The Project Gutenberg eBook of Félix Poutré: Drame historique en quatre actes

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Title: Félix Poutré: Drame historique en quatre actes

Author: Louis Honoré Fréchette

Release date: March 14, 2005 [eBook #15361]
Most recently updated: December 14, 2020

Language: French

Credits: This text was adapted from that found at the Bibliothèque virtuelle. Thank you to Donald Ipperciel and the Faculté Saint-Jean (University of Alberta) for making it available

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FÉLIX POUTRÉ: DRAME HISTORIQUE EN QUATRE ACTES ***

This text was adapted from that found at the Bibliothèque virtuelle.

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Thank you to Donald Ipperciel and the Faculté Saint-Jean
(University of Alberta) for making it available.

Félix Poutré

Drame historique en quatre actes

Par Louis H. Fréchette

PERSONNAGES

  Félix Poutré, 21 ans.
  Poutré, père de Félix, 60 ans.
  Béchard, 40 ans.
  Cardinal, Membre du Parlement, 35 ans.
  Duquette, Étudiant en Droit, 21 ans.
  Toinon, paysan, 20 ans.
  Camel, (un traître) 30 ans.
  Dr. Arnoldi, 60 ans.
  Le Shérif.
  Le Geôlier.
  Un Juge.
  1er Conjuré.
  2ème Conjuré.
  3ème Conjuré.
  Un Policeman.
  Le Bourreau, des Soldats Anglais, des Policemen, des Patriotes,
  des Prisonniers, des Officiers de Justice.

Acte I

Le décor représente la rue St-Jean-Baptiste à Montréal. Il fait nuit.

SCÈNE I

CAMEL, un POLICEMAN

CAMEL, enveloppé dans un grand manteau—Vous voyez cette porte, n'est ce pas?

POLICEMAN—Oui.

CAMEL—C'est là. Vous arriverez à minuit, entendez-vous? C'est à cette heure-là à peu près que tous les Patriotes seront rassemblés.

POLICEMAN—Sont-ils nombreux?

CAMEL—Cela dépend; mais venez toujours en force, car les brigands sont armés, et pourraient bien faire une chaude résistance. Vous aurez le soin de me protéger si l'on veut porter la main sur moi . . .

POLICEMAN—Soyez tranquille. Dans quelle partie de la maison sont-ils assemblés?

CAMEL—Vous y serez conduits. Comme l'usage de toute lumière est strictement défendu dans les corridors, on ne verra vos uniformes que lorsque vous serez introduits dans la salle des séances. Le mot d'ordre est: «Vengeance et liberté.» Aux mots «Qui va là,» vous répondrez: «Brutus!»

POLICEMAN—Bien! . . .

CAMEL—Voilà qui est convenu. A minuit.

POLICEMAN—A minuit! (Il sort.)

SCÈNE II

CAMEL seul

CAMEL—Ah! Ah! Ah! . . . Je les tiens . . . Ils n'échapperont pas cette fois . . . Presque tous pris dans un seul coup de filet . . . Comme le gouvernement va m'avoir de l'obligation! Comme la récompense sera belle . . . Aussi, comme il m'a fallu de la patience, de la diplomatie et de l'audace pour en arriver là. Me faire passer pour un patriote, me faire admettre au nombre des conjurés, les tromper tous par mes protestations de dévouement à leur cause . . . J'ai tout fait, avec habileté, avec talent, avec génie! . . . Camel, Camel, tu es un grand homme! Tu es destiné à devenir un premier ministre pour le moins! . . . Il est bien dix heures maintenant, ils doivent être déjà assemblés. Entrons! (Il frappe trois coups espacés à une porte au fond.)

UNE VOIX, en dehors—Qui va là?

CAMEL—Brutus!

UNE VOIX, en dehors—Le mot d'ordre?

CAMEL—Vengeance et liberté. (La porte s'ouvre et Camel entre.)

Le décor change et représente une salle souterraine. Plusieurs conjurés sont autour d'une table. L'un d'eux est près de la porte d'entrée. Des armes de toute espèce sont suspendues aux murs.

SCÈNE III

CARDINAL, CAMEL, CONJURÉS

CARDINAL—Avons-nous des nouvelles des États-Unis?

1er CONJURÉ—Oui, deux des nôtres sont à New York, organisant des comités de secours. Le No. 36 est parti pour Washington pour s'aboucher avec les autorités. Le No. 17 m'écrit de Burlington qu'une grande quantité d'armes doit lui être envoyée d'Albany, et qu'il se prépare à nous les faire tenir au premier signal d'insurrection. Enfin toutes les sympathies du peuple américain sont pour nous, et nul doute qu'on nous fournira autant d'armes et de munitions que nous en aurons besoin.

LES CONJURÉS—Bravo!

CARDINAL, consultant ses notes—Le No. 20 est-il revenu de Québec?

2ème CONJURÉ—Me voici. J'ai assisté à l'assemblée des Frères samedi. Je suis d'opinion que nous ne pouvons rien tenter à Québec pour le moment. À part quelques jeunes gens enthousiastes et dévoués, la population toute entière croupit dans une apathie déplorable. L'avis général est qu'à moins d'un mouvement sérieux dans tous les pays, il ne faut pas compter sur Québec.

CARDINAL—C'est à peu près ce qu'on m'a déjà rapporté. Et
Trois-Rivières?

2ème CONJURÉ—J'y suis arrêté. La population est encore plus nulle qu'à Québec. Impossible de la remuer. Il existe cependant une organisation assez active chez un petit nombre de patriotes zélés qui s'entendent avec les Fidèles de Nicolet. Ils ont appris par leurs affiliés de Québec que le gouvernement devait faire transporter à Montréal une quantité considérable d'armes et de munitions, et ils ont conçu le dessein de s'en emparer par un coup de main hardi. Mais comme ils ne veulent pas agir inconsidérément et surtout prématurément, ils attendent nos instructions.

1er CONJURÉ—C'est une idée superbe, il nous faut ces armes à tout prix!

CAMEL—Des armes et des munitions: il n'y a que cela qui nous manque. (À part.) Encore une découverte! On dirait que la Providence conspire avec moi.

CARDINAL—Et le No. 27, est-il de retour à Montréal?

1er CONJURÉ—Oui. Il est attendu ici de minute en minute. On dit qu'il a fait des prodiges dans le sud. A sa voix les campagnes se soulèvent comme un seul homme. Si nous réussissons, nous lui devrons une bonne part de notre succès . . .

CARDINAL—Noble coeur! . . . Si tous avaient le même courage et le même dévouement! (On frappe à la porte.) Du silence . . . C'est peut-être lui.

3ème CONJURÉ—Qui va là?

DUQUETTE, en dehors—Brutus!

CARDINAL—C'est sa voix; c'est lui.

3ème CONJURÉ—Le mot d'ordre?

DUQUETTE, en dehors—Vengeance et liberté! . . .

3ème CONJURÉ, ouvrant la porte—Entrez! (Duquette entre.)

SCÈNE IV

Les Précédents, DUQUETTE

DUQUETTE—Frères, la paix soit avec vous, et Dieu sauve le Canada!

LES CONJURÉS—Dieu sauve le Canada!

CARDINAL, conduisant Duquette sur le devant de la scène—Mon cher
Duquette! . . . (Il lui serre la main.)

DUQUETTE—Mon cher Cardinal! . . .

CARDINAL—Sois prudent; je ne sais ce qui me dit que nous avons un traître parmi nous.

DUQUETTE—Un traître!

CARDINAL—Oui! Il y a longtemps que je l'épie et je suis à prendre les moyens de le faire se trahir lui-même. J'espère l'y amener.

DUQUETTE—Et que lui ferons-nous?

CARDINAL—Nous verrons. En attendant, le plus important c'est de le découvrir.

CAMEL, à part—Je donnerais beaucoup pour savoir ce qu'ils se communiquent si mystérieusement. Si ce sont des plans qu'ils combinent, ils ne comptent guère avec ce qui doit leur arriver ce soir.

CARDINAL, à Duquette—Et ton voyage? On dit que tu as fait des merveilles? . . .

DUQUETTE—J'ai en effet réussi au-delà de mes espérances. Toutes les populations sont admirablement disposées. Quatre mille hommes sont déjà enrôlés et prêts à partir aussitôt que nous pourrons leur fournir des armes; mais nous parlerons de tout cela à tête reposée . . . J'ai vu ce jeune homme de Napierville dont vous m'avez parlé . . .

CARDINAL—Poutré?

DUQUETTE—Oui.

CARDINAL—Eh bien?

DUQUETTE—Vingt-et-un ans, une taille d'athlète, un poignet d'acier et un coeur de brave . . . Et de plus très populaire auprès des habitants . . . C'est certainement l'homme qu'il nous faut dans cet endroit-là. Le Docteur Côte a eu une entrevue avec lui et m'a chargé de le conduire à Montréal pour prendre vos instructions . . .

CARDINAL—Il est ici?

DUQUETTE—Oui, dans l'appartement voisin. Vais-je l'introduire?

CARDINAL—Immédiatement. (Duquette sort.) Frères, les nouvelles qui nous arrivent des campagnes du sud sont encourageantes au plus haut point. Avant trois semaines, l'étendard de l'indépendance sera déployé sur plusieurs points à la fois, et dans un mois, je l'espère, le pays tout entier se lèvera comme un seul homme pour écraser ses oppresseurs!

LES CONJURÉS—Bravo! . . .

CARDINAL—Point d'enthousiasme; c'est ce qui nous a perdus l'année dernière. Notre cause a été compromise dans une tentative héroïque, mais trop hâtive et mal calculée. Trop de coeur et pas assez de tête . . . Non, point d'enthousiasme, mais de la froideur dans vos calculs et de l'énergie dans l'exécution; surtout du dévouement! Et ce que nous n'avons pu faire l'année dernière, nous le ferons cette année. Mais il ne faut pas se le dissimuler, il nous faut du courage et de la prudence, car c'est le sort de tout un peuple que nous allons jouer à pile ou face. (On frappe.)

3ème CONJURÉ—Qui va là?

DUQUETTE, en dehors—Brutus.

3ème CONJURÉ—Le mot d'ordre?

DUQUETTE, en dehors—Vengeance et liberté! . . .

3ème CONJURÉ, ouvrant la porte—Entrez! (Duquette et Félix entrent.)

SCÈNE V

Les Précédents, FÉLIX

DUQUETTE, à Cardinal—Le voici!

CAMEL, à part—Félix Poutré! . . . L'être exécrable que l'enfer s'est plu à jeter sans cesse en travers de ma route! C'est lui surtout qu'il me faut!

CARDINAL, à Félix—Bien, jeune homme! (Il lui serre la main.)
Tu sais ce dont il s'agit; es-tu des nôtres? . . .

FÉLIX—Messieurs, si votre intention est de renverser le gouvernement et de faire avaler une pilule évacuative à Messieurs les Anglais, vous pouvez compter sur moi. Il y a longtemps que ça me démange, et nom d'un nom! j'ai hâte de me frotter un peu avec des habits rouges.

CARDINAL—A la bonne heure! Tu seras satisfait avant longtemps. Et puis, comme tu es un garçon intelligent, plein de bonne volonté, et surtout, bon patriote, tu peux jouer un grand rôle, si tu veux; mais il faut que tu sois bien prêt à tout.

FÉLIX—Soyez tranquille. Ça y est!

CARDINAL—Songez-y bien. C'est une sérieuse affaire que nous entreprenons. C'est notre tête que nous jouons tous. Une fois parti on ne pourra plus reculer. Bon gré mal gré, il faudra aller jusqu'au bout.

FÉLIX—Je ne suis pas homme à reculer. Toutes mes réflexions sont faites. Je veux délivrer mon pays, et je vous suis. Arrive que pourra! Mais il serait assez bon de prendre nos précautions cette fois; car, voyez-vous, les coups sont quelquefois pour nous.

DUQUETTE—C'est justement parce que nous n'avons pas réussi l'année dernière que l'expérience ne nous fera pas défaut cette fois-ci. Vous comprenez que nous savons aujourd'hui par où nous avons péché.

FÉLIX—Je vais vous le dire tout de suite, moi, par où vous avez péché: c'est d'avoir envoyé les habitants se battre avec des fusils sans plaque. Comment voulez-vous que nous déplantions un Anglais avec un fusil qui ne vaut pas mieux qu'un bâton? Vous voulez que nous nous battions; nous sommes prêts. Ah! vous en trouverez des hommes, allez. Mais au moins donnez-nous des armes; des fusils, des canons, de la poudre et des balles. Avec tout cela, je vous promets qu'il en sautera des Anglais.

CARDINAL—Vous en aurez des fusils et des balles. Toutes nos mesures sont prises. Nous avons en ce moment aux États-Unis des affiliés occupés à nous procurer tout cela. L'important pour le moment, c'est d'obtenir quelques fonds. Deux choses sont pressantes: 1. organiser des comités qui deviendront des compagnies plus tard; 2. lever autant d'argent que possible pour l'achat des armes qu'il nous faut. Tu es populaire dans les environs de Napierville: veux-tu te dévouer à l'une et à l'autre?

FÉLIX—Vous connaissez ma réponse.

CARDINAL—Bien, je n'attendais rien moins de votre patriotisme, Félix Poutré. Je vais vous assermenter et vous vous mettrez de suite à l'oeuvre. (Il lui présente une Bible, et tous les conjurés se rangent autour de Félix, et lèvent la main droite.) «Vous jurez à Dieu et à votre patrie d'employer toute votre énergie et tout votre courage pour chasser les Anglais du soi du Canada, et de ne vous arrêter que lorsqu'il n'en restera plus un seul dans ses limites!» (Il baise la Bible et se retire.)

