Title: Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours. Tome II
Author: F.-X. Garneau
Release date: November 2, 2008 [eBook #27132]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque and the Online Distributed
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Archives nationales du Québec.)
QUÉBEC:
IMPRIMERIE DE N. AUBIN, RUE COUILLARD, No. 14.
Objet de ce chapitre.--Les persécutions politiques et religieuses fondent et peuplent les colonies anglaises, qui deviennent en peu de temps très puissantes.--Caractère anglais dérivant de la fusion des races normande et saxonne. Institutions libres importées dans le Nouveau-Monde, fruit des progrès de l'époque.--La Virginie et la Nouvelle-Angleterre.--Colonie de Jamestown (1607).--Colonie de New-Plymouth et gouvernement qu'elle se donne (1620).--Immensité de l'émigration.--L'Angleterre s'en alarme.--La bonne politique prévaut dans ses conseils et elle laisse continuer l'émigration.--New-Plymouth passe entre les mains du roi par la dissolution de la compagnie--Commission des plantations établie; opposition qu'elle suscite dans les colonies; elle s'éteint sans rien faire.--Etablissement du Maryland (1632) et de plusieurs autres colonies.--Leurs diverses formes de gouvernement: gouvernemens à charte, gouvernemens royaux, gouvernemens de propriétaires.--Confédération de la Nouvelle-Angleterre.--Sa quasi-indépendance de la métropole.--Population et territoire des établissemens anglais en 1690.--Ils jouissent de la liberté du commerce.--Jalousie de l'Angleterre: actes du parlement impérial et notamment l'acte de navigation passés pour restreindre cette liberté.--Opposition générale des colonies; doctrines du Massachusetts à ce sujet.--M. Randolph envoyé par l'Angleterre pour faire exécuter ses lois de commerce; elle le nomme percepteur général des douanes. Négoce étendu que faisaient déjà les colons.--Les rapports et les calomnies de Randolph servent de prétextes pour révoquer les chartes de la Nouvelle-Angleterre.--Ressemblance de caractère entre Randolph et lord Sydenham. Révolution de 1690.--Gouvernement.--Lois.--Education.--Industrie.--Différence entre le colon d'alors et le colon d'aujourd'hui, le colon français et le colon anglais.
Le Canada n'avait pas été actuellement en guerre avec les Anglais depuis le traité de St.-Germain-en-Laye en 1632. A cette époque reculée, où les colonies de l'Amérique septentrionale naissaient à peine, les combattans étaient tous des Européens, qui se disputaient des lambeaux du continent dû au génie de Colomb. Aucun d'eux n'avait pris les armes pour défendre le sol de sa vraie patrie; la terre qu'ils foulaient était encore à leurs yeux une terre étrangère. Mais en 1689 les choses avaient déjà changé. Il y avait alors des Canadiens, il y avait des Américains, il y avait une patrie, ce mot si magique pour le soldat. Et chose remarquable, les Européens laissèrent pour ainsi dire le champ libre à ces nouveaux hommes, qui essayèrent leur force et leur courage les uns contre les autres, et déployèrent dans la lutte cette même ardeur et cette haine nationale dont leurs mères-patries respectives donnaient le douloureux spectacle depuis des siècles dans l'ancien monde.
Nous savons quel développement avait pris en 1689 le Canada en population, en industrie et en richesses. Pour bien apprécier les moyens relatifs des parties belligérantes, et les dangers de la guerre pour ce pays, il est nécessaire de posséder la même connaissance relativement aux colonies anglaises, qui forment aujourd'hui une des premières nations du monde.
Après les tentatives infructueuses de colonisation dont il a été dit quelques mots dans une autre partie de cet ouvrage, l'Angleterre cessa de s'occuper de l'Amérique, qu'elle ne fréquenta plus que par ses pêcheurs et ses baleiniers. La France montra plus de persévérance, elle s'obstina dans son entreprise jusqu'à ce qu'elle eût réussi à s'établir en Acadie et en Canada d'une manière permanente.
Mais à peu près dans le temps où elle s'était assurée un pied solide dans le Nouveau-Monde, des guerres politiques et religieuses vinrent bouleverser l'Angleterre, et rejeter hors de son sein une population formée par les débris des partis vaincus, qui, tour à tour opprimés par le vainqueur, abandonnèrent leur patrie pour aller s'en créer une nouvelle ailleurs. Ils fondèrent la Virginie, New-Plymouth, le Massachusetts et bien d'autres provinces. La bigoterie et un zèle aveugle régnaient parmi toutes les sectes chrétiennes. Chacun niait à son voisin ce que tous les hommes avaient droit de posséder, la liberté de conscience. C'est à cela que l'on doit attribuer, sinon l'établissement, du moins l'état florissant de l'Amérique aujourd'hui 1. La cause première de cette émigration involontaire subsistant toujours, ces nouvelles colonies se peuplèrent rapidement et surpassèrent bientôt celles de la France.
Note 1: (retour) History of Massachusetts Bay.
Ensuite, le génie commerçant de l'Angleterre, qui commençait à se déployer à la faveur de la liberté, favorisa l'accroissement de ces mêmes possessions lointaines. Ce fut un bonheur pour celles-ci que cette nouvelle direction donnée à l'esprit national; elles en profitèrent plus que leur mère-patrie elle-même.
La race saxonne, agreste et engourdie, observe un écrivain, aurait fait peu de bruit dans le tournoi des peuples, si des myriades de Normands, de Poitevins et d'autres Français de toutes les provinces, ne fussent venus la réveiller rudement à la suite de Guillaume-le-Conquérant. De cette époque et de la fusion graduelle des deux races, datent les progrès qui se sont manifestés successivement dans le génie, les institutions et la puissance de l'Angleterre. L'audace, l'activité et la rapacité normandes ont fécondé la vieille torpeur saxonne. Des excès de la tyrannie organisée par la conquête et des résistances féodales sont nées les alliances des intérêts lésés, et de ces alliances tout le système municipal et parlementaire de la Grande-Bretagne 2. Les colons américains importèrent avec eux, comme un dépôt sacré, ce système municipal et parlementaire, première cause de leurs succès futurs.
Note 2: (retour) Maillefer.
L'époque de l'établissement de l'Amérique septentrionale est remarquable par la révolution qui s'opérait dans les esprits chez toutes les nations et particulièrement en Angleterre, où le peuple, ne se contentant pas de vaines théories, réclamait la mise en pratique de ces grands principes sociaux, que la marche de la civilisation et les doctrines chrétiennes commençaient à développer aux yeux de la multitude. Ce peuple fut le premier qui posséda, dans son parlement, l'arme nécessaire pour lutter avec avantage contre le despotisme. Jacques I donnait le nom de rois 3 aux membres des Communes, à ceux même que Henri VIII avait traités de brutes, tant s'était accrue déjà leur puissance. Les principes de la liberté, les droits de l'homme, la nature et l'objet d'un gouvernement, étaient des questions qui occupaient tous les esprits, et qui se discutaient jusque dans le village le plus reculé du pays avec une extrême chaleur. Mais faute d'habitude on abusa, comme cela arrive toujours là où la liberté ne fait que de naître, de cette même liberté pour laquelle on combattait; et le vainqueur la refusa au vaincu, qui fut poursuivi, persécuté, proscrit. Les querelles de religion se mêlant à celles de la politique, fournirent de nouveaux alimens à l'incendie dans lequel disparurent les restes de l'Eglise de Rome et le trône. Les puritains prétendaient vouloir la liberté religieuse et la liberté politique, et cependant, durant leur domination sous Cromwell, ils se montrèrent plus exclusifs et plus persécuteurs que les royalistes qu'ils avaient renversés. Mais les principes survivent à ceux qui en abusent; et les nouvelles idées fructifièrent en Amérique, où les portèrent ces mêmes puritains déchus. La réaction qui eut lieu en Angleterre après la mort du Protecteur, les priva de toute autorité, et les livra à la vengeance d'un vainqueur irrité également contre les maximes religieuses et contre les maximes politiques qu'ils avaient invoquées indistinctement pour opérer la révolution qui avait amené Charles I à l'échafaud et l'établissement d'une république. Les plus zélés et les plus compromis durent alors chercher à se soustraire à un gouvernement auquel leurs idées ne pouvaient jamais leur permettre de se rallier, et ils émigrèrent sur les rives du Nouveau-Monde, emportant avec eux leurs principes et ces institutions libres dans lesquelles ils avaient converti des maximes générales en vérités pratiques. Le droit de représentation, l'institution précieuse du jury, le vote des subsides par le peuple, et plusieurs autres priviléges essentiels à la liberté du citoyen, furent des dogmes qu'ils y transplantèrent, qui servirent de base à leur organisation sociale, et qui ne cessèrent plus d'être regardés comme les droits les plus précieux de l'homme. Les monopoles, les ordres privilégiés, les charges sur l'industrie, comme les maîtrises et corporations des métiers, etc., la féodalité, et toutes les chaînes qui accablaient encore le peuple, même dans les pays les plus libres de l'Europe, ne suivirent point ces colons au-delà des mers.
Note 3: (retour) Un comité de la chambre des communes devait lui présenter une adresse. Il ordonna que douze siéges fussent apportés pour les membres de ce comité, «car, dit-il, ce sont douze rois qui viennent».
Jacques I divisa la partie du continent américain, située entre les 34e. et 45e. degrés de latitude, en deux vastes provinces: la Virginie et la Nouvelle-Angleterre. La première fut concédée à une compagnie de Londres, et la seconde, à des marchands de Plymouth avec le droit de les établir et d'y commercer, en 1606.
Dès l'année suivante, ou quatre ans après la fondation de Port-Royal, la compagnie de Londres envoya 108 colons dans la Virginie pour commencer l'établissement de cette province, lesquels s'établirent dans un lieu qu'ils nommèrent Jamestown; mais les privations et la misère réduisirent leur nombre à une quarantaine au bout de quelques mois. Cinq cents autres émigrés les suivirent en 1609. N'ayant ni plus de moyens, ni plus de prévoyance que les premiers, ils se virent bientôt en proie à une affreuse famine qui les fit périr presque tous. La fertilité du sol, la beauté du climat et l'émigration contribuèrent cependant à faire oublier ces désastres, et petit à petit la province prit des développemens qui la mirent au-dessus de tous les périls. Ces premiers pionniers de la civilisation américaine vécurent à profits communs jusqu'en 1613. A cette époque des terres leur furent distribuées; et la plupart des planteurs n'ayant point de femmes, la compagnie leur envoya quatre-vingt-six jeunes filles, qui leur furent vendues à raison de cent à cent cinquante livres de tabac chacune. Six ans plus tard fut convoquée, par le chevalier George Yeardley, la première assemblée représentative qu'il y ait eue en Amérique; et les représentans, élus par les bourgs, réglèrent les affaires de la colonie, qui jusque-là avaient été dirigées par la compagnie de Londres. En 1621, la province reçut une espèce de gouvernement constitutionnel composé d'un gouverneur, d'un conseil et d'une assemblée générale élective. Peu de temps après, elle fut attaquée par les Sauvages, qui massacrèrent plus de 300 personnes, tant hommes que femmes et enfans; la compagnie, blâmée de n'avoir pas protégé suffisamment les habitans, fut dissoute, et le roi prit la Virginie sous sa protection (1624). Elle perdit sa législature sous le roi Jacques, mais Charles I, son fils, la lui restitua.
De son côté, la compagnie de Plymouth envoya, en 1607, une colonie de cent et quelques personnes à Sagahadoc (Kénébec) dans la Nouvelle-Angleterre, sous les ordres de George Popham; mais ce dernier étant mort, les colons retournèrent en Europe le printemps suivant; ce qui découragea tellement la société, qu'elle abandonna toute idée de colonisation jusqu'en 1620. Alors des puritains (Brownistes), qui s'étaient réfugiés dans la Hollande une douzaine d'années auparavant 4, pour échapper aux persécutions qui pesaient sur eux en Angleterre, demandèrent à la compagnie de Londres la permission d'émigrer dans la Virginie avec la liberté d'y professer leur religion, eux et leur postérité. Le roi s'y refusa d'abord, mais il y consentit ensuite; et l'année suivante ils purent faire voile pour l'Amérique. Trompés par leur pilote qui fit fausse route, ils abordèrent plus au nord qu'ils n'avaient intention de le faire, et au lieu de débarquer dans la Virginie, ils se trouvèrent dans la Nouvelle-Angleterre, où ils jetèrent les premier fondemens de la colonie de New-Plymouth. N'ayant point de charte du roi, ils formèrent une espèce de société volontaire, et obéirent à des lois et à des magistrats établis par eux-mêmes, jusqu'à l'époque de leur union avec le Massachusetts en 1692.
Note 4: (retour) Jeremy Belknap: History of New-Hampshire.
«Ce pacte gouvernemental, dit le Dr. Story 5 est sinon le premier, du moins le titre primordial le plus authentique de l'établissement d'une nation, que l'on trouve dans les annales du monde. Les philosophes et les juristes en appellent constamment à la théorie d'un pareil contrat, pour établir la mesure des droits et des devoirs des gouvernans et des gouvernés; mais presque toujours cette théorie a été regardée comme un effort d'imagination, qui n'est appuyé ni par l'histoire ni par la pratique des nations, et qui ne fournit par conséquent aucune instruction solide pour les affaires réelles de la vie. On ne pensait guère que l'Amérique pût fournir l'exemple d'un contrat social d'une simplicité primitive et presque patriarcale».
Note 5: (retour) Commentaries on the constitution of the United-States, etc.
Deux ans après, la compagnie de Plymouth concéda un territoire dans le Massachusetts, à quelques personnes qui essayèrent inutilement d'y former un établissement. D'autres tentatives suivirent celle-ci avec plus ou moins de succès jusqu'en 1628. Enfin, dans cette même année, une nouvelle compagnie acheta de celle de Plymouth le territoire de cette province, et fut incorporée par charte royale. Elle transféra le gouvernement de la colonie dans le pays même; et quelque temps après les habitans élurent des députés pour faire des lois, établir des cours de justice, etc. L'immigration devint considérable; il arriva dans une seule année (1630) plus de 1500 colons, par quelques uns desquels la ville de Boston fut commencée. En 1633, ils débarquèrent encore en plus grand nombre; la plupart de ces émigrés étaient des mécontens politiques, des hommes qui avaient des lumières, de l'expérience et même de la fortune, excellens matériaux pour fonder un pays. L'Angleterre, voyant grossir ce torrent de population désaffectionnée qui s'en allait en Occident, prit l'alarme. L'ordre fut promulgué de suspendre le départ de tous les vaisseaux destinés pour le Nouveau-Monde; et il fut enjoint aux patrons de ceux qui auraient à l'avenir une pareille destination avec des émigrans, d'obtenir au préalable une permission de l'autorité publique. En même temps les capitaines des navires dont le départ avait été suspendu, furent sommés de se présenter devant le conseil d'état avec la liste de leurs passagers. Mais après réflexion, la bonne politique prévalut heureusement dans ce conseil, et les émigrans eurent permission de partir après avoir été informés, que «Sa Majesté n'avait aucune intention de leur imposer la liturgie de l'Eglise anglicane, et qu'elle croyait que c'était pour jouir de la liberté en matière de religion, qu'ils passaient dans le Nouveau-Monde» 6.
Note 6: (retour) Charles I se guida d'après le même principe en accordant une charte à Rhode-Island en 1663. «Notre plaisir royal, dit le monarque, est que personne dans la colonie ne soit à l'avenir molesté, puni, inquiété ni recherché pour différence d'opinion en matières religieuses».
Cette conduite du roi d'Angleterre et de son conseil, contraste bien étrangement avec celle de Louis XIV, qui ne tolérait d'autre opinion que la sienne, et qui fermait à ses sujets les portes de toutes ses colonies comme pour montrer que même l'avenir devait subir les lois de sa volonté, et qu'il modèlerait à son gré les empires futurs!
Au nombre des passagers dont le départ avait été ainsi arrêté par l'ordre de la cour de Londres, se trouvait un homme obscur, mais qui allait emporter avec lui les destinées de sa patrie; cet homme était Cromwell. L'oeil royal devina-t-il l'avenir de ce nom roturier en parcourant la liste de ces passagers? vit-il dans celui qui le portait le possesseur futur de son trône et le chef de la nation? L'ordre qu'il avait donné causa du délai, et dans l'intervalle le puritain, le futur protecteur de la Grande-Bretagne, changea d'opinion et ne sortit point de son pays; sa destinée devait s'accomplir.
La compagnie de Plymouth s'étant dissoute, la colonie passa sous l'autorité du roi comme celle de la Virginie. Cet événement exerça alors peu d'influence sur l'administration intérieure, qui resta entre les mains des habitans. Ils élisaient tous leurs fonctionnaires, depuis le gouverneur en descendant jusqu'au dernier degré de l'échelle hiérarchique. La législature était élective dans toutes ses branches.
Plus tard pourtant, en 1638, les clameurs que leurs ennemis ne cessaient de pousser contre eux en Angleterre, se renouvelèrent avec plus de fureur que jamais. Le roi, trompé par leurs assertions haineuses et intéressées, nomma une commission, dont l'archevêque de Cantorbéry était le chef, à laquelle fut départie une autorité suprême et absolue sur toutes les colonies, avec le pouvoir de faire des lois et des ordonnances affectant leur gouvernement et la personne et les biens des habitans. A cette nouvelle, le Massachusetts fit les remontrances les plus énergiques contre «cette commission», dont l'établissement abrogeait d'un seul coup toutes les libertés coloniales. Il exposa que les colons étaient passés en Amérique avec le consentement de Sa Majesté, dont ils avaient beaucoup agrandi les domaines; que si on leur enlevait leur charte, ils seraient forcés de s'en aller ailleurs, ou de retourner dans leur pays natal; que les autres établissemens seraient également abandonnés, et que tout le pays tomberait ainsi entre les mains des Français ou des Hollandais. Il terminait par demander qu'on les laissât jouir de leurs anciennes libertés, et qu'on ne mît point d'entraves à l'émigration vers le Nouveau-Monde.
L'Angleterre n'osa pas mettre à exécution un projet devenu odieux dès sa naissance; et la commission des plantations s'éteignit sans rien faire, tant il est vrai de dire que l'opinion publique avait déjà de force dans ce royaume, fruit inappréciable de la liberté.
Les colonies anglaises, respectées ainsi dans leurs droits, se formaient insensiblement aux habitudes du gouvernement représentatif, tandis que l'arrivée continuelle des partisans vaincus dans les luttes civiles de la mère-patrie, augmentait leur population et leurs richesses. Les puritains persécutés cherchaient un asile dans la Nouvelle-Angleterre; les catholiques dans le Maryland; les royalistes dans la Virginie.
Le Maryland fut concédé par Charles I à lord Baltimore, baron irlandais, et fondé en 1632 par 200 gentilshommes catholiques. Huit ans après ils demandèrent et obtinrent un gouvernement libre. Cette province est la première qui ait eu l'honneur de proclamer dans le Nouveau-Monde, le grand principe de la tolérance universelle, et de reconnaître la sainteté et les droits imprescriptibles de la conscience 7. Elle se peupla rapidement. Jouissant de la tranquillité pendant que les autres provinces étaient déchirées par des persécutions religieuses, l'émigration s'y portait en foule, sûre d'y trouver le repos et la paix.
Note 7: (retour) Chalmer's annals.
Telle fut l'origine des deux premières colonies anglaises, la Virginie et la Nouvelle-Angleterre, autour desquelles les autres sont venues ensuite se grouper. En lisant l'histoire des premières on voit celle des dernières; elles ont eu toutes, plus ou moins, les mêmes obstacles à vaincre et les mêmes avantages à utiliser. Elles présentent aussi toutes la même physionomie et le même caractère politique ou social. Peuplées du reste par des habitans d'une même nation, elles ont été commencées à peu de distance les unes des autres comme l'indique le tableau suivant:
La Virginie, 1608. La Nouvelle-York, fondée par les Hollandais en 1614, sous le nom de Nouvelle-Belgique, devient anglaise en 1664. Plymouth, 1620, réuni au Massachusetts en 1692. Le Massachusetts 1628. Le New-Hampshire, 1623. Le New-Jersey, fondé par les Hollandais, en 1624, devient anglais en 1664. Le Delaware, fondé par les Hollandais en 1627, devient anglais en 1664. Quelques Suédois s'y étaient établis en 1638; mais ils furent subjugués par les Hollandais, et la plupart quittèrent le pays. Le Maine en 1630; réuni au Massachusetts en 1677. Le Maryland en 1633. Le Connecticut en 1635, établi par des colons du Massachusetts. Le New-Haven en 1637, réuni au Connecticut en 1662. Providence en 1635. Le Rhode-Island en 1638, réunis en 1644. La Caroline du Nord en 1650; colonie distincte en 1729. La Caroline du Sud en 1670. Cette date, relativement aux deux Carolines, a rapport ici à l'établissement des Anglais; car longtemps auparavant, sous l'amiral de Coligny, les Huguenots français y avaient fondé une colonie florissante, qui finit par l'affreuse catastrophe vengée par le chevalier de Gourgues. La Pennsylvanie en 1682. La Géorgie fondée plus tard en 1733.
Ces diverses colonies possédaient trois formes bien distinctes de gouvernement, qui, modifiées par les habitudes et par la nature de la société américaine, constituèrent ensuite les élémens du gouvernement fédéral établi par la révolution de 1776. C'étaient les gouvernemens à charte, les gouvernemens royaux ou provinciaux, et les gouvernemens de propriétaires. Les gouvernemens à charte étaient limités à la Nouvelle-Angleterre. Les peuples de cette province, où il y avait plusieurs colonies, jouissaient de tous les priviléges de sujets nés anglais, étaient investis de tous les pouvoirs gouvernemental, législatif, exécutif et judiciaire. Ils choisissaient les gouverneurs, élisaient les assemblées législatives et nommaient les magistrats. Une seule restriction était imposée à leur autorité législative, c'est que les lois qu'ils se faisaient ne pouvaient être contraires à celles de l'Angleterre. Plus tard, la métropole réclama le droit de révoquer les chartes; mais les colons maintinrent qu'elles étaient des pactes solennels et irrévocables, excepté pour causes légitimes. Dans quelques cas néanmoins, elles furent forcément supprimées, particulièrement vers la fin du règne de Charles II, où les corporations métropolitaines éprouvèrent le même sort. Les contestations auxquelles cette question donna lieu entre la mère-patrie et les colonies à charte, furent une des causes de la révolution.
Le pouvoir législatif, qui était sans appel, résidait dans un corps nommé, «The General Court of the Colony of Massachusetts Bay,» et était composé d'un gouverneur, d'un député-gouverneur, de dix magistrats et de deux députés de chaque ville, tous élus annuellement par le peuple. Le gouverneur et les magistrats formaient une chambre, et les députés l'autre. Cette législature siégeait tous les ans.
Le pouvoir exécutif était exercé par le gouverneur et un conseil, dont sept membres étaient nécessaires pour délibérer, et qui siégeait deux fois par semaine.
Les gouvernemens royaux étaient ceux de la Virginie, de la Nouvelle-York, et, plus tard, des Carolines (1728), de la Géorgie, du New-Hampshire et du New-Jersey (1702). Dans ces colonies, le gouverneur et le conseil étaient nommés par la couronne; et les chambres d'assemblée élues par le peuple. Les gouverneurs recevaient leurs instructions du roi ou de ses ministres. Ils avaient voix négative dans les procédés des législatures. Les juges et autres officiers civils étaient aussi nommés par le roi, mais payés par les colonies. Les actes arbitraires des gouverneurs, et le droit de veto réclamé par la couronne sur les actes des assemblées, furent des causes incessantes de difficultés dans ces gouvernemens. Le Canada nous fournit le modèle de cette espèce de régime.
Les gouvernemens de propriétaires, qui tenaient de la nature féodale, offraient quelque ressemblance avec les palatinats d'Allemagne. Les propriétaires de ces provinces étaient revêtus de certains pouvoirs royaux et législatifs; mais le tout subordonné à l'autorité suprême de l'empire. Le Maryland, la Pennsylvanie, et, dans les premiers temps, les deux Carolines et le Jersey, étaient soumis à cette forme de gouvernement, qui a existé dans les deux premières provinces ainsi que dans le Delaware jusqu'à la révolution. Ces colonies appartenaient à des propriétaires ou particuliers, à qui des territoires avaient été concédés par le souverain avec pouvoir d'y établir des gouvernemens civils et d'y faire des lois, sous certaines restrictions. Leur histoire est un long tissu de querelles occasionnées par la manière dont les propriétaires exerçaient leur droit de révoquer ou négativer les actes des assemblées législatives; car même dans ces colonies des corps représentatifs furent introduits, dont les membres étaient nommés mi-partie par les propriétaires et mi-partie par le peuple. En 1719, les habitans de la Caroline exaspérés contre leurs maîtres, s'emparèrent du gouvernement et élurent un gouverneur, un conseil et une assemblée, qui se réunirent pour publier une déclaration d'indépendance, dans laquelle ils exposèrent les motifs de leur renonciation à leur ancienne forme de gouvernement. Les anciennes lois de l'assemblée de la Virginie (1624) renferment une déclaration qui définit le pouvoir de l'assemblée de taxer et d'imposer des charges personnelles.
Dès l'origine (1643), les provinces de la Nouvelle-Angleterre formèrent entre elles une confédération offensive et défensive, chacune se réservant néanmoins son gouvernement et sa juridiction particulière. Les affaires générales de la confédération étaient réglées par un congrès composé de deux commissaires de chaque colonie. Cette législature se nommait «The General Court of the United Colonies of New-England» 8. Pour marque de sa souveraineté, la Nouvelle-Angleterre frappait monnaie; et toutes les commissions se faisaient au nom du gouverneur du consentement du conseil. Suivre les lois anglaises ou les ordres du roi sans permission de l'autorité coloniale, c'était faire acte d'infraction de ses priviléges 9. Nous avons déjà fait allusion ailleurs à cette confédération qui possédait, comme l'on voit, une quasi-indépendance; mais qui ne la garda pas longtemps.
Note 8: (retour) Encyclopedia Americana.
Note 9: (retour) Rapport de M. E. Randolph au bureau du commerce et des plantations, 1676: Collection de papiers relatifs à Massachusetts Bay.
C'est à partir de 1630, que la population des colonies anglaises augmenta rapidement. Elle pouvait être alors de 4,000 âmes, et déjà au bout de vingt ans elle atteignait 80,000 âmes, et, en 1690, époque de la seconde guerre avec le Canada, elle devait excéder 200,000 âmes, puisqu'en 1701, on l'évaluait à 262,000. La population du Canada et de l'Acadie ne dépassait pas alors 12 à 15,000 âmes, c'est à dire qu'elle était treize fois moins considérable que celle des provinces voisines contre lesquelles elle allait avoir à lutter les armes à la main. Le désavantage du nombre n'était pas le seul qu'elle eût à surmonter. La différence d'institutions politiques pesait aussi d'un grand poids dans la balance, de même que celle du climat. C'est au moyen de cette supériorité numérique et de richesse que les colonies américaines ont pu mettre dans tous les temps sur pied des armées qui comptaient autant de combattans qu'il y avait d'hommes capables de porter les armes dans toute la Nouvelle-France.
Occupant les parties centrales de l'Amérique du nord, sur le bord de la mer Atlantique, c'est à dire, depuis le Canada jusqu'à la Floride, les établissemens anglais jouissaient d'un ciel chaud ou tempéré dans toute leur étendue, et d'un sol dont les productions, extrêmement variées, étaient par cela même un gage d'abondance continuelle. Le blé croît partout dans cet immense pays ainsi que le maïs, plante indigène qui vient sans effort surtout dans le centre et dans l'ouest des Etats-Unis, où il rend le double du blé. La culture du tabac commence dans le Maryland, par le 39e. ou 40e. degré de latitude: c'est aujourd'hui le principal article d'exportation de cet Etat et de la Virginie. Le coton se cultive depuis le 37e. degré en gagnant le sud; mais on n'a commencé à en exporter qu'en 1791. Le ris, qui exige un climat chaud et un sol marécageux, vient dans les mêmes latitudes que le coton. Les provinces du nord produisent du blé, du chanvre, du lin, du houblon, etc. Favorisées ainsi de la nature et par une immigration nombreuse, ces colonies devinrent en peu de temps riches et florissantes.
Dans les premières années elles jouirent d'une liberté de commerce illimitée. Les vaisseaux de toutes les nations étaient admis dans leurs ports; elles allaient acheter dans tous les pays où elles trouvaient les plus grands avantages. Mais après qu'elles eurent passé par les souffrances, les inquiétudes, les dangers, qui ont accompagné partout la fondation des établissemens européens dans le Nouveau-Monde, après qu'elles eurent commencé à acquérir ce bien-être et ces richesses, qui n'étaient le partage que du petit nombre dans l'ancien, l'Angleterre résolut de les faire contribuer davantage aux charges de l'état, puisqu'elles profitaient autant que les autres parties de l'empire, de la protection du gouvernement. En 1655 Cromwell, qui venait de subjuguer l'Irlande et de se baigner dans le sang de ses malheureux habitans, se chargea de l'exécution de cette mesure, qu'il fallait sa volonté forte pour faire réussir. Il fallait d'abord faire naître les prétextes qui ne tardèrent point en effet à se présenter. Il voulut engager la Nouvelle-Angleterre à envoyer des émigrans en Irlande pour repeupler les déserts que ses armées y avaient faits; celle-ci ne voulut pas plus envoyer ses enfans dans ce pays que dans la Jamaïque, où il les invita ensuite de s'établir. Première désobéissance. Dans la guerre civile terminée par la mort de Charles I, le parti royaliste avait été vaincu, et la Virginie ainsi que le Maryland qui avait embrassé ce parti, durent être soumis par les armes du protecteur. Ce fut une seconde offense. C'en était assez pour fournir des motifs plausibles au gouvernement d'imposer des restrictions au commerce des colonies. Le parlement impérial passa un acte pour leur défendre d'importer ou d'exporter leurs marchandises dans d'autres vaisseaux que dans des vaisseaux anglais, équipés par des matelots anglais. Cet acte fut bientôt suivi d'un autre, l'acte de navigation, qui prohiba l'exportation de certains articles des colonies en ligne directe à l'étranger. En 1663, une troisième loi, plus sévère encore que les premières, les obligea de vendre leurs produits sur les marchés de l'Angleterre seulement, et d'acheter les articles de manufacture étrangère dont elles pourraient avoir besoin des marchands anglais à l'exclusion de tous autres. Enfin en 1672, il imposa aussi les produits exportés d'une colonie à une autre colonie. Sa politique était évidemment d'empêcher les colons d'établir des manufactures et de se créer un commerce avec l'étranger, au préjudice de ses intérêts 10. Mais ces lois prohibitives ne furent pas observées immédiatement partout. Le Massachusetts jouit encore longtemps après d'une entière liberté; et elles furent ouvertement ou secrètement violées par toutes les provinces, qui avaient fait, lors de leur promulgation, les remontrances les plus énergiques contre ce qu'elles regardaient comme une violation de leurs droits. M. Randolph, agent de la métropole (1676), voyant arriver dans le port de Boston des navires de l'Espagne, de la France, de la Méditerranée, des Canaries, etc., fit observer au gouverneur que cela était contraire à l'acte de navigation. Celui-ci lui répondit que les lois faites par le roi et son parlement n'obligeaient la Nouvelle-Angleterre qu'en autant qu'elles étaient conformes aux intérêts de la colonie, dans laquelle seule résidait le pouvoir législatif, en vertu de la charte accordée par le père de Sa Majesté régnante; et que toutes les matières en contestation devaient être déterminées en définitive par elle sans appel à l'autorité royale, qui pouvait bien augmenter, mais non restreindre, ses libertés 11.
Note 10: (retour) «The colonial laws of modern times, had furnished the most flagrant examples of tyrannical interference with the operations of manufactures and commerce; and the narrow policy which had always presided over the planting and rearing of new settlements, was utterly inconsistent with the very liberal and enlightened views of the economical system».Colonial policy of the European Powers, par Lord Brougham.
Note 11: (retour) Rapport de M. Randolph à Sa Majesté: Collection of original papers relative to the colony of Massachusetts Bay. Voyez aussi Story vol. I, p. 52 Commentaries on the constitution of the United States.
Toutes les provinces ne réclamèrent pas leurs libertés avec la même hardiesse. La Virginie, par exemple, était plus soumise, et les réponses du chevalier Berkeley aux lords commissaires en 1671, nous apprennent qu'elle s'était conformée à l'acte de navigation, à son grand détriment. En effet, cette loi y avait fait cesser presque complètement la construction des navires, branche importante de son commerce.
Cette lutte sourde d'intérêts commerciaux entre les colonies et la métropole, annonce les progrès que les premières avaient déjà faits. Le chiffre de leurs exportations dans la Grande-Bretagne fut en 1701 de £309,136; et celui de leurs importations du même pays, de £343,828, l'excédant des importations sur les exportations étant probablement couvert par les achats que faisaient les émigrans en s'embarquant pour l'Amérique, et par les dépenses du gouvernement militaire. Ces colonies payaient elles-mêmes depuis longtemps les dépenses de leur gouvernement civil. En temps de guerre, elles fournissaient aussi leurs contingens d'hommes et d'argent, selon leurs forces, leur population et la proximité du théâtre des hostilités.
Le Massachusetts a toujours été la première et la plus avancée des provinces britanniques. Possédant en abondance dans son sein tout ce qui est nécessaire à l'existence d'une marine et à sa fourniture, comme des bois de construction de toute espèce, de la poix, du goudron, du chanvre, du fer, des douves, des madriers, etc., elle bâtissait tous les ans quantité de navires, qu'elle vendait en Angleterre et ailleurs. Son commerce employait déjà près de 750 vaisseaux de 6 à 250 tonneaux; ses principaux chantiers de construction étaient à Boston, Charlestown, Salem, Ipswick, Salisbury et Portsmouth.
Elle exportait des bois, des animaux vivans, de la farine, de la drèche, du biscuit, des salaisons de viande et de poisson, etc., dans la Virginie et le Maryland, à la Jamaïque, à la Barbade, à Nevis, à St.-Christophe et dans plusieurs autres îles du golfe mexicain, en Espagne, en Portugal, aux îles Madère et Canaries, en France, en Hollande, aux villes anséatiques, et enfin dans les îles britanniques de la Manche; et elle en rapportait les objets dont elle pouvait avoir besoin pour sa consommation ou pour son négoce. Les marchandises manufacturées et les produits des climats méridionaux formaient la masse de ces importations. Ce commerce, elle le faisait cependant malgré la métropole.
M. Randolph écrivait à la cour qu'on ne tenait aucun compte en Amérique de l'acte de navigation et des lois passées par le parlement impérial pour régler le commerce, qui était complètement libre à toutes les nations. Quant à celui des Indes occidentales, disait-il, le marchand anglais en est presque exclus par celui de la Nouvelle-Angleterre, qui peut y donner ses denrées à un prix considérablement plus bas. Ainsi la Grande-Bretagne a perdu la plus grande partie du commerce de l'ouest. Le marchand américain expédie même déjà des navires chargés de mâtures pour la Guinée, Madagascar et les côtes de l'Inde.
L'Angleterre, effrayée par cette activité toujours croissante, songea enfin à prendre des moyens prompts et efficaces pour faire rentrer le négoce des colonies dans les bornes d'un système moins préjudiciable à ses intérêts. Par ses lois, par ses douanes, elle réussit à le modifier, à le restreindre selon ses vues; mais les colons ne se soumirent qu'à la force, en attendant l'occasion de revendiquer ce qu'ils regardaient comme les droits imprescriptibles des sujets anglais, la liberté du commerce, aussi sacrée à leurs yeux que la liberté politique et religieuse.
L'instrument dont la métropole se servit pour amener cette révolution, fut l'agent que nous avons déjà nommé, M. Edouard Randolph, homme résolu, infatigable et doué de beaucoup de pénétration et d'adresse dans les affaires. Charles II l'envoya en Amérique en 1676 avec ordre de lui faire un rapport sur l'état de la Nouvelle-Angleterre. Le caractère de ce commissaire a une analogie frappante avec celui de lord Sydenham, sous les auspices duquel s'est élaboré et accompli l'acte d'union des Canadas. Leurs dépêches présentent plusieurs coïncidences remarquables, et se ressemblent surtout par le ton de passion et le cynisme d'une politique sans morale et sans dignité qui y règnent 12. Les habitans du Massachusetts tiennent dans les lettres de Randolph la place qu'occupent les Canadiens français dans celles de l'agent moderne. A l'entendre on dirait qu'il n'y a que cette province à punir; les petites colonies de New-Plymouth, de New-Hampshire, et de Connecticut méritent toute la sympathie du gouvernement. D'après le rapport que ce commissaire fit au roi, tout le pays se serait plaint de l'usurpation des magistrats de Boston, les habitans auraient désiré instamment que Sa Majesté ne les laissât pas opprimer plus longtemps, et qu'elle fît mettre enfin à exécution les mesures de soulagement promises par ses commissaires en 1665. C'est ainsi qu'il cherche à diviser les colons; il parcourt en même temps le pays, et excite les habitans les uns contre les autres par ses propos.
Note 12: (retour) Lord Sydenham tenait, dit-on, un livre dans lequel étaient inscrits les noms de toutes les personnes marquantes de la colonie, avec l'indication de leur parenté, de leur fortune, de leur caractère, de leurs bonnes ou mauvaises qualités, de leurs opinions politiques et religieuses, des principaux actes de leur vie, etc. S'il voulait les rallier à sa politique, et obtenir leur appui, il étudiait leur caractère dans cette singulière galerie de portraits, qui ferait peut-être pâlir bien des gens si elle était mise au jour, et faisait ensuite agir auprès d'elles ce qui pouvait tenter leur passion dominante, l'ambition, la vanité, la vengeance, la cupidité, etc. On ajoute que plus d'une fois il a surpris son interlocuteur en tirant d'un tiroir ce livre fatal, dans lequel l'on trouverait probablement les motifs des défections et des contradictions politiques, qui ont signalé la vie de tant d'hommes sous son administration, surtout dans le Canada occidental.
Dans toutes ses communications adressées, soit au roi, soit à ses ministres, il sollicite l'envoi d'un quo warranto suspendre la charte de la Nouvelle-Angleterre, et il ne fit pas moins de huit voyages à Londres pour presser le gouvernement d'abolir les priviléges de cette province vouée à l'ostracisme.
Quelques années après il en fut nommé par lettres royales percepteur des douanes (collector, surveyor & searcher), afin d'y faire exécuter les actes du parlement impérial qui, comme on l'a dit, continuaient d'y être méconnus; il ne cessa point d'être avec cela agent politique. C'est dans sa dépêche (de 1682) au comte de Clarendon que l'on trouve le passage suivant, qui réfléchit parfaitement les opinions émises de nos jours au sujet de mes compatriotes, et nous montre les hommes toujours entraînés dans le même cercle de passions.
«Si Sa Majesté veut bien, écrivait Randolph, ordonner au gouverneur Cranfield d'examiner les derniers articles contre la faction du Massachusetts, elle y trouvera des motifs suffisans, non seulement pour révoquer la charte, mais pour envoyer un homme prudent comme gouverneur général de cette province (le gouverneur était alors électif). Si les factieux étaient assez forts pour se révolter contre la résolution du roi de régler les affaires de cette colonie de la manière qu'on le suggère, la première chose qu'ils feraient, serait de me demander compte de ma conduite pour avoir ouvertement appelé le renversement de leur constitution, et d'après la loi du pays, la mort serait le châtiment qui me serait réservé. Mais ce parti, il s'éclipse, il est divisé, les magistrats sont opposés aux magistrats, les uns désirent, les autres craignent, un changement. Mylord, je n'ai qu'une chose à vous dire, c'est que Sa Majesté ne doit ajouter foi, ni à ce que feront, ni à ce que diront les agens de cette faction en Angleterre. Veuillez bien vous rappeler que, quand le père de votre seigneurie était grand chancelier, il eut à traiter avec les agens de cette province en 1662; ils agréèrent tout ce qu'il proposa pour l'honneur du roi et l'avantage de ses sujets coloniaux. Cependant cela n'empêcha pas le Massachusetts de mépriser les ordres du roi, et d'employer les évasions et les petites supercheries pour s'y soustraire. Si on laisse à ce pays le soin de remédier lui-même à ses griefs, il s'ensuivra encore de plus grands maux. Une erreur malheureuse, sinon volontaire, les a très aggravés. On a dit que le roi ne peut, ni ne veut, quelque soient les provocations, sévir contre le pays; que ses finances sont dans un état peu florissant. Le peuple croit ici tout ce qu'on lui débite... D'un autre côté, par une étrange déception deceptio visus, l'on peint à ce monarque les habitans de cette province comme un peuple très fidèle et très loyal, comme un grand peuple, qui peut lever des forces considérables; qu'il a en outre fait des sacrifices et de grandes dépenses pour convertir les forêts du Nouveau-Monde en belles campagnes sans qu'il en ait rien coûté à la couronne.
«Il est vrai, en effet, qu'il y a ici beaucoup de sujets loyaux; mais un bien petit nombre occupe des places de confiance. Les forces du pays sont très peu de chose, et plus d'apparat que de service. Je me fais fort de les chasser hors des frontières avec cinq cents hommes des gardes de Sa Majesté. Quant aux sacrifices, je connais bien peu d'habitans maintenant vivans, ou de leurs enfans, qui en aient fait. M. Dudley, l'un des agens actuels du Massachusetts, est un des premiers planteurs et un homme comme il faut (gentleman); il est venu ici avec une fortune assez honnête, mais les premiers aventuriers ou sont morts et les dépouilles de leurs enfans passées aux ?mains de leurs serviteurs, ou le peu qu'il en reste vit si misérablement qu'on n'en fait aucun cas. Pour ce qui est de ceux qui ont joint la faction, qui y appartiennent, qui dirigent tout ici, le gouverneur et le pays, je ne connais qu'un seul homme qui n'ait pas été domestique ou fils de domestique. Je prie votre seigneurie de croire que je ne cherche dans tout ceci que l'honneur du roi et le bien de la plantation dont, par la bonté de Sa Majesté et la faveur de votre seigneurie, je suis maintenant un des habitans».
C'est à la suite de ces représentations insultantes, de ces basses calomnies, que le Massachusetts et les autres provinces de la Nouvelle-Angleterre perdirent leurs chartes. Déjà le New-Hampshire avait reçu une nouvelle constitution composée de deux branches seulement, le gouverneur et la chambre représentative(1680). Le Massachusetts fut traité en province rebelle, et soumis à un gouvernement purement despotique, composé d'un gouverneur général (le chevalier Edmond Andros) et d'un conseil nommé par lui et dont cinq membres formaient un quorum. Il fut revêtu du pouvoir de faire des lois et d'imposer des taxes. Il n'y eut plus de chambre représentative, et le principe électif fut aboli partout 13.
Note 13: (retour) Belknap: History of New-Hampshire
Cela, comme on peut bien le penser, attira l'animadversion publique sur Randolph; il devint si odieux que l'on perdait sa popularité seulement à correspondre avec lui 14. Emprisonné par le peuple dans l'insurrection qui éclata à Boston en 1689, à la suite de la nouvelle du débarquement de Guillaume III en Angleterre, ce malheureux reconnut lui-même, dans une lettre qu'il écrivit à un des gouverneurs des Iles, le mal qu'il avait fait aux colons et la haine qu'ils lui portaient. «Ce pays est pauvre, écrivait-il, l'observation rigoureuse des lois de commerce a pesé grièvement sur les habitans; tout le blâme retombe sur moi; sur moi qui le premier ai attaqué leur charte, et la leur ai fait perdre, sur moi qui ai continué leur servitude par l'exercice de mon office de percepteur des douanes».
Note 14: (retour) «His (M. Dudley) correspondency, écrivait M. Danforth, with that wicked man, M. Randolph, for the overturning the government, has made him the object of the people's displeasure».
Le despotisme ainsi établi et organisé fut rempli de troubles et de confusion, et ne put durer que jusqu'en 1691. L'opposition toujours de plus en plus violente des habitans força Guillaume et Marie de leur octroyer un gouvernement plus libéral. Toute la Nouvelle-Angleterre fut réunie en une seule province avec l'Acadie nouvellement conquise, et reçut une constitution représentative, qui exista jusqu'à la révolution; mais dont les pauvres Acadiens, soumis à toute sorte de servages, furent exclus au moins dans la pratique.
Malgré leur dépendance de la mère-patrie, les colons anglais de l'Amérique avaient été jusque-là l'un des peuples les plus libres de la terre, et ils possédaient tous les élémens nécessaires pour devenir une grande nation. Ils avaient entre leurs mains les moyens de se former aux habitudes d'une société indépendante et à la science d'un gouvernement électif et populaire. Dès son origine, la Nouvelle-Angleterre s'était faite un code de lois, appelé «The Body of liberties,» qui fut observé jusqu'à ce que les besoins nécessitèrent de le modifier ou de l'augmenter. Le nom seul de ce code indique déjà par lui-même quels étaient les sentimens du peuple. Les dispositions de la partie criminelle, tirées de la Bible et modelées sur les lois pénales des Hébreux, démontrent jusqu'où les puritains avaient poussé le fanatisme biblique 15. C'est dans le vieux code du Connecticut, un des Etats qui ont le mieux gardé les maximes et les moeurs originaires, que ce caractère est le plus prononcé. Ces lois dites les lois bleues (blue laws), punissent de mort l'enfant qui a maudit ou frappé ses pareils; elles donnent droit de vie et de mort aux pères sur le fils adulte coupable d'opiniâtreté et de rébellion (stubborn and rebellious son); elles défendent le mensonge et le jurement profane sous peine de l'amende, du pilori et du fouet, chaque récidive entraînant une forte aggravation de peine. L'usage du tabac est interdit; un baiser donné ou reçu entre jeunes gens de différent sexe leur coûte une admonestation publique et une amende; les ivrognes sont fouettés; il n'est pas permis de courir le dimanche, ni de se promener dans son jardin, ni de voyager, ni de cuire son dîner, ni de faire les lits, balayer la maison, se faire tondre ou raser, ni d'embrasser sa femme, ni à la mère d'embrasser son enfant! Il est également interdit de fêter Noël ou les saints, de faire des pâtés de hachis (mince pies), de danser ou de jouer d'autres instrumens que le tambour, la trompette ou la guimbarde. Personne ne doit fournir le vivre ou le couvert à un quaker ou à d'autres hérétiques. Celui qui se fera quaker sera banni, et s'il revient, puni de mort. (Les quakers refusaient de tirer sur les Indiens.) «La plupart des articles de ce code sont fondés sur des versets de l'Exode, du Lévitique et du Deutéronome. L'horreur des puritains de la Nouvelle-Angleterre contre le catholicisme les aveuglait au point que ces radicaux intraitables, à force de remonter aux dogmes primitifs, reculaient jusqu'au judaïsme. Non-seulement leurs codes, mais leurs idées, leur langage, leurs noms étaient hébreux. Il semblait que leur rigidité craignît de s'amollir au contact de la mansuétude évangélique.»
Note 15: (retour) Aussi la rédaction du code est accompagnée de renvois au texte de l'écriture. Voici quelques articles pris au hasard.Tous les magistrats seront choisis:
1º. Par les bourgeois libres. Deut. 1. 13. 2º. D'entre les bourgeois libres. Deut. 17. 15. 3º. Parmi les hommes les plus habiles, etc. Jéré. 30. 21. Les héritages descendront au plus proche parent, selon la loi naturelle donnée par Dieu. Nomb. 27. 7. à 11. Il ne sera exigé aucun intérêt d'un frère ou d'un voisin pauvre pour ce qui lui sera prêté. Lev. 25. 35. 36. L'hérésie sera punie de mort, par ce qu'un hérétique, comme un idolâtre, cherche à ravir les âmes des hommes au seigneur leur Dieu. Zach. 13. 3. L'ivrognerie, qui transforme l'image de Dieu en celle de la brute, sera passible du châtiment qu'on inflige aux bêtes, du fouet, etc. Prov. 26. 3.
L'Imprimerie, cette arme si redoutable à la tyrannie et aux abus, fut introduite à Cambridge dans le Massachusetts peu de temps après sa fondation (1638). Le premier ouvrage qui sortit de la presse américaine, fut «The Freeman's Call» un an après. Bientôt régna cette liberté de la pensée, cette indépendance de l'esprit qui est le partage d'une nation libre et avancée dans la civilisation, et qu'on retrouve rarement dans une colonie, même de nos jours. Dans ces petites sociétés naissantes, il est bien permis aux partis d'avoir une polémique violente, factieuse quelquefois sur des points particuliers; mais qu'un homme se lève avec les armes de la raison pour défendre des principes qui sont d'une application générale, s'ils affectent le gouvernement, les hommes en autorité, soit militaire, civile ou religieuse, s'ils sont en opposition avec leurs intérêts, leur ambition, leurs vues, il n'aura pas d'écho, le peuple si turbulent dans ses colères, sera paralysé par une influence mystérieuse, par mille petits liens, qui des lieux occultes où trônent ces pouvoirs vraiment redoutables, s'étendent partout autour de lui, enchaînent ses pas, et lui montrent leur puissance et son néant. Tel homme n'oserait combattre un de ces pouvoirs sans s'être du moins assuré l'appui de l'autre, pour le protéger en cas de revers. Le peuple de la Nouvelle-Angleterre est celui de toute l'Amérique qui s'est affranchi le premier de cet esprit de dépendance qui tient au sentiment qu'on a contracté de sa faiblesse, ou plutôt c'est parce qu'il ne l'avait pas, qu'il se trouvait rejeté sur les rives du Nouveau-Monde. Aussi ce peuple est-il le premier qui ait produit des hommes célèbres dans les lettres et dans les sciences: témoin, Franklin.
L'éducation si nécessaire aux peuples libres est un des premiers objets qui occupèrent l'attention des colons anglais; ils savaient qu'elle était la principale sauve-garde de leurs franchises. Ce fut la Nouvelle-Angleterre qui commença et qui établit le système d'éducation primaire le plus populaire. Elle posa pour principe que l'éducation du peuple doit être à la charge commune et obligatoire, acte qui annonce déjà des vues profondes et en avant de l'époque. Des écoles furent ouvertes dans toutes les paroisses, sous la direction de comités élus par le peuple, qui votait les contributions nécessaires pour cet important objet. Afin, disaient ses législateurs, que les lumières de nos pères ne soient pas ensevelies avec eux dans leurs tombeaux, nous décrétons, à peine d'amende, que tout arrondissement de 50 feux établira une école publique où l'on enseignera à lire et à écrire; et que toute ville de cent feux établira une école de grammaire dont le maître pourra préparer les enfans pour l'université. Cette loi qui se propagea dans les autres colonies, existe encore en substance dans le Massachusetts, qui s'en enorgueillit à juste titre 16. Il est résulté de là que l'éducation est plus universellement répandue parmi le peuple des Etats-Unis, que parmi aucune autre nation du monde. En s'occupant de l'éducation primaire, l'on n'oublia pas les hautes études. Le célèbre collége de Harvard fut fondé dès 1638. Cet exemple fut suivi bientôt après par les autres provinces, excepté la Virginie où, sous ce rapport, l'on fit d'abord moins de progrès. Aussi le chevalier Berkeley s'en glorifia-t-il dans cette réponse singulière qu'il donna dans le cours d'un interrogatoire qu'on lui faisait subir: «Dieu merci, dit-il, il n'y a dans la colonie, ni écoles libres, ni imprimerie; et j'espère que nous n'en aurons pas d'ici à trois siècles; car les connaissances ont légué au monde la rébellion, l'hérésie et toutes les sectes; et l'imprimerie les a répandues, comme elle a propagé les libelles contre le meilleur des gouvernemens», finissant ainsi le panégyrique de l'ignorance par la peinture des inconvéniens qui résultent des lumières pour l'autorité.
Note 16: (retour) Story: Commentaries on the Constitution of the United States.
Dans le tableau rapide qui précède, nous avons assisté à la naissance, suivi les progrès des colonies anglaises jusqu'à la fin du 17e. siècle, et esquissé les formes de leur société et les principes qui la dirigeaient. S'expatriant pour fuir la tyrannie et les persécutions, leurs habitans ne soupiraient qu'après la liberté; ils ne craignaient rien tant que de retomber sous un joug pareil à celui auquel ils n'avaient pu se soustraire qu'en quittant leur pays. Pendant longtemps ils se crurent les dominateurs de l'Amérique septentrionale. Leurs établissemens faisaient des progrès rapides; ceux des Français ne sortaient pas de leur berceau, où ils semblaient destinés à périr; mais lorsqu'enfin ils virent Colbert peupler le Canada de soldats licenciés et élever des forts sur leurs frontières, ils s'alarmèrent et pressèrent l'Angleterre d'éloigner d'eux des voisins qui troublaient leur commerce, et menaçaient leur indépendance. Témoins de l'ambition et des conquêtes de Louis XIV, qui dictait des lois à l'Europe, ils tremblaient que quelque jour la puissance de ce monarque ou de ses successeurs, ne se fit sentir en Amérique comme dans l'ancien monde. Le Canada, organisé militairement, pouvait devenir un voisin incommode et dangereux. Ils voulurent donc détruire, dès son enfance, cet ennemi qui les menaçait déjà, qu'ils ont combattu tant de fois depuis, et qui, semble interroger aujourd'hui secrètement sa pensée, partagée entre des idées d'indépendance future et absolue et de fraternisation avec ceux qui cherchaient ainsi à les expulser à jamais du continent. Ils firent offrir à leur métropole des secours en hommes et en argent; et pour montrer leur bonne volonté, ils mirent immédiatement sur pied, en 1690, deux armées de deux mille hommes chacune pour envahir le Canada. Nous verrons bientôt de quel résultat fut accompagné le mouvement agresseur de ces colons déjà si ambitieux.
On a dû remarquer déjà que le caractère de l'émigration d'autrefois et de l'émigration d'aujourd'hui n'est pas le même. L'ancien colon américain n'est point l'image de l'émigrant qui débarque de nos jours sur les rivages de l'Amérique. Le premier s'exilant pour ne point abandonner des principes religieux ou politiques pour la défense desquels il avait combattu, et qu'il chérissait toujours, conservait malgré sa défaite ce respect pour l'honneur, cette fierté républicaine qu'il avait contractée dans des luttes dont l'empire devait être le prix. Le second, au contraire, n'est point une victime politique, c'est le fruit surabondant d'une société trop pleine et corrompue, que les vicissitudes du commerce, la centralisation de la propriété et les vices d'une organisation sociale très compliquée, ont réduit à la dernière misère. Les préoccupations de son esprit sont tout entières concentrées dans la recherche des moyens de se procurer une nourriture qui lui manque sans cesse. Cet homme ne peut avoir ni la noblesse de sentiment, ni l'indépendance de caractère qui ont distingué les premiers colons de l'Amérique septentrionale. Accablé sous le poids de la misère, et insensible à tout ce qui n'est pas immédiatement lié à son existence matérielle, il lui faudra à coup sûr de longues années d'aisance pour atteindre au niveau des républicains du Massachusetts ou des gentilshommes catholiques du Maryland. Il est facile de concevoir, qu'avec de pareils élémens la politique d'une métropole a plus de chances de prolonger sa domination.
Si l'on compare à présent le colon français avec le colon anglais du 17e et du 18e siècle, l'on trouve encore là un grand contraste. Ce dernier était principalement dominé par l'amour de la liberté, du commerce et des richesses qu'il fournit 17. Il faisait avec plaisir tous les sacrifices pour s'assurer la possession de ces trois objets, vers lesquels tendaient toutes ses pensées. Aussi dès que les traitans de l'Acadie le molestèrent par leurs courses, ou que les Hollandais de la Nouvelle-York génèrent son extension, il dirigea tous ses efforts pour s'emparer de ces deux contrées. En Acadie, il n'y avait que quelques centaines d'habitans dispersés sur les bords de la mer; il lui fut par conséquent assez facile de conquérir cette province encore couverte de forêts. La Nouvelle-Belgique encore moins en état de se défendre, passa sous son joug sans faire de résistance. Le colon canadien resta seul dans la lice avec lui; et la lutte, commencée déjà depuis longtemps, devint alors plus vive, plus intéressante et mieux définie.
Note 17: (retour) Lord Brougham exagère singulièrement un fait lorsqu'il dit, «que ce colon bornait ses espérances de richesses aux inspirations du St.-Esprit, et son ambition au désir de posséder le ciel dans l'autre vie». L'histoire nous prouve qu'il avait autant d'horreur de l'esclavage politique et commercial que de l'esclavage religieux.
La vie à la fois insouciante et agitée, soumise et indépendante du Canadien, avait une teinte plus chevaleresque, plus poétique si l'on peut parler ainsi, que celle de ses voisins. Catholique ardent, il n'avait pas été jeté en Amérique par les persécutions, il ne demandait pas une liberté contre laquelle peut-être il eût combattu, c'était un aventurier inquiet, qui cherchait une vie nouvelle, ou un vétéran bruni par le soleil de la Hongrie, qui avait vu fuir le croissant devant lui sur le Raab, et pris part aux victoires des Turenne et des Condé. La gloire militaire était son idole, et, fier de marcher sous les ordres de son seigneur, il le suivait partout, et risquait sa vie avec joie pour mériter son estime et sa considération. C'est ce qui faisait dire à un ancien militaire: Je ne suis pas surpris si les Canadiens ont tant de valeur, puisque la plupart descendent d'officiers et de soldats qui sortaient d'un des plus beaux régimens de France.
L'éducation que les seigneurs et le peuple recevaient des mains du clergé presque seul instituteur en Canada, n'était point de nature à éteindre cet esprit qui plaisait au gouvernement, et qui était nécessaire jusqu'à un certain point au clergé lui-même, pour protéger plus efficacement les missions catholiques, lesquelles redoutaient pardessus tout la puissance et les principes protestans de leurs voisins. Ainsi le gouvernement et le clergé avaient intérêt à ce que le Canadien fût un guerrier. A mesure que la population augmentait en Canada, la milice avec ce système devait y devenir de plus en plus redoutable. C'était en effet presqu'une colonie militaire: dans les recensemens l'on comptait les armes, comme dans les rôles d'armée. Tout le monde en avait (voir App. A).
Tels étaient nos ancêtres; et comme l'émigration française a toujours été peu considérable, ce système était peut-être ce qu'il y avait de mieux, dans les circonstances, pour luter contre la force croissante des colonies anglaises. Pendant près d'un siècle leur vaste puissance vint se briser contre cette milice aguerrie, qui ne succomba, en 1760, que sous le nombre, après une lutte acharnée de six ans, et avoir honoré sa chute par de grandes et nombreuses victoires. C'est à elle que le Canada doit de ne pas faire partie aujourd'hui de l'Union américaine; et elle sera probablement la cause première quoiqu'éloignée de l'indépendance de ce pays s'il cessait d'appartenir à l'Angleterre, en ce qu'elle l'a empêché de devenir complètement américain de moeurs, de langue et d'institutions.
Ligne d'Angsbourg formée contre Louis XIV.--L'Angleterre s'y joint en 1689, et la guerre, recommencée entre elle et la France, est portée dans leurs colonies.--Disproportion de forces de ces dernières.--Plan d'hostilités des Français.--Projet de conquête de la Nouvelle-York; il est abandonné après un commencement d'exécution.--Triste état du Canada et l'Acadie.--Vigueur du gouvernement de M. de Frontenac.--Premières hostilités: M. d'Iberville enlève 2 vaisseaux anglais dans la baie d'Hudson.--Prise de Pemaquid par les Abénaquis.--Sac de Schenectady.--Destruction de Salmon Falls (Sementels).--Le fort Casco est pris et rasé.--Les Indiens occidentaux, prêts à se détacher de la France, renouvellent leur alliance avec elle au premier bruit de ses succès.--Irruptions des cantons, qui refusent de faire la paix.--Patience et courage des Canadiens.--Les Anglais projetent la conquête de la Nouvelle-France.--Etat de l'Acadie depuis 1667.--L'Amiral Phipps prend Port-Royal; il assiège Québec (1690) et est repoussé.--Retraite du général Winthrop qui s'était avancé jusqu'au lac St.-Sacrement (George) pour attaquer le Canada par l'Ouest, tandis que l'Amiral Phipps l'attaquerait par l'Est.--Désastre de la flotte de ce dernier.--Humiliation des colonies anglaises.--Misère profonde dans les colonies des deux nations.--Les Iroquois et les Abénaquis continuent leurs déprédations.--Le major Schuyler surprend le camp de la Prairie de la Magdeleine (1691) et est défait par M. de Varennes.--Nouveau projet pour la conquête de Québec formé par l'Angleterre.--La défaite des troupes de l'expédition à la Martinique et ensuite la fièvre jaune qui les décime sur la flotte de l'amiral Wheeler, font manquer l'entreprise.--Expéditions françaises dans les cantons (1693 et 1696); les bourgades des Onnontagués et des Onneyouths sont incendiées.--Les Miâmis font aussi essuyer de grandes pertes aux Iroquois.--Le Canada plus tranquille, après avoir repoussé partout ses ennemis se prépare à aller porter à son tour la guerre chez eux.--L'état comparativement heureux dans lequel il se trouve est dû à l'énergie et aux sages mesures du comte Frontenac.--Intrigues de ses ennemis contre lui en France.
La France était en guerre avec une partie de l'Europe depuis déjà deux ou trois ans. La révocation de l'édit de Nantes avait soulevé contre elle les nations protestantes, et leur avait fourni le prétexte de reprendre les armes pour se venger de leurs défaites passées. Le prince d'Orange, le plus acharné de ses ennemis, fut le principal auteur de la fameuse ligue d'Augsbourg, dans laquelle la plupart des puissances continentales entrèrent. Le roi Jacques II, fervent catholique, et recevant des subsides de Louis XIV pour être plus indépendant de son parlement, était resté attaché à l'alliance de ce prince; mais c'était tout ce qu'il pouvait faire que d'empêcher les Anglais de la rompre. Et en effet bientôt après ce peuple conspira contre lui, et il eut la douleur de se voir précipiter du trône par son propre gendre, le prince d'Orange, soldat taciturne et ambitieux, qui dut probablement la couronne d'Angleterre autant à la haine qu'il portait à la France qu'à son propre mérite. Il fut couronné à Londres sous le nom de Guillaume III. Louis XIV reçut le monarque déchu avec les plus grands égards en lui promettant de le replacer bientôt sur le trône; mais la chute de Jacques lui donnait un ennemi de plus dans la Grande-Bretagne.
La France eut ainsi à combattre à la fois la Hollande, l'Allemagne, la Savoie, l'Italie, l'Espagne et l'Angleterre, multitude d'ennemis qui ne faisait que prouver sa puissance. Comme toujours les colons furent entraînés dans une guerre dont l'objet leur était totalement étranger; et parceque Louis XIV faisait trembler l'Europe, il fallait que les habitans de l'Amérique se battissent entre eux.
Nous venons de voir quel chemin les colonies anglo-américaines avaient fait à l'époque où nous sommes parvenus, et quels élémens de bonheur, de puissance et de richesses elles possédaient pour l'avenir. Un commerce étendu, une population considérable, des institutions libres et la jouissance d'un des plus fertiles pays du monde, tel est le tableau que présente l'ennemi que le Canada a à combattre, le Canada qui n'a, lui, que 11,000 habitans, qui soutient depuis longtemps une guerre sanglante avec les Indiens, et dont le commerce est presqu'entièrement anéanti. Les Américains pouvaient bien dire lorsqu'ils comparaient leurs forces aux siennes, que c'était une proie «qu'ils n'avaient qu'à allonger le bras pour saisir.»
Les Français néanmoins ne s'effrayèrent pas. Suivant leur antique usage, ils résolurent de ne pas attendre l'ennemi chez eux, mais de l'attaquer vivement dans ses propres positions malgré sa supériorité numérique. Il fut décidé en conséquence de l'assaillir à la fois à la baie d'Hudson, dans la Nouvelle-York et sur différens points de la frontière du Canada. Le ministre de la marine à Paris, M. de Frontenac en Canada, devaient activer, chacun de son côté, les préparatifs de guerre. Louis XIV enjoignit au dernier partant pour l'Amérique de fournir à la compagnie du Nord les secours dont elle pourrait avoir besoin pour exécuter la première partie de ce plan, et chasser les Anglais de tous les points qu'ils occupaient à la baie d'Hudson 18. Il le chargea en outre de s'entendre avec le gouverneur de l'Acadie, M. de Manneval, pour mettre cette province, la plus exposée aux courses des ennemis, hors d'insulte.
Note 18: (retour) Ces instructions sont du 7 juin, et la guerre fut déclarée à la Grande-Bretagne le 25 du même mois.
Un des projets de conquérir la Nouvelle-York suggérés par le chevalier de Callières, car il en avait présenté plusieurs, et dont on a parlé plus haut, fut agréé; mais le gouvernement adopta un plan d'exécution plus compliqué que celui de cet officier. D'abord M. Begon, intendant de Rochefort, fut chargé d'armer deux vaisseaux, et de les mettre sous les ordres de M. de la Caffinière, qui devait suivre les directions de M. de Frontenac. Ces vaisseaux avaient pour mission de balayer la côte depuis le golfe St. Laurent jusqu'à New-York, et de bloquer ensuite cette ville sans trop s'exposer pourtant en attendant les troupes qui devaient l'attaquer par terre. En second lieu le gouverneur, en arrivant à Québec, devait faire ses préparatifs avec le plus grand secret, et conduire lui-même les troupes par terre à la place qu'on voulait attaquer, après avoir chargé le chevalier de Vaudreuil de l'administration du Canada. Si l'entreprise réussissait et que la province de la Nouvelle-York tombât en son pouvoir, il devait y laisser la population catholique en prenant les mesures nécessaires pour s'assurer de sa fidélité; garder prisonniers les officiers et les principaux citoyens qui pourraient se racheter par de bonnes rançons, et renvoyer tout le reste dans la Nouvelle-Angleterre et dans la Pennsylvanie. Le chevalier de Callières resterait gouverneur de la conquête. Comme on supposait que l'ennemi tâcherait de la reprendre, l'ordre avait été donné de brûler toutes les habitations jusqu'à une certaine distance autour de New-York, et de forcer les autres à payer une forte contribution pour se racheter. L'on reconnaît là le génie dur et impitoyable de Louvois, assez conforme d'ailleurs au système de guerre suivi à cette époque en Amérique.
Les courses que l'on ferait en même temps sur les frontières anglaises, n'auraient pour objet que d'inquiéter l'ennemi, diviser ses forces et occuper les Indiens.
Les premières hostilités commencèrent à la baie d'Hudson, où M. de la Ferté prit le fort de New-Severn. Le capitaine d'Iberville, officier canadien plein de bravoure et devenu célèbre depuis et par ses exploits et comme fondateur de la Louisiane, arrivait à Ste.-Anne, poste de cette baie, lorsque deux navires anglais portant, l'un 22 canons et l'autre 14, et chargés d'armes, de munitions et de vivres, parurent à la vue du fort. On devina sans peine leur dessein, car dans les papiers du gouverneur de New-Severn on avait trouvé des lettres de la compagnie de Londres, qui faisait la traite dans cette contrée, lui enjoignant d'y proclamer le prince d'Orange roi de la Grande-Bretagne, et de prendre possession de toute la baie d'Hudson au nom de l'Angleterre. Ces vaisseaux, voyant les Français sur leurs gardes, voulurent user de ruse; mais d'Iberville les fit tomber eux-mêmes dans le piége qu'ils voulaient tendre, et après avoir tué ou pris une partie de leurs équipages dans des embuscades, il les obligea d'amener leur pavillon. Il laissa son frère, M. de Méricourt, pour commandant de ces postes, et fit voile sur l'une de ses prises pour Québec, où il arriva dans le mois d'octobre 1689. Il trouva le pays encore tout ému du massacre de Lachine.
Cependant les vaisseaux destinés à l'attaque de New-York sur lesquels devait s'embarquer le nouveau gouverneur, M. de Frontenac, avaient perdu plus d'un mois à la Rochelle pour se faire radouber; ensuite les bâtimens marchands qu'ils avaient eu à convoyer avaient retardé tellement leur marche, qu'ils n'étaient arrivés à Chedabouctou, en Acadie, que vers le milieu de septembre. M. de Frontenac y resta quelques jours et ordonna à M. de la Caffinière, s'il arrivait avant le 1er. novembre à New-York, de croiser en face du port jusqu'au 10 décembre tenant tout prêt pour le débarquement; et si, à cette date, il ne recevait point de nouvelle du Canada, de retourner en France.
L'état dans lequel le gouverneur trouva le pays, dont il venait reprendre l'administration pour la seconde fois, ne lui permit pas d'envahir la Nouvelle-York, qui fut ainsi sauvée par les fautes de M. Denonville. Ce gouverneur avait, comme on a vu, par une suite d'actes marqués au coin de l'imprévoyance ou de la faiblesse, réduit le Canada à ne pouvoir se défendre même contre les cantons. M. de la Caffinière fut obligé de lever le blocus à la fin de décembre après avoir capturé cependant plusieurs vaisseaux ennemis; et le projet sur New-York fut forcément ajourné à une autre époque.
Quoique M. de Frontenac trouvât la colonie inondée de sang; qu'il vît, pour comble de disgrâces, arriver au moment où il lui envoyait des secours M. de Varennes, qui, sur l'ordre du marquis de Denonville, avait évacué le fort de Catarocoui, et fait sauter les fortifications, il n'en jugea pas moins, avec sa sagacité ordinaire, que ce n'était qu'en frappant des coups hardis qu'il pourrait sauver le Canada, relever le courage des habitans, et reconquérir la confiance des alliés que les Français avaient parmi les nations indigènes en rétablissant l'honneur de leurs armes. Il n'eut pas plus tôt pris les rênes du gouvernement qu'une nouvelle vigueur en pénétra toutes les parties, se répandit rapidement parmi les Canadiens et les Sauvages. Tout le monde fut soudainement animé d'une ardeur guerrière. Les Abénaquis levèrent les premiers leur hache terrible.
Ils se mirent en campagne (1689). Ce fut sur Pemaquid qu'ils dirigèrent leurs coups, fort situé entre la rivière Penobscot et celle de Kénébec sur le bord de la mer, et qui les incommodait beaucoup. Ils attaquèrent les habitans voisins, tuant tous ceux qui voulaient résister, et investirent ensuite la place, montée de 20 canons, et qui se rendit après une défense de plusieurs heures. Ils la rasèrent avec toutes les maisons d'alentour, et s'en retournèrent dans les chaloupes qu'ils avaient prises après en avoir égorgé les équipages.
Fiers de ce premier succès, ils entreprirent sur le champ une seconde expédition encore plus importante. Les ennemis avaient élevé une douzaine de petits forts pour protéger les établissemens qu'ils avaient dans leur voisinage; ils les attaquèrent brusquement, les surprirent, et renouvelèrent les horreurs dont Montréal venait d'être le théâtre. Ils les emportèrent tous les uns après les autres, et deux cents personnes périrent sous le glaive de ces barbares. Après ce sanglant exploit, qui répandit la terreur dans toute la Nouvelle-Angleterre, ils s'en retournèrent chargés de butin. Ces deux expéditions, entreprises coup sur coup, ôtèrent à celle-ci tout espoir de former une alliance avec les Abénaquis, et de les détacher des Français.
L'exécution de la troisième partie du plan d'attaque des Français était laissée à la discrétion et au jugement de M. de Frontenac. On devait croire qu'il ne négligerait rien pour harasser l'ennemi et lui faire tout le mal possible, suivant les règles de la guerre; car les hommes ont aussi établi des lois pour s'entre-détruire.
Ce qui avait fait le plus de tort aux Français dans l'estime des Sauvages, c'est leur inactivité, qu'ils prenaient pour de la crainte. Le gouverneur fit dire à M. de la Durantaye, commandant à Michilimackinac, qu'il allait porter la guerre dans les colonies anglaises, et qu'il eût à en prévenir les Outaouais et les Hurons, auxquels il devait faire comprendre que les affaires allaient changer, et que la France allait prendre une attitude digne d'elle.
Sans attendre la belle saison, il mit trois expéditions sur pied au milieu de l'hiver (1689-90) pour fondre par trois endroits à la fois sur le pays ennemi. La première, commandée par MM. d'Aillebout de Mantet et Lemoine de Ste.-Hélène et composée d'un peu plus de 200 Canadiens et Sauvages, fut lancée sur la Nouvelle-York. Plusieurs gentilshommes en faisaient partie, et entre autres M. Lemoine d'Iberville, celui-là même qui avait pris deux vaisseaux aux Anglais dans la baie d'Hudson l'année précédente, et M. LeBert du Chêne. Ces hardis chefs de bande formèrent le projet d'attaquer Albany; mais les Indiens, intimidés par l'audace de l'entreprise, refusèrent d'y aller. Il fut résolu alors de se rabattre sur Schenectady, situé à 17 milles d'Albany, et que les Français appelaient Corlar, du nom de son fondateur. L'on arriva le 8 février, dans la soirée, devant cette ville ou bourg dont l'enceinte en forme de carré long était percée de deux portes et renfermait 80 maisons. Les habitans, quoiqu'avertis plusieurs fois de se tenir sur leurs gardes, dormaient dans une fatale sécurité ne mettant pas même de sentinelles à leurs portes. Ils n'avaient pas voulu croire qu'il fût possible aux Canadiens, chargés de leurs vivres et de leurs armes, de faire plusieurs centaines de milles au travers des bois et des marais, au milieu des glaces et des neiges. Incrédulité qui leur coûta cher! Les Français ayant reconnu la place, y entrèrent sans bruit vers 11 heures du soir par une grosse tempête de neige, et investirent toutes les maisons. Ces hommes couverts de frimats et l'oeil ardent devaient paraître comme d'effrayans fantômes dans les rues désertes de Schenectady destiné à périr dans cette affreuse nuit. Les ordres se donnaient bas et la capotte du soldat, suivant la consigne, assourdissait le bruit des armes, lorsqu'à un signal donné chacun poussa un cri sauvage et s'élança dans les maisons, dont les portes furent brisées à coups de hache. Les malheureux habitans tout effrayés ne songèrent guère à se défendre. Il n'y eut qu'à une espèce de fort gardé par une petite garnison, et que d'Aillebout de Mantet avait attaqué lui-même, où l'on éprouva une vive résistance. L'on s'en empara enfin, et tout ce qu'il y avait dedans fut passé au fil de l'épée. La ville fut ensuite livrée au flammes. Deux maisons seulement furent épargnées, celle où l'on avait porté un officier canadien blessé, M. de Montigny, et celle du commandant de la place, le capitaine Sander, dont l'épouse avait autrefois généreusement recueilli quelques prisonniers français, et qui reçut dans cette circonstance le prix de sa noble conduite. Un grand nombre de personnes périrent dans ce massacre, fruit du système atroce de guerre qu'on avait adopté, et secondes représailles de celui de Lachine attribué aux instigations des Anglais. On accorda la vie à une soixantaine de vieillards, femmes et enfans, échappés à la première furie des assaillans, dont 27 furent emmenés en captivité 19. Le reste de la population se sauva dans la direction d'Albany, sans vêtemens, au milieu d'une neige épaisse qui tombait toujours poussée par un vent violent. Vingt-cinq de ces fugitifs perdirent des membres qu'ils s'étaient gelés.
Note 19: (retour) Plusieurs de ces détails m'ont été fournis par Dr. O'Callaghan auteur d'une Histoire de la Nouvelle-York sous la domination hollandaise, et qui les a puisés dans les archives du pays où s'est passé l'événement.
La nouvelle de cette affreuse tragédie arriva dans la capitale de la province au point du jour. Elle y fut apportée par un homme qui n'avait eu que le temps de sauter sur son cheval, et qui avait eu un genoux fracassé par une balle en fuyant. Elle jetta la ville dans la plus grande consternation; l'on disait que les Français arrivaient et qu'ils étaient 1400, tant la peur avait déjà grossi leur nombre. L'on tira le canon d'alarmes, la ville fut mise en état de défense, et la milice appelée sous les armes jusqu'à une grande distance.
Cette expédition fit une sensation extraordinaire parmi les tribus indiennes, et l'on n'en parle encore chez les anciens habitans de la Nouvelle-York qu'avec un sentiment de terreur. La retraite fut accompagnée de plusieurs accidens; l'on manqua de vivres, les hommes furent obligés de se disperser; plusieurs furent tués ou pris, et le reste atteignit Montréal épuisé de fatigues et de faim.
La seconde bande, formée aux Trois-Rivières, n'était composée que de 52 Canadiens et Sauvages. M. Hertel, homme de tête et de résolution, la commandait. Après une marche de deux mois, il tomba à la fin de mars sur l'établissement de Salmon Falls (Sementels), formé au bord de la rivière Piscataqua, dans la Nouvelle-Angleterre, et défendue par une maison fortifiée et deux forts de pieux. Il fit attaquer sur le champ tous ces ouvrages à la fois et les emporta d'assaut. On y fit 54 prisonniers, 27 maisons furent brûlées, et 2000 pièces de bétail périrent dans les flammes.
Les ennemis, s'étant ralliés, se présentèrent vers le soir au nombre de 200 pour attaquer Hertel. Il s'était mis en bataille sur le bord d'une petite rivière sur laquelle il y avait un pont étroit qu'il fallait passer pour l'atteindre. Les Anglais méprisant le petit nombre de ses soldats, s'y engagèrent avec une grande assurance. Lorsque Hertel jugea qu'ils s'étaient assez avancés, il les chargea l'épée à la main; dix huit ennemis tombèrent tués ou blessés du premier choc. Le reste tourna le dos et lui abandonna le champ de bataille. La Fresnière, son fils aîné fut blessé, Crevier son neveu fut tué. Après cette rencontre, il se retira sans plus être inquiété.
Le troisième parti fut organisé à Québec. Le gouverneur avait voulu par ce partage exciter sans doute l'émulation et l'ardeur de ces bandes. M. de Portneuf, fils du baron de Bécancourt, le commandait. Il était composé de Canadiens, d'une compagnie de troupes tirée de l'Acadie et d'Abénaquis, et il fut aussi heureux que les autres. Il s'empara de Casco, bourg situé sur le bord de la mer à l'embouchure de la rivière Kénébec, et défendu par un fort monté de 8 canons, devant lequel il fallut ouvrir la tranchée. La garnison aurait fait une plus longue défense probablement sans une sortie dans laquelle périrent une partie de ses plus braves soldats. Les fortifications furent rasées, et les maisons réduites en cendre à deux lieues à la ronde.
Ces bandes intrépides qui ne s'étaient pas contentées de ravager le plat pays comme le portaient leurs ordres; mais qui s'étaient attaquées aux places fortifiées même; ces soldats que n'arrêtaient ni la distance, ni la rigueur de l'hiver, ni les fatigues et les dangers de toute espèce, apprirent aux colonies anglaises qu'une direction énergique présidait aux opérations de leur ennemi, et, ce qui était bien plus important, firent rompre les négociations qui se continuaient entre les alliés du Canada et les Iroquois confédérés, pour former une ligue contre lui.
Le comte de Frontenac, pour montrer aux Indiens occidentaux que ces victoires n'étaient pas vaines, et afin de les mettre aussi en état de se passer du commerce anglais, envoya dans le printemps suivant (1690) un grand convoi de marchandises à Michilimackinac pour la traite. En même temps, il fit offrir à ces Sauvages des présens par le célèbre voyageur Nicolas Perrot, pour lequel ces peuples continuaient toujours d'avoir une grande considération.
La nouvelle des excursions heureuses des Canadiens et ce convoi arrivèrent en même temps au grand entrepôt du pied du lac Supérieur, et au moment où les ambassadeurs des nations de ces contrées, allaient partir pour conclure un traité définitif avec les cinq cantons; mais quand ils virent les Français, victorieux de leurs ennemis, arriver chargés de marchandises et en assez grand nombre pour les rassurer contre la vengeance des Iroquois, ils ne craignirent plus de rompre avec eux, et, charmés des présens que Perrot leur présenta et qu'il fit valoir avec une adresse admirable, ils s'attachèrent plus étroitement que jamais aux intérêts de la France. Bientôt après 110 canots, portant pour 100 mille écus de pelleteries, et conduits par plus de 300 Sauvages de toutes les tribus, partirent pour Montréal, où ils furent reçus aux acclamations de toute la ville. Ils y trouvèrent le gouverneur, lequel dut jouir en les voyant arriver du succès de sa politique, qui d'ennemis presque déclarés avait fait en si peu de temps de tous ces peuples des alliés fidèles. Ce revirement soudain ne s'était pas fait cependant sans opposition.
Le génie de le Rat, qui avait travaillé avec une si perverse sagacité à rompre les négociations de M. Denonville, cherchait alors à engager les tribus dans une alliance avec les Iroquois en rendant celle avec les Français impossible. Il paraît que lui et sa nation étaient l'âme de toute cette vaste intrigue, derrière laquelle ils avaient l'art de se cacher, en se servant des Outaouais, dont la grossièreté naturelle permettait d'en faire de faciles instrumens. L'habile le Rat mit dans leur bouche ces paroles insolentes qu'ils répondirent lorsqu'on voulut les empêcher de renvoyer les prisonniers Tsonnonthouans: «Nous nous étions figurés, dirent-ils, que les Français étaient des guerriers, mais ils le sont beaucoup moins que les Iroquois. Nous ne sommes plus surpris, s'ils ont été longtemps sans rien entreprendre, c'est le sentiment de leur faiblesse qui les retenait. Après avoir vu avec quelle lâcheté ils se sont laissé massacrer dans l'ile de Montréal, il nous est évident que nous ne pouvons plus en attendre de recours. Leur protection nous est devenue non seulement inutile mais nuisible, par les engagemens où elle nous a entraînés mal à propos; leur alliance ne nous a pas fait moins de tort pour le commerce que pour la guerre; elle nous a privés de la traite avec les Anglais, beaucoup plus avantageuse qu'avec eux, et cela contre toutes les lois de protection qui consistent à maintenir la liberté du commerce. On laisse tomber sur nous tout le poids de la guerre, tandis que nos prétendus protecteurs, par une conduite pleine de duplicité, cherchent à se mettre à couvert, en mendiant la paix avec toutes sortes de bassesses, et préfèrent signer un traité honteux et souffrir les hauteurs d'un ennemi insolent, que de retourner au combat. En un mot, l'on nous prendrait plutôt pour les protecteurs des Français que pour un peuple qui en est protégé». Rien n'annonce mieux que ce discours dans quel discrédit M. Denonville avait laissé tomber notre influence chez ces peuples.
Les cantons qui se croyaient au moment de former une grande confédération de toutes les nations indigènes, et de se venger peut-être de toutes les insultes des Européens, entrèrent en fureur lorsqu'ils virent leur projet chéri s'évanouir comme un beau rêve. Ils envoyèrent promettre des secours à la Nouvelle-York, pour venger le sac de Schenectady; ils se saisirent du chevalier d'Eau en mission chez les Onnontagués et brûlèrent deux personnes de sa suite, ils lâchèrent leurs guerriers sur la colonie; ils ne respiraient que la vengeance. Mais les partis qu'ils envoyèrent furent repoussés partout. Le pays, qui était depuis longtemps le théâtre d'irruptions sanglantes, s'était insensiblement couvert d'ouvrages palissadés et munis de canons, qui renfermaient ordinairement l'église et le manoir seigneurial de chaque village. A la première alarme, la population, hommes, femmes et enfans, courait s'y réfugier. C'étaient les scènes du moyen âge qui se répétaient en Amérique. Les annales canadiennes ont conservé le souvenir de plusieurs défenses héroïques de ces petits forts, où vinrent toujours se briser le courage barbare et indiscipliné des Indigènes. Deux des plus célèbres sont celles de madame de Verchères en 1690, et de sa fille deux ans après. Surprises l'une et l'autre pendant qu'elles étaient seules ou presque seules, elles n'eurent que le temps de fermer les portes du fort où elles se trouvaient, et déjà il était investi par une foule de Sauvages. Elles surent par leur présence d'esprit et par leur intrépidité en imposer aux assiégeans; elles tirèrent le canon, prirent les fusils et s'en servirent avec tant d'adresse en se multipliant, en se montrant sur différens points, que les barbares, croyant le fort défendu par plus de monde, avaient fini les deux fois par se retirer après l'avoir tenu bloqué pendant quelque temps. La fréquence du danger avait aguerri la population, les femmes, les enfans même comme les hommes. Dans un combat où un parti de Sauvages s'était retranché dans une maison, et se défendait avec désespoir, l'on vit des habitans s'avancer jusqu'auprès des fenêtres et en arracher par leur chevelure ceux qui s'y présentaient pour tirer.
Le plus grand mal de cette petite guerre en 1690, c'est qu'une partie des terres ne put être ensemencée, circonstance qui augmenta pour l'année suivante, la disette qui régnait déjà dans le pays.
L'on s'attendait en Canada que l'expédition contre New-York serait reprise, et que cette ville pourrait être attaquée par mer et par terre de bonne heure l'été suivant. Mais l'orage grossissait toujours en l'ancien monde contre Louis XIV, et l'accession de l'Angleterre à la coalition exigeant un nouveau déploiement de forces de la part de la France, elle se trouva hors d'état de faire d'armement pour l'Amérique. M. de Seignelay manda en conséquence à M. de Frontenac que le roi, étant trop occupé en Europe, ne pouvait lui envoyer de secours, et qu'il fallait abandonner pour le moment le projet d'invasion des colonies anglaises. Il recommandait en même temps au gouverneur d'employer le crédit qu'il s'était acquis sur l'esprit des Iroquois, pour faire une paix solide et honorable avec eux, et de tâcher surtout de réunir les habitans dans des bourgades faciles à défendre contre les Sauvages, chose beaucoup moins aisée à exécuter qu'il ne pensait, et qui en effet n'a jamais été même tentée sérieusement.
M. de Frontenac avait trouvé les Français bien déchus dans l'opinion des tribus indiennes. Toutes les nations du nord et de l'ouest avaient été leurs amies sincères jusqu'au moment où les cantons leur avaient fait voir qu'elles auraient plus d'avantage à commercer avec les Anglais, qui vendaient leurs marchandises à meilleur marché et payaient les pelleteries plus cher, qu'avec le Canada. Cela avait causé un premier refroidissement. L'irruption heureuse des Iroquois dans l'île de Montréal, avait changé ce refroidissement en mépris. Plusieurs d'entre eux avaient été témoins du massacre de Lachine, et ils étaient rentrés chez eux avec la conviction que les Français allaient succomber sous les efforts de leurs ennemis. Ces peuples ressentirent un moment une secrète joie de se voir débarrassés d'un allié incommode, qui avait été plutôt leur maître que leur ami. Ils oubliaient déjà les services qu'ils en avaient reçus tant de fois, et les dangers qu'ils allaient courir, abandonnés seuls à l'ambition de leur implacable ennemi, quand la main puissante du comte de Frontenac reprit les rênes du gouvernement, et ramena tous ces peuples dans leur ancienne alliance.
Il s'occupa, suivant les ordres de la cour, des négociations avec la confédération des cantons. Il n'eut pas besoin de les ouvrir; car tout en faisant la guerre à ces peuples, le Canada maintenait toujours, par le moyen des missionnaires, des relations diplomatiques avec quelques unes des tribus. Il était venu de France avec les chefs iroquois que son prédécesseur y avait envoyés chargés de fers. Il leur montra beaucoup d'égards, et conquit l'amitié et la confiance de Ouréouharé le principal d'entre eux. Sur le conseil de celui-ci, il en renvoya quatre dans les cantons avec l'ambassadeur iroquois qu'il avait trouvé à Montréal à son arrivée. Ils furent chargés par Ouréouharé d'assurer leurs compatriotes qu'ils retrouveraient dans le gouverneur ce qu'ils y avaient toujours vu autrefois, beaucoup de bienveillance et d'amour pour la justice.
Les cantons tinrent un conseil solennel dans le mois de janvier (1690). Il y assista 80 chefs ou sachems. Les délibérations furent longues à cause de la négociation entamée avec les Outaouais et les autres Indiens occidentaux dont on a parlé tout à l'heure, et parce qu'ils avaient cru devoir aussi prier le gouvernement de la Nouvelle-York d'envoyer un député, ce qu'il avait fait, mais pour dissuader le conseil de consentir à aucune cessation d'armes avec les Français. M. de Frontenac s'étant douté que des intérêts hostiles étaient consultés, en éprouvait une mauvaise humeur qu'il ne cachait pas. Il était choqué surtout du délai qu'on mettait à discuter ses propositions. L'ambassadeur des cinq nations ne fut de retour que dans le mois de mars avec la réponse; et ayant eu la maladresse d'afficher une hauteur inconvenante, insultante même pour les Français, M. de Frontenac refusa de le voir. Le barbare fut humilié d'autant plus que le gouverneur affecta de montrer une grande politesse aux personnes de sa suite. Celui-ci chargea ensuite Ouréouharé de huit colliers pour les cantons, mais avec ordre de les présenter de manière à faire croire qu'il n'y était pour rien. La dextérité et la noblesse qu'il mettait dans toutes ces négociations eurent un bon effet, et si la paix ne fut pas immédiatement conclue, les Iroquois perdirent du moins beaucoup de leur fierté.
Cependant les colonies anglaises, menacées d'une invasion qu'elles ne croyaient qu'ajournée, et tenues continuellement dans la terreur par les bandes canadiennes, qui allaient porter leurs ravages jusqu'aux portes de leurs capitales, résolurent de faire un grand effort pour s'emparer de la Nouvelle-France et couper ainsi le mal dans sa racine. Lorsqu'elles comparaient leurs forces aux forces de celle-ci, lorsqu'elles ne se surprenaient pas à trembler sous la hache de quelques hordes fugitives sorties des neiges du Nord, elles s'étonnaient qu'un si petit peuple pût troubler ainsi leur repos, et elles ne doutaient point qu'avec de la bonne conduite la conquête du Canada ne fût chose facile. Elles nommèrent donc des députés, qui s'assemblèrent dans le mois de mai (1690) à New-York pour se concerter ensemble. Ces députés donnèrent à leur réunion le nom de congrès, nom devenu fameux depuis. Il fut résolu d'attaquer le Canada à la fois par terre et par mer, et, à cet effet, de lever 2000 hommes pour l'envahir par le lac Champlain, et d'envoyer un agent à Londres afin de solliciter une force suffisante en vaisseaux et en soldats pour l'envahir par le golfe et prendre Québec, après qu'elle aurait enlevé l'Acadie, entreprise peu difficile dans l'état où se trouvait alors cette province. Cet agent arriva en Angleterre au moment où, menacée d'une invasion en Irlande par Jacques II, et venant de perdre la bataille navale de Beachy gagnée par Tourville, cette puissance voyait la suprématie des mers lui échapper des mains. Il ne put en conséquence rien obtenir de la métropole. Malgré ce contretemps fâcheux, les colonies américaines comptaient tellement sur leurs forces qu'elles décidèrent sur le champ d'exécuter leur projet seules.
En conséquence l'ordre fut donné d'armer immédiatement une flotte et simultanément de lever une armée de terre. La plus grande activité régna dans les bureaux de l'état, et une ardeur guerrière s'empara tout-à-coup de cette population commerçante, qui naguère encore ne rêvait que la paix et les spéculations derrière ses comptoirs chargés de marchandises. L'armée de terre fut mise sous les ordres du général Winthrop pour pénétrer, comme on l'a dit, en Canada par le lac Champlain. Le chevalier Guillaume Phipps fut chargé du commandement de la flotte destinée à s'emparer d'abord de l'Acadie et ensuite de Québec. Le chevalier Phipps, natif de Pemaquid dans la Nouvelle-Angleterre, était le fils d'un forgeron et avait été berger dans sa jeunesse. Ayant appris le métier de charpentier, il se fit un vaisseau dans lequel il commença à naviguer, et devint bientôt assez bon marin. Promu au commandement d'une frégate, il réussit à retirer du fond de la mer, sur les côtes de Cuba, d'un galion espagnol qui y avait fait naufrage, pour la valeur de 300,000 livres sterling en or, en argent, en perles et en bijouteries. Cette trouvaille lui valut le titre de chevalier. Quelque temps après son expédition de Québec, il fut nommé gouverneur du Massachusetts, et mourut en 1693 à Londres, où il avait été appelé pour répondre à des accusations portées contre lui.
Nous avons dit que l'amiral Phipps était chargé de s'emparer de l'Acadie et de Québec. La péninsule acadienne, par sa position maritime intermédiaire entre cette dernière ville et Boston, devait attirer en effet les premiers coups de l'ennemi et servir ensuite, si elle tombait en son pouvoir, de point d'appui et, en cas de revers, de retraite à l'expédition principale, dont le succès allait entraîner la prise de toutes les possessions françaises de l'Amérique du Nord. L'Acadie depuis le traité de Breda n'avait été inquiétée au dehors que par les corsaires qui rôdaient occasionnellement sur ses côtes; et elle était demeurée au dedans dans son état de léthargie et de langueur habituelle, dont elle ne sortit que quand elle entendit le canon résonner à ses portes. Mais en restant stationnaire elle avait reculé, car sa voisine la Nouvelle-Angleterre avait parcouru un chemin prodigieux depuis 25 ans. Aussi à la rupture de la paix en 1689, elle se trouva encore incapable de se défendre. Sa faiblesse était telle, qu'un simple corsaire portant 110 hommes, s'était emparé en 1674 de Pantagoët, où M. de Chambly qui avait remplacé le chevalier de Grandfontaine comme gouverneur, faisait sa résidence. Le fort de Jemset dans la rivière St.-Jean, où commandait M. de Marson, avait subi le même sort.
