qu'elles virent Simon regarder le soleil qui commençait à baisser à l'horizon: c'était le signal de la retraite.

Le lendemain, après une nuit d'un profond et doux sommeil, les heureuses heures de promenades dans le jardin eurent lieu de nouveau. Seulement, jugez de la joie des jeunes filles, elles commencèrent plutôt et se prolongèrent davantage.

Grâce à un régime intelligent, à une surveillance de toutes les heures, à une sollicitude infatigable, van Maast parvint en peu de temps à triompher tout à fait de la fièvre qui consumait les deux charmantes filles et qui les eût bientôt tuées. Rien ne saurait exprimer le bonheur qu'il éprouvait à les voir renaître à l'existence, perdre peu à peu la pâleur laissée sur leur visage par la maladie, et reprendre le teint coloré et vivant de la jeunesse.

Ces progrès de la convalescence se montraient identiquement les mêmes chez Annetje et chez Agathe. Van Maast ne pouvait se lasser d'admirer l'identité complète des symptômes qui se manifestaient à fois chez les deux soeurs. Il lui suffisait d'interroger le pouls de l'une d'elles, pour savoir avec quelle activité plus ou moins grande circulait le sang de l'autre.

Du reste, quoiqu'il passât une partie de la journée avec elles, il n'était point encore parvenu à pouvoir distinguer la filleule de Rubens: il prenait sans cesse l'une pour l'autre, malgré ses efforts pour les reconnaître. Elles s'amusaient beaucoup de ses erreurs et se faisaient un jeu de les multiplier et d'en rire aux éclats.

Tout, d'ailleurs, leur était nature à rire; le plus frivole incident excitait leur gaîté, et dame Thrée se sentait le coeur rempli d'une joie digne du ciel, quand elle voyait ses enfants qu'elle avait crues perdues à jamais folâtrer dans le jardin, courir, leurs beaux cheveux au vent, et rivaliser de légèreté avec maître Bob, qui ne dédaignait point de s'associer à leurs jeux.

Mynheer Borrekens, le menton appuyé sur sa canne, les suivait des yeux jusqu'à ce qu'une larme de joie vînt voiler les paupières et l'obligeât à l'essuyer, sous peine de ne plus y voir. Dame Thrée avait repris tout l'éclat de sa chaste et noble beauté. Quoiqu'elle comptât déjà trente-trois ans, on l'eût prise plutôt pour la soeur que pour la mère de ses filles, tant la fraîcheur de son teint avait d'éclat, sa taille de souplesse et sa main de fraîcheur et de distinction.

Suivant la coutume flamande, elle n'avait jamais cessé de porter le costume sévère des veuves frisonnes. Mais cette robe noire, cette ample jupe, cette large collerette plissée qui retombait sur ses épaules et laissait voir dans toute sa pureté un col remarquable de forme, semblait combiné tout exprès pour mieux faire valoir les avantages de sa personne.

Simon ne paraissait jamais s'apercevoir de la sollicitude et de la tendresse qu'éprouvait près de lui dame Thrée.

Il agissait envers elle en frère plutôt qu'en amant; aussi près de lui se sentait-elle presque timide et n'osait-elle point se livrer aux inspirations de son coeur et aux élans de son caractère plein d'abandon.

Il n'en était pas de même d'Annetje et d'Agathe, les favorites de Simon, qui n'étaient heureuses que près de lui, qui passaient toutes les journées à ses côtés et qui disposaient de leur médecin avec tout le despotisme que les femmes les plus douces savent trouver à l'occasion.

Il se laissait faire avec autant de satisfaction que de bonhomie, retrouvait de la jeunesse pour se mêler à leur joie, et ne songeait de son côté qu'à complaire à ses filleules, car faute de pouvoir distinguer Agathe d'Annetje, il donnait à toutes les deux ce titre de filleules.

CHAPITRE VII.

HISTOIRE D'UNE ÉCORCE.

Le bruit de l'arrivée à Anvers du célèbre médecin de Leyde ne tarda point à se répandre dans la ville et à y devenir le sujet de toutes les conversations, d'autant plus qu'on voyait accourir de toutes parts, pour lui demander des conseils, des malades de Leyde, de Delft, d'Amsterdam, de Dordrecht, de Rotterdam et des autres villes de la Hollande méridionale.

Peu à peu, les quartiers solitaires et assez pauvres, où venait aboutir la porte extérieure du pavillon habité par Simon, s'étaient peuplés d'étrangers qui louaient à un prix élevé un logement dans le voisinage du médecin.

Chaque jour, des malades venaient consulter la science de ce personnage célèbre, et recourir à sa poudre merveilleuse pour combattre la fièvre. Van Maast ne refusait point sa porte à un seul d'entre eux, mais il leur imposait ses conditions, comme il l'avait déjà fait à Leyde. Il fallait que les malades se présentassent chez lui aux heures indiquées et attendissent leur tour d'admission, sans distinction de rang ou de fortune; enfin, il exigeait de la part des gens riches des honoraires considérables qu'il distribuait tout entiers à ses clients pauvres.

Comme il guérissait, comme il savait seul triompher des nombreuses fièvres que l'humidité du climat et le voisinage de l'Escaut ne prodiguent que trop à Anvers, on acceptait toutes ces conditions, quelque bizarres qu'elles fussent, et peut-être même à cause de leur bizarrerie.

Les consultations avaient lieu depuis le point du jour jusqu'à onze heures du matin. Si tous les malades n'avaient pu être admis près de Simon, il consacrait encore une partie de la soirée à les attendre.

Mais la journée, depuis onze heures du matin jusqu'à huit, appartenait exclusivement à la famille de Thrée. Il veillait attentivement à prévenir le retour de la fièvre chez les deux soeurs, dirigeait l'hygiène de leurs habitudes, et avait inventé une foule de moyens ingénieux pour qu'elles fissent un exercice nécessaire à leur guérison complète. C'étaient des courses, des jeux où la souplesse et l'agilité des membres reprenaient un heureux développement. Maître Bob était de toutes les parties, à la grande joie des deux jeunes filles, surtout d'Annetje, dont il était devenu exclusivement le favori. Le gros chien se montrait trop bon et trop facile; elle était trop sûre de lui pour le rechercher; mais l'écureuil géant, avec ses caprices et son indépendance, devenait, pour les jeunes filles, un objet constant de sollicitude et d'empressement. La nature humaine est ainsi faite: la difficulté rehausse son plaisir.

Rubens, de retour de son voyage à Leyde, manquait rarement à venir passer une heure chaque jour après son dîner, près de ses filleules: ainsi que van Maast, dans l'impossibilité de distinguer Annetje d'Agathe, il leur donnait également ce titre à toutes les deux.

Une vive amitié n'avait point tardé à s'établir entre le peintre célèbre et le grand médecin. Sous la forme un peu bizarre de ce dernier, Rubens avait deviné une intelligence vaste, un esprit d'observation d'une justesse presque infaillible, et, ce qu'il prisait encore plus que tout le reste, un coeur noble et droit. Simon était en outre un des conteurs les plus intéressants qu'eût rencontrés Rubens. Il avait beaucoup voyagé, beaucoup vu, beaucoup retenu. Quoiqu'il aimât peu à parler, surtout devant les étrangers, il se complaisait, dans l'intimité, à conter ses voyages, à dire les pays inconnus qu'il avait visités et les merveilles presque fabuleuses qu'il y avait admirées. Il s'exprimait avec une grande simplicité, qui pourtant n'était point sans enthousiasme, et se reprenait ardemment aux souvenirs du passé: alors on voyait son oeil s'enflammer; sa parole devenait éloquente, et son visage pâle se colorait d'une noble et passagère rougeur. Quand il en était ainsi, Rubens l'écoutait avec admiration, le vieux Borrekens tressaillait sur son fauteuil, et Thrée ne pouvait détacher ses regards de dessus lui. Pour les deux jeunes filles, leurs âmes étaient littéralement suspendues aux lèvres du voyageur. Elles riaient, elles pleuraient, elles s'enthousiasmaient selon les sentiments qu'exprimait Simon.

Simon ne cachait point sa haine pour les conquérants du Nouveau-Monde. Il peignait sans voile leur cupidité effrénée, leur soif de l'or et les moyens horribles devant lesquels ils ne reculaient point pour satisfaire leur avarice. Agathe et Annetje maudissaient alors, dans leur coeur, ces soudards sans foi, sans loi, sans pitié, et l'indignation fronçait leurs charmants sourcils, tandis que leurs yeux se remplissaient de larmes de compassion au récit des victoires des Espagnols. Simon venait-il à décrire les costumes, les contrées, les cérémonies des Incas, parlait-il de ces villes qu'il avait découvertes à Palenque, au milieu d'immenses forêts, inconnues des Indiens eux-mêmes, qui n'étaient pas habitées depuis quatre ou cinq siècles, et qui se composaient d'édifices immenses d'un style étrange et d'un aspect féerique, elles battaient des mains avec admiration. Dans les combats, elles le suivaient de blessé en blessé, portant des secours aux Indiens comme aux Espagnols et se faisant bénir par les vaincus comme par les vainqueurs.

Ces récits toujours nouveaux étaient une source inépuisable. Un jour, Simon disait par quel hasard il était devenu possesseur de maître Bob, en sauvant les petits écureuils qu'un oiseau de proie venait d'enlever du nid maternel bâti dans le creux d'un rocher; une autre fois, il racontait comment d'un chien féroce, habitué à dévorer les Indiens fugitifs qu'on l'avait dressé à chasser, il avait fait le bon, le doux, l'honnête Drinck. Il l'avait rencontré, percé d'outre en outre par une flèche, et abandonné sur un champ de bataille. Miséricordieux pour les animaux comme pour les hommes, il avait pansé le pauvre chien, l'avait chargé sur le devant de sa selle et s'en était fait un ami dévoué.

Ces entretiens avaient lieu chaque matin, à moins qu'on ne se rendit dans le pavillon habité par van Maast, pour y visiter les innombrables souvenirs qu'il avait rapportés du Nouveau-Monde.

Un soir que Rubens, suivi des deux curieuses jeunes filles, parcourait encore des yeux ces armes, ces costumes, ces reliques d'une civilisation, inconnue, et presque aussi avancée que la civilisation européenne, Agathe ouvrit étourdiment la porte d'une galerie, et se trouva en face de deux ou trois cents sacs disposés, avec un soin extrême, de manière à n'avoir rien à redouter de l'humidité. Avec la hardiesse d'un enfant gâté sûr de l'impunité, elle plongea la main dans un de ces sacs, et en retira une poignée d'écorces grisâtres et peu avenantes à l'oeil.

—Voilà bien une idée de notre ami! dit-elle en rejetant loin d'elle cette écorce et en secouant ses petits doigts roses à l'extrémité desquels quelques grains de poussière demeuraient attachés.

Simon ramassa soigneusement les morceaux d'écorce que la jeune fille avait éparpillés à ses pieds.

—Ne perdez point un seul morceau de ce bois précieux, dit-il. Sans un peu de cette écorce, pauvre enfant, vous auriez succombé, avec votre soeur, à la fièvre fatale qui vous consumait lentement. Sans un peu de cette écorce, les couleurs charmantes qui commencent à renaître sur vos joues, avec la santé, n'auraient jamais succédé à la pâleur mortelle qui désolait tant votre mère.

Et comme elle le regardait avec surprise:

—Ce bois, continuait-il, est doué de la merveilleuse propriété de guérir la fièvre.

—Comment en êtes-vous venu à découvrir la vertu de cette écorce? demanda Rubens.

—Ce n'est point moi qui l'ai découverte, répliqua Simon. Sans cela, j'eusse fait pour l'univers et pour la gloire de mon nom, autant que Christophe-Colomb qui a deviné un monde nouveau.

—C'est donc au hasard que vous devez la miraculeuse panacée?

—C'est un don que j'ai reçu d'un ami. Ma provision d'écorce épuisée, si la Providence ne daigne pas me faire trouver, à moi ou à un autre, de quel arbre provient cette écorce, la fièvre que ses vertus savent dompter, redeviendra invincible.

—Oh! cela doit être une histoire curieuse: contez-nous-la, mon ami?

—Vous êtes indiscrète, Agathe, observa doucement dame Thrée.

—Non! dit-il: j'aime trop la sincérité, pour chercher à faire croire que les guérisons que j'opère sont dues à ma science et non au hasard.

—Cette pensée est loin de moi, Simon, et vous êtes bien injuste de me la supposer! répliqua Thrée, les yeux pleins de larmes. Serez-vous donc toujours ainsi pour moi? ajouta-t-elle avec tendresse.

—C'est une histoire bien simple, que celle dont Agathe veut avoir le récit, continua Simon, sans répondre même par un regard aux douces plaintes de Thrée.

Un soir, qu'en ma qualité de chirurgien de l'expédition, je me trouvais forcé d'assister à un combat contre les Indiens, ou plutôt à un massacre de ces malheureux, nus contre des combattants couverts de cuirasses, et n'ayant que des arcs et des flèches pour répondre aux balles et aux boulets de leurs ennemis, un vieillard tomba près de moi, la poitrine percée d'une balle. Déjà, d'énormes chiens, dressés à cette affreuse chasse, s'élançaient sur le malheureux pour le mettre en pièces, quand un sentiment de pitié me fit chercher à sauver l'Indien dont j'avais admiré la bravoure et le sang-froid pendant la bataille. Il me fallut littéralement livrer combat aux molosses, pour leur enlever leur proie. Enfin, je parvins à les écarter, je chargeai mon prisonnier sur mes épaules, et je l'emportai dans ma tente.

—Oh! cela était bien! dit Agathe les yeux brillants de larmes.

—Vous êtes un noble coeur, fit Annetje en même temps que sa soeur.

—On ne voulait pas que nous fissions de prisonniers, et le capitaine sous les ordres duquel je me trouvais insista pour que je me débarrassasse du mien: ce fut l'expression dont il se servit. Je déclarais alors que jamais je ne livrerai à la mort l'homme qui avait reposé sa tête sous ma tente.

Les deux jeunes filles, par un mouvement simultané, portèrent à leurs lèvres la main de Simon.

Je tins bon! On avait besoin de mes soins pour les blessés, car seul j'avais trouvé le secret de combattre les effets fatals du poison que les Indiens mettaient à la pointe de leurs flèches; enfin, je comptais de nombreux amis dans notre petit corps d'armée. Le capitaine, soudard brutal et emporté, dut néanmoins céder à ma volonté calme et inébranlable: le vieillard fut sauvé.

Annetje et Agathe jetèrent un cri de joie.

La convalescence du blessé fut longue. Néanmoins, obligé de l'emmener avec moi chaque fois que nous levions notre camp pour aller l'établir autre part, le manque de repos entretenait chez le malade, une fièvre qui empêchait la blessure de se cicatriser, et qui rendait fort problématique la guérison de ce pauvre homme.

Sur ces entrefaites, nous vînmes établir nos tentes, sur le bord d'un bois.

La nuit même de notre arrivée, tandis que je dormais près du vieillard, je fus éveillé par un bruit léger. J'entr'ouvris les yeux et je vis une jeune Indienne, agenouillée près de la couche du vieillard; elle cherchait à le soulever et à l'emporter dans ses bras, mais elle ne put y parvenir et se prit à pleurer silencieusement.

Après un moment donné au désespoir, elle se glissa hors de la tente et ne tarda point à revenir. Elle apportait un morceau d'écorce qu'elle broya entre ses doigts et qu'elle posa sur les lèvres du vieillard, puis elle disparut légère comme une abeille.

Dès le lendemain la fièvre de mon prisonnier avait disparu. Ses forces commencèrent à renaître, et à quelques jours delà, en rentrant sous ma tente, je la trouvai déserte, le vieillard avait disparu.

L'endroit où nous campions était, comme je vous l'ai dit, voisin d'une forêt et sur le bord d'un grand lac. Le capitaine qui nous commandait résolut de passer un mois dans ces lieux, parce qu'on y récoltait une grande quantité d'or. Chacun de nos hommes devint donc un mineur, et se mit à recueillir l'or qu'on trouve presque natif dans cette partie du globe. Déjà nous en avions amassé une quantité considérable, lorsque la fièvre commença à frapper quelques-uns de nos soldats. Je parlai au capitaine de la nécessité de quitter ces lieux, où le voisinage du lac et les miasmes qui s'échappaient de ses eaux ne tarderaient point à tuer tous nos compagnons; il me répondit en me demandant où nous trouverions autant d'or?

A huit jours de là, tous mes malheureux camarades et le capitaine lui-même gisaient mourants et dévorés par le mal qui brisait leurs forées et qui chaque jour faisait de nombreuses victimes.

Seul, par une sorte de prodige, je résistais à l'influence de l'épidémie, sans pouvoir me rendre compte d'un miracle que rendaient inexplicable les fatigues que j'éprouvais, l'air putride que ma poitrine respirait et le spectacle affreux de quatre cents infortunés me demandant nuit et jour, à grands cris, des secours que ma science était impuissante à leur donner.

Cependant, la fièvre allait semant de plus en plus la mort dans notre camp. J'avais dû aider à se traîner à quelque distance les cinq ou six hommes qui restaient seuls de notre corps d'expédition, afin de les soustraire aux terribles émanations de centaines de cadavres amoncelés sous un ciel brûlant, sur le bord du lac. Notre capitaine, lui-même, avait fini par succomber aux atteintes de la fièvre, et se tordait sous sa tente, blasphémant et maudissant la destinée.

Deux des sept malheureux qui avaient survécu moururent encore. Trois jours après nous restions six hommes vivants.

Une nuit que je réfléchissais sur la terrible situation où nous nous trouvions, je vis entrer dans ma tente un Indien; je feignis de dormir, et je le vis jeter une poudre rougeâtre dans le vase qui contenait mon eau: après quoi il disparut avec l'adresse et la légèreté silencieuse qui caractérisent sa race.

Déjà, à plusieurs reprises, j'avais remarqué dans ce vase, sans pouvoir me l'expliquer, un sédiment rougeâtre. La visite mystérieuse de la jeune Indienne au vieillard mon prisonnier me revint en mémoire; il n'en fallait plus douter, j'étais l'objet d'une protection cachée. Chaque nuit, un Indien jetait dans mon eau un peu de cette poudre qui avait si promptement guéri le vieillard de la fièvre. C'était à cette même poudre que je devais de n'avoir point été frappé de l'épidémie. Ma bonne action m'avait porté bonheur, et les Indiens m'en témoignaient leur reconnaissance.

Aucun doute ne me resta à ce sujet, car je fis boire à mes compagnons une partie de l'eau dans laquelle l'Indien avait jeté sa poudre, et les accès de la fièvre qui dévorait ces infortunés s'arrêtèrent comme par enchantement.

Toutes les nuits l'Indien, pendant une semaine entière, renouvela ses visites dans ma tente et continua à mettre son puissant fébrifuge dans le vase qui contenait mon eau.

Ce temps écoulé, il ne reparut point, et non-seulement la fièvre s'empara de nouveau de mes compagnons qui entraient en convalescence, mais je fus atteint moi-même de cette fatale maladie. Seul, abandonné dans cette partie inconnue d'un autre monde, je vis expirer autour de moi, jusqu'au dernier, les hommes qui avaient survécu au fléau; le délire s'empara de moi.

Quand la raison me revint, je me trouvai dans une cabane inconnue: une jeune fille veillait près de moi; un Indien que je reconnus pour mon visiteur nocturne se tenait assis sur ses talons dans un coin de la cabane et chantait à mi-voix; le vieillard que j'avais guéri reposait à mes côtés sur la même natte.

Il me montra le ciel et me dit en espagnol:

—Le Grand-Esprit est là-haut: il veut que les méchants meurent et que les bons vivent; les méchants sont morts, le bon vivra.

Pendant trois mois que dura ma convalescence, l'Indien et ses deux enfants m'entourèrent de la sollicitude la plus vive.

Un matin que je revenais de la chasse dans la forêt où se trouvait la cabane du vieillard, la jeune fille de mon hôte, qui parlait un peu l'espagnol, accourut au devant de moi, belle de candeur et d'innocence.

—Simon, me dit-elle, je t'aime! veux-tu devenir le fils de mon père? Tu seras mon époux et mon maître.

—J'aime dans mon pays, lui répondis-je, et le coeur ne peut contenir deux amours vrais!

Elle se prit à pleurer et disparut dans la forêt.

Depuis cet entretien, elle ne se présenta plus à mes yeux, et se déroba constamment à mes efforts pour la voir. Quand je parlais de cette entrevue à son père et à son frère, ils me répondaient vaguement et avec les circonlocutions familières aux Indiens, qui savent, quand ils le veulent, mieux qu'aucune autre nation du monde, parler sans répondre.

Cependant, je n'en pouvais douter, la jeune fille vivait près de la demeure de son père. Chaque jour, comme d'habitude, notre nourriture était préparée de ses mains: je reconnaissais sa manière de disposer les fruits que nous trouvions servis sur nos nattes. Enfin mes fleurs favorites ornaient chaque jour la partie de la case qui m'était réservée.