LES CONJURÉS—Ainsi soit-il!

CARDINAL—Maintenant, Félix Poutré, le pays compte sur vous. Gardez cet Évangile, et parcourez les campagnes pour administrer le même serment à tous les patriotes qui voudront se joindre à nous. En même temps, nous solliciterons quelques souscriptions dont le produit sera employé à l'achat des armes qu'il nous faut pour réussir. Voulez-vous faire cela avec zèle et discrétion?

FÉLIX—Je le promets sur ma tête et sur mon honneur! (On frappe.)

3ème CONJURÉ—Qui va là?

UNE VOIX, en dehors—Brutus!

3ème CONJURÉ—Le mot d'ordre?

UNE VOIX, en dehors—Vengeance et liberté!

3ème CONJURÉ, ouvrant la porte—Entrez! (Entrent dix Policemen.)

SCÈNE VI

Les Précédents, POLICEMEN

LES CONJURÉS—Nous sommes trahis! . . .

CAMEL, à part—Sitôt! Ils ne devaient pourtant pas être ici avant minuit . . .

DUQUETTE—Défendons-nous, mort au traître! . . .

CARDINAL—Du calme, Duquette; laissez-moi faire!

CAMEL, se rangeant du côté de la Police—Policemen, ces hommes sont tous des conspirateurs; ils ont juré de renverser le gouvernement de Sa Majesté . . . Je les dénonce . . . (Montrant Cardinal.) Voici leur chef; (montrant Félix) et voici le dernier affilié, et peut-être le plus dangereux de tous!

LES CONJURÉS—Le traître!

CARDINAL—Le lâche! . . .

CAMEL, montrant un papier aux policemen—Voici mes ordres signés du Shérif. Policemen, arrêtez-les tous! (Personne ne bouge.) Arrêtez-les tous, vous dis-je, et que pas un seul ne puisse s'échapper! . . .

CARDINAL, aux Policemen—Frères, (montrant Camel) emparez-vous de ce traître! (À Camel.) Ah! . . . lâche, il y a longtemps que je soupçonnais la trahison, et que j'avais l'oeil sur toi! Tu nous tendais des pièges; tu t'y es laissé prendre toi-même comme un imbécile. Ces hommes que tu as pris pour des mercenaires du gouvernement dont tu t'es fait le servile valet, sont, des nôtres, entends-tu? Je leur ai fait prendre ce costume pour te forcer à lever le masque; et maintenant que nous t'avons vu tel que tu es, nous savons ce qui nous reste à faire.

LES CONJURÉS—A mort! à mort!

CAMEL—Grâce! pour l'amour de Dieu!

CARDINAL—Grâce? vil espion; si tu en valais la peine, je te ferais sauter la cervelle comme une vieille calebasse pourrie, je jetterais ta sale carcasse aux chiens; mais les armes que nous avons prises pour délivrer la patrie, ne doivent pas commencer par se souiller du sang d'un renégat. Au cachot, misérable! C'est là que tu attendras le jugement que ta trahison mérite! (On jette Camel à la cave.)

LES CONJURÉS—C'est cela. Bravo! . . .

CARDINAL—Frères, nous venons d'échapper à un grand danger. Remercions la Providence qui protège aussi visiblement la cause pour laquelle nous allons combattre. Allons nous mettre à l'oeuvre. Voici les plis cachetés dans lesquels chacun de nous trouvera le mot d'ordre, et les dispositions des chefs. Prenez: soyez prudents, et Dieu sauve le Canada!

LES CONJURÉS—Dieu sauve le Canada!

CARDINAL, à Duquette—Toi, viens avec moi! (À Félix.) Jeune homme, c'est entendu, adieu! à la vie à la mort! . . . (Il lui serre la main.) Sortons.(Tous sortent.)

FÉLIX, resté en arrière—Dans six mois le Canada sera libre! . . . Et moi? . . . Dans six mois, Félix Poutré sera mort, ou sera un grand homme! . . . (Il sort.)

Acte II

Le décor représente une grande route.

SCÈNE I

On entend un chant, d'abord lointain, se rapprochant, et une troupe de patriotes entrant à droite en chantant:

UN PATRIOTE—En avant! marchons, etc.
  O Canadiens, peuple de braves,
  La liberté rouvre ses bras!
  On nous disait: soyez esclaves!
  Nous avons dit: soyons soldats!
  Aux armes donc, fiers patriotes,
  Ressuscitons les sans-culottes!
  En avant, marchons!
  Contre les canons!
  A travers le fer, le feu, les bataillons!
  Marchons, sus aux despotes! (bis)

LE CHOEUR—En avant, marchons, etc.

(Ils sortent à gauche en chantant.)

TOINON, resté seul en arrière, avec un grand sabre tout rouillé sur l'épaule—Ste Anne du Nord! Si je pouvais donc déplanter un Anglais! . . . Ça serait-y rien qu'un petit. . . . avec le sabre à mon grand-père. . . . Il m'semble que ça y ferait plaisir, c'pauv'défunt! . . . (Il chante sur un ton faux, en s'en allant à gauche:) En avant, marchant, à travers les champs . . . (Cardinal et Duquette entrent à droite.)

CARDINAL, à Toinon—Garçon, attends! j'ai à te parler. (À
Duquette.
) Tu dis qu'il s'est échappé?

DUQUETTE—Oui, et voici même la lettre que je viens de recevoir à ce sujet. (Il lit:) «Camel s'est évadé hier de la prison où nous l'avions enfermé. Il est probable qu'à l'heure où je t'écris, nous sommes tous dénoncés. On m'assure que le traître est parti ce matin pour Napierville. Ainsi, soyez sur vos gardes. (Signé.) No. 12». Vous voyez que nous n'avons pas de temps à perdre.

CARDINAL—Ainsi, il est probable qu'il est en ce moment à
Napierville?

DUQUETTE—C'est très possible.

CARDINAL, à Toinon—Garçon, tu connais le capitaine Félix Poutré?

TOINON—Ben, j'penserais!

CARDINAL—Eh bien, cours à Napierville, et dis-lui que Camel s'est échappé de prison; qu'il doit être en ce moment dans les environs, et qu'il faut s'emparer de sa personne à tout prix. Va, tu seras récompensé.

TOINON—Ça y est. (Il sort à gauche en chantant:) «Quand le feu fut dans les sapins, ça flambait ben, ça flambait ben.»

(Cardinal et Duquette le suivent.)

Le décor s'ouvre et représente l'intérieur de la demeure de Poutré.

SCÈNE II

POUTRÉ, père et CAMEL (assis)

CAMEL—Je vous dis qu'il y était, moi; et que cette maudite canaille a eu l'audace d'attaquer Odeltown où les volontaires étaient retranchés; qu'ils se sont battus deux jours de suite comme des enragés brigands qu'ils sont. Mais heureusement qu'ils n'avaient pour armes que quelques mauvais fusils et les troupes du gouvernement n'ont pas eu de peine à repousser leurs attaques.

POUTRÉ—Pauvres enfants!

CAMEL—Oui, pauvres enfants, des rebelles qui, s'ils tombent maintenant sous la patte du gouvernement, recevront certainement ce qu'ils méritent. Entendez-vous, père Poutré, et votre Félix pourrait bien, avant longtemps, essayer une cravate plus dure qu'une cravate de marié!

POUTRÉ—Mais qui donc t'a dit, Camel, que Félix faisait partie des révoltés? Il est parti depuis huit jours pour Lacolle où il règle quelques-unes de mes affaires.

CAMEL—Allons donc! allons donc! on sait ce qu'on sait. Et si je vous disais, moi, que depuis un mois, il parcourt les campagnes pour assermenté les rebelles et lever des fonds pour acheter des armes aux États-Unis; qu'il a ainsi réuni plus de trois mille vauriens, organisé des comités, tenu des conciliabules, et soulevé partout cette canaille qui est heureusement dispersée maintenant!

POUTRÉ, à part—Le traître sait tout! (Haut.) C'est impossible ce que tu me dis là, Camel. Mon fils ne s'est jamais mêlé des troubles du pays. Mais, toi, tu fais un bien vil métier en décriant ainsi tes compatriotes, et en essayant de faire planer de tels soupçons sur la conduite de tes frères.

CAMEL—Ta, ta, ta, ta! Tenez, le père, si j'écoutais mon devoir, je devrais les dénoncer plutôt, et le gouvernement m'en saurait gré . . . (On entend chanter ait loin: En avant! marchons, etc.) Tenez, les voilà qui s'approchent! (On entend des coups de fusil.) Entendez-vous la fusillade? C'est sans doute quelque escarmouche de l'autre côté de la rivière. Il est maintenant 7 heures du soir: bien! avant qu'il soit 11 heures, les troupes se seront emparées du village. Au revoir, père Poutré. (Il sort.)

SCÈNE III

POUTRÉ seul

POUTRÉ—Oui, au revoir, maudit pourvoyeur de potence! S'il fallait chasser quelqu'un du pays, c'est bien par les chenapans de ton espèce qu'il faudrait commencer! . . . Mais Félix ne revient toujours pas . . . pourvu qu'il ne lui soit point arrivé malheur . . . qui sait où sa mauvaise tête peut le conduire . . . O mon Dieu, conservez-moi le seul espoir de mes cheveux blancs! (Une troupe de patriotes entrent en chantant. Ils sont armés de fourches, de faux et de mauvais fusils.)

SCÈNE IV

POUTRÉ, BÉCHARD, TOINON, PATRIOTES

POUTRÉ—Eh bien, Béchard? (Il lui serre la main.)

BÉCHARD—Et Félix?

POUTRÉ—Il n'est pas avec vous? Mon Dieu, qu'est-il devenu?

BÉCHARD—Il est parti hier soir, pour aller à Lacolle chercher des fusils. Nous le cherchons; le temps presse; il devrait être de retour depuis longtemps.

(Félix entre.)

SCÈNE V

Les Précédents, FÉLIX

BÉCHARD—Le voilà! Eh bien, Félix, voilà quatre heures que nous te cherchons . . .

FÉLIX, découragé—Pas d'armes, pas d'armes! Pas un seul fusil, pas une seule cartouche! . . . Mes amis, nous sommes trompés, vendus, sacrifiés! . . . Où est-il, que je lui dise en face ce qu'il est? . . .

POUTRÉ—Qui donc?

FÉLIX—Le Dr Côté.

BÉCHARD—On dit qu'il est parti.

FÉLIX—Malédiction! J'arrive trop tard. Comment donc ai-je pu faire pour ne me douter de rien? Oh! Le lâche! Il a mis sa peau en sûreté. Ah! si j'eusse été ici, misérable, tu ne serais pas parti comme cela . . .

BÉCHARD—Personne ne l'a vu partir . . . On croit qu'il a dû filer avant le jour.

FÉLIX—Le traître! . . . Écoutez-moi, mes amis, vous allez voir jusqu'où peut aller la perfidie d'un homme! Vous savez toutes les belles promesses qu'il nous avait faites . . . Et bien, après les désastreuses attaques d'Odeltown, je me rendis à Napierville, chez le Dr Côté, et je lui demandai si nous n'allions pas avoir des armes, et surtout des canons. Que voulez que nous fassions, lui dis-je, sans canons, pour déloger cette canaille-là de l'église? Si nous n'avons point d'armes, mieux vaut tout abandonner. Quoiqu'il essayât de faire bonne contenance, je vis bien à son expression embarrassée qu'il n'avait rien de bon à m'apprendre, et je commençai à me douter que quelque chose n'allait pas bien. Il me dit de revenir le voir. Je le quittai assez mécontent. Nous allons voir ce que l'on va me dire ce soir, me dis-je à moi-même. Il est temps que ces bêtises-là finissent. Aller se battre contre des murs avec des balles! . . . Mais nous y serions encore dans deux mois . . . Si nous eussions eu seulement deux petits canons! . . . Et dire que depuis plus d'un mois on nous promet des armes! Et qu'au moment critique, il ne nous est pas encore venu un seul fusil . . . Et tous ces braves gens confiants et honnêtes qui sont là compromis par des fous ou des traîtres! Car enfin, il n'y a pas de milieu; s'ils ont des armes et qu'ils ne les fassent pas venir de suite, c'est une imbécillité qui n'a pas de nom! S'ils n'en ont pas, ces hommes-là nous trahissent donc depuis un mois! S'ils nous avaient dit de suite: nous ne pouvons pas nous procurer des armes, est-ce que vous auriez songé à sortir de chez vous?

PATRIOTES—Non! non!

TOINON—Ben, j'pense pas!

FÉLIX—Est-ce que nous sommes obligés de nous faire massacrer par les soldats anglais, ou à danser au bout de la corde d'une potence pour leur bon plaisir?

PATRIOTES—Non! non!

TOINON—Ben, j'pense pas! . . .