La cour s'était contentée d'y envoyer de temps en temps des personnes d'expérience pour voir quel progrès elle avait fait et ce qu'exigeait sa défense. Plusieurs de leurs rapports sont écrits avec soin et décèlent une connaissance approfondie du pays. Dans celui de M. de Meules de 1685, la population de l'Acadie est portée à 900 âmes, ainsi elle ne pouvait guère dépasser 1000 à la reprise des hostilités. Tous ces commissaires recommandaient des améliorations qui n'étaient jamais exécutées. M. Talon visita ce pays en 1672, en retournant en Europe, principalement pour traiter avec le chevalier Temple qui avait manifesté à Colbert le désir de se retirer sur les terres de France. Le roi devait lui accorder des lettres de naturalisation et d'autres faveurs particulières. Comme cet homme avait des talens et de la fortune, on attendait de grands avantages de cette négociation pour l'Acadie; mais les nuages qui couvraient peut-être alors la faveur du diplomate anglais, et qui avaient été le motif de sa démarche auprès de la France, s'étant dissipés, cette affaire n'eut pas de suite.
Quelque temps avant la guerre, Louis XIV y avait encore envoyé un commissaire, M. Paquine, qui recommanda d'abandonner Port-Royal, parceque l'accès en était difficile, et que ce poste était en outre trop éloigné du Cap Breton, du Canada et de Terreneuve pour en être secouru. Il suggéra de fortifier la Hève, Canseau et Pantagoët, et d'ouvrir un chemin entre ce dernier poste et le Canada, projet dont Talon avait déjà autrefois commencé l'exécution du côté de Québec 20. Ces suggestions furent approuvées du gouvernement; mais tandis qu'il délibérait sur la manière de les accomplir, le chevalier Phipps parut.
Note 20: (retour) Documens de Paris: Secrétairerie d'Etat, Albany. Collection de M. Brodhead. Nous désignerons à l'avenir cette collection sous le nom de Documens de Paris simplement.
Sa flottille, composée d'une frégate de 40 canons et de deux corvettes avec des transports portant 700 hommes de débarquement, était arrivée trop tard pour secourir en passant, comme elle en avait l'ordre, le fort de Kaskébé situé dans le pays qui forme aujourd'hui l'Etat du Maine, et qu'on savait attaqué par les Français; il venait de se rendre à M. de Portneuf. Elle avait alors continué sa route vers Port-Royal, où elle était arrivée le 20 mai (1690).
Il n'y avait que 72 soldats dans cette capitale dont les fortifications étaient en ruines 21. Le gouverneur, M. de Manneval, obtint une capitulation honorable; mais lorsque Phipps découvrit la faiblesse de la garnison et le mauvais état de la place, il regretta les termes avantageux qu'il avait accordés, et, à l'exemple de Charnisé, il pilla les habitans; car on se faisait peu de scrupule de violer sa parole dans cette contrée lointaine et presqu'oubliée, où le mal comme le bien restait inconnu. Après les avoir forcés de prêter serment de fidélité l'Angleterre, et avoir nommé six magistrats au milieu d'eux, il remit à la voile emmenant prisonniers M. de Manneval, 39 soldats et deux prêtres. Delà il courut à Chedabouctou, où M. de Montorgueil occupait un fort avec 14 hommes et fit une si vigoureuse défense, que les assaillans furent obligés d'y mettre le feu. A l'île Percée, Phipps ne laissa rien debout, il brûla jusqu'à l'humble chapelle des habitans. Chargé de dépouilles il retourna dans son pays glorieux de ses faciles succès.
Note 21: (retour) Documens de Paris.
Après son départ l'Acadie fut pendant quelque temps en proie aux déprédations de deux corsaires, qui firent prisonniers M. Perrot prédécesseur de M. de Manneval et ancien gouverneur de Montréal, ainsi que plusieurs autres personnes. Ils incendièrent Port-Royal resté sans chef, massacrèrent quelques habitans, et enlevèrent, presqu'aux yeux du chevalier de Villebon, qui arrivait d'Europe sur ces entrefaites, le vaisseau qui l'avait amené avec les présens pour les Indiens qui se trouvaient à bord. Malgré cette perte, les Sauvages protestèrent de leur fidélité à la France dans un conseil convoqué par M. de Villebon, et ils lui dirent qu'ils avaient reçu de la poudre et des balles, qu'ils étaient satisfaits, qu'ils lui rendraient bon compte des ennemis. On a vu en effet qu'ils n'avaient pas besoin d'être sollicités pour agir. Ils avaient plusieurs sujets de plaintes contre les Anglais, qui avaient mis peu de soin à remplir fidèlement les traités conclus avec eux 22. Les treize ans écoulés depuis la trahison du major Waldron, qui avait fait tomber à Cocheco par surprise 400 des leurs entre ses mains, dont 200 avaient été mis au gibet ou réduits en esclavage, ces treize ans, disons-nous, n'avaient pas éteint leur soif insatiable de vengeance. Ils avaient vu arriver avec joie le moment de satisfaire les mânes de leurs frères qu'on avait fait périr ainsi d'une mort ignoble; et le major Waldron fut leur première victime. Ils le surprirent à Dover, sur la frontière, où il résidait. Ils mirent cet officier, âgé alors de plus de 80 ans, dans un fauteuil placé sur une table, et ils lui demandaient par ironie, qui va maintenant juger les Indiens? Ils lui coupèrent le nez et les oreilles, et lui firent subir mille cruautés; jusqu'à ce qu'épuisé par la perte de son sang, il tomba de son siège sur la pointe de son épée qu'un de ces barbares avança sous lui, et il expira (Belknap). Cette vengeance indienne fut le signal des hostilités. On sait ce qu'ils firent ensuite.
Note 22: (retour) Belknap: History of New-Hampshire.
Cependant tandis que M. de Villebon prenait paisiblement possession de l'Acadie, et que le chevalier Nelson, envoyé de Boston pour l'administrer, tombait entre les mains des Français avec le vaisseau qui le portait, la Grande-Bretagne, qui s'en croyait encore maîtresse, réunissait cette province au Massachusetts à la suite des troubles dont nous avons parlé dans le dernier chapitre, et qui avait fini par le retrait des vieilles chartes de la Nouvelle-Angleterre. Il paraît qu'à cette époque mère-patrie avait résolu de réunir ensemble toutes les colonies depuis la Nouvelle-Ecosse jusqu'à la baie de Delaware, afin de mettre une barrière a l'extension des établissemens français 23. Avait-elle le projet d'établir un pareil rempart contre la puissance des Etats-Unis, lorsqu'elle a réuni récemment les Canadas et laissé entrevoir l'addition future à cette réunion des colonies du golfe St.-Laurent? Ou bien n'a-t-elle voulu dans cette occasion que donner le change à la crédulité vulgaire sur son véritable dessein? Toujours est-il vrai que la Nouvelle-Angleterre perdit une partie de ses libertés et que l'union en question n'eut jamais lieu.
Note 23: (retour) Lettre officielle de M. Blaithwait à M. Randolph. (1687). «This union, dit-il, besides other advantages, will be terrible to the French and make them proceed with more caution than they have lately done».
L'amiral Phipps de retour à Boston mit la dernière main aux préparatifs de l'expédition de Québec, qu'on avait continués avec activité pendant son absence. La flotte réunie comptait 35 vaisseaux dont le plus fort portait 44 canons. On y fit monter environ 2,000 hommes de troupes de débarquement. Les habitans de la ville voyaient du rivage cette force imposante avec orgueil, et ils se complaisaient dans la pensée qu'elle était composée uniquement d'Américains, d'enfans du pays; que la métropole n'y avait point fourni d'auxiliaires, et que le Canada, ne pouvant opposer qu'une résistance inutile, viendrait proclamer par sa soumission leur puissance et leur supériorité. Ils se disaient encore qu'après un pareil sacrifice d'hommes et d'argent, qu'après un témoignage aussi éclatant de leur patriotisme et de leur loyauté, ils ne pouvaient manquer de mériter la faveur du roi, et d'obtenir le rétablissement de leur constitution. Il paraît qu'en effet c'était en partie pour lui montrer leur attachement qu'ils avaient offert avec tant d'empressement à l'Angleterre de l'aider à s'emparer des possessions françaises 24.
Note 24: (retour) «There was a still further inducement, they hoped to recommend themselves to the King's favour and to obtain the establishment of their government.» On a vu ailleurs comment leur constitution avait été abolie.Hutchinson: The History of Massachusetts Bay.
Cependant M. de Frontenac était fort inquiet; sa situation véritablement était des plus critiques. Il n'est guère permis de douter que si la flotte de l'amiral Phipps et l'armée du général Winthrop eussent pu coordonner leurs mouvemens et attaquer ce pays à la fois par le levant et par le couchant, il n'eût couru les plus grands dangers, parceque cette combinaison l'eût obligé de diviser ses forces qui, réunies, n'excédaient pas le plus faible des deux corps envahissans. Mais la fortune et le courage brisèrent heureusement cette dangereuse combinaison, et avec elle dissipèrent les craintes sinistres qu'elle avait fait naître.
L'armée du général Winthrop rapidement levée, armée et enrégimentée, était campée sur les bords du lac George, attendant l'arrivée de l'amiral Phipps dans le fleuve St.-Laurent pour marcher sur Montréal, lorsqu'une épidémie éclata dans ses rangs et se communiqua aux Iroquois auxiliaires; en peu de temps elle eut fait périr plus de 300 hommes. Les Sauvages, effrayés de cette mortalité, se hâtèrent de s'éloigner des Anglais, qu'ils accusèrent de les avoir empoisonnés. Les troupes de Winthrop, déjà découragées par la division des chefs, et affaiblies maintenant par la contagion, se retirèrent d'abord à Albany, puis abandonnèrent leurs drapeaux, et chacun rentra dans ses foyers. Ainsi se dissipa le nuage qui, suspendu au flanc des montagnes du lac George, menaçait le Canada du côté de l'occident. A la première nouvelle des mouvemens de cette armée, le comte de Frontenac avait fait rassembler à la hâte les troupes, les milices, et les Indiens dont il pouvait disposer. Douze cents hommes s'étaient trouvés réunis à la Prairie de la Magdeleine pour barrer le chemin aux ennemis, et leur disputer la victoire sur la rive droite du St.-Laurent.
La retraite de Winthrop débarrassa le gouverneur d'une grave inquiétude, car il dut croire alors que l'attaque de l'Acadie avait occupé trop longtemps l'Amiral Phipps pour lui permettre d'entreprendre celle de Québec dans la même saison, et que c'était là peut être le motif réel du décampement de l'armée de terre, explication raisonnable vu que les deux forces devaient agir simultanément. Il se préparait donc à redescendre à Québec pour renvoyer chez eux les habitans qui avaient pris les armes à la première alarme, lorsqu'il reçut coup sur coup plusieurs lettres du major Provot, qui commandait par intérim dans la capitale, dont une lui annonçait le départ de la flotte de Boston, suivant la nouvelle apportée par un Indien venu de la baie de Fondy par terre en douze jours, et les autres, l'arrivée de cette flotte et ses progrès dans le fleuve. Il partit immédiatement et envoya en chemin l'ordre aux gouverneurs de Montréal et des Trois-Rivières, MM. de Callières et de Ramsay, de descendre à marches forcées avec toutes leurs troupes, à la réserve de quelques compagnies qui seraient laissées pour garder Montréal, et de se faire suivre par tous les habitans qu'ils pourraient rassembler sur leur route. Il arriva lui-même dans la capitale, dans la soirée du 14 après avoir failli périr dans la fragile embarcation qu'il avait choisie pour descendre plus rapidement le fleuve. L'ennemi était déjà au pied de l'île d'Orléans. C'était presqu'une surprise.
Heureusement, le major Provot était un officier très intelligent. Dans l'espace de cinq jours il avait fait travailler avec tant d'activité aux défenses de la ville qu'il l'avait mise à l'abri d'un coup de main. Le gouverneur satisfait n'eut qu'à faire ajouter quelques retranchemens et à confirmer le commandement déjà donné aux milices des deux rives du fleuve, en bas de Québec, de se tenir prêtes à marcher au premier ordre. Toute la population montrait un élan, une détermination qui faisaient bien augurer du succès.
Les fortifications s'étendaient du palais de l'intendant sur la rivière St. Charles à l'emplacement qu'occupe aujourd'hui la citadelle. C'était tout simplement des palissades, excepté le château St.-Louis qui était en pierre et qui occupait une partie de cette ligne défendue par trois petites batteries placées à ses deux extrémités et au centre. Cette ligne protégeait la haute-ville. Il y avait une autre ligne de feu sur les quais, à la basse-ville, composée aussi de trois batteries qui occupaient les intervalles des batteries supérieures. La communication de la ville basse à la haute était coupée par trois retranchemens garnis de chevaux de frise, et les autres issues de la ville, qui n'avaient point de portes, avaient été barricadées.
La flotte ennemie parut en vue de Québec le 16 octobre au matin; du sommet du cap l'on put en compter les voiles. L'amiral Phipps détacha immédiatement un officier pour sommer la place de se rendre. On banda les yeux à cet envoyé, et, avant de le conduire au château, on le promena longtemps autour de la ville comme si on eût circulé au milieu des chausses-trapes, des chevaux de frise et des retranchemens; un bruit d'hommes, d'armes et de canons qu'il entendait ne fit qu'augmenter sa surprise, car les Anglais croyaient la ville désarmée et hors d'état de se défendre. Mais lorsque le bandeau tomba de ses yeux, et qu'il se vit en présence du gouverneur entouré des principaux personnages du pays, au milieu d'une salle remplie d'officiers, il présenta en tremblant sa sommation, dont les termes arrogans contrastaient singulièrement avec son air consterné, et révoltèrent tous les assistans, surtout M. de Varennes, qui ne put s'empêcher d'élever la voix dans l'assemblée et d'exprimer son indignation avec une franchise toute de soldat. L'amiral Phipps demandait en substance que le Canada et ses habitans se livrassent à sa discrétion, et qu'en bon chrétien il leur pardonnerait le passé. Le gouverneur, piqué du manque de convenances dans les paroles de cet amiral, répondit sur le même ton: «Je ne connais point, dit-il, le roi Guillaume, mais je sais que le prince d'Orange est un usurpateur, qui a violé les droits les plus sacrés du sang et de la religion en détrônant le roi son beau-père. Je ne connais pas d'autre souverain légitime que Jacques II. Quant aux conditions offertes par le chevalier Phipps, a-t-il pu croire que si j'étais disposé à les accepter, tant de braves gens y voulussent consentir, et me conseillassent de me fier à la parole d'un homme qui a violé la capitulation qu'il avait faite avec le gouverneur de l'Acadie.» Ces derniers mots qui, comme on l'a vu, étaient vrais, avaient quelque chose de dur pour l'amiral. Le hérault demanda sa réponse par écrit: «Allez, lui dit-il, je vais répondre à votre maître par la bouche de mes canons; qu'il apprenne que ce n'est pas de la sorte qu'on fait sommer un homme comme moi.»
Les batteries de la basse-ville commencèrent le feu bientôt après et abattirent des premiers coups le pavillon du vaisseau de Phipps, que des Canadiens allèrent enlever à la nage et malgré un feu très vif dirigé sur eux de la flotte. Ce drapeau est resté suspendu à la voûte de la cathédrale de Québec jusqu'à l'incendie de cet édifice en 1759.
L'ennemi fut deux jours sans rien entreprendre, quoique son plan d'attaque eût été arrêté dès le matin de son arrivée. D'après ce plan les troupes devaient débarquer au nord de la rivière St.-Charles, et les chaloupes entrer dans cette rivière pour les traverser au sud, c'est à dire du côté de la ville, où elles leur porteraient ensuite leurs vivres, leur artillerie et tout leur matériel de guerre. Cette opération accomplie, la flotte devait s'approcher de la ville en détachant quelques uns de ses vaisseaux au-dessus de la place comme pour aller y débarquer un nouveau corps. Pendant cette feinte pour tromper sur le vrai point d'attaque, les troupes déjà débarquées sur la rivière St.-Charles graviraient les hauteurs de Québec, d'où elles feraient un signal, et au même instant 200 hommes s'élanceraient de la flotte sur la basse et la haute ville. On va voir comment l'ennemi exécuta ce hardi projet. Il y avait déjà deux jours qu'il était arrivé, et il n'avait rien fait encore. Le 18 enfin, il débarqua 1300 hommes sous les ordres du major Walley 25 sur la plage entre Beauport et la ville. Ils furent immédiatement attaqués par environ 300 Canadiens, qui, profitant habilement du terrain marécageux et boisé en cet endroit, leur firent essuyer une perte d'une soixantaine d'hommes; mais ils eurent à regretter de leur côté, entre autres M. de la Touche, fils du seigneur de Champlain, et le chevalier de Clermont, qui furent tués. M. Juchereau de St.-Denis, seigneur de Beauport, qui commandait le détachement, eut le bras casse. Le roi pour le récompenser de sa bonne conduite l'anoblit, lui et M. Hertel, qui se distingua aussi dans ce siège à la tête des milices des Trois-Rivières.
Note 25: (retour) Major Walley's Journal of the expedition against Canada in 1690, inséré au long dans l'Histoire du Canada de M. Smith.
Cependant l'amiral Phipps sans attendre que le major Walley se fût emparé des hauteurs qu'il avait charge d'occuper avec ses forces, vint se ranger en bataille devant la ville pour la bombarder, et il commença un feu très vif. Nos batteries ripostèrent avec ardeur et beaucoup de précision. La canonnade dura ainsi jusqu'à la nuit avec la même vigueur de part et d'autre. Ce combat dans le magnifique bassin de Québec présentait un spectacle grandiose. Les détonations retentissaient de montagne en montagne, d'un côté jusqu'à la cime des Alléghanys, et de l'autre jusqu'à celle des Laurentides, tandis que des nuages de fumée où étincelaient des feux, roulaient sur les flots et le long des flancs escarpés de Québec hérissés de canons. La canonnade recommença le lendemain matin, mais l'on s'aperçut bientôt que le feu des vaisseaux diminuait. A midi, en effet, il avait cessé entièrement. La flotte était fort maltraitée, surtout le vaisseau amiral qui était percé à l'eau en plusieurs endroits, avait toutes ses manoeuvres coupées, et son grand mât presque rompu. Dans cet état Phipps, n'ayant fait aucune impression sur la ville, donna l'ordre de la retraite, et les vaisseaux défilèrent vers l'île d'Orléans. Les troupes, qui de Beauport avaient eu l'oeil sur eux sans comprendre leur attaque précipitée, aperçurent ce mouvement rétrograde avec douleur, et de ce moment elles perdirent tout espoir de prendre Québec. Néanmoins, ayant reçu cinq pièces de campagne dans la nuit, elles se mirent de nouveau en mouvement le 20, protégées par une avant-garde à leur tête et des éclaireurs sur leurs flancs, pour forcer le passage de là rivière St.-Charles. Mais après avoir côtoyé quelque temps cette rivière, elles rencontrèrent MM. de Longueuil et de Ste.-Hélène à la tête de 200 volontaires qui avaient chargé leurs fusils de trois balles et qui, leur barrant le chemin, les arrêtèrent d'abord tout court, puis les forcèrent ensuite de se réfugier dans un petit bois. Pendant l'engagement M. de Frontenac s'était avancé en personne à la tête de 3 bataillons et les avait rangés en bataille devant la rivière St.-Charles, dans le dessein de la traverser si les volontaires étaient forcés de reculer. M. de Ste.-Hélène reçut dans ce combat une blessure mortelle. C'était un des hommes les plus spirituels et les plus aimables, et l'un des officiers les plus intrépides, qu'eût ce pays. Sa mort causa un regret universel chez les Canadiens. Il était frère de M. d'Iberville.
Le jour suivant les ennemis firent un troisième effort, qui n'eut pas plus de succès que les deux premiers. Ces échecs répétés devant quelques petits détachemens de milices achevèrent de les démoraliser, d'autant plus que pour atteindre la ville ils avaient toujours une rivière à passer, le gros des Français à combattre, et qu'ils ne pouvaient plus compter sur la flotte pour appuyer leur mouvement. En conséquence il fut décidé dans un conseil de guerre de se rembarquer; ce qui fut effectué avec une si grande précipitation, au milieu d'une nuit orageuse et très obscure, que l'artillerie fut abandonnée sur le rivage quoiqu'il n'y eut pas de poursuite.
Ainsi à la fin d'octobre, le Canada se trouva délivré de deux armées puissantes, dont l'une avait été dissipée par les maladies et l'autre par le courage des habitans, qui avaient fait, dit une dépêche, tout ce qu'on pouvait attendre de bons soldats, et qui méritèrent par conséquent toutes les louanges que leur donna leur gouverneur. La levée du siége de Québec fit assez de sensation en France, au milieu même des victoires éclatantes qu'elle remportait sur l'Europe, pour que le roi en perpétuât le souvenir par une médaille. Le comte de Frontenac donna, comme trophée, deux des canons abandonnés par l'ennemi à un habitant nommé Carré, qui, par l'habileté de ses manoeuvres à la tête de quelques Canadiens, avait conquis l'admiration générale.
Dans sa retraite dans le bas du fleuve, la flotte ennemie fut assaillie par des vents tempestueux; un vaisseau fut jeté à la côte sur l'île d'Anticosti, où la plus grande partie de l'équipage périt de faim et de froid, plusieurs sombrèrent en mer et se perdirent corps et bien; d'autres enfin furent chassés jusque dans les Antilles. Le reste atteignit Boston avec peine. Plus de 1000 hommes périrent par les maladies, par le feu et par les naufrages dans cette expédition qui coûta au-delà de £40,000 26 à la Nouvelle-Angleterre.
Note 26: (retour) The British Empire in America.
Les colonies anglaises avaient regardé le Canada comme une conquête assurée. Le retour des débris de leur flotte, après avoir subi une défaite, les remplit d'étonnement et d'humiliation. Elles s'étaient vantées d'avance de leurs succès; elles avaient compté sur les dépouilles des vaincus pour payer les frais de la guerre, et elles n'avaient pas pourvu à la solde des troupes, qui, revenues de l'expédition, furent sur le point de se mutiner, parce qu'on n'avait pas de quoi les satisfaire. L'on se hâta de mettre un impôt; mais les soldats ne voulurent pas attendre qu'il fût rentré. Pour sortir d'embarras on eut recours au papier-monnaie, le premier qu'on eût encore vu dans ces colonies. L'on fabriqua des billets, dits billets de crédit, de diverses dénominations depuis deux chelins jusqu'à dix louis, qui furent reçus comme de l'argent par le trésor 27. Ainsi le Canada avec ses 11,000 habitans avait non seulement repoussé l'invasion, mais encore épuisé les ressources financières de provinces infiniment plus riches et 20 fois plus populeuses que lui.
Note 27: (retour) Hutchinson.
La saison des grandes opérations était passée, et les parties belligérantes se trouvaient replacées au même point où elles étaient au début de la campagne. L'Acadie était retombée d'elle-même sous ses anciens maîtres, et les envahisseurs du Canada avaient été repoussés, ou étaient partout en pleine retraite. Ou plutôt la situation des provinces des deux nations était bien moins favorables, car elles étaient toutes en proie à une disette extrême. En Canada l'on fut obligé de disperser les troupes chez les habitans les plus aisés pour leur nourriture. L'argent avait disparu; il fallut que le gouvernement émît une nouvelle monnaie de carte; les denrées et les marchandises n'avaient plus de prix, les munitions de guerre manquaient, et l'intendant était obligé de faire fondre les gouttières des maisons et les poids de plomb pour en faire des balles. L'on avait perdu un grand nombre d'hommes, soldats et miliciens 28. Dans la Nouvelle-Angleterre le commerce était presqu'anéanti, les côtes étaient infestées de corsaires. Les seuls armateurs de St.-Malo avaient pris 16 navires de Boston avec 250,000 francs; les campagnes étaient en friches, et les habitans s'étaient réfugiés dans les villes pour échapper au fer des Indiens et trouver de quoi subsister. Dans l'hiver les Abénaquis y dévastèrent plus de cinquante lieues de pays, et détruisirent la petite ville de York de fond en comble. Tel était en Amérique le fruit d'une guerre occasionnée par la haine de Guillaume III qui jalousait Louis XIV.
Note 28: (retour) Documens de Paris. Cette perte s'élevait à 2000 hommes en 1691.
Cependant les Iroquois ayant vu le Canada près de succomber, avaient cherché à se retirer de la lutte, car ils prétendaient tenir la balance entre les peuples avec lesquels ils étaient en rapport, et surtout entre les Français et les Anglais. Voici comment raisonnaient ces barbares qui semblaient avoir étudié au foyer de la politique des vieux cabinets de l'ancien monde. «Placés, disaient-ils, entre deux peuples européens chacun assez fort pour nous exterminer, également intéressés à notre destruction lorsqu'ils n'auront plus besoin de notre secours, que nous reste-t-il à faire, sinon d'empêcher qu'aucun ne l'emporte sur l'autre? Alors ils seront forcés de briguer notre alliance ou même d'acheter notre neutralité». Ils envoyèrent donc demander la paix à M. de Frontenac, qui crût que c'était un stratagème des Anglais pour lui donner le change sur quelque projet qu'ils méditaient. Il chargea M. de Callières de faire traîner la négociation en longueur, et invita les Outaouais à continuer leurs hostilités contre les cantons, qui alors reprirent les armes. En même temps le gouverneur écrivait à M. de Pontchartrain, qui venait de remplacer M. de Seignelay dans le ministère de la marine, que la conquête de New-York serait la sûreté du Canada, et désarmerait les cantons, et qu'en se rendant maître absolu de la pêche de Terreneuve, ce qui pourrait se faire en envoyant tous les ans trois ou quatre frégates croiser depuis le Cap de Sable jusqu'au nord de l'île de Terreneuve, on assurerait pour le royaume un commerce de plus de 20 millions, et plus avantageux que ne le serait la conquête des Indes. «Je ne sais, disait-il dans une autre lettre, je ne sais si ceux qui vous ont précédé ont fait attention à l'importance qu'il y a de se rendre maître de toutes les pêches, et à l'avantage qu'elles apporteraient au commerce du royaume; mais rien ne saurait rendre votre ministère plus illustre, que d'engager le roi à entreprendre cette conquête. Je la crois plus importante, répétait-il, que ne le serait celle de toutes les Indes, dont les mines s'épuisent, au lieu que celles-ci sont intarissables.» Sentant l'importance de ce commerce, M. de Frontenac y revenait souvent comme Talon. Ces deux hommes supérieurs avaient découvert que les colonies anglo-américaines ne faisaient tant d'efforts pour s'emparer de la Nouvelle-France qu'afin de rester maîtresses des pêches, et que l'Angleterre les appuyait par ce que cette industrie était la base la plus solide de sa marine. L'on vit pendant cette guerre les marchands de Boston payer aux Français de l'Acadie une taxe pour avoir la permission de pêcher sur les côtes de cette péninsule.
Tandis que les Abénaquis ravageaient la Nouvelle-Angleterre, les Iroquois au nombre de mille guerriers établissaient leur camp à l'embouchure de la rivière des Outaouais, et delà se répandaient dans le haut de la colonie. Leurs bandes étaient beaucoup plus faciles à vaincre qu'à atteindre, car la nouvelle de leur apparition arrivait souvent avec celle de leur fuite. On organisa des corps volans pour les surveiller et prévenir les surprises. Cette petite guerre où les habitans rivalisèrent de zèle, de patience et de courage avec les troupes, toute fatiguante qu'elle fut, ne causait pas autant de dérangement dans les habitudes qu'elle le ferait aujourd'hui, parce que l'on était accoutumé à cette existence mobile et pleine d'excitation, et que l'on aimait presque cette lutte de guérillas, où la valeur personnelle avait de nombreuses occasions de se distinguer.
Comme on l'a dit, la contre partie de ces scènes de sang et de dévastation se jouait dans la Nouvelle-Angleterre, où les Abénaquis étaient pour les Français, ce que les cinq cantons étaient en Canada pour les Anglais. La politique des deux gouvernemens coloniaux consistait à travailler à se détacher réciproquement chacun ses alliés pour s'en faire des amis. Il serait oisif aujourd'hui d'entrer dans le détail des négociations conduites simultanément par les deux nations avec les tribus sauvages pour parvenir à ce but. Les Indiens embarrassés prêtaient souvent une oreille également attentive aux deux partis, et leur donnaient les mêmes espérances. Il reste une masse prodigieuse de documens relatifs à toutes ces transactions qui continuaient toujours en temps de guerre comme en temps de paix; mais qui devenaient plus actives lorsqu'on avait les armes à la main. Les Français cherchaient à s'attacher les cantons, les Anglais, les Abénaquis, et toute l'adresse de la diplomatie était mise en jeu par la nation rivale pour faire échouer ces efforts de conciliation. L'on appuyait de part et d'autre ses raisons de riches présens, et pour satisfaire l'humeur guerrière des Sauvages, l'on adoptait leur cruel système de guerre, qui faisait des colonies un vaste théâtre de brigandages et de ruines. L'on donnait en Canada 10 écus pour un Iroquois tué et 20 pour un Iroquois prisonnier. Cette différence de prime qui fait honneur à l'humanité du gouvernement français fut établie afin d'engager les Sauvages alliés à ne point massacrer leurs prisonniers comme c'était l'usage chez les barbares. Dans les colonies anglaises l'on suivait la même pratique, excepté qu'il n'y avait point de prime pour les prisonniers. Un soldat recevait dix louis pour la chevelure d'un Indien, un milicien volontaire vingt louis, et s'il faisait la chasse dans les bois à ce Sauvage comme à une bête féroce, et qu'il en apportât la chevelure, il recevait cinquante louis (Bancroft).
C'était pour encourager les Iroquois à faire des déprédations en Canada, et empêcher toute alliance avec lui, que le major Schuyler de la Nouvelle-York se mit, en 1691, à la tête d'un corps de troupes et d'Indiens pour faire une pointe sur Montréal 29. Cet officier, qui joignait une grande activité à beaucoup de bravoure, surprit, dans la nuit du 10 août, le camp de 700 à 800 hommes que le gouverneur avait fait assembler sous le fort de la Prairie de la Magdeleine, à la première nouvelle de la marche des ennemis. Se glissant le long de la hauteur sur laquelle était le fort à trente pas du fleuve, Schuyler pénétra jusque dans le quartier des milices, sur la gauche, qu'il trouva dégarni et s'y logea. L'alarme fut aussitôt répandue; M. de Saint-Cyrque, qui commandait en l'absence de M. de Callières, malade, marcha sur le champ à lui. Schuyler opposa une vive résistance; mais lorsqu'il se vit sur le point d'avoir toutes les troupes françaises sur les bras, il opéra sa retraite vers la rivière Richelieu en bon ordre et avec peu de perte.
Note 29: (retour) Un document intitulé «A modest and true relation etc.» dans la collection des documens de Londres de M. Brodhead, n'en porte le nombre qu'à 266 dont 146 Sauvages, et dit qu'on ne perdit que 37 hommes dans l'expédition. Mais ce rapport est évidemment inexact.
A deux lieues de là, il se trouva tout à coup en face de M. de Varennes que M. de Frontenac avait envoyé pour protéger Chambly avec un détachement d'habitans et d'Indiens. M. de Varennes, à la première nouvelle du combat, s'était mis en marche pour la Prairie de la Magdeleine. Le major Schuyler sans hésiter l'attaqua avec une fureur qui aurait déconcerté un chef moins ferme et moins habile que lui. Le commandant canadien fit mettre sa troupe ventre à terre derrière deux grands arbres renversés pour essuyer le premier feu des ennemis, puis il les chargea ensuite avec tant d'ordre et de vigueur qu'ils furent rompus partout. Schuyler rallia ses soldats jusqu'à deux fois; mais après une heure et demie de combat, ils se débandèrent et la déroute fut complète. Ils laissèrent quantité de morts sur le champ de bataille. Leurs drapeaux et leur bagage devinrent les trophées du vainqueur. Le jeune et vaillant le Bert du Chêne se distingua à la tête des Canadiens et fut blessé mortellement Les Sauvages combattirent avec une égale bravoure. La perte des Français fut considérable; ils eurent six officiers de tués ou blessés à mort, ce qui fait voir l'acharnement du combat, pendant lequel on se battit longtemps à brûle-pourpoint.
Les troupes de Varennes, qui étaient sur pied depuis trois jours, par des chemins affreux, sans pouvoir prendre de repos et manquant de vivres, étaient tellement épuisées de fatigue qu'elles ne purent poursuivre les fuyards.
C'était pour rompre le traité que les Abénaquis venaient de conclure à Pemaquid avec les Anglais, que M. de Villieu en entraîna 250 à sa suite et tomba avec eux, en 1694, sur les établissemens de la rivière Oyster, dans le New-Hampshire, brûla quantité de maisons dont 5 étaient fortifiées et furent vaillamment défendues, et tua ou emmena en captivité un grand nombre d'hommes.
Mais ce genre d'hostilités, qui coûtait beaucoup de sang, ne pouvait avoir d'autre résultat que de plaire aux Sauvages, car ce n'est pas par des irruptions partielles, rapides et fugitives, que l'on devait espérer de faire des conquêtes importantes et qui pussent influer sur le sort de la guerre. Aussi M. de Pontchartrain écrivait-il à M. de Frontenac, que le roi bornait ses vues touchant la Nouvelle-France à ne s'y point laisser entamer. L'ancien monde était en effet le théâtre sur lequel la France, d'un côté, et la coalition européenne, de l'autre, se portaient de grands coups; sur lequel Condé et Luxembourg, pour la première, luttaient avec ses nombreux ennemis conduits par la tête froide de Guillaume III. Celui-ci n'avait guère de loisir non plus pour écouter ses colonies américaines, qui le sollicitaient toujours de leur donner une flotte pour faire une nouvelle tentative sur Québec. Le taciturne monarque, auquel la fameuse victoire de la Hogue avait donné un moment de répit, prêta enfin une oreille favorable à leur demande en 1693, et un immense armement fut organisé dans les ports de l'Angleterre pour s'emparer de la Martinique et du Canada. Quelque secret que fut ce projet, il en transpira quelque chose, et M. de Frontenac fut soucieux tout l'été, ne pouvant compter sur aucun secours de France. La flotte anglaise, commandée par le chevalier Francis Wheeler, devait, après avoir enlevé la Martinique, aller prendre des renforts à Boston et cingler vers Québec. Elle mit à la voile au commencement de l'hiver (1693) et prit le chemin des Antilles françaises. Heureusement, les troupes qu'elle portait essuyèrent une défaite à la Martinique, et furent obligées de se rembarquer avec perte de 900 hommes. Ce premier échec fut suivi de désastres beaucoup plus grands. Le chevalier Wheeler s'étant remis en route pour la Nouvelle-Angleterre, la fièvre jaune se déclara à bord de ses vaisseaux et y fit des ravages affreux. Lorsqu'il arriva à Boston, il avait perdu 1300 matelots sur 2000, et 1800 soldats sur 2500, qui lui restaient après sa défaite aux Antilles. L'épidémie se communiqua à la ville et y décima la population. L'on dut abandonner une entreprise commencée sous d'aussi funestes auspices. La flotte regagna l'Angleterre après avoir jeté en passant quelques boulets sur Plaisance 30. Ce dernier effort acheva d'épuiser les colonies, anglaises qui avaient fait des dépenses considérables pour lever des troupes; et de guerre lasse, elles supplièrent presque la métropole de leur faire avoir la paix 31. Le Canada échappa ainsi encore une fois à un danger réellement plus grand que celui de 90; car sans tous ces malheurs la supériorité numérique des assaillans aurait rendu toute résistance vaine. Néanmoins comme il avait été quelque temps caché, et qu'il n'apparut que dans le lointain, l'on n'éprouva pas de s'en voir délivré une joie aussi vive que de la retraite de l'amiral Phipps.
Note 30: (retour) American annals.
Note 31: (retour) Lettre du gouverneur Fletcher: London documents, de la collection de M. Brodhead à la Secrétairerie d'état, Albany. Nous ne citerons désormais ces documens que sous le nom de Documens de Londres.
La Fiance attendit pour prendre sa revanche jusqu'en 1696. A cette époque le ministère résolut de faire sauter Pemaquid, sur la suggestion de M. de Villebon, et de chasser les Anglais de tous les postes qu'ils occupaient dans l'île de Terreneuve et à la baie d'Hudson. Le comte de Frontenac proposait depuis longtemps 32 de prendre Boston que l'on brûlerait, et New-York que l'on garderait, parce que ce dernier poste seul serait utile au Canada. Par cette conquête l'on se trouverait maître de toutes les pêches; mais la politique européenne fit taire la politique coloniale, qui fut toujours regardée par la France comme secondaire, parce que son théâtre à elle est l'ancien monde, dont elle est le pivot, parce que sa force à elle réside dans ses soldats de terre. L'on s'en tint au premier projet, dont l'exécution fut confiée au courage de M. d'Iberville. L'on verra dans le chapitre suivant comment il s'en acquitta. En même temps la cour envoya de nouveaux ordres à M. de Frontenac d'abattre à tout prix l'orgueilleuse confédération iroquoise, qui continuait toujours les hostilités malgré les dures leçons qu'elle avait reçues deux ou trois ans auparavant (1693).
Note 32: (retour) Documens de Paris 1691.
Huit cents de leurs guerriers ayant fait mine d'entrer en Canada, le gouverneur avait cru qu'il était temps de châtier ces barbares indomptables contre lesquels on avait envoyé une expédition inutile de 300 hommes, dans l'hiver précédent (1692), commandée par M. de Louvigny. Six cents hommes eurent ordre de tomber au milieu de l'hiver sur le canton des Anniers, le plus acharné contre les Français. Ils partirent de Montréal à la fin de janvier. Les trois bourgades de cette belliqueuse tribu furent détruites, et l'on fit 250 prisonniers. Néanmoins ces Sauvages reparurent encore dans la colonie le printemps suivant, et quelques unes de leurs bandes vinrent même éprouver une défaite dans l'île de Montréal. Ils commençaient cependant à se lasser, eux aussi, de la guerre. Les Miâmis leur avaient déjà tué plusieurs centaines de guerriers, et ils venaient encore de les battre complètement sur les bords du lac Huron. Le gouverneur profita de cet épuisement pour frapper un dernier coup et obéir aux instructions du roi. Comme mesure préliminaire, il ordonna de relever le fort de Frontenac; ce qui fut exécuté malgré les représentations de la Nouvelle-York, dont le gouverneur, M. Fletcher, fit en même temps des présens considérables aux Iroquois pour attaquer et raser ce fort s'il était possible. L'importance que les ennemis mettaient à cette position, justifie le désir de M. de Frontenac de s'y maintenir, malgré l'opinion de bien des gens dans la colonie et en France, entre autres de l'intendant, M. de Champigny, et même du roi dont les ordres contraires arrivèrent trop tard pour êtee exécutés.
Cependant la lutte en Europe épuisait les ressources de la France. Le ministère, tout en enjoignant de presser les Iroquois avec vigueur, recommandait l'économie, disant qu'il n'y avait pas d'apparence que le roi pût supporter longtemps la dépense à laquelle la guerre du Canada l'engageait, dépense qui s'éleva en 1692, seulement pour la solde de 1300 hommes avec les officiers, à 218 mille francs (Documens de Paris); et qu'il voulait que les colons vécussent dans l'étendue de leurs établissemens, c'est-à-dire en d'autres termes, que tous les postes dits des pays d'en haut fussent évacués. L'on sait que les cantons étaient excités aux hostilités par les Anglais, parce que ces derniers voulaient s'emparer au moins de tout le commerce de l'Ouest s'ils ne pouvaient pas conquérir la Nouvelle-France. Par le plus étrange des raisonnement, la cour allait abandonner justement les contrées dont l'Angleterre convoitait le plus ardemment la possession, et évacuer tous les postes du Mississipi et des lacs, auxquels les marchands canadiens attachaient tant d'importance, qu'ils avaient avancé des fonds au commencement de la guerre pour leur entretien 33. Le comte de Frontenac montra dans cette occasion cette fermeté de caractère dont il avait déjà plus d'une fois donné des preuves. Convaincu du danger d'une démarche aussi inconsidérée, il prit sur lui de désobéir à l'ordre positif du roi. En effet, comme Charlevoix le dit très bien, nous n'aurions pas eu plus tôt évacué ces postes, que les Anglais s'en seraient emparés, et que nous aurions eu immédiatement pour ennemis tous les peuples qui s'y étaient établis à notre occasion, et qui, une fois réunis aux Anglais et aux cantons, auraient, dans une seule campagne, obligé tous les Français à sortir du Canada.
Note 33: (retour) Documens de Paris.
Après cette détermination grave, le gouverneur fit ses préparatifs pour sa prochaine campagne. 2300 hommes, dont 1000 Canadiens et 500 Sauvages, furent réunis à la Chine le 4 juillet (1696) et divisés en trois brigades. M. de Callières commandait l'avant-garde, M. de Ramsay le centre, et le chevalier de Vaudreuil l'arrière-garde. Elle s'embarqua enfin pour remonter les rapides et arriva le 19 à Catarocoui, où elle séjourna jusqu'au 26 pour attendre un renfort de Michilimackinac, qui ne vint pas; elle traversa ensuite le lac Ontario et débarqua le 28 à l'embouchure de la rivière Oswégo. Là elle se divisa en deux corps, et se mit à remonter ce torrent l'un par sa rive droite et l'autre par sa rive gauche. Comme elle approchait de la bourgade des Onnontagués, elle aperçut le soir une grande lueur au couchant. Les Français en soupçonnèrent la cause. C'était la tribu qui brûlait son village avant de prendre la fuite. Les Onneyouths, un autre des cinq cantons, effrayés vinrent demander la paix en supplians. Le gouverneur leur répondit qu'ils ne l'auraient qu'à condition de quitter leur pays et d'aller s'établir en Canada. Ils se retirèrent, et le lendemain le chevalier de Vaudreuil fut détaché pour aller ravager leurs terres. Toute la population avait fui. Il ne trouva qu'un vieillard assis dans une bourgade. Trop faible pour suivre sa tribu, ou dédaignant de fuir, il attendait avec calme et intrépidité la mort horrible à laquelle il savait qu'on le destinerait. Il fut abandonné aux Sauvages qui, au nombre de quatre cents, lui firent souffrir, selon leur usage, toutes sortes de cruautés. Cet homme héroïque ne poussa pas une seule plainte; il reprocha seulement à ses bourreaux leur lâcheté de s'être rendus les esclaves de ces vils Européens, dont il parla avec le dernier mépris. Outré de ses injures, un Indien lui porta plusieurs coups de poignard. Tu as tort, lui dit l'Onnontagué mourant, d'abréger ma vie, tu aurais dû prolonger mes tourmens pour apprendre à mourir en homme.
De ces deux cantons il ne resta que des cendres. Il fut question ensuite d'aller châtier les Goyogouins, et même de bâtir des forts dans le pays; mais dans le temps où l'on croyait M. de Frontenac arrêté à ce plan, il donna l'ordre de la retraite, soit que la difficulté de faire subsister son armée dans une contrée qui ne présentait qu'une vaste solitude, l'eût engagé à prendre ce parti, soit qu'après les ordres qu'il avait reçus d'évacuer les postes avancés de la colonie, et auxquels il avait osé désobéir, il ne crut pas devoir conserver une conquête qui aurait rendu les Iroquois plus implacables. Cette campagne, qui ne coûta que six hommes, avait inquiété beaucoup Albany et Schenectady. Ces villes, entre lesquelles et le lac Ontario l'on opérait, craignant d'être attaquées, avaient fait demander des secours au Jersey et au Connecticut.
Les Français avaient reconquis leur influence sur les tribus indiennes. Un chef sioux vint du haut de la vallée du Mississipi se mettre sous la protection du grand Ononthio. Il appuya les mains sur les genoux du gouverneur, puis il rangea vingt-deux flèches sur une peau de castor pour indiquer le nombre de bourgades qui lui offraient leur alliance. La situation du Canada était meilleure qu'elle ne l'avait été depuis le commencement de la guerre. Les Iroquois, semblables à ces essaims de mouches qui incommodent plus qu'ils ne nuisent, troublaient encore le repos du pays, mais sans lui causer de grands dommages.
Cette situation était le fruit de la vigilance, de l'activité et de l'énergie de M. de Frontenac, auquel le roi avait fait mander au début de la guerre qu'il n'avait aucun secours à lui envoyer. La supériorité qu'il avait su reprendre sur ses ennemis avec les seules ressources du Canada, et qui avait eu l'effet de rendre ses alliés plus dociles, le faisait craindre des uns et respecter des autres. Non seulement il avait repoussé l'invasion, mais il allait bientôt être capable de seconder les projets de Louis XIV, de porter la guerre, à son tour, chez les ennemis. Jusqu'à la paix aucune armée hostile ne foulera le sol canadien, excepté quelques Sauvages, qui s'introduiront furtivement et disparaîtront de même au premier bruit d'une arme sous les chaumières.
Néanmoins les succès du gouverneur et la sécurité qu'il avait rendue au pays, n'avaient point désarmé ses ennemis, aussi jaloux de sa supériorité que blessés de l'indépendance de son esprit. Ceux qui tremblaient au seul nom des Iroquois, lorsqu'il revint en Canada, cherchèrent à ternir sa gloire lorsqu'il eut éloigné le danger d'eux. Il n'était pas en effet sans défaut. La part qu'il prenait à la traite des pelleteries, son caractère altier et vindicatif pouvaient fournir matière à reprendre; mais était-il bien prudent, était-il bien généreux d'en agir ainsi lorsqu'on avait encore les armes à la main? Les uns se plaignaient que, pour gagner l'estime de ses officiers, il jetait tout le poids de la guerre su la milice et écrasait les habitans de corvée, ce qui faisait languir le commerce et empêchait le pays de prendre des forces! Comme si, lorsque l'ennemi est aux portes et tout le monde en armes, c'était bien le temps d'accomplir une oeuvre qui veut par dessus tout le repos et la paix. D'autres l'accusaient d'accorder une faveur ouverte à la traite de l'eau-de-vie; il n'y eut pas jusqu'à l'abbé Brisacier qui osât écrire contre lui au confesseur du roi! Ces plaintes lui attirèrent quelque censure; mais il fut maintenu à la tête de la Nouvelle-France, qu'avec son grand age il n'était pas néanmoins destiné à gouverner encore longtemps, et il fut nommé chevalier de St.-Louis, honneur alors rarement accordé; mais qu'on verra prodiguer plus tard en ce pays à une foule de dilapidateurs sur les prévarications desquels anciens ennemis de M. de Frontenac ne trouveront rien à dire.
Continuation de la guerre: les Français reprennent l'offensive.--La conquête de Pemaquid et de la partie anglaise de Terreneuve et de la baie d'Hudson est résolue.--d'Iberville défait trois vaisseaux ennemis et prend Pemaquid.--Terreneuve: sa description; premiers établissemens français; leur histoire.--Le gouverneur, M. de Brouillan, et M. d'Iberville réunissent leurs forces pour agir contre les Anglais.--Brouilles entre tes deux chefs; ils se raccommodent.--Ils prennent St.-Jean, capitale anglaise de l'île, et ravagent les autres établissemens.--Héroïque campagne d'hiver des Canadiens.--Baie d'Hudson; son histoire.--Départ de d'Iberville; dangers que son escadre court dans les glaces; beau combat naval qu'il livre; il se bat seul contre trois et remporte la victoire.--Un naufrage.--La baie d'Hudson est conquise.--Situation avantageuse de la Nouvelle-France.--La cour projette la conquête de Boston et de New-York.--M. de Nesmond part de France avec une flotte considérable; la longueur de sa traversée fait abandonner l'entreprise.--Consternation des colonies anglaises.--Fin de la guerre: paix de Riswick (1797).--Difficultés entre les deux gouvernemens au sujet des frontières de leurs colonies.--M. de Frontenac refuse de négocier avec les cantons iroquois par l'intermédiaire de lord Bellomont.--Mort de M. de Frontenac; son portrait.--M. de Callières lui succède.--Paix de Montréal avec toutes les tribus indiennes confirmée solennellement en 1701.--Discours du célèbre chef Le Rat; sa mort, impression profonde qu'elle laisse dans l'esprit des Sauvages; génie et caractère de cet Indien.--Ses funérailles.
L'Acadie était, comme on l'a observé, retombée sous la domination française, et l'ennemi rebuté avait abandonné toute idée de faire une nouvelle tentative sur le Canada. Il y avait sept ans que la guerre était commencée. Tout le sang qu'on avait versé était en pure perte pour l'ennemi. Le Canada allait maintenant devenir l'agresseur, après avoir été si longtemps exposé aux attaques de ses adversaires.
Ces derniers occupaient plusieurs postes fortifiés dans la baie d'Hudson, où ils faisaient la traite des pelleteries qui étaient plus belles là que partout ailleurs, à cause de la hauteur de la latitude; ils étaient maîtres de la plus belle partie de Terreneuve, où ils avaient de nombreuses pêcheries; enfin ils avaient (1692) relevé Pemaquid de ses ruines, fort situé à l'embouchure de la baie de Fondi, afin d'avoir une espèce de possession du pays des Abénaquis, et d'étendre leur influence sur ces tribus guerrières. Le ministère voyant que Tourville avait repris sa prépondérance sur l'Océan, décida de détruire, comme nous l'avons rapporté plus haut, ce fort, dont l'existence semblait menacer l'Acadie, et de chasser entièrement les Anglais de l'île de Terreneuve et de la baie d'Hudson. Cette entreprise répondait aux instances du comte de Frontenac, qui pressait le roi de s'emparer des pêcheries des côtes de la Nouvelle-France, dont les eaux poissonneuses s'étendaient du Labrador au sud de l'Acadie, et renfermaient les bancs si précieux de Terreneuve. Néanmoins elle n'était qu'une partie d'un plan beaucoup plus vaste formé dans la colonie et envoyé à Paris. On avait rapporté à Québec, sur la fin de l'année précédente (1695), qu'il se faisait des préparatifs en Angleterre et à Boston pour s'emparer de toute l'île de Terreneuve; le gouvernement canadien proposa à la cour d'envoyer une flotte de dix ou douze vaisseaux pour protéger nos pêcheries de cette île, et pour attaquer Boston, dont la prise aurait affaibli considérablement la puissance des Anglais dans ce continent. Mais la cour, toujours sous l'empire de son ancienne politique de ne point attaquer l'Angleterre au centre de sa force, repoussa ce projet regardé pourtant comme d'une exécution assez facile, et adopta celui que nous venons d'exposer plus haut. MM. d'Iberville et de Bonaventure furent choisis pour commander l'expédition de Pemaquid. Cette tâche accomplie, ils devaient se rallier au gouverneur de Terreneuve, M. de Brouillan, pour l'exécution de la seconde partie du plan.
Ces deux capitaines partirent sur l'Envieux et le Profond de Rochefort et entrèrent dans le mois de juin dans la baie des Espagnols, au Cap-Breton, où ils trouvèrent des lettres du gouverneur de l'Acadie, le chevalier de Villebon, qui les informaient que trois vaisseaux anglais croisaient devant le port de St.-Jean. M. de Villebon était entré à Port-Royal peu de temps après le départ de l'amiral Phipps en 1690, et ayant trouvé ce poste trop exposé pour ses forces, il s'était retiré dans la rivière St.-Jean, où les Indigènes étaient venus protester de leur attachement à la cause française. Cet officier, qui était canadien et fils du baron de Bécancourt, était reparti immédiatement pour la France afin d'y exposer la situation de l'Acadie; et après en avoir été nommé gouverneur, il y était revenu l'année suivante, 1691. Il avait relevé en passant le drapeau français sur Port-Royal, repris et abandonné de nouveau par les Anglais, et s'était retiré dans son fort de Jemset, dont il avait changé le nom en celui de Naxoat, pour être plus à proximité des Indiens, et où l'amiral Phipps, alors gouverneur du Massachusetts, le faisait bloquer depuis quelque temps.
M. d'Iberville remit à la voile, après avoir pris sur ses deux vaisseaux une cinquantaine de Sauvages, et cingla vers l'embouchure de la rivière St.-Jean, où il trouva, en effet, en croisière le Sorel, le Newport et un plus petit navire. Il donna sur le champ l'ordre d'attaquer. Le combat fut court, mais vif. Le Newport qui portait 24 canons fut démâté et pris. Les deux autres vaisseaux ne durent leur salut qu'à une brume épaisse qui s'éleva tout à coup et qui les déroba à la poursuite des vainqueurs.
Renforcé par cette prise et par le chevalier de Villebon, qui monta avec encore 50 Indiens sur le Profond commandé par M. de Bonaventure, le capitaine d'Iberville alla prendre à Pantagoët le baron de St.-Castin avec 200 autres Sauvages et quelques soldats sous les ordres de MM. Montigny et de Villieu, et arriva devant Pemaquid le 13 août. Le baron de St.-Castin était un ancien officier au régiment de Carignan, qui, s'étant plu parmi les Indiens, avait épousé une Indigène et était devenu le chef des Abénaquis. C'est lui qui les menait au combat. Il mourut au sein de cette brave et puissante tribu, recherché des gouverneurs français et redouté des colonies anglaises.
Pemaquid, la plus considérable forteresse de ces colonies, était bâti sur le bord de la mer. Les murailles, flanquées d'une tour haute de 29 pieds, avaient 22 pieds d'élévation et portaient 18 pièces de canon. Le colonel Chubb y commandait. Il se défendit assez bien pendant quelques jours, mais aux premières bombes qui tombèrent dans la place, il demanda à capituler. Ce fort qui avait coûté des sommes immenses à la Nouvelle-Angleterre, et qui était alors pour elle dans l'est, ce que fut Niagara plus tard pour les Français dans l'ouest, fut rasé suivant les instructions de la cour. On n'y laissa pas pierre sur pierre. Tandis que ses murailles menaçantes s'écroulaient ainsi sous la mine des vainqueurs, le colonel Church s'embarquait avec 500 hommes pour aller ravager l'Acadie. Il brûla Beaubassin malgré la neutralité qui avait été garantie aux habitans de cet endroit par Phipps, et s'en retournait chargé de butin à Boston, lorsqu'il rencontra un renfort de 3 vaisseaux, dont un de 32 canons, avec 200 hommes de débarquement, qui lui apportait l'ordre de prendre le fort du chevalier de Villebon. Il vira de bord, et se présenta devant Naxoat dans le mois d'octobre avec une grande assurance; M. de Villebon, fait prisonnier en revenant de Pemaquid et rendu à la liberté, venait d'y rentrer. Le colonel Church éprouva une résistance beaucoup plus grande et beaucoup plus vive que celle sur laquelle il avait compté, et au bout de quelques jours d'un siège inutile, désespérant du succès, il se rembarqua et disparut. C'est pendant ces hostilités en Acadie que la désolation régnait sur les frontières anglaises, et que les flammes de York et dés établissemens d'Oyster river annonçaient au loin la présence des Canadiens et des Abénaquis. La population tremblante ne tournait plus les yeux vers le nord qu'avec effroi, craignant à chaque instant de voir sortir des forêts ces ennemis impitoyables qui, comme un torrent, ne laissaient que des ruines sur leur passage.
M. d'Iberville avait cependant retourné ses voiles vers Plaisance pour achever une conquête entreprise à sa propre suggestion. La parole du fondateur de la Louisiane avait déjà un grand poids à Paris dans les affaires de l'Amérique et surtout dans celles des mers du Nord.
L'île de Terreneuve située au nord-est du golfe St.-Laurent, et n'étant séparée du Labrador que par le détroit de Belle-Isle, forme une pointe qui projette dans l'océan, et qui a dû, pour cette raison, être aperçue des premiers navigateurs qui ont côtoyé l'Amérique septentrionale. C'est au sud-est de cette île qu'est situé le banc de Terreneuve sur lequel elle est assise elle-même, et qui est plus célèbre encore par la pêche de la morue qu'on y fait que par ses brumes et ses tempêtes. La figure de Terreneuve est presque triangulaire et présente une superficie de 86,000 milles carrés; sa longueur extrême est de 420 milles, et sa largeur de 300 milles 34. Le climat y est froid et orageux, le ciel sombre. Le sol mêlé de gravier, de pierre et de sable est aride, quoique arrosé par plusieurs belles rivières. Le pays rempli de montagnes, était alors couvert de bois impénétrables, et de prairies, ou plutôt de landes poussant plus de mousse que d'herbe. Les Français et les Anglais n'y avaient formé des établissemens que pour l'utilité de leurs pêcheries. Les Français y faisaient la pêche dès 1504, et ils avaient formé un établissement vers le cap de Raze pour y faire sécher leur poisson. Les Anglais, conduits par le chevalier Humphrey Gilbert, y plantèrent une colonie en 1583 dans la baie de St.-Jean. Gilbert prit possession de cette baie et de deux cents lieues de pays tout à l'entour, au nom de la reine Elizabeth, ignorant que cette terre fût une île. Il y promulgua plusieurs décrets qui respirent la loyauté la plus pure envers sa souveraine, mais qui ne prévinrent point la ruine de son établissement ainsi qu'on l'a rapporté ailleurs. Il fit celui-ci entre autres, que quiconque parlerait d'une manière offensante de Sa Majesté, aurait les oreilles coupées et perdrait ses biens.
Note 34: (retour) British Colonies: R. Montgomery Martin.
En 1608, Jean Guyas, de Bristol, reprit le projet du chevalier Gilbert, et s'établit dans la baie de la Conception. Il transféra ensuite son établissement à St.-Jean, aujourd'hui capitale de l'île; de là les Anglais s'étendirent sur toute la côte orientale. Quoique les Français y eussent des pêcheries depuis qu'ils fréquentaient le grand banc, pendant longtemps le gouvernement fit peu d'attention à Terreneuve, de manière que ceux d'entre eux qui s'y fixaient jouissaient à peu près d'une liberté absolue. Cela dura jusqu'en 1660. A cette époque le roi concéda le port de Plaisance à M. Gargot, qui reçut le titre de gouverneur, et qui dès qu'il se fut installé dans son poste, voulut soumettre les habitans à son monopole, et les obliger à lui donner une portion de leurs pêches en échange des provisions et des marchandises qu'il tirait des magasins du roi. Cet abus révolta les pêcheurs accoutumés à l'indépendance; ils portèrent leurs plaintes au pied du trône. Le gouverneur fut rappelé et M. de la Poype nommé pour le remplacer. Plaisance était le principal établissement français de Terreneuve. Placé dans l'un des plus beaux ports de l'Amérique, au fond d'une baie qui a dix-huit lieues de profondeur, il était défendu par le fort St.-Louis construit sur la cime d'un rocher de plus de cent pieds d'élévation du côté droit du Goulet ou col qui forme l'entrée de la baie à une lieue et demie de la mer. Les Français avaient encore des établissement dans les îles de St.-Pierre de Miquelon, au Chapeau-Rouge, au Petit-Nord et sur quelques autres points des côtes du golfe St.-Laurent.
La population y vivait de pêche et supportait impatiemment le joug d'un gouverneur, qui lui paraissait gêner le commerce. M. de la Poype commanda treize ans dans ces parages; mais ce fut pour lui autant d'années de désagrémens, de difficultés et de trouble. En 1685 M. Parat lui succéda. C'est sous son administration que le fort St.-Louis fut bâti. Dans le mois de février 1690 Plaisance fut surpris par les flibustiers, qui firent le gouverneur prisonnier dans son lit. Ils trouvèrent le fort sans garde et les soldats dispersés sur l'île. Ces corsaires enlevèrent tout après avoir dépouillé complètement les habitans, qui se trouvèrent comme s'ils avaient été jetés par un naufrage sur une côte déserte. Le gouverneur fut accusé de trahison, tandis que de son côté il rejeta ce malheur sur l'insubordination et l'esprit de révolte des habitans. Charlevoix, historien contemporain, laisse percer ses doutes sur la fidélité de ce fonctionnaire, et nous dit qu'il n'a pu savoir quelle avait été la décision du procès.
Deux ans après (1692), Plaisance fut attaqué une seconde fois; mais par une escadre anglaise, commandée par l'amiral Williams, et composée de trois vaisseaux de 62 canons chacun, d'une frégate et d'une flûte 35. M. de Brouillan qui en était gouverneur, fit élever à la hâte une redoute et des batteries sur les rochers à l'entrée de la baie, et tira des bâtimens marchands les hommes nécessaires pour les servir. L'amiral Williams après les sommations ordinaires, commença une canonnade qui dura six heures, au bout desquelles il se retira, confus d'avoir échoué devant une bicoque qui ne contenait pas plus de cinquante hommes de garnison, et alla brûler, pour se venger, les habitations de la Pointe-Verte à une lieue de là.
Note 35: (retour) Charlevoix.
Tandis que le principal siége des pêcheries françaises courait ainsi le plus grand danger, une escadre de France, sous les ordres du chevalier du Palais, était à l'ancre dans la baie des Espagnols, au Cap-Breton, de l'autre côté du détroit. Le comte Frontenac ayant informé le gouvernement à Paris de l'intention de l'amiral Phipps de reprendre sa revanche devant Québec, et d'autres rapports ayant paru confirmer cette nouvelle, l'escadre en question avait été envoyée pour intercepter l'ennemi dans le golfe St.-Laurent.
Telle est l'histoire de Terreneuve jusqu'en 1696. La Grande-Bretagne occupait la plus belle portion de l'île, et la différence entre les établissemens français et les établissement anglais était aussi grande là, que dans le reste du continent. Le commerce de ces derniers s'élevait à 17 millions de francs par année. Avec de pareils résultats sous les yeux que ne devait-on pas redouter pour l'avenir? M. d'Iberville avait communiqué ses appréhensions à la cour; il y avait représenté que les intérêts du royaume commandaient d'arrêter les progrès de rivaux plus souvent ennemis qu'amis; et qu'en détruisant tous leurs postes de Terreneuve, on y ruinerait leur commerce en même temps que l'on se déferait de voisins trop puissans pour rester aux environs de Plaisance. L'on agréa ses appréciations, en le chargeant d'exécuter le plan qu'il suggérait pour expulser les Anglais de l'île.
Il devait agir de concert avec M. de Brouillan, et l'attaque de leurs postes se faire simultanément par terre et par mer, sous la direction de ces deux commandans. Mais ce dernier ne voulait partager la gloire de l'entreprise avec personne; et, sans attendre M. d'Iberville, il se hâta de partir avec 9 navires, dont plusieurs appartenaient à des armateurs de St.-Malo, trois corvettes et deux brûlots pour aller mettre le siége devant St.-Jean. Les vents contraires firent échouer son entreprise sur cette ville; mais il s'empara l'épée à la main de plusieurs autres établissemens, et d'une trentaine de navires le long des côtes. Il en aurait pris un bien plus grand nombre sans l'insubordination d'une partie de ses équipages.
Il trouva à son retour M. d'Iberville à Plaisance, qui n'avait pu aller le joindre faute de vivres; mais qui venait d'en recevoir sur le Wesp et le Postillon, qui lui avaient aussi amené les Canadiens qu'il attendait de Québec. Ce dernier voulait commencer les opérations par l'attaque des postes anglais les plus reculés vers le nord, présumant qu'on y serait moins sur ses gardes qu'à St.-Jean. Ce raisonnement paraissait juste; néanmoins M. de Brouillan s'y opposa. Jaloux de la réputation de son collègue, il suffisait que celui-ci suggérât quelque chose pour qu'il le désapprouvât. C'était un homme intelligent et expérimenté; mais dur, violent, astucieux et avide. Ce dernier défaut le rendait odieux surtout aux pêcheurs, seule classe d'hommes qui fréquentait Terreneuve. Avec des talens supérieurs et autant d'expérience, M. d'Iberville était généreux et savait se faire aimer de ceux qu'il commandait; aussi était-il très populaire et chéri du soldat. Il eût pu l'emporter sur son rival dans cette île, où, à un signe de sa main, tout le monde se serait déclaré pour lui; mais il sacrifia sans hésitation son ambition et son ressentiment à la chose publique. M. de Brouillan ne pouvait rien faire sans les Canadiens, et M. d'Iberville était leur idole. D'ailleurs, ce peuple avait le bon sens de ne vouloir, pour officiers, que des hommes pris dans son sein, en qui il eût confiance et qui pussent sympathiser avec lui. Cela était surtout visible à la guerre. Il n'y eut, en outre, jamais de troupes avec lesquelles on réussissait moins par la hauteur et la dureté, que les milices canadiennes; l'honneur était leur seul mobile; les moyens violens, la coercition, les révoltaient. A la première nouvelle de la mésintelligence entre les deux chefs, elles déclarèrent qu'elles n'obéiraient qu'à M. d'Iberville, et qu'elles retourneraient plutôt à Québec, que d'accepter un autre commandant. Cette résolution fit courber la fière volonté du gouverneur. Au reste M. d'Iberville était décidé à passer en France pour ne pas faire manquer, par la désunion, une entreprise qu'il avait suggérée, et dont par conséquent il avait le succès a coeur. Les difficultés s'aplanirent; il fut réglé que l'on attaquerait St.-Jean, et que, pour s'y rendre, tandis que M. de Brouillan prendrait la voie de mer, M. d'Iberville suivrait celle de terre avec ses Canadiens. L'on se réunit dans la baie de Toulle. De là l'expédition se mit en marche pour St.-Jean culbutant et dissipant tous les détachemens ennemis qui voulaient lui disputer le passage. En arrivant près de la ville, l'avant-garde à la tête de laquelle d'Iberville s'était placé tomba sur un corps d'hommes embusqué dans des rochers; le choc fut violent, mais l'ennemi céda et l'on entra pêle-mêle avec lui dans la ville. L'élan était tel qu'on s'empara de deux forts d'emblée. Il n'en restait plus qu'un troisième en mauvais état. Le gouverneur, honnête et paisible marchand élu par les pêcheurs de la ville, menacé d'un assaut, se rendit à condition que l'on transporterait les habitans en Angleterre ou à Bonneviste. Les fortifications furent renversées et la ville réduite en cendres. Le partage du butin fut encore un sujet de contestation entre les deux commandans, qui faillit amener une collision.
Après cet exploit, le gouverneur français retourna à Plaisance, et M. d'Iberville continua la guerre avec les Canadiens qui s'étaient attachés à sa fortune, au nombre de cent-vingt-cinq armés chacun d'un fusil, d'une hache de bataille, d'un couteau-poignard et de raquettes pour marcher sur la neige 36. Il employa une partie de l'hiver pour achever la conquête de l'île. Il triompha de tous les obstacles que lui offrirent le climat, la faim et le courage de l'ennemi; et ses succès dans une si grande étendue de pays remplie de montagnes, étonnèrent même ceux qui avaient la plus grande confiance dans sa capacité et dans l'intrépidité de ses soldats. En deux mois il prit avec cette poignée d'hommes tous les établissemens qui restaient aux Anglais à Terreneuve, excepté Bonneviste et l'île de Carbonnière inabordable en hiver, tua deux cents hommes et fit six ou sept cents prisonniers qui furent acheminés sur Plaisance. MM. Montigny Boucher de la Perrière, d'Amours de Plaine, Dugué de Boisbriant, tous Canadiens, se distinguèrent dans cette campagne héroïque. M. d'Iberville se préparait à aller attaquer Bonneviste et la Carbonnière, lorsque le 18 mai (1697) une escadre de 5 vaisseaux arriva de France sous les ordres de M. de Sérigny et mouilla dans la baie de Plaisance. Elle lui apportait l'ordre d'en prendre le commandement, et d'aller cueillir de nouveaux lauriers dans les glaces de la baie d'Hudson.
Note 36: (retour) La Potherie.
Cette contrée adossée au pôle et à peine habitable, était également recherchée par la France et par l'Angleterre pour ses riches fourrures. Les traitans des deux nations en avaient fait le théâtre d'une lutte continuelle aux vicissitudes de laquelle la trahison avait sa part. Les Anglais, conduits par deux transfuges huguenots à qui l'on a fait allusion ailleurs, nommés Desgroseillers et Radisson, avaient élevé en 1663, à l'embouchure de la rivière Némiscau, dans le fond de la baie, un fort qu'ils nommèrent Rupert; ils avaient encore établi deux comptoirs dans les mêmes parages, sur la rivière des Monsonis et sur celle de Ste.-Anne. Apprenant cela, Colbert y avait envoyé, par le Saguenay, en 1672, le P. Charles Albanel pour y renouveler les prises de possession déjà faites au nom du roi par MM. Bourdon et Després Couture. Ce Jésuite en avait fait signer un acte par les chefs d'une douzaine de tribus, qu'il avait ensuite invitées à venir faire la traite de leurs pelleteries au lac St.-Jean. Les démarches de la France se bornèrent alors à cette simple incursion.
Cependant Desgroseillers et Radisson, mécontens de l'Angleterre, étaient revenus en Canada après avoir obtenu leur pardon du roi. Une association s'y forma sous le nom de la compagnie du Nord, pour faire la traite à la baie d'Hudson. Cette compagnie leur donna deux petits vaisseaux afin d'aller s'y emparer des établissemens anglais, comme les personnes les plus propres à faire réussir une pareille entreprise, dure expiation de leur trahison! mais trouvant ces établissemens trop bien fortifiés pour les attaquer avec chance de succès, ou peut-être honteux de leur rôle, ils rangèrent la côte occidentale de la baie jusqu'à l'embouchure de la rivière Ste.-Thérèse, où ils bâtirent le fort Bourbon. De retour à Québec, des difficultés s'étant élevées entre eux et la compagnie, ils passèrent en France sous prétexte d'aller demander justice. Lord Preston, ambassadeur anglais, apprenant le mauvais succès de leurs démarches, leur fit des ouvertures accompagnées de promesses si avantageuses qu'ils trahirent une seconde fois leur patrie. Radisson obtint une pension viagère de douze cents livres pour mettre entre les mains des Anglais le fort Bourbon (Nelson) dans lequel il y avait pour 400 mille francs de fourrures.
Sur les plaintes de la cour de France, le cabinet de Londres promit de faire rendre ce poste; mais les troubles qui régnaient en Angleterre, ne permirent point au monarque aux prises avec ses sujets, de faire exécuter l'arrangement qu'il avait conclu; et la compagnie fut obligée de se faire justice à elle-même. En conséquence, elle obtint du marquis de Denonville quatre-vingts hommes, presque tous Canadiens, commandés par le chevalier de Troye, brave officier. MM. de Ste.-Hélène, d'Iberville et de Maricourt faisaient partie de l'expédition et se distinguèrent par des actions héroïques. Elle partit de Québec par terre dans le mois de mars 1686, et n'arriva dans la baie d'Hudson que le 20 de juin, après avoir traversé des pays inconnus, franchi une foule de rivières, de montagnes et de précipices, et avoir enduré des fatigues incroyables. Cette petite troupe avait reçu ordre de s'emparer de tous les établissemens anglais du fond de la baie, formés sous la conduite de Desgroseillers et de Radisson. Elle s'acquitta de sa mission avec ce courage chevaleresque qu'indiquait déjà une entreprise aussi hasardeuse; et ces établissemens furent investis et enlevés avec tant de promptitude que les assiégés, n'eurent pas le temps de se reconnaître.
Le premier qu'elle attaqua fut celui de la rivière des Monsonis; c'était un fort de figure carrée, flanqué de quatre bastions et portant quatorze pièces de canon; elle l'emporta d'assaut sans grande perte. Cette capture fut suivie de celle d'un navire que M. d'Iberville prit à l'abordage.
Le fort de Rupert qui était à une grande distance de celui de Monsonis, fut investi dans le mois de juillet et tomba de la même manière au pouvoir des Canadiens, qui en firent sauter les redoutes et en renversèrent les palissades.
Le chevalier de Troye se mit ensuite à la recherche du fort Ste.-Anne sur la rivière de ce nom (ou de Quitchitechouen). L'on ignorait sa situation; on savait seulement qu'il était du côté occidental de la baie. Après une traversée difficile au milieu des glaces et le long d'une côte très basse, où les battures courent deux ou trois lieues au large, on le découvrit enfin. Placé au milieu d'un terrain marécageux, il était défendu par quatre bastions, sur lesquels il n'y avait pas moins de quarante-trois pièces de canon en batterie. C'était là où se trouvait le principal comptoir des Anglais. Ils firent néanmoins une assez faible résistance, et demandèrent ensuite à capituler. Le gouverneur, homme simple et paisible, fut transporté avec sa suite à Charleston, et le reste de la garnison au fort de Monsonis. On trouva pour environ 50 mille écus de pelleteries à Ste.-Anne. Les Anglais ne possédaient plus rien dans la baie d'Hudson que le fort Bourbon.
Lorsque la nouvelle de ces pertes arriva à Londres, le peuple de cette capitale jeta de hauts cris contre le roi, auquel il attribuait tous les malheurs qui arrivaient à la nation. Le monarque qui a perdu la confiance de ses sujets est vraiment bien à plaindre. Jacques II, déjà si impopulaire, le devint encore plus par un événement que personne n'avait pu prévoir; et l'expédition d'une poignée de Canadiens vers le pôle du Nord ébranlait sur son trône un roi de la Grande-Bretagne!
Cependant les deux gouvernemens sentirent enfin la nécessité de faire cesser un état de choses qui violait toutes les lois établies pour régler les rapports de nation à nation et sans lesquelles il n'y a pas de paix possible. En effet, il n'y avait pas de guerre déclarée entre les deux peuples pendant toutes ces hostilités. Ils signèrent un traité par lequel les armateurs particuliers, sujets des deux nations, qui n'auraient point de commission de leur prince, devaient être poursuivis comme pirates. Ce traité qui ne s'étendait qu'aux îles et pays de terre ferme en Amérique, et qui avait été proposé par l'Angleterre, fut conclu le 13 septembre 1686. Mais Jacques II n'était guère en état, à cette époque, de faire observer par des sujets désaffectionnés, sa volonté dans les mers du Nouveau-Monde. Dès l'année suivante, ils vinrent attaquer le fort Ste.-Anne, où commandait M. d'Iberville, qui non seulement les repoussa, mais prit encore un de leurs vaisseaux.
Lorsque la guerre éclata entre les deux couronnes (1689), l'Angleterre ne possédait dans la baie d'Hudson que le fort Bourbon, comme on l'a dit plus haut, à l'entrée de la rivière Ste.-Thérèse. Mais elle reprit en 1693 le fort Ste.-Anne, gardé seulement par cinq Canadiens, qui osèrent se défendre et repoussèrent une première attaque de 40 hommes 37. L'année suivante (1694) M. d'Iberville s'en empara de nouveau, il lui rendit son ancien nom, que ses nouveaux possesseurs avaient changé pour celui de Nelson, et il y passa l'hiver qui fut d'une rigueur extrême. Les glaces ne permirent aux navires de sortir du port qu'à la fin de juillet. Une vingtaine d'hommes étaient morts du scorbut, et un grand nombre d'autres en avaient été atteints. Les Anglais étant revenus en force, deux ans après (1694), l'établissement fut repris pour retomber encore au pouvoir des Français comme on va le voir. Tel est en peu de traits le tableau des événemens qui s'étaient passés entre les deux nations dans cette région lointaine jusqu'au moment où M. d'Iberville fut chargé d'en compléter la conquête en 1697.
Note 37: (retour) Lettre du P. Marest.
Ce navigateur prit le commandement de l'escadre que lui avait amenée M. de Sérigny, et fit voile de Terreneuve dans le mois de juillet. Il trouva l'entrée de la baie d'Hudson couverte de glaces, au milieu desquelles ses vaisseaux, séparés les uns des autres, et entraînés de divers côtés, coururent les plus grands dangers durant plusieurs jours. La navigation a quelque chose de hardi, de grand même, mais de triste et sauvage dans les hautes latitudes de notre globe. Un ciel bas et sombre, une mer qu'éclaire rarement un soleil sans chaleur, des flots lourds et couverts, la plus grande partie de l'année, de glaces dont les masses immenses ressemblent à des montagnes, des côtes désertes et arides qui semblent augmenter l'horreur des naufrages, un silence qui n'est interrompu que par les gémissemens de la tempête, voilà quelles sont les contrées où M. d'Iberville a déjà signalé son courage, et où il va le signaler encore. Ces mers lui sont familières, elles furent les premiers témoins de sa valeur. Depuis longtemps son vaisseau aventureux les sillonne. Plus tard cependant il descendra vers des climats plus doux; et ce marin qui a fait, pour ainsi dire, son apprentissage an milieu des glaces polaires, ira finir sa carrière sur les flots tièdes et limpides des Antilles, au milieu des côtes embaumées de la Louisiane; il fondera un empire sur des rivages où l'hiver et ses frimats sont inconnus, où la verdure et les fleurs sont presqu'éternelles. Mais n'anticipons pas sur une époque glorieuse pour lui et pour notre patrie.
L'escadre était toujours dans le plus grand péril. Cernés par les glaces qui s'étendaient à perte de vue, s'amoncelaient à une grande hauteur, puis s'affaissaient tout à coup avec des craquemens et un fracas épouvantable, le Pélican et le Palmier, portés l'un contre l'autre, s'abordèrent poupe en poupe, et presqu'au même instant, le brigantin l'Esquimaux fut écrasé à côté d'eux, et si subitement que l'équipage eût de la peine à se sauver. Ce n'est que le 28 août que M. d'Iberville, qui montait le Pélican, put entrer dans la mer libre, ayant depuis longtemps perdu ses autres bâtimens de vue. Il arriva seul devant le fort Nelson, le 4 septembre. Le lendemain matin cependant il aperçut trois voiles à quelques lieues sous le vent, qui louvoyaient pour entrer dans la rade où il était; il ne douta point que ce fût le reste de ses vaisseaux. Mais après leur avoir fait des signaux de reconnaissance auxquels ils ne répondirent point, il dut se détromper, c'étaient des ennemis. Ne pouvant les éviter, sa position devenait très critique; il se voyait surpris seul, traqué, pour ainsi dire, par une force supérieure au pied de la place même qu'il venait pour assiéger. Ces trois voiles anglaises étaient le Hampshire de 56 canons, le Dehring de 36, et l'Hudson-Bay de 32 canons. En entrant dans la baie, ils avaient découvert le Profond, un des vaisseaux de M. d'Iberville, commandé par M. Dugué, qui était pris dans les glaces, et ils l'avaient canonné par intervalle pendant dix heures. Le navire français, immobile, n'avait pu présenter à ses adversaires que les deux pièces de canon de son arrière. L'ennemi avait fini par l'abandonner le croyant percé à sombrer, et il s'était dirigé vers le fort Nelson, où il trouva le commandant français qui était, comme on l'a dit, arrivé de la veille.
La fuite pour ce dernier était impossible; il fallait combattre ou se rendre. Il choisit le premier parti. Son vaisseau portait cinquante pièces de canon, mais le chiffre de ses hommes en état de combattre 38 était en ce moment très faible, à cause des maladies et d'un détachement qu'il venait d'envoyer à terre et qu'il n'avait pas le temps de rappeler. Il paya cependant d'audace, et lâchant ses voiles au vent, il arriva sur les ennemis avec une intrépidité qui leur en imposa. Les Anglais venaient rangés en ligne, le Hampshire en tête. A neuf heures et demie le combat s'engagea. Le Pélican voulut aborder de suite le Hampshire, M. de la Potherie à la tête d'un détachement de Canadiens se tenant prêts à sauter sur son pont, mais celui-ci l'évita; alors d'Iberville rangea le Dehring et l'Hudson-Bay, en leur lâchant ses bordées. Le Hampshire revirant de bord au vent, s'attacha à lui, le couvrit de mousqueterie et de mitraille, le perça à l'eau et hacha ses manoeuvres. Le feu était extrêmement vif sur les quatre vaisseaux. Le commandant anglais cherchait à démâter le Pélican, et à le serrer contre un bas-fond, M. d'Iberville manoeuvrait pour déjouer ce plan et il réussit. Enfin au bout de trois heures et demie d'une lutte acharnée, voyant ses efforts inutiles, le Hampshire courant pour gagner le vent, recueille ses forces et pointe ses pièces pour couler bas son adversaire. Celui-ci, qui a prévu son dessein, le prolonge vergue à vergue, on se fusille d'un bord à l'autre. Les boulets et la mitraille font un terrible ravage. Une bordée du Hampshire blessa quatorze hommes dans la batterie inférieure du Pélican; celui-ci redouble son feu, pointe ses canons si juste et lâche une bordée si à propos, que son fier ennemi fit tout au plus sa longueur de chemin et sombra sous voile. Personne ne fut sauvé de son équipage.
Note 38: (retour) MM. de Martigny et Amiot de Villeneuve, ancêtre maternel de l'auteur, enseignes de vaisseau, étant allés à terre faire une reconnaissance avec vingt-deux hommes, et quarante autres étant malades du scorbut.
Aussitôt d'Iberville vire de bord et court droit à l'Hudson-Bay, qui était le plus à portée d'entrer dans la rivière Ste.-Thérèse, mais qui, se voyant sur le point d'être abordé, amena son pavillon. Le Dehring, auquel on donna la chasse, réussit à se sauver, ayant moins souffert dans sa voilure que le redoutable vainqueur. Cette victoire donna la baie d'Hudson aux Français.
M. d'Iberville retourna devant le fort Nelson. Dans la nuit une furieuse tempête, s'éleva, accompagnée d'une neige épaisse, et malgré tout ce qu'il put faire, et il était réputé l'un des plus habiles manoeuvriers de la marine française, le Pélican fut jeté à la côte avec sa prise vers minuit, et s'emplit d'eau presque jusqu'à la batterie supérieure. Son chef ne cessa pas dans cette circonstance critique de donner ses ordres avec calme; et comme c'était à l'époque de l'année où le soleil, dans cette latitude, descend à peine au-dessous de l'horison et qu'il se couche et se lève presqu'en même temps, la clarté empêcha que, malgré le grand nombre de blessés et de malades qu'il y avait à bord, personne ne périt alors.
Le lendemain le calme s'étant rétabli, l'équipage put gagner la terre; les malades furent transportés dans des canots et sur des radeaux; il y avait deux lieues pour atteindre le rivage; 19 soldats moururent de froid pendant cette longue opération. Comme l'on était resté sans vivre après le naufrage, et qu'on ignorait ce qu'étaient devenus les autres vaisseaux, il fut résolu de donner l'assaut au fort sans délai; car «périr pour périr, disait M. de la Potherie, il vaut mieux sacrifier sa vie en soldat que de languir dans un bois où il y a déjà deux pieds de neige». Mais sur ces entrefaites arriva heureusement le reste de l'escadre française; alors pour ménager son monde, M. d'Iberville se voyant des provisions en quantité suffisante, abandonna sa première détermination, et attaqua la place en forme. Après qu'on l'eût bombardée quelque temps, elle se rendit à condition que la garnison serait transportée en Angleterre. M. de Martigny y fut laissé pour commandant. Ainsi le dernier poste que les Anglais avaient dans la baie d'Hudson tomba en notre pouvoir et la France resta seule maîtresse de cette région.
Tandis que M. d'Iberville achevait cette conquête, elle reprenait tout à coup le projet si souvent abandonné de s'emparer de la Nouvelle-Angleterre et de la Nouvelle-York. M. de Frontenac pressait cette entreprise, surtout l'attaque de la dernière province, parce qu'elle devait entraîner avec elle la sujétion des Iroquois. Peut-être prévoyait-il aussi, dans sa perspicacité, ce que New-York devait devenir un jour par sa position. Mais Boston était alors la première ville de l'Amérique du nord; il était comparativement voisin de l'Acadie, c'est sur lui que le ministère jeta les yeux. M. de Pontchartrain proposa son projet au roi qui l'agréa. Le commandement de l'expédition fut confié au marquis de Nesmond, officier qui s'était fort distingué dans la marine française. On lui donna dix vaisseaux de guerre, une galiote et deux brûlots. En même temps le comte de Frontenac reçut l'ordre de tenir ses troupes prêtes à marcher au premier ordre. Leur destination fut longtemps un mystère dans la colonie.
Le marquis de Nesmond devait se rendre d'abord à Plaisance, pour s'assurer des conquêtes que les Français avaient faites l'année précédente dans l'île de Terreneuve, et pour livrer bataille à la flotte anglaise que l'on disait destinée à s'emparer de toute l'île. Il devait ensuite informer le comte de Frontenac de ses progrès, afin que ce gouverneur pût se rendre avec ses troupes, au nombre de quinze cents hommes, à Pentagoët pour s'embarquer sur l'escadre, qui cinglerait alors vers Boston. Cette ville prise, toutes les côtes de la Nouvelle-Angleterre devaient être ravagées le plus avant que l'on pourrait dans l'intérieur, jusqu'à Pescadoué (Piscataqua). Si la saison le permettait, la Nouvelle-York devait subir le même sort, et les troupes canadiennes, en s'en retournant dans leur pays par cette province, avaient ordre de commettre les mêmes dévastations sur leur passage.
La nouvelle de ces armemens, malgré le secret qu'on avait ordonné, arriva dans les colonies anglaises par différentes voies à la fois. On faisait courir en même temps le bruit en Canada que les Anglais allaient revenir l'attaquer, peut-être était-ce pour dépister le public sur l'objet des levées de troupes du gouvernement. La milice fut aussitôt appelée sous les armes dans la Nouvelle-Angleterre. La citadelle de Boston fut mise en état de défense, et cinq cents hommes furent envoyés pour garder la frontière orientale ouverte aux courses des Abénaquis. «Ce fut là, dit Hutchinson, une époque critique, peut-être autant que celle à laquelle le duc d'Anville était avec son escadre à Chibouctou». Les temps ont bien changé depuis.
Cette entreprise dont le succès avait souri au marquis de Nesmond, manqua faute de diligence, ou peut-être faute d'argent; car la guerre en Europe ruinait les finances du royaume. Il ne put partir de la Rochelle qu'à la fin de mai (1697), et les vents contraires le retinrent deux mois dans la traversée. Quand il arriva à Terreneuve, il convoqua un grand conseil de guerre dans lequel il fut décidé que la saison était trop avancée pour attaquer Boston, attendu que les troupes du Canada ne pourraient arriver à Pentagoët que le 10 septembre, et que la flotte n'avait plus que pour cinquante jours de vivres. Un bâtiment fut immédiatement dépêché à Québec pour communiquer cette détermination au comte de Frontenac. M. de Nesmond envoya en même temps à la découverte dans toutes les directions pour avoir des nouvelles de la flotte anglaise; mais on ne put la rencontrer, et il fut obligé, à son grand regret, de retourner en France sans avoir tiré un coup de canon, après s'être flatté de l'espérance de faire une des campagnes les plus glorieuses de toute cette guerre, si fertile en beaux faits d'armes et en victoires.
La guerre cependant tirait à sa fin. Les triomphes de Louis XIV en épuisant ses finances épuisaient aussi ses forces. Il offrit dès 1694 la paix et la restitution de ses conquêtes; soit défiance, soit ambition, soit haine, dit un historien, les alliés refusèrent alors ce qu'ils acceptèrent depuis à Riswick. Jamais guerre n'avait été plus glorieuse pour la France, soit en Europe ou en Amérique. Le succès avait presque constamment couronné ses armes, Luxembourg toujours vainqueur mit le comble à sa gloire en gagnant la sanglante bataille de Steinkerque en 1692, et celle de Nerwinde en 1694, où le roi Guillaume III fut deux fois vaincu. Catinat, Boufflers, Vendôme, Tourville, Château-Renaud, DuGuay-Trouin, et bien d'autres y acquirent un nom immortel. Frontenac et d'Iberville, quoique sur un théâtre moins imposant, soutinrent dignement l'honneur de leur patrie. Mais ces lauriers ne s'acquéraient qu'au prix de torrens de sang et de dépenses énormes. Les cinq premières campagnes avaient coûté plus de deux cents millions de subsides extraordinaires.
Enfin la paix fut signée à Riswick le 20 septembre 1797. La France et l'Angleterre furent remises par ce traité, quant à leurs colonies, dans le même état où elles étaient avant la guerre, excepté que la première acquit toute la baie d'Hudson. Ainsi elle resta maîtresse de la moitié occidentale de Terreneuve, de toute la côte maritime depuis le nord de la baie d'Hudson jusqu'à la Nouvelle-Angleterre, avec les îles adjacentes, de la vallée du St.-Laurent y compris les grands lacs, et de celle du Mississipi. Les difficultés entre les deux couronnes au sujet des limites de ces possessions, furent abandonnées à la décision de commissaires; de sorte qu'après l'effusion de tant de sang en Amérique, la propriété du pays des Iroquois et les frontières de l'Acadie et de la Nouvelle-Angleterre restèrent encore des questions pendantes, que le temps et les événemens avaient embrouillées et rendues plus difficiles à résoudre que jamais. Cette guerre avait gravement entravé les progrès du Canada, et grevé la Nouvelle-Angleterre d'une dette qui, en l'obligeant de créer du papier monnaie, la fit entrer dans une voie financière, avantageuse suivant les uns, et pernicieuse suivant les autres.
Selon le désir du traité, MM. de Tallard et d'Herbault furent nommés commissaires de la part de la France pour régler avec ceux de l'Angleterre la question des frontières. Cette dernière puissance s'étant mise en possession des deux bords de la rivière Kénébec, la rivière de St.-George, comme on l'a dit en parlant de l'Acadie, fut choisie pour servir de limite entre les deux nations de ce côté là. Ce qui fut confirmé en 1700 par M. de Villieu de la part du roi très chrétien, et par M. de Soudric de la part de sa Majesté britannique.
Le peu de durée de la paix ne permit point de régler la question du droit de pêche sur les côtes de l'Acadie.
Quant au pays des cinq nations, on n'osa pas encore en disposer, de peur d'irriter la confédération iroquoise, dont l'amitié était briguée par les deux peuples. Ce qui se fit au sujet de cette frontière, se passa entre les gouverneurs des deux provinces anglaise et française, qui dirigèrent leurs menées auprès des Iroquois. Ils tâchèrent par toutes sortes de subtilités, l'un, de les amener à reconnaître une suprématie européenne, l'autre, de les empêcher de tomber dans le piège, et de maintenir leur indépendance et leur neutralité.
Richard, comte de Bellomont, vint remplacer, après le traité de Riswick, le colonel Fletcher dans le gouvernement de la Nouvelle-York. Il dépêcha immédiatement le colonel Schuyler et le ministre Delius auprès du comte de Frontenac, pour l'informer de la conclusion de la paix et régler l'échange des prisonniers. Ces envoyés déclarèrent que non seulement le pays des cinq cantons, mais que les contrées de l'ouest avec Michilimackinac et tout ce qui était au midi de ce poste, appartenaient à l'Angleterre. Cette prétention extravagante fut traitée avec dérision. On leur demanda où ils avaient appris que la Nouvelle-Belgique, avant que d'être devenue la Nouvelle-York, s'étendît à tous les pays dont ils parlaient. Pour nous le droit de découverte et celui de possession, dit le chevalier de Callières, sont nos titres tant sur le pays des Outaouais que sur celui des Iroquois; nous en avions pris possession avant qu'aucun Hollandais y eût mis le pied; et «ce droit, établi par plusieurs titres en divers lieux des cantons, n'a été interrompu que par la guerre que nous avons été obligés de faire à cette nation, à cause de ses révoltes et de ses insultes».
Les prétentions des deux couronnes étaient bien claires. Dans les négociations pour l'échange des prisonniers, M. de Bellomont chercha à faire admettre que les Iroquois étaient sujets anglais; mais le comte de Frontenac se contenta de répondre, que ces peuples étaient en pourparler avec lui; qu'ils lui avaient laissé un otage pour garantie de leur parole, et que, pour ce qui les regardait, il allait traiter directement avec eux. Il fit du reste un accueil très gracieux à ces envoyés.
Quelque temps après leur départ, il apprit que le gouverneur anglais avait tenu un grand conseil dans lequel les anciens de tous les cantons avaient repoussé toute sujétion étrangère et proclamé hautement leur indépendance nationale dont ils se glorifiaient. Les détails de ce qui s'y était passé annonçaient que ce gouverneur et la confédération se ménageaient mutuellement, se défiaient l'un de l'autre; que le premier voulait profiter de cette occasion pour établir le droit de souveraineté de l'Angleterre sur les cantons, tandis que ces derniers se servaient de l'influence de cette puissance pour obtenir des conditions meilleures des Français. L'on ne peut s'empêcher de plaindre le sort qui menaçait ces peuples convoités si avidement par deux nations aussi redoutables qu'ambitieuses, et d'admirer en même temps leur prudence et leur noble patriotisme.
Le comte de Frontenac sut profiter habilement de ces dispositions pour décider les cantons à traiter avec lui, et aux conditions qu'il voulait. Les fautes des Anglais contribuèrent beaucoup à ce résultat heureux. La sympathie religieuse des Iroquois les faisait incliner pour la France; leurs intérêts commerciaux les attiraient vers l'Angleterre. La première exerçait son influence sur eux par le moyen des Jésuites, quoiqu'il ne faille pas oublier cependant que la politique de ces peuples leur imposait la nécessité de ménager les Français comme les Anglais. La Nouvelle-York, pour détruire cette influence, passa, en 1700, une loi punissant de mort tous les prêtres catholiques qui entreraient volontairement dans les cantons. Elle oublia que cette mesure froissait le sentiment religieux d'une partie de la confédération et qu'elle portait atteinte à l'indépendance de toutes ces peuplades. Les envoyés français ne manquèrent pas de faire valoir ces observations.
A peu près dans le même temps le roi Guillaume III écrivit au comte de Bellomont une lettre qui acheva de les décider à traiter avec le gouverneur du Canada. Ce monarque ordonnait de faire cesser tout acte d'hostilité entre les parties belligérantes, et de contraindre les cantons à désarmer. Communiquée au chevalier de Callières, cette lettre fut transmise aussitôt par lui à Onnontagué pour faire connaître aux Iroquois que le roi d'Angleterre les regardait comme des sujets, qu'il les qualifiait ainsi dans ce document, et qu'ils ne devaient plus, d'après les ordres positifs qu'il donnait, attendre de secours de lui. Lorsqu'ils se virent abandonnés de ce côté et menacés de l'autre, le chevalier de Callières ayant eu soin de leur faire comprendre qu'il fallait enfin terminer les négociations d'une manière ou d'une autre, ils songèrent sérieusement à déposer les armes.