La belle saison revint. Les pluies cessèrent, et les torrents qu'elles avaient formés perdirent de leur violence et commencèrent à devenir guéables.

Le vieillard me dit un jour:

—Tu vas retourner dans ton pays: j'aurais voulu que tu devinsses mon fils. Le Grand-Esprit en a décidé autrement, et mon fils va devenir le tien.

Toporoo veut t'accompagner en Europe, se faire l'ombre de ton corps et le bruit de ta voix. Il a raison: les Espagnols sont venus apporter dans notre patrie la désolation et la guerre. Ceux qui veulent vivre doivent aller chercher un autre pays. Vous allez partir tous les deux.

Surpris de cette brusque résolution, quoique je désirasse vivement revoir l'Europe, je parlai de différer mon départ jusqu'au lendemain: J'ai des adieux à faire, alléguai-je.

—Tous tes adieux sont faits, dit-il; celle que vous ne reverrez plus m'a chargé de vous remettre ce souvenir.

Ce souvenir était maître Bob, que nous avions sauvé et élevé ensemble, la jeune fille et moi. L'animal me reconnut, vint à moi gaîment et me sauta sur l'épaule, comme il avait l'habitude de le faire avec sa maîtresse. Mes yeux se remplirent de larmes.

Je détachai de mon cou un petit crucifix d'ivoire qu'elle avait souvent admiré, et je voulus le donner à son père pour elle.

Un sourire inexprimable passa sur les lèvres du vieillard; sourire si triste que mon coeur s'emplit de sombres pressentiments.

—Non! dit-il, non, la jeune fille n'a pas besoin de ce souvenir du visage pâle.

Et je n'en pus tirer autre chose. A mes questions, il n'opposa que le silence et l'impassibilité naturelle aux Indiens.

Une demi-heure après, nous arrivions sur le bord d'une petite rivière où se trouvait, à gué, un radeau. Je reconnus sur ce radeau une grande provision d'écorce et des paniers de palmiers remplis d'or.

—On souhaite d'ordinaire à ses amis la santé et la fortune, dit le vieillard; moi, je te les donne! Que ne puis-je également te donner le bonheur!

Comme il achevait ces mots, son fils Toporoo s'élança sur le radeau et me fit signe de le suivre.

Le radeau se mit en mouvement. Le vieil Indien alluma son calumet, s'assit sur ses talons, et se sépara pour toujours de son fils, sans que je pusse distinguer ni sur les traits de mon compagnon, ni sur la physionomie de son père, une seule trace d'émotion.

Seulement, Toporoo chantait, en langue mexicaine et à mi-voix, une de ces chansons mystérieuses que vous lui entendez murmurer souvent. Toporoo est à la fois un prêtre renommé pour sa sainteté parmi les sauvages, et un poète dont ils admirent beaucoup les chants improvisés.

—Vous qui êtes jeunes, chères filleules, vous devriez étudier sous ce maître habile la langue mexicaine, dit Rubens. A votre place, continua-t-il, je voudrais me faire initier à la poésie de ces contrées sauvages, poésie pleine de naïveté et de grâce, autant que j'ai pu en juger d'après quelques traductions rapportées par des voyageurs.

—Dès ce soir, Toporoo sera mon maître! s'écria Agathe.

—Et le mien aussi! ajouta timidement Annetje.

C'était un tableau à la fois pittoresque et charmant que les groupes formés, en ce moment, par L'auditoire de Simon.

Simon, à demi-couché sur une peau de lion, disait son récit dans l'attitude nonchalante qu'il affectionnait; appuyé sur un bras, il faisait, de l'autre, des gestes rares, et sa belle physionomie, en évoquant les souvenirs de son séjour dans le Nouveau-Monde, avait pris une indicible expression de mélancolie qui semblait encore ajouter au charme naturel de sa personne, Rubens, à qui sa nature ardente permettait rarement de s'asseoir, même lorsqu'il peignait, s'était accoudé sur une immense statue de divinité péruvienne d'une forme étrange; l'âme de mynheer Borrekens avait passé dans ses oreilles et dans ses yeux. Les deux jeunes filles, les bras enlacés, comme si l'art de la chirurgie ne les eût point séparées l'une de l'autre, pâlissaient ou rougissaient en même temps, selon les impressions que leur causaient les différentes périodes du récit de Simon. Pour compléter ce tableau, au fond, l'Indien, ramené par van Maast, laissait entrevoir son visage impassible, tout pilonné par les dessins étranges du tatouage; enfin, maître Bob, grimpé sur l'entablement d'un buffet en bois de chêne, semblait une cariatide de plus parmi les rondes-bosses bizarres, sculptées de toutes parts, sur les corniches et les portes de ce meuble.

Mais la figure qui dominait tout le tableau et dont Rubens ne pouvait; se lasser d'admirer la beauté, était, sans contredit, dame Thrée. Assise sur une de ces chaises en chêne, à haut dossier surmonté de ciselures, et qui ressemblent à un trône, la tête couronnée du diadème d'or des Frisonnes, sévèrement drapée dans les plis majestueux de sa robe noire de veuve, elle rappelait à l'artiste une de ces belles et naïves figures de reine, telles qu'en peignaient, dans leurs tableaux, aux premiers temps de la peinture à l'huile, les frères van Eyck, ou telles qu'en traçait un peu plus tard le peintre naïf et pieux de Sainte-Gudule, sur la châsse sans rivale de Bruges. Tour à tour, des émotions profondes et diverses passaient sur ses beaux traits, type accompli de la beauté antique. Elle avait frémi, lorsque Simon avait parlé de ses périls; elle avait eu des larmes pour les malheureux Indiens, traqués comme des bêtes fauves par les Espagnols. Mais ces émotions n'étaient rien en comparaison de ce qu'elle éprouva, lorsqu'il vint à parler de la jeune fille indienne. Sa physionomie se couvrit d'une pâleur mortelle, et se décomposa littéralement, tandis que des perles glacées se formaient sur son front d'ordinaire si pur et maintenant plissé douloureusement. Les lèvres livides, les yeux couverts d'ombres comme ceux d'un agonisant, elle eût fait pitié même à une rivale.

Lorsque Simon en arriva à la partie de son récit où il avait refusé l'amour de la belle Péruvienne, alors la vie et la sérénité reparurent sur son visage, qui resplendit tout-à-coup, et presque sans transition, de l'éclat d'un bonheur voisin du ciel.

Par un contraste singulier, au moment où tant de joie illuminait le visage de Thrée, Rubens crut voir une larme, une seule, couler sur les joues d'or de Toporoo.

Il prit l'espèce de mandoline dont il se servait quand il improvisait ses chants, et se mit à dire à mi-voix un air mélancolique qui, sans interrompre le recit de van Maast, formait au contraire une sorte d'accompagnement parfaitement en accord avec les souvenirs qu'évoquait le voyageur.

—Lorsque le vieillard nous eut fait ses adieux par un geste solennel, continua Simon, son fils frappa l'eau de sa sagaie, et le radeau habilement dirigé se mit à voler plutôt qu'à naviguer sur le fleuve. Nul n'égalait Toporoo dans ce genre de navigation, où d'ailleurs les Indiens sont sans rivaux. Après huit jours de voyage nous arrivâmes à l'embouchure du fleuve, et dans un port de mer où, par un bonheur inattendu, se trouvait un vaisseau européen prêt à mettre à la voile pour l'Espagne.

Le vieillard avait raison; il m'avait donné les deux présents les plus nécessaires à la vie: la fortune et la santé. Toporoo m'avait expliqué que l'écorce dont notre radeau se trouvait surchargé était le précieux fébrifuge auquel je devais la vie. Quant à l'or que son père m'avait joint à ce premier présent, il put à peine être contenu dans huit grands tonneaux.

Je rassemblai toutes les richesses scientifiques que j'avais recueillies pendant mon voyage, et je m'embarquai pour l'Europe avec le fidèle Toporoo, Psylla, maître Bob, mon chien et je ne sais combien d'oiseaux de toute espèce.

Notre traversée fut rapide et heureuse. Vous savez, maintenant le reste de mes aventures, ou plutôt de mon existence, car on ne peut appeler aventure la vie calme et heureuse que je goûte près de mynheer Borrekens, de mes filleules, de dame Thrée et de l'homme dont j'admire le plus le caractère.

Rubens tendit la main à Simon, et chacun se leva pour se retirer chez soi. Dame Thrée pensive, mynheer Borrekens, tout entier au souvenir du récit qu'il venait d'entendre, et Agathe et Annetje, si rêveuses, que la dernière passa devant son favori maître Bob, sans lui accorder la caresse qu'il sollicitait d'elle, en allongeant tendrement la tête et en étalant le panache de sa queue rutilante, comme un guerrier qui élève et agite son étendard pour rendre les honneurs militaires à ses chefs.

Telle était la vie de la famille Borrekens, dont Simon formait partie intégrante. Les deux jeunes filles ne faisaient rien que par lui et d'après ses conseils; pas plus d'ailleurs que le vieux Borrekens, dont toutes les phrases contenaient le nom de Simon. Sans la triste défiance qu'avaient jetées en lui les émotions fatales du désespoir et de l'absence, van Maast eût pu lire, en caractères irrécusables, dans les gestes de Thrée, dans sa voix, dans chacune de ses sensations et de ses mouvements, l'amour de la belle et chaste Frisonne. Mais à force de défiance, il en était arrivé à un fatal aveuglement; comme les insensés dont parle le psaume, il possédait des oreilles pour ne point entendre et des yeux pour ne point voir. Le bonheur était là à ses pieds, et il ne se baissait pas pour le ramasser; ingénieux à se dissimuler la réalité pour rester fidèle à son fantôme, il s'obstinait contre le bonheur qui lui tendait les bras, sans s'apercevoir du chagrin profond qu'il causait à Thrée, à cette Thrée adorée pour laquelle il eût, sans hésiter, sacrifié sa vie.

CHAPITRE VIII.

UNE ÉPIDÉMIE.

On était arrivé à la fin de l'été; l'automne approchait avec ses épais brouillards, qui sortent lentement des eaux de l'Escaut et qui entourent la ville de leur linceuil glacé et fétide. Heureux quand ils n'amènent point avec eux une de ces redoutables fièvres qui déciment la population et jettent partout la désolation et l'épouvante.

Anvers n'échappa point à cette loi fatale. Avec l'automne et les brouillards arriva l'épidémie. D'abord lente, secrète, elle gagna peu à peu, s'étendit sur divers points, et finit par éclater, inexorable comme l'esprit du mal qui la produisait sans doute de son souffle diabolique.

Ainsi qu'il arrive toujours, les premiers symptômes de l'épidémie se manifestèrent parmi les pauvres. Ce fut dans les quartiers humides et voisins du port, quartiers toujours infectés par les émanations putrides de la vase amassée depuis des siècles dans les canaux, que le mal sévit d'abord. On ne tarda point à rencontrer de pâles figures se traînant avec effort, consumées par un feu inconnu, et qui, frappées mortellement, ne devaient point tarder à succomber, on le comprenait.

Bientôt on apprit avec effroi dans la ville que près de cent malades avaient dû demander un asile aux hôpitaux. Le lendemain, c'était trois cents que l'on en comptait. A deux jours de là, les hôpitaux étaient devenus insuffisants et l'épidémie commençait à s'emparer du quartier habité par les bourgeois aisés et les gens riches. Plus de cent individus mouraient par jour.

Dans cette terrible épreuve, la charité catholique ne fit point défaut; on vit des jeunes gens, des vieillards, des femmes surtout, venir courageusement combattre le mal jusque dans son foyer et s'exposer à une mort inévitable, pour apporter des consolations au chevet des mourants.

Les heureux habitants de la maison de mynheer Borrekens furent des derniers à connaître l'invasion du fléau qui frappait la ville. Jamais les jeunes filles ne sortaient, du logis que pour se rendre avec leur mère aux offices, et l'église Saint-Jacques, leur paroisse, se trouvait, on le sait, à peu de distance de leur logis. Mynheer Borrekens, cassé par l'âge, avait presque tout à fait renoncé à ses promenades depuis que Simon habitait le pavillon du jardin. Simon, tout entier, en apparence, à l'étude de son art, paraissait aussi paisible que d'habitude et n'avait d'autres distractions que les plaisirs domestiques de la famille à laquelle il avait voué sa vie. Enfin, Rubens venait de partir pour la France, où l'appelait Marie de Médicis, pour peindre ces immortelles toiles qui font aujourd'hui l'orgueil du Musée du Louvre, et qui étaient destinées par la reine-mère à l'ornement du Luxembourg.

Tout-à-coup, la nouvelle fatale tomba comme un coup de foudre dans le
sein de cette famille, si calme dans son isolement. Ce fut mynheer
Borrekens qui la rapporta au logis, et qui vint raconter tout bas à
Simon les épouvantables ravages qui frappaient la ville.

—Gardez-vous bien, lui dit ce dernier, gardez-vous bien de rien apprendre de tout ceci à votre fille et à ses enfants. Si elles ignorent l'existence du fléau comme vous l'ignoriez ce matin, c'est grâce à la sollicitude que je ne cesse d'exercer sur votre famille. Je crains, pour l'imagination vive d'Annetje et d'Agathe, les conséquences de la terreur que ces tristes nouvelles pourraient leur causer.

—Mais vous, mon ami, vous si puissant pour conjurer les ardeurs de la fièvre?

—Comment se fait-il, n'est-ce pas, que je ne cherche point à combattre l'épidémie? reprit Simon. Eh quoi! mynheer Borrekens, ajouta-t-il avec l'amertume que trahissaient parfois ses paroles, vous avez préféré vous en fier à des apparences trompeuses et accuser d'après elles un ami, plutôt que de croire en celui que vous aimez; plutôt que de vous dire: Je me trompe sans doute! Vous avez eu plus de foi dans vos yeux que dans mon coeur! Eh bien! apprenez, mon vieil ami, que je passe les nuits et les jours à visiter les malades, et à chercher à combattre l'épidémie par toutes les ressources de mon art! Par malheur, l'écorce que j'ai rapportée du Nouveau-Monde reste souvent, inefficace contre le fléau. Il frappe trop rapidement ses victimes pour laisser le temps de combattre sa puissance fatale.

—Oui, vous avez raison, répondit mynheer Borrekens, je suis indigne de votre amitié, car je n'aurais point dû supposer que vous ignoriez les ravages qui désolent Anvers; j'aurais dû surtout ne point m'arrêter à cette pensée, que vous pouviez rester indifférent et inactif en face d'un pareil malheur!

Simon n'avait pourtant point tout dit à Borrekens. C'est qu'il prodiguait non-seulement sa vie pour le salut de tous, mais encore qu'il distribuait des sommes considérables aux malades, et qu'il provoquait la charité de tous ses clients.

—La misère et sa soeur, la privation, disait-il, engendrent toutes les maladies, que les hommes viennent ensuite accuser le ciel d'être son ouvrage. Si vous voulez que l'épidémie quitte Anvers et ne menace plus sans cesse votre existence, sacrifiez un peu de votre or! Ayez recours à une charité intelligente. Donnez du bien-être à ceux qui n'ont pas encore été frappés, pour que le germe pestilentiel ne se développe pas chez eux.

Sa voix fut entendue, et la peur fit ce que la charité n'avait encore essayé que timidement. On apporta de toute part des sommes considérables à van Maast, qui depuis longtemps avait donné l'exemple, et déjà dépensé une tonne d'or à secourir les femmes malades et les petit enfants, incapables de gagner leur pain. Quant aux autres, nul ne recevait un secours de Simon qu'en échange d'un travail quel qu'il fût.

—Rien pour rien, enseignait-il, c'est la loi de ce monde. L'aumône est humiliante, et le salaire glorieux! D'ailleurs, le travail est bon contre la fièvre, ajoutait-il en riant.

C'était encore en riant qu'il engageait les gens du peuple à moins fréquenter les cabarets, et à éviter les libations de bière trop copieuses.

—Prenez-y garde, disait-il: en ces temps pestilentiels, donner un écu au cabaretier, c'est assurer pareille somme au fossoyeur.

Aux riches, à la bourgeoisie un peu égoïste, à Anvers comme partout, il répétait:

—Donnez, donnez beaucoup, donnez avec intelligence: savoir donner, c'est centupler l'aumône.

Souvenez-vous qu'Ananias tomba frappé de mort pour avoir gardé une partie de son bien! Pareil sort vous attend, si vous restez sourds à ma voix; si vous ne dénouez largement les cordons de votre bourse pour en verser le contenu dans le giron des malades, des convalescents, des veuves et des orphelins.

Ces paroles prenaient une grande autorité dans la bouche du médecin célèbre, qui comptait déjà tant d'enthousiastes parmi ceux qu'il avait guéris, et qui d'ailleurs prêchait noblement d'exemple, et faisait bon marché de son or et de sa vie.

Aussi, grâce aux efforts de Simon, l'épidémie, combattue par tous les moyens possibles, commençait à faiblir et à reculer. Les victimes devinrent moins nombreuses. Le fléau perdit de sa violence, et l'espoir commença à renaître dans tous les coeurs.

Un soir que Simon, avec l'activité d'un homme qui veut énergiquement accomplir la mission qu'il s'est donnée, sortait de l'église après y avoir entendu le salut, il entrevit, en tournant le coin d'une rue, une femme enveloppée de la faille noire, qui faisait à cette époque partie indispensable du costume des Anversoises, et qui tenait le milieu, par sa forme et son usage, entre le voile et le manteau.

A la vue de cette femme, une idée bizarre qu'il s'empressa d'accuser d'absurdité passa par la tête de Simon.

Néanmoins, comme cette femme se dirigeait vers le quartier de la ville où l'épidémie sévissait avec le plus de violence, Simon, dont la pensée avait d'abord été de se diriger d'un autre côté, reprit avec l'inconnue le chemin de ce quartier. Malgré l'obscurité qui semblait s'accroître à chaque instant, malgré les vapeurs grises du brouillard qui s'élevait lentement de l'Escaut et venaient se mêler aux ombres du soir, il lui semblait reconnaître la démarche de cette femme et il se sentait irrésistiblement emmené sur ses pas, quelque absurdes que fussent les suppositions dont il se croyait le jouet. Comment penser en effet que Thrée, car c'était elle qu'il croyait voir, sortît à pareille heure et se rendit seule dans un quartier où la maladie sévissait avec une violence regardée, peut-être non sans raison, comme contagieuse?

Cependant, et malgré les objections qu'il s'adressait, il n'en continua pas moins à suivre la mystérieuse inconnue. Celle-ci entra dans le marché au poisson, dont les vapeurs du soir augmentaient encore les miasmes habituels. Simon se rappela le dégoût que ces odeurs nauséabondes inspiraient à Thrée, sourit de l'erreur dont il avait été un instant le jouet, fit un mouvement pour reprendre son premier chemin et retourner sur ses pas. Après une courte hésitation, il n'en continua pas moins à suivre l'inconnue.

Celle-ci disparut tout-à-coup devant une des maisons ou plutôt des baraques en bois habitées par les familles des poissonniers. Simon soignait une malade dans cette maison; il y entra presque sur les pas de l'inconnue à la faille noire, et s'arrêta sur le seuil d'un petit hangar qui s'ouvrait au fond d'une cour fangeuse et dont le sol humide se trouvait détrempé par une eau fétide.

Une lampe vacillante à tous les vents, fumeuse et alimentée par de l'huile de poisson, dont l'odeur âcre prenait à la gorge, jetait plus d'ombre que de lumière dans le galetas où gisaient étendus, sur de mauvais grabats, une famille entière de pêcheurs.

Une vieille femme, seule, quoique à demi-consumée par la maladie, se traînait de l'un à l'autre, pour porter un peu de boisson à toutes ces lèvres brûlantes et desséchées. La mère, avec quatre enfants en bas âge couchés autour d'elle, levait de temps en temps vers le ciel un regard de désespoir, tandis que le père, vieux marin au visage rude et hâlé, luttait en vain contre la fièvre, et ne pouvait réprimer malgré ses efforts et son courage, les frissons qui secouaient ses membres sous les haillons dont il les avait enveloppés.

La femme à la faille fit le signe de la croix, en entrant dans ce pauvre logis, se pencha vers le pêcheur et murmura quelques mots à son oreille.

—Soyez bénie, madame, voici les premières paroles de consolation qui nous arrivent depuis longtemps! Ah! si j'étais seul à souffrir! Mais ma femme, ma pauvre femme, et surtout mes enfants!