FÉLIX—Mais voici la fin de l'histoire. Le soir arrivé, je retournai chez le Dr Côté. Je ne pus obtenir l'entrée. Vers neuf heures, je me présentai de nouveau; même résultat. Cela devenait inexplicable. Enfin à 11 heures je partis, déterminé à passer sur le corps de dix hommes, s'il le fallait, pour arriver à lui. A ma grande surprise, j'entrai sans difficulté. «Mon cher Poutré, me dit Côté, nous venons d'être informés que les troupes du gouvernement se dirigent sur Napierville. Elles sont encore à huit lieues d'ici, et conséquemment elles arriveront demain sur les dix ou onze heures du soir. Ils sont à peu près cinq mille hommes. Pars immédiatement et rends-toi à Lacolle où les armes doivent être arrivées maintenant. Il doit y avoir cinq mille fusils et des munitions. » Je me donnai bien de garde d'attendre le jour. Je partis aussitôt pour Lacolle, déterminé à remplir ma mission avec honneur. Chemin faisant, je m'arrêtai à chaque maison où j'espérais trouver un cheval et une voiture, et j'ordonnai plutôt que je ne demandai aux gens de me suivre pour aller chercher ces armes si longtemps attendues. Arrivé à Lacolle, je m'informai . . . Rien! . . . La réalité me frappa comme un coup de foudre . . . Rien! . . . Nous étions trahis et Côté avait voulu m'éloigner pour s'évader plus facilement; c'était toujours deux yeux de moins.

BÉCHARD—Oh! le scélérat.

POUTRÉ—Et maintenant qu'allez-vous faire, Félix? Les troupes anglaises qui sont à quelques milles du village . . .

FÉLIX—Que voulez-vous que nous fassions contre cinq mille hommes de troupes régulières avec quatre cents mauvais fusils? Ah! si nous en avions une fois des fusils! de vrais fusils de soldat! . . . Mais à quoi sert? Tout est fini, c'est bien clair! . . . Séparons-nous, mes pauvres amis, et que chacun prenne son côté! Malheur à qui sera pris! . . .

BÉCHARD—Tu as raison, Félix; tout est fini pour cette fois. L'heure de la délivrance n'est pas encore sonnée. Séparons-nous. Adieu! adieu, mes braves amis.

(Les patriotes serrent la main de Félix et sortent.)

FÉLIX—Adieu, braves compagnons! Puisse la trahison ne pas avoir de suites plus funestes! . . .

TOINON, à part—Et puis dire que j'ai pas pu tant seulement en déplanter la moquié d'un! . . .

SCÈNE VI

POUTRÉ, FÉLIX, TOINON

FÉLIX—Allons, c'est donc fini . . . Oh! les traîtres! . . . (Il contemple son fusil et l'embrasse.) Adieu, mon fidèle mousquet, voilà la deuxième fois que tu combats pour la patrie, puisses-tu, dans des jours meilleurs, être encore le défenseur de la bonne cause! (Il suspend son fusil au mur et s'assied tristement.)

TOINON—Mon capitaine . . . sans vous interboliser . . . (Silence.)
Sus vot' respect, mon capitaine.

FÉLIX—Que me veux-tu?

TOINON—C'est que, mon capitaine . . .

FÉLIX—Au diable avec ton capitaine, qu'est-ce que me veux?

TOINON, à part—Ste Anne du Nord! comme il suspèque . . . (Haut.)
C'est que j'aurais comme manière d'une petite commission . . .

FÉLIX—Qu'est-ce que c'est?

TOINON—Ben, c'est un grand monsieur . . . C'est ben . . . queuque général, j'crois ben . . . qui m'a dit comme ça: Connais-tu Félix Poutré?—Le p'tit Félisque au père Poutré, que j'dis, ben j'penserais . . .—Tu vas aller le trouver, qui me dit.—Ça y est, que j'dis . . . je vous ai t'y dit qu'y en avait deux générals? . . .

FÉLIX—Vas-tu achever une fois? et ta commission?

TOINON—Ben v'là; tu diras à monsieur Félisque, qui me dit, que
Camel . . .

FÉLIX—Hein?

TOINON—Que Camel est par icitte, épi qui faut que vous mettiez la main dessus, passeque . . .

FÉLIX—Camel, sorti de prison! . . . C'est impossible.

POUTRÉ—C'est tellement possible qu'il était ici il n'y a pas une heure.

FÉLIX—Je suis perdu! . . . Cet homme-là a juré ma perte. Je suis déjà dénoncé, j'en suis sûr.

TOINON—Bon, à c't'heure que ma commission est faite, j'vas aller serrer le sabre à mon grand-père. A la revue! (S'en allant.) C'Camel-là, allez, c'est p'tit! (Il sort.)

SCÈNE VII

POUTRÉ, FÉLIX

POUTRÉ—Eh bien, mon cher Félix, qu'est-ce-que tu vas faire maintenant?

FÉLIX—Je ne serais pas fâché de le savoir moi-même.

POUTRÉ—Mais, tu vas être arrêté!

FÉLIX—C'est bien probable, mais qu'y faire? Peut-être me relâcheront-ils; je n'ai pas tant fait après tout.

POUTRÉ—Tu n'as pas tant fait? Mais y penses-tu, Félix? Tu as organisé des compagnies; tu as couru les villages pendant plus d'un mois pour assermenté les patriotes; tu as fait des discours contre le gouvernement; enfin tu étais capitaine d'une compagnie; tu t'es battu à Odeltown, et tu dis que tu n'as pas tant fait! Ah bien! moi, je te dis que tu en as fait bien plus qu'il n'en faut pour . . . pauvre enfant (il essaie une larme) . . . Allons, pas de faiblesse; plus le malheur est grand, et plus il faut se montrer courageux. Tiens Félix, la seule chose qui te reste à faire . . .

SCÈNE VIII

POUTRÉ, FÉLIX, BÉCHARD

BÉCHARD, entrant—Que Félix ne reste pas ici une minute de plus, on le cherche. (Apercevant Félix.) Va-t-en! va-t-en tout de suite, le colonel X… vient de donner l'ordre de t'arrêter. . . .

POUTRÉ—Mon Dieu, que faire?

FÉLIX—Comment diable a-t-il pu savoir que j'étais arrivé?

BÉCHARD—S'il ne t'a pas vu, il s'en doute. Dans tous les cas, en passant devant ce vieux misérable de colonel, j'ai aperçu Camel qui sortait de la maison . . .

POUTRÉ—Oh! le gredin! . . .

BÉCHARD—«Prends garde de les manquer, lui dit le bonhomme; je l'ai vu comme je vous vois là, avec sa tuque rouge et ses gros yeux de chat-huant. Craignez pas, lui répondit Camel, je vais commencer par Félix; il y a longtemps que je le guette, celui-là!—Eh bien, va chez son père tout de suite, reprit le colonel, car s'il est revenu, le vieux a le nez long; il ne le gardera pas longtemps.» J'ai bien vu qu'il s'agissait de nous autres, et j'ai piqué droit à travers les champs pour venir les avertir. Si les chemins eussent été beaux, je ne serais peut-être pas arrivé à temps; mais avec ces chemins-là, ils doivent bien être encore à un bon quart de lieue d'ici. C'est donc à peu près dix minutes qui te restent. Ainsi profites-en; tu vois que ça presse.

FÉLIX—Merci, merci, mon cher Béchard. (Il lui serre la main.)

BÉCHARD—C'est bon, c'est bon! allons, bonsoir. Je suis pressé, car je ne suis pas trop clair de mon affaire, moi non plus. Mais tenez, père Poutré, j'ai tant couru qu'une petite goutte ne me ferait pas de mal!

POUTRÉ, apportant une bouteille et des verres—Ah! pauvre enfant, et moi qui suis assez sot pour n'y pas penser! . . . Tiens, vois-tu, il y a des moments où l'on n'a pas la tête à soi. Je te prie bien de m'excuser, car ce n'est pas mon habitude de mal recevoir mes meilleurs amis.

BÉCHARD—Ce n'est rien, père Poutré; je sais bien que ce n'est pas le coeur qui manque.

(Ils trinquent.)

POUTRÉ—A des jours meilleurs!

(Ensemble:) FÉLIX—A la liberté du Canada! BÉCHARD—A la liberté du Canada!

BÉCHARD—Là-dessus, braves amis, adieu, et bonne chance! (Il sort.)

FÉLIX—Adieu!

SCÈNE IX

POUTRÉ, FÉLIX

POUTRÉ—Tu vois, Félix, tu n'as pas un moment à perdre! Sauve-toi, sauve-toi dans le bois des Trente. J'irai t'y porter à manger demain. (On frappe.) Sauve-toi au nom du ciel. (Félix sort à gauche.) Qui est là?

SCÈNE X

POUTRÉ, CAMEL

CAMEL, en dehors—Ouvrez donc, père Poutré; vous n'avez pas peur des amis?

POUTRÉ—C'est lui, le gueux! (Il ouvre.)

CAMEL, entrant—Je vous souhaite le bonsoir, père Poutré.

POUTRÉ—Bonsoir.

CAMEL, s'asseyant—Les temps sont durs, père Poutré.

POUTRÉ—Oui, les pauvres Canadiens vont avoir de bien mauvais quarts d'heure à passer.

CAMEL—C'est bien leur faute; quel besoin avaient-ils de se révolter contre le gouvernement? Y a-t-il un pays au monde aussi heureux que celui-ci?

POUTRÉ—Hum!

CAMEL—Comment? vous ne trouvez pas les Canadiens heureux de vivre sous notre bon gouvernement?

POUTRÉ—Écoute, Camel, ne viens pas me tendre des pièges. Je n'ai pas bougé, moi; j'ai cru que c'était une folie. Je l'ai même dit aux jeunes gens. Malheureusement une fois le branle donné, rien n'a pu arrêter ces pauvres enfants-là . . . Mais de ce que je dis qu'ils ont fait une folie, à dire que le gouvernement est bon, il y a loin. Je ne dis pas, entendons-nous, qu'il soit mauvais; je ne dis rien du tout. Mais avant de dire qu'il est bon, tu sais . . . mon cher . . . Au reste il ne s'agit pas de tout cela; qu'y a-t-il à ton service?

CAMEL—Ainsi, père Poutré, vous pensez que le gouvernement n'est pas bon?

POUTRÉ—Je ne dis rien, Camel, entends-tu? Laissons cela là et dis-moi ce que tu viens faire ici!

CAMEL—Oh! histoire de jaser en passant . . . mais vous vous couchez bien tard, père Poutré; attendez-vous quelqu'un?

POUTRÉ—Tu es bien curieux. J'ai bien le droit, je suppose, de me coucher quand bon me semble.

CAMEL—Allons donc, ne vous fâchez pas, père Poutré. Avez-vous entendu parler des événements? On dit qu'il y a eu bien des malheurs . . . bien des prisonniers faits surtout?

POUTRÉ—Tant pis!

CAMEL—Pourquoi donc tant pis? Est-ce que ces vauriens-là ne méritent pas d'être punis pour leur conduite?

POUTRÉ—Si l'on punissait les vrais coupables, ce ne serait peut-être pas ceux-là qui en souffriraient.

CAMEL—Et qui sont-ils les vrais coupables?

POUTRÉ—Les vrais coupables, écoute, Camel, ce sont ceux qui vendent et livrent leurs compatriotes pour de l'argent, des honneurs ou des titres.

CAMEL—Allons, allons, père Poutré, vous vous fâchez toujours. Je n'ai certes pas l'intention de rien dire contre un homme comme vous; mais quand il s'agit de la canaille qui est allée se battre à Odeltown, il me semble qu'on peut bien lui dire son fait.

POUTRÉ—Est-il juste de traiter de canaille de braves gens qui n'ont été que trompés? Je trouve cent fois plus méprisables . . .

CAMEL—Ceux qui les punissent?

POUTRÉ—Non, mais ceux qui les cherchent! Tiens, Camel, quand on voit à pareille heure un oiseau de mauvais augure comme toi, on sait ce que cela veut dire. Si tu t'imagines me tromper par tes mines innocentes, tu te trompes toi-même. Je connais ta scélératesse et ta lâcheté, va, je sais que tu t'es faufilé parmi les patriotes pour essayer ensuite de les livrer au gouvernement; je sais que, frustré dans tes desseins, tu n'as dû la vie qu'à la clémence de ceux que tu voulais perdre; je sais que tu es parvenu d'une façon ou d'une autre à t'échapper du cachot où l'on t'avait enfermé; enfin, je sais ce que tu viens faire ici aussi bien que toi-même, et ce qu'il y a de plus vil de ta part, c'est que tu cherches à me tirer les vers du nez, comme on dit, pour en emmener deux au lieu d'un. Ah! je te connais depuis longtemps, Camel.

CAMEL—Eh bien, faisons notre devoir alors. Je voudrais bien que ce fût un autre que moi, père Poutré; mais comme on m'a choisi, il faut bien que j'agisse.

POUTRÉ—Pas d'hypocrisie, Camel! tu viens chercher Félix, eh bien tu t'en iras comme tu es venu; il n'y est pas. Et si tu as peur en t'en retournant, ce qui arrive souvent, chante: «J'ai trouvé le nid du lièvre!» cela t'empêchera peut-être de frissonner au bruit des feuilles. Ainsi Félix n'y est pas; va-t'en, car je ne suis pas disposé à endurer plus longtemps dans ma maison ta face de valet volontaire!

CAMEL—Père Poutré, voici un warrant qu'il faut que j'exécute; et comme M. le colonel est informé que Félix est ici, car il le sait, c'est inutile de le nier, je vais le chercher, père Poutré, car il faut que je le trouve.

POUTRÉ—Eh bien, cherche.

CAMEL—Vous feriez mieux de vous épargner ce désagrément, père Poutré. A quoi bon nier? Félix est arrivé ici aujourd'hui; on sait ce qui se passe, allez. Pourquoi me forcer de faire le tour de la maison et de fureter dans tous les coins?

POUTRÉ, prenant violemment le bras de Camel—Plus de paroles, entends-tu? Quant je te dis que Félix n'y est pas, c'est que c'est vrai. Si tu ne me crois pas, cherche! Fais ton infâme métier, et va-t'en vite. Tu finiras bien par aller où tu envoies les autres, serpent! Ainsi fais ta recherche!