Ainsi après bien des collisions et des actes d'hostilité surtout entre eux et les alliés des Français, particulièrement les Outaouais, car la paix de Riswick n'avait pas désarmé ces Sauvages; après bien des tentatives infructueuses de la part du comte de Bellomont pour obtenir par ce moyen un ascendant absolu sur les Iroquois, ils envoyèrent dans l'été de 1700 dix ambassadeurs «pour pleurer les Français morts pendant la guerre». Ils furent reçus à Montréal avec pompe. Un grand conseil fut tenu où assistèrent ces ambassadeurs et ceux de la plupart des nations alliées de la France. Les délibérations furent rapides, car tout le monde avait besoin de repos. L'orateur des cantons parla avec une sage réserve, et en dit assez pour obliger M. de Callières à se prononcer sur ce qu'il ferait dans le cas où les hostilités éclateraient entre eux et les Anglais. Il fit connaître l'indignation qu'y avaient excitée les ordres et les menaces du gouverneur de la Nouvelle-York, et dit que, comme le refus de s'y soumettre pourrait leur attirer la guerre avec les Anglais, il espérait qu'ils trouveraient à Catarocouy non seulement les marchandises qu'ils ne pourraient plus tirer d'Albany; mais encore les armes et les munitions dont ils pourraient avoir besoin. Le fameux chef Le Rat, député des Hurons Thionnontatez, prenant la parole, dit; «J'ai toujours obéi à mon père, et je jette ma hache à ses pieds; je ne doute point que les peuples du couchant ne fasse la même chose; Iroquois imitez mon exemple». La paix fut conclue entre la France et ses alliés d'un côté et la confédération iroquoise de l'autre, le 18 septembre (1700) avec beaucoup de formalités; et le traité fut signé par le gouverneur général, l'intendant, le gouverneur de Montréal, le commandant des troupes, et les supérieurs ecclésiastiques et réguliers qui se trouvèrent à l'assemblée. Les Indiens signèrent en mettant chacun le signe de leur nation au bas de l'acte. Les Onnontagués et les Tsonnonthouans tracèrent une araignée; les Goyogouins, un calumet, les Onneyouths, un morceau de bois en fourche avec une pierre au milieu; les Agniers, un ours; les Hurons, un castor; les Abénaquis, un chevreuil; et les Outaouais, un lièvre.
Le comte de Frontenac n'avait pas vécu pour voir la conclusion du traité de Montréal. Atteint d'une maladie fort grave dès son début, il succomba le 28 novembre 1698, dans la soixante-dix-huitième année de son âge. Son corps et son esprit avaient conservé toute leur vigueur; sa fermeté, son énergie, ses grands talens brillaient en lui comme dans ses plus belles années; ce fut un bonheur pour le Canada qu'il ne lui eût pas été enlevé avant la fin de la guerre. Il emporta dans la tombe l'estime et les regrets des Canadiens, qu'il avait gouvernés durant une des époques les plus critiques de leur histoire; il avait trouvé la Nouvelle-France ouverte, attaquée de toutes parts et sur le bord de l'abîme; il la laissa agrandie et en paix.
Cet homme a été jugé diversement par les partis qui divisaient alors le Canada. Le parti clérical dont, à l'exemple de plusieurs de ses prédécesseurs, il voulait s'affranchir et restreindre l'influence dans les affaires politiques, l'a peint sous des couleurs peu favorables. Il lui reprochait deux torts très graves à ses yeux, c'était d'être un janséniste secret 39, et de tolérer, d'encourager même la traite des boissons chez les Sauvages. Aujourd'hui que Pascal est réclamé comme une des lumières du catholicisme, on doit être indulgent sur le premier reproche. Le second est plus grave, et fut en toute probabilité la cause première du rappel de ce gouverneur en 1682. On a vu qu'à cette époque, ses démêlés avec l'intendant, M. Duchesneau, avaient obligé la cour de les rappeler tous deux. La traite des boissons était défendue chez les Indiens, et cependant «il la laissait faire, en profitait même», écrivait l'intendant, en transmettant à la cour des remontrances répétées et les plus énergiques. Il avait voulu faire observer les ordonnances prohibitives, comme chef de la justice, et le gouverneur y avait mis des entraves. Il s'en était suivi des collisions de pouvoir où bien certainement le tort fut du côté de celui-ci. Les anciennes animosités, les anciennes antipathies se réveillèrent vives et ardentes entre ces deux hommes, de sorte que chacun porta un esprit d'exagération dans ses paroles et dans ses actes. Le gouverneur parut favoriser les traitans qui violaient les lois; l'intendant voulut punir avec rigueur même les ombres de délit. Il faut lire les dépêches de M. Duchesneau pour pouvoir se faire une idée de l'excès des dissentions qui régnaient entre ces deux hommes. L'intendant accusait le gouverneur de faire la traite avec les Indiens par le moyen de M. Du Luth, qu'il qualifiait de chef des désobéissans, c'est à dire des violateurs de la loi. Il assurait qu'il prolongeait son séjour à Montréal, pour veiller aux intérêts de son commerce; que l'exemple qu'il donnait en enfreignant lui-même les ordonnances faisait que personne ne voulait les observer; qu'il y avait 5 à 600 coureurs de bois, et que la désobéissance était générale. Ces rapports faits à la cour ne restaient pas assez secrets que M. de Frontenac n'en avait connaissance; ils augmentaient l'aversion qu'il avait pour l'intendant, et il saisissait toutes les occasions de la lui faire sentir. Aussi celui-ci se plaignit-il dans une dépêche au ministre, qu'il avait été obligé un jour de sortir du cabinet de M. de Frontenac pour éviter ses injures. Quoique nous n'ayons pas les réponses de ce gouverneur à ces accusations, et qu'il serait injuste de le condamner entièrement sur le témoignage de son accusateur et de son ennemi, on ne peut se dissimuler que sa conduite à l'égard de la traite fut répréhensible, et qu'en protégeant ceux qui bravaient la justice des tribunaux, il ébranlait les bases, troublait l'harmonie de la société sur laquelle il avait été établi, pour veiller au maintien des lois.
Note 39: (retour) «Pour ce qui est de sa lecture habituelle, ne la faisait-il pas souvent dans les livres composés par les Jansénistes; car il avoit plusieurs de ces livres qu'il préconisait fort, et qu'il prêtoit volontiers aux uns et aux autres»: Notes au bus de l'Oraison funèbre de M. de Frontenac prononcée dans l'Eglise des Récollets à Québec, par le P. Goyer, le 19 décembre 1698 (Manuscrit).
Dans sa seconde administration, il se laissa entraîner, mais bien moins loin, dans les mêmes erremens. Les motifs de cette conduite ne sont pas néanmoins tous blâmables au même degré. Il paraît avoir été convaincu de tout temps que la traite devait être, autant que possible, libre et abandonnée à la concurrence générale comme elle l'était chez les Anglais. Plus le nombre des traitans était grand, plus l'on approchait de cette liberté. Peut-être les Indigènes n'avaient-ils tant d'estime et de respect pour M. de Frontenac, que parceque le commerce qu'ils faisaient alors avec le Canada leur était plus avantageux. Sa hauteur et sa jalousie sont aussi des défauts qu'on aimerait à ne pas trouver dans son portrait, défauts graves d'ailleurs dans un homme placé à la tête d'un peuple. Ils furent pour lui une source de difficultés et de chagrins. Ils lui firent des ennemis acharnés qui n'ont pas peu contribué à faire passer dans son histoire les moindres taches de son caractère. Une circonstance qui mérite d'être remarquée, c'est qu'en même temps qu'il nous le peint comme un tyran, le parti sacerdotal laisse entrevoir que la popularité de ce gouverneur était grande, puisqu'il pouvait faire du peuple l'instrument de ses passions. Aussi un pieux annotateur attaché à la cathédrale de Québec s'écrie-t-il: «Que n'aurait-il pas dû faire dans ce temple pour demander pardon de l'ardeur opiniâtre et comme forcenée avec laquelle il a si longtemps persécuté l'Eglise, maintenu et souvent même excité les révoltes et les mutineries des peuples contre elle?» Nous mentionnerons encore, pour faire connaître l'esprit du temps et les moeurs simples de nos ancêtres, que le gouverneur souleva contre lui un orage pour avoir «autorisé ou introduit dans ce pays, malgré les remontrances des serviteurs de Dieu,» les spectacles et les comédies. Dans cette petite société, les moindres choses prenaient les proportions d'un événement, et elles finissaient souvent par en avoir les conséquences. C'est en refusant ainsi le secours du bras séculier aux décisions de l'Eglise qu'il s'attirait son animadversion; et pourtant en principe, c'était la politique la plus sage, car que sont devenus les pays théocratiques? Qu'est devenu le gouvernement fondé par les Jésuites au Paraguay? Que sont aujourd'hui les malheureux Romains sous les bayonnettes mercenaines de l'étranger? L'inquisition étouffe tout. «Je frémis, dit un voyageur, à l'aspect de la dépopulation de la campagne de Rome; je crois assister à l'agonie d'une société en décadence. C'est un spectacle bien triste que la mort d'inanition d'une grande ville.»
En jugeant M. de Frontenac comme homme d'état, en l'appréciant d'après l'ensemble de ses actes et les résultats de sa politique, on doit le ranger dans le petit nombre des administrateurs de ce pays, qui lui ont rendu des services réels. Au reste, dit lui même Charlevoix, «la Nouvelle-France lui devait tout ce qu'elle était à sa mort, et l'on s'aperçut bientôt du grand vide qu'il y laissait.» L'abolition de la compagnie des Indes occidentales, l'introduction de l'ordonnance de Louis XIV de 1667, le droit d'emprisonnement limité au gouverneur, au procureur général et au conseil souverain, sont les principaux événemens qui ont eu lieu sous sa première administration de 1672 à 1682. Il est un des premiers auteurs du système gigantesque que la France imagina en Amérique pour étendre et consolider son influence, savoir, des alliances avec les Indiens et l'établissement de cette chaîne de forts qui s'étendit dans la suite jusqu'à la baie du Mexique. Le voisinage des Anglais, qui venaient de s'emparer de la Nouvelle-York, nécessitait à ses yeux l'adoption d'un pareil plan.
Sa seconde administration, qui commença à une époque si funeste (1689), est entièrement remplie par les guerres, dont nous venons de tracer le glorieux, mais sanglant tableau. La conduite qu'il tint avec la confédération iroquoise, et les conseils qu'il lui donna sur la politique qu'elle devait suivre avec ses voisins, produisirent d'heureux résultats pour le pays. Après la guerre de 1690, le Canada fut peu inquiété par ces barbares.
Il avait des idées étendues et justes pour l'agrandissement de la colonie; mais l'état de la France, et la politique de son gouvernement, ne lui permirent pas de suivre un système aussi favorable au développement des immenses contrées du Canada, qu'il l'aurait désiré.
Le chevalier de Callières, depuis longtemps gouverneur de Montréal, fut nommé pour le remplacer. Il avait une grande expérience des affaires du pays, et était connu des troupes qui avaient marché plus d'une fois sous ses ordres, et qui admiraient sa conduite et son intrépidité. Un jugement sain, de la pénétration, du désintéressement, un flegme qui le rendait maître de ses préjugés et de ses passions, l'avaient recommandé non seulement aux Canadiens, mais aux Sauvages qui savaient que sa parole était inviolable, et qu'il exigeait la même fidélité de la part des autres, qualité indispensablement nécessaire pour mériter la confiance des Indiens et devenir l'arbitre de leurs différends.
Le chevalier de Vaudreuil fut nommé au gouvernement de Montréal. Revenu depuis peu de France, son activité, sa bonne mine, des manières aimables et nobles, et sa popularité parmi les soldats, le rendaient très propre à occuper un poste de cette importance. Depuis cette époque jusqu'à la moitié du siècle suivant, lui et sa famille n'ont point cessé d'occuper les principaux emplois de la colonie. Convaincu enfin de l'importance de Catarocoui, le roi recommanda de nommer, pour commander ce poste avancé, un officier intelligent, et capable de prendre une décision dans toutes les circonstances où il pourrait se trouver.
Le chevalier de Callières suivit à l'égard des Iroquois la politique de son prédécesseur. Il avait mis la dernière main au traité préliminaire du 18 septembre. Ce traité que les Anglais traversèrent jusqu'à la fin, fut confirmé le 4 août 1701 dans une assemblée générale tenue avec une grande magnificence dans une plaine sous les murailles de la ville de Montréal. On avait élevé une vaste enceinte dans laquelle un espace était réservé pour les dames et l'élite de la ville. Les soldats furent rangés autour, et treize cents Indiens vinrent prendre place au milieu dans l'ordre qui avait été indiqué. Jamais on n'avait vu réunis des députés de tant de nations diverses. Les Abénaquis, les Iroquois, les Hurons, les Outaouais, les Miâmis, les Algonquins, les Pouteouatamis, les Outagamis, les Sauteurs, les Illinois, enfin les principales nations depuis le golfe St.-Laurent jusque vers le bas Mississipi y avaient des représentans. Cette grande assemblée offrait l'aspect le plus varié et le plus bizarre par l'étrangeté des costumes et la diversité des idiomes. Le gouverneur occupait une place où il pouvait être vu et entendu de tous. Trente-huit députés signèrent le traité définitif. Un Te Deum fut chanté; un festin, des salves d'artillerie et des feux de joie terminèrent cette solennité qui assurait la paix de l'Amérique septentrionale, et ensevelissait dans le sein de la terre cette hache sanglante qui depuis tant d'années, toujours levée et toujours avide de sang, avait fait de la baie d'Hudson au golfe du Mexique comme un vaste tombeau.
La consommation de ce traité fut accompagnée d'un événement qui fit une grande impression sur les esprits, et qui fournit une nouvelle preuve du respect que le vrai patriote impose même à ses ennemis. Dans une des conférences publiques, tandis qu'un des chefs hurons parlait, le Rat, ce célèbre Indien, dont le nom a déjà été cité plusieurs fois, se trouva mal. On le secourut avec d'autant plus d'empressement qu'on lui avait presque toute l'obligation de ce merveilleux concert et de cette réunion, sans exemple jusqu'alors, de tant de nations diverses pour la paix générale. Quand il fut revenu à lui, ayant manifesté le désir de dire quelque chose, on le fit asseoir dans un fauteuil au milieu de l'assemblée, et tout le monde s'approcha pour l'entendre. Il parla au milieu d'un silence profond. Il fit avec modestie et avec dignité le récit de toutes les démarches qu'il avait faites pour amener une paix universelle et durable. Il appuya beaucoup sur la nécessité de cette paix, et les avantages qui en reviendraient à toutes les nations, en démêlant avec une adresse étonnante les intérêts des unes et des autres. Puis se tournant vers le gouverneur général, il le conjura de justifier par sa conduite la confiance qu'on avait en lui. Sa voix s'affaiblissant, il cessa de parler. Doué d'une grande éloquence et de beaucoup d'esprit, il reçut encore dans cette circonstance si grave et si imposante ces vifs applaudissemens qui couvraient sa voix chaque fois qu'il l'élevait dans les assemblées publiques, et qu'il arrachait même à ses ennemis pour ainsi dire malgré eux.
Sur la fin de la séance, il se trouva plus mal. On le porta à l'Hôtel-Dieu, où il mourut sur les deux heures après minuit. Les Hurons sentirent toute la perte qu'ils venaient de faire. Jamais Sauvage n'avait montré plus de génie, plus de valeur, plus de prudence et plus de connaissance du coeur humain. Des mesures toujours justes, les ressources inépuisables de son esprit, lui assurèrent des succès constans. Passionné pour le bien et la gloire de sa nation, ce fut par patriotisme qu'il rompit, avec cette décision qui compte le crime pour rien, la paix que le marquis de Denonville avait contractée avec les Iroquois contre ce qu'il croyait être les intérêts de ses compatriotes. Connaissant la politique et la force de ses ennemis, peut-on blâmer ce chef barbare d'avoir employé les moyens dont il fit usage pour réussir, lorsque les peuples les plus civilisés proclament le principe qu'il suffit qu'un peuple soit moins avance qu'un autre pour que celui-ci ait droit de le conquérir 40.
Note 40: (retour) Voir le discours du chevalier Robert Peel, premier ministre d'Angleterre, au sujet de la guerre de l'Inde (Session 1843-4).
Le Rat (ou Kondiaronk son nom huron) brillait autant dans les conversations particulières que dans les assemblées publiques, par son esprit et ses reparties vives, pleines de sel et ordinairement sans réplique. Il était le seul homme en Canada qui pût, en cela, tenir tête au comte de Frontenac, qui l'invitait souvent à sa table; et il disait qu'il ne connaissait parmi les Français que deux hommes d'esprit, ce gouverneur et le P. de Carheil. L'estime qu'il portait à ce Jésuite fut ce qui le détermina, dit-on, à se faire chrétien.
Sa mort causa un deuil général; son corps fut exposé, et ses funérailles auxquelles assistèrent le gouverneur, toutes les autorités, et les envoyés des nations indiennes qui se trouvaient à Montréal, se firent avec une grande pompe et les honneurs militaires. Il fut inhumé dans l'église paroissiale. L'influence et le cas que l'on faisait de ses conseils parmi sa nation étaient tels, qu'après la promesse que M. de Callières avait faite à ce chef mourant de ne jamais séparer les intérêts de la nation huronne de ceux des Français, les Hurons gardèrent toujours à ceux-ci une fidélité inviolable.
De la Louisiane.--Louis XIV met plusieurs vaisseaux à la disposition de la Salle pour aller y fonder un établissement.--Départ de ce voyageur; ses difficultés avec le commandant de la flottille, M. de Beaujeu.--L'on passe devant les bouches du Mississipi sans les apercevoir et l'on parvient jusqu'à la baie de Matagorda (ou St.-Bernard) dans le pays que l'on nomme aujourd'hui le Texas.--La Salle y débarque sa colonie et y bâtit le fort St.-Louis.--Conséquences désastreuses de ses divisions avec M. de Beaujeu, qui s'en retourne en Europe.--La Salle entreprend plusieurs expéditions inutiles pour trouver le Mississipi.--Grand nombre de ses compagnons y périssent--Il part avec une partie de ceux qui lui restent pour les Illinois, afin de faire demander des secours en France.--Il est assassiné.--Sanglans démêlés entre ses meurtriers; horreur profonde que ces scènes causent aux Sauvages.--Joutel et six de ses compagnons parviennent aux Illinois.--Les colons laissés au Texas sont surpris par les Indigènes, et tués ou emmenés en captivité.--Guerre de 1689 et paix de Riswick.--D'Iberville reprend l'entreprise de la Salle en 1698, et porte une première colonie canadienne à la Louisiane l'année suivante; établissement de Biloxi (1698).--Apparition des Anglais dans le Mississipi.--Les Huguenots demandent à s'y établir et sont refusés.--Services rendus par eux à l'Union américaine.--M. de Sauvole lieutenant gouverneur.--Sages recommandations du fondateur de la Louisiane touchant le commerce de cette contrée.--Mines d'or et d'argent, illusions dont on se berce à ce sujet.--Transplantation des colons de Biloxi dans la baie de la Mobile (1701). M. de Bienville remplace M. de Sauvole.--La Mobile fait des progrès.--Mort de d'Iberville; caractère et exploits de ce guerrier.--M. Diron d'Artaguette commissaire-ordonnateur (1708).--La colonie languit.--La Louisiane est cédée à M. Crozat en 1712, pour 16 ans.
L'on donnait autrefois le nom de Louisiane à tout le pays du golfe du Mexique, qui s'étend depuis la baie de la Mobile, à l'est, jusqu'aux sources des rivières qui tombent dans le Mississipi, à l'ouest, c'est-à-dire jusqu'au Nouveau-Mexique et à l'ancien royaume de Léon. Aujourd'hui ce vaste territoire est divisé en plusieurs Etats: le Texas à l'occident depuis le Rio Del Norte jusqu'à la Sabine; la Louisiane proprement dite, au centre, depuis cette dernière rivière jusqu'à la rivière aux Perles; et le Mississipi, à l'est, depuis la rivière aux Perles jusqu'à quelque distance à l'ouest de la baie de la Mobile, l'intervalle qui reste jusqu'à cette baie formant partie de l'Alabama. Au nord de ces Etats, il y a encore ceux de l'Arkansas, du Missouri, de l'Illinois, etc. A l'époque où nous sommes arrivés ces pays étaient inconnus. Ferdinand de Soto, Espagnol, ancien compagnon de Pizarre, n'avait fait que les traverser à l'intérieur en 1539-40 en courant après un nouveau Pérou. Parti de la baie du St.-Esprit dans la Floride avec plus de 1000 hommes de troupes, il s'éleva au nord jusqu'aux Apalaches; de là se tournant vers le couchant, il suivit quelque temps le pied de ces montagnes pour se rabattre vers le sud, où il vint traverser la rivière Tombeckbé près de son confluent avec celle d'Alabama; il se dirigea ensuite vers le nord-ouest, et alla passer le Mississipi au-dessus de la rivière des Arkansas, se tourna encore au sud et franchit la rivière Rouge qui fut le terme de sa course, et sur les bords de laquelle il mourut en 1542, sans avoir trouvé l'objet de son ambition. Moscosa, son lieutenant, le remplaça et marcha vers l'occident dans l'intention d'atteindre le Mexique; mais arrêté par les montagnes, il revint sur ses pas, et descendit vers la mer pour se rembarquer, n'ayant plus que 350 hommes avec lui 41. De cette expédition il n'était resté que de vagues souvenirs, de même que des rares voyages entrepris par les Espagnols sur les côtes septentrionales du golfe.
Note 41: (retour) Carte de la Louisiane, etc. 1782, par G. Delisle de l'Académie française; elle se trouve dans l'Itinéraire de la Louisiane, petit vol. sans aucun mérite. Garcilasso de la Vega: Histoire de la conquête de la Floride par Ferdinand de Soto, traduction de P. Richelet.
Nous avons vu l'accueil gracieux que la Salle avait reçu de Louis XIV, lors de son retour de (1683) la découverte de l'embouchure du Mississipi. Il proposa à ce monarque d'unir au Canada la vallée qu'arrose ce grand fleuve, et d'assurer ainsi à la France la souveraineté des pays intérieurs situés entre la mer du Nord et le golfe du Mexique. Ce projet vaste et superbe fut bien accueilli du monarque, qui aimait tout ce qui porte un caractère de noblesse ou de grandeur, et il fut chargé de l'exécuter en colonisant la Louisiane.
Quatre vaisseaux furent mis à sa disposition: le Joly de 36 canons, la Belle de 6 canons, l'Aimable, flute de 300 tonneaux et une caïche. Il s'y embarqua 280 personnes y compris les équipages, savoir, une centaine de soldats, des artisans, des volontaires, parmi lesquels on comptait plusieurs Canadiens et gentilshommes, et huit missionnaires. Cette petite escadre, commandée par M. de Beaujeu, homme vaniteux et jaloux, mit à la voile de la Rochelle le 24 juillet 1684. A peine fut-elle en mer que la mésintelligence se mit entre les deux chefs, et dégénéra en une haine invétérée qui eut les conséquences les plus désastreuses. Le premier effet en fut la perte de la caïche enlevée par les Espagnols sous l'île de St.-Domingue. Trompé ensuite par la direction des courans du golfe du Mexique, et par des observations faites avec des instrumens astronomiques inexacts, l'on se crut à l'est tandis que l'on était déjà à l'ouest de la principale branche du Mississipi (Sparks). Les terres, dépourvues d'arbres et plus basses même que ce fleuve, qui n'est retenu dans son lit que par des attérissemens ou digues naturelles insuffisantes pour empêcher encore aujourd'hui d'immenses débordemens d'avoir lieu dans les grandes eaux, ne présentaient au bord de la mer aucune marque distinctive aux Français pour les guider. Ils passèrent devant les bouches du fleuve sans les reconnaître. Quelques jours après cependant, la Salle, sur les indices des Sauvages de la côte, soupçonnant quelqu'erreur, voulut retourner sur ses pas; mais M. de Beaujeu s'y refusa obstinément, ne pouvant se faire à l'idée d'être commandé par un homme qui n'était pas militaire, et que la cour avait mis au dessus de lui malgré ses représentations 42.
Note 42: (retour) Lettre de M. du Beaujeu au ministre: Spark's American Biography, vol. XI.
L'on continua donc à marcher vers l'ouest, et l'on parvint ainsi le 14 février (1685), sans savoir où l'on était, dans la baie de St.-Bernard, aujourd'hui de Matagorda, dans le Texas, à environ 120 lieues à l'ouest du fleuve que l'on cherchait. La Salle n'en découvrant aucune trace, prit la résolution désespérée de débarquer son monde dans cet endroit, et il donna en conséquence l'ordre au commandant de l'Aimable d'entrer dans la baie; celui-ci, feignant d'obéir, se jeta exprès sur les rescifs 43, de manière que le navire et une partie de la cargaison furent perdus. Ce malheur était d'autant plus grand que le vaisseau portait les munitions de guerre et presque tous les outils et autres objets nécessaires pour commencer un établissement dans un pays inculte et sauvage. M. de Beaujeu, loin de punir le coupable, le reçut sur son bord pour le soustraire à la vengeance de la Salle. Cette entreprise, dans laquelle ce dernier avait éprouvé toutes sortes d'obstacles depuis l'opposition commencée par M. de la Barre, fut poursuivie jusqu'à la fin par une espèce de fatalité. M. de Beaujeu, trahissant son devoir et les intérêts de son pays pour de misérables motifs, refusa sous des prétextes frivoles à la Salle diverses choses pour remplacer celles qui avaient été perdues dans le naufrage; et il abandonna à son sort, le 14 mars, la jeune colonie, composée d'environ 180 personnes, sur la plage inconnue où le hasard l'avait conduite.
Note 43: (retour) Joutel: Journal historique.
Elle commença aussitôt à travailler à la culture et à se faire un fort pour se mettre à l'abri des attaques des Indiens. Lorsqu'il fut assez avancé, la Salle remonta la rivière aux Vaches sur laquelle il en fit commencer un second dans un endroit plus avantageux à deux lieues seulement de la baie, et lui donna le nom de St.-Louis, ayant toujours présent à la pensée celui du grand roi qui le protégeait. Placé sur une éminence, il commandait une vue superbe du côté de la campagne et du côté de la mer. Cependant à mesure que le temps avançait l'on s'y trouvait moins bien; les grains semés périrent par la sécheresse, ou par les dégâts des bêtes sauvages, et la plupart des artisans qu'on avait emmenés ne sachant pas leurs métiers, les constructions marchaient fort lentement. Les nombreux contretemps qu'on avait déjà éprouvés avaient mécontenté ou découragé plusieurs colons; des mutineries, suscitées par le turbulent Duhaut l'un d'eux, auraient déjà éclaté sans la prudence de Joutel, l'auteur de la meilleure relation de cette expédition malheureuse, que nous ayons. La maladie enleva encore les hommes les plus utiles. En peu de temps la situation de St.-Louis devint très critique; les Indigènes prirent une attitude menaçante, et l'on n'apercevait aucun indice du fleuve sur lequel on était venu pour s'établir et que l'on aurait dû dès lors oublier. La Salle dissimulait ses chagrins et ses inquiétudes avec cette fermeté inébranlable que nous lui connaissons déjà, et le premier à l'oeuvre, il donnait l'exemple du travail avec un visage calme et serein. Les ressources de son génie semblaient augmenter avec les obstacles; malheureusement son naturel sévère devenait plus inflexible sous cette apparence de sérénité; et dans le moment où ses gens s'épuisaient de fatigues, il punissait les moindres fautes avec une extrême rigueur. Il sortait rarement de sa bouche une parole de douceur et de consolation pour ceux qui souffraient avec le plus de patience. Une tristesse mortelle s'empara graduellement des colons. Devenus indifférens à tout, la maladie sembla avoir plus de prise sur eux, et une trentaine succombèrent à ce dégoût fatal de la vie. Le caractère de la Salle n'a que trop contribué à son infortune. Sa fierté dédaignait les moyens de persuasion. Un autre moins capable, moins juste même que lui, mais plus insinuant, eût réussi là où il échouait.
Le pays dans lequel il se trouva ainsi forcément jeté, partout plat et uni, possède un climat sain, mais chaud, un air pur, un ciel serein et il y pleut rarement. On n'y voit que des plaines à perte de vue, entrecoupées de rivières, de lacs et de bocages rians et champêtres. Le palmier y croît dans les forêts qu'habitent des espèces de léopards et de tigres. Les rivières étaient alors remplies de caïmans, sorte de crocodiles féroces qui avaient jusqu'à 20 pieds de long et qui en chassaient le poisson. Le serpent à sonnette était aussi à craindre sous l'herbe dans ces belles prairies émaillées de fleurs qui charmaient les regards des Français. Une multitude de peuplades indiennes erraient dans les forêts. Charlevoix appelle Clamcoëts les Sauvages qui occupaient le littoral de la mer. Les Cénis étaient plus reculés dans l'intérieur et allaient tous à cheval, se servant du mors et de l'étrier comme les Espagnols, auxquels ils avaient sans doute emprunté cette coutume.
La Salle songea à se mettre à la recherche du Mississipi. Il fit à cet effet une première excursion de quelques mois du côté du Colorado, dans laquelle il perdit plusieurs de ses gens, qui furent massacrés par les Sauvages, ou qui périrent dans le naufrage de la Belle, le seul bâtiment qui lui restât après le départ de M. de Beaujeu. Une seconde excursion qu'il poussa jusque chez le Cénis ne fut pas plus heureuse; et sur 20 hommes qui l'avaient suivi, il n'en ramena que 8. Les maladies, les chagrins, les accidens faisaient en même temps d'affreux ravages parmi ses autres compagnons. La Salle se proposait d'envoyer chercher des secours dans les Iles, et de ranger ensuite le golfe du Mexique jusqu'à ce qu'il eût trouvé le Mississipi; mais la perte de la Belle avait rompu tous ses plans: ses ressources s'épuisant de jour en jour, et étant éloigné de plus de 2000 milles de tout homme civilisé, il ne lui resta plus d'autre moyen que de faire demander des secours en France par la voie du Canada.
Il se décida à aller lui-même aux Illinois, ce qui aurait été une faute si sa présence n'eût pas été nécessaire en Canada pour faire taire ses opposans toujours prêts à déprécier ce qu'il faisait. Il partit le 12 janvier 1787 avec 17 hommes, laissant 20 personnes à St.-Louis, tant hommes que femmes et enfans; de sorte qu'à cette époque le nombre des colons était donc déjà réduit de 180 à 37. Un Canadien, M. le Barbier, y fut laissé pour commandant. «Nous nous séparâmes les uns des autres, dit Joutel, d'une manière si tendre et si triste, qu'il semblait que nous avions tous le secret pressentiment que nous ne nous verrions jamais».
La marche fut lente et pénible. Le 16 mars, on était encore sur l'un des affluens de la rivière de la Trinité, lorsqu'une sanglante tragédie vint mettre le comble aux malheurs qui avaient déjà frappé cette entreprise. Quelques hommes de l'expédition, à la tête desquels était Duhaut, s'étant isolés du reste, eurent un démêlé avec un neveu de la Salle nommé Moragnet; aigris par leurs pertes, par leurs privations et par la hauteur de cet homme, ils résolurent de le tuer, et de faire la même chose à ses deux compagnons pour cacher leur forfait. Mais ils n'eurent pas plus tôt commis ce triple assassinat que, craignant la justice de la Salle, et entraînés d'ailleurs par la pente du crime, ils pensèrent que leur vengeance ne serait pas satisfaite tant que ce chef respirerait: sa mort fut donc aussi résolue. La Salle cependant ne voyant pas revenir son neveu, un soupçon de ce qui était arrivé traversa son esprit, et il demanda s'il n'avait pas eu quelque difficulté avec Duhaut. Il partit à l'instant pour aller à sa rencontre. Les conspirateurs l'ayant vu venir de loin, chargèrent leurs armes, traversèrent la rivière et se cachèrent dans les hautes herbes pour l'attendre. Ce dernier en approchant du lieu où ils étaient, aperçut deux aigles qui planaient dans l'air au-dessus de sa tête comme s'ils eussent vu quelque proie aux environs; il tira un coup de fusil. Un des conjurés se montra aussitôt et la Salle marchant vers lui, lui demanda où était son neveu; tandis que ce malheureux lui faisait une réponse vague, une balle frappa la Salle à la tête et l'étendit par terre mortellement blessé et sans parole. Le P. Anastase qui se trouvait à côté de lui, crut qu'on allait lui faire subir le même sort. La Salle vécut encore une heure après avoir été frappé, indiquant en serrant la main au P. Anastase agenouillé près de lui, qu'il comprenait les paroles que lui adressait le pieux missionnaire. Il fut enterré dans une fosse creusée sur la place où il avait été tué, au milieu du désert, par le bon père qui y planta une humble croix de bois. Ainsi finit celui que l'on peut appeler, peut-être, le premier fondateur du Texas. M. Sparks place le théâtre de ce drame sanglant sur les bords de l'un des tributaires de la rivière Brasos, d'autres le mettent dans le voisinage de la rivière de la Trinité.
Les meurtriers se saisirent de l'autorité, de l'argent et de tout ce qu'il y avait, et la caravane se remit en marche, les uns le coeur ulcéré de douleur, les autres de remords et d'inquiétude. La désunion ne tarda pas à se mettre parmi les assassins. Dans une querelle qu'ils eurent au sujet du partage des dépouilles, Duhaut et le chirurgien Liotot, les deux chefs de la conspiration, furent tués par leurs complices à coups de pistolet. Ces scènes épouvantables commises au milieu des vastes solitudes qui les entouraient, remplirent les Sauvages eux-mêmes de frayeur et d'étonnement. Après ce dernier crime, l'on se sépara: tous ceux qui s'étaient compromis restèrent parmi les Indiens, et le reste, au nombre de sept, savoir: Joutel, le P. Anastase, les Cavalier, oncle et neveu, et trois autres, continua sa route vers les Illinois où il arriva au fort St.-Louis le 14 septembre.
Cependant la petite colonie qui avait été laissée dans la baie St.-Bernard, eut une fin encore plus funeste. Peu de temps après le départ de la Salle, les Sauvages tombèrent sur le fort à l'improviste et en massacrèrent tous les habitans à l'exception de cinq. Ces cinq personnes avec quelques autres compagnons de la Salle, qui avaient déserté avant son départ, tombèrent entre les mains des Espagnols, jaloux de l'entreprise des Français, et résolus de la faire échouer s'il était possible. Les rapports de ces prisonniers les tranquillisèrent; mais ceux qui pouvaient fournir des renseignemens utiles sur le pays, furent enfouis dans les mines du Nouveau-Mexique. Les autres, fils d'un Canadien nommé Talon, étaient d'un âge encore trop tendre pour avoir pu faire des observations de ce genre, et leur sort ayant touché la générosité du vice-roi du Mexique, il les prit sous sa protection et les éleva à sa cour. Lorsqu'ils furent plus vieux, il les fit entrer dans la marine espagnole; et après diverses aventures plus on moins romanesques, l'un d'eux revit la France.
Telle fut la malheureuse issue d'une expédition qui avait inspiré les plus grandes espérances, et qui aurait probablement réussi, si l'on se fût borné à former un établissement là où l'on était, sans porter pour le moment son attention ailleurs. En effet, le Texas est l'un des plus beaux et des plus fertiles pays du monde, mais la Salle fit encore ici la faute qu'il avait déjà commise au Canada, de se faire suivre par trop de monde dans ses expéditions. Les désastres dont elles furent accompagnées, amenèrent la ruine de St.-Louis. Pour réussir il n'avait qu'à rester au milieu de son établissement et encourager les défrichemens et l'agriculture. Quelques auteurs lui reprochent d'avoir perdu de vue son premier dessein pour prendre connaissance des fabuleuses mines de Sainte Barbe; mais rien dans Joutel ni dans le P. Zénobe 44 ne justifie cette assertion 45. Au reste, il paraît que le génie de ce voyageur célèbre était plus propre à imaginer et à établir un vaste système commercial dans ces contrées lointaines qu'à fonder un empire agricole. Ses idées avaient alors quelque chose de grand; et les plans qu'il soumit à Louis XIV sont basés sur des calculs exacts et profonds: il fut le précurseur de Dupleix.
Note 44: (retour) Le P. Chrétien Leclerc: Premier établissement de la Foi dans la Nouvelle-France.
Note 45: (retour) Au contraire, loin de se rapprocher des Espagnols il s'en éloigna. Voici ce qu'on lit dans le P. Zénobe: «ce fut ici que le sieur de la Salle changea sa route du nord-est à l'est par des raisons qu'il ne nous dit pas, et que nous n'avons jamais pu pénétrer». Le Mississipi était à l'est de lui.
Nous nous sommes étendu sur cette expédition infortunée parcequ'elle servit de prélude à celle de notre compatriote dans la Louisiane proprement dite; d'ailleurs l'histoire du Canada français devait cette marque de reconnaissance à l'homme qui a sacrifié sa fortune et sa vie pour la cause de la colonisation française en Amérique; car s'il n'a pas fondé, il a du moins accéléré beaucoup l'établissement de la Louisiane aujourd'hui si florissante. Chaque jour ajoute aussi à l'intérêt de l'histoire de ces pères du Nouveau-Monde. A mesure que ce continent se peuple, que les anciennes colonies si pauvres, si humbles à leur origine, se changent en états, en empires indépendans, le nom de leurs fondateurs grandit; les ombres de ces nouveaux Romulus s'élèvent sur l'Amérique, où elles forment pour ainsi dire comme les bornes du passé.
La fondation de la Louisiane comme celle du Canada devait être accompagnée de beaucoup de vicissitudes et de malheurs. L'expérience d'un siècle n'avait point lait changer la politique du gouvernement; les principes larges et progressifs de Colbert étaient mis en oubli dans le temps même, où cet établissement commençait à naître; et la pénurie du trésor le livra à un monopole encore plus dur que celui qui pesait sur le Canada. On ne saurait trop redire à la France, qui cherche aujourd'hui à répandre sa race, sa langue et ses institutions en Afrique, ce qui a ruiné son système colonial dans le Nouveau-Monde, où elle aurait dû prédominer. Le défaut d'association dans la mère-patrie pour encourager une émigration agricole par tous les moyens légitimes, l'absence de liberté, et la passion des armes répandue parmi les colons, telles sont les principales causes qui ont fait languir le Canada. Ce qui retarda tant la Louisiane, c'est le caractère plus commercial qu'agricole qui lui fut donné. On choisit pendant longtemps les postes qui paraissaient plus favorables au négoce qu'à l'agriculture. On n'abandonna ce système qu'après avoir éprouvé des désastres irréparables. Il est digne de remarque que le gouvernement britannique avait suivi la même maxime de ne pas souffrir que ses nationaux formassent des établissemens dans l'intérieur du pays et loin de la mer. Les motifs de cette politique sont exprimés, dit M. Barbé-Marbois, dans un rapport qui ne vit le jour que fort tard. «Les contrées de l'ouest sont fertiles, y remarquait-on, le climat en est tempéré, les planteurs s'y établissent sans obstacles; avec peu de travail ils pourraient satisfaire à leurs besoins; ils n'auraient rien à demander à l'Angleterre, et point de retour à lui offrir». Mais leurs libertés et leurs institutions politiques neutralisaient les effets de cette conduite intéressée.
La guerre terminée par la paix de Riswick, avait fait oublier le Texas et la Louisiane, où la beauté du pays avait attiré cependant plusieurs Canadiens, qui en sont à ce titre les premiers fondateurs. Ils s'étaient établis vers les bouches du Mississipi et à la Mobile, afin d'être plus près des Iles françaises pour leur commerce (Le Page Dupratz). Mais aussitôt que la tranquillité fut rétablie dans les deux mondes, la cour y reporta son attention. Les Espagnols qui regardèrent en tout temps l'Amérique comme leur patrimoine exclusif, avaient vu l'entreprise de la Salle d'un oeil d'envie; ils apprirent donc sa mort et la dispersion des planteurs qui l'avaient suivi, avec une joie qu'ils ne dissimulèrent guère, et ils se hâtèrent de prendre possession du pays dans l'espérance d'en éloigner les Français pour toujours. Après avoir visité différentes parties de la côte, ils choisirent la baie de Pensacola, au levant du Mississipi, à l'extrémité occidentale de la Floride, pour y former leur établissement. Ils y étaient depuis peu de temps lorsque d'Iberville parut.
A son retour de la baie d'Hudson en 1697, ce célèbre navigateur avait proposé au ministère de reprendre les projets formés quelques années auparavant sur la Louisiane. M. de Pontchartrain s'était empressé d'agréer ses offres et de lui donner deux vaisseaux avec lesquels il partit de Rochefort dans le mois d'octobre de l'année suivante, et plus heureux que la Salle, il trouva l'embouchure du fleuve dont la recherche avait occupé une partie de la vie de celui-ci. Ayant été à son retour nommé gouverneur général de cette vaste contrée, il y porta en 1699 une première colonie composée presque entièrement de Canadiens. Il se présenta devant le fort de Pensacola dont les Espagnols lui refusèrent l'entrée. Il continua sa route vers l'ouest et entra, en mars 1699, dans l'embouchure du Mississipi qu'il remonta jusque chez les Outmas, tribu établie au-dessus de Donaldsonville, laquelle lui remit une lettre du chevalier de Tonti adressée à la Salle, qu'il était descendu pour rencontrer au bord de la mer en 1685. Il revint sur ses pas et débarqua sa colonie dans la baie de Biloxi située entre le fleuve et Pensacola. Ce pays, avec un climat brûlant et un sol sablonneux et aride, présente une côte de quarante lieues d'étendue où aucun bâtiment ne peut aborder; l'on ne songeait sans doute qu'aux avantages que le commerce pourrait retirer de cette situation en la choisissant, et l'on crut que les inconvéniens en seraient compensés par la facilité des communications avec les Sauvages voisins, avec les Espagnols, avec les Iles françaises et enfin avec l'Europe.
De retour de France en 1700, d'Iberville apprit que des Anglais, venant de la mer, avaient paru sur le Mississipi, tandis que d'autres, venus par terre de la Caroline, s'étaient avancés jusque chez les Chicachas sur la rivière des Yasous. L'attention de cette nation avait été appelée sur la Louisiane par une espèce de trahison du P. Hennepin 46 qui, en dédiant au roi Guillaume III une nouvelle édition de son voyage en Amérique, dans laquelle il donnait les découvertes de la Salle pour les siennes propres, invita ce prince protestant à en prendre possession et à y faire prêcher l'Evangile aux infidèles. Guillaume envoya en conséquence trois bâtimens chargés de Huguenots pour commencer la colonisation du Mississipi; mais d'Iberville les y avait devancés. Ils poussèrent alors jusqu'à la province de Panuca, pour concerter des mesures avec les Espagnols à l'effet de chasser les Français de Biloxi 47; cette démarche n'eut point de suite. Ceux-ci éprouvèrent à peine quelqu'opposition de la part des Espagnols; et les rapports d'amitié et d'intérêt qui s'établirent entre les deux royaumes au commencement du siècle mirent fin aux réclamations de la cour de Madrid.
Note 46: (retour) Le roi de France donna ordre d'arrêter ce moine s'il se présentait en Canada: Documens de Paris.
Note 47: (retour) Univ. History XI 278.
Un grand nombre de Huguenots s'étaient établis dans la Virginie et dans plusieurs autres provinces anglaises depuis la révocation de l'édit de Nantes. Ils furent une grande acquisition pour la Caroline. Le Massachusetts leur donna le droit de représentation dans la législature. Ils fondèrent plusieurs villes maintenant florissantes. Ces malheureux, qui n'avaient pu perdre le souvenir de leur ancienne patrie, firent prier Louis XIV de leur permettre de s'établir sous sa protection dans la Louisiane; ils l'assuraient qu'il aurait toujours en eux des sujets soumis, ils ne lui demandaient que la liberté de conscience; que si elle leur était accordée, ils viendraient bientôt en grand nombre et rendraient en peu d'années ce vaste pays florissant. Louis XIV, qui s'attachait d'autant plus à son sceptre qu'il approchait du tombeau, refusa leur demande. «Le roi, écrivit Pontchartrain, n'a pas expulsé les protestans de son royaume pour en faire une république en Amérique.» Ils la renouvelèrent encore sous le duc d'Orléans, régent; ce prince libertin et dissolu fit la même réponse que son oncle le feu roi.
Donnons comme Canadiens français un souvenir à ces proscrits, à ces hommes qui furent peut-être les concitoyens, les frères, les parens, les amis de nos ancêtres, et qui vinrent comme eux chercher une nouvelle patrie dans ce continent encore sauvage. «Le souvenir, dit un américain, des services distingués que leurs descendans ont rendus à notre pays et à la cause de la liberté civile et religieuse, doit augmenter notre respect pour les émigrans français, et notre intérêt pour leur histoire. M. Gabriel Manigault, de la Caroline du sud, donna au pays qui avait offert un asile à ses ancêtres, $220,000 pour soutenir la guerre de l'indépendance. Il rendit ce service au commencement de la lutte, et lorsque personne ne pouvait encore dire si elle se terminerait par une révolution ou par une révolte. Des neuf présidens de l'ancien Congrès, qui ont dirigé les Etats-Unis à travers la guerre de la révolution, trois descendaient de réfugiés protestans français, savoir; Henri Laurens, de la Caroline du sud, le célèbre Jean Jay, de la Nouvelle-York, et Elias Boudinot, du Nouveau-Jersey 48.» Un autre de ces descendans, M. Légaré, est mort en 1843, procureur général des Etats-Unis et membre en conséquence de l'administration de Washington 49.
Note 48: (retour) Memoir of the French Protestants who settled at Oxford, Massachusetts, A. D. 1686, with a sketch of the entire History of the protestants of France, by A. Holmes, D. D. Corresponding Secretary: Collection of the Massachusetts Historical Society, vol. II, of the 3d series.
Note 49: (retour) Voici d'après le Dr. Ramsay les noms des principaux Huguenots qui vinrent s'établir dans la Caroline après la révocation de l'édit de Nantes, et qui ont formé les souches des familles aujourd'hui existantes les plus respectables de cet Etat.Bonneau Dutarque Gourdine Neufville Bounetheau De la Consilière Guérin Prioleau Bordeaux De Leiseline Herry Peronneau Benoist Douxsaint Huger Perdrian Boiseau Du Pont Jeannerette Porcher Bocquet Du Bourdieu Légaré Postelle Bacot D'Harriette Laurens Peyre Chevalier Faucherand La Roche Poyas Cordes Foissin Lenud Ravenel Couterier Faysoux Lansac Royer Chastaignier Gaillard Marion St.-Julien Dupré Gendron Mazyck Simon Delysle Gignilliat Manigault Serre Dubose Guérard Mellechamp Sarazin Dubois Godin Mauzon Trezevaut Deveaux Girardeau MichauBeaucoup d'autres noms des plus respectables ont été omis; et un plus grand nombre encore a été changé pour en adapter l'orthographe à la prononciation anglaise. Ainsi Beaudouin s'écrit aujourd'hui Bowdoin. Un membre de cette famille fut gouverneur du Massachusetts en 1785 et 6. Les noms des principaux émigrans français sont ceux de Beurnon dont parle LaHontan, Boudinot, Daillé, Faneuil, Huger, Manigault, Prioleau, Laurens, etc. Elias Boudinot fut président du Congrès en 1782, directeur de l'Hôtel des monnaies, premier président de la société biblique américaine dont il fut le créateur. Jay fut deux fois ambassadeur, à Paris en 1783, à Londres en 1795; il fut aussi gouverneur de la Nouvelle-York et Juge-en-chef des Etats-Unis. François Manigault s'est très distingué dans la guerre de la révolution. Prioleau était petit fils d'Antoine Prioli, élu doge de Venise en 1618.
Cependant d'Iberville après avoir remonté le Mississipi jusque chez les Natchez, où il projeta de bâtir une ville, revint à Biloxi pour y établir son quartier général. Il y laissa M. de Sauvole pour commandant. Il écrivit en même temps au ministère que les hommes d'expérience dans les affaires de l'Amérique étaient d'opinion, que jamais on n'établirait la Louisiane sans rendre le commerce libre à tous les marchands du royaume. Le gouvernement pensait alors tirer de grands avantages de la pêche des perles et du poil de bison que l'on disait susceptible d'être filé comme la laine. Les rapports de découvertes de mines d'or, d'argent et de cuivre à l'ouest du Mississipi, ne cessaient point non plus de circuler, et entretenaient des espérances trop éblouissantes pour qu'on négligeât de faire au moins constater l'existence de quelques uns de ces trésors. D'Iberville envoya M. Lesueur, son parent, pour aller prendre possession d'une mine de cuivre dans la rivière Verte, au nord-ouest du Sault-St.-Antoine. Cette exploitation trop reculée dans l'intérieur fut bientôt abandonnée. Quant aux prétendues mines d'or et d'argent qui firent tant de bruit, mais beaucoup plus en Europe qu'en Amérique, elles se dissipèrent comme les illusions qu'elles avaient fait naître; non qu'il n'existe pas de ces mines dans ces contrées, mais on ne les avait pas encore découvertes. Nous ne dirons donc rien de ces expéditions, qui, ayant été inspirées par un espoir qui était devenu une croyance, finissaient le plus souvent par la honte et la ruine. Tels furent surtout les divers essais tentés par un Portugais fugitif nommé Antoine, échappé des mines du Nouveau Mexique, et que l'on employa quelque temps à fouiller inutilement le sol de la Louisiane. Ils n'eurent d'autre fruit que de conduire les Français de proche en proche jusqu'à la source des affluens du Mississipi dans le voisinage des Montagnes-Rocheuses. L'on remonta ainsi la rivière Rouge, l'Arkansas et le Missouri, à la poursuite de richesses qui fuyaient toujours comme les mirages du désert.
En 1701, M. d'Iberville commença un établissement sur la rivière de la Mobile, et M. de Bienville, son frère, devenu chef-résident de la colonie par la mort de M. de Sauvole, car il paraît que d'Iberville en resta toujours gouverneur général, retira les habitans des sables arides de Biloxi pour les y transporter. Cette rivière n'est navigable que pour des pirogues, et le sol qu'elle baigne n'est propice qu'à la culture du tabac; mais «suivant le système d'alors, qui était de fixer la colonie hors du fleuve», on voulait se rapprocher de l'île Dauphine ou du Massacre tout vis-à-vis, dans laquelle se trouvait le seul port de ces parages qui offrît les avantages de Biloxi quant à la proximité des Espagnols, des Iles et de l'Europe, quoiqu'elle fût d'ailleurs désolée et stérile; la Mobile devint bientôt le chef-lieu des Français.
A son quatrième voyage à la Louisiane l'année suivante, d'Iberville y fit construire des magasins et des casernes; petit à petit la colonie se peupla sous l'influence de ce premier fondateur, qui eut toujours sur elle une grande autorité jusqu'à sa mort arrivée en 1706. D'Iberville expira avec la réputation d'un des plus braves et des plus habiles officiers de la marine française. Né en Canada d'un ancien colon normand, M. Lemoine, il avait commencé à servir son pays dès son jeune âge. Il avait fait l'apprentissage des armes dans nos guerres contre les Sauvages et contre les Anglais, dure école où les deux premières qualités requises étaient une force de corps infatigable et une intrépidité à toute épreuve, l'officier comme le soldat devant être capable de faire des marches prodigieuses avec rapidité, par des pays incultes et dans toutes les saisons, de pourvoir à sa nourriture par la chasse, de manier le fusil comme la hache, l'aviron comme l'épée; devant ne pas craindre une balle perfide au détour d'un bois, d'attaquer corps à corps son ennemi embusqué, ou d'enlever souvent un fort par une brusque escalade et sans artillerie. D'Iberville excellait dans cette guerre difficile et meurtrière. Il était non moins distingué-comme marin, et s'il fût né en France, il serait sans doute parvenu aux premiers grades. Il livra une foule de combats sur mer, et quelquefois contre des forces bien supérieures, et il resta toujours victorieux. Il ravagea deux fois la partie anglaise de Terreneuve et prit sa capitale; il enleva Pemaquid, conquit la baie d'Hudson, fonda la Louisiane, et termina à un âge peu avancé sa carrière devant la Havane en 1706, en servant glorieusement sa patrie comme chef d'escadre (Dupratz). Depuis 3 ou 4 ans qu'il avait eu la fièvre jaune sa santé avait toujours été chancelante. Les colonies, dit Bancroft, et la marine française perdirent en lui un héros digne de leurs regrets. C'était un fort bel homme que la nature avait doué des qualités nécessaires pour la guerre d'Amérique. Le marquis de Denonville qui avait su apprécier ses talens, l'avait recommandé à la cour. Louis XIV, qui aimait déjà sa noblesse naissante du Canada, le fit de capitaine de frégate capitaine de vaisseau en 1702 50. «Sa mort fut une perte pour la Louisiane, car il est à présumer que s'il eût vécu plus longtemps, la colonie eût fait des progrès considérables; mais cet illustre marin dont l'autorité était grande, étant mort, un longtemps s'écoula nécessairement avant qu'un nouveau gouverneur arrivât de France.»
Note 50: (retour) Gazette de France du 15 juillet 1702: Notes historiques: manuscrits de M. A. Berthelot.
Deux ans après la mort de d'Iberville, M. Diron d'Artaguette vint à la Louisiane en qualité de commissaire-ordonnateur, charge qui correspondait dans les colonies naissantes à celle d'intendant dans les établissemens plus avancés, et qui tenait du civil et du militaire. Ce nouveau fonctionnaire travailla avec peu de succès à mettre les habitans en état de cultiver les terres, le sol et le climat y mettant obstacle. Cependant l'on avait en Europe la plus grande idée de la Louisiane, et comme on voyait que la France s'opiniâtrait à la soutenir au milieu d'une guerre désastreuse, l'on conjectura qu'elle en tirait des secours prodigieux, et l'île Dauphine attira, dès lors pour comble de malheurs, l'attention des corsaires qui la ravagèrent en 1711; ils causèrent des dommages au roi et aux particuliers pour 80,000 francs. Cependant ce commissaire ne vit point les défauts du système adopté par la cour, ou il ne jugea pas à propos de les signaler.
«Une colonie, dit Raynal, fondée sur de si mauvaises bases, ne pouvait prospérer. La mort de d'Iberville acheva d'éteindre le peu d'espoir qui restait aux plus crédules. On voyait la France trop occupée d'une guerre malheureuse pour en pouvoir attendre des secours. Les habitans se croyaient à la veille d'un abandon total; et ceux qui se flattaient de pouvoir trouver ailleurs un asile, s'empressaient de l'aller chercher. Il ne restait que vingt-huit familles, plus misérables les unes que les autres, lorsqu'on vit avec surprise Crozat demander en 1712 et obtenir pour seize ans le commerce exclusif de la Louisiane.» Mais avant d'entrer dans une nouvelle phase de l'histoire de cette contrée, nous allons reprendre où nous l'avons laissée celle du Canada que la guerre de la succession d'Espagne vint troubler avant qu'il eût à peine goûté le repos dont il avait tant de besoin, après la lutte acharnée qu'il venait de soutenir contre les colonies anglaises et contre les cinq nations.
Une colonie canadienne s'établit au Détroit, malgré les Anglais et une partie des Indigènes.--Paix de quatre ans.--Guerre de la succession d'Espagne.--La France malheureuse en Europe l'est moins en Amérique.--Importance du traité de Montréal; ses suites heureuses pour le Canada.--Neutralité de l'ouest; les hostilités se renferment dans les provinces maritimes.--Faiblesse de l'Acadie.--Affaires des Sauvages occidentaux; M. de Vaudreuil réussit à maintenir la paix parmi les tribus de ces contrées.--Ravages commis dans la Nouvelle-Angleterre par les Français et les Abénaquis.--Destruction de Deerfield et d'Haverhill (1708).--Remontrances de M. Schuyler à M. de Vaudreuil au sujet des cruautés commises par nos bandes; réponse de ce dernier.--Le colonel Church ravage l'Acadie (1704).--Le colonel March assiége deux fois Port-Royal et est repoussé (1707).--Terreneuve: premières hostilités; M. de Subercase échoue devant les forts de St.-Jean (1705).--M. de St.-Ovide surprend avec 170 hommes en 1709 la ville de St.-Jean défendue par près de 1000 hommes et 48 bouches à feu et s'en empare.--Continuation des hostilités à Terreneuve.--Instances des colonies anglaises auprès de leur métropole pour l'engager à s'emparer du Canada.--Celle-ci promet une flotte en 1709 et 1710, et la flotte ne vient pas.--Le colonel Nicholson prend Port-Royal; diverses interprétations données à l'acte de capitulation; la guerre continue en Acadie; elle cesse.--Attachement des Acadiens pour la France.--Troisième projet contre Québec; plus de 16 mille hommes vont attaquer le Canada par le St.-Laurent et par le lac Champlain; les Iroquois reprennent les armes.--Désastre de la flotte de l'amiral Walker aux Sept-Iles; les ennemis se retirent.--Consternation dans les colonies anglaises.--Massacre des Outagamis qui avaient conspiré contre les Français.--Rétablissement de Michilimackinac.--Suspension des hostilités dans les deux mondes.--Traité d'Utrecht; la France cède l'Acadie, Terreneuve et la baie d'Hudson à la Grande-Bretagne.--Grandeur et humiliation de Louis XIV; décadence de la monarchie.--Le système colonial français.
Hennepin avait dit: «Ceux qui auront le bonheur de posséder un jour les terres de cet agréable et fertile pays, auront de l'obligation aux voyageurs qui leur en ont frayé le chemin, et qui ont traversé le lac Erié pendant cent lieues d'une navigation inconnue.» Il y avait vingt-deux ans que ces paroles avaient été prononcées, lorsque M. de la Motte Cadillac arriva au Détroit avec 100 Canadiens et un missionnaire dans le mois de juin 1700, pour y former un établissement. Les colons furent enchantés de la beauté du pays et de la douceur du climat. En effet la nature s'est plu à répandre ses charmes dans cette contrée délicieuse. Un terrain légèrement ondulé, des prairies verdoyantes, des forêts de chêne, d'érable, de platane et d'acacia, des rivières d'une limpidité remarquable, et au milieu desquelles les îles semblent avoir été jetées comme par la main de l'art pour plaire aux yeux, tel est le tableau qui s'offrit à leurs regards lorsqu'ils entrèrent dans cette terre découverte par leurs pères. C'est aujourd'hui le plus ancien établissement de l'Etat du Michigan, et la plupart des fermes y sont entre les mains des Canadiens français ou de leurs descendans. Des pâturages couverts de troupeaux, des prairies, des guérets chargés de moissons, des métairies, des résidences magnifiques, y frappent partout les regards du voyageur.
La ville du Détroit qui a subi depuis sa fondation toutes les vicissitudes des villes de frontière, et qui a été successivement possédée par plusieurs maîtres, renferme maintenant une population de 22,000 âmes. Fondée par les Français, elle est tombée sous la domination anglaise en 1760, et a été cédée par celle-ci à l'Union américaine à la suite de la guerre de 1812. Elle a conservé, malgré tous ces changemens, le caractère de son origine, et la langue française y est toujours en usage. Comme toutes les cités fondées par le grand peuple d'où sortent ses habitans, et qui a jalonné l'Amérique des monumens de son génie, le Détroit est destiné à devenir un lieu considérable à cause de sa situation entre le lac Huron et le lac Erié.
Son établissement éprouva de l'opposition de la part des Indigènes et surtout des Anglais, qui voyaient avec une jalousie, que le temps ne faisait qu'accroître, leurs éternels rivaux s'asseoir sur les rives des lacs, comme s'ils ne les avaient pas eu découverts et possédés depuis longtemps. Ce poste devait enlever à Michilimackinac toute son importance, et relier le Canada à la Louisiane à la colonisation de laquelle on travaillait alors, et où les Canadiens venaient, comme au Détroit, de commencer un établissement. Mais à peine avait-on jeté les premiers fondemens de la nouvelle ville qu'il fallut encore courir aux armes.
Il y avait quatre ans seulement que le Canada était en paix; c'était bien peu pour réparer les maux d'une longue guerre, qui avait retardé l'accroissement de la colonie, arrêté le commerce et les défrichemens, fait périr beaucoup de monde et causé l'abandon de quantité d'habitations (Documens de Paris). Dans ces quatre années on avait fondé la Louisiane et le Détroit, et signé l'important traité de Montréal avec les Indiens. Les protocoles inutiles ouverts en Europe pour l'ajustement des limites de l'Acadie n'avaient occupé que le cabinet de Versailles; les autorités coloniales n'avaient pas eu à s'en occuper. Les Canadiens croyaient jouir d'un long repos, lorsque la mort de Charles II roi d'Espagne, sans enfans, arrivée en 1700, ralluma la guerre dans les deux mondes. La possession de son vaste héritage ayant préoccupé fortement et avec raison la politique, plusieurs traités secrets avaient été conclus entre les différentes puissances européennes dès son vivant, pour partager ses dépouilles. Les Espagnols qu'on n'avait pas consultés, semblaient devoir subir la loi de l'étranger comme s'ils eussent été des vaincus. On alla jusqu'à démembrer la monarchie par un premier traité en 1699; plus tard l'on en disposa une seconde fois de la même manière en faisant un nouveau partage. Cette conduite, outre qu'elle blessait l'honneur de ce peuple fier et jaloux de son indépendance, violait ses droits et ses intérêts les plus chers. Menacé par tant de prétendans avides, le conseil d'Etat d'Espagne fut d'avis de préférer la maison de France, qui d'ailleurs avait pour elle les droits du sang, parceque la puissance de Louis XIV semblait une garantie pour l'intégrité de la monarchie. En conséquence, le roi moribond légua par testament tous ses Etats au duc d'Anjou, le second fils du dauphin et petit-fils du monarque français.
L'Europe vit avec étonnement un Bourbon monter sur le trône espagnol. Cet événement trompait toutes les ambitions, et telle fut la surprise qu'aucune nation ne songea d'abord à élever la voix pour protester, excepté l'empereur d'Autriche qui prit les armes afin de conserver un sceptre qui échappait de sa maison. La France ne pouvait éviter la lutte, soit qu'elle eût refusé d'accepter le testament, soit qu'elle s'en fût tenu au dernier traité. Ainsi elle se trouvait entraînée malgré elle dans une guerre qui fut la seule juste peut-être entreprise par Louis XIV, et cependant la seule funeste dans son long et glorieux règne.
Les autres cabinets, qui n'avaient besoin que d'un prétexte, se liguèrent avec l'empereur pour détacher de la monarchie espagnole les Etats qu'elle avait en Italie, dans le but de rétablir l'équilibre européen. Ce motif tout puissant pour Guillaume III, n'aurait pas été regardé par ses sujets tout-à-fait du même oeil après sa mort qui arriva en 1702, sans une démarche du roi de France, qui insulta au dernier point la nation anglaise, en ce qu'elle parut une intervention dans ses affaires intérieures, objet sur lequel la jalousie d'un peuple libre est toujours très grande. Jacques II étant décédé, Louis XIV donna le titre de roi d'Angleterre à son fils, après être convenu du contraire avec son conseil. Les prières et les larmes de la veuve de Jacques appuyées par madame de Maintenon, firent changer la détermination qu'il avait prise. Cette dernière avait acquis sur le vieux monarque un empire qui fut plus d'une fois fatal au royaume.
«Le roi de France, disait la ville de Londres à ses représentans, se donne un vice-roi en conférant le titre de notre souverain à un prétendu prince de Galles: notre condition serait bien malheureuse, si nous devions être gouvernés au gré d'un prince qui a employé le fer, le feu et les galères pour détruire les protestans de ses Etats; aurait-il plus d'humanité pour nous que pour ses sujets.» Le parlement passa un acte d'atteinder pour déclarer le prétendu roi Jacques coupable de haute trahison.
Telles furent les causes des nouvelles hostilités; elles étaient parfaitement étrangères aux intérêts de l'Amérique; mais elles n'en armèrent pas moins encore une fois les colons les uns contre les autres et les Indiens.
Cependant cette guerre fut bien moins meurtrière dans le Nouveau-Monde que celle de 1688; et tandis que le génie de Marlborough immortalise le règne de la reine Anne par des victoires, l'Angleterre voit presque toutes ses entreprises se terminer en Amérique par des défaites ou des désastres. Mais la faiblesse du Canada qui n'avait encore alors qu'une population de 18,000 âmes, en y comprenant même l'Acadie, à opposer aux 262,000 des colonies anglaises 51, ne permettait point d'entreprendre rien de sérieux contre elles; l'argent manquait comme les hommes. En vain d'Iberville demanda-t-il (1701) 1000 Canadiens et 400 soldats pour prendre Boston et New-York, qu'il voulait attaquer l'hiver par la rivière Chaudière, on fut incapable de subvenir aux frais de cette expédition (Documens de Paris). Dans une pareille situation, l'on ne doit pas être surpris si les succès des Français n'avaient aucun résultat durable, s'ils étaient incapables de garder leurs conquêtes, tandis que l'ennemi retenait les siennes même en dépit de ses revers. Le Massachusetts, l'Acadie et Terreneuve furent les théâtres des hostilités. Cette dernière île acquérait tous les jours une plus grande importance, et l'Angleterre, devenue plus forte sur mer que la France, songea sérieusement alors à s'emparer de toute l'entrée du bassin du St.-Laurent, base de la puissance de la dernière nation dans cette partie du monde. En minant cette base petit à petit, la partie supérieure de l'édifice devait crouler au premier choc. Les points exposés aux coups de la marine britannique devinrent ainsi les côtés faibles du grand système colonial de Colbert.
Note 51: (retour)Humphreys: Hist. Account. Nouvelle-Angleterre. Maryland 25,000 âmes Massachusetts 70,000 âmes Jerseys 15,000 " Connecticut 30,000 " Pennsylvanie 20,000 " Rhode-Island 10,000 " Virginie 40,000 " New-Hampshire 10,000 " Caroline du Nord 5,000 " -------- Caroline du Sud 7,000 " 120,000 " -------- Colonies centrales et 142,000 méridionales. 120,000 Nouvelle-York 30,000 " -------- Total 262,000
Pour compenser cette faiblesse du côté de l'Atlantique, l'on travaillait à se fortifier dans l'intérieur, afin que la Nouvelle-France fût comme ces places de guerre que l'art a rendues redoutables au dedans tandis que le dehors semble solliciter l'ennemi à avancer. Le traité de Montréal et l'établissement du Détroit furent dictés par cette sage politique. Nos historiens n'ont pas assez senti la haute portée de ces grandes mesures de préservation territoriale; ils n'ont pas prévu non plus l'influence immense que la conclusion du traité auquel nous venons de faire allusion, allait donner aux Français sur toutes les nations indigènes, traité en effet qui établissait une espèce de droit public pour elles, et dont le premier fruit fut de paralyser complètement l'action des colonies anglaises dans la présente guerre. Car on ne doit pas attribuer les résultats des traités d'Utrecht et de 1763 à l'élévation du drapeau français sur les Apalaches; mais bien aux victoires de Marlborough et de la marine anglaise. La politique française avait élevé en quelques jours des barrières en Amérique qu'il fallut un demi siècle à l'Angleterre pour renverser, et qui ne l'auraient jamais été si la France eût eu seulement en 1755 les vaisseaux et les habiles officiers qui assurèrent le triomphe de la révolution américaine vingt ans après.
Cependant le traité de Montréal assurait la neutralité des Iroquois; et rien ne pouvait être plus utile à la colonie dans ce moment (1702-3) qu'elle était en proie aux ravages d'une épidémie cruelle (la petite vérole), épidémie qui reparut treize ans plus tard, que d'être en paix avec eux. M. de Callières venait de leur envoyer plusieurs missionnaires qui se répandirent dans leurs cantons pour les disposer au christianisme, dissiper leurs préjugés contre les Français, avertir le Canada de toutes leurs démarches, travailler à les gagner ou à se faire des amis parmi eux, et enfin déconcerter les intrigues des Anglais peu redoutables de ce côté lorsqu'ils n'avaient pas pour eux les cantons. Cette dernière mission n'était pas moins nécessaire; car à la première nouvelle de la guerre, la Nouvelle-York avait commencé à les solliciter vivement de renvoyer les missionnaires; mais quoiqu'elle réussît à ébranler quelques chefs, et à étendre, par leur canal, ses intrigues jusque parmi les nations occidentales, tous ces peuples restèrent fidèles au traité.
Ainsi le gouverneur étant assez rassuré du côté du couchant, écrivit à la cour pour demander seulement quelques recrues, après avoir ordonné de mettre Québec en bon état de défense. Toute sa sollicitude se portait alors sur les provinces du golfe, l'Acadie et Terreneuve, qui n'étaient pas dans une situation si favorable, exposées qu'elles étaient sans défense, comme de coutume, aux insultes de l'ennemi, et n'ayant pas assez d'habitans pour faire une résistance sérieuse. Il était d'autant plus inquiet sur leur sort, que le bruit courait qu'elles allaient être attaquées par des forces considérables. Mais dans le temps que ces craintes étaient les plus vives, il apprit que les hostilités des Anglais s'étaient bornées à la prise de quelques navires pêcheurs le long des côtes, et qu'il était fortement question à Paris d'acheminer sur l'Acadie une émigration assez nombreuse pour défendre cette province et en assurer la possession à la France. L'épuisement de la métropole et les revers de Louis XIV vinrent empêcher cependant l'exécution de ce projet; ce qui fut un malheur pour tout le monde, pour la France à laquelle cette province fut ensuite enlevée; pour les Acadiens qui furent déportés et dispersés en divers pays; pour l'Angleterre qui se déshonora par cet acte cruel, commis au préjudice d'un peuple dont la faiblesse même aurait dû servir d'égide. Mais dans le moment, M. de Callières crut la péninsule acadienne sauvée, et il ne se préoccupait plus que de la colonie qu'il avait sous son commandement immédiat, lorsqu'il tomba malade et mourut le 26 mai, 1703, regretté de tout un pays qu'il servait avec diligence et talent depuis plus de vingt années. C'était un ancien officier au régiment de Navarre. Il avait été nommé au gouvernement de Montréal sur la présentation du séminaire de St.-Sulpice revêtu de ce droit comme seigneur de l'île, et en remplacement, en 1684, de M. Perrot, qui perdit cette charge par sa violence, comme il se priva plus tard de l'administration de l'Acadie par sa cupidité. M. de Callières avait succédé en qualité de second fonctionnaire militaire du pays, à M. le comte de Frontenac, et son administration dura quatre ans et demi. Ayant fait du Canada sa patrie adoptive, il contribua beaucoup par ses actes et probablement par ses conseils, à amener la métropole à reposer cette confiance dans les colons, qui est si rarement accordée aujourd'hui malgré les assurances du contraire sans cesse répétées, mais répétées derrière un rempart de bayonnettes 52.
Note 52: (retour) Les 20 millions d'habitans de l'Union américaine ont moins de troupes pour les garder que les 1200 mille du Canada.
Le marquis de Vaudreuil, gouverneur de Montréal, fut choisi à la demande de toute la colonie, pour tenir les rênes de la Nouvelle-France. Ce ne fut pas néanmoins sans quelque répugnance, car en 1706 le ministre tout en le blâmant de montrer trop de faiblesse pour des parens auxquels il laissait faire la traite contre les ordonnances, lui écrivit que le roi avait eu de la peine à se résoudre à le nommer à cette haute charge, parceque son épouse était du pays. L'on verra faire plus tard les mêmes remarques à l'occasion de son fils. Etait-ce jalousie métropolitaine, ou bien la condition de gouvernant est-elle incompatible avec celle de colon?
Cependant la cour de Versailles, ayant bien vite senti l'impolitique, l'imprudence de ce système de soupçonneuse exclusion, semblait alors suivre une conduite contraire à celle de Londres; car, tandis que celle-ci cherchait à soustraire aux colonies une partie de leurs libertés, et leur ôtait le droit d'élire leurs gouverneurs, la France se faisait comme une règle de nommer à ces fonctions des hommes nés dans ces provinces lointaines, ou qui s'y étaient familiarisés par une longue résidence; le même esprit la guidait pour remplir les autres emplois. L'Angleterre essayait, elle, du système qu'elle suit aujourd'hui; elle choisissait des gouverneurs étrangers au pays et les changeait souvent. Outre la raison d'état de ne pas laisser l'autorité royale trop longtemps dans les mains d'un sujet qui est loin de l'oeil de son maître, ces changemens fréquens paraissent, ce nous semble, une conséquence du régime qu'elle avait introduit dans ses possessions d'outre-mer. Reconnaissant à tous ses nationaux les mêmes droits, et cependant reniant l'exercice d'une partie de ces droits à ceux d'entre eux qui habitent des contrées lointaines, elle dut se trouver engagée dans une lutte compromettante, en ce que les maximes invoquées contre elle sont les maximes mêmes sur lesquelles reposent les fondemens de sa propre liberté. Les gouverneurs, chargés de faire valoir ces prétentions inconstitutionnelles, mais inévitables, perdant bien vite leur popularité, il devenait nécessaire et politique de les changer souvent.
La confédération iroquoise était alors à l'apogée de sa gloire. Elle voyait les Anglais et les Français briguer son alliance et ramper pour ainsi dire à ses pieds. Cela ne devait-il pas satisfaire son orgueil, et flatter sa barbare ambition. Elle se crut l'arbitre des deux peuples; et l'un de ses chefs, mécontent de la guerre qui venait d'éclater, disait avec une fierté naïve: «Il faut que les Européens aient l'esprit bien mal fait; ils font la paix entre eux et un rien leur fait reprendre la hache; nous, quand nous avons fait un traité, il nous faut des raisons puissantes pour le rompre.» Ces paroles orgueilleuses et qui renferment un reproche, faisaient connaître assez cependant à M. de Vaudreuil, que les Iroquois respecteraient le traité de Montréal au moins pour le présent. Fidèles à leur ancienne politique, ils voulaient jouer le rôle de médiateurs, et ce dernier, qui avait pénétré leur dessein, en avait informé le roi, qui lui fit répondre que, si l'on était assuré de faire la guerre avec succès, sans encourir de trop grandes dépenses, il fallait rejeter les proposition de l'ambitieuse confédération de comprendre les Anglais dans la neutralité; sinon qu'on pouvait ménager cette neutralité pour l'Amérique, mais sans passer par la médiation des seuls Iroquois.
L'on se retrancha donc dans la partie occidentale du Canada sur la défensive. Les ordres de Paris portaient que, comme on était trop faible pour attaquer les colonies anglaises, il fallait mettre toute sa politique à maintenir nos alliés en paix ensemble et à conserver sur eux toute notre influence, double tâche qui exigeait beaucoup de dextérité et une grande prudence. M. de Vaudreuil possédait ces qualités; il connaissait surtout parfaitement le caractère des Indiens: un air de froide réserve de sa part dans certaines circonstances qu'il savait choisir, lui ramenait quelquefois des tribus prêtes à l'abandonner.
Rassuré du côté des cinq cantons, il tourna aussitôt les regards vers les contrées occidentales, où les Hurons paraissaient pencher vers les Anglais, et où les Outaouais et les Miâmis voulaient guerroyer contre la confédération iroquoise, dont ils attaquèrent même quelques uns des guerriers près de Catarocoui (Kingston). La paix fut un moment en danger; les Indiens du Détroit avaient envoyé des députés à Albany; le colonel Schuyler, l'homme le plus actif du parti de la guerre dans la Nouvelle-York, et l'ennemi le plus invétéré qu'eussent les Français, employait toute son influence, et compromettait même sa fortune, pour rompre l'alliance qui existait entre eux et les Iroquois; il allait aussi, sans les Abénaquis, gagner une partie des Iroquois chrétiens du Sault-St.-Louis et de la Montagne. Il avait réussi encore par ses intrigues qu'il étendait de tous côtés, à engager en 1704 quelques Sauvages à mettre le feu au Détroit et à disperser les colons. Tout annonçait enfin une crise, un soulèvement général. Mais une fois que M. de Vaudreuil eût en ses mains les fils de toutes ces menées, il sut en peu de temps les démêler, se rendre maître de la trame, et après des négociations multipliées et conduites avec la plus grande adresse, non seulement conjurer l'orage, mais armer encore les Iroquois chrétiens qui avaient été prêts à l'abandonner, contre ceux qui les avaient soulevés, contre les Anglais eux-mêmes.
Cependant cette multitude de tribus barbares à passions vives, mobiles et farouches, toujours armées, toujours désirant la guerre, étaient encore plus difficiles à maintenir en repos lorsque la France et l'Angleterre avaient les armes à la main, que lorsqu'elles étaient en paix. Il était donc presqu'impossible au marquis de Vaudreuil d'espérer une longue tranquillité dans l'Ouest. En effet à peine venait-il d'en réconcilier les peuples que des difficultés s'élevèrent tout-à-coup (1706) entre les Outaouais et les Miâmis par la faute de M. de la Motte Cadillac, commandant au Détroit, et qui manquèrent d'allumer la guerre entre la première de ces deux nations et les Français, ce qui aurait probablement mis les armes aux mains des cinq cantons. Les Miâmis tuèrent quelques Outaouais. La nation outaouaise demanda vengeance à M. de Cadillac, qui répondit qu'il allait faire informer. Partant quelques jours après pour Québec, il leur dit que tant qu'ils verraient sa femme au milieu d'eux, ils pouvaient demeurer tranquilles; mais que si elle partait il ne répondait pas de ce qui pourrait arriver. Ces paroles énigmatiques leur parurent une menace; ils crurent qu'on voulait les punir pour avoir attaqué les Iroquois à Catarocoui. Les paroles et la conduite de l'enseigne Bourgmont, qui vint remplacer temporairement M. de Tonti, lieutenant de M. de Cadillac, ne firent que les confirmer dans leur supposition; et lorsqu'il leur proposa de marcher contre les Sioux avec les Hurons, ils crurent qu'il voulait les attirer dans un piège pour les massacrer. Une circonstance fortuite qui arriva pendant l'audience les éloigna encore davantage des Français.
Le chien de l'enseigne ayant mordu un de ces Sauvages à la jambe, et celui-ci l'ayant battu, Bourgmont se jeta sur l'Outaouais et le frappa avec tant de fureur qu'il en mourut. Cette violence atroce mit le comble à leur désespoir. Ils dissimulèrent cependant et firent mine de partir; mais ils revinrent aussitôt sur leurs pas, attaquèrent des Miâmis et les poursuivirent jusqu'au fort, qui fut obligé de tirer sur eux pour les éloigner. Quantité de naturels furent tués des deux côtés avec quelques Français et un missionnaire, le P. Constantin.
La nouvelle de cet événement jeta M. de Vaudreuil dans le plus grand embarras, embarras qui fut encore augmenté par la députation que les Iroquois lui envoyèrent pour le prier d'abandonner à leur vengeance ces Outaouais perfides. Il commença par repousser la demande des cantons, à laquelle toutes sortes de raisons s'opposaient. Il exigea ensuite des ambassadeurs outaouais envoyés auprès de lui pour expliquer leur conduite, qu'ils lui remissent les coupables auxquels M. de Cadillac, de retour au Détroit, eut l'imprudence, par une fausse pitié, de faire grâce contrairement à l'opinion du gouverneur, qui voulait qu'on les abandonnât à la justice de leur nation. Les Miâmis, à qui l'on avait promis de les faire mourir et qui voulaient leurs têtes, outrés de ce que leur vengeance restait sans satisfaction, accusèrent de trahison ce commandant, et tuèrent quelques Français qu'il y avait dans leur bourgade. M. de Cadillac se disposait à aller punir ces assassinats lorsqu'il apprit que les Hurons et les Iroquois s'étaient entendus pour faire main basse sur tous ses compatriotes qui se trouvaient dans la contrée. Force lui fut de dissimuler, et même de faire une paix avec les Miâmis qui, méprisant sa faiblesse, n'en observèrent point les conditions. Mais cette paix avait rompu le complot des Indiens, et dès qu'il vit les Miâmis seuls, il marcha contre eux avec quatre cents hommes pour venger et leur premier crime et les violations du traité qui les avait soustraits à sa colère. Ces barbares ayant été battus et forcés dans leurs retranchemens, se soumirent sans condition à la clémence du vainqueur (Gazette de France 1707).
Tandis que le gouverneur tenait ainsi avec une main souple et expérimentée les rênes de ces nombreuses tribus de l'Ouest, qui comme des chevaux indomptés, étaient toujours prêtes, dans leur folle ardeur, à se jeter les unes sur les autres, il ne perdait pas de vue les Abénaquis que la Nouvelle-Angleterre cherchait à lui détacher. Pour contrecarrer ces intrigues lorsqu'elles allaient trop loin, il fallait quelquefois jeter ces Sauvages dans une guerre, chose après laquelle ils soupiraient sans cesse. C'était un recours extrême, il faut l'avouer; mais, la sûreté, l'existence même de la population française justifiait cette mesure; il y avait là une raison suprême qui faisait taire toutes les autres.
Des relations s'étant secrètement établies entre Boston et certains Abénaquis, M. de Vaudreuil forma pour les rompre une bande de cette nation sous les ordres de M. de Beaubassin, à laquelle il joignit quelques Français, et la lança du côté de Boston (1703). Cette horde ravagea tout depuis Casco jusqu'à Wells. «Les Sauvages, dit Bancroft, divisés par bandes, assaillirent avec les Français toutes les places fortifiées et toutes les maisons de cette région à la fois, n'épargnant, selon les paroles du fidèle chroniqueur, ni les cheveux blancs de la vieillesse, ni les cris de l'enfant sur le sein de sa mère. La cruauté devint un art, et les honneurs récompensèrent l'auteur des tortures les plus raffinées. Il semblait qu'à la porte de chaque habitation un Sauvage caché épiât sa proie. Que de personnes furent ainsi soudainement massacrées ou traînées en captivité. Si des hommes armés, las de leurs attaques, pénétraient dans les retraites de ces barbares insaisissables, ils ne trouvaient que des solitudes. La mort planait sur les frontières». L'excès des maux donna un moment d'énergie à ces malheureux. Ils attaquèrent les Abénaquis à leur tour dans l'automne et ne leur accordèrent aucune merci. Dans leur juste exaspération ils massacraient tous ceux qui tombaient entre leurs mains. Ils se vengeaient à la fois et de la cruauté des Indiens et de la trahison dont ils prétendaient avoir été les victimes; en effet les chefs de cette nation leur avaient juré, dans une conférence tenue quelques semaines auparavant, que la paix durerait aussi longtemps, pour nous servir de leur langage figuré, que le soleil roulerait sur leurs têtes. Cependant, se voyant pressés de fort près, ils firent demander des secours au marquis de Vaudreuil, qui leur envoya dans l'hiver M. Hertel de Rouville, officier réformé, avec environ 350 hommes dont 150 Sauvages. Cette bande prenant au travers des bois à la raquette, traversa les Alléghanys et tomba dans la dernière nuit de février sur Deerfield défendu par une palissade de 20 acres de circuit. Dans cette enceinte même se trouvaient encore plusieurs maisons entourées d'une ceinture de pieux. Mais il y avait quatre pieds de neige sur la terre et le vent en avait amoncelé des bancs jusqu'à la hauteur des palissades; de sorte que les assaillans avec leurs raquettes aux pieds, entrèrent dans la place comme si elle n'avait été protégée par aucun obstacle. Les habitans furent tués ou pris et la bourgade incendiée. La plus grande partie des prisonniers fut emmenée en Canada, où dans toutes les guerres l'on traitait toujours bien ces malheureux captifs. Bon nombre entre les enfans et les jeunes gens, car quelque fois des villages entiers suivaient les vainqueurs, étaient recueillis, élevés avec tendresse par leurs parens d'adoption; et ils finissaient par embrasser le catholicisme et se fixer dans le pays où ils avaient été jetés par le sort des armes. L'on accordait à ces Anglais, devenus Français, des lettres de naturalité. Les archives canadiennes en renferment qui contiennent des pages entières de noms 53.
Note 53: (retour) Régistres du Conseil supérieur.
En 1708 une nouvelle expédition contre la Nouvelle-Angleterre fut résolue dans un grand conseil, tenu à Montréal, de tous les chefs des Sauvages chrétiens. Plus de cent Canadiens devaient s'y joindre, commandés par MM. de St.-Ours, des Chaillons et Hertel de Rouville. Mais la plupart des Indiens refusèrent ensuite de marcher; deux cents hommes seulement se mirent en route, remontèrent la rivière St.-François, passèrent les Alléghanys par les Montagnes-Blanches, et descendirent dans le pays ennemi en se rapprochant du lac Nikissipique pour donner la main aux Abénaquis, qui ne se trouvèrent pas cependant au rendez-vous qu'ils avaient donné en cet endroit. Trompés par ces naturels qui devaient fournir une partie des forces pour attaquer la ville de Portsmouth, sur le bord de la mer, ils résolurent de tomber sur Haverhill, bourg palissadé baigné par les eaux du Merrimac, à 400 ou 500 milles de Québec. On venait d'y envoyer des renforts, et on y était sur l'éveil. Rouville ne pouvant plus compter sur une surprise, passa la nuit avec sa bande dans la forêt voisine. Le lendemain matin ayant rangé ses gens en bataille, il exhorta ceux qui pourraient avoir quelque différend ensemble à se réconcilier. Ils s'agenouillèrent ensuite au pied des arbres qui les dérobaient aux regards de l'ennemi, puis il marchèrent à l'attaque du fort. Après une vive opposition ils l'enlevèrent l'épée et la hache à la main. Tout fut saccagé. Le bruit du combat ayant répandu l'alarme au loin, la campagne se couvrit bientôt de fantassins et de cavaliers qui cernèrent les envahisseurs. Il fallut se battre à l'arme blanche, la victoire, longtemps douteuse, resta enfin aux Canadiens. Hertel de Chambly et Verchères, deux jeunes officiers de grande espérance, furent tués. En peignant ces scènes de carnage n'oublions point les traits de l'humanité si souvent sacrifiée dans ces cruelles guerres. Parmi les prisonniers se trouvait la fille du principal habitant de Haverhill. Ne pouvant supporter les fatigues d'une longue marche, elle aurait succombé sans un jeune volontaire, M. Dupuy de Québec, qui la porta une bonne partie du chemin et conserva ainsi ses jours.
Ces attaques répandaient le désespoir dans les établissemens américains. M. Schuyler fit au nom des colonies anglaises les remontrances les plus vives à M. de Vaudreuil à ce sujet. «Je n'ai pu me dispenser, disait-il, de croire qu'il était de mon devoir envers Dieu et mon prochain de prévenir, s'il était possible, ces cruautés barbares, qui n'ont été que trop souvent exercées sur les malheureux peuples». Mais en même temps qu'il élevait la voix au nom de l'humanité contre les excès de ces guerriers farouches, il intriguait lui-même auprès des cantons et des alliés des Français, pour les engager à reprendre les armes; c'est-à-dire à faire la répétition des scènes dont il se plaignait. Aussi un auteur remarque-t-il avec raison, «que Schuyler était assez instruit de ce qui s'était passé depuis cinquante ans dans cette partie de l'Amérique, pour savoir que c'étaient les Anglais qui nous avaient réduits à la dure nécessité de laisser agir nos Sauvages comme ils le faisaient dans la Nouvelle-Angleterre. Il ne pouvait ignorer les horreurs auxquelles s'étaient portés les Iroquois à leur instigation pendant la dernière guerre; qu'à Boston même les Français et les Abénaquis qu'on y retenait prisonniers, étaient traités avec une inhumanité peu inférieure à cette barbarie, dont il se plaignait si amèrement, que les Anglais avaient plus d'une fois violé le droit des gens et les capitulations signées dans les meilleures formes, tandis que les prisonniers de cette nation ne recevaient que de bons traitemens de notre part et de celle de nos alliés.»
Nous avons dit que le fort de la guerre se porta sur les provinces voisines du golfe, M. de Brouillan, gouverneur de Plaisance, avait remplacé en Acadie le chevalier de Villebon mort au mois de juillet 1700. Il avait reçu ordre d'augmenter les fortifications de la Hève, et d'y encourager le commerce en empêchant, autant que possible, les Anglais de pêcher sur les côtes. Ne pouvant espérer de secours du dehors, il fit alliance avec les corsaires, qui firent de la Hève leur lieu de refuge. Les affaires y prirent aussitôt un grand accroissement, et l'argent y afflua de toutes parts; ce qui lui permit de récompenser les Indiens qui faisaient des courses dans la Nouvelle-Angleterre, pour venger les dégâts que les vaisseaux de celle-ci commettaient à leur tour sur les côtes acadiennes.
En 1704 le gouvernement de Boston, voulant user de représailles pour le massacre de Deerfield, chargea le colonel Church d'attaquer l'Acadie. Cet officier que le récit des ravages des Français avait rempli d'indignation, quoique déjà avancé en âge était venu à cheval de 70 milles, pour offrir ses services au gouverneur, M. Dudley. Il mit à la voile avec trois vaisseaux de guerre, dont un de 48 canons, 14 transports et 36 berges, portant 550 soldats. Il commença d'abord par tomber sur les établissemens des rivières Penobscot et Passamaquoddy, mettant tout à feu et à sang. Il cingla ensuite vers Port-Royal dont il fut repoussé par une poignée d'hommes. Il chercha après cela à surprendre les Mines et échoua également. Il dirigea alors sa course vers la rivière d'Ipiguit où il continua ses dévastations. Delà il se jeta sur Beaubassin; mais les habitans, prévenus de son approche, l'empêchèrent de faire beaucoup de mal. Cette expédition qui l'occupa tout l'été, ne lui produisit pas d'autre avantage qu'une cinquantaine de prisonniers de tout âge et de tout sexe. En effet que pouvait-il y avoir à piller chez les pauvres Acadiens? Mais il avait dévoilé la faiblesse de cette colonie. La facilité avec laquelle ses côtes avaient été insultées, engagea les Anglais à en tenter la conquête trois ans après. Mille hommes furent levés dans le New-Hampshire, le Massachusetts et Rhode-Island, et le 17 mai 1707, deux régimens sous les ordres du colonel March, arrivèrent à Port-Royal sur 23 transports convoyés par deux vaisseaux de guerre.
M. de Subercase y avait succédé à M. de Brouillan mort l'année précédente. Cet officier arrivait de Terreneuve où il s'était distingué dans la guerre de cette île. L'ennemi avait fait ses préparatifs avec tant de secret et de diligence qu'il fut surpris en quelque sorte dans sa capitale, dont les murailles tombaient en ruines. Pour donner le temps de les réparer, il disputa le terrain pied à pied aux ennemis, qui avaient débarqué 1500 hommes du côté du fort et 500 du côté de la rivière. Après deux ou trois jours de tâtonnement ils investirent la place et ouvrirent la tranchée. Un détachement de 400 hommes qu'ils avaient fait pour tuer des bestiaux dans la campagne, fut abordé par le baron de St.-Castin à la tête d'un corps d'habitans et de Sauvages et mis en déroute. Le sixième jour du siége on aperçut beaucoup de mouvement dans la tranchée; ce qui fit soupçonner que les assiégeans formaient quelque dessein pour la nuit suivante. En effet, vers les 10 heures du soir, un bruit sourd causé par des masses d'hommes en mouvement, annonça l'approche des colonnes d'attaque, le plus profond silence régnait dans la ville et sur les remparts. Dès qu'elles furent à portée, l'on ouvrit tout à coup sur elles un feu d'artillerie et de mousqueterie si bien nourri qu'elles reculèrent et cherchèrent un abri contre les balles dans les ravines voisines, dans lesquelles ces troupes restèrent tapies la journée du lendemain après s'y être retranchées. Le baron de St.-Castin et 60 Canadiens arrivés quelques heures avant les Anglais, furent d'un grand secours, et ce fut à eux, dit-on, que Port-Royal fut principalement redevable de sa conservation.
Le surlendemain de l'assaut, l'ennemi leva le siége. L'on ne doutait point à Boston du succès de l'entreprise, et on y avait même fait d'avance des réjouissances publiques. La nouvelle de la retraite de l'armée y causa la plus vive indignation; et le colonel March qui était resté avec la flotte à Kaskébé, n'osant paraître devant ses concitoyens, reçut ordre de ne laisser débarquer personne et d'attendre des directions ultérieures. Il fut résolu de venger cet échec sur le champ. Trois vaisseaux et 5 à 600 hommes furent ajoutés à l'escadre de March, et, ainsi renforcé, dès le 28 août il reparut devant Port-Royal. La surprise et la consternation y furent au comble parmi les habitans, qui regardèrent comme une témérité de vouloir se défendre contre des forces si supérieures. M. de Subercase seul ne désespéra point; et son assurance releva le courage des troupes; après le premier moment de torpeur passé, chacun ne songea plus qu'à remplir fidèlement son devoir. Les ennemis attendirent au lendemain pour opérer leur débarquement; et c'est ce qui sauva la place, car on eut le temps d'appeler les hommes de la campagne.
Les Anglais descendirent à terre du côté de la rivière opposé à la ville, et s'y fortifièrent. Des partis que M. de Subercase y avait détachés pour les surveiller, les empêchèrent de s'éloigner de leur camp que les bombes les obligèrent bientôt d'évacuer. Dans une marche ils tombèrent au nombre de 14 à 1500 dans une ambuscade que leur avait tendue le baron de St.-Castin avec 150 hommes, et qui détermina leur retraite vers le second camp retranché qu'ils avaient formé. Le corps du chef des Abénaquis fut porté à 420 hommes, dont le gouverneur prit lui-même le commandement, pour charger l'ennemi dès qu'il voudrait s'embarquer, dessein que paraissait indiquer le mouvement des chaloupes de la flotte. Mais un des officiers, M. de Laboularderie, brûlant de combattre, commença prématurément l'attaque avec 80 hommes environ. Il emporta d'assaut un premier retranchement. Animé par ce succès, il sauta dans le second, où il fut blessé de deux coups de sabre. Le combat ainsi engagé il fallut le continuer. MM. de St.-Castin et Saillant arrivèrent pour soutenir Laboularderie. L'on se battit corps à corps, à coup de hache et de crosse de fusil. L'ennemi fut repoussé plus de cinq cents verges vers ses embarcations. Honteux de fuir devant si peu de monde, il revint sur ses pas; mais le détachement de Laboularderie le chargea de nouveau avec tant de vigueur qu'il le força de se rembarquer précipitamment.