Il essuya une larme et détourna la tête comme pour se soustraire au cruel spectacle qu'il avait sous les yeux. Pendant ce temps-là, la dame inconnue n'était point restée inactive: elle sortait de dessous sa faille un paquet de linge, le donnait à la vieille femme et l'aidait, non seulement à en couvrir les enfants, mais encore leur mère. Elle s'acquittait de ce soin avec une sérénité naïve, sans le moindre indice de dégoût, sans la plus légère trace d'emphase. Elle agissait simplement: loin de songer à s'étonner de ce qu'elle faisait ou à s'en applaudir, elle ne reculait devant aucune des exigences de la tâche qu'elle s'était imposée, et n'eût point donné, avec plus de délicatesse, d'empressement et presque de satisfaction, ses soins à de beaux enfants blancs, qui l'en eussent payés par un sourire: ceux-ci étaient chétifs, pâles, dévorés par la fièvre et souillés par la misère et l'abandon. Quand l'étrangère eut baigné leur visage d'une eau qu'elle avait eu le soin de faire tiédir, lorsqu'elle eut enfermé leurs cheveux dans de petits bonnets bien blancs et leurs pauvres membres décharnés dans des camisoles de bonne étoffe, ils semblaient déjà moins malades, et leur mère, qui suivait complaisamment des yeux cette transformation, sentit un sourire de consolation errer sur ses lèvres.

—Ces lieux sont malsains et trop au centre de l'épidémie, dit ensuite dame Thrée, que Simon ne put méconnaître plus longtemps. Demain matin, car aujourd'hui la soirée est trop avancée, vous viendrez habiter une petite maison que j'ai louée pour vous dans une autre partie de la ville. Là, vous pourrez vous guérir tranquillement et voir vos enfants délivrés de cette maladie qui les abat si fort.

—Que Dieu vous entende et vous bénisse! dit la mère à qui la joie fit retrouver un peu de force. Que Dieu vous bénisse, ma bonne dame! Mes enfants! mes pauvres enfants! Ah! je puis mourir maintenant!

—Non pas, s'il vous plaît, répondit Thrée en souriant à travers ses larmes, vous guérirez tous, et vous serez tous encore heureux et bien portants comme par le passé. Je suis presque un médecin, continua-t-elle, car j'ai pour voisin, pour ami, mynheer Simon van Maast, et, en son nom, je vous promets une guérison prompte et prochaine.

—Oui, c'est un bon médecin, quoiqu'il soit un peu brusque et qu'il ne fasse qu'entrer et sortir chez ses malades. Il prescrit les remèdes et s'en va.

—Sans ajouter une parole de consolation! ajouta la vieille femme.

—C'est que d'autres qui souffrent l'attendent, répondit doucement Thrée; mais il n'est point de plus noble coeur que le coeur de mynheer van Maast. Adieu, bon espoir, à demain!

—Mais, dit la vieille femme, quel bon ange vous a fait découvrir cette triste maison? A voir vos mains blanches et délicates, on devine sans peine que vous n'avez pas dû venir souvent dans ce pauvre quartier.

—Mon confesseur avait été témoin de votre détresse, il me l'a signalée.
Adieu, à demain!

—Nos prières et nos bénédictions vous accompagneront jusqu'à votre demeure, dit la mère. Voici mes enfants qui dorment paisiblement! Pauvres chères créatures, depuis longtemps je ne les avais point vus si beaux!

Et elle se pencha avec effort pour embrasser le plus jeune.

Thrée s'enveloppa de sa faille, et sortit de la maison, un peu inquiète de traverser ainsi la nuit, et seule, des quartiers qui lui étaient peu familiers et que n'éclairait aucune lumière, si ce n'est parfois celles qui s'échappaient de quelque porte entrebâillée.

Comme elle hâtait le pas, elle entendit une voix, la voix bien connue de
Simon qui lui disait:

—Attendez-moi, dame Thrée, nous retournerons ensemble au logis.

Elle s'arrêta confuse, interdite, honteuse de se voir ainsi surprendre en flagrant délit de charité!

Elle n'en passa pas moins son bras sous le bras de Simon van Maast.

Son bras appuyé sur le bras de Simon, Thrée marcha quelque temps en silence. Ce fut Simon qui parla le premier: encore ce fut-il d'une voix émue.

—Comment pouvez-vous exposer imprudemment une existence aussi précieuse que la vôtre? dame Thrée! demanda-t-il à sa compagne.

Elle leva sur lui ses grands yeux bleus, comme si la profonde nuit qui couvrait les rues étroites et formées de hautes maisons lui eût permis de voir van Maast et d'en être vue. Peut-être encore était-ce l'obscurité qui l'enhardissait à les lever ainsi.

—Ma vie n'est pas plus précieuse que la vôtre, mynheer Simon, et pourtant vous vous complaisez, non-seulement à vous exposer à l'épidémie, mais encore vous passez les nuits sans sommeil! C'est un véritable miracle que de vous voir debout, après les fatigues surhumaines que vous avez supportées. Vous ne tenez compte, ni de vos souffrances, qui se trahissent par votre pâleur, ni des inquiétudes de vos amis, à qui vous n'avez plus même une heure à donner chaque jour!

—Je me trouve devant un grand devoir à remplir, et je suis seul au monde!… tandis que vous, fille d'un vieillard, mère de deux jeunes filles….

Thrée resta quelques minutes sans pouvoir répondre à Simon, tant elle se sentait le coeur déchiré.

—Simon, lui dit-elle enfin avec douceur, et quand elle eut dompté ses sanglots, Simon, il faut que vous ayez bien souffert ou que vous souffriez bien encore, pour me tenir un pareil langage!

—Oui, je souffre, dit-il; oui, je souffre beaucoup! Dieu préserve votre coeur du doute et de la défiance, chère Thrée!

—Vous n'avez ni le droit de douter, ni le droit de vous défier, Simon, répondit-elle. Je vous vois si malheureux, que mon devoir est de vous dire combien je vous aime et depuis combien de temps je vous aime! Cette nuit profonde qui cache ma rougeur m'enhardit à vous ouvrir mon âme. Simon, du jour où je vous ai vu, mon coeur vous a aimé. Je mentais, quand, par devoir envers l'époux que je venais de perdre, et par amour pour les orphelines que je nourrissais de mon lait, oui, je mentais, quand je vous disais que je ne vous aimais pas! Que ce pieux mensonge m'a fait souffrir, mon Dieu!

Il se fit un grand silence entre eux.

—Je ne doute point de vous, ma douce Thrée. Ce que vous me dites, je l'avais lu dans vos yeux; c'est de moi-même que j'ai peur. Oui, mon caractère est devenu si bizarre, si plein d'âpreté et d'injustice!…

—Et que m'importe, pourvu que tu m'aimes! s'écria-t-elle. Vois-tu, Simon, je t'aime tant, qu'il faut que je puisse avouer mon amour à la face du ciel! qu'il faut que je porte ton nom; qu'il faut que nos mains soient unies, comme nos âmes, par un prêtre et aux pieds de Dieu.

En ce moment ils étaient arrivés à la porte de la maison de mynheer Borrekens. Thrée, pour cacher son trouble et sa confusion, rabattit les plis de sa faille noire sur son visage et courut se réfugier dans sa chambre, où elle se jeta sur un prie-dieu et se mit en oraison.

Et cependant Simon ne se sentait point heureux! Cet amour profond et ardent, cet amour qui avait résisté à l'absence, cet amour dont elle venait de lui faire un aveu passionné, non, cet amour ne le rendait pas heureux! Il ne diminuait en rien les symptômes du mal étrange dont il souffrait à l'âme. Rentré dans le pavillon qu'il habitait, il ne répondit point aux caresses de son chien, n'entendit pas les doux sifflements de Psylla, qui levait tendrement sa tête vers lui pour lui souhaiter la bien-venue, et repoussa de la main maître Bob, qui, après avoir exécuté devant son maître ses plus brillantes cabrioles, venait solliciter une caresse.

Ce fut par un geste de découragement qu'il répliqua à la vieille Juive accourue pour prendre ses ordres. Quant à Toporoo, assis sur ses talons, dans un coin du pavillon, il ne quitta point la natte qui lui servait à la fois de siége et de coucher, et ne détacha point de ses lèvres la pipe dont il humait la fumée.

Il se contenta de suivre de ses yeux, verdâtres et brillants comme ceux d'un animal nocturne, chacun des mouvements de Simon.

Simon cacha son visage dans ses mains et demeura enseveli dans ses idées.

—Oh! que je souffre! dit-il enfin. Que je souffre, mon Dieu! Ne saurait-il donc plus y avoir du bonheur pour moi en ce monde? Seigneur, venez à mon aide et ne m'abandonnez point! guérissez la plaie de mon âme!

En ce moment le son lointain et plaintif d'une cloche se fit entendre dans les airs et sembla répondre à la prière de l'affligé. Presque aussitôt, et avant qu'il n'eût la tête relevée, deux voix douces et caressantes l'appelèrent.

—Venez, Simon! venez vite, notre grand-père vous attend pour souper!

Et les deux soeurs entrèrent en courant: comme d'habitude, elles étaient complètement vêtues de la même manière et elles se tenaient par la main.

—Je suis souffrant, répondit-il; permettez-moi, chères enfants, de ne point souper avec vous ce soir.

—Là! que disais-je à ma mère! fit Agathe en croisant ses bras charmants sur sa poitrine, et en prenant un air moitié fâché, moitié plaisant; mynheer Simon ne nous aime plus!

—Petite folle! répondit Simon, sur les lèvres duquel l'attitude mutine d'Agathe avait cependant amené un sourire.

—Et moi, mynheer, je partage l'avis de ma soeur à votre égard, riposta l'espiègle Annetje. Je vous en préviens, je suis plus mécontente peut-être que ma soeur et ma mère. De plus, je vous en avertis encore, je ne partage pas leur faiblesse.

—Vraiment! fit-il presque désassombri par ces minois éveillés!

Non! non! je ne suis pas si bonne, moi! Voyons! ajouta-t-elle, en frappant du pied avec énergie, une fois, deux fois, trois fois, mynheer Simon van Maast, moi, Annetje Borrekens, je vous somme de me suivre!

—Si je refuse d'obéir.

—Voici comme on soumet les récalcitrants, dit-elle.

En même temps, après avoir échangé un regard avec sa soeur, elle saisit Simon par la main droite tandis qu'Agathe lui prenait la main gauche, et toutes les deux courant, haletantes, rouges de plaisir et riant comme de petites folles qu'elles étaient, elles entraînèrent Simon et se précipitèrent, avec lui, hors du pavillon.

Le gros chien et maître Bob trouvèrent la partie de leur goût et trop joyeuse pour n'y pas prendre part. Drinck se plaça à l'avant-garde, et l'écureuil, sans respect pour la collerette blanche d'Annetje, lui sauta sur l'épaule, où il s'assit triomphalement.

CHAPITRE IX.

LE BOUQUET DE LA SAINT-SIMON.

Les jeunes filles ne ralentirent point leur course, en traversant le jardin, ne permirent point au prisonnier qu'elles entraînaient de s'arrêter quelques secondes dans l'antichambre pour respirer, et se précipitèrent avec lui, brusquement, jusqu'au milieu du parloir, dont la porte s'était ouverte tout à coup à leur voix. Simon, ébloui, se trouva entouré d'amis qui tous, les mains pleines de bouquets, l'embrassèrent et formèrent autour de lui un groupe joyeux et empressé.

S'il manquait beaucoup des convives réunis dans la même salle, seize ans auparavant, on y voyait du moins les principaux acteurs de cette soirée mémorable: Rubens, le bourgmestre Rockock et sa femme, enfin l'ancien adversaire en éloquence de Simon, mynheer Ians Kniff, qui, tout en continuant, par habitude, à dire du mal de son roi du Serment des Arquebusiers, n'en trouvait pas moins de plaisir à venir prendre place à la table de mynheer Borrekens, chaque fois que celui-ci l'invitait.

Quand on eut laissé à Simon le temps de serrer la main à tous les amis de sa jeunesse et de se remettre de l'émotion que lui avait causée cette surprise joyeuse, mynheer Borrekens, de sa voix chevrotante, demanda si tout le monde se trouvait réuni et si l'on était au grand complet pour pouvoir se mettre à table.

—Un instant, répondirent à la fois Agathe et Annetje, qui remplissaient les fonctions importantes de maîtresses des cérémonies, un instant, voici la reine de la fête qui arrive!

Une porte s'ouvrit à deux battants, et l'on vit entrer, portée sur un riche fauteuil par deux domestiques de Rubens, en grande livrée, une petite figure ratatinée, peinte, et qu'enveloppaient les plis d'une magnifique robe de brocard. Les deux jeunes filles reprirent Simon par la main aussi gravement qu'elles le purent, c'est-à-dire en tâchant de ne point éclater de rire, et elles le conduisirent au devant de l'étrange convive qui arrivait le dernier.

—Ingrat! lui dirent-elles à l'oreille, c'est donc ainsi que vous méconnaissez votre commère, celle qui doit s'asseoir à votre droite, à souper: Mlle Godecharles!

Et Agathe ajouta malignement avec l'audace d'un enfant gâté:

—Eh bien! marraine, n'embrassez-vous donc point votre compère, mynheer
Simon van Maast, que vous n'avez point vu depuis bien des années?

La vieille fille grimaça de la façon la plus risible, un sourire qui eût fait horreur à un singe, et d'un effet si comique, qu'elle rendait la plaisanterie des jeunes filles presque excusable, même à Anvers, où le respect de la vieillesse se trouve dans les idées et la pratique de tous. Cependant dame Thrée s'interposa doucement entre les deux espiègles et la vieille demoiselle.

—Nous trouvons un grand honneur et un plaisir non moins grand à recevoir votre visite, dit-elle. Certes, c'est une preuve d'amitié que vous nous donnez, malgré votre grand âge et vos infirmités, que de vous déranger ainsi de vos habitudes pour venir prendre place à la table de vos amis et célébrer avec nous un anniversaire de famille! Merci encore, chère demoiselle Godecharles, merci!

—Je n'en vais pas moins, malgré mes quatre-vingts ans et ma paralysie, embrasser mon compère, dit Mlle Rose, car tel était le nom qu'elle avait reçu le jour de son baptême: venez, mon jeune compère, venez!

Et elle présenta avec une coquetterie comique sa joue à Simon, qui s'avança héroïquement, et s'acquitta de cette tâche avec un courage digne d'Hercule et de ses douze travaux, comme dit tout bas Rubens aux deux jumelles, déjà fort empêchées pour ne point mécontenter leur mère, en laissant éclater les rires qu'elles comprimaient à grand'peine.

Cet épisode terminé, mynheer Borrekens offrit la main à la vieille fille: deux valets la déposèrent près de Simon, Rubens conduisit dame Thrée à sa place, et les deux jeunes filles s'appuyèrent en folâtrant chacune sur le bras de van Maast.

—Pourquoi donc ces fêtes, ce souper, ces bouquets? leur demanda-t-il.
Je suis tout étourdi de cette surprise, et n'en puis deviner la cause.

—Voilà qui est un peu fort! dit Annetje: il ne sait pas qu'on célèbre demain la fête de saint Simon son patron!

—Mais c'est votre fête! mon ami, reprit Agathe; votre fête, que nous célébrons en grande pompe! Voilà qui est gentil! Il avait reçu nos bouquets, il nous avait embrassées, et il ne savait pas que ce fût sa fête.

—Maître Bob eût été plus malin! objecta Annetje, qui n'avait point quitté l'écureuil, gravement couché sur l'épaule de la jeune fille, où il se tenait dans l'attitude que l'antiquité donne à ses sphinx.

Quant à Drinck, il avait regardé de ces gros yeux bonaces le mouvement inusité qui se faisait autour de lui, et avait fini par se coucher dans un coin du salon qu'il quitta, en chien prévoyant, dès qu'il entendit le bruit des assiettes. Alors il préféra occuper une place sous la table, et placer sa grosse tête sur les genoux d'Agathe.

Ce que ne pouvait reconnaître personne, Simon et Borrekens lui-même, maître Bob et Drinck le faisaient sans la moindre hésitation; Bob avait adopté Annetje, et jamais il n'allait à Agathe avec le même abandon qu'il témoignait à sa soeur. Drinck, au contraire, s'accommodait mieux du caractère un peu moins turbulent d'Agathe: il préférait les caresses aux jeux; maître Bob professait une doctrine tout opposée. Il lui fallait du bruit, de la gymnastique, des courses à travers le jardin, sur les arbres; il ne dédaignait même pas un peu de taquinerie, à quoi pourtant il préférait les fruits, les noix et les confitures.

CHAPITRE X.

LE BANQUET DE LA SAINT-SIMON.

Van der Helst et les peintres hollandais ont laissé d'admirables tableaux qui, mieux qu'aucune description, donnent une idée des repas flamands et hollandais au dix-septième siècle.

Nous demanderons seulement au lecteur la permission de lui faire le portrait d'un magnifique pâté de cygne, tel que nous l'avons vu exécuter, en réalité et en plein dix-neuvième siècle, d'après un tableau de Mieris, et surtout d'après la tradition, chez un de nos amis d'Amsterdan: cet ami joint à un grand savoir et à une haute position le bonheur d'avoir à la tête de ses cuisines un grand maître d'hôtel; un artiste aujourd'hui digne émule de Carême, dont il a été autrefois l'élève favori.

Ce pâté se composait d'abord d'un piédestal en croûte dorée, damasquinée et modelée de manière à faire honneur à nos plus habiles ornemanistes. Sur le devant apparaissait un bas-relief que l'on aurait pu croire ciselé par Dantan lui-même, et qui représentait les armes du Serment des Arquebusiers; à droite se trouvait l'écu de Rubens, à gauche une charmante figure d'Esculape, par allusion à van Maast.

Puis, au-dessus de ce piédestal, conçu avec un art merveilleux, se trouvait la peau du cygne, si habilement appliquée sur les viandes, que l'animal semblait encore vivant: les ailes déployées, il paraissait prêt à prendre son vol; une couronne de pierreries, sur laquelle se reflétaient les perles d'or de la lumière du banquet, scintillait au-dessus de sa tête.

Enfin, fièrement dressé et empanaché de rubans, il portait au cou un collier de fleurs à triple rangs, enfin une sorte de petit écu au chiffre de Simon van Maast sortait de son cou.

Et que ne puis-je aussi vous décrire les délicieuses pâtisseries de toutes les formes, de tous les goûts, façonnées par les mains des deux jumelles, qui se piquaient d'entendre aussi bien qu'aucune jeune fille d'Anvers l'art de façonner la pâte, de la dorer savamment aux ardeurs du four, et de la combiner, de mille manières différentes, avec les fruits, le miel et les confitures? Dès le point du jour, en corset et en jupon, elles s'étaient enfermées seules dans la cuisine, et là, de leurs charmants bras nus, elles avaient pétri la farine et préparé le dessert comme cette jeune princesse des contes bleus qui finit par laisser, dans un gâteau; une des bagues de ses beaux doigts en fuseaux.

Pour les vieux Flamands du seizième siècle, et un peu encore pour leurs enfants d'aujourd'hui, il n'est guère de plaisirs aussi vifs que les festins. Rubens lui-même, ce grand et noble génie, ne dédaignait point quelquefois les jouissances d'un banquet. Ce fut donc en homme qui sait apprécier la valeur artistique d'un pâté de cygne sauvage, qu'il découpa d'abord de sa main, et avec une dextérité de maître, qu'il loua ensuite en connaisseur émérite le petit monument élevé par les jeunes filles; il y revint à deux fois et gaîment, tandis que chacun des convives suivait cet exemple, et que dame Rockock, la femme du bourgmestre, déclarait que de sa vie, elle qui se piquait de savoir faire les pâtés de cygne sauvage, elle n'avait atteint à une pareille perfection.

C'était un spectacle charmant que cette fête de famille, où chacun remettait au lendemain les choses sérieuses, pour se faire bon convive, connaisseur gourmet et même un peu gourmand. Simon lui-même sentit son coeur se réchauffer à cette gaîté naïve et franche; il retrouva un peu des impressions de sa jeunesse en face des plaisirs du foyer; son front s'épanouit, le rire ouvrit plusieurs fois ses lèvres. Il sentait dans son coeur comme une chaleur douce.

Hélas! depuis longtemps, cette amère défiance, cette idée fixe tournant presque à la folie, cette inquiétude maladive de la pensée, cédaient la place dans son âme à ces trois dons divins qui résument le bonheur dans l'éternité et qui le donnent sur la terre: la foi, l'espérance, et la charité. Involontairement les mots de l'évangéliste: Aimez-vous les uns les autres, revenaient sans cesse à sa pensée; ses regards n'osaient chercher les yeux de Thrée, et cependant ils finirent par les rencontrer. Grâce à l'intuition des coeurs qui aiment, elle lut jusqu'au fond de l'âme de Simon, et le bonheur qu'elle en ressentit acheva de dissiper les restes de préoccupation que n'avaient encore pu chasser la gaîté de ses filles et les distractions de la fête. Sa beauté prit, dès-lors, un caractère de sérénité tout a fait céleste.

Ce fut pour Simon l'apparition de l'ange qui chasse l'esprit des ténèbres.