CAMEL—Tenez, père Poutré, je sais que vous êtes incapable de mentir . . .

POUTRÉ—Pas de flagorneries! Tu as un devoir à remplir, dis-tu? eh, bien, fais-le vite et délivre-moi de ta présence.

CAMEL—Si vous me donnez seulement votre parole d'honneur que Félix n'est pas ici, père Poutré, je m'en contenterai.

POUTRÉ—Cherche, lâche! laisse-moi tranquille avec tes avances!
Je ne veux pas te devoir même l'apparence d'un ménagement!

CAMEL—Je vois bien que toutes les recherches sont inutiles; le luron est bien caché. Dans ce cas, père Poutré, je n'ai qu'un mot à dire. Votre fils est un traître au gouvernement; il est caché; vous devez savoir où il est, et puisque vous ne voulez pas le livrer j'ai le droit de vous arrêter comme suspect et comme recelant un rebelle. (Il tire un sifflet de sa poche, siffle et plusieurs soldats entrent.) Soldats, arrêtez cet homme! (Les soldats obéissent.) Maintenant, père Poutré, vous allez être conduit en prison, et vous ne serez libre que lorsque vous aurez déclaré où est votre fils, et si vous ne le faites pas, vos propriétés seront brûlées, et la loi se chargera de votre personne!

POUTRÉ—Infâme!

CAMEL—Silence! . . . Père Poutré, encore une fois, je vous somme au nom de la loi de déclarer où est votre fils, Félix Poutré.

SCÈNE XI

Les Précédents, FÉLIX

FÉLIX, entrant—Le voici!

POUTRÉ—Mon Dieu!

CAMEL—Soldats, laissez cet homme, et arrêtez celui-ci. Félix
Poutré, au nom de la couronne d'Angleterre, je vous fais prisonnier.
Vous allez tenir compagnie à votre ami Béchard que je viens de faire
arrêter.

FÉLIX—Pauvre Béchard, victime de son dévouement!

POUTRÉ—Qu'as-tu fait, mon pauvre Félix?

FÉLIX—Mon pauvre père, c'est moi qui ai tiré le vin, c'est à moi de le boire'. Je ne consentirai jamais à ce que vous souffriez pour ce dont je suis seul coupable. Pardonnez-moi tous les chagrins que je vous cause, et laissons l'avenir entre les mains de la Providence; elle veillera sur les jours de votre enfant. (Il l'embrasse.) Adieu! (Le rideau tombe.)

Acte III

Le décor représente l'intérieur de la prison de Montréal. De nombreux prisonniers, parmi lesquels sont Cardinal et Duquette, Béchard et Toinon, assis tristement. Félix est seul assis sur le devant de la scène.

SCÈNE I

FÉLIX—Eh bien, mon pauvre Félix, que te reste-t-il de tous tes beaux rêves de gloire et de grandeur? . . . Quelle dérision que la destinée! . . . Il y a quelques semaines, je me voyais bientôt bel officier armé de pied en cap, pistolets à la ceinture, épée au côté ou bonne carabine au poing, marchant triomphant à la tête d'un régiment de patriotes victorieux. Il me semblait déjà entendre les acclamations du peuple sur mon passage: on me nommait déjà l'un des libérateurs de mon pays! . . . Et maintenant, pauvre insensé, je n'ai pour tout horizon que les murs d'un cachot où sont entassés mes compagnons d'infortune, et le temps n'est peut-être pas éloigné où je n'aurai d'autre piédestal que . . . la trappe d'une potence . . . Perdu! . . . pendu! . . . voilà un mot qui n'est pas agréable; le fait est que j'aimerais presque autant avoir toute ma vie la mine d'un Anglais, que celle quej'aurai cejour-là! . . . pendu! . . . Et puis dire que c'est aujourd'hui le tour de ce pauvre Cardinal et de ce pauvre Duquette! Pauvres garçons! oui, c'est aujourd'hui, vendredi 21 décembre! Le gouvernement a choisi ses premières victimes . . . mon tour ne peut tarder d'arriver C'était affreux, hier, de voir ce malheureux Cardinal embrasser sa femme et ses quatre enfants, et Duquette sa pauvre vieille mère . . . C'était déchirant! A peine 21 ans, être le seul soutien d'une vieille mère, et mourir . . . pendu! oh! (Il cache sa tête dans ses mains.) On ouvre! . . . Voilà le shérif . . . oui, c'est à peu près l'heure . . . O mon Dieu . . . le bourreau! . . . la sentence! . . .

(Le shérif entre suivi de plusieurs soldats, du geôlier et du bourreau. Le shérif a l'épée au côté; le bourreau est enveloppé de noir et masqué.)

SCÈNE II

Les Précédents, le SHÉRIF, le GEÔLIER, le BOURREAU, SOLDATS

SHÉRIF—Joseph Narcisse Cardinal, approchez et levez la main droite. (Il lit:) «Ayant été bien et dûment convaincu du crime de haute trahison, avec intention avouée de renverser le gouvernement de notre Souveraine Dame la Reine, au Canada, vous, Joseph Narcisse Cardinal, avez été condamné par la Cour Martiale légalement établie en cette province à être conduit, vendredi, le vingt et unième jour de décembre en l'année de Notre Seigneur mil huit cent trente-huit, au lieu ordinaire des exécutions, pour là être pendu par le cou jusqu'à ce que la mort s'en suive. Que Dieu ait pitié de votre âme!»

CARDINAL—Vive la liberté!

SHÉRIF—Joseph Duquette, à votre tour, approchez et levez la main droite. (Il lit:) «Ayant été bien et dûment convaincu du crime de haute trahison, avec intention avouée de renverser le gouvernement de notre Souveraine Dame la Reine, au Canada, vous, Joseph Duquette, avez été condamné par la Cour Martiale légalement établie en cette province, à être conduit, vendredi, le vingt et unième jour de décembre en l'année de Notre Seigneur mil huit cent trente-huit, au lieu ordinaire des exécutions, pour là être pendu par le cou jusqu'à ce que la mort s'en suive. Que Dieu ait pitié de votre âme.»

DUQUETTE—Vive la liberté!

SHÉRIF—Joseph Narcisse Cardinal et Joseph Duquette, préparez-vous tous deux à me suivre. (Cardinal et Duquette pressent la main aux prisonniers dont quelques-uns pleurent.)

CARDINAL—Ne pleurez pas, mes amis, nous nous reverrons dans un monde meilleur, et en attendant, nous allons montrer à nos ennemis comment savent mourir des chrétiens et des Canadiens-français . . . Adieu! . . . priez pour nous et vive le Canada! (Cardinal et Duquette s'embrassent et se mettent à genoux.)

DUQUETTE—J'offre mon âme à Dieu et ma vie à mon pays!

CARDINAL—Ainsi soit-il!

SHÉRIF—Êtes-vous prêts?

(Ensemble:) CARDINAL—Oui. DUQUETTE—Oui.

Ils sortent escortés par les soldats et suivis par le bourreau, le geôlier et le shérif. Tous les prisonniers restent silencieux; on entend le brouhaha de la populace.

CARDINAL, en dehors—Canadiens, nous allons mourir pour la patrie; puisse notre sang devenir une semence féconde pour l'avenir du Canada!

DUQUETTE, en dehors et chantant—«Allons, enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé . . .» (On entend un grand bruit suivi des cris de la multitude en dehors. Les prisonniers se mettent à genoux et chantent à la sourdine:)

LES PRISONNIERS—«Mourir pour la patrie,
  C'est le sort le plus beau,
  Le plus digne d'envie. (bis)»

(Les prisonniers se lèvent.)

SCÈNE III

FÉLIX, LES PRISONNIERS

FÉLIX—Mes amis, écoutez-moi. Deux hommes irréprochables dans leur conduite personnelle, deux hommes universellement estimés et respectés, deux nobles coeurs et deux citoyens dévoués, viennent de subir le sort des criminels, des voleurs et des meurtriers! L'affreuse réalité est là devant nos yeux. Deux de nos amis viennent de nous être arrachés et d'être immolés à des vengeances de partis; car il y a si peu de crime réel dans une tentative d'insurrection, que le gouvernement anglais sera tôt ou tard obligé, par la seule force des choses et de l'opinion, de réhabiliter ces victimes d'une atrocité presque sans exemple dans l'histoire des peuples. Des exécutions pour cause purement politique sont, à tous les points de vue possibles, de vrais meurtres, des cruautés inexcusables, et le gouvernement qui les ordonne reste plus déshonoré que ceux qui les subissent. Mais consolez-vous, amis; Cardinal et Duquette, et tous ceux qui auront l'honneur de les suivre sur l'échafaud seront toujours regardés comme des martyrs de la liberté, puisqu'ils auront sacrifié leur vie à leurs convictions, et le procureur général Ogden, le véritable auteur de ces meurtres, restera pour toujours cloué au pilori de l'histoire, et voué à l'exécration publique, pendant que des monuments de sympathie et de deuil national s'élèveront à ses victimes! Mes amis, admirons le courage stoïque avec lequel nos compagnons viennent de subir le dernier supplice, et, s'il nous faut nous soumettre au même sort, jurons tous de mourir comme eux le front haut et le mot de liberté sur les lèvres.

LES PRISONNIERS, levant la main—Nous le jurons!

(Entrent le Shérif et le Geôlier.)

SCÈNE IV

Les Précédents, SHÉRIF, GEÔLIER

SHÉRIF, entrant—Charles Hindeland, vous êtes appelé à subir un interrogatoire; suivez-moi.

(Le Shérif et le Geôlier sortent avec l'un des prisonniers.)

SCÈNE V

Les Précédents, excepté le SHÉRIF et le GEÔLIER

FÉLIX, conduisant Béchard sur le devant de la scène—Je crois, mon cher Béchard, que nous avons grande chance de suivre bientôt le pauvre Cardinal et le pauvre Duquette, et de partir par la même route.

BÉCHARD—Le fait est que je suis loin d'être rassuré. Le gouvernement se venge, et puisqu'il y est décidé, il fera sa vengeance la plus complète possible. Je ne sais vraiment quel démon inspire ceux qui conduisent les affaires du pays.

FÉLIX—Vous avez toujours plus de chance de vous en tirer que moi; vous n'avez pas assermenté trois mille hommes, et surtout vous n'avez pas chanté vos affaires à tout le monde.

BÉCHARD—C'est vrai; mais on peut avoir de moindres chances que toi, et en avoir encore d'assez belles.

FÉLIX—Vous croyez donc que c'est une affaire faite pour moi?

BÉCHARD—Pour te dire la vérité, mon cher, nous sommes des hommes et nous pouvons la supporter, je suis même surpris qu'on n'ait pas commencé par toi.

FÉLIX—Diable! vous n'êtes pas consolant.

BÉCHARD—Que veux-tu? Nous aurions tort de nous faire illusion; il vaut mieux se tenir prêt à tout.

FÉLIX—C'est vrai, et après ce qui vient d'arriver, je ne puis m'empêcher de me dire que c'en est fait de moi. Cela fait penser . . . Tenez, il y aurait pourtant un moyen . . .

BÉCHARD—Un moyen de quoi faire?

FÉLIX—Un moyen de sauver ma tête.

BÉCHARD—Hum! . . . j'en doute fort.

FÉLIX—Dites-moi, Béchard, vous êtes plus âgé que moi; avez-vous jamais entendu dire qu'un fou ait été pendu?

BÉCHARD—Non! mais nous ne sommes pas des fous, je suppose.

FÉLIX—Non, sans doute, mais on peut faire semblant d'être fou.

BÉCHARD—Bon, perds-tu la tête? faire semblant d'être fou, mon cher; je t'assure que c'est plus difficile que tu penses. Une demi-heure, passe encore; mais des semaines; mais des mois peut-être . . . C'est une chose impossible, vois-tu; il n'y a pas un homme qui puisse soutenir un pareil rôle. Comment s'empêcher de rire seulement? car c'est précisément là la caractéristique de la folie, et le plus difficile. Si tu manques seulement une fois au sérieux de ta figure, tu es perdu. Ah! tu peux y renoncer, va, ton idée même est une folie.

FÉLIX—Écoutez-moi, Béchard, vous êtes le seul homme au monde à qui j'oserais faire une pareille confidence; je vais vous dire ce qui m'a mis ce projet en tête. Pendant la nuit qui précéda mon arrestation, je rêvais que j'étais pris et qu'on faisait mon procès. On allait me condamner à mort, quand un juge, plus humain que les autres, s'avisa de dire que j'étais fou, et qu'il fallait me mettre en liberté. Depuis ce temps-là, cette idée ne m'est pas sortie de la tête; et, mon cher, je ferai le fou, je ferai toutes les extravagances imaginables et je ne rirai pas! Pour tenir mon sérieux, j'en suis sûr. Voyons, Béchard, tel que vous me voyez là, je suis, en bon canayen, ce qu'on appelle flambé. Si l'on découvre ma fraude, je ne serai pas pendu deux fois pour cela. Ainsi je risque. Il y a longtemps que j'y pense, et je crois qu'un bon moyen de sauver sa vie vaut la peine d'être essayé.

BÉCHARD—Je ne veux certes pas t'en empêcher, mais je n'ai pas confiance dans ton idée. Tant mieux si tu y réussis, car tu sauves ta tête; mais pour croire que tu seras si longtemps sans rire, jamais. Dans tous les cas, quand tu sentiras l'envie de rire s'emparer de toi, pense à la corde; cela pourra peut-être en effet te rendre sérieux.