Le jour même une partie de la flotte leva l'ancre et le lendemain le reste s'éloigna. Les Anglais avaient éprouvé de grandes pertes tant par les combats que par les maladies. Le mauvais succès de cette expédition dispendieuse, dont ils attendaient les plus grands résultats, causa un mécontentement général dans tout le Massachusetts; elle augmenta beaucoup la dette publique et blessa l'amour propre national. La perte des Français dans les deux siéges fut de très peu de chose.
Cependant tandis que l'Acadie et la Nouvelle-Angleterre voyaient les bayonnettes et la hache de guerre se promener sanglantes et hautes sur leur territoire à la clarté des incendies, les régions de Terreneuve étaient en proie aux mêmes calamités.
A la première rupture de la paix, les Anglais avaient fait comme en Acadie des dégâts considérables sur les côtes de la partie française de l'île. Ce ne fut qu'en 1703 que l'on pût commencer à y prendre sa revanche. D'abord l'on attaqua et l'on prit d'assaut en plein jour le Forillon, poste assez important où quelques navires furent incendiés. Dans l'hiver on continua les ravages, et l'on fit subir de grandes pertes au commerce de l'ennemi; mais ce n'était là que les préludes d'attaques plus sérieuses. M. de Subercase qui y avait remplacé M. de Brouillan, passé au gouvernement de l'Acadie, avait repris, avec l'agrément de la cour, le plan de M. d'Iberville de mettre toute l'île sous la domination française; et pour lui en faciliter l'exécution, le roi lui avait permis de prendre cent Canadiens et douze officiers commandés par M. de Beaucourt, qui débarquèrent à Terreneuve dans l'automne. Il se trouva à la tête de 450 hommes, soldats, Canadiens, flibustiers et Sauvages, tous gens déterminés et accoutumés à faire des marches d'hiver. Il se mit en campagne le 15 février 1705, et se dirigea vers St.-Jean. Le 26, cette troupe intrépide était à Rebou, à quelques lieues de cette ville, ayant traversé quatre rivières rapides au milieu des glaces qu'elles charriaient, et souffert cruellement du froid. Les habitans, effrayés en voyant paraître des guerriers que les obstacles avaient rendus plus farouches, tombèrent à genoux dans la neige devant eux et demandèrent quartier. Après avoir pris deux jours de repos à Rebou, M. de Subercase se remit en chemin; mais cette halte, nécessitée par les fatigues de la marche, avait donné le temps à St.-Jean de recevoir des nouvelles de son approche; de sorte que quand il se présenta devant la ville, elle s'était mise en état de défense. Néanmoins il ordonna l'attaque; elle fut faite avec vigueur; mais les deux forts qui la protégeaient se défendirent avec tant de courage et firent un feu si vif de mortier et de canon, que l'on fut obligé de se retirer; mais ce ne fut qu'après avoir mis le feu à la ville 54. Les français se rejetèrent sur la campagne qu'ils ravagèrent au loin. En revenant ils brûlèrent le bourg du Forillon, épargné l'année précédente. Montigny avec une partie des Canadiens et des Sauvages réduisit tous les établissemens de la côte en cendre, et la terreur était si grande parmi les pauvres habitans, qu'il n'avait que la peine de recueillir les prisonniers. Il ne resta plus aux Anglais à Terreneuve que l'île de la Carbonnière et les forts de St.-Jean, que l'on n'avait pu prendre. Cette irruption néanmoins n'avait été qu'un orage. Le calme revenu, les flots débordés se retirèrent, on enleva les débris qu'ils avaient faits, et tout rentra dans l'ordre accoutumé.
Note 54: (retour) American Annals: Humphrey.
Mais trois ans étaient à peine écoulés depuis l'expédition de M. de Subercase, que M. de St.-Ovide, lieutenant de Plaisance, dont M. de Costa Bella était alors gouverneur, proposa à ce dernier de faire une nouvelle tentative sur St.-Jean, entrepôt général des Anglais dans l'île, offrant de l'entreprendre à ses dépens. Il rassembla environ 170 hommes parmi lesquels il y avait des Canadiens et des soldats, et s'étant mis en marche sur la neige le 14 décembre, il arriva dans la nuit du 1er janvier 1709 à quelque distance de St.-Jean qu'il alla reconnaître à la faveur de la clarté de la lune. Après cet examen, il fit ses préparatifs pour donner l'assaut, et l'on se remit en marche en s'excitant les uns les autres. On fut près d'échouer par la trahison des guides. M. de St.-Ovide qui était en tête fut découvert à trois cents pas des premières palissades, d'où on lui tira des coups de fusil; il continua cependant toujours d'avancer, et pénétra ainsi jusqu'à un chemin couvert qu'on avait oublié de fermer; on s'y précipita aux cris de vive le roi! L'on traversa le fossé malgré le feu de deux forts qui blessa dix hommes. On planta deux échelles contre les remparts qui avaient vingt pieds de haut; St.-Ovide monta le premier suivi de six hommes dont trois furent grièvement blessés derrière lui. Au même instant, une autre colonne atteignait aussi le sommet du rempart sur un autre point, et s'élançait dans la place conduite par MM. Despensens, Renaud, du Plessis, la Chesnaye, d'Argenteuil, d'Aillebout et Johannis, tous Canadiens. L'on s'empara du corps de garde et de la maison du gouverneur, qui fut fait prisonnier après avoir reçu trois blessures. Le pont-levis fut baissé et le reste des assaillans entra. Ce n'est qu'alors que l'ennemi déposa les armes.
Ainsi en moins d'une demi-heure, l'on prit deux forts qui auraient pu arrêter une armée entière; car ils étaient armés de 48 canons et mortiers, et défendus par plus de quatre-vingts soldats et huit cents miliciens bien retranchés 55, mais la porte souterraine par où ceux-ci devaient passer, se trouva si bien fermée qu'on ne put l'enfoncer assez vite. Il restait un troisième fort à l'entrée du port, gardé par une compagnie de soldats et muni de vivres pour plusieurs mois, de canons, de mortiers et de casemates à l'épreuve des bombes; il se rendit néanmoins au bout de 24 heures.
Note 55: (retour) Lettres du major Lloyd datées octobre et novembre 1708, c'est-à-dire deux ou trois mois avant le siége et consignées dans un registre manuscrit qui a appartenu à M. Pawnall, et qui se trouve maintenant dans les archives provinciales. Ce régistre est composé principalement d'extraits des procès verbaux du Board of Colonies and plantations. On y lit ce qui suit sur la situation de St.-Jean alors.--«The garrison was in as good a condition as he desired; the company (80 men besides the officers) was complete; there were near 800 of the inhabitants under the covert of the fort; and all things were in as good posture, etc. Captain Moody and others say that there were 48 pieces of cannon, mortars etc, and a great quantity of ammunition of war».
M. de St. Ovide écrivit immédiatement en France et au gouverneur, M. de Costa Bella, pour annoncer sa conquête, mais ce procédé mécontenta ce dernier qui fut blessé de ce que son lieutenant eût écrit directement à la cour en même temps qu'à lui-même; il l'en blâma, et lui envoya une frégate pour transporter les munitions de guerre, les prisonniers et l'artillerie de St.-Jean à Plaisance, et il lui enjoignit de s'embarquer lui-même pour revenir, après avoir détruit les fortifications. Le roi qui avait d'abord approuvé la détermination de M. de Costa Bella partagea ensuite le sentiment de St.-Ovide, qui voulait que l'on gardât St.-Jean, mais il était trop tard.
L'île de Carbonnière était le seul poste ennemi qu'on n'eût pas encore enlevé à Terreneuve. M. de Costa Bella ne recevant point de France les secours qu'on lui avait promis pour en faire la conquête, organisa l'année suivante deux détachemens, qui se mirent en marche l'un par terre et l'autre dans trois chaloupes, le tout sous les ordres d'un habitant de Plaisance, nommé Gaspard Bertrand. Ils arrivèrent à la baie de la Trinité dans le voisinage de la Carbonnière sans avoir été découverts. Ils y trouvèrent une frégate de 30 pièces de canon et de cent trente hommes d'équipage, appelée The Valor qui avait convoyé une flotte de vaisseaux marchands. Bertrand en la voyant ne put étouffer son désir de corsaire, il résolut d'en tenter l'abordage; trois chaloupes, portant chacune vingt-cinq hommes, s'y dirigèrent rapidement à force de rames en plein jour. Bertrand le premier sauta sur le pont. Dans un instant le capitaine anglais fut tué, tous les officiers furent mis hors de combat et l'équipage rejeté entre les deux ponts, où il se défendit avec beaucoup de courage. C'est alors que fut tué l'intrépide Bertrand; sa mort fit chanceler sa bande; mais un de ses lieutenans prit sa place et l'on se rendit maître enfin du vaisseau. Au même instant deux corsaires, l'un de 22 canons et l'autre de 18, ayant été informés de ce qui se passait, arrivèrent à pleines voiles, et chacun prenant un côté ils se mirent à canonner la frégate que les Français venaient de prendre. Mais les vainqueurs refusèrent de commencer un second combat, et leur chef fut obligé de faire couper les câbles et de profiter du vent pour sortir de la baie; ce qu'il fit sans être poursuivi.
Cependant le détachement venu par terre voyant cela, se jeta sur les habitations, les pilla et retourna à Plaisance chargé de butin. L'île de la Carbonnière, protégée par sa situation reculée, fut sauvée une fois encore.
Ainsi les Français se promenaient en vainqueurs d'un bout à l'autre de l'île, depuis presque le commencement de la guerre; mais la petitesse de leur nombre les empêchait de garder le pays conquis. Il ne leur restait que la gloire d'avoir déployé un courage admirable et empêché peut-être l'ennemi de venir les attaquer chez eux. Il n'est guère permis de douter que si la France avait été maîtresse des mers, toute l'île ne fût passée sous sa domination; mais l'on verra que tant d'actes de valeur et tant d'effusion de sang devinrent inutiles, et que le sort des colons de Terreneuve se décidait sur un autre champ de bataille, où la fortune devenue contraire se plaisait à accabler la France.
Cependant les colonies anglo-américaines se sentaient humiliées des échecs répétés qu'elles avaient déjà éprouvés dans cette guerre, et du rôle qu'elles y jouaient. Terreneuve dévastée, le Massachusetts toujours repoussé de l'Acadie, la Nouvelle-York et les provinces centrales cernées par les Canadiens et leurs nombreux alliés et n'osant remuer de peur d'exciter l'ardeur guerrière de tant de peuples, c'était là une situation qui blessait leur intérêt et leur orgueil, et elles désiraient vivement en sortir. La conquête de toute la Nouvelle-France était à leurs yeux l'unique moyen d'en prévenir pour jamais le retour, et de parvenir à cette supériorité qui leur assurerait tous les avantages de l'Amérique et de la paix; elles ne cessaient point de faire des représentations à la métropole dans ce sens. L'assemblée de la Nouvelle-York présenta une adresse à la reine Anne en 1709 dans laquelle on trouve ces mots: «Nous ne pouvons penser sans les plus grandes appréhensions au danger qui menacera avec le temps les sujets de sa Majesté dans cette contrée; car si les Français, après s'être attaché graduellement les nombreuses nations indigènes qui les habitent, tombaient sur les colonies de votre Majesté, il serait presqu'impossible à toutes les forces que la Grande-Bretagne pourrait y envoyer, de les vaincre ou de les réduire». Le moment paraissait propice d'enlever à la France ses possessions d'outre-mer; après une suite de revers inouïs, elle était tombée dans un état complet de prostration; ses ressources étaient épuisées, son crédit était anéanti, le rigoureux hiver de 1709 achevait de désespérer la nation, en proie déjà à la famine. L'Angleterre profita de ce moment pour se rendre aux voeux de ses colonies et tenter la conquête du Canada; et pendant que Louis XIV sollicitait la paix avec de vives instances, elle donnait des ordres pour s'assurer d'une des dépouilles du grand roi.
Le colonel Vetch paraît avoir été le premier auteur de cette nouvelle entreprise. Quelques années auparavant (1705), le gouverneur du Massachusetts, M. Dudley, l'avait envoyé avec M. Livingston à Québec, pour régler l'échange des prisonniers et pour proposer à M. de Vaudreuil un traité entre la Nouvelle-Angleterre et la Nouvelle-France. Celui-ci crut que le gouverneur du Massachusetts ne voulait que gagner du temps. Cependant il lui répondit en lui transmettant un autre projet de traité de neutralité et de commerce qui ne fut pas accueilli sans doute, car ces ouvertures ne furent pas poussées plus loin. Au reste le projet même de M. de Vaudreuil ne fut pas goûté par la cour, qui voulait qu'il ne donnât lieu à aucun négoce entre les colons des deux nations, et qu'il fût général à toutes les colonies en Amérique (Documens de Paris). Peut-être, si les deux parties avaient eu plus de confiance l'une dans l'autre, ce projet tout humanitaire aurait-il pu s'exécuter, et dès lors bien des calamités et des malheurs auraient été prévenus. Quoi qu'il en soit, à la faveur de cette mission diplomatique plusieurs émissaires anglais s'étaient glissés dans la colonie, et avaient étudié ses forces et ses moyens de défense, ce qui attira des reproches au gouverneur canadien; Vetch lui-même sonda le St.-Laurent en remontant jusqu'à la capitale 56, et il proposa ensuite au ministère anglais le vieux projet de conquérir le Canada par une double attaque par mer et par terre; le succès ne lui paraissait pas douteux. En effet le pays, qui n'avait reçu aucun secours de France depuis le commencement des hostilités, était peu en état de résister. Cinq régimens de ligne auxquels devaient se joindre douze cents hommes du Massachusetts et du Rhode-Island, devaient opérer par le fleuve contre Québec, et deux mille miliciens et autant de Sauvages contre Montréal par le lac Champlain. Le colonel Schuyler venait aussi de réussir à rompre le traité qui existait entre les Français et la confédération, et à engager quatre des cinq cantons à entonner le chant de guerre et à prendre part à la campagne qui promettait d'être aussi profitable que glorieuse. Toutes les colonies anglaises s'y portèrent avec enthousiasme; «la joie, dit un de leurs historiens, animait la contenance de tout le monde; il n'y avait personne qui ne crût que la conquête du Canada ne fût achevée avant l'automne». On ne comptait pour rien les sacrifices, et c'est à cette occasion que le Connecticut, la Nouvelle-York et le Nouveau-Jersey, dont le trésor était vide, fabriquèrent pour la première fois du papier-monnaie.
Note 56: (retour) Smith: History of New-York
L'armée de terre se réunit sur les bords du lac Champlain dans le mois de juillet (1709), sous les ordres du gouverneur Nicholson; elle se mit aussitôt à construire des forts, des blockhaus, des magasins, et une grande quantité de bateaux et de canots pour le transport des troupes et du matériel sur le lac. Jamais le Canada n'avait encore vu de si grands déploiemens de forces pour sa conquête. En faisant l'énumération de leurs soldats et de leurs vaisseaux, les ennemis se croyaient capables de s'emparer non seulement de cette province, mais encore de l'Acadie et de Terreneuve (Hutchinson).
Tandis que les Anglais étaient dans la joie et faisaient des rêves de triomphe, les Canadiens inquiets et silencieux se préparaient à faire tête à l'orage. Le marquis de Vaudreuil donnait des ordres pour armer Québec et pour que les troupes et les milices se tinssent prêtes à marcher au premier signal. Il monta lui-même à Montréal dans le mois de janvier, et envoya faire diverses reconnaissances vers le lac Champlain, afin d'être informé des mouvemens de l'ennemi. Une partie de l'été se passa ainsi dans l'attente des Anglais qui ne paraissaient pas.
Cependant lord Sunderland, le secrétaire d'Etat, avait écrit à Boston de se tenir prêts, que les troupes de renfort étaient sur le point de s'embarquer pour l'Amérique. L'on s'était empressé de se rendre à ces ordres, croyant à tout instant de voir arriver la flotte de la métropole; mais elle n'arrivait pas. On se perdait en conjectures, le temps s'écoulait néanmoins, bientôt des murmures trahirent les craintes des colons, qui accusèrent l'Angleterre; les maladies éclatèrent dans l'armée campée sur le lac Champlain. Peu accoutumée à la discipline, elle se lassa bien vite de la contrainte et de la sujétion militaire. L'assemblée de la Nouvelle-York trouvant la saison trop avancée pour entrer en Canada, présenta une adresse au gouverneur, au commencement de l'automne, pour rappeler les milices dans leurs foyers. Peu de temps après, l'on apprit la prise du général Stanhope avec cinq mille Anglais à Brihuega, et la défaite de Stahremberg, le lendemain par le duc de Vendôme à Villa-Viciosa en Portugal. Ces revers inattendus avaient obligé la cour de Londres d'envoyer les troupes destinées contre Québec au secours des alliés dans la péninsule. Ainsi la victoire de Villa-Viciosa eut le double avantage de consolider le trône de Philippe V et de sauver le Canada.
Ce qu'on rapporte de l'empoisonnement de l'armée de Nicholson par les Iroquois paraît dénué de tout fondement. Ni Smith, ni Hutchinson, ni aucun historien américain ne parlent de cette circonstance; et deux ans après, les guerriers de ces tribus se joignirent encore aux Anglais. Il est probable que l'astuce iroquoise a donné naissance à ce rapport dans un but politique. Ces barbares craignaient et haïssaient également leurs deux puissans voisins; mais ils étaient divisés à leur égard, ou plutôt ils voulaient ménager l'un et l'autre sans laisser percer leurs motifs. En conséquence une partie de la confédération, comme les Onnontagués, tenait pour les Français, et l'autre pour leurs ennemis. La même tactique fut adoptée l'année suivante. Dans l'hiver les Onnontagués et les Agniers envoyèrent une députation en Canada. L'on n'était pas en état de repousser avec dédain les excuses de ces belliqueux supplians. Le gouverneur tout en les menaçant de lâcher ses alliés contre eux, reçut leurs ambassadeurs de manière à les laisser partir satisfaits de leur accueil. Un échange de prisonniers entre le Canada et la Nouvelle-York fut à peu près tout le résultat de ces professions pacifiques.
Tandis que les cantons voyageaient ainsi d'un camp à l'autre, faisant des assurances trompeuses aux deux partis, le colonel Nicholson était passé en Angleterre pour presser la métropole de reprendre son projet, ce que le cabinet de Windsor lui avait promis de faire au printemps. Mais il fut encore trompé, et pour des causes que l'on ne connaît pas; aucune flotte ne fut envoyée par la Grande-Bretagne. Le colonel Nicholson, qui était revenu de Londres avec une galiote à bombes et cinq frégates, dont quatre de 60 canons, portant un régiment anglais de marine, ayant vainement attendu jusqu'à l'automne les secours de l'Europe, se décida, de concert avec les gouvernemens coloniaux, à entreprendre seul la conquête de l'Acadie 57. Il fut en conséquence rejoint par 30 vaisseaux ou transports, et quatre ou cinq bataillons de troupes provinciales formant 3400 hommes sans compter les officiers et les matelots. Il fit voile le 18 septembre de Boston, et arriva devant Port-Royal six jours après. Les Anglais débarquèrent sans rencontrer d'opposition.
Note 57: (retour) Quelques auteurs disent qu'il devait faire cette conquête seul, et qu'ensuite les forces de la Grande-Bretagne seraient envoyées pour prendre Québec.
M. de Subercase n'avait pu trouver, comme on l'a déjà dit, d'autre moyen, pour se maintenir à Port-Royal, que de s'allier avec les flibustiers, qui éloignaient l'ennemi par leurs courses, entretenaient l'abondance dans la ville et lui fournissaient de quoi faire de riches présens aux Indiens. Mais ces corsaires l'abandonnèrent au moment où il avait le plus besoin de leurs secours. Il voyait depuis longtemps l'orage qui se formait contre lui. Deux fois il avait repoussé l'ennemi avec une poignée de braves; mais depuis cette époque glorieuse pour sa réputation, un changement inexplicable s'était opéré en lui. On aurait dit qu'il désirait maintenant, comme pour se venger de l'oubli dans lequel on l'avait laissé, la perte de l'Acadie. Il avait reçu quelques recrues de France et des secours de Québec, peu considérables il est vrai, mais qui auraient pu lui être très utiles; il les renvoya au moment du plus grand péril, n'ayant pu s'accorder avec leurs officiers, qui firent de grandes plaintes contre lui. La retraite de ces renforts, la mauvaise disposition des habitans à son égard, son inaction lors de l'apparition de l'ennemi, tout cela coïncidant avec le départ des flibustiers, s'est tourné en preuve contre ce gouverneur; et, malgré sa justification auprès de ses supérieurs, il n'a jamais pu reconquérir la confiance de ses compatriotes, dont plusieurs n'ont point cessé de le regarder comme un traître.
Quoiqu'il en soit, il n'avait pas deux cents hommes de garnison, lorsque le colonel Nicholson arriva devant Port-Royal avec des forces dont l'immense disproportion était un hommage éclatant rendu à ses talens et à sa bravoure. Il se laissa bombarder au milieu des murmures et de la désertion de ses gens jusqu'au 2 octobre, qu'il capitula. La garnison, épuisée de faim, sortit de la ville au nombre de 156 soldats avec les honneurs de la guerre. Nicholson, voyant défiler ce petit nombre d'hommes au visage pâle et amaigri, et que la disette lui aurait livrés à discrétion, regretta de s'être trop pressé de signer la capitulation: dès le lendemain il fut obligé de leur faire distribuer des vivres. Les soldats et les habitans, au nombre de 481, furent transportés à la Rochelle. M. de Subercase, ne pouvant emporter les mortiers et les canons réservés par un article du traité, les vendit aux Anglais 7499 livres, pour payer les dettes qu'il avait contractées au nom de son gouvernement. L'histoire doit dire, en justification de ce gouverneur, qu'il semble vraiment impossible qu'avec moins de 200 soldats minés par une longue famine, il pût, même s'il eût gardé les secours qu'on lui avait envoyés, lutter heureusement contre une flotte de 36 voiles et 4 mille hommes de débarquement. Le sort de l'Acadie était inévitable.
Les vainqueurs changèrent le nom de Port-Royal en celui d'Annapolis, en l'honneur de la reine Anne. Cette ville pouvait avoir alors une demi-lieue d'étendue en tout sens; mais les maisons, très-éloignées les unes des autres, n'étaient que de mauvaises huttes avec des cheminées en terre; l'église ressemblait plus à une grange qu'à un temple 58. Telle était la capitale de l'Acadie, titre qu'Halifax, alors simple pêcherie connue sous le nom de Chibouctou, lui a dérobé depuis. Il y avait encore deux établissemens dans cette province, les Mines et Beaubassin. Il sortait beaucoup de blé du premier, situé au milieu d'un sol très-fertile et défendu contre la mer par des digues que l'industrie avait élevées à force de travaux.
Note 58: (retour) Etat de l'Acadie en 1710 tel que décrit par un Français à un Jésuite: The travels of several missionaries of the society of Jesus, etc.
L'expédition de l'Acadie coûta £23,000 à la Nouvelle-Angleterre, que le parlement impérial lui remboursa. Le colonel Vetch fut nommé gouverneur du pays et laissé à Port-Royal avec 450 hommes. Cependant il n'était question dans le traité que du fort lui-même et du territoire qui était à la portée de son canon; M. Nicholson prétendit qu'il embrassait toute la province, M. de Subercase, Port-Royal seulement. L'un et l'autre envoyèrent des députés au marquis de Vaudreuil. Le député anglais, le colonel Livingston, se plaignit en outre à ce gouverneur des cruautés qu'exerçaient les alliés des Français, et le menaça, s'ils continuaient leurs hostilités contre les sujets de l'Angleterre, de faire exécuter les principaux habitans de l'Acadie. Le marquis de Vaudreuil répondit qu'il n'était pas responsable des actes des Indiens; que les Anglais ne devaient imputer la guerre qu'à ceux qui avaient refusé la neutralité entre les deux couronnes 59, et que s'ils mettaient leur menace à exécution, il userait de représailles sur les prisonniers qu'il avait en sa possession. MM. Rouville et Dupuy furent chargés de porter cette réponse à Boston, avec ordre d'observer le pays, dans le cas où il serait nécessaire d'y porter la guerre. Il nomma en même temps le baron de St.-Castin son lieutenant en Acadie, avec mission d'y maintenir le reste des habitans dans l'obéissance à la France; ce qui indique qu'il considérait que la capitulation n'embrassait que Port-Royal. Au reste le traité d'Utrecht devait mettre fin à cette contestation. Il fit dire l'hiver suivant aux missionnaires de redoubler de zèle pour conserver l'attachement des Sauvages et des Acadiens. La conduite sévère et tyrannique du colonel Vetch, en les irritant, ne faisait que seconder cette politique. L'infatigable St.-Castin continuait les hostilités de son fort de Pentagoët. Un détachement de 40 Indiens qu'il avait envoyé en course, tailla en pièces un corps d'Anglais beaucoup plus nombreux que lui, et qui avait été chargé de brûler dans la campagne les maisons de ceux qui refusaient de se soumettre aux vainqueurs de Port-Royal. Cette bande, ayant été rejointe par plusieurs Canadiens et Français, alla investir Port-Royal même, dont la garnison était très affaiblie par les maladies 60. A cette nouvelle le marquis d'Alognies, commandant des troupes à Québec, reçut ordre de partir sur le champ avec 12 officiers et 200 hommes choisis; mais l'arrivée de l'amiral Walker et d'une flotte anglaise dans le fleuve St.-Laurent, fit contremander ce détachement, qui aurait probablement remis Port-Royal sous la domination française 61.
Note 59: (retour) D'où l'on doit conclure que c'est la Nouvelle-Angleterre qui a refusé le traité de neutralité et de commerce entre les deux colonies, proposé par M. de Vaudreuil: voir plus haut.
Note 60: (retour) D'après le rapport des déserteurs plus des deux tiers étaient morts ou désertés. Voir la dépêche (traduction) interceptée de M. l'Hermite à M. de Pontchartrain du 22 juillet 1711, dans l'Appendice du Journal de l'expédition de l'amiral Walker.
Note 61: (retour) Ibid.
La plus grande partie des Acadiens se soumit alors au joug des Anglais, qui, suivant leur usage, envoyèrent des troupes pour incendier les habitations de ceux qui tenaient encore pour la France. Un de ces partis, composé d'une soixantaine de soldats, fut encore surpris par les Sauvages; tout fut tué ou pris, il n'échappa qu'un seul homme. Le théâtre de ce combat se nomme aujourd'hui l'Anse du Sang. Ce succès fit prendre de nouveau les armes à 500 Acadiens, qui, avec tous les Sauvages qu'ils purent rencontrer, se tinrent prêts à reprendre Port-Royal dès que le gouverneur de Plaisance leur aurait envoyé, pour les commander, M. l'Hermite dans l'habileté et le courage duquel ils avaient la plus grande confiance. Mais ce gouverneur les ayant fait informer qu'il avait besoin de tout son monde, et qu'il était incapable de laisser aller un seul officier, ils abandonnèrent leur entreprise et se dispersèrent. La perte de l'Acadie fut très sensible à la France, malgré son état d'abaissement. M. de Pontchartrain, ministre de la marine, écrivit à M. de Beauharnais, intendant de la Rochelle et de Rochefort: «Je vous ai fait assez connaître combien il est important de reprendre ce poste (Port-Royal), avant que les ennemis y soient solidement établis. La conservation de toute l'Amérique septentrionale et le commerce des pêches le demandent également: ce sont deux objets qui me touchent vivement, et je ne puis trop les exciter (le gouverneur général et l'intendant de la N.-France) à les envisager avec les mêmes yeux». Le ministre aurait voulu que M. de Vaudreuil se chargeât de reprendre Port-Royal avec les milices canadiennes et le peu de troupes dont il pouvait disposer; celui-ci de son côté demandait seulement deux vaisseaux avec ce qu'ils pourraient porter d'hommes et de munitions. Tout faible qu'était ce secours, il ne fut pas possible de le lui envoyer. M. de Vaudreuil cependant, qui sentait toute l'importance de Port-Royal, allait y détacher, comme on vient de le dire, le marquis d'Alognies, lorsque l'arrivée de l'amiral Walker dans le fleuve, fit donner un contre-ordre. En vain M. de Pontchartrain voulut-il former en France une société de marchands assez puissante pour remettre l'Acadie sous la domination du roi, et y former des établissemens solides, personne ne goûta une entreprise dont les avantages ne paraissaient certains que pour l'Etat. Alors les habitans de cette province, abandonnés à eux-mêmes et sans espérance de secours, n'eurent plus d'autre alternative que de se soumettre entièrement, afin de sauver des récoltes qui constituaient toute leur subsistance pour l'année; mais ces fidèles et malheureux Acadiens, si dignes d'un meilleur sort, firent dire secrètement à M. de Vaudreuil que le roi n'aurait jamais de sujets plus dévoués qu'eux, paroles qui auraient dû soulever la France d'une extrémité jusqu'à l'autre pour la défense de ce noble esprit de nationalité qui fait la véritable grandeur des peuples.
Après la prise de Port-Royal, le colonel Nicholson était retourné à Londres pour la deux ou troisième fois, toujours pour solliciter la métropole d'entreprendre la conquête du Canada, qui était le grand boulevard des Français dans l'Amérique continentale. Le colonel Schuyler y avait été envoyé l'année précédente, par la Nouvelle-York, dans la même vue de représenter au gouvernement la nécessité absolue de faire cette conquête. Cinq chefs iroquois l'accompagnaient. Dans un discours prononcé devant la reine Anne, ils l'assurèrent de leur fidélité, et demandèrent son secours pour subjuguer leur ennemi commun, le Français. La Grande-Bretagne pensa qu'il ne serait pas prudent de se refuser à une entreprise demandée avec tant d'ardeur et tant de persistance; prévoyait-elle alors que les Français, priés à leur tour par eux, aideraient ces supplians importuns à la chasser plus tard, elle aussi, du Nouveau-Monde? M. St.-John, depuis vicomte de Bolingbroke, homme qui avait plus d'imagination que d'esprit, plus de brillant que de solide, était alors ministre. Non seulement il promit des forces suffisantes pour faire la conquête du Canada, mais il s'intéressa à cette entreprise comme s'il en avait été le premier auteur; il se vantait d'en avoir formé le plan; des préparatifs proportionnés à la grandeur du projet furent ordonnés, et le chevalier Hovenden Walker arriva à Boston le 25 juin (1711) avec une flotte portant un bataillon de soldats de marine et sept régimens de vétérans tirés de l'armée du duc de Marlborough, sous les ordres du général Hill, frère de madame Masham, qui avait remplacé la duchesse de Marlborough comme favorite de la reine Anne. Lorsque M. St.-John apprit l'arrivée de la flotte à Boston, il écrivit avec triomphe au duc d'Orrery: «vous pouvez être assuré que nous sommes maîtres à l'heure qu'il est de toute l'Amérique septentrionale.» La nouvelle de cette arrivée attendue depuis si long temps et avec tant d'impatience, se répandit rapidement dans toutes les colonies anglaises, où elle fut reçue avec des transports d'ivresse; l'assemblée de la Nouvelle-York vota une adresse de remercîment à la reine, et envoya une députation pour féliciter le colonel Nicholson sur le succès de sa mission. Elles mirent dans un mois deux armées sur pied, complètement équipées et approvisionnées 62.
Note 62: (retour) M. de Costa Bella avait, sur l'ordre de la cour, envoyé vainement M. de la Ronde à Boston pour tâcher de dissuader les habitans de fournir de nouveaux secours à la flotte anglaise destinée à agir contre le Canada. Il fallait que M. de Pontchartrain fût dans une grande ignorance des sentimens de ces habitans. Lettre interceptée (traduction) de M. de Costa Bella à M. de Pontchartrain du 23 juillet 1711, laquelle se trouve dans l'Appendice de la défense de l'amiral Walker.Forces du Canada en 1709. Montréal 1200 hommes de 15 à 20 ans, Trois-Rivières 400 h. Québec 2200 h. Troupes 350 h. Matelots des navires 200 h. Sauvages 500 h. ---- Total 4850.Documens de Paris.
Deux régimens de troupes provinciales se joignirent aux réguliers du général Hill, ce qui porta son armée à 6463 fantassins munis d'un train considérable d'artillerie et de toutes sortes d'appareils de guerre. La flotte composée de 88 vaisseaux et transports 63, mit à la voile le 30 juillet. Quelque temps après le colonel Nicholson s'avança à Albany avec quatre mille hommes et environ six cents Iroquois, afin de pénétrer en Canada par le lac Champlain; c'était le plan d'invasion de 1690. Rendu sur les bords du lac St.-Sacrement, il s'arrêta pour attendre l'arrivée de l'amiral Walker devant Québec. Ce pays semblait perdu sans ressource. Aux quinze ou seize mille soldats et matelots qui marchaient contre lui, il avait à peine cinq mille hommes capables de porter les armes à opposer; la providence le sauva.
Note 63: (retour) Voir la liste des vaisseaux de guerre dans l'Appendice du Journal of the Canada Expedition par l'amiral Walker. Les Annales américaines se trompent en disant 68.
La prise de Port-Royal avait fait une sensation pénible et profonde en Canada, non pas à cause de la chute de ce poste, qui était réellement de peu de chose en lui-même; mais à cause de la faiblesse ou de l'apathie que montrait la France, et de la détermination où les colonies anglo-américaines paraissaient être de faire tous les sacrifices pour renverser sa puissance dans ce continent. Cependant lorsque les Canadiens virent, d'un côté, une flotte ennemie entrer dans leur fleuve, et, de l'autre, une armée s'avancer sur le lac Champlain, ils ne s'abandonnèrent pas à des pensées d'abattement; ils songèrent qu'ils avaient eux-mêmes envahi plus d'une fois le pays de ceux qui venaient les attaquer à leur tour, qu'ils les avaient vu fuir devant eux dans la Nouvelle-York et dans la Nouvelle-Angleterre, à Terreneuve et dans la baie d'Hudson. Leur ancienne énergie reprit son empire, et à la voix du gouverneur tout le monde courut aux armes.
D'abord M. de Vaudreuil, pour en imposer aux Iroquois qui menaçaient la partie supérieure du pays, manda les Indiens occidentaux, qui descendirent au nombre de quatre à cinq cents avec MM. de St.-Pierre et Tonti et quelques Canadiens. En même temps voulant toujours les ménager, il envoyait le baron de Longueuil et MM. Joncaire et la Chauvignerie dans les cantons pour y contrecarrer l'effet des intrigues de Schuyler et les engager à observer la neutralité. Les Iroquois ne purent cacher que la plus grande partie de la confédération penchait pour les Anglais, moins gagnée encore par les présens qu'ils en avaient reçus, que persuadée que le Canada ne pouvait humainement éviter d'être accablé sous les efforts de l'ennemi, en voyant les vastes préparatifs qui se faisaient de toutes parts.
Cependant toute la population jusqu'aux femmes montrait en Canada la résolution d'opposer une vive résistance. L'on apprit de plusieurs sources à la fois le départ de la flotte anglaise de Boston. Le marquis de Vaudreuil donna un grand festin à Montréal à environ huit cents Sauvages alliés, qui levèrent la hache et entonnèrent le chant de guerre au nom d'Ononthio. Le gouverneur descendit ensuite à Québec, où il fut suivi parles Abénaquis qui s'étaient établis à St.-François et à Bécancourt, au commencement de la guerre, afin d'opposer une digue aux irruptions des Iroquois. Il trouva cette ville en état de soutenir un long siège. Il y avait plus de 100 pièces de canon en batterie. Les rives du fleuve au-dessous de Québec étaient si bien gardées, que l'ennemi n'aurait pu y opérer de débarquement dans les lieux habités sans livrer un combat dans une position désavantageuse. Chacun avait son poste marqué, où il devait se rendre à l'apparition de la flotte. On attendait l'ennemi avec anxiété, mais avec cette anxiété d'hommes qui ont résolu de faire leur devoir et qui savent que de leur courage dépend le salut de leur patrie. Enfin un habitant vint annoncer un soir du mois de septembre qu'il avait vu 90 ou 96 voiles dans le bas du fleuve.
C'était l'amiral Walker qui remontait le St.-Laurent. Il s'avançait moins comme un capitaine qui entreprend une campagne difficile, que comme un conquérant qui n'a plus qu'à aviser au soin de ses glorieux trophées et des guerriers qui les lui ont fait obtenir. L'attaque de Québec n'était pour rien dans ses préoccupations; cette ville, suivant lui, ne songerait certainement pas à se défendre, lorsqu'elle le verrait paraître. Il n'était occupé que des moyens démettre dans ce climat rigoureux, sa flotte en hivernage dans le port de la ville conquise. Après avoir roulé plusieurs plans dans sa tête soucieuse, il s'arrêta à celui-ci; il ferait dégréer ses vaisseaux et débarquer tout ce qu'ils portaient, jusqu'à leurs mâts; ensuite il les ferait monter à sec sur le rivage, hors de l'atteinte des glaces, à l'aide de chameaux et autres puissans appareils; évidemment cet expédient paraissait infaillible, mais il était prématuré. L'inquiétude de l'amiral venait de ce qu'il croyait que le fleuve se congelait jusqu'au fond. L'on sait que le St.-Laurent a près de cent pieds de profondeur dans le port de Québec; mais on peut être physicien médiocre et excellent homme de mer.
Les élémens vinrent le tirer rudement de ces préoccupations oiseuses. Un gros vent de sud-est s'éleva avec une brume épaisse qui enveloppa sa flotte et empêcha de rien voir; les pilotes ne purent plus se reconnaître. Un ancien navigateur canadien, retenu prisonnier à bord du vaisseau amiral, avertit de ne pas courir trop au nord. On refusa de l'écouter. On était dans la nuit du 22 août: le vent augmentait toujours. Deux heures après cet avertissement, l'on se trouva au milieu d'îles et de rescifs dans le danger le plus imminent, et personne ne s'en doutait. Un officier de l'armée de terre étant par hasard sur le pont de l'Edgar, aperçut tout-à-coup des brisans sur sa droite, il courut en informer l'amiral, qui ne voulut pas le croire, pensant que c'était l'effet de la peur. Le même officier redescendit une seconde fois, et le pria instamment de venir, que l'on voyait des écueils de tous côtés. «Sur ces importunités répétées, et entendant plus de bruit et de mouvement qu'à l'ordinaire, dit l'amiral, je passai ma robe de chambre et mes pantoufles, et je montai sur le pont. En effet, j'y trouvai tout le monde dans une frayeur et dans une confusion étrange». La direction des vaisseaux fut immédiatement changée; mais huit transports se brisèrent sur l'île aux oeufs, l'une des Sept-Iles, et près de neuf cents hommes périrent sur les dix-sept cents officiers et soldats qu'ils portaient. On reconnut ensuite parmi les noyés, rejetés sur la plage par les vagues, deux compagnies entières des gardes de la reine, et plusieurs familles écossaises qui venaient pour s'établir dans le pays. L'on trouva aussi parmi d'autres objets, un grand nombre d'exemplaires imprimés d'un manifeste adressé aux habitans du Canada, et que Charlevoix rapporte tout au long. Dans cette pièce singulière, le général Hill déclare les Canadiens sujets anglais en vertu de la découverte de l'Amérique septentrionale par Cabot, et que la France n'a possédé le pays qu'à titre de fief relevant de l'Angleterre!
Après ce désastre, Walker retourna sur ses pas et alla jeter l'ancre dans la baie des Espagnols au Cap-Breton. Comme la traversée de Boston avait été extrêmement longue, et qu'il ne restait plus de vivres sur la flotte que pour dix semaines, il fut décidé à l'unanimité, dans un conseil de guerre, d'abandonner l'entreprise sur Québec, et sur Plaisance qui devait être attaqué ensuite, et de s'en retourner chacun dans son pays, savoir, les Américains à Boston et les Anglais en Europe. En conséquence de cette résolution, la flotte cingla vers Portsmouth, où pour comble de malheur le vaisseau amiral, l'Edgar, de 70 canons, sauta et entraîna dans sa destruction quatre cents hommes, outre un grand nombre de personnes qui étaient venues à bord pour visiter leurs amis. Ces malheurs ne s'arrêtèrent pas là; le Feversham de 36 carrons et 3 transports qui suivaient la flotte, se perdirent aussi dans les parages du fleuve ou du golfe St.-Laurent 64.
Note 64: (retour) That the ministry, after my return to Britain, were sensible how desesperate the navigation was in those seas; and yet that they were as industrious to conceal it, appears not only by the author of the Post-Man being found fault with for giving an account thereof in his paper, but also that the Gazette mentioned nothing of the loss of the Feversham and three store ships laden with provisions following us to Quebec; which accident may furnish matter for some not frivolous speculations. Introduction p. 24. L'amiral Walker de retour de sa malheureuse expédition, fut mis à la retraite et son nom fut biffé de la liste des officiers généraux de la marine.
La nouvelle de la retraite des Anglais ayant été apportée à Québec par des pêcheurs de Gaspé, le gouverneur renvoya M. de Ramsay à Montréal avec six cents hommes; il y monta lui-même bientôt après avec un pareil nombre de soldats, et forma avec le corps de troupes resté sous les ordres du baron de Longueuil pour garder le haut de la colonie, une armée de trois mille fusils. Il lui fit prendre position auprès de Chambly, afin de livrer bataille au colonel Nicholson s'il débouchait par le lac Champlain. Mais le commandant américain ayant appris les malheurs de la flotte, s'était hâté de décamper; et ses troupes découragées avaient repris, pour la seconde fois depuis deux ans, le chemin de leurs provinces sans avoir brûlé une cartouche. Alors les craintes du Canada passèrent dans les colonies anglaises; la frayeur s'empara aussitôt de leurs frontières; Albany fut dans la consternation; on s'empressa de faire réparer les forts avancés, et une partie de la milice resta sous les armes. Ainsi elles n'avaient fait tant de dépenses que pour se voir, à la fin de la guerre, accablées de dettes et réduites à défendre leurs propres foyers.
Cependant tandis que l'Angleterre dirigeait son épée droit au coeur de la puissance française dans ce continent, sa politique avait armé contre elle, par le moyen des Iroquois, une nation brave, indomptable et féroce, les Outagamis, vulgairement nommés les Renards; ils habitaient à l'ouest du lac Michigan. Ils avaient promis de brûler le fort du Détroit, et de massacrer tous les Français qui se trouveraient dans ces contrées. Les Kikapous et les Mascontins étaient entrés dans le complot. M. Dubuisson, qui commandait au Détroit, sut ce complot d'un Outagami chrétien; il appela sur le champ les Hurons et les Outaouais ses alliés auprès de lui: «Nous voici autour de toi, dirent ces braves, tu nous as retirés du feu des Outagamis il y a douze lunes, nous venons exposer notre vie pour ton service; nous mourrons avec plaisir pour notre libérateur. La seule grâce que nous te demandons, c'est que tu prennes soin de nos femmes et de nos enfans si nous succombons, et que tu mettes un peu d'herbe sur nos corps afin qu'ils reposent en paix».
Dubuisson marcha avec les Canadiens et ses alliés contre les Outagamis; il dut les assiéger dans leur fort; ils firent une défense désespérée, et n'ayant pu obtenir de capitulation, ils s'échappèrent pendant une nuit orageuse; mais on les atteignit à quatre lieues de là, et on en fit un carnage affreux; tous les prisonniers furent massacrés. La perte s'éleva du côté des vaincus à plus de deux mille personnes, tant hommes que femmes et enfans. On n'avait pas encore vu une pareille tuerie chez les Indiens. Ce résultat ôta tout espoir aux Anglais de s'élever au moins pour le moment dans l'Ouest sur les ruines de leurs rivaux. Il était d'une importance vitale de les empêcher de prendre pied dans cette partie du continent; car s'ils devenaient maîtres de ce point, la communication entre le Canada et la vallée du Mississipi se trouvait coupée, et ces deux vastes provinces tombaient d'elles-mêmes comme les branches d'un arbre qu'on sépare de leur tronc.
Vers la même époque le gouverneur général fit rétablir le fort Michilimackinac abandonné depuis quelques années, et ajusta tous les sujets de mécontentement qui existaient entre les Français et les peuples septentrionaux et occidentaux, ou entre ces divers peuples eux-mêmes. Il savait profiter avec une rare intelligence des intérêts des uns et des autres pour paralyser les efforts des colonies anglaises qui travaillaient à les détacher de la France; et c'était plus avec des raisons qu'il faisait triompher sa politique, qu'avec les forces dont il pouvait disposer. Une seule imprudence aurait pu soulever la confédération iroquoise au commencement de la guerre. Par une attitude digne, il conserva le respect de tous les peuples indigènes; par son calme et sa prudence, il leur dissimula sa faiblesse.
Un instant en 1712, le bruit se répandit que l'Angleterre armait encore une flotte pour assiéger Québec; cette nouvelle qui se trouva fausse, ne servit qu'à prouver le dévouement des habitans de cette capitale. Le commerce, toujours si généreux et si patriotique, avança cinquante mille écus au gouverneur pour augmenter les fortifications de la ville. C'était une somme très considérable pour le temps. Mais le sort des colonies françaises s'était décidé sur un autre champ de bataille. La guerre en Europe touchait à sa fin. Dès le commencement de 1711 un agent secret de Londres avait été envoyé à Paris. L'année suivante une suspension d'armes qui s'étendait aux colonies fut signée entre la France et l'Angleterre.
Cette révolution dans les affaires avait été amenée d'abord par la disgrace de la favorite de la reine Anne, la duchesse de Marlborough qui entraîna les whigs dans sa chute; et ensuite par la mort de l'empereur Joseph II, qui eut pour successeur celui qui disputait le trône d'Espagne au duc d'Anjou. Les alliés furent peu portés après cet événement à combattre pour donner une nouvelle couronne à celui qui était déjà assez puissant avec celle de l'empire.
Malgré la retraite des Anglais, le prince Eugène, qui commandait les Autrichiens, était encore supérieur de 20,000 hommes à l'armée française; et les conférences d'Utrecht ne rassuraient point la France épuisée et qui avait perdu tout espoir; elle n'osait plus croire au succès. Louis XIV, courbé vers la tombe et voyant périr presque toute sa famille en peu de temps, fit preuve en cette circonstance d'une grandeur d'âme qui l'élève beaucoup plus dans l'estime des hommes que la fierté qu'il déploya dans ses jours prospères 65. Il annonça qu'en cas de nouveau malheur, il convoquerait toute la noblesse de son royaume, qu'il la conduirait à l'ennemi malgré son âge de soixante-et-quatorze ans, et qu'il périrait à la tête. Cette résolution n'était pas une menace vaine: on a vu ce que peut un peuple qui combat pour son existence, en France sous Charles VII et en 1793; en Allemagne, en 1813, et plusieurs fois en Amérique depuis 1775.
Note 65: (retour) Ce fut le sort de Louis XIV, de voir périr en France toute sa famille par des morts prématurées, sa femme à 45 ans, son fils unique à 50; et un an après que nous eûmes perdu son fils, nous vîmes son petit fils le Dauphin, duc de Bourgogne, la Dauphine sa femme, leur fils aîné le duc de Bretagne, portés à Saint-Denis au même tombeau, au mois d'avril 1712; tandis que le dernier de leurs enfans, monté depuis sur le trône, était dans son berceau, aux portes de la mort. Le duc de Berri, frère du duc de Bourgogne, les suivit deux ans après; et sa fille, dans le même tems passa du berceau au cercueil.«Ce temps de désolation laissa dans les coeurs une impression si profonde, que, dans la minorité de Louis XV, j'ai vu plusieurs personnes qui ne parlaient de ces pertes qu'en versant des larmes. Louis XIV dévorait sa douleur en public: il se laissa voir à l'ordinaire; mais en secret les ressentimens de tant de malheurs le pénétraient et lui donnaient des convulsions. Il éprouvait toutes ces pertes domestiques à la suite d'une guerre malheureuse, avant qu'il fût assuré de la paix, et dans un tems où la misère désolait le royaume. On ne le vit pas succomber un moment à ses afflictions.»
Voltaire: Siècle de Louis XIV.
Ce monarque aurait dû pour sa gloire mourir avec le siècle dans lequel il était né; le suivant devait être fatal à lui et à tous les siens. En effet, dès le début, cet âge est marqué par le naufrage de la gloire de ce prince, qui fut longtems le premier de la terre; et la fin est à jamais mémorable par la chute d'un trône qu'il avait entouré d'un pouvoir absolu, et par la mort violente ou la dispersion de toute sa famille.
Les revers de la guerre de la succession d'Espagne et le traité d'Utrecht, ont précipité la chute de la puissance française en Amérique, quoique cette chute ait été produite par d'autres causes, comme on l'a dit plus d'une fois ailleurs.
Par le traité fameux auquel nous venons de faire allusion, et qui fut signé le 11 avril 1713, Louis XIV céda à l'Angleterre la baie d'Hudson, l'île de Terreneuve et l'Acadie, c'est-à-dire tous les pays situés sur le littoral de la mer Atlantique, sur laquelle il ne resta plus à la France que l'embouchure du St.-Laurent et celle du Mississipi dans la baie du Mexique; elle se réserva seulement le droit de faire sécher le poisson sur une partie de l'île de Terreneuve. On peut juger, dit Raynal, combien ces sacrifices marquaient son abaissement, et combien il en dut coûter à sa fierté de céder trois possessions qui formaient avec le Canada, l'immense pays connu sous le nom glorieux de Nouvelle-France.
Les historiens français nous ont laissé un tableau fidèle de cette époque célèbre, et des causes de la grandeur et des revers de Louis XIV. Pendant près de quarante ans, il avait dominé l'Europe conjurée après l'avoir vaincue dans trois guerres longues et sanglantes. Cette période avait été illustrée par de grands génies en tous genres, et par les plus grands capitaines que les modernes eussent encore vus.
«L'Europe, dit un historien célèbre, s'était armée contre lui, et il avait résisté, il avait grandi encore. Alors il se laissa donner le nom de grand. Le duc de La Feuillade alla plus loin. Il entretint un luminaire devant sa statue, comme devant un autel. On croit lire l'histoire des empereurs romains.
«La brillante littérature de cette époque n'est autre chose qu'un hymne à la royauté. La voix qui couvre les autres est celle de Bossuet. C'est ainsi que Bossuet lui-même, dans son discours sur l'Histoire Universelle, représente les rois d'Egypte loués par le prêtre dans les temples en présence des dieux. La première époque du grand règne, celle de Descartes, de Port-Royal, de Pascal et de Corneille, n'avait pas présenté cette unanimité; la littérature y était animée encore d'une verve plus rude et plus libre. Au moment où nous sommes parvenus, Molière vient de mourir en (1673), Racine a donné Phèdre (1677), La Fontaine publie les six derniers livres de ses Fables (1678), madame de Sévigné écrit ses Lettres, Bossuet médite la connaissance de Dieu et de soi-même, et prépare le discours sur l'Histoire Universelle (1681). L'abbé de Fénélon, jeune encore, simple directeur d'un couvent de filles, vit sous le patronage de Bossuet, qui le croit son disciple. Bossuet mène le choeur triomphal du grand siècle, en pleine sécurité du passé et de l'avenir, entre le jansénisme éclipsé et le quiétisme imminent, entre le sombre Pascal et le mystique Fénélon. Cependant le cartésianisme est poussé à ses conséquences les plus formidables; Mallebranche fait rentrer l'intelligence humaine en Dieu, et tout-à-l'heure dans cette Hollande protestante en lutte avec la France catholique, va s'ouvrir pour l'absorption commun du catholicisme, du protestantisme, de la liberté, de la morale de Dieu et du monde, le gouffre sans fond de Spinosa». La première dans le domaine de l'esprit, la France ouvrit aussi les portes du 18e siècle, comme la première dans celui du courage; elle allait couronner ses triomphes en faisant monter un de ses princes sur le trône d'Espagne. Mais elle n'avait plus pour diriger ses efforts qu'un vieux roi sur son déclin et une femme qu'il avait épousée pour dissiper la tristesse d'une vie dont il avait épuisé toutes les jouissances. Les hommes illustres qui l'avaient couverte de tant de gloire, n'existaient plus. Les esprits perspicaces voyaient avec inquiétude le pays entrer dans une nouvelle guerre. Louis XIV, devenu dévot sur ses vieux jours, vivait retiré, ne connaissait plus si bien les hommes; dans sa solitude les choses ne lui parurent plus sous leur véritable aspect. Madame de Maintenon n'avait point non plus le génie qu'il faut pour manier le sceptre d'un royaume tel que celui de France dans un temps d'orages. Et elle fit la faute de nommer Chamillard, sa créature, pour être premier ministre, homme qui malgré son honnêteté était fort au-dessous de cette vaste tâche 66.
Note 66: (retour) «Chamillard était dirigé par madame de Maintenon, dit quelqu'un, madame de Maintenon par Babbien, sa vieille servante».
Dès lors les généraux furent mal choisis et durent souvent leur nomination à la faveur; la discipline militaire tomba dans un relâchement funeste, et les opérations des armées furent dirigées par le roi et Chamillard du fond du cabinet de madame de Maintenon. Tout se ressentit de ce système malheureux; la France fut ainsi conduite en quelques années du comble de la gloire au bord de l'abîme.
Le traité d'Utrecht qui blessa si profondément l'amour propre des Français, porta le premier coup à leur système colonial. A la fin du ministère de Colbert, leurs possessions en Amérique s'étendaient depuis la baie d'Hudson jusqu'au Mexique, en suivant les vallées du St.-Laurent et du Mississipi, et renfermaient dans leurs limites cinq des plus grands lacs, ou plutôt cinq des plus grandes mers intérieures, et deux des plus grands fleuves du monde.
Par le traité d'Utrecht ils perdirent de vastes territoires, moins précieux encore par leur fertilité que par l'importance de leurs côtes maritimes. Ils se trouvèrent dans le nord du nouveau continent tout à coup éloignés, exclus en quelque sorte de l'Atlantique. Les colonies américaines ont contribué beaucoup à briser le réseau immense que la France avait jeté autour d'elles. On assure que leurs coups ne se dirigeaient pas alors exclusivement contre cette nation, qu'elles confondaient déjà dans le secret de leur pensée la métropole française et la métropole anglaise, et qu'elles les regardaient l'une et l'autre comme deux ennemies naturelles et irréconciliables de la cause américaine. Si c'était là l'objet de leur conduite, on doit avouer que ces colonies montraient à la fois une prévoyance profonde, et une grande puissance de dissimulation 67. Trop faibles pour marcher ouvertement et au grand jour, et pour surmonter de force les entraves qui devaient nécessairement les arrêter, à chaque pas, elles cheminaient vers leur but par des routes cachées; le système colonial de l'Europe mettait un obstacle insurmontable à leur indépendance. «Les colons anglais, dit Bancroft, n'étaient pas simplement les colons de l'Angleterre, ils formaient partie d'un immense système colonial que tous les pays commerciaux de l'Europe avaient contribué à former, et qui enserrait dans ses bras puissans toutes les parties du globe. La question de l'indépendance n'aurait pas été une lutte particulière avec l'Angleterre, mais une révolution dans le commerce et dans la politique du monde, dans les fortunes actuelles et encore plus dans l'avenir des sociétés. Il n'y avait pas encore d'union entre les établissemens qui hérissaient le bord de l'Atlantique, et une seule nation en Europe aurait, à cette époque, toléré, mais pas une n'aurait favorisé, une insurrection. L'Espagne, la Belgique espagnole, la Hollande et l'Autriche étaient alors alliées à l'Angleterre contre la France, qui, par la centralisation de sa puissance et par des plans d'agrandissement territorial habilement conçus, excitaient l'inquiétude de ces nations, qui craignaient de la voir parvenir à la monarchie universelle. Lorsque l'Autriche et la Belgique auraient abandonné leur guerre héréditaire contre la France, lorsque l'Espagne et la Hollande, favorisées par la neutralité armée du Portugal, de la Suède, du Danemark, de la Prusse et de la Russie, se réuniraient à la France pour réprimer l'ambition commerciale de l'Angleterre, alors, mais pas avant, l'indépendance américaine devenait possible.»
Note 67: (retour) Ramsay, auteur d'une Histoire de la révolution américaine, attribue cet événement au changement de politique de la Grande-Bretagne, qui commença à faire peser en 1764, une dure oppression sur ses colonies. Quelques uns pensent, dit-il, que la révolution a été excitée par la France; d'autres que les colons, une fois délivrés du dangereux voisinage de cette nation, ne songèrent plus qu'à obtenir leur indépendance; mais, suivant lui, l'égoïsme du coeur humain est suffisant pour expliquer les motifs de la conduite des colons et de la métropole, sans recourir à ces opinions.
Ces raisons expliqueraient, suivant le même auteur, les motifs de l'ardeur que les colonies anglaises mettaient dans les guerres contre la France; elles voulaient rompre le système qui enchaînaient les colons au joug de l'Europe; et l'Europe, trompée par de faux calculs, aveuglée par des jalousies et des rivalités funestes, travaillait elle-même à l'accomplissement de leur projet. Tels sont les profonds calculs que l'on prête aux pères de l'indépendance américaine. Probablement que l'on a exagéré la clairvoyance des vieilles colonies. Nous ne pensons pas, nous, qu'elles eussent déjà à cette époque pressenti si clairement leur avenir. Une espèce d'heureux instinct, comme une inspiration du génie, éclairait leur politique, à laquelle d'ailleurs la liberté était un sûr flambeau, et les conduisait comme par une pente naturelle là où elles devaient aboutir. Mais l'on doit être très sobre dans les jugemens que l'on porte sur les motifs de conduite des peuples à leur berceau. «Rien n'est plus commun, dit Michaud dans son bel ouvrage de l'Histoire des Croisades, que d'attribuer à des siècles reculés les combinaisons d'une profonde politique. Si l'on en croyait certains écrivains, c'est à l'enfance des sociétés qu'appartiendrait l'expérience 68. Les colonies anglaises étaient dans cette voie où la providence met les peuples auxquels elle prépare une grande destinée. Le traité d'Utrecht, en satisfaisant une partie de leurs désirs, augmentait leurs espérances futures. Aussi jetèrent-elles un cri de triomphe lorsqu'elles virent tomber les trois plus anciennes branches de l'arbre colonial français. Cet arbre resta comme un tronc mutilé par la foudre; mais on verra que ce tronc vigoureux, enfoui dans les neiges du Canada, était encore capable de lutter contre de rudes tempêtes et d'obtenir de belles victoires.
Note 68: (retour) Il rappelle à ce sujet l'opinion de Montesquieu: «Transporter dans les siècles reculés toutes les idées du siècle où l'on vit, c'est des sources de l'erreur celle qui est la plus féconde. A ces gens qui veulent rendre modernes tous les siècles anciens, je dirai ce que les prêtres d'Egypte dirent à Solon: O Athéniens! vous n'êtes que des enfans.»
Motifs qui engagent le gouvernement à établir le Cap-Breton.--Description de cette île à laquelle on donne le nom d'Ile-Royale.--La nouvelle colonie excite la jalousie des Anglais.--Projet de l'intendant, M. Raudot, et de son fils pour en faire l'entrepôt général de la Nouvelle-France, en 1706.--Fondation de Louisbourg par M. de Costa Bella.--Comment la France se propose de peupler l'île.--La principale industrie des habitans est la pêche.--Commerce qu'ils font.--M. de St.-Ovide remplace M. de Costa Bella.--Les habitans de l'Acadie, maltraités par leurs gouverneurs et travaillés par les intrigues des Français, menacent d'émigrer à l'Ile-Royale.--Le comte de St.-Pierre forme une compagnie à Paris en 1719, pour établir l'île St.-Jean voisine du Cap-Breton; le roi concède en outre à cette compagnie les îles Miscou et de la Magdeleine. L'entreprise échoue par les divisions des associés.
Le traité d'Utrecht arracha des mains débiles et mourantes de Louis XIV les portes du Canada, l'Acadie et l'île de Terreneuve. De ce traité trop fameux date le déclin de la monarchie française, qui marcha dès lors précipitamment vers l'abîme de 1792. La nation humiliée parut cependant vouloir faire un dernier effort, pour reprendre en Amérique la position avantageuse qu'elle venait de perdre, et elle projeta un système colonial plus vaste encore que celui qui existait avant la guerre, et dont l'heureuse terminaison de la découverte du Mississipi, favorisa l'exécution. En cela le peuple français montrait qu'il n'avait rien perdu lui-même de son esprit d'entreprise ni de son énergie; mais le gouvernement n'avait plus la force ni les moyens de le protéger suffisamment dans une pareille oeuvre. D'ailleurs les circonstances étaient telles qu'il fallait tout sacrifier à l'existence du gouvernement et de la dynastie. Louis XIV n'avait-il pas, par le traité d'Utrecht, acheté le trône d'Espagne pour sa famille au prix de plusieurs de ses colonies, c'est-à-dire, en violant l'intégrité du royaume?
La perte des deux provinces du golfe St.-Laurent, laissait le Canada exposé du côté de l'Océan aux attaques de la puissance qui le touchait déjà du côté de la terre; de sorte qu'en cas d'hostilités celle-ci pouvait empêcher tout secours extérieur d'y parvenir, et le séparer ainsi de sa métropole. Il était donc essentiel tant sous le point de vue défensif, que pour conserver nos pêcheries et avoir un lieu de relâche dans ces parages orageux, de changer une situation si compromettante pour la domination française dans cette partie du monde. Il nous restait encore dans ces lieux, entre autres îles, celle du Cap-Breton, située entre l'Acadie et Terreneuve les deux provinces cédées. Cette île qu'on avait méprisée jusqu'alors, et que l'on était bien aise aujourd'hui de trouver, quoiqu'elle fût très exposée, pouvait devenir comme une double épine dans le flanc des nouvelles acquisitions anglaises qu'elle séparait en deux. On planta le drapeau français sur ses rives désertes, on commença à y édifier des fortifications considérables et qui annonçaient la volonté de protéger efficacement l'entrée de la vallée du St.-Laurent. Ces travaux et l'importance que le Cap-Breton prit tout à coup en France, attirèrent l'attention de sa rivale. L'Angleterre qui avait cru, en s'emparant de l'Acadie et de toute l'île de Terreneuve, porter un coup mortel à la Nouvelle-France, vit avec surprise envelopper entièrement ses colonies, et s'élever depuis les côtes du Cap-Breton jusqu'aux sables de Biloxi, une ceinture de forts dont les canons menaçaient tous les points de leurs vastes frontières. Cette attitude inattendue lui inspira un étonnement mêlé de crainte. Maîtresse des deux plus grands fleuves de l'Amérique septentrionale, fleuves qui lui assuraient la plus grande partie de la traite avec les Sauvages, régnant sur deux vallées fertiles de mille à douze cents lieues de développement, dans lesquelles l'on trouve les productions de tous les climats, la France pouvait acquérir en peu d'années assez de force pour y être inexpugnable. La jalousie de la Grande-Bretagne et la politique prévoyante de ses colonies, qui, dans leur anticipation d'indépendance future, ne désiraient que de voir s'affaiblir le lien d'intérêt commun qui unissait les métropoles ensemble lorsqu'il s'agissait de tenir les colons dans la sujétion, se promirent bien chacune avec ses motifs à elle propres, de réunir, à la première rupture, leurs efforts contre le nouveau poste français du Cap-Breton. Ce poste s'était ainsi suscité, par le fait de sa création, dès en naissant, un ennemi redoutable. La cour de Versailles avait prévu cette hostilité, et ses plans pour y faire face étaient excellens; mais la langueur dans laquelle le monarque du Parc aux Cerfs laissait tomber sa puissance au milieu des débauches, ne permit point de les mettre complètement à exécution: la décrépitude fut la cause des désastres dont cette île devint le théâtre avant de passer aux mains de l'étranger.
Le Cap-Breton, situé au midi de l'île de Terreneuve, dont il est séparé par une des bouches du golfe St.-Laurent de 15 à 16 lieues de large, a, au sud, le détroit de Canseau d'une lieue de traverse à la péninsule acadienne; et à l'ouest l'île St.-Jean (ou du Prince-Edouard). Sa longueur n'est pas tout à fait de 50 lieues. Sa figure à peu près triangulaire est fort irrégulière cependant, et le pays est tellement entrecoupé de lacs et de rivières que les deux parties principales ne tiennent ensemble que par un isthme d'environ 800 verges, qui sépare le port de Toulouse où est situé St.-Pierre, de plusieurs lacs assez considérables dont le plus grand s'appelle Le Bras d'Or. Ces lacs se déchargent au nord-est dans la mer.
Le climat y ressemble à celui de Québec, excepté que le froid y est moins vif à cause du voisinage de l'Océan. Quoique les brumes et les brouillards y soient fréquens, l'air n'y est pas malsain. Elle était couverte de chênes, de pins, d'érables, de planes, de cèdres, de trembles, &c., tous bois propres à la construction. Son sol est susceptible de toutes les productions du bas St.-Laurent, et les montagnes y ayant leur pente au sud, peuvent être cultivées jusqu'à leur sommet. La chasse et la pêche y étaient très abondantes. Elle renferme des mines de charbon de terre et de plâtre, dont une partie amoncelée par bancs au-dessus du sol, était en conséquence plus facile à exploiter que celle qu'il faut aller chercher, comme aujourd'hui, dans les entrailles de la terre.
Il y a un grand nombre d'excellens ports, tous situés du côté de la pleine mer. Les plus beaux sont celui de Ste.-Anne, celui de Louisbourg qui a près de quatre lieues de tour, et dans lequel on entre par un passage de moins de quatre cents verges formé par deux petites îles, et indiqué à la navigation par le cap Lorembec, dont on aperçoit la cime à douze lieues de distance; celui de Miray situé au nord de de l'île Scatari et que les gros vaisseaux peuvent remonter six lieues; et enfin celui des Espagnols, aujourd'hui Sidney, qui a une entrée d'environ mille pas de largeur, et qui allant toujours eu s'élargissant se partage, au bout d'une lieue, en deux bras de trois lieues de longueur assez profonds pour faire de très bons havres.
L'île du Cap-Breton n'avait été fréquentée jusque dans les dernières années, l'été, que par quelques pêcheurs qui y faisaient sécher leur poisson, et, l'hiver, que par des habitans de l'Acadie qui y passaient pour faire la traite des pelleteries avec les Indiens. Vers 1706 elle attira l'attention de M. Raudot, intendant de la Nouvelle-France, qui envoya conjointement avec son fils, au ministère un mémoire relatif à son établissement. Ce mémoire fort circonstancié nous donne une opinion très favorable des connaissances de cet administrateur; et il est fâcheux que la direction du commerce canadien n'ait pas toujours été dans des mains aussi expérimentées. Mais il est vrai aurait-il été possible à un seul homme de neutraliser, pour le Canada, les effets de la politique européenne de la France; c'est-à-dire, d'empêcher que celle-ci en voulant maintenir sa supériorité sur terre, ne la perdît sur mer, ce qui entraînait la ruine de ses colonies.
L'intendant avait imaginé un nouveau plan pour le commerce de l'Amérique du Nord, dans lequel le Cap-Breton devait jouer un grand rôle en devenant l'entrepôt général de cette partie du monde. L'idée en était neuve et ingénieuse; mais elle était mise au jour dans le moment le moins favorable pour être bien accueillie. Néanmoins elle ne fut pas entièrement perdue comme on le verra plus tard.
Après s'être étendu sur les motifs qu'on avait eus d'établir le Canada et sur le commerce des pelleteries, le seul dont on se fût sérieusement occupé jusqu'alors, et auquel on avait tout sacrifié, ces deux administrateurs disaient que le temps était arrivé de donner une nouvelle base au négoce de la Nouvelle-France; que la traite des fourrures devenait de jour en jour moins profitable et cesserait tôt ou tard, que d'ailleurs elle répandait des habitudes vicieuses et vagabondes parmi la population, qui négligeait la culture des terres pour un gain trompeur. Ils faisaient ensuite une comparaison à ce sujet entre la conduite des Américains et la nôtre. Ceux-là, répétaient-ils, sans s'amuser à voyager si loin de chez eux comme nous, cultivent leurs terres, établissent des manufactures, des verreries, ouvrent de mines, construisent des navires et n'ont jamais regardé les pelleteries que comme un accessoire. Nous devons les imiter et nous livrer à un commerce plus avantageux et plus durable. Comme eux encourageons l'exportation des viandes salées, des bois de toutes sortes, du goudron, du brai, des huiles, du poisson, du chanvre, du lin, du fer, du cuivre, &c. A mesure que le chiffre des exportations s'élèvera, celui des importations suivra une marche ascendante proportionnelle; tout le monde sera occupé, les denrées et les marchandises seront abondantes, et par conséquent à meilleur marché; cette activité attirera l'émigration, augmentera les défrichemens, développera la pêche et la navigation, et répandra enfin une vie nouvelle dans tous les établissemens de cette contrée aujourd'hui si languissante. Ils démontraient par un raisonnement parfaitement conforme aux meilleurs principes de l'économie politique moderne, les avantages qui résulteraient de cet état de choses pour la France elle-même; car qu'on ne dise pas, ajoutaient-ils, que si le Cap-Breton tire du Canada une partie de ses denrées que la France peut lui fournir, c'est autant de défalqué du commerce du royaume; celui-là achètera d'autant plus de marchandises françaises qu'il vendra de produits, et plus les manufactures de France emploieront de bras, plus sa population augmentera et plus elle consommera de productions agricoles. Ils terminaient ce long document par insister avec force sur la nécessité de coloniser le Cap-Breton, de faire un dépôt général dans cette île qui se trouvait entre la mère-patrie et l'Acadie, Terreneuve et le Canada, et au centre des pêcheries. Cette île pourrait fournir de son cru, à la première, des morues, des huiles, du charbon de terre, du plâtre, des bois de construction, etc.; aux autres, des marchandises entreposées venant de France, qu'elle échangerait contre les denrées de ces diverses provinces. Il y a plus, observaient-ils encore, ce n'est pas seulement en augmentant la consommation des marchandises en Canada que l'établissement projeté serait utile au royaume, on pourrait aussi faire passer des vins, des eaux de vie, des toiles, du ruban, des taffetas, etc., aux colonies anglaises qui sont très peuplées et qui en achèteraient beaucoup, quand même ce négoce ne serait pas permis. En un mot M. Raudot voulait faire du Cap-Breton dans les limites des possessions françaises, ce que la Grande-Bretagne est aujourd'hui pour le monde, le centre du commerce. Si nous établissions maintenant un chemin de fer entre Halifax et l'extrémité supérieure du Canada, le projet de M. Raudot avec la variante cependant d'Halifax au lieu de Louisbourg, serait bien près de sa réalisation puisque la différence entre les deux entreprises ne tiendrait qu'à celle des circonstances diverses du transport entre ces deux époques. En 1706 l'entrepôt avait besoin de voies liquides pour recevoir et expédier dans toutes les directions les productions et les marchandises. Aujourd'hui un entrepôt peut être placé aussi bien au centre d'un continent qu'au sein d'une mer, parce que l'on peut sur terre faire rayonner des chemins de fer tout aussi bien que des vaisseaux sur l'Atlantique, et que la vapeur franchit les espaces même avec plus de rapidité sur le premier que sur le dernier élément. Ce projet, M. Raudot voulait en confier l'exécution, non à une compagnie toujours égoïste et sacrifiant sans cesse l'avenir au présent, mais au gouvernement qu'il priait de s'en charger, entrant dans les détails les plus minutieux pour lui en démontrer les facilités; mais la guerre que la France soutenait alors contre l'Europe entière et qui occupait toute l'énergie et toutes les forces du royaume, absorbant une partie de sa jeunesse et le trop-plein de la population, ne lui laissait ni le temps ni les moyens de penser à une pareille entreprise. Après la guerre cependant, les choses ayant subi des altérations profondes, la réalisation de ce projet devint non seulement utile, mais d'une absolue nécessité.
L'on commença par changer le nom du Cap-Breton pour lui donner celui d'Ile-Royale, qu'il n'a conservé que durant le temps qu'il est resté entre les mains des Français. L'on choisit ensuite pour quartier général le Havre à l'Anglais dont le nom fut aussi remplacé par celui de Louisbourg. Ce port situé au milieu d'un terrain stérile, ne pouvait être fortifié qu'à grands frais, parce qu'il fallait tirer les matériaux de fort loin. Bien des gens auraient préféré le port Ste.-Anne qui est plus spacieux, très facile à rendre presqu'imprenable, et entouré d'un pays abondant en marbre et en bois de commerce. M. de Costa Bella, qui venait de perdre son gouvernement de Plaisance cédé aux Anglais, fut chargé de commencer la nouvelle colonie et de jeter les fondemens de Louisbourg.
La France comptait moins sur l'émigration sortie de son sein pour peupler l'île et la ville qu'elle voulait fonder, que sur ses anciens sujets de l'Acadie et de Terreneuve. Elle crut que leur antipathie pour leurs nouveaux maîtres les engagerait à venir s'y établir; elle les y invita même ainsi que les Abénaquis, comme s'il eût été raisonnable d'espérer que des colons feraient plus de sacrifices pour augmenter la puissance de leur ancienne mère-patrie que cette mère-patrie elle-même. Les gouverneurs anglais, aveuglés par leurs préjugés religieux et nationaux, avaient d'abord mécontenté, par de mauvais traitemens, les Acadiens, qui, dans leur désespoir, menacèrent d'émigrer. Mais lorsque ces gouverneurs virent la France former un nouvel établissement à côté d'eux, ils se hâtèrent de changer de conduite et de rassurer les colons qui allaient les abandonner. C'est ainsi que la Grande-Bretagne se conduisit envers les habitans du Canada en 1774. Voyant ses anciennes colonies prendre les armes contre elle, elle s'empressa de leur assurer l'usage de leur langue et de leurs institutions nationales, pour les empêcher de joindre les rebelles et les engager à défendre sa cause. Plus tard cependant, lorsqu'elle crut n'avoir plus besoin d'eux, elle les sacrifia; et en cela elle ne fit que répéter ce qu'elle avait déjà fait à l'égard des malheureux Acadiens. Telle est la justice de la politique entre les mains de laquelle les colons, plus que tous autres, ne sont que des jouets, une marchandise.
Les Acadiens rassurés, comme on l'a dit, par les paroles des gouverneurs anglais, ne purent se résoudre à abandonner leurs terres sur lesquelles ils jouissaient d'une douce aisance, et se transmettaient depuis longtemps de père en fils les moeurs pures et patriarcales de leurs ancêtres. Il ne s'en trouva qu'un petit nombre qui voulût émigrer, les uns parce qu'ils ne pouvaient s'habituer au nouveau joug, les autres parce qu'ils avaient peu de chose à perdre en s'en allant; ils vinrent de Terreneuve et de l'Acadie s'établir à Louisbourg et en d'autres endroits de l'île, où ils formèrent de petits villages sans ordre et dispersés sur le rivage, chacun choisissant le terrain qui lui convenait pour la culture ou la pêche.
La ville de Louisbourg bâtie en bois sur une langue de terre qui s'avance dans la mer, atteignit une demi-lieue de longueur dans sa plus grande prospérité. Les rares maisons de pierre qu'on y voyait appartenaient au gouvernement. On y construisit des cales, c'est-à-dire des jetées, qui s'étendant au loin dans le port, servaient pour charger et décharger les navires. Comme le principal objet du gouvernement en prenant possession de l'Ile-Royale, était de s'y rendre inexpugnable, il commença à fortifier Louisbourg en 1720; il y dépensa des sommes énormes et qui dépassèrent trente millions. Il pensa que ce n'était pas trop pour protéger les pêcheries, pour assurer la communication de la France avec le Canada, pour ouvrir en temps de guerre un asile aux vaisseaux venant des Indes occidentales.
La principale industrie des habitans consistait dans la pêche. La traite des fourrures qui s'y faisait avec quelques Sauvages Micmacs était de peu de chose. Cependant le grand nombre d'ouvriers employés d'abord par le gouvernement, pour exécuter ses vastes travaux, et ensuite l'activité de la pêche portèrent graduellement la population de cette colonie à 4000 âmes. Cette population était employée sur la fin au commerce de la morue sèche. Les habitans les moins aisés, suivant Raynal, y employaient deux cents chaloupes et les plus riches cinquante goëlettes de trente à cinquante tonneaux. Les chaloupes ne quittaient jamais les côtes de plus de quatre ou cinq lieues; les goëlettes allaient jusque sur le grand banc de Terreneuve et dans l'automne portaient elles-mêmes leurs précieuses cargaisons en France ou dans les îles de l'archipel du Mexique. Dans le fait l'Ile-Royale n'était qu'une grande pêcherie; et sa population, composée en hiver des pêcheurs fixes, faisait plus que doubler en été par l'arrivée de ceux de l'Europe, qui s'éparpillaient sur les grèves pour faire sécher leur poisson. Elle recevait sa subsistance de la France ou des Antilles. Elle tirait de la première des vivres, des boissons, des vêtemens et jusqu'à ses meubles; elle faisait ses retours en envoyant de la morue dans une partie des vaisseaux qui lui apportaient ces marchandises, le reste allant faire la pêche pour se former une cargaison. Elle expédiait pour les Iles vingt ou vingt-cinq bâtimens de 70 à 140 tonneaux chargés de morue, de madriers, de planches, de merrain, de charbon de terre, de saumon, de maquereau salé, et enfin d'huile de poisson; elle en rapportait du sucre, du café, des rums et des sirops. Elle parvint à créer chez elle un petit commerce d'échange, d'importation et d'exportation. Ne pouvant consommer ce qu'elle recevait de France et des Iles, elle en cédait une partie au Canada et une autre plus considérable à la Nouvelle-Angleterre, qui venait les chercher dans ses navires et apportait en paiement des fruits, des légumes, des bois, des briques, des bestiaux, et par contrebande, des farines et même de la morue.
Malgré cette apparente prospérité, la plus grande partie des habitans languissait dans la misère. La pêche comme les manufactures pour un riche qu'elle fait, retient des milliers d'hommes dans l'indigence. L'expérience nous a démontré depuis longtemps que les industries qui emploient un grand nombre de bras, ont toutes le même inconvénient, la pauvreté excessive des artisans qu'elles occupent. Outre cette cause à laquelle on doit attribuer une partie de la misère des colons de l'Ile-Royale, les circonstances dans lesquelles ils étaient venus s'y établir étaient de nature à augmenter encore le mal; fuyant le joug étranger en Acadie et à Terreneuve, ils avaient tout sacrifié pour venir vivre et mourir sous le drapeau de la France, qui ne faisait pas tout ce qu'elle aurait dû faire pour protéger une population qui lui montrait tant de dévouement. Ils arrivèrent dénués de tout dans l'île. Dans l'impuissance, dit l'historien que nous avons cité plus haut, de se pourvoir d'ustensiles et des premiers moyens de pêches, ils les avaient empruntés à un intérêt excessif. Ceux même qui n'avaient pas eu besoin d'abord de ces avances, ne tardèrent pas à subir la dure loi des emprunts. La cherté du sel et des vivres, les pêches malheureuses les y réduisirent peu à peu. Des secours qu'il fallait payer vingt à vingt-cinq pour cent par année, les ruinèrent sans ressource.
Telle est à chaque instant la position relative de l'indigent qui sollicite des secours, et du citoyen opulent qui ne les accorde qu'à des conditions si dures, qu'elles deviennent en peu de temps fatales à l'emprunteur et au créancier; à l'emprunteur, à qui l'emploi du secours ne peut autant rendre qu'il lui a coûté; au créancier, qui finit par n'être plus payé d'un débiteur que son usure ne tarde pas à rendre insolvable. Il est difficile de trouver un remède à cet inconvénient, car enfin il faut que le prêteur ait ses sûretés, et que l'intérêt de la somme prêtée soit d'autant plus grand que les sûretés sont moindres.
Le fondateur du Cap-Breton fut remplacé par M. de St.-Ovide. En 1720, l'Angleterre nomma pour gouverneur de l'Acadie et de Terreneuve, M. Philippe Richard, qui fut bien étonné en arrivant dans son gouvernement de trouver les anciens habitans français en possession de leur langue, de leur religion et de leurs lois, et en communication journalière avec l'Ile-Royale comme s'ils eussent encore été soumis à la couronne de France; il voulut prendre sur le champ des mesures pour leur anglification en masse, croyant que les choses avaient assez changé pour lui permettre d'exécuter ce projet sans danger. Il commença d'abord par leur interdire tout commerce avec l'Ile-Royale; il leur fit ensuite signifier qu'il leur donnait quatre mois pour prêter le serment d'allégeance. M. de St.-Ovide était informé de tout ce qui se passait; il se hâta de faire avertir les habitans que s'ils consentaient à ce qu'on exigeait d'eux, qu'on les priverait bientôt de la liberté de professer leur religion, et que leurs enfans abandonneraient celle de leurs pères; que les Anglais les traiteraient comme des esclaves; que leur esprit d'exclusion et leur antipathie naturelle contre les Français, les tiendraient toujours séparés d'eux, que les Huguenots, quoique unis à ce peuple par les liens de la religion, en étaient la preuve.
Les Acadiens n'avaient pas attendu cependant ces suggestions de leurs anciens compatriotes, pour répondre à M. Richard; ils lui représentèrent qu'ils étaient restés dans le pays à la condition qu'ils y jouiraient de leurs usages et de leurs institutions tel qu'ils l'entendraient; que sans cela ils se seraient retirés soit en Canada soit à l'Ile-Royale comme le leur permettait le traité d'Utrecht, après avoir vendu leurs terres; que la crainte de perdre une population si industrieuse et de dépeupler le pays, avait engagé le gouvernement britannique à acquiescer à leur demande; que leur demeure dans le pays avait été d'un grand avantage pour les Anglais eux-mêmes en ce que c'était à leur considération que les Sauvages, leurs fidèles alliés, les laissaient, eux les Anglais en repos, ce qui était vrai. Ils laissèrent entrevoir aussi à l'imprudent gouverneur que s'il persistait à mettre son projet à exécution de les forcer de prêter le serment de fidélité, ou de leur ôter leurs pasteurs, il pourrait bien exciter une insurrection qui deviendrait formidable par l'union aux insurgés de tous les Indigènes jusqu'à la rivière Kénébec. Au reste M. de St.-Ovide avait déjà pris des mesures pour faire passer les Acadiens dans l'île St.-Jean, que l'on se proposait alors d'établir. Force fut donc à M. Richard d'abandonner ses projets d'anglification. Le cabinet de Londres ne fit cependant que les ajourner, et l'orage ne se dissipa au-dessus de la tête des malheureux Acadiens que pour éclater plus tard avec une fureur redoublée et afin de mieux compléter leur naufrage.
Nous avons dit que le gouvernement français avait formé le projet d'établir l'île St.-Jean. Cette île en forme d'arc de vingt-deux lieues de long sur une plus ou moins de largeur, et qui est située dans le voisinage du Cap-Breton, dont elle peut être considérée comme une annexe, lui aurait été en effet d'une grande utilité. Elle possède un sol fertile, des pâturages excellens. Jusqu'à la pacification d'Utrecht elle avait été oubliée comme l'Ile-Royale. En 1719 il se forma une compagnie avec le double projet de la défricher et d'y établir de grandes pêcheries. C'était à l'époque du fameux système de Law, et il était plus facile de trouver des fonds que de leur conserver la valeur factice que l'engouement des spéculateurs y avait momentanément attachée. Le comte de St.-Pierre, premier écuyer de la duchesse d'Orléans, se mit à la tête de l'entreprise, et le roi lui concéda alors l'île en question avec celle de Miscou, et l'année suivante les îles de la Magdeleine. Malheureusement l'intérêt qui avait réuni les associés les divisa, tous les intéressés voulurent avoir part à la régie, et la plupart n'avait pas la moindre expérience de ces entreprises; on ne doit pas en conséquence être surpris si tout échoua. L'île retomba dans l'oubli d'où on l'avait momentanément tiré jusque vers 1749, que les Acadiens, fuyant le joug anglais, commencèrent à s'y établir.
La Louisiane, ses habitans et ses limites.--M. Crozat en prend possession en vertu de la cession du roi.--M. de la Motte Cadillac, gouverneur; M. Duclos, commissaire-ordonnateur.--Conseil supérieur établi; introduction de la coutume de Paris.--M. Crozat veut ouvrir des relations commerciales avec le Mexique; voyages de M. Juchereau de St.-Denis à ce sujet; il échoue.--On fait la traite des pelleteries avec les Indigènes, dont une portion embrasse le parti des Anglais de la Virginie.--Les Natchés conspirent contre les Français et sont punis.--Désenchantement de M. Crozat touchant la Louisiane; cette province décline rapidement sous son monopole; il la rend (1717) au roi, qui la concède à la compagnie d'Occident rétablie par Law.--Système de ce fameux financier.--M. de l'Espinay succède à M. de la Motte Cadillac, et M. Hubert à M. Duclos. M. de Bienville remplace bientôt après M. de l'Espinay.--La Nouvelle-Orléans est fondée par M. de Bienville (1717).--Nouvelle organisation de la colonie; moyens que l'on prend pour la peupler.--Terrible famine parmi les colons accumulés à Biloxi.--Divers établissemens des Français.--Guerre avec l'Espagne.--Hostilités en Amérique: Pensacola, île Dauphine.--Paix.--Louis XV récompense les officiers de la Louisiane.--Traité avec les Chicachas et les Natchés.--Ouragan du 12 septembre (1722).--Missionnaires.--Chute du système de Law.--La Louisiane passe à la compagnie des Indes.--Mauvaise direction de cette compagnie.--M. Perrier, gouverneur.--Les Indiens forment le projet de détruire les Français; massacre aux Natchés; le complot n'est exécuté que partiellement.--Guerre à mort faite aux Natchés; ils sont anéantis, 1731.
Les premiers colons de la Louisiane furent des Canadiens. Ce petit peuple qui habitait l'extrémité septentrionale du Nouveau-Monde, sans avoir eu presque le temps de s'asseoir sur la terre qu'il avait défrichée, courrait déjà à l'aventure vers des contrées nouvelles; ses enfans jalonnaient les rives du St.-Laurent et du Mississipi dans un espace de près de douze cents lieues! Une partie disputait les bords glacés de la baie d'Hudson aux traitans anglais, tandis qu'une autre guerroyait avec les Espagnols presque sous le ciel brûlant des tropiques. La puissance française dans l'Amérique continentale semblait reposer sur eux. Ils se multipliaient pour faire face au nord et sud. Partout pleins de dévouement et de bonne volonté, ils manient aussi bien l'aviron du traitant-voyageur, que la hache du défricheur, que le fusil du soldat. Ce tableau des Canadiens a quelque chose de neuf et de dramatique; on aime à voir ce mouvement continuel qui les entraîne dans toutes les directions au milieu des forêts et des nombreuses tribus sauvages qui les regardent passer avec étonnement. Ils furent dans le Nouveau-Monde comme ces tirailleurs qui s'éparpillent dans un combat en avant d'une colonne dont ils annoncent la charge. Cependant ce tableau si pittoresque, ce système d'enlever ainsi les Canadiens à des occupations sédentaires et agricoles pour en faire comme des précurseurs, des pionniers de la civilisation, était-il favorable au même degré aux intérêts de leur pays, à eux-mêmes? C'est là une question qui détruit bien vite le prestige qui nous faisait illusion, en nous amenant à juger les choses à leur juste valeur. Mais notre objet n'est pas ici d'en poursuivre la solution. Au nom de leur roi, les Canadiens obéissaient sans calculer ni les sacrifices, ni les conséquences, et l'on peut se demander s'il n'est pas arrivé jusqu'à ce jour, que ce zèle ait eu des suites funestes pour eux. Quoiqu'il en soit, nous verrons dans le cours de ce chapitre que c'est aux Canadiens principalement que la France dut la conservation de la Louisiane, comme c'était à eux qu'elle devait celle du Canada depuis un quart de siècle.
En même temps qu'elle fortifiait le Cap-Breton, elle s'occupait de l'établissement de la Louisiane, dont elle réclamait pour territoire du côté du sud et de l'ouest jusqu'à la rivière Del Norte, et de là en suivant les hauteurs qui séparent cette rivière de la rivière Rouge jusqu'aux Montagnes-Rocheuses, au golfe de Californie et à la mer Pacifique 69; du côté de l'est toutes les terres dont les eaux tombent dans le Mississipi.
Note 69: (retour) Carte publiée par l'Académie française.
La Mobile ne conserva guère plus longtemps que Biloxi le titre de chef-lieu. Les désavantages propres à cette localité la firent abandonner pour l'île Dauphine, ou du Massacre, ainsi nommée à cause des ossemens humains, restes sans doute d'une nation détruite, qu'on y trouva ensevelis sous le sol. Cette île très basse est couverte d'un sable blanc cristallin si brûlant que rien n'y pousse. L'on se sent saisi à son aspect d'une profonde tristesse. Ce qui la fit rechercher d'abord c'est le port qu'elle possédait; mais elle le perdit peu de temps après que l'on s'y fut établi; un coup de mer en ferma l'entrée.
Le gouvernement absorbé tout entier par la guerre de la succession d'Espagne, ne put prendre entre ses mains la colonisation de cette province. Il se déchargea de cette tâche, dont il avait le succès fort à coeur, sur l'énergie particulière et les efforts des hommes entreprenans. Il existait alors à Paris un négociant habile qui avait acquis une vaste fortune dans le commerce maritime, et qui avait rendu des services signalés au royaume en important une grande quantité de matières d'or et d'argent dans un temps où l'on en avait très besoin. Le roi l'avait nommé conseiller-secrétaire de la maison et couronne de France au département des finances. Ce marchand était M. Crozat. Il lui abandonna en 1712, pour 16 ans, le privilége exclusif du commerce de la Louisiane, et en pleine propriété l'exploitation des mines de cette contrée; c'était agir contrairement à l'esprit du mémoire de M. Raudot, dont nous avons parlé dans le dernier chapitre. M. Crozat qui n'avait attribué qu'à un système vicieux le peu de succès qu'on y avait fait jusqu'alors, se mit en frais d'utiliser incessamment sa gigantesque Concession.
Louis XIV nomma M. de la Motte Cadillac gouverneur en remplacement de M. de Muys, mort en se rendant en Amérique. M. Duclos eut la charge de commissaire-ordonnateur à la place de M. d'Artaguette rentré en France, et un conseil supérieur fut établi pour trois ans, composé de ces deux fonctionnaires et d'un greffier avec pouvoir de s'adjoindre des membres. Ce conseil était un tribunal général pour les affaires civiles et criminelles grandes ou petites. Il devait procéder suivant la coutume de Paris dont les lois furent seules reconnues dans ce pays comme elles l'étaient déjà en Canada. Cette organisation purement despotique, puisque l'administration militaire, civile et judiciaire se trouvait réunie dans les mêmes mains, ne fait qu'ajouter un exemple de plus à ce que nous avons dit, que les colonies françaises furent toutes soumises à leur naissance à un régime militaire absolu.
M. de la Motte Cadillac débarqua à la Louisiane en 1713. Afin de l'intéresser à son commerce, M. Crozat se l'était associé. La nouvelle colonie devint plus que jamais une exploitation mercantile. Le gouverneur dirigea toute son attention vers le commerce. Il trouva en arrivant que les colons languissaient plutôt qu'ils ne vivaient dans un des plus excellens pays du monde, faute d'avances et faute de débouchés pour leurs denrées. Après avoir jeté les yeux autour de lui, il chercha à ouvrir des relations commerciales avec ses voisins; il s'arrêta d'abord aux Espagnols. Il envoya un navire chargé de marchandises à Vera-Cruz. Le vice-roi du Mexique, fidèle aux maximes exclusives de son temps et de son pays, défendit le débarquement de ces marchandises et ordonna au vaisseau de s'éloigner. Malgré le résultat de cette première tentative, M. de Cadillac ne se découragea pas, et résolut d'en faire une seconde par terre. Il choisit pour cela M. Juchereau de St.-Denis, un des voyageurs canadiens les plus intrépides, et qui était à la Louisiane depuis 14 ans.
Cet employé fit deux voyages dans le Mexique (Le page Dupratz), qui furent remplis d'incidens et d'aventures galantes et romanesques. Il ne fut de retour de son second voyage qu'en avril 1719, n'ayant pas eu plus de succès que dans le premier.
Tandis que le gouverneur cherchait ainsi à s'ouvrir des débouchés dans le Mexique, il avait envoyé faire la traite chez les Natchés et les autres nations du Mississipi, où ses agens trouvèrent des Anglais de la Virginie, pour lesquels les Chicachas allaient devenir de nouveaux Iroquois. La même lutte sourde qui existait dans le nord allait se répéter dans le sud, et partager entre les deux peuples rivaux les Indigènes. Bientôt en effet, l'on vit d'un côté plusieurs tribus, ayant à leur tête les Alibamons et les Chactas, tomber sur la Caroline et y commettre des ravages; et, de l'autre, les Natchés tramer la destruction des Français, qui ne furent sauvés que par la promptitude et la vigueur avec lesquelles le gouverneur sut agir. A cette occasion, les barbares se virent condamnés par M. de Bienville, qui commandait l'expédition contre eux, à élever de leurs propres mains, au milieu de leur principal village, un fort pour ceux-mêmes qu'ils voulaient anéantir. C'était la première humiliation que subissait leur grand chef, qui prétendait descendre du soleil et qui en portait le nom avec orgueil. Ce fort, aujourd'hui Natchez, situé sur le Mississipi, couronnait un cap de 200 pieds d'élévation; il fut appelé Rosalie du nom de madame de Pontchartrain, dont le mari, ministre d'état, protégeait la famille des Lemoine d'où sortait Bienville. C'est l'année suivante (1715) que M. du Tisné jeta les fondemens de Natchitoches, ville maintenant florissante.