Cependant le repas se prolongeait, car dans les Pays-bas la bonne chère est exquise, les vins sont délicieux et les causeries à table fort prisées. Aussi onze heures venaient-elles de sonner à une grande horloge, quand Rubens, tenant à la main une magnifique coupe d'orfèvrerie, proposa la santé de mynheer Borrekens, élu sept fois roi des Arquebusiers, et à qui les membres de cette illustre corporation venaient encore de conférer le même honneur, ce qui était sans exemple dans les fastes de l'institution.

Chacun répondit par des applaudissements et en vidant son verre.

Le vieillard se leva pour répondre: une vive émotion se lisait sur ses traits vénérables, et à qui l'âge avait fait perdre un peu de leur expression futée, pour leur donner un caractère plus imposant. Ses beaux cheveux blancs, qui tombaient soigneusement peignés sur des joues sillonnées de rides; ses yeux un peu éteints, moins par les années que par le travail, le léger tremblement qu'avait pris sa voix jadis si vibrante, sa taille courbée, avaient opéré une véritable transfiguration dans toute sa personne.

Il se leva donc, et après avoir choqué son verre contre celui de tous les convives:

—Dieu soit loué! dit-il, qui m'a donné cette bonne fête! Dieu qui réunit autour de moi en ce moment, et mon ami le chevalier Rubens, et mon autre ami mynheer le bourgmestre Rockock! et mes enfants! Et Simon van Maast! Simon que la bonté divine m'a envoyé dans mes vieux jours, pour remplacer le fils que j'avais perdu dans la force de ma vie! Oui, ajouta-t-il, en prenant avec effusion la main de van Maast, oui, mon fils! Mon coeur ne fait pas de différence entre toi et celui que j'ai pleuré si longtemps! celui que je ne tarderai point, je le sens, à bientôt rejoindre aux pieds de Dieu. Deviens le chef et le protecteur de cette famille, et, le jour où je mourrai, je pourrai dire: Soyez béni, Seigneur, je remets avec joie mon âme entre vos mains.

Simon, les yeux pleins de larmes, baisa la main du vieillard, qui se jeta dans ses bras: il lui dit tout bas avec émotion:

—Je suis votre fils, et bientôt d'autres liens plus sacrés encore nous réuniront, j'ose l'espérer.

Les joues de Thrée se couvrirent d'une pudique rougeur.

Agathe et Annetje pâlirent.

CHAPITRE XI.

LES DEUX SOEURS.

Le lendemain matin, au point du jour, selon les naïves et pieuses habitudes de cette époque, deux hommes se trouvaient humblement agenouillés devant une des petites chapelles latérales de l'église de Notre-Dame d'Anvers. Confondus dans la foule des ouvriers et des marchands qui venaient, ainsi qu'eux, commencer leur journée par la prière, ce fut seulement au sortir et sur le seuil du porche que l'artiste et le médecin se rencontrèrent.

Rubens, le sourire sur les lèvres, alla au devant de Simon, et passant son bras sous le sien:

—Dieu soit loué, lui dit-il. Enfin, mon ami, la Providence va vous récompenser de vos longues années d'épreuves et de tristesse. Thrée vous aime, et hier le vieux Borrekens vous a laissé lire dans son coeur et vous a révélé la joie qu'il éprouverait à vous nommer son fils.

Simon secoua tristement la tête. Et comme Rubens le regardait avec surprise:

—Le coeur humain est fait de bien étrange façon! lui dit-il. Maintenant, Pierre-Paul, maintenant que je suis aimé de Thrée, que son père me tend les bras pour me nommer son fils, je me demande avec effroi si non seulement j'apporterai le bonheur dans cette famille, mais encore si moi-même je l'y trouverai.

Il se tut, et tous les deux marchèrent en silence l'un près de l'autre et le front baissé.

Ce fut Simon qui releva la tête le premier.

—A tout autre qu'à vous, mon cher Pierre-Paul, je craindrais de montrer les bizarres souffrances de mon âme, mais je ne vous cacherai rien! Écoutez-moi donc, mon ami, écoutez-moi! Jeune encore, presque enfant, Dieu a mis dans mon coeur l'amour de Thrée; la fatalité me sépara d'elle et je me jetai dans une vie aventureuse, emportant avec moi l'image de cette jeune femme. Au milieu des périls et des émotions que je trouvai dans le Nouveau-Monde, elle était toujours là, devant moi, radieuse et adorée. C'est ainsi que Pétrarque aimait Laure et notre vieux Dante sa divine Béatrice.

Quand je revins en Europe, dans les Pays-Bas, je n'étais plus l'enthousiaste qui en était parti quinze années auparavant; je ne rapportais que son amour pieux pour Thrée. Il ne me restait rien de ce jeune homme, de ses croyances, de ses idées. Il n'avait gardé que le culte de la sainte idole! Les désenchantements des rêves de la jeunesse s'emparent vite du coeur, dans une vie rude passée au fond de la solitude des savanes, au milieu des sauvages, et de pis encore, des soudards espagnols! Tout enfin, jusqu'aux études médicales auxquelles je me suis livré avec l'exaltation particulière à mon caractère, ont fait de moi un homme complètement différent. Dois-je associer, le puis-je sans crime, le scepticisme à la foi naïve? mon désenchantement aux illusions de Thrée? Dois-je la condamner au devoir pénible de consolatrice et lui apporter, au lieu du bonheur qu'elle attend, la triste mission de n'avoir que des douleurs à consoler, des douleurs bizarres, mystérieuses, insensées peut-être! Les comprendra-t-elle, les devinera-t-elle, même dans mon âme?

Rubens prit les mains de Simon dans les siennes.

—Pauvre fou, lui dit-il, ne voyez-vous point que ces chagrins qui vous poignent ne sont autre chose que les conséquences inévitables de l'isolement dans lequel vous vivez? Devant la tendresse de Thrée, devant son sourire chaste et tendre, tous les fantômes nocturnes, comme dit l'office du soir, s'évanouiront pour ne plus revenir! Vous n'avez jusqu'à présent connu de l'amour que ses agitations fiévreuses, que son anxiété maladive. Vous n'avez respiré que les parfums délicieux, mais enivrants, de ses fleurs! maintenant vous en allez savourer les fruits. Croyez-m'en, mon cher Simon, vous ne tarderez point à sentir vos idées se modifier, votre front brûlant se rafraîchir, et les palpitations de votre coeur devenir moins impétueuses. Telles sont les invariables conséquences de la vie domestique dans notre vieille et sage patrie. Peut-être ne rencontrerez-vous point chez Thrée une élévation de pensées et des aspirations aussi hautes que dans votre propre imagination, mais la tendresse et le dévouement sauront y suppléer et l'élèveront jusqu'à vous. Telle était la simple et douce Isabelle Brandt, mon premier amour, et que Dieu m'a enlevée avant le temps. Peut-être cette pauvre enfant timide s'entendait-elle mieux à lire dans mon coeur qu'Hélène elle-même, malgré la supériorité de l'éducation de cette dernière et l'éclat de son intelligence! Croyez-m'en, Simon, le bonheur et le repos vous attendent près de Thrée Borrekens.

A ces mots les deux amis se séparèrent, Rubens pour se rendre à son atelier, Simon pour aller donner des secours aux malades que l'épidémie ne cessait de frapper à Anvers.

Tandis qu'il s'acquittait noblement des devoirs de sa profession, Agathe et Annetje, assises près de leur mère et penchées sur leurs carreaux à dentelles, rêvaient toutes les deux, occupées d'une même pensée, et écoutaient une voix mystérieuse qui semblait redire constamment à leurs oreilles les paroles prononcées par leur grand-père, la veille à la fin du souper.

Chacune de ces jeunes têtes les commentait à sa manière, c'est-à-dire de la même façon.

Puis elles se regardaient ensuite avec inquiétude; sachant la ressemblance de pensées que la nature leur avait donnée, plus encore peut-être que la ressemblance de visage, elles cherchaient mutuellement à deviner, non sans terreur, si toutes les deux n'étaient point sous la même préoccupation.

Pour la première fois, un sentiment de défiance s'élevait entre ces deux soeurs.

Chacune d'elles, à mesure qu'approchait l'heure habituelle du retour de Simon, prêtait l'oreille au moindre bruit de la rue, et sentait, à chaque déception, se répandre sur ses joues une pourpre brûlante qu'elle eût voulu cacher aux regards de sa soeur. A la fin, brisée par ces émotions nouvelles et si douloureuses, elles se levèrent brusquement par un mouvement spontané, et coururent dans le jardin, où les rayons du soleil commençaient à jeter, pour la première fois, depuis l'hiver, leurs reflets encore pâles, mais que n'en savouraient pas avec moins d'empressement maître Bob, Psylla, Drinck et Toporoo, ces enfants des climats ardents du Mexique, tous les quatre blottis l'un contre l'autre, dans l'angle d'un mur exposé en plein midi, et abrité contre le vent du nord.

Psylla, fourrée entre les pattes de Drinck, ne laissait voir que sa tête d'un jaune d'or éclatant, et couronnée de larges écailles. Drinck, tourné sur lui-même, tenait complaisamment sa tête écartée pour ne point gêner sa compagne; maître Bob, la queue au vent, allait du dos de Drinck à l'épaule de Toporoo, s'en éloignait de temps à autre pour tondre de ses dents quelque petit bourgeon douteux et précoce qui apparaissait sur les rameaux nus des arbres, et revenait ensuite à l'Indien, sans se préoccuper autrement de la fumée qui sortait de la bouche du sauvage, et qui n'était pourtant point, pour les habitants d'Anvers, qui en avaient été les témoins, un médiocre objet de surprise et même d'effroi.

Toporoo passait des heures entières, comme en ce moment, à porter à ses lèvres un rouleau de certaines feuilles sèches, allumé par un bout dont il aspirait la fumée; fumée qu'il rejetait ensuite en tourbillons blancs et d'une odeur inconnue. Aussi, en général, les bonnes gens du peuple le regardaient comme un véritable démon, ne se nourrissant que de feu, et ne le voyaient jamais passer dans la rue sans chercher à entrevoir ses cornes sous le bonnet orné de plumes qui couvrait son front tatoué de dessins bizarres, sans entrevoir son pied fourchu dans ses larges bottes molles.

Plus tard, les enfants de ces mêmes bonnes gens d'Anvers, sans cesser d'être d'excellents chrétiens, devaient rivaliser avec Toporoo et passer une partie de leur temps à humer les vapeurs qui leur semblaient alors si diaboliques.

Quoi qu'il en soit, Toporoo fumait lentement son tabaco: c'est ainsi que l'on appelait, à cette époque, un cigare. Il ne soulevait même pas ses paupières appesanties pour regarder les deux soeurs; Toporoo était resté, en apparence, plus étranger à la famille Borrekens que la couleuvre Psylla elle-même. Au rebours du sauvage, la vieille Juive faisait partie de cette famille et avait trouvé moyen de se rendre indispensable à la dame Thrée, dont elle augmentait chaque jour les recettes gastronomiques; au vieux Borrekens, pour les histoires duquel elle avait une attention infatigable, et aux jeunes filles, grâce à l'adresse avec laquelle elle s'entendait à satisfaire leurs moindres caprices. Habituée à une obéissance respectueuse envers leur mère et leur aïeul, Agathe et Annetje n'étaient point fâchées de trouver chez la vieille Aziza une complaisance un peu servile.

Donc le chien Drinck, en remuant sa grosse queue, et Aziza, en accourant à leur rencontre, furent les seuls qui firent accueil aux jumelles: quant à maître Bob, il s'élança d'un bond sur l'épaule d'Annetje, pour laquelle il éprouvait, on le sait, une vive amitié, et allongea un coup de patte à l'autre jeune fille, qui voulut lui tirer un des longs poils de sa moustache. Ces taquineries, auxquelles se complaisait Agathe, avaient fini par lui faire presque un ennemi de l'écureuil, habitué à se voir traité révérencieusement par tout le monde, excepté par elle. Il en résulta de cette aversion, nous l'avons déjà dit, que l'intelligent animal parvenait, toujours sans la moindre hésitation, à se montrer plus habile que son maître lui-même à distinguer les deux soeurs l'une de l'autre, tandis que souvent Simon et même le vieux Borrekens hésitaient entre elles. Maître Bob, du premier regard, savait s'il avait à faire à Annetje ou à Agathe. Dans le premier cas, il épanouissait sa queue, il la déployait comme fait un paon et accourait l'oeil gai et le museau en l'air: en présence d'Agathe, au contraire, il se repliait sur lui-même, s'acculait dans quelque endroit peu accessible et repliait sa longue queue de manière à laisser le moins de prise possible aux provocations de l'ennemi.

En ce moment, Simon entrait dans le jardin.

—Ah! dit-il en souriant, voici encore Agathe qui provoque mon pauvre
Bob! Pourquoi donc cette guerre acharnée contre le malheureux?

—Je le tourmente parce qu'il ne m'aime point, répondit Agathe, qui tira si vivement la moustache de maître Bob, que celui-ci, furieux, imprima ses ongles aigus sur le bras de la provocatrice, et le teignit de quelques gouttes de sang.

—N'importe! dit Agathe. Tu me reconnais, Bob; il faudra que je tourmente notre ami, pour qu'il apprenne aussi à me distinguer de ma soeur!

—Et pourquoi donc apprendrais-je à vous distinguer de votre soeur, méchante enfant? pour qu'au lieu de deux filleules je n'en aie plus qu'une?

—Oui, mais du moins elle sera réellement la vôtre! reprit Agathe.

—Voilà bien un propos de jeune fille! N'occupez vous point toutes les deux la même place dans ma tendresse? Mon coeur vous sépare-t-il l'une de l'autre, vous que Dieu a faites si semblables? Vous qui ne vous quittez jamais? Vous voudriez donc que, comme maître Bob, j'en aimasse l'une davantage et l'autre moins? Agathe, je suis sûr qu'Annetje ne pense point ainsi!

Annetje détourna la tête pour cacher les larmes qu'elle ne pouvait empêcher de couler sur ses joues.

—Voici déjà un heureux effet de vos paroles, Agathe! continua Simon: vous faites pleurer votre soeur! Allons! trêve à ces enfantillages; je ne saurais et je ne veux point vous reconnaître l'une de l'autre.

En achevant ces mots, il prit les deux soeurs par la main, les attira dans ses bras, et déposa sur le front de chacune d'elles le baiser qu'il leur donnait tous les soirs à son retour.

—Maintenant, fit-il, je ne saurais plus savoir laquelle de vous est
Annetje ou Agathe.

Par un mouvement aussi rapide qu'instinctif, Annetje appela maître Bob, qui s'était perché gravement sur une branche d'arbre pour regarder les jeux de son maître et des jeunes filles. Agathe montra du doigt sa soeur, et dit à Simon:

—Voici Annetje!

Simon rentra dans le pavillon, sans attacher d'autre importance à ce badinage. Toporoo, qui continuait à humer lentement son tabaco, suivit des yeux Agathe et Annetje.

Les deux soeurs, pour la première fois peut-être, marchaient l'une près de l'autre sans tenir unis les deux bras qui n'en formaient qu'un seul le jour de leur naissance. Pensives, la tête penchée sur la poitrine, elles suivirent lentement la longue allée du jardin, et arrivèrent sur le seuil du corps de bâtiment sans avoir échangé ni un mot, ni un regard! Ce fut ainsi qu'elles entrèrent dans le parloir où leur heureuse mère rêvait, avec une joie digne du ciel, à Simon, à Simon qui, tout à l'heure, était venu lui dire:

—Thrée! Thrée! Rubens vient de m'ouvrir les yeux que je m'obstinais à tenir fermés à la lumière. Oui, il a raison! Vous serez l'ange qui me conduira vers le ciel; vous me réconcilierez avec la vie et avec moi-même! Quand me permettrez-vous de vous mener à l'autel?

—Nous allons arriver aux premiers jours de Carême, dit-elle d'une voix tremblante: Vienne Pâques, et vous demanderez à mon beau-père Borrekens s'il consent à vous donner ma main. Vous lui direz que je vous aime, Simon!

—Eh! pourquoi encore cette longue attente? Thrée! Pourquoi différer un bonheur si grand pour moi?

—Parce que l'Eglise ne célèbre point de mariages pendant le Carême, mon ami. Sans cela, pensez-vous que, moi-même, j'eusse voulu vous imposer un nouveau délai? Sommes-nous donc si à plaindre, maintenant que vous croyez à mon amour, comme j'ai toujours cru au vôtre, Simon?

Elle s'inclina et lui présenta pudiquement sa joue: puis elle posa elle-même ses lèvres sur le front de Simon; ce fut le premier baiser qu'ils échangèrent.

Le coeur de dame Thrée était tellement plein de félicité, qu'elle ne remarqua point, à leur retour, la tristesse de ses deux filles.

Annetje et Agathe passèrent le reste de la soirée sans lever la tête, sans échanger un regard, sans s'adresser une seule parole! Le coeur douloureusement serré, la tête en feu, en proie à des souffrances et à des sentiments inconnus, effrayées de ce qu'elles éprouvaient, et néanmoins s'y livrant avec une frénésie concentrée, elles arrivèrent ainsi à la fin de la soirée, tout entières à leur préoccupation.

Lorsque l'heure du souper sonna, et qu'il fallut s'asseoir à la table de la famille, Simon remarqua leur pâleur et s'en inquiéta.

—Souffrez-vous donc, chers enfants, ou avez-vous éprouvé quelque chagrin? leur demanda-t-il.

Annetje baissa la tête et ne répondit point; Agathe, les pommettes en feu, répliqua hardiment et les yeux fixés sur Simon:

—Malades! tristes! Nous ne sommes ni tristes, ni malades, n'est-ce pas, ma soeur? ajouta-t-elle avec ironie en se tournant vers Annetje.

Annetje tremblait de tous ses membres; c'était le premier mensonge qu'elle entendait sortir des lèvres d'Agathe, le premier blâme qu'elle se sentait le droit d'infliger à sa soeur.

Simon prit la main d'Agathe et la sentit brûlante et fiévreuse.

—N'avez-vous donc plus d'affection pour moi, Agathe, que vous manquez de confiance à mon égard? demanda-t-il avec émotion à la jeune fille.

Annetje fondit en larmes; Agathe, pâle, tremblante, la tête droite, les narines agitées par un mouvement convulsif, regarda sa soeur et Simon avec un sourire amer.

—Si Annetje a quelque sujet de peine, qu'elle vous le confie! dit-elle amèrement; quant à moi, j'ignore ce qui fait couler ses larmes.

—Mais vous n'en versez point, Agathe! c'est la première fois que vos sensations sont différentes, et ce phénomène a le droit de m'alarmer.

—Interrogez Annetje! répéta-t-elle avec perfidie; quant à moi, je n'en sais rien.

Quoique justement inquiet, Simon ne jugea point à propos de pousser les choses plus loin; il profita de l'arrivée de mynheer Borrekens pour aller au devant de lui, et laissa à elles-mêmes les deux soeurs, qui sortirent sans s'adresser une parole.

—Ah! se dit Simon avec tristesse, elles ont deviné mon secret! Ce qui les désole ainsi, c'est la pensée de me voir devenir le mari de leur mère! Voilà bien la reconnaissance qu'on reçoit ici-bas! Elles me doivent la vie: je les ai entourées de bonheur et de tendresse, et rien qu'à la pensée de voir leur mère porter mon nom, par je ne sais quel absurde préjugé, elles oublient tout ce que j'ai fait pour elles, et me sacrifient à un père mort avant leur naissance! Je vais devenir pour elles un beau-père; l'usurpateur de la place sacrée de leur père! Pauvre Thrée! quel sera son chagrin quand elle lira dans les yeux de ses filles les reproches que je viens d'y lire! Ah! je suis né pour ne jamais connaître le bonheur, et frapper de fatalité tous ceux qui m'entourent!

Ce fut donc avec préoccupation qu'il écouta les bonnes paroles de mynheer Borrekens, qui se félicitait que le bon Dieu lui rendit un fils, et assurât un protecteur à Thrée et à ses filles au moment où celui qui, jusque-là, avait veillé sur elles, ne tarderait point à se trouver rappelé de ce monde.

Il fallut tout le bonheur dont se trouvait enivrée dame Thrée pour qu'elle ne sentît point sa joie s'en aller, à la vue de la tristesse de Simon.

Mais elle était aveuglée par la joie, et il était impossible qu'une ombre se projetât dans cette radieuse félicité.

La soirée se termina donc comme d'habitude, entre Simon, Borrekens, Thrée et Pierre-Paul Rubens, qui dessina un médaillon dans lequel il réunit le profil du vieux Borrekens à la tête charmante de sa belle-fille.

Pendant ce temps, les deux soeurs montaient silencieusement dans leur chambre à coucher, chaste et simple réduit dont une vieille peinture de Madone ornait seule les murs nus et blanchis à la chaux.

Elles s'agenouillèrent devant cette image sainte, et se signèrent. Puis, quand il fallut commencer les oraisons, toutes les deux hésitèrent, car elles avaient l'habitude de réciter leurs prières ensemble et à voix haute.