FÉLIX—C'est cela; eh bien, avant qu'il soit longtemps, je serai fou, et tout de bon, vous pouvez en être sûr. Ah! par exemple, prenez garde, ne me trahissez pas. Il faut que vous ayez l'air de me croire bien fou au moins.

BÉCHARD—Ah! pour cela, sois tranquille. Une fois la chose convenue, je t'aiderai de mon mieux; car franchement tu n'as pas d'autre moyen que celui-là.

SCÈNE VI

Les Précédents, le SHÉRIF, le GEÔLIER, DEUX SOLDATS

SHÉRIF—Félix Poutré, à votre tour, suivez ces hommes à la salle des interrogatoires. (Félix, les soldats et le geôlier sortent.)

SCÈNE VII

Les Précédents, excepté FÉLIX, les SOLDATS et le GEÔLIER

SHÉRIF—Prisonniers, j'ai quelque chose à vous dire. Vous venez de voir par le châtiment terrible qui vient de frapper deux de vos compagnons, que le gouvernement de Sa Majesté est déterminé à sévir avec la dernière rigueur contre ceux qui ont pris part à la récente révolte. Néanmoins, en ma qualité de greffier de la cour martiale, je suis autorisé à vous informer que la loi est disposée à agir avec égard vis-à-vis de ceux qui feront des déclarations qui pourront nous mettre en état de découvrir les principaux moteurs de la rébellion.

BÉCHARD—Monsieur le Shérif, c'est une lâcheté que vous venez de commettre. Est-ce parce que nous sommes dans les fers que vous vous croyez le droit de nous insulter? Si pour un misérable emploi, vous avez renoncé à votre beau titre de canadien-français; si pour quelques vils écus vous vous êtes fait le valet des bourreaux de vos compatriotes, au moins n'essayez pas de faire rejaillir sur nous la boue que vous avez au front. Regardez ces honnêtes citoyens. . . . ils mourront peut-être demain, mais l'avenir les vengera, et tôt ou tard, vous aussi, vous recevrez ce que vous méritez. En attendant, si vous n'avez pas eu le courage de les imiter dans leur dévouement, respectez au moins leur infortune! Chargez-nous de fers, abreuvez-nous d'outrages, faites-nous souffrir tous les mauvais traitements, faites tomber nos têtes sur l'échafaud. . . . oui, prenez notre vie, nous vous laisserons faire. Mais si vous attentez à notre honneur, halte-là! Allez dire à ceux qui vous envoient que les traîtres sont dans leurs rangs, et non parmi ceux qui donnent leur sang pour leur pays. Pour ma part, tant que la corde du bourreau ne m'aura pas privé du dernier souffle, il me restera toujours assez de coeur pour crier: Mort aux tyrans et vive la liberté!

LES PRISONNIERS—Vive la liberté!

BÉCHARD—Des traîtres parmi nous! Des traîtres parmi nous! Des traîtres parmi des patriotes, jamais!

LES PRISONNIERS—Non, non, jamais!

TOINON—Ben, j'pense pas! . . .

LES PRISONNIERS, chantant avec enthousiasme:
  Mourir pour la patrie (bis),
  C'est le sort le plus beau,
  Le plus digne d'envie. (bis)

SCÈNE VIII

Les Précédents, FÉLIX, SOLDATS, GEÔLIER

(On entend des cris et des piétinements dans le corridor, et les soldats entrent portant Félix dans leurs bras. Tous les prisonniers se précipitent au-devant de lui.)

LES PRISONNIERS—Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est? Qu'y a-t-il?

SHÉRIF—Une attaque d'apoplexie? . . .

(On pose Félix sur un siège; il est en proie à de violentes convulsions.)

GEÔLIER—Il est tombé de tout son long en poussant des cris effrayants. Je n'ai jamais tant eu peur de ma vie. Avez-vous entendu le bruit?

BÉCHARD—Le pauvre garçon! je ne savais pas qu'il tombât du haut mal. C'est dommage, car ce n'est pas un homme ordinaire.

TOINON—Non, pour le sûr, c'est un homme qu'a d'la tête, gros! quoiqu'y soit un peu facile à offusquer . . .

SHÉRIF—Mais il faut pourtant lui donner des secours. . . . Qu'on fasse venir immédiatement le médecin de la prison. Geôlier, allez chercher le docteur Arnoldi. (Le geôlier sort.)

TOINON—Pourquoi faire le docteur? puisqu'on va tous être pendus.

BÉCHARD—Allons au plus pressé . . . de l'eau! (Il lui jette de l'eau sur la figure.) Éloignez-vous, vous autres; donnez-lui de l'air. (Il lui arrose la figure et Félix revient à lui par degrés. Tout à coup il se lève et se promène majestueusement.)

FÉLIX, d'une voix terrible—Mettez-vous à genoux, voilà le gouverneur! (Personne ne bouge.)

TOINON—Bon, y va-t-y nous faire faire la procession, à c't'heure?

FÉLIX—Mettez-vous à genoux, vous dis-je! (Comme personne ne bouge, il se précipite sur tous ceux qu'il peut atteindre, et les assomme à coups de poing. Le shérif, le geôlier et les soldats s'échappent comme ils peuvent et se sauvent.)

BÉCHARD—Diable! mais il est furieux; il a le délire; il va certainement en tuer quelqu'un!

FÉLIX—Ah! mes vauriens, je vais vous montrer, moi, à écouter le commandement. (Il recommence le même jeu; saisit Toinon, le terrasse et veut l'étrangler.)

TOINON—Aïe! Aïe! . . . ah! Ste Anne du Nord! aïe! . . . mon capitaine! . . . Ne me faites pas de mal. J'sus-t-un honnête homme . . . j'prierai le bon Dieu pour vous . . . aïe! aïe! au secours! . . . au meurtre! . . . (On se précipite à son secours; Félix se laisse d'abord conduire, puis tout à coup en étend deux ou trois par terre, et lutte en désespéré.)

FÉLIX—Ah! mes drôles! . . . Ah! mes coquins! . . . Ah! mes vauriens! . . . (Tous se sauvent.) Bon! essayez maintenant à regimber! . . . Vous allez voir à qui vous avez affaire! Je vous avertis que j'ai reçu des leçons de Sa Majesté la Reine, qui n'a pas son pareil pour la boxe . . . Il faut que les affaires changent . . . je ne suis pas gouverneur pour rien, et je vais vous montrer comment un officier du gouvernement sait se faire respecter . . . D'abord vous allez faire l'exercice . . . prenez vos fusils, ho! . . . Allez-vous obéir? nom d'un million de biscaïens! . . .

LES PRISONNIERS, entre eux—Mais il est donc devenu fou?

FÉLIX—Ah! vous ne voulez pas obéir, hein? . . .

TOINON—Oui, oui, moi, je veux obéir . . . (À part.) Ste Anne du
Nord, qu'est-ce qu'on va devenir? . . .

(Le geôlier entre.)

SCÈNE IX

Les Précédents, le GEÔLIER

FÉLIX—Au voleur! au voleur! (Il se jette sur le geôlier et le terrasse.)

GEÔLIER—Aïe! aïe! . . .

TOINON—Bon, son affaire est pas dorée, à lui non plus!

(On va au secours du geôlier.)

BÉCHARD—Il a failli le tuer!

GEÔLIER—Mais c'est qu'il est furieux, il faut l'attacher!

TOINON—Oui, l'attacher . . . Essayez-y, vous . . . Il est fort comme deux paires de boeufs . . . C'est dommage qu'y soit pas v'nu fou plus vite; c'est lui qui vous aurait tortillé ça, les Anglais.

GEÔLIER—Est-ce qu'il aurait le delirium tremens?

TOINON—C'est nous autres qu'j'avons l'dillaume trop mince pour lui!

BÉCHARD—Ce sont les suites de son attaque d'épilepsie; il vaut mieux le calmer par la douceur.

GEÔLIER—Maudit fou! j'ai cru être à ma dernière heure. On ne peut pas garder un pareil animal ici. Il faut qu'on nous en débarrasse, ou bien je ne veux plus être geôlier.

TOINON—Epi moi, j'veux plus être prisonnier.

FÉLIX—Pas tant de bavardage, vous autres! Vous allez mettre ce voleur-là à la porte! Entendez-vous, tonnerre d'un nom! Faut-il que je vous torde le cou?

TOINON—Ste-Anne du Nord! il va recommencer . . .

BÉCHARD—Pour l'amour de Dieu, geôlier, allez-vous-en, car si ses fureurs le reprennent, il finira par assommer quelqu'un.

(Le Geôlier sort.)

SCÈNE X

Les Précédents, excepté le GEÔLIER

FÉLIX—Bon, c'est cela. C'est comme cela qu'il faut les recevoir les voleurs. La reine va vous donner une médaille à tous quand je lui aurai raconté cela. Allons, criez tous avec moi, là: Vive la Reine d'Angleterre! . . . (Personne ne dit rien.) Bon, c'est ça! bravo! bravissimo! . . . Dites donc, qu'est devenu le foin du gouvernement? tonnerre! je ne suis pas gouverneur pour rien, moi, il faut que j'en aie ma part. En attendant, je vais le vendre à l'encan . . . Approchez tous. (Il monte sur un siège.) Nous allons mettre à l'enchère les cinq cent mille meules de foin qui vont arriver ce matin dans le port. Ah! c'est ça qu'est du foin, par exemple! du foin qui n'est pas de paille! . . . du vrai foin! du foin en peinture! . . .

(Toutes ces extravagances et celles qui suivent sont interrompues à chaque instant par le rire des prisonniers parmi lesquels Toinon se distingue par ses éclats.)

BÉCHARD—Mais c'est-il tout de bon qu'il serait devenu fou!

TOINON—C'te d'mande! . . . que j'dois en avoir encore une côte de cassée en queuque part . . .

FÉLIX—Silence, vous autres! Si vous ne vous tenez pas tranquilles, je vous mets tous à la porte et je fais mon encan tout seul. (À Béchard.) Ah! tandis que j'y pense, mon bedeau, fais-moi chauffer une tassée d'eau sur le poêle. Il faudra que je dise ma messe tout à l'heure. (À deux autres prisonniers.) Vous autres, vous serez mes acolytes; je vous donnerai cent piastres par jour . . . Ah! vous n'avez pas affaire à un gredin, allez; l'argent du gouvernement, on n'y regarde pas . . . Et puis après la messe, comme j'aime que mes employés aient du plaisir, je vous mènerai tous à la chasse à la baleine et à la pêche à l'ours! . . .

TOINON—A la pêche à l'ours! . . . Il appelle ça du plaisir.

FÉLIX—Mais avant de dire la messe, il faut que je publie les bans! Écoutez bien. Il y a promesse de mariage entre Félix Poutré, fils majeur d'Ignace Poutré et de Charlotte Descarreau, de cette paroisse, d'une part, et . . . la Reine d'Angleterre, d'autre part . . . Ceux qui connaissent quelque empêchement à ce mariage, qu'ils y viennent s'ils veulent se faire assommer! . . . on recommande à vos prières Louis-Joseph Papineau, le docteur Chénier, le docteur Côte, le docteur Nelson, le docteur . . . Arnoldi, et tous les docteurs . . . et toute la canaille de cette paroisse. Mes frères, j'ai une grande nouvelle à vous apprendre. J'ai été choisi par le Tout-Puissant pour accomplir de grandes choses. Il m'a envoyé pour faire la guerre au diable. Je me suis battu avec lui, et je l'ai tué . . . et je vous tuerai tous aussi, vous autres, si vous ne prenez pas garde à vous! . . . C'est le bonheur que je vous souhaite de tout mon coeur, ainsi soit-il! (À Béchard.) As-tu fait chauffer l'eau pour la messe mon bedeau?

BÉCHARD—Oui.

FÉLIX—Bien, à l'asperges! (Il trempe son mouchoir dans l'eau bouillante et en jette sur les prisonniers qui se sauvent en criant.)

LES PRISONNIERS—Aïe! aïe! . . . Damné fou! il nous ébouillante! . . .

TOINON, assis dans un coin opposé—Ah! ah! ah! comme ils se sauvent!
Ous'que vous allez donc vous autres? . . . Ça fait-il du bien, hein!
. . . Chacun son tour. Il faut que tout le monde y passe!

SCÈNE XI

Les Précédents le GEÔLIER

GEÔLIER, entrant—Comment est-il maintenant?

BÉCHARD—Il est toujours fou, mais fou furieux! Il nous ébouillante et menace de nous assommer. Le docteur va-t-il venir?

GEÔLIER—Nous l'avons fait prévenir. Il doit arriver bientôt.

FÉLIX, au geôlier—Ah! . . . Comment vous portez-vous, illustre champion des phalanges éternelles, sublime habitant des townships célestes? Vous venez sans doute de la part du Très-Haut me féliciter de la victoire insigne que je viens de remporter sur l'ennemi de sa toute-puissance? Approchez, regardez et contemplez! (Il montre Toinon assis dans un coin.) Le voilà ce monstre détrôné, cet archange déchu, Satan enfin!

TOINON—Bon, en v'là un autre à c't'heure!

FÉLIX—Je l'ai terassé; je l'ai foudroyé, je l'ai pulvérisé! et maintenant il est là, comme un gladiateur vaincu, mordant la poussière de l'arène rougie de son sang! . . .

TOINON—Pour ça, c'est vrai, j'en peux pus!