Cependant les grandes espérances que M. Crozat avait conçues relativement à la Louisiane, s'étaient dissipées peu à peu; il y avait à peine quatre ans qu'il avait cette province entre les mains, et déjà le commerce en était détruit. Le monopole de ce grand fermier avait frappé tout de mort. Avant sa concession il s'y faisait encore quelques affaires. Les habitans de la Mobile et de l'île Dauphine exportaient des provisions, des bois, des pelleteries chez les Espagnols de Pensacola, dans les îles de la Martinique et de St.-Domingue et en France, et ils recevaient en échange les denrées et les marchandises dont ils avaient besoin pour leur consommation ou leur trafic avec les Indiens. M. Crozat n'y eut pas plutôt fait reconnaître son privilége que cette industrie naissante s'éteignit. L'arbre ne recevant plus de lumière et de chaleur que du caprice d'un homme assis dans un comptoir de Paris, se dessécha rapidement et il mourut. Les vaisseaux des Iles ne parurent plus; il fut défendu d'aller à Pensacola d'où provenait tout le numéraire de la colonie, et de vendre à d'autres qu'aux agens de M. Crozat, qui donnèrent les prix qu'ils voulurent. Celui des pelleteries fut fixé si bas que cette marchandise fut toute portée, par les chasseurs, en Canada ou dans les colonies anglaises. Le concessionnaire, à l'aspect de la décadence de la colonie, n'en voulut pas voir la cause là où elle était; il adressa à diverses reprises de vaines représentations au gouvernement qui ne les écouta pas. Enfin épuisé par les grandes avances qu'il avait faites pour les nombreux établissemens formés en diverses parties du pays, et trompé dans son attente d'ouvrir par terre et par mer des communications avec le Mexique pour y verser ses marchandises et en tirer des métaux, dégoûté aussi d'un privilége plus onéreux que profitable, il le remit au roi, qui le concéda de suite à la compagnie d'Occident, dont le succès étonna d'abord toutes les nations.
Un aventurier écossais, Jean Law, homme plein d'imagination et d'audace, cherchant avec avidité l'occasion d'attirer sur lui l'attention de l'Europe par quelque grand projet, trouva dans la situation financière de la France, un moyen de parvenir au but qu'il désirait d'atteindre. Ayant fait une étude de l'économie politique dont Turgot et Smith devaient plus tard faire une science, il se présenta à Paris comme le sauveur de la nation et le restaurateur de ses finances délabrées. Quel remède inattendu a-t-il trouvé pour combler l'abîme de la dette nationale, qui devient de jour en jour plus incommensurable malgré tous les efforts que l'on fait pour le fermer? Le papier monnaie et les mines imaginaires de la Louisiane. Le pays même que Crozat vient de rejeter avec dégoût, après y avoir perdu des sommes considérables, est la panacée qui doit produire une aussi grande merveille.
Il n'y a que l'état déplorable de la France qui ait pu entraîner le peuple, le roi et ses ministres dans ces illusions vers lesquelles ils se portèrent avec une ardeur qui se communiqua à d'autres pays.
«Ponce de Léon n'eut pas plutôt abordé à la Floride en 1512, qu'il se répandit dans l'ancien et le nouveau-monde que cette région était remplie de métaux. Ils ne furent découverts ni par François de Cordoue, ni par Velasquez de Ayllon, ni par Philippe de Narvaez, ni par Ferdinand de Soto, quoique ces hommes entreprenans les eussent cherchés pendant trente ans avec des fatigues incroyables. L'Espagne avait enfin renoncé à ses espérances; elle n'avait même laissé aucun monument de ses entreprises; et cependant il était resté vaguement dans l'opinion des peuples que ces contrées renfermaient des trésors immenses. Personne ne désignait le lieu précis où ces richesses pouvaient être; mais cette ignorance même servait d'encouragement à l'exagération. Si l'enthousiasme se refroidissait par intervalle, ce n'était que pour occuper plus vivement les esprits quelque temps après. Cette disposition générale à une crédulité avide, pouvait devenir un merveilleux instrument dans des mains habiles».
Law sut mettre ces vagues croyances à profit. Ce financier avait commencé ses opérations en établissant avec la permission du régent en 1716 une banque avec un capital de 1200 actions de mille écus chacune. La nouvelle institution dans ces sages limites, augmenta le crédit et fit un grand bien, car elle pouvait faire face à ses obligations facilement; mais on avait toujours les yeux tournés vers la Louisiane, et c'est là où l'on devait trouver l'or pour payer les dettes de l'Etat. En 1717 la compagnie d'Occident fut rétablie par Law; on lui céda immédiatement la Louisiane et on l'unit à la banque; on donna encore à cette association la ferme du tabac et le commerce du Sénégal. Dans la supposition du succès, elle devait dégénérer en un affreux monopole. Mais à cette époque on était incapable de juger des avantages ou des désavantages de ces grandes opérations; et à venir encore jusqu'à nos jours, les opinions des hommes les plus éclairés sont opposées et contradictoires sur la matière.
Quoiqu'il en soit, les actions de la compagnie d'Occident se payaient en billets d'Etat que l'on prenait au pair quoiqu'ils ne valussent que cinquante pour cent dans le commerce. Dans un instant le capital de 100 millions fut rempli; chacun s'empressait de porter un papier décrié, croyant le voir bientôt racheté en bel or de la Louisiane. Les créanciers de l'Etat qui entrevoyaient leur ruine dans l'abaissement graduel des finances, se prirent à cette spéculation, comme à leur seul moyen de salut. Les riches entraînés par le désir d'augmenter leur fortune, s'y lancèrent avec des rêves dont Law avait soin de nourrir la cupide extravagance. «Le Mississipi devint un centre où toutes les espérances, toutes les combinaisons se réunissaient. Bientôt des hommes riches, puissans, et qui pour la plupart passaient pour éclairés, ne se contentèrent pas de participer au gain général du monopole, ils voulurent avoir des propriétés particulières dans une région qui passait pour le meilleur pays du monde. Pour l'exploitation de ces domaines, il fallait des bras: la France, la Suisse et l'Allemagne fournirent avec abondance des cultivateurs, qui, après avoir travaillé trois ans gratuitement pour celui qui aurait fait les frais de leur transportation, devaient devenir citoyens, posséder eux-mêmes des terres et les défricher.»
Cependant le gouverneur et le commissaire-ordonnateur de la Louisiane avaient été changés. M. de la Motte Cadillac avait eu pour successeur M. de l'Espinay, et M. Duclos M. Hubert; mais quelque temps après, M. de Bienville fut nommé commandant général de toute la Louisiane. Les Français occupaient alors Biloxi, l'île Dauphine, la Mobile, Natchez et Natchitoches sur la Rivière-Rouge. Ils avaient aussi commencé des établissemens sur plusieurs autres points du pays. Biloxi était redevenu chef-lieu. Le port de l'île Dauphine avait été abandonné pour l'Ile aux Vaisseaux. L'obstination que l'on mettait à demeurer sur une côte stérile, pour ne pas s'éloigner de la mer, démontre que le but de la colonisation de cette contrée avait été jusque là tout commercial. Enfin l'on commença à croire que les bords du Mississipi présentaient de plus grands avantages pour la situation d'une capitale. On résolut d'aller chercher un asile sur la rive gauche de ce fleuve, dans un endroit que M. de Bienville avait déjà remarqué à 30 lieues de l'Océan. Ce gouverneur avec quelques pauvres charpentiers et faux-sauniers y jeta, en 1717, les fondemens d'une ville qui est aujourd'hui l'une des plus populeuses et des plus riches du Nouveau-Monde. Il la nomma Nouvelle-Orléans en l'honneur du duc d'Orléans, régent du royaume. La Louisiane avait eu pour fondateur un Canadien illustre dans nos annales, la capitale de ce beau pays allait devoir son existence également à un de nos compatriotes. M. de Pailloux fut nommé gouverneur de la nouvelle ville, où arriva l'année suivante un vaisseau qui avait été agréablement trompé en trouvant 16 pieds d'eau dans l'endroit le moins profond du Mississipi. L'on ne croyait pas que ce fleuve fut navigable si haut pour les gros navires. On transféra seulement en 1722 le gouvernement à la Nouvelle-Orléans. On ne pouvait se résoudre dans cette province à perdre la mer de vue, tandis qu'en Canada l'on cherchait au contraire à s'en éloigner en s'élevant toujours sur le St.-Laurent pour suivre la traite des pelleteries dans les forêts.
La compagnie d'Occident n'avait pas été plus tôt en possession de la Louisiane qu'elle avait travaillé à organiser un nouveau gouvernement, et à former un système d'émigration propre à assurer le rapide établissement de cette province, et surtout l'exploitation des mines abondantes dont le métal précieux devait payer la dette nationale, ce chancre qui dévorait la France et minait déjà le trône si fier de sa royale et antique dynastie.
Dans la nouvelle organisation M. de Bienville fut nommé gouverneur général et directeur de la compagnie en Amérique; M. de Pailloux, major-général; M. Dugué de Boisbriand, autre Canadien, commandant aux Illinois, et M. Diron, frère de l'ancien commissaire-ordonnateur, inspecteur-général des troupes.
La Louisiane avait été cédée à la compagnie en 1717; dès le printemps suivant huit cents colons sur trois vaisseaux quittaient la Rochelle pour cette contrée. Il y avait parmi eux plusieurs gentilshommes et anciens officiers, au nombre desquels était M. Lepage Dupratz qui a laissé d'intéressans mémoires sur cette époque pleine d'intérêt. Cette émigration se dispersa sur différens points. Les gentilshommes étaient partis avec l'espoir d'obtenir de vastes seigneuries en concession, et d'introduire dans la nouvelle province une hiérarchie nobiliaire comme il en naissait alors une en Canada. Law lui-même voulut donner l'exemple. Il obtint une terre de quatre lieues en carré, à Arkansas, qui fut érigée en duché; et il fit ramasser quinze cents hommes, tant Allemands que Provençaux pour la peupler; il devait encore y envoyer 6000 Allemands du Palatinat; mais c'est dans ce moment même (1720) que croula sa puissance éphémère avec l'échafaudage de ses projets gigantesques qui laissèrent sur la France les ruines de la fortune publique et particulière. Le contrecoup de cette grande chute financière, qui n'avait encore rien eu de pareil chez les modernes, ébranla profondément la jeune colonie, et l'exposa aux désastres les plus déplorables. Des colons rassemblés à grands frais plus de mille furent perdus avant l'embarquement à Lorient. «Les vaisseaux qui portaient le reste de ces émigrans ne firent voile des ports de France qu'en 1721, un an après la disgrace du ministre; et il ne put donner lui-même aucune attention à ce débris de sa fortune. La concession fut transportée à la compagnie». Cette compagnie ne donna point l'ordre de cesser d'acheminer les colons vers l'Amérique. Une fois en route ces malheureux ne pouvaient arrêter, et la chute du système les laissait sans moyens. On les entassait sans soin et sans choix dans des navires et on les jetait sur la plage de Biloxi, d'où ils étaient transportés dans les différens lieux de leur destination. En 1721, les colons furent plus nombreux que jamais; on les embarquait en France avec une imprévoyance singulière. L'on n'avait pas à Biloxi assez d'embarcations pour suffire à les monter sur le Mississipi. Il y eut encombrement de population, les provisions manquèrent et la disette apparut avec toutes ses horreurs; on n'eut plus pour vivre que les huîtres que l'on péchait sur le bord de la mer. Plus de cinq cents personnes moururent de faim, dont deux cents de la concession de Law. L'ennui et le chagrin en conduisirent aussi plusieurs au tombeau. La mésintelligence, la désunion, suite ordinaire des malheurs publics, se mit dans la colonie; l'on forma des complots, et l'on vit une compagnie de troupes Suisses qui avait reçu ordre de se rendre à la Nouvelle-Orléans, passer, officiers en tête, à la Caroline 70.
Note 70: (retour) Charlevoix: Journal historique.
Ce sont ces désastres qui engagèrent enfin à abandonner Biloxi, cette rive funeste, et la Nouvelle-Orléans devint définitivement la capitale de la Louisiane.
Il ne faut pas croire néanmoins que tant d'efforts, quoique mal dirigés, fussent sans fruit. Nombre d'établissemens furent commencés, réussirent et sont aujourd'hui des places considérables. Sans doute l'on eût pu faire mieux, beaucoup mieux; mais Raynal exagère singulièrement le mal. Une colonisation forte, permanente, puissante, se fait graduellement, se consolide par ses propres efforts et la jouissance d'une certaine liberté. Ne fût-il mort personne à Biloxi, les émigrans eussent-ils tous été des cultivateurs laborieux, intelligens, persévérans, et l'on sait que ces qualités manquaient à beaucoup d'entre eux, encore le succès prodigieux qu'on attendait ne se serait pas réalisé: on a vu jusqu'à quel degré on avait élevé les espérances de la France. Les mines du Mississipi devaient payer la dette nationale, et la Louisiane elle-même devait relever son commerce et former un empire français. On fut cruellement trompé sur tous ces points. Ce désappointement amer causa une sensation si profonde, resta tellement empreint dans les esprits, que longtemps après il influençait encore la plume irritable de l'historien des deux Indes, et que le sage Barbé-Marbois ne put au bout d'un siècle échapper totalement à l'impression qu'il avait laissée dans sa patrie. Ces espérances qu'on avait formées s'appuyaient sur une base chimérique, le système de Law, sur lequel il convient maintenant de rapporter les jugemens qu'on a prononcés.
«Dans leur appréciation, les uns comme M. Barbé-Marbois, disent que Law après avoir persuadé aux gens crédules que la monnaie de papier peut, avec avantage tenir lieu des espèces métalliques, tira de ce faux principe les conséquences les plus extravagantes. Elles furent adoptées par l'ignorance et la cupidité, et peut-être par Law lui-même, car il portait de l'élévation et de la franchise jusque dans ses erreurs.
«Les hommes éclairés résistèrent cependant, et beaucoup de membres du parlement de Paris opposaient à ses impostures les leçons de l'expérience. Vaine sagesse! Jean Law parvint à persuader au public que la valeur de ses actions était garantie par des richesses inépuisables que recélaient des mines voisines du Mississipi. Ces chimères appelées du nom de système de Law, ne différaient pas beaucoup de celles qu'on s'est efforcé de nos jours de reproduire sous le nom de Crédit. Quelques-uns ont prétendu que tant d'opérations injustes, tant de violations des engagemens les plus solennels, étaient le résultat d'un dessein profondément médité, et que le régent n'y avait consenti que pour libérer l'Etat d'une dette dont le poids était devenu insupportable. Nous ne pouvons adopter cette explication. Il est plus probable qu'après être entré dans une voie pernicieuse, ce prince et son conseil furent conduits de faute en faute à pallier un mal par un mal plus grand et à tromper le public en se faisant illusion à eux-mêmes. Si au contraire ils avaient agi par suite d'une mesure préméditée, il y aurait encore plus de honte dans cet artifice que dans la franche iniquité du Directoire de France, quand en 1797 il réduisit au tiers la dette publique».
D'autres ayant Say à leur tête, attribuent le naufrage du système à une autre cause. «Les gouvernemens qui ont mis en circulation, dit ce grand économiste, des papiers-monnaies, les ont toujours présentés comme des billets de confiance, de purs effets de commerce, qu'ils affectaient de regarder comme des signes représentatifs d'une matière pourvue de valeur intrinsèque. Tels étaient les billets de la banque formée, en 1716, par l'Ecossais Law, sous l'autorité du régent. Ces billets étaient ainsi conçus:
La banque promet de payer au porteur à vue.... livres, en monnaie de même poids et au même titre que la monnaie de ce jour, valeur reçue, à Paris, etc.
La banque, qui n'était encore qu'une entreprise particulière, payait régulièrement ses billets chaque fois qu'ils lui étaient présentés. Ils n'étaient point encore un papier-monnaie. Les choses continuèrent sur ce pied jusqu'en 1719 et tout alla bien 71. A cette époque, le roi, ou plutôt le régent remboursa les actionnaires, prit l'établissement entre ses mains, l'appela banque royale, et les billets s'exprimèrent ainsi:
«La banque promet de payer au porteur à vue... livres, EN ESPÈCES D'ARGENT, valeur reçue à Paris etc.
Note 71: (retour) Voyez dans Dutot, volume II, page 200, quels furent les très bons effets du système dans ses commencemens.
«Ce changement, léger en apparence, était fondamental. Les premiers billets stipulaient une quantité fixe d'argent, celle qu'on connaissait au moment de la date sous la dénomination d'une livre. Les seconds ne stipulant que des livres, admettaient toutes les variations qu'il plairait au pouvoir arbitraire d'introduire dans la forme et la matière de ce qu'il appellerait toujours du nom de livres. On nomma cela rendre le papier-monnaie fixe: c'était au contraire en faire une monnaie infiniment plus susceptible de variations, et qui varia bien déplorablement. Law s'opposa avec force à ce changement: les principes furent obligés de céder au pouvoir, et les fautes du pouvoir, lorsqu'on en sentit les fatales conséquences, furent attribuées à la fausseté des principes.»
Telles sont les opinions d'un homme d'état et d'un économiste célèbre. L'un et l'autre, trop exclusifs dans leurs idées, n'ont peut-être pas dit toute la vérité. Say, ne faisant aucune attention aux entreprises étrangères à la banque de Law, semble attribuer uniquement sa catastrophe à l'altération des monnaies. Marbois partant d'un autre principe, l'impute à la base chimérique donnée à cette banque, en la faisant dépendre du succès des compagnies orientale et occidentale rétablies ou formées par le financier étranger. Ne pourrions nous pas dire plutôt que le système de Law était prématuré pour la France; et qu'il ne pouvait convenir qu'à une nation très commerçante et qui fût déjà familière avec les opérations financières et le jeu du crédit public. Or l'on sait que les Français en général ne l'étaient pas alors. C'était là la grande faute du système qui commença à éclairer la France, dit Voltaire, en la bouleversant. Avant lui, «il n'y avait que quelques négocians qui eussent des idées nettes de tout ce qui concerne les espèces, leur valeur réelle, leur valeur numéraire, leur circulation, le change avec l'étranger, le crédit public; ces objets occupèrent la régence et le parlement.
«Adrien de Noailles duc et pair, et depuis maréchal de France, était chef du conseil des finances..... Au commencement de ce ministère l'Etat avait à payer 900 millions d'arrérages; et les revenus du roi ne produisaient pas 69 millions à 30 francs le marc. Le duc de Noailles eut recours en 1716 à l'établissement d'une chambre de justice contre les financiers. On rechercha les fortunes de 4410 personnes, et le total de leurs taxes fut environ de 219 millions 400 mille livres; mais de cette somme immense, il ne rentra que 70 millions dans les coffres du roi. Il fallait d'autres ressources».
On s'adressa au commerce. Il était peu considérable comparativement parlant; les guerres l'avaient ruiné, on voulut le faire grandir tout-à-coup en formant un crédit factice, comme si le commerce était fondé sur le crédit et non le crédit sur le commerce. On oublia qu'il manquait à la France un capital réel, l'esprit d'entreprise et d'industrie. Law avait senti le vice de la situation, et c'est pour cela qu'il faisait de si grands efforts pour augmenter le négoce du royaume en activant l'établissement des possessions d'outre-mer. Mais les ressources dont il jetait ainsi la semence allaient venir trop tard à son secours; d'ailleurs dans son ardeur fiévreuse, il s'en était laissé imposer sur les avantages que présentait, par exemple, le Nouveau-Monde. Il crut ou feignit de croire que la Louisiane renfermait des richesses métalliques inépuisables et capables de suppléer à tous les besoins. Il se trompa. On a pu voir ce qu'était cette contrée et ce que l'on pouvait attendre d'elle. Force fut donc à Law, faute d'un Pérou, faute de marchandises, faute d'industrie, faute enfin d'autres valeurs réelles, d'asseoir son papier-monnaie sur le numéraire seulement qu'il y avait en France. Ce papier il fallut l'augmenter, on altéra les espèces, en leur donnant aussi à elles une valeur factice; de là la ruine du système; cette opération absurde amena une banqueroute. L'on s'aperçut alors que, relativement à la Louisiane du moins, le système était fondé sur une chimère.
Après cette catastrophe la compagnie d'Occident, cessionnaire de tous les droits de Law, n'en conserva pas moins la possession du pays, qu'elle continua de gouverner et d'exploiter comme un monopole. Ce système avait déjà coûté 25 millions. «Les administrateurs de la compagnie qui faisait ces énormes avances, avaient la folle prétention de former dans la capitale de la France le plan des entreprises qui convenaient à ce nouveau monde. De leur hôtel, on arrangeait, on façonnait, on dirigeait chaque habitant de la Louisiane avec les gênes et les entraves qu'on jugeait bien ou mal favorables au monopole. Pour en cacher les calamités on violait, on interceptait la correspondance avec la France. «Les morts et les vivans, disait Lepage Dupratz, sont également à ménager pour ceux qui écrivent les histoires modernes, et la vérité que l'on connaît est d'une délicatesse à exprimer qui fait tomber la plume des mains de ceux qui l'aiment». Quant à l'établissement du pays par l'émigration des classes agricoles de France, le régime féodal y mettait obstacle. Les nobles et le clergé, possesseurs du sol et du gouvernement, n'avaient garde de favoriser l'éloignement des cultivateurs, et d'acheminer les vassaux dont ils tiraient toute leur fortune sur le Nouveau-Monde. Aussi très peu de paysans français ont-ils quitté le champ paternel pour venir en Amérique à aucune époque. En un mot, rien en France au commencement du dernier siècle n'était capable de donner une forte impulsion à la colonisation.
Malgré ces entraves, malgré toutes ces fautes et les malheurs qui en furent la suite, néanmoins l'on fit encore plus qu'on n'aurait pu l'espérer, et les établissemens formés en différens endroits de la Louisiane, assurèrent la possession de cette province à la France. L'hostilité de l'Espagne, les armes des Sauvages et la jalousie des colonies anglaises ne purent lui arracher un pays qu'elle conserva encore longtemps après avoir perdu le Canada.
Outre les cinq ou six principaux établissemens formés par les Français dont on a parlé ailleurs, l'on en avait encore commencé d'autres aux Yasous, au Baton-Rouge, aux Bayagoulas, aux Ecores-Blancs, à la Pointe coupée, à la Rivière-Noire, aux Paska-Ogoulas et jusque vers les Illinois. C'était occuper le pays sur une grande échelle; et toutes ces diverses plantations se maintinrent et finirent la plupart par prospérer.
Pendant que Law était tout rempli de ses opérations financières, des événemens survenus en Europe avaient mis les armes aux mains de deux nations qui semblaient devoir être des alliés inséparables, depuis le traité des Pyrénées, la France et l'Espagne. Albéroni fut le principal auteur de cette levée de boucliers funeste pour le pays qu'il servait et pour lui-même.
Albéroni, observe un auteur moderne, avait les projets les plus ambitieux et les plus vastes; autrefois prêtre obscur dans l'Etat de Parme, espion et flatteur du duc de Vendôme, qu'il suivit en Espagne, il était parvenu de cette vile condition à la plus haute fortune; il était cardinal et ministre absolu du faible Philippe V, qu'il gouvernait de concert avec la reine, et voulait relever la puissance espagnole pour accroître la sienne; il semblait enfin aspirer à jouer le rôle d'un Richelieu. L'Angleterre, la France, l'Empire et la Hollande conclurent à Londres (2 août 1718), un nouveau traité qui reçut le nom de quadruple alliance. L'empereur y renonça pour lui-même et pour ses successeurs, à toute prétention à la couronne d'Espagne, à condition que Philippe V lui restituerait la Sicile et remettrait la Sardaigne au duc de Savoie. On somma le roi d'Espagne d'accéder à ce traité dans le délai de trois mois; mais Albéroni conspirait alors avec la duchesse du Maine contre le régent, et reçut cette proposition avec une hauteur insolente. Tout était préparé pour le succès de son projet: des troupes espagnoles devaient être jetées en Languedoc et en Bretagne, où existaient déjà des germes de révolte; on s'emparerait du régent, qu'on renfermerait dans une forteresse; on convoquerait les Etats-Généraux; on obtiendrait l'annulation des traités de Londres et de La Haye; on ferait déclarer le duc d'Orléans déchu de son droit de succession à la couronne, et la régence serait déférée à Philippe V, qui se trouverait alors sur les premiers degrés d'un trône auquel il tenait bien plus qu'à la couronne que son aïeul Louis XIV avait placée sur sa tête. Le prince de Cellamare, ambassadeur d'Espagne, était l'agent accrédité de cette conspiration, dans laquelle la duchesse du Maine avait entraîné quelques grands seigneurs et beaucoup d'intrigans subalternes. Tout le secret de l'affaire fut découvert dans les papiers d'un abbé Porto-Carréro, qu'on arrêta sur la route d'Espagne, où il se rendait pour prendre les derniers ordres d'Albéroni.
Le régent dès qu'il fut instruit du complot montra la plus grande vigueur. Il fit arrêter l'ambassadeur de Philippe V, et punir les complices de la duchesse du Maine. Il déclara ensuite la guerre à l'Espagne qui eut la France et l'Angleterre sur les bras, l'Angleterre comme signataire du traité de la quadruple alliance et parce qu'Albéroni avait cherché à y ranimer le parti du prétendant, le prince Charles, auquel il avait offert des secours. Les Espagnols furent partout malheureux; ils furent battus sur mer par les Anglais, et sur terre par les troupes françaises qui envahirent leur pays, conduites par le maréchal de Berwick. Ils reçurent aussi des échecs en Amérique où M. de Sérigny fut envoyé avec trois vaisseaux pour s'emparer de Pensacola que l'on trouvait trop rapproché de la Louisiane, et que d'ailleurs l'on convoitait depuis longtemps, parceque c'est le seul port qu'il y ait sur toute cette côte depuis le Mississipi jusqu'au canal de Bahama. Don Jean Pierre Matamoras y commandait. Attaquée du coté de la terre par 700 Canadiens, Français et Sauvages, sous les ordres de M. de Chateauguay, et du côté de la mer par M. de Sérigny, la place se rendit (1719) après quelque résistance, et la garnison et une partie des habitans furent embarquées sur deux navires français pour la Havane. Mais ces deux navires étant tombés en route au milieu d'une flotte espagnole, furent enlevés et ils entrèrent comme prises là où ils croyaient paraître en vainqueurs.
La nouvelle de la reddition de Pensacola fit une grande sensation dans la Nouvelle-Espagne et le Mexique. Le vice-roi, le marquis de Valero, mit en mouvement toutes les forces de terre et de mer dont il pouvait disposer, et dès le mois de juin don Alphonse Carrascosa entra dans la baie sur laquelle cette ville est bâtie avec 12 bâtimens, 3 frégates et 9 balandres portant 850 hommes de débarquement. A la vue des Espagnols, une partie de la garnison composée de déserteurs, de faux-sauniers et autres gens de cette espèce, passa à l'ennemi; le reste, après s'être à peine défendu, força M. de Chateauguay à se rendre. La plupart de ces misérables entrèrent immédiatement au service espagnol, et les autres furent jetés par Carrascosa, pieds et poings liés à fond de cale des vaisseaux. Il rétablit ensuite Don Matamoras dans son gouvernement et lui laissa une garnison suffisante.
Après cette victoire, le vice-roi espagnol décida de chasser les Français de tout le golfe du Mexique, et Don Carnejo fut chargé de cette tâche avec son escadre à laquelle devaient se rallier tous les vaisseaux de sa nation qu'il rencontrerait. Carrascosa de son côté tourna ses voiles vers l'île Dauphine et la Mobile qu'il croyait prendre sans beaucoup de difficultés; mais tous ces projets des Espagnols finirent malheureusement. D'abord un détachement des troupes de Carrascosa fut défait par M. de Vilinville à la Mobile, ce qui l'obligea d'abandonner l'attaque de cette place; ensuite il fut repoussé lui-même à Guillory, ilot de l'île Dauphine autour de laquelle il roda pendant quatorze jours comme un vautour qui épie sa proie. Le brave Sérigny déjoua tous ses mouvemens, quoiqu'il eût pourtant avec lui moins de 200 Canadiens et le même nombre de Sauvages sur lesquels il put compter, le reste de ses forces se composant de soldats mal disposés dont il se défiait plus que des ennemis mêmes.
Leurs attaques ayant été repoussées, les Espagnols durent s'attendre, suivant l'usage de la guerre, à se voir assaillis à leur tour. En effet, le comte de Champmêlin arriva avec une escadre française pour reprendre Pensacola. M. de Bienville fut chargé d'investir la place par terre avec ses Canadiens et ses Sauvages, tandis que le comte de Champmêlin lui-même l'attaquerait par mer. Ce projet fut exécuté avec promptitude et vigueur. Carrascosa avait embossé sa flotte à l'entrée du port et hérissé le rivage de canons; après deux heures et demie de combat, tous les vaisseaux espagnols amenèrent leurs pavillons; et le lendemain, Bienville ayant continué une fusillade fort vive toute la nuit avec Pensacola, cette ville se rendit pour prévenir un assaut. On fit de 12 à 15 cents prisonniers, parmi lesquels se trouvaient un grand nombre d'officiers. On démantela une partie des fortifications et on laissa quelques hommes seulement dans le reste.
Ce fut après cette campagne que le roi crut devoir récompenser les officiers canadiens qui commandaient à la Louisiane depuis sa fondation, et aux efforts desquels il devait la conservation de cette colonie, qui était leur ouvrage; car les colons européens, concessionnaires et autres, périssant de faim ou dégoûtés du pays, désertaient par centaines, surtout les soldats, et se réfugiaient dans les colonies anglaises. Cela alla si loin que le gouverneur de la Caroline crut de son devoir d'en informer M. de Bienville. Le pays se vidait avec autant de rapidité qu'il s'était rempli. Les principaux d'entre les Canadiens étaient MM. de Bienville, de Sérigny, de St.-Denis, de Vilinville et de Chateauguay, «Les colons les plus prospères, dit Bancroft, c'étaient les vigoureux émigrans du Canada qui n'avaient guère apporté avec eux que leur bâton et les vêtemens grossiers qui les couvraient». Le gouvernement français n'avait pas en effet de sujets plus utiles et plus affectionnés. Renommés par leurs moeurs paisibles et la douceur de leur caractère dans la paix, ils formaient dans la guerre une milice aussi dévouée qu'elle était redoutable. Louis XV nomma M. de Sérigny capitaine de vaisseau, récompense qui était bien due à sa valeur, à ses talens et au zèle avec lequel il avait servi l'Etat depuis son enfance, n'ayant jamais monté à aucun grade dans la marine qu'après s'être distingué par quelqu'action remarquable ou par quelque service important. M. de St.-Denis reçut un brevet de capitaine et la croix de St.-Louis. M. de Chateauguay fut nommé au commandement de St.-Louis de la Mobile. Cependant la guerre tirait à sa fin. Excitée par un ministre ambitieux, sans motifs raisonnables qui pussent la justifier, elle n'apporta, comme on l'a déjà dit, que des désastres à l'Espagne. La paix signée le 17 février 1720, mit fin à cette querelle de famille. Albéroni disgracié, fut reconduit en Italie, escorté par des troupes françaises, et y acheva sa vie dans l'obscurité, après s'être un instant bercé de l'espoir de changer la face du monde. L'on déposa les armes en Amérique comme en Europe, et le port de Pensacola, pour lequel on se battait depuis trois ans, fut rendu aux Espagnols.
La paix avec cette nation fut suivie de près par celle avec les Chicachas et les Natchés, qui avaient profité de la guerre pour commettre des hostilités contre la Louisiane. Ces heureux événemens, successivement annoncés, allaient enfin laisser respirer le pays qui ne demandait que du repos, quand un ouragan terrible qui éclata le 12 septembre 1722, y répandit partout la désolation. La mer gonflée par l'impétuosité du vent, franchit ses limites et déborda dans la campagne renversant tout sur son passage. La Nouvelle-Orléans et Biloxi furent presque renversés de fond en comble, et les infortunés habitans durent recommencer la construction de ces villes comme pour la première fois.
Jusqu'à cette époque, le gouvernement ne s'était point occupé du soin des âmes dans la Louisiane. Le pieux Charlevoix qui arrivait de cette contrée, appela en 1723 l'attention de la cour sur cette mission. Les intérêts de la religion et de la politique, les idées traditionnelles, le système suivi dans la Nouvelle-France, tout devait recommander ce sujet important au bon accueil du gouvernement. «Nous avons vu, observe cet historien, que le salut des Sauvages fut toujours le principal objet que se proposèrent nos rois partout où ils étendirent leur domination dans le Nouveau-Monde, et l'expérience de près de deux siècles nous avait fait comprendre que le moyen le plus sûr de nous attacher les naturels du pays, était de les gagner à Jésus-Christ. On ne pouvait ignorer d'ailleurs qu'indépendamment même du fruit que les ouvriers évangéliques pouvaient faire parmi eux, la seule présence d'un homme respectable par son caractère, qui entende leur langue, qui puisse observer leurs démarches, et qui sache en gagnant la confiance de quelques uns se faire instruire de leurs desseins, vaut souvent mieux qu'une garnison; on peut du moins y suppléer, et donner le temps aux gouverneurs de prendre des mesures pour déconcerter leurs intrigues». Cette dernière raison fut sans doute d'un plus grand poids que la première auprès du voluptueux régent et de la plupart des membres de la compagnie des Indes, à cette époque d'indifférence et d'incrédulité. Des Capucins et des Jésuites furent envoyés pour évangéliser les Indigènes, surtout pour les disposer favorablement envers les Français.
L'an 1726 fut le dernier de l'administration de M. de Bienville, administration rendue si difficile et si orageuse par le vice du système de M. Crozat, et par la chute mémorable de celui de Law. Les désastres qui en furent la suite n'empêchèrent pas néanmoins les Français de se maintenir dans le pays et de triompher dans la guerre avec les Espagnols. Lorsque M. Perrier, lieutenant de vaisseau, arriva au mois d'octobre pour remplacer M. de Bienville, qui passa en France, il trouva la Louisiane assez tranquille au dehors, bonheur acquis après des luttes de toute espèce et dont elle devait s'empresser de jouir, car il se formait déjà dans le silence des forêts et les conciliabules secrets des barbares un orage beaucoup plus menaçant que tous ceux qu'elle avait eu à traverser jusqu'à ce jour, et qui devait l'ébranler profondément sur sa base encore si fragile.
La Compagnie d'Occident avait fait place à la compagnie des Indes, créée en 1723, et dont le duc d'Orléans s'était fait déclarer gouverneur. «Le privilège embrassait l'Asie, l'Afrique et l'Amérique. On voit dans les délibérations de cette association, composée dé grands seigneurs et de marchands, paraître tour à tour l'Inde, la Chine, les comptoirs du Sénégal, de la Barbarie, les Antilles et le Canada. La Louisiane y tient un rang principal. L'utilité publique, autant que la grandeur et la gloire du monarque, avait fait accueillir, sous Louis XIV, les premiers projets de la fondation d'une colonie puissante. Mais dans l'exécution, rien n'avait répondu à cette intention: la nouvelle compagnie se montra encore moins habile que celle qui l'avait précédée. On cherche en vain dans ses actes les traces du grand dessein colonial formé par le gouvernement. On trouve presqu'à chaque page des nombreux registres qui contiennent les délibérations de l'association, des tarifs du prix assigné au tabac, au café et à toutes les denrées soumises au privilège. Ce sont des discours prononcés en assemblée générale pour exposer l'état florissant des affaires de la compagnie, et on finit presque toujours par proposer des emprunts qui seront garantis par un fonds d'amortissement. Mais l'amortissement était illusoire; les dettes s'accumulèrent au point que les intérêts ne purent être payés, même en engageant les capitaux. Des bilans, des faillites, des litiges, et une multitude de documens, prouvent que les opérations, ruineuses pour le commerce, ne furent profitables qu'à un petit nombre d'associés.
«Rien d'utile et de bon ne pouvait en effet résulter d'un tel gouvernement. Une circonstance prise parmi une foule d'autres, fera juger jusqu'où purent être portés les abus.
«Le gouverneur et l'intendant de la Louisiane étaient, par leurs fonctions, comme interposés entre la compagnie et les habitans pour modérer les prétentions réciproques et empêcher l'oppression. Mais ces magistrats étaient nommés par les sociétaires eux-mêmes. On lit dans les actes, que pour attacher aux intérêts de la compagnie le gouverneur et l'intendant, il leur est assigné des gratifications annuelles et des remises sur les envois de denrées en France. Les suites de ce régime furent funestes à la Louisiane sans enrichir les actionnaires».
C'est pendant que toutes ces transactions occupaient la compagnie des Indes, transactions qui avaient leur contrecoup dans la colonie, que les nations indigènes depuis l'Ohio jusqu'à la mer, formèrent le complot de massacrer les Français. Il fallait peu d'efforts pour faire prendre les armes aux Sauvages contre les Européens, qu'ils regardaient comme des étrangers incommodes et exigeans, ou des envahisseurs dangereux. C'étaient pour eux des ennemis qui, parlant au nom de l'autel et de la civilisation, prétendaient avoir droit à leur pays, et les traitaient sérieusement de rebelles s'ils osaient le défendre. D'abord ces Européens se conduisirent bien envers les naturels qui les reçurent à bras ouverts; mais à mesure qu'ils augmentaient en nombre, qu'ils se fortifiaient au milieu d'eux, leur langage devenait plus impératif; ils commencèrent bientôt à vouloir exercer une suprématie malgré les protestations des Indiens. Il en fut de même partout où ils s'établirent en Amérique, c'est-à-dire là où ils ne furent pas obligés de s'emparer du sol les armes à la main. Les Français, grâce à la franchise de leur caractère, furent toujours bien accueillis et en général toujours aimés des Sauvages. Ils ne trouvèrent d'ennemis déclarés que dans les Iroquois et les Chicachas, qui ne voulurent voir en eux que les alliés des nations avec lesquelles ils étaient eux-mêmes en guerre. Les Français en effet avaient constamment pour politique d'embrasser la cause des tribus au milieu desquelles ils venaient s'établir.
On sait avec quelle jalousie les colonies anglaises les voyaient s'étendre le long du St.-Laurent et sur le bords des grands lacs. Elles en ressentirent encore bien davantage lorsqu'elles les virent prendre possession de l'immense vallée du Mississipi. Les Chicachas se présentèrent ici, comme les Iroquois l'avaient fait sur le St.-Laurent, pour servir leurs vues. Les Anglais qui les visitaient se mirent par leurs propos à leur inspirer des sentimens de défiance et de haine contre les Français; ils les peignirent comme des traitans avides, et des voisins ambitieux, qui les dépouilleraient tôt ou tard de leur territoire. Petit à petit la crainte et la colère se glissèrent dans le coeur de ces Sauvages naturellement altiers et farouches, et ils résolurent de se défaire une bonne fois d'étrangers, qui semblaient justifier en effet une partie de ces rapports en augmentant tous les ans le nombre de leurs établissemens, de manière qu'il n'allait bientôt plus rester une seule bourgade indienne dans la Louisiane. Pour l'exécution d'un pareil dessein, il fallait un secret inviolable, une dissimulation profonde, beaucoup de prudence et l'alliance d'un grand nombre de tribus, afin que les victimes fussent frappées dans tous les lieux à la fois par la nation même au sein de laquelle elles pourraient se trouver. Plusieurs années furent employées pour mûrir et étendre le complot. Les Chicachas, qui en étaient les premiers auteurs, conduisaient toute la trame. Ils n'y avaient point fait entrer ceux qui étaient attachés aux Européens comme les Illinois, les Arkansas, et les Tonicas. Toutes les autres tribus l'avaient embrassé, soit volontairement, soit après y avoir été entraînées; chacune devait faire main basse sur l'ennemi commun dans sa localité, et toutes devaient frapper le même jour et à la même heure depuis une extrémité du pays jusqu'à l'autre.
Les Français, ignorant ce qui se passait, ne songeaient qu'à jouir de la tranquillité profonde qui les environnait. Les tribus qui formaient partie du complot redoublaient pour eux les témoignages d'attachement, afin d'augmenter leur confiance et leur sécurité. Les Natchés leur répétaient sans cesse qu'ils n'avaient point d'alliés plus fidèles; les autres nations en faisaient autant, c'était un concert d'assurances d'amitié et de dévouement. Bercés par ces protestations perfides, ils dormaient sur un abîme. Heureusement, la cupidité des Natchés et l'ambition d'une partie des Chactas, une des plus nombreuses nations de ce continent, et qui voulaient tirer parti de cette catastrophe, trahirent une trame si bien ourdie, et la dévoilèrent avant qu'elle eût pu s'exécuter complètement.
Comme on l'a dit, le jour et l'heure du massacre des Français avaient été pris. La hache devait se lever sur eux à la fois dans tous les lieux où il en respirerait un. Leur plus grand établissement était chez les Natchés. M. de Chepar y commandait. Quoique cet officier se fût brouillé avec les naturels, ceux-ci feignaient avec cette dissimulation dont ils ont poussé l'art si loin, d'être ses plus fidèles amis; ils en persuadèrent si bien ce commandant, que, sur des bruits sourds qui se répandirent qu'il se formait quelque complot, il fit mettre aux fers sept habitans qui avaient demandé à s'armer pour éviter toute surprise; il porta de plus, par une étrange fatalité, la confiance jusqu'à recevoir soixante Indiens dans le fort et jusqu'à permettre à un grand nombre d'autres de se loger chez les colons et même dans sa propre maison. On ne voudrait pas croire à une pareille conduite, si Charlevoix ne nous l'attestait, tant elle est contraire à celle que les Français avaient pour règle constante de tenir avec les Sauvages.
Les conspirateurs se préparaient sans bruit, et, sous divers prétextes, venaient prendre les postes qui leur avaient été assignés au milieu des établissemens français. Pendant que l'on attendait le jour de l'exécution, des bateaux arrivèrent aux Natchés chargés de marchandises pour la garnison de ce poste, pour celle des Yasous ainsi que pour les habitans. L'avidité des barbares fut excitée, leurs yeux s'allumèrent à la vue de ces richesses; leur amour du pillage n'y put tenir. Oubliant que leur démarche allait compromettre le massacre général, ils résolurent de frapper sur le champ, afin de s'emparer de la cargaison des bateaux avant sa distribution. Pour s'armer ils prétextèrent une chasse voulant présenter, disaient-ils, au commandant du gibier pour fêter les hôtes qui venaient de lui arriver; ils achetèrent des fusils et des munitions des habitans et, le 28 novembre 1729, ils se répandirent de grand matin dans toutes les demeures en publiant qu'ils partaient pour la chasse, et en ayant soin d'être partout plus nombreux que les Français. Pour pousser le déguisement jusqu'au bout, ils entonnèrent un chant en l'honneur de M. de Chepar et de ses hôtes. Lorsqu'ils eurent fini, il se fit un moment de silence; alors trois coups de fusil retentirent successivement devant la porte de ce commandant. C'était le signal du massacre. Les Sauvages fondirent partout sur les Français, qui, surpris sans armes et dispersés; au milieu de leurs assassins, ne purent opposer aucune résistance; ils ne se défendirent qu'en deux endroits. M. de la Loire des Ursins, commis principal de la compagnie des Indes, attaqué à peu de distance de chez lui, tua quatre hommes de sa main avant de succomber. A son comptoir huit hommes qu'il y avait laissés, eurent aussi le temps de prendre leurs armes; ils se défendirent fort longtemps, mais ayant perdu six des leurs, les survivans réussirent à s'échapper; les Natchés eurent huit de tués dans cette attaque. Ainsi leurs pertes se bornèrent à une douzaine de guerriers tant leurs mesures avaient été bien prises. En moins d'un instant deux cents Français périrent dans cette boucherie, il ne s'en sauva qu'une vingtaine avec quelques nègres la plupart blessés; 150 enfans 60 femmes et presqu'autant de noirs furent faits prisonniers.
Pendant le massacre, le Soleil ou chef des Natchés, était assis sous le hangard à tabac de la compagnie des Indes, attendant tranquillement la fin de cette terrible tragédie. On lui apporta d'abord la tête de M. de Chepar, qui fut placée devant lui, puis celles des principaux Français qu'il fit ranger autour de la première; les autres furent mises en piles. Les corps restèrent sans sépulture et devinrent la proie des chiens et des vautours; les Sauvages ouvrirent le sein des femmes enceintes et égorgèrent presque toutes celles qui avaient des enfans en bas âge, parcequ'elles les importunaient par leurs cris et leurs pleurs; les autres jetées en esclavage furent exposées à toute la brutalité de ces barbares couverts du sang de leurs pères, de leurs maris ou de leurs enfans. On leur dit que la même chose s'était passée dans toute la Louisiane, où il n'y avait plus un seul de leurs compatriotes, et que les Anglais allaient venir prendre leur place.
Tel fut le massacre du 28 novembre des Français. Raynal raconte différemment la cause qui fit avancer cette catastrophe, mais sa version quoique plus romantique semble par cela même moins probable. D'ailleurs le témoignage de l'historien de la Nouvelle-France mérite ici le plus grand poids. Contemporain de ces événemens dont il venait de visiter lui-même le théâtre, et ami du ministère qui a dû lui donner communication de toutes les pièces qui avaient rapport à ce sujet, il a été plus qu'un autre en état d'écrire la vérité.
La nouvelle de ce désastre répandit la terreur dans toute la Louisiane. Le gouverneur, M. Perrier, en fut instruit le 2 décembre à la Nouvelle-Orléans. Il fit partir sur le champ un officier pour avertir les habitans, sur les deux rives du Mississipi, de se mettre en garde, et en même temps pour observer les petites nations éparpillées sur les bords de ce fleuve.
Les Chactas, qui n'étaient entrés dans le complot que pour profiter du dénoûment, ne bougèrent point. Les Natchés ignoraient la haine que cette nation ambitieuse leur portait. Ils ne savaient pas qu'elle méditait depuis longtemps leur destruction ou leur asservissement, et que ce n'avait été que la crainte des Français qui l'avait arrêtée quelques années auparavant. Avec une politique astucieuse mais profonde, les habiles Chactas les encouragèrent dans leur coupable projet, afin de les mettre aux prises avec les Européens. Ils avaient jugé que ceux-ci les appelleraient à eux, et qu'alors ils pourraient se défaire facilement de cette nation. L'événement justifia leur calcul.
M. Perrier ne pénétra pas d'abord cette politique ténébreuse, et quand il l'aurait fait, cela ne l'aurait pas empêché de se servir des armes des Chactas pour venger l'assassinat des siens. La plupart des autres tribus qui avaient pris part au complot, voyant le secret éventé et les colons sur leurs gardes, ne remuèrent point. Celles qui se compromirent par des voies de fait, payèrent cher leur faute. Les Yasous, qui avaient, au début de l'insurrection, surpris le fort qui était au milieu d'eux et égorgé les dix-sept Français qui s'y trouvaient, furent exterminés. Les Corrois et les Tioux subirent le même sort. Les Arkansas, puissante nation de tout temps fort attachée aux Français, étaient tombés sur les premiers et en avaient fait un grand massacre; ils poursuivirent aussi les Tioux avec tant d'acharnement qu'ils les tuèrent jusqu'au dernier. Ces événemens, la réunion d'une armée aux Tonicas et les retranchemens qu'on faisait partout autour des concessions, tranquilisèrent un peu les colons, dont la frayeur avait été si grande, que M. Perrier s'était vu obligé de faire détruire par des nègres une trentaine de Chaouachas qui demeuraient au-dessous de la Nouvelle-Orléans, et dont la présence faisait trembler cette ville!
M. de Perrier fit ceindre la Nouvelle-Orléans d'un fossé auquel il ajouta quelques petits ouvrages de campagne; il fit monter au Tonicas deux vaisseaux de la compagnie, puis il forma pour attaquer les Natchés, une petite armée dont il donna le commandement au major Loubois, n'osant point encore quitter lui-même la capitale, parceque le peuple avait quelques appréhensions sur la fidélité des noirs. Toutes ces mesures firent rentrer dans les intérêts des Français, les petites nations du Mississipi, qui s'en étaient détachées. Dès lors l'on put compter sur des alliés nombreux; l'on n'avait jamais douté de l'affection des Illinois, des Arkansas, des Offagoulas et des Tonicas, et l'on était sûr maintenant des Natchitoches qui n'avaient point inquiété M. de St.-Denis, et des Chactas tout en armes contre les Natchés. La Louisiane était sauvée.
Cette nouvelle attitude dans les affaires était due à l'énergie de M. Perrier. «Il ne pouvait opposer à la foule d'ennemis qui le menaçaient de toutes parts que quelques pallissades à demi-pourries, et qu'un petit nombre de vagabonds mal armés, et sans discipline; il montra de l'assurance et cette audace lui tint lieu de forces. Les Sauvages ne le crurent pas seulement en état de se défendre, mais encore de les attaquer».
Ce gouverneur écrivait au ministère le 18 mars 1730: «Ne jugez pas de mes forces par le parti que j'ai pris d'attaquer nos ennemis; la nécessité m'y a contraint. Je voyais la consternation partout et la peur augmenter tous les jours. Dans cet état j'ai caché le nombre de nos ennemis et fait croire que la conspiration générale est une chimère, et une invention des Natchés pour nous empêcher d'agir contre eux. Si j'avais été le maître de prendre le parti le plus prudent, je me serais tenu sur la défensive et aurais attendu des forces de France pour qu'on ne pût pas me reprocher d'avoir sacrifié 200 Français de 5 à 600 que je pouvais avoir pour le bas du fleuve. L'événement a fait voir que ce n'est pas toujours le parti le plus prudent qu'il faut prendre. Nous étions dans un cas, où il fallait des remèdes violens, et tâcher au moins de faire peur si nous ne pouvions pas faire de mal».
Loubois était aux Tonicas avec sa petite armée destinée à agir contre l'insurrection. La mauvaise composition de ses troupes qui servaient par force et ne subissaient qu'avec peine le joug de la discipline, apporta dans ses mouvemens une lenteur qui était d'un mauvais augure. M. Lesueur arrivant à la tête de 800 Chactas, ne le trouvant point aux Natchés, attaqua seul ces Sauvages et remporta sur eux une victoire complète. Il délivra plus de 200 Français ou nègres. L'ennemi battu se retira dans ses places fortifiées devant lesquelles Loubois n'arriva que le 8 février (1730), et campa autour du Temple du Soleil. Le siége fut mis devant deux forts qu'on attaqua avec du canon, mais avec tant de mollesse, que le temps de leur reddition parut très éloigné. Les Chactas, fatigués d'une campagne qui durait déjà depuis trop longtemps à leur gré, menacèrent de lever leur camp et de se retirer. On ne pouvait rien entreprendre sans ces Indiens qui, sentant qu'on avait besoin d'eux, affectaient une grande indépendance. Il fallut donc accepter les conditions qu'offraient les assiégés, et se contenter de l'offre qu'ils faisaient de rendre tous les prisonniers qu'ils avaient en leur possession. Dans toute la colonie cette conclusion de la campagne fut regardée comme un échec, et le gouverneur sévèrement blâmé. M. Perrier écrivit à la cour pour se justifier, que les habitans commandés par MM. d'Arembourg et de Laye avaient montré beaucoup de bravoure et de bonne volonté, mais que les soldats s'étaient fort mal conduits. Les assiégés étaient réduits à la dernière extrémité; deux jours de plus et on les aurait eus la corde au cou; mais on se voyait toujours au moment d'être abandonné par les Chactas, et leur départ aurait exposé les Français à recevoir un échec et à voir brûler leurs femmes, leurs enfans et leurs esclaves comme les en menaçaient les barbares. Les Chicachas qui tenaient toujours les fils de la trame, et qui avaient voulu engager les Arkansas et nos autres alliés à entrer dans la conspiration générale, ne levaient point le voile qui les cachait encore; ils se contentaient de faire agir secrètement leur influence. Les Chactas, quoique sollicités vivement par les Anglais, qui accompagnèrent leurs démarches de riches présens, de se détacher des colons de la Louisiane, refusèrent d'abandonner la cause de ces derniers, et ils jurèrent une fidélité inviolable à M. Perrier, qui s'était rendu à la Mobile pour s'aboucher avec eux et contrecarrer l'effet de ces intrigues. Les secours qui venaient d'arriver de France avaient contribué beaucoup à raffermir et à rendre plus humbles ces barbares, qui se regardaient déjà avec quelque espèce de raison comme les protecteurs de la colonie.
Cependant la retraite de M. de Loubois avait élevé l'orgueil des Natchés; ils montraient une hauteur choquante. Il était aisé de voir qu'il faudrait bientôt mettre un frein à leur ardeur belliqueuse. Comme à tous les Indiens, un succès ou un demi-succès leur faisait concevoir les plus folles espérances; parceque leurs forteresses n'avaient pas été prises, ils croyaient faire fuir les Français devant eux comme une faible tribu. Cette erreur fut la cause de leur perte; les hostilités qu'ils commirent leur attirèrent sur les bras une guerre mortelle. Le gouverneur avait formé avec les renforts qu'il avait reçus et les milices, un corps d'environ 600 hommes, qui s'assembla dans le mois de décembre (1730) à Boyagoulas. Il partit de là deux jours après, et remonta le Mississipi sur des berges pour aller attaquer l'ennemi sur la rivière Noire, qui se décharge dans la rivière Rouge à dix lieues de son embouchure. A la nouvelle des préparatifs des Français, la division se mit parmi les malheureux Natchés, et elle entraîna la ruine de la nation entière. Au lieu de réunir leurs guerriers ils les dispersèrent; une partie alla chez les Chicachas, une autre resta aux environs de leur ancienne bourgade. Quelques uns se retirèrent chez les Ouatchitas, un plus grand nombre errait dans le pays par bandes, ou se tenait à quelques journées du fort qui renfermait le gros de la nation, le Soleil et les autres principaux chefs, et devant lequel les Français vinrent asseoir leur camp. Intimidés par les seuls apprêts des assiégeans, ils demandèrent à ouvrir des conférences. Perrier retint prisonniers les chefs qu'on lui avait députés pour parlementer, et surtout le Soleil, qu'il força d'envoyer un ordre aux siens de sortir de leur fort sans armes. Les Natchés refusèrent d'abord d'obéir à leur prince privé de sa liberté; mais une partie ayant obtempéré ensuite à ses ordres; le reste, voyant tout perdu, ne songea plus qu'à guetter l'occasion d'échapper aux assiégeans, ce à quoi ils réussirent. Ils profitèrent d'une nuit tempêtueuse pour sortir du fort avec les femmes et les enfans, et ils se dérobèrent à la poursuite des Français.
L'anéantissement de ces barbares n'était pas encore complet. Il restait à atteindre et à détruire tous les corps isolés dont nous avons parlé toute l'heure, lesquels pouvaient former une force d'à peu près quatre cents fusils. Lesueur s'adressa au gouverneur pour avoir la permission de les poursuivre, promettant de lui en rendre bon compte. Il fut refusé. M. Perrier n'avait pas dans les Canadiens toute la confiance que la plupart méritaient, et élevé dans un service où la discipline et la subordination sont au plus haut point, il ne pouvait comprendre qu'on puisse exécuter rien de considérable avec des milices qui ne reconnaissent d'autre règle que l'activité et une grande bravoure. Il aurait sans doute pensé autrement, s'il eût fait réflexion qu'il faut plier les règles suivant la manière de combattre de ses ennemis. Les mêmes préjugés s'étaient élevés dans l'esprit de Montcalm et de la plupart des officiers français dans la guerre de 1755, et cependant ce furent ces mêmes Canadiens qui sauvèrent dans les plaines d'Abraham les troupes réglées d'une complète destruction.
Perrier de retour à la Nouvelle-Orléans, envoya en esclavage à St.-Domingue tous les Natchés qu'il ramenait prisonniers, avec leur grand chef, le Soleil, dont la famille les gouvernait depuis un temps immémorial et qui mourut quelques mois après au cap Français. Cette conduite irrita profondément les restes de cette nation orgueilleuse et cruelle, à qui la haine et le désespoir donnèrent une valeur qu'on ne leur avait point encore connue. Ils se jetèrent sur les Français avec fureur; mais ce désespoir ne fit qu'honorer leur chute et révéler du moins un noble coeur. Ils ne purent lutter longtemps contre leurs vainqueurs, et presque toutes leurs bandes furent détruites. St.-Denis leur fit essuyer la plus grande défaite qu'ils eussent éprouvée depuis leur déroute par Lesueur. Tous les Chefs y périrent. Après tant de pertes ils disparurent comme nation. Ceux qui avaient échappé à la servitude ou au feu, se réfugièrent chez les Chicachas auxquels ils léguèrent leur haine et leur vengeance.
Etat du Canada: commerce, finances, justice, éducation, divisions paroissiales, population, défenses.--Plan de M. de Vaudreuil pour l'accroissement du pays.--Délimitation des frontières entres les colonies françaises et les colonies anglaises.--Perversion du droit public dans le Nouveau-Monde au sujet du territoire.--Rivalité de la France et de la Grande-Bretagne.--Différends relatifs aux limites de leurs possessions.--Frontière de l'Est ou de l'Acadie.--Territoire des Abénaquis.--Les Américains veulent s'en emparer.--Assassinat du P. Rasle.--Le P. Aubry propose une ligne tirée de Beaubassin à la source de l'Hudson.--Frontière de l'Ouest.--Principes différens invoqués par les deux nations; elles établissent des forts sur les territoires réclamés par chacune d'elles réciproquement.--Lutte d'empiétemens; prétentions des colonies anglaises; elles veulent accaparer la traite des Indiens.--Plan de M. Burnet.--Le commerce est défendu avec le Canada.--Etablissement de Niagara par les Française et d'Oswégo par les Anglais.--Plaintes mutuelles qu'ils s'adressent.--Fort St.-Frédéric élevé par M. de la Corne sur le lac Champlain; la contestation dure jusqu'à la guerre de 1744.--Progrès du Canada.--Emigration; perte du vaisseau le Chameau.--Mort de M. de Vaudreuil (1725); qualités de ce gouverneur.--M. de Beauharnais lui succède.--M. Dupuy, intendant.--Son caractère.--M. de St.-Vallier second évêque de Québec meurt; difficultés qui s'élèvent relativement à son siége, portées devant le Conseil supérieur.--Le clergé récuse le pouvoir civil.--Le gouverneur se rallie au parti clérical.--Il veut interdire le conseil, qui repousse ses prétentions.--Il donne des lettres de cachet pour exiler deux membres.--L'intendant fait défense d'obéir à ces lettres.--Décision du roi.--Le cardinal de Fleury premier ministre.--M. Dupuy est rappelé.--Conduite humiliante du Conseil.--Mutations diverses du siége épiscopal jusqu'à l'élévation de M. de Pontbriant.--Soulèvement des Outagamis (1728); expédition des Canadiens; les Sauvages se soumettent.--Voyages de découverte vers la mer Pacifique; celui de M. de la Vérandrye en 1738; celui de MM. Legardeur de St.-Pierre et Marin quelques années après; peu de succès de ces entreprises.--Apparences de guerre; M. de Beauharnais se prépare aux hostilités.
Nous revenons au Canada dont nous reprenons l'histoire en 1715. Après une guerre de vingt-cinq ans, qui n'avait été interrompue que par quatre ou cinq années de paix, les Canadiens avaient suspendu à leurs chaumières les armes qu'ils avaient honorées par leur courage dans la défense de leur patrie, et ils avaient repris paisiblement leurs travaux champêtres abandonnés déjà tant de fois. Beaucoup d'hommes étaient morts au combat ou de maladie, sous les drapeaux. Un plus grand nombre encore avaient été acheminés sur les différens postes dans les grands lacs et la vallée du Mississipi, d'où ils ne revinrent jamais. Cependant malgré ces pertes et les troubles de cette longue époque, et quoique l'émigration de France fût presque nulle, le chiffre des habitans n'avait pas cessé de s'élever. Lorsque la paix fut rétablie, il dut donc augmenter encore plus rapidement. En effet, sous la main douce et sage de M. de Vaudreuil, le pays fit en tout, et par ses seuls efforts, des progrès considérables. Ce gouverneur, qui revint en 1716 de France, où il avait passé deux ans, et qui apporta dans la colonie la nouvelle de la mort de Louis XIV et l'ordre de proclamer son successeur, s'appliqua avec vigilance à guérir les maux que la guerre avait faits. Conduisant avec un esprit non moins attentif les négociations avec les Iroquois, comme on l'a vu ailleurs, non seulement il désarmait ces barbares, mais il les détachait tout à fait des Anglais, en achevant de les persuader que leur intérêt était au moins de rester neutres dans les grandes luttes des blancs qui les entouraient. C'était assurer la tranquillité des Canadiens, qui purent dès lors se livrer entièrement à l'agriculture et au commerce, libres de toutes les distractions qui avaient jusqu'ici continuellement troublé leurs entreprises. A aucune autre époque, excepté sous l'intendance de M. Talon, le commerce ne fut l'objet de tant de sollicitude de la part de l'autorité, que pendant les dernières années de l'administration de M. de Vaudreuil. Cette importante matière occupa presque constamment ce gouverneur. Si les décrets qui furent promulgués à cette occasion, sont fortement empreints des idées du temps, et de cet esprit exclusif qui a caractérisé la politique des métropoles, ils annoncent toujours qu'on s'en occupait.
Un des grands embarras qui paralysaient alors le gouvernement canadien, c'était le désordre des finances si étroitement liées dans tous les pays au négoce. Les questions les plus difficiles à régler sont peut-être les questions d'argent, aux temps surtout où le crédit est détruit. Aujourd'hui les besoins du luxe et des améliorations sont si grands, si pressans, que les capitalistes courent d'eux-mêmes au devant des emprunteurs pour leur fournir des fonds qui ne leur seront peut-être jamais remboursés; ils ne demandent que la garantie du paiement de l'intérêt; et l'adresse des financiers consiste à trouver le secret d'en payer un qui soit le plus bas possible. A l'époque à laquelle nous sommes parvenus, il n'en était pas ainsi; les capitaux étaient craintifs et exigeans, le crédit public continuellement ébranlé, était presque nul, surtout en France. De là les difficultés qu'y rencontrait l'Etat depuis quelques années, et qui précipitèrent la révolution de 89. Le Canada souffrait encore plus que le reste du royaume de cette pauvreté humiliante. Détenteur d'une monnaie de cartes que la métropole, sa débitrice, était incapable de racheter, il dut sacrifier la moitié de sa créance pour avoir l'autre, ne pouvant attendre. L'ajustement de cette affaire prit plusieurs années; elle fut une des questions dans la discussion desquelles la dignité du gouverneur comme représentant du roi, eut le plus à souffrir.
La chose dont le Canada avait le plus de besoin après le règlement du cours monétaire, c'était l'amélioration de l'organisation intérieure rendue nécessaire par l'accroissement du pays. Les lois demandaient une révision, le code criminel surtout qui admettait encore l'application de la question. Heureusement pour l'honneur de nos tribunaux, ils eurent rarement recours à cette pratique en usage encore alors dans presque toutes les contrées de l'Europe, pratique qui déshonore l'humanité et la raison. Elle existait cependant dans notre code, on pouvait s'en prévaloir, et on le fit jusque dans les dernières années de la domination française 72. L'agriculture, l'éducation étaient des objets non moins dignes de l'attention d'un homme d'état éclairé; mais ils furent presque constamment négligés. M. de Vaudreuil, on doit lui rendre cette justice, s'occupa un moment de l'éducation, et il établit en 1722 huit maîtres d'école en différens endroits du pays. Nous n'avons pas voulu passer sous silence le seul acte de ce genre émané de l'autorité publique que l'on trouve dans les deux premiers siècles de notre histoire. Quant aux autres objets que nous venons d'indiquer, sauf le commerce, quoiqu'ils eussent besoin de modifications et de perfectionnemens, on ne s'en occupa point. L'immobilité est chère au despotisme. La défense du pays dut aussi préoccuper l'esprit du gouverneur. Les fortifications de Québec, commencées par MM. de Beaucourt et Levasseur, et ensuite discontinuées parceque les plans en étaient vicieux, furent reprises en 1720 sur ceux de M. Chaussegros de Léry, ingénieur, approuvés par le bureau de la guerre. Deux ans après il fut résolu de ceindre Montréal d'un mur de pierre avec bastions, la palissade qui l'entourait tombant en ruine. L'état des finances du royaume obligea de faire supporter une partie de cette dépense par les habitans et les seigneurs de la ville.
Note 72: (retour) Procédures judiciaires déposées aux archives provinciales. Entre autres cas, nous avons remarqué ceux d'Antoine Hallé et du nommé Gaulet, accusés de vol en 1730, et celui de Pierre Beaudouin dit Cumberland, soldat de la compagnie de Lacorne, accusé d'avoir mis le feu aux Trois-Rivières en 1752. Ce dernier fut déshabillé et mis dans des brodequins, espèce de torture qui consistait à comprimer les jambes. Le nombre des questions à faire était fixé, et à chacune d'elles le supplice augmenté. M. Faribault s'occupe à recueillir quelques unes de ces procédures, et à les mettre en ordre pour les conserver. Rien ne sera plus propre à l'étude de la jurisprudence criminelle sous le régime français, que ces pièces authentiques. Elles révéleront à un homme de loi les qualités bonnes ou mauvaises de cette jurisprudence. Si le volume des écritures est un signe de sa bonté, on peut dire vraiment que le droit criminel qui régissait nos ancêtres était un des plus parfaits.
M. de Vaudreuil, après avoir terminé les négociations avec les cantons, et l'affaire du papier-monnaie dont nous parlerons plus en détail ailleurs, fit faire une nouvelle division paroissiale de la partie établie du pays, qui était déjà, comme l'on sait, partagée en trois gouvernemens: Québec, Trois-Rivières et Montréal.
On la divisa en quatre-vingt deux paroisses, dont 48 sur la rive gauche du St.-Laurent et le reste sur la rive droite. La baie St.-Paul et Kamouraska étaient les deux dernières à l'est, l'Ile-du-Pads et Chateauguay à l'ouest. Cette importante entreprise fut consommée en 1722 par un arrêt du conseil d'état enregistré à Québec.
Une autre mesure qui se rattachait à la division territoriale, était la confection d'un recensement. Depuis longtemps il n'en avait pas été fait de complet et d'exact. L'on comptait, d'après un dénombrement exécuté en 1679, 10,000 âmes dans toute la Nouvelle-France, dont 500 seulement en Acadie; et 22,000 arpens de terre en culture 73. Huit ans plus tard, cette population n'avait subi qu'une augmentation de 2,300 âmes. M. de Vaudreuil voulant réparer cet oubli, ordonna d'en faire un tous les ans avec autant de précision que possible pendant quelques années 74. L'on trouva par celui de 1721, 25,000 habitans en Canada, dont 7,000 à Québec et 3,000 à Montréal, 62,000 arpens de terre en labour et 12,000 en prairies. Le rendement de ces 62,000 arpens de terre atteignait un chiffre considérable; il fut dans l'année précitée de 282,700 minots de blé, de 7,200 de maïs, 57,400 de pois, 64,000 d'avoine, 4,500 d'orge; de 48,000 livres de tabac, 54,600 de lin et 2,100 de chanvre, en tout 416,000 minots de grain ou 6-2/3 minots par arpent, outre 1-2/3 livre de tabac, lin ou chanvre. Les animaux étaient portés à 59,000 têtes, dont 5,600 chevaux.
Note 73: (retour) Documens de Paris.
L'on voit par ce dénombrement que près de la moitié de la population habitait les villes, signe que l'agriculture était fort négligée. Le total des habitans faisait naître aussi, par son faible chiffre, de pénibles réflexions. Le gouverneur qui prévoyait tous les dangers du voisinage des provinces américaines, dont la force numérique devenait de plus en plus redoutable, appelait sans cesse l'attention de la France sur ce fait qu'elle ne devait plus se dissimuler. Dès 1714, il écrivait à M. de Pontchartrain: «Le Canada n'a actuellement que 4,484 habitans en état de porter les armes depuis l'âge de quatorze ans jusqu'à soixante, et les vingt-huit compagnies des troupes de la marine que le roi y entretient, ne font en tout que six cent vingt-huit soldats. Ce peu de monde est répandu dans une étendue de cent lieues. Les colonies anglaises ont soixante mille hommes en état de porter les armes, et on ne peut douter qu'à la première rupture, elles ne fassent un grand effort pour s'emparer du Canada, si l'on fait réflexion qu'à l'article XXII des instructions données par la ville de Londres à ses députés au prochain parlement, il est dit qu'ils demanderont aux ministres du gouvernement précédent, pourquoi ils ont laissé à la France le Canada et l'île du Cap-Breton?» Dans son désir de voir augmenter la province, il proposa inutilement d'en faire une colonie pénale.
Le voluptueux Louis XV, qui cherchait dans les plaisirs à s'étourdir sur les malheurs de la nation, répondit aux remontrances de Vaudreuil en faisant quelques efforts qui cessèrent bientôt tout-à-fait; il envoya à peine quelques émigrans, et les fortifications entreprises aux deux principales villes du pays, restèrent incomplètes au point que Montcalm, 30 ans après, n'osa se retirer derrière celles de Québec avec son armée, quoiqu'elles eussent encore été augmentées. En 1728 le gouverneur proposa de bâtir une citadelle dans cette capitale; on se contenta de lui répondre: «Les Canadiens n'aiment pas à combattre renfermés; d'ailleurs l'Etat n'est pas capable de faire cette dépense, et il serait difficile d'assiéger Québec dans les formes et de s'en rendre maître» (Documens de Paris).
Cependant un sujet qui dominait tous les autres, et qui devait être tôt ou tard une cause de guerre, inquiétait beaucoup le gouvernement; ce sujet était la question des frontières du côté des possessions britanniques. La cour de Versailles y revenait fréquemment et avec une préoccupation marquée. Elle avait d'immenses contrées à défendre, qui se trouvaient encore sans habitans; et les questions de limites, on le sait, si elles traînent en longueur, s'embrouillent de plus en plus. Le langage des Anglais s'élevait tous les jours avec le chiffre de leur population coloniale. Leur politique, comme celle de tous les gouvernemens, ne comptaient qu'avec les obstacles: la justice entre les nations est une chose arbitraire qui procède de l'expédience, de l'intérêt, ou de la force; ses règles n'ont d'autorité qu'autant que la jalousie des divers peuples les uns contre les autres veille au maintien de l'équilibre de leur puissance respective; elle a pour base enfin la crainte ou le glaive.
La grandeur des projets de Louis XIV sur l'Amérique, avait, comme ceux qu'il avait formés sur l'Europe, effrayé l'Angleterre, qui chercha à les faire avorter, ou à se les approprier s'il était possible. Elle disputa aux Français leur territoire, elle leur disputa la traite des pelleteries, elle leur disputa aussi l'alliance des Indiens. La période qui s'est écoulée de 1715 à 1744, si elle n'est pas encore une époque de guerre ouverte, est un temps de lutte politique et commerciale très vive, à laquelle des intérêts de jour en jour plus impérieux, ne laissent point voir de terme. Dans les premières années de l'établissement de l'Amérique, les questions de frontières et de rivalité mercantile n'avaient pas encore surgi; on ne connaissait pas toute l'étendue des pays dont on prenait possession, il ne s'y faisait pas encore de commerce. Mais au bout d'un siècle et demi, les établissemens français, anglais, espagnols avaient fait assez de progrès pour se toucher sur plusieurs points, et pour avoir besoin de l'alliance ou des dépouilles des Indigènes, afin de faire triompher les prétentions nouvelles qu'ils annonçaient chaque jour. Les lois internationales, violées dès l'origine dans ce continent par les Européens, y étaient partout méconnues et sans force. Après que le pape se fut arrogé le droit de donner aux chrétiens les terres des infidèles, tout frein fut rompu; car quel respect pouvait-on avoir en effet pour un principe qu'on avait enfreint, en mettant le pied dans le Nouveau-Monde, en s'emparant de gré ou de force d'un sol qui était déjà possédé par de nombreuses nations. Aussi l'Amérique du Nord présenta-t-elle bientôt le spectacle qu'offrit l'Europe dans la première moitié de l'ère chrétienne; et une guerre sans cesse renaissante s'alluma entre les Européens pour la possession du sol.
Ils montrèrent une grande répugnance à se lier par un droit quelconque, en reconnaissant certains principes qui dussent servir de guide dans la délimitation de leurs territoires respectifs; mais ils ne purent éviter d'en avouer quelques uns, car la raison humaine a besoin de suivre certaines règles même dans ses plus grands écarts. Quoique ces principes fussent peu nombreux et même peu stricts, on voulut encore souvent s'en affranchir. Après avoir reconnu que la simple découverte donnait le droit de propriété, ensuite que la prise de possession ajoutée à la découverte, était nécessaire pour conférer ce droit, on s'arrêta à ceci, que la possession actuelle d'un territoire, auparavant inoccupé, investissait seule du droit de propriété. L'Angleterre et la France adoptèrent à peu près cette interprétation, soit par des déclarations, soit par des actes. Partant de là il sera facile d'apprécier les différends élevés entre les deux nations relativement aux frontières de leurs colonies, lorsqu'il n'y aura que l'application du principe à faire. Quant aux difficultés provenant de l'interprétation différente donnée à des traités spéciaux, comme dans le cas des limites de l'Acadie, la manière la plus sûre de parvenir à la vérité sera d'exposer simplement les faits.
Après le traité d'Utrecht l'Angleterre garda l'Acadie sans en faire reconnaître les limites, et ne réclama point les établissemens formés le long de la baie de Fondy, depuis la rivière de Kénébec jusqu'à la Péninsule. Les Français restèrent en possession de la rivière St.-Jean et s'y fortifièrent; ils continuèrent d'occuper de même la côte des Etchemins jusqu'au fleuve St.-Laurent sans être troublés dans leur possession. Telle fut quant à eux la conduite de la Grande-Bretagne; mais à l'égard des Abénaquis, elle en suivit une autre, et la Nouvelle-Angleterre n'eut pas plus tôt reçu le traité qu'elle en fit part à ces Sauvages, en leur disant que la province cédée, c'est-à-dire l'Acadie, s'étendait jusqu'à sa propre frontière. Et pour les accoutumer en même temps à voir des Américains et les détacher des missionnaires français, elle leur en envoya un de sa façon et de sa croyance. Le ministre protestant s'établit à l'embouchure de la rivière Kénébec, où il commença son oeuvre en se moquant des pratiques catholiques.
Le P. Rasle, Jésuite, qui gouvernait cette mission depuis un grand nombre d'années, n'eut pas plus tôt appris ce qui se passait, qu'il résolut de venger les injures faites à son Eglise. Il commença une guerre de plume avec le ministre à laquelle, bien entendu, les Abénaquis ne comprirent rien. Le protestant tomba dans la vieille ornière des injures et des accusations d'idolâtrie, ce qui était au moins une maladresse en présence de Sauvages; le Jésuite l'emporta et son adversaire fut obligé de retourner à Boston. Les Anglais se rejetèrent alors sur le commerce qui leur était toujours si favorable, et, moyennant des avantages qu'ils promirent, ils obtinrent la permission d'établir des comptoirs sur la rivière Kénébec. Bientôt les bords de cette rivière se couvrirent de forts et de maisons; ce qui excita les craintes des Indigènes. Ceux-ci questionnèrent leurs nouveaux hôtes, qui se crurent assez forts pour lever le masque, et répondirent que la France leur avait cédé le pays. S'apercevant trop tard qu'ils étaient joués, les Sauvages, refoulant pour le moment leur colère dans leur coeur, envoyèrent sans délai une députation à Québec pour savoir de M. de Vaudreuil si cela était fondé. Ce gouverneur leur fit dire que le traité d'Utrecht ne faisait aucune mention de leur territoire. Ils résolurent dès lors d'en chasser les nouveaux venus les armes à la main. C'est à cette occasion qu'apprenant les prétentions émises par la Grande-Bretagne, la France proposa en 1718 ou 19, d'abandonner le règlement de cette question à des commissaires, ce qui fut accepté; mais les commissaires ne firent rien.
Cependant les Anglais avaient des doutes sur les dispositions des Abénaquis, qui leur faisaient des menaces (Jeffery), et ils crurent qu'il y aurait plus de sûreté pour eux s'ils avaient des otages entre leurs mains; ils employèrent, pour s'en procurer, divers moyens qui passèrent pour des trahisons et les rendirent odieux aux Sauvages, qui commencèrent à murmurer. Le gouverneur de la Nouvelle-Angleterre, craignant un soulèvement, leur fit demander une conférence pour terminer leurs difficultés à l'amiable. Les Abénaquis y consentirent; mais le gouverneur n'y vint point; ce qui blessa profondément ces hommes susceptibles et fiers. Ils auraient pris les armes sans le P. de la Chasse, supérieur général des missions dans ces quartiers, et le P. Rasle, qui les engagèrent à écrire à Boston pour demander les otages qu'on leur avait surpris, et pour sommer les Anglais de sortir du pays dans deux mois. Cette lettre étant restée sans réponse, le marquis de Vaudreuil eut besoin de toute son influence pour les empêcher de commencer les hostilités: cela se passait en 1721.
Cependant les Américains attribuaient l'antipathie des naturels aux discours des Jésuites. On sait qu'ils portaient une haine profonde à ces missionnaires qu'ils voyaient comme des fantômes attachés dans les forêts aux pas des Indiens, pour leur souffler à l'oreille la guerre contre eux, et l'horreur de leur nom. Ils crurent que le P. Rasle était l'auteur de ce qui ne devait être attribué qu'à leur ambition; et tandis que ce Jésuite employait toute son influence pour empêcher les Abénaquis de les attaquer, ils mettaient sa tête à prix et envoyaient vainement 200 hommes pour le saisir dans le village indien où il faisait ordinairement sa résidence. Ils furent plus heureux à l'égard du baron de St.-Castin, chef des Abénaquis et fils de l'ancien officier du régiment de Carignan, qui s'était aussi, lui, attiré leur vengeance. Il demeurait sur le bord de la mer. Un vaisseau bien connu parut un jour sur la côte; il y monta comme il faisait quelquefois pour visiter le capitaine; mais dès qu'il fut à bord il fut déclaré prisonnier et conduit à Boston (janvier 1721), où on le traita comme un criminel. Il y fut retenu plusieurs mois, malgré les réclamations de M. de Vaudreuil. Ayant été enfin élargi, il passa en France peu de temps après pour recueillir l'héritage de son père dans le Béarn; il ne revint point en Amérique.
Ces actes qui portaient une grave atteinte à l'indépendance des Abénaquis, avaient comblé la mesure. La guerre fut chantée dans toutes les bourgades. Ils incendièrent tous les établissemens des Anglais de la rivière Kénébec sans cependant faire de mal aux personnes. Ceux-ci qui attribuaient aux conseils du P. Rasle tout ce que ces Indiens faisaient, formèrent un nouveau projet pour s'emparer de lui mort ou vif. Sachant l'attachement que ses néophites lui portaient, ils envoyèrent en 1724 onze cents hommes pour le prendre et pour détruire Narantsouak, grande bourgade qu'il avait formée autour de sa chapelle. Cerner le village entouré d'épaisses broussailles, l'enlever et le livrer aux flammes fut l'affaire d'un instant. Au premier bruit le vieux missionnaire était sorti de sa demeure. Les assaillans jetèrent un grand cri en l'apercevant et le couchèrent en joue. Il tomba sous une grêle de balles avec 7 Indiens qui voulurent lui faire un rempart de leurs corps. Les vainqueurs épuisèrent ensuite leur vengeance sur son cadavre. Ayant exécuté leur assassinat, car une expédition entreprise pour tuer un missionnaire n'est pas une expédition de guerre, ils se retirèrent avec précipitation. Les Sauvages rentrèrent aussitôt dans leur village, et leur premier soin, tandis que les femmes cherchaient des herbes et des plantes pour panser les blessés, fut de pleurer sur le corps de leur infortuné missionnaire.
«Ils le trouvèrent percé de mille coups, la chevelure et les yeux remplis de boue, les os des jambes fracassés, et tous les membres mutilés d'une manière barbare. Voilà, s'écrie Charlevoix, de quelle manière fut traité un prêtre dans sa mission au pied d'une croix, par ces mêmes hommes qui exagéraient si fort en toute occasion les inhumanités prétendues de nos Sauvages qu'on n'a jamais vu s'acharner ainsi sur les cadavres de leurs ennemis». Après que ces néophites eurent lavé et baisé plusieurs fois les restes d'un homme qu'ils chérissaient, ils l'inhumèrent à l'endroit même où était l'autel avant que l'église fût brûlée.
La guerre, après cette surprise, continua avec vigueur et presque toujours à l'avantage des Abénaquis, quoiqu'ils ne fussent pas aidés des Français. M. de Vaudreuil ne pouvant leur donner de secours, n'empêchait pas cependant les tribus sauvages de le faire, en leur démontrant que les Anglais plus nombreux étaient plus à craindre que les Français, qui au contraire contribuaient par leur seule présence, malgré leur petit nombre, à la conservation de l'indépendance des nations indigènes 75.
Note 75: (retour) Documens de Paris.
En 1725, ce gouverneur étant à Montréal y vit arriver quatre députés du Massachusetts et de la Nouvelle-York, MM. Dudley, Taxter, Atkinson et Schuyler, pour traiter de la paix avec les Abénaquis, dont plusieurs chefs se trouvaient alors dans cette ville. Après avoir remis une réponse vague à M. de Vaudreuil, qui avait demandé satisfaction de la mort du P. Rasle, les envoyés cherchèrent à entrer secrètement en négociation avec les Indiens; mais ces derniers, inspirés par le gouverneur, repoussèrent cette proposition, et voulurent que l'on s'assemblât chez lui.
L'on y tint plusieurs conférences dans lesquelles furent discutées la question des limites et celle des indemnités. L'ultimatum des Sauvages fut qu'ils conserveraient tout le territoire à partir d'une lieue de Saco à aller jusqu'à Port-Royal, et que la mort du P. Rasle et les dommages faits pendant la guerre seraient couverts par des présens.
Les Français, en mettant en oubli dans cette occasion leurs prétentions sur les terres baignées par les eaux de la baie de Fondy, ne faisaient que reconnaître l'indépendance des Abénaquis, comme ils avaient fait celle des Iroquois. L'on remarquera ici, que les Européens dans leurs négociations relatives au territoire des Sauvages, n'ont jamais tenu compte de ces peuples, tandis que leurs agens les regardaient souvent, comme dans le cas actuel, comme des nations libres et indépendantes.
Il était facile de prévoir, cependant, que les agens des colonies anglaises, si toutefois ils étaient autorisés à traiter de la paix, n'accepteraient point de pareilles propositions. Aussi se contentèrent-ils de répondre qu'ils feraient leur rapport à Boston. Ils se plaignirent ensuite du secours que l'on avait fourni aux Abénaquis contre la foi des traités, dont ils réclamèrent l'exécution, et demandèrent les prisonniers de leur nation qu'il y avait en Canada. Ils faisaient probablement allusion à la part qu'avaient prise aux hostilités les Indiens domiciliés dans cette province, comme les Hurons de Lorette.
Les Français qui redoutaient le rétablissement de la paix et le rapprochement des deux peuples, virent avec plaisir la rupture des conférences; mais elles n'avaient été réellement qu'ajournées, car deux ans après, en 1727, un traité fut conclu entre les parties belligérantes à Kaskébé. Lorsque la nouvelle en parvint à Paris, le ministre en exprima son regret, sentant tout le danger que courrait désormais le Canada s'il était attaqué du côté de la mer. Il écrivit qu'à tout prix les missionnaires conservassent l'attachement des Abénaquis 76. Trop d'intérêts leur dictaient d'ailleurs cette politique pour qu'ils ne la suivissent pas.
Note 76: (retour) Documens de Paris.
Quant à la délimitation de cette frontière que le P. Aubry avait proposé de fixer en tirant une ligne de Beaubassin à la source de la rivière Hudson, il paraît qu'il n'en fut plus question jusqu'après la guerre de 1744. Ce missionnaire canadien, illustré par la plume de Chateaubriand et le pinceau de Girodet dans un tableau remarquable, était en 1618 dans cette contrée. Il écrivait que l'Acadie se bornait à la péninsule, et que si on abandonnait les Sauvages, les Anglais étendraient leurs frontières jusqu'à la hauteur des terres près de Québec et de Montréal. L'humble prédicateur avait prévu les prétentions du cabinet de Londres 30 ans avant leur énonciation. La faute du gouvernement français fut de n'avoir pas distingué, par une ligne de division, chacune de ses provinces. Il n'y avait pas de limites tracées et connues entre l'Acadie et le Canada, et les autorités canadiennes comme celles de l'Acadie avaient fréquemment fait acte de juridiction pour les mêmes terres 77.
Note 77: (retour) Charlevoix était de la même opinion, car dans une lettre qu'il écrivit à la duchesse de Lesdiguières lorsqu'il voyageait en Canada huit ans après le traité d'Utrecht, il s'exprime ainsi. «Les Abénaquis ou Canibas voisins de la Nouvelle-Angleterre ont pour plus proches voisins les Etchemins ou Malécites, aux environs de la rivière de Pentagoët, et plus à l'est sont les Micmacs ou Souriquois, dont le pays propre est l'Acadie, la suite de la côte du Golfe St.-Laurent jusqu'à Gaspé» etc.
Tel fut l'état des choses du côté de l'Acadie jusqu'au traité d'Aix-la-Chapelle. Les Français établis sur la rivière St.-Jean, le long de la côte des Etchemins, et depuis cette côte jusqu'au fleuve St.-Laurent, ceux mêmes qui habitaient les Mines, le voisinage de l'isthme et les autres pays les plus proches de celui qui avait été cédé à la Grande-Bretagne, ne s'aperçurent d'aucun changement dans leur état ou dans leurs possessions. Les Anglais ne tentèrent ni de les chasser du pays, ni de les obliger à prêter serment de fidélité au roi d'Angleterre.
Les vues et les prétentions des deux peuples n'étaient pas moins opposées touchant la délimitation de leurs frontières au sud-ouest de la vallée du St.-Laurent, et à l'est de celle du Mississipi. Mais ici la question se simplifiait. La France avait posé pour principe que les vallées découvertes et occupées par elle lui appartenaient avec toutes les terres arrosées par les eaux qui y tombaient; ainsi elle réclama en vertu de ce principe le pays des Iroquois jusqu'à ce qu'elle l'eût abandonné par une stipulation expresse; ainsi elle prit possession de l'Ohio non seulement par droit de découverte, mais aussi parce que cette rivière se jetait dans le Mississipi. L'Angleterre, plus lente à pénétrer dans l'intérieur du continent que sa rivale, et qui s'y était laissé fort devancer par elle, refusa d'admettre cette base dans ses négociations pour des raisons faciles à apprécier. A défaut de principe, elle se rejeta, pour justifier dans la suite ses envahissemens, sur le motif de la sûreté nationale, et, suivant l'accusation consacrée, sur l'ambition de la France, qui la menaçait toujours ainsi qu'elle se plaisait à le dire à ses peuples.
Pourtant le gouvernement français depuis l'ouverture du 18e siècle jusqu'à la révolution, était comme ces vieillards dont le génie, a survécu à la force. Les grandes conceptions de Richelieu, de Colbert et de Louis XIV, relativement aux colonies, se conservaient en France; elles éclairaient ses hommes d'état, qui tâchaient de les suivre; mais leurs efforts échouaient devant le vice des institutions sociales, qui étouffait à la fois l'énergie et la liberté, l'industrie et l'émigration. Voyant que l'entreprise particulière ne réussissait pas pour peupler la Nouvelle-France, la cour donna à la colonisation en Canada un caractère presque militaire; mais ce n'était pas tant comme moyen de coloniser le pays plus rapidement, que comme précaution pour défendre le territoire qu'on possédait déjà. Beauséjour, Niagara, le fort Duquesne furent ainsi des colonies purement militaires. Mais la ruine des finances et la caducité du gouvernement ne permirent point de suivre ce système sur une grande échelle. Peut-être eût-il été préférable dès le commencement d'avoir choisi la colonisation militaire, puisque Louis XIV avait rendu la nation plus guerrière que commerciale; ou encore mieux les deux colonisations civile et militaire comme on le fit un moment du temps de Talon.
Par le traité d'Utrecht, la France avait cédé à la Grande-Bretagne les droits qu'elle prétendait avoir au territoire de la confédération iroquoise. C'était une cession plus imaginaire que réelle pour l'Angleterre, car les cinq cantons n'avaient jamais cessé de se regarder comme peuples libres et indépendans; et si elle persistait à vouloir les soumettre à sa souveraineté, elle s'en faisait des ennemis irréconciliables. Le gouvernement français les reconnut de suite en refusant de négocier avec eux par l'intermédiaire de la Nouvelle-York. On a vu plus haut comment M. de Vaudreuil avait conclu un traité de paix directement avec la confédération, qui refusait de reconnaître la suprématie britannique, comme elle avait toujours fait celle de la France.
Cependant cette dernière se maintenait dans le haut de la vallée du St.-Laurent et dans le bassin du Mississipi par la traite qu'elle faisait et par l'alliance qu'elle avait contractée avec les tribus indiennes. L'Angleterre travaillait ouvertement ou en secret depuis longtemps à lui enlever l'une et l'autre. Aucun moyen ne fut plus efficace pour cela que celui qui fut adopté par la Nouvelle-York en 1720, sur la recommandation de son gouverneur, M. Barnet, et qui consistait à prohiber tout commerce avec le Canada. «Les Français, écrivait M. Hunter, gouverneur de la province anglaise, au Bureau du commerce à Londres, les Français ont des forts et des établissemens sur plusieurs points du Mississipi et des lacs, et ils réclament ces contrées et le commerce qui s'y fait comme leur appartenant; si ces établissemens augmentent et continuent de prospérer, l'existence même des plantations anglaises sera menacée.... je ne sache pas sur quoi ils fondent leur droit, et je ne vois de moyen de parer au mal que je viens de signaler, qu'en leur persuadant de l'abandonner. Ce qu'il y aurait ensuite de mieux à faire, ce serait d'étendre nos frontières et d'augmenter le nombre de nos soldats» 78.
Note 78: (retour) Lettre du 9 juillet 1718: Documens de Londres.
Jamais homme d'état ne s'est exprimé avec plus de franchise. Ne se croyant pas obligé de voiler son langage, il dit les choses telles qu'elles sont. Il ne cherche point à s'autoriser de titres chimériques pour établir un droit de priorité en faveur de sa patrie; il se contente de mentionner ses motifs qui sont tout d'intérêt: l'intérêt est sa règle, car de droit, même celui de possession, même celui de premier occupant qui dans le cas actuel est le meilleur, il n'en reconnaît pas.
M. de Vaudreuil suivait d'un oeil jaloux tous les actes de ses voisins. Il vit toute la portée de la recommandation de M. Burnet, et du statut législatif qui avait été passé pour lui donner force de loi. Immédiatement il se mit en frais d'en contrecarrer les funestes conséquences. M. de la Joncaire reçut l'ordre (1721) d'établir un poste à Niagara, du côté du sud, afin d'empêcher les Anglais de s'introduire sur les lacs, ou d'attirer le commerce de ces contrées à Albany. C'était un homme intelligent et qui possédait à un haut degré cette éloquence figurée qui charment tant les Sauvages. Il obtint sans difficulté des Tsonnonthouans, par qui il avait été adopté et qui le chérissaient comme un de leurs compatriotes, la permission d'ouvrir un comptoir dans leur pays. Une députation envoyée auprès des Onnontagués, et composée du baron de Longueuil, du marquis de Cavagnal, fils du gouverneur, et de deux autres personnes, obtenait, de son côté, l'assentiment de ce canton au nouvel établissement. Aussitôt que la nouvelle en parvint à Albany, M. Burnet écrivit au gouverneur canadien pour protester contre cette violation du traité d'Utrecht; celui-ci répondit que Niagara avait toujours appartenu à la couronne de France. Burnet, ne pouvant obtenir d'autre satisfaction, et ne voulant pas commettre lui-même d'hostilité, s'adressa aux Iroquois pour les engager à expulser les Français par la force. Il attachait avec raison une grande importance à ce poste, qu'il regardait comme funeste à sa politique, lº parce qu'il protégeait la communication du Canada avec le Mississipi par l'Ohio, communication qu'il voulait interrompre au moyen de ses alliés; et 2º. parce que, si les Français y mettaient une garnison assez forte, ils seraient maîtres du passage du lac Ontario; et qu'au contraire si le fort était démoli, les Sauvages occidentaux dépendraient des Anglais 79. Burnet se plaignit vivement à tous les cantons, dont il mit quatre dans ses intérêts; mais il ne put engager les Tsonnonthouans, ni à renvoyer Joncaire, ni à lui permettre à lui-même de s'établir dans leur pays. Alors il résolut d'ouvrir un comptoir sur cette frontière, et il choisit l'entrée de la rivière Oswégo à mi-chemin entre Niagara et le fort de Frontenac, vers lequel le poste de Joncaire devait acheminer la traite (1721) 80.
Note 79: (retour) «I will do my endeavours écrit M. Burnet au Bureau du commerce, in the spring without committing hostility, to get our Indians to demolish it. This place is of great consequence for two reasons, 1st. because it keeps the communication between Canada and Mississipi by the river Ohio open, which else our Indians would be able to intercept at pleasure, and 2d. if it should be made a fort with soldiers enough in it, it will keep our Indians from going over the narrow part of the lake Ontario by this only pass of the Indians without leave of the French, so that if it were demolished the far Indians would depend on us».Documens de Londres.