Agathe commença la première, après une courte hésitation, à prier tout bas!

—O ma soeur, ma soeur, pas ainsi! s'écria Annetje éperdue: qu'est-il donc survenu entre nous et pourquoi la désunion s'est-elle glissée entre ton coeur et le mien?

—Prions Dieu, prions ensemble! dit Agathe d'une voix sourde. Tu souffres du mal dont je souffre! Nous sommes trop habituées à éprouver les mêmes sensations, pour qu'il en soit autrement. L'une de nous deux ne peut être heureuse qu'au prix du malheur de l'autre. Oh! cette idée me brûle le cerveau et me rendra folle! Prions, ma soeur, prions!

Elles prièrent comme d'habitude. Annetje mettait plus de ferveur en s'adressant à Dieu; la voix d'Agathe avait des inflexions convulsives et saccadées.

Leurs prières terminées, elles se déshabillèrent en silence, et comme d'habitude Annetje présenta son front au baiser de sa soeur.

Agathe hésita quelques moments avant de déposer ses lèvres sur le front d'Annetje.

—Mon Dieu, mon Dieu, n'aurez-vous point pitié de nous! murmura la pauvre enfant.

—Oh! pourquoi la mort ne nous a-t-elle point frappées toutes les deux, il y a un an! Nos coeurs n'auraient jamais connu ni le désespoir ni la haine!

—La haine! s'écria Annetje éperdue, la haine, ma soeur! Oh! cela est impossible, n'est-ce pas!

—La haine! répéta cruellement Agathe. Oui, la haine!

La nuit fut longue pour les deux infortunées en proie à une fièvre plus dévorante que celle qu'avait guérie naguère Simon van Maast: ni l'une ni l'autre ne ferma les yeux; ni l'une ni l'autre n'adressa une seule parole à sa compagne. Lorsque les premiers rayons du jour commencèrent à pénétrer dans leur chambre, ils les trouvèrent pâles, silencieuses, et feignant toutes les deux d'être plongées dans un sommeil menteur.

Annetje prit doucement sa soeur dans ses bras:

—Agathe! lui dit-elle en sanglotant, Agathe! ma soeur bien-aimée, embrasse-moi! laisse-moi t'embrasser!

—Non! répondit durement Agathe. Non! Pourquoi m'embrasseriez-vous, puisque vous ne m'aimez point?

—Je ne t'aime point! O Sainte Vierge, vous l'entendez! Tu veux donc me faire mourir de douleur, Agathe?

—Non, vous ne m'aimez pas! reprit Agathe, en s'arrachant des étreintes de sa soeur. Si vous m'aimiez, vous prendriez pitié de mon désespoir! vous renonceriez à cette folle passion qui a brisé notre tendresse!

—Tu me demandes un sacrifice au-dessus de mes forces; et toi?…

—Et moi, je ne veux point m'immoler pour vous! Vous le voyez bien, nous sommes nées pour le malheur l'une de l'autre, pour nous haïr, pour nous maudire, comme je vous le disais hier! Eh bien! haïssons-nous donc, puisqu'il le faut, puisque ces horribles sentiments sont dans notre coeur!

Annetje s'agenouilla silencieusement devant la sainte image de la Mère de Dieu, et joignant les mains par un mouvement convulsif;

—O refuge des affligés! murmura-t-elle, ne nous abandonnez pas!
Venez-nous en aide! Ayez pitié de nous!

CHAPITRE XII.

UNE ENTRÉE PRINCIÊRE.

Tandis que sa soeur priait, Agathe se couvrait de ses vêtements avec une agitation fiévreuse. Sans prendre le temps d'achever sa toilette du matin, elle descendit au jardin, elle en parcourut plusieurs fois la longue allée, la tête en feu et le coeur palpitant. Elle ne pouvait respirer; ses yeux, gonflés de sang, n'y voyaient point. A diverses reprises, Drinck, son favori, vint doucement gémir à ses pieds pour obtenir une caresse qu'elle ne lui donna point, et elle passa plusieurs fois sans remarquer la présence de Toporoo, qui, enveloppé dans un vaste manteau de pelleteries, se tenait, suivant son habitude, assis au pied d'un arbre et s'enivrait des parfums d'un tabaco, en murmurant ce chant mélancolique:

«La fille du Mexique pleure au ciel et se voile le visage de ses ailes.

»Elle gémit de la douleur qui brise le coeur des soeurs qu'elle aime.

»Elle plaint leur erreur; elle les plaint de demander le bonheur à la terre.

»Le bonheur n'est point sur la terre! Il est près de la fille mexicaine, de la trépassée au visage d'or.

»Non, le bonheur n'est point sur la terre! Il est au ciel.»

Peu à peu la vivacité de sa marche apaisa la cruelle agitation d'Agathe, et lui rendit la liberté de sa pensée. En entendant la chanson de Toporoo, son coeur gonflé se rompit, et des larmes abondantes la soulagèrent. Alors elle se rappela les cruelles paroles qu'elle avait dites à sa soeur, et elle cacha dans ses deux mains son visage, rouge de honte et de remords. Aussitôt, sans hésiter et pour ainsi dire d'un seul bond, elle s'élança dans la chambre où priait encore Annetje, la prit entre ses deux bras et la couvrit de baisers et de larmes. Longtemps elles restèrent confondues dans une même étreinte.

—Toi! ma soeur! rien que toi! s'écria-t-elle. Toi seule, Annetje! ma tendre Annetje! Arrachons de notre coeur l'horrible pensée que l'esprit du mal y a jetée.

—Oui! dit Annetje; que rien ne puisse nous désunir! renonçons à lui!
Que l'une de nous ne soit pas heureuse au prix du bonheur de l'autre!
Heureuse! Y aurait-il du bonheur pour l'une de nous, en sachant sa
soeur mourante et désespérée? Jurons, aux pieds de Notre-Dame des
Sept-Douleurs, jurons de renoncer à lui!

—Ah! je n'en aurai jamais la force! murmura Agathe.

—Dieu nous la donnera, ma soeur, si nos ferventes prières la sollicitent de sa miséricorde!

En ce moment un bruit de pas se fit entendre. C'était la vieille Aziza qui se dirigeait vers la chambre des jeunes filles!

—Oh! mes gentilles demoiselles, s'écria-t-elle, en élevant sa voix chevrotante, si vous saviez la grande nouvelle qui préoccupe toute la ville, vous seriez déjà debout et habillées! Le prince Ferdinand, frère du roi Philippe, doit venir visiter Anvers dans quelques jours. Le bourgmestre et les États de la ville sont allés trouver le chevalier Rubens pour qu'il donne les plans d'arcs de triomphe, d'arcades et de portiques que l'on va élever dans tous les quartiers de la ville. Le grand peintre a fait les choses si vite et si bien, qu'à l'heure qu'il est, on dresse partout dans la ville des échafaudages; les élèves de messire Rubens et messire Rubens lui-même sont à l'oeuvre pour peindre les toiles et disposer tous les apprêts pour la prochaine arrivée du prince, gouverneur général des Pays-Bas.

La vieille Aziza avait dit vrai: Pierre-Paul Rubens, avec sa fougue ordinaire, venait encore d'accomplir une de ces inexplicables improvisations qui attestent les ressources merveilleuses de son génie primesautier.

Le licencié en droit, Michel, l'historien le plus naïf et le plus vrai de Rubens, nous a conservé le programme de ces fêtes, rédigé tout entier de la main de l'artiste, et qui produisit un effet magique quand il fut exécuté. Rien n'y est oublié, les plus petits détails y trouvent leur place; tout est prévu dans ce plan gigantesque où les arcs de triomphe dominent, à chaque pas, les marches pittoresques des Serments de la bourgeoisie. La flatterie des inscriptions s'y montre constamment d'un goût exquis, surtout pour l'époque, et n'aurait rien de trop fade ni de trop exagéré, même de nos jours.

Ces fêtes et l'agitation qu'elles produisirent apportèrent quelque consolation aux deux jeunes filles, qui purent dérober plus facilement leurs larmes aux regards de leur mère. Mynheer Borrekens accabla d'ailleurs dame Thrée et ses petites-filles de travaux à diriger pour orner convenablement l'hôtel des Arquebusiers; il fallut entre autres qu'elles présidassent à la restauration du costume du fou du Serment, qu'on revêtit d'un costume neuf que le chevalier Rubens trouva encore le temps de dessiner.

Dame Thrée et ses filles se rendaient à la maison des Arquebusiers et ne rentraient chez elles que bien avant dans la nuit.

Rien n'est bon contre les chagrins de l'âme comme un travail excessif. D'ailleurs, quelque profonde que fût la douleur d'Annetje et d'Agathe, ce n'est point à seize ans que cette douleur résiste à l'influence des distractions. Le privilège exclusif du désespoir et de sa fatale idée fixe n'est réservé qu'à l'âge mûr.

Jamais fêtes ne furent plus brillantes et plus dignes à la fois du célèbre capitaine à qui l'offrait la ville d'Anvers, et de l'illustre peintre qui les avait imaginées.

Enfin le grand jour arriva.

Depuis longtemps une foule immense couvrait le port d'Anvers, lorsque tout à coup un des guetteurs placés sur les tours de Notre-Dame, vers lesquelles les yeux des curieux se tenaient fixés, donna le signal de l'arrivée du prince en arborant un drapeau aux couleurs de la ville. Aussitôt les trompettes sonnèrent, les tambours battirent, et les compagnies du Serment, revêtues de leurs riches costumes, formèrent leurs rangs. Les Arquebusiers, étendards déployés, marchaient en tête de la corporation. Mynheer Borrekens, revêtu de son costume de velours écarlate, accompagné des quatre plus anciens membres du Serment, tira son épée, tandis que le fou, tout ruisselant de galons d'or et tout retentissant de grelots, agitait sa marotte et faisait cabrer son cheval de carton.

Enfin, les gondoles dorées qui amenaient le prince et sa suite apparurent: le canon retentit de toutes parts, les Arquebusiers saluèrent par un magnifique feu de toutes leurs compagnies, et Son Altesse royale le prince Ferdinand mit pied à terre.

Il écouta gravement les harangues des magistrats de la ville, qui lui présentèrent les clefs d'Anvers, déclara que les clefs ne pouvaient se trouver en meilleures mains que dans les leurs, félicita les Arquebusiers sur leur belle tenue et jeta sa bourse au fou, en lui disant que son cheval de carton était trop fougueux, et qu'il fallait le lester davantage; plaisanterie princière que les graves historiens du temps n'ont point dédaigné de rapporter.

Après quoi, il monta lui-même à cheval, et se mit en marche pour se rendre au palais qui lui avait été préparé.

Ferdinand était jeune encore, et Van Dyck nous a conservé ses traits dans une de ces admirables peintures qui le laissent encore aujourd'hui sans rival comme peintre de portraits. Petit de taille, l'oeil noir et surmonté d'un large sourcil, on comprenait, du premier coup-d'oeil, que la nature avait réuni dans ce prince toutes les qualités du soldat: ses épaules larges, ses mains nerveuses, ses jambes un peu courtes et un peu arquées, lui donnaient, à cheval, une noblesse dont, à pied, il manquait un peu.

A en juger par la plaisanterie qu'il avait faite au fou des Arquebusiers, son esprit était plus bienveillant que brillant; aussi parlait-il peu; on citait néanmoins la finesse de son jugement même dans les affaires qui ne ressortaient pas de l'art militaire.

Nous ne suivrons point le cortège d'arc de triomphe en arc de triomphe: nous dirons seulement que le prince, touché des ingénieuses allusions à sa gloire militaire, qu'il rencontrait à chaque pas, et émerveillé du style plein de grandeur imprimé à la fête dont il était le héros, se tourna vers le bourgmestre de la ville et lui demanda comment on avait, en si peu de jours, improvisé tant de belles choses!

—C'est que nous possédons dans notre ville un grand magicien en fait d'art! répondit le magistrat.

—Le chevalier Rubens? interrompit Ferdinand. En effet, voici déjà plusieurs fois que je le cherche parmi les illustres seigneurs qui me font l'honneur de m'entourer. J'aurais été heureux de remercier le célèbre diplomate qui a rendu tant de services à son pays, et le peintre célèbre qui a daigné consacrer son talent à me faire une si belle réception.

—Le chevalier Rubens est malade, monseigneur; une attaque de goutte le retient en son hôtel.

—Eh bien! messieurs, allons lui rendre visite, reprit Ferdinand.

Et, interrompant la marche du cortège, il se dirigea vers la demeure de Rubens avec une extrême vivacité et au milieu des acclamations de la foule, charmée de voir honoré si dignement le grand peintre dont elle était fière à tant de titres.

Arrivé devant l'hôtel de Rubens, Ferdinand jeta les rênes de son cheval à un page et, suivi des plus illustres seigneurs qui faisaient partie de son cortège, il se fit conduire à l'appartement de Rubens. Ce dernier, à l'aspect inattendu du prince, voulut se lever du fauteuil où il se tenait à demi-couché; Ferdinand l'arrêta, lui prit la main, et le forçant à se rasseoir:

—Chevalier Rubens, lui dit-il, nous sommes d'anciens amis! Je vous ai vu trop souvent à la cour de Madrid, pour n'avoir point apprécié votre noble caractère. Je reviendrai vous visiter, si votre santé ne vous permet point de m'honorer de votre société pendant mon séjour à Anvers. Aujourd'hui, je n'ai voulu que venir vous remercier de la fête admirable que vous avez inventée pour moi: j'appartiens, vous le savez, au programme de cette fête. Demain, je serai tout à l'ami.

Ferdinand tint parole, et le lendemain matin, vers neuf heures, sans suite, sans autre compagnie qu'un écuyer, il arriva chez Rubens, et visita avec lui la magnifique galerie de l'artiste: car l'émotion que lui avait causée la visite du frère du roi avait opéré une crise heureuse dans la santé de Rubens, et fait disparaître son accès de goutte.

Le prince avait annoncé en arrivant qu'il déjeunerait avec Rubens, et
Rubens, avec un tact exquis, n'invita à ce repas que le seul Simon van
Maast, qui entrait chez son ami au moment même de l'arrivée du prince.

—Monseigneur, dit-il à ce dernier, tandis que le médecin restait tout étonné de voir son malade debout et guéri, permettez-moi de présenter à votre Altesse Royale le docteur van Maast.

—Mynheer, interrompit le prince, je remercie le chevalier Rubens d'avoir prévenu mon désir. Comme je sais que vous ne sortez de chez vous que pour les malades qui ne peuvent venir vous trouver, je voulais aller requérir de vous une faveur.

—Une faveur! répéta van Maast en s'inclinant. Votre Altesse Royale sait que je suis humblement à ses ordres.

—Voici messire Rubens guéri: il me fera l'honneur d'assister demain à un banquet que je compte offrir à la noblesse et à la bourgeoisie de la bonne ville d'Anvers. Faites-moi le plaisir de l'accompagner. Je sais les grands services que vous avez rendus aux Pays-Bas pendant l'épidémie qui vient de ravager Anvers. Je connais votre désintéressement et votre savoir. Les Pays-Bas doivent être et sont fiers de posséder deux hommes tels que ceux dont je serre en ce moment la main.

Au même instant Hélène Rubens entra accompagnée de ses enfants, et ma foi, comme dit le vieux Driasdust, il faut bien l'avouer, on se mit à table.

Toutefois nous nous garderons de faire une description de ce déjeûner. Disons seulement qu'il fut digne de madame Hélène, qui l'avait ordonné, et que l'hospitalité flamande se déploya grande et glorieuse dans cette improvisation gastronomique, comme le fit observer le prince Ferdinand.

Quelque brillantes, quelque savamment ordonnées que soient de nos jours les fêtes publiques, peut-être restent-elles inférieures aux grandes solennités qui se célébraient dans les Pays-Bas au seizième siècle.

Le banquet offert à la cité d'Anvers par le prince Ferdinand eut lieu dans la citadelle, transformée en salle de festin. Des draperies immenses et aux couleurs des Pays-Bas couronnaient cette petite ville, et formant une tente de proportions inconnues jusqu'alors, abritaient quatorze cents tables.

Autour de ces tables, disposées en deux cercles, et laissant au milieu d'elles une sorte d'arène, on avait élevé des gradins dont les amphithéâtres s'élevaient à douze ou quinze pieds au-dessus du sol; enfin, au fond, sur une estrade recouverte de velours et surmontée d'un dais de même étoffe, chamarré de toutes parts de crépines et de galons d'or, on voyait la table destinée au prince, et dont le service ne se composait que de dix couverts.

Dès le point du jour, la partie de l'estrade destinée au populaire fut envahie par une foule empressée, joyeuse, revêtue de ses habits de fête, et qui poussa des cris de plaisir lorsqu'elle vit circuler, de quart-d'heure en quart-d'heure, des valets à la livrée du prince, chargés d'énormes paniers, et distribuant à ceux qui en voulaient, c'est-à-dire à tout le monde sans exception, des viandes froides et de la bière.

Cependant, les tribunes réservées aux dames de la noblesse et de la bourgeoisie s'étaient elles-mêmes remplies. Dame Thrée et ses filles vinrent occuper les places qui leur étaient assignées près de la femme du bourgmestre.

A midi sonnant, des fanfares se firent entendre, et le prince entra, suivi de trois mille convives invités au banquet.

Suivant l'usage, les héraults s'approchèrent du prince pour recevoir de sa bouche et proclamer ensuite les noms des convives qui devaient prendre place à sa table.

Le premier que nomma le prince fut le chevalier Pierre-Paul Rubens!

—Le chevalier Pierre-Paul Rubens! répétèrent trois fois les héraults.

Un murmure de surprise et de joie s'éleva dans la foule.

Le peintre célèbre s'avança avec modestie, et lorsqu'il salua le prince, en pliant un genou suivant l'usage, les applaudissements unanimes de l'assemblée et du peuple, les cris de Vive le prince Ferdinand! attestèrent combien ces honneurs rendus au grand artiste touchaient et rendaient fière la population anversoise.

On attendait le second nom.

—Mynheer Simon van Maast! dit le prince.

—Mynheer Simon van Maast! crièrent les héraults de leur voix retentissante.

Les mêmes acclamations qui avaient salué le nom de Rubens saluèrent le nom de Simon, qui se rendit près du prince.

—Mynheer, dit Ferdinand en allant au devant du médecin et en le faisant monter près de lui sur l'estrade, je m'estime heureux de pouvoir honorer en vous la science et le dévouement, comme j'honore en la personne du chevalier Rubens le génie de la peinture. Vous êtes tous les deux de grands citoyens tels qu'un pays doit s'honorer d'en produire. Vous, Simon van Maast, fils de vos oeuvres, orphelin, abandonné, qui vous êtes fait un grand médecin à force de travail et de persévérance, vous venez de couronner une carrière honorable et illustre, en vous dévouant au salut de tous! Vous avez arrêté, seul, les progrès d'une épidémie funeste! Merci au nom des Pays-Bas!

Les cris de la foule et les battements de mains interrompirent le prince; l'enthousiasme fit oublier un instant le respect.

Quand le calme se fut rétabli, Ferdinand dit à Simon:

—Maintenant, à genoux, chevalier!

Et tirant son épée, il l'en frappa légèrement sur les deux épaules, lui passa au cou une magnifique chaîne d'or qu'il détacha du sien, et donna l'accolade à Simon.

Lorsque Simon releva la tête, ses premiers regards se tournèrent vers la tribune où se trouvait la famille Borrekens.

Dame Thrée, absorbée par la grande scène qui se passait sous ses yeux pleins de larmes, Thrée, éperdue de joie et d'amour, tendait les bras à Simon.

Elle ne voyait pas ses deux filles, pâles, mourantes et qui défaillaient à ses côtés.

Il fallut pourtant qu'elle revînt bientôt avec elles au logis. Ce que l'on ne croyait d'abord qu'une émotion passagère et bien naturelle avait pris un caractère grave. La fièvre s'était déclarée avec violence, et dans les paroles entrecoupées des pauvres enfants se montraient déjà quelques symptômes de délire.

Au milieu de la fête, Simon, prévenu par une lettre de Thrée, trouva moyen de quitter, sans être remarqué, la table du prince: ce fut au moment où le géant d'Anvers et sa femme entraient dans l'arène réservée au milieu des tables; tournant gravement leur tête de dix pieds de haut, et suivis de la baleine. Cette baleine est un monstre de carton et de toile, portée sur les roues d'un chariot recouvert de draperies qui tombent à terre. Sur le col de la baleine se tient un amour; dans son ventre se cachent une dizaine de Jonas occupés à faire mouvoir et à ne pas laisser manquer d'eau une pompe dont la lance sort par les évents du cétacé, et que dirige l'amour. De là des flots de peuple arrosés, des cris joyeux et des rires inextinguibles.