GEÔLIER—Il n'y a pas moyen de garder ce pauvre garçon-là ici si sa folie continue. J'en parlerai au shérif. En attendant, tâchez de ne pas l'irriter; il peut devenir dangereux avec la force qu'il a; j'en sais quelque chose. Du reste, le médecin doit être ici dans un instant. Nous verrons ce qu'il en dira. (On ouvre.) Tiens, le voici!

SCÈNE XII

Les Précédents, le DOCTEUR, le SHÉRIF

FÉLIX, à part—Ciel! le docteur! Je suis perdu . . . mais c'est égal, du courage! je n'ai rien à perdre et tout à gagner.

LE DOCTEUR—What is it? Qu'est-ce que c'est? (À part.) I'll be glad when I get rid of all those damned Canadians! (Haut.) Qu'est-ce que c'est?

LE SHÉRIF, montrant Félix—Voici l'individu; il est tombé tout à l'heure d'une attaque d'épilepsie, je crois.

LE DOCTEUR—Bien, bien, très bien! very well . . . et puis?

BÉCHARD—Et puis, comme nous lui lavions la figure avec de l'eau froide, il s'est relevé furieux, et depuis il a toujours continué à extravaguer comme un fou.

TOINON—Et puis à bourasser tout le monde . . .

LE DOCTEUR—Bien, très bien, very well!

TOINON—Bien, bien, very well! j't'en souhaite autant, à toi, maudit brin d'avoine!

DOCTEUR, tâtant le pouls de Félix—Bien, bien, very well!
Mange-t-il bien?

TOINON—Ouais, du pain sec, comme les autres.

DOCTEUR—Bien, bien, very well!

TOINON, à part—Oui, bien, bien, very well! . . . j'sais pas si y trouverait ça bien, lui, s'il n'avait rien que ça à manger!

DOCTEUR—What do you say? Quoi c'est vous dire?

TOINON—C'est moi dire . . . c'est moi dire . . . qu'y mangerait encore bien mieux du poulet rôti s'il en avait, et nous autres étout.

DOCTEUR—Oh! don't bother me, you damned rascal! Geôlier, c'est vous aller chercher un seau d'eau froide; c'est va donner les douches. (Au shérif.) C'est donnera les douches, vous savez, and we'll see. (Le geôlier sort.)

SHÉRIF—Pensez-vous que sa folie soit d'une nature dangereuse?

DOCTEUR—Oh! non . . . no, no, not dangerous, pas dangereuse.

TOINON—Non, non, pas dangereuse! . . . hardi, quand on s'ra tous morts, il y aura pas d'danger! Docteur . . . hum! hum! C'est vous pas connaître quelque remède pour les coups de poing. (Le docteur fait un geste de dépit et tout le monde rit.)

GEÔLIER, entrant—Un vieillard demande à voir le prisonnier Félix
Poutré; sa passe est en règle.

SHÉRIF—Serait-il à propos de le faire entrer, docteur?

DOCTEUR—Oh! yes, yes!

SHÉRIF—Faites entrer.

(Le Geôlier fait entrer le père Poutré qui se jette dans les bras de son fils.)

SCÈNE XIII

Les Précédents, POUTRÉ

POUTRÉ—Félix! . . . Mon fils!

FÉLIX, se levant et regardant son père d'un oeil égaré—Oui, en effet, il me semble que nous nous sommes déjà vus . . . n'est-ce pas, vieillard? . . .

POUTRÉ—Mon pauvre Félix! . . .

FÉLIX, éclatant de rire—Ah! Ah! Ah! . . . Que vois-je? mais c'est indigne! . . . mais c'est infâme! Vous! C'est vous qui avez assassiné Henri IV! . . . C'est vous qui avez décapité Marie Stuart! . . . Vous avez souri en contemplant cette belle tête ensanglantée . . .

POUTRÉ—Félix!

FÉLIX—Messieurs, cet homme qui est là devant vous, cet homme au regard fauve . . . c'est un lâche . . . un assassin . . . un bourreau . . .

POUTRÉ—Arrête, Félix! . . .

FÉLIX—Cet homme, je le crucifie! (Il retombe sur son siège.)

POUTRÉ—Il ne manquait plus à mes cheveux blancs que cette dernière épreuve . . . Mon Dieu, mon fils est fou!

(Le rideau tombe.)

Acte IV

La scène représente une salle d'audience. Les avocat sont assis autour d'une table avec le shérif. Un juge préside.

SCÈNE I

Le SHÉRIF, le JUGE, AVOCATS

LE JUGE—A-t-on fait venir le nommé Félix Poutré?

LE SHÉRIF—Il va être ici dans un instant.

LE JUGE—Bien, nous allons tâcher de lui faire subir un interrogatoire quelconque. Peut-être que, dans sa folie, il pourra faire quelques déclarations qui pourront nous être d'une grande utilité. Il est toujours sous le coup d'une aliénation mentale, m'a-t-on dit. Il est heureux, celui-là, car on peut dire que sa sentence était déjà écrite.

SHÉRIF—Votre Honneur me permettra de lui faire observer que voilà déjà plus de deux mois que le pauvre jeune homme a perdu la raison. Les soins du médecin de la prison ont été inutiles; son état va toujours empirant et menace de devenir dangereux et pour lui et pour les autres prisonniers qui sont à chaque instant exposés à toutes sortes de mauvais traitements de sa part. Deux fois par jour, il a des attaques d'épilepsie et se débat dans les convulsions les plus épouvantables. Et quand ses crises sont passées, il se rue sur ses compagnons et assomme tous ceux qu'il peut atteindre. Six hommes ne lui pèsent guère au bout des bras. Il casse les vitres de la prison; renverse l'eau des prisonniers, jette leurs vêtements au feu, et assomme les tourne-clefs, tellement qu'il n'y a plus que le geôlier en chef qui puisse mettre le pied dans cette chambre. Il n'y a que quelques jours encore, il a failli mettre le feu à la prison; il s'était mis dans la tête que le poêle n'était pas de niveau, qu'il fallait le plomber. Après avoir mis cinq ou six quartiers de bois sous les pattes du poêle, il le plomba et le replomba si bien que le poêle finit par tomber par terre avec le tuyau, et que le feu était déjà pris au plancher quand on parvint à l'éteindre. On voit sans peine qu'une folie comme celle-là peut avoir les conséquences les plus dangereuses, et mon avis serait de renvoyer le pauvre garçon dans sa famille. Peut-être que son retour sous le toit paternel lui fera recouvrer la raison que la crainte de l'échafaud lui aura sans doute fait perdre.

LE JUGE—C'est bien, j'en parlerai aux autorités, et nous verrons.

LE SHÉRIF—Je l'ai fait venir avec un certain Béchard, prisonnier comme lui, et qui est le seul qui semble avoir conservé quelque empire sur son esprit. Il n'y a que lui qui ait pu l'engager à sortir de sa prison.

LE GEÔLIER, entrant—Voici les prisonniers.

LE JUGE—Faites-les entrer!

(Le Geôlier fait entrer Félix et Béchard.)

SCÈNE II

Les Précédents, FÉLIX, BÉCHARD, le GEÔLIER

LE SHÉRIF—Félix Poutré, approchez et répondez aux questions qu'on va vous faire.

FÉLIX—Oui, oui! Mais j'ai à vous dire d'abord que vous allez commencer par laisser toutes ces places-là vides! Vous n'avez pas d'affaires ici du tout. J'ai une armée de dix mille hommes qui va arriver ici tout à l'heure: il n'y a pas de sièges de reste.

LE SHÉRIF, au juge—Votre Honneur voit qu'il n'y a pas moyen de tirer une parole de bon sens d'une cervelle comme celle-là.

LE JUGE—Félix Poutré, vous êtes ici devant un tribunal; vous devez savoir que nous avons le pouvoir de vous traiter comme bon nous semblera. Ce que vous avez de mieux à faire, c'est de répondre de suite aux questions qu'on va vous poser. Premièrement dites-nous . . .

FÉLIX—Premièrement . . . je vais vous dire . . . que vous êtes tous une bande de fainéants avec vos grandes robes noires et vos fichus blancs! Vous des juges! vous êtes des voleurs. Il y a longtemps que vous volez l'argent du gouvernement à ne rien faire . . . Maintenant que je suis gouverneur, il faut que ces bêtises-là finissent, entendez-vous? . . . Je ne sais pas ce qui me retient de vous chasser tout de suite. Je n'ai pas été placé à la tête du pays pour rien; vous avez besoin de filer droit, je vous en avertis . . . C'est tout ce que j'ai à vous dire.

LE JUGE—Allons, allons, Félix Poutré, si vous continuez à insulter la cour, je vais être obligé . . .

FÉLIX—Tenez, je vois bien que vous ne connaissez pas ce qui vous pend au bout du nez . . . je vous dis une fois pour toutes que je suis gouverneur, que si vous ne vous gouvernez pas droit, je pourrais bien vous gouverner de la bonne manière, moi!

LE JUGE—Silence! Encore une fois, Félix Poutré . . .

FÉLIX—Ah! vous voulez raisonner! Attendez un peu, ça va être fait dans la minute, je vais vous payer d'abord, et vous chasser tout de suite. Des fainéants, des bons à rien, des gredins, des chenapans, des voleurs, des polissons comme vous autres, je n'en veux plus! Vous allez tous faire vos paquets et décamper sans tambour ni trompette . . . Ah! vous voulez regimber, hein! je vais tirer vos comptes.

(Il prend un volume et veut écrire dedans.)

SHÉRIF—Allons donc! il va gâter ce volume-là. (Il le lui ôte.)

FÉLIX—Ah! mais vous voulez donc vous rebeller pour tout de bon! . . . Eh bien! nous allons avoir du plaisir . . . (Il frappe le shérif.) Tiens, toi attrape celui-ci d'abord! . . . (Il culbute les avocats.) A votre tour, vous autres! . . . (Au juge) Et toi, ma grande épinette, espère un peu! (Il culbute le juge, renverse tout, tables, chaises, et jette tout dans les coulisses. Tout le monde se saute, excepté Béchard.) Hourra pour moi! Vive le gouverneur! . . . Qu'il en vienne encore des robes noires et des fichus blancs! Ah ça! bien du plaisir, les messieurs aux gros livres! Des compliments à chez vous . . . (Il regarde de tous côtés, puis s'adresse à Béchard.) Mon cher Béchard, nous sommes biens seuls enfin! (Il lui serre la main.) Eh bien, dites-moi, trouvez-vous que je sache bien faire le fou?

BÉCHARD—Comment! . . . tu n'es pas fou? . . .

FÉLIX—Pas plus fou que lorsque je suis entré en prison. Mais parlez moins haut, vous allez me trahir! . . .

BÉCHARD—Ah! mais franchement, là, est-il possible que tu aies véritablement ta raison?

FÉLIX—Mais vous m'avez donc cru fou pour tout de bon?

BÉCHARD—Eh! bon Dieu! fou à lier, plus fou que tous les fous ensemble. Je n'ai rien vu de pareil.

FÉLIX—Comment trouvez-vous que je les fais danser?

BÉCHARD—Mais c'est pourtant vrai qu'il a sa raison . . . Ah! pour ça, par exemple, tu ne fais pas semblant! il y a plusieurs prisonniers qui t'ont souvent donné au diable. Le geôlier m'a dit qu'on ne pourrait te garder plus longtemps. Mais tiens, tiens, c'est inutile je ne puis pas croire que tu ne sois pas fou!

FÉLIX—Mais je vous avais dit que je le serais . . .

(Camel paraît au fond de la scène.)

SCÈNE III

FÉLIX, BÉCHARD, CAMEL

BÉCHARD—Je le sais bien, mon Dieu! mais comment s'imaginer qu'un homme dans son bon sens puisse faire de pareilles extravagances. Quand je t'ai vu si fou, vrai comme je m'appelle Béchard, j'ai cru que le bon Dieu t'avait puni d'une pareille pensée et t'avait réellement privé de la raison. J'aurais mis la main dans le feu pour jurer de ta folie! Quoi! vrai, là, tu n'es pas fou?

FÉLIX—Et non; tout ce que je fais, je le combine; tout ce que je dis je l'arrange dans ma tête . . .

CAMEL, à part—Tout ça c'est bon à savoir! . . .

FÉLIX—Ah! je tape dur, hein!

BÉCHARD—Sapristi! tu les assommes! C'est ça qui m'a tant fait croire à ta folie; l'idée d'abîmer tout le monde comme ça. C'est que tu ne ménages pas plus tes amis que les autres.

FÉLIX—Excepté vous, Béchard. (Il lui serre la main.)

BÉCHARD—Tiens, et dire que cela ne m'a pas frappé . . .

CAMEL, à part—Vieille bête!

BÉCHARD—J'ai cru que comme nous étions grands amis, tu me connaissais mieux que les autres, voilà tout! Mais, dis-moi, comment diable fais-tu pour ne pas rire? Moi je ne riais pas parce que cela me faisait trop de peine; mais toi, quand tu les vois te regarder tout effarés, quand ils se sauvent, comme des moutons poursuivis par un loup . . .

FÉLIX—Ah! bien c'est là le plus difficile. Mais quand j'ai trop envie de rire, je suis votre conseil, je me demande si je rirais bien si je me voyais la corde au cou et le bonnet blanc sur la tête! Une fois cette idée-là dans mon esprit, l'envie de rire s'en va complètement. Comme ça, vous trouvez que je fais bien le fou . . .

BÉCHARD—Comme si tu n'avais jamais fait autre chose de ta vie . . .

CAMEL, à part—Pas tout à fait assez bien encore . . .

BÉCHARD—Mais tu es d'une audace . . . t'attaquer au shérif . . . au juge! . . .