Note 80: (retour) Documens de Paris.--Journal historique de Charlevoix.
Les deux nations étaient décidées de se maintenir dans les positions qu'elles avaient ainsi prises. Louis XV écrivait de sa main sur un mémoire: «Le poste de Niagara est de la dernière importance pour conserver le commerce des pays d'en haut». Il ordonna de bâtir un fort en pierre sur l'emplacement même de celui que M. Denonville y avait élevé autrefois, il rendit libre la traite de l'eau de vie aux Sauvages, comme elle l'était chez les Anglais, et rétablit la vente des congés qui furent fixés à 250 livres (1725). En même temps M. de Beauharnais reçut instruction d'empêcher aucun étranger de pénétrer sur le territoire français, soit pour commercer, soit pour étudier le pays; il fut défendu aux Anglais de rester plus de deux jours à Montréal. Il y en avait beaucoup d'établis dans cette ville, ouvriers, marchands et autres. Il paraît que leur grand nombre avait excité les soupçons du gouvernement 81.
Note 81: (retour) Lettre de M. Dupuy, intendant 1727.
Le duc de New-Castle, ministre secrétaire d'état, se plaignit en vain à la cour de Versailles de l'établissement de Niagara, que l'Angleterre regardait comme un empiétement sur le territoire cédé par le traité d'Utrecht. M. Burnet écrivit aussi de nouveau à M. de Vaudreuil dans ce sens une lettre qui fut remise au baron de Longueuil, gouverneur par intérim après la mort du dernier, par M. Livingston alors en Canada ostensiblement pour son éducation, mais probablement chargé de quelque mission secrète.
Ne recevant aucune réponse favorable, le gouverneur de la Nouvelle-York commença à se fortifier à Oswégo; et il répondit à la sommation que M. de Beauharnais lui fit porter en 1727 de se retirer de ce poste, en y envoyant une forte garnison pour le défendre en cas d'attaque. Oswégo possédait une double importance pour les Anglais; il était nécessaire à leur projet de s'emparer de la traite des pelleteries, et il protégeait les établissemens que leurs colons formaient entre l'Hudson et le lac Ontario.
Ces difficultés et ces empiétemens amenaient l'un après l'autre des représailles. Voyant qu'il ne pouvait déloger Burnet du poste qu'il occupait sur le lac, M. de Beauharnais tourna sa position et vint élever un fort vers la tête du lac Champlain, à la pointe à la Chevelure (Crown Point). Ce lac, comme l'on sait, qui se décharge dans le St.-Laurent par la rivière Richelieu, tire ses eaux du plateau où prend sa source la rivière Hudson qui va se jeter du côté opposé dans la mer, à New-York. Entouré de montagnes vers le haut, ses rives s'abaissent graduellement à mesure qu'on approche de St.-Jean, bourg situé à son extrémité inférieure. M. de la Corne, officier canadien distingué, appela le premier l'attention sur l'importance d'occuper ce lac, qui donnait entrée dans le coeur de la Nouvelle-York. En effet, de la Pointe à la Chevelure on menaçait à la fois non seulement Oswégo et Albany, mais encore du côté de l'orient la Nouvelle-Angleterre. Aussi n'eut-elle pas plus tôt appris la résolution des Français, que la législature de cette dernière contrée vota une somme d'argent pour envoyer, conjointement avec la Nouvelle-York, une ambassade en Canada, afin de l'engager à abandonner cette position. En même temps elle pressa la première province d'exciter l'opposition des cinq nations. Mais ses démarches n'eurent aucune suite, et les Français, malgré les réclamations et les menaces, y construisirent le fort St.-Frédéric, ouvrage à machicoulis, et le gardèrent jusqu'à la fin de la guerre commencée en 1755. C'est ainsi que dans une lutte d'un nouveau genre, lutte d'empiétemens, lutte de sommations et de contre-sommations, les deux premières monarchies de l'Europe se disputaient pacifiquement, pour se les disputer ensuite les armes à la main, quelques lambeaux de forêts où déjà germaient sous leurs pas le républicanisme et l'indépendance.
Ces transactions, graves par les suites qu'elles devaient avoir, se passaient entre 1716 et 1744. Cependant, à la faveur de la paix, le Canada faisait des progrès, lents peut-être si l'on veut, parce qu'ils n'étaient dus qu'à l'accroissement naturel de la population, mais constans et assurés, malgré les ravages d'une épidémie, la petite vérole, fléau qu'on n'avait pas encore appris à dompter, et qui décima à plusieurs reprises la population blanche et indigène. Les défrichemens s'étendaient de tous côtés, les campagnes surtout se peuplaient, les habitans, reposés de leurs anciens combats, avaient pris goût à des occupations paisibles et plus avantageuses pour eux et pour le pays.
L'émigration laissée à elle même, avait aussi repris son cours, mais elle suffisait à peine pour combler le vide que laissaient ceux qui périssaient dans les longues et dangereuses pérégrinations qu'ils entreprenaient pour la traite des pelleteries. En 1725 cependant on voulut la ranimer. Il y eut une espèce de flux dans le cours émigrant. Le Chameau, vaisseau du roi, partit de France chargé d'hommes pour le Canada. Il portait M. de Chazel qui venait remplacer M. Begon, comme intendant, M. de Louvigny nommé au gouvernement des Trois-Rivières, et plusieurs officiers, ecclésiastiques et marchands. Cette émigration précieuse moins par le nombre que par les lumières et les capitaux qu'elle apportait, devait donner un nouvel élan au pays; mais malheureusement elle ne devait point parvenir à sa destination. Une horrible tempête surprit le Chameau à la hauteur de Louisbourg, à l'entrée du golfe St.-Laurent, et le jeta, au milieu de la nuit, sur les rescifs de l'île encore sauvage du Cap-Breton, où il se brisa. Personne ne fut sauvé. Le lendemain la côte parut jonché de cadavres et de marchandises. La nouvelle de cet affreux désastre fit une douloureuse sensation dans toute la Nouvelle-France, qui ressentit longtemps cette perte. Lorsqu'elle était encore à la déplorer, elle en fit une autre, qui ne lui fut pas moins sensible, dans la personne de M. de Vaudreuil, qui expira le 10 octobre (1725) après avoir gouverné le Canada pendant 21 ans avec sagesse et l'approbation du peuple, dont il fut sincèrement regretté. Son administration ne fut troublée par aucune de ces querelles qui ont si souvent agité la colonie et divisé les grands fonctionnaires publics et le clergé; et elle fut constamment signalée par des événemens heureux, dus en grande partie à sa vigilance, à sa fermeté, à sa bonne conduite, et aussi au succès qui accompagnait presque toutes ses entreprises; car la chance entre pour beaucoup dans les événemens humains. Il eut pour successeur le marquis de Beauharnais, qui avait déjà été intendant à Québec après M. de Champigny. Nommé en 1705 à la direction des classes de la marine en France, il était capitaine de vaisseau lorsqu'il fut choisi par Louis XV pour administrer le gouvernement de l'importante colonie du Canada, où il n'arriva qu'en 1726, et dont les rênes lui furent remises par le baron de Longueuil qui les tenait depuis la mort du dernier gouverneur.
L'intendant Begon, que M. de Chazel venait relever, eut pour successeur M. Dupuy, maître des requêtes, ancien avocat général au conseil du roi, et fidèle disciple de l'esprit et des doctrines des parlemens de France. Il ne fut pas plutôt entré en fonctions, qu'il voulut augmenter l'importance du conseil supérieur dans l'opinion publique, inspirer à ses membres les sentimens d'un haut respect pour leur charge, et raffermir en eux cette indépendance de caractère qui sied si bien à une magistrature intègre, et qui a fait regarder les parlemens français comme les protecteurs, les défenseurs nés du peuple.
Jaloux des droits de la magistrature, esclave de la règle, le nouvel intendant ne fut pas longtemps dans le pays sans se voir aux prises avec plusieurs des autorités publiques, accoutumées à jouir d'une assez grande latitude dans leurs actes, et à exercer leurs pouvoirs plus suivant l'équité ou la convenance que suivant l'expression rigide de la lettre. Le premier différend grave qui s'éleva ainsi, naquit d'une circonstance fortuite, la mort de l'évêque de Québec, M. de St.-Vallier, qui avait succédé en 1680 à M. de Laval, forcé à la retraite par son grand âge et ses infirmités. Cette longue querelle que nos historiens ont ignorée, car aucun d'eux n'en fait mention 82, souleva le clergé et le gouverneur contre le conseil dirigé par M. Dupuy. En général le gouverneur et l'intendant étaient opposés l'un à l'autre; c'étaient deux rivaux attachés ensemble par la politique royale pour s'observer, se contenir, se juger; si l'un était plus élevé en rang, l'autre possédait plus de pouvoir, si le premier avait pour courtisans les hommes d'épée, l'autre avait les hommes de robe et les administrateurs subalternes; mais ce système en rassurant la jalousie du trône, devait désunir à jamais ces deux grands fonctionnaires, mal que rien ne pouvait compenser. Jusqu'à présent l'intendant s'est rangé du côté du parti clérical; aujourd'hui M. Dupuy occupe la position du gouverneur qui s'est rallié au clergé.
Note 82: (retour) J'en ai trouvé tous les détails dans les régistres du conseil supérieur, et dans une pièce consignée dans l'Appendice (B) de ce volume, découverte par M. Faribault dans les archives provinciales. Les limites précises des pouvoirs du gouverneur et de l'intendant qu'on a eu tant de peine à fixer, sont indiquées avec clarté dans plusieurs documents de ce grand procès.
L'évêque de Québec mourut en décembre 1727, pendant l'absence de M. de Mornay, son coadjuteur depuis 1713. M. de Lotbinière, archidiacre, se préparait à faire les obsèques du prélat, en sa qualité de grand vicaire, lorsque le chapitre prétendit que ses fonctions avaient cessé comme tel par le décès de l'évêque; que le siége épiscopal était vacant, et que c'était à lui, le chapitre, à régler tout ce qui avait rapport à l'inhumation du pontife et à l'élection de son successeur.
L'archidiacre repoussa cette prétention; et sur le refus que l'on fit d'obtempérer aux ordres qu'il donnait en sa qualité de grand vicaire, il fit assigner devant le conseil supérieur, c'est-à-dire devant l'autorité civile, le chapitre pour répondre de sa rébellion. Le chapitre se contenta de déclarer avec dédain qu'il ne reconnaissait aucun juge en Canada capable de prendre connaissance des motifs du différend élevé entre lui et le plaignant, qu'il ne pouvait être traduit que devant l'official du diocèse, et qu'il en appelait au roi en son conseil d'état. C'était l'ancienne prétention cléricale de récuser les tribunaux civils ordinaires. M. Dupuy la traita de monstrueuse, le conseil supérieur tenant, disait-il, en ce pays la place des parlemens français, qu'il fallait reconnaître avant de pouvoir en appeler à la couronne. Des scènes de scandale suivirent ces premières altercations. Le chapitre se rendit tumultueusement, à la tête d'une foule de peuple, à l'Hôpital-Général, à l'entrée de la campagne, où était déposé le corps de l'évêque, auprès duquel il avait défendu aux fidèles d'aller prier; il se précipita avec fracas dans la chapelle, manda devant lui la supérieure du monastère, la suspendit de ses fonctions et mit le couvent en interdit, afin d'empêcher sans doute la cérémonie des obsèques. Tout cela dénotait peu de respect pour la mémoire du chef du clergé que l'on venait de perdre, et rappelait aux plaisans quelques unes des scènes du Lutrin.
Cependant le conseil supérieur rendait son arrêt (janvier 1728) sur la vacance du siége épiscopal, qu'il déclara rempli attendu l'existence de M. de Mornay, coadjuteur et successeur désigné du dernier évêque, lequel avait même en cette qualité gouverné les missions de la Louisiane. Le chapitre se trouvait par là privé de faire aucun acte de juridiction diocésaine. Il avait bien bravé le conseil lors de l'inhumation, à présent que l'on était à l'important de l'affaire, il ne balança pas à se mettre en pleine insurrection contre lui. En conséquence, M. de Tonnancourt, chanoine de la cathédrale, monta en chaire le jour de l'Epiphanie avec un mandement contre l'intervention du pouvoir civil, qu'il lut aux fidèles, avec ordre à tous les curés de le publier au prône de leurs paroisses respectives. L'intendant fit informer immédiatement contre le chanoine audacieux. Toute la rivalité jalouse qui existait en France entre le clergé et les parlemens toujours quelque peu libéraux et jansénistes, se manifesta dans cette dispute, qui du reste n'eût intéressé que la chronique religieuse et les légistes canoniques, si, à cette phase de son progrès, le gouverneur ne fût intervenu tout à coup pour interrompre le cours des tribunaux. M. de Beauharnais alla beaucoup plus loin que M. de Frontenac dans cette intervention dangereuse. Il se déclara le champion du chapitre. Il se rendit le 8 mars au conseil supérieur avec son secrétaire par lequel il fit lire une ordonnance interdisant à ce corps toute procédure ultérieure dans l'affaire du clergé, et cassant les arrêts qui avaient déjà été rendus. Il voulut aussi imposer silence au procureur général. Cette haute cour tint en cette circonstance grave, une conduite pleine de dignité. Elle ordonna d'abord au secrétaire du gouverneur de se retirer, parcequ'il ne faisait pas partie du conseil; elle protesta ensuite contre l'insulte faite à la justice; et, par une déclaration motivée en présence du gouverneur lui-même, dans laquelle elle qualifia ses prétentions de téméraires autant que nouvelles dans la colonie, elle résolut de porter ses plaintes au roi de l'atteinte faite à l'indépendance et à l'autorité des tribunaux.
Le gouverneur sortit irrité. Il fit publier à la tête des troupes et des milices des villes et des campagnes, son ordonnance d'interdiction avec défense de recevoir les arrêts du conseil supérieur sans son ordre exprès. Le conseil répondit par une contre-ordonnance du 27 mars (1728) dans laquelle on trouve ces mots: «Les peuples savent bien et depuis longtemps que ceux qui ont ici l'autorité du prince pour les gouverner, ne peuvent en aucun cas se traverser en leurs desseins; et que dans les occasions où ils sont en diversité de sentimens pour les choses qu'ils ordonnent en commun, l'exécution provisoire du projet différemment conçu, dépend du district dans lequel il doit s'exécuter; de sorte que si le conseil supérieur a des vues différentes d'un gouverneur général en chose qui regarde la justice, c'est ce que le conseil ordonne qui doit avoir son exécution; et de même s'il y a diversité de sentiment entre le gouverneur général et l'intendant sur des choses qui les regardent en commun, les vues du gouverneur général prévaudront si ce sont choses purement confiées à ses soins, telle qu'est la guerre et la discipline militaire hors de laquelle, étant défendu au gouverneur général de faire aucune ordonnance telle qu'elle soit, il ne peut jamais faire seul qu'une ordonnance militaire. Les ordonnances de l'intendant doivent de même s'exécuter par provision, quand ce dont il s'agit est dans l'étendue de ses pouvoirs, qui sont la justice, la police et les finances, sauf à rendre compte au roi de part et d'autre chacun en son particulier, des vues différentes qu'ils auront eues, à l'effet que le roi les confirme ou les réforme à son gré. Telle est l'économie du gouvernement du Canada 83.»
Note 83: (retour) «Le gouverneur et lieutenant général dans le Canada n'a aucune autorité sur les cas d'amirauté, et nulle direction sur les officiers qui rendent la justice».--Règlement de 1684 signé du roi et du grand Colbert, et un grand nombre d'autres règlemens rendus depuis dans le même sens.
Le conseil maintint la position qu'il avait prise, et sévit contre les rebelles. Quelques uns de ses membres cependant furent gagnés ou intimidés par M. de Beauharnais; et l'un d'eux, le nommé Crespin, après avoir voté avec ses collègues, refusa de remplir certaines fonctions qu'ils lui avaient déférées temporairement dans la conduite du grand procès qui les occupait. On l'interdit. Cela se passait le 6 avril. Le 30 mars les troupes avaient été appelées une seconde fois sous les armes, et les officiers avaient déchiré à coups d'épée les nouveaux arrêts et les nouvelles ordonnances du conseil. Le gouverneur était résolu d'aller aux dernières extrémités. Les prisons furent forcées et tous les décrétés par justice du tribunal furent élargis et reçus au château St.-Louis. Les officiers qui osèrent désapprouver cette conduite furent mis aux arrêts. Non encore content, M. de Beauharnais, qui était à Montréal, adressa le 13 mai une lettre de cachet à son lieutenant à Québec, pour exiler les deux conseillers les plus opiniâtres, l'un M. Gaillard, à Beaupré, et l'autre M. d'Artigny à Beaumont. Ce coup d'état, qui était heureusement un fait inouï dans le pays, y fit une grande sensation. Jusqu'alors le cours de la justice avait été rarement interrompu, du moins avec cet éclat qui nous rappelle une triste époque, l'interdiction des deux juges canadiens de Québec en 1838. Le gouverneur voulait rendre le conseil incompétent en le réduisant à moins de cinq membres actifs, nombre nécessaire pour rendre les arrêts. L'intendant publia aussitôt une autre ordonnance (29 mai) en sa qualité de président et de seul chargé de le convoquer, pour enjoindre à tous ses membres de rester à leur poste, sous peine de désobéissance, et de ne tenir aucun compte de l'ordre illégal du gouverneur.
Le conseil se trouva ainsi en opposition à ce dernier et à la majorité du clergé. Les Récollets inclinant ordinairement pour le pouvoir civil, se rangèrent cette fois avec l'autorité militaire et ecclésiastique. Les Jésuites, contre leur usage, se tinrent, à ce qu'il paraît, à l'écart et observèrent une prudente réserve. Le roi avait été saisi de l'affaire dès le commencement, et l'on sut bientôt à quoi s'en tenir sur la conduite que suivrait le ministère. Ce qui se passait alors en France était d'ailleurs un avertissement suffisant pour les plus clairvoyans.
Le cardinal de Fleury avait remplacé le cardinal Dubois à la tête des affaires. Par une espèce d'ironie l'immoral Louis XV ne voulait être servi que par des cardinaux. Le nouveau ministre tâchait d'apaiser les troubles religieux qui agitaient le royaume à l'occasion de la bulle unigenitus. Cette bulle proclamait l'infaillibilité du pape; et le cardinal avait promis de se vouer à sa défense pour obtenir le chapeau. «Comme prêtre, dit un auteur, il oublia qu'il se devait à la France et non à la cour de Rome; il se fit juge opiniâtre des consciences, quand il ne fallait être que conciliateur. Il avait des vues bornées, peu de génie, beaucoup d'égoïsme; il craignait les Jésuites et les servait afin de ne pas les avoir pour ennemis».
Le concile provincial d'Embrun tenu en 1727, ayant condamné l'évêque de Senez, accusé d'avoir attaqué la fameuse bulle, le parlement et le barreau s'élevèrent contre le jugement, le parlement qui bravait alors la cour de Rome, en refusant la légende de Grégoire XII béatifié à la sollicitation des Jésuites, et qui s'élevait devant le cardinal comme l'opposant de ses vues. On conçoit quelle amertume cette conduite laissait dans le coeur du ministre, et dans quelle disposition d'esprit il reçut la nouvelle des démêlés entre le chapitre et le conseil supérieur de Québec, image du parlement de Paris. La querelle canadienne se confondit à ses yeux avec la querelle française. M. Dupuy fut immédiatement rappelé, et l'ordre envoyé, dès le 1 juin 1728, au conseil supérieur de lever les saisies du temporel des chanoines et curé de la cathédrale, qu'il avait ordonnées dans le cours des procédures.
Il y eut alors dans ce conseil un revirement d'opinion peu honorable pour ses lumières ou pour son indépendance. M. d'Artigny et M. Gaillard, s'étant présentés pour y prendre place comme à l'ordinaire, furent informés par M. Delino, qui le présidait en l'absence de son chef disgracié, qu'il avait été décidé qu'ils ne pourraient être admis jusqu'à ce que le roi se fût prononcé au sujet de la lettre de cachet du marquis de Beauharnais du 13 mai. Cette suspension dura jusqu'à l'arrivée du nouvel intendant, M. Hocquart, l'année suivante 84.
Note 84: (retour) Registres de l'intendant. Registres du conseil supérieur.
Tel fut le dénoûment de ce différend, dans lequel le conseil finit par jouer un rôle servile qui ne caractérise que trop souvent les autorités coloniales. M. Dupuy avait, aux premiers avis, remis sa charge afin de ne point partager la honte de ces rétractations.
Quant à l'élection de l'évêque, la position prise par l'autorité civile fut maintenue, puisque M. de Mornay succéda à M. de St.-Vallier en vertu de son droit de second dignitaire du diocèse. Cependant il ne vint point en Canada. M. Dosquet, nommé évêque de Samos, arrivé avec M. Hocquart en 1729, y fit les fonctions de pontife comme coadjuteur jusqu'en 1735, époque de la résignation de M. de Mornay et de la sienne. M. de Pourroy de l'Auberivières fut choisi pour remplir le siége vacant; mais il mourut en arrivant à Québec en 1739. Enfin il eut pour successeur M. Dubreuil de Pontbriant, le premier Canadien qui ait porté la mitre. Sa nomination interrompit ces mutations fréquentes de la première charge ecclésiastique du pays.
Depuis 14 ans aucune expédition militaire n'avait appelé les Canadiens sous les drapeaux. C'était une chose inouïe dans nos annales. Mais tout à coup, en 1728, le bruit du tambour retentit sur les places publiques, et annonça aux habitans qu'il se passait quelque chose d'inaccoutumé parmi les peuplades de l'Occident. On sut bientôt en effet que c'était une des nations du Michigan qui avait pris les armes, les Outagamis. On demandait seulement quelques hommes de bonne volonté, qui se présentèrent. Cette expédition, quoique composée d'un petit nombre de guerriers, avait, comme la plupart de celles où s'étaient déjà distingués les Canadiens, quelque chose de vaste qui frappait l'imagination du soldat par l'immense distance et la solitude des pays à parcourir. Elle se mit en route pour le pays des Outagamis, nation farouche et cruelle. C'étaient les Iroquois, c'étaient surtout les colonies américaines brûlant de s'emparer du Détroit, qui l'avaient armée au commencement du siècle contre les Canadiens, qui la connaissaient à peine. «Ce peuple aussi brave que l'Iroquois, moins politique, beaucoup plus féroce, qu'il n'a jamais été possible, ni de dompter, ni d'apprivoiser, et qui semblable à ces insectes, qui paraissent avoir autant d'âmes que de parties de leurs corps, renaissent pour ainsi dire après leur défaite», ce peuple se trouvait partout, et était devenu l'objet de la haine de toutes les nations de ce continent. Depuis vingt-cinq ans les Outagamis ou Renards interrompaient le commerce, et rendaient les chemins presqu'impraticables à plus de cinq cents lieues à la ronde. Ils avaient presque tous été détruits dans la guerre de 1712, par M. Dubuisson. Le peu qui avait échappé au massacre, rôdait continuellement dans le voisinage des postes français. Ils infestaient par leurs brigandages et leurs meurtres, non seulement les rives du lac Michigan, mais encore toutes les routes qui conduisaient du Canada à la Louisiane, entravant par là gravement le commerce. Une seconde expédition entreprise contre eux deux ans après, par ordre de M. de Vaudreuil, et conduite par M. de Louvigny, lieutenant du roi à Québec, n'avait fait que les arrêter pendant un temps. Elle s'était terminée par un traité que ce commandant signa avec eux, suivant ses instructions, et par lequel il les obligea à céder leur pays à la France. Mais cela n'empêcha pas ces Sauvages de reprendre bientôt leurs anciennes habitudes de pillage, et de commettre des hostilités partout où ils se trouvaient. Ils engagèrent même plusieurs autres tribus à suivre leur exemple. M. de Beauharnais poussé à bout jura de les exterminer. Mais comment saisir des hommes nomades, qui n'ont point d'asile fixe, et qui s'échappent et disparaissent dans des régions inconnues sans qu'on puisse suivre leur trace?
C'est ce que l'on essaya. 450 Canadiens et 7 à 8 cents Sauvages, commandés par M. de Ligneris, entrèrent sur leur territoire. Une portion de cette petite armée s'était mise en route, au commencement de juin, de Montréal. Elle avait remonté la rivière des Outaouais en canot, avait traversé le lac Nipissing, pénétré, par la rivière aux Français, dans le lac Huron, et traversé ce lac après y avoir été rejointe par le reste des Indiens. Arrivée à Michilimackinac le 1 août, elle débarquait enfin le 14 à Chicago, au fond du Michigan, après deux mois et neuf jours de marche.
Les premiers ennemis qu'elle eût à combattre, furent les Malhomines ou Folles-Avoines, ainsi nommés parcequ'ils se nourrissaient d'une espèce de riz qui croît en abondance dans les plaines marécageuses situées au sud du lac Supérieur. Le lendemain cette tribu, que les Outagamis avaient entraînée dans leur alliance, se présenta rangée en bataille sur le rivage pour s'opposer au débarquement des Français. Mais à peine leurs canots eurent-ils touché la terre, que les Canadiens et leurs alliés saisissant leurs haches et leurs fusils, s'élancèrent vers les Malhomines avec de grands cris. La mêlée fut vive mais courte, Salle et de Perrot, avait néanmoins l'expérience des voyages, et l'on pouvait espérer un résultat satisfaisant. Il partit en 1738 avec ordre de prendre possession des pays qu'il découvrirait, pour le roi, et d'examiner attentivement quels avantages l'on pourrait retirer d'une communication entre le Canada ou la Louisiane et l'océan Pacifique. Le gouvernement avait l'intention de prolonger la ligne des postes de traite jusque sur cette mer. Les regards des Européens sans cesse tournés vers l'Occident, semblaient chercher cette terre promise qui avait embrasé le génie de Colomb, ce ciel mystérieux, et qui fuit toujours, vers lequel comme une puissance magique pousse continuellement la civilisation.
M. de la Vérandrye passa par le lac Supérieur, longea le pied du lac Winnipeg, et remontant ensuite la rivière des Assiniboils, s'avança vers les Montagnes-Rocheuses qu'il n'atteignit pas cependant, s'étant trouvé mêlé dans une guerre avec les naturels dans laquelle il perdit une partie de ses gens, ce qui l'obligea d'abandonner son entreprise. Ce voyageur raconta ensuite au savant suédois, Kalm, qui visitait le Canada en 1749, qu'il trouva dans les contrées les plus reculées qu'il avait parcourues, et qu'il estimait être à 900 lieues de Montréal, de grosses colonnes de pierre d'un seul bloc, quelquefois appuyées les unes contre les autres, et d'autres fois superposées comme celles d'un mur; que ces pierres n'avaient pu être disposées ainsi que de main d'homme, et qu'une d'elles était surmontée par une autre fort petite n'ayant qu'un pied de long sur quatre ou cinq pouces de large, portant sur deux faces des caractères inconnus. Cette petite pierre fut envoyée au secrétaire d'état, à Paris. Plusieurs des Jésuites qui l'avaient vue en Canada, assurèrent à Kalm que les lettres qui y étaient gravées, ressemblaient parfaitement à celles des Tartares. Les Sauvages ignoraient par qui ces blocs avaient été apportés là, et disaient qu'on les y voyait depuis un temps immémorial. L'origine tartare des caractères paraît très probable à Kalm; elle semblerait en effet confirmer l'hypothèse d'une émigration asiatique, de qui serait descendue au moins une partie des tribus sauvages de l'Amérique.
L'on donna au pays découvert par M. de la Vérandrye, le nom de «Pays de la mer de l'Ouest», parce que l'on crut n'être pas bien éloigné de cette mer; et on y établit une chaîne de petits postes pour contenir les Indigènes et faire la traite des pelleteries. Le plus reculé fut d'abord celui de la Reine, à 100 lieues à l'ouest du lac Winnipeg sur la rivière des Assiniboils; on en construisit ensuite trois autres en gagnant toujours le couchant; le dernier prit le nom de Paskoyac, de la rivière sur laquelle il était assis.
Sous l'administration de M. de la Jonquière, une nouvelle expédition fut mise sur pied pour la même fin. L'intendant Bigot était alors en Canada; il forma, pour faire la traite en même temps que des découvertes, une société composée du gouverneur et de lui-même, de MM. Breard, contrôleur de la marine, Legardeur de St.-Pierre, officier plein de bravoure et fort aimé des Indiens, et de Marin, capitaine décrié par sa cruauté, mais redouté de ces peuples. Ces deux derniers furent chargés de l'oeuvre double de l'association. Marin devait remonter le Missouri jusqu'à sa source, et de là suivre le cours de la première rivière sur laquelle il tomberait, qui irait se jeter dans l'Océan. St.-Pierre passant par le poste de la Reine, devait aller le rejoindre sur le bord de cette mer à une certaine latitude. Mais tout cela était subordonné à la spéculation pour laquelle on s'était associé, c'est-à-dire que les voyageurs interrompraient l'expédition dès qu'ils auraient amassé assez de pelleteries. Ils ne furent pas loin, et ils revinrent chargés d'une riche moisson. Les associés firent un profit énorme. M. Smith fait monter la part seule du gouverneur à la somme prodigieuse de 300,000 francs. La France ne retira rien de cette expédition, dont l'Etat fit tous les frais.
Cependant l'attitude que prenaient les colonies françaises et anglaises devenait de plus en menaçante, et la tournure des affaires en Europe annonçait une rupture prochaine entre les deux nations. La question des frontières, tenue en suspens par l'impossibilité de concilier les prétentions avancées de part et d'autre laissait depuis longtemps les colons dans l'attente des hostilités. Dès 1735, M. Raensalaer, patron ou seigneur d'Albany, sous prétexte de voyager pour son amusement, et dans la prévision de la reprise des armes, vint en Canada, et informa secrètement le gouverneur que dans les dernières guerres, l'on avait ménagé leur pays, et que M. de Vaudreuil avait recommandé à ses alliés de n'y pas faire de courses; que la Nouvelle-York avait fait la même chose de son côté, et qu'elle était encore disposée à en user de même.
En 1740 la guerre était devenue encore plus probable. M. de Beauharnais avait, sur les ordres de la cour, fait mettre les forts de Chambly, St.-Frédéric et Niagara en état de défense. Il travaillait aussi depuis longtemps à resserrer davantage les liens qui unissaient les Sauvages aux Français. Il tint à cet effet de longues conférences avec eux (1741), dans lesquelles il put s'assurer, que, s'ils n'étaient pas tous très attachés à notre cause, la puissance croissante de nos voisins, excitait leur inquiétude et leur jalousie. L'on faisait bien de ménager, de rechercher même ces peuples qui, d'après un dénombrement fait en 1736, de toutes leurs tribus depuis les Abénaquis jusqu'aux Mobiles, comptaient 15,675 guerriers.
De l'Amérique et de ses destinées.--But des colonies qui y ont été établies.--Le génie commerçant est le grand trait caractéristique des populations du Nouveau-Monde.--Commerce canadien: effet destructeur des guerres sur lui.--Il s'accroît cependant avec l'augmentation de la population.--Son origine: pêche de la morue.--Traite des pelleteries de tout temps principale branche du commerce de la Nouvelle-France.--Elle est abandonnée au monopole de particuliers ou de compagnies jusqu'en 1731, qu'elle tombe entre les mains du roi pour passer en celles des fermiers.--Nature, profits, grandeur, conséquences de ce négoce; son utilité politique.--Rivalité des colonies anglaises; moyens que prend M. Burnet, gouverneur de la Nouvelle-York, pour enlever la traite aux Français.--Lois de 1720 et de 1727.--Autres branches de commerce: pêcheries, combien elles sont négligées.--Bois d'exportation.--Construction des vaisseaux.--Agriculture; céréales et autres produits agricoles.--Jin-seng.--Exploitation des mines.--Chiffre des exportations et des importations.--Québec, entrepôt général.--Manufactures: introduction des métiers pour la fabrication des toiles et des draps destinés à la consommation intérieure.--Salines.--Etablissement des postes et messageries (1745).--Transport maritime.--Taxation: droits de douane imposés fort lard et très modérés.--Systèmes monétaires introduits dans le pays; changemens fréquens qu'ils subissent et perturbations qu'ils causent.--Numéraire, papier-monnaie: cartes, ordonnances; leur dépréciation.--Faillite du trésor, le papier est liquidé avec perte de 5/8 pour les colons en 1720.--Observations générales.--Le Canadien plus militaire que marchand.--Le trafic est permis aux fonctionnaires publics; affreux abus qui en résultent.--Lois de commerce.--Etablissement du siège de l'Amirauté en 1717; et d'une bourse à Québec et à Montréal.--Syndic des marchands.--Le gouvernement défavorable à l'introduction de l'esclavage au Canada.
La découverte du Nouveau-Monde est un des événemens qui ont exercé l'influence la plus salutaire sur la destinée des Européens 85, et la plus funeste sur celle des nombreuses nations indiennes qui peuplaient les forêts de l'Amérique. L'amour de l'indépendance, inné parmi ces tribus nomades, et leur intrépidité ont retardé et retardent encore à peine leur ruine d'un jour: elles tombent au contact de la civilisation en même temps que les bois mystérieux qui leur servent de retraites. Bientôt, pour nous servir des paroles poétiques de Lamennais, elles auront disparu, sans laisser plus de trace que les brises qui passent sur les savanes et que les flots poussés par une force invisible entre les bancs de corail. En moins de trois siècles elles ont disparu d'une grande partie du continent Ce n'est pas ici le lieu de rechercher les causes de cet anéantissement de tant de peuples dans un si court espace de temps que l'imagination en est étonnée. Nous dirons seulement que l'introduction des Européens dans le Nouveau-Monde a donné un nouvel essor aux progrès de la civilisation. Elle a marqué cette ère incomparable, où un immense et fertile continent s'est trouvé tout-à-coup livré au génie des populations chrétiennes, au génie d'une immigration qui, foulant aux pieds les dépouilles sociales des temps passés, a voulu inaugurer une arche d'alliance nouvelle, une société sans priviléges et sans exclusion. Le monde n'avait encore rien vu de semblable. Cette nouvelle organisation doit-elle atteindre les dernières limites de la perfectibilité humaine? On le croirait si les passions des hommes n'étaient partout les mêmes, si l'amour des richesses surtout n'envahissait toutes les pensées, n'était devenu, comme celui des armes au moyen âge, la première idole de l'Amérique. Rien n'y entrave les lumières, ni vieux préjugés, ni vieilles doctrines, ni institutions antiques. La place du beau et du bon est vide. Les siècles passés n'ont laissé ni ruines, ni décombres, que la hache du défricheur n'ait abattues ou ne puisse niveler.
Note 85: (retour) «The discovery of America was, in this way, of as much advantage to Europe, as the introduction of foreign commerce would be to China. It opened a large market for the produce of European industry, and constantly provided a new employment for that stock which this industry accumulated». Brougham: Colonial policy of the European powers.
L'établissement de ce continent opéra une révolution surtout dans le commerce, qui embrasse tout aujourd'hui, et qui du rang le plus humble tend continuellement à occuper la première place de la société, et à y exercer la plus grande influence. Les armes, la mitre ont tour à tour exercé leur domination sur le monde, le commerce prend déjà leur place. Il règne, il doit régner en roi sur toute l'Amérique; son génie précipitera de gré ou de force sous son joug les contrées dont l'industrie sera trop lente à se réveiller. C'est donc aux peuples et aux gouvernemens à se préparer pour fournir une carrière qui doit les mener à la puissance. L'industrie a établi son trône dans cette portion du globe, qui remplit déjà d'étonnement ou de crainte les vieilles nations guerrières et aristocratiques de l'Europe.
Mais avant de parvenir à ce degré de grandeur auquel ce continent est destiné, mais qu'il ne doit atteindre qu'après avoir acquis les moyens de satisfaire à toutes ses exigences, et de posséder la liberté dont il a besoin, il a dû payer tribut et soumission aux métropoles qui l'ont peuplé. Il a dû comme l'enfant reconnaître leur autorité jusqu'à ce qu'il fût adulte, jusqu'à ce qu'il fût homme fait, c'est la la loi de la nature. C'est à ce titre et pour l'indemniser de sa protection, que l'enfant travaille pour son père. Aussi l'Europe a dit par la bouche de Montesquieu: «Les colonies qu'on a formées au delà de l'Océan sont sous un genre de dépendance dont on ne trouve que peu d'exemples dans les colonies anciennes, soit que celles d'aujourd'hui relèvent de l'Etat même, ou de quelque compagnie commerçante établie dans cet Etat.
«L'objet de ces colonies est de faire le commerce à de meilleures conditions qu'on ne le fait avec les peuples voisins, avec lesquels tous les avantages sont réciproques. On a établi que la métropole seule pourrait négocier dans la colonie; et cela avec grande raison, parce que le but de l'établissement a été l'extension du commerce, non la fondation d'une ville ou d'un nouvel empire.
«Ainsi c'est encore une loi fondamentale de l'Europe, que tout commerce avec une colonie étrangère est regardé comme un pur monopole punissable par les lois du pays: et il ne faut pas juger de cela par les lois et les exemples des anciens peuples 86 qui n'y sont guère applicables.
Note 86: (retour) Excepté les Carthaginois, comme on voit par le traité qui termina la première guerre punique.
«Il est encore reçu que le commerce établi entre ces métropoles n'entraîne point une permission pour les colonies qui restent toujours en état de prohibition».
En vain la Nouvelle-Angleterre et la Virginie diront-elles: nous ne fûmes point fondées par des spéculateurs européens, mais par des hommes libres qui vinrent se réfugier dans les forêts du Nouveau-Monde pour se soustraire aux persécutions de leur mère-patrie, par des hommes libres qui vinrent y cacher leurs lois et leurs autels, l'Europe répondra: la colonie est soumise au pouvoir suprême de la métropole.
En vain le Canada dira-t-il, j'ai un pacte qui fut conquis après six ans d'une lutte acharnée, et scellé avec le plus pur sang de mes enfans, un pacte qui me garantit l'usage de ma religion et de ma propriété, c'est-à-dire de ma langue, de mes biens et des lois qui les régissent, l'Europe répondra: la colonie est soumise au pouvoir suprême de la métropole.
Le traité d'Utrecht fut suivi d'une longue période de paix presque sans exemple dans les annales du Canada. Depuis son établissement cette colonie avait presque toujours eu les armes à la main, pour repousser tantôt les Anglais, tantôt les Indiens, qui venaient tour à tour lui disputer un héritage couvert de ses sueurs et de son sang. Cette guerre semblait devenir plus vive à mesure qu'elle se prolongeait. Mais il vient un temps où les forces et l'énergie comme les passions s'usent et s'épuisent. Les parties belligérantes plus affaiblies encore en Amérique qu'en Europe, mirent enfin un terme à cette lutte, et les colons depuis si longtemps victimes de la politique de l'ancien monde, et de quelques hommes ambitieux du nouveau, purent goûter sans alarmes les fruits de leur industrie; et continuer sans interruption à développer leurs établissemens.
L'on aurait tort de croire avec quelques auteurs que l'espace qui s'écoula de 1713 à la guerre de 1744 fut nul pour l'histoire. Aucune époque, comme nous l'avons déjà dit, ne fut plus remarquable par les progrès du commerce et de la population, malgré la décadence et les embarras financiers de la mère-patrie, qui réagirent sur toutes ses colonies et retardèrent leur accroissement d'une manière fâcheuse. Par sa seule énergie, le Canada triompha des désavantages de sa situation dont le plus grave était son interdiction aux vaisseaux et aux marchandises étrangers. Mais il était encore trop faiblement peuplé pour sentir tout ce que cette tyrannie avait d'oppressif. Les colonies anglaises supportaient en silence le même joug, mais elles songeaient, elles alors, aux moyens de s'y soustraire.
D'un autre côté, la traite des pelleteries et les guerres continuelles avaient fait perdre à une partie des Canadiens le goût de la paix. Peuple chasseur et guerrier, il méprisait trop l'agriculture, les arts et le commerce; la considération et les honneurs ne pouvaient s'acquérir à ses yeux, que dans les combats et dans les entreprises hasardeuses et semées de dangers. Il fallait donc une longue tranquillité pour changer ces préjugés et ces habitudes. Une troisième cause d'appauvrissement pour lui, c'était l'émigration. Les colonies fondées sur les lacs et dans la Louisiane avaient été commencées par des Canadiens. Ce qui arrivait de France, comme on l'a observé ailleurs, était loin de combler le vide qu'ils laissaient en s'éloignant de leur patrie. Néanmoins ces obstacles furent graduellement surmontés, et la population qui était en 1719 de 22,000 âmes s'était élevée en 1744 à près de 50,000 âmes, et les exportations qui ne passaient pas cent mille écus (Raynal) montèrent en 1749 à 1400 mille francs.
Les Français furent probablement les premiers qui dotèrent l'Europe de la pêche de la morue, source inépuisable de richesses, par la découverte des bancs de Terreneuve; ils lui léguèrent de plus une nouvelle industrie dans la traite des pelleteries, dont les avantages cependant ont été plus d'une fois mis en question à cause de ses conséquences démoralisatrices.
Quoiqu'il en soit, ce commerce fut établi par les pêcheurs qui s'approchant des côtes du Canada et de l'Acadie, commencèrent avec les Indigènes un trafic qui leur rapporta des bénéfices considérables. Petit à petit on lia des relations plus intimes avec eux; plus tard on voulut avoir un pied à terre dans le continent même que l'on s'était contenté jusque là de côtoyer, et l'on y éleva des comptoirs pour la traite. Alors des spéculateurs riches et influens en demandèrent le monopole exclusif, à la condition d'y porter des colons pour établir ces contrées nouvelles, dont l'on pressentait vaguement l'avenir; ils l'obtinrent, et ainsi fut introduite la domination française sur une portion considérable du Nouveau-Monde.
L'on sait par quelles mains le monopole dont il s'agit a successivement passé en commençant par M. Chauvin, au début du 17e siècle. Placée spécialement sous la protection de ce monopole, la traite des pelleteries fut regardée dans tous les temps comme la branche la plus importante du commerce canadien. Aussi commencerons-nous par elle le tableau qui va suivre. Comme nous venons de le dire, c'est M. Chauvin qui exerça le premier le monopole de la traite d'une manière régulière et systématique. Il paraît que longtemps avant lui, ce privilège avait été accordé à plusieurs personnes, et que même Jacques Cartier l'avait obtenu, mais rien ne constate positivement que le reste des Français s'y soient soumis; on est plutôt porté à croire le contraire; car l'on sait que long temps encore après Henri IV, les traitans et les pêcheurs jouissaient d'une grande liberté dans les parages de ce continent, et qu'au temps de Champlain les villes repoussaient avec énergie, surtout la Rochelle, ce monopole, dont le commandeur de Chaste, M. de Monts, les de Caën jouirent les uns après les autres jusqu'en 1327. Alors se forma la compagnie des cent associés, à laquelle furent cédées à perpétuité la Nouvelle-France et la Floride. Outre les conditions ayant trait à la politique et à la colonisation dont nous avons parlé en son lieu, le roi lui accorda, pour toujours, le trafic des cuirs, peaux et pelleteries, et pour 15 ans, tout autre commerce par terre et par mer, à la réserve de la pêche de la morue et de la baleine qui resta libre à tous les Français, et de la traite des pelleteries que les habitans des pays cédés, purent faire avec les Indigènes, pourvu qu'ils vendissent les castors à ses facteurs, à raison d'un prix fixe. Il fut aussi stipulé que toutes les marchandises manufacturées dans la colonie seraient exemptées des droits en France pendant 15 ans.
Cette compagnie si fameuse, qui avait eu Richelieu pour son chef, n'ayant rempli aucune de ses obligations relativement à la colonisation, et ayant été entraînée dans des dépenses qui dépassaient ses revenus, avait restreint graduellement le cercle de ses affaires, de sorte qu'elle fût obligée en 1663, ou 36 ans après sa création, de se dissoudre et de remettre ses possessions au roi.
Dès l'année suivante, il s'en forma une nouvelle qui prit le nom de compagnie des Indes occidentales. Cette association subsista jusqu'en 1674. Elle eut en concession toutes les colonies françaises des Iles et du continent de l'Amérique, et toute la côte d'Afrique depuis le Cap-Vert jusqu'au Cap de Bonne-Espérance, avec le privilége exclusif du commerce, la pêche exceptée, pendant 40 ans, et la jouissance des droits et priviléges qui avaient été accordés aux cent associés. Le roi lui accorda en outre une prime de 40 livres par tonneau, sur les marchandises exportées de France dans les colonies ou des colonies en France. Les marchandises dont les droits avaient été payés à l'entrée, pouvaient être réexportées par elle à l'étranger en franchise. Elle n'avait pas non plus de droits à payer sur les vivres, munitions de guerre et autres objets nécessaires à l'armement de ses vaisseaux.
Le commerce d'importation et d'exportation se trouva ainsi de nouveau arraché des mains des colons pour être livré exclusivement à la nouvelle compagnie. Les cent associés avaient joui du même monopole; mais ils avaient été forcés en 1645 de l'abolir, et de signer un traité avec le député des habitans de la Nouvelle-France, par lequel ils leur abandonnaient la traite des pelleteries à la condition qu'ils acquitteraient la liste civile et militaire et toutes les autres dépenses de l'administration. Le nouveau privilége, plus exclusif encore que celui de 1627, souleva une opposition générale. En très peu de temps les marchandises n'eurent plus de prix; le conseil souverain fut obligé d'établir un tarif que rendit inutile la sagacité mercantile. La compagnie et ceux qui avaient encore d'anciennes marchandises, refusèrent de les vendre aux taux fixés par l'autorité, et elles disparurent du marché. Il était nécessaire de faire cesser au plus tôt un état de choses qui assujettissait les habitans à une gêne affreuse en les ruinant. En effet deux ans après (1666) la compagnie, sur le rapport de Colbert au roi, rendit libre et le commerce avec la mère-patrie et la traite des fourrures. Mais pour s'indemniser de la subvention des juges du pays, qui fut portée à sa charge, et qui se montait à 48,950 livres, elle se réserva le droit du quart sur le castor, du dixième sur les orignaux et la traite de Tadoussac, ce que les habitans acceptèrent sans murmurer, et le roi confirma avec satisfaction.
Cette compagnie, malgré les vastes domaines livrés à son exploitation, ne prospéra point. Soit que ces opérations fussent conduites sans prévoyance et sans économie, ou, ce qui est plus probable, que les colonies qu'on lui abandonnait ne fussent pas assez avancées pour alimenter un grand commerce, elle se trouva bientôt grevée d'une dette énorme. Elle employait plus de 100 navires. Elle devait en 1674, 3 millions 523 mille livres; cette dette avait été en partie occasionnée par la guerre qu'elle avait eue à soutenir contre les Anglais. Le capital versé s'élevait à un million 297 mille livres; en sorte que la caisse se trouvait débitrice pour 4 millions 820 mille livres. L'actif de la compagnie ne dépassait pas un million 47 mille livres. Sur les suggestions de Colbert, Louis XIV remboursa aux actionnaires leur mise, se chargea du paiement des 3 millions 523 mille livres, supprima la société, et rendit le commerce de l'Amérique libre à tous les Français, excepté celui du castor.
Le droit du quart sur les castors et du dixième sur les orignaux fut maintenu, et passa entre les mains du gouvernement qui l'afferma immédiatement à M. Oudiette. Il fut défendu de porter le castor ailleurs qu'à ses comptoirs dans la colonie, au prix fixé par l'autorité. Ce prix fut d'abord de 4 francs 10 sous, la livre; maie il devint bientôt nécessaire de diviser cette marchandise en 1re. 2de. et 3me. qualités, ou en castor gras, demi gras, et sec, et de modifier le tarif en conséquence. Le fermier payait les pelleteries que lui apportaient les habitans en marchandises; et comme il n'y avait que lui qui pouvait acheter le castor, qui formait alors la branche la plus importante du commerce général, ce même commerce se trouvait à sa merci; il pouvait le maîtriser à son gré. Aussi vit-on graduellement baisser le prix des fourrures chez les Sauvages et hausser celui des articles que les Français leur donnaient en retour, tandis que dans les colonies anglaises, où ce trafic était libre, les prix suivaient une marche contraire.
M. Oudiette obtint encore la ferme des droits sur les vins, eaux-de-vie et tabacs, qui étaient alors de dix pour cent. Plusieurs particuliers prétendaient en être exempts, on ne dit pas pour quels motifs; mais ils furent bientôt obligés de se soumettre à l'ordre du roi avec le reste du pays, qui ne songea point sans doute à disputer au souverain la prérogative de le taxer.
Cette ferme exista sans modification jusqu'en 1700, le tarif du castor et des marchandises non énumérées ici, subissant les variations plus ou moins bien mal entendues que l'intérêt du fermier parvenait à faire agréer au gouvernement. Mais à cette époque les Canadiens ne pouvant plus supporter la tyrannie de ce marchand, envoyèrent des députés en France pour y exposer les abus du système et demander un remède. M. de Pontchartrain, ministre, imagina une société qui embrasserait tous les habitans de la colonie. Par ce moyen on satisferait tous les mécontens en les absorbant. Mais le principe vicieux subsistait toujours, car on ne rétablissait pas la concurrence entre les citoyens pour exciter l'émulation et l'industrie; l'avantage de la liberté de commerce n'appartiendra donc encore qu'aux colonies anglaises toujours rivales du Canada.
Cependant l'on mit le projet à exécution. D'abord Louis XIV permit déporter librement tant en France qu'à l'étranger le castor provenant des traites faites en Amérique. Ensuite M. Roddes, devenu après M. Oudiette adjudicataire de la ferme des pelleteries, la remit à M. Pacaud, l'un des députés de la colonie, qui s'obligea en cette qualité de payer 70,000 livres de rente annuelle, et de composer une société pour l'exploitation de cette ferme, dont tous les Canadiens, marchands et autres, feraient partie. Une assemblée générale fut convoquée par le gouverneur et l'intendant, et une grande association mercantile se forma sons le nom de compagnie du Canada. Les plus petites actions étaient de 50 livres de France. Tout marchand fut tenu d'y entrer à peine d'être déchu de la faculté de commercer. Les seigneurs de paroisse purent en devenir membres avec leurs habitans. La compagnie de la baie du Nord (baie d'Hudson) formée quelque temps auparavant, se fondit dans la nouvelle association, qui eut la traite exclusive du castor, et qui obtint aussi que le commerce de cette pelleterie serait sévèrement prohibé avec la Nouvelle-York. Cette nouvelle organisation fut suivie d'un changement de tarif pour le castor, dont le prix baissait continuellement en France avec la qualité de celui qu'on y envoyait.
La compagnie du Canada fut un essai infructueux, qui ne profita ni aux habitans ni au commerce. En 1706 ses dettes se montaient déjà à près de 2 millions (1,812,000) de francs; elle fut forcée de se dissoudre, et de céder ses droits et priviléges à MM. Aubert et Cie. (Aubert Neret et Gayot) qui s'obligèrent de payer les créanciers. La colonie conserva la liberté de la traite du castor dans l'intérieur; mais elle fut obligée de porter cette pelleterie aux comptoirs des nouveaux cessionnaires qui eurent seuls le droit de l'exporter en France.
La compagnie d'Occident formée en 1717, succéda au privilége expirant de M. Aubert et de ses associés, et en 1723 la compagnie des Indes à cette première, qui s'était élevée et qui s'écroula avec la fortune et le système de Law. Elle le conserva pour la Louisiane et le pays des Illinois, jusqu'à la fin de 1731. A cette époque ces deux contrées rentrèrent sous le régime royal, et y demeurèrent jusqu'à la fin de la domination française.
Ce privilège n'avait pas toujours embrassé cependant les découvertes qu'on avait faites d'abord sur les lacs et ensuite dans la vallée du Mississipi, car on a pu voir que la Salle, par exemple, en avait obtenu la concession en 1675 avec le fort de Frontenac. Plus tard néanmoins toute la Nouvelle-France et toute la Louisiane furent soumises au même monopole jusqu'après la construction du fort anglais Oswégo. Alors la Nouvelle-York faisant une rude concurrence aux comptoirs de Frontenac, Toronto et Niagara, l'on craignit les suites des liaisons que la traite établirait entre les Sauvages et les Anglais. Le roi, pour y parer, prit ces postes entre ses mains, et réussit à retenir la plus grande partie du commerce du lac Ontario en payant les pelleteries plus cher; mais ce système avait tous les vices d'un trafic conduit par un gouvernement. Privé de l'oeil immédiat du maître et abandonné à des militaires, il entraîna des dépenses immenses et ne rendit aucun profit. Les avances furent faites presqu'en pure perte 87.
Note 87: (retour) Raynal. Régistre de l'intendant.
Il est difficile d'établir avec précision la valeur annuelle des exportations des pelleteries. Elles étaient en 1667, suivant l'auteur du Mémoire sur l'état du Canada, de 550,000 francs. Elles ont ensuite graduellement augmenté jusqu'au chiffre de 2 millions. D'après un calcul basé sur les droits payés par cette marchandise en 1754 et 1755, fait par ordre du général Murray 88, elles seraient tombées dans la première de ces deux années au chiffre de 1,547, 885 livres, et dans la seconde à celui de 1,265, 650 livres. Mais on ajoute que les régistres de douane d'où l'on avait tiré ces renseignemens, étaient très confus et irréguliers, et que les traitans les plus intelligens étaient d'opinion, qu'année commune le montant des fourrures exportées atteignait près de 3 millions et demi.
Note 88: (retour) Governor Murray's general Report on the ancient government and actual state of the province of Quebec in 1762.
D'abord la traite se fit aux entrepôts de la compagnie où les Sauvages eux-mêmes, qui arrivaient à certaines époques de l'année, portaient leurs pelleteries. Après Tadoussac, après Québec, après les Trois-Rivières, Montréal attira seul toutes les fourrures. «On les voyait arriver au mois de juin sur des canots d'écorce d'arbres. Le nombre des Sauvages qui les apportaient n'y manqua pas de grossir à mesure que le nom français s'étendit au loin. Le récit de l'accueil qu'on leur avait fait, la vue de ce qu'ils avaient reçu en échange de leurs marchandises, tout augmentait le concours. Jamais ils ne revenaient vendre leurs pelleteries sans conduire avec eux une nouvelle nation. C'est ainsi que l'on vit se former une espèce de foire où se rendaient tous les peuples de ce vaste continent».
Les Sauvages en arrivant se campaient près de la ville, s'élevaient des tentes, rangeaient leurs canots et débarquaient leurs fourrures. Après avoir eu audience publique du gouverneur, ils les portaient au comptoir de la compagnie ou chez les marchands de la ville qui avaient le privilége de les acheter pour les revendre ensuite à cette société. Les Sauvages étaient payés en écarlatine, vermillon, couteaux, poudre, fusils, etc. Les autres en marchandises, ou en récépissés ou reçus qui avaient cours de monnaie dans la colonie, et qui étaient rachetés par des lettres de change à termes que les agens de la compagnie tiraient sur son caissier à Paris. Cela dura tant que les Français n'eurent point de concurrens; mais bientôt des antagonistes dangereux et pleins d'activité s'élevèrent â côté d'eux et leur enlevèrent une partie de la traite. Les Anglais se bornèrent d'abord au pays des Iroquois, mais les cinq cantons furent bientôt épuisés de pelleteries, et il fallut en trouver ailleurs. Ces Sauvages furent dans les commencemens leurs coureurs de bois, puis ils marchèrent eux-mêmes à leur suite et se répandirent de tous côtés, et de tous côtés on accourut à eux. Ils se trouvèrent en communication avec toutes les nations établies sur les rives du St.-Laurent depuis sa source, et sur celles de ses nombreux tributaires. «Ce peuple avait des avantages infinis pour obtenir des préférences sur le Français son rival. Sa navigation était plus facile, et dès-lors ses marchandises s'offraient à meilleur marché. Il fabriquait seul les grosses étoffes qui convenaient le mieux au goût des Sauvages. Le commerce du castor était libre chez lui, tandis que chez les Français il était, et fut toujours asservi à la tyrannie du monopole. C'est avec cette liberté, cette facilité qu'il intercepta la plus grande partie des marchandises qui faisaient la célébrité de Montréal.
«Alors s'étendit sur les Français du Canada un usage qu'ils avaient d'abord resserré dans des bornes assez étroites. La passion de courir les bois, qui fut celle des premiers colons, avait été sagement restreinte aux limites du territoire de la colonie. Seulement on accordait chaque année à vingt-cinq personnes la permission de franchir ces bornes pour aller faire le commerce chez les Sauvages. L'ascendant que prenait la Nouvelle-York rendit ces congés beaucoup plus fréquens. C'étaient des espèces de priviléges exclusifs qu'on exerçait par soi-même ou par d'autres. Ils duraient un an ou même au-delà. On les vendait et le produit en était distribué, par le gouverneur de la colonie, aux officiers ou à leurs veuves et à leurs enfans, aux hôpitaux ou aux missionnaires, à ceux qui s'étaient signalés par une belle action ou par une entreprise utile, quelquefois enfin aux créatures du commandant lui-même, qui vendait les permissions. L'argent qu'il ne donnait pas ou qu'il voulait bien ne pas garder, était versé dans les caisses publiques; mais il ne devait compte à personne de cette administration.
«Elle eut des suites funestes. Plusieurs de ceux qui faisaient la traite se fixaient parmi les Sauvages pour se soustraire aux associés dont ils avaient négocié les marchandises. Un plus grand nombre encore allaient s'établir chez les Anglais, où les profits étaient plus considérables. Sur des lacs immenses, souvent agités de violentes tempêtes; parmi des cascades qui rendent si dangereuse la navigation des fleuves les plus larges du monde entier; sous le poids des canots, des vivres, des marchandises qu'il fallait voiturer sur les épaules dans les portages, où la rapidité, le peu de profondeur des eaux obligent de quitter les rivières pour aller par terre; à travers tant de dangers et de fatigues on perdait beaucoup de monde. Il en périssait dans les neiges ou dans les glaces; par la faim ou par le fer de l'ennemi. Ceux qui rentraient dans la colonie avec un bénéfice de six ou sept pour cent, ne lui devenaient pas toujours plus utiles, soit parcequ'ils s'y livraient aux plus grands excès, soit parceque leur exemple inspirait le dégoût des travaux assidus. Leurs fortunes subitement amassées, disparaissaient aussi vite: semblables à ces montagnes mouvantes qu'un tourbillon de vent élève et détruit tout-à-coup dans les plaines sablonneuses de l'Afrique. La plupart de ces coureurs, épuisés par les fatigues excessives de leur avarice, par les débauches d'une vie errante et libertine, traînaient dans l'indigence et dans l'opprobre une vieillesse prématurée» (Raynal).
Ces congés qui étaient transportables tombèrent aussitôt dans le commerce. Donnant permission d'importer jusqu'à la charge de plusieurs canots de pelleteries, ils se revendaient ordinairement six cents écus. Six hommes partaient avec mille écus de marchandises qu'on leur avait fait payer quinze pour cent de plus que le cours du marché, et revenaient avec 4 canots chargés de castors valant 8 mille écus. Après avoir déduit 600 écus pour le congé, 1000 pour les marchandises 2560 pour le prêt à la grosse aventure ou 40 pour cent sur les 6400 restant que le marchand chargeait pour ses avances, le résidu appartenait aux coureurs de bois. Le marchand revendait ensuite le castor au bureau de la compagnie à 25 pour cent de profit. Il est inutile de dire qu'avec un pareil système et de pareils bénéfices, l'on devait finir par rebuter les Sauvages qui en étaient les victimes, et perdre entièrement un commerce où le vendeur primitif voyait sa marchandise rapporter après qu'elle était sortie de ses mains, 700 pour cent de profit sans qu'elle eût changé d'état.
Le monopole de la traite se bornait au castor en s'étendant quelquefois à l'orignal depuis 1666. A partir de cette année, toutes les autres pelleteries dont le commerce était considérable, restèrent libres ou soumises momentanément, comme les produits agricoles et les marchandises, à des lois et des règlemens coloniaux si vagues et si éphémères qu'il règne dans leur histoire beaucoup d'obscurité. Les actes publics et les jugemens des tribunaux renferment nombre de décrets sur cette matière, desquels l'on peut conclure que le marchand canadien refusa toujours de se soumettre au joug que voulait lui imposer l'autorité locale. Il n'a supporté patiemment dans tous les temps que son exclusion du commerce étranger et le monopole de l'exportation du castor en France. Sur tout le reste, il est resté dans la jouissance d'une grande liberté.
A venir jusqu'au traité de 1713, la plus grande partie de la traite de l'Amérique septentrionale était entre les mains des Français. Par ce traité ils perdirent entièrement celle de la baie d'Hudson; et la Nouvelle-York qui, depuis le chevalier Andros, cherchait à leur enlever aussi celle de l'Ouest sans beaucoup de succès, vit tout-à-coup ses efforts couronnés des plus heureux résultats.
Nous avons déjà rapporté ailleurs comment M. Burnet, qui connaissait de quel immense avantage serait pour la Grande-Bretagne la possession de ce commerce, travailla à fermer aux Canadiens les contrées de l'Ouest, et comment M. de Beauharnais l'avait prévenu. Voyons maintenant quel fut l'effet des moyens qu'il employa pour parvenir à ce grand but, qui fut constamment l'objet de sa sollicitude. Tout semblait favoriser la Nouvelle-York, situation géographique plus rapprochée, population plus nombreuse et plus commerçante, marchandises plus modiques. Ces trois avantages étaient de la dernière importance, et le Canada ne se voyait aucun moyen de les contrebalancer. Le prix des marchandises était beaucoup plus élevé en France qu'en Angleterre de même que le fret et l'assurance maritime. La différence était encore plus grande dans les colonies. Aussi se faisait-il un commerce très étendu de contrebande entre Montréal et Albany. Non seulement on tirait de cette dernière ville les tissus de laine que l'on ne manufacturait pas en France, mais on importait ouvertement de là tous les ans une quantité considérable d'autres marchandises qui ne servaient point au négoce avec les Sauvages. Dans une seule année le Canada reçut 900 pièces d'écarlatine pour la traite, outre des mousselines, des indiennes, des tavelles, du vermillon, etc. Que faisait alors l'industrie française? Que faisait la compagnie des Indes? Elle en introduisait annuellement une douzaine de cents pièces qu'elle tirait elle même de l'Angleterre; et elle défendait à tout autre négociant d'en importer en Canada 89. De sorte que le manufacturier français était pour cet article comme exclus de nos marchés. Le traitant anglais pouvait, dans cet état de choses, vendre aux Indiens, comme il le faisait aussi, moitié moins cher que le traitant français, faire le double de profit, et cependant payer encore le castor trois chelings sterling la livre tandis que ce dernier n'en pouvait donner que deux francs.
Note 89: (retour) Mémoire sur la traite de la Province de New-York inséré dans l'histoire des cinq nations du Canada, par C. Colden.
Quand M. Burnet prit les rênes de la Nouvelle-York, il vit du premier coup d'oeil qu'en en fermant l'entrée aux Canadiens il rendrait leur situation encore plus mauvaise, en les privant des objets qui leur étaient absolument nécessaires pour leur négoce, et en leur enlevant un marché pour leurs pelleteries, Albany où ils vendaient le castor le double de ce que le payait la compagnie des Indes. En 1720, un acte fut passé par la législature, par forme d'essai, prohibant pour trois ans tout commerce avec le Canada; et en 1727, on s'empressa de le rendre permanent. L'effet en fut aussi prompt que fatal pour ce pays. Les tissus de laine qui s'étaient vendus jusque là £ 13 2 6 la pièce, à Montréal, montèrent aussitôt à £25.
Burnet, marchant toujours vers son but, fit ouvrir à Oswégo, sur la rive méridionale du lac Ontario, un comptoir pour attirer les Indiens; c'était le complément nécessaire de l'acte législatif de 1720. Les traitans français ne purent plus dès lors continuer la concurrence, et le roi, quelques années après, fut obligé de prendre entre ses mains les postes de Frontenac, Toronto et Niagara, et de donner les marchandises à perte pour conserver avec la traite des pelleteries l'alliance des Indigènes; car la traite était encore plus essentielle pour la sûreté des possessions françaises et le succès de leur politique que pour leur prospérité commerciale.
C'est en 1727, pendant que la Nouvelle-York excluait le Canada de ses marchés, que le roi de France donnait un édit semblable pour ses colonies. Depuis bien des années, il recommandait de défendre sévèrement toute relation entre elles et l'étranger, et depuis la dernière guerre surtout ses ordres étaient devenus plus fréquens et plus impératifs. 90 Rien ne prouve mieux combien les intérêts les plus chers des colonies sont quelquefois sacrifiés à cette législation qui courbe sous le même niveau et le Canada et l'Archipel du Mexique, et l'Amérique et l'Asie, sans tenir compte de la différence des circonstances et du mal fait aux uns ou aux autres, pourvu que le résultat général réponde au calcul de la métropole.
Note 90: (retour) Documens de Paris.
Presque tous les autres postes de traite devinrent dès lors privilégiés; c'est-à-dire que ceux qui les obtenaient y faisaient la traite exclusivement. Ces postes se donnaient, se vendaient ou s'affermaient, et dans ces trois cas le commerce souffrait également de leur régie; ils étaient loués communément pour trois ans, et le fermier ou possesseur voulait dans ce court espace de temps faire une fortune rapide et considérable; le moyen qu'il employait pour y réussir était de vendre le plus cher possible les marchandises qu'il y portait, et d'acheter de même les pelleteries au plus bas prix, dut-il tromper les Sauvages après les avoir enivrés. En 1754, on avait dans le poste de la mer d'Ouest une peau de castor pour quatre grains de poivre, et on a retiré jusqu'à huit cents francs d'une livre de vermillon! Voilà comment se conduisait la traite dans les dernières années du régime français. Il paraissait évident à tout le monde que ce commerce allait être complètement et rapidement frappé de mort, si on ne réussissait à rejeter les colons anglais en dehors des vallées du St.-Laurent et du Mississipi; et déjà même il était trop tard, dans l'opinion de bien des gens, pour entreprendre cette tâche; ils disaient que l'on aurait dû avoir élevé des digues avant le débordement. Personne néanmoins ne soupçonnait alors que la partie que la France et la Grande-Bretagne jouaient ensemble sur ce continent fût si près de sa fin qu'elle l'était déjà.
Nous nous sommes étendu sur la traite des pelleteries, parce que des motifs de politique et de sécurité nationale s'y trouvaient étroitement liés; c'était l'objet, l'agent actif qui perpétuait l'alliance avec les Indigènes, dont nous avons plus d'une fois signalé les avantages et même la nécessité. Elle méritait donc une grande place. Quant aux autres branches du négoce qui ont été cultivées dans ce pays, il ne sera pas nécessaire de nous y arrêter si longtemps, mais nous n'en oublierons aucune un peu importante, car le commerce ne peut nous être indifférent; il forme avec l'agriculture la grande occupation de toutes les classes des populations américaines, depuis le citoyen le plus opulent jusqu'au citoyen le plus humble.
Après la traite des fourrures venait la pêche. Celle de la morue et de la baleine resta presque toute entière entre les mains des Européens; de tout temps peu de Canadiens s'y livrèrent. Ceux-ci s'adonnèrent plus spécialement à celle du loup-marin et du marsouin qui fournissaient d'excellentes huiles pour les manufactures et l'éclairage; sept ou huit loup-marins donnaient une barrique d'huile; les peaux servaient à différens usages. Cette pêche se faisait dans le fleuve et le golfe St.-Laurent et sur la côte du Labrador, où le gouvernement affermait à des particuliers pour un certain nombre d'années des portions de grève, des îles ou des côtes 91. Il fut établi jusqu'à 14 pêches au marsouin en bas de Québec en 1722 (Documens de Paris). L'on exportait dans les dernières années une grande quantité d'huile en France, ainsi que des salaisons de harengs et d'autres poissons. Les bois auraient dû former aussi un objet fort considérable, mais ce commerce ne prit jamais un grand développement, et quoique la construction des navires fût encouragée par le roi, on n'en faisait qu'un petit nombre. Louis XV offrit une gratification de 500 francs par vaisseau de 200 tonneaux; 150 francs par bateau de 30 à 60 tonneaux, vendus en France ou dans les Iles (Documens de Paris), et il fit établir des ateliers de construction à Québec, garnis des ouvriers nécessaires pour bâtir des bâtimens pour sa marine.
Note 91: (retour) Il afferma la baie des Esquimaux à la veuve Fournel en 1749, le Labrador à M. d'Aillebout en 1753.
L'on reprochait aux navires canadiens de coûter beaucoup plus que ceux qui étaient faits en France, et de durer moins longtemps, attendu que le chêne dont on se servait était tiré des lieux bas et humides, et qu'après avoir été coupé l'hiver, on le mettait l'été suivant à l'eau pour le descendre à Québec, pratique qui en altérait la bonté. Quoiqu'il en soit, la construction était tellement négligée, que, suivant un rapport fait au ministre, les Anglais fournissaient une partie des bâtimens employés même à la navigation intérieure du pays, non pas parce que leur bois était meilleur, ou leurs bâtimens mieux construits, mais parce qu'ils les donnaient à meilleur marché. Talon avait vainement introduit la culture des chanvres et ouvert des chantiers pour la préparation des bois de construction. On ne sait, dit Raynal, par quelle fatalité tant de richesses furent longtemps négligées ou méprisées.
La cupidité chez les uns et une fatale insouciance chez les autres font tomber aujourd'hui encore dans les mêmes fautes. On ne fabrique ni toiles, ni goudron, et nos bois, par un mauvais choix et une mauvaise préparation surtout le chêne, ont de la peine à supporter la concurrence avec ceux de la Baltique sur les marchés de notre métropole, même avec les droits qui les protègent.
L'exploitation des mines de fer ne fut commencée aux Trois-Rivières que vers 1737. Elle fut d'abord dirigée d'une manière peu judicieuse. En 1739 les nouveaux fermiers étendirent et perfectionnèrent les travaux, et produisirent assez de ce métal, plus précieux que l'or, pour la consommation intérieure. Il en fut même exporté quelques échantillons qui furent trouvés d'une qualité supérieure. Cette forge est encore en opération.
Dès le temps de Cartier les rives du lac Supérieur étaient célèbres parmi les nations indigènes pour leurs mines de cuivre. Les Sauvages en montrèrent des morceaux à ce voyageur. Les rapports des Français qui découvrirent ce lac confirmèrent ensuite ceux des Sauvages. En 1738, le roi envoya deux mineurs allemands nommés Forster pour ouvrir celle de Chagouïa-mi-gong 92. Cette entreprise fut ensuite abandonnée. Les lettres du roi qui adressent ces deux étrangers à l'intendant du Canada, contiennent des recommandations singulières sur la manière dont ils doivent être traités. Après les pelleteries, après le poisson et les huiles, les céréales formaient l'article d'exportation le plus important; il l'était plus que le bois. Une partie était consommée dans le pays même par les troupes et l'autre exportée. Il en sortait dans les bonnes années environ 80,000 minots en farines et en biscuits 93. Le Canada en produisit en 1734 738,000 minots, outre 5,000 de maïs, 63,000 de pois, et 3,400 d'orge. La population était alors de 37,000 habitans 94.
Note 92: (retour) Régistre de l'intendant.
Note 93: (retour) Mémoire attribué à M. Hocquart: Collection de la Société littéraire et historique de Québec.
Note 94: (retour) Recensement: Documens de Paris.
Une plante célèbre découverte par le Jésuite Lafitau dans nos forêts en 1718, vint enrichir un instant le pays d'un nouvel objet d'exportation. Le jin-seng que les Chinois tiraient à grands frais du nord de l'Asie, fut porté des bords du St.-Laurent à Canton. Il fut trouvé excellent et vendu très cher; de sorte que bientôt une livre qui ne valait à Québec que 2 francs y monta jusqu'à vingt-cinq. Il en fut exporté en 1752 pour 500 mille francs. Le haut prix que cette racine avait atteint excita une aveugle cupidité. On la cueillit au mois de mai au lieu du mois de septembre, et on la fit sécher au four au lieu de la faire sécher lentement et à l'ombre; elle ne valut plus rien aux yeux des Chinois, qui cessèrent d'en acheter. Ainsi un commerce qui promettait de devenir une source de richesse, tomba et s'éteignit complètement en peu d'années.
Québec était le grand entrepôt du Canada.
Il envoyait annuellement 5 ou 6 bâtimens à la pêche du loup-marin, et à peu près un pareil nombre dans les Iles et à Louisbourg chargés de farine, lesquels revenaient avec des cargaisons de charbon, de rum, de mêlasse, de café et de sucre. Il recevait de France une trentaine de navires formant environ 9,000 tonneaux.
Dans les temps les plus florissans, les exportations du Canada ne dépassèrent pas 2,000,000 livres en pelleteries, dont 800,000 en castor, 250,000 livres en huile de loup-marin et de marsouin; une pareille somme en farine ou pois, et 150,000 livres en bois de toutes les espèces. Ces objets pouvaient former chaque année 2,650,000 livres. Si l'on ajoute à cela une somme de 600,000 livres pour les divers autres produits et le jin-seng au moment de sa plus grande vogue, on aura un total de 3 millions 250 mille livres.
L'auteur des «Considérations sur l'état du Canada pendant la guerre de 1755» 95, évaluait alors le montant des exportations à environ 2 millions et demi, et celui des importations à huit millions de vente 96. Comment cet immense déficit entre l'importation et l'exportation était-il comblé? Par les dépenses que le roi faisait dans la colonie, et qui ont été de tout temps nécessaires pour rétablir la balance du commerce. Elles augmentaient prodigieusement dans les temps de guerre, d'où il s'ensuit qu'avant celle des Sept ans, les importations avaient dû rester bien au-dessous de la somme de huit-millions. Ainsi on peut les fixer en trouvant le chiffre des dépenses annuelles du gouvernement, et comme l'on sait qu'en 1749, ces dépenses n'excédèrent pas 1 million 700 mille livres, l'importation de cette année dut être d'environ 4 millions 200 mille livres.
Note 95: (retour) Collection de la Société littéraire et historique.
Note 96: (retour) L'histoire de M. Smith contient un état (V. appendice C.) des exportations et des importations de ce pays dont les chiffres diffèrent essentiellement de ceux de l'auteur des Considérations.
L'importation se composait de vins, d'eaux-de-vie, d'épiceries, de marchandises sèches de toute espèce dont une bonne partie de luxe, car le luxe était grand en Canada comparativement à sa richesse, de quincailleries, de poteries, de verreries, etc., etc.
Il ne faut pas croire néanmoins que cette augmentation rapide de l'importation fût profitable aux négocians. Le temps qu'elle a signalé fut celui d'une dépression générale et de la ruine d'un grand nombre parmi eux. Le roi faisait venir une partie des marchandises nécessaires pour le service militaire, et le reste était acheté à Québec et à Montréal. Mais ces achats ne se faisaient pas en droiture chez le négociant ou par soumission au rabais. Les fonctionnaires qui avaient l'administration des fournitures et la comptabilité, s'étaient secrètement associés ensemble, comme nous le dirons ailleurs, et spéculaient sur le roi et sur le commerce. Sachant d'avance ce que le service demandait, «la grande compagnie», c'est ainsi que l'on nommait cette société occulte, faisait ses achats avant que le public eût connaissance des besoins de ce service; et comme ces achats étaient considérables, elle payait souvent 15 à 20 au-dessous du cours, et ensuite après avoir accaparé les marchandises, elle les revendait au roi à 25, 80, et jusqu'à 150 pour cent de profit.
Il est facile de concevoir par ce qui précède que le commerce Canadien étant peu étendu, ses ressources à peine utilisées, le manque de récoltes, les irruptions des Sauvages, les guerres devaient le jeter continuellement dans des perturbations profondes et rendre le prix des marchandises excessif. C'est ce qui engagea la France, malgré la répugnance naturelle des métropoles à permettre l'établissement des manufactures dans leurs colonies, à autoriser en Canada la fabrique des toiles et des étoffes grossières, par une lettre (1716) dont on ne doit pas omettre de donner ici la substance d'après Charlevoix, lettre qui tout en déclarant avec franchise qu'il ne doit pas y avoir de manufactures en Amérique, parcequ'elles nuiraient à celles de France, permettait d'en établir quelques unes pour le soulagement des pauvres.
Le ministre écrivit donc que le roi était charmé d'apprendre que ses sujets du Canada reconnussent enfin la faute qu'ils avaient faite, en s'attachant au seul commerce des pelleteries, et qu'ils s'adonnassent sérieusement à la culture de leurs terres, particulièrement à y semer du chanvre et du lin: que Sa Majesté espérait qu'ils parviendraient bientôt à construire des vaisseaux à meilleur marché qu'en France, et à faire de bons établissemens pour la pêche: qu'on ne pouvait trop les y exciter, ni leur en faciliter les moyens; mais qu'il ne convenait pas au royaume que les manufactures fussent en Amérique, parceque cela ne se pouvait pas permettre, sans causer quelque préjudice à celles de France, que néanmoins elle ne défendait pas absolument qu'il ne s'y en établit quelques unes pour le soulagement des pauvres.
En peu de temps il se monta des métiers pour les étoffes de fil et de laine dans toutes les chaumières et jusque dans le manoir du seigneur; et depuis cette époque la population des campagnes a eu en abondance des vêtemens propres à ses travaux et à toutes les saisons. L'usage s'en est conservé et s'en répand aujourd'hui jusque dans les établissemens anglais.
C'est vers 1746, pendant les hostilités avec la Grande-Bretagne, que la rareté de cet article fit songer à fabriquer du sel en Canada. La guerre y avait déjà fait naître plusieurs industries utiles. Le gouvernement chargea M. Perthuis d'établir des salines à Kamouraska; mais cette entreprise, qui aurait pu être si avantageuse pour les pêcheries de Terreneuve et du golfe St.-Laurent, ne fut point continuée; on ne sait au juste à quelle époque elle tomba. Il paraît qu'on avait déjà fait du sel autrefois dans le pays et que l'on avait très bien réussi 97.
Note 97: (retour) M. Denis, a French gentleman, says that «excellent salt has formerly been made in Canada, even as good as that of Brouage, but that after the experiment had been made, the salt pits dug for that purpose had been filled up to the great prejudice and discredit of the colony.» Natural & civil History of the French Dominions in North & South America.
L'année précédente (janvier 1745) avait été témoin d'une grande et utile amélioration, l'introduction des postes et des messageries pour le transport des lettres et des voyageurs. M. Begon, intendant, accorda à M. Lanouillier le privilége de les tenir pendant 20 années entre Québec et Montréal, lui imposant en même temps un tarif de charges gradué sur les distances. Le pays n'avait pas encore eu d'institutions postales, il n'a pas cessé d'en jouir depuis.
Nous avons dit que Québec était l'entrepôt général du commerce. Les Normands étant les premiers qui aient établi ce commerce en fondant la colonie, les embarquemens s'étaient faits d'abord au Havre-de-Grace ou à Dieppe. Dans la suite la Rochelle se substitua graduellement à ces ports, et avant la fin du siècle, elle fournissait déjà toutes les marchandises nécessaires à la consommation du pays et à la traite avec les Indiens. Il venait aussi des vaisseaux de Bordeaux et de Bayonne avec des vins, des eaux-de-vie et du tabac.
Une partie de ces vaisseaux prenaient en retour des chargemens de pelleteries, de grains et de bois. Quelques uns allaient au Cap-Breton prendre du charbon de terre pour la Martinique et la Guadeloupe, où il s'en consommait beaucoup dans les raffineries de sucre. Les autres s'en retournaient sur lest en France ou seulement aux Iles du golfe St.-Laurent, où ils se chargeaient de morue à Plaisance ou dans les autres pêcheries de ces parages. Plusieurs marchands de Québec étaient déjà assez riches du temps de la Hontan pour avoir plusieurs vaisseaux sur la mer.
Il était d'usage alors de ne partir de l'Europe pour l'Amérique qu'à la fin d'avril ou au commencement de mai. Dès que les marchandises étaient débarquées à Québec, les marchands des autres villes arrivaient en foule pour faire leurs achats, qui étaient embarqués sur des barges et dirigés vers les Trois-Rivières et Montréal. S'ils payaient en pelleteries, on leur vendait à meilleur marché que s'ils soldaient en argent ou en lettres de changes, parce qu'il y avait un profit considérable à faire sur cet article en France. Une partie des achats se payait ordinairement en cette marchandise, que le détailleur recevait des habitans ou des Sauvages. Montréal et les Trois-Rivières dépendaient de Québec, dont les marchands avaient sur ces places un grand nombre de magasins conduits par des associés ou des commis. Les habitans venaient faire leurs emplettes dans les villes deux fois par année; et telles étaient alors la lenteur et la difficulté des communications, que les marchandises se sont vendues longtemps jusqu'à 50 pour cent de plus à Montréal qu'à Québec.
A l'exception des vins et des eaux-de-vie qui payaient déjà un droit de 10 pour cent, et du tabac du Brésil grevé de 5 sous par livre; aucun autre article ne fut imposé par la France en Canada avant la quatrième guerre avec les Anglais, c'est-à-dire en 1748. Alors Louis XV établit par un édit un tarif général qui frappa d'un droit de 3 pour cent toutes les marchandises entrantes ou sortantes. Il y fut fait cependant des exceptions importantes en faveur de l'agriculture, de la pêche et du commerce des bois. Ainsi le blé, la farine, le biscuit, les pois, les fèves, le maïs, l'avoine, les légumes, le boeuf et le lard salés, les graisses, le beurre, etc., furent laissés libres à la sortie; les denrées et marchandises nécessaires à la traite et à la pêche dans le fleuve St.-Laurent, à l'entrée et à la sortie; les cordages et le sel à l'entrée; les chevaux, les vaisseaux construits en Canada, le bardeau, le bois de chêne pour la construction des navires, les mâtures, le merrain, les planches et les madriers de toute espèce, le chanvre et le hareng salé, à la sortie. Ces exceptions étaient comme l'on voit très étendues et toutes dans l'intérêt de l'agriculture et des industries mentionnées plus haut. Sur les représentations des habitans, le roi décida encore que ce tarif n'aurait d'effet qu'après la guerre.
Ainsi de 1666 aux dernières années de la domination française en Amérique, les marchandises et les produits agricoles ne payèrent aucun droit d'entrée et de sortie ni en Canada, ni en France, excepté les vins, eaux-de-vie, guildives et le tabac du Brésil. Les restrictions du commerce canadien étaient seulement relatives aux rapports avec l'étranger toujours sévèrement défendus, et à la traite du castor; encore l'exclusion touchant celle-ci n'était-elle que pour l'exportation en France, car dans la colonie le marchand pouvait acheter cette pelleterie du Sauvage pour la revendre ensuite, au taux fixé par le gouvernement, au comptoir de la compagnie.
Après 1753, époque de la mise en force de la loi d'impôt dont l'on vient de parler, la guildive paya 24 livres la barrique, le vin 12, les eaux-de-vie 24 la velte. Il paraît que le tarif pour les marchandises sèches n'était pas exact, et que certains articles payaient plus et d'autres moins, proportion gardée avec les 3 pour cent qu'on avait voulu imposer.
Les droits d'entrée et de sortie produisaient dans les temps ordinaires environ 300 mille livres 98. La disposition de la loi de l'impôt relative à l'obligation de payer les droits au comptant, gêna le marchand sans avantage pour la chose publique; elle porta un grave préjudice au commerce. Dans ce pays où l'on est obligé à cause de l'hiver de faire de grands amas de marchandises qui restent invendues sur les tablettes une partie de l'année, cette loi était plus qu'injudicieuse; elle le greva d'une nouvelle charge que le consommateur dût payer, car l'on sait que la marchandise supporte non seulement les frais qu'elle occasionne, mais encore la demeure ou l'intérêt de l'argent qu'elle coûte.
Note 98: (retour) Considérations sur l'état du Canada.
Le numéraire, ce nerf du trafic, manquait presque totalement dans les commencemens de la colonie. Le peu qui y était apporté par les émigrans ou autres, en ressortait presqu'aussitôt, parce que le pays produisait peu et n'exportait encore rien. Les changemens fréquens que l'on fit plus tard dans le cours de l'argent, n'eurent d'autre effet que de faire languir le commerce qui naissait à peine. L'on sait qu'il n'y a aucune question sur laquelle il soit plus facile de se tromper, que sur la question des monnaies. Le besoin s'en faisait vivement sentir dans les îles françaises du golfe du Mexique. La compagnie des Indes occidentales obtint la permission du roi d'y faire passer en 1670 pour 100 mille francs de petites espèces marquées à un coin particulier; et deux ans après il fut ordonné que cette monnaie ainsi que celle de France, aurait cours dans toutes les possessions françaises du Nouveau-Monde en y ajoutant un quart en sus. Malgré cette addition de 25 pour cent qui était, il est vrai, loin d'être exorbitante pour couvrir la différence du change entre Paris et Québec, à cette époque où le Canada exportait encore si peu, les espèces ne cherchèrent qu'à sortir du pays. C'est le commerce et non le souverain qui règle la valeur de l'argent; le prix des marchandises monte ou baisse avec elle. L'expédient ne répondit point aux avantages qu'on s'en était promis. Le gouvernement eut alors recours à un papier qu'il substitua aux espèces, pour payer les troupes et les dépenses publiques. Ce fut là une décision des plus funestes pour notre commerce en ce qu'elle le priva d'un numéraire dont il avait besoin. Les premières émissions se firent après 1689. Le papier conserva son crédit quelques années, et les marchands le préféraient aux espèces sonnantes; mais le trésor, dans les embarras de la guerre de la succession d'Espagne, n'ayant pu payer les lettres de change tirées sur lui par la colonie, ce papier tomba dans le discrédit et troubla profondément toutes les affaires. Les habitans, réduits au désespoir, firent dire au roi qu'ils consentiraient volontiers à en perdre une moitié si Sa Majesté voulait bien leur faire payer l'autre. Ce papier ne fut liquidé qu'en 1720 et avec perte de cinq huitièmes. Louis XV, se vit condamné à traiter avec ses pauvres sujets canadiens comme un spéculateur malheureux; car c'était une véritable banqueroute, pronostic obscur de celle de 1758, qui devait peser si lourdement sur ce pays, et de cette autre si fameuse, celle qui compléta le grand naufrage de la monarchie en 1793.
La monnaie de carte fut abolie en 1717, et le numéraire circula seul avec sa valeur intrinsèque et sans augmentation de quart. L'on tombait d'un extrême dans l'autre; car le numéraire étant frappé en France, le coût et les risques du transport de cette monnaie, etc., devaient nécessairement en augmenter la valeur; cependant le mal était moins grand qu'en le fixant trop haut; il dut prendre sa place dans l'échelle comme une marchandise, et tel qu'il doit être considéré dans un bon système monétaire.
L'usage exclusif de l'argent ne dura pas longtemps. Le commerce demanda le premier le rétablissement du papier-monnaie plus facile de transport que les espèces. L'on revint aux cartes avec les mêmes multiples et les mêmes divisions. Ces cartes portaient l'empreinte des armes de France et de Navarre, et étaient signées par le gouverneur, l'intendant et le contrôleur; il y en avait de 1, 3, 6, 12 et 24 livres; de 7, 10 et 15 sous, et même de 6 deniers; leurs valeurs réunies n'excédaient pas un million. «Lorsque cette somme ne suffisait pas, dit Raynal, pour les besoins publics, on y suppléait par des ordonnances signées du seul intendant, première faute; et non limitées pour le nombre, abus encore plus criant. Les moindres étaient de 20 sous, et les plus considérables de cent livres. Ces différens papiers circulaient dans la colonie; ils y remplissaient les fonctions d'argent jusqu'au mois d'octobre. C'était la saison la plus reculée où les vaisseaux dussent partir du Canada. Alors on convertissait tous ces papiers en lettres de change qui devaient être acquittées en France par le gouvernement. Mais la quantité s'en était tellement accrue, qu'en 1743 le trésor du prince n'y pouvait plus suffire, et qu'il fallut en éloigner le paiement. Une guerre malheureuse qui survint deux ans après en grossit le nombre, au point qu'elles furent décriées. Bientôt les marchandises montèrent hors de prix, et comme à raison des dépenses énormes de la guerre, le grand consommateur était le roi, ce fut lui seul qui supporta le discrédit du papier et le préjudice de la cherté. Le ministère, en 1659, fut forcé de suspendre le paiement des lettres de change jusqu'à ce qu'on en eût démêlé la source et la valeur réelle. La masse en était effrayante.
«Les dépenses annuelles du gouvernement pour le Canada, qui ne passaient pas 400 mille francs en 1729, et qui, avant 1749, ne s'étaient jamais élevées au-dessus de dix-sept cents mille livres, n'eurent plus de bornes après cette époque.» Mais n'anticipons pas sur l'ordre du temps.
Dans ce système monétaire, le Canada n'était détenteur d'aucune sécurité réelle. La monnaie est ordinairement un signe qui représente une valeur réelle et qui a lui-même une valeur intrinsèque. En Canada elle était le signe du signe. On n'y voyait d'espèces que celles qu'apportaient les troupes et les officiers des vaisseaux, ou la contrebande avec les colonies anglaises; et elles étaient aussitôt enlevées pour faire de la vaisselle, être renfermées dans les coffres ou envoyées dans les Iles. La monnaie de cartes était préférée aux ordonnances parce que la valeur des premières était toujours payée toute entière en lettres de change avant les secondes, de sorte que si les dépenses du gouvernement excédaient le montant de l'exercice de la colonie, l'excédant était soldé en ordonnances retirées ensuite par ces cartes pour lesquelles il ne pouvait sortir néanmoins de lettres de change que l'année suivante; on appelait cela faire la réduction. «Dans le courant de 1754, au lieu de faire une réduction qui eut été trop forte, on délivra des lettres de change pour la valeur entière des papiers portés au trésor, mais payables seulement, partie en 1754, partie en 1755 et partie en 1756. Alors les cartes furent confondues avec les ordonnances; on ne donna pas pour leur valeur des lettres de change à plus court terme. Il est même à présumer qu'on a cherché à anéantir cette monnaie, le trésorier ne s'en servant plus dans les paiemens. Cette opération qui n'occasionnait qu'environ 6 pour cent de différence sur les paiemens ordinaires, fit augmenter les marchandises de 15 à 20 pour cent et la main d'oeuvre à proportion.
«Les espèces, poursuit l'auteur que nous citons ici, qui sont venues avec les troupes de France, ont produit un mauvais effet. Le roi en a perdu une partie dans les vaisseaux le Lys et l'Alcide; elles ont décrédité le papier; la guerre n'était pas encore déclarée lorsqu'elles parurent en Canada, et on croyait avec raison que les lettres de change continueraient à être tirées pour le terme de trois ans; les négocians donnèrent donc leurs marchandises à 16 et 20 pour cent meilleur marché en espèces; on trouvait sept francs de papier pour un écu de six francs. Dès que la déclaration de la guerre a été publiée, cet avantage a diminué; les négocians n'ont pas osé faire des retours en espèces; il en a passé quelques parties à Gaspé; le reste est entre les mains de gens qui ne font point de remises en France; ils aiment mieux perdre quelque chose, et le garder dans leurs coffres en effets plus réels que des cartes et des ordonnances; en conséquence ces papiers ont circulé presque seuls dans le commerce; ils ont été portés au trésor, et ont augmenté les lettres de change qu'on a tirées» sur le gouvernement à Paris.
Tel fut le commerce canadien sous le règne français, assujetti d'un côté aux entraves dérivant de la dépendance coloniale et jouissant de l'autre de la plus grande liberté, exclu des marchés étrangers et affranchi en général de tout droit et de toute taxe avec la mère patrie, enfin déclaré libre et permis à tout le monde, et soumis en plusieurs circonstances à toutes sortes de vexations et de monopoles. Si le commerce et l'industrie eussent fleuri en France, si les vaisseaux de cette nation eussent couvert les mers comme ceux de la Grande-Bretagne, nul doute qu'avec la liberté dont jouissait le marchand canadien, et qui était large pour le temps, il ne fût parvenu à une grande prospérité. Mais que pouvait faire le Canada, exclu du commerce étranger, avec une métropole presque sans marine et sans industrie, et dont le gouvernement était en pleine décadence. Que pouvait faire le Canada, malgré la liberté dont on voulait le faire jouir? Ne pouvant atteindre à une honnête prospérité, ni trouver dans ses efforts une récompense légitime et honorable, il tourna les yeux vers une carrière où le génie martial des Français s'élance toujours avec joie, vers une carrière où l'honneur est toujours au delà du danger, et non le bonnet vert de la banqueroute mercantile. Le Canadien, inspiré par son gouvernement trop pauvre pour le faire protéger par l'armée régulière, prit le fusil, devint soldat et contracta ce goût pour les armes qui nuisit tant dans la suite au développement et au progrès du pays. Ou eut beau déclarer que le commerce était libre et permis à tout le monde, que les chefs ne sauraient être trop attentifs à favoriser tous les établissemens qui peuvent concourir à son bien et à son avantage 99, peu de personnes s'y livraient, et il languissait.
Note 99: (retour) Instructions des rois aux gouverneurs.