Disons, en terminant ce chapitre, que deux cents ans après la mort de Rubens, la ville d'Anvers élevait une statue à ce grand homme, et pour donner plus d'éclat à la solennité d'inauguration, renouvelait la fête dont Rubens avait inventé et exécuté le programme pour la joyeuse entrée du prince Ferdinand.

Cette fête n'eût point été complète sans les exhibitions naïves que nous venons de décrire; sans les géants d'Anvers, la baleine, les chaloupes et les autres accessoires de la vieille fête flamande.

Ces mannequins colossaux divertirent donc la ville à la grande satisfaction de la foule au dix-neuvième siècle, comme au dix-septième, le jour du banquet donné à la ville d'Anvers par le prince Ferdinand.

Seulement, le prince était oublié; le nom du peintre était plus populaire que jamais.

CHAPITRE XIII.

ANNETJE ET AGATHE.

Tandis que la fête continuait au milieu de l'enthousiasme des spectateurs à déployer ses pompes sans exemple jusqu'alors à Anvers, dame Thrée, assise au chevet de ses filles, s'efforçait de calmer la violence du mal qui les avait frappées et qu'elle attribuait aux émotions auxquelles Annetje et Agathe avaient été exposées imprudemment.

Lorsque Simon fut accouru près d'elles, il resta épouvanté de la violence d'un accès aussi peu prévu et du désordre qu'il avait déjà produit en peu de temps.

Après avoir attentivement étudié l'état des jeunes malades, il emmena Thrée dans la pièce voisine pour lui adresser quelques questions, et lui indiquer la nature des soins à donner aux enfants.

Annetje et Agathe n'avaient point échangé entre elles un seul mot depuis leur évanouissement.

Assises l'une près de l'autre sur l'estrade de la fête, leurs regards pleins de larmes attachés sur Simon, elles tremblaient à la fois de douleur et d'amour, en voyant combien était noble et grand l'objet de leur passion insensée.

Les yeux d'Agathe, en se portant avec jalousie sur Annetje, s'arrêtèrent sur sa mère. A cette vue, elle put à peine réprimer le cri prêt à sortir de sa poitrine, serra convulsivement la main de sa soeur, et folle, éperdue, d'un mouvement de la tête, lui montra Thrée, sur la belle physionomie de laquelle resplendissaient les caractères les moins incontestables de l'amour et les enivrements d'une joie sans bornes.

Annetje se cacha le visage dans ses mains, et toutes les deux elles perdirent connaissance.

Quand Simon et Thrée se furent, comme nous l'avons dit, éloignés, Agathe passa son bras défaillant autour du cou d'Annetje, et posant sur son front brûlant ses lèvres plus brûlantes encore:

—Ma soeur, dit-elle, ma soeur, combien Dieu nous punit sévèrement! Ah! cet amour insensé qui avait jeté entre nous la haine et la discorde, il faut maintenant le garder au fond de nos coeurs et l'y cacher avec plus de soin encore. Oh! si nous pourrions le vaincre, l'étouffer! Mais, je le sens, la mort seule l'anéantira, n'est-ce pas?

—Oui, la mort seule! répéta Annetje: mais, ma soeur, pas un mot, pas un geste qui puisse nous trahir! Tout à l'heure, je suivais du regard Simon et ma mère! Simon l'aime autant qu'elle l'aime. Ces paroles de notre aïeul qui sont venues éveiller dans notre coeur des espérances insensées, et qui nous ont rendues coupables, c'est à notre mère qu'elles s'adressaient!

—Que Dieu nous soutienne et nous accorde la force d'aller jusqu'à la fin de notre sacrifice!

En ce moment, Simon et Thrée rentrèrent, et la volonté des deux soeurs parvint, non pas à diminuer leurs souffrances, mais du moins à les faire paraître moins graves aux yeux de Simon. Celui-ci, avant de retourner à la fête où son absence eût paru singulière, confia les jeunes filles à la surveillance de Toporoo, son auxiliaire et son aide. Toporoo s'assit dans un coin de la chambre des jeunes malades; Drinck s'installa à ses pieds, Psylla entre les pattes de Drinck, et maître Bob se coucha silencieusement sur l'angle d'un meuble, dans l'attitude d'une cariatide.

Toporoo, après avoir préparé les boissons prescrites par Simon, vint les présenter aux deux soeurs, et retourna dans son coin, où il se mit à murmurer à mi-voix une chanson, comme eût fait une nourrice pour endormir son enfant malade.

Tout à coup Annetje saisit la main de sa soeur, la pressa vivement, et lui dit tout bas d'écouter les paroles que disait Toporoo, sur l'air plaintif qu'elles lui avaient entendu chanter tant de fois.

Voici ce qu'il disait:

  Elle était jeune, elle était belle;
  Nulle ne l'égalait dans les bois,
  Quand plus indomptable que le puma,
  Son arc à la main, son carquois sur les épaules,
  Elle faisait plier à peine la tige des hautes herbes,
  Sous son pied plus léger que le pied de la biche,
  Elle dort maintenant sous les hautes herbes,
  Pourquoi la jeune fille a-t-elle quitté son vieux père?
  Pourquoi la jeune fille a-t-elle abandonné son frère,
  Et cet autre compagnon fidèle de son enfance,
  Son frère naguère sa seule tendresse?
  Pourquoi dort-elle aux pieds des arbres sous les hautes herbes?

  Le visage blanc est venu dans le pays de la jeune fille.
  Elle s'est dit: Il est grand, il est généreux,
  Mais ne fût-il ni grand, ni généreux,
  Je le sens, je l'aimerais comme je l'aime,
  Elle dort au pied d'un arbre sous les hautes herbes.

  Il lui dit: Fille des bois, je ne puis t'aimer.
  J'ai laissé dans mon pays un autre amour,
  Rien ne peut me l'ôter de l'âme, c'est ma douleur et c'est ma vie.
  Elle leva les yeux au ciel et disparut dans les ténèbres.
  Elle dort au pied d'un arbre sous les hautes herbes.

—Toporoo a deviné notre secret, murmura Annetje.

—Eh bien! faisons comme la jeune fille, mourons, ma soeur!

—Oui, reprit Annetje, mais mourons sans que ni Simon, ni notre sainte et bonne mère puissent deviner notre fatal secret, sans que rien ne trouble la sérénité de leur bonheur.

Agathe poussa un gémissement.

—Est-ce donc moi qui dois t'exhorter au courage? moi qui partage tes douleurs!

En ce moment Toporoo fit entendre quelques accords de l'instrument bizarre qui servait à l'accompagner, et il chanta:

  La jeune fille aime aux cieux!
  Au ciel il n'y a ni jalousie ni haine!
  Il y a de l'amour pour satisfaire chaque amour!
  La jeune fille aime aux cieux.

  La jeune fille aime aux cieux!
  Elle s'est dit: Ici-bas les douleurs et les sacrifices!
  Là-haut la fidélité qui ne finit jamais!
  La jeune fille aime aux cieux!

Peu à peu l'effet des boissons préparées par l'Indien et la monotone régularité de son chant finirent par faire tomber les deux soeurs dans ce sommeil vague et pourtant plein de visions que produit la fièvre. A travers ce sommeil elles entendaient la voix de Toporoo, et croyaient voir la jeune Péruvienne, sa malheureuse soeur, se pencher sur elles et leur dire à voix basse:

—Je l'ai aimé comme vous, comme vous je l'ai aimé jusqu'à mon dernier soupir! Mais il n'a point vu couler une seule de mes larmes! Mais il n'a point entendu un seul soupir s'échapper de ma poitrine. Dans mon amour, je n'ai pas voulu lui donner le remords de ma douleur!

Le lendemain matin, quand les jeunes filles s'éveillèrent, l'Indien se tenait encore assis à la même place et dans la même attitude. Il s'approcha silencieusement d'elles, interrogea leur pouls, et fit signe à Drinck de le suivre. Le gros chien s'étira paresseusement, secoua ses oreilles et suivit Toporoo; maître Bob s'était élancé sur son dos, et Psylla, encore engourdie, se tenait enlacée autour de son cou en guise de collier.

Les jeunes filles s'agenouillèrent devant l'image de Notre-Dame d'Anvers et prièrent avec ferveur. Elles cherchèrent ensuite, en baignant leur visage d'eau fraîche, à faire disparaître la trace des larmes qu'elles venaient encore de répandre, s'embrassèrent et se tinrent quelques instants convulsivement serrées dans les bras l'une de l'autre. Puis elles descendirent près de leur mère, qui se disposait à se rendre près d'elles, et qu'avait retenue, jusqu'alors, la crainte de troubler leur sommeil.

On peut juger de la joie de Thrée, en voyant calmes et debout, quoique pâles encore, ses deux filles si gravement indisposées la veille.

—Chères imprudentes, leur dit-elle, pourquoi vous lever ainsi au point du jour quand vous êtes souffrantes?

—Nous ne le sommes plus! répondit Agathe en souriant.

—Et puis, nous voulions vous accompagner à la messe, ajouta Annetje.

—Ne devons-nous point des remerciements à Dieu pour la journée d'hier? interrompit avec amertume Agathe, dont Annetje serra la main.

Elles se rendirent toutes les trois à l'église, et toutes les trois prièrent avec ferveur.

Quand elles furent de retour au logis, dame Thrée, dont l'émotion était visible, s'assit, et prenant la main de ses filles qu'elle attira doucement à elles:

—Mes enfants, leur dit-elle, j'ai à vous entretenir d'une chose grave.

—Annetje échangea un regard avec sa soeur, qu'elle vit pâlir. Prête à manquer de courage elle-même, elle sentit son coeur se briser.

—Allez! nous savons votre secret, ma mère, lui dit-elle en cachant son visage dans le sein de Thrée et en attirant dans ses bras Agathe. Simon vous aime et vous l'aimez! Que la bénédiction du Ciel descende sur votre mariage!

—Merci! mes enfants, dit Thrée, en les couvrant de baisers. Cependant, si cette union devait vous coûter un regret, un chagrin…

—Soyez heureuse, mère! reprit Agathe, qui s'était remise de son trouble. Pouvons-nous demander autre chose à Dieu? Simon n'est-il pas déjà un père pour nous? Ne lui devons-nous point la santé et la vie? ajouta-t-elle avec ironie.

—Oui, soyez heureuse, mère! vous dont la vie n'a été pour nous, depuis notre naissance, qu'un dévouement de tous les instants.

—Et maintenant, interrompit Agathe, viens, Annetje. Allons embrasser
Simon et le féliciter.

Elle entraîna sa soeur dans le jardin pour empêcher sa mère d'entendre les sanglots qu'elles ne pouvaient plus réprimer.

Tandis qu'elles se réfugiaient dans la partie la plus touffue d'un bosquet, derrière un grand massif d'arbres, elles entendirent Toporoo qui de sa voix monotone et lente, chantait l'air qu'il leur avait dit la veille:

«La jeune fille aime aux cieux!»

—Viens, dit Agathe à sa soeur, Toporoo a raison! Accomplissons notre sacrifice jusqu'au bout! Vidons d'un seul trait le calice jusqu'à la lie!

Toutes les deux s'élancèrent vers le pavillon et se jetèrent dans les bras de Simon, en lui disant à travers leurs sanglots: Mon père! mon père!

Depuis ce moment, on ne cessa de s'occuper, dans la famille Borrekens, du mariage de dame Thrée avec Simon. La nouvelle en fut annoncée officiellement aux amis de la famille; les premiers bans furent publiés à l'église paroissiale, et dame Thrée ne sortit plus de sa maison que pour se rendre aux offices religieux; suivant l'usage flamand, elle vivait dans la retraite la plus austère, et ne recevait personne, pas même ses amis les plus intimes.

Cependant, on ne restait point inactif au logis. On y faisait tous les préparatifs des noces, quoique celles d'une veuve dussent être modestes et dépourvues de la pompe et des fêtes sans nombre qui signalent le mariage d'une jeune fille.

A cette époque, et encore un peu aujourd'hui, les habitants de la Belgique ont certains appartements de luxe qui ne s'ouvrent que les jours de grande solennité. Il en est de même des belles argenteries transmises de génération en génération, et du magnifique linge de table damassé, dont les dessins merveilleux semblent l'ouvrage des fées. La vaisselle plate ne sort que ces jours-là des armoires de chêne qui la renferment et des nombreuses enveloppes qui les recouvrent; d'ordinaire, on travaille quinze jours à faire les préparatifs d'un repas de famille, et il faut quinze autres jours pour tout remettre en place.

Annetje et Agathe s'occupèrent de ces détails avec une activité fébrile. Elles y mettaient l'ardeur et le dévouement des martyrs, et parvinrent, par leur gaîté menteuse, à tromper leur mère et van Maast lui-même.

La seule consolation qu'elles eussent, c'était, la compassion mystérieuse de Toporoo, qui s'associait à toutes leurs douleurs, et trouvait chaque jour un chant nouveau pour les soutenir dans ces pénibles épreuves. Comment savait-il leur secret? qu'importe! pourvu qu'il s'en montrât le fidèle confident.

Cet accessoire romanesque ne contribua pas peu à soutenir la force des deux pauvres enfants. Exaltées d'ailleurs par le désespoir même de leur sacrifice, elles n'agissaient qu'à travers une surexcitation nerveuse. En les examinant avec attention, il eût été facile à Thrée de lire leur désespoir sous leur fausse gaîté; leur pâleur, la teinte bistrée qui commençait à s'étendre sous leurs yeux n'eût point échappé à leur mère en toutes autres circonstances. Mais le bonheur et ses enivrements, mais l'amour et ses joies un peu égoïstes s'étaient trop emparés de cette âme naïve pour lui laisser possible un sentiment d'inquiétude. Rien ne troubla donc la félicité immense qui s'était emparée d'elle tout entière et sans réserve.

Enfin le jour du mariage arriva, sans que les jeunes filles eussent trahi leur désespoir, sans que leur mère eût rien soupçonné de leur fatal secret. Dès quatre heures du matin, Rubens et trois vieux amis de la famille Borrekens arrivèrent chez le roi des Arquebusiers, qu'ils trouvèrent avec Simon, assis dans le salon des jours de fête.

Simon et le vieillard se levèrent gravement à leur arrivée pour recevoir leurs félicitations.

Rubens embrassa Simon avec une tendresse toute fraternelle:

—Vous voici désormais heureux, mon ami! lui dit-il.

—Oui, mon cher Rubens, répondit Simon; oui, je suis heureux; je crois à mon bonheur! Vous m'avez dessillé les yeux, et vos sages conseils ont chassé de mon âme les funestes pensées qui l'obsédaient. Je m'abandonne sans défiance à l'avenir, et je me sens aimé plus que je n'aime, peut-être! Quelle que soit l'étendue de ma tendresse pour Thrée, il ne peut m'être donné d'atteindre la sublimité de l'amour et du dévouement de cette créature angélique.

Et cependant, Rubens, je suis triste et inquiet! Au milieu de mon bonheur, je sens la main de la fatalité s'étendre mystérieusement sur moi; son ombre sinistre glace mon coeur.

—Enfant! interrompit Rubens. Folle imagination, toujours ingénieuse à se créer des chimères! Regardez, et dites-moi si vous n'êtes pas coupable de vous livrer à de pareilles folies!

En ce moment, dame Thrée entrait, accompagnée de ses deux filles.

Elle avait quitté ses vêtements de veuve et portait le costume frison dans toute son élégante simplicité. Un cap-oor d'une valeur extrême et d'un goût exquis couronnait son beau front; l'ovale pur de son visage se dessinait au milieu des flots de dentelles du voile qui retombait sur ses épaules; enfin une sorte de veste en damas de soie verte, brodée de même couleur, laissait voir ses bras admirables, et dessinait sa taille que faisait valoir encore une jupe fort large de même étoffe. Cette jupe descendait un peu moins bas que la cheville, de façon à faire valoir un petit pied enfermé dans un soulier de soie à larges boucles d'or.

Quelque simple que fût ce costume, qui n'était autre que celui de toutes les bourgeoises de la Frise, il formait avec les vêtements noirs et hermétiquement fermés que Thrée portait d'habitude un contraste plein de charmes.

Elle s'avança vers Rubens et ceux qui l'accompagnaient, leur fit une révérence profonde, tendit la main en rougissant à Simon et se réfugia entre ses deux filles. Simon s'approcha des deux jumelles:

—Mes enfants, leur dit-il, Dieu qui m'entend m'est témoin que je mettrai tous mes efforts à vous tenir lieu du père que la volonté divine vous a enlevé avant que vous fussiez nées. Si mon bonheur avait dû vous coûter une seule larme…

—Il ne me cause que de la joie, mon père, interrompit Agathe, pâle et cependant les joues enflammées par une ardente rougeur! Que Dieu bénisse votre union comme nous la bénissons! N'est-ce pas, ma soeur?

Annetje voulut répondre, mais la voix expira sur ses lèvres, et elle ne put faire qu'un signe d'assentiment.

—Allons! c'est assez nous attendrir, s'écria Rubens. Voyons, mes enfants, que l'un de vous me donne la main, que l'autre en fasse de même pour Simon, et que mynheer Borrekens ouvre la marche avec dame Thrée.

Celle-ci s'enveloppa dans les plis d'une longue faille de soie noire, et le petit cortège sortit de la maison de mynheer Borrekens, pour se rendre silencieusement à la paroisse voisine. L'obscurité commençait à peine à se dissiper dans les rues: des ombres épaisses remplissaient encore la nef de Saint-Jacques et la chapelle latérale, dans laquelle devait se célébrer le mariage. A cette époque, surtout, les mariages de veufs ou de veuves avaient lieu sans aucune espèce d'apparat, le matin de très bonne heure et presque avec mystère.

Il n'y avait donc dans la chapelle qu'un vieux prêtre, confesseur de dame Thrée, et deux diacres indispensables à l'accomplissement des rites ecclésiastiques.

Le mariage fut consacré à la clarté tremblotante des cierges et au milieu de l'église déserte: on n'entendait que la voix cassée du vieil officiant, les répons graves des diacres et le bruit de leurs pas sur les dalles de marbre de l'autel. Le vieillard adressa une courte exhortation aux mariés, et célébra ensuite la sainte messe.

C'était, je vous l'assure, une cérémonie faite pour émouvoir même des indifférents, que cet acte solennel de la vie qui s'accomplissait avec tant de simplicité et de majesté à la fois!

Annetje et Agathe, abîmées dans leur douleur, purent pleurer sans que, du moins, on vît leurs larmes.

Au moment du départ, elles relevèrent leurs têtes brûlantes qu'elles avaient jusque-là tenues cachées et appuyées sur leur prie-Dieu: elles reprirent silencieusement, avec le cortège, le chemin du logis.

La table se trouvait dressée dans la salle à manger, et fut servie comme par enchantement, grâce à l'activité de la vieille Juive.

Après un déjeuner qui se passa gravement, et sans rien de la gaîté ordinaire d'un repas flamand, on se leva de table; Rubens et les trois autres témoins prirent congé des nouveaux mariés et de leur famille.

Annetje et Agathe vinrent s'agenouiller devant leur mère et devant
Simon. Thrée les pressa sur sa poitrine.

Simon l'imita et leur dit:

—Que Dieu m'entende et m'exauce! chères enfants! qu'il vous comble de ses bénédictions, et vous donne le bonheur dont vous êtes si dignes.

Les jeunes filles se retirèrent, et Thrée considéra quelques instants, en silence et avec attendrissement, Simon qui lui tendit les bras!

—Oh! dit-elle avec transport, me voici à jamais heureuse! Je défie le sort maintenant, mon noble Simon!

Tandis qu'elle parlait ainsi, les jeunes filles traversaient en pleurant, le jardin, et Toporoo chantait de sa voix plaintive:

  La fille du Pérou, la fille au visage d'or,
  Se penche sur les nuages du ciel.
  Elle se dit: Comme moi, elles savent souffrir,
  Mais, comme moi, elles savent aimer!
  Le bonheur est au ciel!

CHAPITRE XIV.

LA VOCATION.

Quelque chaste que fût la vie de la famille flamande à l'époque où se passaient les événements de cette histoire, il faut bien l'avouer, elle manquait peut-être un peu de cette réserve extrême que nous avons dû donner à nos moeurs moins pures. Forte de son innocence, ne soupçonnant point le mal, elle n'y mettait point de façon, et se laissait aller naïvement à son bonheur. Nos pères, ces pieux chefs de famille, aimaient les chansons grivoises et trouvaient matière à rire sur des choses dont la réalité leur eût presque paru un crime. Aujourd'hui que l'on se sent bien moins scrupuleux quant à la réalité, on regarderait comme un acte de mauvais goût de fredonner un seul de ces vieux refrains.