FÉLIX—C'est ce qui me sauve, vous comprenez.

BÉCHARD—Il faut avouer que ce n'est pas ce qui leur donnera envie de te garder plus longtemps.

FÉLIX—Il y a cependant quelque chose qui m'inquiète . . .

CAMEL, à part—Oui, hein! On dirait qu'il a des pressentiments.

FÉLIX—C'est ce damné de docteur; le vieux coquin a l'air de me regarder comme s'il se doutait de quelque chose. Il ne finit plus de me tâter le pouls et de me regarder dans les yeux. S'il revient, il faut que je lui serve un plat de ma façon. Croyez-vous que le bonhomme puisse me deviner en me tâtant le pouls?

BÉCHARD—Je ne crois pas: il a l'air trop bête pour cela.

FÉLIX—Il me regarde drôlement tout de même, le vieux pince-maille.

BÉCHARD—Ah, bah! si tu continues comme tu as toujours fait, tu es sauvé! . . .

CAMEL, à part—Nous allons voir ça! . . .

FÉLIX—Je n'ai rien voulu lui faire, parce que je craignais toujours qu'il ne s'aperçut de quelque chose. Après tout, un médecin doit connaître un peu ça . . . un peu mieux que les autres, toujours! Vous rappelez-vous la médecine qu'il m'a donnée hier soir?

BÉCHARD—Eh bien?

FÉLIX—Devinez ce que j'en fait.

BÉCHARD—Tu ne l'a pas prise?

FÉLIX—Non, je l'ai vidée dans mes bottes.

BÉCHARD—Quelle idée!

FÉLIX—Il m'aurait empoisonné, vous comprenez bien. Enfin, s'il revient, je vais lui donner une sauce, le bonhomme! Il ne doit pas en être plus exempt que mes amis. Tâchez d'être là, et quand vous viendrez à son secours, j'arrêterai, mais pas avant! Jusque là, je le secoue comme une vieille mitaine. Mince et long comme il est, il ne doit pas faire grande résistance.

BÉCHARD—C'est bon, secoue-le un peu; ça ne lui fera que du bien.
Il a le verbe pas mal haut le vieil English; il ne manque jamais
l'occasion de nous traiter de damned Canadians. Etouffe-le un peu.
Ça lui montrera à vivre.

FÉLIX—Eh bien, puisque vous dites comme moi, il aura la sauce. Je vous assure, mon cher Béchard, que je suis content de pouvoir vous parler un peu; il y a près de deux mois que je brûle de vous rencontrer seul à seul. Maintenant que vous savez tout prenez garde au moins! car la moindre chose peut me faire découvrir . . .

BÉCHARD—Oh! sois tranquille! (Camel s'avance entre eux deux en souriant.) Camel!!! . . .

FÉLIX—Malédiction! je me suis trahi!! . . .

CAMEL—Mille amitiés, messieurs; je suis charmé de voir que le la . . . l'indisposition de notre ami Félix n'est pas aussi sérieuse qu'on le disait . . .

BÉCHARD, à part—Pauvre Félix, il peut dire que son affaire est faite maintenant . . .

FÉLIX, au comble de l'exaspération—Camel! . . . Tu m'as toujours poursuivi comme mon mauvais génie; tu m'as fait jeter dans un cachot, avec des centaines de mes frères dont deux sont déjà morts sur l'échafaud. Demain j'y monterai moi-même et après-demain mon vieux père mourra de chagrin . . . Es-tu content, Camel? Eh bien, en attendant, à nous deux, une fois pour toutes!! (Il se précipite sur lui.)

CAMEL—Aïe! aïe! Au secours! au meurtre! on m'assassine! Aïe! Aïe!

BÉCHARD—Félix! Félix! Pour l'amour de Dieu, ne le tue pas!

(Le shérif, le geôlier, et des soldats entrent.)

SCÈNE IV

Les Précédents, le SHÉRIF, le GEÔLIER, SOLDATS

SHÉRIF—Qu'est-ce que c'est encore? bon Dieu! . . .

GEÔLIER—Allons! allons! . . . il va le tuer, c'est sûr!

BÉCHARD—Félix, mon cher Félix! . . . encore une fois, lâche-le!

FÉLIX, lâchant Camel—Tiens, serpent, je t'écharperais bien; mais je ne puis surmonter le dégoût que m'inspire ta sale charogne! Retire-toi de devant mes yeux, chien!

SHÉRIF—Mais il est toujours de plus en plus dangereux.

CAMEL—Shérif, je vous dénonce un infâme mystificateur. Cet homme qui a réussi à se faire passer pour fou, n'est pas plus fou que vous et moi. C'est une supercherie. Il vous en impose à tous! . . .

GEÔLIER—Ah! Ah! Ah! (riant.) Allons donc! encore un autre qui a la tête détraquée! . . .

SHÉRIF—La preuve de ce que vous dites, Camel!

FÉLIX—La preuve que je ne suis pas fou, c'est que j'ai eu un instant l'envie de purger la terre d'un vaurien de son espèce!

CAMEL—La preuve? . . . C'est qu'il l'a avoué lui-même . . . Je l'ai entendu faire ses confidences à son ami Béchard.

BÉCHARD—Bon! comme si les fous avaient l'habitude d'avouer qu'ils le sont! . . .

FÉLIX, bas à Béchard—Merci, Béchard, tu me sauves!

GEÔLIER—Il n'a jamais dit qu'il était fou; bien loin de là, il soutient toujours qu'il est gouverneur du pays.

FÉLIX—Allons, allons, c'est assez de bavardage comme ça. Soldats, vous allez prendre cet homme-là (montrant Camel) et vous allez aller le pendre haut et court à la grande vergue de nia frégate qui est dans le port; sinon vous serez fusillés, demain matin, tout ce que vous en êtes!

SHÉRIF, à Camel—Vous voyez bien qu'il est fou . . .

CAMEL—Je vous dis qu'il ne l'est pas, moi.

SHÉRIF—Vous êtes dans l'erreur, Camel.

CAMEL—Je vous dis, Shérif, qu'il n'est pas fou; je sais ce que je dis.

SHÉRIF—Eh bien! si vous savez ce que vous dites, nous, nous savons ce que nous faisons. Sortons. Geôlier, reconduisez les prisonniers à la prison (Il sort avec Camel.)

CAMEL, à part et sortant—Bête que je suis! . . . (Montrant le poing à Félix.) Ah! je te repincerai, va! . . .

FÉLIX, à part—Du courage! . . . je l'ai parée belle!

GEÔLIER, à Félix—Monsieur le gouverneur, il paraît que vos gens de là-haut ne se conduisent pas bien, et l'on vient demander votre secours pour rétablir l'ordre.

FÉLIX—J'y vais de suite. Ah! n'oubliez pas de dire à mon cocher de mettre mes deux chevaux blancs à mon carrosse et de faire préparer soixante et quinze paires de raquettes pour mes gens. Je pars pour l'Angleterre ce soir: la reine me fait mander. (Ils sortent.)

(Le décor change et représente l'intérieur de la prison; les prisonniers sont au fond.)

SCÈNE V

TOINON, les Prisonniers

TOINON—Y a un bon bout d'temps que not'fou est parti . . . C'est toujours un moment de tranquillité . . . En v'la-t-y une idée de devenir fou, comme ça, tout d'un coup! . . . et fou! . . . C'est pas pour rire . . . Y nous cassera queuque membre dans l'corps à queuque bon moment Tout ça, ça me fait ennuyer de chez nous, gros! C'est embêtant d'mourir pour la patrie, comme y disent . . . j'aimerais autant avoir jamais touché au sabre de mon grand-père . . . là . . . vrai! . . . Epi on en a peut-être pas assez d'être enfermés comme des malfaiteurs, nourris au pain sec, et pendus les uns après les autres, sans se faire meurtrir à coups de pied et à coups de poing par le fou! Moi, surtout, j'suis d'une constitution comme ça j'sais pas . . . mais . . . j'ai la peau si délicate que le moindre coup d'pied me fait mal . . . Epi, à la longue, c'est ça que ça vient désagréable . . . Sans compter qu'on dirait qu'il le fait exprès, quand il a queuque horison à distribuer, c'est toujours à moi qu'il s'adresse . . . Ah! j'veux ben mourir pour la Patrie c'te fois-citte, mais pour jamais me mêler de patriotisme, j'pense pas, minoux! . . . C'est des vilains jeux, ça! (On ouvre.) Bon, v'la not'fou! . . . Ah! j'savais ben que ça ne serait pas pour longtemps.

(Le geôlier amène Félix et Béchard, et sort.)

SCÈNE VI

Les Précédents, FÉLIX, BÉCHARD

FÉLIX—Comment, vous autres! il parait que vous en faites des vôtres, pendant mon absence! vous savez pourtant bien que je n'ai pas l'habitude de vous manquer (À Béchard.) Ah! tenez, mon lieutenant, je n'ai jamais eu tant de trouble qu'avec ces individus-là. Si cela continue, je vais être obligé de les mettre tous en prison.

TOINON—Ben! Y manquait p'us que ça!

FÉLIX—Approche, toi, polisson, je vais commencer par toi!

TOINON—Bon! . . . encore moi! . . . j'vous demande pardon, monsieur le fou! . . .

FÉLIX—Monsieur le fou! . . .

TOINON—Eh! . . . eh! . . . monsieur . . . monsieur l'gouverneur.
C'est ça que je voulais dire.

FÉLIX—Tourne-toi que je te donne un coup de pied.

TOINON—Ah! mon Dieu . . . grâce, monsieur l'fou . . . aïe! . . . monsieur l'gouverneur! je l'dirai p'us; j'vous le promets, je l'dirai p'us.

FÉLIX—Tiens, ça te montrera à faire ton farceur!

(Il lui enfonce son chapeau jusqu'aux épaules.)

TOINON—Ouf! . . . ouf! . . . ouf! . . . Ste Anne du Nord, c'est-il possible d'avoir tant de tribulations! . . . Mon chapeau neuf! . . . j'vais en avoir une mine pour aller voir les filles à c't'heure!

FÉLIX—C'est comme Ça que je vais vous dompter, moi! Je ne peux pas quitter la maison sans que vous meniez le diable à quatre. Je finirai par être obligé de vous pendre! . . .

TOINON—Bon! encore une invention! . . . Comme si y avait pas assez d'Anglais pour ça!

FÉLIX—Tandis que si vous vous étiez bien comportés, je vous aurais tous menés en Angleterre avec moi, ce soir, pour voir la reine, ma femme. Elle étrenne une robe neuve, ce soir, cette pauvre petite chatte! . . . Tiens, qui a encore mis le poêle de travers? A-t-on juré de faire brûler la maison? . . . Allons, je vais encore être obligé de le plomber . . . Où est mon plomb? (Il cherche dans sa poche.) Bon, le voici! (Il se met à plomber le poêle en fredonnant quelque couplet populaire.)

BÉCHARD—Félix, mais tu vois bien qu'il est à plomb.

FÉLIX—Mêlez-vous de ce qui vous regarde, vous autres! Quels sont les imbéciles qui peuvent placer un poêle de cette manière? Voyons! (Il place des morceaux de bois sous les pattes du poêle.)

BÉCHARD—Arrête-toi donc! tu vois bien qu'il est à plomb. Tu vas le renverser, et nous allons être encore enfumés.

FÉLIX, continuant toujours le même jeu—Au diable, vous autres! . . . Quels sont les imbéciles qui peuvent placer un poêle de cette manière? . . .

TOINON—Ah! Ste Anne du Nord! Y va tomber. De ce coup-là, nous allons tous rôtir . . . Ah ben, j'aime encore mieux être pendu . . . Mon Dieu, mon Dieu, y a-t-y du monde marchanceux! . . .

(Le docteur et le geôlier entrent.)

SCÈNE VII

Les Précédents, le DOCTEUR, le GEÔLIER

BÉCHARD—Vite, geôlier, le voilà qui plombe encore le poêle. . .

GEÔLIER—Ah! par exemple! . . . Laissez-moi faire, monsieur le gouverneur, je vais vous aider. (Il ôte les morceaux de bois de dessous les pattes du poêle.) Tenez, comment le trouvez-vous comme ça?

FÉLIX—Très bien, très bien! vous voyez comme il est droit maintenant. Si l'on avait toujours eu la bonne idée de le placer comme ça, on ne m'aurait pas donné tant de peine.

DOCTEUR, à Béchard—C'est lui prendre la médecine c'est moi donne hier soir?

BÉCHARD—Oui, je la lui ai donnée moi-même.

DOCTEUR—Bien, bien, très bien! very well! . . . C'est faire quelque chose?

BÉCHARD—Rien du tout.

DOCTEUR—Rien di tiout!!! . . .

BÉCHARD—Non.

DOCTEUR—C'est lui pire qu'un cheval! . . . Bien, bien, très bien, very well; c'est donnera une plous bonne, bye and bye! (Il va pour tâter le pouls à Félix qui lui saisit la main et lui fait craquer les os.)

FÉLIX—Comment vous portez-vous, monsieur l'English?

DOCTEUR, essayant de retirer sa main—Hi! Hi! Hi! . . .

FÉLIX, lui retenant toujours la main—Vos petits mangeurs de plum-pudding sont tous en bonne santé?

DOCTEUR—Aïe! aïe! . . .

TOINON—Bon, bon! c'est au tour de l'English, au moins!

FÉLIX—Tandis que je vous ai, vous allez dîner avec moi!

DOCTEUR—Oh! oh! by God! . . . let me go . . . c'est faire mal . . .
Oh! oh! damned fool! . . . cré fou! . . .