Il est une autre pratique tenant à l'organisation du gouvernement de la colonie, qui lui fut aussi très préjudiciable par l'excès qu'on en fit. C'était la permission donnée aux employés publics, quelquefois du plus haut rang, et aux magistrats de faire le commerce même avec le roi dont ils étaient les serviteurs, afin de se refaire de l'insuffisance reconnue de leurs appointemens 100. La plupart des gouverneurs généraux et particuliers participèrent aux profits de la traite 101. Tout le monde commerçait, les religieux comme les militaires, comme les laïcs. Le Séminaire trafiquait avec la Nouvelle-York et avait un vaisseau en mer. (Dépêche de M. de Beauharnais 1741. Mémoire du Séminaire). Les Jésuites tenaient comptoir ouvert au Sault-St.-Louis sous le nom de deux demoiselles Desauniers. (Lettre de M. Bigot au ministre 1750). Cet usage avait pris naissance avec la colonie, fondée par une compagnie de marchands, et gouvernée longtemps par des marchands qui conduisaient à la fois les affaires publiques et leur négoce. Il fut malheureusement toléré jusqu'aux derniers jours du régime français, et ouvrit la porte aux plus funestes et aux plus criminels abus, qui atteignirent leur dernier terme dans la guerre de 1755. Ces employés, l'intendant Bigot à leur tête, parvinrent à cette époque de crise, où le temps ne permettait point de porter un remède aux maux de l'intérieur, à accaparer toute la fourniture du roi, qui s'éleva jusqu'à plus de 15 millions à la fin de la guerre 102. Par un système d'association habilement ménagé, ils achetaient ou vendaient, comme nous l'avons exposé tout à l'heure, tout ce que le gouvernement voulait vendre ou acheter. Agissant eux-mêmes pour le roi, il est facile de concevoir que les articles du marchand qui n'était pas dans leur alliance, n'étaient jamais admis. La liberté et la concurrence si nécessaires à l'activité du commerce furent détruites, ainsi que l'équilibre des prix que l'association dont il s'agit fit monter à un degré exorbitant, malgré l'abondance des denrées et des marchandises, au point que cette cherté factice devint une cause de disette réelle.
Note 100: (retour) Affaires du Canada: Mémoires de Bigot.
Note 101: (retour) Document de Paris.
Note 102: (retour) «Si on calculait toutes les marchandises qui sont achetées à Québec, à Montréal et dans les forts pour le compte du roi, on trouverait peut-être le double de ce qu'il en est entré dans la colonie». Dépêche de M. Bigot au ministre 1759.
Le vice du système ne s'était pas encore manifesté d'une manière si hideuse; mais il avait dû produire dans tous les temps un grand mal, et causer un découragement fatal au négociant industrieux qui ne pouvait lutter avec des hommes placés dans de meilleures conditions que lui. Cela n'est pas une exagération, «car, selon le Mémoire de Bigot accusé dans l'affaire du Canada, c'est le roi qui faisait les plus grandes consommations dans les colonies; et par conséquent, c'est vis-à-vis de lui principalement qu'on pouvait faire un commerce d'une certaine importance, et qui pût en le rendant florissant, y attirer des Européens.» C'est ce qu'écrivait l'intendant au ministre dans sa lettre du 1 novembre 1752. «Le Canada est de toutes les colonies celle où l'on fait le commerce le plus solide. Il n'est cependant fondé pour la plus grande partie que sur les dépenses immenses que le roi y fait».
Un pareil système devait, surtout aux époques de guerre, ruiner par les accaparemens tous les marchands qui n'étaient pas dans le monopole; et si ce résultat n'arriva que dans la guerre de la conquête, c'est que l'honneur et l'intégrité avaient en général régné jusque là parmi les fonctionnaires publics.
Le commerce canadien, excepté la traite des pelleteries et le système monétaire, fut l'objet de peu de lois et de règlemens faits pour en favoriser ou en régler le développement d'une manière particulière et spéciale à venir jusqu'au 18e. siècle. A cette époque on commença à législater sur cette matière. Outre les lois qui concernent la liberté du trafic dont nous avons parlé plus haut, et les arrêts du conseil supérieur et de l'intendant qui avaient plus immédiatement rapport à sa police ou à des cas particuliers, d'autres lois ont été promulguées en différens temps dont l'on doit dire quelque chose par l'influence qu'elles ont dû exercer.
La première est le règlement relatif aux siéges d'amirauté qui furent établis dans toutes les colonies françaises en 1717.
Cette institution fut revêtue de deux caractères, l'un judiciaire et l'autre administratif, que se partagent aujourd'hui la cour de l'amirauté et la douane. Comme tribunal, la connaissance de toutes les causes maritimes qui durent être jugées suivant l'ordonnance de 1681 et les autres règlemens en vigueur touchant la marine, lui fut déférée. Comme administration, elle eut la visite des vaisseaux arrivans ou partans, et le pouvoir exclusif de donner des congés à tous ceux qui faisaient voile pour la France, pour les autres colonies ou pour quelque port de l'intérieur. Ces congés étaient des passavans, et chaque vaisseau était tenu d'en prendre un à son départ et de le faire enregistrer au greffe de l'amirauté. Les bâtimens employés au cabotage de la province, n'étaient obligés que d'en prendre un par an. Il fallait en outre le consentement du gouverneur aux congés pour la pêche ou pour les navires qui menaient des passagers en France.
La seconde fut l'arrêt de la même année qui établit une bourse à Québec et une autre à Montréal, et permit aux négocians de s'y assembler tous les jours afin de traiter de leurs affaires mercantiles. Cela était demandé depuis longtemps par le commerce, auquel l'on accorda aussi la nomination d'un agent ou syndic pour exposer, lorsqu'il le jugerait convenable, ses voeux ou pour défendre ses intérêts auprès du gouvernement.
Cet agent commercial remplaça probablement le syndic des habitations, dont l'on n'entendait plus parler, et dont les fonctions étaient peut-être déjà tombées en désuétude.
Quant aux lois de commerce proprement dites, il y eut cela de singulier qu'il n'en fut promulgué aucune d'une manière formelle. Les tribunaux suivirent l'ordonnance du commerce ou le code Michaud 103, qui était la loi générale du royaume, ainsi que les y autorisaient les décrets qui les constituaient. Le Canada n'a vu jusqu'à ce jour inaugurer dans son sein par l'autorité législative locale, aucun code commercial particulier. A défaut de lois à cet égard, l'ordonnance du commerce fut introduite en vertu d'une disposition générale de l'édit de création du conseil souverain en 1663; et cette ordonnance devint par le fait et la coutume loi du pays. Le code anglais a été introduit de la même manière par un décret de la métropole.
Note 103: (retour) J. F. Perrault:--Extraits ou précédens de la Prévôté de Québec, 1824.
Nous ne croyons pas devoir omettre de mentionner ici une décision du gouvernement français qui lui fait le plus grand honneur. C'est celle relative à l'exclusion des esclaves du Canada, cette colonie que Louis XIV aimait par dessus toutes les autres à cause du caractère belliqueux de ses habitans, qu'il voulait former à l'image de la France, couvrir d'une brave noblesse et d'une population vraiment nationale, catholique, française, sans mélange de race. Dès 1688, il fut proposé d'y introduire des nègres. Cette proposition ne rencontra aucun appui dans le ministère, qui se contenta de répondre qu'il craignait que le changement de climat ne les fît périr, et que le projet serait dès lors inutile 104. C'était assez pour faire échouer une entreprise qui aurait greffé sur notre société la grande et terrible plaie qui paralyse la force d'une portion si considérable de l'Union américaine, l'esclavage, cette plaie inconnue sous notre ciel du Nord qui, s'il est souvent voilé par les nuages de la tempête, ne voit du moins lever vers lui que des fronts libres aux jours de sa sérénité.
Note 104: (retour) Documens de Paris.
Coalition en Europe contre Marie-Thérèse pour lui ôter l'empire (1740.)--Le maréchal de Belle-Isle y fait entrer la France.--L'Angleterre se déclare pour l'impératrice en 1744.--Hostilités en Amérique.--Ombrage que Louisbourg cause aux colonies américaines.--Théâtre de la guerre dans ce continent.--Les deux métropoles, trop engagées en Europe, laissent les colons à leurs propres forces.--Population du Cap-Breton; fortifications et garnison de Louisbourg.--Expédition du commandant Duvivier à Canseau et vers Port-Royal.--Déprédations des corsaires.--Insurrection de la garnison de Louisbourg.--La Nouvelle-Angleterre, sur la proposition de M. Shirley, en profite pour attaquer cette forteresse.--Le Colonel Pepperrell s'embarque avec 4,000 hommes, et va y mettre le siège par terre tandis que le commodore Warren en bloque le port.--Le commandant français rend la place.--Joie générale dans les colonies anglaises; sensation que fait cette conquête.--La population de Louisbourg est transportée en France.--Projet d'invasion du Canada qui se prépare à tenir tête à l'orage.--Escadre du duc d'Anville pour reprendre Louisbourg et attaquer les colonies anglaises (1746); elle est dispersée par une tempête.--Une partie atteint Chibouctou (Halifax) avec une épidémie à bord.--Mortalité effrayante parmi les soldats et les matelots.--Mort du duc d'Anville.--M. d'Estournelle qui lui succède se perce de son épée.--M. de la Jonquière persiste à attaquer Port-Royal; une nouvelle tempête disperse les débris de la flotte.--Frayeur et armement des colonies américaines.--M. de Ramsay assiège Port-Royal.--Les Canadiens défont le colonel Noble au Grand-Pré, Mines.--Ils retournent dans leur pays.--Les frontières anglaises sont attaquées, les forts Massachusetts et Bridgman surpris et Saratoga brûlé; fuite de la population.--Nouveaux armemens de la France; elle perd les combats navals du Cap-Finistère et de Belle-Isle.--Marine anglaise et française.--Faute du cardinal Fleury d'avoir laissé dépérir la marine en France.--Le comte de la Galissonnière gouverneur du Canada.--Cessation des hostilités; traité d'Aix-la-Chapelle (1748).--Suppression de l'insurrection des Miâmis.--Paix générale.
L'abaissement de la maison d'Autriche est un des grands actes de la politique de Richelieu. Quoiqu'il eût bien diminué sa puissance, il y en avait en France qui désiraient la faire tomber encore plus bas. Tel était le maréchal de Belle-Isle qui exerçait une grande influence sur la cour de Versailles, lors de l'avènement de Marie-Thérèse à la couronne de son père, l'empereur Charles VI. A peine cette femme illustre et si digne de l'être, eut-elle pris possession de son héritage, qu'une foule de prétendans, comme l'électeur de Saxe, l'électeur de Bavière, le roi d'Espagne, le roi de Prusse le grand Frédéric, le roi de Sardaigne, se levèrent pour réclamer à divers titres les immenses domaines de l'Autriche. Le maréchal de Belle-Isle entraîna la France, malgré l'opposition du premier ministre, le cardinal de Fleury, dans la coalition contre Marie-Thérèse pour soutenir les prétentions de l'électeur de Bavière, qui aurait été beaucoup plus formidable qu'elle s'il eût pu réussir à la dépouiller de ses vastes possessions. L'on sait quel cri de patriotisme et d'enthousiasme sortit du sein des états de la Hongrie lorsque cette princesse se présenta avec son fils dans les bras au milieu de leur auguste assemblée, et invoqua leur secours par ces paroles pleines de détresse: «Je viens remettre entre vos mains la fille et le fils de vos rois». Mourons pour notre reine! s'écrièrent les nobles Hongrois en élevant leurs épées vers le ciel.
L'Angleterre qui avait d'abord gardé la neutralité, ne tarda pas à se déclarer, lorsqu'elle vit la fermeté avec laquelle l'impératrice faisait tête à l'orage, et elle jeta son épée à côté de la sienne dans la balance. C'était commencer les hostilités contre la France, et allumer la guerre en Amérique, où les colonies anglaises brûlaient toujours du désir de s'emparer du Canada.
Ces colonies montraient déjà, comme nous l'avons dit ailleurs, une ambition qui aurait pu faire présager à un oeil clairvoyant ce qu'elles voudraient être dans l'avenir; une inquiétude républicaine mais qu'elles dissimulaient soigneusement, semblait les tourmenter aussi. Cela n'échappa pas tout-à-fait dans le temps à la sagacité de la Grande-Bretagne. Le parti puritain qui avait autrefois gouverné l'ancienne Angleterre avait transporté son esprit de domination dans la nouvelle. Le génie de ces colons semblait prendre de la grandeur lorsqu'ils considéraient les immenses et belles contrées qu'ils avaient en partage, et il n'est guère permis de douter après ce que nous avons déjà vu jusqu'à ce jour, que les Etats-Unis voudront remplir toute leur destinée.
En Canada, l'on s'attendait depuis longtemps à la guerre. Les forts avancés avaient été réparés et armés, les garnisons de St.-Frédéric et de Niagara augmentées et Québec mis autant que possible en état de défense. Des mesures furent prises également pour chasser tous les Anglais de l'Ohio, où ils commençaient à se montrer; et M. Guillet avait été chargé de rassembler les Sauvages du Nord pour tenter une entreprise qui aurait eu sans doute du retentissement si elle eût pu réussir, mais que l'on ne pouvait guère se flatter d'accomplir, la conquête de la baie d'Hudson.
Du reste le fort de la guerre devait se porter sur le Cap-Breton et la péninsule acadienne. Le cardinal Fleury, qui détestait la guerre, laissa le Canada à ses propres forces. La Nouvelle-York, de son côté, redoutait plus les hostilités qu'elle ne les désirait. L'on se rappelle la visite du patron d'Albany, M. Ransallaer, en Canada et la proposition secrète qu'il fit au gouverneur d'une neutralité entre les deux pays. L'on ne devait donc pas s'attendre à une guerre bien vive sur le St.-Laurent et les lacs, du moins pour le présent. D'ailleurs le premier poste à prendre par les Canadiens sur cette frontière était celui d'Oswégo, et M. de Beauharnais n'osait pas le faire, d'abord parce que la colonie était trop faible et trop dépourvue de tout pour aller attaquer l'ennemi chez lui, et en second lieu, parcequ'il craignait l'opposition des Iroquois 105.
Note 105: (retour) Documens de Paris.
Cependant les difficultés entre les deux nations au sujet des frontières, avaient fait croire qu'à la première rupture elles se porteraient de grands coups en Amérique, et qu'un dénouement tel serait donné à la question des limites, qu'elle serait mise en repos pour longtemps. Néanmoins ni l'Angleterre ni la France, trop occupées probablement en Europe, ne songèrent à établir un champ de bataille dans le Nouveau-Monde. Ce furent les colons eux-mêmes qui se chargèrent de remplir cette portion du grand drame, et qui sans attendre d'ordres de l'Europe se mirent en mouvement.
Le Canada était peu garni de soldats; il n'y en avait pas mille pour défendre tous les postes depuis le lac Erié jusqu'au golfe St.-Laurent; mais Louisbourg, comme clef des possessions françaises du côté de la mer, avait une garnison de 7 à 8 cents hommes.
Ce boulevard devait protéger aussi la navigation et le commerce. Sa situation entre le golfe St.-Laurent, les bancs et l'île de Terreneuve et l'Acadie, était des plus favorables ayant la vue sur toutes ces terres et sur toutes ces mers. Les pieds baignés par les flots de de l'Océan, il était ceint d'un rempart en pierre de 30 à 36 pieds de hauteur et d'un fossé de 80 pieds de large. Il était en outre défendu par deux bastions, deux demi-bastions, et trois batteries de six mortiers et percées d'embrasures pour 148 pièces de canons. Sur l'île à l'entrée du port, vis-à-vis de la tour de la Lanterne, on avait établi une batterie à fleur d'eau de 30 pièces de canon de 28, et au fond de la baie, en face de son entrée, à un gros quart de lieue de la ville, une autre, la batterie royale, de 30 canons: savoir 28 de 42 livres de balles et 2 de 18. Cette batterie commandait le fond de la baie, la ville et la mer. L'on communiquait de la ville à la campagne par la porte de l'Ouest, et un pont-levis défendu par une batterie circulaire de 16 canons de 24. L'on travaillait depuis vingt-cinq ans à ces ouvrages, qui étaient défectueux sous le rapport de la solidité, parceque le sable de la mer dont on était forcé de se servir, ne convenait nullement à la maçonnerie; et Louisbourg passait pour la place la plus forte de l'Amérique; on le disait imprenable quoique les fortifications n'en fussent pas achevées. Mais il en était de ces fortifications comme de bien d'autres dans ce continent, qui ont une grande réputation au loin; mais qui perdent leur redoutable prestige dès qu'elles sont attaquées. Québec avait un grand nom et Montcalm n'osa pas attendre l'ennemi dans ses murs. D'ailleurs le gouverneur, le comte de Raymond, avait fait ouvrir le chemin de Miré qui conduisait au port de Toulouse dans une autre partie de l'île. Ce chemin, avantageux pour le commerce, avait, du côté de la campagne, affaibli la force naturelle de la place, protégée jusque là par les marais et les aspérités du sol; mais cette voie en en rendant l'accès facile permettait d'approcher jusqu'au pied des murailles. A la faveur de sa renommée, cette forteresse servait de retraite assurée aux vaisseaux canadiens qui allaient aux Iles, et protégeait une nuée de corsaires qui s'abattaient sur le commerce des Américains et ruinaient leurs pêches dans les temps d'hostilités. Les colonies anglaises voyaient donc avec une espèce de terreur ces sombres murailles de Louisbourg dont les tours s'élevaient au-dessus des mers du Nord comme des géans menaçans.
La population du Cap-Breton était presque toute réunie à Louisbourg. Il n'y avait que quelques centaines d'habitans dispersés sur les côtes à de grandes distances les uns des autres. On en trouvait moins de 200 de cette ville à Toulouse, où un pareil nombre à peu près étaient concentrés et s'occupaient de culture, alimentaient la capitale de denrées, élevaient des animaux et construisaient des bateaux et des goëlettes; une centaine habitaient les îles rocheuses et arides de Madame, quelques autres s'étaient répandus sur la côte à l'Indienne, à la baie des Espagnols (Sidney), au port Dauphin ainsi qu'en plusieurs autres endroits de l'île.
Le gouvernement du Cap-Breton et de St.-Jean était entièrement modelé sur celui du Canada. Le commandant, comme celui de la Louisiane, était subordonné au gouverneur général de la Nouvelle-France résidant à Québec; mais vu l'éloignement des lieux, ces agens secondaires étaient généralement indépendans de leur principal. Dans ces petites colonies, l'autorité et les fonctions de l'intendant étaient aussi déférées à un commissaire-ordonnateur, fonctionnaire qui a laissé après lui en Amérique une réputation peu enviable.
Au temps de la guerre de 1744 M. Duquesnel était gouverneur du Cap-Breton, et M. Bigot commissaire-ordonnateur. L'on connaît peu de chose sur le premier; à peine son nom est-il parvenu jusqu'à nous. Le second faisait alors au Cap-Breton, loin de l'oeil de ses maîtres, cet apprentissage d'opérations commerciales dont les suites ont été si fatales à toute la Nouvelle-France. On entretenait dans l'île 8 compagnies françaises de 70 hommes et 150 Suisses du régiment de Karrer, en tout 700 hommes quand les compagnies étaient complètes. On en détachait une compagnie pour l'île St.-Jean, une autre pour la batterie royale, et on faisait de petits détachemens pour garder plusieurs autres points de la côte; le reste formait la garnison de Louisbourg. C'étaient là toutes les forces dont l'on pouvait disposer pour garder l'entrée de la vallée du St.-Laurent.
Les colonies anglaises n'étaient guère mieux pourvues de troupes que celles de la Nouvelle-France; mais il n'y avait point de comparaison entre le chiffre de leurs habitans et le chiffre de ceux de ce dernier pays. Confiantes dans leurs forces, elles montraient moins d'empressement que les Français pour courir aux armes. Aussi ceux-ci avaient toujours l'avantage du premier coup, car ils savaient qu'ils devaient suppléer par la rapidité à ce qui leur manquait en force réelle.
L'on reçut à Louisbourg la nouvelle de la déclaration de la guerre plusieurs jours avant Boston. Les marchands armèrent sur le champ de nombreux corsaires, qui firent des conquêtes précieuses qui les enrichirent. Bigot possédait pour sa part plusieurs de ces vaisseaux, les uns tout seul, les autres en participation avec des particuliers. Le commerce américain fut désolé par ces courses et fit des pertes considérables.
Le gouverneur, M. Duquesnel, qui connaissait l'état de l'Acadie, que l'Angleterre abandonnait, comme avait fait la France, à elle-même, résolut d'en profiter. Il n'y avait que 80 hommes de garnison à Annapolis, et les fortifications étaient tellement tombées en ruines que les bestiaux montaient pour paître par les fossés sur les remparts écroulés. Le commandant Duvivier fut chargé de former un détachement de 8 à 900 hommes tant soldats que miliciens, de s'embarquer sur quelques petits bâtimens qui furent mis à sa disposition, et de tomber sur l'Acadie.
Le premier poste qu'il attaqua fut Canseau, situé à l'extrémité sud du détroit de ce nom. Il s'en rendit maître après avoir fait prisonniers les habitans et la garnison composée de 4 compagnies incomplètes de troupes, et le brûla. De là il se mit en marche, mais avec lenteur, pour Annapolis avec une soixantaine de soldats et 700 miliciens et Sauvages. Rendu aux Mines il s'arrêta subitement sans que l'on sût trop pourquoi, puis ensuite il se retira vers le Canada après avoir fait sommer inutilement Annapolis de se rendre. Cet officier a été blâmé de n'avoir pas marché avec rapidité sur cette ville pour l'attaquer tandis qu'elle était encore dans sa première surprise. Les principales familles s'étaient déjà enfuies à Boston avec leurs effets les plus précieux, et il paraît que dans le premier moment, elle n'aurait pu résister à un assaut. Il y aurait trouvé le P. Laloutre qui l'investissait avec 300 Indiens du Cap de Sable et de St.-Jean, accourus pour l'aider à faire cette conquête. Mais ce délai ayant donné le temps aux assiégés de recevoir des renforts, les Sauvages furent obligés de se retirer.
Cependant les corsaires, après avoir désolé la marine marchande anglaise, infestaient maintenant les côtes de Terreneuve, incommodaient les petites colonies qui y étaient dispersées, et menaçaient même Plaisance malgré ses fortifications et ses troupes. La nouvelle de l'irruption des Français en Acadie et des déprédations de leurs corsaires à Terreneuve arriva presqu'en même temps à Boston que celle de la rupture de la paix. Toutes les colonies furent dans l'alarme pour leurs frontières. Elles levèrent immédiatement des troupes pour garder leurs postes avancés du côté du Canada ou en augmenter les garnisons; et le Massachusetts fit à lui seul élever une chaîne de forts de la rivière Connecticut aux limites de la Nouvelle-York. Mais tandis qu'elles s'empressaient de prendre les mesures de sûreté que semblait commander la première attitude de leurs ennemis, il se passait à Louisbourg, dans le sein même du boulevard des Français, un événement qui les tranquillisa d'abord un peu, et qui ensuite leur donna probablement l'idée de venir attaquer cette forteresse. Cet événement qui aurait été grave dans tout autre temps, et qui l'était doublement dans les circonstances actuelles, est l'insurrection de la garnison qui éclata dans les derniers jours d'octobre 1744.
Cette garnison, faute d'ouvriers, était chargée de l'achèvement des fortifications. Dans les derniers temps, il paraît qu'on négligeait de payer le surplus de solde que ces travaux valaient aux soldats. Ils se plaignirent d'abord; ils murmurèrent ensuite, sans qu'on en fît aucun cas. Alors ils résolurent de se faire justice à eux-mêmes, et ils éclatèrent en révolte ouverte.
La compagnie Suisse donna le signal. Ils s'élurent des officiers, s'emparèrent des casernes, établirent des corps-de-gardes, posèrent des sentinelles aux magasins du roi et chez le commissaire-ordonnateur Bigot, auquel ils demandèrent la caisse militaire sans oser la prendre néanmoins, et ils firent des plaintes très vives contre leurs officiers qu'ils accusaient de leur retenir une partie de leur salaire, de leurs habillemens et de leur subsistance. Ce fonctionnaire les fit satisfaire de suite sur une partie de ces points, et tout l'hiver il employa la même tactique quand les insurgés devenaient trop menaçans. Depuis plus de six mois la garnison était ainsi en pleine rébellion lorsque l'ennemi se présenta devant la place.
Le bruit de ce qui se passait à Louisbourg s'était, comme on doit le supposer, répandu rapidement jusque dans la Nouvelle-Angleterre. Le gouverneur du Massachusetts, M. Shirley, crut que l'on ne devait pas perdre une si belle occasion d'attaquer un poste qui portait tant de préjudice, causait des craintes sérieuses et d'où venaient de sortir encore les troupes qui avaient brûlé Canseau, et les corsaires qui faisaient tous les jours essuyer de grandes pertes à leur commerce. Il écrivit dans l'automne à Londres pour proposer au gouvernement d'attaquer Louisbourg dès le petit printemps et avant qu'il eût reçu des secours, ou du moins de seconder les colons qui se chargeraient eux-mêmes de l'entreprise. Il représenta au ministère que ce poste était, en temps guerre, un repaire de pirates qui désolaient les pêcheries et interrompaient le commerce; que la Nouvelle-Ecosse serait toujours en danger tant que cette forteresse appartiendrait aux Français, et que si cette province tombait entre leurs mains l'on aurait six ou huit mille ennemis de plus à combattre; que pour toutes ces raisons il était de la plus haute importance de prendre Louisbourg. Il ajouta qu'en prenant ce boulevard l'on porterait un coup mortel aux pêcheries françaises, que le Cap-Breton était, comme on le savait, la clef du Canada et protégeait la pêche de la morue qui employait par an plus de 500 petits vaisseaux de Bayonne, de St.-Jean-de-Luz, du Havre-de-Grace et d'autres villes; que c'était une école de matelots, et que cette pêche jointe à celle pour la production des huiles, faisait travailler dix mille hommes et circuler dix millions. Dans le mois de janvier 1745 sans attendre de réponse de Londres, M. Shirley informa les membres de la législature qu'il avait une communication à leur faire, mais qu'il exigeait auparavant le secret sous le sceau du serment. Après avoir pris cette précaution, il leur transmit par message la proposition d'attaquer Louisbourg. Elle étonna les membres de la législature, et l'entreprise parut si hasardeuse qu'elle fut d'abord rejetée. Mais Shirley ne se découragea pas. Ayant gagné quelques uns de ces membres, la mesure fut reprise et après de longues discussions passa à la majorité d'une voix. Immédiatement Shirley écrivit à toutes les colonies du Nord pour leur demander de l'aide en hommes et en argent, et pour les engager à mettre un embargo sur leurs ports afin que rien ne pût transpirer du projet. Une partie seulement de ces colonies répondit à son appel. Mais en peu de temps on eut levé et équipé plus de 4,000 hommes, qui s'embarquèrent sous les ordres d'un négociant nommé Pepperrell, et firent voile pour le Cap-Breton où ils furent arrêtés trois semaines par les glaces qui entouraient l'île. Le commodore Warren envoyé d'Angleterre avec quatre vaisseaux de guerre pour bloquer Louisbourg du côté de la mer, les rallia à Canseau et contribua puissamment au succès de l'entreprise.
L'armée débarqua au Chapeau-Rouge, et marcha de suite sur la place à laquelle elle annonça son arrivée devant les murailles par de grands cris. Profitant de la première surprise, le colonel Vaughan alla incendier dans la nuit même, de l'autre côté de la baie, les magasins du roi remplis de boissons et d'objets de marine. L'officier qui commandait la batterie royale près de là, soupçonnant quelque trahison, l'abandonna et se retira sur le champ dans la ville, premier effet de la méfiance qu'avait dû faire naître dans les officiers l'état de révolte de leurs troupes. La garnison était alors composée d'environ 600 soldats et de 800 habitans qui s'étaient armés à la hâte.
A la première alarme le général Duchambon, commandant, fit rassembler les troupes et les harangua; il en appela à leurs sentimens, et leur représenta que l'arrivée des ennemis leur offrait une occasion favorable de faire oublier le passé et de montrer qu'ils étaient encore bons Français. Ces paroles ranimèrent leur patriotisme, et ces gens qui n'étaient qu'outrés contre les injustices de leurs supérieurs, reconnurent leur faute et rentrèrent aussitôt dans le devoir, sacrifiant leur ressentiment au bien de la patrie. Malheureusement les officiers refusèrent toujours de croire à la sincérité de leurs dispositions, et cette méfiance avait déjà eu et eut encore les plus funestes résultats comme on va le voir tout à l'heure.
Quoique l'ennemi eût débarqué et se fût approché de la ville sans opposition, à la faveur de la surprise, son succès n'aurait été rien moins qu'assuré si le général français eût fondu sur lui pendant qu'il formait son camp et qu'il commençait à ouvrir ses tranchées. En effet de simples milices, rassemblées avec précipitation, commandées par des marchands n'ayant aucun principe militaire, auraient été déconcertées par des attaques régulières et vigoureuses; elles n'auraient pu résister à la bayonnette; un premier échec les aurait découragées. Mais on s'obstina à croire que la garnison ne demandait à faire des sorties que pour déserter; et ses propres chefs la tinrent comme prisonnière jusqu'à ce qu'une si mauvaise défense eût réduit la ville à capituler le 16 juin, après avoir perdu 200 hommes. L'île entière suivit le sort de Louisbourg son unique boulevard, et la garnison et les habitans au nombre de 2,000 furent transportés à Brest où l'on fut étonné un jour de voir débarquer tout-à-coup une colonie entière de Français que des vaisseaux anglais laissèrent sur le rivage. Warren qui fermait l'entrée du port avec sa flotte venait de prendre un vaisseau de 64 canons portant 560 hommes qui étaient envoyés pour relever la garnison. Si ce renfort eût pu y pénétrer, Louisbourg était sauvé. Les Américains qui savent allier le flegme avec la ruse, laissèrent flotter encore plusieurs jours le drapeau blanc sur les remparts; et par ce moyen plusieurs vaisseaux français richement chargés, trompés par ce signe, vinrent se jeter au milieu des ennemis.
Le succès de l'expédition de Louisbourg, qui n'avait coûté presqu'aucune perte, surprit en Amérique et en Europe, et en effet il devait surprendre. Pour ceux qui ignoraient ce qui s'était passé dans la garnison française, comment croire que le plan de réduire une forteresse régulière «formé par un avocat, exécuté par un marchand à la tête d'un corps d'artisans et de laboureurs», eût pu réussir; et pourtant c'est ce qui venait d'avoir lieu. L'orgueil européen en fut blessé, et «quoique cette conquête mît la Grande-Bretagne en état d'acheter la paix, elle excita sa jalousie contre les colonies qui l'avaient faite» 106. Nous verrons dans la prochaine guerre que les exploits des Canadiens excitèrent de même l'envie des Français et jusqu'à celle du général Montcalm, et que cette faiblesse contribua chez ce commandant à le dégoûter d'une lutte au succès de laquelle il fit la faute grave de ne pas croire dès le commencement, et celle encore plus grande de répandre cette idée parmi les troupes.
Note 106: (retour) American Annals.
Tandis que les vainqueurs se félicitaient, et attribuaient eux-mêmes dans leur étonnement le succès qu'ils venaient de remporter au secours d'une providence dont la main avait paru manifestement dans tout le cours de l'entreprise, la nouvelle de la prise de Louisbourg parvint en France et tempéra la joie qu'y causaient la célèbre victoire de Fontenoy et la conquête de l'Italie autrichienne. A Londres la perte de cette bataille et le débarquement du prétendant, le prince Edouard, en Ecosse ne permirent guère non plus d'exalter la conquête américaine. En Canada la sensation fut profonde, car l'on croyait que l'attaque de Louisbourg n'était que le prélude à celle de Québec. M. de Beauharnais ne resta pas en conséquence oisif. Il présida à Montréal une assemblée de six cents Indiens de diverses nations, parmi lesquels il y avait des Iroquois, et qui montrèrent tous les meilleures dispositions pour la France. Il fit descendre à Québec une partie des milices et des Sauvages, et activa l'achèvement des fortifications de la ville auxquelles on travaillait déjà depuis si longtemps. L'enceinte fut refaite en maçonnerie.
En même temps ce gouverneur écrivait en France pour presser le ministère de reprendre Louisbourg et l'Acadie, leur assurant que 2,500 hommes suffiraient pour faire la conquête de cette dernière province. Il fallait à tout prix se remparer de ces deux possessions; c'était le passage du golfe qui était interrompu, «les Anglais, observait-il dans une dépêche, tiennent toujours la même conduite, ils veulent occuper tous les passages et ils les occupent en effet». Pour la défense du Canada, écrivait encore M. de Beauharnais, envoyez-moi des munitions et des armes, je compte sur la valeur des Canadiens et des Sauvages. En effet la prise de Louisbourg par les milices de la Nouvelle-Angleterre avait piqué l'amour-propre des premiers qui brûlaient de se mesurer avec les Américains.
Mais là où la conquête anglaise fit l'impression la plus pénible, ce fut dans la Nouvelle-Ecosse même, parmi les populations acadiennes abandonnées des Français et regardées avec défiance par les Anglais. Le pressentiment du malheur qui devait leur arriver plus tard les inquiétait déjà. Ils venaient de voir la population du Cap-Breton déportée toute entière en France. Ils craignaient une plus grande infortune, celle d'être enlevés et dispersés en différens exils. Ils firent demander au gouverneur à Québec si on n'aurait pas de terres à leur donner en Canada; et celui-ci fut réduit à éluder cette question d'un peuple qui méritait à un si haut degré la bienveillance de la France.
Les vives instances de M. de Beauharnais ne restèrent pas cependant sans effet. Le gouvernement résolut de mettre sans retard ses recommandations à exécution; et M. de Maurepas dirigea les préparatifs d'un armement comme la France n'en avait pas encore mis sur pied pour l'Amérique. Le secret de sa destination fut caché avec le plus grand soin. Le duc d'Anville, homme de mer dans le courage et l'habileté duquel on avait la plus grande confiance, fut choisi pour le commander. Il était de la maison de la Rochefoucault, et il savait allier à la bravoure cette politesse et cette douceur de moeurs que les Français seuls conservant dans la rudesse attachée au service maritime (Voltaire). Bigot, dont le nom devait être associé à tous les malheurs des Français dans ce continent, fut nommé intendant de la flotte, par son protecteur le ministre de la marine. Jamais entreprise n'avait été combinée avec tant de sagesse et de prudence; tous les événemens possibles semblaient avoir été prévus. La flotte consistait en 11 vaisseaux de ligne et 30 autres plus petits bâtimens et transports, portant 3,000 hommes de débarquement sous les ordres de M. de Pommeril, maréchal de camp, et qui devaient être renforcés par 600 Canadiens et autant de Sauvages. Les Canadiens s'embarquèrent à Québec dans les premiers jours de juin 107.
Note 107: (retour) Documens de Paris.
Il n'y avait rien en Amérique de capable de résister à cette force. Le duc d'Anville avait ordre de reprendre et de manteler Louisbourg, d'enlever Annapolis et d'y laisser garnison; de détruire Boston, de ravager les côtes de la Nouvelle-Angleterre, et enfin d'aller inquiéter les colonies à sucre britanniques dans le golfe mexicain. Le succès n'aurait pas été douteux sans une fatalité qui s'attachait à toutes les entreprises françaises, même à celles qui semblaient les mieux combinées pour amener un résultat définitif. Lorsqu'elles étaient au-dessus des efforts des hommes, elles venaient périr sous les coups des élémens. Le tableau de la fin de cette expédition présente les traits les plus sombres et les plus tragiques de l'histoire. Chibouctou (Halifax) en Acadie est le lieu où la flotte avait rendez-vous. La traversée calculée à six semaines fut de plus de cent jours. Mais enfin on était à la vue du port et chacun commençait à se livrer à ses espérances et à oublier les fatigues d'une longue traversée, lorsqu'une tempête furieuse surprend les vaisseaux et les disperse; une partie est obligée de relâcher dans les Antilles, une autre en France; quelques transports périssent sur l'île de Sable et le reste, battu par les vents durant dix jours, ne peut pénétrer qu'avec peine au port qu'il avait été si près de toucher avant la tempête, et où il entre maintenant avec une épidémie qui vient d'éclater avec une violence extrême à bord, causée par le long séjour de compactes agrégations d'hommes dans les entreponts. L'on se hâta de débarquer les malades et d'établir des hôpitaux à terre. Les vivres avaient été entièrement consommées, et il fallut en envoyer chercher à de grandes distances. M. de Conflans qui avait été détaché de la flotte avec trois vaisseaux de ligne et une frégate pour convoyer des bâtimens marchands qui s'en allaient aux Iles, et qui avait ordre de rallier M. d'Anville à la hauteur des côtes de l'Acadie, ne s'y trouva point. Cet officier du reste peu habile avait suivi ses instructions; mais après avoir croisé quelque temps dans les eaux de la péninsule, ne voyant point arriver le duc d'Anville, il avait pris le parti de retourner en France. De sorte que déjà avant d'avoir vu l'ennemi, l'expédition avait perdu une grande partie de ses forces. Mais la maladie était encore plus funeste pour elle que les élémens. La mort emportait les soldats et les matelots par centaines, par milliers. Peut-on rien imaginer de plus lugubre que cette flotte enchaînée à la plage par la peste; que ces soldats et ces équipages encombrant d'immenses baraques érigées à la hâte sur des côtes incultes, inhabitées et silencieuses comme des tombeaux, en face de l'immense océan qui gémissait à leurs pieds et qui les séparait de leur patrie vers laquelle ils tournaient en vain leurs regards expirans. Un sombre désespoir s'était emparé de tout le monde. La contagion se communiqua aux fidèles Abénaquis qui étaient venus pour joindre leurs armes à celles des Français, et en fit périr le tiers. Ce fléau remplit d'effroi les ennemis eux-mêmes, qui se tinrent au loin dans un moment où ils auraient pu anéantir sans effort l'expédition française. L'amiral Townshend regardait avec terreur du Cap-Breton où il était avec son escadre, les ravages qui désolaient ses malheureux adversaires.
Cependant les lettres interceptées annonçant l'arrivée d'une flotte anglaise, avait nécessité la tenue d'un conseil de guerre, où les opinions furent partagées sur ce qu'il y avait à faire. Le duc d'Anville dont le caractère altier se révoltait sous le poids d'aussi grands malheurs, mourut presque subitement. M. d'Estournelle qui le remplaça dans le commandement, convoqua un nouveau conseil et proposa d'abandonner l'entreprise et de retourner en France. Cette proposition fut repoussée surtout par M. de la Jonquière, troisième en grade sur la flotte. Le nouveau commandant tomba alors dans une agitation extrême, la fièvre s'empara de lui, et dans son délire il se perça de son épée. Ces scènes tragiques ne rappellent-elles pas les désastres de la retraite des Grecs après la prise de Troie.
L'on était rendu au 22 octobre et il y avait 42 jours que l'on était à Chibouctou, pendant lesquels il était mort 1,100 hommes et 2,400 «depuis le départ de l'escadre de France. Sur 200 malades qui furent mis alors sur un navire un seul survécut et débarqua en France malgré les plus grands soins dont ils furent tous entourés! Cependant rien ne pouvait abattre la détermination des officiers français; malgré tous ces désastres, et quoiqu'il ne restât plus que quatre vaisseaux de guerre, on résolut encore d'aller assiéger Port-Royal ou Annapolis. On remit à la voile; mais une nouvelle tempête éclata sur ce débris de la flotte devant le Cap de Sable, et l'obligea de faire route pour la France. M. de Maurepas, en apprenant tant d'infortunes, fit cette simple et noble réponse: «Quand les élémens commandent, ils peuvent bien diminuer la gloire des chefs; mais ils ne diminuent ni leurs travaux ni leur mérite».
Nous avons dit que 600 Canadiens et autant de Sauvages devaient se joindre aux troupes que portait la flotte du duc d'Anville; et que les premiers étaient partis de Québec sur 7 bâtimens pour l'Acadie. Ce renfort, commandé par M. de Ramsay, débarqua à Beaubassin dans la baie de Fondy, et fut très bien accueilli par les habitans qu'il avait mission d'empêcher de communiquer avec Port-Royal. Toute la population acadienne flottait entre l'espérance et la crainte. Elle disait que si les projets des Français ne réussissaient pas, elle serait perdue, parcequ'elle avait refusé de prendre les armes pour ses maîtres. Aussi reçut-elle la nouvelle de l'arrivée du duc d'Anville avec de grandes démonstrations de joie, car elle se croyait sauvée, joie funeste qu'elle devait pleurer en larmes de sang dans un cruel exil et dans une dispersion plus cruelle encore! M. de Ramsay, après avoir attendu longtemps en vain l'expédition française aux Mines, se disposait à revenir en Canada, sur les ordres de M. de Beauharnais, pour s'opposer aux projets que les grands préparatifs des ennemis annonçaient contre cette province, et il s'était déjà mis en route lorsqu'il fut rattrapé par un envoyé du duc d'Anville, qui le fit revenir sur ses pas avec 400 Canadiens; et bientôt après il s'approcha avec ce petit corps de Port-Royal qu'il bloqua par terre quoique la garnison y fût de 6 à 700 hommes, en attendant la flotte qui portait les troupes aux quelles il devait se joindre pour faire la conquête de l'Acadie. Nous avons vu pourquoi elle ne vint pas.
Cependant le détachement de M. de Ramsay en Acadie et l'arrivée du duc d'Anville à Chibouctou, éloignèrent la guerre des frontières du Canada, qui avait été sérieusement menacé. La prise de Louisbourg avait rempli les habitans de la Nouvelle-Angleterre d'une humeur toute martiale; ils ne tarissaient pas sur leur conquête comme des soldats encore peu accoutumés à la victoire. Tandis que les esprits étaient pleins d'enthousiasme, M. Shirley proposa d'exécuter le vaste projet qu'il avait conçu déjà depuis longtemps, et qui n'était rien moins que de chasser les Français de toute l'Amérique continentale. Ce projet n'était pas aussi difficile qu'il le paraissait au premier abord, vu la supériorité du nombre des Anglais sur mer et sur terre dans ce continent. Ce gouverneur après s'être consulté avec le chevalier Peter Warren et le général Pepperrell qui venait de recevoir les honneurs de la chevalerie pour son exploit à Louisbourg, en écrivit au ministère. Malgré les graves préoccupations de celui-ci causées par la présence du Prétendant au milieu de la Grande-Bretagne, le duc de New-Castle, secrétaire d'état, adressa une circulaire à tous les gouverneurs des colonies américaines pour leur enjoindre de lever autant d'hommes qu'il serait possible et de les tenir prêts à marcher au premier ordre. Le plan du cabinet de St.-James, c'était toujours l'ancien projet d'attaquer le Canada par terre et par mer simultanément. Le vice-amiral Warren devait faire voile d'Europe avec un corps de troupes commandé par le général St.-Clair, prendre en passant à Louisbourg les milices de la Nouvelle-Angleterre et aller mettre le siége devant Québec. Les levées de la Nouvelle-York et des autres colonies devaient se rassembler à Albany et marcher sur le fort St.-Frédéric et Montréal. Les colonies devaient fournir 5,000 hommes, et elles en votèrent plus de 8,000 tant leur ardeur était grande; mais ni flotte ni armée ne vinrent d'Angleterre, et l'on se vit forcé d'ajourner une entreprise qui était devenue depuis longtemps une pensée fixe chez nos voisins. Cependant pour ne pas perdre entièrement le fruit des dépenses qu'ils avaient faites, ils voulurent enlever le fort St.-Frédéric, sur le lac Champlain, et M. Clinton, gouverneur de la Nouvelle-York, avait réussi à engager les cinq cantons à prendre les armes, lorsque l'on apprît que M. de Ramsay était à Beaubassin, et que les Acadiens, travaillés par ses intrigues, menaçaient de se soulever. Aussitôt l'expédition de St.-Frédéric fut abandonnée, et les troupes furent dirigées vers l'Acadie pour couvrir Annapolis, dont la reddition aurait entraîné la perte de la province.
Mais à peine ces troupes étaient-elles en route qu'une nouvelle d'une nature infiniment plus grave se répandit comme un éclair dans toutes les possessions anglaises et y sema l'alarme et la consternation. C'était celle de l'apparition de la flotte du duc d'Anville sur les côtes de l'Acadie; elle fut connue à Boston le 20 septembre. Le peuple, qui dans son triomphe croyait déjà tenir tout le Canada, passa subitement de l'exaltation à l'épouvante; car l'armement des Français paraissait trop formidable pour avoir seulement Louisbourg et l'Acadie pour objet, et l'on devina facilement contre qui allaient être dirigés ses coups, et que les assaillans allaient devenir les assaillis. En peu de jours 6,400 hommes de milices accoururent de l'intérieur du pays au secours de Boston, et 6,000 autres devaient se tenir prêts dans le Connecticut à y marcher au premier ordre. Le gouverneur fut investi de pouvoirs illimités pour fortifier le havre de cette ville et renforcer les ouvrages de la citadelle, dont l'on fit une des plus fortes que les Anglais possédassent sur le bord de la mer en Amérique. La plus grande activité régnait partout pour repousser l'invasion; mais, comme l'on a vu, il n'était pas besoin de tant de préparatifs ni de tant d'efforts. «Les exemples d'une protection aussi remarquable sont rares, s'écrie un puritain dans sa reconnaissance. Si l'ennemi eût réussi dans son projet, il est impossible de dire jusqu'à quel point les colonies américaines eussent été dévastées, à quel état de misère elles eussent été réduites. Lorsque l'homme est l'instrument dont le ciel se sert pour détourner une calamité publique, on doit encore y voir la main du Dieu; mais ici ce n'est pas au pouvoir humain qu'on doit d'y avoir échappé. Si les philosophes attribuent cet événement extraordinaire à un hasard aveugle, à une nécessité fatale, les chrétiens l'attribueront certainement à la volonté d'un Dieu tout puissant».
Pendant ce temps-là M. de Ramsay, qui était toujours à Annapolis, où il avait fait une centaine de prisonniers, reprit, à la nouvelle de la seconde dispersion de la flotte française, le chemin de Beaubassin afin d'y établir ses quartiers d'hiver, la saison étant trop avancée pour retourner en Canada la même année. M. Shirley, inquiet de le voir si proche de la capitale acadienne, y envoya un nouveau corps de troupes du Massachusetts, pour renforcer la garnison qui avait déjà été augmentée de trois compagnies de volontaires. Le gouverneur d'Annapolis, M. Mascarène, demandait 1000 hommes pour déloger les Français; mais une partie seulement, environ 500, sous les ordres du colonel Noble, avait pu lui être fournie et avait été prendre position au Grand-Pré dans les Mines, à quelque distance de Beaubassin où était M. de Ramsay. Les deux corps se trouvaient en présence l'un de l'autre, mais séparés par la baie de Fondy. Au milieu de l'hiver les officiers canadiens proposèrent à leur commandant, qui ne put les refuser, d'aller surprendre le colonel Noble dans ses quartiers. A cet effet il mit 300 Canadiens et Sauvages sous les ordres de M. Coulon. Pour atteindre l'ennemi il fallait faire le tour du fond de la baie, ce qui portait la distance à parcourir au milieu des neiges et des bois à près de soixante lieues. Le détachement se mit en marche en raquettes, et arriva exténué de fatigue devant les cantonnemens anglais dans le mois de février 1747. Le 11 au matin, après avoir pris un moment de repos, il tomba avec une extrême vigueur sur l'ennemi, qui, surpris d'abord, fit ensuite la plus grande résistance. Le feu se prolongea jusqu'à 3 heures de l'après-midi avec vivacité. Le colonel Noble fut tué et plus du tiers de ses hommes mis hors de combat, le reste, ne pouvant fuir à cause de la profondeur de la neige, s'était réfugié au nombre de 300 dans une grande maison fortifiée où il obtint, par sa belle défense, une capitulation honorable. Cet exploit fit un grand bruit à Boston, et on le regarda en Angleterre comme un des plus hardis que l'on pût entreprendre, et dont le résultat était de nature à abattre un peu l'orgueil des vainqueurs de Louisbourg 108.
Note 108: (retour) Gazette de Londres. Documens de Paris. Chalmers Annals. Affaires du Canada.
Les Canadiens cependant, manquant de vivres, ne purent pousser plus loin leur avantage, et ils furent même obligés de rentrer dans leur pays dès que la saison le permit, comme ils avaient projeté de le faire l'automne précédent.
L'échec du Grand-Pré n'était pas le seul qu'éprouvaient nos voisins depuis le commencement des hostilités. Leurs frontières étaient continuellement dévastées par les bandes qui s'y succédaient l'une à l'autre avec une prodigieuse activité depuis l'automne de 1745, et quelquefois il y en avait plusieurs en même temps sur pied. Mais au loin l'éclat de la conquête du Cap-Breton avait jeté dans l'ombre toutes ces petites expéditions, qui à la longue devaient harasser cependant beaucoup l'ennemi. On en comptait jusqu'à 27 depuis le commencement de la guerre, c'est-à-dire depuis trois ans. Le fort Massachusetts situé à cinq lieues au-dessus de celui de St.-Frédéric, avait été enlevé par capitulation par M. Rigaud de Vaudreuil à la tête de 700 Canadiens et Sauvages, qui avaient ensuite ravagé 15 lieues de pays et répandu la terreur dans la Nouvelle-Angleterre. M. de la Corne de St.-Luc avait attaqué le fort Clinton et complètement défait un détachement ennemi qu'il avait précipité à coups de hache dans une rivière. Saratoga avait été pris et la population massacrée. Le fort Bridgman, attaqué par M. de Léry, était aussi tombé en son pouvoir. Les frontières de Boston à Albany n'étaient plus tenables, les forts avancés furent évacués et la population alla chercher une retraite dans l'intérieur des villes 109; n'osant elle-même faire ce genre de guerre, elle ne put réussir qu'à engager quelques Agniers à faire des irruptions insignifiantes dans le gouvernement de Montréal. Tel était l'état des choses en Amérique.
Note 109: (retour) Documens de Paris.
A Paris le ministère français ne fut pas découragé par les désastres de la flotte du duc d'Anville; et malgré l'immense infériorité numérique de la marine française comparée à la marine de la Grande-Bretagne, il résolut non seulement de reprendre l'expédition que les élémens et le fléau d'une contagion avaient interrompu d'une manière si funeste l'année précédente, mais encore d'envoyer un armement dans les Indes pour soutenir les succès que M. de la Bourdonnaie venait d'y remporter, en battant l'amiral Peyton et en enlevant Madras sur la côte du Coromandel. En conséquence deux escadres furent équipées à Brest et à Rochefort; celle du Canada, la plus considérable des deux, fut mise sous les ordres de l'amiral de la Jonquière, qui s'était opposé l'année précédente au retour des débris de la flotte du duc d'Anville avant d'avoir pris Port-Royal, et sur qui était retombé le commandement après la mort de M. d'Estournelle; celle des Indes eut pour commandant M. de St.-George. Les deux escadres réunies formaient six vaisseaux de haut bord, six frégates et quatre navires armés en flute par la compagnie des Indes; elles convoyaient une trentaine de bâtimens chargés de troupes, de provisions et de marchandises; elles devaient aller quelque temps de conserve.
L'Angleterre n'avait pas eu plus tôt connaissance du dessein des Français, qu'elle avait résolu de le faire échouer; et à cet effet elle avait chargé les amiraux Anson et Warren avec dix-sept vaisseaux d'intercepter les deux escadres françaises et de les détruire s'il était possible. Ils partirent de Portsmouth et les rencontrèrent le 3 mai à la hauteur du Cap-Finistère en Espagne. Aussitôt M. de la Jonquière ordonna aux vaisseaux de ligne de ralentir leur marche et de se ranger en bataille, et aux convois de forcer de voile vers leur destination sous la protection des frégates. Ainsi les Français osèrent opposer leurs six vaisseaux aux dix-sept des Anglais; ils ne pouvaient guère espérer de vaincre, ils voulaient seulement gagner du temps en arrêtant l'ennemi.
Le combat s'engagea et continua avec un acharnement égal. Anson et Warren manoeuvraient pour envelopper leur ennemi, et la Jonquière pour les déjouer; mais à la fin il ne put empêcher ses vaisseaux d'être cernés; et, accablés sous le nombre, ils furent obligés l'un après l'autre d'amener leur pavillon. La perte des Français fut de 700 hommes. Ce fut une affaire où les vaincus s'illustrèrent autant que les vainqueurs. Anson envoya immédiatement à la poursuite des convois une partie de ses forces qui enlevèrent neuf voiles. L'on conduisit à Londres 22 charriots chargés de l'or, de l'argent et des effets pris sur la flotte, dont la défaite priva la Nouvelle-France d'un puissant secours. Le marquis de la Jonquière avait montré beaucoup de talent dans le combat. Le capitaine du vaisseau anglais le Windsor s'exprimait ainsi dans sa lettre sur cette bataille: Je n'ai jamais vu une meilleure conduite que celle du commandant français, et pour dire la vérité, tous les officiers de cette nation ont montré un grand courage; aucun d'eux ne s'est rendu que quand il leur a été absolument impossible de manoeuvrer. En effet, jamais à aucune époque la marine française n'eut des officiers plus braves; ils faisaient partout des prodiges de valeur qui étaient souvent couronnés de succès; et lorsqu'ils succombaient c'était sous le nombre.
Aussi un historien anglais fait-il la remarque que dans cette guerre l'Angleterre dut plus ses victoires maritimes au nombre de ses vaisseaux qu'à son courage.
Il semblait, dit Voltaire, que les Anglais dussent faire de plus grandes entreprises maritimes. Ils avaient alors six vaisseaux de 100 pièces de canons, treize de 90, quinze de 80, vingt-six de 70, trente-trois de 60. Il y en avait trente-sept de 50 à 54; et au-dessous de cette forme, depuis les frégates de 40 canons jusqu'aux moindres, on en comptait jusqu'à 115. Ils avaient encore quatorze galiotes à bombes, et six brûlots. C'était en tout deux cent soixante-et-trois vaisseaux de guerre, indépendamment des corsaires et des vaisseaux de transport. Cette marine avait le fond de quarante mille matelots. Jamais aucune nation n'avait eu de pareilles forces. Tous ces vaisseaux ne pouvaient être armés à la fois, il s'en fallait beaucoup. Le nombre des soldats était trop disproportionné; mais enfin en 1746 et 1747, les Anglais avaient à la fois une flotte dans les mers d'Ecosse et d'Irlande, une à Spithead, une aux Indes orientales, une vers la Jamaïque, une à Antigua, et ils en armaient de nouvelles selon le besoin.
Il fallut que la France résistât pendant toute la guerre, n'ayant en tout qu'environ trente-cinq vaisseaux de roi à opposer à cette puissance formidable. Il devenait plus difficile de jour en jour de soutenir les colonies. Si on ne leur envoyait pas de gros convois, elles demeuraient sans secours à la merci des flottes anglaises. Si les convois partaient ou de France ou des Iles, ils couraient risque étant escortés d'être pris avec leurs escortes.
Après la bataille sous le Cap-Finistère, il ne restait plus aux Français sur l'Atlantique que sept vaisseaux de guerre. Ils furent donnés à M. de l'Estanduère pour escorter les flottes marchandes aux Iles de l'Amérique, et furent rencontrés près de Belle-Isle par l'amiral Hawke qui avait 14 vaisseaux. Le combat, comme au Cap-Finistère, fut long et sanglant, mais les guerriers français étaient réduits par un gouvernement caduc et imprévoyant à ne plus combattre que pour l'honneur. Deux vaisseaux seulement sortirent de cette nouvelle lutte et rentrèrent à Brest comme des monceaux flottans de ruines, le Tonnant et l'Intrépide; mais un convoi de 250 voiles avait été sauvé. Le premier était monté par l'amiral lui-même; le second, par un Canadien le comte de Vaudreuil. Ce combat est célèbre dans les annales de la marine française pour la résistance qu'offrit le Tonnant, attaqué quelque temps par la ligne entière des Anglais: fatigués de leurs efforts, ceux-ci le considérant comme une proie qui ne pouvait les fuir, le laissent respirer un moment; mais trompés dans leur attente, ils recommencent un combat aussi inutile que le premier. Il parvient à leur échapper remorqué par l'Intrépide qui avait soutenu une pareille lutte, qui était venu partager ses dangers, et qui eut également part à sa gloire (Anquetil). L'amiral anglais fut accusé devant une cour martiale pour n'en avoir pas fait la conquête. Dans ces temps-là, la Grande-Bretagne, piquée de l'audace de ses ennemis, faisait passer ses amiraux par les armes s'ils montraient la moindre faiblesse.
La France ne resta plus alors qu'avec deux vaisseaux de guerre. «L'on reconnut dans toute son étendue la faute du cardinal de Fleury d'avoir négligé la marine, indispensable pour les peuples qui veulent avoir des colonies. Cette faute était difficile à réparer. Elle était, comme l'événement l'a prouvé, irréparable pour la France. La marine est un art et un grand art, qui demande une longue expérience». L'Angleterre le savait et elle ne donna pas le temps à son ancienne rivale de rétablir la sienne, elle attaqua le reste de ses possessions continentales de l'Amérique et s'en empara. La perte du Canada est imputable à cette erreur, qui priva la mère-patrie des moyens de secourir cette colonie quand elle eut besoin de son aide.
Le marquis de la Jonquière devait relever M. de Beauharnais dans le gouvernement de la Nouvelle-France; sa commission était datée de 1746, et il avait ordre après la campagne du duc d'Anville, de se rendre à Québec. Fait prisonnier à la bataille du Cap-Finistère, il eut pour remplaçant, durant sa captivité, le comte de la Galissonnière; et en 1748 le roi donna pour successeur à M. Hocquart, intendant, M. Bigot, l'ancien commissaire-ordonnateur de Louisbourg, étendant en même temps sa juridiction sur toute la Nouvelle-France et sur toute la Louisiane.
Cependant si la France était malheureuse sur mer, elle obtenait de grands triomphes sur le continent de l'Europe. Les victoires du maréchal de Saxe, qui venait encore de gagner la fameuse bataille de Laufeld sur le duc de Cumberland (1747), avaient enfin déterminé les alliés à faire la paix, désirée vivement par tous les peuples las de cette sanglante lutte. Dès le milieu de l'été (1747) le duc de New-Castle avait envoyé aux colonies anglaises les ordres du roi de licencier toutes leurs troupes, levées d'abord pour envahir le Canada, retenues ensuite pour s'opposer à l'invasion du duc d'Anville, et enfin renvoyées dans leurs cantons respectifs par la cessation des hostilités. En Canada néanmoins on ne croyait pas devoir sitôt poser les armes; et l'annonce de l'envoi d'un armement considérable sous le commandement de M. de la Jonquière, faisait croire que l'issue de la guerre était encore éloignée. L'on s'attendait même que l'ennemi allait renouveler cette année son projet d'invasion, et les habitans des côtes avaient reçu ordre, par précaution, de se retirer à son approche, et ceux de l'île d'Orléans d'évacuer cette île. En même temps, sur le bruit qui s'était répandu que le fort St.-Frédéric allait être attaqué, on avait levé plusieurs centaines d'hommes pour le secourir. Du reste les partis qui allaient en guerre se succédaient de manière à ce qu'il y en eût toujours sur les terres des ennemis. Mais sur la fin de l'été les nouvelles apportées d'Europe par le comte de la Galissonnière, qui arriva en septembre pour prendre les rènes de l'administration, et le désarmement des colonies américaines ne laissèrent guère de doute que la paix était prochaine. Elle fut en effet signée à Aix-la-Chapelle en 1748. Le marquis de St.-Sévérin, l'un des plénipotentiaires français, avait déclaré qu'il venait accomplir les paroles de son maître, «qui voulait faire la paix non en marchand mais en roi», paroles qui, dans la bouche de Louis XV, renfermaient moins de grandeur que d'imprévoyance et de légèreté. Il ne fit rien pour lui et fit tout pour ses alliés. Il laissa avec une indifférence regrettable la question des frontières entre les colonies des deux nations en Amérique sans solution, se contentant de stipuler qu'elle serait réglée par des commissaires. On avait fait une faute de ne pas préciser celles de l'Acadie en 1712 et 1713, on en fit une encore bien plus grande en 1748, en abandonnant cette question aux chances d'un litige dangereux, car les Anglais ne faisaient que gagner à cette temporisation. La destruction de la marine française dans la guerre qui venait de finir, augmentait leurs espérances, et leur désir de les voir se réaliser, c'est-à-dire de se voir bientôt maîtres de toute l'Amérique septentrionale. Aussi le traité d'Aix-la-Chapelle, l'un des plus déplorables, dit un auteur, que la diplomatie française ait jamais acceptés, n'inspira aucune confiance et ne procura qu'une paix armée. Le Cap-Breton fut rendu à la France en retour de Madras, pris aux Indes par M. de la Bourdonnaie, et des conquêtes des Français dans les pays bas. Ainsi tout se trouva placé en Amérique sur le même pied qu'avant la guerre, excepté que Louis XV n'avait plus de marine pour y protéger ses possessions.
En même temps que l'on recevait d'Europe la nouvelle de la suspension des hostilités entre les puissances belligérantes, laquelle s'étendait aux deux mondes, l'on apprenait aussi des grands lacs le rétablissement de la tranquillité qui avait été momentanément troublée par une conspiration des Miâmis.
Pendant longtemps les Sauvages accueillirent les Européens comme des amis et des protecteurs; ils recherchaient leur alliance avec empressement pour obtenir le puissant secours de leurs bras contre leurs ennemis. Mais le prodigieux développement de ces étrangers leur inspira ensuite des soupçons et même de l'épouvante. Dès lors ils cherchèrent à s'en isoler, à garder la neutralité, ou même à les détruire s'il était possible. Depuis quelques années il se disaient tout bas «la peau rouge ne doit pas se détruire entre elle, laissons faire la peau blanche l'une contre l'autre 110.» Cependant il y en avait parmi eux de plus impatiens, de plus vifs les uns que les autres. Les Miâmis étaient de ce nombre; ils formèrent en 1747 le complot de détruire tous les habitans du Détroit. L'on remarquait en même temps une agitation sourde dans toutes les nations des lacs, au point qu'il devint nécessaire de renforcer la garnison de Michilimackinac. Les Miâmis devaient courir aux armes une des fêtes de la Pentecôte. Heureusement une vieille femme fort attachée aux Français vint découvrir toute la trame au commandant du Détroit M. de Longueuil, qui prit immédiatement des mesures pour la faire avorter; elles suffirent pour en imposer aux barbares. Il ne fut tué que quelques Français isolés. L'on prit le fort des Miâmis dont ils avaient eux-mêmes brûlé une partie avant de fuir, et le secours qui arriva peu après du bas St.-Laurent, acheva de les intimider. Ils n'osèrent plus remuer et la Nouvelle-France se trouva ainsi en paix sur toutes ses frontières.
Note 110: (retour) Documens de Paris.
La paix d'Aix-la-Chapelle n'est qu'une trève.--L'Angleterre profite de la ruine de la marine française pour étendre les frontières de ses possessions en Amérique.--M. de la Galissonnière, gouverneur du Canada.--Ses plans pour empêcher les Anglais de s'étendre, adoptés par la cour.--Prétentions de ces derniers.--Droit de découverte et de possession des Français.--Politique de M. de la Galissonnière, la meilleure quant aux limites.--Emigration des Acadiens; part qu'y prend ce gouverneur.--Il ordonne de bâtir ou relever plusieurs forts dans l'Ouest; garnison au Détroit, fondation d'Ogdensburgh (1749).--Le marquis de la Jonquière remplace M. de la Galissonnière.--Projet que ce dernier propose à la cour pour peupler le Canada.--Appréciation de la politique de son prédécesseur par M. de la Jonquière; le ministre lui enjoint de la suivre.--Le chevalier de la Corne et le major Lawrence s'avancent vers l'isthme de l'Acadie et s'y fortifient; forts Beauséjour et Gaspareaux; Lawrence et des Mines.--Lord Albemarle, ambassadeur britannique à Paris, se plaint des empiétemens des Français (1750); réponse de M. de. Puyzieulx.--La France se plaint à son tour des hostilités des Anglais sur mer.--Etablissement des Acadiens dans l'île St.-Jean; leur triste situation.--Fondation d'Halifax (1749).--Une commission est nommée pour régler la question des limites: MM. de la Galissonnière et de Silhouette pour la France; MM. Shirley et Mildmay pour la Grande-Bretagne.--Convention préliminaire: tout restera dans le Statu quo jusqu'au jugement définitif.--Conférences à Paris; l'Angleterre réclame toute la rive méridionale du St.-Laurent depuis le golfe jusqu'à Québec; la France maintient que l'Acadie suivant ses anciennes limites, se borne au territoire qui est à l'est d'une ligne tirée dans la péninsule de l'entrée de la baie de Fondy au cap Canseau.--Notes raisonnées à l'appui de ces prétentions diverses.--Les deux parties ne se cèdent rien.--Affaire de l'Ohio; intrigues des Anglais parmi les naturels de cette contrée et des Français dans les cinq cantons.--Traitans de la Virginie arrêtés et envoyés en France.--Les deux nations envoyent des troupes sur l'Ohio et s'y fortifient.--Le gouverneur fait défense aux Demoiselles Desauniers de faire la traite du castor au Sault-St.-Louis; difficulté que cela lui suscite avec les Jésuites, qui se plaignent de sa conduite à la cour, de la part qu'il prend lui et son secrétaire au commerce et de son népotisme.--Il dédaigne de se justifier.--Il tombe malade et meurt à Québec en 1752.--Son origine, sa vie, son caractère.--Le marquis Duquesne lui succède.--Affaire de l'Ohio continuée.--Le colonel Washington marche pour attaquer le fort Duquesne.--Mort de Jumonville.--Défaite de Washington par M. de Villiers au fort de la Nécessité (1754).--Plan des Anglais pour l'invasion du Canada; assemblée des gouverneurs coloniaux à Albany.--Le général Braddock est envoyé par la Grande-Bretagne en Amérique avec des troupes.--Le baron Dieskau débarque à Québec avec 4 bataillons (1755).--Négociations des deux cours aux sujet de l'Ohio.--Note du duc de Mirepoix du 15 janvier 1755; réponse du cabinet de Londres.--Nouvelles propositions des ministres français; l'Angleterre élève ses demandes.--Prise du Lys et de l'Alcide par l'amiral Boscawen.--La France déclare la guerre à l'Angleterre.
La paix d'Aix-la-Chapelle ne fut qu'une trève; à peine les hostilités cessèrent-elles un moment en Amérique. Les colonies anglaises avaient suivi avec le plus vif intérêt surtout la lutte sur l'Océan, et elles avaient vu détruire avec une joie indicible les derniers débris de la flotte française dans le combat de Belle-Isle, où elle brilla d'un dernier éclat. En effet la marine de la France détruite, qu'allaient devenir ses possessions d'outre-mer, ce grand, ce beau système colonial, oeuvre de génie, qui lui assurait une si vaste portion de l'Amérique, et qui lui coûtait moins peut-être que les caprices des maîtresses de ses souverains.
Profitant de cette circonstance heureuse pour elles, les colonies américaines voulurent reculer leurs frontières au loin. Il se forma une société composée d'hommes influens de la Grande-Bretagne et des colonies, pour occuper la vallée de l'Ohio, dans laquelle elle obtint en 1749 une concession de 600,000 âcres de terre. Ce n'était pas la première fois que l'on enviait cette fertile et délicieuse contrée. Dès 1716, M. Spotswood, gouverneur de la Virginie, avait proposé d'y acheter des Indigènes un territoire, et de former une association pour y faire la traite; mais le cabinet de Versailles s'y étant opposé, le projet avait été abandonné 111. Dans le même temps les journaux de Londres annonçaient de nouveaux établissemens, et il était question de porter jusqu'au fleuve St.-Laurent ceux que l'on devait former du côté de l'Acadie, et l'on ne donnait aucunes bornes à d'autres que l'on projetait du côté de la baie d'Hudson 112. L'agitation qui régnait à cet égard ne faisait que confirmer les Français dans leurs appréhensions d'un grand mouvement agresseur de la part de leurs voisins; elles étaient d'autant plus vives ces craintes qu'ils se voyaient moins de moyens pour résister.
Note 111: (retour) Universal History, vol. 40.
Note 112: (retour) Mémoire, &c. par M. de Choiseul.
M. de la Galissonnière les partageait entièrement. C'était un homme de mer distingué, et qui devait plus tard se rendre célèbre par sa victoire devant l'île de Minorque sur l'amiral Byng. Il était actif, éclairé, et il donnait à l'étude des sciences le temps que ne demandaient pas ses fonctions publiques. Il ne gouverna le Canada que deux ans, mais il donna une forte impulsion à l'administration et de bons conseils à la cour qui, s'ils avaient été suivis, eussent peut-être conservé à la France cette belle colonie. En prenant les rênes du gouvernement, il travailla à se procurer des renseignemens exacts sur les pays qu'il avait à administrer; il s'étudia à en connaître le sol, le climat, les productions, la population, le commerce et les ressources. Persuadé que la paix ne pourrait tarder à se faire, il avait dès la première année porté son attention sur la question des frontières qu'il n'était pas possible de laisser plus longtemps indécise. Il promena longtemps ses regards sur la vaste étendue des limites des possessions françaises; il en étudia minutieusement les points forts et faibles; il sonda les projets de ses voisins, et il finit par se convaincre que l'isthme qui joint la péninsule acadienne au continent, à l'est, et les Apalaches à l'ouest, étaient les deux seuls boulevards de l'Amérique française; que si l'on perdait l'un, les Anglais débordaient jusqu'au St.-Laurent et séparaient le Canada de la mer; que si l'on abandonnait l'autre, ils se répandaient jusqu'aux grands lacs et à la vallée du Mississipi, isolaient le Canada de ce fleuve, lui enlevaient l'alliance des Indiens et restreignaient les bornes de ce pays au pied du lac Ontario. Ce résultat était inévitable d'après le développement qu'avaient pris leurs établissemens, et d'après le génie ambitieux qu'on leur connaissait. Le passé était là pour donner sa sanction à la justesse de ce jugement.
On a beaucoup blâmé la France de la position qu'elle osa prendre dans cette circonstance; elle a été même accusée par les siens d'ambition et de vivacité. Voltaire va jusqu'à dire qu'une pareille dispute, élevée entre de simples commerçans, aurait été apaisée en deux heures par des arbitres; mais qu'entre des couronnes il suffit de l'ambition et de l'humeur d'un simple commissaire pour bouleverser vingt états, comme si la possession d'un territoire assez spacieux pour former trois ou quatre empires comme la France, comme si l'avenir de ces magnifiques contrées, couvertes aujourd'hui de millions d'habitans, avait à peine mérité l'attention du cabinet de Versailles. Par cela seul que la Grande-Bretagne montrait tant de persistance, ne devait-on pas être au moins sur ses gardes.
Le mouvement que l'on se donnait en Angleterre et dans ses colonies, l'éclat des préparatifs que l'on faisait, et l'importance des projets qu'ils annonçaient, tout cela était de nature à exciter l'attention du Canada et de la cour. Ce fut dans le premier pays comme le plus intéressé, où l'inquiétude était la plus sérieuse.
Jusqu'alors le cabinet de St.-James s'était abstenu de formuler ses prétentions d'une manière définie et précise; il ne les avait fait connaître que par son action négative pour ainsi parler, c'est-à-dire qu'il n'en avançait directement aucune lui-même, mais il contestait celles des Français comme on l'a vu lorsque ceux-ci voulurent s'établir à Niagara et à la Pointe à la Chevelure et continuer leur séjour au milieu des Abénaquis après le traité d'Utrecht; et encore, dans ce dernier cas, tandis qu'il déclarait à ces Sauvages que tout le pays appartenait à la Grande-Bretagne depuis la Nouvelle-Angleterre jusqu'au golfe St.-Laurent, il gardait le silence vis-à-vis de la France sur cette prétention qu'il devait cependant faire valoir plus tard 113. Du côté de l'ouest son silence avait été encore plus expressif, ou plutôt il avait reconnu la nullité de son droit en refusant de sanctionner la formation d'une compagnie de l'Ohio en 1716. Mais aujourd'hui les choses sont changées. Le traité d'Utrecht lui donne l'Acadie; il annonce que cette province s'étend d'une part depuis la rivière Kénébec jusqu'à la mer, et de l'autre depuis la baie de Fondy jusqu'au St.-Laurent 114. Il maintient que le territoire entre la rivière Kénébec et celle de Penobscot en se prolongeant en arrière jusqu'à Québec et au St.-Laurent, lui avait toujours appartenu, et que les véritables bornes de la Nouvelle-Ecosse ou de l'Acadie, suivant ses anciennes limites, sont l°. une ligne droite tirée de l'embouchure de la rivière Penobscot au fleuve St.-Laurent; 2°. ce fleuve et le golfe St.-Laurent jusqu'à l'Océan au sud-ouest du Cap Breton; 3°. l'Océan de ce point à l'embouchure du Penobscot. Il va plus loin; il dit même que le fleuve St.-Laurent est la borne la plus naturelle et la plus véritable entre les possessions des deux peuples.
Note 113: (retour) Il est singulier que le Conseil Privé recevait du Bureau des colonies et plantations en 1713 et par conséquent avant le traité précité, un rapport dans lequel on disait «que le Cap-Breton avait toujours fait partie de l'Acadie, et que la Nouvelle-Ecosse comprenait toute l'Acadie bornée par la rivière Ste.-Croix, le St.-Laurent et la mer». Régistres d'extraits des procès-verbaux du Board of colonies and plantations etc. déjà cités dans ce vol.
Note 114: (retour) Mémoire des Commissaires, &c., sur les limites de l'Acadie.
Le pays ainsi réclamé en dehors de la péninsule acadienne avait plus de trois fois l'étendue de la Nouvelle-Ecosse, et commandaient le golfe et l'embouchure du St.-Laurent. C'était la porte du Canada, et la seule par où l'on pouvait y entrer de l'Océan en hiver, c'est-à-dire pendant 5 mois de l'année.
Le territoire que l'Angleterre disputait aux Français au-delà des Apalaches était encore beaucoup plus précieux pour l'avenir. Le bassin de l'Ohio seul jusqu'à sa décharge dans le Mississipi, n'a pas moins de deux cents lieues de longueur; mais ce n'en était là qu'une faible partie; l'étendue réclamée n'était pas définie; elle n'avait et ne pouvait avoir à proprement dire aucune limite, c'était un droit occulte, qui devait entraîner avec lui la possession des immenses contrées représentées sur les cartes entre les lacs Ontario, Erié, Huron et Michigan, le haut Mississipi et les Alléghanys, et qui forment maintenant les Etats de la Nouvelle-York, de la Pennsylvanie, de l'Ohio, du Kentucky, de l'Indiana, de l'Illinois et les territoires qui sont de chaque côté du lac Michigan, et entre les lacs Erié et Huron et le fleuve Mississipi. Le Canada se serait trouvé séparé de la Louisiane par de longues distances, et complètement mutilé. Des murs de Québec et de Montréal on aurait pu voir flotter le drapeau britannique sur la rive droite du St.-Laurent. De pareils sacrifices équivalaient, dans notre opinion, à une cession tacite de la Nouvelle-France.
En présence de ces prétentions annoncées à la possession de pays découverts par les Français, et formant partie intégrante des territoires occupés par eux depuis un siècle et demi, qu'avait à faire M. de la Galissonnière, sinon de maintenir les droits de sa patrie? Certainement ce n'était pas à lui à les abandonner. Tous les mouvemens qu'il ordonna sur nos frontières lui auraient donc été dictés par la nécessité de sa situation, s'il n'avait pas été été convaincu d'ailleurs lui même de leur à propos. Mais il y a plus. L'article 9 du traité d'Aix-la-Chapelle stipulait positivement que toutes choses seraient remises dans le même état qu'elles étaient avant la guerre, et la Grande-Bretagne avait envoyé deux otages à Versailles pour répondre de la remise de Louisbourg dans l'île du Cap-Breton. Or la France avait toujours occupé le pays jusqu'à l'isthme de la péninsule acadienne. L'érection du fort St.-Jean et la possession du Cap-Breton immédiatement après le traité d'Utrecht étaient des actes publics, éclatans, de cette occupation dont la légitimité semblait avoir été reconnue par le silence que la cour de Londres avait gardé jusqu'après le traité qui venait de mettre fin à la guerre; car ce ne fut qu'alors que le gouverneur de la Nouvelle-Ecosse, le colonel Mascarène, voulût forcer les habitans de la rivière St.-Jean à prêter serment de fidélité à l'Angleterre et s'approprier leur pays 115.
Note 115: (retour) Mémoire du duc de Choiseul, ministre de France.--Mémoire anonyme sur les affaires du Canada.
Après ce que l'on vient de dire, M. de la Galissonnière n'ayant point de discrétion à exercer, devait prendre des mesures pour la conservation des droits de son pays, et c'est ce qu'il fit; il y envoya des troupes et il donna ses ordres pour repousser même par la force les Anglais s'ils tentaient de sortir de la péninsule et de s'étendre sur le continent; et il écrivit à M. Mascarène à la fois pour se plaindre de sa conduite à l'égard des habitans de St.-Jean, et pour l'engager à faire cesser les hostilités qui avaient continué contre les Abénaquis, quoique ceux-ci eussent mis bas les armes dès que le traité d'Aix-la-Chapelle avait été connu. Ces plaintes donnèrent lieu à une suite de lettres assez vives que s'écrivirent mutuellement le marquis de la Jonquière et M. Cornwallis, qui avaient remplacé, le premier le comte de la Galissonnière, et le second M. Mascarène, en 1749.
Cependant jusque là le gouvernement français était manifestement dans son droit. Mais M. de la Galissonnière avait formé un projet qu'il communiqua à la cour et qu'il réussit à lui faire adopter, qui ne pouvait être en aucune manière justifiable. Ce projet était d'engager les Acadiens à abandonner en masse la péninsule pour venir s'établir sur la rive septentrionale de la baie de Fondy. Le but en ceci était d'abord de couvrir la frontière du Canada de ce côté par une population dense et bien affectionnée, et ensuite de réunir toute la population française sous le même drapeau. L'exécution d'un semblable dessein en tout temps aurait été chose difficile, mais dans l'état actuel des relations entre la France et l'Angleterre, elle avait le caractère d'un acte déloyal; c'était prêcher la désertion aux sujets d'une puissance amie; car quoique pour des motifs religieux les Acadiens refusassent de prêter le serment du test, et se donnassent pour des neutres, ils n'en étaient pas moins aux yeux des signataires du traité d'Utrecht des sujets britanniques. Néanmoins la cour affecta à ce projet une somme assez considérable, et les missionnaires français répandus parmi les Acadiens, blessés dans leurs sentimens religieux par la soumission à un gouvernement protestant, et dans leur amour propre national par leur sujétion à un joug étranger, se prêtèrent volontiers aux voeux de leur ancienne patrie, en quoi ils furent aussi trop bien secondés par les Acadiens eux-mêmes, entre lesquels et leurs vainqueurs aucune sympathie ne pouvait s'établir. Les deux plus puissans motifs qui agissent sur les hommes, la religion et la nationalité, secondaient donc les vues de M. de la Galissonnière. Le P. Germain à Port-Royal et l'abbé de Laloutre à Beaubassin sont ceux qui entrèrent le plus avant dans ce projet, et qui firent les plus grands efforts pour engager les Acadiens à abandonner leur fortune qui consistait dans leurs fermes, et, ce qui devait être encore plus sensible pour eux, la terre qui les avait vu naître et où reposaient les cendres de leurs pères. Cette émigration commença en 1748.
Tandis que le gouverneur travaillait ainsi dans l'est à élever une barrière dans l'isthme de la Péninsule pour arrêter les Anglais, il ne mettait pas moins d'activité à leur fermer l'entrée de la vallée de l'Ohio dans l'ouest. Visitée par la Salle en 1679, cette vallée fut comprise dans les lettres patentes de 1712, pour l'établissement de la Louisiane, et elle avait toujours été fréquentée depuis pour passer de cette province en Canada. Les traitans anglais commençant à s'y montrer, M. de la Galissonnière y envoya en 1748 M. Céleron de Bienville avec 300 hommes pour en expulser tous les traitans de cette nation qui pourraient s'y trouver, et pour en prendre possession d'une manière solennelle en plantant des poteaux et en enterrant des plaques de plomb aux armes de France en différens endroits, après en avoir dressé procès verbal en présence des tribus du pays, lesquelles ne virent pas ces formalités s'accomplir sans inquiétude et sans mécontentement. Les plus hardies ne cachèrent même pas leurs sentimens à cet égard. M. Céleron 116 écrivit aussi au gouverneur de la Pennsylvanie pour l'informer de sa mission et le prier de donner des ordres pour qu'à l'avenir les habitans de la province n'allassent pas commercer au delà des monts Apalaches, où il avait l'expresse injonction de les arrêter et de confisquer leurs marchandises s'ils y faisaient la traite. En même temps M. de la Galissonnière était en correspondance active avec les gouverneurs de la Nouvelle-Ecosse, de Boston et de New-York, MM. Mascarène, Shirley et Clinton; il envoyait une garnison au Détroit, il faisait relever le fort de la baie des Puans, démantelé par M. de Ligneris lors de son expédition contre les Outagamis, il faisait bâtir un autre fort au milieu des Sioux, un en pierre à Toronto et celui de la Présentation, aujourd'hui Ogdensburgh, sur la rive droite du St.-Laurent entre Montréal et Frontenac, afin d'être plus à portée des Iroquois qu'il voulait gagner entièrement à la France. La milice n'avait pas échappé non plus à son attention, et dès son arrivée dans le pays, il avait envoyé le chevalier Péan pour en faire la revue paroisse par paroisse, et pour en lever des rôles exacts; elle pouvait former alors une force de 12,000 hommes.
Note 116: (retour) Documens de Londres.
C'est au milieu de ces importantes occupations, et des efforts qu'il faisait pour donner quelqu'espèce de solidité aux frontières du Canada, qu'il vit arriver à la fin du mois d'août 1749, le marquis de la Jonquière, qui venait pour le relever en vertu de sa première commission. Cet amiral avait été nommé gouverneur du Canada au temps de l'expédition du duc d'Anville, mais ayant ensuite été fait prisonnier au combat naval du Cap-Finistère, il n'avait recouvré la liberté qu'à la paix. M. de la Galissonnière lui communiqua tous les renseignemens qu'il avait pu recueillir sur le Canada; il lui dévoila ses plans et ses vues; il lui fit part enfin avec une noble et patriotique franchise de tout ce qu'il croyait nécessaire pour la sûreté et la conservation de ce pays, auquel, de retour en France, il ne cessa point de s'intéresser avec le même zèle et la même vigilance. Il proposa au ministère en arrivant à Paris d'y envoyer 10,000 paysans, pour peupler les bords des lacs et le haut du St.-Laurent et du Mississipi. A la fin de 1750, il lui adressa encore un long mémoire dans lequel il prédit que si le Canada ne prenait pas l'Acadie au commencement de la première guerre qui éclaterait, cette dernière province ferait tomber Louisbourg. Il recommandait de détruire Oswégo, d'empêcher les Anglais, dont il développa les desseins, de s'établir sur l'Ohio, même par la force; et déclara que tout devait être fait pour augmenter et fortifier le Canada et la Louisiane, surtout pour établir solidement les environs du fort St.-Frédéric et les postes de Niagara, du Détroit et des Illinois 117.
Note 117: (retour) Documens de Paris.
Ces plans de M. de la Galissonnière parurent très hardis à son successeur, qui attendait peut-être peu de chose de l'énergie du gouvernement, et qui en conséquence ne crut pas devoir les suivre tous, particulièrement ceux qui avaient rapport à l'Acadie, de peur de porter ombrage à l'Angleterre, vu surtout que des commissaires venaient d'être nommés pour régler les différends qui existaient entre les deux nations. Sa prudence fut taxée à Paris de timidité, et l'ordre lui fit transmis de garder les pays dont la France avait toujours été en possession. Le chevalier de la Corne qui commandait sur cette frontière, fut chargé de choisir un endroit en decà de la péninsule pour s'y fortifier et recevoir les Acadiens. Il choisit d'abord Chédiac sur le golfe St.-Laurent; mais il l'abandonna ensuite parcequ'il était trop éloigné, et il vint prendre position à Chipodi entre la baie Verte et la baie de Chignectou. M. Cornwallis, nouveau gouverneur de la Nouvelle-Ecosse, prétendant que son gouvernement embrassait non seulement la péninsule, mais encore l'isthme et la côte septentrionale de la baie de Fondy avec St.-Jean, envoya le major Lawrence au printemps de 1750 avec 400 hommes pour en déloger les Français et les Sauvages. Il ordonna en même temps d'intercepter les vaisseaux qui leur apportaient des vivres de Québec, à eux et aux Acadiens réfugiés. A son approche les habitans de Beaubassin, encouragés par leur missionnaire, mirent eux-mêmes le feu à leur village et se retirèrent derrière la rivière qui se jette dans la baie de Chignectou, avec leurs femmes et leurs enfans et ce qu'ils purent emporter de leurs effets. 118 C'était un spectacle noble et cruel tout à la fois. Jamais on n'avait vu encore des colons montrer un pareil dévouement à une métropole regrettée. Le chevalier de la Corne s'avança avec des forces, et planta le drapeau français sur la rive droite de cette rivière, déclarant au major Lawrence qu'il avait ordre de lui en défendre le passage jusqu'à ce que la question des limites fût décidée. Alors le commandant anglais se retira à Beaubassin, sur les ruines fumantes duquel il éleva un fort qui reçut son nom; il en fit aussi bâtir un autre aux Mines. Les Français firent construire de leur côté le fort de Beauséjour sur la baie de Fondy, et celui de Gaspareaux dans la baie Verte sur le golfe St.-Laurent; on fortifia également la rivière St.-Jean, et l'on resta ainsi en position l'arme au bras en attendant le résultat des conférences des commissaires à Paris.
Note 118: (retour) Documens de Paris.
En ce temps là lord Albemarle était ambassadeur auprès de la cour de France. Par ordre du cabinet de Londres, il écrivit le 20 mars 1750 au marquis de Puyzieulx pour se plaindre des empiétemens des Français en Acadie. Ce dernier répondit le 31 du même mois, que Chipodi était sur le territoire du Canada comme St.-Jean, et que la France en avait toujours été en possession; que les habitans ayant été menacés par les Anglais, M. de la Jonquière, n'ayant encore reçu aucun ordre de sa cour, avait cru devoir envoyer des forces pour les protéger. Le 7 juillet, le même ambassadeur représenta encore au marquis de Puyzieulx, que les Français avaient pris possession de toute cette partie de la Nouvelle-Ecosse depuis la rivière Chignectou jusqu'à celle de St.-Jean; qu'ils avaient brûlé Beaubassin, en avaient organisé les habitans en compagnies après leur avoir donné des armes; que le chevalier de la Corne s'était ainsi formé un corps de 2,500 hommes y compris ses soldats, et que cet officier et le P. Laloutre avaient fait, tantôt des promesses, tantôt des menaces d'un massacre général, aux habitans de l'Acadie pour les persuader d'abandonner leur pays. Il protesta ensuite que le gouverneur Cornwallis n'avait jamais fait ni eu dessein de faire d'établissement hors des limites de la péninsule, et il terminait par demander que la conduite de M. de la Jonquière fut désavouée, que ses troupes se retirassent, et que les dommages qu'elles avaient faits fussent réparée. Sur ces accusations graves, l'ordre fut donné d'écrire sans délai pour demander au gouverneur du Canada, des informations précises sur ce qui s'y était passé. «S'il y avait des Français, écrivit M. Rouillé, qui se fussent rendus coupables des excès qui font l'objet de ces plaintes, ils mériteraient punition et le roi en ferait un exemple». Au mois de septembre un mémoire en réponse aux plaintes de l'Angleterre fut remis à lord Albemarle, dans lequel on donnait la relation des mouvemens du major Lawrence et du chevalier de la Corne et de leur entrevue, relation qui est en substance à peu près semblable à ce qu'on a rapporté plus haut. Le 5 janvier 1751, ce fut le tour du cabinet de Versailles de se plaindre; il représenta que les vaisseaux de guerre britanniques avaient pris jusque dans le fond du golfe St.-Laurent des navires français, surtout ceux qui portaient des vivres pour les troupes qui étaient stationnées le long de la baie de Fondy. La cour de Londres ne donna, dit le duc de Choiseul, aucune satisfaction. Alors le marquis de la Jonquière se crut en droit d'user de représailles, et il fit arrêter à l'Ile-Royale trois ou quatre bâtimens anglais qui furent confisqués.
Cependant plus de 3000 Acadiens avaient déjà émigré de l'Acadie dans l'île St.-Jean; dont l'établissement avait été abandonné depuis l'insuccès de M. de St.-Pierre, et sur la terre ferme le long de la baie de Fondy. Le manque de récolte et les casualités de la guerre laissèrent tous ces malheureux en proie à une disette qui régna sans discontinuation jusqu'à la chute du Canada. L'immigration d'ailleurs des Acadiens ne cessait presque point. L'arrivée à Chibouctou d'environ 3,800 colons de la Grande-Bretagne, qui fondèrent la ville d'Halifax en 1749, semblait les avoir confirmés dans leur détermination; ils se dirigeaient sur Québec, sur Madawaska, et sur tous les lieux qu'on voulait bien leur indiquer, pourvu qu'ils ne fussent pas sous la domination de l'Angleterre. Celle-ci dont cette fuite extraordinaire accusait la modération et la justice, en éprouva un profond ressentiment, dont les Acadiens qui étaient restés dans la péninsule se ressentirent, et qui influa beaucoup sur ses dispositions à la guerre. Tels étaient les événemens insignifians en apparence, qui fournirent des prétextes pour faire reprendre les armes dans les deux mondes.
Tant de difficultés avaient induit les deux cours à nommer sans délai la commission à laquelle faisait allusion le traité d'Aix-la-Chapelle, et qui fut saisie de la question des limites. C'est la France qui avait pris l'initiative. Le bruit des préparatifs que l'on faisait en Angleterre, et les débats qui avaient eu lieu dans le Parlement au sujet d'un plan proposé par M. Obbs touchant la traite de la baie d'Hudson, dans lequel il paraissait vouloir étendre les frontières très avant dans le Canada, avaient éveillé ses craintes; la cour de Versailles fit remettre par son chargé d'affaires, M. Durand, à celle de Londres, au mois de juin 1749, un mémoire dans lequel elle exposait ses droits aux territoires en dispute, et proposait de nommer des commissaires pour régler à l'amiable les limites des colonies respectives. Cette proposition fut acceptée 119 dans le mois de juillet suivant, et les commissaires nommés, savoir: MM. Shirley et Mildmay de la part de l'Angleterre, et le comte de la Galissonnière et M. de Silhouette de la part de la France, s'assemblèrent à Paris. M. Shirley comme M. de la Galissonnière avait été gouverneur en Amérique. Outre les limites de l'Acadie, ces commissaires avaient encore d'autres intérêts à régler concernant les îles Caraïbes, de Ste.-Lucie, la Dominique, St.-Vincent et Tabago, dont les deux nations se disputaient la propriété.
Une des principales conventions qui accompagnèrent la création de cette commission, fut que rien ne serait innové dans les pays sur le sort desquels elle devait prononcer 120. Les mouvemens du chevalier de la Corne et du major Lawrence, la construction des forts qu'ils avaient ordonnée dans l'isthme de l'Acadie, tout cela fut regardé par les deux cours comme des violations des conventions dont on vient de parler; elles s'étaient demandées réciproquement des explications, des éclaircissemens, qu'elles s'étaient fournis avec empressement, en protestant chaque fois de leur désir sincère de conserver la paix, et en s'assurant qu'elles allaient envoyer des ordres à leurs gouverneurs respectifs de ne rien entreprendre, et de faire cesser toute espèce d'hostilités.
Note 119: (retour) Mémoire de la cour britannique du 24 juillet 1749.
Note 120: (retour) Mémoire de M. de Choiseul contenant le précis des faits avec leurs pièces justificatives pour servir de réponse aux observations envoyies par les ministres d'Angleterre, dans les cours de l'Europe.
Par l'article 12 du traité d'Utrecht, la France avait cédé à l'Angleterre la Nouvelle-Ecosse ou Acadie, suivant ses anciennes limites, comme aussi la ville de Port-Royal. Or la difficulté entre les deux nations était de déterminer ces limites qui ne l'avaient jamais été.
Dans le mémoire que les commissaires britanniques remirent à ceux du roi de France le 21 septembre 1750, ils réclamèrent comme les véritables bornes de l'Acadie: «Sur l'ouest du côté de la Nouvelle-Angleterre, par la rivière de Penobscot, autrement dite Pentagoët; c'est-à-dire en commençant par son embouchure, et de là en tirant une ligne droite du côté du nord jusqu'à la rivière St.-Laurent, ou la grande rivière du Canada: au nord par la dite rivière St.-Laurent, le long du bord du sud jusqu'au cap Rosiers, situé à son entrée; à l'est par le grand golfe de St.-Laurent, depuis le dit cap Rosiers du côté du sud-est, par les îles de Bocalaos ou Cap-Breton laissant ces îles à la droite, et le golfe de St.-Laurent et Terreneuve avec les îles y appartenantes, à la gauche, jusqu'au cap ou promontoire nommé Cap-Breton; et au sud par le grand océan Atlantique, en tirant du côté du sud-ouest depuis le dit Cap-Breton par cap Sable, y comprenant l'île du même nom, à l'entour du fond de la baie de Fondy qui monte du côté de l'est dans le pays jusqu'à l'embouchure de la dite rivière de Penobscot ou Pentagoët» 121.
Note 121: (retour) Mémoires des Commissaires de Sa Majesté très chrétienne et de ceux de Sa Majesté britannique sur les possessions et les droits respectifs des deux couronnes en Amérique.
Et ils ajoutèrent: «D'autant qu'à diverses fois, pendant la possession de la dite Acadie par la couronne de France, on a de sa part tâché d'étendre ses limites du côté de l'ouest jusqu'à la rivière de Kinibeki prétendant que les terres ou territoires situés entre les dites rivières de Penobscot et Kinibeki, faisaient partie de la dite Acadie, et comme tels y appartenaient, lesquelles dites terres ou territoires appartenaient pour lors et appartiennent présentement à la couronne de la Grande-Bretagne: or les susdits commissaires déclarent que toutes les terres et territoires situés entre les dites rivières de Penobscot et Kinibeki, et qui sont bornés du côté du nord par la dite rivière St.-Laurent, appartiennent à la couronne de la Grande-Bretagne, tant par ancien droit qu'en vertu du dit traité d'Utrecht».