Ce court préambule n'était point inutile pour que l'on comprît bien les douleurs sans cesse renouvelées des deux pauvres jeunes filles. Thrée, heureuse au delà de toute expression, ne cherchait point à cacher ce bonheur, et s'y livrait avec abandon; la félicité entourait de son auréole son beau visage et lui donnait un éclat admirable. Simon lui-même n'avait pu garder sa tristesse en présence de tant d'amour. Lorsqu'il venait de retrouver sa femme après une journée consacrée à l'étude et à la consolation de ses nombreux malades, on voyait sa figure sévère s'épanouir et son pas se hâter dès qu'il apercevait Thrée qui, sur le seuil, guettait son retour. Et puis c'était un baiser qu'il donnait aux deux joues que lui présentait sa femme; et puis c'était quelque bonne parole qui sortait de ses lèvres naguère silencieuses. Un doux éclat animait ses yeux: après tant d'isolement et de fatigue, il éprouvait le besoin de ces épanchements intimes, de ces tendres causeries qui délassent si bien d'un rude travail!

Annetje et Agathe assistaient à toutes ces scènes de bonheur: elles souriaient quand leur mère souriait, elles s'efforçaient de se montrer gaies comme Thrée et comme Simon. Seulement, on remarquait que leur visage se couvrait chaque jour d'une pâleur plus maladive, et qu'elles se rendaient à l'église avec plus d'assiduité encore que par le passé. Là, du moins, comme l'a dit Bossuet, elles pouvaient en liberté répandre des larmes avec des prières.

Six à huit mois s'écoulèrent ainsi sans éveiller l'inquiétude de Thrée, absorbée dans son bonheur. A la fin, cependant, elle commença à s'alarmer du changement survenu chez ses deux filles, et elle s'en ouvrit à Simon, qui lui-même partageait déjà les craintes de sa femme.

Un matin, de bonne heure, Thrée vint trouver les deux jeunes filles dans leur chambre. Elles étaient levées, priaient devant une image de la Vierge, et étaient tellement absorbées par leur prière, qu'elles n'entendirent ni le bruit de la porte qui s'ouvrait, ni les pas de leur mère qui s'agenouillait derrière elles.

Lorsqu'elles eurent fini de prier et qu'elles se relevèrent, Thrée les attira doucement dans ses bras, et les embrassant avec tendresse:

—Chères enfants, leur dit-elle, malgré vos efforts pour me le cacher, je vous vois souffrantes et tristes. Quelque chagrin cause-t-il cette souffrance et cette tristesse? Ne me dissimulez rien. Vous le savez, votre bonheur m'est plus précieux que la vie!

—Quelle tristesse pourrions-nous avoir, mère? reprit Annetje.
N'êtes-vous pas heureuse, et, par conséquent, ne le sommes-nous pas?

—Mais cette pâleur? mais les larmes qui, même en ce moment, remplissent vos yeux et que vous cherchez en vain à retenir?

—Mère, répondit Agathe après un assez long silence, mère, oui nous avons un chagrin! Nous sommes dévorées par un désir, mais nous n'osons vous en faire l'aveu, dans la crainte de vous affliger.

—Méchantes, petites ingrates, qui doutez de votre mère! s'écria Thrée en les entourant encore davantage de ses bras, parlez et parlez vite!

—Ce que nous avons à vous dire, mère, est bien grave. Voici plusieurs mois que nous y réfléchissons. Nous avons prié, chaque jour, Dieu de nous éclairer.

—Mais parlez, parlez, au nom du Ciel! vous m'effrayez!

—Ma mère, nous voudrions consacrer notre vie au Seigneur; nous voudrions entrer en religion.

—Mais cela n'est pas possible! Vous me dites cela sans y avoir songé. Mes enfants! me quitter! Vous séparer de votre mère! Abandonner cette maison où vous êtes nées pour aller vous enfermer dans un cloître! Oh cela n'est pas possible!

—Notre premier devoir est de vous obéir, ma mère. La crainte de vous affliger nous avait empêchées jusqu'à ce jour de vous faire connaître la vocation que Dieu a mise dans notre coeur. Si nous vous l'avons confessée, c'est que vous nous l'avez ordonné, ma mère.

—Me quitter, m'abandonner! Comment une pareille idée a-t-elle pu vous venir? Oh! je mourrais de désespoir s'il me fallait me séparer de vous! Vous le savez bien! Allons, laissons-là ces idées folles! Que personne que moi n'en sache rien! Votre grand-père en mourrait de douleur, et Simon, celui que Dieu vous a donné pour remplacer votre père, Simon en serait aussi malheureux que moi.

—Rassurez-vous, ma mère, reprit Agathe avec fermeté, tandis qu'Annetje pleurait dans le sein de sa mère; rassurez-vous, nous serons ici les seules à souffrir.

—Mais ne me parlez donc point ainsi, je vous le demande à genoux, mes enfants! Ne pouvez-vous donc point servir le Seigneur dans le sein de votre famille aussi bien qu'au fond d'un cloître!

—Dieu nous a appelées à lui! murmura Annetje.

—Dieu ne veut point de partage! reprit Agathe.

Thrée s'élança près de la fenêtre, l'ouvrit et respira quelques instants l'air frais qui venait frapper son visage.

—Écoutez, dit-elle, après avoir réfléchi quelques instants; une telle résolution ne saurait exiger de trop mûres réflexions. Si vous m'aimez, je vous prie, mes enfants, de cacher à tout le monde ce que vous appelez votre vocation. Dans trois mois, si vous persistez encore dans votre résolution, je consulterai mon père, mon mari et notre ami dévoué Rubens. Venez m'embrasser, essuyez vos larmes, et que Dieu daigne vous éclairer!

Trois mois s'écoulèrent, pendant lesquels ni Thrée, ni Simon, à qui sa femme avait confié le désir de ses filles d'entrer en religion, fissent la moindre allusion à cette confidence douloureuse. De leur côté, Annetje et Agathe gardèrent la même réserve. Rien en apparence ne paraissait changé dans l'intérieur de cette famille, dont tout le monde enviait le bonheur, et dans le sein de laquelle s'agitait sourdement, hélas! le désespoir.

Les deux soeurs, comme d'habitude, passaient une heure à se promener dans le jardin, tous les jours, après le dîner qui avait lieu à midi, suivant l'usage de l'époque. Elles y retrouvaient maître Bob et Toporoo, aux pieds duquel se tenaient assis Brinck avec la couleuvre Psylla entre ses pattes. Toporoo, toujours accroupi au pied, d'un arbre, chantait à mi-voix des airs indiens, mais sans les accompagner de paroles. I! semblait avoir oublié et les douleurs des jeunes filles et les consolations mystérieuses qu'il leur avait apportées. Retombé dans l'impassibilité somnolente qui lui était ordinaire, il n'en sortait que pour obéir à un ordre de Simon. Alors, il se levait brusquement, exécutait avec une extrême vivacité ce que lui demandait le médecin, revenait aussitôt reprendre sa place et recommençait à chanter.

Quand se furent écoulés les trois mois d'épreuves et de réflexions imposés par Thrée à ses filles, celles-ci descendirent un matin chez leur mère.

Thrée se tenait assise près de la fenêtre du parloir et paraissait plongée dans une profonde et riante rêverie. Un petit bonnet d'enfant qu'elle achevait de garnir de dentelles de Malines s'était échappé de ses doigts et gisait sur ses genoux. Autour d'elle, on voyait étalés tous les objets qui composent une layette de nouveau-né.

En effet, déjà de mystérieux tressaillements lui avaient révélé qu'elle ne tarderait point à devenir mère une seconde fois, et la pensée des joies saintes et sans nombre que la maternité lui préparait l'avaient jetée dans la rêverie où la trouvèrent ses filles.

Pendant quelques minutes, elles restèrent là, debout et tremblantes, sans que leur mère les aperçût. En les voyant, elle tressaillit et leur présenta son front pour qu'elles y déposassent le baiser du matin. Les deux jeunes filles, après avoir embrassé leur mère, se mirent à genoux devant elle.

—Bénissez-nous, ma mère, dit Agathe, tandis que sa soeur fondait en larmes; bénissez-nous! Les trois mois de silence et d'épreuve que vous nous avez prescrits se sont écoulés. Loin de s'affaiblir, la vocation que Dieu a mise dans notre coeur est devenue plus impérieuse. Permettez-nous, ma mère, d'entrer au couvent et de consacrer notre existence au culte du Seigneur.

—Ah! dit Thrée, vous ne savez point le désespoir que vous me causez!
Que voulez-vous que je devienne sans vous?

—Dieu ne vous abandonnera pas, ma mère, reprit Agathe. Il vous tiendra compte du sacrifice que vous lui faites! Il vous comblera de consolations, ajouta-t-elle avec un peu d'amertume, et en portant les yeux vers la layette à laquelle travaillait sa mère.

Thrée jeta un regard de terreur sur les jeunes filles; la dernière parole d'Agathe avait failli lui faire entrevoir leur fatal secret; mais elle repoussa cette pensée comme impossible et folle!

—Puisque vous le voulez, dit-elle, allez vous-mêmes annoncer à votre grand-père le cruel dessein que vous avez arrêté. Je ne me sens point le courage de lui porter un pareil coup. Allez! s'il consent à votre départ, je vous réponds d'obtenir de votre beau-père qu'il ne s'oppose point à la résolution que vous avez prise.

Agathe et Annetje sortirent en se tenant par la main, et se dirigèrent vers le jardin où se trouvait mynheer Borrekens assis au soleil et, comme d'habitude, dessinant avec sa canne des arabesques sur le sable.

—Ma soeur, dit Annetje en arrêtant Agathe, ma soeur, je n'oserai jamais!

—Viens, ne manquons pas de courage à cette heure suprême! Viens!

—Ma soeur, il en mourra! Ce coup va le tuer.

—Ecoute, interrompit Agathe, je ne puis continuer à souffrir ce que nous souffrons depuis un an! Je préfère la mort! N'es-tu donc pas comme moi? Ne sens-tu pas mille pensées funestes s'éveiller dans ta tête, allumer ton sang et agiter convulsivement ton coeur? Il y a des moments où le désespoir me ferait blasphémer contre la volonté divine! Il y va du salut de mon âme. Allons, viens!

—Ah! vous voici, mes chères filles, dit le vieillard de sa voix chevrotante, et du plus loin qu'il les aperçut. Venez vous asseoir à mes côtés! Mais qu'avez-vous donc? l'une de vous est pâle et l'autre a les yeux pleins de larmes! Quel chagrin éprouvez-vous donc?

—C'est que nous craignons de vous faire de la peine, mon père!

—Ce serait la première fois de votre vie, vous qui êtes mon bonheur!

—Viens! fuyons! Ne lui dis rien! murmura Annetje.

Agathe saisit la main de sa soeur et la retint près d'elle.

—Mon père, dit-elle, nous venons vous prier de nous conduire au couvent des Soeurs Clairisses de Malines.

—Et pourquoi donc faire? demanda le vieillard surpris.

—Nous désirons, ma soeur et moi, passer quelque temps dans la retraite.

Le vieillard allait lui adresser une objection; elle se hâta d'ajouter:

—Nous avons le consentement de notre mère, si vous nous accordez le vôtre.

—Il y a dans tout ceci quelque chose que je ne comprends point, dit mynheer Borrekens: je vais aller trouver votre mère.

Il se rendit, en effet, près de Thrée, et revint quelques instants après, pâle et se soutenant à peine.

—Votre mère m'a tout dit! Puisque vous n'êtes plus heureuses près de moi, dans la maison où vous êtes nées; puisque vous voulez que je meure sans vous voir au chevet de mon lit funèbre, partez! Demain votre beau-père vous conduira à Malines, et vous entrerez au couvent des Soeurs Clairisses.

—O mon père! rétractez ces paroles sévères; dites-nous que vous nous pardonnez! dites-nous que votre bénédiction nous suivra dans notre exil! murmura Annetje.

Le vieillard fondit en larmes.

—Vous ne savez donc pas combien je vous aime! s'écria-t-il, à travers ses sanglots. L'isolement dans lequel vous allez me laisser sera ma mort!

A deux jours de là, une voiture attendait à la porte de la maison de mynheer Borrekens, et les deux jeunes filles, enveloppées de grandes failles noires, montaient silencieusement dans cette voiture. Annetje fondait en larmes: l'oeil sec d'Agathe était brillant d'une lumière fiévreuse. Sur le seuil, éclataient en sanglots Thrée et le pauvre Borrekens.

Simon prit place dans la voiture en face des deux soeurs; le confesseur de la famille, vieux moine aux traits vénérables, s'assit à ses côtés, et la lourde machine, qui n'était autre chose qu'un chariot recouvert de cuir, se mit brusquement en marche.

Disons, en passant, que cette voiture appartenait à Rubens qui l'avait prêtée pour le voyage à Malines. A cette époque, Anvers ne comptait point une seule voiture de louage; un coche faisait, tous les jeudis, la route d'Anvers à Malines: c'était les seuls moyens de communication qui existassent entre les deux villes.

Pressées l'une contre l'autre, Annetje et Agathe se tenaient la main et priaient tout bas. Simon se laissait aller à ses rêveries et à sa douleur. Car n'aimait-il pas, comme ses propres filles, ces deux enfants qui allaient à jamais s'ensevelir dans un cloître?

Le moine disait son bréviaire.

Le soir commençait à envelopper la ville, lorsque la voiture s'arrêta devant un grand édifice, sévère de lignes et sombre d'aspect.

—Nous voici arrivés! dit Simon de sa voix douce.

Les jeunes filles tressaillirent.

Simon, après un moment de silence, ajouta:

—Ecoutez-moi, chères enfants, écoutez la voix d'un ami, d'un père! Si vous éprouvez la moindre hésitation, si vous ne sentez pas la main de Dieu qui vous pousse irrésistiblement vers la vie monastique, étouffez un vain sentiment d'orgueil, songez à votre mère qui pleure dans votre chambre déserte! Songez à votre grand-père, pauvre vieillard, à qui vous avez enlevé la plus grande des joies qu'il ait en ce monde: votre présence.

Annetje ne put empêcher ses larmes de couler; Agathe laissa échapper un soupir.

—Dieu n'est-il point partout, près du fauteuil d'un vieillard malheureux comme dans un couvent? continua Simon.

—Mes enfants, dit le vieux moine, écoutez la voix de votre beau-père! si quelque motif humain et non la volonté divine vous porte à prendre le voile.

—Allons, un bon mouvement! s'écria Simon. Ramenez la paix et le bonheur à la maison paternelle.

Et, par un geste affectueux, il prit la main des jeunes filles dans les siennes comme pour mieux les retenir.

Elles se dégagèrent vivement.

—Dieu nous appelle! s'écria Agathe. Viens, ma soeur!

En achevant ces mots, elle se précipita hors de la voiture, sans attendre que Simon lut descendu pour la soutenir. Annetje la suivit, quoique avec moins de résolution; le moine descendit à son tour et agita le marteau de la porte. Le bruit du coup qu'il frappa retentit tristement dans le cloître, et fut répété par cent échos confus. Une vieille tourière vint ouvrir.

—A la vue du moine elle fit une profonde révérence, et après avoir échangé avec lui quelques mots à voix basse, elle l'introduisit et elle introduisit ceux qui l'accompagnaient dans un parloir froid, humide, dont les murs étaient couverts complètement par des boiseries de chêne. Un crucifix, une image de la sainte Vierge et une tête de mort étaient les seuls objets qu'on vît dans cette pièce d'un aspect lugubre.

Il n'y avait d'autres sièges que des bancs en bois de chêne comme le revêtement des murs;

Quelques minutes s'écoulèrent et l'abbesse parut enfin.

C'était une vieille femme à l'aspect sévère, courbée par l'âge, et qui ne pouvait marcher qu'à l'aide d'une canne. Elle fit en entrant une profonde révérence au moine, et jeta un coup-d'oeil froid et scrutateur sur les jeunes filles.

Le moitié emmena l'abbesse près de la fenêtre et eut avec elle une conférence assez longue, pendant laquelle la religieuse ne cessa de tenir les yeux attachés sur les deux soeurs. L'entretien terminé, elle s'avança lentement vers elles en marquant chacun de ses pas du bruit de son bâton.

—Mes filles, leur dit-elle de sa voix cassée, vous êtes bien jeunes pour avoir pris irrévocablement une résolution aussi grave. Vous avez dix-sept ans à peine! songez que votre existence peut être longue encore! La vie coule lentement ici, et cette vie, ajouta-t-elle en portant les yeux autour d'elle, serait bien austère pour celles dont la vocation ne se trouverait point véritable. Nous étudierons votre vocation. Mon père, bénissez ces jeunes filles.

Le vieux moine étendit la main sur la tête d'Annetje et d'Agathe, qui étaient tombées à genoux, et il s'éloigna vivement ému.

Simon van Maast le suivit le coeur brisé et les yeux pleins de larmes.

Quelques instants après, Annetje et Agathe entendaient la porte du cloître qui se refermait lourdement sur Simon, et qui les séparait à jamais de leur famille.

Il était une heure avancée dans la nuit quand Simon rentra chez lui. Une vive agitation régnait au logis, et une sage-femme se trouvait installée dans la chambre de dame Thrée.

—Mon fils! s'écria mynheer Borrekens du plus loin qu'il aperçut son gendre, c'est Dieu qui vous ramène et qui vous a inspiré la pensée de revenir ce soir.

—Votre femme vient d'être prise de douleurs qui semblent annoncer une prochaine délivrance.

Simon s'élança dans la chambre de Thrée. Au moment où il entrait, il entendit la voix de Toporoo qui chantait:

  Pourquoi sommes-nous les seuls,
  Les seuls sur lesquels l'oubli n'ait point de pouvoir?
  Toi qui es au ciel, ô belle fille du Midi!
  Et vous autres, pâles filles du Nord!
  Et moi, moi qui gémis sur la terre étrangère!
  Moi qui pleure celle qui est mort et celles qui vivent!
  Pourquoi sommes-nous les seuls,
  Les seuls sur lesquels l'oubli n'ait point de pouvoir?
  Le bonheur n'est point sur la terre! Il est au ciel!

CHAPITRE XV.

LA FIN.

L'ordre des Clairisses, dans lequel les deux soeurs avaient voulu faire leur noviciat, est la plus sévère de toutes les congrégations religieuses. Les nonnes, astreintes à une claustration absolue, ne se nourrissent que d'aliments maigres et cuits à l'eau, marchent pieds nus, et rivalisent presque de rigueur avec les trappistes.

Annetje et surtout Agathe, qui s'accusaient de leur amour pour leur beau-père comme d'un crime, se jetèrent avec la frénésie du désespoir dans les excentricités les plus violentes de cette vie d'expiation et de pénitence. Il fallut que l'abbesse modérât leur zèle fiévreux; il les entraînait au delà des bornes d'une règle qui pourtant dépassait presque les forces humaines.

Agathe marchait en avant dans cette voie, et sa soeur la suivait avec sa tendresse habituelle.

Naturellement, on devait craindre que des privations de toutes natures, les veilles, l'absence de distraction, des aliments grossiers et les rigueurs de la mortification n'achevassent d'altérer la santé déjà si frêle des deux jeunes filles. Loin de là, ces enfants, privées des soins et de la sollicitude de tous les instants dont les entouraient leur mère et chacun de ceux qui les approchaient, trouvèrent la force nécessaire pour ne point succomber sous le fardeau de cette nouvelle existence.

Une année entière s'écoula sans qu'elles reçussent une seule visite de leur mère et de leur famille, sans qu'une lettre leur parvînt, sans qu'un mot leur fût envoyé de tous les êtres aimés qu'elles avaient laissés à Anvers.

La règle le voulait ainsi.

Après cette année d'épreuves elles furent admises au noviciat.

L'abbesse les fit appeler près d'elle et les regarda quelque temps en silence, tandis que les deux soeurs, suivant la règle, se tenaient debout devant elle, les bras croisés sur la poitrine et la tête inclinée.

—Mes filles, leur dit enfin la vieille religieuse de sa voix lente, froide et sévère, l'année prescrite par notre règle vient de s'écouler pour vous. Persistez-vous à demander le voile de novice dans notre sainte maison?

Les jeunes filles s'inclinèrent profondément et dirent d'une voix ferme:

—Oui, ma mère, nous le requérons de votre bonté comme une grâce.

—Êtes-vous convaincues de la réalité de votre vocation?

—Oui, ma mère!

—La croyez-vous dépouillée de tout motif terrestre et humain? Ne me trompez pas, ne vous trompez pas vous-mêmes!

Elles gardèrent le silence.

—Je vous ai observées depuis votre entrée au couvent: il y a dans votre ardeur à la pénitence quelque chose de mystérieux! Comme votre mère spirituelle et votre supérieure, j'aurais le droit d'exiger de vous une confession complète et sans restriction: mais vous ne faites point encore partie l'ordre auquel j'appartiens; vous ne portez encore ni le voile blanc de novice, ni le voile noir de profès; je ne puis ni ne veux vous interroger à ce sujet! Vous pouvez encore rentrer dans le monde, et je n'ai que faire en ce cas de votre secret.