FÉLIX—Moi fou! ah! tu dis que je suis fou! Eh bien, attends un peu, mon vieux pendard! Je vais te montrer, moi, ce que c'est qu'un fou . . . (Il terrasse le docteur et veut l'étrangler.)

DOCTEUR—Oh! help! help! . . . murder! . . . for God's sake, take me away! . . .

TOINON—Ah! . . . bien, bien, très bien! very well! very well! . . .

BÉCHARD—Félix, Félix! pour l'amour de Dieu ne l'étouffe pas! (Félix lâche le docteur.)

TOINON—Laissez-le donc faire, vous autres; c'est un English d'abord. Y sont pas si pressés à venir quand c'est moi qui reçois les coups! . . . N'importe il en a toujours mangé une bonne . . .

BÉCHARD, au Docteur—Mon Dieu, j'ai cru qu'il allait vous étrangler! Est-ce qu'il vous a fait mal?

DOCTEUR—Comment mal! c'est toué presque! . . . C'est moi jamais voir de chose pareille before.

BÉCHARD—Ah! vous pouvez vous consoler: vous n'êtes pas le premier à qui la chose arrive, allez! Quand ses accès le prennent, il peut écharper dix hommes! Vous êtes bien heureux d'en être quitte à si bon marché.

DOCTEUR—Why did you not tell me . . . Eh . . . pourquoi c'est vous pas dire c'est tomber d'un mal?

TOINON—Ah ben, c'est tomber deux fois par jour . . . Docteur, c'est vous pas connaître queuque bolbisses pour les coups de poing?

DOCTEUR—Oh! the devil! I wish I was rid of those damned Canadians! (Il sort et tous les prisonniers éclatent de rire et applaudissent.)

SCÈNE VIII

Les Précédents, excepté le DOCTEUR

GEÔLIER, à Béchard—Quel diable de fou! Il a une furieuse chance tout de même, car il est sérieusement question de le renvoyer. Il a failli tuer le Juge et le Shérif, et l'on ne demande pas mieux que de s'en débarrasser. Quant à moi, lorsque j'arrive, j'ai toujours peur de trouver quelqu'un de mort. Il faut absolument que ce pauvre jeune homme-là sorte d'ici. D'ailleurs, l'aventure du Docteur ne manquera pas de faire du bruit et peut-être. . . . Allons, il est tranquille, je vous laisse; il faut que j'aille porter la ration aux autres prisonniers. (Il va pour sortir et revient.) Voici le shérif; bonne nouvelle, je crois.

(Le shérif entre, suivi de quelques soldats.)

SCÈNE IX

Les Précédents, Le SHÉRIF, SOLDATS

SHÉRIF—Félix Poutré, nous avons obtenu votre pardon du Gouverneur
Général. Voici votre mise en liberté, signée par Sir John Colborne.
Vous pouvez quitter la prison et retourner dans votre famille.
Geôlier, mettez cet homme en liberté!

TOINON—Qu'est-ce que ça veut dire tout ce tripotage-là?

FÉLIX, à part—De la prudence, mon Dieu! (Haut.) Qu'est-ce que vous me chantez là, vous, avec votre John Borgne? avec votre gouverneur? C'est moi qui suis gouverneur, et vous avez besoin de prendre garde à vous! . . .

SHÉRIF—Ce sont vos lettres de grâce qu'on vous apporte . . . Vous pouvez vous en aller . . .

FÉLIX—Moi, m'en aller! Quitter le service de la reine, sans qu'elle en soit prévenue! . . . Pour qui me prenez-vous? Tenez, vous pouvez passer votre chemin, entendez-vous?

SHÉRIF—Allons donc, serons-nous obligés de vous forcer?

FÉLIX—Me forcer! . . . Vous auriez tous les canons de la citadelle de Québec, que vous ne me forceriez pas! Je suis ici au service de la reine, et j'y resterai. Ainsi passez votre chemin et mêlez-vous de vos affaires! . . .

SHÉRIF—Allons, il est inutile de parlementer plus longtemps.
Soldats, faites sortir cet homme! . . .

FÉLIX, frappant et bousculant les soldats—Tenez, mes drôles, attrapez ceci en passant! . . . (Les soldats se sauvent.) C'est comme ça que je vais vous arranger! (À part.) Encore une petite râclée aux habits rouges, toujours! . . .

SHÉRIF—Voilà le comble, par exemple! Impossible de le faire sortir . . .

GEÔLIER—Laissez-moi faire! Je crois avoir trouvé le moyen, moi. (À Félix.) Voudriez-vous prendre un petit verre avec nous, monsieur le gouverneur?

FÉLIX—Hein! . . .

GEÔLIER—Venez donc prendre un petit coup à la santé de la reine.

FÉLIX—Hum!!!

GEÔLIER—Une petite goutte sans cérémonie.

FÉLIX—Hum! . . . ça ne se refuse pas . . . Mon lieutenant, veillez à ce que tout se passe bien pendant mon absence. (Il sort.)

SCÈNE X

Les Précédents, excepté FÉLIX

TOINON—C'est ça, ces années icitte, les fous ont plus de chance que les fins! . . .

GEÔLIER, referme la porte aussitôt que Félix est sorti, tout en restant lui-même dans la prison, puis il se met au guichet—Ah! tu peux t'en aller, va, pauvre fou; nous en avons eu assez de toi!

SHÉRIF—Dieu merci, nous en voilà débarrassés! . . . Allons, geôlier, conduisez-nous, nous allons visiter les autres prisonniers. (Le shérif, le geôlier et les soldats sortent par le côté opposé.)

SCÈNE XI

Les précédents, excepté le SHÉRIF, le GEÔLIER et les SOLDATS

TOINON, se mettant au guichet—Faut toujours ben que je voie queu bord qui va prendre! Voyons . . . Ah! Ste Anne du Nord! le v'la qui tape sue la sentinette! . . . (Il rit.) Hein! hein! . . . ho! ho! . . . bon! bon! (Il rit.) v'la la sentinette sus l'dos. (Il rit.) C'est au tour des habits rouges à ce qui paraît! . . . Bon! . . . le v'là qui lui ôte son fusil, épi qui se promène avec . . . Ah! Ste Anne du Nord, en v'là une grosse gagne . . . Oh! . . . les baïonnettes! . . . brrr . . . je regarde p'us! je regarde p'us!

BÉCHARD—Allons! quelque plaisanterie encore? (Il va pour regarder.)

TOINON, l'arrêtant—Ah! regardez pas! regardez pas! (Il retourne se mettre au guichet et se met à rire à gorge déployée.)

BÉCHARD—Qu'y a-t-il donc?

TOINON, riant—C'est-y-fou! . . . C'est-y-fou! . . .

BÉCHARD—Quoi donc?

TOINON, riant—Il ôte . . . il les ôte . . . il les a ôtées . . .
C'est-y fou! . . . C'est-y fou!

BÉCHARD—Mais qu'y a-t-il donc, imbécile?

TOINON, toujours riant à s'en tenir les côtes—Il les a ôtées, épi il les a mises sur son dos! . . .

BÉCHARD—Quoi?

TOINON—Ses bottes! . . . et puis il est parti nu-pieds sur la neige. . . . Ste Anne du Nord, j'plains ses pauv'es orteils! . . .

BÉCHARD—Il est parti! . . .

TOINON—Oui, épi, j'sais ben à qui c'qui ça fait point d'peine.

BÉCHARD—Pauvre garçon, que le ciel le conduise! . . .

TOINON—Ben, j'peux dire que j'en ai mangé des rinces!

Le décor change et représente l'intérieur de la demeure du père Poutré.

SCÈNE XII

POUTRÉ, seul

POUTRÉ, entrant—Point de nouvelles! Encore un voyage inutile! . . . Point de nouvelles! . . . Oh! j'en mourrai, sans doute . . . Mon pauvre Félix, le dernier de mes enfants! . . . le seul espoir de mes vieux jours, traîné sur la potence comme un meurtrier, et cela pour avoir trop aimé son pays! . . . Oh! mon Dieu, vous ne le permettrez pas; que je meure plutôt, mais sauvez mon fils! pauvre enfant dont la crainte du supplice a égaré la raison. Je n'ai seulement pas eu la consolation de l'embrasser une dernière fois; il m'a repoussé avec des malédictions . . . Il n'a pas reconnu son vieux père . . . Voilà donc la récompense de soixante et dix années de travail et de probité! . . . Oh! les traîtres! . . . les tyrans! venez contempler votre ouvrage! . . . venez vous repaître de mes souffrances! . . . Venez jouir du désespoir d'un pauvre vieillard à qui l'on a arraché sa dernière consolation! . . . Vous êtes avides des larmes de l'opprimé; eh bien, on pleure ici, et c'est un vieillard aux cheveux blancs qui pleure . . . Venez tous, le spectacle est digne de vous! . . .

SCÈNE XIII

POUTRÉ, CAMEL

CAMEL, entrant—Eh bien, père Poutré, avez-vous appris la nouvelle?

POUTRÉ—Arrière, traître! . . . ou plutôt approche! Tu n'es pas satisfait, je suppose . . . Eh bien, mets le comble à toutes les infamies, lâche. Tu as conduit le fils à l'échafaud; il n'ira pas seul; arrête le père aussi! Achève ton ouvrage! . . . je hais les despotes dont tu t'es fait le vil valet, entends-tu? je les hais! je les insulte, et je leur cracherais à la figure s'ils étaient ici présents. Toi, tu es trop lâche!

CAMEL—Allons donc, père Poutré, vous m'en voulez donc toujours? Je n'ai pourtant fait que mon devoir. Mon intention n'a jamais été de vous faire de la peine. Je sais bien que vous m'avez rendu service plus d'une fois, et pour vous prouver que je ne suis pas ingrat, je viens vous apporter des nouvelles de Montréal.

POUTRÉ—Qu'as-tu encore à m'apprendre, renégat? La condamnation de
Félix, sans doute? . . .

CAMEL—Oh! non, pas tout à fait; mais il y a dix de ses compagnons qui viennent d'être condamnés à mort. Le notaire De Lorimier est du nombre.

POUTRÉ—Et l'on ne parle pas de Félix? On m'avait dit . . .

CAMEL—Attendez donc? Ils ne peuvent pas en pendre vingt-cinq à la fois . . .

POUTRÉ—Le pauvre enfant! . . .

SCÈNE XIV

Les Précédents, FÉLIX

FÉLIX, entrant—Mon père!

POUTRÉ—Félix!!!

CAMEL—Lui!

(Félix et son père tombent dans les bras l'un de l'autre.)

POUTRÉ—Libre! . . . libre! . . . libre! . . . Merci mon Dieu!

FÉLIX, se tournant vers Camel—Comment, c'est encore toi, misérable! Tu vas vouloir m'arrêter encore, sans doute; mais je me fiche pas mai de toi maintenant, va! Tiens, lis! (Il lui montre un papier.)

CAMEL—Sa lettre de grâce! . . .

POUTRÉ—Son pardon!

FÉLIX—Oui!

CAMEL—Ah bien! mon cher Félix, j'en suis heureux; j'espère que tu ne m'en veux pas . . . Le devoir, vois-tu, le devoir! . . .

FÉLIX—Comment, tu as l'effronterie? . . . (Deux policemen entrent.)

SCÈNE XV

Les Précédents, deux POLICEMEN

CAMEL—La police! . . . Je suis sauvé . . . Policemen, arrêtez cet homme, c'est un échappé de la prison; il a une lettre de grâce obtenue sous de faux prétextes: je le prouverai; arrêtez-le!

UN POLICEMAN—Le nommé Joseph Camel est-il ici?

CAMEL—C'est moi.

UN POLICEMAN—Eh bien, je vous arrête comme faussaire; voici mon warrant.

CAMEL—Malédiction! . . . (Les policemen l'entraînent.)

FÉLIX—Bon! misérable! . . . C'est à ton tour . . .

POUTRÉ—Dieu est juste! . . . (Camel et les policemen sortent.) Enfin, c'est donc bien toi, mon cher Félix; on m'avait dit que tu étais condamné à mort . . .

FÉLIX—Ah bien oui, on n'a seulement pas fait mon procès. J'ai fait le fou: c'est très peu héroïque, mais c'est cela qui m'a sauvé . . .

POUTRÉ—Comment, tu n'a pas été fou?

FÉLIX—Pas plus qu'aujourd'hui, et j'ai à vous demander pardon pour la manière dont je vous ai traité vous-même. C'était pour sauver ma tête et pour vous épargner des pleurs.

POUTRÉ—Ah! mon cher Félix, ne parlons pas de cela. (Béchard entre.)

SCÈNE XVI

Les Précédents, BÉCHARD

BÉCHARD—Sauvé, moi aussi!!!

(Ensemble:) FÉLIX—BÉCHARD! POUTRÉ—BÉCHARD!

(Ils s'embrassent.)

BÉCHARD—Point de preuves contre moi, Voilà tout!

POUTRÉ—Mes enfants, remercions la Providence qui n'abandonne jamais ceux qui ont confiance en elle.

FÉLIX—Oui, père, remercions la Providence qui a veillé sur nous, et prions pour ces pauvres victimes qui, moins heureuses, ont expié sur l'échafaud le crime d'avoir trop aimé leur pays. Ils sont morts en braves patriotes et en héros chrétiens; puisse leur mort devenir une source féconde de patriotisme, et la terre qui a bu leur sang porter les plus beaux fruits pour l'avenir du Canada! . . .

(Le rideau tombe.)

FIN