Dans le mémoire que les commissaires français remirent le même jour aux commissaires britanniques, en échange de celui qu'ils en en avaient reçu, il était déclaré «iº. Qu'Annapolis n'était pas comprise dans les anciennes limites de l'Acadie; ce qui était conforme d'ailleurs aux plus anciennes descriptions du pays, et par conséquent l'ancienne Acadie ne renfermait qu'une partie de la péninsule de ce nom. 2º. Que l'île de Canseau se trouvant située dans une des embouchures du golfe St.-Laurent, l'Angleterre pouvait se rappeler les plaintes portées depuis longtemps de la part du roi, concernant l'invasion violente de cette île en 1718 dans le sein de la paix, par le sieur Smart, capitaine de l'Ecureuil, navire de guerre anglais; sur lesquelles plaintes il y avait eu des commissaires nommés, et rien de décidé; mais il était à observer, que quelque temps après la cour d'Angleterre avait accordé des indemnités pour les effets enlevés par le dit navire. 3º. Que les limites entre la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre n'avaient dû subir aucun changement, et devaient être aujourd'hui telles qu'elles étaient avant le traité d'Utrecht, qui n'avait rien changé à cet égard».
Cette déclaration n'ayant pas paru assez précise aux commissaires anglais, on leur dit, le 16 novembre, que «l'ancienne Acadie commençait à l'extrémité de la baie française depuis le cap Ste.-Marie, ou le cap Fourchu; qu'elle s'étendait le long des côtes, et qu'elle se terminait au Cap Canseau».
Ainsi tandis que d'une part, la Grande-Bretagne réclamait tout le territoire situé entre le fleuve et le golfe St.-Laurent, l'Atlantique et une ligne tirée de la rivière Kénébec à ce fleuve, en suivant la parallèle du nord, la France de l'autre, ne lui laissait pas même la péninsule acadienne entière; elle en réclamait le côté situé sur la baie de Fondy, sauf la ville de Port-Royal cédée nommément par le traité. Si l'on jette un moment les yeux sur une carte géographique, l'on verra que les prétentions des deux peuples étaient des plus opposées. Outre la Nouvelle-Ecosse actuelle, les contrées que demandait l'Angleterre forment aujourd'hui la plus grande partie de l'Etat du Maine, tout le Nouveau-Brunswick et une portion considérable du Bas-Canada. Après l'énoncé de ces prétentions et s'être suffisamment pressenti, l'on dut conserver peu d'espoir d'un ajustement amical. Aucune des parties ne paraissait disposée à rien céder, et en effet l'on ne voit point qu'aucun compromis ait été offert. Cependant les deux parties contendantes procédèrent à énumérer les titres sur lesquels elles appuyaient leurs réclamations. Cela fut l'objet de deux autres mémoires très volumineux, le premier par les commissaires de Sa Majesté britannique en date du 11 janvier 1751, le second par les commissaires de Sa Majesté très chrétienne en date du 4 octobre suivant, en réponse à celui qu'on vient de mentionner et à un autre du 21 septembre précédent. L'on fouilla dans l'histoire de l'Acadie et du Canada jusqu'à leur origine, l'on cita une foule de documens, l'on apporta de nombreuses preuves de part et d'autre; chacun défendit sa cause avec adresse et habileté, mais on ne put se convaincre; chaque cabinet resta à peu près dans la position qu'il avait prise d'abord, et il ne résulta de la commission des limites que trois volumes in quarto de mémoires, pièces justificatives, etc., pour embrouiller les questions qu'elle était chargée de régler, sans retarder un moment la guerre lorsque la Grande-Bretagne fut prête.
Les commissaires britanniques commencèrent leurs observations par dire qu'ils étaient heureux de pouvoir appuyer leur demande, non seulement de plusieurs déclarations et actes d'Etat, mais de la possession uniforme de la France pendant plusieurs années avant et après le traité de Breda; qu'ils n'allégueraient aucun fait qui ne fût authentique, ni aucune preuve qui ne fût concluante. Alors ils entrèrent en matière, développant ces preuves les unes après les autres. Le premier document qu'ils citèrent fut la commission de M. de Charnisé, nommé en 1647 gouverneur «des pays, territoires, côtes et confins de l'Acadie, à commencer dès le bord de la grande rivière St.-Laurent, tant du long de la côte de la mer et des îles adjacentes, qu'en dedans de la terre ferme, et en icelle étendue, tant et si avant que faire se pourra jusqu'aux Virgines» ou possessions anglaises. Ils passèrent ensuite à une lettre du comte d'Estrades, ambassadeur de Louis XIV, dans laquelle il se plaignait (1662) que la France jouissait paisiblement de l'Acadie, lorsqu'Olivier Cromwell envoya faire une descente avec quatre vaisseaux dans la rivière St.-Jean, lesquels prirent après cela les forts de l'Acadie, nommant Pentagoët la première place de cette province au sud; et à une autre lettre où (1664) il parle de restitution de l'Acadie depuis Pentagoët jusqu'au Cap-Breton. Le traité de Breda (1667) fut ensuite invoqué comme l'argument le plus convaincant. Le roi d'Angleterre, conformément à l'article X de ce traité, avait signé un acte de cession de tout le pays de l'Acadie dont Sa Majesté très-chrétienne avait autrefois joui, dans lequel les noms des forts et habitations de Pentagoët, St.-Jean, Port-Royal, Hève et Cap de Sable, avaient été insérés à la demande de M. de Ruvigny. Ils indiquèrent encore un mémoire de MM. de Barillon et de Bonrepaus de 1687, dans lequel il était dit que Pentagoët est situé en Acadie; une lettre de M. de Villebon, gouverneur de cette province de 1698; les propositions que fit l'ambassadeur de France en 1700, portant ces mots «que les limites de la Nouvelle-France du côté de l'Acadie s'étendent jusqu'à la rivière Kénébec;» enfin la commission de M. de Subercase nommé en 1710 gouverneur de l'Acadie, du Cap-Breton, îles et terres adjacentes depuis le cap des Rosiers du fleuve St.-Laurent, jusqu'à l'ouverture de la rivière Kénébec.
Après avoir ainsi exposé longuement toutes leurs preuves, qu'ils déclarèrent n'être pas de nature à pouvoir être contestées, et qu'elles démontraient que la couronne de France, lorsqu'elle avait été en possession de l'Acadie, avait toujours demandé et possédé comme tel tout le territoire renfermé dans les limites énoncées dans leur mémoire du 21 septembre, MM. Shirley et Mildmay dirent qu'ils pourraient tranquillement s'en tenir à la demande de sa Majesté; mais qu'afin de mettre cette demande sous un jour encore plus clair, ils allaient expliquer ce qu'on entendait par Nouvelle-Ecosse, et pourquoi ce nom avait été inséré dans le traité. Alors ils citent les documens dans lesquels sont désignées les limites du pays portant ce nom. Le premier, sont les lettres patentes par lesquelles Jacques I céda, en 1621, au chevalier Guillaume Alexander toutes les terres réclamées par l'Angleterre aujourd'hui comme formant l'Acadie, et auxquelles fut donné alors pour la première fois le nom de Nouvelle-Ecosse. Les autres sont une commission du roi de France à Etienne de la Tour de 1651; un ordre d'Olivier Cromwell de 1656; le traité d'Utrecht dans lequel le pays en question est appelé Nouvelle-Ecosse autrement dite l'Acadie; et ils maintiennent que ces faits sont une pleine réponse à l'assertion des commissaires de sa Majesté très-chrétienne, que la Nouvelle-Ecosse est un mot en l'air; et pour preuve que les noms Acadie et Nouvelle-Ecosse veulent dire la même chose, ils ajoutent, que comme dans la négociation qui précéda le traité d'Utrecht, la cour de la Grande-Bretagne demandait ce pays par le nom de la Nouvelle-Ecosse; et la cour de France dans ses écrits, l'appelait par celui de l'Acadie, quoiqu'elles entendissent toutes les deux le même territoire; et comme de fait, il avait quelquefois appelé par l'un, puis par l'autre de ces noms, et souvent par les deux simultanément, il fut convenu, pour prévenir toutes difficultés, d'insérer dans le traité les deux appellations de Nouvelle-Ecosse et d'Acadie; et que c'est ainsi que le territoire, qui avait toujours été désigné par l'un ou l'autre de ces noms, avait été cédé à la Grande-Bretagne.
Voilà pour ce qui regardait l'Acadie. Quant au territoire situé entre les rivières Penobscot et Kénébec borné au nord par le St.-Laurent, ils déclarèrent que la cour de Londres avait toujours maintenu ses droits sur ce pays comme faisant partie de la Nouvelle-Angleterre; ce que prouvaient un grand nombre de titres, et notamment une lettre du comte d'Estrades, qui dit que Pentagoët est la première place de l'Acadie du côté de la province anglaise. La réfutation du mémoire de M. Durand, chargé d'affaires de France à Londres, occupa ensuite les commissaires britanniques. Dans cette nouvelle tâche ils répétèrent, en y ajoutant quelques aperçus nouveaux, les argumens dont ils avaient déjà fait usage, et qu'il est inutile de revoir ici; puis ils terminèrent leurs observations par inviter les commissaires de la cour de Versailles à exposer particulièrement les limites qu'ils regardaient comme les véritables bornes de l'Acadie ou Nouvelle-Ecosse, et de produire leurs raisons à l'appui.
MM. de la Galissonnière et de Silhouette ne répondirent que le 4 octobre suivant par un mémoire extrêmement volumineux, précédé d'une introduction, et divisé en 20 articles. Dans cette pièce, ils commencent par citer textuellement les articles XII et XIII du traité d'Utrecht, et observent, qu'on n'a point vu depuis près de quarante ans qui se sont écoulés depuis la signature de ce traité, que la cour britannique, malgré plus d'une circonstance favorable, ait formé des prétentions pareilles à celles qu'elle élève aujourd'hui, quoique ç'eût été naturellement le temps de faire valoir les réclamations qui auraient été fondées en droit et en raison.
Ne pourrait-on pas soupçonner sans injustice, poursuivent-ils, que l'on a formé quelque nouveau projet en Angleterre, qui ne tend à rien moins qu'à préparer les moyens d'envahir le Canada en entier, à la première occasion favorable?
Rien en effet ne serait plus facile, si l'on cédait, comme le proposent les commissaires de Sa Majesté britannique, l'un des côtés de l'embouchure du fleuve St.-Laurent et toute la rive méridionale de ce fleuve jusque vis-à-vis de Québec.
Mais le traité d'Utrecht, disent-ils, ne peut autoriser d'aussi vastes prétentions, et c'est pour cela que le cabinet de Londres est obligé de chercher des preuves étrangères à l'état de la question. Afin de mettre les choses dans leur véritable jour, ils vont faire l'historique de la fondation de la Nouvelle-France, et s'étendre dans de longs détails sur ce que l'on entend par Acadie et Nouvelle-Ecosse, et sur l'inexactitude des inductions que les commissaires anglais ont tirées des anciens traités touchant les contrées qui ont porté les noms Acadie, Etchemins ou 122 Norembègue, Gaspésie, etc. En effet tout le raisonnement de ces commissaires s'appuie, dans leur opinion, sur la commission du gouverneur M. de Charnisé, sur les lettres du comte d'Estrades, sur le traité de Breda, et les lettres et commissions des gouverneurs Villebon et Subercase, sur les lettres patentes d'érection de la Nouvelle-Ecosse, la commission de la Tour, un ordre de Cromwell et enfin sur le traité d'Utrecht. Quant à la commission de Charnisé, disent-ils, il y eut abus de mots et de confiance, il surprit l'ignorance du gouvernement, car il se fit donner sous le nom d'Acadie, l'administration des pays connus avant et après lui sous ceux d'Etchemins, Acadie et Gaspésie. Que de plus pour faire voir la confusion qui régnait alors au sujet de la situation des pays en Amérique, et que le témoignage du comte d'Estrades, invoqué à plusieurs reprises par les commissaires britanniques, ne peut être d'aucun poids, il suffit de mentionner qu'il étendait les limites de l'Acadie de manière à embrasser la Nouvelle-York. Venant ensuite au traité de Breda, MM. de la Galissonnière et de Silhouette maintiennent que l'Angleterre n'a pas cédé, mais restitué l'Acadie par ce traité, et que si elle avait prétendu à la paix d'Utrecht tout ce qu'elle avait restitué à la France par le traité de Breda, elle n'aurait pas manqué, au lieu de ces expressions, selon ses anciennes limites, d'insérer ces termes, selon le traité de Breda; ce qui en aurait assuré l'exacte ressemblance. Mais même alors ce traité ne remplirait pas à beaucoup près l'étendue de ses demandes, puisque le gouvernement de M. Denis, qui s'étendait depuis le cap Canseau jusqu'au cap des Rosiers, près de l'embouchure du fleuve St.-Laurent, n'a point fait partie de la restitution stipulée par le traité de Breda, et que les Anglais prétendent aujourd'hui que non seulement cette partie de la Nouvelle-France, mais encore la continuation de ses côtes et de la rive méridionale du fleuve St.-Laurent, jusqu'à Québec, doit leur appartenir en vertu du traité d'Utrecht.
Note 122: (retour) Commissions de Rasilli, Charnisé et la Tour.
Quant au mémoire d'un ambassadeur de France de 1686, qui dit que les côtes de l'Acadie s'étendent de l'île Percée jusqu'à la rivière St.-George; à la lettre de M. Villebon qui porte les bornes de son gouvernement de l'Acadie jusqu'à la rivière Kénébec, etc., etc., on répond que toutes ces pièces sont postérieures au traitée de Breda, qu'alors l'abus de donner le nom d'Acadie à la baie Française était assez fréquent, mais qu'elles ne peuvent s'appliquer aux anciennes limites. Ainsi rien de fixe au sujet de la définition des limites de l'Acadie dans les actes publics cités par les commissaires anglais. Au contraire toutes ces preuves sont différentes ou contradictoires.
Les raisons que l'on tire des lettres patentes d'érection de la Nouvelle-Ecosse, sont dans leur opinion, encore plus faciles à détruire. La France n'a point fait à l'Angleterre une double cession; l'une de la Nouvelle-Ecosse, l'autre de l'Acadie, mais purement et simplement la cession d'un seul et même pays, qui depuis le traité d'Utrecht s'appelle la Nouvelle-Ecosse, et qui auparavant ne renfermait que l'Acadie suivant ses anciennes limites.
La France, en effet, n'a jamais possédé aucune colonie en Amérique sous le nom de la Nouvelle-Ecosse, dénomination qui n'existait pas, au moins pour elle. Vouloir imposer à son gré des dénominations aux possessions des autres puissances, prétendre que ces noms nouveaux ne sont point de vains noms, qu'ils ont quelque réalité, bâtir sur cette illusion des droits et un système de propriété, ce serait aller contre toutes les notions reçues, contre toutes les lois et tous les usages des nations. Comment peut-on prétendre que ce que les Français possédaient sous le nom d'Acadie et de Nouvelle-France, ait pu former une colonie étrangère sous le nom de Nouvelle-Ecosse.
Au reste les ordres de Cromwell ne pourraient affecter les limites des possessions françaises, et la Nouvelle-Ecosse du traité d'Utrecht est exactement définie par ce traité même, c'est l'Acadie, «suivant ses anciennes limites», avec «ses appartenances et ses dépendances».
Les commissaires français remarquent encore que les commissaires anglais pour déterminer des limites anciennes, ont eu recours à des cartes modernes; mais la plupart même des cartes modernes, et toutes les anciennes, restreignent l'Acadie dans la péninsule, ou dans une partie seulement de la péninsule, et ils citent à leur appui une foule d'autorités.
On insiste particulièrement, continuent M. de la Galissonnière et son collègue, sur le traité d'Utrecht, parce que c'est incontestablement ce traité qui, dans cette occasion fait la loi des deux puissances; c'est par où l'on a terminé ce mémoire. C'est le seul titre en vertu duquel l'Angleterre possède l'Acadie; et de tous les titres c'est un des plus décisifs contre les prétentions de la Grande-Bretagne.
Ce traité exclut formellement Port-Royal de l'Acadie.
Il décrit la situation des côtes de cette province du nord-est au sud-ouest, ce qui les borne à Canseau d'un part, et de l'autre à la hauteur de la baie Française.
Il exclut toute prétention des Anglais dans le golfe St.-Laurent, excepté sur l'île de Terreneuve et les îles adjacentes.
En un mot il cède aux Anglais toute l'Acadie, mais il ne leur cède, ni le pays des Etchemins, ni la baie Française, excepté Port-Royal, ni la grande baie du St.-Laurent, ni la partie méridionale du Canada.
Ensuite ils procèdent à établir quelles étaient les anciennes limites de l'Acadie. Il semble, disent-ils, que la véritable et ancienne Acadie ne peut être que cette partie de l'Amérique à laquelle le nom en a été donné exclusivement à toute autre.
S'il y a un pays en Amérique qui ait été connu sous la dénomination d'Acadie, et qui jamais n'en ait eu d'autre, ce pays est nécessairement distinct et différent de ceux qui ont eu, qui ont conservé, et qui conservent encore des dénominations différentes.
Ce principe paraît si clair et si évident par lui-même qu'on ne suppose point qu'il puisse être contesté; et c'est d'après ce principe qu'on déterminera l'étendue de l'ancienne Acadie. Ils déployent alors une foule de titres et d'actes publics pour prouver que ce que l'Angleterre réclame portait anciennement les noms de Etchemins ou Norembègue, baie Française, Acadie, Grande Baie du St.-Laurent, Gaspésie, etc., et que dans un mémoire adressé au roi en 1685, l'intendant du Canada, M. de Meules, disait que les terres du Canada commencent au Cap-Breton. Ils ajoutent à ces preuves les témoignages de nombreux auteurs, et entre autres des géographes Halley, Salmon, Homan, etc.; des historiens Jean de Laët, Denis, Champlain et Lescarbot, dont le concours forme un corps de preuves, suivant eux, qu'il est impossible de contredire, et en présence desquelles c'est sans doute par une pareille inadvertance que les commissaires anglais ont avancé au paragraphe LXXVI, que la rivière St.-Laurent est la borne la plus naturelle et la plus véritable entre les possessions des Français et celles des Anglais, et qu'elle a toujours été appuyée comme telle par la France même, jusqu'au traité d'Utrecht. Halley écrit (1718) que l'Acadie est la partie du sud-est de la Nouvelle-Ecosse, Salmon (1739) dit la même chose. M. Denis, gouverneur d'une partie du Canada, mentionne positivement dans sa description des côtes de l'Amérique septentrionale, que l'Acadie commence au sortir de la baie Française ou de Fondy, à l'Ile-Longue, et qu'elle finit à Canseau. Il appelle la côte des Etchemins celle qui va de la rivière St.-Jean au sud, et la baie Française la côte qui va de cette rivière à l'Ile-Longue en faisant le tour de la baie de Fondy. Champlain assigne les mêmes limites à l'Acadie, quoique d'une manière moins précise. Lescarbot met Port-Royal dans la Nouvelle-France ou Canada, nom tant célébré en Europe, dit-il, et qui est proprement l'appellation de l'une et de l'autre rive de cette grande rivière.
Les commissaires français terminent toutes leurs observations en disant qu'on est en droit de conclure, que la prétention de l'Angleterre sur les anciennes limites de l'Acadie, est fondée sur de fausses notions des premiers établissemens des deux nations en Amérique, sur le préjugé insoutenable que la France n'a anciennement possédé l'Acadie qu'en vertu des cessions et des dons qui lui auraient été faits par l'Angleterre; sur l'illusion qui fait supposer antérieurement au traité d'Utrecht une colonie française existante en Amérique sous le nom de Nouvelle-Ecosse; sur la confusion des anciennes limites de l'Acadie, avec le dernier état de cette province; sur la fausse application de quelques titres qui prouvent ce qui n'est pas contesté, et qui ne prouvent rien de ce qu'il fallait prouver; sur l'idée d'assimiler ce qui ne se ressemble point, une cession et une restitution; enfin sur une interprétation du traité d'Utrecht dont on ne s'était pas avisé depuis quarante ans que ce traité a été conclu; interprétation purement arbitraire, et contredite par des pièces authentiques et par celles-mêmes que l'Angleterre produit: en un mot, le système des commissaires de Sa Majesté britannique ne se concilie ni avec les anciens titres, ni avec la lettre, non plus qu'avec l'esprit du traité d'Utrecht.
Ainsi furent attaquées et défendues les prétentions avancées par les deux cours relativement aux limites de l'Acadie. Ces prétentions étaient des plus opposées, et la France qui avait demandé le renvoi aux commissaires, dut s'appercevoir que la Grande-Bretagne ne voulait pas la paix, et que ce n'était que par temporisation qu'elle avait agréé la nomination d'une commission. En demandant la rive droite du St.-Laurent de la mer à Québec et même jusqu'à la source de ce fleuve, c'était la guerre; elle savait bien aussi que la France ferait les plus grands sacrifices pour l'éviter, et c'est pourquoi elle fit des propositions que la cour de Versailles ne pouvait adopter sans se déshonorer. Le cabinet de Londres ne céda rien de son ultimatum, et la commission qui négociait depuis trois ans à Paris, continua encore deux ans ses controverses tantôt animées tantôt languissantes sans en venir à aucun résultat.
Cependant si les mouvemens qui menaçaient la paix avaient cessé du côté de l'Acadie pendant les négociations des commissaires, il n'en était pas ainsi dans la vallée de l'Ohio; et tandis que l'on croyait que la guerre, s'il y en avait une, surgirait de la question des limites de la première province, elle était commencée, contre les prévisions de l'Europe, par les Virginiens au milieu des forêts qui séparaient le Canada et la Louisiane.
M. de la Jonquière gouvernait la Nouvelle-France. Il suivait, d'après les ordres de sa cour, le plan que M. de la Galissonnière avait tracé, qui était d'empêcher les Anglais de pénétrer sur le territoire de l'Ohio. Malgré les sommations qui leur avaient été faites de la part de la France, la Pennsylvanie et le Maryland continuaient de donner des passeports à leurs traitans pour aller au delà des Apalaches, où ils excitaient les Indiens contre les Français, et leur distribuaient des armes, des munitions et des présens. Trois y furent arrêtés en 1750 et envoyés en France comme prisonniers. Par représailles les Anglais saisirent un pareil nombre de Français et les emmenèrent au sud des Apalaches. Cependant la fermentation qui allait croissante parmi les Indigènes agités par toutes ces intrigues, obligeait le Canada, ou du moins lui fournissait le prétexte de faire marcher des troupes afin de les contenir.
Tandis que ces barbares étaient ainsi en proie aux inspirations haineuses des Américains, les cinq cantons prêtaient l'oreille à celles des Français, qui s'étaient encore rapprochés d'eux en s'établissant à la Présentation ainsi que nous l'avons rapporté ailleurs. L'abbé Piquet, que M. Hocquart appelle l'Apôtre des Iroquois et les Anglais le Jésuite de l'Ouest, jouissait d'une grande influence sur ces tribus. M. de la Joncaire, celui qui avait établi le poste de Niagara, fut chargé d'aller résider au milieu d'elles. Le but des Anglais était d'engager les naturels de l'Ohio à en chasser les Français, et celui de ces derniers d'engager les Iroquois à garder la neutralité en cas de guerre, car ils ne pouvaient prétendre leur faire prendre les armes contre leurs anciens alliés.
Ainsi tout ce qui se passait en Amérique et en Europe entre les deux couronnes, ne laissait que peu d'espérance d'une heureuse issue de leurs difficultés. Il se publiait déjà des écrits en Angleterre dans lesquels on disait qu'il fallait s'emparer des colonies de la France avant qu'elle eût relevé sa marine. Dès ce temps-là (1751), et sur ses représentations, M. de la Jonquière recevait quantité de munitions de guerre, une augmentation des compagnies de marine, des recrues pour remplacer les vieux soldats, etc. Il faisait renforcer la garnison du Détroit, et envoyait M. de Villiers relever M. Raymond qui commandait dans les régions des lacs, et qui écrivait que les nations méridionales se déclaraient pour les Anglais et que tout était dans le plus grand désordre.
Cependant M. de la Jonquière touchait au terme de sa carrière, qu'il acheva au milieu de pitoyables querelles avec les Jésuites. Il paraît que depuis quelques années ces pères faisaient secrètement la traite dans leur mission du Sault-St.-Louis, sous le nom de deux demoiselles Desauniers, et qu'ils envoyaient leur castor à Albany, par contrebande. Cet exemple était imité par d'autres; et le directeur de la compagnie des Indes se plaignait de cette violation des lois, contraire à son privilége, depuis longtemps sans succès. A la fin M. de la Jonquière, pressé d'intervenir, voulut y mettre ordre et fit défendre aux demoiselles Desauniers de continuer leur trafic. Celles-ci refusèrent d'obéir; les Jésuites montrèrent leur concession qui leur donnait le droit de faire la traite; ils soulevèrent les Sauvages. Le P. Tournois était le plus animé dans cette dispute. Le gouverneur, sur l'ordre du roi, le fit passer en France avec les deux entremetteuses, les demoiselles Desauniers 123.
Note 123: (retour) Un pareil ordre avait déjà été obtenu en 1745, mais il était resté sans exécution. Mémoire pour Messire François Bigot, etc. Mémoires sur les affaires du Canada de 1749 à 1760.
Mais il ne fut pas longtemps sans éprouver le ressentiment de l'ordre puissant qu'il avait offensé. On écrivit contre lui aux ministres, on l'accusa de s'être emparé du commerce des pays d'en haut, chose qu'il pouvait faire, la cour en ayant donné le droit aux gouverneurs, mais qu'il n'était pas convenable sans doute d'exercer; on dit aussi qu'il faisait tyranniser les marchands par son secrétaire auquel il avait donné le commerce exclusif de l'eau-de-vie pour les Indiens; que les meilleurs postes étaient pour ceux qui entraient en société avec lui ou avec ses favoris, etc. Les trafiquans qui n'auraient pas osé prendre l'initiative, firent écho à ces accusations. Tant de plaintes lui attirèrent les reproches de la cour. Dans sa réponse il en méprisa assez le sujet et il eut assez d'orgueil pour n'en pas parler, tandis qu'il fit un pompeux détail de ses services, et qu'il parut insinuer que l'Etat lui était encore redevable, malgré les honneurs et les richesses dont il en avait été comblé. Il terminait sa lettre par demander son rappel; mais intérieurement accablé de chagrin, ses blessures se rouvrirent et il expira à Québec le 17 mai 1752, âgé de 67 ans. Il fut enterré dans l'église des Récollets à côté de MM. de Frontenac et de Vaudreuil, deux de ses prédécesseurs.
Il était né dans la terre de la Jonquière en Languedoc en 1686, d'une famille originaire de la Catalogne. Il avait combattu en Espagne dans la guerre de la succession, avait assisté à la réduction des Cévennes, et à la défense de Toulon assiégé par le duc de Savoie. Il avait aussi accompagné Duguay-Trouin à Rio-Janeiro, et pris part au combat de l'amiral de Court contre l'amiral Matthews en 1744. C'était un homme grand, bien fait, d'un air imposant, et d'un courage intrépide; mais il était, dit-on, peu instruit et il ternit ses grandes actions par un défaut qu'on pardonne rarement à un homme public, l'avarice. Il avait amassé des sommes immenses dans ses voyages; il pouvait mépriser le commerce en Canada, et il ne le fit pas; c'est ce qui empoisonna les dernières années de sa vie. Il fit venir plusieurs de ses neveux de France pour les enrichir, et n'ayant pu faire nommer l'un d'eux, un capitaine De Bonne de Miselle, adjudant général, il lui concéda une seigneurie et lui accorda la traite exclusive du Sault-Ste.-Marie. Quoiqu'il fût riche de plusieurs millions, le marquis de la Jonquière se refusa pour ainsi dire le nécessaire jusqu'à sa mort. On rapporte que dans sa dernière maladie des bougies ayant été placées près de son lit, il les fit ôter et remplacer par des chandelles de suif, disant «qu'elles coûtaient moins cher et éclairaient aussi bien». Malgré ce défaut, la France perdit beaucoup en le perdant; c'était un de ses marins les plus habiles, et qui était doué de cette constance indomptable à la guerre d'autant plus précieuse pour la France, qu'elle luttait alors avec des forces inégales sur l'Océan. Le baron de Longueuil administra pour la seconde fois par intérim, la colonie jusqu'à l'arrivée du marquis Duquesne de Menneville en août 1752. Ce nouveau gouverneur, recommandé au roi par M. de la Galissonnière, était capitaine de vaisseau et de la maison du fameux amiral de Louis XIV. Ses ordres portaient de suivre en tout la conduite de ses prédécesseurs, c'est-à-dire d'empêcher les Anglais et de passer les Apalaches et de sortir de la péninsule acadienne, où ils avaient déjà 15 à 16 hommes de troupes.
124La guerre devenait de plus en plus imminente. La milice canadienne fut organisée et exercée; on augmenta les fortifications de Beauséjour; on achemina des troupes sur l'Ohio, où M. Bigot voulait que l'on envoyât 2,000 hommes, bâtit trois forts et plusieurs magasins d'entrepôt 125, précautions qu'il jugeait nécessaires pour s'assurer la possession de cette contrée. Ces troupes se mirent en route en 1753 sous les ordres de M. Péan. Les Anglais en faisaient autant de leur côté. Les Indigènes sollicités par les deux partis ne savaient que faire; ils étaient surpris, troublés de voir arriver de toutes parts des soldats, de l'artillerie, des munitions de toute espèce, au milieu de leurs forêts jusque-là silencieuses. Les forts de la Presqu'Isle et Machaux s'élevèrent successivement du lac Erié en gagnant la rivière Ohio. M. Legardeur de St.-Pierre qui y commandait, fut notifié de se retirer par le gouverneur anglais de la Virginie, qui acheminait alors des troupes sur les Apalaches. M. de Contrecoeur qui avait remplacé M. de St.-Pierre, s'avança à son tour avec 5 ou 6 cents hommes, faisant évacuer devant lui, et après sommation, un petit fort occupé par le capitaine Trent; et rendu sur le bord de l'Ohio, il y éleva le fort Duquesne en 1754 (Pittsburg). En même temps l'ordre était donné à tous les commandans français dans ces contrées de s'assurer des Sauvages par des présens; des détachemens de troupes étaient stationnés aux forts de Machault et de la Presqu'Isle entre le fort Duquesne et le Détroit; des vaisseaux étaient mis sur les chantiers des lacs Erié et Ontario pour le service des transports, et le gouverneur de la Louisiane était informé de tout ce qui se passait, et recevait instruction d'engager les Indiens de son gouvernement à se joindre aux forces qui étaient sur l'Ohio. M. de Contrecoeur apprenant qu'un corps considérable de troupes anglaises marchait à lui sous le commandement du colonel Washington, chargea M. de Jumonville d'aller à sa rencontre, et de le sommer de se retirer, attendu qu'il était sur le territoire français. Cet officier partit avec une escorte de 30 hommes; il avait reçu ordre de se tenir sur ses gardes de peur de surprise, tout étant en confusion dans la contrée, où les Indigènes ne parlaient que de guerre; il choisissait en conséquence ses campemens de nuit avec précaution. Le 17 mai (1754) au soir il s'était retiré dans un vallon profond et obscur, lorsque des Sauvages qui rôdaient le découvrirent et en informèrent le colonel Washington, qui arrivait dans le voisinage avec ses troupes. Celui-ci marcha toute la nuit pour le cerner, et le lendemain au point du jour il l'attaqua avec précipitation marchant comme à une surprise à la tête de son détachement. Jumonville fut tué avec neuf hommes de sa suite. Les Français prétendent que ce député fît signe qu'il était porteur d'une lettre de son commandant; que le feu cessa et que ce ne fut qu'après que l'on eût commencé la lecture de la sommation que les assaillans se remirent à tirer. Washington affirme qu'il était à la tête de la marche, et qu'aussitôt que les Français le virent, ils coururent à leurs armes sans appeler, ce qu'il aurait dû entendre s'ils l'avaient fait. Il est probable qu'il y a du vrai dans les deux versions; l'attaque fut si précipitée qu'il dût s'ensuivre une confusion qui ne permit pas de rien démêler; mais s'il n'y a pas eu d'assassinat, on se demandera toujours pourquoi Washington avec des forces si supérieures à celles de Jumonville, montra une si grande ardeur pour le surprendre au point du jour comme si c'eût été un ennemi fort à craindre? Ce n'était point certainement avec 30 hommes qu'il était en état d'accepter le combat. Quoiqu'il en soit, cet événement n'amena pas la guerre, car déjà elle était résolue, mais il la précipita. Washington continua son chemin et alla construire le fort palissade de la Nécessité sur la rivière Monongahéla qui se jette dans l'Ohio, où il attendait de nouvelles troupes pour aller attaquer le fort Duquesne, lorsqu'il fut attaqué lui-même. M. de Contrecoeur en apprenant la mort tragique de Jumonville résolut de le venger. Il donna 600 Canadiens et 100 Sauvages 126 à M. de Villiers, frère de la victime, pour aller attaquer dans son nouveau fort, Washington, lequel voyant arriver les Français, sortit dans la plaine avec 400 hommes qu'il rangea en bataille, pour les recevoir; mais ses soldats n'attendirent pas la première décharge des assaillans, ils se replièrent aussitôt sous leurs retranchemens garnis de 9 pièces de canon. Le feu fut très vif de part et d'autre; mais les Canadiens combattaient avec tant d'ardeur qu'ils éteignirent le feu des batteries. La fusillade dura jusqu'au soir, que les assiégés capitulèrent afin d'éviter un assaut. Ils avaient perdu 58 hommes, et les vainqueurs 73. Ceux-ci rasèrent le fort et se retirèrent. Tels sont les humbles exploits par lesquels le futur conquérant des libertés américaines commença sa carrière; la guerre parut maintenant inévitable, quoique l'on parlât encore de paix. La victoire que M. de Villiers venait d'obtenir, fut le premier acte de ce grand drame de 29 ans, dans lequel la puissance française et anglaise devait subir de si terribles échecs en Amérique.
Note 124: (retour) Mémoire sur les affaires du Canada, etc.
Note 125: (retour) Lettre au ministre du 26 octobre 1752.
Note 126: (retour) Documens de Paris.
Cependant que faisait la commission des frontières à Paris? Tandis «que toutes les colonies anglaises, dit le duc de Choiseul, se mettaient en mouvement pour exécuter le plan de l'invasion générale du Canada, formé et arrêté à Londres, les commissaires britanniques ne paraissaient s'occuper que du soin de concourir avec ceux du roi à un plan de conciliation». Mais le duc de Choiseul et les autres membres du ministère français, ne pouvaient être encore les dupes de cette politique. Ils avaient remarqué la persistance des Anglais à vouloir pénétrer dans la vallée de l'Ohio, et c'est en conséquence de cette persistance et de l'agitation observée parmi les Indiens, qu'ils avaient eux-mêmes ordonné en 1742 et 3, d'y faire passer des forces et d'établir des forts formant chaîne du lac Erié à cette rivière, et en 1754 de rejeter le colonel Washington au-delà des Apalaches. La Grande-Bretagne ne laissait plus à ce qu'il semblait ses commissaires à Paris que pour conserver les apparences aux yeux de l'Europe et du gouvernement français, dont la décrépitude ne permettait guère que de faibles efforts pour résister à l'orage qui se formait. Le plus grand sujet d'anxiété pour le cabinet de Versailles c'étaient les finances. Le trésor était vide. Depuis déjà plusieurs années il murmurait sans cesse contre les dépenses du Canada. Lorsqu'il fallût faire des préparatifs de guerre, il éclata en plaintes ouvertes; chaque vaisseau apportait des reproches amers à l'intendant, sur l'excès des dépenses; mais peu ou point de soldats pour défendre la colonie. Et pourtant la nouvelle de la mort de Jumonville et de la capitulation de Washington faisait la plus grande sensation en Europe. Le peuple français exclus alors par la nature de son gouvernement des affaires publiques, et qu'on berçait de l'espoir de la conservation de la paix, dut aussi se désabuser. Il fallait faire la guerre. L'Angleterre avait formé ses plans d'invasion comme on l'a vu depuis longtemps; et c'est en conséquence des ordres qu'elle avait envoyés l'année précédente (1753) aux gouverneurs de toutes ses colonies, afin de les exhorter à agir de concert pour leur commune et mutuelle défense, qu'ils s'assemblèrent en convention au nombre de 7, le 14 juin (1754), à Albany. Dans cette réunion, on signa un traité de paix avec les Iroquois, et l'on dressa un projet d'union fédérale pour que les avis, les trésors et les forces des diverses provinces fussent employés dans une juste proportion contre l'ennemi commun. Le gouvernement de la confédération dans laquelle entraient toutes les colonies, devait être administré par un président nommé par la couronne, et par un grand conseil choisi par les diverses assemblées coloniales. Le président était investi de toute l'autorité exécutive, et le pouvoir législatif lui était déféré concurremment avec le conseil. Les pouvoirs de ce nouveau gouvernement devaient être de faire la paix et la guerre avec les Sauvages, de lever des troupes, fortifier les villes, imposer des taxes sous l'approbation du roi, nommer les officiers civils et militaires, etc. Un si beau projet fut rejeté pourtant par toutes les parties, mais pour des motifs différens; par les colonies parcequ'il donnait trop d'autorité au président, et par la couronne parcequ'il en donnait trop au représentans du peuple. Comme on l'a observé ailleurs, les guerres avec le Canada tendaient continuellement à réunir les provinces anglaises ensemble, et à en accoutumer insensiblement les peuples à regarder le gouvernement fédéral comme le meilleur pour tous. Le projet de la convention des gouverneurs ayant été rejeté, il fut résolu, faute d'un pouvoir central suffisant, de faire la guerre avec les troupes régulières de la métropole, auxquelles les troupes coloniales serviraient d'auxiliaires; et en même temps les colons votèrent des hommes et des subsides, aidés du gouvernement impérial, qui fit mettre de grosses sommes à leur disposition, et nomma le colonel Braddock, officier qui avait servi avec distinction sous le duc de Cumberland qui l'aimait, pour leur général en chef. Les instructions qu'il reçut avant son départ pour le Nouveau-Monde, contenaient le plan des opérations qui devaient être entreprises contre le Canada 127. Une expédition devait mettre la vallée de l'Ohio sous la puissance britannique après en avoir chassé les Français. Les forts St.-Frédéric, sur le lac Champlain, Niagara, au pied du lac Erié, et Beauséjour dans l'isthme de l'Acadie, devaient être aussi attaqués l'un après l'autre ou simultanément, selon les circonstances. Les colonies avaient ordre d'armer les milices et d'incorporer plusieurs régimens. Les troupes régulières rassemblées en Irlande, s'embarquèrent avec le général en chef dans le printemps de 1754, sur une escadre commandée par l'amiral Keppel, chargé de seconder sur mer les efforts que l'on allait bientôt faire sur terre. Le général Braddock tint en arrivant une conférence en Virginie avec tous les gouverneurs de province, et là il fut arrêté qu'il marcherait lui-même avec les troupes britanniques pour prendre le fort Duquesne; que le gouverneur Shirley attaquerait le fort Niagara avec les troupes provinciales; qu'un autre corps, tiré des provinces du nord et commandé par le colonel Johnson, tomberait sur le fort St.-Frédéric, et que le colonel Monckton avec les milices du Massachusetts prendrait Beauséjour et Gaspareaux. On ne songea plus qu'à surprendre le Canada en en hâtant l'invasion.
Note 127: (retour) Instructions du général Braddock du 25 mars 1754. Lettre du colonel Napier écrite par ordre du duc de Cumberland au général Braddock le 25 mars 1754.
Cependant le gouvernement français n'était pas resté inactif en présence de tous ces préparatifs de l'Angleterre où, depuis longtemps, le langage des journaux et les discours prononcés dans les chambres, lui faisaient connaître l'opinion publique, puissante alors comme aujourd'hui sur le ministère de cette nation. Il rassembla une flotte à Brest sous le commandement du comte Dubois de la Motthe, et y fit embarquer 6 bataillons de vieilles troupes formant 3,000 hommes 128, dont deux pour Louisbourg et quatre pour le Canada. Le baron Dieskau, maréchal de camp, qui s'était distingué sous le maréchal de Saxe, les commandait. Il avait pour colonel d'infanterie M. de Rostaing, et pour aide-major le chevalier de Montreuil. Le marquis Duquesne demanda son rappel pour rentrer dans le service de la marine. Son départ ne causa aucun regret, quoiqu'il eût conduit assez heureusement les affaires publiques, et pourvu avec sagesse à tous les besoins de la colonie; son caractère altier et hautain l'avait empêché de devenir populaire. Il eut pour successeur le marquis de Vaudreuil de Cavagnac, gouverneur de la Louisiane, qui débarqua à Québec au commencement de l'été, suivi quelques jours après de l'intendant Bigot, qui venait de donner à Paris des éclaircissemens sur la situation des finances du Canada. Le gouverneur, troisième fils de celui qui avait succédé à M. de Callières au commencement du siècle, fut reçu avec des démonstrations de joie par les Canadiens qui le désiraient, qui l'avaient fait demander au roi, et qui accoururent pour voir leur compatriote, espérant qu'il allait faire succéder aux temps malheureux qu'on avait passés jusqu'alors, ces jours fortunés que leur rappelait le gouvernement de son père.
Note 128: (retour) Documens de Paris.
La flotte anglaise qui portait le général Braddock et ses troupes, partie au commencement de janvier 1755 de Cork, arriva à Williamsburgh en Virginie le 20 février. L'amiral Dubois de la Motthe ne fit voile de Brest qu'à la fin d'avril, ou trois mois après Braddock, avec les renforts, munitions et matériel de guerre destinés pour le Canada. Ici il est nécessaire de noter les dates. Le gouvernement de Londres résolut de faire intercepter cette escadre, et l'amiral Boscawen, chargé de l'entreprise, fit voile de Plymouth le 27 avril.
Dans le temps même où ces mouvemens avaient lieu, la diplomatie chercha à se ressaisir d'une affaire qui devait être évidemment décidée à coups de canon. Le 15 janvier (1752) l'ambassadeur français, M. le duc de Mirepoix, remit une note à la cour de Londres proposant de défendre toute hostilité entre les deux nations; que les choses, quant au territoire de l'Ohio, fussent mises dans l'état où elles étaient avant la dernière guerre; «que les prétentions respectives sur ce terrain, fussent à l'amiable déférées à la commission, et que pour dissiper toute impression d'inquiétude, Sa Majesté britannique voulût bien s'expliquer ouvertement sur la destination et les motifs de l'armement qui s'était fait en Irlande».
Le cabinet de Londres répondit le 22 du même mois en demandant que la possession du territoire de l'Ohio, ainsi que de tous autres, fût, au préalable, remise dans le même état où elle était avant le traité d'Utrecht, ce qui était avancer de nouvelles prétentions et reculer du traité d'Aix-la-Chapelle au traité d'Utrecht; et que pour ce qui était de l'armement, la défense de ses droits et de ses possessions, était le seul but de celui qui avait été envoyé en Amérique, et que ce n'était pas pour offenser quelque puissance que ce pût être, ni rien faire qui pût donner atteinte à la paix générale. Le duc de Mirepoix remit une réplique le 6 février proposant, 1º. que les deux rois ordonnassent aux gouverneurs respectifs de s'abstenir de toute voie de fait et de toute nouvelle entreprise. 2º. Que les choses fussent remises dans l'état où elles étaient ou devaient être avant la dernière guerre dans toute l'étendue de l'Amérique septentrionale, conformément à l'article IX du traité d'Aix-la-Chapelle. 3º. Que conformément à l'article XVIII du même traité, Sa Majesté britannique fit instruire la commission établie à Paris de ses prétentions, et des fondemens sur lesquels elles étaient appuyées.
Dans la suite la France modifia encore ses propositions, et consentit à prendre pour règle provisionnelle l'état où se trouvèrent les choses après le traité d'Utrecht, et que les deux nations évacueraient tout le pays situé entre l'Ohio et les Apalaches. C'était revenir sur ses pas et acquiescer à la proposition du ministère anglais du 22 janvier; elle n'avait aucun doute que ces conditions ne fussent acceptées, d'autant plus que le cabinet de Londres venait d'assurer à M. de Mirepoix que les armemens faits en Irlande, et la flotte qui en était partie, avaient principalement pour objet de maintenir la subordination et le bon ordre dans les colonies anglaises. Mais ce cabinet, à l'aspect de la nouvelle attitude de la France, mit en avant de nouvelles prétentions comme s'il avait craint la paix, et le 7 mars il fit remettre un nouveau projet de convention par lequel il était stipulé, 1º. Que l'on démolirait non seulement les forts situés entre les monts Apalaches et l'Ohio, mais que l'on détruirait encore tous les établissemens situés entre l'Ohio et la rivière Ouabache ou de St.-Jérome; 2º. Que l'on raserait aussi les forts de Niagara et le fort Frédéric sur le lac Champlain; et qu'à l'égard des lacs Ontario, Erié et Champlain, ils n'appartiendraient à personne, mais seraient également fréquentés par les sujets de l'une et l'autre couronne, qui y pourraient librement commercer; 3º. Que l'on accorderait définitivement à l'Angleterre, non seulement la partie contentieuse de la presqu'île au nord de l'Acadie, mais encore un espace de vingt lieues du sud au nord, dans tout le pays qui s'étend depuis la rivière de Pentagoët jusqu'au golfe St.-Laurent; 4º. Enfin, que toute la rive méridionale de la rivière St.-Laurent serait déclarée n'appartenir à personne et demeurerait inhabitée.
A ces conditions, Sa Majesté britannique voulait bien confier aux Commissaires des deux nations la décision du surplus de ses prétentions. C'était une véritable déclaration de guerre, car la cour de Versailles ne pouvait accepter ces conditions, qui équivalaient à la perte du Canada, et qui l'auraient déshonorée aux yeux du monde entier. Aussi les accueillit-elle par un refus absolu 129. Les négociations se prolongèrent, nourries par de nouvelles propositions, jusqu'au mois de juillet, chaque partie protestant qu'elle agissait avec candeur et confiance, et les ministres de la Grande-Bretagne, sur l'inquiétude causée par la destination de la flotte de l'amiral Boscawen, assurant ceux de la France que certainement les Anglais ne commenceraient pas. Le duc de New-Castle, le comte de Granville et le chevalier Robinson dirent positivement à l'ambassadeur français qu'il était faux que cet amiral eût des ordres offensifs. Le gouverneur du Canada, qui s'était embarqué sur un des vaisseaux de l'escadre de M. de la Motthe, avait de son côté ordre du roi de n'en venir à une guerre ouverte que quand les Anglais auraient effectivement commis des hostilités caractérisées 130.
Note 129: (retour) Le ministre écrivit alors au gouverneur du Canada: «Quoiqu'il en soit, Sa Majesté est très résolue de soutenir ses droits et ses possessions contre des prétentions si excessives et si injustes; et quelque soit son amour pour le paix, elle ne fera pour la conserver que les sacrifices qui pourront se concilier avec la dignité de la couronne et la protection qu'elle doit à ses sujets» (Documens de Paris). La cour était de bonne foi dans ces paroles.
Note 130: (retour) Documens de Paris.
Cependant l'amiral Boscawen, parti le 27 avril d'Angleterre, arrivait sur les bancs de Terreneuve avec ses onze vaisseaux à peu près dans le même temps que la flotte française de M. de la Motthe, sans pouvoir la rencontrer; mais quelques-uns des vaisseaux de cette flotte s'en étant séparés depuis plusieurs jours, tombèrent au milieu de l'escadre anglaise, qui enleva le Lys et l'Alcide, sur lesquels se trouvaient plusieurs officiers du génie, et huit compagnies de troupes formant partie des 3,000 hommes envoyés en Amérique. M. de Choiseul rapporte que M. Hocquart qui commandait l'Alcide, se trouvant à portée de la voix du Dunkerque de 60 canons, fit crier en Anglais: Sommes-nous en paix ou en guerre? On lui répondit nous n'entendons point; on répéta la même question en Français, même réponse. M. Hocquart la fit lui-même; le capitaine anglais répondit par deux fois la paix, la paix. D'autres questions s'échangeaient encore lorsque le Dunkerque lâcha sa bordée à demi-portée de pistolet ses canons tous chargés à deux boulets et mitrailles. Bientôt l'Alcide et le Lys furent cernés par les vaisseaux de Boscawen et forcés de se rendre après avoir perdu beaucoup de monde, et entre autres officiers, le colonel de Rostaing. «War, dit M. Haliburton, though not formally declared, was, by this event, actually commenced; but by not complying with the usual ceremonies, the administration exposed themselves to the censures of several neutral powers of Europe, and fixed the imputation of fraud and freebooting on the beginning of the war». Immédiatement après, trois cents bâtimens marchands, qui, sur la foi de la paix, parcouraient les mers avec sécurité, furent enlevés comme l'eussent été par des forbans des navires sans défense. Cette perte fut immense pour la France, qui, forcée à une guerre maritime, se vit ainsi privée de l'expérience irréparable de cinq à six mille matelots.
La nouvelle de la prise du Lys et de l'Alcide arriva à Londres le 15 juillet. Le duc de Mirepoix eut immédiatement une entrevue avec les ministres anglais, qui attribuèrent ces hostilités à un mal-entendu, et qui lui dirent que cet événement ne devait point rompre la négociation. La France, accoutumée à compter avec l'Europe, se voyait ainsi par la faiblesse de son gouvernement, traitée comme une nation du second ou du troisième ordre. La cour de Versailles, ne pouvant plus se faire illusion, rappela son ambassadeur et la guerre fut déclarée à la Grande-Bretagne.
FIN DU SECOND VOLUME.
On ne se proposait d'abord de donner les Etats de population ou Recensemens du Canada, que de deux ou trois années différentes; mais on a pensé que le lecteur aimerait à voir tous ceux que M. Brodhead a apportés dans sa Collection des documens de Paris, jusqu'en 1734. Les renseignemens statistiques qu'ils renferment et qui sont condensés dans un cadre fort étroit, sont si précieux qu'on a cru faire plaisir au public en les mettant ici.
Estat abrégé du contenu au Rolle des familles de la colonie de la Nouvelle-France.
1666. Québec. 555 Beaupré. 678 Beauport. 172 Isle d'Orléans. 471 St.-Jean, St.-François, et St.-Michel. 156 Sillery. 217 Nostre Dame-des-Anges, et 118 Rivière de St.-Charles. Coste de Lauzon. 6 Montréal. 584 Trois-Rivières. 461 Total. 3,418
Estat du nombre des hommes capables de porter les armes, depuis 16 ans jusques à 50. 1,344
Il y a sans doute quelques omissions dans le rolle des familles, qui seront réformées durant l'hiver de la présente année 1666.
(Signé,)
TALON.
Estat en abrégé du contenu au rolle des familles de la Nouvelle-France.
1667. Familles. 749 Total des personnes qui les composent. 4,312 Hommes capables de porter les armes. 1,566 Garçons en état d'être mariés. 84 Filles qui passent 14 ans. 55 DÉNOMBREMENT DES TERRES EN CULTURE ET DES BESTIAUX. Terres en culture, arpens. 11,174 Bestes à corne. 2,136 1668. Familles. 1,139 Total des personnes qui les composent. 5,870 Hommes capables de porter les armes. 2,000 Arpens de terres découvertes. 15,642 Bestes à cornes. 3,400 Minots de grains. 130,978 Les 412 soldats qui se sont habitués cette année au dit pays, non plus que les 300 des 4 compagnies restées au Canada, ne sont pas compris dans le présent rolle.
RECENSEMENT DE LA NOUVELLE-FRANCE.
1679. Personnes. 9400} (sans y comprendre) en Acadie. 615} 9,915 Arpens de terre en culture. 21,900 Bestes à cornes. 6,983 Chevaux. 145 Brebis et moutons. 719 Chèvres. 33 Anes. 12 Fusils. 1,840 Pistolets. 159 1680. Baptisés, 404 enfans, savoir: 193 garçons et 211 filles. Décédées, 85 personnes de tous âges. Conséquemment le nombre des personnes devrait être augmenté de 319. Ainsi la colonie devrait être de 9,719, sans comprendre les 515 de l'Acadie. Il y a eu 66 mariages. Sauvages qui sont habitués parmi nous: 960 personnes; hommes, femmes et enfans.
RECENSEMENT.
1719. Eglises. 77 Presbytères. 52 Maisons du Roi. 2 Prêtres du Séminaire. 18 Jésuites. 16 Récollets. 12 Religieuses de l'Hôtel-Dieu. 106 Religieuses Ursulines. 50 Religieuses de l'Hôpital-Général. 12 Soeurs de la Congrégation. 68 Curés. 51 Hommes audessus de 50 ans. 1,241 " audessous de 50 ans. 2,575 Garçons audessus de 15 ans, 2,388 " audessous de 15 ans, 4,978 Femmes et veuves. 3,557 Filles audessus de 15 ans. 2,461 " audessous de 15 ans, 4,997 ______ Total des âmes. 22,530 Moulins à blé. 76 " à scie. 19 Terres en valeur, arpens. 63,032 Prairies. " 8,018 Blé français, minots. 234,566 Blé d'Inde, " 6,487 Pois. " 46,408 Avoine. " 50,416 Lin, livres. 45,970 Chanvre, " 5,080 Chevaux. 4,024 Bestes à cornes. 18,241 Moutons. 8,435 Cochons. 14,418 Armes à feu. 3,726 Epées. 792 Fait et arrêté le 20 avril 1720. (Signé,) L. A. de Bourbon, et le Maréchal d'Estrées. Par le Conseil, (Signé,) Lachapelle.
RECENSEMENT, 20 OCTOBRE.
1720. Maisons du Roi et forts. 5 Eglises. 88 Presbytères. 59 Prêtres des Missions Etrangères 31} Curés et Missionnaires. 69} Jésuites. 24} 331 Récollets. 32} Religieuses. 175} Hommes audessus de 50 ans. 1,274 " audessous de 50 ans. 3,020 " absens. 315 Femmes et veuves 3,782 Garçons audessus de 15 ans. 2,677 " audessous de 15 ans. 5,052 Filles audessus de 15 ans. 2,734 " audessous de 15 ans. 5,249 ______ Total des âmes. 24,434 Moulins à blé. 82 " à scie. 28 Terres en valeur, arpens. 61,357 Prairies. " 10,132 Blé français, minots. 134,439 Blé d'Inde. " 4,159 Pois. " 55,331 Avoine. " 72,053 Lin. livres. 67,264 Chanvre. " 1,418 Chevaux. 5,270 Bestes à cornes. 24,866 Moutons. 12,175 Cochons. 17,944 Armes à feu. 4,632 Epées. 915.
RECENSEMENT DE LA COLONIE.
1721. Maisons Royales. 6 Prêtres du Séminaire. 31 Jésuites. 24 Récollets. 32 Religieuses de l'Hôtel-Dieu. 111 " Ursulines. 79 " de l'Hôpital-Général. 23 Soeurs de la Congrégation. 76 Frères Hospitaliers. 6 Eglises. 86 Presbytères. 61 Curés ou Missionnaires. 59 Moulins à blé. 90 " à scie. 30 Familles. 4,183 Hommes audessus de 50 ans. 1,314} " audessous de 50 ans. 2,857} " absens. 282} Femmes et veuves. 4,107} Garçons audessus de 15 ans. 3,361} 24,511 " audessous de 15 ans. 3,970} Filles audessus de 15 ans. 3,351} " audessous de 15 ans. 5,269} Terres en valeur, arpens. 62,145 Prairies. 12,203 Blé français, minots. 292,700 " d'Inde. " 7,205 Pois. 57,400 Avoine. 64,035 Orge. 4,585 Tabac, livres. 48,038 Lin. " 54,650 Chanvre. " 2,100 Chevaux. 5,603 Bestes à cornes. 23,388 Moutons. 13,823 Cochons. 16,250 Armes à feu. 5,263 Epées. 923 Pêches dans l'étendue de la paroisse de la baie Saint-Paul. 7 Pris dans les pêches ci-dessus: 160 marsouins, qui ont produit barriques d'huile, 125--chaque barrique de 100 livres. N. B.--Faute de barriques suffisamment, plus de moitié de la graisse a diminué sur la grève. Total de toutes les pêches établies en 1721. 14 " " " " en 1722. 7
RECENSEMENT FAIT EN LA NOUVELLE-FRANCE EN 1734. Eglises. 102 Curés et Missionnaires. 83 Presbytères. 76 Prêtres et Chanoines. 32 Jésuites. 18 Récollets. 27 Religieuses de l'Hôtel-Dieu. 97 Ursulines. 80 Religieuses de l'Hôpital-Général, et Frères Charrons. 31 Soeurs de la Congrégation. 96 Moulins à blé. 118 " à scie. 52 Familles. 6,422 Hommes audessus de 50 ans. 1,718} " audessous de 50 ans. 4,588} " absens. 430} Femmes et veuves. 6,593} 37,252 Garçons audessus de 15 ans. 3,805} " audessous de 15 ans. 8,342} Filles audessus de 15 ans. 3,654} " audessous de 15 ans. 8,122} Terres en valeur, arpens. 163,111 Prairies. " 17,657 Blé français, minots. 737,892 "d'Inde. " 5,223 Pois. 63,549 Avoine. 163,988 Orge. 3,462 Tabac, livres. 166,055 Lin. " 92,245 Chanvre. " 2,221 Chevaux. 5,056 Bestes à cornes. 33,179 Moutons. 19,815 Cochons. 23,646 Armes à feu. 6,619 Epées. 784 N. B.--Ce recensement a été fait avec toute l'exactitude possible; et on le croit le plus exact qui ait été envoyé jusques ici.
ORDONNANCE de M. Dupuy, intendant, portant défense aux membres du conseil supérieur, aux juges, greffiers et autres officiers de la justice, de s'absenter du service du roi, et d'obtempérer aux lettres de cachet du gouverneur, sous peine d'interdiction.
Claude Thomas Dupuy, chevalier, conseiller du roy en ses conseils d'état et privé, maître des requêtes ordinaire de son hôtel, intendant de justice, police et finances en toute la Nouvelle-France, isles et terres adjacentes en dépendantes.
Le sieur Gaillard et le sieur d'Artigny, conseillers au conseil supérieur de Québec, nous ayant apporté aujourd'huy neuf heures du matin, chacun un papier qui leur a été adressé par Monsieur le Mis. de Beauharnois, étant gouverneur général de présent à Montréal, lequel papier ils ont reçu de la main du sieur Le Verrier, lieutenant de roy commandant à Québec en l'absence du gouverneur général, nous l'avons fait transcrire de mot à mot en notre présente ordonnance ainsi qu'il en suit:
DE PAR LE ROY.
Charles Mis. de Beauharnois, chevalier de l'ordre militaire de St.-Louis, gouverneur et lieutenant général pour le roy en toute la Nouvelle-France. Il est ordonné au sieur Gaillard, conseiller au conseil supérieur de Québec, d'en partir aussitost notre présent ordre reçu pour se rendre à Beaupré, où il demeurera jusqu'à nouvel ordre, sous peine de désobéissance; et au sieur d'Artigny de se retirer à Beaumont. Fait à Montréal ce XIII may mil sept cent vingt-huit.
(Signé) BEAUHARNOIS,
Et plus bas par Monseigneur,
(Signé) DEMONCEAUX,
Et à costé est le cachet des armes de mon dit sieur Beauharnois.
Ces deux écrits, partis d'une autorité tout à fait illégitime et impuissante au fait de ce qui y est ordonné, ne doivent être considérez par tout bon sujet du roy, que comme une nouvelle entreprise de monsieur le Mis. de Beauharnois contre le service et l'autorité de Sa Majesté, et une suite de l'ordre que mon dit sieur de Beauharnois apporta luy même au conseil le huit mars dernier, par lequel, affectant le ton de souverain, il prétendit interdire le conseil supérieur, casser ses arrests, et imposer silence au procureur général du roy; prétentions aussi téméraires qu'elles ont paru nouvelles à toute la colonie. Mais comme le conseil en a porté ses plaintes au roy en conséquence et conformément à la déclaration qu'en fit le conseil supérieur à mon dit sieur de Beauharnois en personne, par son arrest du même jour, huit mars, prononcé en la présence de mon dit sieur de Beauharnois, le conseil suppliant Sa Majesté qu'il luy plaise, en vengeant l'insulte faite à son conseil supérieur, assurer sa propre autorité contre les efforts que l'on fait icy journellement pour soulever les peuples et les dégager de l'obéissance à la justice, cette nouvelle tentative ne sera regardée que comme une vengeance sur les officiers de ce conseil supérieur, et un déplaisir du peu de succès que le gouverneur général a eu de son ordonnance du huit, dont il a desjà donné assés d'autres marques de ressentiment, mais qu'on a osé porter contre le roy même, telle qu'est la publication qu'on a fait faire de la dite ordonnance à la teste des troupes, avec des cris de vive le Roy et Beauharnois, la rebellion de là garnison du trente mars, déchirant avec les épées les arrests du conseil supérieur et les ordonnances de Sa Majesté, le bris des prisons royalles et l'enlèvement des prisonniers du neuf avril suivant, et en dernier lieu l'azile ouvert le six de ce présent mois au château St.-Louis, logement du gouverneur, à tous les décrétés par justice et prisonniers échappés des prisons de Sa Majesté; pendant que contre les ordonnances de la guerre on tient cruellement et ignominieusement en prison des officiers des troupes, en leur imputant pour toute faute d'avoir désapprouvé des procédés aussi odieux.
Et comme en répandant de toutes parts dans la colonie, jusques dans les mains des ouvriers, des copies de ses provisions, quoy qu'elles fussent suffisamment connues et registrées au conseil supérieur, pour exercer l'autorité et les pouvoirs que le roy luy a donnés ainsi que l'ont fait ses prédécesseurs, sans une pareille communication au peuple, laquelle n'est faite aujourd'huy que pour surprendre le peuple, et sans excéder de la part des précédens gouverneurs les bornes de leurs pouvoirs, monsieur le marquis de Beauharnois entend tirer les droits qu'il veut exercer sur les membres du conseil et autres officiers de la justice, de ce qu'il est dit dans ses provisions de gouverneur qu'il a le commandement sur tous les états de la colonie, dans l'énumération desquels états sont compris les conseillers du conseil supérieur et les ecclésiastiques; et attendu que pour ce qui nous regarde, il a plû au roy, par les provisions dont il nous a honoré, d'ordonner pareillement aux officiers du conseil supérieur, à tous les justiciers, autres officiers et sujets du roy, de nous entendre et de nous obéir, il est d'autant plus indubitable que cela nous donne sur les conseillers du conseil supérieur et sur tous les autres sujets du roy, un pouvoir au moins absolument égal à celuy que pourrait prétendre mon dit sieur marquis de Beauharnois; que par le règlement de 1684: signé Louis et plus bas, Colbert, donné sur quelques prétentions du gouverneur général, il a été réglé et ordonné par le roy que les gouverneurs généraux n'avaient aucune direction sur les officiers de la justice, ainsi qu'il a été encore décidé depuis par nombre de règlemens et ordres du roy aussi formels que ce premier, et que par un arrest du conseil d'état du roy rendu en faveur de Mr. Talon, lors intendant en Canada, le roy veut et ordonne que tout ce que l'intendant ordonnera soit exécuté par provision nonobstant toute opposition, appellation et empêchement quelconque; et que par nos provisions particulières conformes à cet arrest, le roy s'en est encore expliqué en ces termes: Nous vous donnons le pouvoir et faculté de juger souverainement seul en matière civile et de tout ordonner ainsi que vous verrez être juste et à propos pour notre service, validant vos jugemens, règlemens et ordonnances comme s'ils étoient émanés de nos cours supérieures, comme aussi de vous trouver aux conseils de guerre, ouïr les plaintes qui vous seront faites par nos peuples des dits pays, par les gens de guerre et tous autres sur tous excès, torts, et violences, leur rendre bonne et briève justice, informer de toutes entreprises pratiques et menées faites contre notre service, procéder contre les coupables de tous crimes de quelque qualité et condition qu'ils soient, leur faire et parfaire leur procès jusqu'à jugement définitif et exécution d'icelui inclusivement.
Et ce qui fait que la préférence et l'exécution provisionnelle et provisoire deüe à ce que nous ordonnerons à l'occasion des sieurs Gaillard et d'Artigny et autres magistrats, juges et officiers de justice, y est aujourd'hui plus nécessaire que jamais, c'est qu'il s'agist du service instant de sa majesté, et de l'exercise de la justice deüe à son peuple, qui ne peut être retardée ny suspendüe que par le roy même, et qui le seroit totalement, n'y ayant plus au conseil que les sieurs Gaillard et d'Artigny avec les sieurs Hazeur, Guillemin, le sieur de Lotbinière étant obligé de s'abstenir dans les affaires criminelles, et même pour le présent dans les affaires ecclésiastiques, où il s'agiroit de ses droits avec le chapitre, le sieur Lanouillier étant allé à Montréal pour les affaires du roy, les sieurs Macart et St.-Simon n'y venant plus que rarement à cause de leur grand âge, et les autres, qui ne sont pas icy desnommez, ayant volontairement ou par terreur abandonné leur compagnie pour suivre le party de monsieur le Mis. de Beauharnois, ce qui n'est nullement permis, les compagnies ne devant pas se diviser au préjudice du roy, à qui chacun doit son service en sa compagnie, jusqu'à ce qu'il ait remis ses provisions, ou qu'elles luy soient ôtées par le roy même, et ce qui réduisant le conseil à cinq personnes seulement nous compris, et à moins si aucune de ces cinq personnes cessoit de s'y trouver, ôteroit tout moyen de rendre la justice au peuple, et de veiller aux droits et à l'autorité du roy, qui est le point où l'on vouloit atteindre, et l'extrémité où depuis près de deux ans on a travaillé à réduire tout le corps de la justice dans la Nouvelle-France, et en particulier le conseil supérieur, au grand préjudice du roy et de son peuple, et d'autant plus encore qu'il est à propos d'avertir le peuple que les pouvoirs que Mr. le gouverneur général peut avoir par ses provisions sur les conseillers du conseil supérieur, sur les ecclésiastiques et sur les autres états de la colonie qui n'ont point de rapport à l'ordre militaire, ne sont que des pouvoirs relatifs à la commission quand il agist dans l'étendüe de son district, n'ayant pas plus celuy d'exiler un conseiller, de l'empêcher de rendre la justice, et un juge inférieur, d'exercer ses fonctions, qu'il en auroit d'envoyer un prêtre au séminaire, d'empêcher un prêtre de dire la messe et de confesser; mais que comme il pourroit bien empêcher qu'on ne sonnât l'Angelus à midy, où que l'on sonnât la cloche des Recollets à minuit, s'il entendoit dire qu'au son de cette cloche il y eût quelque signal donné par l'ennemy, il pourroit bien encore commander à un conseiller ou à un juge quelque chose pour la deffense de la ville en cas d'attaque ou autre occasion pressante et de son exercice particulier, ou autres exemples de cette nature.
Veu les dits deux ordres de mon dit sieur le Mis. de Beauharnois, l'un envoyé au sieur Gaillard et l'autre au sieur d'Artigny, sans que nous sçachions s'il n'en a point encore été envoyé de pareil à quelqu'autre des conseillers du conseil supérieur. Nous, en vertu du pouvoir à nous donné, et en conséquence de la qualité dont le roy nous a honoré de premier président du conseil supérieur, seul en droit d'assembler et de convoquer le dit conseil, et ayant seul en cette qualité la police tant intérieure qu'extérieure de la compagnie, Ordonnons au sieur Gaillard et au sieur d'Artigny et à tous autres conseillers au conseil supérieur, de la part du roy et sous peine d'être réputé désobéissant aux ordres de Sa majesté, et au serment par eux prêté au roy en son conseil, de ne se point départir de son service peur quelque prétexte et par quelque ordre que ce soit, leur ordonnons de rester à Québec, et leur faisons deffense d'en désemparer jusqu'à ce qu'il ait plu à sa majesté ordonner de la satisfaction qu'il voudra bien accorder au conseil supérieur, tant de l'insulte qui luy a desjà été faite, que de celle qu'il vient encore de recevoir en la personne de ses conseillers; Ordonnons pareillement à tous juges tant des justices royalles que des seigneurs, à tous greffiers du conseil supérieur et autres, à tous huissiers et autres officiers de la justice, de se conformer à la présente ordonnance, et leur enjoignons de l'observer sous peine de désobéissance au roy et d'interdiction de leurs charges et offices. Mandons, etc. Fait en notre hôtel à Québec le vingt neuf may mil sept cent vingt huit.
Dupuy. Le Sceau Par Monseigneur Hiché,
Signifié de l'ordre de monseigneur l'Intendant, à monsieur Boisseau, greffier de la prévosté de cette ville; et en parlant à sa personne par moy huissier au conseil supérieur, ce jourd'huy quatre juin mil sept cent vingt huit.
Chetinau de Rousel.
Etat du montant des importations et des exportations annuelles du Canada entre les années 1749 et 1755 inclusivement.
Années. 1749 { Importations. 5,682,090 Livres. { Exportations. 1,414,900 Différence... 4,267,190 1750 { Importations. 5,154,861 { Exportations. 1,337,000 Différence... 3,817,861 1751 { Importations. 4,439,490 { Exportations. 1,515,932 Différence... 2,923,558 1752 { Importations. 6,047,820 { Exportations. 1,554,400 Différence... 4,493,420 1753 { Importations. 5,195,733 { Exportations. 1,706,130 Différence... 3,489,603 1754 { Importations. 5,147,621 { Exportations. 1,576,616 Différence... 3,571,005 Arrivages--Vaisseaux venant de France 32 " " des Iles 10 " " de Louisbourg et de l'Acadie. 11 __ 53 1755 { Importations. 5,203,272 { Exportations. 1,515,730 Différence... 3,687,542
CHAP. I.--Colonies Anglaises.--1690.
Objet de ce chapitre.--Les persécutions politiques et religieuses fondent et peuplent les colonies anglaises, qui deviennent en peu de temps très puissantes.--Caractère anglais dérivant de la fusion des races normande et saxonne. Institutions libres importées dans le Nouveau-Monde, fruit des progrès de l'époque.--La Virginie et la Nouvelle-Angleterre.--Colonie de Jamestown (1607).--Colonie de New-Plymouth et gouvernement qu'elle se donne (1620).--Immensité de l'émigration.--L'Angleterre s'en alarme.--La bonne politique prévaut dans ses conseils, et elle laisse continuer l'émigration.--New-Plymouth passe entre les mains du roi par la dissolution de la compagnie.--Commission des plantations établie; opposition qu'elle suscita dans les colonies; elle s'éteint sans rien faire.--Etablissement du Maryland (1632) et de plusieurs autres colonies.--Leurs diverses formes de gouvernement: gouvernemens à charte, gouvernemens royaux, gouvernemens de propriétaires.--Confédération de la Nouvelle-Angleterre.--Sa quasi-indépendance de la métropole.--Population et territoire des établissemens anglais en 1690.--Ils jouissent de la liberté du commerce.--Jalousie de l'Angleterre: actes du parlement impérial, et notamment l'acte de navigation passés pour restreindre cette liberté.--Opposition générale des colonies; doctrines du Massachusetts à ce sujet.--M. Randolph envoyé par l'Angleterre pour faire exécuter ses lois de commerce; elle le nomme percepteur général des douanes.--Négoce étendu que faisaient déjà les colons.--Les rapports et les calomnies de Randolph servent de prétextes pour révoquer les chartes de la Nouvelle-Angleterre.--Ressemblance de caractère entre Randolph et lord Sydenham.--Révolution de 1690.--Gouvernement.--Lois.--Education.--Industrie.--Difference entre le colon d'alors et le colon d'aujourd'hui, le colon français et le colon anglais.
CHAP. II.--Le Siège de Québec--1689-1695.
Ligue d'Augsbourg formée contre Louis XIV.--L'Angleterre s'y joint en 1689, et la guerre, recommencée entre elle et la France, est portée dans leurs colonies.--Disproportion de forces de ces dernières.--Plan d'hostilités des Français.--Projet de conquête de la Nouvelle-York; il est abandonné après un commencement d'exécution.--Triste état du Canada et de l'Acadie.--Vigueur du gouvernement de M. de Frontenac.--Premières hostilités: M. d'Iberville enlève 2 vaisseaux anglais dans la baie d'Hudson.--Prise de Pemaquid par les Abénaquis.--Sac de Schenectady.--Destruction de Salmon Falls (Sementels).--Le fort Casco est pris et rasé.--Les Indiens occidentaux, prêts à se détacher de la France, renouvellent leur alliance avec elle au premier bruit de ses succès.--Irruptions des cantons, qui refusent de faire la paix.--Patience et courage des Canadiens.--Les Anglais projetent la conquête de la Nouvelle-France.--Etat de l'Acadie depuis 1667.--L'Amiral Phipps prend Port-Royal; il assiége Québec (1690) et est repoussé.--Retraite du général Winthrop, qui s'était avancé jusqu'au lac St.-Sacrement (George) pour attaquer le Canada par l'ouest, tandis que l'Amiral Phipps l'attaquerait par l'est.--Désastre de la flotte de ce dernier.--Humiliation des colonies anglaises.--Misère profonde dans les colonies des deux nations.--Les Iroquois et les Abénaquis continuent leurs déprédations.--Le major Schuyler surprend le camp de la Prairie de la Magdeleine (1691), et est défait par M. de Varennes.--Nouveau projet pour la conquête de Québec formé par l'Angleterre.--La défaite des troupes de l'expédition à la Martinique, et ensuite la fièvre jaune qui les décime sur la flotte de l'amiral Wheeler, font manquer l'entreprise.--Expéditions françaises dans les cantons (1693 et 1696); les bourgades des Onnontagués et des Onneyouths sont incendiées.--Les Miâmis font aussi essuyer de grandes pertes aux Iroquois.--Le Canada plus tranquille, après avoir repoussé partout ses ennemis, se prépare à aller porter à son tour la guerre chez eux.--L'état comparativement heureux dans lequel il se trouve, est dû à l'énergie et aux sages mesures du comte de Frontenac.--Intrigues de ses ennemis contre lui en France.
CHAP. III.--Terreneuve et Baie d'Hudson.--1696-1701.
Continuation de la guerre: les Français reprennent l'offensive.--La conquête de Pemaquid et de la partie anglaise de Terreneuve et de la baie d'Hudson, est résolue.--M. d'Iberville défait trois vaisseaux ennemis et prend Pemaquid.--Terreneuve: sa description; premiers établissemens français; leur histoire.--Le gouverneur, M. de Brouillan, et M. d'Iberville réunissent leurs forces pour agir contre les Anglais.--Brouilles entre ces deux chefs; ils se raccommodent.--Ils prennent St.-Jean, capitale anglaise de l'île, et ravagent les autres établissemens.--Héroïque campagne d'hiver des Canadiens.--Baie d'Hudson; son histoire.--Départ de M. d'Iberville; dangers que son escadre court dans les glaces; beau combat naval qu'il livre; il se bat seul contre trois et remporte la victoire.--Un naufrage.--La baie d'Hudson est conquise.--Situation avantageuse de la Nouvelle-France.--La cour projette la conquête de Boston et de New-York.--M. de Nesmond part de France avec une flotte considérable; la longueur de sa traversée fait abandonner l'entreprise.--Consternation des colonies anglaises.--Fin de la guerre: paix de Riswick (1797).--Difficultés entre les deux gouvernemens au sujet des frontières de leurs colonies.--M. de Frontenac refuse de négocier avec les cantons iroquois par l'intermédiaire de lord Bellomont.--Mort de M. de Frontenac; son portrait.--M. de Callières lui succède.--Paix de Montréal avec toutes les tribus indiennes, confirmée solennellement en 1701.--Discours du célèbre chef Le Rat; sa mort, impression profonde qu'elle laisse dans l'esprit des Sauvages; génie et caractère de cet Indien.--Ses funérailles.
CHAP. I.--Etablissement de la Louisiane.--1683-1712.
De la Louisiane.--Louis XIV met plusieurs vaisseaux à la disposition de la Salle, pour aller y fonder un établissement.--Départ de ce voyageur; ses difficultés avec le commandant de la flottille, M. de Beaujeu.--L'on passe devant les bouches du Mississipi sans les apercevoir, et l'on parvient jusqu'à la baie de Matagorda (ou St.-Bernard), dans le pays que l'on nomme aujourd'hui le Texas.--La Salle y débarque sa colonie et y bâtit le fort St.-Louis.--Conséquences désastreuses de ses divisions avec M. de Beaujeu, qui s'en retourne en Europe.--La Salle entreprend plusieurs expéditions inutiles pour trouver le Mississipi.--Grand nombre de ses compagnons y périssent.--Il part avec une partie de ceux qui lui restent pour les Illinois, afin de faire demander des secours en France.--Il est assassiné.--Sanglans démêlés entre ses meurtriers; horreur profonde que ces scènes causent aux Sauvages.--Joutel et six de ses compagnons parviennent aux Illinois.--Les colons laissés au Texas, sont surpris par les Indigènes et tués ou emmenés en captivité.--Guerre de 1689 et paix de Riswick.--D'Iberville reprend l'entreprise de la Salle en 1698, et porte une première colonie canadienne à la Louisiane l'année suivante; établissement de Biloxi (1698).--Apparition des Anglais dans le Mississipi.--Les Huguenots demandent à s'y établir et sont refusés.--Services rendus par eux à l'Union américaine.--M. de Sauvole lieutenant gouverneur.--Sages recommandations du fondateur de la Louisiane touchant le commerce de cette contrée.--Mines d'or et d'argent, illusions dont on se berce à ce sujet.--Transplantation des colons de Biloxi dans la baie de la Mobile (1701). --M. de Bienville remplace M. de Sauvole.--La Mobile fait des progrès.--Mort de M. d'Iberville; caractère et exploits de ce guerrier.--M. Diron d'Artaguette commissaire-ordonnateur (1708).--La colonie languit.--La Louisiane est cédée à M. Crozat en 1712, pour 16 ans.
CHAP. II.--Traité d'Utrecht.--1701-1713.
Une colonie canadienne s'établit au Détroit, malgré les Anglais et une partie des Indigènes.--Paix de quatre ans.--Guerre de la succession d'Espagne.--La France, malheureuse en Europe, l'est moins en Amérique.--Importance du traité de Montréal; ses suites heureuses pour le Canada.--Neutralité de l'Ouest; les hostilités se renferment dans les provinces maritimes.--Faiblesse de l'Acadie.--Affaires des Sauvages occidentaux; M. de Vaudreuil réussit à maintenir la paix parmi les tribus de ces contrées.--Ravages commis dans la Nouvelle-Angleterre par les Français et les Abénaquis.--Destruction de Deerfield et d'Haverhill (1708).--Remontrances de M. Schuyler à M. de Vaudreuil au sujet des cruautés commises par nos bandes; réponse de ce dernier.--Le colonel Church ravage l'Acadie (1704).--Le colonel March assiége deux fois Port-Royal et est repoussé (1707).--Terreneuve: premières hostilités; M. de Subercase échoue devant les forts de St.-Jean (1705).--M. de St.-Ovide surprend avec 170 hommes, en 1709, la ville de St.-Jean défendue par près de 1000 hommes et 48 bouches à feu, et s'en empare.--Continuation des hostilités à Terreneuve.--Instances des colonies anglaises auprès de leur métropole pour l'engager à s'emparer du Canada.--Celle-ci promet une flotte en 1709 et 1710, et la flotte ne vient pas.--Le colonel Nicholson prend Port-Royal; diverses interprétations données à l'acte de capitulation; la guerre continue en Acadie; elle cesse.--Attachement des Acadiens pour la France.--Troisième projet contre Québec; plus de 16 mille hommes vont attaquer le Canada par le St.-Laurent et par le lac Champlain; les Iroquois reprennent les armes.--Désastres de la flotte de l'amiral Walker aux Sept-Iles; les ennemis se retirent.--Consternation dans les colonies anglaises.--Massacre des Outagamis, qui avaient conspiré contre les Français.--Rétablissement de Michilimackinac.--Suspension des hostilités dans les deux mondes.--Traité d'Utrecht; la France cède l'Acadie, Terreneuve et la baie d'Hudson à la Grande-Bretagne.--Grandeur et humiliation de Louis XIV; décadence de la monarchie.--Le système colonial français.
CHAP. III.--Colonisation du Cap-Breton.--1713-1744.
Motifs qui engagent le gouvernement à établir le Cap-Breton.--Description de cette île à laquelle on donne le nom d'Ile-Royale.--La nouvelle colonie excite la jalousie des Anglais.--Projet de l'intendant, M. Raudot, et de son fils pour en faire l'entrepôt général de la Nouvelle-France, en 1706.--Fondation de Louisbourg par M. de Costa Bella.--Comment la France se propose de peupler l'île.--La principale industrie des habitans est la pêche.--Commerce qu'ils font.--M. de St.-Ovide remplace M. de Costa Bella.--Les habitans de l'Acadie, maltraités par leurs gouverneurs et travaillés par les intrigues des Français, menacent d'émigrer à l'Ile-Royale.--Le comte de St.-Pierre forme une compagnie à Paris, en 1719, pour établir l'île St.-Jean, voisine du Cap-Breton; le roi concède en outre à cette compagnie les îles Miscou et de la Magdeleine.--L'entreprise échoue par les divisions des associés.
CHAP. I.--Système de Law.--Conspiration des Natchés.
1712-1731.
La Louisiane, ses habitans et ses limites.--M. Crozat en prend possession en vertu de la cession du roi.--M. de la Motte Cadillac, gouverneur; M. Duclos, commissaire-ordonnateur.--Conseil supérieur établi; introduction de la coutume de Paris.--M. Crozat veut ouvrir des relations commerciales avec le Mexique; voyages de M. Juchereau de St.-Denis à ce sujet; il échoue.--On fait la traite des pelleteries avec les Indigènes, dont une portion embrasse le parti des Anglais de la Virginie.--Les Natchés conspirent contre les Français et sont punis.--Désenchantement de M. Crozat touchant la Louisiane; cette province décline rapidement sous son monopole; il la rend (1717) au roi, qui la concède à la compagnie d'Occident rétablie par Law.--Système de ce fameux financier.--M. de l'Espinay succède à M. de la Motte Cadillac, et M. Hubert à M. Duclos.--M. de Bienville remplace bientôt après M. de l'Espinay.--La Nouvelle-Orléans est fondée par M. de Bienville (1717).--Nouvelle organisation de la colonie; moyens que l'on prend pour la peupler.--Terrible famine parmi les colons accumulés à Biloxi.--Divers établissemens des Français.--Guerre avec l'Espagne.--Hostilités en Amérique: Pensacola, île Dauphine.--Paix.--Louis XIV récompense les officiers de la Louisiane.--Traité avec les Chicachas et les Natchés.--Ouragan du 12 septembre (1722).--Missionnaires.--Chute du système de Law.--La Louisiane passe à la compagnie des Indes.--Mauvaise direction de cette compagnie.--M. Perrier, gouverneur.--Les Indiens forment le projet de détruire les Français; massacre aux Natchés; le complot n'est exécuté que partiellement.--Guerre à mort faite aux Natchés; ils sont anéantis, 1731.
CHAP. II.--Limites.--1715-1744.
Etat du Canada: commerce, finances, justice, éducation, divisions paroissiales, population, défenses.--Plan de M. de Vaudreuil pour l'accroissement du pays.--Délimitation des frontières entre les colonies françaises et les colonies anglaises.--Perversion du droit public dans le Nouveau-Monde au sujet du territoire.--Rivalité de la France et de la Grande-Bretagne.--Différends relatifs aux limites de leurs possessions.--Frontière de l'Est ou de l'Acadie.--Territoire des Abénaquis.--Les Américains veulent s'en emparer.--Assassinat du P. Rasle.--Le P. Aubry propose une ligne tirée de Beaubassin à la source de l'Hudson.--Frontière de l'Ouest.--Principes différens invoqués par les deux nations; elles établissent des forts sur les territoires réclamés par chacune d'elle réciproquement.--Lutte d'empiétemens; prétentions des colonies anglaises; elles veulent accaparer la traite des Indiens.--Plan de M. Burnet.--Le commerce est défendu avec le Canada.--Etablissement de Niagara par les Français, et d'Oswégo par les Anglais.--Plaintes mutuelles qu'ils s'adressent.--Fort St.-Frédéric élevé par M. de la Corne sur le lac Champlain; la contestation dure jusqu'à la guerre de 1744.--Progrès du Canada.--Emigration; perte du vaisseau le Chameau.--Mort de M. de Vaudreuil (1725); qualités de ce gouverneur.--M. de Beauharnais lui succède.--M. Dupuy, intendant.--Son caractère.--M. de St.-Vallier second évêque de Québec meurt; difficultés qui s'élèvent relativement à son siége, portées devant le Conseil supérieur.--Le clergé récuse le pouvoir civil.--Le gouverneur se rallie au parti clérical.--Il veut interdire le conseil, qui repousse ses prétentions.--Il donne des lettres de cachet pour exiler deux membres.--L'intendant fait défense d'obéir à ces lettres.--Décision du roi.--Le cardinal de Fleury premier ministre.--M. Dupuy est rappelé.--Conduite humiliante du Conseil.--Mutations diverses du siége épiscopal jusqu'à l'élévation de M. de Pontbriant.--Soulèvement des Outagamis (1728) expédition des Canadiens; les Sauvages se soumettent.--Voyages de découverte vers la mer Pacifique; celui de M. de la Vérandrye en 1738; celui de MM. Legardeur de St.-Pierre et Marin quelques années après; peu de succès de ces entreprises.--Apparences de guerre; M. de Beauharnais se prépare aux hostilités.
CHAP. I.--Commerce.--1608-1744.
De l'Amérique et de ses destinées.--But des colonies qui y ont été établies.--Le génie commerçant est le grand trait caractéristique des populations du Nouveau-Monde.--Commerce canadien: effet destructeur des guerres sur lui.--Il s'accroît cependant avec l'augmentation de la population.--Son origine: pêche de la morue.--Traite des pelleteries de tout temps principale branche du commerce de la Nouvelle-France.--Elle est abandonnée au monopole de particuliers ou de compagnies jusqu'en 1731, qu'elle tombe entre les mains du roi pour passer en celles des fermiers.--Nature, profits, grandeur, conséquences de ce négoce; son utilité politique.--Rivalité des colonies anglaises; moyens que prend M. Burnet, gouverneur de la Nouvelle-York, pour enlever la traite aux Français.--Lois de 1720 et de 1727.--Autres branches de commerce: pêcheries, combien elles sont négligées.--Bois d'exportation.--Construction des vaisseaux.--Agriculture; céréales et autres produits agricoles.--Jin-seng.--Exploitation des mines.--Chiffre des exportations et des importations.--Québec, entrepôt général.--Manufactures: introduction des métiers pour la fabrication des toiles et des draps destinés à la consommation intérieure.--Salines.--Etablissement des postes et messageries (1745).--Transport maritime.--Taxation: droits de douane imposés fort tard et très modérés.--Systèmes monétaires introduits dans le pays; changemens fréquens qu'ils subissent et perturbations qu'ils causent.--Numéraire, papier-monnaie: cartes, ordonnances; leur dépréciation.--Faillite du trésor, le papier est liquidé avec perte de (5/8) pour les colons en 1720.--Observations générales.--Le Canadien plus militaire que marchand.--Le trafic est permis aux fonctionnaires publics; affreux abus qui en résultent.--Lois de commerce.--Etablissement du siége de l'Amirauté en 1717; et d'une bourse à Québec et à Montréal.--Syndic des marchands.--Le gouvernement défavorable à l'introduction de l'esclavage au Canada.
CHAP. II.--Louisbourg.--1744-1748.
Coalition en Europe contre Marie-Thérèse pour lui ôter l'empire (1740).--Le maréchal de Belle-Isle y fait entrer la France.--L'Angleterre se déclare pour l'impératrice en 1744.--Hostilités en Amérique.--Ombrage que Louisbourg cause aux colonies américaines.--Théâtre de la guerre dans ce continent.--Les deux métropoles, trop engagées en Europe, laissent les colons à leurs propres forces.--Population du Cap-Breton; fortifications et garnison de Louisbourg.--Expédition du commandant Duvivier à Canseau et vers Port-Royal.--Déprédations des corsaires.--Insurrection de la garnison de Louisbourg.--La Nouvelle-Angleterre, sur la proposition de M. Shirley, en profite pour attaquer cette forteresse.--Le Colonel Pepperrell s'embarque avec 4,000 hommes, et va y mettre le siége par terre, tandis que le commodore Warren en bloque le port.--Le commandant français rend la place.--Joie générale dans les colonies anglaises; sensation que fait cette conquête.--La population de Louisbourg est transportée en France.--Projet d'invasion du Canada, qui se prépare à tenir tête à l'orage.--Escadre du duc d'Anville pour reprendre Louisbourg et attaquer les colonies anglaises (1746); elle est dispersée par une tempête.--Une partie atteint Chibouctou (Halifax) avec une épidémie à bord.--Mortalité effrayante parmi les soldats et les matelots.--Mort du duc d'Anville.--M. d'Estournelle, qui lui succède, se perce de son épée.--M. de la Jonquière persiste à attaquer Port-Royal; une nouvelle tempête disperse les débris de la flotte.--Frayeur et armement des colonies américaines.--M. de Ramsay assiège Port-Royal.--Les Canadiens défont le colonel Noble au Grand-Pré, Mines.--Ils retournent dans leur pays.--Les frontières anglaises sont attaquées, les forts Massachusetts et Bridgman surpris et Saratoga brûlé; fuite de la population.--Nouveaux armemens de la France; elle perd les combats navals du Cap-Finistère et de Belle-Isle.--Marine anglaise et française.--Faute du cardinal Fleury d'avoir laissé dépérir la marine en France.--Le comte de la Galissonnière gouverneur du Canada.--Cessation des hostilités; traité d'Aix-la-Chapelle (1748).--Suppression de l'insurrection des Miâmis.--Paix générale.
CHAP. III.--Commission des Frontières.--1748-1755.
La paix d'Aix-la-Chapelle n'est qu'une trêve.--L'Angleterre profite de la ruine de la marine française pour étendre les frontières de ses possessions en Amérique.--M. de la Galissonnière, gouverneur du Canada.--Ses plans pour empêcher les Anglais de s'étendre, adoptés par la cour.--Prétentions de ces derniers.--Droit de découverte et de possession des Français.--Politique de M. de la Galissonnière, la meilleure quant aux limites.--Emigration des Acadiens; part qu'y prend ce gouverneur.--Il ordonne de bâtir ou relever plusieurs forts dans l'Ouest; garnison au Détroit, fondation d'Ogdensburgh (1749).--Le marquis de la Jonquière remplace M. de la Galissonnière.--Projet que ce dernier propose à la cour pour peupler le Canada.--Appréciation de la politique de son prédécesseur par M. de la Jonquière; le ministre lui enjoint de la suivre.--Le chevalier de la Corne et le major Lawrence s'avancent vers l'isthme de l'Acadie et s'y fortifient; forts Beauséjour et Gaspareaux; Lawrence et des Mines.--Lord Albemarle, ambassadeur britannique à Paris, se plaint des empiétemens des Français (1750); réponse de M. de Puyzieulx.--La France se plaint à son tour des hostilités des Anglais sur mer.--Etablissement des Acadiens dans l'île St.-Jean; leur triste situation.--Fondation d'Halifax (1749).--Une commission est nommée pour régler la question des limites: MM. de la Galissonnière et de Silhouette pour la France; MM. Shirley et Mildmay pour la Grande-Bretagne.--Convention préliminaire: tout restera dans le Statu quo jusqu'au jugement définitif.--Conférences à Paris; l'Angleterre réclame toute la rive méridionale du St.-Laurent depuis le golfe jusqu'à Québec; la France maintient que l'Acadie, suivant ses anciennes limites, se borne au territoire qui est à l'est d'une ligne tirée dans la péninsule de l'entrée de la baie de Fondy au cap Canseau.--Notes raisonnées à l'appui de ces prétentions diverses.--Les deux parties ne se cèdent rien.--Affaire de l'Ohio; intrigues des Anglais parmi les naturels de cette contrée, et des Français dans les cinq cantons.--Traitans de la Virginie arrêtés et envoyés en France.--Les deux nations envoyent des troupes sur l'Ohio et s'y fortifient.--Le gouverneur fait défense aux Demoiselles Desauniers de faire la traite du castor au Sault-St.-Louis; difficulté que cela lui suscite avec les Jésuites, qui se plaignent de sa conduite à la cour, de la part qu'il prend, lui et son secrétaire, au commerce, et de son népotisme.--Il dédaigne de se justifier.--Il tombe malade et meurt à Québec en 1752.--Son origine, sa vie, son caractère.--Le marquis Duquesne lui succède.--Affaire de l'Ohio continuée.--Le colonel Washington marche pour attaquer le fort Duquesne.--Mort de Jumonville.--Défaite de Washington par M. de Villiers au fort de la Nécessité (1754).--Plan des Anglais pour l'invasion du Canada; assemblée des gouverneurs coloniaux à Albany.--Le général Braddock est envoyé par la Grande-Bretagne en Amérique avec des troupes.--Le baron Dieskau débarque à Québec avec 4 bataillons (1755).--Négociations des deux cours au sujet de l'Ohio.--Note du duc de Mirepoix du 15 janvier 1755; réponse du cabinet de Londres.--Nouvelles propositions des ministres français; l'Angleterre élève ses demandes.--Prise du Lys et de l'Alcide par l'amiral Boscawen.--La France déclare la guerre à l'Angleterre.
FIN DES SOMMAIRES.