Agathe entr'ouvrit les lèvres pour parler, l'abbesse l'arrêta sévèrement:

—Silence! dit-elle; si j'avais voulu vous entendre, je vous aurais interrogée. Ecoutez mes ordres:

Avant de laisser prendre le voile de novice à une postulante, il est d'usage que celle-ci aille adresser ses adieux à sa famille, pour laquelle elle va mourir spirituellement, puisque désormais elle ne verra plus les personnes qui la composent, pas même sa mère! Tout entière au Seigneur, elle brise les liens terrestres, et peut à peine garder le souvenir de ceux qui furent ses proches par le sang. Vous allez quitter vos vêtements de postulantes et reprendre les habits mondains que vous avez quittés, il y a un an, quand vous avez été reçues dans cette maison. Vous partirez ensuite pour Anvers où vous passerez une semaine au milieu de votre famille. Si, pendant ce séjour, vous sentez dans votre coeur un regret, un seul, n'hésitez point! Pas de fausse honte! Songez qu'il y va de votre vie entière. Si, au contraire, au milieu du monde, de ses plaisirs et de ses attachements, votre âme aspire au cloître, si la pénitence, la solitude et la prière vous paraissent le souverain bonheur, alors venez à moi et au Seigneur, mes filles! Nos bras vous sont ouverts, et nos soeurs et moi nous élèverons avec joie vers le ciel un magnificat d'amour et de reconnaissance. Nous bénirons le bon Pasteur qui amène deux brebis de plus au troupeau de ses indignes servantes.

Annetje et Agathe s'agenouillèrent devant la supérieure, qui leur donna sa bénédiction, et qui les congédia par un geste silencieux.

Deux soeurs les attendaient à la porte de la cellule de l'abbesse, et les conduisirent dans une pièce voisine où elles les aidèrent à quitter leurs habits religieux et à revêtir les vêtements avec lesquels elles étaient arrivées au couvent.

Quand cette toilette fut terminée, un sourire éclaira le visage d'Annetje, une larme roula dans les yeux d'Agathe.

Arrivées au parloir, elles y trouvèrent leur confesseur, que l'abbesse avait fait prévenir. Le vieillard, à la vue des jeunes filles, ne put réprimer son attendrissement:

—Je n'ai point voulu prévenir votre mère, dit-il quand il se sentit un peu remis de son émotion; j'ai pensé qu'il valait mieux lui laisser la joie complète de la surprise d'une visite aussi peu attendue et aussi ardemment désirée. Cruelles enfants! Vous ne savez pas la tristesse que votre départ a laissé derrière vous!

Elles montèrent dans la voiture, la même qui les avait amenées autrefois, et les deux vigoureux chevaux qui formaient l'attelage se mirent en marche avec une vitesse qui, pour secouer un peu les jeunes voyageuses, ne leur en était pas moins agréable.

Annetje prit la main de sa soeur, et se penchant à son oreille, tandis que le prêtre, suivant son habitude, récitait sa bréviaire:

—Ma soeur! lui dit-elle d'une voix tremblante; ma soeur, ton coeur bat-il comme le mien? Oh! j'ai peur que le courage me manque en revoyant ma mère et mon pauvre vieux grand-père!

—Tais-toi! tais-toi! Repousse ces fatales pensées! murmura Agathe. Comme toi, l'Ange rebelle me les suggère, mais prie Dieu de me donner la force de les vaincre.

Au moment où la voiture s'était éloignée du couvent, le ciel était bleu, et le soleil jetait quelques rayons joyeux sur la campagne dépouillée par l'hiver.

Après une heure de route, des nuages sombres s'amoncelèrent dans les airs; le soleil disparut, tout prit un aspect froid et sinistre. Puis on vit peu à peu quelques flocons de neige voltiger çà et là et saupoudrer la route de leur poussière blanche et glacée. Tantôt le vent balayait cette poussière et l'emportait au loin; tantôt il la rapportait en tourbillons qu'il soulevait d'une manière à la fois folle et menaçante sur le passage de la voiture. Après quoi la poussière blanche resta immobile sur le pavé, le vent cessa, les nuages s'abaissèrent, et la neige vomie de leur sein tomba avec une telle abondance, que bientôt elle couvrit la route d'une couche épaisse dans laquelle s'étouffait le bruit des roues de la voiture. Il fallut même que les voyageurs cherchassent un abri et demandassent l'hospitalité dans une ferme qui se trouva sur leur chemin. Le cocher ne pouvait plus conduire ses chevaux aveuglés, comme lui, par la neige.

Deux heures s'écoulèrent avant que la voiture pût quitter son asile. La neige avait cessé de tomber, mais les roues tournaient péniblement dans le lit de glace amoncelé sur le sol.

Il était nuit close qu'il restait encore plus d'un tiers du voyage à terminer.

Enveloppées dans un même manteau prêté par le fermier chez qui elles s'étaient réfugiées, les deux soeurs se tenaient pressées silencieusement l'une contre l'autre. Tout à coup, Annetje serra la main de sa soeur. Elle venait d'apercevoir, au loin, briller les lumières qui annonçaient la ville d'Anvers. Impuissante à maîtriser ses émotions, Agathe laissa sortir de sa poitrine un cri d'impatience et de joie, tandis qu'Annetje, les yeux pleins de larmes, laissait aller sa tête sur l'épaule de sa soeur.

Enfin la voiture franchit les portes de la ville et commença à traverser les rues sans produire de bruit, car il était tombé au moins autant de neige à Anvers que dans la campagne. A peine entendait-on grincer les roues qui ne tournaient que lentement!

Les voyageurs étaient arrivés devant la porte du pavillon habité par Simon, et il fallait qu'il fissent encore un grand détour pour atteindre la porte principale de la maison.

—Mon père, dit Agathe au vieux prêtre, nous pouvons entrer par ce pavillon chez notre mère. Ne vous exposez point à de nouvelles fatigues en nous menant plus loin, daignez recevoir l'expression de notre reconnaissance pour toute la fatigue que vous a causée ce pénible voyage.

Le moine, qui se mourait de froid et qui n'en pouvait plus de lassitude, étendit la main sur le front des deux novices inclinées devant lui, et celles-ci, le coeur palpitant, s'élancèrent de la voiture avec une légèreté pleine de joie et de trouble.

Ce fut Annetje qui souleva le marteau de la porte. Comme on tardait un peu à venir, Agathe impatiente renouvela deux fois cet appel.

A la fin, la vieille Juive arriva tout essoufflée.

—Que le Ciel soit béni! dit-elle. Votre arrivée va causer à vos parents autant de surprise que de joie! Je cours prévenir dame van Maast.

—Non! Aziza, non! interrompit Agathe, puisqu'on ne nous attend point, laissez-nous le plaisir de causer à nos parents la joie d'une surprise.

Et repoussant la lumière que leur présentait la vieille femme, elles se prirent par la main et parcoururent, dans l'obscurité, cette habitation dont elles connaissaient jusqu'aux moindres détours.

Au moment de leur arrivée dans le jardin, la lune se dégagea un instant des nuages qui la couvraient, et jeta un pâle et furtif rayon sur la maison, qui semblait enveloppée d'un suaire. Aucun bruit ne se faisait entendre. Aucun mouvement ne troublait le silence profond de la nuit. Tout à coup, la lune et sa lueur disparurent, et les jeunes filles, au milieu d'une épaisse obscurité, se hâtèrent de traverser le jardin et de gagner le corps principal du logis.

A peine en avaient-elles franchi le seuil, que la voix de Toporoo arriva jusqu'à elles et les fit tressaillir. L'enfant du Mexique chantait, ou plutôt murmurait, comme d'habitude, un air mélancolique et monotone.

Agathe arrêta Annetje. Toutes les deux écoutèrent la chanson de Toporoo: c'était une mélodie qu'elles n'avaient jamais entendue. Voici ce qu'il disait:

  Riez, riez, faites-nous un de vos beaux sourires!
  Ils coûtent assez de larmes pour que vous n'en soyez pas avares.
  Riez, riez, faites-nous un de vos beaux sourires!
  Le bonheur que vous nous donnez est payé!
  Oui, il est payé par le désespoir!

  Riez, riez, faites-nous de vos beaux sourires!
  Il y a dans le ciel un ange qui pleure:
  Un ange qui se sent troublé jusqu'aux pieds de Dieu;
  Un ange qui échangerait les félicités célestes
  Pour entendre votre voix bégayer des mots inconnus,
  Pour obtenir de vous une seule de vos caresses,
  Pour recevoir un des regards d'amour que vous donnez,
  Que vous donnez à celle qui vous tient dans ses bras!
  Riez, riez, vos sourires coûtent assez cher!

  Insoucieux et tout entiers aux joies de la vie,
  Vous ne savez pas que le malheur,
  Oui, que l'exil et le malheur
  Sont déjà votre ouvrage fatal!
  Puisse le sort détourner de vous l'expiation,
  La juste expiation des malheurs que vous avez causés!
  Riez, riez, faites-nous de vos beaux sourires!
  Ils coûtent assez de pleurs, pour que vous n'en soyez point avares!

—Ma soeur, dit Annetje, je n'ose plus avancer! Je ne sais pourquoi cette chanson de Toporoo me glace d'épouvante! A qui s'adresse-t-elle donc?

Tout à coup, Toporoo, avec la finesse d'ouïe qui caractérise les hommes de sa race, entendit la voix de la jeune fille, et changeant le rhythme et les paroles de sa chanson:

  Avez-vous du courage? Il vous en faut!
  Demandez à la jeune fille au visage d'or,
  Elle qui pleure dans le Ciel et qui, chaque nuit,
  Se penche sur moi, pour me dire
  Qu'elle est malheureuse et qu'elle souffre!
  Avez-vous du courage? Il vous en faut!

  Le courage vient du Ciel,
  Et cependant la fille au visage d'or,
  Sent son courage prêt à lui manquer dans le ciel!

Comme toutes les fois que les deux soeurs éprouvaient une vive émotion, Agathe prit la main de sa soeur, et serra convulsivement cette main tremblante; elle entraîna Annetje jusqu'à une porte vitrée, recouverte d'un léger rideau qui séparait du parloir la chambre de leur mère.

De là, elles pouvaient voir sans être vues, et elles plongèrent avidement leurs regards dans cette chambre, éclairée à la fois et par la clarté de la lampe et par les reflets qui s'échappaient de l'immense cheminée où brûlait un tronc d'arbre presque tout entier.

Leur mère se tenait assise près du foyer dans un grand fauteuil et contemplait avec amour un enfant qui commençait à s'endormir sur son sein. En face de leur mère, le vieux mynheer Borrekens berçait sur ses genoux un autre enfant du même âge, et qui présentait avec celui que tenait dame Thrée une ressemblance aussi merveilleuse et aussi complète que celle d'Annetje et d'Agathe.

Debout, le coude appuyé sur l'un des buffets de chêne qui meublaient l'appartement, Simon van Maast contemplait cette charmante scène, le sourire sur les lèvres et le bonheur dans les yeux. Les ineffables joies de la paternité lui avaient presque rendu toute la beauté de sa jeunesse: jamais les jeunes filles n'avaient remarqué dans ses traits l'expression radieuse qu'elles y voyaient resplendir. Il suivait avec ivresse les moindres mouvements des deux jeunes enfants, et de temps en temps il échangeait un regard de félicité avec Thrée, qui lui montrait en souriant l'enfant qu'elle tenait sur ses bras et celui qui se jouait sur les genoux de mynheer Borrekens.

Tandis que les deux novices, le coeur douloureusement serré, la poitrine palpitante, les yeux brûlants et les mains convulsivement enlacées, regardaient cette scène si remplie de douleur pour elles, un incident frivole en apparence vint mettre le comble à leur désespoir.

Lorsque leur mère déposa avec les plus tendres précautions, dans le berceau, l'enfant qui venait de s'endormir, aussitôt maître Bob s'élança sur le berceau et s'y plaça dans son attitude favorite de sphinx.

En même temps, le gros chien Drinck, la couleuvre Psylla enlacée autour de son cou, se leva paresseusement de la chaude place qu'il occupait devant le foyer, pour venir s'asseoir en face de l'autre enfant et mendier de lui un regard et une caresse.

Toporoo, accroupi dans un coin de la chambre, murmurait à voix basse l'une de ses chansons pour endormir l'enfant déposé dans le berceau, et baissait la voix à mesure qu'il voyait Thrée ralentir les mouvements du berceau qu'elle balançait doucement; non sans soulever de temps en temps les rideaux; non sans se pencher avec tendresse sur le trésor qu'elle venait d'y renfermer. Quand elle fut bien assurée qu'il dormait profondément, elle alla, sur la pointe des pieds, s'agenouiller devant l'autre enfant que tenait mynheer Borrekens, et lui tendit les bras en bégayant des mots tendres et confus.

Annetje, qui sentait ses forces l'abandonner, s'appuya sur sa soeur, qui pouvait à peine elle-même se soutenir. Malgré les efforts d'Agathe, elle poussa un gémissement sourd et tomba évanouie sur les dalles de marbre du parloir.

A ce bruit, Simon s'élança et trouva les deux soeurs défaillantes au seuil de la chambre. Il les prit dans ses bras, les déposa près du foyer, et, secondé par dame Thrée, il s'efforça par les soins les plus tendres de les rappeler à la vie.

Annetje reprit connaissance la première, et fondit en larmes lorsqu'elle se trouva, en rouvrant les yeux, dans les bras de sa mère.

Quand, à son tour, Agathe entr'ouvrit la paupière, Annetje passa le bras autour du cou de sa mère, et toutes les trois, confondues dans la même étreinte, elles mêlèrent leurs larmes et leurs caresses.

—Vous revoir! vous revoir après tant d'absence! murmurait Annetje; ma mère, ma bonne mère!

—Ah! le courage me manquera pour vous quitter encore une fois! s'écria
Agathe.

—Et moi! moi? n'y a-t-il pas une caresse, pas une parole pour moi? demanda le vieux Borrekens, qui, après avoir déposé dans les bras de Toporoo l'enfant qu'il tenait sur ses genoux, se hâtait de courir à ses petites-filles.

—O grand-père! grand-père! dirent-elles en couvrant de baisers ses cheveux blancs; grand-père, ne venez pas nous ôter le courage dont nous avons besoin!

—Non! non! reprit-il: écoutez la voix de votre coeur! Dieu ne peut exiger de votre jeunesse le sacrifice qu'un sentiment irréfléchi vous a entraînées à vouloir lui faire. Restez dans le sein de votre famille! Ne nous quittons plus!

—Ne nous quittons plus! répéta dame Thrée. Cruelles enfants, vous ne savez pas les larmes que vous m'avez coûtées!

Les deux soeurs se sentirent presque vaincues, et elles entourèrent de nouvelles étreintes plus convulsives et plus passionnées encore, leur aïeul et leur mère.

Tout à coup, un léger cri s'échappa du berceau où dormait l'un des enfants. Aussitôt, par un mouvement instinctif, dame Thrée se dégagea brusquement d'entre les bras de ses filles et courut au berceau. Mynheer Borrekens l'y suivit, Simon l'imita, et le gros chien Drinck les devança.

Ce n'était rien: l'enfant avait poussé un cri dans son sommeil et ne s'était même pas tout à fait éveillé.

Quand Thrée revint près de ses filles, celles-ci avaient repris leur pâleur et elles s'étaient adossées contre les ornements en chêne de la haute cheminée.

Elles ressemblaient ainsi à des fantômes plutôt qu'à des créatures humaines.

Dame Thrée baissa les yeux et mynheer Borrekens cacha son visage dans ses mains.

Il se fit alors un profond silence qui dura quelques minutes. Personne ne se sentait le courage de le rompre.

A la fin, Agathe rassembla toutes ses forces et s'agenouillant devant sa mère, tandis que sa soeur l'imitait instinctivement:

Ma mère et mon grand père, dit-elle, béni soit le Très Haut! bénie soit la bonté divine qui nous permet, à ma soeur et à moi, de nous consacrer au culte du Seigneur sans remords et sans la pensée que nous laissons derrière nous, dans notre famille, les regrets et l'isolement. Dieu, en nous appelant à lui, nous a remplacées près de vous, et vous a donné ces deux autres jumeaux qui font aujourd'hui votre joie et qui seront l'appui et l'orgueil de votre vieillesse.

Vous le voyez, le doigt divin se montre ici: dans huit jours nous retournerons dans notre cloître; nous y prononcerons les voeux éternels qui doivent à jamais nous séparer du monde et rompre tous nos liens charnels.

Et cependant, ajouta-t-elle avec une émotion qui faillit étouffer sa voix, et pourtant nos pensées, n'est-ce pas? ma soeur, nous ramèneront bien souvent vers vous! Ce sera pour demander à Dieu de vous combler de ses bénédictions; vous, ma mère, vous, mon cher aïeul, et vous aussi, Simon, vous qui avez apporté le bonheur à ma mère!

Elles se relevèrent, et se tenant par la main, elles déposèrent un baiser sur chacune des joues des deux enfants, puis elles se retirèrent dans leur petite chambre d'autrefois.

Là, elles se prosternèrent devant l'image de la Sainte Vierge à la place où elles avaient tant de fois prié dans leur enfance.

—Seigneur, dirent-elles, recevez-nous dans vos bras; il n'y a plus de place pour les deux orphelines dans leur propre famille! Vous êtes seul notre Père! Nous n'avons plus de mère que la Vierge divine! Seigneur, venez à notre aide et soyez notre soutien! Seigneur, donnez-nous la force et le courage!

Elles passèrent ainsi la nuit en prière.

Les huit jours d'épreuve imposés par la règle des Clairisses s'écoulèrent pour elles au milieu de douleurs sans nom et de tous les instants.

Elles ne trouvèrent de force et de résignation que dans la prière et dans la compatissante sympathie de Toporoo, qui savait si bien comprendre des douleurs inconnues même à leur mère.

Cette triste semaine écoulée, Agathe et Annetje repartirent pour Malines et pour le couvent des Clairisses, où elles prononcèrent les voeux qui les enchaînaient à jamais!…

Le couvent des Clairisses de Malines, comme la plupart des autres maisons religieuses des Pays-Bas, devint, en 1793, l'objet de déplorables profanations. On chassa violemment les pieuses filles qui l'habitaient, et on les rejeta dans le monde, auquel elles avaient renoncé pour toujours. Leur cloître, cette sainte et antique maison, si longtemps consacrée au Seigneur, passa de main en main, de brocanteur en brocanteur, et tour à tour, se transforma en caserne, en magasin à fourrage, en usine et en dépôt de fumiers. Elle finit par disparaître tout à fait lors des travaux immenses que nécessita rétablissement des chemins de fer, dont Malines forme le point central.

C'est à cette dernière époque de la décadence du couvent qu'un pieux antiquaire belge, dans les veines duquel coulent les dernières gouttes du sang de Rubens, fut assez heureux pour recueillir, parmi les ruines et les déblais de la nef abattue, une des pierres tumulaires, en marbre bleuâtre, qui pavaient le choeur.

Une inscription en langue latine, gravée sur cette pierre, apprend que la dalle funèbre a recouvert, pendant un siècle, la dépouille mortelle de deux clairisses, soeurs jumelles, et décédées le même jour et à la même heure, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans.

Ces Clairisses, dont les noms de religion étaient Johanna et Margarita, portaient autrefois, dans le monde, les noms d'Annetje et d'Agathe Borrekens.

Au bas de la pierre, on lisait distinctement ces mots en flamand:

LE BONHEUR N'EST POINT SUR LA TERRE.

Voilà tout ce qu'il reste des personnages de cette histoire, à l'exception toutefois de Rubens, qui a laissé tant de monuments glorieux de son génie.

Toutefois, la tradition a conservé le souvenir des destinées obscures de ces personnages et l'a transmis de génération en génération, jusqu'à celui qui vient de vous les raconter.

Hélas! ne faut-il point, aujourd'hui, se hâter de recueillir ces récits naïfs et ces douces légendes de la tradition? Chaque jour les idées positives ne viennent-elles pas les effacer, comme le laboureur qui arrache les fleurs pour semer des moissons?

La Belgique n'est plus qu'un vaste chemin de fer, qu'un marché immense, qu'une usine gigantesque! Elle a des artistes et des poètes; mais au milieu du tourbillon de ses affaires, du mouvement dévorant de son admirable industrie, et des mugissements de ses locomotives sans nombre et sans repos, elle n'a point le temps de se pencher vers eux, ne fût-ce qu'une minute, pour les écouter, sourire à leurs vers et laisser tomber sur leur front une feuille de sa couronne!

D'ailleurs, où se trouve donc aujourd'hui, en Europe, une place pour les poètes? une oreille attentive pour entendre leurs chants? Partout les révolutions surgissent et s'entrechoquent; partout leurs cris formidables éclatent et étouffent la douce mélodie de l'art! Partout, ainsi que le voulait Platon dans sa République, elles bannissent les poètes.

Qu'Homère renaisse aujourd'hui, il court grand risque de mendier comme aux temps héroïques; mais, hélas! nous doutons fort qu'il puisse trouver quelque part l'hospitalité, que du moins, alors, il rencontrait parfois!